# 113-05-67
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### L'année de la foi
L'EXHORTATION APOSTOLIQUE *Petrum et Paulum* du 22 février 1967 a paru en latin et en italien dans *L'Osservatore romano* du 23 février. L'édition française hebdomadaire de *L'Osservatore romano* en a publié une traduction le 3 mars. *Tout le monde a remarqué l'abstention de l'unique quotidien catholique français.*
Deux éditions intégrales de cette Exhortation apostolique sont actuellement à la disposition du public français : l'une en tract, réalisée par *L'Homme nouveau *; l'autre en brochure, réalisée par les Éditions du Cèdre. Ces deux éditions sont en vente notamment au « Club du Livre civique », 49, rue des Renaudes. Elles reproduisent toutes deux la traduction française de *L'Osservatore romano.*
Nous donnons ci-dessous notre traduction des paragraphes 14 à 20 de l'Exhortation (numérotés selon les alinéas du texte latin). Nous avons fait cette traduction d'après le texte latin, mais en tenant compte également du texte italien, puisque *L'Osservatore romano* a précisé que cette version italienne constitue « le texte latin » du document (et non « une traduction »).
Nous y joignons un bref commentaire. Bien entendu, cette traduction et ce commentaire sont parfaitement libres et engagent notre seule responsabilité.
\(14\) *Nous espérons surtout que cette célébration du martyre des saints apôtres Pierre et Paul incitera toute l'Église à un grand acte de foi. Et Nous voulons voir dans cette circonstance une occasion, offerte au Peuple de Dieu par la divine Providence, de parvenir à une exacte et pleine conscience de sa foi, de la raviver, de la purifier, de la confirmer et de la proclamer.*
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*Nous ne pouvons ignorer qu'il en est grand besoin à notre époque. Car, vous le savez, le train actuel du monde, avec ses admirables conquêtes dans le domaine de la matière et avec sa fierté d'une croissante conscience de soi, conduit facilement à l'oubli et au refus de Dieu. C'est la cause des maux qui ravagent la pensée, la vie morale, la vie en société : ces maux sont la conséquence nécessaire de la décadence religieuse. C'est la cause, aussi, de cette résignation à subir des passions perverses et une angoisse sans rémission. Où manque Dieu, il manque la raison suprême de toutes choses, il manque la première lumière de l'intelligence humaine, il manque une règle morale certaine : et l'ordre juste de la communauté humaine ne peut s'en passer.*
La « décadence religieuse » dont parle Paul VI est la décadence de la *religion naturelle *; le Dieu que le monde de actuel oublie ou refuse est le Dieu de la raison naturelle, de la loi naturelle, du Décalogue. La première phrase du paragraphe suivant va le préciser encore plus explicitement : le monde moderne perd ce « sens religieux qui est comme le fondement *naturel* de la foi » (en latin : *religionis sensus quo fides veluti suo naturale fundamento innititur *; en italien : *vien meno il senso religioso... privando la fede del suo naturale fondamento*)
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Les maux dont Paul VI prend acte sont ceux qui ravagent la pensée (naturelle), la vie morale (naturelle), la vie en société (naturelle), conséquences inévitables de la décadence de la religion (naturelle). Le Dieu de la raison naturelle est la raison suprême de toutes choses (naturelles), il est la lumière de l'intelligence, le fondement de la règle morale, il est nécessaire à l'ordre (naturel) juste de la communauté humaine (naturelle).
Sans religion naturelle, l'homme est livré à une angoisse sans recours et aux passions désordonnées : et il ne peut alors que se résigner à cet esclavage ([^1]).
\(15\) *En ce temps où décline le sens religieux qui est comme le fondement naturel de la foi, des opinions nouvelles en matière d'exégèse ou de théologie, souvent empruntées à des Philosophies profanes audacieuses mais aveugles, s'insinuent çà et là dans* « *domaine de la doctrine catholique.*
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Les opinions théologiques ou exégétiques sont toujours, dans une certaine mesure et en un certain sens, « empruntées à des philosophies ». Car l'exégèse et la théologie mettent en œuvre des méthodes intellectuelles, des principes intellectuels qui en eux-mêmes relèvent de la philosophie naturelle : la philosophie est sous ce rapport *ancilla theologiæ*, un instrument de la théologie et des autres sciences sacrées.
Si les méthodes et les principes intellectuels que l'on utilise sont faux, si l'on « emprunte » les services d'une philosophie naturelle qui est fausse, alors on aboutit, dans le domaine propre de la doctrine catholique, à des opinions fausses en matière de foi.
C'est cela même qui se passe aujourd'hui : Paul VI le constate.
Les diverses philosophies existantes -- et par exemple les diverses notions verbalement possibles de « personne », de « nature », etc. -- ne sont pas de simples langages que l'on pourrait utiliser indifféremment, comme on peut indifféremment choisir de s'exprimer en français, en anglais, en allemand ou en italien. Les philosophies naturelles, les notions naturelles sont vraies ou fausses, ou plus ou moins vraies ou fausses : une philosophie qui est fausse, une notion naturelle qui est fausse sont incompatibles avec la foi chrétienne. Si des docteurs de la foi adoptent les notions et le langage d'une philosophie fausse, ils n'aboutissent pas du tout à traduire la foi dans un nouveau contexte intellectuel : ils aboutissent à défigurer et ruiner les vérités de la foi. Gilson et Maritain, entre autres, ont écrit là-dessus, depuis un demi-siècle et encore récemment, des pages décisives, dans le droit fil de la tradition théologique et de l'enseignement des Papes modernes.
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Or les philosophies naturelles qui nient l'existence de Dieu sont des philosophies fausses : elles sont des philosophies contre nature. Elles ruinent l'ordre naturel de la pensée et de la société. Et elles conduisent, en exégèse et en théologie, à des erreurs contre la foi.
*Il en résulte que l'on met en doute ou que l'on défigure la véritable signification des vérités que l'Église enseigne avec autorité ; que, sous prétexte d'adapter la religion à l'esprit du monde moderne, on néglige la règle du magistère ecclésiastique, que l'on donne à la recherche théologique une orientation entièrement* « *historiciste *»* ; que l'on ose contester le caractère sacré et le caractère historique du témoignage de l'Écriture Sainte ; et que l'on s'efforce d'introduire dans le Peuple de Dieu cette mentalité que l'on appelle* « *post-conciliaire *»*. Les amples et remarquables développements doctrinaux et législatifs du Concile sont en cohérence avec le patrimoine sacré du magistère et de la discipline de l'Église : une telle mentalité trahit cette ferme cohérence et ainsi elle vise à la subversion de la fidélité traditionnelle à l'Église et elle propage le vain espoir de donner* à *la religion chrétienne une nouvelle interprétation ; cette interprétation nouvelle est forcément téméraire et stérile.*
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*Que resterait-il des vérités de notre foi, que resterait-il de la vertu théologale par laquelle nous croyons en ces vérités, si de telles entreprises, qui se dérobent à l'autorité du magistère, parvenaient à l'emporter ?*
Tout ce paragraphe 15 est d'une particulière densité et d'une très grande précision. C'est maintenant de la religion *surnaturelle* qu'il s'agit. Et voilà le tableau des erreurs qui assaillent présentement la foi chrétienne.
La *mentalité que l'on appelle post-conciliaire* est dénoncée non pas seulement ni surtout comme un travers des cercles intellectuels de théologiens, d'exégètes, de savants elle est dénoncée EN TANT QU'ON S'EFFORCE DE L'INTRODUIRE DANS L'ENSEMBLE DU PEUPLE DE DIEU : *eo contenditur ut apud Populum Dei ille mentis habitus inducatur quem post-conciliarem appellant*. Ce qui est mis ainsi en cause, ce ne sont pas les « recherches » soit nécessaires, soit audacieuses, soit folles de quelques spécialistes. Ce qui est mis en cause, c'est une entreprise de subversion, tendant à changer la foi du peuple chrétien. Le langage de Paul VI est ici très clair, très net et très précis.
Il s'agit du « nouveau christianisme » que l'on veut substituer à l' « ancien », sous le prétexte du « Concile » et de l' « esprit du Concile ». Le second Concile œcuménique du Vatican n'a rien voulu ni rien décrété de tel. Si par impossible il l'avait voulu et décrété, il n'en n'aurait pas eu pour autant le pouvoir ni le droit : semblables décrets seraient par définition sans valeur et sans autorité.
Nous sommes assaillis par cette entreprise de subversion de la foi, menée à l'intérieur de l'Église : et si elle venait à l'emporter, il ne resterait rien des vérités de la foi révélée.
\*\*\*
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Au paragraphe suivant, Paul VI va faire appel à la foi elle-même : ce que nous avons appelé *l'arme absolue de la foi pour sauver la foi.* Et aussi pour sauver la religion naturelle et la raison naturelle, dont la décadence présente est la cause prochaine *et* du désordre temporel *et* du péril où se trouve la foi révélée.
Il importe, pour comprendre ce projet de salut par la foi, de se souvenir ici que la grâce ne détruit pas la nature ; et qu'elle n'a pas non plus pour unique effet de surélever la nature à un ordre supérieur, l'ordre « surnaturel ». L'élévation surnaturelle ne suffit pas à la nature humaine déchue : elle a besoin d'une guérison.
La grâce a donc une double fonction :
1° elle guérit la nature blessée par le péché (*gratia sanans*) ;
2° elle élève la nature à l'ordre surnaturel (*gratia elevans*).
Ce sont là deux fonctions distinctes, bien que ce soit généralement la même grâce qui remplisse cette double fonction. Et la première fonction a une antériorité logique, sinon chronologique, sur la seconde.
C'est pourquoi la religion surnaturelle vient guérir et restaurer la religion naturelle dont nous parlions plus haut.
Et c'est pourquoi la foi guérit et restaure la raison.
\(16\) *Voici que pour confirmer notre foi dans son authentique signification, pour stimuler l'étude des enseignements donnés par le récent Concile ; pour soutenir l'effort de la pensée catholique dans la recherche d'une expression des vérités de la foi qui soit nouvelle mais entièrement conforme au dépôt doctrinal de l'Église,* « *dans le même sens et la même intention *»*,* eodem sensu eademque sententia, -- *voici donc que se présente, en ce moment de notre histoire, l'anniversaire du martyre des apôtres Pierre et Paul.*
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Le projet tant allégué -- tant allégué à tort et à travers de « rechercher une expression des vérités de la foi qui soit nouvelle » n'est ni annulé ni renié. Il *n'est pas lui-même un projet nouveau *: c'est cela même que l'Église a fait à toutes les époques depuis deux mille ans. Mais c'est seulement L'EXPRESSION qui sera nouvelle : et elle doit être entièrement conforme au dépôt doctrinal de l'Église, *eodem sensu eademque sententia*, selon la formule classique de saint Vincent de Lérins, qui est mort au V^er^ siècle (aux environs de l'an 450). Si cette règle de saint Vincent de Lérins -- constamment reprise depuis lors par les Papes et les Conciles -- si cette règle de l'auteur de ce qui fut en substance l'un des premiers « catéchismes » a été formulée au V^e^ siècle, c'est parce qu'au V^e^ siècle déjà, et même avant, et toujours, la question était posée d'une « expression nouvelle » de la foi et des conditions qu'elle devait remplir. A chaque époque, et non point par goût de la nouveauté, mais par nécessité, l'Église s'est préoccupée de trouver des « expressions nouvelles de la foi », -- nouvelles et pourtant *eodem sensu eademque sententia*. Chaque saint docteur a son langage. Chaque âme est nouvelle. Chaque temps de l'histoire est nouveau. Mais ni la nature de l'homme, ni la religion naturelle, ni la foi chrétienne ne changent dans leur essence.
Quand on vient aujourd'hui nous chanter que les notions fondamentales, naturelles ou surnaturelles, n'ont plus le même « sensus » ni la même « sententia » qu'au V^e^ siècle, on nous raconte le contraire de la vérité. Et il faut savoir que l'on n'a aucune chance de nous entraîner dans une telle subversion.
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On s'abuse grandement quand on imagine -- par ignorance et apparemment par orgueil -- que l'Église aurait parlé un seul et unique langage pendant deux mille ans, et qu'aujourd'hui seulement, par la grâce du progrès des lumières et de l'évolution superhominisante, nous serions pour la première fois capables d'entreprendre une « mise à jour » de la manière de s'exprimer.
La manière de s'exprimer, la langue de saint Thomas n'est pas celle de saint Augustin (de l'un à l'autre il y a même, si incroyable que cela puisse paraître à un esprit « moderne » contemplant de haut ces « âges obscurs », -- il y a même, oui, un « progrès »). La langue, la manière de s'exprimer de saint Pie X n'est pas celle de saint François de Sales qui n'est pas celle de saint Thomas d'Aquin. Elles ne s'annulent d'ailleurs point les unes les autres : elles s'ajoutent. Et, invariablement, *eodem sensu eademque sententia*.
C'est étrange ?
C'est un peu difficile à comprendre ?
Cela dépasse, « aujourd'hui », « pour un esprit philosophique » moderne, les facultés ordinaires d'intellection ?
Sans doute.
Et c'est pourquoi il y faut habituellement des saints.
Parce que la plus haute science, quand elle ne passe point par l'humilité des saints, risque toujours d'être une science vaine. Et barbare. Et mortelle.
*Il procure a tous les fils de la sainte Église une double occasion : premièrement, l'occasion de donner à Jésus-Christ, Fils de Dieu, médiateur unique de la Révélation, l'humble et grande réponse :* « *Credo *», *je crois ; c'est-à-dire une adhésion entière de l'intelligence et de la volonté à la Parole, à la Personne, au message de salut du Christ ;*
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*secondement, l'occasion de rendre aux plus grands témoins du Christ, aux saints Pierre et Paul, l'honneur qui leur est dû, en renouvelant l'engagement chrétien d'une sincère et agissante profession de la foi qui fut la leur et qui est la nôtre, et en priant et travaillant pour la réunion de tous les chrétiens dans l'unité de la même foi.*
\(17\) *Nous n'avons pas l'intention de décréter un nouveau jubilé : celui que Nous avions accordé à la fin du Concile vient à peine de se terminer. Mais Nous vous exhortons paternellement, vous tous, Frères dans l'épiscopat : expliquez le* Credo *par la parole, honorez le* Credo *par des cérémonies spéciales, et surtout récitez le* Credo, *solennellement et fréquemment, avec vos prêtres et vos fidèles, selon l'une ou l'autre des formules en usage dans les prières de l'Église catholique.*
\(18\) *Il Nous sera très agréable de savoir que le* Credo *a été récité en l'honneur des saints apôtres Pierre et Paul dans chaque cathédrale, en présence de l'évêque, du clergé, des élèves des séminaires, des laïcs qui militent pour le Règne du Christ, des religieux et des religieuses, et de l'assemblée des fidèles la plus nombreuse possible.*
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*Que toutes les paroisses fassent de même, chacune pour sa propre communauté ; et toutes les Maisons religieuses. Qu'une semblable profession de foi soit faite pareillement, un jour fixé à l'avance, dans chaque maison où réside une famille chrétienne, dans chaque association catholique, dans chaque école catholique, dans chaque hôpital catholique, dans tous les lieux de culte, et enfin dans toutes les demeures et toutes les réunions où la voix de la foi peut exprimer et confirmer une adhésion sincère à la commune vocation chrétienne.*
\(19\) *Nous adressons une particulière exhortation aux exégètes et aux théologiens qu'ils aident le magistère de l'Église à défendre de toute erreur la vraie foi, à scruter sa profondeur, à exposer droitement son contenu, à établir de justes critères de recherche et de publication. Nous adressons la même exhortation aux prédicateurs, aux professeurs, aux catéchistes.*
\(20\) *Ainsi, l'année du 19^e^ centenaire sera* l'année de la foi. *Pour assurer à sa célébration une certaine simultanéité, Nous l'ouvrirons Nous-même le 29 juin prochain, en la fête des saints apôtres ; et jusqu'au 29 juin de l'année suivante.*
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*Nous fixerons des offices et des cérémonies anniversaires, qui auront pour but de favoriser le perfectionnement intérieur, l'étude approfondie de la foi, sa profession publique et son témoignage agissant : car* « sans la foi il est impossible de plaire à Dieu » (*Heb., XI, 6*) ; *c'est, par la foi que nous espérons obtenir le salut qui nous a été promis.* (*Marc, XVI, 16 ; Éphés., II, 8 ; etc.*)*.*
Dans *L'Homme nouveau* du 19 mars 1967, Marcel Clément présentait et commentait en ces termes l'Exhortation apostolique *Petrum et Paulum :*
« Paul VI vient de décider une chose sans précédent dans l'histoire de l'Église (...). L'année du 19^e^ centenaire des saints Apôtres Pierre et Paul sera « l'année de la foi ». C'est bien là une décision sans précédent. Si le Pape est écouté, c'est un spectacle unique, fervent et bouleversant que va donner au monde l'Église de Jésus-Christ à partir du 29 juin prochain.
« ...Pourquoi cet appel ? La Foi est-elle en danger ? Et, comme la Foi est toujours en danger depuis deux mille ans, l'est-elle plus particulièrement ? Vivons-nous en un temps où c'est la substance même du Credo qui est attaquée dans les âmes, ? On sait bien que le sens religieux s'affaiblit dans le monde. Mais ce fléchissement serait-il notable jusque dans l'Église ?
« Voire chez les membres du clergé, où des départs retentissants ou plus discrets ont étreint les cœurs, depuis quelque temps ?
« Le fléchissement est-il général ? Sollicite-t-il tous et chacun des fidèles dans le monde entier, au secret des consciences, des tentations et des épreuves ?
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« On hésitait, récemment encore, à répondre affirmativement à de telles questions. Le Saint**-**Père lui-même, en raison des indices inquiétants qui parvenaient jusqu'à lui, a fait enquête auprès de toutes les Conférences épiscopales. Sur son ordre, le Cardinal Ottaviani, le 24 juillet 1966, a écrit au Président de chacune de ces Conférences. La réponse française, rendue publique il y a quelques semaines, soulignait l'importance d'une attitude *positive* en face des tendances à déplorer. Nous ne savons pas ce que sont les réponses des épiscopats des autres pays. Elles ont, on peut le penser, contribué à donner au Saint-Père des éléments de décision. Celle-ci est prise. En plein accord avec les suggestions des évêques de France, cette décision est *positive.* Le Pape ne publie pas un nouveau Syllabus. Il ne fulmine pas de condamnation. Il demande que tout le peuple de Dieu, du fond de l'âme, et par communautés, confesse, médite et proclame le « Je crois en Dieu ».
\*\*\*
« La mentalité soi-disant « post-conciliaire » est le fait de ceux qui, au lieu de lire, de comprendre et d'appliquer le Concile *dans* le contexte de la tradition de l'Église, le lisent, le comprennent et l'appliquent *en rupture* avec la tradition vivante de l'Église. Ainsi cette « mentalité » méconnaît l'accord très ferme qui règne entre les amples et magnifiques développements du Concile en matière doctrinale et législative *et* le patrimoine de l'Église en fait d'enseignement et de discipline.
\*\*\*
« Le problème n'est plus, aujourd'hui, de nous convaincre, nous traditionalistes, de nous rallier au Concile. C'est chose faite (...). Il est notoire en effet que, ralliés comme ils le sont au Concile, dans la lumière de la doctrine traditionnelle, ceux que l'on a, souvent injustement, qualifiés d'intégristes, donnent aujourd'hui la mesure de la fécondité de l'obéissance, même lorsqu'elle est difficile...
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« Les opinions fausses qui agitent les esprits sont aujourd'hui non plus le fait d'hommes qui refusent le Concile au nom de la Tradition, mais le fait d'hommes qui refusent la Tradition au nom du Concile. »
Si l'on prend la peine de réfléchir à ces choses avec un peu de sérieux et d'exactitude, on s'aperçoit qu'il ne reste strictement rien de la thèse de juin 1966, la thèse de diversion : qui prétendait que tout le monde avait accueilli comme il faut les décisions du Concile, à la seule exception de ceux qui les « contestaient au nom d'une fidélité au passé ».
Ce que la thèse de juin 1966 n'avait pas pu, pas su ou pas voulu voir, ce n'était rien de moins que *le danger principal* dans l'interprétation et l'application du Concile : *la mentalité post-conciliaire* qui prend prétexte de « l'esprit du Concile » pour imposer au Peuple de Dieu un christianisme « nouveau », subversion de la foi chrétienne.
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A supposer qu'il existe réellement une école catholique pour *contester* les décisions du Concile *au nom d'une fidélité au passé*, cela ne saurait en toute hypothèse constituer qu'un danger secondaire et mineur : car une telle contestation se situerait par définition dans un ordre accidentel et disciplinaire, et ne s'en prendrait aucunement à la foi. Au contraire, c'est la foi elle-même que subvertit la « mentalité postconciliaire ».
A supposer qu'elle existe, une « mentalité *anté*-conciliaire » ne serait aucunement l'erreur inverse et symétrique de la « mentalité post-concillaire ». Une mentalité « anté-conciliaire » ne présenterait aucun danger pour la foi : car *la foi de l'Église avant le Concile, c'était réellement et authentiquement la foi chrétienne*.
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Mais la « mentalité post-conciliaire », telle que Paul VI l'a définie et telle que nous la voyons à l'œuvre chaque jour, est pour la foi un danger mortel. Car la foi de l'Église après le Concile, *quand* elle est présentée comme substantiellement *différente* de la foi antérieure, ce n'est plus la foi chrétienne.
La profession de foi demandée par Paul VI en l'honneur des Apôtres Pierre et Paul, c'est très clairement une profession « *de la foi qui fut la leur et qui est la nôtre *».
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De même que le « libéralisme » est une défiguration de la vraie liberté, de même que le « communisme » est le pire bourreau de la vie en communauté, -- de même la « mentalité post-conciliaire » est une subversion de l'enseignement de tous les Conciles.
Le 22 février de l'année 1967, le Pape Paul VI a démasqué cette « mentalité post-conciliaire » : si cette mentalité venait à l'emporter, dit-il, elle ne laisserait rien subsister des vérités de la foi, elle ne laisserait rien subsister de la vertu théologale de foi.
Depuis plusieurs années, -- depuis la première année du Concile, qui vit la première offensive de cette mentalité, -- c'est précisément sur ces positions que nous nous battons, aux avant-postes, sans mandat, souvent presque seuls et parfois seuls, -- et n'engageant que nous-mêmes dans ce combat spirituel.
Les nuages cachaient le ciel, et l'on n'apercevait aucune étoile, aucun phare, aucun signe visible pour faire le point.
La tempête n'est pas apaisée. Mais nous pouvons maintenant nous retourner vers les lecteurs qui nous ont fait confiance dans ces dramatiques ténèbres que nous avons traversées ensemble, et nous pouvons leur dire -- vous voyez que, par la vertu de vos prières et par la grâce de Dieu, nous ne vous avons pas trompés.
*J. M.*
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## ÉDITORIAUX
### L'arme absolue de la foi (II)
*La profession publique de foi\
du Congrès de Lausanne*
Un premier éditorial sur « L'arme absolue de la foi » a paru dans notre précédent numéro (numéro 112 d'avril 1967).
VOICI DONC une première réponse à l'appel. Et quelle réponse. Parmi toutes les assises publiques de laïcs chrétiens et catholiques, il n'en est point en Europe occidentale qui aient l'importance, la cohérence et la résolution militantes du Congres de Lausanne. Le « groupe pilote », sans attendre le début de l'année de la foi, a donné l'exemple de la proclamation publique du *Credo.* Et cet exemple est plus qu'un exemple. Car Jean Ousset est le fédérateur, maintenant incontesté, le rassembleur, l'animateur d'énergies incomparables par leur diversité, leur enracinement, leur libre conjonction. Sa décision du dimanche 2 avril 1967 entraînera donc un grand nombre de décisions semblables, à tous les niveaux, à tous les échelons, par une irrésistible capillarité.
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La profession publique de foi a été demandée par l'Exhortation apostolique *Petrum et Paulum* non seulement dans chaque cathédrale et dans chaque paroisse, mais encore « *dans chaque maison où réside une famille chrétienne, dans chaque association catholique, dans chaque école catholique, dans chaque hôpital catholique... et dans toutes les réunions où la voix de la foi peut exprimer et confirmer une adhésion sincère à la commune vocation chrétienne *». C'était un appel aussi clair que possible aux libres initiatives des laïcs agissant sous leur propre responsabilité. Alors que cet appel semblait déjà partiellement estompé, recouvert de toute sorte de boisseaux ou mis au frigidaire, la décision de Jean Ousset apporte, avec éclat et retentissement, une première réponse. Le Congrès de Lausanne s'est terminé cette année par le chant du *Credo*.
Non point, a précisé Jean Ousset, dans la chapelle où nous irons tout à l'heure chanter les vêpres et offrir nos actions de grâces : mais ici même dans la salle de nos travaux civiques.
Ainsi vient de commencer dans la sainte Église de Dieu une mobilisation spirituelle où la foi est appelée au secours de la foi afin de sauver d'une subversion totale l'ordre total voulu par Dieu, naturel et surnaturel.
L'Exhortation apostolique *Petrum et Paulum* prenait acte des « maux qui ravagent la pensée, la vie morale, la vie en société » dans le monde contemporain, et qui renversent « l'ordre juste de la communauté, humaine ». Le Congrès de Lausanne a étudié cette subversion à la lumière de la loi naturelle. L'Exhortation apostolique *Petrum et Paulum* appelait la foi au secours de l'ordre naturel méconnu par le monde moderne. Le Congrès de Lausanne a répondu par la profession publique de foi, principe de salut.
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C'est la foi qui demande et qui obtient l'accroissement de la foi. C'est la foi qui demande et qui obtient la défense de la foi, la propagation de la foi, la victoire de la foi. C'est la croissance de la foi qui multiplie les œuvres de la foi. C'est la foi qui est l'arme absolue pour sauver la foi.
L'ordre naturel et l'ordre surnaturel voulus par Dieu subissent ensemble, aujourd'hui, la plus formidable offensive jamais manifestée par Celui qui fut homicide dès le commencement. L'aveuglement des cœurs et des esprits, l'injustice, le mensonge atteignent, dans la société civile et, dans la société ecclésiastique, des formes d'une puissance et d'une universalité jamais vues encore. Ce qu'a dû subir le Padre Pio -- jusqu'au viol mille fois répété du secret de son confessionnal ([^2]) -- est sans précédent. La subversion, c'est-à-dire l'Enfer, manœuvre le monde au milieu de ténèbres d'une densité apparemment irrémédiable.
Mais les portes de l'Enfer ne prévaudront pas. Nous sommes promis à la victoire. *La victoire qui a vaincu le monde, c'est notre foi* (1 Jean, V, 4).
##### *Lausanne 1967*
L'aspect le plus immédiatement visible, cette année, du Congrès de l'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien, ce fut l'affluence.
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Rappelons quelques chiffres « officiels » (en n'oubliant point, comme le précisait Jean Madiran le premier jour du Congrès, qu' « ici le chiffre *officiel* a cette caractéristique étrange, inhabituelle, d'être conforme au chiffre exact ou même, par scrupule méthodologique, légèrement inférieur au chiffre exact ») :
Sion 1964 : 1.300.
Lausanne 1965 : 1.500.
Lausanne 1966 : 1.700.
En ce quatrième Congrès de l'Office international (le troisième tenu à Lausanne), *le chiffre de 2.100 a été dépassé.*
Pour comprendre ce chiffre, il faut pourtant le *traduire* dans le langage numérique employé par la presse.
Un congrès de 2.100 personnes, c'est :
-- un congrès « de 3.000 personnes » dans le langage journalistique ordinaire, quand il est mesuré et modéré ;
-- un congrès « de plus de 4.000 personnes » dans le langage journalistique politique ou syndical ;
-- un congrès « de 5 à 6.000 personnes » dans le langage communiste.
\*\*\*
Les Actes du Congrès, *Politique et loi naturelle,* paraîtront en librairie aux environs du 1^er^ juin. On y trouvera le compte rendu des séances et le texte des huit rapports doctrinaux :
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1. -- *Rapport introductif sur la loi naturelle,* par Jean Madiran ;
2\. *-- L'Église, le droit naturel et les régimes totalitaires* par Geoffrey Lawman ;
3\. *-- Monde moderne, nature humaine et civilisation chrétienne,* par Jean de Fabrègues ;
4\. *-- L'éducation politique,* par Marcel De Corte ;
5\. *-- Sexualité et loi naturelle,* par Marc Rivière ;
6\. *-- Mirage collectiviste et réalité sociale,* par Gustave Thibon ;
7\. *-- La guerre et le droit naturel,* par l'Amiral Paul Auphan ;
8\. *-- Messianisme révolutionnaire et conditions du salut,* par Jean Ousset.
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Voici quelques-uns des passages les plus caractéristiques du rapport final de Jean OUSSET :
« Le but de ce Congrès n'était point (comme certains d'entre vous purent le croire d'abord, très légitimement) de rechercher quelles formules d'unité politique un sens juste de l'ordre naturel peut offrir en des pays divisés de croyance. Non : le thème fixé aux travaux de ce Congrès avait pour but de nous donner une conscience plus vive de ce qu'il importe tout à la fois d'admettre et de refuser dans ce propos dont l'écho se répand de plus en plus : « L'Église, pour remplir sa mission divine, transcendante, n'est et ne doit être liée à aucun système social et politique. » Ce qui est vrai. Mais ce qui n'en a pas moins besoin d'un commentaire sérieux.
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Que l'Église n'ait à être liée à aucun système social ou politique particulier, cela est indiscutable. Mais précisément : le plus sûr moyen pour une action d'être féconde au temporel sans s'y rendre prisonnière d'une quelconque formule humaine, c'est de rester ordonnée à la défense de l'ordre naturel. Car être lié à l'ordre naturel, c'est n'être lié à aucune formule politique particulière et contingente. C'est n'être lié à personne. C'est n'être lié qu'à Dieu : seule façon d'être libre sur la terre comme au ciel.
Et donc, pour l'Église, être liée à l'ordre naturel, c'est être libre, parce que c'est abonder dans son être même, dans son rôle de dispensatrice et gardienne, de tout ce qui est orientation divine.
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« Dès lors qu'on a perdu le sens de l'ordre naturel et qu'on n'en prétend pas moins « être présent au monde », on n'a plus guère le choix :
ou l'on donne dans l'angélisme, dans un prophétisme caricatural ;
ou il ne reste que l' « engagement » au sens moderniste et progressiste : engagement dans ce que le temporel a non plus d'essentiel (puisque cet essentiel n'est concevable qu'à la lumière de l'ordre naturel), mais dans ce que le temporel a de plus contingent, de plus contestable, de plus risqué, et donc de plus compromettant. Ce qui est proprement scandaleux quand l'exemple en est donné par des clercs qui (sous prétexte de libérer l'Église des compromissions sociologiques médiévales d'une scolastique déclarée périmée) relèguent la notion de droit naturel au magasin des vieilles lunes pour engager leur sacerdoce en des aventures politiques ou sociales stupéfiantes.
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Car telle est bien l'alternative :
-- ou bien l'on reste attaché à la loi naturelle ;
-- ou bien on la nie, tout en prétendant maintenir une « présence » chrétienne au temporel : et dès lors il est fatal qu'on en vienne à se croire plus captif en compagnie de saint Thomas ou de Pie XII, qu'à la remorque de Marx ou de Mao pour la construction du socialisme.
La vérité est que si l'Église doit rester « libre » au temporel, s'il est vrai que le nombre est incalculable des « options » politiques ou sociales qu'elle peut accepter ou même bénir, il est non moins certain qu'elle ne pourra jamais prendre son parti de ce qui, dans ces régimes, viole manifestement la loi naturelle.
\*\*\*
« Depuis Lamennais et le catholicisme libéral, la manœuvre reste la même : à l'étroite et divine union de la nature et de la grâce, elle cherche à substituer le fameux « rapprochement blasphématoire » de l'Évangile et de la formule révolutionnaire la plus en vue dans le moment ; formule révolutionnaire, conception du temporel qui *dès lors tiennent lieu de loi naturelle*. Et le fait est que, depuis cent cinquante ans, bien que la noce n'ait cessé d'être décommandée, les bans n'en tiennent pas moins l'affiche.
Catholicisme libéral : autrement dit, proposition de mariage entre le catholicisme et le libéralisme ; libéralisme qui, dans l'union, *aurait tenu lieu de loi naturelle.*
« Américanisme » : autrement dit, proposition de mariage entre le catholicisme et une certaine conception du « monde moderne » qui, dans l'union, *aurait tenu lieu de loi naturelle.*
23:113
Modernisme, autrement dit : proposition de mariage entre le catholicisme et un scientisme qui, dans l'union, *aurait tenu lieu de loi naturelle.*
Sillonisme, autrement dit : proposition de mariage entre le catholicisme et le messianisme démocratique qui, dans l'union, *aurait tenu lieu de loi naturelle.*
Progressisme : autrement dit proposition de mariage entre le catholicisme et le communisme. Communisme qui, dans l'union *tiendrait lieu de loi naturelle.*
Teilhardisme, autrement dit : proposition de mariage entre le catholicisme et un « évolutionnisme cosmique » lourd de menaces totalitaires ; évolutionnisme cosmique qui, dans l'union, *tiendrait lieu de loi et d'ordre naturels.*
...Invitation à ce que l'Église réalise elle-même sa propre inversion, la pire : celle où le surnaturel serait non seulement renversé, mais ramené plus bas que le naturel, attendu que ce « monde » qu'on lui demande de servir n'observe même pas la loi de ce degré naturel ; inversion où le surnaturel est invité à s'abaisser devant *un temporel sous-naturel.* Autrement dit : ce n'est plus le monde qui doit recevoir son salut de l'Église, c'est l'Église qui doit chercher son salut dans un monde sous-naturel. *Haec omnia tibi dabo si cadens adoraveris me*.
La Révolution elle-même ne serait pas tellement hostile au Christ, à l'Église, au christianisme, mais toujours à la condition : *si cadens adoraveris me*... Car elle ne refuse personne : si *cadens*... Que l'on tombe ! Ce qu'elle n'admet pas, c'est de nous voir, nous chrétiens catholiques, au nom tout à la fois du naturel et du surnaturel, récuser son principat sur le monde... »
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### Garabandal et les imbéciles
LES IMBÉCILES, bien sûr, c'est nous. Nous tous peuple chrétien, braves catholiques du rang, que l'on traite comme tels et qui, à ce qu'il paraît, le supportons avec tous les signes extérieurs du consentement le plus passif et le plus complet.
De Santander, à la date du 17 mars 1967, nous avons été enfin prévenus :
« *Tous les faits qui se sont produits à Garabandal ont une explication naturelle. *»
Fort bien : mais une explication naturelle, par définition, est tout le contraire d'un mystère. Une explication naturelle, on peut la comprendre. Il suffit de nous la donner. On ne nous la donne pas.
Si l'on nous disait : *il n'est pas exclu* qu'une explication naturelle *puisse être trouvée,* ce serait autre chose. Mais on nous affirme : *il y a* une explication naturelle pour *tous* les faits de Garabandal. On la connaît donc. Ce n'est pas une hypothèse. C'est une certitude. Tout est expliqué. Mais on ne nous, explique rien.
25:113
Il y a une explication des faits qui sont rapportés dans le livre *L'Étoile dans la montagne* ([^3])* ;* dans le livre de F. Sanchez-Ventura y Pascual, *La Vierge est-elle apparue à Garabandal* ([^4])* ;* et dans le dernier ouvrage paru : *Le Journal de Conchita* ([^5])*.* Il y a une explication naturelle. Alors, laquelle ?
Tous les journaux français ont reproduit la nouvelle : *l'explication est naturelle.* Mais aucun n'a demandé quelle est donc cette explication ; aucun n'a cherché à la connaître ni même à la supposer.
Quand la morne incuriosité atteint un tel degré, cela devient une sorte de miracle.
\*\*\*
Nous affirmer qu'il existe une explication naturelle, qu'on l'a découverte, et ne point nous dire laquelle, c'est clairement nous traiter comme des imbéciles.
\*\*\*
De Santander, par la même occasion, on nous adresse cette monition :
« *Une fois de plus, il est bon de rappeler que les vrais messages du Ciel nous parviennent par les paroles de l'Évangile, des Papes, des Conciles et du Magistère de l'Église. *»
Point final. Point c'est tout.
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Il ne manque à cette belle énumération limitative que d'être contresignée par l'évêque de Leira-Fatima, par l'évêque de Tarbes et Lourdes, et par l'archevêque de Paris qui est l'Ordinaire de la Rue du Bac.
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Quoi qu'il en soit de ce dernier point de doctrine, revenons au premier, qui est de fait : *l'explication* existe, elle est *naturelle.* Cela veut dire qu'elle est accessible à la raison. A condition que l'on veuille bien cesser de nous la dissimuler.
Vous avez l'explication, elle est naturelle, et pourtant vous refusez de rien nous expliquer. ?
Non, ça ne va pas.
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### Voici Gilson
Nous commençons dans le présent numéro la publication intégrale d'une grande étude d'Étienne Gilson : *Christianisme et philosophie*. Cette publication occupera cinq numéros successifs de la revue, selon l'ordre des cinq chapitres de l'ouvrage :
I. -- Nature et philosophie.
II\. -- Calvinisme et philosophie.
III\. -- Catholicisme et philosophie.
IV\. -- Théologie et philosophie.
V. -- L'intelligence au service du Christ-Roi.
Nous tenions beaucoup à mettre cet ouvrage sous les yeux et à la disposition de nos lecteurs, et précisément en ce moment. Cela nous a été rendu possible par l'aimable autorisation d'Étienne Gilson lui-même et par celle de son éditeur, la Librairie philosophique J. Vrin ; autorisation qui est d'autant plus généreuse et amicale que l'ouvrage n'est pas épuisé, il est toujours en vente à la Librairie Vrin. Sa première édition est de 1936 ; la seconde est de 1949. Il aurait pu être écrit aujourd'hui et s'il n'avait pas été écrit, il faudrait l'écrire maintenant.
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Le premier chapitre, qui parle notamment du protestantisme sans concessions et sans faiblesse, fut à l'origine une conférence prononcée devant un groupe d'étudiants de la Faculté de théologie protestante de Paris : cela se passait il y a trente ans. Tels étaient l'œcuménisme et le dialogue que savaient pratiquer des esprits qui n'étaient à l'époque, et pour cause, nullement gagnés par la « mentalité post-conciliaire ». Bien entendu, c'est sur l'invitation des étudiants calvinistes et de leurs professeurs que Gilson était allé leur parler en catholique.
Cet aspect fort important de l'ouvrage n'est pourtant point à nos yeux son aspect essentiel. Certes, il est bon de se souvenir de l'occasion et de la circonstance, et de trouver une première leçon dans la manière dont Gilson y a répondu. Mais il nous apparaît surtout que les questions qu'il traite dans *Christianisme et philosophie* sont en substance les mêmes qui nous préoccupent aujourd'hui. CES QUESTIONS QUE L'ON PRÉTEND NOUVELLES NE LE SONT PAS, et en voilà la preuve. Ce qui est nouveau, ce n'est pas non plus l'inconscience et l'ignorance avec lesquelles plusieurs les abordent (encore que cette inconscience et que cette ignorance aient, sans doute, augmenté). La nouveauté, c'est la sorte d'anarchie intellectuelle qui s'est installée dans de larges zones sociologiques à l'intérieur de l'Église, où la fonction d'enseigner avec autorité tout ce qui est certain et cela seul qui est certain subit en fait une dangereuse éclipse. Et, comme disait Péguy, « quand il y a une éclipse, tout le monde est à l'ombre ».
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A ceux qui cherchent des lumières qui ne soient ni vacillantes ni décevantes, nous recommandons et nous procurons *Christianisme et philosophie.*
\*\*\*
Subsidiairement, mais inévitablement, une telle publication prend aussi la valeur d'un hommage public rendu à l'écrivain et au penseur. Nous ne le tirons point à nous, ni ne nous laissons tirer à lui. Il est libre, et seul responsable de ce qu'il exprime : et nous-mêmes pareillement. Mais il est de fait que, sur l'essentiel, nous sommes en profond accord avec lui. Et il est de fait, d'autre part, que si quelqu'un mérite un hommage public, c'est bien lui. Voici donc l'hommage ; et voici, à partir du présent numéro, ce qu'il nous dit.
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## CHRONIQUES
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### Péché et prédication
*La prédication d'un missionnaire\
du C.P.M.I.*
par R.-Th. Calmel, o.p.
Explication du sigle : le « C.P.M.I. » est le « Centre de pastorale des missions à l'intérieur ».
« Nous avons appelé les péchés par leur noms bien concrets et ce n'est pas une définition thomiste (je le suis, thomiste !) à laquelle nos gens n'auraient rien compris. »
(Un « vieux missionnaire et prédicateur du C.P.M.I. », dans les *Informations catholiques internationales* du 15 février 1967, page 2.)
APRÈS avoir adressé des reproches à Maritain parce qu'il a fait le procès d'une certaine prédication à la mode ([^6]), un vieux missionnaire du C.P.M.I. poursuit éloquemment :
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« Nous ne parlons pas du « péché » en général, mais que faisons-nous donc tous (*sic*) quand nous dénonçons les milliards d'hommes qui ont faim, ceux qui vivent chez nous et ailleurs dans les bidonvilles, les scandales des logements, celui des salaires... Que font les prophètes d'Israël, d'Osée à Amos, quand ils parlent des opprimés, des gens qui ont faim, qui sont nus, etc. Et même Jésus dans l'Évangile du jugement ? Mais nous avons appelé les péchés par leurs noms bien concrets, et ce n'est pas une définition thomiste (je le suis, thomiste !) à laquelle nos gens n'auraient rien compris. »
Quand vous prêchez, mon Père, contre la faim dans le monde et contre les bidonvilles, vous ne dénoncez *pas forcément* le péché. La preuve la plus obvie est la suivante : bien des orateurs communistes, qui ont rejeté fort consciemment Dieu et sa loi, Jésus-Christ et la vie éternelle, tonnent aussi bien que vous contre la faim dans le monde et contre les bidonvilles. Il n'en est pas de même lorsque vous prêchez contre l'indifférence religieuse, l'orgueil ou la luxure. Là, certainement, vous dénoncez des péchés véritables. Et nul agitateur communiste ou révolutionnaire ne viendra vous faire concurrence sur ce point. -- Et même dans les questions temporelles les orateurs communistes ne vous feront pas concurrence si vous enseignez *comme elle est, c'est-à-dire reliée à la vie surnaturelle*, la doctrine sociale de l'Église.
Du reste si c'est le péché que vous dénoncez en parlant contre le sous-développement ou la misère, vous devez faire un devoir à vos auditeurs de se confesser de ces fautes et de s'en corriger ? Je doute que vous alliez jusque là. Et vous seriez peut-être le premier embarrassé si les pénitents vous faisaient la confession suivante : *Je m'accuse de ne pas avoir donné à manger à des milliards d'inconnus. Je m'accuse d'être l'auteur des bidonvilles de Paris, de Marseille ou de Madrid*.
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Ou encore : *Je m'accuse de faire prolonger la guerre du Vietnam*. -- Je ne nie pas, mon Père, qu'il y ait des péchés dans l'ordre civique, par manquement à la justice. Seulement, vous admettez sans doute que nul ne manque à la justice quand il n'existe pas d'obligation de justice. Vous ne péchez pas contre la justice si vous ne payez pas le procès-verbal que votre voisin a récolté pour avoir brûlé un feu rouge. Eh ! bien, je vous le demande, quel peut être à l'égard « des milliards d'hommes qui ont faim » l'obligation en justice de l'immense majorité de vos auditeurs ? Sont-ils chefs d'État ou ministres ? Députés ou même magistrats municipaux ? Je suppose que la plupart d'entre eux sont d'humbles paroissiens du menu peuple fidèle : modestes employés, petits commerçants, mères de famille qui ne peuvent se payer une femme de ménage, jeunes filles qui n'ont pas le courage de refuser des modes dégradantes, personnes âgées, pauvres et seules. Et sans doute ces humbles auditeurs ont-ils des obligations de justice. Mais elles sont beaucoup moins vastes que vous ne dites, et plus immédiates, plus pratiques.
Par ailleurs, ceux qui écoutent nos sermons n'ont pas que des obligations de justice. Ils sont tenus, nous sommes tenus de croire (croire en Dieu et aux vérités surnaturelles) ; d'*espérer* (espérer la vie éternelle et non pas l'abolition de la faim dans le monde) ; nous sommes tenus d'aimer, et d'abord d'aimer Dieu notre créateur et rédempteur. Faut-il parler du devoir d'être pur, d'être humble et courageux, d'observer les lois du mariage, de donner aux enfants une éducation chrétienne ? Est-il nécessaire de vous rappeler que, en toutes ces matières, l'on peut pécher et pécher mortellement ?
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Il est peut-être nécessaire en effet de vous le faire observer car, alors que vous prétendez *appeler les péchés par leurs noms bien concrets*, cependant vous ne les nommez ni ORGUEIL, ni IMPIÉTÉ, ni LUXURE, ni LACHETÉ, -- ni ENVIE, ni PARESSE, -- ni MANQUE DE FOI, ni INDIFFÉRENCE RELIGIEUSE, mais uniquement INJUSTICE SOCIALE ; et même l'injustice sociale que vous décrivez est tellement en dehors de la responsabilité véritable de vos auditeurs qu'ils ne peuvent pas s'en reconnaître coupables. Vous avez *appelé les péchés par leurs noms bien concrets,* dites-vous. Que serait-ce si vous leur aviez donné un nom imaginaire ?
Vous vous réclamez de *Jésus dans l'Évangile du jugement *? Encore ne faudrait-il pas restreindre la pensée de cet Évangile, ni surtout le séparer des autres. Car s'il est vrai que nous serons jugés sur notre amour du prochain (Matt., XXV), il est encore plus vrai que *cet amour dépend de l'amour de Dieu ou le présuppose* (Luc, X. 27 -- 29) *et que l'amour de Dieu ne va pas sans la foi et l'humilité, le courage et la pureté et toute l'observation de la loi naturelle.* Il est bien écrit, dans le texte que vous invoquez implicitement : « Allez, maudits, au feu éternel, car j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger. » Mais il est encore écrit ailleurs que le feu éternel n'est pas réservé seulement à ceux qui n'ont pas porté secours au prochain dans ses nécessités matérielles. Seront condamnés aussi les orgueilleux qui ont refusé de croire, les lâches qui n'ont pas confessé la foi, les endurcis ou les désespérés qui ont péché contre l'Esprit Saint, les impudiques, les scandaleux, les avares qui n'ont pensé qu'aux biens de ce monde. Je suppose qu'un *vieux missionnaire et prédicateur du C.P.M.I.* ne doit pas ignorer ces textes. Mais relisons-les ensemble pour bien voir que toute la doctrine évangélique sur le jugement n'est pas contenue dans le chapitre XXV, de saint Matthieu.
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« Celui qui ne croit pas au Fils de Dieu est déjà jugé. » (Jo. III. 18) -- « Qui croira et sera baptisé sera sauvé, qui refusera de croire sera condamné. » (Marc XVI, 16) -- « Celui qui me reniera devant les hommes, moi je le renierai devant mon Père qui est dans les cieux. » (Mt. X, 33.) -- « Tout péché et blasphème sera pardonné aux hommes, mais le blasphème contre le Saint-Esprit ne leur sera pas pardonné. » (Mt XII, 31.) -- « Les impudiques, les idolâtres, les adultères, les pervers, les pédérastes, les voleurs, les cupides, les ivrognes, les insulteurs et les rapaces n'hériteront pas du royaume de Dieu. » (I Cor. VI, 10.)
\*\*\*
*Nos gens, dites-vous, ne comprendraient rien à une définition thomiste* du péché. Je ne serais pas aussi négatif. Je vois mal pourquoi nos gens seraient réduits à ne rien comprendre si nous disons avec saint Thomas, et *dans sa perspective de la loi et de la vertu*, « le péché est toute parole, toute action, tout désir contraire à la loi éternelle » et divine (Ia IIae qu. 71). Le prédicateur qui est thomiste, comme vous faites profession de l'être (« je le suis, thomiste ! ») saura montrer qu'il existe une loi naturelle ; une loi inhérente à la nature des êtres, intérieure à leur constitution, de par la sagesse de Dieu ; une loi bien différente des règlements de pure administration. En vertu de la sagesse de Dieu qui a créé tous les êtres, la rose a pour loi de fleurir et de charmer les regards, comme le pinson a pour loi de chanter. Et toujours en vertu de la sagesse de Dieu, qui a créé les *natures spirituelles et libres* que nous sommes et qui les *a élevées* à la dignité surnaturelle, nous avons pour loi de réjouir le cœur de Dieu par notre amour, de revenir vers lui *à pas d'amour.* Les notions d'une loi *naturelle à la créature libre,* et d'une loi surnaturelle, d'une inclination de la grâce, étant bien comprises par vos auditeurs, vous leur montrerez ensuite que la loi naturelle et la loi de grâce, qui nous sont intimes, ont été proclamées et promulguées extérieurement -- sont gardées par l'Église -- et s'expriment dans les actes des différentes vertus.
36:113
Je ne pense pas que les paroissiens aient grande difficulté à comprendre ceci : la loi que Dieu a mise en nous et qu'il a promulguée au dehors, consistant à l'aimer par-dessus tout, cet amour serait illusoire et mensonger s'il demeurait exclusivement sentimental et prétendait ne pas faire cas de la justice et de la force, de l'humilité et de la pureté, et en général de toutes les vertus naturelles et infuses. Vos paroissiens au contraire saisiront très bien que la charité est *la forme des vertus* c'est-à-dire les fait rechercher et pratiquer ; toutes les vertus, et pas seulement la justice sociale qui vous est particulièrement chère (Ia IIae qu. 60-70). Qu'y a-t-il dans ce thomisme-là d'hermétique et d'inintelligible ? Ils saisiront encore, vos paroissiens, si vous poursuivez votre prédication, armée par le thomisme, que l'opposition à la loi de Dieu est une opposition à Dieu lui-même ; car il n'est pas possible que Dieu se veuille comme Dieu et n'attache pas d'importance à l'ordre qu'il a établi quand il a créé les êtres et les a élevés à la vie de la grâce ; de sorte que, si la créature libre ne peut blesser Dieu en lui-même, *ad intra,* elle le blesse cependant autant qu'il est possible de le faire en violant les dispositions de sa loi très sainte. Dieu est tellement atteint par le péché que seule une Personne divine, peut satisfaire convenablement (IIIa pars, qu. 1). Où donc mieux que dans la Somme trouverez-vous la justification de cette vérité première du sens chrétien : un manquement volontaire à la loi de Dieu (en matière grave) touche Dieu lui-même, car il s'oppose à ce que Dieu ne peut pas ne pas vouloir ? -- Enfreindre un règlement d'administration pure, c'est contrevenir à une disposition passagère qui est aujourd'hui et demain sera changée ; mais, être impie ou méchant, -- orgueilleux, hypocrite ou luxurieux -- c'est s'opposer à une volonté immuable du Seigneur Dieu ; c'est atteindre Dieu.
37:113
Croyez-vous que les chrétiens soient imperméables à ces propos ? Tout chrétien redit spontanément avec le prodigue : « Père, j'ai péché *contre le Ciel* et contre vous » (l'offense des enfants à leurs parents de la terre met en cause le Père du ciel qui a fait les parents et les enfants). -- Tout chrétien reprend naturellement à son compte le psaume de David : « Ayez pitié de moi Seigneur (*Miserere mei Deus*) car c'est *contre vous seul* que j'ai péché. » Le roi David n'avait certes pas la haine de Dieu ; il savait pourtant que c'est Dieu même qu'il avait offensé par l'adultère et l'homicide. (Encore qu'il fût roi et, à ce titre, obligé plus que d'autres à la justice sociale, il savait très bien que, même pour un roi, tous les péchés ne se ramènent pas à l'injustice sociale et que tous les péchés atteignent le Seigneur Dieu).
Puisque vous êtes thomiste, vous avez médité sûrement dans la IIa IIae les traités des vertus et du péché, de la loi et de la grâce. Je suis étonné que vous n'ayez pas vu à quel point ils sont utiles dans la prédication, et comment saint Thomas -- ici comme partout -- ne fait que justifier, coordonner, illuminer en profondeur les données premières du sens commun et de l'instinct de la foi. Sans doute il recourt à un langage technique et la philosophie d'Aristote est l'instrument approprié qui lui permet de creuser et de légitimer les énoncés premiers du sens commun et les articles de la foi. Il reste que c'est bien le donné rationnel et le donné révélé qu'il explique et approfondit. Il ne fait pas de savantes élucubrations à côté. Et c'est pour cela qu'il est si précieux aux prédicateurs. Si la mission du prédicateur est d'annoncer la foi à ceux qui ne l'ont pas et de rendre conscients de leur foi ceux qui la possèdent, n'est-il pas évident qu'il aura tout intérêt à méditer la doctrine de ce frère prêcheur du XIII^e^ siècle dont l'Église a fait son *Docteur commun,* parce qu'il a justifié et exposé la foi pour les chrétiens de tous les siècles et de tous les pays.
38:113
Quand vous, déclarez en substance : je suis un prédicateur de formation thomiste, mais dans mes prédications sur le péché j'appelle le péché *par ses noms bien concrets* et je ne veux rien savoir de la définition thomiste, eh ! bien, je crains que votre thomisme ne soit demeuré *étranger au concret *; une sorte de construction idéale en dehors de votre perception du concret, et comme un jeu de l'esprit qui ne serait pas nourri par l'expérience la plus personnelle et la plus quotidienne. Je sais que certains thomistes pratiquent le thomisme de cette façon, mais aussi je ne les crois disciples de saint Thomas que par quiproquo, tout au plus, comme *Peregrinus* le faisait observer justement ([^7]), sont-ils des archivistes exacts et consciencieux de la doctrine du maître, mais non pas vitalement thomistes. Ce n'est pas ainsi que je conçois le thomisme, ni l'ordre qu'il établit dans toute la vie intellectuelle et dans la vie intérieure même. -- Pour en revenir, mon Père, à la prédication sur le péché, j'estime que le thomisme nous permet d'approfondir la Révélation évangélique sur ce redoutable mystère ; de ne pas le réduire à la violation de la justice sociale ; de mieux comprendre la réalité et la sainteté de la loi de Dieu ; de mieux percevoir la portée du sacrifice de la Croix, rendu présent à chaque messe, et qui est absolument indispensable *pour la rémission des péchés.*
R.-Th. Calmel, o. p.
39:113
### Christianisme et philosophie
***I. -- Nature et philosophie***
par Étienne Gilson\
de l'Académie française.
Permettez-moi d'abord de vous remercier de la grande marque de confiance que vous m'avez accordée en m'invitant à vous adresser la parole ([^8]), mais aussi de m'excuser d'avoir quelque peu modifié, non pas le sujet, mais le titre que vous m'aviez proposé : la Philosophie chrétienne. Il m'a en effet semblé que nous aurions tous profit, et moi le premier, à reporter le débat sur un plan plus profond que ne l'eût été celui-là. Je me propose donc de m'entretenir ce soir avec vous du problème fondamental des rapports entre Christianisme et Philosophie, mais avant d'aborder la question elle-même, il me semble indispensable d'éclaircir la manière dont j'ai l'intention de la poser.
40:113
La méthode la plus naturelle semblerait, à première vue, de tenter une détermination dogmatique de ce que doivent être, dans une même conscience, les rapports du christianisme et de la philosophie. Je ne la suivrai pourtant pas, précisément parce qu'elle est naturelle et que nous sommes devant un problème qui dépasse l'ordre de la nature. Quelque différentes que soient nos convictions religieuses, nous sommes assurément d'accord pour admettre, que dès que le christianisme est impliqué dans une question, il ne dépend plus uniquement, ni même principalement de nous d'en trouver la réponse. Allons plus loin ; l'un de nous aurait-il le bonheur de la trouver et l'habileté requise pour la formuler en termes universellement intelligibles, il ne dépendrait pas que de lui de la faire accepter, ni que de ses auditeurs de l'accepter. Que dis-je ? Il ne dépendrait pas de lui seul de l'accepter lui-même : *non ego autem, sed gratia Dei mecum* (I Cor., 15, 10). Prions donc Dieu qu'il nous éclaire, et que sa grâce fasse en nous son œuvre, car elle seule peut nous découvrir la vérité et, nous l'ayant découverte, nous la faire embrasser.
Dans de tels dialogues, le rôle de l'interlocuteur humain est nécessairement modeste, ce qui ne veut pas dire qu'il soit nul. Peut-être même a-t-il une réelle importance, lorsque celui qui se pose la question est un philosophe, car l'une des tâches essentielles du philosophe me semble être de définir ce que j'appellerais volontiers des *positions pures.* En fait, il est à peine possible de les rencontrer à l'état de réalisation concrète, car les hommes les cherchent rarement et, s'ils les trouvent, s'y tiennent plus rarement encore. Notre tendance naturelle est de vivre confortablement dans la région impure du compromis, tout en admettant des principes qui, si nous les appliquions strictement, nous interdiraient les facilités que le compromis nous accorde.
41:113
Voir ce que serait une position pure, ce n'est certes pas la même chose que s'y établir, mais c'est déjà quelque chose, car à partir du moment où nous la voyons, nous savons du moins comment nous devrions penser pour que notre manière de vivre devînt légitime, ou comment nous devrions vivre pour nous mettre d'accord avec notre manière de penser.
Une première manière de résoudre le problème sans s'engager dans un compromis bâtard, serait de refuser au chrétien comme tel tout droit à la connaissance philosophique. Il y a longtemps que les Pères y ont pensé. Dès les premiers siècles de l'Église commencent à se distinguer ces deux grandes familles spirituelles qui ne cesseront sans doute jamais d'y cohabiter : les amis de la philosophie et ses ennemis. Tatien pourrait être choisi comme l'ancêtre de la deuxième, et l'auteur inconnu de l'*Irrisio philosophorum* lui tiendrait facilement lieu de second. Pour ne pas nous perdre dans l'histoire, rappelons simplement que le XII^e^ siècle, témoin de l'essor des études logiques, retentit des protestations du théologisme pur contre l'usage des sciences profanes. Pour saint Pierre Damien, par exemple, il n'est pas jusqu'à la grammaire qui ne soit dangereuse. Le premier des professeurs de grammaire est à ses yeux le Diable. Et voyez ce qu'il en a fait ! En disant à nos premiers parents : *Eritis sicut Dii*, il leur a enseigné à décliner *Deus* au pluriel. La première leçon de grammaire fut en même temps une leçon de polythéisme. Que dirons-nous donc de la logique, et quels ravages ne causera-t-elle pas en théologie si on lui permet de s'y introduire ? Souvenons-nous que les miracles et les mystères ne se laissent pas réduire en syllogismes, et que Dieu ne saurait être soumis au principe de contradiction. Que le chrétien laisse donc aux païens cette science païenne, qui ne vaut que pour un monde païen.
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Lorsque Dieu a voulu sauver le monde, il n'a pas choisi douze professeurs de philosophie pour en faire ses apôtres, mais des humbles, des simples, des ignorants. Ce sont eux qui sont et doivent rester nos maîtres, car ils sont les porte-parole du Christ et c'est cette parole seule qui sauve : *In Deo igitur, qui vera est sapientia, quaerendi et intelligendi finem constitue* (*De sancta simplic*., cap. 8, P. L., t. 145, c. 702).
Cette « sainte simplicité », que Huss devait rencontrer plus tard dans une occasion tragique, a trouvé au Moyen Age de nombreux avocats et des défenseurs acharnés. C'est pourtant une question de savoir si la pureté, non certes de leurs intentions, mais de leur position, était de nature à justifier leur zèle. Le sentiment qui les anime est assez évident, car eux-mêmes l'ont inlassablement exprimé. Chrétiens, prêtres et moines, ces hommes jugent de tout en fonction d'un seul et unique souci, celui du salut. Si l'on voulait leur jouer le mauvais tour de définir leur position par un syllogisme en forme, on pourrait dire à peu près ceci : il n'y a que le salut qui importe ; or la parole de Dieu est le salut ; donc il n'y a que la parole de Dieu qui importe. Voilà ce que l'on retrouve d'essentiel et de constant sous les doctrines de tous les antiphilosophes de cette époque. Qu'ils le disent avec une grossièreté bourrue, comme saint Pierre Damien ; avec une réserve plus digne et plus mesurée, comme saint Bernard ; avec des angoisses de conscience émouvantes, comme fait Otloh de Saint-Emmeram dans le *Livre de ses tentations,* tous veulent dire au fond la même chose : un chrétien doit renoncer au monde pour se sauver ; un moine ne s'est fait moine que pour réaliser sous sa forme parfaite la vie du chrétien ; le moine doit donc sortir complètement du monde, et puisque la philosophie est du monde, le moine doit sortir totalement de la philosophie. *Conversus a saecularibus* et *conversus a philosophia* sont pour lui une seule et même chose. Pourquoi donc s'engagerait-il dans des recherches, non seulement inutiles, mais dangereuses à qui poursuit l'unique nécessaire : le salut ? On n'allume pas une chandelle, dit Pierre Damien, pour voir le soleil.
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Cet état d'esprit, fort répandu au Moyen Age, est le même qui, sous une forme un peu moins rude, parle encore aujourd'hui à tout lecteur catholique de l'*Imitation de Jésus-Christ* (1, 2). Faut-il ajouter que chacun de nous sent en soi-même ce qui confère à cette attitude une valeur permanente, un caractère de véritable nécessité ? Les maîtres du *contemptus saeculi* avaient raison, en ce sens du moins que, prédicateurs et moralistes, leur zèle de convertisseurs ne pouvait s'exprimer autrement. Qui donc leur ferait reproche d'avoir dit aussi fortement que possible ce dont ils veulent nous convaincre pour le salut de notre âme ? En ce sens, qui était le leur, non seulement la philosophie, mais même la théologie dogmatique devait être reléguée au second plan : « J'aime mieux sentir la componction que d'en savoir la définition. » (*Imit*., I, 2, 9.) Rien de plus juste. Pourtant, leur position souffrait d'une difficulté, dont ils ne se sont pas soucié, bien que leurs adversaires se soient employés sans relâche à la leur mettre sous les yeux. Cette philosophie dont on ne voulait plus, n'était-ce pas l'œuvre de la raison ? Or la raison naturelle elle-même est l'œuvre de Dieu ; elle est même en nous comme une image divine, la marque laissée par le Créateur sur son ouvrage. C'est d'elle qu'il est dit dans l'Écriture « Signatum est super nos lumen vultus tui, Domine. » (Ps. VI, 7.) On nous invite à mépriser en nous l'image de Dieu ; mais ce serait mépriser en nous Dieu lui-même ! Voilà sans doute pourquoi saint Augustin, peu suspect d'accorder une suffisance excessive à la nature, recommandait pourtant comme nécessaire au chrétien l'étude de la dialectique (*De Ordine*, II, 13 ; P.L., t. 32, c. 1013), et ce sont là les raisons expresses qu'invoquait Bérenger de Tours, dans son traité *De sacra coena*, pour justifier l'usage de la logique en matière de théologie.
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On sait qu'il en arrivait à nier la transsubstantiation et nul ne songe à s'étonner des attaques violentes dont ses conclusions furent alors l'objet. Mais la question n'est pas là. Il s'agit seulement ici de savoir s'il avait raison ou non de considérer comme légitime l'usage de la raison logique en théologie ? Plus exactement encore, il s'agit de savoir ce que des théologiens catholiques pouvaient valablement lui répondre lorsqu'il leur disait : « Il est d'un grand cœur d'avoir recours en tout à la dialectique, car y avoir recours est avoir recours à la raison ; or celui qui n'y a pas recours est pourtant fait à l'image de Dieu par sa raison ; c'est donc son honneur même qu'il méprise et il ne peut se renouveler, de jour en jour à l'image de Dieu. » Que répondre à cela ? Que peut-il y avoir là dedans de contestable pour un catholique ? Que l'homme soit fait à l'image de Dieu ; que l'image de Dieu en l'homme soit la raison ; que ce soit là un honneur dont nous avons le devoir de tirer tout le bénéfice possible, pas une de ces positions qui ne soit inébranlablement vraie du point de vue d'Augustin, de Pierre Damien ou de Bernard de Clairvaux eux-mêmes. Mais si l'on accueille la raison, il faudra bien accueillir la logique, et que restera-t-il alors de tant d'imprécations contre les philosophes et de la condamnation dont on les accable ? Théologiquement comme philosophiquement, la position des antidialecticiens du Moyen Age était aussi chancelante que leur zèle était ferme, et c'est d'ailleurs pourquoi, en dépit de leur ardeur religieuse, de leur autorité, parfois même de leur sainteté, le mouvement des études profanes ne cessa de s'amplifier au cours du Moyen Age ; servante de la théologie, la philosophie devint de plus en plus indispensable à sa maîtresse, à tel point que l'on ne put bientôt plus étudier la théologie sans avoir longuement étudié d'abord la philosophie. Aujourd'hui encore, qui ignore Aristote ne comprendra pas grand'chose à la *Somme* de saint Thomas d'Aquin.
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Pour trouver une position pure qui corresponde à cette condamnation sans réserve de la philosophie, et la justifie, il faut en arriver à la Réforme. Car le jeune Luther fut d'abord essentiellement un moine hanté par le besoin du salut, et qui méprisa cordialement tout ce qui ne pouvait y servir. On sait assez qu'il s'exprime sans indulgence sur les intrusions de la dialectique, des dialecticiens et, généralement parlant, de la raison philosophique dans l'ordre de la théologie. S'il n'eût fait que cela, son attitude n'eût rien eu d'original, pas même sa grossièreté ni sa violence, qui sont peut-être ce qu'il y a chez lui de moins sympathiquement médiéval. Il qualifie tout commentaire sur la physique d'Aristote de « déclamation rhétorique sur l'ordure » ; la philosophie est pour lui une folie, et la théologie qui en use n'est qu'une lie mal bouillie : *Vae tibi maledicta blasphemia, ut incocta est haec fex philosophiae !* Tout cela n'est certes pas très aimable ; mais saint Pierre Damien ne s'était pas fait scrupule de traiter les sciences profanes de « prostituées de théâtre », ce qui ne l'était pas davantage, quand même, avec une verdeur toute biblique, il n'accusait pas leurs sectateurs de tromper les honnêtes filles de Laban avec des « concubines de lupanar » (*De perfect. monachorum*, c. XI ; P. L. t. 145, col. 306). Ce qu'il y avait de nouveau dans la Réforme, sur ce point du moins, ce n'était ni un ton, ni même une attitude, mais une doctrine. Pour la première fois dans l'histoire du christianisme, cette condamnation radicale portée contre la philosophie par tant de chrétiens, éloquemment formulée mais jamais fondée, se trouvait prise au sérieux et recevait sa pleine justification.
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Pour sentir ce qu'il y avait de vraiment neuf dans l'attitude de Luther, il n'est pas inutile de la comparer à celle d'un homme dont il s'est souvent réclamé, saint Augustin. *Augustinus meus totus est*, dit-il dans son *De servo arbitrio* (éd. Weimar, t. 18, p. 640). Qu'il ait vécu dans cette illusion, rien, en un sens, n'est plus compréhensible. Le Docteur de la grâce devait retenir l'attention d'un homme pour qui la grâce était devenue le tout de la vie religieuse, et la vie religieuse elle-même la seule vie qui compte. Il reste pourtant qu'un écart infranchissable sépare l'attitude de Luther de celle de saint Augustin. On chercherait vainement chez l'évêque d'Hippone cette condamnation radicale de la nature déchue qui revient constamment sous la plume de Luther. Tout au contraire, la nature déchue reste à ses yeux si belle, si bonne et si grande qu'il n'hésite pas à dire que Dieu l'eût-il créée telle qu'elle est après la faute, elle suffirait encore à prouver l'infinie sagesse de son auteur. Ce thème, que j'ai proposé ailleurs de nommer l' « éloge de la nature déchue », me semble exprimer à merveille un aspect essentiel de l'augustinisme authentique, celui de saint Augustin. Il s'étale avec ampleur dans un texte capital de la *Cité de Dieu*, où l'auteur énumère « les biens que Dieu a conférés à la nature viciée et damnée elle-même (*quae ipsi quoque vitiatae damnataeque naturae contulit*), ou qu'il lui confère encore à présent ». Qu'on relise attentivement tout le chapitre 24 du XXII^e^ livre, et l'on verra combien Augustin reste étranger à ce qui sera le cœur même de la théologie luthérienne. Pour lui, « Dieu n'a pas enlevé au condamné tout ce qu'il lui avait donné, sans quoi il n'existerait plus du tout », et ne croyons pas que ce que Dieu lui a laissé soit peu de chose : « C'est lui qui a donné à l'âme humaine l'entendement... Et, quoique stérile parfois, cette capacité qu'au sortir des mains divines la nature raisonnable a pour de tels biens, quel bien elle est en elle-même, quel admirable chef-d'œuvre du Tout-Puissant, qui sera capable de le dire ou même de le concevoir comme il faut ?
