# 115-07-67
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## ÉDITORIAUX
### La nouvelle prière
«* Prions pour les militants du\
marxisme, afin qu'ils\
comprennent... *»
Les intentions et formules de « Prière universelle » comportent donc aussi une formule à l'intention des « militants du marxisme ». Pas d'objections ? Si. Deux. La première est obvie et presque secondaire. La seconde est fondamentale.
**I. -- **Personne n'est exclu de la prière catholique : et c'est pourquoi l'on prie pour les marxistes. Mais c'est un faux prétexte en l'occurrence : car dans cette sorte de dénominations, d'étiquettes et de catégories, tout le monde en fait est exclu de la prière nominative, sauf les marxistes. Seuls nommés. C'est un peu gros. On nous fait prier pour les marxistes et sous ce nom, mais point pour les adversaires du marxisme. Point pour les libéraux, ni pour les réactionnaires.
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Si l'on prie nommément pour les militants du marxisme, pourquoi pas aussi pour ceux du gaullisme ; et pour ceux du nazisme (puisqu'on nous dit que le nazisme renaît dangereusement) ; et pour ceux du racisme (dont on nous assure chaque jour qu'il est un péril universel) ; et pour ceux du « socialisme arabe », que voilà paradoxalement oublié.
Les homélies nous parlent de plus en plus du capitalisme, du racisme, de l'impérialisme, du néo-colonialisme, mais seulement pour fulminer l'anathème ; et l'on ne nomme plus jamais le marxisme au chapitre des indignations et des condamnations ; mais ce n'est point parce que l'on aurait oublié son nom : car voici que son nom apparaît seulement, et seul, au chapitre de la prière. C'est manifestement une farce, qui n'est pas drôle.
Toute créature humaine, serait-elle par sa faute devenue monstrueuse, a droit à la prière catholique. Mais pourquoi choisir une seule espèce de monstruosité, pourquoi exclure de notre prière les monstruosités dont on nous entretient d'autre part à jet continu ? Prions alors pour les « fauteurs de guerre », pour les « profiteurs du capitalisme », pour les « fascistes assassins », pour les « bourreaux racistes », pour les « négriers néo-colonialistes » et pour les « cardinaux de Curie ». Et même pour les « marxistes » ...
Mais non. Pas même pour les marxistes. Un choix sévère est fait parmi eux : les militants, seulement les militants, et point les dupes et les victimes de leur militantisme. Point les sympathisants ni les convaincus inorganisés ou isolés ni ceux qui lisent, votent, souscrivent, applaudissent, sans être militants, et qui ont peut-être, eux aussi, une âme à sauver.
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Que non pas. On prie pour les seuls « militants », les « révolutionnaires professionnels », selon l'expression de Lénine, les apparatchiks : à qui Lénine disait encore que « tout bon communiste doit être un bon tchékiste », c'est-à-dire un militant et un auxiliaire de la police politique.
Les seuls intéressants, parmi les marxistes, pour la « prière universelle ».
**II. -- **Si au moment où la « prière universelle » énonce : « pour les militants du marxisme », vous sortez de l'église ou, plus discrètement, vous vous asseyez, tout le monde comprendra que vous ne voulez pas prier pour les marxistes.
Mais ce sera un complet quiproquo.
Car il se trouve en outre que la prière universelle pour les militants du marxisme *ne prie pas du tout pour* les militants du marxisme.
Voici, en effet, comment elle se formule et comment elle s'exprime :
«* Pour les militants du marxisme : afin qu'à nous voir vivre ils puissent comprendre que notre espérance du ciel stimule aussi nos efforts pour le progrès social, prions le Seigneur. *» ([^1])
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Donc, on ne prie point pour la conversion des marxistes ; ni même pour leur bonheur temporel ; ni *pour eux* à aucun degré ni sous aucun rapport. *On prie seulement pour qu'ils aient bonne opinion de nous.*
ON PRIE POUR QU'ILS COMPRENNENT ENFIN QUE NOUS AUSSI NOUS SOMMES DES TYPES ÉPATANTS. Pour qu'ils comprennent que nous sommes « stimulés ». Que nos évêques sont « stimulés ». Que l'espérance du Ciel nous stimule « aussi » pour le progrès social : elle nous stimule elle aussi, ou bien elle nous stimule nous aussi, ou bien elle nous stimule pour le progrès social lui aussi, -- cet « aussi » est aussi bien placé que celui de la traduction française du *Pater.* Mais quoi qu'il en soit et en quelque sens qu'on l'entende, avec cette formule de prière nous prions « pour » les militants du marxisme, *mais afin que,* et seulement afin que, l'opinion qu'ils ont de nous soit une bonne opinion : l'intention de prière est nettement orientée et délimitée.
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C'est une intention parfaitement « mondaine », comme on disait autrefois pour désigner ce qui est étranger à l'esprit chrétien. Nous aspirons à être bien considérés par les militants du marxisme, et nous prions explicitement pour cela. C'est cela qui compte pour l'apostolat nouveau, animé par la « mentalité post-conciliaire ».
##### *La prière de Piasecki*
L'intention de prière proposée n'est pas seulement mondaine : elle est objectivement contradictoire.
Les militants du marxisme ne peuvent pas comprendre « nos efforts pour le progrès social », si ces efforts sont chrétiens, puisque le véritable progrès humain selon la doctrine de l'Église est aux yeux du marxisme l'ennemi et le contraire du progrès tel qu'il le conçoit. *Tout l'essentiel du progrès social consiste, pour le marxisme, à libérer l'humanité de la soumission à Dieu, et spécialement, dans l'ordre temporel, de l'obéissance aux commandements de Dieu.*
Pour le chrétien, ce que le marxisme appelle « progrès social » est en réalité « une barbarie plus épouvantable que celle où se trouvaient la plupart des nations avant la venue du Rédempteur ». La société marxiste est une société plus terriblement esclavagiste que l'esclavage antique. Les faits le montrent, et la seule analyse de la Constitution soviétique suffit déjà à le démontrer ([^2]).
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Mais si des chrétiens, tournant le dos aux voies chrétiennes du véritable progrès humain, dirigent leurs « efforts pour le progrès » dans le même sens que les marxistes, alors, peut-être, les militants du marxisme pourront comprendre et apprécier ce renfort. C'est la position bien connue de l' « Association Pax » et c'est la doctrine de son chef Piasecki. Faire la même politique économique et sociale que les communistes, en leur disant que c'est le Ciel qui nous y stimule, et leur montrer ainsi par le fait qu'un tel « christianisme » peut être pris en considération par eux comme un allié efficace.
La doctrine Piasecki, condamnée par le Magistère de l'Église, est on le sait, celle d'un « pluralisme idéologique » dans la société communiste : la politique que les communistes font par marxisme, *la même,* les chrétiens la font par « christianisme », et ainsi « celui qui croit au Ciel et celui qui n'y croit pas » marchent la main dans la main pour la même « construction du socialisme ».
La prière « pour les militants du marxisme », telle qu'elle est formulée, ne prend un sens que dans le contexte de la doctrine Piasecki, Nous parlons bien entendu de la « doctrine Piasecki » par figure de rhétorique. Tout le monde sait que cet agent des services secrets soviétiques n'a d'autre doctrine que celle qui lui a été fabriquée (notamment en France) pour servir de paravent à son officine policière. Mais enfin la « doctrine » dont il se couvre est bien celle-là.
Et la prière en question est exactement conforme à la doctrine Piasecki.
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Nous avons fait du chemin depuis 1964, date de « L'affaire Pax en France ». Les formules de Piasecki ne sont plus seulement dans la presse : elles sont devenues des formules de prière.
« A nous voir vivre », c'est-à-dire à nous voir accomplir réellement des actes communistes, les militants du marxisme comprendront enfin que nous sommes pour eux des collaborateurs honorables et distingués : prions pour cela, en communion avec Piasecki.
\*\*\*
Il ne fait aucun doute que la *pia interpretatio* joue spontanément dans le peuple chrétien quand on lui fait faire cette prière. Si l'on interrogeait à la sortie les fidèles sur ce qu'ils avaient réellement dans l'esprit, la plupart répondraient à coup sûr qu'ils ont eu l'intention de prier pour que les militants marxistes comprennent la parole de Dieu, reçoivent le salut apporté aux hommes, s'ouvrent à l'espérance du Ciel. Par bonheur, par grâce, une grande partie du peuple chrétien n'entend rien ni à ce qu'on lui raconte présentement dans les homélies, ni aux prières anormales qu'on lui fait prononcer, mais elle reçoit tout cela *dans le contexte et dans le sens de sa foi*, et par une rectification instinctive, elle lui donne, sans même y penser, une signification toute différente, une signification chrétienne.
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C'est ce que l'on appelle la *pia interpretatio*, qui en maintes occasions déjà dans l'histoire a sauvé la foi du peuple chrétien à l'encontre de prédications dont le sens pervers ou absurde n'entrait point dans son esprit. Seulement, la *pia interpretatio* ne pourra, d'elle-même, survivre éternellement, si la vraie foi continue à être de moins en moins enseignée, et si la prière de l'Église est trop longtemps et trop universellement farcie de telles énormités.
Il ne fait d'autre part, en effet, aucun doute non plus que la prière « pour les militants du marxisme », telle qu'elle est, n'a plus de chrétien qu'une légère apparence de vocabulaire. Elle est l'expression d'une autre religion insinuée au milieu des expressions authentiques de la religion chrétienne : elle exprime, en termes partiellement empruntés au christianisme, une religiosité d'une autre nature. Et d'ailleurs, si cette prière était exaucée, on obtiendrait quoi ? On aboutirait au résultat suivant : les militants du marxisme en viendraient à tenir l'espérance du Ciel pour un mythe efficace lui « aussi » dans la construction du socialisme. Est-ce cela que les chrétiens demandent à Dieu pour les marxistes ? Assurément non. On est en train, maintenant à l'intérieur de la prière elle-même, de nous dérober notre religion.
Il n'y a aucune chance que nous marchions dans ces impostures ; ni même que nous restions silencieux.
\*\*\*
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Quand nous voulons prier pour « ceux qui sont atteints par la contagion du communisme » et pour « ceux qui risquent de l'être », nous savons bien quelle doit être notre intention de prière, dirigée par la foi, fixée par une tradition chrétienne immuable en son essence, et dans ce cas précis formulée par l'Église enseignante...
... au paragraphe 79 de *Divini Redemptoris *:
« *Nous voulons, avant de terminer, parler aussi à ceux de Nos fils qui déjà sont atteints par la contagion du communisme, ou qui risquent de l'être. Nous leur demandons d'entendre les paroles du Père qui les aime. Nous prions Dieu avec instance : qu'Il éclaire leur esprit, qu'Il les détourne de la voie trompeuse qui les mène vers un désastre lamentable ; bien plus, qu'ils reconnaissent que le Christ Jésus est l'unique Sauveur du genre humain : car il n'y a pas sous le ciel d'autre nom donné aux hommes par lequel nous puissions être sauvés. *»
En cette année de la foi qui a commencé le 29 juin, pour demander à Dieu de sauver son Église des ravages de plus en plus profonds opérés par la « mentalité post-conciliaire », et pour Lui demander de sauver le monde de la domination de l'athéisme, nous pouvons nous rappeler que Notre-Dame de Fatima recommandait le Rosaire comme prière pour notre temps. Nous pouvons aussi nous souvenir de la prière de l'Ange :
« *Mon Dieu, je crois, j'adore, j'espère et je vous aime ; ayez pitié de ceux qui ne croient pas, qui n'adorent pas, qui n'espèrent pas et qui ne vous aiment pas. *»
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...Ce qui est aussi une prière pour nous-mêmes, qui sommes si infirmes dans la foi, l'espérance et la charité.
