# 112-04-67
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### Le Paysan et le Ruminant
par Jean Madiran
EN LISANT le dernier ouvrage de Maritain, j'ai découvert que l'auteur voulait qu'il me soit impossible d'en dire quoi que ce soit, et surtout du bien. Il me tient pour un « gros Ruminant » et pour un « intégriste » : et l'intégrisme est « la pire » (il dit : la *pire,* page 235), oui, « la pire offense à la Vérité divine et à l'intelligence humaine ». Pas moins. La pire. Le modernisme n'est sans doute qu'un modeste rhume des foins en comparaison de la pire offense. Toute approbation, fût-elle partielle, tout éloge, fût-il, mesuré, venant d'un Ruminant, causerait au Maître malaise et chagrin. Seule mon opposition totale peut le combler. C'est trop réduire ma liberté d'appréciation. Alors je préfère ne pas apprécier.
-- Mais personne, objectera-t-on, personne ne s'est reconnu dans le portrait que Maritain fait des « ruminants » ou dans celui qu'il fait des « intégristes ». Vous seriez le premier ; vous seriez le seul...
-- Il n'est pas forcément question de se reconnaître : mais de se savoir visé. Visé par une classification dont la nature et les attendus constituent une disqualification radicale, une exclusion du « dialogue » et du « pluralisme ».
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Les ruminants de Maritain, les intégristes de Maritain sont frappés d'ostracisme intellectuel. Et Maritain est prêt à déguster leurs gémissements ou leurs protestations, mais d'avance il abhorre leurs applaudissements éventuels. C'est même pour conjurer ces applaudissements qu'il les exile aussi loin, aussi complètement, aussi définitivement. Personne ne s'est *reconnu,* j'entends bien, et moi non plus. Je suis un Ruminant dans l'exacte mesure où Maritain est un Paysan : par la seule grâce de l'idéalisme arbitraire avec lequel il reconstruit a priori et distribue souverainement les catégories sociales. Personne ne s'est reconnu, mais plusieurs pourraient ne pas ignorer qu'ils sont visés. C'est ainsi qu'un ami très cher...
-- On sent venir, à votre mine, quelque malice. Alors, si c'est un ami qui vous est cher, ne le nommez pas.
-- Bon. Je puis dire pourtant que ce fut dans un hebdomadaire catholique qui s'intitule...
-- Ne nommez pas non plus l'hebdomadaire.
-- Je ne le nomme pas non plus. C'était le numéro du 3 février 1967. Un ami très cher y proclamait innocemment que les « métaphores animalières. » de Maritain sont parfaitement « heureuses » et décernées d'une plume « avertie ». Bene ; recte ; optime. Le Ruminant, il faut bien qu'il y en ait au moins un, tous se bousculent à faire semblant de ne l'être pas, le Ruminant c'est moi. Et même, le Ruminant de la Garonne.
-- Voyons, voyons, Maritain ne parlait pas spécialement de vous. Vous interprétez, vous tirez la couverture, vous lisez entre les lignes...
-- J'interprète comme je peux : mais quand il est possible, je vérifie mes interprétations. J'ai donc demandé, et obtenu, une confirmation directe et personnelle, tout à fait explicite, sans équivoque, et bien intéressante.
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Je la lèguerai à la petite histoire (avec la mention : à n'ouvrir qu'en l'an 2067). J'ai obtenu, dis-je, confirmation qu'il s'agit bien de moi. Pas de moi seul, qu'on se rassure. D'autres pourront sans doute obtenir la même confirmation, ou même l'ont peut-être déjà obtenue, mais ils préfèrent ne pas s'en vanter et faire semblant. Pour des raisons qui lui paraissent fondamentales, et pour d'autres qui lui paraissent opportunes, Maritain a horreur, terreur ou dégoût de toute approbation que je pourrais éventuellement donner à l'une ou l'autre des vérités qu'il enseigne. Il les enseigne magistralement, mais ce n'est point pour les faire partager à n'importe qui ; en tout cas point aux indignes, aux ruminants, aux intégristes. Cela se lit, si l'on sait lire, dans son livre. Mais on peut lire mal. C'est pourquoi je me le suis fait confirmer. Si je manifestais quelque adhésion aux vérités dont Maritain est le détenteur, il en serait inquiet, blessé, peiné. Or il se trouve qu'en ce moment de ma vie, et en ce moment de la sienne, je n'ai aucun désir de le blesser, de le peiner ni de l'inquiéter. Ce qui me condamne au silence sur *Le Paysan de la Garonne* ([^1])*.* Si j'exprimais un jugement sur ce livre qui n'est point intrinsèquement pervers, il me faudrait bien en approuver la part de vérité que j'y crois apercevoir. Mes critiques éventuelles ne font aucune difficulté : Maritain, d'avance, s'en repaît et s'en délecte. Mais il entend m'exclure de toute participation exprimée aux vérités qu'il défend : mes mains impures et mon esprit tordu ne pourraient que les défigurer, et renouveler à cette occasion la pire offense qu'il soit possible d'infliger à la Vérité divine, à l'intelligence humaine et à la doctrine du Maître.
-- Vous n'êtes point obligé de céder aux humeurs et caprices de Maritain !
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-- Obligé, non. Il m'est permis cependant d'y déférer : par déférence précisément. Par déférence pour un écrivain qui, au-delà de ses injustices et de ses erreurs, mérite une estime et une affection que je ne dirai pas, du moins aujourd'hui, afin d'éviter de le chagriner. Si Dieu me donne de lui survivre, je parlerai des doctrines de Maritain quand il sera mort.
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Donc, je laisse à plusieurs des collaborateurs habituels ou occasionnels de cette revue le soin de donner leur sentiment sur *Le Paysan de la Garonne* et sur la querelle générale que ce livre a instituée. Sentiments concordants, sentiments divergents, il n'importe ; je ne m'en mêle pas. Le lecteur ne sera point frustré ; au contraire : il aura l'avis motivé, et qualifié, de Louis Salleron, de l'abbé Berto, d'Henri Rambaud, du P. Calmel. Aucune autre publication française, à ma connaissance, n'aura réalisé une contribution aussi importante à l'étude des problèmes fondamentaux soulevés par le livre de Maritain.
Pour ma part, me détournant de ce qui fait le fond essentiel de l'ouvrage, et me gardant d'exprimer d'aucune manière un jugement d'ensemble sur son contenu et sur sa portée, je me limiterai :
1° à quelques considérations latérales sur l'accueil qui est reçu par ce genre de travaux, et sur la leçon que nous pouvons tirer de cet accueil pour notre usage personnel ;
2° à quelques « apories » sur un point particulier, également latéral par rapport à l'essentiel du livre.
#### I. -- Cinq considérations
*Premièrement, sur le fait que, désormais, Maritain lui aussi est* « *marqué *». -- Depuis quarante ans, Maritain avait donné tous les gages qu'il fallait.
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Il les avait donnés de bon cœur et il les redonne tous en bloc dans son dernier livre. Il déteste la droite, la réaction, le capitalisme, l'impérialisme, le colonialisme. Il anathématise l'intégrisme, comme « la *pire* offense à la Vérité divine et à l'intelligence humaine ». Ce ne sont point concessions faites du bout des lèvres au conformisme régnant, mais argent comptant. Il est sincère, il est convaincu de tout cela, il y croit, avec un grand arsenal d'ardentes raisons et de motifs impérieux.
Et tout cela n'a servi de rien.
Le jour où la subversion a jugé utile de le « rejeter à droite », elle l'a fait.
L'avis de Maritain sur la foi contemporaine ? Il « rejoint celui des adversaires du Concile », écrit le Père dominicain François Biot ([^2]) ; le jugement de Maritain sur le mépris actuel de la vérité ? il est non seulement une injustice, mais encore « une malhonnêteté ».
Quand Maritain proteste contre l'évacuation de la Croix qu'opère la spiritualité à la mode, le Père dominicain François Biot répond :
« Que de telles phrases puissent se trouver dans *Minute* ou dans *Le Monde et la Vie,* passe encore. Nous y sommes habitués et cela ne devrait tromper personne. Mais que Jacques Maritain les rejoigne ou les imite, voilà bien qui étonne et plus encore qui scandalise. »
En résumé, « il n'est que trop clair », pour le P. Biot, « que Maritain exprime une très grande réserve envers les manifestations du renouveau dans l'Église ».
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Et l'important Henri Fesquet se prononce en ces termes ([^3]) :
« ...On regrettera que cet ancien adepte de l'Action française en soit venu à défendre des positions de gauche avec une mentalité d'extrême-droite.
« Pourquoi faut-il que « la crinière du vieux lion » -- dixit Jean Guitton -- nous fasse penser, avec toutes les différences que l'on voudra, à la pelisse de Charles Maurras ? »
Récapitulons le verdict de cette gauche tant aimée :
1\. -- Maritain est malhonnête ;
2\. -- Maritain rejoint les adversaires du Concile ;
3\. -- Maritain imite *Minute* et *Le Monde et la Vie *;
4\. -- Maritain s'oppose au renouveau dans l'Église ;
5\. -- Maritain a une mentalité d'extrême-droite ;
6\. -- Maritain c'est Maurras.
Les esprits légers y verront comme d'habitude des invectives, de la polémique, des excès de langage. Ils n'apercevront pas que tout cela tient ensemble, avec une signification cohérente. Maritain *à son tour* est traité comme nous le sommes nous-mêmes depuis toujours.
Quand nous sommes ainsi traités, il se trouve généralement quelqu'un pour nous expliquer que nous ne l'avons pas volé ; ou du moins que nous y avons coupablement prêté le flanc. Or cela serait-il vrai, ce n'est pas l'essentiel, qui est ailleurs : dans le procédé lui-même, dans sa technique, dans son efficacité tyrannique. De bonnes âmes et des gens aimablement modérés estiment que nous avons une vocation particulière à être accusés de malhonnêteté, d'extrémisme, d'opposition au Concile et au renouveau :
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mais avec un peu d'habileté, ajoutent-ils, avec un peu de prudence, de sagesse, de componction, nous échapperions à une telle suspicion, et alors nous deviendrions aptes à faire enfin « entendre » la part de vérité que nous portons. Conseils chimériques, avons-nous toujours pensé. Il manquait la preuve. La voici. Maritain, qui avait tout ce qu'il fallait pour échapper de plein droit à de tels traitements, ne les a pas évités lui non plus, à partir du moment où il est apparu comme un obstacle à la phase présente de la subversion de la foi.
Dans une société intellectuelle -- dans une société ecclésiastique -- où un Maritain est assimilé à Maurras, accusé d'imiter *Le Monde et la Vie*, dénoncé comme manifestant une mentalité d'extrême-droite, condamné comme s'opposant au Concile et blâmé pour sa malhonnêteté, -- dans cette société-là il est évident que nous n'avons rien à faire. Si Maritain y est « Maurras », au sens où ils l'entendent, alors tout est dit, et moi je suis au moins Sardanapale ou Néron.
A ce niveau, il n'y a plus d'issue ni de solution. Les prudents et les habiles qui veulent avant tout éviter de subir des accusations de cette sorte iront de capitulation en capitulation, et finalement n'éviteront rien du tout. Ce que Maritain n'a pu éviter, qui donc était ou serait mieux placé que lui pour l'éviter ?
Ces accusations délirantes, on peut les trouver cocasses ou indignes, selon le point de vue. Mais le point de vue de l'indignité et celui de la cocasserie laissent échapper l'essentiel : dans cette jungle il n'y a rien à faire, que s'en retirer si par disgrâce on y est encore. Et s'installer, comme d'ailleurs on l'aurait dû de toutes façons, dans l'*être* et non dans le *paraître*.
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Le « paraître » n'est jamais que le « paraître ». Mais aujourd'hui, le « paraître » fabriqué et truqué du verbalisme dominant devrait dissoudre toutes les vanités et tous les calculs.
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*Secondement :* « *avec toutes les différences que l'on voudra *». -- Quand on vous dit que Maritain c'est « Maurras », on prend soin de vous préciser : AVEC TOUTES LES DIFFÉRENCES QUE L'ON VOUDRA. Absurdité ? Apparente seulement. Vous penseriez : c'est *pareil* ou c'est *différent,* mais pas les deux à la fois et sous le même rapport ; c'est *pareil* quand il n'y a pas de *différences* notables ; ce ne peut pas être *pareil avec toutes les différences que l'on voudra.* Mais, si, justement. Car il ne s'agit plus de dire ce qui est : il s'agit de le défigurer et d'y utiliser le mensonge comme outil ordinaire. Si Maritain était réellement Maurras, cela ne servirait à rien de dire contre lui : Maritain c'est Maurras. C'est précisément *parce* que Maritain *n'est pas* Maurras qu'il est utile, efficace, mortel, de prétendre et faire croire que Maritain c'est Maurras. Ce faisant, on *supprime* la personnalité, l'originalité, l'existence autonome et différente de Maritain. Dire et faire croire qu'IL EST CE QU'IL N'EST PAS, c'est EFFACER CE QU'IL EST, c'est une manière d'assassinat.
*Avec toutes les différences que l'on voudra *: ceux qui ont peur d'être accusés d'intégrisme, de réaction, de maurrassisme, d'extrémisme, croient qu'ils l'éviteront en marquant toujours davantage les DIFFÉRENCES objectives ; au besoin en les fabriquant, en les multipliant, en les feignant. Ils n'ont rien compris au système : « *avec toutes les différences que l'on voudra *». Ce n'est pas faute d'avoir vu les différences que l'on accuse Maritain d'être Maurras, c'est pour supprimer dans l'opinion publique toute connaissance des différences existant réellement.
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Il n'y aurait aucun intérêt à accuser *Le Monde et la Vie* d'être *Le Monde et la Vie.* Mais il y a intérêt à accuser Maritain d'être *Le Monde et la Vie* et d'être « Maurras », justement parce qu'il ne l'est pas.
Cette logomachie meurtrière est d'une grande efficacité pour le conditionnement de l'opinion des masses intellectuelles, catholiques, démocratiques et mutantes. Toute « habileté » et toute « prudence » sont vaines à ce niveau. Maintenant que Maritain lui-même est passé dans la machine à défigurer les réputations intellectuelles, il devrait être parfaitement clair qu'il n'y a *aucun* espoir pour *personne* d'y échapper. Sauf à consentir les capitulations que Maritain lui-même n'a pas consenties.
On le dit tellement, et partout, et c'est tellement facile :
« Vous êtes trop marqué ». « Vous êtes politiquement marqué ». « Si vous étiez moins marqué ! » « Il faut ne pas être marqué pour être entendu... » Comme l'observerait Alexis Curvers, *marqué* est un passif, et il manque le complément d'agent. Marqué, peut-être, mais *par qui *? « Marqué », ou réputé tel, c'est un fait subi. Qui dispose du pouvoir de « marquer » ? et pourquoi ? et comment ? Dire à quelqu'un : *vous êtes marqué*, c'est comme lui dire : *vous êtes assassiné*. Fort bien : mais l'important c'est qu'il y a eu assassinat, et de savoir qui est l'assassin ; et quel est ce système qui assassine moralement, ou psychologiquement : ce système qui « marque » les gens comme du bétail -- comme des ruminants. Et qui les marque avec un mensonge tel que Maritain y est assimilé à Maurras. L'important est enfin de savoir si l'on accepte ce système arbitraire et meurtrier, si l'on s'y plie, si on le subit sans rien dire, ou si l'on passe outre à ses oukases.
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On n'est pas « marqué » comme on est blond, bègue ou myope. *On a été marqué*. Et habilement : d'une manière telle que *chacun s'imagine être victime d'une injustice qui lui est personnelle, tandis que les autres, eux, sont* « *marqués *» *à juste titre*. Si bien que chacun pour soi pense à se « démarquer » en se désolidarisant des autres « marqués » : au lieu de s'unir à eux pour faire sauter le système, ou du moins, dès maintenant, l'annuler pour ce qui dépend de nous, dans les zones et les domaines, même sociologiquement restreints, qui relèvent de notre seule autonomie.
Mais pour cela, il faut commencer par le courage d'être méprisé à l'intérieur de ce système méprisable, au lieu d'y plaider vainement sa cause.
Marqué ! Marqué ? Qui donc pouvait espérer l'être moins que Maritain, que voici à cette heure « marqué » comme rejoignant *Le Monde et la Vie*, comme tempérament d'extrême-droite et comme étant « Maurras » ...
Il faut en passer par là..
Et au lieu de ramper habilement aux pieds des *marqueurs*, au lieu de leur offrir des apaisements, des concessions et des garanties, il convient de renverser leurs tables, leurs piles d'étiquettes et leurs manigances. Au moins, et d'abord, les renverser moralement, les mettre hors la loi dans notre propre domaine, si réduit soit-il.
Quand un tribunal est illégitime, c'est renforcer son autorité arbitraire que d'aller plaider ou implorer son acquittement auprès de lui.
Être *marqué,* c'est être refoulé dans des catacombes où l'on devrait être volontaire : les nouvelles catacombes, qui ne sont pas physiques, ou pas encore, qui sont psychologiques, sociologiques et mystiques. C'est seulement là que l'on peut aujourd'hui faire œuvre utile, et d'abord ne pas trahir la foi, l'honneur et la vérité.
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Maritain y est rejeté à son tour : je l'y aurais accueilli avec le plus cordial respect, avec tous les honneurs dus à son rang, et avec bien d'autres sentiments encore (quoi qu'il en soit de certaines divergences qui sont sérieuses, et graves), s'il n'avait lui-même, et d'avance, refusé cet accueil.
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*Troisièmement, sur la loi du talion*. -- Pour Maritain, « Maurras » est le nom et le symbole de ce qui lui fait le plus horreur. Il l'est non pas depuis toujours, mais depuis quarante ans. Et voici donc que Maritain est dénoncé comme étant « Maurras » : avec toutes les différences que l'on voudra, et qui en l'occurrence ne comptent pas.
Maritain est en effet « Maurras » dans la même mesure et sous le même rapport que je suis un « ruminant » et un « intégriste » : un ruminant et un intégriste selon les définitions qu'en donne Maritain. Définitions d' « archétypes », dit-il, auquel chaque individu, concrètement, correspond plus ou moins : ce qui est l'équivalent assez exact du « avec toutes les différences que l'on voudra ». L'archétype de l'intégriste et du ruminant s'applique à nous « avec toutes les différences que l'on voudra » : on se moque des différences, de toutes les différences, elles n'ont aucune importance, l'important est que l'archétype soit appliqué, que l'étiquette soit attribuée. La subversion a fait à Maritain ce que Maritain avait fait aux ruminants. Maritain est classé, étiqueté et rejeté de la même manière et avec la même mesure dont il s'est servi pour nous classer, nous étiqueter et nous rejeter. Nous sommes des ruminants intégristes au même sens et de la même manière que Maritain est « Maurras ».
La loi du talion n'est en soi ni juste ni loi. Mais elle devrait, chez celui qui la subit, susciter ou favoriser un retour critique sur soi-même.
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*Quatrièmement, sur la promotion d'un problème*. -- Le débat sur *Le Paysan* (dans lequel je n'entre pas) risque d'être un faux débat s'il croit être un débat original sur un livre nouveau. Le vrai débat est celui de la pensée de Maritain, des doctrines de Maritain, identiques à elles-mêmes depuis quarante ans. Je ne veux certes point par là déprécier les développements qu'il en a donnés, ni les répétitions pédagogiquement nécessaires. Mais enfin c'est Fabrègues qui a raison :
« Infidèle à lui-même : pour croire que Maritain l'est, il faut avoir oublié que, depuis vingt ans et plus, il n'a cessé d'écrire ce qu'il synthétise aujourd'hui (...). C'est donc qu'on n'avait pas lu Maritain ou qu'on se parait de son nom pour affirmer ce qu'il n'avait pas dit.
« Ce qui éclate dans ce genre de propos et d'attaques, c'est ce qui était clair depuis quelques temps déjà : un certain nombre de débats essentiels ne sont plus traités au fond, on les a remplacés par des mots de passe sans contenu défini ou intelligible... » ([^4]).
La réponse à une telle situation n'est pas de traiter soi-même au fond, *comme si elle n'existait pas,* les « débats essentiels » (sur l'âme, la société, le sens de l'histoire, la nature et la personne, le naturel et le surnaturel). Car le remplacement de ces « débats » par un verbalisme sociologiquement efficace, psychologiquement meurtrier, est devenu lui aussi un problème essentiel. Il faut l'examiner en lui-même, il faut tirer au clair, et entièrement, pourquoi Maritain est « Maurras », pourquoi Fabrègues est un « intégriste » et pourquoi je suis un « ruminant ».
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Il est infiniment regrettable, Fabrègues le dit très bien, que ces « mots de passe » et ces étiquettes aient pris le pas sur les « débats essentiels » : mais *ils l'ont pris,* ils l'ont, psychologiquement, efficacement, comment, pourquoi, chez qui, jusqu'à quel point ? Notre vie intellectuelle et religieuse de chaque jour en est de plus en plus colonisée *dans toute sa dimension sociale.* C'est devenu un fait capital, un fait dominant, une situation générale, un problème d'ensemble. Aux « débats essentiels » s'est substitué un jeu de prismes sonores qui retient une attention prioritaire, voire exclusive, au profit des mots de passe, des étiquettes et de leurs multiples équivalents. Même des débats conciliaires, parfois ou souvent, en furent influencés. C'est le trait le plus répandu, le plus lourd de conséquences, de la psychologie intellectuelle (et religieuse) contemporaine. Les méthodes intellectuelles de la publicité diffamatrice l'emportent sociologiquement sur les méthodes intellectuelles d'examen, de raisonnement, de réflexion, d'approfondissement, de méditation. C'est une subversion de plus en plus solidement installée. Chacun pour soi-même, demeurant à l'intérieur de la dimension personnelle, peut s'établir dans la contemplation réelle des problèmes fondamentaux de la destinée humaine : mais cela ne suffira pas à rendre à une telle réflexion l'espace vital dont elle a sociologiquement besoin pour germer, fructifier, se transmettre dans la dimension sociale.
On préférerait pouvoir dire :
-- Je ne veux plus entendre parler de ces histoires de droite et de gauche, d'intégristes et de ruminants, de mots de passe et d'étiquettes.
Oui, au niveau de la réflexion personnelle. Au niveau de la transmission sociale, « ces histoires » sont celles qui dominent présentement les universités, la presse, l'action catholique. Elles sont, intellectuellement, le fer de lance de la subversion.
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Une subversion à laquelle on ne fera point sa part. C'est au principe même de cette fantasmagorie qu'il faut atteindre. Protester contre le mot de passe *Maritain c'est Maurras* seulement quand c'est Maritain qui est ainsi traité, et parce que c'est Maritain, ce serait plaider en sa faveur l'exception et le privilège. Et peut-être l'obtenir à titre gracieux. Mais en laissant subsister la situation et le système.
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*Cinquième considération, plus délicate et aussi nécessaire*. -- Sur le néo-modernisme, l'agenouillement devant le monde, la chronolâtrie, l'affadissement de la foi, Maritain pouvait et devait être « entendu » : on nous l'annonçait, on nous le garantissait, c'était quasiment fait. Nous-mêmes, les vérités que d'aventure nous portons avec nous, nous, n'avions aucune chance de les faire « entendre » par les évêques, *parce que*, nous disait-on, nous sommes disqualifiés d'avance comme étant « de droite » et « intégristes » : tellement les mots de passe, comme dit Fabrègues, l'emportent sur les débats essentiels. Mais Maritain ! Bien avant les évêques, il a fait lui-même la théorie et la pratique d'une ouverture au monde conçue en substance comme une ouverture à gauche : rien ne le « coupait » donc des évêques, bien au contraire rien n'empêchait que son témoignage *sur la foi et la vérité* soit « entendu » par nos évêques.
Il ne l'a pas été. La réponse de la Conférence épiscopale française à la Lettre du Cardinal Ottaviani assure qu'il n'y a présentement aucun modernisme ; aucun système hérétique ou subversif réellement organique à l'intérieur du catholicisme.
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Le livre de Maritain avait déjà paru, et il était déjà lu, quand on assemblait les phrases de la Conférence épiscopale française annonçant que l'on va rechercher de nouvelles notions de la « nature » et de la « personne », les seules exclues d'avance étant celles qui étaient dans le « thomisme ». On pourrait assurément confronter ces projets avec les décisions conciliaires sur la doctrine de saint Thomas : ce n'est point ici notre propos. Mais on peut aussi confronter de tels projets avec tout ce qu'expose sur ces questions philosophiques *Le Paysan de la Garonne*. On constatera que, sous ce rapport, c'est un livre qui a été écrit en vain.
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Ces cinq considérations successives, et inégalement développées, comportent une et plusieurs leçons pour notre action propre, indépendamment du jugement porté sur le livre de Maritain. Elles nous aident à prendre conscience d'une situation.
Les sincérités, les bonnes volontés, la compréhension et l'incompréhension, les maladresses et les habiletés, les prudences et les imprudences ne sont pas en cause, et ce n'est pas à ce niveau que les choses se décident. Le livre de Maritain était lui aussi, en substance et à sa manière, un *Appel aux évêques*. Il a eu le même sort que le nôtre. Essentiellement, à cause du poids dominant d'une SITUATION intellectuelle, sociologique, religieuse. Et quoi qu'il en soit des dispositions subjectives et des préjugés sentimentaux : ils jouaient contre nous, mais ils jouaient pour Maritain et le résultat a été identiquement décevant.
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Nous avons la conviction, expérimentalement acquise et confirmée avec éclat par l'accueil fait au livre de Maritain, qu'il n'y a pas lieu de perdre son temps au niveau où les choses ne se décident pas : au niveau des bienveillances et des préventions subjectives, des courtoisies diplomatiques, des bonnes manières mondaines, des tactiques dialoguantes. En substance et pour l'essentiel, *Le Paysan de la Garonne* de Maritain a reçu le même accueil dans l'Église de France que *Ces prêtres qui souffrent* de Michel de Saint Pierre ; et que déjà en 1955 mon volume : *Ils ne savent pas ce qu'ils font*. Et pour les mêmes raisons. Et au fond sur les mêmes problèmes.
Cela est à la fois fort clair et très mystérieux parce que situé au carrefour d'une situation sociologique et du mystère de l'Église.
Le même carrefour qu'éclaire de manière fulgurante le livre d'Ennemond Boniface sur Le Padre Pio ([^5]).
#### II. Dix apories en chaîne sur un point particulier
A la page 78 du *Paysan de la Garonne,* traçant un rapide bilan de tout ce que le catholicisme du XIX^e^ siècle et de la première moitié du XX^e^ comportait de négatif et de « défiguré », Maritain dénonce notamment :
« la confusion et la coalescence, admises depuis deux siècles comme naturelles, entre les intérêts de la religion et ceux d'une classe sociale furieusement attachée à ses privilèges. »
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(Le terme peu usité coalescence vient du latin *coalescere *: « se souder ». Il signifie, selon Robert : « adhésion de deux surfaces, de deux parties auparavant séparées ». Selon Littré : « union de parties auparavant séparées, comme on l'observe dans la guérison des plaies simples ou dans les adhésions contre nature ».)
Maritain ajoute à cette phrase une note au bas de la page :
« La date de la fondation de la revue *Esprit* en France (1932) et, à peu près à la même époque, celle du *Catholic Worker* aux États-Unis, peuvent être regardées comme marquant, au moins symboliquement, le point de rupture qui annonçait la fin de cette confusion. »
La phrase citée et la note adjointe provoquent un monde de réflexions, où l'on pourrait faire comparaître une grande partie de la philosophie politique, sociale et historique que Maritain a exposée en une vingtaine de volumes. Mais qu'on ne s'inquiète pas trop, nous allons nous limiter à quelques observations.
**I. -- **Pendant deux siècles, les intérêts de la religion auraient été confondus avec ceux d'une classe sociale furieusement attachée à ses privilèges.
C'est historiquement impossible.
Parce que, durant ces deux siècles, de 1732 à 1932, il n'a pas existé *une* seule classe privilégiée mais, successivement, *plusieurs*.
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La classe privilégiée de 1850 n'est pas la même que la classe privilégiée de 1750. En 1750, d'ailleurs, il y avait *deux* classes privilégiées au sens où l'entend Maritain (à vrai dire, il y en avait même trois). En 1850, les « privilégiés » du premier rang ne représentent pas les mêmes catégories sociales que ceux de 1750 : ceux de 1850 sont, grosso modo, ceux qui ont renversé ceux de 1750 et pris leur place, *avec des privilèges d'une autre nature*. (On devrait même se demander si en 1850, et en 1900, et en 1932, ils constituent véritablement « une » « classe » « sociale », ou plusieurs, ou pas du tout ; mais laissons cela pour simplifier.)
Si les intérêts de la religion ont été, deux siècles durant, confondus avec des intérêts temporels, ce ne fut pas avec *les mêmes* intérêts temporels, et ce n'étaient pas ceux d'une seule et même classe furieusement attachée à ses privilèges pendant deux cents ans.
Quelle importance y a-t-il à le préciser. ?
Celle-ci : la portée et l'impact de l'observation de Maritain en sont fondamentalement modifiés.
Car ce n'est pas du tout la même chose, et ce n'est pas le même travers, d'être :
-- soit solidaire des intérêts et privilèges d'une seule et même classe sociale pendant deux siècles ;
-- soit solidaire, deux siècles durant, des détenteurs des privilèges sociaux du premier rang, quels que soient les changements profonds intervenus dans l'identité sociale de ces détenteurs et dans la nature de ces privilèges.
Dans le second cas, la faute et l'erreur sont à la fois plus spectaculaires, plus immédiatement repoussantes, et moins graves. Il s'agit en somme d'un opportunisme vulgaire, point limité d'ailleurs aux privilèges sociaux, mais s'étendant pareillement au pouvoir politique et aux modes intellectuelles.
Autrement dit, les faits historiques sur lesquels Maritain se met à philosopher sont-ils des faits exactement établis, suffisamment analysés, -- des faits réels ?
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**II. -- **La « confusion » que Maritain dénonce n'existait pas seulement comme un fait : elle était *naturellement admise*. Cela ne va pas de soi, C'est une affirmation supplémentaire. Une confusion peut être vécue *bien que* dénoncée ; elle peut au contraire être *admise *; ce n'est pas la même chose.
La confusion entre les intérêts de la religion et ceux des privilèges sociaux a été *naturellement admise* pendant deux siècles, mais *par qui *? J'invoque encore notre cher Alexis Curvers qui nous met en garde contre ces verbes au passif sans complément d'agent exprimé.
Admise par l'Église ? par l'Église enseignante ?
Le texte et le contexte semblent bien répondre : oui.
**III. -- **La rupture qui annonçait la fin de cette confusion a été marquée « au moins symboliquement » en 1932 par la fondation de la revue *Esprit.*
C'est-à-dire qu'elle n'avait pas été marquée auparavant.
*Pas même symboliquement*.
Elle n'avait pas été marquée en 1931, par l'Encyclique *Quadragesimo anno*.
Ni en 1891 par l'Encyclique *Rerum novarum*.
Ni en 1864 par le *Syllabus*.
**IV. -- **J'ai nommé le *Syllabus *: ce mot de huit lettres est aujourd'hui vomi par les clercs. Mais ce document pontifical, à l'époque de sa promulgation, c'est par la plupart des puissants et des privilégiés du monde d'alors qu'il fut vomi.
23:112
Il fut interdit en France. Les catégories sociales et politiques dominantes y virent une atteinte directe à leurs intérêts. Le *Syllabus* condamnait radicalement, c'est-à-dire jusqu'à la racine, ou par la racine, le capitalisme libéral et le pouvoir totalitaire qui n'en étaient encore, par comparaison avec leurs développements ultérieurs, qu'à l'état naissant : bien qu'à l'état naissant, ils étaient suffisamment conscients d'eux-mêmes et de leurs intérêts pour discerner dans le *Syllabus* leur ennemi absolu. Ce sont principalement, en France, le bas clergé (lecteur de Louis Veuillot) et le peuple chrétien qui acclament le *Syllabus*. Les grands de ce monde, les privilégiés, et même trop souvent les princes d'Église, s'insurgent ou biaisent.
**V. -- **Comment se situe donc Maritain, philosophe politique, à l'égard de la doctrine sociale de l'Église ?
Point de la même manière, assurément, que Maritain métaphysicien se situe à l'égard de sa doctrine théologique.
Il invoque *Æterni Patris* de Léon XIII et tous les documents pontificaux qui recommandent la doctrine de saint Thomas ; il est dans leur ligne ; il s'en réclame.
Il n'invoque point *Rerum novarum*, *Quadragesimo anno* et les grandes encycliques sociales et politiques ; il ne s'en réclame pas. Il n'en mentionne guère que de rares aspects, généralement latéraux, secondaires, accidentels ou isolés. D'ailleurs la fondation de la revue *Esprit*, en 1932, marque une RUPTURE au moins partielle, selon la volonté et l'inspiration de Mounier, avec la doctrine sociale telle qu'elle est formulée dans les encycliques modernes.
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Je crois que le seul document du Magistère en matière sociale auquel Maritain fasse véritablement référence de tout son cœur est la Constitution conciliaire *Gaudium et Spes *: mais justement, il s'agit là, par définition explicite, d'un document « pastoral », et ce qui fait question ici, c'est l'attitude de Maritain à l'égard des documents proprement doctrinaux en la matière.
Avant 1932, rien, selon Maritain, n'avait marqué le point de rupture annonçant au moins symboliquement la fin de la confusion qui existait depuis deux siècles entre les intérêts de la religion et ceux d'une classe sociale furieusement attachée à ses privilèges.
Voilà une proposition dont le contenu est extrêmement net.
**VI. -- **Il n'est nullement interdit à un penseur chrétien de considérer la réalité historique et sociale en philosophe, c'est à dire à la lumière de la raison naturelle. Chez Maritain, en outre, la raison naturelle est constamment éclairée par la foi et par une vie d'oraison que l'on sent toujours présentes dans ses écrits. Mais enfin, la doctrine sociale de l'Église existe au moins comme un fait ; et j'entends à la fois comme un fait intellectuel et comme un fait historique. Elle existe en tant que doctrine. Elle existe par l'influence qu'elle a exercée sur un certain nombre d'esprits et par celle qu'elle a voulu exercer, spécialement depuis Léon XIII, de manière consciente et délibérée, sur les institutions et sur les événements. A l'égard de ce double fait, où se situe Maritain ? La question n'est pas simple ; ni tranchée d'avance.
**VII. -- **La réflexion historico-sociale de Maritain est éclairée par la foi et par l'oraison. Mais, parfois ou souvent, comme si le magistère de l'Église n'avait à peu près rien enseigné d'explicite en ce domaine aussi.
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Maritain n'ignore certes pas que le Magistère a enseigné : il prend expressément acte de cet enseignement chaque fois qu'il lui paraît que l'Église « reconnaît », et même « reconnaît désormais » (page 11), ou « *proclame maintenant *» (id.) telle idée qui lui est chère. Mais quand l'enseignement social de l'Église fait autre chose que proclamer « désormais », ou reconnaître « maintenant » une idée chère à Maritain, -- Maritain n'en parle ordinairement point.
Sinon par allusion implicite, et terriblement dénégatrice, comme dans la note qui est le point de départ des questions que nous nous posons présentement.
Tout se passe dans la philosophie politique de Maritain comme s'il était mal satisfait d'une grande partie des enseignements pontificaux qui constituent la formulation moderne de ce qui est, en matière sociale, la « doctrine séculaire de l'Église », (Pie XI).
Pour ma part je n'y vois, du moins en soi et du point de vue philosophique, aucun inconvénient : car de ce point de vue tout est discuté, remis en question, corrigé ou justifié, « repensé » par chaque esprit et par chaque génération. Je n'y vois un inconvénient qu'à partir du moment où l'on supposerait -- et où l'on enseignerait -- qu'il y a continuité, concordance, voire équivalence, entre la philosophie politique de Maritain et la doctrine sociale de l'Église. Ce n'est pas certain a priori. C'est même, à ce qu'il me semble, assez incertain.
**VIII. -- **Et en particulier : la Constitution conciliaire *Gaudium et Spes* va-t-elle être reçue et interprétée :
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-- dans le contexte de la doctrine sociale de l'Église ?
-- ou dans le contexte de la pensée sociale de Maritain ?
Il n'est pas prouvé que ce soit le même contexte.
Et la chose est peut-être assez importante pour qu'on se mette à l'examiner clairement.
**IX. -- **Quand Maritain énonce catégoriquement qu'avant 1932 il n'y avait eu aucune *annonce*, pas même *symbolique*, d'une rupture de la confusion qu'il dénonce (patient lecteur, veuillez relire encore une fois son texte cité), il faut bien se souvenir que nous avons affaire à un écrivain très maître de sa langue, professionnellement et scrupuleusement attentif aux termes qu'il emploie. Il importe donc de prendre son énoncé au sérieux. Maritain n'est pas un journaliste qui écrit n'importe quoi, il est tout entier derrière chacune de ses phrases. Il sait doser, préciser, nuancer une affirmation, une négation, une distinction.
Inévitablement, on pense d'abord au premier impact de son énoncé : qui est sur la doctrine sociale enseignée par les Papes avant 1932.
Mais il s'en faut de beaucoup que ce soit le seul impact.
Il a existé tout un mouvement de pensée catholique, et de nombreuses actions sociales, s'inspirant de Le Play, d'Albert de Mun, de La Tour du Pin.
Plus ou moins semblables, plus ou moins différentes dans leur inspiration, il y eut aussi les *Semaines sociales* d'avant la guerre de 1914, et même de 1920 à 1932.
Tout cela eut quelque rayonnement intellectuel et moral, et fit quelque bruit, et provoqua un certain nombre de recherches, de tentatives, de réformes avortées ou même de réformes passées dans les mœurs et les institutions.
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Et rien de cela n'était au moins l'annonce, fût-ce la plus faible et la plus symbolique, d'une rupture de la confusion entre les intérêts de la religion et ceux des privilégiés sociaux ?
Le regard que Maritain jette sur l'histoire est fort étrange. Ce n'est pas de l'histoire réelle qu'il parle. Ce n'est pas sur l'histoire réelle qu'il philosophe : du moins ici et sur ce point.
On peut philosopher sur les faits historiques avec une inspiration profondément chrétienne, avec une âme véritablement orante, avec des principes de philosophie morale généralement justes : mais si ces faits sont irréels, toute la spéculation bâtie à partir d'eux sera formellement vraie et matériellement fausse.
**X. -- **De l'examen d'un point particulier, je n'entends tirer aucune conclusion générale concernant la pensée de Maritain.
Cependant je fais observer :
1° Que ce point particulier est situé d'une manière telle qu'à lui seul déjà il est susceptible d'éventuellement hypothéquer ou gauchir de larges domaines d'une pensée sociale.
2° Que le mécanisme intellectuel qu'on a vu jouer sur ce point particulier est inattendu et inquiétant. Est-ce la seule fois qu'il joue ainsi dans la philosophie historico-sociale de Maritain ?
Je laisse la question entière. Disons, comme on dit aujourd'hui, que c'est peut-être là une « piste de recherche » ...
Jean Madiran.
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### "Qu'en pense Maritain ?"
« Qu'en pense Maritain ? » : c'était la question silencieuse de François Mauriac et la question publique de Louis Salleron lors de la parution du « Paysan de la Garonne », François Mauriac écrivait dans « Le Figaro littéraire » du 3 novembre 1966 :
« Que de fois, pris dans les remous de Vatican II, je me suis demandé : « Qu'en pense Maritain ? »
Plus d'un au auparavant, le 29 juillet 1965, Louis Salleron avait publié dans « La Nation française » un article intitulé « Qu'en pense Maritain ? »
Nous reproduisons ci-après ce qu'écrivait, en 1965, Jouis Salleron.
Souvent je me pose la question : qu'en pense Maritain ?
-- « Que pense Maritain de quoi ? » me demandera-t-on.
-- De tout.
De tout ce qui se passe. Des hommes. Des événements. De la situation.
Que pense-t-il de Teilhard de Chardin ? Que pense-t-il du Concile ? Que pense-t-il des grands théologiens du siècle ?
Oui, je me le demande souvent que pense Maritain ?
Je me le demande, parce que c'est un homme savant, intelligent, plein d'expérience et d'années.
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Je me le demande surtout parce qu'il est certainement le personnage qui, depuis cinquante ans, a eu le plus d'influence sur le catholicisme français, et peut-être sur le catholicisme universel. Il est un peu le père de tous les croyants d'aujourd'hui. Reconnaît-il ses enfants ?
\*\*\*
Comme Teilhard, Maritain a ses admirateurs inconditionnels (qui se font de plus en plus rares). Il a ses ennemis implacables. Et il a ses amis-ennemis, admirateurs réservés ou critiques, qui essayent de le comprendre ; je suis de ces derniers.
J'aime en lui le filleul de Léon Bloy, le chrétien généreux qui, depuis sa conversion, n'a voulu que rayonner sa foi, restaurer la philosophie thomiste, donner à tous les certitudes qui étaient siennes. J'aime sa merveilleuse intelligence, son évidente bonté spirituelle, certains aspects de candeur qui révèlent le dépouillement intérieur. J'aime aussi l'écrivain, quand il écrit sans notes et sans références, au fil de la plume.
Je n'aime pas, ou je déteste en lui le roseau (même « d'or » ou « pensant »), l'homme aux racines peu profondes, le partisan, plus prompt à condamner son pays qu'à compatir à ses souffrances de l'occupation et de la libération, le « raciste » (car son philosémitisme atteint jusqu'au racisme). Je n'aime pas et déteste celui qui, le premier, plus responsable qu'un autre à cause de l'immense influence qui était la sienne, contribua à insinuer le marxisme dans la conscience catholique. Je n'aime pas l'auteur d' « humanisme intégral » et « du régime temporel et de la liberté », d'où procède la décomposition accélérée du catholicisme français, européen et mondial.
Bref, l'homme chrétien m'attire. Le penseur démocratico-chrétien me repousse.
\*\*\*
J'ai toujours présents à l'esprit, sur Maritain, trois jugements que j'ai entendus à des intervalles très éloignés et qui m'ont beaucoup frappé.
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Le premier remonte à une quarantaine d'années. C'était juste avant que Maritain passât du milieu d'*Action française* au milieu opposé. J'étais tout jeune alors et j'avais pour Maritain une profonde admiration. Un jour que j'exprimais cette admiration devant Georges Moreau -- un personnage savoureux, plus on moins anarcho-syndicaliste et qui, après avoir travaillé dans son adolescence chez Péguy, était administrateur-gérant de la *Revue universelle*, que dirigeaient Bainville et Massis -- Moreau haussa les épaules et me dit en bougonnant : « Votre Maritain ! Votre Maritain ! Laissez-moi rigoler avec son thomisme ! Il a commencé en faisant sauter les locomotives. Et bien ! je vous le dis, il finira en faisant sauter les locomotives. »
On peut interpréter comme on veut cette formule bizarre. Elle me semble pleine de sens.
Le second jugement remonte à dix ou quinze ans. Il émane d'un homme de haute culture, qui est mort récemment, et dont l'admiration pour Maritain était loin d'emporter l'adhésion à toutes ses positions.
« Maritain est un grand esprit, me disait-il, et je l'aime bien. Mais pourquoi est-il aussi messianiste ?
« Il a espéré d'abord le salut par les juifs. Ensuite ce fut par le roi. Puis par la Russie. Maintenant par l'Amérique. Je me demande quel dernier salut il nous réserve. »
Le troisième jugement fut porté devant moi par un de mes amis à peu près à la même époque.
« Avez-vous remarqué, me dit-il, que Maritain se félicite toujours de s'être soumis à Rome après la condamnation de l'*Action française* parce qu'il prétend s'être ainsi libéré de la politique. Or lisez ses livres : jusqu'à la condamnation de l'*Action française*, son œuvre est uniquement de philosophie chrétienne, et dès le lendemain de la condamnation il écrit des livres de philosophie politique et collabore même à *Vendredi.* » (qui était un hebdomadaire de la nuance actuellement représentée par l'*Express* ou l'*Observateur*).
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Autrement dit, pendant tout le temps où il a baigné dans le milieu de l'*Action française*, Maritain n'a jamais mêlé la politique à la religion et d'ailleurs n'a jamais fait de politique. Le jour où il a quitté ce milieu, sa pensée a toujours été à la fois politique et religieuse.
\*\*\*
Maritain vient de publier « Carnet de notes » (Desclée de Brouwer). Je l'ai lu.
J'avais lu, il y a quelques mois le « Journal » de Raïssa Maritain, et j'avais relu « Les grandes amitiés ».
J'espérais trouver dans ces livres et surtout dans le « carnet de notes », l'ultime état de la pensée de Maritain, qui éclairerait toute sa vie. Mais il nous faudra attendre encore.
Ce que je trouve, dans le « carnet », c'est d'abord la confirmation de ce quasi-racisme qu'est son philosémitisme. Dans sa préface (datée de 1954), il nous dit comment, à cause de sa femme Raïssa et de sa belle-sœur Vera, il se sent « débiteur d'Israël ». « Je n'aime pas, au surplus, la grossièreté des gentils, je voudrais être le moins possible un *goïsche Kop* (?), je voudrais être juif par adoption, puisque aussi bien j'ai été introduit par le baptême dans la dignité des enfants d'Israël » (p. 11). Je suis trop nul en théologie pour apprécier exactement la valeur de l'expression. Mais enfin je pense que le baptême ne se réduit pas à la signification qu'il lui donne ici.
Je trouve encore dans ce « carnet » l'expression sans fiel ni méchanceté, je m'empresse de le dire ; de la rancune de Maritain contre le P. Clérissac. Il est plus indulgent à l'égard du P. Garrigou-Lagrange, sur lequel il porte ce jugement délicieux -- délicieux sous sa plume -- « Ce grand théologien, *qui s'entendait peu aux choses du monde*... » (pp. 231-232).
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J'apprends, par ce « carnet », que Maritain s'oppose à la publication après sa mort du manuscrit qu'il porta à Rome en 1918 pour témoigner de tout ce qu'il savait sur les apparitions de La Salette (p. 114). Il semble avoir un peu changé d'avis (p. 126), sinon sur le fond de la question, du moins sur la manière dont il la présenterait aujourd'hui.
Mais je ne fais pas un compte rendu de son livre.
Que j'ajoute seulement, pour faire plaisir aux « inconditionnels » de Maritain, que son dernier chapitre « à propos de l'Église du ciel » me charme par sa lumière toute franciscaine.
\*\*\*
La question à laquelle j'espérais que le « carnet de notes » m'apporterait quelques éléments nouveaux de réponse est la suivante : Maritain estime-il toujours que la démocratie est la forme sociale naturelle du christianisme ?
Si oui, estime-t-il que le grand mouvement démocratique, qui emporte aujourd'hui l'Église, favorise le christianisme et en constitue une approche ?
Si, au contraire, dans tout ce qu'il voit, dans tout ce qu'il entend et dans tout ce qu'il lit, il observe des manifestations redoutables de déviation du christianisme, ne croit-il pas qu'on puisse établir une relation entre ces manifestations et le credo démocratique ?
Qu'en pense-t-il comme chrétien ?
Qu'en pense-t-il comme philosophe, et thomiste ?
Je relève dans son « carnet », sur des plans très différents, des phrases comme celles-ci :
« ...bien certainement le primat de l'efficacité ne s'imposera jamais dans l'Église, car le jour où le souci de l'efficacité primerait celui de la vérité, c'est que les portes de l'enfer auraient prévalu contre elle » (p. 249).
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« ...De ce point de vue on comprend bien l'importance, méconnue par des liturgistes plus ou moins archaïsants, de l'exposition du Saint Sacrement et des heures d'adoration qui y sont consacrées (p. 360).
« ...à un rang inférieur, certes, et *au-dessous* de la liturgie, la piété populaire joue un rôle essentiel dans la vie de l'Église... » (P. 361.).
« Si les Dominicains dans le monde entier disaient des milliers de messe *pour les intentions de saint Thomas d'Aquin*, eh bien, les choses de l'intelligence iraient peut-être un peu mieux ici-bas. Et de même pour les choses de l'apostolat et de l'action catholique, si tous les prêtres disaient des messes pour les intentions de saint Paul » (p. 364).
Beaucoup d'autres textes, que je ne peux reproduire parce qu'il faudrait les donner dans le contexte de paragraphes entiers, montrent chez Maritain des idées ou des préoccupations qui me semblent s'accorder assez mal avec le courant général du christianisme actuel.
C'est pourquoi il devrait parler.
Il a 83 ans, c'est entendu. Mais il a bon pied, bon œil, et la cervelle intacte. Il demeure, qu'il le veuille ou non, au centre de la pensée catholique, et de cette pensée engagée. N'a-t-il pas rencontré, lors de sa visite en France, le président du Chili, M. Frei ? N'a-t-il pas été, l'année dernière, à Princeton ? Ne lisons-nous partout que Paul VI a traduit en italien tel ou tel de ses livres ?
Étienne Gilson s'est demandé publiquement s'il était schismatique. Jacques Maritain pourrait se demander s'il est hérétique. Il ne peut pas ne pas penser beaucoup de choses assez précises sur tout ce qui se passe présentement dans le catholicisme. Qu'il nous dise donc ce qu'il pense. Ce peut être : « Je n'ai pas voulu cela ». Ce peut être : « J'ai exactement voulu cela ». Ce peut être : « Je n'y suis pour rien. Voici d'ailleurs ce que je trouve bon et ce que je trouve mauvais. » Ce peut être n'importe quoi, mais qui, de toute façon, serait plein d'intérêt.
34:112
Quand on s'est, pendant plus d'un demi-siècle, mêlé à toutes les batailles d'idées qui ont agité le catholicisme, on ne se retire pas sous sa tente au moment où la dernière bataille va décider de tout.
On remarquera, sans en tirer d'autre conclusion, que cet article de Louis Salleron est de Juillet 1965. Et que Maritain, d'après les dates qu'il donne lui-même dans « Le paysan de la Garonne », a commencé à écrire ce livre le 31 décembre 1965.
35:112
### Maritain et Maritain
*suivi d'une Annexe\
sur Gauche et Droite chez Maritain*
par Louis Salleron
COMME D'AUTRES, je me suis souvent demandé pendant le Concile : « Qu'en pense Maritain ? »
Non pas : que pense-t-il du Concile ? mais que pense-t-il de tout ce remue-ménage qui se fait autour du Concile ?
La réponse est venue à la fin de 1966. C'est *Le paysan de la Garonne* ([^6])*.*
Le livre ne m'a pas surpris. Il est bien celui que j'escomptais. Celui que j'escomptais, et non pas celui que -- vaguement, très vaguement -- j'espérais. Celui que j'escomptais, car d'une fermeté parfaite dans sa profession de foi anti-moderniste. Pas celui que j'espérais (vaguement, très vaguement), car les causes de la situation qu'il déplore ne sont pas analysées, ou le sont de travers -- et Maritain, lui, n'y est pour rien.
\*\*\*
36:112
Dans *Témoignage chrétien* (15 décembre 1966), le père François Biot, o.p. écrit : « Il n'en reste pas moins vrai que l'auteur ne reconnaît pas dans ce qui est le plus vivant aujourd'hui dans l'Église les conséquences des principes auxquels il continue d'adhérer (...) Qu'un homme retiré dans son ermitage, parvenu à un âge déjà avancé, ne puisse plus comprendre le développement de cela même qu'il a contribué à mettre en route ne doit pas tellement nous étonner. »
Dans *Le Monde* (28 décembre 1966), le R.P. Congar, o.p. écrit, s'adressant à Maritain « ...je crains que si vos avertissements, hélas ! risquent de n'être pas écoutés par ceux auxquels ils s'adressent, votre cri d'alarme ne renforce, en certains esprits, ce qu'il peut y avoir de mythique dans l'appréciation de la situation présente. »
Remplaçons « mythique » par « fondé » ou « réaliste » dans la phrase du P. Congar -- mais nous sommes habitués au langage actuel -- et nous pouvons dire que nous tenons, avec les jugements de ces deux dominicains, la somme la plus exacte, en même temps que la plus condensée, de tout ce qu'on pourrait écrire sur *Le paysan de la Garonne*.
\*\*\*
Oui, le cri d'alarme de Maritain renforcera, en certains esprits, ce qu'il y a de fondé dans l'appréciation de la situation présente. C'est le bienfait de son livre. Nombreux sont ceux qui se demandaient, avec angoisse, si le *Credo* qu'ils professaient était encore celui de l'Église. Certes à lire les encycliques et les discours du Pape, ils n'en pouvaient pas douter. Ils n'en pouvaient pas douter davantage à lire les textes du Concile. Mais, harcelés par les *mass media*, par les publications qu'on leur vend dans les églises, par les sermons qu'ils entendent en chaire, par cette gigantesque entreprise de démolition contre laquelle rien ne les défend à leur niveau, ils finissaient par douter.
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Est-ce que vraiment « l'Esprit du Concile » ce n'était pas quelque chose de différent de ce qu'ils comprenaient dans les textes du Pape et du Concile lui-même ? Est-ce qu'il n'y avait pas un nouveau christianisme auquel il fallait adhérer et qui, par rapport à leur christianisme traditionnel était aussi nouveau que le Nouveau Testament par rapport à l'Ancien ? Ne devenaient-ils pas, dans leur foi ancienne, schismatiques et hérétiques sans le savoir ? Maritain les rassure. Ils le connaissaient vaguement. Mais depuis le temps qu'on le leur présente comme l'autorité suprême de la philosophie chrétienne, ils lui font confiance. Et puis Maritain a été reçu par le Pape. On l'a vu à la télévision. A son nom, tout le monde tire son chapeau. Il est irrécusable. Quelle joie donc de savoir que ce que pense Maritain, avec sa science immense, est justement ce qu'ils pensaient eux-mêmes ! Oui, Maritain leur rend un grand service ; et il rend à l'Église le service de confirmer dans leur foi ceux qui se sentaient démunis contre les attaques qu'ils subissent de toutes parts.
Par contre, le P. Congar ne se trompe pas quand il craint que les avertissements de Maritain ne soient pas écoutés de ceux auxquels ils s'adressent. Sa « crainte » est manière de dire. Politesse. Chez lui, c'est certitude. Chez nous aussi.
Maritain ne sera pas écouté des « néo-modernistes » pour cent et mille raisons, toutes plus évidentes les unes que les autres et dont les plus visibles sont d'ordre psychologique. Pourquoi les *vieux* clercs qui, peu à peu, sont venus au modernisme, seraient-ils ébranlés par un livre, alors qu'ils ont tout lu et que la somme de leur réflexion et de leur expérience les a fixés pour le temps qui leur reste à vivre ? Et pourquoi les *jeunes* clercs qui ne connaissent Maritain que comme un précurseur depuis longtemps « dépassé » trouveraient-ils dans son livre autre chose que la confirmation de sa décrépitude ?
38:112
Un certain sourire -- c'est, à tous âges, l'accueil que réservent à Maritain ceux à qui il s'adresse.
Mais cet accueil ne s'explique pas seulement par des raisons psychologiques. Le conditionnement et l'autosuggestion ne rendent pas raison de tout dans le cas présent. Il y a aussi ce que dit le P. Biot. Si les fruits, aujourd'hui, passent, au gré de Maritain, la promesse des fleurs, il y a eu les fleurs, et les branches, et le tronc, et les racines. « ...*les conséquences des principes auxquels il continue d'adhérer... *», « ...*le développement de cela même qu'il a contribué à mettre en route... *»
Est-ce exact ?
Maritain a, pour le nier, un argument très fort. Il peut dire : « Depuis mon baptême, j'ai toujours professé ma foi catholique, sans une faille. Je la professe aujourd'hui comme hier, et dans les termes mêmes de l'Église. Si j'ai donc été intégralement fidèle à mon Credo, nul ne peut dire que je semais de la graine de modernisme. »
Immense problème. Très difficile à poser. Tout de même, ne compliquons pas trop les choses. Ne tombe-t-il pas sous le sens qu'un homme peut être personnellement fort bon chrétien et se tromper dans ses jugements ou dans son action ? Le christianisme n'est pas un brevet d'inerrance dans les affaires de ce monde. Dans le cas de Maritain, c'est tout simplement de cela qu'il s'agit.
Mais non, dira-t-on, il ne s'agit pas de cela. Car en l'espèce, c'est la *pensée* de Maritain qui serait à l'origine des déviations que nous constatons. Or justement la pensée de Maritain est suprêmement profonde, orthodoxe et thomiste. Elle ne peut donc avoir engendré le modernisme.
39:112
Distinguons. (C'est le cas où jamais.) La pensée de Maritain, en tant qu'elle est chrétienne, qu'elle se veut chrétienne, qu'elle professe sa foi chrétienne, qu'elle exprime son adhésion aux vérités révélées et enseignées par l'Église, cette pensée-là est bien certainement « orthodoxe » et ne contient nul modernisme en puissance.
(A vrai dire, je n'en sais rien. Car la théologie et la métaphysique transcendantale ne sont pas mon rayon. Mais s'il en était autrement, cela se saurait. En tous cas, je le tiens pour acquis.)
Mais Maritain n'a pas fait que déclarer sa foi et l'exprimer aux plus hauts degrés du savoir. Il a appliqué sa pensée philosophique aux problèmes du temporel. Et là, il déraille complètement.
Bien, dira-t-on encore. A supposer que Maritain déraille dans sa philosophie politique, en quoi cette erreur pourrait-elle se répercuter, *chez les autres*, dans le *domaine religieux,* puisque *sa propre foi* demeure absolument intacte ?
Telle est la véritable question.
Une réponse correcte, et complète, exigerait, de nouveau, des distinctions -- et nombreuses.
La première concernerait le *progressisme* et le *modernisme*.
Y a-t-il liaison en fait, et y a-t-il liaison nécessaire, entre le *progressisme*, considéré comme une attitude *politique*, et le *modernisme*, considéré comme une attitude *religieuse ?*
Voilà qui demanderait une enquête fouillée. On peut très bien concevoir un modernisme dogmatique associé à un conservatisme social, comme on peut aussi concevoir un progressisme social associé à un traditionalisme dogmatique. Mais de telles associations se rencontreraient, semble-t-il, principalement chez des esprits uniquement occupés par l'un ou l'autre des deux termes en cause. Par exemple, un théologien ou un exégète vivant exclusivement dans ses livres pourrait être moderniste tout en ayant horreur de tout ce qui lui apparaît révolutionnaire dans le progressisme.
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De même, on peut très bien imaginer un petit curé progressiste, plongé dans la révolution sociale, et croyant dur comme fer à tout ce qui le ferait traiter d'intégriste par un moderniste.
Disons simplement que le progressisme étant orienté à l'*action* et le modernisme à la *spéculation*, un tempérament actif peut être progressiste sans être moderniste, et un tempérament spéculatif, moderniste sans être progressiste.
A quoi il faudrait ajouter que la question se pose différemment selon les pays, les milieux sociaux, les niveaux personnels de culture etc. etc.
Et puis, il faudrait savoir ce que l'on entend exactement par *progressisme* et *modernisme*. Toutes les définitions pourraient être contestées. On entrerait dans des analyses sans fin.
On peut tout de même tomber d'accord, me semble-t-il, sur le fait que, dans le langage habituel, le mot *progressisme* évoque une attitude intellectuelle (orientée à l'action) concernant principalement le « régime temporel », les choses du politique, de l'économique et du social. Tandis que le mot *modernisme* évoque une attitude intellectuelle (orientée à la spéculation) concernant principalement la foi, les dogmes, l'enseignement de l'Église sur la Révélation.
Les deux mots, considérés en eux-mêmes, présentent ce trait commun de s'opposer à certaines notions ou à certaines réalités semblables. Se référant au *progrès*, le progressisme s'oppose à la fixité, à la stabilité etc. Se référant au *moderne*, le modernisme s'oppose au passé, à la tradition etc. Il y a cousinage. Une attitude intellectuelle *progressiste* doit être peu ou prou *moderniste*, et réciproquement.
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Tout cela, d'ailleurs, n'est vrai que quand on majore les notions en cause de manière exclusive, on abusive. En soi, rien n'oppose le progrès à quoi que ce soit, ni le moderne à ce qui ne l'est pas. Il y a progrès là où il y a progrès. Est moderne ce qui l'est. Ces mots deviennent philosophie quand on en fait une philosophie, refusant ou minimisant à l'extrême les réalités et les valeurs qu'ils ne contiennent pas. C'est bien ce qu'on perçoit dans le progressisme et le modernisme.
Dans l'ensemble, on *constate* que progressisme et modernisme naviguent de concert. On voit mal des mouvements progressistes qui ne seraient pas au moins favorables au modernisme. On voit mal également, des écoles de pensée moderniste qui ne seraient pas au moins favorables au progressisme. Les exceptions se trouveraient plutôt chez les individus que dans les groupes et les courants. De nos jours le raz-de-marée qui a déferlé sur l'Église est *à la fois* progressiste et moderniste. C'est une *constatation*. Et si on peut distinguer des progressistes et des modernistes, c'est en fonction des secteurs auxquels ils appliquent leur pensée et leur activité. Entre eux ils se reconnaissent et s'épaulent.
Maritain ferait-il exception ? Serait-il anti-moderniste et progressiste ? -- Mais est-il progressiste ?
Maritain nierait sans doute être progressiste. Il dirait qu'il est pour le progrès, mais qu'il n'est pas progressiste. Est-ce alors le P. Biot qui a tort quand il évoque « *les conséquences des principes auxquels il continue d'adhérer... *», ... « *le développement de cela même qu'il a contribué à mettre en route... *» *?*
Je crois que c'est le P. Biot qui a raison.
Laissons le mot « progressisme » pour considérer les faits.
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Après la mise à l'index de l'*Action française*, en 1927, Maritain passe « à gauche ».
Ce qui veut dire quoi ?
Ce qui veut dire qu'il écrit dans les publications de gauche, qu'il fréquente les hommes de gauche, qu'il considère que les mouvements de gauche sont la réalité vivante de l'Histoire qui se fait, qu'à cet égard cette réalité est bonne, mais que déviée par de fausses philosophies, il faut lui apporter l'Évangile pour la rendre excellente. Il ne parle plus que d' « idéal historique concret », qui signifie, dans son esprit, la conversion à la philosophie chrétienne d'une société en devenir dont l'axe de développement est, si l'on peut dire, à gauche.
Je résume (des milliers de pages). Je résume, mais je ne déforme pas.
Dans cette situation, Maritain demeure inaltérablement chrétien. Mais est-il toujours thomiste ? Il le croit. Je ne le crois pas.
« Holà ! vont s'exclamer les inconditionnels de Maritain, vous vous prétendez, fourmi, plus thomiste que le Maître ! » Fichtre non ! Je ne conteste pas le thomisme de Maritain au nom de *mon* thomisme, ni même au nom *du* Thomisme : je le conteste au nom de *son* thomisme.
J'ignore ce qu'est le thomisme ; mais si je m'en rapporte à Maritain, c'est une philosophie de l'*Être.* Or, en fait, la philosophie *appliquée* de Maritain est une philosophie du *Devenir* -- au plan social, j'entends. Le thomisme, d'autre part, toujours selon Maritain, est une philosophie du *réalisme.* Mais qu'entend-il par là ? Si le réalisme signifie que les choses existent indépendamment de notre pensée, nul doute que Maritain soit réaliste. Reste à savoir ce qu'elles sont. Quand il s'agit de la société, l'interférence de la liberté donne du jeu à la réalité sociale. Le réalisme peut devenir pratiquement idéalisme quand la pensée impose sa vision à la réalité sociale.
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Or Maritain fait de la réalité sociale un véritable être de raison, qui se meut selon les lois de son tempérament à lui, Maritain. Il dit « le peuple », « la démocratie », « le prolétariat », dans un éclairage qui est bien plus idéaliste que réaliste.
Comment sauve-t-il son thomisme ? Par un subterfuge dont il est dupe lui-même. Affirmant ses propres principes avec une vigueur jamais démentie, condamnant sans ambiguïté un Marx comme un Rousseau, défendant sincèrement les notions élémentaires de la famille, de la patrie, de l'association etc., il se sent en sécurité pour céder à sa tendance profonde qui est (en matière sociale) celle d'un vitalisme anarchique qui lui fait voir la vérité, invariablement, du côté de « la gauche », des « masses », de la « révolution » etc. Pour lui, c'est cela le réalisme. A ses yeux, il y a une *vérité religieuse* dont le mouvement va *de haut en bas*, et une *vérité sociale* dont le mouvement va *de bas en haut*. Ce qu'on pourrait admettre d'une certaine manière, à condition de bien expliquer ce qu'on entend par « de bas en haut ». Mais pour Maritain, c'est clair, le bas est toujours ce qui est *biologiquement* le plus bas, le plus originel, le plus confus. C'est pourquoi je parle de vitalisme.
Les conséquences de cette tendance intellectuelle se vérifient à des détails révélateurs. Maritain a Hegel en exécration. Hegel, c'est l'homme de l'Idée, c'est l'incarnation de l'idéalisme. Le réalisme thomiste ne peut le supporter. Fort bien. Mais pour Marx, on a des indulgences. Son matérialisme est une forme de réalisme. Ce qui est vrai, d'ailleurs, mais à condition de ne pas aller trop loin. Il y a, certainement, *du* réalisme dans le matérialisme marxiste. Mais la *philosophie* marxiste est un idéalisme évident. Marx projette sa pensée sur l'homme et construit un univers purement idéaliste. Cet univers, mis à part l'athéisme (qui y est au cœur), n'est pas sans séduire Maritain.
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De même Teilhard, condamnable pour sa gnose (si peu thomiste), a du moins ceci pour lui qu'il est « réaliste » ! Il est même à cet égard « aux antipodes de l'idéalisme et de l'idéosophie » et « en plein accord avec saint Thomas » ([^7]). Voilà donc deux évolutionnistes, deux hommes du pur devenir -- deux idéalistes -- qui sont tout de même un peu thomistes parce qu'ils sont réalistes ! Curieux réalisme, et curieux thomisme !
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D'où vient, chez Maritain, cette complaisance infinie au progressisme social ? D'abord et avant tout, bien sûr, de son tempérament. Il se fait gloire d'être révolutionnaire et regrette apparemment que sa « vocation de philosophe \[ait\] tout à fait obnubilé \[ses\] possibilités d'agitateur... » ([^8]). (Qu'il se console ! Les agitateurs qu'il a engendrés ont fait plus de besogne qu'il n'en aurait pu faire lui-même.) Mais Maritain a aussi trouvé dans sa philosophie politique une compensation à l'œuvre métaphysique devant laquelle il s'est dérobé.
Souvent il exprime l'idée que le thomisme n'est pas une doctrine achevée, mais une réflexion permanente à la lumière de la théologie. En présence d'Aristote faisant irruption dans la pensée chrétienne, saint Thomas s'est attaqué à lui pour en extraire le vrai, l'assimiler, le digérer et en enrichir le christianisme. La tâche permanente du thomisme, c'est celle-là. Or Maritain, devant Hegel, le condamne et l'envoie aux enfers. Devant les modernes et les contemporains, il exprime seulement son dégoût et son mépris. « Rien que du vide » ([^9]), et tout est dit. Est-ce faire là œuvre de thomiste ?
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Maritain voit un peu de thomisme dans Marx à cause de son « réalisme ». Mais si Marx est « thomiste » -- à quoi arrive-t-on, juste ciel ! -- c'est bien plutôt par sa méthode. Il assimile Hegel, comme il assimile Ricardo, et il en fait du marxisme, tout comme d'Aristote saint Thomas faisait du thomisme.
