# 114-06-67 1:114 ## ÉDITORIAUX *Après la Mutualité* ### La preuve et la suite Nous donnons dans ce numéro le texte intégral des allocutions qui ont été prononcées le 25 avril à la Mutualité par l'Amiral Paul Auphan, Marcel De Corte, André Giovanni, Jean Madiran, Jean Ousset, Michel de Saint Pierre et Louis Salleron. « Une foule nombreuse emplissait la grande salle de la Mutualité », dit La Croix dans son compte rendu (numéro du 27 avril). Ajoutons : une « foule » qu'aucun autre groupe de laïcs catholiques, sans mandat et sans appui officiel, n'est capable de réunir aussi « nombreuse » à Paris. La démonstration publique qui avait été faite le 27 avril 1966, a été refaite le 25 avril 1967, avec un éclat et une ampleur supplémentaires. 2:114 Que la démonstration de l'année dernière ait été renouvelée un au plus tard -- et après quels événements -- cela montre qu'il ne s'agit pas d'un rassemblement occasionnel, effet d'une émotion passagère. Il s'agit d'une réalité consis­tante et stable, et de la *stabilité d'une croissance continue.* L'ardeur militante et le grand nombre des jeunes, on sait maintenant où ils sont, où ils vont. La preuve par le fait a été produite. \*\*\* Cette preuve a été donnée puisqu'il fallait la donner ; elle a été donnée par des gens qui n'ont ni le goût ni la spécialité des « grandes réunions de masse », et qui n'en font pas leur moyen d'action ordinaire : mais qui peut le plus peut le moins. S'il était nécessaire la même démonstration pourrait être faite à Lyon, à Marseille, à Nice, à Bordeaux, à Lille. Il est peu probable que per­sonne aujourd'hui en France s'imagine pouvoir le contester sérieusement. \*\*\* Minoritaires dans l'Église ? Si l'on entend par là que, dans n'importe quelle communauté humaine, les éléments mili­tants sont en minorité, et que la majorité est plus ou moins amorphe ou indifférente, alors toute activité réelle est « minoritaire » et le sera tou­jours. 3:114 Mais si l'on entend comparer les unes aux autres les diverses « tendances », comme on dit, il faut en prendre acte : la « tendance » qui a fait la réunion de la Mutualité le 27 avril 1966 à Paris, et un an plus tard la réunion du 25 avril 1967, est la plus nombreuse dans le catholicisme français ; elle est *majoritaire par rapport aux autres* « *ten­dances *» ; elle compte davantage de jeunes, de militants, de cadres actifs que n'importe quelle autre « tendance » dans le catholicisme. Être « majoritaire » est un fait qui ne prouve rien d'autre que lui-même. Mais il est bon de connaître les faits tels qu'ils sont et le peuple catholique français tel qu'il est. L'unanimité des grands journaux n'avait pas dit la vé­rité et ne la dit toujours point : cette unanimi­té parvenait à tromper jusqu'à de bons esprits, elle les trompera désormais de moins en moins. On faisait croire que cette « tendance » était faite *de minoritaires, de vieux, en voie de dis­parition progressive.* La preuve est donnée et re­donnée qu'elle est celle *de majoritaires, de jeu­nes, en croissance continue.* \*\*\* 4:114 Ce n'est certes point nous qui avons recherché et voulu cette sorte de comparaisons nous avons d'autres critères et d'autres pensées à longueur d'année, c'est un tout autre langage que nous parlons. Mais puisque la comparaison nous a été imposée, dans l'intention de nous écraser et de nous liquider, nous avons pacifiquement rele­vé le défi, et pour tous ceux qui pensent d'abord par comptes numériques, les comptes sont faits. \*\*\* Fait nouveau ? Pas même. Fait caché : sys­tématiquement caché par les organes d'informa­tion. Mais aujourd'hui, fait qui éclate au grand jour, sans que les organes d'information aient pu en empêcher la manifestation. Quand la Hiérarchie de l'Église se penche vers ses enfants pour discerner ce qu'ils sont, ce qu'ils font, où ils vont, quelles sont leurs aspi­rations, leurs activités, leur mentalité actuelle, leurs nouvelles orientations, elle discerne main­tenant ce fait avec une irrécusable netteté. \*\*\* Dans ce qu'elle a de plus visible -- mais aussi de plus artificiel, de plus fabriqué -- l' « opinion publique » n'en savait rien et continue de n'en rien savoir. Les grands journaux se taisent ([^1]). 5:114 Comme ils se taisent sur le Congrès de Lausanne. A propos de ce dernier, Marcel Clément faisait les remarques suivantes, qui valent aussi pour la réunion de la Mutualité, et plus généralement pour tout ce secteur et tout ce domaine de la vitalité catholique : « Le silence à peu près absolu de la presse française à ce sujet est pour moi un objet de méditation. Je juge abominables, et responsables de maux bien graves, ces excommunications tacites qui sont la forme communautaire la plus achevée du manque de charité. « Ce congrès annuel est en effet en passe de devenir quelque chose d'inimaginable : une des réunions annuelles les plus importantes, et la plus inaperçue de l'opinion ! ... Je sais des incro­yants qui sont venus à ce congrès hostiles. Ils sont repartis bouleversés et croyant en Jésus-Christ. » ([^2]) \*\*\* Seulement, *le silence de la presse n'a plus désormais aucune importance.* Il avait une dou­ble fonction, et il a été impuissant à la remplir : 6:114 1° Ce silence de la presse avait pour but d'em­pêcher notre croissance et de rendre impossibles des manifestations comme le Congrès de Lau­sanne et la réunion de la Mutualité. Or, *sans la presse,* ces manifestations ont parfaitement lieu, indépendantes des ukases de ceux qui fabriquent l'opinion. 2° D'autre part, la presse réservait son appui massif à d'autres « tendances ». Or, même *avec la presse,* elles demeurent incapables de réaliser des manifestations comparables au Congrès de Lausanne ou à la réunion de la Mutualité. La presse nous a appris à nous passer de son concours. Au point où nous sommes parvenus, nous n'avons plus besoin d'elle. Et bientôt, s'il plaît à Dieu, c'est elle qui commencera à avoir besoin de nous. \*\*\* -- Très bien, dira-t-on mais alors, vous voulez quoi ? -- *Rien,* dans l'ordre de choses auquel vous pensez. *Rien* en ce qui concerne les places et les postes, les honneurs et les décorations, et le par­tage des privilèges sociologiques. *Rien* en ce qui concerne la foire aux idoles publicitaires qu'au­jourd'hui l'on organise même pour les théolo­giens de métier et les religieux contemplatifs, dont on nous distribue les photos, les interviews, les souvenirs d'enfance et les confidences intimes. *Rien* que puisse nous offrir votre cirque univer­sel. C'est terrible... 7:114 Mais à part cela ? Dans d'autres domaines donc, que voulez-vous ? -- Eh ! bien, il est très facile de nous le de­mander. Ce que représente, ce que recherche, ce que réclame la « tendance » la plus active, la plus jeune et la plus nombreuse du catholicisme fran­çais, nous avons quelques titres visibles à l'énoncer authentiquement. Et, comme d'ailleurs on le sait, nous sommes très doux, très polis -- et très clairs -- dans la conversation. 8:114 ### Pour le prochain Prix Goncourt LES ROMANS FEUILLETONS que publie *Le Figaro* en matière d'information religieuse sont à coup sûr au premier rang de la littérature contem­poraine d'imagination. Et parmi eux, celui qui concerne le Souverain Pontife tient une place hors de pair. On sait que la personne et la fonction du Pape sont entrées dans le roman. Il était d'ailleurs fort instructif de lire le livre de l'écrivain australien Morris West : *Les souliers de Saint Pierre* ([^3])*.* Un peu « dépassé » maintenant, cet ouvrage fut à sa date presque « prophétique ». Encore aujourd'hui, il est utile à lire. Mais c'était un roman qui portait au-dessous de son titre la mention : « ROMAN ». Le roman à épisodes que publie *Le Figaro* sous la signa­ture « abbé René Laurentin » ne comporte pas le sous-titre « FEUILLETON D'AVENTURES **»**. Il est vrai que cela va de soi, que nul ne peut plus s'y tromper, la mention serait superflue. 9:114 Nous avons précédemment raconté à nos lecteurs l'épisode « *Paul VI exilé à Milan *» ([^4]). Le romancier Laurentin s'y élevait à des accents explicitement « cornéliens » : « Parmi les responsables des grands organismes romains qui sont les ministères du Pape se trou­vent *les hommes qui l'on fait exiler à Milan* au temps où ils le jugeaient *dangereux* (...). Drame cornélien... » ([^5]) Nous avions commenté à l'époque les effets psycho­logiques, explicites ou implicites, que l'auteur tirait, avec une inégalable virtuosité, de sa fiction littéraire. Un nouvel épisode (parmi d'autres, on ne peut tous les relever) a été publié par *Le Figaro* du 15 avril 1967 ; il pourrait être intitulé cette fois : « *Paul VI et la marée noire *». En voici le sommet : « Un renouvellement de l'entourage du Pape : actuellement, les éléments prédominants de cet entourage lui communiquent avant tout la nostal­gie du passé qui s'en va, la marée noire des erreurs ou des maux répandus dans l'Église, et que les flots de dénonciations font monter à Rome. Cela maintient Paul VI dans cette anxiété qu'on lit souvent sur son visage. A ce qu'on ra­conte à Rome, lors d'une de ses dernières au­diences au Vatican, le Cardinal Villot vint, après une série de personnalités romaines qui avaient dépeint au Pape un tableau dramatique de l'Église en général et de la France en particulier. Avant de quitter l'un d'entre eux, Paul VI avait eu cette imploration : 10:114 -- N'avez-vous rien de plus consolant à me dire ? -- Non, Très Saint Père, en conscience, rien de plus consolant, avait-il répondu. Le Cardinal Villot eut l'occasion de présenter un tableau plus positif des situations qu'il con­naissait ». Il faut véritablement une grande ingéniosité, en même temps qu'un métier très sûr, pour bâtir de tels récits. Leur auteur prend place avec maîtrise dans la grande lignée littéraire des Eugène Sue, Ponton du Sérail, Paul Féval, Maurice Leblanc, Gaston Leroux, Ian Fleming. On peut désormais attendre de lui des œuvres d'une pleine ma­turité, qui s'intituleront sans doute *Frankenstein au Vatican,* ou *Dracula dans la Curie*, ou bien *Modesty Blaise contre le Dicastère.* L'imagination créatrice du romancier est d'une fé­condité débordante qui anime jusqu'aux personnages secondaires de ses feuilletons. Il dépeint Mgr Garrone comme « aimable » et Mgr Villot comme un « homme neuf », « venu d'une expérience pastorale », et qui avait « créé dans son diocèse un des climats les plus toniques et les plus respirables qui soient ». Où va-t-il donc cher­cher tout ça ? se demandent les lecteurs émerveillés. A la prochaine saison des prix littéraires, le romancier René Laurentin sera bien placé pour le Goncourt. D'ores et déjà, nous faisons campagne pour lui. 11:114 Un jugement littéraire qui ne comporterait que des éloges serait incomplet. Il y faut aussi quelque critique positive, quelque suggestion dynamique. Voici donc. Malgré sa maîtrise dans le feuilleton d'aventures, l'auteur ne nous paraît pas avoir encore trouvé sa défi­nitive plénitude et le genre littéraire qui lui convient le mieux. Il atteindrait le sommet de son art, à notre avis, dans les bandes dessinées. 12:114 ### "Petite" histoire DANS LE PRÉSENT numéro s'achève la publication de l'ouvrage inédit et posthume d'Antoine Lestra : *Histoire secrète de la Congrégation de Lyon*. Ceux de nos lecteurs qui n'aiment pas les publi­cations « à suivre » peuvent maintenant reprendre l'ou­vrage en son entier, du numéro 110 au numéro 114 ; et le lire, ou le relire, tout à leur aise. Prochainement, il paraîtra en volume aux Nouvelles Éditions Latines. C'est un ouvrage de « petite » histoire : mais qui montre à quel point la « grande » histoire est faite aussi -- et quelquefois surtout -- par la « petite » : par quel­ques personnes, par quelques âmes, à l'insu de la grande masse des contemporains, par quelques « animateurs » et point seulement par ceux qui occupent les postes les plus hauts ou les plus visibles. Leçon manifestement évangélique en matière d' « ac­tion », de « méthodes », de « techniques pastorales », c'est la leçon même du grain de sénevé : la plus petite de toutes les semences qui devient, quand et comme il plaît à Dieu, un grand arbre où les oiseaux du ciel viennent faire leur nid. 13:114 Perpétuel recommencement, à l'image et à l'imitation de Jésus-Christ, de la longue *vie cachée* qui est la prépa­ration et le fondement de la vie publique. C'est sans doute la leçon que le monde moderne et le catholicisme moderne oublient le plus : c'est celle que Péguy avait retrouvée et qu'il orchestrait dans sa prose merveilleusement chantante du *Laudet.* \*\*\* Est-il nécessaire de le souligner ? Les catholiques dont Antoine Lestra raconte l'histoire étaient des catho­liques « traditionnels ». C'est-à-dire des catholiques tout court, mais étiquetés *traditionnels* -- on dirait aujour­d'hui « intégristes » -- par ceux qui veulent se distinguer, se séparer des chrétiens ordinaires, en croyant « ajou­ter » au christianisme le progrès des lumières et la bonne opinion qu'ils ont d'eux-mêmes... Or ce sont les chrétiens « traditionnels » qui au XIX^e^ siècle ont été à l'origine de l' « élan missionnaire », -- comme ils ont été à l'origine du « mouvement social ». Les récits, d'Antoine Lestra en donnent des exemples, caractéristiques. Dans le catholicisme, c'est toujours le « traditionalisme » qui est authentiquement « mission­naire » et qui est authentiquement « social ». Et saint Pie X écrivait aux évêques de France le 25 août 1910 : « Les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires ni novateurs, mais traditionalistes. » 14:114 Une énorme démagogie « sociale » a estompé cette évidence. Il s'y est ajouté plus récemment ce que l'on pourrait appeler une démagogie « missionnaire » assez semblable. L'une et l'autre multiplient les promesses fallacieuses, les projets aberrants, les agitations vaines, manipulées par la subversion. On commence par les mirages et l'on se retrouve dans un désert. Tous ceux de nos lecteurs qui prendront le temps et le soin de se plonger dans l'*Histoire de la Congrégation de Lyon* y trouveront une leçon très concrète, très pratique et très actuelle. \*\*\* -- Mais les temps ont changé ? -- Les temps changent toujours. Ce perpétuel chan­gement est en définitive ce qu'il y a de moins inattendu. Chaque saint en son temps pratique la même imita­tion du même Jésus-Christ, et toujours d'une manière nouvelle. C'est-à-dire : non point identique aux précé­dentes, mais analogue. Les exemples que nous donne la Congrégation de Lyon ne sont point à reproduire identiquement : mais analogiquement. En se faisant leur historien, Antoine Lestra accom­plissait un devoir de piété, et en même temps il nous instruisait pour les tâches d'aujourd'hui. 15:114 ## CHRONIQUES 16:114 ### Christianisme et philosophie (II) ***Calvinisme\ et philosophie*** par Étienne Gilson\ de l'Académie française. Nous avons exposé dans l'éditorial III de notre numéro précédent (numéro 113 de mai 1967) pourquoi, dans quelles conditions et dans quel esprit nous publions cet ouvrage d'Étienne Gilson. A partir du chapitre II ci-dessous, le texte a été revu par Étienne Gilson pour sa publication dans « Itinéraires » (les retouches ne sont que de détail et de style). En outre, Étienne Gilson a écrit, pour cette publication, le nouvel « Avant-propos » que l'on va lire. *Avant-propos* *IL y a quelque chose de rare, peut-être d'uni­que, dans la réédition sous cette forme d'un écrit vieux de trente ans. Je n'ai pourtant pas hésité un instant lorsque l'idée m'en fut sug­gérée par le directeur d'* « *Itinéraires *»*, M. Jean Madiran. Il est inévitable que des Catholiques soient divisés sur des problèmes de politique relevant du temporel, mais ces divisions sont superficielles et sans importance réelle comparées à l'accord profond, intime, qui unit les membres d'une même Église.* 17:114 *On ne le croirait pas toujours à lire la presse française d'aujourd'hui. Le projet de M. Madiran signifie pour moi deux choses. J'y vois d'abord l'affirmation que les problèmes théologiques et proprement doctrinaux dominent en fait tous les terrains particuliers sur lesquels s'affrontent na­turellement les opinions divergentes et les inté­rêts opposés entre citoyens d'une même commu­nauté politique. J'y vois aussi une volonté d'union sur l'unique nécessaire en un temps où plusieurs de ceux qui en ont la garde semblent le perdre de vue et paraissent même vouloir nous en dé­tourner.* *Sauf quelques retouches de détail, ce travail reste exactement tel qu'il était lors de sa première publication. Qu'il revive donc, s'il plaît à Dieu ! On ne peut rien faire d'utile pour l'Église à moins de s'établir d'abord dans un climat de foi commu­ne, de grâce et d'amitié.* *E. G.\ *Paris, 28 avril 1967. 18:114 IL EST PLUS FACILE de professer une doctrine que d'y soumettre sa pensée. Les calvinistes n'échappent pas à cette loi, et d'autant moins que leur effort pour rejoindre la pensée véritable de Calvin devient plus intense. Certains d'entre eux semblent éprouver quelque répugnance à sacrifier la théologie naturelle, non pourtant sans s'apercevoir qu'il est difficile, pour un calviniste authentique, de maintenir sous le mot une réalité correspondante. L'une des tentatives les plus ins­tructives que l'on ait faites en ce sens me semble être celle de M. A. Lecerf. Par la sincérité, la droiture de pensée, mais aussi le souci des nuances qui s'y révèle, elle mérite assurément de retenir l'attention. Remarquons d'abord que pour un théologien calvi­niste, le problème de la philosophie ne peut se poser qu'en fonction de la foi ; mais ce principe lui-même engendre des conséquences bien différentes selon les diverses manières dont on l'applique. Où situer la philo­sophie par rapport à la foi ? Une première réponse con­sisterait à en faire une sorte de propédeutique, ou d' « in­troduction à l'étude des dogmes », qui serait elle-même une « philosophie de la foi par la foi » ([^6]). Il est pourtant clair que cette réponse elle-même pose une autre ques­tion. Qu'est-ce qu'une philosophie de la foi ? Prise en son sens littéral, cette expression ne peut signifier qu'une réduction de la foi aux règles de la raison naturelle, auquel cas on a bien une philosophie, mais non plus une foi ; ou, au contraire, une invitation adressée à la raison de s'établir à l'intérieur de la foi pour en explorer le mystère, auquel, cas on peut assurément maintenir la foi, mais on est certain de perdre la philosophie conçue comme exercice naturel de la raison pure. Bref, la ques­tion est de savoir si l'on veut faire tenir la religion dans les limites de la raison ou la raison dans les limites de la révélation ? 19:114 A cette deuxième question, la réponse calviniste ne peut faire aucun doute : il s'agit évidemment de soumettre la raison à la foi ou, plus exactement encore, d'in­terdire à la raison de parler d'autre langage que celui de la foi. Sans doute, il s'agit bien encore d'une connais­sance, et d'une pensée véritable, mais d'une « connais­sance religieuse », et d'une « pensée religieuse », qui présupposent explicitement la foi comme leur fondement et leur point de départ. Qu'il s'agisse de la dogmatique proprement dite, ou de cette introduction à la dogma­tique que serait la philosophie, le *Credo ut intelligam* de saint Anselme s'impose avec une égale nécessité, puisque, « dans les deux cas, il s'agit de comprendre ce que l'on sait déjà par la foi ([^7]) ». Position classique, assurément, que celle qui se ré­clame ainsi de l'un des maîtres incontestés de la pensée chrétienne au Moyen Age, mais dont on peut se deman­der si c'est une position philosophique ? On pourrait même légitimement chercher en quel sens la formule doit être entendue pour qu'elle définisse exactement une position théologique. Car enfin, dire que « le rôle de la raison spéculative en théologie se borne à intelliger la révélation » ([^8]), c'est laisser dans l'indécision l'exacte portée que l'on accorde au mot « intelliger » et il n'est aucunement certain qu'un théologien calviniste puisse lui donner le sens même que lui donnait saint Anselme. C'est là un premier point sur lequel il serait utile de s'entendre avant d'aller plus loin, car il touche au cœur même de la question. \*\*\* 20:114 On sait en effet que ce qui caractérise la position de saint Anselme, est un effort pour introduire, *dans* la foi des raisons nécessaires, c'est-à-dire logiquement contrai­gnantes et qui s'imposent de telle sorte à l'intellect, que le contraire apparaisse comme *impossible*. Nul rationa­lisme dans une telle position, puisque la foi y précède l'activité de la raison dont elle devient l'objet, accom­pagne l'effort de la raison, mais en demeure complète­ment indépendante, n'attendant de la preuve rationnelle qui porte sur elle ni son fondement, ni même, en quelque sens que ce soit, sa confirmation. Il reste pourtant à savoir si une dogmatique calviniste qui se réclame de la formule de saint Anselme est autorisée, sans trahir ses propres principes, à entendre en ce sens l'*intellectus* de la foi ? On ne nous le dit pas et il y a quelques raisons d'en douter. Saint Thomas d'Aquin lui-même n'a pas osé aller aussi loin. Disons plutôt qu'il a formellement nié, contre Anselme et Richard de Saint-Victor, qu'on puisse introduire en théologie des démonstrations nécessaires de mystères tels que la Trinité ou l'Incarnation. En fait, de tous les reproches respectueusement adressés à saint Anselme par les historiens ou théologiens catholiques, il n'en est pas de plus commun que celui d'avoir « côtoyé le rationalisme », ou d'avoir versé, sans le vouloir, dans une sorte de « rationalisme chrétien ». Accusation mal fondée, me semble-t-il, mais qui n'en donne pas moins à réfléchir. Quoi qu'il en soit de ce point, et pour nous en tenir -- à la réserve purement dogmatique formulée par saint Thomas, il semble clair que ce que le thomisme condamne comme une prétention excessive de la raison en matière de foi doit apparaître comme encore plus inacceptable du point de vue d'un calvinisme authen­tique. Bien qu'il soit difficile, pour un observateur du dehors, de dire comment la dogmatique réformée cri­tiquerait la véritable doctrine de saint Anselme, il semble vraisemblable qu'elle lui reprocherait de substituer, fût-ce provisoirement, une contemplation purement intellectuelle de la nécessité rationnelle de la foi à l'acceptation pure de la foi même. 21:114 Saint Anselme, on le sait, situe son *intellectus* de la foi entre la foi brute et la vision béatifique ; or ce qui constitue, non pas seule­ment l'objet propre, mais la substance même de la dog­matique calviniste, c'est la parole divine et l'adhésion de l'âme à cette parole par la foi. Saint Thomas consi­dère toute prétention de prouver ou de démontrer ration­nellement le mystère comme une atteinte à la transcen­dance de la foi ; le calvinisme authentique y verrait sans doute surtout l'introduction, entre la parole de Dieu et la foi, d'un succédané rationnel qui, s'il ne prétend pas la fonder en droit, nous en dispense en fait. La majesté de Dieu veut qu'on l'écoute, non qu'on la comprenne ; que l'homme s'incline devant sa nécessité, non qu'il la fasse sienne et s'y égale en la prouvant. *L'intellectus* de saint Anselme, qui se flatte de démontrer la *même chose* que ce qu'enseigne l'Écriture sans citer l'Écriture, est un phénomène éminemment catholique par la confiance dont il témoigne dans les ressources de la raison natu­relle. Pour un calviniste, il est à craindre que ce soit un crime de lèse-majesté divine : le plus grave, comme aussi le plus commun des crimes ; en aucun cas ce ne peut être pour lui la définition de la théologie. Ce peut encore bien moins, et pour qui que ce soit, être la définition de la philosophie. Si l'on entend par ce terme une spéculation de la raison naturelle sur les objets qui lui sont accessibles dans l'état de fait où elle se trouve, la décision prise une fois pour toutes de concentrer ses efforts sur le contenu de la foi chrétienne suffit à situer hors du champ philosophique tout ce que peut dire la raison qui s'y engage. En fait, lorsque l'on nous dit que « le rôle de la raison spéculative en théo­logie se borne à intelliger la révélation, à inférer en partant de principes, à organiser, enfin à critiquer les formules contradictoires ([^9]) », on montre bien que la « philosophie de la foi par la foi » dont il était question, se meut tout entière sur un plan transcendant à celui de la raison pure. Ce n'est pas une philosophie, mais une théologie. 22:114 Simple affaire de mots, dira-t-on. Peut-être, mais ce n'est pas tout à fait sûr. Lorsqu'un théologien, que ses principes mêmes condamnent à n'avoir qu'une théolo­gie, parle encore de philosophie, la simple survivance du mot dans son vocabulaire est l'indice, sinon d'une défection, au moins d'une tentation ; ne s'agirait-il même là que d'une simple tendance, elle vaut encore la peine qu'on l'explique, et ce qui permet d'en comprendre la présence dans une pensée vraiment calviniste n'est pas si difficile à découvrir. \*\*\* Ce que la dogmatique réformée abomine par-dessus, toute autre erreur théologique, c'est la prétention qu'elle prête généralement à la scolastique, de donner un « fon­dement rationaliste à la théologie révélée ([^10]) ». C'est là, pour le dire en passant, un excellent exemple de ces reproches, comme on s'en adresse des deux côtés, qui n'ont d'autre effet que de perpétuer la scission dont souffre l'Église, en substituant de pseudo-oppositions aux oppositions véritables. Il est facile d'écrire que la scolastique « veut nous faire trouver Dieu au bout de ses syllogismes et constituer une science spéculative de de l'essence divine », mais comment pourrait-on le prou­ver ? Ni pour saint Anselme, ni pour saint Bonaventure, saint Thomas d'Aquin, saint Albert le Grand, Duns Scot, Occam, ni, en un mot, pour aucun des grands maîtres de la scolastique, la prétention de trouver Dieu par cette voie n'aurait aucun sens. 23:114 Leur critique se trompe ici de bout et dans son désir que le leur ne soit pas le même que le sien, il oublie que toute théologie scolastique se pose comme théologie, précisément parce qu'elle est fondée sur la parole de Dieu, et sur rien d'autre. Une *scientia *? Certes, mais comme le dit saint Thomas dès le premier article de la Somme de théologie, une *scientia divinitus inspirata*, dont il ajoute que, pour cette raison même, non *pertinet ad philosophicas disciplinas, quæ sunt secundum rationem humanam inventæ*. Le bout dont part la théologie scolastique n'est pas la raison naturelle munie de ses principes, mais bien les *articuli fidei*, et ce vers quoi elle tend, ce n'est aucunement une évacuation du mystère, mais la soumission de l'intellect au mystère du Christ : « *in captivitatem redigentes omnem, intellec­tum in obsequium Christi *» (II, Cor., 10, 5). Car saint Thomas, lui aussi, peut citer saint Paul ([^11]), et c'est précisément sur ce point qu'il en cite cette parole. Ce qu'un théologien catholique aussi pondéré affirme avec tant de force, ne peut pas ne pas exprimer une position catho­lique commune et, si c'est perdre son temps de le prou­ver, qu'est-ce donc de le nier ? Entre le calvinisme et le catholicisme, la différence essentielle sur ce point n'est donc pas et ne peut pas être là. Dire qu' « une foi créée par démonstration scienti­fique ne serait pas la foi, mais une science, probablement une pseudo-science », ce n'est rien objecter contre les théologiens scolastiques, mais les copier. La vraie difficulté commence lorsqu'on ajoute : « D'autre part, une foi que le raisonnement a dissoute n'était pas la foi, elle en était une contrefaçon rationnelle ; la foi est ina­missible ([^12]). » Car il est clair qu'ici l'objection atteint directement, sinon tous les scolastiques (car saint Bona­venture, Duns Scot et Occam iraient assez loin dans ce sens), du moins saint Thomas d'Aquin, dont la doctrine est la norme de la théologie catholique. 24:114 Il est très vrai que, pour un théologien thomiste, il y a des vérités révélées qui sont et demeureront toujours imperméables à la raison, d'autres qui lui sont au contraire intelligibles. Le dogme de la Trinité est l'exemple classique des pre­mières, l'existence de Dieu est le cas type du deuxième ordre de questions. Or saint Thomas enseigne en effet que l'on ne peut pas, à la fois et sous le même rapport, croire et savoir la même chose. Celui qui, ayant cru en l'existence de Dieu sur l'attestation de Dieu même, par­vient à se la prouver, sait que Dieu existe, et pour autant qu'il le sait, il ne le croit plus. Sa foi n'était donc pas, sur ce point, « inamissible ». Reste à savoir si ce n'en était pourtant qu'une contrefaçon rationnelle ; or, pour peu que l'on presse un tel jugement, la distance apparaît vite entre la sentence du juge qui condamne et la validité des considérants. A vrai dire, ils n'existent pas. Pour pouvoir les critiquer, il faudrait d'abord les imaginer, car on ne nous dit absolument rien des faits allégués par les théologiens thomistes pour établir la position qu'on leur reproche, et le plus curieux est que ces faits sont d'une évidence telle, que la dogmatique réformée se trouve elle-même aux prises avec eux, non sans se demander où et com­ment elle pourra leur faire place. \*\*\* C'est se rendre la partie facile que de considérer la doctrine de saint Thomas comme une crise rationaliste, née plus ou moins brusquement vers le milieu du XIII^e^ siècle. Avant d'apprécier les idées dont elle est faite, il est toujours utile de prendre en considération les réalités qu'elle se propose d'interpréter. 25:114 Ici, la réalité à laquelle ni saint Thomas, ni Calvin ne peuvent rien, est que la notion de Dieu et celle d'un culte religieux sont l'une et l'autre antérieures au christianisme, qu'elles se retrouvent même chez tous les peuples dits païens, et que par conséquent le problème se pose de savoir quelle en est l'origine. La première prise en considération de ce fait capital apparaît dans la doctrine de saint Paul. Nous avons vu comment Calvin en interprète les textes sur ce point, et ce n'est pas ici le lieu de discuter son exégèse, mais on peut du moins noter que ces textes existent et que la tâche s'impose au calvinisme même de les interpréter. Qu'est-ce que cette connaissance des *invisibilia Dei* que l'homme peut obtenir en considérant la création ? Que veut dire l'Apôtre, quand il parle de ces païens qui, n'ayant pas la Loi, « accomplissent natu­rellement ce que la Loi commande », parce que « ce que la Loi ordonne est écrit dans leurs cœurs » ? De quelque manière qu'on les entende, ces textes de l'*Épître aux Romains* suffisent à montrer que saint Paul pense à ceux qui « ayant connu *Dieu,* ne l'ont pas glorifié comme Dieu » (I, 21), un fait d'une importance telle qu'on ne peut le supprimer sans ruiner toute sa doctrine. C'est parce qu'ayant connu Dieu, ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu, que les païens sont inexcusables. Oublier que « ce qui se peut connaître de Dieu », les hommes « le lisent en eux-mêmes », parce que son éternelle puis­sance et sa divinité « sont rendues visibles à l'intelli­gence par le moyen de ses œuvres », c'est nullifier le chef d'accusation contre les païens qui justifie la colère divine et rendre inutile la rédemption des gentils. Il y a donc eu une religion grecque, une religion romaine, une philosophie grecque et une philosophie romaine ; saint Paul le savait, qui les avait sous les yeux ; saint Thomas et Calvin le savaient, comme nous-mêmes, par l'histoire, et il n'est aucune théologie chrétienne qui ne se doive d'en produire une explication. 26:114 Celle de saint Thomas est simple. Nul doute ne pouvait s'élever dans sa pensée sur la réalité même du fait à expliquer. Saint Paul avait expressément attribué aux païens une connaissance naturelle de Dieu ; lui-même, au cours de sa patiente et minutieuse étude d'Aristote, avait pu se convaincre que ce que l'Apôtre avait dit était vrai. Il nous est aujourd'hui facile de mesurer combien courte était la théologie naturelle des plus grands philo­sophes grecs lorsqu'on la compare à la théologie révélée du christianisme ; il n'a pas manqué de docteurs catho­liques pour en souligner les insuffisances, ou même pour la mépriser. Saint Thomas n'a jamais pensé que mépri­ser la création fût un hommage agréable à Dieu, même pour exalter sa révélation. Ce que le créateur ajoute n'ôte nul prix à ce qu'il donne, et ce qu'il avait donné à l'intellect profond de Platon et d'Aristote avait déjà de quoi mériter la plus fervente des actions de grâces. Réduit à son strict minimum et pesé au plus juste, l'héritage de la pensée grecque était encore admirable, à tel point que nombre de Pères ne pouvaient s'empê­cher de croire que les penseurs païens avaient pillé la Bible sans l'avouer. Un premier être, principe suprême et cause de la nature, source de toute intelligibilité, de tout ordre et de toute beauté, qui mène éternellement une vie bienheureuse parce que, pensée lui-même, il est une éternelle contemplation de sa propre pensée, voilà ce qu'enseignait Aristote, et il suffit de comparer sa théologie aux mythologies antiques pour mesurer d'un coup d'œil quel immense progrès la raison humaine avait accompli, sans le secours de la révélation chrétienne, depuis l'ère de Chronos et de Jupiter. 27:114 Sans doute, il y avait là bien des manques, et com­bien d'erreurs ne demeurait-il pas dans ces vérités ! Mais enfin, c'étaient des vérités. Trouvées par la raison naturelle des Grecs, elles ne devaient rien à la foi ; trou­vables aujourd'hui encore, et combien plus aisément, par la même raison naturelle, pourquoi devraient-elles plus à la foi dans notre propre raison que dans celle d'Aris­tote ? Allons plus loin ; ce qu'Aristote savait de Dieu sans la foi, si nous le savons comme lui, et pour les mêmes raisons ou pour d'autres raisons aussi fortes que les siennes, comment pourrions-nous l'accepter simulta­nément, en même temps et sous le même rapport, à cause de l'évidence rationnelle qui nous éclaire et de la parole divine qui nous l'enseigne ? La raison ne peut avoir été aveuglée ni affaiblie par la lumière de la Révé­lation ; l'enseignement de l'Écriture ne saurait nous rendre moins capables de trouver Dieu que ne l'étaient les païens. C'est tout ce que dit saint Thomas et c'est cela qu'il faudrait critiquer pour l'atteindre, mais sur­tout c'est cela dont il faudrait pouvoir s'accommoder soi-même avant d'entreprendre de le critiquer. La thèse en question se réduit en effet à l'analyse de quelques faits précis. La raison ayant été jadis capable de trouver certaines vérités sur Dieu, doit être encore capable de le faire aujourd'hui, chez ceux du moins qui ont le loisir, le désir et le pouvoir de mener à bien ces recherches. De nos jours, comme au temps d'Aristote, ceux qui satisfont à ces diverses conditions sont rares ; Dieu, qui veut le salut de tous, a donc révélé à tous, même celles des vérités salutaires que la raison seule pouvait jadis trouver en quelques-uns. Ceux qui les retrouvent pour leur propre compte les savent, à partir du moment où ils les ont ainsi retrouvées ; les autres les croient, comme tout chrétien, qu'il soit destiné ou non à devenir un jour philosophe, commence par les croire. Avant de condamner comme une « contrefaçon ration­nelle » de la foi celle que l'Église catholique recom­mande, il faudrait nous dire ce que l'on veut mettre à la place. Avant de poser avec assurance, comme un principe évident, que « la foi est inamissible », il faudrait nous dire si ce qu'il reste à l'homme de raison après la chute est amissible. 28:114 Plus précisément, il s'agit de savoir si le premier effet de la Révélation chrétienne a été de nous dépouiller de ce qu'il restait encore de raison natu­relle chez Platon et chez Aristote. Tant que l'on n'aura pas posé cette question et qu'on ne lui aura pas trouvé une réponse, on n'aura rien fait contre saint Thomas d'Aquin. La réponse la plus simple serait de dire que la foi ne pouvait aucunement aveugler la raison naturelle, parce que cette raison l'était déjà complètement. C'était, nous l'avons vu, la réponse de Calvin, et nous aurons à y revenir ; mais elle est dure, elle comporte des diffi­cultés et il est naturel que ses interprètes la nuancent selon leurs préférences personnelles. Maintenir que la théologie naturelle soit « incapable de fonder la con­naissance religieuse » ([^13]), ce n'est pas encore toucher le point brûlant, car la connaissance religieuse étant entendue comme une théologie, nul catholique ne con­testerait cette proposition. La position qu'elle définit est, au vrai, une position catholique. Le problème réel est de savoir si la raison ne peut pas faire seule au moins une partie du chemin, si minime soit-elle, que la foi lui fait parcourir en entier. Là encore, on doit avoir soin d'éviter les équivoques. Il ne suffit pas de dire que la raison seule peut atteindre « un Dieu, mais non Dieu », pour s'opposer à la doctrine thomiste ([^14]), car cela aussi saint Thomas l'admettrait sans aucune difficulté. Dès lors que l'on entend par « Dieu » le seul et unique vrai Dieu tel que le connaît et l'adore le chrétien, il va de soi que nul ne peut le connaître sans adhérer à la parole divine et s'y soumettre. 29:114 Jamais un thomiste, et moins encore un bonaventurien ou un scotiste, n'ont admis que le Dieu accessible à la raison fût Dieu, un en trois personnes, et Jésus-Christ qui s'est fait homme, a souffert sous Ponce-Pilate et est mort en croix pour nous sauver. Ce que maintient la théologie catholique, c'est que la raison seule peut trouver un Dieu et que ce Dieu qu'elle trouve est déjà le vrai Dieu, précisément parce qu'il n'y en a pas d'autre, et que ce que nous savons de vrai sur Dieu ne peut par conséquent se rapporter qu'à lui. Si peu que ce soit, c'est du moins quelque chose, et ce quelque chose n'est pas négligeable. On ne pourrait le tenir pour tel sans admettre que tout ce que peut dire de Dieu la raison naturelle s'équivaut, qu'il s'agisse du fétichisme le plus grossier, du matérialisme des stoïciens, du démiurge de Platon, de la pensée pure d'Aris­tote ou de l'Un de Plotin. S'il y a dans ces doctrines des degrés de vérité, du plus ou moins vrai, c'est qu'il y a là du vrai. Adresser une telle critique à la théologie natu­relle, c'est d'ailleurs oublier que tout philosophe catho­lique se trouve à cet égard dans le même cas que le philosophe païen. Au bout du peu qu'il sait de Dieu, il y a tout ce qu'il en croit sans le savoir. La foi n'est pas seulement pour lui un guide dont il tient fortement la main tant qu'il n'est pas sûr de se trouver dans la lumière ; il la serre plus fortement encore, et pour ne plus la lâcher, lorsqu'il lui faut passer l'étroite clairière de la théologie naturelle pour entrer dans l'épaisseur du mystère, car il sait par sa raison que Dieu est et que ses effets lui ressemblent, mais il croit par la foi que Dieu ne ressemble pas à ses effets et combien peu ses effets mêmes lui ressemblent. Plus il s'enfonce dans la foi, plus Dieu se révèle à lui, selon la parole de saint Thomas, comme *magis ac magis elongatus ab his omni­bus quæ in effectibus apparent*. Pourtant, le Dieu trouvé par la raison est déjà celui-là : le même, vu dans la mesure où il se laisse voir. 30:114 Ce que l'homme peut savoir de Dieu, mais ne sait pas et ne saura peut-être jamais en cette vie, il le croit donc aussi fermement et vraiment que ce qu'il est naturellement incapable d'en savoir. La vision béatifique n'empêchera pas notre foi d'avoir été une foi véritable ; la lumière de la raison ne saurait davantage disqualifier rétroactivement l'acte de foi par lequel tant d'hommes affirment Dieu, et qu'il est un sur le seul témoignage de sa parole ; la lumière de la foi, enfin, ne disqualifie jamais celle de la raison, mais la guide au contraire jusqu'à ce que s'étant trouvée elle-même elle ose tenter de se dépasser. \*\*\* C'est d'ailleurs simplifier à l'excès le problème que de le poser aux seuls catholiques, car il s'impose aussi avec acuité aux calvinistes et précisément à propos de l'existence de Dieu. Calvin en fait ouvertement une con­naissance naturelle ; le calviniste ne croirait-il donc pas en Dieu ? Car enfin il y a une distance philosophique considérable entre poser un Dieu, créateur de la nature, et nier que Dieu existe au nom d'un empirisme retranché sur sa négation de ce qui dépasse l'expérience. En d'autres termes, dire qu'il existe *un* Dieu est une propo­sition plus proche de la vérité touchant le vrai Dieu, que nier purement et simplement que Dieu existe. Com­ment d'ailleurs cette connaissance de Dieu suffirait-elle à motiver la colère divine si, par elle, l'homme n'attei­gnait aucunement le vrai Dieu ? Peut-être est-ce le sentiment confus de l'inévitabilité de ce problème, qui invite certains théologiens calvinistes à concéder qu' « à la rigueur, il ne serait pas contraire au dogme d'admettre qu'on pût démontrer un Dieu, mais Dieu, non » ; ou du moins, à n'admettre « comme possible, en fait de démonstration rationnelle, que celle de l'existence d'un Dieu plus ou moins indéterminé, et non celle de Dieu ([^15]) ». 31:114 Concession réelle, car enfin, même si l'on accordait à Calvin que la valeur religieuse du monothéisme païen soit aussi nulle que celle du polythéisme, sa valeur philo­sophique apparaît nécessairement autre, même aux yeux d'un théologien ([^16]). Il faut donc qu'une certaine théologie naturelle demeure possible, c'est-à-dire une connaissance de Dieu qui ne soit pas seulement une intellection de la foi, ni une philosophie de la foi par la foi, ni, en un mot, une théologie. Il est à peine besoin de faire observer que l'on en reviendrait alors simple­ment à la position scolastique. Pour le dire en passant, on reviendrait beaucoup moins près de saint Thomas, à qui l'on offre alliance, que de ce Duns Scot que le cal­vinisme abomine ([^17]), et que cet « à la rigueur » enchan­terait pourtant ; Duns Scot serait fort satisfait d'entendre qualifier la foi d' « inamissible », et conviendrait sans peine que la raison seule ne peut pas savoir grand'chose de Dieu, qu'elle atteint pourtant. On trouverait aisément des théologiens catholiques pour se contenter de moins encore ; mais, ce peu dont ils se contentent, ils ne se croient pas le droit de n'en plus tenir compte après l'avoir une fois accordé. C'est là ce qui les sépare radica­lement du calvinisme, et le point est assez important pour qu'on s'efforce de le préciser. \*\*\* Lorsqu'un théologien calviniste se souvient de main­tenir une connaissance naturelle de Dieu, il est capable d'aller fort loin dans cette voie, et même de se contenter à beaucoup moindres frais que ne ferait un catholique. 32:114 Il s'agit en effet pour lui de ne maintenir une certaine connaissance naturelle de Dieu qu'en la réduisant à son strict minimum et en éliminant le plus possible ce qui ferait de cette connaissance de Dieu en l'homme une connaissance de Dieu par l'homme. La manière la plus simple d'y réussir est de la libérer de toute preuve. C'est pourquoi Calvin en faisait une con­naissance innée, non pour lui conférer une évidence qu'elle n'a pas, mais pour ôter à la raison tout prétexte de s'en attribuer le mérite. C'est ainsi qu'il faut entendre, dans ses écrits et ceux de ses disciples, l'expression stoïcienne que Calvin lui-même avait empruntée à Sénèque, dont on sait qu'il avait été le commentateur, de « notion commune » ([^18]). Rien de mieux, à première vue, qu'une telle solution. Il n'en reste pas moins vrai que le problème se pose à propos de cette connaissance comme il se pose à propos de la certitude rationnelle que prétendent atteindre les preuves thomistes de l'existence de Dieu. Ce ne peut être qu'une certitude naturelle, auquel cas on perdrait le droit de critiquer la position catholique et de supprimer la philosophie pure ; ou sur­naturelle, auquel cas il deviendrait impossible de trouver une place pour cette connaissance naturelle de Dieu que l'on prétendait précisément conserver. Les atténuations de langage ne changeront en rien les données du problème. Admettons, si l'on veut, qu'il ne s'agit ici que d'un « sentiment de divinité », comme dit Calvin, et qu'on puisse à bon droit le considérer comme une « grâce naturelle » ou même comme une « foi... que l'esprit humain forme, d'une pente naturelle, au contact de la réalité expérimentale ». Même en faisant abstraction des problèmes philosophiques que sou­lèvent de telles expressions, le problème théologique, subsiste ; puisqu'elle est naturelle, cette « foi », ou « no­tion commune », ou « idée innée », ou « aptitude religieuse innée dans le même sens que l'aptitude au lan­gage ([^19]) », bref, ce rudiment de connaissance virtuelle, quelle qu'en soit la nature, demeure une donnée que l'homme ne doit pas à la Révélation. 33:114 Si, selon la formule de Calvin lui-même, « l'expérience atteste que Dieu a déposé dans tous les hommes une semence innée de religion » ([^20]), il nous faudra nécessairement admettre que la raison naturelle ne part pas du néant quand elle parle de religion et que ses efforts pour atteindre Dieu ne portent pas sur le vide. N'est-ce pas précisément sur cette notion fondamentale que se sont appuyés des philo­sophes tels que Platon et Aristote, pour construire leurs théologies naturelles et porter ainsi la religion grecque bien au delà du grossier anthropomorphisme où Homère et Hésiode l'avaient laissée ? Ce qu'ils ont su d'un dieu à partir du spectacle de la création, et tout d'abord son existence, ne pouvons-nous plus le savoir comme ils l'ont su ? Si nous pouvons encore savoir ce qu'ont su Platon et Aristote, nous n'avons pas plus besoin qu'eux-mêmes de le croire. Ni plus, ni moins d'ailleurs, et nous reve­nons ainsi à notre point de départ. \*\*\* Il existe donc comme une antinomie calviniste, dont la solution doit sans doute être cherchée sur un autre plan que celui de la raison et de la philosophie, car elle est insoluble tant que l'on accorde la moindre ombre de crédit à la nature, donc à la raison. La vérité, c'est que même lorsqu'elle parle encore de philosophie, et qu'elle pourrait encore en avoir une, la dogmatique réformée ne veut pas en avoir une. Pour elle, chercher Dieu par la raison est d'abord inutile, puisque nous avons de lui cette connaissance naturelle spontanée qui suffit à nous assurer de son existence ; mais aussi, et surtout, chercher Dieu par la raison est « illégitime » parce qu'il a par lui-même « le droit d'être cru » ([^21]). 34:114 Voilà la fin de non-recevoir devant laquelle la raison n'a plus qu'à s'incliner, comme devant une décision religieuse sans appel qui relève de la foi pure. Nous ne la discuterons donc pas, mais même en la prenant comme telle, il nous reste une requête rationnelle à lui adresser. C'est que s'étant enfermée dans des barrières où elle est rationnellement inexpugnable, elle veuille bien s'y tenir. L'interdiction qu'elle s'impose de philosopher ne l'autorise pas à condamner comme impossible à toute foi chrétienne l'usage de la philosophie. C'est une pru­dence à laquelle la dogmatique réformée a parfois besoin de se voir rappeler. « Pour être cru existant », conclut M. A. Lecerf, « il doit suffire que Dieu se montre : nous n'en demandons pas davantage pour croire à l'exis­tence des êtres finis. *Dieu n'est donc connaissable, en fin de compte, que par l'intuition de la foi*. » Non, cette conclusion ne sort pas de ces prémisses. Il peut en effet suffire que Dieu se montre à nous par la foi pour que nous le connaissions, mais l'Apôtre, et saint Thomas, et Calvin lui-même n'ont-ils pas maintenu que tous les hommes possèdent un rudiment de connaissance reli­gieuse, même ceux à qui Dieu ne se montre pas par la foi ? De ce que la foi suffit à celui qui croit, on ne peut donc valablement conclure que hors la foi Dieu ne soit aucunement connaissable. Assurément, on peut encore *interdire* à celui qui connaît Dieu par la foi de chercher à le connaître autrement, et condamner toute théologie naturelle comme trahissant un manque de foi, ou une sorte d'hésitation sacrilège sur la suffisance absolue de la parole divine. 35:114 C'est même là, pour tout calviniste qui pose ainsi le problème, le dernier mot sur la ques­tion ; mais l'interdit religieux qu'il jette sur la théologie naturelle ne l'empêche pas plus d'exister que sa renonciation volontaire à une certaine connaissance ne suffit à la rendre inconnaissable. Le théologien calviniste n'a donc d'autre droit que de renoncer une fois pour toutes à parler d'une « philosophie » des choses divines, que ce soit pour s'en réserver l'usage, puisqu'il n'y a plus droit, ou pour l'interdire aux autres comme impossible, puisque maintenant lui-même les fondements qui le rendent possible, il n'en peut finalement nier que la légitimité. \*\*\* Pour aller plus loin, c'est donc l'illégitimité foncière de toute théologie naturelle qu'il faudrait démontrer. On ne saurait être surpris que, dans leur désir de vider complètement la question, d'autres théologiens calvi­nistes soient effectivement allés jusque là. C'est une décision à laquelle Calvin lui-même semble avoir été plus d'une fois tenté de souscrire, dont on ne peut dire cependant qu'il l'ait prise, et que K. Barth n'a pu pren­dre, à ce qu'il nous semble, sans colorer d'une nuance nouvelle la pensée de Calvin. Certes, lorsqu'il nous recommande « de ne pas parler de la majesté divine dans la création sans souligner aussitôt et très fort (en nous rappelant *Rom.,* VIII), que, pour notre regard, Dieu est *totalement* caché dans la nature ([^22]) », l'expression ne force aucunement ce qui fut et demeurera toujours l'une des exigences profondes du calvinisme authentique. Je crois qu'il serait beaucoup plus difficile de la justifier par l'autorité de saint Paul car le texte allégué (sans doute *Rom.*, VIII, 19-22) parle en fait de tout autre chose. 36:114 Laissant pourtant de côté les broussailles de l'exégèse, ce fourré dont il est trop facile de sortir avec ce que l'on y va chercher, il reste vrai du moins que la position barthienne exprime une vue purement calviniste des textes pauliniens. Quel en est donc le caractère propre ? Pour le discerner, il est nécessaire de rappeler la méthode à laquelle K. Barth a toujours recours dans les innombrables cas de ce genre qui s'offrent à sa ré­flexion : prendre à la fois le oui et le non des antinomies concrètes de la vie religieuse. Ainsi, comment parler de théologie ? Par définition, le théologien est un *homme* qui doit parler de *Dieu *; il ne peut en parler que par la parole de Dieu lui-même, lui qui n'est qu'un homme : grandeur et misère de la théologie. Ici, on lui demande au nom de saint Paul de trouver dans une morale ra­tionnelle des jugements valables sur le meilleur ou le pire, alors qu'il sait fort bien que le mal règne en vainqueur dans l'ordre moral naturel. Ou bien encore on lui demande de chercher Dieu dans sa création par la lumière naturelle, alors qu'il sait fort bien que toute connaissance rationnelle ne peut plus exhiber « un ordre visible de la Création », mais seulement « un *témoignage,* un *reflet,* exclusivement terrestre, de l'ordre vrai de la Création, lequel demeure, dans nos circonstances concrètes, perdu et caché pour nous ([^23]) ». Que devons-nous donc faire ? Nier l'un des deux termes ? Non, mais aller dialectiquement de l'un à l'autre, puis de l'autre à l'un, en assignant à chacun, avec une exactitude rigoureuse, sa fonction propre. Car il y a un ordre moral ; il y a des ordres de la connaissance technique, scienti­fique, sans doute aussi philosophique, et ce sont eux précisément qui demeurent ces *reflets* exclusivement terrestres de l'ordre vrai de la Création. 37:114 Ce qu'il importe de bien comprendre, c'est que le caractère spécifique de tout ordre naturel et humain est d'être l'ordre de ce qui a besoin d'être *pardonné.* Telle est sa nature, et cette nature est aussi la justification de la seule fonction reli­gieuse qu'on puisse lui attribuer. Ajoutions pourtant que c'en est une. Cette impuissance dont est frappé « le sombre royaume de la morale », c'est cela même qui attend et reçoit la lumière du pardon. De même aussi, cette obscurité dans laquelle végète la connaissance rationnelle et philosophique devient comme un fond ténébreux sur lequel éclatera la lumière de la foi en la parole divine. Il ne faut donc pas traiter de telles matières avec scepticisme : elles sont des questions auxquelles Dieu donne la réponse, et si l'on veut une réponse, il faut bien poser une question ; ni les aban­donner dans un accès de pessimisme, car s'il est vrai qu'elles ne sont que des questions, Dieu leur donne une réponse. Surtout, et c'est ici le fond même du barthisme en ces matières, il ne faut jamais demander à ce qui n'est et ne peut être qu'une question de s'ériger seule en réponse, autrement tout est perdu, et jusqu'au seul sens dont soient capables de telles disciplines, dont c'est la nature propre d'être des ténèbres à dissiper, des misères à racheter, des péchés à pardonner. Ainsi s'explique le vœu si ardemment formulé par K. Barth que la philoso­phie demeure aussi « mondaine » que possible. Entendons par là, qu'elle se confine à l'intérieur de ses frontières naturelles, renonce à toute prétention religieuse, bref « se confesse vraiment profane, vraiment sans Dieu ([^24]) ». Le tragique de la situation, c'est que si le secret du monde est la *non-existence* de ses dieux, le monde lui-même l'ignore, et l'Église seule, qui le sait, peut seule aussi le confesser pour lui. 38:114 La parole divine ne saurait donc avoir ici pour objet de donner Dieu à la philosophie, car l'essence de la philosophie est d'en manquer ; ni de christianiser la théologie naturelle, car non seulement celle-ci ne désire pas qu'on la christianise, mais même, à dire vrai, elle n'est pas susceptible d'être christianisée ([^25]). C'est *à cause* de son impuissance et comme témoin de cette impuissance même qu'elle est utile : le pourrait-on, qu'il ne faudrait pas l'en sortir. La seule chose que la théologie puisse faire, c'est donc de lui montrer qu'elle est un *non* en posant devant elle, et au-dessus d'elle, le *oui* de la parole divine. Voilà pourquoi la philosophie doit être jalousement maintenue dans sa fonction propre : attester la stérilité religieuse, non seulement actuelle, mais essentielle, de la raison naturelle, s'avouer le témoin permanent de l'impuissance définitive de la nature. Dès qu'on lui laisse croire qu'elle peut quelque chose, elle perd son unique raison d'être et sa seule manière de servir. On n'attendra pas d'une telle doctrine qu'elle entre­prenne la rédemption ou le sauvetage de la philosophie en l'élevant à la dignité de « philosophie chrétienne ». Tout ce que le calvinisme barthien lui demande, c'est de se savoir en perdition et d'y rester. Position cruelle, assurément, mais aussi le mal est sans remède, puisqu'en aucun cas la certitude de Dieu qui juge la philosophie (comme d'ailleurs l'éthique), ne peut devenir notre certitude, et bien moins encore la certitude de la philo­sophie. Voilà donc cette discipline réduite à la position luthérienne du *simul peccator et justus*. On pouvait s'y attendre, pour peu du moins que l'on se souvînt du conseil donné par K. Barth aux calvinistes de commencer par se faire une bonne fois tout à fait luthériens ([^26]). 39:114 C'est ce qu'il a fait lui-même, mais on voit par son exemple combien il est difficile, pour qui s'est fait luthérien, de ne pas le rester. Car enfin, quel que soit l'accord profond et l'unité indissoluble des deux Réformes, il subsiste entre elles, outre la distance qui sépare le primat luthé­rien du salut du primat calviniste de la majesté divine, des différences de ton qui ne sont pas toujours négligeables. Celle que nous percevons ici ne l'est assurément pas. Non moins complètement en perdition dans le calvinisme de Calvin qu'elle peut l'être dans le luthéro-calvinisme de K.Barth, la philosophie peut du moins y conserver quelque espoir de salut et c'est précisément la théologie qui, en l'absorbant, en opérera le sauvetage. Décision lourde de conséquences, non pas tant peut-être pour la philosophie elle-même qui, de toute façon, n'a droit à aucune existence propre, mais pour la théologie. Car une théologie qui réclame dès le début le titre de « philosophie chrétienne » ne sera jamais tentée d'in­sister outre mesure sur sa misère, ou de se considérer comme un simple « signal de détresse » ([^27]). En fait, les deux premiers chapitres de l'*Institution* de Calvin pro­cèdent avec une maîtrise et une tranquillité qui ne permettent pas de supposer qu'une inquiétude quelcon­que sur la légitimité de son œuvre ait troublé l'esprit de leur auteur. Telle était aussi, autant que j'en puisse juger, l'atti­tude du calvinisme pur, c'est-à-dire de celui de Calvin lui-même, avant que des reflets de Hegel, de Kierkegaard et surtout de Luther n'en eussent quelque peu modifié l'aspect. Réduite à l'essentiel, elle me semble d'abord impliquer une condamnation religieuse totale de la raison, conçue comme complètement aveugle à l'ordre divin depuis la faute. Sur ce point, qui est essentiel, le luthéranisme et le calvinisme le plus authentiques ne font qu'un ; ils ne laissent donc place à aucune philosophie naturelle des choses divines qui prétendrait se poser comme valable. 40:114 Dans les deux cas, une « connaissance religieuse naturelle » apparaît comme un monstre et une contradiction dans les termes, ce qui revient à dire que toute théologie naturelle est impossible. Par contre, le calvinisme authentique ne semble pas vouloir rejeter une fois pour toutes dans l'impuissance totale l'intelligence humaine, ni la condamner à cette misère permanente où K. Barth juge essentiel de la maintenir. S'il n'y a pas de philosophie religieuse naturelle dans le calvinisme, il y a certainement une certitude religieuse, et qui, parce qu'elle est la certitude de la parole de Dieu, est nécessairement tout le contraire d'une misère. Non qu'il s'agisse aucunement pour l'homme d'entrer en partage avec Dieu, comme si le Seigneur ne devait pas avoir le tout. Non, il faut que la sagesse de l'homme périsse aussi totalement que sa justice ; mais la certitude de Dieu du moins est inébranlable, et qu'est-ce que la théologie, sinon la vérité de Dieu lui-même, inscrite dans le cœur de l'homme par le Saint-Esprit ? C'est pourquoi Calvin s'est attaché avec tant de soin à construire une théologie dogmatique, de contenu opposé à la théologie scolastique et même de type différent, mais dont la certitude intrinsèque ne faisait aucun doute à ses yeux, même là où elle transposait les données de la connaissan­ce naturelle sur la plan de la révélation. Captive sous l'autorité de la parole divine, la raison humaine n'est certes plus une raison philosophique, mais c'est encore une raison. Ce que reproche à Origène, Tertullien, Basile et Chrysostome le *Traité des scandales,* ce n'est pas d'avoir usé de la leur, mais, bien au contraire, de n'avoir pas « suivi ce que Dieu leur avait donné de jugement ([^28]) », car en user pour anéantir totalement l'homme et, s'il le faut, contre les sages du monde les plus illustres, c'est encore en user. 41:114 Il n'y a donc, pour le calvinisme authentique, nulle théologie naturelle, même chrétienne, et c'est en quoi il s'oppose sur ce point au catholicisme ([^29]) ; mais il n'implique pas non plus l'impitoyable condamnation de l'homme à ne jamais avoir de « connaissance religieuse » proprement dite, car la théologie calviniste entend bien en être une. Radicalement transcendante à la philosophie, elle ne dédaigne pourtant pas au besoin d'en prendre le titre, non qu'elle en soit une, mais parce qu'elle remplace ce qu'eût été pour l'homme la philosophie si le péché ne l'avait aveuglé à sa lumière, et qu'elle se pose par conséquent comme seule à pouvoir en remplir pour nous les fonctions. Bref, elle ne veut ni poser la théologie na­turelle comme possible, ni la maintenir délibérément en état de damnation, mais la transfigurer en théologie sur­naturelle, ce qui est le seul moyen concevable de la sauver. \*\*\* Ainsi entendue et maintenue dans les limites de son essence, la position calviniste apparaît donc susceptible d'une pureté exclusivement théologique (entendant par là, celle de la théologie calviniste) pourvu qu'elle exclue toute possibilité d'un accord quelconque avec la philo­sophie pure et accepte de disparaître dans la mesure où elle prétendrait à réaliser un tel accord. 42:114 Il est vrai que les faits, commentés par saint Paul dans le texte célèbre que la dogmatique réformée n'oublie jamais, nous obligent à reconnaître que puisque Dieu « s'est manifesté à nous dans ses œuvres, il faut bien que nous le cherchions en elles ; car notre esprit n'est pas capable de comprendre son essence. Et le monde nous est comme un miroir, dans lequel nous pouvons le contempler, de la manière dont il nous est nécessaire de le connaître ([^30]) ». Que l'on ajoute à ce texte ceux de la *Confession de la Rochelle* et de la *Confession des Pays-Bas*, dont l'article second suggère, puis affirme une double connaissance de Dieu, premièrement par sa créa­tion, deuxièmement, et d'une manière plus manifeste ([^31]), par sa parole, il restera vrai de dire que la connaissance de Dieu par sa création ne prend pour le calviniste valeur religieuse qu'à la lumière de sa parole. On perdrait donc son temps à sommer ces théologiens de s'expliquer sur ce que notre connaissance purement naturelle de Dieu peut garder de valeur philosophique, car si elle en a une, elle ne les intéresse pas. L'essence du calvinisme, sur ce point, peut être en un certain sens considérée comme « analogue » à celle du kantisme, en ceci du moins qu'elle est essentiellement critique. Le calvinisme est une disqualification religieuse de l'ordre de la nature déchue, comme le criticisme de Kant sera une disqualification scientifique de l'ordre métaphysique. Disons, si l'on veut, que « criticisme religieux » pourrait être une formule commode, sans plus d'ailleurs, pour désigner cette attitude typique de la dogmatique réfor­mée qui, au nom d'une question religieuse préalablement posée à la philosophie, dépossède complètement l'homme de toute aptitude à s'approcher de Dieu par la raison pure. 43:114 Exactement comme la volonté humaine est jugée « totalement captive sous le péché », ce que notre intelli­gence peut avoir encore de clarté « se convertit en ténè­bres quand il est question de chercher Dieu ». Comment en serait-il autrement, si l'on pose la nature de l'homme comme « totalement corrompue » ([^32]) ? Le vrai calviniste a donc le droit, et le devoir, de laisser les morts ensevelir ce qu'il considère comme mort. Si je me permets de lui rappeler que sa fonction propre est de s'en tenir là, c'est uniquement dans la conviction qu'une claire mésentente est souvent plus féconde et, à tout prendre, plus charita­ble, que la politesse vague d'un malentendu. (*A suivre.*) Étienne Gilson, de l'Académie française. 44:114 ### Adenauer et la terre promise par Pierre Boutang J'ÉCOUTE cette parole sans importance apparente, un lapsus d'oraison funèbre, du chancelier de la République fédérale : « il n'a jamais atteint la terre promise, pas plus la réunification des Allemands que l'unité de l'Europe... » Quelqu'un alors dans la salle des séances du « Bundestag » pense-t-il vraiment au sens caché, à peine conscient, de cette référence au modèle des chefs du peuple, à celui dont le christianisme et la chrétienté historique ont fait le modèle tragique ? Ben Gourion est là, qui sans doute imagine et retrouve le plus de songes, lors­que Moïse apparaît ainsi dans le discours de quelqu'un qui ne peut, en cela, très bien savoir ce qu'il dit. D'autres en­core... Mais la plupart des rois et empereurs de notre temps ressemblent à n'importe quel lecteur de la grosse presse : « terre promise » n'est qu'une façon de parler, une « de­vise » convertible, un vieux billet froissé. Et si pourtant Kiesinger avait dit là quelque chose ? Si le rapport, hâtive­ment et confusément établi entre Adenauer et Moïse, révé­lait plus que le reste du discours, méritait mieux l'examen ? 45:114 Le premier sens, implicite, de l'analogie, semble d'abord assez clair : Adenauer a guidé son peuple, le peuple allemand, hors des ténèbres d'Égypte, hors de la misère et du déshon­neur où il était plongé ; il l'a guidé en vue de la terre pro­mise, mais n'a pas eu le temps d'y entrer avec lui. Tout s'obscurcit pourtant très vite : d'une part on sait, dans le Pentateuque, pourquoi Moïse n'est pas entré avec son peuple en terre promise ; et ce n'est pas parce que le temps lui a manqué ; c'est parce que l'Éternel l'a voulu, l'Éternel qui ajoute quinze ans à la vie d'Ézéchias, ce roi dont l'effigie apparaît sur les plaques basses de la couronne du « saint empire romain de nation germanique » avec celles de David, de Salomon et d'Isaïe. Non, le temps ne fait rien à l'affaire... Et, d'autre part on sait exactement ce qu'est la terre pro­mise, pour Moïse et son peuple, une terre réelle, d'oliviers et de vignes, un objet raisonnable et merveilleux du désir ; pas « deux » choses, entre lesquelles le chancelier Kiesinger place une conjonction, mais dont il ne sait pas, dont per­sonne ne peut savoir si, dans le cœur d'Adenauer, elles furent réellement des terres promises, s'il a guidé son peuple vers elles ensemble, ou tour à tour, ou même -- que l'on nous par­donne ce « blasphème », moindre que celui d'évoquer là Moïse -- point du tout. Oui, bien qu'il ait été longtemps l'idole de nos conserva­teurs épris de positivité et de clarté, le personnage d'Adenauer reste mystérieux et contradictoire. C'est l'avenir qui l'élucidera progressivement, comme d'ailleurs celui de De Gaulle ; mais les contresens que l'on fera sur lui, que l'on accumule à l'occasion de sa mort, feront aussi partie de cette histoire et pourront coûter cher à la France et à l'Europe. 46:114 ##### *Une Allemagne qui n'allait nulle part* C'est une faute, une faute précise, « au temps de Mériba-Cadès » qui interdit à Moïse l'entrée au jardin de Chanaan. Konrad Adenauer, lui, n'avait pas commis de faute visible et historique. Il était toujours resté étranger aux délires et à l'idolâtrie du germanisme. Bien que le Dr Dorten, le chef séparatiste rhénan ami de Mangin, l'accuse, dans ses souve­nirs, d'avoir contribué à l'échec de la seule entreprise qui pouvait arracher l'Allemagne à ses démons, il semble que la tiédeur du maire de Cologne ait été due surtout à son juge­ment aigu sur les capacités politiques de la République fran­çaise et son aptitude aux grands desseins. Quand vint le temps des folies, Adenauer n'émigra point, ni ne fut emprisonné. Il fut présent « comme s'il n'était pas là », il survécut. Il n'était pas occupé, comme Moïse, à recevoir les tables de la loi, pendant que ses frères se proster­naient devant le veau d'or ou de sang. Par là se justifie son absence de colère, le caractère non-prophétique, et même radicalement anti-prophétique de son action, après 1945. Point de désert à traverser, mais des ruines à relever. Con­trairement au modèle de Moïse, il ne prétendait aller nulle part. De plus, ceci importe beaucoup, il allait rencontrer la complicité silencieuse de « son peuple », un peuple avec qui il n'avait noué aucun lien charismatique, un peuple qui se composait aussi de millions de réfugiés, pour n'aller, ni reve­nir, ou ne feindre d'aller, nulle part. Moïse était sans cesse obligé de supplier Dieu pour le peuple juif, idolâtre, à la nuque raide, et qui refuse la circoncision du cœur ; Adenauer n'avait qu'à faire oublier des crimes passés, auxquels il n'avait eu aucune part, et son peuple l'aidait, avec une sorte d'amnésie géniale, instinctive, à faire douter qu'il fût *le même* peuple, celui qui avait joué, et perdu, mille ans de ténèbres. 47:114 Cette extraordinaire entreprise, où le rôle de chef du peuple consistait à faire une certaine figure, cette mise en scène (qui n'est absente d'aucune grande histoire), Adenauer ne l'a menée à bien ni par ses seules forces, à contre-pente, ni par « la volonté de Dieu ». Ou plutôt, à la différence de la théocratie de Moïse, le règne d'Adenauer fut rendu possible par l'accord, à son sujet, du pape et de l'empereur, de Rome et de Washington. Comme tous les accords à ce niveau il s'agissait d'ailleurs d'un malentendu, ou de raisons originel­lement différentes, sinon opposées. ##### *Avec Washington, du côté de l'* « *empire *» Les Américains vainqueurs en 1945 n'avaient déjà plus de politique allemande. Celle du plan Morgenthau n'était plus sérieusement envisagée, mais aucune idée de reconstruction unitaire d'un Reich ne s'avouait encore. Ils conservaient des réflexes, par exemple celui de rejeter d'avance les concep­tions françaises. Ils professaient d'autre part une mystique, celle de la « dénazification », dont les procès de Nuremberg n'étaient que la pointe extrême, le drame purificateur. C'est presque au même moment qu'ils s'aperçurent que les Alle­mands n'avaient apparemment plus de volonté propre, qu'ils attendaient tout de leur vainqueur avec une docilité, une ductilité, totale, et que les Russes occupaient l'Europe, qu'un ennemi virtuel de la religion démocratique avait remplacé Hitler. Comme ils n'avaient pas encore de politique allemande, ils allaient en imaginer une, mais dérivée de leur politique en face du communisme, liée à ce qui allait devenir la guerre froide. 