En cette année de la foi, en ces temps où est si grand le besoin d'une « prière universelle », nous pouvons chaque jour et plusieurs fois par jour redire la prière pour l'universelle conversion, à commencer par la nôtre :
*Très Sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, je vous adore profondément,*
*et je vous offre*
*les très précieux Corps, Sang, Ame et Divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ,*
*présent dans tous les tabernacles du monde*
(*et dans celui-ci*)
*en réparation des outrages, sacrilèges et indifférences par lesquels Il est Lui-même offensé.*
*Par les mérites infinis de son Cœur Sacré*
*et par ceux du Cœur Immaculé de Marie,*
*je vous demande la conversion des pauvres pécheurs.*
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### Leprince-Ringuet par lui-même
*Club-Inter* est une publication mensuelle de la Maison de la Bonne Presse pour les jeunes. Dans son numéro du 15 mai 1967, ce périodique publie des déclarations de « Louis Leprince-Ringuet, savant et croyant », présenté (p. 5) comme « un grand cerveau souriant » et comme « un chrétien ouvert aux problèmes de son époque ». Les déclarations elles-mêmes, lardées de nombreuses photographies en gros plan, occupent les pages 70 à 73 du fascicule. ([^3])
Voici quelques extraits de ces déclarations :
-- Sur ce qui unit les hommes et sur ce qui les divise :
« *La science n'a jamais aimé les frontières, elle est un pôle qui unit les hommes. Alors que les religions, les ensembles ethniques sont bien souvent cause d'incompréhension. *»
-- Sur ce qui est universel et sur ce qui est local :
« *Il y a deux pôles de notre existence, il y a le pôle scientifique qui est universel et qui n'a pas de barrière ; puis il y a le pôle humain qui est le pôle de l'homme qui doit tenir compte naturellement des hérédités, des traditions, de tout ce qui est local, et aussi des religions. Et ces deux pôles doivent exister... *»
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-- Sur la liberté que nous laisse la science :
« *Il faut qu'il y ait des bouddhistes avec leur mode de pensée particulière ; il faut qu'il y ait aussi des chrétiens qui pensent d'une autre façon. La science vous laisse la liberté de pensée ; elle ne répond pas aux problèmes philosophiques et religieux. *»
-- Donc, là où la science ne dit rien, on est libre pour le moment de penser n'importe quoi. Mais la science ne nous laissera pas toujours cette liberté :
« *Les grands problèmes, par exemple, celui de notre venue sur la terre, celui de l'immortalité de l'âme, celui de l'attitude humaine : faut-il être optimiste ou pessimiste ? Quelle est la mesure de notre liberté ? Ces problèmes ne sont pas actuellement du ressort de la science, c'est-à-dire que, actuellement, nous sommes libres de telle ou telle option à leur sujet et nous pouvons nous faire une philosophie de l'existence, accepter une doctrine religieuse. Mais que se passera-t-il dans cent ans ? La science aura évolué, on connaîtra mieux certains mécanismes de l'être humain, on aura probablement une idée différente* (*plus précise et plus confuse à la fois*) *du fonctionnement du cerveau et de la définition de la liberté ; les frontières de ce que la science appréhende seront modifiées. Mais l'amour évangélique restera. *»
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Donc, les philosophies et les doctrines religieuses ne sont que des options libres dans le domaine que la science ne connaît pas encore.
Il restera, quand la science aura avancé davantage, seulement l'amour évangélique. Ce sera donc le Paradis sur la terre. Nécessairement : car, lorsqu'il n'y a plus ni la foi ni l'espérance, mais seulement la charité, c'est que l'on est au Paradis.
-- Déclaration sur les religions :
« *Pour moi je ne pourrais considérer comme acceptable une religion imposée par le haut, à l'élaboration de laquelle chacun ne participerait pas avec son intelligence, sa pensée, son cœur. *»
-- Sur la Vérité :
« *Je pense que la vérité avec un grand V, celle qui nous serait imposée avec des dogmes rigides comme des rochers monolithiques, c'est quelque chose d'irréel. L'Église catholique s'en aperçoit actuellement fort bien et c'est très heureux. *»
Pour les chrétiens, la Vérité avec un grand V n'est pas « quelque chose d'irréel », c'est au contraire la Personne même de Notre-Seigneur Jésus-Christ, présent dans tous les tabernacles du monde, et exprimant sa Révélation par les dogmes intangibles de l'Église catholique.
En quel sens donc Louis Leprince-Ringuet est-il chrétien ?
En celui-ci seulement :
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« *La vérité chrétienne, c'est pour moi, essentiellement, l'esprit de l'Évangile, cet esprit d'amour et de fraternité qui a été introduit pour la première fois d'une façon admirable et parfaite avec le sermon sur la montagne. C'est l'esprit des Évangiles en général. Par exemple, les formulations doctrinales me paraissent secondaires à côté de l'esprit de l'Évangile. Elles risquent de nous faire perdre de vue l'essentiel. Ce sont d'ailleurs des problèmes pour lesquels nous n'avons pas toujours, nous scientifiques chrétiens, de positions parfaitement définies ; tout cela est en évolution et je trouve que c'est épatant d'être dans ce monde en évolution. *»
Louis Leprince-Ringuet ne reconnaît de certitude objective que dans l'ordre matériel.
Il n'y a de certitude que donnée par « la » science.
En ce qui concerne « les » religions, c'est l'affaire de chacun de se construire, selon ses options libres, sa petite religion à soi, à l' « élaboration » de laquelle il « participe ».
En foi de quoi, Louis Leprince-Ringuet est un « grand savant » et un « grand chrétien ».
\*\*\*
Il était peut-être intéressant de faire connaître « aux jeunes », dans une publication que la Maison de la Bonne Presse leur destine et leur propose dans les églises, la pensée religieuse de Leprince-Ringuet.
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Mais il était au moins aussi nécessaire, à notre avis, de préciser à l'intention de ces mêmes « jeunes » que les déclarations religieuses de Leprince-Ringuet contredisent la doctrine de la foi ; et de leur expliquer en quoi et pourquoi ; au lieu de leur donner toutes ces assertions comme allant de soi, et d'aller jusqu'à leur proposer en exemple une telle attitude religieuse.
Nous ne connaissons personnellement ni Louis Leprince-Ringuet ni les directeurs responsables de *Club-Inter*. Nous n'avons à leur endroit aucun sentiment d'animosité. Avec le plus grand parti pris de bienveillance et de sympathie que l'on voudra, il est impossible de ne pas protester qu'ils donnent ainsi « aux jeunes » une idée radicalement fausse de la foi chrétienne, une idée contraire manifestement à l'enseignement de l'Église. Pour employer le mot propre, plusieurs des assertions religieuses citées ont été définies comme hérétiques.
Il est également impossible de ne pas s'interroger sur la situation religieuse d'une Église de France où il paraît tout naturel de diffuser ainsi parmi « les jeunes », dans les églises, et sous le nom chrétien explicitement invoqué, des erreurs contre la foi que personne de responsable ne semble seulement remarquer.
Si, comme il est manifeste dans ce cas précis, et dans bien d'autres cas analogues, personne ne défend plus la foi chrétienne contre la propagation -- à l'intérieur même des églises -- des erreurs qui la détruisent, alors et dans cette mesure nous incombe le devoir imprescriptible de la défendre nous-mêmes, au moins pour nous-mêmes et pour ceux qui nous font confiance.
Ce témoignage, avec la grâce de Dieu, rien ne pourra nous en détourner.
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### Réflexions complémentaires
Aux pages immédiatement précédentes, notre premier et notre second éditorial ne traitent pas de « faits isolés », mais bien plutôt de faits caractéristiques, ayant en eux-mêmes un poids sociologique considérable : l'attitude religieuse de Leprince-Ringuet est proposée en exemple aux jeunes chrétiens, la nouvelle prière est inscrite au nombre des formules approuvées. Dans tous les secteurs, on relèverait des faits semblables, chargés d'une signification et d'une orientation analogues. Ces faits, nous les analysons un par un quand l'occasion s'en présente, sans imaginer pouvoir les retenir tous, tellement ils sont nombreux. Ils nous incitent à des réflexions complémentaires et plus générales, dont voici quelques-unes.
**1. -- **Tout d'abord une réflexion sur nous-mêmes. La revue *Itinéraires* n'est pas une revue religieuse : elle est une revue de culture générale. L'économie, la sociologie, la politique, la littérature, les arts, l'histoire, la philosophie, tout est son affaire sous cet angle. Mais il est vrai qu'à l'intérieur de la « culture », nous nous efforçons de donner leur place à la religion et à la théologie :
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et cette place est la première, elle leur est due en tout temps pour des raisons universelles. Il est vrai aussi que cette primauté tend maintenant à s'imposer en outre comme un fait : même des journaux comme *France-Soir* sont conduits à donner une place sans cesse croissante aux événements religieux. Et c'est en matière religieuse qu'un journal comme *Le Monde* public ses articles les plus passionnés, quasiment les seuls de ses articles qui soient passionnés...
\*\*\*
**2. -- **Le drame religieux et la crise de l'Église sont donc perçus comme au centre de notre temps. Derrière les commentaires même les plus aberrants, il y a un instinct très sûr, qui ne se trompe pas -- le sachant ou ne le sachant point, tout le monde est concerné, fût-ce du simple point de vue temporel. Les défaillances religieuses, quand elles franchissent un certain seuil d'amplitude, de profondeur, de durée, entraînent l'effondrement des sociétés civiles. L'Empire romain et sa civilisation ne purent survivre, bien que s'étant convertis au christianisme : parce que de son côté le monde chrétien se « réveillait arien », presque universellement drogué par l'hérésie insidieuse de l'arianisme modéré, opportun et inconsistant. Tout annonce que nous sommes pareillement, et pour des raisons analogues, à la fin d'un monde et à la fin d'une civilisation.
Le progrès des pouvoirs de l'homme sur la matière n'est ici d'aucun secours et tournera lui-même à l'évanouissement. Ni les autoroutes ni l'énergie thermonucléaire ne nous serviront davantage que le chauffage central et les voies romaines en face de l'arianisme.
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D'un point de vue « technique », le monde romain, même converti, est mort de son étatisme. Assurément. Mais l'étatisme est en sa racine un problème moral. Et il existe un lien sociologique constant entre l'étatisme et la négation, même « modérée » ou implicite, de la divinité du Christ. Ce lien sociologique, nos anciennes nations chrétiennes en font à nouveau l'épreuve aujourd'hui, en vivent les mêmes conséquences qu'au IV^e^ et au V^e^ siècles, dans un aveuglement analogue. L'heure des grandes hérésies dans l'Église est toujours l'heure des grands effondrements temporels, et l'heure des barbares.