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En effet, même en laissant de côté ces arts de bien vivre et d'arriver à la félicité immortelle qu'on nomme les vertus, et que seule la grâce de Dieu, qui est dans le Christ, donne aux enfants de la promesse et du royaume, l'esprit humain n'a-t-il pas découvert et mis en œuvre, soit pour nos besoins, soit pour notre plaisir, tant d'arts, et de si grands, où le pouvoir de la pensée et de la raison se révèle si excellent, jusque dans la poursuite de choses superflues, dangereuses ou même pernicieuses, qu'il atteste quel grand bien est en soi cette nature qui a pu découvrir ces arts, les apprendre ou les pratiquer ? ... Quelle prodigieuse variété de signes, et, au premier rang, les paroles et les lettres inventées pour communiquer et persuader nos pensées ! ... Quelles séductions la poésie, la musique, la voix ont-elles oubliées pour charmer l'oreille ? Avec quelle sagacité la science des nombres et de l'étendue n'a-t-elle pas découvert la situation et la courbe des corps célestes ? Enfin, de quelle infinité de connaissances naturelles l'intelligence humaine ne s'est-elle pas remplie ? Qui pourrait le dire, surtout si, au lieu de les réunir en groupe, nous voulions nous arrêter sur chacune ? Et pour prendre la défense même des erreurs et des faussetés, qui saurait apprécier avec quelle grandeur ont brillé les esprits des philosophes et des hérétiques, ? Car nous parlons ici de la nature de la pensée humaine, ornement de cette vie mortelle, non de la foi et du sentier de la vérité qui conduisent à l'immortelle ([^9]). » Certes, toutes ces splendeurs, et bien d'autres qu'il énumère, ne sont pour Augustin que des consolations de misérables et de condamnés : *miserorum damnatorumque solatia *; mais qu'elles demeurent pour lui bonnes et belles et, plus que tout, cette *natura mentis humanae* où luit encore, même après la faute, un reflet vivant de la lumière créatrice !
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Pour voir s'éteindre ce dernier reflet, c'est à l'œuvre des Réformateurs, et tout particulièrement de Luther, qu'il faut en arriver. Encore convient-il, même en parlant d'une pensée aussi entière que la sienne, de garder la mesure nécessaire. Il ne serait pas vrai de dire, par exemple, que Luther ait purement et simplement nié la persistance d'un ordre naturel, même après le péché originel, ou qu'il ait perdu toute sensibilité pour ce que cet ordre a conservé de valeur propre. Ce qu'il pense de la question apparaît clairement dans ce qu'il dit du libre arbitre, car cette qualité de la volonté, comme la science qui est une qualité de la raison, subsiste ou disparaît avec la nature même. Or Luther n'a jamais soutenu que le péché nous ait privé de la faculté de choisir librement, car, dit-il, elle ne fait qu'un avec la volonté même. Il y a dans le vouloir une spontanéité essentielle que rien ne peut en éliminer. Si donc on entend par libre arbitre l'absence de contrainte, il est clair qu'en aucun cas la volonté ne cesse d'être libre et c'est librement, spontanément, que le juste veut le bien sous la pression de la grâce, comme le méchant veut le mal sous celle de la concupiscence. Supposez le contraire, soumettez la volonté à ce que les scolastiques nommaient la *necessitas a coactione*, vous en ferez une Nolonté ([^10]).
Allons plus loin, Luther ne conteste pas davantage le fait évident que l'homme est resté libre de choisir entre une multitude d'actes possibles, comme de se lever ou de s'asseoir, de sortir avec un chapeau ou de se promener tête nue. Nous conservons notre libre arbitre à l'égard de tout ce qui est au-dessous de nous, c'est-à-dire, de tout ce qui ne concerne ni Dieu ni notre salut. Dans cet ordre inférieur, la volonté n'est pas seulement libre de contrainte, comme elle l'est toujours, elle est même libre de nécessité.
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Ajoutons pourtant que la liberté de l'homme s'arrête là : « Caeterum erga Deum, vel in rebus quae pertinent ad salutem vel damnationem, non habet liberum arbitrium, sed captivus, subjectus et servus est (homo), vel voluntatis Dei vel voluntatis satanae » ([^11])
Ce qu'il importe de bien comprendre, c'est donc d'abord que la négation luthérienne ne porte pas sur la nature, mais sur la valeur et l'efficace religieuses de la nature déchue ; mais c'est ensuite que, dans ces limites précises, la négation de la nature est sans appel, absolue, totale. On voit clairement qu'il en est ainsi à l'attitude adoptée par Luther devant l'objection classique : l'homme et Dieu ne coopèrent-ils donc pas à l'œuvre du salut ? Pour les théologiens catholiques, dont Érasme s'était fait le porte-parole, puisque l'homme coopère, c'est donc qu'il fait quelque chose pour se sauver. Pour Luther, puisqu'il faut que Dieu coopère, c'est donc que l'homme ne peut rien faire pour se sauver. Rien, pas même pendant que lui-même coopère ([^12]). Car Luther ne nie pas que l'homme le fasse ; tout au contraire, l'homme ne peut pas plus ne pas coopérer à la grâce si Dieu la lui donne qu'y coopérer si Dieu la lui refuse ; mais c'est aussi pourquoi la valeur méritoire de sa coopération reste strictement nulle. Même sous la grâce qui la sauve, la volonté reste frappée d'une stérilité religieuse totale, comme la nature déchue dont elle est l'expression.
Ce qui est vrai de la volonté l'est aussi de la raison, et en vertu du même principe, Luther n'a jamais commis l'absurdité de nier qu'il subsiste en l'homme une lumière naturelle de la raison, ni qu'elle demeure capable de construire progressivement une interprétation philosophique ou scientifique du monde.
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Il détestait Aristote, mais il admirait la philosophie de Cicéron, dont il espérait même le salut ([^13]). La vérité demeure pourtant que ce qui n'a pas de valeur religieuse semble avoir cessé de l'intéresser. Peut-être y a-t-il encore des gens que cela intéresse ; il n'y en a même que trop, et rien ne pourrait les convaincre qu'ils se détournent par là de l'unique nécessaire. Après tout, de l'ordure, c'est encore quelque chose ; on peut donc, si l'on aime l'ordure, la choisir comme thème d'exercice rhétorique. C'est ce qu'on appelle la physique. Quant au chrétien véritable, bien qu'il ne nie pas que, comme la volonté, la raison a gardé pouvoir sur ce qui est au-dessous de l'homme, il se souvient que ce qu'elle peut est sans importance véritable, et qu'elle ne peut rien sur ce qui en a une : c'est-à-dire ce qui concerne Dieu et notre salut. Ici encore, il faut donc maintenir que l'efficace religieuse de la nature est nulle. Érasme, qui comprenait beaucoup moins bien Luther que Luther ne le comprenait, a cru triompher de son adversaire sur ce point en lui rappelant la fameuse parole du Psaume *: Signatum est super nos lumen vultus tui, Domine*. C'était manquer le point aussi complètement qu'il l'avait fait en alléguant la coopération divine. Car enfin, répond Luther à Érasme, cette parole que tu appliques à la raison aveuglée, c'est de la connaissance du visage même de Dieu qu'elle parle. Et qu'est-ce que cette connaissance, sinon la foi ([^14]) ?
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Ainsi complètement disqualifiée pour parler de Dieu par ses propres forces, la raison sans la foi « ne sert de rien, n'est capable de rien et serait plutôt nuisible ». Avec la foi, c'est exactement la même raison qu'avant, comme la langue qui loue Dieu est exactement la même que celle qui le blasphème ; si donc elle peut alors rendre des services, ce n'est pas qu'elle soit devenue autre, mais simplement qu'au lieu d'être possédée du diable elle est désormais asservie à Dieu ([^15]). Il ne s'agit donc plus simplement ici, comme avec saint Pierre Damien, de savoir si la connaissance naturelle des choses est dangereuse, mais bien si la connaissance naturelle de Dieu est possible. Luther répond : non. Ayant porté contre la théologie naturelle cette condamnation sans appel, il pouvait la justifier pleinement par l'incapacité totale de Dieu dont il avait frappé la nature déchue. On ne peut, me semble-t-il, nier la pureté essentielle de sa position.
Damner la philosophie est une des manières possibles de s'en débarrasser. Ce n'est pourtant pas la seule, ni la plus aimable. Il en existe notamment une autre, qui fut, elle aussi, pratiquée de bonne heure par les chrétiens, et qui consiste à la transfigurer, à la sublimer pour ainsi dire, en l'incorporant à la foi, où elle ne se perdra d'ailleurs pas moins sûrement que dans la corruption de la nature. Réduite à sa formule la plus simple, l'opération revient généralement à ceci. Le monde veut une philosophie et une sagesse ; il faut donc lui en donner une. Pourquoi ne pas lui offrir la folie de la croix sous le nom de sagesse ? La foi n'a rien à y perdre et l'on voit bien au contraire ce qu'elle y peut gagner. C'est pourquoi, au II^e^ siècle, Justin Martyr et Athénagore ; plus tard, Clément d'Alexandrie et Augustin, n'ont pas eu scrupule à parler de « notre » philosophie, ou de la « philosophie et sagesse des chrétiens » pour désigner ce qui était réellement la sagesse surnaturelle chrétienne.
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Le traité monumental du bénédictin Rupert de Deutz, sur la *Philosophia christianæ*, au XII^e^ siècle ; l'*Adhortatio ad studium philosophiae christianae* d'Érasme, au XVI^e^ siècle, sont des œuvres de pure théologie et, dans le second cas, une protestation solennelle contre toute philosophie chrétienne où la raison prétendrait ajouter quoi que ce soit à l'Évangile. Il n'en est que plus remarquable qu'un autre réformateur ait cru devoir se réclamer de la formule et de l'attitude même qu'elle exprime, mais, lui aussi, en donnant à l'une son sens plein et conduisant l'autre à son aboutissement normal.
Il suffit en effet d'ouvrir l'*Institution de la religion chrétienne* pour voir Calvin user de cette expression dès la première page de son livre ([^16]). Que signifie-t-elle ? Le dessein qu'il poursuit dans cet ouvrage est d'enseigner « la somme de ce que Dieu nous a voulu enseigner en sa parole ». C'est là ce qui ne se peut faire qu'en ayant recours aux Écritures, dépositaires de la parole divine, et « en traitant les matières principales et de conséquence, lesquelles sont comprises en la philosophie chrétienne ». Voilà donc bien la philosophie réduite une fois de plus à la parole de Dieu, et, comme nous allons voir, d'une manière aussi radicale que chez Luther, mais dans un esprit assez différent. Ce qu'il importe par-dessus tout de comprendre, c'est qu'il ne reste plus rien de commun que le nom entre la « philosophie chrétienne » de Calvin et celle des auteurs catholiques, fût-ce celle d'Érasme lui-même, à qui pourtant Calvin semble en avoir emprunté la formule.
A qui voudrait étudier ce problème en détail, comme il mériterait d'ailleurs de l'être, je ne saurais trop recommander d'user de la même prudence qu'en analysant les textes de Luther. Il en faudrait même plus encore, car la pensée de Calvin me semble plus souple et plus nuancée que celle du réformateur allemand.
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Pourtant si, comme nous allons voir, il a eu des scrupules, il n'a pas eu la moindre hésitation, et ces deux traits de son attitude confèrent à sa doctrine une complexité que l'analyse a le devoir de respecter.
Notons d'abord, comme l'une des marques les plus immédiatement frappantes du calvinisme authentique -- j'entends par là celui de Calvin lui-même -- une remarquable insistance sur la valeur intrinsèque, la beauté et, en un sens, l'excellence de la nature même après la faute. Cet « éloge de la nature déchue » que je relevais chez saint Augustin, et dont je ne voudrais pas affirmer qu'il soit absent de Luther, mais dont je puis dire que je n'ai pas réussi à l'y trouver, et qu'il me semble étranger à sa pensée, on le sent venir au contraire dès le début de l'*Institution chrétienne*, et chacune des phrases de Calvin l'appelle avec une telle insistance qu'il finit en effet par arriver. Ce n'est pas une fois, ni deux fois, mais à mainte reprise et avec la plus évidente sincérité, que l'auteur de l'*Institution* « met hors de doute qu'il y a en l'esprit humain, d'une inclination naturelle, quelque sentiment de la divinité ». Tous les peuples, même les plus barbares, ont « cette impression au cœur, qu'il y a quelque Dieu ([^17]) ». Appelons, si l'on veut, « semence de religion », cette conception universelle ([^18]), elle est suffisante du moins pour nous faire un devoir strict de chercher Dieu, de le révéler dans sa majesté et de le servir. Allons plus loin, il n'est aucune des sciences inventées par l'homme qui ne puisse à l'occasion nous aider dans une telle recherche : astronomie, médecine, physique, autant de disciplines dont les arguments, difficiles à comprendre, ne sont certes pas nécessaires, mais dont Calvin suggère pourtant qu'il est légitime d'en user ([^19]).
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Enfin, prises en elles-mêmes et indépendamment de leur utilité possible pour la théologie, ces œuvres de la raison gardent une valeur propre dont Calvin ne se laisse jamais entraîner à méconnaître l'excellence.
Pour lui, le principe qui domine tout le problème est une distinction : celle qu'il faut introduire entre « l'intelligence des choses terriennes » et l'intelligence des « choses célestes ([^20]) ». Il semble donc avoir étendu au problème de la connaissance ce que Luther avait déjà dit à propos du libre arbitre, et non sans raison, puisque science et liberté sont deux manifestations différentes d'une même nature, deux témoins de l'état où elle se trouve. Que sont les « choses terriennes » ? Celles qui « ne touchent point jusques à Dieu et son royaume, ni à la vraie justice et immortalité de la vie future, mais sont conjointes avec la vie présente et quasi encloses sous les limites d'icelle ». Ainsi, l'homme est et reste qualifié pour l'exercice des disciplines dites libérales -- littérature, arts divers, médecine, droit, philosophie, autant de témoins de la lumière divine qui brille en l'homme et ne cessera jamais d'y briller. Calvin se trouve donc logiquement autorisé par cette distinction à témoigner pour la culture profane d'une sympathie autrement chaleureuse que celle qui s'exprime dans les écrits de Luther. En effet, nous demande-t-il, « quand nous voyons aux écrivains païens cette admirable lumière de vérité, laquelle apparaît à leurs œuvres », ne nous avertit-elle pas « que la nature de l'homme, combien qu'elle soit déchue de son intégrité, et fort corrompue, ne laisse point toutefois d'être ornée de beaucoup de dons de Dieu » ?
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« Si nous reconnaissons l'Esprit de Dieu comme une fontaine unique de vérité, nous ne contemnerons point la vérité partout où elle apparaîtra, sinon que nous veuillions faire injure à l'esprit de Dieu. Car les dons de l'Esprit ne se peuvent vilipender, sans le contemnement et opprobre d'icelui ». Bref, « nous ne devons rien estimer excellent ni louable, que nous ne reconnaissions venir de Dieu ([^21]) ».
Ne sommes-nous pas revenus à Augustin, si plein d'une admiration sans cesse avouée pour les Anciens ? N'entendons-nous pas Justin Martyr : tout ce qui est vrai et beau est nôtre ? Ou, chose plus étrange encore, Calvin ne rejoint-il pas Bérenger de Tours lorsqu'il va jusqu'à écrire : « Si le Seigneur a voulu que les iniques et les infidèles nous servent à entendre la Physique, Dialectique, et autres disciplines, il nous faut user d'eux en cela, de peur que notre négligence ne soit punie, si nous méprisons les dons de Dieu là où ils nous sont offerts ([^22]). » Bien que Luther n'ait jamais condamné l'usage modéré d'une dialectique d'ailleurs étrangement simplifiée, on ne le voit pas en faire une grâce du Saint-Esprit ni un don divin. Mais n'oublions pas quelles limites rigoureuses Calvin veut imposer aux forces naturelles de la raison déchue : en aucun cas elle ne saurait se flatter d'une compétence quelconque, dès qu'il s'agit de Dieu ou de la vie future. Avec beaucoup plus de souplesse que Luther, il l'égale en fermeté sur cette conclusion, mais il ne peut la maintenir sans avoir à surmonter bien des difficultés.
Comme tous les théologiens du Moyen Age, Calvin se devait de prendre position sur la formule de saint Paul, mainte fois citée par saint Bonaventure, saint Thomas et tant d'autres : « Ce qu'il était besoin de connaître de Dieu a été manifesté, puisque les choses invisibles de lui, jusques à son éternelle vertu et divinité, apparaissent quand elles sont considérées par la création du monde ([^23]) » (Rom., 1, 20).
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Mais de quelle connaissance s'agit-il donc en pareil cas ? Non pas, évidemment, la connaissance de l'essence divine, qui nous reste « occulte » ; il ne s'agit que de celle des « vertus » de Dieu, que le monde nous révèle autant qu'il est nécessaire à notre salut : sa gloire d'abord, puis sa sagesse, sa puissance, sa bonté, sa providence et sa miséricorde. Connaissance moins spéculative qu'expérimentale et sensible. D'ailleurs, précise Calvin, saint Paul « enseignant que ce qui se doit connaître de Dieu est manifesté par la création du monde, n'entend pas une telle manifestation qui puisse être comprise de l'entendement humain, mais plutôt donne à entendre que icelle ne procède point plus avant que à rendre les hommes inexcusables ([^24]) ». Si donc cet aveuglement naturel se dissipe, d'où nous viendra la lumière ? De la raison ? En aucune manière. Le peu de lumière naturelle qui nous reste ne lance plus que de faibles étincelles, qui s'éteignent aussitôt qu'elles jaillissent. De même que nous devons nous reconnaître nus de toute vertu pour être vêtus par Dieu, esclaves du péché pour être délivrés par Dieu, de même aussi devons-nous nous avouer « aveugles, pour être illuminés ». Et que nos adversaires, ajoute Calvin, n'aillent pas se récrier en disant que, par ce moyen, « serait subvertie je ne sais quelle aveuglée lumière de nature ([^25]) », car l'homme est vraiment un aveugle pour tout ce qui est de Dieu et de la vie future. En face de tels problèmes, il n'est plus qu' « à demi vivant » ; et soyons sûrs que la moitié de l'homme qui est morte, celle qui devrait être tournée vers Dieu pour confesser son existence et révérer sa majesté, est complètement morte : « Que cette sentence, laquelle ne peut aucunement être ébranlée, nous demeure ferme et certaine : à savoir que l'entendement de l'homme est tellement du tout aliéné de la justice de Dieu, qu'il ne peut rien imaginer, concevoir ni comprendre, sinon toute méchanceté, iniquité et corruption. »
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La seule lumière qui peut nous éclairer en ces matières, c'est donc la foi en la parole divine. Cette, foi, qui sera *dans* l'entendement sans que jamais sa lumière devienne celle *de* l'entendement, ne le laisse pas moins aveugle en lui-même que la grâce ne laisse impuissant notre libre arbitre. S'il advient que sorte de l'homme « quelque chose qui ait apparence de bien », sa raison n'en demeure pas moins « toujours enveloppée en hypocrisie et vanité », comme son cœur reste « adonné à toute malice » ([^26]). Ainsi, fondée sur la parole de Dieu, opérée tout entière au dedans par la lumière de foi, et par elle seule, la « Philosophie chrétienne » de Calvin est une sagesse purement surnaturelle ; en un mot, c'est une Théologie.
Rien, mieux qu'un tel fait, ne permet de voir quelle diversité radicale de pensées peut se cacher sous l'identité des formules qui les expriment. D'une part, le réformateur Calvin se réclame de la « philosophie chrétienne » que le catholique Érasme vient de mettre, ou de remettre à la mode. En fait, tous deux s'accordent pour en faire une théologie, et même une théologie où le réformateur accueillerait la dialectique plus généreusement peut-être que ne fait le catholique. Pourtant, la position de Calvin diffère profondément de celle d'Érasme, en ceci qu'elle est pure et cohérente, au lieu que celle d'Érasme ne l'est pas. Car la question fondamentale est de savoir ce qu'il reste de la nature. Notre lumière naturelle est-elle, oui ou non, irrémédiablement aveugle à Dieu et à tout ce qui est de Dieu. ? Calvin répond oui ; il a donc le droit de conclure que toute théologie naturelle comme telle est impossible.
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Érasme, le catholique, est obligé de répondre non ; mais alors de quel droit prétend-il condamner comme stérile ou nuisible tout effort de la raison naturelle pour scruter les choses divines ?
Ce que les Réformateurs ne lui ont pas pardonné, c'est précisément cette inconséquence que Luther prenait pour une trahison. La réduction de la philosophie chrétienne à la théologie pure peut n'être qu'une simple attitude où s'exprime, avec une reconnaissance profonde pour le don de la Révélation et un respect exalté de la lumière de foi, une certaine méfiance à l'égard de la raison dès qu'elle prend Dieu pour objet. Beaucoup de docteurs catholiques ont vécu dans un tel sentiment, et sans doute plus encore d'anonymes qui ne se sont pas expliqués là-dessus. Comme attitude pratique, cette réduction de la philosophie à la théologie se comprend aussi facilement que la condamnation de toute philosophie par les « spirituels » du Moyen Age. Au fond, c'est la même préoccupation qui s'exprime ainsi chez deux tempéraments différents. Lorsqu'il s'agit des Réformateurs, au contraire, les conditions requises pour que ces simples attitudes soient doctrinalement fondées passent de suite au premier plan. Si tu condamnes sincèrement la philosophie comme nuisible, dit Luther à Érasme, reconnais donc d'abord que la nature qu'elle interprète est irrémédiablement corrompue. Si tu recommandes sincèrement une « philosophie chrétienne », dit Calvin à Érasme, reconnais donc que la raison n'y est pour rien et qu'elle est exclusivement l'œuvre de la foi. Mais l'humaniste catholique ne pouvait renier ni la nature que la grâce guérit, ni la lumière naturelle que la foi désaveugle. Et je ne vous apprendrai rien en ajoutant que je lui donne là-dessus raison. Mais alors qu'allait-il faire dans cette galère ? On ne voit pas bien un Érasme luthérien, mais un Érasme calviniste ne serait pas absolument inconcevable.
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C'est un fait qu'il n'a pas voulu de la Réforme, et le moins qu'on puisse dire est que c'était son droit. Il n'en reste pas moins vrai qu'il y a beaucoup d'Érasme dans Calvin et que ce qu'il est passé, de son esprit dans la Réforme d'expression française pourrait aider utilement aujourd'hui à « débarthiser » un peu le calvinisme. Quoi qu'il en soit de ce point, puisque Érasme tenait à maintenir un ordre de la nature doué de quelque efficace religieuse, il n'avait pas le droit de réduire la théologie naturelle à la foi. Le seul des deux qui eût droit de le faire était évidemment Calvin.
Pour découvrir une attitude autre que celle des Réformateurs, et qui soit pourtant cohérente, nous ne pouvons donc pas nous adresser aux « spirituels » catholiques, fussent-ils des saints, car leur catholicisme devrait les rappeler à la modération en parlant de la nature ; ni à des « humanistes » catholiques, si pieux soient-ils, car leur humanisme leur ferait plutôt un devoir de respecter la philosophie naturelle. Les vrais maîtres en cette matière ne peuvent être que les grands théologiens catholiques, qui furent en même temps de profonds philosophes, et qui savaient bien que, catholiques, ils devaient être l'un et l'autre à la fois. Chacun d'eux avait son tempérament propre, mais tous ont poursuivi l'étude du problème jusqu'à en atteindre les fondements ultimes. Ici encore les formules ne signifient rien à part le sens qu'on, leur donne. Comparons, par exemple, le début de deux traités célèbres : « Toute la somme de notre sagesse, laquelle mérite d'être appelée vraie et certaine sagesse, est quasi comprise en deux parties, à savoir la connaissance de Dieu, et de nous-mêmes. » C'est la première phrase de l'*Institution* de J. Calvin. « La sagesse consiste à connaître Dieu et à se connaître soi-même » ; c'est la première phrase du traité *De la connaissance de Dieu et de soi-même* de Jacques-Bénigne Bossuet. Qui croira que ces deux hommes aient voulu faire et dire la même chose ?
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En fait, toute l'*Institution* est une œuvre de théologie, tout le traité de Bossuet est une œuvre de philosophie ; Calvin se réclame uniquement de la foi, Bossuet uniquement de la raison, et comme la première œuvre n'a d'autre objet que de révéler par la parole de Dieu la majesté divine, la deuxième s'achève tranquillement sur une « Conclusion de ce Traité, où l'excellence de la nature humaine est de nouveau démontrée ». Pourtant, ni Calvin ne peut être accusé d'ignorer ce qu'est la philosophie, ni Bossuet d'ignorer ce qu'est la théologie. La différence radicale qui sépare ces deux œuvres de programme identique, c'est la différence même qui sépare le protestant du catholique.
Car il y a une pureté essentielle de la position catholique, qui n'est pas plus aisée à atteindre que celle de la position protestante, et qui l'est peut-être moins encore, parce qu'elle consiste au respect d'un ordre au lieu de résulter d'une simplification. Qu'elle soit difficile à saisir, et plus encore à garder, on le voit bien aux controverses qui se sont récemment élevées entre historiens, philosophes et théologiens catholiques sur la notion même de philosophie chrétienne. N'était l'instabilité habituelle de l'homme et sa tendance à vivre dans le compromis, on pourrait s'en étonner. Car enfin, prise en elle-même, la position catholique devrait être claire au moins pour des catholiques, puisqu'elle revient sur ce point à ce qu'exprime si bien la formule lapidaire d'Érasme : *instauratio bene conditae naturae*. Que la nature ait été créée bonne, c'est de quoi catholiques et protestants tombent d'accord. Le péril qui guette le protestant, c'est ou bien le manichéisme, qui est une corruption du principe même de la Réforme, ou un certain libéralisme qui en est l'abandon. Le péril qui guette le catholique, c'est un semi-calvinisme qui le porte à désespérer de la nature, ou un semi-pélagianisme qui l'invite à se passer de la grâce.
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La vraie position catholique consiste à maintenir et que la nature fut créée bonne, et qu'elle est une nature blessée, et qu'elle peut être au moins partiellement guérie par la grâce, si Dieu le veut. Cette *instauratio*, c'est-à-dire ce renouvellement, ce rétablissement, cette restauration de la nature dans sa bonté primitive par la grâce, voilà quel est sur ce point le programme du catholicisme authentique.
S'il en est bien ainsi, qui ne voit qu'une « philosophie chrétienne » est possible dans le catholicisme, qu'elle y est même nécessaire, et qu'elle n'est possible et nécessaire que là ? Elle y est d'abord possible, si nous entendons par cette formule une philosophie véritable, qui soit l'œuvre de la raison naturelle comme telle, et non point quelque substitut théologique d'une connaissance naturelle de Dieu et de l'âme que l'on considérerait désormais comme impossible. Lorsque Thomas d'Aquin fait de la philosophie, elle est bien pour lui une sagesse naturelle, œuvre de la raison naturelle, le *perfectum opus rationis* qui se construit dans la lumière de l'intellect et de ses principes, non dans celle de la foi. En outre, elle n'y est pas seulement possible en tant que philosophie, elle y est nécessaire en tant que philosophie chrétienne, car à moins qu'elle ne soit chrétienne, jamais, en fait, cette philosophie possible n'atteindra son objet. Œuvre d'une nature déchue, la théologie naturelle porte inévitablement les marques de cette déchéance. Déjà incapable de donner son plein rendement même lorsqu'elle se penche sur ce qui est au-dessous d'elle, notre raison blessée l'est bien plus encore lorsqu'elle tente de s'élever à Dieu. Pour qu'elle y réussisse dans la mesure où le lui permet sa perfection naturelle, il faut d'abord que la foi la purifie, panse ses blessures et la guide vers un objet dont elle n'est pas digne ; mais dès que la foi le fait, c'est bien la raison desséchée qui revit sous la grâce, la même raison, mais guérie, sauvée, donc dans un autre état, qui voit et prouve. Sa connaissance est donc vraiment naturelle, sa philosophie, même si elle se constitue comme chrétienne, est une vraie philosophie.
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Contre cette manière de concevoir l'activité spéculative de la raison, et de la nommer, il ne manque pas d'objections, même catholiques. Pourtant, autant je conçois qu'elle doive être rejetée en bloc par un protestant, autant il m'est difficile de voir ce qu'un catholique peut lui reprocher. On nous dit d'abord que puisqu'il n'y a pas de « science chrétienne », on ne voit pas pourquoi ni comment il y aurait une « philosophie chrétienne ». Qu'il n'y ait pas de « science chrétienne », c'est possible, mais c'est peut être regrettable, car il devrait y en avoir une, ne serait-ce que pour maintenir la science dans son ordre propre, qui est celui de la contemplation, et l'empêcher de sombrer dans celui de l'application pratique, où elle perd son essence propre sans bénéfice ni pour la religion, ni pour la raison. Mais surtout, puisqu'il est impossible de traiter ici ce problème comme il le mérite, disons que le cas de la philosophie n'est celui d'aucune autre science, parce qu'elle ne peut s'achever sans métaphysique, ni la métaphysique s'achever sans Dieu. Si la raison naturelle, image de Dieu en l'homme, est encore et ne peut pas ne pas rester *capax Dei* dans l'ordre de la connaissance, elle ne l'est assurément plus comme elle l'était avant la faute et sa lumière peut difficilement retrouver Dieu sans erreur à moins que celle de la foi ne s'y ajoute. Quand bien même on s'obstinerait à maintenir que la révélation du *Deus scientiarum Dominus* n'est d'aucun secours aux sciences naturelles, le problème resterait intact de savoir si la raison qui s'est détournée de Dieu par sa faute, peut encore retrouver Dieu, sans Dieu.
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La deuxième objection la plus fréquente est que si l'on requiert la foi pour éclairer la raison, on sort de la philosophie pour entrer dans la théologie. Bref, après avoir voulu l'éviter, nous en reviendrions malgré nous à ce genre de « philosophie chrétienne » qui consiste à supprimer la philosophie sous prétexte de la mieux sauver. Je ne pense pas que ce soit vrai. Ce qui l'est, c'est que l'expression et la notion même de « philosophie chrétienne » expriment une vue théologique de la philosophie, mais il ne suit pas de là que la philosophie ainsi conçue soit elle-même une théologie. Dire qu'il faut une grâce pour restaurer la nature est tout le contraire de supprimer cette nature au profit de la grâce : c'est la confirmer par la grâce. La grâce présuppose la nature, soit pour la restaurer, soit pour la combler. Lorsque la grâce restaure la nature, elle ne s'y substitue pas, mais la rétablit ; lorsque la nature, ainsi rétablie par la grâce, accomplit ses propres opérations, ce sont bien des opérations naturelles qu'elle accomplit. Quel catholique soutiendra que ce que la nature ne peut faire sans la grâce, ce ne soit plus la nature qui le fasse ? Tant s'en faut, que personne ne pourrait soutenir une telle thèse sans mettre en péril le fondement même de l'ordre catholique et s'engager dans des difficultés considérables. Que fera-t-on de la morale naturelle ? Dira-t-on que la grâce a pour effet de la supprimer, au lieu d'abord de la rétablir ? Ou, pour éviter cette conséquence, ira-t-on jusqu'à soutenir que l'ordre moral naturel ne tombe pas sous les prises de la grâce ? Et que ferons-nous en théologie même, lorsqu'il en faudra venir au problème épineux du mérite ? Car si la nature doit tout son mérite à la grâce, c'est pourtant bien elle, par la grâce, qui mérite : « L'homme », dit fortement saint Thomas, « mérite en tant que c'est par sa volonté propre qu'il fait ce qu'il doit ([^27]) ». Ce qui est vrai de l'ordre de la volonté l'est aussi, et en vertu du même principe, de l'ordre de la connaissance.
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De même donc qu'il y a une morale naturelle rétablie par la grâce, il peut et doit y avoir une philosophie naturelle restaurée par la foi. En ce sens, puisque le catholicisme maintient une nature guérissable, il maintient la possibilité d'une philosophie ; mais puisque en fait cette philosophie ne peut guère se constituer validement sans le secours de la foi, elle sera chrétienne ou courra grand risque de n'être qu'une philosophie fausse. C'est pourquoi je disais que la « philosophie chrétienne » n'est possible que dans le catholicisme, mais qu'elle y est indispensable. Et je consens qu'une telle vue de la question soit théologique ; je consens même qu'on m'exclue de la philosophie parce que j'en prends une vue théologique ; j'y consens, très précisément, dans deux cas : si mon juge est un protestant, qui ne me concède qu'une théologie ; ou s'il est un païen, qui m'interdise la théologie, et disqualifie ma philosophie au nom du fantôme exsangue que le paganisme contemporain nous offre sous ce nom. Mais si mon critique est un catholique, j'en suis réduit à supposer que l'un de nous deux se trompe sur l'essence du catholicisme, un genre de question qu'il est toujours dangereux, et rarement profitable, de se charger soi-même de trancher.
La conclusion qui se dégage de ces analyses, est que si la foi est essentiellement un don de Dieu, l'homme qui la pense a du moins le devoir d'accepter franchement, complètement et sans restrictions les conséquences de la situation nouvelle où ce don le place. Le plus grand de tous les bienfaits serait, pour nous tous, de vivre dans l'unité de même foi. Puisque nous avons perdu ce grand bien, il faut nous contenter provisoirement d'un moindre mal, qui est, protestants, de penser en protestants, et, catholiques, de penser vraiment en catholiques. Telle est du moins la condition fondamentale pour que nous nous comprenions les uns et les autres et par conséquent aussi pour que nous puissions nous entendre, à défaut de nous unir.
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Car l'union ne peut en aucun cas se faire dans la confusion, et, en attendant que l'union se fasse, rien ne peut en hâter l'avènement plus que la clarté et la droiture. Il est assurément commode pour chacun de nous de s'accrocher à tout ce qui, dans l'autre, n'est qu'une infidélité à la vérité dont il se réclame ; c'est pourtant avec cette vérité seule que nous avons affaire, non avec ce qu'il en dit ou ce qu'il en fait. Quand nous le jugeons, c'est que nous craignons qu'elle ne nous juge. Pour éviter de telles faiblesses, aidons-nous donc les uns les autres à savoir ce qu'est cette vérité, plutôt qu'à critiquer ce que nous en faisons. Ce n'est peut-être pas un privilège enviable pour nous que d'avoir à nous poser ces problèmes, mais comment les empêcher d'être là lorsqu'ils se sont une fois posés ? Il n'y a pas de milieu entre ne pas penser à ces choses et les penser jusqu'au bout. Il n'y a pas de milieu, une fois qu'on les pense, entre savoir ce que sont le catholicisme et le protestantisme et ne pas savoir pourquoi l'on est soi-même protestant ou catholique. Je ne prétends pas y avoir réussi, mais c'est dans cet esprit du moins que j'ai désiré répondre à votre appel. A défaut de choisir pour vous, ce qu'il ne m'appartient pas de faire ; ou de choisir pour moi, ce que, je l'espère, il ne m'appartient plus de faire, j'ai seulement voulu réfléchir devant vous aux suites inévitables de nos choix et aux attitudes qu'ils nous imposent, si du moins nous entendons rester fidèles à notre vérité.
(*A suivre.*)
Étienne Gilson.
de l'Académie française.
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### Pour l'étude des textes conciliaires
*Lettre bibliographique*
par Paul Péraud-Chaillot
Des amis, à qui le seigneur vient de faire des loisirs, *Deus haec* \[*eis*\] *otia fecit*, veulent les consacrer notamment à l'étude et à la méditation des textes conciliaires, et m'ont demandé d'orienter leur pieux labeur.
Je leur ai d'abord répondu : je n'étais pas expert au Concile, je ne suis ni historien de l'Église ni spécialiste en théologie conciliaire ; vous feriez mieux de vous adresser à quelque spécialiste. Mais ils n'osaient pas déranger de si doctes personnages et, m'ayant entendu souvent parler à bâtons rompus de ce qui les intéresse tant, ils ont insisté, avec une confiance qui me touche et me confond, pour savoir ce que j'ai fait ou compte faire pour m'assimiler les textes désormais promulgués, quels livres je leur conseille, quelle méthode je leur recommande. J'ai fini par leur dire en substance ce qui suit, qui ne peut rien apprendre aux personnes informées des sciences ecclésiastiques et au courant des publications récentes en la matière, mais qui peut être utile à d'autres désirant s'initier et choisir à bon escient les livres à se procurer pour les étudier.
EN FRANCE et ailleurs aussi, je pense, durant le Concile, et depuis plus d'un an qu'il est fini, il a été plus facile d'avoir des traductions, partielles ou complètes, que les textes originaux.
Personnellement je me suis servi d'abord des petits volumes publiés par les Éditions du Cerf, sous le titre commun : les *Actes du Concile* ([^28])* ;* puis, du volume unique : les *Actes du Concile Vatican II, textes intégraux, Constitutions, Décrets, Déclarations promulgués.* L'avertissement précise que « chacun des documents a été traduit avec soin et revu par des experts ayant participé à l'élaboration ou à la mise au point des schémas conciliaires ». Pas de commentaires sauf l'indication, au-dessous du titre, du nombre des Pères qui ont voté le texte. Aux sous-titres officiels, les traducteurs en ont ajouté d'autres en italique, avant chaque paragraphe.
Pour qui n'est pas familier du latin et ne peut se procurer que peu de livres, ce volume est le plus indiqué. Lu et relu, il peut suffire pour une bonne initiation.
D'autre part les éditions du *Centurion* ont publié, dans la série : *Documents Pontificaux*, six volumes dans l'ordre suivant :
I -- L'Église. L'œcuménisme. Les Églises orientales.
II -- Les Évêques. Le renouveau de la vie religieuse. La formation des prêtres. L'éducation chrétienne. L'Église et les religions non chrétiennes.
III -- L'Église dans le monde. L'apostolat des laïcs. La liberté religieuse. Les moyens de communication sociale.
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IV -- La révélation. L'activité missionnaire de l'Église. Ministère et vie des prêtres.
V -- La liturgie.
Ce n'est pas l'ordre de promulgation, puisque la Constitution sur la liturgie définitivement votée et promulguée la première est ici la dernière.
Le 6^e^ volume, *Jean XXIII / Paul VI : Discours au Concile, Discours de Terre Sainte, de Bombay et à l'O.N.U., Messages au monde*.
Dans ce volume, chacun des documents traduits est précédé d'une introduction -- commentaire plus ou moins ample qui renseigne, non seulement sur l'histoire des textes, le nombre des Pères qui les ont votés, le contenu, mais aussi, indirectement, sur les orientations personnelles de l'introducteur.
La collection *Unam Sanctam*, (Éditions du Cerf), a entrepris une édition en latin et en français, avec notes et commentaires.
La Constitution sur l'Église a donné lieu à trois volumes : un de textes ; deux de commentaires et savantes études par divers auteurs et spécialistes.
Ont paru également le volume contenant les déclarations sur *la Liberté religieuse *; et un autre : *Les relations de l'Église avec les religions non chrétiennes*.
Jusqu'à ces derniers temps on trouvait le texte latin dans les *Acta Apostolicæ Sedis*, dans des fascicules séparés, à la librairie Vaticane. On peut maintenant se procurer beaucoup mieux : un livre monumental de 1292 pages, « *in quo totum continetur *», si j'ose dire : beau papier, impression parfaite, texte aéré, marges spacieuses. Cette magnifique édition du Secrétariat général du Concile a pour titre : *Constitutiones, Decreta, Declaraliones Concilii Vaticani II*. Ils y figurent dans l'ordre de promulgation.
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Les éditeurs appellent session non seulement les quatre périodes (*quattuor temporis spatia*, selon la formule employée au moins une fois par Paul VI), mais dix séances solennelles d'ouverture ou de clôture des sessions-périodes, ou de promulgation des décrets.
*Session III, 4 décembre 1963.*
La constitution sur la liturgie : *Sacrosanctum concilium* (L)
Le décret sur les Instruments de communication sociale : *Inter mirifica* (C S)
*Session V, 21 novembre 1964.*
La constitution dogmatique sur l'Église : *Lumen gentium* (E)
Le décret *de Ecclesiis orientalibus catholicis*,
*Orientalium Ecclesiarum* (O)
Le décret sur l'œcuménisme : *Unitatis redintegratio* (Oe)
*Session VII, 28 octobre 1965.*
Le décret sur la charge pastorale des évêques dans l'Église, *Christus Dominus* (Ep)
Le décret sur la rénovation adaptée de la vie religieuse, *Perfectæ caritatis* (R)
Le décret sur la formation sacerdotale, *Optatum totius* (I S)
La déclaration sur l'éducation chrétienne, *Gravissimum educationïs* (E C)
Le décret sur le rapport de l'Église aux religions non chrétiennes, *Nostra aetate* (N C)
*Session VIII, 18 novembre 1965.*
La constitution dogmatique sur la révélation divine, *Dei verbum* (D R)
Le décret sur l'apostolat des laïcs, *Apostolicam actuositatem* (A L)
*Session IX, 7 décembre 1965.*
La déclaration sur la liberté religieuse, *Diginitatis humanae* (L R)
Le décret sur l'activité missionnaire de l'Église, *Ad gentes divinitus* (M)
Le décret sur le ministère et la vie des prêtres, *Presbyterorum ordinis* (P)
La constitution pastorale sur l'Église dans le monde de ce temps, *Gaudium et spes* (E M)
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Après ces constitutions, décrets et déclarations conciliaires, viennent, sous le titre général : Documenta (D) vingt et un textes qu'on est heureux de trouver ainsi rassemblés en leur langue originale.
1 -- La Constitution apostolique *Humanæ salutis* de Jean XXIII, du 25 décembre 1961, annonçant le Concile.
2 -- L'allocution du Souverain Pontife Jean XXIII, du 11 octobre 1962 (ouverture du Concile).
3 -- Le message aux hommes des Pères du Concile, du 20 octobre 1962.
4 -- L'allocution du S.P. Jean XXIII, du 7 décembre 1962.
5 -- L'allocution du S.P. Jean XXIII, du 8 décembre 1962.
6 -- L'allocution du S.P. Paul VI, du 29 septembre 1963, (ouverture de la deuxième période).
7 -- L'allocution du S.P. Paul VI, du 4 décembre 1963, (clôture de la deuxième période).
8 -- L'allocution du S.P. Paul VI, le 14 septembre 1964, (ouverture de la troisième période).
9 -- L'allocution du S.P. Paul VI, du 6 novembre 1964.
10 -- L'allocution du S.P. Paul VI, du 21 novembre 1964.
11 -- L'allocution du S.P. Paul VI, du 14 septembre 1965.
12 -- Le Message *Evangelii Pacis*, du 1^er^ octobre 1965.
13 -- L'allocution du S.P. Paul VI à l'O.N.U., du 4 octobre 1965.
14 -- L'allocution du S.P. Paul VI, du 5 octobre 1965.
15 -- L'allocution du S.P. Paul VI, du 28 octobre 165.
16 -- L'allocution du S.P. Paul VI, du 18 novembre 1965.
17 -- Les lettres apostoliques : *Ambulate in dilectione* du 7 décembre 1965.
18 -- L'Homélie du S.P. Paul VI, du 7 décembre 1965.
19 -- L'Homélie du S.P. Paul VI, du 8 décembre 1965.
20 -- Les Messages donnés à certaines catégories de personnes.
21 -- Les lettres apostoliques : « *In spiritu sancto *» du 8 décembre 1965.
Cette belle édition officielle du Secrétariat, où rien ne s'interpose jamais entre le texte conciliaire et le lecteur (il n'y a pas même de sous-titres ajoutés et pas le moindre commentaire) est, pour qui entend le latin, l'instrument d'étude et de travail rêvé.
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Un index analytique alphabétique de 185 pages à deux colonnes, dont j'ai pu constater avec quel soin et quelle clarté il a été élaboré, facilite beaucoup l'utilisation du recueil et permet de retrouver les textes cherchés sur n'importe quel sujet abordé.
Des éditions bilingues des mêmes textes sont annoncées et l'on peut espérer qu'il paraîtra, comme pour les récentes versions de la Bible, des éditions en divers formats plus portatifs.
A cet égard on m'a signalé, mais je ne l'ai pas encore vu, une sorte de vocabulaire-concordance publié par la société franco-belge des Éditions universitaires.
Je n'ai pas vu tout ce qui a paru, en particulier l'édition bilingue du Vitrail. Un ami hispanisant me signale que la B.A.C. (Bibliothèque des Auteurs Catholiques) a publié des éditions bilingues, comme toujours en papier bible. Un autre m'a montré de gros volumes de commentaires en allemand sur la Constitution *Lumen gentium*.
Ainsi avec les livres que je viens de mentionner ou même simplement quelques-uns d'entre eux, vous avez le moyen d'occuper vos veilles studieuses et de vous informer exactement de la pensée du deuxième Concile du Vatican.
Remarquez que je ne dis pas « Vatican II » tout court comme on a pris l'habitude de dire ; c'est expéditif et commode, mais les textes disent toujours : « *Concilium œcumenicum Vaticanum secundum *». L'adjectif numéral qualifie non le palais ou la basilique vaticane mais le Concile qui s'y est tenu de 1962 à 1965. Il n'y a qu'un Vatican, comme il n'y a qu'un palais, qu'une basilique du Latran, qu'une ville de Constantinople, de Lyon, qui virent plusieurs Conciles.
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Dans votre beau zèle, chers amis épris de tout l'ensemble de la doctrine catholique, dont la définition fut surtout, au cours des siècles, l'œuvre des Conciles œcuméniques, vous me demandez aussi des indications pour en étudier l'histoire et les Actes.
Si vous voulez m'en croire, vous commencerez par lire dans le Code de Droit canonique, livre II, Des Personnes, titre VII, Du pouvoir suprême et de ceux qui y participent de droit ecclésiastique, le Ch. II, *Du Concile œcuménique.*
Ainsi serez-vous fixés, dès le départ, sur des points importants. Vous y verrez en effet que -- quoiqu'il en ait été autrefois des modes divers de convocation des conciles par les empereurs (Constantin, Théodose, Marcien, Justinien, etc.) -- et des modes possibles ou effectifs d'action des Papes au Concile, selon le droit de l'Église depuis longtemps fixé :
« Il ne peut y avoir de Concile œcuménique qui n'ait été convoqué par le Pontife romain ; il appartient au même Pontife romain de présider le Concile œcuménique par lui-même ou par d'autres, d'établir et de désigner les choses à y traiter et l'ordre à suivre, de transférer, suspendre, dissoudre le Concile lui-même et d'en confirmer les décrets. »
(Can. 222.)
Les canons suivants énumèrent les personnes appelées au Concile et pouvant prendre part aux votes ; énoncent l'obligation pour qui est appelé, s'il est empêché de s'y rendre, de se faire représenter ; son droit de signer les actes une fois le Concile terminé ; le devoir pour les Pères de ne pas quitter sans permission le Concile avant la fin ; le pouvoir, pour le Concile, d'ajouter aux questions proposées par le Pape, d'autres questions avec l'approbation du président, etc. ; la nécessité, pour que les décrets aient définitivement valeur obligatoire, d'être confirmés et promulgués par le Pape (can. 223-227).
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On comprend alors le canon 228 disant § 1 : que le Concile œcuménique a pouvoir suprême sur l'Église universelle ; et, § 2 : qu'on ne peut appeler d'une sentence du Pape au Concile œcuménique.
Le canon 229 a eu son application au dernier Concile :
« S'il arrive, durant la célébration du Concile, que le Pape meure, le Concile est suspendu de droit jusqu'à ce que le nouveau Pape ordonne de le reprendre. »
Jean XXIII étant mort après la première session, son successeur Paul VI a sans tarder décidé la reprise. Cela nous est présent à la mémoire.
Vous pouvez voir dans le D.D.C. (Dictionnaire de Droit Canonique, Paris, Letouzey) ou dans *Catholicisme,* l'article *Concile.*
Pour une première vue d'ensemble, je vous recommande vivement un mince volume de 214 pages (Desclée et Cie) du savant historien du Concile de Trente, Mgr Hubert Jedin : *Brève histoire des Conciles,* traduit de l'allemand par B. Vidick. Vous y trouverez une substantielle introduction : *Considérations sur la notion de Concile *; et cinq chapitres respectivement intitulés :
I. -- Les huit conciles œcuméniques de l'antiquité.
II\. -- Les Conciles généraux réunis par les Papes durant le haut Moyen-Age.
III\. -- Le Concile est-il supérieur au Pape ?
IV\. -- L'hérésie et le Concile de Trente.
V. -- Le Concile du Vatican.
Une conclusion : Coup d'œil rétrospectif et perspectives d'avenir. Bibliographie et table chronologique.
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Toujours pour un aperçu d'ensemble, non uniquement historique mais aussi théologique et sociologique, vous lirez avec fruit l'ouvrage collectif : *Le Concile et les Conciles*, contribution à l'histoire de la vie conciliaire de l'Église, Éditions du Cerf, de Chevetogne, 1960. B. Botte, Henri Marot, P.-Th. Camelot, Y. Congar, H. Alivisatos, G. Fransen, P. de Voogt, J. Gill, A. Dupront, R. Aubert y traitent des sujets suivants : la Collégialité (de l'Église) dans le Nouveau Testament et chez les Pères apostoliques ([^29]) ; Conciles anténicéens et Conciles œcuméniques -- Les Conciles œcuméniques des IV^e^ et VI^e^ siècles ; -- La primauté des quatre premiers conciles œcuméniques -- Les Conciles œcuméniques V^e^, VI^e^ VII^e^ et VIII^e^ ; -- l'ecclésiologie des Conciles médiévaux ; -- le conciliarisme aux conciles de Constance et de Bâle ; -- l'accord gréco-latin au Concile de Florence ; -- le Concile de Trente ; -- l'ecclésiologie au Concile du Vatican.
La conclusion de la session de Chevetogne où ces communications furent faites ou envoyées, est tirée par le P. Congar, pp. 285-334 : après avoir marqué : A : les points d'accord et d'opposition entre Orient et Occident, Protestants et Catholiques, il esquisse : B : la théologie des Conciles ou ecclésiologie engagée dans les réalités conciliaires :
1 -- Collégialité de l'Église ; 2 -- Œcuménicité des Conciles ; 3 -- Historicité des Conciles ; 4 -- Les Conciles et l'Écriture ; 5 -- Le fait conciliaire dans l'histoire de l'ecclésiologie.
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Si tout n'est pas égal ni parfaitement homogène dans cet ouvrage, si tel ou tel point prête à discussion et à critique, l'ensemble est du plus haut intérêt et prépare à une étude approfondie de l'histoire des Conciles et de leurs décrets.
Pour ce qui est des Décrets, comme vous n'avez pas sous la main les grandes collections de textes et que les 53 volumes de Mansi vous accableraient de leur masse, je vous signale le volume *Conciliorum œcumenicorum Decreta*, édité chez Herder, par l'institut pour les sciences religieuses du Centre de documentation de Bologne. L'édition a été préparée par Joseph Alberigo, Perikle, P. Joannou, Claude Leonardi, Paul Prodi, conseillés par Hubert Jedin, qui a écrit une courte préface.
Quelques pages d'introduction sont signées Joseph Alberigo.
Le texte des Décrets de chaque Concile est présenté dans une concise introduction historique et bibliographique (dont, soit dit en passant, le latin est plus difficile que celui des textes conciliaires eux-mêmes).
Le texte des Conciles orientaux est donné en grec et en latin. La déclaration d'Eugène IV et des Pères de Ferrare sur la légitimité et l'œcuménicité du Concile est également en grec et en latin ; la bulle d'union des Arméniens est aussi en arménien ; celle de l'union des Coptes en arabe.
Le recueil enrichi de plusieurs tables (références à l'Écriture, aux conciles antérieurs, œcuméniques ou non, au *Corpus Juris canonici*, index des auteurs cités, index analytique) est un précieux instrument de travail. L'impression est très claire, mais le « corps » est petit : faire tenir un seul volume (de XXIII -- 992 + 72 pages) tant de matière ne permettait pas un plus grand caractère.
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Avant ces dernières années, on ne pouvait citer en français comme grande histoire générale des Conciles, relativement récente, que celle de Mgr Hefele, continuée par le Cardinal Hergenröther, traduite et annotée par Dom Henri Leclercq, Paris. Letouzey.
Dans cette ample collection, le Concile de Trente a été traité par M. P. Richard ; M. A. Michel, dans *Les Décrets du Concile de Trente,* donne les textes en latin et en français sur deux colonnes parallèles. Ces quelques vingt volumes sont une inépuisable mine. Mais évidemment tout ne peut y être également à jour.
En compulsant dans le D.T.C. (Dictionnaire de Théologie catholique) les articles : *Concile, Nicée, Latran, Constantinople, Éphèse, Chalcédoine, Lyon, Vienne, Trente, Vatican* et les notices sur les Papes sous lesquels furent tenus les grands Conciles, on pouvait, on peut toujours suppléer à une histoire générale des Conciles et de leur œuvre doctrinale ou disciplinaire respective.
A l'occasion du deuxième Concile du Vatican, a été entreprise sous la direction du Père Gervais Dumeige, s.j., une nouvelle *Histoire des Conciles Œcuméniques*, aux éditions de l'Orante. Ont paru :
1. -- Nicée et Constantinople par L. Ortiz de Urbina, s.j.
2. -- Éphèse et Calcédoine par P. Th. Camelot, o.p. ;
6. -- Latran I, II, III et Latran IV par Raymonde Foreville ;
7. -- Lyon I et II par H. Wolter et H. Holstein, s.j.
8. -- Vienne par Joseph Leclerc, s.j. ;
9. -- Constance et Bâle-Florence par Joseph Gill, s.j.
12\. -- Vatican I par Roger Aubert.
Chacun de ces volumes retrace l'histoire du ou des Conciles en question et donne en français les textes jugés plus importants.
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Je vous souhaite d'éprouver à leur lecture autant d'intérêt et de plaisir que moi.
\*\*\*
Je voudrais maintenant, allant au-delà de ce que vous m'avez demandé, vous indiquer des lectures sur le Concile de Trente et vous informer de la manière dont, après sa clôture, il fut approuvé par le Pape Pie IV. C'est un cas particulièrement remarquable d'approbation et confirmation pontificale.
Je suis depuis bien longtemps un fervent admirateur de l'œuvre doctrinale et réformatrice du Concile de Trente. Il y a plus d'un demi-siècle que j'ai lu la traduction française de son histoire par le Cardinal Pallavicini, achetée d'occasion chez un bouquiniste. C'est, à vrai dire, une histoire apologétique, mais il fallait bien répondre à l'œuvre si partiale et passionnée de fra Paolo Sarpi ([^30]).
Depuis lors, j'ai lu dans diverses histoires de l'Église ce qui concerne ce grand Concile si important, tant par ses définitions de la foi catholique que par ses décrets disciplinaires. Son histoire est aujourd'hui renouvelée par le savant Mgr Hubert Jedin. Si vous trouvez le premier volume (seul encore, à ma connaissance, traduit en français) : *La lutte pour le Concile*, ne manquez pas de le lire : c'est un ouvrage passionnant. Vous y verrez notamment quels obstacles s'opposèrent à la réunion de ce Concile nécessaire, et pourquoi il ne put commencer qu'en 1545 ([^31]). Ce premier volume s'achève par le récit captivant de la séance solennelle d'ouverture.
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Vous avez un excellent résumé des diverses phases du Concile dans le 17^e^ volume de l'*Histoire de L'Église à l'époque du Concile de Trente* par Mgr Léon Cristiani. Il donne une excellente bibliographie et raconte très clairement les faits, retrace lumineusement les débats et les décisions des vingt-cinq sessions des trois périodes : 1545-1547 ; 1551-1552 ; 1562-1563.
Pie IV, non plus que Paul III ni Jules III, n'avait paru au Concile, mais il l'avait réellement présidé par ses légats.
Lors de la dernière session, le 4 décembre 1563, cette question fut posée aux Pères :
« Très illustres Seigneurs et très Révérends Pères, vous plaît-il qu'à la louange du Dieu tout-puissant, il soit mis fin à ce saint synode œcuménique et que, de toutes et chacune des choses qui, tant sous Paul III, d'heureuse mémoire, et sous Jules III, que sous notre très saint Seigneur Pie IV, Pontifes romains, y ont été décrétées et définies, confirmation soit demandée, au nom du saint Synode, par les légats apostoliques et présidents, au très Bienheureux Pontife romain ? »
L'Assemblée répondit : *Placet*.
Arrivés à Rome, les légats rendirent compte de tout et remirent au Pape Pie IV les textes.
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Pie IV déclara en consistoire sa volonté de les approuver et les approuva effectivement par la Bulle *Benedictus Deus* du 26 janvier 1564.
Le Pape bénit Dieu d'être enfin venu au secours de son Église longtemps et durement ballottée par les orages et les tempêtes. A des maux déplorables, le Concile « apporté le remède longtemps attendu et désiré.
Il en évoque les phases : les sessions tenues sous Paul III, sous Jules III, la trop longue interruption ([^32]), les empêchements et difficultés, la reprise du Concile rappelé par lui dans la même ville de Trente ; la venue d'un nombre imposant, digne d'un concile œcuménique, d'évêques, de personnages pieux et savants, sa présidence par les légats ; la pleine liberté laissée à l'assemblée de traiter de toutes les manières concernant la doctrine et la discipline (hérésies à réprouver, abus à extirper, mœurs à restaurer). Le saint Concile a tout défini, expliqué, ordonné avec toute l'exactitude et la maturité désirables.
De ce fait le Concile a été clos :
« dans une si grande concorde de tous les assistants qu'il parut clairement qu'un tel consentement était l'œuvre du Seigneur et que ce fut à nos yeux et aux yeux de tous très admirable ».
Par ordre du Pape, des actions de grâces solennelles ont été rendues à la divine Majesté dans l'espérance des grands fruits à attendre. Mus par un grand respect du Siège apostolique et suivant les traces des anciens Conciles, les Pères de Trente, par décret rédigé en session publique, ont demandé au Pape d'approuver tous les décrets faits sous ses prédécesseurs Paul III et Jules III et sous son propre pontificat.
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Les légats lui en ont écrit de Trente et fait rapport leur retour à Rome.
« Après mûre délibération à ce sujet avec nos vénérables frères les cardinaux de la sainte Église romaine et le secours du Saint-Esprit en premier lieu invoqué, ayant reconnu que tous ces décrets sont catholiques, utiles et salutaires au peuple chrétien, à la gloire du Dieu tout-puissant, de l'avis et du consentement de nos dits frères, en notre consistoire secret, nous les avons confirmés aujourd'hui, tous et chacun, par autorité apostolique et nous avons décrété qu'ils soient reçus et observés par tous les fidèles, comme aussi, par la teneur des présentes lettres, pour une plus claire connaissance de tous, nous les confirmons, et décrétons qu'ils soient reçus et observés. »
« Et donc, en vertu de la sainte obéissance et sous les peines établies par les saints canons et d'autres plus graves encore, même de privation (de la charge) à infliger à notre jugement (*arbitrio*), nous mandons à tous nos vénérables frères et à chacun d'eux, patriarches, archevêques, évêques, et tous autres prélats de l'Église, de quelque condition, grade et dignité qu'ils soient et même honorés du cardinalat, d'avoir à observer et à faire observer inviolablement les dits décrets et statuts dans leurs églises, villes et diocèses, en jugement et hors du jugement, en tout ce qui pourra les concerner, contraignant les rebelles et les contumaces par sentences, censures et autres peines ecclésiastiques, même celles contenues en ces décrets, tout appel exclu, et en invoquant même, si besoin est, le secours du bras séculier. »
Que l'empereur et les princes chrétiens aident à l'application des décrets et proscrivent, dans les pays soumis à leur autorité, les opinions contraires à la saine doctrine du Concile.
Et pour prévenir toutes fausses interprétations et abus des textes conciliaires, Pie IV interdit à toutes personnes ecclésiastiques ou laïques, quelles qu'elles soient..., sous peine de censures,
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« de publier, sans l'autorité du Pape, commentaires, gloses, annotations, remarques, et généralement toute sorte d'interprétations sur les décrets du dit Concile, ou autre chose, à quelque titre que ce soit, même sous prétexte de donner plus de force aux dits décrets, d'en favoriser l'exécution ou sous quelque autre couleur que ce soit. »
La solution des doutes ou difficultés est réservée au Saint-Siège.
« Tout ce qui pourrait être entrepris contre la teneur des présentes lettres par qui que ce soit, par quelque autorité que ce puisse être, sciemment ou par ignorance, est déclaré nul et non avenu. »
Suivent les mesures pratiques de publication par lecture publique, affichage, transcription et impression à Rome et partout.
« Qu'il ne soit donc permis absolument à personne d'enfreindre ou de contredire par audace téméraire cette page de notre confirmation, monition, inhibition, réservation, volonté, de nos ordres et décrets. Si quelqu'un a la présomption de le tenter, qu'il sache qu'il encourra l'indignation de Dieu tout-puissant, de ses bienheureux apôtres Pierre et Paul.
« Donné à Rome près Saint Pierre, l'an de l'Incarnation 1564, le septième jour des calendes de février, le cinquième de notre Pontificat. Moi Pie, évêque de l'Église catholique. » ([^33])
Voici, à ce sujet, ce qu'écrit Léon Cristiani :
« Ce qui acheva l'œuvre magnifique du Concile de Trente, ce fut la prompte confirmation dont elle fut l'objet de la part du Saint-Siège. Rome engagea aussitôt, après s'être toutefois donné le luxe d'en faire examiner les décrets par ses propres théologiens, toute son autorité en faveur du travail conciliaire, et se mit à pratiquer elle-même, sans hésiter et dès le premier jour, ce qui avait été décrété. Et elle ne se départit plus de cette attitude, la seule qui fût convenable et qui pût effacer à jamais les lourdes fautes du passé.
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« Il n'y eut pas jusqu'aux énormes difficultés que le Concile avait rencontrées de la part des Princes qui ne profitèrent finalement à l'autorité du Pape. Il fut désormais clair pour tous que la machine conciliaire était trop lourde, trop compliquée, trop grinçante, pour être régulièrement mise en mouvement. L'organe ordinaire, courant, providentiel, efficace de l'unité catholique ne pouvait donc être que l'autorité romaine. Les appels du Pape au concile qui avaient été si fréquents dans les temps antérieurs disparurent peu à peu dans la suite et ne furent plus tenus que par des plaideurs aux abois, un article juridique sans base solide, sentant l'hérésie et tendant au schisme.
« On ne saurait donc être surpris que le seul concile œcuménique que l'Église ait connu après celui de Trente ait finalement abouti à définir solennellement la primauté de juridiction du souverain Pontife et son infaillibilité doctrinale, dans tous les cas où il parle *ex cathedra*, c'est-à-dire en tant que Pasteur universel, en matière de foi et avec l'intention de lier les consciences.
« Le Concile s'était séparé dans l'émotion intense, la joie et les larmes de bonheur de tous ses membres, le 4 décembre 1563. Morone et Simonetta étaient venus aussitôt à Rome pour solliciter, comme ils s'y étaient engagés, la confirmation du Pape. Cette confirmation proposée en consistoire fut accordée après un vote de cardinaux et malgré les objections de certains officiers de la Curie, le 26 janvier 1564, par la Bulle *Benedictus Deus* à la fin de laquelle Pie IV prenait le titre que le Concile lui avait reconnu d'Évêque de l'Église universelle (*Catholicae Ecclesiae Episcopus*). ([^34])
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Au Concile du Vatican (1869-70) et au deuxième (1962-1965), le Pape en personne ouvrira et clôturera les sessions, et promulguera les décrets, en 1870 : *sacro approbante concilio*, en 1963-1965 : *una cum venerabilibus Patribus*.
##### «* Sacro approbante concilio *»
En titre du décret d'ouverture du premier Concile du Vatican, on lit :
« Moi, Pie, serviteur des serviteurs de Dieu, avec l'approbation du Saint Concile, *sacro approbante Concilio*, en perpétuelle mémoire... »
A la deuxième session (6 janvier 1870) fut émise la profession de foi tridentine selon la formule établie par Pie IV dans la Constitution *Injunctum nobis* du 13 novembre 1564 (dix mois donc après qu'il eut approuvé les décrets du Concile par la Bulle *Benedictus Deus* du 26 janvier de la même année).
« Moi Pie, évêque de l'Église catholique, je crois d'une foi ferme et professe... »
La finale est ainsi conçue :
« Cette vraie, foi, hors de laquelle nul ne peut être sauvé, que présentement je professe et tiens en vérité, je promets, fais vœu (*voveo*) et jure de la retenir et confesser très constamment, entière et sans tache : *integram et immaculatam*, avec l'aide de Dieu, jusqu'au dernier souffle de vie, et de prendre soin, autant qu'il est en moi, qu'elle soit tenue par tous. »
Ainsi pour le Pape, premier Père du Concile. Les autres Pères ajoutaient :
« et qu'elle soit tenue et enseignée par ceux qui me sont soumis et dont dans ma charge le soin m'incombera ». ([^35])
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La Constitution dogmatique sur la foi catholique. *Dei Filius* (3^e^ session, 24 avril 1870) et la première Constitution dogmatique sur l'Église du Christ, *Pastor æter*nus (4^e^ session, 18 juillet 1870) sont également introduites comme suit :
« Pie, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, avec l'approbation du saint Concile : *sacro approbante concilio *». ([^36])
Après les canons relatifs à la doctrine définie dans cette Constitution *De Fide,* dont le dernier condamne l'évolutionnisme dogmatique, Pie IX ajoute :
« C'est pourquoi, exerçant le devoir (*debitum*) de notre suprême office pastoral, Nous conjurons par les entrailles de Jésus-Christ tous les fidèles du Christ et surtout (*maxime*) ceux qui sont à leur tête, de s'acquitter de leur charge d'enseigner, et Nous les conjurons, par l'autorité de notre même Dieu et Sauveur, d'appliquer leur zèle et leur soin à écarter et éliminer de l'Église catholique les erreurs et à répandre la lumière de la vraie foi.
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« Mais parce qu'il ne suffit pas d'éviter la déformation hérétique, si l'on ne fuit pas également avec soin les erreurs qui y conduisent, Nous avertissons tous (pasteurs et fidèles) de garder aussi constamment les Constitutions et décrets par lesquels ces opinions erronées (*pravae*) qui ne sont pas énumérées ici en détail (*diserte*) ont été proscrites et interdites par ce Saint-Siège. »
La formule traditionnelle *sacro approbante Concilio* et les passages cités où le Pape Pie IX parle en son propre nom comme chef de toute l'Église, distinguent encore du Concile le Pape qui l'a convoqué et présidé.
Au deuxième Concile du Vatican, la formule *sacro approbante Concilio* sera remplacée par *Nos una cum Venerabilibus Patribus* et par des nuances délicates dans la rédaction des textes. Ainsi apparaîtra mieux encore l'unité en Concile du Pape et de l'Épiscopat, de l'Évêque de l'Église catholique avec tout l'Épiscopat de toute l'Église. On se tromperait singulièrement en parlant, à ce propos, de théologie nouvelle ; c'est une meilleure expression de pure doctrine catholique.
Tout ce qui, fût-ce seulement dans la manière de parler, relèverait si peu que ce fût d'un reste quelconque des erreurs ou des ambiguïtés « conciliaristes » antérieures au grand schisme d'Occident, contemporaines des Conciles de Constance et de Bâle ou postérieures à cette époque, devait être éliminé des textes où l'Église exprime sa doctrine sur elle-même, sa divine constitution, les rapports exacts du Pape et des Évêques. Le Concile œcuménique, au vrai sens du mot, ce n'est pas l'épiscopat assemblé (même par le Pape) et siégeant à part du Pape, c'est l'épiscopat uni au Pape, le Pape, chef de l'Église, vicaire du Christ, avec ses vénérables frères, les Évêques de toute l'Église. C'est devenu on ne peut plus clair au deuxième Concile du Vatican.
