# 110-02-67 1:110 ## ÉDITORIAUX ### La liberté religieuse est violée en France L'ADOPTION, par le second Concile œcuménique du Vatican, d'une « Déclaration sur la liberté reli­gieuse », a provoqué dans l'opinion française des mouvements dont le souvenir n'est pas encore estompé. La presse catholique et la presse qui ne l'est pas se sont vive­ment intéressées à « l'application » de cette Déclaration chez nos voisins, ou en tout cas chez l'un d'entre eux, qui est l'Espagne. Mais il ne semble pas que les Déclarations conci­liaires soient principalement faites pour jeter des pierres dans le jardin du voisin ou pour rechercher la paille qui est éventuellement dans son œil. Elles sont faites plutôt, croyons-nous, pour que chacun en tire profit en vue de se réformer soi-même avant de réformer les autres. L'Espagne a modifié sa législation selon les principes exposés dans cette Déclaration conciliaire. Mais la France ? Nous n'avons pas entendu dire que la question ait été seulement posée. Il n'y en avait que pour l'Espagne. On disait partout : -- *Que vont faire les évêques espagnols ? Que va faire le gouvernement espagnol ?* On ne formulait nulle part en France aucune question semblable concernant le gouvernement français ou les évêques français. La liberté religieuse, on était pour, intégralement ; et l'on était pour qu'elle soit « appliquée » et respectée en Espagne. 2:110 Est-elle respectée en France ? Et si elle ne l'est pas, que vont faire le gouvernement, les évêques, les hommes politiques, les partis, les clubs, les associations, les journaux ? #### I. -- La publication du texte de la Déclaration Nous n'avons encore rien dit dans cette revue du texte promulgué de la Déclaration conciliaire sur la liberté reli­gieuse. Patience : nous y arrivons. Et nous y arrivons sans retard aucun, puisque nous venons tout juste d'en avoir communication. Peut-être le gouvernement espagnol, voire le gouvernement français, étaient-ils déjà saisis de ce texte, par la voie diplomatique ou par une voie privée. Peut-être les théologiens-journalistes l'avaient-ils eu de leur côté. N'étant au nombre ni des puissants ni des privilégiés de ce monde, nous n'avons bénéficié d'aucune communication de cette sorte ; et comme nous n'avons aucune confiance dans les résumés de quatrième ou cinquième main que donnent les journaux, nous avons tout bonnement attendu sa publi­cation officielle. Elle a eu lieu dans les *Acta Apostolicæ Sedis* du 30 novembre dernier, numéro 14 de l'année 1966, par­venu aux abonnés ordinaires, en France, vers le 15 décembre 1966. On le voit, ce n'est pas vieux. Le texte a pour titre : *Declaratio de libertate religiosa* « Déclaration sur la liberté religieuse ». Un sous-titre précise exactement son objet : *De jure per­sonnæ et communitatum ad libertatem socialem et civilem in re religiosa *: « Le droit de la personne et des communautés à la liberté sociale et politique en matière religieuse. » 3:110 La liberté EN MATIÈRE religieuse que le Concile a « décla­rée », est donc UNE LIBERTÉ SOCIALE ET POLITIQUE : une liberté qui peut être violée, une liberté qui doit être respectée PAR L'ORGANISATION POLITIQUE ET SOCIALE. Nous avons donc commencé à lire cette Déclaration conciliaire avec la pensée primordiale de rechercher si les principes qu'elle énonce sont effectivement respectés dans l'orga­nisation sociale et politique : non pas dans l'organisation sociale et politique de l'Espagne, de l'Australie ou du Pakis­tan, mais dans la nôtre. #### II. -- Le paragraphe 5 Et nous avons aussitôt été arrêté par le paragraphe 5 (la numérotation appartient au texte authentique de la Décla­ration), qui s'exprime ainsi : « 5. -- *Cuique familiae, utpote quae est societas proprio ac primordiali jure gaudens, competit jus ad libere ordinandam religiosam vitam suam domesticam sub modera­tione parentum. His autem competit jus ad determinandam rationem institutionis reli­giosae suis liberis tradendae, juxta suam pro­priam religiosam persuasionem. Itaque a civili protestate agnoscendum est jus paren­tum deligendi, vera cum libertate, scholas vel alia, educationis media, neque ob hanc electionis libertatem sunt eis injusta onera sive directe sive indirecte imponenda. Praete­rea jura parentum violantur, si liberi ad fre­quentandas lectiones scholares cogantur quae parentum persuasioni religiosae non correspondeant, vel si unica imponatur edu­cationis ratio, ex qua formatio religiosa om­nino excludatur. *» 4:110 Ce qui signifie, en traduction littérale : 5\. -- *A chaque famille, en tant qu'elle est une société jouissant d'un droit propre et pri­mordial, appartient le droit d'organiser libre­ment sa vie religieuse domestique sous la di­rection des parents. A ceux-ci appartient le droit de déterminer, selon leur propre con­viction religieuse, la méthode* (*au la règle : ratio*) *de l'éducation religieuse à donner à leurs enfants. C'est pourquoi il faut que le pouvoir politique reconnaisse le droit des pa­rents de choisir, avec une vraie liberté, les écules ou autres moyens d'éducation ; et il ne faut pas qu'en raison de cette liberté de choix, on leur impose d'injustes charges, soit directement soit indirectement. En outre, les droits des parents sont violés si les enfants sont contraints de fréquenter des cours qui ne correspondent pas à la conviction religieuse des parents, ou si l'on impose une mé­thode unique d'éducation, d'où la formation religieuse est entièrement exclue.* 5:110 Une traduction plus élégante et moins précise avait paru dans la *Documentation catholique* du 16 janvier 1966 (col. 102), c'est-à-dire plus de dix mois avant que le texte authen­tique ne soit officiellement publié dans les *Acta Apostolicæ Sedis*. Nous la reproduisons pour mémoire : 5\. -- *Chaque famille, en tant que société jouissant d'un droit propre et primordial, a le droit d'organiser librement sa vie reli­gieuse, sous la direction des parents. A ceux-ci revient le droit de décider, selon leur pro­pre conviction religieuse, de la formation religieuse à donner à leurs enfants. C'est pourquoi le pouvoir civil doit leur reconnaî­tre le droit de choisir en toute liberté les écoles ou autres moyens d'éducation, et cette liberté de choix ne doit pas fournir prétexte à leur imposer, directement ou indirecte­ment, d'injustes charges. En outre, les droits des parents se trouvent violés lorsque les en­fants sont contraints de suivre des cours ne répondant pas à la conviction religieuse de leurs parents ou lorsque est imposée une forme d'éducation d'où toute formation reli­gieuse est exclue.* 6:110 Le lecteur qui ne saurait pas le latin, et qui n'aurait pas confiance en notre traduction, pourra ainsi se reporter à celle de la *Documentation catholique *: cela importe peu à l'essentiel de notre propos actuel. #### III. -- La liberté religieuse de la famille Donc, la *liberté religieuse* dont les journaux et l'opinion ont acclamé la proclamation, est une liberté qui comporte le droit et le pouvoir inaliénables des parents en matière d'enseignement et d'éducation. Autrement dit, le Concile a défini la liberté d'*enseignement* comme partie intégrante de cette *liberté religieuse* tant acclamée. La liberté religieuse des personnes et des communautés comprend la liberté fami­liale en matière d'enseignement. Doctrinalement, ce n'est pas nouveau. La nouveauté réside plutôt dans l'opportunité et la solennité d'une telle mise au point. Elle réside aussi dans le fait que les adver­saires habituels (catholiques ou incroyants) de la liberté d'enseignement furent au premier rang de ceux qui accla­maient la liberté religieuse ainsi définie. Nous les croyons sincères, au moins en vertu de ce parti pris qui est constamment le nôtre, de croire toujours à la sincérité des gens. Il faut donc comprendre qu'ils n'avaient pas bien vu jusqu'ici ce qu'est réellement la liberté d'ensei­gnement ; ils ne s'étaient pas aperçus qu'elle est une indis­pensable partie constitutive de cette *liberté religieuse* à laquelle ils sont si résolument attachés. 7:110 Ou encore, ils étaient prêts à se contenter d'une liberté que l'on peut acheter avec de l'argent (si l'on est riche) : vous aurez des écoles si vous les payez. Mais la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse est fort explicite : *il ne faut pas qu'en raison de cette liberté familiale du choix de l'école, le pouvoir politique impose aux familles d'injustes charges, soit directement soit indirectement.* Indirectement, et très injustement, beaucoup de familles supportent la charge de payer deux fois : une fois par l'impôt, une autre fois à une école qui ne reçoit rien du produit de l'impôt, ou qui reçoit trop peu. La question est maintenant posée aux consciences sous une forme nouvelle, sans doute plus parlante, plus persua­sive, mieux adaptée à certaines mentalités contemporaines. Veillons activement à ce qu'elle ne soit ni négligée, ni omise, ni oubliée. Il faut étudier, proposer, réclamer une réforme de la législation en matière d'enseignement. Non point des chan­gements révolutionnaires et des bouleversements soudains, qui ne feraient qu'augmenter le désordre actuel. Mais des réformes à longue portée, qui ne passent pas forcément par la « proportionnelle scolaire » classique, mais aussi bien par la libération progressive des Universités, par leur diver­sité et leur autonomie en face de l'État, par une législation appropriée pour favoriser les « fondations » universitaires, et sans doute par bien d'autres dispositions pratiques qui sont à inventer et à expérimenter. Le point de départ, en tout cas, est de prendre conscience du fait présent : *actuel­lement la liberté religieuse naturelle -- c'est-à-dire l'en­semble des libertés spirituelles de l'être humain -- est violée en France par l'organisation étatique de l'enseignement.* #### IV. -- Une liberté de droit naturel On objectera : -- L'Espagne est un pays officiellement catholique : la Déclaration conciliaire y a moralement force de loi. La France n'est plus un pays officiellement catholique : elle peut ignorer une Déclaration conciliaire. 8:110 Ce n'est pas la question. Le paragraphe 5 de la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse appartient à la première partie de la Décla­ration, celle qui traite de la liberté religieuse naturelle. C'est seulement la seconde partie qui traite de la liberté religieuse à la lumière de la Révélation. Une liberté naturelle, un droit naturel peuvent être com­pris, défendus, exigés par les incroyants eux aussi, au plan de la simple raison. Un droit naturel violé, cela constitue une injustice fondamentale non pas aux yeux des seuls croyants, mais au regard de toute conscience droite, de tout homme de bonne volonté, de tout honnête homme. En fait, d'ailleurs, l'ensemble des non-catholiques fran­çais ont approuvé la Déclaration conciliaire ; ou si certains d'entre eux l'ont critiquée, ce n'était pas pour lui reprocher de consentir trop de libertés, c'était pour lui reprocher de n'en pas consentir assez. Ils tiennent donc pour un mini­mum -- voire pour un minimum trop limité -- les libertés inscrites dans la Déclaration. Il convient de les prendre au mot. #### V. -- Le droit naturel aux yeux des catholiques Du point de vue catholique, l'Église a pleine compétence pour définir et enseigner un droit naturel. Et les laïcs ont pleine compétence et responsabilité pour promouvoir, en ce qui concerne un droit naturel, les initia­tives, dispositions pratiques et institutions susceptibles d'en assurer le respect effectif. 9:110 Sur ce terrain, les laïcs catholiques n'ont besoin d'aucune autorisation préalable pour se faire dans la pratique les défenseurs et les champions de l'esprit du Concile, et spécia­lement les champions de celle des Déclarations conciliaires que l'on a présentée, à tort ou à raison, comme la plus con­traire au cléricalisme et à l' « intégrisme ». Les champions de la liberté religieuse, nous devons l'être non point d'abord pour la Nouvelle-Zélande ou pour Suma­tra, mais d'abord dans notre pays ; et non point, académi­quement, sur les points qui ne font aucune difficulté, mais sur les points où la liberté religieuse est violée en France par la législation en vigueur et éventuellement par certains abus du cléricalisme. La liberté religieuse naturelle est une LIBERTÉ SOCIALE ET POLITIQUE. Dans l'esprit des principes qui ont été définis par la Déclaration, c'est notre responsabilité et c'est notre autonomie temporelle de citoyens qui doivent prendre les choses en main. #### VI. -- Pour les prochaines élections législatives Puisque la liberté religieuse est violée en France sur un point capital, il serait utile de constituer un *Comité d'études et d'action pour la liberté religieuse en France*. Sans rien changer ni ôter à ce qui est fait actuellement, et bien fait, sur le terrain et sous le drapeau de l'action scolaire et de la liberté de l'enseignement, il faut y ajouter, par un « aggiornamento » opportun, une action supplémentaire sous la ban­nière carrément déployée de la liberté religieuse. 10:110 La campagne électorale est déjà virtuellement ouverte : il importe de demander aux candidats de se *prononcer clairement pour ou contre la liberté religieuse en France.* Des élections législatives, ce n'est pas le bout du monde. Mais, l'expérience le montre, c'est un champ d'action qui n'est nullement négligeable en une telle matière. Les futurs législateurs viennent quêter nos suffrages en se réclamant de la V^e^ République, ou de Tixier-Vignancour, ou de Lecanuet, ou de Mitterrand. Il y a certes quantité d'autres questions à leur poser. Mais la question de *la liberté religieuse en France* n'est pas sans résonance. Elle aura de l'écho si on la pose, et si on la pose bien. Nous la livrons, sans droits d'auteur, à tous ceux qui voudront la reprendre à leur compte. 11:110 ### Le Christ au cinquième rang Nous n'avons pas actuellement connaissance du texte même de la réponse de l'épiscopat français à la lettre doctrinale du Cardinal Ottaviani. Nous avons eu connaissance de ce que les journalistes en ont dit, d'après les propos de Mgr Pichon rapportant en une conférence de presse les sentiments de l'épiscopat. C'est donc une connaissance qui n'est même pas de seconde, mais de troisième main : c'est-à-dire par nature fort incertaine. Nous avons d'ailleurs une certaine expé­rience de la manière plus qu'approximative dont travaillent trop souvent des « informateurs religieux » dont la plupart sont dépourvus du minimum de culture théologique qui leur permettrait d'entendre véritablement de quoi l'on parle. D'autre part, nous avons été en mesure d'apprécier person­nellement les qualités exceptionnelles de Mgr Pichon en matière d' « information », l'attention efficace qu'il apporte à n'avancer rien que de certain, le soin rigoureux qu'il met à rectifier la moindre inexactitude qui aurait pu lui échapper. 12:110 Donc, nous nous trouvons en présence de ce que les journalistes *ont dit* que Mgr Pichon *a dit* que les évêques français *avaient dit* de la lettre du Cardinal Ottaviani. Telle est notre « information » à ce sujet : nous n'en avons aucune autre. L'opinion publique n'en a aucune autre. Il nous a paru utile de donner clairement, en commen­çant, cette précision technique. \*\*\* Les journalistes « informateurs religieux » ont été à peu près unanimes à dire que Mgr Pichon avait dit que les évêques français avaient dit : 1° que les 10 points successifs de la lettre du Cardinal Ottaviani avaient le tort grave de découper les choses en tranches artificielles, alors que, pour être fidèle à l'esprit du Concile, il convient d'envisager les choses globalement ; 2° que dans les 10 points du Cardinal Ottaviani, le Christ arrivait seulement au cinquième rang, ce qui est anormal et contraire à l'esprit du Concile, lequel nous enjoint de mettre le Christ au premier rang et de tout centrer sur lui. Sans mettre en cause la bonne foi de personne, nous formulons l'hypothèse qu'il y a quelque part un malentendu en cela, et que nul n'a réellement tenu de tels propos. Non seulement parce que ces propos constitueraient une polémique ouverte, publique, insolente contre un Acte officiel du Saint-Siège. Mais d'abord, et surtout, parce que de tels propos n'ont aucune espèce de consistance intellectuelle. 13:110 Nous trouvons fort dommageable, et digne d'une protestation catégorique, que par le canal de la presse on *laisse croire* que nos affaires spirituelles les plus graves -- celles qui concernent une éventuelle détérioration de la foi qui nous est enseignée -- auraient pu être traitées à un niveau intellectuel aussi misérable et dans une perspective spiri­tuelle aussi voisine du néant. \*\*\* Dans l'état actuel de la question tel qu'il a été présenté à l'opinion publique, la lettre du Cardinal Ottaviani se trouve sous le coup des deux reproches principaux que nous avons cités. Et aucune voix, à notre connaissance, au moment où nous écrivons ces lignes, ne s'est encore élevée dans la presse catholique française pour montrer l'inanité radicale de ces deux objections prétendues. Nous prendrons donc la liberté de défendre la lettre du Cardinal Ottaviani contre les insolences absurdes attribuées sans démenti à (voir plus haut). En cette occurrence, il ne s'agit pas pour nous de défen­dre la personne du Cardinal Ottaviani, que pourtant nous vénérons. Il ne s'agit pas non plus de défendre un Acte officiel du Saint-Siège. Ni le Saint-Siège ni le Cardinal n'ont aucun besoin de nous. Ils sont, dans le cœur du peuple chrétien, et *beaucoup plus qu'on ne l'imagine*, hors des atteintes que de telles insolences essayent de leur porter. Il s'agit pour nous de défendre autre chose : l'existence et l'honneur du langage humain, la cohérence et l'honneur de la pensée humaine, qui ont été beaucoup plus gravement offensés en cette affaire que le Cardinal Ottaviani lui-même. \*\*\* 14:110 Premier reproche. Le Cardinal Ottaviani a découpé en 10 points successifs la réalité globale ? En effet : il s'est exprimé en langage humain, en langage articulé, en langage intelligible et non en vagissements sonores. Dire qu'au lieu de dix points il fallait plutôt *trois thèmes *: 1\. -- le Christ, 2. -- l'Église, 3. -- la vie de l'homme, ce n'est pas moins « découper » la réalité globale, et ce découpage n'est pas moins artificiel que le précédent. Il est peut-être meilleur, il est peut-être moins bon, mais il « découpe » lui aussi : on pourrait lui opposer qu'il sépare l'Église et le Christ, que cela est contraire à l'esprit du Concile, et cette objection serait aussi absurde. L'art, et l' « artificiel », absolument inévitable du langage humain, est de dire les choses les unes après les autres, selon des distinctions et dans une énumération successive. On ne peut pas faire autrement (à moins de hennir ou de braire des mots sans lien logique). L'énumération gagne à être ordonnée, mais aucun ordre n'est plus obligatoire qu'un autre : elle peut suivre l'ordre chronologique, ou l'ordre logique, ou l'ordre ontologique ; ou même choisir un ordre pédagogique, et ce dernier est variable à l'infini selon les circonstances. Il n'y a rien de choquant à organiser en *trois thèmes* la réponse à un questionnaire qui comporte dix *points.* Le choquant est dans la prétention affirmée d'être plus fidèle que le Saint-Siège à l'esprit du Concile, et surtout dans la prétention de l'être *en cela et pour cela*, présenté comme plus « global » et comme évitant tout « découpage artificiel ». Il est impossible de laisser sans protester l'ensemble des journaux raconter de telles fariboles qui provoqueraient, si on leur accordait par distraction quelque crédit, une éducation intellectuelle à rebours. 15:110 Le langage articulé étant successif et ne pouvant tout dire en même temps, il est obligé de distinguer et de parler des choses les unes après les autres : distinguer pour unir, a dit Bossuet, et a redit Maritain. Il existe, au niveau du lan­gage discursif, deux sortes de vues *globales *: celles qui com­mencent par faire des distinctions exactes et celles qui, ne distinguant rien, demeurent installées dans une globale confusion. Second reproche. La lettre du Cardinal Ottaviani ne mettait pas le Christ au premier rang ; elle n'était pas centrée sur le Christ ; et l'on va enseigner au Saint-Siège, conformément à l'esprit du Concile, à se centrer sur le Christ et à mettre le Christ au premier rang : passons là-dessus, ces gentilles énormités ne sont pas nos affaires. Mais en quoi la lettre du Cardinal Ottaviani n'était-elle pas centrée sur le Christ et ne Le mettait-elle pas au pre­mier rang ? En ce que le Christ n'est *nommé* qu'au point numéro 5, et qu'ainsi il arrive seulement au cinquième rang. Il est hautement caractéristique de notre temps qu'il faille argumenter contre un sophisme de ce niveau, pieuse­ment reçu dans l'ensemble de la presse catholique ou pro­fane sans y soulever la moindre contradiction. C'est donc l'heure du règne des analphabètes intellectuels, et des intel­lectuels analphabètes. Maritain n'avait pas encore tout vu lorsqu'il a écrit son dernier livre, qui se trouve dès mainte­nant largement dépassé. Voyons d'abord les faits. 16:110 Est-il habituellement considéré comme obligatoire de nommer le Christ au commencement de la première phrase du premier alinéa d'un texte, sous peine d'être accusé de ne pas l'avoir mis au premier rang ? Prenons au hasard un texte récent et post-conciliaire, par exemple le Communiqué du Conseil permanent en date du 23 juin 1966 : le Christ n'y est mentionné qu'au quatrième paragraphe, il est donc évident, selon les nouveaux critères que l'on nous propose, qu'on l'a blasphématoirement relégué au quatrième rang. C'est un peu mieux qu'au cinquième. Mais pas beaucoup mieux. Selon ces critères nouveaux, on reconnaîtra que saint Matthieu et saint Marc mettent le Christ au premier rang, puisqu'ils le nomment dans leur premier verset. Mais saint Luc ne le met qu'au trente et unième rang dans son Évangile : son cas est encore plus pendable que celui du Cardinal Ottaviani. Quant à saint Paul, il commence souvent ses épîtres en se nommant avant le Christ. Et saint Pierre fait de même. Voilà donc un grave problème, qui pourra oppor­tunément retenir l'attention de la recherche exégétique. \*\*\* La lettre du Cardinal Ottaviani parlait en son premier point de « la sacrée Révélation elle-même » : il paraît que ce n'est point parler du Christ. Voilà un grave problème pour les théologiens, à moins que ce ne soit pour les psy­chiatres. 17:110 Rigoureusement et admirablement composée, la lettre du Cardinal Ottaviani énonce en ses quatre premiers points les principes de notre connaissance de la Rédemption : 1. -- l'Écriture et la Tradition ; 2. -- les dogmes exempts de toute variation ; 3. -- le magistère ordinaire de l'Église, tout cela constituant : 4. -- une vérité objective absolue. Le cinquième point, *au centre* précisément, concerne la personne elle-même du Christ. Les cinq derniers points découlent des premiers, ils traitent : 6. -- de la théologie des sacrements, et en parti­culier de l'Eucharistie ; 7. -- du sacrement de pénitence ; 8. -- du péché originel ; 9. -- de la théologie morale et de l'objectivité de la loi naturelle ; 10 -- de l'œcuménisme. Si quelque chose est réellement centré sur le Christ, c'est bien l'ensemble de la lettre du Cardinal Ottaviani. L'ordre d'exposition qu'elle a choisi, pour rigoureux qu'il soit, n'est pourtant point le seul possible, L'esprit des Conciles de la sainte Église, fût-ce celui du dernier en date, n'a rien à voir avec l'ordre d'exposition : en ce domaine il n'y a rien qui soit moralement, religieusement, théologique­ment obligatoire. Chaque auteur, en chaque circonstance, choisit l'ordre d'exposition qui lui convient, sans commettre en cela aucun péché de blasphème, de schisme ou d'hérésie. Saint Thomas, en sa Somme de théologie, suit un autre ordre d'exposition : mais le traité du Verbe incarné et de la vie de Jésus n'y arrive qu'au troisième rang, dans la troi­sième et dernière partie. On dirait donc aujourd'hui que saint Thomas fait passer le Christ après tout le reste, qu'il le situe au dernier rang de ses préoccupations. Il est signifi­catif, et malheureusement normal, qu'au moment où l'on n'est plus guère capable de discerner la nature et la gravité des erreurs portant sur le contenu de la foi, on en soit réduit à s'attacher, avec une rigueur inquisitoriale, à examiner si le Christ est nommé dans le premier paragraphe ou dans le cinquième. 18:110 Il n'y a nulle part aucune obligation naturelle ni surna­turelle de demeurer aveugles, immobiles, silencieux devant des phénomènes intellectuels de cette catégorie. Ils ne sont ni réjouissants ni rassurants. Et si l'espérance l'emporte sur l'inquiétude, ce n'est certainement pas à cause de ces phénomènes-là, qui témoignent au moins, et pour n'en pas dire plus, d'une déchéance intellectuelle -- d'une décadence humaine -- à laquelle chacun a le devoir, pour autant qu'il est en lui, de résister inébranlablement. Le Concile ne nous a enjoint ni de devenir des sous-développés intellectuels, ni de faire semblant de l'être devenus. \*\*\* Un propos en somme parallèle s'est répandu dans les journaux concernant le catéchisme. On nous raconte que le plan de l'ancien catéchisme était mauvais parce qu'il passait le Christ sous silence : « 1. -- Le dogme ; II. -- La morale ; III. -- Les sacrements. » Et l'on réclame, on l'on nous pro­met, un plan du catéchisme qui sera désormais « centré sur le Christ » parce qu'il s'énoncera ainsi : « I. -- Les vérités que Jésus nous a révélées ; II. -- Les commandements que Jésus nous a donnés ; III. -- Les secours que Jésus nous a préparés. » Ce second plan n'est en réalité ni plus ni moins centré sur le Christ que le premier, pour la bonne raison que c'est exactement le même. Croire qu'un enseignement sera davantage centré sur le Christ parce que Jésus sera mentionné dans le titre, c'est sombrer dans un verbalisme infantile. 19:110 Il paraît que la « réflexion théologique contemporaine » a fait de grands progrès. C'est possible. Le P. Congar, dans *Le Monde* du 28 décembre 1966, a reproché à Maritain, avec « irritation » et avec « peine », de le méconnaître. Mais si le P. Congar regardait d'un peu plus près la manière dont ces progrès théologiques nous sont monnayés dans la vie quotidienne, dans le journal de chaque jour, et par toutes les techniques d'information, il conviendrait sans doute que cela est plus qu'affligeant. D'ailleurs on peut supposer que le P. Congar n'a plus besoin d'être éclairé sur les grandes pensées de nos docteurs ordinaires. De la même façon, on a pu lire dans les journaux catho­liques que l'abstinence du vendredi était supprimée au cours de l'année et maintenue pour les vendredis de Carême : disposition disciplinaire qui n'est pas en soi immuable et qui peut être changée. Mais la raison que l'on nous a donnée de ce changement est que l'abstinence du vendredi était une fausse pénitence, sans signification réelle, et souvent hypo­crite : fort bien, mais alors pourquoi donc maintenir cette hypocrisie ou ce faux-semblant pendant le Carême ? La vérité est que l'on nous dit n'importe quoi, hâti­vement, circonstantiellement, selon la sonorité des mots et non selon leur signification, et sans prendre le temps et la peine d'y réfléchir, ou d'y faire réfléchir quelqu'un si soi-même on en est incapable. Ces discours sans cohérence ne manifestent pas le respect dû aux consciences, et n'apportent aux âmes aucune nourriture substantielle. Symptôme de désintégration intellectuelle, qui est à son tour promoteur et facteur de désintégration intellectuelle redoublée. Le grammairien et le logicien peuvent assurément porter ce diagnostic sur le langage insensé qu'on nous tient. Mais les causes véritables de cette déchéance se situent sans doute bien au-delà de la logique et de la grammaire. 21:110 ## CHRONIQUES 22:110 ### De quelques mots magiques par André Charlier NOUS VIVONS dans un monde où règne une extra­ordinaire confusion intellectuelle. Cette confusion vient de ce que nous employons des mots très vagues, -- c'est d'ailleurs un des traits remarquables de notre siècle, qu'il ne sait plus employer qu'un langage très peu précis ; et de ces mots, nous retenons surtout le halo sentimental dont nous les enveloppons. Ce fait n'est pas très favorable à la discussion philosophique, mais en revanche il facilite considérablement cette remise en question de toutes les vérités communément admises à laquelle l'esprit mo­derne se livre avec volupté. Dans le temps passé la critique philosophique ne dépassait pas le cercle des philosophes et d'un petit nombre de gens cultivés. Aujourd'hui le moindre publiciste prétend reconstruire l'univers. Les discussions auxquelles se livrent les philosophes et les savants, leurs hypothèses et leurs théories, par une série d'intermédiaires innombrables, dégradées et déformées d'échelon en échelon, aboutissent au degré le plus bas à des mouvements puissants et irrésistibles d'opinion, où la raison n'entre à peu près pour rien, et dont l'origine n'est souvent plus perceptible. 23:110 Dans cette confusion universelle du langage, où tout se trouve brouillé, il y a pourtant quelques mots ou quelques notions qui rayonnent étrangement et qui semblent pro­jeter sur les secrets de l'univers une lumière nouvelle. L'un de ces mots est Évolution. Non pas l'évolution des savants, mais cette notion vague que l'opinion générale en­tend sous ce mot. L'homme croit avoir trouvé dans l'évolu­tion un remède contre l'ennui. Ce n'est pas mon dessein de chercher les causes de cet ennui. Pourtant je ne cacherai pas mon étonnement : comment l'homme peut-il s'ennuyer, ayant été placé par Dieu dans un monde si beau ? C'est un signe remarquable que le grand homme du monde moderne soit Picasso. Jamais pour aucun artiste on n'a mobilisé plu­sieurs palais nationaux comme on le fait actuellement pour Picasso, qui se voit honoré de l'exposition la plus grandiose qu'on ait jamais vue. Or Picasso est l'homme qui a refusé le réel, lui préférant des images abstraites, et qui l'a traité avec un sentiment de vengeance sauvage, comme s'il ne lui pardonnait pas d'être ce qu'il est. En cela Picasso est bien le grand homme d'un siècle qui ne pardonne pas au monde d'être une pensée de Dieu et qui refuse d'apprendre à lire cette pensée. L'homme moderne ne sait plus qu'il a une leçon à recevoir de ce monde, une leçon de vérité. Il a envie de le voir autre et il a envie lui-même d'être autre, car il s'ennuie d'être ce qu'il est. L'Évolution heureusement est une puissance magicienne, capable de faire l'homme autre ; grâce à des techniques inédites, elle va opérer une véritable mutation de l'homme : non seulement il va perdre ses goûts personnels, mais il va acquérir des modes de pensée et des sentiments absolument nouveaux, au point qu'il n'est pas exagéré de dire que l'Évolution va nous faire assister à une re-création. 24:110 Elle est certaine de son infaillibilité, et elle nous assure que la conscience individuelle va peu à peu s'éteindre dans l'homme pour faire place à une conscience collective. Elle a des techniques à elle qui la rendent sûre de son fait, et grâce auxquelles l'homme, entièrement conditionné, aspire à s'anéantir dans le collectif. On pourrait croire que ce désir d'anéantissement est impossible, mais il ne l'est pas, je l'ai déjà lu, ce désir, dans les yeux d'un monsieur que ma présence empêchait de tourner le bouton de la télévision. J'aurais juré autrefois que l'excès de l'oppression provoque toujours une revanche de la liberté, mais je n'en suis plus si sûr aujourd'hui : le besoin de la liberté est encore un mythe des temps révolus. La mutation de l'homme dont nous parlons est déjà sérieusement avancée et il n'y a pas de raison pour qu'elle ne se poursuive pas. Autour de lui, l'univers évolue, dans un sens dont la religion moderne nous assure qu'il ne peut être qu'un progrès. *Il faut* que ce soit un progrès, sans quoi la condition de l'homme, étant, comme il est, borné dans ses pouvoirs avec des désirs sans bornes, serait trop triste. Je conseille aux fervents de l'Évolution de prendre conseil des poètes : les poètes sont ordinairement les gens les plus raisonnables du monde ; en tout cas c'est à travers eux qu'on risque d'avoir la vue la plus juste du réel. Qu'ils lisent la *Légende de Prakriti,* qui est un chef-d'œuvre méconnu de Claudel. (En rouvrant mon exemplaire, je vois que Claudel cite à la fin des extraits d'un évolution­niste, le Professeur Haldane, où je relève ceci : « L'évolu­tion ne montre nullement qu'il y ait une tendance générale des espèces vers le progrès... Les mutations ne sont en géné­ral que des dégénérescences... ») Ou bien qu'ils savourent, s'ils en sont capables, l'humour féroce de Franz Kafka. Il y a de lui une nouvelle intitulée « La métamorphose » qui est absolument prophétique, -- car Kafka est de la race des grands prophètes. 25:110 C'est l'aventure d'un jeune homme qui, un beau matin, en se réveillant, s'aperçoit qu'il est pourvu d'une énorme carapace portée par deux rangées de pattes grêles : tout en continuant à penser comme auparavant, il est devenu une espèce de gros scarabée qui se satisfait de nourritures immondes. Voilà la préfiguration burlesque des mutations qu'on nous promet. Kafka a aussi imaginé le dis­cours prononcé devant une Académie par un singe parvenu au stade de l'hominisation, et qui évoque les souvenirs de son passé simien : la cocasserie de ce discours n'en doit pas dissimuler la philosophie profonde. \*\*\* Il y a une seconde idée qui découle de l'Évolution : c'est que l'Évolution conduit tout droit à la construction du socia­lisme, puisqu'elle pousse l'humanité vers la massification. Lorsque la conscience personnelle aura disparu pour faire place à une « conscience de masse », cette construction sera bien près d'être achevée. Il est extraordinaire de voir comment toutes les idées qui sont dans l'air se rejoignent pour travailler à la subversion générale du monde. L'air que nous respirons est un air socialiste, et cela presqu'à notre insu, car le mot « socialisme » est un mot qui peut paraître innocent, son sens étant très vague. Le socialisme peut être simplement ce mouvement qui porte les hommes d'aujourd'hui vers les conquêtes sociales, celles qui amé­liorent la vie de l'homme en tant qu'il fait partie de la société et qui font qu'il en devient un rouage de plus en plus conscient et responsable. Ces conquêtes sont en soi légitimes et sont la source d'un progrès incontestable. Mais quand on parle de « construction du socialisme », il faut savoir qu'on parle un langage communiste : cette expres­sion s'entend de la domination du Parti communiste sur le monde. 26:110 Or cette domination n'est possible que si une conscience de masse vient se substituer aux consciences personnelles qui, toutes conditionnées qu'elles soient demeurent cependant libres. Cette substitution annule pro­gressivement la liberté, étant bien entendu qu'on ne cessera pas d'exalter la liberté comme si elle existait, car il est im­portant que les citoyens se croient libres. Cette construction du socialisme repose sur une philosophie, le matérialisme dialectique, selon laquelle l'édification des sociétés se fait par des causes purement matérielles : ces causes sont les conditions économiques dans lesquelles l'homme se procure les moyens de sa subsistance. Les phénomènes intellectuels ou spirituels qui se produisent dans la vie des sociétés, phi­losophie, art, conceptions politiques, religion même, sont des produits du système économique, c'est-à-dire de causes matérielles. Le développement de l'histoire n'est qu'une série de mutations, produites par les contradictions internes qui se trouvent dans les choses et par les conflits qui en résultent. Ainsi le nouveau remplace l'ancien par une évolu­tion fatale qui réalise progressivement, grâce à la lutte des classes, la dictature du prolétariat. Ce qui est curieux, c'est de voir l'Église apporter sa pierre à la construction d'un socialisme qui est pourtant diamétralement opposé à l'esprit de son fondateur, tant il est vrai que « socialisme » est aussi un de ces mots magiques dont je parlais. Théoriquement, pour les chrétiens, Dieu reste bien la fin dernière de l'homme et l'objectif de la vie chrétienne est la réalisation du Royaume de Dieu. Mais on leur dit que l'établissement de la justice sociale doit précéder l'évangélisation des masses : ainsi les réalisations sociales constituent entre l'homme et Dieu une espèce de relais, qui bientôt ne sera plus un relais mais un terme, lorsque Dieu*,* par une substitution inconsciente, aura été assimilé à l'Humanité. Et le Royaume de Dieu se confondrait avec le Monde, le surnaturel ayant été complètement éliminé au profit de la nature. \*\*\* 27:110 Il y a une troisième idée qui commence à transparaître parmi le flot d'idées nouvelles que brasse la pensée moderne : elle se rattache aussi à l'idée d'Évolution. C'est que l'an­tique opposition de l'esprit et de la chair pourrait bien être dépassée par les découvertes de la science. On se rappelle tant de textes de l'Écriture, et notamment de saint Paul. *Caro concupiscit adversus Spiritum, Spiritus autem adver­sus carnem*. La chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair (Gal. V, 17). C'est là ce qu'il est convenu de considérer depuis toujours comme une donnée de notre nature. Ces textes ont marqué profondément notre vie spi­rituelle et notre vie morale : si grande que soit l'harmonie intérieure d'une âme chrétienne, il n'est pas possible que le corps ne soit pas ressenti comme un obstacle aux désirs de l'âme. Qu'on se rappelle le « corps de mort » dont parle saint Paul : il est toujours ce qui empêche de voir Dieu. Tous les saints ont éprouvé cela. Or on nous dit maintenant que l'opposition esprit-matière est une fausse opposition, parce que, dit-on, il n'y a pas opposition, mais *passage* de la matière à l'esprit, ce qui est encore un miracle de la magicienne Évolution. Les philosophes se sont toujours trouvés très embarrassés quand ils ont essayé de définir les notions très simples comme esprit et matière, et les philosophes matérialistes encore plus quand ils ont voulu expliquer la vie de l'esprit par des mécanismes matériels. Mais la science moderne apporte une ressource nouvelle, c'est que, si la matière est composée d'atomes, elle a découvert que ces atomes peuvent se désintégrer en produisant de l'éner­gie. 28:110 La science nous assure donc que la matière n'est rien d'autre que de l'énergie ; et comment ne serait-on pas tenté de voir dans l'énergie matérielle et l'énergie spirituelle deux formes analogues de l'énergie cosmique ? Assimilation très peu philosophique, car il reste entre ces deux formes d'éner­gie une différence fondamentale de qualité : si l'énergie pro­duite par la désintégration est presque incommensurable, les savants pourtant la mesurent, au moins approximative­ment, tandis que l'énergie spirituelle échappe à toute me­sure. On voudrait bien nous faire croire que l'esprit n'est que de la matière évoluée, et il n'est pas difficile d'aperce­voir pourquoi : c'est que, si cela était vrai, que deviendrait ce combat entre l'esprit et la chair qui est le point central de toute la morale évangélique et par conséquent de toute la spiritualité chrétienne ? Que deviendrait la notion même de péché ? Déjà on voit poindre d'inquiétantes questions sur la nature du péché, et spécialement du péché originel. Des esprits hardis ne craignent pas d'affirmer que l'histoire ins­crite dans la Sainte Écriture ne serait qu'une mythologie : c'est tout le sens de la Rédemption qui se trouve par là contesté. \*\*\* En face de ce désarroi général, où les bases les plus assu­rées de la foi se voient ébranlées, que reste-t-il à faire au chrétien sinon de se tourner vers la Sainte Écriture et vers la doctrine enseignée depuis toujours par l'Église ? Bossuet écrivait à un disciple de Malebranche ces lignes pleines de bon sens : « Lorsqu'on s'éloigne des sentiments de l'Église et de la théologie qu'on y a trouvée universellement reçue, le succès ne peut venir que de l'appât de la nouveauté, et toute âme chrétienne en doit trembler : c'est le succès qu'ont eu les hérétiques. » 29:110 Dans cette doctrine nos rapports avec Dieu se trouvent parfaitement définis. On se demande en vérité quelle satisfaction il pourrait y avoir pour l'esprit et quelle consolation pour le cœur à confondre Dieu avec l'uni­vers, ainsi que tant de philosophes en tout temps ont été tentés de le faire. Au contraire notre Dieu est un Dieu per­sonnel, qui veut avoir avec chacun de nous des rapports personnels. Déjà dans l'Ancien Testament il dit à l'homme par la voix d'Isaïe : « Je vous donnerai les trésors cachés et les richesses secrètes et inconnues, afin que vous sachiez que Je suis le Seigneur, le Dieu d'Israël, *qui vous ai appelés par votre nom *». *Vocavi te nomine tuo*. Il ne cesse d'ailleurs de l'instruire par ses prophètes, de le diriger, de le châtier et de lui pardonner quand il se repent, -- et cela jusqu'au jour où il lui donne comme Docteur son propre Fils. Saint Paul commence son Épître aux Hébreux par ces paroles admirables : « Après avoir parlé jadis à maintes reprises et sous différentes formes à nos pères par les Prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par son Fils, qu'il a établi héritier de toutes choses et par qui aussi il a fait le monde. » Si donc la conscience de l'homme pouvait se désintégrer jusqu'à se fondre et disparaître dans la conscience collective, l'humanité nouvelle non seulement serait absolument étrangère à Dieu, mais elle n'aurait plus rien d'humain. Il est clair d'ailleurs que ce rêve d'une conscience collective n'a germé dans le cerveau des sociologues que dans le but non avoué d'arracher le monde à Dieu, et il faut reconnaître que les techniques modernes leur prêtent des armes très dangereuses : aussi est-on effrayé de voir les progrès déjà réalisés dans la « dépersonnalisation », au point que l'Église même cède au mouvement général. 30:110 Même s'il paraît inconcevable que l'homme puisse subir une mutation aussi contraire à sa nature, parce qu'on ne fait pas violence à ce point à la nature des êtres, au moins on aura fait faire des progrès considérables à la dégradation de la civilisation et assuré le triomphe de la barbarie. J'admire beaucoup les travaux des psychologues et des psychana­lystes, mais ils oublient deux vérités essentielles, d'abord que l'homme ne se connaît vraiment que dans la lumière de Dieu ; ensuite qu'il est impossible que l'homme pénètre profondément en soi-même sans y trouver Dieu, pour peu qu'il ait le désir de le trouver. *Car Dieu veut être un objet de désir*. Seulement il faut reconnaître que l'enseignement qu'on donne à la jeunesse, l'organisation de la vie sociale, les loisirs et les divertissements, tout est fait pour étouffer le désir surnaturel qui cède la place à l'adoration de la nature. Mais le désir surnaturel ne peut pas mourir, il manque seulement d'aliment. Notre clergé commet une grave erreur lorsque, par peur d'un mysticisme dont il se défie parce que le monde n'est pas mystique et qu'il veut s'ouvrir au monde, il se cantonne dans des activités sociales. Les hommes n'auront pas envie d'être saints, à moins d'une grâce spéciale, si les prêtres qui doivent les former à la vie spirituelle ne leur en donnent le désir. La plupart des hommes ne redoutent qu'une chose, c'est de rencontrer Dieu. Zacharie, père de saint Jean-Baptiste, parle de ceux qui « sont assis dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort » : c'est un fait qu'il y a beaucoup d'hommes qui à la lumière préfèrent l'ombre de la mort, pour peu que cette mort soit confortable et scientifique. Or la mort gagne les âmes, elle les dégrade et les corrompt, si on ne leur donne pas le désir de la vie : c'est là le commencement de la con­version, et c'est tout de même à cela qu'il faut amener dou­cement les âmes. Lisons pour nous consoler quelques lignes de Bossuet : 31:110 « Quiconque aime Jésus-Christ commence toujours à l'aimer ; il compte pour rien tout ce qu'il a fait pour cela ; c'est pourquoi il désire toujours, et c'est ce désir qui rend l'amour infini. Quand l'amour aurait fait, s'il se peut, son dernier effort, c'est dans son extrémité qu'il voudrait recommencer tout ; et pour cela il ne cesse jamais d'appe­ler le désir à son secours ; désir qui commence toujours et qui ne finit jamais, et qui ne peut souffrir aucunes limites. Désirons donc d'aimer Jésus-Christ ; désirons-le pour toute l'Église, tant pour les commençants que pour les parfaits, lesquels, dans le mystère de l'amour, se considèrent tou­jours comme commençants ». Voilà des pensées, voilà un style qui ne ressemblent guère à ce que nous entendons, non pas dans la chaire, car il n'y a plus de chaire, mais au micro de nos églises. C'est qu'on ne croit plus possible aujour­d'hui de faire entendre de telles paroles, et cela parce qu'on ne croit plus à la force de la grâce. Pourtant c'est elle seule qui descelle les cœurs et les fait s'ouvrir à la parole de Dieu, cette parole qui ne résonne dans le temps que pour nous donner le goût de la vie éternelle. Et c'est un fait que le culte de la nature nous fait perdre le goût des réalités sur­naturelles, et même le sens de leur existence. \*\*\* Le péché aussi est une réalité : nous l'avons dans la peau et dans l'âme. On a beau prétendre que l'homme a conservé jusqu'à présent une conception moyenâgeuse du péché, qui l'écrase et l'a empêché d'être adulte, le péché est à la fois une réalité et un mystère, un mystère de lumière sans lequel c'est en vain que nous penserions parvenir à la connais­sance de nous-mêmes. Sur le péché originel, on sait la position de Pascal : le péché originel est incompréhensible, mais l'homme est un mystère encore plus incompréhensible sans le péché originel. 32:110 « Nous ne concevons, écrit-il dans les *Pensées*, ni l'état glorieux d'Adam, ni la nature de son péché, ni la transmission qui s'en est faite en nous. Ce sont choses qui se sont passées dans l'état d'une nature toute différente de la nôtre, et qui passent l'état de notre capacité présente. Tout cela est inutile à savoir pour en sortir ; et tout ce qu'il nous importe de connaître est que nous sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu, mais rachetés par Jésus-Christ, et c'est de quoi nous avons des preuves admirables sur la terre. » Au temps où il y avait encore une liturgie catholique, celle-ci, durant la nuit pascale, chantait le mystère du péché dans un latin admirable que soulignait une mélodie plus admirable encore. Elle le nomme *necessarium peccatum*, ce péché nécessaire, *quod talem et tantum meruit habere Re­demptorem*, qui mérita d'avoir un Rédempteur si beau et si grand. Nécessaire, parce qu'il nous met à notre vraie place en face de Dieu. Nécessaire, parce que sans lui il n'était pas besoin de la Rédemption, et que la Rédemption est le cou­ronnement de la Création. Et cette nécessité est tellement forte que saint Matthieu, quand il écrit dans son premier chapitre la Généalogie de Notre-Seigneur, ne glisse pas sur le péché de David sans en parler, il le souligne au contraire (*ex ea quae fuit Uriae*). Tout cela est un mystère, mais un mystère de lumière qui nourrit nos âmes par la contempla­tion de l'immense bonté de Dieu. C'est là une vérité défi­nitive et toujours nouvelle dont la connaissance ne s'épuise pas. Nous ne sommes donc pas écrasés par le péché, la péni­tence ne nous paraît pas amère mais désirable, comme l'exemple des saints nous le prouve. Il fait couler des larmes, larmes de regret sans doute, mais de joie aussi parce que Jésus a daigné se pencher sur nous comme sur la Samari­taine. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas considérer le progrès du même œil que certains. 33:110 Le progrès des sciences est chose admirable certes, et il doit nous donner une grande idée du génie de l'homme, mais il ne change pas la nature de l'homme. Quels que soient les miracles que la technique opère dans le confort de la vie, la vitesse des communica­tions, la connaissance des mondes inconnus, l'homme reste seul avec sa misère intérieure dont le progrès ne peut le guérir parce qu'elle est d'un autre ordre. Il y a dans l'homme certains besoins de l'intime de l'âme qui sont indifférents aux développements de la science et du confort, et c'est tout de même eux qui sont l'essentiel de notre vie. Nous ne pou­vons pas faire que notre nature ne soit pas ce qu'elle est. Il y a donc deux plans d'action qui tendent à la trans­formation de la société moderne et nous les voyons mis en œuvre avec une intelligence prodigieuse. Le premier opère la massification de la société, qui se réalise déjà rapi­dement, parce que ce plan dispose aujourd'hui de moyens techniques d'une efficacité redoutable : on espère ainsi faire de l'humanité un troupeau qui sera parfaitement docile parce que les hommes auront perdu, avec la faculté de pen­ser d'une façon personnelle, l'usage de leur liberté. Mais la massification rencontre devant elle un obstacle majeur : c'est une Église qui s'efforce d'élever ses fidèles à la vie sur­naturelle. Saint Paul écrivait aux Corinthiens que là où est l'esprit du Seigneur, là est la liberté. Or nous assistons dans l'Église même à une manœuvre très subtile, par laquelle on essaye de nous faire croire que l'esprit du Seigneur se trouve dans tout ce qui est collectif, et de ramener insensiblement le peuple chrétien de l'ordre surnaturel à l'ordre de la vie naturelle en rendant aussi inefficaces que possibles les moyens surnaturels que l'Église procure aux fidèles pour entretenir en eux la vie de l'âme. Ce double plan est mis en œuvre depuis longtemps déjà. Frédéric Le Play, qui fut un sociologue de génie, écrivait il y a plus d'un siècle : 34:110 « Depuis quatre-vingts ans nous nous épui­sons en efforts infructueux pour créer une société nouvelle en détruisant par la violence les coutumes et les mœurs qui firent la gran­deur de nos aïeux, en nous inspirant de chi­mères condamnées par la nature même de l'homme. Nous cherchons dans le changement des formes de gouvernement les améliorations que peut seul nous donner le retour à la vertu. Dans cette recherche, nous oublions les faits consacrés par l'expérience des peuples pour nous attacher à des mots vides de sens. Par une contradiction que montre le simple bon sens, nous prétendons être libres, et nous voulons créer le règne du bien à l'aide de procédés que se sont interdits même les pou­voirs les plus absolus. Nous détruisons non seulement les germes de la liberté, mais en­core les conditions de toute stabilité, en exa­gérant outre mesure le rôle de l'État au dé­triment du gouvernement local et des corpo­rations de bien public. Nous ruinons en effet, par ces innovations dangereuses, les institu­tions traditionnelles qui, dans tous les temps, chez toutes les races, ont rendu les régimes de contrainte supportables et les régimes de liberté bienfaisants. Notre plus fatale erreur est de désorganiser par les empiètements de l'État l'autorité du père de famille, la plus naturelle et la plus féconde des autonomies, celle qui conserve le mieux le lien social, en réprimant la corruption originelle, en dressant les jeunes générations au respect et à l'obéis­sance. 35:110 « Cette erreur est celle qui soumet le foyer, l'avenir du travail et le personnel de la famille à l'autorité des légistes, des bureaucrates et de leurs agents privilégiés. C'est celle qui, en d'autres termes, enlève à la vie privée ses libertés les plus nécessaires et les plus fé­condes, sans aucun motif tiré de l'intérêt public. » Le Play, déjà à son époque, voyait que sur les ruines de la liberté on allait édifier un pouvoir politique tyrannique. Un autre écrivain, non plus sociologue mais politique, Alexis de Tocqueville, a écrit sur cet avènement d'un despotisme de nouveau style des pages véritablement prophétiques. Et cela est d'autant plus remarquable qu'il est considéré à juste titre comme un des pères de la démocratie moderne : « Je veux imaginer sous quels traits nou­veaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils rem­plissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres ; ses enfants et ses amis par­ticuliers forment pour lui toute l'espèce hu­maine ; quant au demeurant de ses conci­toyens, il est à côté d'eux mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. « Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'as­surer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance pater­nelle, si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche au contraire qu'à les fixer irrévo­cablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu'ils ne son­gent qu'à se réjouir. 36:110 Il travaille volontiers à leur bonheur, mais il veut en être l'unique et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, di­rige leur industrie, règle leurs successions, di­vise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? « C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même a les regarder comme un bienfait. « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière, il en couvre la sur­face d'un réseau de petites règles compli­quées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne ty­rannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'ani­maux timides et industrieux, dont le gouver­nement est le berger. » 37:110 Ce que nous appelons aujourd'hui la massification se trouve dépeint plus d'un siècle avant avec une prodigieuse précision. Tocqueville annonce ainsi, ce qui se voit non seulement dans les régimes totalitaires, mais même chez nous, où pourtant le goût de la liberté est resté vivace, mal­gré l'usage d'une démocratie qui *tend à l'anéantissement de la liberté par la destruction de ce qu'on appelle les corps in­termédiaires*. Il faut, en face d'un péril si grave, que tous les hommes qui ont encore le goût de la liberté unissent leurs efforts à tous les stades de l'action : familiale, civique, poli­tique, religieuse. La lutte qu'il faut entreprendre, on peut la dire héroïque, mais rien n'est plus nécessaire ni plus urgent. Qu'on n'aille surtout pas succomber à la tentation du décou­ragement et dire : « Nous sommes trop peu nombreux pour lutter : à quoi bon ? » Il n'est pas nécessaire d'être nombreux pour faire échouer ce plan de subversion universelle. C'est d'ailleurs l'opinion de Jacques Maritain dans son dernier livre (p. 249) : « Il est sans doute possible de massifier complètement toutes nos activités et tous nos plaisirs, et notre imagination et notre inconscient, et, par voie indirecte, les habitudes intellectuelles d'un grand nombre. On ne réussira jamais à massifier complètement l'esprit (et le supraconscient de l'esprit) ni à aliéner complètement d'elle-même la personne individuelle, cette mystérieuse et scandaleuse pauvresse qui s'obstine à exister, et qui a des moyens à elle. » La tâche est à la fois intellectuelle et spirituelle. Elle requiert toutes nos énergies. Il y aura aussi un problème historique et un problème spirituel à résoudre : nous le proposons aux historiens futurs. Qui a conçu ce double plan et en poursuit la réali­sation avec une astuce si persévérante ? Au profit de qui tant de forces (qui forment un éventail prodigieusement varié) sont-elles occupées à jouer une partie difficile dans un concert où tout est si bien calculé ? André Charlier. 38:110 ### La réforme de l'Institut catholique par Louis Salleron PARCE QUE j'ai été jadis étudiant (et même président des étudiants) de l'Institut catholique de Paris, parce que j'y ai été professeur (d'Économie politique) pendant dix-neuf ans, parce que j'en suis professeur honoraire, on me demande de divers côtés ce que je pense de la réforme annoncée par son nouveau recteur Mgr Haubptmann. Il m'est difficile de répondre, parce qu'une réforme, c'est tout à la fois une idée, un objectif, un état d'esprit, un plan d'action, un programme de modifications de structures et une réalisation continue qui implique des capacités de gouvernement, face aux difficultés inté­rieures et extérieures. Cependant j'eus à proposer quelques vues sur la question, voilà *dix-sept ans,* dans les conditions suivantes. Chaque année, (ou tous les *deux ans *?), les professeurs des facultés de Droit des divers Instituts catholiques de Paris et de la Province se réunissaient pendant une journée pour mieux se connaître et discuter de leurs problèmes. 39:110 En fait, il s'agissait d'une réunion d'amitié centrée sur un déjeuner en commun et justifiée par un colloque autour d'un sujet présenté par l'un des partici­pants. C'est ainsi qu'en *février 1950* il m'échut de par­ler du problème de l'enseignement libre, notamment en ce qui concernait l'Institut catholique. J'aurais probablement oublié ce modeste travail si un détail, à son propos, ne s'était fixé dans ma mémoire. J'avais fait tirer mon rapport à la ronéo pour le dis­tribuer à mes collègues. Je l'envoyai également, par déférence, aux évêques protecteurs de l'Institut catho­lique. J'imagine qu'ils m'en accusèrent réception par un mot aimable. Je n'en ai pas souvenir. Par contre, je reçus quelques lignes du Cardinal Saliège me disant ses félicitations et sa pleine approbation de mes idées. Je me méfie tellement de ma mémoire que j'aurais voulu citer les lignes du cardinal Saliège. Impossible. J'ai sûrement conservé sa carte ; mais où ? Le désordre dans mes papiers est l'un de mes péchés mignons. J'ai déjà eu bien du mal à remettre la main sur un unique exemplaire de mon rapport, perdu dans un flot d'arti­cles anciens. Si j'ai gardé le souvenir de l'anecdote, c'est parce que je fus touché, beaucoup plus que de son ap­probation, de la spontanéité du geste du cardinal Saliè­ge -- geste bien dans sa manière. Le fait m'avait d'au­tant plus frappé que je n'avais pas envoyé mon rapport au cardinal, qui n'était pas évêque protecteur de l'Ins­titut catholique de Paris. Je ne me rappelle pas par quelle voie ce rapport parvint jusqu'à lui. Bien entendu, je n'utilisai jamais mon étude qui tou­chait à des problèmes purement intérieurs à l'Institut catholique et à la Hiérarchie. Aujourd'hui où les projets de réformes sont publics et suscitent la discussion, je crois bon de publier la partie qui concerne l'Institut, catholique. Je n'en modifie rien. Je rappelle seulement que ces réflexions remontent à *février 1950.* Depuis lors, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. En 1967, j'aurais certainement bien d'autres choses à dire, mais ce serait dans la même perspective. 40:110 Ce qu'il ne faut pas oublier, c'est qu'en France l'en­seignement n'est pas libre. L'enseignement *supérieur* en particulier est rigoureusement corseté. Si l'*Institut* ca­tholique n'est pas une *Université,* ce n'est pas seulement parce que la loi interdit l'usage de ce mot à l'enseigne­ment libre, c'est aussi par ce qu'elle lui interdit la col­lation des diplômes. La France est, je crois, le seul pays, en dehors de ceux qui sont derrière le rideau de fer, où l'Université soit étatisée. Dans ces conditions les Facultés -- de Droit, de Lettres, de Sciences -- sont nécessairement soumises, dans leurs programmes, aux Facultés de l'État. Bref, il ne s'agit que d'une caricature d'Université. C'est de cet état de droit et de cet état de fait que je partais pour chercher une issue. Il ne s'agissait pas de la restauration de la liberté universitaire, mais seulement de réformes, opportunes à mes yeux, pour redonner à l'intelligence catholique des moyens meilleurs de s'af­firmer et de se développer. On pourra faire les comparaisons qu'on veut entre mes idées de 1950 et la réforme qui va avoir lieu. L. S. DANS L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR -- notre partie -- tous les problèmes semblent se poser à la fois. Que sont, en principe, les Instituts catholiques ? Des universités libres. Que sont-ils en réalité ? ou, si l'on veut, que sont-ils devenus ? Je ne trouve pas de mots pour les définir. Leur fonction universitaire -- sauf en ce qui concerne la Faculté de Théologie -- est réduite à la plus simple expression : un enseignement de doctorat sur le papier, un enseignement de licence anémique. 41:110 La cause en est évidente : pas d'argent ; donc, peu à peu, pas de professeurs, pas de livres, pas d'instruments de travail. Comme les étudiants trouvent, à l'État, un enseignement et une ambiance qui, au point de vue chrétien, leur donnent pratiquement satisfaction, ils sont de plus en plus tentés d'y aller. Ce qui les retient à l'Institut Catholique, pour ceux qui sont entrés la première année, c'est l'habitude, un milieu sympathique, certaines formules comme, ici, les groupes de travail, la possibilité pratique de travailler (que le surnombre gêne à l'État), enfin le dynamisme de certains professeurs (je pense pour ici à M. A... qui avait, par ses initiatives et son activité, conquis le cœur des étudiants). Cette décadence de la fonction universitaire ne va pas sans d'heureuses compensations. Quantité de créations excellentes dont le succès s'affirme chaque jour témoignent de la vitalité des Instituts catholiques. Ici, c'est l'ESSEC, l'Université féminine, l'École des bibliothécaires et je ne sais combien d'autres cours organisés, dont l'affluence des jeunes gens et des jeunes filles qu'on rencontre à toute heure, dans la cour, dans les couloirs, dans les escaliers, manifeste qu'ils répondent à des besoins. D'autre part, il y a l'enseignement très savant, type Collège de France ou Hautes Études, que des maîtres indiscutés distribuent à quelques élèves dans les secteurs ésotériques. Et tout cela, au total, fait un bel ensemble. Mais ce qui importe, à nous professeurs de Droit, c'est notre Faculté. Avons-nous lieu d'en être satisfaits, c'est-à-dire d'en être fiers ? Je ne le pense pas. Dans son discours de rentrée, Mgr le Recteur a dit que c'est avant tout par leurs travaux que les professeurs de l'Institut catholique donneront du lustre à leur maison. C'est profondément vrai. 42:110 Or où sont nos travaux ? Ne nous illusionnons pas nous-mêmes avec quelques livres, quelques notes, quelques articles. Si on demandait à un universitaire étranger, ou même français, si on demandait à l'un de nos évêques protecteurs d'indiquer quelques-uns des travaux marquants des Facultés catholiques en matière de Droit ou d'Économie politique, il serait bien embarrassé de répondre. Est-ce à dire que les professeurs *catholiques* soient des incapables ? Il suffit de regarder du côté de l'Université d'État : le palmarès qu'on pourrait établir des meilleurs travaux effectués depuis une quinzaine d'années révèlerait une proportion notable et probablement une majorité d'auteurs catholiques. Est-ce à dire que les professeurs des *Instituts Catho­liques* soient des incapables ? Nous laisserons à des juges extérieurs le soin de trancher. Mais ce que nous pouvons dire, c'est qu'ils sont *dans l'incapacité* de produire des travaux. Pourquoi ? Hélas ! nous ne le savons que trop : faute d'argent. Nos traitements, vous les connaissez comme moi. A Paris, ils se situent aux alentours du minimum vital -- parfois un peu plus, parfois un peu moins ; en province, ils sont notablement plus élevés, mais sans aller bien haut tout de même. Dans ces conditions, c'est à l'extérieur que nous sommes obligés de chercher notre rémunération. Finalement nous assurons un cours mais nous ne nous livrons à aucune recherche scientifique et ne pouvons donner un enseigne­ment magistral digne de ce nom. C'est alors un cercle vicieux. Le recrutement devient de plus en plus difficile et risque de devenir de moins en moins bon. Ce qui nous sauve, à Paris, ce sont les jeunes agrégatifs. Ils enseignent ici deux ans, quatre ans, sont reçus brillamment à l'agrégation et nous quittent. C'est un pis-aller. 43:110 Je n'ignore pas que d'aucuns s'en satisfont, presque heureux de dénombrer les amis que l'Institut catholique se fait ainsi dans l'Université, pour l'avenir. Vous reconnaîtrez pourtant que ce n'est pas un sort pour une Faculté de servir simplement de banc d'essai et de renouveler son corps professoral tous les quatre ou cinq ans. L'an dernier, s'adressant à l'Union catholique italienne des maîtres de l'enseignement secondaire, le Souverain Pontife déclarait « ...la Société, et dans le concret, l'État, pour qui vous prodiguez votre vie... n'en est pas moins obligé envers vous à une reconnaissance publique propor­tionnée et à une récompense qui procure absolument aux membres de l'enseignement des conditions économiques leur permettant de se consacrer entièrement à l'école ». (D. C., 9 octobre 1949, n, 1053, p. 1289). Certes cette décla­ration s'adressait à des professeurs de l'enseignement secondaire et, semble-t-il, à des professeurs de l'ensei­gnement public. Mais le principe posé : que le maître puisse se consacrer entièrement à son enseignement, est valable *mutatis mutandis* pour tous les degrés et tous les genres d'enseignement fondamental. Il y a un point, en effet, que nous devons souligner fortement. C'est que si une rémunération insuffisante est pour nous, professeurs, un handicap direct très lourd, elle est aussi un handicap indirect pour nos étudiants. Ils ont droit au meilleur enseignement. Ils ne l'ont pas -- pas intégralement -- et ils s'en rendent compte. Souvent des familles nous consultent pour savoir si elles peuvent inscrire leurs enfants à l'Institut Catholique. Pour ma part, je leurs réponds « oui », en leur expliquant qu'avec le procédé de « l'immatriculation » -- très peu coûteuse -- leurs enfants ont toujours la possibilité de suivre des cours à l'État et qu'ainsi le registre de leur choix n'en est que plus complet. 44:110 Mais je n'oserais dire : « A l'Institut Catholique ils trouveront aussi bien ou mieux qu'à l'État », ce que j'aimerais pouvoir leur dire. \*\*\* Que pourrait-on faire ? Le problème est évidemment difficile. L'est-il plus qu'aucun de ceux qui, dans tous les domaines se posent aux Français ? Certainement pas. Il s'agit d'abord de voir les faits tels qu'ils sont et non pas tels qu'on voudrait qu'ils fussent. A cet égard, le schéma que nous venons de tracer est incontestable. On peut le nuancer à la couleur de ses idées personnelles, mais le dessin n'est guère modifiable. Cette vue claire de la réalité implique la nécessité d'un effort de pensée pour déterminer la voie nouvelle que doit suivre l'enseignement libre supérieur et notamment l'Insti­tut Catholique. Raisonnons d'abord sur le *plan politique.* La Révolution dans laquelle nous sommes engagés est, à tous égards, pleine de risques ; mais elle n'est pas moins pleine de chances. Il faut éviter les risques et prendre les chances. Une première chance qui, pour l'Église, apparaît capi­tale, c'est le balayage de tous les faux dogmes du XIX^e^ siècle. Si l'Église a été obligée de se servir du libéralisme, de l'individualisme et du capitalisme pour conserver ce qu'elle avait mission de conserver, et pour promouvoir ce qu'elle avait mission de promouvoir, elle n'en a pas moins condam­né avec une constance remarquable, les erreurs de principe incluses dans ces grands mots. Il serait donc vain de regretter aujourd'hui la disparition de ce qui est condamné et condamnable, sous prétexte que certains intérêts précieux et que certains droits sacrés ont pu se loger dans les encoignures des erreurs. 45:110 Assistons sereinement à l'écroulement d'un monde absurde. Disons-nous que cet écroulement, hélas ! n'épargne pas le meilleur. Opérons le maximum de sauvetage dans les ruines ; mais construisons du nouveau dans un monde nouveau. Une seconde et une troisième chance se lient étroitement à la première. C'est que l'antichristianisme de naguère est mort, du moins en tant que force conductrice du pays. Il y a encore et il y aura toujours des antichrétiens ; mais ils ne sont plus *le* pouvoir politique. L'antichristianisme lui-même a diminué. Ce qui en subsiste est sain et conforme au génie de la France. Il faut le prendre comme une compo­sante éternelle de notre catholicisme national et s'en réjouir présentement comme d'un aiguillon nécessaire. Parallèlement les catholiques ont essaimé dans tous les milieux. Être catholique ne signifie plus être bourgeois et de droite, ou paysan vendéen. Il y a des catholiques dans tous les partis politiques, dans toutes les classes de la sociétés, dans toutes les institutions privées ou publiques. Le catholicisme tend à redevenir le levain dans la pâte au lieu d'être -- ce qu'il finissait par être -- une pâte à part et qui refusait tout mélange. Nous disons qu'il y a là une chance parce que l'autorité unitive qui dominera dans l'avenir la vie politique, sous une forme ou sous une autre (ou sous des formes successives et diverses), contraindra le catholicisme à être lui-même, c'est-à-dire universel et pour tous, au lieu de le confiner, comme faisait le libéralisme, dans une sorte de secteur réservé où il finissait par s'habituer et même se complaire, a son détriment comme au détriment des âmes et de la société. 46:110 Aujourd'hui où, par suite des erreurs qui en ont fait des absolus, la liberté, l'individu et le capital sont à des plans différents, dangereusement menacés, il ne faut pas tenter de les sauver par une complaisance aux erreurs mais par une doctrine de vérité qui, affirmant leur exacte notion, les gardera d'aventures mortelles. L'Institut Catholique ne survivra donc pas par les rela­tions personnelles, les influences occultes, les subtilités juridiques ou les artifices de procédure. Il faut tout cela, certes, mais considéré comme la poussière du combat quotidien. L'Institut Catholique prendra forme et vigueur en se situant sur son terrain propre, celui de la vérité religieuse, et en devenant un *foyer de rayonnement de l'intelligence chrétienne pour tous les milieux de haute spéculation*. Il ne doit plus se considérer fondamentalement comme un secteur libre d'enseignement supérieur, opposé à un secteur officiel : il doit être, très exactement, l'Institut Catholique. Nous donnerons une image du rôle qu'il pourrait jouer en évoquant l'expérience du Collège de France. Quand, à l'époque de la Renaissance, les Pouvoirs Publics comprirent que la Sorbonne, encroûtée dans la scolastique, refuserait toujours de se réformer, ils créèrent un établissement nouveau qui devint pour un temps le centre de la science et de la pensée. Même expérience peut être tentée aujourd'hui, mais par l'Église. La Sorbonne moderne est, mutatis mutan­dis, assez comparable à la Sorbonne du XVI^e^ siècle. Si son enseignement scolaire reste bon, si ses maîtres sont érudits, intelligents et dévoués, elle n'a plus de flamme. Elle n'éclaire ni ne chauffe, les esprits des étudiants. C'est que les dogmes qui l'ont fondée dans sa forme actuelle sont aussi morts que l'était la scolastique à l'aube du XVII^e^ siècle. Une place est donc à prendre. L'Institut Catholique peut la prendre. 47:110 Il est curieux et paradoxal que les jeunes gens qui font des études supérieures vont à l'Université pour suivre les cours qui leur permettront de prendre leurs grades ; mais c'est hors de l'Université qu'ils cherchent la nourriture intellectuelle et spirituelle dont ils ont besoin. Le mal profond de l'Université est là et ne sera pas guéri de sitôt. Ce mal, dira-t-on, est le même qui affecte l'Institut Catholique, et plus gravement encore. C'est vrai, mais c'est vrai dans la mesure exacte où l'Institut Catholique copie l'Université d'État. Il cultive un cancer qui le tue : il revivra s'il veut bien l'extirper. L'opération est facile à faire puisque la doctrine de l'Église n'est nullement celle de la Sorbonne. Il suffit de ne pas imiter. Il suffit de créer. Le moment est opportun, pour mille raisons toutes plus visibles les unes que les autres, et particulièrement pour celle-ci : que le rationalisme puéril qui a longtemps alimenté les esprits confortablement installés dans la paix des insti­tutions et des habitudes, ne suffit plus aujourd'hui à per­sonne. L'intelligence a soif de vie. C'est dire que les disci­plines purement scientifiques ne peuvent plus être séparées, dans la pratique, d'un ensemble doctrinal où s'inscrivent toutes les fins de l'homme. Foi, espérance, volonté de puis­sance, volonté de sacrifice -- autant de raisons d'être et d'agir que la raison requiert et sollicite dans un monde qui ne sera plus dans aucun pays, et pour longtemps, gouverné par la république des professeurs. En face de ce besoin, le catholicisme n'a qu'à révéler ses richesses. Pourquoi ne pas les révéler dans ses Instituts ? Car il y a aujourd'hui une prodigieuse turgescence de spéculation chrétienne. Les cercles, les mouvements, les ligues, les troupes, les revues où s'agitent dans un climat, chrétien tous les problèmes du jour ne se comptent plus. Cette diversité a du bon. Elle signifie que le renouveau est profond et spontané, mais elle risque de tourner à l'anarchie. 48:110 Toute vie bouillonnante doit à un certain moment être ordonnée. Il semble bien que ce moment soit arrivé pour ce qui est de l'activité intellectuelle catholique. Pourquoi l'Institut Catholique n'assumerait-il pas cette fonction, qui est normalement la sienne, de rassembler, d'orienter, de diriger de haut tant d'efforts dont la fécondité serait incon­testablement accrue si elle connaissait un *recteur *? On assiste aujourd'hui à ce phénomène anormal que l'Institut catholique est simplement une université au petit pied qui, incapable de rivaliser avec sa sœur privilégiée de l'État, n'est même pas le centre de la vie intellectuelle catholique. Il aurait évidemment à choisir désormais nette­ment sa formule, au lieu de se tenir entre les diverses possibilités qui lui sont offertes et de risquer de les gâcher toutes. En se faisant Collège de France religieux, en devenant foyer de haute intelligence chrétienne, l'Institut catholique prendrait du même coup figure de véritable Université. Car ce ne serait plus dans le cadre étriqué des programmes d'État qu'il évoluerait. Il aurait au contraire toute latitude d'adapter son gouvernement aux divers genres d'activité qu'il fédérerait. Rien ne le lierait au départ, ni sur le plan juridique, ni sur le plan intellectuel. Il serait maître de ses formules, de ses programmes, de ses disciplines. Il choisirait ses secteurs de centralisation et ses secteurs de décentra­lisation. Bref, il ferait systématiquement et volontairement ce qu'il est amené déjà à faire empiriquement, mais loin de le considérer comme un pis aller, il y trouverait sa politique essentielle. L'avantage d'une telle orientation serait considérable. Si, en effet, l'enseignement supérieur devient totalement libre en France, comme il l'est partout à l'étranger, l'Institut catholique aura son originalité et pourra conférer ses diplômes dont la valeur est reconnue. 