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**3. -- **La situation religieuse qui est faite au chrétien d'aujourd'hui, au chrétien de « l'année de la foi », est humainement intolérable, premièrement parce que la plupart de ses docteurs ordinaires ou extraordinaires n'en aperçoivent rien ; et secondement parce que si quelques docteurs s'en aperçoivent, ils font mine de s'en laver les mains, avec une placidité qui équivaut à une indifférence pratique. Il y a ceux à qui nous demandions le pain quotidien de leur charité pastorale et qui nous ont donné une pierre : et, comble de dérision, une pierre en carton-pâte. Mais il y a en outre ceux qui voient assez bien où nous en sommes, et qui finalement s'en accommodent, par hésitation aboulique, ou par crainte d'être mal considérés dans le monde, ou pour quelque autre motif de même farine.
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Un philosophe contemporain ayant discerné que le néo-modernisme, dans l'Église actuelle, est tel que par comparaison le modernisme du temps de saint Pie X fait figure de modeste rhume des foins, en conclut qu' « il ne faut pas prendre la bêtise trop au sérieux », et il ajoute : « Pour ma part, je confesse que je suis surtout frappé par la drôlerie du spectacle, dont il me paraît permis de s'amuser un peu ». Cette désinvolture impuissante est un fameux « signe des temps », et tout ensemble elle est un coup de poignard pour tous les chrétiens qui veulent s'établir non dans la littérature (même bonne), mais dans la vérité ; et qui savent que leur vocation n'est pas seulement de prononcer de temps à autre des paroles rhétoriquement vraies, mais de prendre la vérité au sérieux, et d'en vivre. Si l'on s'efforce d'*être* dans la vérité, et non pas d'en parler platoniquement, on ne peut ressentir la situation religieuse présente que comme effroyable, singulier approfondissement du mystère d'iniquité. Le néo-modernisme installé à l'intérieur de l'Église entraîne à la mort de l'âme un grand nombre de prêtres et ceux qui les suivent : ne serait-ce donc là que « bêtise » à ne pas trop prendre au sérieux ? « Bêtise si l'on veut, remarquait le P. Calmel ([^4]), mais qui passe l'amusement : au-delà d'un certain seuil l'extravagance n'est point drôle ; et nous avons passé le seuil. » Non, l'extravagance dans le lieu saint n'est pas drôle ; l'extravagance qui se promène du petit catéchisme aux grands séminaires ; l'extravagance dans l'anarchie énorme et illimitée qui prend possession de zones chaque jour plus étendues et plus élevées des institutions ecclésiastiques. On y décèle certes un amusement ou plutôt on y entend un ricanement : de Celui qui fut homicide dès le commencement.
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La grave parole d'Étienne Gilson, datée du 28 avril 1967 et adressée aux lecteurs d'*Itinéraires*, disait tout parce qu'elle concernait explicitement *l'unique nécessaire :*
« Plusieurs de ceux qui en ont la garde semblent le perdre de vue et paraissent même vouloir nous en détourner. » ([^5])
\*\*\*
**4. -- **A l'intérieur de l'espace sociologique qu'occupe le catholicisme, la foi est de moins en moins enseignée. La mise en circulation de nouveaux catéchismes, divers par leurs anomalies, identiques par leur commune inconsistance pédagogique, équivaut d'abord, en fait, à une disparition progressive du catéchisme. On voit pratiquement s'évaporer, des plus hauts instituts aux plus humbles cours de religion, toute pédagogie catholique cohérente. Nous entendons bien qu'on a le dessein de nous préparer une pédagogie nouvelle : mais comme cette pédagogie nouvelle n'est pas encore sortie de l'inexistence, ou de l'inconsistance, ou de l'extravagance, et ne prend nullement le chemin d'en sortir, en attendant il n'y a plus de pédagogie du tout dans le catholicisme. Les âmes peuvent-elles attendre ? et attendre quoi ? et jusques à quand ?
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Dans le même temps, l' « épanouissement de la personnalité » systématiquement recherché par la mixité obligatoire dans les écoles et dans les séminaires massacre les vocations chrétiennes, les vocations laïques tout autant que les vocations sacerdotales. La prière de l'Église est saccagée de très haut : c'est M. Annibal Bugnini qui déclare que « l'image de la liturgie donnée par le Concile est *complètement* différente de ce qu'elle était avant » ([^6]). La suite de son propos contredit d'ailleurs une proposition aussi radicale : mais bien entendu c'est la proposition radicale qui est partout retenue et mise en vedette, sans tenir aucun compte des inefficaces repentirs subséquents. Si l'image nouvelle de la liturgie doit être *complètement* différente de ce qu'elle était « avant », c'est qu'on doit tenir pour complètement mauvais ce qu'elle était auparavant : on n'échappera pas à cette logique par de simples balancements rhétoriques.
De toutes parts on se comporte comme s'il était maintenant assuré, démontré, reconnu qu'*il était impossible de faire son salut dans l'Église catholique telle qu'elle était, telle qu'elle enseignait et telle qu'elle priait avant 1960*. On n'affirme point une telle proposition en forme, mais on agit conformément à cette proposition ; on ne l'énonce pas, on la vit. Elle demeure implicite, mais elle est implicitement mise en œuvre. Si on la professait en propres termes, il deviendrait manifeste qu'elle est la formule même d'un impossible suicide : car si hier l'Église avait pu faillir et défaillir à ce point, rien n'assurerait plus que sa défaillance et sa faillite n'étaient pas définitives.
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On prend donc bien soin d'éviter un tel énoncé. Seulement la vérité, et l'erreur, ne résident pas d'abord dans les paroles que l'on énonce : elles résident essentiellement dans la réalité de ce que l'on est et de ce que l'on fait, quels que soient les discours que l'on tient simultanément. C'est l'*être* qui compte ; et aujourd'hui, chez trop de docteurs, de supérieurs, de responsables, c'est l'*être* qui est atteint.
\*\*\*
**5. -- **On travaille à nous imposer non point une réforme, ni des réformes, mais sous ce nom une mutation fondamentale, « complète » et universelle. Nous subissons une entreprise de destruction générale de ce qui avait nourri, la foi et la prière des saints canonisés, y compris les plus modernes et y compris ceux du XX^e^ siècle.
On nous appelle à l'embauche dans une « construction du monde » qui est celle du monde qu'avait prédit Bernanos :
« Dès qu'on a fait descendre du ciel sur la terre l'idée du salut, si le salut de l'homme est ici-bas, dans la domination chaque jour plus efficace de toutes les ressources de la planète, la vie contemplative est une fuite ou un refus. Dans la civilisation des machines tout contemplatif est un embusqué. La seule espèce de vie intérieure que le Technicien pourrait permettre serait tout juste celle nécessaire à une modeste introspection, contrôlée par le Médecin, afin de développer l'optimisme, grâce à l'élimination, jusqu'aux racines, de tous les désirs irréalisables en ce monde. »
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Mais ce n'est plus le Médecin qui est aujourd'hui le préposé à l'optimisme obligatoire de la foi en l'homme et de la foi au monde : c'est le Nouveau Prêtre.
Notre religion n'est-elle pas celle-là. Notre foi n'est pas celle-là. La guerre psychologique que l'on poursuit jusque dans l'Église contre les chrétiens fidèles est une guerre de religion.
Que faire ? Faire face, chacun à sa place et sans en sortir, par l'affirmation et le témoignage de la foi.
J. M.
24:115
## CHRONIQUES
25:115
### Pages de journal
par Alexis Curvers
LE VRAI SCANDALE n'est pas que tant d'ecclésiastiques nous laissent voir qu'ils ont perdu la foi, mais qu'ils nous démontrent par là qu'ils ne l'ont jamais eue. Les doctrines qu'ils démolissent avec le plus de cynisme sont celles-là mêmes qu'ils prêchaient naguère avec le plus d'onction, et que, le vent venant à tourner, ils recommenceront peut-être à nous prêcher demain sans y croire davantage.
Car qui nous dit que les opinions qu'ils embrassent leur tiennent plus au cœur que celles qu'ils renient ? Et puisqu'ils avouent nous avoir si longtemps trompés sur leurs sentiments, qui nous garantit que leurs nouveaux discours ne sont pas aussi insincères que les anciens, encore que beaucoup plus sots ?
\*\*\*
La constante erreur du clergé est de croire les laïques plus bêtes qu'ils ne sont. Il prend pour consentement tacite ce qui n'est de leur part que silence intimidé. Mais les timides n'en pensent pas moins, et les silencieux finissent par ne plus dire amen.
\*\*\*
26:115
Certains croyants, incapables de supporter sans blasphème les tristes pantalonnades qu'on leur offre aujourd'hui sous le nom de messes, et la propagande plus ou moins communiste que tout un clergé y débite sous forme d'homélies, de chansonnettes ou de littérature étalée, s'en tiennent quittes moyennant de fréquentes visites qu'ils font au saint sacrement dans quelque église déserte, en dehors des offices. Encore faut-il que le saint sacrement soit toujours là, dans un tabernacle signalé par la petite lampe rouge. Même ces conditions remplies, un doute vient encore à l'esprit du croyant. Devant quoi va-t-il s'agenouiller ? Le ciboire invisible contient-il vraiment le corps du Christ ? La transsubstantiation n'a lieu que si le célébrant a l'intention de consacrer le pain et le vin. Or comment aurait-il eu cette intention s'il ne croit pas à la présence réelle, publiquement mise en doute par beaucoup d'ecclésiastiques qui cependant célèbrent la messe ? Dans quelle mesure leur messe est-elle valide ? ([^7])
Ces questions troublantes, liées à la désacralisation de la liturgie, empêchent ou gênent l'adoration, qui bientôt n'aura plus qu'à se tourner vers le ciel pour être assurée d'y trouver son objet. C'est peut-être ce que veulent les réformateurs, pressés d'affecter à de nouveau usages les églises définitivement dépeuplées.
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Jamais la dictature cléricale n'a été aussi implacable que depuis qu'elle proclame la liberté du peuple de Dieu, qui n'est accordée qu'aux amis du diable.
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Le deuxième concile œcuménique du Vatican portera dans l'histoire le nom de *Nonobstant*. Il a confirmé toutes les règles, et encouragé toutes les exceptions. Il fait devoir de tout, et ne fait obstacle à rien. La nouvelle Église, à force d'opter, renonce à obster. *Nihil obstat* est sa devise. Elle montre à ses pires ennemis comment tourner l'obstacle qu'elle s'accuse d'avoir été pour eux, cependant qu'elle s'efface avec empressement devant tout obstacle qu'ils mettent sur son propre chemin. Les catholiques seuls n'objectent plus rien aux objections des autres, mais deviennent contre leur seule Église les plus zélés des objecteurs.
Toutes les décisions conciliaires sont d'une orthodoxie irréprochable. Mais l'énoncé de chacune s'accompagne d'un petit clin d'œil progressiste qui a remporté plus de succès que le texte. La concession tacite a bientôt pris force de loi aux dépens de la loi même.
Les dogmes ne sont pas abrogés, mais il sera bon de leur donner une formulation nouvelle et « adaptée ». Adaptée à quoi et par qui ? Les progressistes sont seuls à le savoir, qui tranchent la question par le fait.
Jésus-Christ est Dieu et Fils de Dieu, cela va sans dire, ou se dira mieux en d'autres termes. On se demande lesquels. Le seul qu'on ait trouvé est le *de même nature* qu'on substitue par contresens à *consubstantiel*. Plus simplement encore, la génuflexion de l'*Homo factus est* et le dernier évangile, qui annonçait chaque jour l'Incarnation du Verbe, ont disparu sans que rien les remplace.