48:114 L'esprit profondément « religieux » qui devait tenir le rôle, pour les Allemands des années cinquante, de « l'empe­reur », du pouvoir temporel garantissant une mission spiri­tuelle, Foster Dulles, ne pouvait qu'être compris et respecté par Adenauer. Non que celui-ci ait cru à cette traduction du retour à la terre promise qu'était le « *roll back *», doctrine officielle des États-Unis. Il ne souhaitait pas ce retour, la réunification, à court terme ; peut-être ne la souhaitait-il pas du tout, du moins si les conditions de « conversion » du peuple allemand aux normes et à la civilisation de l'Allemagne du sud n'étaient pas réalisées. Croyait-il, d'autre part, à une menace d'invasion de l'est ? La supériorité des États-Unis, leur monopole atomique, leur évident engagement en Europe, la rendaient improbable. Il fallait donc profiter du répit accordé pour bâtir un État, avec tous ses droits, et un État honorable, non soupçonnable, bref conforme aux tables de la loi démocratique. Si peu « milita­riste » que fût Adenauer, comment eût-il refusé l'aubaine d'un certain « réarmement » ? La réapparition dans l'his­toire d'un soldat allemand, fût-ce sous un uniforme euro­péen, était capitale pour la liquidation pratique du passé ; et Bonn n'étant pas demandeur, cette remilitarisation au service de la cause de la démocratie, sous contrôle et direc­tion de l'Amérique, n'éveillait *même plus* de mauvais souve­nirs ; du moins ceux qui les évoqueraient ne seraient pas de bonne foi, ne diraient pas leurs vrais motifs, empruntés à l'actuelle guerre froide et non à la seconde guerre mondiale, aussi passée que la première. 49:114 Ainsi du côté de « l'empire », avec mieux que le consentement du vainqueur, Adenauer était-il poussé, condamné à accomplir une œuvre que Fichte n'eût pas désavouée, à faire de la force allemande, politique, économique et militaire. Une force qui, temporellement, se définissait en fonction de la « guerre froide », qui visait théoriquement à la « libération » démocratique de l'Europe, et dont l'usage ne semblait pas pouvoir être jamais séparé de l'engagement inconditionnel des États-Unis, de leur service volontaire de la liberté du monde. Le corollaire, pour les affaires allemandes comme pour toute l'Europe conquise et protégée par les Russes, était la foi du charbonnier (officiellement) dans l'*autodétermina­tion* des peuples. Mais on savait que ce sacrement de la démocratie n'était point pour tout de suite, qu'il serait la récom­pense de la fermeté et la patience. Fermeté patiente d'autant plus facile que sa responsabilité se trouvait à Washington, et qu'elle *donnait* déjà, avec une merveilleuse reconstruction économique, une prospérité apparemment sans limites, plus qu'elle ne promettait pour l'avenir. ##### *Du côté de Rome : un retour au Saint Empire* Du côté de Rome, Adenauer avait trouvé d'autres secours, plus conformes à son cœur, lui permettant un degré supé­rieur de sincérité. Cela simultanément, non sans des conver­gences qui ont pu faire croire à l'unité et la simplicité de son action. Mais si cette action avait été une et simple, avec *une* terre promise, comment pourrait donc s'expliquer le retour­nement des dernières années, la période « gaullienne » du Vieux ? 50:114 Il n'est pas contestable que le pape Pie XII, prophétiquement inquiet de la montée du communisme, autant qu'il l'avait été de l'aventure du nazisme, et parfaitement lucide sur le néant de politique européenne chez les Américains, tenta d'organiser les seules forces spirituelles qui pouvaient résister en Occident. Son projet le plus évident, non majeur, fut de favoriser la création ou le développement des partis « chrétiens sociaux ». Par malheur le fait du « Sillon », et les caractéristiques des démocrates-chrétiens en France, créaient un maillon plus que faible dans la chaîne. Au degré supérieur, qui allait devenir celui des États, Pie XII avait d'autres ressources : la réunion, l'amitié active de trois hommes, De Gasperi, Robert Schumann et Adenauer, esquis­saient une Europe chrétienne, que l'on a nommée injuste­ment vaticane. Au temporel pur, cette Europe ne pouvait pas grand-chose, mais elle proposait à « l'empire » améri­cain un contenu positif, une justification morale supérieure à la simple « croisade de l'esprit de l'escalier » contre le communisme si intelligemment introduit par les négocia­teurs de Yalta et de Potsdam. La jonction entre cette Europe « romaine » et l'empire, sous une forme vulgaire et capable d'entraîner l'opinion américaine, devait être fournie par Jean, Monnet. Mais il est sûr que les visées secrètes, les arrière-pensées des trois occidentaux furent toujours au-dessus de la vulgarisation de Monnet, et que chez Adenauer, celui des trois qui avait le plus de ressources humaines, sinon politiques, l'européisme de Monnet ne fut jamais qu'un moyen et un langage. 51:114 Ceci est étrange, en effet : s'il y a une face prétendument moderne de l'européisme, un « supranationalisme » qui demande à l'économie ses justifications, la « petite Eu­rope », la seule qui ait commencé de prendre corps, coïncide avec un des plus anciens projets de l'histoire, avec le « Saint Empire » ; et non avec le Saint Empire au cours de sa nature et son développement, mais en son origine là où ses tensions contradictoires sont le plus visibles, entre sa fondation en 962 et la mort du fascinant Othon III. Je ne puis ici que vous renvoyer au livre de Robert Folz, sur la naissance du Saint Empire (chez Albin Michel dans la col­lection du « mémorial des siècles »). Que fut le « Saint Empire romain de nation germanique », sinon la réunion des royaumes allemands, bourguignon et d'Italie, sous un prince allemand, pour servir l'évangélisation et défendre le vicaire du Christ ? Œuvre ni tout à fait temporelle, ni purement spirituelle. Aussi les rois du dehors, et d'abord nos rois en France, allaient-ils refuser au Saint Empire une suprématie politique quelconque, se proclamer empe­reurs en leur royaume. Et pourtant ils admettraient son caractère d'*imperium christianum*, lui accorderaient la *plenitudo dignitatis*, le verraient sans déplaisir jouer, tout de suite, un rôle décisif (analogue à celui de Charlemagne auprès des Saxons) du côté de la Hongrie et de la Pologne et y construire les premiers grands remparts, depuis Rome, de l'Occident. C'est un fait que nos trois « frères de l'Europe » (Monnet en étant le père pour un état civil truqué à l'usage des Amé­ricains) avaient en commun l'éloignement de leurs patries respectives, telles du moins qu'elles étaient devenues : Robert Schuman se voulant lorrain, et même lotharingien, rejetant à la fois le nationalisme de nos rois et celui du comité de salut public ; De Gasperi, homme de l'Italie du nord, mais pas du Piémont, n'aimant pas l'unité italienne, mais ayant pour le sud et son christianisme paganisé des sentiments peu différents de ceux d'un partisan italien, d'Othon III pour ses frères des Pouilles encore soumis à Byzance ; Adenauer enfin, pour qui la centralisation prussienne, et la tradition de Bismarck, sans parler de Hitler, représentaient le diable. 52:114 Il ne s'agit pas ici de savoir si ces trois hommes avaient raison ou tort, en faisant passer au second plan l'intérêt de leur nation telle que l'histoire l'a forgée. Il est probable qu'Adenauer apparaîtra comme celui qui avait *le moins* tort, parce que l'Allemagne se trouvait réellement divisée, défaite, et aussi parce que son Allemagne, celle qu'il refit, était la plus apte, sinon à exercer l'empire, du moins à faire servir l'empire (américain) aux fins de quelque roma­nité ou chrétienté. Mais surtout, de même qu'il y eut tension, au premier siècle du Saint Empire, entre une conception ordinatrice, pleine du souvenir de Charlemagne à Aix-la-Chapelle, et un projet mystique, attirant Othon III vers Rome et l'Italie, il est possible qu'Adenauer ait *tiré* l'Europe du côté de l'orga­nisation, du *possible,* sans céder tout à fait aux mythes de la supranationalité, qui ne pouvaient d'ailleurs profiter qu'au suprême protecteur américain, nullement dénationalisé, lui. Par là se comprendrait mieux l'évolution des dernières années de sa vie, et la subordination du mythe européen supranational à un nouveau projet franco-allemand. ##### *Le douteux avenir* Faut-il conclure ? Le pourrions-nous si vite et si tôt ? Du moins est-il certain que *l'unification des Allemands,* ni *l'unification de l'Europe* n'étaient deux « terres promises » pour Konrad Adenauer. Il ne les excluait pas ; il ne les dési­rait sûrement pas sans conditions. Ce qu'il désirait, sa terre promise, c'est une Allemagne chrétienne, où triom­pherait modestement la tradition catholique, et qui ferait passer dans l'histoire autant de « Saint Empire » qu'elle en pourrait supporter. 53:114 Cette part de Saint Empire, il l'avait que solidaire de l'*imperium* américain. Mais il savait reconnaître un fait, et la fin de l'engagement inconditionnel des États-Unis en Europe, liée à la fin de leur monopole des fusées intercon­tinentales, l'avait guéri de toute illusion. Or la « supranationalité » était surtout un moyen de *traduire* l'Europe aux Américains. Leur dégagement la ren­dait inutile et incertaine. Restait à savoir si la force allemande, le « Reich nou­veau » qu'il avait forgés dans l'hypothèse de l'empire amé­ricain, pouvaient être associés à un *autre* dessein ? Par eux-mêmes, voués soit à « l'unité allemande », soit à « l'unifica­tion de l'Europe », il ne pouvait que redouter cet État et cette force. Il savait qu'une Allemagne nouvelle, si elle n'est pas associée à autre chose qu'elle-même, si elle a l'ini­tiative politique, les clefs de sa destinée, redeviendrait un péril pour l'Europe et le monde. L'association avec un dessein français est-elle désormais possible, comme il a semblé le croire ? S'il y avait de nou­veau un héritier de saint Louis à Paris, avec des vues assez vastes et le temps d'agir, l'Allemagne pourrait sans doute se relier à *l'autre chose* indispensable, vaincre ses tentations. Pour l'heure, il ne semble pas, d'après les paroles de son nouveau chancelier, et son allusion aux « terres promises », qu'elle résistera longtemps à l'attrait d'une poli­tique « indépendante », libre d'entraves, et qui prétendra atteindre les fins qu'Adenauer, sans les rejeter, ne tenait pas pour inconditionnellement désirables. M. Kiesinger, chef d'une démocratie, que tempérait le règne du Vieux, n'aura peut-être pas le choix. Pierre Boutang. 54:114 ### Les nouveaux nomades par Georges Laffly AUTREFOIS, on n'aimait pas déménager. C'était rare, un peu suspect. Pourquoi déménager, si­non pour changer de pays -- et cette ingratitude paraissait scandaleuse -- ou parce qu'on changeait d'état, de classe -- et là aussi, il y avait un peu de scandale. Les cadets étaient faits pour courir le monde, tandis que dans la maison paternelle l'aîné continuait le nom, le métier, les gestes hérités. On vivait planté dans un décor d'une permanence minérale. Nous avons peine à imaginer cette immobilité. De mémoire d'homme, et les hommes en avaient avant d'être noyés sous les informations, on savait que la maison au coin de la place, en face du marronnier, était celle des Pécuchet, et que les Bouvard habitaient grand rue, la troisième porte à droite, après le tailleur. Il fallait un bouleversement social pour que cela change -- faillite ou réussite éclatante. Et c'était une grande affaire, un déménagement. Des maisons si long­temps habitées collaient à la peau, imprégnées qu'elles étaient des souvenirs, des habitudes et des voix des parents disparus, peuplées de leurs objets, des meubles qu'ils avaient achetés, polis par les ans, par les milliers de caresses de vieilles mains. 55:114 Le narrateur, dans Proust, éprouve au réveil dans une maison nouvelle, les pre­miers matins, une sorte de vertige. On dira que c'est à cause de son extrême sensibilité. Mais Françoise, si ro­buste, n'est pas moins affectée : elle ne sourit plus, le chant des oiseaux l'importune. « Je n'aime pas les maisons neuves... » disait Sully-Prudhomme, qui n'avait pas l'impression d'exprimer autre chose qu'un lieu commun. Une maison neuve, étrangère comme un habit neuf. Il faut l'habiter, s'y habituer, s'y acclimater, lui donner une âme, bref la culotter, comme on dit des pipes. C'est un art, et il faut du temps. De même quand de nouveaux venus rempla­çaient dans une maison les anciens habitants. Il fallait longtemps avant qu'ils s'y fassent, et que l'on s'y fasse, autour d'eux, avant que leur nom soit accolé au lieu. Il fallait des générations avant de faire partie de la com­munauté, de larges épaisseurs de temps avant que les arêtes soient effacées, que les nouveaux venus offrent aux yeux des surfaces bien polies, bien usées, qui ne surprennent pas. Il fallait beaucoup de temps, mais le temps était pour rien. Tout cela a changé, et si nous croyons encore être des sédentaires, c'est par un considérable affaiblissement du mot. Fixés, attachés à un lieu, nous le sommes par le domicile, qui est une habitude, une obligation adminis­trative, un des points de repère qui nous fixe dans la ruche. Mais le passage de la maison au domicile ne va pas sans pertes. Si au lieu de demander : où habitez-vous ? on deman­de : habitez-vous la maison où vivaient vos parents ? on s'aperçoit que seule une minorité peut répondre oui. Si l'on demande : les tombes de vos parents proches sont-elles toutes réunies dans un même lieu, et ce lieu est-il celui de votre domicile ? on aboutit à une minorité de oui encore plus faible. 56:114 Pourtant, la sédentarité, ce fut longtemps cela. Quand Péguy parle des « humbles honneurs des maisons pater­nelles », quand Junger évoque leur bonheur, c'est à cela qu'ils pensent, c'est à ce monde de l'ancienne civilisation qu'ils se réfèrent, presque sans y penser, parce que c'est bien naturel, à leurs yeux. A nos yeux encore, et c'est pour cela qu'ils nous émeuvent : ils parlent à quelque chose, désir ou regret, qui est profondément écrit en nous, mais il faut reconnaître que notre réalité est diffé­rente, que nous sommes étrangers à cette ancienne civi­lisation. De nouveaux sentiments combattent d'ailleurs celui dont nous venons de parler. Pour un type d'homme nouveau, il est ridicule et honteux de n'être « jamais sorti de son trou » -- d'être un *péquenot*. Il y a longtemps que le beau mot de *manant* est déshonoré dans l'usage quoti­dien ; *demeuré* est une métaphore significative. Nos parents, eux, n'avaient que mépris pour les gens « sans feu ni lieu » -- qui paraissent aujourd'hui des symboles de liberté -- pour les romanichels, les vagabonds. Ils n'avaient pas imaginé de pire malédiction pour Ahasvé­rus que de le condamner à errer, à ne jamais s'arrêter, jusqu'à la fin du monde. Morand en ferait un héros du voyage. Et le poète maudit le plus fidèlement glorifié n'est-ce pas -- « l'homme aux semelles de vent » ? Un nouveau type d'homme est né et l'un de ses attributs est la conquête de la mobilité : il traite l'espace comme un outil, comme un objet à aménager, comme un support ici de richesse, là de plaisir, mais il s'attache à n'en pas dépendre. L'ensemble des échanges qui pouvaient avoir lieu entre un paysage et des hommes devient incompré­hensible. La thèse du roman de Barrès, les développe­ments qu'elle provoque encore, les mots même de déracinés et de déracinement paraissent obscurs. Si l'on veut en parler avec sympathie on confond au mieux, le déracinement avec un attendrissement sur des souvenirs enfantins. 57:114 Le nouveau nomade ne peut concevoir qu'on se fixe ou qu'on soit fixé. C'est pour lui un signe d'échec : on a *échoué* quelque part, on s'y *encroûte.* La réussite au contraire est révélée par les déplacements : migra­tions saisonnières et mondaines, étapes d'une carrière qui sont étapes au sens géographique. Bref, le délit de vagabondage est désuet. La maison a perdu son sens, et le type d'habitation dont nous rêvons, c'est l'hôtel, l'endroit où l'on ne fait que passer, où l'on ne doit pas laisser sa marque. L'hôtel ou au moins ces blocs anonymes où s'entassent, pour quelques années, avant la « promotion » ou le changement d'emploi qui les en sortira, les nouveaux venus à la vie urbaine. Le grand changement qui des sédentaires a fait de nouveaux nomades s'amorce avec la révolution indus­trielle. Les campagnes se vident, les villes se gonflent de nouveaux quartiers. La machine à loger est inventée. Elle est sale, elle est laide, on ne peut songer qu'à la fuir. Nous n'en sommes pas débarrassés. Mais l'industrie favorise ce mouvement par d'autres moyens. Au paysan attaché à sa terre, elle substitue un ouvrier, un technicien, un employé dont une vertu cardinale doit être le goût du changement. « L'acceptation de la mobilité pour répondre aux besoins changeants est un autre aspect essentiel : ... mobilité sociale, mobilité géographique (facilité à déménager : les puritains ont été de perpétuels migrants) mobilité de métier à métier : reconversion. » O. Gélinier qui est l'au­teur de ces lignes, soutient que la morale puritaine est la morale de la société industrielle, de la bonne gestion. L'homme de la société industrielle doit être disponi­ble pour une perpétuelle migration. Il faut reconnaître qu'en France ces migrations ont été favorisées par la fonction publique au moins autant que par l'industrie. Il doit y avoir des conclusions à tirer de ce fait sur le plan de la bonne gestion. En tout cas, une vie de fonctionnaire réussie c'est un tour de France, qui se termine à Paris, comme celui des cyclistes. 58:114 Il peut arriver qu'un agent des contributions, des Postes, ou un professeur, séduit par la région où l'a appelé le hasard, préfère y rester : ses cama­rades de course diront qu'il y végète. Il a perdu le privi­lège de la mobilité, il est devenu plante. L'histoire est encore un fameux élément de brassage, et plus que jamais. Exilés, personnes déplacées, déportés, peuples qui fuient un vainqueur, quels courants ils dessinent sur le globe. Deux millions de Juifs viennent en Israël, quinze millions d'Allemands fuient la Prusse, la Silésie, les Sudètes, et l'Allemagne de l'Est, un million de catholiques tonkinois s'implantent au Sud, un million de Pieds-Noirs quittent l'Algérie. Où sont la patrie, le paysage familier, la poussière des morts ? Les guerres idéologiques et raciales s'annoncent par ces exclusions, ces images de longs cortèges le long des routes et sur les quais des ports. « Notre époque sera marquée par le ro­mantisme des apatrides. Déjà se forme l'image d'un univers ou plus personne n'aura *droit de cité*. Dans tout citoyen d'aujourd'hui gît un métèque futur. » (Cioran.) Mais c'est une vue insuffisante. Il n'y aura plus de métèques, quand tout le monde le sera. Il n'y aura plus de gens d'ailleurs quand plus personne ne s'arrêtera. L'habi­tant de la terre, demain, né à Hong-Kong, élevé au Brésil, employé tour à tour en Alaska, au Liban et dans le Péri­gord, finalement enterré n'importe où, partout chez lui, nulle part chez lui, par rapport à qui serait-il métèque, si les autres suivent le même mouvement brownien ? En attendant ce rêve, l'homme conquérant de la mo­bilité ou conquis par elle, s'acharne à explorer de nou­veaux chemins de fuite. Plus que jamais, cette vie est « un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit ». C'est la course au soleil, aux montagnes, à tous les lieux hier encore déshérités et délaissés. 59:114 C'est à croire qu'une fureur de l'utilité nous pousse à transformer en sources de richesse, à exploiter, les étendues sableuses et stériles de nos côtes, et les champs de rocs des Alpes ou des Pyrénées. A leur tour ces espaces morts sont enva­his par la foule. La neige et le sable deviennent plus féconds que les terres à blé et les montagnes de charbon. L'exploitation des cavernes et la plongée sous-marine attirent pour le moment moins de monde. Probablement, ce n'est qu'une question de temps et de moyens. Comme il est difficile d'avoir la mer, la montagne et son lieu de travail en un même endroit, cela entraîne un nomadisme saisonnier qui se greffe sur l'autre. La morale du sédentaire et celle du nouveau nomade ne peuvent être semblables. La maison paternelle ne donne pas le même homme que l'hôtel. Il suffit de citer quelques conséquences probables. La fidélité au coin de terre familier, au monde d'images et de raisons dont on s'est nourri dès l'enfance, les exemples et les légendes que connaissaient déjà les parents, cela est amoindri. Les lieux de l'enfance sont divers ou sont banalisés, ou sont inaccessibles (pour les personnes « déplacées »). Se trouve renforcé le « patriotisme d'entreprise » ou de ministère, la fidélité au grand corps qui permet la carrière ; ren­forcé aussi le « patriotisme de génération », la conscience d'appartenir aux mêmes classes d'âge. La durée n'a plus le même sens, non plus. Bâtir une maison, ou en hériter, cela n'a pas d'importance dans le monde de la mobilité. La durée accumulée dans les objets, dans les murs, la durée familiale sensible dans un livre, une lampe ou une armoire, la patience, la ténacité que nous semblent montrer ces témoins qui ont traversé le temps, plus sensibles à nos yeux quand leur matière est plus fragile, cela nous émeut encore. Mais les antiquaires nous en proposent un substitut. On pour­rait se demander encore quelle valeur garde le nom. Il a une valeur de repérage pour la société -- d'une précision imparfaite, il faut bien le dire -- il y a des homony­mes -- ce qui condamne l'emploi du nom dans une société rationnelle. 60:114 Mais hors de sa valeur de repérage, de sa valeur policière, le nom représente une histoire, une lignée, chacun d'eux est coloré par des souvenirs, une vieille rumeur. Cela n'est vrai que dans une société sédentaire, et pratiquement fermée. Dans le monde des nouveaux nomades, le nom représente une couleur que l'on ne perçoit pas, ou dont on ne perçoit que l'étrangeté, une particularité que rien n'explique, n'adoucit. « Un nom bien connu dans la région », expression que l'on trouve encore dans les journaux de province, cela veut dire qu'un individu qui le porte est présenté par un cor­tège d'aïeux et de parents, de vieilles querelles, le souve­nir de services ou de travaux. Dans une autre ville, dans le monde de la mobilité, le nom n'est plus qu'arbitraire. Le nouveau nomade a le mépris de l'enracinement et de la durée, il reste indifférent aux traces laissées par les hommes sur la terre. La vitesse et le changement sont ses signes. Il saura ruiner ce qui gêne sa marche, réalités qui survivent au monde qui les avait conçues. Georges Laffly. 61:114 ### Dialogues au moulin de Penthièvre (II) ***Le temps\ de l'ingratitude*** par Jean-Baptiste Morvan HUBERT -- L'homme debout sur la rive est dans une attitude préalable à l'examen de conscience, même si les eaux sont trop agitées pour lui renvoyer son image : tel est l'effet psychologique du comportement ! Cela me fait souvenir du titre encore célèbre de Constantin-Weyer : « Un homme se penche sur son passé. » Nous disions, il y a peu de jours, que la notion de justification se présente quelque jour nécessairement à chacun d'entre nous et qu'elle implique, au moins confusément, un retour à un état antérieur, à une sorte de modèle depuis long­temps rêvé et éprouvé. Notre temps a transformé cette démarche nécessaire en vertige et en déroute. MICHEL -- Je crois bien que l'homme ne *se* penche plus sur son passé. Une optique arbitrairement imposée a éliminé ces retours réflexifs qui pourtant étaient essen­tiels à l'expérience humaine, et nous sommes parvenus à une notion simplement dynamique et irréversible de la destinée intérieure. 62:114 HUBERT -- Est-là une influence du dynamisme méca­nique, au temps des missiles ? Il imprègne abusivement, lentement les consciences et crée dans l'âme une supers­tition intime, bientôt invétérée. MICHEL -- Les contagions sont visibles. La machine détermine le cinéma, et le cinéma le roman ; le roman influe sur la conscience. La contemplation stable du moi n'étant sans doute pas suffisante. Le romantisme a sans doute trop enseigné l'art de se regarder indéfiniment dans le miroir ; et nous pouvons regretter le temps où les demeures contenaient plus de crucifix que de miroirs, et présentaient plus fréquemment l'exemple du Fils de Dieu, du Fils de l'Homme, que le conseiller flatteur de nos grâces approximatives. Le roman et le film, s'ils ne suggèrent pas la même contemplation lyrique de l'individu, ne rompent pourtant nullement l'isolement de la personne ; il envisagent surtout l'homme seul, les autres personnages n'étant que des figurants : et chacun de nous se voit toujours dans le premier rôle. Quant aux retours de conscience, au souvenir, voyez quelle pénible ingéniosité nos films déploient pour les faire entrer dans leur contexture, sans réussir vraiment à faire alors autre chose qu'un film à l'intérieur d'un autre ! HUBERT -- C'est ainsi d'ailleurs qu'on prétend nous libérer, et de bons esprits nous mettent en garde contre l'introversion. En fait, on tend à se substituer à nous en imposant un flux de pensée qui donne d'abord une im­pression de libération car nous y retrouvons l'élan, les rythmes, les décalages et les absurdités de notre propre courant intérieur. Mais nous aspirons bientôt à le rejeter car il nous frustre de la nécessaire réalité originale de notre vie intime ; cette réalité comporte aussi en effet une protestation critique contre un entraînement qui, paradoxalement, nous véhicule malgré nous tout en nous étant personnel. 63:114 MICHEL -- Nous sommes sévères pour le roman. Ne croyez-vous pas que la poésie aussi, depuis le « bateau ivre » de Rimbaud ? ... HUBERT -- Rimbaud ! Ce petit paysan qui a voulu entrer dans la poésie comme dans les merveilles foraines avec dorures, tirs, jeux de massacre et jeux de glaces des fêtes de Charleville... MICHEL -- Je partagerais volontiers votre opinion après tout le « Bateau Ivre » est assez cinématographique, par anticipation. Mais disons cela tout bas ; nous allons nous faire maudire pour avoir blasphémé le nom du grand voyant. HUBERT -- Voyant ? Ce mot ne porte-t-il pas mal­heur ? On raconte, dans des milieux férus d'ésotérisme, que certains lamas thibétains, arrivent, par un curieux et patient travail de l'esprit, à se voir eux-mêmes extérieu­rement, comme ils observeraient le Monsieur-qui-passe-dans-la-rue. Nous ne pensons pas que le travail de l'âme trouve son mérite dans de pareilles jongleries mentales. Pascal aurait-il pu prévoir cette forme spéciale du diver­tissement où l'homme se fait personnage de cinéma pour soi-même ? Une nouvelle forme d'aliénation, en quelque sorte, la pire, celle qui se targue de l'authenticité suprê­me. Mais peut-être n'est-ce pas commun. MICHEL -- Je n'en suis pas sûr. Bien des gens se voient en James Bond, dans des voitures à transformations magiques, tout en vivant dans de vieilles demeures provinciales et se chauffant au bois. Et beaucoup se voient en Fidel Castro comme leurs aïeux se voyaient peut-être en Garibaldi. Mais c'est toujours Rocambole ou James Bond. Ils se voient comme une image décou­pée : l'essentiel est de se fuir. 64:114 HUBERT -- On fuit aussi les autres. J'en arrive à penser qu'un trait dominant de ce temps, c'est l'ingratitude, au sens le plus vaste. L'ambiance sociale nous y pousse, d'ailleurs. Ce monde où nous vivons, où tout est promis, assuré, garanti, cristallisé dans les matricules sociaux, ne rend-il pas la gratitude difficile ? Nous en arrivons à ne plus comprendre sans un effort d'imagination la légitimité de la gratitude envers ceux qui nous ont précé­dés, qui nous ont garantis et assurés par eux-mêmes, par leurs travaux difficiles aux résultats restreints, par leurs économies aujourd'hui apparemment dérisoires. Et dans l'ordre intellectuel, le prestige superficiel des divertisse­ments mécaniques nous rend dédaigneux à l'égard de ce qui était jadis précieux, les historiettes d'autrui, les ma­ximes répétées, les gestes des conversations familières. Nous nous apercevrons un jour que ces acteurs tenaient la scène de notre monde intérieur mieux que les person­nages oubliés du petit écran, que leurs propos valaient mieux en tout cas que les radotages solitaires du mono­logue intérieur. Nous voudrons leur faire un pont d'or, à ces acteurs modestes, mais ils ne seront plus là et nous mesurerons la faible valeur du personnage auquel nous nous serons laissés abusivement séduire. MICHEL -- Il est bien vrai que nous nous accoutumons à cette liqueur fade du dédain. Nous voyons lentement, en dehors de nous et de notre sphère immédiate d'action, de création, se constituer des vertus ; et en même temps nous sentons grandir en nous une fâcheuse tendance à les ignorer, alors qu'elles sont précisément conformes en leur principe à ce pour quoi nous avons vécu et milité. 65:114 Mais quoi ? l'âge est venu pour nous, gens d'une époque intermédiaire ; et nous n'aimons point nous retrouver sous un habit que nous n'avons point choisi, ni revoir nos plans dans un dessin que nous n'avons pas signé. C'est ainsi que pour de secrètes raisons, nous nous associons souvent à l'ambiance d'ingratitude que vous décriviez. Et ce n'est pas la littérature qui nous en tirera. Que sert de souhaiter un changement de direction dans les romans, par exemple ? Le personnage du roman n'est-il pas ingrat par définition ? HUBERT -- il est bien certain qu'il est vain de rêver, d'un personnage de roman, de fiction en général, qui soit « moral ». En fait, un personnage point de repère, l'Énée de Virgile lui-même, sera peut-être toujours nécessaire­ment décevant dans l'ordre moral ; ses lacunes sont nécessaires à la mise en situation du monde qui se groupe autour de lui. Ce qui importe, c'est de lutter contre la dénutrition humaine de cet univers intellectuel où il évolue. On se fait de la richesse intellectuelle une idée matérialiste et assez infantile : un stock qu'une discipli­ne, une austérité consentie dans l'inspiration littéraire et même dans la simple pratique ordinaire de la vie intel­lectuelle et morale serait capable d'amoindrir, de raré­fier. Refuser certains moyens douteux d'acquisition in­tellectuelle, c'est, aux yeux de certains, vouloir faire régner la famine dans le domaine des idées. Nous ne parlons pas le même langage : pour nous cette abondance qu'ils prônent est pauvreté, cette nourriture est une dénutrition réelle. Leur notion de richesse ressemble à la notion du butin chez quelque roitelet sauvage : ils veulent tout garder. L'erreur étant multiple tandis que la vérité est une, ils en ont conclu que l'erreur était capa­ble d'apports plus nombreux, de bigarrures plus divertis­santes et plus imprévues que la vérité unique. En réalité la vérité ne suppose pas une forme unique dans son langage esthétique ; et l'erreur tend à se ramasser par inertie sur des formes de moins en moins différenciées, au point que l'événement dans la fiction tend à devenir uniquement sexuel. 66:114 MICHEL -- J'ai aussi l'impression que l'intérêt unique­ment « humaniste » vide de leur contenu les cadres, les paysages des existences décrites. Les maisons de vacan­ces des écrivains sont très tôt assiégées par l'appareil photographique ou la camera. Les lieux perdent leur efficacité ; on arrive à une France « atopique », et, comme dirait Patrice de la Tour du Pin « sans légende et condamnée à mourir de froid ». La littérature a toujours les mêmes appétits, qui ressemblent à ceux du reportage. Il faudrait rétablir une démarche de l'esprit tout autre que cette fringale spontanée, cette absorption gloutonne du fait, de l'image et de l'événement, que je comparerais volontiers à l'histoire de l'Enfant Prodigue qui a dès le début réclamé, pour la dilapider, sa part de l'héritage paternel. HUBERT -- Une littérature non-écrite rendrait à cha­cun la fertilité de son univers : création, ou restitution dans l'ordre spirituel des affections, des amitiés, des voyages et pèlerinages, des fêtes en leurs formes diverses, de tout ce qui forma toujours le tissu d'événements le plus personnel. Mais surtout on devrait élaborer ces apports de la vie, ces présents du temps, sans souhaiter d'en être mécaniquement, automatiquement exalté et comblé. Je crois même qu'il faut parfois prier pour que la vie nous soit ingrate en ce sens-là ; nous lutterions ainsi contre la tentation d'enserrer immédiatement l'uni­vers et de le lier à nous par des chaînes fortes et visibles. Ces relations et ces liens s'ont toujours représentés au­jourd'hui d'une façon matérielle ; aussi veut-on sauver une apparence de vie sans réussir à autre, chose qu'à perdre la vie profonde. 67:114 MICHEL -- Un esprit de pénitence dans l'ordre intellec­tuel, en somme ? HUBERT -- Oui, dans une certaine mesure : Une ré­flexion rétablie comme le moulin sur la rivière. Ingrats à l'égard de nous-mêmes, ingrats à l'égard de tous les gavages, mais soucieux d'une gratitude désormais cachée, mystérieuse, nous retrouverons peut-être les structures de la patrie, en attendant plus encore. Mais pour l'heure nous ne pouvons point dire de la vie intellectuelle dans notre pays ce que Maurras disait de l'Alsace-Lorraine avant 1914 : qu'elle fut « une reine de France ». Nous avons à reconstituer le domaine, à préserver le véritable cours du fleuve, à y construire le moulin en un endroit choisi non par imitation de quelque exemple écrit, mais selon l'esprit et la vérité. Jean-Baptiste Morvan. 68:114 ### Histoire secrète de la Congrégation de Lyon (fin) par Antoine Lestra La table des matières détaillée de cet ouvrage inédit d'Antoine Lestra, dont nous achevons la publication, a paru dans notre numéro 110 de février 1967. CHAPITRE VI #### La Propagation de la foi œuvre d'Église *Création de la Congrégation*, suivant l'expression de Benoît Coste, la *Propagation de la Foi* n'en a pas moins Pauline-Marie Jaricot pour fondatrice : 1° par la priorité de son action ; 2° par la méthode qu'elle met aux mains de « ces messieurs », et qui leur permettra de recueillir les millions dont ils seront les dispensateurs ; 3° par les premiers cadres qui viennent d'elle, et qu'elle anime avec tout l'élan de son cœur donné à Dieu : « chef de la première division » elle la tiendra toujours en règle ; 4° par les feuilles de perception continuées suivant sa méthode. 69:114 Mais elle a fondé son œuvre, si l'on peut dire, dans le sein de la Congrégation, à laquelle elle appartenait avec Philéas, peut-être plus fondateur qu'elle, avec tous ceux qui l'ont aidée. Le Père Jean Servel, Oblat de Marie-Immaculée, qui nous a mieux que personne éclairé l'âme de Pauline en nous ouvrant le trésor de ses écrits ([^33]), a très bien vu l'élan magnifique de cette jeunesse. « Dès 1802, écrit-il, au cœur même de Lyon, un laïcat chrétien est né, d'autant plus efficace qu'il travaille sous l'incognito : équipes de jeunes gens, de jeunes filles, d'hommes, de femmes mariées, d'ouvriers. Ils ne forment pas un ghetto, et la force explosive de l'Évangile les pos­sède ; ils font penser à la J.O.C. des premiers jours. Pen­dant quelques dix ans, l'Église a dû se terrer : devant les ruines accumulées et pour qu'elle revive, ils ont retroussé les manches ! Presque au lendemain de sa conversion, Pauline Jaricot est saisie et portée par cette lame de fond. » On a reconnu la *Congrégation de Lyon* en cette large fresque du P. Servel. « Ces Lyonnais dont elle a reçu le feu sacré, ajoute-t-il, au-delà de leur église locale, sont dévoués à l'Église tout court. Les missions aussi sont leur affaire. Mais pour une fois ils hésitent, prennent du temps pour suivre leur plan. D'un bond Pauline les devance. A dix-huit ans elle commence, elle organise ; l'œuvre de la *Propagation de la foi* est née. Trois ans plus tard, lorsqu'ils voudront la faire leur, lui donnant son ampleur et son élan définitifs, cette œuvre restera la sienne. » 70:114 En 1822, non seulement elle n'a pas été évincée ([^34]), mais Benoît Coste, Préfet de la Congrégation a tenu qu'elle y fût représentée, et toute son œuvre, qu'il avait prise en mains, fut exposée en détails, si bien qu'elle fut adoptée à l'unanimité comme base de l'œuvre universelle. Le 13 juin 1881, après une étude approfondie de la bio­graphie écrite par Julia Maurin, un Bref de Léon XIII recon­naissait Pauline-Marie pour fondatrice. Telle est sa gloire incontestable. \*\*\* 71:114 La *Congrégation* partage cette gloire, parce que sans elle l'œuvre n'aurait pu connaître son prodigieux succès. Benoît Coste l'a vue à ses débuts naître de quelques congréganistes au cœur de feu, Philéas, sa sœur, son ami Girodon, aussi humbles et détachés d'eux-mêmes que dévorés de zèle. Il les a soutenus, et c'est à lui, préfet de la Congré­gation, qu'il appartint de donner le coup d'envoi à l'œuvre en l'élevant aux dimensions de l'Église universelle par le caractère catholique qui la prédisposait à devenir œuvre pontificale. La catholicité, c'est-à-dire le caractère universel de l'aide aux missions, était dans les espoirs de Philéas et par lui dans les désirs de sa sœur, mais c'est la Congrégation qui fit monter leur œuvre à cet échelon suprême par la volonté de son préfet Benoît Coste. Il parle, et l'unanimité se fait. Il ne se prévaudra jamais de son rôle décisif. Dans son histoire il ne se nomme pas, il se désigne seulement, tantôt par l'expression « le congréganiste en question », tantôt par l'expression « un congréganiste » ; mais par André Terret, et par les procès-verbaux de la Propagation de la foi nous savons que c'est lui. « C'était une inspiration divine donnée à un saint, n'hésite pas à écrire André Terret, et avec la grâce d'en haut, elle a fait le succès. » Pour con­vaincre ses confrères que tout est visiblement l'œuvre divine, Benoît Coste ne recule pas, dans son Histoire de la Congré­gation, devant la plus auguste des comparaisons : « La même voix qui appela autrefois douze pauvres pêcheurs pour convertir le monde, s'est aussi fait entendre à la Congrégation. Nous ne sommes rien, et si de nous-mêmes nous ne pouvons rien, cette vérité se manifeste si clairement dans notre coopération à cette grande affaire que je ne vois pas quelle position l'orgueil pourrait encore y conserver. Ceux d'entre nous qui par quelques démarches ont contribué à favoriser l'établissement de l'œuvre, sont bien forcés de le reconnaître, ils étaient dans les mains de Dieu tout à fait comme des instruments aveugles. Ils ont agi sans se douter en aucune manière de l'immense portée, de ce qu'ils entreprenaient. Chacun avait son rôle à remplir, et Dieu seul dans sa sagesse infinie faisaient tendre à un but unique des volontés divergentes. » 72:114 C'est la parabole rapportée par saint Marc (IV, 26-29) : « Il en est du royaume de Dieu comme d'un homme qui jette la semence en terre : qu'il dorme ou qu'il se lève de nuit ou de jour, la semence germe et croît sans qu'il sache comment ; car c'est d'elle-même que la terre produit d'abord l'herbe, ensuite l'épi ; et lorsque le fruit se montre à terme, on y met aussitôt la faucille, parce que le temps de la moisson est venu. » Benoît Coste va faire de cette parabole une application saisissante : « L'oracle prononcé autrefois par le P. Roger s'accom­plissait à notre insu. « Laissez agir la Providence, nous disait-il. Dieu a ses vues. Attendez les moments marqués par le ciel, et vous verrez alors ! Un jour viendra où vous serez vous-mêmes étonnés de tout le bien qui sera opéré par la suite de la fondation de cette petite *Congrégation*. » « Il y avait vingt ans que cette prophétie avait été glissée dans l'oreille des fondateurs ; *ils ont attendu le moment marqué par le ciel *; les temps sont enfin arrivés, et Dieu a manifesté en partie les vues qu'Il s'était proposées. La *Con­grégation* avait été fondée pour travailler à la gloire de Dieu en employant les efforts combinés d'amis chrétiens unis par les liens de la charité, et aujourd'hui le Seigneur délègue quelques-uns de ces amis pour étendre le réseau de la charité jusqu'aux extrémités du monde. C'est en unis­sant ainsi les âmes fidèles de toute tribu et de toute nation qu'ils parviendront à préparer un solide appui aux envoyés du Seigneur, afin qu'ils puissent à leur tour annoncer aux nations lointaines l'Évangile de la paix. « Nous ne pouvions pas méconnaître une disposition toute particulière de la Providence dans le choix du jour où s'établissait cette œuvre. Sans que cela fût entré dans les prévisions d'aucun de nous, cela se trouvait précisément le jour de la fête de l'*Invention de la Ste Croix.* C'était en ce jour que, retrouvant aussi pour ainsi dire cette croix qui est le salut du monde, nous nous unissions pour élever au-dessus de toutes les nations comme le signe de la victoire et de la paix, afin de la faire glorifier dans tout l'univers. 73:114 « Observons le moment précis que la Providence choisit pour confier à la Congrégation l'exécution de ce grand dessein. C'est immédiatement après que, par l'institution canonique, elle a reçu de l'autorité de l'Église sa mission de travailler à la gloire de Dieu... La pensée en avait été suggérée avant, mais la voix de Jésus-Christ ne s'était pas encore faite entendre. Les filets étaient tendus, mais c'était en vain. Enfin cette voix toute-puissante a parlé par l'inter­médiaire des supérieurs. Ils nous ont dit, en son nom : -- ne craignez rien, jetez vos filets en pleine mer et aussitôt tous les obstacles ont été aplanis, et l'œuvre de la *Propaga­tion de la foi* a commencé une pêche abondante. » On voit combien était chez lui délicat et profond le sens de l'Église. La Congrégation a su ramasser les efforts dispersés de ses membres, éviter des concurrences toujours fâcheuses, pour distribuer, en fin de compte, plus d'aumônes à chacune des missions que si elles avaient eu chacune leur caisse (et mettre le feu divin aux quatre coins du monde par l'immense brasier de charité dont Pauline-Marie dira qu'elle fut l'allumette). Lorsque Benoît Coste écrira son *Histoire de la Congréga­tion* en 1840, il verra la *Propagation de la foi*, recommandée à tous les évêques par Grégoire XVI, s'étendre au monde entier, et permettre aux missionnaires de porter l'Évangile en Asie, en Afrique, en Amérique, et jusqu'aux Archipels de l'Océanie perdus dans le Pacifique immense. *Dominus regnavit, exultet terra, lætentur insulæ multæ,* s'écrit-il dans un transport d'enthousiasme. « Oh ! Messieurs, lors­que ma pensée me reporte sur toutes ces merveilles, que je considère en même temps que l'œuvre de la *Propagation de la foi* est l'instrument dont il a plu à la souveraine Sagesse de se servir pour les opérer, et qu'Elle a daigné permettre que cette œuvre prit naissance de notre chère *Congrégation,* oh ! alors, je me tiens comme abîmé et anéanti sous le poids de l'étonnement que ces événements m'inspirent. » \*\*\* 74:114 Le 21 juin 1826, Léon XII, à la demande de la Congréga­tion transmise par Mgr de Pins, étendit les indulgences accordées par Pie VII le 11 juillet 1809 à la veille de son enlèvement de Rome. L'usage constant est de laisser à des cardinaux délégués le soin de signer ces faveurs spirituelles. Mais Léon XII avait tenu à signer de sa main sur la pétition même : *Annuimus pro gratia in omnibus justa partita, 21 juin 1826 Leo, PP. XII*. « Lorsque Mgr de Pins reçut la réponse de la chancelle­rie romaine, il s'écria, frappé d'étonnement : « Une pareille signature ne peut être visée que par moi. » « Cette pièce si précieuse, nous dit Benoît Coste, est déposée dans nos ar­chives, avec son nom placé au-dessous de celui du Souverain Pontife, qui nous avait traités comme des enfants privilé­giés et chéris. » CHAPITRE VII #### Les débuts de l'anticléricalisme (1826 à 1831) On est alors au plein de la lutte antireligieuse déchaînée avec une insigne mauvaise foi, par tous les moyens, contre l'Église, sous prétexte de combattre le « *parti prêtre *» : *Le Globe*, *Le Constitutionnel* se distinguent dans ces campa­gnes. La *Congrégation* partout dénoncée échappe à Lyon par son secret à ces attaques, mais les progrès de la *Propagation de la foi* rendent furieux les libéraux. Les plus grossières calomnies lui viennent d'un journal qui vise à la modération, et qui prétend s'adresser à l'élite intellectuelle. 75:114 Le 1^er^ mai 1826, le *Journal des Débats* entre en campagne contre la *Propagation de la foi*, « criminelle organisation, ... corps monstrueux » au service des Jésuites. « Au signal du Conseil supérieur, les instructions volent jusqu'aux extré­mités du royaume... L'activité des signaux du gouvernement le cède à l'activité des télégraphes jésuites. Partout, l'auto­rité légitime est devancée, comme elle est partout envahie... Que la Société des Jésuites revive dans l'association pour la *Propagation de la foi*, il n'est malheureusement pas possible d'en douter. C'est sous le nom de *Pères de la foi* que les Jésuites ont dissimulé le nom odieux qu'ils n'osaient encore avancer. » Le 2 mai : « A quel siècle espère-t-on nous reporter si l'on se flatte de persuader à la France que c'est pour l'avan­tage spirituel de la Chine et du Japon, des sauvages de l'Amérique septentrionale et de l'intérieur de l'Afrique, qu'un pouvoir anonyme distribue le royaume en divisions, en centuries, en sections, nomme des chefs à la population ainsi fractionnée, établit des Conseils supérieurs, centraux, généraux et particuliers, correspondant à un point unique d'action. » Le 5 mai : « La Congrégation forme un vaste système d'initiations diverses, d'associations correspondantes, toutes distribuées en loges, ventes, clubs, comme on voudra les nommer, ramifications infinies de ce corps immense... La *Propagation de la foi* n'est qu'un des rameaux de cet arbre qui a ses vieilles racines dans la *Société de Jésus,* et qui étend sur le royaume entier son ombre menaçante... C'est une troupe, une ligue, une nation, mue par un seul ressort : le Conseil central, auquel tous les fils aboutissent, a pour président un dignitaire éminent de l'Église et de la Cour ; ce chef d'une armée déjà si formidable pour les peuples et destinée à le devenir pour la Couronne, vit aux côtés du Roi ; il campe aux Tuileries : c'est Monseigneur le Cardinal Prince, Grand Aumônier de France. » 76:114 Le P. de Bertier de Sauvigny, dont les jugements sont toujours si modérés dans leur exactitude, ne peut retenir, après nous avoir cité ces trois articles, une sorte d'exclamation qui vient d'ailleurs à l'esprit de tout homme de bon sens : « *Que de pareilles insanités aient pu occuper les colonnes de l'organe respectable et modéré de la bourgeoisie* « *éclairée *», *et y voisiner avec la prose de Chateaubriand, voilà qui jette un jour singulier sur le degré d'égarement où les passions anti-religieuses avaient alors plongé l'opinion publique*. » La *Propagation de la foi* dédaigna de poursuivre ses ca­lomniateurs devant les tribunaux. Le Conseil central du 12 mars 1825, où M. de Verna avait lu la lettre de l'abbé Perreau annonçant que Charles X s'était officiellement déclaré protecteur de l'œuvre, s'était contenté de manifester sa reconnaissance et d'inscrire au procès-verbal : « La protec­tion du Roi, du Pape et d'une grande partie des évêques, met suffisamment l'œuvre à l'abri des attaques. » Il ne se doute pas que dans cinq ans, le 7 juillet 1830, il tiendra sa dernière séance sous Charles X, et que la conjuration des libéraux, déistes, voltairiens ou disciples de Rousseau, et des athées, le remplacera, jour pour jour un mois plus tard, le 7 août, par un homme à eux, Louis-Philippe, duc d'Orléans, fils de l'ancien Grand-Maître du Grand Orient, Philippe Égalité, dont le vote condamnant à mort le Roi Martyr avait empli d'horreur la Convention même. Ainsi « le syndicat des régicides », suivant le mot de Bainville, reprenait les rênes pour ne plus les lâcher. L'article VI de la Charte de 1814 déclarant la religion catholique religion de l'État fut rayé de la Charte de 1830, en même temps que l'hérédité légitime. Dernier acte de la *comédie de quinze ans.* L'expression, passée aujourd'hui dans l'histoire, a été imprimée pour la première fois par Armand Carrel dans le *National,* journal qu'il avait fondé au début de 1830 avec Thiers et Mignet, pour renverser la Royauté très chrétienne. C'était le titre même de l'article où il révélait le plan de bataille qu'ils avaient suivi : « Contre le gouvernement des Bourbons, il n'y avait pour les cœurs indépendants qu'une seule attitude, l'hostilité. Toute la politique, pour les journaux comme pour l'opposition de la Chambre, consistait à vouloir ce qu'il ne voulait pas, à combattre ce qu'il demandait, à refuser tout bienfait offert par lui comme une trahison secrète, en un mot à lui rendre tout gouvernement impossible afin qu'il tombât, et c'est par là en effet qu'il est tombé. » ([^35]) 77:114 *Le Globe* du 25 novembre 1830 renchérissait sur l'aveu du *National :* « Lorsque nous avons juré fidélité à Charles X et obéis­sance à la Charte, disait-il au Français moyen de l'époque, tout cela n'était qu'une feinte, Vous avez été un de ces spectateurs novices, qui assis au parterre pour la première fois, prennent pour des réalités la scène qu'on joue devant eux. Détrompez-vous, pairs, députés, magistrats, simples citoyens, *nous avons tous joué une comédie de quinze ans*. » Comédie si bien jouée qu'après le départ de Charles X accusé de s'être fait jésuite et de dire la messe, les campa­gnes de presse contre la *Congrégation* cessèrent comme par enchantement. On n'en avait plus besoin pour renverser la royauté légitime, tombée parce qu'on voyait en elle le rem­part de l'Église. La première loi fondamentale du royaume, la loi de catholicité, disparaissait avec la révolution or­léaniste. Atteints dans leurs convictions religieuses et dans leur sentiment de l'honnêteté, les congréganistes, qui avaient déjà soutenu de toute leurs force la résistance très vive de Mgr de Pins et de presque tous les évêques aux ordonnances du 16 juin 1828 frappant les religieux et signée par Charles X trompé par Mgr Feutrier, évêque de Beauvais et ministre des affaires ecclésiastiques, redoubleront de zèle sous le régime de Juillet, pour la religion persécutée. En Napoléon, ils n'avaient pas combattu l'empereur, mais le persécuteur. Ils ne combattront pas davantage Louis-Philippe, mais seu­lement le laïcisme de la Révolution qu'il ramenait au pou­voir. Benoît Coste, qui écrit sous Louis-Philippe, le répète avec insistance : 78:114 « Formée par suite de considérations bien plus élevées que peuvent jamais l'être les pauvres et mes­quines affaires de ce monde, si constamment soumises aux puissances, la Congrégation a toujours rendu à César ce qui appartenait à César ; elle n'a surtout pas oublié que la gloire de Dieu, l'honneur de Marie et la sanctification réci­proque de ses membres étaient l'unique but que s'étaient proposé ses fondateurs, et que par conséquent « est à rendre à Dieu ce qui est à Dieu que devaient tendre tous ses efforts. C'est pour cela seulement, et pour aucun autre motif, qu'elle a été instituée, elle se considère comme trop honorée par cette noble destination pour jamais s'en écarter. » Mais elle avait trop d'expérience pour ne recommencer point à prendre des précautions. « Tous les papiers furent mis en lieu sûr. Toutes les œuvres qui avaient quelque caractère de publicité furent abandonnées, les sections trop nombreuses fractionnées, les assemblées générales suspendues. Les fêtes ne se célébraient plus que par une communion générale que chacun faisait dans sa paroisse. Cette *Congrégation* se rendit tellement invisible que ses ennemis durent être convaincus qu'elle avait suivi l'exemple de celle de Paris, qui, trahie par sa grande publicité, n'avait pu résister à l'orage. Celle de Lyon restait, tout le monde demeurant à son poste. « Le 3^e^ dimanche de juillet 1831, pour la fête anniver­saire de la Congrégation, les préfets de Villiers pour les hommes, Jean-Claude Empaire pour les jeunes gens, divi­sèrent les congréganistes en trois groupes qui se réunirent chacun dans une maison de campagne. A l'aide d'un petit char, le Père et les préfets se transportèrent dans les trois divisions pour offrir dans leurs personnes un point de centre, qui, malgré la séparation forcée des membres, rétablissait l'unité. » La Congrégation et la *Propagation de la foi* purent re­prendre leur vie normale après une démarche de Mgr de Pins auprès du Préfet. L'archevêque lui déclara, sans nom­mer la Congrégation, qu'il existait à Lyon sous son autorité un grand nombre d'associations religieuses et charitables « dont il avait une parfaite connaissance, qui ne se mêlaient en aucune manière de politique, et qu'il pensait bien que l'intention du gouvernement n'était pas de les troubler ni de les détruire. Le Préfet lui répondit que toute association fondée sous son patronage ne serait inquiétée en aucune façon ». 79:114 #### Conclusion Nous arrêterons là l'histoire de la Congrégation, à son point culminant. Elle nous a fait connaître une jeunesse digne des plus beaux siècles de l'Église. D'abord en état de croisade contre les persécuteurs sans cesser d'entretenir dans ses membres la vie intérieure, source de leur esprit d'apostolat, la voici dans l'état de mission pour étendre le royaume de Dieu dans le monde entier. Dès la première année du Concordat de 1801, appliqué par Bonaparte, qui, dans ses entretiens au Conseil d'État rapportés par le comte Pelet de la Lozère, avouait ne voir point dans l'Église « le mystère de l'Incarnation, mais le mystère de l'ordre social », car, disait-il, « la religion ratta­che au ciel une idée d'égalité qui empêche le riche d'être massacré par le pauvre » ([^36]), et qui faisait de la religion un cadre administratif pour gouverner les âmes, se consti­tue à Lyon un groupe de jeunes gens formés aux leçons, aux exemples des missionnaires héroïques de Linsolas, et déci­dés à vivre de la foi accomplie par la charité. C'est la Congré­gation. Héroïque elle-même, elle a risqué pour le pape, non plus l'échafaud, ni les mitraillades de la Révolution, mais les prisons et les possibles fusillades de l'empereur. Benoît Coste justifie ainsi dans le résumé général qui termine son histoire, la soustraction d'obédience au vicaire général Bochard : « Dans ce moment critique, la Congrégation pour ne pas compromettre la cause à laquelle elle s'est dévouée, c'est-à-dire la cause de Pie VII, chef de l'Église, se voit forcée de se mettre en lutte ouverte avec le vicaire général que l'archevêque avait chargé de sa direction. Elle n'a plus de directeur ecclésiastique, ses œuvres sont presque entièrement suspendues, 80:114 elle est réduite à s'entourer du plus sévère *incognito,* quelques-uns de ses membres l'abandon­nent, et malgré le triste état où elle se trouve, elle subsiste ; elle est soutenue par ce principe de vie que Dieu a placé en elle. Trois ans s'écoulent dans cette situation périlleuse. Pendant tout ce temps la Congrégation ne perd pas de vue un seul instant le but pour lequel elle a été formée ; elle résiste constamment à toute la violence de la tempête, et se retrouve debout lorsque le calme reparaît, car Dieu qui l'avait appelée à la défense de sa cause, veut encore dans sa bonté, qu'elle puisse continuer à combattre pour elle. » Avec la Restauration qui rend la paix à l'Église, la Congrégation des jeunes gens reçoit de M. Courbon un autre Père qu'elle vénère comme un confesseur de la Foi : M. Recorbet. Les Congrégations des Dames et des Ouvriers disparues dans la tourmente renaissent à côté d'elle et de la Congrégation des Demoiselles qui ne s'est pas laissée abat­tre. « Toutes ces Sociétés forment sous les auspices de Marie, une seule famille, écrit Benoît Coste. Une seule pensée, la gloire de Dieu, la première pensée des fondateurs en 1802, y conduit toute les volontés à l'accomplissement d'un même dessein. La fondation de 1802 a donc établi à Lyon une véritable tribu d'enfants de Dieu dévoués de cœur et d'âme à tout ce qui peut intéresser la cause de la foi. Toutes ces Congrégations ont pris en peu d'années de rapides accrois­sements, et donné naissance à différentes œuvres comme à des satellites. Ainsi la Providence a voulu féconder dans notre ville le principe de vie qu'elle avait déposé dans la Congrégation des jeunes gens. « Parmi elles, il en est une qui s'élève majestueusement au-dessus de toutes les autres, l'œuvre admirable de la *Propagation de la Foi.* C'est bien en l'établissant qu'il a été donné à la Congrégation de remplir complètement le but qu'elle se proposait. C'est là que son esprit se révèle tout entier. On est tenté de se demander en présence d'une œuvre semblable si la sagesse divine, dans la fondation de 1802, n'avait pas surtout en vue de préparer d'avance la fondation de 1822 ? 81:114 « Ne vous semble-t-il pas, Messieurs, demande-t-il à ses confrères, apercevoir dans la *Congrégation des Jeunes Gens* ce grain de sénevé de l'Évangile qui est devenu un grand arbre et qui par *l'Œuvre de la Propagation de la Foi,* étend aujourd'hui ses rameaux jusqu'aux extrémités du monde. » Philéas avait écrit à Marie-Pauline presque dans les mêmes termes, le 15 avril 1822, avant la réunion du 3 mai. Preuve que les trois Congréganistes, le frère, la sœur, et le préfet, ne furent ce jour-là qu'un cœur et qu'une âme, ex­primés par Benoît Coste avec toute la force de sa foi et de sa charité. « J'aime à me représenter la Congrégation comme une société créée à l'image de l'Église de la même manière que notre âme est créée à l'image de Dieu. Comme l'Église elle apporte des consolations à toutes les misères ; comme elle, elle a soif du salut de tous les hommes ; elle appelle tous ses membres à devenir des saints. Faisons tous nos efforts pour rendre par notre zèle pour la gloire de Dieu cette similitude parfaite. » Pour éprouver le retour à l'orthodoxie des prêtres jureurs admis dans le clergé concordataire sans se rétracter publi­quement ; pour recevoir solennellement Pie VII à Lyon en 1804 et 1805 ; pour se faire ses intrépides courriers de Savone ; pour donner à la *Propagation de la Foi* sa consti­tution définitive qui lui permettra de devenir une œuvre universelle comme l'Église, les Congréganistes n'ont demandé la permission de personne. Ils savaient que ce qu'ils faisaient était dans le droit fil de la religion, que l'Église les bénirait d'avoir agi sans la compromettre jusqu'au jour où elle les approuverait d'avoir réussi, dans la fidélité à sa doctrine, à sa morale, à ses commandements. C'est ainsi qu'ils avaient pris sur eux, en précurseurs, à une époque où l'on n'y pensait guère, d'intégrer l'action missionnaire dans leur apostolat, parce que tout apostolat doit tendre à l'expansion du Corps mystique dont Jésus est la tête et dont Il appelle tous les hommes à devenir les membres. 82:114 Hommes de l'action la plus authentiquement catholique, parce qu'ils sont hommes d'oraison et de contemplation, ces laïcs mènent une vie humble, cachée, à faire le catéchis­me, à soulager toutes les misères de leurs frères, les pauvres, les malades, les prisonniers, les condamnés à mort, à accom­plir toutes les œuvres de leurs sections. \*\*\* Se choquer du secret, ce serait ne faire aucune attention aux graves motifs qui l'ont imposé, non seulement aux temps de persécution où tout le monde voit qu'il est nécessaire, mais en tout temps. Il est aisé de voir que les œuvres en sont rendues plus faciles. On n'est pas jaloux de ce qu'on ne connaît pas. Les initiatives peuvent être prises, favorisées ou combattues, sans que des préjugés ou des polémiques s'y opposent. On s'est efforcé de prévoir d'avance tout ce qu'il était possible de prévoir, et sans découvrir la Congrégation, les œuvres germent autour d'elle, depuis les *confréries du Saint-Sacre­ment,* jusqu'aux *sociétés St-Louis de Gonzague,* et surtout jusqu'à la *Propagation de la Foi.* Le secret qui liait tous les membres laïcs de la réunion où le triste personnage d'Inglesi croyait bien triompher, a seul permis d'organiser la *Pro­pagation de la Foi* autour de l'œuvre de Pauline Marie, à l'appel du préfet Benoît Coste. La Congrégation gagne au secret la liberté de se recruter comme il convient pour produire ses fruits. Elle garde toute son indépendance pour choisir ses membres, qui ne connais­sent son existence qu'une fois admis. Elle ne reçoit aucune candidature, et les candidats ne manqueraient pas si elle était connue. Personne ne peut s'imposer à elle, ni lui être imposée. Il n'y a pas à craindre qu'on y entre pour « se pousser » dans le monde. Elle reste seule juge de ceux qu'elle appelle, et ne les choisit pas dans leur intérêt personnel, même pour qu'ils deviennent meilleurs, mais dans l'intérêt général de son apostolat ou de son action, et ce sont des sacrifices qu'elle leur demande, différents dans chacune des sections, où son « gouvernement » les répartit suivant leurs aptitudes et suivant les besoins. Le congréganiste « ne doit pas être un poids mort, mais un moteur et un ferment ». \*\*\* 83:114 La Congrégation gardait le contact avec ses membres appelés au sacerdoce : d'elle à eux se maintenaient les liens d'une exquise charité : « Vous ne pourriez croire, écrivait de l'Argentière à Terret, le 19 janvier 1819, Amable Denavit, le futur directeur du Père Chevrier, devenu séminariste, combien les exhortations que l'on reçoit du milieu du monde sont quelquefois plus propres à réveiller la piété dans nos âmes, que les instructions que nous recevons ici, parce qu'alors nous rougissons d'être tièdes dans un séminaire, tandis que le monde renferme des âmes ferventes. Ne me ménagez donc pas. Je suis toujours content, mais au milieu de mes délices, je n'oublie pas mes anciens amis aux bons exemples de qui je suis en grande partie redevable de me trouver ici. » Ainsi les congréganistes « s'aimaient les uns les autres ». Benoît Coste le note avec insistance : « Une charité sem­blable à celle qui régnait entre les fidèles de la primitive Église unissait les congréganistes de toutes les Congréga­tions. » Deux cérémonies en rappellent délibérément le souvenir : l'agape fraternelle après la messe où tous ont communié et le baiser de charité qu'ils se donnent en chantant le psaume : *Ecce quam bonum et quam jucandum habitare frates in unum.* Antoine Lestra. ANNEXE n° 1 #### L'ORGANISATION DE LA CONGRÉGATION DES DEMOISELLES 1^er^ *arrondissement de Saint-Nizier* Dépôt : chez Mlle Debazon (rue Longue, on entre du côté de Saint-Nizier à gauche, au n° 128, 2^e^ étage). Distributrices : Mlles Bibet aînée et cadette, Vandière et Currat. 84:114 2^e^ *arrondissement de Saint-Nizier* Dépôt : chez Mlle Rondot. Distributrices : Mlles Mancel, l'aînée et la troisième, Magnin aînée, Simonet cadette. 3^e^ *arrondissement de Saint-Nizier* (y compris Ainay) Dépôt : chez M. Brun (8, place des Jacobins, au 4^e^). Distributrices : Mlles Simonet aînée, de Panette. *Arrondissement de Saint-Pierre* Dépôt : chez M. Bibet (rue de La Carpe 25, au 21). Distributrices : Mlles Valfray aînée et seconde, Fournel, Deviégo. *Arrondissement de Saint-Vincent* Dépôt : chez M. Valfray (dans la Maison de Saint-Benoît, quai Saint-Vincent, au-dessus de M. Raste, le médecin, n° 81). Distributrices : Mlles Anne Desmaut, Lillie Champier, Four­nel. *Arrondissement du Séminaire de Saint-Irénée* Dépôt : chez M. Pavy (rue de la Vieille-monnaie, 45, au 3^e^). Distributrices : Mlles Rondot aînée, Blanche Rondot, Rondot la jeune, Dantoine cadette. *Arrondissement de Saint-Paul et Vaise* Dépôt : chez les Demoiselles Giraudet, rue de l'Ours, près de la boucherie Saint-Paul, n° 116, 2^e^ étage. Distributrices : Mlles Madeleine Bénière, Neret, Darié, Renard. *Arrondissement de Sainte-Croix, Saint-Georges, Saint-Pierre le Vieux, Fourvière, Saint-Just* Dépôt : chez M. Vercherin, rue des Trois-Maries, près de la prison de Roanne, n° 16. Distributrices : Mlles Rondot deuxième, Victoire Rondot, Victoire Trapenard. *Arrondissement de Croix-Rousse, Cuire et Caluire* Dépôt : Mlle Bietrix, à la Croix-Rousse. Distributrice -- Mlle X. Mlle Tichard centralisait à Lyon la correspondance du Marché à Bourg-en-Bresse qui fit toujours partie du diocèse jusqu'en 1923. 85:114 ANNEXE n° 2 #### RÈGLEMENT DE LA CONGRÉGATION DES JEUNES GENS AD MAJOREM DEI GLORIAM\ ET HONOREM DEIPARE VIRGINIS RÈGLEMENT Pour la Société des Jeunes Gens érigée à Lyon le troisième dimanche de juillet 1802 en l'honneur de l'Immaculée Con­ception de la très Sainte Vierge Marie. \-\-\-\-\-\-\-\-\-\-\-\-\-\-\-\-\-- TITRE PREMIER\ But de la Société I -- Plusieurs Jeunes Gens de Lyon animés du désir de pro­curer la plus grande gloire de Dieu se sont réunis en Société sous la protection de la Sainte Vierge. II -- La Société érigée en l'honneur de Marie qu'elle prend pour Mère sous le titre de son Immaculée Conception se pro­pose d'honorer son Saint Cœur d'une manière spéciale et de contribuer par l'édification et le bon exemple au rétablisse­ment de la foi et de la Piété. III -- Les principaux moyens sur lesquels la Société fonde l'Espérance de remplir son but sont : 1° La Sanctification réciproque de ses membres par la pra­tique des Vertus Chrétiennes. 2° L'exercice des Œuvres de Charité envers le prochain. TITRE SECOND\ Esprit de la Société I -- Chaque sociétaire s'efforcera avec le secours de la grâce d'acquérir une grande pureté d'intention, pénétré d'un vrai sentiment d'humilité et fortifié par l'Esprit de foi il s'élèvera au-dessus des discours et des jugements du monde, pour cher­cher à contenter Dieu seul dont il attend la récompense. *Ero merces tua magna nimis*. (Genèse, cap. 15 V. I.) 86:114 II -- La charité de Jésus-Christ qui est le bien de toute société chrétienne fera de tous les membres autant de frères qui s'empresseront de s'aider, de se fortifier et de s'encourager les uns les autres, qui s'éclaireront de leurs lumières, qui s'averti­ront même de leurs défauts, et qui en un mot tâcheront de faire revivre parmi eux l'amitié si tendre et si parfaite des premiers chrétiens. *Cor unum et anima una*. (Act. Apost. Cap. 4 V. 32.) III -- Dans leur rapports nécessaires avec le monde, ils se rappelleront qu'ils sont les Enfants de Marie, dévoués à la gloire de son Immaculée Conception, et qu'à ce titre ils doivent être partout, un objet d'édification, et la bonne odeur de Jésus-Christ. *Christi bonus odor summus*. (Ad Corinth. Epis. II Cap. 2 V. 15.) Nous nous bornerons à résumer la suite. Les phrases entre guillemets sont seules textuelles. Le TITRE TROISIÈME organise le Gouvernement de la Société. « Le Gouvernement sera exercé par un Préfet choisi parmi les membres de la Société ; Elle sera dirigée par un prêtre associé de concert avec le Préfet. Il sera adjoint au Pré­fet deux membres prenant la dénomination de premier et de second Assistant. Il y aura un secrétaire et un trésorier. « Le Préfet convoquera les Assemblées extraordinaires. Comme étant la première autorité, il présidera dans les Assem­blées et nommera à tous les emplois jugés nécessaires, après avoir pris l'avis des Assistants. Il veillera au maintien des règles, et avertira les membres qui s'en écarteraient ; il se concertera avec le Directeur de la Société pour y conserver l'esprit de zèle et de ferveur qui a animé les fondateurs, enfin il donnera partout les exemples de piété et de sagesse qu'on doit attendre du premier Serviteur de Marie. « La fonction des Assistants est d'aider le Préfet dans le gouvernement de la Société. En son absence ils présideront. Ils seront spécialement chargés de la réception des Postulants. » Le règlement prévoit ensuite les assemblées. « La Société se rassemblera de droit tous les premiers diman­ches de chaque mois, et toutes les fois que le Préfet le jugera à propos. Le Préfet pourra s'environner de lumières prises dans le sein de la société pour préparer le travail. Aucun mem­bre ne pourra s'en absenter sans des raisons légitimes et il en préviendra le Préfet ou les assistants. On commencera l'assem­blée par le *Veni Sancte Spiritus*, l'*Ave Maria* et le *Gloria Patri*, et l'on terminera par le *Sub tuum Praesidium*, le *Fiat Laudetur* et le *Benedicta sit purissima*. » « Tous les membres sont invités à parler avec une grande liberté et à faire part à l'Assemblée de leurs vues, de leurs pro­jets pour le bien de la Société, les Chefs de Sections feront en­viron tous les trois mois un rapport sur ce qui concerne leur section respective. Les affaires ordinaires se décideront à la pluralité des voix ; dans les affaires regardées comme majeures au jugement du Directeur et du Préfet, on exigera au moins les deux tiers des voix et toujours dans son avis on tâchera de con­sidérer la plus grande gloire de Dieu, et l'avantage de la société. « *Chaque sociétaire évitera de parler dans le monde de la société et de ce qui s'y passe. *» Une des grandes fonctions des assemblées sera de nommer tous les ans le gouvernement : « Les élections se feront au scrutin secret, tous les membres de la Société auront droit de voter. Les Préfets et autres digni­taires seront rééligibles. La nomination du Préfet exigera la pluralité absolue, la pluralité relative suffira pour les autres dignités. On ne sera éligible à une dignité quelconque qu'à l'âge de vingt ans révolus et qu'après un an de réception pour être Préfet et six mois pour les autres dignités. « Le Préfet sera toujours nommé pour un an. En cas de démission il nomme son remplaçant jusqu'à l'expiration de la durée de sa charge, et en cas d'absence il peut nommer un Vice-Préfet. L'élection du Préfet aura lieu tous les ans le jour de l'Assomption, ou le Dimanche dans l'Octave, mais il n'entrera en fonction que le huit septembre suivant jour de la Nativité de la Sainte Vierge, et jour auquel commence l'année de la Société, en attendant, il prendra le titre de Préfet désigné. Les autres dignités dureront aussi un an, mais elle se renouvelleront de six mois en six mois par moitié, et les élections se feront les premiers dimanches de mars et de septembre. En cas de démis­sion de ces dignités, le Préfet pourvoira au remplacement. Un mois avant les élections le Préfet présentera à l'Assemblée la liste des Candidats qui sera de quatre ou moins pour la dignité de Préfet, et de six pour les autres dignitaires ; le Préfet alors en charge est Candidat de droit pour toutes les dignités. La réception des membres est minutieusement réglée : « *La Société aura pour maxime fondamentale de songer beau­coup moins à s'augmenter qu'à se composer solidement.