49:110 Si, au contraire, le peu de liberté qui subsiste est suppri­mé, l'Institut catholique n'en souffrira pas, étant hors des formules officielles. Dans le chaos contemporain, la possession de droit est peu de chose. Il s'agit d'abord de vivre, et le plus fortement possible. L'Institut catholique ne doit donc pas être hanté par l'aspect juridique des problèmes de l'enseignement. L'appareil de l'État est trop démoli pour que les lois quoti­diennes aient un sens véritable. En fait, il n'y a jamais plus de liberté que dans l'anarchie. Seulement c'est la liberté de la vie, la liberté des plus forts. Que la vie intellectuelle catholique prenne donc tranquillement ses aises. Qu'elle s'installe dans l'ordre même de sa vérité et de sa vigueur. Le Droit sanctionnera ensuite les positions qu'elle aura prises, mais elle n'a rien à attendre de lui au moment où il est tout à la fois tyrannique et agonisant. Pratiquement, comment la réforme de l'Institut catho­lique pourrait-elle s'effectuer ? C'est tout un rapport qui serait nécessaire pour en indiquer seulement les grandes lignes, et les opinions peuvent varier à ce sujet. Nous nous contenterons de marquer quelques points : 1° Chaque fois que l'Institut catholique a un professeur ou serait en mesure d'avoir un professeur dont la « classe » est exceptionnelle, il devrait lui assurer la chaire de son choix en lui fournissant les moyens de travailler. De telle sorte que le professeur ne perde pas son temps, qu'il ne soit pas tenté d'aller travailler ailleurs, mais que les étu­diants recherchent son enseignement. 2° Plus généralement, l'Institut catholique devrait re­chercher la voie de son progrès propre dans la *spécialisation*. 50:110 Ne pouvant être à la fois tout l'État et tout lui-même, il a intérêt à se cantonner dans les disciplines intellectuelles où le christianisme est plus directement intéressé, se conten­tant pour le reste d'enseigner quand il a l'occasion d'être *le meilleur.* L'enseignement d'État s'est très appauvri parce qu'il n'y a plus de *foyers d'études en commun*. Il n'y a plus de maîtres et de disciples. Il n'y a que des professeurs qui distribuent un enseignement. L'Institut catholique recréera un haut enseignement à partir de maîtres pouvant faire des disciples. Autrement dit on créera la « chaire » pour le « maître » au lieu de chercher les « professeurs » pour les « postes » vacants. Peu à peu se formera un humus intellectuel où germeront un jour les génies espérés, simples étoiles d'une *école* véritable. (Prenons ici un exemple : la Faculté de Droit de l'État est apparemment florissante c'est une ruche bourdonnante d'étudiants et d'étudiantes ; les professeurs font leurs cours dans des amphithéâtres pleins. Et pourtant ni en Droit civil, ni en Droit pénal, ni en Économie politique, ni en quoi que ce soit il n'y a une « école de Paris », parce qu'il n'y a ni maîtres ni disciples. Il y a un enseignement qui fait des licenciés et des docteurs. Il n'y a pas d'enseignement magistral qui fasse un foyer de pensée juridique ou écono­mique. Sur le plan international, l'influence de la Faculté de Paris est à peu près nulle. C'est donc qu'il y a quelque chose de vicieux dans le système de l'Université d'État. Nous croyons que ce quelque chose est essentiellement l'impossibilité pour un homme de haute pensée de dégager sa doctrine dans le cadre universitaire actuel et de l'y propager, c'est-à-dire de créer un petit noyau de disciples. 51:110 On ne peut même pas, dans l'Université, poursuivre une œuvre en commun, soit sur le plan de la recherche, soit dans l'ordre des publications. Il n'y a ni communauté, ni durée dans le système. Avec des moyens même réduits, en choisissant ses hommes, l'Institut catholique pourrait créer une « école » ou plutôt « des écoles ».) 3° L'Institut catholique devrait créer des centres d'études et de recherches dans des secteurs inexplorés par l'État. Cette manière de faire correspondrait à un courant très prononcé de l'actualité. L'Institut catholique pourrait directement susciter de tels foyers de recherche sur un plan qui intéresse à la fois le pays et la religion. Pour donner un exemple, la mise sur pied d'un « Centre d'Études et de Recherches Paysannes » serait d'une fécondité remar­quable. On y étudierait tous les problèmes de la terre sous un aspect jusqu'à présent scientifiquement négligé (la terre et la religion, la famille paysanne et les modes d'occupation du sol, la décentralisation industrielle au point de vue démographique ; la tradition et le progrès technique, la paroisse et la commune rurale dans l'évolution actuelle etc. etc.). De même tous les problèmes que soulève la vie moderne, au point de vue de son incorporation dans le Droit, donneraient lieu à de passionnantes recherches. De même encore la vue incomparable que possède l'Église, « la seule internationale qui tienne », sur un monde en ébullition, devrait permettre un enseignement hors de pair sur n'im­porte quelle forme de culture comparée. 4° Actuellement l'Institut catholique, en tant qu'Uni­versité libre, prépare surtout à la licence et néglige, par la force des choses, le doctorat. C'est le contraire qui devrait exister. La licence est, dans tous les domaines, une sorte de « primaire supérieur ». C'est du « primaire » en ce sens que c'est de la matière neuve à ingérer et qu'il est impossible de réfléchir profondément sur des rudiments. (Notre observation vaut pleinement pour le Droit, si elle est moins vraie pour les Lettres et les Sciences et discutable pour la Philosophie.) 52:110 A l'égard des étudiants préparant la licence, l'Institut catholique devrait jouer le rôle d'une sorte d'externat libre (comme dans le secondaire l'école Bossuet pour le lycée Louis-le-Grand, ou l'école Fénelon pour le lycée Condorcet). Étant donné que, pour les cours de licence, l'Institut catholique n'apporte rien de plus, rien de mieux et surtout rien d'autre que ce que fournit l'État, il se spécialiserait très heureusement, durant cette période, en mettant au point, de manière vraiment moderne, les conférences, les cercles d'études, les répétitions, etc., et en offrant biblio­thèques, salles de travail, visites, excursions, etc. aux étudiants que la monotonie de l'enseignement officiel lasse très rapidement. En doctorat, l'Institut catholique se rattraperait en offrant aux élèves ses propres cours, ses propres programmes et la valeur propre de maîtres qui dans leur spécialité vaudraient facilement ceux de l'État. Suivant la « classe » des maîtres on verrait se développer des foyers d'études intéressants ou, mieux encore, se créer des chaires véritables qui amorceraient les « écoles » dont nous parlions tout à l'heure. On rentrerait ainsi dans l'enseignement supérieur véri­table. 5° Enfin, l'Institut catholique devrait être, ce qu'il n'est pour ainsi dire pas aujourd'hui, le lieu de rencontre de la multitude de mouvements qui représentent la pensée chré­tienne. Il faudrait mettre un peu d'ordre dans les courants divers, reliés aux grands ordres religieux ou autonomes, mais tous coupés, en fait et surtout en esprit, d'un Institut catholique qu'ils considèrent comme désuet et voué à la mort. 53:110 Pour qu'une telle opération réussisse, il faut beaucoup de temps et de patience, la pression de l'autorité ecclé­siastique et l'attraction de l'Institut lui-même. C'est toute une politique à suivre. \*\*\* Ces vues rapides ont négligé la redoutable question, la question économique. « Avec quel argent » ? est toujours l'objection posée à toute réforme, même minime. Sans nous dissimuler la gravité du problème, nous ferons seulement quelques réflexions qui peuvent aider à le résoudre. 1° Puisqu'il est avéré que la voie dans laquelle l'Institut catholique est engagé est sans issue, tout retard apporté à l'examen de la situation ne fera que la compliquer. 2° Dans tous les pays, à toutes les époques et dans tous les domaines, c'est la vie qui précède l'argent, c'est la vie qui suscite l'argent -- et non pas le contraire. On peut penser que cette observation universellement vraie, l'est particulièrement pour le monde religieux. Quelque deux mille ans d'histoire de l'Église le prouvent. En conséquence il ne faut pas commencer par se casser la tête sur la question financière : il faut au contraire commencer par savoir ce qu'on veut et comment on refera de la vie profonde dans le secteur de l'intelligence catholique. 3° Outre que la formule « politique » de l'Institut catholi­que est morte, sa formule « économique » l'est aussi, et de manière indépendante. On n'aura plus d'argent, ni de l'État, ni des particuliers, « pour l'Institut catholique ». On aura de l'argent pour des chaires, des centres spécialisés d'études et de recherches. 54:110 Supposons un professeur de chimie qui s'avère un maître dans telle ou telle branche de sa science. Un comité est fondé pour lui assurer chaire, laboratoire et le reste : l'État, les industries intéressées, des mécènes étrangers, plus tard d'anciens élèves fournissent et fourniront les ressources nécessaires. Supposons encore un « centre d'études et de recherches paysannes », même chose : comité, ressources d'origine agricole, participations étrangères, etc. On objectera que même avec cette décentralisation budgétaire il restera toujours un organe central important à alimenter. Nous répondrons que ce noyau sera alimenté par l'ancien système et par une contribution des budgets décentralisés. La réforme de l'Institut catholique demandera, de toute manière, un très long temps. On ne saurait d'ailleurs l'envisager comme devant être rapide, car la rupture brutale d'habitudes invétérées aurait des effets catastrophiques. En fait, il importe d'abord que les Évêques protecteurs soient d'accord sur la politique à suivre. D'un mot nous dirons que l'Institut catholique ne doit pas suspendre sa formule à quelque ultime fétiche d'un monde qui s'en va, qu'il ne doit pas davantage se jeter tête baissée dans les errances du siècle, mais que, fort des leçons, des épreuves et des humiliations qu'il a subies, il doit résolument prendre le chemin qui lui est tracé par soir nom même : celui de la vérité et de l'éternité. C'est le seul qui ait un sens pour lui. Et c'est, en somme, aussi le seul qui ait un sens pour l'intelligence. Louis Salleron. 55:110 ### Progressisme et volonté de puissance par Marcel De Corte ON NE COMPRENDRA RIEN au déferlement du progres­sisme dans le monde moderne et dans l'Église contemporaine, si l'on n'en rattache pas le fait à la volonté de puissance dont tout être humain est travaillé. « *Nous savons par tradition au sujet des dieux, et par expérience au sujet des hommes que tout être, qu'il soit divin ou humain, va jusqu'au bout du pouvoir dont il dispose. Ce n'est pas une loi que nous ayons faite,* disent les Athéniens aux Méliens ([^1]) dans un discours que Thucydide nous rapporte, *ce n'est pas nous qui, les premiers, en faisons usage. Nous l'avons reçue du fond des âges, nous la mettons en œuvre aujourd'hui, et nous la transmettons pour toujours aux temps à venir*. » Progressisme et volonté de puissance sont chronologiquement solidaires. Les guerres révolutionnaires sont l'application des théories développées par la philosophie des Lumières et dans l'*Esquisse d'un Tableau historique de l'Esprit humain* de Condorcet, et le progressisme en est la justification. Le darwinisme est commun à l'impérialisme bourgeois du XIX^e^ siècle et à l'impérialisme prolétarien du XX^e^. Et voici que le teilhardisme devient sous nos yeux le drapeau de tous ceux qui rêvent d'associer l'Église aux formes démocratiques, nationalistes, socialistes et commu­nistes du totalitarisme. 56:110 Volontés de puissance des individus, des groupes, des peuples, des nations, des masses et des races, déployées au grand vent de l'Histoire majusculaire et de l'invincible Progrès, tel est le panorama que nous offrent l'actualité d'hier et celle de demain. Cette conjonction temporelle du progressisme et de la volonté de puissance ne se serait toutefois pas opérée si d'étroites affinités essentielles ne les rapprochaient l'une de l'autre. Le progressisme est la face idéologique de la volonté de puissance qui en est, à son tour, la face émotion­nelle. Tous deux forment l'avers et le revers d'une même constitution d'esprit. Cela se démontre, ou plutôt cela se montre facilement. **I. -- **Si l'on appelle progressisme le système de pensée qui conçoit le monde et l'humanité comme soumis à une « évo­lution », continue ou discontinue, qui les entraîne inéluc­tablement vers des formes de perfection de plus en plus achevées, selon une loi d'unification et de complexification croissantes, il est clair qu'une telle conception de la nature et de l'histoire convient parfaitement à la volonté de puis­sance. Une réalité qui n'est plus que devenir, changement sans chose qui change et persiste en deçà de tous les changements, est plastique et malléable par définition. Elle est même plasticité, malléabilité pures, sans rien, rigou­reusement rien en elle qui puisse contrarier la force qui prétendrait la saisir, en capter l'élan, l'utiliser à son profit, imprimer à soir cours son droit de propriété et de direction. La volonté de puissance ne rencontre, ici, aucun obstacle à son emprise ou à son empire. 57:110 Son rapport à l'évolution est celui de la machine emboutisseuse à la matière fluide et ductile dont elle détermine la configuration. Un univers composé de substances qui ne changent point, une huma­nité où la nature de l'homme demeure, au moins virtuelle­ment, identique à sa définition, une pensée qui soumet ses actes à la régence du principe d'identité, une création où les êtres et les choses sont ce qu'ils sont et ne peuvent être ce qu'ils ne sont pas, résistent au contraire à la volonté de puis­sance, si contraignante qu'elle soit, Celle-ci peut sans doute s'étendre à l'extrême et resserrer son étreinte, elle se heurte en fin de compte aux grandes lois qui régissent le réel et dont l'inflexible permanence enraye son invasion. L'obser­vation la plus rudimentaire et l'expérience historique en témoignent : dans un monde stable, où les êtres et les choses ont une assiette solide, une situation ferme, des racines fortes, la volonté de puissance est vouée à l'échec au bout d'un temps plus ou moins long qui varie avec la nature des lieux où elle s'exerce, avec le caractère des hommes qu'elle assujettit. « Mes soldats eussent été parfaits, écrivait Napo­léon, s'ils n'avaient eu ni famille ni patrie », si aucun lien en eux avec un point fixe dont dépendait leur être, n'avait empêché les conquêtes de l'Empereur de s'étendre toujours plus loin. Mais si nous imaginons un monde et une humanité en évolution perpétuelle, en révolution permanente, si nos esprits sont convaincus, d'une manière ou d'une autre, que le cours du devenir est soumis à un déterminisme inéluc­table qui les emporte dans un progrès infini, il suffit à la volonté de puissance de prendre la tête de la course pour entraîner à sa suite les âmes que ce progressisme mystifie. En s'établissant à la pointe de l'évolution, elle fait corps avec la nécessité qui engendre l'avenir et se dissimule sous son mouvement. Il résulte de là que plus la volonté de puis­sance sera progressiste, plus elle est assurée de se perpétuer. 58:110 Les ressorts de son pouvoir sont le rejet du passé et l'exaltation du futur. La recette est infaillible. Comment les hommes impatients d'entrer dans un avenir étincelant de promesses, ne se laisseraient-ils pas guider par la volonté de puissance qui les adjure de se grouper autour d'elle pour hâter la venue des « lendemains qui chantent » ? Le cri du progressisme et de la volonté de puissance qui l'anime n'est pas *sursum corda*, mais *en avant,* et plus la perspective est vaste, illimitée, fantastique, plus il faudra faire appel à l'imagination pour en soutenir le mirage et pour assurer au progressisme et à la volonté de puissance visionnaire leur domination sur les esprits. Autrement dit, le progressisme et la volonté de puissance qui lui est associée sont inséparables du déclin de l'intelligence et, corrélativement, de l'ascension des mythologies les plus aberrantes. Là où les mythes de l'évolution et de la révolution savam­ment entretenus par la volonté de puissance ont abêti les esprits et ameuté les imaginations, les faits les plus écla­tants peuvent proclamer l'inanité des assurances prodi­guées : leur voix haute et salutaire n'est pas entendue, pour la bonne et droite raison qu'il faut des oreilles pour enten­dre. A la faculté sensible d'ouïr le réel s'est substituée l'au­dition des voix intérieures qui recouvrent le cri de la réa­lité offensée. L'homme s'installe dans l'univers fabuleux que son imagination construit et qui remplace la nature exilée. Le processus de mystification est si puissant qu'il se greffe sur l'arbre de la science et de la technique et qu'il se nourrit de sa sève, métamorphosant en magie et en sortilèges les connaissances positives qu'il absorbe. Ainsi l'homme déraciné du réel et installé à demeure dans la fiction se montre incapable de contrôler la véracité de la volonté de puissance qui l'a séduit et à laquelle il s'abandonne désormais sans retour. 59:110 Il est donc vain d'opposer au progressisme le démenti des faits puisqu'il se place délibérément, lui et ses adeptes, en dehors des données de l'expérience. S'il n'est pas excessif de ramener le progressisme à ses deux formes profanes, la démocratie et le communisme, on peut dire que ces régimes sont purement et simplement imaginaires. Et ce n'est nullement un paradoxe. Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple a presque complètement disparu de la planète et son absence effective est corrélative à sa présence nominale. La démocratie n'a du reste jamais pu exister que dans des aires géographiques restreintes et peuplées d'un nombre rela­tivement petit d'habitants ; ainsi la cité grecque, la com­mune médiévale, le canton suisse. L'expérience politique et, par suite, la bonne solution des problèmes politiques qui se posent, exigent que ces conditions président au fonction­nement de la démocratie réelle. Que si l'on admet comme démocratique le système de la délégation des pouvoirs à des représentants du peuple, encore faut-il ne pas être dupe de cet artifice juridique : l'histoire contemporaine montre que le régime parlementaire n'a jamais pu fonctionner démocra­tiquement et qu'à mesure où l'observation en précise la nature en deçà du nuage de mots dont il s'enveloppe, il se révèle n'être qu'un décor de théâtre dont les acteurs réels sont tous, quels qu'ils soient, aussi différents que possible de Démos. Il est parfaitement impossible que la démocratie existe autrement que sous la forme d'une volonté de puis­sance déguisée qui en projette l'image dans les esprits et, dans les institutions. Mais derrière l'image, il faut chercher les forces réelles qu'elle voile et derrière le roi fainéant les maires du palais. 60:110 Le cas du communisme est analogue. Il est manifeste que le communisme n'existe pas et qu'il est de son essence même de ne pouvoir exister, sauf à l'intérieur de la pensée qui l'imagine et qui, faute de pouvoir le traduire dans le présent, en recule la réalisation dans un avenir toujours reporté. Le communisme réel n'est pas la propriété collec­tive des biens de production, mais la somme des privilèges reconnus à ce que Djilas appelle la nouvelle classe diri­geante. Il n'est pas l'anémie croissante de l'État, mais son développement cancéreux. Il ne libère pas l'homme de toutes ses aliénations, mais l'aliène dans le « gros animal » dont il devient l'adorateur et l'esclave. \*\*\* Ces évidences solaires, les hommes d'aujourd'hui ne les voient pas, se refusent de les voir, tant ils sont la proie des mythes que la volonté de puissance prodigue sous leurs yeux éblouis. Le progressisme est l'instrument perfectionné de cette mystification. Il revient au fond à promettre à l'homme l'absolu dès ici-bas, le pays de cocagne, le paradis terrestre, et à les persuader que les sociétés, les États, les sciences, les techniques, les arts, les religions, dans un irré­sistible élan, s'emploient à le déifier. Ce n'est pas en vain que le christianisme a, pendant deux millénaires, promis aux hommes qui se convertiraient au vrai Dieu une partici­pation réelle à la vie divine et un accès au surnaturel, au delà même des possibilités de la nature humaine. L'eschato­logie des « nouveaux cieux », de la « nouvelle terre » et de l'achèvement du salut dans la Parousie s'est d'autant plus rapidement rabattue dans l'existence charnelle et tempo­relle que l'aspiration de l'homme à l'infini, longtemps con­tenue en de strictes limites par la prudence grecque et par le dogme chrétien conjugués, a explosé en chaîne à travers l'anthropocentrisme, le culte de la conscience, le libre exa­men et la fureur de l'autonomie que la Renaissance, la Réforme et la Révolution inaugurèrent dans l'histoire de l'humanité. L'homme érigé en mesure de toutes choses, selon la ruineuse promesse des sophistes, introduisit par­tout dans sa pensée comme dans ses mœurs, dans le monde matériel comme dans la société, la démesure du ferment chrétien sécularisé et corrompu. Il devient ainsi continuelle­ment *autre que ce qu'il est* et, comme il lui est impossible de franchir les bornes de la condition humaine, il se rue hors de son être dans l'illusion, il s'aliène dans l'imagi­naire, il se fond dans le mythe du devenir à l'infini. 61:110 Rien n'est plus facile à conduire par le bout du nez qu'un homme ainsi mystifié. Ne laissant pas d'appartenir au règne animal, on en obtient tout ce qu'on veut par un dressage approprié, par une domestication bien conduite selon les principes de Pavlov. Il suffit de prononcer tel mot, tel slogan pour susciter en lui le réflexe d'action adéquat qui témoigne de sa docilité et qui renforce son allégeance à la volonté de puissance dont il est l'esclave. Le propre de l'homme mysti­fié est en effet de vivre -- si l'on peut dire -- dans un uni­vers de mots dépouillés de leur correspondance aux réalités qu'ils signifient et qui ne renvoient plus qu'à des entités ima­ginaires. En axant l'homme sur l'avenir de l'homme, comme le fait le progressisme, en le coupant de ce qui fut et de ce qui est pour l'enfermer dans la représentation du futur qui n'est pas, on le soustrait merveilleusement à la présence du réel. On le laisse ainsi en face de mots et d'images ver­bales qui tiennent lieu pour lui de monde réel et qui -- dé­clenchent sa motricité avec une sorte d'automatisme. 62:110 La volonté de puissance est ainsi la maîtresse absolue de quiconque à qui elle inocule le progressisme. La formidable inflation verbale dont souffre notre époque, plus en­core que de l'inflation fiduciaire, n'a pas d'autre cause. La volonté de puissance paie l'homme de mots, et le mot qui agit souverainement sur l'homme est précisément celui qui désigne l'être dont il a banni la réalité transcendante : Dieu, l'être que l'homme ne peut pas être, sauf en imagination. En persuadant l'homme moderne qu'il bâtit un « monde nouveau » s'arrogeant de plus en plus les attributs de la divinité, le progressisme l'attire graduellement en dehors du réel et l'englue dans un système verbal dont la volonté de puissance possède la clef. Le progressisme est prisonnier du réseau de mots que sa propre conception imaginaire du monde et de l'homme sécrète autour de lui et qui lui interdit toute communication avec le monde des êtres et des choses dont la réalité le dépasse et ne dépend pas de lui. Le seul monde que le progressiste comprenne est celui de son propre verbe qui tente de se faire chair dans ses propres construc­tions, un monde artificiel fait de paroles, d'images, de papiers, de lois, de règlements, d'institutions, etc. un monde factice qui le reflète en tant que séparé du monde réel et qui ne reflète que lui, un monde de signes et de signes de signes où l'homme se contemple pour ainsi dire en des milliers de miroirs, en ne renvoyant qu'à lui-même. Il est clair que, d'un homme de ce type, aussi nombreux aujourd'hui que le sable de la mer, la volonté de puissance peut faire tout ce qu'elle veut, puisqu'il est incapable de juger, c'est-à-dire de conformer sa pensée au réel. Qui­conque désire que le monde, à travers le devenir, soit con­forme à ses pensées et à ses exigences, est la proie de la volonté de puissance qui se proposera pour réaliser son dessein. L'homme dévoré par la subjectivité est un pauvre hère qu'elle conduira sans peine à sa guise pourvu qu'elle en proclame sans trêve le droit à l'indépendance et qu'il en entende seulement le nom. Privé de l'humble critère de la réalité objective qui lui permettrait de faire judicieusement obstacle à la volonté de puissance, d'en ralentir les effets et d'en hâter la chute, il participe au caractère malléable du devenir auquel il se réduit. 63:110 Les prosélytes du progressisme se recrutent du reste chez les victimes de la volonté de puissance, séquestrés par celle-ci dans la subjectivité et dans la caverne du verbalisme. Les adolescents, les adultes qui n'ont pas liquidé leur crise de puberté, les songe-creux de toute espèce dont Nietzsche assure que leur idéal est leur lacune, les « intellectuels », ou prétendus tels, calfeutrés en leur pensoir et qui s'ima­ginent transformer le monde par la grâce de la salive et de l'encre, la foule innombrable des hommes qui ne sortent jamais de leur moi, les personnages sans personnalité qui sont perpétuellement en représentation, les déracinés, etc., sont voués, dans la mesure où ils s'imaginent autonomes, à l'hétéronomie de la volonté de puissance qui les subjuguera. La civilisation contemporaine dresse entre eux et ce qui reste encore de réalité un écran de plus en plus opaque d'in­formations audio-visuelles qui fabriquent, au sens le plus fort du terme, une pseudo-connaissance des événements et de l'histoire dans laquelle leur vie est immergée. Jamais siècle n'a été plus assujetti que le nôtre au mou­vement de l'Histoire, et jamais siècle n'a été plus dédai­gneux de la vérité historique. Non seulement la vérité est travestie au point de n'être plus, selon le mot fameux d'une des maîtresses de Byron, que « ce que l'on dit au moment où, l'on parle », mais elle est, sinon fabriquée de toutes pièces, infléchie et gauchie selon les exigences de la volonté de puissance qui transforme, grossièrement ou subtilement, l'information en déformation. 64:110 C'est un fait d'une importance extraordinaire et qui sera bientôt le *problème* intellectuel et spirituel de notre époque, que LE NOMBRE DES HUMAINS QUI ONT UNE CONNAISSANCE DIRECTE ET PERSONNELLE DES QUESTIONS ESSENTIELLES QU'ILS SONT APPELÉS A TRANCHER DANS LA VIE, DIMINUE DE JOUR EN JOUR. Si toute pensée, digne de ce nom, se définit par sa correspondance à une réalité sensible ou intelligible dûment expérimentée et vécue par celui qui pense, il faut bien avouer qu'en dépit des appa­rences, la pensée est aujourd'hui devenue une denrée raris­sime. Ce sont des « pensées » toutes faites, préfabriquées par composition, décomposition et recomposition d'une réa­lité dont on ignore délibérément la nature, qui circulent par relais, à travers une série d'intermédiaires où son adulté­ration se poursuit, et constituent ce monstre qu'on appelle l'opinion. Ce sont en particulier les faits religieux, sociaux, moraux et politiques qui subissent ce traitement et qui sont dénaturés, dégradés, faussés, falsifiés, sophistiqués, ma­quillés ou même avilis au point de signifier leur contraire, alors qu'ils gardent intacte leur carapace nominale. Il n'est pas un mot de ce vocabulaire qui n'ait été travesti. Une en­quête philologique sur l'emploi des mots : justice, liberté, paix, etc., confirmerait cette constatation que chacun peut faire à vue de nez chaque jour. Ni la science, comme on l'a vu, ni la philosophie, ni la théologie n'échappent à cette opé­ration qui les transforme en mythes et en sophismes dont la seule finalité est l'illusoire exaltation de l'homme et de ses appels, requêtes, prétentions, revendications de toute espèce que la volonté de puissance monte en épingle, grâce aux moyens de communication dont elle dispose, et qu'elle satisfait verbalement afin d'assurer et de maintenir sa pré­potence. 65:110 C'est un fait, aussi important que le premier et qui lui est du reste corrélatif, que l'expression de l'acte intel­lectuel, avec tout ce qu'elle comporte de nécessités matérielles onéreuses, dépend de plus en plus de la volonté de puissance des individus, des groupes, des États, qui s'arrogent le pouvoir d'en déterminer le contenu, indépen­damment de sa relation au réel ou de sa vérité. \*\*\* La prolongation de la scolarité jusqu'à la fin du Secon­daire et, bientôt, jusqu'au terme des études universitaires, agit dans le même sens. Elle tient la jeunesse dans un état d'adolescence prolongée, d'inexpérience chronique et de cérébralité quasi maladive, qui la dispose, ainsi qu'en témoi­gne la formation qu'elle reçoit dans tant de pays, à substi­tuer des représentations mentales à la vivante présence du réel et à modeler celle-ci selon des moules théoriques et des formules dont la roideur lui répugne. *On peut désormais* « *savoir *» *sans avoir la moindre expérience des êtres et ; des choses dont on parle. On peut même* « *enseigner *» *ce* « *sa­voir *» *sans s'aviser de cette carence*. J'ai connu un écono­miste, invétéré citadin, qui dénouait avec aisance tous les problèmes agricoles dans son cabinet, sans jamais être entré dans une ferme... La volonté de puissance manœuvre sans difficulté de tels esprits sevrés de toute attache et de tout commerce avec la nature et avec les sociétés réelles où se déroule l'existence quotidienne des hommes et où se distille l'expérience humaine. Le progressisme est le cadre de pen­sée et d'action privilégié de la plupart d'entre eux dans la mesure où ils transportent la maîtrise qu'ils possèdent en tel secteur particulier de la science dans l'art de se conduire soi-même et de diriger les affaires publiques. Leur savoir est alors la forme *a priori* à laquelle ils obligent le réel de se conformer d'une manière mécanique, par contrainte rapide, par mutation brusque et par révolution, s'ils sont de tempérament violent, par approximation graduelle, par évolu­tion contrôlée, s'ils sont plus « libéraux ». 66:110 Ils sont ainsi pré­parés à devenir le siège et la victime de la volonté de puis­sance qui flattera en eux leur stérile ambition de dominer le monde et vers laquelle ils se tourneront pour en obtenir les moyens, sans remarquer qu'ils en sont les obligés. \*\*\* Pour ses *Préliminaires à la Mythologie*, Alain a fortement souligné le lien qui existe entre l'infantilisme de la pensée et la spéculation idéaliste, bourdonnante de mots et de songes, pour laquelle il n'est point d'au-delà de la pensée : « Un homme est fort souvent plus occupé et plus assuré de choses absentes et même de choses imaginaires, que du spectacle qu'il a devant les yeux. Le plus fameux des idéalistes, Ber­keley, et un des plus fous, était un évêque, à qui le dîner venait tout fait ; et le plus fort est que cet évêque alla en Amérique pour une mission à fonder, n'y réussit point, et revint, toujours doutant de la rugueuse existence des choses ; mais c'est qu'aussi il fut porté par un navire où il n'était point matelot, et son travail d'évêque était de persuader par des paroles que ce monde de choses n'est pas un monde de choses. Cet exemple fait caricature, mais combien d'hommes ignorent que les choses n'attendent pas et n'ont point pitié ! L'idéalisme est un état d'enfance. » Or le progressisme est idéaliste dans sa prétention d'engendrer « un monde nouveau », « une société nouvelle », « un homme nouveau ». La thèse fondamentale de l'idéalisme est en effet de poser l'être, non plus comme réalité indépendante de l'esprit, mais comme construction de la pensée autonome. L'idéalisme, d'autre part, doit devenir évolutionniste ou révolutionnaire pour que le sujet pensant échappe à la radicale solitude où il l'enferme. 67:110 La raison individuelle se dilate ici en raison universelle de manière à englober tous les hommes en sa sphère et parvenir à l'unanimité. Cela ne peut se faire qu'à travers la rationalisation progressive des conduites mentales et morales, opérée par la science et par l'éducation, ou encore à la suite du renversement des conditions sociales qui en­travent l'instauration de rapports humains rationnels. C'est exactement l'analogue du comportement infantile. Faute de pouvoir connaître immédiatement le monde réel et de communiquer avec lui, l'enfant projette autour de lui-même l'univers de son imagination. Il dilate son âme Jusqu'aux limites du royaume de ses songes et la confond avec l'âme du monde qu'il bâtit. Ainsi entre-t-il en rapport avec un monde féerique d'êtres et de choses qui le fait sortir de son isolement. La seule différence qui sépare l'enfant de son homologue adulte est que le premier édifie spontané­ment et périodiquement les architectures ludiques que le second prend au sérieux et transpose en termes de ratio­nalité. C'est de la sorte que l'enfant supplée à sa faiblesse devant la réalité qui lui résiste : en construisant des structures ima­ginaires où il se prouve à lui-même sa puissance. L'idéaliste et le progressiste -- c'est tout un -- sont logés à la même enseigne : leur incapacité à saisir le monde des essences stables et des vérités permanentes les incite à forger un univers de formes rationnelles où règne l'activité plastique de leur *Wille zur Macht.* Rien ne déchaîne plus le senti­ment de puissance que de contempler ses propres pensées, servantes dociles de l'esprit qui les a procréées, dans les­quelles se condense désormais la réalité authentique dont la matière fluide de l'être extérieur recevra insensiblement ou drastiquement l'empreinte. L'idéalisme progressiste con­duit droit au fanatisme. 68:110 Pour n'être pas exclus du monde réel par leur anémie vitale, ses adeptes durcissent leur vision interne du monde et l'enfoncent avec opiniâtreté dans un univers extérieur préalablement réduit à l'état de chose ductile, coulante et malléable. La matière dont sont tissées les fantaisies enfantines est aérienne et souple. Le monde et l'homme sur lesquels s'exerce le sectaire doivent être pa­reillement fusibles, pâteux et mous, pour qu'ils ne puissent échapper à sa volonté de puissance. C'est pourquoi le pro­gressiste, surtout s'il est un chrétien, est dur, impitoyable. Le domaine où il établit sa prépondérance doit être aussi mobile que possible, toujours prêt à obéir à ses ordres et à s'adapter à ses désirs. Mais comme il doit sauver les appa­rences et déguiser ses desseins, il déclarera le mobilisme caractéristique essentielle de l'être et l'évolution loi de l'univers. Ainsi la nature tout entière conspire-t-elle avec lui à fonder son empire. Le secret tout ordinaire, facile à comprendre, de la volon­té de puissance, est donc l'impuissance de l'être débile demeuré intellectuellement et spirituellement impubère, orphelin du réel et monarque de ses songes, qui compense un destin qu'il n'accepte pas et qu'il estime intolérable. Un monde livré aux volontés de puissance n'est donc pas seule­ment comme le croit l'opinion courante, un champ de ba­taille, il est surtout un monde de dupes, d'attrape-nigauds, de comédiens et de fripons, qui tentent à qui mieux mieux de se cacher les uns aux autres leur impuissance sous un voile quelconque d'illusion. Il se crée ainsi une sorte de hié­rarchie dans la tromperie, dans l'art de faire passer l'appa­rence pour la réalité. Les uns sont dupes d'eux-mêmes, les autres manœuvrent les dupes, mais en s'abusant inévita­blement sur leur pouvoir : une force simulée ne va jamais loin. Entre ces extrêmes, tout un éventail se déployé de mystificateurs mystifiés, qui serait bien le spectacle le plus bouffon du monde si le mensonge, en s'affublant du masque de la vérité, n'avilissait pas tragiquement ce qu'il y a au monde de plus sublime et de plus saint. \*\*\* 69:110 **II. -- **La fonction sacerdotale est sans doute celle qui incite le plus à la volonté de puissance l'homme abandonné à lui-même, parce qu'elle est en soi la plus haute des activités humaines, celle qui entre en relation permanente et privilé­giée avec la Puissance qui transcende toutes les autres et dont elle transmet aux hommes, sous diverses formes, le rayonnement. Le prêtre peut, par un simple déclic intérieur de la volonté, par l'habitude qu'il acquiert de manier cette Force, la vouloir pour soi et, par elle, dominer les autres hommes. L'histoire du clergé de toutes les religions révèle que la cléricature est l'état d'élection de la théocratie, sys­tème de gouvernement dont les membres, constitués en caste, jouissent d'un pouvoir théoriquement et parfois prati­quement illimité. Flavius Josèphe déclare que le peuple juif vivait sous ce régime et il n'est sans doute pas exagéré d'estimer que toute son histoire est celle de la tension entre les énergies religieuses montantes qui jaillissaient de personnalités élues par Iahweh, tels les patriarches et les prophètes, et le prurit de domination temporelle dont les princes des prêtres étaient trop souvent animés. L'offrande du pouvoir sur tous les royaumes de la terre que repoussa le Christ avant d'entrer dans Sa vie publique, n'a pas toujours été rejetée avec la même vigueur par les clercs au cours des deux millénaires d'histoire du Christianisme. Ce n'est toutefois là qu'une épreuve mineure auprès de la tentation subtile, profonde, mortelle pour le prêtre, de concurrencer les volontés de puissance qui sévissent dans le monde moderne. 70:110 La puis­sance réelle qui lui a été dévolue par le sacrement de l'ordre, et qui est du reste corrélative à sa totale soumission à la puissance divine, se dégrade alors en carapace sous le cou­vert de laquelle s'avance une volonté de puissance d'autant plus destructive de toutes les valeurs qu'elle s'exerce au nom de l'amour dont le Christ est venu apporter la loi au monde. Il ne s'agit plus ici d'une volonté de puissance qui vise à la domination pure et simple, mais d'une volonté de puissance qui épouse les contours de toutes les autres volon­tés de puissance, se laisse soulever par elles et, en revanche, en consacre et en justifie au nom du spirituel et de l'Évangile, la qualité historique. Le fait, pour une volonté de puissance sacerdotale, de se greffer sur une autre volonté de puissance pour en pomper la sève et pour la légitimer, simultanément, est de toute évidence un aveu implicite d'infirmité. Toute volonté de puissance s'accompagne du reste, ainsi que nous l'avons vu, d'une impuissance pathologique, pour qui en est le siège, à occuper sa place dans l'ordre universel et à consentir à sa propre destinée. La question se pose donc de savoir pour­quoi la volonté de puissance sacerdotale a revêtu cette forme parasitaire, au lieu de se déployer, comme elle l'a toujours fait, dans la ligne d'horizon de la théocratie temporelle défi­nie par Grégoire VII au Synode romain du 7 mars 1080 : « Afin que l'univers comprenne et sache que, si vous pou­vez lier et délier dans le ciel, vous pouvez semblablement sur la terre, selon les mérites de chacun, donner et reprendre les empires, les royaumes, les principautés, les comtés, les duchés, les marquisats et tout ce que possèdent les hommes. Car si vous jugez des choses spirituelles, combien grande doit être votre autorité sur les choses du siècle. » 71:110 La réponse est formellement donnée dans l'histoire des der­niers siècles : la volonté de puissance des clercs a vu l'im­puissance qui la commande s'accentuer, en raison de la diminution de la distance entre le clerc et le laïc que la Réforme a produite et qui a exténué le prestige de l'aristo­cratie sacerdotale dans une moitié du monde chrétien, à cause du déplacement de la conception de la vie humaine du théocentrisme à l'anthropocentrisme qui s'amplifie à la Renaissance, et surtout à la suite de la rupture de toutes les relations entre le sacré et le profane dans la vie sociale et politique, puis, plus lentement, mais avec des résultats aussi accusés, dans la vie individuelle, que la Révolution a opérée et qui a provoqué l'apparition d'un athéisme militant ou pratique à prétention universelle. La volonté de puissance telle qu'elle se manifeste chez certains clercs n'est plus celle d'une marée qui tente en vain de submerger les terres, mais du bouchon qui se maintient à la crête de la vague et prétend la diriger. La laïcisation de la société et de l'État que la Révolution a poursuivie avec opiniâtreté a eu une influence sur le com­portement des clercs dont la profondeur n'a pas fini de nous étonner. Pour la première fois dans l'histoire, le prêtre a été banni de la société des hommes qu'il a pour mission de sauver. Sans doute, en un certain nombre de pays dits libéraux, la liberté des cultes l'autorise à exercer son apostolat, mais la structure de la société ne lui laisse aucune place déterminée et reconnue en tant qu'homme, de Dieu. Tout se passe comme si le prêtre était un être asocial, sinon même antisocial, dans les sociétés qui font profession d'athéisme. 72:110 Il est normal, si l'on peut dire, qu'il en soit ainsi. La société qui a succédé à celle de l'Ancien Régime n'a en effet de société que le nom. La société d'Ancien Régime était une société réelle, constituée d'individus intégrés par la nais­sance, la vocation, la profession, le milieu, dans des communautés naturelles, tissée de relations interhumaines indépendantes de la seule volonté des hommes, étagée en une hiérarchie qui permettait aux citoyens de communiquer visiblement et effectivement entre eux puisque l'échange im­plique de soi la différence. La société qui a suivi la chute de l'Ancien Régime est au contraire une « dissociété », com­posée d'atomes rigoureusement égaux et qui, en tant qu'égaux, n'ont rigoureusement rien de proprement social à se transmettre les uns aux autres et, se trouvant sans lien entre eux, sont incapables de faire société autrement que par un contrat toujours révocable. Une telle « société » est formée de groupements qui se font et qui se défont sans cesse au gré des volontés individuelles. Elle est ainsi entraî­née dans des courants confus qui justifient le mot d'Aris­tophane : « Tourbillon est Roi ». Elle n'existe qu'en imagi­nation et sa réalisation ne peut-être que reportée dans l'ave­nir. S'il n'y a pas de société, il faut en conclure qu'il n'y a pas davantage d'être social. Ainsi qu'il arrive toujours, l'usage intempérant du mot social et de ses dérivés indique que la réalité qu'il signifie a disparu. On ne parle d'une fonction naturelle qu'au moment où elle est ébranlée ou bloquée. Or le prêtre est l'être social par excellence. Il appartient non seulement à la société surnaturelle qu'est l'Église, qui se proclame à juste titre « parfaite » parce qu'elle est sus­pendue à ce bien commun immuable : le Christ, qui s'est sacrifié une fois pour toutes pour le rachat de l'humanité, mais encore à la société profane dont l'Église assure la sta­bilité, l'équilibre et le jeu des relations internes en formant l'homme complet, tel qu'il est aux yeux de Dieu, son Créa­teur et son Rédempteur, et en perfectionnant en lui la ressemblance divine. 73:110 A ce titre, l'Église est assurément conser­vatrice des rapports naturels qui se nouent entre les hommes. Le prêtre en rappelle l'immuable nécessité, tantôt par son enseignement, à travers les diverses formes qu'ils peuvent revêtir au cours de l'histoire. L'homme de Dieu, l'homme de « Jésus-Christ répandu et communiqué », est social en vertu du sacrement qu'il a reçu et qui l'érige en intermé­diaire entre Dieu et les hommes, il l'est encore en vertu de la Grâce qui n'abolit pas la nature, mais la surélève. Par toute l'énergie surnaturelle dont il est investi, de toutes les forces naturelles dont il dispose, le prêtre répond de toutes les valeurs sociales, des plus hautes aux plus com­munes. S'il renonce à la communauté familiale où le social s'enracine par en bas, c'est précisément pour entrer en commerce permanent avec Dieu où le social s'enracine par en haut et se suspend à une inébranlable clef de voûte. Sous l'Ancien Régime, le clergé se trouvait en présence de sociétés naturelles et semi-naturelles et de l'État qui les couronnait. Avec la Révolution, il est désormais en face d'un État et d'individus dont l'État est contraint d'assurer l'union. Il était considéré comme un corps social à côté d'autres corps sociaux qui limitaient ses déploiements possibles de puissance. Il est dorénavant poussière et le prêtre un grain parmi d'autres. Sans doute, dans les circons­tances les plus favorables, l'Église peut-elle encore exercer son influence bénéfique sur les structures sociales qui ont sporadiquement survécu, vaille que vaille, à l'ébranlement révolutionnaire. Mais il est clair qu'en proportion où ces réserves sociales s'épuisèrent, l'activité sacerdotale débou­cha de plus en plus sur le vide et ne rencontra plus, en fin de compte, que l'évanescente conscience individuelle où la logique du nouveau régime prétendait du reste colloquer la religion. 74:110 Aussi la première réaction de l'Église, fut-elle de tenter la résurrection de l'Ancien Régime dans la forme qu'elle lui avait toujours connue et qui paraissait inséparable des noyaux sociaux subsistants dont la présence est nécessaire à la diffusion de la Grâce puisque la semence divine ne germe pas sur la pierre. On sait la suite : le Christianisme recule partout. L'action du prêtre dans une « société » qui n'est plus guère que nominale s'enlise en effet dans le sable. L'Évangile ne peut se répandre qu'à mesure où une société saine se reconstitue et pour autant que des liens sociaux durables se rétablissent entre les hommes. L'expérience historique montre que cette restauration -- la vraie -- commence par la famille, communauté de destin par excellence sans laquelle, la communauté sur­naturelle ne pourrait s'édifier. « *Il faudra donc commencer par refaire les familles, ainsi que l'observe justement le Souverain Pontife,* écrivait Mgr Montini, prosecrétaire d'État de Pie XII, au Cardinal Siri le 10 septembre 1954, *si l'on veut sortir d'une façon durable de la crise actuelle et si, encore une fois, on ne veut pas travailler en vain *», car la famille importe au plus haut degré « *à l'ordre social et à la vie même de l'Église *». Il faut bien avouer que ces paroles n'ont guère eu d'écho dans le clergé. La crise de la société, inaugurée par la Révolution, aujourd'hui comme hier et comme voici près de deux siècles, déroule implacablement ses conséquences pour n'avoir point été jugulée à l'endroit précis où elle pouvait l'être et dont la hiérarchie ecclésias­tique nie parfois l'importance essentielle. N'avons-nous pas vu et ne voyons-nous pas encore, en Belgique par exemple, les droits de la famille foulés aux pieds en matière linguis­tique, avec l'approbation tacite du haut clergé, tandis qu'un terrible et totalitaire « droit du sol » le remplace aux applaudissements de nombreux clercs, sans susciter dans l'Église la moindre réprobation ? 75:110 L'échec de l'Église au XIX^e^ siècle fut d'autant plus grave qu'il s'accompagnait d'une autre tentative où la volonté de puissance ecclésiastique allait se donner libre cours. Au lieu de faire retour à l'ancienne société définitivement disparue, un certain nombre de clercs, inquiets, comme les autres auxquels ils s'opposaient, du vide social qu'ils ren­contraient devant eux, se proposèrent, à l'exemple des révo­lutionnaires, de bâtir une société nouvelle à partir de la seule société qui existait encore à leurs yeux : l'Église, exemplaire parfait de toute organisation sociale. Lamennais fut, comme on sait, leur coryphée. Reconstruire le monde écroulé d'après l'archétype religieux, en faisant appel aux énergies surnaturelles du prêtre détournées de Dieu vers la société nouvelle, fut d'abord leur dessein. Celui-ci, trop visiblement théocratique ou hiérocratique, ne rencontrant guère de faveur, ils n'abandonnèrent pas leur propos de transposer le Royaume de Dieu en ce monde, mais ils en lièrent la réalisation aux forces révolutionnaires qui s'effor­çaient d'édifier la société de l'avenir, persuadés que l'oppo­sition entre la Révolution et le Christianisme n'était qu'acci­dentelle et se révèlerait identité profonde. Lamennais et ses successeurs devaient évidemment se heurter dans leur tentative au principe qui régit le monde de la Création et celui de la Rédemption : *gratia naturam supponit*, la Grâce suppose la nature. Il est impossible, rigoureusement impossible, que le surnaturel produise le naturel. Il faut donc recourir à des énergies profanes, quitte à les « baptiser ». Il faut identifier Révolution et Religion. Les forces révolutionnaires, à leur tour, sont incapables de fonder une société véritable sans s'imprégner de mysticisme, sans être soulevées par un élan religieux : la société véritable est donnée dans la nature de l'homme qui est l'œuvre de Dieu et l'homme ne peut l'édifier sans se créer lui-même et se prétendre Dieu. 76:110 La théocratie religieuse qui apparaît au XIX^e^ siècle n'a plus rien de commun avec celle du Moyen-Age : elle coïncide avec « l'anthropocratie » révolutionnaire. Elle est une « anthropothéocratie ». La traduction temporelle du message évangélique met le sur­naturel sur le même plan que le naturel, comme un texte à côté d'un autre texte : elle les identifie dans la religion de l'Homme devenu Dieu, démiurge du monde nouveau et sauveur de l'humanité nouvelle. Dans une société différenciée selon le système des ordres, il était sans doute possible au clergé d'envahir indûment le temporel au nom du spirituel, mais la reconnaissance de l'Église comme puissance incarnée dans le temporel modé­rait cette ardeur. Le fait, pour le clergé, d'être considéré socialement comme le dispensateur et l'économe d'un bien surnaturel commun à tous les membres de la cité et comme le mainteneur des relations naturelles entre les hommes, lui octroyait une place éminente dans la société, la déférence du monde, les honneurs publics. Ce qu'il y a toujours d'humain chez le clerc, et que seule évacue la sainteté obsti­nément désirée, trouvait une large et substantielle satis­faction. En termes psychologiques, on peut dire que la volonté de puissance présente en tout homme et dont le clerc n'est nullement indemne, trouvait une issue. Toutes les sociétés antérieures à la nôtre ont du reste intégré le clergé à leurs structures : un clergé exilé de la communauté accu­mule par refoulement une charge d'explosif spirituel dont la puissance est infinie puisqu'elle se déclenche au nom de la divinité. Lamennais et ses émules ont été de la sorte gratifiés d'une volonté de puissance qui a précipité son allure dans des proportions que nous ne pouvons qu'à peine mesurer : 77:110 elles s'accentuent encore sous nos yeux dans la décomposition persistante de toutes les formes naturelles de la société inaugurée par la Révolution et dans la fabrication de sociétés artificielles que la ruse ou la force continuent sans cesse d'imposer aux êtres humains, Le surnaturel, s'il ne surélève pas la nature en l'homme, se dégrade en effet en puissance de destruction. Le don de Dieu remonte à sa source et laisse en l'homme un creux qui en retient l'aspiration dont il fut marqué et la mue en force négatrice. Tout ce qui s'oppose à l'expansion de ce pouvoir de détério­ration est aussitôt corrodé. On peut dire que le vide géant que provoque la disparition de la Grâce, faute de sujet naturel d'inhérence, transforme sa force créatrice en pro­cessus de critique et de dissolution sans fin où s'extravase la volonté de puissance du clerc. Nous touchons ici au centre même de la relation entre progressisme et volonté de puissance dans la religion chré­tienne contemporaine. La volonté de puissance, telle que nous la voyons se manifester dans la minorité dirigeante qui s'est emparée de nombreux postes sociologiquement importants dans l'Église et à la périphérie de l'Église, soumettant à une sorte de terrorisme une bonne partie de la Hiérarchie elle-même, ne peut pas ne pas être progressiste, au double sens « évolutionnaire » et révolutionnaire du terme. Le zèle apostolique, qui est assurément social, au sens strict comme au sens large, et qui constitue une ; des caractéristiques essentielles du prêtre, débouchant depuis la Révolution sur des individus juxtaposés les uns aux autres dans une « dissociété », la tentation est immense pour le clerc de s'engager dans le mouvement de destruc­tion des idées et des maximes morales héritées de l'Ancien Régime et dans celui qui vise à construire de toutes pièces une société nouvelle. 78:110 Le clerc fait certes partie de l'Église, mais cette Église lui apparaît déracinée, engagée dans une société qui s'éboule, insoucieuse de la société qui s'élabore dans les cornues de l'histoire (et dans l'imagination des « intellectuels »). Il perçoit, consciemment ou inconsciem­ment, que la seule voie qui s'ouvre devant son pouvoir d'agrégation accumulé est la création d'une société neuve, capable d'assurer à l'Église ses chemins. Lui-même, en tant qu'individu séparé, ne peut concevoir le social que sous la forme d'une collectivité coextensive à l'humanité tout entière. Sa pensée privée des réalités que sont les sociétés concrètes, présentes à l'expérience politique et sociale, n'a d'autre ressource que de se forger l'idée d'une société, laquelle n'existe que dans l'esprit et ne peut dès lors être qu'universelle. Cette image d'une communauté de tous les hommes le séduit et le fascine d'autant plus que l'Église dont il fait partie est par son origine même œcuménique. Comment ne pas s'apercevoir que les sociétés du passé ne sont que des obstacles à l'expansion planétaire de l'Église et que la Révolution accouche d'un type de société inédit où chaque citoyen autonome ne peut entrer en communauté avec d'autres que si leur relation réciproque est une relation d'égalité parfaite dans l'autonomie. ? Ainsi se dessine, chez Lamennais déjà, comme il serait aisé de le montrer par les textes, le mythe de la cité « personnaliste et commu­nautaire » qui ravagera ce que les cyclones antérieurs avaient laissé survivre de la Chrétienté. Mais ainsi égale­ment, la volonté de puissance du clerc, n'ayant plus rien qui la règle et la limite de l'extérieur, prendra-t-elle son essor et, nourrie d'illusion, imaginera-t-elle la société de ses rêves surgissant du labeur constructif de l'humanité au terme d'une évolution ou d'une révolution garanties par l'Histoire et la Providence confondues. 79:110 Cette volonté de puissance est soumise à la loi sociolo­gique que Max Scheler a dégagée et qui lie à l'écart entre le pouvoir réel dont elle dispose et la place qui lui est officiellement reconnue dans l'Église, un potentiel corrélatif de rancune et de dépréciation. En s'alliant par son progres­sisme au « mouvement de l'histoire », à une opinion publi­que travaillée par les forces « évolutionnaires » et révolu­tionnaires, aux idéologies dominantes, la volonté de puis­sance exerce sur les esprits une pression sociologique dont nous observons aujourd'hui la redoutable ampleur. Cette poussée fut longtemps refoulée par les Papes et la Hiérar­chie. Les systèmes philosophiques et théologiques qui la justifiaient au nom du progrès et des exigences du temps présent, furent sans relâche condamnés. Le ressentiment du progressiste chrétien contre l'Église traditionnelle, contre les vestiges des sociétés traditionnelles, contre les courants de la civilisation traditionnelle qui s'opiniâtrent à circuler, ne cessa cependant de gonfler jusqu'à la mort de Pie XII et jusqu'à l'agitation déchaînée chez les clercs par le Conci­le. Le barrage dressé par *Humani generis* est désormais rompu. Il suffit de comparer le commentaire que fit de cette Encyclique le R.P. Janssens, général de la Compagnie de Jésus à l'époque, aux récentes déclarations du R.P. Arrupe, général actuel, concernant Teilhard de Chardin, pour n'en plus douter un seul instant. « Le grand virage des Pères Jésuites », comme dit Henri Rambaud, est le signe indubi­table que la volonté de puissance ecclésiastique s'oriente dans la direction indiquée depuis le XVIII^e^ siècle par les volontés de puissance « évolutionnaires » et révolution­naires qui ont ravagé l'Europe et la planète. De prometteurs « lendemains qui chantent » se lèvent à l'horizon. 80:110 Comme toutes les volontés de puissance, mais à un degré suréminent, la volonté de puissance du clerc ressent le réel, non point dans sa résistance, sa permanence et sa densité ontologiques, mais comme un *devenir amorphe*, docile et maniable qu'elle gouverne selon ses desseins. L'univers des volontés de puissance n'est jamais un monde d'essences immuables et définies, mais un complexe d'actions régi par une *dialectique* de forces effectives. Cet univers est soumis à un darwinisme physique, biologique, social et spirituel inflexible, et son cours va sans désemparer du moins au plus selon une progression ascendante où le plus fort l'emporte automatiquement sur le plus faible. La volonté de puissance ne peut supporter un seul instant qu'il y ait des lois de l'être auxquelles tout être, quel qu'il soit, se conforme parce qu'elles font pour ainsi dire corps avec lui-même et imprègnent son être. Aussi, le premier souci de la volonté de puissance est-il de nier la portée réelle du principe d'identité et de dissoudre l'être dans le change­ment. Si la réalité est liquide, elle peut être captée, cana­lisée, orientée. Nous pouvons en disposer à notre gré, lui faire prendre la forme de nos désirs, la rendre disponible à nos injonctions. Et si l'on assure que telle est la volonté de Dieu, la volonté de puissance ecclésiastique qui en est l'interprète s'élève au comble de l'affirmation de soi. On comprend maintenant le fantastique succès du teilhardisme dans une bonne partie du clergé. Il permet au clerc de triompher dans les esprits sans devoir passer par l'épreuve de la sainteté. Si l'Évolution est la réalité même, si elle a un sens religieux, si l'univers et tous les êtres qu'il renferme se dirigent vers un Point Oméga qui est Dieu, il suffit de faire coïncider le message évangélique avec cette religion de l'Évolution et le Christ lui-même avec ce monde qui s'unifie et se socialise de plus en plus, pour que le prêtre, médiateur attitré de l'humanité dans ses rapports avec le Divin, soit scientifiquement et religieusement à la fois confirmé dans son rôle de guide suprême, 81:110 et pour que l'Église soit le principe collecteur privilégié de tous les progrès matériels, biologiques, sociologiques, économiques, politi­ques, intellectuels et spirituels qui convergent vers elle. Les objections de l'intelligence concernant la vérité ou l'erreur de tel ou tel jugement, celles du sens moral concernant la bonté ou la malice de telle ou telle action sont balayées d'un seul coup. Toute vérité est relative. Tout bien l'est à son tour. L'homme soumis à l'Évolution est du même coup livré, sans qu'il puisse se défendre, au pouvoir du clerc qui a indivi­siblement, foi en l'Histoire salvatrice et au Christ sauveur. S'il résiste, au nom du principe d'identité ou en invoquant le *sic, sic ; non, non* de l'Évangile, la coalition de la doctrine de l'Évolution et de la théologie « évolutionnaire » ou révolutionnaire le condamne sans appel possible du côté de la nature ni du côté du surnaturel. Il est refoulé dans un *ghetto* sociologique, préparé d'avance par le clergé progres­siste, et qui joue à son égard le rôle d'un camp de concen­tration et d'extermination. Le système général de l'Évolution qui englobe la totalité des êtres et des choses tant « sur la terre » que « dans les cieux », le jugement du monde et le jugement de Dieu l'ont frappé d'anathème. Le totalitarisme clérical atteint, dans le teilhardisme, son apogée. Comme tous les autres totalitarismes, mais au nom de Dieu cette fois, il refuse de s'embarrasser du vrai, du bien, du beau. La moindre subordination du devenir universel à des principes immuables n'entraverait pas seu­lement le cours de l'Évolution, elle refrénerait la volonté de puissance et la mettrait en échec. Mais comme tout monte vers le Divin, le vrai, le bien, le beau, dont on se dépêtre, ne sont jamais que du moins vrai, du moins bon, du moins beau. Le tour est joué ! La fin justifie toutes les conduites. 82:110 La coalescence de Dieu, du monde, de l'humanité, imposée par la nouvelle raison scientifique et par la théologie nou­velle, disculpe, au nom du Progrès, les apparents domma­ges de l'Évolution et les écarts extérieurs des volontés de puissance hiérocratiques qui en épousent l'élan ascen­sionnel. Comment croire un seul instant que les rétrogrades, les attardés, les immobilistes, les obscurantistes, les inté­gristes, les traditionalistes, que l'Évolution abandonne le long de sa route montante, soient dignes de pitié ? Le Mieux légitime le mépris où la volonté de puissance ecclésiastique les tient, le silence dont elle les enveloppe, le refus de « dia­loguer » qu'elle leur manifeste. Le bon Samaritain n'est plus désormais celui qui soigne la victime mais celui qui n'hésite pas à exalter l'agresseur victorieux que l'Histoire a couronné. Le progressiste chrétien n'éprouve pas le moindre scru­pule à « faire un bon bout de chemin » avec les marxistes, ses « frères », dans la parfaite connaissance de leur crimes et en leur accordant une absolution totale. N'agissent-ils pas en vue du Progrès ? Le Progrès peut-il être réprouvé ? Le Progrès ne va-t-il pas vers Dieu ? Tout se fait donc pour Dieu, même chez le plus persécuteur des athées. Le dieu marxiste de « l'En-Avant » doit rencontrer le Dieu chrétien de « l'En-Haut » et constituer avec lui une seule et même divinité. C'est l'enseignement de Teilhard. C'est dans la logique de son évolutionnisme totalitaire. Mais c'est surtout dans la logique de la volonté de puissance du clerc progressiste. Elle doit s'appuyer sur un bras séculier et ce bras séculier doit être le plus puissant qui soit pour que l'empire des nouveaux prêtres et du nouveau pouvoir spirituel s'étende sur toute la planète. Le totalitarisme communiste prépare le totalita­risme théocratique qui l'achève et qui en confirme le pouvoir temporel. Le premier règne sur l'homme-matière, le second sur l'homme-esprit. Ils sont solidaires l'un de l'autre. Dans le mouvement de l'Histoire qui va vers l'unité, ils ne peuvent plus se séparer. 83:110 Il est urgent, il est légitime, il est nécessaire de faire la révolution avec les communistes. Comme l'écrit Dominique Thomas en résumant l'argumen­tation du plus obstiné des théologiens de la volonté de puis­sance ecclésiastique : le R.P. Chenu, *la mission de l'Église consiste à rendre chrétien le monde tel qu'il se construit ; or le monde se construit dans le collectivisme ; donc la mis­sion de l'Église consiste à rendre chrétien le collectivisme, et d'abord à s'y rallier*. L'Église ne peut restaurer son pouvoir spirituel sans consacrer le pouvoir temporel du marxisme où débouche le mouvement de l'Histoire et sans le proposer aux nations. *Gratia historiam et evolutionem supponit*, tel est le principe de la théologie nouvelle que la volonté de puissance du clerc progressiste aiguise en son cœur avide de domination. De Médiateur de la Parole de Dieu et de la Grâce tombé au rang de médiateur de l'Histoire et de l'Évolution, le clerc progressiste se hisse sur le trépied et se proclame triompha­lement prophète des temps nouveaux et du Royaume de Dieu enfin installé sur la terre sous la forme d'une Église totalitaire universelle. Le délire prophétique qui sévit un peu partout dans le clergé actuel et qui tourneboule des esprits éminents, est le signe de cette volonté de puissance qui n'ose pas dire son nom et qui s'abrite derrière la théologie de la socialisation ou, selon la formule de Maritain, de « l'avènement des masses dans l'Histoire ». Certes, le clerc n'ose pas (encore) se déclarer le *Führer* de l'évolution et le conducteur des peuples vers la Terre Promise. Il prend ses précautions et se présente comme le simple porte-parole et comme l'instru­ment docile des puissances qui le dépassent. Il professe théâtralement « le pharisaïsme du publicain » : « Écoutez-moi, qui suis chétif, misérable, je ne suis que l'écho de Dieu d'en-bas : le peuple, et celui du Dieu d'en-haut : l'Esprit, qui coïncident ». 84:110 Il connaît encore suffisamment sa théolo­gie traditionnelle pour savoir que la prophétie est un cha­risme social octroyé en vue de l'utilité de l'Église et que le prophète a pour mission d'instruire les hommes de tout ce qui est nécessaire au salut. C'est pour le bien de la commu­nauté des fidèles, et de tous ceux qui sont susceptibles d'y entrer, qu'il opère. Mais il est clair que la Révélation est close avec Notre-Seigneur Jésus-Christ et que la prophétie ne peut dès lors plus rien révéler en ce qui concerne la doc­trine de la foi. Le clerc qui se prétend titulaire du charisme de prophétie, tel ou tel individu ou telle ou telle collecti­vité qu'il assure en être investis, ne peuvent donc rien apporter de neuf si ce n'est touchant la conduite pratique des chrétiens : *non quidem ad novam doctrinam fidei depro­mendam sed ad humanorum actuum directionem*. Le pro­phète n'enseigne plus aujourd'hui aucune vérité divine. Il n'est plus qu'un guide de nos actes. La tentation de se transformer ici en *leader* ou en meneur est immense. L'his­toire de l'Église depuis saint Pierre et les rigueurs de la Hiérarchie vis-à-vis des « inspirés » en témoignent. Plus terrible encore est la tentation de prêcher une religion nou­velle, à la manière de Teilhard annonçant l'avènement d'un « métachristianisme », afin de prendre possession des esprits à la source même de leurs actes. Le prophétisme est presque toujours, depuis la fin de l'ère apostolique, l'alibi audacieux de la volonté de puissance. Aussi, le prophète contempo­rain, instruit par le sort de ses prédécesseurs, ne s'attri­bue-t-il plus délibérément à lui-même le don de prophétisme et n'en fait-il plus étalage. Le type du prophète illuminé, visionnaire, extatique, est disparu. C'est le prophète à froid, calculateur, qui prémédite son coup, qui échafaude une théologie nouvelle destinée à mettre Dieu en harmonie avec sa propre volonté de puissance, si j'ose dire, que nous voyons apparaître. 85:110 Les nouveaux théologiens ne sont pas en peine pour dissimuler leur volonté de puissance. Ils ont sous les yeux un modèle, un modèle breveté même, devant lequel ils béent d'admiration et frétillent de concupiscence : *le marxisme lui-même*, animé du même prophétisme messia­nique, soulevé, chez les théologiens athées, pour la même volonté de puissance. En faisant de l'entité insaisissable et imaginaire dénommée *masse* ou *peuple* le porteur du cha­risme prophétique, des espérances du monde, des aspirations incompressibles de l'humanité, en la dotant d'un esprit capable de percevoir les réalités divines, en flattant ainsi chacun d'entre nous de manière à nous noyer en cette in­consistante collectivité, le nouveau prophète est absolument certain que sa volonté de puissance passera inaperçue à la plupart des hommes. *Aucune collectivité ne pense, aucune collectivité n'agit*. Seul l'individu en est capable. Derrière la *vox populi* ce n'est point la *vox Dei* qui se ferait prophé­tiquement entendre, que nous découvrons, mais le ventri­loque qui substitue sa volonté sur l'histoire à celle du peuple et à celle de Dieu. \*\*\* Lorsque le cardinal-primat de Belgique déclare sans sourciller que les « *2800 évêques ont représenté au Concile le peuple fidèle et que c'est le peuple fidèle qui a dicté les 9000 suggestions proposées *», lorsqu'il se réjouit de voir l'opinion publique se manifester aux portes de Saint-Pierre et qu'il déclare que « *le journaliste catholique est le théo­logien de l'actualité *» (après cela, nous pouvons tirer l'échelle !), soyons assurés qu'il exprime là l'essence du pro­phétisme telle que la nouvelle théologie et la volonté de puissance ecclésiastique le proposent : 86:110 « Les faits sont ressentis par les masses, et la Hiérarchie, en les écoutant, connaît ce que l'Esprit révèle aux hommes, du Monde moderne. » or, répétons l'antienne, les Masses « veulent » le marxisme. Il faut donc que la Hiérarchie sache une fois pour toutes qu'elle a tout avantage et nul inconvénient à saisir cette occasion exceptionnelle (ce *kairos*, comme disent les pédants) pour vouloir, effectivement désormais, à leur place. « L'absence des chrétiens dans ces heures stratégiques se paie alors à l'échéance des siècles », ajoute-t-il. Le véritable successeur des Apôtres « n'a pas peur de la Révolution » et la seule façon de supplanter, pour des siècles, la volonté de puis­sance du marxiste, c'est d'être plus marxiste que lui. \*\*\* « Un des signes du faux prophète, note saint Thomas après rabbi Moyses, est donc d'être lié aux préoccupations par trop prenantes de ce siècle. » Il ne peut en être autre­ment. Le rapport du prophétisme à l'*aggiornamento*, enten­du non pas au sens où l'employait Jean XXIII, avec bon­homie, mais dans la signification que lui attribue la volonté de puissance progressiste, apparaît ici en toute sa netteté. Le prophétisme dont la masse prétendument travaillée par l'Esprit serait porteuse ne peut être que l'adaptation ser­vile aux modes du siècle, telles qu'elles sont projetées dans la pâte molle de l'opinion publique par les publicités et par les propagandes. On ne peut douter un seul instant que « les exigences de l'homme du XX^e^ siècle » à l'écoute desquelles l'Église devrait enfin se mettre pour y adapter son message et qu'elle aurait pour mission de satisfaire, sont pré-fabri­quées par les manipulateurs des réflexes humains les plus rudimentaires. Les « exigences sexuelles » de l'homme contemporain sont industriellement déclenchées en série par des exploiteurs spécialisés. 87:110 La « socialisation » de tous les aspects de la vie est un produit des groupes de pression qui contraignent l'État, pour maintenir en selle leurs stratèges, a intervenir dans tous les coins et recoins de l'existence humaine. La démocratie est, selon le mot, véritablement pro­phétique cette fois, de Pope, *the folly of the many for the gain of the few*. On pourrait allonger la liste des prétendues « aspirations incoercibles » du pantin humain que les tech­niques de conditionnement psychologique font émerger des bas-fonds de notre être et substituent à notre être véritable. Et c'est à ce type d'homme, plus exactement de sous-hommes que l'Église devrait accommoder les vérités dont elle a la garde et ses promesses de salut ! En réalité, « la foi au goût du jour » que le progressisme chrétien fait passer dans la vie des croyants sous couleur d'aggiornamento est une manifestation du pseudo-prophétisme et de la volonté de puissance du clerc. L'astuce, sinon en certains cas la tartu­ferie, est de prétendre agrandir le Royaume de Dieu en s'in­clinant devant la volonté divine qui « fermente » dans la volonté du peuple, alors qu'on a glissé sa propre volonté de puissance en lieu et place de ces deux volontés qu'on inter­prète à sa guise. L'exemple des messes dites communau­taires en langue vulgaire -- de leurs variations de paroisse en paroisse -- est patent à cet égard. L'expérience prouve qu'il faut au prêtre, dans « la nouvelle liturgie », une dose accrue d'humilité pour ne point paraître un acteur, un met­teur en scène et, comme le dit excellemment l'argot ecclé­siastique en usage aujourd'hui, « un meneur de jeu ». La Messe face au peuple, sous le feu des phares et la violence des micros, au centre d'une nef nue, sur une table ostentatoirement austère, nous fait assister le plus souvent à un spectacle théâtral dont Notre-Seigneur Jésus-Christ n'est plus le centre, mais le prétexte pour mettre en relief l'officiant. 88:110 Quant à la gymnastique qui ponctue la représenta­tion, elle est souvent requise d'un ton si impérieux que le service religieux finit par ressembler à un exercice militaire sous le commandement du vicaire de service. Tous ces abus sont unanimement présentés comme l'expression de la volonté des fidèles et du charisme spécial dont leur assem­blée est investie alors qu'ils résultent de la greffe de la volonté de puissance sur la passivité grégaire des foules. « Apprendre à contempler Dieu en devenant attentifs aux événements de ce monde -- car Dieu est à l'œuvre en ce monde et nous avec lui -- c'est un premier apprentissage de la vision à laquelle nous sommes promis », écrit le direc­teur d'un séminaire français dans un important bulletin paroissial diffusé en Belgique. Une assertion aussi impavi­dement proférée montre non seulement que Dieu et l'His­toire se confondent dans l'esprit de ce prêtre -- et sans doute aussi dans ceux des séminaristes dont il avait la charge, mais surtout que le Sacré et le Profane, le Spiri­tuel et le Temporel, la Grâce et la Nature, l'Église et l'Hu­manité s'identifient à ses yeux. Le directeur spirituel qui nous apprend à déchiffrer les messages prétendument divins que le monde diffuse devient ainsi notre directeur temporel, sans que nous nous en doutions. Nous lui faisons confiance entière en matière de Foi. Pourquoi nous défierions-nous de lui en matière d'interprétation des événements politiques, économiques, sociaux, culturels, etc. ? Responsable de notre salut éternel, pourquoi ne serait-il pas le responsable de tous nos actes temporels puisque Dieu est à l'œuvre en cha­cun d'eux ? Une fois de plus, nous voyons, en ces propos divagants, la volonté de puissance creuser sa route jusqu'au ressort le plus intime des actions humaines, sous prétexte d'interprétation prophétique des événements, en réalité pour asseoir son pouvoir. 89:110 Comment la tête des jeunes clercs aux­quels on enseigne pareilles billevesées ne tournerait-elle pas ? « Vous n'étiez rien naguère, leur dit-on, la société vous rejetait dans un *ghetto.* Soyez tout désormais en vous plongeant comme un ferment dans la pâte du monde. Vous serez comme Moïse. Vous guiderez le monde vers sa fin temporelle, préfiguration de sa fin éternelle. Vous réaliserez de la sorte le vœu de Teilhard : jeter un pont entre l'Évolution et la Rédemption... ». Comment la volonté de puissance qui sommeille en tout homme ne s'allumerait-elle pas à la torche de cet *aggiornamento* théologique continu ? \*\*\* Il en est de même dans tant d'autres cas, hélas ! On nous chante sur tous les tons qu'il faut s'adapter à tout. Un choix s'impose ici dans l'éventail démesuré des extravagances où des clercs ont sombré et sombrent encore pour ne point « décoller de la masse », comme ils disent, en fait pour participer à l'assaut lancé par toutes les volontés de puis­sance dans le monde et pour confisquer à leur profit les cataractes qui dévastent l'humanité contemporaine en bap­tisant « ascension » leurs énergies de chute. Je citerai simplement les nationalismes de tout acabit et l'érotisme. Au cours de mes voyages, j'ai pu observer jusqu'à quel point une partie appréciable du clergé catholique a, passi­vement ou activement, collaboré à « la révolution des peuples de couleur » sous le prétexte spécieux de maintenir sa pré­sence « dans le monde qui vient » et sans jamais se faire rappeler à l'ordre par la Hiérarchie, parfois même avec la complicité diligente de certains hauts prélats. Les noms im­portent peu et il est inutile de rappeler la bénédiction accordée -- noir sur blanc -- par des sommités ecclésiastiques à la révolution castriste : un tel exemple ne sert tout de même de rien à tel archevêque du Brésil... 