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Le Christ est toujours présent dans l'Eucharistie, mais on lui réserve de préférence la place du pauvre sous l'escalier. La communion se reçoit régulièrement à genoux, sauf les cas d'affluence ou d'exiguïté. C'est pourquoi deux ou trois personnes communient, debout dans une cathédrale.
Volant au secours d'une communauté soupçonnée de ne plus croire à la présence réelle, le suave Laurentin proteste que le saint sacrement y est toujours « conservé selon les normes ». Il ne s'aperçoit même pas qu'il se trahit par ce mot trop habile, grâce auquel il évite de produire la seule justification convaincante : que dans cette communauté le saint sacrement soit toujours *adoré*.
Le même Laurentin citait le nom de « Marie Mère de l'Église », mais comme un titre « cher au pape ». *Intelligenti pauca*.
Il est très louable de prier et d'honorer les saints, pourtant *sans exagération*. Mais il n'est pas exagéré que leurs statues encombrent les boutiques des brocanteurs.
Le latin et le chant grégorien garderont la première place dans la nouvelle liturgie, d'où ils sont déjà presque entièrement expulsés.
L'avortement reste interdit jusqu'à nouvel ordre. Mais « l'interruption chirurgicale de la grossesse » est envisagée avec faveur par l'omniscient Oraison, plus malin que le pape qui là-dessus est *coincé*, dit-il.
Le communisme est « intrinsèquement pervers ». Mais un prêtre de la banlieue parisienne déclare à la télévision que c'est avec les marxistes que « le dialogue est le plus facile et le plus affectueux ». Le secrétaire général du parti communiste espagnol renchérit en assurant aux lecteurs du *Figaro*, (où la phrase a les honneurs du titre) que les catholiques sont actuellement en Espagne « nos alliés les plus fidèles et les plus efficaces ».
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On me parle enfin d'une abbaye bénédictine où le texte de la « lecture spirituelle » qu'on fait au réfectoire est en ce moment une *Vie de Mao-Tsé-Toung*.
Bravo, mes Pères. Voilà quelques beaux résultats du concile *Nonobstant*.
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De nombreux clercs, et non des moindres, accusent aujourd'hui leur Église de s'être mise naguère au service du capitalisme. On est tenté de les croire, à voir l'aisance avec laquelle eux-mêmes ont soudain passé avec armes et bagages au service du communisme. Une telle maîtrise dans l'art de se ranger au parti du plus fort ne s'acquiert pas sans un assez long apprentissage de la servilité.
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Les progressistes disent aux intégristes : « Nous exigeons de vous, parce qu'elle est dans vos principes, une obéissance que vous n'avez pas à attendre de nous, parce qu'elle n'est pas dans les nôtres. »
Et le plus fort est que les intégristes répondent en s'inclinant : « Puisque le respect de l'autorité n'est pas dans vos principes et qu'il est dans les nôtres, bafouez tant qu'il vous plaira l'autorité dont nous nous réclamons, et, comptez que nous restons soumis à celle dont vous vous emparez. »
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C'est pourquoi les progressistes exercent avec une autorité souveraine l'autorité même qu'ils détruisent.
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C'est une dangereuse et fréquente illusion que de s'imaginer qu'on puisse à la fois combattre la subversion au spirituel et la favoriser au temporel, ou l'inverse. Un révolutionnaire chrétien n'est pas moins ridicule qu'un hérétique ami de l'ordre. L'un et l'autre sont pourtant légion. Nous sommes entourés de faux prophètes qui travaillent à ébranler le monde sans vouloir toucher à la doctrine, ou à le sauver en la sacrifiant : c'est perdre les deux ensemble. Ils pensent faire d'une main ce qu'ils défont de l'autre. Leur main droite ignore ce que fait leur main gauche, mais la main qui défait est toujours la plus forte. La révolution politique ne va pas sans une radicale subversion religieuse, et toute erreur doctrinale verse au moulin de la révolution l'eau dont il a précisément besoin pour ne pas s'arrêter.
Je ne sais s'il fut des Romains assez sots pour espérer de défendre l'Empire alors qu'ils flattaient l'arianisme qui détruisit l'Empire, ou pour soutenir la foi romaine alors qu'ils livraient l'Empire aux ennemis de Rome. La menace ne venait pas des barbares qui tous étaient ariens, mais des Romains et Grecs arianisants qui tous étaient, le sachant ou non, du parti des barbares.
Comme aujourd'hui le progressisme et par les mêmes raisons, l'arianisme fut l'arme psychologique au moyen de laquelle les barbares amenèrent l'Église et l'Empire de Rome à s'effondrer dans un commun suicide. La civilisation disparut en même temps. C'est ce qui arrive chaque fois qu'à la religion romaine du Dieu qui s'est fait homme se substitue la religion matérialiste de l'homme qui se fera dieu.
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La civilisation renaquit au baptême romain de Clovis, c'est-à-dire à dater du moment où les barbares ne trouvant plus rien à détruire, enfin désabusés de la subversion par leurs propres malheurs et comprenant que le salut des hommes n'est pas aux mains de l'homme, recommencèrent a croire que Jésus-Christ est Dieu et Fils de Dieu de toute éternité, consubstantiel au Père, et que par conséquent la vérité qu'il a confié à Rome le soin de transmettre à la terre, n'étant pas un produit de la terre, porte le sceau du ciel et procure le salut en ce monde comme dans l'autre.
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Si la fille de Staline a parlé sincèrement, la déclaration qu'elle a faite en débarquant à New York, le 23 avril 1967, est un événement d'une importance incalculable... La religion m'a transformée. Je suis née dans une famille où l'on ne parlait jamais de Dieu, mais, en devenant adulte, j'ai constaté qu'il est impossible de vivre sans Dieu dans son cœur. Je suis arrivée à cette conclusion toute seule, sans sermons et sans l'aide de personne. »
*Or Jésus, ayant entendu ces paroles, fut dans l'admiration et dit à ceux qui le suivaient.* « *En vérité, je n'ai trouvé pareille foi chez personne en Israël... Et je vous dis que beaucoup viendront de l'orient et de l'occident, et du nord et du sud, pour prendre place à table dans le Royaume de Dieu, tandis que les fils du Royaume seront plongés dans les ténèbres extérieures... Et voici que les derniers seront parmi les premiers, et les premiers parmi les derniers. *» (Matthieu, VIII, 10-12, XIX, 30, et XX, 16 ; Marc, X, 31 ; Luc, XIII, 29-310.)
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*Jésus se retira dans la région de Tyr et de Sidon. Là, étant entré dans une maison, il ne voulait pas que personne le sût. Mais il ne put demeurer caché... Aussitôt une femme, une Chananéenne de ce pays, ayant entendu parler de lui était sortie de chez elle et vint se jeter à ses pieds en criant :* « *Ayez pitié de moi, Seigneur, fils de David, car ma fille est tourmentée par un démon ! *» ... *Et elle se tenait prosternée devant lui, disant :* « *Seigneur, venez à mon secours ! *» ... *Or cette femme était païenne, syrophénicienne de race. Et elle le priait de chasser le démon hors de sa fille.*
*...Enfin Jésus lui répondit :* « *Ô femme, ta foi est grande ! A cause de cette parole, va ! Et qu'il te soit fait comme tu le veux. *» *Et sa fille fut guérie depuis ce moment-là... S'étant retournée dans sa maison, elle trouva l'enfant reposant sur le lit ; et le démon était parti.* (Matthieu, XV, 21-28 ; Marc, VII, 24-30.)
Si vraiment Svetlana Staline a reçu « sans l'aide de personne » la révélation de la présence divine, le miracle est encore plus grand pour elle que pour la Chananéenne qui, d'après saint Marc, connaissait le Sauveur pour en avoir du moins *entendu parler.* Dieu veuille donc que de même, le jour où l'exilée retournera parmi les siens, elle y trouve, *à cause de cette parole* qu'elle vient de nous dire, la récompense de sa foi merveilleuse : ses enfants en sécurité, une maison en repos, une patrie exorcisée à sa prière et guérie de tout mal. D'ici là nous prierons avec elle, comme les disciples qui disaient à Jésus : « *Renvoyez-la exaucée, ô Maître, car elle crie après nous. *»
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*Amsterdam, 28 avril 1967* (*Belga*)*. -- A* l'occasion de la naissance princière, les provos d'Amsterdam ont adressé à la princesse Beatrix le télégramme suivant : « En dépit de profondes divergences, nous participons à la joie qui entoure la naissance de votre premier-né. Nous espérons que dans l'avenir votre fils montrera de la compréhension pour notre mouvement, qui d'ailleurs n'est pas définissable. »
Le geste témoigne d'une gentillesse inespérée et d'une monumentale inconscience. Voilà des gens qui, l'an dernier, lançaient des insultes et des bombes fumigènes contre le cortège nuptial de cette princesse qu'aujourd'hui ils félicitent. Ce délire de méchanceté avait pour cause, paraît-il, de « profondes divergences », et cette cause, nous dit-on expressément, subsiste. Mais comment un mouvement indéfinissable peut-il diverger d'avec quoi que ce soit ?
Le revirement qui suit n'est pas moins absurde, car un mouvement indéfinissable ne peut non plus converger avec rien, ni par exemple avec l'élan d'une joie nationale qui, elle, est un sentiment très définissable et très défini. L'indéfinissable n'a pas plus de raisons de jeter des fleurs aux parents que des pierres aux époux.
Si pourtant les provos d'Amsterdam se déclarent soudain capables de participer à un sentiment tel que la joie, un grand changement s'est produit en eux : passant de la divergence absurde à une convergence également absurde, ils font du moins un pas vers le définissable. Encore inavoué, leur ralliement à la nature humaine est en cours. Ces vilains garçons sont de pauvres enfants : le cœur chez eux est moins gâté que la tête.
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La preuve qu'ils commencent à le savoir, c'est le vague remords que trahit leur télégramme. Trop égarés encore pour faire amende honorable, ils réclament du moins « de la compréhension ». Or on ne peut comprendre l'indéfinissable, mais on peut et on doit en avoir pitié. Les incompris sont bien à plaindre, encore qu'ils ne plaignent guère les autres.
Il faut donc que les princes « comprennent » les provos qui se définissent à coups de bombes, mieux que les provos ne comprennent les princes ni ne se comprennent eux-mêmes. Si j'étais chargé de leur répondre, je leur dirais qu'ils n'ont en tout cas rien à craindre : le petit prince Guillaume-Alexandre n'ira certainement pas les huer le jour de leur mariage. Car n'en doutez pas, ils feront de beaux mariages.
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POPULORUM REGRESSIO. -- Sous la signature de C.-L. Binnemans, *le Soir* du 3 mai 1967 rapporte « l'essentiel des propos désabusés d'un expert belge de renom international qui rentre d'un long séjour en Afrique et qui va y retourner ». Lisons :
-- « Dans aucun des pays que j'ai visités, je n'ai constaté de progrès.
-- « Les grandes organisations internationales vivent des projets qu'elles destinent aux pays sous-développés. Une partie des crédits qu'elles obtiennent va à leur (propre) administration. Alors, elles multiplient les projets. Elles se font même souvent entre elles une concurrence assez déloyale.
« Aux pays assistés, non seulement on ne demande pas de s'engager à persévérer dans la volonté économique que tel ou tel projet implique (un barrage signifie qu'il y aura une industrie ; un chemin de fer, qu'il y aura des plantations, etc.), mais encore on n'exige pas qu'ils respectent certains engagements préalables.