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Chaque Constitution dogmatique ou pastorale, chaque décret, chaque déclaration porte en tête :
« Paul, Évêque, Serviteur des Serviteurs de Dieu, en union avec les Pères du Concile, en perpétuelle mémoire... »
Suit le titre du document désigné, selon la coutume, par les deux premiers mots du texte. A la fin de chacun, il est dit :
« Toutes ces choses et chacune qui ont été édictées en cette Constitution (ou : ce décret ; ou : cette déclaration) ont plu aux Pères, et Nous, par pouvoir apostolique à Nous transmis, en union avec les Vénérables Pères, Nous les approuvons en l'Esprit Saint, Nous décrétons, statuons et ordonnons que soient promulguées les choses statuées synodalement (conciliairement) à la gloire de Dieu. Rome près Saint Pierre, Moi, Paul, Évêque de l'Église catholique. »
Toute la rédaction des actes, les nombreuses interventions, allocutions, homélies du Pape dans l'Aula conciliaire ou au dehors, les grands discours d'ouverture et de clôture des sessions, tout témoigne dans le même sens.
Il ne devrait plus y avoir chez personne le moindre doute à cet égard.
La brève lettre apostolique : *In Spiritu Sancto,* par laquelle Paul VI met fin au Concile, résume tout :
« Le deuxième Concile Œcuménique du Vatican rassemblé en l'Esprit-Saint, protégé par la garde de la Bienheureuse Vierge Marie, que nous avons proclamée Mère de l'Église, par saint Joseph, son glorieux époux, et par les Saints Apôtres Pierre et Paul, est sans doute à compter parmi les plus grands évènements de l'Église. Il fut en effet le plus fréquenté (*frequentatissimum*) par le nombre de Pères qui, de toutes les parties du monde, même de celles où la hiérarchie a été récemment établie, se sont réunis au siège de Pierre ;
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le plus riche (*copiosissimum*) par les sujets qui furent traités studieusement et avec soin au cours des quatre sessions ; le plus opportun (*convenientissimum*) enfin : compte tenu des besoins de ce temps, il visa avant tout les utilités pastorales et, nourrissant la flamme de la charité, il s'est grandement efforcé d'atteindre en esprit fraternel les chrétiens séparés de la communion du siège apostolique, bien plus la famille humaine tout entière.
« Donc, puisqu'avec l'aide de Dieu tout ce qui regardait ce même Concile œcuménique est présentement achevé et que Constitutions, Décrets, Déclarations ont tous été approuvés par délibération conciliaire et dûment (*recte*) promulgués par Nous, le Concile lui-même prescrit (*indictum*) le 25 décembre 1961, commencé le 11 octobre 1962 par notre prédécesseur d'heureuse mémoire Jean XXIII, et après sa mort, continué par Nous,
« Nous avons décidé et statué par notre autorité apostolique de le conclure, à tous effets de droit.
« Nous ordonnons et prescrivons que tout ce qui a été statué synodalement en ce Concile soit saintement et religieusement observé par tous les fidèles du Christ pour la gloire de Dieu, l'honneur de la Mère Église, la tranquillité et la paix de tous les hommes.
« Nous le décidons et statuons, en déclarant que les présentes lettres soient et restent constamment fermes, valides et efficaces, qu'elles obtiennent et gardent leur effet plein et entier, et que de ceux qu'elles concernent ou pourront concerner maintenant et à l'avenir, elles soient très pleinement reçues, et qu'ainsi il faut exactement juger et définir, et que dès maintenant soit nul et vain, s'il arrive que quoi que ce soit, soit tenté différemment par qui et quelque autorité que ce soit, sciemment ou l'ignorant.
« Donné à Rome près Saint Pierre sous l'anneau du pécheur le 8 décembre, en la fête de l'Immaculée Conception de la Bienheureuse Vierge Marie 1965, troisième de notre Pontificat. »
Paul VI Pape
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Un dernier mot : Au cours de mes lectures j'ai plusieurs fois constaté que des historiens pensaient que le Concile du Vatican serait le dernier Concile œcuménique, et que la définition solennelle des prérogatives du Pontife romain rendrait désormais superflues ces grandes assises ou du moins leur ôtait tout caractère de nécessité et d'urgence ([^37]).
Ces auteurs ne pouvaient prévoir l'inspiration qu'aurait Jean XXIII de convoquer un deuxième Concile du Vatican, encore moins ce que serait ce Concile, qui appartient désormais à l'histoire de l'Église comme un de ses grands moments, et dont les historiens de l'avenir diront l'importance et les effets à long terme.
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Paul VI, avec une admirable loyauté, ne manque pas une occasion de s'y référer, de le citer, quelque sujet qu'il traite si le Concile l'a abordé fût-ce brièvement.
Ne faisons aucun pronostic sur un éventuel 3^e^ Concile du Vatican. A Constance, on avait tenté d'instituer une périodicité régulière des Conciles œcuméniques. Cette décision resta lettre morte. Le synode épiscopal institué et assemblé par le Pape pourra faire beaucoup sans qu'il soit nécessaire de rassembler à nouveau l'épiscopat du monde entier. Le jugement appartient actuellement à Paul VI. Il appartiendra à ses successeurs. L'avenir est à Dieu. Ce que nous savons bien, c'est que les promesses de Jésus à son Église seront tenues.
Paul Péraud-Chaillot.
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### Dialogues au moulin de Penthièvre
*I. -- La justification*
par Jean-Baptiste Morvan
MICHEL. -- D'où vint à ce moulin aménagé par vous en demeure de vacances, le nom de « Penthièvre » ? Nous sommes bien à plusieurs lieues des limites de l'ancien duché. Je me suis d'ailleurs parfois demandé pourquoi vous, homme de l'Est, aviez choisi ce séjour.
HUBERT. -- De sa dénomination je ne sais rien : peut-être s'agissait-il de quelque droit de péage, ou d'un domaine personnel. Mais j'y tiens, assez futilement, comme Proust se sentait attiré par les noms des villes de l'Ouest. Vous vous en souvenez : « ...le doux Lamballe, qui dans son blanc, va du jaune coquille d'œuf au gris perle ». « Penthièvre » a pour moi le charme un peu languissant et tortueux d'un vallon ou d'un chemin creux au moment des premières feuilles ; son étymologie se perd et s'adoucit comme dans un souvenir.
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Le Moulin de Penthièvre : on en ferait bien un titre de roman -- ou de fable. Il pourrait symboliser l'asile spirituel sur la rive d'une durée fluente, qu'il exploite en la faisant passer sur sa roue, en captant l'énergie de ce courant de rêve.
MICHEL. -- Je retrouve là votre formation barrésienne. Mais pourquoi pas un poème lyrique ? Nos jugements positifs ont été si souvent critiqués ! Nous avons peut-être le droit de nous adonner pour un temps à la part poétique de notre durée. Cette eau est un bruit, mais en même temps un silence. Notre temps intérieur n'est pas toujours destiné au moulin de l'action, ou de l'idée positive et déterminée. Il y aussi les surfaces du tissu sans taille ni couture.
HUBERT. -- Il est vrai. De nos jours, quand les roues des moulins sont presque toutes arrêtées, le séjour contemplatif au bord des eaux devient une sorte de privilège. Les réparations de ce vieux moulin ne m'ont pas coûté fort cher, mais c'est un luxe qu'une installation apparemment oisive en des lieux réputés jadis vulgaires et paysans. M'en fera-t-on grief ? Ces sortes de fantaisies sont désormais assez répandues pour obtenir une qualification démocratique, une carte de civisme pour l'homme en vacances, encore que les vacances d'un homme de droite soient sans doute moins innocentes que les autres. Le spectacle des eaux courantes me touche particulièrement en ce moment de l'année, les eaux de mai après les crues printanières. J'ai dans la tête une phrase d'Émile Hinzelin sur la Meuse : « Au printemps elle se tapisse d'innombrables feuillages. Ce n'est plus une rivière, c'est une interminable plate-bande de fleurs, c'est le Beau-Meix des eaux. »
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MICHEL. -- La « Meuse endormeuse et douce à mon enfance » de la Jeanne d'Arc de Péguy... J'ai parfois pensé que le bergsonisme de Péguy correspondait surtout au profond désir de ressaisir et d'apprécier ce tissu de la durée intérieure en dehors des moments difficiles et parfois décevants où l'on est obligé de donner le coup de ciseaux pour les nécessités de la controverse et du jugement critique.
HUBERT. -- Ma phrase-talisman est aussi tirée d'un livre intitulé « Chez Jeanne d'Arc ». Désormais chaque rivière évoque pour moi, au moment où elle reflète le bleu d'un ciel clarifié, tout le cours de l'histoire avec des couleurs si oubliées qu'elles semblent inconnues : rivières en mai, quand on fête la Sainte, avec des iris, et des bois d'un vert encore jaune et léger, et les libellules, et les transparences des profondeurs. Le ciel est toujours avec nous, avec le cours de la rivière ; et en lui cette durée qui s'en va est une espérance, elle est d'un bleu français. J'y ressens je ne sais quelle justification de ma vie, une unité plus sensible tracée au milieu de ce monde qui nous entoure, qui nous échappe, mais qui est cependant bien à nous. Mon essai de justification est comme la rivière en mai : elle a besoin d'un ciel clair, et de la carte géographique de la patrie.
MICHEL. -- Pourtant, cette notion de justification intérieure est bien souvent rattachée à Kant, et à travers lui, à Rousseau. On l'orchestre d'allusions à des penseurs protestants étrangers. Elle me semble aussi bien, être le fruit des obscures inquiétudes métaphysiques nées des controverses de ce temps. N'y aurait-il pas quelque ombre de protestantisme dans une primauté trop marquée de la justification dans la vie de l'esprit ? Nous avons appris à nous méfier des trop longs examens de conscience.
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HUBERT. -- Eh bien ! il serait plaisant que nous gagnions par là l'indulgence de ceux qui nous reprochent sempiternellement une bonne conscience trop massive. Vous m'alléguez Rousseau. En dehors de ses aboutissements doctrinaux, son cas m'intéresse L'expérience tumultueuse qui fut la sienne peut se retrouver chez chacun de nous sans demeurer pour autant tumultueuse et confuse. Rien dans ma vie n'est venu contredire à une opinion assumée d'emblée, dès l'adolescence, dès les premières lieues de la rivière, je crois bien vers le début de l'année 1934. Admettons qu'elle ait pu renfermer une part de « mauvaise foi », de jeu, d'affectation ; qu'elle ait exprimé un défi lancé à des hasards subis, qu'elle ait été une provocation à l'égard d'autrui. Je répondrais que ce fut aussi le cas de Jean-Jacques. Je refuse à quiconque le droit d'arrêter l'analyse psychologique à ce premier moment, et je ferai volontiers preuve de la même rigueur quand il s'agit de Rousseau, de sa conversion soudaine à un bizarre stoïcisme primitiviste. Et pourquoi les apologistes du Genevois sourient-ils de la transformation apparemment subite de Chateaubriand, rentrant d'émigration et devenant le champion du Christianisme ? Un moment de conviction forte entraîna l'un et l'autre à justifier une œuvre par une autre ; l'œuvre nouvelle s'enchaîne à une prétention affirmée un jour dans un climat qui peut sembler fait de légèreté, d'incertitude ou de futilité.
MICHEL. -- En somme, ce serait un peu l'histoire de l'homme à qui l'on avait fait cadeau d'une garniture de bureau Empire. Il se meubla entièrement dans ce style, et finalement, devint bonapartiste !
HUBERT. -- Si la garniture de bureau ne lui avait pas plu, n'eût-il pas trouvé un moyen de s'en débarrasser en la reléguant au grenier ou en recourant au vieux procédé de vaudeville : en faire don à un autre ? Qui sait ? l'auteur du cadeau avait peut-être lui-même agi ainsi...
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A moins que cet ami, en lui offrant ce présent, ne l'ait assez bien connu ou deviné pour lui donner cet impérial bibelot. Diderot s'est vanté d'avoir fourni à Rousseau l'optique paradoxale du « Discours sur les Sciences et les Arts » ; mais il connaissait Rousseau et, pouvait deviner que c'était le paradoxe qui lui convenait, et pas seulement à cause de son esprit apparemment fantasque. N'importe qui ne donne pas un dessus de bureau à n'importe qui, et ne donne pas n'importe lequel. Offrir la garniture de bureau, c'est offrir le schéma familier d'un style et d'une cristallisation symbolique de la vie intérieure. Il s'agit de savoir quoi offrir.
MICHEL. -- Nous sommes en train, je crois, de déplacer le problème, et nous substituons l'enseignement à la justification personnelle.
HUBERT. -- Mais notre don nous engage, et je ne conçois guère d'essai de justification, même le plus aberrant, chez Gide par exemple, qui ne passe pas aussitôt au prosélytisme didactique, c'est-à-dire à une manifestation d'autorité. Nous ne pouvons nous refuser à la secrète espérance d'engager autrui, de demander aux autres de devenir nos compagnons d'obstination, voire même de devenir plus entêtés, plus déterminés que nous-mêmes. C'était peut-être le cas de Diderot.
MICHEL. -- La littérature présente, et le roman surtout, semblent pourtant témoigner d'un effort de plus en plus marqué pour ramener la justification personnelle là l'expérience de la durée fluente de l'existence, et pour refuser la cristallisation que vous venez de décrire.
HUBERT. -- Cependant le naturel revient au galop. On offre toujours un drapeau, fût-il celui de la révolte anarchiste, ou une garniture de bureau, ou un contrat, ou un mariage.
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MICHEL. -- Justement, notre intellectualisme contemporain a le mariage en horreur. Avez-vous remarqué la fréquence du thème du mauvais lieu, maison close ou un hôtel de passe. ?
HUBERT. -- Et ils ont déjà commence a légiférer sur cette éthique négative. Le mauvais lieu est un huis-clos, dont ils sortent encore moins que les idéalistes traditionnels ne sortaient de leur maison familiale. Je me souviens du mot de Joubert, commentant un propos connu de Montaigne : « On ne doit pas mener sa conscience au mauvais lieu, et d'ailleurs on ne doit y mener personne ». Mais le prosélytisme nihiliste n'y consent pas ; plutôt que de retourner à l'ordre, il veut ordonner le désordre. J'ai lu il y a quelque temps un reportage sur les clochards pseudo-intellectuels des quais parisiens : ils souhaitaient qu'on leur attribuât un village à eux, où ils seraient à l'abri des curiosités touristiques. Chacun se fait son paradis à sa mesure et selon ses lumières, mais tout anarchiste renferme un édile qui sommeille ; le chef spirituel des « provos » d'Amsterdam s'est fait élire Conseiller municipal. De telles gens ne sont en fait que des candidats à la justification accélérée.
MICHEL. -- Mais pour en revenir à celle que nous avons décrite et qui, elle, réclame l'expérience progressive d'une durée, ne se rattache-t-elle pas d'une manière un peu gênante, et malgré son caractère constructif, à une notion confuse, le « werden », le « devenir » de la pensée allemande ?
HUBERT. -- Le mot « justifier », de par sa racine, le verbe latin « fio », « devenir » ou « être fait » postule une durée nécessaire. Mais le « werden » prend figure de fatalité et d'impulsion extérieure, de force qui va. Je conçois le verbe « fio » comme un cheminement, un progrès, une accession.
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Il ne s'agit pas de transformer à plaisir une notion juste au départ, ou une situation saine, de se complaire à une paraphrase maladroite, délayée, et changeante de la vérité. Mais nous sommes dans le domaine du péché originel et le juste n'est pas donné d'emblée, ni pour le contenu total de notre esprit, ni pour la méthode à suivre personnellement. En fait, ce « devenir » de la justification est souvent l'itinéraire de l'enfant prodigue ; Rousseau lui-même l'a peut-être tenté. Cela, on s'efforce de nous le dissimuler aujourd'hui, et les inconséquences dues au hasard de la vie ne sont pas seules à fournir les pierres d'achoppement. Les dogmes informes, subtils et masqués, encombrent le chemin. Il faudra que nous en reparlions un jour.
Jean-Baptiste Morvan.
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### Marie de l'Incarnation
*Une mystique colonialiste*
par Jacques Dinfreville
COMME LES HOMMES, les femmes qui contribuèrent à fonder le Canada sont ignorées du grand public. Elles œuvrèrent dans la pénombre et le silence.
Parmi ces femmes, Marie de l'Incarnation tient la première place : une des plus dévouées servantes de l'Esprit, en même temps qu'une des meilleures interprètes du génie de la France.
\*\*\*
Marie Guyart naquit à Tours, le 26 octobre 1599, où elle fut baptisée dans la paroisse de Saint-Saturnien. Son père, Florent Guyart, était maître boulanger. Il appartenait à la petite bourgeoisie, comme Jeanne Michelet, son épouse, apparentée aux Babou de La Bourdaisière, une famille de hobereaux du cru ([^38]). Marie passa son enfance, en compagnie de sept frères et sœurs sur la paroisse de Saint-Pierre-des-Corps.
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Elle reçut une instruction très étoffée dans l'une de ces écoles de campagne où des maîtres religieux éduquaient autant qu'ils instruisaient, dispensaient à la fois le savoir, les vertus domestiques et la foi. Déjà les cérémonies de l'église émerveillaient Marie. D'après ses historiographes, elle fut marquée très jeune du divin sceau. Elle eût sa première vision dès l'âge de sept ans et à quatorze ans exprima sa volonté d'être religieuse. Puis l'Esprit se tût. Sa voix demeura plusieurs années silencieuse. Quoique fort pieux ses parents n'encouragèrent aucunement une vocation qui semblait vaciller.
En 1617, Marie épouse Claude Martin ([^39]), maître ouvrier en soie. Elle vit deux ans en ménage. Son époux meurt en 1619. Il lui laisse un fils de six mois, Claude, et un fonds de commerce peu prospère, au bord de la faillite. Elle doit le liquider après une année de lutte où elle mène tout de front : les affaires, les soins du ménage, la première éducation de Claude. Celui qui recherche les décors sans faste, de la crèche à la voie douloureuse, qui se complaît dans la compagnie des femmes les plus humbles (et parfois les moins pures), ne ménage pas à Marie ses grâces. Soudain il se manifeste à nouveau, fait passer sa servante par toutes les étapes de la voie mystique. Le 24 mars 1620, la veille de la fête de l'Incarnation, s'ouvre pour elle « la grande porte qui lui donne entrée dans les miséricordes divines ». Au cours de sa vision, elle a la perception charnelle du martyre du Christ, « est baignée, lavée dans le Précieux sang ». Elle « se repent respectueusement », se confesse, fait vœu de chasteté perpétuelle. Dès lors elle s'engage dans une lente, pénible et prodigieuse ascension, vers les sommets spirituels. Ses yeux sont tournés vers Dieu, mais son corps gravit la pente dans la souffrance. A ce corps elle inflige des austérités effroyables à la suite de ses visions, « de ses martyres d'amour ».
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Elle ne renonce pas pour autant « au tracas », aux soins du ménage, aux affaires. Son beau-frère, le mari de sa sœur, Claude, marchand voiturier, lui demande ses services. Elle accepte. Pendant quatre ans, elle s'occupe du transport des marchandises, fait tous les métiers, successivement apprentie, cuisinière, infirmière, supporte des avanies de la part des serviteurs. Ses capacités s'imposent. Mise à la tête de la maison, elle fait face aux responsabilités qui lui incombent, assiste sur le port de la Loire au chargement et au déchargement des marchandises, mêlée même de nuit à la cohue des mariniers et des porte-faix, veille à l'entretien « d'une cavalerie de 60 chevaux ».
Cependant son imprégnation mystique se poursuit. Le lundi de la Pentecôte 1625, elle a une première vision de la Sainte-Trinité. En 1627, une deuxième vision s'achève dans l'extase « par la célébration de son mariage mystique avec le verbe incarné ». En 1631 enfin, à trente-deux ans, après maintes hésitations, elle entre aux Ursulines sans dot, grâce à une amie, Mère Françoise de Saint-Bernard. « Morte toute vive de douleur », elle a pris la résolution de laisser à Dieu le soin de son fils Claude qu'elle confie aux Jésuites.
Accompagnée de ce frêle enfant de douze ans qui sanglote, précédée d'une nièce de cinq ans qui porte une croix, elle rejoint le monastère, fait son noviciat puis sa profession en 1633, devient Sœur Marie de l'Incarnation.
Longtemps son fils demeure pour elle un sujet d'angoisse, déchire son cœur de mère. D'humeur inconstante et bizarre, il s'enfuit du collège, ameute ses camarades de classe, vient faire le siège du monastère pour tenter d'enlever de vive force sa maman. A-t-il pressenti la suite ?
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En 1633, un songe précise la véritable vocation de Marie. Elle voit s'ouvrir à elle un pays immense, inconnu, effroyable où elle est appelée. Elle ne sait rien du Canada, dont elle ignore même le nom. Elle consulte le père Dinet, son directeur de conscience, qui lui fait connaître la Nouvelle-France, va voir aussi à Paris M. Vincent, le Père de Condren, général de l'Oratoire, et des jésuites (1638). Bertrand d'Eschaux, archevêque de Tours, lui donne l'autorisation de partir. Alors elle connaît de nouvelles tortures. Il lui faut cette fois abandonner définitivement son fils. Sans tarder elle le met au courant de sa décision à Orléans où il fait sa rhétorique, l'emmène à Paris où elle lui dit adieu. L'enfant ne reverra jamais sa mère, entrera en 1641 aux Bénédictins de la congrégation de Saint Maur, deviendra Dom Claude Martin, un des grands dignitaires de l'ordre. Il sera le premier biographe de Marie de l'Incarnation ([^40]).
A Dom Martin nous devons le portrait de Marie, brossé, d'après des souvenirs d'enfance, le seul exact (la gravure d'Edelinck est une pure fantaisie de l'artiste) : « Elle était assez belle de visage en sa jeunesse, avant que ses pénitences et ses travaux ne l'aient altérée. Sa douceur humble et modeste, son port de tête grave et majestueux, son abord souriant, sa belle taille pour son sexe (plaisaient). Son corps conserva en vieillissant cette proportion des parties qui faisaient assez voir ce qu'elle avait été autrefois... Cette beauté, sans rien de mol, sa constitution forte et vigoureuse ne laissaient pas d'étonner. Elle était d'humeur gaie et agréable ; quoique la présence de Dieu lui inspirât un sentiment de gravité et de retenue, un je ne sais quoi de céleste, il ne se pouvait voir néanmoins une personne plus commode et plus accorte. »
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Cette solide Tourangelle, pleine de bon sens et d'équilibre, que son esprit puissant et viril rendait apte aux plus grandes affaires, fut une des mystiques les plus profondes, les plus privilégiées de l'école française. Bossuet, qui écrit : « dans sa vie tout est admirable », l'appelle « la Thérèse de nos jours et du Nouveau Monde ». Par son frère, missionnaire au Canada, Fénelon lui, aussi la connaissait. Il a même tenté de l'annexer, bien que Marie ait su éviter toute déviation quiétiste. L'ouvrage qu'elle a écrit sur l'ordre de ses directeurs, les *Relations de ses états d'oraison,* montre que l'abandon à Dieu n'engendre pas une sorte de *nirvâna,* de torpeur extatique. L'effort reste nécessaire ; la prière n'est jamais vaine. La contemplation « ne suspend pas la vie morale, mais l'assure, la purifie et l'exalte ». Marie connaît le cœur humain, les faiblesses, les luttes, conserve une délicatesse toute féminine, une mesure toute française. Elle se cache pour se mortifier le corps afin de ne pas contraindre par son exemple les religieuses ses compagnes à l'imiter. Dans l'excès de ses lumières, parfois elle doute : « Qu'est ceci, ô mon Grand Dieu ? s'écrie-t-elle. Il me semble que je n'ai plus la Foi. » ([^41]).
Quelle que soit la difficulté du terrain sur lequel elle s'aventure, il n'y a jamais une fausse note dans ses cris d'amour, dans ses paroles de feu : « Quand se fera ce mariage, ô mon Grand Dieu ? Quand s'achèvera cette alliance qui me fera une même chose avec vous pour le temps de l'éternité ? ... Allons, mon Bien-Aimé, allons déchirer ce corps qui vous offense, afin que vos yeux purs et divins soient contents à la vue de ce sacrifice... Mon chaste amour, il faut que j'obéisse à celui qui tient votre place (son confesseur). Il le désire. Pardonnez-moi, s'il vous plaît, vous savez que je veux vous obéir. »
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Mgr François de Montmorency-Laval, premier évêque de Québec, la juge ainsi : « Elle était tellement morte à elle-même et Jésus-Christ la possédait si pleinement que l'on peut assurément dire d'elle, comme de l'Apôtre, qu'elle ne vivait pas mais Jésus en elle. »
Cependant l'enivrement mystique de Marie lui laisse sa lucidité. Elle n'est pas obscurcie par les fumées, telle la Sibylle de Cumes, n'entre pas en transes, comme certaines voyantes du Moyen-Age, résiste même aux attraits de l'ensevelissement dans cette cristallisante poésie mystique : Ce suaire blanc, pur, envahissant, telle l'immensité neigeuse canadienne, aux approches de Noël lorsque s'amoncellent les mille et un flocons sur les traces de l'homme, passagères, dérisoires, si vite effacées « On sent chez elle, écrit Daniel-Rops ([^42]), une grande insistance à bien séparer les hauts états mystiques de ce qui est seulement sensible : à vingt reprises elle insiste sur le caractère *abstrait, intérieur,* de ce qu'elle *voit,* de ce qu'elle *entend,* étant admis que ces mots de *voir* et d'*entendre* n'ont qu'une signification analogique. » Elle reconnaît l'incapacité où elle se trouve de rendre avec des mots ce qu'elle éprouve : « Le plus intime de mon expérience, écrit-elle, n'a pas été en ma puissance. C'est en partie ce qui me donne de la répugnance à écrire de ces matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand abîme et d'être obligée de perdre toute parole en m'y perdant moi-même. »
Par cette humilité Marie tenait à rappeler qu'elle se voulait seulement la servante de Dieu, son *esclave.* En réalité elle ne se perd ni dans l'extase ni dans l'ascèse. Son commentaire sur *la Révolte des passions dans une âme avancée* est un remarquable essai d'introspection.
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Elle a une telle sûreté d'expression qu'il semble qu'elle ait fréquenté toute sa vie les écoles de théologie. Elle écrivait, nous dit son fils, du premier jet et sans rature. L'Esprit Saint l'assiste, la conduit, ne l'abandonne jamais. Elle sert la même cause que Marguerite-Marie Alacoque : Elle aussi appartient à cette période historique de révélation, d'intronisation dans le monde chrétien de la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus (si l'on peut parler de période en matière d'infini divin).
Nous ne tenterons pas de suivre plus longtemps Marie de l'Incarnation sur cette route mystique dont nous n'avons pas le code, hélas ! où les mots de la langue moderne circulent ainsi que des véhicules privés de lumière, vides de sens. Chez elle, au contraire, l'aspect apôtre, l'aspect missionnaire reste à notre portée, très actuel, susceptible d'intéresser la jeunesse d'Occident, celle qui aime le mouvement, la découverte et le risque, ailleurs que dans une chambre close, devant l'écran, celle qui se moque des vieilles lampes éteintes ou en cours d'extinction, celle qui sait soupeser le vrai mérite et ne craint pas de le saluer. Comment cette jeunesse pourrait-elle être indifférente à la genèse de la Nouvelle-France où tant de nos aïeux ont peiné pendant plusieurs siècles, ce pays gigantesque à l'échelle des desseins de Dieu, où tout invite à s'agenouiller, à se prosterner humblement : les forces de la nature, la puissance des éléments, la richesse du sol ?
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De 1639 à 1672, Marie a été intimement mêlée à l'histoire du Canada. Elle a écrit sept à huit mille lettres, de quoi remplir plusieurs dizaines de volumes. Malheureusement, au Canada, beaucoup ont été perdues ou détruites, en particulier durant l'incendie de Québec.
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En France, son fils en avait brûlé beaucoup d'autres et, circonstance aggravante, la fortune de Marie de l'Incarnation, liée à celle du Canada français a connu chez nous une totale désaffection après le traité de Paris (1763). Cette fois-là également, l'abandon territorial fut suivi d'un abandon moral, de la campagne que l'on connaît : les arpents de neige de Voltaire, les crachats de l'intelligentsia et le reste.
Les deux cents lettres que nous connaissons achèvent de camper la silhouette de Marie de l'Incarnation, une des plus vigoureuses du XVII^e^ siècle, suffisent à lui donner -- par surcroît -- cette réputation littéraire que tant de Marthes n'arrivent pas à décrocher en virevoltant ; de plus cette correspondance constitue une des meilleures chroniques de l'époque héroïque du Canada, apporte une contribution essentielle à son histoire primitive.
Si le style de ces écrits de circonstance est sobre et sans recherche, un style de conversation, la langue pleine d'alacrité et de réalisme -- le pur français de Touraine -- vaut celle des grands écrivains du siècle. Les récits ne manquent ni de vie, ni de couleur, ni même d'un certain humour. L'appréciation saine des évènements et des hommes témoigne du sens psychologique de cette ardente visionnaire, qui conserve les pieds au sol, comme une petite bourgeoise provinciale. A l'image de la Mère du Christ, l'Homme-Dieu, notre Marie joue le rôle de sas entre le divin et le féminin, le spirituel et le temporel, le céleste et le profane, la contemplation et l'action. Le nom qu'elle a choisi, Marie de l'Incarnation, la dépeint parfaitement.
Son départ de France n'a pas été sans mal : deux mois d'achats et d'entrechats, de visites et de démarches dans la capitale. Une religieuse de vingt-deux ans, Marie de Saint-Bernard (Marie de Savonnière), l'accompagne. Anne d'Autriche veut les voir, les comble de marques d'admiration. Un nouveau songe découvre à Marie un bâtiment d'une merveilleuse grandeur, mais tout construit, au lieu de pierres, de personnes crucifiées.
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La Nouvelle-France n'a pas bonne réputation. Les récits des voyageurs sont pleins d'hallucinantes rencontres : des sauvages cruels auxquels certains prêtent des têtes de pourceau, une seule jambe ; des licornes, des sorciers, des esprits impurs. Cette vision de sabbat n'ébranle pas la résolution de Marie.
Le 4 mai 1639, elle embarque à Dieppe avec cinq Augustines Hospitalières. Celles-ci s'en vont en Nouvelle-France pour assurer a Québec la fondation d'un Hôtel-Dieu dédié au Précieux Sang. La célèbre duchesse d'Aiguillon, la nièce de Richelieu, s'attache à ce grand œuvre pour obtenir le pardon de ses péchés et ceux de son oncle, l'auguste cardinal si redouté des hommes et trop aimé des femmes (dont Mme de Combalet, devenue duchesse d'Aiguillon...).
La traversée dure trois mois. Marie a le loisir de connaître le Saint-Joseph, « un très beau navire », le vaisseau amiral aux ordres du capitaine Jacob Bontemps. La chambre où elle loge avec ses compagnes a « de belles fenêtres qui donnent de l'air », fort nécessaires à cause du mal de mer... Des périls de toutes natures agrémentent la traversée. La guerre de Trente ans bat son plein. Sans parler de la tempête, on craint les Anglais, les Espagnols, les Dunkerquois (alors redoutables corsaires) et les Turcs (les Barbaresques de Salé et d'Alger qui se promènent souvent dans la Manche). Le vaisseau fait route très au nord, afin d'éviter ces mauvaises rencontres. Ce sont les redoutables banquises qui apparaissent : « Je disposai mes habits, écrit Marie, de façon à ce que, lorsque le débris se ferait, je puisse n'être vue qu'avec décence. » Elle ajoute « Je ne dormis point presque toute la traversée... J'y pensais mourir de soif, les eaux douces s'étant gâtées dès la rade et mon estomac ne pouvant supporter les boissons fortes. »
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Le 29 juillet, à Tadoussac, un petit port situé au confluent du Saint-Laurent et du Saguenay, il faut quitter le *Saint-Joseph* et embarquer sur le *Saint-Jacques,* une nacelle peu confortable. « La petite chambre, écrit une des compagnes de Marie ([^43]) était pleine de morues quasi jusqu'en haut, si bien que nous n'y pouvions tenir que couchées les unes sur les autres, tassées comme du pain au four... Il y avait moins de mortification à demeurer sur le tillac à la pluie importune, la cotte trempée, que de souffrir de l'incommodité de la chambre, car celles qui en sortaient sentaient si fort qu'on avait peine *à* les supporter... »
Enfin le 1^er^ août 1639, Marie de l'Incarnation débarque au Canada avec ses compagnes, accueillie par le gouverneur de la Nouvelle-France, M. de Montmagny, saluée par des salves d'artillerie et des feux de joie. Très vite se passe l'automne, cet admirable *été indien* de l'Amérique du Nord, paré des splendeurs festoyantes des érables, puis le premier hiver s'établit. Le climat surprend Marie habituée à la douceur tourangelle. Les étés, « aussi chauds qu'en Italie », alternent avec des hivers « où l'on voit le Grand Fleuve du Saint-Laurent servir de pont aux sauvages qui marchent comme sur une belle plaine. » Québec ne compte encore que six maisons et deux cent cinquante habitants français. La forêt couvre la chaîne des Laurentides alors anonyme. L'habitat est fort précaire : des maisons de « colombage pierroté », parfois même des huttes portatives dressées avec des perches de bouleau. La vie est rude, difficile : « Nous voyons à travers le plancher reluire les étoiles pendant la nuit et à peine peut-on tenir une chandelle allumée à cause du vent... Le froid gèle les encriers... Je vous écris dans le feu de la cheminée... Nos couches sont de bois et se ferment comme des armoires. Quoiqu'elles soient doublées de couverture ou de serge, à peine peut-on s'y réchauffer.
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A quatre cheminées nous brûlons par an cent soixante-quinze cordes de gros bois. » Les colons se nourrissent de lard, de poisson salé, de quelques légumes, cadeaux des indigènes. Tout vient de France, même le blé.
L'insécurité règne dans tout le pays. Sans cesse les Iroquois remontent le Saint-Laurent et inquiètent Québec. Leurs bandes pillent et massacrent les isolés jusqu'aux portes de la ville. Cette situation se perpétuera longtemps, plus de vingt ans après l'arrivée de Marie, jusqu'au moment où M. de Tracy forcera ces damnés Iroquois à conclure une trêve durable. Les habitants demeurent constamment sur le qui-vive, prêts à défendre leurs vies. Hommes, femmes, enfants, tous sont en armes. On laboure le fusil en bandoulière. Il faut risquer sa vie pour aller cueillir des framboises. Les sœurs de l'Hôtel-Dieu préfèrent se passer de confitures...
Marie participe à ces angoisses, à ces alertes sans fin. En 1660, les Iroquois menacent une fois de plus les abords de Québec. Elle garde le monastère des Ursulines avec trois religieuses, prête à fournir des munitions aux soldats. Par ses sages conseils, son optimisme, son sang-froid, son prestige, elle s'impose à tous : coureurs des bois, trafiquants de pelleteries, soldats, missionnaires. Dieu lui accorde son aide miraculeuse. En 1649, cinq cents Hurons affamés sont venus chercher refuge à Québec. Marie leur donne du pain et celui-ci se multiplie à mesure qu'elle le distribue. « Cela était tout visible, parce que n'ayant à chaque aumône que deux ou trois pains à donner à cinquante ou soixante personnes, il se trouvait que tous avaient de bons morceaux. » Elle s'en apercevait, car elle disait en rompant ce pain : « Je pense que Dieu le fait multiplier en faveur de ces pauvres gens pour les tirer de la nécessité. » Pourtant, en dépit de l'aide divine, sa confiance vacille parfois. Elle a été tout près de renoncer à sa mission. Elle écrivait en 1652 : « Si je voyais seulement six ou huit familles prêtes à retourner en France, je croirais commettre une témérité de rester. »
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Sa correspondance témoigne de ses terreurs, de ses difficultés sans nombre. Les épreuves se multiplient. En 1649, les Iroquois martyrisent des missionnaires, les R.P. Daniel et Lallemant. Le récit de leurs cruautés terrorisent les femmes. Ils font bouillir et rôtir les Chrétiens : Après sa capture un jeune homme s'entend dire par l'un de ces anthropophages : « Vos pieds cuits sous la cendre seraient fort bons. » Le couvent des ursulines brûle à la suite de l'imprudence d'une novice qui a mis du charbon allumé dans la maie en bois où l'on boulange le pain (1650). On le reconstruit et Marie rend grâce à Dieu. En 1660, dix-sept colons de Montréal, sous le commandement d'Adam Dollard des Ormeaux, se sacrifient, après avoir communié, pour en imposer aux Iroquois. Ils périssent tous au cours de cette glorieuse action : la Sidi Brahim du Canada. En 1663, un tremblement de terre ravage la Nouvelle-France. « On entendit de loin, raconte-t-elle, un bruit et bourdonnement épouvantable comme si un grand nombre de carrosses roulaient sur le pavé avec vitesse et impétuosité. Ce bruit n'eut pas plutôt éveillé l'attention que l'on entendit de toutes parts comme une grêle de pierres sur les toits, dans les greniers. Les cloches de nos églises et les timbres de nos horloges sonnaient tout seuls. » Cette lettre pleine de mouvement ne fait-elle pas songer à celles de Mme de Sévigné ?
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Ces calamités n'empêchent pas Marie de se consacrer à sa tâche essentielle d'évangélisation et d'éducation des indigènes. Son inépuisable charité s'exerce sans relâche pour augmenter « le troupeau de Jésus-Christ ».
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Elle fonde le séminaire de Saint-Joseph où les catéchumènes sont instruits. A quarante ans elle apprend l'algonquin et à cinquante ans étudie l'iroquois et le huron. Elle peut composer un dictionnaire de ces idiomes barbares, tant ils lui sont familiers. Elle rédige un catéchisme en iroquois. Il lui en coûte : « Cette étude de langues si disproportionnées à la nôtre me fit mal. Il me semblait que des pierres me roulaient dans la tête. »
Notre apôtre demeure pétrie de réalisme. Elle raconte les choses comme elles sont : « Les sauvages sont très sales et leurs boucanages rendent de mauvaises odeurs outre qu'ils ne se servent pas de linge... » Elle revient souvent sur ce sujet d'une façon plaisante : « L'odeur des filles n'était pas si bonne que celle des dames de France... Leur saleté nous faisait quelquefois trouver un soulier et journellement des cheveux dans notre pot... On ne peut de longtemps épuiser leur vermine... » Elle déplore l'humeur vagabonde de ses protégées : « La première séminariste qu'on nous donna, Marie Negabmat, était si accoutumée à courir dans les bois qu'on perdait toute espérance de la retenir dans le séminaire. »
Cette mystique, cette missionnaire en pleine possession de la grâce, se souvient qu'elle s'est occupée d'affaires. Si elle écrit : « C'est pour nous une véritable émulation de nous ôter le pain de la bouche pour le donner à ces pauvres gens », elle voit beaucoup plus loin, s'intéresse à l'avenir du Canada, dresse le bilan de ses possibilités : « Le Roi a commandé que l'on fasse cultiver du chanvre, qu'on fasse des toiles et des serges. Il faut faire une halle à Québec, une brasserie, une tannerie à cause du nombre prodigieux de bêtes qu'il y a en ce pays. On presse tant qu'on peut les femmes et les filles d'apprendre à filer. On fait la pêche des morues à cent lieues d'ici, laquelle produira des revenus importants. Voilà pour faire un grand pays qui enrichira les marchands. Pour nous, notre fortune est faite : nous sommes la portion de Jésus-Christ et Jésus-Christ est notre portion. »
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Aucun fait divers dont on parle en France ne lui est indifférent. Par exemple, à propos de l'affaire des religieuses possédées de Louviers, elle écrit à son fils « Vous m'avez obligée de me dire des nouvelles des religieuses de Louviers, surtout de la petite Mère Françoise... (leur ancienne Supérieure). Nous avons céans une de ses sœurs converses qui a été novice dans une maison qu'elle a fondée... Elle nous a fait une si grande estime de cette Mère qu'ayant appris qu'elle avait été accusée de magie et de sortilège, nous avons été toutes effrayées. »
Elle juge aussi sagement et souverainement des hommes que des choses, avec la sérénité de ceux que ne troublent point les rumeurs de ce monde. En 1667, lorsque part le marquis de Tracy, qui a défait les Iroquois, grâce aux vétérans du régiment de Carignan-Salières venu de France, elle écrit : « Nous perdons le meilleur ami que nous avons eu depuis que nous sommes en ce pays. » Elle dit de Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France (1665-1668) : « Il a plus fait en trois ans qu'il n'en avait été fait depuis l'arrivée des Français au Canada. » Elle connaît l'importance des problèmes agricoles. Elle sait que, grâce à Talon, le Canada a cessé d'importer du blé de France. Elle ne craint pas non plus d'écrire en 1658 : « Dans certains cas... on peut avoir besoin de recourir à d'autres prêtres que les Jésuites. » Cette spirituelle insinuation contre les membres d'un ordre parfois accusé de zèle indiscret au Canada, marque une certaine indépendance de jugement. La supérieure des Ursulines de Québec se souvient qu'elle est née au pays de Pascal.
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Elle s'éteint à soixante-douze ans, le 30 avril 1672, consumée par les pénitences. Avant de mourir, cette grande et étrange figure -- un ange ailé aux mains de paysanne -- a connu la Nouvelle-France assurée de vivre et Québec devenu une véritable ville. La même année, le comte de Frontenac, le gouverneur du Canada, disait : « Québec, présentement la capitale d'un grand pays, si les présages ne me trompent, le deviendra un jour d'un très puissant empire. » Louis XIV était alors au sommet de sa puissance.
Marie de l'Incarnation ne pouvait plus douter de l'avenir du pays auquel elle avait consacré le meilleur de sa vie. Son optimisme trouvait sa justification. Elle dût ressentir une grande joie car elle était patriote et même chauvine. En octobre 1667, elle mandait à son fils : « Si la Nouvelle-Hollande, aujourd'hui occupée par les Anglais, appartenait au Roi de France, on serait maître de tous ces peuples et on y ferait une colonie française admirable. » Quelques années plus tard elle écrivait encore : « Ceux qui sont en route pour la Grande Baie du nord ont rebroussé chemin pour porter la nouvelle que des sauvages les ont assurés qu'il y était arrivé deux grands vaisseaux et trois pinasses d'Angleterre à dessein de s'emparer du pays ; que les deux vaisseaux s'en sont retournés chargés de pelleterie et que les deux pinasses y vont hiberner. Voilà une mauvaise affaire pour le temporel, peut-être aussi pour le spirituel, puisque le pays tombe sous la domination des infidèles. Si l'on y eût envoyé de France, cette perte ne serait pas arrivée. Ceux qui sont partis d'ici pour cette découverte ne laisseront peut-être pas d'y planter la Croix avec les fleurs de lys à la face des Anglais. Priez pour cette grande affaire. »
Mais, nous dira-t-on, Marie de l'Incarnation était colonialiste ! En ce temps-là, l'Église l'était aussi. Peut-être le redeviendra-t-elle, s'il plaît à Dieu.
Jacques Dinfreville.
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### Histoire secrète de la Congrégation de Lyon (IV)
par Antoine Lestra
La table des matières détaillée de cet ouvrage d'Antoine Lestra, dont nous poursuivons la publication intégrale, a paru dans notre numéro 110 de février 1967.
CHAPITRE VII
#### Les prisons de Berthaut du Coin et Franchet d'Ésperey
Nous n'avons pu retrouver les premiers interrogatoires de Franchet, mais nous pouvons heureusement suivre Berthaut du Coin dans sa prison.
Les six interrogatoires qu'il eut à subir sont reproduits dans l'ouvrage de son arrière-neveu M. Amaury de la Plagne, intitulé *Souvenirs du Commandant Berthaut du Coin* publié en 1914 à très peu d'exemplaires et devenu malheureusement introuvable. Pour ces interrogatoires, il était amené de la Force au Ministère de la Police Générale, où Savary, duc de Rovigo, remplaçait alors Fouché.
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Sa maîtrise de soi, sa présence d'esprit, son courage à prendre toutes ses responsabilités sans jamais mentir, opposent une résistance invincible aux questions des policiers, parmi lesquels se distinguent le prêtre apostat et marié Desmarest, devenu chef de division au ministère de la police, et le commissaire Pasques, taillé en hercule, « toujours prêt, écrit Mme Bernardine Melchior-Bonnet, à faciliter les aveux ([^44]) » et si violent qu'il s'emporte jusqu'à lui dire : « Vous êtes un fanatique. Si le Pape vous commandait de tuer l'empereur, vous le feriez. » -- « Ce n'est point par des moyens pareils, répliqua Berthaut du Coin, qu'on sert la cause de Dieu et de l'Église. »
Dans le premier interrogatoire (15 janvier 1811), on ne peut lui arracher aucun autre nom que ceux de l'abbé Perreau, de Franchet, de Vanney, déjà connus de la police. On s'efforça vainement d'obtenir des renseignements sur eux : « Connaissez-vous le Cardinal di Pietro ? » lui demanda-t-on brusquement. « Je tiens à vous déclarer qu'à des questions comme celle-ci, je ne répondrai pas, ne voulant compromettre personne. » On en restera là pour cette fois.
Au deuxième interrogatoire (18 janvier 1811), on le pousse à propos de Vanney : « Pourquoi, s'il n'y avait rien de suspect dans votre correspondance ni dans votre conduite, lui conseillez-vous de ne rien garder chez lui de vos envois ? » Il répond avec un sourire : « C'est que, lorsqu'on est soupçonné par la police, la moindre chose prend de la gravité. »
On l'interroge ensuite sur l'abbé Perreau : « Qu'avez-vous fait de ses lettres, à lui ? » -- « Je les ai brûlées. Ses commissions étant remplies, ses lettres ne me servaient plus de rien. »
On l'interroge alors sur le voyage en Italie : « Je sais que vous êtes allé à Turin, chargé de missions et de dépêches ; à qui les avez-vous remises ? » -- « Je n'ai rien porté à personne à Turin. » -- « Qu'êtes-vous donc allé faire en Italie ? »
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La bouche parle de l'abondance du cœur, et c'est d'un trait que part la réponse, avec une sorte de solennité : « Je vais vous dire ce que vous voulez savoir : Je suis allé voir le Pape à Savone, je voulais lui demander des dispenses. » -- « Comment avez-vous fait pour parvenir à Savone ? Quelle route avez-vous suivie ? » -- « Je ne puis vous le dire. » -- « Voyons, pourquoi ne pas répondre avec franchise à ce que je vous demande ? Vous pouvez encore espérer la clémence impériale. », -- « Je ne puis vous en dire davantage. J'ai convenu que je suis allé à Savone voir le Pape pour lui demander des dispenses. Je n'ai plus rien à vous dire. »
Le ministre de la police générale, averti de cet aveu, donne le lendemain 19 janvier 1811, dans un second rapport à l'empereur le nom de cet « agent instruit » dont il parlait dans le premier, sans l'avoir encore identifié.
« Un agent a été envoyé à Savone en novembre dernier avec des dépêches et des notes pour le Pape. L'abbé Perreau s'est rendu exprès à Lyon où il s'est entendu avec un associé de la Ligue pour porter le tout à Savone. C'est le nommé Berthaut du Coin, rentier à Lyon. Arrêté dans cette ville, il a bien avoué s'être rendu auprès du Pape ; mais sans vouloir dire aucune des circonstances de ce voyage.
« Quand on lui a montré une lettre de Grégori (*sic*, pour Mgr di Grégorio) avouant la participation de Perreau, il ne put se contenir et déclara qu'on aurait beau l'interroger, qu'on ne saurait rien de lui. »
Savary se livre ensuite à une minutieuse analyse de ce qu'il croit avoir compris de la grande conspiration entre le Pape, le cardinal di Pietro, Mr d'Astros, Gregori, le P. Fontana, et conclut :
« Ainsi, Gregori et Fontana sont les chefs de l'intrigue, l'un pour la partie théologique, l'autre pour les pouvoirs, et d'Astros pour l'influence que lui donnerait sa situation de premier vicaire capitulaire à l'Archevêché. Perreau est leur agent. Ils l'ont envoyé à du Coin à Lyon qui a fait et organisé des voyages pour Savone. C'est du Coin qui a rapporté les nouveaux pouvoirs de Savone pour le cardinal di Pietro, qui, lui, a subdélégué dans la même mesure ses pouvoirs à Gregori. »
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« Quant au dernier voyage de Berthaut du Coin, s'il lui a été facile jusqu'à Turin, les difficultés ne lui ont pas manqué jusqu'à Savone, car, se sentant très surveillé, il n'avait pu cacher sur lui que les papiers les plus importants. »
M. Amaury de la Plagne a eu bien raison d'écrire que Berthaut du Coin eut « le rôle le plus difficile et le plus dangereux, et qu'il ne fut pas un courrier ordinaire de Savone à Lyon, mais bien « l'homme instruit » dont parlait Rovigo ».
Pas un mot de la *Congrégation* de Lyon dont l'abbé Bochard avait cependant révélé l'existence à la Police. Mais le secret fut si bien gardé qu'on ne pensa pas un instant à l'impliquer dans cette affaire.
Le même jour, 19 janvier 1811, le troisième interrogatoire porte sur une liste d'adresses et sur une somme de 27.270 francs trouvées dans le portefeuille du prévenu en billets à son nom. Berthaut du Coin dit que ce sont des fonds confiés par sa famille et dont il assure la gestion.
Dans le quatrième interrogatoire (30 janvier) on revient sur cet argent : « N'avez-vous pas reçu des sommes pour récompense des peines et des dangers que vous avez courus pendant votre voyage à Savone, auprès du Pape ? -- Non, Je n'ai jamais rien reçu pour cela. -- Vous avez donc vraiment fait ce voyage à vos frais ? -- Oui, j'en donne ma parole, je l'ai fait à mes frais. -- Lorsque vous êtes arrivé à Savone, à qui vous êtes-vous adressé en arrivant ? -- Je ne me suis adressé à personne. -- Mais quelles sont les personnes que vous avez vues à Savone ? -- J'ai vu le Pape. -- Qui vous a introduit chez lui ? -- Personne. -- Combien de fois l'avez-vous vu ? -- Je suis entré une fois chez lui. -- N'êtes-vous pas allé voir M. Doria ? -- Je n'ai rien à répondre. -- N'est-ce pas M. Doria qui vous a introduit auprès du Pape ? -- Non. -- N'avez-vous pas vu Morelli à Savone ? -- Je n'ai rien à répondre. -- Quand vous êtes entré chez le Pape, que lui avez-vous remis ? -- Je suis allé entendre sa Messe et recevoir sa Bénédiction.
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-- Avez-vous vu encore une fois Morelli à Savone ? -- Je n'ai rien à répondre, et je vous prie de ne me plus questionner sur ce voyage, parce que je ne puis vous faire aucune réponse. -- Je vous somme de me dire ce que vous avez remis au Pape, ou ce que vous lui avez fait remettre ; et ensuite ce qu'il a répondu. -- Je n'ai plus rien à dire. »
Le cinquième interrogatoire reprend le même jour « après avoir pris les ordres de M. le Chef de la première division », et porte sur les cardinaux noirs. A toutes les questions, Berthaut du Coin refuse de répondre, sauf quand on lui demande s'il en connaît. « J'en ai vu passer quelques-uns à Lyon, avant qu'ils aient quitté leur costume. »
Le dernier interrogatoire (1^er^ février 1811) est le plus important. L'homme qui causait avec Morelli sur le pont de la *Consolata* quand Berthaut du Coin aborda le valet de chambre du Pape, était un espion dont les policiers en 1811 ont cette fois en mains le rapport datant du premier voyage. Ils interrogent leur prisonnier sur tout ce qu'il a dit à Morelli, et que l'oreille fine de l'espion a bien écouté. Mais ils se heurtent toujours au même refus : « Il m'est impossible de répondre à toutes ces questions. -- Pourquoi donc ? -- Ma conscience s'y oppose. -- Votre conscience ne doit s'opposer à rien quand il s'agit de l'intérêt et de la sûreté de Sa Majesté. -- Je persiste dans mes réponses. Ma conscience passe avant tout. Je dois obéir à Dieu seul. »
Les policiers essaient alors, de le prendre par un sordide intérêt : « L'argent que vous avez doit être un dépôt central pour payer les voyages de France à Savone, et de Savone en France. -- Ah ! cela, non par exemple. Il est bien à moi, et il me vient de ma famille. Ma fortune me suffit. Je suis libre d'agir à ma guise, et n'ai besoin de personne. -- Eh bien Je vous déclare que son Excellence le Ministre retiendra vos papiers et les sommes qu'ils représentent jusqu'à ce que vous ayez dit la vérité, et donné tous les noms des personnes compromises dans ces affaires. -- Ma conscience ne trahit pas pour de l'argent. Mes créanciers ne perdront rien. Vous pouvez diminuer ma fortune, vous ne pouvez toucher ni à ma foi ni à mon honneur. »
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Menacé d'être mis aux fers : « Vous me feriez plaisir, répondit-il, ces chaînes seraient pour moi la livrée de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et je considérerais comme un très grand honneur de les porter pour la gloire de son nom. »
Les interrogatoires finissent sur cette déclaration que l'on peut qualifier d'héroïque, car des prisons de Napoléon on n'était jamais sûr de sortir vivant. L'exécution du duc d'Enghien n'était pas vieille de dix ans, et le décret du 23 janvier venait d'être publié, avec sa menace de mort ; si l'on gardait la vie, c'était la perspective de rester en forteresse à perpétuité.
Berthaut du Coin ne fut plus interrogé, mais on le jeta dans un cachot de six pieds carrés, au secret.
Sur ce temps du secret, nous avons ses confidences, faites à son intime ami, *chevalier de la Foi* comme lui, le comte O'Mahony, qui les publia dans *l'Éloge funèbre de Claude Berthaut du Coin,* en supplément du numéro de novembre 1828 du *Mémorial catholique,* la revue des légitimistes ultramontains qui avait pour principaux rédacteurs Lammenais et Laurentie. Confidences de cette âme prédestinée à qui l'union de Dieu donnait le bonheur parfait, quoique le corps eût à souffrir :
Dans son « noir cachot dont une humidité infecte dévorait les murs que le soleil n'avait jamais éclairés », on ne lui laissa que son crucifix. « Il sentit bientôt qu'il n'avait rien perdu, ou plutôt il sentit tout ce qu'il avait gagné. Où la cruauté des hommes abondait, les consolations de Dieu surabondaient. Le récit qu'il se plaisait souvent à en faire avec une candeur et une vivacité dont je sens trop que le charme est inimitable, est un des plus touchants témoignages, et l'on pourrait dire même un des plus beaux cantiques d'action de grâces que jamais la reconnaissance de l'homme ait adressé à la miséricorde de Dieu. »
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Le comte O'Mahony ne nous donne malheureusement aucun détail ; il nous dit seulement qu'il l'entendit « raconter ses communications ineffables avec Jésus, ses tendres invocations au Cœur de Marie, ces heures si ingénieusement partagées pour en déguiser la longueur entre la prière, la méditation, les souvenirs, et l'espérance ; ce sommeil si doux sur la pierre qui lui servait de couche ; ces rêves si consolants suivis d'un réveil si paisible et si serein ; cette constante liberté d'esprit au milieu des fers ; cette paix profonde du cœur sous la hache des bourreaux ; tous les mystères enfin de la solitude chrétienne, tous les délices de la captivité pour Jésus-Christ ! Ces favorables rigueurs durèrent six mois que Berthaut a toujours regardés, disait-il souvent, comme les plus heureux de sa vie ».
Il n'en sortit qu'après l'intervention de son oncle, le comte de Sathonay, maire de Lyon, à qui Desmaret avait demandé de vérifier si les fonds saisis chez le prisonnier appartenaient réellement à sa famille. M. de Sathonay avait répondu le 18 juin 1811 pour confirmer la chose, et pour demander qu'ils fussent rendus à Berthaut du Coin « seul en état » d'en faire la répartition. « Il est une autre mesure, ajoutait-il, sur laquelle je dois saisir toutes les occasions d'appeler votre sollicitude, c'est la mise en liberté de ce détenu dont la présence ne serait pas moins utile aux intérêts qu'au bonheur d'une famille respectable. » Il fit le voyage de Paris, et ses démarches réussirent. Le 24 juin 1811 Berthaut du Coin sortit du « secret », mais non de la Force, où il pourra désormais recevoir des visites. M. de Sathonay, autorisé à le voir, rapporta deux lettres où il parlait sans contrainte à sa famille. Elle en possède une douzaine que M. Amaury de la Plagne, son arrière-neveu, fit imprimer après les interrogatoires.
Les deux premières sont datées du 25 juin 1811, l'une à sa Mère, l'autre à son oncle de Chamburey chez qui il avait été arrêté.
« Remercions Dieu, écrit-il à sa mère. Notre faible vue ne peut découvrir les avantages de l'affliction, et pourtant elles n'arrivent que par la Volonté divine et pour notre plus grand bien. Telle a été ma seule pensée de consolation depuis mes six mois du secret.
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Pardonnez-moi toutes les peines endurées si longtemps à mon sujet. Je me reprocherais peut-être ma conduite, si vous ne m'aviez béni à la veille de mon départ pour Savone. Maintenant vous voudriez recevoir de meilleures nouvelles sur mon sort. A la vérité je n'en sais pas plus que vous. Mais il ne faut pas vous attendre à me voir bientôt rendu à la liberté. »
La lettre adressée à son oncle de Chamburey, est plus belle encore par l'expression d'une foi digne d'être donnée en exemple : « Dieu soit loué, mon cher oncle. Comme sa main s'est fait voir avec évidence par ces derniers événements ! Si jamais j'avais pu douter de la Providence, ma conviction serait aujourd'hui bien complète. Je remercie le Seigneur de m'avoir éprouvé, puis consolé, d'une manière si visible pendant ces six mois du secret. Que de réflexions salutaires vous offre une pareille retraite !
« Me croyant d'abord l'auteur de très grands maux, j'ai beaucoup souffert, surtout quand on me parlait de ma famille et de mes amis poursuivis, me disait-on, à cause de ma conduite et de ma résolution de ne nommer personne. Mais dans mon cachot, quand j'étais seul avec Dieu, je croyais L'entendre me dire : « Tout n'arrive que par ma volonté. Tu n'es rien, mais je me sers de toi pour accomplir mes desseins. Ce n'est pas toi qui fais tourmenter tes parents, tes amis. Tous, vous êtes des persécutés pour mon Nom, avant de recevoir votre récompense. »
« Nos Lyonnais (c'est-à-dire ses amis Aynès, Franchet d'Esperey, Benoît Coste), se sont conduits en héros chrétiens et font honneur à notre ville. Pour moi, j'ai eu bien des occasions de défendre la Foi, car tous mes interrogatoires m'y invitaient. Mais Dieu a voulu me faire voir que je n'étais pas digne de soutenir une aussi belle cause, et je n'ai rien su dire autre chose que ceci : « Je crois à l'Église, catholique et à son chef, le Pape. Vous prétendez que la Religion, c'est la volonté de l'Empereur. Mais je reconnais Dieu pour mon premier Maître, et je dois lui obéir avant tout. »
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Il termine en confiant à son oncle quelques paroles du Pape qui s'était fait lui-même l'Évangéliste de cette âme de feu : « Pie VII m'avait dit à Savone : « Mettez toute votre confiance dans les Cœurs de Jésus et de Marie, et sachez que pour un chrétien les afflictions sont la marque la plus sûre de l'amour de Dieu. »
Le 13 juillet 1811, nouvelle lettre. Il annonce en riant à sa mère que « la police change ses batteries : après les menaces, la ruse ». Il l'a tout de suite décelée en la personne d'un « M. Dupont qui se dit de Lyon » et qui est venu lui offrir ses services pour plaider sa cause au ministère, « à condition toutefois de lui expliquer avec le plus de détails possible tout ce que j'ai pu faire pour être accusé, et afin de me prouver sa sympathie, il m'apportait des cordiaux... une bouteille de Cognac. Le brave homme ! »
Il nomme ensuite deux excellents compagnons de captivité : l'un n'est autre que le valet de chambre du Pape André Morelli, avec qui il avait eu ses entretiens à Savone, l'autre l'abbé de Sambucy. « Nous prions ardemment ensemble pour la fin de la persécution de l'Église. »
Le 20 juillet 1811, M. de Sathonay vient le voir. Berthaut du Coin en profite pour lui faire porter une lettre aussitôt écrite à sa sœur de la Plagne. Il y annonce l'arrivée de son ami lyonnais M. Aynès ([^45]) « qui venait, hélas ! pour lui prendre ma place au secret. J'ai rencontré M. et Mme Aynès dans plusieurs réunions à Lyon. Ils sont fort aimables et fervents catholiques. Veuillez faire dire à Mme Aynès que son mari va bien.
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Je vous en tiendrai des nouvelles sous le nom de « mon ami », et j'appellerai sa femme « sa sœur ». C'est nécessaire contre l'espionnage. La Police est à l'affût contre nous dans tous les détails. Recommandez à Mme Aynès beaucoup de prudence. On a permis à son mari de se promener une heure avec nous. On pourrait le lui défendre si nous n'étions pas circonspects ».
Le 13 août 1811 une lettre à sa mère signale la présence d'un nouveau camarade de prison, « c'est un charmant jeune homme, le comte Manucci, chambellan de la reine d'Étrurie ([^46]). Comme ses compatriotes il a beaucoup de vivacité et d'entrain, et nous apprend des jeux pour nous distraire. Avec cela, fort pieux et distingué ! On vient beaucoup dans ma chambre qui est très fraîche. On n'y voit jamais le soleil, ce qui est bien agréable, pendant ce mois d'août ».
Ses autres compagnons lui font une assez bizarre société : le grand Vicaire de Mgr de Séez ([^47]), le secrétaire de Robespierre « toujours dans les mêmes idées que son maître », un M. de Morin, qui a servi dans les *Chevaliers de la Couronne.* « Il connaît beaucoup de monde à Lyon, et sa conversation est très intéressante. De plus il joue aux échecs et nous faisons quelques parties ensemble » ; une quarantaine de personnes au moins soupçonnées d'émigration, de chouannerie, etc. ; enfin et surtout les généraux Malet, Guidal et Lahorie. Malgré leur politesse Berthaut du Coin évite de leur parler « sachant qu'ils sont ici pour un commencement de conspiration purement politique ». Nous verrons combien il eut raison de se garder d'eux.
Berthaut du Coin et Franchet étaient trop liés pour que la famille du premier n'eût point averti de la bonne nouvelle la famille du second, et pour que les deux familles n'eussent point sollicité le maire de Lyon d'intervenir une seconde fois, cette fois-ci en faveur de Franchet.
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Il écrivit le 28 septembre 1811 au comte Corvetto, un Italien que Napoléon avait fait sénateur de l'Empire et conseiller d'État « chargé de visiter les prisons d'État, et d'entendre les réclamations des détenus, conformément au décret du 3 mars 1810 », et qui sera sous Louis XVIII ministre des Finances dans le premier cabinet du duc de Richelieu. M. de Sathonay n'hésita pas à déclarer des faits notoirement connus et, sans craindre de se compromettre, se fit le garant du prisonnier :
« Ce jeune homme, Monsieur le Comte, appartient à une famille généralement estimée, et dont tous les membres jouissent d'une réputation intacte ; sa conduite personnelle n'a été connue des autorités locales que sous des rapports *avantageux,* attaché depuis nombre d'années à la Régie de l'octroi, il ne fut jamais l'objet d'aucune plainte, d'aucune réclamation, et il est notoire que son traitement servait en grande partie à soutenir ses parents dont la fortune est moins que modique.
« Ces diverses circonstances sont étrangères sans doute aux motifs qui ont déterminé son arrestation, mais elles autorisent à penser que, s'il a commis quelques fautes, on ne saurait les imputer à un caractère vicieux et qu'il fut plutôt égaré que coupable.
« Cette manière d'envisager les torts qui lui sont imputés invite naturellement à l'indulgence, et en la réclamant en faveur de ce détenu, je me rends *l'interprète de l'opinion et du vœu de ses concitoyens*. »
Cette lettre signée ès qualités de maire de Lyon produisit son effet. Les soulignements sont de la main du comte Corvetto, qui le 17, novembre 1811 fit comparaître devant lui François Franchet « âgé de 33 ans, premier commis des droits réunis de Lyon », détenu depuis le 15 janvier à la prison, et lui demanda pourquoi.
Cet interrogatoire inédit est le seul que possèdent les descendants de François Franchet d'Esperey. Il précise que les plis rapportés par Berthaut du Coin étaient clos, et que personne ne pouvait en connaître le texte. Dans cet interrogatoire, il n'est pas question du pli officiel et de l'usage irrégulier qui cependant a fait découvrir l'affaire. Corvetto lui demande pourquoi il est en prison, et dicte cette réponse que Franchet authentifie de sa signature :
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« Il pense que le motif de son arrestation et de sa détention consiste en ce qu'il a remis à Paris en Xbre 1810 là M. Vannet (sic pour Vanney), négociant, une lettre qui lui avait été remise toute cachetée par le Sr Berthaut du Coin de Lyon avec prière d'engager M. Vannet, dont M. Berthaut du Coin connaissait les liaisons avec lui, à la remettre à son adresse, qu'il ignorait absolument le contenu de cette lettre ; qu'au moment de l'interrogatoire qu'il avait subi à Paris au ministère de la police, il ne se souvenait pas même de son adresse ; que ce n'est qu'à l'occasion de cet interrogatoire qu'il a su que la lettre était adressée à l'abbé Perreau et concernait des questions théologiques, dont il n'a pas connu, et ne connaît pas même à présent la nature. »
« Nous l'avons en outre interpellé de nous déclarer, s'il a quelques réclamations à nous faire.
« A répondu qu'il espère que S.M. voudra bien ordonner sa mise en liberté ; qu'il a toujours servi avec honneur dans la place qui lui était confiée ; qu'il a toujours joui de la confiance de ses Supérieurs et qu'il en jouit encore, puisque, malgré son état actuel de détention (sic) il n'a pas été remplacé ; qu'il est le soutien de son père et de sa mère et de quelques autres de ses parents ; qu'il est d'autant plus sûr de jouir des effets de la justice de S.M. que ses papiers ayant été saisis il est convaincu qu'on n'a pu rien trouver à sa charge. » Point d'autres réclamations.
Lecture faite, a déclaré ses réponses contenir vérité et a signé avec nous.
Franchet.\
Corvetto.
Qu'est-il résulté de cet interrogatoire ? Aucun document n'a encore pu être retrouvé pour nous l'apprendre. C'est donc Berthaut du Coin seul que nous allons entendre nous parler encore de ses prisons.
Ce dévot si fidèle n'a rien d'un rabat-joie solennel, prétentieux et confit. Il domine sa peine d'être en prison, et le 3 novembre 1811 il se divertit à faire rire son jeune cousin germain, M. de Taluyers, en lui décrivant son arrivée à la Force, dix mois plus tôt, le jour et à l'heure « où j'aurais fait ma toilette pour aller chez vous, au grand souper de ma tante. Il fut remplacé par un repas bien plus frugal à 10 heures du soir, en entrant à la Force. La cuisine était d'un froid de glace, mais j'avais une faim de loup, sortant d'un jeûne de 24 heures.
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On m'apporta deux poires cuites avec du pain, par trop rassis, mais à discrétion ce soir-là. Un prisonnier voulut me faire cadeau d'un petit verre de punch, que j'additionnai de beaucoup d'eau. Je pensais à ce moment au souper et à la belle soirée qui devait suivre, et je ne pouvais m'empêcher de rire en songeant au contraste. Cela fit mauvais effet sur mes gardiens. Ils crurent mal à propos à une moquerie de ma part. C'est peut-être mon sourire ce jour-là et bien d'autres, qui m'a valu les rigueurs de la police.
« Mais aussi, mon cher ami, comment rester sérieux, je te le demande, au milieu de toutes ces scènes grotesques où l'on me traitait d'abord de brigand, de conspirateur, me menaçant de l'échafaud pour me dire cinq minutes plus tard : « après tout, vous êtes peut-être innocent, mais ça ne nous regarde pas » ?