90:110 Que le clergé se rallie *à un parti victorieux,* c'est nor­mal : il rend à César ce qui est à César. Qu'il collabore *à la subversion qui ébranle la nature*, au nom des « exigences », naturalisées et profanisées de la Grâce, est une autre his­toire : il rend à Spartacus ou à Néron ce qui n'est dû qu'à Dieu seul. Si encore sa collusion secrète ou avouée avec le marxisme avait pour conséquence de hausser le niveau de vie des peuples « libérés de l'exploitation capitaliste et du colonialisme » ! Sa connivence avec la révolution, il la justifierait en invoquant le précepte de charité envers le prochain. Comme le Grand Inquisiteur de Dostoïevski, il penserait que, le problème économique et social une fois résolu par la voie expéditive du marxisme, l'homme adore­rait enfin Dieu, « car il n'y a rien de plus indiscutable que le pain ». « A chacun son charisme », lisons-nous au con­traire dans une revue missionnaire africaine et ce charisme prophétique est pour l'Afrique le socialisme. On y applau­dit la cyclopéenne sottise de Daniel Mayer : « Le socialisme universel qui permettrait le partage de toutes les richesses du monde entre tous les individus du genre humain » -- dont on entrevoit les longues files quotidiennes devant la marmite à soupe régimentaire. On ajoute sans chipoter : « Et ce serait aussi du vrai christianisme. » Et on laisse aussitôt percer le bout de l'oreille : « Il suffit de se procla­mer socialiste pour capter le succès et la popularité ! » Derrière ce charabia, la volonté de puissance ne fait-elle pas la roue ? 91:110 Ces textes datent du milieu de l'année 1966. Les consé­quences d'une décolonisation hâtive, qui a méprisé les délais vitaux de maturation, s'étalent sous nos yeux : des milliers de morts, des populations affamées, des luttes tribales endé­miques, des jacqueries, des coups d'État, une anarchie chro­nique... Rien n'y fait. La volonté de puissance du clerc, pareille à celle du politicien des religions profanes est aveu­gle et impitoyable. « Qu'importent les millions de morts des deux dernières guerres au prix de l'humanité enfin unifiée et socialisée », disait déjà Teilhard, l'apôtre du Christ imma­nent à l'Évolution et de l'Esprit de Dieu incorporé au Progrès. Autrui n'est plus pour cette volonté de puissance qu'un concept abstrait, le support occasionnel d'une idéolo­gie. Un concept, une idée n'a pas faim, ne peut mourir de faim. Les pauvres petits ventres ballonnés, c'est bon pour donner mauvaise conscience à tous ceux qui refusent encore de fléchir le genou devant l'Histoire, ou encore pour leur soustraire l'argent qui servira, directement ou indirecte­ment, à soutenir la Subversion au pouvoir. La volonté de puissance du clerc entend, sans épouvante, un ministre africain, bien nanti d'un solide compte en banque, et qui dîne à sa faim tous les jours, proférer cyniquement : « Nous préférons la liberté au pain et au riz ; nous mourrons plutôt que de renoncer à notre totale indépendante. » Elle approuve cette vertu (à l'usage des autres). Elle va même jusqu'à exiger au nom de la charité une aide internationale aux nationalismes déchaînés. Si elle récuse l'expérience parce que l'expérience la condamne, elle retient l'exemple de la grande Révolution française et de la Révolution russe (chi­noise, dirait ici le R.P. Hervé Chaigne) dont les meneurs ont ameuté les nationalismes partout dans le monde Pour découvrir de nouveaux alliés -- et de nouveaux esclaves. Au lieu de pain, ce n'est pas même une pierre qu'elle donne aux meurt-de-faim, mais une idée creuse, un christianisme vidé de sa substance surnaturelle et devenu l'émule, le con­current des idéologies dévastatrices révolutionnaires. \*\*\* 92:110 Dans le domaine de la sexualité, la volonté de puis­sance du clerc désaxé s'ébat à l'aise, sans vergogne. Elle bénéficie de hauts appuis : n'a-t-on pas vu, chez nous, en Belgique, le cardinal Suenens -- il faut bien le nommer -- honorer ostensiblement de sa présence une conférence de l'abbé Oraison, un mois après la nette condamnation de celui-ci par le cardinal Ottaviani ? Le problème n'est toute­fois pas tellement à ce niveau qu'à celui de la collusion du clerc en proie à la volonté de puissance avec l'agent le plus corrosif de la civilisation contemporaine : l'érotisme. Sous le patronage d'une nouvelle théologie de « l'amour humain » -- il y a théologie de tout, aujourd'hui, sauf de Dieu lui-même ; les nouveaux prêtres ne sont pas loin d'imaginer le Saint-Esprit à l'œuvre dans le sexe. Comment interpréter autrement cette déclaration d'un prêtre de mon diocèse à un public de jeunes époux chré­tiens : « Vous avez le droit *et le devoir* d'utiliser les moyens anticonceptionnels pour vous prouver mutuellement votre amour » ? Comme toutes les forces économiques, politiques et sociales -- marxistes, évidemment, les autres étant con­damnées par l'Évolution -- la sexualité est indomptable et irrépressible ! Il faut donc non seulement la tolérer, mais l'exalter, en faire la matière d'un enseignement. Je connais un établissement scolaire par exemple où l'aumônier a transformé son cours de religion en cours d'ini­tiation sexuelle. J'en connais un autre où le professeur de religion, avec les meilleures intentions du monde et avec une effarante ignorance du vocabulaire, enseigne que « l'éro­tisme est une composante de la sexualité ». Je l'ai entendu de mes deux oreilles. Mais je n'ai plus jamais entendu un sermon sur la pudeur et sur la chasteté depuis un quart de siècle. 93:110 Aucun prêtre progressiste ne s'avise que le déferlement de l'érotisme dans la civilisation contemporaine signifie que l'instinct sexuel est profondément malade et qu'il quémande les rallonges de l'esprit et de la représentation mentale pour s'exercer, se muant ainsi en hantise, en névrose, sinon en impuissance dans la réalité. Cela créerait des « tabous », des « refoulements », des « complexes » ! Aucun ne s'aper­çoit que le cours d'initiation sexuelle risque fort, en un tel climat, de dégénérer en une sorte de cadre abstrait où les ruses de l'instinct s'épanouissent sous un vernis « scien­tifique » et fouettent la curiosité malsaine des adolescents. Effectuer cette initiation sans donner des gages au pansexua­lisme actuel est une illusion. Et de fait, nous pouvons cons­tater que la plupart de ces tentatives apportent de l'eau à l'océan. Elles ne laissent pas de flatter l'instinct sous pré­texte d'en communiquer la connaissance exacte. Leur carac­tère collectif ne tient pas compte du fait que les instincts de l'homme n'ont rien des mécanismes identiques, inva­riables d'individu en individu, qu'on découvre chez les bêtes. Les instincts de l'homme sont profondément individualisés et leur régulation l'est à son tour. L'endoctrinement sexuel auquel on se livre aujourd'hui présuppose toujours que l'homme est un « animal comme un autre ». Il ne faut pas hésiter à dire qu'il avilit et que cet avilissement de l'être humain est, pour la volonté de puissance, l'occasion de passer à l'acte : un animal est mené par son maître. Ce n'est point par raccroc que le progressisme voit dans « la pilule » le salut du genre humain, qu'il propose le ma­riage des prêtres, qu'il professe un laxisme général en toute matière sexuelle, etc. *Toutes ces entreprises sont connexes*. Un homme identifié à ses besoins économiques est un être affaibli, destiné à devenir la proie de la volonté de puissance qui l'en persuadera. Un homme dont on valorise la sexualité, en connivence avec le siècle, l'est davantage encore, et son sort est identique. 94:110 Le spectacle de ce bas monde est suffisamment éloquent à cet égard. Rien ne ressemble plus à une marionnette qu'un être humain dont on excite les zones érogènes du cerveau et dont on braque le regard sur le problème sexuel. La volonté de puissance pénètre ici jus­qu'à la source même de la vie et la canalise à son profit. « J'ai tout de suite la confiance de ma classe lorsque j'aborde cette question », me confessait ingénument un professeur de religion... « Les élèves sont pris... » Je souligne l'aveu. Est-ce cette fin-là que se propose le progressisme chrétien, derechef concurrent des forces de dissolution qui liquéfient l'homme contemporain et soumettent sa matière malléable à l'empreinte de la machine emboutisseuse dont la volonté de puissance prétend tirer « l'homme nouveau » ? \*\*\* « Confluent de toutes les hérésies », le néo-modernisme de cette fin de siècle a d'innombrables caractéristiques qui se ramènent toutes à l'insidieuse volonté de puissance du clerc, laïc ou ecclésiastique, qui le professe et substitue sa maîtrise sur l'homme à celle de Dieu. Un choix s'impose à nouveau ici. Il faudrait tout un livre pour dégager, sous le simu­lacre d'une santé florissante, les ruines secrètes accumulées par la philosophie de l'action dans l'intelligentsia catho­lique et par l'intermédiaire des clercs qui en accentuent la force de destruction en la faisant tomber de haut, dans les organisations et les œuvres groupées sous ce nom. On connaît la prophétie de Bossuet : « Je vois poindre avec le cartésianisme un terrible danger pour l'Église et pour la Foi ». On peut en dire autant du blondélisme. Il est inutile de reprendre ici la critique magistrale qu'en a faite Maritain au moment où cette nouvelle philosophie chrétienne commençait à prendre la place du thomisme dans de nom­breux séminaires. C'est chose faite aujourd'hui à peu près partout. 95:110 La « méthode d'immanence », ainsi dénommée pour échapper aux foudres de l'Encyclique *Pascendi* qui condam­nait « la philosophie de l'immanence » -- comme si l'on pouvait rompre le lien que la pensée moderne a solidement noué, depuis Descartes, entre méthode et philosophie ! -- la « méthode d'immanence » est le lieu géométrique où se rencontrent l'action catholique, telle que les progressistes la conçoivent et la mettent en pratique -- et la praxis marxiste elle-même. « La notion d'immanence, c'est l'idée très juste au fond, écrivait Blondel, que rien ne peut entrer dans l'homme qui ne sorte de lui et ne corresponde en quel­que façon à un besoin d'expansion. » Ce principe se retrouve dans le marxisme, à ceci près qu'il est transposé du niveau spirituel au niveau matériel. Pour Blondel, comme pour Marx, l'action englobe toute la réalité : elle la meut, l'entraîne, la polarise vers une pléni­tude. Pour tous deux, « croire qu'on peut aboutir à l'être sans avoir atteint le dernier terme de la série... c'est demeu­rer dans l'illusion ». Ce dernier terme que l'action exige ou quasiment exige (on ne sait trop : les textes sont contradic­toires, comme l'a montré le R.P. de Tonquédec) est pour Blondel Dieu et la pratique religieuse. Pour Marx, c'est tout simplement l'homme désaliéné qui, grâce à la praxis, devient maître de l'univers et se substitue à Dieu. Ici comme là, pour s'épanouir librement, la vie postule la religion, mais cette religion est pour l'un le christianisme et pour l'autre l'humanisme. Le rêve de déification qui hante l'homme s'accomplit en vertu des mêmes exigences inconditionnelles de la subjectivité. Il est clair qu'un tel propos présuppose que l'être humain n'a pas de limites, qu'il est sans essence, sans définition, et que sa réalité se résout en un devenir ascendant, en une évolution montante. 96:110 On rencontre ici Teilhard. Et l'on perçoit dans l'action et dans la praxis envisagées comme dilatant l'homme au-delà de l'humain jusqu'à la totalité de l'être (avec ou sans Dieu) la présence d'une volonté de puissance que rien n'ar­rête, qui s'enivre de son élan infini ou qui mystifie de son romantisme les dupes qu'elle se propose d'asservir. A la limite, la synthèse du blondélisme et du teilhardisme revient, sous couleur d'apologétique offensive, à *justifier* le marxisme en permettant aux chrétiens d'ajouter à son humanisme « une correspondance extérieure et un complément néces­saire ». La loi qui veut que toute volonté de puissance achoppe devant le vrai et que l'action authentique soit réglée par la contemplation, se trouve également contournée par l'abus extraordinaire de ce qu'on appelle aujourd'hui « la liturgie de la parole ». Le verbiage, le bavardage, la faconde ne sont ici que des défauts mineurs auprès du remplacement de la Parole de Dieu par la parole de l'homme, de la Parole de prière, d'élévation spirituelle et de rapport avec Dieu par le discours humain, la harangue philanthropique et l'oraison sociologique. La place démesurée accordée à « l'ho­mélie » ainsi détournée de son sens est aussitôt utilisée par la volonté de puissance qui oriente l'assemblée moutonnière des fidèles vers une forme ou l'autre de complaisance vis-à-vis du siècle, voire même, comme je l'ai constaté plus d'une fois, vis-à-vis de l'action subversive. Ces exhortations à collaborer à « la nouvelle société » que l'Histoire engendre et à « la socialisation », de la planète au nom de l'Évangile ne disent-elles pas que le clerc aspire avec véhémence à con­vertir sa mission de guide spirituel en celle d'agitateur théo­crate qui se sert de Dieu pour étendre son pouvoir ? 97:110 Une confusion de la religion catholique avec les autres religions et de l'Église avec la société des hommes s'opère très visiblement dans certains milieux théologiques et ecclé­siastiques gangrenés par le progressisme. Elle ne laisse pas, sous le voile de l'œcuménisme où elle s'abrite, d'être révéla­trice d'une volonté de puissance à l'affût. L'expression méta­phorique, « peuple de Dieu », accréditée aujourd'hui pour définir l'Église tend ainsi à se charger d'effets politiques et sociaux étrangers à la Bible, et investis en elle par la société contemporaine qu'agite des volontés de puissance rivales. La propagande et l'information déformante intro­duisent d'ores et déjà en ce vocable une signification explo­sive et totalitaire qui s'amalgame au sens religieux qu'on veut bien lui maintenir. Une nouvelle « chrétienté », plus exactement une caricature de la Chrétienté tend à se cons­tituer dans l'imagination prophétique des progressistes. Il ne s'agit plus du tout, comme au Moyen Age, de sur­élever la nature et, par l'influx de la Grâce, de la guérir des stigmates de la faute originelle. Il ne s'agit plus de la rendre davantage naturelle et de l'entraîner dans le sillage de la surnature qui la rendrait solide et réfractaire aux dévastations du péché. Il s'agit de fusionner l'œcuménisme religieux et l'œcuménisme profane, l'assemblée universelle des croyants de toutes les religions et l'assemblée univer­selle de tous les hommes, en dégageant dans tous les croyants et dans tous les hommes l'opération de l'Esprit qui les voue, à travers tous leurs actes, à l'unanimité au sein de l'Église rénovée dont la conscience se réveille et se rappelle *enfin* qu'elle est vouée au salut et à la divinisation du Genre Humain tout entier. 98:110 Dans ce millénarisme se découvre aisément l'écho roman­tique de Hugo, de Michelet, de Quinet -- « l'humanité est grosse comme si elle allait enfanter un Dieu ! », clamait ce dernier ; ainsi que la raideur cadavérique d'un relativisme fin de siècle qui se bande pour la dernière fois en principe absolu et universel avant de se décomposer. Mais sous cette croûte qui durcit par places et pourrit par d'autres, en ce bouillon de culture d'un syncrétisme total, pointe la volonté de puissance totalitaire des auteurs de l'amalgame. A l'Évolution qui rassemble tous les temps sous son sceptre correspond l'Espace planétaire dont nul n'est exclu. Hugo, s'identifiant à la Muse, chantait déjà dans les *Odes et Ballades :* Muse, il n'est point de temps que tes regards n'embrassent Tu suis dans l'avenir leur cercle solennel. Et il ajoutait plus loin : Le Génie a besoin d'un peuple que sa flamme Anime, éclaire, échauffe, embrase comme une âme Il lui faut tout un monde à régir en tyran. Le poète, le mage est le conducteur de l'humanité de tous les temps et de tous les lieux. Il découvre en elle l'idée-mère qui la travaille depuis les origines : sa rédemption et sa divinisation croissante, expansives, irréversibles, dont il trace prophétiquement le cours. « Cette idée-mère du XIX^e^ siècle qui l'incarnera ? demande un critique sagace du *William Shakespeare* de Hugo. Qui en sera le clairon ? Le porte-drapeau ? Quel génie la résumera ? Ni en Allemagne ni en Angleterre, il n'est apparu puisque vous, M. Hugo, ne le citez point. Il existe pourtant. Son nom ? Le livre de M. Hugo ne le prononce nulle part, il le sous-entend par­tout : la demande est posée sur mille modes, sur tous les tons. Le maître de la poésie nouvelle, l'initiateur de l'idée future, le génie enfin, le livre laisse aux thuriféraires le soin de répondre ; ce livre pourrait s'intituler : Moi. » 99:110 Le théologien que le progressisme possède ou effleure s'engage peu ou prou dans la même voie, et des milliers d'émules, clercs et laïcs, à sa suite. En assumant la nature humaine, l'Homme-Dieu n'a-t-il pas virtuellement incor­poré toute l'humanité à sa Personne divine ? N'y a-t-il pas une intégration graduelle de tous les hommes en Dieu ? Toute l'Histoire n'est-elle pas l'Histoire du Salut ? Le pro­fane et le sacré, l'humain et le divin ne sont-ils pas iden­tiques dans la perspective dynamique de l'Histoire, la seule qui soit vraie, puisque c'est en elle et par elle que Dieu s'est révélé aux hommes ? N'est-il pas vrai alors que Dieu est le ferment qui fait lever la pâte de l'humanité au cours des siècles et qui la divinise, quelles que soient les apparences extérieures contraires ? Notre temps d'irréligion et d'athéisme est un temps de purification où tous les con­cepts statiques du dogme et de la foi volent en éclat sous la poussée d'une vie plus intense. C'est le temps où l'humanité, prenant conscience de son progrès, rejette tous les oripeaux du passé qui entravaient sa croissance. C'est le temps où Dieu se révèle à l'œuvre dans l'humanité. Un communiste qui se voue au salut terrestre des hommes est plus proche de Dieu qu'un « intégriste ». Il s'agit donc de comprendre que l'Église est coextensive à l'humanité et l'humanité coextensive à l'Église. Entre l'œcuménisme profane qui rassemble tous les hommes dans l'unité et l'œcuménisme surnaturel qui les rassemble en Dieu, il n'y a désormais plus de différence. C'est un seul et même phénomène historique ! Au clerc qui a compris sont donc infailliblement dévolues la puissance et la gloire ! La démocratie (communiste, bien entendu) universelle et la théocratie universelle, étant les faces apparemment séparées du Royaume de Dieu, ont en Poupe le vent de l'Histoire. Elles sont en vue du port. Il ne faut pas dormir en ce temps-ci. C'est l'heure où tout se décide, où tout se gagne, mais peut-être où tout se perd... 100:110 Il suffit de jeter un regard neuf sur l'histoire qui se fait, de subjuguer les événements, de les orienter dans le sens voulu par Dieu afin de hâter leur venue. Plus que jamais l'huma­nité, pour se constituer, a besoin de la médiation du « théo­logien de l'actualité », de celui qui voit Dieu à travers toutes les péripéties de l'Histoire et qui subodore le moment proche où l'Église et l'humanité ne seront plus qu'un parce que le même Dieu les soulève l'une et l'autre. Comme l'affirme Teilhard, « tout ce qui monte, converge ». L'identification du Christianisme et des autres religions, y compris les religions séculières du type démocratique et communiste, dans l'amour œcuménique de l'humanité refoule ainsi à l'arrière-plan et dans l'oubli l'amour de Dieu et l'amour du prochain où l'Évangile se condense. « Travailler » avec les non chrétiens, avec les incroyants, avec les impies, avec les sans-dieu, sinon avec l'Antéchrist même, « à l'avènement d'un monde meilleur », est désor­mais l'essence de l'action catholique et l'opération surna­turelle par excellence puisqu'on y collabore avec Dieu au sein même de l'Histoire qu'il dirige. La tâche du chrétien n'est plus de se donner à Dieu et à son prochain, c'est-à-dire aux êtres qui existent d'une manière personnelle et avec qui il est personnellement en relation, mais à la collec­tivité, au genre humain, *à la somme* des individus épars sur la planète, c'est-à-dire *à une représentation mentale*, à l'addition de tous les atomes anonymes qu'on effectue en pensée, à une entité qui n'existe que dans l'esprit, à une sorte d'ectoplasme psychique où s'engouffrent les exigences du Moi et, particulièrement, la volonté de puissance. 101:110 A la racine de l'amour de l'humanité, il y a toujours l'insatiable désir de commander à l'humanité. Dieu et le prochain sont en effet *autres* que le Moi. Ils le transcendent. Leur existence réelle, objective, indépendante du sujet les situe si l'on peut ainsi parler, dans un domaine ontologique inaccessible à la volonté de puissance. Sans doute est-il toujours possible, par une libre décision de l'esprit, de transformer leur présence en représentation immanente, et en disposer de la sorte à son gré : s'il me plaît à moi d'avoir telle idée de Dieu, telle idée du prochain, et d'y mettre ce que je veux ? Mais la Révélation est là, le prochain en chair et en os est là, qui dénoncent cette manipulation de leurs réalités respectives. Il en va autrement de l'idée de l'huma­nité. Quel homme refuserait d'être membre du genre hu­main et de se trouver pourvu du caractère commun qui le fait l'égal de tous les autres ? Or, c'est l'enfance de l'art que de commander une collectivité dont tous les événements sont réduits à un seul et même commun dénominateur. Si ce dernier est haut -- le Dieu en chacun ! --, il flatte. S'il est bas -- nous ne sommes que matière ! --, il séduit avec la même intensité. Tout est permis dans les deux cas. Plus aucune obligation. Plus aucune sanction. Dans cet incolore amour de n'importe qui pour n'importe qui, toutes les conceptions de l'homme et du monde se valent. Elles se dévaluent en un syncrétisme inconsistant, spongieux, et flasque où le vrai et le faux, le bien et le mal, le beau et le laid s'annulent. Étourdi par l'encens de ce socialisme éga­litaire, privé des critères qui lui permettent de distinguer les évidences des sophismes, les conduites droites des égare­ments, la forme de la défiguration, persuadé au surplus que les valeurs gratuites qui élèvent un individu au-dessus des autres -- la grâce, la vocation, l'hérédité culturelle, etc. -- sont d'injustes privilèges que l'avenir abolira et que l'iné­galité des prétendus dons naturels est contraire à la volonté divine, comment l'homme ne se laisserait-il pas mener par le bout du nez ? 102:110 « Voilà au moins quelqu'un qui me comprend, m'apprécie, me considère. Prenons-le comme conseiller et comme guide. » Et l'empire sur cet homme est d'autant plus fort qu'on l'investit de vertus qu'il n'a pas. On monte en lui des mécanismes de remplacement qu'on peut commander à sa guise. Dans cette spéculation à la baisse, les valeurs les plus inférieures, les plus animales et les plus réflexes subsistent seules. La volonté de puissance gagne à tout coup et la volonté de puissance progressiste-chrétienne en particulier. Ne dispose-t-elle pas d'une véritable bombe psycho-sociolo­gique à très haut pouvoir de terrorisation : la mixture de Christianisme et d'humanitarisme ? L'autorité de Dieu et l'autorité du genre humain ne constituent-elles pas ensem­ble un levier capable de forcer la résistance de l'individu le plus tenace, même s'il s'appuie sur les faits les plus solides et si son argumentation équivaut à une évidence solaire ? Que peut espérer l'homme isolé, *surtout s'il a raison*, contre l'unanimité de la terre et du ciel ? Il est acculé au désespoir et au silence devant l'autorité du clerc qui confisque à son profit la *vox Dei* et la vox populi dont il est l'interprète. Le progressiste chrétien est celui qui a compris que la socialisation de l'humanité opérée par la démocratie et par le marxisme sert son dessein de domination à un point inouï. L'antique alliance du Trône et de l'Autel n'est rien en comparaison du mariage entre le Monde et l'Église que le progressisme nous prépare. La première n'altérait pas la foi. D'inévitables querelles suscitées par des « incidents de frontière », là où l'Église visible entrait en compétition avec le pouvoir monarchique, par exemple, n'entamaient point le caractère chrétien commun aux deux organisations. La seconde instaure inévitablement *une religion nouvelle* dont le R.P. Chenu, intrépide théologien, a dégagé immédia­tement la portée, et dont le R.P. Teilhard, hissé sur le trépied de l'Évolution, a prophétisé la venue : 103:110 le Métachristianisme, où la fonction du salut est transférée à l'humanité collectivisée, « hominisée », où la mission salvatrice de l'Église fait corps avec la montée des masses dans l'Histoire et avec leur « planétarisation », où le Christ et l'Esprit sont les moteurs du devenir biologique et social de l'univers et de l'espèce humaine, où l'homme se fait dieu en abdiquant son intelligence et sa volonté entre les mains des clercs qui le saoulent de gnose. Tout est là, en effet. Une gnose « scientifique », dont les origines remontent à la promesse faite par Descartes à l'homme moderne de le rendre « maître et possesseur » de la nature, est en train de se répandre dans les esprits par les canaux, de plus en plus nombreux, de l'Église ensei­gnante, sous la pression d'un marxisme interprète des changements matériels de la vie humaine et d'un teilhar­disme illustrateur de leur aspect religieux, qui déracinent conjointement les intelligences et les cœurs du monde natu­rel et du monde surnaturel pour les emprisonner dans un monde imaginaire où les volontés de puissance disposent d'eux à leur gré. Cette gnose prétend qu'il est impossible à l'homme, à une époque où la science, la technique, la psychologie, la sociologie, etc., renouvellent notre connaissance de l'univers et bâtissent un monde enfin conforme à la vérité et à la justice après des millénaires de tâtonnements et d'erreurs, de se satisfaire des représentations naïves et archaïques de la réalité, de la Divinité, du Christ et de l'Église, tout juste bonnes pour des mentalités préscientifiques et pré­conciliaires. « Il faut repenser le monde et le Christianis­me », nous rebat-on les oreilles. C'est la volonté même de Dieu qui se manifeste en ces changements révolutionnaires. Elle fera de l'Église la conductrice privilégiée des nations réunies en un seul peuple de Dieu, si elle rejoint le monde qui risque de se faire en dehors d'elle, si elle en épouse le progrès, si elle se met à l'écoute des exigences de ce corps immense, et si, les baptisant, elle les soumet à son empire, comme jadis elle subjugua les Barbares. 104:110 Le dogme est lié à une conception de l'homme et du monde périmée, à une philosophie de la nature, à une morale naturelle, à un droit naturel qui ont fait leur temps, à une théologie scolastique que sa dépendance à l'égard d'Aristote suffit à condamner. Saint Teilhard est le saint Thomas d'Aquin de notre siècle. De même que saint Thomas s'est adapté au mouvement d'idées issu de la décomposition de la féodalité et qu'il a été le théologien par excellence du monde nouveau qui se levait à l'horizon de l'histoire, Teilhard synthétise le mou­vement scientifique issu de la décomposition du capita­lisme, christianise la démocratie et le marxisme, se révèle le prophète de la nouvelle Église et de la nouvelle religion qui correspondent à la prise de possession par l'humanité tout entière de l'univers tout entier. Il faut une morale, un droit, une philosophie, une théologie à la mesure de ce monde en devenir dont l'homme en devenir est le monarque par la science et par la technique. Le clergé sera la nouvelle classe dirigeante, le maire du palais collectif de ce roi mérovingien collectif. C'est lui seul qui peut être le principe suprême d'unification du monde et de l'humanité dont la science nous révèle tous les aspects, Darce qu'il est le seul initié au dessein de Dieu, le seul médiateur de sa puissance. De telles divagations s'accréditent, se propagent par tous les moyens de communication dont les volontés de puissance disposent aujourd'hui. Il n'est pas excessif de dire que la presse, la radio et la télévision catholiques (à quelques honorables exceptions près, dont la pénétration dans les milieux ecclésiastiques est limitée, sinon même entravée et interdite) sans parler des séminaires petits et grands, des universités, des établissements d'instruction de toute sorte, des catéchèses et des homélies, en sont peu ou prou les véhicules. 105:110 Cela est distillé, goutte à goutte, chaque jour, prudemment ou imprudemment, avec, ou sans aplomb, d'une manière subtile ou fruste, mais toujours sous couleur de « rénovation de l'Église », d' « Église en état de mis­sion », d' « esprit du Concile », avec le projet avoué ou transparent de restituer au clergé le pouvoir qu'il aurait perdu en se calfeutrant dans le « ghetto » du passé. Il serait facile de montrer que cette religion nouvelle est le complément obligé du subjectivisme qui alimente avec une inlassable monotonie la philosophie moderne et qui suscite la volonté de puissance du philosophe. L'histoire des idées ne ferait ici que confirmer la loi psychologique évidente qui lie entre elles volonté de puissance et subjec­tivité : le sujet « délivré » des contraintes et des bornes de l'objet réel se proclame automatiquement sans limites. Il sait tout parce qu'il tire tout de lui-même et que les idées que nous forgeons nous sont sans mystère au même titre que les machines que fabrique notre art. Il peut tout parce qu'il réduit le monde aux courants d'énergies physiques et psychiques qui le parcourent et dont il dispose pour imprimer dans les êtres et dans les choses les représenta­tions arbitraires qu'il s'en fait. Que dire alors s'il exhibe ces énergies dont il se veut le maître comme les manifestations du Divin dans le Cosmos et dans l'Histoire ? Le clerc qui transpose en sa théologie le schème subjectif et hypothé­tique que la physique moderne élabore pour expliquer les phénomènes et dont le réseau de plus en plus serré vise à évacuer le mystère de l'être, et qui s'empare à sa suite des forces mécaniques que charrient tout être et toute chose en les assimilant aux pulsions de l'Esprit à l'œuvre dans l'uni­vers et dans l'humanité, ce clerc possède un effroyable pouvoir sur les âmes qu'il persuade. 106:110 Déjà convaincues par les progrès techniques que l'homme est désormais la mesure de l'être, elles lui sont assujetties comme à une sorte de mage ou de sorcier, sinon même de démon, qui posséderait par sa science totale une puissance totale. Faut-il ajouter que le clerc progressiste ne connaît rien, rigoureusement rien -- je ne fais aucune exception -- de la science et de la technique modernes dont il prétend décal­quer sa conception du monde, de l'homme et de Dieu ? Tout son savoir, en ce domaine, est de deuxième sinon de troisième main. De l'observation, de l'expérience où s'éla­borent les sciences et les techniques, il n'a pas le moindre aperçu. Il ne s'avise pas un seul instant que l'homme contemporain, à mesure qu'il accentue sa maîtrise sur la nature, perd la maîtrise qu'il a sur lui-même, et que l'accumulation des connaissances scientifiques, des indus­tries, des savoir-faire, des virtuosités, engendre plus de problèmes qu'elle n'en résout. Avec une assurance propor­tionnelle à son ignorance, il croit et fait croire que l'homme du XX^e^ siècle en est arrivé au « savoir absolu », à la posses­sion de la vérité entière et exhaustive, à la souveraineté prométhéenne sur l'univers, et que la religion doit se mettre au diapason de cet « homme nouveau ». \*\*\* Il est visible que cette vésanie provient de la coupure opérée par la pensée moderne entre science et philosophie. Il est patent que le nettoyage épistémologique de la science moderne est à peine commencé. On ne distingue plus entre l'analyse objective qui permet à la science d'isoler les énergies de la nature et de les capter, d'une part, et la synthèse subjective, d'autre part, qui lui tient lieu de philosophie et dont la construction vise moins à correspondre au réel qu'à en coordonner les éléments : la notion de cohérence remplace ainsi de plus en plus celle de vérité. 107:110 Un tel décrassage n'a pas été effectué par les philosophes catholi­ques. Admirablement entamé par Maritain dans la première partie des *Degrés du Savoir*, il n'a pas eu de continuateurs. Hypnotisés par les succès de la science, les clercs ont vu en elle le savoir par excellence, sans égard à l'énorme part de subjectivité que son édification comporte : « La concep­tion de la réalité objective des particules élémentaires s'est étrangement dissoute, écrit Heisenberg, non pas dans le brouillard d'une nouvelle conception de la réalité obscure et mal comprise, mais dans la clarté transparente d'une Mathématique qui ne représente plus le comportement de la particule élémentaire, mais la connaissance que nous en avons. » Autrement dit, la science physique (et toutes celles qui en épousent l'allure), porte plus sur les signes que sur le signifié. C'est un savoir qui s'apparente de plus en plus au mythe ou à la connaissance poétique dont le propre est d'atteindre certaine réalité existentielle dans une œuvre jaillie de la subjectivité de l'artiste. De tout cela qui apparaît nettement à travers les crises et les mues, au sens fort du terme, que traverse la science moderne, le clerc progressiste n'a cure. C'est une gnose scientifique et théologique où nul savant authentique, où nul vrai théologien, où aucun philosophe traditionnel ne se retrouvent, qu'il distille dans l'alambic de son imagina­tion. Et c'est à cette gnose, non à la science véritable, celle qui correspond au réel mais qui n'est pas encore dégagée de la science en train de se faire (et de se défaire) sous nos yeux, qu'il nous ordonne d'adapter notre foi ! On peut ouvrir au hasard la plupart des ouvrages religieux qui traitent de l'ajustement de la foi aux « exigences » de l'homme contemporain, on y rencontrera presque toujours un postulat implicite : 108:110 l'humanité qui se connaît scientifiquement elle-même et qui prévoit son avenir en connaissance de cause, est dorénavant maîtresse de son destin, et ses aspirations, authentifiées par la science, doivent être saturées par le christianisme, à peine de voir celui-ci éliminé de la planète par les religions séculières rivales qui n'hésitent pas à couronner l'ambition du Prométhée en gésine que nous sommes tous collectivement. On retrouve cet absurde pré­jugé, adopté tel quel, sans examen, sans critique, par paresse d'esprit et par déférence à l'opinion commune pré­fabriquée par les manipulateurs des « moyens de commu­nication de masses », jusque dans les détails de l'aggiorna­mento aveugle auquel tant d'ecclésiastiques cèdent ou pro­cèdent aujourd'hui. Un père conciliaire qui, en un moment de lucidité, prévoyait à quelle dégradation de la Sainte Liturgie allaient aboutir les licences accordées en ce domai­ne, toutes fondées sur l'affirmation prétendument certaine que la civilisation scientifique de notre temps a « condam­né » le latin à mort, et garanties par des statistiques, des sondages d'opinion, des « gallups », n'en autorisait pas moins la propagation dans son diocèse en proférant cette formule révélatrice : « Il faut bien satisfaire au désir des consommateurs » (sic) ! On peut en avancer autant de « la pilule », de l'érotisme, de la sexualité... Toutes ces « exi­gences » sont requises, corroborées et légitimées par la science « soucieuse de l'équilibre humain de la personne et de l'équilibre démographique de la communauté ». Comment la foi qui prolongerait une vision aussi dépourvue d'objectivité ne deviendrait-elle pas, au même titre que les idéologies concurrentes, une bouffissure mythologique dé­pourvue de tout objet, une démangeaison subjective à laquelle le clerc progressiste accorderait les satisfactions adéquates ? 109:110 Nous sommes ici à l'extrême du modernisme : des « requêtes de l'intelligence, de la science, de l'histoire et de la philologie modernes », on est descendu au niveau des convoitises et des rêves du « gros animal » et de leur justification « scientifique ». Je le répète : on peut aller à l'infini dans cette direction. Mon bulletin paroissial d'au­jourd'hui m'assure, sous la signature d'un clerc abusif et triturateur de l'opinion des fidèles qui le lisent, qu'il « n'est plus aujourd'hui un seul homme de science qui n'adhère à l'Évolution » et qu'il ne faut pas se tourmenter au sujet des « réserves prudentes » formulées par le Saint-Office à l'égard de Teilhard, « saint Thomas du XX^e^ siècle ». Nos contem­porains sont emportés dans un devenir qui leur tourne la tête ? Eh bien ! on l'accentue davantage. Ils sont sous l'empire de la chimère la plus folle ? Eh bien ! leur subjec­tivité agitée est l'objectivité même : la science et Dieu en répondent. Comment ne pas diagnostiquer en ce déferlement du subjectivisme la présence de volontés de puissance qui en utilisent le courant et qui le téléguident à leur avantage en invoquant l'autorité de la terre et du ciel ? \*\*\* Le subjectivisme hâtivement badigeonné de « science » se complique d'une « conscience universelle de l'espèce » qui s'imposerait aux individus sous la forme d'une obligation planétaire et d'une solidarité avec tous les hommes. Il le faut pour éviter l'anarchie. Toutes les subjectivités indivi­duelles en proie à la confusion doivent se fondre dans une subjectivité unique : celle de l'humanité elle-même envi­sagée comme un individu géant issu du progrès des Lumières dans la phase pénultième de l'Évolution. 110:110 Un kantisme diffus a pénétré les mentalités chrétiennes à une telle profondeur qu'il a fait surgir un étonnant christianisme sans religion, sans surnaturel, sans Christ, où l'ordre objectif des valeurs divines et humaines est subordonné à l'amour impersonnel de l'humanité. Dans cet ordre subjectif, la représentation mentale de l'homme remplace sa présence effective au sein d'une communauté organique dont nous serions membres avec lui. Il n'y a plus là de rapport d'homme à homme, mais juxtaposition d'un individu ano­nyme à d'autres individus anonymes sous une dénomination extérieure et dans un système idéologique dont la cohérence interne ne peut être obtenue que par la force. A la commu­nauté d'interdépendance dont les membres s'articulent les une aux autres comme les organes d'un même corps se substitue une communauté de ressemblance où chacun s'imagine l'égal d'autrui et autrui l'égal de lui-même, mais où la relation sociale ne peut plus naître que de l'intensifi­cation de la propagande, de la publicité, du sentimentalisme, des instincts mécanisés, etc. qui rappelle inlassablement aux hommes dépourvus de liens réels qu'ils font partie de la même classe, de la même race, du même peuple, de la même humanité. Il est trop clair que cette religion du collectif où autrui en chair et en os s'évapore au bénéfice d'une entité abstraite qui ne siège que dans le cerveau, est celle où la volonté de puissance du clerc se dilate le plus. Les hommes n'ont en effet rien de commun entre eux que les valeurs objectives et les réalités où leurs intelligences et leurs volon­tés, radicalement différentes, ont cependant accès. C'est quand ils participent au même monde réel, à la même famille, à la même patrie, à la même entreprise, aux mêmes rites, au même principe divin, qu'ils sont unis, et que l'autorité dont ils dépendent n'a rien d'un pouvoir qui s'imposerait à eux du dehors, puisqu'elle fait partie, avec eux, du même corps social. 111:110 Il en va tout autrement dans la religion du collectif qui culmine sous la forme de l'huma­nitarisme. Les hommes n'y ont plus rien de commun que ce dont on leur bourre le crâne et leur rassemblement est le résultat d'une volonté de puissance qui les emboutit dans un même moule. Lorsque le christianisme vire à l'humanitarisme et qu'il se présente comme « le serviteur de l'humanité », lorsque l'Église apparaît comme une société philanthropique ou comme une société de secours mutuels, il est donc fort à craindre que la volonté de puissance du clerc soit l'instigatrice et la bénéficiaire de cette contami­nation. Un signe peu équivoque de l'action des volontés de puis­sance en ce christianisme humanitaire est le syncrétisme dont il se réclame plus ou moins ouvertement. Qu'il y ait dans l'œcuménisme actuel des tendances au syncrétisme -- à l'irénisme et au relativisme, comme disent les documents pontificaux -- n'est pas niable. Si la notion d'élu n'est plus chrétienne, s'il n'y a pas élection de la part de Dieu dans tous ses desseins, si tous les hommes se valent, si l'Église a pour fin de les rassembler, toutes les opinions se valent à leur tour et doivent s'amalgamer dans la nouvelle foi que les clercs progressistes nous proposent. A la mixture de science, d'apologétique, de théologie, de mystique, de poli­tique, où baignent leurs volontés de puissance correspond un pot-pourri de toutes les religions confondues dans l'aspi­ration subjective de tous les hommes à n'importe quoi. Toutes les subjectivités sont considérées comme tendues à des degrés divers, sans différence d'ordre au sens pascalien du mot, sans distinction entre vérité et erreur, sans réfé­rence au surnaturel, vers une entité qui ne peut avoir rien d'objectif puisque son objectivité les discriminerait, et qui ne peut dès lors être que le moi de chacun, en dépit de tous efforts verbaux déployés pour en dissimuler la présence. 112:110 Le syncrétisme est la doctrine qui accorde à chaque *moi*, et, *par suite*, à ses « opinions philosophiques et religieuses », un statut d'égalité parfaite avec toutes les autres. Au niveau religieux, cela ne signifie pas seulement que chaque *moi* peut croire à n'importe quoi et en n'importe qui, mais que chaque *moi* n'a d'autre foi possible qu'en lui-même et qu'il a le droit de se considérer implicitement ou explicitement comme la seule divinité possible, comme le seul absolu qui soit. Tout syncrétisme présuppose que chaque être humain est un dieu et doit être traité comme tel. C'est un autre nom de la religion de l'homme et du christianisme sans Dieu. Le syncrétisme que le clerc progressiste assimile à l'œcu­ménisme humanitaire est la religion sans objet, où Dieu est mort et remplacé par le *moi.* Or qui dit *moi* dit volonté de puissance où le *moi* le plus fort, le plus rusé, le mieux caché, le plus hypocrite triomphe des autres tout en se disant son égal, son frère, son serviteur. Le syncrétisme est le climat idéologique parfait pour les volontés de puissance religieuses parce qu'il repose sur le mensonge et la mystification, ainsi qu'en témoignent l'Em­pire romain et le culte de l'Empereur. Tout y est fiction. Tout y est admis comme tel. Tout, sauf le pouvoir qui est bien réel, terriblement réel. Mais comme la pensée d'un pouvoir absolu conféré à un homme ou à des hommes divinisés est insoutenable à l'être humain, le citoyen s'en­fonce dans le rêve et dans le divertissement pour lui échap­per. Le pouvoir progresse en fonction de ce recul. A la limite, cette religion de l'homme, si douce, si tolérante en apparence, qui accueille tous les cultes et les fond en ce plus grand commun dénominateur qu'est la subjectivité de l'animal s'adorant soi-même et qui répudie toute vérité objective, aboutit à la mécanisation absolue de la société et à la termitière universelle, comme le fait voir une fois de plus l'histoire de la civilisation antique. 113:110 Beaucoup plus sûrement que la religion d'État de type séculier assise sur une orthodoxie sévère, sur un parti unique et sur un appareil policier, la religion syncrétiste aboutit *par anes­thésie* à l'instauration du totalitarisme. Le progressisme chrétien y tend de toutes ses forces. Sa complaisance syncrétiste s'accompagne inévitable­ment d'un pragmatisme à peine voilé. De même que le devenir dévore chez lui l'être et l'adaptation au temporel le goût de l'éternel, « les nécessités de la pastorale », de « l'Église en mission », de « l'évangélisation des masses » éliminent chez ses adeptes ce que j'appellerais volontiers *la piété à l'égard des vérités immuables* qui se manifestent dans la nature et dans la Révélation. La vérité se mesure pour lui au succès ou le cède aux impératifs de la réussite. Les exemples foisonnent à ce propos, Le plus éclatant est le sort réservé à Teilhard et au teilhardisme dans l'Église actuelle. Cette « imposture scientifique », comme dit le professeur P.B. Medawar, prix Nobel de chimie, ramène, paraît-il, des incroyants au Christ. Dès lors, « les erreurs dont fourmille la pensée de Teilhard », et qu'un *Monitum* célèbre a dénoncées n'ont plus guère ou n'ont plus du tout d'importance. On ne se demande même pas *à quel Christ* l'incrédule s'est « converti ». Son adhésion à un christia­nisme nominal, autrement dit à un syncrétisme ou à une religion de l'homme quelque peu teintée de vocables chré­tiens, suffit pleinement. Il est aussitôt enrôlé dans la cohorte qui s'élance à la conquête du monde moderne et qui le convertit à la religion nouvelle. 114:110 Maintes et maintes déclarations, venant d'ecclésiastiques éminents, confirment que la volonté de puissance du clerc progressiste est au travail dans le pragmatisme pastoral qui sévit aujourd'hui dans l'Église. De là, elles descendent dans les bulletins paroissiaux qui sont, dans leur quasi totalité, animés par un « christianisme de choc » et qui visent à convaincre les masses auxquelles ils s'adressent par n'importe quel argument, fût-il le plus farfelu. J'en ai sous les yeux toute une collection : la plupart des numéros suent goutte à goutte un teilhardisme qui ruine la foi. De toutes parts, on nous vocifère que « Dieu est entré dans l'Histoire et dans le Monde », que tout ce qui se passe dans l'Histoire et dans le Monde est marqué de la présence divine, et que tout ce qui s'oppose à eux s'oppose du même coup à Lui. A la maxime des *Possédés* de Dostoïevski : « Si Dieu n'est pas, tout est permis », fait ainsi pendant celle des « nouveaux prêtres » : « Si Dieu est, tout est permis. » En effet, Dieu est tout et tout est Dieu dès qu'on récuse en Lui et en sa création l'être immuable qui transcende le devenir, et qu'on soumet les normes éternelles au laminage de l'action. On aura beau accumuler sophisme sur sophisme pour échapper aux conséquences de l'action ainsi privilégiée on les aura, on les a déjà dans les faits : l'action qui prétend atteindre le réel et Dieu lui-même sans passer par les exi­gences objectives de la nature et de la Grâce ou en faisant comme si elles n'existaient pas -- le cas est d'une fréquence extrême -- ne peut déboucher que sur un ersatz de réalité et de divinité que le sujet a fabriqué dans sa pensée La caricature de la création et du Créateur, extensible à l'infini comme la subjectivité dont elle est issue, justifie alors n'importe quelle conduite par le succès que remporte ce produit de remplacement. 115:110 Le progressisme chrétien et le pragmatisme chrétien font cercle. La marche en avant vers « le point Oméga » et la fureur de réussir se rejoignent sous le signe de l'apostolat nouveau style et de la religion nouvelle. Pour se démontrer à soi-même que le progressisme est la vérité, on s'efforcera donc de remporter un succès quelconque à n'importe quel prix et, pour blanchir la victoire ainsi décrochée, on la passera au compte de la Divinité immanente au progrès. Il faudra, à cette fin, relativiser les dogmes, flatter le monde, affirmer hardiment que le blanc est noir, écrire par son comportement une histoire des variations de l'Église catholique ? Le clerc animé de la volonté de puissance s'en moque. Il va de l'avant. Il désire le succès. Il ne peut pas ne pas être progressiste et pragmatiste à la fois. Il ne peut pas davantage ne pas rechercher l'approbation sociale, non sans doute celle de ses coreligionnaires qu'il excommunie comme inadaptés au progrès, mais celle des autres, des marxistes, des journalistes habitués à flairer le vent, à flatter le monde, des dialecticiens qui, dans l'Église même, élargissent sans cesse la contradiction entre « la religion ancienne » et « la religion nouvelle », etc. Ceux-là lui communiquent la bonne conscience qu'il a de sa mission. Grâce à eux, rien de ce qu'il fait ou de ce que les autres font ne peut paraître mal, sauf les défaillances dans le travail d'épuration de la foi « archaïque et statique » qu'il importe de continuer sans relâche. Il flétrit tout ce que font les catholiques orthodoxes. Son attachement au « gros animal » dont la rumeur l'enivre, son accord avec tant d'êtres humains qui jubilent à le voir faire la roue devant le monde le confirment dans sa parade. Il est parvenu enfin à faire entendre la voix de Dieu, sa propre voix, la voix de la secrète volonté de puis­sance qui l'incite à recueillir les suffrages de la foule. Par lui, Dieu pénètre dans « les nouvelles structures tempo­relles qui s'élaborent en dehors du christianisme ». 116:110 C'est lui le médiateur, le sauveur du genre humain. Le royaume de Dieu s'étend du même coup, sans parler de Dieu, sans prêcher aucune vérité divine, par la seule efficacité de sa parole à lui, qui s'efface comme homme de Dieu, qui parle en homme à des hommes, qui épouse leur vie, leurs désirs, leurs délires, s'il le faut, pour ne pas « décoller d'eux », pour leur manifester son amour, pour se mettre au service de l'humanité. Dans un monde sans Dieu, il réussit à maintenir le pouvoir du clerc, à dégager l'Église de la suspicion qui l'entoure, simplement en se mettant au goût du jour. Qui pourrait faire mieux ? Qui pourrait se flatter d'un meilleur résultat ? Par ce renversement du « contre » au « pour », il inaugure un nouveau constantinisme, le seul vrai cette fois, qui assure aux clercs la faveur que le grand monde ou le beau monde ne leur distribuait qu'avec condescendance, et que le monde nouveau accorde si généreusement à quiconque s'ajuste servilement à ses désirs dans la certitude d'être son maître. **III. -- **De l'étroite relation qui existe entre progressisme et volonté de puissance, il n'est plus qu'à unifier les termes dans le signe d'égalité qui les identifie : l'idéalisme, le primat de la pensée sur l'être, la rupture du lien qui nous joint nativement à tous les niveaux de la réalité, de la matière jusqu'à Dieu, et qui se traduit, au plan spéculatif, par la réduction de la nature et du surnaturel au devenir, au plan de l'action par le totalitarisme, au plan psycholo­gique par l'infériorité fardée en supériorité, au plan socio­logique par la socialisation de toutes choses et la mise en place d'un appareil de persuasion, de contrainte, de police et même de terreur destiné à la poursuivre, au plan moral, par un orgueil camouflé de bonté, d'amitié et d'humanité feintes, etc. 117:110 Il est impossible de parcourir en tous les détails les séquelles de cette option fondamentale où l'homme s'érige en mesure de toutes choses et invertit le rapport au réel et à Dieu qui le constitue dès sa naissance. Le progressisme se situe à leur confluent. Il draine tous les aspects de l'idéalisme et les mobilise en un seul et même courant dévastateur. En effet, la pensée et la conscience qui ont rompu leur relation constitutive à la réalité et à Dieu, ne peuvent que se replier sur elles-mêmes et tirer fictivement de leur vacuité désormais totale ce qu'elles appelleront par équivoque « la réalité » et « le Dieu » que « leurs aspirations exigent ». L'idéalisme tire ainsi continuellement le plus du moins. Il implique que le sujet peut produire de soi l'objet et le médiocre le meilleur. Mais comme le *moi* ne peut se procla­mer créateur *ex nihilo* et engendrer subitement l'univers sans dépasser la limite que l'homme de goût et de sens impose à l'extravagance, il en étalera le mouvement produc­teur dans le temps et il en transférera le bénéfice à l'huma­nité tout entière. Les diverses raisons, les seules qui soient, se fondent ainsi en une Raison universelle, les esprits diffé­rents en un seul Esprit, les multiples aspirations des hommes au réel et au divin en une seule Humanité faisant corps avec le Monde qu'elle fabrique et avec le Dieu qu'elle devient. L'univers n'a plus qu'une âme, l'humanité qu'un seul *intellect agent,* que Teilhard ressuscite sous la déno­mination apparemment anodine et pédante de « Noosphè­re ». Une nouvelle religion naît sur l'axe d'un progrès *hori­zontal* où le *moi* pensant se voue un culte à lui-même et se divinise. Telle est désormais la fin ultime de l'humanité historique. 118:110 Puisqu'il faut bien la placer dans l'avenir et qu'entre la qualification présente et l'excellence future, il faut un médiateur qui, assumant en lui-même les présences conjoin­tes du relatif et de l'absolu, préserve le Progrès de tout recul ou de toute déviation possible ; il faut un chef à cette humanité pérégrinante, en route vers son propre sanctuaire. Les candidats au pouvoir ne manquent pas et les progres­sistes chrétiens, pour être les derniers en piste, ne sont pas les moins agités ni les moins agitateurs. Ils le sont même davantage. Leur idéalisme est plus total que celui de Hegel ou de Marx. Hegel *s'est fait une certaine idée* de l'esprit, Marx *s'est fait une certaine idée* de la matière, ils *se sont fait une certaine idée* de la création, du Créateur, du Sauveur, de l'ordre temporel et de l'ordre spirituel, de la science, de la philosophie, de la théologie, *de tout :* il n'est rien qui soit étranger au progressiste chrétien, pas même le sexe et les arcanes de l'amour. Ils ont la conviction absolue que *l'idée qu'ils se font* du christianisme s'adapte à merveille à *l'idée qu'ils se font* de l'homme et de l'univers. Toutes ces représentations mentales qu'ils se forgent s'arti­culent avec aisance les unes aux autres dans leur pensée. Le progrès est tel dans tous les domaines que « tout ce qui monte converge » en un progrès total, où rien ne manque de progresser, grâce à *l'aggiornamento* proclamé sans res­triction, d'après eux, par le récent Concile. *Ils sont les médiateurs de ce progrès et de sa plénitude.* Dans la course au pouvoir, ils devancent tous leurs compétiteurs. Ils font un bon bout de chemin avec eux ? Comment ne le feraient-ils pas puisqu'ils les dépassent ? Mieux : que Hegel et que Marx, *ils ont en tête* le salut de l'humanité. 119:110 Leur idéalisme qui englobe la nature et la surnature porte leur progressisme à l'absolu et leur volonté de puis­sance au paroxysme. Il leur met tous les atouts en main. Puisqu'il n'y a plus d'essences immuables qui règleraient leur pensée, ils se soumettent « humblement » au devenir. Puisque Dieu s'est incarné dans l'histoire, toute histoire est sainte et ils obéissent « humblement » à ses lignes de force. Y a-t-il être humain plus désintéressé qu'eux ? S'ils se pro­posent comme chefs, c'est pour être des serviteurs du progrès. Rien ne manque à cette argumentation, sauf la clef de voûte, soigneusement noyée dans l'ombre : le *moi*, le *moi* totalitaire qui envahit tout de sa présence parce qu'il absorbe toute la réalité, Dieu inclus, dans les représentations qui n'ont d'existence qu'en lui et qu'il a usinées dans le labo­ratoire de son esprit pour les projeter, démesurément agran­dies à la dimension de la *libido dominandi*, et à son usage, dans une humanité uniforme. C'est ici qu'apparaît la prodigieuse puissance du moi et son étonnante faiblesse. L'idéalisme efface les contours des êtres et des choses à l'intérieur de la pensée, règne souverainement sur les repré­sentations qu'elle se forge en son immanence, et intime à la réalité, fût-elle surnaturelle, l'ordre de s'y conformer en fonction du progrès de la connaissance qu'elle en a élucu­brée. Il est à l'origine des « exigences » que promulgue « la foi » parvenue à « l'âge adulte », délivrée de toutes les con­traintes de la réalité révélée -- les enfances de Jésus, par exemple -- et il inspire ces habiletés verbales où le clerc progressiste est passé maître et qui rendent le dogme « accep­table à la mentalité contemporaine ». Ainsi, selon Henri Fesquet, qui s'en réjouit, le péché originel et l'enfer seraient-ils commentés, dans le nouveau catéchisme, « avec toute la discrétion désirable ». 120:110 Mais il est surtout à la source de cet *aggiornamento* sans précédent qui consiste à faire passer tout le christianisme, sa théologie, sa philosophie, l'Église, la liturgie, la fonction presbytérienne, etc. au crible de *l'idée que l'homme du* XX^e^ *siècle s'est forgée de lui-même* ou, plus exactement, à l'idée que les progressistes en ont et qu'ils inoculent par tous les moyens dont ils disposent au troupeau confié à leurs soins ou que leur crédit peut atteindre. Il est indubitable, à cet égard, que, sous l'influence de nombreux facteurs qu'il serait trop long ici d'énumérer et qui, pour la plupart, se ramènent, directement ou indirectement, à la volonté de puissance politique, *l'homme du* XX^e^ *siècle s'imagine autre que ce qu'il est réellement et sur le point de dépasser le seuil qui le séparera définitivement des générations anté­rieures*. Il est ce qu'on appelle (sans rire) Un MUTANT. Les politiciens, les marchands de papier, les journalistes, les psychologues, les sociologues, etc. qui manipulent l'opi­nion publique afin d'asseoir leur autorité, ne se lassent pas de lui jeter cette poudre aux yeux qui leur permet de con­duire des aveugles et qui persuade leurs victimes qu'elles sont entrées dans « une ère nouvelle ». Jamais *les connais­sances* de l'homme n'ont été poussées aussi loin qu'aujour­d'hui, et jamais *la connaissance* qu'il a de lui-même n'a été aussi irréelle, aussi fictive, aussi trompeuse. Il fallait s'y attendre : dès que l'homme a brisé la rela­tion originelle qui le suspend à la réalité et au Principe de la réalité, il n'est plus qu'une apparence d'homme. Toutes ses facultés *fonctionnent à rebours*. Au lieu d'abstraire du réel l'intelligible qu'il contient, *elles introduisent l'imagi­naire dans l'être*. Au lieu de se saisir tel qu'il est, il se représente « comme le point suprême d'aboutissement de l'évolution universelle » et s'engouffre en cette chimère dont le nom vulgaire est simplement moi. Car le *moi*, c'est *cela *: l'être humain amputé de son rapport fondamental au réel et à Dieu et qui n'a plus à sa disposition, comme philosophie effective ou larvée, que *l'idéalisme. Ce moi se mystifie et mystifie les autres, mathématiquement*, par définition. 121:110 Son pouvoir est immense, infini, invincible, *à la condi­tion qu'il soit entretenu dans l'illusion*. Car il n'a de pouvoir que sur le monde et sur l'homme imaginaires qu'il se cons­truit et qu'il introduit moins dans la réalité extérieure que *dans l'idée que l'opinion publique s'en fait*. Partout ail­leurs, le *moi* est d'une insigne débilité. Aristote disait jus­tement de lui qu'il est une bête ou un Dieu, ce qui signifie qu'il est stupide devant le réel et en réalité, tandis qu'il est une divinité dans le royaume des apparences et dans l'éta­lage du paraître. On ne s'étonnera donc pas si les progressistes tiennent aujourd'hui le haut du pavé et s'ils occupent partout des postes sociologiquement importants, soit dans l'Église soit dans la hiérarchie parallèle qui tente de manœuvrer la Hié­rarchie. Le *moi* est conquérant et ne peut pas ne pas l'être. De plus, il n'est à l'aise que dans les sociétés artificielles que l'homme fabrique et qui ont envahi aujourd'hui presque toute la sphère du social, repoussant à l'arrière-plan les sociétés naturelles qui lui répugnent et qui dénonceraient du reste aussitôt sa vanité. Le *moi*, encore un coup, triomphe dans l'ordre des grandeurs réelles. On pourrait dire, sans jeu de mots, que, si l'idéalisme fait prévaloir la représenta­tion mentale sur la présence effective, le *moi* dont il est la philosophie est essentiellement *représentatif* et avide des prestiges de la *représentation sociale*. Dans une société telle que la nôtre, il ira droit vers les places qui confèrent de l'influence sur l'opinion publique ou qu'il pourra transfor­mer en instruments de duperie. Sa volonté de puissance s'y dirige avec une assurance que l'homme qui mesure ses capacités n'a certes pas. Les progressistes doivent donc dominer dans une société où l'idéalisme et le paraître qui en est insé­parable, prédominent. 122:110 On comprend alors leur acharnement à rapprocher l'Église de la société moderne au point de les confondre l'une dans l'autre. L' « aggiornamento » consiste *pour eux* à transformer les réalités immuables de la nature et de la Grâce en « idées » que l'homme moderne puisse assimiler, faire siennes et intégrer à son idéalisme. Car l'homme du XX^e^ siècle n'est pas matérialiste, ou s'il l'est, c'est la consé­quence de son idéalisme. Il se figure être ce qu'il n'est pas. Il se pense matière alors qu'il n'est pas matière. Il se divertit, il s'éloigne, il se sépare de sa véritable réalité. On lui chante et rechante qu'il est « libre », qu'il est « maître », que « rien ne peut plus faire obstacle à sa volonté », etc. Il en est sûr et les progressistes qui le persuadent le sont pour la plupart, sauf quelques rares sceptiques qui ne croient qu'en la force nue. Il se croit « Dieu ». Comment se croirait-il « bête » ? Il faudrait qu'il soit, pour le coup, réaliste ! Son idéalisme le lui interdit. Les progressistes partagent sa foi. L'Esprit est à l'œuvre dans les masses modernes dont ils sont les médiateurs. Il est donc à l'œuvre en eux. Ils sont les dépositaires du « plan de Dieu » dans l'Histoire et ils en démordent d'autant moins que le dégonflement de leur foi entraînerait le refroidissement de leur zèle et de celui de leurs victimes ainsi que le recul immédiat de leur volonté de puissance. Sans doute ne vont-ils pas jusqu'à la brutale identification de l'homme, du monde et de Dieu. Ils pro­fessent un panthéisme « à soupapes de sûreté », cela va de soi ! Mais ils ne laissent pas de faire de l'homme le principe unique et suprême de l'existence du monde et de ses activités, en *fonction de l'idéalisme moderne* qui ne peut le concevoir autrement : *esse est percipi *; être, c'est être perçu ; il n'y a rien au-delà de la pensée ; le monde est ma représentation du monde, etc. L'homme fait le monde et se fait lui-même. Dès lors, il y a, en dépit de tous les subterfuges, divinisation de l'homme. 123:110 La tendance, qui prévaut actuellement dans le progres­sisme chrétien et dans une partie de l'Église, à ramener l'amour de Dieu à l'amour des hommes, de l'homme ou de l'humanité, ne contribue pas peu à cette déification. Dans une perspective idéaliste, l'homme et le monde -- c'est le même, puisque le monde est l'œuvre de l'homme -- ne peuvent pas ne pas être des dieux. Quelle différence y a-t-il alors entre le Dieu de la foi et ces dieux ? Aucune ou si peu. Les rapprocher les uns des autres est impérieusement requis. Dès lors, il n'y a rien dans le marxisme -- à prendre le cas extrême -- qui puisse l'opposer au christianisme et inver­sement, sinon l'incompréhension, sinon « l'anticommu­niste négatif ». Le marxisme tient la conscience humaine pour la plus haute divinité et proclame que l'homme se fait en faisant le monde ? Il va de la sorte, mû par une force qu'il ignore, à la rencontre du christianisme ! Là où l'homme manifeste sa maîtrise -- dans « la pilule » par exemple ; il est chrétien, il rencontre à nouveau le dessein de Dieu qui est de le diviniser ! Ce n'est pas du tout par hasard que les progressistes chrétiens sont fascinés simultanément par le socialisme et la sexualité. Cela résulte d'une même « foi en l'homme », qui est l'envers religieux indissociable de l'idéalisme. Le progrès humain est tel au XX^e^ siècle qu'il est impossible de ne pas professer cette « religion de l'homme » ... Et c'est à *cet homme* que le christianisme doit désor­mais correspondre ! Un tel *aggiornamento* équivaut à l'éli­mination du christianisme et à la transformation de l'Église -- qui a pris enfin conscience d'elle-même ! -- en une « société de frères » ou « d'égaux » travaillant, sous la conduite de leurs pasteurs, à instaurer sur la terre : un ordre tel que la promesse *eritis sicut dei* deviendrait réalité. 124:110 Que sous la pression des clercs progressistes, une partie appréciable de l'Église s'engage dans ce sens, malgré de sévères avertissements, de nombreux indices l'annoncent, dont « la théologie du monde » de Teilhard -- cet admirable rond-carré -- et l'impossibilité où se trouve la Hiérarchie d'en endiguer le succès publicitaire ne sont pas les moindres. Le cas du teilhardisme est vraiment typique de l'équation progressisme = volonté de puissance, dont le signe d'éga­lité est l'idéalisme. S'il y a un système radicalement et totalement idéaliste, fait de bonne moelle cérébrale portée, comme dit absurdement son auteur, « à la température psy­chique convenable », auquel aucune réalité ne correspond et qui absorbe l'univers, l'homme, le Christ et Dieu dans le mythe, c'est bien celui-là. Or son succès est inouï. Ses thuriféraires l'expliquent par le fait qu'il répond « aux aspirations les plus profondes de l'homme contemporain » avide de science et nostalgique de religion. En fait, il systé­matise très simplement les rêves idéalistes dans lesquels baignent la plupart des esprits contemporains et les amal­game en une vision unique qui leur communique l'illusion de dominer le monde et qui fomente en eux la volonté de puissance. Presque tous les progressistes chrétiens étant touchés, sinon envoûtés, par le teilhardisme ou par un idéalisme quelconque dont les affinités avec l'hallucination teilhardien­ne peuvent aisément être démontrées, *leur volonté de puis­sance ne peut porter que sur une* «* réalité *» *imaginaire*, si l'on peut ainsi parler, sur un monde flottant, indécis, qui n'existe que dans des représentations, des mots, sur le papier, dans des discours, dans des plans, dans des projets, qui tente de s'incarner dans les faits, dans les institutions, 125:110 dans les mœurs, d'une façon éphémère et toujours recommencée, qui ne peut vivre parce que la nature le repousse, qui ne peut mourir parce que l'homme en poursuit sans trêve l'édification. Dans ce monde de phantasmes grouille une humanité de fantômes, de fantoches, de marionnettes, d'êtres inertes et embrigadés, animée d'une identique pas­sion pour l'imaginaire, soumise aux mêmes réflexes en pré­sence de ces mirages que tissent pour elle la propagande et la publicité. Aussi voyons-nous les progressistes chrétiens monopo­liser une bonne partie de la direction des partis chrétiens, de la presse catholique, de la radio, du cinéma, de la télé­vision, des groupements et des associations, des institu­tions et des structures nouvelles qui poussent comme cham­pignons sur le cadavre de la société d'Ancien Régime qu'au­cune société vivante n'a relayée, voulant entraîner l'Église dans un *aggiornamento* où son essence religieuse disparaî­trait et ferait place à une sorte de produit sociologique syn­thétique qui mime maladroitement les relations sociales organiques disparues. Dieu serait détrôné au profit de méca­nismes pseudo-sociaux auxquels la religion chrétienne s'adapterait peu à peu jusqu'à s'y assimiler et s'y perdre. L'exemple de la « démocratie chrétienne » est remar­quable à cet égard et celui des « syndicats chrétiens » (par­ticulièrement en France) l'est plus encore, La merveilleuse facilité avec laquelle de nombreux clercs, dirigeants et au­môniers de « l'action catholique » se transforment, sous couleur de « fraternité », d' « humanité », etc., en agents de la Subversion et en courroies de transmission du com­munisme ou d'une forme plus ou moins édulcorée du socia­lisme, en est également une preuve. En Belgique, combien de prêtres de la partie flamande du pays ne répandent-ils pas le fanatisme linguistique plus que le nom du Christ, avec la tolérance de leurs supérieurs apeurés ? 126:110 Les exemples de cette adaptation à des types de « société » dont les mem­bres s'ignorent le plus souvent les uns et les autres et ne se coudoient, sans se connaître jamais, qu'au sein d'un fichier ou d'un rassemblement occasionnel, sont si nombreux que l'*aggiornamento* que nous préconise le progressisme n'en est que la codification et le catalogue logique. Comme l'a pressenti le plus génial et le plus méconnu des sociologues du XX^e^ siècle, Augustin Cochin, ces « socié­tés » sont les nids où couvent, éclosent, prennent leur essor les volontés de puissance. Considérées comme le sommet de « l'évolution sociale » parce qu'elles ne dépendent en rien de facteurs dont l'homme n'est pas le maître : la nais­sance, la vocation, la présence réciproque en une aire géo­graphiquement restreinte, la Grâce, etc., construites quasi­ment de toutes pièces à l'intérieur d'un cerveau, elles véri­fient, une fois projetées dans la réalité, l'apophtegme de Goethe : « Un seul cerveau suffit pour mille bras. » Plus elles sont les produits de « l'idée », de « l'idéologie », de la religion séduite par les prestiges et les succès des systèmes à la mode, plus elles s'éloignent des communautés natu­relles, semi-naturelles perfectionnées par l'art humain, sur­naturelles, où l'autorité vivante et organique ne s'aperçoit qu'à peine, et plus aussi les volontés de puissance s'y précipitent pour y exercer leur empire. Les formes diverses de « l'Internationale » sont le modèle de toutes les pseudo-sociétés modernes dont les partis politiques des démocra­ties décoratives et chimériques furent et restent encore l'ébauche. Ici, comme partout, le progressisme et la volonté de puissance ont pour trait d'union l'idéalisme sociologique. 127:110 Or, c'est à ces types de « sociétés » que le progressisme invite les chrétiens à participer afin de leur insuffler une vie factice, d'y apporter « le ferment évangélique » et, du même coup, de permettre aux volontés de puissance progres­sistes d'y exercer leur domination, leur tyrannie et leur terrorisme, s'il le faut. Ériger le christianisme en moyen de salut de ces communautés ou prétendre surélever celles-ci au niveau de la Grâce en les transformant en commu­nautés surnaturelles régies par le Christ et par ses prêtres est sans doute la plus pernicieuse et la plus sinistre des uto­pies, car elle aboutit à faire du Christ le prince de ce monde et à masquer de son nom trois fois saint le travail même de Satan. Le Christ n'est pas venu sur terre pour sauver des sociétés on des collectivités, mais des hommes, *des hommes avec leur âme personnelle, la seule qui existe et qui accède à l'immortalité*. Il restaure à cette fin la nature déchue de l'homme et, en elle, la sociabilité. Il consolide les commu­nautés de destin qui font partie de cette nature, que l'homme n'a pas plus créées qu'il n'a engendré son être propre et qui ne dépendent pas de sa volonté autonome. Il rend la nature « plus nature ». Il ne la surnaturalise pas. Il la surélève au degré de consistance et de solidité qu'elle avait perdu. Ainsi, la tendance qui prévaut actuellement à faire glisser la communauté naturelle qu'est la société conjugale au niveau surnaturel et à subordonner à cette « Église en réduc­tion » la transmission de la vie et la création d'une âme par Dieu, est-elle le signe le plus grave de cette déviation surnaturaliste qui aboutit fatalement au naturalisme et à l'exaltation de la volonté de puissance. L'idéalisation reli­gieuse de l'acte sexuel présuppose en effet que l'amour char­nel est l'ébauche de l'amour surnaturel et, celui-ci devenant la fin et la justification de celui-là, *tout est à nouveau permis*. C'est un nouveau pas en avant de « la liberté » vers son « épa­nouissement en Dieu » ! Et c'est aussi un pas en avant de la volonté de puissance ! Tout dernièrement, à l'issue d'une mission, le prédicateur déclarait *urbi et orbi*, d'un ton superbe et condescendant à ses auditrices éberluées « Quant à moi, je vous autorise la pilule » ! 128:110 L'idolâtrie du couple et des « compagnons d'éternité » a sa logique immanente. Le ciel qui descend sur la terre détruit la terre et se détruit comme ciel. La Grâce qui descend dans la nature pour la surnaturaliser et non plus pour la guérir de sa propension originelle au péché et à l'erreur, couvre le péché et l'erreur ; elle n'est plus la Grâce mais la caricature de celle-ci démagogiquement utilisée par la volonté de puis­sance. Le laxisme le plus effroyable est proclamé « progrès de l'Église dans la compréhension de l'homme contemporain ». Grâce à lui, on garde son pouvoir sur les fidèles mystifiés. Et une « théologie du couple » sert de pont d'un point à l'autre. L'exaltation du collectif et l'endoctrinement socialiste qui sévissent chez « les nouveaux prêtres » reposent sur le même sophisme. Toute socialisation est progrès. La collec­tivité ainsi constituée est l'ébauche de l'Église. Donc le prêtre doit y remplir le rôle de dirigeant et se mettre à la tête du mouvement de socialisation. Tel vicaire déclare qu'on ne peut être bon chrétien si l'on ne soutient pas le *Vietcong*. Tel autre profère que le premier devoir du travailleur chrétien est de s'inscrire au syndicat socialiste de l'en­droit. Un curé, en dépit de tous les *oremus* qu'il est bien encore contraint de dire, prêche à tout venant qu'on ne vient pas à la Messe pour prier, mais pour fraterniser. Des dizaines d'incongruités analogues gonflent mon « bêtisier ecclésias­tique ». A leur source, première dans l'intention, ultime dans l'exécution, on découvre sans peine la volonté de puis­sance. « Le monde va droit à la socialisation ? Ne ratons pas le coche ! Courons pour faire partie de la nouvelle classe dirigeante. Nous avons assez d'idéal surnaturel pour justi­fier notre conduite ». 129:110 Le résultat crève les yeux : *la volonté de puissance est impuissance.* Nous n'avons plus de prêtres, mais des me­neurs, plus d'apôtres mais des tribuns en proie à la *libido dominandi*, plus de religion mais une hérésie sociologique, plus de christianisme mais une « politique » prétendument « tirée de l'Écriture Sainte ». Nous ne sommes plus élevés, de bas en haut, vers le Ciel. Nous sommes appelés, horizon­talement, à l'aménagement de la Terre. Le surnaturel, en se donnant pour tâche de diviniser le social et de l'introniser comme fin ultime de l'homme, se ravale au rang de l'idéolo­gie collectiviste et le clerc à celui de propagandiste. *Au lieu de progresser dans les âmes, le christianisme recule*. C'est le châtiment de la volonté de puissance ecclésiastique. Plus elle est puissance, plus elle s'affaiblit, car elle détruit pour autant toutes les raisons qu'on a de la respecter et de lui obéir. A son origine même, elle est faiblesse : elle ne croit plus au seul dessein que nous puissions connaître de Dieu sur nous : *Haec est enim voluntas Dei, sanctificatio vestra*. Un mot, un mot terrible, mais souverainement purifica­teur, de Simone Weil devrait servir de thème d'enseigne­ment dans tous les séminaires : « Dieu se donne aux hommes en tant que puissant ou en tant que parfait, *à leur choix*. » Le « nouveau prêtre » n'échappera à la troisième ten­tation, que le Christ lui-même a voulu subir et dont il a triomphé, qu'en optant sans retour *pour la sainteté*. Marcel De Corte, professeur à l'Université de Liège. 