Le P. Fessard est, paraît-il, hégélien. Je ne voudrais pas lui faire de peine, mais selon les définitions de Maritain, il est thomiste. Car de Hegel il prend une méthode d'investigation et d'explication de l'Histoire et il en tire *L'actualité historique* qui est une œuvre strictement chrétienne et de surcroît, infiniment séduisante. Du P. Fessard et de Maritain, c'est le premier qui est le vrai thomiste. Il fait l'œuvre que refuse de faire le second.
Non seulement Maritain s'est montré infidèle à la vocation métaphysique qui était la sienne, mais il l'a déviée pour en faire une vocation d'agitateur philosophique. Condamnant Hegel au lieu d'essayer d'en tirer -- si c'était possible -- quelque chose d'analogue à l'œuvre du P. Fessard, il le prend à son point de pourriture dans le marxisme pour en conserver l'essence de corruption dans le social ! On imaginerait difficilement plus complète perversion. Je ne serais pas autrement étonné si, quelque jour, réexaminant la pensée de Teilhard, il ne s'y montrait plus indulgent que dans *Le paysan de la Garonne*. Certes il condamnerait toujours le gnostique et le totalitaire, mais il louerait certainement l'homme qui, comme Marx, a eu le sens de l'Histoire et en a seulement tiré des images, un peu excessives parce qu'il n'était pas parfaitement thomiste.
Telle est l'aberration de Maritain. Au jour où il a quitté le royaume des idées pures, il n'a plus vu le monde que comme une « réalité » qui avait perdu le christianisme avec la disparition de l'âge sacral et qui, vérité dans son ordre propre, n'attendait plus que l'Évangile pour l'inspirer vers les évolutions souhaitables.
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Ce qui est exactement la position de Teilhard. Mais Teilhard est plus objectif, en ce sens que, planant très au-dessus des contingences, il est assez indifférent aux formes démocratiques, fascistes ou communistes -- quoique inclinant à ces dernières, qui lui semblent mieux placées -- pourvu que tout cela mène à la totalisation humaine. Maritain répugne au totalitarisme, mais son cœur est à gauche parce que les masses sont à gauche et que c'est donc elles qui sont à la fois la réalité la plus réelle et la réalité dont le christianisme doit avoir le plus de souci.
Ainsi s'explique ce thomisme étrange, dont le dualisme devient curieusement manichéisme au plan social et pratiquement monisme en tant que philosophie de l'histoire. Le christianisme de Maritain, là-dedans, reste immuable, justement parce qu'il veut en faire l'instrument de la rédemption intégrale de cette démocratie désolante, bonne (à ses yeux) dans son essence et si mauvaise par le gâchis qu'en ont fait les mauvais philosophes ! Il existe toujours une logique interne dans l'œuvre la plus illogique.
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C'est cette logique interne que le P. Biot rappelle aujourd'hui à Maritain, tandis que le P. Congar lui avoue sa peine et le presse de rentrer bien vite au chaud dans son ermitage pour éviter les courants d'air mortels de l'hiver.
Tel est le prix que doit payer Maritain dans sa vieillesse pour avoir trop cru aux vertus de la Révolution.
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Sans aucun doute il s'attendait à l'accueil qu'il reçoit. Il n'en a donc eu que plus de mérite à publier son livre. Il s'y bat encore, sur ses positions intenables ; et son baroud d'honneur ne manque pas de grandeur.
Il lui reste sa foi, dans laquelle il n'aura jamais vacillé, et qu'il aura proclamée jusqu'au bout.
Pour lui, c'est l'essentiel.
Pour nous aussi.
Louis Salleron.
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ANNEXE
### Gauche et Droite chez Maritain
*Le Paysan de la Garonne* rendra service. De nombreux prêtres et d'innombrables fidèles sont troublés dans leur foi. Ils finissent par se demander si de croire à la Trinité, à l'Incarnation, à la Rédemption, à l'Eucharistie n'est pas un signe de débilité mentale. Ils finissent même par se demander si d'y croire n'est pas un péché, si cette croyance ne va pas contre le vœu de l'Église soucieuse de transformer le christianisme pour le rendre plus accessible à tous les « frères séparés » -- orthodoxes, protestants, mahométans, bouddhistes, et surtout athées et communistes. Maritain les rassurera. Non seulement son autorité demeure grande, mais il s'exprime sans ambiguïté sur les questions fondamentales. Sa parole dit sa foi, mais elle dit aussi la certitude de l'intelligence. Bref, elle porte.
Elle eût porté davantage, si elle se fût limitée au plan religieux.
Malheureusement, il a fallu que Maritain cède à son démon politique, qui ruine tout ce qu'il fait depuis quarante ans.
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Certes ses cogitations sur le temporel constituent la partie la moins importante de son livre. Il aurait mieux fait de s'en dispenser. Elles seront utilisées par ceux qui se sentent touchés par sa dénonciation du néo-modernisme. Ils lui montreront qu'il y a une liaison logique entre le progressisme et le modernisme ; et il sera en mauvaise posture pour y contredire puisqu'il affirme la liaison entre le spirituel et le temporel.
Maritain dit (en substance) : Je suis intégralement catholique de foi et d'intelligence, et si ma tendance politique est à gauche, ce n'est pas seulement en vertu de la liberté que le catholique a en ce domaine, mais encore parce que je pense fermement qu'un catholicisme véritablement conscient de l'attitude qu'il implique au plan temporel conduit nécessairement le catholique à gauche.
Les catholiques progressistes disent (en substance) nous sommes de gauche et, en tant que tels, nous sentons bien que le catholicisme, s'il entend rester dogmatique et thomiste, se condamne à être de droite ; c'est pourquoi nous voulons le libérer de son juridisme et de sa rigidité pour en garder seulement l'esprit évangélique qui est en pleine correspondance avec nos aspirations et notre comportement de gauche -- ce qui nous prouve d'ailleurs à la fois la vérité de notre position politique et la vérité de notre position religieuse (qui n'est autre que l'Évangile).
Qui a raison ?
Disons-le clairement : ce n'est pas Maritain.
Alors ce sont les progressistes ?
Moins encore. Mais de la manière qu'ils posent, les uns et les autres, le problème, les progressistes sont plus logiques.
La vérité de Maritain, c'est la Vérité -- avec un V majuscule ; celle du christianisme, qu'il garde totale ; son erreur, c'est celle de la liaison qu'il institue entre le christianisme et la gauche.
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La vérité des progressistes, c'est la liaison qu'ils instituent entre la gauche et *leur* christianisme ; leur *erreur*, c'est celle du christianisme auquel ils adhèrent -- un christianisme abâtardi qui, à la limite, risque de n'être plus du tout le christianisme.
Alors ? c'est la Droite qui est la vérité *politique* de la *Vérité* chrétienne ?
Pas le moins du monde. Mais c'est ici qu'il faut entrer dans quelques explications.
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Si je parle de la Gauche et de la Droite, ce n'est pas par goût. J'ai horreur de ce genre de sujets, où on peut faire la clarté facilement pour soi-même, mais pas pour les autres. Si j'en parle, c'est pour suivre Maritain.
Il renvoie là-dessus à la *Lettre sur l'Indépendance*, qu'il écrivit en 1935. Qu'y dit-il ? Qu'on peut distinguer deux sens des mots « Gauche » et « Droite » : un sens « physiologique » et un sens « politique ».
Au premier sens, c'est une disposition du tempérament. « Le pur homme de gauche déteste l'être, préférant toujours et par hypothèse, selon le mot de Jean-Jacques, *ce qui n'est pas* à *ce qui est *; le pur homme de droite déteste la justice et la charité, préférant toujours, et par hypothèse, selon le mot de Goethe (lui-même énigme, et masquant sa droite de sa gauche) *l'injustice* au *désordre*. Un noble et beau type d'homme de droite est Nietzsche ; un noble et beau type d'homme de gauche, Tolstoï » (p. 39).
Au second sens, « la gauche et la droite désignent des idéals, des énergies et des formations historiques où les hommes de ces deux tempéraments opposés sont normalement attirés à se rassembler (...)
51:112
Les choses se brouillent toutefois en ceci que parfois des hommes de droite (au sens physiologique du mot) font une politique de gauche, et inversement. Je pense que Lénine est un bon exemple du premier cas. Il n'y a plus terribles révolutions que les révolutions de gauche faites par les tempéraments de droite ; il n'y a plus faibles gouvernements que les gouvernements de droite conduits par des tempéraments de gauche (Louis XVI) » (pp. 39-40).
Il faudrait des pages et des pages pour commenter ces lignes. On aurait pu penser que Maritain les avait écrites par distraction en 1935. Mais il les réédite en 1966. C'est donc que leur simplisme et leur confusion ne le gênent pas.
Commentons donc, en nous limitant à l'essentiel.
Prévenons d'abord le lecteur qui serait tenté de se dire : « Avec des définitions pareilles, je ne suis ni de gauche ni de droite » que Maritain lui refuse cette dérobade. Par tempérament, on est nécessairement de gauche ou de droite (quitte à corriger et dominer le tempérament) ; face aux réalités politiques, on s'oriente forcément plutôt à droite ou plutôt à gauche.
Je constate que Maritain, pour tâcher d'atteindre le *pur* tempérament de gauche ou de droite, est amené à procéder *négativement*. Si j'en crois Marcel Clément, Sartre dit que la gauche est « négativité ». Voilà qui me paraît fort exact. Et comme elle se manifeste, on pourrait dire qu'elle est la positivité de la négativité -- genre de langage qui conviendrait assez bien à ce genre de chose. Il y aurait donc une présomption de « gauchisme » chez Maritain. On verra qu'il confirme cette présomption.
Cependant il ne se contente pas de définir négativement, il définit par le *sentiment*. Et quel sentiment ! -- la haine !
Le *pur* homme de gauche *déteste...*
Le *pur* homme de droite *déteste...*
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Et que détestent ces purs ? L'un : l'être. L'autre, la justice et la charité.
Merci pour les deux !
Me voici donc obligé -- moi, mais vous, et chacun (selon Maritain) -- de faire mon examen de conscience pour me classer (puis qu'il est vain de prétendre y échapper) « physiologiquement » à droite ou à gauche : qu'est-ce que je déteste le plus ? l'être, ou la justice et la charité ? Pouah !
Franchement, je ne comprends pas comment un Maritain, catholique, philosophe, thomiste, a pu se lancer dans une direction pareille.
L'amusant, c'est qu'il veut bien confesser qu'il est « par tempérament un homme de gauche » (p. 40). On le savait, ou on s'en doutait, mais de penser que ce thomiste « déteste l'être » (ou incline à le détester) fait frémir.
Une anecdote (qu'on voudra bien me pardonner) me monte à la mémoire. C'était aux alentours de 1927. Dans les bureaux de la *Revue universelle*, Bernanos racontait je ne sais quel entretien avec Frédéric Lefèvre qui faisait alors ses « Une heure avec... » ; aujourd'hui bien oubliés. Riant aux éclats, tonitruant, roulant les « r », Bernanos imitait Lefèvre : « Moâ, je suis comme Mar-r-r-ritain je suis pour-r-r la philosophie de l'Êtr-r-r-e. »
En 1935, à ce qu'il apparaît, Maritain dissociait de *l'Être* la justice et la charité, pour donner à celles-ci la préférence de son affection, ou plutôt à celui-là la préférence de sa détestation. -- Horrible !
Horrible et ridicule. Car comment, si l'on est catholique, philosophe et thomiste, opposer l'Être à la Justice et à la Charité ?
53:112
Mais le second paragraphe, consacré au sens *politique* de la gauche et de la droite, ajoute à cette confusion. Car Maritain qui définit la gauche et la droite, chez les individus, par le sentiment, parle de « politique de gauche », de « révolution de gauche », qui ne peuvent signifier que quelque chose d'objectif, et va jusqu'à les opposer aux tempéraments éventuels de ceux qui les font. Comment donc un homme à tempérament de gauche (ou de droite) peut-il faire consciemment et volontairement une politique ou une révolution de droite (ou de gauche) ? Quant aux noms que fournit Maritain pour illustrer sa démonstration, sont-ils bien probants ? Louis XVI est-il physiologiquement de gauche et Lénine de droite ? Qu'est-ce que cela signifie ?
On pourrait faire des listes de noms et poser la question -- sont-ils de gauche ou de droite ? Par exemple, Henri IV, Napoléon, Briand, Laval, Mussolini, Hitler, Staline, Krouchtchev, Mao, de Gaulle, Kennedy, Fidel Castro, Nasser, Bourguiba sont-ils de gauche ou de droite ? En France, en 1967, le parti radical, le parti socialiste, le parti communiste sont-ils de gauche ou de droite ?
Maritain ajoute :
« Mais où les choses se gâtent tout à fait, c'est quand, à certains moments de trouble profond, les formations politiques de droite et de gauche, au lieu d'être chacune un attelage plus ou moins fougueux tenu en main par une raison politique plus ou moins ferme, ne sont plus rien que des complexes affectifs exaspérés, emportés par leur mythe idéal sans que l'intelligence politique puisse désormais autre chose que ruser au service de la passion. N'être ni de droite ni de gauche signifie alors qu'on entend garder sa raison. »
Ces lignes sont de 1935. Maritain, les retranscrivant, poursuit en 1966 :
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« C'est ce que, dès une époque où les choses étaient déjà sérieusement gâtées, je me suis appliqué à faire moi même (« de gauche, de droite, à aucun je ne suis », tout en étant par tempérament un homme de gauche). » (p. 40). En clair, ces propos nuageux ne peuvent signifier que ceci : la politique de gauche n'a de sens que comme une opposition ; si le gouvernement tombe aux mains des hommes de gauche, il en résulte une telle pagaille qu'il faut la contempler sans intervenir ; on n'est plus soi-même ni de droite ni de gauche, mais on garde un tempérament d'homme de gauche pour le jour où un ordre quelconque serait rétabli, qui permettrait de s'opposer de nouveau à lui.
La gauche serait ainsi la « révolution permanente ». Trotsky serait l'homme de gauche par excellence. Staline serait l'homme de droite. Il en résulterait que l'homme de gauche ne peut être qu'un intellectuel ou un anarchiste, mais jamais un homme de gouvernement.
Cependant, continuons notre lecture de Maritain :
« Garder ainsi sa raison, je ne voulais pas dire par là se retrancher dans je ne sais quelle neutralité, je voulais dire préparer les voies à une activité politique « authentiquement et vitalement chrétienne », en d'autres termes, à une politique qui, tout en s'inspirant de l'esprit chrétien et des principes chrétiens, n'engagerait que les initiatives et les responsabilités des citoyens qui la feraient, sans qu'elle fût le moins du monde une politique, dictée par l'Église ou engageant la responsabilité de celle-ci. » (p. 40).
Il revient longuement sur ce thème en citant ses textes de 1935 :
« Toute la question revient ici à savoir si l'on croit qu'une politique authentiquement et vitalement chrétienne peut surgir dans l'histoire et se préparer invisiblement dès maintenant...
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« ...Une saine politique chrétienne j'entends par là chrétiennement inspirée, mais appelant à elle tous les non-chrétiens qui la trouveraient juste et humaine) paraîtrait sans doute aller fort loin à gauche dans l'ordre de certaines solutions techniques, dans l'appréciation du mouvement concret de l'histoire et dans les exigences de transformation du présent régime économique, tout en ayant en réalité des positions absolument originales, et en procédant, dans l'ordre spirituel et moral, de principes très différents des conceptions du monde et de la vie, de la famille et de la cité en honneur dans les divers partis de gauche...
« ...\[En attendant\], dans l'ordre politique lui-même, il convient, en l'absence de l'organe approprié d'une politique vitalement chrétienne, de préserver avant tout le germe intérieur d'une telle politique contre tout ce qui risquerait de l'altérer. » (pp. 41-42).
Là encore, que de commentaires auxquels il faut renoncer ! Car on est dans la contradiction pure. « Aller fort loin à gauche dans l'ordre de certaines solutions techniques » ce n'est pas aller à gauche du tout, car l'ordre des solutions techniques est étranger aux concepts de gauche et de droite. En elles-mêmes des solutions techniques sont simplement bonnes ou mauvaises -- quelle que soit leur origine. Si elles sont vraiment de gauche, c'est que sous leur apparence technique, elles mettent en cause des « principes », lesquels (Maritain nous le dit) sont très différents selon qu'ils sont chrétiens ou de gauche. Par exemple, l'abolition de la propriété privée est un principe de gauche, contraire au principe chrétien.
Aussi bien, toute la démonstration de Maritain, dès 1935, tend à prouver que le chrétien ne peut être aujourd'hui ni de gauche, ni de droite. Pour « préserver avant tout le germe intérieur » d'une politique « vitalement chrétienne », il est obligé de se situer à l'extérieur d'une classification à laquelle, pourtant, il nous a dit que nul ne pouvait échapper. Alors ? où est Maritain aujourd'hui ?
56:112
Quand je dis, moi : « Je ne suis ni de droite, ni de gauche », je suis cohérent avec moi-même. Mon adversaire s'esclaffera, et Maritain aussi probablement, en rétorquant : « Tous les hommes de droite prétendent n'être ni de gauche, ni de droite. C'est l'aveu qu'ils sont de droite. » Il ajoutera sans doute : « Quant à vous, vous êtes l'homme de droite par excellence. » Je me contente de hausser les épaules.
Maritain, lui, dit : « Je ne suis ni de droite, ni de gauche ; mais par tempérament je suis ce qu'on appelle un homme de gauche. » D'où peut suivre ce dialogue : « En somme, vous êtes plutôt de gauche. » -- « Si vous y tenez absolument. » -- « En tout cas, vous n'êtes pas de droite. » -- « Ah ! non, sûrement pas. »
Maritain accepte le dialogue. Il l'accepte dans la reconnaissance d'une classification qu'il estime valable. Il l'accepte dans la confusion, la contradiction et l'incohérence, puisque ses déclarations successives reviennent à ceci : 1) Il y a une gauche et une droite ; 2) chacun est forcément de gauche ou de droite, nul ne peut échapper à l'agrégation d'un côté ou de l'autre ; 3) par tempérament, je suis de gauche ; 4) dans l'époque actuelle où les choses sont « sérieusement gâtées », je ne suis ni de droite ni de gauche ; 5) en toute hypothèse, je ne suis pas de droite ; 6) je refuse d'être présentement classé à gauche ; 7) avant tout, par-dessus tout, je suis chrétien ; 8) c'est parce que je suis chrétien que j'incline à gauche etc. etc.
Comment un esprit aussi habitué à l'analyse que celui de Maritain peut-il s'emberlificoter à ce point dans une question relativement simple ? Je me le demande.
57:112
Je vais, en tout cas, fournir à ses disciples un point de repère qui pourra les aider à éclairer leur lanterne : il n'y a pas la Gauche et la Droite ; il n'y a que la *Gauche.*
C'est François Perroux, je crois, qui a proposé cette explication pour un domaine voisin, celui de la lutte des classes. Selon la dialectique qui leur est chère, les communistes bâtissent le monde en deux classes dont l'une, opprimée par l'autre, la détruira et prendra sa place. Ce schéma simpliste -- qui éclairerait toute l'histoire, selon Marx -- pêche dans le passé où il y eut toujours de nombreuses classes en rivalité. Il pêche pour l'avenir, où Marx voit la fin de la lutte des classes le jour de l'avènement du prolétariat. Il pêche enfin pour et dans le présent où, partant (au XIX^e^ siècle) du salarié de l'usine, Marx arrive à construire autour de lui une classe à peu près cohérente, mais sans pouvoir définir *la* classe adverse, vu que lui-même est obligé d'en compter plusieurs, -- qui devront (selon lui) s'agréger aux *deux* seules classes qu'il faut absolument dresser face à face : le prolétariat et la bourgeoisie. Tout cela est en miettes aujourd'hui. Mais François Perroux montre avec pertinence qu'en réalité il n'y a, dans le schéma même du marxisme, qu'une classe -- le prolétariat ; et que le reste n'est réduit à l'unité que par l'idéologie, étant donné que l'esprit incline spontanément à saisir un conflit sous forme dualiste. C'est bien pourquoi, d'ailleurs, Marx pousse à la révolution, c'est-à-dire à la *guerre*, pour que, quand il faudra tuer ou être tué, chacun choisisse son camp. Les deux classes sont compatibles avec l'état de guerre ; elles ne le sont pas avec l'état de paix, avec l'état d'une société policée. On le vérifie avec le communisme au pouvoir. En U.R.S.S., il a fallu inventer pendant un demi-siècle, des koulaks, des bourgeois, des complices du capitalisme international etc. pour justifier à perpétuité une lutte de classes qui devrait être terminée depuis 1917. Et dans la Chine présente les communistes s'entretuent en prétendant tous que les autres ne sont pas avec Mao et qu'ils sont les résidus de la classe bourgeoise.
58:112
*La Gauche* est également unique. Elle existe *seule* comme « totalité ». Elle n'est ni un sentiment « physiologique » chez les individus, ni un ensemble de vues politiques, économiques et sociales de nature concrète dans les organisations politiques. Elle est une conception générale de la société, une métaphysique, une religion. Et elle est une « négativité », comme l'a bien vu Sartre. Elle est la négation de tout ce qui constitue la société d'ancien régime, au premier rang de laquelle figure le christianisme catholique, ses principes et tout ce qui en découle. La gauche a une date de naissance, qui est la Révolution française. Elle est l'incarnation de la métaphysique révolutionnaire.
Si l'homme de gauche « déteste l'être », comme dit Maritain, c'est parce que la Révolution fut contre tout ce qui *était*, et d'abord contre une religion qui est une métaphysique de l'Être. Il y a donc, au cœur de la gauche, une philosophie moniste du Devenir perpétuel. Le « pas d'ennemi à gauche » exprime cette nécessité logique ; la gauche ne peut être qu'à gauche -- éternellement.
A gauche de quoi ? Ce fut à l'origine -- hasard, ou raison que j'ignore -- une question de banquette dans un hémicycle. Ce fut ensuite, et jusqu'à présent, une négation permanente de ce qui *est*, un refus des structures en place, une opposition au gouvernement, une négation d'un ordre qui, par définition, était toujours de droite puisque, *étant,* il ne pouvait être de gauche.
La révolution permanente donc. Mais avec ses pauses, ses impostures, et aussi ses modifications internes, que le temps suscite.
59:112
Comme il s'agit de la société, c'est-à-dire comme il s'agit de politique, c'est le Pouvoir qu'il s'agit de fonder. Rien n'est plus simple. « Tout Pouvoir vient de Dieu », disait l'ancien régime, avec l'Église et Saint Paul. « Tout Pouvoir vient du peuple », dira la Révolution. Quel peuple ? Celui qui est avec la Révolution ; celui qui est contre ce qui est. Comme on ne peut vivre sans ce qui est, et en dehors de ce qui est, la « négativité » révolutionnaire sera toujours le lot d'une infime minorité. Mais comme ce qui est est toujours plein d'imperfection et que la majorité est toujours mécontente de quelque chose, on bâtira sans peine des majorités révolutionnaires, des majorités de gauche. Le dépôt sacré de la « négativité » aux mains d'un collège sacerdotal, le signe certain qu'en telle ou telle circonstance on s'est incliné devant l'idole, l'appartenance aux sectes historiquement identifiées dans leur filiation comme adoratrices du Devenir commun, assurent la cohésion de cette Gauche invisible. Le peuple ne se désigne ni comme peuple, ni comme majorité, mais comme voile et révélation de la divinité. Il trouve toujours ses prophètes et ses grands prêtres pour lui dire où il est, qui il est, ce qu'il est, et d'abord qu'il est. Il est abusé s'il quitte la gauche ; il est le peuple s'il installe la gauche. Majoritaire derrière Napoléon III, il est abusé ; il redevient lui-même quand les armées de l'empire sont battues. Unanime derrière Pétain, il n'existe pas, pour se retrouver lui-même unanime à la Libération. Une date et un principe font la Révolution. Une filiation et le même principe font la gauche.
Révolution et Gauche sont donc synonymes ? Évidemment ; et encore République, et Démocratie, -- en France, s'entend. Mais ces mots divers permettent de présenter sous des facettes diverses une même ultime réalité, qui n'est qu'une « idée », indéfiniment parasitaire de cette réalité permanente qu'est la société organisée.
60:112
En cette période préélectorale où j'écris (décembre 1966), tous les partis sont « de gauche », tous sont « républicains ». Au royaume de l'idée, l'Être est la « négativité », le reste est innommable -- comment nommer ceux qui ne sont pas « républicains » ? -- ou infâme : c'est-à-dire de Droite.
Il n'y a pas *la Gauche* et *la Droite*, il y a *la Gauche*. Et il n'y a pas davantage une *Gauche* et *une Droite *; il y a *la Gauche*.
Nommer la Droite, c'est simplement donner l'unité à un être de raison au second degré qui est le contraire de cette négativité pure qu'est la *Gauche*. Cela fait beaucoup de négations accumulées dans l'abstraction pour aboutir à l'existence.
Il n'y a pas de Droite. Il y a une réalité sociale refusée à *l'existence politique*, et qui dans la diversité de ses intérêts, de ses sentiments, de ses tentatives avortées vers l'être politique, nourrit la Gauche, seule réalité (négative) *politique*. Cette Droite n'est nulle part puisqu'elle n'est rien politiquement, et elle est partout puisqu'elle est la substance de la société.
On continuerait indéfiniment cette analyse. Mais il faut savoir se borner. Je noterai simplement le fait suivant : c'est qu'en considérant la Gauche et la Droite comme deux réalités politiques existantes -- pour accepter cette illusion ; il n'y a que la Gauche qui se pense comme telle et qui existe comme telle dans une continuité permanente dans le temps, ayant une histoire de ses diverses formations, et surtout se soutenant dans des structures allant de la réflexion constituée à la masse électorale en passant par l'arsenal des groupes d'études, des chapelles, des partis, des sections, des livres, des revues et des journaux, tandis que la Droite est toujours un ensemble disparate, sans passé, sans mémoire, sans doctrine, renaissant de ses cendres à chaque régime et à chaque élection sous des noms divers pour rassembler hâtivement et de manière incohérente des éléments sociaux menacés dans leur existence. Il y a des partis de gauche. Il n'y a que des votants de droite.
61:112
Et l'Extrême-Droite ? demandera-t-on. L'Extrême-Droite n'est que la pointe de réaction de la réalité sociale étouffant sous la Négativité politique -- sous la Gauche. Réaction *biologique* du vivant qui ne veut pas mourir, ou réaction spirituelle de la foi et de l'intelligence à la recherche d'une forme politique du corps social.
L'Extrême-Droite est concrètement plus insaisissable encore que la Droite. La Droite n'étant que plasma social élémentaire serait introuvable si elle n'existait, malgré qu'elle en ait, dans les structures de l'État et dans cette fraction des intérêts et des sentiments qui se distinguent de ceux sur lesquels s'appuie la Gauche pour former ses troupes électorales ; elle apparaît aux élections, dans une opposition qui se situe à ce niveau. L'Extrême-Droite ignore les intérêts. Si les sentiments qui l'animent sont provisoirement semblables à ceux de la Droite, ses votes sont dans le même sens. Si ses idées sont autres que celles qu'on peut prêter à la Droite (qui n'en a pas), elle est deux fois inexistante, n'étant ni de Droite, ni de Gauche. Alors elle ne vote pas, ou vote indifféremment pour des excentriques, des hommes classés à Droite, ou des hommes de gauche. La Droite accepte son statut d'inexistence politique, pourvu qu'on lui permette d'exister socialement. L'Extrême-Droite refuse un jeu dont les dés sont pipés et n'existe qu'à l'état de référence -- référence à un ordre politique espéré, dans le vague ou proposé par ses cerveaux, mais hors d'atteinte. L'homme d'Extrême-Droite est donc par tempérament aussi insupportable à la Droite qu'à la Gauche. Ses évolutions futures sont imprévisibles.
De même qu'il n'y a pas de Parti politique de Droite, parce qu'il est impossible de donner une structure politique à ce qui n'existe pas politiquement, de même et à plus forte raison il n'y a pas d'intellectuel de Droite. L'intellectuel de Gauche est à sa place dans le royaume du conceptuel et de l'idéologique.
62:112
Il triomphe dans la négativité, dont la plasticité est infinie, et il anime, enflamme, nourrit des troupes en formation contre ce qui est. En face de lui, il ne peut trouver sur l'échiquier politique, que l'intellectuel d'Extrême-Droite qui, soucieux d'Être et de réalité, se trouve hors du champ politique défini par la Gauche, et ne peut s'exprimer que par le livre et la petite revue. Par bonté d'âme, pour donner un coup de main à des luttes du moment, ou simplement parce qu'il faut vivre, l'intellectuel d'Extrême-Droite (aux yeux de la Gauche, et de la Droite, -- car lui ne se classe nulle part) accepte de prêter sa plume, son nom, une partie de ses idées aux « moments » constitués de la Droite. Mais à la différence de l'intellectuel de Gauche, il ne vit jamais en symbiose avec un ensemble structuré de la Droite -- en parti politique notamment -- pour la bonne raison qu'un tel ensemble n'existe pas, ni ne peut exister...
\*\*\*
... Mon lecteur aura la bonté de prolonger lui-même ces réflexions.
Elles éclairent le livre de Maritain.
Elles éclairent la situation politique.
Elles éclairent la situation religieuse. (Je veux dire : elles s'efforcent d'éclairer...)
Déductions et conclusions vont de soi.
L. S.
63:112
### Propos mêlés de souvenirs
*sur la personne et l'œuvre\
de M. Jacques Maritain*
par l'Abbé V.-A. Berto
« *Il m'a fait trop de bien pour en dire du mal,*
« *Il m'a fait trop de mal pour en dire du bien. *»
Nous ne savons trop pourquoi ce distique chétif s'impose à nous comme malgré nous ; probablement parce qu'il nous semble exprimer tant bien que mal les réserves de sens contraire que contiennent les recensions du *Paysan de la Garonne*, celles du moins dont nous avons pris connaissance à ce jour. Car s'il ne s'agissait que de définir notre propre et personnelle attitude à l'égard de M. Jacques Maritain, nous n'aurions besoin que du premier vers. Peut-être l'horreur de l'ingratitude nous jette-t-elle dans l'excès de la reconnaissance, mais nous sommes ainsi fait que nous préférons exagérer nos dettes plutôt que d'en rogner une parcelle.
64:112
Nous ne sommes pas des disciples de M. Jacques Maritain. Nous ne l'avons vu et entendu qu'une seule fois, pendant la Semaine thomiste qui fut célébrée à Rome en 1923 au Palais de la Chancellerie apostolique. Mais nous sommes de ceux que sa pensée spéculative a nourris, éclairés, et souvent comblés.
En octobre 1922, voulant nous munir de lecture pour occuper le temps du voyage qui nous ramenait à Rome après nos vacances de séminariste passées en Bretagne, nous avions acheté sur son titre, et point sur le nom, encore inconnu ou mal connu de nous, de l'auteur, un livre qui s'appelait *Antimoderne*. Ce fut notre première rencontre avec M. Jacques Maritain. Elle fut délicieuse, et rarement fûmes-nous aussi peu sensible à l'inconfort d'un compartiment de dernière classe.
Mais que compte ici notre personne ? De *Réflexions sur l'intelligence* à *Trois réformateurs*, des *Degrés du savoir* à *Sept leçons sur l'être*, de *Science et Sagesse* au *Court traité de l'existence et de l'existant*, ce sont quinze ou vingt chefs-d'œuvre dont M. Jacques Maritain a enrichi la pensée chrétienne, singulièrement la pensée thomiste.
Il est vrai que, dans une autre série d'ouvrages, M. Jacques Maritain s'est attaché aux plus graves des problèmes qui concernent *l'agir chrétien* et même *l'agir du christianisme* dans le monde. Rien en cela que de parfaitement convenable. Il n'y a pas deux intellects, c'est par une extension de lui-même au domaine de *l'agir* que l'intellect spéculatif devient pratique : *Intellectus speculativus per extensionem fit practicus*. En ce domaine, les maîtres dont nous sommes proprement le disciple, et ceux qui sont avec nous et mieux que nous leurs disciples, sont presque unanimement d'avis que les idées maîtresses de M. Jacques Maritain ne sont pas justes et que toute sa systématisation est en porte-à-faux. Nous les avons crus sur parole, en évitant le plus que nous l'avons pu d'y aller voir.
65:112
Oui, c'est jusqu'à cette espèce de mauvaise foi que nous avons porté la reconnaissance. Il nous en eût trop coûté de nous heurter sans tampon à un si grand esprit. Et c'est ainsi que, peut-être par une grande lâcheté, nous n'avons jamais lu l'*Humanisme intégral*, où amis et adversaires s'accordent à trouver la clé de toutes les vues spéculativo-pratiques que l'auteur a ultérieurement développées.
Nous eussions souhaité qu'en ces matières aussi il eût eu raison. Il est le filleul de Léon Bloy, il est l'éditeur du *Mystère de l'Église*, et assurément, ni son parrain ni le P. Clérissac n'ont jamais, même en rêve, imaginé, et bien moins souhaité, un régime temporel à la fois chrétien et « non-sacral », dont le premier devoir des chrétiens d'aujourd'hui serait de procurer l'avènement. Pas davantage ne trouverait-on chez l'un ni chez l'autre les premiers rudiments d'un « pluralisme » dont le philosophe a fait depuis trente bonnes années l'une de ses thèses majeures. Si d'ailleurs il considère, non plus les commencements de sa vie dans l'Église, providentiellement illuminés par ces deux hautes figures qu'il n'a pas cessé de vénérer, mais le spectacle qu'il a sous les yeux, il peut voir comme tout le monde que la chrétienté sacrale est en effet morte et bien morte ; mais en quel lieu du monde peut-il voir poindre seulement l'ébauche d'un régime qui accepterait ce que le P. Clérissac appelait la suzeraineté de l'Église, et qui en même temps serait et devrait être adéquatement « désacralisé » ? Il n'est que trop clair que, dans l'existentiel, le mouvement de « désacralisation » a été et demeure par identité un mouvement de pure et simple déchristianisation, en sorte que le premier devoir des chrétiens pourrait bien être, au rebours de ce que pense M. Jacques Maritain, de restaurer un « régime sacral », -- et les chances de succès seraient au moins égales. M. Maritain s'est donc fait, semble-t-il, le théoricien d'une entreprise dont il constate que les praticiens se sont étrangement fourvoyés. Le *Paysan de la Garonne* n'est pour une bonne part que ce constat de fourvoiement et de faillite.
66:112
Ici naît ce qu'on pourrait appeler « la Querelle du *Paysan de la Garonne *» comme il y eut « la Querelle du Cid ». Cette Querelle est déjà passablement enchevêtrée. Les uns, qui ne s'avouent ni fourvoyés ni faillis, et qui sont résolus à persévérer dans la voie où ils sont engagés, reprochent à M. Jacques Maritain de ne pas reconnaître que cette voie est pour le christianisme celle du véritable progrès ; et chez quelques-uns ce reproche, malgré l'aigreur du ton, a quelque chose de filial parce que, selon eux, c'est précisément M. Jacques Maritain qui leur aurait ouvert cette voie. A l'autre bout du champ de la Querelle, on pense comme M. Maritain sur le fond des choses. On trouve mauvais ce qu'il trouve mauvais, mais on se partage sur ses « responsabilités », les uns près de donner raison à ceux qui se prévalent de lui, quitte à lui imputer à grief une influence dont ceux-ci lui font honneur, les autres, dont nous sommes jusqu'à meilleur avis, contestant plus ou moins que les auteurs du présent gâchis puissent se réclamer de la pensée authentique de M. Jacques Maritain.
(Il serait curieux de savoir ce que penserait un lecteur du *Paysan de la Garonne* qui n'aurait lu absolument aucun autre livre de M. Jacques Maritain. Ce lecteur serait certainement le plus intéressant à entendre, mais non moins certainement il est introuvable.)
De « responsabilité » dans ce qui lui apparaît comme à nous une effroyable reviviscence du modernisme, un honteux et exécrable « agenouillement devant le monde », l'auteur assurément ne s'en reconnaît aucune. Et cela mérite considération. Comment un esprit si lucide ne se reconnaîtrait-il pas dans ce qui procède de lui, si cela en procédait en effet ?
67:112
Comment un esprit si foncièrement sincère ne conviendrait-il pas de torts qui seraient les siens, s'ils étaient siens en effet ? Nous l'avons dit, nous n'avons pas été un lecteur exhaustif de M. Jacques Maritain, nous avons avoué que nous l'avons fait exprès, et c'est pourquoi nous n'entendons pas récuser l'opinion éventuellement plus sévère de ceux qui ont été, eux, des lecteurs exhaustifs. Mais en tout état de cause, M. Jacques Maritain a été à lui-même beaucoup plus qu'un lecteur exhaustif. Il est l'auteur de ses livres. Il n'en a point lancés d'anonymes pi de pseudonymes, et d'ailleurs ils sont, comme ceux de Péguy, signés « dans le tissu ». Il voit plus loin que le bout de son nez, il est capable de discerner les implications les moins perceptibles et les conséquences les plus lointaines de sa pensée. Si donc, jusque dans le *Paysan de la Garonne*, il caresse encore sa chimère cornue de la « désacralisation » intégrale du temporel, n'est-ce point que, dans sa persuasion, elle est innocente des ruines que des hauteurs spirituelles de son quasi ermitage, il découvre partout amoncelées ?
En d'autres termes, M. Jacques Maritain, sans même sentir le besoin de le dire expressément, refuse de se tenir pour le théoricien des praticiens de la destruction. De fait, à de rares exceptions près, si même il y a des exceptions, ces praticiens mettent en œuvre des idées auxquelles M. Jacques Maritain non seulement n'a jamais été favorable, mais a toujours été ouvertement contraire.
\*\*\*
Il y a en premier lieu que M. Jacques Maritain est thomiste et que les démolisseurs sont anti-thomistes. Il a voulu et pratiqué un thomisme « ouvert » ; mais « ouvert » ne signifie pas éclectique, ou abâtardi par l'introduction de principes hétérogènes aux principes authentiques de saint Thomas ; « ouvert », signifie accueillant à tout l'apport valable des âges postérieurs.
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Et comment un thomiste, s'il est tout de bon persuadé de la vérité du thomisme, ne serait-il pas persuadé aussi que le thomisme peut s'assimiler indéfiniment des vérités nouvelles, puisque les vérités ne se contredisent pas ? Le thomisme est l'âme même de tous les travaux de M. Jacques Maritain ; d'autres thomistes peuvent en contester certaines parties, mais que des anti-thomistes s'emparent de ces mêmes parties en les arrachant à leur contexte thomiste, ils les dénaturent du même coup, ils les rendent infiniment plus nocives qu'elles ne pouvaient l'être dans leur climat thomiste connaturel, et ces « idées de M. Jacques Maritain » devenues *folles*, pour reprendre un mot de Chesterton, ne sont plus que très matériellement « les idées de M. Jacques Maritain ».
\*\*\*
Il y a en second lieu le modernisme. M. Jacques, Maritain qui ne fait pas état, que nous l'ayons remarqué ([^10]), des extrapolations ou distorsions que certaines de ses vues pratiques de philosophie chrétienne ont pu subir, fait état du modernisme ; la réviviscence du modernisme (« *modernismi errores quos etiam nunc reviviscere cernimus *» dit l'encyclique *Ecclesiam suam*) lui apparaît même comme un phénomène d'un tel ordre de grandeur qu'auprès de lui le modernisme du début du siècle n'était, dit-il, qu' « un modeste rhume des foins », ce qui n'est pas peu dire, car ce « modeste rhume, des foins » était aux yeux de saint Pie X une hérésie, et pis qu'une hérésie, le cumul, l'amalgame condensé, ou l'égout collecteur de toutes les hérésies. Néanmoins ce qui n'est pas peu dire est encore dire beaucoup trop peu : le modernisme n'est pas une idée subsistante qui se promène à travers le monde sur ses deux jambes ; si le modernisme revit, c'est que des modernistes vivent, et s'il revit tel que l'a décrit saint Pie X, avec une virulence démesurément accrue, c'est que les modernistes vivants sont aussi tels que les a décrits saint Pie X -- seulement encore mieux cachés et encore mieux placés.
69:112
Il ne faut pas oublier qu'entre tous les hérétiques le moderniste possède cette note distinctive de ne jamais s'avouer tel ; la nature de son hérésie exige qu'il se maintienne sous le masque à l'intérieur de l'Église. L'hypocrisie lui est consubstantielle. Démasqué, retranché, il demeure un hérétique (sauf résipiscence, bien entendu) ; mais il a perdu sa note spécifique de moderniste, il n'est plus cet homme qui, n'ayant plus un atome de foi, demeure au prix de tous les mensonges à l'intérieur de l'Église, où il travaille à lui faire subir du dedans une mutation substantielle qui ne lui laisserait d'Église que le nom en attendant qu'elle s'effondre en poussière comme une maison rongée par d'invisibles termites.
Il y a donc présentement des modernistes proprement dits, et très probablement, toujours comme du temps de saint Pie X, ils ne sont point isolés, ils ne s'ignorent pas les uns les autres, ils constituent dans l'Église une association secrète d'assassins de l'Église ([^11]). Leverrier a découvert Neptune à partir des perturbations d'Uranus ; semblablement les perturbations dont l'Église est secouée postulent une cause proportionnée. C'est s'aveugler sur leur amplitude et leur gravité que de les imputer à la sarabande de quelques agités. La barque de Pierre ne bougerait pas pour si peu ; d'autres sont à l'œuvre, dont le dessein concerté est de la faire sombrer. Certes, nous avons la divine certitude que ce dessein sera finalement frustré, mais nous ne savons pas quand, ni après quels périls courus, ni après combien de passagers tombés à la mer.
70:112
Le modernisme est d'ailleurs une parfaite illustration de ce qu'a prédit le Seigneur : les fils de ténèbres sont incomparablement plus habiles dans leurs affaires que les enfants de lumière dans les leurs. Il y a cinquante ans, et ce n'est pas fini, qu'ils salissent le règne de saint Pie X d'une calomnie persévérante, d'un inlassable dénigrement ; par eux-mêmes, quand ils le peuvent sans montrer le bout de l'oreille ; beaucoup plus souvent par personnes interposées, avec, chez celles-ci, d'innombrables nuances qui vont de la quasi-complicité à une crédulité dépourvue d'esprit critique. Quand on compare les pauvres moyens « artisanaux » du « *Sodalitiuim Pianum *», pas toujours heureusement employés peut-être, mais légitimes en eux-mêmes, avec l'énorme déferlement de boue dont on a couvert cette maigre Sapinière sans qu'aujourd'hui encore il soit possible de rétablir la vérité dans l'esprit du plus grand nombre ; quand on voit qu'aujourd'hui encore beaucoup de fidèles ne peuvent s'expliquer la canonisation de Pie X que comme la canonisation de l'homme privé Joseph Sarto, et ce en dépit des affirmations réitérées et solennelles de Pie XII, on est fixé sur la puissance passée et présente du modernisme. Ou bien M. Jacques Maritain n'a pas mesuré la portée de ses paroles -- chose hautement invraisemblable ; ou bien il dit autant en une phrase que nous venons de dire en trois pages :
« Ayant en vue (il fallait bien que je touche à cela, j'en ai averti plus haut) la fièvre néo-moderniste fort contagieuse, du moins dans les cercles dits « intellectuels », auprès de laquelle le modernisme du temps de Pie X n'était qu'un modeste rhume des foins, et qui trouve expression surtout chez les penseurs les plus avancés parmi nos frères protestants, mais est aussi active chez les penseurs catholiques également avancés, cette seconde description nous fait le tableau d'une espèce d'apostasie « immanente » (j'entends décidée à rester chrétienne à tout prix) en préparation depuis bien des années et dont certains espoirs obscurs des parties basses de l'âme, soulevés ça et là à l'occasion du Concile, ont accéléré la manifestation, -- mensongèrement imputée parfois à l' « esprit du Concile », voire à l' "esprit de Jean XXIII". »
71:112
On peut être certain que tout ce qu'il y a de modernistes et de modernisants s'emploieront à étouffer ou à décrier le *Paysan de la Garonne*. Les modernistes ont une part immense, et, croyons-nous, la part principale dans l'œuvre de subversion *religieuse* ; or il serait difficile de trouver des positions plus constamment et plus solidement anti-modernistes que celles de M. Jacques Maritain.
En troisième lieu il y a le teilhardisme. Il n'est pas à notre connaissance que M. Jacques Maritain s'en soit expliqué antérieurement à son dernier livre ; mais on peut dire qu'il s'en était expliqué d'avance ; il n'était pas nécessaire de l'avoir lu d'un bout à l'autre pour être sûr qu'il n'était pas, qu'il ne serait jamais, qu'il ne pouvait pas être teilhardien. Il y a incompatibilité radicale entre le sérieux et le réalisme de son œuvre et la futilité inouïe des châteaux de cartes teilhardiens. Le teilhardisme est-il ou non un modernisme ? En un sens, oui, puisque de dessein formé, le P. Teilhard s'est proposé comme les modernistes de procurer, une transmutation substantielle de la foi de l'Église ; d'une autre manière, non, d'abord parce que le P. Teilhard ne retient pas pour la religion future le nom de christianisme ; ce sera, dit-il, un « méta-christianisme » ; en second lieu parce que les modernistes se meuvent encore dans l'espace à trois dimensions le P. Teilhard considère un monde futurible parmi la multitude des mondes futuribles dont chacun aurait pu être et dont aucun ne sera jamais. C'est absolument gratuit, et a priori aussi vraisemblable qu'autre chose. Tant qu'on ne fixe l'attention que sur la cohérence interne, on se dit (en gros, très en gros, car il y a des contradictions) : « après tout, pourquoi non ? », et l'on souhaite bien le bonsoir à l'auteur parce qu'au fond tout cela est passablement ennuyeux.
72:112
Seulement, si l'on retourne la question et que l'on se demande : « après tout, pourquoi oui ? » en essayant d'ajuster par quelque endroit le système au monde réel, en incluant dans le « réel », comme il convient, la Révélation chrétienne telle que l'Église romaine la reçoit et la professe, alors le réel repousse le système comme un ectoplasme inconsistant.
Ce qui a pu donner l'illusion que le P. Teilhard parle pour notre planète, c'est l'emploi continuel qu'il fait des acquêts et du vocabulaire des sciences empiriologiques, agrémenté d'un nombre incroyable de termes majusculeux. Mais la paléontologie fournit du paléontologique, l'anthropologie fournit de l'anthropologique, nul moyen de sortir de là. Ni l'une ni l'autre ne fournit du métaphysique ni du théologique. On ne peut donc que leur donner malgré elles l'apparence d'en fournir. M. Jacques Maritain nous a appris à « distinguer pour unir » ; il faut que le P. Teilhard, inexcusablement, n'ait pas lu *Les Degrés du savoir*, il a prétendu unir sans distinguer, mais il n'a rien uni du tout, il n'a fait que juxtaposer à un matériel empiriologique des vues philosophico-religieuses que ce matériel ne confirme ni n'infirme, mais qui ne procèdent pas de lui et qu'il hurle de voir amalgamées avec lui.
Nous ne pouvons pas ne pas marquer ici entre ces deux hommes presque exactement contemporains (M. Jacques Maritain n'est que de trois ans l'aîné du P. Teilhard) un contraste si violent qu'il pose une véritable énigme. L'un est un converti, marié dès avant sa conversion, laïc de condition et de goût, tout à fait libre de lire ou de ne pas lire l'encyclique *Aeterni Patris*, de philosopher ou de ne pas philosopher, de philosopher en saint Thomas ou, comme Georges Dumesnil et Péguy, de philosopher à l'écart de saint Thomas.
73:112
A l'heure où M. Maritain reçoit le baptême avec Raïssa et Véra, le P. Teilhard, qui n'a eu à se donner que la peine de naître pour re-naître aussitôt de l'eau et du Saint-Esprit, est un jeune scolastique de la Compagnie de Jésus. Il est soumis non seulement à une discipline du vouloir peut-être la plus énergique qui soit, mais à un régime d'études très intense, très austère, rigoureusement orthodoxe, et très thomiste. C'est, il est vrai, le thomisme de la Compagnie, de moins stricte observance que celui des Prêcheurs, moins lié aux grands commentateurs dominicains ; ce n'est pas pour autant un thomisme verbal ou d'intention, c'est un thomisme non seulement sincère mais, quelques points exceptés, fondé en saint Thomas. A la Saint Barnabé 1906, Pierre Teilhard de Chardin ne peut pas ne pas avoir lu *Aeterni Patris* que Jacques Maritain ne peut pas avoir lue. L'histoire de la théologie dans la Compagnie dont Jacques Maritain ne connaît pas le premier mot, Pierre Teilhard fait mieux que s'en instruire, il la respire, il y baigne. Des noms ignorés du monde où a vécu Jacques Maritain sont familiers à Pierre Teilhard de Chardin. Pour ne rien dire des théologiens plus anciens que pourtant il fréquente aussi, il vit au pied de la lettre dans le commerce assidu de ceux qui ont illustré la Compagnie au long du siècle qui vient de finir. Taparelli est né en 1793, Perrone en 1794, Liberatore en 1810, Kleutgen en 1811, Franzelin en 1816, Tillman Pesch en 1836, Billot en 1846, Christian Pesch en 1853, d'Alès en 1861. Quelle lignée ! Appartenant comme lui au dernier tiers du siècle, la génération des de Grandmaison, des Gény, des de la Taille, des Lebreton est engagée avec la Compagnie unanime (car quelques défections isolées ne comptent pas, il n'y a aucune division au sein de l'illustre corps) dans le combat contre le modernisme, qu'elle mène avec clairvoyance et esprit de justice. Quel entourage !
74:112
Si l'ange gardien de Pierre Teilhard s'est ouvert à l'ange gardien de Jacques Maritain de quelques inquiétudes sur l'avenir thomiste de son protégé, il a dû se faire envoyer angéliquement promener : « Mon cher collègue, de quoi vous plaignez-vous ? On vous donne un jeune homme qui a toutes ses chances, baptisé aussitôt que né, et religieux avec cela, et jésuite par-dessus le marché ; et vous n'êtes pas content ? Que dirais-je, moi que les Trois Divines Personnes viennent de charger d'un jeune homme qui vient que le loup me croque si je sais d'où, nu comme un ver, sauf votre respect, dans son baptême, et que j'ai lieu de croire intérieurement mal décrassé d'idées toutes moins angéliques les unes que les autres et qui ne me paraissent pas destinées à faire bon ménage avec celles du Docteur Angélique. S'il n'avait pas le parrain qu'il a, j'aurais demandé un autre client. Je le garde, à cause du parrain, mais franchement, de nous deux, vous n'êtes pas le plus mal loti. »
Eh bien, voilà l'énigme. L'énigme est que malgré une si énorme disproportion de « chances » au départ, ce soit Jacques Maritain qui soit devenu non seulement un thomiste, mais un des princes de la philosophie thomiste contemporaine, et Pierre Teilhard qui soit devenu, s'il ne l'était pas dès 1906, non pas un anti-thomiste, mais un a-thomiste ; ou plutôt l'énigme n'est pas dans le thomisme de Jacques Maritain, elle est dans l'a-thomisme de Pierre Teilhard.
Ou nous nous trompons fort, ou c'est d'abord par docilité envers l'Église qui lui avait donné le baptême que M. Jacques Maritain est venu à saint Thomas. Il était né métaphysicien ; avant d'être chrétien il avait commencé une « carrière » de philosophe ; devenu chrétien, il voulut honnêtement être un philosophe chrétien. Il sut que l'Église romaine, avec une insistance sans cesse accrue depuis sept siècles, déclare à la face du soleil qu'elle tient pour vraie la métaphysique thomiste et encourage les siens à faire comme elle. Il suivit avec piété cette recommandation de la Mère Église, et le reste a suivi.
75:112
Le temps nous manque pour nous reporter aux *Grandes Amitiés,* et nous n'avons pas par devers nous les Actes de la Semaine thomiste de 1923. Mais notre mémoire doit être exacte, car nous écoutions, on peut nous croire, de toutes nos oreilles, ou plutôt nous étions tout oreilles pour ne pas perdre une syllabe, éloigné que nous étions de l'orateur par nous ne savons combien de rangées de chaises ou de fauteuils dont les deux premières au moins étaient occupées par des Cardinaux, les autres par les plus hauts officiers de la Curie, par des recteurs et professeurs des Universités et Séminaires pontificaux, bref par toute sorte de personnages qui ne laissaient au fond de l'*Aula magna* qu'un petit espace où le fretin s'entassait comme il pouvait. Jacques Maritain venait de passer la quarantaine, il paraissait beaucoup plus jeune. Il parlait sans hâte ni lenteur, d'une voix un peu sourde, mais distincte et prenante, passant de temps à autre sur ses cheveux mordorés une main qu'il avait pâle et transparente comme le visage. Tel il était alors, tel l'a merveilleusement saisi un peintre de ses amis, Otto van Rees, dont M. Gonzague Truc a eu l'idée, digne de toute gratitude, de reproduire l'œuvre dans son beau livre *La Pensée*, longtemps avant qu'elle fût reproduite dans *Les Grandes Amitiés.*
Nous écoutions donc, le cœur battant, l'haleine suspendue. Dans la péroraison de sa conférence, non, nous n'inventons pas, ce fut ainsi, Jacques Maritain fit lui-même hommage à l'Église de son adhésion au thomisme. « Ce n'était pas, dit-il en substance, (car malheureusement notre mémoire n'a point conservé le mot à mot) d'un Docteur quelconque que nous avions besoin dans notre désarroi, c'était de celui-là même que l'Église nous propose, c'était de saint Thomas d'Aquin. »
76:112
Nous ne savons si le lecteur mesurera bien la force avec laquelle de telles paroles, dites en un tel lieu, devant une telle assistance, par un homme si exceptionnel de toutes les manières, pouvaient frapper un séminariste de vingt-deux ans. Elles nous jetèrent dans une sorte de ravissement. Ô heureuse Rome, qui dispenses à profusion ces joies non pareilles, qu'il est vrai qu'à toi seule tu surpasses toutes les beautés du monde !
Cette conférence nous fut certes un grand exemple de thomisme en exercice, mais elle nous laissa surtout dans l'admiration d'un homme qui, ayant la taille et l'étoffe d'un chef d'École, avait eu l'humble magnanimité de se ranger à l'école de saint Thomas d'Aquin ([^12]).
Par contraste, disions-nous, dans quelle lumière apparaît l'énigme de ce qu'il faut bien appeler l'impiété objectivement horrible du P. Teilhard ! Nous n'entrons pas dans sa conscience, nous disons *objectivement.* On a vu des fils se retourner contre leur mère et se mettre à la haïr ; en vit-on jamais un pour qui sa mère ait été si complètement néantisée par lui-même ? De tant de recommandations de l'Église, de tant d'éloges décernés par Elle à saint Thomas d'Aquin, de tant d'invitations à ne point s'écarter de lui en métaphysique, rien, rien, rien, pas une trace, pas l'ombre de l'ombre d'une trace dans les écrits du P. Teilhard. Tout cela pour lui n'est jamais sorti, ou est retombé instantanément dans les profondeurs du nadir. Semblablement, à l'égard de la Compagnie, pas une marque de filiation, pas un trait où se reconnaisse le jésuite, pas un indice de reconnaissance envers des maîtres, d'échange de pensées avec des frères, d'un esprit de collaboration avec les siens. On n'apprend de lui que ce qu'il pense, lui. Il est sans référence, sans dépendance, sans attache. Il est comme Melchisédech « *sine patre, sine matre, sine genealogia *».
77:112
On a tourné cette impiété même à sa louange. On a dit, -- c'est, croyons-nous, le P. Daniélou -- qu'il regardait le monde avec un regard neuf de *présocratique*. Mais non seulement nous nions qu'il soit possible d'être un présocratique au XX^e^ siècle, non seulement nous nions que ce soit profitable, mais, cela fût-il possible, cela fût-il profitable, nous nions que cela puisse être légitime dans un chrétien, dans un prêtre, dans un religieux, dans un jésuite. Le P. Teilhard a travaillé dans la prétérition la plus totale des intentions de l'Église ; cette impiété à elle seule le discrédite sans appel.
Il est si seul que ses admirateurs n'ont que lui à admirer : autour de lui, personne. Il n'est pas même dans un désert, il est dans le vide. Pour l'admirer, il faut rejeter jusqu'au quatrième commandement. Et de même que Maurras est justement appelé par M. Jean Madiran *pius Maurras*, de même, à ne considérer encore une fois que le comportement et non les intentions que Dieu connaît seul, il est juste aussi d'écrire *impius Teilhard*.
Notre conclusion est que M. Jacques Maritain n'a ni à se défendre, ni à être défendu d'une quelconque collusion avec cet agent très actif de subversion religieuse qu'est le Teilhardisme.
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En quatrième lieu, il y a le communisme. De cet autre agent de subversion dans l'Église et dans le monde, M. Jacques Maritain ne parle pas. Il semble que l'hitlérisme, ou le nazisme, comme on voudra, ait épuisé sa capacité d'horreur et l'ait comme anesthésié à l'égard des atrocités égales ou pires du communisme, de la grandissante menace que ce gigantesque appareil de terreur fait peser sur le peu qui reste de vraie liberté dans le monde, des complicités qu'il cherche et qu'il trouve dans l'Église, soit auprès des modernistes avec lesquels il est en échange de services, soit auprès de vaniteux qu'il flatte, de naïfs qu'il abuse ou de corrompus qu'il achète. « Anesthésié » n'est qu'une supposition.
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Si, comme le disait Bergson en mettant le point final aux *Deux Sources*, « on n'est jamais tenu de faire un livre », à plus forte raison n'est-on pas forcé de mettre dans un livre tout ce que le lecteur voudrait y trouver. Nos propres lecteurs pourront aussi bien penser que dans les chemins où le *Paysan de la Garonne* promène sa méditation sur les maux et les périls de l'Église, il n'a jamais croisé le communisme. Nous laissons la question ouverte, non sans convenir que c'est une grave question.
\*\*\*
Mais, avec toute cette longue enquête, nous n'avons fait encore que tourner autour du pot. Après tout, le plus important n'est pas de savoir si M. Jacques Maritain a ou n'a pas une part dans les causes plus ou moins lointaines et directes de la subversion. Le plus important est de savoir s'il a raison ou tort de penser que sous le prétexte d'un renouveau du catholicisme, c'est un catholicisme substantiellement nouveau que l'on cherche à introduire ; s'il a raison ou tort de réprouver l'abandon du Thomisme, la violente poussée moderniste, l'enflure démesurée des baudruches teilhardiennes. Sur tous ces points, il suffit, croyons-nous, de lire le *Paysan de la Garonne* pour être invinciblement convaincu. A la vérité, l'ironie y règne plus que ce que Léon Bloy appelait l'Indignation de Dieu ; de même que l'Écriture a une bonne fois enfermé toute l'histoire humaine sous le signe du péché, *conclusit Scriptura omnia sub peccato*, ainsi M. Jacques Maritain enferme tous nos maux sous le signe de la bêtise.
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« Ne prenez jamais la bêtise trop au sérieux » : on lit ce « proverbe chinois » sous le titre, pour apprendre en cours de lecture que c'est un énonciable qui n'est pas plus proverbe que chinois, pas plus chinois que proverbe : M. Jacques Maritain n'a voulu que s'amuser. C'est dommage et doublement. D'abord parce que le parti pris de tout porter au passif de la bêtise humaine communique à tout le livre un accent à notre gré trop bénin, qui sent lui aussi le parti pris. L'ironie a beau être incisive, nous eussions préféré « la haute voix de lamentateur » que le parrain goûtait si fort dans son jeune filleul. Et que M. Maritain ne nous dise pas : « les ans en sont la cause » ; il saute aux yeux qu'il a conservé toutes les ressources de sa plume comme toute la force de son esprit. Dommage aussi parce qu'il est faux, gravement faux que la bêtise soit seule en cause. Il faut déchirer des pages entières de l'Écriture et, dans l'Écriture des pages entières du Nouveau Testament, et dans le Nouveau Testament des pages entières de l'Évangile, il faut faire fi de toute l'histoire depuis Abel et Caïn pour refuser de voir à l'œuvre derrière « la Bêtise au front de Taureau » la malice, la perversité qui manœuvrent ce monstre stupide mais qui sont manœuvrées elles-mêmes par les mauvais anges et les princes des Ténèbres. Ce parti pris doublement fâcheux est d'ailleurs si insoutenable qu'il est démenti à toutes les pages du livre. On voit assez qu'en dépit de son pseudo-proverbe pseudo-chinois, M. Maritain sait le premier qu'il n'a pas en face que des imbéciles ou des égarés de bonne foi.
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Et nous voici au point où M. Jacques Maritain aussi nous pose une énigme. Heureusement, moins angoissante que celle que nous pose le P. Teilhard ; énigme tout de même. L'adhésion réfléchie au thomisme, nous disons à un thomisme ouvert et indéfiniment fertile dans sa conformité à lui-même, la défense de la liberté intérieure du chrétien contre le conditionnement par les *mass-media*, le maintien de la primauté de la vie théologale qui appelle tout fidèle à être au moins inchoativement un contemplatif, la sauvegarde des franchises nécessaires, notamment conjugales et familiales, contre les indiscrétions et intrusions d'un caporalisme collectif et anonyme, la conservation de la doctrine dogmatique et théologique de l'Église contre le pourrissement moderniste, le refus motivé des nuées teilhardiennes, ou bien nous ne savons plus lire, ou bien ce sont là les positions sur lesquelles se tient de toute sa stature, les causes pour lesquelles lutte de tout son courage l'ermite de la Garonne. Il sait si bien que ces positions sont assaillies, que ces causes n'ont point la faveur des puissants du jour, que cet ermite se dit paysan sans tromper personne, il a de trop belles manières, mais parce que « paysan de la Garonne », fait songer à « paysan du Danube ». Manière d'annoncer qu'il dira des choses désagréables. Soit. Il reste que ces idées maîtresses du livre, ce sont, et depuis longtemps, celles d'un certain nombre de catholiques que leurs adversaires appellent les « intégristes » et que M. Jacques Maritain lui-même appelle ainsi. Voilà l'énigme. Nous ne prétendons pas que ces lignes tombent jamais sous les yeux de l'illustre philosophe. C'est donc avec nos lecteurs que nous nous expliquerons sur ce dernier point.
Nous regrettons que M. Jacques Maritain ait recopié de sa « *Lettre sur l'indépendance *» (1935) un passage d'ailleurs bien connu où il donne ses définitions de l' « homme de gauche » et de l' « homme de droite » : « Le pur homme de gauche déteste l'être, préférant toujours et par hypothèse, selon le mot de Jean-Jacques, ce qui n'est pas à ce qui est ; le pur homme de droite déteste la justice et la charité, préférant toujours et par hypothèse, selon le mot de Goethe (lui-même énigme, et masquant sa droite de sa gauche) l'injustice au désordre, Un noble et beau type d'homme de droite est Nietzsche un noble et beau type d'homme de gauche, Tolstoï. »
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Nietzsche, Tolstoï, ces noms donneraient à penser que les catholiques ne sont pas concernés par de telles définitions. Ils le sont si bien qu'à la page suivante, M. Jacques Maritain déclare être « par tempérament ce qu'on appelle un homme de gauche », et que dans le *Carnet de Notes* nous lisons que « le P. Garrigou était un homme de droite » (p. 231). En vain M. Jacques Maritain dirait-il qu'il n'a défini que des archétypes ; il faut bien que les hommes de gauche en chair et en os et les hommes de droite en chair et en os en retiennent les principaux traits, faute de quoi les définitions en cause ne seraient ni plus vraies ni plus fausses que celle de la licorne, et seraient dépourvues de toute prise sur les objets sublunaires. Les « hommes de gauche », y compris M. Jacques Maritain, se défendront comme ils pourront contre l'accusation de *détester l'être *; nous avons, nous autres « hommes de droite », à rejeter absolument une définition où nous ne reconnaissons rien de ce que nous sommes, rien de ce que nous avons toujours voulu être, rien de ce qu'avec la grâce de Dieu nous espérons demeurer toujours. C'est d'un même mouvement que nous aimons la justice, la charité et l'ordre, parce que l'ordre ne peut pas plus se passer de la justice et de la charité que la justice et la charité ne peuvent se passer de l'ordre. L'ordre est « un arrangement des choses égales et inégales, qui met chacune à sa place, *parium dispariumque rerum sua cuique loca tribuens dispositio *». A sa place, c'est-à-dire selon sa valeur devant Dieu. Sans justice et sans charité, un arrangement quel qu'il soit méconnaîtra cette valeur, il ne sera pas un ordre, mais un désordre.
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Réciproquement, une justice et une charité qui ne rechercheraient point l'ordre ou qui n'en reconnaîtraient point la nécessité divine ne seraient ni une justice ni une charité, ni chrétiennes ni humaines ; ce ne seraient que de difformes caricatures de ces deux splendides vertus qui, lâchées telles quelles à travers le monde, y causeraient d'incalculables ravages, aussi graves pour le moins que ceux que causerait un arrangement injuste et haineux des choses, un désordre qui usurperait le nom d'ordre.
Ces vérités sont pour nous si claires, si clairement évangéliques, si clairement thomistes, que nous renonçons à comprendre comment M. Jacques Maritain a pu se laisser aller à sophistiquer là-dessus. Son office de penseur chrétien était de dire en 1935 comme il est de redire en 1966 que rien, rien, rien, ne saurait dispenser les chrétiens de travailler à l'établissement d'un ordre dont la justice et la charité soient des composantes intrinsèques, et que rien non plus ne saurait les dispenser de travailler à l'avènement d'une justice et d'une charité dont l'ordre soit une composante intrinsèque.
(Notons d'ailleurs en passant que l'ordre ne soutient pas la même relation avec la charité qu'avec la justice. L'ordre et la justice vont ensemble du même pas. La charité est une personne beaucoup plus dérangeante et moins soucieuse des convenances. Mais il ne faut pas perdre de vue que si elle passe par-dessus un certain ordre, elle demeure en harmonie avec un ordre supérieur ; en outre, la charité qui peut se permettre de telles excentricités, c'est la charité des Saints, et non notre charité à nous pauvres pécheurs. Aussi ne faut-il pas que l'ordre, même juste, ni la justice même ordonnée, prétendent suffire à tout, prévoir tous les cas, couvrir toutes les situations ; l'ordre vrai doit rester souple, laisser du jeu, pour s'ouvrir facilement à l'inattendu de la charité.)
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Pour nous -- et nous ne parlons point pour nous seul, mais pour tous ceux avec lesquels nous sommes en unité de pensée et de cœur --, si nous aimons l'ordre, ce n'est point cet « ordre » dont une dépêche célèbre disait il y a quelque cent ans : « l'ordre règne à Varsovie », ni l' « ordre » que les chars russes ont rétabli à Budapest en 1956. L'ordre que nous aimons, c'est l'ordre chrétien et l'on ne peut pas aimer cet ordre-là si l'on « déteste la justice et la charité ». En appelant le Père Garrigou un homme de droite, il est probable que M. Jacques Maritain a voulu dire que le Père Garrigou aimait l'ordre, il n'a pas voulu dire, et le contexte le montre assez, que le Père Garrigou ait eu, même au plus petit degré, la détestation de la justice et de la charité. Mais alors, c'est qu'il n'y a point univocité, qu'il n'y a point même analogie, qu'il y a pure et simple équivocité entre le terme « homme de droite » tel qu'il est employé dans le passage cité ci-dessus, et le terme « homme de droite » entendu du Père Garrigou-Lagrange.
