# 111-03-67 3:111 L'ENCYCLIQUE « DIVINI REDEMPTO­RIS » *sur le communisme : 19 mars 1937. Nous sommes en l'année du 30^e^ anniversaire de cette En­cyclique prophétique et méconnue. Et c'est la progression elle-même du com­munisme dans le monde depuis trente ans qui vient manifester dans quelle mesure cette Encyclique a été mécon­nue, et dans quelle mesure elle a été prophétique.* *Selon l'esprit et la lettre du second Concile œcuménique du Vatican, qui dans sa Constitution pastorale* « *Gau­dium et Spes *» *a rappelé cette Encycli­que à notre attention, nous voulons pour autant qu'il est en nous fêter et solenni­ser cet anniversaire : et d'abord par l'étude et la méditation, à quoi s'efforce le présent numéro.* 4:111 CITOYENS CHARGÉS DE RESPONSABILI­TÉS ET DOUÉS DE POUVOIRS TEMPO­RELS AYANT UNE AUTONOMIE PRO­PRE, LÉGITIME, CONSISTANTE (*pouvoirs qui ne se limitent pas, il s'en faut de beau­coup, au simple usage du bulletin de vote*)*, nous entendons aussi solenniser cet anniversaire en tant que citoyens.* DANS LE DOMAINE DES INITIATIVES PUBLI­QUES QUI RELÈVENT DE NOTRE LIBRE DÉCI­SION ET DE NOTRE RESPONSABILITÉ, *nous nous joignons aux* « *Amis de la Cité catholique *»*, au* « *Club de la culture française *» *et au périodique* « *Le Monde et la Vie *» *pour* INVITER NOS AMIS A SE RÉUNIR *le 25 avril prochain* EN LA GRANDE SALLE DE LA MUTUALITÉ A PARIS, AFIN DE MANIFESTER ENSEMBLE NOTRE MÉMOIRE ET NOTRE RÉSOLUTION. *Prendront la parole en ce rassemblement : Marcel De Corte, André Giovanni, Jean Madiran, Jean Ousset, Michel de Saint Pierre, Louis Salleron.* *Solennisant ainsi le 30^e^ anniversaire de l'Encyclique* « *Divini Redemptoris *»*, nous n'omettrons pas de faire explicite­ment mémoire du 50^e^ anniversaire des Apparitions de Fatima et du 60^e^ anniver­saire de l'Encyclique* « *Pascendi *»*, puis­que ces anniversaires tombent eux aussi cette année.* *Ce sera une manifestation d'unité d'action, convoquée sous un drapeau sans équivoque et largement déployé :* « *Divini Redemptoris *»*, Fatima et* « *Pas­cendi *»*.* 5:111 NOUS DEMANDONS A TOUS NOS LEC­TEURS DE PRENDRE DÈS MAINTE­NANT LEURS DISPOSITIONS POUR ÊTRE PRÉSENTS *le 25 avril à la Mutualité. Ils nous rendront cette justice que nous ne les convoquons pas souvent à des manifestations publiques. Le travail pro­pre de la revue* « *Itinéraires *» *demeure ce qu'il est : avant tout, d'étude, de méditation, de formation intellectuelle, de combat spirituel. Mais il est des mo­ments où il devient nécessaire d'appor­ter* LE TÉMOIGNAGE PUBLIC D'UNE PRÉSENCE PHYSIQUE, *dans une conjonction frater­nelle avec ceux qui, plus ou moins pro­ches de nous, conduisent de leur côté, à leur place, une action parallèle, ou con­vergente.* *En conséquence, pour ce printemps 1967 :* *1° La revue* « *Itinéraires *» *invite ses lecteurs et ses amis à participer, du 31 mars au 2 avril, au Congrès de Lausanne organisé par l'Office international sur le sujet* « *Politique et loi naturelle *»*.* *2° Avec les* « *Amis de la Cité catholi­que *»*, avec le* « *Club de la culture fran­çaise *»*, avec* « *Le Monde et la Vie *»*, la revue* « *Itinéraires *» *appelle les laïcs qui, face au communisme, n'oublient pas et n'abdiquent pas, à venir le manifester à la Mutualité, le 25 avril.* 6:111 ### Extraits de l'Encyclique Divini Redemptoris Voici d'abord quelques extraits de l'Encyclique. Non point pour y limiter l'attention. Mais au contraire pour donner au lecteur le goût de la relire, intégralement, *aujourd'hui.* (Voire peut-être de la lire...) Cette Encyclique est gravement méconnue, ou radica­lement inconnue, avant tout pour une raison qu'il faut encore une fois rappeler. On imagine -- et même on a raconté -- que « c'est l'Encyclique qui a condamné le communisme ». En fait, ce n'est pas vrai. L'Encyclique elle-même rappelle que le communisme a été maintes fois « condamné » par l'Église depuis son apparition, et que ces « condamnations » n'ont pas suffi. Et elle se présente comme *autre chose* qu'une simple condamnation. Mais cette erreur partout répandue « c'est l'Ency­clique qui a condamné le communisme » est précisément celle qui a détourné presque tout le monde de la lire et de l'étudier. 7:111 D'une « condamnation », il suffit de savoir qu'elle existe, le sachant, on sait ou l'on croit savoir tout ce qui la concerne. Le communisme est « condamné » ; l'Église est « contre » le communisme. Il n'y a pas à rechercher ou étudier plus avant. C'est comme l'histoire du sermon : -- De quoi a parlé M. le Curé ? -- Du péché. -- Et qu'en a-t-il dit ? -- Qu'il est *contre...* Point c'est tout. On s'en doutait. Mais on en doute aujourd'hui, concernant le commu­nisme. La condamnation est-elle toujours valable ? N'est-elle pas périmée ? Le communisme que condamnait l'Ency­clique en 1937 est-il le même que le communisme existant aujourd'hui sous ce nom ? Toutes ces questions, qui sont un peu partout, n'ont en réalité *aucun sens* par rapport au *contenu* réel de l'Ency­clique. Qu'on la lise enfin, en son entier, et l'on comprendra. Essentiellement, elle n'est pas un acte disciplinaire mais un enseignement positif. \*\*\* La *seule* traduction *française intégrale du* texte latin de l'Encyclique est celle qui a paru aux Nouvelles Éditions Latines. Elle est revêtue de l'*imprimatur.* Elle a d'autre part été adoptée et reproduite par Jean Ousset dans la nouvelle édition de son ouvrage : Le *marxisme-léninisme* (Club du Livre civique). C'est à cette traduction que sont empruntés les extraits ci-dessous. \[suit la reproduction des §§ 1 à 4, 7, 8, 12, 13, 15, 17, 18, 21 à 24, 26 à 29, 33, 34, 36, 38, 41, 57 à 60 et 72 à 81 de l'Encyclique -- cf. n° 41, pp. 20 à 55\] 30:111 ### Une Encyclique de lumière par Louis Salleron EN RELISANT l'Encyclique *Divini Redemptoris,* ce qui me frappe le plus c'est sa simplicité lumineuse. Elle va droit à l'essentiel, négligeant les détails et les subtilités. Pour Pie XI, homme de combat, il s'agit d'un combat. L'adversaire est nommé par son nom : c'est « le *communisme* ou *bolchevisme ;* il est athée ; son dessein particulier est de bouleverser radicalement l'ordre social et d'anéantir jusqu'aux fondements de la civilisation chré­tienne » (§ 3) ([^1]). Le Pape entend « exposer les inventions et les directives du communisme » afin de « leur opposer la claire doctrine de l'Église », (§ 7). C'est pourquoi l'encyclique vaut en 1967 exactement comme elle valait en 1937. Certains diront sans doute : le communisme a tout de même évolué depuis 1937. Oui et non. Il a évolué en ce sens que tout évolue avec le temps. Il n'a pas évolué en ce sens que ses principes n'ont pas changé. On le voit d'ailleurs très clairement en considérant cette évolution sous l'aspect force et faiblesse. 31:111 Le communisme est plus faible en 1967 qu'en 1937 à certains égards. 1° En tant que système de domination mondiale la querelle sino-soviétique est un affaiblissement certain. Non seulement les deux empires se haïssent, mais leur querelle se répercute dans toutes leurs zones d'influen­ce. 2° Depuis l'affaire de Cuba, la menace de guerre que l'U.R.S.S. faisait peser sur l'Europe et le monde a diminué. 3° Les pays satellites de l'U.R.S.S. ne lui sont plus soumis inconditionnellement comme naguère. 4° Le flot commu­niste, tant chinois que russe, qui avait déferlé en Afrique et en Asie, a reflué pour une bonne part. 5° En Occident, l'intelligentsia communiste n'est plus de stricte obédience ; elle est divisée par des querelles multiples. 6° En U.R.S.S. même, une revendication générale de bien-être et de liberté, sans secouer vraiment le régime, met du moins en évidence l'échec économique du marxisme et l'impossibilité d'une dictature totale permanente. Ces traits de faiblesse -- d'affaiblissement -- n'ont pas à être sous-estimés, encore qu'ils marquent un recul davan­tage par rapport à 1947 qu'à 1937. Cependant le communisme actuel est plus fort (ou plus menaçant) que naguère : 1° parce qu'il n'est plus limité à l'U.R.S.S. mais qu'il s'étend, en domination politique directe, à une bonne portion de la planète ; 2° parce que la rivalité sino-soviétique est d'issue imprévisible et que, frein à la guerre dans l'immédiat, elle peut être cause de guerre à court ou moyen terme ; 3° parce que si, généralement parlant, le communisme a pu se diviser et se diluer dans son extension universelle, il demeure la référence dont aucun extrémiste n'entend se couper ; 4° parce que le communisme a pénétré profondément le christianisme en général et le catholicisme en particulier. Ce dernier point est de beaucoup le plus important. 32:111 Il est aussi, à première vue, le plus étonnant. Ne s'agit-il pas de deux doctrines aussi opposées que possible ? Eh ! oui, mais c'est, si l'on peut dire, justement parce qu'elles sont radicalement et totalement opposées que celle qui concèderait quelque chose à l'autre pourrait en être substantiellement affectée. Le communisme ne concède rien. Le catholicisme, chez nombre de clercs et de laïcs, concède, un peu ou beaucoup. Pourquoi ? C'est ici que la lumière de *Divini Redemptoris* éclate. Et c'est ce qui lui donne une actualité permanente. On doit même dire que, du fait de l'infiltration commu­niste dans le catholicisme, l'encyclique est beaucoup plus actuelle aujourd'hui qu'en 1937. Et comme elle ne traite que de l'essentiel, elle n'a pas vieilli d'un mot. Que dit Pie XI après avoir annoncé son dessein ? Il dit : « La doctrine communiste qui est prêchée de nos jours, d'une manière plus nette que les doctrines ana­logues des temps antérieurs, *a pour moteur une contrefaçon de la rédemption des humbles *» (§ 8). (C'est moi qui sou­ligne.) C'est la première phrase du chapitre où il expose la doctrine communiste. On ne saurait être plus net ni mettre le doigt plus exactement sur le point qui caractérise le communisme et fait comprendre les ravages qu'il crée dans les milieux catholiques. « Méfiez-vous des contrefaçons ! » disent les industriels sur les produits qu'ils veulent proté­ger. C'est en somme ce que dit le Pape, Le christianisme est la religion de la rédemption des humbles. Le commu­nisme en est la contrefaçon. De bonne ou de mauvaise foi, les catholiques, en grand nombre, se sont précipités sur la contrefaçon. Comment ne pas avoir quelque tendresse, pour une doctrine qui ne parle que des pauvres, des travailleurs, de la paix ? N'est-ce pas la doctrine de l'Évangile ? Ils ne voient pas les loups sous la peau des brebis. 33:111 Cependant Pie XI ne s'étend pas longuement sur la doctrine communiste elle-même. Il a préféré en signaler le « moteur », qui est son signe distinctif. Ce qu'il a à cœur c'est de rappeler ce qu'est le christianisme, comme *doctrine* et comme *vie.* Il notera au passage en quoi le communisme est son contraire ou sa contrefaçon. La vigueur de ses formules ne laisse place à aucune équivoque. On ne rappel­lera jamais trop la plus célèbre d'entre elles : « Le commu­nisme est intrinsèquement pervers : il ne faut donc colla­borer en rien avec lui, quand on veut sauver de la destruction la civilisation chrétienne et l'ordre social » (§ 58). Pour le reste, je ne veux pas me livrer à l'analyse d'un texte qu'on aura plus vite fait de relire directement. Je voudrais seulement relever quelques phrases relatives à la doctrine sociale de l'Église et à la doctrine contraire du communisme. Dans l'ensemble de l'encyclique elles n'occupent qu'une place secondaire. Elles n'en sont que plus frappantes dans leur raccourci. « Mais ce n'est pas impunément que l'on rejette la loi naturelle et Dieu qui l'a faite ; pour cette raison, les com­munistes n'ont même pas pu réaliser leurs plans économi­ques ; et ils n'y arriveront jamais » (§ 23). *...et ils n'y arriveront jamais*. C'est avec une parfaite assurance que Pie XI le déclarait en 1937. Trente années d'expérience ont vérifié cette prédiction. Au § 31, il rappelle qu'il a insisté dans *Quadragesimo anno* « sur la doctrine séculaire de l'Église concernant le caractère individuel et le caractère social de la propriété privée... ». -- Il dit bien : la *doctrine séculaire*. 34:111 Au § 32 : « Nous avons enseigné que la véritable prospérité d'un peuple doit être assurée par un sain régime corporatif qui reconnaisse et respecte les diverses hiérar­chies sociales ; et qu'il est nécessaire que toutes les corpo­rations soient reliées entre elles et s'entendent à l'amiable pour pouvoir travailler au bien commun temporel. » Voilà ce qu'on n'ose plus entendre. Les catholiques préfè­rent courir après le vocabulaire des autres. Notons que, si nous sommes loin d'un « sain régime corporatif », le phénomène corporatif s'est beaucoup développé dans les faits. Avec des gauchissements et des déviations regretta­bles, on le recherche à travers le plein emploi, la planifica­tion souple et la réforme de l'entreprise. Plus « acceptable » est peut-être le § 54 : « Si l'on considère l'ensemble de l'économie, on peut voir (...) que l'exercice de la charité et de la justice est impossible dans les relations économi­ques et sociales, à moins que des organisations dites *profes­sionnelles* et *interprofessionnelles,* solidement fondées sur la doctrine chrétienne, ne réalisent, compte tenu des particu­larités de temps et de lieu, ces institutions que l'on nommait les corporations. » Pie XI rappelle encore qu' « il faut que dans tous les milieux, d'une manière appropriée au niveau intellectuel de chacun, les esprits se forment davantage à l'étude de la doctrine sociale ; et que cette doctrine sociale de l'Église soit toujours de plus en plus diffusée parmi les travailleurs » (§ 55). On est loin de compte. Louis Salleron. 35:111 ### Témoignage par Paul Auphan TOUT A ÉTÉ DIT ou achèvera d'être dit dans ce numéro spécial sur l'encyclique *Divini Re­demptoris* et sur la singulière résonance que rend ce document à trente ans de distance. Je voudrais simplement attirer l'attention sur l'épo­que et les circonstances de sa publication. Les temps que nous vivons nous paraissent sans doute très éprouvants pour l'âme, très pénibles à sup­porter pour des consciences exigeantes. Il y a, trente ans le mal affectait moins l'intérieur de l'Église qu'au­jourd'hui. C'est de l'extérieur qu'elle était pressée. Mais la situation sociale et internationale était peut-être plus dramatique. La guerre subversive naissait. D'où l'an­goisse presque désespérée qui étreint le Saint Père dans ses objurgations, où l'on ne peut pas ne pas sentir la plume de son principal collaborateur, le futur Pie XII. Pour ceux qui n'ont pas connu cette époque, je vais essayer de la rappeler à travers quelques souvenirs personnels. Même si mon témoignage ne se rapporte pas directement à l'encyclique, il en éclairera les affir­mations et montrera la part d'influence qu'elle devait, avoir plus tard sur les options sociales de la France meurtrie. \*\*\* 36:111 Capitaine de frégate, j'étais en 1936 au cabinet mili­taire du ministre de la Marine François Pietri. Entière­ment pris par nos responsabilités militaires et préparant la guerre que les États-Majors sentaient venir, nous, les officiers, ne faisions pas de politique. Mais il y a des choses qu'à de tels postes on ne peut pas ne pas voir. L'équipe ministérielle française était issue du « coup » du 6 février 1934, c'est-à-dire qu'elle était plutôt réactionnaire ou, comme on disait alors, nationale et modérée. Elle s'était dégradée avec le temps. Com­posée d'hommes de valeur quand on les considérait individuellement, elle poursuivait cahin-caha son che­min dans la ligne un peu molle de la III^e^ République. A l'extérieur elle avait eu à faire face en mars 1936 au coup de poker de Hitler réoccupant presque sans trou­pes (on le sait aujourd'hui) la Rhénanie démilitarisée : le veto britannique, l'impréparation de l'armée fran­çaise, la peur de la guerre avaient empêché de réagir. Comment réagir d'ailleurs et risquer de faire couler le sang quand pendant quinze ans on a endormi les électeurs en leur promettant qu'il n'y aurait plus jamais de guerre, en mettant celle-ci « hors la loi » comme si l'on pouvait aussi y mettre le péché, en construisant à tout hasard un bouclier (la ligne Maginot) à l'abri du­quel chacun pensait qu'on pourrait toujours vivre bien tranquilles ? A l'intérieur une habile politique de déflation, con­duite dans les bureaux de la rue de Rivoli par le futur ministre des Finances de Vichy restaurait la valeur du franc et tendait, à échéance, à accroître le pouvoir d'achat des salariés, donc à résorber en partie l'injus­tice sociale. Il fallait du temps pour que les réformes portent leurs fruits. En attendant, des sacrifices étaient demandés à toutes les classes, surtout à ce « tiers état » plutôt conservateur et intéressé qui avait fait jadis la Révolution et qui fait aujourd'hui l'opinion. 37:111 Les sages de l'équipe suggéraient donc de retarder les élections. C'était facile puisqu'on gouvernait à coups de décrets-lois. Mais la tiédeur calculée avec laquelle le gouver­nement appliquait à l'Italie les « sanctions » pour l'af­faire d'Abyssinie excitait l'aile républicaine et anti­fasciste de la majorité qui prétendait que ç'eut été con­traire aux rites sacro-saints de la démocratie. Le résultat avait été l'avènement triomphal en France du « Front populaire » (mai 1936). Quand je me rendais chaque matin au ministère rue Royale, qui évidemment ne chômait pas, je voyais à travers les grilles ou les rideaux à moitié baissés des magasins le personnel en grève occuper les lieux, les femmes porter leur pitance aux hommes mal débarbouillés qui y avaient passé la nuit, des groupes de grévistes aux mines renfrognées quêter dans les rues les passants apeurés... Parallèlement le « Frente popular » était arrivé au pouvoir en Espagne avec une éruption de violences, d'assassinats, de persécutions religieuses qui paraissait devoir livrer bientôt le pays au communisme. Tout l'Occident était menacé et la réaction qui se faisait en Allemagne, fondée sur de faux principes, allait aussi être condamnée. Le changement de ministère à Paris m'avait valu de quitter la rue Royale, sans que d'ailleurs la politique navale changeât, car nous avions une unité de doctrine et la nouvelle équipe de marins pensait exactement comme la précédente ; c'est là, soit dit en passant, tout le secret des progrès de la Marine entre les deux guerres. En juillet, je commandais donc le plus beau croiseur de l'époque, l'*Émile Bertin*. Le vent du large chassait les miasmes que je venais de respirer. Je ne me doutais pas qu'ils allaient brutalement revenir vers moi. 38:111 Le 18 juillet 1936 en effet, alors que nous étions avec l'escadre du Nord au mouillage des Glénans (côte, sud de Bretagne), une série de télégrammes de Paris, dé­chiffrés dans la nuit, nous informa que la guerre civile avait éclaté en Espagne et enjoignit à l'*Émile Bertin* d'aller le plus vite possible recueillir les isolés de toutes nationalités, menacés ou bloqués par la révolution dans les ports de la côte cantabrique. Bilbao, Santander, Gijon, La Corogne... étaient alors tenus par les « rou­ges ». La fusillade crépitait. Dans chaque port il fallut parlementer avec des « délégués » armés de fusils hété­roclites. Certains vinrent à bord conduire des groupes de malheureux « suspects ». Je me rappelle très bien avoir embarqué à Santander le savant professeur belge Piccard, père des ballons à haute altitude et des bathys­caphes. Toutes les fois qu'entre deux ports nous reve­nions au large, un croiseur de la marine contre-révo­lutionnaire nous « marquait », comme disent les joueurs de football, se méfiant -- bien à tort en ce qui concerne la marine française -- de l'aide que le Front populaire français pouvait apporter à son homologue espagnol. Ce sauvetage de cent cinquante personnes peut-être ne fut qu'un début. Pendant toute la guerre la marine française, opérant du côté « rouge » puisque notre gou­vernement ne reconnaissait que celui-là, sauva par les ports méditerranéens d'innombrables vies humaines. Combien de religieuses furent embarquées sous de cha­toyantes toilettes féminines ! La guerre civile dura deux ans, faisant un million de victimes. Elle rejeta dans le Midi de la France les plus obstinés des républicains communisants qui s'y installèrent et noyautèrent plus tard la Résistance inté­rieure française. Elle était à peine terminée quand la deuxième guerre mondiale éclata sinon l'issue de celle-ci aurait sans doute était différente. 39:111 Je crois qu'il fallait rappeler ces faits pour comprendre le cri d'angoisse qui s'exhale du § 20 de l'ency­clique : « Là où, comme en notre très chère Espagne, 1'ignominieux fléau du communisme n'avait pas encore pu produire tous les désastres qui procèdent de ses erreurs, il a déployé une furieuse frénésie dans les plus odieux forfaits. Ce ne sont pas une ou deux églises, un on deux couvents qui ont été détruits... ; mais, partout où ce fut possible, toutes les églises, tous les couvents, toute trace de la religion chrétienne... La frénétique dé­mence des communistes n'a pas seulement massacré des évêques, des prêtres, des religieux, des religieuses par milliers..., mais plus encore des laïcs de toutes les clas­ses sociales... Cet épouvantable carnage est perpétré avec une haine, avec une sauvagerie barbare que l'on n'aurait pas cru possibles en notre temps. Aucun homme de jugement sain... ne peut échapper à la plus horrible crainte, s'il considère que les événements d'Espagne peuvent demain se répéter en d'autres nations civi­lisées ». Je suis témoin que cette description n'est pas exa­gérée. \*\*\* L'activité professionnelle d'un commandant de grand bâtiment ne lui laisse guère de loisir pour lire des encycliques. Je ne me souviens plus de la latitude sous laquelle j'ai pris connaissance pour la première fois de *Divini Redemptoris*. Je me rappelle très bien en revanche l'amusant petit succès qu'elle m'a valu de remporter en Nouvelle-Zélande. Au début de 1938 on fêtait à Auckland, avec le con­cours d'une grande affluence, le cent cinquantième anniversaire de l'évangélisation du pays. Naturellement, c'était un missionnaire catholique français qui avait commencé le travail. J'ai encore son nom présent à la mémoire : il s'appelait Pompallier. 40:111 Cette particularité valait une popularité enthousiaste au bateau de guerre que je commandais, la *Jeanne d'Arc*, et aux pauvres allocutions que j'étais conduit à prononcer. Un jour je reçus à ma table le délégué apostolique en Australie, Mgr Panico, et une dizaine d'archevêques ou d'évêques qui étaient venus en Nouvelle-Zélande. Je n'ai jamais tant vu de soutanes violettes à la fois sur un vaisseau de la République. Pour faire une politesse au délégué apostolique assis à ma droite, je mis la conversation sur *Mit brennender Sorge* et sur *Divini Redemptoris*. Je garde encore le souvenir du regard stupéfait de mon voisin plongeant ses yeux dans les miens, car au même moment la France était gouvernée par un ministère Blum et tout ce qui en émanait d'officiel, surtout quand on le voyait de l'hémisphère austral, était, réputé « rouge » ... \*\*\* Quatre ans plus tard, au temps où le désastre de 1940 avait forcé le gouvernement français à se replier à Vichy et où j'étais devenu Secrétaire d'État à la Ma­rine, comment n'aurais-je pas pensé aux avertissements pontificaux de l'encyclique quand je voyais des procédés criminels faire naître artificiellement en France la guerre civile, exactement comme ils avaient gangrené l'Espagne ? Rien que pendant le mois d'avril 1942, à une époque où aucun débarquement allié n'était en vue et n'appelait de soulèvement concomitant, alors que le Travail Obli­gatoire n'existait pas encore, il y avait en France, selon les rapports officiels de l'Inspecteur Général de la Po­lice Judiciaire, plus de cent attentats ou sabotages orga­nisés par le Parti communiste. En octobre il devait y en avoir deux cents. 41:111 « La propagande du Parti, explique le rapport de la P.J., s'occupe uniquement de créer et entretenir une agitation sociale. Les difficultés du ravi­taillement, la condition misérable ou précaire de cer­taines familles de prisonniers ou de réfugiés, les reven­dications de toute nature forment le plus clair de la propagande... On fabrique moins des révolutionnaires que des révoltés ». Exactement ce qu'avait écrit Pie XI au § 15 de son encyclique : « Les propagandistes du communisme savent exploiter les antagonismes natio­naux, les divisions, les conflits politiques... » \*\*\* Sans vouloir majorer l'influence de *Divini Redemp­toris* sur les réformes sociales esquissées alors par le gouvernement français, je puis assurer qu'avec les grandes encycliques sociales de Léon XIII et de Pie XI lui-même elle se trouvait sur beaucoup de tables officielles. Le grand public ignore sans doute jusqu'au nom de l'homme qui a présidé la commission de la « Charte du Travail » et rédigé l'exposé des motifs de cette loi organique qui essayait de résoudre les rapports profes­sionnels autrement que par la contestation systématique. Henry Moysset était un philosophe politique et un sociologue de la classe des premiers grands catholiques sociaux. Il avait été lui-même très lié avec Henri Lorin. Il était un des Français qui connaissait le mieux l'Alle­magne et l'Europe centrale. Ministre d'État, il a été avec Lucien Romier un des conseillers les plus sages et les plus écoutés du maréchal Pétain. Il a donné à l'institut catholique de Paris le 31 mars 1944 une conférence sur « le contenu métaphysique de l'idée de civili­sation », un peu nébuleuse parfois selon sa manière, mais qui constituait, face au néo-paganisme du régime allemand d'alors, un courageux éloge de la civilisation chrétienne. 42:111 Je suis certain que les recommandations sociales qui occupent les deux tiers du texte de l'encyclique *Divini Redemptoris* et dont nous parlions souvent en­semble ont eu leur poids dans la pensée de Moysset et dans l'élaboration de la Charte du Travail. Mais les difficultés de l'époque (disette et répartition des produits industriels par des comités d'organisation) l'obligèrent à séparer l'économique du social, ce qui faisait de la Charte un document forcément incomplet. Pour moi, placé à la tête d'une sorte de « ministère de la mer » englobant tout ce qui flottait -- marine mili­taire, marine de commerce, marine de pêche -- j'étais plus libre dans mon petit domaine et me suis franche­ment inspiré de l'idéal social de l'Église tel qu'il était rappelé dans l'encyclique : « ...Le salut n'est certaine­ment pas, dans la lutte des classes, dans les crimes du terrorisme, dans l'abus tyrannique du pouvoir de l'État... La véritable prospérité d'un peuple doit être amurée par un sain régime corporatif... Il est néces­saire que toutes les corporations soient reliées entre elles et s'entendent à l'amiable pour pouvoir travailler au bien commun temporel. La fonction qui appartient authentiquement au pouvoir politique est de promou­voir autant qu'il est possible une entente mutuelle de cette sorte entre tous les citoyens » (§ 31). J'ai raconté ici même l'histoire de cette tentative (n° 14 de juin 1957). Pendant trois ans une Corporation des Pêches maritimes et une Corporation de la Marine de Commerce ont fonctionné en France, en même temps d'ailleurs qu'une Corporation Agricole. Naturellement les esprits avancés sourient aujourd'hui à l'énoncé du mot insé­parable à leurs yeux des hauts-de-chausse et des souliers à la poulaine. 43:111 Jean Madiran lui-même leur a réglé leur compte à l'époque où la revue naissante se livrait à une enquête sur la corporation. Peu importe d'ailleurs la terminologie, sauf qu'elle est tout de même celle de l'Église. Ce qui m'intéressait à l'époque c'était l'esprit que j'entendais donner à la nouvelle institution : esprit de coopération entre syndicats (car tout le monde était syndiqué comme on est assuré social) au sein de la profession ou de l'entreprise, par opposition à la con­testation systématique et à la lutte de classes du com­munisme. Cet esprit chrétien sans sectarisme que j'essayai d'infiltrer dans les organisations professionnelles, c'est notamment dans l'encyclique *Divini Redemptoris* que je l'avais puisé. Je l'avais à peine indiqué dans mon article de 1957. Je tiens à le redire plus explicitement aujourd'hui en hommage à un document qui, au bout de trente ans, conserve toute sa vigueur et son actualité. Paul Auphan, ancien Secrétaire d'État à la Marine. 44:111 ### Un mouvement d'accueil au communisme par Jean Ousset « IL EST IMPOSSIBLE que le communisme ne triom­phe » pas, a dit Montalembert ([^2]), car il a pour lui le nombre, la logique et même le droit tel que la fausse sagesse des modernes l'a proclamé et propagé depuis un siècle. Le principe de l'égalité, ap­puyé sur l'athéisme pratique du peuple français, conduit nécessairement au communisme... » Et le P. Bruckberger, commentant ce passage, ajoute avec raison ([^3]) ... « L'enjeu politique lui-même est, donc, au-delà de la politique, solidaire d'une logique et d'un droit anti­chrétiens, qu'il faudra, d'abord, ouvertement renier et remplacer par la vérité pour avoir quelque chance -- et une chance plus grande et plus efficace qu'on ne le croit -- de vaincre le communisme. « Il est risible de vouloir combattre le communisme en demeurant soi-même dans la tradition, la logique et le droit issus de la Convention et de la Première République Jacobine. On ne contredit pas un noir au nom d'un gris plus ou moins sale, mais en vertu d'un blanc de plus en plus pur, de plus en plus éclatant, qui dénonce et condamne le gris autant que le noir... » 45:111 Et, du cardinal Saliège : « Tout se passe comme s'il y avait une action orchestrée par une certaine presse plus ou moins périodique, par certaines réunions plus ou moins secrètes, tendant à préparer, au sein du catho­licisme, un mouvement d'accueil au communisme... » Trois citations qui, pensons-nous, suggèrent assez bien que l'aspect... on pourrait dire : extérieur, ouver­tement agressif, du péril communiste, n'est ni le seul, ni sans doute le plus dangereux. « Ce qui fait la force du fluide révolutionnaire, observait déjà Joseph de Maistre, c'est qu'il trouve des conducteurs partout où il devrait rencontrer des obs­tacles... » Or le premier, le plus sûr obstacle aux progrès du communisme ne devrait-il pas être un refus de nos esprits. Ce qui est loin d'être le cas. Combien d'anti-communistes déclarés sont en fait des communistes qui s'ignorent. Esprits déjà gagnés aux jeux principaux de la dialectique qu'ils prétendent combattre. 46:111 Comme le notait le chanoine Lallemand ([^4]) : « Nous ne savons pas assez à quel point l'esprit de nos contem­porains est formé à la mentalité révolutionnaire, dans les simples manières mêmes de penser. Nous nous figurons qu'il y a encore des vérités de base dans les esprits, des amours incontestées dans les volontés. Non ! l'idéo­logie révolutionnaire a été poussée à ses dernières limites et dans tous les domaines. On ne voit plus pourquoi tout ne changerait pas perpétuellement sous l'effort de plus en plus puissant de l'homme. » Que sont devenus, autour de nous, l'amour sinon le sens de la vérité ? Quelles sont désormais nos façons d'apprécier, de juger ? « Vous êtes d'un autre âge » -- « Vous n'êtes plus à la page. » -- « Vous n'êtes pas de votre temps. » En clair plus de référence aux notions de vrai ou de faux, de bien ou de mal, de beau ou de laid. « Ça ne se fait plus... Vous retardez... C'est dépas­sé... » Voila qui tranche tout sans qu'il soit nécessaire de porter le moindre jugement de valeur ; sans qu'il soit nécessaire de justifier rigoureusement ce qu'on avance. Comme c'est commode ! La vérité n'est plus l'accord de la pensée, de la parole, de l'écrit avec l'ordre même des choses. Elle n'est plus qu'un phénomène de synchronisme entre deux mouvements : l'élan, les démarches de notre « moi » et le mouvement de l'histoire. La vérité n'EST plus... Elle se FAIT, et, par consé­quent, se défait sans cesse. Elle n'est plus une possession lumineuse de l'ÊTRE. Elle n'est qu' « une recherche », dont les trouvailles doivent être remises en cause per­pétuellement. Être dans le vrai relève, désormais, de la volonté et non point tant de la connaissance. S'y trouve quiconque est « dans le courant ». Et combien croient encore en une vérité qui n'évo­luerait pas ? 47:111 Les idées ne sont plus jugées par rapport à la réa­lité de ce qu'elles prétendent exprimer, mais par rap­port à la « sincérité » plus ou moins grande de qui les professe. On ne parle plus d'idées vraies, mais d'idées généreuses, dynamiques... d'idées forces. Et les mots, eux-mêmes ne sont plus utilisés pour ce qu'ils signifient, mais pour la force qu'ils dégagent leur sens dynamique non littéral. Soient, par exemple peuple, progrès, liberté, démocratie, fascisme, etc. Pense-t-on vraiment qu'ils servent à désigner ce qu'in­dique leur sens littéral ? Ce sont des forces qu'en réa­lité on cherche à mettre en branle quand on les emploie. Ces mots n'ont, en quelque manière, plus de sens. Ils ne servent pas à l'expression d'une pensée. Ils sont des formules incantatoires pour l'action. Autrement dit, par un renversement de l'ordre des valeurs nous tendons à transférer de plus en plus à des mouvements, à l'action, à l'évolution les caractères de nécessité, de finalité qui avaient été attribués jusqu'ici à la nature humaine. N'est-ce point Bergson qui a donné de l'homme cette définition : « On est homme dans le mesure où l'on prend conscience du courant qui porte l'humanité. » Mais... « nous avions appris, écrit Gustave Thi­bon ([^5]), que les essences sont déterminées et que les actes, les événements sont contingents. On nous enseigne le contraire désormais, à savoir que la nature humaine (s'il est permis d'employer encore ce mot) est foncière­ment contingente, indéterminée, malléable tandis que les événements sont nécessaires et qu'ils nous « informent », nous, re-créent sans cesse. Pour ces pseudo-métaphysiciens tout est obscur dans l'homme (son être qu'on ne définit jamais, se dissout dans l'économique et le social) mais tout est clair dans l'histoire. Nous ne savons pas qui nous sommes, mais nous savons où le temps nous mène. C'est le chemin qui crée, non seule­ment le but, mais le voyageur lui-même. 48:111 « Dans cette conception, ce n'est plus l'homme qui fait l'histoire, c'est l'histoire qui fait l'homme. Le temps n'est plus un canevas à remplir, un instrument offert à l'homme pour déployer sa liberté, c'est-à-dire pour réa­liser son destin temporel et préparer son destin éter­nel ; non, c'est l'homme qui est l'instrument du temps, la matière informe et chaotique qui reçoit sa forme et sa fin de ce démiurge. « L'histoire, ainsi érigée en acte pur et en puissance créatrice, ressuscite à son profit les plus sombres idolâtries des âges barbares ; dans cette perspective, tous les sacrifices humains sont permis et exigés : pourvu que le char divin poursuive sa route lumineuse, qu'impor­tent les êtres obscurs broyés par ses roues. Si, en effet, tout le vrai et tout le bien résident dans l'avenir, les pires horreurs du présent se trouvent justifiées : est bon tout ce qui conduit à cet avenir, tout ce qui est conforme au « sens de l'histoire ». \*\*\* Et d'un bout à l'autre de l'ordre social, de l'usine aux salons règne le même tour d'esprit. L'action, le mouvement n'ont plus besoin d'y être justifiés par référence à la qualité d'une FIN. Ils por­tent en eux-mêmes leur justification, et il ne vient à l'esprit de personne qu'une justification puisse, être nécessaire. « C'est un homme d'action. » Il suffit. Qui oserait ironiser après un tel éloge ! 49:111 « C'est plein de vie ! C'est dynamique ! Il y a un mouvement fou là-dedans ! Quelle action. » Autant d'éloges péremptoires, qui, sans autres considérations assurent le succès de la pièce, du film ou du roman qui les méritent. Plus de sens d'une quelconque finalité. Partout, rien de moins moderne que la prédication des « fins dernières ». Cela manque de dynamisme, nous a-t-on dit. Mais saint Augustin lui-même n'obser­vait-il pas : « bene curris, sed extra viam ». Tu cours bien, mais hors de la voie. Et l'Évangile, avant saint Augustin... : « A quoi sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme ? ... » autant dire : s'il vient à manquer son BUT, à manquer L'ÊTRE infini, éternel qui est sa FIN. \*\*\* La formule hégélienne et marxiste de l'identité de l'être et du néant nous choque et révolte. Nous accep­tons encore mal qu'on soutienne, aussi brutalement, l'équivalence du oui et du non, de la vérité et de l'er­reur, du bien et du mal. Mais, lisions-nous dans les « Cahiers Pédagogiques » ([^6]), ne voit-on pas s'édifier « un nouvel empyrée moral (ou amoral) dont les vertus cardinales sont l'automation, le record, l'efficacité et l'argent. Le bon et le mauvais, le beau et le laid, le faste et le néfaste se réfugient au magasin des vieilles lunes et, au droit pur, se substitue le droit du plus fort. » Dire que l'être et le néant sont une même chose scandalise. Mais que signifie cette autre formule uni­versellement agréée : « toutes les opinions sont bon­nes » ? Quand, en bons libéraux nous répondons à M. Durand, qui dit « blanc » : vous avez raison ; et à M. Dupont qui dit « noir » : vous êtes dans le vrai, nous soutenons, nous aussi, l'identité des contradictoires. Mais sans nous en douter, ce qui n'ajoute rien à la va­leur de l'opération. 50:111 Si, comme on le prétend, la vérité est éminemment subjective on perd le droit de s'étonner de ce qu'Albert Camus dit, précisément, du marxisme, dans « L'Homme révolté » ([^7]) : « Rien n'étant vrai ni faux, bon ou mou­vais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c'est-à-dire le plus fort. Le monde, alors, ne sera plus par­tagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves. » Et, bien avant Camus, le bergsonien Jean Weber avait écrit ([^8]) : « En face des morales d'idées, nous esquissons la morale ou plutôt l'amoralisme du fait... Nous appelons « bien » ce qui a triomphé. Le succès pourvu qu'il soit implacable et farouche, pourvu que le vaincu soit bien vaincu, détruit, aboli sans espoir, le succès justifie tout... Le devoir n'est nulle part et il est partout, car toutes les actions se valent en absolu. Le pécheur qui se repent mérite les tourments de son âme contrite, car il n'était pas assez fort pour transgresser la loi. Il était indigne de pécher. » En conséquence, et devant cette corruption générale des esprits, devant cette liquéfaction universelle les critères de jugement, qui aura le courage de s'en aller dire au communiste : « ton affaire ne tient pas ! » Elle ne tient pas ? Sans doute ! Mais seulement au regard de cette forme de pensée qu'il récuse et que la plupart d'entre nous récusons comme lui. Au moins en fait, sinon explicitement. 51:111 Son affaire ne tient pas ? Mais le communiste sait, lui, qu'elle tient, ou plutôt qu'elle est tenue, soutenue, préparée, justifiée par tout ce que les trois derniers siècles ont compté de plus célèbres penseurs et philoso­phes. Quelles leçons nous faudra-t-il recevoir de la Pro­vidence pour nous décider à comprendre ce qu'est l'âme profonde du communisme, et comme il est insen­sé de chercher à le vaincre si nous continuons à respec­ter les systèmes, les tours de pensée qui l'ont fait d'a­bord s'infiltrer parmi nous. Dès lors qu'on a perdu le sens et le goût de la vérité, comme nous les avons perdus en effet, le communisme ne peut pas ne pas être la grande tentation. « Dans l'étrange chaos où nous sommes, écrivait déjà Blanc de Saint-Bonnet, les bons, bien qu'ils aient les yeux tournés vers la lumière resteront impuissants. « Pourquoi ? Parce qu'ils sont trop avant dans l'er­reur. Pour relever l'ordre social il est besoin de la vérité totale. Or elle se montre à peine sur le seuil de nos cœurs. Nous ne sommes pas prêts. C'est notre nullité qui fait la puissance du communisme. Nullité dans la doctrine. Nullité dans les mœurs. Le scepticisme laisse la place vide. Il ne faut pas s'étonner si la première idéologie venue vient prendre la place. » « Beaucoup deviennent communistes, disait naguère un ministre hindou, M.A. Neveit, non en espérant des avantages matériels, puisqu'ils sont déjà pourvus, mais parce qu'un esprit vide fournit au communisme un ter­rain aussi propice qu'un estomac creux. » En conséquence, on ne répètera jamais assez que le véritable anti-communisme réside, avant tout, dans un enseignement positif de la vérité plus que dans la criti­que des sophismes marxistes. 52:111 Le salut ne peut pas être davantage dans ce catholicisme teilhardien, dans ce christisme évolutif qui nous est imposé, aujourd'hui, un peu partout. Le salut ne peut pas être non plus dans ce catholicis­me exsangue et dégonflé que nous professons le plus souvent, maigre recette morale, complexée, pusillanime a souhait. A l'universalisme de la Révolution déferlante, il n'est qu'une formule qui puisse être victorieusement opposée : la formule même de l'universalisme chrétien, ou catholicisme, frappée conme en médaille par le pape de Pascendi, dont 1967 verra le soixantième anni­versaire ; devise de saint Pie X : Omnia instaurare in Christo. » « Omnia... » Tout. Absolument tout... conçu, pensé, présenté, voulu, poursuivi, instauré dans le Christ ! Jean Ousset. 53:111 ### Le caractère intrinsèquement pervers du communisme par Marcel De Corte **1. -- **DEPUIS DES ANNÉES, je ne me lasse pas de répéter que le propre du communisme est de n'exister que dans l'esprit et de se muer en puissance destructrice de toute réalité à mesure qu'il s'affirme dans l'histoire. Comme théorie, le communisme est un idéalisme ; com­me pratique, il est un nihilisme qui ne laisse rien sub­sister en dehors de lui que le pouvoir absolu de ses coryphées. Dès 1945, observant l'emprise croissante de ce néant sur une bonne partie des hommes d'aujourd'hui et l'a­veuglement qu'il provoque sur la plupart des autres, je faisais de ce thème l'objet d'un cours en Faculté. J'y montrais que l'idéalisme de la philosophie moderne qui substitue l'homme à Dieu comme mesure de toutes choses, conduit droit au nihilisme, et que la négation de tout au-delà de la pensée passe inévitablement par la révolution ontologique la plus radicale qui soit, dont le point d'aboutissement est la destruction du monde réel, l'impossible refonte d'un monde constitué selon les neuf canons de la pensée et la ruine de la pensée elle-même. 54:111 Le marxisme est l'essence même de cette philosophie moderne abandonnée à ses démons. Le communisme en est la traduction systématique et uni­verselle dans tous les coins et recoins de la vie humaine. L'entreprennent tous ceux qui ont aperçu en elle le moyen de transformer leur pouvoir politique en pou­voir totalitaire et de se faire introniser comme « princes de ce monde ». Le communisme est la politique de l'i­déalisme moderne dont le principe est l'homme mis à la place de Dieu. Mon interprétation n'a pas changé depuis lors et l'histoire des deux dernières décennies n'a fait que la confirmer. Je sais bien qu'on reproche à cette façon de voir d'ê­tre trop abstraite et de ne pas tenir compte des inten­tions des différents philosophes impliqués dans ce vaste ensemble dénommé « philosophie moderne ». Le « Des­cartes *qui genuit* Kant *qui genuit* Hegel *qui genuit* Marx » serait enfantin et caricaturerait l'histoire de la pensée. Je ne partage point ce sentiment. L'intention d'une philosophie et les intentions du philosophe font deux. Il y a une logique des idées philosophiques et les Anciens n'avaient pas tort en disant, à propos des principes qui les commandent, que « le commencement est plus de la moitié du tout ». Notre psychologie et notre relativisme moderne, fruits eux-mêmes d'un idéalisme qui essaie de reprendre contact avec la réalité, mais en l'intériorisant et en la fluidifiant à son gré, répugnent à cet adage du bon sens. Ce n'est pas une raison de les adopter, sous prétexte de fidélité à une « expérience » qui varie selon nos humeurs. Du reste, il n'est pas un seul historien de la pensée moderne qui ne soit convaincu du déroulement de cette logique. Il ne peut en être autrement dans un type idéaliste de philosophie où nulle réalité extramentale ne vient jamais perturber de sa présence le développement d'un principe purement immanent. Bien n'est plus cohérent que l'idéalisme mo­derne, *jusqu'en la pratique*. C'est tout le comportement individuel, politique et social de l'homme qu'il influence et détermine : *nihil volitum nisi praecognitum*. 55:111 Comme l'écrit justement le chanoine Raymond Van­court dans son beau livre intitulé *Pensée Moderne et Philosophie Chrétienne*, « en mettant la pensée, le *cogito* au point de départ de tout..., l'idéalisme commence par affirmer que les choses et Dieu lui-même n'existent pour nous qu'en tant que nous les pensons ; il en con­clut que notre pensée apparaît ainsi comme la source et le fondement de tout le reste. Qu'on pousse un peu plus loin et qu'on essaie de dégager toutes les consé­quences de cette manière de voir, on en arrive bientôt à proclamer que nous ne devons accepter aucune vérité, aucune valeur qui nous serait imposée « de l'extérieur ». Tout doit venir de nous ; ou, du moins, si des vérités ou des valeurs sont proposées du dehors, encore faut-il qu'elles répondent à nos exigences les plus intimes et trouvent, en fin de compte, de cette façon, leurs racines en nous ». Étienne Gilson l'avait déjà souligné de façon admi­rable -- « Toute la force de l'idéalisme vient de la cohé­rence avec laquelle il développe son erreur initiale. On a donc tort de le réfuter en lui reprochant son manque de logique ; c'est au contraire une doctrine qui ne peut vivre que de logique, puisque l'ordre et la connexion des idées y remplace l'ordre et la connexion des choses. Le *saltus mortalis* qui précipite la doctrine, et l'idéa­lisme peut tout justifier par sa méthode sauf l'idéalisme même, n'est pas idéaliste, elle n'est même pas dans la théorie de la connaissance ; *elle est dans la morale*. » \*\*\* 56:111 **2. -- **On n'a jamais mieux dit : l'origine de l'idéalisme dont le courant sinue à travers toute la philosophie moderne, se trouve *dans le refus de la condition hu­maine,* dans la fin de non-recevoir que la pensée et la volonté de l'homme opposent à ce qui n'est pas elles-mêmes, dans l'insoumission de l'esprit aux choses, et par suite, à leur Principe. Nous ajoutions simplement à ce diagnostic que ce refus de la condition humaine est l'expression suprême de la révolte de l'homme con­tre l'ordre naturel et contre Dieu, et qu'il débouche iné­luctablement dans le communisme. L'idéalisme n'est pas en effet et ne peut pas être une philosophie « comme les autres » et qui réponde au vœu de contemplation dont l'intelligence de l'homme est travaillé. Il est, sans le moindre paradoxe, une philo­sophie ou plutôt *la philosophie même de l'action*. Aussi rigoureusement anticontemplatif que possible puisqu'il refuse la subordination de l'intelligence à la réalité qui est l'âme même de la contemplation, il n'a d'autre issue, dès qu'il se pose, que l'action et encore l'action. L'idéalisme est toujours militant et conquérant, précisément parce qu'il est contraire à l'ordre naturel. Déjà chez Descartes, où il pointe, il vise à rendre l'homme « maî­tre et possesseur de la nature ». Il lui faut forcer les défenses que lui oppose la nature des choses. A cette fin, il nie qu'il y ait des natures, des essences, des substances. Tout cela n'est pour lui qu' « inventions aristotéliciennes et scolastiques ». Parce qu'il est inca­pable de les voir, ayant décidé de ne point les voir, il les proclame trop vertes et bonnes pour des goujats. Ce procédé « critique » qu'il oppose à « la mentalité in­fantile » propre au réalisme, et dont il se targue en tant que doctrine exactement adaptée à l'homme « adul­te » ([^9]), est vieux comme le monde. 57:111 La volonté gauchie ou pervertie chez l'homme pèse toujours de tout son poids sur l'intelligence pour y obturer les lumières que celle-ci reçoit des choses et qui peuvent l'éclairer. *Elle ne veut pas être éclairée* et, par un renversement du contre au pour, plus fréquent qu'on ne le croit, elle pré­tend s'éclairer par une critique qui dégagerait la réalité de l'illusion et qui finit par la réduire à un faisceau de phénomènes. Cette critique est déjà une action, une *action corrosive* qui dissout le réel, le rend plastique, et, du coup, apte à recevoir les injonctions de l'esprit. Il ne s'agit donc point d'une action morale propre­ment dite, qui aurait pour fin de perfectionner l'homme et de le faire devenir par l'intelligence et par la volonté ce qu'il est par nature, mais d'une *action transforma­trice* qui liquéfie en quelque sorte le monde extérieur (et Dieu même) pour lui imposer les formes impératives de la pensée et la régence universelle du démiurge humain. « Il ne s'agit plus de connaître le monde, mais de le changer ». Cette thèse de Marx est entièrement suspendue au postulat idéaliste selon lequel la pensée, loin de se conformer aux choses, les conforme à elle-même *et par là, les transmue en l'idée qu'elle s'en fait* dans une indépendance aussi complète que possible à l'égard de leurs natures respectives. Pour l'idéalisme comme pour Marx, le monde n'est et ne peut être que *ma représentation du monde*, non point qui corresponde au réel puisque celui-ci est exclu, mais qui est l'œuvre de ma volonté absolue, autonome, ne dépendant en rien que d'elle-même et de ses penchants. Cette représenta­tion du monde, objet parfait de la volonté parfaite, se heurte alors à la présence d'un monde extérieur imparfait qu'il importe de détruire par la critique et de *rem­placer* par un *autre* monde, un monde artificiel bâti sur le modèle de la représentation et dont l'homme est le seul créateur puisque cette représentation ne dépend que de lui. \*\*\* 58:111 **3. -- **Au commencement de l'idéalisme, il y a la *décision* de l'homme de ne relever que de sa propre *volonté en tout ce qui concerne la vie de l'homme*, y compris la conception du monde. On le voit émerger chez Des­cartes, dans le doute méthodique universel *qui est un acte de la volonté* et qui laisse la pensée seule en face d'elle-même. De ses représentations internes, elle ne sortira plus désormais. A l'arrière-plan de cette « aséi­té », de cette « suffisance de la pensée » comme dit Hamelin, il y a une résolution de rompre avec l'ordre de la nature, qui, de proche en proche, gagnera les hau­teurs de la métaphysique et de la théologie, et dégagera son ultime conséquence avec Marx : l'athéisme. Bossuet l'avait prévu : dans la lettre fameuse qu'il écrivait à un disciple de Malebranche : « Pour ne vous rien dissi­muler, je vois non seulement en ce point de la nature et de la grâce, mais encore en beaucoup d'autres articles très importants de la religion, un grand combat se pré­parer contre l'Église sous le nom de philosophie carté­sienne. Je vois naître de son sein et de ses principes, à mon avis mal entendus, plus d'une hérésie, et je pré­vois que les conséquences qu'on en tire contre les dog­mes que nos pères ont tenus, la vont rendre odieuse, et feront perdre à l'Église tout le fruit qu'elle en pouvait espérer pour établir dans l'esprit des philosophes la divinité et l'immortalité de l'âme. » Simone Weil ne pensait pas autrement : « Il me semble que tout ce qui s'est passé depuis trois siècles pourrait, si on voulait, se résumer en ceci : que l'aventure de Descartes a mal tourné... ». 59:111 Pour l'idéalisme, la présence de ce qui n'est point pensée est infailliblement une cause d'*aliénation* de la pensée. Il faut donc non seulement faire disparaître la Création et le Créateur, mais corrélativement, *construire* un univers conforme aux exigences de la pensée et *de la volonté qui la manœuvre*. L'esprit ne peut être lui-même que dans un monde *qu'il a fait* et qui, dès lors, dépend entièrement de lui. La révolution qui brise la relation fondamentale de l'homme à autrui, à la nature, à Dieu, et qui le libère de ses aliénations ne suffit pas : il faut *fabriquer* de toutes pièces une société nouvelle, un mon­de nouveau, une divinité nouvelle/ qui sera l'humanité totale, maîtresse de son destin. C'est là, derechef, un acte de la volonté. La contemplation est évacuée, l'ac­tion qui consiste dans l'accomplissement de l'être l'est tout autant. Il ne reste plus que la *poièsis, le faire, le technique.* De Descartes à Marx, on pourrait suivre le chemine­ment, d'abord paresseux, puis rapide et torrentueux, de ce processus. « Au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distincte­ment que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rende comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans au­cune peine des fruits de la terre et de toutes les commo­dités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé... » etc. \*\*\* 60:111 **4. -- **Ce texte inaugure *le mouvement de bascule de l'idéalisme au matérialisme*. Il traduit l'immense concupiscence de l'homme qui se veut indépendant de tout : amputé de toutes ses relations naturelles à l'uni­vers et à Dieu, il n'est plus que désir béant, subjectivité affolée, sans objet, qui se trouve en face du monde -- car il reste un monde -- dépouillé de toutes formes, de toute consistance ontologique, de toute étincelle d'intelligi­bilité, un *monde réduit à l'état de matière, amorphe, qui n'est que matière*, et dans lequel il n'a d'autre ressource que de projeter les représentations subjectives qu'il forgées à l'intérieur de l'esprit. Or pour donner forme à cette matière informe, « l'idée » si purement « spirituelle » qu'on la suppose, *doit* devenir elle-même, *image matérielle*, matrice, coin ou poinçon qui viennent frapper de leur effi­gie en creux et découper selon leur type le champ plat et nu du monde à monnayer, et être mise mécani­quement en branle par la volonté de l'homme avide de se modeler un univers qui soit totalement dépendant de lui. *L'idéalisme est foncièrement un matérialisme*, et tous deux l'avers et le revers de la même déviation de la volonté humaine qui se veut autonome. S'ensuit une conséquence dont la portée est à propre­ment parler vertigineuse et que nous ne pouvons saisir qu'au prix d'un immense effort de lucidité : *le monde de l'idéalisme ou du matérialisme* -- c'est tout un --, *le monde communiste qui en est le dénouement est un monde imaginaire qui se superpose au monde naturel et qui tente, par toute sorte d'artifices dont le premier est la violence, de l'éliminer au profit d'une fiction, si bien qu'il ne reste rien que le néant au terme de l'entre­prise.* Le communisme est, au sens le plus fort de l'ex­pression, *l'érection du néant.* C'est *le néant établi,* le néant monolithique. \*\*\* 61:111 **5. -- **Cette longue introduction n'est pas inutile. Elle nous permet de constater combien l'encyclique *Divini Redemptoris* a vu juste en déclarant le commu­nisme *intrinsèquement pervers*. Le communisme n'est pas seulement pervers, il l'est par son fondement même, en son tréfonds, par tout son être, si l'on peut ainsi parler du néant, par tout le néant qu'il est, qu'il véhi­cule, par la subversion dévastatrice et exterminatrice qui le constitue, par la négation de la réalité qui est sa réalité intime. Le communisme est le Mal absolu, sub­sistant, intronisé. Il est *le mensonge métaphysiquement institué* parce qu'il est, en son principe, le subjectif, sous sa forme suprême, dégagée de tout rapport à une réalité autre que celle du sujet, érigée en norme sou­veraine de la connaissance et de l'action. Aussi, le fait premier du communisme, dès qu'il se développe dans un esprit, dès qu'on y adhère, est-il son mensonge initial, qui commande tous les autres et qui leur donne leur sens : l'athéisme. « Dieu n'est pas ». Mais cette exigence et cette revendication radicales d'indépendance reposent elles-mêmes sur le socle d'une affirmation ouvertement ou secrètement triomphante : « Il n'y a point de Principe de la réalité ni réalité, parce que je suis la seule réalité. » Qu'il s'agisse de Marx, de Lénine, de Staline, dont l'auto-apothéose transparaît à travers leurs paroles et leurs actes, ou du dernier de leurs acolytes qui sécrète sa « pensée » selon les ré­flexes mentaux conditionnés que le Parti agence méca­niquement en lui, l'orgueil, la superbe, la morgue, la suffisance, l'infatuation, la jactance, la vanité, la méga­lomanie éclatent, dès qu'il spécule ou opère en communiste. Or, cette idolâtrie de soi-même, dont l'origine idéa­liste est patente, si elle se soutient en tant qu'affirmation vécue, est *intolérable* en tant qu'affirmation lucidement pensée, car elle est proprement *infernale *: aucun être humain ne peut supporter un seul instant sous son propre regard l'*image* de son moi divinisé sans sombrer dans la démence. 62:111 Le communisme est l'*expédient* qui en tamise et en atténue *subjectivement* le terrible éclat, en lui conférant une puissance *objective* de séduction et de fascination effroyablement accrue. En effet, le communisme transfère à la collectivité les attributs théoriques de la divinité que le moi con­serve jalousement en pratique. « L'athéisme est, en tant que suppression de Dieu, écrit Marx, le devenir de l'hu­manisme théorique, comme le communisme est, en tant que suppression de la propriété privée, la revendication de la vie humaine réelle comme étant sa propriété, re­vendication qui est le devenir de l'humanisme pratique. En d'autres termes, l'athéisme est l'humanisme média­tisé par la suppression de la religion, et le communisme est l'humanisme médiatisé par la suppression de la pro­priété privée. Ce n'est que par la suppression de cette Médiation, mais elle est une présupposition nécessaire, que naît l'humanisme procédant positivement de lui-même, l'humanisme *positif*. » Désencombré de son galimatias hégélien, ce texte signifie clairement que la suppression de la propriété privée est au plan pratique ce qu'est la suppression de Dieu au niveau théorique, et que toutes deux sont les conditions nécessaires de l'auto-suffisance de l'homme. L'athéisme et l'abolition de la propriété privée signifient « le retour de l'homme à lui-même, la suppression de l'aliénation propre à l'homme ». Tous deux engendrent « l'appropriation réelle de l'être humain par et pour l'homme ». L'homme tient, en ces deux aspects de son comportement théorique et pratique indissolublement liés l'un à l'autre, le point de départ de son développe­ment total. Il a pris possession de son être entier. Entre lui-même et la nature, entre lui-même et l'homme, entre le sujet et l'objet, plus rien ne s'interpose. 63:111 Mais pour en arriver à la totale identification de l'être humain indi­viduel avec l'univers et l'humanité, il faut entreprendre la conquête du monde et la conversion de la planète *dans un effort collectif* qui ne se relâche jamais, et les mener à bonne fin. C'est la collectivité qui divinise l'homme à mesure qu'elle se rend maîtresse de la na­ture et de ses moyens de production. La société est di­vine en son principe et en son terme. Elle est la déesse-mère des origines dont l'être croît et se perfectionne se­lon des lois historiques inéluctables dont le marxisme a (prétendument) découvert le secret *et que le commu­nisme traduit dans l'existence par toute sa politique*. Sur ce point essentiel, comme partout, il n'y a pas de cou­pure entre la théorie et la pratique dans le système. *Dès lors, toutes les activités du communisme, quelles qu'elles soient, de la stratégie à la tactique, de l'opération d'envergure aux plus subtiles intentions* (y compris les palinodies ou même les défaites acceptées), *sont inspi­rées par le* NON SERVIAM *initial et par le véhément désir d'instaurer la principauté de l'homme sur toutes choses, sans la moindre exception, exactement comme toutes les activités du chrétien en vue de son salut sont inspirées par la Grâce et par les vertus théologales infuses*. On peut dire, sans exagération, que les faits et gestes du communiste quel qu'il soit, du sommet à la piétaille, ont toujours comme moteur la socialisation ET la divi­nisation de l'homme. Celles-ci ne sont que la projection démesurée de l'*eritis sicut dei* propre à l'être humain individuel qui a rompu sa relation fondamentale au réel et au Principe de toute réalité, mais qui n'ose point l'affirmer pour son propre compte : il transfère alors son apothéose à la société universelle *dont il fait partie* et sous laquelle il se masque. Le Collectif usurpe tous les attributs de la Divinité et c'est sous le couvert du Collectif que l'homme se divinise. 64:111 La socialisation dont tant de chrétiens se proclament les rabatteurs et pour la diffusion de laquelle ils n'hé­sitent pas à faire « un bon bout de chemin » avec les communistes, est ainsi le signe positif de l'athéisme militant dont l'autre face, également positive et identique à la collectivisation, est l'autodivinisation de l'homme par l'homme. Socialiser, c'est libérer l'homme de toute attache qui lui est imposée par sa nature et par sa naissance, c'est le poser comme créateur de son être, du monde, de la société, de Dieu même. Diviniser l'homme, le poser comme autosuffisant en une parfaite aséité, c'est socialiser d'une manière révolutionnaire, en abo­lissant toutes les aliénations qui caractérisent l'ancienne société, et en créant une société nouvelle, un Paradis sur terre, où l'homme soit enfin Dieu. Le mouvement d'athéisme, le mouvement de déification, le mouvement de socialisation ne sont qu'un seul et même mouvement qui sinue dans toutes les entreprises communistes et qui jaillit de la convoitise que l'homme moderne, plongé dans une ambiance indivisiblement idéaliste et matéria­liste, éprouve jusqu'à la racine même de son être am­putée de sa relation au monde et à Dieu, de s'ériger en dominateur de l'univers et en divinité toute puissante. \*\*\* **6. -- **Le caractère intrinsèquement pervers du commu­nisme explose ici aux yeux les moins avertis. Il s'agit d'un dessein sans exemple de subversion radicale de la nature humaine en ses deux facultés spécifiques : l'intelligence et la volonté, étendue à tous les domaines de la vie et à toutes les conduites. 65:111 Le but du communisme est unique dans l'histoire : ce n'est plus d'instaurer un des régimes classiques, monar­chie, aristocratie, démocratie ; ce n'est même plus de s'engager dans les déviations propres à ces systèmes, tyrannie, oligarchie, démagogie ; c'est d'engendrer un type d'homme intégralement socialisé qui se crée lui-même par toutes ses activités ramenées au seul acte de faire, de fabriquer, de travailler la matière, et qui con­quiert son indépendance en imprimant en cette matière l'image d'un homme libre de toute aliénation à l'égard de toute la réalité extérieure et de toute transcendance. Le communisme pris en ce sens, qui est celui de toute sa politique, n'est pas un humanisme : il est satanisme, éclatement de la condition humaine dans l'appropria­tion de la totalité de l'être par l'homme. Quel homme ? Chacun de nous, dès que nous cédons à l'attirance du moi. Le plus élémentaire regard de com­plaisance jeté par moi-même sur moi-même est refus de Dieu, aversion à l'égard de la finalité propre à ma nature d'homme orientée de soi vers Dieu au même titre que toute nature créée et en laquelle l'accomplisse­ment de mon être et la tendance vers l'Être dont il dé­pend s'identifient. Il est impossible que je devienne ce que je suis sans faire en même temps retour à Dieu, cause de mon être, et il est impossible de faire retour à Dieu sans devenir ce que je suis, un animal raison­nable, volontaire et libre, sans remplir la tâche assignée par ma définition et mes limites d'homme. Tout regard délibérément réflexif jeté sur moi-même en tant que séparé de tout le reste est engage­ment furtif dans le communisme. En effet, ce regard n'atteint pas en moi mon être, mais l'idée et l'image que je m'en fais. Il ne peut en être autrement. L'intelligence humaine est constituée pour saisir l'être et, unie à un corps, elle ne peut saisir dès l'abord que l'être du mon­de sensible extérieur. Si je me détourne de cet être pour saisir le mien à l'exclusion du reste, je ne l'atteins en aucune manière, je ne puis poser mon regard que sur l'idée ou l'image que je m'en forge *à mon gré, selon la décision de ma volonté libre de toute relation à ce qui n'est pas moi*. 66:111 C'est cela le communisme : en son double refus de l'être de Dieu et de l'être de l'homme. Pour se posséder soi-même, l'homme communiste supprime Dieu et sup­prime la propriété, privée, prolongement naturel de son corps. Il s'installe dans la négation radicale de toute réalité extérieure à celle qu'il veut posséder et qui est son esprit, sa conscience, nous dirions volontiers *son âme*. En lui se réalise à la lettre la prédiction : « Qui veut posséder son âme la perdra ». Le communisme, c'est l'accumulation des subjectivités repliées sur elles-mêmes dans leur impossible entreprise de déification et de sortie hors de la condition humaine. Le moi qui se veut autonome ne se repliant pas sur sa propre réalité (celle-ci n'échappe pas à sa loi qui est de faire retour à Dieu) se renferme dans l'idée ou l'ima­ge spectaculaire qu'il s'en fait *et qui se dilate immédia­tement à l'infini, englobant en sa sphère et s'assujettissant tout ce qui n'est pas elle-même*. Dénoyauté de sa condition incarnée et limitée, l'esprit s'identifie à l'idée ou l'image de lui-même qui se distend sans limites par­ce qu'elle ne rencontre aucun obstacle dans l'imagina­tion : *l'esprit se fond ainsi dans* « *l'esprit universel *» *dont la juridiction se déploie sur toutes choses*. Qu'il s'agisse de l'élaboration consciente du philosophe ou du rêve intérieur plus ou moins éveillé de l'homme de la rue, c'est le même processus de déification imaginaire qui se révèle dans l'affirmation du moi indépendant et dans son retour à lui-même. Le moi n'est plus jugé par rien et il est juge de tout. Il n'est plus mesuré par rien et il mesure toutes choses. *Mais en imagination seule­ment.* Telle est la royauté du moi, telle est sa divinité : *fictives, rigoureusement fictives.* Le moi ne fabrique qu'une illusion. Il est synonyme d'illusion. 67:111 Dès lors, le communisme qui s'enracine dans le *moi* n'est qu'une immense chimère, une pure création de l'esprit qui ne peut, en aucun cas, dépasser les bornes du cerveau. On ne dira jamais assez que le communis­me est irréel, non seulement en tant que système théo­rique, mais surtout en tant que pratique. Le philosophe réaliste le sait : toute pensée et toute action qui se fon­dent sur la négation de l'être et du principe d'identité sont irréelles. Elles n'existent pas en tant que telles. *Le communisme n'existe pas en tant que communisme. Il existe en tant qu'autre que le communisme*. \*\*\* **7. -- **Avant de décrire ce type d'existence propre au a communisme, il convient de montrer que ce qui en fait la faiblesse en fait aussi la force, la terrible force. Rien n'est plus répandu en effet que cette propension du moi à se séparer de tout pour être tout : elle *est le stigmate du péché originel sur notre nature*. A cet égard, le communisme apparaît nettement comme l'exploita­tion et l'exaltation du péché originel en l'homme. Son précepte est celui que découvrit déjà voici plus d'un quart de siècle, la Sûreté belge dans un document saisi au Cours d'une perquisition dans un foyer communiste de troubles au port d'Anvers : « Veiller à entretenir la plaie toujours ouverte ». Faut-il alors s'étonner de voir le communisme, s'étendre, avec la promptitude d'un in­cendie constamment alimenté par de nouvelles matières jusqu'aux confins de la planète ? Il est significatif que le catholicisme s'ouvre de plus en plus largement à l'in­filtration communiste à mesure que le progressisme le pousse à répudier le dogme du péché originel, tandis que le protestantisme qui exagère la portée de celui-ci -- à quelque chose malheur est bon -- en est moins contaminé. 