130:110 ### Histoire secrète de la Congrégation de Lyon *De la clandestinité\ à la fondation\ de la Propagation de la Foi\ 1801-1831* par Antoine Lestra Au moment de la mort de notre éminent collaborateur Antoine Lestra, en 1963, Bernard Faÿ écrivait dans « Aspects de la France » : « La dernière fois que je le vis, il me lut un manuscrit qu'il finissait. Il le consacrait à l'action de la « Congrégation Lyonnaise » pendant la Révolution et l'Empire. Il contait l'étonnante résistance de ses membres aux consignes des révolutionnaires fanatiques. On y voyait comment ces laïcs, bien dirigés par des prêtres saints, surent maintenir leur foi intacte et servir le Saint-Siège même au milieu des plus sanglantes proscriptions ; par leurs soins le Pape put toujours correspondre avec les évêques et les fidèles de France durant la longue persécution de l'Empire. 131:110 Le récit, sans effort d'éloquence, revêt une grandeur sublime quand il nous décrit ces laïcs, humbles ouvriers ou bourgeois cossus, accomplissant au péril de leur vie une tâche difficile. Ces pages méritent de voir le jour et rien ne doit être négligé pour qu'il en soit ainsi, car elles forment une sorte de « testament spirituel » à la vie si noble, si courageuse et si chrétienne d'Antoine Lestra. » \*\*\* C'est cette ample étude d'Antoine Lestra -- plusieurs centaines de pages -- que nous allons publier intégralement. Outre son puissant intérêt historique, le lecteur découvrira facilement quel peut être son intérêt tout à fait actuel. \*\*\* Voici la table générale de l'ouvrage d'Antoine Lestra : I. -- L'Église clandestine (jusqu'à 1801) 1° Les Missions de Linsolas. 2° La Congrégation des Demoiselles. 3° Benoît Coste témoin de la renaissance de l'Église de Lyon. 4° Mgr d'Aviau, le Père Varin et les Pères de la Foi à Lyon. II\. -- Le Concordat 1° Préludes. 2° Les deux Concordats. 3° Fesch archevêque de Lyon. 4° La réouverture des églises. III\. -- La fondation de la Congrégation (l 802) 1° Les démarches préliminaires. 2° Création et organisation. 3° Première manifestation : la restitution de l'église d'Écully. 4° La création des premières œuvres apparentées à la Congrégation. 132:110 IV\. -- L'Église triomphante (janvier 1803 à juin 1805) 1° La participation de la Congrégation à la réorganisation du diocèse. 2° L'extension des activités congréganistes. 3° Les deux séjours de Pie VII à Lyon. V. -- La persécution impériale (1805 à 1808) 1° Napoléon et le Pape. 2° La dispersion des Pères de la Foi : le départ du Père Roger. 3° Le Père Bochard, Franchet d'Esperey et la police de Fouché. VI\. -- Lyon, la Rome française (1808 à 1813) 1° L'Empereur excommunié et le Pape prisonnier. 2° Les liens entre les congrégations de Lyon et de Paris. 3° La transmission du texte pontifical. 4° Un livre clandestin. 5° Berthaut du Coin, courrier secret de Pie VII. 6° Congréganistes et Chevaliers de la Foi. 7° Les prisons de Berthaut du Coin et Franchet. 8° Benoît Coste, vice-préfet de la Congrégation, face au « Concordat de Fontainebleau ». VII\. -- L'essor de la Congrégation (1814 à 1824) 1° La première restauration à Lyon. 2° Les inquiétudes la Charte et les Cent Jours. 3° Un espoir déçu le Concordat de 1817. 4° Extension et réorganisation de la Congrégation. 133:110 VIII\. -- La fondation de la Propagation de la Foi 1° Les origines. 2° Les initiatives de Pauline Marie Jaricot. 3° L'œuvre naissante sauvée par la Congrégation. 4° La réunion du 3 mai 1822. 5° L'extension de l'œuvre grâce aux Chevaliers de la Foi. 6° La propagation de la Foi, œuvre d'Église. 7° Les débuts de l'anticléricalisme (1826 à 183 1). CONCLUSION ANNEXES 1° L'organisation de la Congrégation des Demoiselles. (extrait des Mémoires de Linsolas) 2° Le règlement de la Congrégation des jeunes gens. (extrait des archives diocésaines) 3° Mises au point à propos de la « Correspondance authen­tique de la Cour de Rome avec le gouvernement français » et des « Pièces officielles touchant l'inva­sion de Rome par les Français en 1808 ». 4° Franchet d'Esperey. 5° Berthaut du Coin. 6° Orientation bibliographique. Première partie\ \ L'Église clandestine CHAPITRE PREMIER #### Les missions de Linsolas Commencées au temps où la Convention, par le décret fameux du 12 octobre 1793, écrase les Lyonnais sous les mitraillades et démolit les façades de Bellecour, les Mis­sions étaient une sorte d'*Action catholique* adaptée à la persécution révolutionnaire. 134:110 La hiérarchie les tenait forte­ment en mains pour maintenir la foi et l'obéissance avec une rigueur, si prudente qu'à braver tous les périls d'une clandestinité sur laquelle l'échafaud et le canon projetaient leur ombre, elles restèrent, intactes dans tout le diocèse jusqu'au Concordat. Au ministère du prêtre elles associè­rent étroitement des laïcs qui le rendirent possible. L'expérience récente de l'Occupation et des dangers courus par les « réseaux » de la Résistance nous permet de mieux comprendre ce chef-d'œuvre d'organisation ani­mée par la foi pour le service de l'Église. Son fondateur fut le vicaire général Linsolas. Jacques Linsolas, né à Lyon rue Tupin le 5 février 1754, baptisé le lendemain à Saint-Nizier, ordonné prêtre le 29 mai 1779 entre d'abord au Séminaire des Missions étran­gères à Paris, mais sa santé ne lui permet pas d'y rester. Il revient dans sa ville et sa paroisse natale où il est chargé des catéchismes. Son séjour à Paris l'avait épouvanté par les périls qu'y couraient la foi et les mœurs. Ce qu'il voit, entend et lit à Lyon, ne lui cause pas moins de crainte pour la religion et l'ordre social chrétien en France que pour la jeunesse commise à ses soins. Il s'applique à former une élite de jeunes gens capable de discerner le mal et d'y résister. Les *Mémoires* inédits où il parle de lui à la troi­sième personne ([^2]) le montrent qui leur donne des retraites pour « orienter leur entrée dans le monde ». « ...Il nous faut remonter aux années 1782 ou 1783, écrit-il. Dans une de ces années M. l'abbé Linsolas regardait comme très probable qu'une grande révolution ourdie en France depuis près d'un siècle par les ennemis de l'autel et du trône, éclaterait sous peu d'années. Frappé de cette idée, il crut devoir prémunir contre les nouveautés qui en seraient la suite des jeunes gens qu'il instruisait sur la reli­gion, et qui devaient faire orienter leur entrée dans le monde. Sa dernière instruction fut le développement des dangers qui menaçaient la religion, l'Église et ses Minis­tres, les secousses qu'on porterait au trône de saint Louis : il leur donna divers avis sur le choix des amis ; il les pré­munit contre la lecture des mauvais livres tant contre la religion que contre les mœurs, qui n'étaient, dit-il, que trop communs ; il leur fit sentir la nécessité de fuir les faux amis qui cachaient sous des dehors la corruption de leurs cœurs. Il leur dit à peu près ce qui suit : 135:110 « Qu'il fallait qu'ils se tinssent toujours fermes dans la foi, qu'ils fussent fidèles au service de Dieu et attachés au souverain qui gouvernait, ainsi qu'à son auguste famille. Il leur recommanda de s'éloigner de la société des hommes sans mœurs ; d'être très circonspects sur le choix de leurs amis, se défiant de ceux qui cherchaient à les éloigner de leurs devoirs de chrétiens, de la pratique de la religion... il leur fit sentir les dangers auxquels ils s'exposeraient par la lecture des mauvais livres, etc. Il leur annonça assez clairement les jours désastreux qui s'approchaient... que depuis longtemps l'impiété travaillait par tous les mo­yens la jeunesse, pour la pervertir... Il termina son instruc­tion à peu près en ces termes : « Restez fidèles je vous en conjure, à la foi comme à l'ancre du salut... pratiquez exactement la religion... respectez l'église de Jésus-Christ, cette église catholique, apostolique et romaine dans laquelle vous avez eu le bonheur de naître... que son enseignement soit la règle de votre conduite... Soyez soumis à son chef visible, le représentant de Jésus-Christ sur la terre... atta­chez-vous à la doctrine de vos premiers pasteurs, unis aux successeurs de Pierre... etc. « Cette instruction dont nous vous donnons le précis fit une vive impression sur l'esprit de ces jeunes gens. Un d'eux surtout (que nous pourrions nommer, si la conve­nance le permettait), qui fut nombre d'années un exemple de piété et de vertu à Lyon, qui était présenté avec raison pour modèle à ceux de son âge, qui avait combattu avec vigueur le fondateur du schisme dans le diocèse, et qui, de­puis un certain nombre d'années occupe une place honora­ble, dit à M. l'abbé Linsolas en 1791 « que s'il avait con­servé ses principes et la pratique de la religion, il le devait à l'instruction (celle relatée ci-dessus) qui était toujours restée gravée dans son esprit » : mais il est facile de voir les meilleurs sentiments s'évanouir. » 136:110 Pour convenable qu'elle soit, cette discrétion ne nous permet pas de reconnaître ce disciple dont il semble par le dernier membre de la phrase que la fidélité ne dura pas jusqu'à l'époque où furent écrits les *Mémoires,* après 1814. Cet apostolat auprès des jeunes gens fera nommer Lin­solas chanoine d'honneur de Saint-Nizier « pour y avoir fait du ministère gratuitement durant plusieurs années ». Très aimé des paroissiens il est choisi comme aumônier de la garde nationale, et sur le conseil de l'archevêché « pour ne pas donner prise à des calomnies contre le clergé », il accepte : « Je vous offre au surplus de vous confesser tous, dit-il au secrétaire de la section -- Oh ! pour cet article, vous serez, Monsieur, un citoyen très passif. » Il donnera bientôt sa démission quand il verra que tout ce qu'on lui demande, c'est de parader avec la cocarde tricolore. Il refuse le serment à la *Constitution civile du Clergé*. Le 15 mars 1791, comme il fait en chaire la prière du soir à l'église suivant la formule traditionnelle : « Prions pour Notre Saint Père le Pape, Mgr l'Archevêque, le Roi et la Famille Royale », des énergumènes déchaînent la bagarre en criant : « Il n'y a plus d'archevêque, mais un évêque M. Lamourette » ; ils se lancent à l'assaut de la chaire que des chrétiens fidèles défendent. Linsolas traîné devant les tribunaux fait alors trois mois de prison. La Royauté à peine renversée le 10 août 1792, la Répu­blique déclare exécutoires les décrets paralysés par le veto de Louis XVI contre les prêtres réfractaires, qui sont mis en demeure de s'exiler dans les quinze jours. Linsolas part pour la Savoie. Mais il entend l'appel des âmes semblables à des brebis sans pasteur, et revient s'exposer à tous les périls. Le 21 novembre le voici de retour à Lyon avec un passeport de marchand suisse. Il y rejoint le vicaire général Merle de Castillon qui a fait comme lui, et qui demande à Mgr de Marbœuf, l'archevêque banni, des lettres de grand vicaire pour Linsolas. Elles arrivent avec les pouvoirs les plus étendus. Ils seront désormais deux à porter sur place le poids du diocèse. Ils gouvernent en plein accord pendant un an jusqu'au lendemain du siège de Lyon. 137:110 Au nom de leur archevêque, ils avaient interdit le ser­ment de *Liberté-Egalité* ordonné par la loi des 14-15 août 1792, pour les raisons données d'avance dans le Bref du 10 mars 1791 par Pie VI condamnant la Constitution Civile du Clergé, et que M. Émery, trompé par des arguments d'ordre politique, regrettera d'avoir méconnues en per­mettant de le prêter à Paris où il était vicaire général. Pie VI avait cependant jugé que ces deux mots pris dans leur sens légal n'avaient plus le sens normal de langage chrétien, mais un sens révolutionnaire, et le définissait en ces termes : « L'effet nécessaire de la Constitution décrétée par l'As­semblée est d'anéantir la religion catholique (ut aboleretur catholica religio), et avec elle l'obéissance due aux Rois. C'est dans cette vue qu'on établit, comme un droit de l'homme en société, cette liberté absolue qui non seulement assure le droit de n'être point inquiété sur ses opinions re­ligieuses, mais qui accorde encore cette licence de penser, de dire, d'écrire et même de faire imprimer impunément en matière de religion, tout ce que peut suggérer l'imagi­nation la plus déréglée ; droit monstrueux (*quæ sane monstra*) qui paraît cependant à l'assemblée résulter de l'égalité et de la liberté naturelle à tous les hommes. Mais que pou­vait-il y avoir de plus insensé que d'établir parmi les hom­mes cette égalité et cette liberté effrénée oui semble étouf­fer la raison, le don le plus précieux que la nature ait fait à l'homme et le seul qui le distingue des animaux. » ([^3]) Le 23 avril 1791 Pie VI à propos de la Révolution d'Avi­gnon frappait la *Déclaration des droits de l'homme et du citoyen* par un jugement doctrinal : « Septemdecim illos articulos ubi jura hominis eo prorsus modo suscipiabantur, qui fuerant in decretis conventus gallicani explicata et pro­prosita, illa scilicet jura religioni et societati adversantia » (ces 17 articles où les *droits de l'homme* sont présentés dans le même sens qu'ils furent expliqués et proposés dans les décrets de l'assemblée française, droits contraires à la reli­gion et à la société). 138:110 A Paris même M. Émery n'avait pas entraîné dans son erreur, origine de la division entre catholiques, un homme tel que le fondateur de la *Société du Cœur de Jésus* et de la *Société du Cœur de Marie*, le P. de Clorivière, futur restau­rateur des Jésuites en 1814, qui pensait exactement comme Mgr de Marbœuf. Fidèles interprètes de leur archevêque, Castillon et Linsolas auraient signé la lettre du P. de Clori­vière à Mlle de Cicé sur la loi des 14-15 août 1792 : « l'éga­lité et la liberté qu'on fait jurer sont évidemment celles qui ont été nouvellement introduites : comment donc jurer les maintenir ? C'est tout renverser : principes de morale et de Christianisme ». Il explique dans un commentaire de l'Apocalypse écrit du fond de la cachette d'où il dirige ses *Sociétés* pendant la Terreur que la *Déclaration des droits de l'homme* de 1789 est une machine de guerre contre les droits de Dieu et de son Église : « Ces prétendus *Droits de l'homme*, a-t-il écrit, sont quelques choses de si pernicieux qu'il ne serait pas assez d'en avoir découvert le venin ; il faut, autant qu'il sera possible, les ôter des mains et de la vue des peuples, les vouer à l'exécration publique, et veiller surtout à ce que des instituteurs impies ne s'en servent point pour empoisonner l'esprit de leurs élèves. » M. de Castillon arrêté le 28 octobre 1793 est guillotiné sur la place des Terreaux le 15 décembre. Tout le poids du diocèse repose désormais sur Linsolas. Dès 1792 l'expérience leur avait donné l'idée du but à atteindre et de la méthode à suivre : « disséminer de la meilleure manière possible les secours spirituels, sans cependant compromettre la sûreté des ouvriers évangé­liques ». Mais le plan d'action et l'exécution sont l'œuvre de Linsolas resté seul. Dès 1794 Mgr de Marbœuf avait approuvé son plan : « Je suis tellement satisfait, lui avait-il écrit, de l'organisation que votre lettre m'a fait connaître, que je désirerais l'envoi de quelques copies de ce plan à mes pairs dans l'épiscopat, bien persuadé qu'ils l'adopte­raient dans leur diocèse. » C'est ainsi que d'autres diocèses eurent aussi leurs mis­sions, mais bien que Lyon servit de modèle à toutes, elles ne furent pas ailleurs au même point une institution de la hiérarchie qui ne laissait personne s'écarter des règles im­posées par Linsolas au nom de l'archevêque. 139:110 La mise en train ne se fit pas en un jour, assez vite cependant pour tenir en échec le schisme, la Terreur, la déchristianisation, par un dispositif que les *Instructions de 1796* mettront définitivement au point. Plus de paroisses, des missions : il y en eut vingt cinq pour tout le diocèse. Plus de curés, mais un prêtre, nommé par Linsolas chef de mission, a sous ses ordres des mis­sionnaires triés sur le volet, « aucun ecclésiastique ne de­vant s'ingérer dans le ministère s'il n'est envoyé ». A chacun des missionnaires est donnée « une marque qui puisse les faire connaître et des prêtres fidèles et des Catho­liques » ; elle est communiquée aux chefs de village pour qu'ils n'accueillent aucun prêtre qui en serait dépourvu. Le chef de village est un laïc présenté par les missionnai­res au chef de mission, qui le nomme « l'ouvrier évangéli­que » et se repose sur lui pour diriger les fidèles. Les missionnaires nomment des catéchistes présentés par le chef de village qui a autorité sur eux. Ils sont divisés en trois classes : les catéchistes « stables », hommes ou femmes, qui sont les véritables « gardiens des paroisses », chargés non seulement d'en­seigner la religion aux enfants, mais d'organiser la venue du missionnaire et de le tenir au courant de tout ce qui touche la vie de l'Église ; -- des catéchistes « ambulants » qui accompagnent le missionnaire, lui cherchent des retraites sûres et lui servent de courrier ; -- des catéchistes « précurseurs » qui vont dans les com­munes où la mission n'a pas encore pénétré. « Sans faire semblant de rien », ils enquêtent et préparent le terrain ; ils vont aussi étudier sur place les communes qui deman­dent pour la première fois des missionnaires. Linsolas, qui a vécu au Séminaire des Missions Étran­gères, dit s'être inspiré de ce qui se passe en Chine et au « Tunquin ». L'Église du silence était alors en France, sous la tyrannie de la Révolution. C'est la nuit que le mission­naire dit la messe à des heures fixées pour que chaque fidèle puisse rentrer chez lui avant le lever du soleil, « et que l'on ne s'aperçoive de rien ». Linsolas tenait la main à l'application très stricte de la règle fondamentale : « un secret inviolable que les chefs et les catéchistes doivent garder au péril même de leur existence ». 140:110 Donner sa vie pour ses frères était pour tous le risque quotidien ; c'est la perfection de la charité. Linsolas, ce grand apôtre d'un temps où la Révolution soufflait la haine, n'a cessé de rappeler, dans la ville des mitraillades, que la vérité ne pouvait prendre racine dans les âmes qu'unie à la charité. Ses instructions aux missionnaires sont une page d'évangile : « Les missionnaires seront tenus de s'aimer entre eux comme des frères ; vis-à-vis des fidèles, ils garderont un parfait désintéressement, refusant toute rétribution pour les sacrements qu'ils donnent, les services qu'ils rendent ; il serait à souhaiter qu'ils refusassent même ce que l'on of­fre. Ils recevront les objets qui leur seront nécessaires directement plutôt que l'argent destiné à les procurer. Ils s'occuperont moins des âmes pieuses que des vrais pécheurs. Ils auront moins d'empressement à étendre leurs travaux que de soins à mériter que Dieu les agrée et les bénisse : les fruits de leur ministère sont le prix du zèle, des vertus sacerdotales, surtout de l'humilité. Tous les fidè­les du canton ayant droit à leur dévouement, ils célèbre­ront alternativement dans chacune des paroisses du can­ton. Ils useront des plus grands égards envers les prêtres tombés et rétractés. Après avis du chef, ils les emploieront en qualité de catéchistes. Ils essaieront doucement de ra­mener les prêtres encore égarés dans le schisme ; jamais ils ne parleront d'eux durement. » Unie à la charité dans un zèle intrépide, la prudence réglait l'action. Non seulement Linsolas avait une dizaine de surnoms dans la clandestinité : Villardot, Chaumant, Vuilet, Vaudieu, Beaupoud, Persille, Sarrie, Grimondet ; mais il envoyait deux de ses amis aux réunions du club central des Jacobins « pour connaître ce qui se délibérait contre la religion, les prêtres et les religieuses ». Les résultats de cet apostolat furent tels qu'un des vi­caires généraux, l'abbé Courbon, peut rendre compte le 6 mai 1795 au Cardinal Zelada, secrétaire d'état, « des progrès de la foi dans ce grand diocèse où les prêtres ne suf­fisent pas, tant la moisson est abondante ». 141:110 Sur l'ordre de son archevêque, Linsolas avait entrepris la visite du diocèse. Le biographe de Mgr de Marbœuf, l'abbé Monternot, a publié les conclusions du rapport où le vicaire général lui rend compte des missions du Forez et du Roannais dont les chefs résidaient à Montbrison, Gu­mières, Crémeaux, Roanne, Sainte Agathe en Donzy. Parti de Lyon, le 8 septembre 1794 et pendant un mois et demi, il avait réuni les missionnaires, les catéchistes, même les simples fidèles, partout où il l'avait pu, pour les fortifier dans la foi, veillant à les prévenir contre les manœuvres des schismatiques, et aussi des jansénistes qui relevaient la tête dans certains cantons. Ces missions évangélisaient en­viron 100.000 âmes, dont 75.000 communiaient plusieurs fois l'année, 12.000, à Pâques seulement ; 6.000 autres assistaient à la messe mais ne s'approchaient pas des sa­crements. Les 7.000 qui restaient se divisaient en 3.000 in­différents qui n'auraient pas dénoncé les missionnaires, quelques-uns même les auraient cachés, et en 4.000 jaco­bins avérés dont la haine se tempérait de crainte à la vue d'un tel retour à la religion. Mgr de Marbœuf fut émerveillé. « Il faut, répondit-il, que les ouvriers évangéliques aient travaillé jour et nuit, car la plus grande partie du diocèse avait été entraînée dans la Révolution et dans le schisme. Le doigt de Dieu est là. » Mgr de Marbœuf écrira quelques mois plus tard à Louis XVIII, en octobre 1807 : « Les choses en sont au point que personne désirant les secours spirituels ne peut en manquer... Loin qu'aucune persécution puisse détruire la religion en France, elles seront toujours le temps de sa gloire. » Quelle que fût la fidélité de Linsolas, commune alors chez tous les catholiques, au roi de France, père de la patrie, il ne laissa jamais « aventurer l'œuvre des missions dans aucune entreprise politique machinée par des têtes légères ». En parfait accord avec Mgr de Marbœuf, il ne laissa jamais les missionnaires devenir des agents royalis­tes, et le Marquis de Bésignan, qui était une de ces « têtes légères », lui reprochait vivement d'avoir été la cause de son échec. Mais au moment du Concordat la religion avait dix ans d'avance dans le diocèse de Lyon, sur l'état où elle était dans l'ensemble du pays. 142:110 Après quelles persécutions ! Les mitraillades ont aidé la guillotine à rayer de la carte de France son nom que le décret du 12 octobre 1793 transforme en *Commune Affran­chie.* Mais le peuple chrétien est resté si fidèle que pas un missionnaire n'a été pris dans les quatre cents oratoires, nouvelles catacombes où viennent à la messe des personnes agréées par les missionnaires, et par les propriétaires ou les locataires des maisons ([^4]). CHAPITRE II #### La Congrégation des Demoiselles Les Mémoires inédits de Linsolas ne nous disent pas qu'il ait réuni les jeunes gens de ses retraites en groupe d'action, mais ils révèlent l'aide puissante que les Missions trouvèrent dans la *Congrégation des Demoiselles*. On n'a jamais encore parlé d'elle, et c'est pourquoi nous allons tirer au clair cette action catholique féminine, la première en date, confiée par l'Église à des jeunes filles sans lien cano­nique entre elles, et qui restent des laïques. Elle naquit en 1788 à Lyon, comme y devait naître en 1901, sous l'inspi­ration de Notre-Dame de Fourvière et la bénédiction du cardinal Coullié, *la Ligue des Femmes Françaises,* l'une et l'autre pour faire face à la persécution religieuse. Avec une rare prescience de la menace que faisait peser sur l'Église la dissolution de la doctrine chrétienne en une vague phraséologie dite philosophique, analogue à celle que l'on dit aujourd'hui scientifique et qui n'est pas moins redoutable, Linsolas avait d'abord pensé à leur donner le nom de « Demoiselles catéchistes », mais la persécution déchaînée par la Révolution, étendra bientôt à tous les besoins de l'Église leur zèle qu'elles porteront jusqu'à l'héroïsme. 143:110 Il nous les présente de sa main : « En 1788, M. Linsolas avait fondé une société de Demoi­selles (peu de personnes, par prudence, mais raisonnables, pieuses) appartenant à des familles honnêtes et chrétiennes. Il donna à ces âmes d'élite un règlement, qu'il adapta aux circonstances pénibles auxquelles il présumait qu'on serait exposé dans les temps malheureux qu'il prévoyait. Chaque associée devait s'affilier secrètement, et sans faire connaî­tre l'association, quatre ou cinq parentes ou amies pour les porter à la pratique de la vertu principalement, à la charité effective envers le prochain. Les associées et affiliées s'oc­cupèrent, jusqu'à nouvel ordre, à édifier leur famille, à se porter mutuellement avec une sainte émulation à la piété et aux bonnes œuvres. Toutes les trois semaines, il y avait une assemblée pour toutes les associées, et chaque membre de cette société réunissait tous les mois les affiliées. Depuis 1790, les affiliées et associées avaient travaillé à éloigner du schisme les personnes qu'on cherchait à sé­duire et à retirer celles qui avaient eu le malheur de s'y laisser entraîner. Pour arriver à cette fin, on procurait à la société plusieurs exemplaires des brochures orthodoxes opposées aux faux principes de l'Église Constitutionnelle. Elles les faisaient lire aux personnes qu'on cherchait à entraîner et à celles qui avaient succombé à la séduction. La vive persécution qui s'éleva en 1793, et qui fut plus ou moins forte jusqu'en 1801, détermina M. l'abbé Lin­solas, Vicaire Général du diocèse, à utiliser en 1793 sa pe­tite société et les affiliées : à cette fin, il les divisa en trois classes. Celles de la première allaient visiter les prêtres, les religieuses, les femmes catholiques qui étaient détenus. Elles s'informaient des besoins de chaque prisonnier, en rendaient compte au Vicaire Général, qui y pourvoyait selon la quotité des aumônes qu'il recevait, grâce aux abondantes charités des fidèles, quoique la majorité -- l'on pourrait même dire la presque totalité -- des for­tunes eussent été dilapidées par les buveurs de sang, les Comités révolutionnaires. 144:110 Dans ces distributions, l'on ne compte pas ce que les catholiques y envoyaient ou por­taient eux-mêmes. Les Demoiselles de cette classe se chargeaient, malgré le danger qu'elles couraient d'être sur­prises, arrêtées, jetées en prison, peut-être même guillo­tinées comme fanatiques, de remettre aux prisonniers les lettres de consolation et d'encouragement que l'abbé Lin­solas leur adressait ; et les réponses lui parvenaient par la même voie dans la semaine. Les membres composant la seconde classe visitaient à l'Hôtel-Dieu les malades de leur sexe, leur faisaient l'au­mône corporelle et spirituelle, instruisaient celles qui en avaient besoin, leur procuraient des prêtres catholiques, les leur conduisaient même. Elles eurent dans leurs fonc­tions honorables des occasions assez fréquentes de remercier la Providence pour les conversions qui s'opéraient, d'après les instructions qui leur étaient données, tant parmi les malades qui croupissaient dans le vice que parmi ceux qui étaient tombés dans le schisme. Les associées et affiliées de la troisième classe, choi­sies parmi les plus instruites sur la religion, étaient char­gées de faire, dans divers quartiers de la ville, le caté­chisme aux jeunes filles, celles surtout qu'on pouvait dis­poser à la Première Communion. Pour rassurer les prê­tres fidèles contre la crainte d'être trompés, chaque mem­bre de cette troisième classe était muni d'une autorisation portant le sceau de Mgr de Marbœuf. Cette œuvre si importante dans ces moments où les missionnaires ne pouvaient, sans courir de grands dan­gers, instruire les jeunes filles sur la discrétion des­quelles il était très difficile de compter, cette œuvre si importante, disons-nous, exigeait beaucoup de prudence, soit pour s'assurer de la science et des dispositions de celles qu'on préparait à la Première Communion, soit pour les confesser en temps opportun, soit enfin pour ne pas compromettre les prêtres chargés d'examiner et de confesser ces jeunes filles. Le Vicaire Général prit des moyens propres à remplir les vues qu'il se proposait. 145:110 Tous les deux ou trois mois, au plus tard, il envoyait un Prêtre dans chaque catéchisme pour examiner sur ce qu'on avait appris, et pour confesser ces jeunes personnes. Les précautions les plus sévères étaient prises pour ne compromettre personne. Cette mesure était d'autant plus nécessaire que les parents de plusieurs enfants étaient mal-pensants. L'on faisait repasser plusieurs jours avant l'examen, tout ce que l'on avait appris ; l'on préparait aussi plusieurs jours d'avance les enfants pour la confession, sous le prétexte de leur apprendre à se bien confesser. Le missionnaire arrivé, tant pour l'examen que pour la confession, personne ne sortait que le prêtre ne fût sorti lui-même. Pour la Première Communion, on laissait à celui qui devait la faire de choisir la maison propre à cette cérémonie ; il l'indiquait, ainsi que l'heure, à une des Demoiselles catéchistes, qui accompagnait et faisait accompagner par des associées les enfants deux à deux, pour éviter toute surprise. Avec ces précautions qui étaient indispensables, ni les ouvriers évangéliques, ni ces Demoiselles qui faisaient le catéchisme, ni les maisons qui se prêtaient à recevoir les jeunes filles, ne furent compro­mis. La société ne se bornait pas aux bonnes œuvres ci-dessus énoncées. La Providence ménagea à ses membres un nouveau moyen d'exercer leur zèle et leur charité. Vers le milieu de 1794, les associées et affiliées furent chargées par M. l'abbé Linsolas de porter, tous les quinze jours, à cha­que religieuse (elles étaient dans la ville de Lyon au nom­bre de 300 sans ressources) la nourriture nécessaire pour ce laps de temps. Les Demoiselles chargées de cette mis­sion montrèrent un courage et une persévérance admirables dans ces courses pénibles. Il semblait que la vénération qu'elles avaient pour ces saintes filles doublait leur zèle. Dans ces distributions faites deux fois par mois, on admire la grande charité des catholiques des campagnes, qui envo­yaient abondamment des denrées pour cette œuvre. Tous ces traits rappelleront la conduite des chrétiens pendant les persécutions qui eurent lieu sous les empereurs païens. » 146:110 Linsolas nous donne les noms des trois jeunes filles ([^5]) qui « furent le premier noyau » de la *Congrégation des Demoiselles :* Françoise Michalet, Simonet cadette et Marie Ravaud, qui lui semble « mériter une place » dans ses *Mé­moires* parce qu'elle mourut à vingt-cinq ans le 20 avril 1794 « des fatigues éprouvées en remplissant les bonnes œuvres recommandées par le règlement de la société, voulant toutes les remplir, quoi qu'elle fût simplement dans une des trois classes ». Il retient deux traits de cette vie héroïque : « Elle était chargée de porter les lettres de consolation et d'encou­ragement que M. Linsolas adressait aux prisonniers et se chargeait des réponses. Il y en avait assez pour la faire guil­lotiner. » Le second trait, d'une autre ordre, montrait chez elle un jugement égal à son courage : « Dans les moments les plus critiques et les plus épineux, où le recours au con­fesseur était très difficile, Marie, soit par sa conversation, soit par ses lettres, donnait à des amies des instructions si sages et si justes que des missionnaires instruits écrivirent à M. Linsolas qu'elle faisait presque autant de fruits dans son genre que les missionnaires par leurs travaux. » Elle mourut, a-t-il noté « avec un calme étonnant qui fit la plus vive impression sur les assistants ». Mais il n'en fut pas témoin : « M. l'abbé Linsolas qui l'avait dirigée depuis l'âge de sept ans et demi jusqu'à sa dernière maladie, ne put ni la voir ni la confesser. Elle n'ignorait pas que sa famille, et elle surtout, étaient très surveillées, que, la sa­chant malade, on cherchait à découvrir si quelque prêtre viendrait la confesser, pour arrêter celui qui s'introduirait chez ses parents ; elle savait, d'un autre côté que Linsolas, seul Vicaire Général dans le diocèse, et extrêmement connu dans sa ville natale, dans le quartier surtout où demeurait la famille Ravaud, y ayant toujours été jusqu'en 1791, époque de sa première arrestation, était recherché avec fureur par les Jacobins, ceux principalement de sa section ; elle savait que la prudence au moins demandait qu'il ne sortît pas, pour ne pas exposer ce diocèse à se trouver sans Vicaire Général dans ces temps où il eût été presque impossible à Mgr de Marbœuf d'en nommer d'autres sur les lieux. 147:110 « M. Barraud, missionnaire, confessa et administra Mlle Ravaud. M. Valette, aussi missionnaire, fit, après le décès, la levée du corps. Deux autres missionnaires la visi­tèrent plusieurs fois, M. Barraud accompagna sa dépouille mortelle jusqu'à l'endroit où elle fut déposée. » Linsolas rend un hommage plus haut encore à l'une de ses trois premières filles. « La Société que nous venons de faire connaître, écrit-il, compte parmi ses membres une martyre. » C'était Françoise Michalet, marchande place Saint-Nizier, amie intime de Marie Ravaud et sœur de Mme Loras, dont un fils, Jean-Marie ([^6]), sera reçu dans la Congrégation des Jeunes Gens le 25 mars 1805. Linsolas écrira de sa main dans ses *Mémoires* l'acte de ce martyre, tel qu'on n'en voit pas de plus beau dans la primitive Église. Après avoir noté que Françoise Michalet fut emprisonnée en 1791 pour avoir répandu contre le schisme l'*Instruction à l'usage des catholiques de France* dont on saisit une centaine d'exemplaires chez elle, il lui rendit son témoignage d'autant plus autorisé qu'il était son directeur : « Depuis le moment de son élargissement jusqu'à sa nouvelle arrestation, qui eut lieu en septembre 1793, Mlle Françoise Michalet rendit les plus importants services aux catholiques, leur procurant tous les secours spirituels qui dépendaient d'elle. Elle ne rendit pas moins service aux prêtres insermentés qu'elle recevait ; auxquels elle donnait l'hospitalité ; elle ne soupirait qu'après le bonheur de con­fesser Jésus-Christ et de mourir pour lui. 148:110 « Après plus de quinze jours de détention, elle subit son premier interrogatoire, où elle n'eut pas l'occasion de manifester sa foi. Elle fut alternativement transférée avec plusieurs autres dans les prisons ([^7]) de Roanne ([^8]), de Saint-Joseph, des Recluses ; dans chacune elle opéra des conversions par ses exemples, son zèle, sa charité... elle fut un apôtre. Elle écrit à son guide (c'est-à-dire lui-même) : « Je suis entre les mains de Dieu ; ...Je me suis réjouie de me voir traitée dans le fond comme mon divin époux qu'on conduisait au milieu des huées de tribunal en tribunal. Nous avons eu d'autant plus de ressemblance avec Lui que ceux mêmes qui nous conduisaient nous accablaient d'in­vectives. » A l'une de ses compagnes de la Congrégation par qui passait la correspondance secrète elle écrit : « Je regarde mon cachot comme un lieu de délices, puisque j'y suis par la volonté de mon divin époux, qui m'y prodigue une abondance de grâces » ; à la même, un autre jour : « En­core quelques instants et notre cœur n'aura d'autres occupa­tions que de contempler Dieu toute l'éternité et d'être con­sumé d'amour pour Lui ! encore quelques instants et nos larmes se changeront en joie. Ô brillant séjour de mon époux, quand aurons-nous le bonheur de l'habiter ! ... Ô mort, que tu parais douce à un cœur qui ne soupire que pour son Dieu ! » 149:110 Quand Mlle Françoise Michalet fut devant le tribunal révolutionnaire, on lui dit : « Tu es fanatique ? » -- R. « *Je ne suis point fanatique, mais catholique *». ([^9]) « *Tu crois donc à toutes ces mômeries, ces rêveries de l'enfer, du para­dis ? *» -- R. « *Je crois à toutes les vérités que la religion m'enseigne. *» -- « *Ce n'est pas la réponse de ton catéchis­me ? *» -- R. « *Il serait trop long de te répéter tout le catéchis­me. *» « *Tu as bien fait dire la messe chez toi ? *» -- R. « *C'est ce qu'il faudrait que tu me prouves. *» -- « *Ce n'est pas répondre : as-tu fait dire la messe chez toi ? *» -- R. « *Citoyen, aucun décret ne le défend ; tu n'as pas le droit de m'interroger ; les opinions sont libres, pourvu qu'on ne trouble pas l'ordre public. *» ([^10]) Elle ne témoigna pas de nouveau de sa foi, l'ayant suffisamment confessée. Elle fut accablée d'injures par ses juges sur son prétendu fanatis­me, et renvoyée dans la même salle où elle était avant son interrogatoire ; elle pensait, d'après ses réponses, qu'elle irait à la mort. Le lendemain, jour de décadi, la sortie d'une de ses amies, qui avait, comme elle, confessé sa foi, lui fit croire qu'elle serait appelée ; mais Dieu lui réservait la couronne ; n'ayant pas été appelée comme son amie, elle vit avec joie, écrivit-elle à son confesseur « qu'elle termi­nerait sa carrière mortelle sur l'échafaud, avec plusieurs autres prisonnières qui n'avaient pas été mises en liberté ». La nature souffrit, mais la grâce triompha, et nous tenons par voie certaine qu'elle encouragea sa demoiselle de maga­sin qui réussit à pénétrer auprès d'elle et qui ne pouvait penser sans frémir à cette pénible séparation. Notre généreu­se athlète la raisonna presque toute la soirée sur le prix de ce sacrifice, la consola même avec une fermeté plus que naturelle. 150:110 Après cette conversation, elle se prépara courageusement à la mort, et y prépara ses compagnes de mar­tyre : elle dormit la nuit, ainsi qu'elle le fit dire à une de ses amies intimes, comme depuis longtemps elle ne l'avait fait, et fut d'une tranquillité extraordinaire jusqu'à son dernier instant. Ce fut un bruit commun qu'avant d'aller au supplice, elle quitta par esprit de pauvreté et de pénitence tout ce qu'elle avait sur elle, jusqu'à ses bas et ses souliers, qu'elle donna ; l'on prétend même qu'un juge, témoin de cela, lui dit : « Pourquoi te déchausses-tu ? » -- R. « *Parce que je suis libre de le faire. *» -- « Mais tu t'enrhumeras. » -- R. « *Je ne le serai pas longtemps. *» Elle passa à la guillotine l'avant-dernière avec cette tranquillité, cette foi du martyre, qui devaient récompenser ses vertus. C'est ainsi que se termina, à trente-quatre ans, la carrière de cette âme géné­reuse, pleine de foi et d'amour, qui, pendant la vie, avait triomphé, avec la grâce de Dieu, de tous les obstacles que les plus pénibles sacrifices font ordinairement naître, et qui remporta à sa mort, la double couronne de vierge et de martyre. « Elle mourut en chantant le *Salve Regina*, avec onze autres femmes guillotinées comme elles et un prêtre, l'abbé Vincent Martin ([^11]). » 151:110 CHAPITRE III #### Benoit Coste témoin de la renaissance de l'Église de Lyon Après les Mémoires inédits de Linsolas, sur la Terreur, les mémoires inédits de Benoît Coste, qu'il intitulera *Mes souvenirs de 60 ans*, et son histoire de la Congrégation, vont nous permettre de pénétrer à partir de 1797 d'autres secrets de « l'Action catholique », pendant la période où l'Église se reconstitue après ce déluge de sang. Né à Lyon le 17 avril 1781 Benoît Coste avait douze ans au moment du siège. L'enfant se souvenait d'avoir souffert de la faim, et d'avoir « suivi en l'air le mouvement des bombes ». Son père, marchand de soie, qui avait combattu dans l'armée lyonnaise de Précy, fut condamné à mort, mais réussit à s'évader le 11 décembre 1793. Il gagna la Suisse avec de faux papiers. Sa mère, née Jeanne Jordan, fille de l'échevin Henri Jordan, cousine de Camille Jordan, put aussi s'en procurer et rejoindre son mari à Genève avec leurs enfants. « Nous nous empressâmes, lit-on dans *Mes souvenirs de 60 ans*, de nous dépouiller du signe de la bête, de cette cocarde tricolore que la Terreur, qui n'avait pu la faire pénétrer jusqu'à nos cœurs, nous avait forcés à placer sur nos chapeaux. 152:110 Avec quel plaisir nous la précipitions dans les eaux du lac ! » La famille habita tour à tour Lausanne et Constance, où vivaient 2.000 émigrés et 200 prêtres. « Il me semble encore voir l'archevêque de Paris Mgr de Juigné arriver le soir à la maison avec une petite lampe à la main, et dire à ma mère avec une expression de bonté qu'il est impossible à rendre : « Ma voisine, voulez-vous bien me permettre de venir voisiner ? » Mgr de Juigné avait organisé une table commune pour nourrir les prêtres ; on ne leur demandait que dix ou onze sous par jour ; un curé chef de cuisine avait sous ses ordres plusieurs prêtres, un tonsuré et un laïc, pour préparer les repas de 70 à 80 convives. En outre, Mgr de Juigné avait ouvert une sorte d'hôpital pour les émigrés. Il put leur procurer aussi avec beaucoup de zèle les secours spirituels : catéchismes chez lui pour préparer les enfants à la première communion et à la confirmation, conférences ecclésiastiques quotidiennes, sermons tous les dimanches en français. Benoît Coste fit là sa Première Communion le 9 novembre 1794, et reçut la Confirmation pour la Pentecôte de 1795, puis la famille alla se fixer à Noefels, enfin à Einsideln, d'où elle partit en 1797 pour rentrer à Lyon dans l'espoir de voir la Révolution finir. La Convention s'était séparée le 26 octobre 1795 (4 bru­maire an IV), après avoir voté la Constitution de l'an III. Mais la Convention s'était imposée au peuple français après avoir disparu. Par un mépris total des électeurs prétendus souverains, elle avait réservé à ses membres les 2/3 des sièges aux deux assemblées, et maintenu comme intangibles les lois contre la religion et les prêtres fidèles. Les sections de Paris tentèrent de renverser cette tyrannie par les armes, mais le 13 vendémiaire (5 octobre 1795) elle étaient écrasées sous la mitraille par Bonaparte alors aux ordres des Jaco­bins et qui jouait leur jeu. Il faudra donc attendre l'an V où la Constitution prescrivait le renouvellement des deux Conseils par des élections générales. Elles amenèrent le 1^er^ prairial (20 mai 1797) les modérés au pouvoir, et la loi du 7 fructidor an V (24 août 1797) abolit les mesures contre les prêtres réfractaires, libres désormais de rentrer en France ou de se montrer, à condition de faire la promesse de soumission. 153:110 Ce n'était point d'ailleurs un retour au catholicisme puisque le Directoire ordonnait en même temps sous des sanctions pénales de célébrer le décadi, et, recon­naissant la nécessité d'une religion, en adoptait une de fabrication nouvelle, la Théophilantropie, dont La Réveil­lère-Lépaux, un des Directeurs, était le Pontife. Le calme cependant paraissait rétabli. On respirait un peu. La famille Coste en avait profité pour revenir à l'air natal. Benoît Coste trouve la ville, écrit-il en 1841, « tout comme aujourd'hui, partagée en deux classes : les vrais catholiques et les hommes sans religion. Ceux-là ne vou­laient pas plus de l'Église séparée (c'est ainsi qu'il nomme le schisme constitutionnel) que de la véritable Église ». Les lignes qui suivent sont d'une importance capitale pour l'histoire de la Congrégation : son principal fondateur en montre l'origine profonde dans les missions de Linsolas « L'ad­ministration du diocèse ne laissait rien à désirer je dois d'autant mieux vous en donner ici quelque idée que les moyens que nos supérieurs ecclésiastiques ont su employer avec tant de sagesse pour nous conserver la foi, peuvent bien être considérés comme une des causes éloignées qui ont amené la formation de la Congrégation. » Benoît Coste rappelle ici l'organisation du diocèse qu'il a vu fonctionner telle que nous l'avons décrite. On en récoltait déjà le fruit à cette époque où la liberté refaisait ses premiers pas. Dans quelques-uns des 400 oratoires de la ville « le service divin s'exerçait presque publiquement ». Dans les campagnes les catholiques se réunissaient presque partout dans de vastes granges transformées en chapelles. Plusieurs églises, qui n'étaient pas occupées par les constitutionnels, furent rou­vertes pour les catholiques dans les paroisses où ils for­maient la très grande majorité. Linsolas alla même le 23 juillet 1797 réconcilier solennellement l'église de Duerne, voisine de Saint-Martin-en-Haut où M. Animé était le chef d'une des plus belles missions du diocèse ([^12]), dans cette montagne du Lyonnais qu'on désigne du nom de petite Vendée pour sa fidélité à la foi. 154:110 Devant un grand concours de peuple où les maires et les gendarmes en « grande tenue » ne manquaient pas, Linsolas replaça la croix sur l'autel dépouillé en signe de pénitence, puis, dans une cérémonie qui ressemble à l'actuelle veillée pascale, il fit faire leur profession de foi aux fidèles par des questions auxquelles ils répondaient, et que termina la promesse de ne commu­niquer jamais dans les choses divines avec des jureurs, et de ne reconnaître comme chefs spirituels que le Pape, l'archevêque et les prêtres envoyés par lui. La bénédiction du feu nouveau, de l'eau dont toute l'église fut aspergée, précéda la grand'messe solennelle chantée par Linsolas qu'entouraient les missionnaires. L'après-midi, vêpres, pro­cession, amende honorable, *Te Deum,* clôturèrent cette journée, gloire de la paroisse où elle reste l'inoubliable témoin de la liberté que les fidèles avaient reconquise à l'Église quatre ans avant le Concordat. Linsolas rouvre un grand séminaire à Lyon, montée du Garillan, dans la maison de la Providence, avec M. Mermet, ancien directeur au Séminaire Saint-Irénée, qu'il rappelle de Suisse et qu'il loge chez Mlles Rondot. Mais les Jacobins s'insurgent, et par le coup d'État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) pour lequel Bonaparte, ne se souciant pas de travailler au profit des autres, a désigné comme exécutant Augereau, violent la Constitution, annulent les élections de quarante-neuf départements qui ont envoyé des royalistes, ou soi-disant tels, au Conseil des Cinq Cents, déportent soixante trois députés et deux Directeurs sur cinq, Carnot et Barthélémy, qu'ils remplacent par François de Neufchateau, et par Merlin, de Douai. Les trois qui restent sont La Réveillère-Lépaux, Barras et Reubell. Dès le 19 fructidor (5 septembre 1797) une loi nouvelle inaugure contre le clergé la seconde Terreur. 155:110 L'article 23 révoque la loi du 7 fructidor qui rappelait les prêtres déportés : elle aura duré 12 jours. « La loi de salut, écrit Victor Pierre, n'aura été qu'un guet-apens. » 150 prêtres ou laïcs catho­liques furent exécutés, et Fiévée, un contemporain, voyant 300 ecclésiastiques déportés à la Guyane, 1.200 internés aux îles de Ré et d'Oléron, pendant que 8.000 étaient incarcérés dans des conditions moins sauvages ou reprenaient la route de l'exil, juge une telle politique en une phrase que retient l'histoire : « Le Directoire n'avait pu mettre entre la Convention et son règne que la différence qui se trouve entre tuer et faire mourir. » Linsolas ferme à la hâte son grand séminaire. « Le zèle des catholiques sut y suppléer, trente maisons se chargèrent de recevoir tour à tour les étudiants pendant une journée. Logés en ville par les soins de l'administration du diocèse ils se rendaient chaque matin dans le lieu où devaient se faire les exercices de la journée, et retournaient le soir dans leur chambre. Les professeurs attendaient que la nuit leur permît de sortir sans crainte d'être reconnus pour aller s'installer dans la maison désignée pour le lendemain, et ils allaient de nouveau au bout de vingt-quatre heures en chercher une troisième, puis une quatrième, et ainsi de suite. » La discrétion des fidèles était telle que personne ne découvrit ce manège. Nous venons d'en lire le secret sous la plume de Benoît Coste. Sa famille, qui décida de rester à Lyon, fut de ce combat des Trente. A ses risques et périls, elle va devenir l'une des forteresses de l'Église. Sur plusieurs points du diocèse Linsolas charge les missionnaires d'organiser une école cléricale d'où sortiront des petits séminaires clandestins : Saint-Jodard, en Roan­nais, Roche, en Forez, Narboz, en Bresse, Saint-Martin-en-Haut, dans les monts du Lyonnais. Dans Lyon, sous la seconde Terreur, « il était toujours nécessaire d'user de beaucoup de prudence et de se tenir constamment sur ses gardes, car les dénonciations d'un ennemi ou d'un énergumène suffisaient pour amener une visite domiciliaire, et si elle occasionnait l'arrestation d'un prêtre, sa déportation était presque inévitable. Heureusement les autorités n'encourageaient pas les dénonciateurs leur zèle était singulièrement refroidi par l'attitude de la population qui prenait ouvertement le parti des persécutés ». 156:110 Benoît Coste raconte avoir assisté dans la rue Buisson, qui longe aujourd'hui les Halles des Cordeliers, à la recher­che d'un prêtre. « Les sicaires de la persécution » ne réussirent pas à le trouver, au grand plaisir de la foule qui applaudit leur départ sous les quolibets. Mais le plus émou­vant témoignage qu'il ait laissé sur cette époque est le récit d'une messe à laquelle il assistait dans un oratoire clandes­tin, et qui fut troublée par une perquisition : « M. Royer, sulpicien, était chef de mission à Écully. Il logeait et disait ordinairement la messe chez Mine Mièvre, notre parente, sœur de M. Verger qui était avec nous à Constance. C'était dimanche ; on était réuni pour la messe ; elle commence. On était à peine à l'Évangile lorsqu'un voisin entre tout effaré et annonce que des commissaires de police accompagnés du maire le suivent de près et qu'ils viennent faire une visite domiciliaire. Il n'y avait pas un instant à perdre. On interrompt la messe, on se hâte de faire dispa­raître et de cacher tous les ornements de l'autel. M. Royer lui-même, sans se dépouiller des ornements sacerdotaux, entre dans la cachette. Ces mesures de précautions sont à peine prises que la visite se présente. Pendant deux heures on fouille la maison avec la plus scrupuleuse exactitude sans parvenir à rien découvrir. L'assurance et la fermeté des dames de la maison déconcertent les commissaires qui se persuadent à la fin qu'on leur a fait un faux rapport, que M. Royer n'y est pas, et qui décident de se retirer. Après s'être bien assuré que ce n'était pas une ruse de guerre, qu'ils sont réellement partis et qu'ils ne songent point à revenir, on ouvre la cachette. M. Royer en sort : « Mes frères, dit-il, rétablissons vite l'autel. La messe était à l'Évangile ; c'est comme s'il y avait eu une instruction. Je vais continuer le Saint Sacrifice. » Avec le sang-froid des martyrs le prêtre célèbre les saints mystères, et cette pieuse assemblée, digne des plus beaux siècles de l'Église, y assiste avec la même foi et la même ferveur qui animaient les premiers chrétiens dans les catacombes. » 157:110 A l'interdiction de leur culte s'ajoutaient pour les catho­liques : 1° -- l'impossibilité d'un mariage produisant des effets civils, car il aurait fallu le contracter aux termes des lois des 17 thermidor et 23 fructidor an VI (4 août et 9 septem­bre 1798), au « temple décadaire », pendant une cérémonie du *décadi* devant une déesse raison en plâtre : l'autorité religieuse le défendait comme un acte d'idolâtrie ; 2° -- l'impossibilité de célébrer le dimanche, même par le simple repos. Une amende rigoureuse frappait qui­conque ouvrait un magasin un jour de décadi, ou le fermait le dimanche. La Révolution avait remplacé les fêtes reli­gieuses par les fêtes révolutionnaires de la jeunesse, de la vieillesse, de la Fédération etc. dont le peuple d'ailleurs se moquait, mais où le repos était obligatoire. « Les catho­liques se tenaient ce jour-là enfermés à l'intérieur de leur maison où ils gémissaient en secret, et s'abstenaient même d'ouvrir leurs croisées pour jeter sur les cortèges un coup d'œil de simple curiosité. » Linsolas interdisait de remplir des fonctions officielles et d'envoyer les enfants aux écoles où ils apprenaient le *catéchisme républicain* par un sans culotte, et les *hymnes civiques* d'un recueil imprimé par ordre de la commission temporaire de *Commune Affranchie*. Il autorisait de se soustraire à la conscription ; imposée à tous, elle était regardée comme une tyrannie par le peuple, alors que sous l'ancien régime, les nobles étaient seuls tenus au service militaire. Pendant la seconde Terreur qu'il passa tout entière à Lyon, Benoît Coste avait souffert de l'isolement où la pru­dence forçait la jeunesse catholique à se maintenir. « Il devenait presque impossible de trouver un petit cercle d'amis où l'on pût librement ouvrir son âme. Vous devez compren­dre par ce que nous voyons encore aujourd'hui dans nos églises (en 1841) que les femmes remplissaient en grand nombre nos petits oratoires, et que les hommes, et surtout les jeunes gens, s'y trouvaient souvent seuls ou presque seuls. Ils étaient alors réduits à remplir au pied de la croix, au milieu des saintes femmes, le rôle de saint Jean l'Évan­géliste. » 158:110 Après le 18 brumaire (novembre 1799) la liberté recom­mence peu à peu. On se met à chanter d'abord à mi-voix dans les oratoires privés, on y décore les autels, on y brûle de l'encens, toutes choses jusqu'alors rigoureusement défen­dues pour n'éveiller point l'attention des Persécuteurs. En 1800 Linsolas autorise des oratoires publics beaucoup plus vastes avec des offices réguliers. Les principaux sont pour Bellecour, celui de M. Julliard qui a donné naissance à la paroisse Saint-François ; pour la Primatiale celui de M. Reynier sous le nom de Saint-Pierre-le-Vieux ; pour Saint-Nizier celui de Saint-Antoine avec M. Marduel comme chapelain, dans l'ancienne maison des Antonins. « Le der­nier ouvert, mais le plus public, car il était au rez-de-chaussée et les prêtres ne craignaient pas de se montrer sur la porte en habit de chœur, était l'oratoire Saint-Irénée, ainsi nommé à cause de son voisinage du séminaire de ce nom. Il était spécialement le nôtre, écrit Benoît Coste ; nous avions contribué à la recherche du local. On ne craignit pas pour subvenir aux premiers frais de faire une quête presque publique dans le quartier. On commença à y faire les offices aussi régulièrement que dans une église de paroisse. » Sa joie éclate : « Jusqu'à présent les jeunes gens fidèles à la religion avaient vécu bien isolés les uns des autres. Oh ! comme ils s'estimaient heureux de pouvoir enfin apprendre à se connaître en se rencontrant au pied des autels. Il vous serait maintenant difficile, confie ici aux congréganistes Benoît Coste avec émotion, de pouvoir com­prendre ce qui se passait dans nos âmes lorsque nous nous apercevions pour la première fois dans la maison du Sei­gneur. Pour s'en faire une idée il faudrait avoir éprouvé comme nous tous ce qu'il y avait d'amer dans l'isolement auquel nous avions été condamnés. Je voudrais avoir des expressions assez vives pour faire passer dans vos cœurs les sentiments qui remplissaient les nôtres, lorsque, au moment de la Communion, plusieurs d'entre nous se levaient à la fois pour aller à la Table Sainte. Comme la fidélité des uns réagissait sur les autres ! C'était véritablement entre nous la Communion des Saints, car le cœur de notre bon Maître était là. 159:110 C'était Lui qui nous unissait tous dans son amour. Aussi ces liaisons, cimentées par le sang même du Sauveur, devenaient inébranlables. On sortait ensemble, et c'étaient des conversations comme entre frères. On s'y préoccupait surtout de la délivrance prochaine et du triomphe de la foi. C'était une chaîne de charité que le Seigneur dans sa miséricorde formait à notre insu. » Dans ces rencontres, Benoît Coste fit la connaissance de M. Ripoud qui sera le premier préfet de la Congrégation. Il ne cite pas d'autres noms, mais il rend, en quatre mots qui disent tout, l'hom­mage que le diocèse et l'histoire doivent à Linsolas et à ses missionnaires : « Lyon était demeurée catholique. » Seconde partie\ \ Le Concordat CHAPITRE PREMIER #### Préludes Le Concordat est signé le 26 messidor an IX (15 juillet 1801), et trouve l'Église de Lyon en pleine renaissance. Mais Bonaparte ne voulait pas laisser l'Église de France, où quantité d'autres diocèses étaient d'ailleurs dans une situation bien inférieure, se reconstituer et grandir dans la liberté par sa seule force. Lorsque le Cardinal Caprara, « en aussi cardinal que possible », suivant le vœu de Bonaparte, passe à Lyon, salué par des salves d'artillerie, pour aller à Paris jouer son rôle de légat, Mgr d'Aviau habite toujours chez Mme Jordan au port Saint-Clair. C'est de là qu'il donne sa démis­sion d'archevêque de Vienne en des circonstances rapportées par Benoît Coste qui y fut mêlé. 160:110 Bonaparte exigeait de Pie VII, comme une des conditions *sine qua non* du Concordat, que, par un acte d'autorité « sans exemple » -- le mot est de M. Émery -- contre les saints canons, le pape allât, sous l'injonction du pouvoir civil, jusqu'à l'extrême limite de sa juridiction universelle dans l'Église, en supprimant d'un seul coup toute l'ancienne Église de France pour y créer de nouveaux diocèses, après avoir imposé leur démission, sous peine d'être destitués de leur siège, à tous les évêques qui avaient confessé la foi par leur exil. Le premier consul voulait en nommer d'autres, enchaînés à lui par un serment faisant d'eux, suivant sa pensée profonde exprimée au Tribunat, les chefs d'une gendarmerie sacrée, qu'il espérait plus fidèle à lui-même qu'au vicaire de Jésus-Christ. « Mgr de Vienne, témoigne son servant de messe, avait hésité longtemps ; il avait consulté le Seigneur sur ce qu'il devait faire ; enfin le désir de concourir à la paix de l'Église imposa le silence à toute autre considération ; il se décida a donner sa démission. » Pie VII l'avait prévenu secrète­ment du passage du Cardinal Caprara, son légat, en expri­mant le désir qu'il la lui remît. Le Souverain Pontife y tenait beaucoup ; à cause de l'estime dont jouissait l'arche­vêque parmi tout l'épiscopat français, son exemple pouvait être d'un grand poids. Mgr d'Aviau alla voir le Légat dans la journée, et s'en­tretint avec lui du grand sacrifice qui leur était imposé, comme au Souverain Pontife, par Bonaparte. Rentré dans la maison Jordan, il écrivit au Pape le 29 septembre 1801. « Il me remit le pli cacheté qui contenait cette démission et me chargea de le porter. J'arrivais à *l'Hôtel de l'Europe* où le Cardinal était logé, vers 6 heures du soir. Il avait passé toute sa journée à distribuer des bénédictions à la foule sans cesse renouvelée, avide de voir dans un temps où aucun signe de religion n'était encore toléré, cette apparition subite d'un cardinal revêtu de la pourpre romaine avec tous les insignes de sa dignité. Il venait de se retirer dans ses appartements et ne recevait plus. On avait fait évacuer l'hôtel, et six factionnaires en barraient la porte. Je n'en demande pas moins à entrer, annonçant que c'est pour affaires ; les militaires ne connaissent que leur consigne : ils me refusent. Je demande au moins à parler au secrétaire du prélat. 161:110 Le portier de l'hôtel va l'avertir, et le secrétaire a la bonté de descendre ; alors je lui dis à l'oreille l'objet de ma mission, en ajoutant que j'avais l'ordre de ne remettre le paquet qu'en mains propres. Il se hâte de m'introduire. Je trouvais le Cardinal en calotte rouge, soutane noire gar­nie en écarlate, les bas rouges ; une chaîne en or assez grosse supportait sa croix épiscopale. L'objet qui m'amenait auprès de son Éminence me fit très bien accueillir. Je reçus sa bénédiction, et fus chargé de sa part de remercier le saint archevêque. » Peu de jours après Mgr d'Aviau s'en alla dîner chez le préfet, toujours en habit laïc, avec la queue. C'était un vendredi. L'archevêque raconta, lorsqu'il revint, que tout le dîner était en gras. Le prélat ne mangea rien, et comme la préfète lui demandait s'il était malade : « C'est maigre, lui répondit-il, règle qu'un catholique, et particulièrement un évêque, ne peut pas enfreindre ». La préfète lui fit aussitôt préparer d'autres plats. « C'était vraiment un spectacle singulier, ajoute Benoît Coste, de voir un évêque encore revêtu des livrées de la persécution, assis à la table d'un magistrat de la République qui naguère, s'il avait pu le saisir, l'aurait fait déporter à la Guyane, -- et s'y faisant servir en maigre. » Malgré deux mémoires très pressants au Pape, l'arche­vêque de Vienne ne put empêcher la destruction exigée par Bonaparte de son Église, une des trois plus illustres de France, avec Arles et Lyon. Il en restera toujours inconso­lable. A Lyon, gardé strictement fidèle pendant toute la Révo­lution à la discipline romaine par Linsolas, les prêtres schismatiques qui venaient à résipiscence devaient se rétrac­ter devant les fidèles dans un des oratoires du diocèse, et rester quelque temps en pénitence sans remonter à l'autel. Avant d'imposer cette discipline et pour en fixer le dispo­sitif, Mgr de Marbœuf avait prescrit à Linsolas de convoquer un conseil élargi par la présence des vicaires généraux forains. L'archevêque approuva le texte qui fut envoyé tout imprimé avec une *Instruction* à l'usage des fidèles, mais il y supprima l'expression *pénitence publique,* comme incom­patible avec le caractère sacerdotal qu'il entendait respecter même quand il lui fallait sévir contre ceux qui en étaient revêtus. 162:110 Il fit détruire les exemplaires de cette *Instruction.* « Nous ne devons pas, écrivit-il à Linsolas, publier le secret de notre pénitencerie. Les supérieurs majeurs ne doivent jamais s'obliger à un tarif qui donnerait aux pénitents des droits à faire valoir, et qui serait préjudiciable à leur salut. Lorsqu'il s'agit de réconcilier avec le ciel, c'est de lui seul qu'il faut prendre conseil. » On voit avec quelle sage et quelle délicate charité l'archevêque exilé tenait en mains son diocèse et gouvernait de loin les missions. Il décida, conformément aux propositions de Linsolas et de ce grand conseil « 1° -- que le temps de pénitence serait propor­tionné à la gravité de la faute, qu'on tiendrait compte cepen­dant des dispositions des coupables, de leur repentir, de leur empressement à réparer le scandale ; 2° -- que les formules de réconciliations faites par un vicaire général seraient lues dans l'assemblée des fidèles de la paroisse où la faute avait été commise ; 3° -- dans l'espace de temps compris entre la rétractation et la réconciliation, les prêtres seraient tenus d'assister aux assemblées des fidèles, de fré­quenter, suivant les règles imposées par leur confesseur, les sacrements de Pénitence et d'Eucharistie, et de s'em­ployer aux bonnes œuvres que leur demanderaient les mis­sionnaires », aux fonctions de catéchiste, par exemple. L'ar­chevêque ne voulait accorder le bienfait de la réconciliation que « dans le cas où il serait moralement sûr de rendre à l'Église et au saint ministère des prêtres selon le cœur de Dieu, remplis de zèle et de charité, fermes dans les principes, sans qu'il y ait lieu de craindre qu'ils ne deviennent relaps ». Après la réconciliation, le prêtre recevait un *celebret,* mais on l'affectait à une mission hors de la paroisse et du canton témoins de sa faute. Mgr de Marbœuf obtint de Pie VI un rescrit autorisant les chefs de mission comme les vicaires généraux à réconcilier les prêtres schismatiques. Même au plus fort de la Terreur ces rétractations avaient eu lieu. Jusqu'au dernier moment, le Concordat étant déjà signé mais pas encore promulgué, le Conseil des vicaires généraux les avait maintenues. 163:110 « Il y avait quelque mérite dans ces retours. Il fallait bien que ces prêtres repentants fussent guidés par les considérations de la foi, car en atten­dant la publication du Concordat ils pouvaient se considérer comme certains d'obtenir leur réconciliation sans aucune espèce d'humiliation, tandis que le Conseil diocésain, ferme sur les principes, ne les recevait à la pénitence que sous la condition de faire une abjuration dans un oratoire, en présence de l'assemblée des fidèles, et d'être ensuite réduits à la communion laïque pendant un temps plus ou moins long. » Cette juste remarque de Benoît Coste nous est rendue sensible par le fait qu'il va raconter. Tandis qu'à Paris le jour de Pâques 1802, on proclame solennellement le Concordat et que le légat Caprara rouvre Notre-Dame, il assiste encore au retour d'un prêtre schisma­tique dans l'Église de Lyon suivant le cérémonial ordinaire : « Ce jour-là, sur les onze heures du matin, je me trou­vais dans un petit et pauvre oratoire chez un ouvrier en soie de la rue Saint-Georges. Le père Roger est à l'autel. Un prêtre en soutane est à genoux au milieu de l'assemblée. Il demande d'une voix entrecoupée de sanglots le pardon et la pénitence. Les fidèles vivement émus peuvent à peine contenir les sentiments dont ils sont agités. Le Père Roger partage l'émotion générale. Il adresse des paroles de paix au schismatique repentant, le félicite de la généreuse réso­lution qu'il a prise de rentrer enfin dans le sein de l'Église de Jésus-Christ, « de cette Église toujours assise sur la base inébranlable de la vérité éternelle dont seule elle est dépo­sitaire, cette immuable vérité qui dans tous les siècles a triomphé de tous les schismes et de toutes les hérésies, immuable vérité, peuple fidèle, qui va bientôt rouvrir les portes de vos temples et relever vos autels : *et Veritas Domini manet in aeternum* ». « Ces paroles ne sont pas achevées que le bourdon de Saint-Jean, muet depuis tant d'années, se fait entendre. Ces mâles vibrations font vibrer tous nos cœurs, car il annonce en ce moment même que le traité de paix et de réconciliation avec notre Dieu se publie solennellement sur nos places publiques. » 164:110 Le *Te Deum* termine la cérémonie, et Benoît Coste, avec quelques amis qu'il ne nomme pas, court le chanter d'un oratoire à l'autre : les vicaires généraux ont donné l'ordre qu'il le soit partout. CHAPITRE II #### Les deux Concordats Cette jeunesse enthousiaste ne se doute pas du détour­nement qui sera fait du Concordat auquel les Vendéens ont acculé le Premier Consul par « leur magnifique sacrifice ». Le mot est de Mgr Chapoulie, évêque d'Angers, qui ajoute : « Nous serions de coupables ingrats de ne pas nous souvenir qu'à la Vendée, écrasée sur les champs de bataille, Dieu accorda la victoire de la cause sacrée pour laquelle ses enfants tombèrent avec Cathelineau ([^13]). » Mais il faut bien voir qu'ils étaient tombés pour la liberté de l'Église, à laquelle ils tenaient de toute leur foi héroïque, mais non pour le Concordat tel que Bonaparte imposera de l'appli­quer ([^14]). 165:110 Portalis, nommé le 15 vendémiaire an X (octobre 1801) « conseiller d'État chargé de toutes les affaires concernant les cultes », poste subordonné au ministre de l'intérieur Chaptal, n'avait pas caché le plan de Bonaparte au légat dans une lettre qu'il lui adressait le 12 brumaire an X (3 novembre 1801) : « L'intention du premier Consul est que... tout soit proclamé à la fois. Dans le jour et pour ainsi dire au même instant, l'Église Gallicane sortira toute formée des mains du gouvernement. ([^15]) » Du Pape, il n'était pas question. 166:110 Benoît Coste et ses amis les futurs congréganistes, voyaient à Lyon l'Église renaître libre. Ils ne se doutaient pas que Bonaparte ne voulait point de cette liberté, mais qu'après avoir dit au Conseil d'État du 18 août 1800 : « Le gouvernement, s'il n'est maître des prêtres, a tout à crain­dre d'eux » ([^16]), il avait dévoilé son plan dans une réunion de tribuns triés sur le volet, en les chargeant de faire voter par leurs collègues du Tribunat la loi du Concordat (18 germinal an X, 8 avril 1802) dans une harangue où il disait : « Sans effusion de sang, sans secousses, Lui seul, (le Pape) peut réorganiser les catholiques de France sous l'obéissance républicaine. Je le lui ai demandé. Le Catholicisme une fois soumis d'affection, je pourrai supprimer l'intermédiaire étranger, conciliateur entre la République et les ecclésias­tiques. La direction de ces derniers restera entière alors entre les mains du gouvernement. Telles sont mes vues. Ne peut-on pas s'en reposer sur moi ? ([^17]) » Bonaparte voulait que « l'Église fût dans l'État », comme le précisera Portalis dans son rapport du 4 avril 1802 sur les organiques, où il n'avait pas craint de poser ce principe : « La puissance publique doit se suffire à elle-même ; elle n'est rien si elle n'est tout. Les ministres de la religion ne doivent point avoir la prétention de la partager, ni de la limiter. » La vérité sur le Concordat de Bonaparte, on la trouve dans un document considérable, mutilé et anonyme, où l'application en est suivie « presque jour par jour jusque vers 1803 ». La Secrétairerie d'État l'a rédigé d'après les rapports reçus de France. Les archives vaticanes le conservent. André Latreille le cite, et nous lui empruntons ces quelques mots : « Ce n'était pas la religion catholique qui était rétablie, mais une caricature combinée par une puissance incompétente... et pour tout dire brièvement, c'est le culte extérieur qui se rétablissait, non la substance de la religion ([^18]). » 167:110 Il y avait donc en fait deux Concordats : 1° -- celui du Pape, qui n'avait pour objet que d'assurer un statut légal à l'Église de France dans les termes du traité signé le 16 juillet 1801, pour être exécuté de bonne foi, sans addition unilatérale par l'un ou l'autre des pouvoirs religieux et civil ; 2° -- celui de Bonaparte, considéré par lui comme une simple loi de l'État, la loi du 10 germinal an X par laquelle le Premier Consul ajoute au traité les articles organiques rédigés par Bernier et Portalis, puis l'arrêté sur la légation. Tandis que Bonaparte veut « caporaliser » l'Église, -- le mot est de M. Le Bras ([^19]), le maître de la sociologie reli­gieuse ; la Congrégation de Lyon n'acceptera jamais, des trois textes promulgués par Bonaparte le 10 germinal an X, que celui du concordat de Pie VII. En dépit de Bonaparte, et bien que, selon le mot de saint Anselme, « Dieu n'aime rien tant que la liberté de son Église », ce concordat de Pie VII eut deux avantages pour l'Église. Le premier fut de manifester de façon éclatante la souveraineté du Pape sur toute l'Église, beaucoup mieux que par la plus solide argumentation théologique : il exerce jusqu'aux extrêmes limites son droit de juridiction univer­selle, et jette bas de leur siège sur l'injonction du pouvoir civil, par une mesure « sans exemple dans l'histoire » dira M. Émery, après Spina, après Consalvi, après Pie VII lui-même, et destinée à rester unique jusqu'à nos jours, les évêques légitimes confesseurs de la foi, pendant que les schismatiques semblaient jouir malgré lui d'un traitement de faveur ; puis il « annule, supprime et éteint à perpétuité l'état présent des églises en France », et sur les ruines de 18 provinces ecclésiastiques en érige 10 nouvelles avec 60 sièges épiscopaux au lieu de 135. Le Pape ne donne d'autres raisons que le bien de l'Église. Contre le gallicanisme qui contestait son droit, il a prouvé le mouvement en marchant. 168:110 L'autre avantage du Concordat fut de ramener à l'unité la discipline de l'Église de France. Depuis la Révolution elle avait été soumise à dix serments ou promesses : serment constitutionnel de 1791 ; serment de *Liberté-Égalité* (1792) ; promesse de soumission aux lois de la République (11 prai­rial an III, 30 mai 1795) ; promesse de soumission et obéissance aux lois de la République, en ajoutant la recon­naissance que l'universalité des citoyens français est le sou­verain (7 vendémiaire an IV, 29 septembre, 1795) ; serment de haine à la royauté et à l'anarchie, et de fidélité à la République et à la Constitution de l'an III (19 fructidor an V, 5 septembre 1797) ; promesse de fidélité à la Consti­tution de l'an VIII (7 nivôse an VIII, 28 décembre 1799). Le premier serment à la Constitution civile du clergé avait été condamné comme schismatique par Pie VI, qui avait marqué nettement sa réprobation du second sans porter de peines canoniques, pour épargner le conseil archiépiscopal de Paris et quelques rares évêques qui le permettaient, à la suite de M. Émery. Paris laissa libre de prêter tous les autres que Lyon et la plupart des évêques interdisaient. Le serment concordataire seul autorisé par le Pape faisait cesser entre les diocèses des discordes qui allaient s'enve­nimant. Lorsque Bonaparte promulgue solennellement le Con­cordat, comme par un « coup de théâtre » ([^20]), -- le mot est de Caprara dans une lettre à Consalvi du 1^er^ novembre 1801 -- il le fait suivre non seulement des articles organiques frauduleusement ajoutés et qu'il maintiendra malgré les protestations du Pape, mais encore d'un arrêté donnant ses instructions au Légat qui s'y conformera servilement. Le titre seul de l'arrêt aurait dû suffire à lui montrer qu'il était transformé de la sorte en agent de l'État auprès duquel il était accrédité : « arrêté relatif aux formalités à observer par le cardinal Caprara, Légat *a latere* pour l'exercice des facultés énoncées dans la bulle du 6 fructidor an IX », date qui était un faux car le Pape l'avait datée du 9 des calendes de septembre, « 24 août 1801 », la seconde de notre ponti­ficat, en prescrivant dans ses instructions *d'avoir l'œil ouvert pour éviter la date républicaine* qu'il qualifiait *d'invention diabolique tendant à faire oublier les dimanches et les fêtes du christianisme* ([^21])*.* 169:110 Bonaparte avait promulgué cet arrêté à la suite du Concordat et des Articles organiques comme si l'ensemble formait un tout approuvé par le Pape ; le Légat devait, entre autres obligations, jurer « de se conformer aux lois de l'État et aux libertés de l'Église gallicane, de cesser ses fonctions quand il en sera averti par le premier Consul », de lui en remettre le sceau et les archives. Avant l'ouverture de la Légation qui est du 9 avril 1802, Bonaparte avait en outre, comme président de la République italienne, nommé Caprara le 2 février archevê­que de Milan, et lui avait imposé à ce titre un serment de fidélité, -- le tout sans aucun droit, puisque le Concordat italien ne sera signé que le 16 septembre 1803 et ratifié le 2 novembre. Il y aura dix sept mois que Caprara l'aura prêté, tant Bonaparte qui l'avait nommément demandé comme Légat du Pape, saura l'intimider, le séduire, jouer de lui : « Amener Caprara à se servir des pouvoirs qu'il possédait, et à consacrer avec l'autorité apostolique une situation que le Saint-Siège refusait de reconnaître, la chose n'était pas impossible, écrit André Latreille ; la réconcilia­tion des évêques constitutionnels l'avait prouvé. Napoléon et son ministre des cultes savaient jusqu'où le vieux cardi­nal se laissait entraîner par sa confiance, son amour de la paix, sa faiblesse ([^22]). » CHAPITRE III #### Fesch archevêque de Lyon A l'archevêché de Lyon, le premier Consul nommera bientôt son oncle Fesch, le seul prêtre qui, sortant du schisme et s'étant réduit lui-même à l'état laïc, soit entré comme de plain-pied dans l'épiscopat concordataire. 