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Ainsi un expert chargé d'établir un plan de développement peut très bien arriver dans une capitale africaine et ne pas trouver les indispensables statistiques économiques promises, ou bien le véhicule qui conditionne ses déplacements. Devant cette situation, il ne se formalise pas et il attend la fin de sa mission ; ou bien il s'en va, et il est remplacé par un collègue moins scrupuleux que lui...
« Une tendance des organisations internationales s'accorde admirablement avec le penchant qu'ont les Africains pour le discours. Elle consiste à considérer un problème comme résolu dès qu'on en a parlé. D'où les rencontres, les congrès, les colloques, les bourses. En résumé : du grand tourisme...
-- « L'exemple russe entretient, en Afrique, le mythe de la création rapide d'une industrie qui permet de sortir du sous-développement. L'exemple américain, avec ses succès industriels, pousse à croire que tout est facile. Mais les deux exemples mal compris conduisent à négliger l'agriculture traditionnelle qui fournit la nourriture. Pour éviter la famine, on attend les excédents agricoles des pays riches. Et si l'on n'arrive pas à une disette réelle, on crée cependant la spéculation. Ce qui pousse les gens de la brousse à en faire moins encore, et à venir encombrer les villes de leur masse inemployée.
« Les Africains instruits n'envisagent la carrière politique ou administrative qu'au plus haut niveau. Pour faire le travail, il faudra des assistants. Or les pays manquent de cadres.
-- « Au début, on a pu croire que l'assistance technique ne serait qu'un phénomène temporaire. Qu'on pourrait sauter plusieurs phases du développement. Aujourd'hui, on pense que le phénomène sera de plus en plus lent et qu'on ne modifie pas des mentalités du jour au lendemain. » (Figurez-vous qu'on l'avait oublié !)
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-- « Et maintenant, les Africains mettent en cause certaines méthodes de développement qu'on leur propose. Les dirigeants, mais aussi l'homme du commun.
« Celui-ci, même si le produit national augmente un peu, trouve que ça va plus mal. Parfois, dans un pays, des entreprises sont rentables, des régions sont prospères. Mais alors, l'exploitation est d'un modèle strictement comparable à celui de l'ancienne colonie. Mais comme c'est une élite locale qui s'en occupe, les frais sont plus considérables. La brousse ne s'y retrouve pas. Et elle critique.
« Les dirigeants, eux, veulent africaniser les organisations internationales qui travaillent chez eux. Dans quelques années, ils diront qu'ils peuvent tout faire eux-même et qu'il suffira de leur donner l'argent.
-- « Les résultats négatifs sont franchement visibles pour le voyageur. La formation se désagrège. Pas de mûrissement pour la population. La violence s'instaure. Quant au racisme...
« Que faudrait-il faire ? »
L'auteur signale quatre moyens :
1° « D'abord s'entendre entre nations avancées pour que cesse la concurrence dans ces pays sous-développés. »
2° « Il faudrait strictement coordonner les politiques de développement. Savoir où on met l'accent sur la grosse industrie. Et où on le place sur l'artisanat et les petites industries. »
3° « Moins s'attarder à cajoler le personnel de haut niveau ; mais s'appliquer à une formation professionnelle véritable. »
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(Ces trois moyens ne font en somme que résumer l'ancien programme européen de colonisation.)
4° « Ensuite, des experts vont jusqu'à dire qu'il faudrait replacer l'Afrique sous une administration coloniale d'un nouveau style, avec la tutelle d'une O.N.U. rénovée... Et il y aurait des zones russe, américaine, anglaise... », (*Hic jacet lepus*.)
« En attendant, il vient de se créer un nouvel organisme international pour la coopération technique : l'O.N.U.D.I., l'Office des nations unies pour le développement industriel.
« De gros projets sont en préparation. Le premier est, semble-t-il, la réunion, à Athènes, d'un congrès de huit cents personnes. Frais probables : 500.000 dollars. » (Voir ci-dessus : « En résumé, du grand tourisme. »)
L'article passe sous silence un cinquième et dernier moyen qui sera probablement le bon, puisque aussi bien toute l'entreprise de décolonisation n'a été conçue par ses inspirateurs, machinée par ses instigateurs et menée par ses exécutants qu'en vue de rendre ce moyen finalement inévitable : installer dans les pays sous-développés des dictatures de fer, c'est-à-dire des dictatures marxistes, seules capables d'exiger par la terreur ce que les anciens colonisateurs, si mauvais chrétiens qu'ils fussent, obtenaient beaucoup mieux par voie d'éducation et de paternalisme. Les empires coloniaux communistes, qui s'étendent déjà sur la moitié de l'Europe et la moitié de l'Asie, ont un bel avenir en Afrique. La première chose à faire était d'y créer le désespoir et le chaos. Cet objectif préliminaire est atteint grâce à l'élimination désormais « irréversible » du christianisme et des Européens, dont la moitié d'ailleurs applaudit avec transport au succès de l'opération.
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Une salle de ventes, à Liège. Milieu populaire, Beaucoup de brocanteurs parmi la clientèle. Le patron met aux enchères une série de « lots » dûment empaquetés, qu'il déballe au furet à mesure. Devant l'un d'eux, qu'il vient d'ouvrir, il a un petit mouvement de surprise. Le public tend le cou.
-- Mesdames, messieurs, déclare le gros homme, voilà une marchandise que je n'ai pas l'habitude de vendre. Je ne la vendrai pas de bon gré. Franchement, là-dessus, je ne tiens pas à faire une affaire. C'est vous qui en ferez une, si le cœur vous en dit.
Et il exhibe une collection de chasubles de modèle ancien, brodées de perles, historiées, assez belles. Elles partent à deux cents francs (belges) l'une, achetées par les brocanteurs pour qui l'affaire, en effet, n'est pas mauvaise : ils les découperont en napperons, qu'ils revendront cinq cents francs pièce.
Mais le sac n'est pas encore vide. Le patron y plonge une main prudente, puis, dans un haut-le-corps, le referme tout de bon et le jette à sa femme assise derrière l'estrade :
-- Tiens, *m'fèye,* ça, je ne saurais pas. Tu mettras ça de côté, nous le garderons comme souvenir.
C'étaient pourtant de fort beaux napperons : les voiles de calice assortis aux chasubles.
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Pour que nul n'en ignore, l'anniversaire de *Rerurn novarum* s'est officiellement célébré à Louvain, cette fois-ci, sur le thème : « L'homme d'abord. »
Alexis Curvers.
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### Christianisme et philosophie (III)
***Catholicisme\
et philosophie***
par Étienne Gilson\
de l'Académie française.
LE CALVINISME peut chercher une attitude conforme à ses principes soit dans la suppression de l'un des deux termes de l'antinomie, soit dans le maintien de l'antinomie comme telle ; le catholicisme, lui aussi, doit chercher la pureté de son attitude, mais elle ne peut être que celle d'un ordre. C'est donc la nature de cet ordre que nous devons tenter de définir.
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Notons d'abord ce qu'a de déconcertant le reproche, si souvent dirigé contre la position catholique du problème par la dogmatique réformée, d'exalter les droits de la raison au détriment de la foi, ou de diminuer le respect inconditionné que l'homme doit à la majesté de la parole divine. Il y a là une inaptitude, regrettable chez des théologiens, à discerner le caractère propre de la position qu'ils combattent et dont, en fin de compte, ni eux ni nous ne pouvons espérer aucun bénéfice.
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Les calvinistes ne justifieront jamais leur propre doctrine en l'opposant au pseudo-catholicisme qu'ils critiquent, mais les catholiques eux-mêmes courent le risque de se croire justifiés de toute faute du seul fait qu'ils ne commettent pas celle dont on les accuse. Nous en commettons pourtant. Si les théologiens calvinistes prenaient la peine de nous les signaler, ils nous rendraient un vrai service et je crois même que leur propre théologie ne serait pas sans y gagner quelque chose, car on ne sait jamais au juste ce que l'on admet tant que l'on se trompe sur ce que l'on rejette. Après tout, comment être sûr que ce que l'on rejette n'est pas acceptable, si l'on se méprend sur ce que c'est ?
Or, en premier lieu, ce que la foi n'est pas pour l'Église de Rome, c'est « une pure et simple adhésion intellectuelle à la doctrine de l'Église infaillible », qui s'opposerait à la foi calviniste en Dieu et aux promesses de Dieu ([^8]). Il faut s'excuser ici d'avoir à citer l'Acte de foi que tout catholique enseigne à ses enfants dès leur tout premier âge, que lui-même répétera jusque sur son lit de mort et que tout théologien calviniste peut lire à la première page de notre catéchisme. Au fait, cette première page, pourquoi n'en citerions-nous pas le début en entier ? Nous verrons bien si un catholique a besoin de Calvin pour apprendre de lui le respect de la majesté divine : « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. Mettons-nous en la présence de Dieu, adorons son saint nom. Très sainte et très auguste Trinité, Dieu unique en trois personnes, je crois que vous êtes ici présent. Je vous adore avec les sentiments de l'humilité la plus profonde, et je vous rends de tout mon cœur les hommages qui sont dus à votre souveraine majesté. »
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C'est seulement alors que vient l'Acte de foi : « Mon Dieu, je crois fermement toutes les vérités que vous avez révélées et que vous nous enseignez par votre Église, parce que vous ne pouvez ni vous tromper, ni nous tromper ([^9]). » Que la dogmatique réformée nous reproche de croire Dieu par l'Église de Rome, au lieu de le croire par la Confession de La Rochelle, ou par la Confession des Églises réformées wallonnes et flamandes des Pays-Bas, retouchée plus tard par le Synode de Dordrecht, ou par la Confession d'Augsbourg, ou par celle de Westminster qu'approuva ensuite la Kirk d'Écosse, je le comprendrais sans peine. Ce qui m'étonne, c'est que l'on suppose gratuitement qu'un catholique croit moins immédiatement à Dieu par l'Église de Rome, qu'un protestant qui considère comme exprimant fidèlement la parole divine des décisions prises, non pas, car ce serait impie, par un *concile,* mais bien par un *synode,* réuni n'importe où pourvu que ce ne soit pas à Rome. Lorsqu'un calviniste me dit qu'il ne se réclame de La Rochelle, d'Embden, de Dordrecht ou de Genève que parce que l'Église qui s'y est assemblée n'a fait qu'enregistrer la parole de Dieu, l'idée ne me viendrait jamais de lui dire qu'il n'a plus foi en Dieu, mais en son Église. Je sais bien qu'il n'adhère à son Église que parce qu'elle est pour lui la parole même de Dieu. Pourquoi suppose-t-il donc que l'Église catholique soit pour nous autre chose ? Libre à lui de le faire s'il lui plaît de se battre sur un terrain vague contre des ennemis imaginaires ; disons-lui du moins simplement qu'il doit perdre tout espoir de jamais nous y rencontrer.
Ajoutons que si c'est la foi catholique qu'il cherche, ce qu'il trouvera n'a rien de commun avec « la pure et simple adhésion intellectuelle » dont il paraît que les Réformateurs ont profondément modifié le concept.