Que d'ailleurs le Père Garrigou fût un homme de droite, aimant d'un même amour l'ordre, la justice et la charité, cela se sait, et, s'il en était besoin, nous en pourrions porter témoignage. Mais celui de M. Jacques Maritain suffit. Nous préférons, pour reposer un peu le lecteur, raconter au sujet de ce religieux aussi charmant qu'éminent une anecdote qui nous fait peu d'honneur, mais qui en fait beaucoup à sa fine gaîté et qui pourra être aussi profitable à quelque jeune théologien trop vite monté en graine qu'elle nous fut profitable à nous-même.
C'était dans les années qui furent pour M. Jacques Maritain « les années de Meudon », et pour nous nos années romaines, indissociablement remplies par la préparation aux Saints Ordres et par l'intense application à l'étude. Ainsi l'entendait le P. Le Floch qui, de parole et d'exemple, prêchait sans cesse à son ardente maisonnée la devise du fondateur des Spiritains, Claude-François Poullart des Places : *Doctus cum pietate*. La science, oui certes ; mais dans un prêtre que vaudrait la science si la piété ne grandissait avec elle ?
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Avec un de nos confrères, -- car la Règle ne permettait pas à un séminariste de sortir seul dans Rome ; nous venions de faire une longue visite au Père Garrigou-Lagrange, dans sa cellule de l'ancien Collège Angélique, sur le Viminal. La matière de l'entretien nous demeure encore très présente. C'était un tout petit écrit -- une demi-colonne de journal -- qui ne figurera certainement pas dans les *Opera omnia* du Père, qu'il avait signé « Un théologien thomiste » et fait paraître dans un hebdomadaire qui n'eut qu'une courte carrière, la *Gazette française.*
Sommes-nous deux douzaines de survivants à connaître ces infimes circonstances ?
Nous crûmes, dans la conversation, nous être constamment tenu dans les bornes du respect, mais de quoi n'est pas capable un chouan de vingt-cinq ans, diacre depuis quelques semaines, et presque aussi enflammé que saint Étienne ? Qui sait si nous n'avons pas dit au Père que nous le soupçonnions d'être « un homme de gauche » ? Il dut nous échapper quelque véhémence de cette sorte, car le Père sans en rien montrer dans le moment, garda pour la fin la flèche la mieux acérée d'un carquois qu'il avait toujours bien garni. Nous ayant donné congé il voulut nous reconduire jusqu'à l'escalier, par pure cordialité, car il n'était point cérémonieux, pour l'agrément de faire encore un brin de causette, car il était très « causant », et surtout parce qu'il s'agissait pour lui de tirer au bon moment et de ne pas nous *rater*. Nous avions déjà le pied sur la première marche quand il nous rattrapa par un bouton de notre soutane, nous planta devant lui, se planta devant nous et, avec un joyeux redoublement d'accent gascon, nous décocha comme dans Homère ces paroles ailées :
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« Ne soyez pas mûr trop tôt, jeune homme ; autrement quand il faudrait être mûr, vous seriez blet. »
Sur quoi il nous tourna le dos et, cloué sur place, nous l'entendions rire tout seul en regagnant sa cellule d'avoir si bien réussi son coup.
Que faire ? Lui courir après ? nous anéantir à ses pieds ? cela lui eût gâté son plaisir. Nous prîmes le parti de dévaler l'escalier avec notre compagnon, ravi de l'aventure, qui se gaudissait aux larmes, jusque dans la rue et, rentré dans notre propre cellule du séminaire, d'écrire au Père pour le remercier d'une estocade, c'est le cas de le dire, si *magistralement* administrée. Il n'en fut autre chose, si ce n'est que nous nous efforçâmes de ralentir notre maturation. Nos relations ultérieures avec le P. Garrigou-Lagrange ne se ressentirent point de l'incident, que le Père oublia certainement et complètement dans les vingt-quatre heures. Ces relations furent d'ailleurs toujours très espacées. Dans les trente années qui suivirent, nous vîmes le Père trois ou quatre fois, nous échangeâmes des lettres deux ou trois fois. Assez pour nos besoins nous le trouvions dans ses livres. Longtemps nous avons espéré qu'il serait créé Cardinal. Dieu en a autrement disposé.
Nous ne nous retiendrons pas de remarquer ici qu'à l'époque dont nous parlons M. Jacques Maritain ne paraissait pas destiné à fournir un jour de « l'homme de droite » la définition que nous avons examinée plus haut, non plus que celle de « l'intégrisme » que nous examinerons plus bas. Il ne nous paraît pas niable que ce soient des « hommes de droite » qui, les premiers, aient reconnu la rare qualité de sa pensée, la sincérité et la hardiesse de son thomisme, la fierté de son caractère.
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Nous n'avons point su par qui M. Jacques Maritain fut convié à la Semaine thomiste de Rome en 1923 : il le fut probablement sur l'avis du P. Garrigou-Lagrange, mais l'invitation dut lui venir par l'un ou l'autre de ceux qui avaient la charge de mettre sur pied cette entreprise non médiocre : ou bien Mgr Talamo, alors président de l'Académie romaine de saint Thomas d'Aquin, ou bien le P. Gény s.j. ou le P. Le Rohellec C.S.Sp., membres de la même Académie, les deux « chevilles ouvrières » de la Semaine. Dans l'auditoire de M. Jacques Maritain, il y avait douze ou quinze Cardinaux de Curie, la plupart de la création de Pie X ; nous ne jurerions pas que le Cardinal Merry del Val en était, nous jurerions encore moins qu'il n'en était pas. Mais le Cardinal Frühwirht, o.p. en était, et aussi le Cardinal Laurenti. Enfin la Semaine entière était placée sous le patronage et la présidence effective du Cardinal Billot s.j., de qui M. Jacques Maritain, au témoignage du *Carnet de Notes,* était connu depuis 1918 ([^13]). Par infortune, il ne nous souvient pas si le P. Le Floch était présent ; mais puisque nous y étions nous-même avec tant de nos confrères, c'est qu'il faisait crédit à l'orateur ; car eût-il prononcé un de ces « il n'y a pas lieu » par lesquels il avait coutume de marquer que ceci ou cela ne lui agréait point, pas un de nous ne se fût permis d'aller contre ses intentions.
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Sans compter le P. Peillaube et plusieurs autres, voilà beaucoup d' « hommes de droite » qui ne ménagèrent ni leur confiance ni leurs éloges au jeune maître de l'Institut Catholique de Paris. Pourrait-on sans atrocité, dire d'un seul d'entre eux qu'il *détestait la justice et la charité*, et qu'il *préférait l'injustice au désordre ?* Pourrait-on, chez un seul d'entre eux, discerner le moindre trait de ce *noble et beau type d'homme de droite* qu'est, selon M. Jacques Maritain, Frédéric Nietzsche ?
Ainsi nous revenons à dire que les chrétiens ne sont point concernés par de telles définitions.
Quant à Nietzsche, Dieu ait son âme ; ce n'est pas à nous de le damner. Mais nous n'avons pas les yeux qu'il faut pour lui trouver de la noblesse et de la beauté. Il n'a été ici-bas qu'un païen charnel et, très tôt, un syphilitique travaillé par son tréponème, avec les périodes de suractivation cérébrale qui sont la contrefaçon du génie avant la décrépitude précoce de la paralysie générale. Nous ne reconnaissons pas à M. Jacques Maritain le droit de nous infliger un pareil patron, et plus nous y pensons, moins nous comprenons qu'il ait tenu à transcrire dans *Le Paysan de la Garonne* ces pages plus que fâcheuses de la *Lettre sur l'Indépendance*.
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Nous trouvons aussi trop peu digne de lui qu'il parle de l' « intégrisme » comme il fait. Il aurait dû au moins mettre comme nous le mot entre guillemets, pour ne pas paraître prendre à son compte un terme qui à ce jour, n'est pas encore parvenu à s'introduire dans le lexique du magistère romain. Pour comble de disgrâce, cet éclat contre l' « intégrisme » fait suite à l'un des plus beaux passages du livre, à une phrase d'une densité et d'une justesse admirables que nous citons avec applaudissement : « Ce que le peuple de Dieu attend de la sagesse théologique, c'est qu'elle prenne les devants, et coupe l'herbe sous le pied des vains docteurs \[modernistes, anti-thomistes, teilhardiens etc.\] en renouvelant sa propre problématique là où il le faut, et en découvrant, dans une fidélité absolue aux vérités déjà acquises, de nouvelles vérités qui s'ajouteront aux anciennes, et de nouveaux horizons qui enrichiront et élargiront la connaissance, non par quelque tentative imbécile de tout casser pour tout réadapter, au goût du jour, mais par un effort de l'esprit pour voir plus profondément dans le mystère qu'il n'aura jamais fini de scruter. »
Tel a toujours été, nous n'en doutions pas, le propos de M. Jacques Maritain. Et même si, en un point ou un autre de philosophie pratique il lui est arrivé de payer tribut à l'humaine faiblesse, il lui reste la gloire d'avoir dans une large mesure rempli ce noble programme et « d'avoir découvert dans une fidélité absolue aux vérités déjà acquises, de nouvelles vérités... par un effort de l'esprit pour voir plus profondément dans le mystère qu'il n'aura jamais fini de scruter ». Nous citons deux fois, mais c'est si beau !
Seulement, à nos propres maîtres, à nos compagnons de travail, nous n'avons jamais connu d'autre propos ni d'autre programme, et c'est précisément parce qu'ils ont eu et qu'ils ont ce propos et ce programme que les « vains docteurs » modernistes, teilhardiens, anti-thomistes, n'ont cessé depuis cinquante ans, et cela ne paraît pas près de finir, de les traiter d' « intégristes ».
89:112
Il y a là un malentendu si insupportable qu'encore une fois, dût M. Jacques Maritain ne jamais lire ces lignes, nous voulons le détruire dans l'esprit de nos lecteurs.
Nous nions donc qu'il y ait jamais eu ou qu'il y ait présentement un « intégrisme », en cela pleinement d'accord avec l'Église Mère et Maîtresse, puisque celle-ci n'a jamais dégagé du réel observable la notion d'une erreur de doctrine ou de conduite pour la désignation de laquelle elle aurait fait choix du terme « intégrisme » et qui, réciproquement, aurait servi de définition à ce terme. A l'heure où nous écrivons, l'Église ignore ce que c'est qu' « intégrisme », et cette ignorance serait inexplicable et inexcusable si l' « intégrisme » existait, depuis le temps qu'on lui dit (et voilà M. Jacques Maritain qui s'en mêle !) que l' « intégrisme » existe. Nous serions curieux de savoir comment M. Jacques Maritain, qui aime l'Église, s'y prendrait pour rendre compte d'une pareille cécité et d'une pareille surdité. De ce seul chef de la confiance en la perspicacité et en la vigilance de l'Église, la présomption est que l' « intégrisme » n'existe pas.
Entendons qu'il n'existe pas théologiquement, qu'il n'existe pas canoniquement, qu'il n'existe pas réellement. Il existe verbalement comme un terme dénigrant, infiniment commode, parce qu'en l'absence d'une définition d'Église, chacun lui donne l'extension et la compréhension qu'il lui plaît. Les thomistes qui reprochent aux anti-thomistes leur anti-thomisme sont des « intégristes » ; les orthodoxes qui reprochent aux modernistes leur modernisme sont des « intégristes » ; cela va comme sur des roulettes, on répond par une forgerie à un grief fondé, avec le bénéfice supplémentaire d'intimider les faibles par la terreur de passer pour des « intégristes » ; et tout cela n'est guère que la vieille astuce du voleur qui crie au voleur.
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Il y a certes toujours eu, dans l'Église et ailleurs, des esprits étroits, obtus, malveillants, peu capables de discerner l'honnête recherche d'avec la pure témérité ou d'avec l'entreprise de subversion masquée du prétexte scientifique, le dogmatiquement certain d'avec le théologiquement certain, le théologiquement certain d'avec le théologiquement probable, et ainsi de suite ; portés par conséquent à plus de rigidité que l'Église n'en montre dans l'appréciation des opinions. Mais, et nous prions qu'on fasse bien attention à ce point capital, ce ne sont nullement ces pauvres hères que les anti-« intégristes » appellent « intégristes ». Ceux dont on cherche à discréditer la mémoire s'ils sont morts, ou la personne s'ils sont encore de ce monde, en attachant à leur nom cette épithète d'intention diffamatoire étaient (ou sont) des hommes de la plus haute intelligence et d'une science éminente, rompus à toutes les distinctions, sous-distinctions et contre-distinctions nécessaires ou convenables, d'une charité enfin longuement patiente. « Intégrisme » et « intégriste » sont des mots qui ont une histoire, et cette histoire est désormais écrite, elle a été retracée par M. Jean Madiran. Les « intégristes » des trois premières décades du siècle, nous les avons rencontrés tout à l'heure dans l'*Aula Magna* de la Chancellerie Apostolique, écoutant M. Jacques Maritain, ou en parfaite entente avec ceux qui l'écoutaient : « intégriste » a été réputé le Cardinal Merry del Val dont la cause de béatification est introduite ; « intégriste » le cardinal Billot que nous avons vu déposer la pourpre sur l'injonction de Pie, XI avec autant d'allégresse qu'il avait eu de peine à la revêtir sur l'injonction de saint Pie X ; « intégriste » le P. Le Floch qui survécut vingt-trois ans à une supériorité de vingt-trois ans au Séminaire pontifical français, dans une retraite si effacée qu'il ne rompit le silence qu'une seule fois pour défendre, quand il en eut permission du Saint-Siège, son honneur de Consulteur du Saint-Office, indignement outragé par Mgr Durand, évêque d'Oran, et Mgr Gieure, évêque de Bayonne, deux zélés anti-« intégristes » de ce temps-là.
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Nous pourrions citer d'autres noms, ces trois-là suffisent pour faire voir de quelle qualité étaient les « intégristes » de cette génération, et quel avantage trouvaient (trouvent encore) à les diffamer les modernistes, crypto-modernistes, et antithomistes d'hier ou d'aujourd'hui.
Quant au temps présent, nous ne ferons point de « personnalités ». Le Concile a été, il fallait s'y attendre, une occasion superbe de reprendre, aux mêmes fins que précédemment, les mêmes termes d' « intégrisme » et d' « intégriste ». On lira là-dessus, avec une particulière édification, les chroniques du *Monde,* du *Figaro* et des *Études*. Ceux qui se proposaient, sous le prétexte de l'esprit du Concile, d'introduire dans le catholicisme des changements substantiels, ceux qui avaient juré male mort aux Congrégations romaines et notamment à la Suprême Congrégation du Saint-Office, avaient sous la main cette vieille arme rouillée que de plus délicats eussent eu honte de ramasser. Faute d'imagination, ou faute d'honneur, ou pour toute autre cause, ils l'ont reprise, et nous avons vu leurs plumes cracher de l' « intégrisme » et de l' « intégriste » à en veux-tu en voilà.
M. Jacques Maritain y met plus d'élégance. Il prend au moins la peine de définir l' « intégrisme » qui, selon lui, « s'empare de formules vraies qu'il vide de leur contenu vivant et qu'il gèle dans les réfrigérateurs d'une inquiète police des esprits ». Définition à laquelle nous n'aurions rien à redire non plus qu'à aucune autre, s'il ne s'agissait que de définir un mot : les mots n'étant que des signes conventionnels, l'attribution d'un signe à un signifié n'appartient pas à l'ordre du jugement et n'implique ni vérité ni erreur. Rien ne nous empêche de convenir que l' « intégrisme » est la propriété que possèdent certaines poires de devenir tricolores en hiver, aussi longtemps que nous n'affirmons rien sur l'existence ou l'inexistence de telles poires *in rerum natura*.
92:112
Mais il en va autrement dès que l'idée à laquelle on convient d'affecter un signe verbal déterminé se donne pour une notion tirée de la réalité observable ou historiquement accessible. Il ne fait aucun doute que c'est une définition de cette deuxième sorte, impliquant un jugement d'existence, que M. Jacques Maritain s'est proposé d'apporter et nous rejetons cette définition comme sans rapport avec la réalité.
Que remarquons-nous ? Si nous jouions au jeu des portraits et que nous prononcions les mots suivants : « il s'empare de formules vraies qu'il vide de leur contenu vivant » en demandant « qui est-ce ? », tout le monde répondrait en chœur « Le modernisme » et se plaindrait que nous posons des questions trop faciles qui ne laissent rien à deviner, car tout le monde sait depuis *Pascendi* que le propre du modernisme est précisément de s'emparer « de formules vraies qu'il vide de leur contenu vivant ». Voilà donc l' « intégrisme » identifié au modernisme par les propres soins de M. Jacques Maritain. C'est un de ces cas où Léon Bloy recommande dans l'*Exégèse des Lieux communs* de tourner le dos au tableau noir, de passer la tête entre les jambes, et de regarder à l'envers pour voir à l'endroit.
Quant à la deuxième partie de la définition concernant des « formules vraies » que l' « intégrisme » « gèle dans les réfrigérateurs d'une inquiète police des esprits », ce n'est qu'une métaphore, ingénieuse tant qu'on voudra, mais une métaphore ; nous passons. Suit l'affirmation que « ce n'est pas la vérité qui lui tient réellement à cœur », que « dans les formules qu'il gèle, l'intégrisme (M. Maritain ne met pas les guillemets) voit *des moyens humains de sécurité* », et autres de ce genre. Pour une fois M. Jacques Maritain *teilhardise* et caracole sur une licorne dans l'espace à n dimensions.
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Car enfin, non plus que le modernisme, l' « intégrisme » n'est une idée subsistante. Si l' « intégrisme » existe, il n'existe que comme un système d'*habitus*, de dispositions cognitives et appétitives subjectées en dernière analyse dans de certaines personnes qui seraient appelés « intégristes » à raison de la présence en elles de ce système d'*habitus*. Dans le cas présent, la réalité observable ou historiquement accessible, ce sont les personnes que leurs adversaires et ceux qui se laissent abuser par leurs adversaires ont appelées ou appellent les « intégristes ».
A ce point, que M. Jacques Maritain veuille bien faire l'opération de retour au concret qui permet seule la vérification d'un jugement d'existence. Le cardinal Billot est l'un des hommes qui ont été et qui sont le plus persévéramment et le plus indubitablement taxés d' « intégrisme ». Si M. Jacques Maritain remplace dans sa définition le mot « intégrisme » par les mots : le cardinal Billot, il se trouvera qu'il aura écrit : « le cardinal Billot s'empare de formules vraies qu'il vide de leur contenu vivant et qu'il gèle dans les réfrigérateurs d'une inquiète police des esprits... ce n'est pas la vérité qui tient réellement à cœur au cardinal Billot... dans les formules qu'il gèle le cardinal Billot voit et chérit des moyens humains de sécurité. » Avec la même exactitude, un quelconque sous-brigadier de l'anti-« intégrisme » pourrait continuer : « La veille de sa mort, l'ex-cardinal Billot vola les tours de Notre-Dame pour les emporter dans l'autre monde, à preuve que depuis 1933 chacun peut constater que Notre-Dame est mutilée de ses tours. » Ce que constateront ceux qui y iront voir c'est que les tours de Notre-Dame sont toujours là, mais on calcule que bien plus nombreux seront ceux qui n'y iront pas voir et que parmi ceux-ci beaucoup en croiront la clameur dûment *orchestrée* de la disparition des tours de Notre-Dame plutôt que la protestation dûment étouffée des témoins qui affirment qu'ils viennent de les voir à leur place. Ainsi, et non autrement, a été fabriqué le mythe de l' « intégrisme ».
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Depuis tantôt un demi-siècle, de notre première soutane à la fin du récent Concile, les vicissitudes de notre vie ont fait, sans que nous y ayons mis beaucoup du nôtre, car nous sommes peu curieux des hommes, que nous avons connu presque tout ce qu'il y a d' « intégristes » sous la calotte des cieux, tant clercs que laïcs. C'est ce qui nous permet d'écrire en toute assurance que si la description de M. Jacques Maritain exprime fort bien ce *qu'on veut faire croire que sont* les « intégristes », elle ne correspond en rien à ce qu'ils sont.
M. Jacques Maritain a beau écrire : « J'ai pas mal souffert moi-même des procédés et des accusations et dénonciations intégristes », c'est ce que nous ne lui accordons pas. Comme tout écrivain qui livre sa pensée au public, M. Jacques Maritain est exposé à la contestation ; comme tout écrivain catholique, il est exposé à se voir déféré au Saint-Siège par ceux qui jugent doctrinalement inacceptables telles ou telles de ses vues ; il n'ignore pas qu'en dépit de toutes les déclamations cette dénonciation est parfaitement légitime, qu'elle est un droit et un devoir reconnus à tous les fidèles par le canon 1317 encore en vigueur. Mais pour qu'une accusation ou dénonciation soit « intégriste », il faut qu'elle vienne, selon les propres termes de M. Jacques Maritain, d'un homme qui « s'empare de formules vraies qu'il vide de leur contenu vivant et qu'il gèle dans les réfrigérateurs d'une inquiète police des esprits » ; d'un homme à qui « ce n'est pas la vérité qui tient réellement à cœur » ; d'un homme qui « dans les formules qu'il gèle voit et chérit des moyens humains de sécurité ».
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Si au contraire les accusations ou dénonciations viennent d'hommes qui ne s'emparent point de formules vraies mais qui les reçoivent humblement, qui ne les vident point de leur contenu vivant mais le respectent, en vivent et en font vivre leur prochain du mieux qu'ils peuvent, d'hommes à qui la vérité tient à cœur aussi réellement qu'à M. Jacques Maritain lui-même, d'hommes enfin qui dans les formules que d'ailleurs ils ne gèlent point ne voient ni ne chérissent des moyens humains de sécurité, mais des vérités déjà acquises à l'égard desquelles ils pensent comme M. Jacques Maritain que l'on doit demeurer « dans une fidélité absolue », alors nul moyen de dire que ces accusations ou dénonciations sont des accusations ou dénonciations « intégristes ». Assurément il n'est jamais agréable, il peut être infiniment douloureux d'être accusé et dénoncé jusque par-devant la Première Chaire ; mais c'est trop vite fait, même quand on est M. Jacques Maritain, de dire qu'on n'a pu l'être que par des « intégristes » ; par des hommes que leurs adversaires appellent ainsi, c'est possible et nous n'en savons rien ; mais ces hommes se conduisent par d'autres maximes que celles que leur impute le mythe de l' « intégrisme ».
Nous pensons du reste, -- et nous finirons là-dessus, car il est plus que temps de finir --, que M. Jacques Maritain fait trop bon marché de ce qu'il appelle le repos, la fixité, la sécurité. Le repos dans l'erreur, la fixité dans l'erreur, la sécurité dans l'erreur sont de grands maux. Mais le repos, la fixité, la sécurité dans la vérité sont des biens très précieux et très nécessaires au peuple fidèle. Le christianisme n'est pas une religion de mandarins. « Celui que Dieu condamne à être philosophe... », a écrit quelque part M. Jacques Maritain. Tout le monde ne tombe pas sous cette redoutable condamnation ! Il a manqué à M. Jacques Maritain d'être voué *par état* pendant trente ou trente-cinq années consécutives au service de ceux qui sont pauvres de toutes les pauvretés de l'esprit : pauvreté de l'intelligence, pauvreté de l'éducation, pauvreté de la culture, pauvreté de loisir, et qui sont en outre sujets à toutes les passions de la plus médiocre humanité.
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Nous ne le lui reprochons pas, *non omnia possumus omnes*, nous avons tous nos limites et nous avons tiré trop grand profit des ouvrages de M. Jacques Maritain pour regretter qu'il n'ait pas plutôt employé son temps à catéchiser des rescapés de bidonvilles. Mais si ces lignes viennent sous ses yeux, qu'il en croie un prêtre « intégriste » dont la vie se consume dans ce ministère. Ce dont sont capables ces pauvres parmi les pauvres, ce n'est pas de prendre leur élan sur le tremplin des vérités acquises pour découvrir des vérités nouvelles ; ce n'est point leur affaire, ce n'est point leur office, ce n'est point leur grâce. Mais ils peuvent recevoir les vérités anciennes, et ce sont les vérités principales, car les vérités principales ne sont plus à découvrir, ni celles qui sont l'objet propre de la foi théologale, ni celles dont l'ensemble compose cette théologie, cette philosophie et cette spiritualité élémentaires qui appartiennent à l'enseignement ordinaire de l'Église. Il faut seulement deux choses : premièrement, que ce corps de vérités leur soit proposé avec une crédibilité suffisante, mais qu'il soit proposé par l'Église lui confère une crédibilité suffisante, et d'ailleurs la seule accessible aux pauvres dont nous parlons ; deuxièmement, que le dit corps de vérités soit présenté sous une forme simple sans doute, mais surtout ferme et arrêtée.
Le 7 septembre 1917, M. Jacques Maritain écrivait à Pierre Villard : « Je vous envoie un petit livre que j'aime beaucoup : un catéchisme rédigé sur l'ordre et sur les conseils du saint Pape Pie X. Vous serez peut-être content d'avoir sous la main ce résumé très simple d'une doctrine vaste comme l'infini. »
Et Pierre Villard répondait le 21 octobre 1917 : « Comment ne pas être touché par l'admirable sagesse d'une doctrine qui s'exprime en formules si pleines et si fermes ! » ([^14])
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Le « saint Pape Pie X » est maintenant le Pape saint Pie, X, et Pierre Villard n'était pas exactement l'un de ces pauvres auxquels nous pensons. Néanmoins c'était un pauvre, non seulement en ce qu'il était privé de la richesse de la foi, mais en ce qu'il lui manquait ce que M. Jacques Maritain eut l'inspiration de lui offrir, un « résumé très simple d'une doctrine vaste comme l'infini ». Cette brochure de quarante pages que nous avons longuement pratiquée, nous espérons que M. Jacques Maritain n'en fait pas moins de cas aujourd'hui qu'il y a cinquante ans. Ni saint Pie X, ni d'ailleurs le Concile de Trente ou saint Pierre Canisius n'ont transféré « la primauté à la sécurité humaine » ; la primauté demeure à la vérité divine. Mais l'Église qui sait comme Jésus « ce qu'il y a dans l'homme », sait par là même qu'à ceux qui n'ont ni la capacité ni le devoir d'état d'être des chercheurs de vérités nouvelles, c'est-à-dire aux neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millionièmes de l'humanité, elle doit offrir maternellement, d'une doctrine « vaste comme l'infini », un résumé simple auquel les simples puissent adhérer dans la simplicité de leur cœur. Et c'est seulement ainsi, dans cette « fidélité absolue aux vérités acquises », que jusqu'aux plus déshérités dans le peuple chrétien peuvent trouver ce que saint Thomas appelle vingt fois le repos de l'intelligence dans la vérité : *quiescit intellectus in veritate*.
Ce repos est d'ailleurs, et cela aussi saint Thomas le dit et le redit, la plus haute activité. Mais dans la plupart des chrétiens, l'activité qui prend origine dans le repos actif de l'adhésion à la vérité proposée par l'Église, ce n'est pas une activité de recherche et d'invention, c'est une activité de prière. Les dernières pages du *Paysan de la Garonne* sont une exhortation à la vie de prière, exhortation deux fois émouvante, et par l'élévation de la pensée, et par la présence spirituelle de celle dont M. Jacques Maritain a suivi de plus près que personne l'ascension vers Dieu.
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« On peut, écrit M. Jacques Maritain, faire oraison dans le train, dans le métro, dans la salle d'attente du dentiste. On peut aussi avoir fréquemment recours à ces courtes prières lancées comme un cri, que les anciens recommandaient tant. » On le peut certainement, de ce pouvoir que les théologiens appellent pouvoir *éloigné*. Les gens intelligents et savants en ont même, nous le voulons bien, le pouvoir *prochain* grâce à leur intelligence et à leur science. Mais chez ceux qui ne sont point intelligents, point savants, chez les humbles, les ignorants, ceux que nous avons appelés « les pauvres », le pouvoir *prochain* de la vie de prière exige de la part de l'Église une préservation et une protection par *voie d'autorité.* Étrangement peut-être, mais moins qu'il ne semble, la dernière réflexion que nous inspire le *Paysan de la Garonne* c'est que l'affaiblissement de l'autorité du Siège romain dans l'Église est le plus grand malheur, parce qu'il livre sans défense comme des brebis sans pasteur, à la fausse sagesse cruelle et tyrannique des « vains docteurs », l'innombrable peuple orphelin des pauvres de Jésus-Christ.
V.-A. Berto.
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### La Garonne et le Danube
par Henri Rambaud
*Romains, et vous Sénat assis pour m'écouter,*
*Je supplie avant tout les dieux de m'assister :*
*Veuillent les immortels, conducteurs de ma langue,*
*Que je ne dise rien qui doive être repris !*
*Sans leur aide ; il ne peut entrer dans les esprits*
*Que tout mal et toute injustice*
*Faute d'y recourir, on viole leurs lois.*
LA FONTAINE,\
Le Paysan du Danube.
C'EST GRANDE SAGESSE à Jean Madiran d'avoir voulu que, sur *le Paysan de la Garonne*, plusieurs voix se fassent entendre dans *Itinéraires.* Parce que l'ouvrage est moins net qu'il ne semble d'abord et pourrait ainsi prêter, même dans *Itinéraires*, à des jugements discordants, que la justice requiert qui s'équilibrent et se composent. Je suis bien aise d'en avoir toute liberté de ne pas farder le mien. Voisinant avec d'autres, il n'engagera que moi, pour qui seul aussi sera le dommage s'il paraît à certains venir de trop près du Danube, sinon du Danube lui-même, plutôt que des rives de la Garonne.
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Car Maritain a-t-il relu la fable de La Fontaine avant d'en tirer son titre ? Il y eût trouvé une éloquence autrement verte et directe que la sienne ; si verte, en vérité, que je n'en ai ci-dessus transcrit que l'exorde, crainte que la suite, non moins digne d'attention pourtant, ne reçut une application qui dépassât ma pensée. Mais aussi l'orateur de la fable s'attendait-il, ce sont ses derniers mots, que la mort vînt punir « une plainte un peu trop sincère ».
Ce n'est pas que, pour n'être, même débordée, qu'un fleuve beaucoup plus modeste, cette Garonne ne roule, dans la turbulence de ses eaux, bien des vérités toutes d'or : sur la restauration nécessaire de la métaphysique, sur le mystère de l'Église, sur l'urgence de faire passer, dans l'apostolat lui-même, et pour la fécondité même de cet apostolat, « la vie d'oraison et d'union à Dieu » avant « la fascinante efficacité de l'action collective autant que possible technicisée » (pp. 286-287), -- je dirai plus généralement sur tout ce qui touche à la vie spirituelle. J'ai regret de ne pas m'arrêter à cet aspect de l'ouvrage, le meilleur de bien loin ; mais c'est par ce qu'il a d'actuel que le livre a frappé, et là, je me sens plus partagé.
\*\*\*
Il n'empêche que, même dans ces pages qui ne me satisfont qu'à demi, la reconnaissance doit l'emporter. Quand *le Paysan de la Garonne* ne contiendrait que la phrase que tout le monde a relevée sur « la fièvre néo-moderniste fort contagieuse, du moins dans les cercles dits « intellectuels », auprès de laquelle le modernisme du temps de Pie X n'était qu'un modeste rhume des foins » (p. 16), il serait capital que la comparaison ait été faite, et faite par Maritain.
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Et, je sais, d'autres avaient dit la même chose avant lui ; mais, sous leur plume, ce n'était qu'une opinion ([^15]) et, sous la sienne, c'est un événement. Faut-il que ce « néo-modernisme » crève les yeux pour qu'un homme aussi soucieux de ne pas être suspect d' « intégrisme » que Maritain, simplement parce qu'il est chrétien, ait jugé nécessaire de le dénoncer !
Il n'est pas moins capital qu'il ait ailleurs (pp. 173-187, 291-292 et 379-390) rejeté résolument le teilhardisme. Et j'entends bien que de la part d'un thomiste ce rejet va de soi, qu'il devrait même aller de soi de la part d'un chrétien, et que, là non plus, Maritain n'est pas le premier en date ni même, de beaucoup, le plus pertinent. Mais ce qui compte est qu'il ait publiquement pris position, je dis du bon côté. Même raison : parce qu'on peut espérer que sa voix portera plus loin que ne le peuvent celles qu'il ne se gêne pas pour discréditer comme « intégristes » précisément.
Qu'est-ce donc, dans cet accord foncier, sur ces deux points, qui me laisse insatisfait ? Sur le plan des idées, que Maritain n'ait pas assez explicitement marqué en quoi le modernisme d'aujourd'hui, tout en se distinguant du modernisme des années 1900, relève pourtant de la même inspiration, à laquelle, de plus, il aurait dû rattacher expressément Teilhard. Et sur le plan des faits, qu'il n'ait pas vu, ou pas osé dire, ce qui rend la crise présente infiniment plus redoutable que la menace naguère jugulée par l'humble « curé de campagne » -- mais exceptionnellement doué pour rendre à ses frères dans le Christ le service de les gouverner -- que l'Église nous a donné la joie d'avoir à nommer aujourd'hui saint Pie X.
\*\*\*
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L'explication de la première lacune n'est pas à chercher bien loin : elle est tout bonnement, pour m'exprimer avec une rusticité danubienne, que Maritain connaît fort mal Teilhard, chose excusable, après tout, de la part d'un philosophe pour qui la fréquentation de la somme teilhardienne ne peut représenter qu'une perte de temps.
L'a-t-il lu, je dis le principal de l'œuvre publiée ? Je n'en vois aucun signe, et bien des raisons de penser le contraire. Il n'en cite d'original, en tout et pour tout, que les *Lettres* récemment publiées à *Léontine Zanta* (pp. 175 et 182-183), dont il a fort bien su relever, et commenter excellemment, la plus inadmissible de toutes ([^16]) ; à quoi s'ajoute mention, sans plus, de ses *Réflexions sur le Progrès* ([^17]) que Teilhard lui avait envoyées (p. 174), et de *la Messe sur le Monde* (p. 176). C'est peu pour fonder un jugement d'ensemble. Au vrai, tout ce que Maritain dit de Teilhard dans le corps du volume repose exclusivement sur ces *Lettres à Léontine Zanta,* et sur les deux études suivantes : le petit *Teilhard de Chardin*, de Claude Cuénot ([^18]), livre d'un teilhardolâtre, mais très précieux par ses longues citations de textes capitaux, et qui, du moins, du fait que, n'étant pas catholique, l'auteur ne s'embarrasse pas de rendre Teilhard orthodoxe, est honnête ;
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et *Le Cas Teilhard de Chardin*, d'Étienne Gilson ([^19]), qui lui-même n'est pas familier avec l'œuvre de Teilhard ([^20]), et pour la même raison que Maritain : parce qu'il a infiniment mieux à faire. Puis, son chapitre écrit avec ces trois ouvrages sur sa table, Maritain ajoutait « sur épreuves » une très importante Annexe (pp. 383-390), beaucoup plus précise et sévère, avec deux autres sources d'information : *Le Père Teilhard de Chardin et la Théologie,* de Claude Tresmontant ([^21]) et *La synthèse du Père Teilhard de Chardin est-elle dissociable *? du cardinal Journet ([^22]).
Je ne conclus nullement qu'il faille de ce chef invalider les pages de Maritain sur Teilhard. Il a fort bien choisi ses informateurs, tous quatre travailleurs sérieux, et, la fermeté de son christianisme aidant, sa critique du teilhardisme reste foncièrement juste ([^23]). Ce n'en sont pas moins des méthodes de travail qui devraient être confinées dans l'enseignement oral ou le journalisme, où la hâte excuse bien des choses et qui ne prétendent pas à la même précision que le livre. Comme s'il pouvait y avoir de critique, si bon soit-il, qui vaille la pratique assidue de l'œuvre elle-même ! « Il n'est pas nécessaire d'en partir ; mais c'est toujours sur elle qu'il faut se fonder, et il ne suffit même pas de s'y reporter pour faire de solide travail, il faut y être constamment revenu, avoir vécu avec elle, car ce n'est pas en un jour, ni même en plusieurs, qu'on parvient à comprendre un auteur, cela ne s'obtient qu'à la longue ; mais alors, à force de le lire et relire, il finit, disait Sainte-Beuve, « par se dessiner avec ses propres paroles » ([^24]).
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Voilà le soin que Maritain n'a visiblement pas pris et la conséquence en est très regrettable. Car il me répondrait bien vainement que Teilhard n'était pas son sujet. Sans doute. Mais le néo-modernisme de notre temps, qu'il dénonce avec tant de raison, lui, en faisait une partie essentielle, et ce n'est pas une lacune si petite que, traitant de ce néo-modernisme, nulle part Maritain n'applique à Teilhard la qualification de moderniste, néo ou pas, alors qu'il la mérite éminemment si le modernisme est proprement l'hérésie qui consiste à maintenir les formules des définitions dogmatiques en en changeant le sens pour adapter le dogme à l'état présent de la science : ce qui en fait, dit très bien Maritain, « une espèce d'apostasie « immanente » », c'est-à-dire « décidée à rester chrétienne à tout prix » (p. 16).
Je n'ignore pas que la qualification de moderniste est rarement appliquée à Teilhard, même par des adversaires résolus ([^25]). Elle est pourtant celle qui caractérise le mieux sa pensée. Ce qui trompe est que la science à laquelle Loisy et Teilhard se réfèrent n'est pas la même, Teilhard n'ayant rien d'un exégète ou d'un historien ; mais sur l'évolution des dogmes requise par le nouvel âge de l'humanité, qui est l'âme du modernisme, leur accord est total.
Car voici du Teilhard :
Aussi longtemps que la société humaine n'avait pas franchi le stade familial, « néolithique », de son développement (c'est-à-dire jusqu'à l'aurore de la phase scientifique-industrielle moderne), il est clair que l'Incarnation ne pouvait trouver, pour s'exprimer, que des symboles de nature juridique.
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Mais depuis la découverte contemporaine des grandes unités et des vastes énergies cosmiques, une signification nouvelle, plus satisfaisante, commence à se dessiner pour les paroles anciennes ([^26]).
Et voici du Loisy :
Ce qui n'est pas moins naturel, c'est que les symboles et les définitions dogmatiques soient en rapport avec l'état général des connaissances humaines dans le temps et le milieu où ils ont été institués. Il suit de là qu'un changement considérable dans l'état de la science peut rendre nécessaire une interprétation nouvelle des anciennes formules, qui, conçues dans une autre atmosphère intellectuelle, ne se trouvent plus dire tout ce qu'il faudrait, ou ne le disent pas comme il conviendrait. Dans ce cas, l'on distinguera entre le sens matériel de la formule, l'image extérieure qu'elle présente et qui est en rapport avec les idées reçues dans l'antiquité, et sa signification proprement religieuse et chrétienne, l'idée fondamentale qui peut se concilier avec d'autres vues sur la constitution du monde et la nature des choses ([^27]).
Thèse identique sur le fond, s'il y a plus de subtilité chez Loisy. Rapprochons maintenant du quatrième paragraphe du *Serment anti-moderniste*, qu'ayant été ordonné en 1911, Teilhard dut prêter :
Je rejette absolument la supposition hérétique de l'évolution des dogmes, d'après laquelle ces dogmes changeraient de sens pour en recevoir un différent de celui que leur a donné l'Église.
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Je crains bien aussi que l'autorité de Maritain ne contribue à répandre de l'homme qu'était Teilhard une idée tout à fait fausse. Plus exactement, il nous en propose deux idées, qui ne s'accordent pas entre elles : il y a celle de la dernière section du chapitre V, qui reproduit, avec de légères aggravations, le jugement de Gilson ; et il y a celle de l'Annexe « ajoutée sur épreuves », en dépendance étroite des études de Claude Tresmontant et du cardinal Journet. Je m'occuperai d'abord de la première, qui est la plus en vue et a des chances d'être seule retenue, et j'irai droit à l'essentiel, qui est le problème de la piété de Teilhard ([^28]).
C'est un problème qui n'est pas simple, parce que, si cette piété n'est pas douteuse, la question est de savoir quel en était le véritable objet. Et j'ai bien peur que Gilson (suivi expressément par Maritain) ne l'ait résolu trop vite en assurant que s'était toujours maintenue en Teilhard, « intacte et comme miraculeusement préservée sous de continuelles alluvions scientifiques ou, autres, la pépite d'or pur de la piété et de la foi de son enfance ». « Le Christ Cosmique, ajoute Gilson, fut d'abord, pour lui l'Enfant Jésus, et il devait toujours le rester. Le nouveau-né de Noël est exactement le même, qui devint l'enfant de Bethléem et le Crucifié, le Principe Moteur et le Noyau collecteur du Monde lui-même ». ([^29])
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Vraiment ? Il ne suffit tout de même pas, pour n'en douter point, après avoir entendu Teilhard le matin du 27 octobre 1954 réclamer ce « métachristianisme que nous attendons tous », de l'avoir vu l'après-midi du même jour, « assis dans un fauteuil, totalement insensible à ce qui se passait autour de lui et absorbé dans la lecture de son bréviaire » ([^30]) !
Je n'entends nullement par là insinuer que Teilhard mît en doute l'existence historique de Jésus-Christ. Il y croit certainement, et pour deux raisons : parce que sa foi chrétienne l'y oblige indubitablement et qu'il veut rester chrétien ; et parce que « les lois profondes de l'Évolution » l'ont convaincu « que le Christ-Universel ne saurait apparaître à la fin des temps au sommet du Monde s'il ne s'y était préalablement inséré en cours de route, *par voie de naissance*, sous la forme d'un élément » ([^31]). Mais le point est que le Jésus de l'Évangile ne l'intéresse pas, parce qu'il ne pense pas qu'à l'homme du siècle vingtième ce que les évangélistes nous en apprennent n'apporte rien de bien précieux. Gilson et Maritain crieront-ils que j'exagère ? Je n'en serais pas choqué, je ne suis pas moi-même venu du premier jour à cette vue, tant ce sentiment me paraissait inconcevable dans le cœur d'un chrétien.
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Mais les textes sont là. Qu'ils veuillent bien relire ce paragraphe de la *Messe sur le Monde*, dite innocemment par Maritain « le grand texte de Teilhard » (p. 176), alors que cette *Messe* est aussi réellement, quoique inconsciemment, blasphématoire qu'elle est littéralement magnifique :
« Seigneur. » Oh, oui, enfin ! par le double mystère de la Consécration et de la Communion universelles, j'ai donc trouvé quelqu'un à qui je puisse, à plein cœur, donner ce nom ! Tant que je n'ai su ou osé voir en Vous, Jésus, que l'homme d'il y a deux mille ans, le Moraliste sublime, l'Ami, le Frère, mon amour est resté timide et gêné. Des amis, des frères, des sages, est-ce que nous n'en avons pas de bien grands, de bien exquis, et de plus proches, autour de nous ? Et puis, l'Homme peut-il se donner pleinement à une nature seulement humaine ? Depuis toujours, le Monde au-dessus de tout Élément du Monde, avait pris mon cœur, et jamais, devant personne autre, je n'aurais sincèrement plié. Alors, longtemps, même en croyant j'ai erré sans savoir ce que j'aimais. Mais, aujourd'hui que par la manifestation des pouvoirs supra-humains que vous a conférés la Résurrection, vous transparaissez pour moi, Maître, à travers toutes les puissances de la Terre, alors, je vous reconnais comme mon Souverain et je me livre délicieusement à Vous ([^32]).
Je ne dirai pas que cette page implique que Jésus n'ait été Dieu qu'à partir de la Résurrection : ce serait en forcer la portée. Mais elle manifeste du moins une absence totale d'intérêt pour l'enseignement de Jésus du temps de sa vie mortelle : nous avons aussi bien, et plus proche. On voit par là l'inconvénient qu'il peut y avoir à ne pas être familier avec l'œuvre dont on parle. S'ils avaient eu ce texte présent à la pensée, Gilson aurait sans doute été moins affirmatif pour attester chez Teilhard la perpétuité de « la pépite d'or pur de la piété et de la foi de son enfance », Maritain moins docile à l'en croire.
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Et peut-être aussi Gilson aurait-il mis avec moins d'assurance, à l'origine de l'œuvre teilhardienne, « une expérience religieuse dont la profondeur et l'authenticité chrétienne ne font aucun doute », mais maladroitement conceptualisée « dans un langage imprécis » ([^33]). Une partie de la formule pourrait pourtant être admise, mais à la condition de préciser que cette « expérience », de nature en effet « religieuse » (car Teilhard est une âme éperdue d'adoration), ne relevait pas du « spirituel chrétien », mais de l'extase devant le Monde. C'est même le drame de Teilhard, qu'il pourrait bien à de certaines heures avoir ressenti comme poignant. Sa pensée spontanée n'est nullement chrétienne ; mais il n'en entend pas moins, et très sincèrement, rester chrétien, de sorte que son problème est de trouver le moyen d'adorer le Monde sans perdre Jésus-Christ. Et c'est bien ce qui le condamnait au modernisme : il ne pouvait garder la lettre du dogme qu'en en changeant l'esprit, pour faire de la personne de Jésus-Christ le Moteur de l'Évolution et aboutir, au terme, à l'unification du Monde en Dieu « par l'incarnation » ([^34]).
Il va de soi que ni Gilson, ni Maritain ne sont tentés d'admettre cette croyance aberrante. Il est tout de même fâcheux qu'ils aient cru à une expérience proprement spirituelle. Heureusement que, pour Maritain, le cardinal Journet a passé derrière Gilson et remis les choses en ordre en citant une phrase qui lui a « fait presque regretter \[pourquoi : presque ?\] d'avoir suggéré \[...\] que dans l'expérience religieuse de Teilhard des touches de mystique surnaturelle aient sans doute passé », c'est-à-dire, explique Maritain, que son âme ait été « surnaturellement élevée à l'expérience des choses divines par la grâce des vertus théologales et des dons du Saint-Esprit ».
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« Plus j'y pense, conclut-il, plus cela me paraît douteux. » (pp. 386-387) J'aurais dit plus hardiment que c'est se moquer du monde que de prétendre nous le faire accroire, mais c'est aussi que j'écris des bords du Danube où la litote est figure de rhétorique inconnue ; car, pour le fond, la différence n'est pas grande.
Si bien que, finalement, cette Annexe se termine sur cette parole définitive. « Il était décidément un grand imaginatif. » (p. 390)
Il ne fallait qu'avoir la patience de l'attendre.
\*\*\*
Si je me suis ainsi attardé au jugement de Maritain sur Teilhard, ce n'est pas seulement parce que, de tous les points touchés par *le Paysan de la Garonne*, c'est celui que je connais le mieux ; c'est plus encore parce que Teilhard est le seul auteur catholique nommément pris à partie par l'ouvrage. Réserve pleinement délibérée, Maritain déclarant ne s'être pas proposé « de faire un tableau sociologique ou clinique » de notre temps, et seulement avoir voulu s'interroger « non pas sur lui, mais à propos de lui » sur « les idées qu'on y rencontre à tous les coins de rue, et dont quelques-unes ont bien besoin d'être débarbouillées » (pp. 23-24).
C'était évidemment son droit de s'en tenir là, et, encore une fois, il faut lui savoir gré du travail accompli. Tel quel, il reste précieux. Je me demande seulement si, avec son autorité, Maritain n'eût pas fait œuvre plus utile encore en se jetant dans la bagarre.
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Car enfin ce que nous avons à combattre n'est pas tellement le teilhardisme proprement dit dont les ratiocinations à perte de souffle ne feront jamais qu'un nombre limité d'adeptes, c'est le modernisme d'aujourd'hui, qui n'est certes pas sans relation avec sa pensée, mais qui ne se confond pourtant pas avec elle et qui s'incarne dans des œuvres, dans des actes... Mais, après tout, ce que j'en dis là, c'est peut-être parce que je ne suis pas philosophe.
Je regrette surtout qu'il n'ait pas marqué plus nettement ce qui rend la situation présente incomparablement plus grave que la crise contre laquelle lutta, non sans succès le temps de son pontificat, saint Pie X. Car l'aggravation ne tient pas à la nature de l'erreur : celles d'un Loisy et de ses pairs n'étaient pas moins mortelles déjà. Mais elles étaient moins répandues ; « fort contagieuses », certes, « dans les cercles dits « intellectuels » » et chez « les penseurs avancés », pour reprendre les expressions de Maritain à propos du néo-modernisme d'aujourd'hui, elles passaient au-dessus de la tête de la masse des fidèles. La discussion était peut-être plus vive, du fait de la résistance assez générale des cadres, avec bien des nuances d'ailleurs, mais à peu d'exceptions près ([^35]) ; elle était aussi plus précisément technique, ayant lieu entre gens du métier ; le troupeau ne se sentait pas directement concerné.
Il n'en est pas de même aujourd'hui.
Le modernisme qui sévit peut paraître à première vue moins grave, pour rester jusqu'à présent moins doctrinal que pratique. En revanche, il occupe une position sociologique beaucoup plus forte que celui d'avant-hier et se trouve par là en mesure de s'insinuer insensiblement dans la pensée d'un nombre considérable de fidèles qui, spontanément, n'y seraient pas portés.
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Maritain a remarquablement bien vu le premier point et l'on ne peut que reprendre ses termes, où je ne vois rien à contester ni même beaucoup à ajouter. Il a tout dit en déclarant que le péril réside avant tout dans « *une sorte d'agenouillement devant le monde *» (p. 85), attitude qui manifeste bien un esprit, mais qui va rarement jusqu'à la profession de la doctrine qu'il implique, pour la raison majeure que « la plupart des chrétiens agenouillés devant le monde pensent peu » (p. 86) : ce qui toutefois ne saurait suffire à rassurer, l'infirmité gardant assez bien de professer une hérésie, mais n'empêchant pas de la vivre. Et c'est bien proprement d'une hérésie qu'il s'agit, dès l'instant que ce « comportement de fait » (p. 85) s'explicite, puisqu'il revient à faire de nos devoirs envers le monde, d'ailleurs parfaitement réels, nos premiers ou même nos seuls devoirs : ce qui u'aboutit à rien de moins, dit encore Maritain, qu'à une « complète *temporalisation du christianisme* » en mettant nos « fins terrestres » à la place de « la véritable fin suprême de l'humanité », qui est surnaturelle (p. 88).
Telle étant la déviation de la pensée chrétienne contemporaine, la part qu'a pu y prendre Teilhard s'entrevoit aisément. Ce n'est pas cependant que de ce culte du monde Teilhard soit l'inventeur. Tant s'en faut ! La religion du Progrès existait avant lui, et il n'a fait que s'y rallier dans sa conviction fondamentale que « la Vie ne trompe pas » ([^36]) et que le premier devoir de tout homme est de marcher avec son temps, ou, mieux encore, de le devancer ([^37]) ;
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mais cette religion du Progrès (ou de l'Humanité, comme on voudra) existait hors du christianisme, elle n'était pas dans la place, et, fermement résolu à rester chrétien, c'est ce scandale, à ses yeux, qu'il a voulu faire cesser par l'alliance de la foi au Monde et de la Foi en Dieu en une seule et même foi. Il est d'ailleurs certain qu'il avait d'excellentes intentions : c'est ordinairement ainsi que commencent les grands dégâts. « Le Père Teilhard, dit le P. d'Ouince, avait l'ambition démesurée, exorbitante et naïve de donner le monde moderne à Jésus-Christ ([^38]) ... » Peu de traits vont plus loin dans la psychologie de Teilhard que ce mot d'un admirateur et d'un ami. On peut seulement douter que le moyen choisi fût heureux, car il fallait être naïf, assurément, pour vouloir que le christianisme se convertît au monde moderne et penser qu'aussitôt après le monde moderne n'aurait rien de plus pressé que de se donner à Jésus-Christ ([^39]) : cela prouve au moins qu'il ne savait pas ce qu'est une conversion.
Il serait donc exagéré de dire que Teilhard soit le seul responsable du modernisme d'aujourd'hui. Il s'agit en réalité d'un courant qui le dépasse et dont il n'est que la plus éclatante illustration ; mais avec son prestige de prêtre et de savant et la double auréole que lui faisait aux yeux de beaucoup sa réputation de penseur suspect et cependant soumis, avec l'appui aussi que son ordre,
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pour faire pénitence de le lui avoir très justement refusé de son vivant, ne cesse de lui prodiguer depuis que Pie XII n'est plus là, il est difficile de ne pas voir en lui l'homme qui, plus que personne, a introduit ce cheval de Troie dans l'Église. Car Maritain a raison. Il s'est bel et bien répandu dans le christianisme, sans formulation doctrinale précise, et, le plus souvent, sans référence à Teilhard, ni dépendance directe de sa pensée, mais de façon diffuse, implicite, inconsciente, très réelle pourtant et d'autant plus dangereuse, l'idée que nos premiers devoirs sont nos devoirs envers le monde. On ne dit pas qu'ils ont à passer avant nos devoirs envers Dieu ; mais on les met si exclusivement en lumière, sans les rattacher à l'amour de Dieu, que finalement on substitue la philanthropie à la charité du Christ. Or, ce n'est pas chose de peu. Non que la philanthropie ne soit une vertu. Mais un chrétien devrait avoir mieux à offrir à ce pauvre monde et n'a pas le droit de séparer le premier commandement du second.
J'hésite davantage, en revanche, à suivre entièrement Maritain dans son affirmation que « le modernisme effréné d'aujourd'hui est irrémédiablement ambivalent », c'est-à-dire qu'en même temps que ce modernisme « tend de soi, quoiqu'il s'en défende, à ruiner la foi chrétienne », il se rencontre « chez bon nombre de ceux qui y adhèrent comme un effort pour rendre à cette foi une espèce de témoignage désespéré » (p. 19). Je ne dis pas du tout que le cas soit inconcevable ([^40]). J'ai peine pourtant à tenir pour si fréquente la coexistence durable de l'erreur et d'une ferveur spirituelle authentique, et serais porté à la situer surtout à l'aube éblouie de la séduction, où la découverte du modernisme peut le faire paraître souvent une libération enivrante (Teilhard n'a certainement jamais été aussi fervent que pendant les trois années 1916-1919 qui « lui donnèrent une foi » ([^41]) et lui firent « comprendre un peu quelle sorte de passion a animé les apôtres »).
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Je crains un peu qu'ici Maritain n'ait cédé à cette charité mal entendue qui nous fait surestimer la valeur morale de l'adversaire, alors que l'Évangile ne nous demande que de ne pas en juger.
C'est bien différemment, pour ma part, que je traiterais de cette ambivalence. J'écrirais plutôt (toujours la Garonne et le Danube !) que le père du mensonge n'ayant pas son pareil pour se déguiser en ange de lumière, le zèle pastoral a lui-même contribué à aggraver les choses. On veut convertir, et l'on pense que l'on convertira d'autant mieux que l'on fera plus large la porte que Jésus-Christ a dite étroite. On ne nie d'ailleurs ordinairement aucun dogme : on se saurait hérétique et l'on ne veut pas l'être. Mais on passe sous silence ceux qui ne sont pas plaisants : le péché, la croix, l'existence du démon, de l'enfer, la nécessité de la pénitence ([^42]), et l'on en vient ainsi, sous couleur de propager le christianisme, à le vider de sa substance et à faire vivre les âmes dans un climat qui n'est plus chrétien. Et les doctes vont plus loin -- ils se sentent le devoir, pour aider les esprits de qualité à croire, de leur fournir des « approches du mystère » (il faut bien qu'il serve à quelque chose d'être intelligent), et ils substituent à l'objet de notre foi une explication rationnelle qui évacue l'enseignement révélé. Teilhard avait commencé avec le péché originel ([^43]) c'est maintenant à la transsubstantiation que l'on s'en prend, discrètement encore, en déclarant en petit comité qu'il faut en dépasser la notion pour atteindre à celle de « transfinalisation ».
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Il y a enfin ce que Maritain n'a pas dit, ou dit très insuffisamment, parce que cela ne rentrait pas dans le sujet qu'il s'était assigné, mais qu'au risque d'une de ces digressions qui font assez souvent le principal de ce que l'on veut faire entendre, un paysan du Danube, du vrai, aurait certainement crié. L' « ours mal léché » de la fable en disait bien d'autres :
Pourquoi venir troubler une innocente vie ?
Nous cultivions en paix d'heureux champs ; et nos mains
Étaient propres aux arts ainsi qu'au labourage.
Qu'avez-vous appris aux Germains ?
Ils ont l'adresse et le courage
S'ils avaient eu l'avidité,
Comme vous, et la violence,
Peut-être en votre place ils auraient la puissance,
Et sauraient en user sans inhumanité.
Celle que vos prêteurs ont sur eux exercée
N'entre qu'à peine en la pensée.
La majesté de vos autels
Elle-même en est offensée :
Car sachez que les immortels
Ont les regards sur nous...
On a compris que je voulais parler de la puissance de ce néo-modernisme sur lequel Maritain a porté le diagnostic si exact et si profond que je viens de résumer. Il a remarquablement discerné, la nature du mal, il n'en a pas aussi fortement et précisément indiqué le siège et l'étendue nouvelle. En vrai philosophe, il a mieux parlé de son essence que de son existence.
Ce n'est pas cependant qu'il n'ait touché quelques mots de cet aspect de la question en notant que l'agenouillement devant le monde atteint « de larges secteurs du clergé et du laïcat » et que c'est le clergé qui y « donne l'exemple » (p. 86). Il n'est que trop vrai, mais ce n'est pas assez dire. Et quand ailleurs il présente un irréprochable tableau des erreurs contemporaines comme « les vues, non d'honnêtes chercheurs, mais d'extrémistes dont les experts en la matière savent bien les noms » (p. 16, n. 1), c'est rester nettement au-dessous du vrai.
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Car la vérité est que la contagion s'étend beaucoup plus loin qu'un cercle étroit d'esprits aventureux. Il ne s'agit pas d' « extrémistes » ni d'exceptions. Il ne s'agit pas non plus, grâce à Dieu, de tout le clergé, ni même de sa plus grande partie, ce serait calomnie de le penser ; au contraire « ces prêtres qui souffrent », ordinairement sans le dire, sont légion. Il s'agit d'une masse assez importante, et surtout assez bien placée, pour agir efficacement et se trouver en état de faire que, dans bien des cas, la prédication du christianisme ne soit pas ce qu'elle doit être. Chose particulièrement grave, il s'agit très souvent de prêtres auxquels sont confiées la formation de la jeunesse ou la direction des adultes ([^44]). Et c'est bien assez, je pense, pour motiver les inquiétudes des pères de famille, à qui les premiers, par droit de nature, incombe la responsabilité de l'éducation de leurs enfants.
\*\*\*
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Pourquoi cette réserve, cette timidité du *Paysan de la Garonne *? Je lui trouve deux raisons qui s'accordent bien entre elles.
La première est que Maritain est lui-même divisé. Son christianisme, son thomisme sont très fermes, et il n'a absolument pas à se forcer pour leur rester fidèle. La déviation du christianisme qui s'observe présentement chez beaucoup de chrétiens et qui nous indigne ne l'indigne pas moins, et il la dénonce très pertinemment, mais il ne voudrait pas être confondu avec nous. Son cœur reste plus près de ceux que sa raison et sa foi l'obligent de reprendre.
Jusque là, il n'y a rien que de très légitime, et je ne pense pas d'ailleurs que personne eût commis la confusion. Il est malheureusement allé trop loin, et il faut lui dire franchement et ouvertement que les trois pages qu'il a écrites sur l' « intégrisme » (pp. 235-238) ne passent pas. Elles ne blessent aucunement, non plus qu'une flèche qui n'atteint pas le but. Mais elles peinent, parce qu'il est attristant de voir un homme pour qui l'on a de l'estime commettre une action, -- je ne parle pas de ses intentions, -- qui n'est pas conforme à la justice.
Ce que disent ces trois pages était pourtant fort simple et pouvait être dit sans offenser personne, n'étant autre chose que le tort des fidèles pour qui les formules de notre foi en seraient le tout. Attitude doublement néfaste, Maritain a parfaitement raison. Néfaste en soi, parce que c'est ne pas faire de ces formules l'usage qui doit en être fait, et, à la lettre, ne pas les comprendre, que de méconnaître que la définition d'une vérité dogmatique est grosse d'autres vérités, ce qu'elle comporte de négatif n'ayant pas pour but d'arrêter la recherche, mais de l'empêcher de s'égarer (*si quis dixerit...*). Néfaste par ses conséquences, parce que tout excès porte à l'excès contraire et qu'agacés de ce psittacisme, les imprudents ne verront pas que la lettre est la protection nécessaire de l'esprit, qui seul est vivant, mais ne peut se conserver fidèle à lui-même sans s'incarner dans un corps. Bref, *littera enim occidit, spiritus autem vivificat*. Du pur saint Paul.
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On pense bien que ce n'est pas contre saint Paul que je proteste. C'est contre l'abus que fait Maritain de sa pensée en prétendant définir par là « ce qu'on appelle l'intégrisme » (p. 235) : parce qu'il ne dépend pas de lui que le terme ne désigne aujourd'hui un certain secteur de la pensée catholique, oui a sans doute ses défauts, puisque tout le monde en a, mais qui, en fait, n'est pas plus dénué du don très précieux qu'est l'imagination théologique que le secteur adverse : elle y est seulement plus sûre. Et sans doute tout le monde n'y a-t-il pas reçu ce don, qui est rare ; mais on ne voit pas non plus que ceux qui ne l'ont pas en partage s'appliquent moins authentiquement à vivre leur foi qu'en face.
J'entends bien que Maritain proteste n'avoir voulu décrire que « l'intégrisme pris en lui-même » (p. 236) et convient volontiers que « bien des esprits plus ou moins touchés par lui sont de bonne foi » (merci). Mais avec les non-chrétiens, « on doit *présupposer* qu'ils sont de bonne foi » (p. 121) ; nous n'avons pas droit au préjugé favorable) « et qu'il y en a même qui sont de haute valeur » (on n'est pas plus aimable) ; mais, comme il ajoute aussitôt après que « c'est dans leur inconscient que \[l'intégrisme\] travaille et répand son venin » on ne voit pas parmi les chrétiens qualifiés d' « intégristes » quel sera le privilégié qui pourra bien être exempt de cette « misère de l'esprit » (P. 235). Il aura beau faire de son mieux pour y échapper, il en porte en soi le venin, il le répand malgré lui : quoi qu'il fasse, il est suspect. Si bien que la généralité du propos revient en fait, -- encore une fois, je ne parle pas des intentions de Maritain, mais il aurait bien dû surveiller sa plume de plus près, -- à se laver les mains d'une insinuation calomnieuse en laissant à d'autres le soin d'en faire l'application.
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Je dois ajouter qu'il est particulièrement déplaisant de prétendre que, chez l'intégriste, « la primauté passe à la sécurité humaine, et au besoin de se rassurer soi-même, psychologiquement et socialement » (p. 236). Maritain devrait pourtant savoir que la seule raison que nous avons d'écrire ce que nous écrivons est que nous le croyons vrai et utile à dire et que notre tranquillité serait beaucoup mieux assurée à hurler avec les loups.
Maritain comprendra, j'espère, que pour l'honneur des chrétiens qu'elles calomnient, ces lignes devaient être écrites. Je n'en ai que plus de plaisir à répéter qu'il reste à son honneur à lui, ne nous aimant pas, de n'avoir pas craint de dire les mêmes choses que nous : parce que sa fidélité chrétienne était la plus forte.
La seconde raison que je vois à la réserve de Maritain est qu'au fond il ne croit pas tellement à la gravité du péril. Cela est manifeste dès la première page : « Ne prenez jamais la bêtise trop au sérieux (Proverbe chinois). » (Mais il est de son invention.) Et la suite confirme. Il sait parfaitement que les erreurs qui sévissent sont graves, et il le dit ; mais il faut croire qu'il n'en conclut pas que leur diffusion le soit pareillement, tant il en paraît peu troublé et semble assuré eue cela passera ; tant, au total, l'exultation l'emporte sur la crainte. Parce qu'il y a eu le Concile. Parce que « voici accompli le grand renversement en vertu duquel ce ne sont plus les choses humaines qui prennent charge de défendre les choses divines, mais les choses divines qui s'offrent à défendre les choses humaines (si celles-ci ne refusent pas l'aide offerte) » (pp. 13-14).
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A Dieu ne plaise que nous manquions jamais de confiance en l'Église ! Nous savons, nous croyons fermement que les portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre elle. Mais nous savons aussi que son histoire n'a pas été précisément sans histoires et que tous les temps ne lui ont pas été faciles. Il y a eu dans le passé de grandes déchirures et l'Église d'alors n'était pas moins divine que celle d'aujourd'hui. Il y en a même eu au lendemain de conciles œcuméniques : voir le cinquième de Latran (1512-1517).
Il est étrange en vérité que Maritain croie au démon (nous aussi) et ne paraisse pas se rendre compte que le temps où il nous a été demandé, mais d'abord donné (car c'est une grâce), de vivre est celui d'un des plus formidables assauts, dans tout l'univers, furieux ou sournois selon les lieux, qu'ait à l'Église de Jésus-Christ livrés le Prince de ce Monde ; le temps aussi, sans doute, et c'est une des grandes raisons de notre espérance, où cette Église, selon le mot de Jean Madiran au Congrès de Sion, compte le plus de martyrs ; temps donc où, plus que jamais il importe de proclamer notre foi, comme vient de nous le demander Paul VI, parce que, nous dit-il « la raviver, la purifier, la proclamer est un pressant besoin de l'heure actuelle » dans un monde « porté à l'oubli de Dieu » et où, jusque dans l'Église s'insinue « une mentalité qui tendrait à trahir l'esprit de fidélité qui anima le Concile à l'égard de la Tradition » ([^45]).
Et plus anciennement, cher Maritain, le grand, très grand pape que j'évoquais au début de cet article, -- mais oui, Pie X, saint Pie X, le seul qui ait été mis sur les autels depuis saint Pie V, pape de Lépante et du Rosaire, ce saint Pie X qu'il n'y a guère en France que les pelés et les galeux que vous êtes bien près de voir en nous à pieusement honorer et à prier, saint Pie X, pape de l'anti-modernisme et pape de la communion fréquente, de la communion des enfants, *Ignis ardens* et *Fides intrepida* tout ensemble, vous souvient-il de ce qu'il écrivait il y a tout juste soixante ans, devant cette statuette du curé d'Ars qui ne quittait pas son bureau ?
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« Le premier pas fut fait par le protestantisme, le second est fait par le modernisme, le prochain précipitera dans l'athéisme » ([^46]). Regardez : c'est aujourd'hui pour une large part de l'humanité. Et nous, cher Jacques, nous aussi, êtes-vous donc si sûr qu'il ne nous faudrait pas bientôt trembler, sans la dernière parole, avant d'entrer dans sa Passion, de Notre commun Seigneur à ceux qu'il vient nouvellement d'appeler ses amis : « Ne craignez pas, j'ai vaincu le monde » ([^47]).
Henri Rambaud.
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### Le « testament » de Maritain
par R.-Th. Calmel, o.p.
« Ce livre peu conventionnel (est) une espèce de testament écrit en hâte au soir de ma vie... »
(*Le Paysan de la Garonne*, p. 363)
1\. -- Œuvre d'un philosophe, mais qui ne s'est pas limité à la philosophie.
2\. *-- Les Degrés du savoir*.
3\. *-- Humanisme intégral*.
4\. -- Citation de textes proprement philosophiques du *Paysan de la Garonne.*
5\. -- Critique du néo-modernisme.
6\. -- Explication insuffisante de l'origine du néo-modernisme.
7\. -- « La contemplation sur les chemins. »
8\. -- Le salut des pécheurs.
9\. -- La bêtise du monde moderne.