170:110 Né le 3 janvier 1763 à Ajaccio, frère utérin de Létizia Bona­parte, archidiacre et doyen du chapitre d'Ajaccio avant la Révolution, devenu jureur, acquéreur de biens ecclésiasti­ques et d'abord de ceux de son chapitre, vicaire général de l'évêque constitutionnel, Joseph Fesch avait en 1793 jeté le froc aux orties, sans d'ailleurs livrer ses lettres de prêtrise, ce qui eût consommé l'apostasie, et, pendant les dix ans où il se tint éloigné de toute pratique religieuse, on l'avait vu, comme « intéressé aux fournitures de l'armée » pendant la fulgurante campagne d'Italie, moissonner une fortune sans cesse grossissante, derrière son neveu qui moissonnait la gloire. Le Concordat, signé le 26 messidor an IX (15 juillet 1801) sans qu'il y prit la moindre part, le laissa, comme il faisait depuis dix ans, vivre en dehors de l'Église. Le 25 avril 1802, note André Latreille, Fesch, tout occupé de son instal­lation à Paris et de ses affaires de Corse, écrit à Murat : « Je devais partir pour la Corse, mais le Premier Consul me retient encore. J'espère qu'à la fin de la semaine je serai en route. » Le 25 juillet 1802 le voici, par arrêté consulaire, archevêque de Lyon : le 15 août le Cardinal Caprara le sacre à Notre-Dame. « En trois mois Fesch est revenu non seulement à ses convictions anciennes, mais à sa vocation pour y bénéficier d'une promotion anormalement rapide. » André Latreille, que nous venons de citer, en a percé le mystère. Un de ses anciens camarades au séminaire d'Aix-en-Provence, l'abbé Jauffret, resté toujours fidèle à l'Église, lui fit comprendre quelles perspectives le Concordat ouvrait à l'oncle de Bonaparte qui nommait les évêques, et Fesch résolut de rentrer dans le devoir, mitre en tête, crosse en main. L'abbé Jauffret prévint de cette conversion soudaine M. Émery, vicaire général de Paris où Fesch habitait. C'était donc son ordinaire. M. Émery voulut faire partager sa responsabilité à l'évêque d'Ajaccio qu'on pouvait consi­dérer aussi comme l'ordinaire de ce pénitent extraordinaire, propriétaire en Corse ; mais il se prêta sans sourciller à régler cette affaire en famille, à moins qu'il ait en lui-même l'idée de la manœuvre qui permettrait au neveu de nommer l'oncle évêque comme un prêtre irréprochable : on en jugera par sa réponse à Jauffret : 171:110 « Il m'est venu une pensée que je me hâte de vous communiquer, Monsieur, et qui dispensera M. F. d'aller au légat et de lui demander aucune absolution, et qui par consé­quent ne livrera rien à la discrétion de cette Éminence et de ses officiers. Il n'y a que l'absolution des évêques qui soit réservée au Pape. Ainsi M. F. peut être absous par son évêque qui est ici. Quoiqu'il n'ait pas encore pris posses­sion de son siège, je le crois très autorisé à absoudre ceux de ses diocésains qui sont à Paris ([^23]). Il y a plus encore. Je crois qu'en raison du domicile que M. F. a depuis long­temps à Paris, l'archevêque de Paris ou ses grands vicaires peuvent l'absoudre. Puisque donc vous assurez qu'il est soumis à tous les jugements du Saint-Siège sur la Constitu­tion Civile du Clergé, je l'absous de toutes les censures, et le dispense de toutes les irrégularités qu'il aurait encou­rues. La pénitence canonique consistera à dire une fois les sept psaumes pénitentiaux, le reste sera réglé par son con­fesseur dans le tribunal de la pénitence. Mais faîtes join­dre à mon absolution celle de Mgr l'évêque d'Ajaccio qui sera encore plus authentique, *jus juri addendo*. Moyennant cela, il n'aura aucun besoin des actes du Légat, et si dans la suite il convenait qu'il parlât de son serment et de l'ab­solution qu'il en aurait reçue, il dirait qu'il a été absous et par son évêque propre et par l'archevêque de Paris, sans articuler aucune époque. Cette époque pourrait se rapporter à 5 ou 6 ou 7 ans en arrière. Voilà la pensée que je crois devoir vous communiquer. Émery. P.S. -- Jeudi matin. -- Si vous croyez devoir conférer avec moi sur ce point important, je suis ici toute la ma­tinée ([^24]). » Ainsi réconcilié par Émery, « l'ex-abbé est rentré dans le bercail orthodoxe par la porte dérobée mais canonique­ment ([^25]). » 172:110 Son absolution est valide au for externe, mais ne répare pas devant les fidèles le scandale qu'il leur a donné. Ce n'est en tous cas pas lui le coupable de la duplicité qui permettra de nommer, sans que le légat ni le Pape se doutent de rien, au premier siège de France un ancien schismatique, bénéfi­ciaire d'un traitement de faveur que ne méritait guère son passé. « On peut s'en scandaliser, note André Latreille ; s'étonner outre mesure serait pharisaïsme ou ignorance : l'histoire offre d'autres exemples de complaisance accordée aux grands de ce monde. Il est possible qu'il n'ait consenti à faire le pas définitif qu'avec l'assurance d'être entouré de ces prudences inusitées, que lorsqu'il sut le peu que sa démarche lui coûterait, et la haute dignité qu'elle lui accor­derait. Mais de sa sincérité personnelle l'histoire, qui n'a pas à se faire juge des intentions, ne peut trancher avec certitude. Fesch n'eut point de rétractation publique à faire, et la collusion est évidente entre Émery et les deux évêques corses, et les Bonaparte, pour que Rome fût tenue dans l'ignorance des condition de la réconciliation : cela, la lettre d'Émery l'établit, en mettant d'ailleurs hors de cause le légat Caprara. On a cherché les moyens de se dispenser d'aller non seulement au Pape, mais jusqu'à son représen­tant à Paris ([^26]). » Ce jugement d'André Latreille est le jugement même de l'histoire. Les deux évêques corses dont il parle sont Sébastiani (Ajaccio) et Colonna d'Istria (Nice), auprès de qui le légat prit ses informations canoniques avant d'instituer Fesch archevêque de Lyon. Ils affirmèrent tous deux « la rectitude de sa conduite et l'excellence de sa doctrine », sans se permettre aucune allusion à ses écarts antérieurs. N'était-il pas pour briguer l'épiscopat, docteur en théologie de la Faculté d'Aix-en-Provence ? Mais quelle théologie si l'on en juge par la prodigieuse rapidité qui de Fesch fit un licencié le 24 avril, un docteur le 9 mai de la même année 1786 ! Dans la voie des honneurs il avancera toujours au pas de charge, mais il ne retrouvera pas cette agilité d'esprit. Il sera créé cardinal le 17 janvier 1803. 173:110 Heureusement il a pris les choses au sérieux, et le diocèse ne connaît pas ces dessous, ensevelis dans les archi­ves jusqu'à ce que l'histoire les découvrît. L'épiscopat lyonnais de Fesch montrera qu'après une absolution plus cavalière que sulpicienne au for externe, il s'était profon­dément converti au tribunal de la pénitence, sous la direction spirituelle de M. Émery avec qui il avait fait une longue retraite. L'absolution ne lui donnera pas la science théolo­gique dont l'absence expliquera presque toutes ses fautes, mais la grâce de son sacre ne restera pas stérile dans son âme pardonnée et rendue à Dieu. « Même chez l'oncle du premier Consul, le prince de l'Église l'emporte sur le fonc­tionnaire de l'État, et sa meilleure gloire sera d'avoir encou­ru la disgrâce de Napoléon. » M. Émery aura la joie d'écrire le 27 septembre 1806 à Mgr de Bausset : « Le cardinal Fesch gagne beaucoup à être connu. Il a vraiment l'esprit ecclésiastique, et je regarde comme un bonheur pour l'Église de France, que l'empereur ayant un oncle dans le clergé, cet oncle se trouve rempli de zèle pour la religion, et pour l'Église ([^27]). » Son zèle à remplir les séminaires de son diocèse lui vaudra la réflexion mi-railleuse, mi-fâchée de Napoléon auquel il arrachait des conscrits : « Si l'on mettait mon oncle à l'alambic, il en sortirait des séminaires. » C'est son plus bel éloge. Il en mérite d'autres, notamment pour avoir fondé des mission­naires diocésains de Saint-Irénée qu'on appelle les Chartreux, couvert tant qu'il put les *Pères de la Foi,* ressuscité les Sœurs Saint-Charles de M. Démia, et les Bénédictines avec Mme Bavoz à Pradines. 174:110 CHAPITRE IV #### La réouverture des églises Pendant le long intervalle de la retraite donnée par M. Émery à Mgr Fesch, avant sa prise de possession, Mgr de Monstiers de Mérinville, ancien évêque de Dijon, premier évêque concordataire de Genève et de Chambéry, est chargé par Caprara d'administrer le diocèse de Lyon. Il applique le Concordat dans l'esprit du Pape, qui a voulu certes mettre fin au schisme, mais sans violer aucun des principes sur lequel le Christ a fondé l'Église. Il trouve le terrain bien préparé, car le Conseil des Vicaires Généraux a maintenu les consignes de Linsolas dont le Premier Consul avait pensé détruire l'influence en le faisant arrêter le 8 septembre 1801, pendant qu'il présidait une réunion des Hospitaliers-Veilleurs. La Révolution n'avait jamais pu l'atteindre ; il ne s'était pas cru dans l'obligation de se cacher une fois le Concordat signé, mais Bonaparte, bien décidé à n'appliquer le Concordat que selon sa volonté, avait prescrit de le conduire à Paris et de l'y jeter en prison à Sainte-Pélagie. Le légat Caprara, malgré sa faiblesse, essaiera par plusieurs démarches de l'en faire sortir. Le 22 avril 1802, il écrit : « à M. Linsolas, prêtre, à Sainte-Pélagie à Paris, « Je désire bien sincèrement remplir le but de votre lettre. Croyez que je vais me hâter de renouveller (*sic*) mes recommandations à votre égard. Ce serait pour moi une satisfaction complète si leur succès était aussi prompt que vous pouvez le désirer. » Cinq jours après, le 27 avril, il lui récrit, en lui donnant sur l'adresse le titre auquel il a droit : « à M. Linsolas, vic. g^al^. coadm^r^. apost. de Lyon, « J'ai reçu la lettre dans laquelle vous me prévenez que vous et MM. vos collègues ayant été instruits qu'il existe à la police de votre ville un faux acte contre le Concordat sous le nom des vicaires généraux du diocèse, vous protestez contre cette pièce mensongère et me déclarez... que wus montrerez toujours votre respect et votre soumission pour tout ce qui émane du Saint-Siège. 175:110 « Je n'ai pas eu jusqu'à présent connaissance de l'acte..., et je ne l'aurais d'ailleurs jamais regardé comme authen­tique ([^28]). » Tant Rome était sûre de la fidélité de Linsolas ! Bona­parte avait feint de le croire de la *petite Église,* alors que les prêtres qui la fondèrent à Lyon étaient des jansénistes contre lesquels Linsolas avait sévi ([^29]). Napoléon exilera jusqu'en 1814 à Turin le sauveur de la religion dans le diocèse ; et Fesch ne se grandira pas en refusant toujours, notamment à Mgr d'Aviau, à Mgr de Mérinville, et même à Mgr Le Coz, le chef des prélats schis­matiques qui avaient attendu 1804 pour se rallier au Sou­verain Pontife, de l'y laisser rentrer. Benoît Coste va nous décrire les réactions des jeunes catholiques lyonnais heureux de voir Mgr Mérinville conti­nuer, autant qu'il le peut, la discipline ecclésiastique dans laquelle ils ont été élevés par Linsolas. En la Vigile de la Pentecôte 1802, à six heures du soir, Benoît Coste assiste à la réconciliation de la Primatiale Saint-Jean. « L'Église était encore considérée comme un lieu profane, les fidèles qui s'y trouvaient en grand nombre cau­saient le chapeau sur la tête, comme au milieu d'une place publique. Un prêtre s'avance, et d'une voix forte s'écrie : *Silence, Respect, Attention*. A l'instant toutes les conver­sations cessent. Toutes les têtes se découvrent. L'étendard de la Croix suivi d'un nombreux clergé vient prendre au nom de Jésus-Christ possession de l'Église. Le bourdon se fait entendre. Au même moment, comme si le Seigneur eût voulu manifester son intervention directe à la réconciliation d'une basilique si féconde en souvenirs, un éclair répand une lumière éclatante dans la profondeur des voûtes. L'orage gronde, la pluie tombe à torrent et purifie l'extérieur du temple, pendant que l'eau bénite mêlée aux pierres de l'Église purifie l'intérieur. » 176:110 Le lendemain la ville entière était sur pied. Mgr de Monstiers-Mérinville officiait pontificalement. Tous les prêtres catholiques de Lyon échappés à la mort comme par miracle, étaient dans le chœur, en costume laïc, livrée de la persécution, faute de soutane : « l'église des cata­combes qui se montrait au grand jour après avoir bien combattu ». Benoît et ses amis qui fonderont la *Congréga­tion* le 18 juillet, assurent le service d'ordre. Ils avaient voulu, sinon exclure les prêtres schismatiques, du moins les réduire à la condition des pénitents des premiers siècles en les forçant à s'arrêter au bas de l'église. Des barrières avaient été placées et des laïcs dévoués s'étaient chargés de les garder et d'empêcher tout prêtre constitutionnel de passer outre. Un schismatique trouva cependant, je ne sais comment, moyen de se soustraire à cette exclusion et il parvint au chœur. Mais il était en costume de chœur, avec un rabat ; aucun autre prêtre n'avait pu s'en procurer, et c'est ce qui le fit reconnaître. Aucun groupe ne veut le rece­voir. Un des jeunes gens l'emmène à la sacristie, où il lui fait quitter son costume religieux, et l'expulse de l'église. Dès le soir le malheureux envoya sa rétractation. « Lorsqu'on entonna le « Credo », notre ardeur ne con­nut plus de bornes ; il nous semblait que l'Église de Lyon promulguait de nouveau sa foi, la foi des Pothin et des Irénée, des Pères de Nicée, de Constantinople et de Chalcé­doine, *Unam, sanctam et apostolicam Ecclesiam*. Au trans­port qui nous animait, nos voix ne pouvaient plus suffire : nos cœurs, nos esprits, tout ce qui vit en nous s'élançait pour donner à nos cœurs plus de force. C'était la foi que les Grecs et les Latins réunis avaient six siècles auparavant proclamée sous les mêmes voûtes qui nous renvoyaient l'écho. » 177:110 Après le Concordat, dès 1802, deux églises furent rou­vertes sans le concours de l'État parce qu'elles appartenaient à des particuliers : les *Carmes Déchaussés*, en haut de la montée des Grands Capucins. Son propriétaire la vendit quelque temps après avec le couvent, à l'État qui en fit une caserne. C'est aujourd'hui le dépôt des Archives départementales ; -- les *Chartreux* où la *Congrégation* fera la procession de la Fête-Dieu ; c'est aujourd'hui la paroisse Saint-Bruno. Saint-Nizier, Saint-Polycarpe, Ainay « ne furent délivrés du schisme » qu'en 1803 ; Fourvière qu'en 1805, et ce sera le Pape qui rendra la chapelle au culte. Les jeunes gens qui ont assuré le service d'ordre à la réconciliation de la Primatiale, décident de rouvrir Saint-Pierre pour la fête patronale du 29 juin 1802, et com­mencent par faire signer une pétition dans le quartier. Le 27 juin Benoît Coste la porte à Mgr de Mérinville qui loge à l'*Hôtel de l'Europe.* « Comme vous allez faire plaisir à Monseigneur ! lui dit M. Bigez, son vicaire général. Je vais la lui donner. Attendez-moi. » Au bout d'un quart d'heure, il rapporte une lettre de l'évêque au maire de la Division du Nord, pour lui demander de rendre l'église Saint-Pierre aux catholiques. M. Bigez conseille à Benoît Coste de faire pré­senter cette lettre au moins par une personne dont l'âge et la situation auraient plus d'autorité que des jeunes gens, pour exprimer le vœu populaire. Benoît Coste décide alors son grand oncle Servan « vieillard de 70 ans, homme d'une très belle prestance, généralement aimé et considéré » à les accompagner auprès de ce maire, ancien jacobin, très mal disposé pour l'Église catholique, et à prendre la parole. Le maire lit la lettre et répond que la ville a besoin de cette église parce qu'elle lui sert d'entrepôt. « Au reste, conclut-il, si c'est pour faire des farces comme celles qu'on a faites à Saint-Jean, je n'y consentirai jamais. -- Quelles farces ? réplique mon oncle sur un ton aussi élevé que le sien. -- Oui, d'en chasser les prêtres soumis aux lois. -- Nous vous demandons les clefs de l'église, reprend mon oncle, voulez-vous nous les donner, oui ou non ? Quant aux prêtres, nous recevrons ceux que l'évêque administrateur voudra bien nous envoyer. » Le maire congédia ses visiteurs, en leur disant de revenir dans une heure chercher la réponse. 178:110 Benoît Coste s'y rend avec son cousin Noël Jordan, qui sera dans quelques semaines, avec lui, l'un des fondateurs de la *Congrégation.* C'est l'adjoint qui les reçoit ; il a les clés à la main. « Je partage votre désir, leur dit-il, mais c'est impossible pour après-demain. Venez avec moi, vous pour­rez en juger. » Ils trouvent une voûte percée en trois endroits par les bombes du siège, un grand entassement d'objets pris dans les autres églises et qu'on avait apportés là, des voi­tures, les pompes à incendie, et tout le matériel du télé­graphe qu'on devait bientôt poser. C'était le débarras de la ville. Avec une belle hardiesse, Benoît Coste d'autant plus ardent que c'était l'église de son baptême, se charge de tout. « Un assez grand nombre de paroissiens » qu'il connaît, et qu'il va réquisitionner, se mettent au travail avec lui, secondés par cinquante soldats de la garnison, dont il ne dit pas comment l'autorité militaire les envoya. La nuit se passe au travail, puis la journée du lendemain. A six heures du soir, aux premières vêpres de la fête, tout était prêt. Tous les objets en dépôt étaient relégués à droite et à gauche dans les chapelles, et dérobés aux regards par des tapisseries tendues dans toute la longueur de la nef. L'autel avait échappé au vandalisme, mais on avait arraché la porte du tabernacle qu'il fallut remplacer par des draperies. Six lustres étaient suspendus aux voûtes trouées, six chande­liers ornaient l'autel. Aux fenêtres, pas une vitre. « Nous étions environ quatre cents dans l'église, portes fermées, car, de peur d'effaroucher nos ennemis, les vicaires géné­raux avaient demandé de faire la réconciliation devant un certain nombre de fidèles, mais à huis clos. La croix paraît dans l'église, avec MM. Perrin et Robert, anciens vicaires de Saint-Pierre, les Pères Archange et Basile, saints et véné­rables capucins, tous les quatre désignés pour desservir Saint-Pierre comme missionnaires jusqu'à l'organisation définitive des paroisses. Les laïcs suivent en procession. A peine les chants ont-ils commencé, des coups redoublés font retentir la porte de l'église. Quelques jeunes gens proposent de l'ouvrir ; les prêtres hésitent à cause des instructions qu'ils ont reçues. Les coups redoublent. Enfin, M. Perrin se décide : « Faites comme vous voudrez. » Vingt personnes s'élancent à la porte. La foule se précipite comme un torrent dans l'église trop petite. » 179:110 Le lendemain, jour de la fête patronale, elle ne désemplira pas. Pour adorer le saint sacrement exposé de cinq heures du matin à huit heures du soir, la population catho­lique tout entière la visita dans ce beau jour ; les parois­siens remplis de joie ne se lassaient pas d'assister à tous les offices. Troisième partie\ \ La fondation\ de la Congrégation\ (1802) CHAPITRE PREMIER #### Les démarches préliminaires Comment des jeunes gens si dévoués à l'Église n'au­raient-ils pas désiré de s'unir par une organisation précise et par des liens spirituels pour vivre plus profondément de leur foi, pour travailler avec une charité plus éclairée et plus efficace à l'apostolat des laïcs, qui ont toujours eu le devoir d'aider les prêtres, trop peu nombreux, à promouvoir le royaume de Dieu ? L'Église aime à bénir ces sociétés de jeunes gens sous le nom de *Congrégation* donné vers l'an 1560 à la réunion des meilleurs élèves du Collège romain ; ceux-ci se proposaient d'avancer dans la piété, sous le patro­nage spécial de la Sainte Vierge, par l'assistance à la messe, la fréquentation des sacrements, l'application à leur travail et l'exercice de la charité. Après un quart de siècle environ d'expérience, le Pape Grégoire XIII donna consécration officielle à la Congrégation du Collège romain, et, par la Bulle *Omnipotentis Dei* du 5 décembre 1584, l'enrichit de nombreuses indulgences communicables à toutes celles qui se fonderaient ailleurs, en union avec elle, nommée à cause de ce privilège *Prima Primaria Congregatio omnium Congre­gationum toto orbe diffusarum mater et caput*. 180:110 On en fonda de toutes parts. Benoît XIV rendit le 27 septembre 1748, par la Bulle *Gloriosæ Dominæ*, que les Congréganistes nomment leur *Bulle d'or*, un magnifique hommage à ces Congréga­tions de la Sainte Vierge auxquelles il avait appartenu dans sa jeunesse : « Jugeant, écrivait-il, qu'il était du devoir de notre ministère pastoral de favoriser et de promouvoir ces institutions solides qui font avancer dans la vertu et contri­buent puissamment au salut des âmes », il approuvait, con­firmait, étendait les indulgences de Grégoire XIII. Le 2 février 1801 le Père Delpuits, ancien Jésuite, auto­risé par le Cardinal de Belloy, fonda la Congrégation de Paris, dont l'initiateur et le premier préfet est un Lyonnais nommé Régis Buisson. Le 21 décembre, Matthieu de Montmorency y est admis avec ses cousins de Montmorency-Laval. L'origine et l'histoire de cette congrégation sont bien connues depuis les livres devenus classiques de Geoffroy de Grandmaison et du R.P. Bertier de Sauvigny. Nous devons à Benoît Coste de pouvoir tirer au clair la fondation et l'histoire de la Congrégation de Lyon. Il l'a écrite entremêlée à des espèces d'élévations ou de considérations religieuses d'un romantisme grandiloquent, qui rendent son manuscrit impubliable tel quel ; mais lors­qu'il raconte les faits dont il fut acteur on témoin, il est d'une exactitude garantie, on va le voir, par le plus autorisé des juges. Il les a déjà racontés en maints endroits dans les *Souvenirs de soixante ans* laissés à sa famille, mais alors sans se permettre une allusion à la Congrégation dont le secret était une loi fondamentale. Bel exemple de discrétion fidèle à la parole donnée, et d'humilité, que de cacher, même à ses enfants, ce qui fut la grande affaire et l'honneur de sa vie. Ils ne pouvaient lire ses *Souvenirs* que comme un journal d'un puissant intérêt, où sous la paille des mots restait celé le grain des choses. 181:110 Son but, c'est de « transmettre aux générations futures le souvenir des grâces dont la Congrégation a été l'objet. Il y aura bientôt quarante ans qu'elle a été fondée ; la mort a déjà moissonné plusieurs de nos premiers membres ; on peut entrevoir le moment assez prochain où les témoins des premières années auront tous disparu, et cependant tous les documents écrits de ces premiers temps ayant été anéan­tis, comme nous aurons à le raconter, ce n'est qu'en inter­rogeant les souvenirs des anciens qu'on peut parvenir à conserver cette si précieuse histoire. Cette pensée m'a déter­miné, pendant que je le puis encore, à coopérer, autant que cela dépendra de moi, à l'établissement de ces annales ». La méthode est celle même de l'histoire. « J'espère vous transmettre, annonce-t-il à ses confrères, tout ce que j'ai vu de mes propres yeux, je n'omettrai rien de ce nui sera parvenu à ma connaissance. » Nous suivrons les *Souvenirs de soixante ans*, et cette *Histoire de la Congrégation* en complétant l'une par les autres ; nous la mettrons à sa place au milieu des événe­ments de l'époque ; et nous verrons certains chapitres se hausser à la grande histoire de l'Église et de la France. De la première partie intitulée « Coup d'œil sur l'état de la France et de la ville de Lyon en particulier depuis le commencement de la Révolution jusqu'au 9 thermidor », nous ne retiendrons que deux remarques sur le temps qui a précédé la fondation ; elles s'ajoutent aux récits que nous avons extraits des *Souvenirs de Soixante ans* et qui la font pressentir : « Il existait encore à Lyon, dans tous les états une mul­titude de familles vraiment patriarcales dans lesquelles la foi et l'amour de la religion étaient héréditaires. On en rencontrait davantage dans la classe moyenne. Les pères avaient été pour la plupart élevés dans un des deux col­lèges des Jésuites avant leur expulsion. Depuis elle, par un usage général heureusement établi, les jeunes gens après avoir terminé leurs études de latin, allaient passer deux an­nées au séminaire de Saint-Irénée pour faire sous la direc­tion des sulpiciens leurs cours de philosophie... Aussi cette portion éclairée de la jeunesse lyonnaise a montré une profonde aversion pour les maximes de l'incrédulité et un zèle fort ardent contre l'esprit révolutionnaire. » Elle es­saya de lutter : « le 29 mai 1793 l'anarchie fut vaincue dans les rues de Lyon, mais malheureusement le 30 mai elle fut victorieuse à Paris. Les conséquences de la victoire pesèrent cruellement sur nous. » 182:110 La résistance héroïque de Lyon assiégé pendant plus de deux mois, et l'épuration des mitraillades centuplant l'effet de la guillotine « par l'effroyable rapidité du carnage » fauchèrent la moisson sanglante de cette jeunesse. Parmi ceux qui survécurent, plusieurs devinrent congréganistes, « et nous pouvons signaler ici comme une des causes de la prospérité que le Seigneur réservait à notre Congrégation, les bons sentiments qu'Il avait placés et conservés dans les cœurs de ces derniers élèves du séminaire de Saint-Irénée ». L'exactitude de l'*Histoire* qui forme la seconde partie, nous est garantie dans la notice lue après la mort de Benoît Coste le 31 décembre 1845, à l'assemblée générale de 1846, par le préfet en exercice André Terret, témoin depuis les origines, et l'un des congréganistes les plus actifs : « Il est mort celui qui après Dieu avait fondé la Con­grégation il y a 44 ans. Oui, il ne faut pas se le dissimu­ler, c'était le vrai, l'essentiel, j'oserais presque dire l'uni­que fondateur, celui qui l'a (presque) ([^30]) constamment dirigée, à qui Dieu a inspiré ses règlements, qui l'a faite ce qu'elle est, sage, belle, fervente, zélée, ne ressemblant plus à rien de ce qui se voit de nos jours, la plus belle chose, disait un jour Devilliers, après l'Église de Dieu et ses institutions immédiates. C'est lui qui, sous l'inspiration du ciel, l'a soutenue et conduite dans tous les temps mau­vais. Jusqu'à ses derniers moments il pensait à sa chère Con­grégation, et il écrivait son histoire que nous possédons, date par date, et chaque nom en son lieu, comme s'il eût sous les yeux les procès-verbaux des quarante années. Elle était vraiment son œuvre, et personne ne pouvait en parler à meilleur escient. » 183:110 Benoît Coste commence par une observation essentielle. La Congrégation de Lyon ne ressemble pas à celle de Paris, à laquelle elle ne doit rien. Elle a un caractère laïc unique dans l'histoire des Congrégations : « Elle n'a d'autres rapports avec celles qu'ont fondées les Jésuites, précise-t-il, que quelques formes extérieures, telles que les noms de préfet et d'assistants, mais pour tout le reste elle en diffère essentiellement. « Les premières n'ont d'autre but que de maintenir dans la piété ceux qui en font partie. Elles ajoutent parfois l'exercice de quelques bonnes œuvres. Elle n'ont point de vie par elles-mêmes. Leur existence est nécessairement dépendante de la communauté qui leur a donné naissance. « La Congrégation de Lyon au contraire semble avoir été formée par la Providence d'une manière tout à fait indé­pendante, avec une existence à elle, et c'est par elle-même que cette existence se soutient et se renouvelle. Le but pour lequel elle a été établie est aussi beaucoup plus vaste, car, sans exception aucune, il renferme tout ce qui peut intéres­ser la gloire de Dieu. » Puis Benoît Coste fait « une seconde observation essen­tielle : cette position spéciale n'empêche nullement la Con­grégation de rester constamment soumise à l'autorité de l'Église et aux pasteurs qui sont chargés d'exercer cette au­torité, car bien au contraire cette soumission est un de ses premiers devoirs ». Il rappelle ensuite une première tentative : « Dès le moment où se manifestèrent les premières lueurs d'espérance de paix pour l'Église, nous avons essayé, M. Jordan, qui deviendra curé de Saint-Bonaventure, alors simple laïc, et moi, sous la direction de M. de Villers, vicaire général, zélé missionnaire, de former un noyau de Congré­gation. Mais les moments marqués par la Providence n'étaient pas encore arrivés. Tous nos efforts avaient échoué lorsque je fis au début de 1802, la connaissance d'un jeune homme qui s'appelait Dégrange. Nous nous étions trouvés dans les oratoires. Il était fort pieux, ardent et zélé pour la cause de la religion. Une même manière de voir, de penser, de sentir, devait naturellement nous rapprocher. Aussi chaque dimanche, à l'issue des offices, nous cherchions à nous rejoindre, et nous faisions souvent ensemble de longues promenades où nous parlions de former une sainte ligue pour le bien, comme les méchants avaient formé leur ligue infernale pour le mal. Le Seigneur préparait de plus en plus nos cœurs à recevoir la grâce qu'Il nous destinait. 184:110 « Après les deux ou trois premières conversations, M. Dé­grange me parla de M. Ripoud, et me pria de lui permettre de lui faire part de l'objet de nos conversations, qu'on pou­vait déjà considérer comme parvenu à l'état de projet. J'étais moins à portée de voir habituellement M. Ripoud que M. Dégrange, mais je le connaissais parfaitement, et je savais son dévouement prudent et éclairé pour la religion. Ce fut donc avec plaisir que je consentis à le voir mettre en tiers dans nos secrets. M. Ripoud accueillit très bien cette première ouverture, mais il arrêta l'impétuosité de M. Dé­grange qui sans autre examen aurait voulu qu'on mît la main à l'œuvre. Je décidais d'accord avec eux de consulter par lettre M. Linsolas, prisonnier en suite d'une persécution particulière à sa personne. Sa voix pouvait être considérée par nous comme celle de l'Église elle-même. » Cette phrase nous montre quelle autorité gardait l'ancien chef des mis­sions sur l'élite des catholiques lyonnais. « La dette que le diocèse a contractée envers lui, note Benoît Coste, est im­mense ; heureusement Dieu est assez riche pour l'acquitter. Les moyens employés avec tant de sagesse par lui et nos autres supérieurs ecclésiastiques pour nous conserver la foi, peuvent être considérés comme une des causes éloignées qui ont amené la fondation de la Congrégation. » Faut-il dire davantage ? L'abbé Durieux, archiviste de l'archevêché, dans son *Tableau historique du diocèse de Lyon pendant la persécution religieuse de la grande Révo­lution*, paru en 1869, affirme que les jeunes gens évangélisés par Linsolas de 1782 à 1791 avaient formé la Société des *Jeunes Amis*. Il ne donne aucun détail, et dans les Mémoires du vicaire général on ne trouve ni ce nom, ni rien qui laisse croire ce groupe organisé par lui. M. Durieux qui a pu recueillir des traditions encore toutes chaudes, écrit : « S'écarter du vice, suivre le chemin de la vertu et y entraî­ner les autres : telle était leur devise. Ils n'y furent pas infi­dèles. Lyon trouva dans ces jeunes gens des défenseurs et des missionnaires. » 185:110 Entendons par là, selon toute vrai­semblance, que les uns entrèrent dans l'armée de Précy qui défendit Lyon contre les conventionnels, et les autres dans une des trois classes de catéchistes laïcs qui travaillaient avec les missionnaires. « Ceux que la mort n'avait pas en­core moissonnés à l'époque du Directoire servaient d'auxi­liaires aux prêtres ; eux et les nouveaux amis qu'ils s'étaient faits » assuraient le service et la sécurité des oratoires. « C'est ainsi, conclut l'abbé Durieux, que cette jeunesse lyon­naise conservait intactes les traditions de la foi. » C'est tout ce que nous savons des *Jeunes Amis*, l'abbé Durieux est le seul témoin de leur existence, qui est parfai­tement admissible et qui serait même normale ; il ne nous dit pas comment il les a connus. Dans le cas où le nom de *Jeunes Amis* leur aurait vraiment été donné par Linsolas, on se demande s'il ne l'aurait pas pris de l'Aa, dont il aurait alors gardé dans ses *Mémoires* l'inviolable secret. Fondée à Paris le 4 juin 1643, l'année où Louis XIV succède à Louis XIII, par des congréganistes qui s'appellent les Bons Amis pour cacher leur secret, elle compte parmi ses mem­bres François Pallu, le futur évêque d'Alep, fondateur des Missions étrangères, et Vincent de Meur, premier supé­rieur de leur séminaire. Linsolas y avait passé. Y fut-il de l'Aa ? Elle existait d'ailleurs aussi à Lyon. Voulut-il, s'il a dirigé les *Jeunes Amis*, lui donner une extension oui lui permît de rendre tous les services nécessaires au temps de la persécution, comme à Toulouse par exemple où elle com­prenait des laïcs unis aux ecclésiastiques ? Ce n'est qu'une hypothèse d'ailleurs fort plausible. Mais les *Jeunes Amis* n'ont pas été les premiers éléments de la *Congrégation de Lyon*. Tout porte à croire qu'ils se confondirent avec les catéchistes secondant les mission­naires. Il n'est pas impossible qu'on ait eu d'eux, dans le secret qui couvrait alors toute l'action catholique, une con­naissance imprécise, et que les premiers congréganistes, sen­siblement plus jeunes, les voyant dans les oratoires, aient pris modèle sur eux. Cependant rien dans l'histoire de Benoît Coste n'indique qu'un des sept fondateurs de la Congréga­tion de Lyon ait entendu parler des *Jeunes Amis*. 186:110 Elle est certainement une fondation toute neuve, qui n'a pas besoin d'eux pour se rattacher directement à Linsolas. Interrogé, sans que nous sachions comment fut établi le contact avec le prisonnier, « Monsieur Linsolas nous encourage beaucoup, écrit Benoît Coste, mais il nous conseilla d'attendre le moment où le Concordat serait mis à exécu­tion ». Avec quelle joie avait-il dû, fondateur de la *Congrégation des Demoiselles* et peut-être de la *Société des Jeunes Amis*, accueillir et bénir, en souvenir au moins des retraitants qu'il avait formés, l'initiative de ces jeunes gens qu'il voyait prêts à continuer son œuvre ; mais il avait trop le sens de l'Église pour leur donner un autre conseil, et ce n'est pas le moindre éloge qu'on puisse lui faire, que celui de n'avoir pas tenté d'exercer dans le secret une autorité qui ne lui appartenait plus. La *Congrégation de Lyon* a donc incontestablement son origine dans les missions de Linsolas : même « action catholique » adaptée aux circonstances nouvelles, qui ne la dispenseront pas de garder le même secret. Ces trois initiateurs attendent sans autre lien que leur grand dessein dont ils s'entretiennent chaque dimanche en s'efforçant d'y rallier quelques amis très sûrs. Bientôt ils sont sept dont Benoît Coste a conservé les noms : MM. Ripoud, Jordan. Boni, qui deviendront prêtres, puis Dégrange, Lal­lemand, Journoud, et lui-même. « Ils se communiquent leurs sentiments, et c'est dans ces conversations amicales que se forme le premier plan de la Congrégation. Toutes les idées se ramènent à soutenir la religion par tous les moyens possibles en y travaillant en commun. Déjà l'année précédente, ils s'étaient dévoués chacun de leur côté pour ouvrir les grands oratoires. Cette année, devenus plus ambitieux, nous cherchions à rouvrir les églises avec l'espoir d'y trouver le lieu de nos futures réunions. » 187:110 Ils jettent leur dévolu sur l'église dédiée à saint Bruno que les cloîtres de l'ancienne Chartreuse du Lys-Saint-Esprit isolent au milieu de seize hectares de jardins sur les pentes de la Croix-Rousse, comme une église de campagne. Ils s'entendent avec celui qui l'a achetée, et commencent à la remettre en état. « Balayer, nettoyer, orner l'église, c'est pour nous une véritable fête. Bientôt tout est disposé : « Mais, dit l'un de nous, il n'y a point de chaire. -- J'en ai aperçu une dans l'intérieur de la maison », répond l'autre. Tous les amis s'élancent. Enlever la chaire, la charger sur nos épaules, la transporter et la fixer à sa place, c'est l'affaire d'un instant. Ils n'avaient pas attendu la procla­mation officielle du Concordat pour rouvrir l'église. C'est là que, dès 1802, ils vont organiser la première procession de la Fête-Dieu qui se soit déroulée à Lyon depuis la persécution révolutionnaire. On convoque à voix basse des personnes de toute confiance. Ce qui reste des enfants de Marie accourt et se range derrière une bannière de la Vierge apportée en secret, trésor amoureusement gardé dans *Commune Affranchie* avec les voiles blancs, dans l'espoir invincible de les revêtir un jour, qui luit enfin. Des femmes les suivent, averties par les prêtres qu'elles cachaient au péril de leur vie. Le clergé précède le Saint-Sacrement sous ce cloître longtemps profané, rendu par les futurs congréganistes au Seigneur qu'ils escortent pen­dant cette procession à peine sortie des catacombes et protégée par une sorte de mystère. Ils entourent le Saint-Sacrement, « munis d'un cierge, auquel un bouquet de fleurs est attaché ». Benoît Coste note : « C'est ce jour-là que le mot de *Congrégation* a été prononcé pour la première fois. » Ils ont trouvé le nom, ils ne vont pas tarder à la fonder : « M. Dégrange était trop zélé pour nous laisser temporiser encore. » Il va trouver M. Ripoud et Benoît Coste, « et les somme de tenir enfin leur parole d'établir la congrégation dès que le Concordat serait proclamé ». Benoît Coste nous révèle ici dans une vue d'ensemble leur pensée à tous, et nous pouvons l'en croire, car cette pensée en son fond et dans son détail vient de lui. André Terret nous en assure : « C'est lui qui nous a faits ce que nous sommes de bien, qui aura été après Dieu la cause du salut de plusieurs d'entre nous ; c'est lui qui a créé ce que nous appelons l'esprit de la Congrégation, nos règles, nos usages. » 188:110 Écoutons-le : « Témoins des horreurs de la Révolution française, vivement frappés des ravages que les suites de l'impiété avaient occasionnés, non seulement dans notre malheureux pays, mais encore dans toute l'Église de Jésus-Christ, ils ont appris en frémissant que les ennemis de la religion sont parvenus au moyen des sociétés secrètes agissant à l'ombre du mystère, d'abord à corrompre les cœurs, ensuite à renverser nos temples et nos autels, et enfin à bouleverser la société elle-même, et à la couvrir de sang et de ruines. Pendant qu'ils sont livrés à ces tristes pensées, un jour plus serein paraît luire sur notre France et la laisser respirer. La religion va de nouveau relever cette croix qui semble reparaître au milieu de nous, pour sauver encore une fois le monde. « C'est en ce moment que le Saint-Sacrement parle au cœur de ces jeunes chrétiens ; il leur inspire la pensée d'employer pour étendre le règne de Jésus-Christ, les mêmes moyens dont les impies se sont servis pour le renverser ([^31]). « Dans ce premier colloque à trois nous vîmes le moment de mettre nos projets à exécution, et de choisir un prêtre capable de nous servir de guide. » Les quatre autres jeunes gens sont avertis, et les sept délibèrent pour savoir où ils le choisiront. Remarquez que ce n'est ni l'établissement, ni le but de la société qu'ils mettent en question. La semen­ce a été remise entre leurs mains, il faut qu'elle fructifie. 189:110 Tout ce qu'ils cherchent, c'est un prêtre pour les diriger dans la voie où ils sont bien résolus d'entrer, afin qu'ils ne s'y égarent pas. Benoît Coste proposa M. de Villiers, en souvenir de l'essai qu'ils avaient déjà tenté. C'était un prêtre plein de zèle et de sagesse, dont les trois connaissaient « l'aptitude à conduire les œuvres de Dieu ». Mais à bien tout examiner, ils jugent qu'un religieux assurera mieux la stabilité de leur fondation. Ils vont donc ensemble voir le P. Varin, venu de Paris pour installer chez eux ses religieux, qui avaient dû habiter jusqu'alors chez la grand'mère de Benoît Coste. Celui-ci était donc bien placé pour lui présenter ses amis, lui confier leur commune décision, et lui demander un directeur. Le P. Varin appelle le Père Roger. « Voilà votre homme », dit-il ([^32]). C'était le 14 juillet 1802, en la fête chômée de la *Fédération* qui les rendait libres de leur temps, mais surtout pour eux la fête de saint Bonaventure, patron secondaire de la ville de Lyon où il était mort pendant le Concile de 1274. Les sept conférèrent avec le Père Roger pendant deux heures ce jour-là pour établir la Congrégation sur des bases solides. « Mais observez bien ; ce ne sont ici ni les *Pères de la Foi*, ni le P. Roger lui-même qui fondent, poursuit Benoît Coste ; ce sont les jeunes gens. Ils n'ont point été appelés, si ce n'est par la voix intérieure qui a parlé à leur cœur. Ce sont eux, au contraire, qui viennent chercher un secours dont ils sentent le besoin. 190:110 Le P. Roger entre parfaitement dans leurs pensées. Bien loin de leur imposer un règlement, qu'ils eussent certainement accepté, il veut que cet acte constitutif soit discuté et rédigé par eux. Les fondateurs ne manquent pas d'y insérer en tête comme point de départ le but déter­minant qui les avait rassemblés : *procurer la gloire de Dieu*. Ils y ajoutent celui d'*honorer Marie*, sous la protection de laquelle ils veulent se placer ; et en troisième lieu celui de travailler à leur sanctification réciproque, car c'était le premier moyen à s'employer pour espérer de parvenir le règne du Seigneur. » Cette page d'histoire extrêmement précise a tout l'air d'une confession, mais Benoît Coste ne s'y met pas en avant. N'a-t-il point estompé son rôle en se réduisant à n'être qu'un des fondateurs, tandis que, d'après le témoi­gnage de Terret, qui le peint « bon, simple, oublieux de lui-même, candide, désintéressé, s'effaçant devant tout le monde et produisant toujours les autres à sa place », il aurait été l'instigateur d'une fondation qui sera si féconde ? C'est ce qui semble ressortir des dernières pages des Souve­nirs laissés à ses enfants : « Dieu, dans son infinie miséricorde, réserve à quelques âmes privilégiées une mesure pleine, comble et pressée où Il a réuni en abondance des grâces spéciales et de choix. C'est avec l'émotion la plus vive, et en même temps avec une secrète confusion d'en avoir si peu profité, que je crois pouvoir vous dire ici, mes chers enfants, que votre père a été constamment pourvu de ces grâces particulières, et cela sans l'avoir mérité, ni même pu le mériter, mais par un don purement gratuit de la bonté de notre Dieu. » Il l'attribue à la consécration totale qu'il avait faite à la Sainte Vierge dans sa seizième année, avant son retour en France, à Notre-Dame des Ermites. « C'est d'Elle qu'est sorti comme de sa source ce torrent de grâces immenses dans lequel ma vie entière a été comme emportée. » 191:110 CHAPITRE II #### Création et organisation En ce 14 juillet 1802, les sept décidèrent : « 1° Que le but de la Congrégation serait la Gloire de Dieu, l'honneur de Marie, notre propre sanctification et celle du prochain ; « 2° Qu'elle aurait pour patronne la Sainte Vierge et son Immaculée Conception ; « 3° Que la fondation aurait lieu le dimanche suivant, le 18 juillet 1802. » Ce troisième dimanche de juillet à 5 heures du matin les sept se retrouvent à l'oratoire tenu par les *Pères de la Foi* dans le petit appartement qu'ils occupent entre Saint-Jean et Saint-Paul. Après le *Veni Creator* que les sept chantent un cierge allumé à la main, la messe commence. A l'Offer­toire ils offrent en commun le pain bénit qui sera conservé jusqu'à ce qu'il tombe en poussière pour être exposé chaque année aux anniversaires de ce 18 juillet 1802, comme un symbole de l'union de tous depuis l'origine dans le pain vivant que tous vont recevoir. Devant la sainte Hostie que lui présente le prêtre, chacun prononce sa consécration à la Mère Immaculée avant de communier. L'action de grâces dans le silence est close par le *Te Deum*. « Nous passâmes ensuite dans le réfectoire des Pères, raconte Benoît Coste. Le déjeuner fut égayé par les aima­bles saillies d'une joie bien pure, le Père Roger avait un admirable talent pour en faire savourer les douceurs. Voilà que tout à coup nos bras s'entrelacent, le bon Père est placé au centre ; le Père et les sept frères ne font vraiment qu'un. C'est ainsi Messieurs que se donna pour la première fois dans la Congrégation le baiser de charité. 192:110 « Nous ne nous séparâmes que quelques instants pour ne pas laisser nos familles en peine, et nous fûmes bientôt réunis de nouveau sous le toit hospitalier des bons pères. Ils voulurent rendre la fête complète en nous faisant parta­ger leur repas. C'était bien pour nous en ce jour un vrai repas de famille. Il nous semblait être revenus au temps de la primitive Église, et prendre part avec les premiers chrétiens à ces agapes où la charité les unissait comme des frères, autour de la même table. « Dans l'après-midi nous nous formâmes en assemblée pour constituer la Congrégation. Le P. Roger en fit l'ouver­ture par le *Veni Creator*. On procéda ensuite par scrutin secret à l'élection d'un préfet provisoire. M. Ripoud réunit toutes les voix, moins la sienne. Il fut ensuite arrêté que dès le lendemain on se réunirait pour faire le règlement, et qu'on garderait le plus profond secret sur l'existence de la nouvelle société. On s'abstiendrait d'y recevoir personne jusqu'à ce que le règlement fût achevé. » Le Père Roger, Normand comme saint Jean Eudes, aurait voulu que le titre de la Congrégation fût *Congrégation du Saint Cœur de Marie*, mais il avait affaire à des Lyonnais attachés à l'Immaculée Conception depuis la fondation de leur Église par saint Pothin et saint Irénée, envoyés par saint Polycarpe, disciple de saint Jean de qui leur venait directement cette vérité que l'Église de Lyon se fait gloire d'avoir maintenue envers et contre tous, contre saint Bernard lui-même. Les congréganistes refusèrent tout autre titre que *Congrégation de l'Immaculée Conception*. Le Père Roger obtint seulement que le Saint-Cœur de Marie serait honoré spécialement à la fête anniversaire de la fondation. Le lendemain de 5 à 7 heures du matin, les sept, qui sont revenus chez les Pères de la Foi, commencent à fixer le règlement en présence du Père Roger assisté des Pères Lambert et Gloriot. Les sept ont l'expérience des missions de Linsolas. Ils savent que le secret leur a permis de durer, d'échapper à tous les dangers, d'exercer avec une sécurité totale un apostolat d'une admirable fécondité. Ils décident donc que le secret absolu de la Congrégation continuera le secret des missions. Ils en font une loi fondamentale de la Congrégation. Pour le reste il fallut de nombreuses séances matinales. 193:110 « Nos discussions étaient interminables, note Benoît Coste. Aussi notre travail marchait-il avec beaucoup de lenteur. Une circonstance vint à notre aide. MM. Ripoud, Boni et Jordan, qui se croyaient appelés à l'état ecclésias­tique, mais qui n'avaient point encore pris leur décision, s'étaient réunis pour étudier ensemble leur vocation, et vivaient en commun dans un petit appartement qu'ils avaient loué sur la colline de Fourvière, à l'Antiquaille. Ils se chargèrent de nous préparer un projet. Ils y consa­crèrent deux jours, le 31 juillet fête de saint Ignace, le 1^er^ août fête de saint Pierre aux liens. Plusieurs séances furent employées à discuter ce projet, mais il était facile de s'apercevoir que les habitants de l'Antiquaille avaient été dirigés par le Saint Esprit. Aucune difficulté sérieuse ne vint plus embarrasser notre marche, et le 11 août ce grand ouvrage fut enfin terminé. » Les sept décident alors, à titre de fondateurs, et pour cette fois seulement, de présenter chacun celui de leurs amis qu'il juge le plus digne et dont il répond, pour être immé­diatement admis. Chacun prononce alors le nom de son élu, puis le règlement est adopté à l'unanimité, et l'on passe sans désemparer à l'élection du gouvernement. M. Ripoud est réélu préfet, Jordan et Lallemand premier et deuxième assistant, Boni secrétaire, Benoît Coste trésorier. L'original de ce règlement sera détruit en 1811 pour échapper à la police de Napoléon, et Benoît Coste s'efforcera plus tard avec les fondateurs d'en reconstituer le texte de mémoire. Mais nous en avons désormais une copie officielle retrouvée en mars 1863 après être restée oubliée depuis 160 ans dans les papiers administratifs du Cardinal Fesch aux archives diocésaines. Elle date de l'année même où il prit possession de l'archevêché. Sans doute lui fut-elle remi­se le jour où le Père Roger lui présenta les chefs de la Congrégation. Elle, forme un cahier de quinze pages calli­graphiées sur papier ministre, ne contenant aucun nom, et terminé par ces mots : « Fait et arrêté par la Commission, le 4 novembre 1803. » 194:110 Nous reproduisons en annexe ([^33]) les articles essentiels a du texte primitif qui expriment, avec la précision concise, la force et la clarté d'un langage juridique nourri de doctri­ne chrétienne, les intentions des Congréganistes. Avant de se séparer, les sept fixent au surlendemain vendredi 13 août la réception des nouveaux en assemblée générale. Benoît Coste nous en a laissé le compte rendu : « Le préfet prend sa place au fauteuil, le Père Roger à sa droite, les deux assistants à sa gauche, le secrétaire et le trésorier à la table du bureau, un peu en arrière à droite et à gauche, toute l'assemblée de ceux qui sont déjà congréganistes, c'est-à-dire un membre de chaque côté. En face du bureau les récipiendaires qui ne sont que six, le septième n'ayant pu être touché par la Congrégation. Le Préfet ouvre la séance par la prière, fait lire le règlement par le secré­taire et demande à chacun des récipiendaires s'il promet de l'observer. Tous le promettent, et le préfet leur annonce qu'ils seront reçus le lendemain 15 août dans la chapelle des *Pères de la Foi.* -- Ils s'appelaient Ray, Girard, Mièvre, Lhuillier, Matton et Simon. Après la messe ils reçurent des sept fondateurs le baiser de charité au chant de *l'Ecce quam bonum*, et l'on termina par le *Magnificat*. Voilà donc au bout de vingt-sept jours la Congrégation naissante défi­nitivement organisée, ayant un règlement et 13 membres. Elle ne resta que peu de jours à ce petit nombre. La fête de la Nativité de la Sainte Vierge, 8 septembre, nous amena quatre nouveaux frères : Chaulet, Rouveyre, Vallellon, Arsac. Quatre autres furent reçus le jour de la Toussaint : Ballanche, Barban, Brachet, Beauchamp, en sorte qu'en moins de 3 mois 1/2 nous étions 21. » Les Congréganistes étaient désormais assez nombreux. Ils établirent alors les sections dont Benoît Coste signale en une phrase l'importance : « Elles renouvelleront sans cesse les forces vitales de la Congrégation, en donnant à leur zèle un aliment quotidien qui leur permit d'étendre le règlement de Dieu. » Dès ce quinze août 1802 les 21 ajouteront au règlement adopté le 11 un titre nouveau qui figure dans la copie officielle du 4 novembre 1803. 195:110 Benoît Coste nous en explique la raison qui fait ressortir le caractère essentiellement spirituel, et, n'hésitons pas à le dire, contemplatif de la Congrégation, car on y a toujours su qu'une action sans âme, c'est-à-dire sans méditation et sans contemplation, n'est pas une action catholique. « Quant aux bonnes œuvres, il en est à peine question : le règlement (celui du 11 août) se contente d'en recommander la pratique. Elles étaient si peu le but qu'on se proposait qu'il ne vint pas même à la pensée des fondateurs d'en établir de spéciales. » Il avait suffi de ces quelques jours et de cet accroisse­ment exceptionnel dans le nombre des Congréganistes, pour voir que les œuvres de charité envers le prochain devaient être organisées dans l'esprit de la Congrégation. On ajouta tout de suite au règlement sous le titre : *Division de la Société et emploi de ses membres :* I -- La société sera divisée en quatre sections, la première dite du zèle, la seconde de l'instruction, la troisième des aumônes, et la quatrième des pri­sons et hôpitaux. II -- La section du zèle s'occupera de l'accroissement de la Société et se rappellera que le nom qu'elle porte l'oblige plus particulièrement a ramener la foi et la piété parmi les fidèles. III -- « La section de l'instruction fera des Catéchismes (sic) on Conférences sur les vérités fondamentales de la Religion, et s'occupera des moyens d'instruire ceux qui les ignorent. IV -- « La section des aumônes versera dans le sein des malheureux les quêtes destinées à cette bonne œu­vre, et au soulagement des corps, elle joindra les consolations de la religion. V -- « La section des prisons et hôpitaux exercera les mêmes œuvres de charité envers les prisonniers et les malades des hôpitaux. VI -- « Le Chef et les membres de chaque section seront à la nomination du Préfet. » Tous les membres, sans autre exception que le préfet, écrit Benoît Coste, devaient être classés dans une des quatre sections. 196:110 « Cet arrêté reçut tout de suite son exécution. La sec­tion de l'Instruction commença par faire le catéchisme à un jeune homme ; telle des aumônes à secourir un ou deux pauvres ; celle des prisons et hôpitaux à visiter deux ou trois malades ; elle n'avait pas pu parvenir à se faire ouvrir encore les portes des prisons, mais en atten­dant elle conservait 4 F. 50 qu'elle économisait pour l'hi­ver. J'entre avec simplicité dans ces menus détails pour que vous soyez bien convaincus que dans la Congréga­tion, comme lorsqu'Il a créé le monde, tout ce que Dieu a fait, il l'a fait de rien. Nous reviendrons plus tard sur ces trois sections pour admirer dans leur progrès la mar­che de la Providence. « La section du zèle fut celle qui déploya tout de suite le plus d'activité. A chaque nouvelle fête, une réception venait augmenter le nombre des frères. Pour préparer d'avance ces réceptions et parvenir à mieux connaître ceux dont elle s'occupait, et en même temps pour essayer suivant le vœu de l'arrêté qui l'avait constituée, de rame­ner à la religion les jeunes gens, elle imagina de former une espèce de cercle où elle pût recevoir les étrangers. Cela se fit sans aucun frais. Un de nos amis prêta son salon ; on s'y réunissait trois fois par semaine. Mais cette tentative resta complètement sans succès ; on ne tarda pas à y renoncer. » La loi du secret s'étendait naturellement aux sections, et l'on n'y devait entreprendre ni exercer « aucune œuvre qui pût dévoiler l'existence de la Congrégation ». D'autres additions seront faites, notamment la règle que le même préfet ne peut être réélu plus de trois ans de suite, l'institution de membres associés appartenant à d'autres congrégations, de membres honoraires, tous tenus au même secret, et on précisa le rôle du directeur ecclé­siastique dans le texte reconstitué après l'expérience de la persécution. Il devint : « La Congrégation est dirigée par un prêtre de concert avec le Préfet. Il prend le titre de Père. Le choix est soumis à l'approbation de l'autorité ecclésias­tique qui recevra aussi communication de l'élection de chaque nouveau préfet. » 197:110 La Congrégation choisit donc ce prêtre et le présente à l'archevêque qui lui donne les pouvoirs. Elle élit son préfet et donne « communication de l'élection » à l'archevêque. Nous soulignons ce caractère unique par les initiatives des laïcs dans l'histoire des Congrégations. L'autorité du préfet est en même temps renforcée. « Il peut appeler auprès de lui un ou plusieurs membres de la Congrégation pour s'aider de leurs lumières. Les assistants aident le préfet dans le gouvernement de la Congrégation : ils donnent leur avis dans toutes les nominations et autres affaires d'administration, sans que le préfet soit obligé de s'y conformer. Ils président en son absence suivant leur rang. » Ce n'est pas le Père qui préside ni qui gouverne : son, rôle est d'assurer la rectitude chrétienne de la pensée et de l'action. Préfiguration, sous Pie VII, de l'apostolat des laïcs tels que Pie XI, Pie XII, Jean XXIII, le définiront plus tard. CHAPITRE III #### Première manifestation La restitution de l'église d'Écully La Congrégation, à peine fondée en 1802, prit une part très active à la restitution de l'église d'Écully aux catho­liques. Mgr de Mérinville administrait encore le diocèse, M. Royer était toujours chef de la mission d'Écully où il logeait chez Mme Mièvre, lorsque le curé d'avant la Révolution, M. Genevay, revint d'exil. Comme il avait laissé le souvenir d'un pasteur très zélé, ses paroissiens lui firent un excellent accueil, et le maire lui proposa, suivant l'esprit du Concor­dat selon Bonaparte, de le recevoir dans l'église en même temps que le prêtre constitutionnel qui venait de Lyon tous les dimanches : elle servirait aux deux cultes et ne serait pas réconciliée. 198:110 M. Genevay ne pouvait pas accepter de pareilles conditions. Il délégua M. Lepoivre, neveu par alliance de Mme Mièvre, pour en discuter avec le maire et l'adjoint. Mme Mièvre fit aussitôt avertir son cousin Benoît Coste qui venait de s'illustrer par la réouverture de l'église Saint-Pierre. Rendez-vous fut pris dans un cabaret d'Écully, près de l'église, un samedi d'août 1802. Le maire n'y vint pas, mais seulement l'adjoint. « On lui avait demandé, écrit Benoît Coste, de ne pas manquer d'apporter les clefs de l'église afin de pouvoir les remettre dès qu'on se serait mis d'accord. Mièvre et moi, nous accompagnâmes M. Lepoivre. En route nous dressions notre plan de campagne. Il se réduisit à la résolution d'éviter autant que possible les discussions, et de beaucoup moins chercher à combattre les préjugés du pauvre adjoint qu'à lui soutirer les clefs. Nous arrivons, l'adjoint nous attendait. Il essaye de soutenir les conditions proposées, il insiste surtout pour qu'on ne réconcilie pas l'église. Sans répondre grand'chose à tous ces raisonnements, on fait apporter une bouteille de vin, on trinque, et de la meilleure amitié du monde on boit à la santé les uns des autres. Les clefs sont sur la table. Tout machinalement, et sans avoir l'air d'y toucher, M. Lepoivre les empoche. Nous donnons tous cordialement une poignée de main à l'adjoint, et nous partons avec nos clefs, sans avoir rien refusé ni rien promis. Il était dix heures du soir. Munis de ce trophée nous nous hâtons de regagner notre gîte ; nous avions pour nous y rendre une petite demi-lieue à faire. On était convenu que, si nous avions obtenu les clefs, nous annoncerions notre victoire aux nombreuses mai­sons catholiques qui se trouvaient sur le chemin, en chantant à gorge déployée le *Te Deum*, en passant sous leurs fenê­tres. A ce chant de triomphe, toutes les croisées s'ouvraient, et de bruyants applaudissements nous prouvaient que nous avions été compris. Après un repos de quelques heures, dès trois heures du matin, accompagnés par un prêtre vêtu en laïc et qui n'était nullement connu, nous allâmes, munis de nos bienheureuses clefs, prendre possession de l'Église. » 199:110 Benoît Coste, son cousin Mièvre et M. Lepoivre se mettent au travail de la balayer et de l'orner. Vers quatre heures et demie quelques paysans viennent leur demander ce qu'ils font, et leur disent qu'ils ne veulent pas d'une réconciliation de leur église. Les jeunes gens les envoient promener, et l'un d'eux, pour mettre la population qui commence s'assembler sur la place, en face du fait accompli, court chercher le curé qui dès cinq heures fait les cérémonies fixées par le rituel pour réconcilier l'église. Puis il commence la messe devant les paroissiens entrés en masse, parmi les­quels les sectateurs du curé schismatique n'osent rien dire, perdus dans la multitude de ceux qui voient après l'Évangile leur vieux curé monter en chaire pour annoncer à tous la paix du Christ. « Il nous restait pourtant encore une inquiétude sérieu­se : le constitutionnel qui venait tous les dimanches de Lyon pour dire la messe, allait arriver, et sa présence pouvait être une cause de trouble. » Benoît Coste envoie, à l'endroit où la route d'Écully se branche sur la grande route de Lyon à Clermont, quatre jeunes gens, sans doute des Congréganistes pour être sûrs d'eux, attendre l'intrus. Ils lui annoncent que la paroisse a eu le bonheur de retrouver son curé, et l'invi­tent à reprendre la route de Lyon, sur un tel ton qu'ils n'eurent pas besoin de le lui dire deux fois. A leur retour, « sans aucun égard au *veto* opposé par M. le Maire à la présence de M. Royer à l'Église, ce fut lui qui chanta la grand'Messe avec diacre et sous-diacre. M. le Curé annonça les vêpres à deux heures, *comme à l'ordinaire *; cet *ordinaire* interrompu depuis douze ans nous fit un peu sourire. Après vêpres un *Te Deum* solennel termina la jour­née. Les schismatiques semblaient se replacer avec bonheur sous la houlette de leur vénérable pasteur. » M. Balley peut venir dans quelques mois, de Taluyers où il était le curé d'un futur congréganiste appelé à jouer un rôle de premier plan, Berthaut du Coin. Il trouvera le terrain tout préparé. La première fête patronale de la Congrégation eut lieu le 8 décembre 1802 dans le salon d'un congréganiste que Benoît Coste ne nomme pas, mais tout porte à croire que ce fut dans celui de sa famille où Mgr d'Aviau avait officié si souvent. « La veille chacun de nous venait à l'envi travail­ler à la décoration de l'autel ; ce salon était par lui-même assez élégamment décoré. 200:110 On en condamna les croisées pour intercepter le jour avec des rideaux de soie cramoisis ; des lustres répandirent une religieuse clarté ; au fond de la chapelle s'élevait un autel resplendissant de lumière, entouré de fleurs, au milieu desquelles cette inscription en lettres d'or *Maria semper Immaculata*, hommage de l'Église de Lyon qui tenait directement cette vérité de saint Jean l'évangéliste, notre Père de la Foi, par nos premiers apôtres. Avant la messe commença la tradition de réciter en commun matines et laudes de l'office de la Sainte Vierge. Il y eut réunion matin et soir. La solennité fut terminée par un salut solennel : on y chanta les Litanies de la Sainte Vierge à trois, voix Boni les accompagnait avec sa flûte. » CHAPITRE IV #### La création des premières œuvres apparentées à la Congrégation En ce 8 décembre 1802 le Père Roger prit en mains la *Congrégation des Demoiselles* restée sans directeur depuis l'arrestation de Linsolas, qui l'en avait sans doute chargé par les voies mystérieuses de la clandestinité : car il le tenait en haute estime et le savait par les mêmes voies Père de la Congrégation des jeunes gens. « Plusieurs d'entre elles, témoigne Benoît Coste, avaient trouvé sur l'échafaud la couronne du martyre, celles qui avaient survécu étaient dignes d'avoir été unies à ces anciennes amies, qu'elles étaient en droit de vénérer comme des saintes, des protectrices qui seraient leur plus ferme soutien. Ainsi la Congrégation des Demoiselles s'est-elle constamment soutenue et a toujours prospéré. Elle s'est sévèrement maintenue dans cette modestie et cette réserve qui fait le plus bel apanage des personnes du sexe. Nonobs­tant les soins qu'elles prennent à se dérober à tous les yeux, les grandes vertus se trahissent malgré elles par la délicieuse odeur de prédestination qu'elles exhalent. » 201:110 Benoît Caste ne cite aucun nom. Il se borne à constater que, protégées par le plus rigoureux secret et sous le patronage de la Vierge Immaculée, la Congrégation des Jeunes Gens et celle des Demoiselles « résistèrent seules à l'orage qui ne tardera pas à s'élever, tandis que d'autres sociétés du même genre en ont été renversées ». Nous aurons bientôt à montrer la Congrégation des Jeunes Gens échappée à cet orage déchaîné par Napoléon, mais le secret des Demoiselles fut si bien gardé que Benoît Coste ne nous dit rien de plus sur elles. Il était en exil pendant leurs années héroïques, et n'a pas dû savoir tout ce que nous ont appris les *Mémoires* de Linsolas. Il ne parle jamais que de ce qu'il a vu ou fait, et c'est ce qui donne sa valeur à son témoignage. Il a connu seulement et nous présente une société charitable et fort populaire à Lyon, comme une filiale de la *Congrégation des Demoiselles,* la société des *Charlottes,* du prénom de Charlotte Dupin « fille simple et pauvre, mais embrasée du feu de la charité », qui « sortant elle-même des cachots où son zèle pour la religion l'avait fait précipiter, s'était consacrée en 1795 à l'assistance régulière des prisonniers, pour lesquels elle demandait l'aumône. Elle avait tourné ses premiers regards sur les malheureux ministres de cette religion sainte alors détenus au château de Pierre-Scize, et leur rendit au péril de ses jours tous les services qui dépendirent d'elle ». Sa sœur Pierrette l'aidait avec quelques amies. Lorsque la persécu­tion cessa d'être violente, elles continuèrent leur œuvre à la prison militaire et à la récluserie de la Quarantaine. Elles étaient une cinquantaine quand le Père Roger reprit en mains la Congrégation des Demoiselles pendant l'exil de Linsolas. Sous le patronage de Notre-Dame de l'Assomption et de saint Joseph, elles ont pour but : « La gloire de Dieu, la sanctification réciproque des membres de la Société, l'édifi­cation publique, l'instruction des ignorants, l'exercice des œuvres de charité spirituelles et corporelles, particulière­ment envers les prisonniers et les malades dans les hospi­ces. » Comment exercer cette charité ? 202:110 « Et d'abord envers Dieu en se livrant avec un saint empressement à l'exercice de la prière et à la fréquentation des sacrements ; envers le prochain en s'empressant de joindre les secours spirituels et temporels, bien convaincues qu'on n'a rien fait si, en soulageant le corps, on a laissé perdre l'âme. » Ainsi Char­lotte Dupin s'agenouillait avant de donner leur nourriture aux malheureux qu'elle visitait, et les faisait mettre à genoux pour remercier le Seigneur au nom de qui elle était venue. Un jour qu'elle faisait la quête pour eux dans les cafés, elle reçut un soufflet d'un libertin qui avait le vin mauvais : « Voilà qui est bon pour moi, lui dit-elle, mais cela ne fait pas le compte de mes prisonniers. » Elle lui tendit de nouveau « la bourse pour y déposer l'argent » ; il eut honte, et sans répondre lui donna son aumône. Les *Charlottes* formaient quatre sections, les *quêteuses,* les *distributrices* qui répartissaient les dons reçus ; les *lectrices* qui prêtaient des bons livres et catéchisaient les jeunes filles ; les *peigneuses*, « qui remplissaient dans les divers hospices les fonctions qu'indique le titre de cette section, et qui joignaient à ce soulagement temporel dans la vue de la gloire de Dieu, des paroles de consolation et d'encouragements ». En visite dans les prisons de femmes, les *Charlottes* doivent méditer l'exemple du Fils de Dieu descendu sur la terre pour briser nos fers et nous procurer la plus heureuse liberté, méditer aussi le « précepte évan­gélique si urgent, si indispensable que Jésus-Christ en fait dépendre le salut ou la damnation. « Venez, dira-t-il aux élus, venez, les bénis de mon Père, parce que j'étais en prison et que vous m'avez visité » ; et aux réprouvés : « Retirez-vous, maudits, allez au feu éternel, parce que je souffrais dans la captivité, et que vous m'y avez laissé sans secours et sans consolation. » Les *peigneuses* « appelées à un travail pénible et répugnant à la nature, ont besoin de se souvenir que c'est pour Dieu qu'elles travaillent, et que c'est Lui-même qu'elles servent dans la personne des pauvres, et s'estimer heureuses de n'avoir plus rien à envier aux saintes femmes qui Le servaient et Le suivaient sur la terre. Elles serviront donc les pauvres comme elles auraient servi Notre-Seigneur Jésus-Christ, et se réjouiront par l'espérance des promesses magnifiques qu'Il a faites, à ceux qui accompliront les œuvres de miséricorde ». 203:110 Le jour de leur réception les *Charlottes* faisaient à la messe après la Communion leur consécration à Dieu, en prenant « à témoin la très Sainte Vierge Mère de grâce et de miséricorde, saint Joseph, tous les anges et tous les saints, pour le service spirituel et corporel des pauvres, spécialement des prison­niers et des malades dans les hospices ». Le 13 août 1805 elles reçurent du cardinal Caprara de précieuses indulgences sollicitées par le P. Roger. L'année précédente il en avait obtenu pour la Congrégation des Jeunes Gens qui, pour commémorer cette reconnaissance de leur société par le Souverain Pontife, avaient institué la fête annuelle d'actions de grâces fixée le 4^e^ dimanche après Pâques. « Jusqu'à présent, écrit Benoît Coste, tout semblait marcher au gré de nos désirs, mais voilà qu'un événement prévu, quoiqu'on ne le crût pas aussi rapproché, vint mena­cer d'étouffer la Congrégation dans son berceau. » A la rentrée d'octobre 1802, deux des fondateurs, MM. Jordan et Boni, partent pour le séminaire de Saint-Sulpice à Paris, M. Ripoud pour le séminaire de Saint-Irénée à Lyon. Il continuera néanmoins à remplir pendant quelque temps ses fonctions de préfet ; son premier assistant, M. Lallemand, va régulièrement lui demander ses instructions. « Cette autorité venant du sanctuaire n'en était que mieux respectée et mieux obéie. Les Congréganistes n'eurent peut-être jamais plus d'attachement et de vénération pour leur préfet que pendant le temps qu'ils furent privés de sa présence. » A la Noël de 1802 le P. Roger fonda la *Congrégation de la Sainte Famille*. Elle comprenait les hommes ayant dépassé la trentaine dont l'activité ne pouvait se manifester comme au temps de leur vingt ans, mais gagnait en maturité et en autorité ce qu'elle perdait en hardiesse d'allure, tout en restant animée par la même ferveur. Au règlement elle ajouta pour les pères de famille le devoir de veiller avec le plus grand soin à la formation chrétienne de leurs enfants. 204:110 Elle se recrutait par cooptation comme la Congrégation des Jeunes Gens, dont les membres étaient admis dès qu'ils avaient l'âge, « sans mise aux informations et sans scrutin, mais en observant les formes ordinaires de présentation et de réception », dans la Congrégation *de* la Sainte Famille, simplement divisée en deux sections analogues à deux de celles que comprenaient déjà la Congrégation des Jeunes Gens : la section du zèle et celle des aumônes, qui vint en aide à beaucoup de pauvres honteux, victimes des spoliations révolutionnaires. (*A suivre.*) Antoine Lestra. 205:110 ### Planification de la culture et des loisirs par Marie-Claire Gousseau « ON PARLE de plus en plus d'animation culturelle et des animateurs qui sont nécessaires... L'ac­cent mis dans les milieux les plus divers sur cette expression d'animation culturelle, le besoin crois­sant en animateurs préparés par une formation adé­quate à des tâches diverses nous amènent à faire le point sur une question si importante qu'elle apparaîtra de plusieurs manières dans le V^e^ Plan en préparation » écrivait M. J. Charpentreau en janvier 1965 dans la revue *La Route* des Scouts de France. L'auteur de ce propos engageait ensuite les jeunes Routiers à décou­vrir un nouveau métier, celui d' « Animateur » : « Les animateurs participent d'un esprit nouveau. Ce sont des hommes qui œuvrent dans un nouveau secteur d'en­gagement : le culturel. Homme donc, d'un esprit, d'un engagement, l'animateur doit aussi être l'homme d'une profession ». L'auteur concluait : « Nous n'avons pu qu'esquisser un problème qui prendra de plus en plus d'acuité et qui concerne particulièrement les « cadres » actuels des mouvements de jeunesse ». 206:110 Dans le Figaro du 18 Février 1965 M. Pierre Bois informait ses lecteurs du « Scoutisme nouvelle vague » et leur appre­nait qu' « il y a dans le scoutisme français de moins en moins de garçons capables d'assumer un tel rôle (celui de chef). Non que la bonne volonté se soit atténuée au fil du temps, mais l'époque actuelle est en opposition constante avec la gratuité... Pour les 14-17 ans le rôle du chef de troupe n'est pas celui de l'éducateur, comme pour les plus jeunes, mais d'animateur. Le plus tradi­tionnellement désintéresse, des mouvements groupant des jeunes, songe donc à renoncer à employer des bé­névoles pour recourir à des professionnels de « l'anima­tion ». *La Route*, toujours sous la plume de M. J. Char­pentreau poursuivait au sujet de ces animateurs : « Leur formation peut être assurée par l'État, elle peut l'être par l'initiative privée (mouvements, organismes divers), elle peut l'être en co-gestion État-Mouvement ». Situation parallèle, semble-t-il, à celle de l'enseignement qui se trouve assuré soit : -- par les soins de l'État (éducation nationale), -- par ceux des initiatives privées (enseignement privé ou libre sans contrat), -- ou par ceux de l'enseignement privé ou catholi­que sous contrat avec l'État. La similitude se retrouve encore dans l'aspect financier du problème. « Contentons-nous, poursuit M. Char­pentreau, de remarquer que si l'État doit manifeste­ment participer financièrement à cette formation, puis à l'animation, il doit normalement s'assurer de l'utili­sation des fonds. La récente création du F.O.N.J.E.P. (Fonds cogérés par certaines institutions de Jeunesse et de l'État) a pour but de faciliter la rétribution des ani­mateurs et de régulariser les paiements, en passant de la subvention à la contribution... Les avis sont très par­tagés sur une fonctionnarisation possible... ([^34]) » 207:110 Subvention, contribution, fonctionnarisation. Nous avons vu l'enseignement libre franchir les deux pre­miers paliers avec la loi Barangé accordant de bien mai­gres subventions, puis la loi Debré passant au stade des contrats, et ne voilà-t-il pas que l'ombre de « l'intégra­tion » de l'enseignement catholique par l'éducation na­tionale se projette de plus en plus précise et menaçante avec l'échéance des contrats en 1970. Voilà bien d'é­tranges ressemblances. ##### «* L'animation culturelle *» Remarquons bien en premier lieu que l'expression est d'un emploi relativement récent, et que les services du Secrétariat de la Jeunesse lui préfèrent encore celui d'éducation populaire ou d'éducation permanente. Le diplôme sanctionnant les études destinées à sacrer un animateur et créé par décret en septembre 1964 a nom Diplôme d'État de « Conseiller d'éducation populaire ». L'acte de naissance officiel et public de « l'éducation permanente » fut, en août 1956, le projet de loi-cadre sur la réforme de l'enseignement présenté par le minis­tre Billières. Dans l'exposé des motifs de cette loi figu­rait un avant-projet d'éducation permanente dû à M. P. Arents, qui remplissait en 1955 la fonction d'Inspec­teur général à la Direction générale de la jeunesse et des Sports. 208:110 A vrai dire, le contenu de la notion d'éducation per­manente peut revendiquer une paternité beaucoup plus lointaine puisqu'un rapport, présenté par Antoine Cari­tat, marquis de Condorcet, les 20 et 21 avril 1792, à l'As­semblée Législative, établissait déjà que : « L'instruc­tion doit assurer aux hommes *dans tous les âges de la vie*, la facilité de conserver leurs connaissances ou d'en acquérir de nouvelles... En continuant l'instruction *pendant toute la durée de la vie*, on empêchera les connaissances de s'effacer de la mémoire... » Puis à la Convention, Lakanal reprit, après Talley­rand, ce projet -- en se limitant encore au cadre étroit de l'instruction. Ce point de vue se maintint tout au long du XIX^e^ siècle. Il faut démocratiser le savoir : dans ce but naquit la Ligue de l'Enseignement en 1866. Des instituts populaires et cours du soir se créent nombreux. Un député ouvrier, Joseph Benoît, avait cependant, au cours d'une proposition de « réforme de l'enseigne­ment » (déjà ! ...), employé le terme « éducation perma­nente ». Les modernes utilisateurs de l'expression se devraient donc, en toute justice, de lui élever une sta­tue en manière de reconnaissance de paternité. L'instruction devenue obligatoire depuis 1881, « l'éco­le unique » qui ouvre à tous par la gratuité totale, les portes du lycée en 1936, vont accélérer le processus d'évolution vers l'éducation permanente. Il ne s'agit plus tant de donner un enseignement puisque mainte­nant tous les jeunes sont scolarisés jusqu'à 16 ans, que de permettre aux adultes de tenir à jour leurs connais­sances : les techniques évoluent vite. Mais il faut surtout utiliser à des fins, dites éducatives, ces temps de loisirs à l'importance accrue que les revendications ouvrières ont conquis de haute lutte. 