« Tout cela vraiment n'avait-il pas l'air d'une farce ? Et le mieux n'était-il pas d'abord d'en rire : mais ensuite de s'humilier devant le Bon Dieu, et de Lui demander la conversion de nos bourreaux et la fin des malheurs de l'Église. Dis, je te prie, un *memorare* à cette intention, et un autre pour m'obtenir la patience. »
Le 19 juin 1812, anniversaire de la mort de son père, après avoir eu la consolation d'assister à la messe, il envoie a sa sœur de la Plagne le plan de la Force. Il a maintenant le plaisir d'occuper la cellule n° 8 entre M. de Morin au n° 7, et son ami Aynès, sorti du secret, au n° 9. Aynès est le boute-en-train de leur petite société « quel excellent compatriote, toujours gai et dévoué ! Bon musicien, il nous régale de jolis morceaux, et ne craint pas de nous offrir des chansons royalistes : *Ô* *Richard, Ô mon Roi,* etc. Nos gardiens heureusement ne connaissent pas ces airs-là, et lui demandent ce qu'il chante. « Ce sont, dit-il, des cantiques à ma façon ; puisque vous n'êtes pas croyants, je ne les chanterai pas devant vous. » Mais ces bonnes réunions sont trop rares. Il partage sa chambre avec le chambellan de la reine d'Étrurie, M. Manucci, toujours charmant, dont le frère venu en visite repasse par Lyon au retour et s'est chargé de remettre la lettre à Mme de la Plagne. Leur unique fenêtre donne sur la cour des femmes qui font « un vacarme infernal », au point qu'ils demandent tous les jours de changer de logement.
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Le croquis de la prison est assorti d'une description détaillée : « Vous connaissez maintenant la Force comme moi, conclut-il. Quant à la vie que nous menons, nos meilleurs moments sont avec le Bon Dieu. Le matin, quand il se peut, la Sainte Messe (il y avait assez d'évêques et de prêtres en prison pour la dire). Puis, l'*Imitation* et le *Rosaire* sont nos principales consolations. »
La huitième lettre, datée du 24 octobre 1812, est la seule qui ne soit pas adressée à la famille, mais à son ami de Nolhac, congréganiste comme lui. Parisset, un Lyonnais qui est venu voir Berthaut du Coin à Paris, l'a portée. Elle raconte, le jour même où l'affaire s'achève, la plus étonnante conspiration de l'Empire. Celle-ci éclate en pleine retraite de Russie et fera, le 5 décembre, abandonner par l'Empereur les débris de la Grande Armée, après qu'ils eurent passé devant lui la Bérézina. « Spectres rôdant autour de leurs sépulcres », ils voient fuir à toute allure en traîneau vers Paris leur dieu qui les laisse au commandement de Murat gelé sur sa selle.
« Figure-toi qu'il vient de se passer une vraie tragédie dans notre prison, et aussi dans Paris. Le général de Malet, d'abord avec nous prisonnier à la Force, avait obtenu pour cause de maladie, d'être transféré à la maison de santé du docteur Dubuisson, où on le croyait très surveillé. Avant-hier 22 courant, il s'est évadé et est venu chercher ici ses deux amis les généraux Guidal et Lahorie. Il avait de faux papiers pour faire croire aux gardiens la mort de Napoléon et sa nomination à lui Malet, de dictateur, par le Sénat. Il a ensuite fait arrêter le duc de Rovigo, ministre de la police, et l'a fait mettre en prison, chez nous, à la Force. Mais, dans le moment on a eu soin de ne rien nous dire ([^48]).
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« Ah ! quel dommage ! Si nous avions pu savoir ! Quelle réception pour un détenu aussi distingué ! Notre bourreau devenu camarade d'infortune ! Après les rires et les reproches, on lui aurait offert un vin d'honneur. Combien nous sommes peinés aujourd'hui de ne l'avoir pas conservé plus longtemps ! Mais il est bientôt reparti, car tout a été découvert.
« Malet et ses complices ont été arrêtés et bien gardés, nous ne savons où. Leur affaire est claire. Nous n'y sommes pour rien. Mais pourvu qu'on ne nous fasse pas payer ainsi qu'à d'autres innocents, ce coup d'audace ! Car vraiment c'est prodigieux ce qu'il a fallu d'habileté à ces gens-là pour mener ce complot. Il a été, nous dit-on, à deux doigt de réussir. Pas d'autres détails pour le moment ([^49]). Mais remercions Dieu de n'avoir jamais écouté les avances de ces trois messieurs, un peu trop compromettants. »
La lettre se termine par une pensée d'amitié aux « sections » qui maintiennent l'activité de la *Congrégation* lyonnaise, et par l'expression d'un espoir avivé par le demi-succès de la conspiration avortée, où Mathieu de Montmorency et Alexis de Noailles figuraient, à leur insu d'ailleurs, comme membres du gouvernement provisoire prévu par les conjurés. Ainsi les *Chevaliers de la Foi*, du fond de leur secret absolu, commençaient depuis leur fondation en 1810 à s'emparer de l'opinion. C'est un des leurs, l'abbé Lafon, qui avait fabriqué le faux sénatus-consulte déclarant la mort de Napoléon, l'illégalité du mariage avec Marie-Louise, l'illégitimité du roi de Rome, et l'établissement d'un gouvernement nouveau ([^50]).
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« Grâce à toi, cher ami, disait Berthaut du Coin à Nolhac, nos œuvres continuent à prospérer et à soulager bien des misères. Ne cesse pas d'encourager tous ceux qui marchent avec nous. Bientôt, j'en ai la certitude, (Berthaut du Coin, étant *Chevalier de la Foi,* en savait beaucoup plus qu'il ne pouvait écrire), l'Église verra la fin de ses maux. »
La neuvième lettre, du 15 novembre 1812, adressée à sa plus jeune sœur, Mlle Aymée du Coin, est la dernière envoyée de la Force. Elle se borne à dire que la police a introduit dans la chambre d'Aynès « un drôle de compagnon qui se fait appeler M. Jérôme et se dit ancien conseiller au Parlement de Bordeaux, détenu par erreur pour affaires politiques... Espérons que ce mouton-là, se voyant démasqué, va bientôt nous débarrasser de sa présence ». On se rend compte de la vigilance dont les détenus ont besoin à tout instant. Le 2 janvier 1813, c'est sa sœur de la Plagne qu'il avertit de son changement de domicile, dans un récit confié à Pariset.
« Lundi soir, le bruit se répandit d'abord qu'on nous transportait au fort de Vincennes. Quelques-uns pensaient que les fossés du château nous réservaient de mauvaises surprises. Ce changement devait s'opérer pendant la nuit. Mais le lendemain matin, rien encore. Enfin à 11 heures on appelle au greffe neuf des nôtres et sans leur donner le temps de rien mettre en ordre, on les emballe dans trois fiacres avec pareil nombre de gardes.
« Puis on en appelle encore autant, à qui l'on dit de se tenir prêts à partir. Nous nous mettons donc à l'œuvre pour transporter leurs affaires. Mais alors MM. les employés de la maison furent comme des corsaires pour s'emparer de nos dépouilles ; les uns déménageaient à leur profit ; les autres entravaient notre marche de mille façons pour faciliter le travail de leurs complices. Tu as entendu parler des grands incendies, et des rôdeurs tout autour. Cela y avait beaucoup de rapports.
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« Enfin je fus averti à une heure. J'étais du dernier convoi. Mon paquet ne fut pas long... Ce fut alors seulement que j'appris le nom de notre nouvel asile : Sainte-Pélagie. Manucci m'y ayant précédé de quelques heures, je pensais bien qu'il choisirait une chambre où nous pourrions être ensemble comme auparavant. »
A Sainte-Pélagie, il fallut déchanter. Manucci l'attendait bien, mais dans une chambre de six lits ; ils durent en prendre un comme table pour prendre leur repas. Arrive le concierge : il veut bien les mettre dans une chambre à quatre lits. « Mais nous fûmes si mal que malgré les promesses d'être mieux, le lendemain nos plaintes recommencèrent. Les draps étaient encore tout humides et les matelas quoique neufs, faits avec de la mauvaise laine, avaient une odeur horrible. Le mercredi à notre lever nous demandâmes de nouveau notre geôlier, et nous lui fîmes comprendre le désir extrême de nous arranger avec lui, moyennant finances. Cet homme sévère devint très gracieux, et nous fit changer notre literie. Mais quant à la chambre, il faut attendre encore. »
Saisi du remords de n'être point assez mortifié, Berthaut du Coin s'interrompt : « Chère sœur, pardonne mes plaintes, et l'exemple que je te donne d'un chrétien qui ne sait pas souffrir. Quelquefois des peines légères, mais souvent répétées nous impressionnent plus vivement. Oh ! prie Notre-Seigneur de m'accorder patience et résignation. »
Puis il reprend son récit pour donner les nouvelles qui courent parmi les détenus. « On prétend maintenant que l'Empereur voudrait s'arranger avec le Pape, et que le duc de Cadore y travaille. Si on laisse le Pape rentrer dans ses États, ce serait, dit-on, M. de Pradt qui serait notre ambassadeur. Le Roi de Rome quitterait ce titre, pour prendre celui de Prince Impérial. Sa Majesté serait partie pour Fontainebleau afin d'accélérer ces projets ; Mais on ajoute que le Saint Père y voit clair au milieu de tant d'embûches, et qu'il ne veut rien promettre. »
129:113
Tels sont dans les prisons les échos du drame qui aboutira le 25 janvier 1813 au prétendu concordat de Fontainebleau arraché à Pie VII affaibli et malade.
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La santé de Berthaut du Coin souffrant beaucoup de sa captivité, sa sœur de la Plagne réussit à mettre en mouvement son amie la femme du premier président à la Cour de Paris, la baronne de Barral, qui le 9 juillet 1813 écrit à Savary pour obtenir le transfert dans une maison de santé « selon le certificat du médecin de la prison ». Comme elle n'a pas de réponse, elle insiste le 28 juillet 1813 auprès de Desmaret : « Je vous supplie de vous y intéresser, lui mande-t-elle, et de croire à toute ma reconnaissance. » Rien n'est encore fait quand le 16 août 1813, le maire de Lyon envoie avec Pariset une pétition à la fois à Savary, ministre, et à Pasquier, préfet de police à Paris. « La maison Théodore, écrit-il, qu'il avait choisie lui a été interdite, sur des rapports de police. Il a demandé alors celle de M. Damiron, rue de Buffon, 7, à côté du jardin des Plantes. Sa demande remonte à huit jours. Pendant ce temps sa santé s'altère de plus en plus. »
Enfin, le samedi 10 octobre, Berthaut du Coin annonce à sa mère qu'il vient d'arriver le jour même chez les Damiron : « Ma sœur aînée en est la cause. Son amie Mme de Barral a obtenu mon transfert dans une maison de santé. Comme je la remercie, de toutes ses démarches à mon sujet ! J'avoue maintenant que je sentais baisser mes forces. Cependant j'étais bien résigné, je vous assure. »
Le voici maintenant bien installé. « Les Damiron se sont montrés fort empressés à mon égard, désirant me loger à ma satisfaction. J'ai choisi deux pièces : une grande chambre, et un petit salon à côté. Toutes deux ont leur croisées au midi, et une cheminée. La vue est agréable. En face, le Jardin des Plantes ; l'air doit y être excellent. L'autre côté de la maison donne sur un grand nombre de jardins formant amphithéâtre et appartenant à des villas. Dans le lointain, le dôme de Sainte-Geneviève.
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« Les Damiron sont aux petits soins pour moi. Ils me changent ou me prêtent tous les meubles que je réclame. Ma pension est de 250 francs par mois. C'est très propre, sans luxe, mais tout le nécessaire, et la nourriture bonne et copieuse. Du reste ils m'offrent sans cesse de changer ce qui ne pourrait me convenir. Ils ont fait une demande pour qu'on me permette, sous leur responsabilité, de me promener au Jardin des Plantes. Mais je me contenterai bien de leur jardin, divisé en jardins anglais et parterre à la française. Le dimanche j'ai la permission d'aller à la messe, mais pas dans la semaine. »
Quatre « amis généreux » lui serviront de caution, à leurs risques, devant l'Empereur. « Il faut que vous sachiez leurs noms que je n'oublierai jamais : Pariset, de Gérando (le cousin du conseiller d'État), de Saint Michel, et M. Beaune, ami de Saint Michel. »
Sa pensée se retourne en terminant vers les compagnons qu'il a laissés en prison, et dont plusieurs n'ont pas de ressources. Il avait demandé à sa mère de leur venir en aide. « Merci de votre envoi, ajoute-t-il. Je tenais à faire parvenir à tant de pauvres prisonniers qui couchent sur la paille, le moyen d'avoir au moins un matelas. Il y en a aussi parmi eux d'innocents. Prions Dieu pour qu'il leur soit fait justice. Si jamais je sors de cette prison, je m'y intéresserai toujours et remercierai Dieu de m'y avoir fait passer. »
La section des prisons a toujours été chère aux congréganistes, à plus forte raison à ceux qui auront reçu comme une grâce l'épreuve d'y souffrir pour l'Église. Mais cette demi-liberté ne dura pas, et Berthaut du Coin fut contraint de quitter cette maison si accueillante plus tôt qu'il ne pensait.
« Finies mes trois semaines de vacances, chère petite sœur, écrit-il à Mlle Aimée du Coin le 1^er^ novembre 1813 dans sa douzième et dernière lettre conservée. On m'a fait rentrer à Sainte-Pélagie. Si je ne me sens pas tout à fait guéri, mon état s'est beaucoup amélioré, et il me faudra peu de temps maintenant pour retrouver la santé complète.
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« Ne me plaignez pas, j'ai retrouvé ici de si bons amis qui m'ont reçu avec toute sorte de manifestations de joie mon bon Franchet, mon cher Saint Victor ([^51]). Ils m'avaient déjà prouvé à mon départ combien ils m'étaient attachés ; et je puis assurer que c'est bien réciproque ; ils sont si dévoués et nous nous entendons si bien ! Sachez aussi que je suis rentré avec quatre de mes anciens camarades, sortant de la maison de santé de Chaillot. Vous voyez donc que cette mesure ne m'est pas spéciale, elle est tout à fait générale.
« M. le concierge m'a reçu avec toute la politesse possible ; il m'a donné une chambre un peu meilleure que l'ancienne. »
Ce qui le chagrine, c'est la déception de sa mère qui comptait venir le voir dans la maison Damiron, où elle aurait pu loger. « Ménage-lui donc cette nouvelle, recommande-t-il à sa sœur, en l'encourageant et en l'assurant que je n'ai plus besoin d'une maison de santé, et que mes forces sont maintenant revenues.
« Sachant la peine qu'elle va avoir, je vais offrir ma communion de demain à son intention, et pour demander à Dieu de ne plus lui causer de chagrin. Elle a assez souffert à mon sujet. C'est elle qui a surtout besoin de soins dévoués, et j'ai toute confiance en toi pour cela, ma chère petite sœur. Je vous embrasse ; courage et résignation. »
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CHAPITRE VIII
#### Benoît Coste, vice-préfet de la Congrégation, face au « concordat de Fontainebleau »
Que devenait, pendant ce temps, la *Congrégation* à Lyon ?
Le Préfet et le premier assistant étant prisonniers, le second assistant, M. Monier, donna l'ordre de détruire tous les papiers, et bien que Franchet ne fut pas rééligible après trois ans d'exercice, il le fit maintenir à titre exceptionnel dans sa charge de Préfet qui serait exercée avec pleins pouvoirs par un vice-préfet.
Benoît Coste fut désigné. Il décida « que les sections ne s'assembleraient plus que par fractions de 3 ou 4 membres, tous les 8 jours, chacune ayant un président désigné par les chefs de sections. On ne conserverait ni note, ni liste, ni aucune espèce de papier, tout devait être classé dans la mémoire (en cela Benoît Coste, *chevalier de la Foi*, étendait leur sage discipline à la *Congrégation*). Le petit nombre des membres qui composaient une fraction de section permettait de les réunir avec facilité sans le moindre danger. Souvent on se donnait rendez-vous sur le quai, sur une place publique, au milieu d'une rue, et là, tout en se promenant en dépit des nuées d'espions de la police dont la ville était inondée, et souvent en leur présence, on s'entretenait à voix basse du service du Seigneur et du soulagement du prochain, et l'on recevait les avis ou les ordres des autorités de la *Congrégation*.
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« Sans doute les œuvres de nos sections étaient réduites, mais jamais elles n'ont été interrompues. » Benoît Coste avoue avoir usé de ses pouvoirs de vice-préfet en véritable « dictateur », se sentant affranchi de toutes règles et de tous les usages pour sauver la *Congrégation* : c'est ainsi qu'il nomma deux assistants dont il fit, sous son autorité, les chefs des sections où il ne conserva comme membres actifs que 24 membres prêts à tous les dévouements. « Jamais la *Congrégation* ne se montra plus obéissante à tout ce que ces chefs croyaient devoir exiger d'elle. »
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Les jours fixés pour les communions générales, chacun la faisait dans sa paroisse. Cependant, pour la fête du 3^e^ dimanche de juillet en 1811, 1812 et 1813, les congréganistes se mêlaient à la foule des fidèles à Saint-Bonaventure, dont c'était la fête patronale. L'après-midi, trois d'entre eux recevaient chacun chez lui un groupe, à des heures différentes, pour permettre à Benoît Coste de passer de l'un à l'autre. Il fit même des réceptions après votes par boules blanches ou noires recueillies dans chaque groupe. « La communion du candidat était fixée à la plus prochaine de nos fêtes comme à l'ordinaire. Quelques membres étaient désignés avec les assistants pour être les témoins nécessaires, entendre la messe dans la même église que le récipiendaire et l'accompagner à la Table Sainte, après qu'il eût prononcé tout bas, mais assez distinctement pour être entendu des deux assistants placés l'un à sa droite, l'autre à sa gauche, l'acte de Consécration à la Sainte Vierge. Le vice-préfet le recevait ensuite dans une réunion de la section du zèle chez l'un de ses membres. Le récipiendaire renouvelait à haute voix sa consécration et recevait le baiser de charité. Le vice-préfet le conduisait ensuite dans les autres sections réunies chez un de leurs membres pour que tout le monde le connût et lui donnât le baiser de charité. Tout cela nous paraissait avoir quelque rapport avec l'initiation d'un nouveau baptisé qui dans les premiers siècles de l'Église venait prendre la place d'un confesseur de la Foi souffrant pour Jésus-Christ dans les prisons. »
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Ainsi la *Congrégation* vivait enfoncée au plus profond des catacombes. Elle continuait d'agir comme par le passé, sans ignorer les démarches qu'on faisait pour la découvrir.
Elle garde sa liaison avec Mathieu de Montmorency devenu le grand Maître des *Chevaliers de la Foi* et qui avait entrepris, avec son cousin Adrien, une véritable tournée de recrutement pour former des *bannières*. Ils étaient allés à Besançon, puis à Genève. Ils y avaient rendez-vous avec Alexis de Noailles qui logeait à Lyon, d'où Benoît Coste nous a dit que la *Congrégation* l'avait averti de fuir pour éviter le sort de Franchet et de Berthaut du Coin. Pendant que Noailles s'en allait à travers l'Europe, de Suisse à Vienne, à Saint-Petersbourg, à Stockolm avant de gagner Hartwell pour informer Louis XVIII et lui demander ses instructions, Montmorency, exilé de Paris par décision de Napoléon le 17 août 1811, se voyait assigné à résidence le 17 octobre chez le beau-père de sa fille, le duc de la Rochefoucauld-Doudeauville, à Montmirail. Mais le 21 décembre il obtint l'autorisation d'aller passer trois mois à Toulouse. Il se mit en route le 20 janvier 1812 comme le signale le Préfet de la Marne dans une lettre du 23 ([^52]). Il s'arrêta quelques jours à Lyon où il donna pour prétexte de rencontrer son ami Camille Jordan et d'étudier les établissements charitables de la ville. Benoît Coste était par sa mère le cousin de Camille Jordan. C'était avec le vice-préfet de la *Congrégation* dont il était le membre que Montmorency venait s'entendre ; peut-être donna-t-il encore, comme il en avait l'habitude, ses rendez-vous chez la pauvre Martin, si l'infirme de la rue Tramassac vivait toujours. En tous cas « on se doute un peu de quelle nature pouvaient être ces « associations de charité » qui l'intéressaient tellement ». ([^53]) Il transmit à Benoît Coste les mots d'ordre des *Chevaliers de la Foi* dont le premier grade dans l'ordre était celui *d'Associé de charité*.
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En 1812 la persécution s'aggrave encore contre le Pape qui continue de refuser les bulles aux évêques nommés par l'Empereur. Napoléon décide de le transporter en France pour le tenir sous sa main. Le 9 juin, le comte Chabrol de Volvic, préfet du département de Montenotte dont Savone est le chef-lieu, et le Commandant de gendarmerie Lagorse, le réveillent pendant qu'il fait la sieste, arrachent la croix brodée sur ses mules blanches qu'ils noircissent avec de l'encre pour que personne ne le reconnaisse, et le mettent en voiture. La consigne est d'aller à toute vitesse.
Requis au Mont Cenis de soigner le vieillard à bout de force et de l'accompagner, le docteur Claraz a laissé la relation de ce voyage tragique. Napoléon n'avait pas oublié l'enthousiasme des Lyonnais acclamant le Pape avec plus de chaleur que lui sept ou huit ans plus tôt. « On avait donné des ordres particuliers et plus rigoureux pour entrer à Lyon... Le capitaine descendit de sa voiture et monta sur le siège avec Hilaire, valet de chambre de Sa Sainteté ; il donna l'ordre aux postillons d'aller aussi rapidement qu'ils le pouvaient et de sortir de Lyon. Le pavé qui était inégal, joint à la rapidité avec laquelle on faisait aller les chevaux, occasionna un cahotage affreux. Je fus obligé de tenir avec une main la tête du Saint Père pour lui éviter les contre-coups de la voiture, et je lui mis l'autre sur l'estomac. Quand nous eûmes traversé Lyon et lorsque les chevaux s'arrêtèrent, Sa Sainteté me demanda si ce chemin était fini. Je lui répondis affirmativement, et alors le Saint Père prononça ces paroles remarquables, qui resteront gravées pour toujours dans mon souvenir : « Que Dieu lui pardonne, car pour moi je lui ai déjà pardonné. »
Enfin le 20 juin 1812 le Souverain Pontife arrivait à Fontainebleau.
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La *Congrégation* ne connut point ce passage du pape à Lyon, mais elle se distingua par un acte d'intrépide fidélité.
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Avec la connivence de l'abbé Mathieu, vicaire à Saint-Pierre ([^54]) les congréganistes placèrent au-dessus du maître-autel dans l'église paroissiale, le jour de la fête patronale, un transparent où la tiare et les clefs surmontaient l'inscription : *Tu es Petrus, et super hanc petrani aedificabo ecclesiam meam, et portæ inferi non prevalebunt adversus eam*.
« Les timides et les politiques blâmeront cette imprudence, note Benoît Coste. Tranquillisez-vous. Laissez accomplir les promesses, et nous mettrons notre transparent sur la place publique, sur la façade extérieure. Nous ne nous doutions pas alors que nos prévisions seraient aussi promptement réalisées ; il ne s'était pas encore écoulé deux années que notre transparent à la porte de l'Église sur la place Saint-Pierre faisait partie des illuminations et réjouissances de la rentrée du Saint-Père à Rome et du Roi de France à Paris. »
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Laissant derrière lui brûler Moscou fumant, Napoléon abandonne son armée et revient avec Caulaincourt, en traîneau sur la plaine blanche, à Paris où la conspiration de Malet, dont nous a parlé Berthaut du Coin, lui a montré que son pouvoir immense n'a point de racines. Il vent l'enraciner dans l'Église, et s'annexer le Pape en le fixant à Paris, comme il a annexé les États Pontificaux. Il part pour Fontainebleau. Le 22 janvier 1813, après des scènes de colère et de séduction qui durèrent six jours, où il semble bien qu'il ait osé, non point de frapper Pie VII, mais porter la main sur lui et le secouer par les boutions de sa soutane -- *comediante, tragédiante* -- il lui extorque, sous le coup de la maladie et de la surprise, sa signature, au bas d'un texte que le préambule présente « comme devant servir de base à un arrangement définitif ».
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L'article 4 porte que « dans les six mois qui suivront la notification d'usage de la nomination par l'empereur aux archevêchés et évêchés de l'Empire et du royaume d'Italie, le Pape donnera l'institution canonique conformément aux concordats et en vertu du présent indult. L'information préalable sera faite par le métropolitain. Les six mois expirés, sans que le Pape ait accordé l'institution, le métropolitain et à son défaut, ou s'il s'agit du métropolitain, l'évêque le plus ancien de la province, procédera à l'institution de l'évêque nommé, de manière qu'un siège ne soit jamais vacant plus d'une année ».
L'article 10 porte que : « Sa Majesté rend ses bonnes grâces aux cardinaux, évêques, prêtres, laïcs, qui ont encouru sa disgrâce par suite des événements actuels. »
Comme si le Pape avait donné son accord à « l'arrangement définitif », le ministre des cultes Bigot de Préameneu, écrit aux évêques dès le 26 janvier : « Je suis chargé de vous annoncer qu'il a été passé hier à Fontainebleau, entre l'Empereur et le Pape, un Concordat pour la paix de l'Église. » Il les invite à faire chanter un *Te Deum* d'action de grâces.
Avec une bonne volonté certaine qui prend ses désirs pour la réalité dans la quiétude de sa théologie incertaine, le cardinal Fesch se hâte de faire écho à son neveu. Le 1^er^ février il ordonne un *Te Deum* solennel par une circulaire à « MM. les chanoines, curés des paroisses, curés desservants des succursales et à tous MM. les prêtres préposés au service des autres églises et chapelles du diocèse de Lyon », comme après chacune des victoires impériales. Les premières lignes laissent éclater le soulagement de son cœur, comme si c'eût été aussi une victoire de l'Église.
« Lyon, le 1^er^ février 1813,
« Nous avons, Monsieur, la satisfaction de pouvoir vous annoncer la paix de l'Église. Le concordat qui la cimente a été conclu et signé à Fontainebleau le 25 janvier dernier. Vous la désiriez comme nous, cette paix heureuse ; vous la demanderez avec nous au Dieu tout puissant, l'arbitre souverain de toutes choses. Il a exaucé vos vœux et les nôtres ; réunissez-vous avec votre peuple, à tous les catholiques de l'Empire, pour Lui adresser des actions de grâces solennelles dans les sentiments de la joie et de la plus vive reconnaissance. » ([^55])
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Pour achever de mettre l'Église entière devant le fait accompli, Napoléon promulgue enfin le 13 février 1813 ce qu'il ose appeler le concordat de Fontainebleau, comme loi d'État. Il fait remettre en liberté les cardinaux prisonniers, et décide de transporter le Vatican à Paris.
Élargi de Fenestrelle, le 30 janvier, le cardinal Pacca rencontre à Rivoli le marquis d'Azeglio, grand ami de Bruno Lanteri, chez qui nous avons vu Berthaut du Coin s'arrêter sur le chemin de Savone, et zélateur des *Amitiés piémontaises* qui correspondent par bien des côtés aux Aa françaises. Le 13 février il a rendez-vous à Lyon avec Mathieu de Montmorency qui, pour le voir au passage, obtient un laissez-passer sous le galant prétexte d'une visite à Madame Récamier. Le Cardinal et le congréganiste lyonnais devenu le Grand Maître des *Chevaliers de la Foi* qui logent tous deux à *l'Hôtel de l'Europe,* ne se connaissent point, mais ils se traitent dès l'abord en amis intimes. « Nous nous embrassâmes, écrit le Cardinal, et dans l'entretien que j'eus avec lui il me confirma tout ce que m'avait dit l'évêque de Chambéry sur l'affliction des bons catholiques à l'occasion du Concordat de Fontainebleau. Il m'apprit que plusieurs Lyonnais sincèrement attachés au Saint-Siège étaient sans cesse en mouvement pour savoir l'heure de mon arrivée ; il ajouta que malgré leur désir ardent de me posséder quelques jours dans leur ville, les bons catholiques Lyonnais renonçaient à cette consolation pour ne pas retarder mon arrivée à Fontainebleau et qu'ils me suppliaient même d'aller me réunir au plus tôt aux autres cardinaux exilés pour aider le Saint-Père à se tirer d'une situation aussi affligeante que dangereuse. » ([^56])
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Benoît Coste arrive. Montmorency le présente et l'entretien continue. Entretien de *Congréganistes* et de *Chevaliers de la Foi* dont nous ne saurons rien, avec le secrétaire d'État du Souverain Pontife. Le Cardinal prend devant eux « un repas du soir plus que frugal, une simple salade d'herbe » et leur parle « avec beaucoup d'abandon ». Benoît Coste convoquera la *Congrégation* à la messe que le cardinal dira le lendemain à l'Église Saint-François-de-Sales.
« Le Curé M. Julliard le reçut solennellement à la porte, et le félicita d'avoir souffert pour la Religion, se félicitant lui-même et son troupeau de pouvoir vénérer les marques des chaînes qui avaient placé celui qui les avaient portées au rang des confesseurs. Pour s'exprimer ainsi sous un régime despotique, il fallait certainement du courage. » Le cardinal distribua lui-même de nombreuses communions.
Montmorency avait eu soin de faire souffler par Benoît Coste quelques mots à l'oreille de certains congréganistes, ceux sans doute qui appartiennent à l'ordre secret : « Après la messe, à *l'Hôtel de l'Europe* ». Montmorency les présente, le cardinal donne sa bénédiction, puis commence une conversation générale. « On le félicitait de sa délivrance, mais il était loin de la regarder comme complète. « Voyez, disait-il avec un sourire, en nous montrant un aigle placé au-dessus de son lit, qui retenait les rideaux rouges, voyez il me tient dans sa griffe. »
Il ne fit en effet que changer de prison : dès qu'il fut à Fontainebleau il partagea celle du Saint-Père.
Arrivé le 18 février il fut « singulièrement étonné de le trouver si affligé, si pâle, si maigre, avec les yeux enfoncés et comme immobiles ». Pie VII l'embrassa et lui dit : « Les cardinaux m'ont entraîné à ce bureau et m'ont fait signer » ([^57]). Il avoua qu'il passait « les nuits sans dormir », et qu'il prenait « à peine la nourriture pour ne pas défaillir ». Il n'osait plus dire la messe. Il ajouta : « De cela je mourrai fou, comme Clément XIV ».
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Pie VII lui montra « d'autres articles encore plus détestables que lui avait fait présenter l'Empereur, et qu'il avait rejetés » ([^58]). Le 20, Pacca dut partir pour Paris se présenter à Napoléon qui lui demanda combien de temps il avait passé en forteresse : « Trois ans et demi, Sire. -- Vous avez écrit la Bulle d'excommunication, -- comme je gardais le silence, il ajouta : « Mais aujourd'hui il faut oublier le passé ».
Napoléon avait certes tout intérêt à cet oubli qui ne signifiait nullement la contrition de ses actes. Pacca resta six jours à Paris : « J'y connus, écrit-il MM. de Montmorency-Laval, neveux du cardinal de ce nom, et aussi du Vicomte de Montmorency dont j'ai déjà parlé, ainsi que le prince Jules de Polignac, détenu dans une maison de santé, espèce de prison un peu moins rigoureuse que les prisons l'État. » ([^59])
A Lyon où il a longuement vu Mathieu de Montmorency (qui porte alors le titre de Vicomte, il sera duc sous la Restauration) puis, dans cette semaine à Paris, en quelques jours, le Cardinal secrétaire d'État, note le Père de Bertier de Sauvigny, a fait connaissance avec l'État-major des *Chevaliers de la Foi,* et c'est probablement alors qu'il accepta d'être leur protecteur auprès du Saint-Siège ; nous le retrouverons plus tard dans cette fonction. En attendant il continue à bénéficier à Fontainebleau des services des affiliés. Leur audace, avoue-t-il, n'était pas sans causer parfois des appréhensions aux prudentissimes prélats italiens ([^60]).
Revenu de Paris, le cardinal Pacca, d'accord avec les cardinaux noirs, proposa « que le Pape se rétractât dans une lettre à l'Empereur ». Les cardinaux en liraient la copie, et publieraient cette rétractation, par tous les moyens possibles. Le Pape accepta cette mesure qui le libérerait de ses remords et le 24 mars il fit enfin porter à Napoléon une lettre tout entièrement de sa main pour retirer sa signature et révoquer expressément les conclusions arrachées par l'Empereur, comme incompatibles avec la Constitution divine de l'Église ([^61]).
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Napoléon ne se contente pas de garder secrète la lettre du Souverain Pontife. Dès le lendemain 25 mars, il signe le décret où il règle l'application de ce qu'il appelle un « concordat » et le déclare « obligatoire pour nos archevêques, évêques et chapitres ». Les articles 3 et 4 du décret l'aggravent comme de nouveaux articles organiques, en réservant au métropolitain l'enquête canonique sur l'évêque nommé, d'où partiront les six mois impartis au Pape pour l'instituer ([^62]).
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Les congréganistes lyonnais furent avertis par un moyen inattendu du désaveu pontifical. C'était urgent, car ils ne connaissaient que la lettre de Fesch et le décret impérial parus dans le *Journal de Lyon.*
Un de leurs associés parisiens qu'ils n'avaient pas revu depuis plusieurs années, le duc de Rohan-Chabot, obligé par Napoléon d'être un de ses chambellans, envoie un billet au vice-préfet Benoît Coste : « Mon cher Ami, je n'ai que deux heures à passer à Lyon, j'ai des choses les plus intéressantes à vous communiquer. Venez me voir en toute hâte à *l'Hôtel de l'Europe* où je suis logé. » Benoît Coste s'empresse, et voici, non tout ce qu'il entend, mais ce qu'il relate de l'entretien :
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« Je partais pour l'Italie, et j'avais un grand désir de pouvoir recevoir la bénédiction du Pape, et *en même temps me mettre à ses ordres pour tout ce dont il plairait à sa Sainteté de me charger pendant mon voyage.* Il eût été inutile de demander une permission pour entrer au château. Elle m'eût été très certainement refusée, mais je savais que le gouverneur était absent. Je mets donc mon grand uniforme de chambellan dans ma valise, je me jette dans une chaise de poste, et je pars. Arrivé à Fontainebleau, je me revêts de mon habit d'ordonnance, et je me présente à la grille du château, et je demande à être introduit auprès du Saint-Père. A la vue de mon uniforme, personne ne met en doute que je sois chargé d'une mission par l'Empereur. Aussitôt toutes les portes me sont ouvertes sans la moindre difficulté. J'ai eu la consolation de baiser les pieds du Saint-Père, de le supplier de me donner ses ordres, et de répandre sur moi et sur les miens sa bénédiction. Le Pape m'a accueilli avec sa douceur et sa bonté accoutumées, et m'a accordé bien des grâces particulières pour ma famille et pour moi. » Le duc Rohan-Chabot montre à Benoît Coste un portrait de la Sainte Vierge dont sa Sainteté lui a fait présent. Mais des instructions du Pape, nous ne saurons rien : secret des *Chevaliers de la Foi* ajouté à celui de la *Congrégation.* Benoît Coste se borne à transcrire les dernières phrases qu'il entendit : « Je n'ai pas voulu passer par Lyon sans vous donner ces détails (il y en avait certainement d'autres, le membre de phrase que nous avons souligné en est l'aveu). Gardez-les pour vous seul pendant deux jours, afin de me laisser le temps de m'éloigner avant que cela puisse s'ébruiter. Mais ensuite faites-en part à tous vos amis que cela intéressera vivement. Vous pouvez leur dire en même temps que le Pape m'a paru en très bonne santé. »
Le 15 août 1813, Benoît Coste, soucieux de maintenir autant que possible le règlement, eut le courage de braver la police, et convoqua la *Congrégation* en assemblée générale dans une maison de campagne, près de la ville. A l'unanimité l'assemblée suspendit l'application de la règle stricte, pour maintenir dans leurs fonctions le vice-préfet et le préfet auquel elle tenait à rester fidèle parce qu'elle voyait en lui « un confesseur de la Foi ».
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Benoît Coste usera de ses pouvoirs pour reconstituer de mémoire avec quelques anciens membres le règlement primitif qui était pour la plus grande partie son œuvre, mais qu'on avait brûlé par précaution avec toutes les archives après l'arrestation de Franchet. La police avait saisi chez lui la copie faite pour Maillocheau, et l'avait envoyée à Paris dans son dossier.
Septième partie\
L'essor de la Congrégation\
(1814 à 1824)
CHAPITRE PREMIER
#### La première Restauration à Lyon
En 1814, les événements se précipitent. C'est l'invasion. Napoléon nomme Marie-Louise régente avec un conseil de régence dont fait partie le Cardinal Fesch, et le 25 janvier il quitte Paris pour entrer dans cette campagne de France où son génie, plus fulgurant que jamais, nous éblouit comme un bouquet à la fin d'un feu d'artifice, mais ne peut que retarder jusqu'au 31 mars l'entrée des alliés à Paris.
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Augereau n'avait pu couvrir Lyon. Benoît Coste et ses amis en souffraient de toute leur âme. Ils cachent et font évader le plus possible de nos soldats pour les sauver de la captivité. « Je ne pourrais pas vous exprimer mon impression de douloureuse tristesse » assure-t-il à ses enfants dans ses *Mémoires* qu'il écrit pour eux. A la porte de Saint-Clair, il a été l'un des trois parlementaires de la Garde Nationale envoyés aux Autrichiens pour régler leur entrée en ville. « Malgré l'espérance que je nourrissais au fond de mon cœur que cette invasion allait nous rendre enfin notre souverain légitime, je n'en sentis pas moins mon orgueil national se révolter lorsqu'il fallut présenter les armes au vainqueur : c'était en quelque sorte passer sous le joug des étrangers ; aussi mon sang bouillonnait dans mes veines. »
Depuis le 12 mars Bordeaux a proclamé Louis XVIII grâce à l'action décisive sur le maire Lynch des *Chevaliers de la Foi* dirigés par leur fondateur Bertier de Sauvigny et par Louis de la Rochejaquelein. Le 6 avril, dès l'abdication de Fontainebleau, le Sénat rappelle officiellement le Roi. Le signal de l'indépendance de la Patrie en face des alliés, c'est la cocarde blanche. Le vendredi saint 8 avril, Benoît Coste voit son ami Bergasse arrêté et conduit à l'Hôtel de Ville pour l'avoir arborée. Au sergent qui l'amène, il entend le commandant général de la Garde Nationale, M. de la Roue, dire : « Maintenez l'ordre, mais aujourd'hui laissez à chacun la liberté de porter la cocarde qui lui conviendra. Suivant toute apparence, demain nous aurons tous la même », et à Bergasse : « Vous êtes un peu trop pressé, remettez pour le moment votre cocarde dans votre poche, et retirez-vous tranquillement. »
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Le soir même, à 8 heures, le comte d'Albon, maire de Lyon, préside une réunion extraordinaire du conseil municipal qui décide à l'unanimité d'arborer le drapeau blanc : « sur la tour la plus élevée de l'Hôtel de ville » et qui rédige une proclamation aux habitants de Lyon « pour acclamer, par un concert unanime Louis XVIII, Père et Sauveur de la France ».
145:113
Le 9 avril à une heure, le corps municipal sort en grand arroi sur la place des Terreaux où la Garde Nationale est en armes « avec une musique nombreuse, et les pompiers en grande tenue ». Un des adjoints, de Laurencin, lit la proclamation. Puis le corps municipal monte en voiture, escorté par la garde nationale à pied et à cheval, et le cortège va place Saint-Jean, où, sur le parvis de la Primatiale, « au milieu d'un peuple immense, et en présence du Dieu protecteur des Rois et des peuples, du Dieu de saint Louis », un autre adjoint Charrier-Sainneville, fait la même lecture. A la dernière halte sur la place Bellecour le comte d'Albon, ne laisse à personne l'honneur de la lire une troisième fois. « Une illumination générale et spontanée » a terminé la journée, et le Corps municipal à dix heures du soir, arrête les termes du procès-verbal officiel auquel nous venons de faire quelques emprunts.
« Le Samedi-Saint écrit Benoît Coste, jour où l'Église entonne l'Alleluia de Pâques, devait être aussi le jour de notre résurrection politique. Le Maire avait rassemblé le Conseil Municipal, et la reconnaissance du Roi légitime avait été résolue ; mais ce n'était pas ce roi constitutionnel que voulait nous donner le Sénat de Bonaparte et son gouvernement provisoire, que nous entendions reconnaître ; nous n'avions pas alors la moindre connaissance de l'intrigue que l'apostat Talleyrand avait ourdie pour se créer une position dans le nouveau gouvernement. Pour nous, dans la simplicité de nos cœurs, nous reconnaissions bonnement le Roi de France et de Navarre dont la loi fondamentale de l'État établissait clairement les droits au trône, et dont l'absence avait causé tant de malheurs. »
Benoît Coste et son beau-frère Colomb du Gast passent leur samedi-saint, cocarde blanche au chapeau, à lire à haute voix dans le quartier de l'Hôtel de Ville les affiches annonçant la Restauration. Ils ponctuent leurs lectures de *Vive le Roi !* retentissants, et remarquent que « les ouvriers y font écho, et prennent la cocarde blanche, en beaucoup plus grand nombre et avec beaucoup plus d'empressement que les bourgeois ».
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Restait à célébrer la Restauration par une cérémonie solennelle à la cathédrale. Le Cardinal Fesch a quitté le conseil de régence et s'est d'abord retiré sur le conseil de Napoléon dans la partie roannaise de son diocèse, chez les Bénédictines de Pradines, dont l'abbaye est une de ses plus belles œuvres. Le 11 février 1814 il réussit, sous un déguisement laïque à s'enfuir à cheval et au galop, pour échapper aux dragons autrichiens venus arrêter « Monsieur le cardinal » dont on soupçonnait la présence, et qui durent se contenter de faire main basse sur les douze chevaux restants de son équipage. Il gagne Montpellier où il apprend la capitulation de Paris. Il rejoint alors l'impératrice, le roi de Rome et Madame Mère à Orléans, où il dit la messe le 10 avril, jour de Pâques, puis il repart avec sa sœur. Le 14 avril ils sont ensemble à Roanne, le 15 à l'abbaye de Pradines qu'ils quitteront le 25 pour Rome, havre des réfugiés.
De Cotton, préfet provisoire du Rhône, qui ne peut ni prescrire une cérémonie religieuse, ni recourir à l'autorité de l'archevêque, s'adresse aux chanoines, et le 16 avril 1814 paraît « un acte capitulaire de l'Église Primatiale de Lyon », où l'on voit le droit canonique s'assouplir aux exigences de l'heure. « Le Chapitre métropolitain ayant reçu de M. le Préfet provisoire de Lyon, dans l'absence de S. E. Mgr le Cardinal archevêque de Lyon, et à défaut de pouvoir de ses vicaires généraux, une lettre qui invite à faire chanter dans l'Église cathédrale un *Te Deum* en actions de grâces des événements heureux qui, par la miséricorde divine, replacent sur le trône de France un descendant de saint Louis, Louis XVIII ; M. de Rully, l'ancien du chapitre, a convoqué MM. ses confrères par invitation *per domos* et leur a communiqué ladite lettre. Sur quoi le Chapitre a délibéré, arrêté à l'unanimité, et ordonné que le *Te Deum* sera chanté solennellement dans l'Église Primatiale le dimanche 17 de ce mois,
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à l'issue de la messe canoniale, et dans toutes les autres églises de la ville et du diocèse de Lyon, le dimanche 24 de ce mois, conformément à ladite lettre de M. le Préfet, laquelle sera imprimée avec le présent acte, à la suite du mandement qui sera publié à cet effet. Et pour signer ce mandement le chapitre a nommé quatre commissaires, savoir : Messieurs de Rully, de Saint-Georges, Bonnevie et Cabarat, qui ont signé. » Dans ce mandement quelques lignes sortent de la phraséologie officielle, et révèlent le cœur des quatre signataires heureux de pouvoir exprimer leur fidélité qui n'était pas feinte : « La religion refleurira sous le gouvernement du roi très chrétien. Il remonte au trône de ses pères ; son front blanchi par le malheur et couronné par la naissance, est déjà sacré par nos acclamations et par nos vœux. Ils sont brisés les fers du Pontife vénérable qui a donné à l'univers le spectacle attendrissant de la patience la plus inaltérable, du plus inébranlable courage et de la plus touchante douceur. Reconnaissons, nos très chers frères, dans ces grands événements la main toute puissante du Souverain Maître des Souverains du monde... Ô Louis XVI, modèle de toutes les vertus sur le trône, et de la constance héroïque dans le malheur, il nous est enfin permis de rendre à votre glorieuse mémoire l'hommage de notre vénération. Sans doute nous vous sommes redevables des bénédictions du ciel qui se répandent sur nous. Vous avez souffert le sacrifice de votre vie pour le bonheur de votre peuple. Vos vœux sont exaucés. »
On aura remarqué parmi les quatre signataires M. Cabarat chargé par M. Courbon d'être *incognito* le père de la *Congrégation.*
« La Restauration, note Benoît Coste, fut un grand sujet de joie pour les congréganistes, comme chrétiens, comme Français et aussi dans l'intérêt de notre société. » Elle allait pouvoir reprendre son activité.
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Le vice-préfet s'empressa de la convoquer dès qu'il eut « la nouvelle positive » que « nos deux confesseurs de la Foi » Franchet et Berthaut du Coin étaient remis en liberté, après trois ans et quatre mois de captivité. Puis il parla de l'abondance du cœur, et, contenant avec peine son « émotion si vive et si douce » il évoqua l'histoire de la *Congrégation* vivant de la vie de l'Église au point d'avoir été persécutée en la personne de ses chefs avec le Souverain Pontife et d'être délivrée avec lui.
En sortant de prison le 1^er^ avril 1814 Berthaut du Coin « se contenta d'observer que c'était la fête de la Compassion de la Sainte Vierge, que Dieu avait eu, par la Restauration, pitié de la France. Personne ne paraissait y penser ». Nous le savons par son ami le comte O'Mahony qui révéla cette confidence dans la notice funèbre lue à la *Congrégation* de Paris. Le lendemain 2 avril Berthaut du Coin part pour Lyon, « c'est ici, continue O'Mahony, que son abnégation et son désintéressement sont à retenir. Il sortait de prison dans le moment le plus favorable à ses intérêts. Sa longue détention, le courage qu'il y avait montré, les motifs qui la lui avaient attirée, avaient étendu au loin sa réputation et lui avaient valu l'estime de tout ce qu'il y avait de plus distingué dans l'Église et dans l'État. Il avait pour lui les hommes qui entouraient les princes. Il pouvait donc, comme tant d'autres, rester à Paris pour se faire donner sûrement une place, une dignité à laquelle il avait plus d'un droit. Mais ce n'était point à cela qu'il songeait. Il savait tous les chagrins causés par sa longue détention à sa bonne mère, déjà bien âgée, et il ne pensait qu'à la revoir ».
Comme il était très bon cavalier, et qu'il avait de quoi payer des pourboires, il fit son voyage à toute vitesse. Sa mère habitait toujours place de la Charité, dite aujourd'hui place Antonin Poncet. Dès qu'on apprit qu'il était revenu, ses amis de la *Congrégation* se réunirent sur la place avec d'autres amis, et lui firent une telle ovation qu'il dut paraître à sa fenêtre, pour saluer une foule accourue au bruit, et qui poussait à qui mieux mieux, le vieux cri national *Vive le Roi !* C'était le jour même 6 avril où, dans Lyon pavoisé de blanc, Louis XVIII était proclamé, tant Berthaut du Coin parti de Paris le 2 avril avait volé sur les routes encombrées !
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Le premier dimanche de mai, troisième après Pâques, la *Congrégation* reprend ses assemblées générales, dans la chapelle des Chartreux qui avait été son berceau. « Le *Te Deum* et l'*Exaudiat* où le *Salvum fac regem* s'appliquait enfin à qui de droit, furent chantés, nous dit Benoît Coste, avec tout l'entrain de Français fidèles à leur Roi et heureux de l'avoir retrouvé. »
Alexis de Noailles « notre cher et fidèle associé », que le comte d'Arbois a nommé son aide de camp, arrive à Lyon peu après l'entrée solennelle de Louis XVIII à Paris, mais cette fois avec le titre et les pouvoirs de commissaire extraordinaire du Roi.
Il amène comme secrétaire Franchet qui est resté à Paris en sortant de captivité pour prendre sa part comme *Chevalier de la Foi* dans l'activité politique à laquelle il se sent appelé par ses aptitudes, et dont il comprend la nécessité dans un temps où la France chrétienne est à relever de ses ruines. Berthaut du Coin accourt de Taluyers où il était allé se reposer.
La *Congrégation* où Franchet reprend sa charge de préfet se réunit alors en Assemblée générale extraordinaire pour les fêtes, nous apprend Benoît Coste : « Tous les trois avaient souffert et mérité le titre de confesseur de la Foi : Franchet et Berthaut du Coin par la prison, Noailles par l'exil. Nous donnâmes à tous trois le baiser de charité ; nous étions presque hors de nous-mêmes, en les serrant tour à tour dans nos bras aux cris de : *Vive Jésus ! Vive Marie ! Vive le Roi ! *»
Le 20 mai les trois amis adressèrent ensemble une lettre à Pie VII pour l'informer de leur libération et pour lui demander de bénir leur commune volonté de continuer à mettre leur nouvelle vie au service du Vicaire de Jésus-Christ, de l'Église et de la France rendue à sa vocation chrétienne.
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Alexis de Noailles, qui garde Franchet auprès de lui comme une aide précieuse, ne tarde pas à donner à Berthaut du Coin une mission officielle par une belle lettre d'inspiration profondément évangélique :
A Monsieur du Coin\
à Lyon\
Lyon, 16 mai 1814
Monsieur,
Le Roi vient au milieu de nous pour panser les plaies de ses sujets ; ceux qui souffrent dans les fers ont été l'objet de sa sollicitude paternelle. Il nous a ordonné de lui rapporter le tableau de leurs misères.
Je ne saurais, Monsieur, mieux satisfaire à mes instructions qu'en vous confiant un soin aussi digne de votre zèle. Allez visiter ces cachots où vous avez été détenu si longtemps injustement. Je suis assuré d'envoyer à ces nombreux infortunés une précieuse consolation. Ils seront touchés, en apprenant vos nobles souffrances pour la Justice, et votre résignation dans ces tristes demeures où, sous un gouvernement légitime, nous ne verrons plus gémir l'innocence.
J'invite MM. les préfets et procureurs du Roi à donner les ordres nécessaires pour que vous n'éprouviez aucun obstacle dans l'exécution d'une mission si digne d'intérêt.
Agréez, Monsieur, les assurances de ma considération distinguée dans laquelle j'ai l'honneur d'être votre très humble serviteur.
L'aide de camp de Monsieur, Frère du Roi, commissaire extraordinaire du Roi dans la II^e^ division militaire à Lyon.
Le comte Alexis de Noailles.
Berthaut du Coin mit aussitôt son zèle au service des captifs, et bientôt les prisons qu'il eut à visiter dans sa circonscription ne gardèrent plus que les détenus de droit commun légalement prévenus ou condamnés.
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Il était à remplir cette mission lorsqu'il eut la joie et dans son humilité, la surprise de recevoir de Rome une lettre du Cardinal Pacca, secrétaire d'État. Les deux hommes ne s'étaient jamais vus, maïs le cardinal ne pouvait ignorer ni le nom ni les services de Berthaut du Coin, après avoir reçu Benoît Coste et ses amis à Lyon en 1813, après avoir ensuite partagé la captivité de Pie VII à Fontainebleau. Nommé par le Pape protecteur des Chevaliers de la Foi, c'est par eux et sans doute par leur aumônier général l'abbé Perreau qu'il avait su la libération de celui d'entre eux qui, congréganiste de Lyon, n'avait pas hésité à risquer deux fois sa vie en courrier secret du Pape à Savone. Il prenait l'initiative de lui écrire :
« Rome, ce 28 mai 1814,
« Vous ne pourrez croire, Monsieur, quelle a été ma joie en recevant des nouvelles d'une personne dont j'avais entendu parler avec de si grands éloges, et pour laquelle j'éprouve une affection toute particulière. Je puis vous assurer que tous les vrais catholiques ont rendu à Dieu pour vous des actions de grâces, ayant reconnu en vous un soldat de Jésus-Christ, dont la foi s'est montrée si pure et si vive qu'on ne vous a pu ni intimider par les menaces ni vaincre par les souffrances. Je vous félicite donc de l'honneur que Dieu vous a fait, en vous donnant la force et le courage au milieu de la persécution suscitée contre l'Église.
« D'ailleurs je dois vous remercier des services signalés que vous avez rendus au Saint-Siège, et de l'attachement que vous avez fait connaître envers l'Église romaine dans les temps les plus difficiles.
« Lorsque vous aurez l'occasion d'écrire à M. l'abbé Perreau et aux autres personnes distinguées à Paris avec lesquelles vous entretenez les meilleurs rapports, ayez la bonté de leur témoigner mes sentiments de profonde reconnaissance et de sincère affection.
« Je vous prie de bien vouloir faire mes compliments les plus respectueux à votre respectable famille dont la belle réputation s'est répandue jusqu'à nous, et de me présenter souvent l'occasion de pouvoir vous être utile, parce que je suis et serai toujours
*votre serviteur* B. Cardinal Pacca. »
Mais la joie de Franchet d'Esperey et de Bertaut du Coin ne connut plus de bornes lorsque leur ami Alexis de Noailles leur remit le bref du Pape en réponse à leur lettre.
152:113
Pius VII dilectis filiis nobilibus viris Alexis de Noailles, Claudio du Coin, Francheto d'Esperey.
Lugdunum
Dilecti filii, salutem et apostolicam benedictionem
Vestras litteras die vigessima mensis proxime alapsi ad nos datas libentissime accepimus.
Egregia sane amaris obsequiique erga nos vestri testimonia jam, nobis suppeditata a vobis fuerant.
Gravissimarum enim adversitatem quas invicto, pro nobis animo passi estis, probe memores sumus. At supera epistola vestra, cum nova devotionis in nos vestrae argumenta prae se ferat, novos quoque charitatis erga vos nostrae stimulos adjunxit.
Quare de felici faustoque vestro, ad libertatem in patriain reditu, unde soeva et impia tyrannis vos expulerat, supra modum laetati sumus.
Superest ut datori bonorum omnium Deo maximes pro tantis beneficiis gratiam agarnus, quod vos pro vestra in eum pietate assidue facturos non dubitamus, dilecti filii, quibus apostolicam benedictionem ex intimo cordis depromptam impertimus.
Datum Romae apud S. Mariam Majorem, die 18 Juni 1814.
Pontificatus nostri anno XV S. Dominici Festa.
Collatum.
Alexis de Noailles.
Pie VII à ses chers fils nobles Alexis de Noailles. Claude du Coin, Franchet d'Esperey.
à Lyon
Chers fils, salut et bénédiction apostolique.
Votre lettre écrite le 20 du mois dernier nous a causé la plus grande joie. Certes vous nous aviez déjà donné de votre amour et de votre attachement pour nous des témoignages aussi éclatants que nombreux.
Car les très lourdes épreuves qu'avec un invincible courage vous avez souffertes pour nous, nous ne pouvons les oublier. Mais votre récente lettre, en nous apportant de nouvelles preuves de votre dévouement à notre personne, vient d'ajouter aussi de nouveaux motifs à notre affection pour vous.
C'est pourquoi votre heureux et providentiel retour à la liberté et à vos familles, d'où une tyrannie cruelle et impie vous avait chassés, nous a infiniment réjoui.
Il nous reste à rendre, pour de tels bienfaits, la plus grande action de grâces à l'auteur de tous les biens, à Dieu, pour lequel, nous n'en doutions pas, vous redoublerez de piété, chers fils, auxquels nous accordons du plus profond du cœur la bénédiction apostolique.
Donné à Rome, près de Sainte-Marie-Majeure, le 18 juin 1814.
La XV^e^ année de notre Pontificat en la fête de Saint Dominique.
collationné
Alexis de Noailles.
153:113
Lorsque Noailles repart, sa mission terminée, il emmène Franchet ([^63]).
Berthaut du Coin est alors élu préfet. Accompagné de Benoît Coste, il va demander à M. Courbon, premier vicaire général de nommer officiellement, maintenant que le Cardinal Fesch s'est enfui jusqu'à Rome, un nouveau « Père » à la Congrégation. M. Bochard en gardait en effet jalousement le titre, sans savoir que, par-dessus sa tête, M. Courbon eût chargé d'elle son collègue M. Cabarat. « M. Courbon se prêtait toujours avec une grande bonté à seconder tous nos désirs, écrit Benoît Coste. Toutefois il nous voyait avec peine livrés à nous-mêmes et dénués de tout guide spirituel, depuis le départ de M. Cabarat pour le noviciat des Jésuites où il n'arriva jamais car il mourut en route. « Voyez, Messieurs, nous dit-il dans toute sa bonhomie avec son ton un peu goguenard et son langage familier, je suis obligé, à cause de vous, de me prendre tous les jours aux cheveux avec M. Bochard. J'ai la plus grande confiance en vous, ajoute-t-il, mais malgré votre zèle et toutes vos bonnes dispositions que je connais parfaitement, je n'en tremble pas moins sur ce qui pourrait arriver plus tard si vous demeuriez dans l'état où vous êtes. Lorsque je pense que Pierre Valdo qui a formé la secte des Vaudois, était de Lyon, je ne serai parfaitement tranquille que lorsque nous aurons pu vous remettre entre les mains d'un prêtre capable de vous diriger. »
M. Courbon désigna l'abbé Mayol de Lupé qui, avant d'entrer au séminaire, avait appartenu comme laïc à la Congrégation « avec beaucoup de zèle, pendant plusieurs années ». Le choix, qui était excellent, n'était d'ailleurs que provisoire, car l'abbé de Mayol de Lupé était déjà surchargé d'autres ministères.
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L'acte principal de Berthaut du Coin sera de renouer les relations avec la Congrégation de Paris qui avait repris ses réunions le 11 avril 1814. Le P. de Clorivière désigna le P. Ronsin pour succéder le 11 septembre au P. Legris-Derval entré au noviciat des Jésuites, Geoffroy de Grandmaison a publié la lettre de Berthaut du Coin aux Congréganistes de Paris.
« Messieurs, les membres de la Congrégation de Lyon ont conservé un précieux souvenir de l'union vraiment fraternelle qui a existé entre votre société et la leur. Des circonstances extraordinaires ont pu seules interrompre des rapports que la religion avait formés et que l'amitié chrétienne avait cimentés. Il a fallu que ces circonstances fussent bien impérieuses pour forcer la Congrégation de Lyon à se priver des ressources que celle de Paris offrait à ceux de ses membres que leurs affaires appellent dans cette ville, où votre charité bienveillante les mettait à l'abri de tant de dangers et leur procurait tant de consolations. Mais, au milieu des peines et des inquiétudes que nous avons réciproquement éprouvées, nous n'avons jamais cessé de prier les uns pour les autres, et le Seigneur nous a enfin exaucés dans sa miséricorde.
« Permettez-nous donc de nous unir à vous pour le bien, Messieurs ; concourons de tous nos efforts aux vues miséricordieuses de la Providence sur notre Patrie. Efforçons-nous de nous édifier mutuellement. M. Roger, que nous appelons du doux nom de Père, et qui mérite à notre égard ce titre de tant de manières, vous remettra cette lettre. C'est lui que nous chargeons plus particulièrement de renouveler avec vous et en notre nom cette précieuse alliance. Vous voudrez donc nous permettre, Messieurs, de vous adresser comme par le passé ceux de nos membres que leurs affaires appelleront à Paris ; nous nous estimerons heureux de recevoir ceux de vous qui viendraient à Lyon et de leur rendre tous les services qui seront en notre pouvoir.
Nous nous recommandons tout particulièrement à vos prières et vous prions de nous considérer toujours en Jésus Marie comme vos frères bien affectionnés.
Pour et au nom de la Congrégation de Lyon
Du Coin, Préfet. » ([^64])
Les liens rétablis par Berthaut du Coin n'entraîneront pas une intimité vraie, ni une action commune avec la Congrégation de Paris, après l'interruption des Cent jours. Benoît Coste nous en donne les raisons :
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« Loin de prendre quelques mesures pour prévenir les dangers auxquels une trop grande publicité l'avait exposée, on aggravera cette position périlleuse, car le P. Ronsin qui, comme autrefois le P. Delpuits présidait seul aux réceptions, désirant, dans l'ardeur de sa charité, étendre autant que possible le bien que pouvait procurer aux fidèles ce pieux établissement, ouvrait la porte à deux battants pour laisser entrer tout le monde ; il suffisait d'une simple demande pour obtenir d'en faire partie. Il résulta de là un grand inconvénient qu'il semble qu'on aurait dû prévoir : des personnes se faisaient admettre dans la Congrégation dans l'espérance d'obtenir la protection de ceux des Congréganistes auxquels le rang qu'ils occupaient dans le monde ou les places qu'ils remplissaient, pouvaient faire supposer quelque influence. On conçoit que des hommes qui venaient s'enrôler ainsi par ambition ne pouvaient guère être de bons Congréganistes. D'ailleurs cette manière d'agir semblait justifier les attaques, dirigées par les ennemis de la religion contre la Congrégation qu'ils accusaient d'avoir des vues politiques, ce qui n'a jamais eu l'ombre de la vérité, pas plus pour la Congrégation de Paris que pour celle de Lyon.
« Tous les Congréganistes de Lyon allant à Paris étaient admis aux réunions du P. Ronsin mais la Congrégation de Lyon se garda bien d'user de réciprocité. C'eût été trop dangereux. Elle se contenta de recevoir comme par le passé ceux des congréganistes qui avaient appartenu à l'ancienne Congrégation de Paris, et qui en cette qualité avaient obtenu leurs entrées dans la nôtre. L'expérience a prouvé combien elle a eu raison de ne pas se laisser entraîner dans un système qui aurait attiré sur elle tous les dangers qui ont fini par renverser la Congrégation de Paris, et auxquels, si elle fut entrée dans cette voie périlleuse, elle n'eût pas échappé. »
Le Comte d'Artois, Monsieur, frère du Roi, le futur Charles X, passa huit jours à Lyon en septembre 1814, avant d'y revenir en octobre pour poser la première pierre de la chapelle expiatoire élevée aux Brotteaux sur les ossements des victimes des mitraillades, et qui sera confiée aux Pères Capucins.
Le 24 septembre il décore Berthaut du Coin de la Légion d'honneur. « En servant avec tant de courage la cause de l'Église, lui dit-il, vous avez servi aussi celle du Roi. Les ennemis de la religion sont ceux de la Monarchie. »
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Benoît Coste fait ici ce qu'il appelle une *remarque importante :*
« La Congrégation était trop intéressée de toute manière à la Restauration pour ne pas l'accueillir avec enthousiasme. Elle savait d'ailleurs qu'un enfant fidèle à l'Église est toujours en même temps fidèle à son Roi légitime. Ses membres furent donc unanimes dans leurs sentiments d'amour pour leur Roi, et la Congrégation elle-même mit un vif empressement à lui apporter comme un hommage tout filial le tribut habituel, public ou particulier de ses prières. Mais, nous devons le déclarer formellement pour répondre à ceux qui nous ont accusés, et qui nous accusent peut-être encore, d'avoir des vues politiques, là s'est constamment bornée toute la part que la Congrégation a prise aux affaires de l'État. »
Elle se distingue par là des *Chevaliers de la Foi,* dont certains seulement de ses membres font alors partie, les plus importants sans doute, mais, tenus par un autre secret, sans le dire à leurs confrères et sans les engager ni les compromettre par une activité personnelle qui n'était point celle de la Congrégation.
CHAPITRE II
#### Les inquiétudes : La Charte et les Cent Jours
Benoît Coste alors interrompt son récit pour quelques considérations que l'histoire de la Congrégation doit noter parce qu'elles expriment la conviction profonde de tous ses membres. Elles appartiennent, on va le voir, à la grande histoire.
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Il dénonce le péril de « cette malheureuse Charte qui, véritable boîte de Pandore, renfermait le germe de tous les maux, sans même nous laisser l'espérance de pouvoir y échapper. Je ne pouvais certainement pas prévoir alors, écrit Benoît Coste, tout ce qui en résulterait, mais néanmoins, malgré mon optimisme je fus, en la lisant, frappé au cœur comme d'un coup de poignard : deux articles surtout étaient bien faits pour attirer la malédiction de Dieu sur la France et sur son Roi : l'un des vingt et un, en sanctionnant la vente des biens nationaux, consacrait ouvertement l'injustice ; l'autre en salariant les ministres des cultes dissidents, assimilait à l'immuable vérité l'erreur et le mensonge ».
Benoît Coste se doutait-il que l'ardeur et la pureté de sa foi s'exprimaient ici presque dans les mêmes termes que Pie VII ? Dès que le Pape avait connu le projet de Constitution votée par le Sénat impérial et contenant l'article assurant une égale protection à tous les cultes, il l'avait réprouvé vigoureusement dans un Bref adressé le 9 avril 1814 à Mgr de Boulogne, évêque de Troyes, pour être communiqué à Louis XVIII qui venait de libérer le prélat arrêté par Napoléon en 1811.
« Non seulement, écrivait le Souverain Pontife, on y promet la *liberté des cultes et de conscience* (pour nous servir des termes de l'article), mais on promet appui et protection à cette liberté, et en outre aux ministres de ceux qu'on nomme les *cultes.* Il n'est certes pas besoin de longs discours (nous adressant à un évêque tel que vous) pour vous faire reconnaître clairement de quelle mortelle blessure la Religion catholique en France se trouve frappée par cet article. Par cela même qu'on établit la liberté de tous les cultes sans distinction, on confond la vérité avec l'erreur, et l'on met au rang des sectes hérétiques et même de la perfidie judaïque, l'épouse sainte et immaculée du Christ, l'Église hors de laquelle il ne peut y avoir de salut. En outre, en promettant faveurs et appui aux sectes des hérétiques et à leurs ministres, on tolère et on favorise non seulement leurs personnes, mais encore leurs erreurs » ([^65])
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La difficulté des communications après une guerre qui avait tout désorganisé, fit que Mgr de Boulogne ne put remettre que le 4 juin 1814 ce Bref du 9 avril à Louis XVIII qui en était le véritable destinataire, et qui le reçut au retour de la séance solennelle où il avait promulgué la Charte devant les Chambres. Le Bref arrivait trop tard, mais le Roi le garda pour l'étudier : « Je n'ai point oublié mon latin, dit-il en souriant, je l'entends et le parle même avec quelque facilité » ; puis, après quelques jours il revit l'évêque et le chargea de répondre de sa part au Pape. Mgr de Boulogne écrivit le 10 juin à Pie VII.
« Le Roi nous accueillit avec bonté, nous écouta avec attention, et nous parut sensible aux plaintes si bien fondées et si bien exprimées que lui faisait Votre Sainteté par notre organe. Il nous fit sentir que la nature des circonstances extraordinaires où il se trouvait le forçait à bien des choses où il ne se prêterait pas dans d'autres temps ; qu'il fallait avoir égard à sa position ; et que, de même que votre Sainteté s'était justifiée dans certaines occasions sur la loi de la nécessité, il pouvait également invoquer cette même loi en sa faveur. Effectivement Sa Majesté se trouve tellement entourée d'impies dont l'influence est encore très puissante, qu'elle est obligée de faire violence quelquefois à ses propres sentiments, qui sont véritablement religieux ; sans parler des Puissances alliées qui ont protégé la Constitution si pernicieuse proposée par le Sénat, et ont ainsi mis des entraves aux excellentes dispositions du Roi en faveur de la Religion catholique...