**I. -- **1. « Un vieux laïc s'interroge à propos du temps présent » écrit Maritain en exergue de son dernier livre. Ce vieux laïc, on ne l'ignore pas, n'est ni un romancier, ni un poète, ni à proprement parler un théologien mais un philosophe ; un philosophe de race qui a travaillé pendant plus d'un demi-siècle à faire entrer le thomisme dans la culture.
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Il a publié entre autres *Sept Leçons sur l'Être* et les *Degrés du Savoir*, *De la vie d'oraison* et *Science et Sagesse*, *Trois Réformateurs* et *le Songe de Descartes*. Les principales leçons de ces maîtres-livres se retrouvent dans son dernier ouvrage, mais ramenées à l'essentiel et portées à un très haut point d'émergence intelligible. En plus de ses réflexions proprement métaphysiques, « inutiles parce que supra-utiles » ([^48]) il nous a également proposé, tout au long de sa carrière, mais surtout depuis la crise de l'Action Française, de nombreuses analyses de la conjoncture historique ; il a aussi développé ses vues sur l'action du chrétien dans la cité. La plupart de ces idées se retrouvent dans son « testament », elles y occupent même beaucoup de place ; mais une place non nécessaire, me semble-t-il ; il convient de désolidariser la métaphysique de Maritain de ses idées en matière plus contingente. Nous aurions tort de nous éloigner de sa philosophie, qui est d'un réalisme si puissant et si délicat, parce que nous n'aurions pas trouvé chez lui le même réalisme au sujet du temporel.
2\. Ce fut par les *Degrés du Savoir* que j'abordai la pensée de Maritain. C'est une description métaphysique de la vie de l'esprit, avec ses différenciations, ses lois, sa règle primordiale d'objectivité. C'est un ouvrage mémorable de philosophie réflexive. Mais, étant donné que l'esprit humain commence par aller aux choses avant de revenir sur lui-même, mieux vaut étudier en premier lieu dans le *corpus maritanianum* les livres de philosophie directe, si on peut dire, notamment *Sept leçons sur l'être*, *La Philosophie bergsonienne*, *De Bergson à Thomas d'Aquin*, *Court traité de l'existence et de l'existant*, *Art et scolastique.*
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Quoi qu'il en soit, je commençai par les *Degrés du Savoir *; du reste les autres écrits que je signale n'étaient pas encore tous composés. Je fus tout de suite ébloui par l'étendue de la réflexion, le sens de l'être, le sens des hiérarchies dans l'ordre du connaître ; je fus captivé par les résonances spirituelles et poétiques. Certaines phrases s'étaient mises à chanter toutes seules dans mon intelligence et dans mon cœur. Elles y chantent toujours. « Le poète jette son cœur dans les choses comme un dard ou une fusée, voit par divination, dans le sensible même, impossible à en séparer, l'éclat d'une lumière spirituelle où le regard de Dieu brille pour lui... aspirant tous les deux (le poète et le métaphysicien) les rayons descendus de la Nuit créatrice, celui-ci se nourrit d'une intelligibilité liée et aussi multiforme que les reflets de Dieu sur le monde, celui-là d'une intelligibilité désinvestie et aussi déterminée que l'être propre des choses. » (*Les Degrés du Savoir*, p. 5.) -- « L'extase de Plotin... apparaît comme le spasme d'un esprit d'homme frôlé par un pur esprit. » (p. 12). -- « C'est qu'à vrai dire, en thèse générale, la vie intellectuelle ne se suffit pas chez nous. Il lui faut un complément... C'est le problème de Faust. Si la sagesse humaine ne chavire pas en haut dans l'amour de Dieu, elle déclinera vers Marguerite. » (p. 15). -- « Ce n'est pas pour connaître que les saints contemplent, c'est pour aimer. Et ils n'aiment pas pour aimer, mais pour l'amour de celui qu'ils aiment. L'union même à Dieu que l'amour demande, c'est pour Dieu premier aimé qu'ils y aspirent, ne s'aimant eux-mêmes que pour lui. » (p. 21). -- « Le monde, celui pour qui le Christ n'a pas prié, son choix est fait d'avance. Se délivrer de la *forma rationis*, fuir loin de Dieu dans un impossible suicide métaphysique, l'ordre cruel et sauveur assigné par la loi éternelle, c'est le vœu dont tressaille la chair du vieil homme, c'était celui du Vieux des vieux quand il tombait du ciel comme la foudre.
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Pour l'exprimer dans l'absolu, aussi plénièrement qu'il est possible à un être qui la plupart du temps ne sait pas ce qu'il fait, il faut une sorte d'héroïsme. Le diable a ses martyrs. Témoignage sans promesse, rendu à ce qui est plus que mort. » (p. 33). -- « Longtemps endormi au bord de l'histoire, et touché maintenant par nos folies, l'Orient est aussi malade que l'Occident. » (p. 35). « Qui ne cherche pas d'abord le secret de la vie héroïque, ce qu'il fera pour le bien commun du monde restera de peu de fruit. » (p. 705).
Mes voisins de réfectoire me taquinaient lorsque je faisais (approximativement) de telles citations, ou d'autres aussi splendides, au beau milieu d'une conversation de table. -- Je savais que j'étais loin de tout comprendre dans ce *Distinguer* pour unir, mais je savais encore plus que je me mettais à l'école de saint Thomas et que mon esprit aurait ainsi le moyen de respirer et de se donner au Seigneur. Ma dette à l'égard de Maritain est immense, c'est lui qui m'a fait pénétrer dans le thomisme. Nous sommes certainement nombreux à lui être ainsi redevables ; notre gratitude, qui est vive et profonde, demeurera toujours insuffisante pour un aussi grand bienfait.
3\. Au temps où je me plongeais dans *Les Degrés du Savoir* (et dans *La Philosophie bergsonienne*, rééditée vers la même époque), des condisciples me disaient : « Que pensez-vous donc tirer de ces vieilles histoires de scolastique ? Ce n'est point par là que Maritain est intéressant ; c'est par l'*Humanisme intégral*. » J'étais plus que sceptique sur leur appréciation et l'*Humanisme intégral* me laissait mal à l'aise. Certes j'étais enthousiasmé par quelques-uns des thèmes les plus importants : rebâtir une chrétienté, reconnaître le temporel comme fin intermédiaire, se sanctifier dans le profane.
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Cependant lorsque l'auteur descendait aux précisions pratiques il ne me semblait point favorisé de dons exceptionnels dans le discernement des contingences : était-il bien sûr que cette fameuse nouvelle chrétienté dût avoir la physionomie qu'il décrivait ? Il était beaucoup question par exemple *des citoyens divisés de croyance* et de leur cohabitation pacifique. Mais parmi ces citoyens divisés de croyance une forte proportion, un groupe considérable, relève de fait, à l'époque actuelle, de l'athéisme politiquement organisé. La question réelle, réaliste, n'est plus désormais, comme par exemple au XVI^e^ siècle, celle de la cohabitation pacifique entre catholiques et luthériens ; le XVI^e^ siècle est bien loin et l'État communiste, avec son Parti puissant, son fonctionnement « dialectique », n'a rien de commun avec les principautés huguenotes ([^49]). Quelle sera donc la position de la nouvelle chrétienté à l'égard du communisme ? Cette question, et beaucoup d'autres, ne me semblaient pas tirées au clair.
Plus tard, devenu prêtre et chargé du ministère des âmes, je fus amené à saisir plus directement les réalités, les difficultés, les obligations d'une vie laïque ; je sentis bien davantage la densité, le poids de quelques notions primordiales, comme institutions temporelles, communautés naturelles selon l'esprit chrétien. J'en vins à me dire, je me dis toujours : pour se donner au Christ, mes frères n'ont pas à lutter seulement contre la chair et contre le démon ; c'est le sort de tout homme quelle que soit sa condition ;
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mais dans le laïcat, comme on dit maintenant, les chrétiens doivent encore surmonter constamment le scandale des institutions anti-naturelles, étatistes et laïcistes ; d'autre part une espèce de contre-société, organisée clandestinement, c'est-à-dire le communisme et les diverses organisations plus ou moins occultes poursuivent un travail de sape multiforme. Comment ne pas en tenir compte ? Des institutions naturelles en régime chrétien sont à instaurer (ou à préserver) mais c'est impossible si l'on reste dans l'ignorance ou l'illusion sur les forces révolutionnaires organisées.
Les encycliques des Papes me montrent les caractères fondamentaux des institutions naturelles en régime chrétien et les dangers qui les menacent à l'heure présente. Sur l'un et l'autre point Maritain m'éclaire peu ou mal. Je ne m'adresserai pas à lui sur ces chapitres. Je n'oublierai pas qu'il est des questions plus pratiques où le génie ne saurait suppléer l'expérience et « l'enracinement ». J'aurai surtout recours aux documents qui contiennent la doctrine sociale de l'Église. Je fréquenterai aussi ces grands écrivains qui, sans être nécessairement philosophes ([^50]), nous instruisent cependant avec un puissant réalisme sur la constitution naturelle de l'État, sur les traditions véritables de notre patrie baptisée, comme sur les objectifs et les méthodes des diverses sociétés secrètes.
4\. On ne saurait trop admirer la faculté que possède Maritain de nous immuniser contre *le cancer idéaliste *; -- nous immuniser efficacement, parce qu'il discerne non seulement les origines du mal mais sa toute dernière *métastase phénoménologique* (pp. 148, 20, 162). -- Maritain excelle également à mettre en évidence et nous faire accepter dans le domaine de la pensée notre condition *d'héritier et de débiteur* (pp. 35 et 203) ;
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il nous révèle aussi avec la rigueur formelle du philosophe, la valeur inappréciable de l'héritage aristotélicien, de la sagesse gréco-latine qui est à strictement parler, la seule *sagesse du logos* (pp. 28 à 37) ; il explique, comme nul autre sans doute, l'excellence du thomisme et sa situation tout à fait privilégiée (chap. VI). -- Maritain est aussi le philosophe qui a peut-être le plus exactement analysé les caractères particuliers de la vie de l'esprit en *des cultures où le logos est demeuré enveloppé et comme enfoui* (pp. 36 et 37) ; il a vu les admirables trésors d'intellectualité que ces cultures tiennent en réserve et le terrible danger qu'elles courent à l'heure présente ; la sagesse grecque, en effet, qui était seule capable de les sauver, est rejetée par l'Occident dans la mesure même où il rejette la sainte Église. -- Maritain encore nous rend sensible une vérité essentielle terriblement méconnue de nos jours : *n'importe quel régime mental n'est point compatible avec la foi surnaturelle et le donné révélé* (p. 21) ; il parle sur ce point avec la force de conviction inoubliable de celui qui sait à fond de quoi il retourne, non seulement par raison démonstrative mais par connaturalité ; peu après sa conversion, en effet, il avait éprouvé intensément que la foi ne peut vivre de manière normale dans une intelligence bergsonisée. On ne greffe pas de la vigne sur un buisson, on ne fait pas pousser le blé sur les dunes du désert, on ne garde pas la foi dans un esprit qui s'est laissé dégoûter du vrai, qui a perdu le sens métaphysique de l'être ou qui refuse l'humble instrument d'appréhension intellectuelle qui est l'idée, le concept.
Sur les thèmes majeurs que je viens d'énumérer il est bon de lire et relire les plus beaux passages du *Paysan de la Garonne*. Impossible de citer les admirables développements de ces thèses philosophiques fondamentales. Transcrivons au moins un passage sur l'*idéalisme*.
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« ...L'Évangile nous jette au cœur de Celui qui est, -- et de ce qui est, avec une violence absolue qui met en poussière toute prétention de faire notre esprit la règle de ce qu'il connaît, et de faire de ce qu'il connaît un produit de ses formes innées organisant les phénomènes (voire simplement, comme on le croit volontiers de nos jours, un phénomène capté dans les choses à travers notre expérience de nous-mêmes). La Bible et l'Évangile excluent radicalement toute espèce d'idéalisme au sens philosophique de ce mot ; j'ai noté cela dès mon premier chapitre.
Le Dieu tout-puissant qui a créé le monde et dont Moïse a entendu la voix, est-ce qu'il tenait son existence et sa gloire de l'esprit qui le connaissait ? Et le peuple que ce Dieu s'est choisi, et la terre où il l'a conduit, avec ses vignes et ses oliviers et son froment, -- tous ces hommes et toutes ces choses que la main touche et que l'œil voit, étaient-ce des objets qui n'ont figure et consistance qu'en dépendance de l'esprit qui les connaît ? Et le Verbe qui est descendu pour prendre chair et nature humaine dans une vierge d'Israël, est-ce que l'Évangile nous demande de croire en ce Verbe et à cette chair et nature humaine qu'il a faites siennes, comme en de pures idées de notre esprit ? Et le Christ prêchant sur les routes, et les ennemis au milieu desquels il passait, et la montagne d'où ils voulaient le précipiter, et les enfants qu'il bénissait, et les fleurs des champs qu'il admirait, et les péchés qu'il a pris sur lui, et l'amour dont il nous aime, tout cela nous est-il donné comme étant, pour parler comme Schopenhauer, « ma représentation » ? Et quand Jésus enseigne ses disciples et leur dit par exemple : « Moi et le Père nous sommes un » (Jo. 10, 30) ou « Lorsque viendra le Paraclet, que je vous enverrai du Père, l'Esprit de Vérité qui procède du Père, il me rendra témoignage » (Jo. 15, 26) est-ce que les termes de ces propositions viennent de jugements synthétiques a priori subsumant les données de l'expérience, ou expriment-ils une Idée de la Raison à laquelle un postulat de la Raison pratique oblige de croire ? ... Dans quel tiroir de la Critique faut-il donc placer les termes des énoncés sortis de la bouche du Seigneur ?
La Révélation judéo-chrétienne est le témoignage le plus fort, le plus insolemment sûr de lui-même, rendu à la réalité en soi de l'être, -- de l'être des choses, et de l'Être subsistant par soi, -- je dis de l'être siégeant dans la gloire de l'existence en une totale indépendance de l'esprit qui le connaît. Le christianisme professe avec une tranquille impudence ce que dans le vocabulaire philosophique on appelle le réalisme. J'ai dit plus haut qu'un chrétien ne peut être un relativiste. Il faut dire, et cela va beaucoup plus loin, qu'un chrétien ne peut pas être un idéaliste. » (*Le Paysan de la Garonne*, p. 148 et 149).
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Sur le régime mental qui peut être incompatible avec la foi relisons des réflexions déjà anciennes et qui sont reprises et complétées dans le *Paysan de la Garonne*. Elles sont extraites de la seconde préface de la *Philosophie Bergsonienne* (rééditée chez Téqui ; 82, rue Bonaparte, Paris-6^e^, 1948) pages XII et XIII :
« C'est en 1908, -- tandis que nous délibérions, dans la campagne avoisinant Heidelberg, si nous pouvions accorder la critique bergsonienne du concept et les formules du dogme révélé, que l'irréductible conflit entre les énoncés « conceptuels » de la foi théologale qui avait récemment dessillé nos yeux, et la doctrine philosophique pour laquelle nous nous étions passionné pendant nos années d'études, et à laquelle nous devions d'avoir été délivré des idoles matérialistes, nous apparut comme un de ces faits trop certains dont l'âme, à peine a-t-elle commencé de se les avouer, sait aussitôt qu'elle ne leur échappera pas. L'effort obscurément poursuivi pendant des mois pour réaliser une conciliation à laquelle tendaient tous nos désirs aboutissait soudain à cette constatation irrécusable. Il fallait choisir ; il est clair qu'on ne pouvait choisir que pour l'Infaillible, et donc avouer que tout le travail philosophique auquel on s'était complu était à recommencer. Puisque Dieu nous propose dans des concepts et des proposition conceptuelles (qui nous arrivent toutes ruisselantes du sang des martyrs, au temps de l'arianisme on savait mourir à cause d'un iota) les vérités les plus transcendantes et les plus inaccessibles à notre raison, la vérité même de sa vie divine, son abîme à lui, c'est donc que le concept n'est pas un simple instrument pratique incapable à lui seul de transmettre le réel à notre esprit, bon à morceler artificiellement des continuités ineffables, et qui laisse fuir l'absolu comme l'eau à travers un filet ; grâce à cette merveille naturelle de force et de légèreté qu'est l'intellection analogique, jetée d'un bord à l'autre, et qui rend notre connaissance capable de l'infini, le concept, divinement élaboré dans la formule dogmatique, tient sans le limiter et fait descendre en nous, en miroir et en énigme, mais aussi en toute vérité, le mystère même de la Déité, qui se prononce elle-même éternellement dans le Verbe incréé, et s'est racontée dans le temps et en langage humain par le Verbe incarné...
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A ce moment nous n'avions pas encore fréquenté saint Thomas. C'est sur l'indestructible vérité des objets présentés par la foi que la réflexion philosophique s'appuyait en nous pour restaurer l'ordre naturel lui-même de l'intelligence à l'être, et pour reconnaître la pureté ontologique du travail de la raison. En nous affirmant dès lors à nous-mêmes, sans chicane ni diminution, l'authentique valeur de réalité de nos instruments humains de connaissance, nous étions déjà thomiste sans le savoir. Lorsque, quelques mois plus tard, nous allions rencontrer la Somme théologique, nous n'opposerions pas d'obstacle à son flot lumineux. »
**II. -- **5. « Un vieux laïc s'interroge à propos du temps présent. » Interrogations et réponses ont suscité, on s'en souvient, de vives réactions et même des oppositions hargneuses ou méchantes. Quelle en est la cause ? Est-ce uniquement parce que le vieux laïc, fidèle jusqu'au bout à sa mission de philosophe, a formulé une fois encore la doctrine impérissable dont j'ai transcrit quelques développements ? Cette raison, me semble-t-il, n'est pas la seule à jouer. Ce que certains ne pardonnent pas à l'auteur du *Docteur angélique* c'est d'avoir critiqué vertement le néo-modernisme et plus encore, peut-être, d'avoir lancé son attaqué à la suite du deuxième Concile du Vatican.
Une part de l'intelligentsia catholique -- faisant le jeu plus ou moins à son insu, d'une intelligentsia non chrétienne ou anti-chrétienne -- nourrit le dessein de faire prévaloir son interprétation hétérodoxe de Vatican II. On est tenu d'admettre entre autres énormités que le teilhardisme est promu désormais doctrine officielle de l'Église, que le dogme et la morale sont en état de dépassement perpétuel, cependant que la liturgie est délivrée de l'adoration et que l'évolution et le sexe reçoivent un culte d'hyperdulie.
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Réfutations ou protestations des meilleurs théologiens arrivent difficilement à se faire entendre. L'inquiétude, la douleur, l'écœurement du peuple chrétien, sont traités par le mépris et la dérision. Dans la vie quotidienne de l'Église, dans ce qui reste de vie paroissiale, dans les séminaires et les noviciats, dans les écoles libres de faubourg et les grandes universités, Vatican II est imposé de plus en plus comme une mutation de l'Église. La distinction des âges de l'humanité ne se fait plus par rapport à l'Incarnation du Fils de Dieu dans le sein de la Vierge, mais par rapport au deuxième Concile du Vatican. Il existe, en pratique, d'un côté l'Église de la période antéconciliaire qui n'a à peu près rien compris aux rapports entre la civilisation et l'Évangile et d'un autre côté l'Église toute récente, l'Église née du vingt et unième Concile œcuménique, qui lit dans l'Évangile ce qu'on n'y avait jamais vu ; qui a découvert enfin les moyens véritables pour sauver le monde.
Diabolique imposture qui certainement n'a pas terminé sa carrière. Je ne crois pas qu'elle soit anéantie par le *Paysan de la Garonne,* loin de là ; mais elle vient de recevoir un coup. Après la publication du livre de Maritain les *Minores,* c'est-à-dire les chrétiens moins instruits, auront, peut-être, quelque faible chance d'échapper aux sollicitations et aux séductions des faux docteurs. Ils auront peut-être quelque moyen de savoir qu'un philosophe éminent est en désaccord foncier avec les pseudo-prophètes sur le teilhardisme et l'agenouillement devant le monde, sur la canonisation de la sexualité et la profanation de la liturgie, sur le principe enfin du perpétuel dépassement. Les *minores* (et pas eux seulement) peuvent n'être pas philosophes, ne pas saisir les détails et les nuances de l'argumentation, être gênés par cette espèce de ton bonhomme que prend parfois l'auteur dans ses exposés.
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Mais en tout cas il est deux choses qui n'échappent pas aux *minores *; leur « préconscient philosophique » est encore assez vivant pour percevoir d'abord que l'un des adversaires de l'imposture néo-moderniste n'est pas une intelligence commune mais un puissant philosophe ; ensuite que pour se débarrasser de ses raisons il faut autre chose qu'un haussement d'épaules.
Maritain ne nous arrache pas à nous-mêmes en donnant un volume de voix formidable ou bien en faisant partager une indignation brûlante. *Le Paysan de la Garonne* ne rappelle ni Bernanos et la *Grande Peur des bien-pensants*, ni Pascal et les *Provinciales*. C'est l'ouvrage d'un philosophe, un de ces esprits dont l'abstraction est le domaine propre. Seulement abstraction n'est pas illusion. *Abstrahentium non est mendacium*. L'abstraction communie à l'être. Et lorsque cette communion à l'être, par voie de pensée abstraite, atteint une certaine intensité de réalisme, lorsqu'elle trouve un langage accessible aux non-initiés, ceux-ci en éprouvent un grand réconfort, car ils sentent que la vérité est bien ce qui est dit, même s'ils trouvent que c'est dit avec un luxe d'arguments dont, pour leur propre compte, ils n'éprouvent pas le besoin. Ils sentent notamment, à la lecture du *Paysan de la Garonne*, que la vraie interprétation du Concile est traditionnelle et non pas néo-moderniste ; que le néo-modernisme est simultanément la ruine de la foi et le suicide de l'esprit. Honneur et remerciement au thomiste fidèle qui rassure et défend, par des armes philosophiques, la grande foule des non philosophes. Et bénédiction au Père Clérissac de l'Ordre des frères prêcheurs, qui fut à l'origine de la mission thomiste de Maritain.
135:112
**III. -- **6. Si la critique du néo-modernisme est particulièrement forte et salutaire, en revanche l'analyse des causes nous paraît assez faible. Nous avouons ne pas saisir comment la répression intégriste aurait joué un rôle déterminant dans la vogue actuelle du néo-modernisme ? Si le néo-modernisme, cette sorte d'hérésie universelle, a pris une extension aussi vaste ne faut-il pas plutôt l'attribuer au système sociologique plus ou moins clandestin qu'il a su mettre en œuvre, qui est assez nouveau, qui était en grande partie inconnu des hérésies précédentes ? Nous conviendrons avec Maritain que des mesures disciplinaires stupides ou hypocrites mises en œuvre par certains défenseurs de la saine doctrine aient poussé à bout, endurci dans son mal, tel ou tel novateur qui hésitait encore, n'avait pas fait encore le choix décisif. Ceux qui défendent la doctrine et la morale évangélique par des procédés douteux ne savent pas (ou ne veulent pas savoir) à quelle profondeur ils peuvent blesser les âmes ni les répercussions effrayantes du scandale qu'ils peuvent donner. Cela est vrai ; cela est de tous les temps ; cette explication ne peut être ignorée dans le succès et l'extension ([^51]) du néo-modernisme. Mais elle ne paraît pas suffisante. -- D'autant que le premier modernisme n'a pas donné lieu seulement à des mesures de répression inhumaines, qui, en fin de compte se seraient retournées contre la cause qu'elles prétendaient servir. Il y eut beaucoup d'interventions honnêtes et compréhensives. Il y eut surtout le travail d'illustration et d'ostension de la doctrine traditionnelle dont le modernisme fut l'occasion. Il suffit, pour en prendre conscience, de citer les noms illustres du Père Garrigou et du Père Lagrange (dans l'Ordre des frères prêcheurs), du Père de Tonquédec et du Père Lebreton (dans la Compagnie de Jésus) ; et je ne parle pas de l'œuvre de Maritain lui-même.
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Voilà pourquoi je n'arrive pas à comprendre un texte comme celui-ci : « Comment s'étonner qu'avant tout chez certains des maîtres chargés de nous instruire... mais aussi dans bien des âmes généreuses qui ne demandent qu'à les suivre... *les conséquences* (*de l'intégrisme*) se manifestent par le joli débordement d'inepties théologiques, philosophiques ou exégétiques dont on nous rebat les oreilles aujourd'hui ? Car c'est un fait qu'aux degrés les plus divers et sous des formes plus ou moins larvées, l'intégrisme a sévi parmi nous au siècle dernier *et dans les premières décades de celui-ci*. Alors... le pendule se porte maintenant à l'extrême opposé. » (p. 237). « Dans l'indispensable lutte contre les erreurs (du modernisme, on a pratiqué) *le recours presque exclusif* aux mesures disciplinaires. » (p. 78.)
Ces jugements sur l'intégrisme sont de nature à prolonger une équivoque néfaste. Et voici pourquoi. Le néomodernisme nous savons bien ce qu'il est. Il est une résurgence du modernisme, cette hérésie universelle définie et condamnée par saint Pie X. Il présente deux caractères bien déterminés. Il consiste à la fois dans un système de pensée qui vide la foi de son contenu afin de l'adapter au monde moderne et dans un appareil de pression sociologique, souvent dissimulé, qui travaille à faire pénétrer au sein de l'Église cette nouvelle religion. Mais pour l'intégrisme en quoi consiste-t-il au juste ? Comment le savoir clairement ? Le terme « intégrisme » bloque en une seule idée confuse deux choses qui n'ont rien de commun, qui n'ont aucune raison soit logique, soit historique, de se trouver ensemble ; deux choses qui, de fait, sont bien souvent séparées. Le terme est foncièrement équivoque.
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Il désigne simultanément d'une part l'attachement à la saine doctrine -- et c'est là une attitude excellente, -- et d'autre part certains travers de l'esprit et du caractère qui sont détestables ou tout au moins désagréables, -- mais qui n'ont rien à voir avec l'attachement à l'orthodoxie. C'est ainsi que celui qui tiendra pour vrais les passages de Maritain que j'ai cités plus haut sera taxé d'intégrisme, même s'il est ouvert aux recherches et à la « problématique » de notre temps, même s'il est sensible à ses misères ; mais on taxera également d'intégrisme le thomiste à courte vue ou le tenant de l'orthodoxie qui a fait (qui faisait) carrière dans la délation, la répression de l'erreur, l'opposition systématique au renouvellement. Le terme intégrisme a soudé abusivement deux réalités qui sont tout à fait séparables : d'une part l'orthodoxie et l'amour de la vraie tradition, d'autre part l'étroitesse d'esprit ou même la méchanceté dans l'attachement à la vérité. A cause de ce qu'il comporte de méprisant et de péjoratif le terme intégrisme sert en définitive à disqualifier les tenants de la saine doctrine, aussi bien en matière théologique que politique ou sociale. A mon avis il ne convient pas de l'employer.
Que l'on ait donc la patience de qualifier les esprits et les ouvrages comme ils le méritent. Que l'on dise par exemple que l'œuvre du Père Teilhard relève du néomodernisme, car il est bien évident qu'elle enseigne un nouveau christianisme adapté aux chimères de notre époque. Mais que l'on ne colle pas l'étiquette d'intégrisme sur les *Degrés du Savoir* ou *le Paysan de la* Garonne ; que l'on dise simplement : l'auteur est attaché à la doctrine de saint Thomas avec une rare ouverture d'esprit aux préoccupations actuelles ; et que l'on dise en revanche de tel autre livre : c'est du thomisme sclérosé, étroitement scolaire, fermé à notre « problématique », mais enfin les formules et les définitions sont exactes et très utilisables, et il nous est toujours loisible de les vivifier. Ce sera plus clair et plus juste que de parler d'intégrisme, c'est-à-dire de suggérer au lecteur simultanément le mépris du thomisme et l'antipathie pour celui qui l'expose.
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Ce terme d'intégrisme est tout juste bon pour envenimer les débats et diviser un peu plus les catholiques. Quant au modernisme, du fait qu'il désigne une hérésie (une hérésie générale et définie par des documents du Magistère) il est suffisamment clair en lui-même.
7\. J'ai fait plus haut une allusion aux idées de Maritain sur la spiritualité. Elles me paraissent très importantes. Il approfondit en effet et il prolonge les vues les mieux fondées de l'école thomiste et carmélitaine sur ces questions vitales. Il ne s'agit de rien de moins que d'expliquer le précepte du Seigneur : *Pour vous, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.* ([^52])
La tradition thomiste et carmélitaine démontre rigoureusement comment cette perfection, qui est une perfection d'amour surnaturel, est exigée essentiellement par la grâce baptismale et comment elle ne se réalise que par une action du Saint-Esprit devenue habituelle. L'Esprit du Christ *qui répand l'amour surnaturel dans les cœurs* ([^53]) travaille à le faire grandir en ceux qu'il trouve bien disposés jusqu'à ce qu'à les rendre entièrement dociles à son action, entièrement livrés, ayant atteint une complète abnégation de soi. Ainsi l'âme est-elle prise en main, si on peut dire, par l'Esprit de Jésus ; *elle passe sous le régime des dons du Saint-Esprit.* On enseigne qu'il est deux types distincts de gouvernement de l'âme : dans ce qu'on appelle le *régime des vertus,* l'âme se meut elle-même, sous l'influx de la grâce évidemment, et en étant de loin en loin inspirée par le Saint-Esprit ; dans ce qu'on appelle le *régime des dons* l'âme au contraire est mue habituellement par le Saint-Esprit, mais sans cesser de pratiquer les vertus (cela va de soi) et en se pliant toujours à l'ascèse et au renoncement.
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Cette vie de l'âme sous le régime des dons ne s'accompagne pas nécessairement de révélations ni d'extase, elle n'entraîne pas la fin des tentations ; de toute manière elle est d'un autre ordre que le merveilleux et le miracle, encore qu'elle n'y soit opposée. L'entrée sous le régime des dons s'accomplit à une grande profondeur, remarque excellemment Maritain, et « au terme d'une phase de transition pendant laquelle, d'une manière inaccessible à la conscience... au plus profond du supraconscient de l'esprit, l'âme a été progressivement introduite à un nouveau régime de vie. » (p. 334.)
Cependant, la remarque la plus éclairante ne porte pas sur le *supra-conscient,* qui tient à la condition humaine de l'esprit, même surnaturalisé ; la remarque vraiment capitale est celle-ci : la vie de l'âme sous le régime des dons, qui implique un recueillement habituel dans la foi et l'amour qui, à ce titre, mérite de s'appeler contemplation, peut prendre des *formes a-typiques.* Autrement dit : tous les saints sont mystiques et contemplatifs ; mais certains seulement sont contemplatifs à la manière de saint Jean de la Croix ou sainte Thérèse ; beaucoup d'entre eux le sont d'une autre manière. Sans doute sont-ils conduits par le Saint-Esprit dans la prière et dans l'action ; ils ont une expérience ordinaire et amoureuse des choses de Dieu, une expérience dans la foi rendue savoureuse et pénétrante par la charité et par les dons. Cependant chez eux, le don de sagesse, qui est le don contemplatif par excellence, ne s'exerce pas d'habitude à l'état pur ; il agit surtout de concert avec les dons de la vie active : conseil, piété, force et crainte de Dieu, d'où une contemplation moins caractérisée, diffuse, *masquée* pour reprendre l'image de Maritain.
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Il faut voir dans ces remarques autre chose qu'une réflexion ingénieuse mais sans grand intérêt. C'est au contraire un approfondissement de la doctrine traditionnelle sur les dons qui est tout à fait précieux, car il tient compte de la condition très humble de l'esprit dans les êtres humains et de la situation concrète d'une foule de baptisés qui sont adonnés à la vie active. Car l'esprit humain en général s'accommode mieux de la vie active, et pour l'immense foule des baptisés ce n'est point l'état de vie contemplatif qui est leur partage. Ils n'en sont pas moins appelés à la complète transformation en Dieu, à la pure expérience de Dieu dans l'amour, à ce que les théologiens désignent par les termes de contemplation infuse. Comment cela se ferait-il s'il n'y avait place pour une contemplation a-typique ; non moins réelle, non, moins pure et dépouillée que celle d'un saint Jean de la Croix, mais réalisée sous un mode différent.
Un complément de cette, doctrine, une précision d'ordre pratique est évidemment indispensable, précision qui se trouve du reste rapidement signalée en des ouvrages antérieurs ([^54]). Prolongeant une image qui ouvre à l'esprit une vaste carrière, la belle image de la contemplation sur les chemins, nous dirions volontiers : contemplation sur des chemins de droiture en prenant avec soi très peu de bagages. En d'autres termes, le chrétien engagé dans la vie active, chargé de famille, adonné à un métier, portant telle ou telle responsabilité civique, ne sera transformé en Dieu, ne deviendra contemplatif sur les chemins qu'à certaines conditions : d'abord se réserver assez de temps pour la prière et la fréquentation des sacrements, ce qui suppose de discerner courageusement et d'écarter sans arrière-pensée les causes de dispersion et de tracas qui ne sont pas la volonté de Dieu ([^55]) ;
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deuxièmement s'habituer pour l'amour de Dieu à une solide pratique des vertus morales ; troisièmement -- et cela se tient -- connaître et observer les lois propres, en régime chrétien, de l'œuvre que l'on fait, de la charge que l'on porte. Sans cela tout en se flattant d'être une âme de prière, de charité, de contemplation sur les chemins, on manque à la justice, on suit un chemin tortueux.
Nous avons tous rencontré sans doute, un jour ou l'autre, des laïcs ou des prêtres qui passaient aux yeux du monde, et même à leurs propres yeux, pour de vrais mystiques, alors qu'ils esquivaient tranquillement les devoirs de leur charge aussitôt qu'ils commençaient à leur peser. La galerie de ces mystiques d'un genre spécial est abondante et variée : chefs qui abandonnent leurs subordonnés dans un mauvais pas ; pasteurs qui laissent leur troupeau devenir la proie des bêtes féroces ; mandataires d'une autorité plus élevée, spirituelle ou temporelle, qui font appliquer en se lavant les mains des ordres d'une injustice criante, des ordres dont ils savent pertinemment qu'ils sont très injustes ; écrivains qui, pour obtenir influence, réputation, vie plus facile, se mêlent à des questions qui ne sont pas de leur ressort, ce qui entraîne des dégâts considérables. La liste pourrait s'allonger encore ; la procession est très longue de ces soi-disant contemplatifs par les chemins qui suivent les routes les plus douteuses en se faisant une bonne conscience illusionnée, agrémentée de satisfactions mystiques. Leur contemplation qui s'accommode, avec une sérénité horrible, de mensonge et de trahison, d'arrivisme et de lâcheté est une illusion désastreuse.
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Je ne dirai pas une illusion pure et simple car ils peuvent avoir reçu des grâces mystiques véritables ; mais leur vie spirituelle, même si elle est autre chose qu'un masque, reste quand même, pour une grande part, trompeuse et illusoire.
Que conclure de ces faits d'expérience courante ? Sans doute qu'il est conforme aux lois de la vie spirituelle de parler de *contemplation sur les chemins* et de réagir contre une étroitesse sectaire dans l'interprétation des auteurs spirituels. Mais, sous peine de duper le monde, il faut marquer en même temps l'importance irremplaçable des vertus morales, l'urgence de réserver assez de temps à la prière, la nécessité d'un accomplissement loyal de ce que Dieu demande au poste que l'on occupe ; -- et ce que Dieu demande en notre monde où les institutions sont très souvent faussées, ce peut être de ne plus occuper tel ou tel poste. (Il y a beaucoup de professions que les premiers chrétiens, à Rome et dans l'Empire, refusèrent d'exercer.) ([^56])
143:112
8. -- Poursuivant ses réflexions sur la vie intérieure, Maritain en vient à considérer le salut des âmes qui s'enfoncent volontairement dans le péché ; il distingue deux catégories d'hommes, « ceux qui sont capables, par quel mystère, d'assimiler le péché et ceux qui n'en sont pas capables. Ceux qui sont capables d'assimiler le péché, de vivre avec le péché... d'aboutir à la connaissance de Dieu par l'expérience extrême de la misère du pécheur : ils ont ceci de rare qu'ils ont *conscience de cette capacité* de profiter finalement du péché... Par une espèce de confiance proprement insensée, en *blessant Dieu et en violant sa loi, ils rendent encore hommage* (sans le savoir, mais les pécheurs de Dostoïevski s'en doutent un peu) à l'infinité de sa miséricorde » (pp. 353 et 354). De telles remarques pourraient être facilement interprétées de travers. En tout cas, voici les compléments et prolongements qui nous viennent à l'esprit. Méfions-nous d'une exégèse de l'*etiam peccata* ([^57]) de saint Augustin, qui bien loin d'aider à la conversion du pécheur, renforce sa tranquillité dans le péché. -- *Le péché aussi sert,* dit l'*ange gardien* selon Claudel dans le *Soulier de Satin* ([^58])*.* Mais ce n'est vrai que par accident, en vertu d'une miséricorde de Dieu toute gratuite, à laquelle le péché s'oppose et qu'il est criminel de présumer. Le pécheur qui s'abandonne au péché, en faisant par avance le calcul que Dieu l'en tirera toujours, se ferme autant qu'il est en lui aux visites de sa miséricorde. Les âmes qui *assimilent le péché*, si l'on tient à cette expression, sont justement (sauf un miracle de Dieu) celles qui n'ont jamais pensé qu'elles étaient capables d'assimiler le péché ; de même que les publicains qui passent avant les pharisiens sont, justement, ceux qui ne se sont jamais rangés dans la catégorie des publicains qui passent les premiers. -- C'est dans Thibon, ce grand moraliste chrétien de formation thomiste, que nous trouvons parfois un enseignement lumineux sur les complications abominables du péché des hommes ; -- comme par exemple l'orgueil du publicain, ou la spéculation préalable qui sophistique l'expérience du mal et la soustrait, autant qu'il est possible, à la grâce du pardon.
144:112
9\. *Ne prenez jamais la bêtise trop au sérieux,* nous déclare l'auteur ([^59]) à la page du titre, en citant un proverbe chinois de son invention. Sans doute. Mais il ne s'agit pas seulement, ni principalement de bêtise. Maritain le sait aussi bien que nous. Il s'agit d'une imposture et d'une perversion tellement profondes que le bon sens même est en train de disparaître, et que les réflexes normaux de pudeur et de conservation n'arrivent plus à jouer ; bêtise si l'on veut, mais du même ordre que celle du vieux noceur, tellement vidé, et idiotifié par ses débauches qu'il va se jeter sous la locomotive d'un train en marche. Le voyageur qui penchait la tête à la portière et qui a été témoin du suicide avant même d'avoir pu tirer le signal d'alarme n'a pas la moindre envie de rire de la bêtise du pauvre homme. Bêtise si l'on veut, mais *qui passe l'amusement. --* Le monde moderne est plein d'extravagances, mais au delà d'un certain seuil l'extravagance n'est plus drôle. Et nous avons passé le seuil. La bêtise moderne n'arrive pas à nous faire rire parce qu'elle n'a plus de visage humain ; elle est devenue impersonnelle et obligatoire ; elle est faite de conditionnement général des esprits, de profanation méthodique et organisée, d'impudeur standardisée.
\*\*\*
145:112
Tel ou tel passage du *Paysan de la Garonne* invite à des prolongements, appelle des correctifs ; mais ce qui nous frappe le plus c'est la vigueur philosophique et la justesse de l'intuition qui se manifestent dans beaucoup de pages. De même, dans le *corpus maritanianum*, c'est la partie métaphysique qui nous paraît être la plus précieuse et la plus admirable ; et ce qu'il importe le plus de retenir et de faire valoir dans l'œuvre de Maritain c'est la redécouverte du thomisme en certains chapitres de philosophie spéculative.
R.-Th. Calmel, o. p.
146:112
## ÉDITORIAUX
### Une leçon de choses
LA SEMAINE DES INTELLECTUELS CATHOLIQUES nous aura cette année apporté une démonstration dont la force n'était pas dans les mots, mais dans les choses, et dans les actes.
Emmanuel d'Astier de la Vigerie, était conférencier aux Intellectuels catholiques. En matière de « violence », c'est un expert. Il est l'auteur de la fameuse circulaire adressée d'Alger, le 15 octobre 1943, aux mouvements de Résistance, pour préparer les horreurs et les massacres de la Libération : l'exécution sans jugement de tous les « traîtres » supposés, à partir du moment où ils seront dénoncés comme tels. Les représentants des mouvements de Résistance n'étaient nullement d'accord sur ces instructions, comme le prouve le texte lui-même de la circulaire quand il déclare : « En raison de l'urgence de la mise en place régionale du plan de l'insurrection, nous avons renoncé à attendre un accord définitif qui ne saurait faire de doute, mais que les difficultés de transmission ont retardé, pour vous communiquer les instructions... » Il n'y avait aucune urgence en octobre 1943. Ces « instructions » préparaient les férocités communistes que la France connut sur tout son territoire au moment de la Libération. La circulaire d'Astier disait : « *Dès maintenant, dans chaque département, on dressera une liste des traîtres les plus notoires, dont l'exécution sommaire serait considérée par toute la population comme un acte de justice.* »
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Ainsi furent exécutés même des membres actifs des mouvements de Résistance : plus de 100.000 exécutions sans jugement à la Libération. Le résultat de la circulaire d'Astier, ce fut ce que Pierre-Henri Teitgen lui-même décrivait ainsi dans son discours du 4 novembre 1950 à l'Assemblée nationale : « La répression s'est parfois déroulée dans un climat de passion imputable au Parti communiste qui, en France comme dans les pays dont il s'est emparé, a voulu faire de l'épuration un instrument de subversion politique et déshonorer des gens pour donner leurs places aux petits camarades. Des prisons ont été prises d'assaut... »
Par la suite, Emmanuel d'Astier fut avec Pierre Cot le fondateur du « progressisme » proprement dit, sous la forme de l' « Union républicaine progressiste », dont tous les députés à l'Assemblée nationale étaient « apparentés » au Parti communiste et votaient toujours comme lui. Puis Emmanuel d'Astier, son quotidien *Libération* ayant été sabordé par le Parti communiste, devint ce qu'il est aujourd'hui : le ténor de l'O.R.T.F., du gaullisme d'extrême-gauche et de l'intelligence catholique mutante.
Aux Intellectuels catholiques, cette année, une manifestation singulière marqua son exposé : mais si vous ne l'avez su que par *La Croix* ou par la plupart des autres journaux, vous n'en avez pas su l'essentiel. De plus en plus, « l'information » est un moyen de dissimuler ce qui est.
Une centaine d'étudiants de la « Restauration nationale » étaient venus pousser des cris en brandissant le « petit livre rouge » de Mao. On appela la police pour les expulser, tandis que le distingué intellectuel catholique René Rémond les traitait de « voyous » et de « fascistes ».
Ainsi rapportée, la manifestation a perdu tout son sens, et la leçon qu'elle comporte a été effacée.
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Pendant la plus grande partie de la manifestation, les Intellectuels catholiques crurent avoir véritablement affaire à des communistes : et à des communistes de l'espèce la plus virulente, des « chinois ». Ils ne leur lancèrent ni invectives ni injures ; ils n'appelèrent point la police ; ils leur firent des grâces et des amabilités pendant trois quarts d'heure, selon les lois universelles du « dialogue » et de l' « esprit du Concile ».
Quand les manifestants se furent fait connaître par leurs tracts, instantanément les Intellectuels catholiques se mirent à cracher des insultes et à en appeler au bras séculier. C'était une éclipse spectaculaire de l' « esprit du Concile » et du « dialogue » ; à moins que cette application unilatérale fasse partie de cet « esprit » lui-même.
Toute la leçon est dans ce changement d'attitude à *l'égard d'une seule et même chose *: la même « perturbation », tant qu'on l'imaginait ourdie par des communistes, était l'objet de toutes les douceurs, et dès qu'on la sut menée par des gens d' « extrême-droite », il ne fut plus question que de l'écraser.
Ces Intellectuels catholiques sont des gens à principes...
Selon le compte rendu publié par *Aspects de la France* le 9 février 1967 :
« La presse a rapporté la stupéfaction des orateurs devant cette comédie habilement montée et leur fureur noire, ainsi que la panique ou l'hilarité des auditeurs, lorsque le « commando » voulut bien signer la farce... Ce qui fut « oublié » par les journaux, surtout *La Croix* et *Le Figaro*, c'est la cascade de tirades subversives provoquée chez d'Astier par la vue des drapeaux rouges et des livrets de Mao :
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*-- Je n'hésite pas à vous appeler : mes amis*, lançait-il aux perturbateurs qui braillaient, le poing levé, l' « Internationale ». Et d'enchaîner :
-- *Je ne suis pas du côté de Johnson, vous le savez bien, mais du côté de Ho Chi Minh.*
Lorsque le « baron rouge » en vint à s'exclamer (toujours pour faire plaisir aux manifestants) que *le Cardinal Spelmann crachait à la face du Christ*, Mgr Veuillot eut quelque peine à ne point accuser le coup ; diverses personnes quittèrent la salle en protestant violemment contre ceux qui « *laissaient des communistes faire la loi *». Un vieux monsieur décoré criait avant de sortir : « *Vive Spelmann ! *» Le tohu-bohu était à son comble. Des vicaires de choc tentaient çà et là de nouer un difficile dialogue avec les pseudo-gardes rouges complètement déchaînés. Un prêtre d'une trentaine d'années confiait à l'un de nos amis qui scandait : « *Teilhard ! Teilhard ! *» depuis dix minutes, qu'il existait au fond « *des lignes de force communes entre la pensée de Teilhard et celle de Mao-Tsé-Tung *». Toujours le souci de plaire. Et l'autre de rétorquer. « *On ne te le fait pas dire, camarade prêtre. *»
L'indescriptible tumulte déclenché par les cris. « *Les curés à l'usine ! Vive d'Astier ! Les chrétiens avec nous ! On les aura comme à Budapest ! *» avait été à peu près supporté par l'assistance et la tribune tant qu'il émanait de nervis d'extrême-gauche. Mais lorsque voltigèrent dans la salle les tracts signant *Action française* ce terrible canular, d'Astier agrippa le micro pour hurler que « *c'étaient encore les fascistes *» et la foule se mua instantanément en un bloc de haine progressiste.
... Il ne restait qu'une solution, celle qu'apporta la charge impétueuse d'une colonne de gardiens de la paix en uniforme, officier en tête, et l'expulsion plus que violente des perturbateurs (désignés à la police par les militants zélés du groupe *Vie nouvelle* qui avaient attendu ce moment pour intervenir). Trente de nos amis furent bouclés au commissariat du Panthéon... »
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Le thème de la Semaine des Intellectuels catholiques était : *la violence.* Des discours très emberlificotés exposaient en substance que la violence est légitime, ou du moins excusable, quand elle va dans le sens de l'histoire ; et inexcusable, illégitime, dans les autres cas. C'est la thèse communiste, un peu revue et à peine corrigée. Autrement dit, transposé à l'usage du christianisme progressif et mutant : la violence de la gauche contre la droite peut être baptisée, la violence de la droite contre la gauche doit être excommuniée. Naturellement, ce candide cynisme était enveloppé. Un chahut d'étudiants bien conduit a mis en pleine lumière la pensée des professeurs.
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### L'arme absolue de la foi
LE 22 FÉVRIER, en la fête de la Chaire de saint Pierre Apôtre, le Pape Paul VI adressait aux évêques du monde entier une Exhortation à célébrer le dix-neuvième centenaire du martyre des saints Pierre et Paul. Le texte latin de cette Exhortation apostolique occupe toute la première page de *L'Osservatore romano* du 23 février ; le texte italien figure en page 2 du même numéro ([^60]). A l'heure où nous écrivons ces lignes, une semaine déjà après l'événement, *La Croix* n'en a encore donné que quelques extraits : si cette abstention se prolonge, nous en publierons nous-mêmes une traduction intégrale dans l'un ou l'autre de nos prochains numéros. Le Pape Paul VI, en réponse à la crise actuelle de la foi dans tout l'univers catholique, institue *l'année de la foi*, qui commencera le 29 juin. Nous aurons l'occasion d'en reparler maintes fois. Nous ne jetons aujourd'hui qu'un premier coup d'œil sur cet *appel* d'une importance exceptionnelle.
\*\*\*
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Le Pape Paul VI prend acte de la situation présente, il la décrit et il la qualifie. Elle est d'une terrible gravité. Il y va de la foi. Des idées fausses, empruntées à des philosophies aveugles, viennent défigurer les vérités dogmatiques sous prétexte d'adapter la pensée religieuse à la mentalité moderne. On s'en prend à l'Écriture sainte elle-même. Il ne s'agit plus seulement de quelques cercles ou de quelques milieux intellectuels ; c'est *dans le peuple de Dieu* tout entier que l'on introduit une *mentalité post-conciliaire* qui est une trahison : cette mentalité propage une interprétation nouvelle du christianisme, interprétation arbitraire qui vide la foi de son contenu et qui ruine la vertu théologale de foi.
*Una mentalità cosidetta* « *post-conciliare *», dit le Pape en italien. Et en latin : *ille mentis habitus quem* « *post-conciliarem *» *appellant.*
C'est l'idée mortelle que le christianisme « post-conciliaire » serait substantiellement différent du christianisme « anté-concilaire ». De toutes nos forces et autant qu'il dépendait de nous, nous avons ici résisté à cette *mentalité post-conciliaire*. Nous l'avons combattue avec des arguments tels que, faute de pouvoir y répondre, on a eu recours contre nous au mensonge et à la calomnie, en nous accusant de nous opposer au Concile. Nous ne nous opposions pas au Concile. Nous nous opposions à la *mentalité post-conciliaire* par laquelle on tente d'introduire *dans le peuple de Dieu* tout entier une interprétation nouvelle du christianisme qui est destructrice de la foi théologale.
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Ce christianisme nouveau, ennemi de la foi, ce n'est pas seulement par la propagande qu'on cherche à l'imposer. C'est aussi par la persécution qui sévit à l'intérieur de l'Église. Des vocations sacerdotales sont actuellement menacées, brimées ou brisées en la personne de séminaristes que l'on condamne pour le motif explicitement invoqué qu'*ils n'ont pas la mentalité post-conciliaire*. On invoque contre eux l'autorité de l'Église et du Concile pour leur refuser l'accès aux ordres sacrés. Sachant ce que nous savons sur la puissante organisation de cette persécution, nous n'allons pas imaginer qu'une simple Exhortation du Pape, même solennelle, pourra suffire à mettre fin à ces abus concertés. Du moins, les consciences seront fortifiées dans leur juste résistance par le clair jugement du Souverain Pontife : *la mentalité post-conciliaire* que l'on veut nous imposer sous ce nom est une trahison de la foi chrétienne.
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En recevant les textes promulgués par le Concile, nous affirmions :
« Nous recevons les décisions du Concile en conformité avec les décisions des Conciles antérieurs. Si tels ou tels textes devaient paraître, comme il peut arriver à toute parole humaine, susceptibles de plusieurs interprétations, nous pensons que l'interprétation juste est donnée précisément par et dans la conformité avec les précédents Conciles et avec l'ensemble de l'enseignement du Magistère, Nous croyons à l'Église des Papes et des Conciles, non point à une Église qui serait celle d'un seul Concile.
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S'il fallait -- comme certains osent le suggérer -- interpréter les décisions du Concile dans un sens contraire aux enseignements antérieurs de l'Église, nous n'aurions alors aucun motif de recevoir ces décisions et personne n'aurait le pouvoir de nous les imposer. Par définition, l'enseignement d'un Concile prend place dans le contexte et dans la continuité vivante de tous les Conciles. Ceux qui voudraient nous présenter l'enseignement du Concile hors de ce contexte et en rupture avec cette continuité nous présenteraient une pure invention de leur esprit, sans aucune autorité. » ([^61])
C'est pour avoir exactement dit *cela* que nous avons été outragés, calomniés dans l'Église de France, dénoncés comme schismatiques contestant les principes du Concile ! Or *cela*, qui était en accord avec le Concile et la pensée de l'Église, contredisait à angle droit, très précisément, cette *mentalité post-conciliaire* qui est une machine à détruire la foi.
Nous disions encore ([^62]) :
-- « Jamais encore dans l'histoire de l'Église on n'avait entendu prêcher ou vu imposer la prétention d'être désormais *l'Église d'un seul Concile*, fût-il le dernier en date, abstraction pratiquement faite des autres Conciles et de tout ce que l'Église enseignante avait défini ailleurs et auparavant. N'importe lequel des vingt et un Conciles œcuméniques de l'Église catholique, s'il était pris isolément, hors du contexte des autres définitions conciliaires, et à plus forte raison s'il était pris comme occasion ou moyen de tenir pour rien ce qu'il n'a pas lui-même explicitement réaffirmé, deviendrait alors une sorte de machine infernale susceptible de déraciner les conditions mêmes de la vie chrétienne.
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N'importe lequel des vingt et un Conciles œcuméniques de l'Église catholique, interprété comme une sorte de révélation nouvelle contenant l'alpha et l'oméga de ce qu'il faut croire et pratiquer, excluant tout ce qu'il n'a pas dit lui-même, et compris comme un désaveu des âges chrétiens antérieurs, serait un cyclone qui ne laisserait rien repousser dans les âmes où il aurait passé. Mais aucun Concile n'a pris de tels décrets ni avalisé un tel esprit, aucun Concile n'a prétendu qu'avant lui, ce n'était pas encore le véritable christianisme. Présenter et recevoir ainsi les décisions d'un Concile, c'est le défigurer et le trahir ; c'est l'étouffer sous des louanges hyperboliques dont l'extravagance est calculée, et c'est le maquiller selon des normes, des critères, des idéaux venus d'ailleurs. »
Ainsi avions-nous, à notre place et sans en sortir, analysé l'articulation psychologique et doctrinale de cette *mentalité post-conciliaire* que voici dénoncée par le Souverain Pontife comme vidant la foi de son contenu. Nous ne faisions en cela, au demeurant, que donner une formulation explicite aux réflexes les plus fondamentaux et les plus certains de la vertu de foi partout aux prises avec un faux christianisme. Nous n'inventions certes rien. Nous ne prétendons pas avoir inventé la poudre à canon ni quoi que ce soit. Nous portions notre témoignage dans la seule volonté et la seule espérance qu'il soit fidèle.
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Nous ne nous attendions pas non plus à être couverts de fleurs. Nous ne nous y attendons pas davantage aujourd'hui. Ni demain. Car les sociétés secrètes, les noyaux dirigeants et les courroies de transmission du néo-modernisme demeurent intégralement en place.
\*\*\*
A aucun degré, le *gouvernement* de l'Église n'est notre affaire, quelque opinion privée que nous puissions, comme tout le monde, en avoir. Nous n'avons pas coutume de publier indiscrètement nos opinions sur ce chapitre. Abstraction faite de toute opinion de cette sorte, il apparaît aujourd'hui que le Souverain Pontife, ayant longuement pesé, comme lui seul peut le faire, la situation tragique de la foi en ce moment de l'histoire du monde et de l'histoire de l'Église, s'est résolu à employer l'arme absolue : *l'arme absolue de la foi pour sauver la foi.* Il invite l'Église dans son ensemble et dans chacune de ses parties à de solennelles et publiques professions de foi. Les évêques y sont convoqués dans leur cathédrale en présence du clergé et du peuple ; et les églises paroissiales ; et les hôpitaux et les écoles catholiques ; et toutes les associations et chaque maison où demeure une famille chrétienne et toute réunion publique où peut s'exprimer la profession de foi catholique.
157:112
Ainsi, le Souverain Pontife adresse son appel à toutes les autorités responsables à tous les niveaux dans le clergé et dans le peuple chrétien, de l'évêque au chef de famille, en passant par le directeur d'école et le président d'association.
C'est une mobilisation générale.
Nous y répondrons.
158:112
## CHRONIQUES
159:112
### Pour les marins de Lépante
par Paul Auphan
« TOUT CE QUI EST exagéré ne compte pas », a dit, je crois, Talleyrand.
Il est dommage que le Révérend Père Chenu ne se soit pas rappelé cet avertissement en écrivant dans l'hebdomadaire *Témoignage chrétien* du 12 janvier 1967 sa charge contre les croisades.
Je vais tâcher de présenter la défense de nos aïeux sans oublier le respect particulier que doit à sa soutane blanche un petit-fils du maire qui accueillit jadis à Sorèze le Père Lacordaire, contribua à son installation dans la célèbre école et reçut en échange, pour lui et ses descendants, l'assurance écrite de la reconnaissance et des prières de l'Ordre.
Déjà l'année dernière j'avais été choqué du caractère excessif de certains jugements du Père Chenu.
Ouvrant à Paris une série de conférences, il avait déclaré qu'en cette année 1966 un ancien expert au Concile ne pouvait évidemment parler que du Concile, « pas des textes, qui sont assez décevants, mais de leur gestation » ([^63]).
160:112
« L'opinion publique a énormément pesé sur le Concile et au fond c'est très heureux. » « Le Concile est fini ; c'est maintenant qu'il commence. »
S'en étaient suivies quelques causeries assez relaxées, où des mots à l'emporte-pièce faisaient parfois sourire l'auditoire, mais pas toujours dans le respect qu'on doit à la hiérarchie.
Comment par exemple ne pas être un peu gêné quand on entend un religieux de cette notoriété persifler gentiment le pape, la « bureaucratie vaticane », les évêques ?
Le pape ? Il a bien donné une de ses tiares à l'Amérique en témoignage de pauvreté... Mais « il lui en reste au moins une dizaine dans son placard ».
Les évêques ? « Il est heureux que l'Église se débarrasse de ses ornements et de toute sa richesse extérieure » ... et que « les évêques n'aient plus pour se distinguer des autres prêtres le moindre petit bouton ou liseré violet ». « Les évêques sont réunis en une véritable assemblée parlementaire ou communauté délibérante : c'est ça la collégialité. » Pas un mot de la « *nota explicativa prævia *» pontificale.
Si je rappelle aujourd'hui ces quelques phrases typiques de la manière du Père Chenu, c'est qu'on retrouve le même bouillonnement intellectuel dans son récent article sur les croisades. L'allocution de Noël du cardinal Spelmann lui avait peut-être démangé les oreilles, comme dit saint Paul. Ce n'était pas une raison pour se laisser aller à une telle diatribe.
Pour commencer, le Père Chenu assure qu'il a trouvé dans un dictionnaire la croisade définie, « dans le genre guerre » (sic), comme une guerre sainte. Si ce dictionnaire existe réellement, je ne le recommanderai pas comme un modèle de science encyclopédique ou sémantique, car la croisade a été organisée précisément pour lutter contre le « djihad » ou guerre sainte musulmane ; jamais le mot n'a eu le même sens chez les chrétiens.
161:112
Le Père reproche à l'Église d'avoir recouru aux moyens du pouvoir politique pour « imposer » l'Évangile. Je n'en connais pas d'exemple notable et jusqu'à maintenant je croyais le contraire. On m'avait appris en effet que c'était l'Islam, non l'Église, qui avait « imposé » le Coran a coups de sabre aux communautés chrétiennes d'Afrique du Nord, aux chrétientés orientales byzantines, à l'Espagne, terre chrétienne depuis Saint Jacques, peut-être même depuis saint Paul, qu'il a fallu sept siècles pour délivrer.
Quand on voit ses frères dans la foi attaqués, persécutés, réduits en esclavage et qu'on a les moyens de les défendre, la charité serait-elle de fermer les yeux et de les abandonner ? Comme toute œuvre humaine, les croisades ont offert un mélange de bon grain et d'ivraie ; sous prétexte qu'il en est ainsi de la plupart de nos actes, fallait-il ne rien faire ? l'égoïsme et la lâcheté sont au bout de la pensée...
L'intelligence très vive du Père Chenu le fait tomber dans un travers commun à beaucoup d'intellectuels : trop juger le passé avec la mentalité du présent ; en critiquer les acteurs comme s'ils avaient connu ce qui est arrivé depuis. Nous vivons une époque plus sensible (impressionnable, a dit Pie XII) à la violence physique qu'à la torture morale. Est-ce un bien, est-ce un mal ? je ne sais. Autrefois en tout cas, c'était l'inverse. Les êtres humains s'élevaient au sein d'une chrétienté (mot qui fait frémir d'indignation le Père Chenu), dont les structures épargnaient aux âmes l'immense appareil publicitaire et idéologique qui les martyrise aujourd'hui dans un confort sournois. En revanche, on hésitait moins à se taper dessus. C'était plus franc et, comme on n'avait guère que ses poings, le dégât n'allait pas très loin.
162:112
Ce n'est pas moi, c'est Pie XII qui a déclaré qu' « un peuple menacé ou victime d'une injuste agression, s'il veut penser et agir chrétiennement, ne peut demeurer dans une indifférence passive » ([^64]). Emporté par sa fougue, le Père Chenu écrit que « la notion de « guerre juste » a été solennellement déclarée inacceptable ». On aimerait savoir d'où il tire cette condamnation solennelle. Car, comme Pie XII, la constitution pastorale « Gaudium et Spes » reconnaît aux nations le droit de légitime défense ([^65]) ; mais nous savons que les textes conciliaires sont « décevants » ...
Je ne sais pourquoi le Père Chenu écrit que, à la bataille navale de Lépante (1571), « Don Juan d'Autriche détruisit par surprise la flotte des Turcs ». Pauvres Turcs, dont la flotte aurait été ainsi victime d'une « surprise », presque d'un guet-apens pense sans doute le lecteur non averti !
Historiquement, rien n'est plus faux.
Il n'y a pas eu de « surprise » ou de partie navale de cache-cache. Les six lourdes galéasses chrétiennes qu'il fallait le plus souvent remorquer réduisaient à deux ou trois nœuds la vitesse de l'armada de Don Juan et la rendaient bien incapable d'opérer par surprise. Les flottes se sont aperçues, presque par hasard, non loin du site de la bataille d'Actium. Chacune d'elles s'estimant la plus forte, elles se sont précipitées l'une contre l'autre au grand jour, toutes escadres réunies, décidées à en découdre. Chrétiens et musulmans connaissaient très bien l'enjeu de la rencontre : rien de moins que la suprématie dans le bassin occidental de la Méditerranée.
L'étendard vert du Prophète, emmené de La Mecque, flottait sur le navire-amiral musulman, qu'entouraient, à la tête de leurs escadres respectives, tous les chefs de l'Islam méditerranéen : les vice-rois d'Égypte, de Syrie, de Roumélie, d'Alger, de Tripoli, les gouverneurs de Rhodes, de Mytilène, de Gallipoli... Côté chrétien, à la demande du saint Pape Pie V, beaucoup de monastères étaient en prière. Parler de surprise dans ces conditions est une bourde.
163:112
Après un long et sanglant combat, la rencontre ayant tourné à l'avantage des chrétiens, douze à quinze mille chrétiens utilisés comme esclaves aux avirons des galères musulmanes ont été libérés de leurs bancs de galériens. N'y aurait-il eu que ce résultat, il justifiait largement l'expédition. La charité consisterait-elle à laisser les victimes macérer dans leurs bagnes pour ne pas faire de peine aux geôliers ?
De l'avis du Père Chenu, la « victoire » de Lépante (c'est lui qui met les guillemets) aurait été un « désastre évangélique ». Je ne comprends pas. Plus exactement je ne connais de jugement comparable que celui de la belle marquise de Sévigné écrivant avec un joli mouvement de la plume et du menton que « depuis la bataille d'Actium on ne voit pas que les combats en mer eussent rien produit ».
Stratégiquement le résultat de la bataille navale de Lépante a été considérable. Ce n'est pas par pur « triomphalisme » que le pape Pie V a institué en action de grâce la fête du Très Saint Rosaire, encore célébrée le 7 octobre dans toute l'Église et qui donne lieu chaque année à un pèlerinage à Lourdes organisé par l'Ordre, même auquel appartient le Père Chenu. Toutes les fois que je le peux, je ne manque pas d'y participer et d'avoir une pensée pieuse pour mes prédécesseurs chrétiens dans la carrière, les combattants de Lépante. Sans eux, il est vraisemblable que les musulmans, déjà maîtres des principaux ports barbaresques, auraient dominé la Méditerranée occidentale et que les armées musulmanes, qui déferlaient en même temps dans les Balkans jusqu'aux rives de l'Adriatique, auraient débarqué en maint endroit du littoral italien ou français. Peut-être le Père Chenu s'appellerait-il aujourd'hui Mohamed ou Abdallah...
164:112
Si mon ton se fait un peu vif -- et je m'en excuse respectueusement auprès de lui -- c'est que je souffre affreusement, comme chrétien et comme marin, d'entendre traiter par le dédain les huit mille militaires ou marins catholiques qui sont morts à Lépante pour arrêter la vague musulmane et nous permettre de rester chrétiens. Se taire serait de la complicité dans le manque de charité.
« Clama, ne cesses, quasi tuba exalta vocem tuam... », a dit le prophète Isaïe ([^66]). Traduction libre : « Crie. N'arrête pas de gueuler. » Les combattants de Lépante, depuis les amiraux jusqu'au dernier matelot de pont, étaient nos frères dans la foi. Ils ont obéi, certains jusqu'à la mort, à un pape que l'Église a canonisé. Ils avaient sans doute leurs défauts et leurs péchés, comme moi, comme nous tous. Mais l'holocauste qu'ils avaient fait d'avance de leur vie et qui les a intégrés à la communion des saints que nous invoquons dans le Credo aurait dû empêcher qu'on plante aujourd'hui sur le souvenir que nous en gardons la pancarte de « désastre évangélique ».
« De même que Dieu-Amour a donné sa vie pour nous, nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères », a écrit l'apôtre saint Jean ([^67]).
Le Père Chenu conclut son article par ces mots, à son avis définitifs : « les croisades ont échoué ». Qu'est-ce que cela veut dire ? A quoi juge-t-on ici-bas l'échec ou la réussite ? Saint Louis, qui a bataillé quatre ans dans le Levant sans succès apparent, qui est mort devant Carthage également sans succès, mais dont la mémoire reste impérissable, même dans l'Islam, et que nous invoquons maintenant au Ciel, a-t-il « réussi » ou « échoué » ? Ce n'est pas un chrétien, c'est Lénine qui a écrit que « le critère de la justice est le succès de l'action ».
165:112
En réalité tout l'article du Père Chenu repose sur une confusion -- est-elle voulue, est-elle inconsciente ? je ne sais, Dieu le sait, dirai-je en parodiant saint Paul, entre l'action missionnaire à l'époque des croisades et l'action militaire des chevaliers croisés.
Il est bien certain que, derrière les premiers combattants, une foule de chrétiens profondément croyants ont essayé de convertir des musulmans. C'était très difficile en raison des structures sociales musulmanes et aussi parce que, remarque le cardinal Journet, « l'Islam s'est constitué en s'opposant au christianisme ». Le cas de saint François que rappelle le Père Chenu n'est pas unique. Raymond Lulle s'est fait lapider à Bougie en parlant du mystère de la Sainte Trinité. Il y avait aussi les militaires qui faisaient occasionnellement de l'apostolat pendant les trêves ou périodes de « coexistence pacifique » qui séparaient les crises guerrières. Mais l'action missionnaire était distincte de l'action militaire, même si le missionnaire avait fait la traversée sur un bateau de guerre -- elle se passait à un autre moment, dans d'autres conditions ou à un autre endroit que ceux des combats.