68:111 Il y a d'étroites affinités entre le mal et la propa­gande. Ce n'est pas un hasard si le communisme est passé maître ès publicité et poudre aux yeux. Le bien appelle le silence et le plus haut bien qui soit, l'union mystique à Dieu, est ineffable. La nature et le surnaturel s'accommodent mal du battage publicitaire. L'artifice au contraire y recourt sans cesse. Plus un produit est artificiel, plus la réclame lui est nécessaire pour se mainte­nir sur le marché. Il en est exactement de même du communisme. Étant aussi anti-naturel que possible, fabriqué de toutes pièces par l'imagination, dépouillé de toute correspon­dance au réel et incapable de s'y traduire sans se nier im­médiatement lui-même, il ne peut revêtir un semblant d'existence *que dans la parole*, non point dans celle qui renvoie aux choses, mais dans celle qui exprime les exigences infinies, et intarissables de la subjectivité ré­duite à elle-même, c'est-à-dire coupée de sa relation naturelle à l'objet qui la spécifie, astreinte du coup à la fabrication d'objets factices qui n'existent que dans le langage. Le communisme est un univers de mots, d'encre et de salive. Il répond à la tendance de l'homme à fuir la dure et résistante réalité, la difficulté, l'obstacle, bref tout ce qui exige pour être surmonté la tension de nos facultés les plus hautes et les plus humaines : l'intelli­gence et la volonté. Il concorde à la tendance de l'hom­me à être moins homme depuis le péché d'Adam. Trou­vant là une pente toute préparée vers le néant, il l'ac­centue par une propagande dont le seul objectif est la fomentation de la subjectivité et du néant en l'homme. L'idée ou l'image que l'homme moderne s'est composée de son être ne subsiste du reste qu'au titre verbal à l'in­térieur de la pensée imaginaire. Pour prolonger son existence, il lui faut *l'expression au dehors* et, puisque les paroles volent, la réitération incessante des mots qui, à défaut de signifier quelque chose de réel, inter­disent au sujet qu'ils investissent publicitairement, par leur fréquence et leur ramassis, toute possibilité de re­joindre le monde objectif. \*\*\* 69:111 **8. -- **Je ne suis pas éloigné de croire, pour ma part, que le communisme et la propagande sont identiques : ils visent, l'une et l'autre, à créer des réflexes mentaux qui dispensent l'individu où siègent la pensée et la vo­lonté, de penser et de vouloir, de prendre connaissance de l'être et d'assumer la responsabilité de ses actes. Tous deux empêchent l'homme de sortir de soi, de *juger,* de vérifier la correspondance de l'esprit et du réel. Ils le murent dans la subjectivité. Ils sèvrent la subjectivité d'une manière-intense. Ils lui présentent alors leurs pro­duits préfabriqués et artificiels sous une forme verbale, la seule dont ils disposent. L'homme s'y jette avec fré­nésie et avidité, sans le moindre contrôle, dans toute la mesure où il est affamé. Cette nourriture creuse attise sa fringale. Il devient boulimique. Il exige sans cesse plus de mots, plus d'images. La propagande com­muniste lui en fournit inlassablement. Dans sa ligne, elle est sûre de ne jamais atteindre le point de satura­tion. La réalité seule peut combler les facultés de l'hom­me. L'imaginaire et le verbal ne le peuvent. Pour les distinguer du réel, il faudrait que la subjectivité ne fût plus subjectivité, il faudrait que l'homme récupérât sa relation fondamentale au réel, il faudrait qu'il puisse penser et vouloir. Or la propagande le subjugue, le paralyse. Elle y veille. Dès qu'elle se relâche, le communisme recule dans les esprits. On l'a depuis longtemps remarqué : ce n'est ni la misère ni l'analphabétisme qui engendrent le communisme, mais uniquement la propagande diffusée par les intellectuels et les pseudo-intellectuels, spécia­listes dans la manipulation du langage. 70:111 Le proverbe s'applique alors strictement à tous ceux qui la subissent : « Faute de grives, ils se contentent de merles ». Sevrés de réalité, ils se résignent aux représentations intérieu­res que la propagande leur propose. Le communisme est le tranquillisant de la subjectivité sans objet, la mor­phine qui endort le mal et le prolonge indéfiniment en le faisant éprouver comme un bien, l'opium de l'intelli­gence et de la volonté. La propagande communiste est la maladie perpétuée, qui empêche que la maladie ne se révèle comme maladie et qui se prétend la santé, le salut, la résurrection, la voie, la vérité, la vie. Elle entre­tient le mal. Au besoin, elle le crée. Puis elle l'attise in­lassablement, en soufflant sur lui des mots, des slogans, des formules toutes faites, des abstractions vides, des images qui l'irritent davantage, l'exaspèrent, le stimu­lent. Il se répand et le cycle infernal recommence. Le communisme ne veut pas guérir le mal parce qu'il ne le peut pas, il ne le peut pas parce qu'il ne le veut pas. Ce qu'il veut, en vertu de son acte de naissance et de sa structure, c'est tout autre chose. Ce qu'il peut est différent encore. Mais pour le saisir et le comprendre, il faut précisément se rendre inaccessible à la publicité qui le constitue ; ne se payer de mots *en rien *; ne tolérer en soi ni autour de soi aucune illusion ; être-réaliste et « chosiste » -- la *res* est un transcendental ! -- par toutes les racines de son être et dans toutes ses facultés ; ne concéder au communisme la moindre parcelle de vérité *parce qu'il n'en a pas et qu'il est le mensonge par excellence*. Pour guérir le mal dont souffre la société moderne, il faudrait que le communisme existât. Or il n'existe pas. Donc loin de pouvoir guérir le mal, il l'accentue et l'éternise. C'est l'évidence même. 71:111 **9. -- **Selon le texte de Marx cité plus haut et selon tous les thuriféraires du régime, l'abolition de la pro­priété privée, la collectivisation des biens de produc­tion constituent l'axe positif du communisme et son apport décisif à l'histoire de l'humanisme. Grâce à cette socialisation, la société surgie de la Révolution peut, comme un seul homme, entreprendre dans la paix la conquête de la nature par la science et par la technique : l'athéisme assurant déjà la libération de l'homme à l'égard du divin, le collectivisme la fonde à l'égard des « exploiteurs ». Qu'il soit « scientifique » ou vulgaire, le communisme se réduit en fin de compte à la suppression de l' « exploitation » dans tous les domaines. Loin d'avoir liquidé l'exploitation de l'homme par l'homme, le communisme l'a instaurée d'une manière si solide qu'on se demande par quel miracle l'homme en verra la fin. Cela n'est pas accidentel au communisme. Cela n'est pas dû aux rémanences de « la réaction ». Cela n'a point pour cause les lenteurs de la libération. C'est l'essence même du communisme, régime inédit dans l'histoire, qui installe pour la première fois l'ex­ploitation universelle de l'immense majorité des hom­mes par un groupe de privilégiés dénommé « le Parti ». L'homme a pu être autrefois sporadiquement exploité par l'homme. Il est faux, absolument faux d'affirmer que la classe ouvrière a été exploitée au cours des siè­cles, et particulièrement aux XIX^e^ et XX^e^ siècles, par la classe bourgeoise. Il est vrai, par contre, que l'exploi­tation de la classe ouvrière par la classe dirigeante des « monopoleurs » communistes est l'innovation la plus spectaculaire et la plus ignorée du XIV^e^ siècle. 72:111 Tel est l'apport du communisme à l'histoire sa propre négation. On pouvait du reste s'en douter un système et un régime qui se fondent sur l'annulation absolue du principe d'identité, loi première de l'être et de la pensée, doit aboutir à son contraire. Le communisme doit nier le principe d'identité puisqu'il est refus de l'être, rupture de la relation fondamentale de la pensée au réel, mensonge institué. Mais en présentant son mensonge constitutif comme vérité, il ne peut pas ne pas dévoiler la vérité de son mensonge. \*\*\* **10. -- **C'est le marxisme qui a forgé de toutes pièces la notion de classe et qui l'a introduite dans le vo­cabulaire politique et social. C'est lui qui en a suscité le spectre. Ce mirage est réel en tant que mirage et c'est précisément comme tel qu'il agit. Seulement il n'est que mirage et la réalité dont il est le tableau n'existe pas. La classe est un mythe et, comme l'écrit M. René Bertrand-Serret, ce mythe est « une redoutable machine qui se prête à une exploitation dangereuse *en vue de laquelle elle a d'ailleurs été montée *». Proclamer avec le marxisme que la classe est la cons­cience de classe et qu'on appartient à la classe ouvrière pour autant qu'on est solidaire dans la pensée et dans l'action avec « les camarades » ouvriers, c'est faire de la classe *une pure représentation mentale dont le contenu ne peut être rempli que par le subjectivisme mar­xiste.* La classe ouvrière, c'est l'idée ou l'image que le marxisme se forge des ouvriers, la classe bourgeoise, c'est l'idée ou l'image qu'il se forge des bourgeois *en vue de leur irréductible antagonisme présupposé par les nécessités de la subversion*. Ce sont des « concepts opé­rationnels » qui ne répondent à aucune réalité objective, mais qui facilitent l'action sur la réalité objective de manière à encapsuler celle-ci dans ces notions et à la modeler selon les intentions dont elles sont chargées. 73:111 L'observation de la réalité sociale montre en effet, qu'il y a eu des patrons qui ont exploité des ouvriers, mais elle montre également que patrons et ouvriers, loin d'être opposés les uns aux autres, sont au contraire effectivement solidaires les uns des autres au sein de cette communauté de destin qu'est l'entreprise. La classe ouvrière et la classe bourgeoise n'existent donc pas en tant que réalités sociales puisque de nombreux patrons et de nombreux ouvriers, loin d'être séparés et hostiles, vivent au contraire les uns par les autres dans des réa­lités sociales qui leur sont communes. « La lutte des classes » n'éclate que rarement au sein de l'entreprise, elle est le plus souvent introduite du dehors par ruse, par persuasion ou par violence, dans l'entreprise elle-même sous le couvert d'une propagande qui gonfle à l'extrême les menus incidents dont toute vie en commu­nauté est tissée. « *La conscience de classe *» *est l'artifice par excel­lence que le marxisme impose de l'extérieur aux faits sociaux dès qu'il passe à la pratique par la propagande et qu'il se mue en communisme de lutte, comme dans les pays non encore conquis, ou d'établissement, comme en Russie, en Chine et dans les nations satellites*. Elle est fabriquée à l'usage externe dans les laboratoires, les *thinking-departments*, les centres de recherches et les usines idéologiques du Parti, au moyen de divers moules qui se ramènent tous à celui de « libération ». Ces mou­les viennent emboutir les membres d'une société donnée de manière à les dresser unanimement contre tous ceux que leur modèle *a priori* exclut, et détruire de la sorte les liens sociaux. Elle est donc le bélier qui frappe inlassablement *l'imagination* des hommes, les assomme psychologiquement, les déracine de la réalité sociale où ils se trouvent par naissance ou par vocation, et les plonge *dans une autre société*, factice et postiche : *la classe* où ils se situent en songe, *mensongèrement, par mystification*, dans le tintamarre assourdissant de la propagande. 74:111 Le caractère irréel de la classe est démontré par la nécessité qui accule le communisme de susciter par d'incessants artifices la conscience de classe -- cette baudruche qu'ils gonflent comme l'outre des tempêtes -- et de la maintenir sous pression par tous les moyens. Nous sommes ici en présence d'un mécanisme hallucinatoire qui vise à diriger l'imagination dans le sens que lui impriment les mécaniciens de la propagande, de telle sorte que l'attention des hommes se trouve bra­quée vers la seule représentation mentale de la classe et que celle-ci les magnétise à un point tel qu'ils font corps avec elle, ne se perçoivent plus qu'en elle et y diluent leur personnalité. Ainsi identifié à sa conscience de classe, l'homme n'est plus qu'un pantin dont les machinistes du régime peuvent alors tirer les ficelles, à leur gré, selon la finalité de la stratégie générale et les sinuosités des tactiques particulières. \*\*\* **11. -- **Grâce, à la propagande permanente qui colloque l'être humain dans sa subjectivité et dans ses dé­sirs inassouvis auxquels rien n'est offert qu'un *ersatz* de société, *le communisme peut tout se permettre*. A ce niveau, *il est rigoureusement irréfutable.* La contre-propagande est à peu près inutile. L'expérience seule exorciserait le sortilège. Or le voyage en Russie ou en Chine n'apporterait rien à ceux qui, intellectuels ou manuels, sont conditionnés par la publicité du Parti et par le milieu artificiel où ils font semblant de vivre. Leur conscience de classe constitue les œillères qui leur interdisent de voir la réalité du communisme et qui les contraint à n'en percevoir partout que les pres­tiges. L'extraordinaire propension au verbiage, au ra­bâchage, à la formule stéréotypée, qui caractérise le partisan communiste, prouve assez qu'il est irrécupé­rable. A un certain stade d'évolution et de pénétration à l'intérieur de l'appareil de la connaissance, la mala­die suit son cours. 75:111 Il en est de la chimère de la classe (et des autres sirènes, dragons, centaures et hippogriffes de la mytho­logie communiste) comme de l'alcool et la morphine. Bien peu en désapprennent le goût en dépit des cures de désintoxication. Il leur en faut au contraire toujours davantage. Les maladies qui atteignent les racines de l'intelligence et de la volonté sont incurables. L'esprit faussé par le subjectivisme le restera toute sa vie. Rien ne pourra le convaincre de son erreur initiale. Pour ce faire, il lui faudrait se considérer objectivement, sor­tir de soi, renoncer à sa suffisance. Comment Narcisse briserait-il le miroir qu'il porte secrètement en lui, où l'image de son être qu'il a fabriquée absorbe tout son être ? Aussi voyons-nous la propagande communiste nier impavidement le soleil en plein midi, plier les faits -- les faits économiques les plus évidents y compris -- aux exigences du préjugé et du parti pris du régime qui a fait du mensonge son essence même. Nul ne peut se soustraire au mensonge s'il est devenu mensonge en tout son être. Telle est la fin même de la propagande : transformer l'homme en mensonge en lui faisant pren­dre conscience que la seule vérité qui soit est celle que sa conscience subjective fabrique sans référence à la réalité qui en ferait éclater l'imposture. \*\*\* 76:111 **20. -- **Une fois emprisonné dans le filet des représentations abstraites, dont la notion de classe est sans doute la plus importante parce qu'elle pose et oppose tout ensemble, autrement dit une fois incarcéré, en lui-même et dans sa geôle mentale intérieure, l'homme n'en peut plus sortir. Les murs faits de bons et solides moel­lons matériels peuvent être franchis, les cloisons ima­ginaires jamais, car la faculté d'en dénoncer le carac­tère imaginaire est éteinte en celui qui les a lui-même sécrétées. *L'immense influence du communisme s'ex­plique alors : elle s'exerce non point sur les vaincus de la vie, sur les faibles et les pauvres*, comme le pense un certain clergé lui-même contaminé par la maladie sur laquelle le régime fonde sa popularité, *mais sur tous ceux qui, mécontents d'eux-mêmes, incapables d'être ce qu'ils sont, aspirent à être ce qu'ils ne sont pas et ne pouvant l'être réellement, le sont en image devant leur miroir intérieur*. A cet égard, il n'est pas exagéré de penser au con­traire que la prise de conscience ouvrière qui, bon gré mal gré, fut suscitée chez les prêtres-ouvriers par ceux qui les envoyaient imprudemment « évangéliser les masses », a été un facteur décisif de leur conversion au communisme. On a parlé de « générosité » à ce propos, mais on peut se demander si une générosité qui satisfait à l'image que le sujet se fait de lui-même et de son mi­lieu n'est pas *artificielle* comme cette image et n'offre dès lors aucun des caractères de la vertu naturelle et surnaturelle qui en est l'homonyme. Le communisme draine donc inévitablement vers lui les subjectivités affolées, accessibles par nature, si l'on peut dire, à la propagande qui les excite plus encore, et dont le nombre s'enfle dans le monde moderne à me­sure où le réalisme aristotélicien et chrétien n'est plus l'axe d'éducation des « élites ». Le comportement des « élites » en face du commu­nisme s'explique alors aisément. Leur subjectivisme les dispose à confesser que le communisme comporte « une bonne part de vérité » dans le domaine social et moral notamment, sinon dans le domaine théologique et reli­gieux -- voyez les élucubrations de certains clercs à ce propos ! -- mais il les rend simultanément aveugles à la véritable nature du communisme là où îl est instauré politiquement. 77:111 Une telle cécité atterre. Elle nous confondrait moins si nous étions convaincus de cette évidence que le sub­jectivisme, s'il ne supprime pas -- au contraire -- l'in­telligence formelle, la faconde, la démangeaison de s'imposer, le goût de la scène, des tréteaux et du théâ­tre de ce monde, est la faiblesse par excellence de l'hom­me intellectuellement et spirituellement débile, mais qui ne veut pas et ne peut pas s'avouer à lui-même sa déficience et sa petitesse. Selon le mot du moraliste, la fai­blesse est alors le seul mal qu'on ne saurait extirper. Ne nous étonnons donc pas de l'attitude de ces « fai­bles » à l'égard du communisme : il est pour eux le lieu d'élection qui les grandit -- mais en imagination seule­ment. L'hymne socialiste en témoigne avec naïveté : « Nous ne sommes rien, soyons tout » ! Toujours est-il que le nombre des animaux raison­nables disposés à voir et à concevoir le communisme *tel qu'il est, en sa nature radicalement mystificatrice*, est assez restreint. On peut même affirmer qu'il se raréfie à mesure que « l'instruction » s'étend et que « la science » monopolise la connaissance. Le phénomène est pourtant visible à l'œil nu. Plus « l'instruction » se répand et plus « la science » devient le synonyme unique de « la vérité », moins l'homme de la rue peut *vérifier au contact de l'expérience* les allégations des savants : il en est réduit à *croire en la science*, c'est-à-dire à faire sienne une at­titude mentale qui est la négation même de la science. Le savant lui-même n'échappe pas à cette contradiction. La spécialisation à laquelle l'accule « le progrès scien­tifique » l'assujettit à l'ignorance *et à la foi la plus rudimentaire* dans tous les domaines qui ne sont pas le sien. 78:111 A cet égard, il faut dire très haut que si Bultmann -- dont « la théologie » est en train d'envahir les faibles mentalités catholiques d'aujourd'hui -- avait eu le moindre degré de jugement, il aurait vu que ce n'est pas « l'esprit scientifique moderne » qui se révèle inca­pable d'assimiler « la conception mythique » de l'Évangile : c'est au contraire *la conception mythique et fiduciaire* que l'homme moderne *se fait de la science*, qui s'oppose à la réalité historique des faits rapportés par les Évangélistes. A ces ânes gorgés de « science », à ces sots savants plus sots que les sots ignorants, toute démonstration et toute « monstration » sont inutiles. Ce n'est pas à eux que nous nous adressons, mais simplement à tous ceux qui exigent avec énergie de leurs contradicteurs quelle est l'encaisse-or de leurs allégations. Enfonçons donc pour notre part les portes ouvertes. \*\*\* **13. -- **S'il est pays au monde où *la conscience de classe ouvrière*, imaginée dans le dessein de vaincre psychologiquement et physiquement tous ceux qui se laissent colloquer dans le concept imaginaire de classe, bourgeoise, capitaliste et possédante, *s'est durcie et solidifiée en caste inférieure dominée par les manipulateurs de ladite conscience de classe et, en général, de l'imagination humaine, ce sont bien les pays communistes*. Tous sont construits sur le même modèle : *le couple oppresseur-opprimé, doublé presque toujours par le couple mystificateur-mystifié*. 79:111 Il fallait s'y attendre. Quiconque se laisse englober dans le concept factice de classe ouvrière, est *par là même* irréductiblement enfermé en une forme *qui ne reste pas imaginaire*. En fonction de la lutte révolu­tionnaire contre la société existante et contre la nature, la conscience de classe se traduit concrètement dans une activité constante *de type militaire et dans une re­lation commandant-commandé portée à l'absolu*, puis­qu'elle se déploie en vue d'une fin ultime : la domina­tion sans partage du monde et la déification de l'homme. Plus la conscience de classe prédestinée se déve­loppe, plus le rapport commandant-commandé se ren­force et se transforme en oppression totalitaire : l'es­clavage croît à mesure où le communisme triomphe si bien qu'à la limite le communisme intégral et l'escla­vage intégral coïncident. Sans doute, ce point ultime n'est-il jamais atteint, même en Chine, mais il est la résultante normale, si l'on peut ainsi parler, de la théorie et de la pratique communistes. Le communisme ne peut échapper à ce dénouement sans se renier complètement lui-même. En effet, à mesure où l'individu s'identifie à la classe élue, porteuse de toute l'espérance humaine, et où il se perd dans la pensée et dans l'action collectives, il se laisse dépouiller de sa raison et de sa volonté, facultés irréductiblement personnelles. Un autre pense à sa place. Un autre veut à sa place. Un autre se substitue à lui à la source même de sa pensée et de ses actes. La classe est incapable de penser. Elle est incapable d'agir. Il n'y a pas de pensée collective. Il n'y a pas de volonté collective. Derrière la prétendue classe ou collectivité pensante et voulante, il y a une seule pensée et une seule volonté : *celle du Parti,* seul détenteur des mo­yens de propagande et des postes de commandement. Et encore, le Parti, en tant que tel, est-il inapte à exercer cette fonction. Il est lui-même un mécanisme dirigé par des cadres de plus en plus restreints, qui, au ternie de la hiérarchie, aboutissent, en dépit de tou­tes « les directions collégiales », à la pensée et à la volonté *d'un seul individu*. Le communisme est une pyra­mide de servitudes qui culmine dans un Tyran unique. Le stalinisme est son essence même et toute « déstali­nisation » *effective* signifie sa perte. 80:111 « L'union de tous les travailleurs » que le commu­nisme préconise à cor et à cri aboutit au même résultat, vérifié par mille observations. Simone Weil l'avait déjà constaté. Ce fut même là le fait qui la détacha toujours du communisme : « La coopération se définit par le fait que les efforts de chacun n'ont de sens et d'efficacité que par leur rapport et leur exacte correspondance avec les efforts de tous les autres, de manière que tous les efforts forment un seul travail collectif. Autrement dit, les mouvements de plusieurs hommes doivent se combiner de la manière dont se combinent les mouve­ments d'un seul homme. Mais comment cela se peut-il ? Une combinaison ne s'opère que si elle est pensée ; or un rapport ne se forme jamais qu'à l'intérieur d'un esprit. Le nombre *deux* pensé par un homme ne peut s'ajouter au nombre *deux* pensé par un autre homme pour former le nombre *quatre *; de même, la conception, qu'un des coopérateurs se fait du travail partiel qu'il accomplit ne peut se combiner avec la conception que chacun des autres se fait de sa tâche respective pour former un travail cohérent. Plusieurs esprits humains ne s'unissent point en un esprit collectif, et les termes d'âme collective, de pensée collective, si couramment employés de nos jours, sont tout à fait vides de sens. Dès lors, pour que les efforts de plusieurs se combinent, il faut qu'ils soient tous dirigés par un seul et même esprit, comme l'exprime le célèbre vers de *Faust :* « Un esprit suffit pour mille bras ». 81:111 L'édification du communisme requiert l'esclavage. Mais le suprême mensonge du communisme est de per­suader par la voix de la propagande que l'opposition, liberté-servitude n'a aucun sens dans un régime qui la supprime. Chacun est *obligé* par la force de travailler en régime communiste. Bien sûr ! Trotsky l'avoue sans ambages dès le troisième anniversaire du système. Il fait même de la contrainte physique le moteur de la victoire du communisme. Seulement, comme le gouver­nement soviétique n'utilise la contrainte qu'en vue du bien de celui qu'il contraint, il n'y a plus contrainte de l'individu, mais son épanouissement. Cette escobarderie s'étale en toutes lettres dans *La Pravda* du 23 mars 1920 et elle n'a cessé d'être orches­trée sous toutes les formes imaginables par le Parti de­puis lors : « Je vous opprime en apparence, mais je vous libère en réalité ». Tel est le renversement « dialec­tique » que la propagande opère avec effronterie dans les esprits : « Le développement futur du régime, écrit Trotsky, ne sera possible que dans la mesure où l'obli­gation de travailler demeurera un principe fondamen­tal. Ceux qui opposent le travail libre au travail forcé font montre d'un esprit stupide et petit bourgeois. Com­me le gouvernement des Soviets organise le travail dans l'intérêt même des travailleurs, le fait qu'on est astreint à travailler, loin d'être en opposition avec l'intérêt indi­viduel est en plein accord avec lui ». \*\*\* **14. -- **Nous sommes ici devant l'essence même du com­munisme pratique : par l'une de ses faces, *il n'est que* propagande, *verba et voces*, mensonge, contre-véri­té, bourrage de crâne, hypnose, sans rien qui corresponde dans le réel aux mots proférés -- une histoire de fous racontée par un idiot -- ; par l'autre, il est réellement autocratie, despotisme, oppression, volonté de puissan­ce illimitée. *Le communisme se condense dans le pou­voir sans bornes de la propagande qui soustrait l'esprit à son objet naturel : la réalité, et qui lui substitue l'illusion.* 82:111 Propagande et accumulation du pouvoir dans les mains d'une classe dirigeante exploiteuse vont ici en cercle, s'engendrant l'une l'autre : la propagande immerge l'homme dans un monde subjectif imaginaire ; réduit à sa subjectivité, l'homme est dupe et consent, avec enthousiasme, à être dupé le pouvoir des manipulateurs de l'opinion s'accroît la propagande s'enfle ; le totalitarisme se gonfle corrélativement, et ainsi de suite... Tout l'appareil d'État du communisme a été conçu et réalisé de manière à tourner en ce cercle aussi parfaitement que possible. La démonstration en a été magistralement donné par Jean Madiran dans *La Vieillesse du Monde*, chapitre I, *La Technique de l'Esclavage,* qu'on voudrait voir dans les mains des séminaristes de tous les diocèses pour les immuniser à jamais contre le virus communiste... Qu'il s'agisse de savoir ou d'action, le communisme, est propagande destinée à masquer le contraire de ce qu'elle assure et promet, tout en consolidant le pouvoir et le parasitisme de la classe dirigeante qui absorbe à son profit la seule réalité sociale qui subsiste en ce régime : le travail producteur. En cette période post-conciliaire où se déchaîne une propagande sans précédent au sein du catholicisme « faveur de « la socialisation » économique, il n'est pas inutile d'en appeler à *La Nouvelle Classe Dirigeante*, l'ouvrage fondamental, vieux de dix ans seulement, d'un protagoniste du régime communiste, Milovan Djilas, dont les yeux se dessillèrent peu à peu pour s'ouvrir complètement au lendemain du massacre de Budapest. 83:111 « Il existe une différence essentielle entre les politiciens ordinaires et ceux des régimes communistes. Les premiers, dans le pire des cas, abusent de leurs fonctions au bénéfice de leur coterie ou pour favoriser les intérêts d'une couche sociale donnée ; tandis que, chez les communistes, l'exercice du pouvoir et la participation au gouvernement sont identiques à l'usage, à la jouissance et à la libre disposition de presque tous les biens de la nation ; la propriété est liée au pouvoir lui-même, qui s'attribue par ce détour la jouissance des choses. Il en résulte que, dans un régime communiste, l'exercice du pouvoir politique est la vocation idéale de tous ceux qui veulent vivre en parasites aux dépens des autres... L'ascension de la nouvelle classe a été masquée de phraséologie socialiste, et qui pis est, déguisée en une prise de possession par la collectivité. La prétendue *socialisation* des moyens de production et d'échange constitue l'apparence trompeuse, sous laquelle se cache la possession réelle du patrimoine national par la bureaucratie politique ; et le prétexte dont s'est servi dès le début cette bureaucratie pour voiler son égoïsme de classe, fut le zèle à réaliser une complète industrialisation du pays », laquelle accrut et renforça dans des proportions énormes la puissance et l'avidité des oligarques. « L'établissement de la nouvelle classe comme possesseur des richesses nationales se marque par des changements dans la psychologie, la manière de vivre et la situation matérielle de ses membres selon la position qu'ils occupent dans l'échelle hiérarchique... Aucune autre classe dans l'histoire n'a été aussi arrogante par ses mœurs et ses ambitions... aussi cohérente et unanime dans sa propre défense et dans celle de ses pouvoirs : la propriété monopolistique et l'autorité totalitaire sont les revendications maximum qu'une classe puisse formuler... Cette nouvelle classe est vorace et insatiable, comme l'était naguère la bourgeoisie, mais elle n'a pas les vertus de frugalité et d'économie qui distinguaient les bourgeois ; elle est exclusive et pointilleuse comme l'aristocratie de jadis, mais sans avoir sa distinction et sa fierté chevaleresque... 84:111 Les membres du Parti... sentent bien que cette autorité dont ils disposent et qui domine toute possession porte en elle des avantages sans bornes. D'où les vices de la nouvelle classe : l'ambition déchaînée, la duplicité, l'art consommé de nager entre deux eaux, la jalousie féroce. Leur résultante : l'arrivisme et l'expansion illimitée de la bureaucratie sont des maladies incurables du communisme ». « Ne nous y trompons pas : le régime post-stalinien -- alors même qu'il amorce un tournant « libéral » continue à étendre la propriété « socialiste » de la nouvelle classe. Une décentralisation de l'économie n'équivaut point à un changement de propriétaire ; elle renforce simplement les prérogatives directes, sur le plan local, des couches moyennes de la bureaucratie. Si la prétendue libéralisation et la décentralisation annoncées signifiaient autre chose, on s'apercevrait par le développement des droits politiques qui permettrait au moins à une partie du peuple d'exercer quelque influence sur l'administration des biens... Le « cours nouveau » ... permet simplement de maintenir et de renforcer la propriété monopolistique de la nouvelle classe et son autorité totalitaire ». \*\*\* **15. -- **ce pouvoir d'un type particulier qui rassemble entre « les mains d'une caste compacte d'écornifleurs, d'une manière monolithique et pyramidale, le gouvernement des idées et des actes, l'autorité sur les mœurs, et la possession matérielle, tend d'autant plus à devenir une fin en soi que ses titulaires sont persuadés détenir le secret des lois absolues de l'évolution économique et sociale. 85:111 L'idéologie leur communique ainsi la bonne conscience de leur supériorité ainsi que la conviction qu'il est impossible pour eux de se comporter autrement qu'ils ne le font, pour le bien du peuple et de l'humanité. Quiconque agit à l'encontre de ces prétendues lois qui n'existent qu'idéalement dans leur pensée doit être d'autant plus éliminé que son action les atteint *personnellement*. Entre le dogme communiste et le communiste, il n'y a point de différence. L'individu et le système, le système et l'individu sont inséparables l'un de l'autre. Vouloir dissocier le communisme des communistes est une niaiserie. Les communistes le savent bien eux pour qui « le déviationnisme » est le péché capital. En vertu de l'identité de la théorie et de la pratique au sein de la *praxis*, la moindre altération de l'idéologie ou le moindre affaiblissement de la propagande entraînent une énervation de l'action et, par là, une chute de puissance chez les acteurs eux-mêmes. C'est toujours en fonction du dogme que les condamnations sont prononcées dans le système, et il ne peut en être autrement. Contrairement à l'opinion aujourd'hui la plus répandue, ce n'est pas le réalisme mais l'idéalisme qui est intolérant et tyrannique. Le réalisme est la conception du monde la plus ouverte qui soit à tous les êtres qui possèdent leur titre d'être à n'importe quel niveau et à leur niveau propre. L'idéalisme, qui semble accueillir toutes les opinions subjectives sans les discriminer, est à l'inverse la plus fermée des conceptions, la plus hostile à ce qui n'est pas subjectif, la plus ennemie de la diversité qui ternirait sa monotonie souveraine. Rien ne ressemble plus au *moi* qu'un autre *moi,* à une intelligence vide de toute réalité qu'une intelligence similaire. Il n'est que logique que ces raisons désincarnées s'imaginent participer à la Raison parfaite dont elles seraient les manifestations. Dans le désert, toutes les parties du désert sont semblables et se fondent les unes dans les autres. 86:111 Introduire un changement quelconque dans l'idéologie en rapport avec le réel a donc un retentissement jusque aux limites extrêmes du Parti et, en conséquence, du pouvoir dont chacun dispose. Rien n'est plus immobile, pétrifié, cataleptique que la conception commu­niste. Et il faut qu'elle le soit, sinon la puissance du clan se trouve compromise. Sans elle, sans son ortho­doxie, le Parti s'écroulerait instantanément, base, éta­ges successifs et sommet. Le communisme et le com­muniste constituent une unité parce que les sujets sont uns. Le *moi* est le *moi*. Le principe d'identité se retrouve dans le comportement même de celui qui le nie. Mais, du coup, cette admirable unité se lézarde. Qu'est-ce que la subjectivité pure et simple sinon le pouvoir pur et simple ? Le *moi* qui est la régulation du réel et du Principe du réel est *volonté de puissance abso­lue*. Le pouvoir en régime communiste est une fin en soi, strictement indépendante de toute motivation qui le subordonnerait à un autre objectif que le sujet lui-même et son expansion. Dans cette entreprise, le *moi* rencontre les autres subjectivités qui lui sont antagonistes parce que leur expansion entrave inévitablement la sienne. Aussi le communisme est-il toujours une lutte pour le pouvoir et ne peut être qu'une lutte pour le pouvoir. Il est une hydre dont chaque tête est le tyran des autres, si bien que l'oppression que fait peser le Parti sur la classe ouvrière est intérieure au Parti lui-même et il atteint chacun de ses membres. La Tête elle-même n'en n'est pas exempte, puisque l'orthodoxie de la pensée et de l'action de tous repose sur elle et requiert d'elle une vigilance qui la rend esclave de son pouvoir même. Aucun régime politique, pas même la plus anarchique des démocraties, n'est plus divisé que le communisme. La tension, la dissension, la discorde lui sont *radicalement* immanentes. Sans l'hypocrisie, le mensonge, la duplicité de chacun à l'égard de chacun, le régime ne tiendrait pas une heure debout. 87:111 Sa puissance réelle est nulle. On l'a vu, pendant la guerre. La puissance militaire du communisme s'est écroulée sous les coups de boutoir d'Hitler et elle n'a pu se reconstituer qu'en faisant appel au patriotisme russe, c'est-à-dire à une donnée objective, à un bien commun réel auquel chacun participe réellement et dont le collectivisme du parasite n'est que la caricature. \*\*\* **16. -- **Où se trouve donc la puissance du communisme, ? Encore une fois : *uniquement dans l'imagination des hommes et dans la propagande qui agit sur elle*. Toute la force du communisme gît dans l'idée que nous nous en faisons et que la propagande nourrit d'une manière insidieuse ou massive, selon le cas. A l'intérieur, le régime ne se survit à lui-même qu'à coups d'opérations de prestige qui consacrent l'oppres­sion de la classe laborieuse. Tous les pays communistes sont sous-développés au point de vue des biens de con­sommation, même les plus élémentaires. La famine les assaille constitutivement parce que le *bien-vivre*, objec­tif de toute communauté politique, est ignoré du régime, même au degré le plus bas où le souci de *vivre* (ou des vivres) ne se pose plus. Les « réalisations » du régime ne sont que fumisteries, comme l'ont montré les ana­lyses approfondies de Laurent Laurat, et, dans la me­sure où ces réalisations existent, elles ne sont pas dues à la *praxis*, mais aux pires méthodes « capitalistes » camouflées. Le régime se maintient par une propagande qui ne se ralentit pas un seul instant et ne peut se ra­lentir. 88:111 A l'extérieur, il en est de même. Aussi longtemps que la propagande parvient à mordre sur les membres du Parti dans les pays satellites et à leur inoculer des doses suffisantes d'illusion, la volonté de puissance des oligarques du régime se meut à l'aise. Le nationalisme idéologique, l'anticolonialisme, la révolte « universelle » contre le capitalisme international « pirate et pillard » sont des images motrices qui ont fait leurs preuves et dont les appeaux brevetés attirent les peuples ébahis et stupéfiés dans les eaux où se meuvent les requins du système. Mais lorsque le régime est établi, le grand problème est d'insérer dans l'Appareil Communiste central -- à Moscou -- les nouveaux commensaux. Le type russe du parasite n'est pas le même que le type hongrois ou polonais ou chinois, etc. tant est profonde l'imprégnation préalable de la subjectivité par le milieu et par l'histoire. Des essais de symbiose ou de subordination ont été tentés. Ils ne résistent pas à l'antagonisme des volontés de puissance dès que l'une ou l'autre que l'Appareil a tenté de placer sur orbite se sent la force de se libérer et d'être vraiment volonté de puissance. Le cas de la Chine est remarquable. Pour peu qu'on l'observe, il s'agit d'un conflit inexpiable entre des oligarques qui se sentent assez forts pour manipuler l'exclusion les uns des autres, les leviers de la propa­gande illusionniste et pour déchaîner leurs volontés puissance respectives. Le *moi* ne peut aspirer qu'à conquête du monde. A cette fin, il s'agrège d'autres subjectivités. Lorsqu'il en a rassemblé un assez grand nombre par la méthode la plus rapide et la plus efficace qui soit : la haine des autres -- « l'autre » étant par nature celui qui obstrue la voie vers la possession de l'univers ; la guerre éclate sous la forme préférée de l'illusionnisme communiste : la guerre psychologique. A cet égard, Russie et Chine sont déjà en guerre. 89:111 Si l'on s'en tient fermement au fait capital que la puissance politique obtenue par la propagande est la finalité propre et l'essence même du communisme, on ne peut pas ne pas constater que le régime est voué à la dislocation et qu'il ne subsiste que par le condition­nement forcé des esprits auquel s'oppose, dans le cas de la Chine, un autre conditionnement forcé. D'où la conséquence pour les peuples prénommés libres : le communisme n'existe pour eux que dans l'i­magination des faibles d'esprit qu'il émerveille et cap­tive, et c'est à partir de là que sa volonté de puissance se déploie, transforme les mentalités et, du coup, les formes institutionnelles existantes de manière à leur faire véhiculer plus aisément la propagande dont le pouvoir tyrannique se masque. La socialisation et l'éta­tisation dans lesquelles les nations dites démocratiques s'enlisent sont les foyers morbides où s'incube la ma­ladie mortelle du communisme dans la « société » con­temporaine. Il serait facile de montrer que le régime démocra­tique est la forme fruste de cette évolution patholo­gique dont le communisme est le terme. Entre les deux, il n'est point de différence de nature, mais de degré. On retrouve, au moins à l'état d'ébauche, dans toute démo­cratie moderne le même subjectivisme, le même idéa­lisme, le même matérialisme, la même propagande, la même volonté de puissance et surtout la même chimé­rique évasion hors de la condition humaine que les oli­garques qui manient l'opinion proposent aux citoyens pour instaurer leur pouvoir. Promettre la lune et l'im­possible est le procédé par excellence de la « démocra­tie » des grands nombres et des grands espaces d'au­jourd'hui. Aussi cette « démocratie » a-t-elle la même caractéristique que celle du communisme : de n'exis­ter que dans la pensée et dans l'imagination. Une dé­mocratie authentique où le citoyen exerce réellement les pouvoirs qui lui sont dévolus ne peut exister que sur un territoire relativement restreint que la capacité personnelle d'expérience, d'observation et de communi­cation qui étendraient, prétend-on, cette compétence : de tels moyens, à mesure même où ils se perfectionnent, dispensent au contraire l'individu de la tâche de con­naître le réel et de la juger par soi-même. 90:111 Il en résulte que la démocratie moderne n'ayant plus aucune racine dans la réalité ne peut se développer que dans la ligne de l'arbitraire et de l'artifice. Tous les régimes classiques : monarchie, aristocratie, démocra­tie, sont fondés sur des bases naturelles que l'indus­trieux génie de l'homme et l'appel à la vie en société consolident institutionnellement. Ce lien entre la réalité donnée par la nature et l'institution est rompu dans les démocraties contemporaines. Il n'y a plus que l'institu­tion seule, la pure convention arbitraire, c'est-à-dire, en matière de politique et de société, l'illégitimité léga­lisée, l'organisation de la désorganisation, la mécanisa­tion de l'homme dans les rouages d'un système ano­nyme dont les manipulateurs détiennent les sources d'énergie et les manettes qui en déclenchent le fonc­tionnement. Dans le régime pseudo-démocratique actuel, l'État n'est plus le prolongement et le couronnement de la société démocratique organisée, il est le monde qui la saisit *en sa désorganisation* et lui prescrit du dehors ses structures préfabriquées, gratuites et *injustes* puis­qu'elles devraient être légitimement autres qu'elles ne sont et donner une consistance aux aspirations de l'être humain vivant en société. Si l'exemple des États « dé­mocratiques » surgis de la « décolonisation » n'est pas éclairant à cet égard, c'est que l'on a des yeux pour ne rien voir et les oreilles pour ne pas entendre. 91:111 Les nations plus « évoluées » n'ont fait du reste que transférer leur situation propre aux peuples sous-déve­loppés. C'est en elles qu'est apparu pour la première fois dans l'histoire *le type d'État sans société sous-jacente* qui se trouve être aujourd'hui la forme politique la plus communément répandue sur la planète. L'État moderne est une forme *sans contenu*, dessinée et cons­truite dans les laboratoires de la pensée, sans référence aux tendances sociales naturelles de l'être humain telles qu'elles se sont manifestées à travers son histoire multi-millénaire et son effort de civilisation. Il est une forme *creuse* qui s'imprime dans la multitude inorganisée et amorphe qu'il soumet à son archétype préconçu, exac­tement comme le plan de l'ingénieur s'impose aux mul­tiples molécules de la matière qu'il agence en ses moules et selon ses maquettes. Il n'est plus la consécration juri­dique de la vie, mais la perpétuation de la mort. *Un tel État est irréel en tant qu'État, mais il est terri­blement réel en tant qu'instrument de despotisme léga­lisé*. Quiconque s'en empare et le tient temporairement en mains rajoute aux constructions antérieures afin de « consolider » son pouvoir. Quiconque veut le posséder durablement, tels le *führer*, le *duce*, ou un quelconque « sauveur de l'État » est contraint bon gré mal gré, de le faire virer au communisme, c'est-à-dire à l'illusion in­tégrale. On a pu parler à bon droit du « bolchevisme » des « chemises brunes » sous Hitler et du « bolchevis­me » des « chemises noires » sous Mussolini. Ces appellations ne sont pas trompeuses. Elles sont seulement superflues. L'État moderne est établi sur le modèle, inédit dans l'histoire, de la « dissociété » née de la Révolution Française. Il sécrète automatiquement *un* «* monde social *» *artificiel* dont la toile s'étend de seconde en seconde, implacablement, sur l'ensemble des citoyens qu'il englobe. Il substitue des appareils de prothèse à la vitalité sociale naturelle que la politique pseudo-démocratique stérilise en sa source puisqu'elle fait appel à la subjectivité de chaque individu dont les manipulateurs de l'opinion publique accentuent encore, le caractère subjectif par leurs « promesses » et leur « programme ». D'artifice communautaire en artifice communautaire, l'État en arrive insensiblement à un communisme qui ressemble au communisme externe comme un frère jumeau. 92:111 Ce sera vraisemblablement le destin du gaullisme et de ses dupes d'être la transition entre ces deux for­mes de « la mort sociale » étatisée, dont les mécanismes miment le mouvement organique et créateur de la vie, de révéler aux observateurs étonnés l'identité de toutes les formes du national-socialisme. La « démocratie » prudemment totalitaire du gaullisme est un essai infruc­tueux de faire passer « la société » française dans le moule communiste en économisant une révolution et en contrôlant « l'évolution ». Elle vise d'une manière plus systématique que dans les autres « démocraties » à con­férer au Pouvoir le plus exorbitant privilège qui soit et qui l'engage dans la voie du socialisme : celui *d'engen­drer* « *la vie *» *sociale*. Tout le reste : prestige et gran­deur de la nation est poudre aux yeux qui cache la crois­sance démesurée et cancéreuse du Pouvoir lorsqu'il n'est plus irrigué par la sève qui monte des racines sociales naturelles de l'homme. \*\*\* **17. -- **Les peuples dénommés libres n'offrent à peu près aucune résistance à la propagande communiste. On se demande même par quel miracle, grâce à quel délai que la Providence leur accorde abondamment, ils ont pu échapper jusqu'à présent à l'Illusion totale, à la *Maya*, à la Tromperie institutionnalisée, au Mensonge établi. Serait-ce dû à leurs réserves sociales ? Celles-ci ne sont certes pas inépuisables. Depuis quarante ans que je les observe, elles n'ont cessé de décliner : partout l'État, le Pouvoir, la Volonté de Puissance n'ont cessé de se substituer à la vitalité sociale appauvrie et mou­rante ; 93:111 partout, la Propagande des Parasites n'a cessé de proclamer cette chute ascension, ce recul progrès, cette servitude libération. Les esprits sont tellement en­sorcelés par le divertissement, l'évasion, le sophisme, le déracinement, les nuées, l'irréel, l'artifice, qu'ils s'of­frent, avec une complaisance qui ne se dissimule plus, au système qui porte à son comble l'envoûtement ma­gique dont ils sont les proies bénévoles. L'homme mo­derne n'est plus qu'aspiration béante, pure tension du sujet. A quoi ? Vers quoi ? Une seule réponse, promulgue son subjectivisme intégral : rien que lui-même, c'est-à-dire RIEN. Le communisme s'offre à lui comme l'accom­plissement de son désir sans objet, de sa vision sans réalité, de son MOI. Comment ne l'embrasserait-il pas avec frénésie ? Les objections, les oppositions, les dé­fenses sautent une à une. Le viol de l'*être* humain par *le néant* se consomme sous nos yeux avec le consente­ment ébloui de la victime. \*\*\* **18. **-- « Le communisme est intrinsèquement pervers : il ne faut donc collaborer en rien avec lui, quand on veut sauver de la destruction la civilisation chrétien­ne, et l'ordre social » (§ 58). Nous ne sommes plus nombreux aujourd'hui à entendre ces fortes paroles de vérité, à comprendre leur portée, à les faire connaître autour de nous. Mais notre force est de savoir, grâce à l'Encyclique, « pourquoi les tromperies du communisme se diffusent avec une telle vitesse et s'infiltrent dans tous les pays, les plus petits comme les plus grands, quel que soit leur degré de civilisation ou leur situation géographique : c'est qu'il y a là une science de la propagande qui est certainement criminelle ; 94:111 jamais peut-être, de mémoire d'homme, on n'en vit d'aussi pénétrante. Cette propa­gande vient d'un centre unique ; elle s'adapte habile­ment aux situations particulières de tous les peuples ; elle utilise d'immenses moyens financiers des organi­sations innombrables ; de fréquents congrès internatio­naux, des troupes compactes et disciplinées. Cette pro­pagande emploie les journaux, les tracts, le cinéma, le théâtre, la radio ; elle utilise enfin les écoles élémen­taires et les Universités ; elle pénètre peu à peu tous les milieux y compris les meilleurs, qui n'ont pas aperçu quel poison corrompt de plus en plus lamentablement les esprits et les mœurs » (§ 17). Le communisme est Propagande et n'est que Propagande. Il est subjectif parce qu'il « rejette la loi naturelle et Dieu qui l'a faite » (§ 23). Il est Illusion, parce qu'il a pour fin d'établir, « une société irréelle... produit de l'imagina­tion » (§ 13). Il est « Machination et Tromperie » (§ 56). Il est Mythe (§ 81). Aucun système politique n'a jamais nié l'être sous son double aspect naturel (§ 21) et surnaturel (§ 22), avec une telle violence (§ 3), un tel arbitraire (§ 33), un tel savoir-faire (§ 6), une telle méthode (§ 22), un tel succès (§ 19), une telle volonté de puissance (§ 23). Négateur de l'être, le communisme l'est du vrai, du bien, du beau, à tous les niveaux des transcendantaux. Il est le nihilisme par ex­cellence (§ 4). Son origine remonte à l'époque « où des clans d'intellectuels s'approprièrent la civilisation et affranchirent l'humanité de la discipline religieuse et morale », répudiant de la sorte la condition de l'hom­me créé et racheté (*Ibid.*). Lutter contre le communis­me, c'est lutter pour « l'honneur de Dieu » créateur et sauveur (§ 39) ; c'est lutter pour l'homme, l'homme composé d'une âme, de chair et d'os, porteur d'un nom propre, « car c'est seulement l'homme, et non point aucune communauté humaine, qui est doué de raison, de volonté, de libre-arbitre » (§ 29) ; c'est s'engager dans « une œuvre de salut universel » (§ 60). \*\*\* 95:111 **19. -- **Nulle part la preuve n'a été donnée que le communisme ait changé depuis trente ans. Ni l'obser­vation, ni l'analyse, ni la démonstration n'en ont ap­porté le moindre indice. Au contraire, l'immense offen­sive déclenchée « contre la guerre au Vietnam » prouve que la propagande et la volonté de puissance commu­nistes n'ont pas désarmé. « Les meilleurs milieux » (§ 17), « les associations catholiques » elles-mêmes (§ 57) en sont infectés. Toute la situation actuelle s'éclaire sous l'intense lumière de ce texte : « Ayant remarqué le désir universel de paix, les chefs communistes fei­gnent d'être les meilleurs partisans du mouvement pour établir la paix mondiale ; *mais simultanément*, ils mo­bilisent les peuples pour la réalisation d'une société sans classe, ce qui provoque les plus affreux massacres ; et d'autre part, ayant fait l'expérience que l'établisse­ment d'une paix sûre n'est pas en leur pouvoir, ils fabri­quent un armement formidable », tout « en proposant à des catholiques une collaboration humanitaire ou charitable » (*Ibid.*). Il y a trente ans déjà, les commu­nistes poussaient « le mensonge jusqu'à faire croire que, dans les pays plus chrétiens ou plus civilisés, le commu­nisme se comportera avec plus de douceur, assurant à chacun la liberté de pratiquer le culte divin ou de pen­ser ce qu'il veut en matière religieuse ». Ni la stratégie ni la tactique communistes n'ont varié d'un seul point depuis lors, parce qu'elles ne le pour­raient sans détruire l'essence même du communisme sa *perversité* fondamentale. 96:111 Le communisme n'a pas évolué dans son dessein, mille fois proclamé par la théorie et par la pratique, de détruire la nature humaine en l'amputant de ses racines sociales et en remplaçant celles-ci par des ventouses artificielles dont les membres de « la nouvelle classe », les crypto-communistes, les philocommunistes et leurs acolytes de toute espèce disposent à leur gré, vampirisant la substance et le travail des hommes et alimentant leur volonté de puissance. Nulle part, ce projet des fon­dateurs de la secte, qui anesthésie leurs victimes et qui communique à eux-mêmes la bonne conscience de leurs actes, ne s'est relâché : ce serait la fin du communisme et des communistes. S'il est vrai, comme nous venons de le montrer, que le communisme est subjectivisme *et* conquête du pou­voir politique, il ne peut, à peine de suicide, que dénu­der l'homme de tout ce qui n'est pas sa subjectivité et qu'orienter les aspirations humaines ainsi dépouillées de leurs relations aux réalités qui les déterminent, vers un avenir qui leur donnera pleine, entière et juste satis­faction dans « la société nouvelle » qui bâtit le commu­nisme et dont les communistes sont les maîtres. Un seul lien naturel qui unisse l'être humain à autrui vient-il à subsister ? C'est une force pour l'homme et un échec du subjectivisme et de la volonté de puissance. La vo­lonté de puissance en général -- tant laïque qu'ecclé­siastique -- ne peut triompher que si les fondements naturels de la société qui lui font obstacle et qui pro­tègent, confortent, grandissent l'homme, sont radicale­ment détruits et remplacés par d'autres, artificiels, qui la favorisent. La propriété collective des moyens de production reste le noyau du régime. Sans elle, tout s'écroule et le Parti n'a plus de raison d'être ni d'agir. Aussi, « la libé­ralisation » du régime ne peut-elle être, tout au plus, qu'une soupape de sûreté, artificielle à son tour, destinée à désamorcer une situation interne explosive. 97:111 Ce n'est pas la première fois que le régime distend son étreinte. La mémoire labile des hommes a oublié la N.E.P. sous Lénine ! Il en est de même de l'athéisme. Le régime n'en a pas desserré l'emprise. *Dieu est en effet le seul bien commun substantiel dont la présence soutient la préca­rité constitutive des autres biens communs donnés par la nature et qui sont tous des êtres de relation fragiles*. Entre la religion et les communautés naturelles, les liens ne peuvent être qu'intimes, profonds, familiers. La propriété de « droit divin » n'est pas en effet une expression dépourvue de sens. Elle permet aux commu­nautés naturelles d'être autre chose qu'une tendance inefficace ou peu efficace de la nature. Son usage est constitutivement social et toute propriété est grevée d'usage si minime qu'on le suppose. Elle consolide par en bas la société. Elle rend homme. Elle civilise. Par elle, l'homme échappe à la condition animale, accède à sa différence spécifique et peut élever la tête vers le ciel. La propriété soutient donc à son tour la religion. Dans l'ordre de la nature, tout s'articule organiquement et le surnaturel n'abolit pas la nature, mais la surélève. On pourrait épiloguer longuement là-dessus. Le com­munisme y invite. Si Dieu, la propriété, la société tradi­tionnelle suscitent ses furieuses attaques, n'est-ce point que son flair, aiguisé par la haine, y devine une relation constitutive de la nature humaine ? Tout ce qui relié l'homme à autre chose que soi provoque sa rage. Sa volonté de puissance s'enfle devant toute réluctance, toute force d'inertie même. Il lui faut un type d'homme sans rapport social, sans relation religieuse, impuissant, asthénique, informe, sans réaction vitale, sans réaction spirituelle, pour que « la société nouvelle » dont il a les plans en tête et les leviers en mains puisse fonctionner sans heurter, à la manière d'une usine automatisée, do­cile à son pouvoir. 98:111 Le communisme ne cessera jamais d'en découdre avec la société, qu'elle soit naturelle ou religieuse, parce qu'il n'aspire à rien qu'à réduire la nature de l'homme *en chose* maniable, obéissante, servile. Sa formule à condition de l'entendre, dit tout : « Remplacer le gou­vernement des hommes par l'administration des cho­ses. » En d'autres termes : *chosifier l'homme*. Son zèle ne s'est jamais ralenti à cet égard, et ce ne sont pas les protestations de quelques intellectuels contre le sys­tème qui le feront changer. Elles le servent au contraire en tant que véhicule de sa propagande et de sa poudre aux yeux : « Voyez donc comme je m'adoucis... Le grand méchant loup se métamorphose en agneau... ». \*\*\* **20. -- **Le plus extraordinaire du communisme et qui révèle son imposture essentielle, est, croit-on qu'ils se meurt d'impuissance sous nos yeux et qu'il est cependant parvenu à persuader de son irrésistible dyna­misme ceux-là mêmes que leur formation intellectuelle, morale et religieuse devrait sensibiliser à ses lacunes et à son néant : un bon nombre de catholiques et de chré­tiens. On mesure à nouveau ici la force de la propa­gande et l'empire qu'elle exerce sur les imaginations : par elle, la faiblesse se convertit en vigueur et en inéluc­table triomphe. En réalité, il n'y a rien là d'extraordinaire, sauf quant à la qualité qu'on serait tenté d'attribuer à ceux qu'il circonvient aujourd'hui et sur laquelle il faut en rabattre. La distinction entre exploiteurs et exploités, immanente au communisme, se retrouve chez eux ; il y a les volontés de puissance, il y a les tempéraments d'esclaves, ceux qui conditionnent et ceux qui se laissent conditionner. Une « société », ainsi constituée leur paraît parfaite en son ordre. 99:111 L'Église se doit pour eux d'adopter ce schème irréprochable. Ainsi règneront-ils sans contestation. *Un communisme chrétien ?* Quelle mer­veille ! Avec lui, plus de problème ! César s'insinue mystiquement jusqu'à la puissance irrésistible et ubi­quitaire de Dieu et la puissance salvifique du Christ. L'homme est « naturellement » et « surnaturellement » *chose*, d'une manière définitive. Le communisme est sauf. Le christianisme est hors de péril. Plus d'hérésie. La mystification est parfaite, *absolue *: l'homme dupé au point de ne plus s'apercevoir qu'il est transformé en chose et d'être convaincu du contraire, est le socle idéal de la volonté de puissance qui ne s'avise plus qu'elle l'est, tellement elle est inviscérée au fond de l'âme et justifiée par son intention de « sauver l'homme » sur terre et dans les cieux ! Il n'y a rien d'extraordinaire, car le communisme en tant que communisme a toujours été propagande et se néantise au moment où il se réalise. Répétons inlassa­blement : le communisme n'existe qu'en imagination et qu'il est esclavage dès qu'il s'incarne dans les faits. C'est donc au moment même où il meurt que le communisme doit persuader qu'il est vivant. L'Encyclique l'avait pré­vu : « Voici que les mythes sombrent dans l'évanouisse­ment » (§ 81). Et elle se pose la question : « Comme nt se fait-il que cette doctrine, depuis longtemps dépassée scientifiquement et complètement réfutée par l'expé­rience quotidienne, puisse se répandre si rapidement dans le monde entier ? Il sera possible de comprendre ce phénomène en remarquant que fort peu de person­nes ont étudié à fond le but des communistes et la réa­lité de leurs entreprises ; tandis qu'au contraire ils sont bien nombreux ceux qui cèdent facilement à leurs ha­biles instigations, renforcées d'éblouissantes promesses ». 100:111 « Le mal ne compose pas » écrivait Claudel à Gide. Le communisme intrinsèquement pervers ne peut pas composer, ne peut pas réaliser ses promesses, ne peut pas construire « la société nouvelle ». Le communisme se trouve devant le problème insoluble du « pont » : il n'y a pas de passage de l'imaginaire au réel, du subjec­tif à l'objectif, de la représentation à la présence dans l'ordre humain, dans tous les domaines où il y a une *âme,* c'est-à-dire dans ce qui n'est pas la matière pure et simple, réduite à sa potentialité amorphe de revêtir n'im­porte quelle forme. *No bridge*. Le communisme peut triompher dans le domaine du *faire*, de la technique, de l'imposition d'une forme à une matière extérieure par l'industrie ou par l'art de l'homme. Ce n'est même là qu'une possibilité abstraite. Il y a des hommes impliqués en ce processus de transformation. Ces hommes ne sont pas matière. Ils ne sont pas transformables. Le postulat marxiste selon lequel l'homme se transforme à mesure qu'il transforme la matière est un sophisme. C'est sans doute en forgeant qu'on devient forgeron, ce n'est point en forgeant qu'on devient plus homme. *La nature hu­maine ne change pas*, et l'homme a été est et sera tou­jours un animal raisonnable, volontaire et libre. Si gran­des que soient les réalisations du communisme dans la sphère de la technique, elles ne sont pas dues au com­munisme, mais aux emprunts faits par le communisme à la civilisation dont il veut la ruine. L'échec du com­munisme est total sur le terrain où il a choisi de triom­pher : celui de l'homme. Il est évident d'une évidence solaire que le communisme n'a pas créé un « homme nouveau ». Il n'a fait que transformer l'homme en chose, condition préalable de sa transfiguration en « homme nouveau » et il en est resté là. 101:111 Les pays communistes sont donc tout ce qu'on veut, sauf communistes. Et le plus grave pour eux est que la collectivisation où s'est engagée la volonté communiste de puissance afin de surclasser « le capitalisme » et de manifester la force du régime -- et de ses chefs -- tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, en est arrivée (laborieuse­ment), en ce cinquantième anniversaire de la Révolu­tion, en un point crucial. Elle ne peut plus désormais dissimuler qu'elle est au service des privilégiés de « la nouvelle classe ». La propagande interne s'essouffle. Les volontés de puissance immanentes au système s'épient, s'affrontent, se combattent dans l'ensemble du monde communiste. Le mythe de l'unité, si nécessaire aux dé­tenteurs du pouvoir pour perpétuer leur empire, est en train de s'ébouler. Le conditionnement idéologique et sociologique du citoyen communiste ne peut plus masquer la faillite du régime ni son véritable visage. Il n'ose en revenir ouvertement au terrorisme stalinien qui recu­lerait l'échéance. Il n'ose procéder ouvertement à une « émancipation » qui la précipiterait. Il fait un pas en arrière. *Il s'immobilise. Il se momifie*. Il ne peut pas ne pas asservir l'homme. Il ne peut pas l'affranchir. Il est enfermé dans sa contradiction interne comme dans un cercueil. L'avenir se précipite à sa rencontre. Il promet­tait des « lendemains qui chantent » ; il lui faut dé­chanter : il ne peut exécuter ses engagements sans s'exé­cuter lui-même. *Nec tecum nec sine te vivere possum*. Le communiste ne peut vivre sans le communisme. Il ne peut vivre avec le communisme. Il lui reste son éternelle ressource : *verba et voces*, la parole, l'écrit, la propagande, la publicité, les vic­toires extérieures qui masquent ses défaites intérieures. Le communisme est condamné à ne remporter que des succès de mystification, à faire des dupes, à charlataner. *Tragediante, comediante*. Ses victimes sont innombra­bles : les jobards, les niais, les crédules, les dévots ne se comptent pas. Il n'est pas un seul pays au monde -- le Portugal peut-être ? -- qui ne s'engage dans la voie de la « socialisation », des « réformes de structure », de l'octroi institutionnel de la « sécurité », et qui ne se laisse bercer de l'espoir que l'État se chargera un jour de tous ses citoyens, en tous leurs besoins. 102:111 L'exploitation de l'homme par l'État devenue universelle, qui pourrait se flatter de découvrir l'énorme supercherie du commu­nisme ? Quand tout le monde est trompé, il n'y a plus un seul être qui puisse déceler qu'il est dupe par comparai­son à ceux qui ne le sont pas. Pour cacher la défaite du communisme et sa réalité véritable, il n'y a plus que *le Mensonge universel, la Propagande œcuménique, la Poudre aux yeux planétaire*. Budapest a eu beau clamer que le communisme ment à son nom et que sa réalité est esclavage. Le monde veule ne l'a pas entendu, terrifié ou tranquillisé qu'il est par la seule arme efficace que le communisme possède : la propagande, toujours la propagande, l'impact sur les âmes, la mécanisation des esprits, l'illusion, le simu­lacre, le trompe-l'œil, le mirage. Le monde entier (même l'Amérique qui lui oppose d'autres mirages) le monde entier, sauf l'Église catho­lique, *gardienne de la vérité naturelle et de la vérité sur­naturelle*, toujours vigilante depuis le *Syllabus* (1846) devant cette « doctrine monstrueuse, tout à fait con­traire au droit naturel lui-même, appelée *communisme :* qu'on l'admette, et ce sera la destruction de tout droit, de toute institution, de toute propriété, de la société elle-même » (§ 4). \*\*\* **21. -- **Nous assistons à l'ultime assaut de l'Image con­tre la Réalité, de la Feinte contre la Nature, du Sophisme contre la Raison, de l'Homme contre Dieu, de la Propagande contre la Bonne Nouvelle, du Mythe con­tre le Verbe. Depuis le modernisme, on sait que l'Enne­mi est dans la place, au sein de l'Église elle-même. Saint Pie X l'a dit et redit. Le premier, il a dénoncé « les nouveaux prêtres » qui soumettent la réalité des choses et la réalité de la Foi à l'idée imaginaire qu'ils s'en sont forgée et aux prétendues exigences « de l'homme et de la société modernes » dont ils se proclament les hérauts, les conseillers et les guides. 103:111 Le modernisme intellectuel est devenu modernisme social. Il a entrepris la refonte totale de la société selon l'image que l'homme moderne se fait de lui-même et de sa primauté. Le nom de ce modernisme social est *communisme *: sujétion absolue de toutes choses au seul Sujet humain qui doit, pour assurer sa transcendance éternelle, conquérir l'univers, socialiser le monde, ras­sembler tous les hommes dans une Collectivité unique, se fondre dans l'Humanité délivrée de toute aliénation. Ce mythe idéaliste, athée et collectiviste *se fait aussitôt chair et pratique* parce qu'il rencontre la volonté de puissance de l'homme blessé par le péché originel : « Ni réalité, ni Dieu, ni maître, *moi* seul et c'est assez ». Le communisme est l'incarnation de l'homme qui se fait Dieu et qui étend sa nouvelle juridiction arbitraire jus­qu'aux limites imposées par les obstacles qu'il rencontre. L'Église se dresse ici devant lui : « Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l'abî­me où tend à la jeter *la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrifiante image de Léviathan deviendrait une horrible réalité*. C'est AVEC LA DERNIÈRE ÉNERGIE que l'Église livrera cette bataille *où sont en jeu des valeurs suprêmes : dignité de l'hom­me et salut éternel des âmes*. C'est ainsi que s'explique l'insistance de la doctrine sociale catholique, notam­ment sur le droit de propriété privée. » Ces paroles furent prononcées par Pie XII à l'adresse des catholiques autrichiens réunis en congrès à Vienne, aux frontières de la Barbarie, le 14 septembre 1952. Elles valent pour l'Église universelle. Aucun Pontife ne les a répudiées. L'Église continue à les faire siennes et con­tinuera de le faire aussi longtemps que le communisme exhibera au monde le séduisant mensonge de sa vérité et la terrible vérité de son mensonge, *indivisibles*. 104:111 DES VALEURS SUPRÊMES SONT EN JEU. L'Église est la seule, nous disons bien *la seule*, à oser proclamer cette ÉVIDENCE. Des voix isolées se sont élevées. Aucune organisation, aucune société -- car l'Église est une société -- n'a ja­mais eu le simple courage de lutter contre le commu­nisme en tant que tel, en toutes ses manifestations, *au nom de l'être contre le néant*. C'est pourquoi l'heure est venue pour le commu­nisme de détruire l'Église par le seul moyen qu'il a ja­mais eu à sa disposition en toutes circonstances : la du­per en dupant ses membres par la propagande ; faire adopter à ceux-ci la vision communiste du monde ou quelque chose d'approchant ; conditionner les esprits de manière à ce qu'ils pensent et agissent dans « le sens de l'Histoire » dont le communisme connaît les lois ; déchaîner en eux la volonté de puissance afin que Dieu lui-même collabore à l'empire de César sur l'univers ; dresser Dieu contre Dieu. Cette tentative de duper l'Église ne peut être quali­fiée par un croyant que du terme *satanique.* Je vois, j'entends d'ici bon nombre de clercs, tant laïcs qu'ecclé­siastiques, se tordre de rire, s'esclaffer : « Ah ! elle est bonne, elle est bien bonne ! ». « Imbéciles ! » rugit Ber­nanos en sa tombe, ne savez-vous que « vous autres, le père dont vous êtes issus, c'est le Diable. Ce sont les convoitises de votre père que vous aspirez à réaliser. *Lui n'a cessé d'être homicide dès le principe et n'a pas tenu bon dans la vérité* (*ekeinos anthropoktonos ên ap' archês kai en têi alêtheiai ouk estêken, ille homicida erat ab initio et in veritate non stetit*). C'est qu'il n'y a pas de vérité en lui. Quand il profère le mensonge, *cela jaillit de son propre fonds* (*hotan lalêi to pseudos ek tân idôn lalei, cum loquitur mendacium ex propriis loqui­tur*). Car il est menteur et père de cela (*hoti pseustês estin kai ho patêr autom ; quia mendax est et pater ejus*) » (Joh., 8, 44). 105:111 Satan sait qu'il ne vaincra jamais Dieu *sans tuer l'homme,* sans l'asservir en son esprit et en son corps, sans se substituer à lui et en faire sa chose, sans détruire sa dignité d'être personnel, raisonnable, volontaire, libre et responsable de ses actes, sans le détourner du salut de son âme, sans l'aliéner dans l'image narcissique de soi-même qu'il lui instigue de substituer à sa propre réalité, sans persuader l'homme d'être dieu, *sans le convaincre d'être son propre meurtrier, de se suicider en tant que défini par la condition humaine pour ressusciter en tant que mesure de l'univers*. Satan est homicide parce qu'il propose à l'homme de substituer sa représentation de l'homme à la réalité de l'homme, parce qu'il tue ainsi l'homme en l'homme, parce qu'il suppri­me la créature de Dieu pour la remplacer par un fils des œuvres de l'homme, une créature de l'imagination humaine, un phantasme irréel. Mais comment dissoudre le seul être humain, qui existe réellement, *haec caro, haec ossa*, l'individu por­teur d'un nom, d'un corps, d'une âme, d'un esprit, à nul autre pareils, et pour qui Dieu a versé sur le Calvaire telle goutte de sang ? Il n'est point d'autre moyen que celui dont le communisme s'est réservé le monopole. Lui infuser *par la propagande* une image de l'homme abstrait, général, dans l'entité collective duquel il pour­ra se désintégrer imaginairement : le peuple, la classe ouvrière, le prolétaire, les masses, les races de couleur, les pays décolonisés, les nations sous-développées, et, à la limite, l'Homme universel, centre et maître de l'uni­vers. Comment l'homme *ainsi devenu autre que ce qu'il est, ainsi dilué dans un représentation grégaire*, pour­rait-il sauver son âme, arracher à la mort le principe de son, être, puisqu'il n'a plus d'être, puisqu'il n'est plus qu'illusion ? La semence de la Grâce ne peut pas germer *nulle part.