209:110 Si la mise en place d'une éducation permanente peut apparaître comme la conséquence de la démocrati­sation de l'enseignement considérée comme acquise par nos modernes sociologues, le « loisir », lui, est né en 1936. Son père est Léo Lagrange, premier sous-secrétaire d'État aux Sports et aux Loisirs. Le « loisir » fête donc cette année son trentième anniversaire. Trente ans, du­rant lesquels d'éminents spécialistes n'ont cessé de se torturer le cerveau à son sujet. C'est ainsi qu'après les âges de la pierre, des métaux et de la technique, nous sommes invités à vivre désormais « la civilisation des loisirs ». ##### *La civilisation des loisirs* Le Groupe de Travail 1985 avait été constitué par le Premier Ministre à la fin de 1962 afin « d'étudier, sous l'angle des faits porteurs d'avenir ce qu'il serait utile de connaître dès à présent de la France de 1985 pour éclairer les orientations générales du V^e^ Plan ». Ce groupe a publié le résultat de ses travaux sous le titre *Réflexions pour 1985 *et nous y trouvons largement traité le sujet des « Loisirs ». Les planificateurs nous y prophétisent la certitude que nous travaillerons notable­ment moins et nous en donnent l'explication : « *A très long terme, loisir et travail -- qu'il s'agisse d'un travail rémunéré hors du foyer ou du travail de la jeunesse à son foyer -- tendront à ne former qu'un seul type d'activité ordonné à l'épanouissement de la per­sonne humaine : sous cet angle le loisir ne doit être ré­duit ni à la distraction, ni à l'éducation permanente. Il représente un éclairage différent de l'activité totale et entraînera donc des modifications de tous les aspects de la vie et, par conséquent, de tous les équipements. *» 210:110 Serait-ce que nos petits enfants vivraient une fabu­leuse épopée : le vieux rêve de l'humanité en évolution vers la semaine des quatre jeudis ! Ou plutôt, ignorants que nous sommes, plus n'est besoin de jeudis, pas plus que de dimanches (les grands ancêtres n'y avaient-ils pas déjà pourvu ?) puisque travail et loisir seront par­venus au point omega de leur convergence, où ils se sublimiseront dans une nouvelle forme d'activité hu­maine qui ressemble fort, avec des airs plus savants, au vieux mythe du paradis sur terre. Quelles seront alors « les activités du loisir » en 1985 selon les prévisions du V^e^ Plan ? « *Activités physiques *: promenades, nomadisme de plaisance (week-end) sport. » « *Activités manuelles *: l'accroissement résultera... de la raréfaction de l'artisanat d'entretien et présentera... un certain caractère d'obligation. » (sic) « *Activités artistiques *: télévision -- renouveau du théâtre local et de l'artisanat d'art. » « *Activités intellectuelles *: le cours ou la conférence sera remplacé par les "mass-média" (livre à la fois de poche et de luxe -- télévision en couleurs) et "par des réunions restreintes permettant le dialogue avec l'ani­mateur". » A ces loisirs à dominante personnelle, sinon égoïste... s'ajouteront d'autres formes de loisirs plus désinté­ressés : « *Activités spirituelles*, dont il n'y a pas lieu de pen­ser que le désir aura disparu chez tous les hommes et dont l'épanouissement est aidé par la présence de quel­que hauts lieux privilégiés. » Le tourisme mystique conservera donc encore quel­ques sites "classés" à usage des esprits désintéressés. « *Activités*... enfin "dont la nécessité est éternelle encadrement de jeunes dans leurs activités et loisirs (type scout)" ([^35]). » 211:110 Cette courte parenthèse permet peut-être, au pas­sage, de comprendre les motifs profonds de la récente substitution de la méthode Pionniers-Rangers à la mé­thode d'éducation scoute : il fallait à tout prix donner au scoutisme ce modelé totalement différent pour le plier au nouveau concept du loisir. La formule éducative, en usage jusqu'en 1964, con­venait à la civilisation du travail, ou âge de la techni­que, qui cessera peu à peu d'exister pour se voir rem­placer par celle du loisir. Voilà pourquoi les Pionniers -- jeunes garçons de 14 à 17 ans -- ne jouent plus mais travaillent en ateliers et en chantiers. Voilà pourquoi ils n'ont plus besoin, selon la déclaration de M. Pierre Bois au *Figaro*, d'éducateurs mais d'animateurs. Ils sont réellement les « pionniers » de ces temps futurs où « loisir et travail tendront à ne former qu'un seul type d'activité ordonné à l'épanouissement de la personne humaine ». Pour mener à bien cette tâche, les *Réflexions pour 1985* annoncent la mise en place de 50 000 animateurs d'ici 1985, puis celle d'un Conseil Culturel (comparable au Conseil économique) et de structures-pilotes de for­mation et de prise en charge des animateurs, ainsi que le regroupement prochain des tennis, piscines, maisons de jeunes, stades, théâtres, en « de vastes sites consa­crés au loisir, proposant à l'homme un éventail d'activi­tés et de participation dont il est difficile de se faire à l'avance une idée ». 212:110 Sauverons-nous encore quelques centimètres carrés d'originalité personnelle et quelques menus brins de poésie, au risque de passer pour inca­pables d'assumer la civilisation future où « loisir et travail tendront à ne former qu'un seul type d'activité humaine » ? Cependant, toute cette néo-sociologie qu'étale le do­cument en question se borne, de fait, à opérer la syn­thèse d'un courant d'idées dont l'origine plonge au cœur même d'un certain « résistantialisme ». ##### *Les origines de la* «* sociologie du loisir *» « La Résistance ([^36]) sera l'apprentissage de l'intention et des instruments de la culture populaire » écrivent Jacques Charpentreau et René Kaes. Le premier n'est autre que le signataire de l'article paru dans *La Route*, janvier 1965 sur le métier d'animateur, directeur de la Revue *Affrontement* et du Centre de Culture ou­vrière, collaborateur de *Masses ouvrières* (action ca­tholique ouvrière) de l'*Action familiale ouvrière*, de l'*Action populaire*, de la *Vie Nouvelle*, de *Signes du Temps*. René Kaes, assistant à l'Institut du Travail de Strasbourg collabore également à *Esprit*, à *Af­frontement* et aux Éditions ouvrières. L'orientation de ces publications est suffisamment connue de tous pour que certaines affirmations sous la plume de ces deux auteurs ne nous surprennent pas outre mesure : « La culture populaire est progressiste, : elle devient plus qu'elle n'est. » 213:110 « A Uriage, l'école créée pour fournir des cadres à la Révolution nationale de 1940 à 1943 devint, détournée des buts que lui avait assigné Vichy, *le creuset de la forma­tion des futurs animateurs des groupes de culture popu­laire...* Dumazedier (qui a exposé le problème du Loisir au Groupe 1985), Cacérès (animateur de Peuple et Culture, filiale de la très laïque Ligue de l'enseignement, et qui édite aux éditions du Seuil de bien caractéristi­ques études marxisantes sur le même sujet), Mounier (qui fut le grand homme de la revue *Esprit*), Lacroix (le philosophe de la nouvelle vague catholique), Beuve-Méry (actuel directeur du *Monde*) furent parmi ceux qui, à la Libération, donnèrent une impulsion vivante au peuple et à sa culture ([^37]). » Dans les cahiers d'Uriage paraissaient des études sur le prolétariat avec des textes de Marx, Engels... Le 11 novembre 1942 les Allemands envahissaient la zone libre, l'École de Cadres d'Uriage était dissoute. Mais les dirigeants avaient prévu l'événement ; ils se replient aux environs de Saint-Marcellin-d'Isère et orga­nisent un très remarquable travail. Par « équipes volan­tes » de trois, ils vont d'un maquis à l'autre, en particu­lier à travers ceux du Vercors. Le sac à dos chargé de livres, de textes élaborés pendant les périodes de recy­clage intellectuel que les équipes effectuent à tour de rôle en séjournant à la « Thébaïde » entre deux tour­nées. Le travail de ces colporteurs de l'éducation popu­laire porte des caractéristiques non déguisées de l'es­prit particulier qui les animent. Entre autres activités culturelles figurent deux veillées sur la France et sur l'action révolutionnaire et *l'étude des lignes directrices de l'action révolutionnaire*. Une organisation similaire fonctionnait dans le Jura. Dans les maquis du Vercors naquit Peuple et Culture, qui depuis la Libération joue un rôle considérable dans la diffusion de la pensée mar­xiste par le truchement de la culture populaire. 214:110 L'hiver de 1944, combien rude et interminable, voit enfin se rassembler régulièrement à Paris au 5 de la rue des Beaux-Arts une équipe dont l'influence ira grandissante : étrange coïncidence de les voir rassem­blés ainsi à l'aube de l'ère nouvelle qu'ouvrait la Libé­ration ! Se rencontraient donc dans le vieil immeuble à peine meublé : entre autres, Jean-Marie Serreau, qui se fit connaître aux Français, Bertold Brecht, dont l'œu­vre théâtrale est peut-être une des plus belles réussites intellectuelles du marxisme, Joffre Dumazedier, de Peuple et Culture, collaborateur des *Réflexions pour 1985*, Louis Pauwels, l'actuel directeur de la revue *Planète*, Paul Flamand, directeur des Éditions du Seuil, Benigno Cacérès, président de Peuple et Culture, et d'autres aussi, moins connus du grand public mais par­faitement dans la ligne. Si la ville de Grenoble passe pour une des capitales du « progressisme », la création dès cette époque, d'une Maison de la Culture, d'un centre dramatique animé par Jean Dasté sur la demande de Peuple et Culture, ne peut être étrangère à la mise en circulation et à l'a­limentation de tout un courant de pensée révolution­naire. Uriage avait laissé plus que des traces dans la région, de l'aveu même de ses fervents. Le journal *Le Monde* en date du 24 février 1965 rap­porte ces évocations émues du président de « Peuple et Culture » au congrès tenu à Grenoble du 18 au 21 février 1965 par cet organisme qui avait tenu à fêter en cette ville son 20^e^ anniversaire. « 1945 : c'est l'année de mise en route de Peuple et Culture. Des hommes qui avaient vécu de 1940 à 1942 l'expérience de l'école des cadres d'Uriage, qui s'étaient retrouvés ensuite pour la plupart dans les « équipes volonté » des maquis du Vercors, de la Savoie, de la Chartreuse, de la Montagne Noire, veulent poursuivre après la libération l'action culturelle entreprise. 215:110 Ainsi créèrent-ils à Grenoble, ville qui les avait hébergés, leur avait permis de vivre, le premier mou­vement d'éducation populaire d'après guerre. M. Benigno Cacérès a évoqué avec émotion cette période d'en­thousiasme, les premiers cours d'entraînement mental par les animateurs de P.E.C. auprès des adhérents de la C.G.T. et de la C.F.T.C. avec lesquels ils avaient con­tribué à faire renaître le centre d'éducation ouvrière, les premiers stages nationaux de formation d'animateurs au centre des « Marquisarts » à Annecy, puis l'exten­sion du mouvement qui s'installe à Paris, publie en col­laboration avec Travail et Culture une série de docu­ments sur le cinéma, la lecture, le théâtre etc. » ##### *La mise en place du système* *Témoignage chrétien* en son numéro du 11 août 1966 publie un important extrait de la *Revue d'his­toire de la seconde guerre mondiale* (P.U.F.) dont voici la conclusion : « Mais c'est après la Libération et long­temps encore après la guerre que l'influence d'Uriage s'est manifestée avec le plus d'ampleur. Tout un mou­vement d'idées, toute une série d'initiatives en ont reçu leur marque. On peut citer entre autres exemples, *tout ce qui a été fait dans le domaine de l'éducation populai­re, des maisons de jeunes, de la formation des cadres, de certaines formes de discussions comme la formule du séminaire ou du colloque.* Dans le domaine de la presse également, l'influence d'Uriage est manifeste : certaines valeurs défendues ou mises en relief par Uria­ge sont restées en honneur dans un journal quotidien comme *Le Monde,* un hebdomadaire comme *Témoigna­ge chrétien,* une revue comme *Esprit.* Cette institution a fourni... à la IV^e^ puis à la V^e^ République, ainsi qu'à beaucoup d'organismes publics ou privés un bon nombre de cadres, de dirigeants, d'animateurs. » \*\*\* 216:110 C'est de ce même esprit d'Uriage que se réclamait M. Vigny, inspecteur de la jeunesse et des sports lors­qu'il animait, ce mois de juin 1966, le stage des officiers-conseils réunis au Centre interarmées de formation d'a­nimateurs, à Angoulême. *Le Monde* présenta longue­ment cette entreprise destinée à former des anima­teurs pris dans le contingent, pour les clubs de loisirs de l'armée destinés à faire naître « le goût de l'auto-éducation permanente ». L'État, de son côté, avait créé dès 1944 la Direction Générale de l'Éducation Populaire et des Sports, au ministère de l'Éducation nationale et l'avait confiée à ses débuts à Jean Guéhenno. Dès 1928 J. Guéhenno avait appelé de ses vœux les Maisons des Jeunes et de la Culture auxquelles il donne en 1944 une impulsion dé­terminante : « Dans chaque village une maison d'école transformée... serait un foyer, le foyer de l'esprit mo­derne... où on continuerait d'aller, toute sa vie, parce qu'on serait sûr d'y trouver toujours... tous les moyens de mieux penser encore et de mieux vivre. » En 1945 M. Jean Guéhenno voulait confier ces mai­sons à un « instituteur tout exprès formé pour cela ». C'est bien l'idée que reprend à son compte le Secrétariat d'état à la Jeunesse et aux Sports par la création du Diplôme d'État de Conseiller d'Éducation populaire et les stages de formation : voici le relais assuré aux Éco­les normales d'instituteurs ; l'État encadrera ainsi non seulement les jeunes des écoles mais les adultes, tout au long de leur vie. 217:110 Les syndicats de leur côté ont entrepris un effort idéologique considérable par l'intermédiaire de leurs filiales culturelles. Pour s'en tenir à la C.G.T. citons : Tourisme et Travail, l'Université du Travail, Fédération Unie des Auberges de la Jeunesse, Fédération Sportive et Gymnique du Travail, Centre confédéral d'éducation ouvrière etc. Des milieux catholiques dans l'orbite du Sillon et de la J.O.C. en sont issues : la Ligue française pour les auberges de la Jeunesse, les Équipes sociales, le Centre de culture ouvrière, etc. Remarquons encore trois filiales de la Ligue française de l'enseignement qui rassemble quatorze groupements nationaux : la fédéra­tion des Francs et Franches Camarades, que la « Route » catholique compte parmi les activités culturelles à susciter dans les grands ensembles, le Centre d'entraîne­ment aux méthodes actives qui forme des moniteurs de colonies de vacances et des animateurs, auquel les Scouts de France ne craignent pas d'adresser leurs jeu­nes cadres, et la Fédération des Éclaireuses et Éclaireurs de France, issue de la fusion des associations de scou­tisme neutre de filles et de garçons, en vue de la coédu­cation. L'attitude des organismes catholiques se présente en ce domaine comme un tissu de contradictions. Ils pas­sent sans cesse d'une susceptibilité pointilleuse à l'égard de l'État, dont ils redoutent la faculté d'absorption, à des plaintes simultanées sur ce que « le pluralisme idéo­logique soit un frein puissant opposé à un tel effort de coordination » (entre les animateurs issus des diverses écoles de pensée) ([^38]). Cinquante-trois associations d'éducation populaire, aux heures d'août 1958 où le gaullisme arrivé au pou­voir sur la lancée des généraux du 13 mai laissait redou­ter, paraît-il, une politique « fasciste » de monopole de l'éducation de la Jeunesse, s'étaient groupés au sein du G.E.R.O.J.E.P. (Groupe d'Études et de Rencontres des Organismes de Jeunes se et d'Éducation Populaire). 218:110 Par­mi elles d'embryonnaires sociétés locales mais aussi, le syndicat national des instituteurs (autonome avec forte minorité communisante) la fédération de l'éducation nationale (id.), le syndicat général de l'éducation natio­nale ou S.G.E.N., aile marchante de l'ex-C.F.T.C., l'U.N.E.F., le Mouvement de l'enfance ouvrière, les Amis de la Nature, les Vaillants, (les trois derniers d'obé­dience communiste), la Ligue de l'enseignement et toutes ses filiales déjà citées, le très officiellement progressiste Mouvement de libération ouvrière, les multiples associations secrétées par la C.G.T. et..., le Scoutisme fran­çais, y compris les associations catholiques, et l'Action Catholique de la Jeunesse de France (J.O.C. -- J.A.C. de­venu M.R.J.C., J.E.C. etc.) Si la difficulté des efforts de coordination paraît in­quiéter certains, il est pourtant des occasions où l'una­nimité s'opère bien facilement. Le 2 juin 1960, en effet, le G.E.R.O.J.E.P. conviait ses membres à voter une mo­tion affirmant leur volonté que cesse immédiatement la guerre d'Algérie, qu'elle qu'en soit l'issue à envisager. Le procès Jeanson et la découverte de responsables de mouvements catholiques et de prêtres dans les réseaux d'aide au F.L.N., en particulier parmi les étudiants de « Jeune Résistance », issue de la cellule communiste de la Sorbonne-Lettres, avait conduit un responsable lucide de l'Action Catholique de la Jeunesse de France, à dé­clarer à *Paris*-*Presse* : « L'ordre sera d'autant plus difficile à rétablir qu'il ne s'agit pas d'une organisation à détruire, mais d'un état d'esprit général... Tout le monde sait aujourd'hui que les scouts sont passés à gauche parce que pendant les années de 1945 à 1956, l'ancien secrétaire général de la section Route », André Cruiziat « s'est employé à convertir les cadres au « progressisme » et que son œu­vre survit à sa démission » ([^39]). 219:110 Plus récemment M. Bernard Schreiner qui fut prési­dent de l'U.N.E.F. remplissait encore quelques mois avant son élection les fonctions de Chef d'une commu­nauté de routiers S.D.F. à Haguenau tout en appartenant à la même époque au Parti communiste à Strasbourg. Sa signature est également familière aux lecteurs de *Témoignage chrétien*. Si nous avons passé une revue un peu détaillée des principaux organismes d'animation culturelle, ce n'est nullement dans un but d'inventaire : mais afin de saisir comment ces mouvements, de quelque couleur qu'ils se réclament, diffusent un courant d'idées issues d'une même source. Eux-mêmes n'ont cessé de se réclamer de leur commune origine idéologique. Aussi ne nous étonnons pas si pour achever cette rapide esquisse nous apprenons par la *Nation socialiste *de septembre 1962 que le Convent du Grand Orient de France se propose de développer au maximum le nombre des « Maisons de la Jeunesse et de la Culture ou M.J.C. et d'en instal­ler une dans chaque commune de plus de 2.000 habi­tants ». Fidèle à ses intentions, le Convent du Grand Orient de France renvoie à l'étude des loges à partir de jan­vier 1966 le sujet suivant : « L'organisation du travail, des loisirs, la vie en groupe ont modifié l'existence des Français, donnant naissance à l'animateur culturel. -- A qui s'adressera-t-il ? -- Quel sera son rôle ? -- Comment la Franc-Maçonnerie pourra-t-elle participer à sa formation ? » ([^40]) 220:110 L' « animation culturelle » semble pour beaucoup le problème de l'heure. Tous les jours naissent de nou­veaux organismes à but culturel. Retenons-en deux, tout à fait caractéristiques parmi les derniers nés. « La Fa­mille Éducatrice », organe de l'association des parents d'élèves de l'enseignement catholique, (A.P.E.L.), en mars 1966, dans sa rubrique : « Des métiers pour tous » consacre une page entière à une nouvelle profession : l'animateur de loisirs et recommande deux écoles en vue de sa formation ([^41]). Toutes deux implantées à Fublaines (Seine et Marne) elles ont vu le jour en septembre 1964. La première a nom : « École d'animateurs de loisirs » et fut créée par l'Union française des Centres de va­cances ou U.F.C.V., association au passé vénérable dans l'histoire des colonies de vacances catholiques. Cette école donne en trois ans une formation théorique et pratique qui conduit ses élèves à la première partie du diplôme d'état de Conseiller d'éducation populaire. L'association pour la promotion d'éducateurs de l'enseignement du second degré confie à « l'école des animateurs » de Fublaines le soin de former de futurs « éducateurs de l'enseignement libre ». Ceux-ci com­prendront des bacheliers et des licenciés qui seront « à l'intérieur d'un collège, responsables d'un groupe d'en­fants ou d'adolescents pour toutes les activités qui s'ins­crivent en dehors du temps de classe. Ils constituent le corps des *éducateurs permanents* du collège... Soulignons que les animateurs du second degré sont engagés par les chefs d'établissements. Ils font partie intégrante de l'établissement auquel ils sont liés par contrat... » (*Famille éducatrice,* mars 1966.) 221:110 Quant à ceux qui désirent posséder une formation plus complète « d'animateurs » ils peuvent désormais après l'âge de 25 ans, suivre les cours de l'Institut supé­rieur de formation à 1'animation des loisirs. L'I.S.F.A.L. relève du Conseil français des mouvements de Jeu­nesse ([^42]) : « Il forme des cadres supérieurs pour les secteurs-jeunesse les plus divers », c'est en ces termes que le présente la revue *Chefs* des Scouts de France, n° 391, avril-mai 1966. Il est la réplique « privée » de l'Institut d'éducation populaire de Marly le Roi, qui dépend de l'Éducation Nationale. Après 10 mois de formation théorique puis pratique, l'élève de l'I.S.F.A.L. obtient le diplôme complet de con­seiller d'éducation populaire et l'Institut le place alors comme « animateur » de foyers-clubs de jeunes -- mou­vements de loisirs permanents (*sic*), centres plein air, services culturels d'entreprise, de municipalités, de grands ensembles, villages de vacances etc. 222:110 De son côté la Fédération sportive de France (ex-fédération sportive des patronages de France), organisme catholique, donne un cours par correspondance, afin de permettre à des « animateurs » déjà « engagés », de préparer le diplôme de Conseiller d'éducation populaire. Notons au passage « les livres à posséder » : -- J. Charpentreau -- *La culture populaire en France*. -- Groupe 1985 -- *Réflexions pour 1985*. -- Benigno Cacérès -- *Histoire de l'éducation popu­laire*. Trois ouvrages dont nous avons au début de cet ar­ticle dégagé en effet l'importance essentielle pour com­prendre en quelle voie s'engagent les contemporaines *culture et éducation populaires.* Viennent ensuite : Duverger -- *Les institutions politiques*. Duverger -- *Les institutions françaises*. Voici enfin le texte de l'un des sujets de dissertation proposés : « En vous aidant de votre expérience, jugez ce texte (extrait de J. Charpentreau p. 176) : il faut être très strict sur le respect de la qualité des activités de cul­ture populaire. La patronage et « l'à peu près » ne sont pas de son domaine. Karl Marx, fondateur du parti ré­volutionnaire aimait dire qu'il fallait « donner à l'ou­vrier le meilleur ». Il y a un effort constant à poursuivre pour que la culture populaire ne confonde pas ses acti­vités avec le patronage et l'amateurisme. » Comme chacun sait, le révolutionnaire Karl Marx a autrement travaillé à l'éducation du peuple que Saint Jean Bosco et tous ceux qui consacrèrent aux jeunes leur vie entière dans tous ces patronages dont on est arrivé à rendre les catholiques honteux d'en avoir été les initiateurs ! ##### *La* «* planification nécessaire *» *de la culture* Désormais l'éducation populaire ne se fera donc plus en « amateurs », à la sauvette pourrait-on dire, dans ce qu'il était convenu d'appeler les mouvements éducatifs, qu'ils s'adressent aux jeunes ou... aux moins jeunes. 223:110 Cette immense entreprise se joue au niveau des mai­sons de jeunes, foyer-clubs, théâtres populaires, en ces « bases de plein air et de loisirs » dont une circulaire du 20 janvier 1964 du Secrétariat d'État à la Jeunesse et aux Sports a précisé le caractère *planifié nécessaire* ([^43])*.* M. André Philip, fondateur à Lyon en 1945, de la Fédération des maisons des jeunes et de la culture n'a-t-il pas conclu le congrès du 20^e^ anniversaire des M.J.C. en déclarant que « l'éducation permanente doit être considérée comme un service public national, géré dé­mocratiquement » ? Et M. Debeauvais directeur de re­cherches à l'Institut de développement économique et social : « Qu'est-ce que la planification sinon une mé­thode scientifique pour introduire davantage de ratio­nalité dans les décisions modifiant constamment le mi­lieu humain ? Les problèmes du développement cultu­rel peuvent et devraient être traités aussi systématique­ment que le sont ceux du développement économique. » La planification de la culture, de l'éducation perma­nente ou de l'éducation populaire semble en bonne voie de réalisation. Comment pourrait-il en être différem­ment, puisque laïques militants, ou catholiques, marxis­tes conscients ou inconscients, tous se réclament d'une commune origine et cherchent à tout prix à plier leur action propre à celle du « Plan ». 224:110 Personne n'avait prêté attention à la déclaration du commissaire général des Scouts de France quand il an­nonça en 1959 : « une expérience sur laquelle je ne puis m'étendre maintenant, car ce serait prématuré, mais qui me paraît indispensable étant donnée la politique du gouvernement ». Et pourtant le motif profond de l'abandon de la méthode éducative scoute pour lui pré­férer celle des Pionniers-Rangers (garçons) et des Gui­des-Caravelles (filles) n'est-il pas ainsi clairement expri­mé ? Il suffisait pour réussir l'opération, de conserver les étiquettes traditionnelles afin de ne pas effaroucher le grand public et de garder la confiance de tous ceux qui l'avaient accordée jusqu'ici ou seraient portés à l'ac­corder sur la réputation acquise par le scoutisme catho­lique. Ainsi se trouvent mises en place par le truche­ment d'un grand mouvement d'Église ([^44]) les bases de la culture planifiée et collectivisée. ##### *La nouvelle culture* Sur quelles définitions repose donc cette « culture » et quel rôle lui attribuent ses tenants ? Voici quelques textes glanés de ci de là en diverses publications, n'excédant pas deux ans d'âge. Relevée dans un tract de présentation, destiné aux animateurs de bibliothèque du Centre de Culture ou­vrière ([^45]) cette affirmation de M. J.-P. Sartre : -- « Je ne dis pas qu'un homme est cultivé lorsqu'il connaît Racine ou Théocrite, mais lorsqu'il dispose du savoir et des méthodes qui lui permettent de compren­dre sa situation dans le monde. » 225:110 *Le Monde* du 29 septembre 1965 donnait cette défi­nition due à M. André Malraux : -- « La culture est avant tout la connaissance de ce qui fait que l'homme n'est pas un accident de l'univers. » Dans ce même journal, le 20 février 1965, M. Claude Fléouter précisait que : -- « le rôle de l'animation (culturelle) c'est d'abord de susciter une émotion collective » et citait M. Paul Har­vois, auteur d'un rapport sur « l'animation » pour le ministère de l'Agriculture. Celui-ci nous annonce : « Un nouvel « honnête homme », dont la seule différence avec le précédent réside dans le fait qu'il fera partie intégrante d'une communauté. » Enfin M. Jean Lacroix (*Le Monde*, 28 mars 1964) déclare sans ambages : -- « La Culture, c'est le dialogue » puis de citer Hegel : « Je suis un être pour soi, qui n'est pour soi que par un autre. » Enfin il conclut : « Ce ne sont pas tant les per­sonnes qui font le dialogue, que le dialogue qui fait les personnes. Le problème du dialogue est donc en défi­nitive le même que celui de la culture ou de la parole. Un être est cultivé dans l'exacte mesure où il opte contre la violence pour la parole. La vraie culture apparaît comme une volonté de faire l'histoire avec les autres hommes. » Somme toute, cette culture là, joue exactement le rôle d'une religion. M. Jean-Paul Sartre et M. André Malraux lui fixent « ses fins dernières » : grâce à la culture l'homme dé­couvre son rôle dans l'univers, le pourquoi de sa venue en ce monde. M. Paul Harvois place le « nouvel honnête homme » issu de l'animation culturelle, en une com­munauté qui lui tiendra probablement lieu d'Église, enfin M. Jean Lacroix fait de la vraie culture un refus de la violence en faveur de la parole qui pourrait bien ressembler à une certaine charité. 226:110 Enfin c'est à une sorte de renouvellement personnel total et continuel que M. J. Tréhard, animateur de la maison de la culture de Caen invite ceux qui assistent aux spectacles « culturels » : ([^46]) « Un spectacle qui n'amène pas à une remise en ques­tion du monde, certes, mais aussi des modes d'être, de penser, de sentir et d'agir de chacun, un tel spectacle à quoi sert-il ? ... Est-ce que chacun, -- auteur, animateur, spectateur -- admet qu'il faille constamment tout remettre en question et surtout se remettre soi-même en question » M. Tréhard appelle ce mécanisme : « l'optimisme critique ». Tout ceci n'éclaire-il pas d'un jour nouveau le rôle du théâtre populaire, avançant avec les armées de Mao, à travers la Chine. Nous avons droit à un style plus occidental, à de belles salles neuves au lieu de poussié­reux théâtres ambulants, mais est-ce si différent, quant aux effets et moteurs profonds ? M. Gilbert Mury, qui abandonna récemment le parti communiste français pour les « cercles marxistes léni­nistes d'inspiration chinoise » devenus « Mouvement communiste français » ne résumait-il pas d'ailleurs tout le problème dans son aspect le plus actuel, en déclarant à M. Bernard Schreiner, dans le *Témoignage Chrétien* du 17 novembre 1966 : « Pour la Révolution actuelle chi­noise, l'objectif est de transformer l'homme, de contri­buer à créer un homme nouveau. » Par ailleurs, un rapport au Conseil municipal de Pa­ris, cité par le *Monde* du 20 février 1965 ne signale-t-il pas la difficulté du recrutement des « animateurs » car « leur activité, très absorbante, est incompatible avec une vie familiale » ? Qu'en pensent les ardents détrac­teurs du célibat ecclésiastique ? 227:110 ##### *La véritable culture* Le Cardinal Siri dans ses lettres pastorales de 1961 ([^47]) a résumé en quelques mots cette « culture » dont nous avons essayé de cerner les contours : « La culture est l'état d'évolution intellectuelle et technique de l'homme qui a aboli tout absolu, et par conséquent, qui a supprimé Dieu. » N'était-ce pas déjà l'ambition de Bismarck et du Kulturkampf ([^48]), il y aura bientôt un siècle. Face à cette « culture » le Cardinal Siri définit à son tour la véritable culture : « Au sens subjectif, la culture est une qualité que l'esprit humain acquiert soit par l'étude ou tout au moins par la connaissance tirée de la nature, de la pensée d'autrui, des lettres, des scien­ces, des arts, des faits... Il ne suffit pas d'apprendre, il faut assimiler les éléments appris, il faut s'exercer sur ces mêmes éléments de manière à acquérir... une perfec­tion nouvelle, une finesse plus grande et même supé­rieure, une puissance créatrice plus féconde, des dons de valeurs diverses, une harmonie plus nette, la *sagesse* enfin... « Au sens objectif, la culture est formée de tout un *patrimoine* de pensée, de science et d'art, de moyens d'expression que l'on trouve ou bien fixé dans des docu­ments et monuments de tout genre ou bien vivant dans les institutions, les coutumes, les usages, les ressources croissantes de l'emploi de la nature, ou encore dans le train de vie et dans les rapports entre particuliers, ainsi que dans le niveau spirituel de leur existence. La culture est formée également de l'ensemble des instruments grâce auxquels se maintient et s'accroît le patrimoine lui-même. » 228:110 La « culture-dialogue et remise en question » vient d'engager un décisif combat contre la « culture-sagesse et patrimoine » et par voie de conséquence contre toute forme d'absolu et contre Dieu lui-même. Mais empruntons encore au Cardinal Siri notre conclusion : « Ce n'est pas contre la vraie culture que nous écrivons, mais seulement contre ses déformations qui tendent à diviser et à affaiblir le camp catholique. En certains secteurs l'entreprise diabolique a réussi... Mais il est clair que si la culture se proclame indépendante de Dieu, elle est réduite à l'impuissance. » Si les catholiques capitulent de leur côté, qui donc sauvera *la sagesse, le patrimoine, et donc la culture ?* Marie-Claire Gousseau. 229:110 ### Décevant dix-huitième siècle... par Jean-Baptiste Morvan LE XVIII^e^ siècle français pouvait être assuré d'affronter sans trop de risques le jugement de la postérité ; il aurait toujours d'abord pour lui cette espèce timide de conservateurs dont le conservatisme se réfugie dans le purisme grammatical et stylistique. Tous ceux aussi qui craignent confusément, et parfois sans raisons personnelles bien précises, les jugements nets des époques de haute spiritualité comme des éléments de tyrannie virtuelle, se devaient de garder une indulgence durable à l'égard du libéralisme du XVIII^e^. Enfin ce siècle de vulgarisation, excellent pour le découpage, la miniature, le schéma, offrait aux autodidactes ou aux paresseux des ornements simples, facilement retenus par la mémoire, ornements que les poètes et les artistes pouvaient d'ailleurs également utiliser comme stimulants du rêve. Nous n'évo­querons pas les raisons politiques, nous ne voulons considérer que les aspects auxquels nous restons tous plus ou moins sensibles et dont la synthèse forme ce « lointain rose », amusant, poétique, cette ambiance d'attendrissement qui apparut à certains comme un succédané de religion. 230:110 Il ne s'agit pas de jouer ici délibérément le rôle du grincheux, mais de prendre conscience de certaines nécessi­tés de labeur, si nous voulons léguer aux temps futurs quelque patrimoine durable. Réfléchir sur le XVIII^e^ siècle, c'est beaucoup moins se battre pour ou contre un mort que trouver les conditions de notre épreuve, et faire notre propre procès sous forme anticipée, prophylactique. Le climat intel­lectuel très matérialisé où nous sommes ne permet d'apprécier le XVIII^e^ siècle que comme un bibelot ; en faire la criti­que, c'est aussi en détacher cette carapace de respect superficiel qui le rend doublement désuet : le dilettantisme des Goncourt, qui remirent son esthétique en honneur, est lui-même une attitude bien vieillie. Et nous découvrirons alors les étroites parentés qui l'unissent à notre siècle de schémas, de propagandes, de simplifications et de modèles réduits allant de la mini-jupe au mini-baccalauréat. Aucun siècle ne possède à l'état parfait la grâce esthéti­que. Du XVIII^e^ siècle pourtant, on le prétendait volontiers. On admet par exemple qu'au XVIII^e^ « le ridicule tue » et qu'on le fuit comme la peste. Certes le XVIII^e^ a beaucoup redouté le ridicule, ce qui ne suffit pas toujours pour l'éviter. Sans avoir besoin de pratiquer longtemps la psychanalyse de ce « siècle de raison », on le découvre vite rempli de complexes et de phobies. Anecdotes et correspondances fourmillent d'étrangetés et de maladresses, d'inconséquen­ces dans la conduite de la vie : une sorte de flottement inso­lite dans l'amoralité même, acceptée ou choisie. « Rien là que de très humain » nous dirait-on. « Et puis, ces anecdotes et ces commérages ne sont pas forcément dignes de foi. » Sans doute ; mais il est du moins certain, que l'esprit du siècle s'en est délecté et que nous aurions l'impression de ne pas vraiment le connaître si nous en faisions abstraction. 231:110 Il semble que l'homme soit toujours porté à être ridicule à cause de ses défauts, de ses contradictions morales, de ses vices ; on ne s'est jamais demandé si le recours fréquent aux méditations spirituelles de la piété ne serait pas au fond le meilleur remède à ces déséquilibres de conduite que le style exprime et transcrit. On vient nous dire : « Regardez ce XVIII^e^ siècle : quelle aisance ! Comme ces gens sont bien pris dans leur costume ! Comme ils se tiennent fermes sur leurs talons rouges ! » Je ne vois cela ni dans la querelle de Voltaire et du Président de Brosses pour un lot de bois de chauffage, ni dans les lugubres arlequinades du ménage à quatre, Voltaire, Saint-Lambert et le mari, à l'occasion des circonstances qui entourèrent la mort de Mme du Châtelet. Rousseau semble révéler assez bien l'humanité toujours trop humaine dans les épisodes des « Confessions » : il volait le vin blanc de M. de Mably, mais achetait des brioches accom­pagnatrices, car il ne pouvait boire sans manger ; le tout est narré avec le ton que Tartuffe aurait pu mettre dans l'appréciation du gigot en hachis. Il narre avec insistance les épiso­des les plus malodorants en différents genres, et le siècle, en le lisant s'est voilé la face. C'est que Rousseau avait parado­xalement échappé à un certain ridicule à partir du moment où il joua le rôle du sauvage et de l'ennemi de la société. Mais il en faisait partie et livrait les confidences des autres, soulignait le ridicule continuel d'un déséquilibre entre les discours édifiants, didactiques, suffisants, et les réalités vaudevillesques ou picaresques. On ne pouvait guère le lui pardonner. Pour être plus discrets, ses confrères n'en sont pas moins parfois tout aussi éloquents. Ce n'est pas chez le seul Rous­seau qu'on perçoit le déséquilibre entre le « style noble » et une certaine brutalité truculente qui soulève le masque et fait craquer le décor fleuri. 232:110 Diderot est riche de métaphores incohérentes : il termine fort glorieusement un paragraphe célèbre consacré à la poésie dramatique par : « ...et ceux qui ont un organe, pressés de parler, le déploient et se soula­gent ». On connaît la lettre à Sophie Volland du 23 août 1759 : « Allez, pour un nez honnête qui a conservé son inno­cence naturelle, ce n'est point une chèvre, c'est une femme bien musquée, bien ambrée, qui pue. » L'éloge attendri des maisons campagnardes y aboutit aussi à cette évocation du temps des patriarches : « Il n'y avait pas l'ombre d'un canapé, mais de la paille bien fraîche, et ils se portaient à merveille, et toute leur contrée fourmillait d'enfants. » Ou bien c'est de l'humour personnel et privé, qu'on doit consi­dérer dans cet esprit ; alors il n'y a pas lieu d'en faire un élément d'anthologies. Ou bien c'est un document intellec­tuel, et la critique est libre. On a bien proposé jadis aux examens un jugement de D'Alembert sur « Athalie » : « On ne s'y soucie de personne, ni d'Athalie qui est une méchante carogne, ni de Joad qui est un prêtre séditieux, ni de Joas que Racine a eu la maladresse de faire entrevoir en deux endroits comme un méchant garnement futur. » La violence sensuelle ou polémique dérange constamment le fameux style classique, dès qu'il ne s'agit plus de morceaux d'apparat. Un brin de cuistrerie, la contrainte intérieure née de la volonté de ne jamais ennuyer, voilà des défauts assez appa­rents qui montreraient déjà en quoi le XVIII^e^ siècle, dit classique, était en fait sourd aux enseignements de Boileau sur les devoirs intérieurs et moraux de l'écrivain. Dans les lettres de Voltaire, on sent la présence d'un Trissotin conscient, parfois revu par l'humour, mais non tout à fait corrigé. 233:110 La lettre à Mme de Choiseul, pour l'envoi plaisant d'un bas de soie de longueur interminable, ne vaut pas mieux que certaines excentricités laborieuses de Voiture, qui gardait le mérite des précurseurs. Qu'on s'en amuse, soit ; mais pourquoi réserver à Voltaire le sourire indulgent, à Voiture les froncements de sourcils ? Trop gens de lettres, les écri­vains du XVIII^e^ semblent avoir la conviction que tout ce qu'ils ont à dire est sacré. Mais ils ont mauvaise conscience, sauf Rousseau et Diderot parfois. Ils n'ont jamais emprunté à Montaigne la grâce des digressions, et pourtant ils se rési­gnent malaisément à sacrifier. On peut se demander si la notion technique du « sacrifice » en littérature n'est pas liée à une présence de la croyance plus générale et plus haute en une éthique du sacrifice nécessaire. Si le style du XVIII^e^ nous déçoit souvent, ce n'est pas seulement pour des raisons extérieures : la philosophie personnelle des auteurs est peu apte à justifier et à soutenir l'expression. Il leur manque cette part d'abnégation intérieure et de silence qui font le prestige des grandes œuvres. Étrange lacune que celle d'un élément négatif, mais il en va pourtant ainsi, et les chrétiens seuls peuvent comprendre pourquoi. La philosophie expérimentale et sensualiste tirée des auteurs anglais amène une subordination générale des esprits à l'impression immédiate, dont on extrait non moins immé­diatement une théorie. L'épicurisme ambiant empêche éga­lement l'auteur de se soumettre lui-même à une épreuve douloureuse. L'insatisfaction que nous ressentons à la lec­ture des œuvres de ce temps rappelle le mot de Ghelderode dans « L'École des Bouffons » : « Le secret de l'art, du grand art, c'est la cruauté », dit le maître-bouffon en agitant sa cravache. \*\*\* 234:110 Les écrivains dit XVIII^e^ manient parfois la cravache, mais non sur leur propre peau ; cela leur rappellerait trop la « discipline » de Tartuffe. Ils font souffrir leurs person­nages, les tourmentent et les agitent, les exténuent de mal­heurs, de blessures et de voyages. Les héros de « Candide » aussi bien que ceux de « Manon Lescaut » obéissent à la même impulsion haletante. Voltaire narrateur fait penser à un Molière suractivé et privé des moments de méditation. La frénésie accélérée du mouvement évoque les films de Charlot, les mêmes souffrances, la même absence de réponse aux questions implicites de la souffrance. Même dans le domaine sans images des réflexions morales et philosophi­ques, la vivacité répétée des traits ne laisse guère le temps du contact humain ; les interruptions ne sont ni des soupirs ni des points d'orgue. Rivarol jouit auprès des traditionalis­tes français d'une réputation que je trouve justifiée sans être tenté d'en faire mon grand homme. Ses aphorismes man­quent à mon sens d'une certaine générosité de contact ; une langue qui n'a pas été assez priée se cristallise en bons mots parfois obscurs oix d'apparence insolite. C'est le fruit de la conversation, sans doute, mais d'une conversation trop préparée, trop construite, où l'on est toujours sur ses gardes. \*\*\* On pensera tout le mal qu'on voudra du Romantisme ; mais on ne peut réagir contre lui qu'en allant chercher dans le XVII^e^ et dans une partie du XVI^e^ siècle un complément d'esprit ou un antidote. Le XVIII^e^ siècle finissant liquidait un héritage auquel il ne croyait plus, en se tournant vers des nouveautés qui n'étaient pas des réactions. Il avait recours, avec Diderot déjà, aux fictions fluentes, saugrenues ou bizarrement humoristiques, anglaises à la manière de Sterne, genre qui revient périodiquement et dont la France ne se satisfait jamais longtemps. 235:110 Ou bien la hantise d'une cruauté intérieure que l'on désirait et refusait à la fois aboutissait à Laclos et au Marquis de Sade. Sur le plan des idées, on en restait à la dialectique de Voltaire, celle, au fond, de l'opinion vulgaire qui ne manque jamais d'argu­ments pour justifier ses passions et ses plaisirs, et qui sait faire appel à la basse solidarité des sous-entendus, des coups d'œil complices, la démagogie du rire et de la gauloiserie : un style de pensée « bien français », si l'on oublie un élément essentiel de la pensée française, la préoccupation, le silence préalable. Une certaine mélancolie était alors nécessaire. Cette mélancolie de Lamartine et de Chateaubriand a pu sans doute aussi décevoir, et finalement parfois manquer son objet essentiel, la reconstitution des structures intérieures de l'esprit. Il n'en demeure pas moins que pour le XVIII^e^ siècle, ce que nous aimons en lui échappe le plus souvent à ses écrivains. Nous oublions le fatras incertain et désordonné des doctrines, dissimulé sous des extravagances d'opéra, et dont le Dr Le Flamanc a dressé le tableau dans son ouvrage sur « Les utopies prérévolutionnaires ». L'auteur y rappelle aussi, comme Gaxotte dans son « Siècle de Louis XV », que les artistes du temps ont été dédaignés ou brocardés par les penseurs. Aucun de ces auteurs n'a été Fragonard ou Bou­cher dans l'amoralité sensuelle, aucun n'a été Chardin dans les tableaux intimistes. Ils sont plutôt Scarron, dg Scarron douteux, auquel nous ajoutions des visions de Chardin et des souvenirs de miniatures. Marivaux, plus homme du XVII^e^ que du XVIII^e^ exista malgré eux. A la poésie de Voltaire, nous apportons des grâces prises à Musset, qui n'était pas dupe de Voltaire et a dit fort clairement ce qu'il pensait de sa « vieille eau bénite de cour ». 236:110 Les figures attachantes et vraies de la société du XVIII^e^ siècle, elles sont peut-être chez les romanciers du XIX^e^, chez Balzac surtout qui fit l'inventaire des ruines et des survivan­ces : encore ce monde qu'il put connaître reste fortement relié à la France du XVII^e^, agreste ou urbaine, et redevable de bien peu de chose au temps des « philosophes ». On a fait du XVIII^e^ siècle une sorte de « pays légal » de la pensée française. Oserons-nous dire combien nous nous ennuyons en France, quand elle redevient un paradis voltairien qui divague à propos de la pilule et se distrait médiocrement aux cacophonies de canards théoriquement enchaînés ? Le XVII^e^ siècle est toujours à approfondir ; pour le XVIII^e^, il gagne à être atténué par l'oubli, puis imaginé et réinventé. Jean-Baptiste Morvan. 237:110 La réforme de l'entreprise ### Le cas d' « Ouest-France » par Louis Salleron RIEN N'ILLUSTRE MIEUX les problèmes (abstraits) que les « cas » (concrets). Or un cas très curieux illustre, ces temps-ci, le problème de la réforme de l'entreprise. Rappelons d'abord en quoi consiste ce problème. A vrai dire, il consiste en quantité de choses. Mais le point qui irrite les esprits est le pouvoir « exclusif » des propriétaires de capitaux sur le destin de l'entre­prise. Autrement dit, voici une entreprise qui fonctionne avec disons 1.500 personnes. Elle est juridiquement cons­tituée en société anonyme. C'est cette société -- c'est-à-dire les actionnaires, le conseil d'administration, le pré­sident -- qui décide souverainement du sort de l'entre­prise et de son personnel, celui-ci n'ayant pas voix au chapitre. 238:110 Tel est le schéma. Du moins en théorie. Car en pra­tique c'est beaucoup plus compliqué. Mais enfin, en droit il en est ainsi. Le personnel de l'entreprise n'a aucun pouvoir sur l'entreprise. Les propriétaires du ca­pital ont *tout pouvoir*. L'entreprise n'a d'ailleurs pas d'existence juridique. C'est la société de capitaux qui en a une. L'entreprise n'est qu'une réalité de fait. Elle se définit comme caté­gorie économique, non comme catégorie juridique. Si on considère l'entreprise comme le rassemblement du *Travail* et du *Capital,* on résume la situation en di­sant que le Capital a tous les droits (sur l'entreprise) tandis que le Travail n'a aucun droit (sur l'entreprise). On cherche à sortir de cette situation ; et comme on la réduit à des termes simples, on propose généralement des solutions simplistes. La plus radicale consiste à ren­verser l'ordre des pouvoirs. Le Travail obéissait ? Il commandera. Le Capital commandait ? Il obéira. On débouche ainsi dans le communisme, où, effectivement, le Capital ne commande plus, mais où le Travail com­mande moins encore. Il n'y a plus que des esclaves, sou­mis aux maîtres lointains et impitoyables de la techno­cratie bureaucratique, instrument d'un capitalisme d'État omnipotent. N'examinons pas les innombrables propositions moins catégoriques, mais aussi irréalistes, qui tendent toutes à supprimer les droits de la propriété. Rappelons seu­lement que, si on veut conserver et développer la jus­tice, la liberté et l'efficacité, il faut partir de la distinc­tion du Politique et de l'Économique, et reconnaître que le Pouvoir économique procède techniquement de la propriété. C'est à partir de la reconnaissance de cette vérité première que peuvent être recherchées des améliora­tions à la situation actuelle, dans le sens 1°) des droits de l'*entreprise* vis-à-vis de la société de capitaux ; 2°) des droits des *membres de l'entreprise* vis-à-vis de l'entreprise et de la société de capitaux. 239:110 -- Car il y a un *droit global* de l'entreprise, considérée comme personne morale (non reconnue actuellement) ; et il y a *des droits des membres* de l'entreprise, tant individuels que col­lectifs (par catégories d'activité ou de situation). Contentons-nous de ce cadre général pour examiner le cas qui nous intéresse. \*\*\* Le cas en question, c'est celui du journal *Ouest-France,* auquel *Le Monde *du 20 décembre 1966 a consacré une longue chronique, sous la plume de son envoyé spécial Jean Couvreur. *Ouest-France,* comme toutes les entreprises, est à la fois une entreprise et une société de capitaux. Au sein de la société, il y a bagarre entre deux grou­pes rivaux (ou entre deux individus, mais peu importe). De cette bagarre l'entreprise souffre. Flottement dans la direction. Nominations ou promotions qui déplaisent etc. Une « société des rédacteurs » a été constituée. Elle se plaint de la situation et prétend avoir son mot à dire pour la solution des problèmes. « Le patron » du mo­ment (de la société de capitaux) repousse cette préten­tion. Je cite *Le Monde* : « Nous disons non (*à la société des rédacteurs*) pour des raisons de structure. Nous pensons qu'il y a une société, que cette société a un fonctionnement propre, des responsabilités précises, et que l'entreprise, c'est-à-dire le journal, est une chose bien distincte. Société et entreprise, chacune joue un rôle différent, la société se char­ge d'investir, d'améliorer la rentabilité du journal, les salaires, les conditions de travail. Notre maison, en cours de transfert, traverse les difficultés d'installation que l'on connaît. 240:110 Il nous serait difficile de modifier de ma­nière fondamentale les statuts en cette période délicate. Le moyen utilisé par la société des rédacteurs est un moyen que nous ne saurions approuver. » (Le moyen en question était une acquisition de parts du journal, dont l'occasion s'était offerte à la « Société des rédacteurs », et à quoi fit échec la Société propre­ment dite.) Aux yeux du patron, la « participation » des rédac­teurs pouvait être « assurée sous différentes formes, sans qu'il soit pour cela nécessaire de procéder à de nouvelles attributions de parts de capital ». Il ajoutait : « Nous croyons la contestation positive. Mais il faut une procédure d'arbitrage. Si la contesta­tion est portée dans la société (de capitaux), où donc la procédure d'arbitrage pourra-t-elle s'exercer sereine­ment ? » Les rédacteurs unanimes expriment « leur méconten­tement d'une telle prise de position, contraire à la légis­lation issue de la Résistance, à l'enseignement de l'É­glise, à l'esprit même du fondateur de l'entreprise, con­traire enfin au courant social actuel ». \*\*\* Voilà un conflit suprêmement intéressant. Il faut rappeler, en effet, que dans ce journal tout se passe, si l'on peut dire, en famille. Dans la querelle qui existe au sein de la société capi­taliste, tout le monde est cousin, gendre, beau-frère, beau-père, allié, apparenté etc. et tout le monde est dé­mocrate-chrétien. 241:110 Dans la querelle qui oppose la « société des rédacteurs » à la « société de capitaux », il en est de même ou à peu près. Si les liens du sang s'éloignent ou dis­paraissent, c'est du moins la même famille spirituelle et politique. Il est vrai que l'éventail des idées et des sentiments est, dans cette famille, ouvert à 180 degrés. J'ima­gine qu'on y trouverait sans peine des gaullistes et des anti-gaullistes, des royalistes et des crypto-communistes, des intégristes et des progressistes, mais enfin tout cela est et se sent être de la même famille, parce que tout cela n'est que la diversification et le « buissonnement » (comme dirait Teilhard) d'une même souche spirituelle. La double querelle n'est pas la projection d'intérêts et de sentiments extérieurs ou *a priori*. Il ne s'agit pas d'une manœuvre, politique ou autre, dirigée par des états-majors étrangers. L'antagonisme Travail contre Capital n'est pas utilisé en vue de buts lointains liés à la transformation totale de la société. Non, ce qui est en cause, c'est la relation organique de l'entreprise et de la société de capitaux. \*\*\* Les problèmes concrets, on le sait, sont toujours « particuliers ». En ce qui concerne les rapports entre­prise-société, le problème du journal est, si l'on ose dire, particulièrement particulier. On peut aussi bien soutenir qu'un « cas » comme celui d'*Ouest-France* est sans signification générale qu'on peut au contraire ar­guer de la pureté de son caractère pour montrer la vé­rité profonde des aspirations et des revendications qui, dans d'autres secteurs, semblent trop souvent n'être que le prétexte d'une propagande idéologique éminemment suspecte. Nous pensons, quant à nous, que s'il est bien certain qu'on ne peut extrapoler les leçons d'*Ouest-France* on ne peut non plus les négliger. La réalité éco­nomico-sociale est d'une infinie diversité, mais au ni­veau des structures les problèmes se ressemblent et peu­vent même être identiques. 242:110 Qu'est-ce qui fait la « particularité » du cas journa­listique ? C'est que le « produit » vendu engage la per­sonnalité des collaborateurs de l'entreprise mille fois plus que le produit industriel habituel. L'ingénieur ou l'ouvrier d'une usine d'automobiles n'est pas directement et immédiatement concerné par le fait que son entreprise passe des mains du groupe X aux mains du groupe Y. Il ne le sera éventuellement que si ses intérêts personnels en subissent des domma­ges, soit financièrement, soit professionnellement. Mais dans les deux cas il fabriquera des autos. Le rédacteur d'un journal écrit et souvent signe des articles qui sont dans la ligne générale d'une certaine politique -- qui est la sienne ou qu'il accepte. Si le journal change de maître, et que le nouveau maître entend lui imprimer une nouvelle direction, le rédacteur ne peut pas, sans se disqualifier, écrire désormais le con­traire de ce qu'il écrivait la veille. D'où le problème « particulier ». Bien entendu, l'opposition que nous soulignons ne présente pas ce caractère tranché dans la réalité. D'une part, dans les entreprises industrielles, les changements peuvent affecter les collaborateurs à des degrés très divers et soulever dans certains cas de véritables pro­blèmes moraux (ou autres) qui débordent les intérêts matériels. D'autre part, les journaux sont très souvent neutres, et au sein de la rédaction beaucoup sont ou peuvent être indifférents à des nuances de changements dans l'orientation politique (ou autre). En outre, les changements, quels qu'ils soient, peu­vent être le fait de la société en place, c'est-à-dire sans qu'il y ait mutation capitaliste au sommet. 243:110 Bien souvent aussi -- c'est même le cas le plus fré­quent -- les mécontentements des collaborateurs sont davantage provoqués par le tempérament d'un nou­veau supérieur hiérarchique (à tel ou tel étage, dans tel ou tel secteur) que par un changement de politi­que. Bref, toutes les situations possibles et imaginables sont de nature à provoquer la satisfaction ou l'insatis­faction de tous, ou de certains. Il n'en reste pas moins que, toutes choses étant éga­les, dans le cas d'un journal auquel son patrimoine spi­rituel et matériel donne la part de *l'entreprise* et une *personnalité* indiscutable, de ses membres est particulièrement notable à côté de celle de la *société*. Quels *droits* doivent en découler, tant pour l'entre­prise que pour la société ? C'est tout le problème. Et la solution ne va pas de soi. Aussi bien le cas *d'Ouest-France* n'est pas unique. Dans des contextes probablement différents, mais avec un arrière-plan très semblable, de grands journaux pari­siens ont eu à résoudre des problèmes analogues. On peut même conjecturer qu'il n'est pas de journal tant soit peu important où n'existe pas le problème, au moins à l'état latent. Et si nous avons dit que le problème du journal est particulièrement caractérisé, il n'est pas pour autant spécifique, car déjà, dans les grandes entreprises indus­trielles, il existe presque identiquement au niveau des cadres supérieurs. On le verra certainement éclater un jour dans quelque « cas » -- nous ne visons personne -- qui sera curieusement analogue à celui d'*Ouest-France*. \*\*\* 244:110 Si nous reprenons le cas d'*Ouest-France*, il suggère certaines observations non dénuées d'intérêt pour l'é­tude du problème général de la réforme de l'entreprise. Notons en quelques-unes. 1\) Ce n'est pas l'ensemble du personnel du journal qui est en conflit avec la société de capitaux ; ce sont les rédacteurs. Il n'y a donc pas antagonisme Capital-Travail. Il y a antagonisme entre une fraction du « Tra­vail » et le Capital (ou plutôt, en l'espèce, une fraction du capital, mais celle qui gouverne, ce qui revient au même). Le schéma marxiste de la lutte des classes -- des *deux* classes, Travail et Capital -- est brisé. Ce schéma a toujours été simpliste. Il le devient de plus en plus dans une économie qui devient elle-même de plus en plus diversifiée et complexe. 2\) L'objet du conflit n'est pas principalement d'or­dre matériel et financier. Ce qui est en cause c'est la gestion du journal, son orientation, son avenir. Les ré­dacteurs se soucient évidemment de leur propre « si­tuation », mais dans un contexte professionnel et moral où n'apparaît présentement aucune revendication de nature strictement salariale. Ce qui est encore la mise en échec du schéma marxiste. 3\) Les « sentiments », les « idéologies », les « princi­pes » ne sont pas en cause. Celui qui dit « non » aux rédacteurs n'est pas un « patron de combat », un capi­taliste-au-cigare-entre-les-dents. Il est démocrate, il est chrétien, il a voulu travailler en usine comme ma­nœuvre, il a été l'élève du P. Lebret etc. Alors ? Que se passe-t-il donc ? Ce patron est-il un hypocrite ? Professe-t-il de belles idées généreuses pour les congrès et les tréteaux, tout en agissant pratique­ment au rebours de ces idées ? Je n'en sais rien. C'est possible. Et je suis bien tranquille que s'il était collabo­rateur d'*Itinéraires* il n'échapperait pas à ces accusations. 245:110 Mais rien ne prouve qu'il y ait hypocrisie ou con­tradiction dans son attitude. Telle qu'elle est rapportée par « le Monde », sa position juridique est inattaquable. Et non seulement sa position juridique dans le cas en question, mais sa position juridique « en soi », c'est-à-dire concernant en général les rapports entre l'entre­prise et la société de capitaux. A-t-il donc raison ? Rien n'est moins certain. Il prend des responsabilités qui sont des responsabilités de chef. Il peut se tromper. Si, dans les faits, ce sont les rédac­teurs qui ont raison, il court le risque d'un échec. Ce qui est en cause a deux aspects : il y a un problème de structure, et il y a ce même problème brusquement évoqué à propos de difficultés actuelles. Les difficultés doivent être surmontées, et le problème doit être résolu. Est-ce une opération à mener en deux temps, ou en un seul ? Voilà ce dont nous ne sommes pas juges, ne dis­posant d'aucun des éléments nécessaires à l'apprécia­tion correcte de la situation. \*\*\* Peut-on aller plus loin dans l'analyse des tendances que révèle ce conflit ? je le crois. On discerne sans peine, dans la protestation des ré­dacteurs une tendance corporative. Cette tendance, elle est partout aujourd'hui. Sans le mot, bien sûr ! Elle est partout, et au niveau des salariés subalter­nes comme au niveau des salariés supérieurs. Elle est partout -- avec ses bons et ses mauvais côtés. Ses bons côtés sont ceux qu'a toujours mis en relief l'école corporative. Il est normal, il est sain, il est légitime, il est heureux que l'homme du *métier* et l'homme de l'*entreprise* participe à la vie de *l'entreprise* où il exerce *son métier.* 246:110 Ses mauvais côtés sont ceux dont est mort le régime corporatif d'autrefois. Ils peuvent être évités, mais à condition qu'on les connaisse bien et qu'on y prenne garde. C'est la pente au métier fermé, à l'entreprise close, à la cristallisation de l'économie. La réforme de l'entreprise ne sera valable que si elle assure à la fois la *satisfaction des droits corporatifs* et le *jeu de la mobilité capitaliste.* Est-ce la quadrature du cercle ? Pas le moins du monde. En fait, par les seuls instruments du *syndica­lisme* et du *contrat collectif* (voire individuel), les États-Unis respectent infiniment plus les aspirations corpo­ratives que ne font nos pays européens, et ils gardent cependant le maximum de *liberté capitaliste.* Nous pouvons faire aussi bien qu'eux, soit par les mêmes moyens, soit (en latins et juristes que nous som­mes) en dégageant un *droit de l'entreprise* (et de ses membres) qui satisferait mieux notre esprit et qui faci­literait probablement les évolutions, voire les mutations nécessaires. La participation à la vie et au destin de l'entreprise doit-elle se faire par l'accession des salariés à la pro­priété du capital de l'entreprise où ils travaillent ? C'est une formule. Elle a un sens. Elle n'est pas à rejeter. Mais, ce n'est pas la formule de l'avenir. Elle a plus de valeur symbolique que de valeur concrète. Nous ne le disons pas pour le cas d'*Ouest-France* dont les données de fait nous sont inconnues. Nous le disons d'une ma­nière générale. 247:110 Nous nous sommes trop souvent expliqué sur la question pour y revenir ici ([^49]). Il est indispensable que les salariés accèdent à la propriété capitaliste pour ac­quérir leur part de pouvoir économique et leur part de redistribution du revenu national croissant avec le pro­grès technique. Mais cette promotion capitaliste doit être extérieure à l'entreprise. Dans l'entreprise elle-même leurs divers droits de participation naissent de leur qualité de collaborateur, et c'est à ce titre qu'ils ont normalement à les faire valoir, quelle qu'en soit la nature. L'affaire d'*Ouest-France* est, paraît-il devant la cour de Cassation. Il sera intéressant de connaître le juge­ment de la Cour ; plus intéressant encore de connaître les arguments qui seront mis en avant par les parties en cause. Louis Salleron. P.S. -- 1° Cet article était écrit quand nous avons eu connaissance, successivement, d'une lettre au *Monde* (25-26 décembre 1966) du directeur général adjoint d'*Ouest-France*, d'une autre lettre au même journal (31 décembre 1966) de la société des rédacteurs d'*Ouest-France*, et d'une lettre du président de cette société à *Témoignage chrétien*, (29 décembre 1966). Ces documents n'ont pas d'intérêt direct pour la question générale de la réforme de l'entreprise, telle que nous l'avons examinée dans notre article. Mais nous les signalons à ceux qui s'intéressent au problème même d'*Ouest-France*. 2° Dans notre article sur « les avatars de l'amendement Vallon » (*Itinéraires*, n° 108, décembre 1966), nous écri­vions, à la page 31 : « Il est *possible* que les propos tenus par le président de la République en octobre demeurent sans lendemain. Il nous paraît *probable* qu'ils annoncent une réforme. » Nous sommes confirmés dans notre idée par l'allocution présidentielle du 31 décembre 1966, où il est question « des moyens de faire en sorte que tous les participants à l'œuvre économique commune y aient leur part des résultats et des responsabilités... ». 248:110 Le surlendemain, 2 janvier, le président de la Républi­que, recevant les journalistes, a fait allusion à *Ouest-France*, ou du moins aux sociétés de rédacteurs dans la presse. Cette allusion se situait manifestement dans la pers­pective « réforme de l'entreprise -- amendement Vallon -- intéressement -- participation -- accession à la propriété » etc. Les journaux citent ce mot du président de la Répu­blique : « Oui ! Oui ! Mais il reste l'entreprise ! Il faudra toujours quelqu'un qui ait le culot de faire un journal et qui en ait les moyens. » 3° Au moment où nous écrivons ce *post-scriptum*, l'opi­nion est secouée par les problèmes de fusion entre Sud Aviation et Nord Aviation, ainsi que par ceux du changement de programme imposé par la General-Electric à sa (désor­mais) filiale française Bull-General-Electric. Nous y voyons comment la réalité de l' « entreprise » se distingue aussi bien de l'État (quand il y a nationalisation) que de la Société de capitaux. Ce peut être au point que direction, cadres et comité d'entreprise se sentent solidaires. 4° Pendant que nous piétinons, les Allemands continuent d'avancer. On lira, à ce sujet, le remarquable article de Hermann-Joseph Wallraff : « Diffusion de la propriété, cogestion et représentation en Allemagne », dans *Projet*, n° 11, de janvier 1967. Comme le titre l'indique, trois questions -- liées entre elles, mais distinctes -- sont traitées par l'auteur. Mais la première (diffusion de la propriété) est de beaucoup la plus importante, en elle-même d'abord, et en ce sens qu'elle commande les deux autres sur la longue durée. On se rappelle qu'en mars 1965, le syndicat du bâti­ment, dirigé par Georges Leber, a passé avec le patronat une convention collective en vertu de laquelle une *augmentation* de salaire de 0,09 DM par heure et une *retenue* de 0,02 DM sur le salaire antérieur sont versées sous forme de « salaire d'investissement » à un organisme qui les bloque en propriété au compte des salariés. 249:110 Georges Leber a fondé, à l'automne, de 1965, une « Banque pour les placements d'épargne et la constitution du capital » (B.S.V.) pour gérer ces fonds. La nouvelle institution est filiale de la « Banque pour l'Économie sociale » (Bank für Gemeinwirtschaft) qui appartient aux syndicats et aux coopératives et qui est la quatrième grande banque allemande. L'exemple donné par Leber commence à être suivi. Au congrès de la D.G.B., la toute puissante centrale syndicale allemande, cet été dernier, une résolution a été adoptée « selon laquelle les syndicats s'efforceraient d'obtenir des salaires d'investissement ». D'autre part, si nous comprenons bien l'article, une loi a été votée le 5 mai 1965 « en vue de l'encouragement à la création de capital chez les salariés ». L'intérêt de cette loi serait qu'elle garantit au salaire d'investissement les mêmes avantages qu'à l'épargne individuelle ordinaire. Nous ne pouvons résumer ici ce que l'auteur de l'article dit de la cogestion et de la représentation, mais ses réflexions sont très pertinentes. A notre avis le mouvement de diffusion de la propriété mobilière en Allemagne est aujourd'hui trop important, il touche trop de salariés, il porte sur des sommes trop considérables et il est trop « institué » (légalement et financièrement) pour n'être pas désormais « irréversible » (comme on aime à dire de nos jours). Nous avons aussi bien et mieux à faire. Mais nous prenons chaque jour du retard. N'oublions pas que Bismarck avait créé les assurances sociales des dizaines d'années avant nous. Tâchons de ne pas attendre aussi longtemps cette fois-ci pour mettre au point les mesures qui s'imposent. Je suis gêné, quant à moi, de renvoyer toujours aux livres et aux articles que j'ai multipliés sur la question. Mais c'est avec plaisir, et insistance, que je recommande la lecture de l'article H.-J. Wallraff aux industriels, aux cadres et aux syndicalistes. Ils y trouveront matière à réflexion et, je l'espère, incitation à l'action. L. S. 250:110 ### Garabandal et le théologien par Jean Madiran TOUT À FAIT CONVAINCU qu'un catholique doit se sou­mettre au jugement de l'Église en matière de révélations privées, je suis convaincu aussi d'un certain nombre d'autres choses, nullement incompatibles avec celle-là, et qui apparaîtront plus ou moins dans la suite du présent propos. Mais je déclare aussitôt que je n'ai aucune lumière particulière ou personnelle sur Garabandal. L'envoyé spécial de la revue ITINÉRAIRES n'y fut rien de moins que Louis Salleron en personne, et l'on a pu lire son récit et ses réflexions dans notre numéro 98 de décembre 1965 sous le titre : *Voyage en Espagne : visite à Garabandal*. Son article contenait en outre tous les documents officiels. Je n'ai rien à ajouter, ni rien à retrancher, aux faits rappor­tés par lui et aux méditations qu'il nous a données. On peut d'autre part consulter deux ouvrages en langue française : l'un paru sans nom d'auteur, *L'Étoile dans la montagne*, édité par le Dr Bonance, à Mars-sur-Allier (Nièvre) ; l'autre, traduit de l'espagnol : *La Vierge est-elle apparue à Gara­bandal*, par F. Sanchez-Ventura y Pascual, publié aux Nou­velles Éditions Latines. 251:110 Mais voici un fait nouveau. Un théo­logien français de bon renom, très adapté au temps et ouvert au monde, militant de l'esprit du Concile, parfaitement informé des nécessités nouvelles de la pastorale moderne, et d'ailleurs recommandé à l'opinion catholique par le magis­tère de la presse, vient à son tour de publier son sentiment sur les Apparitions de Garabandal. Il l'a fait dans une publi­cation abondamment connue sur les tables de vente des églises, des chapelles et des couvents : dans le numéro de Noël de *La Vie catholique illustrée* (numéro 1115, semaine du 21 au 27 décembre 1966, page 5), rubrique de « La Boîte à questions par le R.P. Roguet », ornée d'un portrait photo­graphique où l'auteur regarde le lecteur de haut en bas c'est une bonne préparation à ce que l'on va lire. Lisons d'abord l'article en son entier. GARABANDAL Pourquoi ne parlez-vous jamais des apparitions de Garabandal, en Espagne ? Réponse : Cette question nous a été souvent posée et des tracts en faveur de ces apparitions viennent encore de nous parvenir. Après les avoir examinés, nous pouvons conclure que tout cet ensemble -- apparitions, « miracles », message -- est extrêmement suspect. 1°) Rien de tout cela n'a reçu d'approbation ecclésias­tique. Un des tracts qui nous sont parvenus porte la mention *Pro manuscripto privatim* (« En guise de manuscrit, à titre privé ») ce qui est un peu fort pour un instrument de pro­pagande répandu à des milliers d'exemplaires ! Ce n'est qu'un subterfuge pour échapper à l'imprimatur. A l'intérieur du tract, on mentionne, très confusément, l'imprimatur donné par un évêque des États-Unis à... un journal parlant de ces événements, d'une approbation « morale » émanant d'un évêque espagnol, etc. Jamais il ne s'agit d'un véritable imprimatur mi d'une approbation de l'évêque du lieu, seul compétent. 252:110 2°) La Sainte Vierge, qui joue en tout cela le principal rôle, interviendrait par « la médiation de saint Michel » ! Que signifie cette « médiation b), et comment l'expliquer ? Je ne pense pas que les théologiens se trouvent à l'aise devant cette intervention angélique et ces complications. 3°) La grand « miracle » est celui d'une hostie apparue inexplicablement sur la langue d'une des voyantes, hostie qui se serait gonflée, et dont on nous montre la « photo prise par un amateur à la lueur des lampes de poche ». On ne voit pas quelle est la portée de ce « miracle ». La photo en question qui montre une tête renversée, avec une bouche ouverte d'où sort une masse blanchâtre, a quelque chose de répugnant. Y a-t-il là un fait religieux, et qui soit digne de Dieu ? 4°) Les « messages » de la Vierge ne font que répéter celui de Lourdes, mais aggravé de terribles menaces : ébranlement cosmique, qui fera mourir de peur des milliers de gens ! La peur n'est pas pour Dieu ou pour la Vierge un moyen de persuasion. (La peur est un mobile bas et honteux, à ne pas confondre avec la crainte de Dieu !) Les cataclysmes évoqués s'inspirent évidemment des images que l'on trouve chez les prophètes et dans les apocalypses authentiques, mais grossièrement matérialisés, d'une façon tout à fait étrangère au véritable esprit biblique. 5°) Le « dernier message » contient une critique du clergé. C'est une caractéristique inévitable de ce genre littéraire. Sans aucun doute, le clergé n'est pas irréprochable, et une sainte Catherine de Sienne, par exemple, a fustigé violem­ment les mœurs du clergé de son époque (sans doute beau­coup plus relâché que le nôtre). Mais il est gênant de voir toutes ces « apparitions » et ces « messages » régulièrement propagés par certains catholiques au zèle amer qui semblent toujours plus à l'aise dans la menace et le blâme que dans un effort charitable pour comprendre ceux qui ne pensent pas comme eux. 253:110 6°) Le Cardinal Ottaviani a mis en garde à plusieurs reprises contre le goût malsain de l'extraordinaire et du surnaturel sans garantie. La vraie foi se nourrit de la Parole de Dieu et de l'enseignement de l'Église, non des « révéla­tions » extraordinaires. Au lieu de perdre son temps à lire et à propager cette douteuse littérature, qu'on lise l'Évangile, et qu'on le mette en pratique. Par le fait même, on obéira à ce qu'il y a de solide -- et de bien connu -- dans ces « messages » : prière et pénitence. Cela vaudra mieux que de s'exciter sur des « prodiges » qui flattent notre curiosité, et nous invitent à critiquer les autres plus qu'à les aimer et à nous convertir nous-mêmes. Cela dit, il est inutile de m'écrire encore sur cette question, à laquelle je crois avoir suffisamment répondu. Après avoir goûté, dans la plénitude intégrale de son développement, le mouvement général de la pensée, nous allons la reprendre point par point. Non pas sans rien omettre, mais plutôt en marchant de sommet en sommet. I. -- Rien de tout cela n'a reçu d'approbation ecclésiastique. Je n'ai pas souvenir qu'à quelque époque que ce soit, et fût-ce aux moments de cléricalisme le plus extrême, un clergé catholique ait imaginé de consentir ou de refuser une « *approbation ecclésiastique *» aux démarches de la Sainte Vierge. 