Les croisades en tant qu'expéditions militaires *n'avaient pas pour but premier de convertir les musulmans*, comme on voudrait nous le faire croire, *mais de les contre-attaquer à domicile pour défendre la chrétienté injustement attaquée chez elle.* Stratégiquement, les croisades du XI^e^ au XV^e^ siècle ont favorisé indirectement la reconquête de l'Espagne et reculé de plusieurs siècles l'invasion de la péninsule balkanique et la conversion forcée à l'Islam d'une partie de sa population.
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De même, la campagne de Lépante *n'a pas été organisée dans un but de conversion, mais pour porter secours à Chypre, île chrétienne, que l'Islam venait d'attaquer et d'envahir sans motif.* Le gouverneur de Famagouste, Marc-Antoine Bragadin, a même été écorché vif par les musulmans selon des mœurs dont la tradition devait se perpétuer jusqu'à nos jours avec le F.L.N. On le voit, il ne s'agissait pas pour les chrétiens de prêcher ou de convertir, mais de défendre leur peau, au sens littéral du terme, leurs familles, leurs églises, leur civilisation.
En confondant idée militaire et idée missionnaire -- la confusion est-elle voulue ? je ne sais, Dieu le sait -- l'article du Père Chenu procède à un blocage qui aboutit à faire passer les croisés pour des imbéciles « imposant l'Évangile... par la force des armes » ([^68]).
J'emprunte ma conclusion aux *Informations catholiques internationales* du 15 janvier 1967. C'est une citation de Monseigneur Carlo Colombo qui passe pour être le « théologien du pape ». S'adressant aux théologiens italiens, il leur a dit : « Celui qui reçoit la charge d'enseigner la théologie a, comme tout chrétien, le droit de chercher et de communiquer la vérité, mais il *n'a pas la liberté de compromettre la foi ou la vie spirituelle d'autrui*. »
Je souhaite avec respect que ce conseil (dont j'ai pris la liberté de souligner l'essentiel) soit entendu, et pas seulement des théologiens italiens.
Paul Auphan,
ancien Secrétaire d'État à la Marine.
167:112
### Les réseaux
par Jean-Baptiste Morvan
VOICI, dans sa vérité frileuse, le monde qui nous est confié : celui des chemins découverts du printemps. Les arbres sont sans doute revêtus de leurs vapeurs vertes et blanches, premières fleurs, naissances de bourgeons, le tout estompé et confondu dans les lointains. Mais ce qui produit encore la plus forte impression, sur ces chemins ruraux d'avant-Pâques, c'est une dureté, une froideur résidant au plus profond de l'air, et la sensation d'un effort personnel lié à l'effort de réadaptation de toutes choses.
L'homme qui va sur les chemins se sent responsable et pasteur, au sens plus religieux encore que rustique ; moins comme le berger que ses moutons accompagnent, moins comme le responsable d'un groupe dénombré et connu, que comme pasteur d'on ne sait qui, d'êtres que l'on rencontrera, ou qui déjà nous accompagnent de leur seule présence d'ombres. Sur ces routes au printemps règne une solitude peuplée d'inquiétudes fugitives, distinctes de celles de l'hiver. Les élagages des arbres et le travail permanent des scies à moteur semble, au moment des premières feuilles, avoir créé un nouvel hiver. Les enthousiasmes tombent vite. Ce monde sonore d'oiseaux avec leurs cris brefs, d'aboiements de chiens de ferme, semble dur et peu éloquent. Nous craignons que le printemps ne continue à être, au sens propre du mot, insignifiant.
168:112
Les démarches de l'esprit reviennent à de mauvais chemins, mal tracés, à une paysannerie intérieure de solitude. Un monde éloquent n'est peut-être après tout pas nécessaire. Le moins musicien d'entre nous a une musique à jouer aux autres, sans doute, mais elle peut se réduire à ponctuer un meilleur silence. Nous sommes gardiens et dépositaires d'un certain silence mystérieusement habité, et cette zone-là sera toujours à mes yeux, pour parler à la manière de Proust, « le côté de Boquen ». Quand je suis venu pour la première fois à l'abbaye, il y aura bientôt douze ans, c'était plus avant dans la belle saison, l'église était encore en ruines et l'assemblage des pierres sculptées pour la verrière de l'abside reposait dans l'herbe mouillée du matin. Cette herbe avait la même odeur que le vieux jardin presque abandonné de ma maison familiale de Saint-Moré, en Bourgogne, un jour des années trente. Je reçus ce parfum comme le signe soudain d'une permanence oubliée.
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J'ai longtemps hésité avant de parler de Dom Alexis. A l'ami de notre revue qui me demandait de le faire, peu après la mort du Père, j'ai alors confié mes scrupules. Je n'eusse en tout cas rien écrit de son vivant : j'y aurais vu une incongruité, au moins une indiscrétion.
169:112
La bonhomie souriante et paysanne de son visage, sa silhouette, ses gros souliers, son bâton de promeneur breton pouvaient se prêter à une facile littérature de reportage. Par contre les paroles de Dom Alexis, la compagnie de Dom Alexis, que pouvaient-elles devenir pour un lecteur ? Dom Alexis parlait peu, mais devant lui il me semblait que tous les gens se trouvaient replacés dans leur vérité : plus exactement, dans la vérité de ce qu'ils avaient de meilleur. Le sourire du Père ne marquait nulle censure, nulle critique ; mais on se sentait invité à se débarrasser des artifices et des vanités, comme si un hôte prévenant vous eût invité à retirer votre manteau dans une pièce bien chauffée. Pour nous, il ne fut ni l'apôtre de l'éloquence, ni l'apôtre du silence, mais le pasteur d'une vie discrète, en demi-teinte, prenante comme cette odeur d'herbe dans le matin de Boquen, où j'ai ressaisi un lambeau de mon enfance.
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Dom Alexis, ce jour-là, devait nous servir de guide, à mes amis et à moi, pour un pèlerinage aux lieux de la Penthièvre et du Méné où moururent les grands chefs chouans, La Rouerie, Boishardy, Mercier. Mais à l'heure du déjeuner, la conversation se tourna subitement vers ma ville natale d'Auxerre. Jadis Abbé de Tamié, il avait connu tout un groupe d'Auxerrois qui avaient fait de ce monastère leur centre spirituel. Je me trouvai reporté vingt ans en arrière, ou, plus exactement, un présent éternel réunissait sous les arbres du bois de Colisant mon enfance lointaine de hors-venu avec la quête mémoriale des anciens partisans royaux, et avec les problèmes de la littérature celtique.
170:112
Le soir vint sans que nous ayons accompli entièrement l'excursion projetée. Quand nous eûmes ramené Dom Alexis à l'abbaye et que nous le quittâmes, il nous dit qu'il espérait bien que nous achèverions cette randonnée, au plus tard l'année suivante.
« Et notre tournée des chouans ? » me dit-il encore, deux ou trois ans après, Mais notre ami Ronan Pichery était malade ; il mourut d'abord, puis Dom Alexis à son tour nous a quittés. Je repense à eux sur les cimes du Méné. L'achèverai-je seul, la tournée des Chouans ? Je pense maintenant qu'elle avait un autre sens, et qu'il n'était pas nécessaire qu'elle fût achevée. Je retrouve l'été dernier de très anciens amis bourguignons. Soudain, au hasard, je prononce le nom de l'Abbé de Boquen. « Vous avez connu Dom Alexis ? Moi, je l'ai connu avant guerre, à Tamié... » Encore un carrefour où se tient Dom Alexis, comme à ces croisements de chemins bretons où on le voyait avec ses gros souliers et son bâton. Il faudra toujours parler de Dom Alexis.
Et il faudra essayer d'être un peu ce qu'il fut. On parle du « Sacerdoce des laïcs ». Apostolat, peut-être, mais le mot est à peine moins prestigieux. Qu'avons-nous à dire ? J'ai craint en parlant de Dom Alexis d'assister au piteux écroulement de ma rhétorique au contact de la simplicité spirituelle. Mais il faut parler ; d'autres le font pour le trouble, pour la haine, pour la destruction de l'esprit. Si dérisoire que puisse être le suffrage de l'homme de plume donné à l'homme de Dieu, le travail est nécessaire maintenant que Dom Alexis ne peut plus offrir au pèlerin sa présence visible.
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171:112
Nous écrivons pour un monde hétéroclite, mal assis et mal farci, avec ses incongruités, ses vanités et ses dépressions nerveuses, ses mécomptes politiques et intellectuels, sa hâte fébrile qui empêche de faire mûrir la strophe ou la phrase. Nous ne savons pas trop pour qui nous parlons ; nous sommes docteurs de l'Université de l'Imprévu, et nous enseignons peut-être mieux grâce à ce que nous n'aurons pas su bien dire ou grâce à ce que nos auditeurs auront mal compris. Il faut compter sur les heureuses fautes. Quand viennent les soirs d'été, le couchant dore la paille abandonnée et dispersée sur les aires des fermes et sur le bord des chemins. « Videtur ut palea » disait saint Thomas près de mourir : « Ma vie me semble comme de la paille. » Mais Verlaine voyait l'espoir luire comme un brin de paille dans l'étable. Nous donnerons les mots, Dieu suscitera les rencontres. Où va notre travail ? « Non omnibus licet adire Corinthum », disait le vieux proverbe. Personne n'écrira l'histoire de ceux qui ont refusé d'aller à Corinthe alors que cela leur semblait permis ; il n'est pas interdit de penser que certains y soient tout de même parvenus. Nous travaillons à créer de nouveaux réseaux de communication, à composer un nouvel annuaire des téléphones intellectuels et spirituels, à écrire une thématique des suppléances.
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172:112
Cette fin du XX^e^ siècle est encombrée d'un amas de théories obscures ou dangereuses qui laissent l'âme choisir entre le vide et le désespoir ; la vie publique est pleine de groupes inutiles, bavards et essoufflés. Les lacunes apparaissent partout, les cartes de géographie morale sont erronées ; quant aux auditoires, ils font souvenir des invités qui ont négligé de venir au banquet du Roi. Il nous faut retourner le long des chemins, au bord des haies, pour révéler aux errants que leurs errances ne sont pas sans but. Nous avons tous parlé à des gens qui ne nous ont laissé aucun souvenir. Mais que d'interlocuteurs fortuits dont j'entends encore les propos sans pouvoir expliquer pourquoi ! Un mot venu d'un inconnu survole encore le temps comme un goéland sur la mer, même pas le mot exact, mais un certain ton de doute ou d'assurance qui allait loin sur les plaines de la vie. Notre prochain, c'est l'homme que nous avons croisé, puis perdu, concitoyen comme nous des vents et des graines ailées. Il y a longtemps ? Peu importe. La rouille qui ronge le fer des grilles des vieux jardins va plus vite et moins vite que tu ne crois. Sont-ils morts, ces compagnons d'une minute ? Un réverbère vient à peine de s'éteindre, une bourrasque d'aube me rappelle -- pourquoi ? -- ces deux anciens camarades de mon père qui arrivaient à Auxerre, venant de Paris dans leur voiture déjà désuète, sous les marronniers du rond-point, au temps des premières chasses. L'un d'eux est mort depuis. Ne pourrais-je l'inviter, par quelque prière, à ma maison de campagne ? Peut-être y a-t-il moyen de faire aux morts quelque invitation consolante ? Je me rendormirai quand le matin sera déjà clair, avec au cœur ce rêve ou ce secret nouveau. Les prières sont comme des plumes d'oiseau disséminées le long des chemins champêtres, blanches, brunes, bigarrées, ardoisées : couleur de temps.
173:112
Les vivants auxquels nous parlons sont des âmes médiocres ? A supposer que cela soit vrai, et nous n'en savons rien, ces âmes médiocres sont chacune au centre d'un réseau de morts et de vivants. Les bonnes femmes de Capharnaüm, aussi bien que celles de Syracuse raillées par Théocrite, ont peut-être été les aïeules d'un apôtre de la Gaule. Nous tombons sur les âmes au carrefour de ce que leurs prédécesseurs ont attendu, et sur ce qu'elles attendent elles-mêmes pour plusieurs générations à venir, sans savoir exactement ni quand, ni quoi. Éternels parrains de confirmation pour ce qui nous entoure, créateurs d'un singulier œcuménisme de base, nous sommes les pasteurs secrets des quartiers muets, les confidents des interférences secrètes que font les ombres des personnages et les ombres des maisons sur le pavé des rues. Il n'y a personne ? Il y a toujours quelque présence dans la « Petite rue » de Vermeer. La permanence de nos présences doit suggérer une fidélité. Nous ménageons, entre les hommes et leurs buts prétendus, les étapes de l'attente et de l'espérance ; nous allongeons ou raccourcissons mystérieusement les distances, nous suggérons des espaces intellectuels entre une intériorité à la Kierkegaard qui pourrait devenir manie ou prison, et un brutale activité extérieure, torrentueuse et irraisonnée.
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174:112
L'histoire de ce monde ne nous satisfait pas, et le journal du matin semble toujours vide par définition. L'histoire collective devient de plus en plus différente de l'histoire des destinées particulières. Ces vérités imposées, artificielles, pesantes, ne rendent pas compte des cristallisations affectives, ni des présences sensibles au cœur. Une géographie maintenant sans distance n'explique pas la longueur des jours et des démarches. La mode de ce temps nous a souvent portés vers l'étude de l'objet ; il convient d'y ajouter l'étude des personnes, leur caractère relationnel et suggestif. La conception matérialiste du temps et des lieux est pour la charité une géométrie euclidienne insuffisante. En précisant des voies imprévues entre les événements et les êtres, nous refusons de mesurer ce monde avec l'aune commune, mais en même temps nous réhabilitons les lieux et les épisodes en leur rendant un surcroît légitime de signification, image et prévision d'un autre monde où les facilités métaphysiques refusées à notre univers pondérable seraient cette fois accordées. Nous signalons les liens, les rencontres sur ces réseaux, souvent sans nous en douter, mais l'expérience de ces rencontres fortuites nous prouve qu'elles portent toujours la marque d'un soin transcendant, d'une prévenance angélique : prévenances pour l'inconnu, prévisions pour l'imprévu.
175:112
Et nous sommes arrivés en ces jours au sentiment profond, à la sensation presque fiévreuse que nous étions dans un réseau de gens ignorés et qui s'ignoraient, mais amenés à se connaître, à nous connaître, mieux que nous ne nous connaissions nous-mêmes, mieux qu'ils croyaient connaître autrui, et cela depuis longtemps, depuis un « longtemps » qui ressemblait à un « toujours », qui ressemblait à l'éternel. Puisque certains auteurs nous demandent ou se demandent comment on peut être chrétien encore aujourd'hui, nous donnons d'abord ces raisons-là.
Jean-Baptiste Morvan.
176:112
### La pollution atmosphérique
par Daniel Duc
Vivre dans les grandes villes industrielles... Se baigner dans les fleuves chimiques à la surface desquels passent quelquefois des multitudes de poissons morts... Respirer la poussière toxique des usines de banlieue, les oxydes de leurs fumées, ou bien l'acide carbonique dégagé par les moteurs de millions de véhicules automobiles... Boire des eaux traitées aux super-oxydants... Risquer demain (ou aujourd'hui) la pluie radio-active... Plonger sous les vagues maculées de mazout et fouler au pied le sable des plages où sont épandues les ordures des cinq continents, bouteilles de plastique, ampoules électriques, affaires de femmes, sandales, membres de poupées, flacons de produits solaires, morceaux de verre... Vivre ainsi dans un monde assez barbare pour souiller toute l'étendue habitable : monter au haut des montagnes pour entendre le bruit vociférant de radios folles ; avaler chez des amis la fumée immonde des cigares ou des pipes ; veiller la nuit dans le vacarme des rues passantes, où pétaradent les camions des halles, les vélomoteurs ahuris des fêtards, les autos de course des inconscients... Certes, il y a beaucoup à se plaindre dans ce monde, beaucoup à faire pour le rendre, s'il se peut, plaisant à habiter.
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177:112
Non, je ne pousse pas par plaisir mon tableau au noir : je ne dis ici que ce qui est. Et je le dis parce que ce qui rend la vie de chaque jour difficile ou atroce rend la vie de l'esprit difficile ou même impossible. Peut-être aussi la vie de l'âme.
La vallée de la Ruhr s'étend sous une couche de fumées qui fait pâlir le soleil. Vu du haut de Montmartre, Paris semble se dérober sous un voile de poussières. Les maisons de Tourcoing se dissimulent derrière une brume perpétuelle. Quant à Pittsburgh, aux États-Unis, ses habitants pouvaient dire être nés dans cette capitale de l'acier mais n'avoir vu le jour qu'à Washington... Los Angeles plusieurs fois, tout comme New York en novembre 1966, s'est trouvée paralysée par le « smog », brouillard épais dans lequel se concentrent les poussières et les gaz nocifs des usines, des chauffages et des automobiles. L'oxyde de carbone y atteint au mètre cube des taux alarmants qui peuvent être fatals aux organismes les moins résistants, qui affaiblissent les organismes sains... Alors, toute activité doit cesser, il faut se calfeutrer chez soi et attendre, pour que la vie puisse reprendre, que le « smog » soit chassé par des masses d'air en mouvement.
Ainsi toute sorte de pollutions nous menacent, qui défont la vie, en rendant les conditions plus difficiles. On dira : c'est l'envers malheureux du bénéfique progrès ; plus l'activité économique croît, plus il faut s'attendre à ce que l'air, les eaux, la terre elle-même, soient troublés et rendus impurs. Plus il faut produire, plus en même temps se produiront de déchets, s'échapperont de gaz nocifs, s'évacueront des liquides toxiques : qui s'écouleront dans nos fleuves, s'évanouiront dans l'air que nous respirons, s'entasseront aux portes de nos villes.
178:112
Je vais donc ici tâcher de réfuter ce point de vue un peu simple : faisant l'étude des diverses pollutions atmosphériques (car il faut bien limiter), je montrerai qu'il existe toujours des méthodes et des moyens pour que le progrès ne s'accompagne pas de ce lamentable pourrissement de la nature. Il faut poser en principe qu'à toute pollution peut être opposée victorieusement une purification. L'exemple de la ville de Pittsburgh est à ce sujet probant. On dira encore : mais cela coûte cher. Argument sans valeur, car les vies humaines détruites de cette façon coûtent cher elles aussi, en soins, en travaux retardés. Puis là n'est pas la question. Les questions de finances doivent toujours passer après les questions de principe. Et par principe, les hommes ont droit a vivre dans une nature saine.
##### *La pollution de l'atmosphère.*
Jusqu'à ce jour, on constatait avec fatalisme l'accroissement monstrueux du taux de la pollution atmosphérique. Mais ne fallait-il pas que croisse toujours davantage l'activité industrielle, mère des bonheurs humains ? Ne fallait-il pas que chacun en vint à posséder une automobile ? Toute sorte d'appareils, dont certains sont de dangereux émetteurs de gaz toxiques, doivent être à la disposition de tous, sans quoi il ne peut y avoir de joie de vivre. Certes, la crasse, le brouillard de poussière, le déchet dont les conséquences sur l'individu peuvent être tragiques, voire mortelles -- que de maladies graves induites par des atmosphères polluées -- sont les suites inévitables (naturelles dirait-on) de ces progrès. Personne n'osait dire -- tant la légende avait la peau dure, tant elle a encore aujourd'hui la peau dure -- sinon quelques isolés que l'on prenait, que l'on prend encore, pour des illuminés, que les progrès indus triels ou agricoles pouvaient ne pas présenter cet envers noir et puant qui lui est strictement opposable. Non, on se résignait, on se résigne encore trop, à l'asphyxie, ne sentant pas qu'on annulait ainsi les gains faits par ailleurs.
179:112
Or la pollution atmosphérique est une maladie curable, et de ce fait doit être soignée. A la vérité, il y a une solution satisfaisante, même si coûteuse, à toutes les pollutions. Il suffit d'être décidé à la lutte, aussi fortement qu'à celles engagées contre le cancer, la peste ou la tuberculose...
Il y a donc aujourd'hui un exemple décisif, que l'on ne peut plus méconnaître : c'est celui de la ville de Pittsburgh. Avant d'analyser les causes de la pollution atmosphérique dans le monde, et d'en donner les remèdes possibles, il est bon de redire ce qui a été entrepris avec succès contre ce nouvel ennemi.
Pittsburgh était une ville monstrueuse, d'où la lumière s'était enfuie : sorte d'enfer où les habitants pouvaient redire avec Dante : « Je vins en un lieu muet de toutes lumières. » Dans cette cité de l'ombre, de la brume, de la crasse, du nauséabond, de la noirceur, on ne savait plus ce qu'était le soleil, et l'idée de la blancheur était de ces idées abstraites dont les vivants ne peuvent avoir aucune compréhension... Bien entendu, si la lumière du soleil y était muette, la faible clarté des nuits n'était en ces lieux qu'un mythe de poète. En plein jour il fallait tenir allumées toutes les lampes : la *nuit* ne se marquait que par un renforcement des ombres.
Un jour, on se décida à la grande lessive. Il fallait débarrasser l'air des tonnes de poussières en suspension, des gaz nocifs qui rendaient les enfants pâles et souffreteux. Des mesures draconiennes furent adoptées, des études longues et coûteuses entreprises, des matériels puissants et efficaces mis au point. Et la ville immonde se découvrit peu à peu, l'air y redevint plus léger, plus transparent, plus pur, sans pour cela qu'ait cessé l'activité industrielle.
180:112
Le soleil est revenu, la lune s'est raccrochée au ciel nocturne. Le cauchemar a pris fin : du moins pour l'essentiel. Car la lutte continue : ce n'est pas une demi-victoire qu'il faut remporter, c'est une victoire totale, qui sera, elle, un progrès admirable : faire, en sorte que sans diminuer l'activité des hommes on puisse rendre à la nature sa pureté primitive.
Ce qui a été fait à Pittsburgh doit l'être partout dans le monde où s'exercent des activités polluantes : ainsi donc dans toutes les villes de France.
L'atmosphère est menacée par trois ennemis redoutables : l'industrie, qui pointe contre le ciel les canons que sont les cheminées d'usine ; l'automobile, qui multiplie dans les villes cette infanterie légère armée de ces fusils à répétition que sont les tuyaux d'échappement ; le chauffage enfin, qui profite de ce que la nature est dépouillée de son appareil protecteur -- la végétation -- pour produire des quantités prodigieuses de gaz toxiques. Voilà les trois ennemis qu'il faut combattre : quels sont-ils et de quels moyens disposons-nous pour les réduire ?
##### *L'industrie.*
L'usine peut avoir plusieurs effets dégradants : elle souille l'air, elle rend des eaux hideuses et mortelles, elle amoncelle des collines d'ordures. Examinons le cas des fumées rejetées par l'usine. Fumées noires des centrales thermo-électriques anciennes, fumées rousses des unités sidérurgiques, fumées incolores mais toxiques de certaines usines chimiques... Ce qui caractérise cette pollution, c'est son importance à l'unité : une seule cheminée peut couvrir d'un rideau d'ombre une zone de plusieurs kilomètres carrés.
181:112
Il n'y aurait que l'ombre -- intolérable cependant -- peut-être garderait-on le silence : mais l'on respire cette poussière, cet oxyde de carbone, ce gaz carbonique, cet anhydride sulfureux, ce chlore qui se dégagent des cheminées d'usines : et l'atmosphère autour des centres industriels devient peu à peu un subtil mélange chimique qui n'a plus grand chose à voir avec l'air originel...
Ici, la lutte est facilitée par la concentration des entreprises sur des espaces restreints : les fumées, les gaz inutiles, passent par de grandes cheminées très hautes, d'autant plus hautes que les quantités à évacuer sont plus importantes, afin qu'elles soient dispersées sur un plus grand espace. Les efforts entrepris pour mettre au point des appareillages convenables sont très importants : d'autant que de plus en plus l'industrie doit se plier à une nouvelle révolution qui est celle de la propreté : l'on ne recherche plus la propreté pour elle-même, mais parce qu'il devient nécessaire de travailler dans des atmosphères de plus en plus épurées, puisque l'on travaille -- notamment dans l'électronique -- sur des éléments que des poussières quasi imperceptibles peuvent modifier radicalement. On a donc conçu des appareillages qui peuvent dépoussiérer des masses importantes d'air et retenir des particules aussi faibles. Il va de soi que ce qui peut le plus peut le moins, et que si l'on veut dépoussiérer les masses de gaz rendus à l'atmosphère, masses où dominent les poussières d'environ 5, 10 ou 15 microns, on le peut.
En 1965 il y eut à Düsseldorf une exposition des matériels dont on dispose pour épurer les atmosphères polluées. Les 125 exposants venus de 9 pays montraient aux auditeurs du congrès « Pureté de l'air » une gamme impressionnante d'équipements d'épuration : depuis les appareils et les vêtements protecteurs, les masques à gaz et à poussières, jusqu'aux dispositifs les plus puissants et les plus perfectionnés destinés à l'aspiration ou à l'épuration des poussières et des gaz.
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On y voyait des filtres et des aspirateurs industriels à poussières, des appareils d'aspiration pour les lieux de travail, des dépoussiéreurs mécaniques, électriques ou humides, des installations complètes d'épuration des gaz, des installations de post-combustion catalytique : tous appareils au but identique mais aux possibilités différentes.
En effet, pour ce qui touche aux poussières, le problème est de savoir à quels grains on a affaire. Pour les gros, grains de plus de 10 microns, les appareils de type « cyclone » font l'affaire. Ils sont à la base d'une pyramide d'appareils de plus en plus complexes. Ils sont robustes, peu coûteux, simples. Trop, car la plupart des gaz souillés rejetés par les usines contiennent des proportions variables mais très importantes de poussières constituées de grains plus petits, d'un diamètre voisin des 5 microns. Il faut alors recourir à ce que l'on appelle les multi-cyclones, dont la technique s'extrapole des premiers appareils. Le coût de l'opération augmente, bien entendu. Comme il reste encore beaucoup de poussières d'un diamètre inférieur à 5 microns, il faut alors recourir aux filtres ou aux laveurs. Les filtres, notamment les filtres électriques, peuvent séparer des poussières de taille inférieure à 0,01 micron. Les laveurs s'appliquent à toutes les tailles depuis les grains moyens jusqu'aux brouillards.
A la taille des poussières s'ajoute le problème de leur température, celui de leur forme, celui encore de leur nature chimique. Si les gaz émis le sont à des températures élevées, il faut prévoir un système refroidisseur. Si les particules sont inflammables, il faut d'abord les humidifier. Si le mélange de gaz divers, de produits divers, est détonnant, il faut ajouter en proportion convenable des gaz ou des poussières inertes... On voit la complexité de ces opérations qui ne sont pas des opérations rentables, mais simplement le tribut normal qu'il faut payer pour que reste saine l'atmosphère dans laquelle vivent les hommes.
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Toutes ces opérations cependant peuvent quelquefois déboucher sur une nouvelle production : cela doit être l'étude systématique de ceux qui ont la charge de faire appliquer les réglementations actuellement en vigueur -- réglementation qui ne dit que le minimum nécessaire, le plus petit minimum, si je puis dire, qui a paru nécessaire -- de découvrir comment on peut rendre rentable cette opération purement passive dans l'économie.
Prenons l'exemple de l'industrie sidérurgique. Composées de particules très fines (beaucoup inférieures à 1 micron), ces fumées doivent être traitées par les appareillages les plus complexes. Il y faut disposer de séparateurs électriques secs ou humides, de filtres à sec ou encore de laveurs très puissants.
Ces laveurs font passer les gaz brûlés qui sortent des creusets dans un tube Venturi, à la vitesse d'environ cent mètres à la seconde (de 60 à 150 m./s.). Le liquide de lavage est introduit dans le col du tube et se pulvérise immédiatement, sous la pression, en un brouillard très fin : assez fin pour provoquer l'humidification des particules de poussière : à la fin du parcours le brouillard se condense et entraîne de ce fait les particules. L'efficacité d'un tel système est d'environ de 99 %. On en a installé dans des groupes qui produisaient jusqu'à 300.000 m^3^ à l'heure de gaz brûlés. Pour chaque mètre cube de gaz épuré, ils ont retenu 150 mg de résidus, soit 45 kg en une heure, dans ce cas précis. Comme ces usines fonctionnent 24 heures sur 24, c'est plus d'une tonne par jour qui était ainsi empêchée d'aller souiller l'atmosphère.
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Mais les gaz sortent des creusets à une température de 1.500 degrés environ et, après l'arrivée de l'air, donnent une température de combustion qui peut atteindre 2.300 degrés. Il faut les refroidir : on le fait en aspirant d'énormes quantités d'air de refroidissement : il faut régler les proportions entre les diverses quantités de gaz brûlés et d'air mis en présence, ce qui suppose de nouveaux appareillages, qui ont le mérite de permettre une récupération notable de gaz combustible, de 75 à 90 mètres cubes par tonne. Ce qui diminue d'autant le coût de l'opération.
Ce coût a conduit à d'autres progrès dans la récupération des éléments utiles ou dans la diminution des quantités à épurer. Ainsi il a été possible de faire descendre les quantités à épurer de 1.000 m^3^ à moins de 100 m^3^ par tonne de fonte brute.
Quel est le coût d'une telle lutte ? Malgré les récupérations et les solutions apportées pour diminuer les quantités, ce coût reste très élevé. Le système de dépoussiérage d'un seul convertisseur Thomas coûte à l'achat entre 3975 et 6,25 millions de francs actuels. Les frais d'installation et de transformation (il faut « adapter » l'usine aux nouveaux appareils) montent entre 2,50 et 3,75 millions de francs. Il faut ajouter une somme égale pour l'arrêt de production pendant le temps des travaux. Au total, pour un seul convertisseur, il faut dépenser près de 15 millions de francs. Ce qui augmente d'autant le prix de la tonne d'acier.
A cet égard l'exemple allemand est probant : la sidérurgie de la Rhénanie du Nord-Westphalie (région de la Ruhr) a actuellement plus de la moitié de ses convertisseurs équipés de systèmes de dépoussiérage. En 1962, elle n'en avait que 5 % : pour 1968, elle prévoit 87 %. Mais pour en arriver à la proportion de 50 % il a fallu investir plus de 125 milliards d'anciens francs.
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La situation en France reflète les mêmes préoccupations : un million de tonnes de poussières volantes sont émises bon an mal an dans le ciel français. L'E.D.F. compte dans ce total pour 3 %. Ce qui est relativement faible. Elle n'en a pas moins créé un laboratoire spécial de prévention où sont réunis tous les documents français ou étrangers sur la question de la pollution atmosphérique par voie industrielle : ce laboratoire procède à des campagnes météorologiques sur le site et aux environs des centrales thermiques, à une surveillance constante et à des mesures précises de la pollution, de l'efficacité des appareils utilisés par l'E.D.F. (On sait que toutes les centrales modernes de l'E.D.F. sont équipées de dépoussiéreurs électrostatiques associés à des systèmes mécaniques, dont le rendement approche les 99 %.)
Si donc le dépoussiérage des émissions de fumées industrielles s'avère à la fois indispensable du point de vue de l'intérêt général et fort coûteux du point de vue particulier, il apparaît en outre que cet effort peut être un facteur de progrès : meilleure organisation afin de limiter les émissions polluées, souci qui a conduit bien souvent à découvrir des solutions de production plus efficaces, qui accroissaient notablement la rentabilité d'installations m'al utilisées au départ. C'est ainsi que l'on a pu formuler une loi presque générale : la pollution croît dans la mesure où les procédés sont imparfaits, autrement dit l'efficacité des techniques employées par l'industrie croît en raison inverse de la pollution. C'est pourquoi ce sont les usines anciennes qui posent les problèmes d'épuration les plus complexes.
On a vu que dans la sidérurgie l'épuration permettait une récupération économiquement intéressante de gaz combustibles : dans les cimenteries il en est de même, où les poussières récupérées, enrichies en alcalis, peuvent être utilisées comme engrais. Mieux encore, autour des filtres électrostatiques une nouvelle conception de fabrication a été entièrement mise au point, nettement plus rentable que le procédé précédent.
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Dans l'industrie chimique, des exemples analogues peuvent être donnés : ainsi l'industrie de l'aluminium produit un polluant, le fluor, émis par ses cuves d'électrolyse. Pour éviter que ce fluor ne s'échappe dans l'atmosphère, on a dépensé pour l'usine de Noguères, près de Lacq, près de 8 % du coût total de l'entreprise, soit 24 millions de francs. Mais comme la récupération égale la moitié de la dépense initiale, l'installation d'épuration est en elle-même rentable. Ainsi encore dans les usines de viscose la récupération de CS~2~ couvre tous les frais.
On peut donner des exemples plus caractéristiques encore : dans l'industrie du chlore, la lutte contre la pollution atmosphérique permet un accroissement même de l'usine, puisque le produit polluant émis par ces usines est le produit même qui est fabriqué, le chlore.
Ainsi donc, si la lutte contre la pollution ne doit s'embarrasser d'aucun scrupule d'ordre économique elle peut cependant, et elle doit, jouer ce rôle d'accélérateur du progrès technique qui en lui-même augmente la rentabilité des entreprises et diminue l'importance de cette lutte.
##### *L'automobile.*
Lorsque le désir vient à un piéton de visiter la place de la Concorde vers les six heures du soir, il est rapidement obligé de faire retraite et de quitter des lieux où dominent les vapeurs d'essence, les fumées des diesels et l'oxyde de carbone dégagé par les moteurs mal réglés. Je ne m'attarderais pas sur ce problème qui semble insoluble s'il n'y avait en vue des solutions, tant pratiques que techniques, qui permettent de penser qu'un jour prochain nous pourrons à nouveau jouir de notre ville sans pour cela risquer l'asphyxie.
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Des solutions tant pratiques que techniques : c'est qu'en effet l'accroissement anarchique du nombre des véhicules qui veulent à toute force rouler dans une ville qui n'est pas faite pour accepter un tel nombre conduira -- inéluctablement avoue le préfet de police -- à prendre des mesures dont la rigueur sera la seule chance de succès.
On voit donc ici que la protection de l'air va à l'encontre d'un usage immodéré de la voiture automobile : si nous voulons que nos rues redeviennent saines à habiter, il faut que diminuent le nombre des véhicules qui les empruntent. Comme il y a déjà trop de véhicules pour ces mêmes rues, la solution pratique qui devra être prise pour éviter le gel définitif de la circulation ira dans le sens d'une véritable épuration.
Quel est le but en effet de la circulation ? Est-il de permettre le déplacement des personnes de divers lieux à divers autres lieux, soit pour leur agrément soit pour leur travail ? Est-il de permettre le déplacement des véhicules privés auxquels se mêlent les véhicules publics ? Il semble que le bon sens, ici seul concerné, doive opter pour la première question : or il se fait que la nécessité obligera à la solution du bon sens, qui peut être résumé en sept points :
1° -- interdire à l'intérieur des boulevards extérieurs (puisque je m'arrête au cas de Paris, exemplaire) la circulation des voitures particulières, de 8 heures à 20 heures, sauf le samedi et le dimanche, afin de permettre la circulation aisée et rapide des moyens publics de transport ;
2° -- dans les mêmes limites de temps, interdire le stationnement dans le centre de Paris ;
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3° -- construire à chacune des portes de la capitale de grands parcages, soit en hauteur soit en profondeur, dont le prix d'accès serait minime ;
4° -- multiplier par deux ou trois le nombre des autobus (qui pourraient être petits) afin qu'ils soient plus fréquents sur les lignes existantes et qu'il soit possible de créer de nouvelles lignes ;
5° -- installer à chaque arrêt d'autobus un abri bien conçu tant du point de vue esthétique que du point de vue pratique (il y faudrait en particulier tenir compte du vent qui souffle, soit le froid, soit la pluie, dans les nouveaux abris actuellement édifiés...) ;
6° -- multiplier peut-être par deux le nombre des taxis et permettre à ces taxis l'usage d'une essence détaxée (ce qui arrêterait l'invasion de ces nauséabonds et dangereux émetteurs de fumées que sont les taxis diesels) afin qu'ils puissent offrir des tarifs nettement diminués ;
7° -- enfin laisser rouler les métros toute la nuit et les principaux autobus.
L'intérêt de telles mesures sur le plan de la pollution atmosphérique dans la ville est certain, puisque le nombre des véhicules à moteur utilisés dans la journée diminuerait dans des proportions extraordinaires. La seule question qui se pose est celle-ci : est-ce réalisable ?
Du point de vue financier, il n'est pas sûr que l'État y perdrait, car ce que les Parisiens économiseraient ainsi en essence non brûlée en d'interminables embarras, ils le dépenseraient assurément sur les grandes routes ou en d'autres achats ou encore en souscrivant à des emprunts. D'autre part, il ne serait plus nécessaire d'éventrer sans cesse la capitale, point faite pour la multiplication infinie des véhicules : ces travaux coûtent un prix démesuré, et sont déjà insuffisants. C'est une course sans cesse perdue, qui fera engloutir des sommes considérables, qu'il serait préférable d'utiliser en aménagements d'espaces verts, de stades, de théâtres, de piscines, d'hôpitaux, etc.
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Du point de vue de la santé des Parisiens, il n'y a pas de doute que ce serait bénéfique : combien d'anémies dues à la pourriture de l'air, à l'inspiration constante de toxines, d'oxyde de carbone, de vapeurs délétères ! Combien de maladies du cœur dues aux innombrables causes d'énervements, d'excitations malsaines, d'impatiences justifiées par les heures perdues en recherches de place, en essais impuissants de se dégager d'encombrements prodigieux...
Enfin du point de vue de la circulation elle-même cette solution énergique est encore possible et même la meilleure : en effet, un métro saturé -- qui transporte quelque trois millions de voyageurs chaque jour ; un réseau d'autobus lents et rares -- qui transporte cependant quelque deux millions de voyageurs chaque jour ; ne peuvent plus éponger le surplus de la circulation des hommes. Les taxis sont introuvables aux heures où l'on a le plus besoin d'eux : alors on prend sa voiture parce que c'est encore, dans le monde du pire, ce qui est le moins fatigant. Mais combien sont-ils ceux qui empruntent justement leur voiture quotidiennement ? Les statistiques tablent sur environ un million de voyageurs automobiles dans Paris chaque jour : qu'il faut aussitôt opposer aux cinq millions de voyageurs qui empruntent les transports en commun. On voit donc qu'une complète refonte des transports de surface, telle qu'elle est proposée dans les sept points énoncés plus haut, auxquels on pourrait joindre un huitième point (augmenter systématiquement le nombre de voitures par train dans le métro, et rendre plus rapides et plus fréquents ces mêmes trains), suffirait non seulement à absorber le surplus de voyageurs occasionné par ces mesures mais encore à améliorer notablement le confort actuellement offert à ceux qui utilisent ces transports en commun.
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On y gagnerait sur tant de points ! Sur celui qui nous préoccupe dans cet article, qui est donc le plan de l'épuration d'une atmosphère polluée -- mais encore sur celui du silence, celui de la rapidité des échanges dans une ville où cette rapidité est capitale et pèse sur la rentabilité des entreprises, enfin sur le plan de l'esthétique, puisque l'on ne serait plus préoccupé de démolir cette ville morceau par morceau afin de la rendre conforme au nouvel âge, celui d'un outil devenu divinité, et que les perspectives merveilleuses que nous ont léguées les diverses périodes de notre histoire ne seraient plus souillées par le ruban interminable de ces objets mobiles dont la passion aveugle fait des sortes d'absolus dont nul ne saurait plus se passer.
Ces mesures d'ordre, d'organisation logique -- qui n'ont évidemment rien à voir avec l'instauration d'une tyrannie insupportable à l'homme qu'on m'a reproché véhémentement de désirer, puisque je désirais que l'on mette un frein à la folie automobiliste -- mesures qui n'empêcheraient nullement le développement normal de l'industrie automobile, car pour les fins de semaines, pour les vacances, pour les soirées mêmes, la voiture resterait utile et profitable, ces mesures donc n'arrêteraient nullement le second progrès qui apporterait une solution définitive à la guerre entreprise contre la pollution atmosphérique d'origine automobile. Je veux parler ici des perfectionnements continus qui permettent de dire que peut exister dès maintenant un moteur relativement propre, et qu'il existera dans une dizaine d'années un moteur absolument propre.
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La voiture relativement propre est née. Elle est née grâce aux malheurs qui ont frappé la ville de Los Angeles. En effet, la situation géographique de cette ville est assez particulière, et sur son emplacement on assiste à des phénomènes atmosphériques différents de la normale. La cité s'allonge sur le rivage entre le Pacifique et la muraille d'une chaîne de collines ininterrompues. Cette disposition dans une région soumise à un fort ensoleillement provoque ce que les météorologistes nomment une « inversion de température ».
Les couches d'air supérieures accusent une température plus élevée que les couches inférieures. Ce qui interdit les échanges qui se produisent normalement lorsque les couches supérieures sont plus froides que les couches inférieures. Les couches les plus basses, à Los Angeles, restent immobiles, l'air y stagne comme les eaux d'un étang. Une intense photo-chimie provoque dans cet air l'apparition de composés indésirables qui attaquent certains tissus vivants.
La circulation automobile dans cette région est extrêmement développée, : lorsque l'inversion de température se produit pendant trop longtemps, l'air de cet étang se sature de vapeurs d'essence, d'oxyde de carbone, de différents produits émis par les usines etc. On a vu plusieurs fois la situation devenir si grave qu'il fallait interdire purement et simplement toute circulation. Le problème est posé depuis vingt ans.
En vingt ans, on a réussi petit à petit à surmonter l'ensemble des problèmes extraordinairement complexes que posait la réalisation d'un moteur enfin réduit au seul rôle de propulseur et non plus d'émetteur de produits nocifs. Tout ici est une question de réglages, hélas qui rendent le moteur moins nerveux, moins puissant (or, la nervosité et la puissance ne sont-elles pas les divinités des automobilistes ?). Le moteur équipé pour produire moins de gaz nocif est en outre plus coûteux -- nouvelle raison d'être contre. Il faudra pourtant obliger un jour les constructeurs à prévoir sur leurs véhicules des moteurs propres, et les utilisateurs à conserver aux véhicules leur moteur propre. Restent des problèmes certes comme celui encore non résolu, de l'émission d'oxydes d'azote...
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Mais ce qui résoudra d'une manière décisive le problème des échappements des moteurs, c'est une solution qui supprimera le problème. La voiture électrique est pour demain, avec l'apparition des techniques de production d'électricité à partir de l'action l'un sur l'autre de deux fluides comme l'hydrogène liquide et l'oxygène liquide. Le résidu de l'opération étant de l'eau, on voit qu'il ne se pose aucun problème de pollution. Oui, dira-t-on, mais dans les piles à combustible qui se préparent pour l'utilisation commune, les fluides ne seront plus l'hydrogène et l'oxygène, mais d'autres corps ? Certes, mais les résidus seront toujours récupérables. Alors, et alors seulement, l'une des grandes sources de pollution aura disparu.
##### *Le chauffage.*
On a pu appeler le foyer domestique « l'ennemi n° 1 ». C'est qu'il empoisonne les villes plus que ne font les usines, et tout autant que les voitures. Et tant que l'on ne s'attaquera pas à ce problème, nos villes resteront immondes pendant la saison froide.
Charbon et mazout sont les deux grands responsables de cette pollution par les foyers domestiques. Ils dégagent dans leurs fumées des sous-produits gazeux et solides. Les éléments gazeux sont formés d'oxyde de carbone -- encore lui -- de gaz carbonique et surtout d'oxydes de soufre. Ce sont à ces oxydes, notamment l'anhydride sulfureux SO~2~ -- l'anhydride sulfurique SO~3~ ne se trouve qu'en quantités infimes -- que l'on doit l'acidité de l'air.
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Pour mesurer la teneur du SO~2~ on calcule les quantités de soufre contenues dans les divers combustibles. C'est ainsi qu'en 1964, les quantités moyennes de soufre contenues étaient pour Paris de 1 gr par thermie pour le charbon et de 0,5 gr pour le fuel domestique tandis qu'elles pouvaient atteindre 1,8 gr pour le fuel léger et même 3,5 gr pour certains fuels lourds.
Les particules de poussière noires sont les émissions les plus voyantes des foyers domestiques : poussières de charbon, de coke, cendres entraînées par les gaz chauds. Les dimensions de ces envols peuvent aller du micron à plusieurs centaines de microns. (1 micron = la millionième partie du centimètre). Mais il faut ajouter que des particules solides peuvent être émises par des fumées pratiquement incolores...
Bien entendu, toute sorte de mesures ont été effectuées afin de dresser la carte d'identité des fumées, afin d'établir celle des points les plus noirs -- donc les plus dangereux -- des villes. Ainsi on s'est aperçu que suivant les conditions atmosphériques les particules solides émises uniformément par les foyers domestiques pouvaient soit s'élever très haut dans les airs, soit stagner au ras du sol et même se déposer rapidement. Là encore joue le phénomène d'inversion des températures, cette fois normal, entre le jour et la nuit : le jour, la tendance est à l'élévation, la nuit à la stagnation. Et l'homme est à bon niveau pour respirer cet air pur. Si bien que lorsque l'on examine les poumons d'un homme des villes, on examine une sorte de poche à poussière.
La première protection contre la pollution des foyers domestiques est évidemment l'utilisation des combustibles les moins producteurs de gaz nocifs : ainsi, lorsque l'on utilise un fuel domestique ne contenant que 0,5 % de soufre au lieu d'un fuel léger qui en contient jusqu'à 2 %, on pollue l'atmosphère quatre fois moins pour ce qui est des anhydrides sulfureux.
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C'est pourquoi à Paris a été adopté une législation convenable afin de réduire dans l'avenir de 15 à 25 % l'émission sulfureuse des foyers. (Les toitures ne s'en porteront que mieux, et les hommes de même). Quant aux fumées et poussières, elles devraient être réduites de 20 à 30 % : notamment en poussant l'utilisation du gaz comme combustible pour le chauffage. Le gaz n'émet que peu de polluants, surtout si la combustion est bien faite. Enfin le gaz naturel, de plus en plus utilisé, ne produit pas d'oxyde de carbone.
Une seconde protection contre les foyers domestiques sera dans l'avenir de poursuivre sur une plus grande échelle... la disparition des foyers domestiques. Comment cela ? Il faudra bien toujours chauffer les immeubles ? (Et c'est la plus importante cause de pollution par les foyers domestiques, de très loin.) Certes, mais ce soin sera ôté aux immeubles pour être confié à des sociétés qui exploiteront des entreprises de « chauffage urbain ».
Le chauffage collectif d'îlots entiers, et même de villes entières, permet déjà et permettra de plus en plus de résoudre sur une vaste échelle le problème de la pollution par les foyers domestiques. En effet, s'il est impossible à un seul immeuble de disposer d'un appareillage de purification des gaz émis, cela devient tout à fait normal à l'échelle d'une installation capable de livrer la chaleur -- sous forme de vapeur ou d'eau chaude -- à des milliers d'immeubles à la fois.
Quelle est la situation présente du chauffage urbain à Paris ? Voilà une ville qui dispose d'un réseau de 1.150 km de rues : la Compagnie du Chauffage urbain a jusqu'à maintenant installé plus de 100 km de canalisations spéciales auxquelles tout particulier se trouvant à proximité peut se raccorder. On voit qu'il reste beaucoup à faire : mais sur, les 1.150 km de rues, 300 environ sont réellement importants, et permettent de couvrir la presque totalité des immeubles qui disposent d'une installation de chauffage central.
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Ainsi, avec 100 km seulement de canalisations la « Compagnie parisienne de chauffage urbain », qui regroupe l'E.D.F., la Ville de Paris et quelques particuliers, assure de 5 à 10 % des besoins globaux.
Sur 1180 000 logements, 310 000 seulement ont le chauffage central, pour la plupart avec des installations individuelles, puisque seulement un quart des immeubles possèdent une chaudière collective.
Pour assurer le chauffage de l'eau nécessaire à une ville entière, toute sorte de solutions sont possibles : dont ne pourront être retenues que celles qui évitent complètement la pollution de l'atmosphère. Ainsi à Farsta, l'un des faubourgs de Stockholm, c'est un réacteur nucléaire situé en dehors de la ville, dans une salle souterraine aménagée dans une colline, qui alimente les habitants en calories. La ville de Vasteras qui compte 70 000 habitants possède également un réacteur baptisé « Adam » pour assurer le chauffage des immeubles. L'eau est transportée à 120° dans des tuyaux placés en caniveau. Le retour se fait entre 60°, et 70°. L'utilisation annuelle est de 5 000 à 6 000 heures, un accumulateur à eau chaude compense les variations de consommation de chaleur. Mais une simple chaudière à charbon (plus souple) jointe à un bon système épurateur ferait aussi bien l'affaire.
Ainsi lorsque le combat aura été mené sur ces trois fronts dans l'industrie, dans l'automobile, dans le chauffage -- on pourra à nouveau se promener dans nos villes et y respirer librement. Restera alors une dernière lutte : contre la pollution des intérieurs, mais là nous nous heurterons à cette race cafardeuse et assassine des fumeurs de pipes et de cigarettes. Je voudrais simplement faire à ce sujet une remarque qui a son importance : les dangers de la fumée des cigarettes, des cigares et des pipes sont bien connus désormais.
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Les autorités compétentes en la matière se sont évertuées à avertir leur prochain, au point que l'une de ces autorités, un grand pontife d'un grand hôpital de Paris, a pu dire que la cigarette était la roulette russe du français. On appuie sur la détente en pensant que la balle n'est pas en face du canon, on fume en pensant que les méfaits du tabac ne sont que pour les autres : jusqu'au jour où l'on doit s'aliter atteint du cancer des fumeurs de pipes, à l'estomac ; jusqu'au jour où le cœur ce met à battre la breloque, la fumée ayant sa part de responsabilité ; jusqu'au jour où l'on doit se faire ôter une jambe, parce que l'artérite -- que favorise le tabac -- vient de dégénérer en gangrène ; jusqu'au jour où des troubles profonds de la vue empêche de mener une vie normale ; jusqu'au jour où il faut être opéré d'un ulcère à l'estomac. Sans dire que la fumée -- sauf pour certains cas précis -- est seule responsable, on peut affirmer qu'elle dispose favorablement le terrain, qu'elle le rend apte aux catastrophes de santé. Or on n'a pas le droit de se prêter sciemment à ce jeu : c'est une des graves fautes dont un chrétien peut légitimement s'accuser en confession : car aujourd'hui l'on sait, hélas pour de nombreux fumeurs.
Et ces fumeurs, qui pratiquent ce suicide à la petite semaine, obligent les non-fumeurs, qui sont non-fumeurs parce qu'ils ne veulent pas s'exposer et exposer les autres, ils les obligent à respirer une fumée dont un professeur italien de Bologne a pu prétendre légitimement qu'elle était encore plus dangereuse que celle qui était avalée directement. Alors qu'ils se suicident, tant pis, ils n'en ont pas le droit, mais ils le peuvent : mais qu'enfin l'on s'aperçoive qu'il est dément de leur laisser le pouvoir de nous empoisonner.
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Contre cette pollution atmosphérique intérieure si je puis dire les moyens de défense aujourd'hui sont inexistants : il faut donc promouvoir comme on dit cette lutte en la portant sur trois fronts : le front des relations humaines, celui donc du savoir-vivre ; le front moral, par une éducation appropriée sur le devoir fait à tout homme de se conserver le plus possible en bonne santé ; le front politique enfin puisqu'il est monstrueux de voir l'État lui-même se faire le dispensateur du poison. L'État combat la diffusion de l'opium, du hachisch ou du L.S.D. : c'est bien, mais insuffisant, il faut encore qu'il déclare la guerre au tabac. Il y perdra en argent ? Ce n'est pas sûr, car il y aura moins de malades dans les hôpitaux, moins de frais à rembourser sur le compte de la Sécurité Sociale. Et un peuple en bonne santé travaille mieux qu'un peuple de névrosés : d'où de considérables ressources, en fait, supérieures à celles perçues par la vente du tabac. Enfin si l'on veut toujours donner au vice la possibilité de s'exercer, eh ! bien, que l'on mette le paquet de cigarettes à 20 ou 30 francs actuels. Peu nombreux seront ceux qui pourront alors s'offrir le quotidien sésame à la mort.
Il y aurait beaucoup à dire, on s'en doute, sur les pollutions autres qu'atmosphériques : sur chacune d'elle on pourrait faire une étude semblable, montrer chaque fois que les solutions sont toujours possibles et qu'il n'y faut quelquefois qu'un peu d'attention, de bonne volonté. Le progrès essentiel d'aujourd'hui sera d'atteindre demain la pureté en tous domaines : aussi bien dans celui de l'air que nous respirons que dans celui des eaux que nous buvons -- voir *Itinéraires* n° 98 -- dans celui des aliments qui sont la base de notre existence corporelle et qui se trouvent pollués de cent manières honteuses ; dans celui des fleuves et des rivières, des lacs et des mers, qui sont les lieux privilégiés de notre repos et de notre loisir ;
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dans celui des techniques nouvelles qui cherchent à maîtriser cette force indisciplinée de l'atome, et qui développent d'abondants déchets dont on ne sait trop que faire, parce que dangereux ; dans celui de l'espace enfin, lieu d'une exploration débutante et qui déjà s'encombre de toute une ferraille insolite, aujourd'hui insignifiante autour de notre globe, demain peut-être si abondante que les risques de collision iront croissants ainsi que ceux d'interférences fâcheuses entre les ondes...
L'homme ainsi développe sans cesse son activité : l'on ne pourra dire que ce spectacle est beau que dans la mesure où cette activité ne souillera plus notre espace, mais au contraire entretiendra sa beauté et sa pureté. Or l'on a vu que dans le seul domaine de la lutte contre les pollutions atmosphériques chaque fois qu'il s'agissait de mettre en œuvre une solution précise et efficace cette solution engageait des réformes de structure considérables, capables d'exiger un changement complet dans nos façons de vivre. L'on a vu encore que cette lutte entreprise d'une façon logique était elle-même un facteur de progrès à la fois dans l'organisation des entreprises et la conception des techniques. On peut donc sans hésitations proclamer la nécessité impérative à tous les points de vue, qu'ils soient humain, financier, politique moral, esthétique, de cette lutte contre l'immondice.
Daniel Duc.
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### Histoire secrète de la Congrégation de Lyon (III)
par Antoine Lestra
La table générale des matières de cet ouvrage posthume d'Antoine Lestra a paru dans notre numéro 110 de février 1967. Nous en continuons la publication intégrale qui se poursuivra dans nos prochains numéros,
Cinquième partie\
la persécution impériale\
(1805-1808)
CHAPITRE PREMIER
#### Napoléon et le Pape
Pie VII ne s'attendait pas aux intrusions que l'Empereur se permettra presque au lendemain du sacre. En 1805 Napoléon lui demande de déclarer nul le mariage de son frère Jérôme Bonaparte avec Élisa Patterson. Le Pape étudie le dossier, n'y trouve aucune preuve et répond qu'il n'en a pas le pouvoir.
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Plus oncle qu'évêque, Fesch suggère à son neveu le 8 octobre 1805 de « procéder en faisant déclarer la nullité du mariage par l'archevêque de Paris » ([^69]). Napoléon suivra le conseil, et Jérôme, dont le mariage est indûment annulé par l'Officialité de Paris, épousera la princesse de Wurtemberg, une protestante, le 28 juillet 1806.
Sans l'aveu du Saint-Siège, Napoléon change les circonscriptions diocésaines dans le nouveau royaume d'Italie. Il occupe Ancône, territoire pontifical, et charge son ambassadeur Fesch d'avertir le Souverain Pontife que, si la Papauté s'opposait à l'Empereur, « *le temporel serait séparé du spirituel, et un sénateur envoyé à Rome pour gouverner cette ville *» ([^70]). Le nouveau César a déjà son plan qu'il exécutera quatre ans plus tard.
Sa gloire et sa puissance montent en flèche : 2 décembre 1805, Austerlitz ; 15 décembre, Traité de Schönbrunn, imposé à la Prusse ; 25 décembre, Traité de Presbourg, imposé à l'Autriche. Une simple phrase dans le *Bulletin des armées* annonce que « la dynastie de Naples a cessé de régner ».
1806 : Napoléon s'apprête à dresser contre l'Angleterre le continent asservi. Comme les États du Pape occupent le centre de la péninsule, il demande à Pie VII d'entrer dans la coalition. Mais le Pape, qui doit être tout à tous, refuse. Ivre d'orgueil, Napoléon lui écrit le 13 février, dans une lettre qui sera remise le 2 mars par un officier envoyé exprès de Paris : « *Votre Sainteté est souveraine de Rome, mais j'en suis l'empereur. Tous mes ennemis doivent être les siens. *» Le cardinal Fesch précise par ordre dans une note diplomatique que son neveu exige l'expulsion des Anglais, des Russes, des Suédois, des Sardes, l'interdiction des ports à leurs navires ([^71]).
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Dans sa réponse, datée du 21 mars, Pie VII donne à Napoléon la leçon de catéchisme dont il a besoin sur l'Église et la Papauté, puis il lui rappelle qu'il ne l'a pas sacré « *empereur de Rome, mais empereur des Français *», et termine en essayant de l'émouvoir :
« *Au commencement de son règne, Votre Majesté a réparé une grande partie des calamités que l'Église avait souffertes en France ; elle ne voudra pas aujourd'hui appesantir sa main sur le Chef de l'Église universelle. Elle n'oubliera pas qu'au moment où nous nous trouvons à Rome en proie à tant de chagrins, il ne s'est pas encore écoulé une année depuis que nous avons quitté Paris* ([^72])*.* »
Mais le conquérant irrité ne veut rien entendre : « Il n'est pas de ma dignité, explique l'empereur à son oncle, que vous restiez dans une Cour aussi mal conduite et qui prend tellement à tâche de me contraindre que je serai tôt ou tard obligé de la punir. » Il remplace Fesch par le régicide Alquier, qui le 17 mai rendra compte à Talleyrand, ministre des affaires étrangères, de l'audience où le cardinal l'a présenté.
« Je pars pour Paris, dit Fesch, je prie Votre Sainteté de me donner des commissions. -- Je n'en ai point à vous donner, répondit le Pape, je vous charge seulement de dire à l'empereur que, quoiqu'il me maltraite beaucoup, je lui suis toujours très attaché, ainsi qu'à la nation française. Répétez-lui que je ne veux entrer dans aucune confédération, que je veux être indépendant parce que je suis souverain ; que s'il me fait violence je protesterai à la face de l'Europe, et que je ferai usage des moyens temporels et spirituels que Dieu a mis entre mes mains. -- Votre Sainteté, répliqua M. le Cardinal, devrait se rappeler qu'Elle n'a pas le droit de faire usage de l'autorité spirituelle dans les affaires présentes de la France et de Rome. -- Le Pape demanda d'un ton très élevé à M. le Cardinal où il prenait cette opinion. Ce fut alors que je crus devoir me retirer, afin de ne pas être plus longtemps témoin d'un entretien qui commençait sur un ton aussi vif, et dans lequel M. le Cardinal n'eût pas manqué de m'interpeller, ce qui m'aurait mis hors de toute mesure pour conférer avec le Souverain Pontife et pour essayer sur son esprit quelques voies de conciliation ([^73]). »
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Nous verrons à la fin de ce chapitre que la dépêche d'Alquier donne une version édulcorée des paroles qu'il entendit, et nous complèterons son récit jusqu'à la fin de l'audience.
\*\*\*
Napoléon laisse tomber pour l'instant les affaires romaines. Son été se passe à préparer les victoires qui le feront paraître invincible.
Le 14 octobre 1806, il s'ouvre à Iéna la route de Berlin où il entre le 27 octobre, et c'est de Berlin que le 21 novembre, il décrète contre l'Angleterre le blocus continental. Après Eylau, (8 février 1807), après Friedland (14 juin), après le traité de Tilsitt (8 juillet), le Pape est l'unique souverain du continent à refuser d'adhérer à ce blocus, et l'empereur fait envoyer par son beau-fils Eugène de Beauharnais, nommé vice-roi d'Italie, des instructions pour que son décret soit appliqué dans les ports des États Pontificaux.
Le 22 juillet 1807, il lui écrit : « Je commence à rougir et à me sentir humilié de toutes les folies que m'a fait endurer la Cour de Rome, et peut-être le temps n'est-il pas éloigné, si l'on veut continuer à troubler les affaires de mes États, où je ne reconnaîtrai le Pape que comme évêque de Rome, comme égal et au même rang que les évêques de mes États. Je ne craindrai pas de réunir les Églises gallicane, italienne, allemande, polonaise dans un Concile pour faire mes affaires sans Pape et mettre mes peuples à l'abri des prétentions des prêtres de Rome. Je tiens ma couronne de Dieu et de la volonté de mes peuples. Je n'en suis responsable qu'à Dieu et à mes peuples. Je serai toujours Charlemagne pour la Cour de Rome, et jamais Louis le Débonnaire. »
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Il n'a pas digéré l'avertissement si mal reçu l'année précédente dans son audience de congé par le Cardinal Fesch qui le lui a transmis, et sa fureur contre cette menace d'employer des « moyens spirituels » s'exhale avec une violence où il prophétise sans le vouloir ce qu'il verra de ses yeux en 1812 :
« Le Pape qui se porterait à une telle démarche cesserait d'être Pape à mes yeux ; je ne le considérerais que l'antéchrist envoyé pour bouleverser le monde, et faire mal aux hommes, et je remercierais Dieu de son impuissance. Cette ridicule pensée ne peut appartenir qu'à une profonde ignorance du siècle où nous sommes ; il y a une erreur de mille ans de date... Que peut faire Pie VII en me dénonçant à la chrétienté ? mettre mon trône en interdit, m'excommunier ? *Pense-t-il alors que les armes tomberont des mains de mes soldats ?* ([^74])* *»
CHAPITRE II
#### La dispersion des Pères de la Foi Le départ du Père Roger
Pendant que l'Europe tremble, les Congréganistes continuent d'agir à Lyon, protégés par le secret.
En 1806 Chaulet, réélu préfet depuis trois ans, avait dû céder sa place à Philpin de Rivière qui n'était point Lyonnais d'origine, mais qui, revenu d'émigration « vivait à Lyon pour se dérober plus facilement à la police, sous le nom d'Antoine qui était son nom de baptême ».
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C'est sous le gouvernement de Philpin de Rivière que les premières épreuves de la Congrégation commencèrent. Le cardinal Fesch lui interdit de solenniser ses fêtes. Elle dut se contenter d'une messe de communion que le P. Roger disait ordinairement à Fourvière, et d'une assemblée générale tenue dans l'appartement d'un Congréganiste. On y disait les mêmes prières que si l'on eût été à la chapelle, et l'on y faisait les réceptions en chantant « de cœur plus encore que de bouche » le traditionnel *Ecce quam bonum* et le *Magnificat*. Comment n'eût-on pas pensé aux oratoires de la Révolution ? L'ancien prédicateur de la Fête-Dieu 1803 à la Primatiale, Mgr Fournier, sacré le 8 décembre 1806 évêque de Montpellier, présida l'une de ces réunions clandestines en passant par Lyon pour aller dans sa ville épiscopale.
Le troisième dimanche de juillet, on prit l'habitude de tenir l'assemblée générale sous les ombrages d'une maison de campagne, la *Vénerie*, au faubourg de Serin, chez un Congréganiste que Benoît Coste ne nomme pas. La fête du 15 août ne s'orna pas pour elle d'une saint Napoléon que Caprara venait d'instituer le 1^er^ mars 1806 par un indult requis du Légat le 22 février, envoyé le 25 à Portalis pour savoir « s'il était bien tel qu'il devait être » ([^75]) et publié sans vergogne en termes comminatoires : « Nous arrêtons et ordonnons en vertu de l'autorité apostolique, que la fête de St-Napoléon soit désormais unie à celle de l'Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie ». Indult suivi d'une leçon en latin sur saint Napoléon martyr d'Alexandrie, dont personne n'avait jamais entendu parler. Le 15 août la Sainte Vierge suffisait à la dévotion des Congréganistes, et nous doutons même que le décret du 4 avril 1806, publiant avec approbation du Légat le catéchisme impérial, leur ait fait enseigner le quatrième commandement tel qu'avait prescrit de le rédiger un canevas de la main de Napoléon pour animer contribuables et conscrits d'une fidélité mystique à sa dynastie.
La Congrégation allait être indirectement beaucoup plus atteinte par les mesures frappant les Pères de la Foi.
Depuis le décret du 3 messidor an XII (22 juillet 1804) ils sont légalement dissous. Le 1^er^ novembre 1807, circonvenu par Fouché, ministre de la police générale, l'empereur fait devant toute la Cour une scène au cardinal Fesch qui les a gardés et qui les protège à Lyon.
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L'archevêque le prend de haut avec Fouché. L'altercation retentit dans tout l'Empire. Dès le 2 novembre Fesch la raconte dans une lettre à son vicaire général Cholleton et lui communique les décisions de son neveu : Les *Pères de la Foi* « sous peine d'être embarqués pour la Guiann (sic) en cas de contravention de leur part », devaient quitter l'enseignement et « seraient répartis dans les paroisses avant la quinzaine ». Il faut donc sans délai les remplacer aux petits séminaires de l'Argentière, de Roanne, de Belley. « Ils m'auraient trompé d'une manière impardonnable s'ils avaient d'autres maisons d'éducation hors de mon diocèse. » Dans ces trois petits séminaires, il faut en outre « congédier impitoyablement tous ceux (des élèves) qui ne se destinent pas à l'état ecclésiastique ».
Le même jour Fesch charge de presser le mouvement son premier vicaire général qui était Courbon depuis la nomination de Jauffret à l'évêché de Metz en 1806 : « Il ne s'agit pas de faire des jérémiades lorsque la maison s'écroule. Il faut agir pour sauver ce que l'on peut, et ne pas perdre de temps... Le seul moyen de se soustraire au naufrage, c'est de suivre aveuglément mes conseils, ou, pour mieux dire, d'obéir. »
Et voici paraître la Congrégation, en la personne d'un de ses fondateurs : « Dans le cas que vous soyez extrêmement embarrassé pour trouver des prêtres qui dirigent les trois maisons, j'engagerai s'il le faut M. Jordan, que je ferai sur-le-champ ordonner prêtre, à venir se mettre à la tête d'un de ces établissements ([^76]). » Il sera ordonné le 28 juillet 1808.
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Qu'allait devenir le P. Roger ? Il n'était pas professeur, mais la dissolution des *Pères de la Foi* le frappe comme les autres. Fesch, pour lui donner une situation régulière, le nomme chapelain de la Primatiale. Mais il ne lui pardonne pas d'avoir ajouté de sa seule initiative des branches nouvelles à la Congrégation. Il écrit à M. Courbon le 8 janvier 1808 : « Redoublez de surveillance dans ce moment-ci, et particulièrement parce qu'il y a des hommes assez imbéciles qui, en suivant leur propre sens, croient servir utilement l'Église, et ils ne connaissent pas les plaies qu'ils lui ont faites avec leurs procédés mystérieux ».
Le 29 janvier 1808, Fesch revient à la charge en précisant sa pensée contre la grande œuvre d'apostolat dont est directeur le religieux qu'il comptait sans doute désormais au nombre de ces imbéciles : « Conseillez à M. Roger de ne se mêler de rien ; conseillez-lui, je vous en prie, de ne travailler que dans la Primatiale, et de ne savoir plus s'il existe une *Congrégation* quelconque. Je désire même qu'il assiste à tous les offices. »
M. Courbon propose de mettre le P. Roger au nombre des chapelains à mille francs parmi lesquels deux places sont vacantes. Fesch refuse : « Il me faut deux personnes habiles, bien famées, en un mot deux excellents sujets, que je puisse même charger de commissions intéressantes et même par la suite admettre dans mon conseil ce que je ne puis pas faire de M. Roger, pour des raisons que je n'ai pas besoin de vous détailler ([^77]). »
Le P. Roger reçut-il de M. Courbon ce conseil ? Nous l'ignorons, mais ce que nous savons, c'est que, si les trois Congrégations qu'il avait personnellement fondées entrèrent en sommeil, il ne cessa pas d'exercer auprès de la Congrégation des jeunes gens son ministère approuvé par le cardinal lorsqu'il les avait présentés à leur archevêque. Un simple conseil donné en 1808 n'équivalait pas au retrait des pouvoirs dans lesquels il avait été confirmé ; c'était tout au plus une leçon de prudence.