* Satan rend Dieu inutile et vaine la Rédemp­tion. 106:111 Il n'y a rien qui soit plus destructeur de la nature humaine et de l'intention divine de sauver l'homme con­cret que l'amour des grandes entités collectives et, en fin de compte, que l'amour de l'humanité. Car aimer l'humanité, c'est aimer une représentation mentale qui n'a de siège que dans l'esprit, c'est aimer l'enfant de son esprit, c'est aimer *son* esprit, *c'est aimer soi-même, se préférer à tout le reste*. Lorsque j'aime l'humanité, j'aime une création de mon entendement où je projette moi-même, où je me retrouve infiniment dilaté, où j'ac­cepte, je tolère, je refuse, à mon gré l'entrée de qui me plaît, où ma volonté de puissance règne sans rivale, où je ne veux plus être que créateur et démiurge de cette entité collective que je soustrais définitivement à la loi de la nature, à la loi de Dieu et que je courbe sous ma propre loi. Embusqué dans l'image de moi-même déme­surément agrandie qu'est l'humanité, dérobé derrière ce voile qui me rend *méconnaissable* aux autres et *à moi-même,* je tue mon prochain, je tue tout être humain ou divin avec qui je suis lié par nature ou par grâce, je me tue moi-même en devenant ma propre création. Peut-on concevoir entreprise plus fantastiquement satanique ? Avec et par le communisme, Satan recommence im­perturbablement l'œuvre maudite du Paradis Terrestre : inoculer à tous les fils d'Adam la volonté de s'ériger soi-même comme fin. Il en perfectionne sans cesse la méthode. Il y ajoute, selon les temps, des variantes, des innovations, de l'inédit, de manière à justifier les titres que lui donne l'Apôtre : « L'archonte de ce monde mau­vais », « le dieu de ce siècle ». Satan est toujours mo­derne, ultramoderne. Il est toujours le contemporain de ses victimes. 107:111 Sa modernité, son style XX^e^ siècle est de présenter la poursuite de cette fin *comme un devoir absolu*, comme le devoir même de l'homme, bien plus, puisqu'il s'agit de forcer le dernier bastion de la résistance, *comme le de­voir évangélique par excellence *: repétrir le limon de l'homme afin qu'il ne soit pas ce qu'il est et qu'il soit ce qu'il n'est pas ; refaire l'homme à *l'image de l'hom­me *; construire une société telle que chaque subjectivité, répudiant tout ce qui n'est pas elle-même, reconnaisse cependant le droit d'être à toutes les autres et les enve­loppe dans un amour universel de l'humanité que cha­cune représente ; bâtir ce nouveau paradis où chaque *moi*, réalisant en lui-même toute l'humanité et tout l'univers, ne peut entrer désormais en conflit avec les autres ; instaurer *le royaume des dieux* sur la terre ; assurer à tous une félicité sans fin ; aimer son prochain comme soi-même de telle façon que, chacun étant dieu, ce précepte soit rigoureusement semblable au premier, tel que le prescrit l'Évangile ; bref, consommer le plus prodigieux rond-carré qui soit : la coïncidence de la personne et de l'espèce, du *moi* et de la totalité de l'être, *c'est-à-dire projeter l'être humain dans l'irréel, l'établir dans l'imaginaire*, DÉFINITIVEMENT, et, en vertu de l'im­pératif catégorique de l'Évangile, le soumettre, par cette propagande envoûtante et perpétuelle, à l'empire irré­vocable de Satan et des volontés de puissance qui ont remis au Prince de l'Illusion tout empire sur elles-mê­mes pour obtenir l'empire du monde. Tel est le caractère intrinsèquement pervers du communisme. Marcel De Corte, professeur à l'Université de Liège. 108:111 ### L'Europe et le Christ par Henri Charlier NOUS AVONS, il y a quelques années, dans cette revue même, encouragé la jeunesse à travailler à l'édification de l'Europe. La tâche est toujours aussi urgente pour toutes sortes de raisons dont nous allons parler. Chacun y peut travailler à sa manière ; dans son métier par une réforme intellectuelle et morale qui est l'œuvre même de cette revue et qui est l'œuvre de chacun de nous, en nous, pour nous-mêmes. Une chose est certaine : *l'Europe ne se fera pas sans le Christ et elle n'a pas l'air de s'en douter*. Car c'est à des nations apostates que nous avons affaire, mais qui gémissent, sans en vouloir reconnaître la cause, d'avoir abandonné celui dont elles tiennent tout ce qu'elles ont encore de bon, ce reste d'une éducation chrétienne sé­culaire, conservée en nous par la prière des innombra­bles Saints que nous comptons parmi nos ancêtres. Le devoir de notre jeunesse est donc de s'appliquer à re­connaître, chacun chez soi, ce qui aide à la formation chrétienne de la société et par conséquent à la fondation de l'Europe. Car les maux de notre temps sont comparables à ceux qu'Israël supportait au temps d'Isaïe. 109:111 Vingt et quelques années seulement nous séparent de l'époque la plus désastreuse de notre histoire où nous fûmes à la merci de nos ennemis et de c'eux qui nous sauvèrent ; et nos ennemis eux-mêmes étaient cent mil­lions d'hommes gouvernés par un fou. Ce châtiment gé­néral des Européens était la conséquence de leur com­mune apostasie. Aujourd'hui les Français vivent dans le mensonge, comme s'ils avaient été glorieusement vainqueurs, ne recherchent que le bien-être et les loisirs comme s'ils étaient à l'abri de ce dont les avertissait Pie XI il y a trente ans : « *il est absolument nécessaire aujourd'hui d'appliquer par tous les moyens les remè­des appropriés capables de résister le plus efficacement* à L'ANÉANTISSEMENT QUI NOUS MENACE. » Écoutions Isaïe : « Ah, nation pécheresse, peuple chargé d'iniquité, race de méchants, fils corrompus ! « Ils ont abandonné Dieu, méprisé le Saint d'Israël ils lui ont tourné le dos. ... « De la plante des pieds jusqu'à la tête, en lui rien n'est sain ; ce ne sont que blessures et meurtrissures, plaies vives, qui n'ont été ni nettoyées ni pansées ; ni adoucies par l'huile. « Votre pays est dévasté, vos villes consumées par le feu ; votre sol, sous vos yeux, des étrangers le dévo­rent. C'est une dévastation comme la destruction de Sodome. « Si Dieu ne nous eût laissé un faible reste, nous serions comme Sodome, nous ressemblerions à Go­morrhe. Écoutez la parole de Dieu, juges de Sodome, prêtez l'oreille à la loi de notre Dieu peuple de Go­morrhe... » (I, 4-10) « L'air de leur visage dépose contre eux ; comme Sodome, ils publient leur péché et ne s'en cachent point. » (III, 9) 110:111 Tel était l'*aggiornamento* du plus grand des pro­phètes devant le monde de son temps. Sans doute il y a un temps pour chaque manière d'agir. Isaïe est mort scié en deux sur l'ordre de Manassé le roi impie. Il n'avait pas compris qu'il y a un temps pour hurler avec les loups. Est-ce que les vices de Sodome ne sont pas publi­quement pratiqués chez nous et même vantés ? Où est le progrès ? Isaïe décrit simplement ce qui vient d'arri­ver à toute l'Europe aussi bien qu'à nous, car nous sommes tous coupables. \*\*\* Les châtiments ont-ils servi ? Il ne semble pas. Exa­minons donc les principaux problèmes qui sont posés par l'édification de l'Europe. Les paroles de Pie XI da­tent de 1937 trois ans avant la guerre stupide qui faillit anéantir l'Europe et la laissa pauvre et démunie devant les deux grandes puissances édifiées par sa folie. Mais l'anéantissement que craignait Pie XI n'est pas celui au­quel nous venons d'échapper, celui qui nous menace toujours est l'esprit révolutionnaire des communistes et celui de tous les États matérialistes qui oublient ou combattent le Dieu éternel. Notre référence à Isaïe peut paraître inactuelle. Elle devrait paraître normale à tous les chrétiens. L'histoire de l'humanité est avant tout l'histoire, de son salut et la nature humaine ne change pas, ni les conditions du sa­lut. Jésus n'a-t-il pas dit qu'il n'y aurait pas un simple *i* de l'Écriture qui ne s'accomplisse, et déclaré : « Si vous ne faites pénitence vous périrez tous. » « Le monde passera mais mes paroles ne passeront pas. » 111:111 ##### *La politique* Nous allons commencer par l'examen de la situation politique. C'est probablement la plus difficile à résoudre et la dernière qui le sera ; elle dépend de la réforme mo­rale, mais, comme le dit Pascal, « l'ordre est impossible à garder ». Nous avons expliqué dans le dernier chapitre de notre livre *Culture, École, Métier* ce qu'est l'interdé­pendance des diverses causes, et c'est pourquoi l'ordre est impossible à garder. Il y a politique tout le temps et morale tout le temps. Aucun acte politique n'est sans qualification morale. Tout acte moral a une influence sur notre comportement pratique dans la vie. Je parle ici de cette interdépendance des causes parce quelle est fort ignorée, surtout des intellectuels, généralement inaptes à tout métier ; telle est la cause des idéologies sans fon­dement naturel. \*\*\* Nous sommes entre deux puissances d'une force ex­ceptionnelle et impuissants à nous défendre de l'une et de l'autre. Si l'Europe se faisait nous pourrions au moins nous faire respecter, ce qui n'est pas le cas à présent. Il nous faut donc être avec l'une des deux pour nous pro­téger de l'autre. Le choix est tout indiqué. Strasbourg est à une journée de chars de la frontière occupée par les Russes ; nous ne saurions résister aux cent divisions qu'ils peuvent y amener sans compter les troupes aéro­portées qu'ils pourraient employer. Il n'y a qu'une res­source, la dissuasion par la menace des forces atomi­ques. Ce sont les Américains qui les possèdent. Notre force de frappe n'est pas pour cela une erreur ; elle est le noyau de la future force atomique de l'Europe et si médiocre qu'elle soit pour l'instant, elle influera certai­nement sur les décisions de nos alliés et adversaires possibles. 112:111 De la simple menace de son emploi naîtrait une crainte de ce que tout le monde cherche à éviter, l'évé­nement imprévu amenant la catastrophe. Le général Weygand lui-même a écrit qu'il n'y avait pas d'indépen­dance sans la possession de la bombe atomique ; la puis­sance de destruction des forces existant en Russie et aux États-Unis en a seule empêché l'emploi. Il y a même un rapprochement de ces deux États provoqué par la peur qu'ils ont l'un de l'autre. Or nous ne pouvons nous fier aux Russes. Deux fois déjà malgré les traités signés ils ont tenté leur chance pour dominer les États-Unis. La première tentative eut lieu par le blocus de Berlin. La seconde à Cuba. Or Krouchtchev venait de proclamer la nécessité de la coexistence pacifique. D'ailleurs si l'Amérique peut nous aider à former une Europe unie, il est certain que la Russie y est très oppo­sée. Elle est très satisfaite de voir l'Allemagne divisée et l'Europe formée de petits États impuissants. Ne pourrions-nous vivre et nous organiser en nous fiant à nos alliés et à leur politique ? La déconvenue ac­tuelle de l'Allemagne est un avertissement. Depuis la démission du chancelier Adenauer son successeur a misé sur l'entente avec les États-Unis, il a rendu inopérante l'entente possible avec la France, il a été « atlantique » avant tout et les Américains ont repoussé toutes ses de­mandes d'entente sur les sujets qui touchent particulière­ment l'Allemagne, comme la réunification, comme la participation aux conseils de défense, comme le paiement des troupes américaines en Allemagne et autres ques­tions militaires ou politiques. Les Américains, d'autre part, en parlant de « sanc­tuaires », de « zones réservées », au sujet de la guerre atomique, ont beaucoup inquiété les Européens, car cela voulait dire qu'ils s'entendraient avec les Russes pour que ni leur territoire ni celui des Russes ne soit bombardé mais que la guerre atomique aurait lieu chez les autres, c'est-à-dire chez nous. 113:111 Une révision du traité atlantique est donc nécessaire, et puisque les Américains la refusent depuis au moins trois ans, il fallait mettre les points sur les i. Les bases *alliées* en Europe et en France, sont des bases de l'*al­liance*, conçues pour les objectifs de l'*alliance* et non pour ceux de l'Amérique. Or celle-ci s'en est servi pour sa propre politique mondiale sans même daigner avertir les pays souverains. C'est ainsi qu'elle a usé des bases françaises pour son expédition au Levant. Elle traite les États Européens comme des États protégés dont l'avis ne compte pas. La réaction de notre gouvernement a été très mala­droite. Il ne faut jamais vexer personne, ni les enfants qu'on élève, ni les jeunes gens qu'on forme, ni les parois­siens qu'on veut amener à la sainteté, ni les peuples de qui on veut obtenir justice. En diplomatie c'est le moyen de rendre les questions insolubles. N'eut-il pas mieux valu dire aux Américains que leur conduite n'était pas « démocratique » ? Ils sont très sensibles à ce genre d'ar­guments. On remarquera que les Russes n'ont engagé aucune guerre depuis 1945. Ils se sont contentés d'affaiblir l'Occident par des guerres révolutionnaires qu'ils pouvaient aider sans se compromettre, en Corée, en Indochine, en Afrique du Nord, au Vietnam aujourd'hui. Ils ne ver­raient pas d'un mauvais œil les États-Unis s'engager contre la Chine ; de toutes façons les Américains leur rendraient service. Le premier objectif de la Chine dans 15 ou 20 ans sera la Sibérie orientale. Et les Russes pro­fiteraient aussitôt de l'affaiblissement des Américains causé par une longue guerre pour essayer de faire la loi en Europe. 114:111 Car la seule guerre qu'ils ont faite le fut contre les Hongrois qui réclamaient leur indépendance en 1956. Telle est la confiance qu'on peut avoir en eux. Et voici celle qu'on peut avoir en leurs adversaires : les Américains qui avaient alors une supériorité écra­sante en armements atomiques, qui étaient maîtres de la mer, n'ont pas levé le doigt pour une cause aussi « dé­mocratique » que la défense de la Hongrie. Ils ont chassé les Hollandais de l'Insulinde, ils les ont empêchés, de concert avec les Anglais, de se défendre en Nouvelle-Guinée, ils ont soutenu Ben Bella, ils ont arrêté de con­cert avec les Russes l'expédition anglo-française de Suez. Or il est certainement de l'intérêt des États-Unis de voir l'Europe alliée avec eux. Car la Russie doublerait sa puissance en s'emparant de notre industrie et de nos ports ; la maîtrise de la mer serait alors contestée un jour ou l'autre aux États-Unis et ceux-ci pour se défen­dre détruiraient l'Europe comme le consul Mummius pilla et détruisit Corinthe. Les États-Unis devraient donc comprendre qu'une réforme de l'alliance atlantique leur est favorable. Pour la défense de l'Europe, il est devenu nécessaire, il est urgent de laisser à l'Europe une initiative pour défendre la politique européenne et non pour être un simple ins­trument de la politique américaine. Celle-ci englobe l'Asie où nous n'avons que faire. Le général Beaufre dans son livre *l'O.T.A.N. et l'Eu­rope* dit très justement qu'un état-major européen étu­diant les problèmes stratégiques qui intéressent l'Europe (et non seulement la politique américaine tournée main­tenant vers le Pacifique et vers l'Asie) serait à la fois une aide plus sérieuse pour les États-Unis et un moyen de contribuer à unir l'Europe. Nous renvoyons à son livre ; son opinion est justifiée. De même que le marché com­mun tend à unifier les législations des différents États en matière de tarifs, d'impôts, d'établissements commerciaux et industriels, en matière de monnaie même, ainsi ferait un état-major européen. 115:111 Une élite d'hommes po­litiques et de militaires examinant les conditions straté­giques et économiques d'une défense coordonnée de l'Eu­rope éclairerait certains problèmes du Marché commun lui-même. Il se créerait ainsi dans l'élite des différentes nations un état d'esprit commun sur les grandes ques­tions vitales de notre civilisation. Alors deviendrait possible un centre politique de l'Europe coordonnant les idées et les intérêts des diffé­rentes nations, comme on peut le faire dans une corpora­tion. Nous ne voyons comme chef possible d'un tel État, qu'un membre des anciennes familles régnantes en Eu­rope, et non un « élu » d'un quelconque parlement. Ces anciennes familles sont toutes alliées par le sang et seules vraiment européennes. Seul un de leurs membres pourrait être accepté facilement par les différentes na­tions, car elles récrimineraient fort d'être conduites par un homme d'une nationalité trop marquée. Nous ignorons les événements futurs, Dieu les amène inopinément. Qu'était-ce que ce fou assassin qui déclen­cha à Serajévo la guerre de 1914 ? Napoléon n'eut rien été sans la Révolution. Il eut pu être tué au siège de Toulon ou bien au pont d'Arcole, comme Desaix à Ma­rengo ou Gaston de Foix devant Ravenne. Sans le soin de sa sœur et de son beau-frère, Pascal serait resté l'au­teur des *Provinciales*. Sans l'énergie courageuse d'une belle-sœur, l'œuvre de Van Gogh eût été détruite par une famille ignorante. Tel est le genre d'événements auquel est suspendu l'avenir. Et cet avenir dépend en définitive de la prière des saints. 116:111 Mais, où est le Christ dans toutes ces observations ? Ces observations montrent bien que le Christ est nécessaire. *Car c'est la confiance qui manque ; on ne peut se fier à la parole d'aucun des chefs d'État*. La dialectique des Russes en est un exemple. Contrairement à l'opinion commune qui voit dans la logique une déduction infail­lible amenant des conclusions nécessaires, la logique est toujours orientée vers un but ; s'en suit le choix des arguments qui peuvent être excellents ou spécieux. La dialectique des Russes consiste à choisir tous ceux qui peuvent amener la révolution dans un cas donné, c'est-à-dire une réussite politique et matérielle. Tant que la confiance ne sera pas rétablie entre les chefs d'État rien ne se fera de sûr. « *Faux témoignage ne diras, ni mentiras aucunement. *» C'est la loi naturelle, toute simple, mais on sait qu'il est impossible à l'homme de suivre même la loi naturelle sans une grâce. Or dans notre société on apprend encore aux enfants dans beau­coup de familles, à ne pas mentir, mais les enfants enten­dent bien souvent mentir leurs parents. C'est ainsi que le mensonge devient une habitude des hommes d'État eux-mêmes. Et ils se croient habiles en cela ! Ils détruisent toute possibilité de réussir. Jean XXIII dans son Ency­clique *Ad Petri cathedram* rappelle la doctrine : les Na­tions dit-il, sont des communautés de frères qui doivent tendre ensemble au bien commun de l'humanité. Pour ce faire les chefs doivent être animés « *d'une unité d'intention *». Ce qui manquait entre Abel et Caïn. Et Paul VI dans une allocution du 22 juin 1963 définissait la paix comme « *Un reflet de l'ordre voulu par Dieu *». Faisant une conférence à l'école de musique reli­gieuse de Malines, j'eus, aussitôt après, des conversations avec les auditeurs. La qualité de la société flamande est qu'elle existe en tant que société. A une conférence comme celle-là, qui accompagnait une audition de la musique de Claude Duboscq, assistait une élite de la société bourgeoise, du clergé et des artistes de toutes catégories. 117:111 Tandis qu'en France, comme en pays wallon, si vous avez « les artistes », vous n'avez ni « les bour­geois », ni « le clergé » ; si vous avez « les bourgeois » vous n'avez ni les « artistes » ni « le clergé », et ainsi de suite. A Malines donc, dans la conversation, après une réflexion comme celle-ci : *les artistes ont reçu un don, ils peuvent s'en servir bien ou mal, ils doivent se préoc­cuper de ce que Dieu leur demande*, un grand architecte à tête méphistophélesque me rétorqua : « Et à moi, que Dieu peut-il me demander, si je n'y crois pas ? » Je ré­pondis : « La droiture, tout simplement. » Je vis à l'at­titude de l'homme que cette réponse lui avait porté comme un coup dans l'estomac, et il ne dit plus rien. A quelle mystérieuse condition de son âme cette réflexion répondait-elle ? Dieu le sait. Mais elle résume la pensée de Pie XI dans l'encyclique dont nous fêtons le trente­naire, lorsqu'il dit : « Le citoyen et la communauté poli­tique ont l'un et l'autre leur origine en Dieu, et Dieu les a mutuellement ordonnés l'un à l'autre ; donc ni le citoyen ni la société ne peuvent refuser d'accomplir leurs devoirs réciproques ; aucun des deux ne peut nier ou diminuer les droits de l'autre (...) « L'Église catholique quand elle enseigne cette lumi­neuse doctrine n'a en vue que de chercher à réaliser la bonne nouvelle chantée par les anges (...). Une paix vé­ritable, un bonheur véritable (autant qu'il est possible même en cette vie terrestre) ordonnés au bonheur éter­nel ; *mais seulement pour les hommes de volonté droite*. » La droiture s'enseigne et s'apprend ; comme toutes les vertus, c'est une habitude. Les actes deviennent ver­tueux non lorsqu'ils sont accomplis sous le coup d'une émotion, mais lorsqu'ils deviennent un état habituel dans l'esprit. En attendant, le péché originel travaille, lui que tous les petits enfants déclarés innocents nous montrent à l'œuvre dès leurs premiers mois. Et comme dit le Père Emmanuel : le péché originel a blessé, il blesse, il bles­sera, il a tué, il tue, il tuera. 118:111 C'est pourquoi Le Play après avoir parcouru à pied toute l'Europe et certaines contrées d'Asie pour étudier l'état politique et social dans toutes les conditions, décla­rait il y a plus de cent ans : « Les sociétés sont paisibles et heureuses lorsque les dix commandements sont obser­vés ainsi que les coutumes qui en découlent. » L'Europe ne se fera pas tant que les bases de la phi­losophie et de la morale seront remises en question dans toutes les écoles de l'État lui-même. ##### *Le Marché commun européen* Le Marché commun est un commencement de réus­site, mais il est arrêté dans son progrès par les faux principes des hommes qui sont appelés à le diriger. Ils n'en ont pas d'autres que ceux des économistes anglo-saxons. Nous avons expliqué dans notre précédent article sur l'Europe, en quoi diffèrent l'esprit *mercantile* et l'esprit *du producteur.* Ce dernier est celui du juste prix : prix de revient auquel s'ajoutent le bénéfice qui permet de vivre et les sommes nécessaires à l'entretien et au renouvellement de l'outil. L'esprit mercantile est celui du commerçant : si la demande et l'absence de con­currents permet de gagner 100 %, le gain est légitime. M. Ludwig Erhard n'a pas d'autre idéal économique que celui des hommes d'affaires anglo-saxons. Les maîtres de l'union néerlandaise, belge et luxembourgeoise lui sont semblables. Et comment notre premier ministre, prêté à l'État par la banque dont il était directeur, ver­rait-il l'Europe autrement qu'une Europe des banquiers ? Ce n'est pas sans avantages pour nous dans l'instant. On peut être sûr qu'il ne se laissera pas tromper par les hommes d'argent anglo-saxons. Et comme il est instruit et plein du bon sens des marchands de toile de la haute Auvergne, il est perfectible. 119:111 Les faux principes qui commandent au Marché com­mun sont ceux de l'économie libérale. Celle-ci est fondée sur la liberté individuelle considérée comme un idéal social. Cette liberté est impossible, bien entendu ; c'est un mirage ; on n'a pas la liberté d'abandonner ses en­fants, de prendre le bien du prochain, de fabriquer de la fausse monnaie, de circuler à gauche, de s'installer dans un périmètre donné autour de la boutique du patron que l'on quitte, d'installer un mastroquet à côté d'une église ou d'une école, etc. Il y a *des libertés*. Il y en a qu'on nous a supprimées récemment : l'internement adminis­tratif est une violation abusive de la liberté ; c'est une loi des suspects. Ce mirage de la liberté, la « liberté chérie », a séduit tous les esprits au XIX^e^ siècle. Nous en avons trouvé la preuve dans un livre d'Augustin Cochin, le grand-père de l'historien, un ami de Montalembert. C'était non seulement un homme de bien, mais un très saint homme. Il regrettait amèrement l'état de l'ouvrier, les salaires trop bas, et disait que sans doute l'État pour­rait y remédier en fixant les salaires à un niveau raison­nable. Mais ajoutait-il, « *ce serait toucher à la liberté *». C'était pour lui une sorte de crime et il ne voyait pas d'autre moyen de résoudre ce problème que les œuvres de charité ; lui et ses amis s'y livrèrent avec une très généreuse émulation. Elles seront toujours nécessaires et ceux de nos lecteurs qui lisent le bulletin du *Secours catholique* ou *l'Aide à l'église de l'Est* savent à quel point les cas individuels échappent à toutes règles sociales, et combien reste vraie la parole de N. S. : « Vous aurez toujours des pauvres parmi vous. » Il y a des hommes inadaptés, incapables, mais aussi parfois quelles hérédi­tés lointaines ! Nous avons vu en deux familles apparen­tées, à la même génération, presqu'en même temps, naître deux enfants ayant la même infirmité. 120:111 Les anciens de ces familles se sont souvenus d'un ancêtre commun qui avait la même ; il y avait cinq générations entre l'ancêtre et les enfants. Aucune théorie du bonheur uni­versel ne peut englober ces faits, la charité reste néces­saire, et Dieu permet ces faits pour rendre évidente la nécessité d'avoir recours à la divine charité. Les Romains, les Grecs auraient impitoyablement sacrifié ces enfants mal venus ; mais ces enfants ont une âme qui peut être très belle, unie à Jésus-Christ, et être un trésor pour l'humanité. Cette liberté à laquelle les meilleurs des hommes du XIX^e^ siècle n'osaient toucher n'était cependant qu'un leurre, le nom donné par des gens affamés de passions libertines, ou de domination, ou d'intrigue, au droit du plus fort. Dès qu'on eût supprimé jurandes, maîtrises, compagnonnage, interdit toute association afin de proté­ger la liberté individuelle, il suffisait d'avoir de l'argent pour commander, le commerçant l'emporta sur le pro­ducteur ; c'est ainsi que le marchand de meubles rem­plaça l'ébéniste qui devint son ouvrier... et que tout style mobilier original disparut pour un siècle. En 1944 lorsque les Américains occupèrent l'Alle­magne, ils voulurent y instaurer ce qu'ils pensaient être la vraie liberté et supprimer l'examen nécessaire pour devenir artisan. Les Allemands résistèrent alors ; ils pensaient que pour s'établir menuisier l'argent ne suf­fisait pas, et leur bon sens triompha. Chez nous, il y a quelques années, on a institué une organisation analo­gue quoique assez médiocre. Les artisans et les ouvriers furent donc les premiers chez nous à pâtir de cette liberté anti-sociale et l'esprit des dirigeants du Marché commun est toujours obnubilé par cette fausse idée qui aboutit à une concurrence for­cenée ; concurrence sur les prix qui retombe toujours sur le plus pauvre et détruit l'ordre social naturel. 121:111 En voici des exemples. Le premier est pris dans le n° 173 d'Ecclesia, d'Août 1963 : « Entretien avec le R.P. X... ; lenteur de l'évolution spirituelle ; ... A Montreuil, il y a plus de quinze usines de radio-électricité. De 15 000 à 20 000 femmes travaillent à la chaîne dans ces usines. Les cadences y deviennent de plus en plus rapides, mais on ne peut incriminer tel patron en particulier ; toute l'économie est responsable avec ses exigences de produc­tivité, avec la nécessité de la concurrence. « Dans l'usine où les ouvrières sont le mieux payées, j'ai interrogé le directeur du personnel : « Disons que dans mon usine on bousille quarante femmes par an. » Chaque année, quarante femmes sortent de là incapables de travailler, épuisées nerveusement ; quarante sur 450 à 500, soit dix pour cent environ... Dans aucune église de Montreuil on n'a jamais dit un mot à ce sujet. « ...Encore un exemple. Une usine de radio-électricité se décentralise. Pendant ce temps Kodak s'agrandit. Mais quand les femmes mises à pied par la première usine... se présentent chez Kodak, on leur répond, c'est la loi : « Pas d'embauche au-dessus de trente cinq ans. » « L'Église ne dit rien à ce sujet. » Nous avons reproduit la citation avec les réflexions qui indiquent quel était l'état d'esprit du religieux inter­rogé. Mais ce qu'il dit est vrai dans l'ensemble, nous avons pu le constater nous même. Le mal est pis encore avec le travail en trois équi­pes qui se partagent les vingt-quatre heures. Nous avons nous-même ramassé sur l'herbe, avant qu'elle entrât dans l'église, une femme qui venait un Dimanche après-midi assister à un pèlerinage : elle avait travaillé la nuit précédente. Couchée, réconfortée, elle nous raconta combien pénible était sa vie. 122:111 Cette situation inquiète beaucoup d'honnêtes gens, mais évidemment surtout ceux qui en souffrent. *La Vie française* du 28 octobre dernier donne un article signé M.R. qui est très significatif. En voici les passages principaux : « Fait deux fois original : avant de formuler des re­vendications, une organisation syndicale a procédé à un sondage d'opinion parmi les salariés du secteur qu'elle représente et s'est adressée non seulement à des « mili­tants de base » mais encore à des médecins et à des psy­chologues ; deuxième trait inhabituel : à la suite de cette enquête, cette organisation (la C.F.D.T.) ne présente pas de revendications de salaires... mais l'amélioration de la vie collective... Elle porte sur la condition des « travail­leurs par poste », autrement dit des salariés travaillant par équipes qui se succèdent... par exemple le système de trois équipes effectuant chacune huit heures de travail. « Si ce problème est posé, c'est parce que la formule du travail par équipe alternante a tendance à se générali­ser. Il concerne maintenant près d'un quart des travail­leurs de l'industrie. « D'après une enquête du ministère du Travail, les effectifs soumis à ce régime sont passés pour l'indus­trie, entre 1959 et 1963 seulement, de 16,5 % à 21,4 %. Ce pourcentage n'aurait cessé de croître depuis. ... ... « D'après l'enquête syndicale le travailleur par équipe a des besoins particuliers ; il s'alimente généralement mal... les repas qu'il prend à la maison sont décalés, il dort mal, son sommeil diurne est perturbé par les bruits occasionnés par les voisins ou la famille ; il est privé de vie sociale, il lui est particulièrement difficile de retrou­ver des amis, de se rendre à un spectacle, de participer à la vie familiale, etc. 123:111 « Bref ce travailleur devient rapidement un malade et souffre d'un certain sentiment d'isolement et de frustration. Sur les quelques 50 000 personnes interrogées, les trois quarts se plaignent de troubles digestifs, la moitié de troubles nerveux, 80% du manque de sommeil et encore plus de l'absence de vie collective. » Nous avons nous-même, plusieurs mois d'affilée, tra­vaillé de nuit ; c'est manifestement une vie anormale qui ne saurait se prolonger longtemps sans détriment pour la vie familiale et pour la santé. Nous ne nous attacherons pas à discuter ici les amé­liorations proposées ; elles visent essentiellement à assu­rer aux travailleurs par équipe une vie comparable à celle des autres ; en divisant les 24 heures en quatre équipes au lieu de trois. En permettant de muter le tra­vailleur « en poste » à un travail diurne sans diminution de salaire après un certain nombre d'années de « travail en poste. » L'auteur de l'article conclut ainsi : « Bref, ainsi que l'a dit un médecin du travail assistant à la présentation de ce projet : « Il ne s'agit pas de compenser des désavan­tages. Il s'agit de les supprimer. Un travailleur n'a pas le droit de demander des compensations financières pour quelque chose qui le détruit. » Mais qui détruit aussi la famille, empêche la commu­nication spirituelle entre le père et ses enfants « la trans­mission d'une éducation qu'aucune école ne remplace (surtout si elle est *neutre*)*.* Nous sommes de l'avis de ce médecin du travail : il s'agit de supprimer et non de compenser la perte de ce qui est irremplaçable, une vie normale où les besoins du corps sont satisfaits pour permettre la vie de l'esprit et l'expansion de l'amour. L'auteur finit en disant : « C'est peut-être une nou­velle revendication, mais c'est à coup sûr un renouvel­lement de la pensée dans le mouvement ouvrier. » \*\*\* 124:111 ##### *Réforme générale de l'économie* Ces exemples suffisent à montrer que notre écono­mie est dirigée, comme elle le fut toujours depuis la Révolution, sans souci de l'homme, et de sa condition morale, mais pour le profit matériel ; et on aboutit, comme le disait Gismondi « à séparer toujours plus le travail de la jouissance », à interdire au monde des tra­vailleurs toute possibilité d'élévation morale. Aujour­d'hui les industriels recherchent les contrées où se trouve de la main-d'œuvre féminine inemployée. Ils peuvent rendre service aux filles, aux jeunes femmes qui n'ont pas encore d'enfants, mais c'est une folie d'attirer les mères de famille dans les usines. Ce sont elles les éduca­trices de l'enfance ; rien ne remplacera jamais l'éduca­tion d'amour et d'entraide mutuelle, de respect récipro­que qui est possible dans la famille. Les « blousons noirs » sont la rançon du travail des mères. Le travail à trois équipes n'a d'autre but que d'amor­tir plus rapidement les machines. Les progrès fréquents dans la mécanique peuvent rendre non concurrentielles des machines presque neuves. L'homme et sa vie mo­rale sont franchement sacrifiés à la machine. Les progrès de celle-ci doivent être subordonnés aux nécessités de la condition humaine et donc réglementés par des institu­tions ayant un principe moral d'action. Car il est évi­dent qu'aucun patron si bon qu'il soit ne peut prendre sur lui de faire dans son entreprise les réformes néces­saires. Et aujourd'hui le mythe de la liberté qui arrêtait les compagnons de Montalembert et d'Ozanam a perdu de sa puissance. Les ouvriers, d'autre part, qui peuvent en se liguant obtenir des « compensations » ne peuvent pas amener seuls les réformes sociales fondamentales. Le pays qui les adopterait devrait vivre en économie fermée. Y survivrait-il ? Il faudrait une grande et puissante unité économique pour s'y risquer. 125:111 Mais c'est possible. Les États-Unis n'exportent guère que 5 % de leur production totale. Une Europe unie pourrait donc se défendre éco­nomiquement même en adoptant une économie humaine, surtout si elle s'étend. Car les ressources naturelles des Six sont fort limitées. L'Europe occidentale est une pres­qu'île très découpée et montagneuse ; elle n'a pas de grands bassins sédimentaires comme les États-Unis ou la Russie ; elle fait venir du dehors presque tout ce qu'elle emploie. Nous avons en France du minerai de fer pour cent ans, mais sa teneur en fer est faible. On préfère les aciéries « sur l'eau » comme Yimuiden en Hollande ou Dunkerque chez nous qui font venir de Mauritanie par bateau un minerai très riche, et des États-Unis du char­bon qui y est exploité *à ciel ouvert*. Les États-Unis s'é­tendent jusque dans une zone presque tropicale ; ils ré­coltent chez eux le coton. Nous aurons donc toujours par nécessité des salaires relativement bas par rapport aux U.S.A. et le besoin de défendre notre économie. Pour cela il faut être fort aussi ; sans quoi sous divers prétexte (comme celui de la liberté) on pourra nous ruiner et dé­peupler l'Europe. Mais cette unité et cette force ne peu­vent être acquises que par un effort moral, qui permet­trait en même temps de réformer l'ordre social d'une manière conforme à la raison et à la charité. \*\*\* Les erreurs intellectuelles se mettent en travers. Les jeunes gens s'imaginent volontiers qu'ils sont les pre­miers à réfléchir sur les faits contemporains. Mais les erreurs de notre économie ont été vues, les conséquences ont été prévues dès le début par des hommes clairvoyants que personne n'a écoutés et qui après un siècle ne sont pas encore compris. 126:111 Nous avons à plusieurs reprises parlé de Le Play. En voici un autre qui lui est antérieur. Gismondi publiait en 1819 deux volumes : *Nouveaux principes d'économie politique*. On y pouvait lire : « L'é­tat où nous entrons aujourd'hui est complètement nou­veau... un ordre social qui met en lutte tous ceux qui pos­sèdent avec tous ceux qui travaillent. » Peut-on mieux dire, et en temps voulu ? Cet ordre social était la consé­quence de la destruction par la Révolution de toutes les institutions naturelles qui protégeaient le faible pour lui assurer la justice. En 1834 dans la *Revue mensuelle d'Économie poli­tique* (2^e^, volume) il écrivait : « Les rangs intermédiaires ont disparu ; les petits propriétaires, les petits fermiers dans les campagnes, les petits manufacturiers, les petits boutiquiers dans les villes n'ont pu soutenir la concur­rence de ceux qui dirigent de vastes entreprises. Il n'y a plus de place dans la société que pour le grand capita­liste et l'homme à gages, et l'on a vu *croître d'une ma­nière effrayante la classe presqu'inaperçue autrefois des hommes qui n'ont absolument aucune propriété. *» Le Play disait que c'était « un fait nouveau et accidentel » et l'appelait « un honteux désordre ». Mon grand-père était né en 1833. Il me disait qu'il n'y avait jamais eu autant de peuple aux champs que vers 1848 et m'expliquait pourquoi beaucoup étaient partis ; les machines battant le blé leur avaient enlevé le travail d'hiver. Le monde agricole retrouva un état d'équilibre entre 1880 et la crise phylloxerique. Il y avait dans la rue de mon enfance douze maisons où l'on vivait du travail des champs, car tous les ouvriers agri­coles avaient leur maison, quelques champs à eux et une vache. Il n'y en avait plus que deux en 1936. Il n'y en a plus une seule aujourd'hui. Les mœurs n'avaient d'ail­leurs pas changé pendant la période d'équilibre. 127:111 Aujourd'hui le gouvernement lui-même chasse les paysans de la terre par une politique qui tend « *à maintenir les revenus agricoles au-dessous des revenus indus­triels *», et risque de reconstituer ces *latifundia quae perdiderunt Italiam*. Il supprime ses meilleurs citoyens. Car qu'importe à l'habitant d'un H.L.M. qui travaille la nuit, dont la femme souvent travaille aussi, qui ne peut même pas jouir de cette société naturelle qu'est la famille, que lui importe d'être allemand, français ou russe ? \*\*\* Mais la principale des erreurs intellectuelles est celle d'opposer la liberté individuelle aux nécessités sociales. C'est une erreur d'intellectuels logiciens de voir des contradictions partout et d'aspirer à des réglementations universelles, car la vie ne s'en accommode pas, ni la nature des régions climatiques, ni celle des métiers, ni celle des sexes. L'agriculteur est libre d'aller chasser s'il voit de grands vols de palombes et si son ouvrage est suffisamment avancé. L'employé du bureau n'est pas li­bre d'aller voir passer le Shah de Perse pendant ses heures de bureau (ni de chasser la palombe). Il y a *des libertés* conformes à la nature de chaque métier. Il n'y a pas non plus d'opposition véritable entre les classes sinon par l'affaiblissement des devoirs moraux de toutes les classes. Dans le métier même les intérêts sont solidaires. Les grandes sociétés sidérurgiques qui se sont installées en Lorraine entre le charbon et les mines de fer, on peut dire : sur les mines de fer, dont la plupart du temps elles sont propriétaires, étaient en position favorable, tant qu'un minerai deux fois plus riche ne put arriver économiquement dans nos ports. Elles vendaient du minerai en Sarre, en Belgique, en Allemagne. Depuis quelques années on ne leur-en achète plus guère. Elles font pour survivre des efforts très coû­teux en installations pour concentrer le minerai et au­tres perfectionnements. 128:111 Sans les meneurs intéressés à ce que se prolonge la lutte des classes, les ouvriers com­prendraient vite qu'ils sont intéressés à la survie de l'entreprise, mais il faut les y intéresser. Dans l'exemple choisi, parce qu'actuel, les mineurs extrayant la « mi­nette » sont les plus menacés. Ils le font savoir et ils ont raison ; on pourrait très bien les oublier ; on se rend compte combien la communauté du charbon et de l'acier est utile au point de vue social même. Elle peut dans une certaine mesure, par l'étendue des territoires qu'elle comprend et par sa puissance, pallier des mal­heurs économiques dépassant les moyens d'une seule entreprise. Mais qu'est cela ? Sinon l'amorce, le début d'une corporation ? Telle que les encycliques du Saint-Siège les recommandent, telle que s'acharnent à les combattre, contre tout bons sens, les démocrates chrétiens par igno­rance, les patrons par un égoïsme aveugle ? Car si ces derniers s'unissent souvent pour défendre les intérêts de leur entreprise contre les petits ou contre l'État, il s'en faut qu'ils fassent entre eux une corpora­tion unie ; la lutte des classes, pour eux s'ajoute à une bataille intestine des entreprises. J'écrivis en 1958 pour cette revue (n° 20) un article au sujet du textile de Tarare sous le titre : « Naissance d'une corporation. » Deux ans après j'écrivis à l'homme de bien à qui on de­vait cette initiative et les bienfaits en résultant, pour lui demander des nouvelles de son œuvre. Dans sa ré­ponse il laissa échapper cette réflexion : « quelques pa­trons se sont aperçu avec étonnement qu'il y avait entre eux des liens qui dépassaient la concurrence ». Mais il y a plus récent. Dans l'article « *Comment sau­ver l'enseignement libre *» j'ai fait allusion au totalitarisme de l'État français : IL CHERCHE A S'EMPARER DU CRÉ­DIT et il a imposé en quelque sorte à la sidérurgie fran­çaise, très endettée, de passer par lui pour s'en procurer. Cet article avait été achevé en mars, mais les accords n'ont été signés entre l'État et les sidérurgistes qu'à la fin de l'été. 129:111 Ces accords sont une nouveauté parce qu'ils instau­rent en quelque sorte une véritable corporation, un plan professionnel de la sidérurgie que tous ses membres s'engagent à suivre. Le président de la chambre syndi­cale, M. Jacques Ferry, avait dit, il y a deux ans, en entrant en charge : « Vous n'aurez pas de défenseur plus acharné que moi de vos libertés fondamentales, mais vous n'aurez pas non plus de partisan plus con­vaincu *des disciplines professionnelles* avec ce qu'elles peuvent comporter de sacrifices à la compréhension des intérêts et des droits des partenaires et tout simplement à l'intérêt général. » Il s'applaudit des accords récemment signés ; il ex­plique que « leur base est contractuelle... le plan profes­sionnel a une valeur impérative ; mais au lieu que l'obligation d'investir à des fins déterminées résulte de la décision extérieure d'une administration régalienne, elle découle des projets de chacune des entreprises con­frontées, harmonisées et confrontées dans un cadre et selon des procédures que la profession s'est imposée elle-même ». Et pour compléter ces déclarations, M. Jacques Ferry ajoute : « L'introduction d'un chapitre social est une autre originalité -- et non des moindres -- de la con­vention passée avec l'État... Ce chapitre prévoit un cer­tain nombre de mesures destinées à prévenir ou à pallier les conséquences des réductions d'emploi prévisibles ; il consacre également des initiatives professionnelles destinées à assurer un concours effectif de notre indus­trie à la création d'emplois dans des activités nouvelles intéressant les régions sidérurgiques. » 130:111 Les incidents provoqués par les mineurs de Decazeville ont en effet appris à nos technocrates -- à leur étonnement -- qu'on ne déplaçait pas les mineurs comme des machines ou du bétail. Ces hommes ont leur maison souvent, un jardin, des arbres fruitiers qu'ils ont planté, des alliances familiales, des amis, des lieux de fête, des coutumes locales. Seuls les jeunes gens peuvent y renoncer plus ou moins facilement. C'est pourquoi la corporation sidérurgique envisage d'aider à l'installation d'autres industries dans la région même où les concentrations d'usines créeraient du chômage. On voit clairement que de telles idées qui ne sont autres que corporatives font honneur à nos sidérurgistes et auraient avantage à s'étendre à toute l'Europe. L'État aura-t-il la sagesse de s'en tenir à ces con­trats ? Nous en doutons davantage que M. Jacques Fer­ry. Car l'État est aujourd'hui MAITRE DU CRÉDIT. Par la caisse des dépôts et consignations, les banques nationa­lisées, les fonds des caisses d'épargne et des chèques postaux, il est le principal banquier de France. Il peut donc contraindre la sidérurgie comme il vou­dra. On sait, je pense, ce qu'est le crédit. Une banque qui possède 100 millions de dépôts en garde 20 dans ses coffres pour les paiements courants, et prête les 80 autres, trois, quatre, cinq fois en même temps, elle en tire d'abondants profits ; cette institution est bonne en soi ; elle permet de créer du travail et de la richesse avec un argent qui n'existe pas. Sans doute c'est une idée que les hommes d'argent ont trouvée. Mais elle n'a été possi­ble que chez les peuples chrétiens, par ce qu'elle repose sur la confiance. Partout ailleurs règne l'usure, et la plupart des peuples qui empruntent aux nations de notre civilisation n'ont pas l'intention de rembourser. Mais entre quelles mains ce pouvoir de distribuer le crédit est-il tombé ? Voici les déclarations d'un ancien ministre des finances d'Angleterre, M. Mac Kenna, pré­sident de l'une des grandes banques commerciales d'An­gleterre, en 1934. 131:111 « Je crains que le citoyen ordinaire n'aimerait pas entendre dire : que les banques peuvent créer de l'argent et qu'elles le font. Le montant de l'argent : en existence ne varie que par l'action des banques... Et ceux qui con­trôlent le crédit d'une nation dirigent la politique de ses gouvernements et tiennent la destinée du peuple dans le creux de la main. » Voilà une grande vérité. C'est la cité de Londres qui a déclenché la guerre de 1940. Au début de juillet 1939 étant en Belgique et parlant avec des gens très bien ren­seignés d'Anvers, ceux-ci me dirent : « Oh ! la guerre vous l'aurez quand même. Pourquoi cela ? -- L'An­gleterre la veut -- Comment l'Angleterre peut-elle vou­loir la guerre ? Elle n'a pas d'armée. -- Vous ne con­naissez pas les gens de la *City*. Ils ne veulent pas faire les frais d'une paix armée pendant vingt ans, et dépen­ser des sommes considérables en armements qui seront démodés tous les trois, cinq ou dix ans. Mieux vaut la guerre tout de suite. Vous tenez le coup. Pendant ce temps l'Angleterre rafle le commerce de l'Allemagne et le vôtre ; avec le bénéfice elle s'arme. » Tels sont les propos qui m'ont été tenu deux mois avant la mobili­sation (dont ces gens d'Anvers connaissaient d'ailleurs déjà la date : à la fin d'août, me disaient-ils). Voilà comme les peuples sont gouvernés. Pie XI n'exagérait rien lorsqu'il disait dans l'encyclique *Qua­dragesimo anno *: « Un immense pouvoir et une domi­nation économique despotique sont consolidés entre les mains de quelques uns... Ce pouvoir est particulièrement irrésistible chez ceux qui par leur contrôle de l'argent, peuvent aussi gouverner le crédit et le dispenser selon leur plaisir. Par là, ils distribuent, en quelque sorte le sang à l'organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul n'ose plus respirer. » 132:111 Il est bien certain que le rôle du gouvernement est de diriger l'économie ; mais comment serait-il capable de le faire librement quand il dépend de l'élection, l'é­lection des sommes qu'on y peut consacrer et les som­mes d'argent, de banquiers qui ne sont pas toujours nationaux. Que pouvait décider librement une quatriè­me république endettée jusqu'au cou vis à vis de l'étranger ? \*\*\* La grande erreur de nos gouvernements est de vou­loir administrer eux-mêmes ce qu'ils devraient seule­ment gouverner. Nous avons expliqué cela en long et en large dans les premiers numéros d'*Itinéraires*. Le rôle d'une administration est de rechercher les règlements les plus simples et les plus généraux. Celui d'un gouver­nement de susciter et protéger toutes les initiatives uti­les au bien commun. On voit que ces deux rôles ne peu­vent pas souvent coïncider. Mais depuis longtemps, l'ad­ministration est maîtresse chez nous. Sous la troisième république, devant l'impéritie des hommes d'État, uni­quement occupés de se remplacer dans le maniement de l' « assiette au beurre », c'est elle qui gouvernait en fait ; elle garde les places qu'elle a su acquérir. Mais son idéal : *les règlements les plus simples et les plus géné­raux* est impossible dans une grande nation. Il est éco­nomique de laisser s'administrer elles-mêmes les petites sociétés naturelles telles que les métiers ou les provin­ces. On y revient souvent par la force des choses, com­me par la création de comités d'expansion régionale. Mais si par exemple la sidérurgie administrait paritai­rement avec les ouvriers les fonds de la Sécurité Socia­le qui sont récoltés chez elle, ces fonds seraient mieux utilisés et n'auraient, pas de déficit. Il s'en suivrait, comme dans la corporation du textile de Tarare, un intérêt commun à tous les membres de la corporation, et une ouverture de l'élite ouvrière à l'intelligence des fonctions administratives dans l'économie. \*\*\* 133:111 L'erreur de nos gouvernements est donc de con­fondre le gouvernement et l'administration. Cette er­reur a causé la chute de l'empire romain, elle causera la nôtre quand ce ne serait que par l'abus de la fiscalité qui en résulte. Mais aussi parce qu'une administration est toujours en retard sur les producteurs ; elle est com­posée de fonctionnaires qui ignorent la nécessité d'ache­ter à temps, de vendre à temps, d'innover au bon mo­ment : ils passent au guichet à chaque fin de mois. C'est une sottise de leur confier la direction de l'économie. Car elle conduit à cette erreur de vouloir appliquer partout les mêmes règles (comme cet amendement Val­lon qu'on nous prépare). Je n'innove nullement en di­sant cela car déjà Gismondi en 1837 (ce n'est pas une erreur, il y a 130 ans) écrivait dans ses études d'écono­mie politique (I, 3) ces paroles qui sont à méditer : « *C'est dans les détails qu'il est essentiel d'étudier la condition humaine. Il faut s'attacher, tantôt à un temps, tantôt à un pays, tantôt à une profession pour voir bien ce qu'est l'homme et comment les institutions agissent sur lui. Je suis persuadé qu'on est tombé dans de grandes erreurs pour avoir voulu généraliser tout ce qui se rapporte aux sciences sociales. *» C'est le principe des études de Le Play et celles de La Tour Du Pin, ces économistes chrétiens qui sont les précurseurs des encycliques du Saint-Siège. Une généralisation est nécessaire, mais elle ne peut partir que de faits bien connus et non de théories pure­ment verbales, comme la liberté (laquelle ?) ou l'égalité (laquelle ?). Et parmi tous les faits concernant la vie privée, la vie des métiers et la vie publique, le fait ma­jeur est encore le fait moral qui commande notre vie et notre mort. 134:111 Si donc nous voulons établir chez nous une économie vraiment humaine, nous aurons bien des choses à réfor­mer, et il sera nécessaire que cette réforme s'étende à l'Europe. Elle ne peut réussir sans être conforme à la nature des choses, ici la constitution naturelle inti­me et fondamentale des sociétés humaines. Celles-ci ont une vie pratique et une vie spirituelle. La première se manifeste principalement par la famille et le métier dans une contrée donnée ; la seconde par la religion. Mais il ne peut y avoir de paix spirituelle si la famille n'est pas rétablie dans sa dignité, si le métier n'est pas organisé en vue de l'homme et non au profit d'une for­tune anonyme. Après l'exemple donné du textile de Tarare, nous avons choisi celui des sidérurgistes, parce qu'il est ré­cent, pour montrer comment naissent naturellement les corporations si on ne les en empêche. Or elles sont la base nécessaire des réformes sociales, tant les métiers offrent de diversité. L'agriculture qui dépend de la sai­son, du beau temps et de la durée du jour ne saurait s'organiser comme la bureaucratie ou l'usine mécanisée. La sidérurgie est précisément l'une de celles où le tra­vail continu est absolument nécessaire tout au moins autour des hauts-fourneaux. Mais le travail continu n'est aucunement nécessaire dans bien des industries qui l'adoptent, sinon par l'effet d'une concurrence désor­donnée. Et si on veut abolir la lutte des classes, il faut absolument créer des intérêts communs visibles entre les ou­vriers et les patrons, comme une caisse commune administrant certains biens dans l'ensemble de la corporation. 135:111 C'est ainsi qu'on a commencé à Tarare. La nature de ces biens varierait suivant les lieux et les métiers, mais il semble que la fortune représentée par les cotisa­tions de la Sécurité Sociale d'une corporation serait un bien certain entre les différentes classes qui composent une entreprise. De l'administration de tels biens se dé­gagerait une élite ouvrière très différente de celle des « meneurs », simples politiciens ayant le don de parole qui remue les foules ; une élite des ouvriers aptes à diri­ger une organisation, à prévoir et à juger, et qui s'y formeraient au commandement. Or on fait de graves erreurs sur tous ces sujets, en particulier lorsqu'on parle de cogestion. Les bons ou­vriers sont très capables d'une collaboration efficace avec la direction, dans leur domaine, qui est celui du tour de main et de l'organisation de la section d'atelier dont ils font partie, alors que les ingénieurs les plus compétents s'y trompent. Mais il faut intéresser les ou­vriers à ce genre de collaboration dont ils sont très ca­pables. Ce sont là les thèses de Hyacinthe Dubreuil. Bien entendu les solutions diffèrent avec chaque métier et il faut se hâter lentement. \*\*\* La nécessité de la corporation pour résoudre les problèmes du travail et régler la concurrence a été très bien vue par le Saint-Siège, et l'encyclique dont nous fêtons le trentenaire le répète avec force : « *Il arrive de plus en plus fréquemment que le respect de la jus­tice dans la fixation des salaires ne soit possible qu'à la condition d'un accord général, réalisé par le moyen d'associations liant entre eux les patrons en vue d'em­pêcher que la concurrence des prix ne soit dangereuse pour les droits des travailleurs...* 136:111 « *Si l'on considère l'ensemble de l'économie on peut voir -- nous l'avons déjà dit dans* QUADRAGESIMO ANNO -- *que l'exercice de la charité et de la justice est impossible dans les relations éco­nomiques et sociales à moins que des organisations dites professionnelles et inter-professionnelles solidement fon­dées sur la doctrine chrétienne ne réalisent, compte te­nu des particularités de temps et de lieu, ces institutions que l'on nommait les corporations.* » « ...Nous pensons aussi à ces associations qui grou­pent les hommes et les femmes d'une même catégorie sociale : associations notamment d'ouvriers, d'agricul­teurs, de médecins, de chefs d'entreprise, de professeurs ayant un même niveau de connaissances, groupés en quelque sorte par la nature en catégories à leur me­sure. Nous estimons que ces associations sont les plus capables d'installer cet ordre social que nous avions en vue dans *Quadragesimo anno*, et ainsi de faire avan­cer la Royauté du Christ, dans tous les domaines du tra­vail manuel et intellectuel. » Pour cette tâche l'union des catholiques est néces­saire. Pourquoi un si grand nombre d'entre eux repous­sent-ils en fait la doctrine sociale de l'Église condensée dans les encycliques des papes ? Un ensemble d'illusions leur fait croire qu'elle est *dépassée.* Comment peuvent-ils faire confiance aux institutions dites *démocratiques parlementaires *? Celles-ci sont nées de la destruction des *sociétés naturelles élémentaires*, seule sauvegarde de l'ouvrier, de l'artisan, du pauvre. Et elles ne peuvent aucunement les remplacer, car elles contribuent à la dissolution de la société ; elles divisent la nation en partis artificiels uniquement orientés à la conquête du pouvoir et ce faisant elles dressent le paysan contre le paysan, l'ouvrier contre l'ouvrier, le bourgeois contre le bour­geois, le Français contre le Français. Elles rendent im­possible toute organisation sociale conforme à la nature des sociétés. 137:111 Ne voient-ils pas que les partis, pour réussir, ont besoin d'argent et que les hommes d'argent en sont les maîtres ? Ne savent-ils pas que le socialisme, le collec­tivisme aboutissent à un capitalisme d'État aussi oppres­seur que le capitalisme dit libéral ? Je ne suis pas no­vice. J'ai connu le grand électeur d'un candidat modéré : il payait la candidature d'extrême gauche pour se débarrasser du candidat radical. A quatorze ans j'étais socialiste et je me battis avec un juif nerveux qui se disait anarchiste. Il y récolta un fameux œil au beurre noir qui prouvait clairement la supériorité du socialisme. Puis, je me préoccupai seu­lement de savoir mon métier. Quand l'âge vint de se demander comment agir en citoyen, je suivis pour me rendre compte deux campagnes électorales. La pre­mière avec les socialistes. Pourquoi ? parce que le pre­mier violon du trio que nous formions à mon atelier était un jeune avocat socialiste de mon âge et qu'il était l'orateur du parti dans notre quartier. Le conseiller sor­tant, radical, racontait ce qu'il avait fait pour le quartier. Mon ami l'écrabouillait avec le grand soir et la morale du producteur. C'était en 1913. En 1914 je suivis la campagne pour les élections lé­gislatives avec Marc Sangnier et l'équipe de la Jeune République. Les chefs étaient bien aussi démagogues, obligatoirement ; ils avaient fait campagne en 1913 contre la loi de trois ans qui nous permit un an après de lutter à égalité avec les Allemands à la bataille de la Marne. Mais les membres du parti étaient d'excellentes gens, très honnêtes, pleins de bons sentiments : chefs et troupes étaient incapables d'employer les moyens né­cessaires pour réussir dans ce genre d'entreprise et l'argent de la campagne électorale provenait de la bourse de petites gens et de la fortune personnelle de Marc Sangnier. Les socialistes triomphèrent par une campa­gne *contre la folie des armements.* 138:111 Leur affiche représentant un cuirassier et des canons était encore collée sur la porte d'une grange dans mon village en 1920. Mais quatre mois après les élections, aux premiers jours de la guerre de 1914, un député socialiste devint ministre de l'armement et casait dans les usines les électeurs socia­listes. De tels faits forment la jeunesse. (Celle qui ob­serve avant de raisonner.) De cette expérience je conclus que ce système était détestable, qu'il servait seulement à exciter les passions, et qu'il en fallait changer si on tenait à ce que la France ne périt point. Les événements ont fait la preuve. Il semble que les catholiques démocrates, croyant être plus « sociaux », se tournent aujourd'hui vers des changements de « structure » aboutissant à la suppres­sion de la propriété individuelle qui a toujours été et sera toujours le plus sûr garant de l'indépendance. Tou­tes les formes de propriété ont un intérêt social, la pro­priété collective comme les autres, mais la propriété dite individuelle, qui est pratiquement une propriété familiale, est indispensable ; il faut faire tout le possible pour la développer car sa suppression pour la majeure partie des travailleurs est une des tares de la société moderne ; et revenir au collectivisme aboutit à revenir aux formes primitives des sociétés nomades dans une économie qui ne le supporte pas. L'agriculture et l'in­dustrie en témoignent en Russie. Or il y a une forme de propriété collective parfaite­ment adaptée à la propriété individuelle, celle des ac­tions industrielles. Rien n'empêche les ouvriers d'en acquérir, ni les syndicats ouvriers de se faire représenter dans les assemblées générales en collectant les pouvoirs de leurs membres. 139:111 Il n'y a rien à casser. Les moyens existent de faire accéder le monde ouvrier à une dignité sociale qu'il n'a pas à présent. Seule *la formation de ce monde ouvrier est déficiente,* et elle est *arrêtée par les politiciens* qui le dirigent actuellement et ne lui parlent que de lutte des classes et de revendications au lieu de lui montrer que seule une entente de toutes les classes peut créer un ordre social plus conforme à la justice et tout simple­ment à la nature physique et morale de toutes les socié­tés humaines. Les catholiques démocrates n'ont donc pas à renon­cer à leur désir de faire le bien du petit peuple, et de le hausser dans la hiérarchie sociale. Ce que nous préco­nisons (avec le Saint-Siège), est le seul moyen d'y at­teindre. La famille, le métier sont des sociétés élémen­taires fondamentales, les plus proches dans la vie de chaque jour et d'où doivent partir les innovations réta­blissant leur dignité. En pratiquant « l'ouverture à gau­che » on ne peut que s'éloigner du but, et accroître cette lutte des classes (dont tout chrétien devrait être l'adversaire) pour se livrer finalement au parti russe. Sans doute il faut trouver les hommes ou l'homme capable de penser ces réformes et qui se trouvera en situation de les appliquer. Ici Dieu seul prévaut ; l'évé­nement dépend de lui, et sa volonté est accordée à la prière des saints. En avons-nous assez ? Avons-nous au moins assez de chrétiens qui ont conscience de ce qui est « l'unique nécessaire » ? Tout est là. L'histoire des 150 dernières années prouve qu'il y eut toujours des esprits clairvoyants qui n'ont jamais été écoutés, ni par les gouvernements ni par la presse, ni par les « représentants du peuple » seuls véritables profi­teurs des dissensions qu'ils attisaient pour en vivre. 140:111 ##### *Conclusions* Faire l'Europe c'est, au fond, refaire la chrétienté. Car *elle ne se fera pas sans une idée commune.* Il peut paraître utopique, dans l'état actuel des esprits, de pen­ser ainsi. C'est cependant le plus pratique. Car les nations de l'Europe occidentale ont des habitudes men­tales formées par le catholicisme. Le monde est plein d' « *idées chrétiennes devenues folles *» comme disait Chesterton. En dépit des luttes intestines qui détruisent leur équilibre moral et social et qui sont artificielles, causées et amplifiées par des institutions détestables, il y a, tout au moins dans ce qui reste de son élite, une formation de l'esprit antique, chrétienne qui résiste à la putréfaction générale et demeure, comme une pierre d'attente. Et cette élite existe chez nous dans toutes les parties, même les plus humbles, de la nation, c'est le « petit reste » d'Isaïe. Il y a, pour ces raisons, plus de ressource dans les vieilles nations que dans celles qu'on croit jeunes. Dans un chapitre de son livre traduit sous le titre d'*Héréti­ques* Chesterton parle des « jeunes nations ». Et, envi­sageant la littérature des États-Unis, il dit à peu près (je cite de mémoire) : elle a donné quelques œuvres supé­rieures « mais semblables au dernier cri d'un mourant. » Où trouvez-vous, dans les divers mondes nouveaux, des œuvres ayant la force, la grandeur, la beauté neuve de celles de Péguy et de Claudel ? Et plus remplies d'une espérance inconfusible ? Sans compter celle de Chesterton lui-même, celle de Gauguin et sa contempla­tion profonde, de Van Gogh et sa charité manifeste pour les modèles dont il peignait les visages ? Pour donner à l'Europe un idéal commun, il n'y a rien qui soit plus pratique et plus accessible que l'idéal chrétien. Les différentes nations de l'Europe sont très diverses et le resteront mais c'est l'idéal chrétien qui est à leur origine ; elles en ont toutes un bon reste qui leur est commun et peut leur apprendre à se respecter l'une et l'autre. Ceux de leurs citoyens qui le repoussent en sont souvent remplis eux-mêmes à leur insu, car nous avons affaire à un peuple trompé par des idéolo­gies sans fondement naturel. 141:111 Le christianisme n'est pas une idéologie ; il a un fondement naturel dont toute l'humanité a gémi depuis les temps anciens : la nature est blessée, elle a besoin d'être réparée ; car le mal nous envahit et gagne visiblement dès sa petite enfance l'en­fant sans péché personnel. L'homme n'a jamais pu en sortir par lui-même ; un salut venant de Dieu est né­cessaire. Vers la fin des temps il est venu l'accomplir dans une aventure historique. Qu'attendons-nous pour le proclamer et y puiser la force d'agir chaque jour dans notre famille et dans notre métier, dans notre na­tion et en Europe pour renouer ce lien nécessaire de la paix des nations ? Mais il faut éliminer les idées fausses que les encycliques des papes s'appliquent à dénoncer. La plus évidente à l'heure présente consiste à croire qu'il faut installer le paradis sur terre pour convertir les pécheurs que nous sommes tous. Or pour combattre l'injustice dans les rapports sociaux, il faut d'abord combattre le péché qui en est cause. Chercher dans les institutions ce qui est causé par le péché n'est pas une petite affaire puisque l'ensemble des peuples s'y est trompé depuis plus de cent cinquante ans. Sous le nom de liberté on a implanté la loi du plus fort ; en prônant la démocratie, le pouvoir illusoire qu'aurait le peuple de se gouverner lui-même, on a livré ce pouvoir au plus riche sans contrepoids possible. Devant toutes ces difficultés quels sont les vrais clairvoyants ? Les saints seulement. Dieu veuille nous en donner ; il n'est pas besoin qu'ils soient très nom­breux car leur influence est immense. Et croyez-vous que les saints ignorent l'économie ? Saint François-Régis a fourni de l'ouvrage pour trois siècles aux peuples des montagnes du Velay enfouis dans la neige pendant trois mois. Les moines de Cluny ont appris à cultiver aux paysans de toute l'Europe. 142:111 En copiant les manuscrits de la littérature antique et chrétienne ils ont rendu l'étude possible. Les Chartreux ont inventé l'acier. Les frères pontifes construisaient des ponts ; les monts-de-piété sont des inventions religieuses ; et les hôtels-Dieu et « les enfants trouvés » ... \*\*\* On parle beaucoup d'œcuménisme aujourd'hui et il est très bon que s'accroisse et règne l'amour entre les hommes même chrétiens. Le bon sens conseillerait de se rapprocher de ceux qui n'ont pas d'autres dogmes que nous-mêmes, les orthodoxes ; on préfère se rapprocher de ceux qui sont le plus loin de nous, les protestants de multiples confessions. Ils sont loin par la pensée, mais ils sont proches par la distance, car ils vivent au milieu de nous. Profitons-en donc. N'y a-t-il pas moyen de les intéresser aux réformes économiques que nous présen­tons, c'est-à-dire à la doctrine sociale de l'Église ? Au lieu de concessions théologiques impossibles ne pourrait-on leur faire partager une action morale en matière économique, à laquelle beaucoup s'associeraient vo­lontiers ? C'est toujours l'interdépendance des causes qui agit ; bien des préjugés s'effaceraient de la mémoire dans une action commune où la charité pure s'exercerait sans contestations doctrinales, mais qui par sa réussite manifesterait l'excellence de la pensée de l'Église. Il est vrai que ce sont les protestants qui ont installé la société mercantile dont nous jouissons. La Réforme s'est installée rapidement en Allemagne et en Angleterre parce que la noblesse y a vu une occasion de s'emparer des biens de l'Église. Cette noblesse a dirigé l'Angleterre pendant près de trois siècles et propagé dans le monde le mercantilisme et la domination de l'argent. Cette na­tion serait certainement, dans le Marché commun, un obstacle aux réformes chrétiennes de l'économie. 143:111 Mais aujourd'hui les dangers dont l'athéisme menace la société doivent être ressentis par tous ceux -- même pro­testants -- qui essaient d'être fidèles aux grâces du baptême, et là est certainement une des causes qui font se rapprocher, comme d'instinct, toutes les confessions. Il est donc certain que le moment est favorable pour l'œcuménisme, et qu'avant d'entamer des discussions dogmatiques où les mots employés eux-mêmes diffèrent par le sens sans qu'on s'en aperçoive, il serait bon de collaborer à la réforme de l'économie en partant de l'homme et non du profit. Car le profit est pour l'homme, et non l'homme pour un profit réservé à quelques uns. Et le vide des existences lorsqu'elles sont privées de Dieu et le malheur où elles se traînent finira bien par apparaître à ce peuple trompé, si seulement on veut bien parler ouvertement du salut apporté par Dieu lui-même. Le R.P. Werenfried dans son « *Bulletin de l'Église du silence *» écrit : « Le désarroi et les discussions, sou­vent dépourvues d'amour, qui, depuis le Concile, empê­chent l'action de l'Esprit Saint, et menacent l'unité de l'Église, sont une crise de puberté spirituelle... Le man­que de maturité qui apparaît trouve son contrepoids dans la maturité de nombreuses âmes, surtout derrière le rideau de fer. L'aube point à l'Est. Là le sang des martyrs est devenu la semence d'une nouvelle chré­tienté. Là, les persécutés sont purifiés dans l'épreuve. Là vivent les saints de demain. » Péguy disait : « la réforme sociale sera morale ou ne sera pas. » Nous pourrons dire : *l'Europe se fera sur les principes d'un ordre social chrétien, ou ne se fera pas*. Ce serait une grande faute de la part des chrétiens de ne pas essayer de s'entendre sur ces principes enseignés par le Saint-Siège depuis près de cent ans et qui sont ceux de la raison naturelle même, clarifiée par la charité surnaturelle du Christ. Henri Charlier. 