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Si, comme il est trop certain, la foi calviniste diffère de la foi catholique, ce ne peut être en ce que la foi catholique s'adresse d'abord à l'intellect, car celle de Calvin le fait aussi. La foi calviniste est un don particulier du Saint-Esprit, rendu nécessaire « par ce que notre entendement est trop faible pour comprendre la sagesse spirituelle de Dieu », de sorte que, par lui, « le Saint-Esprit nous illumine et nous éclaire pour nous rendre capables d'entendre ce qui autrement nous serait incompréhensible ([^10]) ». Mais ce ne peut être non plus parce que, outre cette adhésion intellectuelle, la foi calviniste est encore autre chose, car, cette autre chose, la foi catholique l'est aussi. Vertu de l'intellect, elle l'est certes essentiellement, mais non point « purement et simplement », puisque l'intellect ne croit la parole divine que parce, qu'il est mû par la volonté, et, comme le disait déjà saint Augustin que saint Thomas commente, par l'amour ([^11]). En ce sens, nous ne croyons pas seulement Dieu, ni à Dieu, mais *en* Dieu ([^12]).
Des définitions catholiques de la foi, il y en a beaucoup et l'on aurait pu se contenter de choisir une des six que la *Somme théologique* examine pour être sûr d'en produire une qui fût exacte, mais le plus simple n'était-il pas, au lieu d'en fabriquer une pour les besoins de la Cause, de se contenter de celle que saint Thomas lui-même nous donne comme la plus parfaite ? C'est celle de saint Paul, *Hebr.*, II, 1 : « La foi est la substance de ce que l'on espère, la conviction de ce que l'on ne voit point. » S'il fallait comparer le commentaire que donne saint Thomas de cette parole à celui qu'en donne Calvin, l'insistance la plus forte sur la vertu salvatrice de la foi ne serait peut-être pas du côté de la dogmatique réformée ;
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car si Calvin rappelle que le don de la foi « affermit aussi notre confiance en Dieu, en scellant et en imprimant les promesses du salut dans nos cœurs ([^13]) », saint Thomas en fait, avec saint Paul, la *substance* même, c'est-à-dire le « premier commencement » de la béatitude éternelle en nous ([^14]). Je ne dirai pas que la définition réformée de la foi catholique en soit une caricature, car je sais que son auteur n'en avait ni l'intention, ni, et bien moins encore, la malice ; elle exprime seulement la manière toute spontanée dont un théologien calviniste se la représente pour qu'il lui soit plus commode de la rejeter.
S'il en est bien ainsi, on pourra ranger dans la même classe d'arguments le reproche, formulé par la dogmatique réformée contre le catholicisme, de « faire reposer les affirmations de la foi sur des raisonnements faillibles ([^15]) ». Les affirmations de la foi catholique ne reposent sur aucun raisonnement, faillible ou non, mais sur la parole de Dieu. Car ce que la raison peut connaître sur Dieu de science parfaite, du fait même que cela est ainsi connaissable, ne saurait relever essentiellement de la foi. Il se peut que la plupart des hommes aient à le croire : c'est le cas de tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas le savoir ; mais ce n'est là qu'un accident, si fréquent soit-il et qui ne suffit pas à faire que ces vérités appartiennent en droit au corps de la foi. Elles n'en sont que le préambule, justement parce qu'elles sont, de soi, accessibles à la raison. Dieu existe ; il est un, créateur du monde, intelligent et voulant, sage et provident, autant de certitudes nécessaires au salut (et Dieu les révèle), mais qui, parce qu'elles restent de soi naturellement connaissables, ne sont en présence de la foi véritable que comme la nature devant la grâce. Il en va tout autrement du corps des vérités qui sont essentiellement de foi, car même lorsque le raisonnement y intervient, la valeur de ses conclusions repose tout entière sur la certitude de la parole divine et non point inversement.
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Si donc quelqu'un se méfie des forces de sa raison, sa foi n'aura pourtant rien à craindre. Ce qu'il n'est pas certain de savoir, qu'il le croie. Nul moins que saint Thomas ne s'est fait illusion sur l'aptitude générale des hommes à comprendre la métaphysique. Après tout, c'était un professeur : il avait donc eu des élèves pour le renseigner là-dessus. Tout ce que l'on fait honneur à Calvin d'avoir *déjà* remarqué, concernant la faillibilité de la raison naturelle et les dangers dont s'accompagne le maniement si délicat des raisonnements métaphysiques, reproduit purement et simplement le texte classique de la *Somme contre les Gentils*, 1, 4, et maint autre où saint Thomas énumère les raisons pour lesquelles il convenait que Dieu prescrivît à tous les hommes de tenir par la foi toutes les vérités salutaires, afin que tous pussent y participer sans doute ni erreur. Il y a, dans la théologie catholique, un personnage très important, quoique anonyme, dont ceux qui veulent la critiquer à bon escient ne devraient jamais oublier l'existence. C'est la « bonne vieille ». La *vetula* de nos théologiens ne sait pas un mot de philosophie, et c'est justement pour cela qu'ils l'admirent, à tel point qu'on se demande parfois s'ils ne l'envieraient pas un peu. Ainsi, dit saint Bonaventure qui se souvenait de la leçon de frère Gilles (un *simplex et ydiota* comme saint François lui-même) « voici qu'une bonne vieille, avec un petit jardin, mais qui a la charité, tire d'elle seule plus de fruit qu'un grand maître, avec un grand jardin, et qui sait les mystères de la nature ([^16]) ».
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Au fait, ces mystères de la nature, sommes-nous du moins certain qu'il les sache ? Saint Thomas lui-même en doutait : « Notre connaissance est si faible qu'aucun philosophe n'a jamais pu connaître parfaitement la nature d'une mouche ; c'est pourquoi, lisons-nous, un philosophe passa trente ans dans la solitude pour connaître la nature de l'abeille. Si donc notre intellect est si faible, n'est-il pas insensé de ne vouloir croire de Dieu que ce que l'homme peut en connaître par lui-même ? C'est là contre qu'il est dit dans Job, III : *Ecce Deus magnus, vincens scientiam nostram*. » Voilà donc en quoi se résume, pour un théologien catholique, le bilan de « tant de siècles de théologie naturelle : « Aucun philosophe avant l'avènement du Christ, en y mettant tous ses efforts, n'a pu en savoir autant sur Dieu et ce qui est nécessaire à la vie éternelle, qu'en sait une pauvre vieille par la foi après l'avènement du Christ ([^17]). » Instruit par cette expérience séculaire, le vrai catholique le plus féru de philosophie n'a guère l'illusion de savoir parfaitement ce qui, de soi, est parfaitement connaissable. Non seulement, il est plus sûr de ce qu'il croit que de ce qu'il sait, mais il croit *quæ sunt fidei magis quam ea quæ videt *: ce qu'il croit est plus sûr pour lui que ce qu'il voit.
Pour qui se souvient de ce qu'est exactement l'ordre essentiel de la foi dans le catholicisme authentique et qu'il n'admet qu'une seule sagesse parfaite : *Christum Dei virtutem et Dei sapientiam, qui etiam factus est nobis sapientia a Deo* ([^18])*,* l'accusation dirigée contre nos théologiens, de prétendre trouver la vérité par la raison seule, mais de se laisser en fait inconsciemment diriger par la foi ([^19]), semble véritablement surprenante. Comment un théologien catholique se laisserait-il « inconsciemment » conduire par une foi qu'il pose ouvertement comme le principe même de sa recherche ?
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C'est bien le cas de répondre avec saint Thomas : « *Contra, Hebr*. XI, 6 : *sine fide impossibile est placere Deo*. Or plaire à Dieu est suprêmement nécessaire. Puis donc que, pour ce qui relève de la foi, la philosophie est impuissante, il faut qu'il y ait une autre connaissance qui procède des principes de la foi ([^20]). » Voilà pourquoi le Concile du Vatican déclare en propres termes que la science de la foi révélée par Dieu « n'est pas proposée à l'ingéniosité des hommes comme une invention philosophique à perfectionner, mais comme un dépôt divin, remis à l'Épouse du Christ, pour qu'elle le garde fidèlement et le déclare infailliblement ». En aucun cas le théologien, comme tel, ne cherche à faire semblant de retrouver par la raison seule ce que la foi enseigne. Comme théologien, il parle au nom de Dieu, et cela suffit. S'il prouve rationnellement ce qui peut être naturellement connu, c'est que le théologien use pour un temps de la philosophie et parle en philosophe. Mais d'abord, ce n'est plus alors de l'ordre essentiel de la foi qu'il s'agit, c'est-à-dire de ce qui ne peut être que cru ; et surtout, bien loin de se laisser alors inconsciemment guider par la Révélation dans l'usage qu'il fait de la raison naturelle, le théologien garde les yeux fixés sur elle comme sur le plus sûr des guides. Il n'en déduit rien, il ne prouve rien ici par elle, mais il compte sur la parole de Dieu pour délivrer sa raison de l'erreur, la protéger et l'instruire ([^21]). Tout ce que ce théologien veut faire, c'est prouver à ceux qui en sont capables que ce que Dieu leur prescrit ici de croire, ils peuvent le savoir. Rien de moins inconscient qu'une telle attitude. Conduire sa raison sur le chemin tracé par la Révélation sans en avoir conscience, ce serait prendre une étoile pour guide sans s'en apercevoir.
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Ce n'en est pas moins ici le lieu, pour nous catholiques tout autant que pour les calvinistes, de procéder à un examen de conscience. Lorsque le calviniste s'est proclamé irrémédiablement corrompu, il court le risque de se résigner assez confortablement à sa corruption ; lorsque le catholique a professé son espoir dans la grâce qui guérit, on peut craindre qu'il ne se croie si bien guéri qu'il veuille bientôt se passer de la grâce. Dans l'un et l'autre cas, le péché originel retrouve ses droits. Le point n'est pas étranger à la question qui nous occupe. Si la dogmatique réformée se croit autorisée à critiquer ce qu'elle nomme le rationalisme catholique, c'est peut-être qu'en effet certains catholiques s'expriment comme si la science des préambules de la foi, c'est-à-dire la théologie naturelle, sous prétexte qu'elle est essentiellement rationnelle, était un terrain religieusement neutre, où la révélation n'exercerait aucune influence positive et directe. Je ne crois pas qu'il soit possible pour un catholique de le soutenir sans oublier certains faits essentiels qu'il est nécessaire de rappeler.
Lorsqu'un théologien cathodique maintient que, parmi les vérités nécessaires au salut et révélées par Dieu, certaines sont accessibles à la raison seule, comme l'existence d'un Dieu unique créateur du monde, il ne parle pas seulement d'une possibilité de droit, mais aussi d'une possibilité de fait. Reste pourtant à savoir dans quelle proportion et dans quelles conditions elle est réalisable. Si l'expérience prouve que cette connaissance naturelle de Dieu, certaine quoique limitée en profondeur, est possible, elle montre aussi combien il est pratiquement difficile de l'atteindre lorsque la raison est complètement livrée à elle-même.