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Cependant il était trop fin pour ne point sentir une suspicion qui tournait à l'animosité. Le 17 juillet 1808 il fait recevoir dans la Congrégation son confrère le P. Boissard, exclu du collège des Pères de la Foi à Roanne, et lui transmet ses pouvoirs. Le 20 juillet il écrit au cardinal une longue lettre où il commence par lui rappeler avec quelle diligence les Pères de la Foi ont obéi :
« Hélas ! Monseigneur, voilà quatre ans que ni ces messieurs, ni moi ne sommes plus *Pères de la Foi,* ni de nom, ni en réalité. Votre Altesse Éminentissime le sait très bien, et cependant on s'obstine à les regarder comme tels, et à leur donner un nom qu'ils avaient rejeté eux-mêmes. »
Puis il demande un congé « le plus court possible », car il n'a pas l'intention de quitter le diocèse : « Il m'eût été pénible, Monseigneur, de faire ce nouveau sacrifice. Mais pour consoler ma Mère âgée et infirme qui ne m'a point vu depuis vingt ans, je crus devoir lui promettre que j'irai passer quelques jours avec elle. »
Nous ne savons pas si Fesch répondit, mais Napoléon ne se contenta pas de voir les anciens Pères de la Foi disséminés dans le diocèse de son oncle ; il exigea que leur fût strictement appliqué l'article 2 de son décret du 3 messidor an XII leur prescrivant de rentrer dans leur diocèse d'origine. Fesch envoya ses ordres le 31 août 1808 à M. Courbon :
« Tous les prêtres ci-devant *de la Foi*, qui ne sont pas nés dans mon diocèse, M. Carabat excepté, doivent en partir. Telle est l'intention que l'Empereur m'a signifiée, et qu'ils doivent se rendre chacun dans le diocèse où ils sont nés. Ainsi prévenez tous ces Messieurs. Prévenez même M. Roger. »
Ainsi le Cardinal Fesch comblait les vœux de la vieille mère qui désirait revoir son fils. Le P. Roger regagna Coutances où il fondera le séminaire ([^78]).
208:112
Ce départ touchait les Congréganistes à la prunelle de l'œil.
« Combien fut pénible ce douloureux sacrifice, écrit Benoît Coste. Encore n'en connaissions-nous pas encore toute l'étendue. Nous nous étions flattés que cette séparation ne serait qu'une épreuve passagère. Dieu sans doute le permettait ainsi, car si nous eussions pu dès lors prévoir la trop longue durée de cette absence, cette seule pensée eût suffi pour jeter le trouble et le désordre dans les cœurs des Congréganistes, y exciter le découragement et peut-être ébranler la Congrégation. Le. P. Roger lui-même espérait revenir prochainement. Il chargea l'un de ses confrères, le P. Boissard, qui avait été supérieur du collège de Roanne, de prendre soin de la Congrégation. Ce ne fut qu'après avoir pourvu, autant qu'il était en lui, à ce qui nous concernait, qu'il partit pour Coutances. Il croyait que son confrère, plus heureux que lui, ne serait pas obligé de s'éloigner. Je ne me rappelle plus sur quel motif il avait fondé cet espoir ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne se réalisa pas. Peu de temps après le départ du P. Roger, le P. Boissard fut également obligé de quitter la ville. »
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CHAPITRE III
#### Le Père Bochard, Franchet d'Esperey et la police de Fouché
Le Cardinal Fesch fit alors ce qu'il avait annoncé dans sa lettre du 25 avril 1804 à M. Jauffret. Le 25 mars 1809, il nomma Père de la Congrégation M. Bochard, l'un de ses vicaires généraux.
« C'était un vertueux prêtre, rempli de zèle et de piété, nous dit Benoît Coste ; il avait le plus grand désir du bien, mais il ne sut malheureusement pas comprendre l'esprit de notre Congrégation. Il se présenta à nous plutôt en maître qu'en père ; son caractère était froid, et son esprit s'arrêtait facilement devant des minuties. En général le P. Roger s'était efforcé d'élargir les cœurs et les esprits ; autant il eût semblé que, par la direction qu'il cherchait à nous imprimer, M. Bochard aurait eu de la tendance à les rétrécir. Tout cela ressemblait si peu au P. Roger que ce n'était pas de nature à faire naître la confiance. Aussi le nouveau directeur fut-il reçu très froidement par la Congrégation. On eut pour lui des égards, et de la déférence, comme on les lui devait en sa qualité de délégué de l'autorité ecclésiastique, mais les sympathies des Congréganistes ne pourront jamais aller plus loin que cette soumission purement passive. »
A son caporalisme bonapartiste, M. Bochard joignait un gallicanisme très prononcé. Les Congréganistes entendaient bien conserver leurs principes ultramontains qui étaient la simple profession de la vérité, non moins que leur liberté d'action au service du Pape. Nous allons voir que dans leur défiance et leur réserve, ils n'étaient pas mal inspirés.
Ils vont changer de préfet. Philpin avait succédé à Chaulet en 1806, et d'après le règlement il ne pouvait être réélu sans interruption après trois ans d'exercice. François Franchet d'Esperey est élu préfet en 1809. Aïeul du maréchal, il sera le premier de son nom à connaître la gloire.
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« Avec lui la Congrégation, écrit Benoît Coste, va entrer dans la voie des persécutions. Son préfet y marchera à sa tête, à la suite du Souverain Pontife, et s'il ne lui a pas été donné d'obtenir la couronne du martyre, il aura au moins acquis un droit incontestable à celle des confesseurs.
« M. Franchet était un homme de foi, et savait être un homme d'action. Il avait le jugement droit, le coup d'œil prompt et juste, une volonté forte. On pouvait compter également sur sa prudence pour prévoir le danger, et sur sa fermeté pour lui opposer, lorsqu'il était inévitable, une constance à toute épreuve ([^79]).
C'était bien l'homme qu'il fallait à la tête de la Congrégation, qui vivait elle-même frappée par la loi.
Le décret impérial du 3 messidor an XII n'a pas seulement dissous les *Pères de la Foi*, nommément désignés. Mais l'article 1 décide dans son paragraphe 2 que « *seront pareillement dissoutes toutes autres agrégations ou associations formées sous prétexte de religion, et non autorisées *» *;* l'article 3 qu' « *aucune agrégation ou association d'hommes ou de femmes ne pourra se former à l'avenir sous prétexte de religion, à moins qu'elle n'ait été formellement autorisée par un décret impérial, sur le vu des statuts et règlements selon lesquels on se proposerait de vivre dans cette congrégation ou association *». Par l'article 6, les procureurs impériaux et généraux sont tenus de poursuivre « *même par la voie extraordinaire suivant l'exigence des cas, les personnes de tout sexe qui contreviendraient au présent décret *».
211:112
Il suffisait que l'attention de la police se portât sur la Congrégation pour que ces textes lui fussent appliqués, Et Fouché avait l'œil ouvert. Par la circulaire du 4 novembre 1809, il ordonne de dissoudre « toutes les associations mystiques et congrégations du culte de la Vierge Marie » qu'il déclare « contraires au bon ordre comme aux véritables intérêts de la religion ».
Le 16 février 1810 l'article 219 du Code Pénal ajoute de nouvelles rigueurs :
« *Nulle association de plus de 20 personnes dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours marqués, pour s'occuper d'objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu'avec l'agrément du gouvernement, et sous les conditions qu'il plaira à l'autorité publique d'imposer à la société. *»
La sanction était la dissolution, avec une amende de 16 à 200 francs (art, 294). Elle frappait même « la personne qui aurait consenti l'usage de sa maison, ou de son appartement, pour la réunion des membres d'une association même autorisée, ou pour l'exercice d'un culte ».
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Imperturbable, la Congrégation de Lyon vivait enveloppée de silence.
« Rien n'était changé à sa manière d'être. Les assemblées avaient lieu comme à l'ordinaire ; les sections exerçaient toujours les mêmes bonnes œuvres il faut toutefois excepter la visite des prisonniers que la section des prisons et hôpitaux avait été forcée d'abandonner, mais elle s'en dédommageait en donnant plus d'activité aux soins qu'elle prenait des malades de l'Hôtel-Dieu. »
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Le fait de n'avoir plus de chapelle attitrée, et d'entendre la messe tantôt dans une église tantôt dans une autre, le plus souvent à Fourvière au milieu des pèlerins après des convocations orales, assurait une sorte d'impunité. On prenait les dispositions nécessaires pour ne dépasser jamais le chiffre légal de 20 personnes dans les réunions des sections tenues chez l'un ou l'autre de leurs membres.
A Paris, où la Congrégation ne se cachait pas, le P. Delpuits avait averti ses membres après la messe du 1^er^ septembre 1809, qu'il ne les réunirait plus ([^80]). A Lyon, le secret la sauva, sans qu'elle eût cessé d'agir, car elle avait ses sections qu'Alexis de Noailles avait en vain tenté d'introduire à Paris.
Fouché se doutait bien qu'il se passait quelque chose dans la ville dont il avait été le bourreau lorsqu'elle s'appelait *Commune Affranchie*. Le commissaire général de la police lyonnaise reçut l'ordre d'ouvrir une enquête.
213:112
Il se nommait Joseph-Armand Maillocheau de la Daunière, né à Clisson le 5 mars 1763, mais depuis la Révolution il avait laissé tomber sa particule, et les Lyonnais n'avaient affaire qu'à M. Maillocheau, sans se douter qu'il était l'ami de Fouché depuis l'oratoire de Nantes, et le gendre du pontife de la théophilantropie Lareveillère-Lépaux. Fouché l'avait pris comme secrétaire particulier avant de l'envoyer à Lyon où il avait besoin d'un homme à lui. Tous deux avaient jeté le froc aux orties dans une apostasie commune, mais plus grave chez Maillocheau parce qu'il était prêtre, et que Fouché ne l'était pas. Tous deux gardaient l'œil ouvert sur le clergé.
Maillocheau commença par interroger plusieurs curés, qui ne peuvent lui répondre parce qu'ils ne savent rien. Le curé de Saint-Nizier lui parle de la Confrérie de Notre-Dame de Grâces où ne sont presque inscrites que des femmes, certains autres de la Confrérie du Rosaire. La Congrégation assistait dans son silence à ces démarches infructueuses qu'elle n'ignorait pas. L'idée vint alors à Maillocheau de se renseigner auprès du vicaire général Bochard, et par un abus de confiance sans doute inconscient qu'explique sans l'excuser son zèle bonapartiste, le « père » de la Congrégation en révèle l'existence, nonobstant la loi du secret, et promet au policier le règlement ainsi que la liste des membres. Heureusement le préfet seul les détenait. M. Bochard les demande à Franchet en l'avertissant de ce qui s'est passé.
Mais Franchet n'a pas assez confiance en M. Bochard pour lui laisser continuer la conversation en tête-à-tête avec le commissaire de police. « Il dit son *Veni Sancte*, écrit Benoît Coste, et avec le sang-froid qui ne l'abandonne jamais, il se présente seul chez Maillocheau -- Vous avez demandé au vicaire général Bochard de connaître cette petite société, je viens vous donner les renseignements, car j'en suis. Nous n'avons aucun but politique, et nous nous occupons de secourir les malheureux. Vous voulez le règlement ? Je vous le communiquerai. Les listes, je ne puis vous les donner sans l'autorisation de mes amis. » -- « Alors, consultez-les, répond Maillocheau ».
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Franchet réunit aussitôt, non pas une assemblée générale où il eût été obligé de convoquer Bochard, mais sans lui une assemblée préparatoire composée seulement des principaux membres. Ils décident à l'unanimité « d'annoncer ouvertement la dissolution de la Congrégation, de suspendre effectivement les assemblées générales, mais de n'en continuer pas moins de s'assembler en sections dans le plus profond secret, et de faire isolément, quant à l'action seulement, mais toujours dans un esprit d'union, toutes les bonnes œuvres qui par leur nature ne pouvaient déceler l'existence d'une société ».
Franchet, sûr de sa majorité, retourna chez le vicaire général pour lui raconter sa visite à Maillocheau. M. Bochard lui reprocha comme une « imprudence impardonnable » d'être allé le voir tout seul, et lui demanda de convoquer l'assemblée générale. Il appartient au préfet de l'ouvrir et de la présider, après la prière. Franchet prend donc la parole le premier. Il expose la situation et conclut par cette phrase : « Sortir du secret, c'est nous exposer directement à la persécution si le gouvernement nous donne des ordres contraires à notre conscience. »
M. Bochard combat cette conclusion « dans un long discours », et croit avoir convaincu son auditoire en faisant miroiter la promesse de Maillocheau qui s'est engagé avec lui, dit-il, « à protéger les congréganistes et leurs œuvres au nom de l'empereur ».
Personne ne demande la parole, et Franchet pose la question : « Que ceux qui sont d'avis de remettre la liste se lèvent ? »
Quarante-cinq congréganistes restent assis ; un seul se lève.
Que ceux qui sont d'avis de dissoudre la Congrégation plutôt que de livrer la liste se lèvent ? »
Quarante-cinq congréganistes se lèvent, un seul reste assis.
On vit, nous dit le compte rendu de Benoît Coste, « M. Bochard pâlir, se troubler, paraître entièrement déconcerté. Après la prière il paraissait piqué et se hâta de se retirer. Après son départ, on fit circuler l'avis de se rendre exactement aux réunions des sections. Tout cela fut complètement compris et sera fidèlement exécuté. »
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Franchet retourna seul porter la réponse à Maillocheau « qui ne s'attendait pas en ce temps où tout pliait devant l'empereur à rencontrer tant de fermeté dans une société paraissant bien peu importante », et qui prit la chose en riant : « Vous ressemblez à des lapins ; dès qu'on veut vous voir de près, vous rentrer dans votre trou. »
Franchet lui répliqua « que des jeunes gens, qui se plaisaient à employer leurs loisirs à de bonnes œuvres, ne se souciaient pas cependant, pour faire le bien, de s'exposer à être affichés et montrés du doigt par tout le monde, qu'ils aimaient mille fois mieux y renoncer pour toujours ». Maillocheau crut sans doute l'amadouer en disant : « Si vous cessez de faire des œuvres *philantropiques* en société, j'espère au moins que chacun de vous continuera de s'en occuper individuellement. » -- « Je crois pouvoir vous en donner l'assurance », reprit Franchet, satisfait de rencontrer dans cette dernière parole un excellent moyen de justifier au besoin les œuvres que la Congrégation se proposait de continuer par les sections.
L'idée de la dissoudre réellement n'était venue à personne. Mais on considéra que M. Bochard s'en était exclu pour en avoir violé le secret. On cessa tous rapports avec lui.
Dans cette espèce de guerre ouverte avec le délégué de l'autorité spirituelle, la Congrégation forcée de se séparer du guide qui aurait dû être son Père et son conseil, ne demeura pas entièrement abandonnée à son propre mouvement, nous dit Benoît Coste. Ses chefs rencontrèrent en le chanoine Cabarat qui avait été l'homme de confiance du cardinal de Boisgelin à Tours, qui s'était fait Père de la Foi, qui avait dirigé le collège de Roanne, et que le cardinal Fesch avait pu garder à Lyon en le nommant chanoine titulaire avec des pouvoirs de vicaire général non concordataire, un homme prudent et éclairé, bien capable de les diriger par ses conseils. Ainsi purent-Ils ne manquer ni à la soumission envers les pasteurs du diocèse, ni à leur fidélité à toute épreuve au Pape.
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« Par sa position officielle, M. Courbon, premier vicaire général, était obligé à de grands ménagements. Cela l'empêchait de prendre ouvertement le parti de la Congrégation, mais il l'aimait néanmoins, beaucoup, et la favorisait par-dessous mains de tout son pouvoir. Cette protection ne lui a jamais manqué jusqu'au moment où des temps plus heureux ont enfin permis à notre société de se replacer complètement sous l'autorité spirituelle. »
Le préfet et les assistants allaient dans toutes les sections assurer l'unité. Ils faisaient de nombreuses visites individuelles aux membres. Tous se retrouvaient à des messes de communion de préférence à Fourvière.
Le fait d'avoir pour archevêque l'oncle de l'Empereur renforçait encore pour les congréganistes lyonnais la loi du secret. Ils ne savaient cependant pas tout. Grâce à Pie VII, nous en savons aujourd'hui plus long qu'Alquier sur la fameuse audience du 17 mai 1806. Le Pape en dicta le procès-verbal, et c'est d'après les archives vaticanes qu'André Latreille la décrit. Lorsque le Souverain Pontife eut chargé le cardinal ambassadeur quittant Rome pour Paris d'avertir son neveu qu'il s'exposait aux censures ecclésiastiques, Fesch avait osé lui répliquer en face :
« Si Votre Sainteté se prêtait à une démarche quelconque de ce genre, nous ferions réunir un Concile national en France, et déclarerions d'après nos principes qu'un Pape n'a pas la puissance de frapper un souverain de censures. »
« Alors le Saint-Père se leva de son siège pour répondre à Son Éminence qu'il était surpris au plus haut point qu'un archevêque, un cardinal, se permît d'exprimer de tels sentiments face au Chef de l'Église ; il lui fit observer que devant Dieu il n'y avait pas de distinction de personnes, et que tous ceux-là sont également sujet des lois de l'Église qui s'en disent les fils ; il lui fit observer encore qu'il savait parfaitement quelle était la doctrine de l'Église de France, et qu'il le renvoyait à Bossuet sur ce point... Et ainsi il mit fin à l'audience, d'où Son Éminence se retira sans donner au Saint-Père la moindre preuve qu'elle avait senti le chagrin qu'elle lui avait causé. » Le Pape ordonna de rédiger une relation complète de l'incident pour Caprara ([^81]).
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Fesch n'était pas seulement le pasteur légitime des Lyonnais. Il était aussi homme politique de premier plan, hier ambassadeur de France, demain, régent de l'Empire. On ne pouvait se fier à lui dans ce nouveau conflit du sacerdoce et de l'empire, et c'est pourquoi ses diocésains devaient agir pour le Pape à l'insu de leur archevêque.
On ne s'étonnera donc pas que le secret d'une Congrégation dont on connaissait l'existence depuis que M. Bochard l'avait révélée à Maillocheau ait été à Lyon « gardé avec bien plus d'exactitude que ne l'a jamais été celui des francs-maçons », comme on lit dans le *Bulletin de police* du 22 novembre 1809 ([^82]). Au nom de l'autorité religieuse, Courbon et Caprara tenaient en mains les congréganistes, qui pouvaient compter à l'archevêché sur un des secrétaires, l'abbé Ripoud, l'un des fondateurs et le premier préfet de la Congrégation. Le secrétaire général n'était pas moins favorable, cet abbé Groboz, l'ancien missionnaire, qui avait fait faire au jeune Jean-Marie Vianney sa première confession et sa première communion.
Sixième partie\
Lyon, la Rome française\
(1808-1813)
CHAPITRE PREMIER
#### L'Empereur excommunié et le Pape prisonnier
Le 2 février 1808, Napoléon, en partant pour Bayonne escroquer le trône d'Espagne qu'il donnera par décret du 6 juin à son frère Joseph, ordonne au général Miollis d'occuper Rome, et confine Pie VII au Quirinal.
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Le Pape y restera pendant un an prisonnier, en butte à toutes les vexations. Au Consistoire tenu le 8 juillet 1808, devant un Sacré Collège où manquaient quinze cardinaux expulsés, il dira sa douleur dans l'allocution *Nova vulnera*, et proclamera que « les droits de l'Église restent entiers ».
Le 17 mai. 1809, un décret pris « en notre camp impérial de Vienne » déclare par son article premier que les « États du Pape sont réunis à l'Empire français » et par son article 7 que « le 1^er^ juin de la présente année une Consulta extraordinaire prendra en notre nom possession des États du Pape et les dispositions nécessaires pour que le régime constitutionnel soit organisé et puisse être mis en vigueur le 1^er^ janvier 1810 ». Le 10 juin 1809, pendant que le canon salue le drapeau tricolore sommé de l'aigle qui remplace le drapeau du Pape sur le fort Saint-Ange, Pie VII fulmine l'excommunication par la bulle *Quum memoranda* contre les auteurs des attentats dont le Saint-Siège est victime. Napoléon n'est pas nommé, mais personne ne s'y trompe, lui moins que personne. Il ne sait pas encore que la foudre l'a frappé, mais il s'attend à quelque vive réaction du Pape spolié et bafoué, lorsqu'il envoie un ordre de service pour prévenir les événements :
« N° 15.383. Au général Comte Miollis, gouverneur général, président de la Consulta à Rome.
« Schönbrunn, le 19 juin 1809
« Je vous ai confié le soin de maintenir la tranquillité dans mes États de Rome, vous ne devez souffrir aucun obstacle. Vous devez traduire devant une commission militaire tout individu qui se porterait à un acte contraire à la sûreté de l'armée ;
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vous devez faire arrêter, même dans la maison du Pape, tous ceux qui trameraient contre la tranquillité publique et la sûreté de mes soldats. Un prêtre abuse de son caractère et mérite moins d'indulgence qu'un autre, lorsqu'il prêche la guerre et la désobéissance à la puissance temporelle, et lorsqu'il sacrifie le spirituel aux intérêts de ce monde que l'Évangile dit n'être pas le sien » ([^83]).
Le même jour il écrit à son beau-frère Murat, qu'il a nommé roi de Naples pour diriger l'occupation des États pontificaux :
« N° 15.384. A Joachim Napoléon, roi des Deux-Siciles à Naples.
« Schönbrunn, le 19 juin 1809
« Je vous ai fait connaître que mon intention était que les affaires de Rome fussent conduites vivement et qu'on ne ménageât aucune espèce de résistance. Aucun asile ne doit être respecté, si on ne se soumet pas à mon décret ; et, sous quelque prétexte que ce soit, on ne doit souffrir aucune résistance. Si le Pape, contre l'esprit de son état et de l'Évangile, prêche la révolte et veut se servir de l'immunité de sa maison pour faire imprimer des circulaires, on doit l'arrêter. Le temps de ces scènes est passé. Philippe le Bel fit arrêter Boniface, et Charles Quint tint longtemps en prison Clément VII, et ceux-là avaient fait encore moins. Un prêtre qui prêche aux puissances temporelles la discorde et la guerre, au lieu de la paix, abuse de son caractère » ([^84]).
C'est le lendemain seulement que la foudre tombe à Schönbrunn, et Napoléon déchaîne sa rage le 20 juin dans une nouvelle lettre à Murat : « *Je reçois à l'instant la nouvelle que le Pape nous a excommuniés. C'est une excommunication qu'il a portée contre lui-même. Plus de ménagements. C'est un fou furieux qu'il faut enfermer. Faites arrêter le cardinal Pacca et autres adhérents du pape* ([^85])*. *»
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Pour injurieuses qu'elles soient, il reste maître de sa plume et de sa colère : l'ordre d'arrêter le Pape n'est pas formellement donné ce jour-là, comme, il était prévu la veille, et cette omission calculée lui permettra de mander à Fouché qu'il a voulu seulement l'arrestation de Pacca, sa lettre précédente n'étant qu'un plan directeur qu'il se réservait d'appliquer lui-même au Souverain Pontife. Par excès de zèle, quelques sous-ordres en ont pris l'initiative.
Le fait est que la phrase : « *On doit l'arrêter *» est arrivée à l'oreille d'un gendarme. Miollis le laisse faire, et pendant la nuit du 5 au 6 juillet 1809 où l'on se bat à Wagram, ce gendarme nommé Radet, qui a le grade de général, arrête au Quirinal Pie VII avec le cardinal Pacca, secrétaire d'État. Il les enferme dans une voiture, et fouette cocher !
Ils seront le 21 juillet à Grenoble, et le 2 août, on les séparera pour emprisonner le cardinal Pacca à Fenestrelle, et conduire le Pape à Savone, où il arrivera le 17.
CHAPITRE II
#### Les liens entre les Congrégations de Lyon et de Paris
C'est Lyon qui fut la première ville française à connaître la Bulle, c'est de Lyon qu'elle fut lancée, navette mystérieuse en des mains invisibles qui tissent le filet où sera pris Napoléon.
Remontons quelques années en arrière.
221:112
Au début de novembre 1803, Montmorency, congréganiste de Paris depuis le 20 décembre 1801, vient à Lyon. Il se présente avec une lettre de Jordan, séminariste à Saint-Sulpice, l'un des fondateurs de la Congrégation de Lyon, cousin de Benoît Coste. Jordan le recommande à ses confrères comme délégué par la Congrégation de Paris « pour chercher à nous connaître, et pour signer avec nous, écrit Benoît Coste, son premier traité diplomatique ». ([^86]) Traité qui ne sera pas le moins fécond en résultats. Il consiste à établir une union entre les congrégations de Paris et de Lyon. La Congrégation de Lyon y consentira malgré les différences que Benoît Coste, chargé par le préfet Chaulet d'établir les bases de cette union, fait ressortir très nettement : « La Congrégation de Paris était formée sur le modèle des anciennes congrégations des Jésuites. Elle était tout entière dans la main de son directeur qui décidait à peu près seul de toutes les réceptions. Le but était la sanctification de tous les membres par la communion fréquente. La Congrégation de Paris n'avait ni réunion particulière pour les bonnes œuvres, ni aucun de ces exercices si variés qui font la vie de la Congrégation de Lyon. Elle avait un but beaucoup plus restreint que le nôtre, et l'esprit de prosélytisme n'y entrait pour rien. Mais elle était dans toute sa ferveur, et ce but qu'elle n'avait pas d'une manière directe, Dieu l'avait placé dans le cœur de ses membres, qui ne perdaient aucune occasion d'étendre le règne de la foi. »
222:112
Entre Paris et Lyon, il y a donc toute la différence d'une simple confrérie à une œuvre d'action catholique qui joint à l'oraison et à la vie sacramentelle, communes à l'une et à l'autre, l'apostolat inspiré par l'esprit missionnaire si vif et si pur dans la Congrégation née des missions de Linsolas.
L'union conclue le 13 novembre 1803 laissait à chacune son indépendance ; elle était avant tout une union de prières, à laquelle s'ajoutait la faculté d'être reçu dans les assemblées de l'une et de l'autre ville sur une simple lettre du préfet de la congrégation à laquelle on appartenait. Certains membres de l'une pouvaient même devenir les associés de l'autre, pour des raisons dont chacune était juge. Paris admit tous les Lyonnais qui le demandèrent, mais Lyon fut très difficile dans son choix. La Congrégation ne reçut quelques très rares associés qu'après avoir ajouté cet article à son règlement : « Lorsqu'un membre d'une Congrégation associée vient à Lyon, s'il est personnellement connu ou muni de lettres de recommandations, le préfet en est prévenu et, après en avoir délibéré avec ses assistants, il peut l'inviter aux fêtes et assemblées générales qui ont lieu pendant son séjour, *en exigeant de lui, la promesse formelle du secret.* Il est expressément défendu aux membres de la Congrégation de prendre l'initiative à cet égard. » Le préfet peut autoriser les associés à travailler dans une section, mais à Lyon « aucun congréganiste ne peut faire partie d'une autre association sans l'autorisation du préfet ». Il est enfin précisé que si nul article du règlement n'oblige sous peine de péché, « c'est un devoir sacré pour tout congréganiste de ne commettre aucune indiscrétion qui puisse nuire à la Congrégation et compromettre son existence. Il ne peut ignorer que la loi du secret est de droit naturel, et que sa violation le rendrait coupable devant Dieu ».
Mathieu de Montmorency, congréganiste de Paris, fut le premier associé de la congrégation lyonnaise où il fit sa consécration le 15 juillet 1804, suivi le 1^er^ novembre par Alexis de Noailles, le 8 décembre par Louis-Auguste de Rohan-Chabot, le futur cardinal, archevêque de Besançon, le 21 juillet 1805 par Charles de Forbin-Janson, futur évêque de Nancy, fondateur de l'Œuvre de la Sainte-Enfance, la date manque pour les deux frères Montmorency-Laval.
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Le 15 juillet 1804, la Congrégation de Lyon avait déjà reçu l'abbé Rey, secrétaire de l'évêché de Chambéry dont Mgr de Mérinville, ancien administrateur de Lyon, était titulaire. L'abbé Rey, futur évêque d'Annecy, groupait lui-même dans le secret, sous le nom de *Société des Amis* qui rappelle le premier nom de l'Aa ([^87]), une élite de Savoyards avec laquelle fut conclu, selon l'expression de Benoît Coste, « un traité de commerce tout spirituel ».
Le premier novembre 1804, en même temps qu'Alexis de Noailles et que son ami de la Tour Vidaux, qui avait à Grenoble fondé sans la rendre secrète une Congrégation analogue à celle de Paris, la Congrégation de Lyon reçut un des membres de la Société des Amis, le dernier héritier du nom de l'évêque de Genève : « Lorsque au jour de sa réception, écrit Benoît Coste, nous l'entendîmes prononcer ces paroles au pied de la Sainte Vierge : « Sainte Marie, Vierge et Mère de Dieu, moi François de Sales vous choisis en ce jour pour ma Souveraine, ma patronne et mon avocat », nos yeux se baignèrent de larmes. Il nous semblait voir l'apôtre du Chablais en personne venir redoubler au milieu de nous sa consécration à la Mère de Dieu, à laquelle, pendant sa vie mortelle, il avait été si dévoué. »
Ainsi par toutes ces alliances clandestines, se préparait autour de la Congrégation de Lyon, le réseau de correspondance qui servirait à Pie VII prisonnier.
\*\*\*
Noailles et Forbin avaient pris un appartement à Lyon, où Mathieu de Montmorency logeait à *l'Hôtel de l'Europe.* Il y venait souvent, dans cette société d'amis sûrs qu'il retrouvait non seulement au pied des autels, mais en des réunions intimes, et dans l'exercice d'une exquise charité pour les pauvres, les malades, les prisonniers.
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Il avait pris l'habitude, ainsi que Noailles, de conférer avec les dirigeants dans la rue Tramassac, près d'une vieille pauvresse nommée Martin. Elle n'avait pas quitté son fauteuil depuis dix-huit ans, paralysée et couverte d'ulcères à la jambe, plaies suppurant à vif, très douloureuses et nauséabondes, qu'elle supportait avec une admirable patience. Tous considéraient comme un honneur de lui tenir compagnie et de lui venir en aide. « La conversation autour d'elle est dans le ciel », disaient-ils entre eux. Benoît Coste venait lui lire la messe le dimanche, souvent avec sa femme, Montmorency, lorsqu'il réglait l'emploi de son temps pendant son séjour, retrouvait auprès d'elle Noailles et Forbin-Janson. Il y donnait ses rendez-vous aux. Congréganistes. C'est au milieu d'eux qu'elle mourut. Comment la police aurait-elle cherché là des suspects ? On y verrait plutôt le modèle dont s'inspirera cet autre congréganiste lyonnais, Frédéric Ozanam, lorsqu'il fondera les Conférences de Saint-Vincent de Paul.
Ainsi se prolongeait à Lyon en s'élargissant l'action cachée de l'élite formée par les missionnaires et que le P. Roger avait groupée après l'avoir reçue de leurs mains. Nous allons la voir à l'œuvre, non sans avoir noté que Franchet et Berthaut du Coin, préfet et premier assistant de la Congrégation de Lyon, étaient devenus en 1807 associés de la Congrégation de Paris.
CHAPITRE III
#### La transmission du texte pontifical
Depuis les thèses fameuses d'Édouard Herriot sur *Madame Récamier*, et du R.P. Bertier de Sauvigny sur son aïeul *le Comte Ferdinand de Bertier et l'énigme de la Congrégation,* la propagation de la Bulle excommuniant l'Empereur n'est plus un mystère. Nous espérons en dissiper ici les dernières obscurités.
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Édouard Herriot a publié la notice écrite par Adrien de Montmorency-Laval pour la Congrégation de Paris sur son cousin Mathieu, devenu le duc de Montmorency, mort subitement à Paris le vendredi saint 24 mars 1826 :
« En 1809 Mathieu se trouvait à Aix en Savoie au mois de juillet avec sa fille, son gendre ([^88]) et moi, lorsque nous apprîmes l'enlèvement du Pape et la résolution de le transporter à Grenoble. Mathieu m'emmena avec lui à Montmélian pour nous trouver à la rencontre du Saint Père. Son passage était annoncé pour le lendemain à dix heures ; il en était tout au plus huit lorsque nous entendîmes un grand bruit de chevaux et de cavaliers d'escorte. C'était le Pape qui passait, La tactique du colonel de gendarmerie chargé de cette barbare expédition consistait à faire précéder de deux heures le moment du passage indiqué, afin de dérober son vénérable prisonnier à l'empressement et à l'intérêt des habitants. A peine eûmes-nous le temps de nous précipiter en dehors de l'auberge pour nous approcher des voyageurs. La gendarmerie nous éloigna de la voiture du Pape : nous ne pûmes aborder qu'à la voiture de suite, et Mathieu eut le temps de faire offrir ses services et sa fortune au Saint Père par un *camérier* secret qu'il avait connu lors du premier voyage du Pape à Paris. Mon ami, quelques jours après, se rendit avec son gendre à Grenoble, dans le but de se dévouer absolument à Sa Sainteté ([^89]). »
C'est d'Aix-les-Bains le 24 juillet 1809 que Mathieu de Montmorency écrivit au P. Delpuits, Directeur de la Congrégation de Paris :
« Ayant été me promener avec mon cousin du côté des montagnes d'Italie vendredi 21, jour de la Saint Victor, entre 7 heures et 8 heures du matin, j'ai vu passer à Monmeillan (sic), quatre lieues de Chambéry, le Saint Père, qui avait couché à Aiguebelle. Il était dans une voiture à deux places, seul avec un jeune prélat italien.
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Une deuxième suivait où étaient deux hommes en habit gris ; une troisième remplie de quelques prélats italiens avec un médecin. Un Cardinal, qu'on croit être le Cardinal Pacca, avait passé la veille avec deux autres voitures. Le Saint Père n'est pas descendu de voiture pendant dix minutes que les chevaux se sont reposés. Il avait l'air fatigué, mais donnait encore avec beaucoup de bonté sa bénédiction, que j'ai reçue plusieurs fois dans la foule. Deux ou trois gendarmes faisaient l'escorte. Le Saint Père, sans passer par Chambéry, a pris la route la plus courte pour Grenoble où il est arrivé vendredi au soir : les lettres de cette ville marquent qu'il paraît devoir s'y arrêter quelques temps, qu'il loge à la Préfecture dont une porte du jardin a été en effet fermée au public ([^90]). »
Il tait son rapide entretien avec le *camérier.* Adrien de Montmorency-Laval, témoin oculaire, en parlera dix-sept ans plus tard, car c'était alors ce qu'il ne fallait pas dire, encore moins écrire.
Ce camérier secret ne peut être qu'un secrétaire du cardinal Pacca, Mgr Pedicini. Depuis Alexandrie il avait rejoint le douloureux cortège pontifical avec une malle contenant « les pièces qui avaient rapport aux points de controverses agités entre Sa Sainteté et le gouvernement français ». ([^91])
Il avait accompagné Pie VII au couronnement de Napoléon. Pendant son séjour à Paris, son collègue au secrétariat du cardinal Pacca, Mgr Pieucci, avait pris le Père Coudrin comme directeur de conscience et lui avait même manifesté la velléité d'entrer dans la *Congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie* que le P. Coudrin, le célèbre *Marche à Terre* de l'Église de Poitiers sous la Révolution, avait fondée, et que la marquise de Montaigu, née Noailles, avait choisie pour garder à Picpus le cimetière de la Révolution. C'est là que Montmorency avait sa tombe de famille : il y repose aujourd'hui. Il pouvait rencontrer en toute sécurité chez le P. Coudrin très apprécié du Cardinal Pacca, dans cette maison de Picpus, Mgr Pedicini et Mgr Pieucci.
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Il a sans doute reçu à Montmélian, des mains de Mgr Pedicini, ce 21 juillet 1809, au nez à la barbe des gendarmes impériaux, avec la complicité d'André Morelli, valet de chambre du Pape, -- que Montmorency connaissait depuis le séjour de Pie VII à Paris, et qui « put l'aider à tromper la surveillance pour arriver jusqu'à l'abbé Pedicini », écrit Sosthène de la Rochefoucauld, témoin oculaire lui aussi ([^92]) -- non pas la Bulle trop volumineuse avec ses quarante-cinq pages qu'on n'aurait pas pu dissimuler, mais quelques feuillets d'extraits dont le plus important était l'affiche collée par ordre du Pape sur les basiliques romaines, pour en publier l'objet et le dispositif. On sait en effet que ces textes portés en toute hâte à Lyon, sans doute par Adrien de Montmorency-Laval -- qui ne le dit pas car il ne veut pas se mettre en avant dans une notice sur son cousin -- sont, remis au préfet de la Congrégation Franchet d'Esperey qui les expédie à Paris ([^93]).
« La parfaite cohérence des dates connues avec cette hypothèse lui donne, semble-t-il, un certain poids », écrivait le P. Bertier de Sauvigny ([^94]). Nous allons voir que ce n'est plus une hypothèse depuis la publication des *Mémoires* de Louis de Gobineau, qui nous raconte comment se fit l'expédition.
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Inspecteur des droits réunis, Franchet entretient une correspondance administrative avec le conseiller d'État directeur de l'imprimerie et de la librairie, Joseph-Marie Portalis, fils de l'ancien ministre des cultes dont la sœur était la mère de l'abbé d'Astros, vicaire capitulaire de Paris depuis la mort du cardinal de Belloy, un des supérieurs hiérarchiques de Franchet dans l'administration civile et le prêtre qui exerce la juridiction dans le diocèse de Paris, sont donc cousins germains. Cette parenté si proche favorisa la transmission la plus hardie par les moyens les plus officiels.
« Franchet, écrit Louis de Gobineau, imprima secrètement ces textes, puis, comme inspecteur des droits réunis, il plaça dans les souches qu'il envoyait à l'administration générale un paquet sous double enveloppe. La première à l'abbé d'Astros, grand vicaire de Paris, la seconde qui était l'ostensible à M. Portalis, conseiller d'État, ne doutant pas que l'administrateur ne la fît transmettre à son adresse, ce qui eut lieu effectivement ([^95]). »
Portalis ne se doutait pas de ce qu'il remettait à son cousin. Ce n'est pas la première ni la dernière fois que le pli officiel, comme il arrive à la valise diplomatique, sert complaisamment à quelque correspondant désireux de s'assurer en franchise postale une transmission rapide sans risque de perte.
Fin juillet 1809 l'affiche de la Bulle est à Paris. Le P. de Bertier de Sauvigny nous montre son aïeul Ferdinand, Alexis de Noailles, tous deux congréganistes, avec d'autres personnes appartenant à l'obédience du P. de Clorivière (Prêtres du Sacré-Cœur, Filles du Cœur de Marie) ou du P. Coudrin (Picpus) « *fiévreusement au travail pour répandre la Bulle dans toute la France *».
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Il établit de main de maître que les catholiques les plus fidèles au Pape mirent en commun leurs renseignements et leurs actes dans un groupement caché, qu'il reconstitue autant qu'il peut dans une partie si secrète de l'histoire : « Il est irritant, certes, remarque-t-il, de sentir ce réseau d'influences occultes, sans pouvoir en définir exactement l'étendue et la consistance ; mais une chose est certaine ; il existe ; et Ferdinand de Bertier, en s'agrégeant à la Congrégation de Paris, venait, sans peut-être s'en rendre compte, de brancher son action personnelle sur un vaste ensemble de relations humaines qui en centuplerait l'efficacité ([^96]). » Il y était entré en 1809, amené par Mathieu de Montmorency ; il y avait trouvé avec lui les Montmorency-Laval et Alexis de Noailles, dont le nom ouvrait toutes les portes à Picpus. Par eux le contact était pris, sans qu'il le sût, avec la Congrégation de Lyon.
CHAPITRE IV
#### Un livre clandestin
La Congrégation de Lyon est devenue à ce moment un des agents principaux de notre histoire religieuse. Depuis le milieu d'août 1809 les catholiques se passent sous le manteau le livre qu'elle a fait imprimer et qui se termine non par la Bulle que personne n'avait encore en France, mais par trois documents se rapportant à elle.
Ce livre clandestin à couverture muette porte sur la première page un titre en gros caractère *Correspondance authentique de la Cour de Rome avec la France depuis l'invasion de l'État romain jusqu'à l'enlèvement du Souverain Pontife.* En épigraphe une citation de l'Évangile : « *Amen, amen, dico tibi : cum esses junior, cingebas te et, ambulatas ubi volebas : cum autent senueris, extendes manus tuas, et alius te cinget et ducet quo tu non vis*. Ev. S, Joan XXI, 18.* *»
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Au centre de la page une croix dans une cercle ressemblant à une grande hostie. Dessous, la date, ainsi disposée :
Le Premier jour d'Août
Fête de Saint Pierre dans les Liens.
1809
En 387 pages, c'est tout le dossier, texte original italien ou latin reproduit et traduit en français, des relations de Pie VII avec Napoléon, dont les décrets sont intégralement cités, ainsi que les notes diplomatiques, militaires, administratives de ses agents. Aucun commentaire mais, en tête du recueil, cet avis : « Nous invoquons tout ce que la religion a de plus sacré pour garantir l'authenticité des pièces qu'on va lire. »
Tandis que Pie VII roule de Nice à Savone, « sur les grandes routes de France, diligences et voitures de roulage transportent aux quatre coins du pays par paquets ou par ballots l'édition frondeuse ».
La phrase que nous venons de citer est du R.P. Verrier, Marianite. Il établit dans son article d'une admirable précision publié par la *Revue d'Histoire Ecclésiastique*, que l'imprimeur de ce recueil était l'ami du libraire Rusand nommé Aynès, qui vivait trop dans l'intimité de la Congrégation pour n'en avoir point fait partie ([^97]), ainsi que Rusand.
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Nous savons par Benoît Coste qu'Aynès « avait une presse clandestine et qu'il se chargea de tout préparer pour livrer sous peu une édition de 1.200 exemplaires, qui sera bientôt portée à 2.000 ». C'est avouer qu'Aynès tient de Franchet les documents qui remplissent les six dernières pages du livre, apportées de Montmélian à franc étrier. Tenu par le secret, Aynès ne l'écrira pas, lorsqu'il indiquera dans la *Gazette Universelle de Lyon* du 26 septembre 1823, d'où lui venaient ceux qu'il avait déjà commencé d'imprimer et qui remplissent les pages précédentes -- « C'est en 1808 que je fis imprimer la *Correspondance du Souverain Pontife avec le gouvernement français *; la presque totalité des pièces m'avait été adressée par un respectable ecclésiastique de Toulouse, dont le n'ai connu le nom qu'en 1814. » Le P. Verrier nous le donne en ajoutant que ce prêtre toulousain était un anticoncordataire résolu, l'abbé Sébastien Lucrès, chef de la Petite Église dans le Sud-Ouest, ce qui, par parenthèse, montre au service du Pape contre l'Empereur les catholiques et les dissidents qui refusaient le Concordat, réunis en un front commun. Les autres pièces qui ne venaient ni de lui, ni de Franchet, étaient les décrets de Napoléon et les actes de ses agents officiellement publiés ([^98]).
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Sans doute la *Correspondance authentique* ne contient pas le texte de la Bulle. Mais elle y est visée et appliquée. Après les décrets datés par Napoléon « de notre camp impérial de Vienne le 17 mai 1809 », pour « réunir les États du Pape à l'Empire français », les sept dernières pages du livre, composées en petits caractères très différents de ceux des 379 pages précédentes, contiennent trois documents venant du Pape, hâtivement ajoutés pour retarder le moins possible l'édition préparée pour le 1^er^ août, et qui ne put paraître qu'environ le 15 août, car un quatrième et dernier document publie une lettre du 10 août, faussement datée de Gênes pour dérouter la police. Elle raconte l'enlèvement et le voyage du Pape jusqu'à son arrivée à Nice.
Les trois documents pontificaux sont :
1\) Une protestation de Pie VII, en date du 10 juin 1809, jour de l'excommunication : « Nous nous voyons dépouillé sous d'indignes prétextes et avec la plus grande injustice, de notre souveraineté temporelle avec laquelle notre indépendance spirituelle est étroitement liée. »
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2\) Une décrétale du 11 juin notifiant l'excommunication :
« Pie VII à l'Empereur des Français,
« Par l'autorité du Dieu Tout-Puissant, des Saints Apôtres Pierre et Paul et par la Nôtre, Nous déclarons que Vous et tous vos coopérateurs, d'après l'attentat que vous venez de commettre, avez encouru l'excommunication... Nous déclarons également excommuniés tous ceux qui ont été les mandataires, les fauteurs, les conseillers, et quiconque aurait coopéré à l'exécution de ces attentats ou les aurait commis lui-même. »
3\) Après cette condamnation du passé, une autre décrétale datée du 12 juin, prise sous la forme la plus solennelle, règle l'avenir :
« Au nom de la Très Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, et des Saints Apôtres Pierre et Paul,
« Pie VII, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous les fidèles qui liront ces présentes, salut et bénédiction apostolique.
« Forcé de nous servir de l'autorité que le Père Céleste qui nous a établi pour gouverner l'Église nous a accordée, par ces présentes par Nous dressées, et signées et scellées de l'anneau du pêcheur, nous déclarons que Napoléon Premier, Empereur des Français et tous ses adhérents, fauteurs et conseillers, ont encouru l'excommunication dont Nous l'avions autrefois menacé Nous-même, et tout particulièrement dans notre première protestation du 5 avril 1809, pour avoir par son décret du 17 mai, ordonné l'envahissement de la Ville de Rome.
« Nous déclarons que la susdite excommunication sera encourue *ipso facto* par tous ceux qui, ou par la force ou par tout autre moyen, s'opposeraient à la publication de ces Présentes. Sont compris dans la même excommunication tous les membres de notre Collège Apostolique, évêques, prélats, tant séculiers que réguliers, qui, par quelque motif que ce soit et respect humain, refuseraient de se conformer à ce qui, avec l'assistance du Père des Lumières, a été statué par Nous dans Nos décrétales de 10 et 11 du mois de juin courant.
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« Donné dans notre Palais du Quirinal, le 12 juin de la naissance de Notre-Seigneur 1809, et le dixième de Notre Pontificat.
« Pie VII, Pape. »
L'original de ces décrétales, comme les trois documents, est en italien, ce qui était nécessaire pour qu'elles fussent affichées aux basiliques romaines, ou répandues dans le peuple romain.
Maillocheau fut chargé d'ouvrir une enquête sur la *Correspondance authentique.* Elle ne fut pas plus heureuse que la première sur l'existence de la Congrégation. Le 8 septembre, il écrit à Fouché dans une lettre enregistrée à Paris au ministère de la police le 13 septembre : « Les prêtres ont presque tous la *Correspondance authentique,* mais ils se divisent sur le degré d'importance qu'ils doivent y donner ([^99]). »
Benoît Coste confirme sans les connaître les renseignements de Maillocheau : « L'impression a eu lieu en dépit de la police, sans être troublée, écrit-il. La distribution de l'ouvrage dans toutes les mains catholiques a suivi de près, et tous les espions de l'Empire couvrant la surface de la France n'ont pu empêcher ce recueil de se répandre partout. Jamais on n'a pu découvrir ni l'imprimeur ni les distributeurs. Il régnait un tel esprit d'union et de sage discrétion parmi les catholiques, quoique cet ouvrage fût à Lyon entre les mains de tous les fidèles et que j'aie vu de mes yeux une personne assez imprudente pour en faire la lecture en parcourant les rues. Malgré la rage véritablement, infernale avec laquelle la police le cherchait, elle n'a jamais pu parvenir à s'en procurer un seul exemplaire. »
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Aujourd'hui encore il n'est pas à la Bibliothèque nationale. Mais il était partout dans l'Empire. Le P. Verrier le suit à la piste. Contenions-nous de noter que de Turin le prince Camille Borghèse écrit à l'Empereur le 2 septembre 1809, quinze jours après la publication à Lyon : « Sire, le préfet du Département du Pô m'a remis hier un livre dont un exemplaire a été trouvé à Turin, portant pour titre *Correspondance authentique de la Cour de Rome avec la France depuis l'invasion des États Romains jusqu'à l'enlèvement du Souverain Pontife.* Cet ouvrage écrit en français et en italien porte l'empreinte de l'esprit de parti qui l'a dicté. On y lit même une lettre, sous la date de Gênes, qui rend compte du voyage du Pape depuis Rome jusqu'à Savone, d'une manière si fort circonstanciée qu'elle servira peut-être d'indice pour découvrir son auteur. Jusqu'à présent ce livre n'est pas répandu. Je n'aurai pas de peine à croire qu'il soit imprimé dans mon gouvernement. Le préfet l'adresse au ministre de la police ([^100]). »
Serait-ce l'exemplaire envoyé par la Congrégation de Lyon à Linsolas, exilé à Turin et qui y vivait sous la surveillance de la police ? Il ne serait alors pas arrivé à destination.
Le 8 septembre 1809 une descente de police chez un employé de la Loterie qui avait eu la langue trop longue, le sieur Beaumès, trouva son fils Antoine, congréganiste de Paris et premier commis au département de la Seine, en train de copier les extraits de la Bulle, et l'on saisit des copies et autres pièces imprimées dans la *Correspondance authentique*. On arrêta le père, la mère, le fils, et Fouché réussit à lui faire avouer qu'il tenait tout d'Alexis de Noailles. Ni la police, ni Beaumès ne savaient Noailles membre de la Congrégation de Lyon qui avait fait imprimer le livre. On se hâta de le réimprimer à Paris. Ferdinand de Bertier nous le dit dans ses *Mémoires *: « Plusieurs des nôtres qui étaient chargés de surveiller l'opération, vinrent me trouver un peu effarés, me demander s'il ne fallait pas à l'instant même briser les presses et brûler les exemplaires imprimés à cause des arrestations faites et des recherches actives de la police ([^101]). »
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Il leur répondit de continuer : « La police ne supposera jamais que dans le moment même où elle fait tant de bruit pour une copie à la main découverte par hasard, on la fait tranquillement imprimer à des milliers d'exemplaires, agissez en toute sécurité. Faites des ballots, expédiez-les pour les départements, et qu'aucun exemplaire ne soit distribué à Paris avant leur arrivée à destination. » Alexis de Noailles arrêté à Paris après l'aveu extorqué à Beaumès, fin septembre 1809, sera libéré par décret du 8 avril 1810. Son frère Alfred s'étant distingué sur les champs de bataille, Napoléon, qui tenait à se concilier la noblesse, lui demanda quelle récompense il désirait -- Alfred n'en voulut pas d'autre que la liberté d'Alexis, et l'empereur l'accorda.
Mais il ne connaîtra jamais l'origine du livre qui l'inquiétait tant. Le 3 juillet 1810, Savary devenu ministre de la justice après la disgrâce de Fouché, constatera que le seul exemplaire transmis au ministère, est cet exemplaire « trouvé » à Turin. « Pas un seul exemplaire n'a été saisi, et le soupçon très fort que l'édition est sortie de Lyon n'a été confirmé par aucun indice positif. Est-ce un effet du mépris que portent beaucoup de personnes à ces œuvres d'ignorante superstition, ou est-ce le signe de la puissance secrète d'une autre classe de gens ? ([^102]) »
Ce livre commence à réveiller l'Église de France, où Napoléon traite les évêques, après le Pape, comme les chefs de sa gendarmerie sacrée. En avril 1809, Mgr Fournier, membre honoraire de la Congrégation de Lyon que nous avons vu présider l'une de ses assemblées en gagnant de Paris, où il venait d'être sacré, Montpellier sa ville épiscopale, écrit à son cousin M. Émery : « Vous ne vous faites pas une idée du ton qui règne dans la correspondance ministérielle avec les évêques, je ne crains pas de dire que, si cela continue, le clergé tombera dans l'esclavage et l'avilissement.
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Nous sommes devenus des commis de bureaux auxquels on demande des paperasseries, des catalogues, des états infinis, ou des écoliers auxquels on apprend leur devoir sur le dogme, la morale, la discipline de manière à nous menacer du fouet si nous n'obéissons pas. C'est le résultat inévitable d'une administration où un laïc entouré de commis, la plupart sans religion, commande à tout le clergé la baguette à la main. »
C'est pour en arriver là que Bonaparte avait voulu le Concordat. Les choses en étaient au point que Pie VII « bourrelé de remords depuis des mois, écrit André Latreille, et convaincu d'avoir par un excès de condescendance manqué aux devoirs d'apostolique indépendance qui étaient les siens » ([^103]), a retiré ses pouvoirs au Légat après l'occupation de Rome et l'a rappelé auprès de lui, mais il ne réussira pas à faire revenir Caprara, « le vieux cardinal déconsidéré par sa pusillanimité, si lourdement coupable dans les affaires du catéchisme et de la Saint-Napoléon ». ([^104]) C'est à Paris qu'il mourra. Il est enterré au Panthéon comme sénateur du royaume d'Italie.
CHAPITRE V
#### Berthaut du Coin, le courrier secret de Pie VII
L'excommunication posait de nombreux cas de conscience. On n'avait pas le texte complet de la Bulle, et le texte officiel seul, non l'affiche, faisait foi et permettait de les résoudre. Le Pape en était seul juge. Sa captivité rendait nécessaire d'établir un réseau clandestin de correspondance avec lui. Mathieu de Montmorency vient à Lyon s'entendre avec Alexis de Noailles qui y possède un logement, et avec Franchet, leur préfet à tous deux dans la Congrégation.
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Les deux grands seigneurs étaient trop « voyants » et trop surveillés par la police pour servir de courrier ; Franchet trop utile par sa situation officielle. Le premier assistant de la Congrégation lyonnaise, Claude Berthaut du Coin, assuma ce périlleux honneur.
« Si nous n'apercevons sur la brèche qu'un petit nombre de congréganistes, remarque Benoît Coste, c'est qu'il n'y a pas eu de place pour tous. Tous les cœurs des Congréganistes étaient animés des mêmes sentiments. Ils se seraient pressés autour des combattants pour vaincre ou pour succomber avec eux. »
Né le 8 septembre 1780 à Lyon, Claude Berthaut de Taluyers du Coin, seul fils d'une famille anoblie par les charges de magistrature, a 29 ans. Il fait partie de la Congrégation depuis 1803. Célibataire, il habite ou le château de Taluyers ([^105]) ou Lyon chez sa mère, née d'Arnas de Chamburcy, dont le salon est le rendez-vous de l'élite catholique : Mmes de Raffin, de Quinsonnas, de Chaponay, Ronsin, de Chavannes, de Montaignac y fréquentent, et l'on y voit avec son fils et ses neveux de Chamburey, MM. de Noailles, de Boissieu, Franchet d'Esperey, de Saint-Victor, Aynès, Pariset, de Nolhac, de Saint-Michel, pour ne citer que ceux-là ; nous retrouverons bientôt plusieurs de ces noms.
Berthaut du Coin vit donc au centre d'une société très influente, et qui n'aura qu'à resserrer ses liens pour devenir *un réseau*.
« Avant de s'engager il court vers sa mère ; il lui expose le but et les dangers de l'entreprise, les dangers du retour, et les dangers bien plus grands encore qui en doivent être la suite :
« Enfin, lui dit-il, il est à croire qu'il y va de la vie. La mienne, ma mère, vous appartient autant qu'à moi, et je ne puis en disposer sans votre permission. »
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« -- Partez, mon fils, et que Dieu vous protège », telle fut la réponse de cette mère, digne d'un tel fils ([^106]). »
Il se met tout entier au service du Pape. Il y déploie autant d'audace que de prudence. Son premier voyage remonte très probablement au mois de novembre 1809. La police ne le soupçonne même pas. Il l'a révélé dans son premier interrogatoire après son arrestation le 10 janvier 1811 dans l'affaire d'Astros à propos du bref de Pie VII au cardinal Maury, archevêque intrus de Paris. Ce bref, il l'a rapporté de Savone, après un deuxième voyage fait presque toujours à pied comme le premier. « Mon premier voyage, répond-il, date d'un an environ. » ([^107])
Le valet de chambre du Pape, André Morelli, répondra de même le 18 janvier 1811 : « qu'il y avait bien treize ou quatorze mois qu'il avait vu le jeune Français demander des dispenses au Pape, mais qu'il ignorait qu'il eût demandé autre chose ».
Berthaut du Coin confirmera de sa main cette date approximative dans une lettre du 27 juin 1815 où il raconte à sa mère comment, à la nouvelle du retour de l'Ile d'Elbe, il a couru s'engager à Paris dans les Volontaires Royaux, et fut dirigé vers leur dépôt à Vincennes, par le « Marquis de Montmorency, dont j'avais fait la connaissance, écrit-il, à la fin de 1809 dans mon premier voyage à Savone ».
Il était allé de Lyon à Chambéry sans encombre ; il y avait vu l'abbé Rey que nous savons membre associé de la Congrégation de Lyon depuis le 18 juillet 1804 et directeur en Savoie, avec M. de Sales, d'une autre Congrégation, la *Société des Amis* sous le patronage de saint Jean l'Évangéliste. L'abbé Rey lui avait donné des lettres de recommandation pour le baron de Sinson et pour l'ingénieur Conradi à Turin. De Turin à Savone, il s'arrête près de Mondovi chez un ami d'Alexis de Noailles, le comte d'Agliano, qui lui parle anglais et le présente comme un touriste américain épris de l'Italie au point d'avoir passé l'Atlantique pour en admirer les beautés.
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Cette langue, que personne autour d'eux ne comprend, permet à son hôte de lui donner les signes de reconnaissance nécessaires pour se présenter chez « l'oncle Vincent », c'est-à-dire l'évêque de Savone, Mgr Vincent Maggiolo, qui l'adressera dès son arrivée au valet de chambre de Pie VII, André Morelli.
Le lendemain André Morelli le fait entrer à la messe du Pape, qui reçoit ensuite, pendant quelques instants seulement pour n'éveiller point l'attention, ce messager tombé du ciel.
Le même jour « sur le pont de la Consolation » Berthaut du Coin voit André Morelli causer avec un inconnu, s'approche et le tire à part en s'excusant. Il lui donne à porter au Pape un livre où se trouvent, dit-il, « un signe et des demandes écrites à la gauche de la première page » ; il l'avertit qu'il ira chercher les réponses le lendemain « pour repartir le plus tôt possible ». Mais il refuse de lui dire son nom « dans leur intérêt à tous les deux ». Le lendemain, à dix heures, Morelli lui remet les réponses avec un exemplaire de la Bulle *Quum Memoranda*, et lui transmet l'ordre de repartir sur-le-champ, « avant que son passage fût ébruité ». Il ne se le fait pas dire deux fois, cache la Bulle dans le collet de son manteau, et la rapporte à Lyon, où Franchet la confie au marquis Eugène de Montmorency-Laval qui est venu l'attendre et qui va galoper, avec la Bulle dans ses bottes, jusqu'à Paris. Le vicaire général d'Astros l'y reçoit. Il la passe à M. Émery qui la fait copier par l'abbé de Mazenod ([^108]). L'abbé Bruté, le futur évêque de Vincennes aux États-Unis, en portera une copie à Jean-Marie de La Mennais en Bretagne, l'abbé Lafon en portera une autre à Bordeaux. Ainsi tombe l'objection du Père de Bertier de Sauvigny répondant à M. Amaury de la Plagne qui, d'après les interrogations de Berthaut du Coin, confirmées par les archives de la famille, affirmait que son oncle Berthaut du Coin avait le premier rapporté de Savone la Bulle *Quum Memoranda* en septembre 1809 : « C'est inexact, on la diffusait à Paris dès la fin de juillet 1809. »
241:112
En juillet 1809, ce n'est pas la Bulle que l'on diffusait, ce sont l'affiche et les extraits reçus à Montmélian par Mathieu de Montmorency. Nous avons dit par quelle voie, ils étaient arrivés à Paris au mois de juillet ; mais c'est seulement après le retour de Berthaut du Coin, en septembre, de son premier voyage à Savone, que l'on eut en France le texte complet de la Bulle.
C'est pourquoi la Correspondance authentique eut aussitôt une seconde édition. Aynès s'était hâté de la faire paraître, à Besançon cette fois -- il le disait du moins -- sous un titre nouveau : « Pièces officielles touchant l'invasion de Rome par les Français en 1808 » ([^109]). Toutes ces pièces sont en français seulement, sans l'original italien pour celles où il était en cette langue. La Bulle s'y trouve en entier en latin et en traduction.
« Elle me fut remise, écrira-t-il, dans la *Gazette Universelle de Lyon*, le 26 septembre 1823, par le Supérieur actuel du séminaire de Bordeaux (c'était en 1823 M. Cartal, qui était en 1809 directeur du grand séminaire de Lyon). Je la traduisis en français, et l'envoyai à Besançon en 1809 pour la joindre à la seconde édition de la Correspondance du Pape ».
Dans l'intention de donner le change à la police, l'imprimeur lyonnais a modifié toute la page du titre. L'épigraphe devient :
« *Inimicos ejus induam confusione, super ipsum autem efflorebit sanctificatio mea* (Psalm. 131). »
Il donne en outre à son recueil une adresse de fantaisie, alors que la première édition n'en avait point. Le livre est censé paraître
A Rome
chez les Marchands de Nouveautés
octobre 1809
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CHAPITRE VI
#### Congréganistes et Chevaliers de la Foi
Vers le milieu de 1810, Ferdinand de Bertier de Sauvigny fonde les *Chevaliers de la Foi*. C'est le fils de l'intendant de Paris assassiné le 22 juillet 1789. Il était passé par Lyon à peu près au moment où les amis de Benoît Coste fondaient la Congrégation. Rien ne permet de penser qu'il les ait connus, mais ils avaient le même but : employer à restaurer la France chrétienne, ruinée par les sociétés secrètes, la force d'une organisation clandestine fidèle à n'employer que des moyens avoués par l'Église, car il était aussi profondément chrétien qu'eux. Ses relations avec le P. Barruel, et la lecture des *Mémoires pour servir l'Histoire du Jacobinisme* publiés par cet ancien jésuite l'avaient confirmé dans son idée. Pour étudier sur le vif les méthodes maçonniques, il s'était même fait admettre pour quelques mois comme apprenti dans la Loge parisienne la *Parfaite estime *; il s'en était retiré lorsqu'il avait craint d'être obligé de prêter un serment interdit par la religion. Puis, il avait préparé son plan par une lente mise au point, en priant Dieu de lui montrer la voie à suivre.
La persécution contre le Pape et l'excommunication de l'Empereur en 1809 furent le signal qu'il attendait. Il institue alors en choisissant ses affiliés avec une prudence admirable, les *Chevaliers de la Foi*. Le duc de Rohan-Chabot, Alexis de Noailles, les Montmorency-Laval seront parmi les premiers, avec l'abbé Perreau comme aumônier général et Mathieu de Montmorency comme grand maître. Bertier de Sauvigny se réserve d'être le chancelier et le vice-grand-maître de ce véritable ordre secret divisé en bannières qui correspondent aux départements, avec trois grades : associés de charité, écuyers, chevaliers, suivant le degré d'initiation. A tous, comme dans la Congrégation, des prières (*Pater*, *Ave*, *Credo*, Oraison *Tu es Petrus et super hanc petram*), et des communions étaient prescrites.
243:112
Pie VII leur donnera le cardinal Pacca comme cardinal protecteur et leur concèdera des indulgences. Leur règle qui prescrit « le plus grand secret », impose de ne jamais rien écrire. « Toutes les instructions, tous les ordres étaient donnés verbalement. Les réunions n'atteignaient jamais le chiffre défendu par le code pénal. »
Mathieu de Montmorency, membre de la Congrégation de Lyon depuis six ans, n'en a pas révélé l'existence à Ferdinand de Bertier, qui n'en parle jamais dans ses *Mémoires *; mais le Grand Maître connaît trop les services qu'elle a déjà rendus pour ne les point assurer à l'Ordre qui doit s'étendre à toute la France. Dans quelle mesure s'est-il inspiré d'elle, de son esprit surnaturel, de sa prudence à base d'humilité qui méprise la vaine gloire et se consacre à l'œuvre anonyme et puissante où chacun a pour but, quels que soient les périls, la seule gloire de Dieu ? Nous ne pouvons pas le savoir. Tout ce que nous savons, c'est qu'il « adouba », suivant le rite, les meilleurs et les plus actifs des congréganistes lyonnais, certainement Franchet, Berthaut du Coin et Benoît Coste, tenus par cette affiliation à un double secret.
Benoît Coste l'observera dans son histoire où les *Chevaliers de la Foi* ne sont pas nommés : « Un certain nombre de congréganistes se concertent *en dehors de la Congrégation* pour servir le Pape », se borne-t-il à dire dans une phrase qui ne peut concerner que les *Chevaliers de la Foi*, et qui est un aveu. S'il n'en avait pas fait partie, il ne l'aurait pas écrite, il les eût ignorés, eux et leur activité essentiellement cachée : *il n'y a pas d'exemple que personne les ait connus sans avoir été affilié*. Il n'en dit pas davantage, car il avait pris l'engagement comme tous les *Chevaliers* de ne rien révéler d'eux. Seul le comte Louis de Gobineau, qui a su, parce que Jules de Polignac l'avait adoubé *Chevalier de la Foi*, comment Franchet s'était servi du pli officiel pour envoyer l'affiche et les extraits de la Bulle d'excommunication à l'abbé d'Astros, s'est permis de révéler dans ses *Mémoires* certains de leurs secrets, parce qu'il s'est tenu pour libéré du silence par la suppression de l'Ordre auquel il appartenait. Tout chez eux se passait de vive voix et c'est ainsi que la police de Fouché ne sut jamais rien.
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244:112
Après la fondation des *Chevaliers de la Foi* par Ferdinand de Bertier en 1810, Lyon reste la voie ordinaire de la correspondance entre le Pape, les cardinaux noirs ([^110]) et les catholiques français. Alors les *réseaux* des missions lyonnaises se reconstituent dans l'ombre. Le second voyage de Berthaut du Coin à Savone va nous en donner la preuve. Ils se réveillent d'autant plus facilement que la paix religieuse telle que Bonaparte l'imposa, n'a pas satisfait leurs membres. Entre eux ils n'ont jamais perdu le contact. A mesure que l'Empereur persécute l'Église, c'est un jeu pour ; eux de retrouver des collaborateurs à toute épreuve parmi les anciens catéchistes survivants. Ils ne se bornent pas à sauter la leçon du catéchisme impérial sur les devoirs envers l'élu de Dieu, l'Empereur, dont le premier est le service, militaire. Ils savent établir des liaisons efficaces dont il ne reste rien que les résultats obtenus.
Cependant quelques-uns ont laissé des traces, et nous allons voir d'anciens missionnaires reprendre leur activité cachée au temps où Napoléon aura fait du Pape un captif.