144:111 ### De l'Antéchrist par R.-Th. Calmel, o.p. « En songeant aux tourments qui seront de le partage des chrétiens au temps de l'Antéchrist, je sens mon cœur tressaillir et je voudrais que ces tourments me soient réservés. » SAINTE THÉRÈSE DE L'ENFANT JÉSUS,\ lettre à sœur Marie du Sacré-Cœur. AU LECTEUR, peut-être piqué par ce titre, je ne peux évidemment rien dire sur la date de l'avènement de l'Antéchrist. Sera-ce dans cent ou cent cinquante ans, ou avant ou beaucoup plus tard, nous l'ignorons ; et sans doute n'y a-t-il personne sur la terre, à l'heure présente, qui sache dans combien d'années ap­paraîtra ce personnage mystérieux, le plus puissant des ennemis du Christ depuis qu'il y a des hommes qui le haïssent sans raison *odio habuerant me gratis* (Jo XV, 25). Mais cet ennemi est vaincu d'avance. Cependant les in­certitudes sur la date n'enlèvent rien à la certitude sur le fait : il viendra un Antéchrist. Plus précisément le Christ reviendra dans sa gloire pour ressusciter tous les hommes, prononcer le jugement général, instaurer les cieux nouveaux et, la nouvelle terre, prendre, les élus dans son Paradis, réduire à une impuissance tota­le, au fond de l'Enfer, les démons et les hommes damnés. 145:111 Mais, avant cette parousie du Seigneur, se produi­ra l'apostasie universelle et l'Antéchrist se manifeste­ra. C'est affirmé dans l'Écriture. La tradition chrétien­ne a toujours interprété cette affirmation ([^10]) dans un sens réaliste et littéral, non métaphorique. Comment procèdera l'Antéchrist ? Saint Paul nous l'explique dans la seconde lettre aux Thessaloniciens : « (Le Christ ne paraîtra pas) avant que ne survienne l'apostasie et que l'homme de péché ne se manifeste ; il est le fils de la perdition, celui qui s'oppose et qui s'é­lève au-dessus de tout ce qui s'appelle Dieu ou chose sainte, jusqu'à s'asseoir lui-même dans le temple de Dieu, prétendant lui-même être Dieu... Et maintenant ce qui le retient vous le savez, pour qu'il n'entre en scène qu'en son temps. Car déjà le mystère d'iniquité est à l'œuvre. Que seulement ce qui le retient jusqu'à présent soit écarté et alors se manifestera l'impie, que le Seigneur doit détruire du souffle de sa bouche et anéan­tir par l'éclat de son avènement -- l'impie dont l'appa­rition se réalise selon l'action de Satan, par toute sorte de miracles, de signes, de prodiges trompeurs, avec toute la puissance de la séduction de l'iniquité pour ceux qui se perdent parce qu'ils n'ont pas ouvert leur cœur à l'a­mour de la vérité qui les eût sauvés ; et à cause de cela Dieu leur envoie des illusions si efficaces qu'ils croient au mensonge, afin que soient jugés tous ceux qui n'ont pas cru à la vérité, mais se sont complus dans l'injus­tice. » (II Thessal. 3-13). 146:111 De ce texte, qui se complète utilement par le passage sur *les deux Bêtes* dans l'Apocalypse, on pourrait pro­poser sans témérité, me semble-t-il, l'interprétation sui­vante : l'Antéchrist répandra à travers le monde, ou plutôt achèvera de répandre -- puisqu'aussi bien ce sera l'époque de la grande apostasie -- il achèvera de propager une manière de penser qui non seulement s'op­pose à l'Évangile, mais qui le rende sans intérêt et com­me inassimilable à l'esprit. Il achèvera d'enlever la foi parmi les hommes, parce qu'il s'arrangera pour que la foi véritable ne présente plus, en quelque sorte, de signification plausible. Souvenons-nous à ce sujet de l'interrogation angoissée de Notre-Seigneur : *lorsque le Fils de l'homme reviendra pensez-vous qu'il trouvera encore la foi sur la terre ?* (Luc, XVIII, 8.) Le système de pensée dont l'Antéchrist se fera le pro­moteur effroyable, pour lequel il utilisera des moyens de diffusion inouïs, ne sera pas seulement hérétique, car une hérésie comme l'arianisme ou le protestantisme se rattache encore à la foi, laisse intacte la notion du Dieu transcendant et de notre destinée éternelle. Alors il ne sera plus question de rejeter tel ou tel article du *Credo* mais bien de laisser à l'écart le *Credo* dans son ensem­ble, de sorte que les pensées et les sentiments de l'homme n'aient plus d'orientation vers quoi que ce soit de surna­turel et même de religieux. Dans le système de pensée de l'Antéchrist, le Dieu tout-puissant sera foncièrement évacué, de même que son Fils consubstantiel Jésus-Christ Notre-Seigneur. Dieu sera réduit à n'être plus que l'hom­me, la société humaine, les multiples transformations opérées par l'homme grâce aux découvertes et aux tech­niques. C'est en ce sens que *l'homme de péché s'oppose et s'élève au-dessus de tout ce qui s'appelle Dieu ou chose sainte, jusqu'à s'asseoir lui-même dans le temple de Dieu, voulant lui-même passer pour Dieu.* 147:111 Il y a encore autre chose. L'action de l'Antéchrist ne se caractérise pas seulement par la propagation d'un mode de penser qui rende les âmes réfractaires, à toute disposition religieuse. *L'idéologie*, pourrions-nous dire, se trouvera liée indissolublement à un régime, un appa­reil de domination, un ensemble de réseaux sociologiques qui rendront presque naturelle aux hommes, en tout cas très difficile à éviter, l'irréligion fondamentale ; les possibilités de retrouver la foi dans le Seigneur, de reve­nir à l'Église catholique, apostolique et romaine, seront sur le point d'être anéanties. En d'autres termes, l'irré­ligion de l'Antéchrist ne se présentera point seulement comme une espèce de système philosophique ou de gnose enseignée dans les écoles, imposée sans que même on y prenne garde par les livres, la presse ou la télévision. Il y aura certes tout cela et c'est déjà terrible ; mais il y aura beaucoup plus. L'organisation sociale, l'appareil de contrainte seront combinés de telle sorte que l'irréli­gion imprègne la vie comme nécessairement, fasse corps, avec la vie. Je dis *comme* nécessairement, *puisque les portes de l'Enfer ne prévaudront pas,* nous en sommes sûrs. -- Ainsi que je l'écrivais naguère : le monde sera possédé du diable parce que le diable disposera d'une puissance d'égarement jamais obtenue jusque là, non parce qu'il sera devenu capable d'annuler les effets de la Rédemption parce qu'il aura réussi, dans l'esprit d'une foule de baptisés, à pervertir les vérités de la foi et à les faire oublier, non parce qu'il aura renversé le siège de Pierre, aboli toute prédication orthodoxe ou crevé les yeux des hommes de bonne volonté qui ne dé­sirent que de voir ; -- parce qu'il aura permission de nuire jusqu'à l'extrême, non parce qu'il cessera d'être en­chaîné par le Christ vainqueur ([^11]). 148:111 En tout cas, c'est à un appareil sociologique sembla­ble à celui dont j'ai tracé l'esquisse que me paraissent convenir les paroles de saint Paul : *l'apparition de l'im­pie se réalisera selon l'action de Satan, avec toute la puissance de séduction de l'iniquité pour ceux qui se perdent, parce qu'ils n'ont pas ouvert leur cœur à l'amour de la vérité qui les eût sauvés. Et à cause de cela Dieu leur envoie une force agissante de séduction pour qu'ils croient au mensonge*. Vous objecterez peut-être que les déterminations par­ticulières que je propose sur la manifestation de l'Anté­christ ne sont pas contenues dans l'épître aux Thessalo­niciens. C'est vrai. Cependant il ne paraît pas excessif de les en tirer si, dans la lecture de ces versets mysté­rieux, nous sommes attentifs non seulement au texte lui-même, mais encore à la vie de l'Église, notamment aux particularités actuelles de sa lutte contre le démon. Pour interpréter une prophétie, qui est relative à l'ulti­me, déchaînement des forces de l'Enfer, j'essaie de tenir compte de notre expérience présente des agissements du diable. Or que nous montre cette expérience ? Elle nous montre que le diable met en œuvre, inextricablement mêlés l'un dans l'autre, à la fois un certain système de pensée et un certain appareil sociologique. On observe cela dans les sectes occultistes et maçonniques, dans le néo-modernisme ([^12]) et dans le communisme. De sorte que si l'Antéchrist personnel n'est pas encore venu parmi nous, du moins les organisations collectives sont déjà en place qui lui fraient immédiatement la voie ; elles fonctionnent sous nos yeux sur un plan très vaste. Du reste, au sujet du communisme, le Pape Pie XI n'hé­sitait pas à écrire, voici bientôt trente ans, en faisant une claire allusion au passage de saint Paul sur l'Antéchrist : 149:111 « Nous voyons avec une immense douleur, *pour la pre­mière fois dans l'histoire*, une révolte méthodiquement calculée et organisée contre *tout ce qui est divin* (II Thessal, II, 4.) » Après une déclaration aussi autorisée il est bien difficile de soutenir que notre époque ressemble à toutes les autres et qu'*il n'est rien de nouveau sous le soleil*. On doit reconnaître au contraire à la suite du vicaire de Jésus-Christ que, *pour la première fois dans l'histoire*, le mystère d'iniquité, qui était à l'œuvre surtout depuis le début de l'ère chrétienne, a pris désormais certaines mo­dalités inconnues avant notre époque. Que l'on observe, par exemple ceci : les doctrines hérétiques remontent aux premiers siècles de l'Église, mais la négation publi­quement professée et imposée de tout ce qui est divin ne commence pas avant une période récente ; -- de même si la tyrannie est de tous les temps, ainsi que l'art de circonvenir les chefs et de les dominer par la flatterie et le chantage, il reste que l'appareil de contrainte sociolo­gique par noyau dirigeant et autorités parallèles est une invention toute moderne ; -- enfin l'intrusion dans l'Église de Dieu de traîtres et de faux frères a bien pu com­mencer du temps de saint Paul (II. Cor. XI, 26), cependant l'activité au sein de l'Église de réseaux clandestins qui la minent de l'intérieur et qui font couvrir leur en­treprise par des autorités officielles, une activité à ce point diabolique ne paraît pas s'être déployée avec quel­que envergure avant le modernisme, continué et aggravé par le néo-modernisme. Ainsi donc, au sens très général où le diable ne cesse de se démener dans le monde on peut dire avec l'Ecclé­siaste : *rien de nouveau sous le soleil*. Mais au sens précis où le diable, qui n'est pas un esprit sommaire et borné, parvient à perfectionner ses méthodes il faut dire qu'il y a du nouveau et du pire dans le mal qui se commet sous le soleil. 150:111 J'ai parlé des sectes maçonniques ou occultes, du néo­modernisme et du communisme, comme forces collectives qui préparent de façon directe l'avènement de l'An­téchrist, parce que ces trois organismes, chacun à sa manière propre, *s'élèvent au-dessus de tout ce qui est Dieu ou chose sainte* et usurpent la place de Dieu. Ces trois puissances maléfiques, annonciatrices de l'Anté­christ et qui ne doivent pas s'ignorer entre elles, qui doi­vent avoir des points de rencontre malgré certaines fric­tions, ces puissances du diable ne me paraissent pas re­vêtir la même importance ni devoir être mises sur le même pied. Le communisme, me semble-t-il, occupe une place privilégiée du fait de son volume social. Maître de la Chine immense, de l'immense Russie, ayant colo­nisé une grande partie de l'Europe et de l'Asie, implanté en Afrique et en Amérique, possédant des réseaux dans presque tous les États et presque tous les milieux, il dis­pose d'une base de manœuvre considérable ; il a sous la main, universités et diplomatie, armées et finance et moyens formidables de propagande, bref toutes les res­sources que procure la domination sur deux vastes em­pires. On entrevoit par là quel appoint extraordinaire peut fournir le communisme dans l'édification de contre-Église mondiale qui mènera à terme la grande apostasie et introduira immédiatement au règne de l'Antéchrist. Par son volume social hors de pair comme par ce gé­nie dans l'ordre du mal qui lui revient en propre (et que nous allons étudier bientôt) le communisme a le pouvoir de porter à leur point suprême de virulence les procédés de matérialisation et de déchristianisation par­ticuliers aux sociétés modernes. \*\*\* 151:111 Mais, direz-vous peut-être, étant donné que pour le moment l'Antéchrist ([^13]) ne risque pas de S'intéresser à nous, puisqu'aussi bien il n'est pas encore paru, est-il bien nécessaire de nous intéresser à lui ? Ce n'est cer­tainement pas indispensable ; et, même si nous attar­dons notre pensée sur ce personnage, c'est avant tout le Christ qui doit nous intéresser. D'autant que le Christ est évidemment hors de proportion avec l'Antéchrist et qu'il le domine de toute sa puissance et toute sa sainteté de Fils de Dieu fait homme. Ne commettons pas l'erreur, au sujet de l'Antéchrist, de l'imaginer en quelque sorte comme le symétrique, le correspondant homologue du Seigneur Jésus. Pas de symétrie possible. Le Seigneur Jésus est le Verbe de Dieu incarné ; son action est toute-puissante, la grâce qu'il nous a méritée par sa Passion a tout pouvoir sur notre liberté, il réside à l'intime de nous, *plus intérieur à nous que nous-mêmes* et cette pré­sence, comblante et sanctifiante, constitue une sauve­garde inexpugnable. « Celui qui mange ma chair et boit mon sang *demeure en moi et je demeure* en lui. » (Jo. VI, 57.) Rien de tel pour l'Antéchrist. Sa puissance ne sera pas plus grande que celle d'une créature humaine, qui sert d'instrument à un ange maudit, qui lui-même n'est qu'une créature, malgré sa qualité d'esprit pur. L'Anté­christ, avec tous ses prestiges et toutes ses ruses, ne pourra s'emparer d'une liberté qui ne consentira pas à lui ouvrir ses portes ; il ne pénétrera pas au secret d'un cœur qui veut demeurer avec Dieu. Et même sans par­ler de son action, c'est déjà la connaissance du secret des cœurs qui lui restera inaccessible ([^14]). Enfin la contre-Église qu'il aura édifiée ne détiendra jamais une puis­sance de persécution ni de désagrégation assez insinuante ou assez forte pour supprimer l'Église véritable, la dépos­séder de sa hiérarchie régulière et de ses sacrements efficaces, la vider de sa charité. 152:111 Il faut le répéter, à cause de la pente naturelle de notre esprit infirme à concevoir le mal comme le symé­trique du bien et l'Antéchrist comme l'homologue du Christ, il faut dire et redire que l'Antéchrist ne sera sem­blable au Christ ni du point de vue de la puissance ni du point de vue de l'intériorité, ni du point de vue de l'animation qu'il doit communiquer à l'anti-société de son invention. \*\*\* Or l'Antéchrist étant remis à la place qui lui revient par rapport au Verbe incarné rédempteur, il n'est pas inutile de considérer de près ce personnage de la fin, et plus particulièrement les organisations qui préparent son entrée en scène. Sachant en effet à quoi nous en tenir sur de telles organisations nous aurons plus de chances d'être immunisés et d'échapper à leurs pièges, qu'il s'agisse des maçonneries, du néo-modernisme ou du communisme. -- Mais considérons de plus près le communisme puisqu'aussi bien il paraît être le plus au point des trois mécanismes infernaux qui préparent la grande apostasie et l'avènement de l'Antéchrist. Le lecteur connaît sans doute les travaux de Jean Madiran sur le communisme et ceux d'Augustin Cochin sur les sociétés de pensée. Augustin Cochin jeune historien initiateur qui tomba sur le front de la Somme en 1916 comme un centurion évangélique. Eh ! bien le grand intérêt, l'intérêt sans égal, des études de Cochin comme de Madiran c'est d'avoir mené à bien une analy­se différentielle de ce qu'on pourrait appeler les *socié­tés contre nature* ([^15])*.* 153:111 Ils ont mis le doigt sur le caractère spécifique et très nouveau du système de gouvernement inauguré par la Révolution de 1789 et porté par le com­munisme à son point extrême d'horrible perfection. D'au­tres auteurs ont fait la lumière sur la psychologie du jacobin ou du bolcheviste ; ou bien ils ont scruté le jaco­binisme et le communisme en tant que doctrine (ou plus exactement en tant qu'idéologie) souvent sans bien voir le rapport exact entre l'idéologie et la pratique ; car l'idéologie communiste ne commande pas la révolution à la manière logique dont, par exemple, la doctrine chré­tienne sur Dieu et son Christ commande la morale et la vie chrétienne ; au contraire l'idéologie est strictement asservie à la pratique, modifiable selon les impératifs du succès de la révolution. -- En tout cas, si des auteurs divers ont manifesté des aspects importants et indénia­bles de la Révolution et du communisme personne jus­qu'ici, du moins à ma connaissance, n'a dégagé avec autant de perspicacité que Madiran et Cochin le carac­tère irréductible de la domination communiste ou révo­lutionnaire, c'est-à-dire l'existence et le rôle de noyaux dirigeants et des autorités parallèles. Ces autorités, d'un type spécial et non juridiquement défini, savent s'intro­duire dans tous les groupes et dans les rouages même de l'État pour les orienter et les ployer à leur bon plai­sir. C'est ainsi qu'en régime communiste des groupe­ments professionnels peuvent se former, mais ils sont pénétrés et manœuvrés par le noyau dirigeant d'une caste unique et intouchable. De même, les groupements religieux, les diocèses avec leurs administrations particu­lières, paroisses, séminaires, œuvres diverses, ont tou­jours licence d'exister et même parfois d'agir apostoliquement, (mais alors dans des limites très exiguës et sous une surveillance odieuse) ; 154:111 cependant les autorités officielles sont doublées dans les coulisses par d'autres auto­rités aux mains du Parti, de sorte que le Parti impose continuellement sa contrainte, ses mensonges, son arbi­traire. Il exige d'abord, bien-entendu, que les autorités officielles observent le silence sur le noyau clandestin qui les mène à peu près à sa guise ; et il dispose de moyens de pression assez considérables pour obtenir le silence. Du reste il arrive en divers domaines que l'au­torité officielle et l'autorité clandestine soient réunies dans les mêmes mains. Selon la remarque de Tito, élevé dans le sérail -- « il y a en U.R.S.S. cinq millions de fonc­tionnaires d'autorité et cinq millions de membres du Parti ; ce sont les mêmes. » Remarque qui n'est pas tou­jours vraie à la lettre, encore qu'elle le soit le plus sou­vent ; mais qui est absolument exacte dans son es­prit. » ([^16]) L'écrasement, l'esclavagisme particulier au commu­nismes est bien sans doute celui de la tyrannie et de la terreur ; mais c'est la tyrannie telle que peut l'exercer un noyau dirigeant ; la terreur telle que peuvent la faire régner des autorités parallèles. Il est beaucoup plus dif­ficile d'y échapper et le recours est sur le point d'être devenu impossible. Une société fondée sur les relations normales de la nature ou de la grâce, comme la commune, la profession, la patrie, le diocèse, -- ayant à sa tête une autorité visible, connue, juridiquement établie et définie, -- une telle société n'est pas forcément immunisée contre l'ar­bitraire et les abus, le formalisme et le juridisme ; l'his­toire le démontre surabondamment, dans l'État aussi bien que dans l'Église, parmi les évêques aussi bien que parmi les princes. 155:111 Du moins une société selon la nature (ou selon la grâce) est-elle apte, de par son essence, à servir le bien de l'homme, de même qu'elle porte en son sein des ressources vitales pour être amen­dée lorsqu'elle se gâte et se corrompt, précisément parce qu'elle est ordonnée d'après ce qui est le bien de l'hom­me et parce que l'autorité est établie selon le droit, définie juridiquement. Or, on peut concevoir, en sens contraire, une anti-société qui travaille constitutivement au mal de l'homme (encore qu'elle appelle ce mal, pro­grès, promotion et paix), on peut concevoir une société qui ne laisse pour ainsi dire aucun recours à ceux qu'elle a capturés dans ses mailles. Il suffit de regarder le com­munisme comme il est pour se convaincre que cette anti-société, cet anti-gouvernement, existe et fonctionne dé­sormais parmi les peuples. Une société de ce genre ne se fonde pas du tout sur les relations naturelles ([^17]) : commune, profession, patrie ; pas même sur une chimère dévorante comme la liberté et le progrès divinisés des révolutionnaires du XVII^e^ siècle. Le fondement de cette société monstrueuse est l'aber­ration radicale du matérialisme dialectique et de la transmutation de l'humanité par ce matérialisme. Fondée sur un principe aussi pervers l'anti-société communiste est invinciblement portée à mettre en place un régime, un système de domination, qui soit au maximum contre nature. 156:111 La tyrannie classique, c'est-à-dire la volonté d'un seul qui dominerait en dehors de toute loi, pour oppressive et ruineuse qu'elle fût, resterait encore insuf­fisante pour le mal, précisément parce que les victimes auraient affaire à une personne réelle, individuelle, plus ou moins abordable et par là même flexible. Mieux vaut, à coup sûr, afin que l'autorité soit assortie à une société inversée, mieux vaut la tyrannie des réseaux clandestins et des autorités parallèles. On réalise alors cette *perver­sion intrinsèque* dénoncée par le Pape Pie XI, qui tient aux fibres de la société communiste. Alors ce qui subsiste de société saine, d'organisation naturelle, est par définition et sans trêve, rongé, corrodé, empoisonné par les autorités parallèles. Je songe ici aux réflexions de Joseph Pieper ([^18]) sur la mondialisation d'un pouvoir pervers comme signe pré­curseur de l'Antéchrist ([^19]), et je suis très porté à croire qu'il ne s'agit pas d'un pouvoir classique, serait-ce une tyrannie effroyable, mais d'un pouvoir de type révolu­tionnaire et communiste. Quand il atteindra le stade de la mondialisation, le système du noyau dirigeant et des autorités parallèles deviendra d'une efficacité prodi­gieuse pour étouffer les âmes et subvertir l'Église. C'est sans doute par ce système de domination, devenu enfin mondial, que seront faits les préparatifs tout à fait im­médiats de la venue de l'Antéchrist. 157:111 Ce que je voudrais surtout retenir c'est ceci : *toute société dont l'idéal est révolutionnaire, c'est-à-dire qui porte en soi la haine de l'être et donc la haine des hié­rarchies naturelles et d'abord de la souveraineté de Dieu, toute société de ce genre tend de tout son poids à neutra­liser et fausser l'autorité légitime ; or le meilleur moyen d'y parvenir c'est d'instaurer des autorités contre nature noyau dirigeant, groupes occultes de pression, autorité et polices parallèles.* Par ces considérations je n'entends pas suggérer que le communisme se soit établi déductivement, comme par un processus a priori ; comme si les initiateurs bolche­vistes s'étaient dit en eux-mêmes, tout à trac : pour la société que nous voulons mettre sur pied et à laquelle le matérialisme dialectique est consubstantiel, l'espèce de gouvernement approprié sera le noyau dirigeant ; dès lors nous allons le mettre en place. Semblablement je ne suppose pas que les révolutionnaires de la fin du XVIII^e^ siècle aient raisonné à peu près ainsi : puisque nous vou­lons faire naître une nouvelle France, qui ait brisé avec la superstition ecclésiastique et avec les autorités natu­relles et traditionnelles, nous allons inventer le régime des sociétés de pensée et des club, comme étant le plus convenable pour rendre une vieille nation chrétienne étrangère à Jésus-Christ et au meilleur de son passé. Dans la réalité historique les choses sont plus complexes ; elles vont en tâtonnant, elles n'ont pas la rigueur déduc­tive du discours. Seulement l'explication déductive que l'on fournit après coup permet de mieux saisir la nature de l'enchaînement des contingences historiques. -- Nous voudrions en tous cas, par ces brèves considérations, avoir fait entrevoir que le refus du fondement naturel de la société, lorsqu'il est porté à une certaine extrémité diabolique, tend à engendrer, et engendre de fait, une hiérarchie de mensonge pour une société inversée : les clubs pour la Révolution et, pour le communisme, le Parti et le noyau dirigeant. 158:111 L'un des points saillants de *Divini Redemptoris* est de rendre raison du succès et de la progression du com­munisme ; le document pontifical les explique avant tout par le mensonge, par une force inégalée dans la propagande du mensonge. Or si nous recherchons le foyer secret de cette force sans égale nous sommes amenés à découvrir les techniques nouvelles de domination : noyau dirigeant, autorités parallèles et clandestines. \*\*\* Or il paraît difficilement niable que ces nouvelles techniques de contrainte n'aient commencé à s'introduire dans la sainte Église. Comme le remarquait un auteur avec beaucoup de clairvoyance ([^20]) : « le caractère étrange de la crise que traverse actuellement la foi chré­tienne réside dans la difficulté de faire la lumière. Pour­quoi ? Parce que l'actuel système d'hérésie, et plus exac­tement d'apostasie, ou « d'athéisme chrétien » est insé­parable d'un appareil sociologique qui parvient à de­meurer presque invisible. S'il n'y avait pas dans les bu­reaux... des postes ecclésiastiques importants des *auto­rités parallèles et clandestines* solidement incrustées, pratiquement intouchables, assez puissantes pour se faire craindre et obéir » comment s'expliqueraient de manière satisfaisante les progrès du teilhardisme, le succès des interprétations déformantes de Vatican II et même le déferlement de cette littérature infecte qui représente une sorte d'érotisme catholique ? 159:111 De son côté l'abbé Louis Coache notait la similitude des procédés entre le néo-modernisme et le commu­nisme. « On y trouve mêlés disait-il, (dans l'un et l'au­tre) les objectifs dévoilés et les fins secrètes. Les objectifs dévoilés (dans le néo-modernisme) ce sont : aller aux hommes, faire comprendre la liturgie... faciliter la pra­tique religieuse... faire l'unité et propager la paix. Les fins secrètes correspondent à une volonté satanique, la volonté de séparer les Églises de Rome, laïciser les insti­tutions sacrées, mettre l'homme et finalement Satan à la place de Dieu. -- Seuls Satan et un certain nombre de ses suppôts connaissent les fins secrètes. Tous leurs ouvriers, militants d'action catholique, aumôniers, curés et vicaires foncent de bonne foi et avec ardeur vers ces fins secrètes, croyant sincèrement qu'ils travaillent pour une meilleure orthodoxie... L'une des techniques les plus en vogue et les plus sûres du lavage de cerveau, c'est la révision de vie. *La révision de vie* correspond aux séances d'endoctrinement des pays communis­tes ([^21]). » A ces diagnostics accablants il ne paraît pas que l'on ait opposé, jusqu'ici, un démenti capable de convaincre. Et sans doute ce n'est point parce qu'un mal aussi grave, de nature typiquement révolutionnaire et communiste, aurait pénétré dans l'Église elle-même que nous allons douter des promesses du Sauveur. Nous sommes sûrs que l'Église est ainsi faite qu'elle se défendra victorieusement, même contre ce mal nouveau. Il reste que l'ère de l'An­téchrist doit être sensiblement rapprochée. Le serait-elle davantage encore il faut dire et maintenir que, en un certain sens cette proximité, cette préparation est comme rien. Bien plus, c'est la réalisation elle-même qui, en un certain sens, sera comme rien ; je dis comme rien en ce sens qu'il n'y a pas de commune mesure, ainsi que je l'ai déjà exposé, entre le Christ et l'Antéchrist. C'est pourquoi du reste le titre de victorieux n'est pas un attribut du démon, mais seulement du Seigneur. 160:111 Même si la dénaturation de la foi devait encore s'amplifier, même si devait encore s'étendre le système de domina­tion par noyautage, nous avons la ferme espérance que le Seigneur donnera à ceux qui veulent demeurer fidèles l'intelligence et la force pour résister et persévérer ; cependant il n'y a pas d'illusion à avoir sur le prix qu'il y faut mettre et qui peut être la vie elle-même. \*\*\* Le mal qui est propre et réservé au communisme me paraît vraiment difficile à saisir. On a beau s'efforcer de concevoir une société perverse, on ne se forme pas spon­tanément l'idée de la société (de l'anti-société) communiste. On pense tout de suite, par exemple, à la tyrannie de quelque Nabuchodonosor, utilement secondé par une bande de fanatiques ; ou bien à ces régimes persécu­teurs dont l'histoire nous retrace le tableau, depuis Dio­clétien jusqu'à la grande Élisabeth et au roitelet sauvage de l'Ouganda. Or avec toutes ces représentations nous restons encore loin du communisme. Car il n'est pas une simple variante dans l'espèce des régimes iniques antérieurement connus. Il est autre chose, malgré un certain nombre de similitudes extérieures. Et, à moins de faire très attention, nous ne remarquons pas qu'il est vraiment autre chose, une chose incomparablement plus mauvaise. Dans son cas, les moyens de la persécution religieuse par exemple ne sont pas seulement la déla­tion, la torture et la déportation. Certes ces méthodes horribles sont abondamment utilisées, mais elles sont exigées par le principe nouveau des autorités parallèles et, par cela même, elles sont enveloppées dans une atmosphère étouffante de mensonge. Les autorités paral­lèles travaillent en effet à faire croire à tous les chré­tiens, et au martyr lui-même, que refuser le commu­nisme c'est trahir l'Église. Cette perfection dans le mensonge est difficile à percevoir. Cela ne vient pas facile­ment à l'esprit. 161:111 Essayez plutôt de parler de ce genre de persécution à de jeunes esprits, simples et droits. Vous leur racontez les interrogatoires interminables, les affres des prisons et des camps de la mort, en un mot ce qu'on avait déjà vu, -- mais en moins grand et moins atroce, -- dans les persécutions des premiers siècles ou de la Réforme. Jusque là votre jeune auditoire suit très bien. Mais es­sayez d'aller plus loin, d'expliquer ce qui caractérise la persécution communiste, de faire saisir les procédés de pression par autorités parallèles, vous sentez qu'on ne vous suit plus ; c'est trop contre nature ; on ne saisit pas ce procédé diabolique qui fait que le mensonge le plus noir ne se sépare pas de la cruauté la plus féroce ; c'est sans doute la plus épouvantable invention de l'Enfer. Dans un autre domaine, les moyens mis en œuvre, en pays communiste, pour dominer l'agriculture, l'industrie, le commerce, l'université ne consistent pas seulement dans un contrôle tracassier, un grand développement de la police, une publicité obsédante, la nécessité d'attesta­tions et de certificats pour tout et pour rien. Il y a tout cela mais c'est commandé par le Parti, par un petit noyau intouchable qui a toutes les apparences d'être la représentation légitime des pays, qui détient la faculté de réduire au silence tout ce qui voudrait protester contre cette imposture. Or si le communisme a secrété en quelque sorte ce système de domination c'est parce qu'il est un matéria­lisme, et comme il le proclame lui-même, un matérialis­me « dialectique ». Cela signifie que, de son point de vue, non seulement l'être humain se réduit à la matière, mais aussi que l'une des lois de la matière : l'opposition et la destruction, est tenue comme la loi foncière de la société des hommes. 162:111 Il importe dès lors d'exaspérer les contradictions et les divisions à l'intérieur des groupes sociaux, de les susciter au besoin, afin que la société, en vertu de cette « dialectique », finisse par engendrer un type d'homme qui n'aurait plus rien à voir avec la vérité de son être, sa condition de nature principalement spiri­tuelle, créée par Dieu, blessée en Adam, rachetée par Jésus-Christ, destinée à la paix et à l'harmonie par fidé­lité à une loi objective et transcendante. Ce matéria­lisme, d'espèce « dialectique » comme il se dénomme lui-même, est aux antipodes, autant qu'il est possible, de la réflexion d'un esprit bien fait. Il faut, je crois, un certain effort pour convenir que le communisme est tout de même cela : un matérialisme absolument contre nature. Et ce matérialisme contre nature réclame pour le servir, ainsi que nous le disions plus haut, un régime foncièrement anti-naturel. \*\*\* Pour arriver a voir le communisme comme il est, dans sa perversité, intrinsèque et sa nouveauté dans la perversité, il me semble que les chrétiens, que chacun de nous a besoin de croire davantage à l'amour de Dieu. Car c'est dans la mesure où notre foi dans l'amour de Dieu est vivante et fortifiée par les dons du Saint-Esprit que nous obtenons l'intelligence du péché et des orga­nisations sociales de péché. Si nous croyons très profon­dément que celui qui fut cloué sur la croix le vendredi saint est le Fils de Dieu lui-même ; si notre foi dans l'eucharistie, dans l'Église indéfectible, est rendue péné­trante et lumineuse par l'action du Saint-Esprit nous deviendrons capables de voir dans le communisme un châtiment et une épreuve et de mieux discerner sa véri­table nature. Nous n'aurons plus besoin de nous faire illusion sur sa perversité radicale ni de la sous-estimer, parce que nous aurons compris vitalement que le Sei­gneur peut demander à son Église des preuves d'amour très fortes et nouvelles ; 163:111 en l'occurrence la lutte contre un mal monstrueux, inconnu des âges antérieurs. Si la réalité de l'agression communiste est trop souvent mé­connue des chrétiens c'est parce que, faute de croire suffisamment à l'amour de Dieu, ils ne pensent pas qu'il puisse nous châtier jusqu'à nous envoyer des fléaux aussi redoutables, qu'il puisse nous honorer jusqu'à nous jeter dans des combats aussi rudes. En outre les chrétiens ne croient pas suffisamment que la Vierge immaculée s'in­téresse aux suprêmes batailles de l'Église et qu'elle intercède pour sa victoire. Croire à l'amour de Dieu nous donnera la force non seulement d'être clairvoyants sur le mal qui est notre épreuve (et notre punition) mais de le combattre par les armes appropriées. Quelles armes ? La réponse de l'encyclique *Divini Redemptoris* peut se résumer en ces termes : les armes d'une sainteté réa­liste. Non seulement la prière et le jeûne, mais la restauration des mœurs chrétiennes privées et publiques. Dans la vie privée : détachement des biens terrestres, confiance en la Providence, fidélité aux lois du mariage, reconnais­sance effective du primat de la contemplation et de l'état de consécration à Dieu. Dans la vie publique : grande attention à ne pas nous laisser égarer par le communis­me, refus de collaborer, persévérance à dénoncer sa malignité ; mais aussi organisation professionnelle, refus de l'étatisme, acceptation par l'État de la « juridiction de l'Église sur la cité ». Combien de laïques (et de clercs) en relisant le pro­gramme de défense, élémentairement chrétien, préco­nisé d'un cœur paternel par le Pape Pie XI, en viendront à se poser la question : mais pratiquement, qu'est-ce qui demeure à notre portée ? Enterrés comme nous le sommes dans les réseaux innombrables de l'étatisme, évo­luant dans un milieu sursaturé de laïcisme et de néomodernisme, dans un climat de veulerie et de luxure, comment appliquer le programme pontifical ? 164:111 -- Eh ! bien, aller jusqu'au bout de nos possibilités dans les domaines, même exigus, qui demeurent en notre pou­voir ; nous serrer et nous entraider en de petites com­munautés naturelles ; des communautés aussi nettement chrétiennes que possibles, qui acceptent un certain retrait du monde comme loi essentielle, d'existence et d'apos­tolat ; enfin persévérer dans la prière, afin que les ailes de notre espérance ne soient jamais brisées ni repliées. *C'est en vain que l'on tend des filets sous les pieds de ceux qui ont des ailes* ([^22])*,* et ceux qui ont des ailes sont ceux qui prient. R.-Th. Calmel, o. p. P.S. -- S'il est vrai, comme je l'ai suggéré plus haut, qu'avec l'intrusion des maçonneries, du néo-modernisme et du communisme nous soyons entrés dans la phase de prépa­ration immédiate de la grande apostasie -- sans préjuger d'ailleurs de la durée de cette phase -- comment concevoir, dans ce cas, la possibilité de ce « printemps chrétien » que nous a fait entrevoir, me semble-t-il, le message de Fatima et tel discours de Pie XII et de saint Pie X ([^23]) ? Pour se dégrader et tomber finalement dans la grande apostasie, ce printemps chrétien ne devra-t-il pas se prolonger sur l'espace de plusieurs siècles ? Et si l'apostasie est reculée aussi loin, avons-nous le droit de suggérer que nous soyons entrés dans la phase de sa préparation immédiate ? Ne vaudrait-il pas mieux convenir simplement que nous traver­sons une passe difficile ; ni meilleure ni pire que d'autres, analogue par exemple aux crises de l'arianisme ou de la Réforme ? -- Je ne le pense pas et je me suis expliqué sur le manque de commune mesure entre les hérésies classiques d'une part, et de l'autre, le néo-modernisme, les sectes occultes et le communisme. 165:111 Pour ce qui est du long délai qui serait requis entre le *printemps chrétien* possible ou probable et le déchaînement de la grande apostasie, voici ce que je me permets d'avancer : l'histoire de l'Église semble démontrer qu'il suffit d'un temps très bref pour qu'un renouveau extraordinaire de foi et de ferveur, un *printemps chrétien,* soit emporté et submergé par quelque puissante hérésie qui se déchaîne avec la soudaineté d'une tornade. C'est ainsi que la paix de l'Église et le grand mouvement de conversion qui l'accompagne se situe en 313, et cependant c'est quelque années plus tard, en 325, qu'il faut réunir le Concile œcuménique de Nicée pour parer aux dévastations foudroyantes de l'arianisme. D'après cet exemple il ne paraît pas téméraire de supposer une durée fort courte entre le *printemps chrétien* et la grande apostasie. Et sans doute ce qui importe c'est de vivre dans le pré­sent, en présence du Seigneur, maître des événements et des hommes, sans *trop* nous occuper de l'avenir. Il reste que si Dieu nous a créés capables de conjectures ce n'est pas pour rien. Et l'idée qu'il n'est pas du tout invraisem­blable que nous soyons entrés désormais dans la phase de la préparation immédiate de la grande apostasie doit évi­demment développer en nous la disposition à veiller et prier, nous méfier des faux-prophètes et de leurs organisations collectives, nous inciter à être *prudents comme des serpents et simples comme des colombes ; prudents comme des ser­pents* parce que nous avons l'expérience de notre faiblesse intime, de la facilité de notre nature à s'échapper et s'éga­rer, de l'astuce et de la violence de la contre-Église ; -- *simples comme des colombes* parce que nous sommes encore plus certains de la toute-puissance de la grâce que de la faiblesse de notre liberté ; et parce que les prestiges et les pressions de Satan et de ses suppôts, avec leur appareil de domination par autorités parallèles et réseaux clandestins, sont en vérité comme rien du tout en face de la croix du Christ et de l'intervention de Notre-Dame -- *secours des chrétiens et mère de l'Église.* R.-Th. C. 166:111 \[Errata\] 167:111 ### Eloï, Eloï, lamma sabactani MON DIEU, MON DIEU, pourquoi m'avez-vous aban­donné ! Tel est le sens de ces mots araméens, langage commun des Juifs au temps de Jésus. C'est l'une des deux phrases que nous connaissons telles que Notre-Seigneur les a réellement prononcées dans sa langue. L'autre est *Talitha Koumi *: Petite*,* je te dis, lève-toi. A ces mots la fillette de Jaïre ressuscita. Saint Marc qui rapporte ces deux expressions n'est que le secrétaire de saint Pierre. L'émotion de l'apôtre transparaît par cette fidélité, dans un discours grec, aux paroles mêmes de son maître. Il les prononça sans doute avec l'accent galiléen qui le fit recon­naître pour un disciple de Jésus par cette servante fameuse qui le vit se chauffant dans la cour du grand prêtre. Et Jésus lui-même pouvait avoir cet accent à jamais perdu pour nous. 168:111 Ces paroles, prononcées sur la croix « d'une voix forte », disent les évangélistes, ont étonné bien des gens (et ne sont pas souvent comprises) à commencer par les assistants : « Voilà qu'il appellent Élie », disaient-ils, « voyons si Élie viendra le délivrer. » Et aujourd'hui encore beaucoup y voient seulement la plainte lamentable d'un misérable expi­rant, une sorte de reproche après tant d'espoirs, après tant de miracles tous les jours accomplis. Était-ce là le sort de Celui qui avait « commandé au vent et à la mer » ? « *Que le Christ, roi d'Israël, descende maintenant de la croix, afin que nous voyons et croyons. Que Dieu le sauve maintenant s'il tient à Lui ; car il a dit :* « *Je suis le Fils de Dieu *»*.* Et nos propres contemporains disent quelque chose d'appro­chant, car ils pensent : Jésus sur la croix eut donc conscience de sa misère ? d'un manque du Père Éternel aux promesses qu'il croyait lui avoir été faites ? Comment est-ce possible que le Verbe éternel incarné ait cru avoir été abandonné ? C'est impossible en effet ; d'autant plus que Jésus avait annoncé sa passion à plusieurs reprises. Il avait institué sa sainte Eucharistie quelques heures avant son arrestation, sachant ce qui allait suivre, et il avait dit quelques mois auparavant : « *Je suis venu allumer un feu sur la terre et combien je voudrais qu'il fût déjà allumé... Mais je dois recevoir un baptême et combien je suis angoissé jusqu'à ce qu'il soit accompli *» (Luc, 12, 50). Ce baptême est le baptême de sang des martyrs. Jésus simplement continuait d'enseigner sur la Croix, suivant la doctrine de l'Ecclésiastique (IV, 28) : « Jusqu'à mort combats pour la vérité et le Seigneur Dieu combattra pour toi. » Jésus cloué sur la croix irrémédiablement jusqu'à ce que mort s'ensuive, console le bon larron par ce paroles : « *En vérité je te le dis, aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis. *» 169:111 Et puis d'une voix forte pour qu'il soit bien entendu et bien compris il entonne le psaume XXI : « *Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné. *» Ce psaume porte en titre : « Au maître chantre, sur l'air de « Biche de l'Aurore », psaume de David. » Beaucoup de ceux qui assistaient à l'exécution avaient soupiré de soulagement en voyant Jésus se soumettre doci­lement au tribunal et aux exécuteurs, à le voir cloué sur la Croix sans résistance et aussi sans quelque miracle comme il avait l'habitude d'en faire. Cependant il avait commencé par pardonner (*ils ne savent pas ce qu'ils font*) ce n'était pas la coutume en Israël où on chantait le psaume 136 : « Ô Babylone ! heureux qui saisira et brisera tes enfants contre la pierre ». Manifestement le prophète de Galilée n'était pas un imposteur ; il croyait à ce qu'il avait dit. Il venait de convertir un criminel. Et puis il entonne un psaume que tous les Juifs instruits connaissaient. Certains le continuèrent en eux-mêmes ; leur mémoire leur chantait sur « *Biche de l'Aurore *» *ces* extraordinaires paroles où David chassé, poursuivi, déguenillé, mourant de faim et de soif disait : ^3^ *Mon Dieu je crie pendant le jour et tu ne réponds pas* *La nuit et je n'ai point de repos.* Or « quand vint la sixième heure (midi) il y eut des ténèbres sur toute la terre jusqu'à la neuvième heure » et c'est à ce moment que Jésus entonna : « Éloï, Éloï... » ^7^ *Et moi je suis un ver et non un homme* *l'opprobre des hommes et le rebut du peuple* ^8^ *Tous ceux qui me voient se moquent de moi* *ils ouvrent les lèvres et branlent la tête* ^9^  *qu'il s'abandonne à Dieu ! Qu'il le sauve* *qu'il le délivre puisqu'il l'aime* (...). ^14^* Ils ouvrent contre moi leur gueule* *comme un lion qui déchire et rugit.* 170:111 N'avaient-ils pas ou n'avait-on pas en leur présence insulté le supplicié ? branlé la tête en disant : « *Hé toi qui détruis le temple et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même en descendant de la croix. *» L'inquiétude, puis la crainte les prenait, car le psaume chantait dans leur tête : ^15^  *Je suis comme de l'eau qui s'écoule* *et tous mes os sont disjoints,* *mon cœur est comme de la cire,* *il se fond dans mes entrailles.* ^16^ *Ma force s'est desséchée comme un tesson* *et ma langue s'attache à mon palais.* Alors Jésus dit : « *J'ai soif *» et on lui tendit une éponge emplie de vinaigre au bout d'une pique. Mais le psaume continuait : ^17^ ...*une troupe de scélérats rôde autour de moi* *ils ont percé mes mains et mes pieds* ^18^ *je pourrais compter tous mes os.* *Eux ils m'observent, ils me contemplent* ^19^ *ils se partagent mes vêtements,* *ils ont tiré ma robe au sort.* Quel émoi chez ceux à qui la grâce avait ouvert les yeux de l'âme ! Car ils venaient de voir la prophétie du juste persécuté s'accomplir réellement sous leurs yeux. Les païens comme était le centurion furent émus par les signes matériels, comme les Mages l'avaient été par une étoile. Les ténèbres, le tremblement de terre, le cri puissant que Jésus poussa pour mourir firent dire au centurion : « Vraiment cet homme était Fils de Dieu. » Et croyez bien qu'il ne s'était pas écoulé une heure qu'on ne sût par toute la ville que le voile du Temple s'était déchiré du haut en bas en cette veille de la Fête. 171:111 Quant aux Hébreux, ils méditaient l'accomplissement des prophéties que leur mémoire venait de leur rappeler, car Jésus avait dit un moment avant de mourir : « *Tout est bien accompli *» (*consummatum* *est*). Et Luc ajoute : « Tous les groupes qui avaient assisté à ce spectacle, considérant les choses qui s'étaient passées, revenaient en se frappant la poitrine. » Et rentrés chez eux, une fois passée la violente émotion de voir un supplicié accomplissant sciemment une grave prophétie, ils relurent ou se récitèrent le psaume qu'ils n'avaient jamais pu comprendre. Ils virent qu'il se termi­nait par un chant de gloire et d'espérance : *Révérez-le vous tous, postérité d'Israël* *car il n'a pas méprisé la souffrance de l'affligé.* *Il n'a pas caché sa face devant lui* *et quand l'affligé a crié vers lui, il l'a exaucé.* ... ... *Se souviendront et se convertiront toutes les extrémités de la terre.* ... ... *La postérité le servira,* *On parlera du Seigneur à la génération future* *Ils viendront et ils annonceront sa justice* *et ses actes au peuple qui naîtra*. Tels furent le sens et les effets cachés de l'exclamation du Christ : *Eloi, Eloi, lamma sabactani !* Quarante jours plus tard, le jour de la Pentecôte, trois mille hommes se convertirent à la voix de saint Pierre. Et quelques jours plus tard, après le miracle du paralytique « *marchant, sautant et louant Dieu dans le Temple *», que Pierre avait guéri au nom de Jésus, cinq mille hommes encore devinrent chrétiens. \*\*\* 172:111 Ainsi donc, ô Seigneur, il fallut que tant de bonnes paroles prononcées au cours de votre vie publique, tant de bonnes œuvres par vous pratiquées mûrissent sur l'arbre de la Croix pour que les hommes enfin les cueillent ! Quelle leçon pour tous ceux qui désirent que se répande la vraie lumière de la charité du Christ ! Car si Jésus entonna d'une voix forte le psaume XXI pour instruire les Juifs qui le regardaient en branlant la tête, il n'en souffrait pas moins comme un pauvre misérable dont coulait le sang et s'épuisaient les forces ; si bien que les anciens Pères ont considéré comme un miracle le cri puissant que Jésus poussa en disant : « *Père, je remets mon esprit entre vos mains. *» Car Jésus n'avait rien pris depuis la Sainte Cène sinon quelques gouttes d'eau vinaigrée (la boisson des soldats romains) acceptées par charité pour récompenser le mouvement de pitié de l'un des gardiens, du gibet. Il avait passé toute la nuit sans dormir, enduré la flagellation, des claques et des coups, porté la Croix il était tombé sous ce faix tragique et glorieux, puis il avait été cloué pour finir. On ne saurait donc s'exagérer la souffrance physique de l'homme ni la souffrance morale du juste aux prises avec l'ingratitude de la génération présente et celle de la génération future dont fait partie la nôtre. Car nous sommes en présence d'un mystère. Le misérable crucifié avait une âme d'homme, une volonté d'homme ; mais cette âme d'homme était unie indissolublement au Verbe éternel, cette volonté d'homme demeurait librement conforme à la volonté divine comme Jésus lui-même l'a prouvé dans sa prière au jardin des Olives. 173:111 Ainsi Jésus a souffert lamentablement et nous devons à bon droit nous en affliger puisqu'il souffrait ainsi par nous et pour nous. Hélas pour des indignes, pour toi, pour moi, pour le publicain, pour le pharisien, pour l'homme aussi, hélas « *dont il eût mieux valu qu'il ne fût jamais né *» et tous ceux, s'il en est, qui lui ressemblent, Et pour repren­dre le texte de l'ancien poète bourguignon : Enfant vous printes nos faiblesses, En Croix, plus grand, vous avez souffar Encore pour qui ? Pour des cafar Des narquoix, des drolesses, > Pour des gripes, des brelandaires, Pour des mâchedru, des truands Pour des hoquelles, des vaurians > Des races de vipares. Hélas, nous en sommes. Mais Jésus restait, tout souffrant et martyrisé, le Fils de Dieu uni au Père, que n'abandonna jamais la vision béatifique, même lorsqu'il criait d'une voix forte : *Eloi, Eloi, lamma sabactani !* Le bon Berlioz, grand enfant, à la fin de son Enfance du Christ écrit et chante : « Ô mon âme que reste-t-il à faire ? » Qui peut se croire adulte devant un tel mystère. ? Adorons comme les petits enfants : c'est la sagesse. Les hérétiques sont des hommes qui se sont crus adultes : ils ont voulu traiter le mystère rationnellement, ils ont, ou bien grandi l'homme, ou bien l'ont effacé devant le Verbe Éternel. Aujourd'hui ils traitent Notre-Seigneur comme un « copain » dont la vie, toute symbolique, dans ce qu'elle a de miraculeux, serait une création de la foi des premiers chrétiens. Mais nous, nous croyons aux apôtres témoins répondant jusqu'au martyre, comme le dit saint Jean : « de ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos nains ont palpé concernant le Verbe de la vie ». Et Jésus avait dit : « *Laissez les enfants venir à moi car le royaume des cieux est à ceux qui leur ressemblent. *» D. Minimus. 174:111 ## CHRONIQUES 175:111 ### Les catholiques et les élections par Louis Salleron Dans *Le Monde* des 22-23 janvier 1967, je lis l'entrefilet suivant : Le cardinal Paul Richaud, archevêque de Bor­deaux, écrit dans *l'Aquitaine,* à propos des élections « Les évêques et les prêtres n'ont pas à prendre parti dans l'événement temporel des élections légis­latives, ni à déterminer des choix. Toute interven­tion du clergé, en chaire, dans une réunion, qui ten­drait à favoriser un candidat ou à en écarter un autre serait blâmable. » Mgr Richaud ajoute : « Il y a lieu de rappeler que c'est une obligation de conscience, pour ceux qui jouissent du droit de vote, de participer aux élec­tions. Une abstention qui n'est pas justifiée par une sérieuse impossibilité matérielle de se déplacer ou de faire parvenir son vote fait encourir devant Dieu et devant les hommes une lourde responsabi­lité. » Voilà des propos qui chatouillent désagréablement mon épiderme de *catholique*, de *laïc*, de *juriste* et de *citoyen*. 176:111 Nous sommes en matière temporelle et, comme l'écrivait Joseph Folliet dans *La Vie catholique* des 11-17 janvier 1967, à propos du Cardinal Spelmann : « ...*en matière tempo­relle, son chapeau de cardinal ne lui confère pas plus d'auto­rité que ne m'en donne mon béret basque *». Je n'aurais pas osé le dire avec la liberté dont use Joseph Folliet ; mais enfin il est dans le vrai. Ces déclarations que font nos évêques toutes les fois que nous sommes invités à voter m'irritent, et m'irritent d'abord comme catholique. Nous sommes assez grands pour savoir ce que nous avons à faire comme citoyens, mais puisqu'on nous rebat les oreilles du rôle purement pastoral et évan­gélique qui doit désormais être celui de l'Église, il me semble que c'est vraiment contre-indiqué, pour nos évêques, d'intervenir dans les élections. C'est contre-indiqué, en France, depuis des décennies ; ce l'est doublement depuis Vatican II. Je m'en suis expliqué assez longuement dans le rapport que j'ai présenté, l'an dernier, au Congrès de Lausanne ([^24]). Je ne vais pas reprendre ici tout ce que j'y ai dit. Je demande qu'on veuille bien s'y référer. Mais la déclaration de S. E. le cardinal Richaud appelle quelques commentaires. Il commence par dire que « les évêques et les prêtres n'ont pas à prendre parti dans l'événement temporel des élections législatives... ». Parfait ! Alors tout est dit avec ces mots de doctrine et de sagesse. Il n'y a plus qu'à y mettre un point final. (Ces mots mêmes n'étaient pas nécessaires, mais on peut estimer qu'ils constituent une réponse à des interrogations formulées ou non formulées.) 177:111 Le cardinal Richaud ajoute : « Toute intervention du clergé, en chaire, dans une réunion, qui tendrait à favoriser un candidat ou à en écarter un autre serait blâmable. » Voilà qui est nouveau ! Jusqu'à présent, quand nos évêques intervenaient dans les élections -- c'est-à-dire, hélas ! presque toujours -- c'était, sinon pour préciser le « bon » candidat, du moins pour « écarter » (prudemment) le ou les « mauvais ». Ils en appelaient à la conscience informée et éclairée. Ils ne mettaient pas toutes les idées, tous les programmes, tous les partis et tous les hommes sur le même pied. Désor­mais, les évêques et les prêtres ne doivent pas intervenir (*en public*) dans un sens qui tendrait à « favoriser » ou à « écarter » un candidat. Supposez, face à face, un candidat catholique et un candidat communiste, vous êtes libre de voter pour le communiste s'il vous paraît plus sympathique, ou plus intelligent, ou plus proche de l'Évangile. Il n'y a pas à « écarter » *a priori* le candidat communiste. -- Eh ! bien, objectera le clérical, puisque vous êtes contre toute intervention de la Hiérarchie, vous devriez abonder dans ce refus de choix ! » Mais c'est, justement, qu'il y a intervention ! Ne pas intervenir, c'est se taire. C'est, à la rigueur, déclarer : « Les évêques et les prêtres n'ont pas à prendre parti dans l'événement temporel des élections législatives. » Un point c'est tout. Préciser quoi que ce soit au-delà, c'est intervenir. La preuve en est qu'ayant donné cette précision d'indif­férentisme, le cardinal Richaud déclare que c'est « une obligation de conscience » de « participer aux élections ». Que veut dire « participer aux élections » ? 178:111 Dans une élection, trois attitudes sont possibles : voter pour un candidat, voter blanc, s'abstenir. Dans ces trois cas, si l'attitude est consciente et réfléchie, elle est légitime. Or le cardinal poursuit : « Une abstention qui n'est pas justifiée par une sérieuse impossibilité matérielle de se déplacer ou de faire parvenir son vote fait encourir devant Dieu et devant les hommes une lourde responsabilité. » Le catholique, le laïc, le juriste et le citoyen s'effondrent en moi à la lecture de ces lignes ! je suis bien tranquille qu'écrivant en docteur, dans un livre, jamais le cardinal Richaud n'aurait avancé une proposition aussi énorme. Mais qu'il l'avance en intervention d'opportunité me semble fâcheux. Je renvoie, sur l'abstention, à mon rapport du Congrès de Lausanne. L'abstention, si elle n'est l'effet que de la paresse ou de l'insouciance civique, est sans conteste une attitude condamnable. Mais elle peut être un acte positif et délibéré dont la signification est autre que le vote blanc. Deux seuls exemples : 1° Pendant de longues année le Pape a interdit aux catholiques italiens de voter aux élections législatives. Il leur faisait de l'abstention un obligation de conscience. *Non expedit*. C'était une intervention -- qu'on peut approuver ou regretter -- mais un intervention à s'abstenir. -- 2° En 1962 (sauf erreur sur l'année) nous fûmes conviés, en France, par le président de la République, à voter par référendum pour instituer l'élection présidentielle au suffrage universel. C'était violation de la Constitution. L'abstention était alors pur respect de la Constitution. Beaucoup, en fait, s'abstinrent. Pas en assez grand nombre pour empêcher le succès (de justesse) du référendum. L'abstention était-elle une faute grave ? 179:111 Des évêques ne nous ont-ils pas dit alors qu'elle était une faute grave ? On peut penser que c'est une bonne chose que le référendum ait institué l'élection prési­dentielle au suffrage universel. On peut penser que si les évêques avaient déclaré à l'époque que l'abstention était légitime, le référendum eût donné un résultat contraire et que c'eut été une catastrophe. On peut penser qu'à cet égard le Président de la République a une dette à l'égard des évêques. On peut penser tout ce qu'on veut -- sauf que l'abstention électorale est toujours condamnable. Il n'est certes pas interdit d'estimer qu'en règle générale, toutes choses étant égales, mieux vaut voter blanc que s'abstenir, si on ne peut donner sa voix à aucun candidat. Mais toute règle comporte des exceptions ; et pour des raisons diverses, et variables -- décompte des voix, effet sur l'opinion publique intérieure et étrangère, refus plus accen­tué d'une règle du jeu faussée, etc. -- l'abstention (consciente et réfléchie) peut être hautement légitime, en dehors des cas où elle est justifiée « par une sérieuse impossibilité matérielle de se déplacer ou de faire parvenir son vote ». S.E. le cardinal Richaud nous avertit que, sauf impossi­bilité matérielle, l'abstention « fait encourir devant Dieu et devant les hommes une lourde responsabilité ». Devant Dieu ? Si je m'abstiens, par réflexion et en conscience, je n'encours bien évidemment aucune respon­sabilité devant Dieu -- et je suis tout à fait sûr que le cardinal me le confirmerait expressément. Devant les hommes ? S'agit-il du tribunal de la conscience humaine ? Je récuse, comme catholique, ce tribunal. S'agit-il d'une responsabilité juridique ? J'attends qu'elle soit inscrite dans le Droit positif. Mon Dieu, comme on voudrait que toutes ces choses ne soient pas écrites ! \*\*\* 180:111 L'inépuisable *Monde* me livre aussi, dans son numéro du 11 janvier 1967, l'entrefilet suivant : Mgr Adrien Gand évêque coadjuteur de Lille, a évoqué dans une récente allocution -- que publie *Église de Lille* dans son numéro du 6 janvier -- l'at­titude de l'Église lors des prochaines élections légis­latives. « Il serait bon, écrit-il, de nous redire que nous n'avons pas à intervenir personnellement dans cette affaire. Ce qui ne veut pas dire que nous n'avons pas, dans les groupes ou les cercles auxquels nous participons, à aider la réflexion des laïcs, ces laïcs qui, autrefois peut-être, ne comprenaient pas l'im­portance des choses politiques, qui maintenant com­mencent à la découvrir, et c'est heureux. Nous pou­vons les aider dans cette découverte, les aider à penser, à saisir ce que doit être leur engagement. Nous pouvons éclairer leur propre réflexion. Mais nous n'avons pas, nous-mêmes, en tant que prêtres, à prendre position officiellement. » Ici je dis simplement, faisant confiance à l'imagination et au sens critique de mes lecteurs : pas de commentaire. \*\*\* J'écris ces lignes le 24 janvier. Il est à craindre qu'à l'approche des élections les déclarations épiscopales se multiplient. Ce seront vraisemblablement des déclarations de « désengagement », car nous sentons très bien que les élections seront confuses et que les lendemains, plus ou moins proches ou lointains, remettront encore en cause nos structures institutionnelles et constitutionnelles. 181:111 Dans le bouleversement actuel de la France et de l'Église, la tâche de nos évêques est écrasante. Je le sais autant qu'un autre. C'est bien parce que je le sais que je souhaite qu'ils ne se chargent pas de fardeaux qui sont depuis longtemps tombés de leurs épaules, afin qu'ils puissent se consacrer exclusivement à la Parole de Dieu, de plus en plus abandonnée, et que je me sens peu le goût à rejoindre dans les catacombes où il nous faudra bien descendre un jour si nous voulons la retrouver. Louis Salleron. ##### *Post-scriptum* Les réflexions qu'on vient de lire étaient écrites quand a été diffusé le communiqué suivant : Communiqué des Évêques\ de la région parisienne A la veille des élections législatives, les Évêques de la région parisienne rappellent à leurs diocésains quelques principes généraux donnés par le Concile Vatican II dans la « Constitution Pastorale sur l'Église dans le monde de ce temps » (Gaudium et Spes). « Aucune ambition terrestre ne pousse l'Église ; elle ne vise qu'un seul but : continuer... l'œuvre même du Christ, venir dans le monde pour rendre témoignage à la vérité, pour sauver, non pour condamner, pour servir, non pour être servi » (G. et S., n° 3). « En raison de sa charge et de sa compétence, l'Église ne se confond d'aucune manière avec la communauté politique et n'est liée à aucun système politique » (G. et S., n° 76 § 2). 182:111 D'autre part, « la communauté des chrétiens s'édifie avec des hommes, rassemblés dans le Christ et porteurs d'un mes­sage de Salut qu'il leur faut proposer à tous. Elle se reconnaît donc réellement et entièrement solidaire du genre humain et de son histoire » (G. et S., n° 1). « En prêchant la vérité de l'Évangile, en éclairant tous les secteurs de la vie humaine par sa doctrine et par le témoignage que rendent les chrétiens, l'Église respecte et promeut aussi la liberté politique et la responsabilité des citoyens » (G. et S., n° 76, § 3). ... Dans cet esprit de service des hommes en même temps que de respect des institutions, les points suivants sont rap­pelés à l'attention des catholiques de la région parisienne : 1° « L'Église tient en considération et estime l'activité de ceux qui se consacrent au bien de la chose publique et en assurent les charges pour le service de tous » (G. et S., n° 75, § 1). Il est donc souhaitable que les catholiques, si leur compétence les habilite à un mandat électif, ne se dérobent pas à ce devoir politique : la défense de leurs légitimes options sera menée toujours avec vérité et justice, dans le respect dû à la personne de leurs adversaires ; ils rencon­treront auprès de la communauté chrétienne une fraternelle compréhension, quelles que soient les divergences d'opinion. 2° Il convient aussi « que tous les citoyens se souviennent à la fois du droit et du devoir qu'ils ont d'user de leur libre suffrage, en vue du bien commun » (G. et S., n° 75, § 1). Cette obligation du vote n'est pas neuve. Mais la complexité croissante de la vie sociale, économique et politique, comme l'extension des problèmes au plan international, donnent à beaucoup d'électeurs le sentiment de ne plus pouvoir porter un jugement assez éclairé sur la marche des affaires publiques. La tentation d'abstention va croissante. Une conscience chrétienne pourtant ne peut abdiquer ses responsa­bilités et se démettre entre les mains de quelques-uns. 3° Le devoir d'information prend dès lors toute sa portée. Il ne consiste pas seulement à interroger les candidats ou à critiquer leurs programmes : il faut aussi se documenter sur les données concrètes des problèmes. Il ne s'arrête pas aux seules questions dans lesquelles nos intérêts particuliers sont engagés : il doit s'étendre aussi à celles qui touchent l'ensemble de la nation ou des catégories de citoyens auxquelles nous n'appartenons pas. 183:111 S'informer est d'autant plus urgent qu'en cours de période électorale, avec les moyens modernes de communication, le déferlement des propagandes est plus déroutant. Il convient donc d'écouter, de lire, d'échanger avec d'autres, pour aboutir à une opinion plus juste qui ne soit pas tributaire des habiletés de présentation. 4° Chaque citoyen a le droit en politique d'avoir une opinion personnelle et de l'exprimer. Son choix réfléchi doit être déterminé en conscience : il est nécessairement attentif à la compétence des candidats et au contenu de leurs pro­grammes. Chrétien, il éclaire son option à la lumière des exigences de l'Évangile et de la doctrine de l'Église. Il ne vote nor­malement pas pour un candidat dont le programme viole gravement une de ces exigences importantes. 5° A notre époque et pour notre région, il paraît difficile de ne pas traduire dans notre jugement de conscience les réponses proposées à quelques problèmes majeurs : -- la recherche de la paix par voie d'accords entre les peuples -- le développement de l'organisation internationale, spé­cialement au bénéfice des pays en voie de dévelop­pement ; -- l'instauration d'une société économique au service de l'homme et non de l'argent ; -- l'établissement habituel d'un dialogue entre les divers éléments de la communauté nationale ; -- le souci de la famille dans les graves problèmes de respect de la vie et de la liberté d'éducation des enfants -- l'attention aux répercussions humaines de la décen­tralisation et de la reconversion des entreprises ; -- le droit pour tous à un logement décent et donc la lutte contre toute spéculation qui multiplie, au détriment des travailleurs, les constructions de luxe inoccupées. 184:111 Les catholiques ne peuvent oublier : -- qu'une période électorale n'est qu'un temps fort de la vie politique et celle-ci demande un intérêt habituel de la part des citoyens ; -- que notre monde est en pleine mutation et qu'en con­séquence tous les hommes de bonne volonté ont à chercher les aménagements nécessaires à notre société, selon un véritable esprit de liberté et de progrès ; -- que l'Église, au nom de sa mission de Salut en Jésus-Christ demande à ses fils de travailler positivement à promouvoir dans la société civile, -- pour les indi­vidus, les familles et les groupes, -- une authentique liberté religieuse, garantie d'une vie politique vraiment humaine ([^25]). Ce communiqué est d'une importance extrême. Les réflexions qu'il suggère pourraient faire la matière d'un volume. Nous aurons certainement l'occasion de revenir sur les tendances qu'il signifie. Ici nous nous contenterons d'indiquer les *directions* dans lesquelles l'esprit se sent porté à la méditation. **1. -- **Tout d'abord, puisque nous avons rapporté ci-dessus les consignes du cardinal de Bordeaux, nous noterons que le communiqué des évêques de la région parisienne va dans un sens tout différent, pour ne pas dire opposé. S. E. le cardinal Richaud dit en substance : « La Hiérarchie, n'a pas à intervenir dans ces élections. » Les évêques de la région parisienne disent en substance : « Il nous appartient d'intervenir dans les élections. » Cette diversité nous réjouit. Non pas par esprit de malignité, mais pour une raison que nous avons eu, à plusieurs reprises, l'occasion d'expliquer : c'est que, dans les matières libres, il est normal et il est heureux que nos évêques s'expriment diversement. Nous autres, laïcs citoyens, nous ne sommes pas des robots. Nous nous réjouissons que nos évêques se présentent comme des hommes, différents les uns des autres, et non pas comme les éléments impersonnels d'une « Hiérarchie » monoli­thique représentée anonymement par la bureaucratie d'un quelconque « secrétariat » de l'épiscopat ou de mystérieuses commissions nationales de ceci ou de cela. 185:111 Ceci dit, je préfère personnellement, malgré ses imper­fections, la position de principe (non-intervention) prise par le cardinal Richaud à celle (intervention) qu'adoptent les évêques de la région parisienne. **2. -- **Le premier point du communiqué me cause un certain malaise (intellectuel). On y exprime le souhait que « les catholiques » ne se dérobent pas à un mandat électif, s'ils y ont la compétence nécessaire. *Les catholiques...* qu'est-ce à dire ? Tout le monde, ou à peu près, est catho­lique en France. Dans un pays où les catholiques constitue­raient une catégorie politique caractérisée parce qu'ils seraient minoritaires, numériquement et sociologiquement, on pourrait les appeler « les catholiques ». Par exemple : en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis. Chez nous, l'expression est dénuée de sens, ou fâcheuse. Elle tend à rejeter hors du catholicisme tous ceux qui, baptisés et se sentant d'appartenance catholique, ne font pas, pour autant, de leur catholicisme la norme de leurs options temporelles. On nous dit et on nous rabâche que les catholiques, français notamment, doivent sortir de leur « ghetto », qu'ils sont des hommes comme les autres, qu'ils ont leur liberté propre et leur responsabilité propre dans leurs activités temporelles etc., et voici qu'on en refait une catégorie à part, dont on ne sait d'ailleurs qui elle vise ou qui elle englobe. Car l'expression « les catholiques » ne peut signifier ici que les personnes qui se spécifient elles-mêmes comme catholiques par un militantisme quelconque dans les activités de nature confessionnelle. Mais pourquoi ces catho­liques-là seraient-ils plus catholiques que les autres ? Et pourquoi s'ils font du bon travail sur le terrain qu'ils ont choisi iraient-ils œuvrer ailleurs ? Et pourquoi leur qualité de catholiques affichés leur donnerait-elle une autorité particulière dans le domaine politique ? 