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On ne peut souhaiter d'expérience plus probante à cet égard, que les résultats obtenus par les esprits les plus profonds, tant qu'ils ont dû parler de Dieu sans être guidés par la Révélation. Comment ne pas en conclure, selon la remarque de saint Thomas, qu'en ces matières « nos recherches nous conduisent facilement à l'erreur à cause de la faiblesse de notre intellect. C'est ce que montre clairement l'exemple des philosophes qui, cherchant la fin de la vie humaine en suivant le chemin de la raison, Et ne trouvant pas la manière d'y arriver, tombèrent dans des erreurs nombreuses et abominables, se contredisant tellement l'un l'autre qu'on en trouverait à peine deux ou trois pour soutenir une opinion de tout point identique en ces matières, au lieu que nous voyons même plusieurs peuples s'accorder par la foi sur la même opinion ([^22]). »
La question est désormais de savoir si le fait que des succès de ce genre furent jadis extrêmement rares, nous oblige à conclure qu'il doive nécessairement en être de même aujourd'hui ? Pourquoi l'universalité de la foi ne se refléterait-elle pas dans une sorte d'universalité de la raison philosophique ? Nous ne sommes plus dans la même situation que Platon et Aristote, d'abord, parce qu'avec un moindre génie nous bénéficions pourtant des progrès dus au leur, mais surtout parce qu'un secours divin est là qui leur faisait défaut. Depuis que Dieu lui-même a révélé son existence, tout homme est tenu de commencer par y croire, fût-il un Platon ou un Aristote en herbe. Avant que l'enfant ne devienne un jour un métaphysicien illustre, il faudra, supposant qu'il soit capable de le faire, lui laisser le temps d'apprendre presque toutes les autres sciences, préambules nécessaires de la métaphysique, « quæ quidem præambula paucissimi comprehendunt vel consequuntur ».
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Qui lui enseignera Dieu dans l'intervalle ? Pris à ses débuts, notre intellect est vide ; nous avons pourtant besoin de connaître Dieu tout de suite, « et c'est pourquoi, notre intellect devant n'être à aucun moment vide de la connaissance de Dieu, il a besoin de la foi pour en recevoir dès le commencement même les vérités divines ». C'est donc également un fait que même ce qu'en droit il pourrait comprendre de Dieu sans l'avoir cru (et c'est pourquoi saint Thomas n'applique pas à cet ordre de vérités le *nisi credideritis non intelligetis*), l'homme chrétien doit commencer pourtant par le croire avant d'arriver à le comprendre ([^23]). Comment s'étonner dès lors que ce que les chrétiens commencent presque toujours par croire, ils aient plus de facilités que les païens à le trouver par la raison ?
Ce n'est donc pas sans juste cause qu'un théologien calviniste s'étonnait récemment de voir un philosophe catholique aussi haut placé que le Cardinal Mercier porter sur la question un jugement qui semble nier purement et simplement qu'un catholique puisse croire en l'existence de Dieu. La formule s'explique en un sens, lorsqu'on se souvient de la préoccupation qui l'a suggérée. Le Cardinal Mercier se trouvait alors aux prises avec le fidéisme et le traditionalisme, qui semblaient exagérer à plaisir l'infirmité de l'esprit humain, et c'est pour marquer le plus fortement possible l'attitude contraire qu'il allait jusqu'à écrire : « La révélation est *moralement* nécessaire à l'humanité pour conserver son patrimoine de vérités spéculatives et morales. Elle ne l'est pas *physiquement *; et, en tout cas, l'existence de Dieu ne peut faire l'objet d'un acte de foi divine ([^24]). »
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Que la révélation ne soit que moralement nécessaire pour sauvegarder les données essentielles de la théologie naturelle, on en tombe d'accord, mais ce principe ne justifie pas la remarque dont on l'accompagne. L'existence de Dieu peut être sue sans être que, mais elle peut être que sans être sue, à tel point que la plupart des chrétiens commencent par croire que Dieu existe avant d'avoir le droit de dire qu'ils le savent. Il y a donc au moins un cas où cette croyance est possible, c'est celui où l'homme croit que Dieu existe sur la foi de la parole divine, car comment croire en Dieu sur la foi de Dieu sans croire en lui par un acte de foi divine ? On comprend donc qu'un théologien calviniste, lisant une telle formule, puisse s'y laisser tromper, mais il s'en faut qu'elle exprime correctement la position catholique sur ce point.
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En fait, la réalité même de la foi est trop riche et la variété des expériences humaines est trop considérable pour qu'une formule unique puisse définir autre chose que la vérité de droit. Si l'on considère ce qui se passe en fait, il ne suffira plus de distinguer ceux qui croient de ceux qui savent, on devra tenir compte de la classe, assez généreusement peuplée, de ceux qui ne font que croire, bien qu'ils se flattent de savoir. Car enfin, ce qui est preuve nécessaire pour saint Augustin ne l'est pas pour saint Thomas d'Aquin, et ce qui l'est pour saint Thomas d'Aquin ne l'est pas pour Duns Scot.
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Je veux bien admettre que l'un d'eux ait raison, mais il faut alors que les autres se trompent. Prenons un cas concret et bien connu. Saint Anselme était absolument certain d'avoir donné de l'existence de Dieu une preuve évidente, irréfutable et même inébranlable, dans son *Proslogion*. Ayant atteint sa conclusion, il s'en déclarait tellement sûr que, disait-il, même s'il n'eût plus voulu croire à l'existence de Dieu, il lui eût été dès lors impossible de ne pas la savoir. S'il la savait, ce n'était donc plus aucunement parce qu'il y croyait et la foi qu'il en gardait n'avait rien à voir avec la science qu'il en avait acquise. Pourtant, chacun sait qu'aux yeux de saint Thomas cette prétendue évidence rationnelle n'était qu'une pétition de principe. En tant que sa certitude scientifique de l'existence de Dieu reposait sur cet argument, elle n'était donc rien de plus qu'une foi déguisée en preuve, et ce qui avait été le cas de saint Anselme sera celui de Descartes et de Malebranche. On eût bien étonné Descartes, en lui disant que sa preuve de l'existence de Dieu, qu'il considérait comme aussi ou plus certaine que n'importe quelle démonstration mathématique, n'était que la formule prétentieuse de l'acte de foi le plus simple ; pour qui la juge du point de vue thomiste, elle n'était pourtant pas autre chose *dans l'hypothèse la plus favorable *; car on peut encore se demander si certains hommes, à force de jouer avec les preuves de l'existence de Dieu, n'en arrivent pas à se trouver dans un état où ils ne la savent ni ne la croient, ce qui peut conduire à des conséquences que l'on devine et que ce n'est pas ici le lieu de développer. Les fausses preuves ne germent dans l'âme des pères que parce qu'ils croient encore, mais quand les fils s'aperçoivent qu'elles sont fausses, il est trop tard, car eux-mêmes ne croient plus. C'est ainsi que d'un Descartes peut naître un Voltaire, et d'un Malebranche un Hume. En traitant de ces questions avec la froideur détachée du philosophe, on oublie donc les droits du psychologue, du moraliste et par conséquent aussi du théologien.
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La remarque en avait été pourtant faite par saint Thomas d'Aquin lui-même, sous une forme très simple qui ne lui ôte rien de sa valeur : *frequenter in hoc homo fallitur, quod putat esse demonstrationem quod non est* ([^25])*.* J'avoue, pour ma part, que cette constatation de bon sens suffit à me faire reculer devant l'assurance intrépide de ceux qui disent que « l'homme ne peut être obligé à admettre Dieu que s'il en *démontre* l'existence ; le culte qu'il lui rend ne peut être méritoire que s'il est fondé en raison et convaincu » ([^26]). Non, l'homme est obligé d'admettre Dieu sur la seule autorité de la parole divine, quand bien même il se croirait incapable d'en démontrer l'existence ; et non seulement le culte qu'il rend à Dieu est méritoire en l'absence de toute démonstration de ce genre, mais il ne l'est jamais plus que dans les cas où l'homme s'obstine à le rendre au milieu des ténèbres d'une raison qui vacille, comme un aveugle que ses mains seules assurent de la présence de l'autel.
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C'est peut-être que le problème si complexe auquel il s'agit de trouver un réponse, n'est pas susceptible d'une solution simple et valable pour tous les cas. Le premier des préambules de la foi est l'affirmation de l'existence de Dieu. De soi, c'est une vérité naturellement connaissable et, comme le prouve l'expérience universelle, naturellement connue sans la lumière de la foi. C'est même pourquoi, selon la parole de saint Paul, ceux qui la nient sont inexcusables.
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Il est donc certain que la raison humaine, si affaiblie et obscurcie qu'elle soit par le péché originel, conserve assez de force pour nous guider avec certitude à l'existence de Dieu. Mais cette connaissance naturelle de Dieu par la raison n'est pas toujours, en fait, la certitude absolue qu'elle pourrait être. Il se peut comme le dit saint Thomas, qu'elle soit une *debilis existimatio* de la raison. Les choses vont alors suivre un chemin assez compliqué. L'homme qui commence par estimer, sans en être très sûr, que Dieu existe, peut en venir à estimer en outre qu'il doit plaire à Dieu qu'on le croie, et tout spécialement qu'on croie qu'il existe. Ainsi, bien loin de penser que la connaissance naturelle que nous avons de Dieu exclue nécessairement la foi en son existence, saint Thomas enseigne expressément que cette inférence spontanée, qui pose Dieu à partir de l'ordre du monde, des aspirations morales de l'homme ou du problème de sa destinée, nous invite à croire que Dieu existe. *Et sic potest aliquis credere Deum esse, eo quod sit placitum Deo *; non, ajoute saint Thomas, que l'existence de Dieu soit un article de foi, puisqu'elle est démontrable, mais elle est ici crue par un acte de foi, qui se place entre l'estimation rationnelle qui la prépare et une démonstration scientifique, dont on ne sait encore si elle aura jamais lieu ([^27]). Non seulement donc la foi en l'existence de Dieu n'est pas impossible, mais nous la voyons ici appelée comme en renfort par une opinion qui ne se sent pas sûre d'elle-même et qui, en attendant la démonstration qui lui manque, n'a rien d'autre que la foi pour s'assurer.
Cette démonstration scientifique et technique, il se peut que la raison ne la tente jamais, faute d'en avoir les moyens au le loisir. Tel est, semble-t-il, le cas d'un grand nombre d'hommes, que leur raison oriente plutôt vers la foi en l'existence de Dieu que vers la démonstration technique de cette vérité.
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Ceux-là, bien entendu, seront fort loin de se passer de la foi, puisqu'au contraire c'est leur raison même qui l'appelle. Quant à ceux qui tenteront de dépasser leur *debilis existimatio* de l'existence de Dieu pour s'élever jusqu'à la preuve scientifique de cette vérité, il se peut qu'ils réussissent, auquel cas l'existence de Dieu deviendra pour eux ce qu'elle est en soi : une certitude démonstrativement prouvée qui précède le corps des vérités de foi ; mais il se peut aussi qu'ils échouent, et qu'il est alors désirable que la foi soit là pour aider les inférences spontanées de la raison à survivre au naufrage de leur démonstration ! L'insensé qui dit dans son cœur -- il n'y a pas de Dieu, est beaucoup moins souvent un simple, docile aux inspirations de sa raison naturelle, qu'un philosophe manqué, qui veut obtenir d'elle ce que, sans les efforts ni les préparations intellectuelles ou morales nécessaires, elle ne saurait lui donner.
Allons-nous donc soutenir qu'il ne peut y avoir, sous l'acte de foi en l'existence de Dieu, cette inférence rationnelle valide que l'homme, même hors de la Révélation, serait inexcusable de ne pas faire ? Ou soutiendrons-nous inversement que tout homme est strictement tenté de chercher à cette inférence des preuves techniquement démonstratives, qui le dispensent de la foi ? Jamais, me semble-t-il, l'Église n'a enseigné pareille doctrine. Dieu n'est pas réservé aux professeurs ou aux étudiants de philosophie et saint Thomas n'a certainement voulu rien de tel. Il est vrai de dire, en bonne doctrine thomiste, que la même vérité ne peut pas être que et sue, à la fois et sous le même rapport. Ce qu'un homme sait de Dieu, c'est-à-dire ce qu'il en connaît par une preuve scientifiquement valable, il ne saurait donc en même temps le croire.