* « L'âge requis pour entrer dans la Société est depuis quinze ans jusqu'à trente-trois. Le jeune homme proposé subira un délai de quinze jours qu'on lui laissera ignorer, et pendant les­quels les assistants de concert avec la section du zèle prendront les informations sur son compte. Si à l'expiration du délai les informations sont bonnes la Section du zèle en fera son rapport à la société qui procédera par scrutin à son admission. Dans le scrutin d'admission deux voix contre sur dix, trois sur vingt prononceront le Renvoi. 88:114 « Lorsqu'un postulant aura été admis, les assistants le visi­teront, l'instruiront de ce qui regarde la société, et à la prochaine assemblée ils le présenteront au Préfet, le secrétaire lui lira le règlement, et le nouveau membre en l'acceptant s'engagera à cette sage discrétion que la Société a droit de se promettre de chacun de ses membres. « Les jours de réception seront ordinairement les cinq principales fêtes de la Sainte-Vierge ou le dimanche dans l'octave, le Jour de la Toussaint et le troisième dimanche de Juillet. Celui qui sera admis communiera le jour de sa réception et on invite tous les membres à s'unir au nouvel associé et à communier avec lui. Avant la Communion le nouvel associé récitera menta­lement le renouvellement des promesses du Baptême et une Con­sécration à la Sainte Vierge. Il y aura autant que possible réu­nion le soir même du jour de réception ; l'Assemblée s'ouvrira par le *Veni Creator*. Après les Cérémonies convenables, le nou­veau membre prononcera à haute voix le renouvellement des promesses du Baptême et la Consécration à la Sainte Vierge, il recevra de tous les membres le baiser de la charité, la Céré­monie sera terminée par le Magnificat. » Un titre spécial prescrit aux congréganistes leurs devoirs : 1° -- D'abord des exercices de piété : « Tous les membres s'attacheront à la sanctification des di­manches, et à la fréquentation des Sacrements comme aux Obli­gations les plus essentielles que puisse leur faire la Société. « On les invite à se distinguer par leur piété et à célébrer avec une dévotion particulière : 1\) -- Toutes les fêtes de Notre-Seigneur Jésus-Christ et celles de son Sacré-Cœur. 2\) -- Toutes les fêtes de la Sainte Vierge et celles de son Saint Cœur (Troisième dimanche de Juillet). 3\) -- La fête de Saint Jean-Baptiste, de Saint Pierre et de Saint Paul et la Toussaint. « Comme la fréquente Communion est le moyen le plus efficace pour se soutenir et avancer dans la vertu, on espère que chaque membre ne passera jamais un mois sans s'approcher au moins une fois de la Sainte Table. « Les Jours qu'on devra regarder comme jour de communion générale seront Noël, Pentecôte, Assomption, La Toussaint, et le Troisième Dimanche de Juillet, jour de la fondation de la Société. Ce jour là il y aura s'il est possible assemblée le soir, on y récitera les litanies de la Sainte Vierge et le *Magnificat.* « Chaque membre récitera tous les matins après avoir élevé son Cœur à Dieu le *Sub tuum Praeidium*, de midi à une heure l'*Angelus* et le soir avant de se coucher le *Salve Regina.* Le Troisième Dimanche de Juillet, jour anniversaire de la fondation de la Société et consacré à la fête du Sacré Cœur de Marie, sera célébré avec solennité et autant que possible par une réunion qui durera toute la journée. » 89:114 2° -- Puis les Œuvres de charité mutuelle. « Chaque associé se donnera réciproquement des marques de cette tendre amitié qui doit faire de tous les membres autant de frères en Jésus-Christ. « Dès qu'un des membres se trouvera dans l'affliction ou dans la peine, qu'il lui sera arrivé quelque accident ou quelque revers, on s'empressera de le consoler, et de lui procurer tous les secours possibles. Ce soin regardera spécialement le Préfet, qui en instruira la société et prendra avec elle toutes les mesures convenables pour réussir dans cette œuvre de charité. « Dès qu'un membre sera malade, le Préfet ou un membre désigné par lui ira le visiter. « Lorsque le malade sera en danger le Préfet le recomman­dera aux prières des Sociétaires, et il nommera deux membres pour accompagner le Saint Viatique. « En cas de mort, tous les associés sont invités à assister à ses funérailles ; la société fera dire un certain nombre de Messes pour le repos de son âme et chaque membre sera tenu de réciter pendant huit jours un *De Profundis*. » 3° -- Enfin des œuvres de charité envers le prochain. « La Société des Jeunes Gens en l'honneur de l'Immaculée Conception de Marie, se chargera autant que ses facultés le lui permettront de tous les genres de bonnes œuvres. » Une seule est prévue en ce début de la Congrégation : une bibliothèque. Les fondateurs avaient compris que l'intelligence avait faim de vérité. Même s'ils n'avaient pas lu Pascal, l'expé­rience de la Révolution leur avait appris que « toute notre di­gnité consiste dans la pensée... Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale ». « La Société aura une bibliothèque composée de livres ache­tés aux dépens de la Trésorerie, et de ceux que chaque membre voudra destiner à cette œuvre intéressante. A cet effet on remet­tra au Postulant qui devra faire le don d'un ouvrage, le Catalogue de ceux que la Société désirerait acquérir afin qu'il détermine son choix sur ceux mentionnés dans la liste. On fera un choix sévère des livres dont l'achat sera jugé né­cessaire, et ce choix sera remis au jugement de deux Censeurs nommés par le Directeur et le Préfet. La place de bibliothécaire sera à la nomination du préfet. » Un Article additionnel dispose que « si un associé néglige de se rendre aux assemblées pendant trois mois de suite, il sera admonesté par les Assistants au nom du Préfet, et si l'absence était d'un an sans raisons légitimes, il sera privé du droit de voix active et passive. » 90:114 Deux observations essentielles terminent le règlement : « Toutes les obligations particulières contenues dans le pré­sent règlement n'obligent nullement sous peine de péché, mais leur observation attirera de grandes grâces sur la société et sur chacun des membres. « Le présent règlement pourra pour des raisons importantes être retouché ou modifié lorsque le Directeur et le Préfet le jugeront convenable, le tout à la plus grande poire de Dieu et en l'honneur de l'Immaculée Conception de Marie. » ANNEXE n° 3 #### MISES AU POINT A PROPOS DE LA « CORRESPONDANCE AUTHENTIQUE » ET DES « PIÈCES OFFICIELLES » Dans les *Pièces officielles,* les quarante-cinq pages de la Bulle (p. 254 à 299) original latin et traduction française en face, remplacent la décrétale du 12 juin qui en appliquait le dis­positif à Napoléon et à tous ses adhérents, fauteurs et conseil­lers. Avec le même dessein de feinte pour égarer la police, une préface en italiques présente la première édition comme venue de l'autre côté des monts : « On a imprimé à Gênes un livre intitulé *Correspondance Authentique de la Cour de Rome avec le Gouvernement français ;* la pièce la plus importante a été oubliée et la dernière ne pa­raît point authentique, malgré les protestations de l'éditeur. Il est vrai que plusieurs personnes dignes de foi ont assuré que l'affiche placée par ordre du Souverain Pontife contenait tex­tuellement tout ce qui a été mis à la fin de la dite *Correspon­dance *; il est vrai aussi que la *Gazette* de la Junte espagnole contenait les mêmes expressions, mais cependant plusieurs car­dinaux s'accordant à dire que l'empereur des Français n'a point été excommunié nominativement, nous avons cru, pour plus de sûreté, devoir supprimer cette pièce. » 91:114 La décrétale supprimée est donc bien l'affiche de Rome aux portes des basiliques. En chargeant le Cardinal Pacca, son secrétaire d'État, de « donner cours à la Bulle », Pie VII avait ajouté : « Mais qu'ils prennent bien garde, les exécuteurs de vos ordres, surtout qu'ils ne soient pas découverts, car ils seraient fusillés, et j'en serais inconsolable. « Saint Père, je donnerai des instructions pour qu'on prenne toutes les précautions possibles, et qu'on ne se hasarde pas témé­rairement ; cependant, je ne puis garantir qu'il n'arrivera pas quelques fâcheux événements. Dieu, s'Il veut cette opération, saura bien la protéger, la favoriser. » Et en effet, elle eut lieu bien peu d'heures après ; elle plongea dans la stupeur les Fran­çais et toute la ville de Rome ([^37]). » Le premier soin du Cardinal Pacca fut d'afficher à la place du texte de la Bulle, si long que personne n'aurait eu le temps de la lire à si grands risques sous l'œil de la police impériale, un résumé court et percutant, réduit à l'essentiel avec une précision qui ne permît aucun doute au lecteur le plus rapide ou le plus inattentif, sur la gravité de la condamnation papale ni sur l'identité du principal condamné. Le fait que « plusieurs personnes dignes de foi aient vu ce texte affiché » à Saint-Pierre, à Saint-Marie-Majeure, à Saint-Jean-de-Latran, dans le temps même des Vêpres comme l'écrit le cardinal Pacca, lors­que les fidèles y accouraient pour prier ([^38]), le fait que les jour­naux espagnols l'aient reproduit, prouvent qu'il n'a pas été fa­briqué à Lyon. Le cardinal Pacca parle « de petits extraits af­fichés à Rome », dont il ne cite pas le texte. Il y a tout lieu de penser que ce sont eux que l'on retrouve dans la *Correspon­dance,* et qui, remis par Mgr Pedicini à Montmorency pendant la halte de Montmélian et portés à Lyon, ont été ajoutés tout de suite par Aynès à tous les documents qu'il avait imprimés. Nommer Napoléon, ce n'était pas un faux dans la décrétale d'application de la Bulle, qui ne nommait personne, il est vrai, mais qui ne se serait appliquée à personne si Napoléon n'avait été le premier atteint ; et c'est pour parer à toute manœuvre de mauvaise foi que le Secrétaire d'État l'avait nommé. Ce texte ne faisait que corroborer la notification de la Bulle à « Vous et tous vos coopérateurs », datée du 11 juin ; notification qu'Aynès reconnaissait indiscutablement authentique et qu'il reproduisait dans les *Pièces officielles* immédiatement après la Bulle. Ce *Vous* ne pouvait être que l'empereur. Le cardinal Pacca, sou­cieux de remplir jusqu'au bout son devoir de « donner cours à la Bulle » avait identifié ce *Vous* pour que nul n'en ignorât. ([^39]) 92:114 Si le Pape avait averti les membres du Sacré Collège de l'obéissance exigée à l'acte pontifical, c'est qu'il se rappelait la réponse de Fesch et qu'il voulait le retenir sur la pente ; il y réussit, et Fesch aura le mérite de rester fidèle au Pape pendant le pseudo-concile de 1811 qu'il présida. Mais Fesch n'était pas le seul qui eût besoin d'une mise en garde. Maury n'en tint pas compte. Elle ne fut pas inutile à d'autres, et le cardinal Pacca nous parle dans ses *Mémoires* ([^40]) d'un de ses collègues qui tenta de l'empêcher de publier la Bulle en prétendant que Napoléon « serait capable d'attenter à la vie du Saint Père. « Eh bien ! lui répondis-je, on comptera un martyr de plus dans l'histoire des Papes. Et que fera-t-il au Ministre et aux conseillers de sa Sainteté ? -- On dit qu'il nous fera pendre. -- Ce n'est point là, repris-je en riant, une raison canonique dont je puisse me prévaloir pour conseiller au Pape de renoncer à la mesure projetée. Il en adviendra ce qu'il plaira à Dieu. » Ce cardinal montra désormais une fermeté apostolique. » \*\*\* En 1814, après le retour du Roi, lorsque les catholiques re­deviendront libres, paraîtra chez Beaucé, libraire à Paris, 14, rue Jean-Jacques Rousseau, un *Complément à la Correspondance de la Cour de Rome avec Buonaparte.* Une note en tête de l'ouvrage avertissait le lecteur que les *Pièces officielles touchant l'invasion de Rome par les Français, en 1809,* éditées « à Rome chez les Marchands de Nouveautés en octobre 1809 », contenaient : 1° à la page 94 en italique un bref apocryphe de Pie VII à Napoléon, daté du 27 mai 1808, et ne se trouvant pas dans la première édition ; 93:114 2° page 60 une lettre de Mgr Cavalchini, gouverneur de Rome, au Saint Père le 20 avril 1808 au moment de partir pour Fenestrelle, qui se trouve aussi dans la première édition ; mais ce document est « désavoué » par l'auteur auquel on l'attribue. Il y a donc seulement deux pièces fausses. « Le bref à Na­poléon n'étant pas dans la forme ordinaire des Brefs, on est porté à croire, dit-on dans cette note, qu'un zèle malentendu a seul pu diriger les auteurs de ces pièces. Quant aux autres, elles ont été collationnées et traduites sur un manuscrit du Palais de Quirinal. » Or ni la seconde édition de la *Correspondance,* ni le *Complément* ne comptent parmi les pièces fausses la décré­tale du 12 juin 1809 visant Napoléon, qui se trouve dans la pre­mière édition à la page 383, dernière pièce du recueil en italien et en français. Ils se bornent à supprimer, après la Bulle, l'af­fiche qui la résumait en mettant les points sur les i. Le P. Verrier a raison d'écrire de tous ces recueils : « Il ne s'agit nullement de publications officielles. En dépit des titres -- *Correspondance authentique et pièces officielles* -- ces re­cueils contiennent, mêlés aux textes authentiques, soit des récits fantaisistes ou inexacts, soit des pièces de pure invention. Des rectifications, des mises en garde ont été publiées çà et là, de 1809 à 1819. Rome a publié les documents en 1808 et une réé­dition en 1833. Le cardinal Pacca a inséré dans ses *Mémoires* le texte de la *Bulle Quum Memoranda* et une partie de la cor­respondance diplomatique entre les cours de Rome et des Tui­leries. Aucun autre document n'a reçu l'estampille officielle. » Mais tout ce qui n'est pas officiel n'est pas faux, s'il est vrai que le faux est quelquefois officiel. ANNEXE n° 4 #### FRANCHET D'ESPEREY Envoyé comme ministre plénipotentiaire au Congrès de Vienne, Noailles prendra comme secrétaire Franchet qui, après les Cent jours passés à Gand, deviendra directeur du personnel au ministère des Postes à Paris. Dans le salon de cette autre Lyonnaise, Madame Récamier, où trône Chateaubriand il se lie avec le marquis de Sainte-Luce-Oudaille et se marie en 1818 avec sa fille Laure, à Aix-la-Chapelle où son beau-père occupe un poste diplomatique. Le jeune ménage habite, 11, rue de Fleu­rus, et Franchet, qui fréquente la Congrégation de Paris, devient Président de l'œuvre des *Petits Savoyards*, jusqu'au jour où le duc de Montmorency le fait nommer par Villèle le 24 décembre 1821, directeur général de la police, et du bureau de l'impri­merie et de la librairie. 94:114 Benoît Coste ira faire alors un séjour chez lui et lui rend ce témoignage : « Les relations étendues que les devoirs de sa place l'avaient forcé d'établir, ont été cause qu'il a répandu au loin la bonne odeur de Jésus-Christ par la conduite éminemment noble et désintéressée dont il a donné l'exemple. Plus sa vertu cherchait à se cacher, sous le voile de la modestie, plus elle attirait sur lui l'estime générale, et cela même de la part de ceux que leur ligne politique avaient placés dans le parti opposé. Nous pouvons l'affirmer, car nous-mêmes en avons été témoins. Loin de décroître en mérites, en arrivant aux honneurs, comme hélas ! cela n'arrive que trop souvent à la faiblesse humaine, Franchet, bien au contraire n'a fait qu'avancer à grands pas dans la carrière de la vertu. C'est que Franchet est essentielle­ment un homme intérieur ; il s'est bien pénétré de cette vérité qu'il n'était qu'un instrument entre les mains du Souverain Maître, et jamais il ne s'est proposé autre chose que Sa gloire. A ces vertus chrétiennes il joignait encore cette capacité, ce coup d'œil juste, et ce sang froid qui constituent le véritable homme d'État. » Frénilly, *chevalier de la Foi* comme lui, raconte dans ses *Souvenirs* qu'il tenta de lui faire nommer à une chaire de l'École de Médecine son propre médecin, l'ex-jacobin Moreau : « J'eus grand tort, et lui parfaitement raison de me résister. Il avait, je crois, estime et amitié pour moi, son collègue au Conseil d'État, et je lui rendais bien. Pourtant ce petit homme si délicat, si obligeant, si gracieux, si poli, fut de fer à mes instances. Tel il était dans toutes les questions d'honneur et de devoir. J'aurais voulu qu'il obtînt une chaire de gouvernement aux Tuileries. » Relégué par Martignac en 1828 dans le service extraordinaire du Conseil d'État, il fut nommé par Polignac le 25 juillet 1830 ministre de la police générale. Charles X exilé, le nommera son représentant à Berlin où il se trouvera en famille avec le général major Von Gluck, époux de la sœur aînée de Mme Franchet, et cette alliance lui facilitera ses relations avec la Cour. Lorsque Pauline-Marie Jaricot enverra quêter le roi de Prusse, c'est Franchet qui l'aura sans doute fait recommander par son beau-frère. Après la mort de Charles X il rentre en France et se fixe à Versailles, où il meurt en 1863. Il est l'aïeul du Maréchal Franchet d'Esperey. 95:114 ANNEXE n° 5 #### BERTAUT DU COIN En 1821, avec le P. Roger devenu jésuite en résidence à Paris, il a fondé la Congrégation militaire de N.-D. des Victoires sur le modèle de la Congrégation de Lyon, c'est-à-dire animée du même esprit surnaturel et vouée au même secret, dans la même intention de se sanctifier et de refaire une France chrétienne « sous la puissante protection de Marie », en luttant à armes égales contre les ennemis de l'Église. « La religion catholique, lit-on en tête de leur règlement, a moins besoin de preuves que de bons exemples. Puisque les méchants se réunissent et s'ac­cordent pour attaquer cette religion divine et ravir avec elle à la société sa paix, son bonheur et ses espérances, pourquoi les bons ne se réuniraient-ils pas pour défendre cette religion qui fait leur gloire, contribuant par là à l'affermissement du trône et à la prospérité de la patrie » ? En 1822 Berthaut du Coin, nommé Capitaine au 2^e^ régiment de la Garde à Versailles, organise pour la garnison de la ville une mission où le P. Barat, qui fut l'un des missionnaires, disait « qu'il avait été plus qu'eux tous ». Sa santé s'altéra rapidement tant il s'était donné de peine. Il dut prendre un congé dans sa famille à Lyon. Le 3 janvier 1823, en revenant de la messe où il avait communié, il embrassa sa mère, sa sœur, et passa dans sa chambre pour continuer son action de grâces. Les congré­ganistes, ses amis, vinrent lui souhaiter la bonne année. On le trouva mort à genoux devant son crucifix. Sa mère fit don de l'argent qu'il portait sur lui à Benoît Coste pour la Congrégation. Tout ce que Lyon comptait de catholiques militants prit part à ses funérailles dans l'Église St-François de Sales. Au service de quarantaine, le chanoine Julliard, curé de la paroisse, lui rendit ce témoignage : « Vous me sauriez mauvais gré, mes frères, si je ne vous expliquais pourquoi la mort d'un officier, que nous avons perdu depuis peu, a paru comme une calamité publique. Le cortège du convoi a été non seulement le plus nombreux que nous ayons eu dans cette église, mais encore composé de tout ce qu'il y a de plus respectable dans toute la ville... Qu'importent au surplus au vrai chrétien tous les honneurs du monde ? Il n'a qu'une am­bition, celle de plaire à Dieu pendant sa vie pour mériter de le posséder après sa mort. L'ambition de M. du Coin avait cepen­dant plus d'étendue. Il ne se bornait pas à trouver son bonheur personnel à aimer et servir Dieu, il aurait désiré partager ce bonheur avec tout le monde. Ainsi gagnait-il au bon Dieu, par le charme irrésistible de sa piété si aimable, presque tous ceux qui avaient avec lui quelques rapports. 96:114 Il serait difficile de compter le nombre de ses conquêtes à la vertu. *On se trompe, mes Frères, quand on s'imagine, que ce zèle apostolique n'est un devoir que pour les prêtres*. « D'après tout ce que je viens de vous dire, vous l'admirez sans doute ; et cependant il n'y a encore en tout cela pour un chrétien que la vertu nécessaire. Voulez-vous à présent voir plus de perfection ? « Ayant eu sous l'Empire de la tyrannie la gloire de souffrir pour son Dieu et pour son Roi, de supporter trois ans de prison et six mois au secret, ce qui pour un criminel serait déjà bien cruel, jamais une plainte ni un éloge de soi-même ne sortit de sa bouche. Silence sublime ! Il répondait avec simplicité quand on lui en parlait, mais sans orgueil comme sans aigreur. C'était pour le ciel qu'il avait souffert, ce n'était pas auprès des hom­mes qu'il cherchait ni sa consolation ni sa gloire. Il lui suffisait pour Dieu et sa patrie, d'avoir fait tout son devoir. « Il n'appartient sans doute qu'à l'Église de proclamer les saints ; aussi, quoique plus porté à l'invoquer qu'à prier pour lui, je m'arrête. Je n'ai point eu l'intention de faire une oraison funèbre, mais seulement de nous édifier par les vertus du défunt. « Mais ces vertus, où M. du Coin en avait-il puisé la source ? Dans sa famille si respectable et si chrétienne. Mon Dieu, mul­tipliez-les parmi nous ces familles de véritables justes, dont la foi vive se propage dans les enfants, formés sur le modèle dont nous pleurons la mort, mais dont nous ne saurions trop envier le sort. *In benedictione erit justus, et laudem ejus enarrabit om­nis ecclesia sanctorum*. » M. de Saint Victor, *chevalier de la Foi*, l'un de ses meilleurs amis, célébra sa mémoire dans le *Drapeau Blanc* du 12 janvier 1823, le journal du premier Lamennais : « Berthaut du Coin semblait se multiplier pour suffire à tout ce que lui inspirait son amour pour le Bien, et l'ardeur de son zèle réchauffait les plus glacés. Il avait des relations intimes avec tout ce que la France possède aujourd'hui de plus illustres personnages, et ces relations n'avaient d'autre but que le plus grand avantage de la religion ; c'était là son unique pensée, et nous avons vu de saints prêtres, pénétrés d'admiration pour une vertu si rare, s'humilier en quelque sorte devant elle et recon­naître qu'elle égalait ce qu'ils avaient vu de plus parfait. » Dans la *Gazette Universelle de Lyon* du 26 septembre 1823, Aynès, ancien prisonnier de Napoléon avec lui pour avoir été son complice dans la diffusion du Bref contre Maury, tint à lui « payer un juste tribut de reconnaissance ». Il nous révèle par la même occasion un bienfait dû à Franchet : 97:114 « Pendant que son ami M. Franchet, détenu à Sainte-Pélagie, procurait les der­niers secours de notre sainte religion aux officiers de la maison de la reine d'Étrurie qui devaient être fusillés le lendemain, M. Berthaut du Coin, détenu à la Force, employait tous les moyens pour faire passer dans mon secret des billets de consolation et pour donner de mes nouvelles à ma famille. Au nombre des vertus de ce brave compagnon d'infortune, celle que j'ai admirée le plus, c'est la joie qu'il éprouvait toujours au bonheur des autres. Il était plus content de voir sortir un prisonnier que si on lui eût annoncé sa propre liberté. » Saint Victor, prisonnier à Ste Pélagie avec Gobineau, lui fit faire la connaissance de Franchet et de Berthaut du Coin, lors­qu'ils furent tous sortis du secret. Les condamnés étaient alors libres de se rendre visite, dans la journée. Gobineau deviendra comme Berthaut du Coin, capitaine au 21 régiment de la Garde : il lui rendra dans ses *Mémoires* un bel hommage : « Sa mort m'a fort affligé. Il était d'une piété angélique ; je n'ai jamais connu quelqu'un qui ne l'aimât et ne l'estimât. Les soldats, même en route ne se permettaient jamais devant lui un jurement, le moindre propos équivoque, et cela par respect pour lui, et non par crainte. Nous le prenions tous pour un vrai saint. Il remplissait ses devoirs militaires avec exactitude, fermeté, bienveillance, et trouvait temps pour tous ses devoirs religieux. Bon camarade, bon ami, il n'a fait que du bien, et sa perte fut sentie de tout le régiment. Dieu le récompensa de n'avoir jamais perdu sa présence en lui accordant la mort des élus... Il n'avait point tenu à ce vrai et bon camarade que je ne revinsse de fou­tes mes erreurs, et c'est peut-être à son intercession que je dois, quoique bien tardivement, de les avoir reconnues. » Le duc de Rivière prendra la place de Berthaut du Coin à la tête de la Congrégation de *N.-D. des* Victoires, jusqu'au jour où le P. Roger la dissoudra dans le temps des plus violentes et des plus mensongères attaques contre les Jésuites, pour y cou­per court. Dans son *Éloge funèbre de Claude Berthaut du Coin*, le comte O'Mahony nous apprend que « ses frères d'armes lui avaient unanimement décerné le glorieux surnom d'*Ange de la Garde* que, provoqué en duel par un de ses camarades, il avait eu le rare courage de lui répondre : « Le Roi m'a confié une épée pour combattre ses ennemis, et non pour égorger ses servi­teurs » ; qu'il ajoutait enfin à ses devoirs militaires, l'aide ap­portée à Franchet « qui veille sur la France, avec autant de soin qu'il prie pour elle, terreur des traîtres, édification des fidèles ». 98:114 La péroraison de cet éloge funèbre prononcé dans une cha­pelle devant les *Chevaliers de la Foi,* met en pleine lumière la vénération, dont Berthaut du Coin était entouré, comme à Lyon, à Paris où personne dans l'auditoire n'aurait eu l'idée de contester que « si de grandes vertus y brillent », c'est « d'un éclat d'autant plus vif qu'elles se montrent au centre de l'impiété et de la corruption », ni de reprocher aux Lyonnais « une sainte horreur du théâtre », ni de les qualifier de « puritains » avec une lourde légèreté qui ne prend pas garde à la calomnie d'af­fubler des catholiques du nom d'une secte protestante écossaise. S'ils sont austères, l'austérité n'est-elle plus une des marques du chrétien ? « Telle est, Messieurs, l'esquisse rapide de la vie de celui *qui a passé en faisant le bien parce que Dieu était avec lui : Vous qui avez été témoin des choses qu'il a faites*, vous savez si j'ai rien ajouté à la vérité, ou plutôt vous savez combien je suis loin de l'avoir dite tout entière et, comme moi, vous re­grettez tout ce que son humilité a dérobé à notre admiration. Ce­pendant il est un témoin, Messieurs, un témoin qui a vu, qui a jugé, qui a apprécié ses vertus les plus cachées, ses plus secrets sacrifices. Ce témoin est ici. Il est au milieu de nous. C'est Dieu qui repose dans le tabernacle. » Le 31 octobre 1906, le Vicomte de Meaux, ancien ministre, gendre de Montalembert, dira, dans l'éloge de M. Théobald de la Plagne qu'il prononçait à Montbrison, en présidant l'assemblée de la *Diana,* combien le souvenir des services rendus par Ber­thaut du Coin était conservé à Rome : « j'en ai été le témoin, 40 ans plus tard, (donc en 1863) quand notre ami, neveu de M. du Coin, fut présenté à un prince de l'Église, neveu lui-même du Cardinal Pacca. J'ai vu, j'ai entendu ce membre de la Cour pontificale exprimer sa reconnaissance au neveu de Berthaut du Coin. » M. Amaury de la Plagne ajoute que « plus tard en­core, lorsque le cardinal de Bonald se rendit à Rome avec plu­sieurs membres de son chapitre, M. l'abbé Louis de la Plagne, reçut nombre d'attentions de Pie IX et de ses cardinaux qui se rappelaient les actes héroïques de Berthaut du Coin ». #### ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE Trois catégories de sources ont fourni la matière de cette étude ; seules les plus importantes d'entre elles sont signa­lées dans cette note qui n'a pas la prétention d'être exhaus­tive. 99:114 1° *Fonds d'archives* Archives Nationales. Archives Départementales du Rhône. Archives de l'Archevêché de Lyon. Archives de la Congrégation de Paris. Archives de la Propagation de la Foi. Les références précises sont indiquées en notes au bas des pages. 2° *Mémoires et témoignages directs* a\) *Textes inédits* Mémoires de LINSOLAS. Benoît COSTE : Souvenirs de soixante ans Histoire de la congrégation. b\) *Documents publiés* LA PLAGNE : Souvenirs du Commandant Berthaut du Coin (1914). O'MAHONY : Éloge funèbre de Berthaut du Coin (1928). DE PLACE : La persécution de l'Église sous Bona­parte (1814). Correspondance de Napoléon I^er^. Mémoires : -- du cardinal PACCA, 2 vol. (1860). -- du comte Louis de GOBINEAU. -- du chancelier PASQUIER (1893). -- du duc de LA ROCHEFOUCAULD-DOU­DEAUVILLE (1860 à 1864). BOULAY DE LA MEURTHE : Document sur la négociation du concordat et sur les autres rapports de la France avec le Saint-Siège (1891-1905). 3° *Ouvrages généreux consacrés à l'histoire religieuse de la période* DE BERTIER DE SAUVIGNY : 1 -- La Restauration (1955). 2 -- Le comte Ferdinand de Bertier et l'énigme de la Congrégation (1948). 3 -- Un épisode de la résis­tance catholique sous le 1^er^ Empire : l'affaire d'Astros (Revue Histoire de l'Église de France, 1949). 100:114 DELACROIX S. : La réorganisation de l'Église de France après la Révolution (1801-1809) 1962. FERET : La France et le Saint-Siège, tomes I et II (1911). LATREILLE : 1\. L'Église catholique et la Révolution française, 2 volumes 1946-1950. Napoléon et le Saint-Siège (1801-1808). 2\. L'ambassade du Cardinal Fesch à Ro­me (1935). 3\. Histoire du catholicisme en France (to­me III) 1962. LEFLON : La crise révolutionnaire (1789-1846) tome XX de l'histoire de l'Église de Fliche et Martin (1949). MELCHIOR BONNET -- Napoléon et le Pape (1958). *A. L.* 101:114 ### Jésus et Thomas L'INCRÉDULITÉ DE S. THOMAS est un des faits les plus connus de l'Évangile. « *Si je ne vois pas dans ses mains l'empreinte des clous et ne mets mes doigts à la place des clous, ma main dans son côté, je ne croirai pas. *» S. Thomas était un homme d'un caractère ferme et courageux. Lorsque Jésus annonça aux disciples la mort de Lazare et décida de monter à Jérusalem, les apôtres eurent peur car ils connaissaient la haine de leurs chefs religieux pour Jésus. Alors « *Thomas, nommé Didyme* (jumeau) *dit aux autres disciples : Allons, nous aussi, pour mourir avec lui *». Et voilà comment les qualités naturelles ne sont rien auprès de la grâce puisque Thomas, si peu de temps après, en un instant capital de l'histoire, alors que Jésus avait annoncé par trois fois (suivant l'évangile) sa mort et sa résurrection, pécha contre la foi. 102:114 Les autres apôtres lui affirmèrent avoir vu Jésus res­suscité et qu'il était apparu à Simon, la pierre sur laquelle était fondée l'Église. Il ne les crut pas ; il méprisa leurs dires ; ceux des saintes femmes étaient particulièrement négligeables (et ceux de la Vierge aussi probablement). Dans sa présomption il ne s'en fiait qu'à lui-même. Il semble n'avoir eu qu'une faible idée de la primauté de Pierre et de ce que serait l'Église. Son obstination dura huit jours, pendant lesquels bien des Juifs s'étaient convertis. Il fallut que Jésus revint au Cénacle d'une manière aussi mystérieuse que la première fois. Alors, dit S. Augustin : « Il recherche les mains et le côté, et tandis qu'il se penche en curieux sur la blessure, il court à la perte de la foi. Le Seigneur voulut qu'il vît de ses yeux de peur qu'il ne perdît son âme par son incrédulité. » Thomas fut saisi de ce que notre Seigneur lui appa­raissant « *savait ce qu'il y a dans le cœur de l'homme *» et connaissait sa réponse obstinée aux autres apôtres. Jésus lui fit toucher les cicatrices de ses plaies et lui dit : « *Ne sois plus incrédule mais fidèle. *» Thomas était donc de ceux « qui ne croient que ce qu'ils voient ». Ce n'est pas la foi, car elle consiste à croire à ce qu'on n'a pas vu. Et la plus grande partie de notre savoir est fondé sur une foi : vous croyez à l'existence de la ville de New York et vous n'y êtes jamais allé. Vous croyez que la terre tourne autour du soleil et vous êtes incapable d'en fournir la preuve ; vous avez foi dans le savoir des doctes. Vous croyez que votre père est votre père et vous vous en fiez à des témoignages, sans pouvoir faire autrement. Thomas était donc capa­ble d'une foi humaine, mais non de la foi divine, la foi théologale. 103:114 Il la reçut cependant aussitôt (c'est un don de Dieu) car il vit une chose et en crut une autre. Il vit un homme ressuscité et, dit S. Augustin, « confessa Dieu qu'il ne voyait ni ne touchait... » Il crut alors que Jésus s'était ressuscité lui-même (comme il l'avait annoncé) et qu'il était Dieu. La foi humaine n'était pas suffisante, une grâce était nécessaire pour qu'il eût la foi divine. \*\*\* Cependant, peut-on dire, il fallait que S. Thomas crût préalablement en un Dieu tout-puissant. Cette cro­yance doit-elle nécessairement précéder la foi en Jésus-Christ Sauveur ? Il en est souvent ainsi. Historiquement, l'humanité a cru en Dieu pendant de longs siècles avant de croire en un Dieu Sauveur, encore que nous ne sa­chions rien des époques préhistoriques, pendant lesquel­les il est fort possible que des sociétés entières aient aspiré à un salut venant de Dieu. Mais ce n'est pas la foi proprement dite, car la raison naturelle suffit à fonder la religion naturelle. Dans l'état de péché où se trouvent les hommes, c'est certainement une grâce préalable à celle de la foi que de conserver ou d'acquérir une droite raison naturelle. Ô Jésus, tout est grâce ! Et Vous lui dites : « *Parce que tu as vu tu as cru ? Heureux ceux qui n'ont point vu et qui ont cru. *» Cette parole vaut pour tous les temps ; Dieu demande une foi divine, fondée uniquement sur Sa parole. \*\*\* 104:114 Hélas ! Nous voyons actuellement dans l'Église se répéter l'histoire de Thomas, en une multitude de Tho­mas qui ne peuvent plus toucher les plaies, bien entendu (à moins d'un miracle insigne) mais qui ne veulent plus être touchés par la grâce. Ils préfèrent s'en fier à la science historique. Or l'histoire est un art et non une science exacte. Elle procure un savoir toujours perfec­tible, toujours incomplet d'où nous pouvons tirer sur la société des vues plus ou moins pénétrantes suivant la qualité de l'historien, plus ou moins justes mais toujours partielles. Les sciences naturelles elles-mêmes offrent tou­jours quelque, chose de conjectural. Or l'hypothèse de base de nos exégètes qui leur fait rejeter le témoignage des apôtres, est particulièrement conjecturale. Les apô­tres, pense-t-on, étaient des hommes très simples, d'une époque très superstitieuse. Tout cela est vague et incer­tain. Les docteurs, les scribes et les pharisiens de ce temps étaient des esprits très aigus et exercés aux con­troverses rationnelles. Et les apôtres étaient tous les samedis à la synagogue, formés et rompus à ces discus­sions ; c'est même pourquoi ils recherchèrent la sainte­té en allant au désert trouver le Baptiste. Le clan des prêtres, d'autre part, était très sceptique et sur le monde païen régnait Épicure. Or, d'après nos exégètes et leur hypothèse gratuite, les apôtres nous auraient laissé sur la vie de Jésus leurs méditations individuelles empreintes de toutes les superstitions d'une époque primi­tive ; nous ne connaîtrions que ce qu'ils ont cru voir ou comprendre. 105:114 A nous, armés de la science moderne, de la psychologie des profondeurs, à nous de savoir inter­préter ce qu'on peut conserver de leur témoignage. Je n'exagère nullement, le catéchisme hollandais, muni de l'imprimatur du cardinal Alfrinck, en donne des preuves abondantes, tant sur l'Eucharistie qu'au sujet de la vir­ginité de Marie : un simple sophisme permet d'en parler comme si c'était un symbole. Et en France un de nos amis s'est vu refuser deux fois l'*imprimatur* pour une *Vie de Notre-Seigneur.* Et le prêtre donnait les raisons du refus : « L'auteur n'avait aucune idée de ce qu'un historien probe et honnête peut retenir des paroles et des actes du Seigneur Jésus. » Voilà bien nos petits Thomas. Jésus avait prédit trois fois qu'il serait condamné à mort et ressusciterait le troisième jour, les Apôtres l'ont vu, Simon l'a vu, et S. Thomas veut toucher la cicatrice. Comme nos exégètes -- sauf un de ces miracles dont ils nient en fait la possibilité -- ne peuvent toucher, ils s'exercent sur les « genres littéraires » et comme tous les évolutionnistes contemporains ils ramènent obliga­toirement le surnaturel au naturel. Dans le catéchisme hollandais ils disent à propos du Souverain Pontife : « Quant à sa foi le pape est un croyant comme les autres qui, même en tant que pape, *reçoit sa foi de la commu­nauté de l'Église,* dans laquelle il doit accomplir sa grande tâche. » 106:114 Voilà comme on évacue la parole du Christ répondant à la confession de S. Pierre : « *Et moi je te dis, tu es* « *pierre *» *et sur cette pierre je bâtirai mon Église et les Portes de l'Enfer ne prévaudront point contre elle. -- Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux.* » La foi est un don de Dieu pour la communauté des fidèles aussi. Jésus a parlé des anges et des démons, et de simples vicaires en nient l'existence dans leur catéchisme. Un prêtre en chaire, le jour de l'Assomption, déclare que ce dogme n'est qu'une simple image de la dignité de la Sainte Vierge... On fait des efforts pour prouver que le péché originel n'est lui aussi qu'un symbole, alors que la foi seule peut nous renseigner sur lui. Tout ce monde, comme Thomas, cherche les cicatrices et prouve seule­ment la blessure de sa propre foi. Et comme notre hié­rarchie laisse dire et ne réagit pas, on ne sait plus qui a gardé la foi théologale. Elle est avec Pierre, qu'on se le dise. Répétons : « *Et in umbra alarum tuarum sperabo, donec transeat iniquitas*. » La foi des apôtres est plus sûre que les cogitations rationnelles de Thomas. \*\*\* Car Jésus a pris ses précautions. Il n'a révélé sa doc­trine qu'aux apôtres et manifesté sa résurrection qu'à un petit nombre de disciples, pour qu'il n'y eût pas de contestations entre un trop grand nombre de témoi­gnages. Le Saint-Esprit étant survenu comme Jésus l'avait promis, les développements de la doctrine lui furent confiés dans son Église, et les apôtres se sou­vinrent alors de ce que Jésus avait dit ou fait, de tout ce qu'ils n'avaient pas compris sur le moment. Voilà pourquoi les témoins privilégiés sont uniquement ceux qui furent avec Jésus dès le commencement. 107:114 Aussitôt après l'Ascension, Pierre voulut remplacer l'Apôtre qui avait trahi et se leva « du milieu des frères ». Le groupe de personnes réunies était d'environ cent vingt, et il y avait « quelques femmes et Marie, Mère de Jésus et ses frères » (ses cousins germains). Pierre dit : « Il faut donc que parmi les hommes qui nous ont été adjoints tout le temps que le Seigneur Jésus est allé et venu au milieu de nous, à commencer par le baptême de Jean jusqu'au jour où il fut ravi d'avec nous, il y en ait un qui devienne avec nous *témoin* de sa résurrec­tion. » C'est alors que S. Mathias fut choisi. Ce rôle de témoins est bien voulu par Jésus puisqu'il le dit : « *Ainsi était-il écrit que le Christ souffrît et qu'il ressuscitât des morts le troisième jour et qu'on prêchât en son nom la pénitence en vue de la rémission des péchés à toutes les nations en commençant par Jérusalem. Vous êtes les* TÉMOINS *de ces faits...* » (Luc, XXIV, 47.) Et Jésus voulut qu'ils fussent les seuls témoins auto­risés ; la Résurrection eut lieu presque en cachette. Une multitude de témoins plus ou moins sûrs ou vantards eût à jamais troublé la vérité historique. Jésus voulait éviter les mouvements populaires ; éviter qu'on confon­dît sa royauté messianique avec l'indépendance du royaume de Juda. Il s'était caché quand les Galiléens voulurent le faire roi. Il ne profita pas de son triomphe, au jour des Rameaux, qui eût abouti certainement à une défenestration du Sanhédrin. 108:114 Le jour de l'Ascension il était avec ses apôtres à Jérusalem. Il ne monta pas au ciel de la terrasse du Cénacle ; tout le quartier l'aurait vu (et aujourd'hui à Jérusalem il se serait certainement trouvé quelqu'un pour sauter sur sa carabine et tirer dessus). Il emmena les apôtres à l'écart pour dîner sur l'herbe au mont des Oliviers, là où s'élève aujourd'hui l'église de l'Ascension. Peut-être les femmes avaient pré­paré seulement les besaces aux provisions, sans accom­pagner les apôtres. Un instinct, un désir spirituel nous paraît exiger que la Sainte Vierge y fût, pour voir le triomphe de Celui dont l'ange Gabriel avait dit : « Il sera appelé Fils du Très Haut ». Mais ce n'était nulle­ment nécessaire à la foi de Marie. \*\*\* Les uniques témoins choisis par Jésus pour leur rôle de témoins sont donc les Apôtres, et ce ne fut pas sans inquiéter les Apôtres eux-mêmes, du moins l'un d'entre eux, S. Jude. Le Jeudi-Saint, après la Cène, Jésus exhorta ses disciples à la confiance et dit : « *Je ne vous laisserai pas orphelins. Je reviens à vous. Encore un peu et le monde ne me voit plus, mais vous, vous me voyez car je vis, et vous-mêmes vivrez... Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai et je me manifesterai à lui. *» C'est alors que l'apôtre Jude demanda : « Seigneur, qu'est-il donc advenu pour que tu doives te manifester à nous et non pas au monde ? » Jude préférerait certes, en cet instant, une manifestation publique, incontes­table (sur le moment) d'une foule enthousiaste. Jésus répond : « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera et nous reviendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure. » 109:114 C'est-à-dire : Je ne veux pas du royaume temporel d'Israël, le royaume de Dieu est au-dedans de vous. Je désire la foi divine ; elle est fondée sur votre témoi­gnage uniquement, et c'est une grâce réservée à l'amour. La gloire de Jésus est si sûrement spirituelle et sur­naturelle qu'il dit (Jean XVI, 10) *:* « *J'ai manifesté ton nom aux hommes que tu as tirés du monde pour me les donner... *» Et continuant à parler des Apôtres à son Père et cela quelque temps avant qu'il n'en fût abandonné au Jardin des Oliviers il dit : « *et j'ai été glorifié en eux *». Simplement parce qu'ils ont foi en lui. Faisons donc en sorte de glorifier Jésus par notre foi. S. Léon le Grand, qui ne passe pas pour un esprit faible, et n'eut pas peur d'Attila, écrit à propos de la Nativité : « Pour accéder à l'intelligence de la Nativité du Christ, né d'une mère vierge, il nous faut chasser les ténèbres de raisonnements terrestres, et que s'écarte des yeux illuminés par la foi, la fumée de la sagesse mondaine. » Et à l'autre bout de l'histoire une simple bergère, Bernadette, avait un frère qui voulait devenir prêtre. Elle l'exhortait à se sanctifier, lui disant : « Tu ne pour­ras jamais enseigner que ce que tu seras. » Certains se croient à l'aurore d'une merveilleuse épi­phanie de l'Église parce qu'ils l'accommodent au goût du jour et aux idées du monde. Mais il n'y a que l'exemple de la foi théologale qui puisse introduire à la grâce de la foi. Comment pourrait l'enseigner qui en discute les fondements ? D. Minimus. 110:114 ### Les habiletés du R.P. de Lubac (*L'étrange foi du Père Teilhard de Chardin*) par Henri Rambaud > « Il est bon, monsieur, que vous sachiez ce que l'on vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas dû ; car c'est une injus­tice visible : et cependant elle est fort commune à ceux de votre condition parce qu'ils en ignorent la nature. » > > PASCAL*, Second discours sur\ > la condition des grands.* SOMMAIRE Avant-propos. I. -- Le dossier. 1\. -- L'objet du débat. 2\. -- La première réplique du P. de Lubac. 3\. -- La seconde réplique du P. de Lubac. 111:114 II. -- L'étouffement. 1\. -- Un document capital. 2\. -- De certains silences. 3\. -- Quand le silence ne suffit plus. III\. -- Les petits artifices d'un grand homme. 1\. -- Le dialogue avec X.. 2\. -- La remise sous le boisseau. 3\. -- Plainte pour faux : -- fausses imputations -- l'argument dissimulé -- l' « abîme de duplicité ». 4\. -- Où l'imposture va plus loin -- escamotage de l'objet du débat -- « la transformation attendue » -- « non point par altération de sa structure... » -- « le christianisme fidèlement prolongé jusqu'au, bout de lui-même » ; -- « plus intégralement dépendant » que jamais « du Christ-Jésus ». IV\. -- Conclusion SIGLES Ouvrages du P. Teilhard de Chardin. -- **ETG **: Écrits du temps de la guerre, Grasset, 1965. -- **GP **: Genèse d'une pensée, Gras­set, 1961. -- **LZ **: Lettres à Léontine Zanta, Desclée De Brouwer, 1965. ; **Œ **: Œuvres, Le Seuil, 9 vol., 1955-1966. -- **CTCh**. Cahiers Pierre Teilhard de Chardin, 5 vol., Le Seuil, 1958-1965. Ouvrages du P. de Lubac. -- **Lub. I **: La Pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin, Aubier, 1962. -- **Lub. II** -- La Prière du Père Teilhard de Chardin, Fayard, 1964. -- **Lub. III **: Teilhard missionnaire et apologiste, Éditions « Prière et Vie », Toulouse, 1966. -- **Lub. IV **: Images de l'abbé Monchanin, Au­bier, 1967. -- **Bl-TCh**. : Blondel et Teilhard de Chardin, cor­respondance commentée par Henri de Lubac, Beauchesne, 1965. **Itin**. -- n° d'Itinéraires de mars 1965. -- **C1**. : Claude Cuénot, Pierre Teilhard de Chardin, les grandes étapes de son évolution. Plon, 1958. -- **C2**. : Claude Cuénot, Pierre Teilhard de Chardin, Le Seuil, « Écrivains de toujours », 1962. -- **Lettre **: Périodique Lettre, septembre-octobre 1962. -- **Ob. **: René d'Ouince, s.j., L'épreuve de l'obéissance dans la vie du Père Teilhard de Chardin, dans le recueil collectif, L'homme devant Dieu, Aubier, 1964, tome III, pp. 331-346. -- **Rid. **: Émile Rideau, La Pensée du Père Teilhard de Chardin, Le Seuil, 1965. -- **Rome **: Philippe de la Trinité, Rome et Teilhard de Chardin, Fayard, 1964. -- **Théod**. : Mgr André Combes, A propos de théodicée teilhardienne, simples réflexions méthodologiques, dans les Études philosophiques d'octobre-décembre 1965. Les références sont données par le chiffre de la page, suivi, s'il y a lieu, du numéro de la note. #### Avant-propos A LA SUITE de mon article *L'Étrange foi du Père Teilhard de Chardin,* paru dans *Itinéraires* de mars 1965, le R.P. de Lubac vient récemment de me prendre à partie dans quelques pages d'un petit livre intitulé *Teilhard missionnaire et apologiste* et publié aux Éditions « Prière et Vie », 9, rue Monplaisir, à Toulouse. Ce qu'elles disent n'est pas de tant de poids que, venant d'une autre plume, je jugerais bien utile d'y répondre, et j'aurais même eu plaisir, s'il ne s'agissait que du Révérend Père et de moi, à laisser tomber l'incident ; je n'ai pas de rancune ; 112:114 mais la signature, tout au moins, du P. de Lubac est chose considérable, par le pouvoir qu'elle a de faire croire ce qu'elle recouvre à quantité de gens, et, m'interro­geant sur le mystère d'une si grande autorité, je me suis souvenu d'une des plus jolies anecdotes de Plutarque ([^41]). Le roi de Sparte Archidamos demandait à un certain Thucydide (car ce n'était pas l'historien), grand adversaire politique de Périclès, s'il lui était quelquefois arrivé d'avoir le dessus sur l'illustre homme d'État devant l'assemblée du peuple : 113:114 « Pas question ! lui répond Thucydide. Toutes les fois que je lui faisais toucher les épaules, ce diable d'homme criait : Victoire ! à pleins poumons et les gens aimaient mieux croire leurs oreilles que leurs yeux. » Je ne veux pas dire par là que la plume du P. de Lubac soit une plume pleine de tonnerres et d'éclairs, comme, au dire des poètes comiques, était l'éloquence de Périclès, mais, à ce détail près, c'est exactement cela. Le cher Père aime tel­lement d'avoir raison que les arguments les plus solides, les plus lumineux ne l'ébranlent non plus qu'un roc et qu'il lui faut à tout prix jurer ses grands dieux qu'on ne lui oppose que du vent et tenter d'en persuader le monde ; non sans succès, je le répète, auprès de nombre d'esprits, même fort distingués. Bel exploit, personne ne le contestera, mais tout de même, dans le cas présent, ce besoin d'avoir raison à tout prix, le prix à payer fût-il fort élevé, l'a conduit à recourir à des moyens si surprenants qu'il y a lieu d'en avertir. J'aurais parfaitement compris, il va de soi, que, n'étant pas de mon avis, le P. de Lubac, me fît des objections. Il n'en a pas seulement le droit, il en a le devoir, comme, de mon côté, mon devoir serait d'examiner ces objections sé­rieusement, dans le double désir de me corriger des erreurs qui me seraient montrées et de lui montrer à l'occasion les siennes. Nous nous rendrions ainsi tous les deux service. Car c'est cela, le dialogue, le vrai dialogue, le dialogue fécond, celui qu'*Ecclesiam suam* recommande : il est essentiellement une recherche en commun où d'honnêtes gens qui ne pen­sent pas de même, mais poursuivent du même cœur la vérité, s'appliquent à mutuellement s'instruire en confrontant leurs arguments. 114:114 Il s'en faut malheureusement de tout qu'en ce qui me concerne, le P. de Lubac pratique le dialogue ainsi. Il ne s'emploie pas à me réfuter par une critique attentive de ma thèse, loyalement exposée, dont je lui serais reconnaissant. Il fait semblant, parce qu'il le faut bien pour donner au démenti l'apparence du sérieux, mais il ne fait que semblant, parce qu'une vraie réfutation serait longue et délicate, voire périlleuse, qu'il pourrait rester quelque chose de ce que j'avance, et que, lorsqu'on est sûr d'être cru sans qu'il soit pris la peine d'examiner si ce que l'on dit est fondé ou non, il est plus expéditif de ne pas s'embarrasser de complica­tions. Il ne lui suffit même pas de me convaincre d'erreur, si c'est là m'en convaincre ; il veut encore quelque chose de plus, il veut plus encore qu'on n'aille pas voir ce qui se trouve dans mon article, et, mon Dieu, ce n'est pas si sot, tant il faudrait être maladroit pour ne pas avoir raison d'un ad­versaire mis au secret. J'exagère ? Point du tout. Ce qu'a fait, ce qu'a voulu faire le P. de Lubac est exactement cela, j'en détaillerai bien aisément la preuve tout à l'heure. Cela revient à dire, non moins exactement, que, se sachant situé plus haut, beaucoup plus haut, dans l'opinion du monde, que le chétif que je suis, la façon qu'a le P. de Lubac de dialoguer avec moi est de se servir de son crédit à la manière dont Santerre se servait de ses tambours : pour empêcher ma voix d'être entendue. C'est une bien étrange façon de conduire une controverse, et, entre nous, si je ne savais fort bien quelles en sont les raisons, qui ne me sont pas personnelles, si haut placé que soit le P. de Lubac, je trouverais ce recours, en guise de réponse, au tambour, beaucoup trop militaire pour être civil. 115:114 Mais surtout comment un homme que l'on dit si habile ne s'est-il pas avisé que le procédé, pour vous laisser, quand il réussit, maître absolu du terrain, n'est tout à fait sûr qu'accompagné de l'exécution d'une sentence irréversible et que, faute du moyen de réduire définitivement au silence, il se retourne contre vous ? Serait-ce donc si mince mésa­venture, pour avoir voulu qu'on ne me lise pas, d'aboutir à me faire lire deux fois au lieu d'une ? et la seconde, cette fois-ci, non plus sur Teilhard, mais sur lui-même, alors que, jusqu'à présent, je m'étais toujours appliqué, par égard pour sa personne, à ne le mettre en cause qu'autant que ma conscience l'exigeait et sans aggraver d'aucune flèche ce que je me jugeais le devoir de dire ? ([^42]). Sa malheureuse réplique passe les bornes de trop loin, je ne dis pas assez, elle est un acte trop véritablement grave, pour qu'elle me permette d'observer encore ces ménagements et ce n'est pas sans tristesse que je me dis que cette réponse nécessaire, et nécessairement dure, non seulement ne sera probablement pas de son goût dans l'instant qu'elle lui viendra sous les yeux, ce serait trop demander, mais que même à la réflexion il y a grand chance qu'il ne comprendra ni ce qui m'en fait l'obligation ni l'esprit dans lequel je l'écris, et, sans en vouloir démordre, n'y verra, selon le terme qu'il affectionne, qu'un « pamphlet » ; de surcroît, particulièrement indécent de ce que je suis à ce qu'il est. S'il en advient ainsi, comme j'ai tout lieu de le craindre, rien ne sera plus humain et, je n'ai pas un cœur de pierre, je ne lui en voudrai pas, quitte à penser, à part moi, qu'il serait mieux inspiré de se demander s'il n'y aurait pas du vrai, beaucoup de vrai, dans ce que ma franchise lui fait enten­dre de rude et de chercher à en tirer profit ; c'est toujours le meilleur moyen de porter plus facilement ce qu'il nous arrive de fâcheux. 116:114 Il ne sera d'ailleurs certainement pas le seul à prendre scandale de ces rudesses. Au lecteur qui s'en indignerait de même en raison de la distance qui nous sépare, je ne demande que de relire, mais en entier et en pesant les termes, ce *Second discours sur la condition des grands* dont, aimablement, je n'ai transcrit que le début en tête de cette réponse. En deux pages, plus véritablement « toutes d'or », comme eût dit le bon Père de la *Quatrième Provinciale,* que certaines lignes de la *Somme des péchés* du P. Bauny, ce petit traité du bon usage de la déférence lui rendra clair comme de l'eau de roche comment il se peut qu'en dépit de mes rudesses, qui ne s'expliquent que trop par ce qui en fait l'objet, je pense parfaitement rendre au P. de Lubac, et me plaise à lui rendre, les différents respects qu'en effet je lui dois : respects d'établissement pour les grandeurs d'établissement dont il est revêtu ; respects naturels, les­quels « consistent dans l'estime », pour ses grandeurs natu­relles là où « il me montre les qualités qui méritent mon estime ». Il lui fera comprendre aussi pourquoi je refuse d'aller plus loin : parce que là où le P. de Lubac ne me montre pas ces qualités, où il me montre au contraire « les qualités contraires à ces grandeurs naturelles », les sentiments qui lui sont dus sont aussi, toujours selon Pascal, le contraire du respect. J'aurais trop à rougir qu'une haute situation m'inspirât des complaisances qu'elle ne réclamerait pas sans abus et qui ne lui sont pas accordées sans bassesse, quand ce qu'il faut penser relève de l'ordre de l'esprit, où les choses dites ne se jugent pas au rang de celui qui les dit. 117:114 Il n'y a là rien que de très simple, et j'aurais dû ne pas avoir à m'en expliquer. Je ne l'ai fait que parce qu'en tout temps, mais particulièrement au nôtre, où l'on ne parle que de liberté et où l'on ne sait plus ce qu'est la liberté de l'esprit, il ne manque pas de personnes à qui les grandeurs de ce monde en imposent hors de leur ordre et qu'il s'en trouvera pour juger outrecuidant que, dépourvu de titres comme je suis, j'ose m'en prendre, sinon à un membre de l'Institut, ce n'est presque rien parfois, à un expert au Concile, et, pour dire encore davantage, au plus illustre des jésuites français. Je prie ces personnes de considérer que ce n'est pas à l'ex­pert au Concile que j'ai affaire, et non pas même au théolo­gien, c'est à un P. de Lubac qui n'est, comme moi, qu'un critique, traitant comme moi de Teilhard, traitant aussi de mon jugement sur Teilhard, et qu'il n'y a pas de raison que je ne juge ce qu'il écrit de ces deux sujets avec la même indépendance et la même liberté d'expression que j'aurais pour juger les écrits de tout autre et qu'il a eues lui-même pour juger les miens. Je ne ferai d'ailleurs que fort peu de théologie dans les pages qui suivent, mais presque unique­ment de la critique littéraire et de l'histoire contemporaine, et c'est bien assez, je pense, pour que, plutôt que de m'y embarrasser d'une autorité qui n'est, après tout, que celle d'un théologien privé, quelque grande que soit sa réputation, je préfère y avoir pour premier souci de n'y manquer nulle part aux règles que Léon XIII assignait un jour aux histo­riens et que l'on comprendra vite que je sente d'une appli­cation tout particulièrement impérieuse dans cet écrit : « A de maigres narrations, qu'on substitue des investigations laborieuses et conduites à maturité ; qu'on oppose aux arrêts téméraires un jugement prudent ; aux opinions frivoles, une critique savante. 118:114 Il faut énergiquement s'efforcer de réfuter les mensonges et les faussetés, en recourant aux sources ; ayant surtout présent à l'esprit que *la première loi de l'histoire est de ne pas oser mentir ; la seconde, de ne pas craindre de dire le vrai ; en outre, que l'historien ne prête au soupçon ni de flatterie ni d'animosité.* » ([^43]) C'est faire entendre assez clairement, je pense, que je ne répondrai pas au P. de Lubac de même encre : je ne le mettrai pas au secret, je ne chercherai pas à cacher sa pen­sée, ce qu'il a dit, non plus qu'à le travestir. Je n'aurai garde ! Le talion n'est pas une loi chrétienne, et, de plus, serait en l'espèce une sottise, pour ravaler ma réponse au niveau de la sienne, et de ce que je veux qui puisse ouvrir, s'il lui plaît, un débat un vrai débat, cette fois-ci ([^44]), ne plus faire qu'une bagarre, sans autre résultat que d'amuser la galerie. Et je prétends bien que ce que je vais écrire serve à mieux que cela, quand ce ne serait, pour commencer, qu'à mieux comprendre à qui l'ignorerait, -- au P. de Lubac le premier, si l'espérance n'est pas trop ambitieuse, -- que la condition la plus fondamentale d'un véritable dialogue n'est pas que les propos échangés soient sans pointe, -- il se peut qu'il n'y ait que ce langage qui ait chance d'être entendu, -- mais bien que chacun des interlocuteurs y mon­tre assez de respect de l'autre (assez de respect de soi aussi) pour ne pas lui faire dire ce qu'il n'a pas dit et ne pas dire ce qu'il a dit. 119:114 Je n'oublie pas que cette sorte d'accidents peut être l'effet de la mégarde, ou encore, s'ils se répètent, d'une inca­pacité congénitale à entrer dans la pensée d'autrui sans lui imposer la forme de la sienne. Je sais aussi qu'ils ne sont pas toujours innocents, et j'ai mes tentations comme un autre, auxquelles il m'arrive de céder. Innocents ou non, j'entends que le malheur ne m'en arrive pas, et il n'y a qu'un moyen qui donne l'entière assurance de ne pas présenter infidèle­ment, fût-ce à son insu et de si peu que ce soit, la pensée d'un contradicteur : c'est de lui en laisser le soin. Je trans­crirai donc intégralement ci-après la réplique du P. de Lubac, ses deux répliques plutôt, la principale ayant été précédée par une vingtaine de lignes, dans sa préface aux *Lettres* de Teilhard *à Léontine Zanta,* qui me visent égale­ment. Je les ferai seulement précéder de la pièce qui est au cœur de notre querelle et qu'il est nécessaire d'avoir pré­sente à la pensée pour que les répliques du P. de Lubac soient pleinement intelligibles. Le lecteur n'aura pas même besoin de se reporter aux volumes pour avoir sous les yeux, dans toute sa force, sans l'ombre d'altération, ce que le P. de Lubac a jugé bon de m'opposer. Je ne parlerai qu'ensuite. J'avertis seulement qu'il ne me soit pas fait un mérite de cette générosité. Je ne pense pas que les pages auxquelles je vais offrir un public qu'elles n'ont peut-être pas encore touché soient de nature à me faire un tort bien considéra­ble auprès des personnes qui m'ont lu. Elles ne me nuiront qu'auprès des imprudents qui croiraient le P. de Lubac sur parole. 120:114 Que les âmes de peu de circonspection me fassent donc la grâce de suspendre leur jugement, et, à moins qu'elles ne soient de l'espèce, fort nombreuse il est vrai, pour qui les mots pèsent plus que les raisons, je n'aurai pas de peine, après que le P. de Lubac aura parlé sans que je l'interrompe, à les convaincre de leur témérité, comme lui-même de la sienne, en leur faisant toucher du doigt, sur pièces, ce que vaut cette parole. #### I. -- LE DOSSIER ##### 1. -- L'OBJET DU DÉBAT Je commence donc par l'objet du débat : certaine lettre de Teilhard, datée du 4 octobre 1950, *Humani generis* étant du 12 août, et adressée à un ancien dominicain passé au Vieux-Catholicisme, le P. Maxime Gorce ([^45]). Je l'avais trou­vée dans un ouvrage du destinataire, *Le Concile et Teilhard,* publié en 1963 à Neuchâtel aux Éditions Messeiller, l'avais jugée de grand intérêt et, ne me souvenant pas qu'elle eût été signalée nulle part, avais cru bien faire d'apporter, comme tout le monde, ma petite contribution aux études teilhardiennes en la reproduisant dans le numéro de mars 1965 d'Itinéraires, où je faisais suivre chacun de ses quatre alinéas d'un commentaire étendu, avec une esquisse de la psychologie teilhardienne pour conclure. 121:114 Ce sont ces commentaires et cette conclusion que le P. de Lubac conteste, estimant que j'ai lu cette lettre « à contre­sens » ([^46]). Devant ce reproche, je la reproduis purement et simplement. Je n'ai pas dit encore le moindre mot ni de l'interprétation du P. de Lubac ni de la mienne : aucune des deux ne pourra donc incliner le lecteur à donner à ce texte un autre sens que celui qu'il comporte. *Hier, je vous ai envoyé trois petits essais, pour vous expliquer ma position présente* (*Le Cœur du problème est un mémoire effectivement envoyé à Rome, -- sans résultat, naturellement...*)*, donc pas d'illusions.* *Essentiellement, je considère comme vous que l'Église* (*comme toute réalité vivante au bout d'un certain temps*) *arrive à une période de* « *mue *» *ou* « *réforme nécessaire *»*. Au bout de deux mille ans, c'est inévitable. L'humanité est en train de muer. Comment le christianisme ne devrait-il pas le faire ? Plus précisément, je considère que la Réfor­me en question* (*beaucoup plus profonde que celle du XVe siècle*) *n'est plus une simple affaire d'insti­tutions et de mœurs, mais de Foi. En quelque façon, notre image de Dieu s'est dédoublée : transversale­ment* (*si je puis dire*) *au Dieu traditionnel et transcendant de l'En-Haut, une sorte de Dieu de l'En-Avant surgit pour nous, depuis un siècle, en direc­tion de quelque* « *ultra-humain *»*.* 122:114 *A mon avis, tout est là. Il s'agit pour l'Homme de repenser Dieu en termes, non plus de Cosmos, mais de Cosmogénèse : un Dieu qui ne s'adore et ne s'atteint qu'à travers l'achèvement d'un Univers qu'il illumine et amorise* (*et irréversibilise*) *du dedans. Oui, l'En-Haut et l'En-Avant se synthétisant dans un Au-Dedans.* *Or, ce geste fondamental de l'enfantement d'une nouvelle Foi pour la Terre* (*Foi en l'En-Haut com­binée avec la Foi en l'En-Avant*)*, seul* ([^47])*, je crois* (*et j'imagine que vous êtes de mon avis*)*, seul le christianisme peut le faire, à partir de l'étonnante réalité de son* « *Christ-Ressuscité *»* : non pas entité abstraite, mais objet d'un large courant mystique, extraordinairement adaptif et vivace. J'en suis con­vaincu : c'est d'une Christologie nouvelle étendue aux dimensions organiques de notre Nouvel Uni­vers que s'apprête à sortir la Religion de demain.* *Ceci posé* (*et c'est là que nous différons : mais la Vie ne procède-t-elle pas par bonnes volontés tâ­tonnantes ?*)*, ceci posé, je ne vois toujours pas de meilleur moyen pour moi de promouvoir ce que j'anticipe que de travailler à la réforme* (*comme dé­finie ci-dessus*) du dedans : *c'est-à-dire en attache­ment sincère au* « *phylum *» *dont j'attends le déve­loppement.* 123:114 *Très sincèrement* (*et sans vouloir critiquer votre geste !*) *je ne vois que dans la tige ro­maine,* prise dans son intégralité, *le support biolo­gique assez vaste et assez différencié pour opérer et supporter la transformation attendue. Et ceci n'est pas pure spéculation. Depuis 50 ans, j'ai vu de trop près autour de moi se revitaliser la pensée et la vie chrétienne -- malgré toute Encyclique -- pour ne pas avoir une immense confiance dans les puissan­ces de ré-animation de la vieille tige romaine. Tra­vaillons chacun de notre côté. Tout ce qui monte converge ! Bien cordialement vôtre : Teilhard de Ch.* Telle est la pièce dont l'interprétation nous divise. Le lecteur est maintenant en état d'entendre le P. de Lubac, à qui je vais laisser la parole pour son réquisitoire, prononcé, comme j'ai dit, en deux fois. ##### 2. -- LA PREMIÈRE RÉPLIQUE DU P. DE LUBAC Les *Lettres* de Pierre Teilhard de Chardin à *Léontine Zanta* ([^48]) étaient livrées l'an dernier au public, L'établisse­ment et l'annotation du texte étant dus au P. Michel de Certeau, qui s'est acquitté de la tâche avec une conscience et des scrupules donnant toute garantie ([^49]). 124:114 En tête, deux préfaces : la première, de Robert Garric, *Le Père Teilhard et Mademoiselle Zanta,* très précieux témoignage sur l'un et sur l'autre ([^50]) ; la seconde du P. de Lubac, *L'épreuve de la foi,* destinée à « apporter quelques précisions touchant les principaux incidents qui, dans la période comprise entre 1924 et 1938 ([^51]), ont déterminé la situation personnelle du Père Teilhard, soit par rapport à son Ordre, soit, plus géné­ralement, par rapport à l'Église » ([^52]) ; mais, en fait, la partie historique de cette seconde préface ne traite que de l'affaire de 1924 et de ses suites immédiates ou prochaines, bien loin que le P. de Lubac se soit proposé de retracer, même sommairement, l'histoire des démêlés de Teilhard avec Rome. 125:114 Nous pouvons d'ailleurs être bien tranquilles : il passera de l'eau sous les ponts avant que cette histoire soit écrite avec le détail désirable, et il faut même dire qu'à cet égard cette préface marque plutôt un recul sur ce que nous savions déjà, notamment par l'étude du P. René d'Ouince, *L'épreuve de l'obéissance dans la vie du Père Teilhard de Chardin* ([^53])*.* Elle est utile cependant, complétant cette étude sur quelques points et notamment apportant des fragments de lettre qui n'étaient pas encore connus. C'est à l'avant-dernière page de cette préface, parmi des considérations plus générales, que figure la première répli­que du P. de Lubac à mon article. Elle ne tient qu'une vingtaine de lignes, mais je préfère faire bonne mesure pour ne pas risquer d'écarter une vue jugée par lui impor­tante. Je me borne à ajouter une numérotation, comme il est d'usage avec les encycliques, pour faciliter ultérieure­ment les renvois, et aussi quelques notes, avec appel par lettre pour donner les références, exceptionnellement omises par le P. de Lubac dans cette préface et pour éclaircir une allusion : autant vaut que le travail que j'ai fait serve à d'autres. 126:114 Le P. de Lubac vient de citer quelques lignes d'une lettre de Teilhard -- il n'est pas dit à qui ([^54]) -- du 31 décembre 1926. La dernière phrase de la citation est celle-ci : « Je voudrais bien, cependant, tenter quelque chose à Rome, pour faire voir ce que je vois... » Puis : **1** Ce qu'il voit... : il le dit sans précautions, et c'est encore un « danger » de ses lettres, qu'on y rencontre des formules dont ses cor­respondants, qui le connaissaient bien, ne se choquaient pas, parce qu'ils en comprenaient l'exacte portée, -- mais qui suffiraient, tirées de leur contexte et artificiellement regrou­pées, à jeter les bases d'un « teilhardisme » -- d'un pseudo-teilhardisme -- condamnable. **2** Certes, quand il écrit à Léontine Zanta qu'il aperçoit l'avenir « tout embrasé de Dieu naissant partout » ([^55]), il faudrait, pour dénon­cer dans ces mots l'expression de je ne sais quel « panthéisme évolutionniste » ([^56]), ne rien connaître de sa pensée ; il faudrait tenir pour rien les explications parfaitement orthodoxes qu'il a données vingt fois de telles formules. L'idée ne pouvait en venir à sa correspon­dante ! **3** Ou bien, quand il dit préférer le mot de « Diaphanie » à celui d' « Épipha­nie » ([^57]), il suffit de se rappeler qu'il parle pour nous, aujourd'hui, qui n'avons plus à attendre une nouvelle manifestation particu­lière de Dieu sur notre terre ; 127:114 il vient préci­sément d'écrire, dans le *Milieu divin,* que cette Diaphanie ne se peut comprendre en son véri­table sens que par l'Épiphanie unique dont elle dépend : « L'immense enchantement du Mi­lieu divin doit en définitive toute sa valeur concrète au contact humano-divin qui s'est révélé dans l'Épiphanie de Jésus ([^58]). » Cela encore, il l'a répété bien des fois. **4** Quand il parle en raccourci de n'aimer « rien que la Terre » ([^59]), (il dit aussi, au même sens, « rien que l'Homme ([^60]) »), bien fou serait celui qui s'imaginerait entendre là un écho nietzschéen ! La terre, dans cette formule, ce n'est pas au ciel qu'il l'oppose : c'est à la trop petite Eu­rope ; plus encore, c'est à l'objet d'un natio­nalisme mesquin, -- celui, dit-il lui-même, de *l'Écho de Paris !