186:111 Si je me présentais aux élections, ce ne serait pas une candidature catholique ; et pourtant je suis catholique. Si un militant de l'A.C.O. se présentait aux élections, ce serait une candidature catholique ; et pourtant elle ne se recommanderait en rien à mon suffrage. Vraiment, au moment où le catholicisme français n'a plus aucun sens politique, il ne paraît pas heureux d'essayer de lui en redonner un -- et lequel ? -- à propos des élections. **3. -- **Le deuxième point est d'une rédaction moins intran­sigeante que celle du cardinal Richaud. L'abstention n'y est plus présentée comme une sorte de péché mortel. Mais l'analyse de la situation est confuse et, à mon avis, inexacte. L'abstentionnisme va et vient. Je ne vois pas qu'il soit en hausse particulière. Que la « tentation » d'abstention soit croissante, c'est possible ; ce n'est ni certain, ni prouvé. Provient-elle du sentiment qu'auraient les électeurs « de ne plus pouvoir porter un jugement assez éclairé sur la marche des affaires publiques » ? Voilà qui les honorerait. Je crois qu'elle vient bien plutôt du sentiment que les électeurs ont qu'ils sont sans pouvoir d'agir, par leur vote, sur la marche des affai­res publiques. L'abstention devient alors protestation contre un jeu qui n'est que duperie. La « conscience chrétienne » se refuse à « abdiquer ses responsabilités » et à « se démet­tre entre les mains de quelques-uns ». Je n'en conclus pas pour autant qu'il faille s'abstenir. On peut voter pour un tel au un tel, ou voter blanc. Mais je dis que l'abstention s'explique, et qu'elle peut parfaitement se justifier par les raisons mêmes par lesquelles on entend la condamner (en l'interprétant de travers). **4. -- **Des troisième et quatrième points nous ne parlerons pas, de peur de nous laisser entraîner trop loin. Ce sont des points essentiels. Ils font la matière des *Congrès de Lausanne* 1965 et 1966, auxquels nous renvoyons. 187:111 **5. -- **Le cinquième point est celui qui constitue l'interven­tion positive des évêques de la région parisienne. L'énumération de « quelques problèmes majeurs » me paraît regrettable à tous égards. Les « problèmes » ne sont pas des solutions, et ce n'est pas en les énumérant dans le vocabulaire d'une opinion publique dominée par les mass media qu'on peut nous aider à « traduire dans notre jugement de conscience » (?) les « réponses » qu'ils appellent. Prenons, par exemple, « la recherche de la paix par voie d'accords entre les peuples ». C'est le « problème » que les évêques de la région parisienne mettent en tête de ceux qui doivent solliciter notre réflexion au moment de voter. De quoi s'agit-il ? La France est-elle en guerre ? Non. Car si la France était en guerre, les évêques parleraient de la « victoire », comme a fait le cardinal Spelmann, et non de la paix. Alors de quoi s'agit-il ? Du Vietnam ? Bien évi­demment, oui. Alors que peut la France ? Rien. La France souhaite-t-elle la paix ? Évidemment. Par voie d'accords ? Évidemment, si c'est possible. Est-ce un « problème ma­jeur » pour l'électeur français, catholique ou non ? Certai­nement pas. Alors de quoi s'agit-il ? Il s'agit, et il s'agit seulement de s'aligner sur la propagande des communistes, pour bien montrer qu'on est comme eux, ou aussi bien qu'eux, ou mieux qu'eux. Mais le résultat est simplement d'incliner les esprits à la considération que ce sont les communistes qui sont dans le vrai, ainsi que ceux qui, au pouvoir, font de la surenchère sur eux à cet égard. Le dom­mage, au plan électoral, est certain. Tous les « problèmes majeurs » sont ainsi évoqués dans le langage le plus ambigu. 188:111 Qu'est-ce que c'est que « l'instauration d'une société économique au service de l'homme et non de l'argent » ? Pour le lecteur moyen, une société économique au service de l'argent, c'est une société économique qui accepte le « capitalisme », les « trusts », le « profit » ; et une société économique au service de l'homme, c'est celle qui refuse tout cela. Si nos évêques avaient dit « ...au service de l'homme et non de l'argent *ou de la matière* », ou bien : « ...et non au service du *matérialisme *», le lecteur moyen aurait compris que les évêques l'invitaient à se désolida­riser du « capitalisme » et du « communisme », on n'en est même pas là. Il y a « l'homme » d'un côté, et « l'argent » de l'autre. Au plan électoral, on voit ce que cela veut dire. Problème majeur encore : « le droit pour tous à un logement décent et donc la lutte contre toute spéculation qui multiplie, au détriment des travailleurs, les construc­tions de luxe inoccupées. » Ce « ...et *donc*... » est admi­rable ! Qu'on se rassure : tous les candidats aux élections sont et seront toujours « contre toute spéculation ». Reste le problème qui, non résolu, engendre la spéculation, mais dont les causes seraient à déceler pour que le problème soit résolu. La spéculation, cause seconde éventuelle, est d'abord effet. Effet nocif pour les « travailleurs » que nous sommes tous ; effet nocif plus généralement pour les écono­miquement faibles -- lisez : les pauvres -- dont beaucoup ne peuvent pas ou ne peuvent plus travailler. Je renvoie, sur ce point, au livre trop peu lu de Paul-Marie de la Gorce : « La France pauvre. » **6. -- **Je pourrais continuer l'analyse du communiqué, mais ce serait fastidieux. Les quelques exemples que j'ai donnés suffisent. On observera que « les problèmes majeurs » énumérés sont tels qu'en fait tout le monde les a présents à l'esprit. Mais, dans l'ensemble, ils sont posés dans les termes où les pose la Gauche, ce qui signifie que, si ce communiqué devait avoir une influence électorale, il constituerait une invitation à voter à gauche. Mais son but n'est pas électoral. Les élections ne sont que l'occasion de sa rédaction pour une prise de position générale. 189:111 Dans notre article, nous avions dit que les évêques tendraient probablement à marquer un certain « désengage­ment » à l'égard des élections. En fait, le communiqué des évêques de la région parisienne ne dément pas ce point de vue. A l'égard des élections elles-mêmes il est assez indif­férentiste. Il ne gêne pratiquement personne. Son orienta­tion à gauche vise au-delà des élections. Le rappel de divers paragraphes de *Gaudium et Spes*, au début du communiqué, lui donne son véritable sens. On avait pu croire que le Concile en général et la « Constitution pastorale sur l'Église dans le monde de ce temps » signifiaient un *retrait* de l'Église par rapport à la politique. C'était une fausse interprétation. Ils ne signi­fient que la rupture avec les systèmes et les structures dont l'Église semblait plus ou moins prisonnière. Mais « l'ouverture au monde », doit être comprise comme un engagement politique plus intense que jamais. Le communiqué nous le rappelle. Quel est le danger de cette position ? C'est celui d'une acceptation des valeurs du monde, telles qu'elles sont incar­nées aujourd'hui par les deux courants démocratiques qui dominent la planète, le courant libéral et le courant totali­taire. Dans nos vieux pays catholiques d'Europe, et en France particulièrement, le courant libéral étant celui du XIX^e^ siècle fait corps avec les systèmes et les structures qui sont reje­tés. C'est alors le courant totalitaire auquel se trouve con­frontée l'Église et dans lequel elle risque de s'insérer pour mieux s'ouvrir au monde. C'est ce que reflète le communiqué. Au XIX^e^ siècle, tandis que l'Église, à son sommet, dénon­çait principalement le *libéralisme* qui était la plaie idéolo­gique et structurelle de l'époque, les évêques français avaient hélas ! trop souvent une attitude concrète qu'on pouvait interpréter comme la bénédiction donnée aux puis­sances politiques et économiques bénéficiaires de ce libéra­lisme, et comme le refus d'audience opposé aux plaintes du monde ouvrier qui en était la victime. 190:111 En ce milieu du XX^e^ siècle, tandis que l'Église, à son sommet, dénonce principalement le totalitarisme s'insi­nuant dans la société par les voies convergentes de la technocratie, de l'étatisme, du socialisme et du communis­me, nos évêques n'en soufflent mot et préfèrent accorder leurs préoccupations et leur vocabulaire aux préoccupations et au vocabulaire des puissances de l'opinion. Peut-on accorder la Foi chrétienne et la Révolution ? Dans la tranquillité d'un ermitage, seul avec sa prière et ses cahiers, un paysan de la Garonne le peut sans doute. Mais l'homme quelconque, engagé dans la vie, a besoin d'unité intérieure. Sa pensée et son action doivent être en harmonie. Il ne peut qu'être l'apôtre de sa Foi ou le militant de sa Révolution. Rêver d'un néo-constantinisme de la Révolution tota­litaire pour en faire une Démocratie chrétienne universelle -- ç'est rêver. Nous n'en sommes pas là expressément, mais nous n'en sommes pas loin ; et ce n'est pas le communiqué des évê­ques de la région parisienne qui paraît en éloigner le risque. Ah, ! comme nous aurions aimé, à défaut d'un silence éloquent par lui-même, le langage simple de la Vérité ! L. S. *Note*. -- Louis Salleron nous avait déjà envoyé son article et son post-scriptum quand a paru l'éditorial de Georges Mon­taron, dans *Témoignage chrétien* du 2 février 1967, commen­tant le Communiqué des évêques de la région parisienne. Au point 6 de son post-scriptum, on l'a vu, Louis Salleron remarque que les « problèmes majeurs » sont, dans le Commu­niqué, « posés dans les termes où les pose la Gauche » ; et il observe qu'en fait le Communiqué manifeste une « orientation à gauche ». Or voici ce que Georges Montaron écrit de ce même Communiqué : 191:111 « *Les électeurs qui ont choisi de voter à gauche* (...) *non seulement n'y trouveront rien qui s'oppose à leurs options, mais encore ils y noteront des raisons de persévérer dans la voie où ils se sont engagés. *» Le témoignage ainsi porté par Georges Montaron est, comme on le sait, celui d'un « homme de gauche ». Il confirme l'ana­lyse de Louis Salleron. J. M. 192:111 ### Visite à Dom Helder Camara par Thomas Molnar ARCHEVÊQUE DE Olinda et de Recife, Dom Hel­der Camara s'est fait connaître du grand public par des interventions très remarquées au Concile. Il s'est dès le début classé « progressiste », demandant aux Pères réunis de reconnaître non seule­ment la nécessité de l'ouverture de l'Église au monde, mais également les droits qu'a le monde moderne dans l'esprit des catholiques. Bref, Dom Helder est devenu une des vedettes du Concile, rôle qu'il remplit depuis assez longtemps dans son Brésil natal. Grande fut ma curiosité en apprenant qu'à Recife j'aurais l'occasion de le rencontrer et de m'entretenir avec lui. J'avais décidé de bien préparer cette rencontre et de me dépouiller de tout préjugé que je pourrais nourrir à l'égard d'un prélat dont on parle chaque jour dans les journaux et qui est constamment entouré des agents de la publicité. N'étant qu'un visiteur au Brésil, je pou­vais faire deux choses : me familiariser tant bien que mal avec l'activité passée et présente de Dom Helder, écouter ceux qui le connaissent de longue date, et lire les controverses qui font rage dans les journaux autour de ce personnage de l'avis de tous assez remuant. 193:111 La deuxième chose était l'étude sur place, selon mes mo­yens, de la situation dans le Nord-Est, province au climat tropical, sorte de pays sous-développé mais qui fait par­tie de l'immense république brésilienne. C'est que la ville de Recife, sur la côte atlantique, ville excitante et inquiétante, misérable et pourtant en plein essor écono­mique, est la résidence de l'Archevêque. Pourquoi étudier le Nord-Est avant de rencontrer Dom Helder ? C'est que depuis le peu de temps qu'il s'y trouve il s'est fait le porte-parole de ces provinces encore arriérées économiquement où 35 millions de Bré­siliens sont, comme on dit, -- « en voie de développement ». Peu après son arrivée, Dom Helder s'éleva contre la misère, les propriétaires des plantations et des indus­tries ; bientôt il entra en conflit avec le gouverneur mili­taire de la région, ce qui, comme une formule sûre, lui assura l'enthousiasme des étudiants locaux. Depuis lors, et jusqu'à ce jour, il n'y a que de courtes trêves entre l'Archevêque et les autorités ; dans les intervalles Dom Helder gagne du terrain car les journaux brésiliens et étrangers s'emparent des nouvelles sensationnelles qui poussent partout où il va. \*\*\* Ce n'est pas ici le lieu de m'étendre en détail sur mes observations dans le Nord-Est. Cependant, en raison des opinions catégoriques qu'a exprimées devant moi l'Ar­chevêque sur la situation de ces provinces -- opinions que je rapporterai dans la suite -- il me semble utile de faire quelques remarques. Un coup d'œil sur la carte du Brésil vous montrera que le Nord-Est souffre de tous les maux qui généralement affligent les régions sous cette latitude : 194:111 sécheresse, éloignement des parties industrialisées du pays (au sud de la ligne Sao Paulo-Rio de Ja­neiro), mauvaises méthodes d'exploitation, propriétaires terriens ayant des ambitions politiques à des milliers de kilomètres de leurs fermiers, finalement apathie d'une population sous-alimentée et peut-être pas très apte à se lancer dans la lutte pour l'existence et le développement. Ces maux ont été depuis un certain temps reconnus des gouvernements. La dernière décennie a vu plusieurs mesures énergiques, notamment l'établissement d'une gran­de agence gouvernementale, PUDENE, aux capitaux bré­siliens et nord américains, en vue de la réhabilitation des provinces. La transformation se fait déjà sentir : des industries nouvelles, des routes, écoles, barrages, toutes choses soumises à une planification que précède une politique soigneusement élaborée afin de permettre la participation du secteur privé. Les entreprises du sud du pays jouissent d'une remise d'impôts pour leurs inves­tissements dans le Nord-Est ; aussi le taux de développe­ment s'accroît-il chaque année. A tel point que dans un article dans *Les Temps Modernes* (mai 1966) Henri Edme dut admettre qu'au Brésil, ainsi d'ailleurs que dans toute l'Amérique latine, la révolution (pourtant promise par les Ligues paysannes de l'agitateur-député, Francisco Juliao) « n'est pas une fatalité, ni interne, ni externe ». Je rapporte ces quelques données afin de faire com­prendre au lecteur que 1) les problèmes du Nord-Est sont les durs problèmes de toutes les régions sembla­bles ; 2) le gouvernement et l'aide de Washington font un effort gigantesque pour assurer le progrès ; et 3) cela se fait à l'aide de capitaux indispensables et non par la voie dite révolutionnaire. Cette dernière remarque a son importance en raison d'un débat, l'un des nombreux débats, rapporté dans le *Jornal do Brasil* (28 août 1966), qui a lieu à Sao Paulo avec la participation des prêtres progressistes, au cours duquel ces religieux, faisant l'éloge de Dom Helder Camara, ont condamné le capitalisme et la technocratie, ainsi que « l'exploitation », et ont lancé un appel vibrant pour le dialogue avec les marxistes. 195:111 Or c'est, en dernière analyse, le capitalisme, c'est-à-dire la production, les impôts et les connaissances techniques du capitalisme qui vont réhabiliter le Nord-Est. \*\*\* A deux heures de l'après-midi, un jour de septem­bre dernier, nous nous sommes présentés à l'Archevêque de Recife, Monsieur A.P., un ami brésilien, et moi. Peu après, un personnage petit et mince, plutôt fragile d'ap­parence, la soutane surmontée par une grande tête dégar­nie et aux yeux vifs, entra. C'était Dom Helder, nous invitant à monter avec lui dans une grande salle du premier étage. Avant de nous engager dans l'escalier, il a, d'un large mouvement du bras, embrassé une vieille femme qui l'attendait, lui adressant quelques mots. Le geste était si théâtral que je crois avoir fait involontaire­ment une grimace. Mais d'autres gestes suivirent... Il ne me laissa pas lui baiser l'anneau, mais en m'in­clinant je dus m'apercevoir que sa croix pectorale était en bois simple. Plus tard, même aux État-Unis, j'ai lu des commentaires flatteurs sur la décision de quelques évêques sud-américains de porter ce genre de croix. En ce qui me concerne, j'avoue préférer un peu plus de splendeur, car il n'y a aucun mal à mêler le sentiment religieux à l'éblouissement des sens. En quelle langue puis-je m'adresser à Son Éminence ? Dans un français assez correct Dom Helder me répon­dit : « A vrai dire, je ne parle qu'une langue, le « dialecte Camara ». Mais enfin poursuivons en français. Et ne m'appelez pas Éminence « Devrais-je vous dire Mon Père ? ». « C'est bien, je préfère ça ». 196:111 Il est impossible de rapporter ce petit dialogue initial sans remarquer que j'avais devant moi, alors et pendant encore deux heures, un acteur accompli, aux grands gestes, les yeux levés au ciel, se sachant observé, étudié, tirant un énorme plaisir du fait d'être le point de mire des curieux. J'avais appris à Rio de Janeiro, d'un de ses anciens professeurs, vieux et sage Jésuite, que Dom Helder, séminariste, prêtre, bu­reaucrate au Ministère de l'Instruction Publique, puis coadjuteur du cardinal de Rio, avait comme suprême ambition de se faire remarquer, par la simplicité s'il le fallait, mais aussi par le scandale s'il le pouvait. Sa pré­paration doctrinale fut médiocre, et à l'Institut Pontifi­cal il n'enseignait que le cours sur l'administration des écoles (c'est ainsi qu'il fut nommé au Ministère). Mais il a toujours saisi les occasions, de préférence les plus solennelles, pour l'emporter par son non-conformisme bien calculé, son exaltation contrôlée mais calculée, elle aussi, afin d'impressionner les jeunes auxquels il laissait toute liberté et indiscipline. Justement, Dom Helder commença à me parler des groupes de jeunes qui lui font l'honneur de lui rendre visite. « Ils se plaignent du peu de liberté que leur lais­sent les autorités et demandent mon intervention. Alors je-leur dis : Quoi ? Vous vous plaignez de cela ? de si peu ? Mais il me semble que vous avez très peu d'ambi­tion ! Vous avez le droit d'exiger tout, absolument tout ! N'oubliez pas que vous êtes, chacun de vous, un co-créa­teur de Dieu, divins vous-mêmes ! ». « N'est-ce pas », et l'Archevêque se tourne vers moi avec un de ces larges gestes, « l'humanité est en train d'apprendre à créer, à voir grand. Nous marchons dans l'espace, nous créons la vie dans nos laboratoires ». Puis : l'Église elle-même ouvre les yeux et trouve que le monde est bon et qu'elle y a bien sa place. « Tenez : si Karl Marx avait trouvé moins de pauvres en son temps, c'est-à-dire une Église catholique vivant selon les paroles du Christ, il n'aurait pas été athée, il n'aurait pas proposé sa propre doc­trine. » 197:111 Ici je l'interromps, évoquant le péché originel, l'er­reur qui suit d'un intellect fort mais mal guidé par la volonté, les appétits ; je parle même du Dieu transcen­dant, créateur et non « co-créateur ». Mais Dom Helder m'écoute à peine, il est visiblement dans une autre sphère. Je me rends parfaitement compte de ce que mes interjections sont inutiles. Soudain je me frappe le front (en pensée) : c'est comme cela que devait être le Père Teilhard ! Étienne Gilson ne fut-il pas interloqué, un peu comme je le suis maintenant, lorsqu'à New York Teilhard lui parla du « méta-christianisme » dont il se vit prophète ? Il n'y a pas à s'y méprendre : Dom Helder est une sorte de réincarnation (pourquoi pas, nous som­mes en plein bouddhisme) de Teilhard de Chardin ! La conversation s'échauffe car elle est dominée par l'Archevêque. Il me propose de me lire le papier qu'il allait lire justement devant les membres du C.E.L.A.M., la réunion des évêques sud américains en octobre, à Mardel Plata (Argentine). Cette réunion, comme l'écri­vait Gustavo Corçao dans la revue *Triumph* de Washing­ton, se pencha uniquement sur les problèmes sociaux et économiques, laissant de côté les questions spirituelles. Jugeant par le texte de Dom Helder, dans les premiers jours de septembre, j'ai compris dans la suite pourquoi c'était forcément le cas. L'Archevêque se mit à lire, évidemment en portu­gais. Même à moi qui ignore cette langue, tout était facile à comprendre, tellement il parlait bien, modulait admirablement ses phrases, soulignant les passages im­portants de ses gestes invitant le public à l'applaudir. C'était du théâtre, que dis-je, un drame, car le texte se mit à vivre, et je compris tout d'un coup l'adulation qui s'élève vers l'Archevêque dans les milieux estudian­tins. 198:111 Voilà le contenu, rédigé de la main de Dom Helder et fondé sur un certain nombre de documents interna­tionalement connus, de tendance socialiste. Les conti­nents doivent engager le dialogue pour guérir les plaies qui divisent l'humanité en riches et en pauvres. Le contrôle des naissances, les différents corps de volontaires, l'alimentation urgente des régions affamées ne sont que des solutions de rechange. Il faut que les peuples de­viennent conscients d'eux-mêmes (désaliénation). L'Afri­que, l'Asie l'Amérique latine doivent être invitées à la table des continents riches. Dom Helder cite le fameux chiffre de l'économiste Raul Prebish selon lequel 13 mil­liards de dollars ont été siphonnés de l'Amérique du Sud par les compagnies nord-américaines depuis la fin de la guerre. C'est évidemment oublier que *pendant* la guerre ces pays ont énormément profité des exportations vers les U.S.A., et ont pu constituer, tels l'Uruguay et l'Argentine, des fonds énormes -- dilapidés dans l'un et l'autre par le socialisme, version péroniste ou l'autre. De même, sans la présence et l'investissement nord-américains le continent ne connaîtrait pas le présent « take-off stage » économique, dont le précité Henri Edme admet, en ter­mes marxistes, bien sûr, le dynamisme. Aux yeux de Dom Helder ce sont bagatelles. L'éco­nomie, l'étude réaliste des causes de la misère, est chose secondaire. « Je suis arrivé ici, me dit-il, et j'ai constaté la misère. En tant qu'homme d'Église mon devoir est de protester, de parler au nom de ce peuple. » Il est convaincu, il le dit chaque jour dans les journaux, que la « classe des exploiteurs », les riches, ne lèveront pas le petit doigt pour aider ces misérables. Il continue (je note les lignes générales de sa pensée) : L'O.N.U. est le grand espoir de l'humanité divisée car c'est une excellente école pour la formation d'une « conscience internationale ». Le cas de U. Thant le prouve. 199:111 La Chine communiste doit s'intégrer à l'O.N.U. car 600 millions d'homes ne pourraient être écartés des grands courants mondiaux. (Mais le « communisme intrinsèquement per­vers » -- je ne résiste pas à l'objecter.) Grand geste. On ne sait jamais, répond l'Archevêque. Voyez-vous, même la satellisation soviétique de votre pays d'origine (la Hongrie) est, en fin de compte, une chose salutaire car elle a dépouillé votre clergé orgueilleux de ses biens matériels. Il est maintenant plus près du peuple... La tâche de l'Église, et en particulier du C.E.L.A.M., est de dénoncer les riches, les oligarchies. Lui-même, il va proposer aux évêques d'élaborer un texte fondé sur les formules conciliaires en vue de condamner la « co­lonisation interne » des peuples pauvres par les riches. Autrement, ajoute-t-il, le petit groupe de religieux qui s'agite pour de meilleures conditions de vie continuera à être considéré comme subversif. Il faut « prendre des risques » dans tous les domaines, dit-il : en matière po­litique, liturgique, surtout avec les jeunes qui veulent être libres. Surtout les jeunes. Et aussi avec l'O.N.U. : le Saint Père est impatient, a-t-il appris, à Rome, que cette organisation vouée à de si grandes choses ne fonc­tionne pas encore mieux. \*\*\* Je prends congé. Automatiquement je me penche sur la main, mais Dom Helder m'en empêche et m'em­brasse. « C'est plus humain », dit-il. J'ai un malaise indicible : pourquoi plus humain ? n'est-il pas humain de respecter, même de vénérer la personne consacrée au Christ ? me sentirais-je peut-être humilié en lui baisant l'anneau ? Cet anneau n'est-il pas, à son tour, celui des apôtres que je vénère ? Pourquoi effacer en moi des sentiments si précieux ? 200:111 De toute évidence, Dom Helder a depuis longtemps reconnu en moi le non-progressiste. Il le dit et je ne le dissimule point. Je marque le désaccord entre nous sur la plupart de ses affirmations. Mais j'aime le mot de la fin : « Dieu est infiniment au-dessus de nous, nous ne pouvons que tâtonner dans les ténèbres. » Ainsi nous ne sommes quand même pas des « co-créateurs ». \*\*\* Quelles sont mes conclusions après ma visite chez ce fameux prélat progressiste, dont les dernières nouvelles rapportent qu'il va peut-être devenir maire de Recife ? Il faut dire d'abord que les prêtres et prélats brésiliens, les progressistes parmi eux, donnent dans des excès plus grands même que leurs confrères européens. D'une fa­çon générale, ils ont une formation théorique moindre, et les extrêmes du climat et de la situation de tout le continent expliquent leur activisme plus poussé, trop souvent capté par la mode du jour, c'est-à-dire la révo­lution. Il y a, par conséquent, des prêtres beaucoup plus à gauche que Dom Helder. Ce dernier m'a fait l'impression de vouloir s'ériger en chef de cette « gauche » afin de freiner les autres, de les déborder, pour ainsi dire. C'est évidemment un jeu dangereux -- si c'est un jeu, car jus­tement le tempérament et les faiblesses de l'Archevêque lui tendent des pièges qu'il ne soupçonne peut-être pas. D'un autre côté je crois pouvoir constater que ce que me disaient ses adversaires sur ses défauts et qua­lités n'est pas tout à fait exact. Incontestablement, la théorie et les études ne sont pas ses côtés forts ; mais c'est un homme intelligent, très intuitif, un émotif aussi qui cultive ses émotions, ses exaltations. 201:111 A tout prendre, Dom Helder a un fort ascendant, et s'il m'a enchanté, moi, ignorant le portugais, avec sa belle voix un peu féminine et son langage articulé, modulé, je m'imagine l'effet qu'il peut avoir sur un auditoire de jeunes et de femmes, sans parler du petit peuple. Il y a donc un agitateur-né dans l'Archevêque, et peut-être pas assez de discipline intérieure pour imposer silence à ces ten­dances. Et pas assez de théologie, il me semble. De toute évidence, Dom Helder est un adversaire de taille, d'abord pour les évêques brésiliens qui ne par­tagent guère ses vues. Ensuite pour le gouvernement qu'il défie à tout bout de champ, plus ou moins inutile­ment et sous des prétextes non valables. Ce gouvernement, après avoir écarté le danger d'une prise de pouvoir communiste en 1964, s'efforce actuel­lement de relancer l'économie et de juguler l'inflation héritée des socialistes Kubitschek et Goulart. En un temps où le superflu du capital aurait dû être dirigé sur le Nord-Est (donc il y a déjà une dizaine d'années), le pré­sident Kubitschek s'est mis dans la tête qu'afin de perpé­tuer son nom comme grand bâtisseur, il devrait doter le pays d'une nouvelle capitale, Brasilia. J'ai visité cette ville mort-née et monstrueuse qu'on a fait surgir en plein désert et qui continue à engloutir des milliards dont on aurait besoin au Nord-Est. Pourtant, il ne vient à l'idée de personne, et sûrement pas de la grande pres­se mondiale, de dénoncer cette folie, car le bâtisseur en fut Oscar Niemeyer, l'architecte communiste bien con­nu. En effet, Brasilia c'est le phalanstère rêvé de Four­rier, sauf que Niemeyer réside dans une villa de luxe très traditionnelle. En somme, c'est sa *datcha.* Pourquoi l'Archevêque de Recife s'oppose-t-il si fa­rouchement à ce gouvernement ? Il ne faut pas nécessai­rement être unanime sur les mérites du gouvernement actuel, mais enfin le Brésil a besoin d'un gouvernement fort de consolidation exactement comme il n'a pas be­soin d'un parlement querelleur et de fonctionnaires cor­rompus. Ce n'est pas seulement une opinion très répandue, mais c'est aussi la vue de Gilberto Freyre, le grand sociologue, autorité internationalement connue. 202:111 Pendant mon séjour à Sao Paulo, un grand journal de la ville publia la lettre ouverte de Freyre à l'Arche­vêque de Recife. Mentionnons que Gilberto Freyre ha­bite également Recife, il est originaire du lieu, il con­naît le passé et le présent du Nord-Est comme pas un. Ses ouvrages les plus distingués lui sont consacrés. Justement parce qu'il connaît la situation, Freyre sait que le gouvernement du Marechal Castelo Branco fait des pas décisifs pour l'amélioration des conditions de vie de la population de cet immense territoire. Dans sa lettre à Dom Helder il analyse les raisons qui, selon lui, sont responsables de l'oppositionnisme actuel de Dom Helder. Freyre rappelle que dans les années 1930 le jeune prêtre était membre du mouvement intégraliste, sorte de groupement fasciste, ce qui lui a valu le sobriquet de « Goebbels brésilien ». Dans ces temps écrit Freyre, vous défendiez les riches, la chose populaire à faire. Aujourd'hui vous choisissez l'autre bord vous protégez les pauvres car c'est la posture à la mode Mais dans tout cela, où se trouve le vrai intérêt du peu­ple qui a aujourd'hui un gouvernement stable tel qu'il n'en a pas connu depuis bien des années ? La réponse de l'Archevêque ne se fit pas attendre, et le ton en était semblable à celui de notre conversation. Il y a des abus contre les gens misérables dans le Nord-Est et lui, Dom Helder, les combattra malgré les intimi­dations. Là évidemment n'est pas la question. Les abus exis­tent, malgré le progrès, et il n'est pas dit que l'UDENE, c'est-à-dire l'intervention étatique, soit le meilleur des remèdes. Mais enfin on bouge, et le Nord-Est est « conscientisé » (terme cher à Dom Helder) de ses besoins et de ses possibilités. Dans ces conditions les catholiques devraient chercher les remèdes locaux, obliger les au­torités à faire davantage -- mais aussi collaborer avec elles sans provoquer la haine et la lutte de classes. 203:111 Il semble que l'Archevêque de Recife et de Olinda ne soit pas de cet avis, et en cela il est, malheureuse­ment, représentatif d'une large section du clergé et de la hiérarchie. Cela creuse un fossé entre divers éléments de la société au lieu de renforcer la coopération. Mais au-delà des problèmes sociaux proprement dits, un abîme est également créé au sein même des fidèles. J'avoue très sincèrement que pendant la longue conver­sation avec Dom Helder je faisais des efforts spirituels considérables pour le comprendre, pour accepter l'idée que lui et moi appartenons à la même famille, à la même Sainte Mère, l'Église. J'ai saisi avidement les quel­ques bribes de sa pensée où je crus voir se refléter la Vérité et la Voie. J'avoue, cependant, avec la même honnêteté qu'en fin de compte je n'y suis pas parvenu, que l'orientation et les préférences de l'Archevêque me restent profondément étrangères et me remplissent de douleur. D'une douleur d'où l'espoir, pourtant, ne reste jamais absent... Thomas Molnar. 204:111 ### Sur la pastorale du mariage par Noël Barbara,\ prêtre catholique N.D.L.R. -- La revue suisse *Choisir* est animée par des Pères de la Compagnie de Jésus. Dans son numéro de décembre 1966 (n° 85-86), elle a publié un article intitulé : « Où en est la pastorale du mariage ? » L'auteur de cet article est « S. Exc. Mgr Josef Maria Reuss, évêque de Mayence ». Nous reproduisons intégralement ci-après cet article. Et nous le faisons suivre d'une étude critique du R.P. Bar­bara. Le P. Barbara est l'auteur d'un important ouvrage, que nous avons déjà recommandé à nos lecteurs : *Catéchèse du mariage*, en vente chez l'auteur, 8, rue Madame, 37 -- Bléré. Où en est la pastorale\ du mariage ?\ par S. Exc. Mgr Josef Reuss,\ évêque de Mayence Il est évident que la question de la régulation des nais­sances ne peut être laissée à l'arrière-plan. Parmi les prêtres adonnés au ministère il règne en ce moment une grande incertitude. 205:111 Puisque le secret est exigé au sujet des travaux de la Commission pontificale sur ce problème et qu'il ne faut pas s'attendre pour l'immédiat à une déclaration du Pape, en raison de la complexité des points de vue, l'auteur de cet article -- paru dans Diakonia, Heft 4, traduit et adapté par notre rédaction -- voudrait aider ses confrères par quelques réflexions personnelles. Il les a déjà exprimées lors d'une discussion, le 13 juillet 1966, au Katholikentag de Bamberg, devant un auditoire de prêtres. \*\*\* CONSTATATIONS. 1. Dans le mariage, le fond du pro­blème est la croissance des époux dans un amour qui ne cherche pas son propre intérêt (I Cor., 13 ; 5) et qui doit imprégner toute la vie du couple. L'effort continuel qu'exige cet amour entre les époux et pour leurs enfants est si décisif pour un « bon mariage » que les époux doivent le considérer comme le premier et le plus important devoir. Ce faisant, ils sont en même temps au cœur de leur attitude envers Dieu. 2\. Les époux doivent être convaincus que Dieu les appelle formellement à la paternité et à la maternité. Ils ne doivent donc pas renoncer par égoïsme à cette vocation. 3\. La régulation des naissances est permise cependant, et même parfois nécessaire en considération de l'autre con­joint, pour le bien de la communauté conjugale, pour l'édu­cation des enfants déjà nés. 4\. Les époux doivent examiner devant Dieu à combien d'enfants ils peuvent donner la vie en pleine conscience de leur responsabilité et non à la légère. C'est par des actes entièrement responsables que l'homme accomplit la volonté de Dieu. 5\. Quant aux procédés permis pour la régulation, une dis­cussion est ouverte à l'intérieur de l'Église catholique. Elle ne s'occupe pas de la légitimité des unions en période agénétique. 206:111 Pour des raisons graves, cette pratique est permise de­puis Pie XII, même si l'union des époux n'a lieu que pendant cette période. L'unanimité est faite aussi sur l'interdiction absolue des manœuvres abortives. Aucun prétexte ne peut légitimer et en aucun cas elles ne peuvent être considérées comme des moyens de régulation des naissances. Dans l'Église le fond de la discussion consiste donc à se demander si toute méthode anticonceptionnelle est mau­vaise en soi et par conséquent strictement interdite. Certains répondent par la négative, d'autres par l'affirmative. 6\. Pour tous les interlocuteurs, il est évident que l'égoïsme ou l'arbitraire vicie toute méthode de régulation des naissances. 7\. Ceux qui pensent que la contraception n'est pas inter­dite de façon absolue le font pour des raisons objectives (le bien des époux, de l'union conjugale, de l'éducation des en­fants). Dans ce cas, en effet, un acte anticonceptionnel n'est pas arbitraire et, pour les raisons invoquées, il peut être permis. 8\. Ces questions ne sont pas seulement débattues entre théologiens et moralistes. Le Pape a créé une commission spéciale pour s'en occuper. Vatican II n'avait pas l'inten­tion -- on l'a souvent souligné -- de prévenir les travaux de cette Commission ni la décision du Pape encore attendue. C'est pourquoi, s'il a affirmé qu'il y avait des moyens de régulation illicites ([^26]), il a refusé de descendre dans les dé­tails ([^27]). En fait, il ne voulait pas donner de réponse à la question de savoir quels sont les moyens permis et quels sont ceux qui ne le sont pas. La solution traditionnelle (continen­ce totale ou continence périodique) n'est pas déclarée ca­duque. Pas davantage n'ont été condamnées les nouvelles tentatives de solution selon lesquelles, on peut, pour des motifs graves, user de méthodes anticonceptionnelles. 207:111 9\. Nous vivons donc actuellement dans un état intermé­diaire aussi bien par rapport à la discussion entre théologiens que par rapport à la position du magistère. La question resta donc posée : est-ce que la méthode contraceptive motivée non par le bon plaisir mais pour des raisons graves est inter­dite. Actuellement l'incertitude subsiste au sujet de la réponse à donner. On ne peut la nier, sous prétexte que le Concile a confié l'étude de la question à la Commission pon­tificale et que le Pape lui-même s'est réservé l'ultime décision. Pas davantage on ne peut dire, dans ce temps de recherche, qu'il n'y ait au moins une certitude, à savoir que la solution traditionnelle est à conserver comme la seule valable. En effet ; non seulement le Concile n'a pas condamné les essais de solutions proposés par les théologiens au cours de la dis­cussion, mais encore il a lors des votes sur les amendements plusieurs fois rejeté certains d'entre eux qui visaient à inclure dans le texte conciliaire lui-même des formulations favorisant la doctrine traditionnelle ([^28]). Le Concile n'a pas voulu donner à cette doctrine une place privilégiée pa­r rapport aux autres solutions, comme il n'a pas voulu la déclarer caduque. Un doute positif et raisonnable subsiste donc à propos de la moralité d'une action contraceptive motivée pour de graves raisons. Malgré tout, il faut que la pastorale continue à s'occuper des questions du mariage et de la procréation. De quelle façon ? L'ACTION PASTORALE. 1. Ce doute positif et raison­nable pour savoir si toute méthode contraceptive est de soi mauvaise, et par conséquent non permise, interdit au confes­seur d'exiger, sous peine de refuser l'absolution, que le pénitent renonce à une méthode contraceptive motivée par des raisons graves. 2\. Le prêtre doit insister auprès des époux en vu « de la croissance de leur amour désintéressé entre eux et envers leurs enfants. C'est leur plus grand devoir. Il doit les encourager à cette grandeur d'âme grâce à laquelle ils donneront la vie à autant d'enfants dont ils peuvent assumer la res­ponsabilité. 208:111 3\. Aucun prêtre, à moins d'être informé exactement sur le problème en son entier, ne peut donner en public son opinion sur la moralité des méthodes contraceptives, soit dans une conférence, soit dans un cercle d'études ou toute autre manifestation. D'autre part, à ceux qui l'interrogent en particulier, il doit une réponse claire. 4\. Que ce soit au confessionnal ou en dehors, le prêtre doit préciser aux intéressés qu'ils ont à examiner consciencieusement devant Dieu si leur renoncement à l'enfant est temporaire ou définitif. C'est après cet examen qu'ils pourront prendre leur décision. S'ils demandent qu'on les aide sur le chemin, le prêtre ne reculera pas devant sa responsabilité de conseiller, sans prendre cependant la décision à leur place. 5\. Si les circonstances le permettent, le prêtre doit déclarer sans équivoque que toute manœuvre contraceptive pour des motifs égoïstes ou arbitraires reste interdite. 6\. Si les époux, conscients de leur responsabilité devant Dieu, ont pris la décision qu'ils ne pouvaient pas avoir, pour un temps ou pour toujours, un ou plusieurs enfants, le prêtre ne peut leur conseiller, en dehors de la continence totale et comme moyen reconnu par l'Église ; que la conti­nence dite périodique. Si les époux rétorquent que cette voie est pour eux impra­ticable il faut leur répondre qu'une telle constatation ne peut venir, en effet, que d'eux-mêmes, et non du prêtre, après un examen consciencieux de la situation, en requérant le cas échéant, le conseil d'un médecin qui lui aussi, sait prendre ses responsabilités. Si les époux se trouvent réellement dans la situation que nous venons de décrire et s'il y a, par conséquent, des rai­sons graves pour user des méthodes contraceptives, voici ce que le prêtre peut dire dans l'état actuel des choses : 209:111 « Si vous vous trouvez réellement dans cette situation vous ne péchez pas, en choisissant une méthode contraceptive. Il convient cependant de chercher la méthode qui corres­ponde le mieux à la dignité de votre union. C'est mon avis personnel. J'en prends la responsabilité devant Dieu. Cet avis, fondé sur l'examen de votre situation particulière, ne s'adresse qu'à vous. Vous ne pouvez pas généraliser. » 7\. Cette réponse du prêtre ne doit pas être considérée comme si la méthode contraceptive était en fait reconnue par l'autorité ecclésiastique. Elle correspond à ce que le prêtre peut dire dans l'état intermédiaire où nous nous trouvons. 8\. Selon ses propres dons, le prêtre doit aider les chrétiens dont il a la charge à former leur conscience de manière à ce qu'ils soient capables de prendre devant Dieu une décision d'hommes responsables. Cette direction spirituelle, les chré­tiens la réclament de leurs prêtres non seulement pour ce qui regarde la vie conjugale mais pour le développement global de leur vie chrétienne. Mgr Josef Maria REUSS. \*\*\* Parmi les prêtres adonnés au ministère, il règne en ce moment une grande incertitude. Cette « incertitude » n'existe, en fait, que chez ceux qui voudraient devancer les directives du Pape mais se rendent compte qu'ils ne le peuvent sans charger leur conscience car ils savent qu'ils ne peuvent invoquer un état de doute au sujet de ces problèmes. 210:111 1\. Dans le mariage, le fond du problème est la croissance des époux dans un amour qui ne cherche pas son propre intérêt (I Cor., 13, 5) et qui doit imprégner toute la vie du couple. L'effort continuel qu'exige cet amour entre les époux et pour leurs enfants est si décisif pour un « bon mariage » que les époux doivent le considérer comme le premier et le plus important devoir. Ce faisant, ils sont en même temps au cœur de leur attitude envers Dieu. Cette première constatation pose le problème con­jugal de façon tendancieuse. Dans la réalité, le fond du problème pour les époux -- et aussi pour ceux qui ne sont pas époux -- c'est la croissance dans l'amour de Dieu et du prochain pour Dieu ; étant entendu que le premier prochain d'une personne mariée est son conjoint. Voilà le premier et le plus important devoir de tout homme et donc aussi des époux. 5\. Quant aux procédés permis pour la régulation, une discussion est ouverte à l'intérieur de l'Église catholique... Dans l'Église le fond de la discussion consiste donc à se demander si toute méthode anticonceptionnelle est mauvaise en soi et par conséquent strictement interdite. Certains répondent par la négative, d'autres par l'affirmative. Dans sa constitution « Gaudium et spes » (n° 51, 3, in fine), le concile Vatican II déclare « En ce qui con­cerne la régulation des naissances, il n'est pas permis aux enfants de l'Église, fidèles à ces principes, d'emprunter des voies que le Magistère, dans l'explication de la loi divine désapprouve. » Et une note 14 renvoie à Pie XI, encyc. « Casti connubii » ; à Pie XII, alloc. au Congrès de l'union des Sages femmes italiennes, 29-10-1951 ; à Paul VI, alloc. aux Cardinaux, 23-6-1964. 211:111 Il est un principe que les croyants, a fortiori les pasteurs, ne devraient jamais perdre de vue et que le Cardinal Suennens, Primat de Belgique, énonce ainsi : « Dans l'Église, une vérité ne peut être que tradition­nelle ; aucun progressisme ne peut contredire cette con­tinuité essentielle, qu'assure la présence permanente de l'Esprit Saint. » C'est ce principe constant que rappelle la note 14 mentionnée plus haut qui renvoie à la Tradition. Au sujet de ceux « qui vicient l'acte de la nature », les Papes, auxquels nous renvoie Vatican II, ont rappelé l'enseignement constant et universel, donc infaillible, du Magistère ordinaire. Relisons leurs déclarations : Pie XI. « Aucune raison assurément, si grave soit-elle, ne peut faire que ce qui est intrinsèquement contre nature devienne conforme à la nature, et honnête. Puis­que l'acte du mariage est, par sa nature même, destiné à la génération des enfants, ceux qui, en l'accomplissant, s'appliquent délibérément à lui enlever sa force et son ef­ficacité, agissent contre la nature ; ils font une chose honteuse et intrinsèquement déshonnête. « En conséquence, comme certains, s'écartant mani­festement de la doctrine chrétienne telle qu'elle a été transmise depuis le commencement, et toujours fidèle­ment gardée, ont jugé bon, récemment, de prêcher d'une façon retentissante, sur ces pratiques, une autre doc­trine, l'Église catholique, debout au milieu de ces ruines morales, élève bien haut la voix par notre bouche, en signe de sa divine mission, pour garder la chasteté du lien nuptial à l'abri de cette souillure, et elle promulgue de nouveau : que tout usage du mariage quel qu'il soit, dans l'exercice duquel l'acte est privé par l'artifice des hommes, de sa puissance naturelle de procréer la vie, offense la loi de Dieu et la loi naturelle et que ceux qui auront commis quelque chose de pareil se sont souillés d'une faute grave. » (« Casti connubii. ») 212:111 Pie XII. « Tout attentat des époux dans l'accomplissement de l'acte conjugal ou dans le développement de ses conséquences naturelles, attentat ayant pour but de le priver de la puissance qui lui est inhérente et d'em­pêcher la procréation d'une nouvelle vie, est immoral ; de plus, aucune « indication » ou nécessité ne peut faire d'une action intrinsèquement immorale un acte bon et licite. « Cette prescription est en pleine vigueur aujour­d'hui comme hier et elle le sera demain et toujours, parce qu'elle n'est pas un simple précepte de droit hu­main, mais l'expression d'une loi naturelle et divine. « Puissent nos paroles être une norme sûre pour tous les cas dans lesquels votre profession et votre apostolat exigent de vous une détermination claire et ferme. » (All. aux Sages femmes ital.) Et donc, toute méthode anticonceptionnelle où l'acte de la nature est vicié, c'est-à-dire où « l'acte est privé par l'artifice des hommes de sa puissance naturelle de procréer la vie » est « une chose honteuse et intrinsèquement déshonnête ». Et comme « cette prescription est en pleine vigueur aujourd'hui comme hier et elle le sera demain et tou­jours », puisque « aucune indication ou nécessité ne peut faire d'une action intrinsèquement immorale un acte moral et licite », il est malhonnête d'affirmer que « dans l'Église le fond de la discussion consiste donc à de­mander si toute méthode anticonceptionnelle est mau­vaise en soi et par conséquent strictement interdite ». Oui, pour les catholiques fidèles à l'Église, toute mé­thode anticonceptionnelle où l'acte de la nature est vicié par l'artifice des hommes est mauvaise en soi parce qu'intrinsèquement perverse et donc strictement inter­dite. Et s'il y a discussion dans l'Église, la discussion ne peut porter que sur la légitimité des méthodes anticonceptionnelles où l'acte de la nature n'est pas vicié ; 213:111 (les progestogènes qui bloquent ou inhibent l'ovulation constituent une méthode anticonceptionnelle où l'acte cornjugal n'est pas vicié). De telles méthodes sont-elles licites au regard de la loi de Dieu ? Voilà où il peut y avoir, pour les Catholiques, matière à discussion. Et encore, faut-il le préciser ? cette discussion ne peut être profitable qu'entre théologiens et non sur la place publique, ou dans une revue, fut-elle « culturelle ». Là, elle ne peut que troubler les fidèles et les prêtres qui auraient oublié leur théologie. 8\. Ces questions ne sont pas seulement débattues entre théologiens et moralistes. Le Pape a créé une commission spéciale pour s'en occuper. Vatican II n'avait pas l'intention -- on l'a souvent souligné -- *de prévenir les travaux de cette commission ni la décision du Pape, encore attendue*. C'est pourquoi, s'il a affirmé qu'il y avait des moyens de régulation illicites (Cf. Gaudium et spes, n° 47), il a refusé de descendre dans les détails (Cf. *Loc. cit,* n° 14). En fait, il ne voulait pas donner de réponse à la question de savoir quels sont les moyens permis et quels sont ceux qui ne le sont pas. La solution traditionnelle (continence totale ou continence périodique) n'est pas déclarée caduque. Pas davantage n'ont été condamnées les nouvelles tentatives de solution selon lesquelles on peut, pour des motifs graves, user de méthodes anticonceptionnelles. Le seul texte conciliaire ayant autorité est celui qui a été promulgué par le Pape. Or, il n'est pas juste de dire que « la solution traditionnelle qui n'a pas été déclarée caduque » par le texte promulgué est seulement celle de « la continence totale ou de la continence pério­dique ». 214:111 La solution traditionnelle qui n'a pas été déclarée caduque est à la fois celle qui permet la continence to­tale ou périodique (cette dernière, dans certains cas seulement), et aussi celle qui condamne toute méthode anticonceptionnelle où l'acte conjugal est vicié par l'ar­tifice des hommes. C'est Vatican II qui le déclare expressément : « en ce qui concerne la régulation des naissances, il n'est pas permis aux enfants de l'Église d'emprunter des voies que le Magistère désapprouve ». Et, d'après la note 14 de la constitution, le Magistère désapprouve comme « intrinsèquement perverse » toute méthode où l'acte conjugal est vicié par l'artifice des hommes. Pour être loyalement dans l'esprit de Vatican II, tel que nous \[le\] livre « Gaudium et spes », la fin de la cons­tatation 8 aurait dû être formulée ainsi : « Pas davantage n'ont été condamnées les nouvelles tentatives de solu­tion selon lesquelles on peut, pour des motifs graves, user de méthodes anticonceptionnelles *qui ne vicient pas l'acte de la nature*. » 9\. Nous vivons donc actuellement dans un état intermé­diaire aussi bien par rapport à la discussion entre théologiens que par rapport à la position du magistère. La question resta donc posée : est-ce que la méthode contraceptive motivée non par le bon plaisir mais pour des raisons graves est inter­dite. Actuellement l'incertitude subsiste au sujet de la réponse à donner. (...) Un doute positif et raisonnable subsiste donc à propos de la moralité d'une action contraceptive motivée pour de graves raisons. Malgré tout, il faut que la pastorale continue à s'occuper des questions du mariage et de la procréation. De quelle façon ? 215:111 L'action pastorale. 1. Ce doute positif et raison­nable pour savoir si *toute* méthode contraceptive est de soi mauvaise, et par conséquent non permise, interdit au confes­seur d'exiger, sous peine de refuser l'absolution, que le pénitent renonce à une méthode contraceptive *motivée* par des raisons graves. 5\. Si les circonstances le permettent, le prêtre doit déclarer sans équivoque que toute manœuvre contraceptive pour des motifs égoïstes ou arbitraires reste interdite. 6\. Si les époux, conscients de leur responsabilité devant Dieu, ont pris la décision qu'ils ne pouvaient pas avoir, pour un temps ou pour toujours, un ou plusieurs enfants, le prêtre ne peut leur conseiller, en dehors de la continence totale et comme moyen reconnu par l'Église, que la conti­nence dite périodique. Si les époux rétorquent que cette voie est pour eux impra­ticable il faut leur répondre qu'une telle constatation ne peut venir, en effet, que d'eux-mêmes, et non du prêtre, après un examen consciencieux de la situation, en requérant le cas échéant, le conseil d'un médecin qui lui aussi, sait prendre ses responsabilités. Si les époux se trouvent réellement dans la situation que nous venons de décrire et s'il y a, par conséquent, des rai­sons graves pour user des méthodes contraceptives, voici ce que le prêtre peut dire dans l'état actuel des choses : « Si vous vous trouvez réellement dans cette situation vous ne péchez pas en choisissant une méthode contraceptive. Il convient cependant de chercher la méthode qui corres­ponde le mieux à la dignité de votre union. C'est mon avis personnel. J'en prends la responsabilité devant Dieu. Cet avis, fondé sur l'examen de votre situation particulière, ne s'adresse qu'à vous. Vous ne pouvez pas généraliser. » 7\. Cette réponse du prêtre ne doit pas être considérée comme si la méthode contraceptive était en fait reconnue par l'autorité ecclésiastique. Elle correspond à ce que le prêtre peut dire dans l'état intermédiaire où nous nous trouvons. 216:111 Nous trouvons cette constatation 9 et ces directives pastorales 5, 6 et 7, tout simplement mais proprement scandaleuses sous la plume d'un évêque, puisqu'en con­tradiction flagrante et avec la Constitution pastorale « Gaudium et spes » de Vatican II qui, (n° 51, § 3, in fine) désapprouve, avec toute la Tradition de l'Église, toute méthode contraceptive où l'acte conjugal est vicié par l'artifice des hommes, et avec les paroles du Pape ré­gnant qui déclarait, le 23-6-64 : « Nous disons franche­ment que Nous n'avons pas jusqu'ici de motif suffisant pour considérer les normes promulguées par Pie XII à ce sujet (de la régulation des naissances) dépassées et en conséquence comme n'obligeant plus. Elles doivent donc être considérées comme valables, au moins jus­qu'au jour où Nous Nous sentirons obligé, en conscience, de les modifier. Dans un domaine d'une telle gravité il semble bon que les catholiques veuillent suivre une loi unique, celle que l'Église propose d'une voix autorisée et dès lors il semble opportun de recommander que personne ne s'arroge actuellement le droit de se prononcer en termes qui ne sont pas conformes à la norme en vigueur. » En octobre dernier, le même Pape, Paul VI, faisait déclarer par Mgr Vallainc, Directeur du bureau de presse du Vatican : « l'enseignement de l'Église catholique en ce domaine (de la régulation des naissances) reste toujours valable ; on ne peut dire qu'il existe, dans l'intervalle un état de doute ». (*La Croix* du 22-10-66.) Le « doute positif et raisonnable » qu'invoque l'évêque de Mayence, n'existe donc pas. De plus, les manœuvres contraceptives rejetées par l'Église sont rejetées, non, comme le prétend la directive 5, pour des motifs égoïstes et arbitraires, mais parce que « intrinsèquement perverses ». 217:111 Et si des époux rétorquent que la voie de la continence périodique, autorisée par l'Église, est pour eux impraticable il faut leur répondre, avec Pie XII, dont les normes, nous assure le Saint Père Paul VI, sont tou­jours en vigueur : « Vous pouvez toujours, fortifiés par la grâce de Dieu, remplir fidèlement votre de­voir, et préserver votre chasteté conjugale de cette tache honteuse ; telle est la vérité inébranlable de la pure foi chrétienne, exprimée par le magistère du Concile de Trente : « Personne ne doit prononcer ces paroles téméraires, interdites sous peine d'anathème, par les Pères : qu'il est impossible à l'homme justifié d'observer les préceptes de Dieu. Car Dieu ne commande pas de choses impossibles, mais en commandant il vous avertit de faire ce que vous pouvez et de demander ce que vous ne pouvez pas et il vous aide à le pouvoir. » Et donc, à des époux qui se trouveraient réellement dans la situation décrite par Mgr Josef Marie Reuss, et qui prétendraient pouvoir user de méthode contracep­tive viciant l'acte de la nature, il faut avoir le courage de sa foi et leur dire : « la morale de situation » n'étant pas admise dans l'Église, vous péchez très certainement en choisissant une méthode contraceptive qui vicie l'acte de la nature. Et si « un confesseur ou un pasteur d'âme, ce qu'à Dieu ne plaise », vous dit le contraire, « s'il vous induit en cette erreur, ou si seulement, par une appro­bation ou un silence calculé, il vous y confirme », dites-lui, avec Pie XI recommandé par Vatican II, « qu'il aura à rendre à Dieu, le Juge suprême, un compte sévère de sa prévarication ; qu'il considère comme lui étant adressées ces paroles du Christ : « Ce sont des aveugles et ils sont les chefs des aveugles ; or, si un aveugle con­duit un aveugle, ils tombent tous deux dans la fosse. » \*\*\* 218:111 CONCLUSION A CETTE RÉFUTATION. Comme nous l'avons souligné dans la constatation 8, nous voulons bien croire, nous sommes même certain, que « Vatican II n'avait pas l'intention de prévenir les travaux de la Commission spéciale nommée par Paul VI, ni la décision du Pape encore attendue » ; mais nous avons peine à croire que « des » pères conciliaires n'aient pas eu cette tentation de « prévenir les travaux de la Commission et la déci­sion du Pape », puisque l'un d'eux y a même succombé. Quand le Saint Père demande « que personne ne s'arroge actuellement le droit de se prononcer en termes qui ne sont pas conformes à la norme en vigueur », « PERSONNE » exclut même l'évêque de Mayence. Et si un théologien, fût-il évêque, et évêque de Mayence, se prononce en termes qui ne sont pas conformes à la norme en vigueur, c'est-à-dire, précise le Pape, « les normes promulguées par Pie XII », on ne peut que cons­tater que ce théologien a désobéi au Pape. Cette déso­béissance est en outre un scandale. Quant à la revue qui a traduit ce scandale pour le propager, puisqu'elle est « culturelle », nous lui laissons le soin d'apprécier elle-même la valeur de sa collabo­ration. Noël Barbara, prêtre catholique P.S. -- A ceux qui pourraient être troublés par les multiples articles sur « la pilule » des « revues à sensations », et aussi par les délais imposés par le Souverain Pontife concernant les direc­tives annoncées sur cet important problème, voici ce que j'ai coutume de dire : L'Église, par la voix des confesseurs, a pratiquement recom­mandé la méthode « Ogino ». Or, les « petits ogino » qui sont arrivés par surprise, constitueraient, à eux seuls, plusieurs régi­ments. On tient l'Église pour responsable de leur appel à la vie. C'est probablement très vrai ; mais l'Église n'a pas à rougir d'une telle responsabilité. Par contre, si l'Église, toujours par la voix des confesseurs, avait cautionné l'usage de la « thalidomide » pour éviter le vomissements du début des grossesses, elle se verrait responsable de ces innombrables enfants (2 000, disait un congrès médical espagnol) assassinés à leur naissance parce que mal formés par suite de la thalidomide (rappelez-vous le fameux procès de Liége) et de tous ceux qui, heureusement, n'ont pas été assassinés mais qui resteront infirmes toute leur vie pour le même motif. Heureusement, l'Église n'a pas été mêlée à cette responsabilité. 219:111 Et voilà pourquoi les vrais savants se montrent prudents pour nous dire les effets de ces fameuses pilules. Il ne s'agit pas pour eux de recommander des pantoufles ou une ceinture-effi­cace-contre-les-rhumatismes. Pour ces réclames « médico-lucra­tives » il est facile de trouver un prête-nom et les « pantoufles du Dr. Chose » ou la « ceinture du Dr. Machin » ne tirent pas à conséquence. Mais quand il s'agit de l'innocuité de ces « pilules » on comprend fort bien la prudence des vrais hommes de science ! Quels seront les effets de ces pilules : -- d'abord sur la femme qui les prendra pendant assez long­temps ? (elles seraient contre-indiquées aux cardiaques et à celles qui auraient une mauvaise circulation ; elles produiraient une suractivité de l'ovulation dès qu'on cesserait de les prendre ; elles développeraient l'embonpoint et le système pileux) ; -- puis sur l'enfant que mettra au monde une femme qui aura pris ces pilules antérieurement ? -- enfin sur les enfants que mettra au monde une femme dont la mère (grand-mère des enfants) avait usé de cette médication ? car dans des cas semblables, il n'est pas rare que la nature saute une génération. Devant ces problèmes, qui ne peuvent être résolus sans le facteur temps (n'oublions pas qu'il n'y a qu'une douzaine d'an­nées que les chimistes ont réalisé ces synthèses et il n'est pas possible en dix ans d'avoir des « géniteurs » ou des « parturien­tes » pouvant servir de « test ») les vrais savants sont partagés et n'osent se prononcer de façon catégorique. Or, aussi longtemps que les hommes de science ne se sont pas prononcés sur ce qui est de leur compétence, l'Église ne peut se prononcer sur ce qui est de son domaine ; elle ne peut nous dire la valeur morale de la décision des savants qui n'existe pas encore. Voilà, à mon sens, comment s'expliquent les délais du Saint Père au sujet de ce grave problème de la régulation des nais­sances. N. B. 220:111 ### La messe selon Luther (II) par Dominique Marie LA SOI-DISANT nouvelle messe de Robert Serrou et de *Paris-Match* a, comme prévu, donné quelques idées. *Témoignage Chrétien* du 26 janvier 1967 a pris le relais. Nous y trouvons, page 13, un article de Jean Sainsaulieu : « Les eucharisties familiales ». Sous-titre : « L'eucharistie familiale des Hollandais peut effa­cer beaucoup de formalisme. » Aujourd'hui, pour les novateurs, la lumière vient du Nord. Alors, comme Robert Serrou, Jean Sainsaulieu est allé s'informer en Hollande. Si nous l'en croyons, il a trouvé mieux que le reporter de *Paris-Match.* Ce sont, dit-il, les eucharisties familiales. Il précise ce qu'elles ne sont pas. « Il faut éviter de confondre les eucharisties fami­liales avec des innovations spectaculaires et moins or­thodoxes. La photographie de ce genre qui a été le plus critiquée en France était celle de quelques hommes en complet veston, assis dans une mansarde autour d'une table nue portant des vases sacrés, le tout en noir et blanc avec un éclairage sinistre. Plus de trace de fête ni de célébration dans ce casse-croûte saumâtre. C'était un défi à la joie, fruit de l'amour fraternel et de l'action de grâces. » 221:111 Remarquons le critère de base pour le rejet de la Cène en veston : c'est pas gai ! Notre auteur ne se réfère nullement aux prescriptions liturgiques en vigueur. On parle tellement d'ambiance, de nos jours, qu'il fallait bien s'attendre à son invasion dans les règles liturgiques. Enregistrons simplement cette nouvelle norme de la discipline ecclésiastique. Il ne faut pas confondre, non plus, les réunions du mouvement « Shalom », avec les eucharisties familiales, « bien qu'elles s'en rapprochent ». Nous laissons la pa­role à Jean Sainsaulieu. Il l'a maintenant, intégralement, jusqu'à la fin de son article. « Là (mouvement Shalom), le repas pris en commun suit l'évocation de la Cène, comme les agapes des pre­miers chrétiens. Le rite varie, puisque la réunion est pré­sidée alternativement de mois en mois par un prêtre et par un pasteur de l'Église Réformée. Ils ont en commun une foi certaine dans la Présence Réelle, et chaque minis­tre célèbre l'Eucharistie avec toute l'efficacité dont il est capable, et selon l'intention de son Église. Il y a donc sa­crement pour les catholiques sans que nous ayons de dé­tails sur le déroulement du rite. Sa singularité est la disposition des fidèles autour d'une table et dans le décor d'un repas. C'est le moyen de re­monter au-delà de ce qui sépare la Réforme de la Contre-Réforme et de reconstruire ensemble sur le roc, en re­partant de l'Évangile et pour la Messe de la Cène. Ce ne serait pas possible dans les pays où c'est le droit et les formes qui donnent valeur aux actes, comme en France, mais les théologiens hollandais admettent que les gestes de la charité ne peuvent pas attendre le résultat des discussions, si bien que la fraction du pain et le partage sa­cramentel du Corps du Christ constituent le premier pas au lieu du dernier de tout rapprochement. Dans ce que nous allons évoquer, il ne s'agit plus, cette fois d'eucharistie familière, mais familiale. Sa pratique est rare et occasionnelle, puisqu'il faut une fête religieuse de la famille comme un baptême, des fiançailles ou des noces d'or, mais le rite, accompli par un certain nombre de prêtres, suit l'ordre de la Messe romaine. Les assis­tants, grands et petits, sont tous de la famille, ce qui jus­tifie la part prise par les parents. Les milieux où se conser­ve cet usage gont les plus croyants, les plus traditionnels, au point de ne pas concerner les associations d'étudiants. 222:111 Le prêtre invité commence par des prières d'introduc­tion comme dans le missel, puis prononce seul l'oraison composée pour la circonstance. Alors un jeune homme lit de sa place un passage de Saint Paul comme épître et le père de famille lit une page d'évangile comme à la prière du soir des pays de chrétienté. Tous les âges confessent leur foi en récitant le Credo. La mère, à son tour, expri­mes les intentions de chacun ou, plutôt, ses intentions sur chacun : souhaits, encouragements, espoirs, ce à quoi une femme pense toujours. C'est à la fois l'offertoire et la prière universelle qui est en train de le remplacer. Le prêtre conclut comme d'habitude. Le canon est improvisé, ce qui n'est pas exceptionnel dans ce pays, resté proche des origines. La consécration par le récit de la Cène est respectée mot pour mot comme dans tous les canons néerlandais. A la fin est dit le « Pa­ter », formule aisément familiale. On communie sous les deux espèces, le pain étant coupé dans une corbeille sur un linge et le vin versé d'une carafe comme il est naturel à une table servie avec solennité. Le prêtre dit la prière d'action de grâces et un moment de silence y associe tout le monde. Ensuite, on sert le repas. Si une telle cérémonie avait eu lieu une seule fois, elle pourrait déjà être citée dans les Églises chrétiennes en voie de réforme ou de réunion. Qu'elle soit pratiquée dans l'Église catholique a renversé aux yeux des protestants bien des préjugés, comme en sens inverse le monachisme pro­testant de Taizé. Quoiqu'il en advienne, de tels faits éclai­rent notre piétinement quotidien. On recourt bien aux leçons des mystiques pour éclairer la prière privée la plus modeste. L'eucharistie familiale des Hollandais peut effa­cer une foule de négligences et beaucoup de formalisme dans les balances de l'œcuménisme. » \*\*\* 223:111 Les lecteurs qui ont pris connaissance des textes de Luther publiés dans notre article précédent savent déjà comment qualifier, dans l'ensemble, les lignes qui pré­cèdent. Mais, pour plus de précision, nous allons re­prendre le texte pas à pas. Le prêtre et le pasteur, nous dit-on, « ont, en com­mun, une foi certaine dans la Présence Réelle ». Nous avons le regret de dire que la foi d'un prêtre catholique, en ce qui concerne l'Eucharistie, n'a rien de commun avec celle d'un pasteur protestant. Nous en appelons à Luther lui-même : « Au sujet de la trans­substantiation, nous la considérons comme une pure sophisterie, en ce qu'ils disent que le pain et le vin quittent leur substance naturelle et qu'il ne reste que la forme et la couleur, mais plus de pain. » (Articles de Smalkalde.) Cette équivoque entretenue par l'auteur sur la foi des deux hommes n'est digne ni du prêtre, ni du pasteur. « Chaque ministre célèbre l'Eucharistie avec toute l'efficacité dont il est capable, et selon l'intention de son Église. » Nous aurions aimé que l'auteur nous précise que la capacité d'efficacité eucharistique d'un pasteur protes­tant est nulle. L'équivoque continue donc. Elle va aller en s'aggravant. « Il y a donc sacrement pour les catholiques. » C'est tout. On ne nous dit pas qu'il y a sacrifice. Quand on traite de questions aussi graves, on doit veiller à ne pas prêter à confusion. La messe est un sacrifice. On ne doit jamais l'oublier ou risquer de le faire oublier, surtout par rapport au culte protestant. 224:111 Nos découvertes, cependant, ne font que commencer. Continuons : « Sa singularité est la disposition des fi­dèles autour d'une table et dans le décor d'un repas. C'est le moyen de remonter au-delà de ce qui sépare la Réforme de la Contre-Réforme et de reconstruire ensemble sur le roc, en repartant de l'Évangile et pour la Messe de la Cène. » Déjà l'auteur nous avait déclaré, en commençant : « Les rites hollandais n'ont pas fini de faire parler d'eux. L'étonnement passé, nous mesu­rons toute notre ignorance d'une réalité religieuse aussi riche, aussi proche et aussi originale que les rites chi­nois. » Il n'y a rien d'original là-dedans. D'abord, nous n'admettons pas que vous affubliez l'Église catholique, maintenant la foi authentique, du nom de Contre-Ré­forme. Ensuite, nous nions qu'il s'agisse de remonter « au­delà de la Réforme ». Il s'agit de remonter à la Réfor­me elle-même. Il s'agit de la relancer, purement et sim­p lement. Là encore nous en appelons à Luther lui-même : « En premier lieu, pour que nous puissions parvenir à une connaissance exacte et libre de sacrement (le sacrement du pain), avec certitude et succès, nous devons nous appliquer à écarter tout ce que le zèle humain et la dévotion ont ajouté à la simple institution de ce sa­crement, c'est-à-dire les ornements sacerdotaux, les dé­cors, les chants, les prières, les jeux des orgues et tout cet appareil de choses sensibles, pour ne plus avoir devant les yeux que l'institution seule du Christ, quand il a institué ce sacrement, quand il l'a réalisé et prescrit » (De la captivité de Babylone. Et maintenant, en premier lieu, du sacrement du pain.) Que deviennent les prescriptions romaines, celles de Vatican II ? On brandit, contre elles, l'étendard de révolte et de l'insoumission, au nom de la charité. « Les théologiens hollandais admettent que les gestes de la charité ne peuvent attendre les résultats des discussions, si bien que la fraction du pain et le partage sacramentel du Corps du Christ constituent le premier pas au lieu du dernier de tout rapprochement. » 225:111 La belle charité que voilà ! Et que le libre examen conduit à de belles conclusions ! \*\*\* Nous en sommes arrivés à ces « eucharisties fami­liales » que l'auteur nous décrit avec complaisance et sympathie. Elles constituent tout simplement l'application des directives de Luther. Nous ne voyons pas vraiment en quoi elles se distinguent des innovations qualifiées par notre auteur de « moins orthodoxes ». Est-ce parce que que le vin est « versé d'une carafe comme il est natu­rel à une table servie avec solennité » ? S'il suffit d'un litre ou d'une carafe pour faire le partage entre l'ortho­doxie, nous allons retomber, grands dieux, dans de bien pointilleuses rubriques ! Notre auteur dira sans doute que ce qui sauve tout, c'est la fête. A partir de là, les innovations sont bonnes, orthodoxes. Mais de quelle orthodoxie s'agit-il ? Nous ne voyons rien, dans tout ceci, qui soit conforme aux directives de l'Église Catholique. Les milieux où ces usages ont cours ont beau être qualifiés de croyants et de traditionnels, ce n'est pas cela qui confère un caractère de légitimité à leurs actes. « Le canon est improvisé. » L'Église catholique, elle, garde le Canon de la messe, en raison de sa très haute antiquité, comme la prunelle de l'œil. En Hollande, on l'a fait sauter. Tout simplement. C'est cela qu'on ap­pelle être « resté proche des origines ». Voilà ce qui nous est proposé comme modèle. 