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Au mois de novembre 1810, l'abbé Perreau, aumônier général des *Chevaliers de la Foi*, fait clandestinement le voyage de Lyon. Par précaution, il ne voit ni Franchet ni Berthaut du Coin, ni Benoît Coste, mais leur ami Aynès, sans doute aussi *Chevalier de la Foi*, car il est dans tous les secrets, qui fait passer à Berthaut du Coin les papiers destinés au Pape : les uns de la part de l'abbé d'Astros demandant quelle conduite tenir avec le cardinal Maury, nommé par Napoléon archevêque de Paris, et qui prétend gouverner le diocèse avec des pouvoirs conférés par le chapitre terrorisé ; les autres de la part du cardinal di Pietro soucieux de faire préciser la délégation apostolique reçue de Pie VII prisonnier, par Bref du 30 novembre 1810.
Berthaut du Coin reprend la route. Il y retrouve les mêmes concours, auxquels il faut ajouter à Chambéry l'abbé de la Palme, à Turin l'abbé Daverio, le commissaire des guerres Injardy, et surtout l'abbé Bruno Lanteri ; c'était un membre très influent de l'Aa et le chef d'une pieuse association secrète, *l'Amitié Chrétienne*, depuis la mort à Vienne, le 22 décembre 1798, du P. de Diesbach qui l'avait fondée à Fribourg en 1776 pour défendre l'Église par la publication et la diffusion des « bons livres ». L'abbé Lanteri multipliait les brochures, répandait les lettres du Pape et des évêques, prêchait des retraites fermées, dirigeait une élite d'âmes. C'est dans sa maison de la Grangia que Berthaut du Coin tria les papiers dont il était porteur. Il ne garda sur lui que les plus importants, et seulement l'analyse des autres. Il rapportera les décisions de Pie VII.
L'abbé d'Haulet va les remettre à l'abbé Perreau qui les attend à Saint-Vincent-de-Boisset, près de Roanne, chez Mme de Raffin, cousine et voisine de Mme d'Ailly, née Chamburey, sœur de Mme Berthaut du Coin, dont le fils a porté le courrier du Pape. L'abbé d'Haulet est le précepteur du jeune d'Ailly que nous avons vu tout enfant descendre l'escalier de la maison Girardin donnant la main à sa mère et à Mgr d'Aviau pendant la visite domiciliaire où la police se flattait de saisir au nid l'archevêque de Vienne ; le jeune cousin germain de Berthaut du Coin est dans la branche paternelle le neveu de Champagny, successeur de Talleyrand au ministère des affaires extérieures, que Napoléon, pour la souplesse de ses services, fera duc de Cadore. On voit l'imbroglio de ces parentés si différentes. Mais la foi des Chamburcy l'emporte, et les deux sœurs Berthaut du Coin et d'Ailly rivalisent de fidélité au Pape avec leur fils et leur neveu.
246:112
L'abbé Perreau se déguise en antiquaire à la recherche de beaux meubles dans les campagnes, et va porter au cardinal di Pietro, en résidence forcée à Semur-en-Brionnais, le Bref qui confirme tous les pouvoirs que peut déléguer le Pape, avec la recommandation de ne pas craindre d'en user ; il lui remet aussi le Bref du 5 novembre 1811, condamnant le cardinal Maury à qui sont enlevés tous les pouvoirs que le chapitre de Paris n'avait pas osé lui refuser. Le cardinal di Pietro fait aussitôt recopier ce Bref par son secrétaire Joachim Sabelli, et l'abbé Perreau l'emporte à Paris où, habitant 27, rue Cassette, il le communique, par son voisin Mgr di Gregorio habitant le 20 de la même rue, au P. Fontana (ce sont les deux conseillers parisiens du cardinal), et à l'abbé d'Astros qui seul exerce l'autorité légitime dans le diocèse. Les documents qui parviendront en suivant la chaîne établie par Berthaut du Coin depuis Savone, Franchet les confiera désormais au réseau des *Chevaliers de la Foi*. « Les lignes de correspondance établies de manière que le porteur n'eût au maximum que 10 ou 12 lieues à faire. A l'arrivée du porteur d'un ordre, le Chevalier correspondant montait immédiatement à cheval pour le transmettre à la station suivante ([^111]). » A l'autre bout, un Lyonnais reçu dans la Congrégation de Lyon le 17 Juillet 1808 et devenu à Paris employé du banquier d'Audiffret, M. Vanney, reçoit la correspondance de Lyon et la porte à l'abbé Perreau. Par cette voie ordinaire et clandestine qui fonctionne aussi dans l'autre sens, l'abbé d'Astros consulte derechef le Pape sur l'interprétation du Bref du 5 novembre frappant le cardinal Maury.
247:112
Le 18 décembre 1810 Pie VII lui répond par un Bref personnel, où il déclare nul « tout ce que ferait le cardinal en vertu des pouvoirs conférés par le chapitre » ([^112]). Il le charge de communiquer cette décision à Maury, et, si le cardinal refuse d'en tenir compte, de lire le Bref au chapitre. Pour plus de sécurité il en fait expédier deux exemplaires. Franchet qui les reçoit à Lyon de Berthaut du Coin, les achemine l'un par Vanney suivant la voie ordinaire qui est le réseau des *Chevaliers de la Foi*, l'autre, comme il l'a fait pour l'excommunication, par le pli officiel de Joseph Portalis, sous double enveloppe, la deuxième au nom de l'abbé d'Astros.
Ce fut la catastrophe. Furieux de la publicité donnée à la Bulle d'excommunication, Napoléon, raconte Louis de Gobineau, « mit toutes les polices en mouvement, et ne découvrit rien. Mais il fit donner secrètement des ordres très sévères pour qu'aucune administration ne reçût rien d'étranger au service sans en donner connaissance. Franchet, l'ignorant, voulut se servir du moyen qui lui avait si bien réussi pour faire parvenir la Bulle d'excommunication, mais son paquet fut porté à la Police Générale qui fit transmettre par le télégraphe l'ordre de l'arrêter et de l'envoyer à Paris. » ([^113])
Aynès avait déjà révélé dans sa lettre à la *Gazette Universelle* de Lyon publiée le 26 septembre 1823, que Franchet fut arrêté « pour avoir fait passer à Paris ledit Bref sous le sceau des droits réunis ».
Le 31 décembre 1810 Bigot de Préameneu, ministre des cultes, fait à Napoléon un rapport sur l'affaire. Le lendemain le chapitre vient en grand solennel à sa visite officielle du nouvel an. L'Empereur apostrophe d'Astros : « Vous êtes l'homme de mon Empire qui m'êtes le plus suspect ! Il faut être Français avant tout ; il faut soutenir les libertés de l'Église gallicane ; j'ai l'épée au côté, prenez garde à vous. » Après l'audience, le misérable Maury conduit en habit de chœur, dans sa propre voiture, d'Astros au ministère de la Police où Savary le met en état d'arrestation.
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L'intrus appliquait à la lettre la définition qu'il avait donnée à Pasquier, nommé Préfet de police le même jour que lui à l'archevêché : « Un archevêque est aussi un préfet de police ([^114]) ».
Lorsque Napoléon se rendit à la séance suivante du conseil d'État, il tourna sa colère contre Joseph Portalis : « Sortez, Monsieur, lui crie-t-il, et que je ne vous voie jamais devant mes yeux. » Il le destitue et l'exile à quarante lieues. Il fera perquisitionner jusque dans la chambre de Pie VII à Savone.
Dans le pli de Franchet la police avait trouvé le nom de l'abbé Perreau. Elle l'arrête le 4 janvier 1811, et pendant qu'elle l'interroge au ministère, elle tend une souricière chez le concierge. Survient Vanney, porteur de l'autre exemplaire du Bref. Elle l'arrête. La perquisition au domicile de l'abbé fait découvrir dans une forme à chapeau une liste de noms parmi lesquels nous ne retiendrons que ceux de Franchet qui ne lui apprend rien, et de Berthaut du Coin, inconnu d'elle jusque là.
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Le ministre de la police générale Savary, duc de Rovigo, qui succède à Fouché disgracié, rend compte à l'empereur : « De tous ceux sur qui la police a jusqu'à ce moment mis la main dans cette ténébreuse affaire, le plus dangereux, le plus profondément initié dans tous les secrets, dans tous les projets, c'est l'abbé Perreau. Son nom, inconnu à la Police, eût encore longtemps échappé à ses poursuites si Votre Majesté n'avait fait arrêter l'abbé d'Astros. » Elle ignorera toujours les *Chevaliers de la Foi*, dont il était l'aumônier général, et ne se doutera qu'en 1811 de l'existence de la « Ligue du dévouement », comme on appelait couramment, d'un mot qui ne donnait le nom d'aucune personne ni d'aucune œuvre, et qui ne précisait rien, l'ensemble des catholiques au service de l'Église persécutée.
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« Le mystère enveloppe toutes les démarches de Perreau, continuait Savary ; aucune des lettres saisies chez lui n'a le timbre de la poste ; toutes passent par des voies secrètes et compliquées. A Lyon, ses deux intermédiaires Berthaut du Coin et Franchet d'Esperey doivent être arrêtés. A Paris, c'est fait pour Vanney, ami de M. d'Audiffret. A Roanne, c'est une dame de Raffin, parente à ce qu'il paraît du duc de Cadore, et un curé nommé Didier, ainsi qu'un abbé d'Haulet, précepteur du jeune d'Ailly, parent et voisin de campagne des de Raffin et des de Champagny. »
Savary ne parle pas du premier voyage de Berthaut du Coin à Savone, qui a totalement échappé à la police.
Après avoir lu les papiers saisis, parmi lesquels une note en italien, une en français disant que le messager a remis certains documents au Souverain Pontife et lui a simplement exposé le contenu des autres, il en conclut que c'est « un homme instruit qui présentait de vive voix au Pape les demandes de France lorsque les écrits se perdaient en route, et qui rapportait quelquefois aussi de vive voix les réponses du Pape » ([^115]) ; il ne sait pas encore que Berthaut du Coin est précisément ce messager.
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Le 11 Janvier 1811 Franchet et Berthaut du Coin sont arrêtés à Lyon et conduits à Paris, Franchet enchaîné ; Berthaut dut à sa parenté avec le maire de Lyon, M. de Sathonay, de ne point l'être. Ils furent enfermés le premier à Sainte-Pélagie, et le second à La Force.
Après eux quelques anciens missionnaires furent aussi mis en prison, tel l'abbé Didier. Natif de Haute-Rivoire (Rhône), il est le curé de Saint-Vincent de Boisset, la paroisse de Mme de Raffin chez qui l'abbé Perreau a reçu les papiers de Berthaut du Coin. Il voit la police envahir son presbytère.
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Les Archives nationales conservent les pièces suspectes trouvées pendant cette minutieuse perquisition. C'est d'abord son ancien dossier de missionnaire ([^116]) ; c'est ensuite une correspondance qui prouve son activité dans la lutte contre la persécution déchaînée par l'Empereur ; une longue lettre au cardinal Gabrielli (19 mai 1808) sur « l'envahissement des États du Pape » ; des lettres d'un abbé Lalo, curé de Touves, écrivant le 1^er^ octobre 1810 : « Je suis bien sûr, mon cher ami, que vous êtes toujours ferme comme un roc sur les principes ; que vous observez de sang-froid tous les nuages qui se forment ; que vous en attendez tous les résultats sans crainte personnelle, et que cependant vous faites ce qui dépend de vous pour garantir vos ouailles et les mettre à l'abri... Vous avez appris sans doute que les évêques élus ont été invités à se rendre dans leur diocèse. »
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L'abbé Lalo donne enfin une adresse sûre à Clermont pour la correspondance -- « Madame Heyraud chez Madame de la Sale, rue Villeneuve. » Le 28 novembre 1810 autre lettre de l'abbé Lalo : « Vous savez bien, mon cher ami, que ma façon de penser à l'égard des quatre articles est absolument la même que la vôtre. J'ignore complètement la conduite des évêques élus. J'ai lu dernièrement dans le journal un fragment du mandement de M. le cardinal de Maury. J'en ai tiré à peu près toutes les conséquences qu'on peut et qu'on doit en tirer. »
M. du Colombier, préfet de la Loire, répondra le 13 mars 1811 à Savary qui lui avait ordonné le 29 février de faire une enquête sur l'abbé Didier : « Il ne m'est parvenu aucune note encore, ni du capitaine de gendarmerie Ravier, ni du sous-préfet de Roanne, sur cet ecclésiastique. Mais le capitaine de gendarmerie m'a informé des mesures qu'il avait dû prendre envers l'abbé Duplain, desservant de Saint-Germain-Lespinasse (Loire). Il paraît que le sieur Duplain s'est livré à des discours punissables et j'ai remarqué avec un vif mécontentement que le maire de cette commune n'en avait pas rendu compte au sous-préfet de Roanne. J'ai tu néanmoins mes sentiments à cet égard, ne voulant en aucune manière déranger les opérations d'un de vos agents, et j'ai cru ne devoir prendre aucune part dans cette affaire, ignorant si votre Excellence dans la mission qu'Elle a confiée au capitaine de gendarmerie n'a pas eu des vues particulières relativement aux individus qu'elle me désigne. »
Savary, qui n'était pas Fouché, sut-il lire entre les lignes cette lettre d'un préfet qui le laissait avec tant d'esprit faire la police à sa manière, mais tout seul ?
M. Arbel, curé de Roanne, fut aussi inquiété.
Avec ces anciens missionnaires la police recherche enfin le prêtre qui se cache sous le nom de d'Haulet, que nous avons vu précepteur du jeune d'Ailly, et qui a porté les papiers du Pape à l'abbé Perreau chez Mme de Raffin.
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Il n'est autre que le Père Druilhet, Père de la Foi. Les gendarmes iront le chercher de Lyon et de Roanne jusqu'en Picardie, au cours d'une poursuite digne d'un roman policier, et sans réussir à lui mettre la main au collet. Sous la Restauration il se fera Jésuite, -- l'un des deux qui seront envoyés à Charles X en exil pour l'éducation de son petit-fils le duc de Bordeaux, l'autre étant le P. de Place.
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Ce déploiement de police n'empêcha pas la Congrégation de faire publier le Bref de Pie VII en brochure par Aynès qui le dira dans la *Gazette Universelle de Lyon* du 26 septembre 1823 : « Je traduisis et fis imprimer la Bulle (sic) relative à l'abbé Maury, laquelle me fut remise par Berthaut du Coin, et dont les distributeurs devaient être condamnés à mort par le décret de janvier 1811 ([^117]). »
La brochure forme une plaquette in-12 de quarante pages intitulées *Lettres de Notre saint père le pape Pie VII concernant les élections capitulaires*. Elle contient : -- 1° Le Bref du 5 novembre 1810 condamnant l'intrusion de Maury à Paris ; -- 2° le Bref du 2 décembre 1810 condamnant celle de Mgr d'Osmond transféré par décret impérial du 22 octobre 1810 de Nancy à Florence où il avait fait une entrée solennelle et tenté d'administrer le diocèse sans institution canonique ; -- 3° la réponse de Pie VII le 26 août 1809 à Caprara qui avait eu la lâcheté de proposer au Pape d'accepter les pouvoirs donnés par les chapitres aux évêques nommés.
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On voit que Berthaut du Coin avait communiqué tout ce qu'il avait reçu à Aynès, et que celui-ci était trop bien renseigné par la Congrégation pour n'en avoir pas fait partie. Il ne fut même pas soupçonné d'avoir imprimé la brochure. Il sera cependant arrêté le 13 mai 1811, mais pour un autre motif qu'il nous révèle en 1823 : « Dénoncé par un libraire étranger qui avoua que je lui avais envoyé la *Correspondance du Pape*, ainsi que le *Manifeste de la nation espagnole à l'Europe*. »
Aynès ajoute dans cette lettre à la *Gazette universelle de Lyon* qu'il « trouva moyen » de faire parvenir sa brochure sur les élections capitulaires au cardinal Fesch, et à chaque évêque appelé par Napoléon à son « Concile » impérial de 1811.
Nous ne savons pas comment les autres Pères du « Concile impérial » reçurent leur exemplaire, mais le Primat des Gaules reçut le sien... par la voie des airs ! La brochure « un jour tombe opportunément devant les de pieds du Cardinal Fesch qui se promène en compagnie de l'abbé Groboz sur la terrasse de l'archevêché » (R.H.E., 11.464). L'abbé Groboz était alors secrétaire général de l'archevêché, avec l'abbé Ripoud, premier préfet de la Congrégation, comme adjoint, tous deux ardemment fidèles au Pape. Ils ont gardé le secret de cette transmission, imprévue en droit canonique, mais plus sûre que la poste officielle pour faire connaître les décisions de Pie VII au Prélat désormais dûment averti, qui allait présider le « Concile impérial », et dont le premier acte, à sa gloire mais à la grande colère de son neveu, sera de faire prêter serment de fidélité au Souverain Pontife par les évêques que Napoléon avait convoqués. Cet acte de courage qui prouve ses bonnes intentions permet d'attribuer à la seule indigence de sa théologie les défaillances de certains de ses votes à ce prétendu concile, après celles de son rapport du 4 avril 1811 au nom du Conseil ecclésiastique de Napoléon, rapport que M. Émery refusera de signer, ayant seul la force d'âme, entre deux cardinaux (Fesch et l'intrus Maury) et cinq évêques, de tenir tête à l'Empereur qui félicitera « ce petit prêtre », sans d'ailleurs tenir compte de ses avis.
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254:112
« La Police à Lyon, note Benoît Coste, interrogea des gens parfaitement ignorants ; les véritables complices ne furent pas inquiétés le moins du monde. Je devais naturellement m'attendre à être appelé à la police, car j'étais le plus intime ami de MM. Franchet et du Coin, et même à certains égards de M. de Noailles. Celui qui conduit tout ne m'en jugea pas digne ».
Le nom de Franchet, dont Maillocheau ne pouvait avoir oublié les deux visites, l'aurait sans doute mis sur la piste de la Congrégation. Mais, entraîné par la disgrâce de Fouché, Maillocheau n'était plus là. Le baron Louis Abrial, auditeur au Conseil d'État, le remplaçait en 1811 à la tête de la police lyonnaise, et ne savait rien d'un passé si récent que son prédécesseur s'était bien gardé de lui faire connaître ; a-t-on jamais vu haut fonctionnaire disgracié faciliter la tâche de celui qu'on nomme à sa place ?
Ainsi fut sauvée la Congrégation, quand Franchet et Berthaut du Coin furent arrêtés. « On transporta leurs papiers à Paris, sans les examiner à Lyon. Il ne se trouva rien de relatif à la Congrégation chez du Coin, mais chez Franchet on mit la main sur la copie du règlement qu'il avait faite pour Maillocheau. Cette pièce passa comme inaperçue, et s'est retrouvée plus tard dans les papiers de Franchet, sans avoir jamais donné lieu à aucune question. Le tableau de la dernière organisation, avec tous les noms et tous les emplois, se trouvait dans le secrétaire de Franchet, dans un tiroir placé sous la case du milieu dont il était séparé, par une coulisse (c'est ce qu'on appelle la cave du secrétaire) qui n'était masquée en aucune manière, et qu'on trouve à peu près dans tous. La Sainte Vierge permit que personne ne pensa à y regarder. La prise de cette liste eût été selon toute apparence la mort de la Congrégation. Alexis, de Noailles, qui logeait à Lyon depuis plusieurs mois pour seconder Franchet et Berthaut du Coin, fut recherché comme leur complice, mais le jour où la police se présenta chez lui pour l'arrêter, il était allé à Genève où la Congrégation réussit à l'avertir. Il put se réfugier en Suisse. »
255:112
La police ne trouva rien contre l'abbé Rey qui recevait à Chambéry la correspondance de Savone, au bout du réseau établi par Berthaut du Coin, et qui la lui faisait suivre à Lyon. Mais, sans avoir autre chose que des soupçons, elle le consigna dans sa chambre au grand séminaire de Chambéry avec un factionnaire à la porte.
L'arrestation de M. Recorbet, supérieur du petit séminaire de l'Argentière, après celle de Franchet et de Berthaut du Coin, achève de montrer l'action des anciens missionnaires dont la Congrégation inspirée de leur esprit avait pris la relève. Parmi les séminaristes, il y avait le propre neveu de l'abbé Perreau, Charles-Guillaume Perreau, né à Beaune en Bourgogne le 13 novembre 1787, qui suivait à vingt-trois ans la classe d'humanité ([^118]). La police ne s'inquiéta pas de trouver un homme de cet âge dans cette classe, mais elle saisit chez M. Recorbet une lettre de l'abbé Perreau le remerciant de son hospitalité, lorsqu'il était venu voir ce neveu, avec lequel il avait fait une « charmante course jusqu'à Thurins ». Le nom écrit de la sorte désigne un petit village au pied et sur l'autre versant des Monts du Lyonnais. La police ne manqua pas d'en faire la capitale du Piémont. Est-ce à elle qu'il faut attribuer la faute d'orthographe ? Un h muet peut bien dans la clandestinité sous la plume de M. Perreau dissimuler une géographie trop précise. M. Recorbet affirma qu'il n'était allé ni en Piémont, ni en Savone. Comment l'eût-il fait sans quitter le séminaire ? La présence du neveu rendait naturelles les relations du supérieur avec l'abbé Perreau. Il en avait aussi avec l'abbé d'Haulet que nous avons vu remettre à l'abbé Perreau des papiers rapportés de Savone Dar Berthaud du Coin ; où l'on voit que la police n'est plus celle de Fouché ; elle se contente d'expliquer ces relations par le fait que l'abbé d'Haulet paye la pension de cet écolier tardif, sans se demander pourquoi, sans chercher d'où vient l'argent, et sans réfléchir qu'il est tout à fait capable de servir d'agent de liaison.
256:112
Le secret des missionnaires restait si bien gardé que le dossier de M. Recorbet contient cette note « L'information n'a fourni aucune preuve. Cependant ses déclarations, d'après une lettre du ministre de la police, n'ayant laissé aucun doute sur l'intérêt fort exagéré que lui inspirait le Pape, l'Empereur, en autorisant sa liberté, ordonna qu'il serait éloigné de quarante lieues de Paris et de Lyon. » A ses élèves qui veulent l'arracher aux gendarmes, il rappelle les paroles du Christ faisant remettre au fourreau l'épée de saint Pierre : « Ce calice qu'on me présente, n'est-ce pas mon Père qui me l'a préparé. Puis-je refuser de le boire ? »
Il fut envoyé en surveillance à Nancy ; il y restera jusqu'à la Restauration où Monsieur, frère du Roi, lieutenant général du royaume (c'était le comte d'Artois, le futur Charles X), lui rendra, le 10 mai 1814, le droit de rentrer à Lyon ([^119]). En 1816, il deviendra le Père de la Congrégation.
\*\*\*
De combien de complicités ne profitent pas, dans les anciens « *réseaux *» des missions, les initiatives des congréganistes et des *Chevaliers de la Foi* à qui leur RECRUTEMENT VERBAL et LEUR RÈGLE DE NE JAMAIS RIEN ÉCRIRE permirent d'échapper totalement à la police de Savary et même de Fouché, mais ne laissent place à aucune preuve d'affiliation. Leur succès prouve qu'ils peuvent compter sur la connivence tacite de l'élite chrétienne, telle que les missions l'avaient formée à Lyon.
Si le secret est la grande loi de l'action souterraine, l'histoire n'est pas la simple lecture des textes. Elle est la résurrection du passé d'après tous les vestiges qui nous en restent. Elle a des antennes qui perçoivent comme des ondes les réactions des hommes aux événements, leur action sur eux, et le langage des choses. Elle doit nous faire entendre, telle qu'elles furent chuchotées, les voix du silence.
257:112
Elle n'a jamais le droit d'inventer, ni de romancer, mais elle tient les deux bouts de la chaîne : point de départ, point d'arrivée. On l'appellera hypothèse dans l'entre-deux, bien qu'elle n'affirme rien sans en avoir la certitude morale.
Or nous sommes précisément dans l'un de ces cas.
Dans le silence, mais avec une activité toujours en éveil « les Lyonnais se tenaient en relation presque réglée d'un côté avec le Pape à Savone, de l'autre avec le cardinal di Pietro qui, de Semur où il était interné, continuait à exercer la charge de délégué apostolique que le Saint-Siège lui avait confié » ([^120])
(*A suivre.*)
Antoine Lestra.
258:112
### L'Annonciation
PÂQUES ARRIVE EN MARS cette année ; la fête de l'Annonciation se trouve donc reportée après le Dimanche de Quasimodo et tombe cette année le 3 avril. Nous voudrions que la fête de la Résurrection ne fasse pas oublier celle de l'Incarnation.
D'anciens martyrologes donnent la date de l'Annonciation comme étant aussi celle de la mort du Sauveur. C'est là sans doute une pieuse induction fondée sur une date erronée de la naissance du Sauveur. Une chronologie plus exacte sans être entièrement sûre place la naissance de Jésus plusieurs années avant notre ère. Beaucoup de savants placent donc sa mort l'an 30, alors qu'il avait environ trente-trois ans. En cette année le Dimanche de la Résurrection, d'après la lune, tombait le 9 avril.
Quelle idée de barbares de vouloir donner à Pâques une date fixe ! de supprimer ainsi le seul témoin réel subsistant de cette mise au tombeau hâtive au lever de la lune de Nizan ! Même dans l'hémisphère sud, où les saisons sont inversées, où Noël arrive aux longs jours de l'été, la pleine lune est fidèle à Pâques, et les chrétiens des antipodes qui vont à l'adoration nocturne du Jeudi saint lèvent la tête vers la même lumière qui éclairait la désolation des Apôtres.
259:112
Mais aujourd'hui nous célébrons le jour où la Vierge Marie devint Mère de Dieu, titre qui est un scandale pour les hérétiques de tous les temps, comme celui de Mère du Créateur. Le Concile d'Éphèse, en donnant ce titre à la Sainte Vierge, ne faisait ainsi qu'affirmer l'unité de la personne du Christ à la fois Verbe éternel et homme parfait. Car, dit S. Anselme : « Le Fils du Père et le fils de la Vierge sont un seul et même fils. » Et l'induction de nos anciens qui plaçaient au même jour l'Annonciation et le Vendredi saint répond à une vérité que S. Bernard a exprimée en ces termes : « Là où est la douleur, là est l'amour. L'amour du Christ est le glaive qui a transpercé le cœur de Marie afin qu'elle fut la mère de la charité dont le père est Dieu. »
Nul doute qu'au jour de l'Annonciation Marie n'ait envisagé rapidement, dans une vue instantanée de l'esprit, ce qu'Isaïe enseignait du Messie.
Elle lisait bien. « *Yaweh a découvert le bras de sa Sainteté aux yeux de toutes les nations ; et toutes les nations de la terre verront le salut de notre Dieu *»*.* Mais aussi :
« *J'ai livré mon dos à ceux qui me frappaient et mes joues à ceux qui m'arrachaient la barbe ; je n'ai pas dérobé mon visage aux outrages et aux crachats. *»
Comment donc alors était-elle si joyeuse ? Marie n'était pas moins que les grands saints de notre histoire ; elle était bien au-dessus, et si sainte Thérèse, saint Louis de Montfort, par exemple, et combien d'autres connus ou ignorés, ont considéré la douleur et les croix comme le suprême avantage de leur vie au point qu'ils en ont joui spirituellement comme d'une union au Christ comment croire que la Sainte Vierge avertie qu'elle allait être Mère de l'Homme de Douleurs n'ait pas joui d'une profonde admiration spirituelle pour ce qu'elle pouvait entrevoir de la Passion ?
260:112
Car la Sainte Vierge était instruite au moins comme tous les Juifs qui fréquentaient la synagogue en chaque sabbat et y entendaient lire la Loi, les Histoires et les prophètes. La tradition, rapporte qu'elle fut instruite à Jérusalem dans le Temple. Elle aurait eu une pratique journalière de la vie liturgique juive si semblable à la nôtre et une instruction religieuse supérieure à la plupart des femmes juives. A la vérité il n'est fait aucune mention d'une pareille école dans les livres juifs. Mais ce fut peut-être une fondation éphémère qui dura juste le temps utile à l'instruction de Marie comme ces œuvres, ces fondations qui ne durent que pour exercer la patience d'un saint et meurent dès quelles ont rempli cet office.
Cela est de peu d'importance, car Marie étant préservée du péché originel avait pour instructeur le Saint-Esprit dont en elle nulle faiblesse humaine n'obnubilait la lumière. Les lectures du sabbat pouvaient très bien suffire à un esprit illuminé par la grâce.
\*\*\*
Marie a souffert avant l'Annonciation, et souffert comme tous les saints, mais plus excellemment car, étant pure de tout péché, elle ressentait avec une extrême vivacité la douleur d'en voir commettre autour d'elle. Sauvée d'avance par la Croix de son Fils, elle fut la première chrétienne, la première à être un « autre Christ », et avec quelle perfection ! Or, une fois au moins, Jésus laissa échapper sa plainte, d'avoir à supporter les pécheurs incrédules.
261:112
Lorsqu'un malheureux père lui amena son fils épileptique et possédé du démon, Jésus s'écria : « Ô génération incrédule et pervertie ! jusques à quand serai-je avec vous ? jusques à quand vous supporterai-je ? ... » Marie endura la même douleur que son Fils. On aurait tort de la voir simplement comme une enfant très pure. C'est parce qu'elle l'était qu'elle souffrit sur cette terre. Son étonnement fut grand, dès qu'elle eut quelque raison, de voir contrevenir à la Loi qu'on lui enseignait. Lorsqu'elle vit pour la première fois mentir une de ses petites compagnes, ce fut elle qui rougit et sentit son sang lui troubler le cœur. Une pareille offense à Dieu qui est la vérité de l'être ! Elle se demanda si la fillette n'allait pas être engloutie par la terre comme Dathan et Abiron. On se moqua d'elle aussi, car sa pureté éclatait aux regards et la pureté est odieuse aux orgueilleux et aux impudiques ; mais elle le prit comme une grâce pour lui rappeler qu'elle était un rien au regard de Dieu. On ne peut penser à tout à la fois ; elle jouissait si complètement de la présence de Dieu qu'il lui arrivait d'oublier sa misère temporelle comme créature. Et puis elle se rendit compte que l'obéissance était plus rare que le péché. Sans doute, elle observait strictement la loi mosaïque, elle n'oubliait aucune des bénédictions qu'on lui enseignait, elle vénérait les docteurs qui l'instruisaient, mais elle se rendait compte avant S. Paul que si la Loi enseignait ce qui était péché, elle ne donnait pas la force de l'éviter. Elle se dit que la justice ne vient pas de la Loi. Telle était la formation spirituelle de la fillette. Et comme elle était pleine de grâce, elle aspirait ardemment à la venue du Sauveur promis. Elle en voyait la nécessité pour nous sortir du péché, Comment imaginait-elle le Messie ? Nous l'ignorons. Nous ne saurons qu'au ciel la grandeur de Marie ; elle n'a raconté à S. Luc que l'essentiel de ce qui était nécessaire aux apôtres pour affirmer la divinité de Jésus ; elle a en quelque sorte insisté seulement sur ce qu'elle ne comprenait pas, car son humilité était parfaite.
262:112
Elle n'aurait pas pensé qu'une simple créature comme elle qui tenait tout de Dieu pût s'enorgueillir de quoi que ce fût. Dans son Magnificat même elle parle de sa « bassesse ». Elle passa son adolescence à croître en humilité et à demander la venue du Messie pour effacer les iniquités des hommes, dont elle souffrait comme en souffrit son Fils. C'est ainsi qu'Il vint par elle. Elle n'y pensait pas certes, elle ne pensait pas qu'elle en était indigne : c'eût été encore y penser. Elle ne songeait qu'à être toute à Dieu.
\*\*\*
Au temps marqué « le Roi s'est épris de sa beauté, on l'amène au Roi suivie des vierges ses compagnes, on les introduit dans le palais du Roi ». Et la Vierge répond : « Je *suis la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole. *» Et « *la tige de Jessé a fleuri. La Vierge a enfanté un homme qui est Dieu. Dieu a rendu la paix en réconciliant en sa personne l'infime et le Très Haut. *»
L'œuvre de Marie « *dédiée au Roi *» dépasse ce qu'en pouvaient espérer les prophètes ; introduite sans doute dans le palais du roi au jour de son Assomption, elle devint à celui de l'Annonciation le propre palais du roi éternel des siècles, sa maison d'or, la nouvelle arche d'alliance, où il se forme des yeux pour contempler nos tristes misères, des mains pour les guérir, une langue pour nous instruire, un cœur pour nous aimer. L'Esprit, « *qui scrute tout, même les profondeurs de Dieu *», faisait dire à Marie : « Ô Vous Seigneur, mon amour et ma gloire ! *Magnificat anima mea Dominum*. »
D. Minimus.
263:112
## NOTES CRITIQUES
### Contre (et pour) Teilhard de Chardin
La « Collection pour ou contre » des Éditions Berger-Levrault vient de publier un volume pour ou contre Teilhard de Chardin. Vous prenez le volume et vous lisez sur la couverture : *Pour Teilhard de Chardin, par André Monestier.* Vous le retournez et vous lisez : *Contre Teilhard de Chardin, par Louis Salleron.*
Nos lecteurs connaissent André Monestier par notre numéro 77 de novembre 1963 : il y avait amorcé ce « dialogue » avec Louis Salleron qui prend aujourd'hui toute son ampleur et sa forme définitive. L'attitude intellectuelle d'André Monestier me paraît tellement frappante que j'en avais dit quelques mots dans le même numéro. Elle n'a pas changé. Contre Teilhard, il n'aperçoit toujours qu' « une réaction de fanatique opposition dans certains milieux catholiques », qu'il appelle « le fanatisme anti-teilhardien ». Refuser les idées de Teilhard, c'est pour André Monestier le critère ou l'essence même du « fanatisme ». Au demeurant, il n'est pas mieux informé qu'il y a trois ou quatre ans sur ce « fanatisme » qu'il flétrit toujours aussi vigoureusement : il lui apparaît que « le chef de file » en est « le savant et distingué prieur de l'abbaye de Solesmes » !
Teilhard, Jean XXIII, Paul VI et le Concile, c'est tout un pour André Monestier, c'est un même esprit. Et Jean XXIII est « le plus génial et le plus saint de tous les Papes ». Le *plus* génial et le *plus* saint de *tous* les Papes : la hardiesse et l'assurance du coup d'œil sont magnifiques. Elles le sont tout autant dans ce jugement :
264:112
« Rien ne permet mieux de juger de la valeur de la pensée religieuse et théologique de Teilhard de Chardin que la fusion qui s'est opérée, depuis l'ouverture du Concile, entre les adversaires de Teilhard et les adversaires des réformes conciliaires. Ce sont les mêmes revues, les mêmes journaux, les mêmes hommes. Leur opposition a pris un caractère de fanatisme... »
*Rien,* selon André Monestier, ne permet *mieux* de *juger* de la valeur de la pensée *religieuse* et *théologique* de Teilhard : nous tenons donc ici le critère suprême...
Mais je n'insiste pas. André Monestier est jusqu'à présent un cas unique : celui d'un teilhardien intégral qui accepte la discussion. J'entends : qui l'accepte non point avec un teilhardien plus modéré ou plus réticent, mais avec un adversaire radical de la pensée teilhardienne. Il mérite en tous cas d'être salué à ce titre que personne ne lui dispute. On ne voit pas quel autre teilhardien, même jésuite, aurait accepté d'affronter Louis Salleron sur le fond du débat. Et de fait on ne l'a jamais vu.
\*\*\*
C'est bien face au fond du débat que s'installe d'emblée Louis Salleron : la pensée et non la personne de Teilhard. Personnellement, Teilhard fut un savant, un chrétien, un jésuite. Mais quant à sa pensée exprimée dans ses œuvres, Louis Salleron énonce et soutient deux propositions :
1\. ce n'est pas une pensée *scientifique ;*
2\. ce n'est pas une pensée *chrétienne.*
Ces deux propositions rendent compte du phénomène observé par Étienne Gilson : chez les *savants,* Teilhard est apprécié comme *théologien ;* et chez les *théologiens*, il est apprécié comme *savant.* Autrement dit : Teilhard passe pour un grand penseur scientifique auprès de ceux qui n'ont pas de grandes connaissances scientifiques, et il passe pour un grand penseur chrétien auprès de ceux qui n'ont pas de grandes connaissances théologiques.
265:112
(Auprès de ceux qui n'ont ni connaissances scientifiques ni connaissances théologiques, il passe alors pour un double génie.) Il y a des exceptions, bien sûr : et d'abord celle du P. de Lubac. A ce propos Louis Salleron écrit (p. 40) quatre mots que je souligne dans la citation suivante :
« Le P. de Lubac a publié en 1965 un échange de lettres et de notes entre Maurice Blondel, le P. Valensin et Teilhard, datant de 1919, et tournant autour des idées de Teilhard. Le P. de Lubac tient à marquer l'accord substantiel qui existe entre la pensée de Blondel et celle de Teilhard. *Il a ses raisons.* Mais, en fait, le désaccord est profond... »
Un jour on l'autre nous aurons bien quelques lumières, un peu plus exactes que celles dont on dispose actuellement, sur l'attitude réelle du P. de Lubac à l'égard premièrement des textes, secondement de la personne de Teilhard. Quelle est donc « *la pensée *» qu'ils ont en commun, et depuis quand, et avec qui ?
\*\*\*
La pensée de Louis Salleron sur le teilhardisme s'exprime depuis douze années dans *Itinéraires*. Nos lecteurs connaissent bien ce qui en fait l'originalité, le brio, la profondeur. Ses études successives parues ici depuis le début de la publication des œuvres de Teilhard feraient un volume de 500 pages, et qui ne ressemblerait à aucun autre. Son *Contre Teilhard* n'en est ni un recueil ni un résumé. C'est un « discours sur la pensée de Teilhard » en 72 pages, entièrement nouveau, plus synthétique, se tenant toujours à l'essentiel. Teilhard apporte une « vision du monde » qui est radicalement hétérogène à l'esprit scientifique et radicalement étrangère à la vision chrétienne. On peut développer, selon la méthode scientifique et selon la méthode théologique, les deux propositions. On ne pourrait sans doute leur donner plus de relief et plus de force que ne fait Louis Salleron dans ce « discours » d'une seule venue. C'est un cadeau délicat que l'on pourra offrir à plus d'un docteur.
*J. M.*
266:112
### Notules
**Quatre citations sur le « modernisme ».** -- Le terme « modernisme » est rentré dans l'actualité. Fixons par quelques citations l'usage renouvelé du vocable.
**I. **-- «* Le modernisme a repris, de nos jours, une vigueur et une virulence qui rendent pâle, à son côté, le modernisme de 1900. *» (Louis Salleron, « Pour la seconde fois le monde va-t-il se réveiller arien ? », dans « Itinéraires », numéro 80 de février 1964.)
**II. **-- «* ...la fièvre néo-moderniste fort contagieuse, du moins dans les cercles dits* «* intellectuels *», *auprès de laquelle le modernisme du temps de Pie X n'était qu'un modeste rhume des foins, et qui trouve expression surtout chez les penseurs les plus avancés parmi nos frères protestants, mais est aussi active chez les penseurs catholiques également, avancés*... » (Jacques Maritain, « Le Paysan de la Garonne », octobre 1966, page 16.)
**III. **-- «* ...à considérer l'ensemble de la situation, il n'y a pas lieu de parier d'une résurgence du modernisme au sens historique du terme. *» (Réponse de la Conférence épiscopale française à la Lettre circulaire de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, 17 décembre 1966, § 5.)
**IV. **-- «* Mais surtout, soyons bien convaincus de ceci : dans cet historique de la vie de l'Église et dans les documents antijansénistes eux-mêmes, ou dans des documents similaires comme ceux portés contre le modernisme, ce qui est vrai reste définitivement vrai. Du reste, même le relatif a son rôle à jouer : cette formulation antijanséniste, ou antimoderniste était nécessaire dans les circonstances de l'histoire pour faire triompher la vérité permanente. *» (Fr. Yves M. J. Congar, « La France catholique » -- 24 février 1967.)
\*\*\*
267:112
**Chassé-croisé entre le P. de Lubac et le P. Chenu.** -- Dans le numéro de février de la revue internationale « Concilium », nous constatons que la P. Henri de Lubac ne fait plus partie des « membres conseillers » du comité de direction. Il a été remplacé par le P. Marie-Dominique Chenu.
L'Anglais Charles Davis, à la date de février 1967, en fait, lui, toujours partie.
\*\*\*
**Chez les Dominicains britanniques.** -- A la fin de février, le P. McCabe O.P. a été relevé de son poste de directeur de la revue « New Black-friars ». Le Maître général des Dominicains a donné l'ordre au P. Ian Hislop, provincial, de prendre cette mesure pour les raisons suivantes :
1\. -- Parce que l'éditorial de février de la revue contenait des accusations fausses et calomnieuses contre le Souverain Pontife et l'Église catholique ;
2\. -- parce que, sur ces prémisses, le P. McCabe fondait une défense de la défection du Dr Charles Davis qui, on le sait, a quitté récemment l'Église (voir « Itinéraires », numéro 110 de février 1967, page 291 : « Un théologien quitte l'Église ») ;
3\. -- parce que, en abusant ainsi de sa position de directeur de l'organe officiel de la Province anglaise des Dominicains, le P. McCabe pouvait laisser à penser que ses vues étaient aussi celles de l'Ordre de saint Dominique, ce qui n'est évidemment pas le cas.
C'est le P. Conard Pepier qui remplace provisoirement le P. McCable.
\*\*\*
**Nouvelles défections.** -- L'archevêque de Birmingham, Mgr Dwyer, a réaffirmé, le 26 février dernier, la valeur du célibat ecclésiastique à l'occasion de deux événements : d'une part, le mariage du P. Arnold McMahon, d'autre part la réduction à l'état laïque du P. Malcom Tudor qui, sans annoncer son intention de se marier, déclarait qu'il ne pouvait accepter le principe du célibat ecclésiastique.
La « mentalité post-conciliaire » condamnée par Paul VI va effectivement très loin...
\*\*\*
**En France : ce qui « façonne la pensée commune du clergé ».** -- Edith Delamare, dans « Rivarol » du 2 mars, relève un passage (au § 4) de la réponse de la Conférence épiscopale au Cardinal Ottaviani :
«* Les manifestations de ces difficultés d'ordre doctrinal en France sont multiples. Il y a des écrits catholiques de vulgarisation et des sessions qui façonnent la pensée commune du clergé sans toujours faire preuve de la rigueur et de la prudence nécessaires. *»
268:112
Cela existe donc, les sessions qui « façonnent la pensée commune du clergé » ...
Edith Delamare fait cette remarque :
« *Nous pensions que les sessions* «* qui façonnent la pensée commune du clergé *» (?) *se tenaient sous la responsabilité de l'évêque.*
*Quelle erreur était la nôtre !*
*Les sessions de cyclage et de recyclage* «* qui façonnent la pensée commune du clergé *» (?) *sont organisées de telle sorte que le chef du diocèse ignore comment l'on façonne la pensée commune de son clergé.*
*Et que se passe-t-il quand le clergé ainsi* «* façonné *» *sans rigueur ni prudence instruit le peuple chrétien ? *»
\*\*\*
**Confusion et abus.** -- Dans son numéro du 2 mars, page 8. « Témoignage chrétien » nous rapporte que Félix Lacambre, secrétaire général de l'A.C.O. (Action catholique ouvrière), vote et fait voter pour la « Fédération de la gauche ».
Il le fait, paraît-il, «* en tant que citoyen *».
Fort bien.
Mais cela est diffusé par « Témoignage » (tout court), organe officiel de l'A.C.O.
On pourrait nommer cela une « neutralité engagée » ou une « non-intervention intervenante ». C'est-à-dire, en termes clairs, confusion et abus.
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- **Maritain « saule pleureur » et « conservateur traditionnel ».** -- Dans la revue des Dominicains de Paris « Signes du temps », numéro de février, le directeur R.-C. Chartier O.P. commence son éditorial par ces mots :
«* Les chemins de l'après-concile sont bordés de saules pleureurs. Mauriac, Maritain, que l'on avait connus plus positifs, ajoutent leurs voix à celles des conservateurs traditionnels pour déplorer les dangers du changement plutôt que pour construire l'avenir. *»
Une telle appréciation, par son inintelligence peut-être voulue, mais certainement radicale, méritait d'être recueillie.
Ceux qui espéraient que Maritain, lui du moins, pourrait se faire entendre des frénétiques de la « mentalité post-conciliaire », n'avaient pas compris à quel point ces frénétiques sont murés dans leur fanatisme partisan.
\*\*\*
269:112
**Et voici Urs von Balthasar.** -- Dans le même numéro de « Signes du temps », le Père A.-Z. Serrand, qui, lui, même en se forçant, ne pourrait arriver à paraître inintelligent (c'est un écrivain extrêmement attachant, un esprit d'une grande finesse, et ses écrits -- même ceux que nous n'approuvons pas -- respirent toujours la foi théologale) signale que le célèbre théologien de langue allemande H. Urs von Balthasar vient de publier lui aussi un ouvrage analogue au « Paysan de la Garonne ». Nous ne connaissons encore rien de cet ouvrage. Recueillons ce que nous en dit le Père A.-Z. Serrand -- c'est « une protestation peut-être plus radicale » que celle de Maritain. Pour Balthasar, « la conjoncture oblige le chrétien à un choix radical ; ou témoigner de sa foi jusqu'à la mort, ou se faire digérer par... *le Système *».
Qu'est-ce que *le Système* pour Urs von Balthasar ?
Le P. Serrand nous en rend compte ainsi :
« Une quinzaine de pages (de Balthasar) en esquissent les origines au XVI^e^ siècle, puis le déroulement spéculatif dans la philosophie allemande, de Kant à Marx par Fichte, Schelling, Hegel, avec un détour chez l'Anglais Darwin, enfin l'aboutissement pratique dans la technique contemporaine. Il s'est donné pour bases : la liberté établie comme la caractéristique fondamentale de l'esprit ; le dialogue comme seul espace de l'épanouissement des consciences ; l'homme comme but et maître du cosmos et de son évolution ; Dieu donc devenu superflu, ou absorbé dans les processus qu'on vient d'esquisser. Le « *Système *» implique finalement que l'humanité, toujours en deçà de son rêve, sacrifie tout homme à ce rêve.
« Dès lors, l'alternative est claire et le choix crucial, pour le croyant aux prises avec un monde qui a vendu son âme au « *Système *» (...). De bonnes raisons apparemment invitent le chrétien soucieux d' « *aggiornamento *» à entrer dans ledit Système pour le tester et l'infléchir de l'intérieur. Mais les dangers bientôt évidents des diverses tentations provoquent sans retard la question décisive : oui ou non, *les expériences qui concernent sa foi, le chrétien peut-il les organiser avec sa raison sans y engager en même temps son amour ? *»
(La question de H. Urs von Balthasar, telle qu'elle est rapportée par A.-Z. Serrand, nous paraît en effet décisive.)
« Le troisième chapitre interpelle alors le chrétien, théologien qui, sous couvert de modernité, a mis n'importe quel doigt dans n'importe quel engrenage de l'inexorable « Système » (...). Ce théologien en viendrait à identifier l'amour théologal au simple service de valeurs naturelles (...). »
270:112
Urs von Balthasar vise principalement Karl Rahner. Le livre est intitulé : *Cordula oder der Ernstfell* (Sainte Cordula ou l'épreuve cruciale), éditions Johannes, Einsiedeln. Espérons une prochaine traduction française.
\*\*\*
**J. Le Pichon continue ses provocations **: voir sur ce point les « Avis pratiques » du présent numéro.
### Bibliographie
#### François Nourissier : Une histoire française (Grasset),
Il m'arrive, en lisant ce livre, de me rappeler certaines répliques de « Partage de Midi » : « Que c'est amer d'avoir fini d'être jeune ! » « Il n'y a plus de temps à perdre. -- Ce n'est point le temps qui manque, c'est nous qui lui manquons. » Et surtout : « Voici l'âge où il est inquiétant d'être libre. » Histoire d'un Français moyen, étrangement libéré par l'insignifiance de toute son époque, le roman est une « histoire française » à qui la France manque. Cela, nous l'avons tous ressenti, à une heure ou à une autre : la France manque, comme la grâce dans le Jansénisme, inexplicablement. N'a-t-on pas assez prié pour la demander ? Et pour un Français, la Grâce peut-elle être présente sans la France, et réciproquement ? L'analyse de certains états de vide moral et de déréliction semblerait suggérer qu'il existe à l'arrière-plan de la conscience d'étranges rapports. Que faudrait-il pour que nous nous trouvions « mieux dans notre peau », selon l'expression de Nourissier. La France habille trop large, c'est un vêtement d'emprunt. Beaucoup de gens n'y sont point sensibles, ce besoin d'être identifié à l'ambiance propre de la patrie est un sentiment bourgeois, un privilège peut-être, et assez douloureux souvent. « Les rues sont vides » disait la mère du narrateur en arrivant à La Baule à l'automne 1940 ; le livre se termine sur la vision des rues de Paris trop pleines, et le sentiment qui en émane n'est pas différent.
271:112
Que les contacts de Patrice Picolet avec le monde prennent l'aspect de passades galantes ou de simples aventures du cœur, cela ne saurait surprendre, même si certains épisodes comme « La Permanente » ou « L'enterrement » font figure de nouvelles un peu isolées dans un ensemble à tiroirs. Le domaine de l'amour, voire celui de l'érotisme, est dans l'univers matriculaire, athée et mécanisé, le seul où l'être humain garde encore quelque illusion d'initiative personnelle. L'amour prend ici l'aspect d'un échec intellectuel et moral, symbolique d'un échec de l'homme dans sa nation, de la nation en tant que nation, de l'homme en tant qu'homme. On songe à certaines formules de J.-F. Revel : « La France n'est plus intéressante ». Et il serait trop facile de reprocher à Nourissier sa « profession de foi » finale : « Que crier ? Qui appeler ? On mourait à Tessancourt bouche cousue. Les vivants en étaient assez fiers ! Banlieues, forêts, plaisir, salut, faut-il choisir ? Tant pis, je ne crois pas au ciel. » Ce point de vue -- ou celui du personnage -- a le tort d'offrir un repli rassurant et une bonne excuse à ceux qui diront très pharisaïquement : « Le malheureux, bien sûr, il n'a pas la Foi ! » On peut ne pas être tenté d'adopter la conclusion, et pourtant reconnaître la justesse d'une bonne part de l'analyse. Certains ont pu croire qu'en abolissant la foi en la communauté patriotique, on accroissait d'autant la foi religieuse. C'était prendre un tonneau percé pour des vases communicants.
*J.-B. Morvan.*
#### Arthur Conte : Sire, ils ont voté la mort (Laffont)
Il ne s'agit point d'une nouvelle histoire du procès de Louis XVI, mais d'une revue analytique du scrutin par appel nominal. Chaque département fait apparaître ses représentants, avec leur état, leur carrière, leur fortune, souvent leurs alliances familiales : étude presque balzacienne, et fort révélatrice.
272:112
Dans « Quatre-vingt treize », Victor Hugo partageait l'Assemblée entre la Montagne, « groupe d'athlètes », et la Grande « légion de penseurs ». Que deviennent ces athlètes et ces penseurs sous la loupe critique d'un ancien ministre socialiste ? Il a poussé la taquinerie jusqu'à consacrer un tiers de l'ouvrage à leur destinée ultérieure, ce qui achève la démonstration. On voit une assemblée d'irresponsables, un Tiers-État privé de sa raison d'être à partir du moment où il est isolé, se retrouvant avec la charge d'une nation millénaire et des élites de papier mâché. On dirait que la Convention a renouvelé l'histoire du « Bourgeois Gentilhomme » de Molière : tel petit marchand de drap venu de sa province jargonne les formules politiques comme M. Jourdain répétant la théorie de l'escrime ou la phonétique puérile du maître de philosophie ; d'autres s'essayent à la maxime romaine comme à une nouvelle forme du madrigal, quand il s'agit de voter la mort du Roi. On Pouvait au moins hériter de M. Jourdain, et ses descendants avaient la ressource de légitimer avec le temps et les services une part de ses illusoires prétentions. Mais l'état de conventionnel régicide ou timidement indulgent est une situation dont nul n'hérite et que rien ne prolonge. Il y a des ivresses qui tuent l'homme ivre ; la plupart de ces conventionnels avaient le choix entre la mort violente et le retour à l'ombre, dans quelque état courtelinesque de gratte-papier. Cette loi semble avoir été assez générale, et ces humanités ne sont guère attachantes. Pourtant, un ou deux traits touchants émaillent parfois cette dure analyse. Je retiens pour ma part, dans le nombre des opposants le riche député sénonais Chastellain qui « passera plus tard de longs mois enfermé à la prison des Écossais pour avoir signé une protestation contre l'arrestation des Girondins, perdra toute sa fortune et finira ses jours dans une humble chaumière isolée, près de la seule amitié d'un pauvre tuilier ».
*J.-B. M.*
#### Kléber Haedens : L'été finit sous les tilleuls (Grasset)
Les idées de K. Haedens sur le roman sont connues ; on se souvient de son évocation d'un romancier qui, agitant ses mains puissantes, disait qu'il voulait travailler « en pleine pâte ». « Ça va être du propre ! » songeait K. Haedens...
273:112
Aussi a-t-il voulu rendre la pâte légère, dorée et feuilletée. Fidèle à une certaine optique du classicisme, il se plaît à reprendre le thème déjà traité par Flaubert, ancêtre illustre. Mais le titre même évoque cette poésie à la fois ironique et mélancolique née du thème « bovaryen » renouvelé de façon originale. On enlève à Florence le poids tragique qui pesait sur la destinée d'Emma ; peu importe alors son immorale et ridicule carrière amoureuse : le monde des illusions peut libérer tout son charme fantasque. L'action ne comporte en fait que des personnages secondaires, silhouettes finement découpées qu'un détail rend inoubliables et qui s'unissent dans la magie d'un univers où tous les caractères sont « bovaryens », avec une grâce que ne démentent pas les ridicules eux-mêmes. Telle est la différence essentielle avec la satire flaubertienne qui reposait sur le contraste entre l'insatisfaite Emma et la pesante satisfaction des autres, fussent-ils aussi illusionnistes qu'elle-même. L'été finit sous les tilleuls avec Marine Vénérand, jolie coureuse qui va quitter ce monde dans le rayonnement des jeunes mortes. Nous avons lu trop de « messages » romanesques pesants et peu convaincants ; nous ne demanderons pas à celui-ci d'être « édifiant ». Son charme impondérable comporte assez de raillerie pour éviter à la fois la dureté de la satire et la démagogie de l'immoralité ; il suggère en même temps je ne sais quel esprit de charité humaine, sans tomber dans la lourdeur d'un anti-pharisaïsme doctrinal et affecté qui ressemblerait comme un frère à l'ennemi qu'il combat.
*J.-B. M.*
#### Irène Monesi Nature morte devant la fenêtre (Mercure de France)
Ce roman qui tire son précieux thème du refus de l'amour maternel, refus transmis, héréditairement en somme, de la mère à la fille, d'Alby à Agathe, est-ce un nouveau rouage de la chaîne de transmission révolutionnaire, ou simplement une nouvelle étape d'un processus de dégradation morbide ? La nature humaine est attaquée en elle-même, privée par des agents extérieurs dûment sélectionnés, de sa puissance de cohésion et de conviction intime.
274:112
Le livre d'Irène Monesi est un degré de l'escalade dans la démystification diabolique de la maternité. Celui de Janine Brégeon, « Une journée inutile » (N.R.F.) pouvait être conçu comme le résultat d'une dépression, d'une crise d'humeur. Ici nous voyons une maternité empoisonnée, un virus héréditaire de haine. La démystification de la mère et de la maternité devait suivre l'effort d'abolition de la paternité, hypocritement, lentement mené depuis la critique purement sociale du paternalisme jusqu'aux élucubrations post-freudiennes sur le « Meurtre du Père ». Sans doute l'Ennemi est-il trop prudent pour ne partir de rien ; à la base il y a une période lacunaire dans l'histoire psychologique de la féminité, et tout d'abord dans la formation éducative des filles : problèmes nouveaux venant moins d'une précocité sexuelle accélérée que d'une baisse soudaine d'intérêt dans la vie domestique et son initiation. Moins de choses à apprendre, à découvrir... Les machines ménagères, le « prêt-à-porter », la disposition des initiatives créatrices, l'ingéniosité déployée pour les adaptations et les utilisations devenue souvent inutile, tout concourt, à éliminer ou à réduire considérablement les apprentissages qui meublaient les « années moyennes » de la jeunesse pour la femme : libération, mais zone d'incertitude. Aucune libération humaine ne peut représenter un gain absolu, chacune doit regagner une rédemption correspondante. Aussi pour les éternels « libertins » s'est-il agi de profiter de l'intervalle, des langueurs et des dégoûts engendrés par le changement dans une féminité un moment indécise et frustrée. A ce propos on peut établir un rapprochement entre ce livre écrit souvent avec une précision tatillonne, une coquetterie nerveuse et fielleuse rappelant Gide, et quantité d'articles, d'échos, de thèses et de suggestions de provenance diverse, dirigés contre la « mariolàtrie » et s'efforçant de rapetisser, de dévaluer tout ce qui touche aux enseignements impliqués par le culte de Notre-Dame, cherchant au moins à les entourer d'une paroi matelassée de silences. La virginité et la maternité auront été l'objet d'attaques à peu près simultanées. Certains critiques ont laissé entendre que ce roman-ci était le reflet d'un esprit fumeux et désaxé ; je n'en suis pas aussi sûr. En tout cas ceux qui l'ont publié et ceux qui l'ont couronné devaient savoir ce qu'ils faisaient. En face du tableau de la Vierge à l'Enfant, l'actuelle dérision ricane, elle y substitue Alby ou Agathe oublieuses de leurs enfants et berçant des chats sur leurs cœurs.
275:112
#### Jean Peyrade Lacordaire (Wesmaël-Charlier)
Dans ce résumé, conforme au programme d'une collection qui a déjà donné l'excellent *Max Jacob*, de Pierre Andreu, et la non moins remarquable *Edith Stein*, de Fabrègues, rien de nouveau, mais un très intéressant exposé de l'histoire d'une âme dont on oublie trop quels sommets elle atteignit dans sa marche obstinée vers la perfection.
« Fils de la Liberté (avec un grand L) et fils de l'Église », ainsi, en terminant Peyrade qualifie-t-il Lacordaire. Voyons ! Si par le baptême nous devenons réellement enfants de Dieu et de l'Église, quelle réalité y a-t-il derrière ces mots sonores : fils de la Liberté ? J'avoue, à ma honte, que je n'en découvre pas. Et je préfère voir en Lacordaire le fils du grand saint Dominique. Fils exemplaire et même héroïque, Peyrade en donne des preuves. Et quel chrétien, de bonne volonté, quel « régulier » de robe blanche, ou brune ou noire, ne le remercieraient pas d'avoir osé citer ces conseils tellement actuels de l'illustre religieux :
« C'est une erreur de croire que les actes qui nous plaisent sont les meilleurs. »
« Le Christ en croix, je ne sors pas de là. »
J. Thérol
#### Jacques d'Arnoux : Nouvelles paroles d'un revenant (Nouvelles Éditions Latines)
« Le moins réaliste, le plus inopportun et le moins habile. » C'est ainsi que Jacques d'Arnoux lui-même qualifie son dernier ouvrage.
Mais d'abord, qui est Jacques d'Arnoux ? C'est une question que ne se posent plus depuis 1925 ceux qui avaient alors l'âge de pouvoir lire son premier livre *Paroles d'un revenant*. Répondons pour les plus jeunes. Survolant en 1917 les champs de bataille de Champagne, il fut abattu et s'écrasa entre les lignes.
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Incapable de se déplacer, il demeura entre la vie et la mort pendant 72 heures avant de pouvoir être relevé sous le feu de l'ennemi et ramené à l'arrière, le premier vendredi du mois de septembre. Puis, pendant 1800 jours, il ne fut plus qu'un allongé dans des hôpitaux d'où, plus que les soins reçus, le tira l'obstination d'une volonté peu commune. Et depuis, il a vécu, il vit à demi paralysé.
C'est donc bien un « revenant » qui parlait, et qui, après deux autres ouvrages tout naturellement consacrés à la méditation de l'héroïsme, reprend aujourd'hui la parole et le combat.
L'immobilité du corps a laissé à son esprit le temps de faire le tour des idées et des systèmes. Et comment un miraculé ne verrait-il pas le doigt de Dieu dans les événements ? Comment pourrait-il oublier ou nier que la définition de l'homme, la juste valeur des actes humains, et la stabilité des sociétés humaines postulent la référence à Dieu ? Éclairées par une foi profonde, ses réflexions l'ont amené au contact de l'adversaire le plus dangereux parce que le plus sournois et le plus souriant, le libéralisme, grand responsable de cette espèce d'osmose qui permet à l'erreur de diluer la vérité, à l'iniquité de pourrir la justice et de s'imposer. C'est grâce au libéralisme, instrument des corrupteurs, que tant de nos contemporains en sont venus à condamner les victimes au profit des agresseurs, et les innocents au bénéfice des coupables, à prendre les défaites pour des victoires, les désertions pour des exploits, les abandons pour des réussites, à éloigner les fidèles parce qu'ils ne sont pas parfaits, à louer et bénir les infidèles et les impies sous prétexte qu'ils n'ont pas encore tout à fait les pieds fourchus des diables. Un baiser de Luther ou de Marx ne vaut-il pas un morceau de vérité ? Vous répétez nos sacrements, nous en ferons des symboles. Rome prêche la vérité et ce n'est pas votre avis ? Hé bien ! nous donnerons tort à Rome. Modifions la doctrine, défigurons l'Église pour la mieux conformer au monde, et tant pis pour Dieu, cet immuable que nous forcerons bien à évoluer.
C'est surtout contre cet esprit de compromission et d'abandon, plus encore que contre les erreurs et les hérésies qu'il pourchasse à travers l'histoire, que s'insurge Jacques d'Arnoux, et c'est pourquoi son ouvrage porte en sous-titre. *Justice pour Dieu*. Car c'est à Dieu que s'en sont pris -- il le démontre -- les fauteurs de désordre dont il met à nu l'orgueil et la criminelle sottise, c'est à Dieu que s'en prennent encore tels « faux-pêcheurs », pour parler comme Ste Jeanne d'Arc. C'était prévu et prédit : « Qui vous méprise, me méprise » et c'est la preuve que l'Église de Pierre est de fondation divine.
277:112
Dieu est patient. Il arrive cependant que le châtiment suive de près la faute. Jacques d'Arnoux en donne une preuve impressionnante avec l'histoire de ce géant des mers, le paquebot anglais Titanic, sur la coque duquel, lorsqu'il partit pour sa première traversée, on pouvait lire au-dessus de la ligne de flottaison : *Ni Dieu ni Pape*. Deux jours plus tard, en plein Atlantique, un iceberg crevait la coque au beau milieu de ce blasphème. Alors les yeux s'ouvrirent aussi et le commandant, qui tenait encore quelques instants auparavant des propos sacrilèges, fit chanter -- tardif repentir -- « *Plus près de Toi, mon Dieu... *» tandis que le géant des mers basculait et coulait. ([^121])
« Héritière des droits de l'homme, écrit Jacques d'Arnoux, notre société finira comme le Titanic. » Assurément, si elle s'obstine à se moquer de Dieu. Avis donc à ceux qui, s'entourant des fausses raisons que prodigue le libéralisme, cèdent au lieu de réagir et, quand il le doivent, de gouverner.
Aussi tenons-nous cet ouvrage pour particulièrement opportun.
*J. T.*
#### Simone Poignant : L'Abbaye de Fontevrault et les filles de Louis XV (Nouvelles Éditions Latines)
En lisant cette histoire de la « reine des abbayes », je pensais que nos structures sociales semblaient depuis près de deux cents ans revenir à une pauvreté schématique, à un répertoire restreint, à des aspects mécaniques élémentaires qui avaient été ceux des cités antiques et dont l'étude est bien décevante du point de vue humain. Le passé de Fontevrault nous permet de définir une des créations originales de la société chrétienne. Les inlassables censeurs des institutions monastiques leur ont reproché tour à tour une inhumaine sévérité et une propension mondaine ; ils trouveront dans Fontevrault, abbaye prestigieuse et en même temps liée à la couronne par l'origine souvent princière de ses abbesses, de quoi alimenter leurs habituelles critiques.
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Il nous plaît, quant à nous, d'étudier là un phénomène humain complexe et complet, la rigueur laborieuse d'une communauté n'excluant pas le séjour des enfants royaux. La majesté des tombeaux aujourd'hui saccagés ou détruits rejoint les charmantes peintures de Nattier, portraitiste des filles de Louis XV. Et même auparavant, les relations avec le « siècle » ménagent des scènes émouvantes, comme celle où l'abbesse Eléonore de Bourbon reçoit son neveu le futur Henri IV, pour lors roi protestant de Navarre : « Il était tout ému et les yeux pleins de larmes, ne l'ayant vue depuis longtemps. « Monsieur mon neveu -- lui dit l'abbesse -- entrez, s'il vous plaît, en cette maison où je vous donneray à soupper ». Tout dans l'histoire de ces grandes abbayes se revêt d'on ne sait quel charme, même la cuisine ou l'évaluation des coupes de bois. Ces états dans l'État, et dont l'État tirait sa vitalité, ces cellules complètes mettaient en valeur les exceptionnelles qualités de cœur et d'esprit de femmes qui possédaient bien souvent les dons de la naissance, de la beauté et de la culture. États partiels, communautés polyvalentes, qui semblaient toujours participez à la totalité d'une espérance royale : les administrations des grandes collectivités procurent-elles aujourd'hui à leurs chefs les mêmes joies nées de la symphonie des servitudes constructives ? Nos sociétés en comparaison semblent affectées d'une indigence d'initiative, d'un isolement civique, d'un « marginalisme » de possibilités créatrices. C'est peut-être pour cela que les mots de conservation et de conservatisme sont maintenant si décevants. « Qui ne connaît pas Port-Royal ne connaît pas l'humanité » disait le sentencieux Roger-Collard ; et c'était peut-être vrai, non à cause de Jansénius, mais dans la mesure où l'on y retrouve ce que, grâce au livre de Simone Poignant, nous voyons à Fontevrault.
#### L.-A. Maugendre : L'Abbé Lucien Chatelard (1883-1916) (Beauchesne)
Tout un monde fut enseveli dans la guerre de 1914 en une catastrophe injuste et prématurée qui appelle aujourd'hui une compensation expiatoire.