254:110 Le P. Roguet, à ce qu'il me semble, s'exprime fort mal et, sans le vouloir je suppose, bien insolemment. Pour autant que je sache, les Apparitions de Notre-Sei­gneur ou de la Sainte Vierge ne sont soumises à aucune « approbation ecclésiastique » préalable. De telles Appari­tions sont des lumières surnaturelles que Dieu dispense librement, et sans l'autorisation de personne, à certaines âmes privilégiées. L'Église, ensuite, les recommande à l'attention, ou au contraire elle en détourne les fidèles si elle y découvre supercherie ou illusion. Ce qu'elle « approuve » éventuellement, ce ne sont point les Apparitions elles-mêmes, mais les formes de culte public ou privé, de dévotion, de vie spirituelle qui en sont issues. Et pour que ces formes de vie spirituelle ou de dévotion puissent être approuvées, il faut d'abord qu'elles existent, c'est-à-dire qu'un certain nombre de chrétiens s'y soient consacrés spontanément, sans avoir attendu aucune autorisation. Le P. Roguet médite à coup sûr, et souvent, la vie de saint Dominique. Serait-il aujourd'hui un Frère prêcheur si Dominique de Caleruega avait répondu à la Sainte Vierge et aux saints apôtres Pierre et Paul : « Rien de tout cela n'a reçu d'approbation ecclésiastique ? » L'approbation ecclésiastique n'est venue qu'ensuite, et non sans difficultés. \*\*\* 255:110 Tout catholique se soumet d'avance, en ces matières, au jugement de l'Église. Sur les Apparitions de Garabandal, ce jugement de l'Église n'a pas encore été prononcé, et ne le sera peut-être jamais. Qu'un tel jugement n'existe pas encore, le P. Roguet a raison de le rappeler. Seulement, que faut-il conclure de cette absence ? Que l'on doit en attendant se rendre aveugle et sourd ? et fermer son cœur ? et s'enfermer obligatoire­ment dans un systématique attentisme ? Le P. Roguet lui-même ne le fait pas. Il ne suspend pas son jugement personnel dans l'attente du jugement de l'Église. Il se prononce carrément. Contre. Libre à lui : mais il n'a en la matière aucun monopole de droit divin ou de droit ecclésiastique. D'autres que lui peuvent se prononcer eux aussi, et dans un autre sens que lui, se prononcer au même niveau, qui est celui du jugement personnel privé, sans y engager l'Église et en acceptant d'avance son juge­ment éventuel. Se soumettre d'avance au jugement éventuel de l'Église ne signifie pas nécessairement se taire, s'abstenir et attendre. Si l'on avait attendu, pour suivre sainte Jeanne d'Arc, le jugement définitif de l'Église, aujourd'hui le P. Roguet serait probablement anglais, et protestant, et nous avec lui. En ces matières le jugement de l'Église vient ordinaire­ment après coup : voire longtemps après. Trop tard pour ce qu'il fallait faire (ou ne pas faire) dans l'instant même. Si sainte Bernadette avait demandé à la Dame, avant d'en écou­ter davantage, de produire un mandat officiel de l'évêque du lieu, que se serait-il passé ? Sans doute la Sainte Vierge aurait-elle donné à cette objection une réponse décisive, éventuellement peu agréable pour les Pères Roguets ; et c'est peut-être pour n'avoir pas à donner cette réponse qu'elle choisit en général des messagers qui ne savent même pas ce que c'est que l'*imprimatur*. \*\*\* 256:110 Sur ce chapitre de l'*imprimatur*, le P. Roguet me paraît d'ailleurs bien sévère, brusquement emporté aux dernières rigueurs d'un juridisme extrême qu'on ne lui connaissait point. Les canons 1385 et suivants, qui actuellement sont toujours en vigueur, ne sont plus guère appliqués en fait, du moins en France : l'autorité compétente n'en urge plus les stipulations, et je ne sache point que le P. Roguet ait fait des réclamations à cet égard contre la publication sans *licentia edendi* des livres religieux de Teilhard ou, à un autre niveau, des livres religieux de Fesquet et tutti quanti. Le P. Roguet est devenu tout d'un coup un juriste chatouil­leux : mais chatouilleux à éclipses, et d'un seul côté. Ce qui ne fait pas très naturel. II. -- Je ne pense pas que les théologiens se trouvent très à l'aise devant cette intervention angélique... Aveu magnifique. Nous nous en doutions un peu : les théologiens se trouvent rarement à l'aise devant une inter­vention angélique. Ils sont plutôt contre par tempérament, ou par déformation professionnelle. Ils nous ont pourtant appris que les anges sont des messagers c'est dans la théo­rie, qui est bien connue ; et c'est même dans la liturgie : *Angelus Domini nuntiavit*... Mais dès qu'il est question d'un ange qui interviendrait réellement aujourd'hui pour porter un message, voici les théologiens qui entrent en malaise. Je n'ignore pas que les théologiens modernes paraissent de plus en plus brouillés avec les saints anges. 257:110 Les âges obscurs avaient les anges gardiens, on l'apprenait par cœur dans le catéchisme. Depuis le développement moderne de l'ins­truction et des sciences humaines, il est devenu possible, et il serait plus raisonnable, d'attribuer plutôt à chaque fidèle un théologien-gardien, avec contrôles périodiques rem­boursés par la Sécurité sociale. On n'arrête pas le progrès. Il y eut d'autres théologiens, d'une autre espèce. Mais c'était autrefois et il n'en survit guère. Lorsque saint Thomas commentait l'Écriture, sans rien connaître de l'exégèse scientifique, le malheureux, et qu'il était aux prises avec un passage obscur, il se mettait en prière. Il lui arriva que saint Pierre et saint Paul lui apparaissent pour lui expliquer le point difficile. Même le P. Angelus Walz, un dominicain pourtant, et du XX^e^ siècle, et généralement tenu pour un esprit moderne et scientifique, rapporte ce trait sans le mettre explicitement en doute (à la page 185 de l'édition française de son *Saint Thomas d'Aquin*) : à qui se fier. La vigilance sourcilleuse du P. Roguet n'aurait pas de ces faiblesses. Il est vrai que saint Pierre et saint Paul ne sont pas des anges, et c'est aux anges plus qu'à eux qu'en a la théologie moderne. Pour eux, au contraire, on augmente­rait leur rôle indéfiniment, on en ferait volontiers les inven­teurs du christianisme. A condition toutefois qu'ils ne se mettent pas à opérer des apparitions grossièrement maté­rielles, comme au temps de saint Dominique et de saint Thomas. On n'a d'ailleurs jamais entendu dire que saint Pierre et saint Paul seraient apparus à Bultmann, à Robin­son, au P. Roguet ou à n'importe quel autre des grands esprits de la théologie moderne. 258:110 III. -- La photo... a quelque chose de répugnant. Y a-t-il un fait religieux, et qui soit digne de Dieu ? Voilà un bon argument. Un peu saboté par le P. Roguet, qui continue à s'exprimer mal : un fait « religieux » peut être un fait naturel, et il s'agit ici de savoir si l'on est en présence d'un fait surnaturel. Mais sous cette réserve, c'est un bon argument. Il emporte infailliblement l'adhésion de (presque) tous les docteurs. Il a une force et une cohérence intrinsèques qui paraîtront toujours décisives aux théolo­giens d'un certain niveau. Dès qu'ils se mêlent de décider a priori ce qui est digne de Dieu, ils sont d'une logique im­pavide, humainement irréfutable. -- Celui qui ne mangera pas ma chair et ne boira pas mon sang... Les docteurs en Israël virent tout de suite que c'était répugnant ; et que ce n'était pas digne de Dieu. -- *Anat minyà d'aquère yérbe qui ey athéu : allez man­ger cette herbe qui est là.* Presque aussi répugnant. Indigne de Dieu. Et contraire à la dignité humaine, ravalée au rang des ruminants. Anti­scientifique au possible : en retard sur l'évolution homi­nisante, par laquelle nous ne sommes plus aujourd'hui des quadrupèdes. On peut là-dessus argumenter scientifique­ment et théologiquement, si du moins l'on est entré une bonne fois dans l'esprit du XX^e^ siècle et de l'horizon 1980. La parole de la Sainte Vierge à Lourdes était anachronique de quelques milliers de siècles. Passe pour Bernadette, que M. Laurentin a bien montrée « dépourvue de toute culture humaine ». Avec le P. Roguet, ce n'aurait pas été aussi facile. 259:110 Elle s'en doute. Elle n'est pas aussi en retard qu'on le croit. Elle n'apparaît plus aux grands théologiens domini­cains. Ni aux grands théologiens jésuites, d'ailleurs. IV\. -- Les « messages » de la Vierge ne font que répéter celui de Lourdes, mais aggravé de terribles menaces : ébranlement cosmique, qui fera mourir de peur des milliers de gens ! La peur n'est pas pour Dieu ou pour la Vierge un moyen de persuasion. Voyons, voyons... Il est question selon le P. Roguet de faire mourir de peur des milliers de gens. La peur n'est donc pas présentée ici comme un « moyen de persuasion », mais comme un instrument de châtiment et de mort. Et donc, argumenter contre cela que « la peur n'est pas pour Dieu ou pour la Vierge un moyen de persuasion », c'est argu­menter à côté, dans le vide, c'est ne rien dire du tout. \*\*\* Un peu plus loin, le P. Roguet parlera de « genre litté­raire ». Parlons-en ici. Écrire : « la peur n'est pas un moyen de persuasion », c'est écrire dans le genre littéraire de l'épi­gramme. Chose tout à fait permise. Cependant, cette épi­gramme a une portée que le P. Roguet, on le suppose, n'a pas calculée. Notre-Seigneur a dit : -- *Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous*. Réponse adéquate et incisivement épigrammatique, em­pruntée au P. Roguet : 260:110 *-- Ah non ! La peur n'est pas pour Dieu un moyen de persuasion.* Je ne dis, ni ne pense, que ce soit la réponse que le P. Roguet fait à Notre-Seigneur. Mais je pense, et je dis, que sans qu'il s'en aperçoive son argumentation contre Gara­bandal, qui vaut ce qu'elle vaut, VAUT EXACTEMENT AUTANT contre l'Évangile. \*\*\* Je crains que l'erreur du P. Roguet soit de vouloir exclure naturellement la peur : l'exclure par méthode intellectuelle, comme indigne de Dieu, ou par méthode pédagogique, comme indigne de l'homme adulte. Mais la peur fait partie de notre nature et correspond à notre destinée -- à notre desti­née naturelle, qui est grave et terrible, chargée de responsa­bilités et débouchant immanquablement sur la mort ; à notre destinée surnaturelle, où se joue pour nous l'éternité. *La charité seule ne craint point*, a dit saint Paul : seule la plénitude de la vie surnaturelle peut l'emporter sur la peur (ou encore, à l'autre extrémité, l'inconscience, le condi­tionnement grégaire, l'asphyxie intellectuelle et spirituelle). Je ne vais point parler de la peur après ce qu'en a dit Bernanos, auteur moderne que le P. Roguet a eu tort de ne pas lire, ou d'oublier : je lui dirai en quel endroit s'il le désire. Dieu nous révèle des choses terribles : ce n'est peut-être point de sa part, un « moyen de persuasion », mais je n'en sais rien, quant à moi je ne suis point juge des moyens qui sont dignes ou indignes de Dieu (dignes ou indignes de Dieu au regard de quels critères ? ceux de la raison humaine ? pourrions-nous donc déduire *a priori* et décréter de notre propre autorité ce qui est digne de Dieu et ce qui ne l'est pas ? voilà au passage une difficulté théologique que je sou­mets au théologien Roguet). Dieu nous a révélé des choses terribles *parce que c'est la vérité.* 261:110 Et s'Il nous a dit : -- NE CRAIGNEZ POINT, c'est parce qu'il y avait naturellement ma­tière à craindre. Seule Sa grâce, seule la Charité (qui ne va pas sans la Foi et l'Espérance) permet de surmonter la peur. Qu'un message de la Sainte Vierge annonce des choses terribles n'est pas une preuve de son inauthenticité ; ou alors ce serait aussi une preuve contre l'Évangile. Daigne le P. Roguet y arrêter un instant sa méditation. V. -- Reprenons le début du même paragraphe : Les « messages » de la Vierge (à Garabandal) ne font que répéter celui de Lourdes, mais aggravé de terribles me­naces. Question : le P. Roguet n'a-t-il jamais entendu parler du message de La Salette et du message de Fatima ? Ou bien les récuse-t-il eux aussi en raison de leurs me­naces terribles ? VI\. -- Le « dernier message » (de Garabandal) contient une critique du clergé. C'est une caractéristique inévitable de ce genre littéraire. Le message de Garabandal ne contient pas une simple « critique » du clergé. Non, dire « une critique », ce n'est pas dire l'ordre de grandeur et de gravité formidable : par la faute d'un nombre de prêtres non précisé, mais qui paraît important, *beaucoup d'âmes se perdent.* Le texte du mes­sage dit : « Beaucoup de prêtres marchent sur le chemin de la perdition, et avec eux plus d'âmes ». 262:110 Je n'ai personnellement aucune autorité pour garantir que c'est la Sainte Vierge qui a prononcé de telles paroles, ni que ce sont ses paroles exactes et sans omission : je cite simplement le message tel qu'il est diffusé et tel que le P. Roguet l'a lu. Sur quoi il écrit que c'est « une *critique* du clergé ». Une critique ! Il a de l'estomac, et une solide bonne conscience. Une bonne conscience vite rassurée sans doute parce que, selon lui, « c'est une caractéristique inévitable de ce genre littéraire ». Il pense à quoi, sinon au message de La Salette ? récusé lui aussi ? \*\*\* Mais le P. Roguet a-t-il bien vu que le message de Lourdes, qu'il ne semble pas récuser, comporte la « criti­que » la plus terrible du clergé que l'on puisse trouver dans ce « genre littéraire » ? Une « critique » d'autant plus frappante qu'elle est implicite, silencieuse, mais *en acte,* et d'une fulgurante clarté. Le message de Lourdes, se résume presque en deux mots : « Prière et péni­tence ». Un clergé et un peuple chrétien savent cela par cœur. La Sainte Vierge s'est dérangée en personne à Lourdes pour ne rien dire d'autre, rien de plus que ce rudiment spirituel, cette banalité ecclésiastique, cette spécialité la plus courante de la prédication du clergé (qui, à vrai dire, si on l'entend, contient toute la vie chrétienne). Il faut croire qu'on ne l'entendait guère dans la réalité de la vie, et que le clergé ne faisait pas ce qu'il fallait, pour que la Sainte Vierge soit venue. Et il faudrait beaucoup de légèreté et d'in­conscience pour aller imaginer que la venue de la Sainte Vierge à Lourdes peut être interprétée comme un message de félicitations au clergé. Le clergé se trompe radicalement quand il préfère ou privilégie Lourdes, parmi les Apparitions mariales, parce qu'il n'y remarque point de « critique du clergé » ... 263:110 VII\. -- Il est gênant de voir toutes ces « apparitions » et ces « messages » régulièrement propagés par certains catho­liques au zèle amer qui semblent toujours plus à l'aise dans la menace et le blâme que dans un effort charitable pour comprendre ceux qui ne pensent pas comme eux. C'est maintenant l'argument-boomerang : sous son pro­pre coup, le P. Roguet gît à terre, le crâne enfoncé et la cervelle répandue. Car enfin on cherche en vain, dans tout son article, où se manifesterait si peu que ce soit un « *effort charitable pour comprendre *» ces certains catholiques qui ne « *pensent pas comme lui *» au sujet de Garabandal. Au contraire, il semble toujours et constamment « *plus à l'aise dans le blâme *», à leur endroit. Jugé selon ses propres critères, le P. Roguet ne pourrait pas être acquitté. \*\*\* Mais ici encore, l'argumentation du P. Roguet doit être examinée dans son entière généralité. Contre le message de Garabandal, il tire argument de l'imperfection, ou de l'indi­gnité, de ceux qui le répandent. Or c'est toute l'histoire du christianisme, et l'argument VAUT EXACTEMENT AUTANT *contre* l'authenticité de l'Évangile : « régulièrement propagé par » des gens qui sont tous pé­cheurs ; par des gens qui, même évêques, et même théolo­giens, ont bien souvent paru plus à l'aise dans la menace et dans le blâme que dans l'effort charitable de compréhen­sion... 264:110 La spiritualité (ou la philosophie générale) du P. Roguet, telle qu'elle se manifeste à l'occasion de Garabandal, fait problème. Un problème radical. On aperçoit mal sa consonance avec les réalités chrétiennes. VIII\. Le Cardinal Ottaviani a mis en garde à plusieurs reprises contre le goût malsain de l'extraordinaire et du surnaturel sans garantie. Le goût du P. Roguet pour l'argument d'autorité est trop occasionnel et trop récent pour ne pas l'égarer. Le Car­dinal Ottaviani ? Mais en quelles circonstances ? parlait-il en théologien privé, ou au nom du Pape ? avait-il en l'occur­rence autant d'autorité, plus d'autorité, moins d'autorité que dans sa lettre doctrinale aux épiscopats ? Ce serait le premier point à préciser explicitement. -- Ou bien faut-il entendre que le P. Roguet, soudain devenu disciple person­nel du Cardinal Ottaviani, ne voit plus et n'entend plus que par lui ? Il y aurait là une autre sorte de « prodige » : on aimerait être sûr qu'on n'y entrevoit rien, sinon de « mal­sain », du moins de trop astucieusement rhétorique. Au demeurant, jamais personne n'a recommandé « un goût malsain de l'extraordinaire ». Par définition, le « mal­sain » est à déconseiller. Le P. Roguet fait ici une assez jolie pétition de principe. Quant au surnaturel *sans garantie*... Il y aurait beaucoup à en dire... 265:110 Ce serait bien commode si le « surnaturel » se présen­tait à nous entouré de solides garanties naturelles données par la science et par les journaux, par les lois en vigueur et par les grands de ce monde : comme le Prix Nobel, les vins d'appellation contrôlée ou la cote morale de l'Office catholique. Déjà les docteurs en Israël s'y sont laissé pren­dre. Une première fois. IX\. La vraie foi se nourrit de la Parole de Dieu et de l'enseignement de l'Église, non de « révélations » extraordinaires. Mais les « révélations extraordinaires », ou révélations privées, n'ont justement pas pour fonction de nourrir la vraie foi. Elles ont une fonction différente, qui est de guider notre conduite. C'est la doctrine constante de l'Église, résumée par Jean XXIII dans son Message du 18 février 1959 : « *Si les Pontifes romains sont constitués gardiens et in­terprètes de la Révélation divine contenue dans la Sainte Écriture et dans la Tradition, ils se font aussi un devoir de recommander à l'attention des fidèles -- quand après mûr examen ils le jugent opportun pour le bien général -- les lumières surnaturelles qu'il plaît à Dieu de dispenser libre­ment à certaines âmes privilégiées, non pour proposer des doctrines nouvelles, mais pour guider notre conduite. *» NON AD NOVAM DOCTRINAM FIDEI DEPROMENDAM, SED AD HUMANORUM ACTUUM DIRECTIONES : c'est une citation de saint Thomas (Somme de théologie, II-II, 176, 6, ad 3). Un auteur bien ancien et bien oublié, à vrai dire ; mais c'était un fils de saint Dominique, et si le P. Roguet se prenait brusque­ment d'intérêt pour cet obscur écrivain, nous lui donnerions volontiers quelques indications bibliographiques. 266:110 Évidemment je m'égare. Le P. Roguet connaît très bien le traité de la prophétie. Si maintenant il se met à juger les révélations privées non plus sur leur aptitude à guider la conduite, mais sur leur aptitude à nourrir la foi, c'est sans doute qu'on aura changé la doctrine sur ce point. Sans nous en avertir. Il paraît, d'après les journaux, que ça peut arriver. X. Au lieu de perdre son temps à lire et à propager cette douteuse littérature... Mais cette « douteuse littérature », c'est peut-être la sainte Vierge. La question d'authenticité n'a pas été tran­chée par l'Église (et ne le sera peut-être jamais). Plus haut, le P. Roguet écrivait : Les cataclysmes évoqués s'inspirent évidemment des images que l'on trouve chez les prophètes et dans les apocalypses authentiques, mais grossièrement matérialisés, d'une façon tout à fait étrangère au véritable esprit biblique. Grossièrement matérialisés. Oui-dà. D'une façon tout à fait étrangère au véritable esprit biblique. Le P. Roguet est bien sûr de lui. Comme le furent avant lui beaucoup de doc­teurs. Ceux qui condamnèrent Jeanne d'Arc, et qui étaient catholiques, et parfois même dominicains ; et ceux, qui ne l'étaient point, qui condamnèrent Notre-Seigneur. Péguy disait : les docteurs ont la mémoire longue, c'est même pour cela qu'ils sont docteurs. Mais c'est une mémoire sélective. Ils oublient toujours la leçon de leurs exploits les plus écla­tants, ils sont toujours prêts à recommencer. Ils n'ont pas la mémoire de tous leurs diagnostics trop assurés, de toutes leurs condamnations trop hâtives, ils continuent à donner leur avis sans prudence et sans modestie. 267:110 Ils ont générale­ment commencé par se tromper en face de la sainteté, en face des apparitions mariales, en face des révélations privées. Si on les avait écoutés à la lettre, il n'y aurait jamais eu personne pour consentir à entendre ce que la Sainte Vierge, les Saints et les Anges venaient nous dire. Je ne vois aucun inconvénient à ce que le P. Roguet argumente contre Garabandal. Je m'émerveille, ou je m'épouvante, qu'il le fasse avec aussi peu de mesure et au­tant de mépris. Pour moi, je ne connais pas un seul cas où le mépris n'ait pas été une méprise. XI. ...s'exciter sur des « prodiges » qui flattent notre curiosité, et nous invitent à critiquer les autres plus qu'à les aimer et à nous convertir nous-mêmes. Le P. Roguet ne dit pas la vérité. Le Message qu'il qua­lifie en ces termes est celui qui dit : « ...Avant tout il faut être très bons... Si nous ne changeons pas, le châtiment sera très grand ». Le P. Roguet a bien le droit d'exposer les rai­sons qui le font douter de l'authenticité de ce Message ; il n'avait pas le droit d'écrire qu'un tel Message nous invite à critiquer les autres plus qu'à les aimer et à nous convertir. Un texte est un texte : quel que soit son auteur réel ou sup­posé, un texte est ce qu'il est, il dit ce qu'il dit. Le P. Roguet s'est gardé de citer le texte, et il l'a falsifié. Cela est scienti­fiquement inadmissible, même dans le cas où ce texte serait une fabrication. 268:110 Dans le cas où ce texte serait les propres paroles de la Sainte Vierge... Mais c'est une éventualité que le P. Roguet n'a pas envisagée un seul instant. L'étourderie des docteurs supposés les plus modernes est quelque chose qui passe l'imagination. XII\. Cela dit, il est inutile de m'écrire encore sur cette question, à laquelle je crois avoir suffisamment répondu. Le théologien a tranché une fois pour toutes. Cette défi­nitive assurance se fonde : 1° sur une omission complète -- il n'y fait pas la plus mince allusion -- de la place réelle que la tradition et le magistère de l'Église reconnaissent aux « révélations pri­vées » -- : peut-être le P. Roguet ignore-t-il ce point, peut-être est-il sur ce point en désaccord avec l'Église, on ne le saura pas ; 2° sur une tranquille ignorance des faits : d'après les sources que le P. Roguet allègue lui-même, et qui se limitent à un ou deux « tracts », il apparaît qu'il tranche sans avoir étudié la question et sans la connaître aucunement. Telle est la théologie objective, scientifique, moderne, d'un fils de saint Dominique modèle 1945 réformé 1966. \*\*\* Cette manière d'écrire dans les journaux, sans avoir étu­dié la question et sans connaître les faits est trop courante dans le journalisme actuel pour avoir quelque importance. A elle seule, elle n'aurait guère retenu notre attention. 269:110 Ce qui, en revanche, ne peut pas être sans importance, c'est l'attitude religieuse du P. Roguet, l'articulation spiri­tuelle de cette attitude, non pas certes dans l'intime de son âme que Dieu seul connaît entièrement, ni non plus en d'autres occasions de son ministère pastoral, mais dans les affirmations explicites de son article cité. \*\*\* Je ne reproche pas au P. Roguet d'être *contre* Garaban­dal ; et ce n'est pas *pour* Garabandal que je plaide ici. Mais, selon qu'il est en moi, pour l'Évangile. Car ce qui fait question, ce n'est pas que l'argumenta­tion du P. Roguet soit contre Garabandal. Ce qui fait question, c'est la structure, et la logique, et l'organisation de cette argumentation. Une structure, une logique, une orga­nisation dont je n'arrive pas à discerner comment elles peuvent s'accorder avec la structure spirituelle, avec la logique surnaturelle, avec l'organisation réelle de la foi chrétienne. Si un jour l'Église déclare que Garabandal n'est pas authentique, il me semble que ce sera forcément pour d'autres raisons que celles du P. Roguet. Car les raisons du P. Roguet, du moins pour autant que je suis capable de les entendre, vont *aussi bien* contre l'Évangile. 270:110 D'avance j'admets que mon infirmité personnelle soit la cause principale de mon inintelligence de l'authenticité chrétienne, cachée à mes yeux, de la démonstration du P. Roguet. Je souhaite aux quatre cent mille lecteurs de *La Vie catholique illustrée*, à qui est offerte cette nourriture spirituelle, d'être plus instruits que moi, plus au fait du « véritable esprit biblique », et tous capables de discerner la vérité surnaturelle du discours qu'on leur adresse : à moi elle n'apparaît pas du tout. 271:110 Si je tenais pour véritables les critères religieux du P. Roguet, je ne croirais plus que l'Évangile soit véritable. C'est sans doute que je n'entends pas bien ces critères. A moins que ce soit le P. Roguet qui n'ait pas aperçu quelles conséquences ils portent avec eux. Jean Madiran. ### La messe selon Luther par Dominique Marie DANS SON NUMÉRO DU 17 décembre 1966, l'hebdomadaire *Paris-Match* a publié un reportage plutôt fracassant sur « la nouvelle messe ». Tel est le titre de l'article. Au premier abord, on pourrait peut-être penser qu'il s'agit de la messe selon les nouvelles règles fixées par Vatican II. Non point. Il s'agit de la messe telle que la célèbrent en Hollande des catholiques dits d'avant-garde. Tous ces novateurs ont bien de la chance. A ce jour, ils disposent pour leur publicité d'un grand journal du soir, d'un hebdomadaire à grand tirage, et de quelques sous-traitants exerçant une influence certaine dans le public catholique. Des millions de lecteurs sont ainsi touchés. Tout cet ensemble, on en conviendra, consti­tue un très puissant appareil de travail de l'opinion publique. Qu'on le déplore ou non, le fait est là. Autrefois, des princes faisaient pression sur l'Église. Aujourd'hui, les magnats de la presse les ont remplacés dans cet office. Autres temps, mêmes mœurs. Seuls les procédés ont changé. Il n'y a pas à se laisser impressionner pour au­tant. Il suffit d'ouvrir les yeux, d'appeler un chat, un chat, et par son nom, le formidable travail de subversion anticatholique actuellement à l'œuvre dans l'Église et à l'extérieur de l'Église. \*\*\* 272:110 Bon apôtre, *Paris-Match* dira : « Mais nous ne faisons que remplir notre rôle d'informateur. Notre mé­tier est d'informer le public. » Assurément. Seulement, il y a la manière. Dans le cas présent, il ne s'agit pas d'information pure et sim­ple. Cet article servi au grand public français peut être classé sans aucune difficulté sous la rubrique « Agit-Prop. » (En clair, pour les non-initiés aux techniques révolutionnaires : agitation-propagande.) Et nous allons le montrer. Il nous suffira de donner pour preuve l'usage abondant dans ce reportage de la technique éprouvée dite de « l'amalgame », et aussi le soin extrême à ne pas appeler les choses par leur véri­table nom, ainsi qu'on s'en apercevra à la fin de ces réflexions. A lui seul déjà, le titre est une équivoque. De quelle messe s'agit-il ? Celle selon Vatican II ? Ou celle d'une nouvelle secte ? Les auteurs doivent bien savoir ce qu'ils ont mis dans leur reportage. Aucune précision cependant. Il faut en prendre son parti : c'est la nou­velle messe. On nous indique bien que, en général, les évêques n'approuvent pas toutes les initiatives. Mais aussitôt on ajoute : « *Toutes concourent au même but, rendre l'É­glise présente au monde. *» Voilà qui affecte d'un coef­ficient favorable les pages qui vont suivre et les initia­tives mises spectaculairement en évidence. On ne nous dit pas si les cas cités ont été approuvés, Voilà qui aurait été intéressant. Mais ce genre d'information n'in­téresse sans doute pas *Paris-Match.* 273:110 Les montages des photos sont on ne peut plus signi­ficatifs. Le Saint-Siège a officiellement permis aux religieuses, en Amérique du Sud, de donner en certains cas la communion, vu la pénurie extrême de prêtres. En parallèle, on a placé une photo de laïcs hollandais se communiant eux-mêmes. Sous entendu : ce qui est permis au Brésil peut bien l'être chez nous. On le fait. Tant pis si ce n'est pas toléré actuellement. On y par­viendra bien un jour. L'amalgame est évident et son but ne l'est pas moins. Amalgame également, la juxtaposition de la photo de la messe dans les Catacombes et de la messe dans un appartement. Dans les Catacombes, il s'agit d'une messe célébrée selon les normes fixées par Vatican II. Dans le second cas, il s'agit d'une messe selon la fantaisie de quelques individus, en contradiction formelle avec les disposi­tions du Concile. Mais on insinue par la juxtaposition des photos que c'est une évolution normale. Or elle ne l'est pas du tout. D'abord, nous ne sommes plus, du moins en Occident, sous le régime des persécutions physiques. Ensuite, les historiens savent que les Catacombes furent loin d'être, surtout ainsi qu'on l'a dit, un lieu de culte. Cela ne fait rien. Les images parlent et imprègnent la men­talité du lecteur. Il pourra se dire : ces catholiques d'avant-garde ne sont peut-être pas selon Vatican II, mais ils sont selon l'Église. Bien entendu le reporter passe soigneusement sous silence la vérité : on n'est pas selon l'Église si on contredit les dispositions du Magis­tère ecclésiastique. Les tours de passe-passe ne sont pas seulement pho­tographiques. Le texte lui-même n'en manque pas. Nous nous contenterons d'en citer quelques-uns. 274:110 Nous avons déjà relevé le premier qui recouvre tous les autres. Il est superbe. « Toutes (les initiatives) con­courent au même but : rendre l'Église présente au mon­de. » Quelle Église et quelle présence ? Comme on ne nous le dit pas, voilà de quoi légitimer les élucubrations les plus farfelues. Nous n'avons qu'à regarder avec la plus vive sympathie ce qui va nous être montré, et raconté. Il est bien permis quand même de voir le prestidi­gitateur à l'œuvre et de tirer sur quelques-unes de ses ficelles. « *Aujourd'hui, catholiques et protestants ressentent à nouveau le besoin d'une réforme. Mais ils veulent l'ac­complir ensemble. *» Affirmation de principe, solennelle et grave. Serait-ce par hasard une déclaration officielle ? Un extrait des dispositions conciliaires ? Une déclaration de Paul VI ? Pas du tout. C'est du Robert Serrou. Ne dites pas que vous êtes attrapés et que vous n'êtes pas contents. On vous répondra : « Pardon, nous faisons notre travail d'information. » Il est joli. « *Les théologiens néerlandais n'y vont pas par quatre chemins, ils remettent en cause les questions les plus graves, telles que les dogmes du Péché Originel, de la Présence Réelle dans l'Eucharistie, de la conception vir­ginale du Christ. Assurément, ils ne les mettent pas en doute. Simplement, ils veulent les exprimer dans un lan­gage accessible aux hommes du XX^e^ siècle. *» Allons, voyons : il faut savoir ce que parler veut dire. Si ces théologiens n'y vont pas par quatre chemins, s'ils remettent en cause les dogmes précités, cela veut dire en bon français qu'ils en doutent et qu'il ne s'agit pas d'une simple adaptation verbale. Mais, évidemment, si sous le pavillon de l'adaptation verbale on veut camoufler une autre marchandise, évolu­tion et mutation des dogmes, c'est une autre affaire. Et le langage de l'auteur devient un peu moins abscons pour le commun des mortels. 275:110 Pourtant Robert Serrou, si nous l'en croyons, a l'o­reille du Pape et est au courant de ses secrets. Savez-vous pourquoi le Pape est inquiet ? Parce que les initiati­ves portent atteinte gravement à la discipline ? Parce qu'elles mettent la foi catholique en danger ? Non point. Vous n'y êtes pas et c'est Robert Serrou qui vous le dit : « *Aujourd'hui le Pape Paul VI est inquiet. Il craint que les troupes d'avant-garde ne soient pas suivies par le gros de l'armée. *» Ainsi, selon notre auteur, Paul VI, dans le fond, est d'accord avec l'avant-garde. Il craint seulement que le gros des troupes ne suive pas. Ce qui donne, en filigrane, la conclusion suivante : *Mauvaises troupes, dépêchez-vous de suivre ceux qui sont à l'avant-garde. Ce n'est pas du tout gentil d'inquiéter ainsi le Saint Père.* Passez muscade. Le tour est joué. A bientôt, la pro­chaine astuce. Tous ces textes, et bien d'autres, sont calculés de ma­nière à créer dans l'esprit du lecteur un climat d'ac­cueil favorable aux données du reportage. Les photos sont belles, savamment disposées. On nous présente vrai­ment sous leur meilleur jour et « la Cène en veston » et les « agapes fraternelles » où, sans cérémonie, les assis­tants communient sous les deux espèces. Et voilà qui va donner des idées. Pourquoi pas nous ? Pourquoi pas en France ? Est-ce qu'on va rester encore longtemps en retard sur la Hollande ? En toute objectivité, reconnaissons-le : c'est du tra­vail bien fait. \*\*\* 276:110 Deux questions se posent au lecteur qui veut réfléchir : « Comment apprécier ces initiatives ? Au fond, d'où viennent-elles ? » Pour répondre à la première, nous laissons la parole au R.P. Bouyer, de l'Oratoire. *La France Catholique* a justement publié, curieuse coïncidence, en même temps que *Match,* dans son numéro du 16 décembre 1966, quel­ques bonnes feuilles d'un nouvel ouvrage de l'oratorien : *Eucharistie* paru chez Desclée. Nous citons d'après *La France Catholique *: « La célébration collective que n'anime ni la contem­plation ni encore moins l'adoration du Christ présent dans son mystère risque fort de se dégrader en une de ces « manifestations de masse » chères au paganisme contemporain, superficiellement nimbée d'une aura de sentiments chrétiens. N'est-il pas inévitable, alors, que notre union au sacrifice du Sauveur par la messe en vienne à s'y confondre, comme nous le voyons trop, avec une simple addition, en attendant une substitution pure et simple, de nos œuvres tout humaines à l'opus redemp­tionis ? ... Mêlant, ainsi qu'il se doit, l'œcuménisme en vogue à « la conversion du monde », on nous propose des refontes de la messe qui, comme toujours prétendraient la ramener a ses origines évangéliques en y gardant (et s'il le faut en y introduisant) cela seul qui peut convenir, nous dit-on, à « l'homme d'aujourd'hui », un homme qu'on proclame tout « désacralisé » ! ... D'autres pas­sent des paroles aux actes... Tout ceci, sans doute, est du domaine de la fantaisie et paraît si pauvre et si ridi­cule que nous avons longtemps hésité à en faire cas ici. Mais prenons garde : c'est ainsi que se préparent et se coagulent des « groupes de pression » qui pourraient bien, d'ici peu, peser d'un poids considérable sur les ré­formes éventuelles, et, faute de pouvoir jamais en pren­dre en main la direction, en comprimer ou en fausser la réalisation ». On ne saurait mieux dire. 277:110 A la question : d'où viennent ces initiatives, Robert Serrou nous donne sa réponse. C'est de France que « sont parties la plupart des idées aujourd'hui appliquées aux Pays-Bas ». Voilà qui en dit long sur les responsabi­lités de certains promoteurs toujours bien en place, et le danger qu'ils continuent de représenter. Nous n'insistons pas là-dessus. Nous faisons seulement remarquer que M. Serrou n'a pas tout dit. A ce sujet, il n'a pas, comme il aurait dû, cité tous ses auteurs. A vrai dire, avec un hebdomadaire du niveau de *Paris-Match*, il n'y a là rien de trop éton­nant. Mais, quant à nous, vu l'importance des questions en jeu et par respect pour nos lecteurs, nous tenons à sup­pléer aux lacunes de l'information de M. Serrou. Nous abordons là, en effet, un point qui nous paraît capital. Beaucoup de gens éprouvent un sérieux malaise devant les initiatives de curés, de religieux, de vicaires, contrevenant sans sourciller aux dispositions de Vatican II. Il suffira de songer à tout ce qui a pu être écrit à Michel de Saint Pierre et que ce dernier a commencé de fai­re connaître au grand public. Combien de catholiques n'ont-ils pas dû éprouver ce malaise en lisant le repor­tage de *Paris-Match !* Malaise, pour le plus grand nom­bre, à l'enracinement indéfinissable. Ils ne s'expliquent pas, mais ils ont beau faire, ils ne peuvent « avaler » çà. Il y a, tout de même, on s'en doute, une explication. C'est tout simplement, on va le voir, le fondamental ré­flexe catholique qui joue en eux. Il existe, en effet, une manière on ne peut plus simple de tirer les choses au clair, c'est de reprendre les textes de Luther. Nous cons­tatons alors, fait très remarquable, que c'est justement *l'application des textes précis de Luther* qu'instinctive­ment le peuple catholique de France ne peut absolument pas « avaler ». \*\*\* 278:110 Un livre a paru, il y a dix ans, chez Fayard, à Paris. Voici son titre : *Luther tel qu'il fut. Textes choisis, tra­duits du latin et de l'allemand et annotés par le Chanoine Cristiani.* Aujourd'hui, ce livre est, pour les catholiques fidèles, très tristement au premier plan de l'actualité. Vraiment, il n'y a qu'à prendre et à lire. On est édifié au-delà de toute espérance. En feuilletant le livre, on s'aper­çoit vite que les textes de Luther ne manquent pas qui sont d'un intérêt puissamment actuel et qui donnent la clef d'un certain nombre de situations. On s'en rendra compte d'après les citations que nous allons faire et qui renvoient aux pages de cet ouvrage. Les catholiques veulent-ils comprendre quelque chose à toutes ces initiatives qui les déroutent et, en particu­lier, à ce que le reportage de *Paris-Match* leur a mis sous les yeux ? Qu'ils pensent à Luther. Tout ces clercs et laïcs désinvoltes, en mal de nouveautés, au fond que font-ils donc ? Ils appliquent tout simplement les direc­tives du grand Réformateur. Elles sont parfaitement claires. « Les formes et les ordres rituels doivent servir à pro­mouvoir la foi et à servir l'amour, et non à porter dom­mage à la foi. Dès qu'ils ne servent plus en ce sens, ils sont morts et n'ont plus de valeur. C'est tout à fait comme une bonne monnaie quand elle est contrefaite. Il vaut mieux, pour éviter les abus, la détruire et l'abolir. Ou encore, lorsque les souliers sont vieux et usés, nous ne les portons plus et nous en achetons d'autres. Ce n'est plus un ordre mais un désordre. Aucun Ordre n'a donc de valeur en soi, comme l'Ordre établi chez les papistes a été considéré jusqu'ici. Mais tout Ordre a sa vie, sa va­leur et sa force, sa vertu dans un usage raisonnable ; autrement, il est sans valeur et bon à rien. Que l'Esprit de Dieu et sa grâce soient avec nous tous. Amen ! » (pp. 183-184. Messe allemande et son Ordre du Service divin.) 279:110 Pourquoi donc cette « Cène en veston » et ces « aga­pes fraternelles » sans cérémonie ? Écoutons Luther, on comprendra : « En premier lieu, pour que nous puissions parvenir a une connaissance exacte et libre de ce sacrement (le sacrement du pain), avec certitude et succès, nous devons nous appliquer à écarter tout ce que le zèle humain et la dévotion ont ajouté à la simple institution de ce sacrement, c'est-à-dire les ornements sacerdotaux, les décors, les chants, les prières, le jeu des orgues, et tout cet appareil de choses sensibles, pour ne plus avoir devant les yeux que l'institution seule du Christ, quand il a institué ce sacrement, quand il l'a réa­lisé et prescrit. » (p. 91. De la captivité de Babylone. I. Et maintenant en premier lieu : du Sacrement du Pain.) On nous met sous les yeux de belles photographies de la communion sous les deux espèces. Voilà qui eût ravi d'aise le Réformateur. Ses idées sur la question, en effet, sont sans ambiguïté : « Pendant qu'ils ronchonnent sur ce que je vante la communion sous les deux espèces et que je les vois si occupés en cette matière et avec leurs merveilleux succès, je vais faire un pas de plus et tenter maintenant de mon­trer qu'ils sont des impies ceux qui refusent la commu­nion sous les deux espèces aux laïcs. Et pour le faire commodément, je vais entamer un prélude sur la capti­vité babylonienne de l'Église... Avant tout, je dois nier le septénaire sacramentel et je ne sais plus en reconnaî­tre que trois : le baptême, la pénitence et le pain. J'af­firme que ceux-ci ont été pour nous tenus par la Curie romaine dans une lamentable captivité et que l'Église a été dépouillée de toute leur liberté. Bien plus, si je vou­lais parler le langage de l'Écriture, je dirais qu'il n'existe qu'un seul sacrement et trois signes sacramentels ; mais nous reviendrons sur ce point en son temps. » (p. 87. De la captivité de Babylone.) 280:110 Dans sa Confession de foi, connue sous le nom d' « Articles de Smalkalde », Luther a jugé indispensa­ble de réaffirmer cette position : « Nous condamnons et maudissons donc spéciale­ment, au nom de Dieu, ceux qui non seulement ne veu­lent pas communiquer les deux espèces, mais qui pré­tendent en outre interdire, condamner, vilipender, comme une hérésie notre doctrine et qui se placent de la sorte contre le Christ et au-dessus de Lui ! Au sujet de la transsubstantiation, nous la considé­rons comme une pure sophisterie, en ce qu'ils disent que le pain et le vin quittent leur substance naturelle et qu'il ne reste que la forme et la couleur, mais plus de pain. » (p. 199-200.) Quant à la campagne contre le célibat ecclésiastique dont parle Robert Serrou dans son article, à peine est-il besoin de rappeler les positions connues de Luther sur ce point. Lui-même a prêché, d'exemple. Nous citons simplement ce qu'il en dit dans des « Articles de Smalkalde » : « De l'interdiction du mariage portée par eux et du fardeau qu'ils ont ajouté à l'état divin du prêtre, au moyen de la chasteté perpétuelle, nous avons estimé qu'ils n'y avaient aucun droit ni raison, mais qu'en cela ils ont agi comme des Antéchrists, des coquins tyran­niques et désespérants, et qu'ils ont été cause par là de péchés horribles, épouvantables et innombrables con­tre la chasteté, péchés dans lesquels ils restent encore plongés. Pas plus qu'ils n'ont reçu le pouvoir de changer un garçon en fille ou une fille en garçon, ou de faire que les deux n'existent pas, pas davantage il n'est en leur pouvoir de séparer ces créatures de Dieu ou de les empêcher de s'épouser honnêtement et d'habiter en­semble. C'est pourquoi nous ne voulons ni approuver ni tolérer leur misérable célibat, mais laisser libre le ma­riage, tel que Dieu l'a établi. Et nous ne voulons pas déchirer son œuvre ni la détruire, car Saint Paul dit (I Tim. IV, 1), que c'est une doctrine diabolique. » (p. 201-202.) 281:110 Il se trouvera des gens pour s'étonner que des prê­tres et des laïcs transgressent si formellement et si gra­vement les dispositions établies par le Concile. Évidem­ment, si on n'est pas selon l'esprit de Luther, il y a lar­gement de quoi trouver tout cela plutôt effarant. Mais Luther a absous d'avance tous ces novateurs. Ils peu­vent, sans aucune difficulté, avoir la conscience tran­quille. A quoi bon intervenir : ce serait même inutile et nuisible : « Il sera donc mieux de disposer le Service divin avec une intention particulière pour la jeunesse et pour les simples qui peuvent y venir. Pour ce qui est du reste, aucune loi, aucune prescription, exhortation ni contrainte, que l'on pourrait imaginer, ne pourront être utiles pour les induire à y venir volontiers et de leur propre initiative au Service divin, s'ils restent ré­calcitrants à cet égard, -- car Dieu ne prend aucun plai­sir à ce qui est contraint, mais tout sera inutile et bon à rien. » (p. 182. Messe allemande et son Ordre du Service divin.) Nous pensons que ces quelques textes suffiront. Si par hasard on estime qu'ils sont trop clairs et trop par­lants, on voudra bien nous concéder que ce n'est tout de même pas de notre faute et que nous n'y pouvons rien. \*\*\* Devant ces TEXTES précis de Luther, devant les FAITS Précis rapportés par *Paris-Match* et qui leur sont par­faitement CONFORMES, on comprend que si Robert Ser­rou avait été un informateur objectif jamais il n'aurait pu intituler son reportage « *la nouvelle messe *». Il n'y a rien de nouveau, en effet, dans tout ce qui nous est rapporté. C'est du réchauffé et du bien vieux. Cela remonte au XVI^e^ siècle. Pour être exact, le titre de l'ar­ticle aurait dû être -- « La messe selon Luther. » 282:110 De mille manières, on nous rebat les oreilles de cette nouvelle tarte à la crème qu'est le « retour aux sources ». Dans le cas qui nous occupe, voici cette source. Très précisément. On comprend que *Paris-Match* n'ait pas jugé bon d'indiquer la véritable référence : ç'eût été moins payant. \*\*\* Malheureusement les lecteurs de *Paris-Match* n'en sauront jamais rien. Et ils sont des centaines et des cen­taines de mille à qui on a savamment inoculé le venin luthérien. (Nous n'avons que du respect pour la per­sonne des protestants. Mais nous pensons que sur le plan de la doctrine et par rapport à la foi catholique, la loyauté exige la propriété des termes. Nous pensons que d'éventuelles et sympathiques rencontres autour d'une tasse de thé ne doivent pas empêcher la garde vigilante et la défense très ferme des brebis.) Tout ce qu'on peut espérer, c'est qu'on apprenne que la hiérarchie hollandaise a condamné ces pratiques. Tout ce qu'on peut souhaiter, c'est que l'épiscopat français mette en garde contre ce qui met gravement en danger la foi des fidèles. *Lex orandi, lex credendi*. La loi de la prière, c'est la loi de la foi. Nous croyons à la valeur profonde de l'antique adage et à toutes ses im­plications. Dominique Marie. 283:110 ### Sainte Scholastique SAINTE SCHOLASTIQUE était la sœur de saint Benoît, et leur vie est si bien jointe l'une à l'autre qu'une tradition s'est établie qu'ils étaient jumeaux. Ils passèrent ensemble leur jeunesse probablement jusqu'au moment où suivant les lois de l'empire romain, le jeune homme dut aller faire à Rome des études qui devaient le conduire à quelqu'emploi obligatoire ; car dans cet État totalitaire l'administration fixait toutes choses. Le jeune Martin, fils de soldat, fut obligé de s'engager dans l'armée. Nos « orienteurs » feront des prouesses du même genre. Cependant l'histoire rapporte que la fillette s'était vouée au Seigneur dès son enfance ; les deux enfants, très pieux, devaient en parler ensemble, et saint Benoît donna la preuve de ses sentiments en s'enfuyant de Rome et de ses écoles avec l'aide de sa : nourrice, dès ses quinze ou seize ans, « sagement indocte » dit son biographe. Il aboutit finalement à la grotte de Subiaco où il mena trois ans la vie érémitique avant que ses miracles ne lui attirassent des disciples. Il fonda alors douze petits monastères. 284:110 Le frère et la sœur vécurent en un temps plus trouble encore que le nôtre ; au V^e^ siècle où ils naquirent il n'y eut ni paix durable, ni tranquillité, ni assurance d'un seul lendemain paisible, ni stabilité sinon dans l'Église catho­lique. Mais celle-ci était faible et les hérétiques avaient le nombre et la force. C'est le temps des grandes invasions ; or les envahisseurs barbares étaient ariens. En 406 font irruption dans l'empire romain les Vanda­les, les Alains, les Suèves, les Visigoths. Alaric, chef de ces derniers, prend Rome et la pille vers 410. Saint Augustin meurt en 430 dans Hippone assiégée par les Vandales. Attila battu en France eu 451 dans les Champs Catalauni­ques se tourne contre l'Italie ; il est arrêté devant Rome par saint Léon le Grand, alors pape, comme il l'avait été devant Troyes par saint Loup ; ce qui prouve quel ascen­dant avaient alors les chefs de l'Église. Ce fut l'époque où naquirent sainte Scholastique et saint Benoît. En 476 Odoa­cre, chef des Hérules, pilla Rome et prit le titre de roi d'Italie. Ce fut la fin théorique de l'Empire romain d'Occi­dent ; mais ce barbare fut vaincu et ensuite assassiné ; par Théodoric, roi des Goths de l'Est (Ostrogoths) vers 492, alors que nos deux saints avaient quatorze ans. Tous ces barbares, convertis au christianisme pendant leur séjour au voisinage de l'Empire d'Orient, étaient ariens et niaient la divinité de Jésus-Christ. Certains d'entre eux persécu­tèrent violemment les catholiques. Mais c'est le temps aussi de l'hérésie de Nestorius, patriarche de Constantinople ; il ne voyait dans le Christ qu'un homme parfait auquel la divinité s'était en quelque sorte associée ; et les Ostrogoths ravageaient toute l'Italie, puisque leur roi voulut éprouver la sainteté de saint Benoît alors au Mont Cassin. 285:110 Il fallait fixer un monde plein de violences et de meurtres ; une nouvelle société se formait avec les envahisseurs ; les nouveaux venus étaient peu nombreux, mais ils avaient tout pouvoir et une idée très incomplète de la justice. Ils se rendaient bien compte de leur incapacité à admi­nistrer une société bien plus diverse et civilisée que celle d'où ils sortaient ; aussi prenaient-ils des ministres romains, comme Cassiodore ou Boèce. C'était risquer sa vie pour un caprice du maître, comme Boèce l'éprouva. L'Église eut à former ces barbares et à transmettre la pensée chrétienne débarrassée de ce que la société romaine gardait de ses origines païennes, comme l'esclavage et le totalitarisme de l'État. De notre temps, l'Église aurait de même à se débarrasser et nous débarrasser du néo-paganisme de la Renaissance (et du rationalisme de la Réforme) ; de l'individualisme libéral, qui livre à l'argent le pouvoir, et son contraire, qui en naît, le totalitarisme socialiste. Comment l'Église s'y prit-elle ? Au moyen de ses saints : elle n'a pas d'autre moyen. \*\*\* Tel fut le temps où vécurent sainte Scholastique et son frère ; saint Benoît est bien connu ; sa sœur a vécu dans son ombre et c'est dans la vie de saint Benoît que la sainteté de la sœur montre son caractère ; voici ce qu'en dit saint Grégoire le Grand : « Scholastique, sœur de notre bienheureux Père, vouée à Dieu dès le temps de son enfance, avait coutume de le venir voir une fois par an. L'homme de Dieu descendait pour cela dans une propriété de son monastère, non loin de la porte. Vint le jour où comme de coutume son véné­rable frère descendit la retrouver avec ses disciples. 286:110 Ils passèrent tout le jour à la louange de Dieu et en saintes conversations. Quand tomba le jour et vint la nuit, ils prirent ensemble un repas ; ils étaient encore à table, il se faisait tard et l'heure passait en pieux colloques ; la sainte moniale sa sœur dit à son frère : « Je t'en prie, ne me quitte pas cette nuit et jusqu'au matin entretenons-nous des joies de la vie céleste. » Il lui répondit : « Que dis-tu là ma sœur, je ne puis d'aucune manière rester en dehors du monastère. » « Le ciel était alors très clair et il n'y avait pas trace de nuages dans le ciel. Mais la sainte femme, dès qu'elle eût entendu le refus de son frère, croisa ses doigts sur la table et posant sa tête sur ses mains, elle répéta sa demande au Seigneur tout puissant. Et lorsqu'elle leva la tête de sur la table, le tonnerre et le vent, un tel ouragan de pluie survin­rent que ni le vénérable frère, ni les frères avec lui venus, qui du seuil considéraient le temps, ne purent mettre le pied dehors. « Car la sainte moniale, la tête dans ses mains, répandit sur la table un fleuve de larmes et changea en pluie la sérénité de l'air. En un moment l'averse suivit la demande ; et si parfaitement coïncidèrent le déluge et la prière, que Scholastique levait à peine la tête de sur la table qu'il tonnait et que tombait la pluie. « Alors, au milieu des éclairs, du tonnerre et des torrents de pluie, l'homme de Dieu, voyant qu'il ne pouvait retourner à son monastère, s'attrista et dit : « Que le Dieu tout puissant te pardonne, ma sœur, qu'as-tu fait ? » Et Scholastique répondit : « Je t'ai prié et tu n'as pas voulu m'écouter. J'ai prié mon Dieu et Lui m'a entendue. Sors donc si tu le peux, laisse-moi là et retourne à ton monas­tère. » Saint Benoît, qui avait refusé de rester, ne pouvant quitter l'abri du toit, demeura malgré lui. Ils passèrent donc la nuit à veiller et à se rassasier l'un l'autre d'entre­tiens spirituels. 287:110 « Le lendemain, la vénérable femme rejoignit son monas­tère et l'homme de Dieu le sien. Mais trois jours après, levant les yeux au ciel dans sa cellule, Benoît vit l'âme de sa sœur, sortie du corps, pénétrer dans les mystères du ciel sous la forme d'une colombe. Réjoui de la gloire de sa sœur, il rendit grâce à Dieu par des hymnes et des louanges et annonça cette mort aux frères. Il les envoya chercher le corps pour l'apporter au monastère et le déposer dans le caveau qu'il avait fait préparer pour lui-même. » Et l'Église aujourd'hui chante : « Quelle est celle-ci qui vole comme un nuage et comme une colombe qui rejoint son nid ? -- Dieu m'a donné des ailes comme à la colombe : je volerai et trouverai le repos. » Elle dit encore : « Lève-toi et avance, mon amie, ma colombe, ma toute belle ; viens et prends la couronne que le Seigneur a préparée pour toi dès l'éternité. » N'est-ce pas cette poésie chrétienne qu'on veut supprimer ? Profitons-en donc s'il est encore temps : « Sous la forme d'une colombe, l'âme de Scholastique est apparue. -- L'âme de son frère s'en est réjouie. L'âme de Scholasti­que est apparue. Gloire au Père, au Fils, au Saint-Esprit. -- Sous la forme d'une colombe, l'âme de Scholastique est apparue. » Et voici l'antienne du Magnificat des premières vêpres : « La foule des fidèles exulte de la gloire de Scholastique ; s'en réjouissent surtout les vierges qui célèbrent sa fête ; car, fondant en larmes en priant le Seigneur, elle obtint plus de Lui parce qu'elle aima davantage. » Souvenez-vous en le 10 février. \*\*\* 288:110 *Elle aima davantage* Comme Dieu envoya au monde à la fin du XIX^e^ siècle la sœur Thérèse de l'Enfant Jésus et de la sainte Face, pour s'offrir comme victime à l'amour miséricordieux, il envoya, parmi les misères qui suivirent la chute de l'empire romain, une sainte fille vouée au saint amour. Nous ne savons rien, ou à peu près, de la vie mystique de ces époques lointaines ; on n'en écrivait rien, on se contentait de la vivre. Saint Benoît écrivit sa règle pour les commençants comme une méthode d'ascèse, Après avoir décrit les douze degrés de l'humilité, qui nous paraissent un sommet de la sainteté, il dit en substance que le cénobite enfin libéré, peut entrer alors dans la vie spirituelle ; et il n'en décrit rien. Elle est en effet à la fois divine et person­nelle. Scholastique a suivi les enseignements de son frère. Rien ne dit qu'elle ait fondé un monastère saint Grégoire dit : *cum ad cellam propriam recessisset* « cella » peut vouloir dire simplement sa demeure. Les vierges consacrées en ce temps restaient souvent dans leur famille. Quand saint Benoît, vers 525, fonda le Mont Cassin, elle vint s'installer tout auprès. Qui sait, si dans cette dernière nuit de leur rencontre, ce ne fut pas elle, qui sans même le vouloir, instruisit le patriarche des moines d'Occident ? \*\*\* Telles sont les armes de l'Église ; dans l'impossibilité de guérir une société ainsi bouleversée, sinon petit à petit et par l'exemple, l'Église recueillait les âmes clairvoyantes et soucieuses de l' « unique nécessaire », elle fondait de minuscules sociétés chrétiennes, aussi parfaites qu'il est possible sur la terre, et maintenait l'unité par l'ascendant, légitime et fondé sur l'Écriture, de ses Papes. 289:110 Il est probable -- c'était l'opinion de Dom Schuster -- que c'est le Pape lui-même qui envoya saint Benoît dans la région de la Campanie ; saint Benoît s'installa sur la bordure de cette plaine très riche mais alors dépeuplée et sans clergé, car elle avait été pillée plus de dix fois en un siècle. Là saint Benoît prêchait la doctrine évangélique aux paysans des environs « avec zèle et assiduité » dit son biographe. Le rôle de sainte Scholastique fut d'être une héroïne de l'amour, comme l'est dans notre temps sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. \*\*\* De notre temps, la vraie réponse de l'Église reste la même qu'au VI^e^ siècle. Le mal est plus grand encore, car il ne s'agit pas seulement de civiliser des brutes et de leur montrer comment doit se conduire un vrai chrétien. Nous vivons dans une société apostate et les désordres intel­lectuels et moraux atteignent les chrétiens. La réponse est un appel à la sainteté de tous. Cet appel n'atteindra d'abord qu'un petit nombre d'âmes ; les transformations brusques sont impossibles. Les cataclysmes comme celui des grandes invasions nous montrent ce qui s'ensuit : quatre siècles d'anarchie gouvernementale et de malheurs sociaux que durent compenser quatre siècles de sainteté pour en venir à bout ; et une sainteté comme elle existe présentement de l'autre côté du rideau de fer, une sainteté de martyrs. Aujourd'hui comme en ce temps la vraie vie chrétienne consiste à vivre dans la sainte espérance du ciel et à faire le nécessaire pour l'obtenir en recherchant à accomplir la volonté de Dieu. Il n'y a rien à attendre de transformations sociales dont le succès et les conséquences sont toujours aléatoires ; c'est tout de suite qu'il faut prendre le parti de Dieu. 290:110 Les petites sociétés naturelles qui doivent donner l'exemple sont d'abord les familles ; elles sont l'instrument destiné à sauver le petit reste qui doit tenir. Là, il est plus facile qu'ailleurs de mener une vie chrétienne dans une union fondée sur l'amour. Dans notre appel aux femmes chrétiennes nous avons montré que l'avenir de l'humanité dépend de la formation des petits enfants ; et celle-ci est confiée à leurs mères directement par Dieu. N'est-il pas significatif, ce lien fraternel de Scholastique et de Benoît ? Et celui des sœurs Martin, toutes quatre religieuses, dont trois carmélites demeurant ensemble ? Les familles ont préparé la naissance des saints ; et c'est une longue histoire que celle des saintes, mères de saints. Saint Grégoire termine ce qu'il raconte de sainte Scholastique en disant que son frère la fit enterrer dans son propre tombeau et il conclut : « Il arriva donc que leurs âmes étant toujours unies en Dieu, leurs corps non plus ne furent pas séparés dans le tombeau. » Il y a donc bien des manières de travailler à la paix de l'Église et à la conversion des âmes ; celle qui est le plus à la portée de la généralité des chrétiens est d'imiter ces parents qui, dans Nurcie, élevèrent Scholastique et Benoît, ou M. et Mme Martin. La vie des seconds nous est connue ; ils cherchèrent avant tout le royaume de Dieu ; ce ne fut pas sans peines. Mais peut-on enfanter Jésus dans les âmes, même celles de ses enfants, sans qu'un glaive vous transperce le cœur ? D. Minimus. 291:110 ## NOTES CRITIQUES NOTULES ### Un théologien quitte l'Église Un théologien anglais vient de quitter l'Église. Agé de 43 ans, Fr. Charles Davis n'était pas n'importe qui. Inconnu du grand public français, sa réputation, dans son domai­ne, dépassait les frontières. Directeur de la *Clergy Re­view*, il avait été, en novem­bre dernier, nommé membre de la Commission chargée de préparer le dialogue avec les Anglicans. Charles Davis va épouser une catholique américaine, âgée de 36 ans, étudiante à l'Université de Bristol. Mais son mariage n'explique pas sa décision. Car ne n'est pas seulement la prêtrise à la­quelle il renonce, c'est l'Église catholique qu'il aban­donne. Pourquoi ? Parce qu'à ses yeux elle est un obstacle au véritable christianisme. Parlant des chrétiens qu'il connaît et admire, il consi­dère que l'Église « n'est pas la source des valeurs qu'ils aiment et propagent ». « Pour moi, dit-il, l'enga­gement chrétien est insépa­rable du respect de la vérité et du respect des personnes. Je ne vois ni l'un ni l'autre dans l'Église officielle. On y trouve le respect de l'autorité aux dépens de la vérité, et je suis constamment attristé par des exemples de domma­ge causé aux personnes par l'action d'un système imper­sonnel et dépourvu de liber­té. » Il pense d'ailleurs que l'Église est en train d'éclater et que « quelque nouvelle forme de présence chrétien­ne au monde est en forma­tion ». Le « Tablet » du 24 décem­bre 1966 auquel nous em­pruntons ces informations ajoute que Ch. Davis n'a l'in­tention de rejoindre aucune autre Église. La décision de Ch. Davis semble avoir ému douloureu­sement les Anglais. On ne peut que partager leurs sen­timents ; non sans penser que pour un prêtre qui ne croit plus en l'Église, il est plus honnête de la quitter que d'y rester. L. S. 292:110 ### Un livre terrible sur le Padre Pio Nos lecteurs connaissent déjà plusieurs grandes études sur le Padre Pio publiées par Enne­mond Boniface dans « Itinérai­res » en 1966 (numéros 102, 103, 104 et 105). Ennemond Boniface vient de faire paraître, aux Éditions de la Table Ronde, un volume de 348 pages intitulé : *Padre Pio de Pietrelcina. Vie, Œuvres, Pas­sion*. C'est à ce jour l'ouvrage le plus complet, avec une grande abondance de documents sur les persécutions ecclésiastiques su­bies par le P. Pio et sur les mo­tifs de ces persécutions. \*\*\* Ennemond Boniface, qui avait précédemment publié deux ou­vrages fondamentaux sur Thérèse Neumann, a enquêté pendant des années sur le P. Pio. Dans un bref « Avant-propos », il expli­que ce qui suit : « ...*La raison est double, pour moi, de révéler ce que tous les livres ont jusqu'ici passé sous silence. Je dois, d'une part, mon­trer le caractère victimal, qui l'emporte de beaucoup chez le Padre Pio, et, d'autre part, prou­ver de manière péremptoire que, malgré le démenti qu'on a osé lui faire signer -- au nom de la Sainte Obéissance -- et publier dans la presse, les sévices et exactions que ses fidèles ont dénoncés n'ont été que trop réels.* « ...*J'aurais aimé pouvoir n'exposer les persécutions subies par le stigmatisé que de ma­nière succincte, en ne donnant, d'une plume légère, que les preuves strictement indispensa­bles. Mais l'indigne manœuvre qui a consisté à faire publier un démenti signé du Padre Pio lui-même oblige l'historiographe à produire non seulement des té­moignages, mais des documents.* « *La recherche de ces documents a été longue et difficile. Leur acquisition l'a été davan­tage encore. Elle n'a pas coûté que des efforts d'ingéniosité* (*...*)*. Je n'ai cependant utilisé pour le présent ouvrage qu'une minime partie de ces précieux docu­ments, me bornant à produire ceux qui étaient vraiment indis­pensables à la preuve* (*...*)*.* « ...*Nous possédons en auto­graphe la quasi-totalité de ces documents uniques, sans la moin­dre exception, tous ceux qui ont le plus d'importance : par exem­ple les aveux spontanés du mal­heureux qui a installé les micros dans les divers lieux de confession de Padre Pio, ainsi que les lettres de ses Supérieurs qui lui en avaient donné l'ordre et le dirigeaient, au jour le jour, dans son abject espionnage.* 293:110 « *Tous ces documents, et des milliers d'autres, sont en sûreté, hors des pays où l'on pourrait avoir l'idée de les découvrir. Ils seront légués à la Bibliothèque Nationale française à Paris. Des photocopies en seront fournies à diverses bibliothèques des grandes villes d'Europe... *» L'ouvrage d'Ennemond Boni­face est d'un puissant intérêt. Il dit ce qui n'avait pas encore été dit, et il le prouve. \*\*\* Bien entendu, ce livre est pour le lecteur « averti » et « for­mé », comme on dit. Les téné­breuses et horribles machina­tions de la maffia des persécu­teurs ecclésiastiques sont por­tées au grand jour. Cela est ex­trêmement instructif, car on y voit la panoplie habituelle des procédés criminels : l'organisation de la calomnie, l'accusation de « schisme », l'emploi arbi­traire des sanctions canoniques. Il est fort remarquable que les Supérieurs qui ont fait violer le secret de la confession n'aient pas encore été écartés des pos­tes de responsabilité. A plusieurs reprises, il fallut l'intervention personnelle de Pie XII (qui vénérait le Padre Pio), puis récemment de Paul VI, pour arracher le Padre Pio aux vio­lences les plus extrêmes de la persécution. Le livre montre très bien comment, à l'intérieur de l'Église, la sainteté est aux prises avec une corruption satanique. Il en a toujours été plus ou moins ainsi, sans doute : depuis Judas. Mais c'est aujourd'hui, semble-t-il, l'aspect le plus ca­ractéristique et le plus fonda­mental de la crise spirituelle de notre temps. \*\*\* Sur cette crise spirituelle à l'intérieur de l'Église, le « vieux laïc » Jacques Maritain a fait paraître, comme nous l'avons annoncé dans notre précédent numéro, un volume intitulé « Le Paysan de la Garonne » (Desclée de Brouwer). Et nous avons noté que le Bulletin diocésain de Versailles recommande ce livre pour nous « délivrer de certaines idoles post-conciliaires ». Dans un prochain numéro d' « Itinéraires », plusieurs de nos collaborateurs donneront leur sentiment sur cet ouvrage et étudieront en détail les ques­tions de philosophie, de théo­logie et de spiritualité qui y sont posées. Mais, sans diminuer en rien l'importance doctrinale du livre de Maritain, nous croyons pou­voir dire que *le livre de Boniface sur le Padre Pio est encore* *plus* *important, par les lumières plus hautes et plus saisissantes qu'il apporte* *sur* *l'état présent de l'Église.* \*\*\* 294:110 Ennemond Boniface déclare que sous sa plume les mots « saints », « sainteté », etc., ex­priment seulement sa conviction personnelle, et qu'il se soumet d'avance, comme il se doit, au jugement éventuel de l'Église. Mais dans l'attente de ce ju­gement éventuel, on n'est nulle­ment tenu à l'abstention. Nous le savons bien, nous le savons tout particulièrement, nous autres Français. Si l'on avait attendu le ju­gement final de l'Église pour suivre Jeanne d'Arc, aujourd'hui nous serions probablement An­glais, et protestants... \*\*\* Le chapitre IV et le chapitre V du livre d'Ennemond Boniface rapportent et prouvent d'atro­ces abominations. Il s'agissait de prendre, par tous les moyens, *l'argent* donné au P. Pio pour la « Casa Sollievo della Sofferenza » (« Maison du soulagement de la souffrance »), dont Pie XII, le relevant partiel­lement pour cela de son vœu de pauvreté, l'avait nommé propriétaire et administrateur à vie. Mais en outre, la cruauté des persécuteurs ecclésiastiques est allée jusqu'à infliger au P. Pio des tortures physiques visant à le faire mourir au milieu des souffrances. En 1961, le nouveau Père Gardien « *supprima au P. Pio l'assistance de l'accompa­gnateur que les Capucins ont coutume d'assigner à chaque Père âgé ou malade. Les autres Pères se virent interdire de l'aider à monter les escaliers. Car il s'agissait de briser son corps en même temps que son esprit... Un jour le P. Pio glissa dans l'escalier et tomba. Un Frère qui descendait derrière lui se précipita pour l'aider à se relever. Mais aussitôt le Père Gardien l'arrêta d'un geste brus­que, hurlant :* « *Obéissance ! *» *et le P. Pio, s'agrippant aux murs comme le lui permettaient ses mains sanglantes et doulou­reuses, eut la plus grande peine à se relever, sous le regard glacé de son tortionnaire... *» Tortionnaire qui était sans doute un simple bandit sicilien de la maffia (laïque celle-là) qui s'est introduite elle aussi, com­me on le sait, parmi les Capucins d'Italie. « *Une autre fois, le P. Pio vint à tomber dans les w. c. : deux heures plus fard seulement il fut délivré...* « *Ce qui est surprenant, c'est que le P. Pio ait survécu à des traitements aussi barbares, quand on sait qu'il perd quoti­diennement un petit bol de sang depuis quarante ans, et qu'il absorbe moins de deux cents grammes de nourriture par jour. Beaucoup considèrent sa survie comme un miracle...* 295:110 « *Le P. Pio supporte tout sans la moindre réaction. Nul ne l'en­tendit jamais se plaindre, encore moins protester, simplement il est arrivé qu'on l'entende mur­murer dans un soupir, comme inconsciemment :* « *Je n'en puis plus *». « *Quelquefois, on le découvre évanoui dans sa cellule, couvert d'une sueur glacée. Obéissan­ce... *». Dès son avènement. Paul VI donna des ordres pour faire ces­ser de tels sévices. Il en résulta une amélioration, mais relative et passagère, car les coupables sont puissants dans l'Église et n'ont pas été dépossédés de leur pouvoir : « *Pratiquement le P. Pio est toujours entre les griffes de ses ennemis qui n'ont des­serré leur étreinte que juste ce qu'il fallait pour donner le chan­ge. *» \*\*\* Tout au long de ces pages, on remarquera la bonté, la clair­voyance, l'esprit surnaturel et les efforts du Cardinal Otta­viani ; on remarquera aussi la puissance des maffias ecclésias­tiques réussissant à annuler pra­tiquement les décisions du propréfet du Saint-Office, même au temps où le Saint-Office existait encore comme « Sacrée Suprê­me Congrégation ». \*\*\* Pendant trois mois, des micros ont fonctionné dans les lieux où le P. Pio confessait. Ennemond Boniface en public les preuves irrécusables, y compris les lettres des Supérieurs ecclésiastiques qui se transmettaient selon la voie hiérarchique les bandes en­registreuses, et l'aveu du Minis­tre Général de l'Ordre des Capucins que tout ce qui fut fait au P. Pio l'a été « *après en avoir informé l'Autorité ec­clésiastique et le plus souvent par son ordre *». Le P. Pio ayant confessé au moins 10 pénitents par jour, en trois mois le secret de la confes­sion a donc été violé au moins 1200 fois : non par négligence ou par accident, mais « par ordre supérieur ». Mais aucune autorité sur la terre n'a le droit d'organiser ou d'autoriser le viol du secret de la confession. Ce secret est un droit absolu et inaliénable de chaque péni­tent. Il importe que ce droit soit rétabli avec d'autant plus d'éclat que l'on a mis de cynis­me à le violer. Tous les fidèles de l'univers catholique ont un intérêt direct, une qualification évidente et un droit certain à prendre les cho­ses en main, puisque l'autorité ecclésiastique a été, en fait, défaillante. Tous les fidèles de l'univers catholique peuvent et doivent réclamer un châtiment exemplaire pour ce crime sans précédent, organisé suivant une filière hiérarchique. 296:110 Il faut que l'administration du sacrement de pénitence rede­vienne exempte de toute suspicion. Faudra-t-il pour cela aller jusqu'à créer une Association catholique internationale pour la défense du secret de la confession... Puisse en tous cas le livre En­nemond Boniface hâter l'heure où l'indispensable justice viendra raffermir la confiance ébranlée. \*\*\* A vues simplement humaines, il ne semble pas, hélas, que l'heure de la justice soit pour aujourd'hui. Dans son dernier chapitre, Ennemond Boniface ne nous laisse aucune illusion. Les ordres donnés par Paul VI n'ont été obéis que partiellement et qu'en apparence ; d'une ma­nière plus hypocrite, la persécu­tion et l'isolement du P. Pio continuent. Les milliards versés par la charité pour être mis à la disposition de l'œuvre du P. Pio étant passés en d'autres mains, on enregistre naturelle­ment un ralentissement des dons qui va sans cesse s'aggravant. L'immense fondation hospita­lière, techniquement ultra-mo­derne et à statut chrétien, dont le P. Pio était l'animateur, est en train de péricliter : écœurés, plusieurs des meilleurs médecins se sont retirés. « *La désagrégation de l'œuvre admirable du P. Pio est commencée et nul n'a même le droit de lui rendre compte et de demander conseil. Les démolisseurs, ses geôliers, continuent à l'isoler du monde... *» Ennemond Boniface demande que l'on « *fasse restituer au P. Pio, en même temps que sa pleine liberté, les 200000 ac­tions de la Casa, dont la spo­liation a constitué un détourne­ment d'offrandes scandaleux *». Mais il ajoute : « *Il est d'ailleurs à peu près certain que cette restitution ne suffirait pas, au­jourd'hui, à sauver la Maison Soulagement de la Souffrance, mais du moins procurerait-elle aux innombrables fidèles, fils et filles du stigmatisé, l'immense joie de lui avoir vu rendre enfin justice de son vivant. *» Le pronostic, à vues humaines, demeure fort sombre : « *Le P. Pio, après avoir été dépouillé de ses œuvres et séparé de ses fidèles, sera donc sans doute à la quatorzième station de son calvaire. Le mo­ment est venu où ses puissant ennemis, définitivement maîtres, de la situation et possesseurs des milliards que la charité mondial avait procurés pour sa Casa pourront mettre sur lui la pierre tombale. *» \*\*\* 297:110 Le P. Pio est le premier prêtre stigmatisé de l'histoire de l'Église. Ceux qui auront été ses contemporains seront de nouveau confrontés avec lui au jour du Jugement. #### Le massacre du catéchisme Selon Henri Fesquet, dans « Le Monde » du 8 décembre 1966 (du 8 décembre !), voici quelques-unes des caractéristi­ques fondamentales du « fonds obligatoire » qui servirait de base à la rédaction des nou­veaux catéchismes (différents suivant les classes sociales) : « ...*A disparu de la notion de péché mortel, si traumatisante pour les jeunes enfants... *» (Tous les chrétiens antérieurs étaient des chrétiens « trauma­tisés », bons pour le psychiatre.) « *On ne parle plus de péché véniel. Il n'y a pas de définition du péché originel... L'expression* « *Immaculée Conception *», *ju­gée trop difficile, n'a pas été retenue... ***»** (Oui, le 8 décembre... Expres­sion trop difficile : c'est pour­tant celle que la T. S. Vierge a dite à Bernadette. Et l'on sait que Bernadette, au jugement de M. Laurentin, était « *dépourvue de toute culture humaine... *») « *Le nom même du diable ou du démon ou de l'esprit mauvais n'est pas mentionné... L'ancien chapitre sur les anges et les démons a été supprimé. Seul l'ange Gabriel de l'Annonciation reste mentionné. Les fameux* « *anges gardiens *» *qui ont bercée l'enfance des générations antérieures ne figurent plus dans ce* «* fonds obligatoire *». (Les « fameux anges gardiens » : comme c'est bien dit... mais en disant qu'ils ont « bercé l'enfance des générations anté­rieures », Fesquet confond sans doute. Il confond avec *L'Au­berge de l'Ange gardien* de la comtesse de Ségur). « *Toute question relative à l'Enfer a disparu, ainsi que sa définition comme lieu de tour­ment, de souffrance et de feu... On n'aborde pas la question de l'éternité des peines de l'En­fer... *». Donc selon l' « informateur religieux » Henri Fesquet, c'est cela que l'Assemblée plénière de l'Épiscopat français, tenue à Lourdes en octobre 1966, aurait adopté par 104 voix contre une. C'est incroyable. Et, jusqu'à preuve du con­traire, nous refusons de le croire. Car, s'il en était ainsi, on se trouverait en présence d'une si­tuation insurrectionnelle. \*\*\* 298:110 Henri Fesquet ajoute : « *Il va sans dire qu'aucun des dogmes ni qu'aucune des vérités traditionnelles de la foi ne se trouve rejeté. *» C'est encore heureux. Un catéchisme qui mention­nerait les dogmes pour les *reje­ter* explicitement ! Mais selon Fesquet plusieurs vérités de la foi chrétienne, si elles ne sont pas ouvertement rejetées, seraient du moins pas­sées sous silence. Par exemple celle des *anges gardiens***,** attestée par l'Évangile et la parole même du Christ à propos des enfants, serait frau­duleusement dissimulée aux en­fants précisément ! En saint Matthieu, XVIII, 10 : « *Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits : car, je vous le dis, leurs anges dans les cieux voient constamment la face de mon Père. *» \*\*\* Sur la doctrine catholique concernant les anges, on se re­portera à l'étude du P. Calmel : « Nos anges gardiens »**,** dans *Iti­néraires*, numéro 103, de mai 1966. Et sur la doctrine catholique concernant les démons, on se reportera à l'étude de Domi­nique Marie : « L'existence de Satan », dans *Itinéraires*, nu­méro 108, de décembre 1966. \*\*\* Adapter le catéchisme est une chose. Le massacrer en est une autre. Et c'en est une troisième de couvrir d'injures et de mépris le catéchisme qui était précédem­ment en vigueur. Cette troisième chose serait d'ailleurs extrêmement cocasse, si l'on avait le cœur à rire en cette matière. Car le catéchisme aujourd'hui injurié et méprisé n'est pas le catéchisme du temps de Constantin ou de Charle­magne. C'est celui des évêques qui sont toujours en fonction. Le catéchisme à l'usage des dio­cèses de France, « édition revue et corrigée 1947 », a paru avec l'imprimatur de Mgr Lefebvre, archevêque de Bourges : ce pré­lat n'était pas un homme des « âges obscurs » et de la « chrétienté sacrale », il n'était pas contemporain des Croisades « il est présentement le président de l'Assemblée plénière de l'épiscopat français. A force de cracher sur l'Église de Constantin et sur l'Église de Charlemagne, puis sur l'Église du Concile de Trente, puis sur l'Église du début du XX^e^ siècle on en vient naturellement à cracher sur l'Église d'aujourd'hui en attendant sans doute de cracher par avance sur l'Église de demain. 