226:111 « On communie sous les deux espèces. » Nous rap­pelons simplement les prescriptions de Luther dans les Articles de Smalkalde : « Nous condamnons et maudis­sons donc, spécialement, au nom de Dieu, ceux qui non seulement ne veulent pas communiquer les deux es­pèces, mais qui prétendent en outre interdire, condam­ner, vilipender, comme une hérésie notre doctrine et qui se placent de la sorte contre le Christ et au-dessus de lui. » Les conclusions de notre auteur ne manquent pas d'aplomb : « L'eucharistie familiale des Hollandais peut effacer une foule de négligences et beaucoup de forma­lisme dans les balances de l'œcuménisme. » On comprend qu'il ait pu affirmer précédemment que de telles cérémonies renversent « aux yeux des pro­testants bien des préjugés ». C'est du Luther et les pro­testants se retrouvent chez eux. Il y a, enfin, une autre raison pour laquelle nous n'acceptons pas cette propagande en faveur de l'anarchie liturgique. L'expérience séculaire est là qui nous mon­tre en elle une porte ouverte à l'anarchie dans la foi. Lex orandi, lex credendi. La loi de la prière, c'est la loi de la foi. \*\*\* Nous avons gardé pour la fin une phrase du début « Les eucharisties familiales, révélées au monde par un communiqué de Rome, n'avaient fait l'objet d'aucun reportage, leur nom même n'avait pas été prononcé, alors, que l'histoire ne pourra plus les oublier. » Chacun aura pu vérifier avec quelle sympathie « eucharisties familiales nous sont présentées dans cet article. On pourrait même croire qu'elles nous sont présentées sous la protection d'un « communiqué de Rome » qui les a révélées ! Quel est donc ce communiqué ? A n'en point douter il s'agit du communiqué du 29 décembre 1966, publié conjointement par la Congrégation des Rites et le Concilium pour l'application de la réforme liturgique, le 4 janvier 1967. 227:111 Nous reproduisons le début de ce communiqué : « De­puis quelque temps, certains quotidiens et illustrés offrent à leurs lecteurs des nouvelles et des reproduc­tions photographiques sur des cérémonies liturgiques, surtout sur des célébrations eucharistiques étrangères au culte catholique et presque invraisemblables, telles que « Cènes eucharistiques familières » célébrées dans des maisons privées, suivies de repas, messes avec des rites, des vêtements et des formules insolites et arbitraires et parfois accompagnées de musique d'un caractère tout à fait profane et mondain, non digne d'une action sa­crée. Toutes ces manifestations cultuelles dues à des initiatives privées tendent fatalement à désacraliser la liturgie qui est l'expression la plus pure du culte rendu à Dieu par l'Église. Il est absolument hors de propos d'al­léguer le motif de l'aggiornamento pastoral, lequel, il est bon de le répéter, s'effectue dans l'ordre et non dans l'arbitraire. Tout cela n'est conforme ni à la lettre ni à l'esprit de la Constitution liturgique qu'a votée le deuxiè­me Concile du Vatican ; est contraire au sens ecclésial de la liturgie et à la dignité du peuple de Dieu. » Voilà qui s'applique de plein droit à l'article de *Témoignage chrétien* et voilà la référence qu'on a le front de citer comme pour le justifier ! Il y a peut-être, aussi, une autre explication. Le communiqué se termine par le paragraphe suivant : « Nous rappelons en outre qu'il n'est pas permis de célébrer la messe dans les maisons privées sauf dans les cas prévus et bien définis par la législation liturgique. » Il est bien évident que ce paragraphe n'annule pas les condamnations du début. Il les confirme par le rap­pel du caractère strict des règles concernant les ora­toires privés. Il arrive parfois que des prêtres, en raison de leurs infirmités, aient l'autorisation de célébrer la messe assis. Mais, même alors, ils ne sont aucunement dispensés de l'observation de toutes les autres rubriques. 228:111 Nous attendons de pied ferme que M. Jean Sainsau­lieu nous présente un communiqué officiel d'une hiérar­chie officielle de l'Église Catholique ratifiant les « Ar­ticles de Smalkalde », pour ne point parler des autres œuvres de Luther. Dominique Marie. 229:111 ### Histoire secrète de la Congrégation de Lyon (II) par Antoine Lestra La première partie et la table générale des matières de cette grande étude historique inédite ont paru dans notre numéro précédent (numéro 110 de février 1967). Nous y avons également reproduit un jugement de Bernard Faÿ qui explique l'importance et la valeur de cette œuvre posthume d'Antoine Lestra, qui s'étend des années 1801 à 1831 : « de la clandestinité à la fondation de la Propagation de la Foi ». Quatrième partie\ \ L'Église triomphante\ (janvier 1803 -- juin 1805) 230:111 CHAPITRE PREMIER #### La participation de la Congrégation à la réorganisation du diocèse Mgr Fesch prend possession du diocèse le 2 janvier 1803. « Grâce aux missionnaires de Linsolas, constate Benoît Coste, il trouva les affaires de la religion bien plus avancées que partout ailleurs. Soixante étudiants en théologie réunis au grand séminaire vinrent assister à son intronisation, et l'on comptait alors dans les petits séminaires déjà environ trois cents jeunes gens. Un des premiers soins du cardinal sera, tout en profitant des établissements faits par l'admi­nistration qui l'avait précédé, de les agrandir et d'en créer de nouveaux. Il mit un très grand zèle à profiter des cir­constances pour encourager les vocations ecclésiastiques. Il disait souvent au P. Roger, qu'il avait choisi pour confes­seur, qu'il croyait ne pas pouvoir passer par un autre chemin pour parvenir au ciel, que par le clocher d'un séminaire. » C'est le plus grand éloge, et le plus mérité, que l'on puisse faire de son épiscopat. Son premier travail sera de reconstituer l'archevêché et les paroisses. « Mgr de Mérinville, malgré tous ses efforts ne put jamais parvenir à concilier sa conscience avec les exigences du gouvernement : deux fois le travail qu'il présenta pour l'organisation du diocèse fut refusé, et ce n'est qu'après l'arrivée de Mgr Fesch qu'il a été enfin possible de terminer cette organisation » nous dit Benoît Coste. L'amalgame des deux clergés réalisé dans les cadres supérieurs de l'Église concordataire par la volonté de Bonaparte, qui l'avait imposé au Pape, devait aussi être pratiqué dans les conseils épiscopaux et dans les rangs des curés et succursalis­tes ([^29]). Cette conception toute militaire, analogue à l'amalgame de l'ancienne armée royale et des conscrits, n'a rien pour offusquer Fesch, qui n'a pas rétracté publiquement son schisme. Il n'est pas plus sévère pour les autres qu'on ne l'a été pour lui-même. M. Émery lui a seulement prescrit au for externe de réciter les *Psaumes de la pénitence.* Il n'en impose pas davantage aux jureurs qu'il reçoit dans sa com­munion. Il s'en tient à la règle posée par son neveu dans une circulaire du 18 prairial an X (7 Juin 1802) : « Les évêques et les préfets ne doivent exiger des prêtres d'autre déclaration que celle qu'ils adhèrent au Concordat, et qu'ils sont dans la communion de l'évêque nommé par le Premier Consul et institué par le Pape ([^30]). » 231:111 Le cardinal Fesch ira jusqu'à faire donner sa démission à l'un des évêques de sa province ecclésiastique, Mgr de Chabot, évêque de Mende, qui ne voulait pas se séparer de son archidiacre général, le P. Coudrin, accusé d'appli­quer, au lieu de cette circulaire, les règles de l'Église ([^31]). Aucune rétractation n'est tolérée au for externe par le gou­vernement. Le Légat Caprara, « la faiblesse même » -- le mot est du cardinal Mathieu -- ([^32]) obéit à l'injonction de Bonaparte : il efface, et même contredit par des instruc­tions nouvelles, celles qu'il avait d'abord données pour réintégrer dans l'Église suivant ses lois les prêtres que le schisme en avait fait sortir : « La manière dont l'organisation du diocèse était faite, les concessions que le gouvernement avait impérieusement exigées furent un grand sujet d'affliction pour tous les bons catholiques » constate Benoît Coste. Quelle douleur ne ressentions-nous pas en voyant accolé aux noms estimables de MM. Jauffret et Courbon nommés Vicaires généraux, celui de M. Renaud en qualité de troisième vicaire général ! Ce M. Renaud était intrus à Saint-Nizier ; il avait jusque là persévéré dans le schisme ; il s'était vanté en chaire d'avoir été très bien accueilli de l'archevêque sans aucune rétrac­tation. Parmi les chanoines, parmi les curés, soit à la ville, soit à la campagne, il avait fallu donner le tiers des places aux constitutionnels : tout ce qu'on avait pu faire pour diminuer le mal avait été de considérer comme tels ceux qui s'étaient honorablement rétractés pendant la révolution. Ce qu'il y avait de pire, c'est que l'archevêque, bridé par la volonté de son neveu, ne pouvait exiger des dissidents qu'une simple rétractation prononcée en secret, qu'ils se permettaient souvent de démentir ensuite publiquement sans que l'autorité ecclésiastique eût aucun moyen de s'y opposer. » 232:111 Dans son *Tableau Général des Prêtres du Diocèse de Lyon,* daté du 1^er^ vendémiaire 1802, le Vicaire Général Gourbon n'avait pas craint d'inscrire cette note sur son collègue, le troisième vicaire général : « Renaud Gaspard, ex-chanoine de Fourvière, jureur, schismatique, traditeur, abdicataire, vicaire métropolitain, intrus à St-Nizier, chef de parti. A annoncé en chaire qu'il avait reçu le baiser de paix de la part de M. l'archevêque sans exiger nulle rétrac­tation de sa part ([^33]). » Tel était l'homme ; on ne s'étonnera pas que le 2 janvier 1803, à l'issue de la prise de possession du diocèse, quand Mgr Fesch parut sous le porche de Saint-Jean, entouré de ses grands vicaires Jauffret, Courbon, et Renaud, des mur­mures aient éclaté à l'adresse de celui qu'on regardait, sui­vant les termes de Benoît Coste, comme le « porte-étendard du schisme à Lyon ». Mgr de Mérinville ne l'avait pas invité à son dîner d'adieu, relate André Latreille ([^34]), mais Fesch l'imposa, disant qu'il n'irait pas sans lui. Une note de Linsolas ajoute quelques détails à la note de M. Courbon, sur ce troisième vicaire général concorda­taire : « Jureur de tous les serments, schismatique, vicaire métropolitain de l'intrus Lamourette et de l'intrus Primat : intrus lui-même à Saint-Nizier en qualité de curé ; auteur d'un ouvrage contre les catholiques ; un des grands fau­teurs de l'intrusion de Primat ; *vicaire général et official* au temps de M. Fesch, a fait semblant de se rétracter, ou mieux a dit en chaire à Saint-Nizier que les principes qu'il avait professés depuis la Révolution avaient été approuvés. Il scandalisa dans ce prône tous les catholiques ; il les révolta même. Étant tombé malade, l'on prétend qu'il avait fait une rétractation entre les mains de M. Courbon, qui n'a jamais paru ; 233:111 l'on assure même qu'il a comme nié cette rétractation, et que si jamais il se rétractait de ces principes, l'on pouvait regarder sa tête comme aliénée. On le destitua de sa place d'official par suite des plaintes que M. Dyet, vicaire général de Chambéry, porta d'une sentence de cet official qui avait déclaré valide un mariage fait devant un intrus, bien que le recours fût facile aux prêtres catholi­ques. C'est un homme qui ne mérite aucune place, et qui mérite même qu'on ne lui donne aucun pouvoir, et qu'on le destitue de son canonicat à la Primatiale, sans procédure, car le chapitre n'est pas selon les formes du Concile de Trente. » \*\*\* Si le cardinal Fesch avait dû subir la contrainte de prendre chez les prêtres constitutionnels un vicaire général qu'il aurait pu mieux choisir, il suivait personnellement avec une louable fidélité la voie où, depuis sa conversion, sa retraite avec M. Émery l'avait fait entrer. Il prit pour confesseur le P. Roger qu'il confirma dans sa charge de Père de la *Congrégation des Jeunes Gens*, et le P. Roger la lui fera bénir. « Après avoir préparé les voies, note Benoît Coste, il lui présenta le préfet et les assistants. Le cardinal les reçut avec bonté, parut prendre intérêt à la Congréga­tion, et leur adressa des paroles d'encouragement. » Elle se réunit ordinairement aux Chartreux, devenus la paroisse Saint-Bruno. Le curé, Paul, met à sa disposition la petite chapelle rouverte avant le Concordat par les futurs fondateurs, à côté du cloître où ils avaient fait la procession de la Fête-Dieu. M. de Villers, l'ancien vicaire général du temps de Linsolas, que Benoît Coste avait d'abord songé à choisir pour « Père » habitait le presbytère. Il assiste aux messes et aux assemblées. Une des intentions toujours recommandées oralement était que les congréganistes tiras­sent au sort un bon numéro qui les dispensait d'être appe­lés aux armées. Notons le fait pour comprendre l'état d'esprit des meilleurs catholiques. Seul Louis Michaudon dut partir. La congrégation resta en relation avec lui, et l'entoura de ses prières. Il reviendra capitaine, et bon chrétien. 234:111 Mgr Fesch craignit bientôt que la police ne connût ces réunions dans un oratoire privé. Les articles organiques les interdisaient rigoureusement. Il fit savoir aux Congréga­nistes par le P. Roger qu'il ne voulait plus les voir en cet endroit. Ils allèrent d'abord chez les sœurs de Saint-Vincent de Paul qui avaient une chapelle aux remparts d'Ainay. Le jour de la Pentecôte ils furent autorisés à tenir l'après-midi leur assemblée générale au grand séminaire auprès de leur préfet M. Ripoud, puis, dès que Fourvière sera réconciliée, ils décideront de s'y réunir après une messe qui passerait inaperçue. Ils ne craignaient pas cependant de réagir avec vigueur contre les exigences de Bonaparte qui altéraient gravement la pureté de la foi. Nous allons les voir à l'œuvre dans la paroisse de Benoît Coste. Mgr de Mérinville avait choisi pour curé de Saint-Pierre l'abbé Perrin, prêtre irréprochable, ancien vicaire de la paroisse avant la Révolution, mais Bonaparte l'avait refusé. A peine arrivé, Fesch nomme l'abbé Thiollière, naguère curé intrus de Saint-Étienne. Congréganistes en tête, menés par Benoît Coste qui est de la paroisse et qui a réussi en vingt-quatre heures à la rendre au culte pour la Noël de 1802, la jeunesse se lève en masse et court chez M. Courbon pour protester. « Vous êtes la meilleure paroisse de Lyon, leur dit-il. Nous comptons sur vous pour convertir votre curé. Nous étions forcés d'en placer un comme lui à Saint-Jean, à Saint-Nizier ou à Saint-Pierre. Nous ne pouvions pas le placer à la Cathédrale ; vous ne l'auriez pas conseillé à Saint-Nizier ; c'eût été continuer M. Renaud qui ne vient que d'en sortir. Il me restait donc Saint-Pierre, il faut bien vous soumettre à la nécessité. -- Mais au moins, Monsieur le vicaire général, ordonnez-lui de se rétracter, afin que nous ne puissions douter qu'il est catholique. Je vous promets que nous ne l'en empêcherons pas. Faites ce que vous pourrez pour l'y décider. Du reste, nous l'avons choisi tout exprès pour vous : c'est le moins mauvais des constitutionnels, et nulle part il ne pouvait être plus conve­nablement placé que dans une aussi bonne paroisse. » 235:111 M. Courbon accepte cependant de soumettre leur récla­mation à l'archevêque. « Il nous annonce avec emphase, comme le sujet d'une grande joie, que Mgr vient de recevoir à l'instant le chapeau de cardinal. Belle fiche de consola­tion qu'il nous apportait là ! Nous eussions certainement donné tous les chapeaux du monde pour avoir un bon curé, bien et dûment catholique. » -- Ce détail date l'entretien. Créé cardinal le 19 février 1803, Fesch recevra la barrette à Paris des mains de son neveu le 27 mars. M. Courbon promet de donner le lendemain la réponse à trois délégués, mais il demande à cette ardente jeunesse de ne pas revenir en foule manifester à l'archevêché. Benoît Coste fut l'un des trois. « Nous fûmes reçus très sèchement pour entendre cette réponse très catégorique : Mgr a dit que ce qui était dit était dit, et que ce qui était fait était fait. » Nous ne pouvions pas faire un schisme pour repousser un schismatique. M. Courbon reçut bien d'autres réclamations de ce genre. Il prit l'habitude de renvoyer ses visiteurs à M. Renaud. « C'est lui que cela regarde, leur disait-il. Il donnait ainsi à son cher collègue l'occasion d'entendre de dures vérités, car on ne se gênait pas pour les lui dire en face. » Mais dans son désir « qu'on déterminât le curé à faire une profession de foi qui pût édifier sa paroisse et consoler l'Église », il fit dire à Benoît Coste « par-dessous mains d'indiquer les ecclésiastiques que nous désirions avoir comme vicaires, et qu'il se faisait fort de nous les faire nommer ». Les congréganistes consultèrent M. Chaillou, ancien missionnaire, qui s'offrit comme tête de liste et choisit MM. Alhambert, Bulliot, qui avait rétracté son serment au péril de sa vie au plus fort de la Terreur, et Delandine. Il désigna M. Mathieu comme prêtre sacristain. « Tous ces arrangements étaient terminés avant l'arrivée de M. le Curé, et même sans qu'il eût été consulté le moins du monde. » 236:111 Quinze jours avant Pâques 1803, les vicaires sont à leur poste. M. Bulliot se rétracta du haut de la chaire dans cette église où il avait exercé un ministère schismatique. Le curé arrivé après Pâques ; les congréganistes qui forment avec leurs amis « la sainte bande », se présentent aussitôt au presbytère et Benoît Coste en leur nom lui fait ce compli­ment d'accueil : « Monsieur le Curé, vous venez au nom de l'Église catholique, envoyé par l'autorité légitime. Nous vous recevrons donc, et vous reconnaîtrons pour notre curé, mais en même temps nous devons vous parler avec franchi­se. Il est de notoriété publique que vous avez été schisma­tique, et par conséquent séparé de l'Église. Nous avons donc le droit de vous demander compte de votre foi, car si le choix que les supérieurs ont fait de vous peut nous faire présumer que vous avez fait votre soumission, rien cepen­dant n'a pu nous prouver jusqu'à présent que vous soyez rentré dans le bercail. Nous venons donc vous prier, nous qui sommes vos paroissiens, pour l'édification de l'Église et pour votre intérêt comme dans le nôtre, de manifester, dans une déclaration solennelle du haut de la chaire, votre soumission parfaite à l'autorité de l'Église sur tous les points, mais surtout sur ceux qui ont été l'objet du dernier schisme. » M. le Curé répondit que ses supérieurs ne l'avaient point exigé, qu'il ne croyait pas la chose nécessaire, mais qu'il les consulterait. Quand les jeunes gens revinrent, il leur répondit qu'il avait reçu l'ordre de ne rien dire et qu'il ne dirait rien. L'un d'eux eut l'insolence de répliquer : *Errare humanum est, perseverare autem diabolicum*, puis ils se retirèrent « fort mécontents de leur curé, et lui plus mécontent encore de nous. Nous étions allés trop loin », avoue Benoît Coste. M. Chaillou leur fit comprendre leurs torts. « Il était le moteur invisible qui nous dirigeait. Aucune démarche n'était tentée que par ses conseils. » Après avoir apaisé les jeunes gens, il commence le siège de M. le Curé Thiollière. Il leur envoie une délégation de dames qui mettent dans leurs paroles, également fermes, plus de douceur et de ména­gement. 237:111 On arrive ainsi au dimanche de Quasimodo. « Sans qu'on soit prévenu de rien, M. Chaillou monte à l'autel, lit l'acte de nomination du curé en y ajoutant ces seuls mots : « en conséquence, vous allez le voir paraître ». M. Chaillou se retire aussitôt, M. le Curé sort de la sacristie en habits sacerdotaux, dit une simple messe basse au milieu du trouble et de l'agitation des assistants, ne monte point en chaire, et, la messe finie, rentre à la sacristie sans avoir ouvert la bouche. C'était bien, pour un pasteur légitime, prendre furtivement possession comme aurait pu le faire un voleur. » Les paroissiens jouent alors le grand jeu. Pendant que M. Thiollière fait son action de grâces, ils viennent un à un. « Monsieur, je vous redemande mes chandeliers » ; un autre : « Je vous redemande ma nappe » ; un autre « mon calice ». Chasubles, chappes, aubes, linges d'autels, encen­soirs, toute la sacristie y passe. C'était les propriétaires des oratoires qui ne voulaient pas laisser à la disposition d'un ancien jureur les objets qui leur appartenaient. Il en fut profondément affecté. Le lendemain M. Bulliot revient à la charge. « Que voulez-vous que je fasse ? lui répond le curé. Mes supérieurs m'ont défendu de faire ma rétractation. -- Quels supé­rieurs ? M. Renaud ? Je l'ai bien faite moi, et personne ne m'a blâmé. Allons, Monsieur le Curé, un peu de courage, écoutez la voix de votre conscience. » Il savait bien que M. Thiollière était un timide, qui n'avait prêté serment que par peur, qu'il en voyait la malice puisqu'il n'avait pas hésité à sauver des prêtres fidèles mis hors la loi, que c'était sa pusillanimité qui le retenait encore. La grâce fut enfin la plus forte. A sa messe, le dimanche du Bon Pasteur, M. le Curé monte en chaire et se rétracte en pleurant. Aux congréganistes qui se rendent à la sacristie afin de lui pré­senter leurs remerciements et leurs hommage, « je n'ou­blierai jamais, dit-il, le service que vous m'avez rendu. C'est aujourd'hui le plus beau jour de ma vie ». Il mourra dix-huit mois plus tard, en renouvelant sa rétractation. \*\*\* 238:111 Par cet exemple pris sur le vif on voit quelles réactions ont normalement les missionnaires, les congréganistes et, n'hésitons pas à le dire, tous les militants parmi les catho­liques lyonnais devant les jureurs, et combien les étonnera, pour ne pas dire les scandalisera, l'application du Concor­dat sur ce point ; combien ce mécontentement initial aidera, quand Napoléon persécutera l'Église, leur regroupement entre gens qui pensent et sentent de même sans avoir besoin de s'expliquer. Le concordat tel que Napoléon l'impose est pour eux le contraire de ce qu'ils espéraient quand ils risquaient leur vie, une régression de plus de 1.300 ans sur le temps où sainte Clotilde, élevée à Lyon, amenait Clovis au baptis­tère de Reims d'où la France sortait Fille aînée de l'Église. « Toutes nos assemblées nationales ont décrété la liberté des cultes », cette déclaration liminaire de Portalis pré­sentant les Articles organiques au Conseil d'État, « établis­sait la distance franchie d'un régime de religion d'État et de tolérance civile, au système post-révolutionnaire d'égalité entre les diverses confessions ». ([^35]) Dans son discours du 15 Germinal an X (5 avril 1802) au Corps législatif, il avait mis les points sur les i : « Le catholicisme est en France, dans le moment actuel, la religion des membres du gouver­nement, et non celle du gouvernement même. Il est la religion de la majorité du peuple français et non celle de l'État ([^36]). » A celui-ci l'Église sera subordonnée. Comment les anciens missionnaires formés par Linsolas n'auraient-ils pas profondément souffert à subir un tel renversement du droit divin de l'Église sur lequel reposait tout notre droit national depuis 496 jusqu'à la Révolution ? En 1804 le titre du divorce dans le code civil ajoute encore à leur amertume. Les anciens missionnaires reconnaissent certes le Con­cordat, mais ils pensent comme le P. de Clorivière qui dans une lettre du 7 avril 1802 écrivait à Mlle de Cicé -- « Je viens de lire le Concordat, ma chère fille, et mon cœur est navré de douleur. 239:111 Cependant le dogme catholique est à couvert, la religion sera publiquement exercée, bien des personnes pourront être secourues, mais l'Église et ses ministres seront sous l'oppression, exposés de la part des méchants à toutes les sortes de vexations. Le chef de l'Église, en qui je révère l'autorité de Jésus-Christ, a le pouvoir de tolérer cela pour le salut du peuple, le bien de l'Église et de la Religion. Je me soumets et ne veux rien examiner. Dieu sait tirer le bien du mal ([^37]). » Aucun missionnaire de Linsolas ne sera de la *Petite Église* ([^38])*.* Il les a trop bien instruits et tenus en mains. Ils obéissent tous à la juridiction de Fesch parce qu'ils obéissent au Pape, mais ils ont eux aussi « le cœur navré de douleur ». Les fidèles, qui avaient risqué la mort pour les droits de l'Église et la discipline ecclésiastique tels que Pie VI et l'archevêque de Lyon les avaient intrépidement maintenus, voyaient les jureurs devenir sans rétractation publique les égaux des confesseurs de la foi. Le Français moyen pouvait-il comprendre ce qu'on n'avait pas licence de lui expliquer ? Les consciences délicates étaient scandalisées ; elles souf­fraient aussi de voir abolir des fêtes aussi importantes et chères au peuple chrétien que l'Épiphanie, l'Annonciation, la Fête-Dieu. Les moins délicates regrettèrent, en voyant les acquéreurs des biens d'église reconnus propriétaires sans recours contre eux, d'avoir laissé passer l'occasion de s'en­richir comme les autres en achetant tous les biens alors défendus, avec des assignats dévalués. C'est du Concordat que date dans la masse des fidèles la tiédeur du zèle déçu d'avoir lutté sans mesure pour la très petite mesure que Bonaparte faisait à l'Église, en dénaturant d'ailleurs les concessions qu'il avait eu l'art d'arracher au Pape, et en multipliant celles qu'il arrachait au Légat. 240:111 Le résultat de cette politique, nous le trouvons dans une lettre de Labarte, conseiller de préfecture à Clermont, écrite le 19 septembre 1809 au comte Pelet de la Lozère, chef du 2^e^ arrondissement de la Police générale, pour lui rendre compte de l'état des esprits dans le Puy-de-Dôme : « Rome et les prêtres y ont une bien faible influence ; le crédit de ceux-ci est au-dessous de ce qu'il était un an avant le Concordat ([^39]). » C'était vrai dans toute la France. Il faut bien comprendre cette situation de fait pour apprécier le mérite de la Congrégation à rester fidèle à tout ce que l'Église commande. \*\*\* Le nouvel archevêque peut compter sur les congréganis­tes pour entraîner tout le peuple fidèle à reprendre avec éclat le culte public. Le Premier Consul est personnellement très favorable, en bon Corse, aux manifestations extérieures. Aussi lorsque le cardinal Fesch arrive de Paris à Lyon quelques jours avant la Fête-Dieu de 1803, sur le chemin de Rome où son neveu l'a nommé le 4 avril son ambassadeur auprès de Pie VII, il se hâte de rétablir les processions en les renvoyant aux deux dimanches voisins du jeudi, que le Concordat a rayé de la liste des fêtes chômées. Benoît Coste, très lié avec le vicaire général Courbon, était en situation de connaître par celui-ci les détails qu'il va nous donner. A peine descendu de voiture, l'archevêque convoque le commissaire de police : « J'ai l'intention de faire une procession du Saint-Sacrement. Toutes les parois­ses se rendront processionnellement à Saint-Jean pour en faire partie. Prenez vos mesures pour prévenir toute espèce de trouble. -- Mais légalement le culte à Lyon ne peut pas être extérieur, aux termes des articles organiques, car il y a des protestants. -- Ils ne sont pas assez nombreux de la même communion pour former un Consistoire, réplique l'archevêque. Ils n'ont donc aucun droit d'empêcher une cérémonie extérieure. 241:111 J'ai expliqué la question au Premier Consul, il l'a parfaitement comprise, et j'ai son consente­ment formel. Je vous déclare donc que la procession aura lieu, et c'est à vous de veiller au maintien de l'ordre. -- Mais les mécontents seront nombreux. Comment les mainte­nir ? -- Je vous répète que la procession se fera ; quant au désordre que vous craignez, c'est à vous d'y pourvoir. Si le moindre désordre se manifeste, tenez-vous en bien pour averti, je vous en rends responsable, et vous en préviens d'avance, car votre devoir est de l'empêcher. » Le commissaire va voir le préfet, le général comman­dant la garnison, le maire, toutes les autorités qu'il croit assez influentes pour retenir Fesch ; mais l'archevêque ne veut rien entendre. Le préfet, le général, la mairie, tous les corps constitués décident en dernier ressort de ne pas se rendre à l'invitation du cardinal. Fesch requiert alors du général 300 hommes en grande tenue pour lui rendre devant la Primatiale les honneurs protocolairement dus à sa dignité d'ambassadeur de France. Il fait connaître aux curés l'itinéraire de la procession, et leur prescrit d'inviter les fidèles à tapisser les façades des maisons, puis à venir en cortège à la Primatiale d'où elle doit partir. Il avait chargé la Congrégation de préparer les reposoirs, et surtout d'amener le plus de monde pos­sible à suivre le Saint-Sacrement, puis de surveiller le défilé. Le matin du dimanche 12 juin 1803, il préside la grand'messe à Saint-Jean. Un des meilleurs orateurs sacrés de l'époque, M. Fournier, qui avait payé d'une détention dans la citadelle de Turin la liberté de sa parole apostoli­que, et qui avait été reçu dans la Congrégation pendant le carême de 1803, prêche sur ce texte. *Exsurgat Deus, et dissipentur inimici ejus, et fugient omnes qui oderunt eum, a facies ejus*. Il applique ce chant de triomphe à l'Eucha­ristie qui, au lendemain de la persécution, va recevoir l'ado­ration due à Dieu dans le sacrement de son amour. « Nous nous pressons de sortir de l'église », écrit Benoît Coste. Chaque Congréganiste va prendre son poste pour la proces­sion qui doit commencer dans quelques heures. Aucun ordre de police n'a été donné, et de tous les côtés on voyait les habitants empressés à balayer les rues, à tapisser les maisons, à élever des reposoirs, joncher le pavé de fleurs, ou à tresser des guirlandes. 242:111 Une pensée unique parais­sait animer la population. Seuls au milieu de ce joyeux concours, la physionomie rembrunie, l'œil soucieux, nos magistrats, comme s'ils eussent voulu mettre en application le texte trop bien appliqué du prédicateur, montaient en voiture et fuyaient. « Cependant de tous les points de la cité, les paroisses se sont mises en mouvement vers Saint-Jean. A deux repri­ses la procession s'ébranle. Elle parcourra pendant six heures entières une grande partie de la ville. Le cardinal portait le Saint-Sacrement, La procession partit de Saint-Jean, suivit la rive gauche de la Saône, traversa les Ter­reaux, descendit le quai du Rhône. Arrivée à la place Belle­cour, elle s'y développa autour d'un splendide autel. Le Dieu des miséricordes y bénit une immense foule de toute condition, de tout âge. » En fait, toutes les autorités civiles et militaires s'abs­tinrent, sauf l'adjoint de Vaise, M. de Varax, futur Congré­ganiste, que Benoît Caste nous montre « marchant en cos­tume derrière le Saint-Sacrement porté par le Cardinal ». Procession magnifique au milieu d'une foule enthousiaste Chateaubriand qui doit suivre Fesch à Rome comme secré­taire d'ambassade, y assistait et nous en a laissé une description célèbre. Benoît Coste a noté qu'il le vit dans la cathédrale et sur la place Bellecour. Les Congréganistes, assuraient l'ordre au passage du dais. Lorsqu'ils aperce­vaient dans le public quelques individus rester la tête couverte : « Vous vous croyez toujours en 1793 ! » leur disaient-ils en les poussant dans les allées des maisons qu'ils fermaient sur eux pour mettre fin à des troubles possibles. » Après la procession Fesch rassembla ses curés et leur dit : « Chacun de vous fera dimanche prochain la procession dans sa paroisse. Préparez-la tout de suite pour qu'elle ait le plus d'éclat possible. Dès demain faites les enterrements processionnellement, et portez le Bon Dieu publiquement aux malades. Si vous n'avez pas de dais, portez le Saint-Sacrement sous une ombrelle. Il importe que vous vous mettiez en procession pendant que je suis encore ici pour vous défendre. » 243:111 Le second dimanche de la Fête-Dieu, les processions des paroissiens sillonnèrent toute la ville au milieu du même enthousiasme. La tradition que les Congréganistes avaient relevée à Saint-Bruno sans bruit l'année précédente était renouée officiellement. CHAPITRE II #### L'extension des activités congréganistes Peu après ce triomphe de l'Eucharistie qui les avait transportés de joie, les Congréganistes célébrèrent le premier anniversaire du 3^e^ dimanche de juillet. L'office de la Sainte Vierge, puis le *Veni Creator* préludèrent à la grand'messe où tous communièrent, puis eut lieu l'Assemblée générale. MM. Paul et de Villiers assistèrent au repas de midi, où commença la tradition de porter un toast au Souverain Pontife, repas plein d'une gaieté dont le Père Roger fut le boute en train. « Il nous apprit une espèce de marche au moyen de laquelle chacun venait en signe d'union trinquer avec tous ses frères. Cette cérémonie s'est conservée dans la Congrégation jusqu'au moment où les réunions sont devenues si nombreuses qu'elles en ont rendu la pratique impossible. Après le repas on rentra dans la chapelle pour chanter les Litanies de la Sainte Vierge, les Vêpres, le *Te Deum,* renouveler ensemble notre consécration à Marie et recevoir la bénédiction du Saint-Sacrement. La fin de l'après-midi se passa dans l'abandon de l'amitié. M. de Villiers surtout paraissait jouir de se trouver au milieu de cette jeunesse. Il se prêtait à toutes nos folies avec une ardeur d'un jeune homme. » Les chanteurs de l'assemblée se don­nèrent libre cours. Elle eut même son poète, si nous l'osons dire, le futur préfet Chaulet qui mit sur pieds ce quatrain : 244:111 De notre auguste patronne, Imitons l'amour ardent, Pour obtenir la couronne, Allons toujours en avant. « Le mot *en avant*, note Benoît Coste, devint notre cri de guerre. C'est avec ce *Montjoie-Saint-Denis* de la Congré­gation que le Père Roger nous excitait à ne jamais rester en arrière dans le service de Dieu. *En avant*, répétait-il souvent, *en avant jusqu'au ciel*. » Ripoud donnera sa démission en 1803 pour continuer ses études sacerdotales, et c'est un nouveau membre, Chaulet, qui le remplacera le 15 août, après que l'assemblée générale eût décerné à Ripoud le titre honorifique de premier préfet de la Congrégation. Il était encore en exercice le 2 février 1803, en la fête de la Purification de la Sainte Vierge pour la réception et la consécration de Berthaut du Coin qui va jouer un si grand rôle. Conformément au règlement, Chaulet fut installé dans ses fonctions de préfet le 8 septembre en la fête de la Nativité de Marie. C'est sous son gouvernement que la Congrégation entreprit de fonder dans les paroisses les *Confréries du Saint-Sacrement*. Elle commença par les trois paroisses où elle comptait le plus de membres : Saint-Nizier, Saint-Pierre, Saint-François. Elle délégua dans chacune d'elles un des paroissiens, choisi parmi ses membres, qu'elle chargea de soumettre au curé. Cette tentative eut un succès complet. Les curés n'eurent pas de peine à comprendre quels avan­tages ils pouvaient trouver dans cette confrérie. Ils s'em­pressèrent de favoriser son établissement. A la Fête-Dieu de 1804 on vit que la plupart des paroissiens notables suivaient la procession groupés derrière leur bannière. La quatrième confrérie fondée fut celle de Saint-Polycarpe. Peu à peu il n'y eut pas une seule paroisse de la ville qui en resta dépourvue. Les confréries du Saint-Sacrement seront pour la Congrégation une abondante pépinière de nouveaux mem­bres, et lui permettront d'exercer son influence, voire de donner des mots d'ordre. « La Congrégation, note Benoît Coste, y a trouvé un moyen constant de procurer la gloire de Dieu. » 245:111 En 1804, les sections se choisirent un patron. Celle du zèle prit saint François de Sales ; celle de l'instruction, saint Augustin ; celle des aumônes, saint Jean de Dieu ; celle des prisons et hôpitaux, saint Vincent de Paul. Le préfet décréta qu'elles se réuniraient tous les huit jours, et que chaque séance commencerait par une courte médi­tation. La section de l'instruction fournit dans plusieurs parois­ses, notamment à Saint-Georges et à Saint-Bonaventure, des équipes de catéchistes soit pour la première communion, soit pour la persévérance. Le catéchisme de Saint-Bona­venture prit rapidement de l'importance : « On y comptait plus de 50 jeunes gens, parmi lesquels plusieurs âgés de 18 à 21 ans. » La section travailla même avec succès à la conversion de plusieurs protestants. Berthaut du Coin préside dès 1804 la section des aumô­nes. Il y fait régner l'ordre, « la régularité par l'ouverture d'un registre où chacun des pauvres honteux qu'elle assis­tait était l'objet d'une sorte de monographie, et deux fois par an, à l'entrée et à la sortie de l'hiver, on examinait dans une longue séance extraordinaire qui durait générale­ment tout un dimanche « aux heures que les offices ren­daient libres » la situation de tous ces pauvres pour sub­venir autant qu'on le pouvait à leurs besoins. On les visitait toujours à deux, une fois au moins par semaine, et les visiteurs rendaient compte à la section chaque fois. C'est surtout dans le quartier de Saint-Georges qu'on distribuait l'aumône temporelle accompagnée de l'aumône spirituelle. On avait pris l'habitude d'y donner aux Congréganistes le beau nom de « Messieurs de la Miséricorde ». C'est seulement en 1804 qu'on put pénétrer dans les prisons sous la responsabilité de l'abbé Martinet, leur aumô­nier, à qui les membres de la section étaient allés indivi­duellement, sans rien lui révéler, s'offrir pour l'aider. Grâce à la parenté qui l'unissait au maire de Lyon, de Sathonay, Berthaut du Coin réussit à former avec lui une commission des prisons lyonnaises qui rendit plus humaine la situation des détenus. 246:111 En 1804 enfin une section spéciale, composée par Chau­let de quelques membres de chacune des sections, est chargée de venir en aide aux ouvriers que le chômage réduit à la misère. Mais cette initiative ne paraît pas suffisante au Père Roger. Précurseur de l'apostolat spécialisé, il fonde alors pour les ouvriers et les artisans si nombreux à Lyon, autour de l'antique association charitable des Hospitaliers Veilleurs, une nouvelle congrégation, destinée à les faire grandir dans la foi, et, par l'exercice de la charité, qui est d'abord l'amour de Dieu, d'en porter le témoignage à leurs frères dans leur milieu de travail et de vie, par l'exemple et par les services rendus en toute fraternité chrétienne entre fils du même Père. La loi du secret est aussi pour eux. Les trois Congrégations, des Jeunes gens, de la Sainte Famille et des Ouvriers, célèbrent en commun les messes et les fêtes de la Congrégation ; elles se rassemblent pour une retraite annuelle et pour conférer sur les grandes lignes d'un apostolat commun. Ces réunions sans aucun appareil extérieur ne se font connaître que par leurs fruits. Mais la Congrégation des Jeunes gens garde dans l'esprit du Père Roger la primauté sur les autres. Il avait consulté Benoît Coste (André Terret nous l'a dit) sur la reprise de la Congrégation des Demoiselles, sur la fondation de celles de la Sainte Famille et des Ouvriers. Benoît Coste, avec sa modestie ordinaire, ne nous le dit pas, mais il étend cette marque de confiance aux Congréganistes qui composaient alors le gouvernement de la Congrégation. « Nous étions ses amis, écrit-il, il n'aurait pas établi une nouvelle Congré­gation sans prendre l'avis et soumettre les règlements aux chefs de la Congrégation des Jeunes gens. Il avait conçu une haute idée des destinées futures de la Congrégation et il ne négligeait rien pour nous faire partager sa manière de voir. Il cherchait à bien pénétrer nos cœurs de la pensée que, quelque faible qu'elle fût dans ses premiers moments, elle pouvait un jour en prenant son essor, rendre d'immenses services à la religion. Que de fois ne nous a-t-il pas répété : « Voyez, mes amis, ce petit noyau est jusqu'à ce jour bien, peu de chose il est à peu près inaperçu ; mais patience, laissez agir la Providence. Dieu a ses vues. Attendons que les moments marqués par le ciel soient arrivés, et vous verrez alors... 247:111 Un jour viendra où vous serez étonnés vous-mêmes de tout le bien qui sera opéré par suite de la fondation de cette petite Congrégation. » Lorsqu'on pense à certaines circonstances de notre histoire, on est bien tenté de croire qu'il avait plu au Seigneur de les faire connaître d'avance à notre guide. » \*\*\* Le Père Roger ne se contenta pas de cet apostolat auprès des hommes. Le 16 janvier 1804, second dimanche après l'Épiphanie, il fonda la *Congrégation des Dames* en l'honneur de la très sainte mère de Dieu sous le titre du *Saint-Cœur de Marie.* La même loi du secret était imposée tant aux Dames qu'aux Demoiselles, aux Jeunes gens et aux Hommes de la *Sainte Famille.* Les fondatrices étaient au nombre de 30 ; à la fin de l'année elles seront 72 ; en décembre 1807, elles seront 130. Le but est, comme dans les Congrégations masculines, « de contribuer à la gloire de Dieu et à l'utilité du prochain par des œuvres de zèle et de charité ». L'esprit de la Congrégation « doit être un grand zèle pour les intérêts de Jésus-Christ, le rétablissement de la foi, une grande union de cœur et de volonté qui rappelle celle des premiers chré­tiens ; une compassion tendre, chrétienne et effective pour les malheureux de tout genre ; un mépris réel pour les maximes, les vanités et les Jugements du monde, et en même temps une grande liberté d'esprit et de cœur, soit pour entreprendre et faire le bien qu'elles pourront, soit pour remplir avec aisance et sans contrainte tous les devoirs de famille, de société, de bienséance qu'exige leur état, de manière à édifier toutes les personnes avec lesquelles elles auront des rapports ». Une note préliminaire spécifie que « ses devoirs de famille et de l'état de chacune des asso­ciées passent avant les œuvres propres à cette association ». 248:111 Se sanctifier et sanctifier leur famille est leur première loi. « Placées au milieu du monde, c'est par le bon exemple et par un zèle doux, sage et prudent qu'elles réussiront, réunies entre elles par les liens de la foi et de la charité ; encouragées par les exemples de vertu et de zèle qu'elles se donneront les unes aux autres, elles ne craindront pas de se mettre au-dessus de tout respect humain, et elles sauront dans l'occasion et avec sagesse montrer un mépris souverain pour toutes les modes et pour les parures indé­centes, pour les peintures et les tableaux lascifs, pour les lectures de romans et les spectacles, et sans avoir rien d'affecté ni d'extraordinaire, mais ne se prêtant qu'à tout ce que la bienséance et la bonne société exigent, elles ramè­neront la décence dans les parures, la charité envers le prochain et le respect de la religion dans les conversations, qui deviendront utiles et quelquefois même édifiantes. C'est ainsi qu'elles glorifieront Dieu et consoleront la religion. Les dames peuvent beaucoup en ce genre, si elles veulent profiter de l'ascendant qu'elles acquièrent facilement dans les sociétés. » Parmi les œuvres de charité elles mettront au premier rang la propagande des bons livres, le zèle à « favoriser les travaux des curés et des missionnaires », l'organisation de réunions de famille pour « détourner la jeunesse des spec­tacles et des mauvaises compagnies », l'ouverture d'ateliers de travail pour les jeunes filles qui doivent gagner leur vie. « La Congrégation visitera les pauvres, les infirmes, les familles ruinées et abandonnées ; elle cherchera surtout à découvrir les pauvres honteux pour lesquels elle deviendra une seconde Providence. » Elle visitera les prisons et les hôpitaux. « En un mot l'association s'empressera de con­courir, suivant les ressources que la Providence lui ména­gera, à tout ce qui peut tendre à la gloire de la religion et au secours des malheureux. Le zèle ne dit jamais : c'est assez, lorsqu'il s'agit de faire connaître et aimer Jésus-Christ. Quelle gloire et quel bonheur pour ces Dames, d'avoir pu contribuer au salut d'une seule âme qui a coûté tout le sang de Jésus-Christ ! » Les Congréganistes sont divisées en quatre sections : les Dames du zèle dites zélatrices, les Dames de la Charité, les Dames de la Providence, les Dames de la Miséricorde. 249:111 La Congrégation ne sera composée en principe que de dames mariées ou veuves. Cependant on pourra, pour des raisons majeures d'utilité, admettre les demoiselles qui auront passé 36 ans. Lorsque le conseil aura admis une dame, comme elle ne se doute pas de l'information secrète dont elle a été l'objet, une ou deux dames conseillères lui proposeront de l'associer à une réunion pour les bonnes œuvres dont les membres désirent la compter parmi elles. Si elle accepte, on l'instruit après avoir reçu son engage­ment au secret. « Il est essentiel pour le succès des œuvres de l'association que chacune des associées évite de parler dans le monde de l'association et de ce qui s'y passe. » Au mères de famille, on rappellera l'enseignement de saint Paul : « Celui qui ne prend pas soin des siens et surtout de ceux qui vivent dans sa maison, il a renié la foi et il est pire qu'un infidèle. » (Timothée, V, 8) « Ainsi le principal soin d'une mère de famille, et un de ses devoirs les plus sacrés, sera de contribuer à la sanctification de sa famille par la prière et le bon exemple, par la douceur et la patience, et surtout par la pratique douce et aisée, mais exacte, des devoirs du christianisme et des lois de l'Église. Cela ne comporte pas seulement l'éducation des enfants, mais une Congréganiste devra « regarder le bien spirituel de son mari comme le principal objet de sa sollicitude, et elle prendra tous les ménagements que la tendresse et la prudence lui suggéreront, ou pour le porter à la fréquenta­tion des sacrements, ou pour l'entretenir dans ses bonnes dispositions. Elle sera pour ses domestiques cette maîtresse chrétienne qui n'aime à exercer l'autorité que pour le bien de ceux qui leur sont soumis. Elle les engagera à la pratique des engagements du christianisme, à l'assistance aux ins­tructions publiques, et à la fréquentation des sacrements. Une maîtresse de maison chrétienne doit enfin veiller à faire tous les soirs la prière en famille. » Une commission centrale réunissait pour l'ensemble des bonnes œuvres les Congrégations des Dames, des Hommes et des Jeunes gens ; deux ou trois délégués de chacune s'y rendaient chaque mois, « mais celle des Demoiselles, à cause de la réserve qui fait son essence, ne crut pas devoir y prendre part ». 250:111 Le Père Roger leur disait ce qu'elles auraient à faire, par exemple le catéchisme à des enfants, et dans un autre ordre, des travaux de lingerie ou de couture, pour contribuer aux efforts de tous. \*\*\* Fort de la confiance que Fesch lui avait marquée et des pouvoirs qu'il lui avait confirmés pour diriger la Congré­gation des jeunes gens, le P. Roger n'avait pas cru néces­saire de lui écrire au loin afin de solliciter sa permission pour les autres, parce qu'il les considérait « comme les branches d'une même famille ». Mais cela ne plut pas à l'archevêque. Dès qu'il apprit l'existence des quatre Congrégations que le P. Roger n'avait jamais songé à lui cacher, il écrivit de Rome à Jauffret un sévère rappel à l'ordre, qui le montrera jaloux autant que son neveu de son autorité. « Rome, le 25 avril 1804. « Je viens de recevoir la réponse de M. Fourcroy ([^40]) à ma recommandation de la communauté des amis de M. Roger pour l'école de Lyon ; on l'a rejetée, crainte qu'on voulut introduire les *Pères de la Foi* que le gouvernement a des motifs pressants de surveiller. » Après l'aveu de cet échec, qui a dû lui être très sensible car il désirait beaucoup l'agrandissement de ce collège, le Cardinal aborde *ex abrupto* l'autre affaire du P. Roger : « Serai-je donc condamné à m'opposer à des choses bonnes en elles-mêmes, mais, faute de tact, préjudiciables à de plus solides opérations ? Pourquoi ne m'avez-vous pas donné l'idée de l'établissement des quatre Congrégations dont M. Roger s'est mis à la tête ? (sic) Jamais je n'en ai entendu parler, et je vois avec douleur qu'on me laisse ignorer les affaires les plus essentielles, et qu'on ne me les annonce que lorsqu'on a pris un système et que tout est réglé. 251:111 Ce n'est pas, mon cher Jauffret, remplir mes vues ; vous devez bien vous mettre dans la tête que dorénavant je veux tout connaître avant qu'on mette en exécution provi­soire, ou vous m'obligerez à prendre des mesures qui vous déplairont. « Je ne veux pas confier à de simples prêtres la conduite d'aucune Congrégation. Je ne veux reconnaître ni approuver même les œuvres de zèle qui seraient excentriques à mon Conseil. Toutes les grandes opérations doivent trouver un chef parmi mes grands vicaires, et je me garderai bien de ces hommes qui veulent devenir Prélats et Ordinaires d'une portion de mon troupeau. Je ne veux reconnaître hors de mon Conseil que des prédicateurs, des missionnaires, des curés, des vicaires, et je ne veux point de chefs et de Direc­teurs de grandes Congrégations. Dites à M. Roger de modérer son zèle et de prendre garde à trop entreprendre dans un moment où ils sont devenus suspects. Écrivez-moi en grand détail l'historique, l'objet et la fin de ces Congrégations. Si M. Roger n'est pas prudent, je me verrai obligé de l'envoyer en mission hors de Lyon. » Napoléon s'en chargera lorsqu'il renverra les Pères de la Foi chacun dans son diocèse d'origine. La lettre de Fesch à Jauffret continue par un exposé qu'il croit doctrinal : « Que ces principes soient mis en pratique sans ména­gement. Il faut à l'Église unité de gouvernement. Dans tous les temps les évêques ont réclamé contre les exceptions ; des hommes entreprenants ont toujours pour eux l'appa­rence du bien et ont trompé les évêques. L'histoire nous le démontre à chaque page, et je ne me laisserai point aller à des considérations purement humaines... (sic) Réponse bien positive, bien exacte. Il s'agit d'obvier à de grands abus, qui s'introduiraient dans la discipline qui est aujourd'hui libre de toutes les entraves. Les *Pères de la Foi* sont mes amis ; je les estime, les révère ; mais qu'ils se tiennent dans l'ordre purement hiérarchique. L'Église ne les connaît pas comme Congrégation approuvée ; d'ailleurs la France et les évêques de France ne reconnaîtront jamais les exceptions, et c'est vers elles qu'ils tendent ([^41]). » 252:111 Formule tranchante et brutale, qui ne tient pas compte du droit du Pape à poser des « exceptions » dont il est le seul juge. CHAPITRE III #### Les deux séjours De Pie VII à Lyon Le trait caractéristique de la dévotion lyonnaise à cette époque, c'est l'amour du Pape enseigné par les mission­naires, et grandi par la persécution subie pour lui rester fidè­le. « L'attachement du peuple pour les prêtres insoumis dont parlait le préfet du Rhône jouait en faveur des direc­tions ultramontaines ([^42]). » Les membres de la Congrégation se distinguent entre tous par un attachement enthousiaste au Souverain Pontife. Benoît Coste va nous permettre de préciser leur rôle qui fut décisif dans l'accueil de Lyon à Pie VII le 19 novembre 1804. Le Pape qui vient de Rome se rend à Paris pour sacrer Napoléon. Benoît Coste ne manque pas de noter que « les Congréganistes ne s'arrêtaient pas aux motifs du voyage, mais ils voulaient rendre au Pontife le témoignage de leur foi ». Fesch, ambassadeur à Rome, accompagne le Pape. Bien que l'arrivée du Souverain Pontife ait été annoncée officiel­lement, les vicaires généraux, livrés à eux-mêmes, n'ont rien osé décider pour le recevoir. Ils s'étaient bornés à faire lire dans les églises un mandement signé par eux au nom de l'archevêque absent, et daté du 12 brumaire an XIII, 3 novembre 1804, jour où Pie VII quittait Rome. « Il ne passera pas, annonçaient-ils, dans la plus ancienne ville catholique des Gaules sans s'ar­rêter dans ses murs et y célébrer le 24 novembre les saints mystères. 253:111 C'est là, nous en sommes les témoins, le vœu que Pie VII a formé lui-même dans son cœur. Et combien de fois, nos très chers frères, ne nous a-t-il pas entretenus dans l'effusion de son âme, de votre cité, le berceau de l'Évangile dans les Gaules, non moins illustre dans tous les siècles par la renommée de sa piété que par celle de son commerce, que distingua toujours son inviolable attache­ment à la chaire de Pierre, que plusieurs Papes visitèrent, et qu'à si juste titre on avait appelée la seconde Rome, *Lugdunum, altera Roma*. » Ce dernier paragraphe est certainement de la main du Cardinal, car ses vicaires généraux n'étaient point allés Rome. Le dispositif de leur mandement ne prescrivait rien autre que les prières, notamment celles de l'*Itinéraire* pen­dant le voyage ; les prêtres devaient, pendant tout le séjour en France, ajouter à la messe les oraisons *pro Summo Ponti­fice*. Mais rien n'était prévu pour l'accueil à faire au Pape. Les Congréganistes ne pouvaient pas agir en tant que tels, à cause du secret, mais ils avaient pris la tête des confréries du Sacrement dans les paroisses, et dès huit heures du matin la confrérie de Saint-Pierre envoie à l'ar­chevêché trois délégués, dont deux sont des Congréganistes, demander au vicaire général Jauffret quelle part les confrè­res doivent prendre à la réception. « Je ne vois pas trop », leur répond-il. Benoît Coste, qui fut l'un des trois délégués, a noté l'entretien : « Le Pape arrivera ce soir vers les quatre heures. Les autorités iront l'attendre aux portes de la ville ; il descendra de voiture à la grande porte de Saint-Jean ; nous serons là pour le recevoir. -- Et vous n'avez pas donné d'ordres aux paroisses ? -- Nous avons invité MM. les Curés à se rendre à la Cathédrale ; ils se réuniront au Chapitre. Je pense que pour éviter la confusion on tiendra l'église fermée jusqu'à l'arrivée du Pape. -- Aurez-vous ainsi le courage de repous­ser les fidèles qui voudraient témoigner leur respect et leur amour au chef de l'Église, au Père commun de l'Église ? -- Il séjournera demain, et dira la messe à Saint-Jean. 254:111 Tout le monde pourra y assister. -- Oui, mais en attendant votre réception aura eu lieu en cachette, une véritable réception à la glace. Nos confrères avaient espéré d'y assister. C'eût été très bien ; ce sera un peu froid, j'en conviens ; mais que voulez-vous que j'y fasse maintenant ? Il est trop tard. -- Pas aussi tard que vous le croyez, Monsieur le Vicaire Général, voulez-vous nous laisser faire ? Nous ne demandons qu'une chose, c'est de nous autoriser à faire dire de votre part à MM. les Curés de se rendre cet après-midi processionnellement à Saint-Jean avec leur clergé et leur confrérie du Saint-Sacrement ; et alors nous répondrons de tout. » Benoît Coste n'a pas noté la réponse de M. Jauffret. Elle fut peut-être le silence du proverbe « qui ne dit mot consent » ; proverbe commode : il permet de s'attribuer le mérite du succès et de refuser la responsabilité de l'échec. « Les délégués, écrit-il, n'eurent pas plutôt arraché ce demi-consentement qu'ils retournent de toute hâte à Saint-Pierre où ils étaient attendus avec impatience : des exprès porteurs d'ordres expédiés au nom de l'archevêché partent à l'instant au pas de course dans toutes les paroisses. Partout on se hâte de convoquer les confréries. A deux heures de l'après-midi toutes les cloches de la ville sonnent à toute volée ; des processions sortent simultanément de toutes les églises paroissiales ; de nombreux confrères, en habit noir et flambeau à la main, marchent derrière la bannière de leur paroisse en chantant le *Benedictus*. Les magasins se ferment, le peuple abandonne joyeusement ses ateliers, et court se presser aux environs de la Primatiale. Les confrères forment une triple haie illuminée des deux côtés de la nef principale. « Un nombreux clergé attend dans le chœur, et le quitte quand résonne le bourdon, pour recevoir le Pape, à la porte de l'église. Le Cardinal Fesch lui présente l'eau bénite, et le conduit sous le dais porté par quatre prêtres en dalmatique. Alors M. Jauffret, premier vicaire général, harangue en latin Sa Sainteté qui répond dans la même langue. 255:111 « Puis le clergé repasse dans nos rangs en précédant le Saint Père qui s'avance lentement entre ces lignes de confrères prosternés. Après avoir fait son adoration au pied de l'autel, le Pape reçoit la bénédiction du Saint-Sacrement donnée par le cardinal Fesch. Il se dirige ensuite vers l'archevêché, en repassant par la grande porte ; à sa suite la masse des confrères s'ébranle flambeaux allumés. Elle le conduit ainsi jusqu'à la porte du palais, à travers les flots du peuple qui se précipite à genoux « et crie : *Vive le Saint Père*. Au milieu de la multitude les confrères du Saint-Sacrement ne parviennent qu'à grand, peine à se rallier à leur bannière, et rentrent dans leur paroisse en chantant le *Te Deum*. » Tous les Congréganistes assistent le lendemain groupés dans la foule qui remplit l'église, à la messe du Pape. Ils réussissent à lui baiser les pieds après le clergé lorsque Pie VII, sa messe finie, s'assoit sur le trône qu'on lui a présenté au fond du chœur, au même endroit qu'Innocent IV et Grégoire X présidèrent les deux Conciles de Lyon. Ils se retrouvent l'après-midi sur la place Bellecour où Pie VII salué par une acclamation générale se montre sous un dais au balcon de « la maison Henri », qui porte aujourd'hui le numéro 3. Une plaque y rappelle ce grand souvenir. Les ruines des façades détruites par la Révolution après le terrible décret *Lyon n'est plus* subsistaient encore, mais, note Benoît Coste, « elles avaient disparu sous la foule épaisse des chrétiens dont elles étaient couvertes. Une affi­che avait annoncé le matin que le Saint Père donnerait là sa bénédiction. Quand il parut sous le dais, le peuple expri­ma sa joie par des applaudissements réitérés, et l'on vit avec attendrissement ce bon Pasteur se dilater à la vue de son troupeau ; il le contemplait avec satisfaction, et répon­dit à l'un des cardinaux qui l'invitait à donner sa bénédic­tion : *Laissez-moi me satisfaire à regarder ce bon peuple*. Son émotion était d'autant plus vive que dans ce moment, on lui faisait remarquer les débris des maisons renversées pendant le règne du terrorisme ; le peuple amoncelé sur ces ruines où il s'était placé pour mieux voir le Pape pré­sentait le coup d'œil d'un vaste amphithéâtre, garni de spectateurs. 256:111 Enfin il lève les yeux au ciel, il étend les mains : un religieux silence succède au tumulte d'un rassemble­ment si nombreux. L'impie lui-même étonné de se trouver chrétien se prosterne avec respect. On s'écrie dans un senti­ment d'admiration : « Si Jésus-Christ reparaissait sur la terre, il n'emprunterait pas d'autre extérieur. » Le Pape voulut bien recevoir dans cette maison les hommages de quelques personnes infirmes. » Puis il regagna le Palais archiépiscopal tout proche, mais de l'autre côté de la Saône ; il passa le pont à pied. « Une multitude nouvelle qui semblait se multiplier à chaque pas l'y accompagnait ou l'y attendait déjà, parmi laquelle il distingua les sœurs de Saint-Charles, les Filles de Saint-Vincent de Paul, les Dames de Charité. Il y fut harangué par le préfet Bureaux de Prusy, puis par le général Duhesme, qui lui présenta non seulement les hommages de l'armée, mais son jeune fils qu'il avait amené : « Très Saint Père, dit-il, Jésus-Christ bénissait les enfants : voici le mien ; le ciel me l'a donné, je l'élèverai pour l'Église et pour l'empereur. » Il entendit ensuite Vitet, premier prési­dent de la Cour d'Appel, puis Dugeyt, président du tribunal civil, Vitet au nom des Hospices, Saint-Rousset qui parlait au nom de la municipalité rappela que le pont de la Guillo­tière sur lequel Pie VII avait passé le Rhône pour l'entrée en ville était dû « à la magnificence d'Innocent IV » pendant son séjour à Lyon au moment du Concile. Le Pape éprouva une joie particulière à retrouver les dames Boulard, Clérimbert et Gabet, religieuses de Lyon que le désastre de la Révolution avait conduites jusqu'à Imola, la ville où il était alors évêque. Il les y avait reçues avec la tendresse d'un père ; il les plaça dans un couvent, les adopta pour ses filles, et les honora souvent de sa visite. « Au moment de leur retour en France, il mit le comble à ses bontés en leur offrant l'argent de leur voyage. Le Saint Père n'avait pas oublié ses chères filles : à son arrivée à Lyon, il voulut avoir un entretien particulier avec elles, et entrer sur leur position dans tous les détails que la plus touchante bienveillance lui faisait désirer de connaître. Enfin pour céder aux désirs de la foule qui malgré la pluie, entourait le palais, Sa Sainteté parut comme la veille sur la terrasse de l'archevêché afin de réitérer ses bénédictions. « Je ne puis rien refuser aux Lyonnais, disait-il, il faut que je les contente. » 257:111 Dans la soirée les Congréganistes eurent une audience qu'ils avaient bien méritée, mais qui ne fut pas celle qu'ils espéraient. « Quelques-uns parvinrent aux pieds du Saint-Père ; ils croyaient avoir avec eux les chefs de la Congré­gation, mais par suite d'une méprise, ils s'en trouvèrent séparés. Son secrétaire, M. Mas, avait été chargé de préparer un discours. Il n'était pas là. » Benoît Coste qui prit la parole à sa place, « exprima, nous dit-il, bien mieux avec son cœur qu'avec le langage timide qui sortait de sa bouche, les sentiments que nous éprouvions tous. Le bureau de la Congrégation se présenta peu de temps après ; le secrétaire chargé du discours l'avait en mains. Malheureusement, il était trop tard. Le Pape, fatigué de la journée, s'était retiré. Il fut tout à fait impossible d'être admis. Il fallut donc se résigner et se borner à transmettre le discours à Sa Sainteté. Dès le lendemain le Pape fut obligé de continuer son voya­ge ; il eût bien désiré s'arrêter plus longtemps, mais Napoléon pressait ». Ainsi, grâce à la Congrégation, Lyon, première ville française sur le parcours du Saint-Père, avait donné l'élan qui dura jusqu'à Paris où « le mouvement religieux fut beaucoup plus froid que partout ailleurs ». Alexis de Noailles racontera pendant son prochain séjour à Benoît Coste, en riant, que devant Saint-Sulpice il s'époumonait à crier *Vive le Pape !* sans éveiller d'écho, lorsqu'il sentit une main lui frapper sur l'épaule. Il se retourna, et vit un inconnu lui dire : « Courage, mon ami, courage, vous gagnez bien votre argent. » » La Congrégation de Paris sera présentée à Pie VII le 18 décembre 1804 au cours de sa visite à Saint-Sulpice. A Maximilien Séguier, descendant du chancelier Séguier, désigné pour prononcer un petit discours latin, le Pape répondit *Nihil mihi jucundius fuit *; et le P. Delpuits obtint les privilèges des anciennes Congrégations, avec le droit d'affilier à la *Prima primaria* celles qui s'étaient fondées ou se fonderaient en France. Le P. Roger obtiendra pour ka Congrégation de Lyon cette affiliation qui procurait de précieuses indulgences. \*\*\* 258:111 Le vendredi de la Passion, le 4 avril 1805, Pie VII quitta les Tuileries, sa résidence parisienne, pour regagner Rome. Deux jours auparavant Napoléon était parti de Fontaine­bleau pour Milan. Président de la République, il s'était nommé roi d'Italie. Il allait ceindre le 26 mai la couronne de fer des Lombards. Sur la même route, il devançait le Pape. Arrivé le mer­credi saint 10 avril à Lyon, il logea à l'archevêché jusqu'au mardi de Pâques avec l'impératrice Joséphine, qui se croit réellement mariée après que l'oncle Fesch a reçu et béni les consentements à la hâte, avec toutes les dispenses du Pape, dans la nuit qui précéda le couronnement. Le jour de Pâques 14 avril, ils assistent à la messe pontificale du cardinal, « en habits impériaux et avec des manteaux de pourpre, sur deux trônes de velours à crépines en or, placés sous un dais ». Le compte rendu officiel ne se contente pas de cette prise de vue ; il lit dans les âmes, et nous assure que « Leurs Majestés fixant tous les regards sont devenus les objets de tous les vœux adressés au ciel ». Pendant son séjour, l'empereur circule beaucoup dans la ville pour se faire acclamer. Benoît Coste l'a vu « dans un carrosse à huit chevaux avec une suite de carrosses à six chevaux ; des valets galonnés sur toutes les coutures tenaient la bride des chevaux, d'autres étaient grimpés derrière les voitures. Tout le monde s'empressait pour regarder, mais malgré les recommandations d'un commis­saire de police qui ouvrait le cortège en habit noir et cein­ture tricolore, et qui répétait à chaque instant « Il est dans la seconde voiture ; chapeau bas et criez *Vive l'Empereur ! *» les chapeaux se levaient à peine, et les cris étaient fort rares ». 259:111 Le Pape arrivera le mardi de Pâques dans l'après-midi. Le 4 avril, dimanche des Rameaux, il a célébré la messe à la cathédrale de Troyes, il s'est arrêté pendant les derniers jours de la semaine Sainte à Chalon-sur-Saône où il officia dans l'église Saint-Vincent le jeudi saint et le vendredi saint, et le jour de Pâques. Le lundi de Pâques 15 avril, il part pour Mâcon, où il reçoit la rétractation de l'ancien évêque constitutionnel de l'Aube Blanpoux, et le 16 avril il est à Lyon, où il doit rester jusqu'au 20. « Napoléon a quitté Lyon le matin à sept heures, note Benoît Coste. Le soir même le Souverain Pontife doit arri­ver. Oh ! la scène change, car le cœur se met de la partie. » La Congrégation eut cette fois bien de la peine à rendre hommage à Pie VII. Impossible d'organiser comme en 1804 une manifestation solennelle en ville et devant la Prima­tiale. « Pour ne pas irriter Napoléon qui était jaloux de voir les populations témoigner plus d'empressement pour la réception du Pape que pour celle de l'Empereur, le cardinal Fesch en avait fait la défense formelle. » Mais l'imagination et la discipline des Congréganistes surent trouver sans violer l'obéissance le moyen de manifester leur amour au Pape, avec une audace qui rendit la police impuissante, même la police ecclésiastique. Les confrères du Saint-Sacrement de la paroisse Saint-Pierre que le zèle de Benoît Coste animait, invitèrent, sans demander rien à personne, non plus les paroisses, mais individuellement les membres de toutes les confréries de la ville dont la Congrégation gardait soigneusement les listes, à se rendre « en habit noir, mais *isolément* à la rencontre du Pape jusqu'à la montée de Balmont, à quelque distance du faubourg de Vaise, pour y recevoir et complimenter le Saint-Père avant son entrée en ville ». Vaise était alors une commune de la banlieue, et Fesch n'avait interdit les manifestations que dans la com­mune de Lyon. Par bandes de deux, trois ou quatre, ces jeunes gens (car la Congrégation et les confréries du Saint-Sacrement étaient alors ce qu'on appellerait aujourd'hui des mouve­ments de jeunesse), prennent sur les quais de Saône le chemin du rendez-vous. A l'heure fixée ils y sont cinq cents. 260:111 Aucun Congréganiste n'y manque. Ils encadrent les confrè­res, et les « rangent en bataille sur la route ». L'orateur malheureux de 1804, Mas l'aîné, chargé de haranguer le Pape se place entre Benoît Coste et un autre Congréganiste, dont nous ne savons pas le nom, « en avant de la cohorte ». Elle prend position au milieu de la montée, dont les autorités de Valse occupent en haut, les limites de leur territoire tandis que le préfet et les autorités de Lyon attendent sur la place de la Pyramide pour accueillir Pie VII à l'entrée en ville. Il faut citer intégralement ici le récit de Benoît Coste, acteur et témoin. « Après une demi-heure d'attente, nous apercevons la voiture du Pape, escortée par la gendarmerie ; nous la voyons s'arrêter pour recevoir les compliments du maire de Valse ; nous prenons à la hâte nos dernières positions. Voici la voiture de nouveau en mouvement ; elle approche. Nous faisons signe au postillon de s'arrêter ; il hésite ; déjà les plus ardents d'entre nous ont sauté à la bride des chevaux. Alors le Pape lui-même, baissant la glace de sa voiture, donne l'ordre de s'arrêter. Je l'ai vu, le successeur de saint Pierre, je l'ai vu considérer cette jeunesse qui donne de si douces espérances à la religion. Ses regards exprimaient la joie, la vive satisfaction dont son cœur paternel était plein. « L'orateur se présente à la portière, et prononce un compliment très court, mais rempli d'énergie chrétienne. Le Pape témoigne sa satisfaction, donne sa main à baiser à deux ou trois personnes qui sont près de la portière, et nous bénit tous. Nous le supplions de nous permettre d'environner sa voiture, et de l'accompagner ainsi jusqu'à l'église cathé­drale. Il nous répond avec un sourire : *Molt agréable à moi.