« Votre Sainteté doit savoir aujourd'hui qu'il n'est plus question de cette prétendue Constitution du Sénat, et qu'au contraire c'est le Roi lui-même qui en a donné une par laquelle ce Sénat se trouve anéanti. Elle sait donc sans doute déjà qu'il y a un article que Sa Majesté n'a pas manqué de nous faire remarquer, qui déclare que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de l'État ;
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ce qui, dans la position actuelle des choses, a paru une grande victoire obtenue sur la faction encore bien puissante des ennemis de l'Église. Il est vrai que cet article est suivi d'un autre qui affligera bien vivement sans doute le cœur de Votre Sainteté, comme il afflige celui de tous les évêques et de tous les gens de bien, c'est la protection égale accordée à toutes les communions chrétiennes, Cependant, Très Saint Père, nous aimons à croire, d'après notre entretien avec sa Majesté, qu'Elle n'a pu faire mieux, et que les règles de prudence ont fait encore ici une nouvelle violence à son cœur sincèrement chrétien. Nous pensons encore que cet article, si triste et si fâcheux dans les termes et dans la forme, ne le sera pas également dans l'exécution qui dépend uniquement du Roi, et que dans la pratique il n'aura pas la même étendue et la même rigueur que les mots semblent indiquer. »
Louis XVIII voyait donc nettement la conduite à suivre : considérer la religion d'État, sincèrement professée et pratiquée, comme la véritable loi fondamentale dont l'article VI de la Charte pose le principe, et la faire prévaloir, sans peser sur la liberté des âmes, dans la législation et la jurisprudence, autant que dans l'action des pouvoirs publics, à la façon, pourrait-on dire par un exemple a contrario, dont nos diverses républiques ont tend des lois dites de laïcité, conçues dans l'esprit du pur laïcisme, pour intangibles, comme étant la base de l'État républicain.
On n'en est déjà plus seulement à des promesses :
« Le ministre des cultes est anéanti, et le ministre de l'intérieur ne se mêlera plus que du matériel du clergé. Les lois appelées Organiques, que Votre Sainteté a condamnées avec tant de raison, sont comme non avenues, et on peut les regarder déjà comme détruites. La célébration des dimanches et fêtes vient d'être ordonnée de la manière la plus sévère. Le culte public est rétabli partout où il avait été défendu. La procession de la Fête-Dieu a eu lieu à Paris dans les rues, par ordre du Roi, avec un surcroît de pompes et de décence. Les religieuses dispersées trouvent aujourd'hui la plus grande facilité pour se réunir en communauté. La piété de la Famille Royale est encore un grand motif d'espérance et de consolation. »
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Mgr de Boulogne entre alors dans le détail du plan royal qui consiste dans « l'abrogation solennelle des lois organiques qu'on a eu l'impudence de présenter comme une suite du Concordat, l'affranchissement des autorités laïques dans les fonctions de notre ministère, surtout la recomposition de l'Université, une des plus grandes plaies de l'Église de France, et le vrai fléau de l'épiscopat dont elle a envahi l'enseignement en mettant la main sur l'instruction de nos séminaires et en s'emparant de la première éducation cléricale ». Il serait nécessaire, observe l'évêque, d'instituer un corps enseignant pour former la jeunesse aux lettres et aux sciences humaines à la lumière de la foi. A cette occasion, ajoute-t-il, nous pouvons assurer que le Roi a toujours conservé et conserve encore un grand goût et une grande estime pour les jésuites. Pie VII est donc certain du bon accueil que fera Louis XVIII à la Bulle qui va restaurer en France et dans le monde entier la Compagnie de Jésus. Mgr de Boulogne achève son rapport au Pape en annonçant la nomination par l'autorité royale d'un comité ecclésiastique dont il fait partie pour examiner « les affaires de l'Église de France ».
Quelques mois plus tard il aurait pu montrer avec quelle résolution Louis XVIII exécutait son plan : Ordonnance du 23 septembre 1814 chargeant le Grand Aumônier de France, Mgr de Talleyrand-Périgord, de s'occuper « du personnel » de l'Église : évêques, vicaires généraux, chanoines, curés à nommer, ou déjà en place, ne dépendront plus d'un laïc que pour « le matériel », dont un conseiller d'État, excellent catholique, le baron Jourdan, est chargé ; -- ordonnance du 5 octobre 1814 qui affranchit les petits séminaires de toute servitude, comme l'évêque de Troyes l'avait annoncé. Leurs élèves ne suivront plus les cours des lycées, et ne paieront plus la contribution universitaire. La liberté des ordinations est rendue aux évêques ; il n'auront pas à demander au Roi les autorisations nominales dont l'empereur, qui avait besoin de conscrits, se montrait avare.
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Si les « Cent Jours » n'en avaient empêché l'application, l'ordonnance du 17 février 1815 aurait démembré l'Université Impériale en dix-sept académies appelées universités ; les évêques devaient faire partie du conseil ; et le Conseil royal qui les eût dominés aurait eu pour président Mgr de Bausset, avec Frayssinous, comme inspecteur général des études. Enfin le 2 mars 1.815, sans savoir l'évadé de l'île d'Elbe débarqué la veille au golfe Juan, Louis XVIII abroge, par une ordonnance prise dans l'exercice de la seule prérogative royale, le décret du 26 novembre 1809 où Napoléon supprimait la *Société des Missions étrangères de Paris* et déclare leur rendre *ipso facto* la personnalité juridique que cette ordonnance leur maintient toujours.
Les congréganistes lyonnais, à l'affût de tout ce qui touchait à la religion, se réjouissaient de ces mesures officielles. Ils savaient en gros que des pourparlers existaient entre le Pape et le Roi pour un nouveau Concordat qui était dans les espoirs de tous après avoir lu dans la Bulle excommuniant Napoléon : « La puissance spirituelle fut soumise au caprice de la puissance séculière, et bien loin que ces traités (les concordats français et italiens) aient produit les heureux effets que Nous espérions, Nous avons eu au contraire à gémir sur les maux et les pertes toujours cuisantes de l'Église de Jésus-Christ. » Louis XVIII avait communiqué le Bref du 9 avril, avant de le rendre à Mgr de Boulogne, non seulement au grand Aumônier de France en le chargeant de le montrer à d'autres évêques, mais à quelques-uns des principaux *Chevaliers de la Foi *; c'est l'un d'eux, Jules de Polignac, qu'il envoie en mission à Rome au début de décembre 1814. Mathieu de Montmorency, Alexis de Noailles, et Franchet étaient trop bien placés à Paris pour n'être point renseignés. La nouvelle de ce Bref arriva-t-elle aux oreilles de Benoît Coste ? Tenu par le secret il ne dit rien que sa douleur de voir revenir Napoléon, catastrophe dont un des *Chevaliers de la Foi*, le Père Coudrin, écrira le 10 août 1815 : « Jamais la Révolution de 1793 n'a autant démoralisé que celle de 1815. »
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Sous la plume du célèbre Marche à *Terre* qui fonda sa double *Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie* en 1793, avant de se fixer à Paris où ses religieux et ses religieuses gardent à Picpus les tombes des victimes de la Terreur, qui ne sent dans cette simple phrase la gravité du désastre ? « Les quatre mois d'interrègne, écrira le 20 novembre 1815 Mgr de la Porte, évêque de Carcassonne ont plus démoralisé notre infortunée patrie, je crois, que les vingt-cinq années de la Révolution. » ([^66])
Pendant les Cent Jours, les relations des congréganistes entre eux furent suspendues, note Benoît Coste, « d'une manière plus absolue peut-être que pendant la longue persécution dont nous venions à peine de sortir. Au troisième dimanche de juillet 1815 il fut impossible de nous réunir pour célébrer la fête par une simple communion générale. C'était la première fois depuis la fondation que ce grand jour passait ainsi inaperçu ».
Lorsque Berthaut du Coin vit qu'il n'y avait pas moyen d'arrêter à Lyon la marche de l'empereur, il courut à Paris s'engager dans les *Volontaires royaux* et suivit Louis XVIII à Gand, où il retrouva Franchet. Après le retour du roi à Paris, ils ne revinrent ni l'un ni l'autre à Lyon. Berthaut du Coin resta dans l'armée, officier de la garde royale. Il mourra en 1822, à Lyon, pendant une permission. ([^67])
La Congrégation dut nommer un nouveau préfet, Mathieu Garnier, qui fut installé le 8 septembre 1815. Son premier soin sera de réorganiser les sections. Il veillait avec l'abbé Mayol de Lupé à toujours « apporter dans nos œuvres cet esprit de zèle, d'humilité et d'abnégation de sa propre volonté qui peut faire espérer de se sanctifier soi-même en sanctifiant les autres ». La section de l'instruction se distingua par l'institution des catéchismes aux soldats. « Il était touchant de voir 50 ou 60 soldats, quelquefois davantage, prêter une oreille attentive aux explications sur la religion que leur donnait bien souvent un tout jeune homme.
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On les entendait ensuite chanter à gorge déployée des cantiques composés exprès pour eux, et imprimés aux frais de la section. » La Congrégation prit de même en charge l'œuvre des petits Savoyards, décrotteurs ou ramoneurs. L'abbé Rey franchit la frontière relevée entre la France et la Savoie, et vint donner à Lyon, dans la paroisse St-François de Sales, une série de sermons en faveur de ces enfants. Il était alors vicaire général de Chambéry. Le 25 mars 1816, il dit la messe de l'Annonciation dans la chapelle des congréganistes et prit part à l'assemblée générale.
A la fin de 1816 M. Courbon nomme à titre définitif M. Recorbet directeur de la Congrégation. « C'était un trésor qu'il nous donnait », écrit Benoît Coste. Ainsi, Dieu reformait le réseau des anciens missionnaires unis aux congréganistes qui pour le service du Pape avaient confessé leur foi.
Le premier travail de M. Recorbet sera d'organiser des retraites fermées, d'où l'on sortait avec la résolution de faire une méditation quotidienne pour nourrir ou ranimer chez les congréganistes une vie intérieure que l'action si nécessaire et si méritoire menée au cours des dernières années, au milieu de telles catastrophes, avait pu voiler ou refroidir.
Des quatre Congrégations dirigées par le P. Roger, celle des jeunes gens et celle des Demoiselles avaient seules survécu. Lorsque Linsolas revint en 1814 « on s'empressa, nous dit Benoît Coste, de lui confier la conduite d'un troupeau qui lui avait appartenu. Il reprit donc la direction « des Demoiselles ». Sous ses auspices, on vit cette congrégation croître rapidement en bonnes œuvres, et elle nous fit plus que jamais admirer les vertus qui distinguent éminemment les personnes pieuses dont elle était composée ». M. Recorbet entoure de son respect le vieil athlète sous lequel il a combattu. Tous deux ont mêmes principes, même esprit. Ils agissent de concert, dans une situation nouvelle qu'il faut d'abord préciser.
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CHAPITRE III
#### Un espoir déçu : le Concordat de 1817
Après la seconde Restauration, Louis XVIII, dans des circonstances beaucoup plus difficiles, continue de tenir la promesse que Mgr de Boulogne a transmise de sa part au Pape. Le 3 février 1816, il s'appuie sur son ordonnance rétablissant les Missions Étrangères pour l'appliquer aux Lazaristes et aux Pères du Saint-Esprit. Le 25 septembre il autorise par une ordonnance toujours fondée sur la prérogative royale la *Société des Missions de France* que Napoléon avait interdit à son oncle Fesch de constituer en 1805.
Le Concordat est enfin signé le 11 juin 1817. Louis XVIII croit atteindre le but annoncé par Mgr de Boulogne au Saint Père. Il fait préciser par l'évêque de Troyes que l'exécution des articles de la Charte concernant la religion d'État « dépend uniquement du Roi ». Telle est l'idée directrice de sa politique religieuse. L'article XI de la Charte lui réserve en outre le droit de faire les traités, et le Concordat en est un.
Un préambule solennel déclare : « Sa Sainteté le Souverain Pontife et Sa Majesté très chrétienne, animés du plus vif désir que les maux qui depuis tant d'années affligent l'Église cessent entièrement en France, et que la Religion retrouve dans ce royaume son ancien éclat, puisqu'enfin l'heureux retour du Petit-fils de Saint Louis sur le trône de ses aïeux permet que le régime ecclésiastique y soit plus convenablement réglé... » La nouvelle convention dont nous ne donnons que les clauses principales, rétablit le Concordat de Léon X et de François 1^er^.
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« En conséquence, le Concordat de 1801 cesse d'avoir son effet. Les articles dits *organiques* qui furent faits à l'insu de Sa Sainteté et publiés sans son aveu le 8 avril 1802 en même temps que ledit Concordat du 15 juillet 1801, sont abrogés en ce qu'ils ont de contraire à la doctrine et aux lois de l'Église. » Les sièges épiscopaux alors supprimés « seront rétablis en tel nombre qui sera convenu d'un accord commun, comme étant le plus avantageux pour le bien de la religion ». Le salariat ecclésiastique qui donne au clergé figure de fonctionnaire, sera remplacé par une dotation indépendante en immeubles et en rentes sur l'État aussitôt que possible. Le 15 juillet, Blacas, ambassadeur de France à Rome et négociateur de ce Concordat, garantit à Pie VII au nom de Sa Majesté Très Chrétienne, « qu'Elle a dû assurer à tous ceux de ses sujets qui professent les autres cultes qu'Elle a trouvé établis en France, le libre exercice de leur religion et le leur a en conséquence *garanti par la Charte et par le serment que Sa Majesté a prêté.* Mais ce serment ne pourrait porter aucune atteinte ni aux dogmes ni aux lois de l'Église, le soussigné étant autorisé à déclarer qu'il n'est relatif qu'à ce qui concerne l'ordre civil. Tel est l'engagement que le Roi a pris et qu'il doit maintenir ; tel est celui que contractent ses sujets en prêtant le serment d'obéissance à la Charte et aux lois du royaume, sans que jamais ils puissent être obligés par cet acte à rien qui soit contraire aux lois de Dieu et de l'Église ».
Ratifié le 17 juillet, le Concordat promulgué le 19 par Pie VII reçoit tout de suite son exécution par la nomination de 30 évêques sur les 40 sièges qui doivent être peu à peu rétablis, dont les glorieuses métropoles d'Arles et de Vienne.
C'était le retour officiel à la première loi fondamentale du royaume, reniée en 1789 par la Révolution, la loi de catholicité, source profonde de notre vie nationale qu'elle marquait de son caractère et dont elle assurait l'unité spirituelle.
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L'union du trône et de l'autel, rétablie ainsi par le Pape et le Roi sur ses vraies bases, était le vœu de tous les Congréganistes. Leur fidélité aux fils de Saint Louis ne s'embarrasse d'aucune idéologie ni d'aucun système. Ils l'ont trouvée dans leurs berceaux de Français attachés depuis près d'un millénaire à la famille des Capétiens qui ont constitué la France, et à la Royauté qui depuis le baptême de Clovis en 496 l'avait faite Fille Aînée de l'Église. Cette fidélité leur est, comme à leurs pères, aussi naturelle que de respirer l'air de la France, tant le Roi très chrétien « qui partage avec le plus humble des Français la gloire de la ressemblance divine », ([^68]) incarne pour eux « le bon sergent de Jésus-Christ » comme disait Saint Louis, « le lieutenant du Roi du ciel », comme disait Sainte Jeanne d'Arc, seul gouvernement légitime de la France en vertu de cette première loi fondamentale du Saint Royaume que Louis XIII avait exprimée officiellement dans son édit du 10 février 1638 : « Prenant la Très Sainte et très glorieuse Vierge pour protectrice spéciale de notre royaume, nous lui consacrons particulièrement notre personne, notre État, notre Couronne et nos sujets, la suppliant de nous vouloir inspirer si sainte conduite, et défendre avec tant de soin ce royaume contre l'effort de tous ses ennemis que, soit qu'il souffre du fléau de la guerre, ou jouisse des douceurs de la paix, que nous demandons à Dieu de tout notre cœur, il ne sorte point des voies de la grâce qui conduisent à celles de la gloire. » En lisant l'Ordonnance du 5 août 1814 par laquelle Louis XVIII renouvelait le vœu de Louis XIII et donnait l'ordre de publier désormais l'édit chaque 15 août dans toutes les paroisses de France, comment Benoît Coste et ses amis n'auraient-ils pas été soulevés par l'espoir que le Roi très chrétien serait l'instrument de la renaissance catholique ? Espérance consacrée à leurs yeux par l'allocution consistoriale de Pie VI proclamant à la face du monde le 17 juin 1793 qu'après avoir « aboli la monarchie, le meilleur des Gouvernements », la Convention avait tué Louis XVI « précisément parce qu'il était catholique », et par conséquent Louis XVI mort en confessant la foi avait droit au titre de Roi-Martyr. Les deux éléments de notre tradition nationale, longtemps opprimés ensemble, ne semblaient reprendre vigueur ensemble que pour s'unir au service de l'Église et de la Patrie.
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Mais le Concordat négocié par Blacas dans l'esprit de la *Congrégation*, qui était celui de la Chambre Introuvable, arrivait trop tard. Cette dernière était dissoute depuis le 5 septembre 1816 sous l'influence de Decazes et la pression du Tsar Alexandre. « Le Roi casse le cou à sa dynastie » aurait dit Napoléon à Sainte-Hélène, en apprenant la nouvelle. Si la métaphore n'était trop hardie, on pourrait dire aussi qu'il le cassait à ce concordat auquel il tenait tant. Comment n'avait-il pas compris que sous le régime de la Charte il était nécessaire de garder une assemblée où les *Chevaliers de la Foi* formaient la majorité absolue, au moins jusqu'à ce qu'elle, eût voté, sans rien changer au traité, les mesures financières qu'il prévoyait, et l'abrogation de la loi du 18 germinal an X ? Le Roi considère que cette abrogation est acquise par le traité même. C'est aussi l'avis du Premier Ministre, le duc de Richelieu, et de Lainé. Mais Decazes a *l'art royal,* suivant une expression de la Franc-maçonnerie où il occupe un haut grade, d'embarrasser dans les artifices juridiques Louis XVIII qui a le tort de n'aimer point entrer comme Louis XIV dans le détail des affaires pour en trouver lui-même la solution ; il l'amène à soumettre à la chambre libérale élue le 4 novembre 1816 où chaque député a droit d'amendement, non pas une loi pour appliquer le traité, mais le texte même d'une convention diplomatique non seulement conclue et ratifiée par le Pape et le Roi, mais exécutée par l'un et par l'autre, et qui engage la conscience des catholiques.
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Le garde des sceaux Pasquier, le Ministre de l'intérieur Lainé, qui cependant avait contresigné les nominations épiscopales mais qui s'est laissé mener par Decazes, ([^69]) déposent un projet de loi injurieux au Pape, attentatoire à la prérogative royale, qui dénature le Concordat de 1817 autant que les articles organiques dénaturaient le Concordat de 1801, et qui subrepticement les remet en vigueur par les huit mots que nous soulignons dans l'article : « Conformément au Concordat passé entre François I^er^ et Léon X, le Roi seul nomme, *en vertu du droit inhérent à la Couronne,* aux archevêchés et évêchés dans toute l'étendue du royaume. » Tout le gallicanisme parlementaire passe dans ces huit mots, que relève aussitôt avec une liberté tout apostolique le Grand Aumônier de France, Cardinal de Périgord, archevêque de Paris, dans une lettre au Roi : « Vous n'avez aucun droit sur l'héritage du Seigneur, sur son Église dont Il a confié la garde aux évêques, sur cette vigne fécondée de son sang, arrosée de celui des martyrs. C'est le champ de Naboth auquel il n'est pas permis de toucher sous peine d'encourir les anathèmes lancés sur Achab et exécutés sur lui et sur sa famille avec tant de rigueur. » ([^70])
Au duc de Richelieu le Cardinal de Périgord, qui n'était certes pas ultramontain puisqu'il avait refusé sa démission de l'archevêché de Reims à Pie VII en 1801, écrira le 5 janvier 1808 : « Je regrette bien que l'on n'ait pas poursuivi votre première idée : que le Concordat fût proposé à l'entrée de la session d'une manière solennelle qui convienne à un objet assez relevé sans doute pour n'avoir pas besoin d'un éclat étranger, mais qui mérite au moins de la part de la nation française un hommage qui aurait rejailli sur elle-même. Quel triste spectacle nous donnons encore aux autres peuples, lorsque, après trente ans de malheurs, nous rejetons ou n'osons pas saisir le remède à tant de maux ! »
Le Concordat ainsi promulgué en France comme à Rome, il eût suffi, comme le voulaient Richelieu et le Cardinal, de « réduire en lois » les dispositions qui en eussent assuré l'application suivant des modalités et dans un délai sur lesquels il eût été facile de s'entendre avec Rome.
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Les congréganistes de Lyon dont le nouveau concordat avait comblé les espoirs assistaient avec douleur aux assauts de la presse libérale, lorsqu'un d'entre eux, qui était pair de France, Mathieu de Montmorency, publia pour le défendre une brochure qu'ils répandirent avec zèle : *Observations sur la marche suivie dans l'affaire du Concordat*. « Pendant quelques semaines, écrit-il, tout semble être espérance, confiance, satisfaction dans le clergé et parmi les catholiques, et l'on pourrait même dire parmi ceux des amis sincères de l'ordre et de la royauté qui seraient plus portés à considérer les choses sous le point de vue purement politique. Mais il ne s'écoula pas un temps long qu'on ne vît l'horizon se rembrunir... Les ministres et leurs confidents ne parlaient plus que d'objections, de difficultés, et presque de regrets. » Ils auraient voulu cacher ce concordat. « Une inquisition peu compatible avec l'esprit des nouvelles institutions, fut exercée à l'égard des libraires pour les empêcher d'imprimer et de vendre une pièce officielle qui était publique à Rome, et l'on croit se rappeler que ce fut par les journaux anglais que les Français purent connaître d'abord le texte entier de leur nouveau concordat. »
Louis XVIII, le duc de Richelieu, Lainé dans son premier mouvement, tenaient pour certain que le Roi avait le pouvoir souverain reconnu par la Charte de conclure les traités sans les soumettre aux Chambres, et que le Concordat, étant un traité, tirait toute sa force de lui-même : « La meilleure preuve, constate Montmorency, c'était la nomination faite par le Roi des nouveaux évêques ; la connaissance officielle qui leur en avait été donnée ; leurs Bulles demandées à Rome par le Gouvernement ; trente de ces Bulles furent accordées solennellement par le Saint-Père dans un Consistoire du 7 octobre et l'almanach ecclésiastique de Rome de 1818 place ces nouveaux évêques nommés avec le titre de leur siège comme tous les autres évêques de la catholicité. » De quel droit le gouvernement retient-il les Bulles envoyées d'urgence à Paris, et dépose-t-il un projet de loi ?
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« On ne se figurait pas bien, remarque Montmorency, comment une délibération législative qui par elle-même comporte la chance du refus comme celle de l'acceptation, pouvait porter sur l'existence de ces évêques nommés suivant toutes les formes admises, par le concours des deux autorités spirituelle et temporelle, et ayant déjà reçu aux yeux de la religion catholique une mission spéciale proclamée solennellement par son Chef Suprême. »
Il analysait ensuite, article par article, le projet de loi pour montrer qu'il contredit le concordat sous prétexte de le rendre exécutoire en reprenant les articles organiques, condamnés au moins en partie par la convention. Et Montmorency conclut avec vigueur : « Un ancien ordre des choses n'existe plus ; le nouveau n'existe pas encore. Les évêques se voient condamnés à se demander ce qu'ils sont aux yeux de ces mêmes peuples qu'ils doivent diriger dans les voies du salut. Les libertés de l'Église gallicane étaient comme un mot de ralliement pour des gens qui ne les avaient ni étudiées ni comprises, et pour quelques-uns peut-être qui auraient trouvé plus simple de n'avoir pas du tout d'église gallicane. »
Consulté par un *Chevalier de la Foi* réélu député, le Comte de Marcellus, qui veut savoir s'il peut en conscience voter la loi, Pie VII lui répond le 28 février 1818 par un Bref aussitôt remis au Grand Aumônier pour être porté au Roi. « Il est tout à fait déplacé, juge le Pape, que des décisions données sur des matières religieuses par le Siège Apostolique soient ensuite soumises à la délibération d'un Conseil de laïcs quelqu'illustre qu'il puisse être... La loi serait contraire à notre Concordat et à quelques-uns des droits les plus sacrés de l'Église... Vous vous opposerez donc avec courage à la loi proposée ; vous emploierez tout votre crédit, toute votre autorité et toute votre habileté pour procurer la libre et prompte promulgation et exécution fidèle du Concordat. » Le mot d'ordre s'imposait à tous les catholiques.
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Louis XVIII eut le mérite de ne s'obstiner point dans le sens de son favori, mais d'entreprendre à Rome des négociations nouvelle. Il obtint que le Pape suspendit provisoirement le Concordat de 1817, mais il fallut attendre le Ministère Villèle pour augmenter le nombre des évêchés, en ramenant à trente le chiffre de ceux qui furent ajoutés en 1823 à ceux de Napoléon. C'était encore un gain considérable, mais le Pape et le Roi durent maintenir le Concordat de 1801 sans abroger les articles organiques, malgré leurs efforts conjugués pour rétablir l'union de l'Église et de l'État telle que la Révolution l'avait détruite.
Pour imparfaite que le gallicanisme ait rendue l'union du trône et de l'autel, elle produisit ses fruits. Il est de mode d'y voir la cause principale des maux de l'Église de France.
Dans son livre sur *la Crise révolutionnaire,* Mgr Leflon fait justice de cette erreur : « Même chez beaucoup d'auteurs catholiques, le ton rappelle encore celui du *Constitutionnel* et l'exposé prend trop souvent l'allure d'un véritable réquisitoire. On croit avoir tout dit lorsqu'on a stigmatisé la réelle imprudence des évêques, du clergé, des fidèles qui lièrent passionnément la cause de l'Église à celle de la monarchie légitime, sans faire suffisamment la part d'une mentalité générale, tributaire d'un long passé, qui explique cette erreur sans la justifier pour autant. Léon XII lui-même n'écrivait-il pas à Louis XVIII : « Qui n'est pas bon catholique, n'est pas bon royaliste » (Artaud, *Histoire du Pape Léon XII*, I, 236). On se laisse impressionner par le fracas de démonstrations, de prétentions, de luttes parfois maladroites et regrettables, en oubliant qu'à l'arrière-plan un travail de reconstruction spirituelle silencieusement s'accomplit, dont témoigne le chiffre des ordinations triplé en 7 ans, les innombrables fondations de congrégations hospitalières ou enseignantes, le symptomatique accroissement des Réguliers qui doublent leurs effectifs pour atteindre 30.000 hommes. » ([^71])
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Le P. Bertier de Sauvigny, le maître incontesté de la Restauration, dit tout en une phrase : « Sans ses quinze années de reconstruction et de reconquête pour l'Église de France, aurait-elle pu soutenir et développer comme elle l'a fait au XIX^e^ siècle son œuvre d'apostolat et de charité ? » ([^72])
Contentons-nous de reprendre avec lui l'exemple précis des vocations sacerdotales : « en 1830 il y aura 4655 prêtres de plus en activité qu'en 1814 ».
Mais le premier acte de Louis-Philippe sera d'abolir dans la Charte de 1830 l'article VI de la Charte de 1814 qui déclarait « la religion catholique, apostolique et romaine, religion de l'État ». ([^73]) Depuis 1830, jamais la France, née au baptistère de Reims ([^74]) n'est revenue à la religion de son baptême par une officielle profession de foi.
La Restauration, écrit justement le Marquis de Roux, a été le dernier gouvernement français qui ait compté parmi ses devoirs d'état l'appui à donner à l'Église pour le bien des âmes ([^75]). Nous ne contestons pas des fautes ou des maladresses dues presque toutes au gallicanisme sévissant à des degrés divers dans les administrations et dans le clergé.
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Mais c'est un fait historique que nos deux derniers rois bravèrent, pour favoriser l'action profonde de l'Église, l'hostilité des électeurs censitaires égarés par la presse voltairienne dite libérale, par les sociétés d'idéologie maçonnique, par les ventes des carbonari qui firent écran entre le souverain et le peuple français. La fidélité des congréganistes trouve là sa justification profonde. Ils ne gardaient pas la nostalgie de l'ancien régime. Ils tenaient trop à leur liberté pour être cléricaux, mais ils voulaient le règne de Dieu sur la société par la Royauté du Christ selon l'enseignement de l'Église.
Les congréganistes ne s'occupaient pas de politique, mais, décidés à refaire une France où les institutions, les lois, les mœurs fussent imprégnées de la vie chrétienne, ils travaillaient unis à leur roi, non seulement parce qu'ils croyaient à la légitimité du droit royal, divin comme tous les droits, mais parce que ces hommes d'une foi à transporter les montagnes, étaient aussi des hommes de bon sens et d'expérience, qui par leur exemple et le rayonnement de leur action catholique travaillaient à pénétrer de la pure doctrine de l'Église, sans déviation gallicane ou autre, la société de leur temps. Ils savaient bien que, si les institutions politiques restent neutres ou combattent l'Église, elle empêchent la masse du peuple d'être chrétienne, tandis qu'un État chrétien la met dans les conditions de le rester ou de le devenir.
Voici le jugement que porte Benoît Coste sur ce concordat manqué :
« Il n'est que trop vrai qu'on méconnut entièrement alors ce qu'il y aurait eu à faire pour seconder la Providence et profiter de ce retour inespéré aux principes de la justice que nous devions à sa miséricorde : amener les peuples à la pratique des devoirs de la religion, soit par l'exemple des grands, soit par les exhortations des ministres de l'Évangile, assurer à tous une véritable liberté sans licence, à la jeunesse une éducation solide et chrétienne, voilà les moyens avec lesquels on aurait pu espérer de consolider la Restauration. On a cru devoir prendre une autre marche, on a eu peur de l'impiété, on a pactisé avec elle.
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« La coalition qui avait remporté ce succès, redoubla de fureur et de haine « contre la religion et contre tous ceux qui entreprenaient de la défendre, continue Benoît Coste. Toutes les foudres de la presse libérale étaient dirigées contre les congrégations. Mais la nôtre, grâce à son *incognito* échappait aux coups. Il eût été difficile à toute personne qui n'était pas initié de connaître le chemin qu'il fallait suivre pour démêler tous les tours et détours de ce labyrinthe où tant de bonnes œuvres diverses qui formaient entre elles un ensemble admirable, semblaient se mêler, de toute part, sans jamais se confondre. »
Nous allons voir quel essor elle prit de 1815 à 1830, en restant uniquement sur son terrain religieux.
CHAPITRE IV
#### Extension et réorganisation de la Congrégation
En 1817 la Congrégation masculine avait quinze ans. Les congréganistes des premières années étaient tous parvenus à l'âge mûr ; un tiers des membres n'était plus des jeunes gens, un grand nombre était marié, et la Congrégation de la Sainte Famille avait disparu sous la persécution impériale. Sur l'initiative de Benoît Coste, suivi par huit congréganistes datant du début, le préfet Garnier et le P. Recorbet proposèrent à la Congrégation de se scinder en deux groupes. Si l'on voulait que les jeunes gens continuassent ce qu'avaient fait leurs aînés, il devenait nécessaire de les rassembler séparément, tout en respectant l'unité de la Congrégation.
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Après de multiples pourparlers, il fut décidé que la branche nouvelle ne recevrait que les hommes mariés ou des « garçons » ayant dépassé 33 ans ; personne ne serait admis à partir de 60 ans. On célébrerait les fêtes en commun. Dès leur mariage, ou parvenus à l'âge voulu, les jeunes congréganistes passeraient sans scrutin à la *Congrégation des Messieurs.* Les deux congrégations seraient toujours dirigées par le même père, et tiendraient dans certaines circonstances des assemblées générales communes, notamment chaque année pour entendre les rapports des sections. Outre le comité du zèle chargé de l'apostolat et des réceptions, la *Congrégation des Messieurs* aurait trois sections : la première, celle de l'éducation, s'occuperait de l'apprentissage ; la seconde, celle de la charité, viendrait en aide à toutes les misères ; la troisième, celle de l'instruction, ferait connaître aux ignorants les vérités de la religion, elle s'efforcerait aussi de ramener les hérétiques à la véritable Église. La *Congrégation des Messieurs* ajouta la fête du Sacré-Cœur aux autres fêtes déjà célébrées. « Elle n'ignorait pas que, lorsque les malheurs engendrés par l'irréligion et que la Révolution a développés sont venus fondre sur notre France, notre Saint et infortuné Roi Louis XVI avait formé le projet de consacrer son royaume au Cœur de Jésus et de solliciter du Souverain Pontife l'établissement en son honneur d'une fête solennelle et chômée ; c'était donc pour la Congrégation s'associer autant qu'elle le pouvait à ce pieux désir. »
Quand tout fut au point, les neuf fondateurs de la *Congrégation des Messieurs* se rendront, Benoît Coste en tête, le premier dimanche d'octobre 1817, jour de la Fête du Rosaire, dans la chapelle des Chartreux si chère aux souvenirs de tous. Le préfet M. Garnier assista à la messe avec eux, qui se réunirent ensuite pour élire leur préfet, M. Jacquier. L'après-midi l'assemblée générale traditionnelle était convoquée. Ils s'y rendirent, et Garnier annonça ce qui s'était passé. Son « gouvernement » avait tout préparé avec les neuf anciens, et ce fut pour la plupart des congréganistes une nouvelle inattendue. Elle devint par leur vote, presque unanime, la loi nouvelle de la Congrégation, sous le patronage commun de la Conception Immaculée.
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Les Messieurs choisirent saint François Xavier comme patron du comité du zèle, saint Bonaventure pour la section de l'éducation, saint Martin pour la section de la charité, saint Irénée pour la section de l'instruction, qui fonda dans les paroisses des catéchismes de persévérance et les réunit en une œuvre distincte sous le nom de *Société de Saint-Louis de Gonzague. La Congrégation des Demoiselles* s'en occupait pour les filles. C'est à Saint-Polycarpe que le catéchisme eut le plus de succès. La section de Saint-Martin fit donner une mission aux détenus de la prison Saint-Joseph. « Ses membres se relevaient pour assister aux exercices, ils parcouraient ensuite les chambres des prisonniers. Après la mission, ils organisèrent des réunions de persévérance où ils revenaient s'entretenir comme dans une petite congrégation, avec les « convertis ».
Mais leur plus grand apostolat s'exerça depuis 1817 auprès des condamnés à mort. Jusqu'alors, le greffier de la Cour d'Assises avertissait de l'exécution le concierge qui chargeait l'un des hommes de peine, assez ordinairement le balayeur de la prison, d'étourdir le malheureux en le gorgeant de viande et de vin pendant la dernière nuit, de façon qu'on le trouvât dans un état complet d'ivresse en venant le chercher pour le conduire à l'échafaud. L'aumônier l'y accompagnait sans doute, mais quel effet pouvaient produire ses exhortations ? Les congréganistes obtinrent d'être chargés des condamnés à mort. Aussitôt la peine prononcée, la section désigne deux de ses membres pour visiter le détenu quotidiennement pendant tout le temps nécessaire à l'examen du pourvoi en cassation et du recours en grâce. La veille de l'exécution le concierge les avertit, et les deux congréganistes font à l'instant recommander le condamné aux prières de tous leurs confrères. « Ils courent s'enfermer dans son cachot pour passer avec lui cette dernière nuit. Leur présence à une heure indue suffit en général à lui faire deviner la fatale nouvelle. Ils s'efforcent de le préparer à bien mourir, et quand l'aumônier arrive, il trouve presque toujours un pénitent prêt à recevoir le pardon divin.
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Nos amis restent ensuite auprès de lui jusqu'au moment où la justice des hommes vient le chercher. Ils l'embrassent avant de le quitter, et pendant que l'aumônier l'accompagne ils vont à l'église pour l'aider encore de leurs prières au moment suprême. Rien ne contribuait davantage, ajoute Benoît Coste, à réchauffer le zèle des congréganistes que des œuvres de ce genre. » ([^76])
Ainsi, Messieurs et jeunes gens rivalisaient de zèle. « Les deux préfets parfaitement unis, placés comme des frères dans la main du Père de la Congrégation (M. Recorbet) leur centre commun n'avaient à eux deux qu'une seule volonté ».
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C'est encore en 1817 que fut restaurée *la Congrégation des ouvriers* fondée en 1804 par le P. Roger. Elle ne se survivait que dans la société des Hospitaliers-Veilleurs, d'où elle était née, et qu'on surnommait société des *raseurs* parce que ses membres allaient tous les dimanches dans les hôpitaux raser les hommes et leur couper les cheveux ; ils s'efforçaient, disaient-ils en souriant, « de gagner des âmes en faisant les barbes ». Quel que fut le mérite de cet acte de charité, cela ne suffisait pas aux congréganistes dévorés de zèle pour la gloire de Dieu.
La congrégation résolut de reprendre à pied d'œuvre la fondation du P. Roger. Elle chargea quelques-uns de ses membres que Benoît Coste appelle « nos commissaires » (il était l'un d'eux nous dit A. Terret), d'entrer en relations avec des ouvriers « qui étaient des modèles de piété », et « sans compromettre le secret de la Congrégation », de faire naître dans leur cœur le désir de former une société ayant le même but surnaturel. Puis ils établirent ensemble un règlement « analogue au nôtre », écrit Benoît Coste qui était l'âme de cette entreprise.
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Leur *Congrégation* fut alors fondée le premier dimanche d'août 1818 sous le titre aussi de l'Immaculée Conception, auquel ces bons Lyonnais, à qui l'on avait proposé l'Annonciation, tenaient par-dessus tout. « Nos commissaires assistèrent à cette solennité, et furent témoins des engagements des nouveaux congréganistes. »
M. Recorbet, père de la Congrégation, obtint de M. Courbon, Vicaire Général, de se faire assister par M. Pater comme directeur spirituel de la *Congrégation des ouvriers.* Benoît Coste tient à dire son admiration pour les vertus qu'il y vit pratiquer avec tant de charité, d'abnégation, d'humilité : « Réfléchissons sérieusement à cette parole du Souverain Maître : *Malheur aux riches* et examinons si le désir d'acquérir et le soin de conserver ne viennent pas trop souvent rétrécir notre cœur et le rendre incapable de ce dévouement complet que nous admirons dans les classes d'une classe inférieure. Veillons de près afin que ce bagage dont nous sommes accablés ne nous courbe pas vers la terre. Voyons ces vertueux membres de la *Congrégation des ouvriers* vivant au jour le jour et comptant sur la Providence qui connaît leurs besoins. Ils peuvent courir bien plus lestement que nous dans la carrière, et cependant elle a été ouverte pour nous avant de l'être pour eux. Efforçons-nous donc de ne pas rester en arrière. »
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La *Congrégation des Dames* reprit son activité la même année à l'occasion des *Charlottes* dont la charité continuait de s'exercer dans les prisons et les hôpitaux. Après la mort prématurée de Charlotte Dupin, puis de sa sœur Pierrette qui lui avait succédé, leur amie Jeanne-Louise Juliand avait pris leur suite, mais elle ne tarda pas à se faire religieuse chez les Sœurs Saint-Joseph avec quelques-unes de ses compagnes. Celles qui restaient dans le monde, notamment les *peigneuses* qui coiffaient les femmes, avaient eu recours à la sœur de Berthaut du Coin pour les diriger.
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Elle alla consulter un jour, sur le règlement des hôpitaux, Benoît Coste, (qui ne se nomme pas mais nous savons par Terret que le congréganiste anonyme dont il nous révèle les sentiments et les paroles, c'est lui) : « En ce moment, écrit-il, l'Esprit Saint parla au cœur du congréganiste et lui mit les paroles suivantes à la bouche : « Au lieu de vous perdre ainsi dans les détails de votre administration des *Charlottes* vous feriez bien mieux de chercher à rétablir la *Congrégation des Dames,* puisque, comme vous le savez, l'ancienne a été envahie par l'œuvre de la *Providence.* Alors vous pourriez avoir une section des prisons qui prendrait soin des prisonniers. »
Mlle Aymée du Coin est frappée de cette réflexion. « Le Saint-Esprit, continue-t-il, parle aussi à son cœur, et elle répond sans hésiter un instant : « Si votre femme consent à s'en occuper avec moi, j'y suis toute disposée. » Benoît Coste va chercher sa femme, et l'affaire « entamée d'une manière si imprévue » en est bientôt au point que toutes deux se décident à consulter quelques amies très sûres. Tout alla très vite, et dans un secret sans doute plus méritoire qu'aux hommes. Le 17 septembre 1818 M. Mioland, prêtre congréganiste, supérieur des missions diocésaines, le futur évêque d'Amiens, puis archevêque de Toulouse, célébra la messe servie par Benoît Coste « dans notre chapelle des Chartreux » pour reprendre la *Congrégation des Dames*, sous un vocable où se marque le souvenir du P. Roger : Congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie. Le règlement en fut calqué comme autrefois, *mutatis mutandis*, sur celui de la Congrégation des Hommes. M. Courbon chargea M. Pater d'aider M. Recorbet à diriger la Congrégation des Dames comme celle des ouvriers.
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La *Congrégation des Messieurs* avait la haute main sur tout avec M. Recorbet qui n'aurait pu suffire seul à la tâche, à cause de l'extension des deux Congrégations masculines.
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« Notre société ne négligeait pas, écrit Benoît Coste, de saisir toutes les occasions d'inoculer son esprit à toutes les congrégations qui se formaient autour de nous, car elles avaient toutes le même but et devaient se mouvoir dans la même sphère. »
Elle aida, sans se montrer, le curé de Saint-Irénée à relever l'antique *Confrérie des Saints Martyrs de Lyon*, nos pères dans la foi dont ils furent les témoins sanglants au II^e^ siècle, sous l'épiscopat de saint Pothin et de saint Irénée, envoyés par saint Polycarpe disciple de saint Jean. Soixante congréganistes furent le noyau de la Confrérie reconstituée où les Lyonnais s'inscrivirent en grand nombre dans la fierté d'appartenir à une église issue directement du pied de la Croix, où Marie et saint Jean avaient entendu les divines paroles : Voici ton Fils, Voici ta Mère, église dévouée à Marie, et dont la Congrégation gardait fidèlement l'esprit.
Pour le rendre plus vif et plus pur, M. Recorbet tint la main à la régularité des retraites fermées et des journées de récollection. Benoît Coste n'exagère rien sur les résultats obtenus par une action catholique aussi bien organisée, aussi surnaturellement dirigée sur tous les terrains de l'apostolat.
« Les membres de toutes ces congrégations se prêtaient un mutuel secours. Chacun employait les armes à son usage. On se servait utilement, suivant les cas, de l'un ou de l'autre sexe.
« Une vive charité, semblable à celle qui régnait entre les fidèles de la primitive Église, unissait les congréganistes de toutes les congrégations. Ils concouraient tous au même but. Ils appartenaient tous à la même famille. »
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Après la création de la *Congrégation des Messieurs*, il était devenu nécessaire de réviser le règlement. On commença par des mesures provisoires, que l'expérience permettrait de mettre au point, puis chaque congrégation nomma des commissaires qui préparèrent ensemble « ce grand travail », auquel Benoît Coste prit la plus grande part.
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« Cette opération, nous dit-il, fut conduite avec beaucoup de lenteur, car on désirait rendre ce travail aussi complet et aussi rapproché de la perfection que peuvent l'être des règles faites par des hommes. » Rien ne fut changé dans les articles primitifs tels que nous les avons cités, qui donnent à la Congrégation son chef, ses principes, son esprit, son gouvernement. On ne toucha pas non plus à sa division en sections, aux assemblées, aux élections et à la durée des offices, ni aux réceptions, mais on fondit dans le corps des articles la convention d'union entre les Messieurs et les jeunes gens. « On pensait qu'en rendant les deux règlements textuellement semblables, sauf les articles spéciaux applicables en particulier à chaque congrégation, on rendrait plus intime encore l'union des deux Sociétés qui, quoique distinctes, ne forment cependant qu'un seul tout. »
La Congrégation se souvenait de ce qui lui était arrivé avec M. Bochard. Pour éviter d'être livrée à un « Père » la comprenant si mal qu'il avait violé son secret, instrument de sa force, elle inscrivit au titre II *Formes du gouvernement,* un article 7 : « La Congrégation est dirigée par un prêtre, de concert avec le préfet. Il prend le titre de Père. *Il est choisi parmi les prêtres membres titulaires ou honoraires de la Congrégation. Ce choix est soumis à l'approbation de l'autorité ecclésiastique, qui recevra aussi communication de l'élection de chaque nouveau préfet. *» Benoît Coste monte cet article en épingle : « Deux dispositions du nouveau règlement y avaient été insérées pour nous maintenir toujours sous l'autorité tutélaire de notre archevêque : il devait lui être donné connaissance de l'élection de chaque nouveau préfet, et le Père de la Congrégation devait être nommé par lui. Pour assurer cependant qu'il ne serait jamais fait à l'avenir un choix désagréable à la Congrégation, ce Père spirituel ne pouvait être choisi que parmi les ecclésiastiques qui appartiennent à la Congrégation soit comme membres titulaires, soit comme membres honoraires. C'était d'ailleurs un moyen bien efficace de s'assurer que celui qui serait appelé à diriger la Congrégation en connaîtrait bien l'esprit. »
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M. Récorbet avait apporté toute sa vigilance à guider les congréganistes dans l'élaboration de ce règlement alla le présenter en leur nom à l'archevêché.
La situation du diocèse de Lyon était alors unique dans l'Église de France. Fesch avait refusé sa démission à Pie VII qui la lui demandait avec insistance pour le bien de son diocèse et de l'Église de France. Pie VII l'avait alors frappé de suspense par le Bref du 1^er^ octobre 1817. « De science certaine et en vertu de notre autorité apostolique, Nous interdisons au susdit Cardinal Archevêque l'exercice de la juridiction archiépiscopale dans cette église et Nous lui défendons de s'immiscer en aucune manière à l'avenir dans son gouvernement et son administration. » Par le même Bref Mgr de Bernis est nommé administrateur apostolique du diocèse de Lyon. Mais l'obstruction des libéraux, des gallicans et des impies au Concordat de 1817 l'empêche de prendre possession. Le premier ancien vicaire général de Fesch, M. Courbon, reste alors en place avec des pouvoirs « apostoliques », secondé par les autres vicaires généraux, pour exercer les fonctions d'administrateur délégué du Pape. En 1819 Mgr de Bernis donne sa démission pour être nommé archevêque de Rouen. Enfin le 22 décembre 1823, après de longues négociations, Mgr de Pins sera nommé administrateur apostolique avec tous les pouvoirs de l'archevêque de Lyon, qui ne doit plus être nommé dans le diocèse, même au canon de la Messe où l'on prie pour le premier pasteur devenu Mgr de Pins. Son titre d'archevêque de Lyon, primat des Gaules, c'était pour Fesch une bague au doigt qu'il portait insensible au détriment de son épouse mystique, par fierté d'un si haut titre de noblesse, comme on aime à s'en parer même quand la loi ne leur reconnaît plus aucun effet. « Mgr le Cardinal Fesch, tout en vivant encore comme cardinal, devait être considéré comme déjà mort quant à l'administration de l'archevêché », écrira le 12 juillet 1839 à Mgr de Pins le cardinal Lansbruschini, secrétaire d'État de Grégoire XVI après la mort de Fesch à Rome le 13 mai 1839.
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Mgr de Pins qui sera tout de suite très favorable à la Congrégation, ne prit possession du diocèse que le 17 février 1821, et c'est à M. Courbon que M. Recorbet porte le règlement. Il lui demande : « une autorisation en forme de l'autorité diocésaine. Nous étions certainement bien reconnus et approuvés tacitement, note Benoît Coste, mais jusqu'à ce jour aucun acte officiel n'était venu constater cette approbation. Cependant la Congrégation avait acquis une telle importance que, malgré tout le mystère dont elle s'enveloppait, il ne lui était plus permis de passer comme inaperçue vis-à-vis des supérieurs ecclésiastiques, « M. Courbon avait en M. Recorbet toute la confiance que celui-ci méritait à si juste titre. Il avait aussi la bonté de nous juger favorablement ; mais avant tout il était fidèle à ses devoirs. Il n'en mit pas moins à l'examen de nos règles, la plus scrupuleuse attention, et ce ne fut qu'après s'être bien convaincu par lui-même qu'elles ne contenaient rien que d'utile et d'édifiant qu'il consentit à leur donner son approbation. »
Puis, conformément à la demande de M. Recorbet « pour mettre à l'abri une congrégation dont il connaissait les avantages, de toutes les tentatives qu'on pourrait essayer auprès des autorités qui se succéderaient dans le diocèse pour entraver, sa marche, il érigea canoniquement, par un acte officiel de 1822 les deux congrégations des Messieurs et des jeunes gens établis à Lyon sous le titre de l'Immaculée-Conception ; il donna l'acte à M. Recorbet et le fit transcrire sur les registres de l'archevêché ».
La Congrégation ainsi rénovée eut la joie de revoir le P. Roger qui passait par Lyon pour un ministère. Il put assister à la fête du troisième dimanche de juillet. « Ce n'était plus comme au jour de la fondation, sept jeunes gens qui l'entouraient, mais 150 hommes de tous les âges qui le saluaient du doux nom de Père, écrit Benoît Coste. Ce fut une fête à part. L'enthousiasme y était à son comble. »
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Un magnifique exemplaire du règlement, en deux colonnes jumelles consacrées l'une à la Congrégation des jeunes gens, l'autre à celle des hommes, (dans la seconde colonne on trouve beaucoup plus de blanc que d'écriture, car on n'y a pas répété les textes identiques) fut alors calligraphié sur parchemin et splendidement relié. Il porte pour titre : « Règlements de la Congrégation des Jeunes gens et de la Congrégation des Hommes, de l'Immaculée Conception de la Sainte Vierge, établie à Lyon », et pour date 1823.
Au bas de la dernière page, ont signé :
*Pierre Devilliers,* Préfet des jeunes gens ; *Victor de Verna,* Préfet des hommes ; *André Terret,* Secrétaire ; *Marc Antoine Nolhac,* Secrétaire
Suivent ces lignes de la main de M. Courbon :
« Nous avons lu, examiné, et approuvé, et approuvons les règlements ci-dessus comme suite de notre ordonnance portant confirmation de la Société des Messieurs et jeunes gens de la ville de Lyon, consacrée à l'exercice des bonnes œuvres, sous la protection de l'Immaculée-Conception. Lyon le 15 9bre de l'an 1823. Courbon, V.G. »
Lorsque Mgr de Pins prendra le diocèse en mains, il nommera le père de la Congrégation, M. Recorbet, son Vicaire Général, « Alors, note Benoît Coste, nous deviendrons à l'archevêché les enfants de la famille. Nous en eûmes bientôt la preuve : sur la demande de M. Recorbet, Monseigneur consentit à nous loger dans son palais, et on nous mit en possession de cette salle qui, depuis cette époque est restée constamment à notre disposition. C'était placer la Congrégation tout à fait sous les ailes de l'Église.
« Mgr de Pins viendra tous les ans, présider l'assemblée générale où les sections présentaient leurs rapports. Après les avoir écoutés, il donnait ses instructions et ses conseils, puis sa bénédiction par laquelle le premier pasteur du diocèse semblait nous dire : Comme Jésus-Christ m'a envoyé, je vous envoie. »
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Bénédiction riche de toutes les promesses de Dieu, transmises par l'évêque qui parlait au nom de l'Église : « Bientôt, écrit Benoît Coste, la Congrégation avait pénétré partout. On la rencontrait dans les conseils de fabrique, dans les bureaux de bienfaisance, parmi les administrations des divers hospices, des prisons, et jusque dans le Conseil Municipal et dans les adjoints de la Mairie. Si ces membres n'étaient pas assez nombreux dans ces différents corps pour avoir la majorité, du moins ils pouvaient y influer assez sur l'opinion de leurs collègues pour rendre ces différents administrateurs favorables aux progrès de la religion dans notre ville. »
La Congrégation avait alors un tel rayonnement que le célèbre père Rauzan voulut y être reçu le 18 juillet 1824 lorsqu'il vint donner à Lyon avec ses *Missionnaires de France* une grande mission à laquelle les congréganistes apportèrent sans compter tout leur concours ; et que le père Colin recruta parmi eux quelques-uns de ses premiers Pères Maristes, tels Jean Cholleton, père de la Congrégation de 1826 à 1846, le père Claude Mayet, le père Augustin de Verna, fils du Comte de Verna, premier président du conseil central de la *Propagation de la Foi.*
Huitième partie\
La fondation de la\
Propagation de la Foi
CHAPITRE PREMIER
#### Les origines
La fondation de la *Propagation de la foi*, sous le gouvernement de Benoît Coste, préfet en 1822, est la plus grande œuvre de la Congrégation.
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Nous avons sous les yeux les deux récits qu'il en a fait : celui qu'il laisse à sa famille dans *Mes souvenirs de 60 ans,* et celui qu'il laisse à la *Congrégation*. Ils contiennent l'exposé des faits, presque toujours dans les mêmes termes, mais le premier ne révèle rien de ce qui doit rester sous la loi du secret, tandis que dans le second il dit à ses confrères :
« Entrons dans le détail si peu connu des premiers instants de cette œuvre. Vous y remarquerez que si tout ici vient évidemment de Dieu, c'est de l'intermédiaire des congréganistes qu'Il a voulu presque exclusivement se servir, et qu'après la protection divine, l'œuvre a dû tous ses succès à l'esprit de la *Congrégation* qui unissait ses premiers membres dans une seule pensée. Or l'esprit de la *Congrégation* n'est autre chose que l'esprit de foi. »
Après ce préambule, Benoît Coste raconte que, depuis la seconde Restauration, il a été sollicité par deux congréganistes de fonder une œuvre : pour les missions d'Orient et d'Extrême-Orient demandait Louis Rondot ([^77]) ; pour les missions d'Amérique demandait Henri-Didier Petit de Meurville ([^78]). La mère de Didier Petit, née Benoîte Marie Leman de la Barre, veuve d'un colon de Saint-Domingue assassiné sous la Révolution, était venue à Lyon en 1803, de Baltimore où elle avait passé quelques années d'exil, et avait pris comme directeur de conscience M. Dubourg, célèbre sulpicien, supérieur du collège universitaire Sainte-Marie dont une autre dirigée est aujourd'hui sur les autels la bienheureuse Élisabeth Seton « la première fleur de sainteté officiellement reconnue que les États-Unis d'Amérique offrent au monde » ([^79]), fondatrice avec l'abbé Dubourg des sœurs de la charité de Saint-Joseph. Mme Petit de Meurville connut aussi à Baltimore M. Flaget, bientôt nommé évêque du Kentucky, où tout était à créer sans la moindre ressource. « Ma Mère, écrit Henri-Didier Petit, leur envoyait des religieuses, des vases sacrés, des ornements. En 1815, en route pour Rome, M. Dubourg, devenu l'évêque de la Nouvelle-Orléans, passa par Lyon pour s'entendre avec ma mère pour établir si possible plus de régularité dans les aumônes qu'elle recueillait.
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Il lui témoigna le désir d'établir des souscriptions annuelles en faveur de sa mission et de celle de Mgr Flaget... Depuis lors elle ne cessa d'agir dans ce sens auprès des grands vicaires du diocèse et des personnes charitables... Elle n'aboutit pas à une organisation de quelque importance. » ([^80])
La catastrophe des Cent jours était encore trop récente pour permettre une telle entreprise, et Mgr Dubourg dut se contenter de donner à son ami de Saint-Sulpice, M. Jean Cholleton, directeur au séminaire de Saint-Irénée, des lettres de vicaire général honoraire pour lui permettre de reprendre l'affaire aussitôt que possible.
Pendant deux ans Benoît Coste n'entendra parler de rien. Tout s'était passé en dehors de la Congrégation, dont ni M. Cholleton ni Didier Petit ne faisaient encore partie.
C'est en 1817, l'année où la grande espérance née du Concordat nouveau redouble le zèle des catholiques, que va poindre l'aurore annonciatrice de la grande œuvre. Benoît Coste reçoit une lettre du congréganiste Louis Rondot, qui vient d'entrer au séminaire des Pères des *Missions étrangères* chargés d'évangéliser l'Asie, jusqu'en Chine et au Japon. Lettre perdue : il n'en reste trace que dans la relation de Benoît Coste. Il la dit « très pressante ». Ses supérieurs ont chargé M. Rondot de « recommander à Lyon l'œuvre qu'ils projetaient ». Nous connaissons cette œuvre par l'article de M. Sey, paru dans la *Nouvelle Revue de science missionnaire* ([^81]) troisième fascicule de 1949 : Pré*curseurs de l'Œuvre de la Propagation de la foi.*
Le supérieur général M. Chaumont, qui n'était revenu d'Angleterre qu'en 1814 derrière Louis XVIII, avait relevé dès 1816 avec M. Langlois l'ancienne « Association de prières et de bonnes œuvres pour le salut des infidèles » existant avant la Révolution ; il avait joint aux statuts un « Exposé de l'état actuel et des besoins des missions françaises de la Chine, du Tonking, de la Cochinchine, de Siam et des Indes orientales, confiées aux soins des missionnaires, du séminaire des Missions étrangères de Paris ».
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Le règlement, d'ordre tout spirituel, est suivi d'une note : « on exhorte tous ceux des associés qui le peuvent sans s'incommoder, de mettre un sou par semaine dans le tronc du lieu de l'assemblée, pour coopérer aux progrès de l'Évangile. Ce sont les petits ruisseaux qui forment les grandes rivières ». L'idée du sou par semaine, expliquait M. Chaumont, vient des Anabaptistes, qu'il avait vus à Londres s'imposer cette aumône pour leurs missions.
Pour organiser l'œuvre à Lyon, écrit Benoît Coste, « où aurait pu s'adresser M. Rondot, dès qu'il s'agissait d'un projet intéressant la gloire de Dieu, si ce n'est à la Congrégation ? » La lettre était envoyée à Benoît Coste à cause de l'autorité dont il jouissait auprès de tous les congréganistes, non seulement comme leur principal fondateur, mais aussi pour avoir gouverné la congrégation comme vice-préfet pendant toutes les prisons de Franchet et de Berthaut du Coin. Il avait su la maintenir dans les circonstances les plus difficiles, et l'avait sauvée. Il n'était pas préfet en 1817 (c'était son ami André Terret), mais il continuait d'en incarner l'âme. Il avait en outre rendu de tels services à l'Église, avant et depuis le Concordat, que les fidèles autant que le clergé le considéraient comme le premier catholique du diocèse. Ajoutions que le souvenir du P. Roger était un lien très cher entre Benoît Coste et y abbé Rondot, dont la famille possédait la maison où le P. Roger avait installé le collège interdit par Fouché.
Benoît Coste n'a pas encore répondu à l'abbé Rondot lorsque M. Cholleton lui fait demander un entretien. Benoît Coste s'empresse d'aller voir au grand séminaire, alors place Croix-Paquet, le vicaire général honoraire de Mgr Dubourg, et l'entend « exposer avec chaleur les besoins du diocèse de la Nouvelle-Orléans, et le service considérable qu'on lui rendrait en établissant une association pour venir à son secours ».
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Tout en écoutant « l'éloquent plaidoyer », Benoît Coste « était absorbé par une multitude de réflexions ». Déjà les obstacles, dont l'exécution du projet d'association en faveur des Missions étrangères lui avait paru hérissée, l'avaient fait hésiter et l'avaient empêché de répondre encore à M. Rondot, faute de savoir que dire ; mais il était question ici d'une œuvre d'un intérêt bien moins général encore. « Les difficultés n'étaient donc plus des difficultés ; elles se transformaient en impossibilités. Que répondre en effet à ceux qui nous, objecteraient que, malgré qu'il soit bien vrai que nous sommes unis par le lien de la charité à toutes les Églises catholiques du monde, il n'en est pas moins certain aussi que nous nous devons de préférence à notre propre pays -- ainsi qu'avant d'aller à 1800 lieues chercher dans les États-Unis d'Amérique une Église particulière pour y porter nos aumônes, il faudrait qu'il nous eût été possible de pourvoir à tout ce qui est nécessaire pour faire disparaître entièrement nos misères locales et celles de nos voisins ? D'ailleurs, en supposant pour un instant que les démarches de Mgr Dubourg seront couronnées de succès, il en résultera que toute mission ou tout évêque qui voudrait se procurer quelques ressources, se croiront autorisés par cet exemple à réclamer la création d'une nouvelle association. Comment pouvoir suffire à toutes ces associations multipliées à l'infini ? Toutes ces considérations élevaient en moi une espèce de brouillard qui obscurcissait mon entendement. Tout à coup l'Esprit divin qui souffle où Il veut et comme Il veut, m'éclaira d'une vive lumière : je crus apercevoir clairement et à découvert la seule marche qu'il y eût à suivre ; et l'expérience a prouvé que je ne me trompai pas.
« Monsieur, dis-je à l'abbé Cholleton, je sais qu'en ce moment même le séminaire des Missions étrangères sollicite la formation d'une association en sa faveur. De votre côté vous en voudriez une pour la Louisiane. Bientôt peut-être il surviendra d'autres demandes. Au lieu de toutes ces associations particulières, ne vaudrait-il pas mieux se borner à en ériger une seule pour toutes les missions catholiques du monde entier ?
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Il me semble que nous éveillerons bien les sympathies, et nous pourrions alors espérer quelque succès, tandis que la concurrence de tant de besoins qui sont journellement sous nos yeux et qui réclament aussi nos secours, pourrait fort bien rendre inutiles toutes les tentatives qu'on fera pour établir des œuvres particulières. »
« M. Cholleton écoute avec attention ; il paraît frappé de l'idée qui lui est suggérée ; il me toise de la tête aux pieds et me répond : « Savez-vous que ce plan serait magnifique puis, après une pause : « Mais il est gigantesque, on ne peut pas espérer de le réaliser. »
« Gigantesque tant que vous voudrez, répliquai-je à mon tour. Plus je pense à cette affaire, moins je vois d'autre moyen de parvenir à ce que vous désirez. »
« Les choses en restèrent là. Les moments marqués par la Providence n'étaient pas encore arrivés. Bien convaincu dès ce premier colloque qu'une œuvre générale pourrait seule avoir quelque chance de succès, je pris la résolution de ne donner mon concours à aucune œuvre particulière.
« Mais le Seigneur qui voulait faire établir cette œuvre par la Congrégation, avait distribué les rôles. Après avoir si bien entrevu ce qu'il y avait à faire, je n'ai pas eu l'idée de faire au moins quelques démarches pour tâcher de l'entreprendre. D'autres seront appelés plus tard à l'exécuter, et bien loin de donner l'impulsion, je l'ai au contraire reçue. »
CHAPITRE II
#### Les initiatives de Pauline-Marie Jaricot
Il la recevra, nous le verrons, de Pauline-Marie Jaricot. Pour le moment, a-t-il noté, je répondis par écrit à M. Rondot à peu près dans les mêmes termes qu'à M. Cholleton. »
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Les directeurs de la rue du Bac craignirent de recevoir moins par une œuvre générale que par les aumônes destinées à eux seuls. Ils tenaient en outre à garder leur œuvre secrète, de peur que, devant la pénurie du trésor, Louis XVIII, très favorable aux missions en France ou dans les pays païens, ne diminuât, en apprenant l'existence de leur quête, la subvention qu'il leur avait attribuée aussitôt remonté sur le trône, et qui était leur seule ressource régulière. Il venait de leur accorder une aide plus efficace encore : nous l'avons vu, le 2 mars 1815, abroger par ordonnance royale le décret du 26 novembre 1809 supprimant « la Congrégation des Missions étrangères de Paris », et décider que cette ordonnance suffisait à lui rendre la personnalité civile. Elle en est toujours la base juridique.
« M. Rondot, nous dit Benoît Coste, réitéra ses instances. Je reçus même une lettre du Supérieur des Missions étrangères. Dans le même moment, Madame Petit et son fils Henri-Didier, qui était congréganiste ([^82]), renouvelèrent la demande que m'avait faite M. Cholleton. Plus de part et d'autre, on multipliait les sollicitations, plus elles me confirmaient dans la conviction qu'une œuvre catholique seule pouvait venir efficacement au secours des missions. Cette pensée devenait pour moi une idée fixe : aussi rien au monde n'aurait pu me faire sortir de ce terrain sur lequel je m'étais invariablement établi. A toutes les sollicitations je n'avais qu'une seule réponse : « Pour une œuvre générale, j'en suis ; pour une œuvre partielle, je ne m'en mêle pas. » André Terret nous apprend qu'alors Benoît Coste « entretint de son idée un certain nombre de congréganistes, sans aller jusqu'à leur exposer un projet précis ».
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Mais l'abbé Rondot ne se tint pas pour battu. Son ami Philéas Jaricot est comme lui de la Congrégation, où il a été reçu le 8 décembre 1817. Affecté par le préfet Mathieu Garnier à la section de la charité, il en est devenu le secrétaire, (et non secrétaire de la Congrégation, comme le P. Lathoud l'écrit par erreur). M. Rondot saisit l'occasion, et lui expose l'urgence de venir en aide aux missionnaires de la rue du Bac. « Aussitôt M. Jaricot mit en mouvement Mademoiselle sa sœur, toujours disposée à se dévouer tout entière à tout ce qui peut intéresser la cause de la foi. » C'est Benoît Coste qui nous le dit. Il la connaissait bien. Il a su tout de suite la chose. Leurs demeures étaient voisines, les deux familles unies par les mêmes convictions servies avec la même ardeur. Et l'on voit par ce bref éloge de Pauline-Marie qu'il n'ignorait pas le zèle pour l'Église de la jeune fille qu'il avait vue en 1814 briller dans le cortège de la duchesse d'Angoulême, et que le sermon de l'abbé Wurtz en 1816 à Saint-Nizier sur les illusions de la vanité avait convertie et transformée en apôtre. La coquette que ses amies nommaient la reine de la mode, il l'a vue en un tournemain se coiffer du bonnet à ruches des ouvrières et des servantes, s'habiller et se chausser à l'avenant, courir à l'Hôtel-Dieu soigner les incurables et grimper les étages des maisons pour visiter les pauvres. Elle mène ainsi, comme elle disait, après une vie de salon, une vie de greniers si généreuse que son père dut lui défendre de distribuer le linge de la maison.
C'est à St-Nizier que Pauline-Marie Jaricot allait régulièrement ouvrir son âme à l'abbé Wurtz, vicaire dans la paroisse. Benoît Coste fréquentait le presbytère. Le curé, M. Besson, le futur évêque de Metz, en avait fait le centre des ultramontains, parmi lesquels Guy de Place, l'ami et le collaborateur de Joseph de Maistre pour son livre « Du Pape », le professeur de Philéas Jaricot. Benoît Coste vient y revoir Linsolas. M. Besson tient à honneur de loger le sauveur de l'Église de Lyon, qui avait commencé sa glorieuse carrière de Confesseur de la foi dans la chaire de Saint-Nizier le 15 mars 1791, au début du schisme constitutionnel. Condamné alors à trois mois de prison, il n'y était entré que de la main de Bonaparte, qui avait une conception très personnelle de la liberté de l'Église, pour en sortir par l'exil à Turin, où la volonté de Fesch l'avait maintenu jusqu'à ce que Louis XVIII lui eût rouvert la frontière.
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Benoît Coste, qui l'avait consulté en 1801 sur l'opportunité de fonder la Congrégation, était assez intime avec lui pour le consulter encore sur ce qu'elle devait entreprendre. Cette confiance réciproque avait d'autant plus de raison de les unir que nous avons vu M. Recorbet rendre à son ancien chef, resté son ami, la direction de la Congrégation des Demoiselles, qui n'envoyait pas de délégués aux commissions réunissant ceux des autres Congrégations. Il fallait la maintenir en harmonie avec elles dans la grande œuvre d'une Action catholique adaptée à des circonstances nouvelles, mais toujours inspirée par l'esprit missionnaire, qui consiste à se sanctifier en étendant le règne de Dieu dans les âmes. Benoît Coste assurait avec M. Recorbet cette liaison.
Nous découvrons ici la racine de l'œuvre commune à Philéas et Pauline-Marie d'une part, à Benoît Coste de l'autre. Pauline-Marie appartenait à la Congrégation des Demoiselles. Les archives n'en n'ont pas été conservées, et nous ne pouvons donner la date exacte où elle y fat inscrite. Mais nous avons son aveu dans une des nombreuses notes où elle se raconte. Elle venait de se convertir. Il était naturel que l'abbé Wurtz, vivant au presbytère avec Linsolas, l'ait présentée à lui. « A l'âge de 17 ans, écrira Pauline-Marie en 1857, je croyais que les personnes de piété étaient enfouies dans les cloîtres, et si je n'eusse été recueillie dans le sein d'une congrégation cachée à la connaissance du monde, quoique adonnée à diverses bonnes œuvres, j'aurais été fort exposée à me décourager, et peut-être à me refroidir entièrement. Mais ces congrégations étaient rares alors, et l'on n'y était que bien difficilement admise, et en petit nombre de personnes. » Or c'est en 1816 qu'elle eut 17 ans.
Elle ne peut parler alors que de la Congrégation des Demoiselles, car c'est seulement le 21 juin 1817, à 18 ans, qu'elle entrera dans la « Congrégation du Sacré-Cœur de Jésus sous la protection de Marie et de Saint Louis de Gonzague » fondée le 31 juillet 1816 par Claudine Thévenet et l'abbé Coindre.