* **5** Plus sérieuse, assurément, pourrait être l'inquiétude soulevée par une assertion comme celle-ci : « Moins profondément inséré dans l'Église, je serais moins apte à travailler pour la libérer ([^61]). » Seul, toutefois ([^62]), un lecteur inattentif ou malveillant accepterait d'y dé­noncer l'aveu d'une tactique secrète, analogue à celle qui fut reprochée naguère (à tort ou à raison) à certains modernistes. **6** Son insertion dans l'Église, c'est pour le Père Teilhard sa fidélité même, et il en sait les exigences : il lui faut non seulement obéir au dehors, mais prier, se renoncer, se sanctifier, afin de mériter quelque peu d'être écouté ; 128:114 et quant à la libération dont il rêve, elle est tout le con­traire d'un passage hors de la foi ! **7** Beaucoup plus tard, en réponse à un prêtre qui a quitté l'Église, il dira que mieux vaut « travailler à la réforme du dedans » ([^63]), et ce travail de réforme ou de libération, jamais il ne renon­cera à l'entreprendre en union étroite avec les chefs responsables de l'Église. Son attitude est exactement inverse de celle qu'adoptèrent pendant un temps certains modernistes, -- au­tant que son réalisme de l'Incarnation est à l'inverse de ce que fut leur doctrine. Il a tou­jours conçu, sans équivoque, les progrès qu'il désirait comme devant s'accomplir sur « la tige romaine, prise dans son intégralité » ([^64]). **8** A cette condition seule il accepte de parler d'un « néo-christianisme » ([^65]) : expression qu'il est bien permis d'estimer malheureuse, mais qui ne signifie rien d'autre, pour lui, que la pleine christianisation du « néo-humanis­me » dont, avant la plupart de ses contempo­rains, il a perçu l'aurore. La crise humaine de notre siècle offre « des caractères vraiment extraordinaires » : sous nos yeux, le Monde se renouvelle, quoi que pensent et quoi que fas­sent ceux qui « lui interdisent de bouger » ; il ne faut pas lier le Christ « aux formes qui disparaissent » ... ([^66]) 129:114 **9** Et si l'on doit être attentif plus que par le passé à ne pas repré­senter la divinité sous les traits d'un « grand propriétaire "néolithique" » ([^67]), ce n'est pas du tout pour supprimer ou estomper en Dieu les traits personnels, tout au contraire. Rien ne lui tient plus à cœur que d'établir et de promouvoir la foi au Dieu personnel. Je ne fais pour l'instant aucune observation. Passons à la seconde réplique. ##### 3. -- LA SECONDE RÉPLIQUE DU P. DE LUBAC *Teilhard Missionnaire et apologiste* est un petit livre composé de deux parties, dont la première, est-il dit dans *l'Avant-Propos,* intitulée *Le Père Teilhard de Chardin mis­sionnaire et disciple de Saint Paul,* « reprend en la déve­loppant » une conférence prononcée à Rome à la *Domus Mariæ* le 15 octobre 1965 et ensuite « publiée, sous une forme plus réduite, dans la revue *Spiritus* en février 1966 ». Je n'ai pas assisté à cette conférence, je n'ai pas vu ce numé­ro de *Spiritus *: je m'en tiendrai au texte du volume, qui est le texte définitif. Les pages qui me concernent se trouvent dans les cha­pitres 7 et 8 de cette première partie. Je les transcris l'une et l'autre en entier, notes du P. de Lubac comprises, encore que dans le chapitre 7 un long développement ne traite pas directement de mon article ; mais j'ai dit que je ne ferai pas de coupures et d'ailleurs, traitant de la question que je traitais, ce développement n'est pas étranger au sujet et j'aurai à m'y référer. 130:114 ####### UN NOUVEAU NICÉE **10** Au sein d'une humanité qui est « en train de muer » ([^68]), il n'y a point à s'étonner que l'Église, elle aussi, en arrive à une période de « mue », rendant une « réforme nécessaire ». Cette réforme, ajoute le Père Teilhard dans une lettre de 1950 dont nous verrons bientôt la suite, ne sera pas « une simple affaire d'ins­titutions et de mœurs, mais de *Foi *». Cela peut s'entendre en bien des sens. Le Père Tei­lhard entendrait-il par là que la Foi tradition­nelle de l'Église ait, substantiellement, à chan­ger ? Nullement. Ce serait bien mal connaître sa pensée que de l'interpréter de la sorte. Il faudrait pour cela faire fi de ses propres ex­plications. **11** Tout au contraire, il pense que la Foi de l'Église, en connexion avec le sens de l'avenir nouvellement acquis par l'homme, doit s'agrandir en quelque sorte, en dévelop­pant les virtualités contenues dans le trésor vivant de la révélation. Ce sera, conclut-il, un christianisme rajeuni, « non point par alté­ration de sa structure, mais par assimilation de nouveaux éléments » ; ce sera « le christianisme fidèlement prolongé jusqu'au bout de lui-même » ([^69]). 131:114 **12** Tout le programme teilhardien, à cet égard, se résume dans une « christologie nou­velle » -- encore un mot qui peut donner le change, mais par lequel il entend simplement, nous dit-il, une christologie « étendue aux di­mensions organiques de notre nouvel Uni­vers ». **13** Il s'agit, explique-t-il encore, de « conférer à la christologie traditionnelle un surcroît d'actualité et de vitalité » ([^70]) ; de montrer à tous, face aux « extensions presque démesurées » du monde, que « notre Christ » est, « capable de les couvrir et de les illumi­ner ». **14** Et c'est encore un texte de saint Paul que Teilhard invoque à ce sujet : « Neque longitudo, neque latitudo, neque profon­dum... » ([^71]). Rien, jamais, n'aura raison de « notre Christ ». « Jamais il ne s'est trouvé en défaut ([^72]). » **15** Nulle idée, par conséquent, d'un autre Christ -- c'est trop évident, -- mais nulle idée non plus d'un remplacement de la christologie acquise et fixée par une autre christologie. Il a conscience (et il l'écrira un jour à Rome) d'aller, par tout le mouvement de sa pensée, à l'inverse du modernisme, « mouvement qui diminuait la réalité et la grandeur du Christ ». **16** Ce qu'il appelle de ses vœux, ce n'est pas un abandon ou une diminution quelconque de la foi de Nicée : c'est, il nous le dit, « un nouveau Nicée », qui viendrait compléter le premier. 132:114 Comme le premier Nicée (complété dans la suite) a défini jadis le rapport du Christ à Dieu, ainsi ce nou­veau Nicée aurait à définir son rapport à l'U­nivers, en donnant enfin tout leur relief aux affirmations à la fois christiques et cosmiques de saint Paul ([^73]). Car « on peut dire que si la préoccupation dominante de la Théologie, du­rant les premiers siècles de l'Église, fut de déterminer la position du Christ par rapport à la Trinité, son intérêt vital de nos jours est devenu le suivant : analyser et préciser les relations d'existence et d'influence reliant l'un à l'autre le Christ et l'Univers ([^74]). » **17** Cette idée le poursuit. A diverses reprises, il en entretient ses amis, il en écrit à ses supé­rieurs. Dès 1918, dans la première rédaction de *Mon Univers*, il avait exprimé ce vœu : « Je souhaite ; -- par tout le désir que j'ai d'aimer Dieu, -- que les éléments de vérité, universel­lement crus et professés par l'Église, touchant l'action et la présence universelle de Dieu et du Christ, soient enfin considérés *ensemble,* et sans *atténuation *» ([^75]). Moins de deux mois avant sa mort, il l'exprimera de nouveau : « Il nous faudra un nouveau Nicée ([^76]). » 133:114 **18** Six années plus tard, à l'étonnement de tous, Jean XXIII convoquait un Concile. Il ne s'agissait pas exactement d'un nouveau Nicée, mais d'un nouveau Vatican. Le programme ne comportait pas précisément les rapports du Christ et de l'Univers, mais ceux de l'Église et du monde. C'était bien déjà, cependant, le souffle de renouveau qu'il avait attendu, es­péré, imploré ; dont il avait salué les signes avant coureurs ([^77]). Et lorsque, ensuite, dans la ligne du Concile, on voudra pousser la ré­flexion jusqu'au fondement dernier de la doc­trine proclamée sur les rapports de l'Église et du monde, c'est bien sur le rapport de l'univers au Christ que devra se concentrer l'at­tention. 134:114 **19** Écoutons le Père Teilhard nous décrire les premières phases de l'opération dont il dit à ses lecteurs, -- dans un vocabulaire dont il ne faut pas oublier l'intention apologétique -- que « s'apprête à sortir la Religion de de­main » : **20** *Il semble bien que, dirigée par un ins­tinct divin, et parallèlement à la montée des aspirations humaines modernes, la sève chrétienne soit déjà en train d'affluer, pour le faire éclater, dans le bourgeon si long­temps dormant. Commencé il y a deux siè­cles, par le culte du Cœur de Jésus, un mouvement de fond se dessine avec évi­dence dans l'Église vers l'adoration du Christ considéré dans ses influences sur le Corps mystique, et par suite sur l'organisme social tout entier...* **21** *Dernièrement, par un geste qui exprime un stade décisif dans l'élaboration du dogme, Rome a traduit et consacré dans la figure du Christ-Roi cette marche en avant, irrésistible, de la conscience chrétienne, vers une appréciation plus universaliste et plus réaliste de l'Incar­nation. -- Mon idée et mon rêve seraient que, par un prolongement logique du même mouvement, l'Église explicite et présente au Monde, comme le faisait déjà saint Paul à ses convertis, la grande figure de Celui en qui le Plérôme trouve son principe phy­sique, son expression et sa consistance : le Christ-Oméga, le Christ-universel* ([^78])*.* 135:114 **22** Du Christ-Roi au Christ-universel, la dif­férence, ou plutôt le prolongement, l'appro­fondissement, le pas de plus fait en avant sous la conduite de saint Paul, afin de mieux faire apparaître que le Christ « n'est pas un roi comme nous en faisons » ([^79]), serait le pas­sage d'une représentation encore trop unilaté­ralement juridique à une représentation plus organique. Ainsi pensait-il, ainsi s'exprimait-il en 1940, à Pékin, dans un bref mémoire qu'il intitulait « La Parole attendue ». **23** Ce rêve, à ses yeux, n'avait rien d'irréel : n'est-il pas en effet « de l'économie habituelle de la vie chrétienne que, dans le donné révélé, certains éléments, longtemps sommeillants, se déve­loppent soudain en rameaux puissants, à la demande et à la mesure des temps nouveaux et des nouveaux besoins » ? *Nova et vetera*. **24** Il écrira de New York à son vieil ami l'ab­bé Henri Breuil, le 13 décembre 1952 : « Que ne suis-je pape, le temps d'écrire une ency­clique sur le Christ-Universel ! » Sous la for­me d'un propos plaisant, c'était toujours le même désir, le même rêve, le même espoir... ##### LA TRANSFORMATION ATTENDUE **25** Jetant un regard circulaire sur les di­verses religions et les divers mouvements spi­rituels de la planète, il constatait : « Seul le Christianisme reste aujourd'hui debout, ca­pable de se mesurer avec le Monde intellec­tuel et moral né en Occident depuis la Renaissance » ([^80]). Concentrant alors sur lui son re­gard, il concluait : « L'Église est toujours vi­vante. Il n'y a qu'à la laisser pousser » ([^81]). 136:114 **26** C'est pourquoi, ayant un jour à répon­dre à un prêtre qui avait quitté l'Église catho­lique et qui semblait l'inviter à en faire au­tant, après avoir reconnu qu'il croyait à une réforme nécessaire et même, comme nous l'avons vu, à une sorte de « mue », il lui di­sait encore : **27** *Je ne vois toujours pas de meilleur moyen pour moi de promouvoir ce que j'an­ticipe que de travailler à la réforme* (*comme définie ci-dessus*) du dedans *: c'est-à-dire en attachement sincère au* « *phylum *» *dont j'attends, le développement* ([^82])*. Très sincè­rement* (*et sans vouloir critiquer votre geste 1*) *je ne vois que dans la tige romaine, prise dans son intégralité, le support biolo­gique assez vaste et assez différencié pour opérer et supporter la transformation atten­due. Et ceci n'est pas pure spéculation. Depuis cinquante ans, j'ai vu de trop près autour de moi se revitaliser la pensée et la vie chrétienne, -- malgré toute Encycli­que* ([^83])*, -- pour ne pas avoir une immense confiance dans les puissances de ré-anima­tion de la vieille tige romaine* ([^84]) *...* 137:114 **28** Par un prodige de parti pris, dans cette page où le Père Teilhard proclame son « im­mense confiance » et où tout respire la plus entière et la plus délicate sincérité, un cri­tique a voulu voir un abîme de duplicité, et saisir l'aveu d'une sorte de complot contre l'Église ([^85]) ! En contradiction avec tout ce que nous savons du Père comme avec ce texte même, il nous le montre s'adonnant dans l'ombre à l'enfantement d'une foi nouvelle qui devrait dans sa pensée supplanter la foi chrétienne ! **29** Il en argue pour lui appliquer le passage le plus dur de l'encyclique *Pascen­di*, fustigeant l'hypocrisie de ceux qui, « dis­simulant sous des dehors menteurs de sou­mission une audace sans bornes », se cache­raient à l'intérieur de l'Église en vue de pro­curer plus sûrement sa ruine. Avec ces « pires ennemis de l'Église », il nous invite à lui re­connaître « une ressemblance criante » ... Tant il est vrai qu'on peut donner à tout un sens pervers ! 138:114 **30** Cependant, pas un mot, dans cet­te lettre, ne laisse entendre que le travail de réforme à accomplir « du dedans » doive comporter un abandon quelconque ou doive s'effectuer dans le secret d'un « homme sou­terrain ». Tout y montre, -- en conformité avec d'autres textes que nous avons cités com­me avec la conduite constante du religieux envers ses supérieurs, -- que c'est de l'Église elle-même, de « la vieille tige romaine », que l'auteur, confirmé dans sa foi par une expé­rience de toute sa vie, -- une expérience qui n'a rien d'ésotérique, -- attend une fois de plus ce miracle de renouvellement qui se pro­duit dans son sein d'âge en âge ([^86]). **31** Pour échapper à cette évidence, notre critique est obligé de lire à contresens, ainsi qu'on vient de le dire, la lettre citée, -- et de supposer par surcroît que Teilhard a passé sa vie à tromper ses frères en religion et ses meilleurs amis, ceux mêmes devant lesquels il avait cou­tume d'exposer ses débats de conscience. **32** Son correspondant, lui, ne s'y est pas trompé. Teilhard, dit-il en commentant les lignes reçues par lui, vraiment écrites de prê­tre, à prêtre, « a toujours pensé que les trans­formations nécessaires seraient entreprises et résolues par l'initiative même de son Église » ([^87]). **33** En effet, pour lui révéler son pro­gramme ténébreux, cet étrange conspirateur lui adressait précisément copie du mémoire qu'il avait adressé deux ans auparavant aux autorités romaines, 139:114 -- et c'est déjà dans un mémoire antérieur, également rédigé à l'in­tention de ses conseillers donnés de Dieu, que se lisent quelques-uns des textes qui, à plu­sieurs, ont paru les plus hardis de tous. **34** En ce même automne de 1950, il adressait à ses supérieurs de Rome une autre Note con­fidentielle (et ce ne sera pas la dernière), à seule fin de les documenter avec précision sur l'un des sujets qui paraissaient alors les in­quiéter le plus. Il agissait ainsi, comme il avait depuis longtemps résolu de le faire, « sans aucune compromission, ni aucune fi­nesse ». C'était là de sa part un geste de con­fiance et de loyauté courageuse, d'autant plus méritoire que sa situation personnelle risquait d'en être encore aggravée ; geste incompati­ble, est-il besoin de le souligner, avec l'atti­tude qu'on vient de lui voir imputer, et tout au contraire en conformité parfaite avec ce que l'Église attend de ses enfants ([^88]). **35** Bref, si nous voulons chercher un terme de comparaison pour expliquer l'attitude per­sonnelle que le Père Teilhard de Chardin dé­crit à son correspondant, ce n'est pas chez quelque crypto-moderniste que nous avons chance de le trouver ; ce sera plutôt chez l'au­teur d'un ouvrage tout récent, et de grande portée, qui nous dit : 140:114 « On ne réforme pas un corps, si petit soit-il, par une menace de rup­ture. C'est toujours de l'intérieur et avec une infinie patience que l'on ré-anime ce qui doit l'être » ([^89]). Ces mots sont du Frère Roger Schütz, prieur de Taizé. J'ai tenu parole : j'ai laissé le P. de Lubac tirer le pre­mier, je n'ai pas interrompu d'une syllabe le feu roulant de ses démentis. Mais maintenant, mon Révérend Père, si vous le permettez, à mon tour ! Non pas toutefois pour pré­senter ma défense et plaider que je ne suis peut-être pulvé­risé qu'à moitié. Mais j'ennuierais tout le monde et vous m'offrez un sujet tellement plus intéressant que ma mo­deste personne ! Je vais faire un peu de critique littéraire sur un aspect particulier de votre talent. Vous avez, mon Révérend Père, disais-je tout à l'heure, la réputation d'être un homme habile, et vous ne voudriez pas que je veuille vous l'ôter, après un réquisitoire si foisonnant de moyens ingénieux pour ne pas laisser subsis­ter une seule ligne de ce que j'ai écrit. Cependant, si vous êtes habile, très habile, dans ce sens-là, vous ne l'êtes pas en un autre, et j'aimerais mieux dire que vous avez des habiletés, qui, jusqu'à présent, je vous l'accorde, ne vous ont pas trop mal réussi. Elles valent bien d'être examinées d'un peu près, et, de même que j'ai naguère étudié quelques-uns des procédés de Gide pour induire son lecteur à croire le faux sans rien lui dire, ou presque rien, que de littéralement vrai, comme l'exigeait l'horreur qu'il profes­sait du mensonge, et que d'ailleurs, soyons justes, il avait, 141:114 aimant la vérité d'une amour éperdue, mais non pas jus­qu'au point de ne pas aimer plus encore la figure qu'il se voulait, je vais pareillement essayer de faire prendre au public une idée nette de vos astuces, pour appeler les choses par leur nom, devant un article qui vous gêne et que vous voudriez bien pouvoir effacer de la mémoire des gens. Car, n'est-ce pas ? autant le dire tout de suite, c'est évidemment là le fond très simple de notre différend. Je ne vous promets pas pourtant de lui faire admirer d'aussi rares chefs-d'œuvre de subtilité. Et ce n'est pas seu­lement parce que vous avez du talent, mais que vous en avez moins que lui ; nous en sommes tous là ; c'est avant tout parce que vous sentez beaucoup moins le prix de la vérité que Gide, qui ne demandait pas mieux que de trom­per son monde, mais ne voulait pas se tromper lui-même, et se voyait par là « contraint », c'était son terme ([^90]), aux plus spécieux prestiges de l'art d'écrire pour ne pas l'offenser à ses propres yeux dans l'instant même qu'il voulait la faire méconnaître à son lecteur. 142:114 Vous ne vous embarrassez pas de tant de précautions, vous y allez beaucoup plus simplement ; mais c'est aussi que, grâce à Dieu, vous n'avez pas, que je sache, les mêmes « accointances avec le Dia­ble » ([^91]), et je n'ai tout de même pas un goût si vif de la perversité, quoi que vous sembliez dire (§ 29), pour ne pas vous en féliciter, encore que votre art y perde. C'est un allié trop dangereux. Cependant, comme la matière serait malgré tout un peu mince, mais surtout parce que votre comportement, dans ce cas particulier, ne peut être compris sans être replacé dans son contexte, j'étendrai un peu le sujet. La querelle que vous me cherchez n'est qu'un épisode, le principal et le plus brillant, de l'accueil fait par la critique à mon article depuis près de deux ans qu'il a paru, et ce ne sera pas digression de dire d'abord quelques mots de cet accueil ; il ouvre un jour bien curieux sur les mœurs intellectuelles d'aujourd'hui. Cela rendra plus manifeste encore que je ne traite ici que de vos livres sur Teilhard exclusivement, où pas un des amis de votre pensée n'aurait l'idée de vous chercher (vous seriez le premier à le déplorer) et qui seront demain, qui sont déjà la partie morte d'une œuvre, dont d'autres parties je me plais à le reconnaître, valent infiniment mieux, quoique, à vrai dire, depuis que j'ai vu comment vous travaillez sur Teilhard, je ne sache plus que penser d'Origène. 143:114 Et malheureusement, c'est sur Teilhard que vous m'avez entrepris, c'est de votre défense de Teilhard qu'il me faut parler. Laissez-moi du moins vous souhaiter, amicalement, de tout mon cœur, que ces écritures de circonstance soient oubliées le plus tôt, le plus complètement possible, mais il faut bien avouer que vous ne faites pas grand-chose pour cela et je crains fort qu'elles ne pèsent finalement d'un poids très lourd sur le souvenir de vos vrais mérites. #### II. -- L'ÉTOUFFEMENT ##### 1. -- UN DOCUMENT CAPITAL Quel accueil avait donc reçu mon article, puisqu'il faut remonter jusque là ? Mais d'abord que disait-il au juste ? Quelles conclusions m'avaient paru se dégager de la lettre capitale que je révélais ? Car il n'est pas excessif de parler de révélation. Cette lettre n'était pas inédite ; elle n'était qu'inconnue. En tout et pour tout : avant sa publication par le destinataire, deux citations d'une seule et même phrase ; ni citation ni publi­cation entre sa publication en 1963 et mon article ; en même temps que mon article, nouvelle citation de la même phrase ([^92]). Au total, trois fois rien. 144:114 Jusqu'à mon article, il était ainsi rigoureusement impossible au public d'avoir la moindre idée de ce que Teilhard avait écrit au P. Gorce, à moins de lire sa lettre dans *Le Concile et Teilhard,* livre qui semble n'avoir été diffusé en France que très discrète­ment et dont personne ne parlait ; où rien, par conséquent, n'invitait à aller chercher un important inédit. 145:114 Et, de fait, moi-même n'y cherchais rien : un ami m'avait mis le volume entre les mains dans les derniers jours de septembre 1964, mais c'était en raison de la personnalité de l'auteur ; il ne m'avait pas averti de ce que j'y allais trouver. Voilà pour la nouveauté du document. L'importance n'en était pas moindre. Certes, invité par le P. Gorce à le rejoindre dans la petite communauté dissidente des Vieux-Catholiques, Teilhard refusait, mais les motifs allégués témoignaient de plus de confiance dans l'idée qu'il se fai­sait de l'Église de demain que dans l'enseignement positif de celle de 1950 : l'Encyclique n'arrêtera pas l'Évolution, et, dès lors, sans blâmer qu'on agisse autrement, il ne pense pas, quant à lui, qu'il ait à se retrancher de la « vieille tige romaine », quand il n'y a qu'elle de qui la sève ait assez de vigueur pour enfanter la « nouvelle foi » réclamée par l'âge de l'humanité où nous sommes parvenus, et qu'en outre, à cette inévitable « transformation » du christianisme, il travaillera plus efficacement « du dedans ». Autant dire qu'à la volonté très ferme de rester dans l'Église, cette lettre unissait la profession non moins ferme d'une foi que, de l'aveu même de Teilhard, l'Église n'avait pas encore et la résolution de contribuer à l'y faire naître. Et quelle était donc cette « foi nouvelle » si hardiment professée par Teilhard ? Sa lettre ne s'en expliquait pas moins clairement : ce qui la distinguait de l'ancienne était de s'adresser simultanément au « Dieu traditionnel et transcendant de l'En-Haut » et à la « sorte de Dieu de l'En-Avant surgi pour nous, depuis un siècle, en direction de quelque "ultra-humain". Mais d'ailleurs en la profes­sant, Teilhard ne pense bien qu' « anticiper », comme il disait : puisque cette « Foi en l'En-Haut combinée avec la Foi en l'En-Avant » sera indubitablement la foi que l'Église professera demain. 146:114 C'est même pourquoi il juge de son devoir de rester dans l'Église : tout ensemble par fidélité à ce qu'à ses yeux elle est profondément, quoiqu'elle ne le sache pas encore, et parce que c'est là, de l'intérieur, qu'il pourra le mieux contribuer à lui faire prendre conscience, dans toute son étendue, du message qu'elle a mis­sion de transmettre au monde. Il n'en restait pas moins qu'entre la Foi chrétienne, telle que le Magistère l'enten­dait en 1950 (telle qu'il l'a toujours entendue) et la foi professée par Teilhard, le désaccord était patent : plus que patent, avoué. Que le lecteur veuille bien se reporter à la lettre que je lui ai mise sous les yeux : je n'aggrave rien, je transcris. Ce n'est pas ma faute si mon analyse ne s'accorde pas avec celle du P. de Lubac : il est plus important qu'elle s'accorde avec le texte de Teilhard. Une dernière circonstance ajoutait encore au prix du document. Sans révéler aucunement un Teilhard inattendu (à quoi il eût perdu beaucoup de son intérêt : on ne juge pas un homme sur une page que tout le reste de son œuvre dément, on inscrit la page au compte de ces moments d'aberration que nous connaissons presque tous), et, bien au contraire, allant dans le plus droit fil de son inspira­tion générale et constante, il l'éclairait d'une lumière extra­ordinairement vive et dissipait décisivement les incertitudes qui, à la rigueur, pouvaient jusque là subsister. 147:114 Il était assez clair, en effet, que, depuis qu'il avait pris pleine conscience de « son Évangile », comme il aimait à dire ([^93]), Teilhard n'avait cessé de proclamer très haut qu'il fallait simultanément et du même mouvement avoir foi au Christ et foi au Monde ; cette conviction était manifeste­ment l'âme de son œuvre, et, davantage, que l'heure fût venue pour l'Église d'allier à la « foi en l'En-Haut » la « foi en l'En-Avant » pouvait déjà se lire à mainte page des écrits alors publiés. Mais s'il ne manquait pas d'essais de Teilhard pour dire la même chose que cette lettre, ils ne la disaient pas d'ordinaire de façon aussi ouverte. Ils pré­sentaient plutôt la « résultante » ([^94]) de ces deux fois comme un approfondissement de l'ancienne que comme une « foi nouvelle » : progrès qui serait sans nul doute pour le christianisme une étape aussi décisive qu'inéluctable, mais que Teilhard ne qualifiait pas, comme ici, de « mue », de « transformation ». L'insistance des textes donnait bien à conclure que sa pensée allait jusque là ; mais, sauf erreur, il n'y en avait aucun qui appliquât l'un ou l'autre de ces deux termes au christianisme ; et il n'y en avait qu'un seul, mis au jour depuis peu, pour prédire « une forme encore inconnue de religion (une religion que personne ne pouvait imaginer ni décrire jusqu'ici, faute d'un Univers assez grand et organique pour la contenir) » ([^95]) et voir là un « change­ment profond » de la foi ([^96]) : assertion d'une force équiva­lente. Aussi bien cet unique texte était-il donné par Teil­hard comme écrit « sans souci, pour une fois, de sauver dans mes expressions aucune orthodoxie (ni scientifique, ni religieuse) » ([^97]) : bonne preuve qu'à côté de ses candeurs, il avait ses prudences, si limitées qu'elles fussent. 148:114 Ces prudences avaient eu pour résultat que, soit réserve ou timidité, soit complaisance, la critique s'était le plus souvent bornée à la censure des thèses teilhardiennes sans pousser jusqu'à l'attitude qui les avait engendrées. Ce n'était pas dès lors si mince nouveauté que la franchise sans précautions ni détour avec laquelle la personnalité de son correspondant avait conduit Teilhard à s'exprimer dans cette lettre. Du seul fait qu'elle parlait, en propres termes de l' « enfantement d'une nouvelle foi », elle trans­portait de force le débat au « cœur du problème », pour reprendre le titre de l'essai envoyé au P. Gorce ; et je ne dis pas du tout que le problème fût par là même résolu, car il y avait d'autres données à considérer, mais du moins était-il posé en pleine lumière. Impossible, devant un pareil texte, d'éluder plus longtemps la question cruciale : si cette « nouvelle foi » que Teilhard attendait avec tant d'ardeur et de confiance de l'Église de demain, faute de la trouver dans celle d'aujourd'hui, -- qui donc, déjà, était la sienne, -- était encore ou n'était plus la foi de l'Église, dans son immuable essence et supposé qu'elle ne le fût pas, s'il le savait ou l'ignorait, l'intime de sa conscience demeu­rant naturellement hors de notre atteinte. 149:114 ##### 2. -- DE CERTAINS SILENCES Il est assurément surprenant qu'une pièce grosse d'une aussi capitale interrogation ait figuré aux archives teilhar­diennes depuis 1958 au plus tard et qu'aucun des catho­liques qui y ont accès ne se soit avisé, ou n'ait paru s'aviser, de la question qu'elle posait. Faut-il penser que la portée du document ne fut pas comprise par ceux qui le connurent ? ou tout au contraire qu'elle le fut trop bien, selon la fine remarque de Teilhard qu'un même comportement est sus­ceptible d'interprétations inverses ([^98]). Il serait plus curieux encore, si l'on ne savait avec quelle facilité biographes et critiques se passent les citations de main en main, qu'il en ait toujours été cité la même phrase ([^99]), qui donnait une idée franchement fausse de la lettre dont elle était tirée : (...) je ne vois que dans la tige romaine, *prise dans son intégrité*, le support biologique assez vaste et assez différencié pour opérer et supporter la transformation attendue. Ainsi présentée, sans contexte ni commentaire, cette conclusion privée de ses considérants conduisait inévitable­ment le lecteur à ne retenir que la fidélité de Teilhard à « la tige romaine », sans prêter assez d'attention à « la transformation attendue », laissée sans explication : alors que, pour Teilhard, les deux vont de pair, ou, pour mieux dire, qu'il faut que le christianisme se transforme pour qu'il puisse, comme il le veut, lui rester fidèle ([^100]). 150:114 Il est tout particulièrement digne de remarque qu'en re­prenant cette citation après M. Claude Cuénot, le P. de Lubac y ait ajouté une erreur d'interprétation caractérisée. S'étant rendu compte, avec raison, que, sans contexte, « la trans­formation attendue » n'était pas une expression d'une clarté suffisante, il l'expliquait comme suit : « ...pour opérer et supporter la transformation attendue (de l'Humanité). » La transformation de l'Humanité ? Non pas : la transfor­mation du christianisme. Que l'on se reporte au texte : la phrase immédiatement précédente parle de « travailler à la réforme (comme définie ci-dessus) *du dedans* », et, si nous remontons « ci-dessus » que trouvons-nous ? que « ce geste fondamental de l'enfantement d'une nouvelle Foi pour la Terre (Foi en l'En-Haut combinée avec la Foi en l'En-Avant), seul \[...\] le christianisme peut le faire » ; que « c'est d'une Christologie nouvelle étendue aux dimensions organiques de notre nouvel Univers que s'apprête à sortir la Religion de demain ». La pensée de Teilhard est donc parfaitement claire : il attend la naissance d'une « nouvelle foi » ; et il pense que cette foi ne pourra naître : 1° qu'à partir du christianisme ; 2° dans le christianisme, qu'à partir de « la tige romaine », seule assez vivace pour « opérer la transformation attendue », soit cette naissance d'une nou­velle foi, et pour la « supporter » sans en mourir : c'est-à-dire que « la transformation attendue » est transforma­tion du christianisme et non pas de l'Humanité ([^101]). L'inter­prétation du P. de Lubac est incontestablement plus orthodoxe ; dommage seulement que cette orthodoxie soit achetée d'une faute de lecture. 151:114 Il n'est pas, en revanche, très étonnant que la publica­tion de cette lettre dans *Le Concile et Teilhard* ait échappé même à des spécialistes : on ne peut lire tout ce qui paraît sur Teilhard, et rien ne désignait l'ouvrage à l'attention. Mais il serait plus qu'étonnant, il serait proprement in­croyable, dans un climat de libre et franche controverse, que la reproduction du document dans une revue qu'il y a tout lieu de croire suivie avec assez d'attention par les per­sonnes qui s'intéressent aux questions religieuses, n'ait suscité presque aucun écho. Avec l'audience d'*Itinéraires* et la faveur qui s'attache à Teilhard, il y avait à s'attendre que la mise au grand jour d'une lettre aussi importante serait copieusement commentée de part et d'autre. Il n'en fut rien : elle fit parler peut-être, je suis mal placé pour le savoir ; elle ne fit écrire que fort peu. A l'exception de quel­ques amis de plus d'indépendance, qui signalèrent l'intérêt de la pièce produite, silence partout. La fameuse (et point tellement mythique) « conspiration du silence », qui a tant de commodités : elle ne coûte pas de peine à mettre en œuvre, elle ne demande pas de talent, par définition, du moins pas le talent d'écrire, elle n'exige pas non plus de courage (pas même le courage de refuser, car on ne refuse pas, on ajourne). 152:114 Je ne saurais taire, en effet, que même des organes qu'il serait fort injuste de suspecter de teilhardisme ne jugèrent pas désirable d'étendre la publicité du document que je faisais connaître : soit qu'ils aient dû céder à des motifs proprement impérieux, soit simplement que l'image d'un Teilhard, penseur dangereux peut-être, comme tous les vrais penseurs, mais du moins exemplairement soumis à l'autorité ecclésiale, vrai martyr de l'obéissance, leur en ait imposé, et que, dès lors, mettre en doute cette soumission, plus précisément en marquer les limites et, sans contester l'extérieure, très exacte, faire la preuve que l'intérieure n'y était pas jointe, ait paru, même à des esprits francs de teil­hardisme, moins émettre un jugement dont il y ait à exa­miner s'il était ou non fondé, que commettre une indécence à laquelle il ne convenait pas d'ajouter en signalant l'exis­tence de la pièce qui m'avait conduit à cette conclusion. Au demeurant, je n'ignore pas le poids des contingences et ne fais de reproche à personne. Je note seulement comme un signe de la puissance de la faction teilhardienne sur un large secteur de la presse catholique en France, particuliè­rement de mouvance ecclésiastique, qu'un texte capital de Teilhard mis au jour dans une étude conduite avec la liberté d'esprit que requiert la recherche du vrai, n'y ait pas été signalé. Ce que je ne sais trop comment nommer l'emporta sur le souci d'informer le lecteur. A plus forte raison, du côté teilhardien le silence fut-il observé religieusement, c'est le mot, la palme en revenant au R.P. Christian d'Armagnac, s.j., pro­fesseur de philosophie au scolasticat de Chantilly, qui, dans un *Bulletin d'études teilhardiennes* paru juste deux mois après mon article, juste le bon délai pour avoir le temps d'étudier le document et n'avoir pas celui de l'oublier, fut assez ingénieux pour motiver son refus de parler de la lettre de Teilhard sans en révéler l'existence : 153:114 il lui fallait se limiter aux publications « qui apportent de véritables approfondissements ou des renseignements nouveaux », et naturellement il ne trouvait l'un ou l'autre que chez des auteurs favorables à Teilhard. S'il s'était tenu là, l'excuse eût été banale ; mais il y joignait le vœu qu'à l'avenir édi­teurs et directeurs de revue « laissent les pamphlets aux activistes » pour ne publier sur Teilhard que des « études patientes, approfondies et assez sereines pour être *nuan­cées* », bref des écrits de teilhardiens : « le bien de la vérité » et « le souci de la charité » s'unissaient pour l'exiger. L'allusion était claire : autant dire que, si le R.P. n'en­voyait pas en propres termes au bûcher, sinon ma personne physique, du moins ce numéro d'*Itinéraires*, soigneusement passé sous silence, crainte de le faire lire, c'était seulement parce que la coutume de brûler en place publique les écrits dangereux s'est perdue ; car il l'envoyait bel et bien aux oubliettes grossir la triste masse des écrits qu'un honnête homme, par respect de soi, ne lit pas, et finalement sa bénignité se bornait à le rejeter aux ténèbres extérieures avec cette inimitable onction dont il n'y a que les plumes ecclésiastiques pour détenir le secret ([^102]). Il ne semblait pas s'apercevoir que c'était revenir, avec les autres procédés de notre temps, au système de l'Inquisition : au nom de la « paix et de l'unité entre chrétiens », on ne discute pas avec le dissident, on le supprime. La procédure est même deve­nue plus expéditive : plus besoin de jugement où l'accusé puisse se défendre pour que la sentence soit exécutée. 154:114 (Mais peut-être me dira-t-il qu'il ne pensait pas à *Itinéraires *? S'il était vrai, ce serait une grave lacune de son information.) La même tactique continuait. Jusqu'à sa publication dans *Itinéraires*, la lettre de Teilhard avait été tenue sous le boisseau. *Itinéraires* l'en ayant tirée, il s'agissait de l'y faire rentrer. Point de controverse : l'étouffement. ##### 3. -- QUAND LE SILENCE NE SUFFIT PLUS Mais l'étouffement pourrait-il être prolongé bien long­temps ? C'était extrêmement douteux. Le silence avait bien empêché quantité de gens de prendre connaissance de la pièce dangereuse ; mais d'autres l'avaient vue, elle était désormais accessible, et tôt ou tard des mains plus vigoureuses que les miennes s'en feraient une arme contre Teilhard. Les teilhardiens n'avaient pas intérêt à reculer l'heure de l'engagement : plus ils tardaient, plus ils montraient par là la peur qu'ils en avaient, confessant qu'eux aussi, même eux, jugeaient la pièce redoutable. La vraie prudence était de se porter hardiment au-devant du péril et de tout faire pour désamorcer, s'il se pouvait, le document explosif. 155:114 Il fallait bien pourtant s'avouer que ce désarmorçage n'était pas chose facile : indiscutablement authentique, la lettre était trop explicite, elle disait trop clairement ce que Teilhard avait voulu dire. On pouvait plaider les circons­tances atténuantes, sauver sa bonne foi, en ce sens que de toute son âme il croyait vrai ce qu'il disait, et je m'y étais moi-même appliqué le premier ; on ne pouvait sauver ni l'orthodoxie de sa foi, ni l'exacte soumission de sa pensée à l'enseignement du magistère. Une étude sérieuse du texte ne le permettait pas. Restait l'*ultima ratio regum*. Sérieusement étudiée, cette lettre était indéfendable ? Il fallait donc ne pas l'étu­dier sérieusement et payer d'audace : plus hautement, plus hardiment, -- plus effrontément, -- on en proclamerait l'innocence, et mieux on aurait chance d'être cru. Un seul homme en France avait assez d'autorité pour tenter l'opération et la mener à bien : le R.P. Henri de Lubac, s.j., expert au Concile. Il est le plus illustre de nos théologiens, il est unanimement respecté, tenu en haute estime dans sa Compagnie, suivi par quantité d'esprits distingués pour qui c'est assez qu'il ait parlé et la cause est entendue, *causa finita est*. A ce premier atout s'ajoutait que dans une affaire aussi épineuse ses fameuses habiletés seraient de grand emploi : nul ne saurait comme lui glisser sur l'accablant et donner au spécieux l'apparence du vrai. Il est de grands capitaines qui valent à eux seuls une armée et changent une défaite en victoire : il n'était pas absurde d'espérer que son intervention écarterait définitivement la menace. 156:114 Le P. de Lubac ne manque ni de courage ni de talent, et je suis bien près de penser, avec la sympathie qu'il m'arrive d'éprouver pour les champions héroïques des causes perdues, fussent-elles aussi mauvaises en droit qu'en fait, que c'est son honneur d'avoir accepté de mettre l'un et l'autre au service d'une thèse aussi insoutenable que la par­faite orthodoxie de cette lettre de Teilhard. Que ce fût là servir la vérité est une autre question, et je fais de même toutes réserves sur les moyens, mais encore la justice veut-elle que l'on songe qu'il n'en avait pas d'autres, et il reste qu'abstraction faite du but et des moyens, c'est en soi chose belle et qui, dans son ordre, force l'estime qu'une aussi ferme et constante fidélité gardée, quoi qu'il advienne, à la mémoire d'un ami. Je ne prise pas moins qu'étant l'homme à qui, plus qu'à tout autre, est due la faveur de Teilhard auprès de l'opinion catholique, il ait jugé qu'il lui revenait de se porter personnellement au point le plus menacé du combat et d'y engager sans réserve son autorité pour qu'elle assurât la victoire. Je doute bien un peu, s'il faut tout dire, qu'il ait exactement mesuré le risque et gravement envisagé que cette autorité, qui d'abord lui donnerait l'avantage, courait grand danger de revenir de l'engagement fort en­dommagée, c'est une sorte de perspectives que les fumées de la gloire rendent difficilement perceptible ; mais s'il n'entrait jamais d'excès d'assurance dans les actes de courage, il n'y en aurait pas beaucoup sur notre pauvre globe terraqué. On pense bien, au surplus, que le P. de Lubac ne m'a pas fait ses confidences et qu'ainsi j'ignore tout des ré­flexions qui, en fait, le déterminèrent. Je ne prétends nulle­ment qu'il lui ait été rien demandé et je ne le crois pas : il est bien assez grand garçon pour avoir pris tout seul l'initiative de se lancer dans l'aventure. 157:114 Et je n'affirme pas non plus que le raisonnement que je viens d'exposer soit de tout point celui qu'il a fait, je serais même surpris qu'il se soit rendu compte avec cette netteté de la besogne à laquelle il acceptait de se livrer, parce qu'il est dans la nature de tous les hommes de laisser dans une confor­table pénombre les vrais motifs de certaines de leurs actions, qu'ils pourraient cependant amener à la lumière du jour, s'ils voulaient vraiment voir quels ils sont ; mais ce ne serait pas un spectacle agréable. Je constate simplement que ce raisonnement est le seul qui rende compte des deux répliques qu'on vient de lire, caractérisées, comme je vais maintenant le montrer en détail, par l'absence délibérée de tout examen -- je ne dis pas sérieux, mais simplement honnête, de la lettre de Teilhard comme de ce que j'en avais écrit et par un certain nombre de précautions prises avec grand soin pour que le lecteur ne soit pas tenté de faire lui-même cet examen et, s'il en avait néanmoins le désir, pour qu'il lui soit difficile de le faire. Il résulte de là que l'intervention du P. de Lubac dans le débat n'a rien changé à la tactique fondamentale de la défense, parce qu'il n'y a pas d'autre défense concevable contre l'évidence que de refuser de la voir. Ce n'est plus l'étouffement pur et simple, qui, à se prolonger, fût devenu trop dangereux : il est cette fois parlé de la lettre de Teil­hard, il est même parlé du commentaire que j'en faisais. Mais c'est toujours l'étouffement. C'est un étouffement plus savant et, si j'ose dire, « artiste » (dans un art mineur) qui, pour éviter l'apparence d'être un étouffement, au lieu de taire, cache et défigure. 158:114 #### III. -- LES PETITS ARTIFICES D'UN GRAND HOMME ##### 1. -- LE DIALOGUE AVEC X... Premièrement donc, cacher. Par le moyen, toujours, de certains silences. Que ce soit bien mon article que vise la seconde réplique, pas l'ombre d'un doute : elle en transcrit quelques mots (peu nombreux), elle fait des allusions précises (mais peu exactes) à certains points de mon argumentation. Pas de doute non plus pour les §§ 5 à 7 de la première : ce qu'y dit le § 5 de la « tactique » injustement prêtée à Teilhard s'accorde trop bien avec les §§ 28 et 29 de la seconde, les­quels me visent expressément, pour que ce § 5 ne me vise pas déjà. Je pourrais noter aussi que le § 7 rétablit la bonne leçon du membre de phrase que citait incorrectement, comme j'en avais fait la remarque, *la Pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin* ([^103])* ;* mais, comme il suffit de lire avec de bons yeux *Le Concile et Teilhard* pour s'aviser de l'erreur et que le P. de Lubac ne me rapporte pas l'amélio­ration de son texte, je préfère croire que je n'y suis pour rien. Je suis donc indiscutablement visé par l'une et l'autre des deux répliques. Cependant, ne cherchez pas, bonnes gens, vous perdriez votre peine : ni dans l'une ni dans l'autre vous ne trouverez où s'est exprimé ni seulement comment se nomme l' « inattentif » ou le « malveillant » (§ 5) censuré. 159:114 C'est incroyable, mais c'est ainsi : ni plus ni moins que si ce que j'avais commis était passible de *nec nominen­tur in vobis* (mal compris) de l'*Épître aux Éphésiens* ([^104])*,* pour le lecteur qui s'en repose sur le P. de Lubac, point d'article intitulé *L'étrange foi du Père Teilhard de Chardin* et paru sous ma signature dans *Itinéraires* de mars 1965 : il n'y a qu' « un critique », il ne saura jamais lequel, qui, pour avoir écrit on ne sait où on ne sait quoi qui n'a pas plu, doit se lever de son banc d'écolier pour recevoir les verges ; à plus forte raison, le malheureux (c'est le lecteur du P. de Lubac que je veux dire) n'aura-t-il le moindre soup­çon de l'aggravation de peine jointe à cette férule qu'est l'humiliation de m'entendre attribuer comme miennes des pensées d'une simplicité fort éloignée de mon tour d'esprit. Quant à ce dernier point, j'en traiterai dans un autre chapitre : on ne peut tout dire à la fois. Mais pourquoi diable, quand je m'étais produit à visage découvert, ne pensant pas que j'eusse à me cacher pour écrire ce que je jugeais bon d'écrire et ne me repens pas d'avoir écrit, quand j'avais donc signé du nom que je tiens de mon père *L'étrange foi du Père Teilhard de Chardin,* pourquoi le P. de Lubac n'en veut-il rien savoir, ou plutôt, soyons précis, rien faire savoir ? pourquoi me passe-t-il de force la cagoule des innommables et ne consent-il à dialoguer -- si c'est là dialogue -- qu'avec X... ? Un homme si généralement exact, selon la bonne règle, à munir ses innombrables citations de l'indication précise de leur origine, il faut bien qu'il y ait des raisons quand il arrive qu'il manque à sa pratique ordinaire ([^105]) ! 160:114 Il y en a en effet, elles sont même des plus faciles à découvrir, quoique le P. de Lubac ne s'en soit pas expliqué mais elle n'en sont que plus intéressantes. Pour ce qui est du silence sur ma personne, le beau de la chose, car il faut dire la vérité, est qu'il ne m'est pas permis d'exclure absolument qu'au regard du P. de Lubac, il n'ait pu être un effet de l'amitié, qui en a quelquefois de bien étranges. Je ne plaisante aucunement : je n'en sais naturellement rien, mais je tiens pour fort possible, voire probable, qu'ayant le regret d'avoir à me contredire (et, en­core une fois, pensant ce qu'il pense, c'était son devoir, et je ne lui en fais l'ombre d'un grief), le P. de Lubac se soit dit qu'il serait plus charitable, c'est le terme de rigueur en affaires de conscience, de ne pas me désigner à la vindicte publique. Il ne combattrait ainsi que ma thèse et n'aurait pas a se reprocher de m'avoir fait crouler sous le ridicule. S'il est vrai, c'est bien aimable à lui et je le remercie de cette attention, mais l'explication ne saurait suffire, rien ne l'empêchant en ce cas de nommer du moins *Itinéraires*. Le motif a pu jouer pourtant, et c'est pourquoi je le mentionne ; mais je ne suis pas tellement sûr qu'il ne prouverait pas surtout le danger des bons sentiments, si précieux aux na­tures scrupuleuses pour la facilité qu'elles y trouvent de joindre au bénéfice de leurs mauvaises actions la douceur qu'on ressent à faire le bien. Comment en effet un homme si fin ne se serait-il pas avisé que cette délicatesse à mon égard (supposé que garder le silence sur la personne du coupable comme sur le lieu du délit fût de la délicatesse) entraînait comme conséquence immédiate, inéluctable, un très grave préjudice, je ne dis pas pour moi, que ce refus de me nommer amuse plus qu'il ne me mortifie, mais pour le lecteur, mis de ce fait hors d'état de comparer nos deux thèses ? 161:114 Le P. de Lubac ne devait-il donc s'attendre qu'un esprit soucieux d'équité eût le désir de faire cette comparaison ? et, davantage, sa confiance dans la bonté de sa cause ne lui rendait-elle pas souhaitable que la comparaison fût faite ? Je ne la crains pas, pour ma part, et, pour la mettre à la portée de chacun, j'ai transcrit tout au long le texte du P. de Lubac. Il eût été déraisonna­ble que le P. de Lubac transcrivît pareillement le mien dans une étude qui ne porte pas principalement sur lui, mais encore l'attaque-t-il assez directement pour qu'il en citât les principales affirmations, et, à tout le moins, fallait-il in­dispensablement rendre facile de s'y reporter en disant où le trouver. Mais non : sur ce point, bouche cousue ; pas une ligne, pas un mot pour guider la recherche. Serait-ce donc que le P. de Lubac ait préféré que la comparaison ne fût pas faite ? Il pourrait plus librement mettre en pleine lumière les faiblesses qu'il voyait à ma thèse, laisser dans l'ombre ce qu'elle a peut-être de fort. Il pourrait même en donner une idée sensiblement différente de ce qu'elle est. Puisque tout reposerait sur sa parole. ##### 2. -- LA REMISE SOUS LE BOISSEAU Je m'attribuerais pourtant plus d'importance que je n'en ai si je donnais à penser que c'était proprement mon article que le P. de Lubac redoutait : il n'est pas si modeste, il savait trop bien qu'il lui serait toujours loisible de qualifier ce que je disais d'opinion sans fondement et que sa voix porterait plus loin que la mienne. 162:114 Mais mon article repro­duisait intégralement la lettre de Teilhard et le P. de Lubac n'est tout de même pas non plus si sot que de ne pas s'être rendu compte que la cause de son client était mauvaise et qu'il ne la gagnerait que par voie d'autorité ; qu'il la perdrait pour peu que le dossier fût examiné. A tout prix, il lui fallait empêcher cet examen, ou du moins le rendre aussi difficile que possible. Il n'y a pas à chercher plus loin s'il n'a pas donné la référence de ce numéro d'*Itinéraires *: il s'y lisait la pièce accusatrice. Les amis du P. de Lubac protesteront-ils que j'invente un petit roman et prête à son intégrité un calcul qui la révol­terait ? Il est bien certain qu'on ne connaît les intentions de personne si l'intéressé ne vous fait la grâce de vous les communiquer, et ce n'est pas le cas ; mais encore est-il recommandé de réfléchir sur les textes qu'un auteur donne à lire, et s'il apparaît que les moindres détails concourent à un certain résultat, force est bien de penser que ce résultat a été voulu par l'auteur ou que l'auteur ne sait pas ce qu'il fait. Mettons-nous donc à la place du P. de Lubac : comment raisonnablement devait-il s'y prendre dans le cas qu'il voulût pour avoir le plus de chances possible que son lecteur ne se reportât pas à la lettre de Teilhard ? Si nous constatons que la conduite à tenir pour aboutir à ce résultat est exactement celle qu'il a tenue, il ne sera pas téméraire d'en conclure que c'était bien le résultat qu'il visait. Il est clair dans cette hypothèse que le premier point et le plus fondamental était de gagner la confiance : sans elle rien n'était possible, avec elle tout serait permis. Chose facile pour le P. de Lubac, acquise d'entrée de jeu : pour l'immense majorité de ses lecteurs, la question ne se pose pas. 163:114 Mais il fallait de plus montrer que cette confiance était en l'espèce tout particulièrement méritée, et donc, pour cela, après avoir pris la précaution de créer un climat favorable, persuader le lecteur que le dossier lui était loyalement mis sous les yeux. -- Relisez la seconde réplique. Le climat favo­rable est créé par les §§ 11 à 16, qui établissent, avec textes à l'appui, que la « christologie nouvelle » de Teilhard n'est que la « christologie traditionnelle » (§ 13) « étendue aux dimensions organiques de notre nouvel Univers » (§ 12), ce caractère traditionnel de la christologie teilhardienne étant confirmé de plus par le rattachement du « nouveau Nicée » dont il rêvait à Vatican II (§§ 17 et 18) et par l'affirmation que son « Christ-universel » n'est que le « prolongement, l'approfondissement » du Christ-Roi, simple « pas de plus fait en avant sous la conduite de saint Paul » (§ 22). Après quoi seulement, car la prudence exigeait cette longue prépa­ration, ouverture du dossier : et c'est la citation du quatriè­me alinéa presque entier de la lettre de Teilhard. Secondement et non moins essentiellement, il fallait ne montrer que le moins dangereux : ce qui serait montré ins­pirerait confiance et le lecteur ne se demanderait pas s'il n'y aurait pas plus grave à côté : qui aurait assez « mauvais esprit », comme disaient les bons Pères qui formèrent ma jeunesse, pour douter de la loyauté d'une enquête conduite pièces sur table ? -- La correspondance se poursuit : ce quatrième alinéa est celui où Teilhard affirme sa fidélité à la « vieille tige romaine ». Il contient bien le « malgré toute Encyclique », qui est un peu gênant, mais n'avoir pas craint de le transcrire est une preuve supplémentaire de bonne foi, et pour vif que soit le mot, impossible d'en conclure rien de précis contre la foi de Teilhard. Au surplus, ce n'est pas lui qui a parlé le premier d'*Humani generis :* c'est le P. Gorce et Teilhard ne fait là que répondre à ce que lui en disait son correspondant ([^106]). 164:114 Motus en revanche sur les second et troisième alinéas, auxquels pourtant le quatrième renvoie, la réforme à laquelle Teilhard dit travailler étant précisée par cette parenthèse : « (comme définie ci-dessus) ». La parenthèse n'est pas supprimée de la citation, c'eût été trop gros, mais, faute de la moindre clarté sur ce qu'il y avait « ci-dessus », elle n'y signifie plus rien. La belle affaire ! le P. de Lubac connaît ses lecteurs, il sait qu'ils ne s'interrogeront pas sur cette parenthèse inexpliquée, ou s'ils le font, prendront pour explication le développement qu'ils viennent de lire sur la « christologie nouvelle » de Teilhard. Les lignes qui intro­duisent ce développement ont d'ailleurs tout ce qu'il faut pour rassurer : Cette réforme, ajoute le Père Teilhard dans une lettre de 1950 dont nous verrons bientôt la suite, ne sera pas « une simple affaire d'ins­titutions et de mœurs, mais de *Foi *». Cela peut s'entendre en bien des sens. Le Père Teilhard entendrait-il par là que la Foi tra­ditionnelle de l'Église ait, substantiellement, à changer ? Nullement. Ce serait bien mal connaître sa pensée que de l'interpréter de la sorte. Il faudrait pour cela faire fi de ses pro­pres explications. (§ 10) 165:114 Quoi de plus raisonnable que de poser en principe qu'une affirmation qui « peut s'entendre en bien des sens » doit s'interpréter à la clarté des explications qu'en donne l'auteur ? Et s'il est vrai qu'il peut paraître passablement impudent ([^107]), quand on connaît le dessous des cartes, d'en appeler au contexte général de l'œuvre pour dissimuler le contexte immédiat et parfaitement précis auquel Teilhard renvoie en termes exprès, ce que l'entourloupette a de risqué est précisément ce qui doit en assurer le succès : personne ne pensera que cette proclamation des exigences d'une judicieuse et savante critique ne soit là que pour permettre d'y manquer incontinent sans trop de péril, en faisant soi-même fi des premières « explications » qui seraient à consulter, étant indiquées par Teilhard lui-même comme celles qui donnent le sens du passage. Le bon Père n'a donc pas hésité et du second alinéa a tout juste transcrit quelques mots au § 10, du troisième une ligne au § 12, et une ligne encore au § 19. Il s'est bien gardé de reproduire que la « nouvelle Foi » sera la « Foi en l'En-Haut combinée avec la Foi en l'En-Avant », parce que, depuis un siècle, « en quelque façon, notre image de Dieu s'est dédoublée ». C'est cela qui était grave et c'est cela qui n'est pas dit. Ce caviardage opéré, rien n'empêchait plus le P. de Lubac d'affirmer tranquillement que j'ai lu « la lettre citée à contresens » (§ 31). « La lettre citée » est un chef-d'œuvre. Citée par le P. de Lubac ou par moi ? Si c'est par moi, l'épithète est inutile. 166:114 Le P. de Lubac a donc voulu que l'on comprenne, avec valeur d'argument ([^108]), « la lettre que nous venons de citer », et le fait est que, de cette lettre, la page précédente transcrit une quinzaine de lignes. Mais c'est ailleurs qu'en était le principal, ce sont les alinéas écartés qui donnaient aux lignes reproduites leur significa­tion, et ils auraient montré que je n'ai nullement lu cette lettre à « contresens, ainsi qu'on vient de le dire », autre expression des plus justes, la preuve n'accompagnant pas l'affirmation. Troisième point enfin, dernière précaution à prendre pour les lecteurs qui, néanmoins, pourraient avoir envie de voir la lettre de Teilhard : que l'accès leur en soit rendu matériellement difficile. Bien entendu, qui voudra absolu­ment la lire, il n'y a pas moyen de l'en empêcher, puisque le texte en est dans le domaine public : quoi qu'on fasse, ce lecteur-là finira par le trouver. Mais la curiosité a des degrés : il y a des lecteurs qui n'en ont aucune et, se fiant avec docilité à ce qu'un auteur cru sérieux leur affirme, ne poussent pas plus avant ; il y en a d'autres qui, sans avoir moins de confiance, jugent intéressant de jeter sur les pièces un rapide coup d'œil quand ils les ont sous la main ou qu'elles ne leur demanderont pas de trop longues recher­ches ; il y a enfin les esprits vraiment critiques, qui savent qu'il faut se défier de tout le monde, de moi comme du P. de Lubac, et, dans un débat de quelque gravité, toujours voir de ses yeux le dossier. Les premiers et les derniers n'exigeaient pas de frais particuliers : peine superflue avec les premiers parce qu'ils croiront tout, peine perdue avec les derniers parce qu'ils ne croiront rien. 167:114 Mais il y avait à se soucier des lecteurs de la catégorie intermédiaire : il pouvait être nécessaire et ne pas être inefficace de disposer quelque obstacle entre leur curiosité et le document qu'il était pré­férable qu'ils ne vissent pas. Cependant impossible de n'en pas donner la référence : la volonté de le rendre difficilement accessible eût été trop manifeste. Une circonstance servait le P. de Lubac : à la date où il écrivait, le texte de cette lettre de Teilhard pouvait se lire en deux endroits ([^109]) : soit dans l'ouvrage de M. Maxime Gorce, *Le Concile et Teilhard,* soit dans la trans­cription que j'en avais donnée. Pour bien faire les choses, il fallait indiquer les deux : *Le Concile et Teilhard* en pre­mière ligne, parce que c'était là que le texte avait été publié d'abord ; mais, en seconde ligne, *Itinéraires,* parce que c'était où il serait le plus facilement trouvé, *Le Concile et Teilhard* ayant paru en Suisse et n'ayant eu en France qu'une diffu­sion restreinte ; et sans doute peut-on faire venir le volume, mais encore à la condition de savoir à qui le demander. Regardez maintenant la référence donnée par le P. de Lubac (n. 17) : « Dans Maxime GORCE, *Le Concile et Teilhard,* (Neuchâtel, Suisse, 1963), p. 196-198. » Le P. de Lubac apprend généreusement au lecteur qui l'ignorerait et n'aurait pas de dictionnaire sous la main que Neuchâtel est en Suisse, encore qu'aucune confusion ne soit possible, il n'y a pas d'autre Neuchâtel de quelque importance. Mais les dictionnaires ne vous diront pas quelle maison, à Neuchâtel a publié le volume, et, alors que *Teilhard missionnaire et apologiste* fait régulièrement mention de l'éditeur des ou­vrages cités, pour *Le Concile et Teilhard,* l'indication manque. 168:114 Le P. de Lubac ne nous donne pas si souvent le plaisir de l'admirer depuis qu'il s'est voué à la cause de Teilhard pour qu'on se le refuse ici : c'est vraiment de très joli travail. Je crois voir un avocat, en témoignage de sa loyauté, ouvrir tout grand le dossier de son client devant le jury, jugez vous-mêmes, messieurs, nous ne vous cachons rien, et, pendant qu'il l'amuse d'une pièce de moindre importan­ce, d'un geste prompt, glisser la plus grave dans sa manche. Il faut confesser, à l'honneur de la vertu, qu'une réputa­tion de probité fait des miracles : l'essentiel de la lettre de Teilhard était remis sous le boisseau. ##### 3. -- PLAINTE POUR FAUX Cacher d'abord, défigurer ensuite : toutes précautions ainsi prises pour gêner le contrôle, le P. de Lubac n'allait pas s'acquitter du second point moins brillamment. Ses plus vrais amis jugeront même qu'il est allé un peu loin en don­nant de l'article qu'il empêchait de lire une idée si différente de ce qu'il est qu'il n'y a que le terme de faux pour qualifier l'opération. -- Vous n'avez tout de même pas écrit quelque chose d'aussi sommaire ? me disait un de mes fils à la lecture de la seconde réplique. -- Non, je ne pense pas, lui répon­dis-je. Mais la mésaventure est familière à tous les pro­fesseurs. On croyait avoir exposé des vue judicieuses, même fines, et trois semaines plus tard, elles vous reviennent dans la copie d'un élève mal doué, devenues sans doute possible complètement idiotes, faute des précautions qu'on avait prises pour qu'elles ne le soient pas. 169:114 Et pas moyen d'intenter une action en désaveu de paternité : on est parfaitement à l'origine de ces sottises, sans qu'on ait soi-même dit rien de sot : la semence n'est pas tombée dans une bonne terre. On ne peut que se frapper la poitrine, et, pour sa pénitence d'avoir méconnu le *margaritas ante porcos*, s'atteler à l'as­sommante besogne à l'encre rouge, sans grand espoir de faire entrer dans une tête obtuse en quoi ce que l'on a dit diffère de ce qu'elle a cru comprendre. Je ne veux pas dire par là que le P. de Lubac soit préci­sément une tête obtuse, mais simplement que le travail auquel il m'oblige à me livrer maintenant est très exacte­ment la correction d'une copie qui, dans le cas que son au­teur eût voulu dire la vérité, serait, quoique de style correct, fort au-dessous du médiocre. C'est avertir que ce chapitre-ci n'amusera personne : ni le principal intéressé, qui gémira que je lui manque de respect, comme si le faux témoignage était chose respectable quand il émane d'une plume ecclé­siastique et paraconciliaire, ni le lecteur, ni certes moi-même. Je vais être ennuyeux, mais qu'y faire ? A ne pas fournir les preuves, je paraîtrais porter plainte sans fondement. Je classerai sous trois chefs les altérations que le P. de Lubac fait subir à mon article : il m'impute des expressions qui ne sont pas de moi et des assertions que je n'ai pas soutenues ; il cache un point non négligeable de mon argumentation ; plus généralement il me prête une idée de Teilhard qui est le contraire de celle que j'en donnais de la façon la plus explicite. 170:114 ####### 1. Fausses imputations. 1° Je commencerai ce relevé des altérations de détail (mais non sans gravité) par une astuce que je ne me défends pas de trouver assez drôle : Cependant pas un mot, dans cette lettre, ne laisse entendre que le travail de réforme à accomplir « du dedans » doive comporter un abandon quelconque ou doive s'effectuer dans le secret d'un « homme souterrain ». La première paire de guillemets ne pose aucun problè­me : les mots qu'elle encadre ont été lus à la page précédente sous la plume de Teilhard (§ 27). Mais la seconde ? La phrase m'opposant un démenti, tout le monde croira que c'est moi qui ai qualifié Teilhard d' « homme souterrain ». Nulle­ment : l'expression ne figure pas dans mon article, et elle n'y figure pas parce qu'elle ne correspond pas à ma pensée. -- Ignorez-vous donc, va me dire le bon Père, que l'on encadre aussi de guillemets une expression traditionnelle dont on ne veut pas se targuer d'être l'inventeur. Ces guille­mets sont à leur place « d'un homme souterrain », entre guillemets, c'est-à-dire d'un homme souterrain, comme on dit. -- Je connais si bien cet usage des guillemets que j'y ai moi-même recouru en en mettant plus haut à la « conspira­tion du silence ». Mais là il n'y avait aucune équivoque, Ce n'est pas le cas ici. Dans ce contexte l'expression doit nor­malement m'être imputée, et vous en éprouviez un malin plaisir, vous réservant de protester devant Dieu que le lecteur n'avait qu'à ne pas se tromper. Ce que c'est tout de même d'être ingénieux ! 171:114 2° Plus grave maintenant : En contradiction avec tout ce que nous savons du Père comme avec ce texte même, il nous le montre s'adonnant dans l'ombre à l'enfantement d'une foi nouvelle qui devrait dans sa pensée supplanter la foi chrétienne ! (§ 28) Ici, mon Révérend père, excusez la familiarité, mais vous avez un fameux toupet ! Quoi ! c'est moi, moi, ce critique que vous n'osez nommer, qui « en contradiction avec ce texte » montre Teilhard « s'adonnant à l'enfante­ment d'une foi nouvelle » ! Il me semble plutôt que c'est Teilhard lui-même qui se montre tel et que c'est vous, non pas moi, qui êtes en contradiction avec le texte de sa lettre. Et vous le saviez parfaitement. Voyons, regardez-moi bien en face, les yeux dans les yeux : c'est bien vrai qu'en écri­vant ces quelques lignes vous ne vous souveniez pas de la première phrase de son troisième alinéa ? Or, ce geste fondamental de l'enfantement d'une nouvelle Foi pour la Terre (Foi dans l'En-Haut combinée avec la Foi en l'En-Avant), seul, je crois (et j'imagine que vous êtes de mon avis), seul le christianisme peut le faire... Avouez que vous n'aviez pas le droit d'écrire sans guil­lemets, comme vous avez fait, « l'enfantement d'une foi nouvelle » : le déplacement de l'épithète excepté, qui n'im­porte pas, l'expression est textuellement de Teilhard. (Ce qui ne veut pas dire qu'il suffirait de mettre des guillemets pour ranger les choses : le lecteur y verrait un exemple des énormités que je ne crains pas d'écrire.) Alors, voyez-vous, j'ai pu vous faire tout à l'heure des compliments, mais, ça, non, ce n'est pas du travail bien fait : vous deviez à tout prix éviter de vous faire prendre en flagrant délit. 172:114 Mais je n'ai retenu que trois mots de votre phrase ? Exa­minons-la donc selon toutes les règles, j'ai prévenu que je serais ennuyeux, et puis, il vous sera peut-être d'un cer­tain profit d'apprendre à lire (au sens noble), ce que vous faites assez souvent fort mal. Travail élémentaire ici. Votre phrase déclare, mettons des numéros pour être bien clair, que je suis en contradiction : a) « avec tout ce que nous savons du Père », référence, vous en conviendrez peut-être, trop imprécise pour permettre le contrôle ; b) « avec le texte même » de la lettre alléguée, point au contraire facilement vérifiable, -- et cela, pour avoir (en substance, puisque vous ne mettez pas de guillemets) affirmé trois choses : 1° que Teilhard « s'adonnait à l'enfantement d'une foi nou­velle » ; 2° qu'il s'y adonnait « dans l'ombre » ; 3° que cette foi nouvelle « devait dans sa pensée supplanter la foi chrétienne ». Or, j'ai bien dit la première chose, mais elle est si peu « en contradiction avec ce texte même » que, nous venons de le voir, elle s'y trouve en propres termes et je n'ai dit ni la seconde, ni la troisième. Je n'ai pas écrit que Teilhard travaillait « dans l'om­bre » à cet enfantement d'une foi nouvelle, et je ne l'ai pas non plus insinué au sens où vous l'entendez, qui revient à le qualifier, selon l'expression que vous étiez bien aise qu'on m'imputât, d' « homme souterrain ». Et, naturelle­ment, les deux étant synonymes, même raison dans les deux cas : parce que je ne pense pas, j'y reviendrai, que Teilhard fût un hypocrite. J'ai écrit qu'il « n'était nullement inca­pable de graduer la manifestation de sa pensée selon le destinataire », parce que « la hardiesse de ses thèses lui fait avec Rome une nécessité de les présenter tout ensemble avec assez de netteté pour qu'elles y fassent leur chemin, mais sous d'assez adroites apparences pour qu'elles gardent quelque chance de n'être pas arrêtées à la douane » (*Itin*., p. 125). 173:114 C'est la note juste, je crois, et ce n'est tout de même pas la même chose que de travailler « dans l'ombre » : c'est simplement l'attitude d'un homme qui brûle d'envie de dire sa pensée, mais ne peut toujours la dire tout en­tière, parce qu'elle serait mal accueillie. Voyons, mon Père, soyons sérieux : vous faut-il donc chercher si loin de vous pour trouver des cas analogues parmi les auteurs obligés par leur état de demander l'imprimatur ? et direz-vous de ces auteurs qu'ils travaillent « dans l'ombre » parce qu'ils ne présentent pas à la censure leur pensée tout entière ? Ce serait un jugement bien sévère pour un assez grand nombre d'entre eux. Je n'ai pas écrit non plus que cette « nouvelle foi » dût « dans la pensée de Teilhard supplanter la foi chrétienne » et j'écris aujourd'hui qu'il faut que la colère vous ait fait perdre le contrôle de votre plume pour que vous me prêtiez aussi monumentale absurdité. Mais elle ruinerait tout le teilhardisme ! Comme si je ne savais pas que Teilhard voulait rester chrétien ! comme si je l'avais tu ou que j'eusse prétendu qu'il mentait en déclarant ne chercher qu'à gran­dir Jésus-Christ ! n'avoir cherché qu' « à aimer et à saisir partout le Christ » ([^110]) ! C'est bien assez déjà qu'en dépit des avertissements de Rome, il se soit obstiné à tenir sa foi pour la véritable foi chrétienne ! (Maintenant, si dans votre phrase « sa pensée » dési­gnait ma pensée à moi, alors, oui, votre affirmation serait fondée : je pense bien que le triomphe du teilhardisme aboutirait à remplacer la foi chrétienne par une foi qui ne serait chrétienne que de nom, et c'est pourquoi je le com­bats. Mais quel mauvais écrivain vous seriez si c'était ainsi qu'il faut vous entendre, la grammaire voulant que le possessif *sa* renvoie au possesseur le plus proche, 174:114 c'est-à-dire au sujet de la principale dont dépend cette relative, Teilhard sujet de *s'adonnant*, et, de plus, « dans sa pensée » faisant alors pléonasme avec « il nous le montre » ! Ou auriez-vous voulu jouer de l'équivoque ? Je ne le pense pas, mais avec vous il faut tout prévoir.) 