* Aussitôt nous formons le bataillon carré. La voiture est placée au centre et le cortège se remet en marche au cris de *Vive le Saint-Père !* « Nous assistons ainsi, sans quitter nos rangs à la place de la Pyramide, aux froides harangues officielles dans les­quelles Napoléon occupait plus de place que le Souverain Pontife. On parcourt la grande rue du Faubourg, puis on entre dans la ville où la voiture avance sur le quai entre deux haies de chrétiens prosternés sous la bénédiction du Pape. 261:111 « Tout fut au mieux jusqu'après un peu le rocher de Pierre Scize ; nous étions trop heureux, mais une petite contrariété nous était réservée : nos magistrats suppor­taient impatiemment notre présence. Ces honneurs extra­ordinaires réservés au chef de l'Église tandis que rien de semblable n'avait eu lieu pour Napoléon, leur idole, déplai­saient singulièrement à ces messieurs. Pour y mettre un terme, ils font prendre le grand trot à l'escorte ; la voiture du Pape suit le mouvement, et nous voilà forcés de rester en arrière. Deux d'entre nous, MM. Eugène Roe et Loras, se trouvant derrière la voiture, s'y cramponnent ; ils suivi­rent au pas de course la voiture, et entrèrent à Saint-Jean, où ils nous représentaient tous à la suite du Souverain Pontife. » Le lendemain mercredi 17 avril le Pape dit la messe à la Primatiale, où de très nombreux fidèles furent ensuite admis à lui baiser les pieds. Benoît Coste vit parmi eux plusieurs militaires et des jeunes gens de la garde d'honneur lyon­naise ; il remarqua entre autres un sapeur, qui posant sa hache et son bonnet à poil, vint se précipiter aux pieds du Saint-Père. L'après-midi Pie VII sortit de l'archevêché vers trois heures, et les voitures impériales que Napoléon n'avait pas emmenées à Milan, le conduisirent au port Neuville où l'attendait la magnifique gondole décorée en damas cramoi­si, dont l'Empereur et l'Impératrice n'avaient pu se servir à cause du mauvais temps, pour remonter la Saône jusqu'à l'Ile Barbe. Des matelots, vêtus de blanc avec des ceintures vertes, formaient l'équipage de ce bateau somptueux, entou­ré de deux galiotes chargées de musiciens, et de plusieurs barques. Les applaudissements et les acclamations unanimes qui avaient éclaté sans interruption sur la route, redou­blèrent au moment où le Pape entra dans la gondole. Les cardinaux Fesch, de Bayane, Braschi, di Pietro, Antonelli, Caselli, prirent place avec les personnages officiels sur le pont de la gondole où était assis le Pontife. « Ce fut une fête touchante et sainte que cette navigation, écrit Benoît qui suivait la gondole en bateau avec quelques Congréganistes : les quais, les faubourgs étaient couverts d'un peuple triomphant et joyeux. 262:111 Jésus-Christ montait quelquefois sur une barque pour faire entendre les paroles de vie qu'Il annonçait au peuple : Oh ! combien son vicaire nous prêche éloquemment ! avec quelle bonté il accueille les batelets qui passant tour à tour devant sa gondole, viennent deman­der sa bénédiction ! Tout à coup, par un mouvement spon­tané, chaque barque veut s'attacher à la barque de Pierre qui s'avance au milieu des transports des fidèles. La musi­que, le bruit des boîtes, les cris mille fois répétés de *Vive le Saint-Père* forment un concert ravissant. « Le ciel fut serein pendant une partie de la route il se couvrit ensuite d'épaisses nuées, et la pluie qui parais­sait devoir troubler cette fête, ne fit que lui donner un nouvel éclat. Insensibles à l'intempérie de l'air, aux tour­billons du vent, les fidèles des deux sexes n'en montrèrent que plus de foi et de désir d'être bénis. On voyait les jeunes personnes et les enfants sauter de joie, les mères offrir leurs nourrissons qui joignaient leurs petites mains, les ouvriers quitter leur travail, un peuple entier couvrir les deux rives, les coteaux voisins, et former un temple champêtre immense où il adressait au ciel les prières arden­tes que l'amour et la reconnaissance lui inspiraient. Au retour du Saint-Père, un arc-en-ciel radieux se dessina dans les nuées comme un arc de triomphe. Il est impossible de peindre l'air de bonté de Pie VII quand il aperçut rangé en amphithéâtre (tel qu'on voit le cours de la Saône en revenant de l'Ile Barbe), un nombre inouï de spectateurs toujours avides de le voir, toujours jaloux de recevoir sa bénédiction. La foule accompagna la voiture jusqu'au Palais archi­épiscopal. Sa Sainteté reparut sur la terrasse du Palais pour bénir la multitude qui faisait éclater les mêmes trans­ports, d'allégresse et de piété. » « Le jeudi 18 avril le Souverain Pontife célébra de nouveau la messe à la Primatiale et donna la communion à 1.400 personnes. Le Saint-Père éprouva une grande satisfaction en voyant à la Sainte Table plusieurs Lyonnais de la garde d'honneur en habit militaire, et qui avaient donné leurs armes à tenir à leurs camarades. 263:111 Les hosties manquèrent : le Saint-Père regretta qu'on n'en eût pas consacré davantage : il parût désirer qu'un prêtre offrit le Saint Sacrifice, ne voulant pas, ainsi que notre divin Sauveur, renvoyer à jeun tout ce peuple qui l'avait suivi ; mais le cardinal Fesch lui représenta qu'il était fort tard, et ce ne fut qu'avec peine, quoique extrêmement fatigué, qu'il con­sentit à se retirer. » A quatre heures du soir, Sa Sainteté se rendit place Bel­lecour où s'était assemblée une foule que Benoît Coste estime au moins à 20.000 personnes. Les maisons étaient tendues de tapisseries depuis l'Hôtel de l'Europe jusqu'à la rue Saint-Dominique (aujourd'hui rue Émile-Zola). Le bal­con de la maison Henry était orné d'un dais comme au premier passage du Pape, et Pie VII étendant les mains dans le silence bénit Lyon prosterné. « A l'instant un Prélat proclame au balcon l'indulgence plénière accordée à ceux qui ont reçu la bénédiction avec les dispositions nécessaires, et M. Courbon traduit l'annonce en français. Le Souverain Pontife bénit ensuite les drapeaux de la garde d'honneur lyonnaise, rangée en face de la maison, puis il alla visiter l'Hôpital de la Charité, le grand Hôtel-Dieu, et la maison des Frères des Écoles Chrétiennes, au petit collège dont il bénit la chapelle. » En ce jeudi 18 avril 1805, 28 germinal an XIII le cardinal Fesch publie un mandement « pour l'ouverture de l'église Notre-Dame et de Saint-Thomas de Fourvière », dont il prescrit la lecture dans l'église de Fourvière, et dans toutes celles des paroisses et succursales de la ville et faubourgs de Lyon, « le premier dimanche après la réception », trop tard par conséquent pour convoquer les fidèles à la messe du Pape, dans la chapelle appelée par l'arche­vêque *ce temple antique qui fut pour vos pères, comme il va devenir pour vous une source toujours ouverte des plus riches bénédictions du ciel.* « Sa Sainteté daigne s'y transporter vendredi 19 avril pour y célébrer les saints mystères et bénir cette cité et tout notre diocèse. Nous ne doutions pas que vous n'unissiez en ce moment vos vœux aux nôtres, et que vous ne dilatiez vos cœurs à la grâce qui sera versée sur vous par la pro­tection de Marie. » 264:111 « L'Église de Lyon s'est signalée dans tous les siècles par sa tendre piété envers la Mère de Dieu. L'Apôtre saint Jean avait inspiré cette sainte disposition à son cher disciple Polycarpe, et celui-ci aux bienheureux Pothin et Irénée, nos Pères de la Foi. Vous ne dégénérez pas de ces nobles sentiments ; et Nous Nous promettons de votre dévotion envers la Reine des Cieux, que vous obtiendrez par sa médiation une surabondance de grâces qui renouvellera dans vos cœurs une ferveur primitive, et produira les plus excellents fruits dans tout notre diocèse. » Le Cardinal joignait la liste des privilèges accordés à Fourvière par le Pape, dont un, tout à fait exceptionnel, consiste dans une indulgence plénière, applicable aux vivants et aux morts, quotidiennement accordée à chaque fidèle en état de grâce, quand même il ne serait pas confessé, et n'aurait pas communié, pourvu qu'il visite la chapelle et y prie pour l'Église, la France, la ville, le diocèse. Le vendredi 19 avril fut le grand jour. Les voitures passèrent par les faubourgs de Vaise, des Granges et de Saint-Just, au grand bonheur des habitants qui se précipi­taient pour voir le Pape, et s'incliner sous sa bénédiction. Il voulut faire à pied la rude montée qui mène au sommet de la colline, couronné par la chapelle, depuis la Révolution jusqu'à ce jour profanée par le schisme, que les catholiques à l'appel du cardinal Fesch, prenant à sa charge une part considérable du prix, venaient de racheter. Arrivé à la porte, le Saint-Père prit place sous un dais porté par quatre cha­noines de la cathédrale jusqu'à l'autel de la Vierge Noire, où il dit la messe, qui réconciliait l'église et rouvrait le pèlerinage. Il donna la communion d'abord à un prêtre aveugle, privé par son infirmité d'offrir le saint sacrifice, puis à Benoît Coste et à ses amis les congréganistes, aux­quels s'étaient joints sans doute quelques autres personnes qui avaient réussi à entrer. 265:111 Toujours fidèles à leur règle fondamentale du secret, les congréganistes avaient pris le titre de *Chevaliers de la Sainte Vierge* pour participer à la réouverture de Fourvière. Ils assuraient le service d'ordre « en habit noir, en gants blancs, et pour marque distinctive, un ruban blanc noué au bras gauche, au-dessus du coude ». Pie VII entendit une messe d'action de grâce dite par le vicaire général Courbon et suivie par le chant des litanies de la Sainte Vierge, « puis il monta dans une chaise que deux prêtres, les frères Caille, se chargèrent, sans quitter leur habit de chœur, de porter dans une jolie maison appe­lée la maison d'Albon, qu'ils habitaient sur le plateau de Fourvière. Il aurait mieux aimé aller à pied, car il n'y avait guère que 300 pas, mais il craignait, s'il refusait, de les priver de ce qui faisait leur joie. On traversa les clos du voisinage, car tous les propriétaires s'étaient empressés de tracer un chemin commode en ouvrant des brèches à leurs murs de clôture. Le peuple accompagnait en foule, et les *Chevaliers de la Sainte Vierge* formaient l'escorte. Je marchais à côté de la chaise à porteur, ayant à la main un bassin destiné à recueillir les aumônes pour l'église -- la pluie des dons qui s'y précipitaient par torrents était si abondante que j'avais bien de la peine à tout supporter ». Les frères Caille offrirent au Pape une tasse de chocolat dans leur salon, où l'on admire aujourd'hui sur le sol une belle mosaïque aux armes de Pie VII, puis il alla sur la terrasse bénir la ville. « *E* *bello *»*,* s'écrie-t-il devant le magnifique paysage qui s'étend jusqu'au Mont Blanc et qui suit la chaîne des Alpes par des temps clairs, puis il donna sa bénédiction solennelle à la « Rome de la France ». Le mot est de Benoît Coste qui décrit ainsi la cérémonie : « Le Saint-Père est au centre de la terrasse, le clergé l'environne, tout autour la Congrégation forme un demi-cercle ; derrière se presse une foule pieuse. On agite une bannière autour de la tête du Pontife, aussitôt les déto­nations se mêlent au son de toutes les cloches de la ville. Le vicaire de Jésus-Christ lève premièrement les yeux et les mains vers le ciel ; il étend ensuite sur la cité ses mains remplies des bénédictions du Seigneur ; partout sur les quais, sur les places, sur les ponts aux fenêtres et jusque sur les toits des maisons, on aperçoit le peuple prosterné. » 266:111 Le Saint-Père descendit à pied jusqu'aux voitures arrê­tées à l'Antiquaille, l'ancien monastère des Visitandines devenu depuis la Révolution hospice de charité. Les admi­nistrateurs l'y attendaient. Le cardinal Fesch, qui avait fait exposer le Saint-Sacrement, y donna la bénédiction que le Pape reçut avant de descendre vénérer saint Pothin, notre premier évêque, dans le cachot où il fut enfermé après avoir comparu dans l'amphithéâtre, et où il mourut martyr. Les voitures conduisirent ensuite le Pape au Palais Saint-Pierre, où le Conservatoire des Arts avait remplacé les Bénédictines. On lui montra comment se tissait alors la soie. On le conduisit ensuite dans la partie où Mme Cosway tenait sa maison d'éducation. Pie VII y rencontra le duc Braschi, neveu de Pie VI. Il y monta sur un trône, et l'une des élèves lui récita en latin l'évangile du Bon Pasteur, pendant que les autres lui tendaient des fleurs, dont elles embaumèrent le chemin qu'il lui fallut parcourir pour gagner le dais élevé à l'une des fenêtres d'où il bénit la foule. Elle remplissait la place des Terreaux, au lieu même où l'échafaud se dressait quelque dix ans plus tôt. Vers les sept heures du soir, Pie VII de retour à l'arche­vêché, monta sur la terrasse dominant les quais de la Saône pour bénir encore les Lyonnais toujours enthousiastes. Le lendemain samedi 20 avril, à quatre heures du matin, le bourdon de Saint-Jean et le canon de l'arsenal annoncent qu'il va partir. Il dit sa messe dans la chapelle de l'arche­vêché, le cardinal Fesch présent, en qui il bénit tout le diocèse. Il dit sa joie d'avoir trouvé une foi tellement agis­sante et pure dans la ville de saint Pothin et de saint Irénée. Il monte en voiture à cinq heures. Quoiqu'il fasse à peine jour, les congréganistes sont là pour une dernière bénédic­tion qu'il leur donne en baissant les glaces de sa voiture. Deux d'entre eux qui n'avaient pu se procurer que bien avant dans la nuit des objets qu'ils voulaient faire bénir, se trouvèrent sur le pont de la Guillotière. Ils attirèrent par leurs acclamations l'attention du Pape qui baissa la glace malgré la vitesse, et les bénit de loin. 267:111 « On a évalué, note Benoît Coste, à plus de trente mille le nombre des chapelets, croix ou médailles présentés au Pape, pendant ces trois jours pour recevoir des indulgences. » En ce samedi 20 avril les pèlerinages de Fourvière recommencèrent, comme le cardinal Fesch l'avait prescrit dans son mandement : « Le clergé de toutes les églises de la Ville et faubourgs de Lyon s'y rendra processionnellement et invitera les fidè­les à s'y rendre avec lui, chaque paroisse un jour succes­sivement pour y chanter une messe solennelle votive à la Sainte Vierge et d'actions de grâces, dans l'ordre suivant : le samedi 20 avril, Nous en notre Église métropolitaine et paroissiale de Saint-Jean-Baptiste ; les jours suivants, Notre Séminaire, Saint-Nizier, Saint-Pierre, Saint-Paul, Ainay, Saint-Louis, la Guillotière, la Croix-Rousse, Vaise, Saint-Bonaventure, Saint-Polycarpe, Saint-François-de-Sales, Saint-Georges, Saint-Irénée, Saint-Bruno, Saint-Just fera la clôture. » Benoît Coste publia chez Rusand « imprimeur libraire de sa Sainteté », un petit livre populaire intitulé : *Rétablis­sement du culte divin dans l'église Notre-Dame de Fourvière, et détails intéressants sur le passage de N. S. Père le Pape Pie VII à Lyon le 19 novembre 1804 ; ainsi que sur son séjour dans la même ville les 17, 18 et 19 avril 1805 à son retour de Paris*. « On y a joint, lisait-on encore sur le titre, une notice des indulgences attachées aux chapelets, croix et médailles bénis par Sa Sainteté. » Le 16 mai Pie VII était rentré à Rome qui lui fit un accueil triomphal après ces 185 jours d'absence. Le cardi­nal d'York -- le dernier des Stuart -- âgé de 80 ans, l'attendait entouré de tous les cardinaux de la curie à l'entrée de Saint-Pierre, où le Pape s'était rendu directement pour remercier Dieu de son heureux retour. Il se souviendra toute sa vie de ces réceptions lyonnaises dont il aimait à parler et qu'il qualifiait d' « incroyables ». Dans son allocution consistoriale du 26 juin 1805 Pie VII mit deux fois Lyon à l'honneur : « La piété et l'affluence des excellents habitants de cette ville était si grande que la vaste enceinte de l'église métropolitaine où nous avons célébré les saints mystères, ne pouvait les contenir ; 268:111 quelle n'a pas été notre joie, quelles actions de grâces n'avons-nous pas rendues au Père des miséricordes pour un si merveilleux changement ! » Et parlant de son voyage de retour, il ajou­te : « Les Lyonnais ont renouvelé envers Nous et le Saint-Siège, avec plus d'ardeur encore s'il est possible qu'à notre premier passage, les témoignages de leur soumission et de leur amour. Nous n'oublierons pas que pendant notre séjour à Lyon la très célèbre chapelle de Fourvière consacrée à la très Sainte Vierge a été rouverte par Nous au milieu de l'allégresse incroyable de tout ce peuple, et rendue comme auparavant à la dévotion publique. » De cette ferveur lyonnaise et pas seulement de son hospitalité magnifique, il remercie le cardinal Fesch qui l'a suivi à Rome comme ambassadeur de France, et qui assiste au Consistoire. Pie VII ne savait rien de tout ce que la *Congrégation* avait dû faire à l'archevêché pour que l'accueil des Lyonnais fût ce qu'il devait être. Peu de jours après le départ de Pie VII, la Congrégation se réunit en assemblée générale pour entendre lire par Benoît Coste une relation de ces jours bénis. « Elle la fit publier en ajoutant les deux discours adressés au Pape en son nom, sous la simple indication -- discours des jeunes gens de Lyon. On intitula le petit livre imprimé, chez Bal­lanche ([^43]) *Lettres d'un jeune Lyonnais à un de ses amis sur le passage du Pape à Lyon*. Il fut vendu au profit de la section des aumônes. » (*A suivre*) Antoine Lestra. 269:111 ### La réponse par Jean Madiran LA RÉPONSE de la Conférence épiscopale française à la lettre du Cardinal Ottaviani a été rendue publique dans *La Croix* du 2 février 1967, Elle est, bien entendu, d'un autre ton que la conférence de presse qui reprochait au Saint-Siège d'avoir « découpé la doctrine comme des tranches de saucisson » et d'avoir « mis le Christ au cinquième rang ». C'est en un style beaucoup plus pondéré qu'elle exprime, directement ou indirectement, certains désaccords soit avec le document du Saint-Siège tel qu'il est, soit avec ses implications éventuelles. A cet égard voici, en suivant l'ordre rédactionnel, les passages qui ont dès l'abord frappé notre attention. 1\. -- « *Certains modes de penser et d'agir peuvent incliner à l'erreur doctrinale. Mais il s'agit plus habituelle­ment de* tendances, *de* courants, *de* malaise diffus, *d'un certain flottement de la pensée. On n'est pas en présence d'un système cohérent. Bref, à considérer l'ensemble de la situation, il n'y a pas lieu de parler d'une résurgence du* modernisme *au sens historique du terme*. » (paragraphe 5) (Il faut voir là, assure l'éditorial de *La Croix* du 3 février, une intention de répondre à « des plumes très écoutées ». Celle de Maritain ? Ou celle d'*Ecclesiam suam* ?) 270:111 2\. -- « *La plupart des évêques français *» \[il n'y a donc pas « unanimité » sur ce point\] « *craignent même que la simple énumération, dans la Lettre romaine, de dix erreurs ou tendances dangereuses, n'accrédite à tort l'idée d'un sys­tème coordonné* (...). *A fortiori faut-il écarter l'hypothèse d'une liste de propositions à condamner. On paralyserait la recherche sans enrayer l'erreur*. » (paragraphe. 5) (La « recherche » est donc aujourd'hui d'une nature telle, qu'elle serait non point aidée mais paralysée par une condamnation des propositions erronées...) 3\. -- « ...*De semblables remarques sur la position même du problème, faites à propos des autres points, conduisent les évêques à dépasser l'alternative des questions posées par la Lettre romaine et à rechercher les vraies racines et l'exacte portée des problèmes doctrinaux ainsi soulevés*. » (para­graphe 10) (La Lettre romaine n'a donc pas vu l'exacte portée et les vraies racines des problèmes doctrinaux en question.) \*\*\* Quand il s'agit de déterminer les causes et d'estimer les conséquences d'une situation concrète, des divergences d'appréciation sont humainement inévitables. (Ce qui ne veut pas dire que toutes les appréciations se valent, en elles-mêmes, ni que les diverses conclusions pratiques qu'elles comportent soient sans importance, ou également opportunes et bienfaisantes.) On ne saurait, croyons-nous, faire obligation aux catholiques français, sous peine d'excommunication, de penser comme la Lettre de la Conférence épiscopale plutôt que comme la Lettre du Saint-Siège. 271:111 Du moins, en droit. En fait, nous avons une expérience assez large et assez constante de ce qu'il peut en être. \*\*\* Comment et par qui la réponse de la Conférence épis­copale a-t-elle été rédigée et approuvée ? Elle déclare elle-même : « *La Conférence épiscopale, réunie en Assemblée plénière à Lourdes en octobre dernier, s'est saisie avec le plus grand soin de cette importante question. Après un large échange de vues, elle a déterminé les modalités du travail à poursui­vre en commun. Deux consultations écrites des évêques ont eu lieu depuis Lourdes. La présente réponse, longuement mûrie, est vraiment celle de la Conférence épiscopale elle-même*. » (paragraphe 1) Ainsi s'exprime le texte de la réponse que *La Croix* publie le 2 février en page 5 : c'est bien une « *réponse longuement mûrie *». Mais en page 1 du même numéro, *La Croix* donne une indication contraire : « *Malgré le peu de temps dont elle disposait, l'Assemblée Plénière de l'épiscopat français tint à répondre au Cardinal Ottaviani avant Noël. *» *La Croix* donne encore cette précision : « *Mis au point avec d'autres évêques, des théologiens et des experts, le texte dont Mgr Veuillot assura la rédaction fut, après approbation du Conseil permanent, adressé à la Congrégation de la Doctrine de la Foi... *» \*\*\* 272:111 Les passages ci-dessus cités, nous les avons reproduits pour mémoire, et sans les commenter autrement ; sans prétendre non plus qu'ils soient les plus importants. Sim­plement, il nous a semblé utile d'en prendre note immédiatement. Il y en a encore un que nous désirons noter sans retard : « *La christologie impose, au lende­main du Concile, une attention parti­culière :* *-- Dans l'ordre théologique : c'est, par exemple, la nécessité de maintenir les concepts fondamentaux de nature et de personne. A cet égard, la philosophie moderne pose des problèmes nouveaux : l'acception des mots nature et personne est aujourd'hui différente, pour un esprit philosophique, de ce qu'elle était au V^e^* *siècle ou dans le thomisme*. » (paragra­phe 7) Plus loin, à la fin du paragraphe 10, la Lettre de la Conférence épiscopale revient sur la même question : « ...*De quelles* NOTIONS SUR LA NATURE ET LA PERSONNE *faut-il user aujourd'hui pour que ces notions soient capables d'exprimer à nos contemporains la véri­té des définitions dogmatiques ?* » Les « concepts » de nature et de personne doivent être maintenus ; mais leur « acception » a changé ; il faut donc user d'autres « notions », et l'on recherchera lesquelles. Relisons la motivation centrale : « *L'acception des mots nature et per­sonne est aujourd'hui différente, pour un esprit philosophique, de ce qu'elle était au* VI^e^ *siècle ou dans le thomisme. *» 273:111 Ces 26 mots constituent une proposition dont l'impact se situe au niveau philosophique le plus fondamental. Ils me suggèrent trois remarques. **1. -- **PREMIÈRE REMARQUE, apparemment mineure peut-être, introductive si l'on veut : l'acception des mots nature et personne est aujourd'hui différente de ce qu'elle *était* dans le thomisme. Ce qu'elle « *était *». Si elle « était », elle n' « est » plus. Dans la phrase citée, le mot « était » ne pourrait d'ail­leurs pas être mis au présent, cet imparfait ne peut être une coquille ou un lapsus, On ne pourrait pas écrire sans contradiction et non-sens : *L'acception des mots nature et personne* EST AUJOURD'HUI *différente de ce qu'elle* EST *dans le thomisme.* Elle est différente « *aujourd'hui *». Donc, elle est différente de ce qui *a été* et qui *n'est plus.* La signification obvie et inévitable des 26 mots de cette proposition est qu'aujourd'hui le « thomisme » n'existe plus ; ou que la sorte d'existence qui lui reste peut-être n'est même pas digne de considération, ou encore, à la rigueur, que le « thomisme » aujourd'hui n'entend plus les termes nature et personne comme les entendait saint Thomas. **2. -- **AUJOURD'HUI, POUR UN ESPRIT PHILOSOPHIQUE, l'accep­tion des mots nature et personne est différente de ce qu'elle était dans le « thomisme ». Bon. Très bien. Seulement, il y a une réalité qui s'accorde mal avec cette proposition. Il y a *en fait* des esprits pour qui le mot « personne » a la même acception aujourd'hui que chez saint Thomas. 274:111 Il y a Jacques Maritain, Étienne Gilson, Marcel De Corte, le Cardinal Journet. Il y a le P. Gagnebet, le P. Guérard des Lauriers, le P. Philippe de la Trinité, le P. Calmel (peut-être le P. Congar ?) et quantité d'autres théologiens connus ou moins connus. Il y a ces professeurs de l'Institut catholique de Paris, les Paul Grenet, les Roger Verneaux, les René Simon, qui enseignent *aujourd'hui,* et qui *aujourd'hui* publient chez Beauchesne, en une dizaine de volumes très remarquables et très remarqués, un *Cours de philosophie thomiste.* Alors, aucun d'entre eux n'est un « esprit philosophi­que » ? **3. -- **CE QU'ELLE ÉTAIT AU V^e^ SIÈCLE. La mention du « V^e^ siècle », n'est pas une vague formule pour signifier l'écoulement du temps. *L'acception du mot* « *personne *» *est aujourd'hui différente de ce qu'elle était au V^e^ siècle *: tout « esprit philosophique » doué d'une culture religieuse simplement moyenne remarquera aussitôt que Boèce est visé. En fait, et quoi qu'il en soit des intentions. Oui, Boèce. Anicius Mamius Torquatus Severinus Boe­tius. Né en 470, Le dernier des grands écrivains romains. Le premier et peut-être le plus grand des théologiens laïcs. Le ministre de Théodoric : que Théodoric emprisonnera puis fera exécuter à Pavie. *Boèce, l'inventeur de la définition de la* « *personne *» *qui est au centre de la théologie catholique*. N'allez pas chercher dans Daniel-Rops, il n'en dit quasiment que des sottises : « Cet écrivain qui ne nomme pas une fois le Christ. » (*Église des temps barbares*, p. 364.) 275:111 Cet écrivain qui « ne nomme pas une fois le Christ » est l'auteur, entre autres, d'un traité de la Trinité qui sera commenté par saint Thomas, et d'un traité sur les deux natures du Christ. Déjà au temps de Daniel-Rops, on pouvait écrire n'importe quoi, aux applaudissements des journaux catholiques. ##### *Ce qu'elle était au V^e^ siècle* Boèce a inventé la définition de la personne qui s'appli­que analogiquement *et* à la personne humaine *et* aux per­sonnes de la Sainte Trinité. Ou si, hypothèse hypercritique, il ne l'a pas lui-même inventée, il l'a trouvée chez un auteur qui nous est inconnu, dans un ouvrage qui ne nous est pas parvenu, et il a eu au moins le *génie* philosophique et théo­logique de la faire sienne et de nous la transmettre. Son œuvre écrite est considérable. En un temps où il voyait partout monter une barbarie intellectuelle pourtant moins totale, à tout prendre, que celle qui investit aujourd'hui nos docteurs ordinaires, il avait formé le dessein de recueillir en une somme de philosophie naturelle la pensée de Platon et celle d'Aristote, de les accorder ensemble et de les accor­der à la foi chrétienne. Il fut si l'on veut, plus de sept siècles à l'avance, une sorte de précurseur de saint Thomas. Son œuvre, comparée aux élaborations ultérieures des grands docteurs médiévaux, contient bien des faiblesses. Mais n'aurait-il eu que ce seul trait de génie, cela suffirait à établir sa gloire et à requérir notre piété : c'est lui qui a défini la personne. *Personna est rationalis naturae individua substantia *: « la substance individuelle d'un être raison­nable ». (*De duabus naturis*, cap. III). Presque tous les grands docteurs médiévaux ont adopté cette définition com­me indispensable instrument de leurs spéculations sur la personne humaine et sur les trois personnes divines. 276:111 Et *jusqu'aujourd'hui* inclusivement, la doctrine théologique la plus commune dans l'Église catholique, quand elle sonde spéculativement le mystère ineffable de la Sainte Trinité, utilise cette « acception » du mot PERSONNE telle qu'elle fut formulée au « V^e^ siècle », et que voilà rejetée comme désormais étrangère à tout « esprit philosophique ». ##### *Ce n'est pas une* «* remise en question *» S'agirait-il d'une remise en question ? Non pas. La « remise en question » dont on a plein la bouche aujour­d'hui, comme d'une admirable invention due au génie sans précédent que n'importe quel Trissotin du XX^e^ siècle se garantit à lui-même, -- *la remise en question a toujours été, en droit et en fait, le statut normal de toute notion philosophique*. On n'a pas attendu la philosophie « moder­ne », pour cela. A chaque époque la définition de Boèce a été remise en question ; à chaque époque, le résultat de la remise en question a été soit de rejeter cette définition, soit de la corriger, soit de la maintenir. Richard de Saint-Victor (mort en 1173) et Jean Duns, dit Duns Scott (mort en 1308) sont sans doute les plus célèbres parmi les très rares docteurs catholiques de première grandeur qui, à une épo­que ou à une autre, ont voulu modifier la définition de Boèce. Bien sûr, les évêques français savent tout cela, bien sûr, ils le savent par cœur. Aussi bien, ce n'est pas du tout une « remise en question » qu'impliquent ou que réclament les 26 mots de la proposition citée. Avec une brutalité qui n'a d'égale que son inexactitude de fait, cette proposition prononce qu'aujourd'hui, pour tout esprit philosophique... l'acception du terme PERSONNE est « différente de ce qu'elle était au V^e^ siècle ou dans le thomisme ». 277:111 Ce n'est pas une remise en question, avec examen et débat. C'est un verdict déjà prononcé, d'une manière qui ne laisse place à aucun doute ni à aucune procédure d'appel. Je ne sais ce que Maritain, directement concerné, *osera* en dire. Je ne sais ce que Gilson, directement concerné, *osera* en dire. Pour ma part je déclare tenir, maintenir et professer exactement la même « acception » du mot PERSONNE que celle qui fut formulée par Boèce au V^e^ siècle et qui *est aujourd'hui* non seulement celle du « thomisme » mais encore celle de la doctrine théologique la plus commune dans l'Église catholique. ##### *Un triple mirage* Relisons l'interrogation finale du paragraphe 10 de la Lettre : « ...*De quelles* NOTIONS SUR LA NATURE ET LA PERSONNE *faut-il user aujourd'hui pour que ces notions soient capables d'exprimer à nos contemporains la véri­té des définitions dogmatiques ? *» Si l'on rapproche ce passage du passage précédemment extrait du paragraphe 5, on aperçoit en quoi consiste le glissement majeur. D'une part, on déclarait que les notions traditionnelles de nature et de personne ne sont plus reçues aujourd'hui par un « *esprit philosophique *». D'autre part, on en conclut maintenant qu'il faut rechercher de nouvelles notions pour parler à « nos contemporains ». 278:111 Glissement majeur, parce que le terme « esprit philoso­phique » et le terme « nos contemporains, n'ont pas, il s'en faut, la même extension ; et ne désignent pas les mêmes personnes. La vérité des définitions dogmatiques et la bonne nouvelle du salut devraient-elles donc aujourd'hui être annoncées en exclusivité, ou en priorité, aux philosophes ? Ou bien seraient-ils tous devenus des philosophes, nos « contemporains » ? On l'aurait su. C'est un *triple* mirage que nous apercevons dans ce glissement : 1° On est parti de la considération de la philosophie dite « moderne » (et il est vrai que cette philosophie comprend mal la notion de personne et va jusqu'à nier radicalement la notion de nature ; et c'est, certes, un problème ; philoso­phique en lui-même ; religieux, et pastoral, par ses impli­cations). Mais on a fait aussitôt comme si cette philosophie dite « moderne » -- idéaliste, phénoménologique, existen­tialiste, etc. -- était toute la philosophie contemporaine ; comme s'il n'y avait plus d'autres philosophes ni d'autre courants philosophiques ; comme si tout « esprit philoso­phique » aujourd'hui était tel. C'est un premier mirage. 2° Ensuite, ce qui vaut pour les philosophes ainsi enten­dus, on a considéré comme allant de soi de l'appliquer à la totalité de « nos contemporains ». C'est un second mirage. Quant aux conséquences de la situation que l'on a ainsi créée -- ou plus exactement que l'on a ainsi officiellement, confirmée -- elles vont être de plus en plus lourdes et de plus en plus dramatiques. Mais il y a encore un troisième mirage. 279:111 3° Se demander « de quelles notions » de la nature et de la personne il faut user aujourd'hui pour « exprimer à nos contemporains la vérité des définitions dogmatiques », c'est énoncer une intention nécessaire et louable. Mais c'est en même temps omettre la médiation nécessaire, qui est celle de notions et d'un langage naturellement vrais. La VÉRITÉ n'est pas seulement dogmatique et surnaturelle. La vérité des dogmes n'est pas le seul « point fixe » à maintenir. La vérité naturelle des notions et du langage est indispen­sable même à un dessein uniquement religieux. Les diverses notions (verbalement) possibles de la nature et de la per­sonne ne constituent pas un matériel interchangeable. On ne peut pas exprimer aux kantiens ou aux sartriens la vérité du dogme en utilisant la notion kantienne de personne ou la notion sartrienne de nature. La grâce s'ajoute à la nature (et la restaure), elle ne s'ajoute pas à la contre nature. Le sacrement de l'union charnelle ne sera jamais donné à l'union charnelle des homosexuels. A aucun moment, saint Thomas n'a cherché à s'exprimer dans un langage adapté à son temps. Il a recherché un langage philosophique qui soit universellement vrai, c'est-à-dire adapté à tous les temps. Car les notions philosophiques universellement vraies peuvent, à toutes les époques, être sans communication avec les modes intellectuelles et avec l'opinion dominante : elles sont toujours en communication et en continuité avec l'expérience commune la plus profonde, la plus essentielle de l'homme en tant que tel. C'est là-dessus qu'aujourd'hui je veux conclure. \*\*\* 280:111 La grande multitude des hommes ont vécu, vivent et vivront *en deçà* des notions philosophiques. Leur seul livre de méditation est l'expérience de la vie. Ils en ont une expérience qui est à chaque époque changeante : celle des moyens de communication, des techniques professionnel­les, éventuellement des mœurs, certainement de la rumeur et de l'opinion dominantes. Ils ont aussi une expérience plus profonde, à travers les éclipses du divertissement, une expérience plus commune, car ils l'ont en commun avec les hommes de tous les temps, avec les boutiquiers et les artisans que Socrate rencontrait sur l'agora, avec les Juifs conduits par Moïse de l'Égypte à la Terre promise, avec les bonnes gens qui à Vincennes demandent justice à saint Louis, avec tous ceux qui sont un jour venus en ce monde pour le quitter un jour : l'expérience de la filiation et du compagnonnage, de l'amour et de la haine, de l'injustice et de l'entraide ; l'expérience de la mort d'un père ou de la mort d'un enfant ; l'expérience du temps qui coule et que rien ne retient ; et celle du vent et de la pluie, et du soleil qui se lève et du soleil qui se couche, la notion que nous avons aujourd'hui du mouvement apparent du soleil est forcément différente de ce qu'elle était avant Galilée, et pourtant le soleil se lève toujours et toujours se couche, aurores et crépuscules, chansons et jardins, et il y eut un soir et il y eut un matin, comme aux premiers jours de l'Ancien Testament. Et l'expérience de l'attente et celle de la déception ; et l'expérience de l'attention ; et l'expé­rience que l'homme a besoin d'un salut qui ne peut pas venir de l'homme. C'est au niveau de cette expérience com­mune, essentielle, immuable, que l'Évangile parle à l'hom­me et que l'homme entend l'Évangile comme une parole vivante : l'homme de la douleur et de la joie, de l'angoisse et de l'amour, de la maladie et de la mort, du tourment et de l'espérance. Dans cet en deçà de la philosophie, il n'y a aucune notion élaborée de la nature et de la personne mais il y a, de la nature et de la personne, une connaissance implicite et connaturelle qui est la même qu'au V^e^ siècle et qui restera la même jusqu'à la fin du monde. 281:111 La philosophie dite « thomiste » est en CONTINUITÉ avec l'expérience commune de cet *en deçà* de la philosophie. C'est pourquoi la philosophie dite « thomiste » ne disparaîtra jamais, ou renaîtra toujours, non sans subir d'incessantes aventures au milieu des philosophies qui sont EN RUPTURE avec l'expérience commune de l'homme en tant que tel, image de Dieu qui passe dans un monde qui passe. Il faut assurément une pastorale pour les philosophes eux aussi. Pour les philosophes « thomistes » et pour les philosophes « modernes ». Il faut même une pastorale pour cette catégorie en général la plus nombreuse parmi les philosophes : pour les philosophes qui ne sont pas philo­sophes, pour les ânes savants et pour les ignorants diplô­més ; et pour les Précieuses ridicules ; et pour les Femmes savantes. Tout le monde a droit aux paroles et aux sacre­ments du salut. Je persiste pourtant à souhaiter que l'en­semble de la pastorale et la pastorale d'ensemble n'aillent pas s'orienter principalement en fonction des Bélises, des Vadius et des Trissotin du moment -- on sait bien que leur nombre a considérablement augmenté dans la société contemporaine, mais tout de même, pas à ce point. Le peuple chrétien et le peuple incroyant, ce n'est pas eux. Pas du tout. Jean Madiran. 282:111 ## NOTES CRITIQUES ### Échos en chaîne A la suite de notre écho sur... « L'écho de notre temps », nous avons reçu la lettre suivante. Notre correspondante veut bien nous demander d'écrire sur toutes ces publications qui portent l'inquiétude et le désordre au cœur même des foyers chrétiens. Ce nous est impossible. Nous y passerions, et bien inutilement, les vingt-quatre heures de chacune de nos journées. Mais une lettre comme celle qu'elle nous écrit, par son bon sens, son sérieux, son honnêteté, son esprit chrétien, vaut vingt articles. L. S. *Monsieur,* « *On ne peut pas dire que le jansénisme fasse des ra­vages dans l'aumônerie du XX^e^ siècle. *» *Oh non !!!* *J'ai lu avec... mettons une vive satisfaction la critique que vous faites dans* Itinéraires *d'un numéro de* l'Écho de notre temps. *Hélas ! dans chacun des numéros on peut lire quelque chose... d'anormal... Et ce journal est réellement et officiel­lement l'organe de l'Action Catholique Générale Féminine.* *C'est un journal de masse, qui n'est pas destiné à une élite... mais en raison de son tirage important, je crois qu'il serait temps que quelqu'un s'en occupe sérieusement. Ce journal doit être répandu parmi vos nombreux nouveaux abonnés...* *Parmi les lectrices que le journal va interroger, l'une trouve que la mini-jupe... c'est amusant, cela va très bien à certains... ; une autre a compris, grâce à l'*Écho de notre temps*, les avantages de la mixité... des sorties en groupes mixtes... ; une troisième explique qu'elle a trois, filles : 17, 15 et 14 ans, on ne peut pas leur refuser les sorties avec des groupes comprenant des garçons... elles ne veulent plus sortir avec les parents ; on ne peut pas leur re­fuser le bal.* 283:111 *Ces demoiselles préfèrent se faire raccompagner à onze heures plutôt que de rester jusqu'à minuit, heure à laquelle leur père irait les chercher... Cette lec­trice a l'air de s'y résigner. Bien entendu, le journal n'en dit rien... C'est l'opinion de* « *la femme de la rue *» *qui est recherchée et mise en lumière. Bien sûr, il y a autre chose autour de ces déclarations-là. Dans le numéro de décembre, il y avait un vibrant éloge de Jacques Brel et de Georges Brassens... Cela me fait penser au chien de ma belle-sœur, très gâté, mais qui pense trouver des choses meilleures encore dans les poubelles ! Il y a à côté de cela des articles excellents... qui font passer le reste... chez beaucoup.* *Je me permets de vous signaler* Chrétiens d'aujourd'hui *de juin 1966, réputé celui-là comme* IRRÉPROCHABLE. *C'est curieux comme les catholiques d'aujourd'hui manquent de flair et de sens critique ! Ce mensuel, je l'avais mis aux chiffons, un article m'avait déplu : un adolescent* (*on ne dit pas son âge*) *se plaignait à sa mère :* « *Tous mes camarades savent comment on fait l'amour* (*!!!*) *moi je ne le sais pas. *» *Réponse de la maman :* « *J'ai utilisé des phrases d'un livre sur la sexualité qui m'avait pourtant déplu, puis j'y ai mis toute ma tendresse, j'ai parlé, parlé tant et si bien que l'enfant s'est jeté dans mes bras :* « *Oh, maman, tu m'as délivré... *» Clair Foyer *plaît beaucoup aussi. J'ai parcouru, en partie, le numéro de Noël. Je n'y ai rien trouvé qui justifierait sa présence dans les tables de presse. J'y ai vu surtout des réponses de jeunes à une enquête :* « *Que pensez-vous des expériences* (*sexuelles évidemment*) *avant le mariage ? Êtes-vous pour ou contre ? *»* !!! Il s'agit naturellement de préparer les parents à accepter philosophiquement les désordres, les chutes, à peu prés inévitables, qui pour­raient survenir chez leurs enfant et d'empêcher aussi, d'avance, chez ces derniers, les remords excessifs qui pour­raient nuire a leur santé... à leur épanouissement... Croyez-vous, Monsieur, que Pierre Lemaire et son équipe se trom­pent, eux qui, depuis des années sont partis en guerre contre la présence dans les églises de cette presse corrup­trice ? On dit pudiquement* « *à la porte des églises *» ... *comme si elle n'était pas autorisée par le clergé.* 284:111 *Le* Paris-match *de Noël m'a indignée moi aussi, particulièrement l'article de Robert Serrou. J'y ai compté cinq oui six mensonges :* « *Ce qui séparait protestants et catho­liques, c'est ce qui les réunit aujourd'hui, à savoir : la bi­ble, la langue vulgaire et les laïcs *». *Que veulent dire ces deux mots ? Ce qui sépare toujours les uns et les au­tres, c'est la présence réelle de Notre-Seigneur dans l'Eu­charistie, l'autorité du Pape, la dévotion envers la Sainte Vierge. Il termine en disant à peu près textuellement :* « *Le Pape depuis plusieurs mois ne cesse d'encourager les novateurs, il redit : Allez de l'avant, mais soyez prudents. Il a peur que le gros de la troupe ne suive pas. *» *!!! -- Le livre anglais de l'Évêque Robinson a été traduit, mal traduit. *» *Il ne dit pas par qui, c'est plus prudent... à cau­se sans doute du renom du traducteur.* *J'ai admiré dans votre analyse de l'*Écho de notre temps *votre ton de badinage, votre ignorance des mandats, si bien jouée que j'y ai cru moi-même. Vous laissez au lecteur le plaisir et le mérite de trouver et de conclure lui-même.* *Ne pourriez-vous écrire un ou plusieurs articles montrant aux personnes d'un niveau intellectuel pas trop élevé* (*c'est mon cas*) *l'effet de ce lavage des cerveaux entrepris par toute cette presse* « *catholique *» *qui veut à tout prix nous mettre au pas, au pas du diable ? leur expliquer que l'opinion des jeunes est en grande partie fabriquée par des adultes commerçants. Ce sont des adultes qui ont créé* Salut les Copains *et* Mlle Age tendre*. Il y a les marchands de disques, de mobylettes, de magnétophones, etc. etc., et de produits de beauté. Cette masse de jeunes, c'est une vraie bénédiction* (*si on peut dire*) *pour les commerçants de tout genre.* Tout se passe comme si Dieu\ s'était incarné... en 1967 La même correspondante nous envoie une page de *Chrétiens d'aujourd'hui* (juin 1966) dont voici les trois derniers para­graphes (c'est nous qui soulignons). 285:111 *Tout se passe comme si une même liberté épanouissait le cœur de ceux qui ont mission et grâce pour parler au nom de Dieu.* LA VÉRITÉ NE TOMBE PLUS D'EN HAUT DANS UN BRUIT SOURD QUI FAIT MAL... *Elle se présente avec chaleur et vie comme une amie qui comprend et partage. Rien de l'exigence du vrai n'est écarté, mais de concept la vérité se fait homme. Aux formules succède la confidence patiente de qui ne parle que parce qu'il aime et veut éviter ce qui pourrait accabler. Oui, tout se passe comme si l'Esprit Saint à l'œuvre dans l'Église enseignante et à l'œuvre dans l'Église enseignée se rencontrait et rendait grâces au Père.* TOUT SE PASSE COMME SI DIEU S'ÉTAIT INCARNÉ *et parlait au cœur de l'homme un langage d'homme. Comme s'il parlait pour être compris et avec l'infinie patience et l'amour de son cœur divin.* *Tout se passe comme si Jésus-Christ avait dit qu'il était la vérité et la vie, la lumière et la route...* ET QUE NOUS CROYIONS ENFIN QUE C'EST VRAI. Sans commentaires ! L. S. ### Les classes en U.R.S.S. Les « Études soviétiques », dans leur numéro de janvier 1967, publient, en « courrier des lecteurs », la question et la réponse suivantes : « Est-il exact qu'il existe dans les trains, en U.R.S.S., cinq « classes » pour les voyageurs et qu'il en est de même dans les hôtels et dans les restaurants. » M. M. SALVADOR\ 34 -- Sète 286:111 Avant de répondre directement à la question de M. Sal­vador, il est nécessaire de rappeler que l'État soviétique se trouve actuellement au stade de la société socialiste qui a pour mot d'ordre majeur : « De chacun selon ses capacités. à chacun selon son travail. » Le mot d'ordre de la société communiste de l'avenir : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » sera réalisé lorsque l'abondance des biens et des produits permettra de satisfaire tous les besoins matériels des hommes. Par conséquent, il faut admettre que dans la société socialiste les différences de salaires qui existent entre les diverses catégories de travailleurs et entre les diverses pro­fessions tiennent compte des capacités, des responsabilités et du travail de chacun. Le socialisme n'implique donc pas un salaire *égal pour tous* et par conséquent ne donne pas non plus la possibilité *égale pour tous* d'acquérir des biens matériels. Partant de ces principes, comment expliquer l'existence de « classes » différentes dans les chemins de fer en U.R.S.S. ? Les trains de voyageurs sur les grandes lignes parcourent des milliers de kilomètres et le voyage dure plusieurs jours et plusieurs nuits. La ligne Moscou-Vladivostok, par exemple, dépasse 9 000 kilomètres. Les trains des grandes lignes se composent principalement de trois catégories de wagons-lits : -- couchettes ; -- couchettes dans compartiment -- couchettes-divans dans compartiment. Les couchettes comportant deux ou quatre places dans chaque compartiment. Si le citoyen soviétique veut parcourir une petite distance dans la journée, il lui suffira d'une place assise, il n'aura pas besoin d'une couchette. Le prix du billet de chemin de fer en U.R.S.S. dépend donc de la catégorie des wagons-lits et aussi de la nature du train : rapide, omnibus ou express-postal. Les voyageurs soviétiques achètent leur billet de chemin de fer selon leurs moyens, selon leurs goûts ou selon leurs projets, de même qu'ils achètent au magasin telle ou telle marchandise. Les uns aiment voyager confortablement, d'autres préfèrent économiser sur leur voyage et réserver leur argent pour d'autres achats. 287:111 Ce qui est déterminant, ce n'est pas qu'il y ait plusieurs ca­tégories dans les chemins de fer soviétiques, mais de savoir quelles sont les personnes qui peuvent, si elles le désirent, acheter les places confortables. Il faut dire que le salaire de nombreuses catégories d'ouvriers et d'employés soviétiques leur permet d'acheter les billets même les plus chers. Il n'est pas rare de rencontrer dans un compartiment confortable pour deux personnes, un académicien et un simple mineur, ou bien un artiste célèbre et un employé de bureau. Dans tous les wagons, sans exception, le voyageur peut, moyennant une très petite somme, prendre en location de la literie (les matelas et les oreillers étant gratuits). En ce qui concerne les wagons-restaurants, ils sont à la disposition de tous les voyageurs quelle que soit la place qu'ils occupent. Sur certaines lignes circulent des trains dont les wagons sont pourvus de fauteuils mobiles que l'on tourne dans le sens de la marche du train. C'est la cas du train Moscou-Léningrad qui parcourt 640 kilomètres en moins de six heures. Dans ce train le prix des billets est bien inférieur à celui des wagons-lits ; ce prix est le même pour toutes les places qui sont confortables. Les hôtels et les restaurants se divisent également en un certain nombre de catégories, selon leur degré de confort. Les prix varient selon les catégories, mais les personnes dont la situation matérielle est différente peuvent les fréquenter au même titre. Tout commentaire serait superflu. Les classes, en régime capitaliste, sont des classes. En régime communiste ce sont des « classes » entre guillemets. Et d'ailleurs, en U.R.S.S., le communisme n'existe pas. On en est seulement « au stade de la société socialiste » ... Comme chez nous, en somme. *L. S.* ### Comment on doit traiter les Cardinaux (et cetera) Le Cardinal Spelmann, vicaire aux armées américaines, a dé­claré le 24 décembre 1966 : « *La guerre du Vietnam est une guerre pour la défense de la civilisation. Il est certain que nous n'avons pas cherché cette guerre, elle nous a été imposée et nous ne saurions céder à la tyrannie.* 288:111 *Comme l'ont dit notre président et notre secrétaire d'État, on ne gagne pas une guerre à demi. C'est pourquoi nous prions pour que le courage et le dévouement de nos soldats ne restent pas vains, pour que la victoire nous soit bientôt ac­quise, cette victoire que nous appelons de tous nos vœux, au Vietnam et dans le reste du monde.* *Car toute solution autre que la victoire est inconcevable. Comme vous le savez, nos dirigeants ont offert de s'engager dans la voie de la négociation, mais leurs offres ont été rejetées avec dédain. Car ceux qui nous combattent n'ont aucun respect de la vie humaine, alors que, pour nous autres Américains, la vie humaine est le bien le plus précieux.* « *En cette veille de Noël, j'ai l'avantage de me trouver parmi vous et de partager ainsi votre lutte. Nous devons gagner de manière à préserver ce que nous savons être la civilisation. *» Telles sont les paroles du Car­dinal Spelmann que rapportait « La Croix » du 27 décembre 1966, en page 8. Nous ne savons pas dans quelle mesure cette re­lation est exacte. Toujours est-il que c'est bien ce texte-là que « La Croix » a commenté. Car, en page 1 du même numéro, l'éditorial, signé Antoine Wenger, prononçait les juge­ments que voici : « Les propos tenus par le Cardinal Spelmann ont provo­qué un étonnement général et le scandale des hommes pacifi­ques... « Les paroles du Cardinal Spelmann ont particulièrement heurté la conscience des chré­tiens et des hommes de bonne volonté... « Pour nous, malgré les signes contraires que donnent en ces jours les deux adversaires, nous pensons qu'il n'y a pas de solu­tion militaire au Vietnam... » Cette philippique de l'édito­rialiste Antoine Wenger contre le Cardinal Spelmann est fort énergique. Elle appelle plusieurs remar­ques. \*\*\* Première remarque : on peut être d'accord ou non avec le Cardinal. Quand le Cardinal dit que « la vie humaine est le bien le plus précieux », il paraît contredire le reste de son propos, qui est de mourir plutôt que d'accepter la tyrannie communiste. Quantité de choses sont, soit en elles-mêmes, soit selon les cas plus précieuses que la vie humaine : l'honneur, la juste et digne liberté, la foi jurée, la sainteté. D'autre part, quand le Cardinal énonce qu' « on ne gagne pas une guerre à demi », il en fait un axiome qui, à ce niveau de généralité universelle et ap­paremment sans exception, pa­raît assez discutable. 289:111 Mais quand de son côté l'édi­torialiste Antoine Wenger assu­re qu' « il n'y a pas de solution militaire au Vietnam », il énonce un diagnostic politico-militaire qui n'est pas obligatoirement imposé par la foi ou la morale chrétiennes, ni par la loi natu­relle. \*\*\* Seconde remarque. Le langage du Cardinal Spell­mann, on l'a déjà tenu contre l'hitlérisme, et l'on a refusé de l'Allemagne hitlérienne toute capitulation négociée, pour im­poser la *capitulation sans condi­tions*. On a eu raison ou on a eu tort. Mais ce qu'il faudrait nous expliquer, c'est pourquoi, quand on exige une capitulation sans conditions, *on a raison quand* il s'agit du nazisme, *et tort quand* il s'agit du communisme. \*\*\* Troisième remarque. On peut être en désaccord avec les vues du Cardinal Spelmann sur un point ou sur un autre. On peut exprimer ce désac­cord. Sans qu'il soit nécessaire d'al­ler, comme l'éditorialiste Antoi­ne Wenger, jusqu'à déclarer que c'est un « *scandale *» inacceptable par « *la conscience des chrétiens et des hommes de bonne volonté *». Du moins à notre avis. Mais l'éditorialiste de « La Croix » est d'un avis différent. Pour lui, tout homme pacifique, chrétien et de bonne volonté doit être nécessairement heurté et scandalisé par les propos du Cardinal Spelmann. Si vous n'avez pas été heurté et scandalisé, vous n'êtes donc ni de bonne volonté, ni chrétien, ni pacifique. Vous êtes en état de péché mortel et vous risquez la damnation éternelle (si les mots ont un sens). Il va fort, l'éditorialiste de « La Croix ». Une fois de plus... \*\*\* Quatrième remarque. Quand vous serez en désac­cord avec un Cardinal (ça peut arriver, tout arrive), vous saurez maintenant *dans quel style il convient d'exprimer ce désac­cord.* Car enfin, c'est bien connu, « La Croix » donne l'exemple. Le bon exemple. \*\*\* 290:111 Sur le même sujet : Radio-Luxembourg, 28 décembre 1966, émission d'information de 13 heures, le P. Liégé se déclare lui aussi scandalisé. Vouloir « la victoire » dans une guerre dé­clenchée par le communisme ! Le P. Liégé estime au demeu­rant que le Cardinal Spelmann est représentatif de la partie la plus nombreuse et la moins évo­luée du catholicisme américain dont il qualifie l'état d'esprit : « *un simplisme de croisade *». Un simplisme de croisade ! Expression magnifique et qui mérite de faire fortune. Le *simplisme* du dévouement, du sacrifice, de l'héroïsme et de la sainteté ne sera jamais assez dénoncé par nos docteurs post-conciliaires et mutants. Dire : « *un simplisme de croisade *», c'est tout dire à la fois, d'une manière synthétique et défini­tive. Il existe d'autres « simplis­mes » qui sont au contraire fort recommandés et abondamment pratiqués. Ce P. Liégé est précisément celui qui a lancé le fameux mot d'ordre : « *Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes. *» Il désignait explicitement, nommément, la revue « Itinéraires » et « La Cité catholique » comme « pires ennemis de l'Église ». Voilà bien­tôt *cinq années* que nous inter­rogeons là-dessus le P. Liégé sans obtenir de lui *un seul mot d'excuse,* de rectification ou d'explication. Le P. Liégé peut évidemment parler de « simplisme » en par­faite connaissance de cause. \*\*\* Un autre Cardinal, autre vicai­re aux armées, le Cardinal Fel­tin, a quitté l'archevêché de Paris, et « Témoignage chré­tien » écrit à ce propos le 29 décembre 1966 : « L'équipe de «* Témoignage chrétien *» n'a cessé de se félici­ter des rapports filiaux et con­fiants qu'elle entretenait avec le Cardinal de Paris. Et au moment où Mgr Feltin prend une «* re­traite studieuse et priante *», elle lui exprime ses remercie­ments pour les conseils qu'il n'a cessé de lui prodiguer à travers toute sorte de vicissitudes... » Cela n'a pas été donné à tous. L'équipe de « Témoignage chré­tien » a raison de remercier le Cardinal Feltin, puisqu'il y a, pour elle, matière à le faire et motif de le faire. \*\*\* Le successeur du Cardinal Fel­tin a reçu de vives remontran­ces, le 29 décembre 1966, lui venant d'une part de « Témoi­gnage chrétien », d'autre part de « Rivarol ». De « Rivarol » : « *Mgr Veuillot, archevêque de Paris, confie à* «* France-Dimanche *» *ses raisons de croire en Dieu* (*...*) *Oui,* «* France-Dimanche *» *que vous n'achetez certainement jamais, mais dont vous n'avez que trop entendu parler. Récemment encore, nous nous faisions l'écho des protestations de la presse et de l'opinion suisses réclamant des autorités de leur pays l'interdiction à la vente de cette feuille à scandales... *» 291:111 Le même jour, « Témoignage chrétien » parle d'un « faux pas » et remarque pareillement : « *L'article donné cette semai­ne* *par Mgr Veuillot à* «* France-Dimanche *», *hebdomadaire à scandales qui joue volontiers du miracle à la une, et de l'instinct sexuel à toutes les autres pages et qui ne recule devant aucun procédé est beaucoup moins apprécié. Si quelques-uns pensent qu'un évêque doit pouvoir parler à tous les publics, d'autres notent que, en la circonstance, l'archevêque de Paris redore le blason singulièrement défraîchi d'un journal dont les méthodes journalistiques et les astuces pu­blicitaires sont regrettées par toute la profession. *» Peut-être s'étonnera-t-on, dans d'autres pays ou à Rome, de la liberté de ton avec laquelle en France des journalistes catho­liques parlent du « scandale » d'un Cardinal américain ou des « erreurs » de leur propre évê­que. (Que des évêques puissent comme tout le monde commet­tre des erreurs, c'est bien évi­dent ; que les catholiques flétris­sent publiquement ces erreurs, c'est une autre question ; une question, à notre avis, de ma­nière, de circonstances, qu'on ne peut juger que dans chaque cas particulier.) Mais nous ne sommes en réalité qu'*au début d'un processus qui va se développer encore* plus largement et d'une manière pratiquement inévitable. Nous croyons être les seuls à l'avoir clairement annoncé à l'avance, d'une part publiquement, d'au­tre part en privé, encore récem­ment, dans notre Mémoire du 20 octobre 1966 au Conseil perma­nent de l'épiscopat français. Les évêques de France, depuis plu­sieurs années, ont laissé quantité de leurs prêtres journalistes po­lémiquer violemment contre la Curie romaine, les Actes du Saint-Siège et même éventuel­lement contre la personne de Papes récents ou du Pape ac­tuel. (Ils ont pris de ce chef des sanctions canoniques très sévè­res contre le seul abbé Georges de Nantes, soulignant encore plus, par le fait même, la licence accordée aux autres prêtres d'une autre tendance qui, dans une autre intention, polémiquent contre la personne du Pape.) *Il est en conséquence inévitable* que les laïcs estiment avoir droit à *au moins autant* de liberté de plume, à l'égard de la Hiérar­chie française, que cette même Hiérarchie en a laissé à ses prê­tres et ses religieux à l'égard de la Hiérarchie romaine. Si c'est là un désordre, et si l'on veut y porter remède, il est bien évident que c'est par le clergé, et non par les laïcs, qu'il faudra commencer le rétablisse­ment de mœurs différentes. *J. M.* 292:111 ### Notules **Le Saint-Père, lui, croit toujours à l'existence des « hommes de bonne volonté ».** -- Dans son Message de Noël 1966, Paul VI a notamment déclaré : « *Qui ne se rappelle le chant fameux ; Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté *? *Ce cri de joie, nous vous le répétons : ce sera le thème fécond de toutes les pensées les plus hautes* et les *plus vraies... *» Mais point en France, où le « chant fameux » a été transfor­mé, et les « hommes de bonne volonté » supprimés. Dans ce même message. Paul VI, a expliqué que la paix est entre les mains des « hommes de bonne volonté » et qu'elle repose sur cette notion même de la « bonne volonté » : « *C'est la bonne volonté qui détient la clef de la paix. *» De quoi au juste, de quoi exactement a donc parlé le Pape, -- pour les catholiques français qui n'ont plus qu'un « Gloria » modifié et un Évan­gile qui ne parle plus des « hom­mes de bonne volonté » ? Pour les catholiques français, l'allusion aux « hommes de bon­ne volonté » a cessé d'être une allusion à l'Évangile. C'est désormais, tout au plus, une allusion au roman-fleuve de Jules Romains qui porte ce titre... \*\*\* Dans la messe en langue ita­lienne le « Gloria » a été ainsi traduit : «* Gloria a Dio* (...) *et pace in terra uomini di buona volontà. *» Mais les Italiens en général, le Saint-Siège en particulier, et le Pape personnellement, ne paraissent pas avoir été infor­més des derniers progrès de la religion qui ont été opérés en France par nos docteurs mutants. Ou bien, s'ils en ont été informés, ils ne paraissent pas les avoir adoptés... \*\*\* **Chronologie satanique.** -- C'est dans son numéro de mai-août 1966 que la revue dominicaine de Lyon « Lumière et Vie » a publié un article du P. Duquoc mettant en doute l'existence de Satan. C'est dans son numéro de décembre 1966 que la revue « Itinéraires » a commenté cet article par une étude de Dominique Marie sur « L'existence de Satan ». Et c'est seulement le 4 janvier 1967 qu'Henri Fesquet, dans : « La Monde », donne l' « infor­mation religieuse » : 293:111 «* L'existence de Satan remise en question par des théologiens. *» Naturellement, l' « informa­teur religieux » Henri Fesquet ne connaît que l'article du P. Du­quoc et ignore la réfutation en règle parue dans notre numéro 108 (pages 100 et suivantes) ; bien sûr, c'est plus commode. \*\*\* Le Père dominicain Christian Duquoc est le seul Français qui soit membre de la direction de la « revue internationale de théo­logie » intitulée « Concilium » et publiée simultanément en sept langues (l'édition en langue fran­çaise est publiée par Mame). Il y avait à l'origine trois membres français dans la direc­tion de cette revue : outre le P. Duquoc, les Pères Congar et de Lubac. Or ces deux derniers, cette année, n'appartiennent plus au « comité de direction » qu'au titre déjà plus lointain de « membres conseillers ». Ils prennent leurs distances ; ou on les prend à leur égard. Car déjà ils sont « dépassés » par le « mouvement ». \*\*\* **Bien informés. --** Dans les « Informations catholiques internationales » du 1^er^ janvier 1967, col. 2, cette petite note : «* Nous avons naturellement présentes à l'esprit les inquiétu­des récemment exprimées à diverses reprises par le Pape concernant certaines interprétations actuelles de la Révélation et leurs incidences pastorales. Nous n'en traitons pas ici car, inter­rogés sur ce point, nos corres­pondants n'ont rien trouvé à re­lever. *» Les I.C.I. ont des correspon­dants dans l'univers catholique tout entier. Nulle part il ne leur apparaît que les inquiétudes ex­primées par le Souverain Pontife soient le moins du monde fon­dées : ils «* n'ont rien trouvé à relever *». En somme, le Pape a parlé pour ne rien dire ; une fois de plus ; comme dans son Encyclique sur l'Eucharistie. L'unique danger est donc constitué, encore et toujours, par les intégristes, qui sont comme on le sait les pires -- et même les seuls -- ennemis de l'Église. \*\*\* **Rachitiques et mort-nés (pas moins).** -- Dans la rubrique reli­gieuse du journal « Le Monde », 11 et 12 décembre 1966, page 10, on nous cite cette maxime, frappée comme une médaille, d'un certain abbé Bernard Guillard, qui « s'occupe » d'un « service national de catéchèse des adultes ». Voici la maxime : «* Sans renouvellement dans la ligne du Concile, l'Église ne pourrait mettre au monde que des mort-nés ou des rachitiques. *» 294:111 Cette maxime nous est pro­posée en dehors de tout contex­te explicatif. Mais nous n'avons pas vu que l'abbé Guillard au­rait protesté contre une présen­tation trop fragmentaire ou trop inexacte de sa pensée. Nous sommes donc invités à prendre cette maxime telle qu'elle est. **Sed contra :** 1\. -- A notre connaissance, et jusqu'ici, l'Église ne s'est ja­mais occupée de « mettre au monde » qui que ce soit ; il n'apparaît pas que la « ligne du concile » ait prévu des dispo­sitions pour changer cela. Mais sans doute est-ce une allu­sion implicite à la « deuxième naissance », et faut-il entendre : « au monde surnaturel ». 2\. -- Ou bien la maxime de l'abbé Guillard ne veut rien dire -- simple bruit rhétorique com­me il y en a tant -- ou bien elle signifie très exactement que les âmes enfantées par l'Église au monde surnaturel, avant l'année 1965 et avant l'abbé Guillard, étaient autant de rachitiques et de mort-nés. **Question :** **-- **Mais alors, et l'abbé Guil­lard lui-même, qui a été enfanté par l'Église au monde surnaturel avant le « renouvellement dans la ligne du Concile » ? \*\*\* **Catharisme et intégrisme.** -- « L'Écho de la Rive » est l' « or­gane de liaison et d'information pour les amis de l'Institut catho­lique de Toulouse et les voyages culturels » (réunis). Son numéro de janvier 1967 nous raconte la rentrée solennel­le de l'institut catholique de Toulouse (et des voyages cultu­rels) qui eut lieu le 15 novem­bre 1966. Il nous y est rapporté que M. le chanoine Delaruelle, entre au­tres, fit un « magistral exposé » sur « le catharisme devant la conscience chrétienne, hier et aujourd'hui ». D'après « L'Écho de la Rive », il développa notamment la thè­se suivante : «* Le catharisme fut un intégrisme par son caractère de secte, de clandestinité, par son atti­tude de bouderie et de conser­vatisme doctrinal. *» C'est une trouvaille nouvelle. Mais on verra plus fort encore : l' « intégrisme » inspire beaucoup les orateurs ; et le sottisier n'est certainement pas clos. Comme quoi les voyages culturels (et l'Institut catholique de Toulouse) forment la jeunesse. \*\*\* 295:111 **Un grand mal de notre temps : l'ignorance religieuse.** -- Dans les « Documents A.C.O. » (Action catholique ouvrière) de dé­cembre 1966, page 29, cette déclaration de Félix Lacambre (secrétaire général de l'A.C.O.) : « *Faisons toujours la différence entre le communisme et les com­munistes.* «* Maintenant, c'est doctrine d'Église, puisque Jean XXIII a expliqué qu'il fallait faire la dif­férence entre les doctrines et les hommes qui les vivaient. *» Jean XXIII, en effet, l'a « ex­pliqué », mais il ne l'a pas inven­té -- et ce n'est pas maintenant une doctrine d'Église ; c'est une doctrine d'Église depuis tou­jours. Visiblement, Félix Lacam­bre ne le savait pas. D'autre part, en ce qui con­cerne le communisme, il ne faut pas seulement faire la distinction simpliste et insuffisante « entre le communisme et les communis­tes ». Il faut distinguer entre, d'une part, « le communisme » et, d'autre part, trois sortes différentes de « communistes » : on sait cela depuis l'Encyclique « Divini Redemptoris » (para­graphe 24), c'est-à-dire depuis trente ans. Sauf Félix Lacambre, qui n'en sait toujours rien. Comme les Papes modernes l'ont souvent dit, l'ignorance re­ligieuse est l'un des plus grands maux du catholicisme contempo­rain. Mais on peut se demander comment il se fait que soient portés et maintenus à des postes de direction ceux qui étalent -- et avec quelle constante régula­rité, et avec quelle assurance tranchante -- leur ignorance re­ligieuse. \*\*\* **Renovatio.** -- Nous avons an­noncé dans notre numéro 109 (page 229) la création d'une nouvelle « revue de théologie et de culture » publiée à Gênes sous le titre : « Renovatio ». Directeur : Mgr Luigi Rossi. Adresse : Via XII Ottobre, Ge­nova, Italie. Le premier numéro de l'année 1967 vient de paraître. Il con­tient des articles de Luigi Rossi, Carlo Boyer, M.-L. Guérard des Lauriers, Giovanni Baget Bozzo et Gianni Giannotti. \*\*\* **Histoire de la décolonisation :** l'ouvrage attendu de l'amiral Paul Auphan vient de paraître aux Éditions France-Empire (68, rue Jean-Jacques-Rousseau, Pa­ris 1^er^). C'est une somme en même temps qu'un mémorial. \*\*\* **Autorité et commandement dans l'entreprise :** seconde édi­tion de l'ouvrage déjà classique publié par Louis Salleron (Entre­prise moderne d'édition. 4, rue Cambon, Paris 1^er^). \*\*\* 296:111 **Enseignements pontificaux : le Saint Rosaire.** -- Un nouveau volume vient de paraître dans la collection des « Enseignements pontificaux » publiés par les Moines de Solesmes aux Éditions Desclée et Cie. Mais la collection elle-même a changé de titre. Elle s'appelle maintenant : « En­seignements pontificaux et conciliaires ». Toutefois ce nouveau volume, sur « Le Saint Rosaire », ne contient que des enseigne­ments « pontificaux » et aucun enseignement « conciliaire ». Les volumes précédents s'ou­vraient en général par une « in­troduction » très brève et très solide faite par les Moines de Solesmes. Au contraire, ce nou­veau volume s'ouvre par une « préface » moins brève, plus littéraire et plus oratoire signée Mgr Garrone. On trouvera dans ce volume, comme d'habitude, l'excellente « table logique » qui est d'une grande utilité. En outre, les tra­ductions ont été « revues » ou « entièrement reprises », ce qui était bien nécessaire. Nous sou­haitons que l'on aille plus loin encore : non seulement vérifier l'exactitude des traductions existantes, mais encore refaire celles dont la langue a terriblement vieilli, comme c'est le cas, mal­heureusement pour les célèbres Encycliques de Léon XIII sur le Rosaire. C'est pourquoi, dans notre recueil de textes pontifi­caux sur le Rosaire, (« Itinérai­res », numéro 381) nous avions nous-mêmes proposé une nou­velle traduction française de l'Encyclique « Laetitiae sanctae ». Les Moines de Solesmes, pour cette Encyclique, ont préféré re­copier purement et simplement la traduction qu'avait publiée « Le Moniteur de Rome » le 15 septembre 1893 en la déclarant « authentique ». Authentique sans doute, mais dans une lan­gue (ecclésiastique française de la fin du XIX^e^ siècle) qui n'est plus guère la nôtre. C'est dom­mage, car le latin de Léon XIII, lui, est souvent admirable. Ce volume sur « Le Saint Rosaire » est d'une grande ac­tualité. C'est un livre de salut. Nous le recommandons à tous nos lecteurs. 