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Cette «* Congrégation des Demoiselles *», jusque dans ce nom de congrégation, alors qu'elle ne sont l'une et l'autre que des associations de laïques, nous paraît bien en être une sorte de filiale, comme nous avons vu que le sont les *Charlottes.*
Le patronage du Sacré-Cœur dont elle décide cette année d'inscrire la fête parmi celles qu'elle solennise et de Saint Louis de Gonzague, alors qu'elle est en train de fonder dans les paroisses, comme autrefois les confréries du Saint-Sacrement, des sociétés de Saint Louis de Gonzague pour l'enseignement du catéchisme, est la preuve d'une origine provenant d'elle.
Le but de l'abbé Coindre, ancien élève des Pères de la Foi à l'Argentière, et de Claudine Thévenet, nés l'un et l'autre sur la paroisse Saint-Nizier où Claudine, dite Gladie, avait été baptisée le 31 mars 1771, est exactement, d'après le règlement qu'ils rédigent, celui de la *Congrégation de Lyon *: la sanctification de ses membres et du prochain, au service desquels des sections sont prévues, dites de l'instruction, de l'édification, des consolations et des aumônes. « On gardera, disait la règle, le secret le plus inviolable sur la société et sur ce qui s'y passe. Celle qui sera convaincue d'avoir trahi le secret pourra être exclue de la société. Il suffirait qu'on connaisse la société pour en empêcher les fruits et lui susciter des persécutions. » Cela, c'est la marque indubitable de la Congrégation. Il est très probable que Claudine Thévenet, qui touchait à sa vingtième année pendant le siège de Lyon, et qu'un trait de sa vie nous montre visitant ses deux frères dans la mauvaise cave de l'Hôtel de Ville ([^83]), faisait partie des « Demoiselles » que Linsolas y envoyait. C'est chez elles très vraisemblablement que Pauline se lia avec Gladie d'une étroite amitié qui les fit s'unir dans la nouvelle entreprise.
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Lorsque cette « Congrégation du Sacré-Cœur » disparaîtra dans une vraie congrégation religieuse, canoniquement érigée, aujourd'hui florissante sous le nom de *Sœurs de Jésus-Marie,* Pauline-Marie n'y suivra pas Claudine Thévenet. Une génération les sépare. Elle a 25 ans de moins. Pour les grandes entreprises dont elle rêve, elle a soif de jeunesse, et ne la trouve ni dans les « Demoiselles », ni dans les campagnes de Claudine. Elle écrira des unes et des autres, dans une adresse à la Sainte Église envoyée à Pie IX en 1856 : « Jésus permit que je fusse admise dans une société de vierges chrétiennes. Elles furent mes modèles, et les guides de ma jeunesse mais comme elles étaient d'un âge mûr, mon cœur ne fut qu'à demi satisfait. J'avais soif d'amener les jeunes cœurs à s'attacher au Divin Objet, seul digne de tout amour. Je trouvai parmi de jeunes ouvrières des cœurs bien préparés. Elles me comprirent... Nous nous associâmes en l'honneur du Sacré-Cœur. »
Elle se consacre alors complètement aux amies nouvelles qu'elle s'est choisies lorsque ses anciennes amies du monde, esclaves de leur richesse, la voyant prendre l'habit des pauvres, l'ont abandonnée : ouvrières, domestiques, boutiquières, auxquelles elle a donné pour insigne une croix ornée des instruments de la passion, et le nom de *Réparatrices du Cœur de Jésus méconnu et méprisé.* Benoît Coste peut voir Pauline-Marie faire avec elles le chemin de la croix, adorer le Saint-Sacrement, escorter un cierge à la main le saint Viatique porté aux malades. Aucun lien canonique entre elles ; aucun siège officiel autre que le Cœur de Jésus, à qui elles offrent des hommages publics comme une amende honorable des injures faites à l'Eucharistie. Pauline-Marie demande à ses *Réparatrices* d'être prêtes à toute œuvre qui procurerait « la gloire de Dieu et le salut des âmes ». Ce sont les termes employés par les congréganistes dans leur consécration.
Elle vit au milieu d'eux dans sa famille. Son frère Paul fait partie de la Congrégation depuis le 25 mars 1818, et Philéas, retenu à Saint-Vallier, le charge de l'y représenter par une lettre où nous voyons comment se passait le compte rendu des sections à l'assemblée générale.
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« Dimanche, c'est le jour des rapports des œuvres de toute l'année. Comme *secrétaire,* j'avais deux procès-verbaux à lire. Je t'en envoie un dans le paquet cacheté ci-inclus. Je t'envoie aussi une clef, et tu trouveras l'autre dans le tiroir de la banque noire. Il est du premier dimanche de septembre 1818 ; il doit être, autant que je puisse me rappeler, plié dans le règlement de la Congrégation. Tu refermeras soigneusement le tiroir, et tu m'en conserveras la clef. Tu remettras le paquet cacheté ci-inclus, ainsi que le procès-verbal du 1^er^ dimanche de septembre, de suite à Terret. Tu voudras bien t'informer de mes deux condamnés à mort, dont je suis fort en peine... Tu témoigneras à Terret toute la peine que j'ai de ne pas me trouver à l'intéressante assemblée de dimanche. » Paul remettra fidèlement à Terret, les rapports de la section de la charité : l'un pour les aumônes ; l'autre sur la visite des hôpitaux et des prisons ([^84]).
Benoît Coste n'ignorait pas l'activité de Pauline-Marie en faveur des *Missions étrangères*. Il savait que les premières souscriptions lui vinrent des *Réparatrices *; il note que le sou par semaine pour les missions commença « dans la classe ouvrière où il se trouve un si grand nombre de saintes âmes ».
Philéas entre au séminaire de l'Argentière en octobre 1819 pour y faire sa philosophie. Un autre lui-même va le remplacer dans *l'Association pour les missions,* son ami Victor Girodon, qui sera reçu le 8 décembre dans la Congrégation. Ce jour-là, Philéas lui écrit en évoquant sa propre consécration en 1817. Souvenirs que le temps n'a pas émoussés, mais ancrés plus profondément dans son cœur. Quelle vivacité prennent-ils sous sa plume de jeune romantique ! « Où étais-je, à cette heure à pareil jour, il y a deux ans ? Ô scène touchante ! Chapelle chérie, saints autels, retracez-vous à mon esprit ! et vous, chers amis, vous, *les témoins de mes serments !* Oh ! venez : mon cœur bat sur le vôtre, il entend lui dire : *Jésus et Marie,* et il répond : *A jamais Jésus et Marie.*
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Cette agape sainte, cette gaieté, cette franchise, expression d'un cœur innocent, et que ne trouble point le remords... Je vous vois *avant l'aurore* arriver au rendez-vous sacré. J'entends les louanges de notre Mère. De nouveaux frères sont au pied de la Table Sainte, étonnés de la nouveauté du spectacle : ils laissent échapper des soupirs et des sanglots. J'entends leurs voix étouffées prononcer *l'engagement sacré.* Et, ô délices ! je vois toute la *famille de Marie* au banquet de l'Agneau sans tache. J'entends cet *Ecce quam bonum* qui si souvent m'a fait tressaillir de joie... Il me semble tenir mon *Girodon,* mon *Terret,* mon *Desgeorges,* etc. »
Devenu congréganiste en cette fête du 8 décembre dont Philéas vient de nous décrire toutes les phases terminées par le baiser de charité, Victor Girodon est placé dans la section qui visite les prisonniers et les malades pauvres soit à l'hôpital, soit à domicile. Il y succède à Philéas, de qui Pauline-Marie écrira vers la fin de sa vie à Julia Maurin : « J'avais un frère qui, touché lui aussi par la grâce, s'était jeté entre les bras de Dieu. Il faisait diverses bonnes œuvres, entre autres celle de préparer à la mort les pauvres condamnés, pour lesquels il demandait les prières des *Réparatrices.* Ces prières obtinrent bien souvent à ces malheureux un sincère repentir. » Avec quel esprit surnaturel et quelle ardeur il s'était dévoué dans la Congrégation aux œuvres de charité dont elle l'avait chargé, nous en aurons l'idée en lisant cette lettre écrite le 17 juin 1821, du séminaire de Saint-Sulpice où il était allé le 20 octobre 1820 continuer ses études ecclésiastiques, à Girodon qui le tenait au courant : « Les détails intéressants que vous me donnez des travaux de votre section, ainsi que les nouvelles de mes fervents amis m'ont fait le plus sensible plaisir. Aimons, mon cher Victor, aimons et rien ne nous arrêtera, rien ne nous coûtera. La grossièreté de nos prisonniers, la puanteur et l'infection de nos malades seront pour nous plus agréables que la politesse la plus recherchée et les parfums les plus exquis. Oh ! mon Victor, si nous avions la foi, les exemples des Adélaïde, des Élisabeth, des Saint Louis, qui abaissaient leurs têtes couronnées devant les haillons de la misère, qui se mettaient aux genoux des pauvres pour les servir, qui pansaient les ulcères avec des mains habituées à porter le sceptre, et les baisaient avec tendresse, ces exemples ne seraient pas si rares de nos jours. »
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En même temps que de sa section de charité, Victor Girodon s'occupait activement de l'*Association des Missions étrangères.* C'est dire qu'il agissait en plein accord avec la *Congrégation* à qui l'article 114 du règlement l'obligeait d'en référer : « Aucun congréganiste ne peut faire partie d'une autre association sans l'autorisation du préfet. » Benoît Coste n'était pas préfet en 1819, mais il était du Conseil : « Voilà M. Girodon, Monsieur l'abbé et Mademoiselle Jaricot à l'œuvre », écrit-il. Ils ont bientôt groupé autour d'eux de pauvres ouvrières, des domestiques, d'autres personnes de ce genre beaucoup plus riches en vertus qu'en biens temporels. Tous s'empressent d'apporter leur sou par semaine pour le soulagement des missions. Saluez ici l'aurore de l'œuvre de la *Propagation de la Foi,* et cela avec d'autant plus de raison que, quoique les aumônes soient exclusivement affectées au séminaire des Missions étrangères, c'est le moyen ingénieux qui plus tard doit assurer le succès de l'œuvre future, que la Providence se plaît à révéler ici à de saintes âmes.
« *C'était un premier pas de fait, et, remarquez-le bien, les acteurs sont toujours des congréganistes. *»
Ainsi, par l'homme qui connut le mieux la Congrégation, la première place est reconnue à Pauline-Marie, à l'origine de la *Propagation de la foi,* avant même qu'elle en eût inventé la méthode. S'il parle ici de cette méthode qui fera le succès de l'œuvre générale, c'est qu'il écrit longtemps après les événements et qu'il les embrasse d'un regard simplificateur. Il nous dira dans les lignes suivantes pourquoi cette méthode était nécessaire.
Relisons auparavant la phrase que nous avons soulignée. Elle apporte la solution fondamentale à toutes les difficultés. Sous la plume d'un historien à qui rien n'est caché, elle affirme que Pauline-Marie est de la Congrégation, comme les deux autres « acteurs », son frère Philéas et Victor Girodon**.** Nous le savions déjà par elle-même. Or, Congrégation des Demoiselles, des Messieurs, des jeunes Gens, des Dames, ne formaient, suivant le mot de Benoît Coste, « qu'une seule famille ».
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Quand on dit donc : la Congrégation a fondé la *Propagation de la foi,* c'est un langage abstrait, mais si l'on cherche à discerner le visage des congréganistes qui la fondèrent, le premier que Benoît Coste nous montre est celui de l'humble Pauline-Marie, dans le sillage de Philéas. Au secret de la Congrégation s'ajoutait le secret imposé par les Missions étrangères. Benoît Coste, qui décidément savait tout, va nous expliquer par ce deuxième secret la raison du peu de succès de la quête tant qu'elle ne fut pas réglée. « Pour entrer dans les vues des directeurs de la rue du Bac, cette œuvre s'établissait à l'ombre du mystère. Cette condition du secret, et peut-être aussi le but exclusif de cette œuvre, devaient naturellement arrêter les progrès. Aussi les aumônes qu'elle produisit furent-elles bien minimes. »
Pauline-Marie trouve soudain « le moyen ingénieux » de donner à sa quête l'organisation qui lui manque. Écoutons-la :
« Un soir que mes parents jouaient au boston, et qu'assise au coin du feu je cherchais en Dieu le secours, c'est-à-dire « le plan désiré », la claire vue de ce plan me fût donnée, et je compris la facilité qu'aurait chaque personne de mon intimité à trouver dix associés donnant un sou chaque semaine pour la *Propagation de la foi.* Je vis en même temps l'opportunité de choisir parmi les plus capables des associés ceux qui inspireraient le plus confiance pour recevoir de dix chefs de dizaines la collecte de leurs associés, et la convenance d'un chef réunissant les collectes de dix chefs de centaines pour verser le tout à un centre commun. »
Pour tracer ce plan, Pauline inscrivit sur une carte de jeu mise au rebut les termes de « dizainiaires, centenaires, millénaires », correspondant à l'idée de génie dont son directeur, l'abbé Wurtz, lui dira : « Vous êtes trop bête pour avoir inventé ce plan, (cela signifiait qu'il venait de Dieu seul), non seulement je vous permets, mais je vous engage fortement à l'exécuter. » C'était au début de 1820.
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Dès le 20 octobre, elle peut remettre aux Missions étrangères 1439,35 fr, représentant la souscription de cinq cents associés groupés en dizaines depuis onze mois.
La somme parvint rue du Bac le 20 octobre 1820, par les mains de M. Loras dont la famille était liée avec la famille Jaricot comme la famille de Benoît Coste. C'était le congréganiste que nous avons vu cramponné derrière le carrosse de Pie VII, le frère de Mathias Loras, condisciple de Jean-Marie Vianney au presbytère d'Écully chez l'abbé Balley, et futur fondateur du diocèse de Dubuque aux États-Unis. Une de leurs sœurs était restée amie très fidèle de Pauline.
Par les mains du même M. Loras seront envoyés en mai 1822 les 3 600 fr ajoutés à tous ceux que Philéas apporte de Saint-Sulpice à la rue du Bac. Il les a reçus de sa sœur, qui par humilité veut rester anonyme, « joignant aux sommes recueillies par ses dignes filles, presque toutes ouvrières ou domestiques, a noté Julia Maurin, le fruit de ses propres sacrifices, les aumônes de sa famille, et de quelques personnes riches ». ([^85]) Il était facile à Philéas d'opérer ces versements. Congréganiste de Lyon, il est admis aux réunions de la Congrégation de Paris, qui se tiennent au séminaire des Missions étrangères, dans une chapelle intérieure au troisième étage, à l'angle de la rue du Bac et de la rue de Babylone.
\*\*\*
Pendant ce temps, à Lyon, Victor Girodon crut perdre courage. Il avait une telle intimité avec Philéas qu'il se livrait à lui comme au directeur de sa conscience, et quand il le vit partir pour Saint-Sulpice, la pensée de rester seul l'épouvanta. Il rêva de revenir chaque semaine rendre ses comptes à Pauline-Marie chez ses parents.
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Il parlerait du frère à la sœur dont il admirait le zèle et qu'il savait congréganiste comme eux. Il avait besoin de conseils, il les lui demanderait tout simplement. Elle lui fit une réponse digne de Racine. Elle nous l'a conservée au cahier n° 4 de l'*Histoire de ma vie*. Bérénice renverse les rôles, avec quelle finesse ! pour faire prévoir à Titus
le moment redoutable
où, pressé par les lois d'un austère devoir,
Il *faudra* pour jamais renoncer à vous voir.
« Comme il me demandait un jour de suppléer par mes avis à ceux de mon frère lorsque celui-ci entrerait au Séminaire, je répondis tout bonnement : « Monsieur, ce serait de grand cœur si vous étiez une de mes compagnes ; je puis juger du cœur d'une demoiselle par mon propre cœur, je connais les situations où elle peut se trouver ; mais il n'en est pas ainsi du cœur d'un jeune homme : il n'y a qu'un jeune homme qui puisse bien le connaître, et lui donner des avis qui lui soient salutaires. » Il comprit, je pense, ce que je voulais dire par cette déclaration. » Elle s'expliquera près de quarante ans plus tard, le 29 juillet 1858, en réclamant le témoignage de Victor Girodon devenu prêtre, contre ceux qui prétendaient la déposséder de son œuvre : « N'y pouvant plus suffire, je vous priai, Monsieur l'abbé, vous, l'ami de mon frère, de vouloir bien profiter de vos bons rapports, d'une part avec l'élite des jeunes gens pieux de Lyon (c'est la Congrégation qu'elle désigne, donc elle la connaît, ce qui prouve qu'elle en est), et de l'autre avec de nombreux ouvriers, et votre position vous mettait à même de les visiter (il était commis de ronde) pour organiser des dizaines et être chef de division. »
Elle lui récrira le 5 avril 1859 : « Quant à mes rapports avec vous, Monsieur, vous savez que vos dignes parents vous ayant recommandé à mon père, et par suite mon frère étant votre ami, je ne pouvais les éviter, et c'était pour les rendre utiles que je vous avais fait connaître diverses œuvres à votre portée, que votre position vous mettait à même d'utiliser.
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Ce fut pour ne pas donner l'occasion de multiplier ces rapports en dehors de vos visites ordinaires à la maison que je vous donnai les noms de quelques-unes de mes plus dévouées associées pour être à la tête des dizaines que vous pouviez former, et vous chargeai de les suivre en faisant vos tournées nécessaires, vous indiquant en même temps mon confesseur, M. Gourdiat, pour trésorier. »
CHAPITRE III
#### L'Œuvre naissante sauvée par la Congrégation
Soudain voici qu'un orage menace à Lyon l'œuvre naissante. On prêche contre elle à Saint-Bruno, à Saint-Nizier même, où l'abbé Wurtz, disgracié momentanément pour des excès de plume, n'est plus vicaire. Il est devenu l'aumônier, des religieuses du Sacré-Cœur de la Ferrandière, sur la paroisse de Villeurbanne appartenant alors au diocèse de Grenoble, mais limitrophe de Lyon, ce qui permet à Pauline d'aller revoir son directeur, mais dans le diocèse de Grenoble. Il n'est plus là pour rétablir la vérité. L'abbé Querbes, autre vicaire de Saint-Nizier, s'emporte avec la fougue de ses vingt-sept ans, jusqu'à parler de schisme. Pauline le retrouvera curé de Vourles, où il fondera les *Clercs de St Viateur,* et se vengera de la plus chrétienne manière en lui apportant de Rome le Bref « *Cum coelestis *» du 31 mars 1839 par lequel Grégoire XVI reconnaîtra l'Institut.
Sur le moment, elle fut très alarmée, et puisque tout le schisme qu'on lui reprochait consistait à n'avoir pas demandé à l'archevêché la permission de faire ses quêtes, elle écrivit aussitôt à l'administrateur du diocèse :
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« Effrayée d'avoir fondé sans votre autorisation une œuvre pour les *Missions étrangères,* je viens vous en faire mes excuses et vous dire que, si vous la désapprouvez, j'en dissoudrai sans retard l'organisation. » Elle fit porter cette lettre à M. Courbon par Benoît Coste. Le choix de son messager met en pleine lumière l'origine congréganiste de sa fondation. Pour la faire régulariser Pauline-Marie s'adresse à celui qui est la Congrégation faite homme. Il revient chargé de dire à Pauline « de ne pas se troubler, de ne pas dissoudre ce qui existait, mais de ne pas l'augmenter ». ([^86]) Cela voulait dire de faire le bien sans bruit pour éviter des oppositions.
M. Gourdiat, curé de Saint-Polycarpe, devenu le confesseur ordinaire de Pauline-Marie depuis le départ de M. Wurtz, et qu'elle avait indiqué comme trésorier à Victor Girodon, lui fit un devoir de continuer. « Je suis grand vicaire moi aussi, lui dit-il, (sans doute M. Courbon, en qualité d'administrateur, l'avait-il délégué pour s'occuper de cette œuvre). Je me charge de tout vis-à-vis de M. Courbon. Faites le plus d'argent que vous pourrez, et apportez-moi la bourse. Je recevrai tout ce qui se recueillera, et je le ferai moi-même parvenir à Paris. Soyez tranquille, ne vous inquiétez pas de faire le plus que vous pourrez. »
Ainsi la Congrégation sauve-t-elle en janvier 1821 l'œuvre de Pauline et de Philéas, qui écrira le 28 janvier à sa sœur : « Je viens de lire ta lettre. Je suis enchanté de la bonne tournure que prend la société de la Chine. Seulement prends garde qu'on ne soupçonne pas que j'y pense. Tiens mes lettres secrètes, M. Rondot prie pour toi tous les jours. Demain il dira la messe sur le tombeau de saint Vincent de Paul pour toi. Son compagnon M. Pupier (qui est aussi de Lyon) a dit ce matin sa première messe que j'ai eu le bonheur de servir. Il se souviendra de toi. Philéas. »
Les congréganistes de Lyon forment une véritable chaîne entre le 21, de la rue Puits-Gaillot où Pauline-Marie habite chez ses parents à Lyon, et la rue du Bac à Paris où Philéas, voit régulièrement son ami Rondot.
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Philéas écrit le plus souvent à sa sœur, mais aussi quelquefois à Victor Girodon, « commis chez M. André Terret, fabricant, rue des Capucins 21 », d'où la correspondance est transmise à Pauline-Marie. Elle l'a nommé dès janvier 1821 chef de division chargé de constituer le second mille de son œuvre, dont il rendra les comptes à M. Gourdiat. Elle se réserve d'être le chef de division du premier mille.
Au début de 1822, Philéas écrit à Victor : « Je vous prie de faire parvenir les imprimés ci-joints à leur adresse (c'est-à-dire chez sa sœur). Je vous en envoie aussi un certain nombre pour vous afin de les distribuer aux membres de l'association. » Ce sont des nouvelles des missions, première annonce des Annales ; on les avait d'abord reçues manuscrites à Lyon, pour se les passer et les lire de dizaine en dizaine. Philéas demandait ensuite à Girodon de faire parvenir des imprimés à des amis, notamment à Saint-Étienne, Saint-Chamond, Rive-de-Giers, « pour fonder la même société ou seulement pour y préparer les esprits, et en attendant obtenir leurs prières. Les prières de l'Association sont le *Memorare* et l'*Æterne rerum* de saint François-Xavier. « Qu'on ne sache pas, ajoute Philéas dans un post-scriptum, que c'est moi qui fais distribuer cela, c'est de la plus haute importance. D'ailleurs ce n'est pas moi, puisque je ne suis ici que l'agent des directeurs des Missions étrangères. Vous pourrez faire, à l'occasion de ces imprimés, une petite quête auprès des amis et autres. » Le 11 mars 1822, Philéas récrit à Victor Girodon « Je vous envoie les imprimés que vous m'avez demandés : vous verrez ce qu'il conviendra le mieux de faire imprimer. Comme cette Association est purement spirituelle, vous pourrez y joindre deux mots pour indiquer l'œuvre temporelle qui est la rétribution du sou par semaine. On s'occupe de l'organisation de ces associations, mais la chose éprouve quelques obstacles, dont j'espère que la Providence nous fera bientôt triompher. »
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Ces obstacles viennent de la situation du diocèse où Fesch refuse sa démission d'archevêque à Pie VII, comme il la refusera jusqu'à sa mort à Léon XII, Pie VIII et Grégoire XVI. L'administration de M. Courbon au nom du Pape, qui a privé Fesch de toute juridiction par le Bref du 1^er^ octobre 1817, se heurte à des résistances gallicanes entretenues par M. Bochard. Philéas, séminariste de Lyon, garde, comme il se doit, la plus grande réserve. Son espoir est dans une organisation régulière de l'œuvre. Il compte pour la faire sur Benoît Coste. Le 29 décembre 1821 il avait écrit à Victor Girodon cette phrase capitale dans l'histoire de la *Propagation de la foi :*
« M. Coste prendra, je l'espère, bientôt l'affaire des *Missions étrangères en mains*. »
Il y a donc, dès la fin de 1821, une entente préparée entre Pauline-Marie et Philéas d'un côté, Benoît Coste de l'autre, dont la résolution de travailler à une œuvre universelle est bien connue : il l'a écrit à Rondot, mais cela n'effraie ni Pauline ni Philéas, qui prévient sans tarder Victor Girodon. Ils voient en Benoît Coste le seul homme capable de donner à l'œuvre la constitution dont elle a besoin. Après « l'aurore » de la *Propagation de la foi* que Benoît Coste signalait, nous sommes maintenant au petit matin.
Le 11 mars 1822, Philéas récrit à Girodon : « On s'occupe de l'organisation générale de ces Associations. »
Le 15 avril, c'est à sa sœur qu'il s'adresse : « Continue, ainsi que Girodon, de propager cette œuvre que Dieu a commencée par vos mains et qui est peut-être le grain de sénevé qui doit produire un grand arbre dont les rameaux bienfaisants couvriront de leur ombre toute la surface de la terre, et sur lesquels les oiseaux de proie, c'est-à-dire les nations barbares, viendront se reposer. » Une telle lettre n'est-elle pas la preuve que Philéas et Pauline sont maintenant d'accord pour étendre à toutes les missions leur œuvre, et que Benoît Coste va la « prendre en mains » pour l'universaliser ?
L'œuvre s'appelle déjà *Propagation de la foi.* Ce n'est pas un terme nouveau. Ni Pauline-Marie, ni Philéas, ni Benoît Coste ne l'ont inventé. Nous le trouvons dès 1623 sous la plume d'un Capucin, le P. Hyacinthe de Paris, qui fondait une « Congrégation de Propagation de la foi, sous le vocable de l'Exaltation de la Sainte Croix, pour ramener les huguenots à la religion catholique » ;
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puis dans les statuts de la confrérie des Saints Apôtres établie en 1664 par Vincent de Meur, premier supérieur du séminaire des Missions étrangères, « à l'effet de promouvoir la propagation de la foi dans les pays étrangers ». Cette confrérie fusionne avec celle de la Sainte Vierge fondée en 1729 au même lieu ; approuvée en 1736 par Clément XII, elle donnera naissance avant la Révolution à l'Association pour le salut des infidèles : on y récite déjà la prière à saint François-Xavier : d'*Æterne rerum*. Nous avons vu M. Chaumont relever l'Association en 1816. Par le Bref du 30 novembre 1817, Pie VII accorde des indulgences aux associés dont il loue le zèle « pour la propagation de la religion catholique ». Le nom de Propagation de la *foi* était d'ailleurs connu depuis longtemps à Lyon dans le quartier de Benoît Coste et des Jaricot. Ils habitaient tous les trois dans le voisinage de l'abbaye Saint-Pierre-des-Terreaux, dispersée par la Révolution, et dont les bâtiments superbes sont devenus aujourd'hui le musée de Lyon. Dans cette abbaye, l'archevêque Camille de Neuville de Villeroy avait en 1659 érigé la « *Compagnie de la Propagation de la foi *», instituée en plusieurs diocèses pour ramener tous les chrétiens à l'unité de l'Église. Le 26 novembre 1669, une Bulle d'Alexandre VIII l'avait enrichie d'indulgences. Une *Maison de la Propagation de la foi* était en outre ouverte dans le quartier pour des enfants nés dans l'hérésie afin de les instruire de la vraie religion.
CHAPITRE IV
#### La réunion du 3 mai 1822
Le 3 mai 1822, l'organisation tant attendue sera chose faite. Une péripétie imprévue a brusqué les choses. Prenons-la dès son début, en Amérique.
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En 1820, Mgr Dubourg envoie en Europe un prêtre italien nommé Inglesi, dont il a fait son vicaire général, pour trouver les ressources nécessaires au diocèse de la Nouvelle-Orléans. Inglesi commence par aller à Paris. « Ce personnage habile et adroit, écrit Henri-Didier Petit de Meurville, se présenta dans l'intérêt des missions de la Louisiane à quelques amis de Mgr Dubourg, puis fut introduit dans la haute société parisienne, même à la Cour où il intéressa vivement Louis XVIII et les Princes. On se l'arrachait. Les journaux parlaient de lui.
« En 1821, ayant témoigné à Louis XVIII le désir d'aller, dans l'intérêt de sa mission, à Laybach où étaient alors réunis en congrès les souverains d'Europe, le roi lui fit remettre des papiers et recommandations par son ambassadeur. Il partit comme courrier extraordinaire : ce qui ne l'empêcha pas de s'arrêter à Lyon pour remettre à ma mère une lettre de son évêque pour elle. Il resta trois jours auprès de nous, pendant lesquels nous nous sommes entretenus des moyens d'arriver à mettre à exécution l'idée de souscription de Mgr Dubourg. »
Depuis leurs premières tentatives, M. Cholleton et la famille Petit avaient bien reçu quelques dons, mais sans pouvoir rien organiser. A Didier Petit qui renouvelait sa demande, Benoît Coste répondit une fois de plus qu'il ne travaillerait qu'à une œuvre générale. « Les congréganistes sollicités par M. Petit, nous dit-il, s'étaient expliqués franchement sur leur intention de ne coopérer à aucune autre. »
En même temps qu'il « prenait en mains » l'œuvre de Jaricot, Benoît Coste s'attachait en effet à faire partager son idée à la Congrégation où il trouvait d'autant plus d'écho que son autorité personnelle hors de pair se doublait en 1822 de son autorité de préfet. André Terret notera dans son éloge funèbre en 1845 : « Il ne cessait de répéter à tous ceux qui lui parlaient de secourir telle ou telle mission en particulier : « Faisons une œuvre catholique qui les soutienne toutes, et que nous nommerons la *Propagation de la foi*. » Nous l'entendrons le dire officiellement à la réunion du 3 mai 1822.
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Lorsque survient à Lyon, dans les derniers jours d'avril 1822, Inglesi qui, retour de Laybach et de Paris, s'apprête à partir, solidement lesté, pour l'Amérique, il presse « très vivement » (le mot est d'André Terret), Mme Petit et son fils de fonder enfin l'œuvre de la Louisiane. Didier Petit se rend aussitôt chez Benoît Coste, qu'il rencontre dans la rue au sortir de sa maison, et qui lui répète sa décision inébranlable. Il réussit à le convaincre, ainsi qu'à lui faire adopter le nom de *Propagation de la foi,* porté par l'œuvre dont il s'occupe avec les Jaricot. Le voilà maître de la situation, et l'on va voir avec quelle habileté faite de franchise il saura le rester. Tous deux dressent aussitôt une liste de congréganistes à convoquer chez l'abbé Inglesi. Didier Petit s'en charge, et se hâte.
Philéas, séminariste à Paris, ne peut être à la réunion. Pauline-Marie est malade à Saint-Vallier où elle est en train d'écrire un livre, « *L'Amour infini dans la divine Eucharistie *», qui sera publié chez Rusand en 1824 sous le nom de l'abbé Wurtz, mais qui est tout entier d'elle. Eût-elle été à Lyon, elle n'eût pas été convoquée. Alors que la *Congrégation des Demoiselles* se tient sur une réserve qui ne lui permet pas de prendre part aux commissions réunissant pour des œuvres communes les délégués des autres congrégations, il serait tout à fait contraire aux mœurs du temps qu'une jeune fille de vingt-trois ans délibérât avec des hommes d'âge ayant des situations importantes dans la ville. Mme Petit elle-même n'est pas invitée, et son fils la représentera.
Mais Pauline ne sera pas évincée. Au contraire, Benoît Coste vent qu'elle ait aussi son représentant avec voix délibérative. Il fait convoquer le chef de son second mille, Victor Girodon, qui n'en revient pas. Simple commis de vingt-deux ans, il reçoit la visite de M. Cholleton, directeur au grand séminaire, vicaire général de la Nouvelle-Orléans, qui l'invite à siéger dans cette assemblée à côté de son patron, sur un pied d'égalité avec des messieurs qui sont pour lui, quoique congréganiste comme eux, des personnages. Il se rendit très bien compte du rôle que Benoît Coste lui réservait. Devenu prêtre, il évoquera ses souvenirs dans une lettre adressée au comte de Brémond le 22 juillet 1858 :
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« M. Inglesi, envoyé en France par Mgr Dubourg, évêque d'Amérique, pour les besoins de son diocèse, était à Lyon. Les personnes pieuses auxquelles il s'adressa pour avoir des secours, et qui jusque là n'avaient point fait d'œuvre organisée, mais seulement quelques quêtes parmi leurs connaissances en faveur de Mgr Dubourg, pensèrent, de concert avec M. Cholleton, grand vicaire, qu'on pourrait profiter de cette occasion *pour mieux faire connaître l'œuvre de Mlle Jaricot et la développer en faveur des missions des deux mondes.* Je ne peux attribuer qu'à cette pensée d'avoir été alors, moi pauvre petit commis de fabrique, visité par M. Cholleton lui-même, pour m'engager à assister à une réunion qu'on avait fixée au 3 mai 1822, afin d'y exposer la manière dont nous faisions l'œuvre de la *Propagation de la foi.* Je fus à cette réunion, composée des chrétiens les plus considérables et les plus considérés de la ville : MM. de Verna, d'Herculais, etc., etc. Je m'y trouvai comme un hors-d'œuvre. » Ce hors-d'œuvre allait devenir le plat de résistance.
Pauline-Marie a rendu témoignage à Benoît Coste, par la plume de son amie Julia Maurin, qui répète ses confidences ; elles confirment tout ce que nous avons dit : « Pressé de fonder une œuvre pour l'Amérique, M. Benoît Coste comprit sans doute, en homme profondément chrétien, que c'eût été trahir la vérité, et fausser les fondements d'une œuvre commencée pour l'Asie, que d'abandonner les premières intentions qu'il connaissait si bien. Il tint bon, et proposa qu'on la fît pour les deux mondes. » ([^87])
\*\*\*
Le 3 mai 1822, chez l'abbé Inglesi, qui habite à l'*Hôtellerie de France,* place Bellecour, se trouvent donc réunis dix congréganistes :
Benoît Coste, agent de change, rue de l'Arbre sec, 33 Jules d'Herculais, 123, quai Monsieur ;
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Alexandre Magneunin, 2, rue de Savoie ;
Victor Verna, rue du Peyrat, 24 ;
Auguste Bonnet, place Louis-le-Grand, 19 ;
Louis-François de Villiers ;
Victor Girodon, commis chez M. Terret ;
François-Antoine Périsse, imprimeur, grande rue Mercière, 33 ;
Henri-Didier Petit, 8, rue Saint-Polycarpe ;
André Terret, maison Bougnols, grande rue des Capucins, 21.
Les deux ecclésiastiques présents sont M. Inglesi, vicaire général de Mgr Dubourg, évêque de la Nouvelle-Orléans, congréganiste de Paris, mais non de Lyon, où il n'est pas associé ; et M. Cholleton, directeur au grand séminaire de Saint-Irénée à Lyon, vicaire général honoraire de la Nouvelle-Orléans, qui n'est pas encore de la Congrégation ([^88]).
Cette séance historique s'ouvre par le *Veni Creator*, puis Inglesi, qui préside, expose la détresse des missionnaires en Louisiane, et propose à l'assemblée de fonder une grande œuvre pour eux.
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C'eût été partir de rien, et Benoît Coste veut partir de l'œuvre qu'il « a prise en mains » avec Pauline-Marie et Philéas, pour l' « agrandir » : le mot est dans une note qu'il rédigera vers 1838, en commun avec le baron de Verna, Didier Petit et le comte d'Herculais, membres du Conseil central de la *Propagation de la foi.* Malgré la présidence et la faconde d'Inglesi, c'est Benoît Coste qui est le maître du jeu dans cette réunion du 3 mai. Les congréganistes qu'il a fait inviter par Didier Petit après l'avoir persuadé que seule une œuvre universelle pourra réussir sont évidemment ceux qu'il en a convaincus depuis le passage de Mgr Dubourg en 1816. Il est en outre cette année leur préfet, c'est-à-dire, suivant l'article 8 du règlement, « qu'il exerce le gouvernement ».
Nous ne sommes certes pas ici dans une assemblée de la Congrégation, mais dans une réunion de congréganistes dont le préfet ne laissera pas dépouiller certains d'entre eux de leur œuvre déjà féconde pour l'Orient et l'Extrême-Orient, par un prêtre de passage venu d'Amérique pour tout accaparer, qui put réussir à Paris ; mais à Lyon, en affaires, on se défie : « A beau mentir qui vient de loin » ; et c'est une affaire qu'on monte pour les missions. Didier Petit lui-même, qui s'était fait son agent, écrira : « Bien que ce personnage ne m'inspirât pas la même confiance qu'à son évêque, à cause de ses allures qui ne s'accordaient pas avec son langage toujours convenable et en rapport avec le caractère sacré dont il était revêtu, je pensais qu'il pourrait, par la célébrité qu'il s'était acquise et l'intérêt qu'il inspirait, provoquer un mouvement favorable. »
Benoît Coste connaît à fond l'œuvre de Pauline-Marie. Il est trop habile pour la présenter lui-même. Il laisse ce soin à Victor Girodon, qui n'aurait sans doute pas osé prendre la parole, lui de beaucoup plus jeune et le moins qualifié socialement d'une assemblée à ses yeux trop imposante, si le préfet de la Congrégation ne lui avait pas dévolu ce rôle, en plein accord d'ailleurs avec Didier Petit et même avec M. Choleton que Benoît Coste avait enfin amené à ses idées.
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Le 22 juillet 1858, Victor Girodon devenu prêtre précisera dans une lettre à André Terret le détail de son intervention : « Y eût-il une seule autre personne que moi, quoique le plus indigne, qui eût à proposer comme moyen de secours une œuvre déjà subsistante et organisée ? Quelques personnes comme Mme Petit, dont le fils était présent, avaient fait jusque là quelques quêtes accidentelles et très restreintes parmi les personnes de leur connaissance pour les missions de Mgr Dubourg ou quelques autres d'Amérique ; mais aucune n'avait même essayé une œuvre organisée et permanente. Aussi, quand j'exposai la manière dont nous faisions *l'œuvre de la Propagation de la foi,* son nom, son sou par semaine, ses décuries, ses centuries, ses divisions, et jusqu'à ses tableaux de recettes et à la lecture des nouvelles des missions (car tout cela existait pour moi depuis un an, et Mlle Jaricot avait commencé depuis deux ans), personne ne réclama d'autre initiative. On adopta simplement le plan et l'organisation proposés. »
Le procès-verbal de la réunion, aussitôt rédigé, garde le silence sur l'intervention de Victor Girodon, et par conséquent sur Pauline-Marie dont Benoît Coste l'avait fait le porte-parole. Dans une lettre du 9 février 1859, M. l'abbé Girodon a donné humblement la raison de ce silence à son ancien patron, M. Terret, alors président du Comité central de Lyon et frappé d'amnésie : « La grande cause qui a fait méconnaître les droits de Mlle Jaricot, c'est que son œuvre n'a été représentée dans l'assemblée du 3 mai 1822 que par moi, qui n'étais qu'un tout jeune homme, commis sans importance, sans condition sociale, et que je me trouvais au milieu de cette assemblée de notables comme un horsd'œuvre, en sorte qu'on n'a pas distingué ce qui venait de moi et ce qui venait du reste de l'assemblée. Le procèsverbal comme vous l'observerez, n'en a pas fait mention. Supposez un instant que c'eût été M. de Verna qui, à ma place, eût présenté l'œuvre qui se faisait déjà, qu'il en eût exposé le plan, le but, les commencements, et que l'assemblée l'eût adoptée comme le meileur moyen de venir au secours de toutes les missions,
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et en eût arrêté et complété l'organisation, certainement on aurait bien dit que cette assemblée avait définitivement fondé la *Propagation de la foi,* mais jamais personne, surtout dans le Conseil central (où était M. de Verna), n'aurait nié que c'était bien l'œuvre exposée par lui qui avait été prise comme base de notre fondation. »
L'intervention de Victor Girodon est certaine. Le docteur Barjon, qui fut longtemps archiviste de la *Propagation de la foi,* l'a mise en évidence dans la communication officielle qu'il fit au P. Lathoud et que nous reproduisons :
« M. Victor Girodon intervint alors (c'est-à-dire après la proposition d'Inglesi) : « J'appartiens à une association fondée en décembre 1819 dans la paroisse Saint-Polycarpe au profit des missions asiatiques du séminaire de la rue du Bac. Vous allez lui faire une terrible concurrence. Elle récolte déjà 150 francs par mois. » Et il indique le sou par semaine, l'organisation par dizaines.
« Benoît Coste prend alors la parole, et élargit singulièrement le débat en exposant les idées qu'il a constamment défendues depuis plus de six ans :
« Nous sommes catholiques, s'écrie-t-il. Nous devons fonder quelque chose de catholique, c'est-à-dire d'universel. Nous ne devons pas soutenir telle ou telle mission en particulier, mais toutes les missions du monde. » Cette proposition rallie tous les suffrages, et on adopte immédiatement à l'unanimité le principe d'une œuvre générale formant par la prière et l'aumône une association ouverte à tous les peuples catholiques et profitable à toutes les missions du globe.
« L'Assemblée s'érige alors en Conseil provisoire. On nomma président M. Victor de Verna ; secrétaire M. Didier Petit, avec mission d'élaborer un projet de règlement. On convint du titre de l'œuvre : *Société de la Propagation de la foi ;* du choix de saint François-Xavier pour patron ; des deux fêtes annuelles du 3 mai et du 3 décembre.
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« On adopta pour la réception des annuités la méthode de Mlle Pauline Jaricot (le sou par semaine, l'organisation par dizaines) proposée par M. Victor Girodon. On fixa la récitation quotidienne d'un Pater et d'un Ave et d'une invocation à Saint François-Xavier. Enfin on convint de la publication d'Annales. »
Le 21 mai, le règlement pour lequel Didier Petit et Victor Girodoli se sont concertés est adopté ; le 25 mai, le conseil central est définitivement élu : président, le baron de Verna, que Benoît Coste nous présente comme la réplique à Lyon de Mathieu de Montmorency à Paris ; Benoît Coste, vice-président ; Didier Petit, secrétaire ; le comte d'Herculais, trésorier. On décide de fonder un conseil particulier dans chaque diocèse pour recueillir les aumônes, et l'on nomme sur-le-champ celui de Lyon. Le Conseil central restera chargé « de la haute administration de l'œuvre, écrit Benoît Coste. Ceux qui furent appelés à faire partie de ce dernier conseil furent tous congréganistes, si l'on excepte toutefois M. de Varax, que son âge seul avait empêché de pouvoir entrer dans la Congrégation ». Invité à la réunion, il s'était d'ailleurs excusé de ne pouvoir y venir. Mais lorsqu'il eut accepté de prendre place au Conseil central, la Congrégation le reçut membre honoraire, comme le permettait le règlement ([^89]).
Ainsi, remarque avec juste fierté dans son Histoire Benoît Coste par une interpellation directe à ses confrères :
« Dans les décrets du Souverain Maître, cette œuvre, *création de la Congrégation*, devait être administrée par des congréganistes. Il m'est doux, Messieurs, de rassembler ainsi sous vos yeux les faits qui prouvent que Dieu a voulu que cette œuvre fût entièrement vôtre. Toute gloire et tout honneur Lui en soient rendus. »
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L'œuvre que Benoît Coste avait « prise en mains », il a su « l'agrandir » en barrant la route à l'indésirable Inglesi, tant il est vrai que « le secret est l'âme des grandes affaires » ; et ce sera la plus grande affaire de la Congrégation.
Le 23 juin 1822, Philéas, averti de tout ce qui s'était passé, s'en réjouit dans une lettre à Victor Girodon :
« Cher ami, M. Perrin (son beau-frère, qui avait épousé Geneviève-Sophie Jaricot, sœur de Pauline-Marie, et qui habitait Paris) m'a remis votre lettre. La nouvelle organisation que vous m'annoncez de la Société de la *Propagation de la foi* m'a fait le plus vif plaisir. Oui, vous êtes vraiment *catholiques,* vraiment universels, et votre charité, comme la nôtre (il ne peut viser par ce mot que celle de sa sœur unie à la sienne), s'étend à tous sans distinction, sans acception de personne. Je l'ai communiquée à M. le Supérieur (de la rue du Bac), qui approuve cette organisation et m'a promis des relations fréquentes et intéressantes pour entretenir le zèle. Il n'a pu m'entretenir longtemps sur ce sujet, car je l'ai pris à l'improviste, au moment de son départ pour Chartres où il fait son séjour depuis quelques mois avec, Monseigneur. Je vous écrirai dans la quinzaine au sujet de l'argent en caisse, et j'espère vous envoyer des nouvelles. »
Quêté pour les missions de Chine, l'argent en caisse leur revenait de droit, et Pauline-Marie en décembre 1822 leur fera son dernier versement. Avec une humilité héroïque, elle s'éclipsa dans son rôle obscur de chef de division, laissant, selon ses propres paroles rapportées par Julia Maurin, « à qui voulait le prendre l'honneur d'avoir fondé l'œuvre et enseigné le plan de la *Propagation de la Foi *» ([^90]). Qu'il lui en coûtât, c'était naturel, mais elle obéissait à son directeur, l'abbé Wurtz, qui l'arrachait à la vie active, écrira-t-elle le 24 novembre 1855 à la Mère Saint-Laurent, supérieure des religieuses de Chavagnes en Vendée, « pour me retirer dans les plaies du Seigneur, afin d'entrer dans la voie de la prière. A ma honte, je vous avouerai que j'eus bien de la peine à comprendre comment il se faisait que Jésus, qui commande formellement dans l'Évangile les œuvres de charité, me commandât à moi de m'en abstenir mais en vain je voulus essayer d'argumenter, il fallait ouvrir les yeux et obéir...
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Dieu, pour me montrer qu'il n'avait nul besoin de moi, permit que les œuvres que j'avais cru perdues, fussent beaucoup mieux par des personnes qui avaient plus de moyens de les conduire à bon terme que moi... ».
CHAPITRE V
#### L'extension de l'œuvre grâce aux Chevaliers de la Foi
L'œuvre commença rapidement à s'étendre à Lyon et dans les diocèses voisins. Mais Benoît Coste comprit tout de suite la nécessité d'atteindre Paris, et le fit comprendre autour de lui. « Quels que fussent l'activité et le zèle des meniffires du Conseil central, quel que fût pour la société naissante l'appui tutélaire que lui offrait la *Congrégation,* le Conseil central comprit que, malgré toute leur bonne volonté, les congréganistes qui le composaient, habitants obscurs d'une ville de province, ne parviendraient jamais à imprimer à l'association un mouvement assez rapide pour accélérer le développement de l'œuvre, s'ils ne faisaient pas partir son action d'un point plus central, et surtout si une main puissante ne contribuait pas à y donner l'impulsion.
« M. Petit eut à cette époque l'occasion de faire un voyage à Paris. Il fut chargé d'y implanter l'œuvre, et en même temps de faire des démarches pour déterminer un de nos princes ou quelque autre grand personnage à se placer à sa tête. »
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Tenu par un autre secret que celui de la Congrégation, le secret des *Chevaliers de la foi,* Benoît Coste ne dit pas qu'il l'envoie à leur aumônier général, l'abbé Perreau. Les périphrases dont il va se servir sont curieuses, et pour en saisir tout le sens, il faut savoir ce que le P. de Bertier de Sauvigny nous a révélé. « L'abbé Perreau, écrit Benoît Coste, était un homme qui à bien des titres aurait mérité d'être admis au nombre de nos membres honoraires, ce qui serait certainement arrivé si l'occasion s'en fût présentée. ([^91]) » Il rappelle que « ce fut lui qui mit en mouvement cette Ligue toute sainte de chrétiens fervents qui défendirent avec tant de zèle, soit en France, soit en Italie, l'Église et son chef. *Il y avait alors entre lui et la Congrégation de Lyon, représentée par MM. Franchet et du Coin, une véritable association pour procurer la gloire de Dieu en supportant avec courage les rigueurs de la persécution.* Dieu, pour renouveler aujourd'hui cette association, va appeler ce vertueux ecclésiastique et les membres de la *Congrégation de Lyon* à travailler encore en commun à procurer sa gloire. La Congrégation avait encore contracté une autre obligation envers M. l'abbé Perreau ; c'est presque un devoir pour moi de conserver ici le souvenir de reconnaissance qui est certainement ignoré de la plupart d'entre vous : ce fut par son intermédiaire que nous obtînmes en 1809 ce Bref d'indalgence que Pie VII nous fit expédier la veille de son enlèvement de Rome ».
Remarquons-le en passant, ce petit fait apporte la preuve que c'est bien l'abbé Perreau qui fit le voyage de Rome en 1809.
« C'était cet homme rempli de zèle pour tout ce qui pouvait intéresser la cause de la religion, continue Benoît Coste, que la Providence avait choisi pour seconder activement la *Congrégation de Lyon* dans l'établissement de l'œuvre de la *Propagation de la foi*, et remarquez que c'est bien ici cette action providentielle qui se manifeste toute seule. M. Petit, quoique congréganiste, n'avait pas alors la moindre connaissance de tous ces détails. »
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Sa première visite fut d'ailleurs pour Franchet, l'ancien préfet de la *Congrégation* de Lyon, *chevalier de la Foi* comme Benoît Coste, et devenu directeur de police. Didier Petit avait été chargé de lui demander conseil : fallait-il tenter d'obtenir une reconnaissance officielle de la Société ? Franchet fut d'avis de s'en abstenir, jugeant le moment mal choisi pour autoriser une société catholique « dont le but était sans doute fort innocent, mais dont l'organisation rappelait par trop celle des *carboni* ([^92])* *». Didier Petit ne lui fit pas d'objection. Peut-être même est-ce lui qui attira son attention sur cette ressemblance, car il écrira dans sa notice, déposée aux archives de la *Propagation de la foi* le 21 avril 1872, quelques mois avant sa mort : « Le sou par semaine et l'organisation par dizaines et centuries furent suggérées à Inglesi par un de ses amis, le marquis d'Azeglio, alors aide de camp de Charles-Albert, duc de Carignan, exilé pour avoir pris part à une conspiration à la tête de laquelle était ce prince. Cet ami, très religieux au fond, était *carbonaro* ([^93])*,* et s'entendait à merveille avec Inglesi. Ce fut donc l'organisation du carbonarisme qui servit de modèle à la *Propagation de la foi. *»
C'est la thèse d'Inglesi que Didier Petit nous donne ; elle vaut ce que valait cet aventurier, peut-être carbonaro lui-même, qui se targuera d'être le fondateur de l'œuvre ([^94]). Didier Petit n'a jamais connu la correspondance de Philéas et de sa sœur, ni les prospectus des *Missions étrangères* qui donnaient au sou par semaine une origine toute différente, chez les anabaptistes anglais.
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Il n'a pas su que l'organisation de la quête par Pauline-Marie en dizaines, centaines, mille, était bien antérieure au passage d'Inglesi.
\*\*\*
Restait à voir l'abbé Perreau. « Il accueillit avec un vif empressement M. Petit, écrit Benoît Coste, et surtout l'œuvre naissante dont celui-ci lui donna connaisance ; il en devint aussitôt l'un des plus fermes appui. » Il décide Mgr de Croy, Grand Aumônier de France, dont il est le vicaire général, à demander l'autorisation au roi d'en accepter la présidence ; Louis XVIII y consent aussitôt, et Didier Petit, saisi du projet d'instituer à Paris un Conseil supérieur, en réfère au Conseil central à Lyon. « Effrayé d'une aussi haute tâche, se voyant obligé dès les premières démarches de modifier l'organisation adoptée jusqu'à ce jour par le Conseil central, n'osant prendre sur lui tant de responsabilités, il écrivit au Conseil central en la personne du vice-président. » Ce détail précis montre bien la prépondérance de Benoît Coste dans la constitution et les débuts de la Propagation de la foi.
« Ayant vainement attendu la réponse, engagé en des pourparlers qui offraient une perspective satisfaisante pour l'Association, M. Petit, après s'être jeté dans les bras de Dieu, plein de confiance en Lui et dans les conseils dont il était étayé, eut l'honneur de faire part de l'organisation de l'œuvre à M. le prince de Croy, Grand Aumônier de France, qui lui promit sa protection spéciale, et voulut bien dès lors accepter la présidence d'un Conseil supérieur pour la France, séant à Paris, et composé de MM. le duc de Rohan-Chabot, l'abbé Perreau, le marquis de Rivière, vice-président, le comte Jules de Polignac, le comte de Senfft-Pilsach et de M. de Haller. M. Petit, sentant qu'une réunion de ce Conseil supérieur à laquelle il serait présent pour offrir le règlement à son adoption était nécessaire, pria Mgr le Grand Aumônier de vouloir bien convoquer ce Conseil au plus tôt.
« La réunion eut lieu au château des Tuileries, le samedi 27 juillet à midi. »
220:113
André Terret, qui ne sait pas un mot de l'Ordre secret, marquera sa stupeur, dans le « précis sur l'origine de l'Association de la Propagation de la foi », qu'il déposa dans les archives en 1838 : « Lui, jeune homme de 28 ans, convoquait à une séance spéciale S. Em. le Cardinal ([^95]) prince de Croy, Grand Aumônier de France, M. Perreau, le prince de Polignac, le marquis de Rivière, le comte de Senfft-Pilsach, le duc de Rohan et M. de Haller. »
M. Petit prend part à la rédaction des articles nouveaux, sous la réserve de les soumettre au Conseil central à Lyon. Ils instituent à Paris : 1° un Conseil supérieur ; 2° un second conseil central. La France sera partagée entre le Conseil central de Lyon dit Conseil du Midi, et celui de Paris dit Conseil du Nord. Le Conseil supérieur sera le lien des Conseils centraux : après avoir délibéré chacun sur la répartition des fonds, ils soumettront leurs projets au Conseil supérieur qui décidera en dernier ressort.
Didier Petit rentre aussitôt à Lyon, où le 3 août il rend compte de toutes ses démarches. Le Conseil central approuve et reconnaît l'existence du Conseil du Nord et du Conseil supérieur, avec lequel il entretiendra une correspondance très cordiale pour rédiger d'un commun accord le règlement définitif.
L'abbé Perreau, nommé secrétaire général du Conseil supérieur, en est la « cheville ouvrière » : le mot est du P. de Bertier de Sauvieny, qui ajoute : « Ainsi dès le début y aura-t-il des liens intimes entre l'œuvre de la *Propagation de la foi* et la chevalerie secrète. » Le Grand-Maître en est Mathieu de Montmorency, congréganiste de Lyon, ami personnel de Benoît Coste. En 1826, lorsqu'elle se dissoudra, son fondateur, le comte Ferdinand de Bertier, deviendra président du Conseil central du Nord.
221:113
Après Pauline-Marie et Benoît Coste, il convient d'honorer Henri-Didier Petit comme l'agent le plus actif de l'extension de l'œuvre, qui sous la caution du Grand Aumônier, sans devenir une œuvre officielle, jouit de la faveur royale et de l'appui des *Chevaliers de la foi* dans toute la France.
M. Bochard cependant, dont la fonction principale dans le conseil des vicaires généraux consistait à diriger les œuvres de charité du diocèse, « ne voyait qu'avec beaucoup de peine », écrit Benoît Coste, la « *Propagation de la foi* s'organiser, les dizaines du sou par semaine procurer des aumônes de plus en plus abondantes, et il le disait ouvertement ». Il avait des raisons de n'ignorer pas la Congrégation, qui avait aussi les siennes de le connaître trop. Elle ne voulait pas lui laisser mettre la main sur le Conseil central qu'elle avait fondé. M. Recorbet tenait de M. Courbon son autorité sur elle, et cela suffisait s'il y avait quelque démarche à faire à l'archevêché. Mais les congréganistes ne manquaient pas d'audace. Ils veulent « en avoir le cœur net ». Benoît Coste et M. de Verna vont ensemble rendre visite au terrible vicaire général « dans son cabinet ». M. Bochard profita de l'occasion pour s'étendre longuement sur tous les inconvénients attachés à ces œuvres nouvelles, et donner en particulier un libre cours à tout ce qu'il avait à dire contre l'association de la *Propagation de la foi*. « Monsieur, lui répondit un de ses deux interlocuteurs, nous sommes enfants soumis de l'Église, et vous êtes un des vicaires généraux chargés d'administrer le diocèse. Vous venez de nous parler longuement des inconvénients que vous trouvez à notre œuvre. Expliquez-vous franchement. La désapprouvez-vous ? »
Benoît Coste laisse ici éclater le sens de l'Église qui fut toujours la caractéristique de la Congrégation : « Ici, Messieurs, écrit-il en s'adressant à ses confrères, il est impossible de ne pas apercevoir cette puissance de Jésus-Christ qui conduit et dirige son Église. Elle va suspendre dans le cœur de l'homme ses sentiments particuliers, pour que le dépositaire de l'autorité retrouve la liberté nécessaire et qu'il en use suivant les règles tracées par la volonté suprême. » Il évoque le souvenir de Balaam bénissant ce qu'il voulait maudire.
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« M. Bochard, forcé de parler comme supérieur, ne put trouver d'autre sentence à prononcer contre cette œuvre dont il venait de se plaindre si amèrement, que celle-ci, qui est assez expressive : « Je ne peux pas désapprouver une chose qui est bonne. » Malgré tout ce qui les séparait humainement, M. Bochard était comme eux un homme de Dieu.
Le 2 avril 1823, M. de Villiers, qui a fait le voyage de Rome, apporte à la *Propagation de la foi* la bénédiction du Pape, qui l'a reconnue par rescrit du 15 mars, en attendant les indulgences demandées pour elle par le Grand Aumônier. Avec l'assentiment de Louis XVIII, Mgr de Croy adresse une lettre à tous les évêques pour leur recommander l'œuvre. A Lyon, Mgr de Pins la prend « sous sa protection ». Depuis que Léon XII lui a remis toute la juridiction en mains, « la situation a bien changé », suivant le mot du P. Richardot, supérieur des Jésuites. Personne, dans le diocèse que M. Bochard a quitté, ne fait plus d'opposition. Les aumônes arrivent de toute la France. Le 2 mars 1825, M. de Verna informe le Conseil central d'un don de 4 000 francs or versé par Charles X. « Sa majesté a bien voulu en outre se déclarer protectrice de l'œuvre et autoriser à l'annoncer aux associés dans les prospectus. » Le Conseil décide alors qu'en tête du n° 5 des *Nouvelles,* dans les affiches et dans les prospectus, on mette en haut, en gros caractères :
*Association de la Propagation de la Foi*
*Protecteur : Le Roi.*
Huit ans après que Pauline-Marie eût commencé de recueillir son sou par semaine (1817) ; six ans après qu'elle eût griffonné quelques mots sur une carte à jouer pour fixer l'éclair de sa pensée inventant, par un coup de la grâce en réponse à ses prières, les dizaines, les centaines et les mille, qui pouvait compter humainement sur un essor si rapide atteignant le sommet de la société française telle qu'elle existait alors ?
223:113
Sans doute, comme l'a écrit le P. Lathoud, « la réunion du 3 mai 1822 fut l'adoption de l'œuvre Jaricot par une élite de personnalités catholiques de Lyon, aussi ferventes que, riches, aussi zélées pour Dieu qu'expertes en affaires. Ni Philéas, ni Pauline ne pouvaient espérer continuateurs plus idoines ». Mais ils n'étaient pas en état de monter si haut, et nul doute que dans l'esprit du temps, la protection royale ait fait disparaître beaucoup d'objections dans les milieux catholiques, empêché beaucoup d'entraves dans les milieux officiels. Benoît Coste conclut : « La Providence a tout fait. »
(*A suivre.*)
Antoine Lestra.
224:113
## NOTES CRITIQUES
### Notules
**De l'inexactitude au silence.** -- L'éditorial de « La Croix » du 23 mars était écrit par le P. A.-M. Roguet, o.p. et il commençait par ces mots :
«* Paul VI a demandé que cette année 1967, dix-neuvième centenaire du martyre de saint Pierre à Rome, soit une* «* année de la foi *».
Non. Justement point. Ce n'est pas l'année 1967 qui est « l'année de la foi ».
L'année de la foi commence le 29 juin 1967 et se termine le 29 juin 1968.
Mais c'est « La Croix » elle-même qui avait lancé cette inexactitude dès son numéro du 23 février : «* Paul VI veut faire de l'année 1967 l'année de la foi. *» Ayant mis en circulation cette information inexacte, « La Croix » s'est jusqu'ici abstenue de la rectifier. Au contraire : un mois après, jour pour jour, (23 février -- 23 mars), elle recommence à égarer l'opinion en imprimant à nouveau que l'année de la foi est l'année 1967.
\*\*\*
Et ainsi même des évêques sont égarés, à ce qu'il paraît (à ce qu'il paraît dans « La Croix »).
Dans « La Croix » du 4 avril, on pouvait en effet lire en page 2 :
«* Mgr Renard a invité ses prêtres à répondre à l'appel du Pape pour que 1967 soit l'année de la foi. *»
Donc l'erreur se propage.
Car ou bien Mgr Renard n'a pas dit que l'année de la foi est 1967, et en ce cas « La Croix » le lui aurait fait dire abusivement.
Ou bien Mgr Renard *l'a réellement dit*, et en ce second cas, cela signifierait qu'il a été induit en erreur par « La Croix », et que s'informant dans « La Croix », il ne connaît pas encore le texte lui-même de l'Exhortation apostolique « Petrum et Paulum », texte non publié par « La Croix ».
\*\*\*
Le 26 mars, le jour de Pâques, Paul VI signait son Encyclique « Populorum progressio ».
Dans la matinée du mardi 28 mars, l'Encyclique était publiée à Rome.
225:113
« La Croix », dès son numéro daté de ce même mardi 28 mars, en donnait une version française intégrale, assortie d'un index alphabétique des questions traitées.
Donc, quand elle le veut, « La Croix » le peut et « La Croix » le fait.
Mais, à cette date du 28 mars, elle n'avait toujours point publié l'Exhortation apostolique « Petrum et Paulum » du 22 février...
\*\*\*
Le 30 mars, « La Croix » publiait le « texte intégral » du message de Paul VI au Congrès national de l'Union des œuvres qui se tenait à Rouen.
Cela fait un texte intégral de plus. Mais toujours point celui de l'Exhortation apostolique « Petrum et Paulum ». Jusques à quand durera cette abstention obstinée ?
\*\*\*
**Encore et toujours les « hommes de bonne volonté ».** -- L'Encyclique « Populorum progressio » est adressée par Paul VI « à tous les hommes de bonne volonté ».
Elle se termine (paragraphe 83) par un appel « à tous les hommes de bonne volonté ».
On sait que cette expression, *les hommes de bonne volonté*, est celle-là même de l'Évangile (Luc, II, 14) : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ». Mais en France cette expression a été retirée de l'Évangile, et à la messe retirée du Gloria.
Question : que veut donc dire au juste le Pape, quand il continue à parler évangéliquement des hommes de bonne volonté ? Ne serait-il pas au courant des dernières réformes que nous avons introduites dans l'Évangile ?
\*\*\*
**Entre jésuites (et teilhardiens).** -- Mgr Bruno de Solages ayant publié à son tour un livre sur Teilhard, le P. Henri de Lubac en écrit dans « Le Monde » du 16 mars (page 11) :
« Sans médire d'aucune autre étude, on peut dire avec assurance que nous avons là le premier ouvrage d'ensemble fondé sur une information intégrale, une compétence hors de pair et une réflexion mûrie. »
Le P. Rideau s.j. avait publié aux Éditions du Seuil, en 1965, un « ouvrage d'ensemble » sur « La pensée de Teilhard de Chardin ». Il est atteint de plein fouet par le jugement du P. de Lubac.
Bien sûr, le P. de Lubac a spécifié : « sans médire d'aucun autre ouvrage ». Mais il n'en affirme pas moins, et « avec assurance », que l'ouvrage de Mgr de Solages est « *le premier *» à réunir les qualités d'information, de compétence et de réflexion.
226:113
Le P. de Lubac n'avait aucune raison de s'exprimer ainsi, s'il n'avait pas voulu dire cela. Il n'avait aucune raison de dire expressément : « le premier ». s'il n'avait pas voulu déconsidérer l'autre « ouvrage d'ensemble » qui, existait déjà, celui du P. Rideau.
Que reproche-t-il donc à l'ouvrage du P. Rideau ? Quelle faille, quel manque -- ou quelle imprudence ?
Le P. Rideau aurait-il donné certaines précisions que Mgr de Solages s'abstient de réitérer ?
\*\*\*
**Le nombre des suffrages communistes en France. --** Le Parti communiste a été fondé en France en 1921. Il a depuis lors participé à douze élections législatives générales et obtenu les pourcentages suivants (pourcentages des suffrages exprimés) :
1924 : 9,7
1928 : 11,4
1932 : 9,6
1936 : 18,3
1945 : 26.
VI\. 1946 : 26,2
XI\. 1946 : 28,6
1951 : 25, 6
1956 : 25,3
1958 : 18,9
1962 : 21,8
1967 : 22,5
Au premier tour des élections de 1967, avec des candidats dans toutes les circonscriptions, le Parti communiste a recueilli 5 millions de suffrages (4.938.000).
Or le nombre des électeurs « ouvriers » est en France, au sens strict, de 8 à 9 millions ; au sens large, le nombre des électeurs dits « travailleurs » (en y comprenant les employés et les ouvriers agricoles) est de 12 à 13 millions.
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227:113
### Bibliographie
#### Journal de Conchita traduit de l'espagnol par G. du Pilier (Nouvelles Éditions Latines)
Ce petit livre de 128 pages est essentiellement documentaire. Il comprend : 1°) le « journal » de Conchita, écrit en 1962 et 1963, et relatant l'histoire des apparitions de Garabandal de la fin juin 1961 au début de 1963 ; 2°) quelques jalons dans l'histoire des apparitions, de 1963 à 1966 ; 3°) divers documents, notamment une interview du R.P. Ramon Maria Andreu, s.j.
L'extrême intérêt de ce livre, par rapport aux précédents, c'est qu'il nous apporte des textes originaux. Il nous révèle aussi qu'après Mari-Cruz, la plus jeune des quatre voyantes, les autres ont commencé à se contredire et à se rétracter.
Chacun est libre d'en penser ce qu'il voudra. Mais l'ensemble des documents recueillis et la nature même des déclarations successives de Conchita laissent à penser que nous sommes ici en présence d'un genre particulier d'épreuves comme en subissent habituellement les mystiques. C'est l'avis très net et fortement fondé d'un théologien espagnol, le R.P. Lucio Rodrigo s.j. dont la déclaration est rapportée à la page 106 du volume.
*Louis Salleron.*
228:113
#### Henri Massis : Au long d'une vie (Plon)
C'est devenu un lieu commun que de constater à quel point et avec quelle vitesse l'univers spirituel se dégrade de nos jours. Le « tout fait » que dénonçait déjà Péguy avec tant de vigueur dans les premières années du siècle s'impose aujourd'hui à l'échelle mondiale. Les esprits ne trouvant plus en eux-mêmes de puissance de résistance aux modes passagères que consacre l'une après l'autre une publicité sordide se laissent asservir. L'abaissement de l'étiage mental va de pair avec l'uniformisation des conceptions et des goûts que les organes de diffusion à grand ramage distillent dans tous les cantons de l'univers. La constante tend au nivellement par en bas. Aussi est-il bon de s'évader de ce monde des « Mono » et des « Mini » devenu singulièrement monocorde et miniséduisant. Henri Massis, esprit libre, lucide et indépendant nous y aide en nous introduisant d'emblée dans le monde de la spiritualité. Au vent des discours et des dialogues préfabriqués il oppose une confidence tissée de vérités qui ne manqueront pas de toucher l'esprit et le cœur de ceux qui l'accompagneront au fil des pages de son dernier livre «* Au long d'une vie *» sur le chemin des souvenirs. A défaut d'une ouverture vers le progressisme ils y trouveront l'ouverture vers de substantielles réalités. « Au long d'une vie » est, en effet, le titre du livre qu'il vient de publier chez Plon et dans lequel il récapitule l'essentiel de ses expériences et de ses rencontres pour nous en offrir la substance. Pages nourrissantes s'il en est, pages où les vérités jaillissent, se déploient et s'alignent sous le sceptre de la vérité chrétienne authentique. On peut lui appliquer sans équivoque le mot de Pascal sur la raison et dire : « Avec Henri Massis la raison commande plus impérieusement qu'un maître. »
Par-dessus tout, dans la diversité des évènements qu'il remémore, dans la variété des hommes dont il restitue avec piété la physionomie morale, il a le don de mettre en évidence ce qui demeure, ce qui dure, ce qui reste sous-jacent au flux instable des modes. Dans la compagnie d'Henri Massis on a la joie de retrouver, en toute circonstance, l'unité d'une pensée ferme qui ne se laisse jamais égarer par la séduction des nouveautés théologico-philosophiques. Il reste l'homme fidèle à ses croyances, qui a su creuser son sillon avec une infatigable continuité et l'ensemencer du meilleur grain.