299:110 « *Jadis le catéchisme était l'abrégé d'une théologie notionnelle et donc abstraite. *» Or ce « jadis » vise le caté­chisme de... 1947, approuvé par un épiscopat qui est toujours vivant et par un Cardinal qui est devenu le président de l'actuelle Conférence épiscopale françai­se. Alors il faudrait s'entendre. Si nos enfants ont été, jusqu'en 1966, irréparablement « trau­matisés » par un catéchisme déplorable, la faute en revient à des évêques qui sont toujours là. L' « esprit du Concile » exi­gerait alors qu'ils reconnaissent leurs fautes et qu'ils nous en demandent pardon. Et qu'ils comprennent spontanément que leur affreux catéchisme d'hier ne les qualifie pas pour faire le catéchisme d'aujourd'hui. Cela dans l'hypothèse, que pour notre part nous rejetons, où Henri Fes­quet aurait dit la vérité. Si contre toute vraisemblance Henri Fesquet avait dit la vé­rité, il s'ensuivrait d'abord les conséquences morales et prati­ques que nous venons de dire. \*\*\* L' « ancien catéchisme » -- entendez celui de 1947 -- « *si extraordinaire que cela puisse paraître, n'évoquait le* « *tra­vail *» *que pour dire qu'il était défendu le dimanche *», ose pré­tendre Henri Fesquet. Cette diffamation est une contre-vérité. Et ici Henri Fesquet est pris la main dans le sac. En flagrant délit. Dans l' « ancien catéchisme », outre la question 358 qui énonce le devoir de l'État « de pro­téger par ses lois les travail­leurs », et outre la question 417 (« un paresseux est celui qui ne veut pas travailler ou qui travaille avec mollesse »), il y avait la question 421 : « *-- Que ferez-vous pour sanctifier votre travail ?* « *-- Pour sanctifier mon tra­vail, je l'offrirai à Dieu et je le ferai de mon mieux, en y met­tant tout mon cœur et toute mon application. *» Henri Fesquet *a inventé de toutes pièces* que l'ancien catéchisme « n'évoquait le travail que pour dire qu'il était dé­fendu le dimanche ». En fait de « travail », voilà donc à quel travail singulier se livre cet « informateur reli­gieux ». \*\*\* De même, Fesquet nous ra­conte que le plan de l'ancien catéchisme était : « I. -- Le dogme ; II. -- La morale ; III. -- Les sacrements », tandis que le nouveau catéchisme sera « axé sur la personne du Christ ». 300:110 Passons sur le fond de la question, -- qui passe fort au-dessus de la tête de Fesquet, et qui est évoqué vers la fin du second éditorial du présent nu­méro. Ne retenons ici que l' « infor­mation ». C'est encore une contre-vé­rité. Car voici quel était le plan du catéchisme de 1947 : « I. -- Les vérités que Jésus-Christ nous a enseignées. « II. -- Les secours que Jésus-Christ nous a préparés. « III. -- Les commandements que Jésus-Christ nous a don­nés. » Ici encore, l' « informateur religieux » Henri Fesquet est pris la main dans le sac. \*\*\* Alors on respire. On peut lé­gitimement penser que Fesquet a aussi mal lu le nouveau caté­chisme qu'il avait fait pour l'ancien. Ses « informations », fort heureusement, ne méritent pas plus de confiance que l'on vient de le voir. Il nous explique que « le fonds obligatoire adopté à Lourdes... se présente comme un cahier de 127 pages ronéotypées », A la différence de Fesquet, nous n'appartenons pas à la classe des privilégiés de l'Église de France : nous n'en avons pas eu communication. Mais nous escomptons fer­mement qu'il n'est pas vrai que le nouveau catéchisme va « sup­primer » les anges gardiens (etc.). Nous escomptons qu'il n'est pas vrai non plus que les commandements de Dieu -- c'est-à-dire le Décalogue -- se­ront désormais rejetés dans « un additif facultatif » (sic). Car il ne serait pas possible en conscience de l'accepter. ### Bibliographie #### Edmonde Charles-Roux Oublier Palerme (Grasset) Ce « Prix Goncourt » ne m'inspire qu'une considération sans chaleur ; je ressens sou­vent la même impression à la lecture de ceux qu'on nomme les « bons romans ». Pourquoi ? Trop d'éléments mêlés, trop de prolixité, peut-être... 301:110 D'abord j'ai trouvé assez péni­bles, Les progressions simulta­nées de l'histoire du Baron de D\*\*\*, des émigrés Bonna­via, de Babs, l'américaine trop typique. Sans doute la narratrice Giana Meri fait le lien, en résumant en elle le regret du vieux monde, le complexe de l'exilé. Notre temps semble devenu « anam­nésique », tout devient précieux dans le passé très re­culé (celui de l'avant guer­re !). Éternel contradicteur, le réactionnaire que je suis est aussi rebelle à ces faciles émo­tions du « bon vieux temps » qu'aux progressismes dont on nous avait régalés. Je suis dif­ficile quand il s'agit de choi­sir mes carrefours de réminis­cences. La Sicile reste pour moi exotique et dépaysante : autre genre d'émotion que l'intimité familière du souve­nir. Je ne parviens pas à lui attribuer d'emblée un préjugé favorable en comparant ce pa­radis perdu à une Amérique présentée comme artificielle, stupide et desséchante. Le plus gênant, c'est cette espèce de thèse anti-américaine qui grin­ce périodiquement : comment peut-on être américain ? Com­ment ne pas être Palermitain ? Je -- ne saurais sans doute me contenter du nouveau monde, mais certainement, pas non plus de Palerme. Ces émigrés siciliens, plus ou moins sym­pathisants ou affiliés à la Maf­fia, on nous les présente comme « humains » en face des Yankees déshumanisés. Hu­mains ? oui, d'une humanité un peu trop gluante de supers­titions et de violences san­glantes. Pour un peu, on s'as­socierait aux préjugés du pu­ritanisme anglo-saxon. La no­tion de tradition ne m'appa­raît pas sous cet aspect un peu ranci, ni avec cet orgueil qui composaient déjà l'ambian­ce du « Guépard », dont le livre d'E. Charles-Roux sem­ble un peu subir les réminis­cences. Certains seraient sans doute heureux de nous voir reconnaître comme nôtre ce capharnaüm crasseux et ce de­mi-paganisme torpide. Une opinion bourgeoise qui n'a ja­mais rien défendu admirera sans doute la définition de la liberté dans le système d'édu­cation des jeunes Siciliennes qui « s'il ne tenait guère compte de l'évolution du mon­de, offrait au moins l'avanta­ge d'être exempt de tyrannie. On ne nous imposait rien, sinon d'admettre la participa­tion de Dieu à nos actes et de nous arranger de cette coexis­tence du mieux que nous pou­vions ». Cela me semble aussi court que la tirade accablant la « cover-girl » : « Tous les moyens offerts à l'Europe d'être infidèle à elle-même, tous les prétextes de faire ap­plaudir et fêter ce qu'elle pou­vait offrir de plus dégénéré, toutes les occasions de céder une valeur du passé contre de l'argent... » 302:110 Honnête, innocente Europe ! comme si, chez elle, elle n'avait pas commencé ! Je me refuse à répondre à un certain pharisaïsme puritain par un pharisaïsme français teinté d'expression sicilienne ; mais, après tout, cette créa­tion aurait au moins le mérite de l'originalité... Jean-Baptiste Morvan. #### José Cabanis : La bataille de Toulouse (Gallimard) Nous avons peut-être redé­couvert une angoisse moins sophistiquée, moins étrangère que le sentiment de l'absurde. La coupe en semble profonde, et sera longue à boire. « La Quarantaine » de Curtis, l' « Histoire Française » de Nourissier, « Oublier Paler­me » d'E. Charles-Roux, vien­nent enrichir cette angoisse schématique des philosophes au moyen d'expériences vé­cues. L'inquiétude existentia­liste était plus propice aux af­frontements de personnages de théâtre ; pour devenir ma­tière narrative, l'angoisse sem­ble requérir une optique de poésie, un certain lyrisme qui caractérise « la bataille de Toulouse ». Le drame intérieur parvenu au dernier degré de son élaboration revêt la poésie comme le dernier vêtement d'une initiation. Ce n'est point commodité, confort, ni osten­tation. La douleur s'y affine au lieu de se résorber en une jouissance épicurienne de l'intelligence. Pour trouver son orchestration, elle est contrainte de reprendre en main tout un héritage que l'héritier possède malgré lui. La « Bataille de Toulouse » est le sujet d'un roman historique que le narrateur n'écrira pas ; le propos véritable est la confi­dence d'une rupture. Gabrielle, la maîtresse insupportable et chérie, trop bien observée au long d'un amour qui semble exclure charité et confiance, trouve son image reflétée dans de singuliers miroirs, son portrait multiplié par d'autres portraits, comme celui de Mme de Cantalauze, à un siècle de distance. La vieille maison fa­miliale a pour mission, non d'endormir, mais d'endolorir. Les souvenirs des bords du Cher, les chats, les bruits de campagne, tout ce qui fut en somme l'univers de Colette fournit comme souvent chez elle aussi d'ailleurs, autant d'ouvertures sur la solitude. 303:110 La violence et la multiplicité des sentiments, de la passion ou des souvenirs de la pas­sion consentent à s'éprouver pour s'unifier en un chant profond. Il n'est pas jusqu'au blasphème qui ne fasse reve­nir les charmes langoureux et perfides du passé. Profana­tions ? On ne profane pas n'importe quoi, et la profana­tion aboutit à se poser des questions sur la signification du sanctuaire, quand l'écri­vain est digne de ce nom. A quoi sert au narrateur d'avoir placé les bustes de Voltaire et de Rousseau dans cette de­meure familiale qui fut pen­dant un siècle celle de Toulou­sains catholiques et « ultras » ? « Cagots bornés », « qu'il n'aime pas » : mais la confi­dence trouve des voies inédites pour révéler les secrets attachements du cœur. Ces gens « ont passé, un siècle à pleurer la mort de Louis XVI, et à chaque détour de l'his­toire ont misé sur la mauvaise carte » ; c'est peut-être ainsi qu'ils ont légué ce qui est di­gne d'être évoqué. Le narra­teur a lui aussi, semble-t-il, misé sur la mauvaise carte, dans sa liaison avec Gabrielle, dans le choix de son roman historique ; mais finalement qui saurait le prétendre avec certitude ? C'est avec les mau­vaises cartes que se font les romans véritables, où la mé­ditation des destinées reclasse, revise les valeurs et les pré­sences du passé. Le mérite du José Cabanis est d'avoir obéi à cette mission-là. J.-B. M. #### Paul-André Lesort Vie de Guillaume Périer (Seuil) Il n'existe en littérature ni ma­gnétophone, ni sténographie, ni document. Ce que la vie renfer­me d'insignifiant et de futile doit subir l'épreuve d'une fiction éla­borée, sans laquelle on ne peut savoir ce qu'il faut retenir de cette insignifiance ou de cette fu­tilité. Si cette « Vie » correspond vraiment à ce que fut l'existence d'un ami, nous regrettons que son évocation ne se fasse qu'à coups de platitudes voulues, de fiches poussiéreuses. La littéra­ture se doit de surestimer son objet. Le nouveau roman sures­time lui-même la verve involon­taire, aberrante ou farfelue, des propos quotidiens. 304:110 Ici on ne trou­vera même pas cette épopée de la grisaille. Les transcriptions d'agendas, les vérifications d'ho­raire auraient pu faire surgir quel­que mystère attachant, ou monter la passion fébrile ou maniaque d'un manipulateur en proie à l'esprit de Kafka. La plate copie du naturel doit au moins s'ins­crire dans un désordre anxieux et donner un charme paradoxal à ce qui est sans charme. Un thème philosophico-religieux flottant et souvent épars comme le nuage au vent ne constitue pas un centre pathétique d'intérêt. Guillaume Périer, je l'avoue, m'in­téresse moins que S\*\*\*, la maî­tresse abandonnée : comme l'ab­bé qui écoutant un mauvais poè­me sur Judith, pleurait sur Ho­lopherne... Est-ce donc là la vie d'un ami ? Est-ce là tout ce que peut donner l'amitié ? Dans l'exis­tence d'un raté égoïste, n'y avait-il pas un élément précieux et communicable ? J.-B. M. #### Béjean Ducharme L'avalée des avalés (Gallimard) Le nom de l'auteur est promet­teur, mais le charme n'est pas dans le roman. Son personnage d'enfant explosif est une sorte d'alibi commode, en même temps qu'il est devenu un cliché, depuis Vallès jusqu'à l'affreux Jojo des caricatures. La spontanéité sup­posée des réactions psychologi­ques dispense d'avoir un style, les réminiscences (abondantes) tiennent lieu de culture et explo­sent comme des bulles à la sur­face de ce marigot. La suite des réactions et associations d'idées d'une adolescente, c'était déjà le sujet de l' « Opoponax » de M. Wittig, qui avait le mérite de la variété. Ici, non seulement la petite fille ne sait pas se tenir pro­pre, mais elle a été dopée au « maxiton ». Cette enfant fréné­tique d'une Polonaise catholique et d'un Israélite pourrait être ex­pliquée par un déséquilibre ini­tial ; mais on hésite à voir un do­cument social ou humain dans ces éructations laborieuses qu'une référence à Joyce ne justifie pas. Il faudra bien que nous sortions de l'univers joycien, cette barba­rie qui garde toutes les chances de ne jamais connaître de matu­rité. Bon petit élève de ce qu'il croit être l'avant-garde, notre canadien semble avoir voulu se gri­mer en Iroquois progressiste. Je crois bien qu'il arrive trop tard. J.-B. M. 305:110 #### Abel Moreau Règlements de comptes (Sté d'éditions internationales) Un nouveau régal pour les ama­teurs de beau et bon français. L'ouvrage se compose de deux ro­mans que l'auteur a volontaire­ment raccourcis. On voit bien ce qu'aurait pu faire de chacun d'eux telle ou telle plume indiscrète­ment abondante. Mais celle-ci sait en se contraignant éveiller les résonances qui ne naissent pas de l'incontinence des autres. On appréciera par exemple les quel­ques bonnes vérités assénées sur le ton de la meilleure compagnie aux « mensonges qui nous ont fait (et nous font encore) tant de mal ». Deux romans bien différents mais où se joue le même jeu, ce­lui de l'amour et de la mort. Dans le premier, intitulé « Lettre à Krystel », un officier français, lieutenant de paras en Algérie après quelque temps d'occupation outre-Rhin, expose à la jeune allemande qu'il croyait pouvoir aimer les raisons qui les obligent à se fuir. Dans le deuxième, « Un homme », un professeur, qui vient d'être arrêté après avoir commis trois crimes, explique à son juge comment, las d'être chahuté par ses élèves et ridiculisé par sa femme, il est devenu trois fois assassin, non pour se venger ou punir mais pour prouver qu'il n'est pas le fantoche que l'on croyait. N'en dévoilons pas davantage. Mais garantissons au lecteur que l'originalité des sujets, le tragique ou la drôlerie des situations, le mouvement continu de l'action, la vie, qui, du plus délicat au plus canaille, anime les personnages, le style clair, coulant, lui donne­ront un plaisir que la lecture nous dispense rarement aujourd'hui. *J. Thérol.* 306:110 ## DOCUMENTS ### La propagande des I.C.I. faite par l'O.R. Explication des sigles du titre : -- O.R. = *Osservatore romano.* -- I.C.I. = *Informations catholiques internationales.* \*\*\* L'autorité morale de L'Osservatore romano utilisée pour faire la publicité commerciale des *Informations catholiques internationales :* nous avions soulevé la question en 1964. En Belgique, disions-nous, c'est sous la firme de *L'Osservatore romano --* « L'Osservatore romano, heb­domadaire en langue française du Vatican, 8, avenue de la Bergerie, Bruxelles » -- que l'on propose, collecte et transmet les abonnements aux *Informations catholiques internationales.* Nous avions donné toutes précisions à ce sujet dans notre numéro 86 de septembre-octobre 1964, pages 264 et 265. Quelques lecteurs (ceux du moins qui n'ont pas en­core sondé le cynisme radical qui préside souvent au commerce catholique de la presse) penseront peut-être qu'il avait suffi de faire remarquer le scandale pour qu'il prenne fin aussitôt ? Point du tout : c'est le contraire qui s'est produit. 307:110 Comme par bravade, ou par provocation, loin de dis­paraître, le scandale s'est amplifié. \*\*\* « L'hebdomadaire en langue française du Vatican, 8, avenue de la Bergerie, Bruxelles » envoie toujours des cartes de propagande à ses abonnés et à ses anciens abonnés. Nous avons sous les yeux l'une de ces cartes, qui est du 3 décembre 1966 (date de la poste). Les *Infor­mations catholiques internationales* n'y sont plus PROPO­SÉES PARMI D'AUTRES PUBLICATIONS, comme en 1964, ce qui était déjà assez fort de la part de « l'hebdomadaire du Vatican ». Elles sont proposées maintenant *plus que toute autre publication,* plus que « l'hebdomadaire du Vatican » lui-même ; elles sont la seule publication qui soit recommandée comme « INDISPENSABLE » (*sic*). Sur ces cartes éditées et diffusées par « l'hebdoma­daire du Vatican », il y a seulement 6 lignes pour re­commander l'édition française de *L'Osservatore romano.* Et il y a 20 lignes, toute une page, pour recomman­der et vanter les *Informations catholiques internatio­nales.* En voici le texte : « INFORMATIONS CATHOLIQUES INTERNATIO­NALES » est la revue indispensable au chrétien qui agit. Chaque quinzaine, elle offre des nouvelles de l'Église à travers le monde, plus ou moins implantée, plus ou moins rayonnante, plus ou moins éprouvée. Les infor­mations des « Informations catholiques internationa­les » sont recueillies auprès d'un réseau nombreux et très sûr de correspondants, sélectionnées dans la presse et les bulletins d'agence de tous les pays et présentées sous forme d'informations, de dossiers, de documents, de revues de presse, de témoignages. 308:110 La revue a été particulièrement appréciée depuis la première annon­ce du Concile par Jean XXIII. Pendant tout le dérou­lement des sessions, un rédacteur de la revue a tra­vaillé en permanence à Rome. D'éminents théologiens lui apportent leur concours. En Belgique, les « Informations catholiques interna­tionales » connaissent un succès remarquable : c'est dire le souci qu'elles ont de donner aux chrétiens d'au­jourd'hui une vision universelle de l'Église dans le mon­de moderne. Cela est diffusé comme venant « du Vatican », ga­ranti par « le Vatican », puisque c'est affirmé par « l'hebdomadaire du Vatican ». Ce que la même carte dit de l'édition française heb­domadaire de L'Osservatore romano est d'ailleurs beau­coup moins chaleureux et beaucoup plus pâle. Qu'on en juge, que l'on compare : Les travaux du II^e^ Concile Œcuménique du Vatican ayant largement développé le tirage de L'OSSERVA­TORE ROMANO, nous nous permettons à nouveau de vous proposer notre édition en langue française. Celle-ci paraît régulièrement sur huit pages minimum. D'autre part, les personnes qui le désirent peuvent également recevoir la collection 1966, ce jusqu'à épuisement au prix de 350 F. Et c'est tout pour *L'Osservatore romano*. En somme, les *Informations catholiques internatio­nales* sont recommandées comme « LA REVUE INDISPEN­SABLE DU CHRÉTIEN QUI AGIT », tandis que *L'Osservatore romano* fait figure de JOURNAL FACULTATIF DU CHRÉTIEN QUI N'AGIT PAS. 309:110 Cette carte publicitaire de quatre pages est envoyée, répétons-le : 1° Par « L'Osservatore romano, hebdomadaire en langue française du Vatican, 8, avenue de la Bergerie, Bruxelles », sous sa propre firme éditrice et expéditrice ; 2° Aux abonnés et anciens abonnés belges de l'édition française de *L'Osservatore romano *; 3° En les invitant à souscrire auprès des bureaux belges de *L'Osservatore romano* des abonnements aux Informations catholiques internationales : « règlement par virement à notre compte postal » ; au compte pos­tal de *L'Osservatore romano !* \*\*\* Si, en Belgique, vous abonnez quelqu'un à l'édition hebdomadaire en langue française de L'Osservatore ro­mano, vous aurez ainsi augmenté le fichier d'adresses que les bureaux belges de *L'Osservatore romano* exploi­tent pour diffuser sous leur firme la publicité des *Infor­mations catholiques internationales*. Les fichiers de *L'Osservatore romano* et l'autorité morale du journal « du Vatican » sont en Belgique au service des *Informations catholiques internationales*. -- Après quoi, on vous dit innocemment que les *Informa­tions catholiques internationales* « connaissent un succès remarquable en Belgique ». Tiens pardi ! C'est facile. Au nom « du Vatican ». Avec cette utilisation commerciale de l'autorité morale « du Vatican ». \*\*\* 310:110 Comme nous avons déjà signalé le fait il y a plus de deux ans, -- à une époque où le scandale n'était encore qu'à l'état naissant, et plus timide qu'aujourd'hui -- nous n'allons pas maintenant nous égosiller en vain. Les abus de cette sorte ne résultent pas de la distraction ils s'imposent eux-mêmes par leur cynisme et par leur puissance, ils font la loi, voilà ce qu'il faut bien com­prendre. Car s'il s'était agi d'un malentendu ou d'un excès occasionnel, il aurait dû suffire de dire un mot, comme nous l'avons fait en 1964, pour que tout rentre dans l'ordre. Mais non. Il est clair qu'il en est ainsi parce que l'on veut qu'il en soit ainsi : parce que le plus fort impose sa volonté, au mépris de tout droit et de toute pudeur. La colonisation sociologique et commerciale marche très bien. Le capitalisme de presse est prospère. Il a trouvé à l'intérieur de l'Église un magnifique ter­rain de pénétration. Et tout le monde est très content. Il est donc probable que l'on verra encore plus fort avant longtemps. 311:110 ### Le Parti communiste et la situation politique en Italie Dans la revue « Est et Ouest », numéro 374 des 16-31 décembre 1966, Georges Albertini, qui suit de près, et sou­vent sur place, la politique italienne, a publié une ample étude dont nous reproduisons ci-après les principaux pas­sages (les inter-titres sont de notre rédaction). M. Saragat occupe depuis deux ans la Présidence de la République. Or, après avoir quitté le Parti socialiste italien (P.S.I.) de Nenni, voici bientôt vingt ans pour protester contre son alliance exclusive avec le Parti communiste, et avoir fondé le *Parti social démocrate italien* (P.S.D.I.), M. Saragat avait pris, plusieurs années avant son élection à la Présidence de la République, l'initiative de lancer une idée qui allait révolutionner la politique italienne : l'idée de « l'ouverture à gauche ». Le but de cette opération était d'offrir au P.S.I. une alternative s'il acceptait de rompre son alliance avec les communistes. Poursuivie avec ténacité, cette politique, dite du centre-gauche, devait conduire, dès 1962, à la formation de gouvernements, soutenus par les socialistes nenniens, puis, à la fin de 1963, à des gouverne­ments plus à gauche encore dans leur composition, puisque ces mêmes socialistes y avaient, avec leur leader Nenni, d'importantes responsabilités gouvernementales. 312:110 Le bilan de l'ouverture à gauche reste à faire, ou, plus exactement, on ne sait pas encore quel il sera. Ceux comme nous qui craignaient que, loin d'éloigner le communisme de la direction des affaires, elle ne l'en rapproche, ont probablement surestimé ses capacités à manœuvrer dans le nou­veau dispositif italien, et plutôt sous-estimé la volonté de résistance de ses adversaires. A l'opposé, les partisans inconditionnels de l'ouverture à gauche, qui voient en elle la solution de tous les problèmes politiques de la péninsule, se font certainement des illusions, et ne voient pas qu'elle peut encore s'achever dans des conditions périlleuses pour la démocratie italienne. Pour continuer à nous placer dans la perspective de M. Saragat, il faut souligner deux aspects de l'ouverture à gauche. Le premier fut son élection à la présidence de la République, proprement inimaginable sans elle, et dont il comprit parfaitement qu'elle en résulterait presque fata­lement. Le second fut la réunification de ce socialisme italien dont il avait voulu la rupture en 1947. ##### *La Réunification socialiste* Cette réunification, qui est acquise depuis quelque semaines, répond à une idée profonde de M. Saragat, qu'il faut d'autant plus mettre à jour qu'elle conditionnera le jeu des partis, y compris le parti communiste, dans les années à venir. M. Saragat voudrait profiter de sa Présidence pour pous­ser le socialisme italien au pouvoir. Il est de ces Italiens qui pensent que, si le fascisme n'avait pas écrit une parenthèse de vingt ans dans la vie politique italienne, le socialisme aurait eu vocation de remplacer, comme premier mouvement italien, le parti libéral, principal associé de la monarchie de Savoie de 1870 au lendemain de la première guerre mondiale. Il croit que la République italienne aurait dû être une république socialiste, et il ne s'est jamais résigné à la laisser aux mains de la démocratie-chrétienne, avec laquelle il a dû, comme chef de parti, conclure de nombreux accords, mais dont il pense, plus ou moins confusément, qu'elle est une sorte d'usurpation, quelque chose comme une fille illégitime de la République. (Sentiments qui ne sont pas sans analogie avec ceux que M. Guy Mollet a fréquemment exprimés à l'endroit du M.R.P.) 313:110 En refaisant l'unité du socialisme italien, dont il est encore le n° 1, bien qu'il soit Président de la République, M. Saragat a mis en place une machine qui peut servir à plusieurs fins. D'autre part, il a probablement renforcé le socialisme sur le plan électoral, car en Italie comme en France, il y a une certaine dynamique de l'unité socialiste qui fait que la force du parti unifié est plus grande que celle des deux partis qui l'ont constitué. En second lieu, pour toute négociation, coopération, ou affrontement avec le Parti communiste, le Parti socialiste unifié est plus solide moralement et physiquement. Enfin, face à la démocratie chrétienne, il représente une alternative gouvernementale plus admissible. On ne se trompe sûrement pas en disant que le président Saragat et M. Pietro Nenni ont davantage pensé à cette dernière possibilité qu'à toute autre. L'unité socialiste a été faite, sinon contre la démocratie-chrétienne, du moins pour saisir plus facilement les occasions de la remplacer au pouvoir. Plus qu'un autre, M. Saragat a envi­sagé le problème dans une pareille perspective. ##### *Le danger Saragat* La démocratie chrétienne commence à se rendre compte que l'homme qu'elle a élu est le contraire d'un Président voué à l'inauguration des chrysanthèmes. Le Vatican, qui a voulu, lui aussi, cette élection, pour un ensemble complexe de raisons dont l'exposé déborderait le cadre de cette ana­lyse, n'avait peut-être pas prévu qu'elle créerait un jour des difficultés à la Démocratie-chrétienne. Il avait été sensible au fait que le candidat socialiste était aussi un catholique revenu à la foi de ses pères, sans se rendre compte exacte­ment qu'en Italie, un socialiste, même catholique, c'est tout autre chose qu'un démocrate-chrétien. Quoi qu'il en soit, pour défendre son avenir, la démocra­tie-chrétienne a infléchi lentement l'orientation qu'elle avait adoptée depuis le début de l'ouverture à gauche. Le courant centriste, incarné par son secrétaire général, M. Rumor, qui n'a nullement l'intention de dialoguer avec les communistes ou de s'effacer devant les socialistes, s'est progressivement renforcé. Il a, en fait, rallié à lui la droite du parti, une fraction de la gauche, et agi de manière à réduire autant que possible l'influence des éléments favorables à une liai­son avec les communistes. Le secrétaire général a mis en place, à la direction du parti, une équipe d'hommes jeunes et de valeur qui lui ont rendu une physionomie plus décidée face à l'extrême-gauche. 314:110 Il est certain qu'aujourd'hui la démocratie-chrétienne est plus fermement opposée au com­munisme qu'elle ne l'était vers 1962-64, et qu'elle regarde avec plus de réserve le parti socialiste italien qu'au début de l'ouverture à gauche. Elle comprend, en effet, qu'en le coupant du communisme (sinon totalement, du moins assez largement) l'ouverture à gauche a ouvert au socialisme le chemin du pouvoir. La démocratie-chrétienne pourrait donc perdre le quasi monopole dont elle bénéficie depuis vingt ans. Le parti de Gasperi est ainsi confronté à une double nécessité. D'une part, chercher à éviter tout rapprochement du socialisme unifié et du communisme, qui constituerait une force politique égale ou supérieure à la sienne, ce qui implique certaines concessions au parti socialiste et une politique de bon voisinage avec lui. D'autre part, se défendre contre le même parti, soutenu dans la coulisse (et parfois même moins discrètement) par un Président de la Répu­blique tenace et entreprenant, qui le pousse en avant. ##### *Ce qui paraît* «* rassurant *» * dans le communisme italien* L'exposé qui précède permet de comprendre pourquoi le problème du communisme en Italie ne se pose plus tout à fait comme les années précédentes. Il est, en effet, entré complètement dans le jeu politique italien. Cette réalité politique nouvelle présente à la fois un caractère rassurant et un autre qui ne l'est pas. L'aspect rassurant s'explique par la lente mutation du Parti communiste italien. Il ne s'agit pas de parler de démocratisation du parti, comme disent les éternels por­teurs d'illusions sur le communisme, toujours soucieux d'expliquer que le stalinisme n'a été qu'une excroissance monstrueuse de l'organisme communiste, et qu'après lui un parti communiste peut être démocratique. Mais, plus que d'autres peut-être, le Parti communiste italien s'use au contact des faits, du tempérament national, et avec les années qui passent. L'idéal révolutionnaire, le communis­me italien ne l'a peut-être jamais vraiment connu. Il a grandi contre le fascisme, et il a été essentiellement une réaction contre lui, du moins pour l'immense majorité de ceux qui l'ont rejoint pendant et après la guerre. 315:110 Ses cadres n'ont pas été formés à l'école terrible de ce qu'on a appelé en France « la bolchevisation du Parti » au cours de laquelle toute l'équipe Thorez, qui tient encore les rênes, s'est trempée et s'est initiée, jusque dans le détail, à ce qu'il y a de pire dans le stalinisme, et qu'elle n'a d'ailleurs ni renié ni oublié. La conséquence est que le Parti communiste italien est sûrement, sans jeu de mots déplacé, plus tenté par les délices de Capoue que n'importe quel parti frère. Ce processus historique joue beaucoup plus qu'on ne croit dans le comportement des communistes et contribue lentement à faire de leur parti un mouvement qui, sans être comme les autres, tend à se rapprocher d'eux, avec ce que cela implique de scepticisme, d'empirisme, de sens du rela­tif. Il n'est pas jusqu'aux oppositions de tactique ou d'idéo­logie, à l'intérieur du Parti, nui ne s'expliquent largement par des faits personnels, comme dans tous les partis, du monde, et notamment comme dans tous les partis italiens. Il y a quelques mois, deux des chefs du P.C.I., Giorgio Amendola et Pietro Ingrao, préconisaient des tactiques très différentes pour aller au pouvoir. Le premier souhaitait une entente avec les socialistes conduisant à la formation d'un parti unique de la classe ouvrière et donc à la dispa­rition du Parti communiste. Le second souhaitait au con­traire le maintien d'un parti dur en face de la social-démocratie qu'on devrait continuer à combattre, tout en pratiquant la tactique du front unique à la base, étendu jusqu'à la gauche du parti démocrate-chrétien. En fait, ces positions, la première dite de droite, la seconde dite de gauche, s'expliquent beaucoup plus par l'origine et le caractère des deux hommes que par toute autre cause. Amendola est le fils d'un avocat napolitain, qui fut libé­ral et antifasciste. Il a grandi dans une atmosphère libérale. Il est venu au communisme par antifascisme. Cela se retrou­ve dans ses positions d'aujourd'hui. La bonne vie aidant, et tout communiste qu'on soit, on devient un peu un Danton. Ingrao, lui, était fasciste. Il n'a jamais été ni un libéral, ni un démocrate. Si Mussolini était encore vivant, il serait pro­bablement un de ses ministres, comme d'autres d'ailleurs. Cela explique qu'Ingrao n'ait aucune sympathie pour les socialistes italiens, le parti où se trouvent vraisemblable­ment le plus d'antifascistes non seulement politiques, mais si l'on ose écrire « tempéramentaux ». Fasciste, puis com­muniste, puis leader de l'aile gauche du parti, Ingrao est resté plus fidèle à son personnage qu'une analyse superficielle ne le laissait croire. 316:110 Mais qui ne voit qu'un Parti dont les chefs se détermi­nent selon des raisons de ce genre s'écarte progressivement du schéma communiste classique, et commence à présenter certaines ressemblances avec les autres ? Si l'on ajoute à tout cela que la jeune génération communiste, celle d'Ingrao justement, c'est-à-dire celle des hommes de 35 à 55 ans, a comme objectif moins de faire la révolution, que d'aller au pouvoir, non seulement pour y agir, mais pour en tirer des avantages, pour se constituer ces clientèles inséparables de tout exercice du pouvoir en Italie depuis la Rome anti­que, on aura mieux compris peut-être pourquoi il n'est pas faux de dire que le Parti communiste est entré dans le jeu politique italien, et pourquoi cette entrée est, dans une certaine mesure, rassurante. Mais il y a le revers de la médaille, où peuvent se lire des perspectives plus redoutables. ##### *La stagnation apparente du Parti communiste* Nous ne parlons pas ici de ce qu'on peut appeler la force intrinsèque du communisme. Cette force reste consi­dérable. Toutefois, comme il s'agit d'une force vivante, elle change. Le fait intéressant, depuis dix-huit mois, est que cette force a plutôt tendance à régresser qu'à progresser. Togliatti n'a pas été remplacé. Il était loin d'être ce person­nage prestigieux auquel la presse communiste et non com­muniste a tressé des couronnes d'éloges fort excessifs. Il était un intellectuel communiste habile, souple et sans scrupule. (Il l'a montré au temps du stalinisme.) Il était surtout supérieurement entraîné à exercer son métier. Longo a plus de qualités de chef que ne le pensent certains, mais le rôle de leader exercé par Togliatti n'est plus assuré par un acteur aussi expérimenté, et la tenue de la troupe s'en ressent. 317:110 Au surplus, Longo doit agir dans un contexte qui ne lui facilite pas les choses. Le confit sino-soviétique, en durant et en s'aggravant, gêne le Parti communiste italien comme tous les autres. Il a ses dissidents pro-chinois. Ce n'est pas très grave, mais ce n'est pas une aide. L'Italie, lentement, entre dans le peloton des pays industriellement développés. Cela non plus n'aide pas l'expansion d'une doctrine et d'une politique dont tout indique qu'elles ne conviennent pas à des sociétés industrielles diversifiées et évoluées. En Italie comme en France, les grèves et les mouvements sociaux plus ou moins violents, qui ont longtemps servi de véhicule au communisme, dans la mesure où elles paraissent sans issue et même sans objet, loin de servir le Parti, le desser­vent. Le programme communiste lui-même, nécessairement démagogique et inadapté aux réalités modernes, n'attire plus les suffrages comme autrefois. Le Parti ne dispose plus, non plus, de ressources financières pratiquement illi­mitées. Pour des raisons multiples, il doit aujourd'hui compter. L'U.R.S.S., engagée plus fortement hors d'Europe à tendance à diminuer son aide directe aux partis com­munistes occidentaux -- et le Parti italien est l'une des premières victimes de cette réduction : des responsables communistes qui sont allés à Moscou il y a quelques mois ont eu l'occasion de se l'entendre dire. Il est donc vrai que le Parti communiste connaît un temps d'arrêt dans sa progression, pour toutes les raisons indiquées plus haut, et dont les élections municipales des six derniers mois donnent l'illustration. Elles n'ont pas été une défaite pour lui comme on l'a dit parfois, mais elles ont révélé une nette stagnation, et en divers endroits, pour la première fois, un certain recul. Elles ont en quelque sorte brisé le mythe de la progression inéluctable du commu­nisme. Les petites scissions provoquées par des éléments pro-chinois, sans avoir la signification d'une crise profon­de, montrent de leur côté que le bloc du communisme italien n'est plus aussi monolithique que par le passé : C'est un signe qui, ajouté aux autres, n'est pas dépourvu de signi­fication. Ainsi, à l'aube de 1967, le communisme italien est tou­jours un État dans l'État, mais le développement de cette tumeur parasitaire est enrayé. Pourquoi donc le danger subsiste-t-il, différent certes, mais aussi redoutable qu'au­paravant ? 318:110 ##### *Positions diverses et attitudes incertaines des adversaires du communisme* Au moment où le communisme italien rencontre certai­nes difficultés, c'est-à-dire au moment où des obstacles nouveaux se dressent entre lui et le pouvoir, quelle est la réaction de ceux qui doivent lui barrer la route ? Cette réaction est malheureusement incertaine et donc dangereuse. Précisément parce qu'il n'est plus si terrifiant qu'autre­fois, et parce que sa stagnation actuelle rassure sur ses chances de vaincre, la société politique italienne -- et même la société économique -- se familiarisent peu à peu avec l'idée que le communisme italien peut être dans certains cas un partenaire, et non toujours un adversaire. On peut donner à ce sujet divers exemples, ou expliciter certaines tendances plus ou moins conscientes chez les uns ou chez les autres, qui feront comprendre ce qui peut advenir. Regardons d'abord dans la perspective du Président de la République italienne, telle qu'on peut la comprendre quand on a suivi son action et son évolution depuis plusieurs années. S'il veut essayer de pousser les socialistes au pouvoir, il ne peut le faire que contre la démocratie chrétienne. Si, au lendemain des élections de 1968, les socialistes avaient suffisamment gagné et les démocrates chrétiens suffisam­ment perdu pour que l'offre de la Présidence du Conseil à un socialiste apparaisse comme une issue normale à la crise, que se passera-t-il ? Si le Président choisi était Pietro Nenni, celui-ci, qui a connu dans son mariage avec le communisme, une terrible désillusion sentimentale et politique, ne chercherait pas à constituer avec le Parti communiste une nouvelle majorité de gouvernement. Comme tous ceux que le communisme a tragiquement déçu, Pietro Nenni ne reviendra pas vers lui. Mais il y a des raisons de croire que dans l'hypothèse sur laquelle nous raisonnons, le Président appelé serait l'actuel secrétaire général, du Parti socialiste unifié, M. De Martino. Et dans ce cas, personne ne peut assurer que le gouvernement nouveau ne serait pas constitué avec l'appui des communistes. M. Saragat et M. De Martino pensent probablement, comme M. Guy Mollet en France, que le communisme en U.R.S.S. et ailleurs a suffisamment changé, non pour en faire un partenaire de tout repos, mais enfin pour voir en lui, un partenaire possible. 319:110 Par une curieuse inconséquence, les chefs de la social-démocratie italienne et française croient en effet que le communisme n'est pas assez démocratisé pour permettre une réunification immédiate du mouvement ouvrier, mais qu'il l'est suffisam­ment pour gouverner en accord au moins momentané avec lui. Ainsi, ce qui n'est pas bon pour le parti serait cepen­dant bon pour l'État. Bien entendu, une pareille évolution gouvernementale est du domaine de l'hypothèse. Mais qu'on puisse avancer cette hypothèse dans le cadre d'une vue prospective réfléchie est déjà en soi un fait significatif. \*\*\* Regardons maintenant du côté du capitalisme italien. Ce capitalisme est depuis quelques années seulement sur la voie de la modernisation. Il a entrepris dans son pays un immense et difficile travail de concentration, de regrou­pement, d'expansion, qui ne va pas sans poser de redouta­bles problèmes Politiques et sociaux. Ces problèmes suscite­ront inévitablement, dans les années à venir, des difficultés du côté de la classe ouvrière en général et des syndicats en particulier. Dans des cas de ce genre, et contrairement aux images d'Épinal de la propagande marxiste, *la tendance du capitalisme est de faire des alliances avec la gauche, voire l'extrême-gauche*, pour chercher auprès d'elles les appuis lui permettant de travailler à moderniser le pays, puisqu'il juge que des partis du centre et de la droite lui assureront plus difficilement la sécurité dont il a besoin pour agir et que la gauche tant qu'elle est dans l'opposition lui refuse. En ce sens, l'histoire de l'ouverture à gauche, et des gouver­nements de centre-gauche en Italie, quand elle sera écrite, révélera des surprises. *Il y a longtemps que les rapports du socialisme italien, de toutes nuances, avec les plus grandes firmes capitalistes sont excellents *: la nomination comme sénateur à vie du Président d'honneur de Fiat, M. Valetta, qui a joué un rôle considérable dans l'Italie d'après-guerre, faite par le Président de la République revêt une signifi­cation particulière à cet égard. 320:110 Dans ces conditions, est-il déraisonnable de penser que ce qui a conduit les capitalistes de pointe en Italie à compo­ser avec le socialisme, peut les conduire un jour à chercher de certains compromis avec un communisme embourgeoisé, assagi, moins dépendant d'une Union soviétique en voie elle-même de relative libéralisation et commençant à réha­biliter certains mécanismes de l'économie de marché ? Le communisme, disait M. Guy Mollet il y a douze ans, n'est ni à gauche, ni à droite, il est à l'Est. Mais si l'Est change comme chacun l'admet sans plus d'examen, s'il devient plus traitable, certains capitalistes uniquement soucieux d'efficacité, ne peuvent-ils envisager non seulement de passer avec lui des accords extérieurs, mais encore d'aboutir à certains compromis à l'intérieur des frontières italiennes, en comptant sur le développement économique né de leur politique, pour réduire la virulence de leur nouveau et dan­gereux partenaire ? \*\*\* Troisième exemple enfin : l'attitude de l'Église. Nous sommes là sur un terrain particulièrement délicat, où les outrances des uns et des autres rendent l'analyse objective très difficile, à propos d'une institution qui préserve encore assez bien ses secrets, et qui agit d'ailleurs sur un double plan, religieux et temporel, où les impératifs ne sont pas les mêmes. Cela étant posé, dans quelle mesure l'attitude actuelle de l'Église peut-elle involontairement faciliter une certaine promotion du communisme en Italie, et rejoindre les perspectives de certains responsables de la politique italienne ? Sur le fond, l'Église n'a pas changé, et ne changera pas. Mais, dans la pratique et la tactique, on peut déjà voir des modifications. Au temps de Pie XII, voter pour un commu­niste était un péché : la liberté de vote était récente, le pays sortait d'un régime qui l'avait étroitement corseté, il n'était pas prudent de donner à son inexpérience une trop grande latitude et de surcroît l'horreur du stalinisme simplifiait les choses. Des règles impératives devaient être posées. Elles le furent, et avec succès. Les temps ont changé. Ceux pour qui c'était péché que de voter sont devenus aujour­d'hui des hommes avec qui un dialogue est possible. Pas un dialogue de capitulation, comme, le disent encore certains, mais un dialogue quand même, et qui s'étend, au-delà des frontières de l'Italie, à l'ensemble du monde communiste. 321:110 Le Vatican, en effet, constatant les changements en cours dans les pays de l'Est à la suite de dix ans de déstali­nisation, cherche à normaliser ses relations avec ces États, son but principal étant d'y créer des conditions plus favorables à la défense de la liberté religieuse et à la protection de la foi. Il est ainsi amené à pratiquer prudemment avec le monde communiste une sorte de politique concordataire pour des fins hautement respectables. C'est une politique complexe, que certains agents d'exé­cution colorent parfois de manière tendancieuse. C'est une politique dont les aspects secrets sont nombreux et sur laquelle le Vatican n'est pas en mesure de fournir les justi­fications publiques qui en rendraient peut-être la compré­hension plus facile et plus exacte, par la masse des fidèles. Or ceux-ci, voyant ces voyages incessants de hauts prélats au-delà du rideau de fer, et ces accords plus ou moins importants préparés ou conclus entre l'Église et les pays communistes, ne peuvent pas ne pas en conclure (bien que ce soit à tort) que l'attitude du Vatican vis-à-vis du commu­nisme a changé. Puisqu'on peut traiter avec les États com­munistes, pourquoi ne pourrait-on pas le faire aussi, ou du moins collaborer soit occasionnellement, soit de manière plus permanente, avec un parti communiste comme celui d'Italie, qui affecte précisément une certaine modération vis-à-vis du catholicisme, et dont l'anticléricalisme est moins affirmé que celui des socialistes ou des républicains ? Il est donc inévitable que se développe peu à peu, dans une partie de l'électorat catholique, des sentiments nouveaux vis-à-vis du Parti communiste italien. En ce sens, le travail d'hommes comme La Pira -- aujourd'hui discrédité -- ou comme les leaders de la gauche de la démocratie chrétienne, ou de certains mouvements catholiques italiens se fait sur un terrain plus favorable. Quand un homme aussi respec­table moralement que le Cardinal Lercaro, archevêque, de Bologne, et le maire communiste de la ville, qui se sont longtemps combattus âprement, apparaissent aujourd'hui comme deux personnalités dont l'accord partiel dans l'ac­tion est publiquement proclamé, qui peut douter que le communisme en tire, au moins dans l'immédiat, un brevet de moralité et d'efficacité qui lui donne de l'influence auprès des croyants ? 322:110 Sans doute peut-on répondre qu'en honorant le Cardinal et en agissant ainsi, les communistes de Bologne montrent qu'ils ont mieux compris la force et la valeur du catholicisme, et qu'ils sont peut-être, eux aussi, en train de réexa­miner la place que la religion tient dans la vie des hommes et dans une société même communiste. Cela est probable­ment vrai ou partiellement vrai. Mais le fait est qu'une partie du monde catholique italien est peu à peu amenée à passer d'une hostilité inconditionnelle au communisme a une autre attitude, pouvant aller dans certains cas jusqu'a une collaboration politique. C'est ce fait là qui renforce sensiblement le communisme sur le plan moral, et qui peut le rapprocher du pouvoir. \*\*\* Que fait, cela donné, le Parti communiste en ce moment ? Il attend. Il attend parce que, s'il est entré davantage dans le jeu politique, il n'en est pas le maître, et c'est le compor­tement de ses adversaires qui dicte largement sa tactique. Au surplus, si son chef actuel Luigi Longo n'est pas sans qualités, il est vrai qu'il manque de prestige, et qu'il n'est pas encore exactement une personnalité politique de pre­mier plan. Puisque le parti ne peut déboucher pour le moment d'aucun côté, il se contente de réagir aux événe­ments extérieurs, tous ses dirigeants -- Longo, Amendola, Ingrao, Natta, Pajetta, se tenant bien groupés, beaucoup moins opposés les uns aux autres qu'on ne l'écrit, et atten­dant que la situation s'éclaire. D'ailleurs leurs diverses difficultés, précisées plus haut, les inclinent à une certaine prudence. Le Parti communiste agit donc avec circonspection dans des directions opposées. Il morigène le nouveau parti socia­liste à qui il reproche de retarder l'unité ouvrière. Mais il prend soin de remarquer que plusieurs courants y demeu­rent favorables à un maintien des contacts avec le P.C. Afin de les renforcer, les dirigeants communistes cherchent à faire certaines concessions aux socialistes dans la C.G.I.L. (Centrale syndicale italienne), dans les municipalités, dans les sociétés commerciales qu'ils contrôlent, etc. Après le mécontentement du début, les communistes reprennent avec les socialistes la politique du bâton et de la carotte qui a donné dans le passé de bons résultats. Du côté de la démo­cratie chrétienne et plus généralement des catholiques, les dirigeants communistes agissent de même. 323:110 Ils attaquent l'anticommunisme d'un Rumor, ou d'un Cardinal Ottaviani, mais ils ont relancé Ingrao à l'assaut de la gauche chrétienne, où l'on voit même se constituer des groupements de « communistes-catholiques ». Ainsi se poursuit la double marche en avant, en direction des socialistes, et en direction des catholiques. Tout, finalement, dépend donc de l'attitude qu'adopte­ront et les socialistes et les démocrates-chrétiens. Ils peu­vent agir dans des sens différents, et c'est leur choix qui ouvrira ou qui fermera la voie aux communistes. \*\*\* Les socialistes peuvent chercher à créer une alternative gouvernementale à la démocratie chrétienne, ou rester fidèles à une politique d'alliance constante avec elle, afin de disposer toujours d'un bloc démocratique plus fort que le parti communiste. S'ils conçoivent leur combat politique hors de toute combinaison avec le P.C.I., et s'ils poursuivent progressivement leur politique d'autonomie dans les assem­blées locales, les syndicats, etc. ils interdiront tout espoir aux communistes de gagner du terrain sous leur couvert. La position de la démocratie chrétienne devrait être plus facile. Malgré les changements venus du côté de l'Église, le dialogue de la gauche chrétienne avec le communisme pro­gresse difficilement. Il ne dépasse guère le plan des idées, et n'a pas encore beaucoup de conséquences pratiques. En continuant dans la résistance au communisme qui lui ral­liera des éléments situés à sa droite, la démocratie chrétien­ne a la possibilité de bloquer complètement tous les efforts que Pietro Ingrao et ses amis voudraient étendre en direc­tion des progressistes chrétiens. En somme, si les deux grands partis italiens le veulent, le communisme italien, en fait arrêté depuis un an dans sa progression, peut être maintenu hors de toute espérance du pouvoir, et son refoulement même peut être envisagé. Mais si les deux piliers de la République italienne éva­luent mal les forces et les perspectives, tout peut au contraire être compromis. Si les socialistes jugent que le communisme ne présente plus de grands dangers, et *s'ils ont un tel appétit de pouvoir qu'ils acceptent de passer avec lui des compromis ou, des ententes*, ils lui restitueront une redoutable possibilité. 324:110 Si les démocrates-chrétiens ne sentaient pas que le maintien d'une hostilité inconditionnelle au commu­nisme est toujours justifié, et que toute velléité de tracta­tions avec lui, *par exemple pour tourner le parti socialiste par la gauche*, ne pourrait qu'engendrer les pires difficultés, ils donneraient eux aussi au Parti communiste italien une nouvelle chance à longue portée. En d'autres termes, s'il est vrai que le Parti commu­niste n'est plus dans la position conquérante et d'apparence invincible qui était la sienne hier, il demeure fort, solide­ment structuré, apte à saisir toutes les possibilités que les maladresses ou les erreurs de ses adversaires pourraient lui offrir. Sa force est telle, et sa capacité de manœuvre, qu'il pourrait ainsi redresser une situation qui, pour la première fois depuis vingt ans, cause à ses dirigeants de réelles préoccupations. Sans vouloir se laisser aller aux formules solennelles, il faut bien écrire que rarement comme en ce moment les Italiens auront tenu leur destin dans leurs mains. La classe politique qui dirige le pays doit sentir que de sa clairvoyance dépend beaucoup de choses. Si elle sait saisir l'occasion, le communisme italien, l'État dans l'État, cette féodalité d'un nouveau genre qui remet en cause l'unité de la Nation, peut subir sa première vraie défaite depuis la fin de la guerre. 325:110 ## AVIS PRATIQUES ##### *Le 30^e^ anniversaire de l'Encyclique* «* Divini Redemptoris *» L'Encyclique *Divini Redemptoris* sur le communisme est du 19 mars 1937. Nous célébrons donc cette année le 30^e^ anniversaire de cette Encyclique prophétique. Nous le célébrerons de plusieurs manières. Et notamment par une grande réunion publique de laïcs catholiques conscients de leurs responsabilités politiques, civiques et sociales : réunion où parleront Marcel DE CORTE, André GIOVANNI, Jean MADIRAN, Jean OUSSET, Michel de SAINT PIERRE et Louis SALLERON. Les « *Avis pratiques *» de notre prochain numéro donneront tous renseignements sur cette réunion. Ce 30^e^ anniversaire, nous le célébrerons aussi par un *numéro spécial* de la revue : notre numéro 111 de mars 1967. \*\*\* On peut *commander* ce numéro, DÈS MAINTENANT, chez tout dépositaire des N.M.P.P. (Nouvelles Messageries de Presse Parisienne). Rappelons à ce propos que tous les dépositaires des N.M.P.P. ne connaissent pas forcément la revue *Itinéraires *: certains d'entre eux peuvent de bonne foi ignorer son existence, ou ne pas savoir qu'elle est mise en vente au numéro par l'intermédiaire des N.M.P.P. *Il suffit de le leur dire et de leur passer commande.* C'est seulement dans le cas où, dûment averti, l'un d'entre eux refuserait d'exécuter cette commande, qu'il y aurait lieu de faire une récla­mation circonstanciée. \*\*\* 326:110 Malgré nos avis, il est arrivé que des lecteurs parcourent des kilomètres à la recherche d'un dépositaire des N.M.P.P. qui aurait en vente la revue *Itinéraires.* Ceux qui l'ont en magasin ne sont pas nombreux -- nous ne pouvons évidemment pas entreposer, dispersés un peu partout, des milliers d'exemplaires de la revue dans l'attente d'un acheteur éventuel. Mais chez *tout* dépositaire des N.M.P.P. on peut *com­mander* n'importe lequel des numéros parus ou à paraître, aussi longtemps que ce numéro n'est pas épuisé. *Il vaut mieux s'y prendre à l'avance,* et commander dès maintenant notre numéro 111 qui sera en vente au prix de 8 F l'exemplaire. ##### *Le prochain Congrès de Lausanne* Le troisième Congrès de Lausanne (quatrième Congrès de l'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien) se tiendra les 31 mars, 1^er^ et 2 avril 1967. Ses travaux auront pour thème : « *Politique et loi naturelle *». Tous renseignements et inscriptions à l'Office inter­national des œuvres de formation civique et d'action doc­trinale selon le droit naturel et chrétien, Secrétariat du Congrès, 49, rue des Renaudes, Paris 170. ##### «* La liberté religieuse est violée en France *» La premier éditorial du présent numéro est tiré en un supplément qui est en vente à nos bureaux au prix franco de 0,50 F l'exemplaire. \*\*\* 327:110 « *Le Concile et nous *» Sous ce titre, la deuxième édition du supplément annon­cé par l'éditorial de notre numéro 109. En vente à nos bureaux : 2 F franco l'exemplaire. *Autres suppléments* Parmi les autres suppléments en vente à nos bureaux -- *Les Chiens *: 2 F franco. -- *Le Dossier de l'Appel aux évêques *: 2 F franco. -- *L'Affaire Pax en France *: 6 F franco. -- *Comment sauver l'enseignement libre*, par Henri Charlier : 3 F franco. \*\*\* Notre supplément *Ubi caritas et amor* \[105-bis\] est hors com­merce, réservé à nos abonnés et à nos amis. C'est à eux qu'il appartient de le communiquer, en privé, à toute personne qu'ils jugent utile d'informer. Ils peuvent à cet effet nous en demander des exemplaires qui leur seront envoyés gratui­tement. ============== fin du numéro 110. [^1]: **\*** ... qu'ils allaient massacrer. (cf. *Itinéraires* n° 67, page 114.) [^2]:  -- (1). Ils sont conservés aux archives de l'Archevêché de Lyon. La citation est empruntée au cahier de 1795. [^3]:  -- (1). P. 13 de la traduction répandue en brochure, chaque exemplaire portant l'authentique de l'abbé Royon, par ordre du cardinal de la Rochefoucauld à qui le bref était adressé. [^4]:  -- (1). Charles LEDRÉ les a décrits dans un beau livre : *Le culte caché sous la Révolution ; Les missions de l'Abbé Linsolas*, auquel nous renvoyons le lecteur s'il veut les connaître à fond. Nous avons indiqué seulement leurs structures et leurs principes essentiels. [^5]:  -- (1). Voir la structure de la Congrégation dans l'annexe n° 1. [^6]:  -- (1). Le plus jeune fils de Mme Loras, condisciple de Jean-Marie Vianney, au presbytère d'Écully, chez l'abbé Balley, deviendra le 1^er^ évêque de Dubuque aux États-Unis. Il était né posthume, le onzième enfant d'une mère qui le portait dans son sein lorsqu'avec les dix autres elle alla demander la grâce de son mari condamné à mort. Couthon l'éconduisit ; elle courut avec eux à la Commission Révolutionnaire établie le 7 frimaire an II et composée des citoyens Parrain, président, Brunière, Lafaye, Fernex, Marcelin, Vauquoy et Audrieux Fainé. Ils lui donnèrent une lettre pour le président de sa section, en lui disant de la porter elle-même pour que son mari fût bientôt « élargi » ; c'était en langage républicain l'ordre de l'exécuter. Sur la tombe de la famille Loras, dans la grande allée du cimetière de Loyasse à Lyon, on lit : « Madame Loras, née Michalet. La Terreur la laissa veuve et mère de onze enfants ». [^7]:  -- (1). Les archives de la Commission Révolutionnaire de Lyon, con­servées aux Archives départementales du Rhône gardent le procès-verbal de l'arrestation. Nous en reproduisons l'orthographe : 42 -- 1 -- 8 (ancien L -- 101) n° 9 « Liberté-Égalité. Ce jour du 24 brumère l'an 2 de la République une et indivisible démocratique, nous, Membres du Comité révolution­naire ide St-Nizier, d'aprai les ordre donnés par le Comité de sur­veillance générale d'arrêter toutes les personne suspecte, et nous nous somme transportés dans le domicile de la Citoyenne Michalet, place St Nizier n° 129, fanatique, ressevant des prêtres et soupsonnés de faire dire des messe chez elle. Et nous nous sommes assurés de sa personne. Fait et clau ledit jour et que desu a Ville afranchie. » Dans une liste de prisonniers de la section Rousseau, sans date ni lieu (42 L 101, ancien L 138 fol. 4) on trouve : « La citoyenne Michalet, fanatique, faisant dire la messe chez elle. » Les listes de « détenus en l'hôtel commun » (42 L 154 fol. 33 et 33 v°) portent : « Dans la cave en dessous de la Mairie, sans date, 58 hommes et 8 femmes : Françoise Michalet, marchande dentelière Section Saint-Nizier, arrêtés le 14 novembre. » [^8]:  -- (2). Ainsi nommé d'une famille Roanne à qui le roi avait acheté sa maison au XIV, siècle pour établir « sa justice ». Le Palais de Justice de Lyon a remplacé de nos jours la prison sur la place qui porte encore de nos jours le nom de place de Roanne. [^9]:  -- (1). C'était la réponse prescrite par Linsolas. Fanatisme étant synonyme de catholicisme dans la langue jacobine, il avait rappelé la décision d'Innocent XI jugeant qu'il fallait prendre les mots en matière de religion, dans le sens du juge qui pose la question. Répondre alors seulement qu'on n'est pas fanatique équivaudrait à une apostasie. Une profession publique de la foi reste nécessaire devant la menace de l'échafaud ou des mitraillades, comme dans la primitive église devant celle de l'amphithéâtre. « Je suis catholique » : c'est la persécution révolutionnaire, l'écho du « Je suis chrétien » des martyrs sous Marc-Aurèle. [^10]:  -- (2). Tous ces soulignements sont de Linsolas. [^11]:  -- (1). Les archives du Rhône a\) 42 L 27, p. 563 et suivants, contiennent le jugement de la commission révolutionnaire, 22 pluviôse an II (12 mars 1794).  « Considérant que les femmes, par leur incivisme, ont le plus contribué au progrès des mouvements contre-révolutionnaires qui ont agité le département de Rhône et Loire, lors de la rebellion de l'infâme ville de Lyon ; que ce sexe pour qui la révolution est pour ainsi dire complète, puisqu'elle a brisé ses chaînes, et que déjà il jouit des grands avantages de la liberté, abuse des droits que lui a donnés la nature sur les hommes pour les égarer par tous les moyens de séduction afin de plonger les plus faibles dans l'abîme de l'esclavage et leur faire détester les biens précieux de la Liberté et de l'Égalité. ......... « Considérant enfin que l'intérêt général de la Société commande impérieusement d'en soustraire les individus qui nuisent à son bonheur, que sous ce rapport, celles des femmes \[qui\] par leurs manœuvres fanatiques ont allumé les feux de la guerre civile en sont les ennemis les plus actifs et les plus dangereux. ......... « La Commission révolutionnaire, intimement convaincue qu'elles ont conspiré contre la liberté du peuple français en favorisant l'exé­cution des plans contre-révolutionnaires des royalistes et des prêtres réfractaires. « Condamne à mort, « Françoise Michalet, âgée de 34 ans, marchande, native de Roanne, demeurant à Commune affranchie, place St-Nizier, Section Rousseau ; « Philiberte Fabre, veuve Moupetit... (61 ans, rentière)... En tout 12 femmes, dont une ancienne religieuse, et Vincent Martin, 50 ans, prêtre, né à Aix. b\) D'autre part, le procès verbal d'exécution montre avec quelle régularité la République appliquait quotidiennement et par fournées ses lois de sang : 42 L 28, ancien L 21, fol. 46. « Le 22 pluviôse an II, (12 mars 1794) procès verbal d'exécution par guillotine sur la place de la Liberté, à midi 1/4 des 13 condamnés de ce jour. Au premier rang desquels : Fse Michalet et le dernier Vincent Martin. Terminé à midi 1/2. P. V. dressé par Jean François Brechet, Greffier de la Commission révolutionnaire. » [^12]:  -- (1). LINSOLAS lui rend ce témoignage dans ses *Mémoires *: « Fort pieux, en bonnes relations avec tout le monde, ayant fait un très grand bien dans une paroisse excellente ». Un de ses missionnaires nommé Suchet a écrit de lui -- « Caché pendant le jour dans des retraites souterraines, il célébrait les saints mystères la nuit dans des greniers ou des hangars, sous la sauvegarde des habitants placés en sentinelles de distance en distance pour l'avertir des dangers qui le menaçaient ». Il avait formé dans sa maison un petit séminaire clandestin, et groupé des jeunes filles unies par des vœux dont la Maison-Mère est toujours à Saint-Martin-en-Haut, sous la règle des Trinitaires. [^13]:  -- (1). Préface à la biographie de *Jacques Cathelineau, promoteur de la Résistance vendéenne*, par le R.P, GASNIER, o.p., Éditions Salvator à Mulhouse. [^14]:  -- (2). Nous en avons la preuve sous la plume du Général D'ANDIGNÉ dans le récit de son entrevue avec Bonaparte le 27 décembre 1799. Il le note pour en rendre compte aux chefs royalistes réunis à Pouancé, du 12 au 18 décembre, à propos des « ouvertures de pacification » faites par le général Hédouville, commandant les troupes républi­caines dans les provinces de l'ouest. Ses pairs l'avaient envoyé porter au premier Consul les propositions en 40 articles des garanties qu'ils lui demandaient. « Le point sur lequel je devais particulièrement insister, écrit d'Andigné, était le libre exercice de la religion catho­lique, sans que nos pasteurs fussent assujettis à aucun serment ni à une soumission quelconque. La religion, me dit-il, *je la rétablirai non pas pour vous, mais pour moi*. Ce n'est pas que nous autres, nobles, nous ayons beaucoup de religion, mais elle est nécessaire pour le peuple, et je la rétablirai. Mais dans vos demandes à cet égard, il y a des mots à changer. -- Je vous prie, Général, d'observer que, en fait de religion, les mots sont souvent des choses... Il déclara qu'il ne signerait rien. Je lui dis. « Si vous tenez à ne rien signer, c'est nous prescrire de continuer la guerre, car nous ne pouvons la cesser sans garantie. -- Si vous ne faites pas la paix, je marcherai sur vous avec 100.000 hommes. -- Nous tâcherons répondis-je froi­dement, de vous prouver que nous sommes dignes de vous combattre. J'incendierai vos villes. -- Nous vivrons dans les chaumières. -- Je brûlerai vos chaumières. -- Nous nous retirerons dans les bois. Du reste, vous brûlerez la cabane du cultivateur paisible, vous rui­nerez les propriétaires qui ne prennent aucune part à la guerre, mais vous ne nous trouverez que lorsque nous le voudrons bien, et avec le temps nous détruirons toutes vos colonnes en détail. -- Vous me menacez, dit-il avec un son de voix terrible. -- Je ne suis point venu pour vous menacer, repris-je très tranquillement, mais tout au con­traire, pour vous parler de paix. En causant nous nous sommes écar­tés de notre sujet. Quand vous le voudrez nous y reviendrons ». Cette réponse le calma subitement. Si grand que soit le vainqueur d'Italie et d'Égypte, la Vendée est plus grande encore. Il a compris qu'il ne réduira pas ce peuple de *géants,* comme il le nommera lui-même, prêts à tout souffrir pour leur foi, jusqu'à la mort, avec une âme de martyrs. Mais il a le génie de la ruse, autant que de la guerre. Il se calme. Il n'exigera rien des prêtres pour le moment, qui est celui de la pacification. Sans savoir encore comment il s'y prendrait, il est bien décidé à devenir le maî­tre de la liberté religieuse. Avec l'aide d'un Bernier dont il disait : « Je sais bien que c'est une canaille, mais j'ai besoin de lui, et je m'en sers », et d'un Talleyrand, il saura bien la restreindre à la seule liberté d'un culte où l'on entendra célébrer sa gloire dans les Lettres Pastorales de presque tous ses évêques. » Cinq jours après sa signature, quand elle est acquise, Bonaparte manifeste officiellement sa volonté, le 20 juillet 1801 (1^er^ thermidor an IX) par une lettre à son frère Joseph chargé des derniers pour­parlers relatifs à l'exécution : « Il me paraît nécessaire que vous vous entendiez bien avec le cardinal Consalvi pour tout ce qui est relatif aux évêques constitutionnels... Ce cardinal croit indispensable qu'avant même que ces évêques puissent être nommés à des évêchés, ils se rétractent, *chose qu'on ne peut exiger d'eux sans les déshono­rer, et sans compromettre l'autorité temporelle qui les a toujours appuyés, surtout lors de l'Assemblée Constituante*. Cet objet me pa­raît *très essentiel à régler -- *Bonaparte. » (Correspondance de Napoléon, publiée par ordre de Napoléon III chez Plon en 1846, VII, 252, n° 5.643.) Par amalgame des évêques constitutionnels avec les évêques ré­fractaires, il voulait former un épiscopat nouveau qui commencerait à lui, dans la pensée que, lui devant tout, il lui serait plus fidèle qu'au Pape. Il nomme donc des évêques concordataires malgré le souve­rain Pontife qui fait sans succès tout ce qu'il peut pour s'y opposer, douze anciens évêques constitutionnels dont dix accepteront du Légat leur bulle, mais lui refuseront comme non coupables le bref d'abso­lution les relevant des censures de leur schisme. Ils ne se soumet­tront au Pape qu'en 1804, quand Pie VII viendra sacrer Napoléon, qui, ne voulant pas l'esclandre, leur éclairera puissamment la conscience, au moins pour un temps. [^15]:  -- (1). DELACROIX, *La réorganisation de l'Église de France après la Révolution*, I. 43. [^16]:  -- (2). *It., ibid*., 222 -- Cf. Roederer, *Mémoires*, p. 16. [^17]:  -- (3). Antoine LESTRA, *Le Père Coudrin*, I, 435-436. [^18]:  -- (1). Napoléon et le Saint-Siège, l'Ambassade du Cardinal Fesch à Rome, pp. 261-262. [^19]:  -- (2). La Police religieuse, Faculté de droit de Paris (1940-1946). [^20]:  -- (1). Boulay de la Meurthe, *Documents*, IV, 264. [^21]:  -- (1). *Le Concordat*, par le cardinal Mathieu, p. 194. [^22]:  -- (2). André LATREILLE, *Le catéchisme impérial*, p. 60. [^23]:  -- (1). « L'évêque d'Ajaccio Mgr Louis Sébastiani était en effet à Paris au printemps de 1802, et n'avait pas encore pris possession de son siège. » (Note d'André Latreille dans *Napoléon et le Saint-Siège. L'ambassade du Cardinal Fesch à Rome*, p. 81.) [^24]:  -- (2). *It., ibid.*, p. 81. Cette lettre se passerait de commentaires. André Latreille cependant souligne « les précautions minutieusement combinées pour faire supposer une absolution ancienne, pour éviter une indiscrétion du Légat ». [^25]:  -- (1). *It., ibid.*, p. 83. [^26]:  -- (2). André LATREILLE, *It., ibid.*, p. 83. toujours au pas de charge, mais il ne retrouvera pas cette agilité d'esprit. Il sera créé cardinal le 17 janvier 1803. [^27]:  -- (1). André LATREILLE, *It., ibid.*, p. 128. [^28]:  -- (1). A.N. A. F. IV, 1891. Enregistrement de la correspondance Caprara 3^e^ *cahier*, pp. 34 et 38. [^29]:  -- (2). LEDRÉ, *op. cit.*, [^30]:  -- (1). Le mot presque a été soigneusement barré par Terret dans l'original tout entier de sa main. [^31]:  -- (1). Ils étaient particulièrement en éveil sur le péril maçonnique. C'est à Lyon qu'en 1778 s'était tenu le *Couvent des Gaules* d'où sortit l'Ordre des *Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte*, vaste entreprise d'ésotérisme sapant la foi par la base. Les *Profès* de cet ordre se targuaient d'enseigner la doctrine secrète de N.S.J.C. Il faut lire sur ceux-ci l'ouvrage de Mme Alice Joly *Un mystique Iyonnais* (J.-B. Willermoz) et les secrets de la *Franc-maçonnerie,* en les com­plétant par les ouvrages de Bernard Faÿ, En 1782 ces lyonnais avaient pris une part active au Congrès de Wilhemlsbad, et Barruel venait de publier en 1801 sur les *Illuminés de Bavière* ses *Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme* où l'on trouvait les révélations qu'Henri de Virieu lui avait faites. [^32]:  -- (1). Né le 14 août 1763 à Coutances en Normandie, le P. Roger était entré dans la *Société du Sacré-Cœur de Jésus* à Augsbourg en 1795. Il devint *Père de la Foi* comme tous ses confrères sur le désir de Pie VI. Le P. Varin, leur provincial, l'avait envoyé avec le P. Barat à Lyon, où il avait essayé de fonder dans la maison Rondot un col­lège que Fouché fera fermer le 15 août 1802, mais il resta voué au ministère du confessionnal et de la prédication. Le P. Roger n'avait pas, comme on l'a écrit, « la manie des sociétés secrètes ». Il en avait seulement compris la nécessité pour répondre à armes égales, dans la mesure ou le permet la morale chrétienne, aux attaques des en­nemis de l'Église. Ce n'est d'ailleurs pas de lui que la Congrégation tenait la discipline du secret. Les jeunes lyonnais qui venaient le voir étaient fermement décidés à la garder. Ils avaient l'expérience des Missions de Linsolas et connaissaient l'importance du mouvement maçonnique dans leur ville avant la Révolution. Ils ont voulu mettre au service de la religion le secret qui l'avait tantôt admirablement servie, et tantôt si cruellement atteinte. [^33]:  -- (1). Cf. annexe n° 2. [^34]:  -- (1). Au Congrès de « Peuple et culture » à Grenoble en février 1945, M. J. Rovan a émis le vœu que « dans ce domaine si important de l'action culturelle, le système de contrat entre les pouvoirs publics et les mouvements remplace celui trop aléatoire des subventions ». Dans la « correspondance municipale » n° 50, le même M. Rovan se posait avec inquiétude la question suivante : « En premier lieu il faut savoir si les services officiels appliqueront loyalement les principes de cogestion inscrits dans les statuts et n'essaieront pas d'étendre leur influence sur les animateurs à la rémunération desquels ils contribuent. » On se souvient peut-être comment M. J.O. Tréhard, metteur en scène au Théâtre de Caen, en devint « l'animateur » quand à la suite d'une intervention du gouvernement accompagnée d'une subvention de 400 millions d'A.F., la municipalité qui gérait ce théâtre à 50 % s'en trouvait dépossédée et le théâtre promu au rang de « Maison de la Culture ». [^35]:  -- (2). Le texte qualifie de « gratuites » ces activités, ce qui ne signi­fie nullement qu'elles doivent être confiées aux seuls volontaires bénévoles, mais qu'elles sont dans l'immédiat improductives et ne rentrent pas dans le cycle du rendement économique. Cette question a été analysée par Claude Courtois, sous le titre Scouts ou Pionniers ? ou les raisons d'un choix -- Éditions : Le nœud de Carik, tentation de cette brochure n'a jusqu'ici fait l'ob­jet d'aucune réfutation. En vente chez Jean d'Ogny, 80, rue Bonaparte -- Paris-6^e^. [^36]:  -- (4). Ou du moins une certaine conception révolutionnaire de la Résistance. [^37]:  -- (5). B. CACÉRÈS, *Histoire de l'éducation populaire*, éd. Seuil. Les parenthèses ne figurent pas dans le texte cité. [^38]:  -- (6). J. CHARPENTREAUX, *op. cit.*, [^39]:  -- (7). Voir dans la brochure « Scouts ou Pionniers » déjà citée le chapitre IV, expliquant le rôle de l'organisme d'éducation populaire « La Vie Nouvelle » fondée par André Cruiziat, dans la formation des équipes dirigeantes du Scoutisme catholique français. [^40]:  -- (8). Extrait des Annales du Grand Orient de France, 1965. [^41]:  -- (9). De « La Route » des Scouts de France et des A.P.E.L., orga­nismes officiellement catholiques au Grand Orient de France les préoccupations se ressemblent étrangement et s'expriment en des termes à peu près identiques. [^42]:  -- (10). Le Conseil français des mouvements de jeunesse comprend des membres affiliés : l'ex-A.C.J.F. (association catholique de la jeunesse française) c'est-à-dire le M.R.J.C. (ex-J.A.C. et J.A.C.F.), J.E.C. et J.E.C.F. Jeunesse de la Mer ou J.M., les nouvelles équipes internationales (M.R.P.), les Scouts de France, les Guides de France, les Unions chrétiennes de jeunes gens et de jeunes filles (protes­tantes), l'organisation centrale des camps et activités de jeunesse ou O.C.C.A.J., et des membres observateurs : le service des stages de la confédération nationale de la famille rurale, les Éclaireurs et Éclai­reuses de France (filiales de la Ligue de l'enseignement), la Fédération française des Maisons des Jeunes et de la Culture, la fédération française du Tourisme populaire et l'U.N.E.F. Le C.F.M.J. fondé en 1947 à l'occasion de l'assemblée mondiale de la Jeunesse « coordonne les mouvements participants en vue de la détermination d'une poli­tique de la jeunesse, cette politique supposant la volonté préalable de ne pas séparer les problèmes des jeunes de leur contexte adulte mais de faire ressortir l'aspect « jeune » des problèmes généraux » (*Demain*, journal des Amis des Scouts et Guides de France, janvier 1963). Les principales émanations du C.F.M.J. sont le S.E.T.A., Études et Chantiers et Co-travaux qui organisent des « chantiers » de jeunes, les points « H » de vacances montés avec l'aide de Radio-Luxembourg. Le C.F.M.J. siège au 92, Avenue d'Iéna à la même adres­se eue la « Fédération du Scoutisme français » : M. Michel RIGAL et me Marie-Thérèse CHAIROUTRE, commissaires généraux des Scouts et Guides de France y jouent un rôle prépondérant, puisque l'un ou l'autre en ont toujours assuré la présidence ou la vice-présidence. [^43]:  -- (11). Nous ne pouvons ici traiter les origines du Théâtre national populaire ou T.N.P. et de ses émules : Théâtre de l'Est parisien, Théâtres inclus dans des maisons de la culture comme ceux de Caen, Bourges, Saint-Étienne, Le Havre, Toulouse, Reims, Marseille, Tours, ainsi que les Tréteaux de France. Tous ont accepté un réper­toire caractéristique, à côté de grandes pièces classiques ils offrent à des intervalles de plus en plus rapprochés, toutes les œuvres les révolutionnaires et les plus nettement marxistes : Berthold Brecht y a tenu longtemps une place prépondérante que d'autres auteurs de même inspiration tendent à relayer maintenant. [^44]:  -- (12). Voir la note : Les Scouts de France, mouvement d'Église, dans la *Documentation Catholique* du 4 décembre 1966. [^45]:  -- (13). Issu des milieux Jocistes, animé par M. J. Charpentreau dé­jà cité. [^46]:  -- (14). *Tep 66*, mensuel du Théâtre de l'Est parisien, Maison de la culture. [^47]:  -- (15). Éditées par « Nouvelles de Chrétienté », 134, rue de Rivoli, Paris-I^er^. [^48]:  -- (16). C'est le Kulturkampf qui lança le terme « culture » sur le marché de la nouvelle opinion libérale. [^49]:  -- (1). Cf. nos livres *le fondement du Pouvoir dans l'entreprise et l'organisation du pouvoir dans l'entreprise* (Entreprise moderne d'édition, 4, rue Cambon, Paris-1^er^) ainsi que notre brochure sur *l'accession des salariés à la propriété du capital* (C.E.P.E.C., 4, rue de la Michodière, Paris-2^e^).