297:111 ## DOCUMENTS ### Les effectifs du Parti communiste en France Pour connaître les effectifs réels du Parti communiste, il faut poursuivre des comparaisons minutieuses et des calculs compliqués à partir des journées de fait, toujours partielles, dont on dispose. Claude Harmel, qui est le meilleur spécialiste français de cette question, a publié dans « Est et Ouest » des 16-31 janvier 1967 une étude, que nous reproduisons ci-après, sur « les effectifs du P.C.F. de 1959 à 1966 ». Les congrès du Parti communiste comportent toujours à leur ordre du jour un rapport du secrétaire à l'organisa­tion sur la situation du Parti. C'est Marchais qui remplit ces fonctions depuis le limogeage de Marcel Servin, lequel avait succédé à Auguste Lecœur, lui-même « liquidé » quel­ques années plus tôt : décidément, la place n'est pas bonne. En ce qui concerne le volume des effectifs, Marchais ne s'est pas montré plus prolixe que de coutume. Il s'est borné à donner le nombre des cartes commandées par les fédérations et, s'il a aussitôt précisé que le nombre des cartes envoyées aux fédérations était supérieur à celui des cartes effectivement placées, donc des adhérents, il s'est bien gardé de donner ce deuxième nombre. Il a seulement indiqué que le P.C. comptait 50.000 adhérents de plus qu'en 1961. Décidément, le nombre des membres du Parti demeure, depuis 1947, quelque chose comme un secret d'État. 298:111 Voici d'ailleurs la déclaration de Marchais : « *En 1966, la trésorerie du Comité Central a délivré à nos fédérations 425.800 cartes. Mais chacun sait qu'entre les car­tes envoyées aux fédérations et les cartes placées existe tou­jours un écart qui d'ailleurs se réduit de plus en plus.* « *Selon les informations en notre possession depuis le XVII^e^ Congrès, compte tenu des adhésions réalisées en décem­bre, nos effectifs se sont accrus d'environ 11.000 adhérents. Et si nous comparons la situation actuelle avec ce qu'elle était en 1961, nous pouvons dire que nous avons aujourd'hui 50.000 adhérents et 2.600 cellules de plus *» (*l'Humanité*, 7-1-1967). A la fin d'octobre 1966, parlant aux secrétaires fédéraux à l'organisation, Marchais avait donné des chiffres un peu différents. Au 29 octobre, il ressortait des informations par­venues au secrétariat que les cellules avaient réalisé 33.000 adhésions depuis le début de l'année et que 740 cellules nouvelles avaient été constituées : « *Nous comptons aujour­d'hui près de 40.000 communistes et 2.500 cellules de plus qu'à la fin de 1961 *» (*l'Humanité*, 5-9-1966). Habituellement, l'année est considérée comme close en­viron au 1^er^ novembre : ceux qui adhèrent après cette date prennent la carte de l'année suivante. Les quelque 10.000 adhérents dont le Parti s'est enrichi entre la Toussaint et le 1^er^ janvier sont dans ce cas. On a en quelque sorte antidaté leur adhésion pour présenter au congrès un bilan plus substantiel. Il ne serait donc pas surprenant que l'an pro­chain, lorsque paraîtra fin octobre ou début novembre la traditionnelle déclaration annuelle par laquelle le Bureau politique ouvre la campagne de remise des cartes, l'exercice 1966 ne se voit plus attribuer que 33.000 adhésions nou­velles, les autres se trouvant virées au compte de l'exercice 1967 ([^44]). Un autre passage du rapport de Marchais nous donne leur nombre : 299:111 « *La campagne de remise de cartes 1967 dans laquelle nous sommes engagés doit nous permettre de réaliser de nouveaux progrès. A ce jour,* plus de 8000 adhésions nouvelles *ont été enregistrées par nos fédéra­tions*. » On est donc en droit de considérer ces 8.000 adhérents de dernière heure comme appartenant, non aux effectifs de 1966, mais à ceux de 1967. Pour 1966, les données solides sont celles fournies à la fin d'octobre : *40.000 mem­bres environ de plus qu'en 1961.* 1960-1961 : LES ANNÉES\ LES PLUS MAUVAISES Les données dont on dispose sont de source communiste, mais il n'y a pas de raison d'en suspecter la véracité, si du moins l'on tient compte du flou et du vague voulus de leur formulation : ils constituent un excellent moyen de trom­per le lecteur mal averti, sans qu'on puisse parler de men­songe. Les initiés les comprennent parfaitement. Essayons de faire comme eux. Tous les documents concordent pour confirmer que 1960 fut l'année la plus mauvaise, celle où les effectifs furent à leur niveau le plus bas. Au XVI^e^ Congrès, en 1961, Georges Marchais déclarait que « *la première constatation qui s'im­pos*\[*ait*\]*, malgré un léger tassement des effectifs,* \[*c'était*\] *une certaine stabilisation dans l'état des forces organisées dans le parti *». Cela voulait clairement dire que les effectifs s'étaient encore « tassés » (c'est l'euphémisme habituel), pour parler plus clairement, qu'ils avaient connu une nou­velle diminution depuis le précédent congrès, celui de 1959, et cela malgré les 23.611 adhésions réalisées en 1960 et dont Marchais faisait état dans ce même rapport (*Cahiers du Communisme*, juin 1961, p. 217)*.* 300:111 D'autre part, l'alliance de ces deux mots, « tassement » et « consolidation », les faisait à peu près synonymes l'un de l'autre. Ainsi éclairé sur l'acception des termes on pou­vait, en octobre 1961, comprendre que les effectifs de 1961 étaient encore plus faibles que ceux de 1960, quand on lisait la déclaration automnale habituelle : « Le Bureau politique se félicite de la consolidation des effectifs du Parti. Il salue les 23.000 adhérents qui ont rejoint le Parti au cours de l'année 1961. Le nombre des cellules (d'entreprises rurales et locales) est en progression » (*Cahiers du Communisme*, 11-1961, p. 1.851). L'interprétation la plus favorable que l'on puisse don­ner, c'est qu'en 1961 les effectifs demeurèrent à peu de chose près ce qu'ils étaient en 1960 et que, pour la première fois depuis longtemps, les départs ne furent pas plus nom­breux que les arrivées. Ce n'est qu'à partir de 1962 que les textes officiels du P.C. parlent d'augmentation des effectifs, et, depuis lors, l'année 1961, a presque toujours été prise (il n'y a qu'une exception) comme terme de comparaison. La chute des effectifs, à peu près constante depuis 19147, a été enrayée cette année-là. Marchais le disait d'ailleurs aux secrétaires à l'organisa­tion le 26 octobre 1963 : « Comparativement à notre situation au moment où s'est tenu notre XV^e^ Congrès \[en 1961\], environ 90.000 adhésions ont été faites par l'ensemble de nos fédérations. Nous comptons aujourd'hui environ 30.000 adhérents de plus \[qu'en 1961\]. «* En 1961, nous avons pratiquement stabilisé nos forces. En 1962, nous comptons 18.000 adhérents de plus qu'en 1961 et actuellement nous comptons 12.000 adhérents de plus que l'an dernier *» (*France Nouvelle*, 6-12-XI-1963). CROISSANCE DES EFFECTIFS A l'aide des données fournies à différentes reprises par la direction du parti, on peut retracer l'évolution des effec­tifs depuis 1961, le nombre des membres que le parti comp­tait cette année-là étant désigné provisoirement par *x*. 301:111 Pour ce qui est des années 1961, 1962, 1963, et 1966, on vient de voir de quels textes nous tirions nos chiffres. Citons encore. Pour 1962 et 1963 : « *Actuellement* \[26-10-1963\]*, 40.360 adhésions ont été réalisées par l'ensemble de nos fédérations. C'est un résultat positif. Toutefois nous n'atteindrons sûre­ment pas les 48.800 adhésions réalisées en 1962 *» (G. Mar­chais. Rapport à la Conférence des secrétaires à l'organisa­tion. *France Nouvelle*, 6-12-XI-1963). Pour 1964 : « *Pour ce qui concerne les effectifs du Parti, le Congrès enregistrera sans doute avec satisfaction qu'ils sont en hausse. Au 1^er^ mai 1964, la trésorerie du Comité Central avait délivré 420.000 cartes contre 407.000 au 1^er^ mai 1961. Mais, en réalité, nos effectifs se sont accrus de 30.000 adhérents environ, l'écart entre les cartes comman­dées et les cartes placées s'étant réduit *». (G. Marchais. Intervention au XVII^e^ Congrès. *Cahiers du Communisme*, juin-juillet 1964, p. 328). Pour 1964 encore : « *Au cours de cette année, les orga­nisations du Parti ont réalisé 37.000 adhésions. Le parti compte maintenant près de 40.000 adhérents de plus qu'en 1960 *» (Déclaration du Bureau politique, 19-11-1964. *Ca­hiers du Communisme*, I. 1965, p. 156). Pour 1964 et 1965 : « *Au cours de l'année qui vient de s'écouler* \[= 1965\]*, nos cellules ont recruté 39.100 nou­veaux adhérents. Je rappelle qu'en 1964 nous avions enre­gistré 38.200 adhésions... Nous savons dès maintenant que 66 fédérations comptent plus de 50.000 adhérents de plus qu'en 1964. D'autre part, au cours de la campagne pour l'élection présidentielle, principalement en décembre, 4.000 adhésions ont été faites. Ces adhésions sont à ajouter. Par conséquent... il est à peu près certain que les effectifs réels du Parti se sont accrus d'environ 8.000 adhérents au cours de la dernière année... Pendant les trois premières années du pouvoir gaulliste... nos effectifs diminuèrent de près de 30.000 adhérents. Mais dès 1961, la remontée commençait et... aujourd'hui le parti compte 20.000 adhérents et 2.500 cellules de plus qu'avant la venue de De Gaulle au pouvoir *» (G. Marchais. Conférence des secrétaires à l'organisation. *L'Humanité*, 11-1-1966. Voir aussi *Est et Ouest*, 16-31-1966). 302:111 A l'aide de ces données, on peut dresser le tableau suivant : ----------------- ------------------------------- --------------------- *Effectifs* *Adhésions* 1961 x 23.000 1962 x + 18.000 48.800 1963 x + 30.000 40.360 1964 \[1960\] + 40.000 38.200 1965 \[1964\] + 18.000 39.100 1966 x + 40.000 33.000 ----------------- ------------------------------- --------------------- Le fait de la croissance est certain. Il est certain aussi qu'elle se produit de façon irrégulière, et qu'elle a marqué une nette tendance à s'affaiblir. En moyenne, sur ces cinq années, l'accroissement a été de 8.000 par an (ou de 10.000 si l'on fait entrer en compte les adhésions de décembre 1966). Or, la première année il a été de 18.000, la seconde de 12.000. Resterait pour les années suivantes un accrois­sement de 3 à 4.000 par an. C'est sans doute pour voiler ce ralentissement de la croissance qu'on a compté, à l'usage du congrès, les adhésions faites en décembre 1966. C'est sans doute aussi la même raison qui explique que, pour 1964 et pour 1965, la direction du parti a cessé de se référer à 1961, mais dans le premier cas, à 1960, dans le second à 1964, ce qui brouille tous les calculs. On notera toutefois que, dans sa conférence de janvier 1966, Marchais, pour obtenir un accroissement de 8.000 en 1965 par rapport à 1964, y ajoutait les 4.000 adhésions faites en décembre 1965 et qui sont en fait imputables à l'exercice 1966. Comme il l'a fait dans son rapport au congrès, il procédait à une espèce d'opération de cavalerie, et faisait passer des contingents d'adhésions tantôt sur un compte tantôt sur l'autre pour faire croire à la continuation de la progression. 303:111 Quoi qu'il en soit, si la croissance a été de 30.000 en 1962 et 1963, et de 40.000 entre 1962 et 1966, le gain réalisé en trois ans, de 1964 à 1966, n'a été que de 10.000. Si l'on impute 8.000 à 1965, il faudra partager 2.000 entre 1964 et 1966. Si l'on n'en impute que 4.000, on pourra partager les 6.000 adhérents de plus entre l'année 1964 ([^45]) et l'année 1966. Les gains réalisés chaque année auraient donc évolué comme suit : ---------------------------------- ------------------------------------ 1961  0  1962  18.000  1963  12.000  1964  \[3.000\] 1965  4.000  1966  \[3.000\] ---------------------------------- ------------------------------------ Comme les artifices de comptabilité ne suffiront pas à rétablir la situation, on est enclin à penser que le P.C. va à nouveau connaître une période de « stagnation », ou de « tassement » des effectifs ([^46]). 304:111 ADHÉRENTS ÉPHÉMÈRES Seconde constatation. S'il a « stabilisé » et même accru ses effectifs, le P.C.F. n'en continue pas moins d'être une « *passoire *» selon l'expression familière qui remonte aux premières années du Parti. Plus exactement, il continue à pratiquer une politique des effectifs qui consiste à recruter au maximum tout en sachant bien que la majeure partie des nouveaux adhérents ne s'intégrera pas dans l'organisa­tion, qu'elle la quittera après un stage d'un ou deux ans, ou même de quelques mois. En cinq ans, de 1962 à 1966, il a été fait 222.460 adhé­sions nouvelles (231.460 si l'on tient compte des adhésions de décembre 1966). Dans le même temps, les effectifs se sont accrus seulement de 40.000 (ou 50.000) membres. Le Parti a donc perdu 182.160 adhérents dans la période où il en recrutait 222.460 (ou 231.460). En gros, il est sorti 80 adhérents quand il en entrait 100. Qui sont ceux qui partent ainsi ? Dans son rapport de janvier 1966, Marchais définissait ainsi les « *pertes natu­relles *», inévitables selon lui dans un grand parti : « *Il y a les décès, les fermetures d'usines, le départ des communistes vers des lieux de travail ou d'habitation où n'existe pas enco­re d'organisation du Parti *». Mais, un peu plus loin, il con­seillait « *un plus grand souci à l'égard des nouveaux adhé­rents pour les affecter* (*?*) *à la cellule, les intégrer à son activité *». C'était, à notre avis, indiquer la raison véritable. La majeure partie des nouveaux ne s'intègre pas au Parti. Pour une très large part, les partants sont à peu près les mêmes que les entrants, surtout dans cette période de stabilisation des effectifs. En réalité, le parti est en gros formé d'un noyau solide, dont on déterminerait le volume maximum en retranchant de l'effectif global la majeure partie des adhésions du dernier exercice et encore un assez bon pourcentage des adhésions de l'année antérieure. 305:111 A ce noyau, s'ajoute une marge flottante d'adhérents éphémères. Elle doit représenter bien près du cinquième de l'effectif global. ÉVALUATION DES EFFECTIFS La direction du Parti n'a jamais donné d'indications précises sur le volume des effectifs du Parti en 1960 ou dans une autre année. Mais il a été possible de restituer le nombre des adhérents en 1959 en partant du nombre des femmes que comptait le Parti cette année-là, soit 49.490, nom­bre fourni par J. Vermeersch dans *l'Humanité* du 28 novem­bre 1961, et de la proportion des effectifs féminins dans les effectifs globaux, laquelle était de 21,9 %, selon l'informa­tion fournie par Marcel Servin au XV^e^ Congrès du P.C.F. Une simple règle de trois donnait le nombre des membres du Parti, soit 225.985 ([^47]). Dans notre étude de 1962, nous avions supposé que les effectifs étaient tombés à 215.000 en 1961 -- c'est-à-dire au moment le plus creux à partir duquel on enregistre une remontée. Cette base nous paraît toujours solide, et, en par­tant d'elle, et du tableau des gains annuels que nous avons donné plus haut, il est permis de restituer ainsi l'évolution des effectifs du P.C.F. de 1959 à 1965 ([^48]) : ------------------------------- --------------------------------------- 1959  225.000 1961  215.000 1962  233.000 1963  245.000 1964  248.000 1965  252.000 1966  255.000 ------------------------------- --------------------------------------- 306:111 Il est bien entendu que, pour les raisons énoncées plus haut, les 8.000 adhésions de décembre 1966 ne sont pas comptées dans les effectifs de 1966 ([^49]). 307:111 ## AVIS PRATIQUES Le troisième Congrès de Lausanne (quatrième Con­grès de *l'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien*) se tiendra au Palais de Beaulieu, les 31 mars, 1^er^ et 2 avril 1967. Il aura pour titre et pour thème de travail : « *Politique et loi naturelle. *» Les principaux rapports seront présentés par Jean Madiran, Geoffrey Lawman, Jean de Fabrègues, Marcel De Corte, Marc Rivière, Gustave Thibon, l'Amiral Paul Auphan et Jean Ousset sur les sujets suivants : ##### *Vendredi 31 mars :* -- Jean MADIRAN : Rapport introductif sur la loi naturelle. -- Geoffrey LAWMAN Le droit naturel et les régimes totalitaires. -- Jean de FABRÈGUES : Monde moderne, nature humaine et civilisation chrétienne. ##### *Samedi 1^er^ avril :* -- Marcel DE CORTE : L'éducation poli­tique. -- Marc RIVIÈRE : Sexualité, problème de civilisation. -- Gustave THIBON : Mirage collectiviste et réalité sociale. 308:111 ##### *Dimanche 2 avril :* -- Amiral, Paul AUPHAN : La guerre et le droit naturel. -- Jean OUSSET : Les conditions politiques du salut. De nombreux « forum » sont prévus pour : étudiants -- artisans et commerçants -- élus locaux -- militants ou­vriers -- cadres et dirigeants -- parents et enseignants -- professions libérales -- scouts, etc. ##### *Comment s'inscrire et comment participer au Congrès de Lausanne* 1° Les bulletins d'inscription au Congrès sont en­voyés sur simple demande adressée au Secrétariat des Congrès, 49, rue Des Renaudes, Paris 17^e^. 2° Il est recommandé que les bulletins d'inscription soient retournés au « Secrétariat des Congrès » avant le 15 mars. Passée cette date, les conditions de transport et de logement ne seront plus garanties. 309:111 3° Les personnes inscrites (c'est-à-dire ayant renvoyé leur bulletin d'inscription) avant le 15 mars recevront leur « carnet de congressiste » avant le 28 mars. Ce car­net contient le programme détaillé du Congrès et les renseignements pratiques pour participer à ses diverses activités (cartes d'entrée, bons de logement, bons de repas, etc.). Les retardataires -- c'est-à-dire ceux qui n'auront pas retourné leur bulletin d'inscription avant le 15 mars -- trouveront leur « carnet de congressiste » sur place, en arrivant au Palais de Beaulieu. 4° Prix du transport, du logement et des repas : plu­sieurs tarifs sont prévus. Tous renseignements au « Se­crétariat des Congrès », 49, rue Des Renaudes, Paris 17^e^ (téléphone : WAG. 77.86). 5° Fonds d'entraide : tous ceux qui désirent soit apporter leur concours au fonds d'entraide, soit béné­ficier de son concours financier pour pouvoir venir au Congrès, doivent s'adresser immédiatement au Secréta­riat des Congrès, 49, rue Des Renaudes, Paris 17^e^ (télé­phone : WAG. 717.86). 6° Garderie : une garderie sera organisée pour les enfants. Demander un « bulletin d'inscription garderie » au Secrétariat des Congrès. \*\*\* ##### *La réunion à la Mutualité du 25 avril 1967* La réunion annoncée en page 4 du présent numéro sera présidée par l'Amiral Paul Auphan, président des « Compagnons d'Itinéraires ». Tous renseignements complémentaires dans notre pro­chain numéro. \*\*\* 310:111 ##### *L'Atelier d'art graphique Dominique Morin* -- PIE XII : *La vocation de la France*, sui­vie de *Jeanne et la cathédrale*, frontispice d'Henri Charlier. -- Joseph ROUMANILLE : *Le médecin de Cucugnan*, traduit du provençal par P. Yva­ren, dessins d'Albert Gérard. *-- Le Noël de la fidélité*, présenté par Xavier VALLAT. -- André CHARLIER : *L'esprit de pau­vreté*, dessins d'Henri Charlier. -- Jean MADIRAN : *Pius Maurras*. *Attention :* NE PAS *adresser les commandes à la revue,* mais à : -- *Atelier d'art graphique Dominique Morin, 27, rue du Maréchal Joffre, 92 -- Colombes* (*Hauts de Seine*)*. C.C.P.* Paris 82.86.67. ##### *Un obstiné* J. Le Pichon reprend et aggrave son offensive contre Henri Charlier et contre la revue *Itinéraires*. 311:111 Nous avons déjà publié une « *mise au point sur l'agression de J. Le Pichon *» dans notre numéro 108 de décembre 1966 (pages 221 et suiv.) : « *Querelle invraisemblable et qui doit immédiatement cesser *», disions-nous, -- et beaucoup, nous le savons, le pensent comme nous. Mais non : querelle qui doit continuer et s'amplifier, estime au contraire J. Le Pichon. Il renouvelle en effet ses attaques, maintenant dans le *Bulletin pour l'information des cadres des A.P.E.L.* ; et il annonce qu'il va les poursuivre encore dans les prochains numéros de cette publication. Nous en prenons acte. Et nous en tirerons les conclusions pratiques qui conviennent. ============== fin du numéro 111. 27 ### LE CITOYEN DANS L'ÉGLISE *Communication de Louis Salleron* ([^50])*\ Secrétaire Général du C.E.P.E.C.\ *(*France*) Le titre de cet exposé peut surprendre. « Le citoyen dans l'Église » Qu'est-ce à dire ? Deux citations m'aideront à rendre clair mon sujet. La pre­mière m'est fournie par S. S. Paul VI lui-même. S'adressant au Corps diplomatique le 8 janvier 1966, il disait : « C'est une longue histoire que celle des rapports de la « Cité de Dieu » et la « Cité des hommes » : une histoire qui est née avec le christianisme, c'est-à-dire avec l'apparition dans le monde d'une société religieuse universelle, fondée sur la foi au Christ et ouverte aux hommes de toute race et de tout pays. Le chrétien se trouvait avoir pour ainsi dire deux patries et relever comme de deux pouvoirs. » La seconde, je l'emprunte à Stanislas Fumet, dans un colloque où je participais à l'automne dernier sur « les catholiques et la politique ». « Dans tout chrétien, disait Fumet, j'estime qu'il y a deux aspects -- j'allais dire deux natures -- l'homme et le chrétien. L'homme a par lui-même la dignité du citoyen, dignité qui est déjà presque sacrée, et ce, indépendamment du christianisme, avant le christianisme. » ([^51]) Le citoyen, c'est donc, d'une part, le citoyen éternel, le *zôon politicon*, l'homme naturel de la société, tant dans l'Église que dans la Cité. C'est, d'autre part, ce même homme, mais considéré plus directement dans les relations de subordination que lui crée sa dépendance à l'égard d'une hiérarchie. 28 Le citoyen dans l'Église, c'est à la fois le citoyen de la Cité de Dieu et le citoyen de la Cité des hommes. Sa qualité de citoyen *chrétien* ne pose pas de problème supplémentaire. Il va de soi que c'est de lui que nous parlons, sans quoi il ne s'agirait pas du citoyen *dans* l'Église. Il s'agirait du citoyen de la cité des hommes face à la puissance temporelle de l'Église, comme en certains lieux on pourrait parler du citoyen face à l'Islam, ou face au bouddhisme. Le problème du citoyen dans l'Église, c'est le problème de la liberté personnelle à la fois dans la Cité de Dieu et dans la Cité des hommes. Notons bien qu'il ne s'agit pas d'opposer une doctrine du citoyen à la doctrine de l'Église. Pas le moins du monde ! Pour le catholique, sa doctrine est celle de l'Église. Il s'agit, en vertu même de cette doctrine, de rechercher quels sont les droits pro­pres de citoyen -- droits qui constituent du même coup des devoirs Bien sûr, il peut y avoir conflit doctrinal dans le concret, mais ce n'est pas un conflit sur la doctrine elle-même, c'est un conflit sur son application ou son interprétation. L'intérêt de la question n'est pas spéculatif : il est pratique. Nous vivons dans un monde en plein changement. Les rapports du temporel et du spirituel évoluent ; et ils évoluent différemment selon les pays. Où en sommes-nous en Europe ? Où en sommes-nous en France ? Et où en serons-nous demain ? N'en doutions pas, nous allons nous trouver devant des cas de conscience extrêmement graves, et difficiles à résoudre. Il est donc bon d'analyser dès main­tenant la situation, afin de n'être pas, si possible, trop désemparés le jour où nous aurons à prendre des responsabilités importantes. Faisons d'abord un retour dans le passé, en choisissant ce passé caractéristique qui s'appelait la chrétienté médiévale. La chrétienté permet de parler clairement de la situation du citoyen dans l'Église, car l'Église alors est tout, ou du moins englobe tout. Les cas qui pourraient illustrer notre sujet sont légion. Il me suffira d'en évoquer deux, particulièrement typiques parce qu'ils mettent en cause des saints -- ce qui signifie que leur comportement n'a pas à être excusé, ou justifié par rapport à tel autre comporte­ment qui eût été plus chrétien. Au contraire, l'Église les a canonisés parce qu'ils ont été parfaits chrétiens en étant parfaits citoyens. Le premier cas auquel je pense est celui de saint Louis. 29 C'est un roi, dira-t-on. Il n'en est que plus intéressant. Assu­mant la totalité de la cité, il assume du même coup la totalité de la « citoyenneté », en tant qu'il y a un problème des rapports du Temporel et du Spirituel, en tant qu'il y a un problème du citoyen dans l'Église. Or on sait à quel point saint Louis faisait son métier de roi, dans le sentiment d'une responsabilité extérieure à celle de l'Église et sans admettre l'ingérence des clercs dans ce qu'il estimait être de son domaine propre. Rappelons, parmi d'autres, l'anecdote suivante : « Je le revis une autre fois à Paris, raconte Joinville, là où les prélats de France lui mandèrent qu'ils voulaient lui parler, et le roi alla au palais pour les ouïr. Et là était l'évêque Guy d'Auxerre, fils de Monseigneur Guillaume de Mello ; et il parla au roi pour tous les prélats en telle manière : « -- Sire, ces seigneurs qui sont ici, archevêques et évêques m'ont dit que je vous dise que la Chrétienté périt entre vos mains. » Le roi se signa et dit : « -- Or me dites comment cela est. » « -- Sire, fit-il, c'est parce qu'on prise si peu les excom­munications aujourd'hui que les gens se laissent mourir excommu­niés avant qu'ils se fassent absoudre, et ne veulent pas faire satisfaction à l'Église. Ces seigneurs vous requièrent donc, Sire, pour l'amour de Dieu et parce que vous le devez faire, que vous commandiez à vos prévôts et à vos baillis que tous ceux qui reste­ront excommuniés un an et un jour, qu'on les contraigne par la saisie de leurs biens à ce qu'ils se fassent absoudre. » « A cela répondit le roi qu'il le leur commanderait volontiers pour tous ceux dont on lui donnerait la certitude qu'ils eussent tort. Et l'évêque dit que les prélats ne le feraient à aucun prix, qu'ils lui contestaient la juridiction de leurs causes. Et le roi dit qu'il ne le ferait pas autrement : car ce serait contre Dieu et contre raison s'il contraignait les gens à se faire absoudre, quand les clercs leur feraient tort. » ([^52]) Peu importe le point particulier de l'anecdote. Ce qui en ressort très clairement, c'est que saint Louis affirme l'autonomie du temporel. Il y a les lois de l'Église, et il y a les lois de la Cité. Des jugements d'Église concernant des problèmes religieux ne peuvent être convertis en jugements d'État. La justice royale tranche d'autres litiges que la justice ecclésiastique. 30 Prenons maintenant le cas de Jeanne d'Arc. C'est bien le cas, celui-là, du personnage situé au niveau le plus humble de la Cité. Qu'elle soit inspirée directement de Dieu ne fait rien à l'affaire, ou bien confirme expressément la valeur de la décision civique et son caractère extra-ecclésial. Il y a « grand pitié au royaume de France », et c'est cela qui provoque Jeanne à agir. A-t-elle tort, a-t-elle raison de vouloir faire couronner le roi à Reims ? En tout cas, elle a le droit de le faire. Son initiative et son action sont d'un domaine où le citoyen est libre. Un tribunal ecclésiastique la condamnera. Pour des raisons soi-disant religieuses, mais pour des motifs politiques. Elle sera réhabilitée, et canonisée. D'un bout à l'autre de sa vie sa sainteté s'affirme dans l'exercice de l'autonomie civique. Je le répète : ces deux cas, parmi des milliers d'autres, sont particulièrement typiques parce qu'ils concernent des saints. Et comme, à l'époque, l'Église est l'autorité suprême, ils définissent parfaitement le problème du citoyen dans l'Église. De nos jours, les problèmes sont surtout ceux du laïc -- du laïc dans l'Église ou dans la cité. Mais ils peuvent être ceux du *citoyen* dans l'Église quand les notions ou les valeurs en cause ressortissent indiscutablement à la cité en première instance, ou quand leur importance est telle qu'intéressant à la fois l'Église et la Cité elles peuvent susciter des doutes sur les obligations qu'elles créent à la conscience, tant du côté de l'Église que du côté de la Cité. Pour éclairer tout cela il faudrait de longues analyses, étayées par l'Histoire. Car c'est l'Histoire qui crée dans le présent des situations complexes. Un pays n'est pas un bloc homogène. Il y a des régions, il y a des milieux sociaux, qui évoluent à des vitesses différentes. Il y a des choix politiques à faire, pour l'Église, pour l'État, pour les individus. Des principes aux normes, des normes collectives aux obligations individuelles, le passage est délicat. Je voudrais ici, sans rien critiquer, sans rien proposer, montrer seulement des difficultés qui, mineures jusqu'à présent, risquent de devenir considérables. Commençons par un chapitre qui, à mes yeux, n'a qu'une importance extrêmement secondaire, mais qui est significatif : celui des élections. Je dis qu'il est significatif en ce sens qu'il appartient bien au domaine du citoyen temporel et qu'à cet égard il présente un aspect typique du problème du citoyen dans l'Église. 31 Entrons donc dans le vif du sujet et au ras de l'actualité la plus actuelle. Aux élections présidentielles, tant au second tour qu'au premier, les voix des catholiques se sont réparties sur tous les noms. Naguère, il y avait diversité de votes chez les catholiques, mais dans une certaine zone. Nul n'aurait envisagé qu'un catholique pût donner sa voix à tel ou tel candidat, à tel ou tel parti. En décembre dernier, au contraire, MM. de Gaulle, Mitterrand, Lecanuet et Tixier-Vignancourt, au premier tour, MM. de Gaulle et Mitterrand, au second, ont également recueilli des voix catholiques. Dans quelle proportion, nous n'en savons rien, mais dans une proportion telle que désormais l'étiquette catholique ne permet plus de déterminer à l'avance à qui iront certaines voix. Le catholique français se sent le droit de voter pour n'importe qui, du moins pour ce qui est des idées ; et n'importe quel candidat peut espérer des voix catholiques. Serait-ce à dire que l'Église ne marque plus de préférence pour certaines idées et ne porte plus l'exclusive sur certaines autres ? Non. Mais les préférences deviennent de plus en plus vagues et les exclusives également. Il n'y a guère que le commu­nisme qui fasse encore l'objet d'une condamnation. Et cette condamnation, très ferme au plan des principes, l'est beaucoup moins dans la pratique. On peut dire qu'à part l'adhésion au « parti », rien n'est interdit. Et bien entendu, s'il y a des alliances, la liberté de fait est pratiquement presque totale. L'évolution de l'Église apparaît nettement au changement de ton de ses consignes électorales. Pendant longtemps, la hiérar­chie a recommandé de « bien voter », en précisant parfois ce qu'il fallait entendre par là. Ensuite elle nous a invités à « voter utile », c'est-à-dire pour les moins mauvais candidats, les meilleurs n'ayant aucune chance. A la fin, elle s'est contentée de rappeler que « c'est un devoir de voter ». Aux dernières élections, le Conseil permanent de l'épiscopat indiqua sa position, quelques semaines à l'avance, dans le commu­niqué suivant : « Les Français auront à élire, en décembre, le président de la République. Les évêques rappellent aux catholiques leur devoir de voter selon leur conscience, informée, éclairée par les exigences du bien commun. Ils leur demandent de prier pour la France et pour la paix dans le monde notamment aux messes du dimanche, à la prière des fidèles. » 32 Les termes de ce communiqué sont intéressants en ce sens qu'ils marquent un retrait presque complet par rapport à l'imbro­glio politique. Après le premier tour, la situation était curieuse et, pour la France, absolument nouvelle. Il n'y avait que deux candidats face à face. Donc une prise de position ne pouvait être qu'en faveur de l'un ou de l'autre, à moins qu'elle ne fût en faveur de l'abstention. Peu de jours avant le second tour, S.E. le cardinal Feltin, archevêque de Paris, et Mgr Veuillot, archevêque coadjuteur, publièrent un nouveau communiqué : « A la veille des élections présidentielles du 19 décembre, de nombreux catholiques demandent à être éclairés sur leur devoir électoral. L'Évêque n'a pas à se prononcer dans le débat politique actuel. Il lui incombe toutefois de rappeler aux catholiques les points suivants : C'est un devoir grave de voter et de voter en conscience. Aucun organisme catholique, aucun prêtre n'a qualité pour orienter au nom de l'Église le vote des catholiques. L'électeur catholique doit tenir le plus grand compte dans son jugement des valeurs en cause. » ([^53]) Ce communiqué me semble soulever plusieurs questions dont je retiendrai deux qui concernent le citoyen catholique. Tout d'abord est-ce vraiment un devoir, à plus forte raison un devoir *grave*, de voter ? On nous répondra sans doute : du moment que vos évêques vous le disent, la question est résolue. Je n'en suis pas sûr pour ma part. Je crains que le mot « voter » ne soit là pour « accomplir son devoir de citoyen ». Il y a beaucoup plus qu'une nuance. 33 En Italie, pendant de longues années, le Pape invita les catholiques à *ne pas voter*. C'est donc que le vote était, à ses yeux, contre-indiqué. Pour lui, le devoir du citoyen catholique était de s'abstenir, parce qu'un plus grand bien catholique certes, mais aussi *commun,* devait résulter de l'abstention. Dans son livre sur *La Papauté Socialiste* Giovanni Spadolini écrit : « On a souligné trop rarement l'importance qu'a eue l'abstention électorale dans la formation de l'esprit politique des catholiques pendant les années qui suivirent le Risorgimento. L'abstention permit aux catholiques d'acquérir un sens plus aigu de leur mission sociale et de fixer leur programme qui représentait de toute façon les prémisses d'un grand parti moderne » (p. 240). Est-ce là l'opinion d'un catholique extrémiste ? En tous cas, il serait, en l'espèce, extrémiste avec le Pape lui-même. Écoutons donc, sur le même sujet, Daniel-Rops, peu suspect d'anti-conformisme : ...« Devant cette offensive, quelle attitude pouvaient prendre les catholiques italiens ? Engageraient-ils, comme ceux d'Alle­magne, la bataille sur le plan parlementaire ? Pie IX ne le leur permit pas. Fidèle à son principe d'ignorer radicalement la monar­chie spoliatrice, il fit répondre par la Sacrée Pénitencerie, à des fidèles qui demandaient ce qu'ils devaient faire aux élections, qu'il « ne convenait pas » d'y participer. La formule « non *expedit *» imposa donc aux catholiques une règle de conduite : ils ne devaient pas voter dans les élections politiques, afin de bien marquer l'illégitimité du régime, et, de fait, aux scrutins de 1871, plus de la moitié de la population italienne s'abstint. En revanche, il lui était conseillé d'agir sur le plan local, communal surtout, afin de tenir en main l'opinion publique. Plus d'un demi-siècle durant, le « non expedit » demeurerait de règle -- du moins en principe -- enfer­mant les catholiques dans une opposition boudeuse à tout ce que pouvait faire le gouvernement de leur pays. Mais ce refus catégo­rique de participer officiellement à la politique eut un résultat heureux. Pour pouvoir agir, les catholiques s'organisaient. Ce qu'ils ne devaient pas dire tout haut, à la Tribune des Chambres, ils le crieraient ailleurs. Ainsi, à l'imitation de ceux que les catho­liques belges avaient réunis à Malines, un jeune publiciste, Carlo Cazzani, lança-t-il en 1871 l'idée de tenir des *Congrès catholiques...* Ce fut là le début de cette *Œuvre des Congrès,* charpente de la résistance catholique, qui allait jouer, sous le pontificat suivant, un rôle de premier plan » (*Le combat pour Dieu*, pp. 140-141). 34 Les circonstances, dira-t-on, ne sont plus les mêmes ; la situation de la France au XX^e^ siècle n'a rien de commun avec celle de l'Italie à la fin du XIX^e^. C'est évident. Mais la question n'est pas là. La question est de savoir si « voter est un devoir grave ». Un simple rappel historique suffit à montrer qu'il n'en est rien. Le devoir grave n'est pas de voter. Le devoir grave est d'avoir, face à des élections, l'attitude qu'exige le bien commun. Or aux yeux des catholiques, comme aux yeux de la Hiérarchie catholique, le devoir peut être, en certains cas, de voter, en d'autres, de s'abstenir. On rétorquera : « Quand des évêques disent, de nos jours, que voter est un devoir, ils parlent dans l'actualité. Ils ne font pas un cours de théologie politique. Ils ne se prononcent pas sur le vote en soi. Ils donnent simplement une consigne, valable pour l'immédiat. Et c'est ainsi que tout le monde l'entend. » L'argument est contestable. Tout d'abord, ce devoir de voter est affirmé depuis tant d'années et avec une telle insistance qu'il finit par perdre sa valeur circonstancielle pour prendre une valeur apparemment absolue. Très certainement, bon nombre de catholiques qui, en certains cas, seraient tentés de ne pas voter, et pour d'excellentes raisons, hésiteront à s'abstenir dans la crainte de commettre un péché -- et un péché grave, car à « devoir grave » doit correspondre « péché grave ». Le fait de voter revêt ainsi peu à peu une sorte de caractère sacré ; ce qui est ridicule, pour ne pas dire monstrueux. Le vote est un procédé parmi d'autres pour assurer le gou­vernement d'un pays. C'est un procédé parfaitement légitime et même c'est le plus normal quand il est utilisé par des individus suffisamment évolués et informés. Mais l'idée que c'est un devoir de voter est extrêmement ambiguë. Elle peut signifier que « tout pouvoir vient du peuple » et que, si un membre de la communauté nationale se dérobe à l'exercice de ce pouvoir, il viole les lois suprêmes de la société, commettant un péché mortel qui le place en état d'excommuni­cation majeure à l'égard du groupe. Ne pas voter, c'est en somme déchirer le Contrat social. La théologie rousseauiste ne saurait pardonner un tel crime. 35 Il va de soi que quand les évêques français disent aux catho­liques que « c'est un devoir grave de voter », ils n'ont pas dans l'esprit une telle théologie, mais ils risquent d'y incliner ceux à qui ils s'adressent. Comme les autres, en effet, les catholiques français s'entendent dire à longueur de journées et d'années, notamment en période électorale, qu'ils sont le « peuple souverain ». Ils ont beau se rappeler vaguement que « tout pouvoir vient de Dieu », la certitude qu'ils acquièrent que « c'est un devoir grave de voter » risque de finir par les convaincre que ce devoir grave provient de leur qualité de détenteurs souverains du pouvoir, de fondateurs de la légitimité du pouvoir. Après tout, si « tout pouvoir vient de Dieu », il est bien possible qu'il vienne aussi, et peut-être du même coup, du peuple. Vox populi, vox *Dei.* Le peuple est peut-être Dieu -- surtout s'il est le peuple de Dieu. Cependant, l'idée que « c'est un devoir grave de voter » peut signifier autre chose. Elle peut signifier que, quand les institutions d'un pays confient à l'élection la désignation de ses dirigeants ou la déter­mination de certaines règles d'ordre général, c'est le devoir des catholiques de respecter ces institutions. Telle est bien la doctrine catholique. Et tel est probablement le sens de l'expression : « C'est un devoir grave de voter ». Malheureusement, là encore, l'expression est ambiguë, car le devoir n'est pas, à proprement parler, de voter, mais de se conformer aux institutions. Peut-être les évêques entendent-ils mettre en garde les catholiques contre leur négligence, leur paresse ou leur confort. Peut-être veulent-ils leur dire : « Vous n'avez pas le droit de sacrifier votre bulletin de vote à la chasse, à la pêche, à la promenade. » Mais c'est un fait que beaucoup comprennent : « Vous n'avez pas le droit de vous abstenir de voter, même si vous ne savez pas pour qui voter ou que vous êtes contre toutes les options que ce scrutin vous offre. » Ici, on est en pleine confusion. En 1962, le chef de l'État organisa un référendum pour instituer l'élection du Président de la République au suffrage universel, en modification de la Constitution qui prévoyait un suffrage restreint. Les juristes en reçurent un coup dans l'estomac, car il s'agissait d'une révision de la Constitution sur un point essentiel ; et la Constitution prévoyait, pour des révisions de ce genre, toute une procédure qui était délibérément écartée. Voter, en l'espèce, ce n'était pas respecter la Constitution, mais la violer. Évidemment après le vote, on pouvait dire que tout était régulier puisque le « peuple souverain » en avait ainsi décidé. 36 Mais *avant*, on ne pouvait que dénoncer l'opération, ou se taire. On sortait en effet, de la réalité *institutionnelle* pour entrer dans la réalité *politique*, à son état le plus nu, le plus extérieur au jugement moral doctrinal. Or les évêques produisirent leur communiqué habituel sur le devoir de voter ; ce qui signifiait, en l'espèce, le devoir de violer la Constitution. (Je le dis, à la vérité, en m'appuyant sur mes seuls souvenirs. Mais je ne crois pas que ma mémoire me trompe.) Il y eut pour ce référendum, un nombre élevé d'absten­tions. Les abstentionnistes n'avaient-ils pas rempli leur devoir ? Le second exemple nous est fourni par l'élection présiden­tielle elle-même. Pour le second tour, le cardinal Feltin et Mgr Veuillot ont publié le communiqué dont nous venons de rappeler les termes. N'est-on pas en droit de regretter ce communiqué ? On peut bien dire, sans manquer de respect à ses signataires, qu'il est d'une ambiguïté plus redoutable encore que dans les cas précédents. Nous lisons : « L'évêque n'a pas à se prononcer dans le débat actuel. » Alors ? tout est dit. Et il n'y avait même pas à le dire, puisqu'on le savait et que le premier communiqué, signé du Conseil permanent de l'épiscopat français, avait déjà donné des directives suffisantes, auxquelles on pouvait renvoyer si c'était jugé nécessaire. Mais le communiqué dit, *in fine*, « L'électeur catholique doit tenir le plus grand compte dans son jugement des valeurs en cause. » Que veut dire cette phrase sibylline ? Ou bien elle ne signifie rien. Ou bien elle signifie quelque chose, et alors « l'évêque » se prononce « dans le débat actuel ». Il se prononce. En quel sens ? Quelles sont les « valeurs en cause » ? « L'évêque » ne le dit pas, et la difficulté du cas a de quoi plonger le fidèle dans la perplexité. Car si l'évêque ne veut pas se prononcer sur les noms c'est sur les « valeurs en cause » qu'il peut se prononcer -- en les précisant. Comme citoyens, et comme citoyens catholiques, nous sommes gênés d'une intervention qui n'en est pas une et qui ajoute à la confusion au lieu de la dissiper. \*\*\* 37 Question minime, encore une fois, que je n'évoque que pour montrer qu'il peut y avoir des problèmes assez caractérisés du citoyen dans l'Église. Mais, en fait, le vrai problème n'est pas là. Le vrai problème, c'est celui du citoyen catholique, qui est à la fois citoyen de la Cité de Dieu et citoyen de la Cité des hommes. C'est celui du citoyen *naturel* dans le *citoyen surnaturel*. C'est celui, pour tout dire, de l'homme dans le chrétien -- cet homme apparaissant plus particulièrement dans son aspect politique. L'homme de la *cité,* et l'homme de la *civilisation*. Le vrai problème, c'est celui de la *liberté,* considérée comme un *droit* et comme un *devoir,* mais surtout comme un devoir. C'est le problème de la *responsabilité,* dans l'Église et dans la Cité. A quoi sommes-nous tenus comme citoyens ? A obéir ? Mais s'il n'y avait qu'à obéir le devoir serait simple. L'Église fait de nous des hommes libres. Des hommes libres dans l'Église. Des hommes libres dans la cité. Cette liberté n'est pas licence. Il y a des vérités à croire, et des règles à observer. Mais il y a aussi des initiatives à prendre, des responsabilités à assumer. Le Concile le rappelle explicitement et surabondamment. D'où une tension, qui certes a existé à toute époque mais qui prend des formes nouvelles. Car jamais l'Église n'a invité les hommes aussi nettement à être totalement eux-mêmes dans la plénitude de leur nature humaine, et jamais pression plus forte n'a été exercée contre les chrétiens pour qu'ils marchent au doigt et à l'œil dans des direc­tions sur lesquelles il est indéniable que leur qualité de citoyens leur laisse toute liberté de se prononcer. Quand un pays comme le nôtre est chrétien depuis son origine, on a beau le considérer comme déchristianisé, il demeure pénétré de christianisme dans ses structures comme dans son âme. Ce qui fait que l'individu-citoyen et l'individu-chrétien coïncide sur beaucoup de points et que la réaction de l'un est bien souvent celle de l'autre, consciemment ou inconsciemment. Tel peut défendre des valeurs chrétiennes en se posant exclusivement comme chrétien. Mais tel autre ne se voulant que citoyen peut défendre des valeurs chrétiennes qu'il estime à juste titre intégrées aux valeurs de la cité. Ce n'est souvent qu'un plus ou moins grand degré de foi qui permettra de discerner la démarche du chrétien de celle du citoyen. 38 Prenons un exemple récent. On sait que malgré les textes du Concile, le chant grégorien et le latin sont de plus en plus chassés de nos églises. Ceci par l'action d'une petite minorité de clercs et de laïcs qui ont constitué un appareil puissant d'opinion, à la faveur des bouleversements opérés dans la société par la guerre et ses séquelles. Paralysés par cet appareil, les chrétiens n'ont pu faire entendre leur voix pour réclamer que soient respectés l'esprit et la lettre des décisions conciliaires. Et nous constatons que ce sont des intellectuels -- des citoyens -- qui ont pu attirer l'attention générale en adressant à Paul VI une supplique en vue d'obtenir le maintien dans les églises conventuelles du chant grégorien et de la langue latine. Des catholiques ? Certains d'entre eux, oui... Mais d'autres, indifférents. Tous unis pour la défense d'un héritage chrétien incorporé au patrimoine de leur commune civilisation. Je vous rappelle le nom de quelques signataires : José Bergamin, Robert Bresson, Benjamin Britten, Georges Luis Borges, Pablo Casals, Luigi Dallapiccola, Gorgio de Chirico, Salvador de Madariaga, Carl-Theodor Dreyer, Julien Green, Lanza del Vasto, Gabriel Marcel, Jacques Maritain, François Mauriac, Salvatore Quasimodo, Philippe Toynbee, Evelyn Waugh. Dans la mesure où la cité des hommes a emprunté quelque chose à la cité de Dieu, il est bien certain que défendre la cité des hommes, c'est défendre du même coup la cité de Dieu. Tout proche de l'exemple que nous venons de citer est celui de ces artistes et de ces journalistes qui ont protesté contre la fureur des iconoclastes dont pâtissent nos églises. Leur réaction de citoyens était une réaction chrétienne, même chez ceux qui n'étaient pas chrétiens. Les effets de ces efforts civiques sont limités mais non pas nuls ; et ils préparent l'avenir. Un exemple qui est dans toutes les mémoires, car il est récent et même actuel, c'est celui de l'affaire PAX. On a vu cette chose inouïe qu'un de ces trusts de conditionnement de l'opinion catho­lique qui sont aujourd'hui la plaie du monde chrétien a donné tout son appui à une organisation policière communiste opérant contre l'Église de Pologne et son cardinal primat. Des Français se sont insurgés, comme chrétiens bien sûr, mais aussi comme citoyens. Malgré leurs faibles moyens et en butte aux attaques d'un pouvoir parallèle incroyablement puissant dans l'Église, ils ont gagné la bataille. Je le répète : ils agissaient comme chrétiens, mais aussi comme citoyens. Car le communisme est l'ennemi de notre civilisation comme il est l'ennemi du christianisme. 39 Effort civique analogue, celui qui fut mené pour défendre la mémoire de Pie XII attaqué dans « Le Vicaire ». Effort qui ne fut couronné que d'un demi-succès, car le clan qui paralyse l'Église de l'intérieur fut, en la circonstance, assez puissant pour permettre aux ennemis de Pie XII de poursuivre leur campagne de diffamation. Mais vous comprendrez que je parle ici d'effort civique car si Pie XII était visé, c'était certes en tant que pape, mais aussi comme incarnant en sa personne tout l'Occident chrétien, toute une civilisation que le communisme entend abattre. « Nous n'ignorons pas que les civilisations sont mortelles, écrit Gustave Thibon, et qu'il est peut-être dans les plans de Dieu de laisser mourir la nôtre, mais à notre niveau qui est celui du devoir humain, nous ne devons jamais consentir à cette mort et nous devons tout faire pour la repousser le plus loin possible. » ([^54]) Nous devons tout faire... C'est un devoir de citoyen de la Cité des hommes comme c'est un devoir de citoyen de la Cité de Dieu, mais il s'avère de plus en plus que l'exercice de ce devoir mettra souvent côte à côte des citoyens chrétiens et non chrétiens tandis qu'il opposera des citoyens chrétiens à d'autres citoyens chrétiens, lesquels seront aussi avec des citoyens non chrétiens, bien plus nombreux d'ailleurs. Soyons clairs : il y a division chez les chrétiens. Non pas division sur des questions secondaires, mais division sur des questions essentielles et qui engagent toute la vie. Dès maintenant la politique reflète cette division et elle va la refléter de plus en plus. A cet égard, les élections de demain seront plus caractéristiques encore que celles d'hier. Dans un sens, c'est peut-être une bonne chose car la Hiérarchie, en reconnaissant pour tous la liberté totale de vote, reconnaît du même coup pour tous la liberté d'action. Ceux qui refusent de s'engager sur les voies du marxisme et du progressisme pourront donc s'organiser sans risquer de gêner l'Église, ni d'être gênés par elle. En étant pleinement citoyens, ils accompliront leur devoir de chrétiens. Or leur champ d'action qui, dès maintenant, apparaît immense va encore s'agrandir. Car les pouvoirs parallèles qui se mani­festent dans le catholicisme français -- sans parler du catholicisme mondial -- s'affermissent chaque jour et étendent leur action. 40 Le citoyen dans l'Église devra lutter contre eux. Pleinement soumis à l'Église, c'est en vertu de l'enseignement de l'Église qu'il exercera sa liberté, comme fit saint Louis, comme fit Jeanne d'Arc, comme firent partout et toujours tous les chrétiens -- au nom de la liberté des enfants de Dieu, au nom de la liberté des hommes en tant qu'hommes, au nom de la liberté des hommes baptisés en tant que chrétiens et catholiques, en tant que citoyens dans l'Église. Saint Louis fut roi et, à cet égard, ses problèmes furent d'un ordre particulier. On ne peut proposer son exemple qu'aux gouver­nants chrétiens. Mais Jeanne d'Arc est le modèle que nous devrions avoir en permanence présent à l'esprit. Certes sa mission fut exceptionnelle, certes elle était sainte et inspirée de Dieu, certes ce qu'elle eut à souffrir de la part des gens d'Église excède vrai­semblablement ce qui nous attend du même côté. Mais un modèle, par définition, est une perfection qui sert de référence sans qu'on prétende y atteindre. Pour ma part, j'ai lu bien souvent le procès de sa condamna­tion et je viens de lire les témoignages du procès de sa réhabilitation publiés par Régine Pernoud en 1953. Bien sûr, je connaissais ces témoignages à travers tous les livres qui en font état. Mais lus directement, ils sont saisissants par l'extraordinaire relief qu'ils donnent à Jeanne, à ceux qui l'on connue et à ceux qui l'ont condamnée. Ce qui me frappe le plus, dans cette vie et cette mort de notre sainte nationale, c'est justement sa liberté -- sa liberté de citoyenne dans l'Église. Ou plutôt, non : ce qui me frappe le plus, ce qui me frappe d'abord, c'est sa sainteté même, et le caractère de cette sainteté. Sa vie, sa passion et sa mort sont, de manière unique, à l'image de la vie, de la passion et de la mort du Christ. Aujourd'hui où l'on parle tant d'engagement, d'incar­nation, d'insertion dans le temporel, il semblerait qu'elle dût être honorée par-dessus tous les saints et toutes les saintes. On pourrait même en faire la patronne de la Résistance. Pourtant, c'est le contraire qui s'observe. Elle est suspecte, elle est mise au rancart. On la condamnerait probablement une nouvelle fois si elle revenait sur terre. Tant pis pour ceux qui la rejettent. Nous, nous voyons en elle ce modèle dont je parle, ce modèle de la sainteté, et ce modèle de la citoyenneté dans l'Église. Elle nous dit nos droits, c'est-à-dire nos devoirs. Elle nous dit le prix qu'il coûte de les accomplir, quoique, encore une fois, le prix sera probablement moindre pour nous. Mais nous n'en savons rien. 41 Si elle est inégalable dans sa liberté souveraine de citoyenne chrétienne, elle nous montre le chemin à suivre. Aux mains des gens d'Église, elle est toute soumise à l'Église, elle s'en remet de tout à l'Église. Elle n'aura qu'un mot terrible, c'est en allant au bûcher quand elle dira à Cauchon : « Évêque, c'est par vous que je meurs », mais comme elle a toujours dit la vérité elle dit encore cette vérité-là, simple constatation où n'entre aucune haine. Sa citoyenneté dans l'Église lui est si naturelle qu'en fait, tout en sachant parfaitement ce qui l'attend, elle ne comprend rien à ce qui se passe et s'adresse continuellement à ses juges, pour qu'ils lui assurent ses droits de prisonnière de l'Église et d'accusée de l'Église. Au moment même de sa mort, après avoir dit son fait à l'évêque, celui-ci, nous raconte le Frère Jean Toutmouillé, « commença à remontrer en disant : « Ah ! Jeanne, prenez-en patience, vous mourrez pour ce que vous n'avez tenu ce que vous nous aviez promis et que vous êtes retournée à votre premier maléfice. » Et la pauvre Pucelle lui répondit : « Hélas ! si vous m'eussiez mise aux prisons de cour d'Église, et rendue entre les mains des concierges ecclésiastiques compétents et convenables, ce ne fut pas advenu : pourquoi j'appelle de vous devant Dieu. » ([^55]) En ayant vingt fois appelé inutilement au pape, c'était tout ce qui lui restait à faire. Mais le trait est sublime dans sa naïveté. On peut vraiment dire que Jeanne d'Arc a porté à son point de perfection absolue la notion de citoyenneté dans l'Église. Moyennant quoi elle fut brûlée comme schismatique, hérétique et relapse. Moyennant quoi, peu après, elle fut réhabilitée. Moyennant quoi, beaucoup plus tard, elle fut canonisée. Nous ne risquons rien à la prendre pour modèle. D'aucuns trouveront sans doute bizarre que cet exposé parte de saint Louis et Jeanne d'Arc pour revenir de nouveau à Jeanne d'Arc en terminant, après avoir examiné la toute minuscule question des élections. 42 C'est à dessein que j'ai procédé ainsi. Il n'y a évidemment aucune commune mesure entre les problèmes du citoyen appelé à voter et ceux qu'affronta Jeanne d'Arc. Mais j'ai voulu montrer comment, sur un cas qui met aussi évidemment en cause la libre responsabilité du citoyen que le cas électoral, la confusion peut naître dans une cervelle mal éclairée. On peut ainsi imaginer le degré de confusion auquel nous aurons à faire face quand se présenteront, comme ils com­mencent à se présenter, des cas infiniment plus difficiles. Face à ces cas, ce ne sont pas des solutions que nous avons à proposer puisque les problèmes se dessinent à peine. C'est, dans les profondeurs, l'attitude à tenir. Pour nous en instruire, Jeanne d'Arc est sans rivale. C'est pourquoi nous disons simplement : « Lisez et relisez ses deux procès : le procès de condamnation et le procès de réhabilitation ». Vous saurez alors ce que signifie : être citoyen dans l'Église. Louis SALLERON. (Actes du Congrès de Lausanne, *Laïcs dans la cité*, 1-2-3 avril 1966, pp 28 à 42) ============== [^1]:  -- (1). Je cite d'après la traduction de Jean Madiran, aux Nouvelles Éditions Latines. [^2]:  -- (1). 1^er^ juillet 1848. [^3]:  -- (2). *Les Cosaques et le Saint-Esprit*, édit. de la Jeune Parque. [^4]:  -- (3). Rapport aux journées d'études sociales de la « Fédération Nationale Catholique » (26-10-36). [^5]:  -- (4). Cf. *Itinéraires*, juillet-août 1956, numéro 5, pp. 2 et 3. [^6]:  -- (5). Numéro 3, 1^er^ décembre 1957, p. 66. [^7]:  -- (6). N.R.F., p. 16. [^8]:  -- (7). *Revue de Métaphysique et de Morale*, 1894, p. 549-560. [^9]:  -- (1). Ce n'est point par hasard que le progressisme « chrétien », dont les affinités avec le communisme sont publiques, a repris cette opposition « enfant-adulte » propre à l'idéalisme et chère à Léon Brunschvicg qui l'emprunta à Descartes. [^10]:  -- (1). Voir Dictionnaire de Théologie Catholique au mot *Antéchrist.* Je me rallie à la conception, qui me paraît mieux fondée, dans la tradition, d'un Antéchrist personnel. Voir IIIa Pars, question 8, article 8. Mais l'autre théorie, celle d'un Antéchrist purement collectif, peut être *librement* soutenue. -- Du reste même dans l'hypothèse d'un Antéchrist collectif nos réflexions ne sont pas changées pour l'es­sentiel. Pour l'interprétation de « ce qui le retient » saint Thomas estime que c'est l'Église romaine (in Thessal. II, cap. 2, lect. 1). Saint Augustin explique de son côté que lorsque les mauvais chrétiens et les *pseudo-chrétiens* (*mali et ficti*) seront en nombre suffisant dans l'Église pour former un vaste peuple, alors l'Antéchrist paraîtra. Cité de Dieu, XX, 19. (*Ficti *: on peut penser aux chrétiens *apparents* (qui forment la *pseudo-Église* du néo-modernisme). Par ailleurs la conversion du peuple juif (Rom., IX-XI) doit-elle coïncider avec la grande apostasie ou la précéder ou, même peut-être la suivre, je n'ai pas su en décider. [^11]:  -- (1). « Théologie de l'histoire », page 112, dans le numéro de septembre-octobre 1966 d'*Itinéraires*. [^12]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, juin 1966, « La Foi au goût du jour », de PEREGRINUS ; *A propos de Maurras*, de DUROC. -- Voir *Itinéraires*, juillet 1966, ma note sur *les Sociétés Secrètes*. [^13]:  -- (1). Même si l'Antéchrist est collectif, nos remarques demeurent substantiellement inchangées. -- Le mot Antéchrist se trouve dans Ia Joannis II, 18-23 et III, 3. [^14]:  -- (2). Le secret des cœurs est fermé aux anges eux-mêmes. Sur les limites de la connaissance angélique, voyez Ia Pars, question 57. [^15]:  -- (1). Augustin COCHIN. *Les sociétés de pensée et la démocratie moderne *; puis *la Révolution et la libre pensée* (l'un et l'autre chez Plon édit. Paris). -- *Abstraction révolutionnaire et réalisme catholique*, opuscule chez Desclée de B. à Paris. -- Enfin l'ouvrage remar­quable d'Antoine DE MEAUX : *Augustin Cochin et la genèse de la Révolution*, paru en 1928 dans la collection du Roseau d'Or (Plon édit.) -- MADIRAN surtout son ouvrage *Vieillesse du Monde* (Nouv. édit. latines). L'étude présente, on s'en apercevra tout de suite, lui est extrêmement redevable. [^16]:  -- (1). J. MADIRAN, *La Vieillesse du monde*, p. 16. [^17]:  -- (1). Relire dans *L'Homme face au totalitarisme moderne* (Congrès Sion, 1964) édit. C. L. C., 49, rue des Renaudes, Paris : la Com­munication de Jean Madiran, p. 16 : « Je prends la société de pensée à l'état pur c'est-à-dire une société construite arbitrairement par la pensée, en réaction ou plus exactement en révolution contre les sociétés naturelles. Les sociétés de pensée sont des sociétés construites en dehors des rapports hiérarchiques normaux et juridiquement définis. -- Les sociétés données ou construites selon la nature sont des sociétés de relations et de rapports familiaux, professionnels, de voisinage, nationaux, etc., et hiérarchiques -- c'est-à-dire comportant des autorités juridiquement définies, tandis que les sociétés de pensée, d'emblée, se placent en dehors de ces relations normales, naturelles et hiérarchiques, et c'est pour cela qu'elles aboutissent à ce qu'on a appelé le système des hiérarchies parallèles. Les hiérarchies paral­lèles sont des hiérarchies qui ne sont fondées ni sur la nature, ni sur la grâce et qui ne sont pas juridiquement définies... Lorsqu'on parle de hiérarchies en dehors des catégories juridiques on est en train de mettre sur pied des tyrannies car la tyrannie peut se définir : une autorité et une hiérarchie en dehors de toute définition juridique. » [^18]:  -- (1). *La fin des temps* (traduit de l'allemand par Claire Champol­lion) édité chez Desclée de B. à Paris, en 1953 [^19]:  -- (2). Il convient de rapporter à ce sujet la vision saisissante de BERNANOS : « Vous saurez ce que c'est qu'une certaine paix -- non pas même celle qu'entrevoyait Lénine, agonisant sur son lit de sangle, au fond de sa hideuse mansarde du Kremlin, un œil ouvert l'autre clos -- mais celle qu'imagine, en ce moment peut-être, en croquant ses cacahuètes au sucre, quelque petit cireur de bottes yankee, un marmot à tête de rat, demi-saxon, demi-juif, avec on ne sait quoi de l'ancêtre nègre au fond de sa moelle enragée, le futur roi de l'acier, du caoutchouc, du pétrole, le trusteur des trusts, le futur maître d'une planète standardisée, ce Dieu que l'univers attend, le Dieu d'un univers sans Dieu. » (G. BERNANOS, *La Grande Peur des bien-pensants*, p. 454, édité chez Grasset à Paris, 1931.) [^20]:  -- (1). PEREGRINUS, dans *Itinéraires* de juin 1966. [^21]:  -- (1). *Le Monde et la vie*, juin 1966, article de l'abbé COACHE sur la nouvelle religion. [^22]:  -- (1). Prov., 1, 17. [^23]:  -- (2). Voir l'allocution de Saint Pie X, du 29 nov. 1911, qui annonce un renouveau de la mission chrétienne de la France. (*Actes* de Pie X, édités à la Bonne Presse à Paris, tome VII ; ou bien page 17 de *Destin de la France*, par E. ROBERT, Librairie du Carmel, 27, rue Madame, Paris 6^e^). [^24]:  -- (1). *Actes du Congrès de Lausanne* II, 1^er^-3 avril 1966, en vente au « Club du Livre civique », 49 rue des Renaudes, Paris XVI^e^. Mon rapport s'intitule : « Le citoyen dans l'Église », pp. 27 et s. \[voir à la fin du présent volume la reproduction de ce rapport -- 2002\] [^25]:  -- (1). Texte intégral. Paru notamment dans le *Bulletin diocésain officiel de* *Paris* (28 janvier 1967) et dans celui de Versailles (27 janvier). [^26]:  -- (1). Cf. *Gaudium et Spes*, numéro 47. [^27]:  -- (2). Cf. *l. c.*, numéro 51, note 14. [^28]:  -- (3). Cf. *Expensio modorum partis secundae*, confirmée par le Concile : numéro 1c, 1e, 42a, 56d, 71, 79, 93, 98a, 104s, 105a, 107h. [^29]:  -- (1). Simon DELACROIX, *op. cit.*, I, 291. [^30]:  -- (2). THEINER, *Histoire des Deux Concordats*, I, 459. [^31]:  -- (3). Le 24 pluviôse, an XIII (13 février 1805), le cardinal Fesch envoyait à Portalis cette lettre qui est inédite : « A son excellence le ministre des cultes, -- J'ai reçu de M. l'Évêque de Mende la démission de son évêché. Je l'ai acceptée au nom de Sa Majesté, et lui ai promis que les dix mille francs de son traitement lui seraient continués. Je vous fais passer cette démission, et vous prie, en la présentant à l'Empereur, de lui rappeler l'engagement que j'ai pris envers le démissionnaire ». (Archives de l'archevêché de Lyon). [^32]:  -- (4). *Le Concordat de 1801*, 347. [^33]:  -- (1). *Les Prêtres de la Révolution*, par CAMELIN, p. 33, qui publie aussi la note suivante de Linsolas. [^34]:  -- (2). *Loc. cit.*, p. 103. [^35]:  -- (1). *L'Église catholique et la Révolution*, par A. LATREILLE. [^36]:  -- (2). Simon DELECROIX, *it. ibid.*, I, 214. [^37]:  -- (1). Cf. *Le P. Coudrin,* par Antoine LESTRA, I, 434. [^38]:  -- (2). Fondée à Lyon par des prêtres jansénistes refusant de signer le formulaire d'Alexandre VII et de recevoir la Bulle *Unigenitus*. Linsolas avait mis les fidèles en garde contre eux par une circulaire du 14 septembre 1794, et Mgr de Marbœuf, repoussant de sa communion ces prêtres rebelles par une déclaration et ordonnance du 1^er^ ­janvier 1797, « interdisait de recourir à eux pour les sacrements ». (LEVRÉ, *op. cit*, 200). Camille LATREILLE a écrit l'histoire de la *Petite Église de Lyon*. [^39]:  -- (1). A.N.F. 7 8 527, dossier 10 331. [^40]:  -- (1). Directeur général de l'instruction publique depuis 1801. [^41]:  -- (1). Copie d'époque dans le volume intitulé : *Correspondance avec le diocèse*, 25 messidor an XI, -- 27 juillet 1806 (Archives de l'archevêché de Lyon -- Document inédit. [^42]:  -- (2). André LATREILLE*, L'Église et la Révolution*, II, 55. [^43]:  -- (1). Reçu congréganiste le 1^er^ novembre 1802. [^44]:  -- (1). La phrase qui ouvre la déclaration du Bureau politique, publiée dans *l'Humanité*, le 20 octobre 1966, vient à l'appui de notre hypo­thèse : « *La campagne de remise des cartes pour l'année 1967 est ouverte... Depuis le début de l'année, 33000 personnes ont donné leur adhésion au Parti et 660 cellules nouvelles ont été constituées. La remise des cartes 1967 doit amplifier ce progrès *». Il est évident qu'à partir de cette date, les nouveaux adhérents sont des adhérents 1967. [^45]:  -- (2). Pour 1964, les données fournies frisent l'incohérence. En mai 1964, les effectifs auraient été supérieurs de 30 000 à ceux de 1961. C'était déjà de 30 000 que les effectifs de 1963 auraient été supérieurs à ceux de 1961. Il y aurait donc eu stagnation en 1964. Il est vrai qu'il s'agissait du milieu de l'année. On nous dit aussi que les effectifs de 1964 étaient supérieurs de 40 000 à ceux de 1960. Ou bien les effectifs de 1960 étaient inférieurs à ceux de 1961 (ce ne pouvait être que légèrement) et on a choisi ce terme de comparaison pour majorer en apparence l'accroissement réalisé en 1964. Ou bien les effectifs de 1960 étaient égaux (ce qui est vraisemblable) ou supérieurs à ceux de 1961, mais alors l'accrois­sement réalisé (soit 4000) était tel qu'il ne reste plus de place pour un accroissement en 1965 et 1966, qu'il y aurait même régression ces années-là. [^46]:  -- (3). Si l'on reprend les données pour lesquelles 1964 sert de point de départ et si l'on désigne par y les effectifs de cette année-là, on trouve qu'en 1965, les effectifs étaient de y + 8 000, mais en y comptant 4 000 adhésions de décembre 1965. On a donc en réalité : Effectifs 1965 = y + 4 000 En 1966, ils sont de y + 11 000, mais en y comprenant les 8 000 adhésions de décembre 1966. On a donc en réalité : Effectifs 1966 = y + 3 000 On pourrait donc conclure que les effectifs ont diminué de 1000 en 1966 il faudrait alors modifier ainsi le tableau de l'accroissement des effectifs : ------------------------------------- --------------------------------- 1962  18.000  1963  12.000  1964  \[3.000\] 1965  4.000  1966  -- \[1.000\] ------------------------------------- --------------------------------- Mais ce calcul est incertain du fait que l'accroissement en 1965 semble donné par rapport à fin 1964 et l'accroissement en 1966 par rapport à mai 1964, date du XVII^e^ Congrès. [^47]:  -- (4). Voir nos articles dans *Est et Ouest*, 16-31 décembre 1961 : « *Les effectifs du P.C.F. en 1959 *», *et* 16-30 septembre 1962 : « *L'évo­lution des effectifs dit P.C. français depuis 1937 *». [^48]:  -- (5). Ce tableau ne rend pas compte de l'affirmation de Marchais en janvier 1966 : 30 000 adhérents de moins durant les trois premières années de régime gaulliste (c'est-à-dire en 1959, 1960 et 1961) et 20 000 adhérents de plus en 1965 qu'avant le régime gaulliste. Mais comme cette affirmation, précise quant aux chiffres, ne l'est pas quant à la date, mieux vaut n'en pas tenir un trop grand compte. On ne sait en effet si « avant le régime gaulliste » signifie mai 1958 (période de l'année à laquelle le plein des adhésions n'est pas encore fait -- il s'en faut de 10 à 15 %) ou 1957. On notera d'autre part que si Marchais donne beaucoup d'impor­tance au « régime gaulliste » dans la chute des effectifs, afin d' « héroïser » la fidélité de ceux qui ont alors tenu bon, il n'est pas vrai que cette chute ait été alors particulièrement importante Elle avait atteint des proportions beaucoup plus considérables dans les années 1947-1953. Il est vrai que vers 1956, les dirigeants du P.C. pouvaient penser être arrivés à la stabilisation des effectifs. [^49]:  -- (6). Si la remarque de la note 3 est juste, il faut écrire : 1964 : 252 000 1965 : 256 000 1966 : 255 000 [^50]: **\*** -- Actes du Congrès de Lausanne, *Laïcs dans la cité*, 1-2-3 avril 1966. -- voir présent numéro, page 176, note. [^51]:  -- (1). « La Table ronde », janv.-févr. 1966. [^52]:  -- (2). *Histoire de Saint Louis*, par Joinville (dans *Itinéraires* n° 70, février 1963, pp. 49-50). [^53]:  -- (3). Certains journaux donnent le texte : « valeurs morales », d'autres « valeurs ». Mais l'idée est la même. [^54]:  -- (4). Conférence de G. Thibon : « Peut-on dissocier patrie et civilisation chrétienne dans la défense de l'Occident ? » (Dossier n° 13 du C.E.P.E.C., 4, rue de la Michodière, Paris 2^e^.) [^55]:  -- (5). Régine Pernoud, *Vie et mort de Jeanne d'Arc*, p. 235.