3° Je n'ai pas davantage contesté que « c'est de l'Église elle-même » que Teilhard « attend une fois de plus ce mi­racle de renouvellement qui se produit dans son sein d'âge en âge » (§ 31). La seconde partie de cette phrase caracté­rise très infidèlement ce que Teilhard attendait, mais pour ce qui est des premiers mots, j'ai si peu tenté d' « échapper à cette évidence » (§ 32) qu'il s'en trouve sous ma plume l'équivalent exact. J'ai seulement dû distinguer, comme faisait Teilhard et comme vous vous êtes bien gardé de dire qu'il faisait, entre l'Église d'aujourd'hui, qui refuse, et l'Église de demain qui proclamera, pense-t-il, la foi qui est la sienne ; et j'ai écrit ceci : Au fond, il ne pense pas à recevoir de l'Église les paroles de vie ; il pense à les lui donner, et tout son rêve serait d'accoucher la vieille Mère de la foi nouvelle dont elle est grosse sans le savoir, et qui sera demain, c'est couru, la religion de l'Humanité. (*Itin*., p. 141) « ...qui se produit dans son sein » ; « la foi nouvelle dont elle est grosse », est-il assez clair que nous sommes d'accord sur la personne de la mère (je ne dis pas sur l'en­fant) ? Votre accusation n'est pas fondée. 175:114 4° Toujours pour « échapper à cette évidence », j'au­rais été « obligé » selon vous, non seulement « de lire à contresens la lettre citée » (« citée » est une façon de parler), mais encore « de supposer par surcroît que Teilhard a passé sa vie à tromper ses frères en religion et ses meil­leurs amis, ceux mêmes devant lesquels il avait coutume d'exposer ses débats de conscience » (§ 31). Mais non, mon Père, je n'ai pas écrit cela : j'ai simplement écrit qu' « il se pourrait » -- je ne disais pas davantage -- qu'il eût aussi « surveillé sa plume ou sa langue » avec ses frères en reli­gion et que vous ayez été imprudent d'attester sa « fran­chise totale avec ses supérieurs » ([^111]). Vous aviez parfaite­ment le droit de juger la supposition sans fondement et de maintenir votre témoignage, vous n'aviez pas le droit de donner de ce que j'ai écrit une traduction caricaturale. 176:114 Il y a tout de même une infinité de degrés entre une fran­chise qui n'est pas « totale », chose rarissime, et une vie installée dans le mensonge, et venant après ce que j'avais dit de l'attitude de Teilhard envers Rome, mon interroga­tion signifiait clairement que, même avec des jésuites, avec certains jésuites tout au moins, « il se pourrait » que Teilhard n'eût pas dit toujours toute sa pensée, parce qu'elle les aurait effrayés. Et savez-vous même bien que c'était à l'honneur de la Compagnie de Jésus, ce que je disais là ? C'était juger qu'elle n'était pas encore tout entière si teilhar­dienne du vivant de Teilhard que ses billevesées y passaient comme lettre à la poste, et, le croirez-vous ? je l'estime encore assez pour penser que même aujourd'hui, malgré vos efforts et ceux de quelques autres jésuites, elle n'est pas tout entière teilhardisée ? Je constate seulement, avec tris­tesse, qu'il faut avoir l'oreille fine, ou très fidèle, pour y entendre les voix discordantes. Vous auriez d'autant mieux dû comprendre que je citais un cas précis, ou plutôt deux, de la façon dont il arrivait à Teilhard de nuancer sa franchise avec un supérieur. Le P. d'Ouince raconte que la réponse de Teilhard au P. Gorce fut « une longue lettre, visiblement indignée » ([^112]) ; nous avons aujourd'hui cette lettre et pas un œil au monde n'y apercevrait la moindre trace d'indignation. Dois-je penser que le P. d'Ouince a menti, ou qu'il a perdu la mémoire, ou qu'il ne sait pas ce qu'il écrit ? Je n'ai rencontré le P. d'Ouince qu'une fois dans ma vie, où il contredit une grande partie de ce que je disais avec une courtoisie et une loyauté sur lesquelles il vous serait avantageux de prendre exemple, et, ne vous en déplaise, je ne me sens pas le droit de faire mienne aucune de ces trois hypothèses. Il me paraît plus vraisemblable de penser que Teilhard ne lui avait pas tout dit. 177:114 Et de même, le billet que Teilhard lui adressait le 21 décembre, trouvez-vous qu'il donne une idée tout à fait fidèle de sa lettre du 4 octobre ? Oui, peut-être le trou­vez-vous, puisque, comme Teilhard le dit dans ce billet, vous aussi jugez sa lettre au P. Gorce « vraiment écrite de prêtre à prêtre » (§ 12), mais c'est alors que nous n'avons pas, vous et moi, le même sentiment des exigences de la vérité, ce qui me paraît d'ailleurs infiniment probable. Maintenant, si cela peut vous faire le moindre plaisir que j'écrive qu'à vous, personnellement, Teilhard disait tout, je m'en fais une joie. Je le crois très volontiers. Seu­lement, s'il en est ainsi, pourquoi ce que vous en écrivez s'accorde-t-il si mal avec ce qui ressort de ses ouvrages ? Je note que ces quatre imputations fausses -- et j'ai gardé la plus belle pour la fin -- vont dans le même sens : toutes les quatre aggravent ce que je disais de Teilhard, dans l'espoir que la révolte du lecteur devant des affirma­tions manifestement outrées lui fasse balayer du même coup ce que j'avais exprimé avec le souci de ne rien énoncer qui ne fût vrai, comme la reproduction de ce passage de mon article en convaincra les personnes qui seraient tentées de préférer votre parole à la mienne : Nous ne disons pas que Teilhard ne soit pas de bonne foi : il se croit manifestement dans le vrai. Nous ne disons pas qu'il n'ait pas la foi : il croit certainement en Jésus-Christ. Nous disons que sa foi n'est pas celle de l'Église catholique, et qu'il le sait. Il a tout de même fait d'assez bonnes études pour n'igno­rer point que la « foi de l'Église » est foi en la parole de Jésus-Christ, et, par suite, ne sau­rait substantiellement changer ; et quant à son contenu, qu'il appartient au Magistère (c'est-à-dire à la suite des pontifes romains, de saint Pierre à Pie XII, puisque nous sommes en 1950) de le déterminer. 178:114 Il ne peut ainsi lui échapper qu'il est doublement en désaccord avec cette foi de l'Église : par inintelligence de ce qu'est la Révélation, en voulant un re­nouvellement substantiel de la foi, contraire au dogme défini ; et par insoumission au Ma­gistère, en lui faisant grief de ne pas com­prendre que la foi qu'il enseigne est aujour­d'hui dépassée. Nous ajouterons qu'il s'inquiète fort peu de ce désaccord. Il est trop sûr de ce qu'il « voit », comme il aime à dire. Le Magistère est raisonnable, il s'apercevra tôt ou tard de son erreur, et l'accord se rétablira par « l'iné­luctable » conversion de l'Église romaine, « sous la pression des forces en présence », à la foi que les temps nouveaux réclament et dont sa « vocation spéciale », à lui, Pierre Teilhard de Chardin est d'être le prophète. En ce second sens, il est parfaitement sincère en se disant chrétien et même romain, parce qu'à ses yeux le seul désaccord est qu'il pense dès aujourd'hui ce que l'Église ignore qu'elle pensera demain. Il ne lui est pas infidèle, il la devance, et, par suite, il est plus d'Église que les vieilles gens qui la représentent et qui, sous le poids de l'âge, comme le bon Homère, parfois somnolent : ils ont oublié de remon­ter sa montre, la sienne marque l'heure juste, l'heure qui sonne au cadran de l'Humanité. (Itin., pp. 128-129) ####### 2. L'argument dissimulé. *--* Mon second reproche n'est pas de l'ordre du faux positif. Là, du moins, vous ne me faites rien dire que je n'aie pas dit, et, mon Dieu, c'est tou­jours cela ; mais, comme vous n'y avertissez pas de ce que j'ai dit et qu'il vous aurait fallu préalablement réfuter pour avoir le droit d'argumenter comme vous faites, c'est pareillement tromper sur le contenu de mon article. Car il y a aussi des faux par omission. 179:114 Je transcris votre texte (§§ 32-33) : Teilhard, dit \[son correspondant\] en com­mentant les lignes reçues par lui, vraiment écrites de prêtre à prêtre ([^113]), « a toujours pen­sé que les transformations nécessaires seraient entreprises et résolues par l'initiative même de son Église ». En effet, pour lui révéler son programme ténébreux, cet étrange conspira­teur lui adressait précisément copie du mé­moire qu'il avait adressé deux ans auparavant aux autorités romaines... (§ 32-33) Je n'en ai pas à l'assertion de M. Maxime Gorce que vous citez entre guillemets : elle résultait de mon article et je viens de redire que je la crois juste, si je ne crois pas qu'elle garantisse l'orthodoxie de Teilhard. J'en ai à votre argu­mentation. Elle donne à penser que je n'ai pas vu que l'envoi du *Cœur du Problème* au P. Gorce infirmait ma thèse (la thèse que vous me prêtez) d'un Teilhard « s'adonnant dans l'ombre à l'enfantement d'une nouvelle foi » : puisque, « pour lui révéler son programme ténébreux » -- voyons, mon Père, un peu plus de simplicité : pour lui exposer sa pensée, -- Teilhard envoie au P. Gorce cela même qu'il adressait « deux ans auparavant aux autorités romaines » : ce qui implique qu'entre ce qu'il dit au P. Gorce et ce qu'il dit à Rome, il y a, selon vous, rigoureuse identité. 180:114 Désolé, mon Révérend Père, mais, outre que *Le Cœur du Problème* est daté du 8 septembre 1949 et que de ce jour au 4 octobre 1950 je n'arrive pas à compter plus de douze mois et vingt-six jours, Teilhard, par sa lettre, envoie aussi au P. Gorce un commentaire ou une paraphrase, comme vous voudrez, de ce mémoire adressé à Rome, et, « précisément », comme vous dites si bien, j'avais fait observer qu'entre le mémoire et la lettre il n'y a pas identité. La lettre, disais-je, « va beaucoup plus loin » : L'essai parlait d'une foi chrétienne « rectifiée, explicitée, re-née » ; la lettre prévoit une « mue » du christianisme, mue concer­nant principalement la foi, et le paragraphe suivant parlera de l' « enfantement d'une nouvelle Foi ». Là, donc, c'est la foi chré­tienne de toujours, seulement mieux connue, rendue à sa pureté première ; mais ici, une foi qui n'est pas encore née, une foi substan­tiellement nouvelle. La différence est très sen­sible, et personne ne jugera téméraire de chercher le vrai Teilhard dans la lettre plutôt que dans l'essai. Il n'a aucune raison d'aggra­ver sa pensée devant un prêtre dissident, il en a beaucoup de ne pas la livrer tout entière dans un texte *ad usum infidelium*, s'il est permis de qualifier ainsi les théologiens romains : il sait trop bien qu'ils n'accepteront jamais qu'il manque au dogme de l'immutabilité de la foi. (*Itin*., p. 126) Tel étant donc ce que j'avais écrit, je ne prétends pas du tout, comprenez-moi bien, que vous aviez l'obligation d'y souscrire ; vous aviez du moins celle de ne pas con­duire votre réfutation comme si je ne l'avais pas écrit. Vous m'opposez l'identité substantielle du mémoire et de la lettre : vous aviez le devoir d'avertir que je contestais cette identité et de prouver que je me trompais en cela ; 181:114 vous n'aviez pas le droit de tenir pour nulle et non avenue ma contestation sans prendre auparavant la peine d'établir qu'elle ne disait rien qui pèse. Les raisons que je produi­sais avaient tout de même une certaine apparence sérieuse, -- et c'est bien pourquoi vous les avez passées sous silence, homme terrible ! ####### 3. L' « abîme de duplicité » Personne ne jugera, mon Révérend Père, que ce soit là vous reprocher des vétilles. Je dois pourtant vous reprocher plus grave, et je suis bien aise, devant ce qu'il me reste à vous dire, que l'humilité de ma position m'oblige à prouver ce que j'avance : parce que, si mes preuves ne valent rien, je ne serai pas cru et qu'à la honte de m'être trompé ne s'ajoutera pas le remords de vous avoir nui injustement ; je n'aurai nui qu'à moi-même et ce sera justice. Il faut bien que j'aie quelques avantages sur vous. Je vous reproche donc, troisièmement, de bailler pour mienne une image de Teilhard qui, non seulement ne s'accorde pas avec ce que j'ai écrit, mais que j'avais expres­sément rejetée. Non que cette image soit en elle-même irre­cevable : on a connu dans le passé des prêtres qui restaient dans l'Église pour la trahir et sans doute y en a-t-il encore aujourd'hui ; mais, dans le cas de Teilhard, nous en sommes bien d'accord, l'explication jure avec ce que nous savons de lui, et je l'avais dit. Davantage, ce Teilhard que vous pré­tendez le mien, vous le peignez de traits si grotesques qu'entre nous, me connaissant comme vous me connaissez, je n'ai pas trouvé cela très gentil : vous savez tout de même bien que je ne suis pas si simple ! Mais sans doute avez-vous pensé que, du moment que vous ne me nommiez pas, quoi que vous racontiez de ce que j'ai écrit, ce ne serait pas calomnie de ma personne. 182:114 Car, vrai, vous ne vous êtes pas mis en frais de nuances. Quelques mots seulement. Mais ce sont des mots très forts. J'ai déjà eu à transcrire l' « homme souterrain » (§ 30), « dans l'ombre » (§ 28), le « conspirateur » au « programme ténébreux » (§ 33), le jésuite qui « passe sa vie à tromper ses frères en religion » (§ 31) ; j'ajoute maintenant l'auteur d'une « sorte de complot contre l'Église » et, pour comble à ces gentillesses, l' « abîme de duplicité » (§ 28). Sérieuse­ment, mon Père, est-ce l'humeur dont je vous avais mis, mais votre plume était bien intempérante ce jour-là : quel vocabulaire de mélodrame ! (Vous avez oublié le manteau couleur de muraille.) Et dire qu'il n'y a pas trois ans vous me reconnaissiez un « souci très délicat de modération et d'équité dans l'expression de mes jugements » ([^114]) Faut-il que j'aie promptement changé depuis ce temps-là pour peindre aujourd'hui Teilhard sous de si sommaires et noires couleurs ! Seulement voilà : le lecteur peut chercher ces couleurs dans mon article, il ne les trouvera pas. Ni ces termes ni des termes équivalents n'y figurent appliqués à Teilhard. A l'exception, toutefois, du dernier, mais qui va m'obliger, voyez votre malheur, à vous faire l'école du soir. Il est vrai : j'ai bien écrit qu'il y avait chez Teilhard « duplicité ». Mais nombre de mots ont plusieurs sens et c'est alors au contexte d'indiquer le bon. Ouvrons donc Littré, voulez-vous, et s'il donne pour duplicité plusieurs sens nous verrons ensuite comment le mot doit être enten­du dans votre texte, puis dans le mien, car il n'est pas évident qu'il ait le même sens dans l'un et dans l'autre, : 183:114 DUPLICITÉ (du-pli-si-té), *s.f*. 1° État de ce qui est double. Certains verres donnent une duplicité d'images du même objet. Il s'y ren­contre \[dans cette pièce\] une duplicité de lieu particulier, CORN. *Ex. de Cinna*. 2° Terme d'anatomie pathologique. Duplicité par inclu­sion monstrueuse, c'est-à-dire de la monstruo­sité où un corps vivant en renferme un autre. 3° Fig. Caractère d'une âme qui est double, qui présente une apparence trompeuse et con­traire a ce qui est au fond ; mauvaise foi. Puisque la probabilité rend les bons senti­ments de quelques-uns de vos auteurs inutiles à l'Église et utiles seulement à votre politique, ils ne servent qu'à nous montrer la duplicité de votre cœur, PASC. *Prov*. 13. Sa société \[de M. de Turenne\] communiquait une horreur pour la friponnerie et pour la duplicité, qui mettait tous ses amis au-dessus des autres hommes. SÉV. *Lett.* 28 août 1675. Votre texte maintenant : Par un prodige de parti pris, dans cette page où le Père Teilhard proclame son « immense confiance » et où tout respire la plus entière et la plus délicate sincérité, un critique a vou­lu voir un abîme de duplicité, et saisir l'aveu d'une sorte de complot contre l'Église ! (§ 28) Ici, pas l'ombre d'un doute : opposé à « sincérité », associé à « complot », duplicité est pris dans le troisième sens : je donne Teilhard pour une « âme qui présente une apparence trompeuse et contraire à ce qui est au fond », il est à mes yeux le traître complet, le parfait hypocrite. Et la « page » que j'allègue à l'appui de cette affirmation est le quatrième alinéa de sa lettre, cité par vous juste avant, c'est-à-dire, je pense, particulièrement la phrase suivante : 184:114 Je ne vois toujours pas de meilleur moyen pour moi de promouvoir ce que j'anticipe que de travailler à la réforme (comme définie ci-dessus) *du dedans *: c'est-à-dire en attache­ment sincère au « phylum » dont j'attends le développement. Ah ! mon Père, si seulement vous vous penchiez sur mes textes avec la même attention que moi sur les vôtres, comme entre nous le dialogue deviendrait vite fécond ! Car, encore une fois, vous me prêtez ce que je n'ai pas dit, et cela par suite d'une erreur de lecture, non, je me trompe, de deux. Assurément, j'ai bien écrit qu'il y avait chez Teil­hard « duplicité », votre erreur n'est pas là ; mais, voyez-vous, moi, c'est dans le premier sens que je prenais le mot : « état de ce qui est double ». Et, secondement, ce n'est pas dans la page citée que je trouvais cette « duplicité » de Teilhard, ni même dans l'ensemble de sa lettre : c'était dans son tempérament. Je voulais dire qu'il y a chez lui comme deux hommes, l'homme du rêve et l'homme du com­portement, celui dont aucune force au monde ne détournera le regard de la vision qui l'enchante et celui qui fait d'au­tant plus docilement tout ce qu'on lui demande que sa vie profonde n'y est pas engagée. Était-ce donc chose si difficile à comprendre, mon Père ? Je n'aurais pas cru. Ou auriez-vous tellement oublié le latin par le temps qui court, qu'il ne vous eût échappé que, pour la dire, *duplicité* venant de *duplex,* « double », est le meil­leur terme, le terme propre. C'est un sens un peu vieilli peut-être, mais non pas au point de n'être plus intelligible. Vous-même, il vous est arrivé d'employer *duplicité* dans cette acception ([^115]). Alors ? 185:114 Il est vrai que, ce sens étant de moindre emploi que le troisième, il faut qu'il s'impose sans ambiguïté. Mais juste­ment, je n'avais pas pris moins de précautions pour écarter la méprise que vous pour empêcher qu'on me lût. « Duplicité », oui, mais je précisais : non pas entre ce que Teilhard veut paraître et ce qu'il est, entre le masque et le visage ; duplicité, écrivais-je, « entre deux vérités de son être ». Réellement, il était impossible d'être plus net, plus explicite, plus lumineusement clair, comme vous allez vous en convaincre tout de suite, pour peu que vous preniez sur vous de me relire sans trop d'humeur, et, s'il vous y fallait un peu de courage, réjouissez-vous, mon Père, ce vous sera une très bonne pénitence, nous en avons tous besoin, de celles qu'on ne choisit pas, mais que la Providence choisit pour nous sur mesure : de bien loin les plus vraies et les meilleures. Comme si ce n'en était pas une aussi que vous m'imposez, en ces jours de Carême, et fameuse, je vous le jure, de rétablir patiemment, minutieusement, ennuyeuse­ment la vérité de ce que j'ai écrit contre ce que vous en racontez ! Et néanmoins je ne vous en veux pas, préférant trouver quelque douceur dans la pensée que les souffrances elles-mêmes qu'il nous faut, par votre faute, tristement nous causer l'un à l'autre ont du moins cela de bon de nous faire contribuer mutuellement à notre avancement spirituel, comme il advient en ces ménages où la dissonance des natures, usant jour après jour les défauts de chacun contre les défauts contraires de l'autre, finit par se faire reconnaître une plus riche et plus savante harmonie. Espérons que nous ne mettrons pas trop de temps à en venir là. Mais quand ce ne devrait être que dans l'autre monde, ce serait encore assez tôt. 186:114 Car voici, pour votre confusion (je ne dis pas davantage pour l'instant) l' « explication » que je proposais de Teilhard : Il est permis de penser qu'avec la place sur­prenante prise par Teilhard dans la pensée catholique et la pente de ses amis à nous le peindre comme le modèle de toutes les vertus, l'abus de confiance a aujourd'hui changé de sens. Mais la même loyauté qui exigeait qu'un document aussi révélateur fût mis sous tous les yeux, demande aussi qu'il n'en soit pas abusé. Il donne à Teilhard figure d'hérétique camouflé en fidèle pour mieux propager l'hé­résie, et c'est bien ainsi, croyons-nous, qu'il faut voir les choses pour les voir comme elles sont. Il n'empêche que d'autres données du problème rendent difficile d'admettre que la vérité profonde de Teilhard soit si noire. Est-il bien vraisemblable qu'il ait été ce traître -- un Turmel, un Jury -- quand avec leurs prudences certaines, ses écrits ne montrent du moins pas un atome de perfidie ? Et l'on ne peut non plus écarter d'un revers de main, s'il n'y a pas à le recevoir aveuglément, le té­moignage de ses frères en religion. Comment lever dès lors la contradiction manifeste entre la réalité de la pensée et de l'action de Teilhard et d'autre part ses dehors de fidélité à tout ce que l'Église lui demanda, si l'hypocrisie pure et simple, qui serait une solution, jure avec tout ce qu'on entrevoit de son caractère ? Notre réponse sera qu'il y a bien duplicité, mais qu'elle n'est pas tant entre l'apparence que Teilhard se donne et l'homme qu'il se sait et se veut, -- ce qui serait tromperie, -- qu'en­tre deux vérités de son être -- ce qui le ré­duit à un cas particulièrement remarquable de schizophrénie. 187:114 Il faut toujours se souvenir avec lui du petit Auvergnat de quatorze ans qu'Henri Bre­mond avait en face de lui dans sa classe d'Hu­manités du Collège de Mongéré : « Très in­telligent, le premier en tout, mais d'une dé­sespérante sagesse » ; impossible d'allumer la moindre flamme dans ses yeux, parce qu'une « passion jalouse, absorbante » le fait vivre dans un autre monde. Premier témoignage que nous ayons de cette duplicité essentielle de Teilhard. Il y a l'enfant sage, qui fait tout ce qu'on lui dit, préfet de Congrégation l'an­née suivante, prix d'Honneur et second prix de Sagesse en fin d'études : l'élève modèle de la Compagnie, promis à devenir un par­fait jésuite. Et il y a déjà, le visionnaire pour qui rien n'existe que le rêve qu'il poursuit à tombeau ouvert. (*Itin.*, pp. 138-139) Voyons, mon pauvre cher Père, je vous le demande : pouvait-il être signifié plus formellement que la « duplicité » que je trouvais en Teilhard était duplicité de tempé­rament et non l' « abîme » de fausseté que vous dites ? Car enfin, si, sur votre compte, je ne me suis exprimé jusqu'à présent qu'à demi-mot, pour ne pas vous être trop désa­gréable, (mais je ne vous promets pas de continuer bien longtemps, l'exercice de style est trop difficile) là vraiment, pour écarter l'équivoque, j'avais multiplié les précautions jusqu'à une redondance presque indiscrète. Récapitulons : j'écartais expressément l'hypocrisie, la tromperie, la traî­trise, je qualifiais explicitement les deux Teilhard que je distinguais, « l'enfant sage » et le « visionnaire » ; mieux que cela, non content d'avoir dit par le mot d'origine latine que Teilhard était double, je le répétais en grec, par le terme de « schizophrénie », mis là tout juste pour qu'il soit abso­lument clair que la « duplicité » que j'avais en vue était proprement congénitale. 188:114 Et tant de soins pour rendre per­ceptible aux vues les plus basses qu'il s'agissait du tempé­rament de Teilhard et non du mensonge de qui s'applique à paraître autre qu'il n'est, avec vous, bernique ! autant cra­cher dans l'eau pour y faire des ronds : vous me trouvez des « yeux de lynx » pour « apercevoir très tôt » cette « duplicité » de Teilhard (n. 18). Mais réfléchissez, ce qui serait surprenant, ce serait au contraire qu'une disposition aussi fondamentale de sa nature ne se fût pas manifestée de très bonne heure, et vous pouvez être sûr qu'il y en eut des signes bien avant sa quatorzième année. Alors, quand vous écrivez spirituellement : « On voudrait pouvoir rire », remerciez le Seigneur de vous avoir donné tant d'esprit, mais remerciez-moi de vous avoir empêché de vous en ser­vir : la seule envie est déjà bien assez ridicule pour qu'il vous soit avantageux de n'être pas allé jusqu'à l'acte. Même souci de ne pas charger Teilhard dans l'applica­tion que je faisais explicitement plus loin de cette duplicité congénitale à son attitude religieuse : Voilà, sinon le plus vrai Teilhard (c'est le secret de Dieu), du moins le plus délibéré, le plus visible aussi, le Teilhard des écrits et par conséquent du teilhardisme : essentiellement, c'est un réformateur, et, avec l'opiniâtreté de son caractère, doué au plus haut point de la vertu capitale des réformateurs et des fon­dateurs de religion, qui n'est pas l'intelligence mais la foi : la sienne est à transporter les montagnes, et c'est une des raisons de son succès. Mais en même temps, sous ces rêve­ries démentielles, l'enfant sage subsiste, et, pour être plus rassurant, cet autre visage de Teilhard n'est pourtant pas un masque : il répond à cette docilité qui n'est pas moins dans sa nature à l'égard du comportement qu'il ne l'est de croire à ses idées dur comme fer. 189:114 Et ainsi, ce n'est pas hypocrisie s'il sous­crit aux dogmes et fait les gestes d'un chré­tien : c'est qu'il a préalablement mis à part l'objet de son intérêt profond. (*Itin*., p. 140) Est-il assez clair que je ne parlais pas de « duplicité » pour accuser Teilhard d'hypocrisie, mais que j'aboutissais à ce diagnostic parce que j'étais persuadé de la sincérité du chrétien ? Avouez qu'il faut que je sois de bonne composi­tion pour ne pas me fâcher quand, écrivant noir sur blanc : « Ce n'est pas hypocrisie », vous traduisez par « homme souterrain », « dans l'ombre », etc. (voir plus haut) ! Plus loin, sur son attitude spirituelle : Ses amis ont grand tort de ne pas vouloir convenir de ces ombres. Sainte Bernadette préférait les vies de saints où l'on ne craignait pas de parler de leurs défauts, elle les en ai­mait davantage : Teilhard n'est pas un saint, mais il gagnerait de même à être montré tel qu'il fut. On s'apercevrait alors qu'il est « avant tout un cas », et sa constitution mentale pour­rait lui valoir d'assez larges circonstances at­ténuantes. Certes, extérieurement soumis, on ne peut dire qu'il le soit intérieurement, avec si peu de souci de conformer son jugement à celui de l'Église. Mais cette insoumission de sa pensée consciente semble bien avoir laissé subsister dans une zone plus profonde de son être une vie spirituelle assez haute, au moins à certaines époques, et nous croyons que ce serait le calomnier de qualifier de menteur l'attachement qu'il professait d'avoir pour Jésus-Christ. Qui sait si son opiniâtreté dans l'erreur n'était pas le fait d'un aveuglement véritablement invincible ? Il n'est pas interdit de l'espérer, devant l'accent parfois boulever­sant de ses pages de spiritualité. 190:114 Dommage tout de même, un homme de si bonne foi, que sa foi n'ait pas été la bonne (*Itin*., pp. 141-142) Je voudrais, mon Père, que vous fassiez l'effort d'ima­giner un des lecteurs nouveaux d'*Itinéraires* devant les trois passages que je viens de transcrire. Il n'a pas lu *L'étrange foi du Père Teilhard de Chardin*, il a pu ne pas lire non plus *Teilhard missionnaire et apologiste*, mais il a du moins lu de ce dernier ouvrage les pages qui m'y concernent, intégra­lement reproduites dans cet article-ci, et, comme vous êtes un homme célèbre et que votre style sait rendre aimable cette gravité professorale qui fait croire à la solidité de la pensée, il vous a d'abord donné raison. Il a sans doute gardé quelque temps cette prévention ou peut-être même s'est-elle fortifiée à me voir gaiement vous malmener un peu, et, ne me connaissant pas, s'est-il dit que je portais mécham­ment au compte de la rouerie ce qui n'avait été que déli­catesse ou distraction. Il a néanmoins poursuivi sa lecture, et voici pas mal de pages déjà qu'il se trouve devant des textes, textes de vous, textes de moi, qui lui donnent à réflé­chir ; il me voit rechercher, vous imposer la confrontation avec autant de résolution que vous en avez mis à la fuir, et, comme je le suppose de bonne foi, constatant que régu­lièrement elle tourne à votre désavantage, il commence à se demander si je n'avais pas raison d'imputer cette fuite à la prudence. Que voulez-vous qu'il pense maintenant devant ces dernières citations où l'idée que je me fais de Teilhard apparaît si clairement ? Je crois pouvoir vous le dire. Il n'en reviendra pas que le Teilhard que j'ai dessiné soit si différent de celui que vous me mettez gentiment sur le dos. 191:114 Il trouvera ce Teilhard à moi beaucoup moins noir qu'il ne l'imaginait sur votre parole. Il attendait « un prodige de parti pris » (§ 28) et ce que je lui fais lire lui montre, sans conteste possible, tout le contraire : la volonté bien arrêtée d'accepter et de ne pas dépasser les conclusions où les textes conduisent, et, quant à ce qui ne peut qu'être conjecturé, l'absence manifeste de toute malveillance. Et finalement, il se pourrait bien que le « prodige de parti pris », il le vît plutôt dans votre obstination à fermer les yeux à la clarté du jour. Je ne sais s'il mesurera la portée de son observation. Car avez-vous remarqué, mon Père -- puisqu'à force de m'adres­ser à vous comme si je vous avais devant moi peu à peu m'est revenue cette confiance qui, selon La Rochefoucauld, « fournit plus à la conversation que l'esprit » ([^116]) et que je me sens ce soir comme au soir d'une bataille où le vain­queur, pour panser les blessures qu'il a faites, les vieux loups ont entre eux de ces égards, reçoit à sa table le vaincu et, le doigt sur la carte, lui détaille les fautes qui causèrent sa défaite, -- avez-vous remarqué, dis-je, un des traits les plus frappants de votre nature ? Vous connaissez fort bien vos défauts ; seulement vous en battez la coulpe sur la poitrine d'autrui, si bien qu'on ferait un excellent portrait de vous avec les reproches que vous adressez aux gens que vous n'aimez pas. J'aurais plus d'un trait à citer. Cette malveillance, par exemple, que vous me prêtez pour Teilhard, n'est-il pas évident qu'elle est la transcription directe de celle que vous me témoignez ? Car généralement je n'ai pas été jugé malveillant. Vous m'avez fait relire quelques-unes des lettres que j'ai reçues. Elles vous édifieront le jour où votre âme aura retrouvé suffisamment de paix et de lumière pour que je puisse vous les montrer. 192:114 C'est tel professeur qui me félicite « d'avoir écrit si clair sur des choses si délicates et avec un désir évident de ne pas manquer à la charité » ; tel autre, non catholique celui-là et à qui Teilhard en im­pose plus qu'à moi, qui, sans me suivre, reconnaît que mon ardeur à la bataille « n'exclut ni les nuances ni le souci de comprendre Teilhard et de ne pas l'accabler sans lui rendre justice ». D'autres encore. Si j'y ai réussi, je ne le saurai que dans l'autre, monde, si tant est que les écrits que j'au­rai commis en celui-ci m'y occupent encore ; mais pour ce qui est du désir et du souci, je vous garantis bien qu'ils ne m'ont pas un instant quitté. Certes je combattais Teilhard, comme je vous combats ; mais loyalement. Je voulais serrer la vérité d'aussi près qu'il était en moi et pas une phrase ne venait sous ma plume sans que je m'interrogeasse sur le droit que j'avais de l'écrire ; je ne me l'accordais pas tou­jours. Et tenez, puisque j'en suis venu à causer avec vous de vos malheur à cœur ouvert, je vais vous faire une confi­dence. Au début de l'avant-dernière citation, j'avais d'abord écrit : « Voilà le plus vrai Teilhard... » Je réfléchis que c'était juger l'intime de l'homme et que l'Évangile nous le défend, et corrigeai : « Voilà, sinon le plus vrai Teilhard (c'est le secret de Dieu), du moins le plus délibéré... » Vous ne pouviez deviner qu'il y avait là un repentir, mais le texte définitif marquait une réserve devant le mystère des âmes que vous auriez remarquée si vous m'aviez lu comme il faut lire les écrits de ses amis ([^117]). 193:114 Vous êtes plus inexcusable encore de n'avoir pas observé, ou du moins fait observer, que je poussais la bienveillance pour Teilhard jusqu'à donner de son refus de quitter l'Église une explication qui lui était plus favorable que les raisons elles-mêmes qu'il en donnait au P. Gorce. J'avais bien écrit, il est vrai, que « si Teilhard reste dans l'Église, c'est pour y propager plus facilement ce qu'il sait que l'Église -- mettons, pour lui faire plaisir : l'Église d'aujour­d'hui -- ne peut appeler qu'une hérésie » (*Itin*., p. 136), et, de tout mon article, c'est bien la seule phrase qui pourrait donner une apparence de fondement à ce que vous dites de la « duplicité » dont je l'accuse ; mais là je ne faisais que traduire sa résolution de « travailler à la réforme (comme définie ci-dessus) *du dedans *» ; et précisément, je ne m'en étais pas tenu là ; car voici ce que j'écrivais plus loin : Comprend-on maintenant son refus de la proposition du Père G. ? Il lui en donne deux raisons, mais la plus puissante fut sans doute une troisième, plus honorable aussi : c'est que cette Église, dont il pense et dit si légè­rement tant de mal, si injustement tant de mal, il y tient malgré tout par ses fibres pro­fondes et ne peut s'imaginer prêtre dissident : il aurait le sentiment d'une désertion. (*Itin*., p. 140) Comment donc a-t-il pu se faire qu'un article si peu pas­sionné, si honnête, si visiblement animé de la seule recherche du vrai, ait d'un bout à l'autre été lu par vous comme vous dites que j'ai lu la lettre de Teilhard : « à contresens » ? (Car, encore une fois, je suis obligé de reprendre vos expressions pour qualifier ce que vous avez fait.) Comment un homme aussi fin que vous a-t-il pu commettre cette colossale méprise ? 194:114 Comment ? Je vais vous le dire, et je ne vous appren­drai rien ; mais j'apprendrai du moins à bon nombre de personnes trop promptes à conclure du duc et pair à l'hon­nête homme -- mais non, ne vous fâchez pas, je ne fais que citer Pascal -- et de l'expert au Concile au critique judicieux -- voilà pour vous cette fois -- quelque chose de très utile à savoir et à faire savoir, à cause de votre autorité, je veux dire de quoi vous êtes capable pour avoir raison devant le monde quand vous ne le pouvez devant votre raison. Vous n'avez commis aucune méprise, vous avez parfaitement vu que mon article était irréprochablement honnête ; mais, de même que vous avez délibérément écarté ce qu'il ne vous convenait pas de transcrire de cette lettre, pareillement vous n'avez pas voulu faire connaître la vérité de ce que j'avais écrit. Je dirai plus : loin qu'il vous fit plaisir, comme on aurait pu l'attendre d'un ami de Teilhard, que je n'en eusse qu'à ses idées, point à sa personne et m'appliquasse à ne le charger que le moins possible, mon incontestable honnêteté est ce qui vous a le plus exaspéré, parce que d'être équitable mon article était plus persuasif. Raison de plus, en bonne critique, de le discuter avec soin, mais la réfutation pouvait donner envie de le lire, on aurait bien fini par le trouver et il contenait la lettre de Teilhard que vous entendiez ne mettre sous les yeux de votre public, puisqu'il ne fallait pas que vous eussiez l'air d'en avoir peur, qu'expurgée. Alors, mon Dieu, à la guerre comme à la guerre, il faut ce qu'il, faut, et vous n'y êtes pas allé par quatre chemins : vous avez bravement raconté à vos lecteurs que j'avais écrit ce qu'il, eût fallu que j'eusse écrit pour ne pas mériter d'être lu. « Elle me résistait, je l'ai assassinée. » 195:114 N'imaginez pas surtout que je vous en veuille du pro­cédé. La flatterie empoisonne tant de louanges qu'il ne pou­vait m'en être de plus douce et c'est moi qui vous suis reconnaissant : faut-il que mon article soit solide pour que, pour en avoir raison vous ayez dû lui substituer des insanités que je n'ai pas écrites ! Je pense seulement, me mettant à votre place, que vous auriez fait plus sagement de vous en tenir à la littérature orale, propos et conférences. On y gagne d'être insaisissable, et, pour toucher un public moins étendu, elle a bien son efficacité. Tandis que les écrits sont pièces à conviction, et vous n'êtes pas assez minutieux pour n'y pas fournir des armes contre vous, qui, comme vous voyez, peuvent être ramassées. Il est même bien curieux que vous soyez moins prudent au service d'une, mauvaise cause que je ne le suis au service d'une bonne : c'est assez souvent le contraire. Mais vous êtes trop per­suadé que l'on vous croira toujours, vous ne vous surveillez plus. Et c'est peut-être aussi que nous n'avons pas les mêmes qualités d'écrivain. Reste un point sur lequel votre avis me serait précieux. Il est hors de doute que vous avez volontairement trompé vos lecteurs en leur donnant de ce que j'ai écrit une idée que vous saviez fausse, mais qu'il vous était avantageux qu'ils en eussent : jugez-vous le procédé parfaitement honnête ? Remarquez que je vous pose la question au présent jugez-vous, et non jugiez-vous ? Je ne demande pas à l'au­teur de *Teilhard missionnaire et apologiste* s'il se jugeait ou non honnête en écrivant les deux pages dont je suis l'objet : la question toucherait au for interne, où vous ne devez la vérité qu'à votre confesseur, sans compter que vous-même, seul compétent, pourriez bien avoir quelque peine à la déterminer. Je m'adresse au directeur de conscience qu'il vous est vraisemblablement arrivé d'être, et vous demande, en tant que tel, si, me trouvant par hypo­thèse dans les mêmes circonstances que vous, vous m'auto­riseriez à défigurer un article dont je ne pourrais avoir autrement raison. 196:114 Si je n'écoutais que moi, je répondrais tout de suite non : le procédé n'est pas honnête. Mais qu'un homme aussi savant, aussi considéré que vous y ait recouru m'a jeté dans un abîme de perplexité : le problème était peut-être plus complexe que ma simplicité ne l'imaginait. Grâce à Dieu, j'avais sous la main mieux que de gros livres : le *Petit caté­chisme du mensonge,* quatre feuillets tout juste ([^118]), mais de quel maître ! de notre ami commun le P. Auguste Valen­sin, à qui vous avez consacré un si bel et si précieux ou­vrage : incomplet, bien sûr, parce qu'il y a toujours des choses qui ne peuvent être dites au lendemain d'une mort, et aussi parce qu'il vous arrive d'en taire qui se pourraient dire ([^119]), mais si riche que la reconnaissance l'emporte de loin sur le regret. Un grand jésuite, celui-là, le plus grand de tous ceux que j'ai connus, et qui n'aurait pas été moins grand s'il n'avait été jésuite, esprit rigoureux, précis, délié, aussi lumineux qu'authentiquement profond : d'une intel­ligence qui touchait au génie. 197:114 Je me suis demandé s'il eût approuvé votre conduite et m'autoriserait, le cas échéant, à suivre votre exemple. Franchement, je ne crois pas. Ce n'est pas que ce chef-d'œuvre de subtile et loyale casuistique fasse une obligation de dire toujours la vérité : la vie ne serait plus possible. Ce n'est même pas qu'il inter­dise dans certaines circonstances rares et déterminées d'énoncer le contraire de la vérité : ce peut être nécessaire pour cacher ce qui ne doit pas être connu. Mais c'est que, ne faisant pas résider l'essence du mensonge dans la trom­perie, mais dans la tromperie en régime de confiance, et professant formellement qu' « il n'est jamais permis de *mentir *», ce *Petit catéchisme* énumère les trois cas où, déclare-t-il, l'état de confiance étant suspendu, on doit savoir qu'on ne peut compter sur la vérité, et que ce que vous avez fait ne rentre dans aucun des trois. Ces trois cas sont celui du *secret,* celui de la *légitime défense,* celui de la *convention tacite.* Le premier est hors de cause ; s'agissant d'un article publié. Et pareillement le troisième : il n'est pas universellement admis que votre critique ne demande pas plus de crédit qu' « un compliment banal dans un salon ». Reste l'exception de légitime défense. Mais écoutez votre très éminent confrère : 198:114 Je désigne ainsi une situation caractérisée par *la rencontre de trois conditions* ([^120]) *:* que quelqu'un ne puisse dire la vérité à un autre sans risquer sérieusement de voir celui-ci en abuser contre lui ou contre un tiers ou contre soi-même (c'est la première condition) -- qu'il n'y ait pas d'autre moyen pratique de se pro­téger soi ou l'autre ou le tiers (c'est la deuxiè­me condition) ; enfin, que la tromperie ne viole aucun devoir supérieur (c'est la troi­sième). Je vous accorde que la deuxième condition était réa­lisée : vous n'aviez pas d'autre moyen pratique de parvenir à vos fins que de ne pas dire la vérité sur mon article. Je ne puis vous l'accorder ni pour la première ni pour la troisième. Vous ne vous faisiez aucun tort, et bien au contraire, en acceptant loyalement de tenir compte d'un document qui vous gênait. Et quant à Teilhard, s'il est très vrai qu'il n'eût pas accepté de son vivant que cette lettre fût livrée au public, croyez-vous donc, que son sentiment soit le même aujourd'hui que la Vérité, je l'espère avec vous, le baigne de toutes parts ? Mais il n'y peut que souhaiter que les erreurs de ses écrits soient dénoncées, pour ne pas continuer, comme elles font présentement, d'égarer les chrétiens ! Allez, mon Père, je suis plus fidèle, en le combattant, à ce qu'il avait de meilleur que vous ne l'êtes en vous obstinant à le justifier contre l'évidence. Et puis, de toute façon, il y avait le devoir supérieur, qui était la défense de notre foi, et ce devoir ne s'accommodait pas de la tromperie que vous vous êtes permise, laquelle, de surcroît, ne se bornait pas à dire autre chose que la vérité, mais me prêtait bel et bien des sottises, me taxait de « malveillance » (§ 5) ou de « parti pris » (§ 28), bref me calomniait. 199:114 Voilà du moins comment je raisonne, comment je crois qu'eût raisonné le P. Auguste Valensin : d'où s'ensuit inéluctablement qu'au sens propre du terme, vous avez, mon Révérend Père, *menti,* puisque *mentir,* selon le P. Auguste Valensin, est « *abuser de la confiance* en disant *volontaire­ment* le contraire de la vérité ». Je ne vois pas le moyen d'échapper à la conséquence : le public avait le droit d'avoir confiance en vous. Reste, je l'entends bien, que vous me montriez quelque faille dans la chaîne de raisons que je viens de développer : n'hésitez pas, mon Père, nul n'en sera plus heureux que moi. Je ne tiens qu'à la vérité. Je ne veux plus que vous poser une dernière question, par pure curiosité, celle-ci. Dites, quand vous avez écrit : « Tant il est vrai qu'on peut donner à tout un sens per­vers » (§ 29), était-ce pour signifier aux lecteurs pénétrants que la perversité que vous invitiez à voir dans mon article, c'était vous qui l'y mettiez ? Avec Gide, je n'aurais pas un doute : ce serait une de ces phrases avertisseuses qu'il glissait dans les recoins de ses ouvrages, comme leur « réfu­tation », mais « cachée » ([^121]), pour prévenir les « quelques rares », comme il disait, que ce qu'il y développait au grand jour n'exprimait pas sa pensée de derrière la tête. Ici, je ne sais pas : le jeu me ravirait, mais me paraît bien subtil pour vous ? Je ne puis que souhaiter que vous ayez eu dans l'esprit le double sens, parce que je prise si haut qu'un auteur sache ce qu'il fait que je vous en aimerais davantage. N'oubliez pas de me fixer. ##### 4. -- OÙ L'IMPOSTURE VA PLUS LOIN Les amis du P. de Lubac ne manqueront pas de trouver que je mène bien grand bruit pour une peccadille et qu'il me sied mal, quand un prince de l'esprit me fait, en me cro­quant, beaucoup d'honneur, de vouloir lui rester dans le gosier. 200:114 Je tombe d'accord de l'honneur, point de la pecca­dille. Parce que ma personne n'est pas celle qui importe : c'est la sienne. Et parce que l'objet du débat n'est pas précisément mince, s'agissant de la foi de Teilhard. Quelque chétif que je sois, il est bien véritablement grave que, mis en présence d'un document gênant, le plus illustre de ses défenseurs, devant l'opinion catholique ne se soit pas refusé d'en dissimuler le principal et de défigurer la thèse de la partie adverse. Il y a cependant plus grave. Jusqu'ici, en effet, il reste loisible de défendre l'accusé, qui n'est pas ici Teilhard, mais son avocat, en plaidant les circonstances atténuantes : droiture de l'intention et diffi­culté de la cause. Le P. de Lubac croit à l'orthodoxie foncière des idées de Teilhard, la pièce produite ne l'a pas fait changer d'avis, et, n'en voyant que mieux que par cette lettre inconsidérée Teilhard s'était mis dans un mauvais cas, a voulu supprimer le document autant qu'il était en lui. Pas d'autre moyen pour cela que d'en proclamer hardiment l'innocence ([^122]) en faisant semblant de le montrer : la plupart des lecteurs ne chercheraient pas plus loin, et, s'il pouvait de plus ridiculiser le critique par qui cette lettre avait été produite et commentée, la parade se doublerait d'une bonne leçon pour le trouble-fête et d'un avertissement pour ses imitateurs éventuels. Bref, simple opération de police un peu rude, justifiée par le service de la vérité : parce que c'est la servir que de ne pas divulguer d'un ami une faute commise par surprise et qui donnerait de lui une idée fausse. 201:114 Telle est du moins l'argumentation dont, plus ou moins consciemment, le P. de Lubac a pu s'autoriser pour s'accor­der le droit de recourir à des procédés aussi généralement jugés fâcheux. Je ne dis pas qu'elle le justifie. Il n'est pas honnête, dans une question aussi controversée que l'ortho­doxie de Teilhard, et aussi grave, de dissimuler un document dont la première apparence est d'aller contre la thèse que l'on croit vraie, même si ce n'est qu'une apparence : le document doit être versé au dossier, à charge de montrer qu'il ne signifie pas ce qu'il paraît d'abord signifier. Il est moins honnête encore de le produire de façon gravement incomplète, parce que c'est joindre à la réalité de la dissimu­lation la prétention de la franchise, et que c'est là mentir. Il est moins honnête encore de donner à penser qu'il ne contient rien qui paraisse aller contre votre thèse, alors que la transcription gravement incomplète que l'on en fait prouve qu'on en tient tout au moins certaines expressions pour indéfendables : car c'est là parler contre sa conviction intime : second mensonge. Et j'ajouterai qu'il n'est guère honnête non plus, quoique ce soit le moindre de mes griefs contre le P. de Lubac, de prêter à un contradicteur des sotti­ses qu'il n'a pas écrites : car, c'est commettre un faux témoi­gnage. Cependant, dissimulation, prétention mensongère de franchise, faux témoignage, ces improbités certaines, qui sont autant de sottises, car on risque de se faire prendre, ne concernent pas directement la pensée de Teilhard. Elles don­nent bien à craindre que, les ayant commises dans sa défense d'une lettre imprudente, le P. de Lubac ne s'encombre pas de beaucoup plus de scrupules dans son exposé du teilhardisme. 202:114 Elles ne prouvent pas par elles-mêmes que cet exposé soit pareillement menteur ou seulement erroné, tant il est fré­quent que la conviction, parfois même justifiée, d'être, sur le fond, dans le vrai induise à se permettre, sur le détail, d'in­contestables malhonnêtetés. Elles ne motivent qu'une in­quiétude. C'est cette inquiétude que le plaidoyer du P. de Lubac transforme en certitude palpable, et c'est proprement cela qui est d'incalculable portée. Ce plaidoyer ne se borne pas en effet à soutenir l'innocence de la lettre incriminée en cachant ce qu'elle contient de fâcheux. Il en altère positive­ment le sens sur un point capital. Et l'interprétation du teilhardisme sur laquelle il se fonde ne comporte pas un usage moins irrégulier des textes produits, au demeurant pour la même raison : parce que la cause du teilhardisme n'est pas moins indéfendable que cette lettre-ci. Comme il n'est que trop aisé de le montrer. 1\. *Escamotage de l'objet du débat*. Je ne reviens que pour mémoire sur la façon dont l'ordonnance elle-même du plaidoyer escamote l'objet du débat. Le problème est posé dès les premières lignes, et fort bien posé : en déclarant qu' « au sein d'une humanité qui est en train de muer \[...\] l'Église, elle aussi, en arrive à une période de "mue" rendant une "réforme nécessai­re" », laquelle « ne sera pas "une simple affaire d'institu­tions et de mœurs, mais de Foi", \[...\] le Père Teilhard entendrait-il \[...\] que la Foi traditionnelle de l'Église ait, substantiellement, à changer ? » (§ 10). C'est bien la question cruciale en effet, à laquelle il est immédiatement répondu par la négative. Seulement, cette réponse donnée, la justifi­cation, nous l'avons vu, n'en est pas précisément celle qu'on attendrait. La « réforme » en question n'a encore été présen­tée par le P. de Lubac qu'en termes très généraux, ceux-là mêmes que je viens de transcrire. 203:114 Il serait donc indiqué, pour savoir si le vœu de cette « réforme » est orthodoxe ou non, de regarder maintenant de plus près, l'idée que s'en fait Teilhard. Point du tout : l'examen de cette réforme, qui est l'objet même du débat, est aussitôt laissé de côté pour céder la place à un développement de quatre pages (§§ 12-24) sur ce que Teilhard entendait par une « christologie nouvelle », développement exclusivement fondé, à trois lignes près, sur d'autres textes que cette lettre. Nous ne la retrouverons qu'au § 26, avec une citation de treize lignes ; mais pour la réforme, nous l'avons définitive­ment perdue il ne nous sera jamais dit ce qu'elle doit être. En particulier, ce que Teilhard entendait pas « l'enfante­ment d'une nouvelle Foi » ne sera pas expliqué : l'expression ne sera prononcée que pour m'être gracieusement imputée. Il était normal, il pouvait s'imposer d'éclairer cette lettre par d'autres passages de Teilhard ; mais, en fait, la fonction de ce que le P. de Lubac appelle les « propres explications » de l'auteur est tout autre : elle est de prendre la place du texte qu'il ne veut pas montrer. Il en résultera que, lorsque, enfin, le lecteur sera mis en présence, preuve d'honnêteté, du texte même, mais très incomplet, de la lettre dont il est débattu, il se croit déjà en possession de la réponse à la question posée, et, par suite, ne sera pas porté à s'interroger sérieusement. Une argumentation aussi visiblement artificieuse n'invite pas à penser que le P. de Lubac ait bien grande estime de ses lecteurs, et, sur ce point, le crédit dont il jouit pourrait bien lui donner raison. 2\. «* La transformation attendue *». Veut-on constater maintenant que le P. de Lubac ne traite pas le texte de Teilhard avec moins de désinvolture que mes propres écrits, encore que ce soit d'une autre conséquence ? Qu'on relise avec attention la phrase suivante : 204:114 Tout y montre \[...\] que c'est de l'Église elle-même, de la « la vieille tige romaine », que l'auteur, confirmé dans sa foi par une expérience de toute une vie, -- une expérience qui n'a rien d'ésotérique ([^123]), -- attend une fois de plus ce miracle de renouvellement qui se produit dans son sein d'âge en âge. (§ 30) 205:114 C'est affirmer que de cette « transformation » de l'Église qu'il attend, Teilhard pense deux choses, à savoir qu'elle sera : 1° l'œuvre de l'Église elle-même ; 2° « une fois de plus ce miracle de renouvellement qui se produit dans son sein d'âge en âge ». La première affirmation, sur laquelle la syntaxe attire l'attention, est fondée : Teilhard est bien décidé à ne pas sortir de l'Église, et, dès lors, d'où pourrait bien venir, dans sa pensée, la proclamation de cette « Foi nouvelle » qu'il juge requise par le nouvel âge de l'Humanité, sinon du Magistère de demain, qui, tôt ou tard, devra bien se rendre à l'évidence à laquelle le Magistère d'aujourd'hui se refuse ? On observera seulement que, si, sur ce point, Teilhard pense bien ce que dit le P. de Lubac (que, d'ailleurs, je disais moi-même), -- il n'y a aucune conséquence à en tirer tou­chant l'orthodoxie de ce qu'il attend : compter sur l'Église pour l'accomplissement d'une réforme jugée nécessaire est marque d'attachement à l'Église et mérite d'être loué ([^124]) ; cela n'implique pas que l'Église jugera cette réforme confor­me à l'esprit du christianisme. 206:114 En revanche, la seconde affirmation, que le lecteur remarquera moins, en raison de sa place dans la phrase et de la banalité de la formule, mais qui n'en garde pas moins valeur d'argument, est en contradiction formelle avec une lettre dont le second alinéa commence ainsi : Essentiellement, je considère comme vous que l'Église (comme toute réalité vivante au bout d'un certain temps) arrive à une période de « mue » ou « réforme nécessaire ». Au bout de deux mille ans, c'est inévitable. L'hu­manité est en train de muer. Comment le christianisme ne devrait-il pas le faire ? « Comme toute réalité vivante au bout d'un certain temps... » « Sans une longue période de maturation, écrivait déjà Teilhard dans *le Phénomène humain,* aucun change­ment profond ne peut se produire dans la Nature. En revan­che, une telle période étant donnée, il est fatal que *du tout nouveau* se produise. » ([^125]) C'est la théorie des seuils criti­ques : de longues, très longues durées apparemment uni­formes, et soudain, un « brusque changement d'aspect, d'état ou de nature » ([^126]), une « coupure évolutive » ([^127]) capitale. Soit, ici, pour l'Église : « deux mille ans » de stabilité rela­tive, et maintenant, selon les termes de la théorie, « une mue, un seuil, une crise de première grandeur : le commencement d'un ordre nouveau » ([^128]). Mais « deux mille ans », le chiffre nous reporte à la fondation même de l'Église : la « trans­formation attendue », est sans précédent dans son histoire. 207:114 Le P. de Lubac prête donc à Teilhard une pensée très différente de celle que sa lettre exprime. Selon le P. de Lubac, la « transformation attendue » par Teilhard est un phénomène qui s'est produit bien des fois déjà : il n'a pas lieu d'affoler, il appartient à l'histoire ordinaire de l'Église. Selon la lettre de Teilhard, cette transformation est un phénomène dont l'histoire de l'Église ne présente pas d'ana­logue : pour reprendre le langage du *Phénomène humain,* elle va lui faire franchir un « Pas » décisif et sans retour (comme il y a « le Pas de la Vie »), « le Pas de la Réflexion ». Écart véritablement considérable, en ce qu'il ne porte pas simplement sur l'ampleur du phénomène ; il porte sur sa nature ; il porte sur l'essentiel. Reste à savoir si l'altération est accidentelle ou volon­taire. Car ce que Teilhard a dans l'esprit est vue audacieuse, singulière, peu commune, et il serait explicable que, par facilité de pensée, le P. de Lubac eût ramené une vue aussi neuve à ce que chacun sait des renouvellements dont, en effet, l'histoire de l'Église est jalonnée. Ce serait assurément d'un mauvais critique, mais non pas un cas pendable. Sans doute. Mais encore est-ce un plaidoyer que le P. de Lubac écrit, où son intérêt manifeste est de banaliser la pensée de Teilhard pour qu'elle n'inquiète pas. Relisons comment il résumait le passage que je viens de transcrire : Au sein d'une humanité qui est « en train de muer » ; il n'y a point à s'étonner que l'Église, elle aussi, en arrive à une période de « mue », rendant une « réforme nécessaire ». (§ 10) 208:114 Le terme de « mue » a bien été conservé ; mais « au bout de deux mille ans » a disparu et, cette indication supprimée, il y a peu de chances que le lecteur comprenne que la « mue » dont il s'agit est le passage d'un seuil critique. Au surplus, s'il était tenté de le penser, un discret coup de pouce l'avertira bientôt qu'on ne lit pas si naïvement un texte de Teilhard : quand le terme reviendra sous la plume du P. de Lubac, ce ne sera plus, « comme nous l'avons vu », qu' « une sorte de "mue" » (§ 26). « Comme nous l'avons vu » est une perle et porterait à croire qu'en m'attribuant des « yeux de lynx » (n. 18, § 28), le P. de Lubac a plutôt fait son portrait que le mien : nous n'avons pas vu la « sorte ». C'est bien au sens propre, sans atténuation, que Teilhard disait « mue », comme ce n'est pas à la légère qu'il avait écrit « au bout de deux mille ans » : la même durée figure, avec la même signification, dans trois autres essais, pour le moins, tous trois cités par la seconde réplique : dans *la Parole attendue* ([^129])*,* dans le *Christ évoluteur* et dans *Christianisme et Évolution* ([^130])*.* On lira plus loin le passage de *Christianisme et Évolution*. Je transcris ci-dessous, avec une numérotation par lettres pour faciliter les renvois, la *Remarque finale* du *Christ évoluteur*. **A** Dans cette voie, d'ores et déjà ouverte, il ne m'appartient évidemment pas, -- il n'ap­partient à personne, en fait, -- de pronosti­quer avec certitude jusqu'où s'avancera le Christianisme de demain. 209:114 Une possibilité toutefois se présente à mon esprit sur laquelle je voudrais insister en ter­minant. **B** Si divine et immortelle que soit l'Église, elle ne saurait échapper entièrement à la né­cessité universelle où se trouvent les organis­mes, quels qu'ils soient, de se rajeunir pério­diquement. Après une phase juvénile d'ex­pansion, toute croissance se détend et de­vient étale. Inutile de chercher ailleurs la raison du ralentissement dont se plaignent les Encycliques, quand elles nous parlent de ces derniers siècles « où la Foi se refroidit ». C'est que le Christianisme a déjà deux mille ans d'existence, et, que par suite, le moment est venu pour lui (comme pour n'importe quelle autre réalité physique) d'un rajeunissement nécessaire par infusion d'éléments nouveaux. **C **Or, où chercher le principe de ce rajeu­nissement ? Pas ailleurs, à mon sens, qu'aux sources brûlantes, tout juste ouvertes, de l' « Huma­nisation ». La montée persistante de l'Humanité dans le ciel de la pensée moderne n'a pas cessé, de­puis un siècle, de préoccuper et de troubler les défenseurs de la Religion. De cet ordre nouveau, où ils croyaient voir un rival de Dieu, ils ont constamment cherché à contester la réalité ou à diminuer l'éclat. **D** Tout autre, si je ne m'abuse, est la signi­fication du phénomène ; et tout autre, par suite, doit être vis-à-vis de lui notre réaction. 210:114 Non seulement, dirai-je, Progrès humain et Règne de Dieu ne se contredisent point ; -- non seulement les deux attractions peuvent s'aligner l'une sur l'autre sans se perturber ; -- mais de cette conjonction hiérarchi­sée s'apprête vraisemblablement à sortir la renaissance chrétienne dont l'heure paraît biologiquement venue. **E** Que, juxtaposées l'une à l'autre, dans un même Univers, foi au Monde et foi au Christ soient conciliables, ou même additionnables, ce serait déjà beaucoup. Mais nous pouvons soupçonner quelque chose de plus. **F** Le grand événement qui se prépare, et que nous devons aider, ne serait-ce pas que, nour­ris, agrandis, fécondés l'un par l'autre, ces deux courants spirituels fassent émerger le Christianisme, *par synthèse,* dans une sphère nouvelle : celle précisément où, combinant en Lui les énergies du Ciel et celles de la Terre, le Rédempteur viendra se placer surnaturelle­ment, pour notre Foi, au foyer même où con­vergent naturellement, pour notre Science, les rayons de l'Évolution ([^131]). L'interprétation du P. de Lubac est évidemment insou­tenable après ce dernier alinéa. Un de ces « miracles de renouvellement » qui se produisent « d'âge en âge » dans l'Église, la « transformation » que Teilhard attend ? Non pas ; mais le « grand événement qui se prépare » et qui ne sera pas seulement transformation de l'Église, mais trans­formation du christianisme lui-même ; qui, par la « *synthè­se *» de la foi au Monde et de la foi au Christ, le fera « émer­ger dans une sphère nouvelle » ; qui sera donc pour lui -- l'appellation manque, mais le texte l'impose -- le Pas de l'Humanisation. 211:114 Le P. de Lubac cite *le Christ évoluteur* dans la seconde réplique (§ 13). N'aurait-il « pas lu jusqu'au bout cet opuscule » ([^132]), comme il dit aimablement des critiques de Teilhard dont les vues ne s'accordent pas avec les siennes ? Car il est bien difficile de le croire si sot que d'avoir pu lire page d'une pareille clarté sans la comprendre. Ou fau­drait-il admettre qu'il l'ait parfaitement comprise et que cela ne l'ait pas retenu de prêter à Teilhard une pensée fort différente de celle qu'il lui savait ? 3\. «* Non point par altération de sa structure... *» Quittons maintenant le texte de cette lettre pour suivre le P. de Lubac dans sa présentation de la pensée de Teilhard considérée en elle-même. Je rappelle la question posée : Teilhard veut-il dans cette lettre « que la Foi traditionnelle de l'Église ait substantiellement à-changer » ? Réponse du P. de Lubac : Nullement. Ce serait bien mal connaître sa pensée que de l'interpréter de la sorte. Il fau­drait pour cela faire fi de ses propres expli­cations. Tout au contraire, il pense que la Foi de l'Église, en connexion avec le sens de l'ave­nir nouvellement acquis par l'homme, doit s'agrandir en quelque sorte, en développant les virtualités contenues dans le trésor vivant de la révélation. Ce sera, conclut-il, un chris­tianisme rajeuni, « non point par altération de sa structure, mais par assimilation de nou­veaux éléments » ; ce sera « le christianisme fidèlement prolongé jusqu'au bout de lui-même ». (§§ 10-11) 212:114 Soit : 1° une dénégation formelle, expressément motivée par l'ensemble de la pensée teilhardienne (ce qui serait de très bonne méthode, si cette vaste enquête n'était à payer du texte à interpréter, dont le principal n'est pas et ne sera jamais mis sous les yeux du lecteur) ; 2° la véritable pensée de Teilhard sur la Foi de l'Église ; 3° deux textes de Teilhard à l'appui, -- l'essentiel étant évidemment dans la phrase centrale, à savoir que Teilhard « pense que la Foi de l'Église, en connexion avec le sens de l'avenir nouvellement acquis par l'homme, doit s'agrandir en quelque sorte, en dévelop­pant les virtualités contenues dans le trésor vivant de la révélation ». Elle est bien curieuse, cette petite phrase, elle est même une manière de chef-d'œuvre ; mais c'est un chef-d'œuvre de clair-obscur : ici, pour caractériser la pensée de Teilhard, modèle achevé d'imprécision voulue, mais là, pour en affir­mer la foncière orthodoxie, expliquant ce qu'est le dévelop­pement du dogme avec l'exactitude rigoureuse d'une défini­tion théologique : de sorte que, le précis frappant plus que l'imprécis, le lecteur candide en conclura qu'un penseur qui se réclame d'une aussi sûre doctrine ne peut qu'être sans reproche, ou tout comme. Mais un lecteur plus réfléchi ne se rassurera pas si faci­lement. Il se demandera en quoi consiste, au juste, cet *agrandissement,* « en quelque sorte », d'une foi que l'Église déclare immuable. Car, s'il est véritable, il s'oppose au dogme défini, et le « tout au contraire » du P. de Lubac introduit une affirmation qui ne contredit nullement ce que j'écrivais : faudrait-il donc penser que le Révérend Père aurait eu trop de honte d'être d'accord avec moi et n'a pas résisté au plaisir de me faire la leçon ? Et s'il n'est qu'une apparence d'agrandissement, s'il ne s'agit que d'une connais­sance plus profonde du donné révélé, comme l'affirme la fin de la phrase, qu'y a-t-il donc chez Teilhard qui ait pu faire commettre au bon écrivain qu'est le P. de Lubac si criante impropriété de langage ? 213:114 Il ne se peut qu'un homme qui a enseigné la théologie ignore que le choix des termes n'y est pas de peu de conséquence et qu'écrire que « la Foi de l'Église doit s'agrandir », même « en quelque sorte », est une façon de parler qui ne passe pas. Ce lecteur réfléchi n'en conclura d'ailleurs jusque là rien contre Teilhard. Il s'interrogera. Il pensera que, devant un démenti tout ensemble si péremptoire et si équivoque, il lui faut examiner de plus près les dires de l'auteur incriminé, et, puisque le P. de Lubac a la bonté de m'indiquer deux textes qui, si j'y avais été attentif, m'auraient évité de me tromper, c'est par eux qu'il commencera ; il voudra les voir de ses yeux, voir surtout ce qui entoure les quelques mots transcrits, citations trop courtes pour être véritablement probantes. Épargnons-lui donc de chercher ces « propres explications » de Teilhard dont le P. de Lubac me reproche de « faire fi », et, pour ne pas être suspect d'en dissimuler rien, reproduisons-les moins chichement qu'il ne les mon­tre : avec toutes les misères qu'il m'oblige à lui faire (et ce n'est pas fini, hélas !), le cher Père a bien gagné d'avoir au moins la consolation de me voir suivre ses conseils sans lésiner, quand ils sont aussi bons que celui-là. Que ne le met-il en pratique le premier ? Il verrait qu'il n'en a de sa vie donné de meilleur. La première citation ne porte pas d'autre référence que « *Christianisme et Évolution *», dont il n'y a pas à faire bien lourd grief au P. de Lubac : l'essai est encore inédit. Mais la Providence a des trésors d'attentions pour les âmes de bonne volonté et, je n'invente pas, à l'instant même où je déplorais d'être sans moyen de contrôler cette citation-là, elle me faisait rouvrir le petit *Teilhard de Chardin* de M. Claude Cuénot, qui transcrit quatre grandes pages dudit essai, où figurent les mots cités. Je reproduis ci-dessous, sans en rien omettre, tout ce qu'il nous livre du premier chapitre, intitulé : 214:114 *La situation religieuse présente. Foi en Dieu et Foi au Monde.* Un morceau qui éclaire si bien la conception que Teilhard se faisait du christianisme de demain ne sau­rait être trop connu. Christianisme assurément fort différent de ce qui se pourrait appeler « le christianisme de papa » : on est mo­derne ou on ne l'est pas. **G** 1. On entend souvent dire que religieu­sement parlant, la Terre est en train de se re­froidir. En réalité ; elle n'a jamais été plus ar­dente. Seulement c'est d'un feu nouveau, mal individualisé et mal identifié encore, qu'elle commence à brûler. Sous l'action de causes multiples et convergentes (découverte du Temps et de l'Espace organiques, progrès de l'unification ou « planétisation » humaine, etc.), l'Homme s'est indubitablement éveillé depuis un siècle, à l'évidence qu'il se trouve engagé, sur un plan et à des dimensions cos­miques, dans un vaste processus d'Anthropo­génèse. **H **Or le résultat direct de cette prise de conscience a été de faire surgir, hors des profondeurs juvéniles, « magmatiques », de son être, une poussée encore informe, mais puissante, d'aspirations et d'espérances illimi­tées. Mugissements des vagues sociales, ou voix de la presse et des livres : pour une oreille avertie ou exercée, tous les bruits dis­cordants qui montent en ce moment de la masse humaine résonnent à la mesure d'une note fondamentale unique, -- la foi et l'espé­rance en quelque salut lié à l'achèvement évolutif de la Terre. **I** Non, le Monde moderne n'est pas irréligieux, -- bien au contraire. Seulement en lui, par brusque afflux, à dose massive, d'une sève nouvelle, c'est *l'esprit religieux,* dans sa totalité et son étoffe mêmes, qui bouillonne et se transforme. 215:114 **J** 2. En vertu même de cette « éruption », il est inévitable que des troubles profonds se manifestent au sein du Christianisme. For­mulée, agencée, à la mesure et aux dimen­sions d'un état *antérieur* (antécédent) de l'énergie religieuse humaine, la dogmatique chrétienne ne fonctionne plus exactement au­jourd'hui à la demande d'une « anima natu­raliter christiana » *nouveau modèle.* De là évidemment cette indifférence caractéristique de notre génération pour les doctrines de l'Église. **K** Comme l'a remarqué Nietzsche, ce ne sont pas les arguments, c'est le *goût* qui manque à nos contemporains pour se conver­tir : le goût de l'Évangile qui se perd, irrésis­tiblement drainé par un goût plus fort, ceci jusque (et malgré leurs efforts désespérés pour le retenir) chez un nombre surprenant de reli­gieux et de prêtres. **L** Et cependant le Chris­tianisme n'est-il pas aujourd'hui le *seul* cou­rant humain en vue où vive, avec des chances de survivre, la foi (essentielle pour l'avenir de toute Anthropogénèse) en un centre personnel et personnalisant de l'Univers ? **M** 3. De ce point de vue, la situation psycho­logique du Monde actuel se présente comme suit. Ici, émergeant du tréfonds de la conscience humaine, une montée native, tumul­tueuse, d'aspirations cosmiques et humani­taires, -- irrésistibles dans leur ascension, mais dangereusement imprécises, et plus dan­gereusement encore « impersonnelles » dans leur expression : la nouvelle Foi au Monde. Et là, inflexiblement maintenues par le dogme chrétien, mais de plus en plus désertées (en apparence) par le flot religieux, la vision et l'expectation d'un pôle transcendant et aimant de l'Univers : l'ancienne Foi en Dieu. 216:114 **N** -- Que signifie ce conflit ? et comment va-t-il évo­luer ? -- Poser le problème comme nous ve­nons de le faire, c'est à mon avis le résoudre. Foi au Monde et Foi en Dieu, les deux termes loin d'être antagonistes, ne sont-ils pas com­plémentaires pas structure ? **O** -- Ici, repré­senté par l'Humanisme moderne, une sorte de néo-paganisme gonflé de vie, mais encore acéphale. Là, figuré par le Christianisme, une tête où le sang ne circule plus qu'au ralenti. Ici, les nappes d'un cône prodigieusement élargies, mais incapable de se fermer sur el­les-mêmes : un cône sans sommet. Là, un sommet qui a perdu sa base. -- Comment ne pas voir que les deux fragments sont faits pour se rejoindre ? **P** 4. En somme, après deux mille ans d'exis­tence, conformément à un rythme organique auquel rien ne paraît échapper dans la na­ture, le Christianisme, justement parce qu'il est immortel, n'est-il pas arrivé à un moment où, pour continuer à être, il doit (non point par altération de sa structure, mais par assi­milation de nouveaux éléments) se rajeunir et se renouveler ? **Q** Autrement dit, dans la crise présente où s'affrontent, sous nos yeux et dans nos cœurs, les forces chrétiennes tra­ditionnelles et les forces modernes de l'Évolution, ne faut-il pas simplement reconnaître les péripéties d'une providentielle et nécessaire fécondation ? ... Je le crois. Mais alors, il est clair que, pour que la synthèse se fasse, le Christianisme doit, sans modifier la position de son sommet, ouvrir ses axes jusqu'à em­brasser, dans sa totalité, la nouvelle pulsation d'énergie religieuse qui monte d'en bas pour être sublimée ([^133]). 