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A une époque où le slogan est roi, au service de la banalité ou de l'erreur, il est bienfaisant d'entendre l' « argument » qui pour être moins percutant n'en est pas moins pénétrant. Or c'est l'argument d'un témoin que nous recueillons ici, sans doute pas l'argument-choc, mais l'argument dur et précieux comme un diamant aux brillantes facettes. Que de contrastes et d'imprévus le déroulement d'une telle vie, plus passionnants que les épisodes d'un roman, ne nous présente-t-elle pas ? C'est plus que cinquante ans d'histoire d'un homme, c'est cinquante ans d'histoire de France, cinquante ans d'histoire d'un siècle que nous goûtons de page en page.
Cette histoire vécue prend sa source sur cette « montagne Montmartre » que Lacordaire considérait comme « prédestinée dans l'ordre de la nature et dans l'ordre de la grâce ». Montmartre fut, en effet, le berceau d'Henri Massis qui peut dire sans crainte d'erreur :
« Montmartre, pour moi, c'est un retour à la source ! » car il a reçu l'empreinte indélébile de cette terre sacrée. Il y a recueilli le legs d'un climat tout ensemble religieux et révolutionnaire, militaire et monacal, une vocation à la fois guerrière et libertaire, avant que sa colline ne devint domaine d'église quand les Dames de Montmartre y eurent posé le « domaine du Ciel, d'où ne devait plus cesser de déferler cette grande armée de pénitences et de prières qui bat les flancs du Mont des Martyrs ».
Aussi, de son propre aveu, Henri Massis, a-t-il trouvé sur cette hauteur qui domine Paris « une sorte d'exigence de vie supérieure ». Il lui doit « la découverte des niveaux, des perspectives, des hiérarchies, qui donnent signification à l'existence ». En outre il y a goûté, de par la poésie ambiante de ce lieu saint, une vision qui ne sacrifie rien à l'apparence des choses et qui cause une émotion comparable à celle que nous offre la contemplation 4'un tableau. Qui ne serait ému au rappel qu'il nous fait d'une promenade en compagnie de Robert Brasillach à la veille de la dernière guerre, dans le dédale des ruelles du vieux Montmartre. Tant de liens d'amitié se tissent entre deux esprits d'élite au long d'une promenade silencieuse où le mystère des lieux dévoile ses secrets :
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« Montmartre demeure l'endroit d'où l'on domine, le roc, d'où regarder une époque battue de tant de flots, où l'on n'a jamais cessé de veiller, *de surveiller*, c'est-à-dire de veiller sur, de participer aux souffrances, aux échecs, aux tourments, aux agonies du temps. »
Dans ce « Montmartre mon village », honnête et laborieux, les yeux de l'écrivain se sont ouverts sur la Ville, sur ce Paris, vu d'en haut, étendu dans un brouillard, dans une brume où il n'est qu'une immense mer de toits.
Mais Henri Massis ne s'attarde pas à la description comme le fait Zola dans « Paris » ou Jules Romains dans « Les hommes de bonne volonté », (voir « 6 octobre », présentation de Paris à Cinq heures du soir), son mérite est justement d'associer à la vision pittoresque du cadre, les événements historiques, les figures représentatives et de nous donner ainsi une vision intégrale des temps révolus dans le déroulement des évènements. A travers le rappel de son enfance il nous fait revivre en les aimant, les paysages intérieurs sous-jacents aux perspectives du décor. Ainsi quand, il nous montre le Montmartre où s'est déroulée son enfance c'est tout le peuple honnête et laborieux qu'il a connu qui revit devant nous, la vieille France immortalisée par Péguy. Tout alors devient symbole chargé d'histoire :
« La Commune pour moi, c'était un morceau de pain noir, dur comme une pierre, qu'en souvenir de l'année terrible mon grand-père qui avait été garde national conservait sur la commode de son atelier. »
\*\*\*
En dehors de cette méditation contemplative et poétique des sites privilégiés qu'éternise « l'inscription » historique, le livre d'Henri Massis offre de multiples plans d'intérêts. Il a en particulier celui d'établir des filiations qui resserrent le lien entre les générations. Or ces filiations se nouent au fil des ans personnifiées dans les êtres d'exceptionnelle valeur qu'a fréquentés l'écrivain. Ce sont des hommes d'élite, des hommes porte-idées. Il anime à nos yeux des hommes qui ont rempli ou qui continuent de remplir la vocation essentielle de « l'Honneur de servir ».
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Ainsi nous parcourons une authentique galerie de portraits où nous voyons les vivants prendre le relais des morts : Barrès, Alain, Boylesve, Péguy, Maurras, Brasillach disparus mais toujours présents ; Montherlant et surtout Gustave Thibon nos contemporains. Chacun est caractérisé en une touche légère mais qui marque, et Henri Massis a condensé en quelques formules expressives le *message* de chacun d'eux. Barrès, nous dit-il, « avait une manière supérieure de voir les choses et goûter la vie. Il était avide de toutes les saveurs de l'existence ». Quant à Montherlant « Rien ne pourra le fixer que l'Éternel, en le transfixant de sa main divine. Tout, dans l'œuvre de Montherlant, ne trahit-il pas le dégoût de ce qui n'est pas l'éternité ? »
Singulièrement riche entre tous, à notre époque, est le message de Gustave Thibon dont Henri Massis se plaît à rappeler les aphorismes. Dans son souci de retour au réel Thibon crève la baudruche des existentialismes dépourvus de principe vital. Il « dissipe de façon inexorable beaucoup d'illusions humaines » nées du progrès technique. Il a « horreur de la fausse gravité, du faux tragique » dont tant d'auteurs font littérairement commerce. Il nous enseigne combien « notre regard manque à la lumière ». Thibon s'est toujours méfié « des créations humaines, trop humaines, avec leurs fausses certitudes et tous les fanatismes qui s'y attachent, « tant il est vrai que rien d'absolu ne peut exister dans ce qui passe.
La génération où la guerre de 1914 devait creuser des vides si cruels avait eu des maîtres qui n'ont pas été remplacés. Il est heureux dans le désarroi actuel de trouver des maîtres comme Henri Massis et comme Gustave Thibon. Certes les écrivains ne manquent pas mais que disent-ils et qu'est-ce que tout cela vaut ? L'auteur remarque que tous les témoignages tendent à une généralisation factice par besoin de se justifier, oui, « se justifier plutôt que créer » ! Et pourquoi cette carence : parce que *l'absence de composition* est d'abord dans leur univers, cet univers que leur moi détruit à mesure qu'il détruit ses rapports avec lui. « Jamais les hommes, les créateurs de chair et de sang n'ont été plus absents d'une littérature qui parle sans cesse de l'homme, de la condition humaine, du destin de l'homme en général. *Abstractions exsangues*. »
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Aussi est-il très intéressant de lire les pages qu'Henri Massis consacre à Camus où tant de jeunes ont cru à une certaine époque trouver un aliment de vie.
« Camus figurera dans l'histoire comme un personnage de l'hagiographie laïque, un de ces hommes de lettres, tels que notre monde désacralisé en produit à chaque génération et qui tiennent l'emploi de directeur de conscience auprès des incrédules, leur apportent *une réponse ambiguë* qui les aide à ne pas désespérer... » Rôle que tinrent en leur temps Maurice Maeterlinck et le Georges Duhamel du « règne du cœur ». Aux temps noirs du nihilisme existentialiste, de l'absurdité sartrienne, c'est à Camus que revint la fonction moralisante, mais son message a laissé l'univers « aussi dénué que celui où nous survivons. »
Aussi ce à quoi il faut travailler plus que jamais c'est à un redressement général des esprits et à un retour à un milieu nourricier. A l'heure où *l'encyclopédisme* se substitue à la culture générale « il s'agit d'aller à contre-courant puisqu'aussi bien c'est au gouffre que mène le courant ».
Certes Henri Massis a le don de nous entraîner à contre-courant ; nous devons nous en féliciter et nous hâter de le suivre ce courant ouvre le chemin malaisé et montueux qui va « de l'homme à Dieu ».
*Théodore Quoniam.*
#### La Dame de tous les peuples traduction de Raoul Auclair (Nouvelles Éditions Latines)
De 1945 à 1951, la T. S. Vierge est apparue 56 fois à une femme d'Amsterdam. Ce livre est la traduction française, par Raoul Auclair qui les explique dans une longue introduction, des récits de ces 56 visions dictées par la voyante elle-même.
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Au cours de ses précédentes apparitions, la Mère de Dieu s'était toujours montrée très discrète -- sauf à La Salette. Aussi sommes-nous d'abord étonnés cette fois-ci de l'entendre parler si longuement. Se peut-il que ce soit Elle qui ait tant insisté sur tant de questions si diverses, y compris la politique de telle ou telle nation ? Hé bien, il serait fort imprudent d'en douter. Car, a-t-Elle affirmé, « les signes sont contenus dans mes paroles ». Et le premier signe -- la convocation surprenante du Concile Vatican II -- nous a été effectivement montré quelque dix ans après sa prédiction.
Devant pareille preuve, comment ne pas méditer avec la plus grande attention le reste de ces messages ? Pour nous, trois « moments », d'ailleurs répétés, nous ont particulièrement touché.
En premier lieu, l'insistance de la Vierge à dire et redire « Le Père et le Fils veut... » cet emploi au singulier d'un verbe commandé par deux sujets nous semble indiquer que la T. S. Vierge tient à rappeler l'importance du mot « consubstantiel ». Le Père et le Fils ne font qu'un dans le Saint-Esprit.
Ensuite la demande d'un dogme qui reconnaisse officiellement à la Vierge les titres de Corédemptrice, Médiatrice et Avocate. Les deux premiers ne paraissent plus devoir faire difficulté, et le troisième est depuis longtemps d'usage courant dans le *Salve Regina.*
Enfin ce symbole extraordinaire : quand, pendant ces apparitions d'Amsterdam, la Vierge se place devant la croix, la voyante ne souffre pas ; quand Elle ne s'interpose plus la voyante souffre atrocement. Preuve de la réalité de la corédemption. Mais aussi sans doute -- et cela vient à l'appui de la dévotion au cœur *douloureux* et immaculé de Marie enseignée par Notre-Seigneur à Berthe Petit -- confirmation de l'aspect sensible de cette réalité. Durant sa vie sur terre, la Vierge a souffert, non seulement comme mère du Christ, mais aussi comme Mère des hommes ; pour le compte de l'humanité, pour notre compte, elle a assumé la plus grande part des douleurs dont nous méritions d'être frappés ; et grâce à Elle, une part nous est épargnée des souffrances expiatoires par lesquelles chacun de nous doit, selon l'expression de saint Paul, « achever dans sa chair la Passion du Christ pour son Corps qui est l'Église ».
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Quelle sera la décision de l'Église à propos de ces apparitions et de ces messages d'Amsterdam ? Il ne nous appartient pas d'en préjuger. Mais déjà une image et une prière pour l'effusion du saint Esprit sur tous les peuples sont répandues à plus de huit millions d'exemplaires en 29 langues différentes sous la garantie de nombreux imprimatur. Et les paroles, les conseils, les avertissements, les encouragements que nous transmettent ces récits manifestent de manière suprêmement émouvante l'amour dont brûle pour nous le Cœur douloureux et immaculé de Marie.
*J. Thérol.*
#### Le Sud au temps de Scarlett Collection Age d'or et réalités (Hachette)
Le « mythe sudiste » étant peut-être plus encore esthétique, poétique, cinématographique, qu'historique ou racial, la partie réservée à l'illustration est ici particulièrement intéressante et soignée. Quant au texte, il a d'abord le mérite d'être composé de plusieurs chapitres dus à des spécialistes de pensée et de catégories différentes. Quelle que soit exactement la nuance de leur opinion sur le problème noir et la véritable histoire de l'esclavage par exemple, nous ne voyons nulle part une méthode destructive. On explore le « mythe » d'une façon qui n'est ni « démystifiante » ni « démythifiante ». La volonté de dissection affichée dans certains ouvrages contemporains, l'étalage d'instruments intellectuels de critique faisant songer à un matériel de torture, nous donnent parfois envie de crier à nos analystes, comme à des chasseurs d'animaux sauvages : « Ramenez-les plutôt vivants ! » Il ne s'agit pas non plus d'une absolution générale et systématique. On peut admettre que le « mythe » ait mauvaise réputation chez les traditionalistes eux-mêmes, à cause de ses interprétations germaniques, de la philosophie subjective, irrationnelle et dominatrice qu'il paraît souvent impliquer. Mais un « mythe » n'est pas forcément celui d'un Nietzsche, d'un Rosenberg, ni le mythe conçu par le paganisme grec.
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Il peut désigner un confluent de tendances, d'aspirations, de souvenirs qui sont à apprécier chacun en particulier. Le « mythe sudiste » apparaît ici beaucoup plus comme l'armoire baudelairienne où sommeillent les trésors oubliés ou humiliés que comme un thème moteur de domination. Qu'importe ! on reprochera alors à ce « sudisme » sa faiblesse de vaincu, son recours au mystère, son complexe de frustration ; on s'apitoiera sur la « traumatisation », comme si en pareil cas les frustrations et les traumatismes n'avaient été qu'un produit du caprice imaginatif ! Ce problème du « mythe sudiste », que les auteurs réunissent autour du personnage romanesque de Scarlett, l'héroïne « d'Autant en emporte le vent », a déjà beaucoup donné aux arts et à la littérature : non seulement Margaret Mitchell, mais Faulkner. Qui sait si, demain l'Algérie perdue ne sera pas notre Sud nostalgique Les stupides bilans négatifs d'une histoire mercantile, les faillites joyeusement acceptées nous réservent au moins le droit d'une réclamation intellectuelle. Mais une autre pensée nous vient quand nous contemplons ces uniformes à képis mous et à ceinturons, ces canons à roues grêles, ces ultimes cavaliers d'une cause perdue, ces élégants costumes civils des années 1860 dont nos jeunes acteurs et chanteurs imitent le charme désuet. Les belles pages de la guerre de 1870 attendent aussi qu'on en fasse revivre les images, arbitrairement réduites à la commune de Paris. La bataille de Patay, les soldats de Chanzy et de Sonis, les zouaves pontificaux, les mobiles bretons et angevins de Charette et Cathelineau étaient du même temps : mêmes suites épiques, une foi et une cause meilleures encore, et qui attendent la poésie des événements centenaires.
*J.-B. Morvan.*
#### Marie-Claire Blais Une saison dans la vie d'Emmanuel (Grasset)
Rien ne nous contraint à adopter les interprétations symboliques que nous propose l'avis au lecteur, à prendre cette famille pour l'humanité, la grand-mère pour l'image du Temps ;
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pas plus d'ailleurs qu'il nous est possible de voir une œuvre « naturaliste » dans cette simplification rudimentaire, cette constitution d'un groupe de marionnettes moroses et grossières. On discerne çà et là des réminiscences rimbaldiennes dans le thème du jeune incendiaire, poète, révolté, pervers, sarcastique et promis à la mort rapide. La grand-mère et le curé sont des épouvantails ou des croquemitaines qui semblent échappés à quelque légende slave, ou à un univers ubuesque par sa voracité et son guignol de rhétorique moralisante. Héloïse, la grande sœur aux aspirations mystiques qui finit par entrer dans une maison close, représente un essai fort scolaire de profanation littéraire, avec quelques pages un peu trop inspirées de la « Fille Élisa ». Il paraît que le livre fut salué par la critique canadienne et américaine comme une révélation, et que « l'auteur obtint une bourse de la célèbre Fondation Guggenheim » ; nous ne lui envierons pas cette aubaine : nous regrettons simplement, comme pour « L'Avalée des avalés » de Ducharme, que l'on nous impose un Canada laborieusement dévergondé, attaché à une exploitation touchante de nos propres poubelles. Mal de croissance ? Nous avons souvent vu l'Irlande chez des auteurs comme Joyce, Synge et O'Casey qui en faisaient la caricature et la contradiction ; du moins une part de compréhension poétique empêchait que le jeu ne fût tout à fait faussé. On ne peut en dire autant de ce délicat ouvrage de dame...
*J.-B. M.*
#### Pierre-Henri Simon : Pour un garçon de vingt ans (Seuil)
P.-H. Simon, s'adressant à la jeunesse après Maurois, n'ignore pas l'ouvrage de son prédécesseur. On y retrouve les mêmes précautions oratoires, les mêmes scrupules, mais pas exactement le même ton : après le libéralisme cordial, c'est un style plus abrupt et si j'ose dire plus militaire : irrité par les glapissements des nouveaux anarchistes, il pense visiblement qu'une certaine jeunesse a besoin d'être secouée.
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D'où une surabondance de formules assez rageuses qui évoquent le monsieur grave apostrophant le garnement qui fuit après avoir tiré la sonnette : trop de « jeunes coqs » et de « jeunes chiens » ... J'aurais l'âge d'être le père d'un de ces jeunes gens ; je suis -- professionnellement -- leur éducateur ; je n'emploierais pas ces mots-là. Ils ferment les portes et ne donnent pas une autorité renforcée. Je trouve pourtant plus regrettable encore une argumentation qui me paraît manquer la cible à tout coup. P.-H. Simon oppose au snobisme « provo » trois catégories de bons enfants : « les scouts », lecteurs de Péguy, de Saint-Exupéry, de Camus, résolument teilhardiens, exaltant Jean XXIII, partisans de la « pilule » mais qui auront tout de même six enfants -- les jeunes technocrates, auxquels on devrait témoigner de la reconnaissance, et même du respect, « car, je vous le prédis sans grand risque d'erreur, ils vous auront » enfin les communistes : « Ils se trompent... mais la question n'est pas là ; le fait est qu'ils existent, qu'ils comptent, qu'un large secteur de la jeunesse leur est inféodé, et qu'un esprit y règne qui appelle l'action, le service, la confiance, la joie ». Ce sermon martial manifeste un respect excessif de l' « état de choses » qui ne va pas sans quelque dédain de la psychologie, voire de la vérité. Il y a pire : « J'ose même vous prédire que vous ferez un jour antichambre devant leurs bureaux et serez peut-être contents de cirer leurs bottes, si vous ne vous décidez pas à mûrir... » Il est des arguments qu'on n'emploie pas ; la coercition peut avoir ses nécessités, la persuasion, elle, a ses lois qui excluent ce genre de menace vulgaire : les âmes ne cirent pas les bottes. On fait valoir non sans raisons que la soupe n'est pas si mauvaise : « génération privilégiée... », « la société que vous avez trouvée à votre naissance... ». Il faudrait s'entendre : la société donnée est-elle bien complète ? les privilèges ne sont-ils pas trop matériels ? Une sagesse doit ressembler à un verger, non à un étalage de fruitier ; la jeunesse veut pouvoir trouver, et pouvoir donner ce qu'elle a trouvé : la campagne contre la faim me semble être la seule à avoir connu une audience enthousiaste, parce qu'elle postulait une large part d'invention. Quant aux démoralisateurs, ils n'ont plus vingt ans depuis longtemps, ils sont célèbres ; on souhaiterait que l'auteur fût moins acerbe à l'égard des « Jeunes coqs » et un peu plus quand il s'agit de Sartre ou de Foucault. P.-H. Simon plaide pour une notion d'héritage civilisateur qui rappelle un chapitre connu de Maurras :
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« Le petit poussin brise sa coquille et se met à courir. Peu de chose lui manque pour crier : je suis libre... Mais le petit homme ? » Il y avait plus de tendresse chez l'auteur de la « politique naturelle ». L'indignation de P.-H. Simon est sans doute compréhensible ; mais, au fait, fallait-il s'adresser nommément à la jeunesse, surtout à celle-là ? Une œuvre forte pourra toujours avoir une chance de la toucher, sans perdre du temps à des préliminaires toujours pénibles, et sans risquer de créer des malentendus par une dialectique d'approche où les scrupules les plus honorables finissent, aux yeux d'un lecteur forcément mal prévenu par ressembler à des habiletés captieuses.
*J.-B. M.*
#### Simone de Beauvoir : Les belles images (N.R.F.)
Je ne sais par quelle aberration persistante je me suis imaginé au cours de la lecture des « Belles Images » que je dégustais une œuvre de Françoise Sagan. Ce qui ne constitue pas d'ailleurs un reproche accablant... Que S. de Beauvoir nous ait abreuvé d'idées inacceptables n'empêche pas qu'elle nous puisse présenter parfois des analyses clairvoyantes ; et il nous semble même que la clairvoyance chez elle progresse dans la mesure où ses livres deviennent moins épais. Une incontestable puissance satirique s'attache à l'évocation de ces personnages somptueux, occupés, comme chez Sagan, à des professions et métiers « nobles », aussi asservis à une esthétique de magazines féminins que les jeunes gens évoqués dans les « Choses » de Pérec. Les combinaisons matrimoniales ou pseudo-conjugales qui, après plusieurs échanges, ramènent le héros ou l'héroïne à son premier partenaire, obéissent à une sorte de schéma algébrique qui rappelle, sauf respect, les épisodes du « Meunier, son fils et l'âne ». Libération des vanités, puis vanité des libérations !
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Camus par la bouche de Caligula, redécouvrant cette essentielle vérité « que les hommes meurent et qu'ils ne sont pas heureux » ; S. de Beauvoir découvre une autre vérité, plus étonnante encore : ils vieillissent... Nous ne songeons pas à nous en gausser : après quelques romans déjà signalés, celui-ci peut concourir à un examen de conscience collectif. Ni la liberté du libertinage, ni la psychanalyse, ni les esthétiques raffinées ne nous aident à « faire l'homme » ; encore moins elles ne peuvent donner aux enfants le pouvoir de devenir des humains adultes et non de « belles images ». Il serait piquant qu'un matérialisme inquiet mit un jour en déroute non seulement le matérialisme optimiste, mais l'optimisme faussement rédempteur des chrétiens qui ont vu de façon simplette dans cette béate attitude un moyen de se rapprocher des matérialistes. Le problème des « belles images » dépasse le simple snobisme à la mode ; tant de « plans » économiques, sociaux et psychologiques sont aussi de « belles images » ! Si le château de Thunder-ten-tronckh et la Westphalie avaient été plus confortables, s'il y avait eu machines à laver et réfrigérateurs, je ne pense pas que voltaire eût jugé la philosophie de Pangloss et la docilité intellectuelle de Candide moins ridicules. Et Cunégonde ne restera pas toujours « la plus belle des baronnettes », la plus parfaite des cover-girls. Comment vieilliront-elles, les belles images ?
*J.-B. M.*
#### Philippe du Puy de Clinchamps Le Royalisme (Collection Que sais-Je ?)
« Le royalisme n'existe pas. Ou, du moins ne devrait pas exister. Cette étude n'a donc pas d'objet. Ou, du moins, ne devrait pas en avoir. » Nous sommes prévenus dès la première ligne, et nous ne cesserons de nous demander « comment on peut être royaliste », à la façon des Parisiens de Montesquieu qui se demandaient « comment on peut être Persan ». Le petit livre de M. de Clinchamps a son intérêt, et principalement celui de combler un vide dans une collection de vulgarisation qui jouit d'une grande diffusion ;
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s'il avait été écrit dans un esprit plus enthousiaste, si les premières lignes ne tombaient pas comme le couperet, le travail eût-il été accepté dans ces publications quasi-officieuses ? Et dans une ignorance générale (et orientée) de certains problèmes, il rendra service. Mais je pense qu'il est à refaire pour l'essentiel. Car à la réflexion il paraît infiniment plus puéril de dire à un royaliste qu'il a tort d'être royaliste que de prêcher à un cannibale qu'il a tort de manger son semblable. Le royalisme, a il a été souvent affaire de tradition familiale, a été non moins souvent une affaire de conscience, un mouvement invincible ramenant une âme vers une notion maternelle de la nation. Est-il vrai que le royalisme n'a « pris corps » qu'après 1870 ? Que devait-il à Boulainvilliers, Saint-Simon et Montesquieu fort gratuitement érigés en hérauts du traditionalisme ? ou au « despotisme éclairé » de Voltaire et de Diderot ? Et même, Dieu me pardonne, Georges Cadoudal pensait-il beaucoup à Bossuet, quand il prit un fusil pour sauver des filles que la soldatesque se préparait à violer ? Il avait naguère signé la motion de félicitations des Vannetais aux étudiants rennais libéraux soulevés par Moreau... La Rouerie, le « Colonel Armand » des insurgés américains passait jusqu'à la Révolution pour républicain ; André Chénier semble avoir eu la même orientation. Plus tard il y a Balzac, si hostile d'abord aux « Blancs » dans « Les Chouans » ; il est facile, pour ceux qui ne l'ont pas lu, de dire que son passage au royalisme vient de son amour pour une duchesse, et non de ses analyses politiques et sociologiques. Et les fondateurs de l'A.F., Maurras excepté ? Et tant de descendants de conventionnels régicides, eux-mêmes radicaux ou socialistes ? La liste des adhésions n'est pas close, dans ces groupes qui vivent « à petit bruit » comme dit M. de Clinchamps dans un style élégant et dédaigneux où passent quelques réminiscences de Saint-Simon. Il y a une question de psychologie qui ne peut se limiter à l'envie de « s'enfermer pour fuir maladivement un temps du monde que par peur ou rancœur, trop de royalistes ont renoncé ». Peur ou rancœur ? J'en connais qui en juin 1940 n'avaient plus rien à « renoncer », car il n'y avait plus rien qu'eux-mêmes, et à cela au moins ils ne pouvaient renoncer, malgré certaines sirènes germaniques qui leur vantaient le dynamisme des gros bataillons. Il faudrait faire un historique des crises de conscience de 1792, de 1830, de 1848, de 1870, de 1920 et de 1940. Certaines conversions orientées à droite ou à gauche, ne s'expliqueraient sans cela que par l'intérêt, l'inconstance des girouettes, la rancœur ou le snobisme. Ce serait vraiment trop peu pour Lamennais, Hugo, Lamartine, Balzac et pour l'Action Française...
*J.-B. M.*
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#### Les Moniales (Desclée de Brouwer)
Publié à l'occasion du troisième cinquantenaire de leur fondation par les Bénédictines de Limon -- qu'il n'y a pas si longtemps on appelait Bénédictines de la Rue Monsieur -- cet album s'ouvre sur une préface de Jean Guitton. Encore tout imprégné de l'atmosphère du Concile et de la méditation du récent ouvrage de Maritain *Le Paysan de la Garonne,* celui-ci rappelle la nécessité du recueillement et de la mortification ainsi que l'importance de l'art pour la connaissance et l'amour de la Vérité ; à ce propos, il reprend brièvement les enseignements de Paul VI et de Vatican II sur ce que doit être le programme de l'Église dans la recherche de la vraie beauté, particulièrement au moyen de l'art musical.
C'est bien l'entrée en matière qui convenait le mieux à un tel mémorial. Ces quelques idées, discrètement exprimées, Louis Chaigne les développe avec bonheur dans une plus longue introduction ; à l'aide de quelques-uns de ses souvenirs, il montre en outre comment, par leur fidélité à leur vocation de contemplatives, ces moniales, « mandataires du Corps Mystique », ont apporté et continuent d'apporter au monde le « supplément d'âme » -- pour parler comme Bergson -- qui peut lui assurer l'ordre, la paix et la joie.
Contemplatives ? Assurément. Tel est l'essentiel de l'existence de ces religieuses. Mais, comme vient de l'écrire Jean Guitton, le corps a son rôle à jouer dans la vie spirituelle. Comment donc, corps et âmes, vivent-elles dans leur abbaye, ces Bénédictines ? Voilà ce que va nous apprendre l'album de photographies qui nous est offert ensuite.
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Depuis la cérémonie, présidée par le futur Jean XXIII, de la pose de la première pierre de Limon, nous allons assister, heure par heure ou presque, aux occupations des moniales. Voici, le cloître, la chapelle et ses offices, et les emplois divers, au vestiaire, aux champs comme à la basse-cour. Vie très active, mais en même temps vie de prière et d'union à Dieu. Au long des couloirs, dans les cellules, dans les salles communes, dans les dépendances, jusqu'au petit cimetière et même jusqu'aux pieds de Dieu, nous avons pour guide l'une de ces Bénédictines, Mère Geneviève, née en 1888, entrée au monastère en 1917 et morte en 1962.
Ancienne élève des Beaux-Arts, à qui cette abbaye et d'autres églises doivent leurs vitraux, elle explique de manière aussi substantielle que plaisante, insistant ici sur la signification spirituelle, s'arrêtant là pour un détail amusant. Et l'artiste reparaît dans les illustrations hors-texte, esquisses ou dessins à la plume, au fusain, au lavis, où l'on peut admirer la justesse du trait, la vérité des attitudes, le sens des ensembles et des proportions, et aussi une remarquable aptitude à saisir et à rendre le mouvement drôle ou curieux.
Reprocherons-nous au metteur en pages d'avoir retenu 4 ou 5 croquis, excellents cartons de vitrail, mais où le crayon donne sur le papier une allure presque caricaturale à des visages qui, dans le plomb du châssis, ne « choqueraient » nullement ?
Et voici ce que, pour notre part, nous préférons : cette centaine de pages qui de 1816 à 1961 retracent, année par année, l'histoire des Religieuses Bénédictines du Saint-Sacrement ou Bénédictines de Saint-Louis du Temple. En hors-texte s'y insèrent documents, dessins de Mère Geneviève, estampes et photographies.
La Fondatrice ? Louise-Adélaïde, princesse de Bourbon-Condé, descendante du vainqueur de Rocroi, tante du Duc d'Enghien fusillé à Vincennes en 1804. Elle était abbesse laïque du chapitre noble de Remiremont quand la Révolution l'obligea à émigrer, elle aussi. Réfugiée à Varsovie, elle émit ses vœux de religion comme Bénédictine du Saint-Sacrement.
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Rentrée en France, elle obtint de Louis XVIII l'autorisation d'installer un monastère en ce Temple, que Louis XVI, vingt-trois ans plus tôt, avait quitté pour l'échafaud. Placée sous le vocable de Saint-Louis, roi de France, sa communauté qui se composait alors de 4 religieuses prit dès lors tout naturellement le nom de Bénédictines de Saint-Louis du Temple.
Expulsée du Temple elle s'établit en 1850 dans l'hôtel de Montesquiou, 20, rue Monsieur. A partir de 1895, les haineuses lois antireligieuses menacent sans cesse de l'en chasser. Une longue procédure et des interventions providentielles l'y maintiennent dans les bâtiments qui se délabrent de plus en plus et que l'incertitude de l'avenir empêche de réparer. C'est là que nous pouvons saluer au passage quelques-uns des plus célèbres personnages de notre époque, par exemple Dom Bosco, ou le Cardinal Mercier ou cet abbé Jean-Baptiste Montini qui deviendra S.S. Paul VI. Tant d'appréhensions et de vicissitudes n'affectent pas la vie contemplative d'où rayonnent et la charité pour les malheureux et l'influence qui sera déterminante dans la conversion de Huysmans. Est-il besoin de rappeler que nombre d'écrivains sont allés rue Monsieur chercher la paix que le monde ne peut pas donner tout en goûtant la joie que seul dispense le chant grégorien. François Coppée, René Bazin, Jacques Rivière, Louis Le Cardonnel, Jean Guitton en ont vanté les bienfaits, et François Mauriac y a été confirmé dans cet amour de la sainte liturgie qui nous a valu récemment de si beaux articles.
Mais enfin il fallut quitter la rue Monsieur. Après un séjour de quelques années à Meudon, le monastère se transporta à Limon et, avant que les bâtiments fussent terminés, fut érigé en Abbaye en 1932, avec, pour première Abbesse, la prieuré d'alors, cette Mère Mechtilde Mallebay qui, par son cœur et ses mains, son intelligence et sa foi, son dévouement et ses prières, a tant fait pour le progrès matériel et spirituel des Bénédictines de Saint-Louis du Temple.
Heureux -- car le tirage de ce mémorial est limité -- ceux qui pourront lire cette chronique où, pendant cent cinquante ans, se forge ou se reflète l'histoire religieuse, politique et littéraire de la France ! Heureux ceux qui pourront se recueillir devant ce reliquaire qui conserve un morceau du crâne de Saint-Louis, devant cette tapisserie exécutée au Temple par Marie-Antoinette, ou ce psautier qui fut celui de Madame Elisabeth !
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Pour les autres, citons ces lignes de la fin de l'ouvrage : « 1830-1848-1870 et la Commune -- 1904-1914 et 1918-1938 : à chacune de ces dates, la communauté de Saint-Louis du Temple, étroitement associée, par sa fondation au cœur de Paris, aux vicissitudes qui ont secoué la capitale, est frappée matériellement ; au point même d'être menacée en 1848 et en 1904, sinon d'une dispersion totale, du moins d'un regroupement précaire en province ou à l'étranger. Pourtant Dieu permet que les filles de la princesse de Condé réalisent le vœu de leur fondatrice : maintenir à Paris un foyer d'intercession permanente pour les destins spirituels de la patrie... »
*J. T.*
#### Jacques Christophe : Mon Dieu, me voilà (Mame)
Si la vraie noblesse se mesure au degré de l'esprit de sacrifice, en voici un modèle magnifique, en nième temps qu'un exemple frappant de ce qu'on peut réussir quand la Foi vient au secours de la faiblesse. Née en 1767, d'une famille de vieille noblesse Poitevine, Henriette Aymer de la Chevalerie, après une jeunesse brillante mais déjà secrètement vouée à Dieu, sentit dans les geôles de la Terreur s'aviver en elle une dévotion particulière aux Saints Cœurs de Jésus et de Marie. La tourmente passée, cette très noble fille fonda -- au milieu de quelques difficultés la branche féminine de l'Institut des Saints Cœurs de l'Adoration perpétuelle. Et qui aujourd'hui, dans à peu près tous les pays du monde, ne connaît les Sœurs de Picpus ? Vie de pauvreté et de souffrance, d'oraison et de miracles, d'union à Dieu et de service du prochain, vie héroïque.
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Aux parents soucieux de l'avenir de leurs enfants, ce petit livre émouvant, et très actuel rappellera les bienfaits de cet enseignement « confessionnel » aujourd'hui si décrié. Un détail à remarquer : c'est dans la Maison fondée à Alençon par la « bonne mère Henriette » que fut élevée Zélie Guérin, mère de Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus.
*J. T.*
#### Roger de Saint-Chamas Sources d'eau vive (Éditions du Cèdre)
Comme on comprend que Marcel De Corte ait accepté de préfacer ce livre ! En se proposant de « regarder d'un œil clair les choses divines et humaines », en projetant la lumière de sa foi sur ces notions dont on ne se soucie plus assez -- sinon plus du tout : Vérité, Justice, Honneur, Pureté, Beauté, Vertu, Sagesse, Roger de Saint-Chamas s'est classé au premier rang des moralistes français. Et l'on se prend à souhaiter que parents et maîtres accordent à cet ouvrage substantiel et brillant l'attention qu'il mérite, à rêver que les programmes scolaires l'imposent à la jeunesse. N'est-il pas grand temps de réapprendre aux jeunes à « devenir ce qu'ils doivent être par nature et par grâce » ?
*J. T.*
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## DOCUMENTS
### Le livre d'Ennemond Boniface sur le Padre Pio
Nous avons déjà signalé à nos lecteurs le livre capital d'Ennemond Boniface : voir notre numéro 110 de février 1967, pages 292 et suivantes.
On trouvera ci-après la reproduction de l'article que Louis Salleron a consacré à cet ouvrage dans « Carrefour » du 1^er^ mars 1967.
C'est une prodigieuse et incroyable histoire que nous raconte Ennemond Boniface dans *Padre Pio de Pietrelcina* ([^96]).
Tout le monde connaît le nom du célèbre moine capucin, mais on connaît mal sa vie. On sait simplement que sa réputation de sainteté s'étend jusqu'aux extrémités de la terre. On se demande parfois s'il vit encore, car il ne cherche pas à faire parler de lui. Eh bien ! oui, il est toujours en vie et aura 80 ans le 25 mai prochain. On sait aussi que c'est un grand mystique, que ses miracles et les conversions qu'il a faites ne se comptent plus, que, comme le curé d'Ars, il lit dans les âmes et que ses pénitents sortent de son confessionnal bouleversés. On sait enfin qu'il est stigmatisé. (Les stigmatisés sont rares dans l'histoire de l'Église, mais lui est le seul prêtre qui ait jamais été stigmatisé). On sait tout cela, c'est-à-dire, en fin de compte, peu de choses.
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Une vie simple\
et extraordinaire
Padre Pio est né à Pietrelcina (province de Bénévent) le 25 mai 1887.
Tout enfant, à 11 ans, il se donne au Seigneur et à saint François d'Assise. A 16 ans, il entre chez les capucins. Le 10 avril 1910, il est ordonné prêtre. En septembre de la même année, il est stigmatisé, mais invisiblement ; ce n'est qu'en septembre 1918 que les stigmates apparaîtront.
Sa santé est très médiocre. Pendant la guerre, il est affecté à des services de santé, puis réformé temporairement, puis rappelé dans des hôpitaux, et réformé définitivement en mars 1918. Il retourne au monastère de San Giovanni Rotondo, où il va vivre constamment, d'une vie de souffrances physiques permanentes, de souffrances spirituelles inconnues et de persécutions incroyables.
Ses miracles
Les miracles de Padre Pio sont, par définition, extraordinaires, mais tel ou tel passe l'imagination.
Le plus mystérieux est, sans doute, celui de la petite Gemma di Giorgi.
Il s'agit d'une jeune aveugle de naissance qu'on amena au Padre Pio pour lui faire faire sa première communion. Nul ne songeait à demander sa guérison car l'enfant était née sans pupilles.
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Or, après avoir communié, l'enfant voyait. On la mena, quatre mois plus tard, chez un des premiers oculistes italiens, le Dr Caramazza, de Pérouse, pour la faire examiner, mais sans rien dire du miracle au docteur. Celui-ci déclara aussitôt qu'elle ne pourrait jamais voir, parce qu'elle n'avait pas de pupilles. Or, elle voyait.
Un autre cas est assez analogue à celui d'un miracle célèbre de Lourdes. Il s'agit d'un cheminot qui, après une fracture du fémur mal soignée, ne pouvait plus se déplacer qu'avec des béquilles et dans des souffrances continuelles. Dix-huit mois plus tard, se confessant au P. Pio, il se sent guéri. Il marche et s'agenouille sans difficulté. Les radios qui furent faites alors montrent que le genou est déboîté, le fémur tordu et qu'il existe un tissu calleux autour de la rotule du genou. Mais rien de tout cela ne gêne l'intéressé.
Des micros\
dans le confessionnal
On pourrait croire que le Padre Pio aurait vu ses souffrances corporelles et spirituelles adoucies par l'affection générale de son entourage. Mais ce serait ignorer la vie des saints. Le fondateur du monachisme, saint Benoît, faillit être empoisonné par ses moines. Saint Jean de la Croix fut jeté dans un cul-de-basse-fosse par ses frères. Et sainte Thérèse de Lisieux n'eut pas toujours la vie rose dans son carmel. C'est que nul n'est prophète en son pays et que des dons extraordinaires engendrent facilement la suspicion.
Toujours est-il que le Padre Pio a été persécuté à un degré rarement atteint et par des voies inqualifiables.
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Comme on ne pouvait mettre en défaut ni son obéissance ni son humilité, ses ennemis eurent l'idée de mettre des micros dans sa cellule et dans son confessionnal. Il ne s'agissait pas d'ailleurs d'enregistrer les confessions dont on se souciait peu -- quoiqu'elles aient été enregistrées aussi -- il s'agissait de savoir ce que pouvait dire secrètement le Padre Pio. Ne lui échapperait-il aucune parole contre ses frères, contre ses supérieurs, contre certains évêques ou monsignori acharnés contre lui ?
Le pot aux roses fut un beau jour découvert et l'opinion en fut saisie par un article retentissant que publia *Europeo*. Ce n'est pas vieux, c'est du 5 novembre 1961.
Le scandale fut énorme. On eut peine à y croire, mais il fallut se rendre à l'évidence quand, les 25 juin et 25 juillet 1962, la très sérieuse revue juridique *Legge e Giustizia* produisit les documents qui établissaient irréfutablement la vérité des faits.
La casa Sollievo\
della sofferenza
D'où venait cette, haine contre le Padre Pio ? Nous l'avons déjà dit : sans parler du diable qui ne perd jamais ses droits dans les affaires de l'Église, le commun des mortels ne peut souffrir les êtres d'exception, surtout quand ceux-ci sont des saints. Ajoutons qu'en notre temps, où le christianisme est submergé par une vague de naturalisme et de rationalisme, les phénomènes mystiques (extases, apparitions, miracles, stigmates, etc.) ont le don de mettre hors d'eux l'immense majorité des clercs.
Mais, dans le cas présent, cette attitude d'esprit, générale et permanente, se vit renforcer par une vulgaire histoire d'argent.
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Dès sa jeunesse, le Padre Pio avait pensé à créer, dans cette région abandonnée des Pouilles qui était la sienne, un établissement charitable, où l'on soignerait à la fois le corps et l'âme. Il ne voulait pas que ce fût seulement un hôpital, mais une *maison -- una casa* -- où les pauvres souffrants recevraient non seulement les meilleurs soins médicaux, mais encore tous les soins d'attention et de distraction qui leur redonneraient un peu de bonheur véritable.
C'est ainsi que naquit la *Casa Sollievo della Sofferenza* -- la « maison soulagement de la souffrance ».
Longtemps mûri, le projet commença d'être exécuté en 1947. Projet grandiose qui, poursuivi inlassablement pendant neuf ans, aboutit à l'inauguration de la *Casa* le 5 mai 1956. L'établissement est un des plus modernes d'Europe. Outre qu'il a permis de faire travailler constamment des milliers de personnes, ils dispose maintenant de 700 places pour les malades.
La *Casa,* on l'imagine aisément, a coûté très cher à construire -- plusieurs milliards de lires -- et continue à coûter fort cher d'entretien.
On ne prête qu'aux riches, mais on ne donne qu'aux pauvres. Cherchant uniquement le royaume de Dieu, le Padre Pio vit arriver de surcroît un flot de dons ininterrompus, d'Italie même, de toute l'Europe, et de l'inépuisable Amérique.
Pie XII, qui se méfiait de dilapidations possibles, releva le Padre Pio de son vœu de pauvreté, afin de lui confier, à lui et à lui seul, la gestion des fonds qui déferlaient pour la Casa. Moyennant quoi les fonds servirent, et servirent exclusivement, à la destination que leur voulaient ceux qui les adressaient au Padre Pio.
Qu'arriva-t-il ? Il arriva ce qui arrive toujours en pareil cas. Tant d'argent suscita partout une sombre jalousie et des désirs ardents.
Mais ces sentiments, aussi sordides qu'humains, atteignirent leur comble le jour où se produisit le krach Giuffre.
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N'entrons pas dans le détail de cette affaire rocambolesque. Avec les affaires Hanau, Oustric et autres, nous avons connu le système. Un prestidigitateur promet à ses dupes des bénéfices gigantesques. Les clients se multiplient. On paie les premiers avec l'argent des seconds. On réussit quelques spéculations hardies. Et un beau jour, le château de cartes s'écroule. Telle fut l'aventure de ce Giuffre qui, opérant dans les milieux religieux à qui il promettait des intérêts de 90 pour cent -- (quand l'argent fait tant de petits, ce n'est plus de l'usure, c'est du miracle) -- et qui engloutit plusieurs dizaines de milliards de lires, mettant dans des situations impossibles on ne sait combien de diocèses et d'ordres religieux. Tout cela, rappelons-le, se passe il y a moins de dix ans.
On imagine alors comment divers milieux religieux, à commencer par l'ordre des capucins lui-même, louchèrent sur le pactole qui se déversait, à la cadence d'un million de lires par jour, sur la *Casa* du Padre Pio. On exigea donc qu'il remit sa gestion et sa signature aux mains de l'ordre des capucins. Il résista longtemps, arguant qu'il tenait sa mission juridiquement du pape et moralement des donateurs qui lui envoyaient de l'argent pour la *Casa* et non pour boucher les trous de spéculations religieuses malheureuses. Mais, à la fin, respectant son vœu d'obéissance, il céda quand il reçut de ses supérieurs l'ordre formel de leur remettre ses pouvoirs.
On en est là, depuis 1961, et la Casa commence à péricliter.
Tout cela est tellement ahurissant qu'on finirait par douter du Padre Pio lui-même si vraiment les faits n'étaient patents et si des papes successifs -- Pie XI, Pie XII et Paul VI -- ne lui avaient apporté les témoignages surabondants de leur vénération. Mais, hélas ! s'il y a les papes, il y a aussi les gens qui grouillent autour d'eux. Tout comme il y a le Concile et ce que tant et tant de clercs prétendent faire du Concile.
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Dès son arrivée au pontificat, Paul VI a pris des mesures pour débrouiller le réseau d'intrigues qui continue de persécuter le Padre Pio. Mais il a d'autres tâches qui ne lui permettent pas de suivre cette affaire du matin au soir chaque jour de l'année.
Rappelons seulement, pour terminer, l'admirable télégramme qu'il envoya au Padre Pio, le 20 juillet 1960, quand il n'était encore que le cardinal Montini, archevêque de Milan :
« *Très vénéré Père, j'entends dire que votre fraternité célèbrera prochainement le cinquantième anniversaire de son Ordination sacerdotale ; et j'ose pourtant, moi aussi, vous exprimer dans le Seigneur, mes félicitations, pour les grâces immenses qu'Il vous a conférées et que vous avez dispensées. Au vrai, c'est le cas de répéter avec joie et reconnaissance pour la bonté de Dieu :* « *Venez, accourez et je vous raconterai à vous tous qui craignez Dieu, les grandes choses qu'il a opérées dans mon âme !* »*. Ainsi mérite d'être célébré le sacerdoce. Que dirons-nous donc du vôtre ; comblé de dons et de fécondité ? J'exprime, en même temps, le vœu que le Christ Seigneur puisse vivre et se manifester dans la personne et le ministère de votre paternité, suivant la parole de saint Paul :* « *Que la vie de Jésus soit manifestée dans votre chair mortelle ! *» *Je sais que vous priez pour moi, j'en ai un immense besoin ; veuillez toujours recommander au Seigneur ce diocèse avec votre très dévoué in Christo. *» *-- G. B. Card. Montini, archevêque de Milan.*
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### Le texte de la pétition suisse
Dans notre précédent numéro, nous avons annoncé la pétition suisse entreprise à l'image de la pétition française signée par Louis Salleron, Henri Massis, François Mauriac, Roland Mousnier, Daniel Villey, Stanislas Fumet, Maurice Vaussard, Jacques de Bourbon-Busset, Gustave Thibon, etc. (Sur la pétition française, voir notre numéro 108 de décembre 1966, pages 207 et suivantes).
Voici le texte intégral de la pétition adressée aux évêques de la Suisse romande par « Una Voce Helvetica », sous la signature de son président Gonzague de Reynold et de son secrétaire général Auguste Girod.
Messeigneurs,
L'introduction de la langue du pays dans les textes liturgiques, en proportion plus abondante et à un rythme plus rapide que ne le permettaient les art. 23, 36, 40 et 54 de la Constitution « De Sacra Liturgia », a eu de regrettables conséquences chez nous. Avec l'approbation unanime du Comité central suisse (séance du 13 octobre 1966, à Fribourg) et de leurs confrères de toute la Suisse (assemblée générale du 6 novembre 1966, à Fribourg), les membres romands du mouvement « Una Voce Helvetica » ont chargé les soussignés d'en soumettre à Vos Excellences certains aspects des plus graves et des plus inquiétants.
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En dépit de l'art. 38 de la même constitution, qui reconnaît une différence entre « les régions » et « les peuples », l'extension discutable et téméraire de la notion de « régions limitrophes » (art. 2.3, par. 2) à l'ensemble des peuples de langue française a rendu la Suisse romande entièrement tributaire de décisions prises sans son concours (voir « Semaine catholique de la Suisse romande » du 7 janvier 1965, p. 3 et 4) dans un pays étranger dont les traditions, l'évolution politique, culturelle et sociale, de même que les préoccupations pastorales, et singulièrement l'histoire et les tendances religieuses, sont sensiblement et parfois entièrement différentes de celles de notre pays. Nous considérons cette primeur absolue, accordée à l'identité linguistique, comme la seule raison pour laquelle nos diocèses autochtones et juridiquement indépendants de ce pays étranger, ont dû subir la même imprudente précipitation et les mêmes exagérations étonnantes que lui, dans l'élimination du latin de la liturgie et dans son remplacement par des textes français si hâtivement rédigés que leur mauvaise qualité côtoie parfois la trahison.
Nous pensons au déjà trop fameux « Prends pitié ! », où l'introduction du verbe « prendre » donne à entendre que le Christ, l'Agneau de Dieu n'aurait jamais eu de pitié pour nous auparavant. Nous pensons aussi au nouveau « Domine, non sum dignus » français, qui s'écarte dangereusement de sa source biblique. Nous pensons enfin au Credo, dont les majestueuses périodes ont été hachées sans art et dont le sens fondamental a été altéré en plusieurs endroits.
Jusqu'à présent, les fidèles de nos diocèses qui voulaient exprimer leur étonnement et leur tristesse à ce sujet se sont heurtés à des obstacles insurmontables. La plus grande partie de la presse catholique romande s'est appliquée à étouffer leur voix (voir le refus absolu et permanent de « La Liberté », de publier leurs impressions)
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ou à les tourner en ridicule sans ménagement (voir le sort réservé à la supplique de la Société des écrivains fribourgeois par « Le Courrier » et la « Semaine catholique » en 1965). Les assemblées paroissiales, au cours desquelles ces fidèles parviennent à dire ce qu'ils pensent, sont passées sous silence dans la presse d'information, tandis que les bulletins paroissiaux en publient des relations « expurgées ». Ce qui a permis aux mêmes publications d'écrire, à diverses reprises, qu'il n'y avait pas d'objection sérieuse chez nous.
Ceux qui se sont adressés à leurs évêques n'ont obtenu qu'un succès d'estime bienveillante, jusqu'à présent inopérant, en raison du caractère international du problème et des effets d'une collégialité qui rend nos diocèses extraordinairement et irrémédiablement minoritaires et dépendants. Enfin, à toutes les objections, des porte-parole du clergé et de commissions liturgiques, autorisés ou non, ont opposé l'origine parisienne des textes français en question et la prétendue collaboration du poète Patrice de La Tour du Pin à leur rédaction. A leur avis, un Romand ne pouvait disposer de la science et du jugement nécessaires pour apprécier ces textes et devait s'en remettre à la France infaillible.
L'un de nous possède une lettre (du 26 juillet 1965) de M. Patrice de La Tour du Pin, par laquelle il l'informe qu'il n'a participé qu'à la traduction des oraisons de la messe (collectes, secrètes et postcommunion) et non à celles du lectionnaire et des dialogues. Nous possédons aussi les avis d'académiciens, tels que MM. Jean Guitton, Maurice Genevoix et Étienne Gilson : ils n'approuvent pas non plus le français que la France nous a imposé.
Or nous apprenons maintenant qu'une pétition, déjà signée par des personnalités de la plus haute qualité scientifique et littéraire, va être envoyée par des Français à NN. SS. les évêques de France, pour leur demander le rétablissement du mot « consubstantiel » dans la traduction française du Credo.
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Cette circonstance fait tomber l'objection selon laquelle les textes rédigés en France seraient parfaits. Elle nous donne aussi une lueur d'espoir, quant à la possibilité qu'auraient nos propres évêques de contribuer à une amélioration au moins doctrinale de ces textes, en intervenant fermement dans le cadre de leur communauté linguistique.
Nous ne signerons pas la pétition adressée aux évêques de France, dont nous ne relevons pas. Mais nous tenons, à cette occasion bienvenue, à adresser, par la présente supplique, la même demande à NN. SS. les évêques de Suisse romande, dont nous avons le privilège de relever. Nous les prions très respectueusement de bien vouloir faire état de cette démarche auprès des autres évêques des pays de langue française et de leur dire qu'ils ont reçu la même demande que les évêques de France, de la part de leurs diocésains les plus attentifs à la pureté du français, en même temps que de la doctrine, et des répercussions de l'un sur l'autre.
En même temps, nous supplions très respectueusement nos évêques de faire acte d'indépendance au profit de la vraie foi et, par conséquent, de ne pas attendre le résultat malheureusement problématique de la pétition française, pour rétablir de leur propre autorité le mot « consubstantiel » dans le Credo français proclamé en Suisse et pour faire ainsi passer l'obéissance au Siège de Rome et aux Conciles avant les servitudes d'une collégialité partielle et d'ordre purement technique.
Nous nous permettons d'évoquer, à l'appui de cette supplique, les décisions du Concile de Nicée, en l'an 325, la protestation de saint Hilaire à l'issue du Concile de Rimini, en l'an 360, et le témoignage de saint Jérôme, qui déclarait la même année : « Le monde gémissant s'étonnait d'être arien ». Nous nous référons aussi à saint Thomas d'Aquin (Somme théologique, question, 39) et, pour la différence entre le sens des mots « nature » et « substance », à M. Étienne Gilson, de l'Académie française, et à M. Jacques Maritain :
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« Si l'on était tenté -- dit ce dernier -- de méconnaître l'importance vitale de ces notions et distinctions abstraites, on pourrait se rappeler que pour le mot « homoousios » (consubstantiel), les catholiques, au temps de l'hérésie arienne, ont souffert toute sorte de persécutions et quelquefois la mort (« Éléments de philosophie », tome I, page 165). »
Saint Jérôme écrivait à l'empereur Constance II :
« Nous voulons être catholiques, nous ne voulons pas être hérétiques ; nous voulons être chrétiens, nous ne voulons pas être ariens ! » Nous sommes persuadés qu'à notre époque comme à celle du pape saint Libère, exilé pour les mêmes raisons, l'infidélité de la forme altérant le fond risque toujours encore de chasser peu à peu la substance de la vraie foi et de conduire les catholiques à « s'étonner d'être ariens », de « se réveiller hérétiques ».
Nous nous permettons également, à l'appui de notre thèse, d'attirer l'attention de Vos Excellences sur l'aspect inévitablement politique que revêt l'extension de la notion de « région limitrophe » à ce qui est en réalité une communauté linguistique et culturelle de caractère universel. En Suisse, son application sur le plan religieux ne pourrait qu'apporter de sérieux encouragements à la théorie des « ethnies », qui enferme manifestement le risque d'une dislocation. Ce danger existe chaque fois qu'une langue moderne est le bien commun de plusieurs nations et qu'on la fait sortir de son rôle purement culturel, social et pratique. Il est d'autant plus redoutable pour une nation qui partage la propriété et l'usage de plusieurs langues avec de puissants voisins.
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Nous vous adressons cette supplique en vertu du devoir que nous en fait l'art. 37 de la Constitution dogmatique sur l'Église « Lumen gentium », en communion avec nos frères persécutés au IV^e^ siècle pour la même juste cause de la Foi et de la Vérité, et dans la plus filiale confiance envers les pasteurs que le Maître nous a donnés.
C'est dans cet esprit que nous sommes, Messeigneurs de Vos Excellences Révérendissimes, les très respectueux et très obéissants serviteurs.
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### Moines en psychanalyse
Le P. Grégoire Lemercier est le responsable des choses qui se sont passées au couvent mexicain de Cuernavaca. En outre, il en a fait un livre.
Nous reproduisons, sans en reprendre tous les termes à notre compte, mais à titre documentaire, l'étude de ce livre qu'a faite Marcel Eck dans « La Presse médicale » du 28 janvier 1967.
L'épopée du couvent de Cuernavaca a largement débordé les sphères religieuses. Elle présente un aspect susceptible d'intéresser les milieux médicaux du fait de l'introduction d'une technique thérapeutique, la psychanalyse freudienne, dans les méthodes de formation spirituelle. L'usage de cette thérapeutique représenta la dominante des activités du couvent. A en croire le promoteur, le R.P. Grégoire Lemercier, tout s'est ordonné autour d'une mise systématique en psychanalyse de la quasi-totalité du couvent.
Un livre : « DIALOGUE AVEC LE CHRIST », sous-titré « *Moines et psychanalyse *», vient d'être publié par les Éditions B. Grasset sous la signature de Grégoire Lemercier avec l'introduction d'une admiratrice : Françoise Verny ([^97]). Ce n'est qu'un nouvel élément dans l'immense publicité faite auprès du grand public par l'auteur qui, après avoir cherché à créer un mouvement d'opinion dans les coulisses du Concile, a donné le maximum de diffusion à son expérience.
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Jamais une initiative religieuse ne connut un tel effort publicitaire. La grande presse, les revues, les magazines, la télévision, tout fut mis en œuvre pour que nul n'ignore qu'il se déroule, quelque part au Mexique, une expérience appelée à révolutionner les conceptions classiques de la vie religieuse. On peut regretter tout ce tapage qui finalement risque de faire plus de mal que de bien à la cause psychanalytique et à la cause religieuse. Ce ne fut jamais sur le forum que les théories scientifiques ou religieuses ont pu conquérir le droit de cité ! Ce livre a, paraît-il, obtenu l'imprimatur des autorités religieuses, mais ne le mentionne pas. L'auteur s'abstient d'ailleurs de faire accompagner sa signature de ses titres religieux.
L'essentiel du livre est cependant une suite de méditations mystiques : plus des deux tiers du volume sont consacrés aux « Dialogues avec le Christ ». Malgré leur caractère extra-médical, il convient cependant d'en donner un aperçu avant d'aborder ce qui peut retenir plus particulièrement l'attention des médecins.
Le psychiatre a toujours une certaine méfiance vis-à-vis des textes mystiques, il suspecte souvent la contamination des perspectives religieuses par un déséquilibre pathologique.
Il est vrai qu'il n'est pas toujours facile de séparer le bon grain de l'ivraie dans les écrits mystiques. Le merveilleux et le pathologique voisinent souvent ; certaines expériences mystiques peuvent être évocatrices de manifestations délirantes. Sans être exagérément freudien, on y trouve avec une relative fréquence l'expression d'un érotisme refoulé. Même dans des écrits indiscutablement mystiques, tels ceux de Catherine de Sienne ou de Thérèse d'Avila, le psychiatre agnostique ou même croyant pose à certains moments des points d'interrogation. Je dois dire que les quelque quarante-cinq « dialogues » ne permettent pas de soulever la question de la maladie mentale.
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Je regrette un certain aspect « Don Camillo » de la présentation, mais j'ai pu, pour mon compte personnel, découvrir d'excellentes choses dans ces méditations. Ici, le R.P. Grégoire Lemercier marque un point.
Ce qu'on pouvait craindre, étant donné la passion freudienne de l'auteur, c'était une déformation psychanalytique de l'approche mystique. A peine apparaît-elle ici ou là dans l'allure très anthropomorphique de la relation Père-Fils. La lecture du dialogue sur l'inconscient qui, évidemment, exposait plus que les autres au glissement vers une psychologie des profondeurs spirituelles de type freudien, aurait pu être inquiétante. Il n'en est rien et la voix de l'inconscient évoquée par Grégoire Lemercier est beaucoup plus celle d'un enracinement tellurique, la voix de la Terre marquée par l'Esprit, que celle d'un inconscient de type psychanalytique freudien. Là, Grégoire Lemercier est plus près de Jung que de Freud.
Les théologiens pourraient discuter sur la place que tiendraient respectivement l'immanence et la transcendance dans la pensée religieuse de l'auteur (critique sans fondement au regard de Dom Lemercier). Mais ceci est une autre histoire, une histoire extra-médicale.
Du point de vue qui nous intéresse ici, trois points nous paraissent devoir retenir l'attention :
-- le cas personnel du R.P. Lemercier,
-- l'expérience psychanalytique de Cuernavaca,
-- et enfin l'épilogue de cette expérience, c'est-à-dire la création d'une clinique psychiatrique paraconventuelle.
Pouvons-nous porter un diagnostic sur le cas Lemercier ? Y a-t-il même un diagnostic à porter ?
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Nous avons déjà dit qu'à partir de la seule lecture de ses messages mystiques, on ne pouvait affirmer une anomalie mentale caractérisée chez l'auteur.
Nous laisserons de côté également les hypothèses qui pourraient être soulevées à partir de la tournure publicitaire que le supérieur de Cuernavaca a donné à ses aventures. Qu'on ne critique pas ici le terme d'aventure, puisque lui-même se présente (sous la plume de son admiratrice) comme « un aventurier de Dieu ». Toutes proportions gardées dans le temps et dans l'espace et compte tenu de la disproportion des moyens de se faire connaître et de faire savoir, Catherine de Sienne avait, elle aussi, son petit côté exhibitionniste.
Deux faits sont à retenir dans la vie de Grégoire Lemercier étudiée sous l'angle clinique : une certaine histoire oculaire et le pourquoi de sa cure analytique. Les deux faits sont, en partie, liés.
L'histoire oculaire du R.P. Lemercier n'est pas sans nous rappeler une autre histoire voisine qui s'est déroulée le 23 Novembre 1654, non pas au Mexique, mais tout bonnement rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel. C'est la fameuse nuit du Mémorial. On apprit la chose, non pas dans les gazettes de l'époque, mais seulement après la mort de Pascal : un simple petit papier chiffonné cousu dans la doublure d'un pourpoint.
La page dans laquelle Grégoire Lemercier raconte sa nuit pascalienne mérite d'être rapportée : « Dans la soirée du 4 Octobre 1960, j'étais couché, sur le dos, éveillé dans mon lit. Tout à coup, je vis devant moi une multitude d'éclairs, de toutes couleurs. C'était un spectacle excessivement beau. J'avais les yeux grands ouverts et jouissais indiciblement de ce feu d'artifice, que j'aurais voulu prolonger infiniment. Je me suis tourné sur le côté gauche. Alors est apparu sur le mur de ma cellule comme un petit écran, sur lequel je vis une succession rapide de visages humains.
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Ce kaléidoscope s'arrêta sur un très beau visage, d'une grande bonté A ce moment précis, j'ai crié : « Mon Dieu, pourquoi ne me parles-tu pas ainsi ? » Et aussitôt, j'ai commencé à pleurer avec une extrême violence, envahi par la conscience profonde d'être aimé, de Dieu. »
A la suite de cet épisode, Grégoire va consulter un médecin qui, peu de temps avant, lui avait déconseillé de faire une psychanalyse. Jugeant peut-être cet épisode comme rentrant dans le contexte d'un état névrotique, le psychanalyste change d'avis et conseille, cette fois, la cure ; elle commença le 17 janvier 1961.
Le 8 Mars on découvre chez Grégoire Lemercier un mélanosarcome de l'œil qui est extirpé le lendemain même. Pour le supérieur de Cuernavaca, aucun doute que « l'expérience décisive de la nuit du 4 Octobre 1960 soit en relation profonde avec le début du cancer ». Les ophtalmologistes que j'ai consultés à ce sujet sont beaucoup plus sceptiques sur le rapport d'organicité qu'il peut y avoir entre cet épisode hallucinatoire unique et un début de tumeur rétinienne. Toujours est-il que ce fut l'occasion de l'indication de la psychanalyse. Médicalement on ne saisit pas très bien le lien entre les deux épisodes, et là, l'histoire s'écarte de celle de Pascal. Dans un mémoire fort intéressant ([^98]), un ophtalmologiste réputé, René Onfray, émettait l'hypothèse d'une relation directe entre l'abîme que Pascal sentait à son côté, l'illumination de la nuit du 23 Novembre 1654, et les conséquences d'une migraine ophtalmique récidivante ([^99]). Une hémianopsie expliquant le trou noir de l'abîme et un scotome scintillant expliquant les premiers mots du Mémorial « Feu ». L'hypothèse de René Onfray édifiée sur des bases scientifiques et historiques est très vraisemblable ; elle ne touche en rien aux valeurs spirituelles pascaliennes. Peu de temps avant de mourir, l'abbé Brémond rassurait René Onfray sur la portée de son interprétation : « Rien là de scandalisant, pour nous du moins, qui n'attachons qu'une importance médiocre aux côtés sensationnels de l'expérience mystique. »
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La relation de cause à effet entre l'hallucination et le mélanosarcosme de Grégoire Lemercier nous apparaît beaucoup plus problématique. Devons-nous pour cela rejeter toute explication organique et discuter uniquement les manifestations névrotiques ou le phénomène mystique ? Le président de la Société mexicaine de Psychanalyse, en posant l'indication d'une cure analytique, semble avoir penché du côté de la névrose ou tout au moins du trouble fonctionnel psychogénétique, mais rien ne permet de l'affirmer. Quelle que soit l'origine de cette vision hallucinatoire, elle fut l'occasion pour Grégoire Lemercier de réviser sa ligne de vie. Son œil énucléé, il écrit : « Depuis lors, je vois mieux ; j'ai découvert une nouvelle dimension, plus intérieure, plus profonde, dans ma vie. L'œil que j'ai perdu pour voir les choses extérieures, je l'ai retrouvé au centuple pour voir les choses spirituelles, le royaume des cieux qui est en moi. » Nous retrouvons là un Grégoire Lemercier pascalien : celui du « Bon usage des maladies ».
Quoiqu'il en soit, voici notre supérieur borgne (je le suis aussi) en psychanalyse et, nous dit-il, transformé. Toute la communauté de Cuernavaca va être entraînée dans une aventure psychanalytique généralisée ! Comment peut-on juger cette expérience d'un point de vue technique ?
Laissons de côté le cas particulier de Grégoire Lemercier qui depuis cinq ans se soumet à une psychanalyse au rythme de quatre séances par semaine. Les milieux ecclésiastiques se sont émus du nombre très important des départs de jeunes candidats novices soumis à la psychanalyse. Il ne faut sans doute pas trop s'en inquiéter ; plusieurs facteurs peuvent faire considérer ce phénomène comme normal. Le supérieur de Cuernavaca s'est, en effet, interdit de formuler la moindre exigence d'équilibre mental à l'admission des candidats.
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Imperturbable d'optimisme, il estime que sa tentative est justifiée par « les possibilités insoupçonnées de la thérapie (psychanalyse) même dans les cas de psychose ». Cette affirmation surprendra psychiatres et aussi psychanalystes qui savent ce qu'on peut légitimement attendre de la thérapeutique analytique des psychoses.
Je ne pense pas que le supérieur d'un monastère puisse raisonnablement permettre l'accès de son noviciat à des malades psychiques, surtout lorsqu'il s'agit d'un ordre contemplatif. Tous ceux qui ont tant soit peu l'expérience des vocations religieuses savent avec quelle prudence il faut reconnaître comme valables des appels qui risquent d'être motivés davantage par un autisme pathologique que par des raisons spirituelles authentiques ([^100]). Grégoire Lemercier a dû réviser sa conception puisqu'il a fait de cette constatation une des raisons qui l'amenèrent à mettre fin à son expérience.
Qu'il y ait eu dans ces conditions de nombreuses défections ne saurait surprendre et sans doute cela était-il mieux pour l'équilibre de la communauté.
Ce qui est quelque peu troublant, c'est que tout le monde fut mis à la même sauce. L'expérience personnelle que je puis avoir des problèmes psychiatriques concernant les vocations religieuses explique ma réticence. J'ai un peu plus de 900 dossiers concernant clercs, religieux ou religieuses ayant présenté des troubles relevant de la psychiatrie ou posant simplement un problème d'orientation.
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-- Un petit nombre me parut justiciable de psychanalyses. Elles furent assurées en partie par moi, en partie par d'autres collègues.
-- D'autres cas n'étaient justiciables que de psychothérapies d'inspiration analytique.
-- D'autres ne relevaient que de thérapeutiques non psychologiques.
-- D'autres enfin devaient être conduits à changer d'orientation.
A Cuernavaca, toutes les nouvelles recrues devaient passer par la thérapeutique analytique. Dom Lemercier donne à longueur de pages l'exposé des merveilleux résultats obtenus par la seule psychanalyse : et cela dans tous les domaines, qu'il s'agisse de l'âme, de l'esprit ou du corps !