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D'aucuns ont pu prendre pour philosophie la fausse résignation banale qui justifie les tragédies en affirmant noblement « qu'un monde finissait », et en sous-entendant qu'une sorte de loi d'épuisement l'obligeait à finir. D'autres ne se satisfont pas de ces platitudes prudhommesques et s'attachent à apprécier ce qui méritait de vivre, ce qui mérite de revivre : « *Multa renascentur quae jam, cecidere*. » Remarquons que les pacifistes évoquant les guerres se font rarement les avocats des morts. Les morceaux de ferraille qui tranchèrent les destinées terrestres de Joseph Lotte et de l'abbé Chatelard n'étaient ni des idées, ni les étincelles du progrès. Et quand la tour de Siloé s'écroule sur les ouvriers, ce fait divers n'est pas plus une leçon intellectuelle qu'une sanction morale. Nous vivons actuellement une sorte de « période zéro » de l'intellectualité, quelques symptômes laissent pourtant supposer un regain de recherche. Peut-être aussi un dépouillement imposé par cette pauvreté nous contraindra-t-il à considérer avec plus de sérieux le legs de ces années qui précédèrent 1914. Malgré la longue prudence qui s'impose avant de formuler des lois générales d'explication, on peut dire que la vie modeste et sacrifiée de l'abbé Chatelard, aumônier des étudiants de Toulouse, présente des traits communs avec celles de Dumesnil et de Lotte, évoquées par M. Maugendre dans les tomes précédents, et que l'expérience de Péguy apparaît non comme un drame isolé, mais comme une réaction exemplaire. Origines « laïques », périodes passagères d'anticléricalisme, conversions irrésistibles et logiques à la fois, fruits des raisons du cœur et de la raison critique, se retrouvent dans ces biographies. Le fait de la conversion dans l'histoire intellectuelle du XX^e^ siècle commençant pourrait constituer le sujet d'une étude générale de psychologie littéraire : les travaux de M. Maugendre permettraient de préciser que les « cas » de Jammes, de Claudel et de Péguy n'étaient point réductibles à des crises d'écrivains redécouvrant une source d'inspiration. Les problèmes qui se posaient aux étudiants toulousains n'étaient point différents de ceux qui inquiétaient tel autre centre universitaire, ou des professeurs isolés : ainsi les suicides de jeunes intellectuels, comme Demange, neveu de Barrès ; ou encore la question d'Alsace-Lorraine, réduite ensuite d'une manière caricaturale à une crise de vanité française blessée ou à un réflexe territorial désuet. Elle impliquait de nombreuses et lointaines résonances, et enfantait un désir d' « amitiés françaises ». Mgr Weber, archevêque-évêque de Strasbourg, condisciple de l'abbé Chatelard au Séminaire d'Issy avait donc une double raison de préfacer cet ouvrage où la vie et les écrits d'un prêtre nous restituent les éléments précieux et encore souvent obscurs d'une époque que nous avons le devoir de repenser.
*J.-B. M.*
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#### Chanoine Léon Côte : Moines, sires et ducs à Souvigny (Nouvelles Éditions Latines)
La Chapelle Vieille de l'église abbatiale Saint-Pierre de Souvigny (Allier) abrite le tombeau du duc Louis II de Bourbon et la Chapelle Neuve, celui du duc Charles I^er^ de Bourbon.
Un jour, un petit féodal du nom d'Aymard fit don de Souvigny à l'abbaye de Cluny. Deux grands moines, Saint Odilon et Saint Mayeul, y acquirent un prestige qui profita aux descendants de l'obscur Aymard, ces sires de Bourbon dont une héritière, Béatrix de Bourgogne, baronne de Bourbon, épousera le sixième fils de Saint-Louis, Robert de Clermont. En sorte que c'est grâce aux moines de Souvigny que les Bourbons devinrent dynastie royale.
« On ne peut faire un pas dans l'histoire du Bourbonnais, si étroitement mêlée à l'histoire de France, sans y rencontrer l'influence de ce monastère fondé à l'aurore du monde féodal pour y enseigner le travail et la prière. Soutenus dans leur expansion par les sires de Bourbon, les moines à leur tour favorisent le lent et sûr travail d'unification qui groupera, en quelques siècles, sous l'autorité des ducs, des éléments très différents, parfois même opposés.
« Moines, sires et ducs ont disparu. Mais de cette œuvre un témoin subsiste, épargné par le temps -- la grande basilique, mutilée, toujours imposante, un des plus beaux édifices que les âges de foi aient construits pour les hommes... Ce témoin patient et grave des heurs et des malheurs de nos pères rappelle que la civilisation de toute une contrée sort de là... »
*Et nunc erudimini*... Entendez-vous, gens et grands d'aujourd'hui ? Il n'y a d'autre pierre angulaire que Notre-Seigneur Jésus-Christ.
*J. T.*
281:112
## DOCUMENTS
### Pétition suisse pour le "consubstantiel"
En cette année 1967, année du 19^e^ centenaire du martyre des saints Pierre et Paul, année dont Paul VI veut faire une « année de la foi », et pour laquelle il réclame « un approfondissement du Credo et sa profession publique et solennelle », il ne faudrait pas que l'on puisse se demander : Le Credo, oui, mais lequel ?
La pétition française pour le rétablissement du « consubstantiel » dans le Credo commence à provoquer des mouvements analogues à l'étranger.
Voici ce que le « Nouvelliste du Rhône », publié à Sion (Suisse) publie dans son numéro du 13 février :
FRIBOURG -- Sur mandat de ses membres romands, le mouvement « Una Voce Helvetica » a adressé aux évêques de Suisse romande une supplique leur demandant de rétablir, dans la version française du « Credo » actuellement appliqué dans la liturgie, la formule « consubstantiel au père » (s'appliquant au fils) à laquelle les traducteurs français ont substitué les mots « de même nature que le père », jugés insuffisants.
Les auteurs de cette démarche se basent sur la décision du Concile de Nicée (325), sur les déclarations de saint Hilaire et de saint Jérôme (360), et du pape saint Libère (352-366), sur le témoignage héroïque des fidèles persécutés et martyrisés à ce sujet au IV^e^ siècle, ainsi que sur des auteurs contemporains, tels que MM. Étienne Gilson et Jacques Maritain.
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Cette supplique fait également écho à une pétition adressée par d'éminents catholiques français aux évêques de France, pour demander la même rectification. Les auteurs rappellent à ce sujet qu'ils ne sont pas soumis à la juridiction de l'Église de France et que l'appartenance de la Suisse romande à une communauté linguistique de caractère universel ne devrait pas avoir pour effet de lui imposer une altération de la doctrine, provenant d'un pays étranger. Ils ne peuvent donc signer la pétition française, mais ils demandent à leurs propres évêques, non seulement d'intervenir dans le cadre de leur communauté linguistique, mais aussi de ne pas attendre le résultat de cette intervention pour rétablir la formule exacte de Nicée dans les diocèses de Suisse romande.
La pétition française est celle qui a pour premiers signataires Louis SALLERON, Henri MASSIS, François MAURIAC, Roland MOUSNIER, Daniel VILLEY, FONT-REAUX, Stanislas FUMET, Maurice VAUSSARD, Jacques de BOURBON-BUSSET, Gustave THIBON.
Le secrétariat national de cette pétition est assuré par Pierre Rougevin-Baville, 22, allée Coubertin, 78 -- Versailles. Sur cette pétition française, voir notamment « Itinéraires », numéro 1.8 de décembre 1966, pages 207 et suivantes.
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### La traduction française des textes liturgiques
Dans son numéro de décembre 1966, le « Bulletin de l'Association Guillaume Budé » a publié un article de M. Maurice Testard qui est appelé à connaître un grand retentissement.
Voici le texte intégral de cet article, très modéré de ton mais terriblement et justement sévère quant au fond.
Le but de cet article n'est point d'instituer une controverse ni de faire une critique systématique des traductions existantes. On souhaiterait simplement de promouvoir la nouvelle étape de la réforme liturgique, celle qui, grâce à un travail approfondi, doit aboutir à substituer aux traductions provisoires, des textes définitifs.
Il serait facile de faire le procès des traductions actuelles ([^122]) : les vrais théologiens déplorent que le nerf doctrinal des oraisons ait disparu en français, et c'est incontestable ; les gens cultivés se trouvent mal à l'aise devant une langue française aussi pauvre, et s'irritent de trop d'incorrections ; s'ils savent le latin, ils s'étonnent, voire se scandalisent, de relever tant d'erreurs, d'omissions ou de gloses ([^123]) ; ces fidèles ont raison. Quant aux gens simples, ils trouvent que tout cela n'est pas beau et qu'ils le comprennent mal, et c'est sans doute parce que ce n'est pas beau qu'ils le comprennent mal.
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Tout ceci reconnu -- qu'il serait impossible de ne pas reconnaître -- je voudrais prendre la défense des ouvriers de la première heure, et ceci introduira notre propos. Le concile comme l'Église elle-même, fut une réalité à la fois divine et humaine ; et cette réalité humaine du concile s'est déroulée parfois dans une atmosphère de liesse, qui présentait des avantages et des inconvénients. L'avantage de l'intérêt très immédiat, porté par les fidèles aux problèmes débattus à Rome. L'inconvénient d'engendrer dans toute l'Église une certaine impatience de faire ou de voir du nouveau au plus vite. Cet état d'esprit a joué un grand rôle -- et on se l'explique pour de multiples raisons -- dans la réforme liturgique.
Comme les premiers traducteurs improvisés de la *Bible latine,* dont parle saint Augustin, quelques volontaires ont été lancés, allègrement, dans la traduction des textes liturgiques, avec la consigne d'aboutir vite à des textes provisoires. Ils ont atteint cet objectif limité, en consacrant en effet autant de semaines à accomplir leur tâche qu'il faudra d'années pour faire aboutir une traduction véritable et durable, sinon définitive. Leur travail reste d'autant plus méritoire que l'Église leur imposait -- à juste titre du reste -- la règle ingrate d'un anonymat auquel ils se sont scrupuleusement tenus.
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Cette étape intermédiaire des textes provisoires était indispensable. Elle permet d'attendre. Elle a révélé en outre que l'entreprise était difficile. Ne nous y trompons pas : l'Église de France, en ce milieu du XX^e^ siècle, n'est plus l'Église de Lenain de Tillemont, de Mabillon, ni non plus celle de Monseigneur Dupanloup, ni même celle des prêtres du début de ce siècle, dont les plus simples possédaient une culture suffisante pour mesurer la difficulté de la tâche. Sans l'expérience des textes provisoires, bien peu eussent admis dans le clergé de France, à l'époque des traductions simultanées ou électroniques, que la traduction des textes liturgiques requérait beaucoup de science, de travail et de temps.
Il faudra que l'Église, pourtant, songe à préparer de loin une équipe d'hommes capables de faire franchir à la réforme cette nouvelle étape, qui est capitale. L'histoire, à cet égard, nous laisse une leçon à méditer. Avec les progrès de l'évangélisation en Occident, dès le II^e^ siècle, le besoin naquit, tout naturellement, de lire la *Bible* en latin. L'on s'improvisa donc traducteur, ici et là -- Augustin nous le rapporte -- et l'on traduisit de son mieux, et avec zèle, la Parole de Dieu, du grec en latin, pour la rendre accessible aux fidèles. L'entreprise était louable, elle rendit des services, mais elle eut aussi un effet inattendu : cette traduction aboutit à un texte latin si incorrect que la *Bible latine* déconcertait les hommes cultivés, au point d'écarter de la foi, du moins pour un temps, certains d'entre eux. Nous avons des aveux explicites à ce sujet d'Arnobe, Lactance, saint Jérôme, saint Augustin.
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Nous en sommes là ([^124]). Beaucoup plus de fidèles qu'on ne le pense voudraient n'user à l'église que du langage des honnêtes gens, surtout dans la prière qui s'adresse à Dieu. Des étudiants s'étonnent d'entendre à l'office une langue ou des tournures qu'ils doivent exclure de leurs dissertations, d'y reconnaître les procédés de traduction que précisément leurs professeurs leur interdisent. Un père de famille me disait sa gêne de devoir laisser tenir à ses enfants à l'église un langage qu'il proscrit de la table familiale !
Deux impératifs s'imposent à une traduction des textes liturgiques : la vérité et la beauté.
Il ne faudrait pas oublier, au temps des slogans, des idées-forces et du vocabulaire de choc, que la prière liturgique s'adresse à Dieu, qui veut être adoré en esprit et en vérité, car il est le Dieu de toute vérité et le Seigneur des sciences, dit la Bible. L'art chrétien a retrouvé depuis plusieurs années ce sens de la vérité dans l'usage du matériau : nous n'admettons plus les faux piliers ou les fausses voûtes, pas plus que les revêtements trompeurs qui donnent à l'argent l'apparence économique de l'or, ou au bois blanc les marbrures du vieux chêne. On devrait être plus exigeant encore sur l'authenticité en ce qui concerne les textes de la liturgie. Ceux-ci en effet atteignent l'âme humaine beaucoup plus profondément et l'expriment en même temps plus explicitement que tous les autres éléments de la liturgie. Sans compter que certains de ces textes sont Parole de Dieu.
N'offrons pas à Dieu de faux bijoux, fussent-ils clinquants ! Prions sur une matière de bon aloi et si l'on traduit -- car il faudra aussi composer de nouveaux textes -- qu'il s'agisse d'une œuvre de loyal artisan qui sait son métier et se refuse à tricher. Tout métier a son honneur. On proscrira par-dessus tout de mésuser du langage de la science ou d'inventer un langage pseudo-scientifique pour justifier des malhonnêtetés. On ne qualifiera pas de « clausules de style » les passages embarrassants, pour s'autoriser à les escamoter, surtout lorsque de tels passages, -- et c'est souvent le cas -- sont lourds de doctrine.
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La liturgie enfin doit être belle, et d'abord par ses textes. Si impératif que soit le devoir de présence au monde pour l'Église et dans l'intérêt même d'une présence qui doit être celle d'un signe -- l'Église doit se souvenir de sa mission transcendante. Elle doit être proche des hommes pour les élever, et rien n'élève comme la beauté.
La traduction des textes liturgiques en français avait pour but -- et qui ne s'en féliciterait ? -- de mettre les textes à la portée des fidèles, de les rendre intelligibles. Mais l'on s'est trompé sur la notion d'intelligibilité. On ne s'est attaché qu'à l'intelligibilité conceptuelle, et pour aboutir à des textes qui fussent immédiatement et parfaitement intelligibles à n'importe qui -- et l'on n'y est pas arrivé -- on a dépouillé les textes de toute pensée complexe et de toute recherche d'art. L'intelligibilité devenait synonyme de platitude. Or les pauvres gens, plus que tous les autres, viennent à l'église avec leur cœur et veulent entendre autre chose que des idées simplifiées, dans le langage du magasin et de la rue. L'incolore, l'inodore et l'insipide, qu'on appelle langage clair, « ne leur dit rien », en profondeur.
Les textes liturgiques sont l'expression d'un mystère et comme tels ils doivent être intelligibles à l'homme, en ce sens qu'ils s'adressent à tout l'homme, à son intelligence et à sa sensibilité, et en ce sens encore que l'homme doit pressentir un au-delà de ce qu'il comprend. C'est le privilège de l'art de prendre l'homme tout entier et de l'inviter à un dépassement qui, dans le cas des textes liturgiques, doit être ouverture à la transcendance.
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Je me garderais de proposer comme modèles uniques aux traducteurs ou aux auteurs de textes liturgiques Samain ou Valéry, mais il faudrait éviter de juger des textes liturgiques, avec la médiocrité humaine de ceux qui disent « ne rien comprendre » au *Séraphin des soirs* ou au *Cimetière marin.* Une chose est sûre en tous cas : les pauvres gens n'en sont pas là, non pas ceux qu'imagine la pastorale de cabinet ou de carrefour, mais ceux que connaissent les vrais pasteurs qui en savent les mérites, les aspirations et les talents. Personne n'a plus le besoin et le goût -- sans savoir le dire sans doute et peut-être inconsciemment -- de vivre dans la beauté à l'église que ceux que la vie moderne, dans sa dureté, relègue loin de la culture. C'est à l'église que les beautés de la création peuvent leur parler du Dieu invisible, leur rendre ce Dieu « sensible au cœur », et les attacher à lui pour reprendre la vie quotidienne, une espérance active dans l'âme.
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### Scandale catholique à l'O. R. T. F.
*Explication du sigle du titre :\
O.R.T.F. = Radio et Télévision de l'État français.*
Dans le « Courrier hebdomadaire de Pierre Debray » (publié 18, rue des Quatre Vents, Paris Vl^e^), numéro 31 du 17 février, nous relevons les lignes suivantes, concernant l'émission catholique à l'O.R.T.F. intitulée « Le Jour du Seigneur » :
Pour le dimanche 11 février, « Le Jour du Seigneur » a ouvert un dialogue avec les incroyants. Il y aurait beaucoup à dire sur cette manie de « dialoguer » à tort et à travers, où Mauriac découvre une trop fréquente connivence « avec ce qui dans le monde est le mal ».
Or, huit jours auparavant, les protestants avaient, eux aussi, ouvert un dialogue avec les incroyants et ils avaient choisi pour interlocuteur M. Morvan Lebesque, du « Canard Enchaîné ». Afin de les plagier jusqu'au bout, les catholiques ont fait venir à leur tour M. Morvan Lebesque... A croire qu'on ne trouve, dans tout Paris, qu'un seul incroyant !
Ainsi, il suffit que les protestants prennent une initiative pour qu'aussitôt les bons Pères du « Jour du Seigneur » l'imitent servilement, jusque dans le détail....A ceci près qu'ils font beaucoup moins bien.
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Les protestants avaient opposé à M. Morvan Lebesque un Pasteur qui avait su trouver de fortes réponses à sa négation de l'historicité des Évangiles ou du surnaturel. Les catholiques ont préféré un laïc qu'ils ont été chercher parmi les rédacteurs du « Nouvel Observateur » qui vient d'attaquer de la façon la plus brutale le Pape à propos du divorce.
Je n'ai d'ailleurs rien contre M. Maurice Clavel qui a écrit avec « Euloge de Cordou » l'une des plus belles pièces que le thème de la sainteté ait inspiré à un homme de théâtre. Mais, en face de M. Morvan Lebesque, M. Maurice Clavel a été lamentable. Non seulement il n'a même pas songé à relever les attaques portées contre Pie XII mais il a d'emblée avoué que sa Foi était toute subjective, « existentielle » comme on dit maintenant, qu'elle ne se fondait sur rien, que sur une illumination intérieure. Bref, il est tombé en long et en large dans une erreur condamnée sous le nom de « fidéisme ». Ce qui donnait la partie belle à M. Morvan Lebesque, qui en a profité d'ailleurs modérément.
J'imagine qu'il se trouve des hommes en quête de Dieu, qui regardent et écoutent l'émission catholique. Moi-même, j'ai été pendant dix-sept ans de ma vie éloigné de l'Église. Il ne m'est pas trop difficile de me mettre dans la peau d'un incroyant qui doute et cherche dans la nuit. Que constatera-t-il, sinon que l'athée a des raisons de ne point croire et que le chrétien n'en a pas de croire. Que l'athée avance des arguments et que le chrétien répond par des effusions sentimentales. Si c'est ce résultat que l'on cherchait, on l'a.
Or ni le gouvernement ni l'O.R.T.F. n'y sont pour rien. La médiocrité et la sottise des directeurs de l'émission catholique sont parfaitement autonomes.
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Et, comme le rappelle Pierre Debray, c'est nous qui payons, et non point l'État. L'émission catholique vit des quêtes que l'on fait auprès de nous :
Qui finance cette « émission catholique » qui coûte fort cher ? L'O.R.T.F. pensent certains. Pas du tout. C'est vous, c'est moi qui payons. L'argent que versent si généreusement les fidèles sert à fournir une tribune à un journaliste du « Canard Enchaîné », à lui permettre d'attaquer la mémoire d'un Pape dont l'Église a engagé le procès de béatification, à lui donner l'occasion de se moquer de Dieu.
On pourrait tout de même nous demander auparavant notre avis.
Quand on connaît le pouvoir de la Télévision, on reste effaré et quelque peu épouvanté de la manière dont s'en servent nos « prêtres journalistes ». D'autant que lorsqu'on suit avec attention, ce qui est mon cas, les émissions religieuses du dimanche matin, on est bien obligé de constater que les protestants, et surtout les orthodoxes et plus encore les Juifs, se soucient bien d'avantage d'instruire leurs fidèles.
Chacun ne peut donner que ce qu'il a : les catholiques, clercs ou laïcs, qui organisent l'émission catholique de l'O.R.T.F., sont en effet peu capables d'instruire les téléspectateurs.
Nous savons que les protestations sont très nombreuses. Beaucoup des protestataires nous envoient le double de leurs protestations et la copie des réponses qu'ils reçoivent éventuellement. Ces réponses se limitent en substance à l'affirmation : « Mais nous sommes mandatés par l'épiscopat, qui est très content de ce que nous faisons. »
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## AVIS PRATIQUES
##### *Le 25 avril à la Mutualité*
Sous la présidence de l'Amiral Paul AUPHAN, le. 25 avril à la Mutualité (grande salle), prendront la parole :
-- Marcel DE CORTE
-- André GIOVANNI
-- Jean MADIRAN
-- Jean OUSSET
-- Michel de SAINT PIERRE
-- Louis SALLERON
Initiative de laïcs agissant dans le cadre de leurs responsabilités autonomes, cette grande réunion est placée sous le signe du 30^e^ anniversaire de l'Encyclique *Divini Redemptoris* sur le communisme, du 50^e^ anniversaire des Apparitions de Fatima et du 60^e^ anniversaire de l'Encyclique *Pascendi*.
C'est clair.
Nous demandons à tous nos amis de venir le 25 avril (à 20 h. 45) manifester, par leur présence physique, leur mémoire et leur résolution.
On peut retirer des feuilles d'invitation (exigées à l'entrée) :
-- au Club du Livre civique, 49, rue des Renaudes, Paris 17^e^ ;
-- au Club de la Culture française, 42, rue d'Ulm, Paris 5^e^ ;
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-- aux Nouvelles Éditions Latines, 1, rue Palatine, Paris 6^e^.
-- au Monde et la Vie, 49, avenue d'Iéna, Paris 161.
La réunion est organisée par les « Amis de la Cité, catholique », le « Club de la culture française », « Itinéraires », « Le Monde et la Vie » et « Permanences ».
##### *Un obstiné qui s'obstine de plus en plus*
A cette place, dans notre précédent numéro, nous avons signalé que J. Le Pichon reprenait et amplifiait ses attaques dans le *Bulletin pour l'information des cadres des A.P.E.L.,* numéro de janvier.
Il continue dans le numéro de février, qui vient de nous parvenir.
Rappelons que J. Le Pichon avait lancé contre la revue *Itinéraires* une attaque qui avait provoqué notre « *mise au point sur l'agression de J. Le Pichon *» (parue dans notre numéro 108 de décembre 1966, pages 221 et suiv. : ce numéro est en train de battre tous nos records de vente, on nous le demande maintenant de partout dans les A.P.E.L.).
Nous y disions :
« *Querelle invraisemblable et qui doit immédiatement cesser. *» Bien au contraire, J. Le Pichon poursuit son entreprise, qui de plus en plus apparaît objectivement comme une entreprise de provocation. Il l'aggrave et l'étend de mois en mois, avec une délirante obstination. Ce qu'il n'a jamais fait contre les adversaires de la liberté d'enseignement, il le fait systématiquement contre nous. Il veut la guerre et il la fait. Au seul profit de l'adversaire. A cette triste besogne se révèle le triste ouvrier. Et tout devient très clair.
============== fin du numéro 112.
[^1]: -- (1). Un volume de 408 pages, paru en octobre 1966 aux Éditions Desclée de Brouwer.
[^2]: -- (1). Dans *Témoignage chrétien* du 15 décembre 1966.
[^3]: -- (1). Dans le même numéro de *Témoignage chrétien*.
[^4]: -- (1). *La France catholique* du 30 décembre 1966.
[^5]: -- (1). La Table ronde éditeur.
[^6]: -- (1). Desclée de Brouwer, Paris 1966.
[^7]: -- (1). *Le paysan de la Garonne*, p. 174.
[^8]: -- (2). *Id.*, p. 41.
[^9]: -- (3). *Id.*, p. 169.
[^10]: -- (1). A la p. 82 néanmoins, M. Jacques Maritain se reconnaît la « responsabilité » de l'expression *personnaliste et communautaire*, non sans protester contre l'emploi qu'on en fait.
[^11]: -- (2). A plusieurs reprises, M. Jean Madiran a publiquement conjecturé la survivance de la « société secrète des modernistes ». On n'est pas surpris que les modernistes ne lui aient pas répondu ; on l'est davantage que les historiens de métier ne paraissent pas tenir le moins du monde à en savoir plus long. Sujet tabou.
[^12]: -- (3). Chose singulière, le *Carnet de Notes* de M. Jacques Maritain ne dit *rien* de cette conférence qui fut pour nous un événement. Certes notre vie romaine était fertile en événements. L'un n'attendait pas l'autre. Néanmoins, chacun gardait sa valeur propre et contribuait pour sa part à construire en nous la *romanité.*
[^13]: -- (4). Dans le *Carnet de Notes*, M. Jacques Maritain raconte qu'un jour de 1918 (le cardinal Billot avait soixante-douze ans, le P. Garrigou-Lagrange quarante et un) le père vint s'entretenir avec le cardinal de matières théologiques. Le cardinal, jésuite jusqu'aux ongles, ne disait pas un mot qu'il ne voulut dire et ne perdait jamais la maîtrise de soi que donne la formation de la Compagnie ; mais à l'intérieur des frontières à la vérité spacieuses qu'il ne franchissait pas, il donnait carrière à sa fougue naturelle qui était tout à fait extraordinaire et qu'il garda dans le plus grand âge. Aussi dominicain que le cardinal était jésuite, le P. Garrigou-Lagrange était l'homme du monde le moins capable de dissimuler ses sentiments et chérissait l'entière simplicité et la franchise d'allure qu'il avait apprises dans l'Ordre. Il arriva donc que, dans la conversation, le père cita Cajetan. Le cardinal déclara tout à trac que Cajetan n'était qu'un bâtard. Oh ! Oh ! Le Père se contint comme il put et vint à nommer Jean de saint Thomas. Redoublant d'impétuosité, le cardinal répliqua que Jean de saint Thomas n'était qu'un double bâtard. Sur quoi le Père, suffoqué d'horreur et d'indignation, se leva sans attendre, contre tous usages, que le cardinal lui donnât congé, s'empara de son chapeau et sortit en claquant la porte.
Cette anecdote les peint à merveille l'un et l'autre, le cardinal dans sa véhémence, le Père montrant droitement qu'il n'était pas disposé à endurer, même d'un prince de l'Église, un mot malsonnant sur les grands théologiens de son Ordre. Cette querelle d'ailleurs ne les brouilla point. Ils en eurent d'autres, dont aucune ne brisa leur amitié.
Nous ne sommes pas autrement renseigné sur les sentiments du cardinal Billot envers Jean de saint Thomas. Cajetan l'agaçait, nous n'avons jamais bien compris pourquoi, mais il n'en rendait pas moins à ce « raisonneur incomparable » comme dit M. Jacques Maritain l'honneur dû à son génie.
[^14]: -- (4). *Carnet de notes*, pp. 161-162.
[^15]: -- (1). Même, hélas ! quand cette plume est celle de Paul VI : *modernismi, ut aiunt, errores, quos etiam nunc reviviscere cernimus*. On ne voit pas que cette constatation d'*Ecclesiam suam* ait été tellement retenue.
[^16]: -- (1). A la différence, pour le dire en passant, du P. DE LUBAC, qui, de cette lettre du 26 janvier 1936 (*Lettres à Léontine Zanta*, Desclée De Brouwer, 1965, pp. 126-130), ne cite dans sa préface que quatre mots tout juste (un d'abord, puis trois) ; mais, naturellement, en se donnant l'air de ne rien dissimuler de ce que l'ouvrage a de fâcheux : « Plus sérieuse, assurément, pourrait être l'inquiétude soulevée par une assertion comme celle-ci : « Moins profondément engagé dans l'Église, je serais moins apte à travailler pour la libérer. » Seul, toutefois, un lecteur inattentif ou malveillant accepterait d'y dénoncer l'aveu d'une tactique secrète, analogue à celle qui fut reprochée naguère (à tort ou à raison) à certains modernistes. (*Ibid*., p. 45 ; la citation provient d'une autre lettre, du 20 mars 1932, p. 119)
Qui douterait, après cela, de l'honnêteté d'un critique qui signale le premier ce qui pourrait lui être opposé ? Mais à la faveur de cet aveu spontané, le plus inquiétant est passé sous silence. Tous les juges d'instruction connaissent le procédé.
[^17]: -- (2). Aujourd'hui : *Œ*., V, 83-106.
[^18]: -- (3). Le Seuil, « Écrivains de toujours » 1962.
[^19]: -- (1). Paru dans la rcvue *Seminarium*, n° 4, 1965, pp. 720-737.
[^20]: -- (2). « On publiait de lui des livres, et j'essayais de les lire, sans grand succès, je dois l'avouer, et je reconnais que ce manque de sympathie pour le style intellectuel de l'auteur me disqualifie pour en parler. » (*Ibid.*, pp. 721-722). Étienne Gilson ajoute bien qu'il a « relu les écrits de Teilhard à l'occasion de cet essai » (p. 721), mais on sait ce que sont généralement ces sortes de « relecture ».
[^21]: -- (3). Paru dans le périodique *Lettre*, n° 49-50, septembre-octobre 1962.
[^22]: -- (4). *Nova et Vetera*, avril-juin 1966.
[^23]: -- (5). Ajoutons, pour ne rien omettre, qu'il nomme aussi le P. de Lubac, mais pour le contredire. Il ne semble pas lui rien devoir. \[manque l'appel de note dans l'original -- 2003\]\]
[^24]: -- (1). *Mes Poisons*, Plon, 1926, p. 127.
[^25]: -- (2). Cependant, Philippe DE LA TRINITÉ, Dialogue avec le marxisme ?, Éditions du Cèdre, 1966, p. 93 : « Le *Monitum* étant ce qu'il est, ce n'est pas exorbitant de qualifier le teilhardisme de modernisme. Il s'agit d'un modernisme évolutionniste pan-psychiste, de type moniste et cosmo-religieux, placé sous le signe d'un vague panchristisme. »
[^26]: -- (1). *Esquisse d'un Univers personnel*, 4 mai 1936 (*Œ*., VI, 113).
[^27]: -- (2). *L'Évangile et l'Église*, 5° édition, Nourry, 1929, p. 206 (texte de 1902).
[^28]: -- (1). Encore faut-il dire un mot de l'hommage bien excessif que Maritain commence à lui rendre. Son excuse est que, selon la remarque de Bernard CHARBONNEAU (*Teilhard de Chardin prophète d'un âge totalitaire,* Denoel, 1963, p. 15), la biographie de Teilhard a jusqu'à présent été écrite dans un esprit d'hagiographie aussi contraire que possible à la véritable critique. Il n'y en a pas moins des adjectifs qui ne passent pas.
Ainsi : « La recherche solitaire, douloureuse, obstinée, du Père Teilhard, son patient courage en face des obstacles pas très nobles qu'on a dressés sur son chemin.. » (p. 172). D'accord sur la patience, le courage, l'obstination, mais « douloureuse », pourquoi ? N'exagérons pas : en dépit de ses exils très réels, la vie que ses supérieurs faisaient à Teilhard, avec toutes les missions scientifiques qui lui étaient confiées, n'était pas celle d'un martyr. Et pourquoi qualifler de « pas très nobles » les obstacles qui lui étaient opposés ? Maritain voudrait-il que Teilhard eût été laissé libre de publier, quand il dit « n'avoir guère aimé la façon dont ses papiers circulaient anonymement dans les séminaires » ? (p. 174). Du moins convient-il contre Gilson qu'il « n'a cessé de s'efforcer de répandre sa doctrine » (p. 175, n. 1). Mais alors où est la soumission intérieure du jésuite ? et comment le qualifier de « religieux d'une exemplaire fldélité » (p. 172) ?
[^29]: -- (1). GILSON, p. 727 (et MARITAIN, p. 184, n. 2.). Je regrette, mais le texte de Teilhard ne dit pas exactement cela. Voici la phrase complète, tirée du *Cœur de la Matière*, 15 août 1950 (citée par CUÉNOT, p. 65) : « Eh bien, ce Dieu, non plus seulement du vieux Cosmos, mais de la Cosmogénèse nouvelle, (dans la mesure même où l'effet d'un travail mystique deux fois millénaire est de faire apparaître en Vous, sous l'Enfant de Bethléem et le Crucifié, le Principe moteur et le Noyau collecteur du Monde lui-même), -- ce Dieu tant attendu de notre génération, n'est-ce pas Vous tout justement, qui le représentez, et qui nous l'apportez, Jésus ? »
Il est manifeste que la préposition « sous » ne pouvait être supprimée. Elle marque que les deux ne sont pas sur le même plan. Il y a l'image traditionnelle, que Teilhard ne nie pas (quoique le Crucifié le gêne bien), mais qui ne l'attire pas, et sous cette image conservée par fidélité, le Dieu de son adoration.
[^30]: -- (2). GILSON, p. 721.
[^31]: -- (3). *Christianisme et Évolution*, 11, novembre 1945 (cité par CUÉNOT, p. 142).
[^32]: -- (1). *Hymne de l'Univers*, pp 32-33.
[^33]: -- (1). GILSON, pp. 735-736. Repris (mais sans « l'authenticité chrétienne », ni avertir de la suppression) par MARITAIN, p. 184.
[^34]: -- (2). *Esquisse d'un Univers personnel*, 4 mai 1936, (*Œ*., VI, 113).
[^35]: -- (1). Je ne puis donner qu'une impression d'ensemble. Pour plus de détails, voir Émile POULAT, *Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste*, Casterman, 1962 : ouvrage qui se défend de prendre position, mais fondamental par l'étendue et la sûreté de l'information comme par l'intelligence et l'irréprochable probité de l'exposé : un chef-d'œuvre sur le plus difficile des sujets.
[^36]: -- (1). *La Vie Cosmique*, 24 avril 1916 (*Écrits du temps de la guerre*, 22) : « Une conviction profonde et chère, infiniment douce et tenace, la plus humble mais la plus fondamentale dans tout l'édifice de mes certitudes : *La Vie ne trompe pas*, ni sur la route, ni sur le Terme. »
[^37]: -- (2). *Note pour servir à l'évangélisation des temps nouveaux*, 6 janvier 1919, épigraphe (*ibid.*, p. 366) : « Les grands convertisseurs (ou pervertisseurs) d'hommes ont toujours été ceux en qui brûlait le plus intensément l'âme de leur temps. » Et plus loin, p. 381 : « Parce que j'ai conscience d'éprouver très intensément les aspirations (comme d'autres les pitiés) qui sont dans l'âme de mon temps. »
[^38]: -- (1). « Allocution au service du P. Teilhard, le 27 avril 1955 » (*Cah. P. T*. *Ch.*, IV, 31).
[^39]: -- (2). *Quelques réflexions sur la conversion du Monde*, 9 octobre 1936 (*Œ*., IX, 166) : « Je pense que le Monde ne se convertira aux espéran*ces* célestes du Christianisme que si préalablement le Christianisme se convertit (pour les diviniser) aux espérances de la Terre. »
*La Parole attendue*, 31 octobre 1940 (*Cah. P. T. Ch*., IV, 28) : La conscience religieuse moderne, définitivement conquise à l'idée de quelque « sur-humanité » à naître de nos efforts mais impuissante à trouver, pour ses aspirations, ni représentation ni formule d'action cohérentes, *ne résisterait pas* à un christianisme se posant en sauveur des espérances les plus actuelles de la Terre. »
[^40]: -- (1). *Joan.*, XVI, 2*. Absque synagogis facient vos ; sed venit hora ut omnis qui interficiet vos arbitretur obsequium se praestare Deo*.
[^41]: -- (1). A Marguerite Teilhard-Chambon, 11 octobre 1919 (*Genèse d'une pensée*, p. 320).
[^42]: -- (2). Il est bien remarquable qu'au contraire la Sainte Vierge ne craigne pas d'en parler au monde moderne pour l'appeler à la conversion. il faudra lui faire suivre un cours de pastorale.
[^43]: -- (3). Lettre du P. Joseph Maréchal à Teilhard, du 3 juillet 1934, après la lecture de *Christologie et Évolution *: « Plus exactement même, \[votre explication\] supprime le dogme, en le déclarant superflu. Elle substitue, en effet, à la faute originelle, la racine ontologique lointaine du mal physique et moral. » (Cité par Émile RIDEAU, *La pensée du Père Teilhard de Chardin*, Le -Seuil, 1965, p. 409).
[^44]: -- (1). Je citerai deux cas personnellement connus de moi.
1°) D'un questionnaire soumis par un aumônier de lycée à des jeunes filles de seize, dix-sept ans, les questions étant posées sous forme affirmative, avec trois colonnes pour répondre : « D'accord. Pas d'accord. Sans avis. » Parmi les questions posées : « 1. La pilule doit-être adoptée par l'Église. -- 2. Un prêtre ne peut s'épanouir sans femme ni enfants. Trouvez-vous normal que le prêtre soit célibataire ? -- 3. La confession est un sacrement dépassé. -- 4. Les relations sexuelles sont normales avant le mariage. -- 5. Les richesses de l'Église sont un scandale. » (Liste incomplète). Le prêtre qui posait ce questionnaire occupait aussi et occupe toujours un poste d'aumônier (toujours de la jeunesse) plus important.
2°) Dans un camp de vacances dirigé par un prêtre appartenant à un grand ordre religieux, il est annoncé aux enfants, à un repas, qu'à la fin il y aura une surprise. En effet : le repas terminé, et la table ayant été levée, on passe aux agapes. Prières de la messe, à l'offertoire on met une hostie dans la main de chaque enfant, elles y sont consacrées, puis gardées jusqu'au moment de la communion, que les enfants se donnent eux-mêmes. On voit que nous commençons à ne rien avoir à envier à la Hollande.
[^45]: -- (1). *Lettre aux évêques pour le dix-neuvième centenaire du martyre des apôtres Pierre et Paul*, d'après *La Croix* du 23 février 1967.
[^46]: -- (1). *Pascendi,* paragraphe 55.
[^47]: -- (2). Jean, XVI^e^ 33,
[^48]: -- (1). *Degrés du Savoir*, p. 8 (Grandeur et misère de la métaphysique).
[^49]: -- (1). La même remarque est à faire, me semble-t-il, pour le chapitre quatrième du *Paysan de la Garonne*. L'idée qui est longuement développée de *coopération pratique* entre chrétiens et athées paraît réalisable mais dans un cadre très particulier, par exemple *un congrès philosophique entre penseurs bien élevés*, les uns croyants, les autres non. Seulement ce qui est valable au plan des relations privées et avec un objectif extrêmement restreint : la discussion philosophique, peut-il être étendu aux relations entre une *société* fondée, tant bien que mal, sur le droit naturel et la *contre-société* du matérialisme dialectique, le communisme ? On a l'impression que Maritain parle de l'athéisme sans avoir saisi sa dimension politique et sociale, ses propriétés en tant qu'il est devenu une institution politique, notamment son système de domination. Maritain semble n'avoir envisagé réellement que *l'athéisme* des professeurs *d'athéisme*. Il y en a un autre et plus redoutable.
[^50]: -- (1). Voir par ex. *Les voix dans le désert* de A. GARREAU, édit. du Cèdre, 23, rue Mazarine, Paris 6^e^ ; voir *Pius Maurras*, de MADIRAN (Atelier d'art graphique, 27, rue du Maréchal Joffre, 92 -- Colombes)*.*
[^51]: -- (1). Maritain voit une autre explication dans une forme inadmissible de mépris du monde par les chrétiens, un *manichéisme* pratique, qui durerait depuis des siècles, et n'aurait commencé de prendre fin qu'avec « le Schéma XIII », la Constitution *Gaudium et Spes*. (Chapitre III de son livre, n° 3, 4, 5). Cet argument historique, qui est proposé sans le moindre document à l'appui, n'emporte pas adhésion. Je crains que *sur ce point d'histoire*, sur ce prétendu manichéisme pratique de nos pères. Maritain ne soit allé un peu vite en besogne.
[^52]: -- (1). St Matthieu, V, 48.
[^53]: -- (2). Rom., V, 5.
[^54]: -- (1). « La méditation cesse un jour, l'ascèse ne cesse jamais. » (*Degrés du Savoir*, page 686, dernière ligne) -- « Les vertus morales disposent à la vie contemplative en produisant la paix et la pureté » IIa-IIae, qu. 180, art. 2, ad. 2). De la vertu de prudence saint Thomas dit ce qu'elle est au service de la sagesse comme le portier au service du roi. « Mais nous ne pouvons nous passer des services du portier. » *De la vie d'Oraison* (Art Catholique édit., 6, place St-Sulpice, Paris-6^e^, 1947, p. 47.)
[^55]: -- (1). « Je ne crois pas qu'il soit impossible, alors que l'on trouve encore pas mal de minutes pour le bavardage et la télévision, de donner abord chaque jour un peu de temps, *si court soit-il,* à l'oraison dans la chambre. » (p. 346). On a peine à croire que le Seigneur ne demande pas plus le temps de prière pour acheminer une âme à la prière continuelle, dont il est si bien parlé aux pages 329-331.
[^56]: -- (1). « En d'innombrables occasions, la vie collective telle que l'a établie le paganisme est incompatible avec la fidélité chrétienne. Voici un commerçant chrétien qui veut emprunter de l'argent ; le prêteur exige le serment d'usage au nom des dieux ; que faire ? Voici un artisan, un sculpteur, peintre ou doreur, qui travaille dans un atelier auquel on demande des statuettes d'idoles ; y travaillera-t-il ? Voici un professeur auquel on demande d'enseigner les grands récits de la mythologie ; comment s'en tirera-t-il ? Voici tout simplement une fête officielle, et Zeus sait s'il y en a ! Le chrétien va-t-il assister aux spectacles dégradants du cirque ? S'il n'y va pas, cela peut être, en temps de persécution, le moyen inéluctable de se dénoncer à la vindicte. Un grand nombre de métiers sont, en raison de leur immoralité et de l'idolâtrie qu'ils admettent, interdits au chrétien : Saint Hippolyte énumère ceux de sculpteur ou peintre d'idoles, d'auteur et d'acteur dramatique, de professeur, de cocher, de gladiateur, de prêtre ou gardien de temples, de juge et de gouverneur dans la mesure où ces fonctions donnent droit de condamner à mort ; de magicien, devin, astrologue et interprète de songe... On voit combien étaient nombreux les cas où la rupture entre le chrétien et la société païenne étaient inévitable. (Daniel-Rops : *l'Église des Apôtres et des Martyrs*, Fayard, édit. à Paris, pp. 229-230).
[^57]: -- (1). Dieu fait coopérer toutes choses au bien de ceux qu'il aime, *même les péchés.*
[^58]: -- (2). III^e^ journée, Sc. IV.
[^59]: -- (1). Voir aussi, par exemple, pp. 224, 226.
[^60]: -- (1). « *Il testo italiano *» dit *L'Osservatore romano*, et non, comme il dit en d'autres circonstances : « *una nostra traduzione *».
[^61]: -- (1). Voir : Le Concile et nous, par Jean Madiran, supplément de la revue, 2^e^ édition, en vente à nos bureaux, 2 F franco.
[^62]: -- (2). Voir le même supplément, p. 43.
[^63]: -- (1). Citations du Père Chenu. Bien sûr, il ne faut pas juger d'après une seule phrase tirée du contexte. Mais l'ensemble des citations donne une idée de sa manière.
[^64]: -- (1). Radio-message de Noël 1948
[^65]: -- (2). Alinéa 79, paragr. 4.
[^66]: -- (1). Isaïe, 58, 1, 9.
[^67]: -- (2). Première Épître, 11, 16.
[^68]: -- (1). La citation complète est : « L'Église a cru bon de recourir aux moyens du pouvoir politique pour annoncer et imposer l'Évangile. Et, parmi ces pouvoirs politiques, il y avait le recours à la force y compris la force des armes. »
[^69]: -- (1). FÉRET : *Histoire diplomatique La France et le Saint-Siège sous le Premier Empire*, I, 94.
[^70]: -- (2). *Mémoires historiques pour les affaires ecclésiastiques de France pendant les premières années du XIX^e^ siècle*, (II, 48) par Joseph Jauffret, chef du secrétariat des cultes, qui les a rédigés d'après les archives constituées par lui. Il était le frère de l'abbé Jauffret qui avait ramené Fesch à l'Église et dont Fesch a fait son premier vicaire général avant d'obtenir pour lui l'évêché de Metz.
[^71]: -- (3). FÉRET, It. *ibid.*, II, 88.
[^72]: -- (1). It. *ibid.*, II, 96.
[^73]: -- (1). FÉRET, *loc., cit*.
[^74]: -- (1). *Correspondance de Napoléon*, XV, 12.953.
[^75]: -- (1). A. N. ; F. 19 ; 5.438.
[^76]: -- (1). Archives de l'archevêché de Lyon.
[^77]: -- (1). Ces lettres du cardinal Fesch et celle du P. Roger sont aux. archives de l'archevêché de Lyon.
[^78]: -- (1). Il y restera jusqu'au rétablissement des Jésuites par Pie VII en 1814. Il entre alors dans la Compagnie de Jésus, où le P. de Clorivière chargé de la reconstituer en France, le nommera d'abord, après ses premiers vœux, maître des novices. Pendant son séjour à Paris, son œuvre principale sera de fonder avec la duchesse de La Rochefoucauld Doudeauville et Mme Rollat, les religieuses de Nazareth, qui Sont aujourd'hui l'une de nos grandes congrégations enseignantes.
« A la fin de 1833, écrit Benoît Coste, il rentrera dans sa chère ville comme un Père rentre dans ses foyers après une longue absence. Il y trouvait tant de vides, après 26 ans ! Cependant ils étaient encore nombreux ceux que la joie du revoir faisait accourir sur son passage. »
Son confessionnal est assiégé ; il donne des retraites ou des exhortations comme avant son départ. « Quand il parlait de Jésus-Christ, l'amour le pénétrait tellement qu'après avoir fait couler les larmes, lui-même tout inondé de pleurs devait s'arrêter. »
En 1838, il célébrera ses noces d'or sacerdotales. Le 25 décembre, il dit la messe de minuit et passe la journée à la prison militaire.
Le 13 janvier 1839, il commence sa retraite et dit à son confesseur : « Je jouis par avance du bonheur du ciel. Mon âme goûte une paix délicieuse. Je vous verrai peut-être avant la fin de ma retraite ; ce sera seulement pour ma consolation ; je n'ai rien qui m'embarrasse. »
Le 15 janvier à 8 h. 30, il meurt brusquement, ayant à peine le temps de recevoir l'extrême-onction. Les Congréganistes veillèrent son corps pendant deux jours, puis, après une messe solennelle de funérailles, ils s'agenouillèrent comme pour une dernière assemblée générale, autour de son cercueil. Il repose à Oullins, près de Lyon, dans la chapelle de l'ancienne maison-mère des Sœurs de Nazareth, devenue celle du petit séminaire de l'Argentière, transféré là par le fait d'une double spoliation légale sous la III^e^ République.
[^79]: -- (1). Né à Lyon le 14 décembre 1778, François Franchet était fils de Claude Franchet, receveur de l'octroi de Lyon, fils lui-même de Claude, procureur royal près de la cour du Forez, avocat au Parlement de Paris, et de Lucrèce des Perey, dame de Torterel. Il se battit contre la Révolution dans l'armée lyonnaise de Précy où il s'était engagé avec son père. Il n'avait pas quinze ans lorsqu'il fut blessé le 29 septembre 1793 à la redoute de Perrache. Après le 9 octobre, où. Précy tenta de percer les lignes des assiégeants, il réussit à disparaître, et s'engagea dans le service des subsistances de l'armée des Alpes et d'Italie dont l'un des principaux fournisseurs était son futur archevêque, le citoyen Fesch. Après la paix d'Amiens (27 mars 1802) il rentre à Lyon où il devient, sur les traces de son père, inspecteur de l'octroi. Le 14 frimaire an XII il passe, sous le nom de Franchet d'Esperey, dans l'administration des droits réunis dont il deviendra le premier commis. Il est de la Congrégation depuis le 4 mai 1806. Son frère Claude-Joseph Franchet a épousé Adélaïde Coste, sœur de Benoît Coste.
[^80]: -- (1). Le P. Delpuits remit les pouvoir qu'il tenait de Pie VII à son confesseur, M. Duclaux, le successeur de M. Émery à St-Sulpice, et Mathieu de Montmorency accepta les fonctions de préfet qui lui permirent de maintenir le contact entre congréganistes parisiens, au moins par des visites et par une messe tous les 15 jours le dimanche dans une église chaque fois différente. Cela dure jusqu'au 17 août 1811 où Napoléon l'envoie en résidence surveillée à 40 lieues.
Après la mort du P. Delpuits, le 15 décembre 1811, M. Duclaux qui n'a jamais voulu réunir la Congrégation, transmet ses pouvoirs à l'abbé Philibert de Bruillard, le futur évêque de Grenoble et de la Salette. Alors curé de St-Nicolas du Chardonnet, il reçoit les congréganistes en secret dans son église, et comme sa paroisse l'absorbe, il ne se charge d'eux que pendant le temps nécessaire pour leur trouver un directeur de sa trempe.
En 1812 il les confie à l'abbé Legris-Duval, qui avait été comme lui l'un des aumôniers de la Guillotine, et qui sans savoir que Louis XVI avait demandé pour confesseur l'abbé Edgeworth de Firmont, était allé le 20 janvier 1793 à la Commune de Paris pour dire avec une audace héroïque, alors que tout le clergé fidèle à l'Église encourait l'échafaud :
« Je suis prêtre ; j'ai appris que Louis est condamné à mort ; je viens lui offrir le secours de mon ministère, et je demande que ma proposition lui soit transmise ». Une voix crie : « Il a déjà un confesseur ». Et l'abbé Legris-Duval, l'âme en paix, réussit à disparaître dans le tumulte déchaîné d'une foule hurlant à la mort. L'abbé Philibert de Bruillard a trouvé un autre lui-même, d'autant mieux choisi que l'abbé Legris-Duval a été le précepteur de Sosthène de la Rochefoucauld, gendre de Mathieu de Montmorency. Très lié avec l'abbé Desjardins, curé des Missions étrangères, il transportera le siège de la Congrégation dans une pièce du séminaire. En 1814, il entrera chez les Jésuites et le P. de Clorivière le remplacera à la tête de la Congrégation de Paris par le P. Ronsin.
[^81]: -- (1). André LATREILLE : *Napoléon et le Saint-Siège, 1801-1808. L'Ambassade du Cardinal Fesch à Rome*, p. 515).
Il cite la relation de Consalvi à Caprara envoyée par ordre du Pape le 21 mai 1806 (Archives vaticanes Nunz. FR, 601, f. 107-110)
[^82]: -- (2). A.N. A.F., IV, 1507. -- Le Bulletin du 27 novembre la dira composée d'une cinquantaine de jeunes gens. Ce petit nombre a dû sembler négligeable et personne ne soupçonnera son action. Notons que M. Bouchard n'avait pas révélé de noms. Excellent prêtre dont le gallicanisme empêchait toute affinité avec la Congrégation ultramontaine, il ne se serait jamais permis de nuire à ceux dont il avait été nommé directeur spirituel.
[^83]: -- (1). *Correspondance de Napoléon*, publiée par ordre de Napoléon III, chez Plon, en 1866, d'après la minute conservée aux Archives de l'Empire, XIX, 138.
[^84]: -- (2). *It., ibid.*, XIX, 138.
[^85]: -- (1). *Lettres inédites de Napoléon*, I, 317. Citée par Henri Welschinger, dans *le Pape et l'Empereur*, p. 85.
[^86]: -- (1). Montmorency conquérra les congréganistes lyonnais. « Il s'est montré constamment, écrit Benoît Coste, un parfait modèle de charité, « douceur, d'humilité toute évangélique. En toutes circonstances il saisissait, avec cette candeur, cette simplicité qui ne se rencontrent ne dans les hommes de foi, les occasions de déplorer amèrement les fautes de sa jeunesse. Que de fois, lorsqu'on jetait en sa présence quelques blâmes sur la conduite de quelqu'un, ne lui ai-je pas vu aussitôt prendre le parti de la personne inculpée, et, tout en cherchant à la défendre, rentrer en même temps en lui-même par un profond sentiment d'humilité, et laisser échapper de son cœur ces mots tout empreints de la contrition qui remplissait son âme : « Et qui, dans la Révolution, n'a pas eu quelque chose à se reprocher ? Moi surtout ? » Il m'honorait de son amitié. Parmi toutes les opinions qu'il a prononcées à la tribune, soit en qualité de pair de France, soit en qualité de ministre, il ne m'en a adressé qu'une seule, celle où, en présence de la France et à la face du monde entier, il déplorait et condamnait ouvertement les égarements de ses premières années. Il avait eu le malheur d'avoir pour précepteur cet abbé Sieyès qui fut un des coryphées de notre Révolution. Les conseils perfides d'un guide aussi dangereux égarèrent cette belle âme ; il fit alors quelques faux pas par un excès de candeur et de vertu. Mais il s'est glorieusement relevé d'une chute involontaire que son inexpérience seule avait causée ! Comme sa vie entière a été employée à la réparer. »
[^87]: -- (1). Cf. *Le Père Coudrin*, par Antoine LESTRA, I, pp. 37 et suiv.
[^88]: -- (1). Sosthène de la Rochefoucauld, le futur duc de Doudeauville.
[^89]: -- (2). Édouard HERRIOT, *Mme Récamier et ses Amis*, I, 261-262.
[^90]: -- (1). Archives de la Congrégation de Paris.
[^91]: -- (2). Article du P. VEBRIER, dans la *Revue d'Histoire ecclésiastique*, LVI, 1960, I, 81.
[^92]: -- (1). *Mémoires de M. de la Rochefoucauld, duc de Doudeauville*, Paris, 1862, V. 445.
[^93]: -- (2). Pendant ce temps Mathieu de Montmorency regagnait Aix-les-Bains d'où il repartit pour Grenoble lorsqu'il sut que Pie VII y devait séjourner. « Les 27, 28 et 29, écrit le cardinal Pacca dans ses *Mémoires* (1, 268-269), grand concours des pays voisins, et surtout de Lyon, pour voir le Saint Père. On remarquait parmi les personnes de distinction le Vicomte Mathieu de Montmorency, chef d'une des plus anciennes et des plus illustres familles de l'Europe... On ne lui permit pas de me voir ; mais je crois qu'il eut la consolation d'entretenir le Saint Père dans les heures où l'on permettait aux laïcs de baiser les pieds du Pape. » Le 1^er^ août la police avertira Fouché que M. Courbon, premier vicaire général de Lyon « est parti la veille pour Grenoble ». C'est le cardinal Fesch qui l'envoyait avec une recommandation du ministre des Cultes, Bigot de Préameneu, avec des lettres de lui-même, de Caprara et de Maury au sujet des évêques nommés. Mais le conseiller de préfecture Girard, qui remplaçait le préfet absent, empêcha M. de Courbon de voir le Pape. « L'évêque de Grenoble lui-même ne put accéder auprès de lui. Les rigueurs officielles qui contrastent avec l'attitude de la population provoquent les protestations de Fesch, et produisent en ville le plus déplorable effet ». (LEFLON, *Monsieur Émèry,* II, 395-396).
[^94]: -- (1). *Le comte Ferdinand Bertier et l'énigme de la congrégation*, p. 44.
[^95]: -- (2). *Mémoires du comte Louis de Gobineau*, pp. 74-75.
[^96]: -- (1). *Loc. cit.*, p. 42.
[^97]: -- (1). *Revue d'Histoire Ecclésiastique*, LVI, 1960, p. 107. -- Le P. Verrier doute qu'il ait été congréganiste, pour une étonnante raison qu'on ne peut citer sans sourire : « Du fait qu'il était marié, il est assez probable qu'il n'était pas congréganiste, ou qu'il n'était plus en activité ». Mais le célibat n'était pas requis pour entrer ni pour rester dans la congrégation, sans quoi Franchet n'aurait pu être l'ancêtre du Maréchal, ni Mathieu de Montmorency le beau-père de Sosthène de la Rochefoucauld, ni Benoît Coste avoir, bien vivante, une nombreuse postérité.
(N.D.L.R. -- Malgré cette allusion à la postérité de Benoît Coste, il ne semble pas qu'Antoine Lestra ait su que son ami, et notre ami et collaborateur Henri Rambaud est un descendant de Benoît Coste.)
Nous n'avons pas trouvé la date de leur consécration, pas plus d'ailleurs que ceux des deux frères Montmorency-Laval, mais avec la destruction des archives primitives, que nous verrons ordonnée, en 1811, par le second assistant Monnier après l'arrestation de Franchet et de Berthaud du Coin, certains documents ont disparu. La Congrégation avait d'ailleurs tout intérêt à ne garder aucune trace de ses imprimeurs. Mais Benoît Coste en dit assez pour que nous ne doutions pas de leur qualité de congréganistes.
[^98]: -- (1). Pie VII avait fait imprimer à très petit nombre sa correspondance avec la France depuis 1806 jusqu'à l'entrée de Miollis à Rome. Les quatre petits livres qu'elle remplissait furent saisis en juillet 1809 par la police impériale. Ils avait été « livrés au public » le 10 juin 1809, dira le cardinal Pacca, secrétaire d'État, le 16 septembre dans son interrogatoire par le Directeur de la police des départements au-delà des Alpes (A.N.F. 7 6532).
Les documents qui suivent l'entrée de Miollis à Rome se trouvent aussi dans la Correspondance authentique. Comment le chef de la Petite Église de Toulouse eut-il en mains les uns et les autres, comment cet abbé Sébastien Lucrès les fit-il passer à Aynès, c'est ce qui reste mystérieux. Nous savons qu'on les copiait à Paris pendant qu'Aynès les imprimait à Lyon. L'abbé Lafon, interrogé par la police le 5 octobre 1809, répond en voyant le livre de la *correspondance authentique* qu'on lui met sous les yeux : « Je connais l'ouvrage en manuscrit, mais je ne l'ai jamais vu imprimé C'est M. Alexis de Noailles qui me l'a remis a Paris, et il portait le même titre que celui que vous me présentez. » (Archives de la Préfecture de Police, A.A, 318, cité par la *Revue d'Histoire Ecclésiastique*, I, 75.)
Comment ce manuscrit a-t-il été porté à Paris ? Très probablement par l'abbé Perreau, commensal, au Séminaire des Missions étrangères, de l'abbé Desjardins qui était à la tête de l'Aa. L'abbé Perreau écrira le 27 octobre 1826 à l'abbé Augustin Taillet qu'il fit « un voyage à Rome pour voir le cardinal Pacca et son secrétaire, Mgr Cosme Pedicini. » C'est probablement lui que désigne le Cardinal de Bausset dans sa *Notice historique sur l'abbé Legris-Duval* lorsqu'il parle d'un messager envoyé avant juillet 1809 par « quelques ecclésiastiques distingués de la capitale » réunis autour de ce prêtre éminent. Le cardinal ne nomme point ce messager, mais il l'appelle « un ecclésiastique généralement estimé par sa vertu et par sa piété, habitué à vivre dans la retraite, connaissant le monde sans en suivre les agitations, d'un esprit réfléchi, d'un extérieur calme, propre à recevoir et à garder un secret, et dont l'absence devait passer inaperçue parce qu'il n'avait ni place ni fonction à remplir, ni aucun titre qui le montrât au public ». « La rupture entre Pie VII et Napoléon étant consommée, il était chargé », précise l'*Ami de la Religion et du Roi* (XIX, 56) en présentant la *Notice* « de consulter le Saint-Siège et de s'informer de l'état des choses. L'ecclésiastique auquel on confia cette mission s'en acquitta avec tout le zèle, la discrétion et l'intelligence nécessaires, fit le voyage de Rome en prenant toutes les précautions possibles pour ne pas donner d'ombrage, et revint rapporter à l'abbé et à ses amis les renseignements qu'ils avaient désirés ».
C'est tout à fait le signalement de l'abbé Perreau, reçu congréganiste à Paris en 1809. Benoît Coste donne une raison, qui nous semble décisive, de le reconnaître : « Ce fut par son intermédiaire, a-t-il noté, que nous obtînmes, en 1809, à la *Congrégation de Lyon,* ce Bref d'indulgences que Pie VII nous fit expédier la veille de son enlèvement de Rome. »
[^99]: -- (1). A.N., F. 7, 8527, dossier 10331.
[^100]: -- (1). FÉRET : *Le premier Empire et le Saint-Siège*, 1, 428.,
[^101]: -- (1). BERTIER DE SAUVIGNY, *loc. cit.*, pp. 45-46.
[^102]: -- (2). Bulletin de police, 3 juillet 1810, A.N.A.F. IV, 1509.
[^103]: -- (1). L'Église catholique et la Révolution, II, 108.
[^104]: -- (2). *Ibid.*, II, 148.
[^105]: -- (1). Paroisse située au sud de Lyon. Elle domine la plaine de Brignais où mourut le 6 avril 1361 dans la bataille contre les Tard-Venus, Jacques de Bourbon, surnommé la *Fleur des Chevaliers*, le premier des Bourbons tués pour la France.
[^106]: -- (1). Éloge funèbre de Berthaut du Coin par le Comte O'Mahony. (*Mémorial catholique*, novembre 1828.)
[^107]: **\*** -- Voir J. Crété, « Sur quelques évêques français », It. 324, p. 118. \[2003\]
[^108]: -- (1). *Mgr de Mazenod*, par Mgr LEFLON, I, 384.
[^109]: -- (1). Sur la nature, l'authenticité, l'origine de ces pièces et les délicats problèmes qu'elle soulèvent, voir l'ANNEXE n° 3.
[^110]: -- (1). On nommait ainsi ceux qui avaient refusé d'assister au mariage de Napoléon et de Marie-Louise, pour maintenir les droits Pape, et que Napoléon avait exilés dans plusieurs régions de France après leur avoir interdit de porter la couleur et les insignes cardinalices. Ils étaient en résidence surveillée et l'on aura idée de ce que pouvait être cette surveillance par la note de Savary, ministre de la police générale, aux autorités de Saint Quentin où le cardinal Ruffo s'était cru libre de chanter le *Te Deum* par les beaux soir d'été fenêtres ouvertes : « Le ministre ordonne d'interdire à M. le Cardinal ce chant du *Te Deum* également contraire à la décence et aux lois (Cf. Bermardine MELCHIOR BONNET, *Un policier dans l'ombre de Napoléon, Savary, duc de Rovigo* (p. 178).
[^111]: -- (1). BERTHIER DE SAUVIGNY, *loc, cit*., n° 74.
[^112]: -- (2). *Mémoires historiques sur les Affaires ecclésiastiques*, par JOUFFRET, chef du secrétariat des Cultes, II, 378.
[^113]: -- (1). *Mémoires du comte Louis de Gobineau*, p. 75.
[^114]: -- (2). *Mémoires du chancelier Pasquier*, I, 415.
[^115]: -- (1). Arnaury DE LA PLAGNE : *Souvenir du Commandant Berthaut du Coin*, pp. 76-77.
[^116]: -- (1). A.N. F. 7, 6553. On y trouve :
1\) Les Instructions du 13 décembre 1798 ajoutées par Linsolas à celles du 7 février 1796 pour « les chefs laïcs des paroisses et les catéchismes ». Ils doivent veiller plus que jamais à l'enseignement chrétien car « la religion s'affaiblit de jour en jour et fait craindre pour la génération actuelle » ; ils insisteront sur les conditions du mariage, pour qu'il soit conforme aux lois de l'Église.
2\) Une mise en garde envoyée à tous les chefs des missions par « le Conseil des vicaires généraux administrateurs apostoliques » à propos du culte public dans les églises et des déclarations qu'il entraîne ; « Le Conseil n'entend ordonner aucune décision sur l'emploi qu'on en fait, et il est prudent que les missionnaires de votre arrondissement observent la même conduite, jusqu'à ce qu'on puisse adopter une mesure générale, parce qu'il y a souvent plus d'inconvénient à parler qu'à se taire dans certains cas » Toujours la règle du silence et du secret, caractéristique des missions.
3\) Le compte rendu d'une poursuite judiciaire intentée à l'abbé Didier, arrêté le 15 nivôse an IX « comme prêtre herrant (sic) et insoumis », pour avoir « officié » sans déclarations agréées. Dans son interrogatoire du 27 nivôse on lui demande pourquoi il n'a pas fait « les soumissions » imposées par la loi : « Parce quelles sont contraires à la foi de l'Église, répond-il. »
Quant à la *Déclaration de Fidélité à la Constitution* de l'an VIII. « Il a répondu être dans l'intention de se conformer à la décision des supérieurs ecclésiastiques ». On lui tend alors la perche car le vent n'est plus à la persécution : -- « Avez-vous pendant l'intervalle (sic) exercé les fonctions de votre ministère, et publiquement ? » -- « Non, répond-il, quand cela m'est arrivé, je l'ai fait secrètement. »
Ce « secret », qui l'eût fait condamner hier, le sauve aujourd'hui. Le Tribunal l'acquitte, « considérant qu'il n'existe aucune preuve que ledit Didier ait fait les fonctions de ministre du culte : que la soumission n'est exigée des ministres du culte qu'en tant qu'ils veulent en exercer les fonctions ; que l'aveu du prévenu ne peut faire preuve contre lui ; qu'il n'existe non plus aucune preuve de vagabondage contre lui ».
[^117]: -- (1). Le décret impérial du 23 janvier 1811 ne vise pas le Bref condamnant Maury « non communiqué au chapitre » comme le Bref condamnant d'Osmond, explique Napoléon dans une lettre du 5 janvier (correspondance n° 17273). Ceux qui ont apporté le Bref à l'abbé d'Astros sont déjà sous les verrous ; après leur arrestation, reste à connaître comment le second Bref est arrivé à Florence. Le décret le déclare « rejeté comme contraire aux lois de l'Empire et à la discipline ecclésiastique. Nous défendons en conséquence de le publier et de lui donner directement ou indirectement aucune exécution. Ceux qui seront prévenus d'avoir par des voies clandestines provoqué, transmis ou communiqué ledit décret seront poursuivis devant les tribunaux et punis comme de crime tendant à troubler l'État par la guerre civile ». C'était la menace d'être fusillé. L'auteur de la brochure publiant les deux Brefs encourrait donc la peine capitale s'il était découvert.
[^118]: -- (1). Registre des Séminaires. Archives de l'Archevêché de Lyon.
[^119]: -- (1). A.N.F. 7, 6526.
[^120]: -- (1). *La Congrégation*, par Geoffroy DE GRANDMAISON, p. 109.
[^121]: **\*** -- En fait le commandant aurait pris la poudre d'escampette dans un canot et tout cela ne serait qu'un bobard de journaliste... \[2002\]
[^122]: -- (1). Je ferais toutefois une exception pour le corps des Préfaces. On y relève sans doute des inexactitudes et certains procédés de traduction que l'on doit ou que l'on peut contester, mais la tâche était particulièrement difficile et l'ensemble paraît estimable. On a su notamment y donner à la phrase française, toujours correcte, l'ampleur qui convenait.
[^123]: -- (2). L'on m'a fait observer, je dois le dire, que les Instructions remises, en latin, aux traducteurs, réclamaient d'eux, non pas des versions, mais des *interpretationes* des textes liturgiques ! Mais je dois aussi à la vérité du latin de répondre que le terme *interpretationes*, précisément, ne signifie pas interprétation libre, mais « très exactement version littérale. J'accorderais volontiers toutefois qu'il eût mieux valu s'adresser en français aux futurs traducteurs.
[^124]: -- (1). L'on peut pousser plus loin l'analogie des situations, et dire que l'Église de France du XX^e^ siècle aurait besoin d'un homme qui serait à sa liturgie en français, ce que fut saint Jérôme à la *Bible latine *; mais cet homme, dans ce rôle peu enviable, quelqu'utile qu'il soit, devrait s'attendre à toutes les incompréhensions, oppositions, persécutions de la part de l'inculture, que connut saint Jérôme lui-même. Car pour reprendre un barbarisme d'actualité -- à succès facile -- qu'il peut être opportun de retourner à ceux qui en abusent, il faut bien avouer que l'on assiste trop souvent aujourd'hui, à un « triomphalisme » de l'inculture.