217:114 Tel est donc le contexte de la première citation, faite ici par le P. de Lubac, telles sont les « explications » de Teilhard quand c'est lui-même qui les donne, sur le « ra­jeunissement », le « renouvellement » « nécessaire » (§§ B et P) et plus ou moins prochain du christianisme. Et cette fois, il ne s'agit pas d'une lettre ([^134]). Sa pensée est des plus simples, dans tous les sens du terme, et se comprend sans plus de peine qu'il ne lui en a fallu pour la concevoir. Il voit d'un côté, du côté des « forces modernes de l'Évolution » une puissante « pulsation d'éner­gie religieuse » (§ Q), mais « dangereusement imprécise » (§ M), « encore acéphale » (§ O) ; de l'autre, du côté des « forces chrétiennes traditionnelles » (§ Q), une « structu­re » (§ P) toujours valable en soi, mais, telle quelle, inadaptée à l'âge présent de l'Humanité, « une tête où le sang ne circule plus qu'au ralenti » (§ O). 218:114 Il en conclut qu'il ne faut pas opposer ces deux forces, mais les combiner ; il faut opérer la « synthèse » de la « Foi en Dieu » et de la « Foi au Monde » (titre ; cf. § E). La foi qui résultera de la combinaison ne sera donc plus seulement la foi chrétienne traditionnelle ; elle sera cependant toujours la foi chrétien­ne ; ce sera la foi chrétienne du nouvel âge de l'Humanité, la foi du christianisme d'au-delà du seuil critique que Teilhard attend. Ce sera la foi que, cinq ans plus tard, la lettre au P. Gorce qualifiera franchement de « nouvelle » ([^135]). On voit combien la thèse authentique de Teilhard diffère de celle que lui prête le P, de Lubac, et qu'extraire de cette page une parenthèse d'une ligne et demie -- « non point par altération de sa structure, mais par assimilation de nouveaux éléments » (§ P) -- pour établir qu'il n'a en vue que le développement des « virtualités contenues dans le trésor vivant de la révélation » ([^136]), est plus qu'une méprise ; 219:114 c'est improbité manifeste quand les entours immédiats des treize mots cités montrent clairement que, par cette « assimila­tion de nouveaux éléments », expression isolément fort imprécise, Teilhard entend la *synthèse* de la Foi au Monde et de la Foi en Dieu : terme que le P. de Lubac s'est bien gardé de transcrire. Lequel de nous deux « fait fi des propres explications » de l'auteur ([^137]) ? Il est pourtant assez éclatant que ce n'est pas de l'approfondissement du donné révélé que la page d'où viennent ces treize mots attend le renou­vellement du christianisme qu'elle prophétise ! 220:114 Ce n'est pas tout. Dans cette synthèse de la Foi en Dieu et de la Foi au Monde, les deux composants ont chacun leur fonction propre ([^138]). Ce qui du christianisme doit rester sans « altération », c'est sa « structure » (§ P), c'est « la position de son sommet » (§ Q), Teilhard dit aussi, dans le *Christ évoluteur*, « ses cadres traditionnels » ([^139]) ; à quoi « les forces modernes de l'Évolution » apporteront « la nouvelle pulsation d'énergie religieuse qui monte d'en bas pour être sublimée » (§ Q). C'est dire que le christianisme traditionnel est l'élément statique de la synthèse, indiscuta­blement très précieux, indispensable, mais pour qui, après « deux mille ans d'existence », « le moment est venu d'un rajeunissement nécessaire par infusion ([^140]) d'éléments nou­veaux (§ B), « le principe de ce rajeunissement » n'étant pas à « chercher ailleurs, à \[s\]on sens qu'aux sources brûlantes, tout juste ouvertes, de l' "Humanisation" » (§ C). C'est donc à l'Évolution que revient le rôle dynamique, laquelle, en retour, sera couronnée par la Révélation d'une lumière surnaturelle. 221:114 Cette façon de concevoir le progrès du christianisme n'est pas sans précédent dans l'histoire des idées religieuses. Té­moin un texte assez fameux naguère, aujourd'hui bien oublié de quantité de personnes que leur état devrait pourtant presser de garder présente à la pensée cette sorte d'écrits (je ne dis pas cela pour le P. de Lubac, de qui la mémoire est excellente et qui le reconnaîtra dès les premiers mots) : L'évolution est due, sans doute, à ces sti­mulants, les besoins ; mais sous leur seule ac­tion, entraînée hors de la ligne traditionnelle, en rupture avec le germe initial, elle condui­rait à la ruine plutôt qu'au progrès. Disons donc, pour rendre pleinement la pensée des modernistes, que l'évolution ré­sulte du conflit de deux forces, dont l'une pousse au progrès, tandis que l'autre tend à la conservation. La force conservatrice, dans l'Église, c'est la tradition, et la tradition y est représentée par l'autorité religieuse. Ceci, en droit et en fait : en droit parce que la défense de la tra­dition est comme un instinct naturel de l'au­torité ; en fait, parce que, planant au-dessus des contingences de la vie, l'autorité ne sent pas, ou que très peu, les stimulants du pro­grès. La force progressive, au contraire, qui est celle qui répond aux besoins, couve et fer­mente dans les consciences individuelles, et dans celles-là surtout qui sont en contact plus intime avec la vie. Voyez-vous poindre ici, Vénérables Frères, cette doctrine pernicieuse qui veut faire des laïcs dans l'Église, un fac­teur de progrès ([^141]) ? 222:114 Or, c'est en vertu d'une sorte de compromis et de transaction entre la force conservatrice et la force progressive que les progrès se réalisent ([^142]). La correspondance est-elle assez frappante ? Alors quel bandeau ne faut-il pas que le P. de Lubac se mette sur les sur les yeux pour ne pas voir que Teilhard est moderniste (§§ 5, 6 et 29) ? Y aurait-il donc meilleure autorité que *Pascendi* pour savoir ce que signifie le terme ? ou se pourrait-il contester qu'à la page de Teilhard transcrite ci-dessus, cette page de *Pascendi,* n'aille comme un gant ? Il y a plus d'une sorte de modernisme, *Pascendi* le précisait expressément, et l'on ne prétend pas que le modernisme de Teilhard soit celui de Loisy, qui était modernisme d'exégète et d'historien, disciplines auxquelles Teilhard était bien étranger. Il n'em­pêche que tous deux, Loisy et Teilhard, sont d'accord pour juger requis par la science d'aujourd'hui (encore que ce ne soit pas la même science pour l'un et pour l'autre) de donner « une signification nouvelle, plus satisfaisante » aux « paro­les anciennes » ([^143]) : erreur proprement moderniste, thèse formellement condamnée par *Pascendi* et qu'en prêtant le serment antimoderniste Teilhard avait déclaré rejeter ([^144]). 223:114 Faudrait-il donc penser que ses dispositions en prêtant ce serment aient été celles que le P. de Lubac attribue à tort ou à raison, à un autre prêtre ([^145]), et qu'il juge exem­plaires ? Ordonné en 1911, aurait-il donc, lui aussi, prêté ce serment « "dans l'obscurité de la foi" » ([^146]), « assez loya­lement chrétien pour comprendre qu'il fût nécessaire d'op­poser une digue à la dissolution de la foi », mais « en même temps assez perspicace pour voir qu'une certaine orthodoxie simpliste et figée, loin d'apporter une réponse satisfaisante aux questions réellement posées, pouvait faire obstacle « cette réponse » ([^147]) ? 224:114 Formule qui serait d'ailleurs en elle même irréprochable, si l'application de cette « loyauté » « de cette « perspicacité » au serment antimoderniste n'avait l'inconvénient de conduire presque inévitablement le lecteur à se demander si cette « orthodoxie simpliste et figée » ne serait pas celle-là même que le dit serment demandait, alors qu'en rappelant l'enseignement de Vatican I, que « *le sens des dogmes doit être retenu tel que notre Sainte Mère l'Église l'a une fois défini *» et qu' « *il ne faut jamais s'écarter de ce sens, sous le prétexte et sous le nom d'une plus profonde intelligence *», *Pascendi* n'entendait nullement arrêter, « fi­ger » la connaissance de notre foi. Car, ajoutait aussitôt saint Pie X dans cette même encyclique, redevenue si terri­blement actuelle, « par là, et même en matière de foi, le dé­veloppement de nos connaissances, loin d'être contrarié, est secondé au contraire et favorisé. C'est pourquoi le Concile du Vatican poursuit : *Que l'intelligence, que la science, que la sagesse croisse et progresse, d'un mouvement vigoureux et intense, en chacun comme en tous, dans le fidèle comme dans toute l'Église, d'âge en âge, de siècle en siècle ; mais seulement dans son genre, c'est-à-dire selon le même dogme, le même sens, la même acception.* » ([^148])*.* 4\. «* Le christianisme fidèlement prolongé jusqu'au bout de lui-même *». Le second texte de Teilhard cité par le P. de Lubac ne l'est pas moins abusivement. Telle qu'il la présente, est-elle assez rassurante, cette petite ligne tirée de l'essai intitulé *Le Christianisme dans le Monde* et daté de mai 1933 ! Voyons le contexte : 225:114 Un seul courant religieux, disions-nous plus haut, est actuellement en vue, capable de ré­pondre aux exigences et aux aspirations de la pensée moderne ; une seule Religion au­jourd'hui est *à la fois possible et phylétique :* le Christianisme. Pas d'hésitation possible. C'est là que passe la fibre cherchée, puisqu'il doit y en avoir une. Si le Christianisme est présentement seul possible en fait, c'est qu'il est le seul existant en droit. Le Divin, dont l'Humanité ne saurait se passer sans retom­ber en poussière, ne se trouvera, pour nous, qu'en adhérant étroitement au mouvement dont se dégage progressivement le Christ. ([^149]) Comment, dès lors, pouvons-nous entrevoir les développements prochains de la Foi ter­restre ? Sous la forme, sans doute, d'une lente con­centration de la puissance d'adoration humai­ne autour d'un Christianisme graduellement parvenu à l'état de « *Religion pour la Recher­che et pour l'Effort *». Le premier grand événe­ment à se produire (un événement déjà en cours sans doute) sera le schisme entre les croyants et les non-croyants en l'Avenir du Monde : ceux-ci logiquement perdus pour tout Credo (devenu sans fonction ni objet) et pour toute conquête (devenue sans intérêt ni valeur) ; -- ceux-là biologiquement entraînés à adhérer au seul organisme religieux dans lequel la Foi au Monde se présente avec les deux caractères de cohérence indéfinie aux faits et de coextension, à la Durée qui mar­quent les choses réelles. Le Monde doit se con­vertir dans sa masse, ou bien il dépérira, de nécessité physiologique. 226:114 Et s'il se convertit, ce sera par convergence autour d'une *Religion de l'Action* qui se découvrira graduellement identique et soumise au *Christianisme fidèle­ment prolongé jusqu'au bout de lui-même*. C'est encore d'une synthèse qu'il s'agit ici, et naturelle­ment de la même, mais, cette fois, étalant de façon si fla­grante à un regard chrétien que la religion ici décrite n'est pas le christianisme que le P. de Lubac lui-même, qui pour­tant ne manque pas d'estomac, n'oserait probablement pas le soutenir. Le christianisme nous impose de nous occuper de ce monde ; mais il ne parviendrait « à l'état de *Religion pour la Recherche et pour l'Effort* »* *qu'en cessant d'être lui-même, parce que son Dieu n'est pas « un Dieu qui ne s'adore et ne s'atteint », selon l'expression de la lettre au P. Gorce dont cette page est le meilleur commentaire, « qu'à travers l'achèvement » de l'Univers, fût-ce « d'un Univers qu'il illumine et amorise (et irréversibilise) du dedans ». Et, pas davantage, une « *Religion de l'Action *» ne pourra « se découvrir graduellement identique » au christianisme : parce que le christianisme est une religion révélée et que la Révélation ne peut surgir de l'Évolution ; et parce que la vie chrétienne est une vie surnaturelle et que jamais la nature ne produira ce qui la dépasse. Je ne dis pas du tout que Teilhard nierait ces deux der­nières vérités. Il les professe ; même sincèrement. Mais cela n'empêche pas qu'elles ne soient radicalement méconnues par cette page, et, si l'on peut espérer qu'il ait cru rester chrétien en l'écrivant, il est manifeste que la foi qu'elle donne pour la foi chrétienne ne l'est pas. On peut assuré­ment soutenir que faire de la croyance en l'Avenir du Monde la condition nécessaire et suffisante de la croyance au Christ n'est pas nécessairement, par là même, confondre les deux croyances ; 227:114 mais, à tout le moins, la liaison essentielle que Teilhard établit entre la foi au Monde et la foi au Christ altère-t-elle substantiellement la seconde par l'introduc­tion d'un caractère tout entièrement étranger à son essence et qu'on ne voit pas que la grâce requière ni produise ; qui, ne fût-il dans la pensée de Teilhard que lié à cette grâce, étant seul considéré, finit, en fait, par prendre toute la place, la foi chrétienne totalement évacuée... Page véritablement effrayante que celle-là. A quelle cécité spirituelle fallait-il que Teilhard fût parvenu pour penser que « les croyants en l'Avenir du Monde » seront « biologiquement entraînés à adhérer au christianisme » (c'est la condition suffisante) et, réciproquement, que, faute de croire en cet Avenir (c'est la condition nécessaire) on est « logiquement perdu pour tout Credo » ! que le Monde devra se convertir ou périr « de nécessité physiologique » ! Comme si une conversion (au christianisme, s'entend) était un phénomène naturel ! Mais le fait est que c'est exacte­ment l'idée qu'en a Teilhard, et j'aurais pu écrire équiva­lemment qu'à ses yeux la condition nécessaire et suffisante de la conversion du Monde à Jésus-Christ est que le chris­tianisme, préalablement se convertisse au teilhardisme : rien à faire avant, plus de problème après ([^150]) : « Nous serions stupéfaits en voyant le torrent de peuples qui reflue­raient vers Jérusalem ([^151]). » 228:114 On comprend de reste que le P. de Lubac ait mieux aimé ne pas transcrire ce qui précédait le membre de phrase cité par lui : venant après ce qu'on vient de lire, l'affirma­tion que « la Religion de demain » ([^152]), comme dit Teilhard et comme ne dit pas en cet endroit ([^153]) le P. de Lubac, sera « le christianisme prolongé fidèlement jusqu'au bout de lui-même », eut risqué d'être beaucoup moins persuasive. Au vrai simple brevet que l'auteur se décerne : le teilhar­disme est le véritable christianisme. Mais alors est-il loyal d'isoler ce peu de mots, quand la page entière décrit une religion qui ne gardera plus du christianisme que le nom ? -- Pardon, va me dire le Révérend Père, lisez-moi mieux. Je parle de ce que « pense » (§ 11) Teilhard, je ne dis pas qu'il ait entièrement raison de le penser. Je parle du « pro­gramme teilhardien » (§ 12), je ne dis pas que ses idées réalisent à la perfection son programme. Je parle de son intention profonde. 229:114 Je répondrai que c'est en cela que réside l'artifice et qu'il est bien difficile de le juger honnête. Parce que le P. de Lubac sait fort bien que le lecteur conclura de l'in­tention à la réalité. Je ne dis pas assez : parce que c'est cela même qu'il veut ; parce qu'il l'y induit positivement en ne joignant pas à cette protestation d'orthodoxie le con­texte qui lui donne son véritable sens. Faut-il donc croire qu'il n'ait pas assez de réflexion pour s'aviser lui-même, sans avoir à se l'entendre dire, que la production d'une pièce dont le voisinage immédiat, soigneusement dissimulé, conduirait à des conclusions opposées, ne se distingue que matériellement de la production d'un faux ? Il avait pourtant une manière bien simple, s'il l'avait voulu, de garder son lecteur du paralogisme : c'était de marquer lui-même, avec quelque précision, la distance, grande ou petite, qui sépare le « programme teilhardien » de sa réalisation. Mais c'est ce qu'il ne fait dans aucune des deux répliques qu'il m'oppose, et fort peu ailleurs, sans jamais entrer dans le détail, qui seul serait efficace ([^154]). Il conviendra volontiers que Teilhard « n'est pas un maître complet, ni toujours très sûr » ([^155]), que ses expressions sont parfois « déficientes » (mais au reste de son propre aveu) ([^156]), que certains, (il ne dit pas qu'il en soit) pourront être ame­nés, ici ou là, à des « réserves, peut-être graves » ([^157]). 230:114 Affir­mations beaucoup trop générales pour ouvrir les yeux de personne sur les erreurs du teilhardisme. Mais aussi bien n'y visent-elles pas. Cependant si l'on jugeait que c'est là parler pour ne rien dire, on se tromperait grandement. Affirmations qui visent en réalité à donner à l'avocat bonne conscience en lui permettant de se dire qu'il respecte la vérité dans l'instant même qu'il fait tout ce qu'il peut pour qu'elle ne soit pas vue ; qui ne sont donc pas une mise en garde, mais une précaution, et même une petite hypocrisie, s'adressant à des lecteurs préalablement aveuglés. Il fau­drait dire expressément quelles sont ces réserves, et qu'elles ne sont pas secondaires, mais fondamentales ; qu'elles portent sur l'esprit même de l'œuvre ; bref, que ce ne sont pas des « réserves », mais des objections radicales, qui con­duisent tout droit au rejet du teilhardisme, en cela même qui le constitue. Il faudrait surtout comprendre, ou plus exactement reconnaître, qu'en bonne logique les protestations de Teil­hard ne prouvent rien. Non qu'elles ne soient sincères. Loin de là, elles le sont si bien qu'elles font partie intégrante du teilhardisme, hérésie caractérisée par la prétention simul­tanée de rester fidèle à l'Église, et, sous le couvert de cette fidélité, d'adapter la foi chrétienne, dite immuable par l'Église, aux exigences nouvelles de notre temps : c'est même très précisément ce qui en fait un modernisme, le modernisme, selon le mot profond de Maritain, étant « une espèce d'apostasie immanente », c'est-à-dire, explique-t-il, « décidée à rester chrétienne » ([^158]), -- il aurait mieux dit catholique, -- « à tout prix ». 231:114 On ne le justifie donc nullement en produisant sa prétention d'être orthodoxe ; on ne fait que produire un des éléments de sa définition. Et c'est dans l'autre que réside son erreur, c'est donc sur l'autre qu'il faudrait faire porter le débat pour désarmer la cen­sure : soit en montrant, par l'examen des textes incriminés, que Teilhard n'a pas soutenu les thèses qui lui sont repro­chées ; soit en prouvant que ces thèses ne sont pas con­traires à l'enseignement du Magistère. Hors de l'une et de l'autre voie, on ne dit rien de sérieux. On doit rendre cette justice à Teilhard qu'il abordait le problème avec beaucoup plus de franchise que ne fait le P. de Lubac. Il avait la conscience la plus nette du conflit des deux faces de sa doctrine, qu'au surplus l'interdiction de publier ses écrits se fût chargée de lui faire sentir. Il se voulait fidèle à l'Église, il savait parfaitement sa pensée incompatible avec l'enseignement officiel de l'Église ([^159]). 232:114 Hypocrisie ? Nullement, s'il faut le redire. Mais contradic­tion certainement, mais « duplicité », pour reprendre le terme propre ([^160]). Contradiction qu'il lui fallait bien trouver quelque moyen de lever, pour ne pas être trop inconséquent avec lui-même. Il y parvenait en recourant à une double distinction. La première était celle de sa soumission extérieure, scrupu­leusement exacte ([^161]), et de sa « vision intérieure » ([^162]), soi­gneusement réservée. Encore se veut-il sincèrement soumis, et il ne lui échappe nullement que la soumission extérieure n'est que comédie si l'intérieure n'y est jointe : de là qu'à ce divorce du comportement et de la pensée s'ajoute sur le plan de l'adhésion intime, la distinction du Magistère d'aujourd'hui et du Magistère de demain, où l'invitait sa doctrine de l'Évolution. 233:114 Partout présente dans son œuvre, souvent explicite, il ne l'a jamais mieux exprimée que dans la déclaration liminaire de *Christianisme et Évolution :* Intimement convaincu, pour des raisons te­nant à la structure même de mes perspectives, que la pensée religieuse ne se développe que traditionnellement, collectivement, « phyléti­quement », je n'ai d'autre désir et espoir, dans ces pages, que de *sentire*, ou, plus exacte­ment, *prae-sentire cum Ecclesia* ([^163])*.* Formule plus émouvante encore qu'ingénieuse. Elle n'est pas seulement une insurpassable trouvaille d'expres­sion. Il s'y lit à nu, il s'y révèle sous la pure lumière de l'âme, ce qui fut son problème et, sans doute, à certaines heures, son angoisse. Car il se veut sincèrement fidèle à l'Église, et quelle profession de foi serait plus rassurante, pour lui-même le premier, que la formule même de l'ortho­doxie ? mais qu'aussitôt, sous couleur de la préciser, dément en effet l'adjonction du préverbe, puisque *Christianisme et Évolution* traite de la foi, dont l'Église n'admet pas qu'elle puisse varier ([^164]) ? 234:114 5\. «* Plus intégralement dépendant *» que jamais « du Christ-Jésus ». Je me suis attardé aux deux premières citations faites par le P. de Lubac parce que les textes de Teilhard qu'elles m'amenaient à reproduire prêtaient à des vues qui valaient d'être développées pour elles-mêmes. 235:114 Il serait fastidieux, et je ne pense pas qu'il soit bien néces­saire, d'ajouter à des exemples aussi parlants l'examen des citations qui suivent celles-là, dont certaines appelleraient des remarques analogues. Ce que j'en pourrais dire serait de moindre intérêt que l'examen d'une troisième citation, celle-ci tirée d'un écrit du P. de Lubac qui ne me vise pas. Elle est trop révélatrice de la manière du P. de Lubac pour que je l'omette dans ce petit relevé, très incomplet, de ses improbités critiques. On se souvient que l'article, anonyme mais officieux, qui, dans *l'Osservatore romano* du 1^er^ juillet 1962 accompa­gnant le *Monitum*, citait une dizaine de lignes de *Comment je crois* avec une appréciation des plus sévères : « Combien il aurait mieux valu que ces paroles ne fussent jamais écrites ! » Jugeant le texte mal compris, le P. de Lubac, dans une longue *Note sur l'apologétique teilhardienne* (Lub. II, 143-222), rétablit l'interprétation, selon lui, correcte, de tout l'essai, à ce jour encore inédit. Hors d'état, par suite, de juger de cette *Note* au fond, je n'en retiendrai qu'un passage où la vérification est possible. 236:114 « Comment enfin, s'écrie-t-il, pourrait-on ne pas sentir, à défaut d'autre considération, qu'une interprétation si péjorative, interdite par le contexte, jurant avec les déve­loppements qui suivent, est en outre contredite par tant de textes de toute époque, dans lesquels le Père Teilhard de Chardin manifeste à l'évidence et la fermeté de sa foi au Dieu transcendant et personnel, et le loyalisme absolu de sa fidélité catholique. » (Lub. II, 184-185.) Suit ce para­graphe : « Je ne me suis jamais senti... plus inté­gralement dépendant, âme et esprit, du Christ Jésus » (1948). « Je me sens aujourd'hui plus irrémédiablement lié à l'Église hiérarchique et au Christ de l'Évangile que je ne l'ai ja­mais été à aucun moment de ma vie » (1951). Ce sont là déclarations sans équivoque, garan­ties par un comportement constant jusqu'au dernier jour. Elles ne garantissent pas elles-mêmes la perfection de tous les concepts tei­lhardiens. Elles laissent intact le droit de la critique. Mais aucune exégèse soupçonneuse ne prévaudra contre leur témoignage. (Lub. II, 185) » Pas d'autre référence aux deux textes cités que leur date. Mais l'un et l'autre peuvent être retrouvés. Le second vient de la lettre écrite par Teilhard le octobre 1951 au T.R.P. Janssens, général de la Compa­gnie de Jésus, lettre alors publiée depuis six ans par le P. Pierre Leroy aux pages 55-60 (Plon, 1958) de *Pierre Teilhard de Chardin tel que je l'ai connu.* J'en écarte l'exa­men, qui m'entraînerait trop loin. J'observerai seulement que c'était le cas où jamais d'indiquer le destinataire. Je ne veux pas dire qu'écrivant à son général, Teilhard ne soit pas sincère ; mais encore se peut-il qu'il cède à lui pré­senter sa situation de façon tendancieuse, et, sans que le document soit à récuser de ce chef, la question se pose et doit être examinée. L'indication ne peut être passée sous silence. 237:114 La première citation vient d'une lettre de Teilhard, du 20 avril 1948, au P. Auguste Valensin, l'un de ses plus in­times confidents, encore que selon le P. de Lubac lui-même, « tout en admirant son ami Valensin », déclarait volontiers ne pas toujours le bien entendre » ([^165]). Document, par con­séquent, celui-là d'une exceptionnelle autorité. Il était entièrement inédit à la date où le P. de Lubac en extrayait ces quelques mots, mais le passage qui les contient a été publié depuis par le P. Rideau, dans *la Pensée du Père Teil­hard de Chardin.* Le voici : Je ne me suis jamais senti en même temps plus plein de mon « évangile », et plus inté­gralement dépendant, corps, âme et esprit, du Christ-Jésus. J'ai un sens à la fois doux et douloureux que je ne puis absolument rien sans Lui. Et simultanément je suis effrayé de voir combien je l'aperçois toujours plus loin et plus haut sur l'axe (j'espère) de l'ortho­doxie. Un peu comme les étoiles que l'astro­nomie nous montre toujours plus liées à notre système et cependant toujours plus vertigi­neusement loin que nous ne pensions. -- En fait, mon pan-Christisme est en quelque fa­çon « trans-Christique ». Et c'est la seule po­sition cohérente avec mon Humanisme qui, biologiquement, est celui d'une Humanité en­core *très imparfaitement* centrée sur soi, in­dividuellement et collectivement. (Rid. 520) 238:114 Que l'on compare ce texte plus complet avec la citation faite par le P. de Lubac : l'écart de sens est très sensible. La citation du P. de Lubac ne comporte qu'une affir­mation, laquelle est pleinement rassurante : Teilhard se sent plus que jamais dépendant du Christ. -- En outre, du trinôme paulinien ([^166]), « corps, âme et esprit », sans que rien avertisse d'une suppression, le premier terme a disparu, lequel, quoique tout à fait innocent ici, pourrait inquiéter de la part de Teilhard, comme se référant à sa théorie du Christ cosmique. Simple lapsus ? ou omission volontaire, en se réservant, s'il advenait qu'elle fût surprise, d'invo­quer le lapsus ? Je n'en décide pas, je constate ; je note simplement qu'il se rencontre des cas d'omission volontaire sans avertissement sous la plume du P. de Lubac ([^167]). Dans le texte plus complet, la phrase comporte deux affirmations antinomiques, et c'est cette antinomie qui fait l'objet de l'affirmation de Teilhard. Supprimer un des deux termes du couple et citer l'autre « comme se suffisant à lui-même », selon le reproche adressé par le P. de Lubac à dom Georges Frenaud, ([^168]) est donc altérer substantiellement le sens de la phrase. La faute est même particulièrement grave ici, le texte étant allégué en témoignage du « loyalisme absolu de sa fidélité catholique », avec laquelle il n'est pas sûr que l' « évangile » teilhardien se concilie si facilement. A tout le moins convenait-il que le lecteur fût averti de la difficulté ; faute de quoi il sera inévitablement porté à prêter à Teilhard une foi sans ombres. 239:114 Négligée par le P. de Lubac, la suite immédiate du texte aggrave encore les choses, du fait de l' « effroi » que Teilhard déclare ressentir à constater que ce Christ sans lequel il ne peut rien, il « l'aperçoit toujours plus loin et plus haut », autrement dit, qu'il craint de le perdre. Il se croit, il se veut orthodoxe, plus exactement il « espère » l'être ; il n'en est pas assuré. Simple tentation contre la foi ? Il se peut fort bien. Elle devait être mentionnée. Mais c'est la fin surtout du paragraphe qui est inquié­tante. Car là, le Christ n'est pas seulement devenu loin­tain, il est, à la lettre, dépassé, thèse évidemment inconci­liable avec la foi, et néanmoins « la seule », déclare Teilhard, qui intellectuellement le satisfasse. Ce serait pourtant forcer le sens du texte que de penser qu'il y adhère pleine­ment : il y adhère, mais à la condition qu'elle ne lui fasse pas perdre le Christ. Contradiction ? Sans aucun doute. Mais il faut bien comprendre que la contradiction est dans l'intime de la pensée teilhardienne. On l'y retrouve sur tous les plans, le teilhardisme étant essentiellement constitué par l'alliance d'une pensée qui n'est pas chrétienne avec la volonté de rester chrétien, à charge pour l'Évolution, quand la contradiction est par trop criante, de résoudre l'aporie ([^169]). 240:114 On le voit ainsi clairement : ce n'est pas une simple différence, c'est un abîme qui sépare le Teilhard révélé par le paragraphe complet de celui qui ressort du peu que de ce même paragraphe consent à nous montrer le P. de Lubac. Le Teilhard de la phrase citée est fermement installé dans sa foi chrétienne ; il peut avoir des idées hardies, elles ne lui sont pas sujet d'inquiétude. Le Teilhard de tout le para­graphe tient essentiellement à garder sa foi chrétienne, mais sent douloureusement l'antinomie de son « évan­gile » à lui et de cette foi et tremble qu'au terme de la voie où il s'engage et à laquelle il ne veut ou ne peut renoncer, il n'en vienne à perdre le Christ ; il est inquiet. Et certaine­ment il ne le montre qu'à très peu de personnes, car en dépit de son invincible besoin de « diffuser » autour de lui sa « religion nouvelle » ([^170]), il est une nature beaucoup plus secrète qu'il ne paraît d'abord, il y a un certain fond de lui-même qu'il ne livre pas volontiers ([^171]) : dans les essais, c'est toujours l'homme du teilhardisme qui domine, mais il semble bien qu'à de certaines heures l'inquiétude le sai­sit à la gorge, quoique, peut-on croire, toujours assez vite muselée. 241:114 Je voudrais généraliser cette remarque. C'est qu'en effet à pratiquer simultanément les écrits de Teilhard et les ou­vrages du P. de Lubac s'impose le sentiment qu'en dépit de toutes les confidences qu'il en a reçues, l'éminent jésuite n'a rien compris (ou ne veut rien faire comprendre, je ne sais) au drame intime de son glorieux confrère. Il est pourtant bien simple en son fond : c'est celui d'un homme qu'éblouit cet Univers toujours en progrès et de qui la plus profonde conviction est qu'il faut aller dans le sens de la Vie. Là est sa vraie foi et auprès de l'essor grandiose de l'Humanité, le Christ de l'Évangile et de l'Église lui paraît petit, dénué d'intérêt. Cependant il n'accepte pas de le quitter et tout l'effort de sa réflexion ne tendra qu'à trouver le moyen d'adorer le Monde sans perdre Dieu. Le vœu encore obscur en figure à la première page de ses *Écrits du temps de la guerre *: « Je veux laisser s'exhaler ici mon amour de la matière et de la vie, et l'harmoniser, si possible, avec l'adoration unique de la seule absolue et définitive Divinité » ([^172]). Aussi bien disait-il parfaitement vrai en décla­rant avoir découvert sa philosophie de l'Univers « en cher­chant à aimer et à saisir partout le Christ » ([^173]) ou encore, à la fin de sa vie, n'avoir voulu que « grandir le Christ plus que tout » ([^174]). Dommage seulement qu'il n'ait pas compris que le Christ n'a pas besoin d'être augmenté de l'Univers pour que notre vie tout entière, terrestre d'abord, puis future, ne puisse être assez longue pour en épuiser l'im­mensité. 242:114 Voilà le Teilhard qui ressort de ses propres écrits dès qu'on accepte de les prendre de droit fil, et l'on me permet­tra bien de le préférer à celui du P. de Lubac. Car il est absurde, bien sûr, ce Teilhard des écrits, mais il existe, mais il vit, il lui arrive même parfois d'être absurde et magni­fique en même temps, on peut l'aimer ou le haïr. Tandis que l'autre n'est qu'une ombre, pas même, et se réduit aux feuillets épars d'une interminable, d'une fastidieuse con­troverse. Il faut bien que l'on soit puni de faire violence aux textes : la réalité vous échappe. #### IV. -- CONCLUSIONS Je puis maintenant préciser la portée de ce que je viens de mettre sous les yeux du lecteur. Cette portée est considérable, parce que les contresens ci-dessus relevés ne sont pas des accidents que le hasard m'aurait fait surprendre et que ma méchanceté se serait complu à monter en épingle. Les citations du P. de Lubac sont innombrables et j'ai mieux à faire qu'à passer ma vie à les contrôler. Mais je n'aime pas -- avec personne -- à citer de seconde main, sachant ce que fréquemment à un texte ajoute ce qui l'entoure, et, sur un sujet qui m'inté­resse, toutes les fois que ce ne sera pas trop long, remonte à la source, qui manque rarement de me payer de ma peine. Je dois dire nettement qu'avec le P. de Lubac, c'est beau­coup plus souvent qu'à son tour que le contrôle ne tourne pas en sa faveur. En règle générale, ses citations sont matériellement fidèles, et je crois volontiers que les quelques inexactitudes que j'ai constatées ne sont que des inadvertances ; je ne le jurerais cependant pas de toutes. En règle générale aussi, elles sont munies, comme il se doit, de leur référence précise ; cependant, sur ce second point, les exceptions sont notablement plus nombreuses, et toujours significatives. 243:114 Il est fréquent, notamment, qu'un auteur contredit ne soit pas nommé, pour des motifs variés, qui vont des égards au mépris, en passant par la prudence -- ainsi pour taire une autorité considérable ([^175]) ou rendre difficile de se repor­ter au texte critiqué. En revanche, le chapitre des interprétations abusives par suppression du contexte ou par coupure indue (celles-ci ordinairement indiquées, mais pas toujours) est inimagi­nablement chargé. C'est que les citations du P. de Lubac ne sont pas seulement aussi nombreuses que les grains de sable des plages, elles sont aussi, le plus souvent, de même dimension, et que les citations courtes offrent l'inconvénient (ou l'avantage) de pouvoir plus facilement être tirées à soi que les longues. Avec le P. de Lubac, le cas est d'une fré­quence plus qu'anormale ; je n'ai pas fait de statistiques ; mais, au cours de ce travail, j'ai eu à vérifier nombre de citations que je n'avais pas examinées encore, et maintes fois constatais la dissimulation ou l'abus flagrants. Et cela, non seulement pour des textes de Teilhard, mais aussi de ses commentateurs, dont il n'est pas rare (car je suis en excellente compagnie) qu'il donne l'idée la plus fausse ; de plus, pour les premiers comme pour les seconds, souvent sur des points graves. 244:114 Il résulte de là qu'il n'y a pas de critique qui mérite moins que le P. de Lubac d'être cru sur parole. Assertions et textes qui les fondent, TOUT doit être vérifié, parce que, très souvent, la vérification tournera contre lui. C'est ainsi. Il importe que les hommes d'étude qui ont à utiliser ses ouvrages en soient avertis, pour la même raison que l'on met un garde-fou devant un précipice, contre lequel il n'y a d'ailleurs pas à se mettre en colère : il fait son métier de précipice. Plus généralement, tout lecteur doit savoir que sur Teilhard, le P. de Lubac n'est pas un critique en quête de la vérité, il est un avocat qui défend son client ; en outre, de peu de scrupule. Nous l'avons vu dissimuler l'essentiel d'une lettre qu'il se donne l'air de montrer, changer en une autre la thèse de Teilhard sur la « mue » du christianisme, m'imputer que Teilhard appelât de ses vœux « l'enfante­ment d'une foi nouvelle » quand c'est Teilhard lui-même qui le dit. Il est clair qu'il y a lieu de tout redouter de qui pousse la partialité jusqu'à nier qu'il fasse jour en plein midi. Ces conclusions n'auraient pas manqué d'être jugées scandaleuses si je les avais émises d'emblée, et il est bien vrai qu'elles le sont ; il est seulement permis d'espérer qu'après la démonstration qu'on vient de lire, le scandale aura changé de côté. Que si, cependant, il se trouvait des esprits pour les taxer de sévérité excessive, je les prierais de considérer que je ne suis pas le premier à porter ce juge­ment sur le P. de Lubac critique de Teilhard. La recension minutieuse et technique de *La Pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin* faite il y a quatre ans par Mgr André Combes, vrai chef-d'œuvre de critique, s'exprimait d'un ton moins vif, ses conclusions étaient sensiblement aussi sévères que les miennes. 245:114 « Ce livre n'a pas su se défendre contre les tentations spécifiques de l'avocat, écrivait Mgr Combes. Sa méthode, loin d'exclure l'artifice, l'inclut ([^176]). » Suivait une liste imposante, avec preuves à l'appui : rapprochements ten­dancieux, pulvérisation des textes, construction de para­graphes entiers avec des fragments de date diverse ([^177]), omissions essentielles, solution par voie d'autorité, et j'en passe. « Au total », concluait Mgr Combes, l'ouvrage « ne nous fait pas connaître la pensée religieuse du Père Teil­hard de Chardin, mais seulement la pensée du P. de Lubac sur un tel sujet. A ce titre, c'est un documentaire. Dans les séminaires d'histoire, il peut servir brillamment à montrer comment il ne faut pas travailler » ([^178]). On comprend que l'appréciation n'ait pas comblé d'aise le P. de Lubac. On comprend moins qu'après vingt-quatre heures de mauvaise humeur, il ne se soit pas repris en main, et, au lieu de faire son profit d'une recension exem­plairement étayée de références, n'y ait voulu voir, obsti­nément, que le pamphlet d'un fanatique. Faudrait-il donc penser qu'à force de s'entendre louanger de toutes parts, il ne soit plus capable de concevoir qu'on puisse critiquer ses écrits par amour de la vérité ? 246:114 Je ne puis que souhaiter, sans oser l'espérer, que l'essai qu'on vient de lire ait un sort plus heureux, et, puisque, tous tant que nous sommes, les blessures nous sont de plus précieux enseignements que les caresses, que le déplaisir qu'il m'a fallu lui causer lui rende enfin sensible qu'il y a des habiletés qu'un écrivain honnête s'interdit. Car si l'on m'objectait que, pour que sa défense de Teilhard présente tant d'improbités visibles à l'œil nu, il faut que son regard les ait jugées licites, je ne dirais pas non. Toujours ? Ce n'est pas mon affaire de le rechercher. Mais sans doute beaucoup plus souvent, je suis prêt à le croire, qu'objec­tivement le droit d'écrire ce qu'il a écrit ne lui peut être reconnu. Parce que c'est notre misère à tous, Pascal a rai­son, que notre malice ne nous devienne visible que lorsque nous commençons d'en être guéris. Henri Rambaud. 247:114 ## LA RÉUNION DE LA MUTUALITÉ *On lira ci-après les allocutions qui ont été prononcées à la Mutualité le 25 avril 1967 par l'Amiral Paul AUPHAN, Mar­cel DE CORTE, André GIOVANNI, Jean MADIRAN, Jean OUSSET, Michel de SAINT PIERRE et Louis SALLERON.* *Les sept orateurs ont parlé dans l'or­dre alphabétique, y compris l'Amiral Paul AUPHAN qui présidait la réunion, organisée par* « *Les Amis de la Cité ca­tholique *»*, le* « *Club de la culture fran­çaise *»*,* « *Itinéraires *»*,* « *Le Monde et la Vie *» *et* « *Permanences *» *pour célébrer le 30^e^ anniversaire de l'Encyclique* « *Di­vini Redemptoris *»*, le 50^e^ anniversaire des Apparitions de Fatima et le 60^e^ anni­versaire de l'Encyclique* « *Pascendi *»*.* *L'éditorial I du Présent numéro com­mente la portée de cette réunion.* 248:114 ### L'allocution de l'Amiral Paul Auphan JE N'AI D'AUTRE TITRE à présider cette réunion que d'avoir été toute ma vie, particulièrement à un moment de notre histoire nationale que certains d'entre vous se rappellent peut-être, l'homme de la conciliation, de la réconciliation, de l'union. Les dirigeants des cercles, associations ou revues qui ont organisé cette soirée poursuivent chacun un but par­ticulier, ont chacun une personnalité -- un « talent » dirait l'Évangile -- qui les distingue de leurs voisins et qui leur confère un devoir d'état propre ; mais ils ont voulu, eux aussi, en se groupant, donner l'exemple de l'union qu'il faut bien arriver à réaliser entre nous tous, catholiques, autour de la vérité si nous voulons qu'elle puisse ensuite rayonner. C'est pourquoi nous aimerions que ce précédent conduise un jour à nos côtés, à une nouvelle occasion, d'autres laïcs chrétiens, divergeant peut-être d'avec nous sur des options secondaires, mais unis dans la même foi, persuadés que le progrès n'est progrès que s'il prend appui sur la tradition épurée des scories du temps sans, pour autant, être reniée, et déci­dés comme nous, simples citoyens, à défendre les valeurs essentielles de la civilisation aujourd'hui, menacées. 249:114 Nous savons très bien que les encycliques *Pascendi* et *Divini Redemptoris* dont nous célébrons cette année respectivement le soixantième et le trentième anniver­saire, encadrant les apparitions de Fatima, ne représentent qu'une étape dans le déroulement de l'histoire chrétienne. Cette étape ne nous fait pas oublier ce qui a précédé et ce qui a suivi, notamment les grandes ency­cliques maintenant classiques de Jean XXIII et de Paul VI et toutes les richesses qu'on peut tirer des textes promulgués par le dernier concile, où *Divini Redemp­toris* est d'ailleurs expressément cité. Mais il faut bien se borner. A leur époque, en 1907 et en 1937, les deux encycliques de Pie X et de Pie XI que nous honorons ce soir ont, comme des panneaux avertisseurs, attiré l'atten­tion des fidèles et même de tout citoyen conscient de sa responsabilité dans la cité sur deux systèmes de pensée, en partie liés -- le modernisme et le communisme -- dont, pour n'avoir pas peut-être assez lutté contre eux avec les armes que le pape lui-même indiquait, nous mesurons aujourd'hui les effets désastreux. Sans ces prises de position pontificales, la civilisa­tion, dont le christianisme et la loi naturelle constituent, qu'on le veuille ou non, le noyau, aurait pris un cours différent. C'est à ce titre que ce qu'elles contiennent de fondamental nous intéresse et c'est à ce seul titre que nous, laïcs, respectueusement soumis aux enseignements de la hiérarchie, mais inquiets des craquements qu'on entend partout dans la société, en parlerons. Je voudrais que cet hommage rendu du fond du cœur à la prévoyance du Saint-Siège se déroule dans la ferveur et la dignité. Votre présence si nombreuse ici ce soir doit vous donner conscience de la force mo­rale que vous représentez. N'oubliez pas qu'on vous regarde et que vous avez un exemple à donner au mo­ment où va s'ouvrir, suivant le vœu de Paul VI l'année de la foi, de cette foi qui -- même quand on n'est rien, surtout quand on n'est rien -- soulève les montagnes. 250:114 Dans cet esprit, pour ne pas risquer d'allonger la soirée, je vous demande autant que possible -- ce n'est qu'un souhait confié à la qualité de votre enthousiasme de ne pas trop couper l'orateur de vos applaudissements et de réserver pour la fin de chaque exposé la manifes­tation de vos sentiments. Je remercie d'être venues se joindre à nous les nom­breuses personnalités ecclésiastiques ou laïques que j'aperçois dans la salle ou dont les noms m'ont été signa­lés. Leur présence constitue pour nous un très précieux réconfort. Enfin, en dépit de l'usage, je ne vous présenterai pas les six conférenciers qui vont vous entretenir de l'un ou l'autre des sujets de cette soirée. Vous les connaissez déjà. Leurs vies, leurs œuvres, au service de la foi, se développent pour la plupart dans la difficulté, la con­tradiction, l'épreuve, qui sont autant de gages de l'indé­pendance désintéressée de leur pensée, mais dans une totale fidélité à l'Église. 251:114 ### L'allocution de Marcel De Corte JE REMERCIE tout d'abord les organisateurs de cette réunion qui m'ont invité à vous adresser la parole, ce soir. Il m'est agréable d'apporter aux catholiques français ici rassemblés pour la défense et pour l'illustration de leur foi et de la civilisation chrétienne le salut d'un catholique belge. Mon pays est uni au vôtre par tant de liens que je ne me suis jamais senti étranger au milieu de vous. Je n'ai aucun mandat pour vous parler au nom des catholiques belges. Je ne m'en trouve que plus à l'aise pour accomplir ici, en mon nom personnel, un acte public de réparation qui contrebalance un acte public, commis en son nom personnel, j'imagine, par un clerc de haute volée de mon pays. Vous avez appris en effet, par la presse et par la radio, qu'un des plus éminents dignitaires de l'Église de Belgique, à quelques jours à peine de l'exact trentenaire de la solennelle mise en garde de tous les catholiques et de tous les êtres humains contre les entreprises du communisme effectuée par Pie XI, a octroyé son patronage nominatif et officiel, -- sinon sa bénédiction, à la manifestation soi-disant pacifiste qui s'est déroulée récemment à Bruxelles contre l'action militaire des États-Unis au Vietnam et dont l'inspira­tion communiste, tant moscoutaire que pékinoise, s'est étalée au grand jour aux yeux de tous. 252:114 Les Belges dont je me fais ici le porte-parole se sou­viennent de la lucide analyse du pacifisme effectuée par le Pape dont nous célébrons la mémoire : « Le commu­nisme athée s'était montré au début, tel qu'il était, dans toute sa perversité, mais, bien vite, il s'est aperçu que, de cette façon, il éloignait de lui les peuples. Aussi a-t-il changé de tactique et s'efforce-t-il d'attirer les foules par toute sorte de tromperies, en dissimulant ses propres desseins sous des idées en elles-mêmes bonnes et attrayantes. Ainsi, voyant le commun désir de paix, les chefs du communisme feignent d'être les plus zélés fau­teurs et propagateurs du mouvement pour la paix mon­diale, mais, en même temps, ils excitent à une lutte des classes qui fait couler des fleuves de sang, et sentant le manque d'une garantie intérieure de paix, ils recourent à des armements illimités... Ainsi, sans rien abandonner de leurs principes pervers, ils invitent les catholiques à collaborer avec eux sur le terrain humanitaire et chari­table comme on dit, en proposant parfois même des choses entièrement conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église. » Et l'on reste alors confondu, atterré et justement scandalisé quand on voit un prince de l'Église à la tête d'un certain nombre de clercs et de laïcs catholiques, passer outre, avec une désinvolture non pareille, et sans même justifier sa volte-face, au sévère avertissement que le Souverain Pontife dégage, avec une force éblouis­sante, de son examen des ruses du communisme, et qu'il faut plus que jamais répéter aujourd'hui : « Veillez Vénérables Frères -- cela s'adresse aux Cardinaux et aux Évêques du monde entier -- à ce que les fidèles ne se laissent pas tromper. Le communisme est intrinsè­quement pervers et l'on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de la part de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne. » 253:114 Le 11 février 1967, le jour même du cinquantième anniversaire de l'apparition de Notre-Dame à Fatima, Son Éminence le Cardinal Ottaviani reprenait avec la même insistance et le même éclat le diagnostic de Pie XI : « Il existe un lien entre le secret de Fatima et la terrible et angoissante situation de l'Église dans de vastes zones du monde où l'enfer a déchaîné ses colères contre tout ce qui est sacré et divin, et où le persécuteur, *fût-ce avec les gants de la diplomatie et avec le langage mielleux de la paix,* tente d'étendre sur la terre entière la domi­nation qu'il exerce sur des territoires immenses, semés de croix, d'échafauds et de prisons, sanctifiés déjà par tant de martyrs. » Ainsi, les persécuteurs de l'Église transforment-ils les catholiques en complices avant d'en faire leurs victimes. Les vigoureuses mises en garde de Pie XI et du Car­dinal Ottaviani ne soulignent pas seulement, entre des dizaines d'autres, la ferme continuité de l'attitude de l'Église à l'égard du communisme, elles sont rigoureu­sement inconciliables avec la conduite du prélat dont je vous parle, avec celle d'autres prélats encore, et de leurs partisans, aux yeux de quiconque a le souci de ne point déchirer la tunique sans couture de l'Église et d'assurer un minimum de cohérence intellectuelle à la pensée catholique. Une telle conduite, multipliée, hélas, par l'effroyable contagion de l'exemple venu de haut, pose un problème, et un problème grave, au chrétien adulte qui a de la mémoire et qui sait se servir de sa raison. Dans l'Ency­clique dont nous commémorons l'anniversaire, Pie XI en soulignait déjà la gravité extrême lorsqu'il remar­quait que « la propagande communiste est tellement in­sidieuse et universelle qu'elle envahit peu à peu *tous les milieux, même les meilleurs,* si bien que le poison pénètre insensiblement et toujours davantage les esprits et les cœurs ». 254:114 Le fait s'étale brutalement sous nos yeux. Pour ne point l'apercevoir, il faudrait que nous obturions tous nos sens et que nous niions le soleil en plein midi. Depuis 1937, l'invasion verticale de toutes les variétés du com­munisme, qui vont du rouge vif au rose bonbon, n'a pas cessé un seul instant *à l'intérieur même de l'Église*. « Tout se passe, notait le Cardinal Saliège, comme s'il y avait une action concertée... tendant à préparer, au sein du catholicisme, un mouvement d'accueil au communisme. » Comment une telle perversion est-elle possible ? Pie XI s'était déjà posé la question, et je voudrais vous commenter brièvement l'admirable texte où il formule sa réponse : « Cette diffusion s'explique *par une propa­gande vraiment diabolique telle que le monde n'en a peut-être jamais vue.* » Mesurons bien ce propos. Il est sans doute impossible d'aller plus loin dans la définition de ce phénomène, his­toriquement inédit, qu'est le communisme : *le commu­nisme n'est et ne peut être que propagande, et propa­gande vraiment diabolique.* *Cela veut dire que le communisme se condense tout entier dans le pouvoir sans bornes de la propagande qui soustrait l'esprit de l'homme à son objet naturel : la réalité, et qui lui substitue l'illusion.* Cela veut dire que le communisme est *essentiellement* néant de réalité, mensonge, bourrage de crâne, ensemble de mots qui viennent frapper l'oreille sans rien qui corresponde dans l'existence aux sons proférés. Le propre du communisme apostolique et conquérant, si j'ose dire, est *de ne point exister, sauf en imagination.* Telle est la puissance du communisme : uniquement dans l'imagination des hommes et dans la propagande qui la fouette et la surexcite inlassablement. 255:114 Le communisme dresse ainsi un écran épais entre ce qu'il paraît être et sa nature véri­table qui le voue à être *un régime d'oppression* dont Simone Weil qui l'a connu disait : « L'esclavage a ceci d'avilissant qu'il se fait aimer. » J'ai l'air d'énoncer un paradoxe. Je ne fais qu'enfon­cer une porte ouverte. Dès que le communisme se traduit dans la réalité, il se nie lui-même et se convertit en son contraire. Lui qui fait miroiter à nos yeux la libération de l'homme, enfante aussitôt la servitude. Lui qui prétend asservir la nature à l'homme, contraint l'homme aux travaux forcés. Lui qui veut ériger la collectivité en unique proprié­taire des biens de production et abolir la propriété pri­vée, a engendré, comme le montrait Milovan Djilas au lendemain de Budapest, *une nouvelle classe dirigeante* qui possède réellement tout le patrimoine national et qui se révèle plus vorace et plus insatiable que la bour­geoisie qu'elle a liquidée. Lui qui somme l'Occident de renoncer au colonia­lisme et au néocolonialisme possède le plus grand em­pire colonial qui soit encore sur la planète... On n'en finirait pas d'énoncer les impostures du com­munisme. Le communisme se néantise au moment même où il se réalise. Lui qui prétend surmonter toutes les contradictions est contradiction radicale. C'est pourquoi il est inviable. C'est pourquoi les apparences dont il s'affuble s'effi­lochent de plus en plus et dissimulent de moins en moins le véritable visage du régime et sa faillite. 256:114 Le communisme n'ose en revenir ouvertement au terrorisme stalinien qui reculerait l'échéance où il est acculé. Il n'ose procéder ouvertement à une « libérali­sation » qui la précipiterait. Il s'immobilise. Il se momi­fie. Quoi qu'il fasse il est enfermé dans sa contradiction interne comme dans un cercueil. Il lui reste son éternelle ressource : la parole, l'écrit, le tumulte verbal, les vociférations, la propagande, la publicité, les victoires extérieures dans les esprits qui masquent ses défaites intérieures dans les faits. Le communisme est condamné à ne remporter que des succès de mystification, à faire des dupes, à charlataner, à en­traîner les autres peuples dans le sillage de son bluff, à les engager dans l'impasse où il se trouve et où la socia­lisation se révèle ce qu'elle est : le plus gigantesque para­sitisme au profit d'une classe de privilégiés que l'Histoire ait jamais connu. L'exploitation de l'Homme par l'État communiste ou socialiste devenue universelle, qui pourrait se flatter de découvrir l'énorme supercherie du communisme ? Quand tout le monde est dupe, personne n'est dupe. C'est pourquoi l'heure est venue pour lui de duper le seul organisme, gardien de la vérité naturelle, que le monde connaisse et qui résiste à la fascination de son mensonge : l'Église catholique, toujours vigilante depuis le Syllabus (1846) à l'égard de cette « doctrine mons­trueuse ». C'est l'heure de son dernier assaut. Si l'Église cède, ou plutôt les gens d'Église, comme tant d'autres ont cédé, nous assisterons à *ce triomphe du néant* que prévoyait Pie XII dans un texte extraordinaire qu'il faut plus que jamais lire et relire en ce moment où se joue le destin du monde : « Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l'abîme où tend à les jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrifiante image de Léviathan deviendrait une horrible réalité. C'est *avec la dernière énergie* que l'Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes : dignité de l'homme et salut éter­nel des âmes. » 257:114 « La terrifiante image de Léviathan » ! C'est là l'ultime aboutissement, le point Oméga de cette « pro­pagande diabolique » dont parle *Divini Redemptoris.* La socialisation de la vie humaine est la mort de l'homme fait d'une âme et d'un corps qui lui sont personnels et c'est à collaborer à cette mort de l'homme, à notre propre mort qu'une campagne communiste à l'intérieur de l'Église, *in sinu et gremio Ecclesiæ*, comme l'annonçait déjà l'Encyclique *Pascendi,* nous invite sans vergogne, avec arrogance, avec insolence, en usant de tous les moyens du terrorisme intellectuel et moral, au nom même de l'Évangile ! « Sauve ton âme en la perdant dans l'abîme de la socialisation et tu partageras avec moi l'Empire du Monde », voilà l'ultime projet du communisme parvenu au point culminant de son entreprise de mystification. Comprenons-nous maintenant pourquoi « le commu­nisme est intrinsèquement pervers » et pourquoi « sa propagande » est « diabolique » ? Comprenons-nous enfin pourquoi, dans cette bataille décisive que nous livrons « les armes classiques » de l'intelligence, de l'esprit critique, de la bonne volonté, etc. sont insuffisantes, et qu'il nous faut recourir, ainsi que nous y convie avec instance la Vierge de Fatima, à l'efficacité absolue de la prière ? « Courage, nous dit son Fils au plus secret de l'âme, en ce moment même où tu pries, j'ai vaincu le monde. » 258:114 ### L'allocution d'André Giovanni LORSQUE TITOV, l'astronaute soviétique, descendit du Ciel qu'il venait d'escalader à bord de sa machine il déclara : « Je n'y ai pas rencontré Dieu. » Des centaines de millions d'hommes furent invités à recevoir cette parole comme la preuve que les prophètes du marxisme n'avaient point menti : « Dieu n'existe pas ! » Dostoïevski disait : « *Si Dieu n'existe pas tout est permis. *» Or l'histoire montre que les puissances totali­taires communistes se permettent tout pour édifier leur univers où l'homme coupé de son Créateur et détourné de sa vocation naturelle et surnaturelle est l'esclave de l'homme. Le message de Titov est rappelé aujourd'hui non pas tant pour souligner son énorme naïveté, que pour le placer en parallèle avec un autre Message, également venu du Ciel il y a cinquante ans, à Fatima, au Portugal. Le signe fut si prodigieux que des milliers de témoins virent que le Cosmos avait rompu « le silence éternel des espaces infinis » pour attester la toute puissance de Dieu et la royauté de sa mère. Le soleil trembla, eut des mou­vements brusques jamais constatés, en dehors de toutes lois cosmiques. 259:114 Aujourd'hui des centaines de millions d'hommes, chrétiens ou non, savent que la Vierge s'adressant à de simples enfants demandait de prier pour la conversion de la Russie, « sous peine de voir l'abîme s'ouvrir et s'approfondir toujours plus, tandis que sur toute l'hu­manité viendra un grand châtiment ». Il est désolant de constater que de nos jours les apôtres du bonheur sans-Dieu et des « lendemains qui chantent », sont écoutés avec complaisance, même par des têtes chrétiennes, tandis que les autres, qui rappellent aux hommes le message de Fatima pour les ramener dans les voies de la sagesse et de la fidélité à Dieu sont dénigrés, au sein même de l'Église. On les rejette dans les ténèbres des ghettos intégristes où, c'est bien connu, jappent comme des chiens les « prophètes de malheur ». \*\*\* En rapprochant ces deux « messages » je ne cherche pas à jouer à la balançoire entre « celui qui croyait au Ciel et celui qui n'y croyait pas ». Car ce qui est en cause est terrible. L'encyclique *Divi­ni Redemptoris,* vingt ans après Fatima, confirmait avec précision le péril : « Le communisme est athée ; son dessein particulier est de bouleverser radicalement l'ordre social et d'anéantir jusqu'aux fondements de la civilisation chrétienne. » Pie XII avertissait ensuite : « Il s'agit d'un assaut total. Il s'agit d'un OUI absolu ou d'un NON absolu », d'un Oui absolu ou d'un Non absolu « entre les forces de christianisation et les forces de paganisation des peuples ». 260:114 Mais la condamnation formulée par Pie XI n'est-elle pas en discrédit actuellement ? Et Pie XII n'est-il pas considéré comme un « prophète de malheur » ? Et nous qui sommes ici réunis pour com­mémorer ces anniversaires, le sommes-nous également ? Ceux qui le prétendent ont de ces questions une vue désespérément simpliste et, tout compte fait, malhon­nête. Ils ne prennent le message de Fatima que par un seul côté : *l'annonce des malheurs*. Ils s'excitent à répéter que nous nous délectons de visions apocalyptiques, que nous nous régalons de l'Enfer promis aux pêcheurs. Bref, nous sommes des soldats de la Foi, mais si zélés, si entêtés, si bêtes que nous nous comportons comme des gardiens du Tombeau qui pèseraient de toute leur force sur la pierre qui emprisonne le Maître afin de le conser­ver pour eux seuls quitte à bloquer sa Résurrection et la Victoire de son Amour. A travers ces caricatures les modernistes discréditent les fidèles de Fatima. Par ce détour, ils atteignent leur but qui est monstrueux : FRAPPER DE NULLITÉ LES PAROLES DE LA VIERGE. RÉDUIRE A NÉANT SON MESSAGE. Pourquoi ? Pourquoi une telle opposition ? Mais parce que les paroles de Marie sont terriblement gênantes. Elles sont insupportables pour le confort intel­lectuel des modernistes, ces moutons de panurge du Progrès Indéfini. Elles sont contraignantes pour la quié­tude morale et spirituelle des théologiens de la nouvelle religion teilhardienne qu'une trop réelle dictature mo­derniste impose à l'Église et aux chrétiens. Oh ! ces gens-là sont terriblement présents. Ils vont et viennent, se multiplient, dialectisent, homélisent, courent de dialogues en dialogues, de colloques en colloques, de carrefours en carrefours, et s'évertuent à mille surenchères. Mais ne vous y trompez pas. Regardez bien ces grands agités du cerveau : *ils dorment debout !* 261:114 Leurs prunelles de somnambules bien qu'elles soient grandes ouvertes ne voient plus le Rédempteur. Elles sont fixées sur l'Avenir -- avec un grand A. L'esprit en­nuagé de chimères, le front nimbé de gloire post-conci­liaire, ils foncent à toute vitesse vers le Point Oméga, c'est-à-dire vers le gouffre définitif. Comment accepteraient-ils le message de la Vierge ? Elle qui secoue ces rêveurs éveillés et les ramène à la réalité ! Alors comme le dormeur qui se retourne en gro­gnant sur sa couche et replonge dans sa nuit, ils repoussent les avertissements de leur Mère. Car le message de Fatima est une stridence de Dieu, un cri pour réveiller l'humanité en péril de mort. Il éclate d'une telle puissance, il est fort d'une telle force surnaturelle, il est doté, d'une telle charge d'espérance que sa déflagration au sein de toute âme renverse le vieil édifice du Moi égoïste et jouisseur, souffle les murs du conformisme social, abat toutes les frontières, rase l'orgueil des puissants, atomise l'or des riches et nous projette hors de nous-mêmes, hors de la vieille peau du vieil homme que nous sommes, hors du péché, pour nous jeter, comme des enfants nus, à genoux et frémissants dans l'illumination de la jeunesse éternelle de Dieu. Les orgueilleux, ceux qui pèchent contre l'Esprit, n'aiment pas Fatima, car c'est de la conversion totale de chacun de nous qu'il est question. Nous sommes remis en cause jusqu'à l'os de l'os. Pour soulever la lourde pierre qui nous scelle cha­cun comme un tombeau, pour remonter à la source de Vie, la Vierge nous donne un levier irrésistible, une technique infaillible : la PRIÈRE qui seule est capable de faire basculer la dalle qui nous emprisonne. 262:114 Et dans un temps où l'humanité est au bord de l'abîme, il importe d'y avoir recours, il est urgent que nous nous y mettions tous, pour qu'à travers la poussée de quelques-uns d'abord, puis du plus grand nombre ensuite, grâce à cet élan, si l'on écoute la demande de la Mère de Dieu, la Russie soviétique se convertisse pour que la Paix règne sur le Monde. \*\*\* Est-ce possible ? Est-ce même concevable ? Quelle disproportion, direz-vous, entre la simplicité, la faiblesse du moyen et l'immensité du résultat ! N'est-ce pas insensé ? Mais si cela est vrai, de quelle puissance invincible, nous autres chrétiens sommes-nous donc revê­tus par la Prière ? Par la Prière Dieu nous arme ! Dieu ne ment pas. Dieu ne fait pas défaut. La voilà la seule arme absolue, à la mesure d'un combat surnaturel entre les forces du oui et du NON, la vraie force de dissuasion, irrésistible au point de dissua­der Dieu lui-même de faire tomber les châtiments. « Par la prière » disait Pie XII « nous pouvons faire douce violence à notre mère céleste ». Et de là, nous pouvons donc faire violence à Dieu ? Oh ! le vertige de cette pensée, de notre liberté de ce secret divin que la Vierge nous a rappelé à Fatima. Oui, cela est possible. Pie XII l'a un jour merveilleu­sement exprimé : « Aucun acte d'ordre surnaturel, aucun élan d'amour, « aucune invocation jaculatoire ne surgit, ne s'exprime, « ne monte vers le Ciel qui ne redescende comme une « rosée bienfaisante, qui n'agisse sur tout le corps mys­tique et dont le monde entier ne se ressente. » \*\*\* 263:114 Je pose donc la question : les vrais prophètes de mal­heur ne sont-ils pas ceux qui déracinent le courage viril du chrétien en vidant son cœur de sa seule force, qui est l'espérance surnaturelle ? Les magiciens du teilhardisme annoncent des noces avec la Terre et le Cosmos, mais ces aveugles ne voient pas qu'ils ne font que serrer dans leur maigres bras la vieillesse du monde ? Impuissants à faire que la volonté de Dieu soit faite sur la terre ils deviennent les complices de la volonté des autres, des adversaires dont la doctrine est « intrinsèquement perverse ». Ils dissolvent la Foi, rendent le christianisme in-forme, telle une masse en liquéfaction, et l'injectent comme matière à plastifier dans des moules politiques contraires à sa nature et fournis par le marxisme. « *L'âge technique succède à l'âge sacral ! *» claironne un récent numéro des « Études ». Après un tel coup de trompette, tous les excès, tous les sacrilèges sont permis. La Foi en Dieu est morte tuée sous les coups des « nouveaux théologiens ». Peu importe ! Ils lui ont substitué la Foi au Monde. \*\*\* Cela dit, est-il vrai qu'à force d'en appeler aux choses invisibles nous oublions, nous autres qui sommes ici, les choses terrestres ? En ce qui nous concerne, que vau­drait « LE MONDE ET LA VIE » si nos fenêtres n'étaient pas ouvertes sur le monde et son évolution ? Si nous n'étions pas attentifs à tous les progrès de la Vie. Les découvertes scientifiques se multiplient. Une véritable révolution intellectuelle s'accomplit sous nos yeux dans tous les domaines de la connaissance, balayant l'édifice men­songer du matérialisme. 264:114 Nous suivons passionnément le développement extra­ordinaire des techniques, nous applaudissons au progrès quand il permet, selon la juste expression de Paul VI « *le développement intégral de l'homme *». Mais ces nouveautés, loin de nous asservir sous leur idolâtrie, sont pour nous autant, de moyens de maîtriser le monde. C'EST DIRE QUE SELON NOUS IL IMPORTE MOINS DE S'OU­VRIR AU MONDE QUE D'OUVRIR LE MONDE A LA SEMENCE DU CHRIST ! Un auteur contemporain a dit : « Il ne s'agit pas de maintenir la chrétienté constan­tinienne, mais il s'agit de refaire pour notre temps ce que Constantin a fait pour le sien. » S'il est vrai qu'il appartient au chrétien de conférer au monde l'empreinte du Christ alors c'est à nous tous d'être les nouveaux constantins d'une nouvelle civili­sation ! \*\*\* Cette vision est trop audacieuse, elle exige trop d'imagination créatrice pour être adoptée par les pro­gressistes. Convenons-en, les solutions décourageantes, désespé­rantes, celles qui sont frappées de malheur, tournent le dos à Fatima. Elles ne voient que le visible. Les somnambules du progressisme sont en fait des aveugles hallucinés. Ils n'ont plus ce que S. Paul appelle le double regard : « Avec les yeux nous voyons ce qui se voit. Avec les yeux de la Foi nous regardons l'invisible mais les choses visibles sont temporelles et les invisibles éternelles. » 265:114 Or Fatima c'est l'exhortation tragique, mais mater­nelle, à regarder le visible à travers l'invisible. Voilà l'appel de Celle qui de son pied virginal écrase le serpent et détruit les hérésies. Voici l'espérance du monde et le bonheur qui ne trompe pas. Voici l'appel aux forts et à la force invincible des chrétiens : Voici l'appel à la Prière, Voici l'appel à l'action. Ni trêve, ni repos. Il s'agit devant Dieu d'un NON absolu ou d'un OUI absolu. 266:114 ### L'allocution de Jean Madiran NOUS AVONS COMMENCÉ l'année dernière -- ici même, il y a tout juste un an -- une démonstration publique qui se poursuit aujourd'hui. Nous démontrons quoi ? Nous démontrons que le catholicisme français n'est pas ce que l'on raconte à longueur de colonnes dans les rubriques d'information religieuse des journaux dits de gauche et des journaux dits de droite. Et nous démontrons que nous ne sommes ni des isolés dans la nation, ni des minoritaires dans l'Église. Des « isolés », on s'acharne à vous le faire croire pour vous décourager : mais le rassemblement d'au­jourd'hui apporte, une fois de plus, la réponse. Des minoritaires dans l'Église ? -- Aucun autre groupe de laïcs catholiques, libres et indépendants, sans mandat et sans appui officiel, n'est capables de réunir à Paris une assemblée aussi nombreuse. Et pourtant, si l'on s'en tenait à la lecture des rubriques d'information religieuse dans les journaux, on pourrait croire que le catholicisme français tout entier a été annexé par cette « mentalité post-conciliaire » que le Pape Paul VI, dans son Exhortation apostolique *Petrum et Paulum,* vient de dénoncer comme la pire perversion des enseignements du Concile et comme le plus grand péril actuel pour la foi chrétienne. 267:114 Ce serait bien dommage, s'il n'y avait plus en France comme on pourrait le croire par les journaux, que des catholiques « post-conciliaires ». Ce serait bien dom­mage, car alors le catholicisme français se trouverait tout entier noté d'infamie et placé en quelque sorte en situation d'interdit. Le naufrage serait général et il n'y aurait aucun survivant. Mais le naufrage n'est pas général. Nous pouvons bien le dire : nous avons été en France parmi les pre­miers à nous opposer à cette « mentalité post-conci­liaire » que le Pape désigne aujourd'hui comme le plus grand péril. Cette mentalité, il la caractérise par la croyance que le récent Concile aurait créé un christia­nisme nouveau, beaucoup plus épatant que ce que l'on avait jamais vu, et bien supérieur à l'ancien christia­nisme. Le Souverain Pontife déclare que ce soi-disant nouveau christianisme est arbitraire et stérile, et que si on parvenait à l'imposer au Peuple de Dieu il ne laisse­rait rien subsister du contenu de la foi. Ceux qui nous racontaient que le dernier Concile avait changé la religion chrétienne et la doctrine de la foi nous faisaient un double mensonge. Ils nous mentaient d'abord parce que le Concile ne l'a point fait. Ils nous mentaient ensuite parce que si par impos­sible le Concile avait voulu changer la religion chré­tienne et la doctrine de la foi, ses décrets n'auraient par définition aucune valeur et aucun pouvoir. Il n'existe dans l'Église aucune autorité qui ait autorité pour changer la foi. Il arrive dans l'Église que des docteurs l'oublient mais il arrive aussi dans l'Église depuis deux mille ans qu'alors le peuple chrétien refuse de marcher. 