Le médecin est un peu surpris par l'exposé dithyrambique des résultats qui évoquent davantage le prospectus que l'observation clinique. Mais rien ne nous permet de mettre en doute ce qui a été observé par le supérieur de Cuernavaca. Personnellement je suis convaincu que tout ce qui est avancé est éventuellement dans la possibilité de la cure analytique, mais l'expérience prouve qu'il n'est pas de méthodes thérapeutiques qui soient applicables dans tous les cas en garantissant des résultats positifs identiques à tout coup.
Le Père Lemercier juge inestimable le bénéfice obtenu. Il pense qu'il ne peut être question sans danger, d'interrompre une telle expérience ; cette expérience ne saurait être, d'après lui, poursuivie en dehors de lui-même qui a « ouvert une brèche qui conduit à des recherches insoupçonnées », et dont la destitution viendrait « trop tard... ou trop tôt ». La lecture des pages 49 à 53 de son livre peuvent conduire le psychiatre à une certaine perplexité quant aux résultats de l'analyse du R.P. Lemercier. Il est vrai que, bien que se déroulant depuis plus de cinq ans, il a soin de nous préciser qu'elle n'est pas terminée, par conséquent tous les espoirs sont permis.
267:113
On serait tenté, à le lire, de parler d'une certaine hypertrophie du moi, et d'une rigidité de la pensée qui sont heureusement en grande partie démenties par la teneur des dialogues qui restent l'essentiel de ce livre.
Tout ce que nous savons de précis, toujours grâce à la franchise de Dom Lemercier, c'est que sa propre analyse ne lui permit pas toujours de donner le maximum de ce qu'il aurait pu à ses frères, eux-mêmes en inquiétude psychanalytique. Il ne déguise pas les difficultés derrière les succès. L'envahissement psychanalytique de Cuernavaca aboutit à ce que, en dehors de l'adaptabilité de Frère Bernard et de la sainteté du très âgé Frère Maur, tous ceux qui « en toute liberté » n'ont pas accepté la psychanalyse « ont demandé ou la dispense des vœux, ou la possibilité de vivre hors de notre monastère ». La psychanalyse a donc provoqué des départs sur les deux fronts : celui de certains qui s'y soumettaient et celui de presque tous ceux qui s'y refusaient.
Les départs volontaires de ceux qui n'étaient pas analysés après mise en contact avec ceux qui l'étaient ne va pas sans poser un problème. Sans doute faudrait-il étudier les motivations particulières de chaque cas, mais le fait est là et le R.P. Lemercier ne nous le cache pas. N'y aurait-il pas de dialogue, ni même de coexistence possibles, entre analysés et non-analysés ? Ceci est grave et dépasse le cadre de Cuernavaca.
Il intéressera les médecins, soucieux de connaître le coût d'une thérapeutique, de savoir que l'expérience de Cuernavaca a englouti plus de la moitié des revenus du Monastère. Cela aussi doit être considéré.
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Techniquement, les méthodes employées pourraient être discutées. Ce fut surtout la psychanalyse de groupe qui fut utilisée. Personnellement je préfère dans ce domaine très particulier de l'engagement vocationnel une thérapeutique individuelle. Il est possible que la psychanalyse collective ait eu son intérêt pour réaliser à travers les différences personnelles une homogénéité plus accusée de la communauté. L'affrontement de la psychothérapie de groupe a pu éviter de rendre traumatisant l'affrontement d'une vie communautaire de tous les jours.
Ce qui heurte le plus le clinicien dans cette aventure, c'est l'absence (qui paraît totale) de souci diagnostique avant de mettre les novices au régime psychanalytique. Peut-être le Père Lemercier considère-t-il la psychanalyse non pas comme une thérapeutique qui s'adresse à une maladie particulière, mais comme une vaccination qui intéresse tout le monde : il n'est cependant pas de vaccination qui ne connaisse ses contre-indications.
L'attitude de Dom Lemercier paraît avoir été assez autoritaire en la matière et assez peu conforme aux usages qui régissent l'emploi des thérapeutiques. N'a-t-il pas écrit ailleurs qu'il ne s'agissait pas de savoir qui a besoin de se soigner, mais de savoir s'il y a profit ? Et pour lui le profit analytique ne saurait être discuté.
La psychanalyse n'est pas saine pour tout le monde ; elle peut guérir, elle peut enrichir parfois, elle peut aussi stériliser. Freud l'exprimait lui-même et savait poser les contre-indications de la thérapeutique qu'il avait inventée. Il faut lire les souvenirs de Bruno Goetz sur Freud ([^101]). Sigmund Freud déconseille à un jeune patient de se soumettre à une analyse : « Eh bien, mon bon ami Goetz, je ne vous analyserai pas, vos complexes feront votre salut... » « Gardez votre hardiesse, cela importe, et ne vous faites jamais analyser. » Regrettons que les élèves de Freud n'aient pas tous gardé sa prudence et son bon sens, et surtout son esprit médical qui lui imposait de faire un diagnostic avant de proposer une thérapeutique.
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L'aventure psychanalytique interne de Cuernavaca a pris fin. Pour quel motif ? Ce n'est pas très net. Le Supérieur nous en donne deux raisons. Le monastère en psychanalyse « attirait les jeunes plus soucieux de régler leurs conflits intérieurs que désireux de se consacrer à Dieu ». C'est une des choses qui peut faire le plus de tort à la psychanalyse que cette aura morbide qui l'accompagne dès qu'elle sort de son terrain normal d'application. La deuxième raison est que ce monastère a suscité chez beaucoup de catholiques « un scandale » auquel le R.P. Lemercier dit profondément répugner. Mais, qui a accepté, sinon créé, toute cette publicité autour d'une expérience qui aurait eu tout intérêt à se dérouler dans le silence ?
Si l'expérience analytique à l'intérieur du couvent est terminée, une autre expérience commence à sa porte sous l'égide du Père Lemercier. Il s'agit du « Centre psychanalytique Emmaüs ». Ce centre original où l'ergothérapie vient doubler la psychanalyse est de création trop récente pour pouvoir porter un jugement. En soi, cette clinique d'un type spécial, dans une ambiance spirituelle spéciale, peut être une innovation intéressante. Elle se place sous le signe de la bienfaisance « travail du peuple par le peuple pour le peuple », dit le Père Lemercier. Formule qui peut soulever quelques problèmes.
Le Père Lemercier veut que ses bénédictins deviennent « les pionniers de cet affrontement communautaire de la névrose ». L'idée est sans doute généreuse, mais attention au bouillon de culture qui risque de résulter de cet « affrontement communautaire » de déséquilibrés.
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Je souhaite la réussite d'un tel centre et j'émets le vœu qu'à sa tête soit mis un psychiatre d'expérience, sachant poser un diagnostic, ne mettant pas tous les malades systématiquement au même régime, et capable de poser, comme Freud, les contre-indications d'une cure psychanalytique tout autant que son indication.
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### Principes d'une Éducation nationale
Nous reproduisons ci-dessous le rapport présenté par Étienne MALNOUX au colloque organisé à Paris, les 18 et 19 mars, par le « Club Réalités nouvelles » que présidé Jean-Marc Varault (secrétariat général du Club : Jean Tanazacq, 21, rue Ernest-Renan, Paris XV^e^).
Le Premier Ministre, M. Pompidou, a récemment déclaré que la réforme de l'Éducation Nationale était la plus grande réussite de la V^e^ République. Il est possible, en effet, que par comparaison avec d'autres domaines de la politique de la V^e^ République, l'Éducation Nationale soit une réussite. Elle n'en demeure pas moins, dans l'absolu, par ses résultats, et en raison de ses principes, *un échec retentissant.*
Une organisation de l'instruction publique solide, cohérente, qui avait certes besoin de retouches et de réformes, a été saccagée de fond en comble, et remplacée par un monstre. Ou bien ce montre -- ce cancer -- fera périr d'ici quelques années le corps social qui le nourrit à ses dépens : la France -- ou bien le corps social aura réagi assez vigoureusement pour éliminer le cancer qui causerait sa perte.
Nous nous proposons d'établir dans cette étude les grandes lignes d'une politique de l'éducation nationale conforme à la survie de notre pays. Nous n'aborderons que dans son principe préalable le problème de la liberté de l'Enseignement.
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##### I -- *Une liberté fondamentale : La liberté de l'enseignement.*
La liberté de choix de la famille, première éducatrice, est évidemment fondamentale. Nous devons donc lutter contre toutes les tentatives totalitaires qui sont vives en matière d'enseignement, en particulier dans les partis de gauche.
Dans l'état présent des choses, l'enseignement libre apparaît non seulement comme un droit mais aussi comme une nécessité de fait ; l'enseignement public serait absolument incapable d'assurer la scolarisation des élèves de l'enseignement libre. Le système de subvention de l'enseignement libre par l'État, au moyen de différents contrats, a certainement sauvé l'enseignement libre, en assurant à ses maîtres des traitements plus élevés, il a permis à l'État d'établir un certain contrôle de la qualité de son enseignement. Mais la contre-partie est une ingérence dans l'enseignement, les méthodes, les programmes et même l'esprit qui sont de plus en plus conformes et assimilés à ceux de l'enseignement public.
Une liberté n'est effective que lorsqu'on est en mesure de l'exercer. Ce n'est pas le cas pour l'enseignement. Beaucoup de parents, qui préféreraient confier leurs enfants à l'enseignement chrétien, doivent choisir l'enseignement public et laïc parce qu'ils n'ont pas les moyens de payer des pensions plus onéreuses. La liberté de l'enseignement devrait, pour être réelle, s'accompagner du moyen de l'exercer, par exemple par reversement aux familles ayant des enfants qui poursuivent des études, d'une allocation scolaire correspondant à l'entretien d'un enfant dans l'enseignement public, primaire, secondaire, technique, supérieur, etc. selon le cas.
273:113
Les familles auraient ainsi la disposition de cette somme pour choisir soit l'enseignement public et laïc, intégralement couvert par cette allocation, soit un enseignement privé, confessionnel ou autre de leur choix. Cette allocation pourrait facilement être adjointe aux allocations familiales.
L'étude qui va suivre concerne particulièrement l'enseignement public, mais aussi l'enseignement privé dans la mesure où il est lui aussi touché par les récentes mesures de réforme de l'enseignement.
##### II -- *L'enseignement primaire ou élémentaire.*
C'est la base de tout enseignement. Il est à l'heure actuelle fort médiocre, caractérisé par la disproportion entre ses ambitions et ses réalisations. Il conviendrait de le ramener au but modeste et précis de ses promoteurs : *Une instruction publique*. Il conviendra donc de réduire cet enseignement démesurément et prématurément encyclopédique, qui prend fin, dans l'état actuel de la législation avec l'entrée de l'enfant en classe de 6^e^, à des objectifs très précis, limités et pratiquement réalisables.
Enseignement du Français : lecture, minimum d'expression correcte et intelligible, grammaire, orthographe (cet enseignement est souvent, à l'heure présente, lamentable, tant par la médiocrité des manuels, que par l'incompétence des maîtres et l'insuffisance des horaires)
Les mécanismes élémentaires du calcul ;
Quelques notions d'histoire de France, de Géographie et de Sciences, à condition qu'elles soient enseignées de façon concrète, compréhensible à des enfants très jeunes (quittant en principe l'école primaire à 10 ou 11 ans), et dans un langage non technique assez simple pour être entendu de cette catégorie d'élèves.
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Un tel enseignement n'est convenable qu'avec des effectifs raisonnables (une trentaine d'élèves au maximum), dans des locaux décents, adaptés à leur but scolaire (la consultation des usagers -- instituteurs, professeurs -- par les architectes, semble indispensable ; elle n'est en fait jamais réalisée).
Les écoles normales d'instituteurs ne fournissent qu'une faible proportion des instituteurs et institutrices ; parmi les normaliens, 25 à 50 % quittent l'enseignement primaire pour les centres d'Enseignement Général ou les I.P.E.S. La majorité des maîtres de l'enseignement primaire viennent de l'enseignement secondaire avec une formation pédagogique dérisoire (8 jours de théorie, en moyenne ; exceptionnellement stage de 4 mois en école normale. ; en pratique, le plus souvent, aucune préparation).
Les écoles normales, qui ne sont plus que les séminaires d'un anticléricalisme anachronique et servent surtout au recrutement du Syndicat National des Instituteurs, devront être réformées pour devenir des instituts de formation professionnelle pour les titulaires du baccalauréat, instruits par l'enseignement secondaire normal et désireux de devenir instituteurs.
##### III -- *Une impossible chimère : La prolongation de la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans.*
Généreuse dans ses intentions, elle est discutable dans son principe, irréalisable en fait dans la présente conjoncture.
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Beaucoup d'enfants, environ 1/3 des élèves de l'école primaire, sont estimés inaptes à poursuivre des études secondaires, longues ou courtes, avec profit. Ils seront en principe gardés jusqu'à 16 ans dans la « section pratique terminale ». A cette garderie pour adolescents, dont les résultats risquent d'être fort décevants, l'organisation d'un apprentissage professionnel pratique et artisanal semble très préférable.
De plus, il faudrait, en mettant la section terminale en place cette année, 30 à 40.000 instituteurs supplémentaires spécialement formés à cet effet, au bout de 4 ans. Or en 1966-1967, seulement 360 instituteurs spécialisés, seront formés. A ce rythme, 107 ans seraient nécessaires pour mettre en place la réforme. Il faudrait 10.000 instituteurs supplémentaires par an, et non 360.
Un recrutement aussi important, quand d'autre part on doit encore faire appel aux instituteurs pour improviser la plus grande partie du premier cycle de l'enseignement secondaire, est manifestement disproportionné avec nos ressources intellectuelles.
Il faut donc se limiter à des ambitions plus modestes et effectivement réalisables :
-- Renvoyer aux calendes grecques la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans ;
-- Améliorer la qualité de l'enseignement primaire.
-- Rétablir et organiser l'apprentissage.
##### IV -- *L'Enseignement du Second Degré.*
Depuis longtemps moribond, attaqué de toutes parts, dénaturé, abâtardi, falsifié, l'enseignement secondaire a reçu de la réforme Fouchet le coup de grâce que lui préparait, depuis 20 ans, le plan Langevin-Vallon. Il n'y a plus, à l'heure actuelle, d'enseignement secondaire.
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L'idée fausse, intégralement fausse, du système actuel, est de vouloir faire passer par le même moule, sous le spécieux prétexte de démocratisation de l'enseignement et d'égalité, tous les enfants de France.
Restauration\
d'un enseignement secondaire.
Si l'on admet qu'un ex-grand pays a encore besoin d'une élite, celle-ci doit être préparée par un enseignement approprié. C'est notre ancien enseignement secondaire qui devra être restauré dans toute sa pureté et débarrassé de ses excroissances parasites. Cet enseignement intelligemment sélectif devra être réservé à des élèves naturellement doués, intelligents, travailleurs, et professé par un corps enseignant d'élite, essentiellement constitué d'agrégés, dès la classe de 6^e^.
Il devra comprendre deux grandes options : littéraire et scientifique.
*L'enseignement littéraire* inclura l'indispensable formation classique à base de latin et de grec ; un enseignement du Français, rigoureux, et non impressionniste, visant à développer l'esprit de rigueur intellectuelle (esprit de géométrie), la correction, l'exactitude et l'élégance de l'expression (esprit de finesse) ; une connaissance précise des faits historiques et géographiques, préalable à l'élaboration de théories aventurées et prématurées ; l'étude d'une langue étrangère, suffisamment poussée et approfondie pour en avoir une connaissance utilisable ; éventuellement l'étude d'une 2^e^ langue vivante.
Cet enseignement est destiné en priorité à la préparation des études supérieures des Facultés de droit et sciences économiques, lettres et sciences humaines, Institut des sciences politiques.
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L'enseignement scientifique
Il comportera nécessairement un minimum de formation littéraire (notamment en ce qui concerne la composition et la rédaction dans un Français correct et clair ; latin et, facultativement, grec ; une langue vivante).
Cette formation littéraire de base, indispensable pour un véritable savant, devra en outre permettre sans difficulté l'orientation, vers la branche littéraire, des élèves qui s'avéreront incapables de poursuivre des études scientifiques théoriques de plus en plus abstraites et difficiles.
Les disciplines scientifiques proprement dites devront être dosées en difficulté et en quantité en fonction de l'âge des élèves. Une recherche psycho-pédagogique raisonnable, empirique et prudente aboutirait sans doute à mettre l'accent, en début de scolarité, sur l'apprentissage des disciplines où les mécanismes spontanés ont le plus d'importance, notamment celui des langues, sans toutefois négliger la formation du jugement et du raisonnement intellectuel. Les études abstraites et théoriques de mathématiques, physique, chimie, biologie, devraient être réservées de façon progressivement intensive à un âge plus tardif et plus mûr.
Cet enseignement devra être dispensé dans des établissements spécialisés, sans division en cycles, sans solution de continuité de la 6^e^ aux classes terminales de philosophie, sciences expérimentales et mathématiques élémentaires ; comparables aux anciens lycées et collèges, ces établissements n'auront rien de commun avec les misérables usines d'enseignement qui leur ont fait suite (3 à 5 000 élèves). Ils resteront à l'échelle humaine (500 élèves au maximum), ce qui permet au directeur d'un établissement et à ses professeurs de connaître leurs élèves suffisamment pour conseiller les parents en connaissance de cause sur l'orientation de leurs enfants.
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Des enseignements parallèles.
Parallèlement à un enseignement secondaire classique traditionnel rénové devront être étudiées et instaurées d'autres formes d'enseignement, des enseignements techniques et un enseignement comparable par ses méthodes et son efficacité, sinon par son esprit, à l'ancien enseignement primaire supérieur, contaminé et avili, lui aussi, par assimilation et confusion avec l'enseignement secondaire.
L'enseignement technique
De gros efforts ont été faits, du moins en parole. Il devra être aussi varié que possible, avec des paliers et niveaux, et conforme aux besoins effectifs de l'économie et des employeurs. Il devra être au départ essentiellement pratique, la partie théorique n'étant que le complément indispensable de la connaissance pratique, et aussi concret que possible. L'enseignement théorique et abstrait, et une certaine culture humaniste s'ajouteraient ultérieurement pour ceux qui seraient capables d'en tirer profit et de rejoindre au niveau de l'enseignement supérieur par des voies toutes différentes ceux qui auraient poursuivi des études secondaires scientifiques.
L'enseignement primaire supérieur
Son rétablissement correspond autant à la réalité sociale qu'aux besoins économiques. Moins ambitieux, moins abstrait que l'enseignement secondaire, il sera un enseignement moderne rationnel, concret et pratique.
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Destiné d'abord à former les cadres moyens du secteur tertiaire, il sera divisé en cycles, qui seront pour l'élève autant d'étapes, où il pourra s'interrompre, avec un certain bagage de connaissances directement utilisable au point de vue professionnel, et d'où il pourra repartir s'il en a les capacités, le courage et l'ambition, et finalement aboutir éventuellement, par une voie différente, plus lente, plus progressive, aux écoles techniques supérieures, aux grandes écoles et aux universités.
Les programmes et l'esprit de cet enseignement seraient différents de ceux de l'enseignement secondaire, tout en lui étant parallèle. Les méthodes pédagogiques également. Le corps professoral serait constitué de licenciés ou certifiés pourvus d'une formation pédagogique spécialisée, auxquels on pourrait adjoindre dans les classes inférieures des instituteurs dont les connaissances et la formation auraient été ultérieurement elles aussi spécialisées.
Cette variété d'enseignement, complétée par les apprentissages, devrait permettre à tous les enfants de trouver la voie correspondant à leurs capacités et à leurs désirs, tout en ménageant à ceux dont les aptitudes se révèleraient plus tardivement ou différemment, la possibilité d'accéder aux enseignements supérieurs.
Le baccalauréat.
Son caractère énorme et monstrueux rend nécessaire sa restauration dans sa forme traditionnelle. L'accumulation d'une quantité d'épreuves à la fin des classes terminales explique suffisamment la forte proportion d'échecs, ainsi que la médiocrité de fait des bacheliers, qui contraste de façon dérisoire avec l'ambitieuse prétention des programmes et des connaissances présumées acquises.
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*Le baccalauréat en deux parties, avec ses épreuves écrites et orales et ses deux sessions est en fin de compte la formule la mieux équilibrée, la plus sage, et la plus juste.*
D'autres examens sanctionneraient l'enseignement primaire supérieur, brevet simple, brevet supérieur, ou équivalents. Une année supplémentaire de rattrapage et d'adaptation pourrait permettre aux mieux doués des titulaires du Brevet supérieur de préparer un examen spécial d'entrée dans les différentes facultés ou d'accéder aux classes préparatoires aux grandes écoles.
##### V -- *L'implantation scolaire.*
Il faudra réagir avec vigueur contre les tendances centralisatrices actuelles, c'est-à-dire mettre l'enseignement le plus près possible des familles.
Coûte que coûte, devront être maintenues les écoles primaires rurales, qui seules, avec l'existence de paroisses réellement animées par un curé résident, peuvent enrayer la catastrophique désertion des campagnes et la constitution de prolétariats urbains.
Les onéreux ramassages scolaires sont un pis aller qui présente de nombreux inconvénients, perte de temps due aux transports souvent lents et médiocres, grande fatigue pour les enfants qui doivent se lever très tôt, manquent de sommeil et travaillent mal toute la journée, rentrent le soir exténués, incapables de faire leurs devoirs et d'apprendre leurs leçons.
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Aussi les établissements dispensant un enseignement primaire supérieur jusqu'à la classe de 3^e^ (actuels C.E.S. ou C.E.G.) devraient-ils être de petits établissements largement disséminés et aisément et effectivement accessibles aux enfants. C'est par là que commencera une véritable démocratisation de l'enseignement qui ne soit pas un leurre démagogique. La démocratisation passe par la décentralisation.
Les lycées classiques et les établissements primaires supérieurs ne devront pas être amalgamés et jumelés en d'énormes ensembles scolaires. Eux aussi devront être disséminés le plus possible. Il vaut mieux deux petits lycées dans deux villes d'un département qu'un seul gros à la préfecture.
##### VI -- *L'Enseignement Supérieur.*
Le dernier étage de la Réforme Fouchet a sérieusement mis en péril l'enseignement des Facultés des lettres et sciences humaines.
1. -- La propagande démagogique qui incite jeunes gens et parents aux études universitaires a provoqué vers les Facultés des lettres un afflux important de candidats, qui, en d'autres temps, n'auraient pas entrepris de telles études. Par contre, les inscriptions en Sciences ont été inférieures au Plan. Ce qui n'a rien de surprenant, vu la grande difficulté et l'extrême abstraction des études scientifiques. Certaines disciplines connaissent un engouement extrême notamment de la part de jeunes filles sans vocations intellectuelles spéciales : sur 8 522 étudiants et étudiantes inscrits en 1^er^ année de licence à la Faculté de lettres de Paris (Sorbonne), il y en a 1591 pour l'anglais, 1527 pour les lettres modernes, 1390 pour la psychologie. Les matières « nobles » sont en diminution inquiétante : 818 pour l'histoire -- 300 pour la géographie -- 477 pour la philosophie -- 368 seulement pour les lettres classiques.
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Ces chiffres consacrent la disparition de l'enseignement *secondaire* : les professeurs agrégés des lettres y apparaîtront comme des survivances archaïques alors que les psychologues orienteuses professionnelles y décideront de tout et en particulier de l'avenir des élèves.
Il conviendra, ne serait-ce que par conseil et propagande, d'empêcher cette pléthore de candidats impropres à l'enseignement supérieur.
2\. -- Le système des « années » est en train de faire la preuve de son inanité. La Sorbonne sort à peine de la pagaïe où la plongée la mise en place des nouvelles structures. Dans certaines disciplines (anglais notamment) les travaux pratiques, pièce maîtresse de la Réforme, n'ont commencé qu'après Noël.
Pour organiser les travaux pratiques avec un horaire correspondant en moyenne à la moitié des maximum prévus par le texte de la Réforme, le personnel actuel d'assistants et de maîtres-assistants est très insuffisant, et il a fallu recourir à l'aide massive de professeurs de lycée, dont on a tiré, pour certaines disciplines le maximum possible.
On ne voit pas bien comment pourront être mises en place, l'an prochain la 2^e^ et 3^e^ année, faute de personnel qualifié, si l'on veut continuer d'assurer la moitié des heures de travaux dirigés prévues par la réforme, et nécessitées par la médiocrité d'une partie importante des étudiants.
Il apparaît déjà que la baisse générale des niveaux s'accentue. Les futurs licenciés des facultés des lettres seront des professeurs généralement médiocres qui enseigneront eux-mêmes à des élèves de plus en plus médiocres. Ainsi tout notre système public d'éducation est-il inéluctablement voué à un rapide déclin de qualité. Notre enseignement supérieur n'est plus qu'un enseignement primaire supérieur prisonnier d'un dirigisme intellectuel bureaucratique et borné, prétentieux et puéril.
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Il conviendra donc dans ce domaine de revenir au bon sens. L'enseignement supérieur doit être un enseignement d'élite, destiné à des esprits adultes, et non à des enfants. Une première année « antichambre », correspondant à l'ancienne propédeutique devra être une initiation aux méthodes de l'enseignement supérieur, au travail et à la réflexion personnels. Les cours magistraux, et quelques heures de travaux dirigés ne doivent être que des auxiliaires, destinés à guider et éclairer le travail personnel des étudiants et non à leur apporter une panacée, reçue passivement, et les dispensant de tout effort intellectuel.
Le rétablissement du système judicieux, libéral et de haute qualité scientifique des certificats de licence, qui pourra être modifié et aménagé dans ses détails, s'impose dès à présent, après la faillite, aisément prévisible, de la malencontreuse expérience en cours.
3\. -- *Pour l'indépendance de l'Université.* Bien que difficilement réalisable dans la pratique en raison des structures centralisées de l'administration et des services publics en France, le principe de l'autonomie et de l'indépendance des Universités est vivement souhaitable. Des Universités libres, complètement indépendantes de l'emprise de l'État, comme celles de l'Angleterre ou des États-Unis, et recevant leurs moyens d'existence non seulement des largesses de l'État ou des corps publics intermédiaires, mais aussi de subventions privées, de dotations diverses, constituent certainement un idéal. Dans l'immédiat, une autonomie financière permettant aux Recteurs et aux Doyens de présenter un budget, et de disposer des fonds qui leur sont accordés sans en référer au ministre dans les moindres détails, serait une amélioration importante et ouvrirait la voie progressivement à de véritables libertés universitaires.
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Mais il convient de remarquer que la politisation des syndicats universitaires et étudiants ne peut que rendre inquiétantes certaines perspectives de « dénationalisation » des universités. Un recteur puissant, élu indirect de tel parti politique ne serait-il pas beaucoup plus dangereux, beaucoup moins libéral que les actuels recteurs, fonctionnaires administratifs parfaitement inoffensifs ?
Le fractionnement et la multiplication d'Universités très spécialisées et éventuellement rivales seraient sans doute d'heureuses mesures. De tels établissements seraient d'une construction moins onéreuse ; plus efficaces dans leur administration, leur fonctionnement, leur enseignement. Une dissémination et une décentralisation de l'enseignement supérieur seraient ainsi possibles ; les étudiants y accèderaient avec moins de difficultés. Les avantages sociaux ne seraient pas moindres. Contact plus étroits avec les familles, moindre dépaysement, moins de problèmes de logement, moindre massification.
Mais dans l'immédiat il nous paraît encore plus urgent d'achever les universités et campus ambitieux qui sortent si laborieusement de la boue dans les environs de certaines grandes villes, de les rendre enfin utilisables et accessibles aux étudiants, qui ont paradoxalement beaucoup plus de commodités et d'avantage à venir étudier à Paris !
Il conviendrait aussi de pourvoir ces nouveaux établissements et les anciens du nombre suffisant de professeurs qualifiés.
##### VII -- *Le problème de base : Le Recrutement du corps enseignant.*
A tous les échelons, dans tous les domaines, de l'instituteur au professeur de Faculté, c'est le problème-clé.
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Si la question des locaux est grave et imparfaitement résolue, on peut considérer qu'elle est soluble en y mettant le prix. Ce n'est qu'une question d'argent.
Celle des maîtres est beaucoup plus complexe. Il est illusoire d'imaginer que l'on puisse indéfiniment, et à volonté extraire de la population française des maîtres suffisamment qualifiés pour faire face honnêtement aux besoins énormes d'une scolarisation massive et prolongée d'élèves dont une forte proportion est fatalement d'intelligence moyenne ou médiocre.
Il faut donc choisir ; ou bien on s'obstinera dans cette chimère et l'on fera un enseignement de masse avec des enseignants formés en masse, et par conséquent d'un niveau très bas. Les conséquences pour l'ensemble de la nation seront graves et la fameuse démocratisation ne sera qu'une médiocratisation.
Ou bien il faudra revenir au bon sens, et proportionner prudemment et sagement l'extension de la scolarité à tous les niveaux aux besoins du pays d'une part et aux possibilités d'encadrement et d'enseignement. C'est une dangereuse illusion que de s'imaginer compenser l'insuffisance du savoir par quelques petites recettes pédagogiques. La vraie pédagogie, c'est d'abord l'intelligence, le savoir et la pratique. Il est de toute façon impérieux de maintenir à tous les échelons le niveau de connaissance indispensable :
Baccalauréats + formation pédagogique pour l'enseignement primaire.
Licence + formation pédagogique pour l'enseignement primaire supérieur.
Formation appropriée pour les enseignements techniques.
Agrégation, en principe, ou à défaut, certificat d'aptitudes pédagogiques pour l'enseignement secondaire.
Doctorat, et agrégation pour l'enseignement supérieur.
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Le recrutement ne pourra être maintenu sans baisse du niveau que si les salaires du corps enseignant sont relevés d'une façon décente. Il faut de l'héroïsme à un jeune homme bien doué en sciences pour préférer l'enseignement à une carrière privée d'ingénieur qui lui permettrait de vivre et de faire vivre une famille infiniment mieux. La modicité des salaires éloigne de l'enseignement les éléments de la population les plus ambitieux, les plus entreprenants et les mieux doués ; elle oblige ceux qui s'y sont fourvoyés ou bien à végéter dans la gêne, ou bien à compléter leur traitement par des besognes annexes plus ou moins humiliantes, qui les empêchent d'améliorer leurs connaissances et de consacrer à leur enseignement autant de soin qu'il conviendrait. Un traitement décent, une existence exempte de gêne et d'inquiétude financière sont probablement l'indispensable base d'une bonne pédagogie.
#### RÉSUMÉ ET CONCLUSION
1 -- Dans la perspective d'une sauvegarde des libertés fondamentales réelles, la liberté de l'enseignement, c'est-à-dire la possibilité effective pour les familles d'envoyer leurs enfants à l'école de leur choix, pourrait être effectivement réalisée par une allocation scolaire aux familles ayant des enfants à l'école ou en apprentissage, comparable aux allocations familiales.
2 -- Réforme de l'enseignement primaire dans le sens d'une simplification quantitative et d'une amélioration qualitative de l'enseignement des rudiments. Transformation des écoles normales d'instituteurs en instituts de formation pédagogique.
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3 -- Abandon de la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans, du moins sous sa forme strictement scolaire. Par contre la scolarisation obligatoire jusqu'à 16 ans sous forme d'apprentissage est souhaitable et sans doute réalisable.
4 -- La formation d'élites nationales est une nécessité impérieuse. Elle implique la restauration d'un authentique enseignement secondaire dont le programme d'études véritablement formateur soit enseigné par des professeurs réellement qualifiés, en vue de la préparation aux différentes formes d'enseignement supérieur. Le rétablissement d'un baccalauréat comportant écrit et oral, en deux ans, avec deux sessions, serait une mesure de sagesse et de bon sens.
5 -- Parallèlement, il faudra mettre en place des enseignements techniques et primaire supérieur, « à paliers », dont chaque étape constituera une qualification directement et pratiquement utilisable, mais qui ne serait pas une impasse pour ceux qui se révèleraient capables d'accéder aux enseignements supérieurs.
6 -- L'enseignement supérieur des Facultés doit demeurer supérieur, notamment dans les Facultés de lettres, qui sont actuellement envahies d'étudiants inaptes, dont le dirigisme, instauré par le découpage en années, ne fera que des licenciés très médiocres. L'enseignement supérieur doit avoir pour but la formation et la sélection libérales d'une élite intellectuelle. La faillite du nouveau système est dès à présent la preuve de la supériorité du régime aboli des certificats.
7 -- L'autonomie des Universités est un idéal lointain dans les perspectives de plus en plus centralisatrices de la V^e^ République. Néanmoins, toute mesure donnant aux Facultés quelque indépendance dans l'établissement et la gestion de leur budget est souhaitable et immédiatement réalisable.
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8 -- La qualification des maîtres à tous les échelons, en nombre suffisant, est la condition de toute remise en ordre dans le domaine de l'enseignement. Ceci implique une rétribution décente du corps enseignant.
La reconduction de l'actuelle politique scolaire remet à un futur indéterminé tout redressement dans ce domaine. Il faudra d'abord que la politique en cours ait accompli ses ravages pour que sa nocivité et son absurdité aient fait leur preuve. Mais sur quelles ruines ne faudra-t-il pas reconstruire ?
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## AVIS PRATIQUES
##### *L'Atelier d'art graphique Dominique Morin : sous la marque de Martin Morin*
Né en 1455, à Orbec en Normandie, Martin Morin vint de bonne heure à Rouen faire carrière dans le commerce du livre, où il montra application et ingéniosité. De riches bourgeois de la ville, les frères Lallement, en relations avec l'atelier récemment créé par Gutenberg, l'envoient à Mayence.
Rentré en France, dès 1484 Martin Morin « homme loyal et inventif en la resserche dudit art qu'il a cueilli ès pays d'Allemagne », selon les termes d'une chronique de l'époque, se signale à l'attention par son premier livre imprimé. Après avoir travaillé pendant plusieurs années pour le compte de ses bienfaiteurs, il installe son propre atelier d'imprimerie et de librairie, à l'enseigne de saint Eustache, devant le prieuré Saint-Lo.
Il doit sa renommée à l'emploi d'une gothique très fine qu'il a inventée et à une savante répartition, dans de grandes marges très étudiées, des paquets de texte accompagnés de gravures sur bois souvent décorées à la gouache, selon la tradition des manuscrits. En 15079 il imite le caractère « romain », en usage en Italie, qui finira par supplanter en France la gothique. Il fait école.
Rouen devient un centre prospère d'imprimerie dont le développement est encouragé par les édiles.
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Par une délibération des notables de la ville, en date du 16 juillet 1494, Martin Morin « habile, savant artiste, expert en son art, *inclite civitatis Rothomagensis civis*, illustre citoyen de la Ville de Rouen », avait été exempté du guet et des aides pour vingt ans.
A sa mort, en 1514, sa renommée lui assurait une clientèle qui s'étendait à Évreux, Séés, Le Mans, Noyon, Rennes et même Salisbury.
\*\*\*
Notre ami Dominique Morin a repris la marque de Martin Morin. Son atelier d'art graphique s'efface derrière chaque auteur afin de mieux servir le texte par une vraie typographie. Le caractère, le papier, l'impression, le format sont choisis en fonction de chaque ouvrage. Sans tomber dans l'excès des éditions dites de bibliophilie, qui donnent souvent plus d'importance à la recherche graphique qu'au texte lui-même, l'Atelier d'art graphique Dominique Morin s'efforce de rendre au livre son caractère original d'œuvre de qualité.
Parmi les opuscules et plaquettes qu'il a récemment édités :
-- Pie XII : *La vocation de la France*, suivie de *Jeanne et la cathédrale***,** frontispice d'Henri Charlier.
-- Joseph Roumanille : *Le médecin de Cucugnan*, traduit du provençal par P. Yvaren, dessins d'Albert Gérard.
-- André Charlier : *L'esprit de pauvreté*, dessins d'Henri Charlier.
-- Jean Madiran : *Pius Maurras*.
Adresser les commandes non point à la revue, mais directement à l'Atelier d'art graphique Dominique Morin, 27, rue du Maréchal Joffre, 92 -- Colombes (Hauts de Seine). C.C.P. Paris 82.86.67.
\*\*\*
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##### *La reparution des* «* Nouvelles de Chrétienté *»
Interrompue à la suite de difficultés financières, la publication des *Nouvelles de Chrétienté* vient de reprendre. Nous redonnons ci-dessous à cette occasion l'appel de Jean Ousset et Jean Madiran qui avait paru dans Itinéraires (numéro 99 de janvier 1966, page 14) et dans *Permanences* (numéro 27 de février 1966, page 60). Cet appel conserve toute son actualité.
============== fin du numéro 113.
[^1]: -- (1). Ces affirmations de Paul VI sont particulièrement dignes d'être remarquées en un temps où la notion même de religion est violemment attaquée, même par des docteurs chrétiens et même par des docteurs catholiques. Dans l'illusion de mieux marquer ainsi l'originalité irréductible de la foi surnaturelle, on nous raconte que la foi chrétienne non seulement dépasse (bien sûr) mais encore rejette ou dissout toute religion naturelle. C'est un contresens fondamental, qui renverse à la fois l'ordre naturel et l'ordre surnaturel.
Assurément, il ne faut pas oublier que :
1° La religion naturelle n'existe pas, chez le chrétien, isolément, séparée de la religion surnaturelle.
2° Dans l'état de nature déchue, la religion naturelle ne peut pas, sans le secours de la grâce, être pleinement et droitement ce qu'elle doit être.
Mais que le monde profane contemporain tende à n'avoir, fût-ce de manière infirme, plus aucune religion naturelle, cela est contre-nature. Et cela entraîne une subversion de l'ordre temporel (et de l'ordre spirituel dans la mesure où les chrétiens eux-mêmes se laissent gagner par cette subversion). C'est de cette « décadence religieuse », de ce déclin du « sens religieux » (naturel) que Paul VI marque fortement les conséquences mortelles.
[^2]: -- (1). Voir Ennemond BONIFACE : *Le Padre Pio* (Éditions de la Table Ronde).
[^3]: -- (1). Édité par le Dr Bonance, à Mars-sur-Allier (Nièvre).
[^4]: -- (2). Nouvelles Éditions Latines.
[^5]: -- (3). Nouvelles Éditions Latines.
[^6]: -- (1). Voir *Le Paysan de la Garonne*, notamment pp. 28-30 et 90.
[^7]: -- (1). ITINÉRAIRES avril 1963, p. 40 et suivantes ; voir aussi la fin de mon article sur la contemplation, n° de septembre-octobre 1963.
[^8]: -- (1). N.D.L.R. -- Comme il l'est rappelé dans l'éditorial III du présent numéro, Étienne Gilson avait été invité à prendre la parole devant un groupe d'étudiants de la Faculté de théologie protestante de Paris. -- Sur les raisons de la présente publication, voir notre éditorial III.
[^9]: -- (1). SAINT AUGUSTIN, *De Civitate Dei*, lib. XXII, ch. 24. Nous avons partiellement suivi la traduction de L. Moreau, Paris, Garnier ; t. III, pp. 524-527.
[^10]: -- (1). M. LUTHER, *De servo arbitrio*, édit. de Weimar, t. 18, pp. 634-635.
[^11]: -- (1). M. LUTHER, *op. cit.*, t. 18, p. 638.
[^12]: -- (2). M. LUTHER, *op. cit.*, t. 18, pp. 754-755.
[^13]: -- (1). M. LUTHER, *Propos de Table*, trad. L. Sanzin, Paris, 1932, p. 477. On trouvera un peu plus loin des vues intéressantes sur les preuves de l'existence de Dieu (p. 481). Ces réflexions spontanées sur Cicéron n'autorisent pas à prêter à Luther une opinion ferme en faveur de la théologie naturelle, mais elles attestent pourtant une hésitation de sa pensée sur ce point. En lui, le Réformateur a martyrisé l'humaniste.
[^14]: -- (2). M. LUTHER, *op. cit.,* t. 18, p. 667.
[^15]: -- (1). M. LUTHER, *Propos de table,* éd. cit., pp. 121-122.
[^16]: -- (1). J. CALVIN, Institution de la religion chrétienne, édit. J. Pannier, Paris, 1936 -- Argument du présent livre ; t. I, p. 4. Cf. p. 305.
[^17]: -- (1). J. CALVIN, *Institution de la religion chrétienne*, ch. I, éd. cit., t. I, p. 43.
[^18]: -- (2). *Op. cit.*, t. I, pp. 43, 46.
[^19]: -- (1). *Op. cit.*, t. I, p. 52.
[^20]: -- (2). *Op. cit.*, ch. II, t. I, p. 115.
[^21]: -- (1). J. CALVIN, *op., cit*., ch. II, t. I, pp. 118-119.
[^22]: -- (2). J. CALVIN, *loc. cit.*, pp. 119-120.
[^23]: -- (1). J. CALVIN, *op. cit.*, ch. I, t. I, p. 52.
[^24]: -- (2). J. CALVIN, *op. cit.*, ch. I, t. I, p. 60.
[^25]: -- (3). J. CALVIN, *op. cit.*, ch. I, t. I, p. 12.
[^26]: -- (1). J. CALVIN, *op. cit.* ; Ch. II, t. I, P. 195.
[^27]: -- (1). SAINT THOMAS D'AQUIN, *Sum. theol*., Ia IIae, qu. 114, art. 1, Resp. et ad Im.
[^28]: -- (1). *Actes* du Concile peut signifier soit l'ensemble des textes, schémas successifs, interventions, discussions, etc. (*Actes* au sens large) ; soit, c'est le cas ici et dans d'autres ouvrages, les décisions finalement votées et promulguées (*Actes* au sens strict).
[^29]: -- (1). Dom Bernard Botte commence ainsi :
« Quelques explications paraissent nécessaires pour préciser le sens de ce titre et en déterminer exactement la portée. « Collégialité » est un néologisme créé pour la circonstance -- j'ajoute que je n'en suis pas le père -- et il serait sans doute vain de lui chercher un équivalent dans la langue du Nouveau Testament. Je n'aurais donc jamais songé à traiter de la collégialité dans le Nouveau Testament si les organisateurs de ces journées ne m'y avaient convié. J'ai essayé de me placer à leur point de vue, en tenant compte de l'ensemble du programme. »
[^30]: -- (1). J'ai aujourd'hui sous les yeux l'original italien : *Istoria del Concilio di Trento*, scritta dal Padre Sforza Pallavicini della Compagnia di Jesu, ora Cardinale della santa Romana Ecclesia. Éd. améliorée de 1663-1664.
[^31]: -- (2). Et il ne se terminerait qu'en 1563, après deux interruptions dont la seconde dura dix ans.
Les obstacles et empêchements, cause du retard, vinrent en particulier des pouvoirs séculiers, de leurs rivalités et divergences de vues. Charles Quint, d'une part, François I^er^ de l'autre, furent les grands empêcheurs.
Jean XXIII disait dans son discours d'ouverture du Concile le 11 octobre 1962 : « Il suffit de jeter un coup d'œil sur l'histoire de l'Église pour voir de suite avec évidence que les Conciles œcuméniques, dont les vicissitudes sont inscrites en lettres d'or dans les fastes de l'Église, ont souvent connu de graves difficultés et des motifs de tristesse à cause de l'intrusion du pouvoir civil. Ces princes séculiers se proposaient certes parfois sincèrement de protéger l'Église ; mais, la plupart du temps, cela ne se faisait pas sans dangers ni dommages pour le spirituel, car ils étaient bien souvent poussés par des motifs politiques et trop soucieux de leurs propres intérêts. » Jean XXIII, Paul VI : *Discours au Concile*, éd. du Centurion, pp. 60-61.
[^32]: -- (1). Le Concile n'avait pu être repris sous Marcel II, dont le pontificat ne dura que 22 jours ni sous Paul IV qui occupa le Siège de Pierre de 1555 à 1559.
[^33]: -- (1). Le texte et la version française de la Bulle *Benedïctus Deus* sont donnés par A. Michel, *op. cit.*, pp. 634 ss. Sur les autres actes de Pie IV pour compléter l'œuvre du Concile de Trente, cf. DTC. art. Pie IV, col. 1649 ss.
[^34]: -- (1). Léon CRISTIANI : *L'Église à l'époque du Concile de Trente,* pp. 220-21.
[^35]: -- (1). Sur cette formule de serment dite : *Profession de foi Tridentine* ou de Pie IV, son histoire, sa préparation, sa tenue, son rapport avec les décisions du Concile de Trente, les personnes à qui elle a été et reste imposée, depuis Pie X avec le serment antimoderniste, cf. DTC XII, art. Pie IV, col. 1661. J'en transcris ces lignes :
« La *formula juramenti professionnis fidei* de 1564 commence par le symbole de Nicée Constantinople... Elle affirme ensuite les vérités attaquées par la Réforme d'une façon plus détaillée, plus précise que l'esquisse du Concile de 1563... ; la tradition, le principe d'interprétation de l'Écriture, le nombre, la nature et la forme des sacrements, le dogme du péché originel et de la justification « tel qu'il a été défini à Trente », la messe en tant que sacrifice propitiatoire, la présence réelle dans l'eucharistie, la transsubstantiation, l'intégrité du Christ sous chaque espèce, le Purgatoire, le culte des saints, de leurs reliques et de leurs images, les indulgences, l'autorité de l'Église romaine « mère et maîtresse de toutes les Églises », la soumission au vicaire de Jésus-Christ, et, d'une façon générale, tout ce que vient de définir le Concile de Trente.
« La conclusion : *Caetera omnia a sacris canonibus et œcumenicis conciliis praecipue a sancta synodo tridentina tradita, definita et declarata, indubitanter recipio atque profiteor*, fut modifiée sur l'ordre de Pie IX par la congrégation du Concile, le 20 janvier 1877. On dut dire désormais : *praecipue a sacrosancta synodo tridentina et ab œcumenico concilio Vaticano tradita definita et declarata, praesertim de romani pontificis primatu et infaillibili magisterio indubitanter recipio atque profiteor *»,
Cette profession de foi est imprimée en tête des éditions du Code de droit canonique.
[^36]: -- (1). Le préambule de la Constitution sur la foi s'achève ainsi :
« L'Église ne peut en aucun temps s'arrêter d'attester et de prêcher la vérité qui sauve.... Nous donc (c'est le Nous de majesté du Pape et il ne désigne ici que lui), adhérant aux traces de nos prédécesseurs selon notre suprême charge apostolique, n'avons jamais cessé d'enseigner et de protéger la vérité catholique et de réprouver les doctrines perverses ; et maintenant tous les évêques de la terre rassemblés par notre autorité en ce synode œcuménique, siégeant et jugeant avec Nous dans l'Esprit-Saint, appuyés sur la parole de Dieu écrite et transmise, comme nous l'avons reçue, saintement gardée et authentiquement exposée par l'Église, de cette chaire de Pierre, à la vue de tous. Nous avons résolu (*constituimus*) de professer et de déclarer la doctrine de salut du Christ en proscrivant et condamnant les erreurs adverses, de par le pouvoir à nous remis par Dieu. »
[^37]: -- (1). Cela m'a rappelé un lointain souvenir personnel. Au mois d'août 1924, j'avais l'honneur de déjeuner avec Mgr Gibier, évêque de Versailles et Mgr Millot chez des amis. Mgr Gibier déclarait qu'il faudrait fixer aux évêques une limite d'âge. L'instant d'après, il opinait qu'il n'y aurait plus de conciles œcuméniques, parce que ce n'était plus nécessaire depuis la définition de l'infaillibilité du Pape. Je me permis d'émettre un doute et de dire que si un concile n'est plus absolument nécessaire, il pourrait encore être bien utile. Mais pourquoi faire ? dit brusquement Mgr Gibier. Je répondis : pour définir solennellement quelque vérité dogmatique, pour condamner des doctrines fausses dont la série n'est sûrement pas close et dont, sans être prophète, on peut prévoir le renouvellement, la résurgence et la malfaisance accrue ; et puis aussi pour résoudre certaines questions disciplinaires comme par exemple celle de savoir s'il convient de fixer une limite d'âge à l'exercice de la charge épiscopale. Mgr Gibier fit une petite grimace et la conversation s'orienta autrement. Le deuxième Concile du Vatican a eu lieu : il n'a pas défini de nouveaux dogmes ni édicté de nouvelles condamnations doctrinales. Il s'est contenté d'exposer les vérités que nient ou corrompent les erreurs plus virulentes et plus répandues que jamais. Il ne s'est pas prononcé sur la limite d'âge des évêques. C'est le Pape en personne qui, le Concile terminé, *motu proprio*, décida qu'au plus tard à 75 ans les évêques à la tête d'un diocèse devraient offrir de renoncer à leur charge, le Pape restant libre d'accepter ou de refuser selon les circonstances particulières. On sait quel tapage certains publicistes ont fait à ce sujet, quelle impatience ils ont manifestée de voir des dignitaires ecclésiastiques nullement visés par cette mesure se l'appliquer à eux-mêmes, avec quelle insistance ils ont étalé l'âge des cardinaux les plus anciens de la Curie ! Ils auraient dû comprendre qu'il ne leur appartenait pas d'étendre, ou de vouloir que fût étendue à d'autres qu'ils n'aiment guère, cette limite, impérative pour ce qui est d'offrir sa démission mais n'obligeant aucunement le Pape à l'accepter sans délai, s'il juge que l'évêque qui a atteint cet âge a encore assez de force et de santé, de dons de gouvernement pour garder avec fruit sa charge apostolique. Certains journalistes ne devraient pas attendre d'avoir 75 ans pour s'abstenir d'indiscrétions. Leurs lecteurs s'en trouveraient mieux.
[^38]: -- (1). La mère de Gabrielle d'Estrées était une Babou de La Bourdaisière.
[^39]: -- (1). Un nom bien de chez nous que portera plus tard une autre mystique : Thérèse de l'Enfant-Jésus.
[^40]: -- (1). *La vie de la vénérable Marie de l'Incarnation, première supérieure des Ursulines de la Nouvelle-France, tirée de ses lettres et de ses écrits*. Paris. Louis Billaine 1677.
[^41]: -- (1). L'abbé H. Brémond a merveilleusement analysé la personnalité de Marie de l'Incarnation dans son livre : *Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu'à nos jours*.
[^42]: -- (1). *Mystiques de France*. Buchet-Chastel.
[^43]: -- (1). *Départ pour le Canada en 1639.* Lettre inédite d'une Ursuline (la Sœur Cécile de Sainte-Croix). Joseph Le Ber, curé d'Omonville.
[^44]: -- (1). *Un policier dans l'ombre de Napoléon*, p. 179.
[^45]: -- (1). Dans sa lettre à la *Gazette universelle de Lyon* ce professeur né, qui avait eu pour élève avant la Révolution le jeune Suchet, le futur maréchal d'Albufera, révèle à quelles occupations il employa ce temps du secret, en excellent congréganiste ami des humanités.
« Le dimanche des Rameaux 1811, des agents de police vinrent se saisir de ma personne et de mes papiers. Parmi ces derniers se trouvait un petit livre du Chemin de la Croix, avec un exemplaire latin des narrations de Tive-Live, ainsi qu'un livre de comptes à moitié écrit. Le premier de ces objets, qui m'eût été le plus utile dans la solitude de mon cachot, me fut enlevé, et on me laissa Tive-Live avec mon livre de comptes. Privé de toute société, et ne sachant à quoi m'occuper, j'imaginai de mettre en français le volume de narrations qui m'était resté. Il me fallait de l'encre, j'en fis avec du marc de café et de la suie de mon poêle ; quand au papier, J'en trouvai dans les feuilles blanches de mon agenda. »
[^46]: -- (1). Veuve de Louis de Bourbon, Roi d'Étrurie, et née elle-même Bourbon, aïeule des princes Bourbon-Parme : Le prince Sixte a écrit sa biographie où l'on voit de quels hommages elle eut à cœur d'entourer Pie VII prisonnier.
[^47]: -- (2). M. le Gallois, qualifié de « conseil pervers de l'évêque » Mgr de Boischollet jugé trop fidèle au Pape par Napoléon qui, n'ayant pu obtenir sa démission, l'exila dans son diocèse et le mit en résidence forcée à Nantes.
[^48]: -- (1). Arrêté pieds nus, en chemise, au saut du lit, par Lahorie qui lui fit revêtir son uniforme de Ministre avant de l'incarcérer, le duc de Rovigo sera surnommé désormais « le duc de la Force ».
[^49]: -- (1). Tout réussissait aux conspirateurs avec une invraisemblable facilité, sans que personne pensât au Roi de Rome, lorsque place Vendôme, à l'état-major de la division, le général Hulin, qui avait en 1804 présidé le conseil de guerre condamnant à mort le duc d'Enghien, se montra moins crédule que Savary, Pasquier, préfet de police, emprisonné comme son ministre, et le comte Frochot, préfet de la Seine, qui s'était empressé de préparer la salle du gouvernement provisoire. Hulin refuse d'obéir à Malet qui lui tire un coup de pistolet dans la mâchoire. Deux officiers de Hulin se jettent sur Malet et le maîtrisent. Puis ils coururent délivrer Savary. Le 20 octobre, Conseil de Guerre : les trois généraux et quelques comparses sont condamnés à mort après ce dialogue entre le Président et Malet : « Avez-vous des complices ? -- Oui, M. le Président, toute la France, et vous-même si j'avais réussi. »
[^50]: -- (1). L'abbé Lafon, que nous avons déjà vu répandre la Bulle d'excommunication, sut disparaître jusqu'en 1814, au retour du Roi.
[^51]: -- (1). Jacques-Maximilien de Bins de Saint Victor, congréganiste de Paris et *Chevalier de la Foi.* S'il était en prison, c'était pour tout autre motif que son ami Berthaut du Coin. « A la fin de 1813, raconte Adrien de Montmorency, nous avions fait choix d'un homme d'esprit, M. de Saint Victor, pour l'expédier en Angleterre ; c'était, je crois, Mathieu qui avait rédigé ses instructions ; elles portaient au Roi l'état de nos forces et de nos espérances. Elles appelaient de tous nos vœux un débarquement en Bretagne, que nos amis vendéens étaient prêts à recevoir et à seconder. (Relation citée par HERRIOT : *Mme Récamier et ses amis*, p. 324, et reproduite dans la thèse du P. R. Bertier de Sauvigny, p. 79-80).
« Saint-Victor quitta Paris le 13 décembre et rejoignit à Rennes Montesfils de Cintré qui devait l'accompagner. Il aurait voulu trouver une barque pour joindre quelque navire anglais croisant. au large de nos côtes. Mais ses allées et venues attirèrent l'attention : il fut arrêté le 26 décembre à Ste-Anne d'Auray avec Cintré et conduit à Parts. Heureusement la police n'avait contre eux que de vagues présomptions, et ils furent seulement maintenus en prison où devait les retrouver Gobineau en février 1814. ». (Bertier de Sauvigny, p. 80.)
[^52]: -- (1). Toutes ces dates dans son dossier A.N. ; F. 7, 1, 6569.
[^53]: -- (2). R.P. DE BERTIER DE SAUVIGNY, *Le comte Ferdinand de Bertier et l'énigme de la Congrégation*, p. 61.
[^54]: -- (1). L'abbé Mathieu s'était battu dans l'armée de Précy contre la Révolution, quoique prêtre ; et pendant un an il n'avait pu célébrer la messe parce qu'il avait porté les armes. Il avait réussi à s'enfuir, s'était réfugié à Constance, d'où il était rentré en 1800 pour être affecté à l'Oratoire Saint-Irénée avant d'être nommé vicaire à Saint-Pierre.
[^55]: -- (1). *Journal de Lyon et du Département du Rhône*, du samedi 66 février 1813.
[^56]: -- (2). *Mémoires du Cardinal Pacca*, II, 20.
[^57]: -- (1). C'était Dugnani, Bayanne, Joseph Doria, Fabrice Ruffo. Napoléon donnera l'aigle d'or de la Légion d'Honneur aux deux derniers qui habitaient le palais de Fontainebleau pour chambrer le Pape. Leurs noms appartiennent à la justice de l'histoire.
[^58]: -- (1). *Mémoires du Cardinal Pacca*, II, 27-29.
[^59]: -- (2). *it. ibid.*, II, 39-40.
[^60]: -- (3). R.P. DE BERTIER DE SAUVIGNY, loc. cit., P. *77.*
[^61]: -- (1). « Après la composition de la minute que l'on voulait conserver comme document authentique, le pape écrivit de sa main la copie destinée à l'empereur. Il était si faible, si abattu qu'il pouvait à peine tracer quelques lignes par jour ». Il était soumis à un tel espionnage qu'il « ne pouvait laisser aucun écrit dans son appartement. Ainsi, chaque matin, à son retour de la messe, les cardinaux Di Pietro et Consalvi lui apportaient le papier sur lequel il avait écrit la veille ; Pie VII y ajoutait encore quelques lignes. Vers les 4 heures de l'après-midi, j'entrais dans son appartement, et la même opération se renouvelait. Je cachais ensuite la minute et la copie sous mes habits, et je les portais dans la maison qu'habitait le cardinal Pignatelli... Lorsque je traversais le château, muni de ces papiers, et « je passais devant les sentinelles, la crainte d'être arrêté et fouillé me mettait dans une telle agitation que j'en suais véritablement malgré l'air glacial de la saison. » (*Mémoires du cardinal Pacca*, II, 113-114.
[^62]: -- (2). *Journal de Lyon*, 15 avril 1813.
[^63]: -- (1). Voir Annexe n° 4.
[^64]: -- (1). *La Congrégation de Lyon*, p. 132, par Geoffroy DE GRANDMAISON.
[^65]: -- (1). Dans ce Bref Pie VII avait aussi mis en garde Louis XVIII contre la liberté de la presse, que Talleyrand nous imposait avec le Roi de Prusse et le Tsar Alexandre. « C'est un fait pleinement constaté : cette liberté de la presse a été l'instrument principal qui a dépravé les mœurs des peuples, puis corrompu et renversé leur foi ; enfin soulevé les séditions, les troubles, les révoltes. Ces malheureux résultats seraient encore actuellement à craindre vu la méchanceté si grande des hommes si, ce qu'à Dieu ne plaise, on accordait à chacun la liberté d'imprimer tout ce qu'il lui plairait. »
[^66]: -- (1). Cité par André LATREILLE, *l'Église catholique et la Révolution,* II, 249.
[^67]: -- (2). Cf. annexe n° 5.
[^68]: -- (1). Cette expression est du Prince Xavier DE BOURBON, dans sa brochure La *République de tout le Monde*, p. 6.
[^69]: -- (1). Decazes n'était officiellement que Ministre de la Police mais il traitait le ministre de l'intérieur comme son homme de paille en attendant de le remplacer. « Sous prétexte de ne laisser en fonction aucun préfet ultra, il (Decazes) exigeait successivement le renvoi de tous ceux qui avaient la simplicité de regarder Lainé comme un véritable ministre de l'intérieur et il fallait nommer ses créatures à la place. » (Duc de NOAILLES**,** *le Comte Molé et ses mémoires*, III, 25.)
[^70]: -- (1). *La France et le Saint-Siège,* par l'abbé FÉRET, I, 155.
[^71]: -- (1). *La Restauration dans la grande histoire de Fliche*, p. 394.
[^72]: -- (1). *La Restauration*, p. 441.
[^73]: -- (2). Pour bien marquer le retour au laïcisme de la Révolution, le *Moniteur* du jeudi 11 août 1831, déclarera par une note officielle que la fête concordataire du 15 août ne comportera plus que les cérémonies extérieures « non relatives au vœu de Louis XIII ». C'était un acte du pouvoir civil, et Louis Philippe le reniait.
[^74]: -- (3). Cf. l'allocution consistoriale de s. Pie X, du 19 décembre 1907, à l'occasion de la nomination au cardinalat de l'archevêque de Reims : « C'était une heure ténébreuse pour l'Église de Jésus-Christ. Elle était d'un côté combattue par les Ariens, de l'autre assaillie par les Barbares ; elle n'avait plus que la prière pour invoquer l'heure de Dieu. Et l'heure de Dieu sonna à Reims en la fête de Noël 496 : le baptême de Clovis marqua la naissance d'une grande nation, le tribu de Juda de l'ère nouvelle, qui prospéra toujours tant qu'elle fut fidèle à l'orthodoxie, tant qu'elle maintint l'alliance du sacerdoce et du pouvoir public, tant qu'elle se montra, non en paroles mais en actes, la fille aînée de l'Église.
C'est à Reims que fut solennellement proclamé le règne du Christ sur toute la France, par ce roi qui, ne prêchant que par son exemple, amenait les peuples qui le suivaient à répéter en sa présence, d'une seule voix : « Nous renonçons aux dieux mortels, et nous sommes prêts à adorer le Dieu immortel prêché par Rémy. » C'était une preuve de plus que les peuples sont ce que leurs gouvernements veulent qu'ils soient. » (*Acta apostolicae sedis*, 1908, p. 33.)
[^75]: -- (4). *La Restauration*, p. 439.
[^76]: -- (1). Peut-être les congréganistes s'inspirèrent-ils des Pénitents *de la Miséricorde* qui, revêtus d'un sac, visitaient les prisonniers avant la Révolution, amélioraient leur sort, faisaient remettre en liberté les chefs de famille retenus pour dettes en indemnisant leurs créanciers. Ils préparaient à mourir les condamnés à mort qu'ils accompagnaient au gibet, puis ils ramenaient les corps dans leur chapelle pour l'ensevelir après avoir chanté la messe des morts.
[^77]: -- (1). Reçu dans la Congrégation le 2 février 1815.
[^78]: -- (2). Reçu dans la Congrégation le 8 décembre 1820.
[^79]: -- (3). Béatifiée par S.S. Jean XXIII, le 17 mars 1963.
[^80]: -- (1). Témoignages d'Henri-Didier Petit déposé le 21 avril 1872 aux archives de la Propagation de la foi à Lyon.
[^81]: -- (2). Séminaire Schöneck-Beckenried en Suisse.
[^82]: -- (1). Il n'a été reçu que le 8 décembre 1820. Ce « même moment » est donc postérieur de quelques années.
[^83]: -- (1). Elle les trouva dans une colonne de 200 victimes conduites à la gueule des canons. Leurs regards se rencontrèrent. « Pardonne comme nous pardonnons », dirent-ils. Elle marcha jusqu'aux Brotteaux et les vit achever après la mitraille à coup de sabre et de fusil. Elle souffrira depuis d'un tremblement de tête qu'elle appelait « ma terreur ».
[^84]: -- (1). Le 30 novembre 1821, la seconde femme de Paul, née Félicité Richon, sera reçue dans la Congrégation des Dames.
[^85]: -- (1). *Vie de Pauline-Marie Jaricot*, I, 177. Julia Maurin, née à Saintes le 29 juillet 1823, élevée à Chavagnes, en Vendée, devint la compagne admirable de Pauline-Marie à Lyon. Elle y mourra le 4 août 1914, tout près de N.-D. de Fourvière. Elle repose à Loyasse, dans la tombe de la famille Jaricot. Il fallait l'entendre parler de sa sainte amie !
[^86]: -- (1). *Marie-Pauline*, par le P. LATHOUD, I, 135.
[^87]: -- (1). Julia MAURIN, *Vie de Pauline-Marie Jaricot*, II, 359-360.
[^88]: -- (1). Benoît Coste expliquera comment il fut admis après la mort de M. Recorbet : « Notre règlement donnait à Mgr l'archevêque le droit, d'ailleurs si naturel au premier pasteur, de nommer notre Père. Il en limitait cependant l'exercice en interdisant la faculté d'appeler à ce poste de confiance tout autre ecclésiastique que ceux qui étaient membres titulaires ou honoraires de la Congrégation. Ce règlement étant approuvé, cette disposition était devenue une concession de l'autorité en notre faveur. Nous attendions avec une certaine anxiété le choix de Mgr de Pins. Ce fut avec une grande bienveillance qu'il nous témoigna le désir de nous donner M Cholleton. M. Cholleton avait remplacé, dans les fonctions de Vicaire général, M. Courbon que Dieu avait appelé à Lui ; il était l'ami de M. Recorbet. Celui-ci n'avait si bien avec lui qu'un cœur et qu'une âme que voici l'expression naïve et familière, mais en même temps bien caractéristique, dont il se servit en nous annonçant sa nomination de vicaire général : « Convenez que nous sommes là trois qui mangerons bien notre soupe dans la même écuelle. » (Les deux autres vicaires généraux étaient MM. Recorbet et Baron.) « De plus, par suite de l'établissement de l'œuvre de la *Propagation de la foi,* M. Cholleton s'était trouvé en rapports bien intimes avec plusieurs congréganistes. La Congrégation le connaissait donc déjà et savait apprécier son mérite. Aussi ce choix ne pouvait que lui être fort agréable, et elle eût été bien éloignée de s'y opposer. Il ne lui restait plus qu'à chercher un moyen de concilier ses droits et la lettre de son règlement avec le désir de Monseigneur, qui devançait le sien. Ce moyen fut promptement trouvé. On reçut dans chaque Congrégation M. Cholleton comme membre honoraire et aussitôt que cette formalité eût été remplie, Monseigneur le nomma Père de la Congrégation, qui s'empressait de l'installer en cette qualité avec reconnaissance. »
[^89]: -- (1). « Les personnes qui ont rendu ou qui peuvent rendre des services essentiels à la Congrégation peuvent être reçues en qualité de membres honoraires, lorsque leur état, leur domicile ou leur âge, s'opposent à leur réception comme membres titulaires. » \[ces membres\] doivent prononcer à haute voix leur consécration à la Ste Vierge dans l'assemblée générale qui suit leur admission. Ils sont unis de prières et de bonnes œuvres avec la Congrégation. Ils ne sont soumis à aucun des devoirs particuliers des congréganistes. Ils peuvent assister aux fêtes et aux assemblées générales. Le préfet peut les autoriser à faire partie d'une section, mais ils n'ont jamais le droit de voter dans aucune assemblée. »
[^90]: -- (1). Julia MAURIN, *Vie de Pauline-Marie Jaricot*, II. 362.
[^91]: -- (1). Il était congréganiste de Paris depuis 1809.
[^92]: -- (1). Bertier DE SAUVIGNY, *Le comte Ferdinand de Bertier*, p. 381.
[^93]: -- (2). « Il s'agit sûrement de Robert Taparelli d'Azeglio, effectivement réfugié à Paris, chez son beau-père, ministre de Sardaigne, après l'insurrection libérale de 1821, dans laquelle il avait été compromis. A Paris Inglesi avait pu le rencontrer. Or il est fils de César d'Azeglio, un des premiers dirigeants des Amitiés piémontaises, qui étaient organisées par cellules de douze, six hommes et six femmes. » R.P. ROUQUETTE, *Études*, avril 1962, pp. 19-20.)
[^94]: -- (3). C'était un escroc, qui garda pour lui le profit de ses quêtes. En 1823, il entrera dans le schisme de Hogan à Philadelphie.. Excommunié, il se mariera, deviendra comédien puis cabaretier, avant de mourir, repentant et réconcilié, en 1825 au chevet des pestiférés d'Haïti.
[^95]: -- (1). Le prince de Croy, alors évêque de Strasbourg, choisi comme Grand Aumônier par Louis XVIII le 28 octobre 1821 pour remplacer le Cardinal de Périgord, archevêque de Paris, décédé, sera transféré le 4 juillet 1823 à l'archevêché de Rouen. Créé cardinal par Léon XII le 21 mars 1825, il ne l'était pas lorsqu'il présida cette réunion.
[^96]: -- (1). Éditions de la Table Ronde.
[^97]: -- (1). Un volume de 284 pages, Éditions Grasset, Paris, 1966.
[^98]: -- (2). René ONFRAY : *L'Abîme de Pascal*, Poulet-Malassis, 1949.
[^99]: **\*** -- Voir *Itinéraires*, n° 115, p. 215.
[^100]: -- (3). Les tendances actuelles vont vers un dépistage systématique avant l'entrée dans les Ordres. En France, deux organismes, l'un concernant le clergé régulier, A.M.A.R. (aide médicale aux religieux), l'autre concernant le clergé séculier A.M.A.C. (aide- médicale au clergé), ont été créés pour ces visites de dépistage. Le premier fonctionne depuis plusieurs années, le second est en voie de réalisation. Ces Centres comportant médecins, psychiatres, psychanalystes, psychologues apportent, conjointement à un point de vue spirituel, les éléments permettant de juger de l'équilibre des candidats.
[^101]: -- (4). Traduction française de Paul DUQUENNE parue in *Psychanalyse* n° 5 de 1960.