268:114 Le communisme a pu faire, il fait chaque jour, en Europe et en Asie, dans les territoires qu'il domine par la violence, que l'Église de notre temps est l'Église qui dans l'histoire compte le plus grand nombre de mar­tyrs. -- C'est sans doute une manifestation de ce qu'on appelle pieusement la vocation humaniste du marxisme. Simultanément on pourrait se demander si le com­munisme, dans les pays qu'il ne domine pas, n'est pas en train de faire de l'Église de notre temps l'Église qui dans l'histoire compte le plus grand nombre d'apostats. Ce drame inimaginable, qui est celui de l'effondre­ment spirituel des anciennes nations chrétiennes de l'Occident, il est tout entier décrit par avance dans l'Encyclique *Divini Redemptoris* qui a tout dit, une fois pour toutes et prophétiquement, sur l'affrontement du chris­tianisme et du communisme. Nous pourrions, au sujet de l'Encyclique *Divini Re­demptoris*, exprimer un regret. Il ne semble pas que personne ait songé à célébrer le 30^e^, anniversaire de ce document si parfaitement actuel. L'anniversaire tombait le 19 mars : avec notre discrétion habituelle, nous avons laissé le champ libre à toutes les initiatives et à toutes les bonnes volontés en ne nous réunissant nous-mêmes que trente-six jours plus tard. Si nous avions fixé au 19 mars notre réunion célébrant le 30^e^ anniversaire de l'Encyclique, on n'aurait pas man­qué de nous dire que nous étions la cause évidente de l'abstention générale : « marqués » comme nous le sommes, pelés, galeux et enragés, c'est bien connu, et de surcroît, paraît-il, « intégristes », notre présence ne pou­vait que donner à une telle manifestation un « carac­tère infiniment fâcheux ». -- Mais enfin, nous voici aujourd'hui au 25 avril, en la fête de saint Marc l'Évan­géliste. Notre retard volontaire de plus d'un mois aura permis cette intéressante constatation : si nous n'existions pas, il n'y aurait eu aucune espèce de célébration du 30^e^ anniversaire de l'Encyclique *Divini Redemptoris,* pas même purement verbale, protocolaire et platonique. 269:114 Oui, nous pourrions exprimer le regret que personne n'ait voulu y penser. Mais pourquoi nous attarder à des regrets, puisque la célébration, la voici, elle aura eu lieu, et je puis dire que jamais encore la célébration du 30^e^ anniversaire d'une Encyclique sociale n'avait réuni à Paris une telle assemblée civique. Alors, je vous le demande, de quoi aurions-nous à nous plaindre ? Il a suffi que nous voulions tous ensemble célébrer le 30^e^ anniversaire de l'Encyclique *Divini Redemptoris* pour que cette célébration ait lieu, et pour qu'elle prenne une ampleur jamais vue encore pour la célébration laïque et sans mandat d'une Encyclique. Il me semble que nous devons en tirer une leçon. Non point une leçon que nous voudrions donner à qui que ce soit, mais une leçon strictement pour nous-mêmes : celle d'être plus activement attentifs à ce que nous avons en main et à ce qui dépend de nous. Il y a des choses qui ne dépendent pas de nous et que nous n'avons pas en main. Le gouvernement de l'État -- « les choses étant ce qu'elles sont » -- n'est pas actuellement entre nos mains et ne dépend pas de nous. Le gouvernement de l'Église, Dieu merci, ne dépend pas de nous lui non plus. Oh ! nous entendons fort bien qu'avec une grande insistance on nous demande en subs­tance, selon la formule consacrée, d'être dans la société française des citoyens « bêtes et disciplinés ». Et plus d'une, fois nous entendons aussi qu'avec une insistance au moins égale, pour ne pas dire une insistance conjointe, on nous demande en substance d'être dans le catholicisme français des catholiques « bêtes et disciplinés ». Et nous sommes, inimitablement, « bêtes et disciplinés » pour tout ce qui ne dépend pas de nous et ne relève pas de notre responsabilité. 270:114 Mais il y a des choses qui relèvent de la responsa­bilité de chacun de nous. Elles sont nombreuses. Jean Ousset vous en parlera sans doute dans un instant. Pour le moment je n'en retiendrai qu'une. Il appartient à chacun de nous d'aller frapper à la porte de l'Église hiérarchique selon l'antique formule du baptême : -- Que demandez-vous à l'Église de Dieu ? -- La foi. Nous demandons la foi et non pas une religion de l'évolution progressive. -- Que demandez-vous à l'Église de Dieu ? -- Les paroles de la vie éternelle. Nous demandons les paroles de la vie éternelle et non pas les plans de la construction d'une nouvelle Tour de Babel. Que demandez-vous à l'Église de Dieu ? Les sacrements du salut. Nous demandons les sacrements du salut et non pas une nouvelle formule du socialisme. Voilà le dialogue ; le dialogue dans l'Église tel que nous le comprenons et tel que nous le pratiquons, en face de ce qui est peut-être le plus grand événement de l'his­toire de l'Église depuis deux mille ans : on est en train de travailler à nous changer la foi en catimini et de l'intérieur. Il dépend de nous de garder la foi que nous avons reçue. Il dépend de nous de réclamer que nous soit en­seignée aujourd'hui comme hier la doctrine de la foi in­changée depuis deux mille ans, et qui se reconnaît à ce qu'elle ne change pas. Au milieu d'un déluge universel de doutes, d'options, d'hypothèses et d'expériences, nous déclarons que les dogmes de la foi ne sont pas objet de doutes, d'options, d'hypothèses ou d'expériences. 271:114 Je termine par un vœu, ayant apparemment encore, en simple fidèle de la sainte Église de Dieu, le droit d'émettre un simple vœu. -- Le déluge auquel je viens de faire allusion est assurément bien intéressant, ce reli­gieux déluge de doutes, d'options, d'hypothèses et d'expé­riences. Mais quelque chose s'est comme estompé au mi­lieu de ce déluge. Quelque chose que nous retrouvons notamment dans les Encycliques *Pascendi* et *Divini Re­demptoris* dont nous célébrons l'anniversaire. Une fonc­tion s'est estompée. Une fonction nécessaire. C'est la fonction d'enseigner avec assurance et netteté ce qui est certain aux yeux de la foi. La fonction d'enseigner tout ce qui est certain aux yeux de la foi, sans aucune omission. La fonction d'enseigner seulement ce qui est certain aux yeux de la foi, sans aucune adjonction. Je constate que cette fonction fait trop souvent défaut aujourd'hui. Et j'exprime le vœu, et même je demande à haute voix, que par la grâce de Dieu qui ne saurait manquer, et par le consentement du clergé à sa vocation véritable, cette fonction soit restaurée dans sa vérité et dans sa sainteté. 272:114 ### L'allocution de Jean Ousset C'EST EN TANT QUE LAÏCS plus directement respon­sables des affaires de la Cité, que nous sommes rassemblés ce soir. En témoignage de gratitude pour les bienfaits qu'au seul plan civique, au seul plan temporel, les trois mes­sages de Fatima, de *Pascendi,* de *Divini Redemptoris,* n'ont cessé et ne doivent pas cesser de répandre. Mais il faut être court. Mon exposé ne sera donc qu'un rappel, suivi d'un rapide commentaire, de ce que Lucie de Fatima nous rapporte d'un propos de notre Seigneur. Et ce propos le voici : « ...Le sacrifice de chacun exige l'accomplissement de son propre devoir et l'observance de ma loi. Telle est la pénitence que, maintenant, je demande et j'exige... » Ce qui ne manque pas de surprendre. Car n'est-ce pas le moins qui puisse être demandé ? ... Se peut-il qu'une obligation aussi élémentaire soit proposée comme une pénitence suffisante, ... une pénitence salvatrice capable d'écarter les maux annoncés par Notre-Dame, dans le cas où ses demandes ne seraient point écoutées ? Certes, je n'ignore pas que l'intention surnaturelle de nos moindres actions peut obtenir à ces dernières le secours d'une grâce toute puissante ! 273:114 N'est-il pas étonnant cependant, qu'en l'état où nous sommes, le Ciel n'exige pas quelque résolution exception­nelle, performances ascétiques, mortifications héroïques, records de piété... ? Non. Récitation du chapelet. Fidélité au devoir d'état... Cela paraît bien peu. Mais cela pourtant va très loin. Car cela nous concerne tous. Sans exception. Tous, jusqu'aux plus humbles. Jusqu'à ceux qui, tels le servi­teur dont parle l'Évangile, n'auraient reçu qu'un seul talent. Or la signification est souvent méconnue, et cependant redoutable, de ce que le Seigneur a cru bon de nous enseigner dans cette parole. Il eut été si facile apparemment... ; il eut été si agréa­ble surtout à notre esprit moderne, d'ordonner l'histo­riette de telle sorte que ce soit, plutôt, les deux serviteurs mieux pourvus qui aient été coupables de négligence ou fainéantise... ; et que ce soit le serviteur à l'unique talent qui ait tiré le plus grand profit du dépôt confié. Mais la divine sagesse n'a pas cru bon d'ordonner ainsi sa leçon. Et, au risque de choquer les sentimentaux que nous sommes, c'est sur le serviteur au seul talent laissé infruc­tueux que pèse la réprobation du Maître à son retour. Preuve, sans doute, que l'indigence même de nos capacités, de nos moyens, de nos talents ne peut servir d'excuse à l'inaction. Preuve que, pour la renaissance, le Ciel exige l'effort, même très modeste, des serviteurs les plus humbles, des serviteurs à l'unique talent. 274:114 Preuve que, dans le combat contre ces erreurs dont la sainte Vierge de Fatima, a dénoncé le péril avant tout autre... preuve que, dans ce combat contre la Révolution, l'argument est condamnable de ceux qui, beaucoup trop nombreux, vont affirmant : Nous nous sentons trop ignorants et incapables. A d'autres... (plus brillants que nous), les soins de l'orienta­tion générale de la société. Notre devoir ne saurait dépasser le champ des travaux domestiques. On ne saurait d'ailleurs tout faire. Et tant de choses nous sollicitent déjà ! Ce qui paraît sage réponse. Ce qui pourtant n'est qu'une façon doucereuse d'éva­cuer une bonne part de nos principaux devoirs d'état, et de ne conserver, par préférence, que les plus agréables... ou les plus lucratifs. Pour combien, en effet, les devoirs d'état se réduisent au seul devoir professionnel. Il serait vraiment trop facile de pouvoir choisir ainsi celui de nos devoirs d'état qui nous plaît davantage, et d'oublier les autres. La vérité est qu'il faut tout faire de ce que PAR ÉTAT nous devons faire ; le mérite d'une vie vertueuse étant dans l'heureuse, et parfois héroïque, ordonnance de mul­tiples et irréductibles devoirs d'état. Devoirs d'état... envers Dieu ; puisque nous sommes PAR ÉTAT ses créatures. Devoirs d'état... envers nos enfants, puisque PAR ÉTAT nous sommes leurs parents... Devoirs d'état professionnels. Devoirs d'état de bon voisinage. Devoirs d'état amicaux. Etc. Aucun devoir d'état ne peut être récusé tant que nous restons dans l'état qui, précisément, nous l'impose. 275:114 Sans oublier ce devoir qui nous lie à la Cité, puisque PAR ÉTAT nous en sommes membres. Car il importe peu de regretter que nos modernes démocraties soient venues accroître la charge de nos devoirs civiques en imposant à chaque citoyen une plus grande participation à la vie publique. L'action politique et sociale n'en demeure pas moins un de nos plus graves devoirs d'état... puisque c'est à ce degré que profilèrent surtout ces « erreurs de la Russie », dont, à Fatima, la Vierge a dit qu'elles se répandraient dans le monde... Guerres, persécutions, nations anéanties étant leur effet ordinaire. \*\*\* Qu'on ne s'y trompe donc pas... (en « demandant » et « exigeant » l'accomplissement de notre devoir d'état) c'est une véritable mobilisation générale qui se trouve ainsi commandée par le Ciel. Ce qui, à bien observer les choses, implique un style d'action plus défini qu'on ne croit. Action d'abord surnaturelle ! C'est évident ! Reste que le commentaire de cet aspect ne relève point tant des simples laïcs que nous sommes ici ce soir. Action surnaturelle donc : mais naturelle aussi. Action tout à la fois massive et multiforme, féconde et paisible. Action massive, puisque nul n'en peut être dispensé. Action multiforme, puisqu'il n'est rien de plus divers que nos devoirs d'état. Action féconde, puisque fondée sur ces devoirs d'état, elle coïncide avec ce que chacun peut avoir de compéten­ce, d'expérience, d'intérêt légitime. Action non orthopé­diquement plaquée de l'extérieur sur le corps social. Mais action féconde, parce qu'elle agit comme du dedans, sur les structures mêmes, profondes et naturelles, de la société. 276:114 Action paisible, parce qu'elle ne déracine personne parce qu'elle n'artificialise rien ; parce qu'elle ne révo­lutionne pas sous prétexte de combattre la Révolution. Action paisible, parce qu'elle doit être celle de tous et de chacun agissant à son rang, à sa place, dans ses réseaux naturels. Gardons-nous donc de cette erreur si commune qui consiste à déplorer la pluralité de nos formules d'action, la variété des organismes, sous prétexte qu'il y aurait là une dispersion des efforts. La vérité est qu'une certaine dispersion, une certaine variété, une certaine pluralité sont beaucoup plus efficaces, beaucoup plus fécondes que les prétendues recettes unitaires, monopolisatrices, préconisées par certains, sous prétexte de plus grande force par concentration. Comme si une armée était plus dangereuse, en colonne par trois, qu'apparemment dis­persée, en position de combat, dans la campagne ! Plus que jamais, face au Léviathan du totalitarisme moderne, il importe de dresser un jeu de forces souples, manœuvrières, peu vulnérables, faciles à reconstituer, riches en puissances variées, voire contrastées. Capables de poursuivre simultanément plusieurs objectifs. Formules offertes à tous, mais beaucoup mieux adap­tées aux possibilités de chacun selon leurs devoirs d'état. Car, pour l'instant, ce qui est à promouvoir, ce qui est à maintenir, c'est moins une organisation qu'une méthode à préconiser, une stratégie à faire admettre, de nouvelles habitudes d'action à faire prendre, quel que puisse être l'organisme auquel on appartient. Autant dire : un certain style d'action mieux adapté aux condi­tions actuelles. 277:114 « Action capillaire », a dit Pie XII. Mais qui correspond en tous points à ce que l'on pourrait appeler la méthode d'action du devoir d'état, préconisée à Fatima. \*\*\* Car un trop grand nombre s'imagine que la victoire dépend essentiellement du talent, de l'habileté, du cou­rage de ceux qui écrivent dans les journaux, de ceux qui parlent dans les réunions ; en bref : de ceux qui ont un rôle plus en vue ; et qu'il suffirait donc d'encoura­ger, d'applaudir ces leaders... Comme on encourage, ou comme on applaudit, des joueurs dans un stade. Il n'est pas d'erreur plus redoutable, plus désastreuse. Si les soldats en viennent à penser un jour que la victoire ne dépend plus d'eux mais du seul État-Major, sous prétexte qu'on y connaît d'habiles généraux, cette armée ira de désastre en désastre, pour merveilleux qu'aient pu être les plans de combat élaborés par ses chefs. Le message de Fatima est formel. La mobilisation des devoirs d'état qu'il préconise, concerne tout le monde. Et... l'Évangile nous l'enseigne, serions-nous serviteur à unique talent, cela ne peut servir d'excuse à l'inaction. 278:114 ### L'allocution de Michel de Saint Pierre QU'EST-CE que la vérité ? demandent nos Pilates d'aujourd'hui, jouant de ce relativisme auquel on voudrait conférer le monopole de l'intelli­gence. Un peu partout, et dans notre monde catholique lui-même, la subversion prétend « *remettre en cause *» et « *redécouvrir *» la vérité... De là, une certaine forme d'erreur -- engendrée dans la pensée moderne -- contre laquelle nos Papes, succes­seurs de Pierre, se sont dressés. Il y eut d'abord Pie IX et le *Syllabus.* Je vous assure (ouvrant ici une petite parenthèse) qu'il ne fait pas bon évoquer le *Syllabus* en France chrétienne, par le temps qui court... Et pourtant... Continuant Pie IX, Léon XIII multiplia des encycliques et des messages d'une variété, d'une richesse extraordinaires : il ne condamnait pas. Il répon­dait aux erreurs dont le *Syllabus* avait dressé un premier catalogue. Puis ce fut Saint Pie X. Admirateur de Léon XIII, le Pape Pie X dût cependant prendre acte du fait que l'immense effort de persuasion de son prédécesseur n'avait pas abouti. 279:114 L'explication de cet échec, Jean Madiran nous l'a donnée, avec une vigueur que Léon Bloy n'eût pas désa­vouée : « Toutes les erreurs réfutées et condamnées par Léon XIII se sont articulées et conjuguées entre elles pour constituer le MODERNISME, « qui est le rendez-vous de toutes les hérésies, « nous pourrions dire : la somme des erreurs mo­dernes... « Le *monde moderne,* c'est le monde où l'on a vu toutes les erreurs qui aient jamais existé contre la foi se rassembler, s'organiser, s'articuler entre elles, et s'ins­taller au cœur de l'Église. » Assurément, le *monde moderne,* ce n'est pas seule­ment cela. Mais c'est notamment cela -- et nous devons le savoir, ouvrir les yeux -- non pas nous cacher la tête dans le sable. C'est bien ainsi, du moins, que l'entendait Saint Pie X. Il savait encore que si la persuasion dans l'Église ne suffit pas, il y faut discipline et rigueur. Et le 8 septembre 1907, Pie X, Pape, « donnait » -- selon l'expression rituelle et si juste -- l'encyclique *Pascendi Dominici Gregis* sur les erreurs de doctrine des modernistes, texte admirable dont nous célébrons ce soir le 60^e^ anniversaire. Le langage y est si ferme, la pensée si étendue, la condamnation si écrasante qu'il faudrait, pour en parler, beaucoup plus de temps que je n'en dispose. Je voudrais simplement faire ressortir, en quelques mots, l'actualité poignante et stupéfiante de *Pascendi --* qui nous aide souverainement aujourd'hui, plus que jamais, à dénoncer l'erreur si bien articulée, rassemblée, installée dans l'Église... 280:114 « Il n'a jamais manqué », disait Saint Pie X, « d'hom­mes au langage pervers, *diseurs de nouveautés,* et séduc­teurs, sujets de l'erreur et entraînant à l'erreur. Mais il faut bien le reconnaître, le nombre s'est accru étrange­ment, en ces derniers temps, des ennemis de la Croix de Jésus-Christ... » Le Pape ajoutait : « *Nous taire n'est plus de mise. *» Puis il dessinait, touche pour touche, mot pour mot, trait pour trait, l'exact visage du modernisme d'aujourd'hui : « Les artisans d'erreurs, il n'y a pas à les chercher parmi les ennemis déclarés. Ils se cachent, et c'est un sujet d'appréhension et d'angoisse très vives, *dans le sein même et au cœur de l'Église,* ennemis d'autant plus redoutables qu'ils le sont moins ouvertement. Nous parlons Vénérable Frères, d'un grand nombre de catholi­ques laïques, et, ce qui est encore plus à déplorer, *de prêtres,* qui, sous couleur d'amour de l'Église, absolument courts de philosophie et de théologie sérieuses, *imprégnés au contraire jusqu'aux moelles d'un venin d'erreur puisé chez les adversaires de la foi catholique,* se posent, au mépris de toute modestie, comme rénovateurs de l'Église. » La suite du texte de Saint Pie X est plus saisissante encore : « Leurs doctrines leur ont tellement perverti l'âme qu'ils en sont devenus contempteurs de toute autorité, impatients de tout frein. » Je n'insisterai pas sur l'analyse que saint Pie X fait ensuite de l'erreur moderniste elle-même -- erreur qui va du matérialisme historique au naturalisme religieux -- de la mutation du dogme aux témérités de l'évolution­nisme. 281:114 Puis, interpellant ces catholiques, prêtres et laïques, « enflés d'une science orgueilleuse », « aveugles et con­ducteurs d'aveugles », Pie X embrasse d'un seul regard tout le système -- rendez-vous de toutes les hérésies -- erreur qui concentre en elle le suc et la substance de toutes celles qui furent jamais faites contre la foi. Les *méthodes de la Subversion,* enfin, sont évoquées avec une clairvoyance qui fait frémir : malveillance et acrimonie envers les catholiques qui luttent pour l'Église -- injures répétées -- puis, « *la conspiration du silence *» ... Ce sont les termes mêmes de Pie X. Comme ils sont actuels, et comme ils sonnent juste ! Mais trois ans plus tard, souffrant dans son immense charité, Saint Pie X devait renouveler l'effort de condam­nation, reprendre le combat, par son *Motu proprio* du 1^er^ septembre 1910. *Texte essentiel, et texte ignoré.* Cette fois, les modernistes sont accusés formellement par le Pape de « grouper en une association secrète de nou­veaux adeptes, et d'inoculer par des publications le poison de leurs erreurs ». Et reprenant son accusation avec une patience admi­rable, Saint Pie X ajoutait : « Ces adversaires sont d'autant plus à redouter qu'ils nous touchent de plus près ; ils abusent de leur minis­tère (...), ils propagent autour d'eux une apparence de doctrine, qui contient la somme de toutes les erreurs. » Je vous disais : texte ignoré. J'en ai fait l'expérience : ce *Motu proprio* de Saint Pie X est à peu près inconnu en France chrétienne. Et cependant, il est en quelque sorte l'exposé des motifs du fameux : *Serment antimoderniste.* Serment que sont encore tenus de prêter aujourd'hui, à l'heure où nous parlons, les clercs de l'Église univer­selle -- et notamment, les séminaristes avant leur sous diaconat ; les confesseurs et prédicateurs ; les supérieurs et professeurs de congrégations religieuses. 282:114 Or, ce *Serment antimoderniste*, c'est Saint Pie X qui le formule et qui l'exige de nos prêtres -- et de nos évêques, avant leur consécration... La formule du Serment elle-même est d'une limpidité aveuglante. Il faudrait tout lire et tout méditer. N'évo­quons ce soir que ces deux passages : « Je me soumets, avec toute la révérence voulue, et j'adhère de toute mon âme aux condamnations, décla­rations et prescriptions contenues dans l'encyclique Pas­cendi (...), notamment en ce qui concerne ce qu'on appelle l'histoire des dogmes. » « De même, je réprouve l'erreur de ceux qui préten­dent que la foi proposée par l'Église peut être en contra­diction avec l'histoire et que les dogmes catholiques, dans le sens où ils sont entendus aujourd'hui, sont incompa­tibles avec les origines les plus authentiques de la religion chrétienne. » Donc, nos prêtres -- tous nos prêtres -- on pris l'engagement, sans le moindre retour possible en arrière, de rejeter et condamner l'erreur moderniste. Un serment qui les lie à la foi expresse dans les faits divins, miracles et prophéties ; dans l'institution divine de l'Église dans la Primauté de Pierre jusqu'à la fin des temps dans l'intangibilité du dogme catholique et dans la Révélation extrinsèque du Dieu Créateur et Maître. Un serment qui les oblige, durant leur pleine vie sacerdotale, *à rejeter l'erreur d'une croyance au progrès indéfini de la conscience humaine* -- et qui leur interdit de renier la tradi­tion de l'Église au nom de la critique textuelle. Un serment qui les soumet expressément et pour toujours à l'encyclique *Pascendi,* et qui les requiert d'aborder les problèmes d'histoire et de théologie avec l' « idée préconçue » de la foi catholique... \*\*\* 283:114 Eh bien, nous en sommes les témoins : ce serment-là est trahi à chaque instant, sous nos yeux. Le relativisme doctrinal, la confusion de l'erreur et de la vérité, le culte de l'homme -- quand ce n'est pas le doute même jeté sur la Présence Réelle ou sur la virginité de la Très Sainte Vierge Marie, Mère de Dieu, Mère des hommes, Mère de l'Église -- l'évolutionnisme le plus téméraire met en cause la faute originelle et la christologie elle-même -- tout ce fatras d'erreurs s'étale impudique­ment, et du haut en bas de l'échelle intellectuelle : et cela va du simple aumônier abusif à l'orateur consacré, du bulletin paroissial à la revue hautement spécialisée, du modeste « nouveau prêtre » au grand religieux dialo­gueur... Quand nous avons signalé le danger, on nous a dit que nous exagérions. On ne le dit plus guère aujourd'hui. D'ailleurs, nous n'avons jamais prétendu que le mal fût général ; nous disons simplement qu'il va croissant et multipliant depuis Saint Pie X -- et des milliers de té­moins, prêtres qui souffrent ou laïques dont nous rece­vons les lettres, l'affirment aujourd'hui avec nous. Aussi bien, lorsque nous avons lu dans la presse du mois d'octobre dernier la lettre du Cardinal Ottaviani, pro­préfet de la Sacrée Congrégation pour la Doctrine de la Foi, à l'Épiscopat Universel, nous y avons trouvé l'expres­sion des vérités que nous attendions -- en même temps qu'un écho de l'antique et vivante *Pascendi*. Car la lettre du Cardinal évoquait -- et je cite : « Des nouvelles alarmantes, au sujet d'abus grandis­sants dans l'interprétation de la doctrine du Concile, ainsi que d'opinions étranges et audacieuses apparaissant ici et là et qui troublent gravement l'esprit d'un grand nombre de fidèles. » 284:114 On sait, d'autre part, que les mots de *modernisme* et de *néo-modernisme* sont revenus plusieurs fois dans la bouche et sous la plume du Pape Paul VI, actuellement régnant. Le 5 avril de cette année 1967 -- il y a donc moins de trois semaines -- le Saint-Père commentait ces mots de Saint Jean : Telle est la victoire qui a triomphé du monde : notre foi. » Le mot *Victoire,* a dit le Pape, fait penser à un combat -- mais c'est une idée qui ne plaît pas à l'homme moderne. « On parle de morale sans péché », concluait Sa Sain­teté Paul VI, « on cherche à justifier toute action par des considérations d'ordre psychologique et sociologique. On ne veut de combat ni contre le démon dont on nie l'exis­tence, ni contre le monde dont on célèbre les valeurs fascinantes. » Déjà, l'an dernier, le Pape Paul VI lançait aux membres de l'Église universelle cette exhortation solen­nelle : « *Ne vous laissez pas gagner par le mal d'une menta­lité relativiste, qui détruit la conception même de la vérité... *» \*\*\* Récemment, au cours d'une Table Ronde où je rencon­trais certains représentants de la presse actuellement vendue dans nos sanctuaires -- vous savez : ces catholi­ques pour qui Pie X n'est pas un saint de la paroisse -- j'eus la surprise de m'entendre dire que tout cela n'était qu'exagérations et pessimisme. Peu importaient, d'après mes interlocuteurs l'avachissement de la pensée théolo­gique ou les glissements doctrinaux. Peu importaient les doutes formulés ici et là sur des points essentiels de la doctrine et de la foi. 285:114 Peu importait tout cela, *puisque* l'effort missionnaire ouvrait l'Église au monde et le monde à l'Église. Mais de quel monde s'agissait-il ? Je répondis en invoquant l'enseignement des Papes dans sa magnifique continuité -- et je ne fus guère écouté. Cependant, lorsque je fis le tableau de trop de prêtres quittant aujourd'hui leur sacerdoce et de tant de séminaires qui se vident sous nos yeux -- j'avoue qu'il se fit un silence. Car les fruits du modernisme, et Saint Pie X le disait expressément, c'est le désespoir, la souffrance des prêtres et des futurs prêtres. Au-dessus de nous, il y a le sacer­doce -- et c'est bien à lui d'abord que s'attaque l'erreur installée dans l'Église, *in sinu gremioque Ecclesiæ*. Je laisserai donc, pour finir, la parole à un prêtre à celui que nos Papes ont proclamé « patron de tous les curés de l'Univers », à Jean-Baptiste-Marie Vianney, Curé d'Ars. Le Curé d'Ars disait, l'année même de sa mort : « Pour unir, il faut bien s'y prendre. Il ne faut pas avoir la fausse charité. Il faut dire la vérité, sans accep­tion de personne. Il y a un tas de mensonges, un tas d'horreurs qu'il faut balayer ; sans faire attention à ceux qui se mettent devant (...) *Il n'y a pas d'union possible entre l'erreur et la vérité...* » C'était à Georges Seigneur, écrivain et publiciste, que ce propos s'adressait : à un homme qui exerçait le même métier que nous, appelé comme nous au témoignage public. Lorsque vient la tentation de se taire, par lassitude ou par scrupule, je pense à Saint Pie X et je pense au Curé d'Ars. Un chrétien, pour modestes que soient ses lumières, doit combattre l'erreur, selon ses -- forces. Il doit le faire dans la paix de son cœur -- dans la confiance -- et dans la joie. 286:114 ### L'allocution de Louis Salleron L'ORDRE ALPHABÉTIQUE m'assigne souvent la der­nière place, qui est ma place légitime d'ailleurs. Je regrette toutefois que notre ami Thibon n'habite pas Paris, c'est lui qui l'aurait et vous y gagne­riez. Je dois dire que si la place alphabétique n'était pas la mienne, on me la réserverait parce que généralement je termine assez rapidement. Par conséquent je vous rassure. Michel de Saint Pierre, parlant de je ne sais plus qui, nous a évoqué la tentation de se taire. C'est une ten­tation qui n'afflige pas tout le monde, mais si c'en est une, je dois dire que je la subis de plus en plus. On me dira qu'on ne s'en aperçoit guère, mais vous vous en apercevrez un jour. J'ai de moins en moins de goût à écrire sur les choses dont nous parlons ce soir, et de moins en moins de goût à en parler. Néanmoins, je le fais, je dirai non pas du tout en surmontant une ten­tation, ce qui n'est pas mon genre, mais simplement, parce que je suis d'une bénévolence extrême, et que je résiste mal aux appels de l'amitié. Et quand on me dit : « il est entendu que demain vous ferez ceci ou cela », ou bien, « je compte sur vous », je n'ai même pas le temps de répondre non, car je suis happé par ma bonne nature et je m'exécute. 287:114 Ce soir, nous célébrons des anniversaires. Peut-être quelques-uns d'entre vous auront pensé que c'est un sub­terfuge. Eh ! bien, nous avons à cet égard une protection très haute, que je m'empresse d'invoquer. C'est notre Saint-Père Lui-même, le Pape Paul VI, qui a cru devoir justifier la pratique des anniversaires dans son exhorta­tion *Petrum et Paulum*. « C'est la coutume désormais partout répandue, écrit-il, de commémorer les personnes et les faits qui ont marqué l'Histoire de leur empreinte. Considérés dans l'éloignement des années passées et la proximité des souvenirs qui en restent, les événements offrent à qui se penche sur eux dans une sage réflexion et les revit en quelque sorte, d'utiles enseignements sur la valeur des choses humaines. Ces leçons sont souvent plus claires pour la postérité qui les dégage maintenant qu'ils ne le furent pour ceux qui les vécurent et ne purent toujours les comprendre dans tout leurs sens. » Avouez qu'on ne saurait trouver de meilleure justi­fication et de meilleure présentation à ces faits, à ces événements que furent *Pascendi,* que furent *Fatima,* que furent *Divini Redemptoris *; et il est incontestable que nous sommes mieux à même de les comprendre aujour­d'hui que ne furent à même de les comprendre ou même de les connaître leurs contemporains. Vous me permettrez d'ajouter la phrase qui suit, et dont je me demande si Paul VI ne l'a pas écrite avec un soupçon d'humour : « Du fait, dit-il, qu'actuellement on nous forme au « sens de l'histoire », nous sommes plus aisément portés à ce genre de réflexion. » Puis donc qu'on nous forme au sens de l'histoire, réfléchissons sur le sens de *Pascendi,* de *Fatima,* et de *Divini Redemptoris,* car ces anniversaires, nous les célébrons pour la même raison pour laquelle Paul VI, au­jourd'hui, nous invite à célébrer le dix-neuvième centenaire de la mort de S. Pierre et de S. Paul. Il s'agit de faits, d'événements qui sont d'une actualité extraordi­naire. Les organisateurs de cette soirée les ont excel­lemment choisis. 288:114 Il y en avait d'autres. Si, voilà cinquante ans, c'était Fatima et conjointement, je vais le rappeler après d'autres, la Révolution communiste, c'était aussi la mort de Léon Bloy. Ceci soit dit en passant et rapide­ment, car nous n'allons pas célébrer le cinquantenaire de la mort de Léon Bloy, mais tout de même, s'il avait notre âge et qu'il fût sur cette tribune, je crois que les micros casseraient sous sa voix et que cet apôtre de la Salette, qui mourait l'année de Fatima, s'il nous célé­brait Fatima, il aurait un certain nombre de choses à nous dire. Et qui sait ? Peut-être aurait-il amené sur cette tribune ses filleuls, que nous aurions bien volon­tiers acceptés avec nous ! Savez-vous, puisque nous sommes dans les anniversaires, qu'il y a vingt ans, Pie XII promulguait *Mediator Dei*, l'Encyclique sur la Liturgie, qui est un peu comme l'annonce et la préparation de la Constitution du Concile, comme *Ecclesiam suam*, annonce *Lumen gentium *? Et savez-vous qu'il y a dix ans c'était une autre encyclique de Pie XII, pour le Centenaire des apparitions de Lourdes, encyclique que j'ai lue pour la première fois, je m'en excuse, très intéressante parce qu'elle nous dégage très profondément la signification des apparitions de la Vierge ? Et quoiqu'il s'agisse de Lourdes, on peut dire qu'il s'agit aussi de Fatima. Ces anniversaires, nous les célébrons parce qu'ils nous donnent des leçons d'une actualité éclatante. *Pas­cendi* nous parle du modernisme en 1907, mais Paul VI, dans *Ecclesiam suam*, dénonce « les erreurs du moder­nisme qu'on voit revivre aujourd'hui ». Oui, c'est le pape qui le dit, mais peut-être vaut-il mieux que nous, laïcs, nous nous abritions derrière des laïcs. 289:114 Eh bien, c'est Maritain qui nous assure que le néomodernisme d'au­jourd'hui est tel que le modernisme du début du siècle n'était à son côté qu'un « pâle rhume des foins ». Et si le grain des choses vous intéresse plus que la paille des mots, lisez les allocutions de Paul VI. Il n'est pas une semaine où le pape ne mette en garde les fidèles contre les dangers qui menacent la Foi. D'ailleurs, croyez-le bien, s'il nous invite pendant une année entière à célé­brer la Foi derrière S. Paul et S. Pierre, c'est vraisembla­blement que la défense de la foi est aujourd'hui à ses yeux le problème numéro un. Par conséquent je crois que nous sommes dans la ligne générale en évoquant ici le modernisme. Voici ce que dit Paul VI dans son exhortation apos­tolique *Petrum et Paulum*, mettant en garde contre les opinions exégétiques ou théologiques nouvelles qui s'in­sinuent dans le champ de la doctrine catholique, il dit, je le cite textuellement : « Ces opinions mettent en doute ou déforment la signification objective de vérités que l'Église enseigne en vertu de son autorité ; sous prétexte d'adapter la pensée religieuse à la mentalité mo­derne, on ne tient pas compte des directives du magis­tère ecclésiastique, on imprime à la spéculation théolo­gique une orientation radicalement historiciste, on va jusqu'à dépouiller le témoignage de l'Écriture sainte de son caractère historique et sacré, et on s'efforce d'in­troduire dans le peuple de Dieu un esprit soi-disant post-conciliaire. » Donc, si nous célébrons le soixantième anniversaire de *Pascendi*, ce n'est pas par un esprit pas­séiste et pour le goût des anniversaires, mais parce que cet anniversaire nous signale l'actualité la plus pressante de 1967. 290:114 Il en est de même de Fatima et de *Divini Redemptoris*. Et je les lie, ces deux anniversaires, parce qu'il s'agit dans les deux cas du communisme. Fatima va être célé­brée à bien des reprises dans le courant de cette année, mais une première célébration a eu lieu le 11 février dernier à Rome. Je vous engage à lire ce qu'a dit à ce propos le Cardinal Cerejeira, Patriarche de Lisbonne. D'abord il a fait, avec une infinie gentillesse et simplicité, l'aveu qu'il avait figuré au nombre de ceux qui de prime abord ont refusé de prendre en considération ce fait miraculeux. Oui, il n'y a pas cru pendant un bon bout de temps ; il y a cru après. Ce qui nous vaut cet admirable discours qu'il a prononcé à Rome le 11 février 1967. Ce discours, il le résume lui-même en deux pro­positions : 1°) « Ce n'est pas l'Église qui a imposé Fatima, c'est Fatima qui s'est imposée à l'Église. » 2°) « L'Église n'a pas besoin de Fatima, mais Fatima ne peut se comprendre sans l'Église. » C'est tout le sens des apparitions. En ce qui concerne celle-là, je ne me risquerai pas a vous en donner une interprétation per­sonnelle. Je reprendrai les propos mêmes du Cardinal Cerejeira. Voici ce qu'il dit, en ce qui concerne notre propos de ce soir : « Il ne faut pas oublier la coïncidence des apparitions de Fatima avec la Révolution russe qui se proposait de construire un homme nouveau et un monde nouveau sans Dieu, méconnaissant le péché, la grâce, la rédemption du Christ. A Fatima, elle s'oppose ouvertement, la Vierge puissante, à tout l'athéisme de nos jours et éclaire la tragédie du monde actuel en révé­lant le sens secret des grands événements dont nous sommes témoins et agents et en indiquant les moyens de salut. » Les drames actuels, dit le cardinal, le 11 février 1967. Il ne prend pas cet anniversaire comme un phéno­mène historique à louer dans le passé, mais comme un phénomène historique qui a son actualité la plus pressante aujourd'hui. « Y aura-t-il eu, ajoute-t-il, dans l'histoire, de bataille plus universelle et totale que celle que l'athéisme marxiste mène aujourd'hui contre l'Église ? » 291:114 Voilà ce que disait le cardinal Cerejeira. Et voilà le sens de notre présence ici derrière lui. Avec Fatima, c'est en effet aussi le cinquantième anniversaire de la révolution communiste. Nous en aurons toutes les festi­vités jusqu'au mois d'octobre, qui sera je pense le bouquet. Avouez que nous en avons une entrée assez curieuse en matière par les déclarations de la fille de Staline, Svetlana, à son arrivée aux États-Unis, il y a trois jours : « Depuis mon enfance, dit-elle, on m'avait enseigné le communisme et j'y croyais. Mais peu à peu, avec l'âge et l'expérience, j'ai commencé à penser diffé­remment. La religion m'a transformée. Je suis née dans une famille où l'on ne parlait jamais de Dieu ; mais en devenant adulte, j'ai constaté qu'il était impossible de vivre sans Dieu dans son cœur, je suis arrivée à cette conclusion toute seule, sans sermon et sans l'aide de personne. » Voilà ce que déclare la fille de Staline au cinquan­tième anniversaire de la révolution communiste, qui est aussi l'anniversaire de Fatima. Oh, je ne vais pas chercher des signes des temps et des lectures extraordi­naires, mais enfin, les faits sont là. Or, figurez-vous qu'il y a trois ou quatre heures, je lisais « le Monde » (j'ai de bonnes lectures), et j'y trou­vais le récit de faits illustrant la mort tragique du cos­monaute russe Vladimir Komarov. J'apprenais que « la Pravda » signalait qu'il était un ami des arts, qu'il lisait aussi beaucoup et qu'il venait de lire récemment une vie de Jeanne d'Arc. Il en avait été frappé, et il avait souligné le passage où la sainte au bûcher fixe ses yeux sur le ciel au-dessus d'elle. Puisse Jeanne d'Arc lui avoir servi d'introductrice auprès de ce ciel auquel sans doute une part de lui-même croyait malgré tout ! 292:114 Voilà donc des anniversaires qui comptent ! Et si vous pensiez que l'anniversaire de *Divini Redemptoris* avait perdu peut-être de son actualité je vous renver­rais tout simplement à la plus récente encyclique de Paul VI, qui donne lieu à tant de commentaires. Certes le pape ne prononce pas le mot « communisme », mais quand il y fait allusion, c'est sans ambiguïté. Ici il met en garde contre « les messianismes prometteurs mais bâtisseurs d'illusions », et « le glissement vers les idéo­logies totalitaires ». Un peu plus loin, c'est contre « l'insurrection révolutionnaire » qui « engendre de nouvelles injustices, introduit de nouveaux déséquilibres et provoque de nouvelles ruines ». Ailleurs, il recom­mande d'éviter « le péril d'une collectivisation intégrale ou d'une planification arbitraire qui, négatrices de liber­té excluraient l'exercice des droits fondamentaux de la personne humaine ». Il dénonce « la technocratie de demain qui peut engendrer des maux non moins redou­tables que le libéralisme d'hier ». Enfin, précisant qu'une doctrine sociale est nécessaire, il précise que « le chrétien ne saurait admettre celle qui suppose une philo­sophie matérialiste et athée, qui ne respecte ni l'orienta­tion religieuse de la vie à sa fin dernière, ni la liberté, ni la dignité humaines ». Il me paraît impossible d'être plus précis. Vous voyez donc qu'aujourd'hui l'actualité de Fatima, l'actualité de *Divini Redemptoris,* l'actualité de *Pas­cendi* est entière. C'est pourquoi nous sommes ici. Nous sommes en présence de quoi exactement ? Nous sommes en présence aujourd'hui, à un degré qui n'a jamais été atteint dans l'histoire, de ce qui a été fort bien nommé l'humanisme athée, -- l'humanisme athée vu sous ses deux aspects, ou ses deux approches les plus caractéristiques, qui sont le *modernisme* et le *progres­sisme*. C'est parce que le modernisme et le progressisme sont les deux parvis de l'humanisme athée que *Pascendi* d'un côté, *Divini Redemptoris* de l'autre, et l'illumination de Fatima, sont d'une actualité immédiate, plus grande encore qu'à la date où les événements se sont produits. 293:114 Fatima, Giovanni en a très bien parlé, mais à ceux qui auraient tendance à sous-estimer l'importance de ces apparitions je rappellerai les paroles de Pie XII sur Lourdes : « Certes, dit Pie XII, la parole infaillible du pontife romain, interprète authentique de la vérité révé­lée, n'avait besoin d'aucune confirmation céleste pour s'imposer à la Foi des fidèles. Mais avec quelle émotion et quelle gratitude le peuple chrétien et ses pasteurs ne recueillirent-ils pas des lèvres de Bernadette cette réponse venue du Ciel : « Je suis l'Immaculée-Conception » ? C'est tout le thème du discours du Cardinal Cerejeira. Certes, l'Église n'avait aucun besoin de révélations célestes pour signifier l'enseignement du Magistère sur le communisme. Mais avec quelle émotion pouvons-nous recueillir l'avertissement de Fatima ! Car l'Église n'a pas imposé Fatima ; c'est Fatima qui s'est imposée à l'Église. Eh bien, Messieurs, voilà aujourd'hui ce qui nous réunit. Avons-nous lieu d'être pleins d'espoir ou avons-nous lieu de désespérer ? Nous n'avons jamais lieu de désespérer, cela va sans dire. Mais nos espoirs humains n'ont pas une très grande signification. Vous vous rap­pelez le mot de Bernanos : « Il n'y a que deux sortes d'imbéciles, les imbéciles gais qui sont les optimistes et les imbéciles tristes qui sont les pessimistes. » Nous tâcherons de ne nous mettre dans aucune de ces deux catégories d'imbéciles. Aussi bien les mots d'optimisme et de pessimisme ont peu de sens ; et surtout on ne sau­rait confondre l'optimisme avec l'espérance, qui est tout autre chose. 294:114 Mais ne nous faisons pas d'illusion. Sur le plan humain, du point de vue catholique, les choses ne se présentent pas bien pour l'avenir prochain. Oh ! moi aussi j'espère que nous aurons un nouveau constanti­nisme ! J'espère que Jeanne d'Arc chez les cosmonautes et Svetlana Staline chez le commun des soviétiques, opéreront une révolution qui sera bénéfique pour la Russie et pour le monde entier. J'ai le droit, j'ai presque le devoir de l'espérer, bien entendu. Mais enfin, si le pire n'est pas toujours sûr, le meilleur non plus, dans l'ordre des choses humaines. Et si nous analysons la pente des événements, la nécessité en quelque sorte logique de tout ce que nous voyons depuis des années, nous n'allons pas vers des lendemains qui chantent. Si nous suspendions notre action, notre réflexion on même notre espoir ce qui serait pire, à des succès matériels pour des temps prochains, nous risquerions d'avoir des déconvenues. Comme vous tous, comme tous les Français, j'ai une vénération pour Jeanne d'Arc, il faut aussi méditer sa leçon, la leçon de son procès, source de réflexion illi­mitée. Au plan, qui nous importe ici, des rapports d'une action civique ou politique avec des convictions reli­gieuses, avec une foi chrétienne, quelle leçon extra­ordinaire ! Nous sommes suspendus aux paroles des papes admirables que nous avons depuis plus d'un siècle, mais cette sécurité peut nous être un jour enlevée. Rap­pelez-vous l'état de la chrétienté quand Jeanne d'Arc subissait son procès. On lui pose cette question parmi tant d'autres -- « Quel est le pape que vous croyez le vrai ? » Il y en avait je crois deux, peut-être trois, je ne me rappelle pas très bien. Un seul, bien sûr, était le vrai. Vous rappelez-vous la réponse qu'elle fait, cette Jeanne d'Arc, inspirée et paysanne, merveilleusement futée et remplie du Saint-Esprit ? Elle répond : « Il y en a donc plusieurs ? » On n'a pas poursuivi l'interrogatoire sur ce terrain-là ([^179]). 295:114 Eh ! bien je me dis parfois, ce qui me donne d'ailleurs peut-être une sérénité blâmable sur les événe­ments actuels, que tant que je ne me trouverai pas devant un tribunal ecclésiastique qui me demandera quel est le pape que je crois être le vrai, je jouis véritablement d'une armature religieuse qui est un merveilleux support pour la foi personnelle. Alors je vous convie, Messieurs, Mesdames, à avoir cette même sérénité, mais aussi une appréciation très exacte de la crise dramatique, de la crise sans précé­dent dans laquelle est le christianisme. Encore une fois ici nous sommes sur le terrain du laïc et ce n'est pas par conséquent de théologie qu'il s'agit, j'y serais d'ailleurs en ce qui me concerne tout à fait infirme, mais je vou­drais terminer en vous lisant quelques mots qui sont assez éclairants. Je les prends à celui qui fut l'aumônier général de la Résistance, -- protection sous laquelle nous pouvons nous mettre. Voici ce que le Révérend Père Bruckberger écrivait il y a seize ans : « Tout ce qui en Europe occidentale est conflit politique ou économique avec le communisme n'est qu'un malentendu provisoire. Le communisme n'a pire qu'à résoudre nos problèmes économiques et politiques et il les résoudra fort bien dans la ligne propre où ils se posent... Les institutions européennes sont essentiellement jacobines et positi­vistes. Le communisme ne fait que les pousser à leur franche maturité. » C'était vrai en 1951, avec un degré de plus c'est vrai en 1967. Et il continue un peu plus loin : « Pour que, sur les terrains politique et écono­mique, nous ayons quelque chance de vaincre le commu­nisme, il faudrait non pas seulement trouver à nos pro­blèmes une autre solution que la sienne, il faudrait les poser autrement qu'ils ne le sont dans le monde mo­derne et depuis les Jacobins. Il faudrait faire du neuf, renier non seulement les réponses, mais les questions, c'est-à-dire refaire nos institutions, de la base au sommet. On ne contredit pas le noir au nom d'un gris plus ou moins sale, mais au nom d'un blanc de plus en plus pur, de plus en plus éclatant, qui dénonce et condamne le gris autant que le noir. » 296:114 Voilà qui est parfaitement dit. C'est au triomphe de ce blanc, pur et éclatant que nous appellent *Pascendi, Fatima* et Divini *Redemptoris.* Tel est le sens final de ce triple anniversaire que nous célébrons ce soir en commun. 297:114 ## NOTES CRITIQUES ### « Les J3 contre Lucifer » de Marie Carré On a déjà rendu compte dans cette revue ([^180]) de deux livres de Marie Carré. *Les Mémoires d'une jeune fille gaie* sont le récit de nombreuses grâces qui, à partir de l'enfance, amenèrent cette jeune protestante sans pratique religieuse véritable, à se conver­tir au catholicisme. Le second, *J'ai choisi l'unité*, est une étude très vivante mais très sérieuse, et bien appuyée sur l'histoire, des mêmes constatations qui amenèrent Newman à entrer dans la véritable Église, à savoir que l'enseignement de l'Église catholique était identique à ce qu'avaient cru les apôtres. Le livre que nous annonçons aujourd'hui ([^181]) est un des très rares romans chrétiens où il s'agisse vraiment de chrétiens, et non de gens tiraillés entre le monde et Dieu et très entamés par l'esprit du monde. Il s'agit d'une famille chrétienne qu'un sermon de son curé a fait réfléchir. Celui-ci a dit en chaire qu'il leur fallait tous faire des saints, obligatoirement. Cette admonition est « diversement appréciée ». Mais justement le vieux monsieur de l'étage au-dessus, impie célèbre, tombe dangereusement malade, d'une ma­ladie qui va à la mort. Tous les membres de la famille, père, mère et six enfants entre quatorze et vingt-deux ans s'évertuent pour que « le vieux bonze du dessus » comme dit irrévérencieusement l'un des fils, se convertisse avant de mourir. 298:114 La description des moyens employés par chacun, les péri­péties personnelles dans les efforts pour agir saintement sont, grâce au talent tout spontané de Marie Carré, aussi plaisants à lire qu'édifiants. Car on voit très bien que cette flambée dévote ne durera pas avec cette intensité. On lit dans le caractère de chacun des personnages comment -- les jeunes gens tout au moins -- seront tentés plus tard, et même ceux qui succombe­ront les premiers. Tout cela est observé avec l'esprit que les lec­teurs des *Mémoires* ont pu apprécier. La psychologie du « vieux bonze du dessus » est particulièrement bien menée. Comme il est orgueilleux et au fond méprise ceux qui le suivent, il n'a pas de réels obstacles du côté de ses disciples. C'est finalement un acte d'amour d'une enfant qui lui rend un cœur d'enfant pour se convertir. Aujourd'hui les littérateurs, les critiques considèrent comme « anachronique » et « dépassée » toute vie vraiment chrétienne dont le salut et la vie en Dieu sont le principal objectif. Les gens qui la mènent existent, en bon nombre heureusement, et sont la base la plus solide de la société. Mais ils se contentent de la mener sans en parler ; ils n'ont pas l'air d'exister. Voici un livre aussi plaisant pour les jeunes que pour les vieux qui donne aux curieux une ouverture sur la vie intime d'une famille chrétienne et aux familles chrétiennes une image non flattée du meilleur d'elles-mêmes. *D. M.* ### Notules **La Religieuse et des religieu­ses.** -- Les jeunes de l' « Allian­ce républicaine » de Tixier-Vi­gnancour ont, dans leur organe « Troisième voie », publié une interview de Frédéric Dupont que « Le Monde » a reproduite le 29 avril. On se souvient qu'aux der­nières élections législatives Fré­déric Dupont a été élu député de Paris, dans le 7^e^ arrondis­sement, contre Couve de Mur­ville, ministre des Affaires étran­gères. 299:114 Voici deux questions qui ont été faites à Frédéric Dupont et les réponses qu'il a données : Question. -- Nous avons cons­taté que le bureau où votent les Sœurs de saint Vincent de Paul (qui votent trois fois, pour leurs sœurs d'outre-mer) est le seul où vous ayez été écrasé. Réponse. -- C'est exact. Question. -- N'êtes-vous pas, cependant, à l'origine de l'in­terdiction du film « La Reli­gieuse », alors que M. Couve de Murville l'a défendu et a insisté pour qu'il soit projeté à Cannes ? Réponse. -- Tout à fait exact. Sans commentaires. \*\*\* **A « Concilium ».** -- A la date d'avril 1967, M. Charles Davis est toujours membre du Comité de direction de la revue interna­tionale de théologie « Conci­lium ». \*\*\* A propos des affaires Charles Davis et McCabe (que nous avons signalées dans notre nu­méro 110 de février 1967, page 291, et dans notre numéro 112 d'avril, page 267), le Père A.-Z. Serrand écrit avec bénignité dans « Signes du temps » du mois de mai : «* Un théologien de bonne ré­putation, jeune encore et pour­tant riche d'expérience et char­gé de responsabilités surtout à l'égard des prêtres, conférencier et publiciste connu sur les deux rives de l'Atlantique, dit enfin sans périphrase que l'Église of­ficielle le scandalise et quitte l'Église : il voit pleuvoir sur lui coups de chapeau, et de mitre.* «* Un théologien de bon re­nom, jeune encore et pourtant riche d'expérience, apprécié des milieux universitaires, conférencier et publiciste connu partout où l'on cultive en anglais les genres littéraires de l'* «* aggior­namento *», *dit sans détour que l'Église officielle le scandalise mais affirme sa fidélité : il re­çoit, lui, des coups de crosse.* «* Le premier s'appelle Char­les Davis, le second, Herbert McCabe. *» Cette différence de traite­ment n'est paradoxale qu'en ap­parence. Car, comme l'écrivait ici Louis Salleron : «* Pour un prêtre qui ne croit plus en l'Église, il est plus honnête de la quitter que d'y res­ter. *» \*\*\* Mais que M. Charles Davis reste membre de la direction de la revue « Concilium » -- qui est en principe une revue inter­nationale de théologie catholi­que -- cela est plus bizarre... \*\*\* 300:114 **« Peu familiers ».** -- La revue de spiritualité « Sanctifier », publiée à l'Abbaye Saint-André de Bruges, dans son numéro d'avril, fait d'expresses réserves sur le dernier livre de l'abbé Laurentin « Les apparitions de Lourdes » : «* Les vrais critères de la théologie mystique semblent peu fa­miliers à l'auteur. *» \*\*\* **« Entre paysans ».** -- « Bul­letin d'étude et de formation chrétienne », que nous avons déjà signalé à nos lecteurs, pu­blié par Olivier Dugon, à Bonne­famille (Isère). Lui écrire pour demander des numéros speci­mens. ### Bibliographie #### Henri Massis Au long d'une vie (Plon) N.D.L.R. -- Dans notre numéro 113 de mai 1967 (pages 227 à 232), nous avons déjà publié sur ce livre d'Henri Massis une recen­sion de Théodore Quoniam. Voici maintenant celle de J.-B. Morvan. Je porterais volontiers au nom­bre des signes du destin l'oc­casion qui m'a été donnée de lire dans le même temps ce livre de Massis et deux pamphlets, celui de Plumyène et Usièrra et celui de Jean Cau : d'un côté la claire continuité d'une certitude, de l'au­tre l'insurrection intellectuelle contre les absurdités installées du « progressisme » contemporain. L'âpreté de la révolte critique éclatant soudain en 1967 chez des esprits déçus nous donne à penser que les exemples anciens de Bar­rès, Péguy et tant d'autres vont trouver des équivalents, et que c'est peut-être la France qui verra se manifester le réveil vital. 301:114 Mais le bouillonnement encore confus de ces protestations montre assez qu'il ne suffit pas d'éprouver un dégoût, fût-il immense, devant la profération quasi-mécanique d'un mensonge multiforme. Il faut re­conquérir la clarté, une certaine sérénité et dans le langage même le style qui convient à la décep­tion efficace. « Ce n'est pas l'occasion qui manquera. A ceux qui viennent de la saisir et de s'y préparer pour être suivis ». Ainsi conclut Massis. Et Thierry Maulnier termine sa préface en disant -- « Je cherche des mains qui se tendent ». Ose­rons-nous faire remarquer qu'il y a « abord les nôtres, les mains des militants de la période inter­médiaire, laboureurs de la saison ingrate ? Mais nous pressentons que d'autres vont venir à la res­cousse, d'autres qu'hier encore nous ne pouvions deviner. Ces ou­vriers de la onzième heure ne seront pas les moins importants ; ils apporteront peut-être le sup­plément nécessaire de talent qui nous manque. Ils n'auront pas échappé -- mais nous-mêmes en fûmes-nous indemnes ? -- à la contagion du temps. On n'a pas pu écrire depuis quinze ans sans subir le style, les images et les mythes de l'adversaire. Ceux qui auront pleinement accepté non seulement les formes, mais les idées en tireront peut-être une indignation plus frappante, le « complexe de Lorenzaccio » dans l'ordre intellectuel, en quelque sorte.... Mais un esprit tel que Massis nous aidera tous à retrou­ver la vibration française du style, née de la vibration fran­çaise de la pensée, cette émotion originale du cœur et de l'esprit. Nous avons souvent craint d'être indigne de nos devanciers et de subir malgré nous de fâcheuses ruptures. Ruptures réelles ou il­lusoires ? De toute manière le rôle irremplaçable est celui du témoin. Thierry Maulnier insiste sur cet aspect de l'œuvre de Massis. Qu'il évoque ses conversations avec Barrès et Boylesve, ou la soirée où Giraudoux inventait le monde en contemplant une gra­vure du XVIII^e^, qu'il fasse revivre l'enseignement d'Alain, les visages de Péguy, de Valéry, de Monther­lant de Brasillach, de Drieu et de Camus, qu'il analyse telle ou telle expérience salutaire ou avortée, Massis nous rend un monde plus complet, des possibilités de compréhension et d'interpréta­tion ; il ramène à leur modeste valeur des esprits que l'on offre aujourd'hui à la jeunesse en ex­cluant tous les autres. Nous de­vons convenir que de trop ré­centes amertumes nous empê­chent encore de partager la sé­rénité d'Henri Massis devant cer­tains de ces portraits ; mais ne nous privons-nous pas ainsi d'y aller chercher notre bien ? 302:114 Il faut franchir l'étape, et découvrir des avenues dans des domaines que nous croyons trop bien connaître. Même chez nos maîtres : les deux chapitres consacrés à Maurras : l' « Anti-système » et « Maurras et la souffrance du monde » met­tent en lumière une « politique de la vie » qui rejoint le paysage spirituel de Thibon et le vœu ul­time, si émouvant de Brasillach pour que l'on voie refleurir le mot de « bonheur ». L'enquête de 1951 menée par Kanters et Sigaux -- quinze ans déjà ! -- reste va­lable dans ses aspects négatifs et laisse à penser que le bonheur pourrait bien être demain « une idée neuve », dirions-nous en pa­rodiant le mot de Saint-Just. Le « Tout est à refaire, tout est à re­commencer » par lequel Massis résume le programme de Péguy, est encore notre devise. Mais la présence de Massis nous prouve que rien de salutaire n'a jamais été vraiment abandonné. *J.-B. Morvan.* #### Jean Plumyène et Raymond Lasierra : Le complexe de gauche (Flammarion) Le monde est ainsi fait : quand Plumyène et Lasierra, naguère communistes, entreprennent la critique tant attendue de la gau­che par la gauche, ils ont peut-être une chance de se faire en­tendre des sourds volontaires. Les esprits classés « à droite » ne rencontreraient que l'indifférence blindée de la vraie gauche ou l'ineffable sourire de dédaigneuse supériorité des chrétiens inféodés au snobisme progressiste. Ce livre est à acquérir, à lire et à relire : c'est un document complet, un répertoire, une anthologie ironi­que de tous les mythes progres­sistes. Sophismes philosophiques, engouements cinématographiques, impératifs intellectuels relatifs à la sexualité, aux voyages, même à la gastronomie, nous avons lu tout cela ; le florilège ainsi composé nous frappe par son exactitude, le choix de tel arti­cle, de telle séquence de film cor­respond à celui que peuvent faire tous ceux qui depuis vingt ans suivent le mouvement des idées. 303:114 Une âcre gaieté se dégage de cette thématique accélérée. Elle débute par un résumé aristophanesque de l'historique du « Complexe de gauche », ramené au « meurtre du père » et la révolution de 1789 est présentée comme l'abou­tissement « une lointaine supers­tition de primitifs anthropopha­ges. Nous mesurons combien l'ir­révérence est un outil nécessaire. La conclusion n'est pas moins in­téressante que le prologue -- le dernier mot de la gauche, c'est la constitution de comités pour d'inlassables parlotes. Nos au­teurs reprennent les termes mê­mes de Daniel Halévy : « Ré­publique des comités et des pro­fesseurs, citoyens contre les pou­voirs, contrôle de l'État sur les banques, émancipation des femmes et pouvoir impersonnel, enfin sera réalisé le programme de 1907 du parti radical-socialiste ! » Et Mendès en est le prophète tout désigné... La gauche est un complexe, mais pas un complexe naïf, une psychologie d'honnêtes gens travaillés par des idées sau­grenues. Elle est une coalition d'intérêts, une piraterie qui va jusqu'au crime contre l'esprit : le fait que ce pamphlet donne une juste place au dernier-né de la révolution, le « structuralis­me » qui se propose de « mettre fin à l'homme », est d'une hon­nêteté révélatrice. Plumyène et Lasierra nous donnent les maté­riaux ; mais, pour nous, les con­clusions exigent autre chose que le sourire et le haussement d'é­paules. #### Jean Cau : Lettre ouverte aux têtes de chiens occidentaux (Albin Michel) « Écrasons toutes les têtes de chiens occidentaux ! » procla­ment les gardes rouges chinois, auxquels Jean Cau emprunte ce titre jovialement, brutal. Si les têtes en question ne sont point écrasées, elles subissent néan­moins un shampooing vigoureu­sement appliqué. Mieux vaut en­core un lavage de tête qu'un la­vage de cerveau... 304:114 Plumyène et Lasierra déterminent et évaluent géographiquement la « marée noire » que la Gauche, comme un autre « Torrey canyon », lais­se échapper de ses réservoirs ap­paremment intarissables. Jean Cau me rappellerait davantage l'histoire de ce Français invité, quelque part en Écosse ou en Ir­lande, à se délecter de la fameu­se « panse de brebis farcie », et qui, interrogé par ses hôtes émus de son attitude trop réticente de­vant le singulier fumet de ce plat local, leur répondit : « D'a­bord, j'ai cru que c' « en » était, et après, j'ai regretté que ça n' « en » soit pas ! ». Jean Cau est le premier homme de gauche actuel à proclamer que ce n'est pas bon, et cette proclamation paraît assez méritoire, quand tant d'autres continuent à savourer l'impur fricot en réfrénant des grimaces. En un style volontairement torrentueux, mais moins chaotique que ne pourraient le faire croire certains caprices de présentation typographique, il nous donne donc surtout des réactions personnelles. La verdeur des appréciations et la crudité du vocabulaire se rap­prochent plus encore de Céline que de Léon Daudet. C'était peut-être nécessaire pour s'attaquer à des sujets tabous tels que le pro­blème psychologique et intellec­tuel israélite, avec la contradiction essentielle que l'on y remar­que entre le désir de maintenir l'originalité raciale et la crainte des persécutions raciales. Jean Cau y fait preuve, sous l'exubé­rance du dialogue imaginaire, d'un tact et d'une générosité sen­sibles. Il traite avec moins de mé­nagements d'autres schémas sociaux et intellectuels comme l'École Normale Supérieure, le mythe ouvrier de Zola, l'anticolo­nialisme et les maisons de la culture. L'éloge du Christianisme et de l'Occident a paru à certains un peu simpliste, trop restreint *et* trop fracassant à la fois, au point qu'ils se sont demandé s'il fallait y voir davantage une ar­deur de néophyte ou une intention légèrement publicitaire. En fait on sait que depuis son enquête personnelle sur l'Algérie, Jean Cau n'a pas cessé de mettre en cause les conformismes de bon ton : cela remonte peut-être plus avant encore. Si l'apologétique est par­fois discutable, bien des formules méritent d'être retenues. Glanons un peu. « Pour ce qui est des idées, il est arrivé quelque chose de bizarre aux intellectuels fran­çais : depuis un siècle, ils pensent de plus en plus en allemand. » Barrès, Maurras, Péguy et Massis le remarquaient déjà avant 1914 ... « Tuez Dieu en Allemagne et vous avez Hitler, en Russie et vous avez Staline en Chine et vous avez Mao Tsé-toung. Amusons-nous à liquider Dieu, dans n'im­porte quel pays d'Occident, et à instaurer l'athéisme comme non-religion d'État et je vous parie ma chemise que surgira une tyran déifié... 305:114 L'Angleterre, la très sage Angleterre, modèle des démo­craties, a maintenu à la fois Dieu et le Monarque. D'où si longtemps, sa réussite. » « Voyez les Anglais qui, depuis des lustres, ont pro­mené sur leur île et de par le monde leur insolent orgueil d'être anglais ! ont-ils brûlé les Juifs ? Nenni ! Pourtant Dieu sait si voilà un peuple nationaliste ! Mais ce nationalisme-là n'a rien à voir avec la folie hitlérienne qui di­sait : « Nous sommes allemands contre le monde ! » alors que les Anglais disent : « Nous sommes anglais dans le monde ! » Les na­tionalismes, c'est comme les champignons : il y en a des co­mestibles et il y en a des véné­neux. Ce qui est vrai, c'est qu'il y en a toujours. Nous pourrions y ajouter une diatribe contre la fossilisation intellectuelle de l'Islam : « C'est la plus épouvantable saloperie dont ait jamais été af­fligé un peuple, le plus épouvau­table carcan qui ait jamais enser­ré l'intelligence et la sensibilité. » Les tenants de l'œcuménisme in­tégral vont-ils frapper Jean Cau d'une « mise en garde » ? A vrai dire, nous ne sommes pas de ceux qui « boivent du petit lait » en lisant sous une plume vigoureuse ce qui peut appuyer leurs propres points de vue. Il y a beaucoup d'intelligence sous la truculence de Jean Cau ; cette profession de foi était nécessaire. Elle ne sau­rait être suffisante pas plus que l'étude de Plumyène et Lasierra ; elle est aussi pour nous une in­vitation au travail. *J.-B. M.* #### François Saint-Pierre Les libertés de ma prison (Édition Piel) Prisonnier « au pays de Mozart et de Marie-Antoinette », et dans l'impossibilité de s'évader en d'autres directions que celle des altitudes célestes, François Saint-Pierre emprun­tait en pensée le chemin qui, de la nativité au paradis, doit passer par le calvaire et que symbolise, éclairé par une étoile, la couverture de ce livre. Il en relevait les étapes. 307:114 Et des méditations ainsi notées der­rière les barbelés, il a tiré cet ouvrage. Pour parler comme certains prédicateurs d'aujour­d'hui, la lecture en est « enri­chissante ». Pas toujours facile, certes, mais combien satisfaisante ! aux amateurs de « subs­tantifique moelle », recomman­dons tout particulièrement les deux premiers des trois cha­pitres intitulés *L'existence du mal et le sens de la souffrance.* Sur ce sujet toujours brûlant, on ne saurait mieux écrire. *J. Thérol.* 308:114 ## DOCUMENTS ### L'avis du Cardinal Journet sur le « consubstantiel » Dans « L'Écho des paroisses vaudoises et neu­chateloises », le Cardinal Journet a publié le 1^er^ avril 1967 les « notes théologiques » que voici : Un petit d'animal est de même nature que ses parents. Un petit d'écureuil a la nature de l'écureuil. Un petit des hommes a la nature humaine. Il est de même nature que ses parents. Le chrétien, par la grâce, est enfant de Dieu : « Maintenant nous sommes enfants de Dieu » (I Jean, 3, 2). Il a reçu « l'esprit d'adoption dans lequel nous crions Abba, Père » (Rom., 8, 15). Chaque jour, il se tourne vers son « Père qui est dans les cieux » (Mt., 6, 9). Il est devenu « participant de la nature divine » (2 Pierre, 1, 4). Fils de Dieu, enfant de Dieu, il est de même nature que Dieu qui est son Père. Mais il ne l'est pas à la manière de Jésus-Christ. Jésus-Christ est Fils unique ; le chrétien est fils par adoption. Jésus-Christ est Fils de Dieu par nature, le chrétien est fils de Dieu par grâce. Jésus-Christ et le chrétien sont de même nature que Dieu. Mais d'une tout autre manière. Il y a un abîme infranchissable entre ces deux manières. 308:114 Méconnaître cette distinction, ce serait méconnaître qui est Jésus-Christ. Oublier cette distinction, ce serait oublier qui est Jésus-Christ. La mettre entre parenthèses, se serait -- sans même qu'on y songeât -- mettre entre parenthèses ce qu'est Jésus-Christ. Un seul mot suffit à exprimer cette distinction. Jésus-Christ est consubstantiel au Père. C'est la définition du premier des Conciles œcuméniques, celui de Nicée, en 325. A une époque où, de l'aveu de tous les chrétiens sérieux, protestants et catholiques, la démythologisa­tion fait courir au christianisme l'un de ses plus grands dangers, où le dogme de la divinité du Christ est comme mis entre parenthèses, où l'on renonce, à la suite de Bultmann à parler de Jésus-DIEU pour parler du DIEU de Jésus, on peut regretter que le mot béni et si profon­dément traditionnel de consubstantiel n'ait pas été retenu par les traducteurs du Credo en langues mo­dernes. On peut espérer que la version « de même nature », qui ne va pas à dissiper les équivoques n'est que provisoire. Il ne serait pas juste cependant d'accuser d'hérésie la traduction « de même nature ». Elle est simplement moins précise. Mais pourquoi passer du mieux au moins bien ? Nous ne méprisons pas le peuple chrétien. Nous ne pensons pas que les vérités de sa foi confessant la diffé­rence entre la manière dont Jésus-Christ est Fils de Dieu par consubstantialité avec le Père, et la manière dont les chrétiens sont fils de Dieu par adoption et par grâce, soient au-dessus de son intelligence, de sa contemplation, de son amour. 309:114 ### Sur le Congrès de Lausanne Dans « L'Homme nouveau » du 16 avril, Marcel Clément a publié l'article suivant : Par un soleil encore timide, mais donnant toute sa lumière au Palais de Beaulieu, quelque 2.300 congres­sistes, venant principalement de France mais aussi d'une vingtaine d'autres pays, ont travaillé trois jours dans la joie, dans l'amitié, dans la prière. Je le dis comme je l'ai vécu, comme je l'ai observé, et parce que le silence à peu près absolu de la presse française à ce sujet est pour moi un objet de méditation. Comme il est convenu que l'on ne doit pas en parler : j'en parle. Je juge abominables, et responsables de maux bien graves, ces excommunications tacites qui sont la forme communautaire la plus achevée du manque de charité. J'en parle. Et je dirai ce que j'ai vu. Non ce qu'il est convenu de dire. Ce congrès annuel de « l'Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien », auquel préside Jean Ousset, est en effet en passe de devenir quelque chose d'inimagi­nable : une des réunions annuelles les plus importantes et la plus inaperçue de l'opinion ! Car il y avait, à Sion, il y a trois ans, 1.300 congressistes. Il y en avait, la semaine passée, 2.300 à Lausanne, dont les deux tiers sont des moins de trente ans. Ce qui les attire ? Un christianisme incarné dans le temporel, mais qui ne soit pas un christianisme au rabais. 310:114 Le thème du congrès était de grande actualité : « Politique et loi naturelle ». Toute la base de l'action tempo­relle post-conciliaire a été, durant ces trois jours, mise en lumière. Car c'est en rejoignant dans l'humanité, d'aujour­d'hui les aspirations qui expriment profondément la dignité et tous les autres droits de l'homme que les chrétiens, après Vatican II sont soucieux d'agir politi­quement. Et c'est cette dignité, ce sont ces droits, que tour à tour les orateurs, suivis dans un silence extraordinaire par les 2.300 congressistes, ont mis en lumière afin de rendre plus efficace leur promotion dans l'engagement quotidien. C'est en disciple laïc de saint Thomas que Jean Madiran fit un « rapport introductif sur la loi naturelle ». Thèse classique, si l'on veut ! Mais traversée de fulgu­rantes intuitions, telles que ce commentaire sur les articles du Décalogue, mettant en lumière comment, en passant du troisième au quatrième commandement, on passe du culte de Dieu au culte de l'homme ! ... Évoquant les problèmes que posent les régimes tota­litaires en regard du droit naturel, Geoffrey Lawman, avec un humour exquis, fit apparaître le caractère essen­tiellement positif des refus chrétiens en face de tels régimes. « On ne porte pas atteinte à la liberté en inter­disant à l'homme de se couper la tête. » Le communisme n'est pas intrinsèquement pervers parce que l'Église l'a déclaré tel, mais elle l'a déclaré tel parce qu'il est intrin­sèquement pervers. Dans sa volonté de promouvoir le droit naturel, l'Office -- et c'est son originalité -- combat le totalitarisme qui, précisément, détruit ce droit. Successivement, Jean de Fabrègues, Marcel De Corte, Marc Rivière, Gustave Thibon, l'Amiral Auphan et Jean Ousset abordèrent les multiples aspects de la promotion du droit naturel dans l'action civique au niveau de la vie familiale, de l'éducation politique, de l'organisation sociale, de la vie internationale, de la paix et de la guerre. De nombreux carrefours permirent aux congressistes d'échanger leurs idées. 311:114 Ceux que ces études intéressent pourront les lire dans les actes du congrès qui seront prochainement publiés. Ce que je voudrais noter, avant de terminer, ce sont deux faits qui m'ont semblé caractéristiques de la vie inté­rieure de ce rassemblement. Un premier fait sur lequel on me pardonnera de ne parler que discrètement. Je sais des incroyants qui sont venus à ce congrès, hostiles. Ils sont repartis bouleversés et croyant en Jésus-Christ. Un second fait, public celui-ci, et inoubliable. Lorsque le professeur Rivière, terminant un exposé précis et déli­cat de la lumière que projette la loi naturelle sur les problèmes de la sexualité, tenta de s'adresser plus parti­culièrement aux quelques quinze cents jeunes présents dans cette salle, et de leur dire sa confiance, la voix de cet homme, l'un des plus grands spécialistes français de clinique obstétricale, d'émotion, s'étrangla. Avec une spontanéité immédiate, les 2.300 congressistes éclatèrent en un applaudissement de plusieurs minutes, aînés et jeunes communiant dans un même élan où s'exprimait leur adhésion à la noblesse du sacrement de l'amour qui venait d'être évoqué. Je ne puis formuler ce que tous ont pensé, vécu, senti à ce moment, mais si j'avais eu besoin de preuves pour comprendre que ce ne sont pas les décadences et les lâchetés de l'amour qui unissent, mais sa totalité et ses exigences, je crois que c'est à Lausanne que je l'aurais compris -- pour toujours. Alors, je sais tout ce qu'on peut dire pour expliquer le silence qui entoure le congrès de Lausanne... Je sais aussi que le bien ne fait pas de bruit ; que le disciple n'est pas plus grand que le maître ; et qu'il faut juger l'arbre à ses fruits. ============== fin du numéro 114. [^1]:  -- (1). A l'exception du quotidien catholique d'information La Croix qui a donné le 27 avril un compte rendu de la réunion de la Mutualité avec un effort d'objectivité, et une volonté ma­nifeste de s'abstenir de formuler la moindre critique, qui cons­tituent un fait nouveau dont nous prenons acte. [^2]:  -- (2). *L'Homme nouveau* du 16 avril 1967. [^3]:  -- (1). Traduction française chez Pion, 1963. [^4]:  -- (2). Voir *Itinéraires*, numéro 108 de décembre 1966, éditorial 1. [^5]:  -- (3). *Le Figaro* du 12 octobre 1966. C'est nous qui soulignons. [^6]:  -- (1). A. LECERF, *De la nature de la connaissance religieuse*, Paris, éd. « Je Sers », 1931, p., 24. [^7]:  -- (1). A. LECERF, *op. cit.*, p. 27. [^8]:  -- (2). A. LECERF, *op. cit.*, p. 34. Sur la position du problème par rap­port à saint Anselme, voir E. GILSON, Le sens de l'argument de saint Anselme, dans Arch. d'hist. doctrinale et littéraire du moyen âge, t. IX (1934), pp. 5-51. On trouvera dans cette étude un examen de l'interprétation de saint Anselme par Karl Barth, sur laquelle nous n'avons pas à revenir ici. [^9]:  -- (1). A. LECERF, *op. cit.*, p. 34. [^10]:  -- (2). A. LECERF, *op. cit.*, p. 75. [^11]:  -- (1). Saint Thomas D'AQUIN, *Sum. theol*., I, I, 8, Resp. et ad 2m. [^12]:  -- (2). A. LECERF**,** *op. cit.*, p. 124. [^13]:  -- (1). A. LECERF**,** *op. cit.*, p. 33. [^14]:  -- (2). A. LECERF**,** *op. cit.*, p. 45. [^15]:  -- (1). A. LECERF, *op. cit.*, p. 46 et p. 51. [^16]:  -- (2). J. CALVIN, *Institution*, ch. I, éd. cit., p. 48. [^17]:  -- (3). A. LECERF, *op. cit.*, p. 176. [^18]:  -- (1). A. LECERF, *op. cit.*, pp. 176-177. [^19]:  -- (1). A. LECERF, *op. cit.*, p. 177. [^20]:  -- (2). A. LECERF, *op. cit.*, p. 161. [^21]:  -- (1). A. LECERF, *op. cit.*, p. 52. [^22]:  -- (1). K. BARTH, *Parole de Dieu et parole humaine*, éd. « Je Sers », Paris, 1933, p. 214. [^23]:  -- (1). K. BARTH, *op. cit.*, p. 186. [^24]:  -- (1). K. BARTH, *Trois Conférences*, Paris, « Je Sers », 1934, pp. 29-30. [^25]:  -- (1). K. BARTH, *Parole de Dieu et parole humaine*, p. 186. [^26]:  -- (2). K. BARTH, *op. cit.*, p. 261. [^27]:  -- (1). K. BARTH, *op. cit.*, p. 201. Cf. p. 203. [^28]:  -- (1). *Œuvres de Calvin,* éd. « Je Sers », Paris, 1934, t. II, p. 175. [^29]:  -- (1). La différence entre la position catholique et la position ré­formée apparaît clairement dans le livre déjà cité de M. A. Lecerf. Pour lui : « Le seul point de départ légitime, pour constituer une philosophie de la religion, ne peut être que celui qui consiste à prendre la foi, au sens d'*aptitude religieuse restaurée par la grâce,* comme organe de connaissance. » (*op. cit.*, pp. 47-48.) C'est là, me semble-t-il, d'excellent calvinisme. Pour le catholique, la grâce ne restaure pas seulement une aptitude religieuse, mais aussi une ap­titude naturelle. Une théologie naturelle calviniste est donc im­possible, mais une théologie naturelle catholique est possible, et c'est pourquoi, à la différence du calviniste, le catholique a droit à une « philosophie chrétienne » proprement dite. [^30]:  -- (1). J. CALVIN, *Le catéchisme*, dans *Œuvres de Calvin*, Paris, « Je Sers », 1934, p. 25. Cf. *Confession de la Rochelle*, art. II, éd. cit., p. 142. -- *Confession des Pays-Bas*, art. II, édit. cit., p. 180. [^31]:  -- (2). J'omets intentionnellement le « plus évidemment » omis par la revision de Dordrecht. Ces reviseurs étaient des calvinistes avisés. [^32]:  -- (1). J. CALVIN, *Confession de la Rochelle*, art. IX, éd. cit., p. 149. Les éditeurs de Calvin justifient cette condamnation totale de l'in­telligence et de la raison en matières divines par un appel à saint Paul, I Cor., 11, 14. Il suffit de comparer les textes pour voir ce qu'il en est. Par contre, la Confession de Westminster (1647) se montre beaucoup plus réservée : « Although the light of nature, and the works of creation and providence, do so far manifest the goodness, wisdom, and power of God, as to leave men inexcusable ; yet they are not sufficient to give that knowledge of God, and of his will, which is necessary unto salvation. » *The Confession of Faith,* Glasgow and London, 1859, art. I, p. 19. Rien ici qui ne s'accorde avec les textes de saint Paul et la théologie catholique. Quant à savoir si c'est du calvinisme, il est au moins permis d'en douter. La même remarque s'appliquerait au début du *Larger catechism* de Westminster (approuvé par l'Église d'Écosse en 1648 ; q. 2, éd. citée, p. 109) ; c'est pourquoi nous n'avons pas cru devoir prendre en con­sidération ces formes adultérées du calvinisme. [^33]:  -- (1). *Un autre visage, textes inédits de Pauline Jaricot*, présentés et commentés par J. Serval, O.M.I, éd. du Chalet. [^34]:  -- (2). On tenta d'évincer la fondatrice quand Benoît Coste ne fut plus de ce monde pour rectifier les souvenirs de ceux qui n'avaient pas comme lui la clef « tous les secrets des origines. Ils se flattaient d'être les initiateurs, alors qu'ils étaient les héritiers d'une œuvre déjà formée, il est vrai dans une triple clandestinité que Benoît Coste était seul à connaître toute, et cela explique qu'André Terret, refusant à Pauline-Marie le titre de fondatrice, ait pu se tromper de bonne foi. Les témoins survivants n'auront aucune peine à réta­blir la vérité. Nous avons vu les lettres de l'abbé Girodon. Le cardinal Villecourt n'est pas moins net. Évêque de la Rochelle depuis 1836, créé Cardinal de curie en 1855 par Pie IX, il avait été l'aumônier général de l'Hôtel-Dieu à Lyon en 1822 et Pauline-Marie recourait souvent à ses conseils. Sans assister à la réunion du 3 mai il avait été consulté, sans doute par Benoît Coste, à cause de ses « relations très particulières » avec Inglesi. Il n'hésita pas à le dépeindre com­me « un homme d'une rare habileté... plein d'adresse et d'insinua­tion, d'un langage capable de séduire les hommes les plus en garde contre toute supercherie, il se mit en rapports avec des Lyonnais honorables et religieux qui le considérèrent comme un envoyé de la Providence *destiné à organiser l'œuvre de Mlle Jaricot*. » Telle avait bien été la volonté de Benoît Coste, et c'est pourquoi nous pensons que c'est lui qui consulta l'abbé Villecourt sur ce malheureux dont les hâbleries et les escroqueries acculeront Mgr Dubourg à donner sa démission, puis à revenir en France. Charles X le nomme évêque de Montauban, en 1826 ; il succéda comme archevêque de Besançon en 1833 à son ami le cardinal-duc de Rohan-Chabot, héroïquement mort au chevet des cholériques. Pauline-Marie fera justice d'Inglesi quand le cardinal Villecourt lui imposera comme un devoir de ré­clamer son titre de fondatrice. Elle écrira dans une lettre à l'abbé Girodon -- « Une autre chose à laquelle je m'opposerais, si j'en avais le droit, ce serait à ce qu'on donnât un soufflet sur les deux joues de l'œuvre de la *Propagation de la foi* en nommant dans le procès-verbal de la fondation M. Inglesi, qui fit la fonction de guêpe en présentant partout le plan de cette œuvre comme s'il l'eût inventé... Il fut puni de la manière la plus terrible de s'être paré d'un manteau qui ne lui appartenait pas, car il devint apostat ». Le diable porte pierre au bâtiment de Dieu, disait Mistral. Sans ce triste personnage, aurions-nous eu la *Propagation de la Foi *? Benoît Coste confesse qu'il n'eût pas pensé de lui-même à l'organiser, s'il n'avait été poussé par l'événement que faisaient l'arrivée à Lyon et l'insistance d'un imposteur accrédité comme un missionnaire de premier plan auprès des plus hautes autorités de l'Europe. « Si Dieu nous donnait des maîtres de sa main, Oh ! qu'il leur faudrait obéir de bon cœur : écrivait Pascal dans Le Mystère de Jésus. La nécessité et les événements en sont infailliblement ». L'abbé Girodon a bien jugé les choses en écrivant dans une lettre le 26 avril 1859 : « Ce fut à la présence de M. Inglesi à Lyon qu'on dut la réunion du 3 mai 1822. Je ne vois pas que ce fut une tache infamante pour l'œuvre, pas plus que la trahison de Judas n'a été une tache pour l'Église. D'un côté, c'est une grande leçon d'humilité pour tous ceux dont Dieu se sert dans les œuvres car il se sert même de faux prophètes comme Balaam pour dire la vérité, et de ses ennemis pour élever son Église ». [^35]:  -- (1). Cité in *Charles X, dernier roi de France et de Navarre*, par Jacques Vivent. Éditions Le Livre contemporain, p. 841. [^36]:  -- (1). Opinions *de* Napoléon au Consulat par le Cte Pelet de la Lozère. [^37]:  -- (1). *Mémoires du Cardinal Pacca*, I, 180-181. [^38]:  -- (2). *It., ibid.*, 181. [^39]:  -- (3). Le Père Verrier écrit dans une note de son article publié par la *Revue d'Histoire Ecclésiastique* (1960*,* I, 110) : « Le cardinal Pacca indique expressément comme authentiques (*Memorie storiche*, p. 190) : *La Bolla della scommunica e il piccolo ristrettino affisso per Roma*. Ce que l'on peut affirmer, c'est que l'extrait n'était pas la Bulle elle-même et qu'il n'aurait plus été un extrait authentique s'il avait nommément désigné l'empereur. D'un extrait authentique des faus­saires n'eurent pas de peine à fabriquer un apocryphe, par simple adjonction du nom de Napoléon ou d'une désignation non équivoque ». Un tel commentaire sacrifie l'esprit de finesse à l'esprit de géométrie. Le P. Verrier croit-il que le Pape ait écrit sa Bulle pour rester dans les archives, ou comme on écrit un théorème au tableau noir ? Il n'a nommé personne pour rester le maître de l'appliquer jusqu'au bout, avec l'indulgence ou la sévérité dont il restait seul juge, mais il a chargé le cardinal Pacca de « donner cours à la Bulle ». Le cardinal en a pris les moyens, dont le premier était d'expliquer clairement ce qu'elle voulait dire, et la portée qu'elle pourrait avoir. Il con­naissait mieux que personne, pour avoir reçu directement les instruc­tions du Souverain Pontife, le rude devoir que Pie VII lui imposait. [^40]:  -- (1). *It., ibid.*, I, 183. [^41]:  -- (1). *Vie de Périclès*, chap. 8. [^42]:  -- (1). Cf. Itin., 128 : « L'autorité du P. de Lubac est grande et nous ne sommes pas insensibles à ce qu'a d'émouvant cette défense de qui n'a plus la parole par qui se sent le devoir de parler en son nom. Mais précisément, plus est grande l'au­torité du P. de Lubac, et plus c'est devoir aussi, quoi qu'il en coûte, de déclarer fermement que son amitié l'honore, mais qu'en l'occurrence elle l'égare et trompe avec lui tout ce qu'il y a d'âmes confiantes -- et Dieu sait s'il y en a ! -- à juger de Teilhard d'après les livres d'un homme si savant, plutôt que par les préventions et les étroitesses du Saint Office. » [^43]:  -- (1). *Breve de studiis historicis*, 18 août 1883 « Jejunae narrationi opponatur investigationis labor et mora : temeritati sententiarum prudentia judicii ; opinionum levitati scita rerum selectia. Enitendum levitati magnopere ut omnia ementita et falsa, adeundis rerum fontibus, refutentur ; ei illud in primis scribentium observetur animo : *primam esse historiae legem ne quid falsi dicere audeat ; deinde, ne quid veri non audeat ; ne qua suspicio gratiae sit in scribendo ne qua simultatis.* » (*Actes de Léon XIII,* texte latin avec traduction française, t. I, pp. 206-207.) La phrase en italique est une citation de Cicéron, *De oratore,* II, 62. [^44]:  -- (2). Je demande expressément à Jean Madiran d'ouvrir *Itiné­raires* au P. de Lubac pour qu'il ait la possibilité de me porter la contradiction devant nos lecteurs, selon les règles du dialogue. [^45]:  -- (1). Désigné dans mon article seulement par l'initiale, mais, à vrai dire, plutôt comme on observe par courtoisie une clause de style que pour ne point divulguer une identité que l'intéressé entendît garder secrète. Selon *Le Concile et Teilhard*, « excédé d'une Église où, religieux dominicain, on lui refusait pratique­ment les chaires universitaires et les *imprimatur* pour ses li­vres », ce correspondant « avait adhéré au Vieux-Catholicis­me » : sous la plume d'un homme qui ne fait pas mystère d'avoir appartenu à l'ordre de saint Dominique, pareil anonymat n'était manifestement qu'une façon de parler de soi avec plus de mo­destie et j'aurais pu écrire toutes les lettres de son nom sans indiscrétion. D'autres l'ayant fait depuis, il n'y a plus de raison de prolonger ce transparent anonymat. [^46]:  -- (1). V. ci-dessous p. 138 (§ 31). [^47]:  -- (1) Le texte imprimé porte *seule*. Je corrige la coquille évi­dente. [^48]:  -- (1). DESCLÉE DE BROUWER (achevé d'imprimer du 13 octobre 1965). Le volume est important à lire : pour la période 1924-1936, il apporte des textes aussi fondamentaux que Genèse d'une pensée pour la période 1916-1919. [^49]:  -- (2). Le seul reproche que je voie à lui faire concerne la lettre datée sans plus par Teilhard « mardi » et que, ne sachant où la situer, le P. de Certeau a rejetée à la fin du volume. Une très rapide recherche m'ayant montré que cette lettre était du 31 (ou moins probablement, du 24) mars 1925, je voulus faire don du renseignement au P. de Certeau. J'eus le plaisir ide constater que je ne lui apprenais rien. reprenant la question après la remise de son manuscrit, il était arrivé de son côté à la même conclusion et naturellement pour les mêmes raisons. Une pro­chaine édition remettra la lettre à sa place (c'est déjà chose faite pour la traduction allemande). [^50]:  -- (1). Ce qui ne veut pas dire que je me fasse de Teilhard la même idée que Robert Garric, il s'en faut de beaucoup ; mais, en tout état de cause, la vue qu'il en a prise au cours de leurs rencontres est à retenir. [^51]:  -- (2). 1924 : premières difficultés avec Rome, motivées par une « note indiquant trois directions possibles "dans la recherche d'une représentation du péché originel" » (*LZ*, 35 ; les mots entre guillemets intérieurs, dont le P. de Lubac ne donne pas la référence, proviennent d'une lettre du 13 décembre 1924 au P. Auguste Valensin, cf. Ob., 335, 2).  Le choix de 1938 comme terminus ad quem est plus difficile à comprendre, la « situation personnelle » de Teilhard n'ayant cessé d'embarrasser ses supérieurs qu'avec sa mort en 1955 et l'exposé du P. de Lubac s'arrêtant en 1933 (*LZ*, 44 : trois lignes seulement de Teilhard citées) ou même en 1929. Et d'autre part Léontine Zanta meurt en 1942, le dernier billet que Teilhard lui adresse est de 1939. On n'entrevoit qu'une explication, sans pou­voir être sûr qu'elle soit la bonne : l'avant-dernier billet de Teilhard du 21 novembre 1938, où il se dit convoqué à Lyon en ces termes : « Que le Ciel bénisse ou confonde le Supérieur qui veut me voir au lieu de m'écrire des choses qui se réduiront à rien ! » (*LZ*, 132). Mais le P. de Lubac ne dit rien de l'incident. Peut-être a-t-il mis « 1938 » sans une intention bien précise. [^52]:  -- (3). *LZ*, 33. [^53]:  -- (1). *L'Homme devant Dieu*, tome III (Aubier, 1964). [^54]:  -- (2). En règle générale, le P. de Lubac, pour les fragments de lettre qu'il cite, n'indique pas le destinataire ; et, de même, très souvent, le P. Rideau. C'est de mauvaise méthode : la per­sonnalité du destinataire n'est pas une donnée négligeable de la bonne interprétation d'une lettre. Il s'agit probablement ici du P. Auguste Valensin, à qui Teilhard écrivit ce jour-là : cf. *LZ*, 43 ; Bl.-TCh., 74, 23 ; *Lub. III*, 12, 3. [^55]:  -- (a) *LZ*, 71 (25.1.24). [^56]:  -- (b) Je n'ai pu retrouver de qui vient l'expression. [^57]:  -- (c) *LZ*, 81 (10.1.27). Le P. de Lubac vise probablement ici Mgr (aujourd'hui le cardinal) Charles Journet, qui, dans *Nova et vetera*, oct.-déc. 1962, p. 304, citait le passage suivant du *Milieu divin* (*Œ*., IV, 162) : « S'il est permis de modifier légè­rement un mot sacré, nous dirons que le grand mystère du Christianisme, ce n'est pas exactement l'Apparition, mais la Transparence de Dieu dans l'Univers. Oh ! oui, Seigneur, pas seulement le rayon qui effleure, mais le rayon qui pénètre. Pas votre Épiphanie, Jésus, mais votre diaphanie. » Ce que Mgr Journet commentait en ces termes : « On reste un peu ébloui devant ces lignes... Le rayonnement extérieur de Jésus sur le Monde surpasserait-il en profondeur le mystère même de Jésus manifesté aux hommes ? » [^58]:  -- (d) *Œ*., IV, 140. [^59]:  -- (e) *LZ*., 82, (10.1.27). [^60]:  -- (f) *LZ*., 86, 88 (7.5.27). [^61]:  -- (g) *LZ*., 119 (20.3.32). [^62]:  -- (h) Ici commence le passage qui me vise plus particulière­ment. [^63]:  -- (i) Lettre au P. Gorce, quatrième alinéa. [^64]:  -- (j) Ibid. [^65]:  -- (k) *LZ*., 129 (26.1.36). [^66]:  -- (l) La dernière citation de cette phrase provient de *LZ*, 121 (20.3.32), qui toutefois, où le P. de Lubac écrit « le Christ », dit « leur Univers ». J'ai vainement cherché les deux premières dans *LZ*. Elles semblent avoir été faites de mémoire et procéder du même passage qui contient l'équivalence de l'une et de l'autre : « Je pense qu'il faut résister à cette vague de timidité en face des grandes métamorphoses en cours. N'ont le droit de gémir que ceux qui ont lié leur Univers aux formes qui disparaissent, ou qui ne croient pas que le Monde ait le pouvoir ni le besoin de se renouveler. » [^67]:  -- (m) *LZ*, 127 (26-1.36). [^68]:  -- (1). CF. S.S. PAUL VI, allocution à ses compatriotes de Brescia : « Comment transvaser la richesse reçue de l'antiquité et d'un passé proche, dans les formes nou­velles ? Car il est indéniable que notre société est en train de changer radicalement : la pensée, la culture, les coutumes, l'économie, la vie sociale et également le sentiment religieux et ses expressions sont en évo­lution. Comment se doit traiter l'héritage d'hier par rapport à aujourd'hui, par rapport à demain ? » [^69]:  -- (2). *Christianisme et Évolution*. *Le Christianisme dans le Monde* (1933) ; *Œ*uvres, t. 9, p. 145. [^70]:  -- (3). *Le Christ évoluteur* (1942). *Le Phénomène humain*, 301 : « Si par nature, il n'échappait pas au Temps et à l'Espace qu'il rassemble, il ne serait pas Oméga. » [^71]:  -- (4). Au père A.-D. Sertillanges, 4 février 1934. [^72]:  -- (5). *Le Christianisme dans le Monde*, (mai 1933) ; *Œ*u­vres, t. 9, p. 143. [^73]:  -- (6). Au Père André Ravier, New York, 14 janvier 1955 (citée dans *La Prière*, pp. 53-54). Voir supra, p. 28, notes 2 et 3.. Le texte auquel renvoie le P. de Lubac est le suivant : Le Père Teilhard lui-même avait bien posé le pro­blème : « Que doit devenir (*pour rester elle-même*) la Christologie ? » (2). Et où après il définissait pareil­lement son but, en précisant qu'il ne s'agissait pas pour lui d'autre chose que de « conserver au Christ les qualités mêmes qui fondent son pouvoir et notre adora­tion » (3).  *Et en note :* \(2\) Lettre du 9 décembre 1933. C'est nous qui souli­gnons. \(3\) *Comment je crois* (1934). Le mot « conserver » est souligné par l'auteur. *Quelques réflexions*... (1936) : « Le Christ grandit en restant ce qu'il était, ou, pour mieux dire, *afin de rester* ce qu'il était. » [^74]:  -- (7). *Christologie et évolution* (1933). [^75]:  -- (8). *Écrits du temps de la guerre*, p. 279. [^76]:  -- (9). Lettre du 16 février 1955. Cf. 14 janvier : « Il me semble aujourd'hui que nous revivons, à mille cinq cents ans de distance, les grandes luttes de l'arianisme, -- avec cette différence qu'il ne s'agit plus aujourd'hui de préciser les rapports entre le Christique et le Trinitaire, -- mais entre le Christ et un Univers soudainement de­venu fantastiquement grand, formidablement organique, et plus que probablement poly-humain... -- On a écrit récemment qu' « une seule planète retient l'attention de Teilhard ; c'est la terre des hommes. Ainsi s'accorde-t-il aux philosophes qui ignorent le cosmique... » En fait, il évoque la possibilité d'autres « planètes vivantes » non seulement dans *Comment je vois*, mais aussi dans *la Centrologie* (*Œuvres*, t. 7, pp. 133-134). Partout, son Cosmos est bien le Cosmos, et non pas uniquement la Terre. Dans une brève étude publiée à ce sujet par *l'Almanach des sciences* de 1951, il a expliqué pourquoi il retrace l'histoire de la Vie sur la Terre et non ailleurs (*Œuvres*, t. 5, pp. 377-385). La raison paraît obvie. [^77]:  -- (10). Le 7 septembre 1953, écrivant de Johannesburg à son Provincial, le R.P. André Ravier, il constatait avec joie dans certains milieux « l'éclosion simultanée du double instinct (ou, si vous voulez, de la double flamme) dont le Christianisme a tant besoin en ce moment : sentire, à la fois et avec la même intensité, *cum Mundo et cum Ecclesia*, -- et vous comprenez dans quel sens je prends « Mundus » : l'énorme processus cosmique d'ar­rangement dont l'apparition, pour qui sait voir, révo­lutionne la totalité de notre connaissance ». [^78]:  -- (11). *La Parole attendue* (Pékin, 31 octobre 1940) ; *Cahiers Pierre Teilhard de Chardin* (Paris, Éditions du Seuil), 4, p. 27. -- Pour aider à comprendre cette idée du Christ universel, on pourra se reporter à Hans URS von BALTHASAR, *Trois Signes du christianisme*, dans *Théologie de l'histoire* (trad. Robert Givord, Paris, Des­clée De Brouwer, 1955), p. 180-187. Voir aussi Maurice BLONDEL, *Exigences philosophiques du christianisme* (Pa­ris, Presse Universitaires, 1950), p. 185. [^79]:  -- (12). *Science et Christ, ou Analyse et synthèse* (1921) *Œuvres*, t. 9, p. 60. [^80]:  -- (13). *Le Christianisme dans le Monde* (1933), t. 9, p. 139. [^81]:  -- (14). Lettre du 6 septembre 1953 (*Nouvelles lettres de voyage*, Paris, Grasset, 1957, p. 166). -- Ces textes de dates très diverses montrent à cet égard la continuité parfaite de sa pensée, jusque dans les images et les formules dont elle use. Cf. PÉGUY, *Clio*, I, p. 281 : « ...Le vieux tronc refleurira, le vieux tronc poussera des bourgeons » etc. [^82]:  -- (15). C'est ce qu'il écrivait déjà le 7 février 1930, se disant « tendu vers *Ce qui vient*, mais assuré en même temps que cette « Nouvelle chose ne peut naître que de la fidélité à *ce qui est *» : A Léontine Zanta (p. 111). Et en 1933 : « Les temps sont proches d'une rénovation. » [^83]:  -- (16). C'est une allusion à l'encyclique *Humani generis*, dont la démarche de son correspondant avait pris pré­texte. [^84]:  -- (17). 4 octobre 1950. Dans Maxime Gorce, *Le Concile et Teilhard,* (Neuchâtel, Suisse, 1963), pp. 196-198. Cf. à l'abbé Breuil, New York, 22 janvier 1952 : « ...Je de­meure parfaitement calme et optimiste de ce côté-là » (sur l'avenir de la pensée chrétienne). Cf. lettres du 13 juillet 1925 : « Je demeure de plus en plus convaincu qu'il n'y a plus de foi possible pour l'individu, ni de conversion possible pour les peuples, en dehors d'un christianisme qui (au lieu de se transformer en force d'immobilité et de réaction, comme maintenant) se décidera à montrer, *par des actes*, que rien d'humain ne peut être achevé, et sauvé, sans lui. » [^85]:  -- (18). Notre critique aux yeux de lynx aperçoit très tôt cette duplicité. Fleuri Bremond, qui enseigna les humanités au jeune Pierre Teilhard au collège de Mon­gré, a écrit de lui : « Très intelligent, le premier en tout, mais d'une désespérante sagesse... Il avait une pas­sion jalouse, absorbante, qui le faisait vivre loin de nous : les pierres. » Commentaire de notre critique : « Premier témoignage que nous ayons de cette duplicité essentielle de Teilhard. » On voudrait pouvoir rire. [^86]:  -- (19). Jamais, a-t-il dit, le Christ « ne s'est trouvé en défaut » dans « sa capacité indéfinie de convenance à tout l'ordre physique et psychologique de notre Uni­vers » : *Le Christianisme dans le Monde* (1933), t. 9, p. 143. [^87]:  -- (20). *Le Concile et Teilhard*, p. 41, etc. ; cf. 195-198. [^88]:  -- (21). *Monogénisme et monophylétisme*. Sur le fond de la question, voir Pierre SMULDERS, La vision de Teilhard de Chardin, Paris, Desclée De Brouwer, 1964, pli. 201­209). Cf. la récente constitution *Lumen gentium*, c. 4, n° 37 -- « ...Pro scientia, competentia et praestantia qui­bus pollent facultatem, immo aliquando et officium. habent suain sententiam de iis quae bonum Ecclesiae respicitint declarandi. » (C'était bien le cas pour le P. Teilhard, quoiqu'il ne fût pas laïc.) « Hoc fiat, si casus ferat.... semper in veracitate, fortitudine et prudentia, etim reverentia et caritate erga illos, qui ratione sacri sui muneris personam Christi gerunt. » (Ce fut bien encore le cas.) [^89]:  -- (22). *Dynamique du provisoire*, (Les Presses de Taizé, 1965), p. 97. En 1953 (7 juin), le Père Teilhard dira souhaiter que soit instituée à Rome une commission chargée de recueillir et d'examiner les rapports que des hommes de diverses spécialités tels que lui pourraient envoyer. [^90]:  -- (1). Cf. *De l'importance du public*, 5 août 1903 (*Nouveaux prétextes*, 39) : « L'hypocrisie est une des conditions de l'art. Le devoir du public est de contraindre l'artiste à l'hypocrisie. » Et *Lettre à André Rouveyre*, 22 novembre 1924 (*Divers*, 148) : « Ce n'est pas le fait d'être uraniste qui importe, mais bien d'avoir établi sa vie, d'abord, comme si on ne l'était pas. C'est là ce qui contraint à la dissimulation, à la ruse, et... à l'art. » Il est vrai qu'il s'agit dans ces deux textes de la contrainte de l'opinion. Mais cf. *Les Faux-Monnayeurs*, II, VII (éd. Pléiade, 1109) : « Ce qui ne me plaît pas chez Édouard, ce sont les mauvaises raisons qu'il se donne. Pourquoi cherche-t-il à se persuader, à présent, qu'il conspire au bien de Boris ? Mentir aux autres, passe encore ; mais à soi-même ! Le torrent qui noie un enfant prétend-il lui porter à boire ? » Et aussi *Jour­nal des Faux-Monnayeurs*, 58-59, avec le commentaire que j'ai donné de ce texte dernier morceau dans *L'Envers du Journal de Gide*, 2^e^ édition, pp. 285-292. Là c'est bien la vérité que Gide se contraint à dire ; et une vérité qui témoigne contre lui ; qu'il ne dira donc qu'à voix basse, pour qu'elle ne soit pas entendue ; du moins pas tout de suite. (Cf. *Divers*, 62 : « Lisez-moi mieux ; relisez-moi. ») On le comprend mal tant qu'on n'a pas discerné qu'il jouait sur les deux tableaux : devant les contemporains, protestant de l'in­nocence de ses mœurs ; mais, en même temps, prenant le plus grand soin de cacher dans tels recoins de ses écrits, pour qu'elles y soient découvertes plus tard, des preuves indubitables de la conscience qu'il avait de sa culpabilité : parce que la clairvoyance est une supériorité. [^91]:  -- (1). *Journal*, 727 (3 janvier 1922). [^92]:  -- (1). 1° En 1958, citation par M. Cuénot de la phrase sui­vante : « (...) je ne vois que dans la tige romaine, *prise dans son intégrité*, le support biologique assez vaste et assez diffé­rencié pour opérer et supporter la transformation attendue. » (*C*. *maj*., 331) La date de la lettre est donnée, mais non le nom du destinataire, qui est dit seulement « un curé catholique-chrétien », avec cette note : « Les catholiques-chrétiens, ou vieux catholiques, sont des catholiques qui ne reconnaissent pas l'infaillibilité pontificale et ont réalisé l'intercommunion avec les anglicans. » La phrase est citée sans commentaire parmi d'autres comme un exemple du « tact » et de l' « infinie cha­rité » de Teilhard dans son « rôle de directeur de conscience ». On remarquera la légère divergence avec le texte publié par le destinataire : *intégrité* au lieu d'*intégralité*, cette dernière leçon étant certainement la bonne, comme mieux autorisée et en soi meilleure. Il résulte de cette citation que, dès 1958, une copie de cette lettre avait été remise aux archives teilhardiennes. 2° En 1962, reprise de la même citation par le P. de Lubac, dans les mêmes termes, mais avec l'addition d'une glose expli­cative : « ...la transformation attendue (de l'Humanité). » (*Lub*. I, 340, 4). Pas d'autre référence donnée que la date de la lettre, le destinataire n'étant ni nommé ni désigné, selon l'habi­tude de l'ouvrage. Pas de commentaire. 3° Au début de 1965, nouvelle citation sans commentaire de cette même phrase, toujours dans les mêmes termes, mais sans glose explicative, sous la plume du P. Rideau. Seule réfé­rence donnée : « Lettre du 4 octobre 1950. » (*Rid*., 499) On ne peut dire si, à la date où il faisait sa citation, le P. Rideau savait ou ne savait pas que le texte complet de la lettre avait été publié depuis plus d'un an : *Le Concile et Teilhard* n'est pas cité dans *La Pensée du Père Teilhard de Chardin*, mais ce n'est pas une preuve que le P. Rideau ne connût pas le volume. En revanche, une bonne preuve que, même après sa publi­cation, cette lettre restait encore connue de fort peu de person­nes est qu'elle semble ne pas l'avoir été du P. Philippe de la Trinité, pourtant très exactement informé de tout ce qui touche à Teilhard, mais sans accès aux archives teilhardiennes : si *Le Concile et Teilhard* ne lui avait échappé, il n'aurait pas man­qué de joindre le document aux nombreux fragments de lettre qu'il cite dans *Rome et Teilhard de Chardin* (Fayard, 4° trimes­tre 1964), puisqu'il le reproduit intégralement dans son nouveau volume : *Dialogue avec le marxisme ?* (Éditions du Cèdre). [^93]:  -- (1). L'expression apparaît sous sa plume dès la fin de 1918. A Marguerite Teilhard-Chambon, 13 décembre 1918 : « Ce qui me calme, c'est la confiance absolue que, si dans mon évangile il y a un vrai rayon de rayon de lumière, ce rayon luira, d'une façon ou d'une autre. » (GP, 351 : 13 décembre 1918) [^94]:  -- (1). *Le Cœur du Problème*, 8 septembre 1949 (*Œ*, V, 439). [^95]:  -- (2). *L'Étoffe de l'Univers*, 14 juillet 1053 (*Œ*., VII, 406). Achevé d'imprimer du tome VII : 3^e^ trimestre 1963. [^96]:  -- (3). *Ibid*. : « Loin de me sentir troublé dans la Foi par un changement aussi profond, c'est avec un espoir débordant que je salue la montée et que je prévois le triomphe inévitables de cette mystique nouvelle. » Et, un peu plus haut : « Payant une valorisation et une amorisation radicales de l'Étoffe des Choses, toute une série de remaniements s'imposent, j'en ai parfaitement conscience, (si nous voulons franchement christifier l'Évolution) à certaines représentations ou attitudes qui nous paraissent dé­finitivement fixées dans le dogme chrétien. » [^97]:  -- (1). *Ibid*., (*Œ*., VII, 398). [^98]:  -- (1). *La Lutte contre la multitude *; 22 mars 1917 (*ETG*, 131). [^99]:  -- (2). Pour les références relatives à cette citation, voir p. 143 n. 1. [^100]:  -- (1). Cf. sa lettre du 17 décembre 1922 au P. Auguste Valensin : « Je suis parfois un peu effrayé quand je songe à la transposi­tion que je dois faire subir, en moi, aux notions vulgaires de création, inspiration, miracle, péché originel, Résurrection, etc., pour pouvoir les accepter (!). » (Cité par Claude Tresmontant, *Le Père Teilhard de Chardin et la philosophie*, dans *Lettre*, sept.-oct. 1962, p. 36). Naturellement, en 1950, plus question d'effroi : l'enthousiasme a pris la place. [^101]:  -- (1). Autre texte pour confirmer cette interprétation : *Quel­ques réflexions sur la conversion du Monde*, 9 octobre 1936 (*Œ*., IX, 166) : « Je pense que le Monde ne se convertira aux espé­rances célestes du Christianisme que si préalablement le Chris­tianisme se convertit (pour les diviniser) aux espérances de la Terre. » [^102]:  -- (1). Le texte du R.P. est trop savoureux pour que j'en prive le lecteur : « Nous serons probablement d'accord avec la majo­rité de nos lecteurs en émettant un vœu : ne serait-il pas temps que les éditeurs et les directeurs de revues deviennent un peu plus exigeants envers les auteurs de réflexions sur Teilhard, lais­sant l'eau claire à la rivière, et les pamphlets aux activistes ? Cette exigence n'est pas seulement nécessaire par respect des lecteurs, mais aussi à cause de la nature et de l'importance des questions soulevées par le Père Teilhard. En effet, au point où en sont les choses, les débats utiles ne peuvent plus progresser que par des études patientes, approfondies, et assez sereines pour être nuancées ; le bien de la vérité rejoint donc ici le sou­ci de la charité, et, pour notre part, nous entendons ne pas nous départir d'une attitude aussi constructive que possible et qui évite, autant que faire se peut, les polémiques. D'autant plus que le Saint-Père et la Hiérarchie nous invitent à un tel travail, dans la paix et l'unité entre chrétiens. » (*Études*, mai 1965, p. 664.) [^103]:  -- (1). Voir plus haut. [^104]:  -- (1). Eph., V, 3. [^105]:  -- (2). Ce qui, soit dit en passant, ne lui arrive pas seulement avec moi. On rencontre dans son œuvre d'assez nombreux exemples de silences analogues, d'autant plus significatifs qu'ils sont l'exception et ne sont jamais des accidents : c'est de sa part, dans certains cas, un procédé régulier. [^106]:  -- (1). Cf. n. 16 : « C'est une allusion à l'encyclique *Humani* generis, dont la démarche de son correspondant avait pris pré­texte. » Il serait inconcevable en effet que, moins de deux mois après *Humani* generis, une lettre écrite à Teilhard pour l'inviter à passer à la dissidence ne se fût pas appuyée sur les difficultés que l'encyclique ne pouvait manquer de lui causer. Mais « pré­texte », qu'est-ce à dire ? Que la raison alléguée n'était pas la vraie ? ou que ces difficultés étaient imaginaires ? Elles étaient parfaitement réelles. Il ne semble pas en tout cas que le fait qu'il ait été déjà question d'*Humani generis* dans la lettre du P. Gorce réduise la portée du « malgré toute Encyclique » à celle d'un argument ad hominem. [^107]:  -- (1). Note pour le P. de Lubac : cette fois il n'y a pas de coquille. [^108]:  -- (1). Cf. § 30 : « en conformité avec d'autres textes que nous avons cités ». [^109]:  -- (1). Il y en a aujourd'hui un troisième, le P. Philippe de la Trinité l'ayant reproduite intégralement dans Dialogue avec le marxisme ? (Éditions du Cèdre, 1^er^ trimestre 1966), pp. 94-95. L'ouvrage n'avait pas encore paru au moment de la remise du manuscrit de *Lub. III* (*imprimi potest* du 23 février 1966). [^110]:  -- (1). *L'Union créatrice*, novembre 1917 (*ETG*, 196).. [^111]:  -- (1). *Lub. II,* 84. -- Je transcris ci-dessous les trois passages de mon article qui abordaient la question : *Itin*., 127 : « Et pourquoi n'y aurait-il qu'avec Rome qu'il eût surveillé sa plume ou sa langue ? Le problème ne se posait pas de façon tellement différente avec ses frères en religion. Et, dès lors, au lieu de nous attester si décidément sa franchise « totale », ceux-ci ne seraient-ils mieux avisés de se souvenir que, selon La Rochefoucauld, « quelque défiance que nous ayons de la sincérité de ceux qui nous parlent, nous croyons toujours qu'ils nous disent plus vrai qu'aux autres » ? Il se pourrait après tout qu'ils se soient seulement moins bien défendus. » *Itin*., 138 : « Et l'on ne peut non plus écarter d'un revers de main, s'il n'y a pas à le recevoir aveuglément, le témoignage de ses frères en religion. » (passage dont le contexte est cité plus loin, p 186) *Itin*., 141 « La seconde observation à faire est que le divorce délibéré du comportement et de la pensée propre au modernis­me est une attitude moins confortable qu'il ne paraît : elle entraîne inévitablement de fréquents manques de droiture. Nous ne disons pas qu'il y en ait eu plus dans la vie de Teilhard que dans bien des vies, nous n'en savons rien, mais on vient d'en constater (avec Rome, avec le P. d'Ouince) : ce ne furent cer­tainement pas les seuls, parce qu'il était de l'essence de sa situation qu'il ne peut toujours accorder sa parole et sa pen­sée. » [^112]:  -- (1). *Ob*., 343. Cf. *Itin*., 123 et 133-134. [^113]:  -- (1). On a vu que c'est Teilhard lui-même qui dans son billet au P. d'Ouince du 21 décembre 1950, déclarait sa lettre au P. Gorce écrite « de prêtre à prêtre » (*Ob*., 343, 16 et *Itin*., 137). Ici encore des guillemets s'imposaient. [^114]:  -- (1). *Lub. II*, 217. [^115]:  -- (1). *Proudhon et le christianisme* (Éd. du Seuil, 1945), 265-266 : « Un tel système \[...\] détruit toute morale en divisant la conscience. \[...\] Duplicité de la conscience, c'est-à-dire anéan­tissement de la conscience. » [^116]:  -- (1). Maxime 421. [^117]:  -- (1). Autre correction de nature à vous intéresser. Au dernier chapitre (*Itin*., 142), parlant des « prêtres éminents, voire des évêques » qu'il y a parmi les teilhardiens, le texte remis portait : « Nous ne leur prêtons pas ses folies. Mais comment ont-ils le front de les contester ? » Je pensais, il va de soi, particulière­ment à vous, mais ne voulant rien écrire qui pût vous blesser, la dernière phrase, à la réflexion, me parût un peu vive, quoi­que très équitable, et je téléphonai à Jean Madiran de corriger : « Comment peuvent-ils... » Aujourd'hui je laisserais le premier texte. [^118]:  -- (1). *Académie d'Aix-Marseille, Union des catholiques de l'en­seignement libre, Cordée*, n° 50 (avril-mai 1953). [^119]:  -- (2). La plus grosse lacune de l'ouvrage concerne la dissem­blance du P. Auguste Valensin avec son frère aîné le P. Albert. Les deux frères s'aimaient beaucoup, s'entendaient fort bien, avaient nombre d'idées communes. Mais leurs tempéraments étaient le jour et la nuit. Nature de feu, raide et violente, Albert se portait spontanément aux extrêmes et le plus admirable pro­grès de sa spiritualité fut de renoncer humblement à vouloir « être un saint, un grand saint, et vite », (*La Vie intérieure d'un jésuite*, intr. par Auguste Valensin, pp. 59 et 63), selon l'expres­sion de ses cahiers de jeunesse : comme si l'on pouvait se jeter sur la sainteté comme un conquistador sur l'Eldorado ! Il lui arrivait de manquer de bon sens. Auguste n'avait peut-être pas moins de générosité, mais avec un esprit de mesure, de pru­dence, un amour des justes distinctions dont Albert était dé­pourvu ; et ses besoins d'artiste, poussés parfois jusqu'à la co­quetterie, le rendaient accueillant à toutes les grandeurs pro­fanes, sans qu'il fût moins chrétien pour cela. Il admirait pro­fondément son frère, mais se rendait parfaitement compte de sa pente à l'excès, que la *Vie intérieure d'un jésuite* indique net­tement, mais d'un trait si léger que toute faute de tact est évitée. [^120]:  -- (1). Tous les soulignés des citations d'Auguste Valensin sont de lui. [^121]:  -- (1). *Postface pour la deuxième édition de* «* Paludes *», 1897 (*Romans, éd. Pléiade*, p. 1479). [^122]:  -- (1). On remarquera cependant qu'aucune phrase du P. de Lubac n'affirme positivement cette entière innocence : car il entend bien pouvoir se dire qu'il respecte la vérité. Mais com­me le lecteur n'en est pas trompé moins complètement... [^123]:  -- (1). Avertissons charitablement les lecteurs de *Teilhard mis­sionnaire et apologiste* de l'erreur qu'ils n'ont pu manquer de commettre en croyant que cette parenthèse visait, elle aussi, le critique innommé pris à partie par le P. de Lubac d'un bout à l'autre de l'alinéa (§§ 28-31) : *L'étrange foi du P. Teilhard de Chardin* ne touchait de près ni de loin au problème de l'ésotéris­me de Teilhard. Mais, du moment qu'il ne me nommait pas, le P. de Lubac pouvait bien imputer une sottise de plus à une tête si soigneusement recouverte du voile noir des parricides. L'article n'en serait que mieux discrédité. L'auteur ici visé est Mgr André Combes, qui, juste avant la rédaction définitive de *Teilhard missionnaire et apologiste* (*im­primi potest* du 25 février 1966) avait fait paraître dans les *Études philosophiques* d'octobre-décembre 1965 *A propos de théodicée teilhardienne, simple réflexion méthodologique*, ar­ticle qu'il n'est pas excessif de tenir pour fondamental. Est- il besoin d'ajouter que ce qu'y disait Mgr Combes ne ressemble que d'assez loin à ce que lui impute (sans le nommer, lui non plus) le P. de Lubac. Mgr Combes ne parlait pas d'une « expérience » plus ou moins « ésotérique » de Teilhard. Il s'étonnait que soit généralement « négligé » ou « sous-estimé » le rôle joué « sur la formation de cet esprit et l'inspiration de son œuvre » (pp. 505-506) par la lecture, avec « enthousiasme » (GP, 323), en novembre-décembre 1918, de l'*Introduction sur la doctrine ésotérique* mise par Édouard Schuré en tête de son ouvrage *Les Grands initiés* et sous réserve « des recherches méthodiques qu'il ne faudra plus différer », concluait que « tout se passe comme si, après des tâtonnements personnels déjà fer­mement orientés, une émotion profonde à la lecture des *Grands initiés*, une estime singulière pour la pensée qui s'y exprime, en même temps qu'un dessein critique de refaire ce qui s'y trou­vait imparfait, avaient conduit Pierre Teilhard de Chardin à introduire en climat catholique des thèmes, des attitudes, une méthode, un style, qui caractérisaient, avant lui, tel ou tel cou­rant ésotérique » (pp. 510-511).  Il faut au P. de Lubac une certaine légèreté pour avoir pensé qu'une conclusion aussi précisément motivée se pouvait écarter d'un mot. [^124]:  -- (1). A la condition toutefois que cet attachement soit véri­table, ce qui est bien le cas de Teilhard, et non pas seulement l'attente que l'Église trahisse sa mission et l'espoir de l'y ame­ner. Cf. ce jugement de Loisy sur lui-même, *L'Évangile et l'Église*, 5^e^ éd., Nourry, 1929, préface (datée de 1914), p. 3 : « S'il s'abstenait de réfuter cet enseignement \[l'enseignement officiel du catholicisme\], c'est parce qu'il n'avait pas l'intention de le combattre, mais d'en suggérer la réforme, qu'il voyait indispen­sable, dans l'intérêt même de l'Église catholique. La réalisation d'une telle réforme n'appartenait qu'à l'Église elle-même, et il s'efforçait, avec tous les ménagements possibles, de lui en faire comprendre la nécessité. » Pas un mot de ces lignes qui ne s'appliquerait aussi bien, à Teilhard : les deux conduites sont identiques. La différence est que dès 1887, Loisy avait perdu la foi, et ne pouvait que la feindre, tandis que Teilhard reste croyant. [^125]:  -- (1). *Œ.,* 1, 87. Souligné de Teilhard. [^126]:  -- (2). Ibid., 78. [^127]:  -- (3). Ibid., 88. [^128]:  -- (4). Ibid., 79. [^129]:  -- (1). *CTCh*, IV, 22 : « Jamais peut-être, depuis l'an I de l'ère chrétienne, l'Humanité ne s'est trouvée à la fois plus détachée de ses formes passées, plus anxieuse de son avenir, -- plus prête à recevoir un Sauveur. « Le Sauveur, nous le savons, nous autres chrétiens, est déjà né. Mais, en cette phase toute nouvelle de l'Humanité, ne doit-il pas *renaître* à la mesure de nos besoins présents ? » Souligné de Teilhard. Essai daté du 31 octobre 1940. *EL* 29 : « Après deux mille ans, en un Noël du Christ-Univer­sel... » [^130]:  -- (2). Ci-dessous §§ B et P. [^131]:  -- (1). *CTCh *; V, 26-27. Essai daté du 8 octobre 1942. [^132]:  -- (1). *Lub. III*, 18, 3. [^133]:  -- (1). Christianisme et évolution, suggestions pour servir à une théologie nouvelle, 11 novembre 1945 (*C. min.*, 140-141). [^134]:  -- (2). Ce qui ne signifie pas que, pour comprendre la pensée de Teilhard, épistolier-né, ses lettres ne soient, comme l'a très bien vu Mgr Combes, « des documents privilégiés » (*Théod*., 487). Il s'en rendait parfaitement compte : « Le vif de ma pen­sée, écrivait-il quelques jours avant sa mort à Maryse Choisy, se fait de plus en plus volontiers jour en dehors des Essais *com­posés*, au hasard et sous l'excitation de lettres à écrire à tel ou tel de mes correspondants. » (*Psyché*, n° 99-100, p. 8.) Reste qu'il faut aussi tenir compte de son autre remarque, non moins juste : « Le danger des lettres, c'est qu'elles transmettent sou­vent l'impression d'un moment, -- et d'une partie seulement de l'âme à ce seul moment. » (*LZ*, 41, cité par le P. de Lubac, sans date ni référence). De là que l'accord des essais et des lettres soit précieux. [^135]:  -- (1). Sauf erreur, cette expression de « nouvelle foi » ne se rencontre que dans la lettre au P. Gorce. Ainsi, *le Cœur du problème* (8 septembre 1949) : « Parce qu'une Foi sera née (ou plutôt re-née)... » (*Œ*., V, 149). Dans *le Christ évoluleur* (8 oc­tobre 1942), c'est « une nouvelle théologie » (*CTCh.,* V, 23). Même dans *l'Étoffe de l'Univers* (14 juillet 1953), l'expression ne figure pas ; mais là « une forme encore inconnue de reli­gion » (*Œ.,* VII, 406) en est vraiment l'équivalent. [^136]:  -- (2). Ce n'est pas qu'il n'arrive à Teilhard, même à une date fort tardive, de se référer au développement du dogme, comme dans la phrase suivante, citée, mais un peu plus loin (§ 23) par le P. de Lubac, et tirée de *la Parole attendue* (21 octobre 1940) : « Il est de l'économie habituelle de la vie chrétienne que, dans le donné révélé, certains éléments, longtemps sommeillants, se développent soudain en rameaux puissants, à la demande et à la mesure des temps nouveaux et des nouveaux besoins. » (*CTCh*., IV, 26.) 1 Encore observera-t-on qu'à la thèse classique du développe­ment du dogme, Teilhard ne demande rien d'autre qu'une au­torisation : elle lui sert essentiellement à couvrir des hardiesses de pensée dont la source n'est nullement dans l'approfondissement du donné, révélé. Il croit sincèrement à la Révélation ; mais elle n'est pas à l'origine de sa pensée, et, désireux de res­ter orthodoxe, tout son effort est de la concilier avec ce qu'il pense et dont il ne veut ou ne peut pas démordre : si bien que, finalement, en fait, l'accord est obtenu non par la soumission de sa pensée à la Révélation, mais par une interprétation de la Révélation qui lui permette de ne rien changer à ses idées. Cette démarche, qui réduit considérablement le rôle joué dans sa conception du monde par les textes sacrés, n'a rien de conjectural. *L'Esquisse d'un Univers personnel,* 4 mai 1936, l'expose très loyalement : « Qu'on me croie ou non, les concep­tions renfermées dans le présent Essai, bien qu'influencées (c'est évident) par l'Évangile, ne sont pas nées dans mon esprit de la partie spécifiquement chrétienne de moi-même. Elles sont plu­tôt apparues en antagonisme de celle-ci ; et elles en sont si bien indépendantes que je me trouverais singulièrement gêné dans ma foi si quelque opposition venait à se dessiner entre elles et le dogme chrétien. Mais en fait (au prix, je l'avoue, de quelques luttes) c'est le contraire jusqu'ici qui s'est toujours produit. Loin de contrarier mes tendances panthéistes profondes, le Christianisme, bien compris, n'a jamais cessé, *précisément par­ce que sauveur du Personnel,* de les guider, de les préciser, et surtout de les confirmer en leur apportant un objet précis et un début de vérification expérimentale. » (*Œ*., VI, 112.) On a sa­vouré au passage l'épithète : « le Christianisme, bien com­pris... » : c'est-à-dire le christianisme teilhardisé. [^137]:  -- (1). Le lecteur trouvera plaisant que ce soit à moi que ce reproche soit adressé. Je n'ai pas le sentiment que mon péché mignon soit à chercher de ce côté-là. Il est bien plutôt de pro­diguer à l'excès les pièces justificatives, par scrupule de pro­bité critique. [^138]:  -- (1). Je n'oublie pas que ce premier chapitre de *Christianisme et Évolution* ne traite que de « la situation religieuse présente » et qu'il y en a un second, invitant les théologiens à faire le né­cessaire, selon la technique qui leur est propre, pour que cette synthèse de la Foi au Monde et de la Foi au Christ passe dans l'enseignement dogmatique du christianisme. Mais ce second chapitre ne dément pas le premier ; il le confirme. [^139]:  -- (2). *CTCh*., V, 21. [^140]:  -- (3). Selon l'expression du *Christ évoluteur* (9 octobre 1942) (*CTCh*., V, 27). On a vu que, trois ans plus tard, (11 novembre 1945), *Christianisme et évolution* dira « par assimilation de nouveaux éléments », qui est nettement moins fort. Simple cor­rection de prudence, sans véritable recul de la pensée, le second texte étant au moins aussi formel que le premier sur le rôle dynamique de l'Évolution. [^141]:  -- (1). Faut-il faire observer qu'il n'y a pas contradiction entre cette phrase et le *Décret sur l'apostolat des laïcs* de Vatican II ? Saint Pie X ne veut pas dire que les laïcs ne puissent contribuer de bien des manières au progrès de l'Église ; il n'exclut pas même que l'une de ces manières ne puisse être de faire progresser la théologie. Mais les théologiens eux-mêmes, qu'ils soient clercs ou qu'ils soient laïcs, quelque utiles qu'ils soient au Magistère, ne sont pas le Magistère ; la source de leur autorité est dans leur compétence plus ou moins grande, ce qui n'en fait qu'une autorité humaine, tandis que celle du Magistère -- le pape et les évêques unis au pape -- lui vient de ce qu'il succède aux apôtres dans le gouvernement de l'Église. Prise dans le contexte, la phrase signifie simplement que la distinction de l'Église enseignante et de l'Église enseignée est fondamentale, et qu'il serait pernicieux de réserver à la pre­mière la fonction conservatrice, à la seconde la fonction pro­gressive, parce que Jésus-Christ n'a pas institué un tel partage. Aussi bien doit-on traduire : « ...qui veut faire des laïcs, dans l'Église, les facteurs du progrès. » (Texte latin : *En hic, Vene­rabiles Fratres, doctrinam illam exitiosissimam, efferre caput jam cernïmus, quæ laïcos homines in Ecclesiam subinfert ut progressionis elementa*.) [^142]:  -- (1). *Pascendi dominici gregis*, §§ 35 et 36. [^143]:  -- (2). *Esquisse d'un Univers personnel*, 4 mai 1936 : « Aussi longtemps que la société humaine n'avait pas franchi le stade familial, "néolithique", de son développement (c'est-à-dire jus­qu'à l'aurore de la phase scientifique-industrielle moderne), il est clair que l'Incarnation ne pouvait trouver, pour s'exprimer, que des symboles de nature juridique. Mais depuis la découverte contemporaine des grandes unités et des vastes énergies cosmi­ques, une signification nouvelle, plus satisfaisante, commence à se dessiner pour les paroles anciennes. » (*Œ*., VI, 113.) Cf. Alfred Loisy, *L'Évangile et l'Église,* 5^e^ éd., Nourry, 1939, p. 206 (texte de 1902) -- « Ce qui n'est pas moins naturel, c'est que les symboles et les définitions dogmatiques soient en rap­port avec l'état général des connaissances humaines dans le temps et le milieu où ils ont été constitués. Il suit de là qu'un changement considérable dans l'état de la science peut rendre nécessaire une interprétation nouvelle des anciennes formules qui, conçues dans une autre atmosphère intellectuelle, ne se trouvent plus dire tout ce qu'il faudrait, ou ne le disent pas comme il conviendrait. » [^144]:  -- (1). « Quatrièmement \[...\] je rejette absolument la supposition hérétique de l'évolution des dogmes, d'après laquelle ces dogmes changeraient de sens pour en recevoir un différent de celui que leur a donné tout d'abord l'Église. » [^145]:  -- (2). A tort plutôt, croyons-nous. « L'abbé Monchanin est très au fait de la critique biblique, écrit le P. de Lubac. Il a lu Loisy, Guignebert et les autres. », (*Lub., IV*, 72). Oui, mais à quelle date ? Des autres témoignages positifs nous donnent à penser que ce ne fut pas avant son entrée au Séminaire universitaire, en octobre 1922. Il avait été ordonné au printemps précédent. On se demande si le P. de Lubac ne lui aurait pas attribué par conjecture les sentiments qu'il estime qu'il aurait dû avoir. [^146]:  -- (3). Mis entre guillemets par le P. de Lubac, probablement comme une formule traditionnelle. [^147]:  -- (1). *Lub. IV*, 72. [^148]:  -- (2). *Pascendi dominici gregis*, § 38. [^149]:  -- (1). *Œ*., IX, 144-145. Soulignés de Teilhard. \[manque l'appel de note -- 2002\] [^150]:  -- (1). Je n'exagère aucunement. Condition nécessaire : « Je pense que le Monde ne se convertira aux espérances célestes du Christianisme que si préalablement le Christianisme se convertit (pour les diviniser) aux espérances de la Terre. » *Quelques réflexions sur la conversion du Monde*, 9 octobre 1936 : *Œ*., IX, 166).  Condition suffisante : « La conscience religieuse moderne, définitivement conquise à l'idée de quelque « sur-humanité » à naître de nos efforts mais impuissante à trouver, pour ses aspi­rations, ni représentation ni formule d'action cohérentes, *ne résisterait pas* à un christianisme se posant en sauveur des espé­rances les plus actuelles de la Terre. » (*La Parole attendue*, 31 octobre 1940 : *CTCh*, IV, 28. Souligné de Teilhard.) [^151]:  -- (1). *Note pour servir à l'évangélisation des temps nouveaux,* Épiphanie 1919 (*ETG*, 380). [^152]:  -- (2). C'est le titre du chapitre : *Œ*., IX, 141. [^153]:  -- (3). L'expression sera citée au § 19, mais avec un commen­taire des plus ambigus : « Écoutons le Père Teilhard nous dé­crire les premières phases de l'opération dont il dit à ses lec­teurs, -- dans un vocabulaire dont il ne faut pas oublier l'inten­tion apologétique, -- que "s'apprête à sortir la Religion de demain". » Suit un passage de *La Parole attendue.* Grammaticalement, les « lecteurs » dont il s'agit sont ceux de *La Parole attendue.* Mais ce mémoire s'adresse aux autorités de l'Église et l'on voit mal « l'intention apologétique » que Tei­lhard aurait eue à leur égard. De fait, le vocabulaire du frag­ment cité est parfaitement normal. On est alors tenté de croire que la parenthèse du P. de Lubac s'applique au membre de phrase cité entre guillemets. Mais là non plus pas d'intention apologétique : ce membre de phrase vient du troisième alinéa de la lettre au P. Gorce. Il semble probable que le P. de Lubac aura voulu excuser l'expression en effet peu satisfaisante qu'est « la Religion de demain » et, sans y regarder de plus près, l'aura portée au compte d'une « intention apologétique » en l'espèce tout ima­ginaire. [^154]:  -- (1). Qu'on relise, par exemple, dans *La Prière du Père Tei­lhard de Chardin* le chapitre intitulé *Limites de l'œuvre teilhar­dienne *: manque de courage ou retour invincible du naturel, non seulement les « limites » relevées sont de peu de conséquence, mais régulièrement, c'est plus fort que lui, à peine indiquée, chacune d'elles tourne à l'apologie. [^155]:  -- (2). *Lub. III*, 49. [^156]:  -- (3). *ibid.*, 48. [^157]:  -- (1). *Ibid., 53.* [^158]:  -- (2). *Le Paysan de la Garonne*, p. 16. [^159]:  -- (1). Cf. sa lettre du 8 février 1954 à M. Claude Tresmontant : « Non, *je le sais *: ce n'est pas pour des questions de mot que mes Essais ont été constamment écartés (comme redolens pan­theismum). C'est parce que mes réviseurs ont senti, avec raison, que pour moi tout l'Univers (y compris les relations entre le Divin et le Participé, et entre le Naturel et le Surnaturel) était d'étoffe organique (ou génétique, ce qui revient au même) et non simplement d'étoffe juridique. -- Pour les "officiels", en ce moment, l'Univers est sous-valorisé -- en vertu d'une concep­tion déréglée de la "contingence de création". Les "officiels" (je vous le répète, on me l'a dit en termes absolument clairs à Rome en 48) *ne croient pas* à un Futur de l'Humain (en dehors d'une Parousie de catastrophe). C'est cela qui stérilise en ce moment le Christianisme. » (*Lettre*, 38) ; soulignés, de Teilhard). Toute l'âme du teilhardisme est dans ces quelques lignes. Tei­lhard maintient la distinction du naturel et du surnaturel parce que le dogme le lui impose ; mais il reste essentiellement mo­niste, et, en voulant que leur relation soit « d'étoffe organique », en fait supprime leur distinction. Le commentaire du P. Philippe de la Trinité est ici parti­culièrement précieux : « Pour la théologie traditionnelle, lui oppose-t-il, le surnaturel de la grâce sanctifiante n'est pourtant ni d'ordre juridique ni d'ordre organique-génétique, mais d'un ordre ontologique, spirituel, qui transcende les exigences de toute nature créée et créable, fût-elle angélique. » (*Rome,* 180.) On a admiré, en passant, la façon passablement cavalière dont Teilhard désigne les autorités de l'Église : « les officiels ». [^160]:  -- (1). *Note pour le P. de Lubac. -- *Au premier sens de Littré « état de ce qui est double. » [^161]:  -- (2). A l'exception du legs de ses manuscrits hors de la Com­pagnie de Jésus, et c'est une exception de taille ; mais c'est que là, l'avenir de sa pensée était en jeu. Noter pourtant à sa dé­charge que, d'après *C. maj.*, 370-371, ce legs ne fut fait que sur l'avis d'un confrère, à la veille du premier voyage en Afrique du Sud. « Assurez l'avenir de vos écrits, lui fit dire le 2 juillet 1951 le P. Jouve, administrateur des *Études,* nous ne pourrons jamais les publier. » Alors, ajoute M. Cuénot, sans hésiter, le P. Teilhard suivit ce conseil. Il le fit dans la paix de l'âme. » Avec son exactitude sur le plan du comportement, on peut même se demander s'il n'en aurait pas sollicité et obtenu l'autorisation. Simple hypothèse toutefois, sans que je connaisse rien qui l'étaye positivement ; mais il me paraît nécessaire de l'émettre devant un acte de sa part aussi surprenant. Auparavant, un membre de sa famille (M. Cuénot ne dit pas lequel) lui avait fait la même suggestion et n'avait rien obtenu. [^162]:  -- (3). L'expression est du Cardinal Journet, *La synthèse du P. Teilhard de Chardin est-elle dissociable *? dans *Nova et Vetera*, avril-juin 1966, p. 151. [^163]:  -- (1). *Christianisme et Évolution*, 11 novembre 1945 (*C. min.*, 163 et *Rid.*, 698). [^164]:  -- (2). Il ne sera pas sans intérêt de montrer comment le P. de Lubac commente ce texte. *Lub. 11*, 132-133 : « S'il a une fois ou l'autre employé l'expression malheureuse de "néo-christia­nisme", ce qu'il entendait par là, lui-même l'a précisé, c'était "la christianisation d'un néo-humanisme", -- lequel n'était pas de son invention. Pour lui, c'était le « le problème "huma­niste" » qui se trouvait désormais complètement renouvelé » : d'où la nécessité d'un nouvel effort, d'un effort presque sans précédent, pour lui trouver une solution chrétienne, grâce au merveilleux "pouvoir de croissance" qui est le propre du seul christianisme. Nous estimons toutefois que dans cet effort, la tendance qui était celle du Père Teilhard à se porter dans l'a­venir, tendance qui chez lui-même. n'allait peut-être pas sans quelque illusion, comporterait des risques plus graves, chez un chrétien moins enraciné qu'il ne l'était dans l'authentique tradition, redoutant moins de paraître prêcher sa religion à lui et moins résolu à l'entière fidélité. Quant à lui, c'est "à force d'obéissance" qu'il espérait se faire admettre. Il se déclarait "intimement convaincu, pour des raisons tenant à la structure même de *ses* perspectives, que la pensée religieuse ne se déve­loppe que traditionnellement, collectivement, "phylétiquement" ; aussi proclamait-il "n'avoir d'autre désir et espoir... que de *sentire*", ou, plus exactement, *prae-sentire cum Ecclesia* (1). » En note : « Cité par Claude Cuénot, *Situation de Teilhard de Chardin, Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse* (1963). » Référence curieuse, pour être pratiquement inaccessible au lecteur, alors que, dès la date de *Lub. II*, le même texte pouvait. être cité d'après *C. min.*., 163. Mais le P. de Lubac a pu ne pas remarquer qu'il s'y trouvait. Il était en tout cas capital de dire que la formule était tirée de *Christianisme et Évolution.* L'indication est nécessaire à l'in­terprétation du texte, qui y renvoie expressément (cf. « dans ces pages », omis par le P. de Lubac). Faut-il penser que le P. de Lubac ne s'est pas soucié de rechercher quelles étaient les pages auxquelles Teilhard renvoyait ? Quelle que soit l'explication, le résultat est que le lecteur ne sait pas la formule tirée d'un essai qui juge « nécessaire » la « synthèse » de la « Foi au Monde » et de la « Foi en Dieu ». Il est inévitablement conduit à croire que l'évolution du chris­tianisme souhaitée par Teilhard se tient dans les limites requises par le dogme. Seule réserve formulée par le P. de Lubac : que « la tendance de Teilhard à se porter dans l'avenir "n'allait peut-être pas sans quelque illusion" et chez un autre, "compor­terait des risques plus graves" », ce qui signifie qu'elle n'en comporte pas chez lui. Comment se douterait-on qu'il s'agit de la foi ? N.B. -- Il est très exact de dire que Teilhard « espérait se faire admettre "à force d'obéissance" ». (Mais d'où vient la formule ? Pas de référence.) En revanche, le présenter comme « redoutant de paraître prêcher sa religion à lui » est une aimable plaisanterie, à moins que « paraître » ne soit mis là pour signifier qu'il préférait que cela ne se sût pas. Cf. *LZ*, 73 (20 mai 1924) : « Vous vous doutez bien qu'aucune force au monde n'ar­rivera à modifier la direction ni l'intensité de toute l'influence dont je suis capable. » Et *LZ*, 127 (26 janvier 1936) -- « Ce qui va dominant mon intérêt et mes préoccupations intérieures, vous le savez déjà, c'est l'effort pour établir en moi, et diffuser autour de moi, une religion nouvelle (appelons-la un meilleur Christianisme, si vous voulez)... » [^165]:  -- (1). Auguste VALENSIN, *Textes et documents inédits,* présentés par M.R. et H.L., Aubier, 1961, p. 335. En note : « Visite du P. Teilhard (juillet 1946). Il m'expose ses idées... lorsque, à ma stupeur, il me dit : « C'est de vous que je les tiens ! sans vous, sans ce que vous m'avez dit à Jersey, je ne serais rien et ne penserais rien. « ...Je suis effaré des choses obscures que l'on tire de mes clartés. » On a remarqué les point de suspension. Il serait bien inté­ressant de savoir ce qu'ils cachent. [^166]:  -- (1). Cf. *I Thess*., V, 25 : *Ut integer spiritus vester et anima et corpus sine querela in adventu Domini nosiri Jesu Christi ser­vetur*. [^167]:  -- (2). *Lub. I,* 258, 2 « A L. Zanta, 3-10-1923 : "Dédaignez de vous laisser intimider, ou (sic) influencer, par ce que X. ou Y. peuvent dire contre l'intelligence opposée à la mystique." » *LZ*, 61 : « ...intimider, ni (sic) influencer par ce que X ou Y (fût-ce Bremond)... » [^168]:  -- (3). Bl.-TCh., 64, 2. \[manque l'appel de note -- 2002\] [^169]:  -- (1). Deux exemples : 1° *Dans Christianisme et Évolution*, 11 novembre 1945 : « Dieu est entièrement self-suffisant ; et cepen­dant l'Univers lui apporte quelque chose de vitalement néces­saire : voilà les deux conditions, en apparence contradictoires, auxquelles doit désormais satisfaire... l'être participé. » (Rïd., 379) La première proposition n'offense que la langue française ; mais il faut assurément avoir la tête étrangement faite pour juger que la seconde n'est qu' « en apparence contradictoire » avec elle. N'importe : la « nouvelle orientation théologique » que Christianisme et Évolution se propose de promouvoir s'appli­quera à les concilier. 2° *LZ*, 128 (26 janvier 1936), sur son inquiétude de perdre le Christ de l'Évangile : « Une chose me rassure : c'est que, en moi, la lumière grandissante s'accompagne d'amour, et de renon­cement à moi-même dans le Plus grand que moi. Ceci ne saurait tromper. Obscurément donc, je me retranche dans ce sentiment que l'Être est infiniment plus riche et renouvelant que notre logique. Comme dans le cas de tout mouvement le paradoxe du changement religieux en cours se résoudra par le mouvement même. "Solvitur eundo." » [^170]:  -- (1). A Léontine Zanta, 26 janvier 1936 (*LZ*, 127). [^171]:  -- (2). Rien de plus frappant que le silence total gardé. par le *Lettres d'Hastings* sur sa « conscience » obsédante « d'un dérive profonde, ontologique, totale de l'Univers » autour de lui. (*Le Cœur de la Matière*, 1950 ; *Rid.* 40.) [^172]:  -- (1). *La Vie cosmique*, 24 avril 1916 (*ETG*, 5). [^173]:  -- (2). *L'Union créatrice*, novembre 1917 (*ETG*, 196). [^174]:  -- (3). Lettre du 18 août 1950 (*C. maj.*, 330). [^175]:  -- (1). Exemple caractéristique : *Lub. II*, 149 : « l'auteur ano­nyme de l'article » paru dans l'*Osservatore romano* du 1^er^ juillet 1962. L'article n'était en effet pas signé ; mais qu'il eût paru le même jour que le *Monitum* indiquait, selon les usages romains, qu'il émanait du Saint Office et donc n'avait pas moins, mais plus d'autorité qu'un article signé, sans toutefois être officiel (voir *Rome,* 22). Pour avoir plus de liberté de le contredire sans pa­raître s'élever contre le sentiment des autorités de l'Église, le P. de Lubac n'informe pas son lecteur de la circonstance. [^176]:  -- (1). *Teilhardogénèse,* dans *Ephemerides carmeliticae,* XIV, 1963, 1, p. 165. [^177]:  -- (2). Critique aujourd'hui plaisamment retournée par le P. de Lubac contre les adversaires de Teilhard. Cf. § 1 : « C'est encore un "danger" de ses lettres, qu'on y rencontre des formules dont ses correspondants, qui le connaissaient bien, ne se cho­quaient pas, parce qu'ils en comprenaient l'exacte portée » -- on a vu comment le P. de Lubac la mesure -- « mais qui suffiraient, tirées de leur contexte et artificiellement regroupées, à jeter les bases d'un "teilhardisme" -- d'un pseudo-teilhardisme -- con­damnable. » Au lieu de « condamnable » mettez « digne d'approbation » et la manière du P. de Lubac sera parfaitement caractérisée. Quand je lui disais qu'on ne pourrait dessiner de lui plus fidèle image qu'avec les traits qu'il décoche aux gens qui ne sont pas de son avis ! [^178]:  -- (3). *Ibid.*, p. 194. [^179]:  -- (1). Je citais de mémoire. Vérification faite, voici le texte exact : « *Interrogée sur ce qu'elle dit touchant notre Saint Père le Pape, et lequel elle croit être le vrai pape, répondit en demandant s'ils étaient deux. *» (Pierre CHAMPION, *Procès de condamnation de Jeanne d'Arc,* t. II, p. 54.) [^180]:  -- (1). Voir *Itinéraires,* numéro 99 de janvier 1965, pp. 199 à 202 et numéro 108 de décembre 1967, pages 189 à 195. [^181]:  -- (2). *Les J3 contre Lucifer* (Édition Notre-Dame, Coutances).