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Cela prouve simplement qu'une théologie naturelle est *possible* et que, là où elle est vraiment réalisée, elle dispense de la foi, mais cela ne prouve aucunement que la théologie naturelle soit un présupposé obligatoire du corps des vérités qui sont essentiellement de foi, ni qu'un culte qui ne se fonderait pas sur elle doive être considéré comme sans valeur religieuse, ni, enfin et surtout, que la foi en l'existence de Dieu soit si inutile qu'on la puisse sans inconvénients réputer impossible.
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La Révélation contient toute la vérité salutaire, non seulement touchant les vérités qui sont essentiellement de foi et le demeureront toujours, mais même touchant ces préambules qui, de soi connaissables, ne peuvent cependant être immédiatement connus par personne et ne le seront peut-être jamais de plusieurs. Tant s'en faut que l'acte de foi en ces vérités liminaires soit impossible, que Dieu nous les a expressément révélées afin qu'elles fussent crues. C'est pour cela, dit saint Thomas, qu'il a fallu « que nous fussent connues par la foi dès le commencement, ce que notre raison n'avait pas encore pu atteindre, *et hoc quantum ad ea quæ ad fidem præexiguntur *» ([^28]). Et ce n'est pas seulement d'une possibilité abstraite, mais d'une nécessité pratique et concrète qu'il s'agit. C'est ici le cas de dire avec Kant : « Tu dois, donc tu peux » ; car Dieu ne nous a pas seulement permis de croire même le compréhensible, il nous l'a prescrit : « salubriter ergo divina providit clementia*, ut ea etiam quæ ratio investigare potest,* fide tenenda *præciperet* ([^29])*.* » Il n'est donc pas seulement possible de croire en l'existence d'un seul Dieu, mais ce peut être nécessaire : *necesse est credere Deum esse unum, et incorporeum, quæ naturali ratione a philosophis probantur*, et cela est nécessaire,
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comme le dit expressément saint Thomas, *propter certitudinem*, parce que *ratio humana in rebus divinis est multum deficiens* ([^30])*.* Bref, la foi ne porte pas seulement sur ce qui est essentiellement de foi, elle s'étend à tout le révélable, c'est-à-dire à tout ce que Dieu juge opportun de révéler. En ce sens, les préambules de la foi eux-mêmes, bien qu'ils puissent être prouvés, peuvent aussi être crus : *possunt demonstrari et sciri*. Tel est, en particulier, le cas de l'existence de Dieu : *sicut hoc quod est Deum esse*, cette vérité étant que pour celui dont l'intellect n'en atteint pas la démonstration, car la foi suffit par elle-même à nous assurer fermement de tout ce qui la précède comme de tout ce qui la suit ([^31]). Quand on se montre trop curieux de tenir la théologie à l'écart de la philosophie, ce sont donc les principes les plus élémentaires de la théologie elle-même qu'on est en danger d'oublier.
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Il n'est pas surprenant que ceux qui ne pensent même plus qu'un catholique puisse croire en l'existence de Dieu sur la seule foi de la parole divine, refusent d'admettre que la théologie naturelle puisse devoir quelque chose aux enseignements positifs de la Révélation. Ce en quoi l'on n'a jamais cru ne doit évidemment rien à la foi lorsqu'il est su ; mais le simple chrétien, qui croit en Dieu, et qu'il est un, et le Père tout-puissant créateur du ciel et de la terre, ne peut s'empêcher de penser que ce qu'il croit, si d'autre part on peut le savoir, lui est enseigné à la fois pour qu'il le croie et pour qu'il le sache. Sans doute, prise en elle-même, la raison du chrétien ne diffère en rien de celle du païen. C'est une raison. Aucune illumination spéciale, aucune grâce créée de nouveau ne vient lui dévoiler des conclusions philosophiques dont la connaissance lui serait réservée. Créée et conservée par Dieu comme lumière naturelle, mue par lui en présence de cette nature sensible où sa Providence se manifeste par ses œuvres, la raison du chrétien peut le connaître, comme toute autre raison, *sine novi luminis infusione*, dans la mesure du moins où il lui est naturellement connaissable ([^32]). Néanmoins, formellement identique à celle du païen, la raison du chrétien se trouve placée dans une situation différente. On peut refuser, comme philosophe, de tenir compte de cette situation et se contenter d'observer que l'acte requis « pour parvenir à une vérité jusqu'alors ignorée est *en soi* le même que l'acte par lequel on prouve une vérité déjà connue », mais si l'observation prouve bien qu'une raison qui connaît avec la foi doit être capable de connaître sans la foi,
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si donc elle porte contre le semi-traditionalisme qui est en effet intenable, elle n'autorise pas à soutenir que, l'opération étant intrinsèquement la même dans les deux cas, la révélation de ce que nous pouvons comprendre ne fait que diminuer les difficultés *extrinsèques* qu'il y a pour nous à le prouver ([^33]).
C'est là en effet simplifier arbitrairement une situation fort complexe, dont le philosophe peut à la rigueur ignorer la nature, mais sur laquelle nul théologien catholique ne saurait se tromper. La spéculation métaphysique n'est facile pour personne et c'est un lieu commun que cette dernière des sciences est aussi la plus malaisée de toutes ; or les difficultés auxquelles se heurte la raison naturelle, lorsqu'elle est aux prises avec des problèmes de cet ordre, sont assurément intrinsèques à ces problèmes, et le plus ou moins de peine avec lequel la raison y trouve sa voie ne semble pas moins intrinsèque à la raison. Si la parole divine se fait entendre et tranche d'avance pour la raison un certain nombre des problèmes obscurs avec lesquels elle se bat, dira-t-on que, pour venir elle-même du dehors, cette parole n'atteint pas le dedans, qu'elle n'y est pas reçue, et qu'en disant à une raison qui n'en est pas encore sûre -- ceci est vrai, elle ne lui rend pas plus facile de voir pourquoi cela est vrai ? Les arguments qui jouent contre le semi-traditionalisme, selon qui une démonstration purement rationnelle de l'existence de Dieu est impossible, se retournent ici contre ce que l'on pourrait nommer le semi-rationalisme, selon lequel, pour qu'une telle démonstration soit purement rationnelle, il faut que l'assistance offerte par la Révélation n'agisse que sur ce qui est extrinsèque à la raison.
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On admet en effet alors par hypothèse, que ce que la parole de Dieu introduit dans la raison est naturellement connaissable ; comment soutiendra-t-on que cet intelligible ainsi placé, fût-ce par Dieu, dans une raison qui le cherche, n'agisse pas sur elle comme une lumière ? Est-ce ôter les difficultés extrinsèques qui bloquent la discussion d'un problème que d'en donner la réponse ? Certes, il reste toujours à le résoudre, mais la raison qui s'y efforce, si elle demeure intrinsèquement la même, se trouve dans une situation intrinsèquement autre, depuis qu'elle sait au moins de quoi elle cherche la démonstration. De même donc que la Révélation ne ferait jamais que la raison pût prouver Dieu si elle en était essentiellement incapable, de même aussi ce qu'elle révèle ne sera pas vraiment rationnellement connaissable si son action demeure extrinsèque à la raison.
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Ici, plus peut-être que nulle part ailleurs en cette discussion, il est à souhaiter que des théologiens qualifiés reprennent d'ensemble tout ce problème, car bien des questions se posent encore touchant la nature spécifique de la connaissance que la Révélation donne à l'homme des vérités naturellement connaissables. Il faudrait d'abord sans doute distinguer entre la Révélation connue sans assentiment de foi, et avec cet assentiment. Il conviendrait peut-être aussi de distinguer entre la connaissance de l'existence de Dieu comme d'un fait, attesté par la Révélation et accepté par la foi, et la connaissance philosophique de son existence comme une vérité acquise par l'intelligence. Je me demande même s'il ne serait pas compatible avec la doctrine de saint Thomas de dire qu'en un sens l'existence de Dieu telle qu'on la sait n'est pas identiquement son existence telle qu'on la croit. Après tout, le chrétien dit : Credo *in Deum,* c'est-à-dire que, jusqu'a son dernier jour, philosophe ou non, il continue de croire *en* Dieu au sens théologique et technique de la formule.
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Est-il concevable que l'on puisse croire en Dieu, sans croire à Dieu et sans croire Dieu ? C'est un problème. En tout cas, puisque la connaissance philosophique de Dieu ne peut en aucun cas dispenser de la foi *en* Dieu, il faut bien qu'elle coexiste avec cette foi. Ce n'est pas impossible en bonne doctrine thomiste, puisque foi et connaissance, même à les prendre dans l'aire limitée des simples préambules de la foi dont il s'agit ici (existence de Dieu, unicité de Dieu, etc.) seraient bien *de eodem*, mais non pas *secundum idem*. On voit du moins quelles simplifications peut se permettre un théologien comme le P. Geiger, o.p., lorsqu'il croit régler la question, en une formule aussi sommaire que la suivante : « Dès que la foi intervient au titre d'un assentiment donné à une vérité quelle qu'elle soit, le domaine de la philosophie cesse ([^34]) » Ainsi, pour être philosophe, un chrétien cesserait tranquillement de croire en l'existence d'un Dieu un, sage, créateur, etc. J'aimerais savoir à partir de quel moment saint Thomas s'est cru autorisé à amputer de son début le Symbole des Apôtres ? En réalité, pour lui, croire en Dieu, c'est croire que celui dont on peut savoir, ou dont même on sait l'existence et les attributs, est aussi celui dont on ne peut que croire tout le reste.
Il y a donc une manière d'atteindre l'existence de Dieu par la foi dont aucune démonstration ne dispense, car cet arrière-plan de mystère est en continuité avec notre acte de foi en l'existence de Dieu, d'une manière essentiellement autre qu'il ne peut l'être avec notre connaissance de son existence ([^35]). Croire que Dieu existe, c'est *credere Deum esse sub his conditionibus quas fides determinat*, ceux qui prétendent le croire autrement, non *vere Deum credunt *; or on ne *sait* jamais son existence sous les conditions déterminées par la foi, puisqu'une énorme partie nous en demeure strictement inconnaissable.
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Il y a lieu, par conséquent, de se demander si la science vraie de l'existence de Dieu, bien qu'elle porte sur le même Dieu, peut jamais dispenser de l'acte simple de foi, qui embrasse d'un seul coup tout ce que nous pouvons par ailleurs savoir de Dieu et tout ce que nous devons en croire : *quia in simplicibus defectus cognitionis est solum in non attingendo totaliter*. Bref, et c'est là, me semble-t-il, respecter l'expérience commune, quand le philosophe croit, il ne fait pas commencer sa foi au bout de ses expériences philosophiques ; et c'est aussi le Dieu total dont il croit tout et tout d'un coup qu'il prie, non ce qu'il peut seulement en croire. J'espère que les théologiens voudront bien accueillir ces réflexions telles qu'on les leur propose, comme soumises à leur jugement.
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Pour sortir de ces difficultés, il suffirait sans doute d'en revenir simplement à la position traditionnelle de l'Église, et de ne diminuer en rien la foi, ni dans sa dignité, ni dans son efficace. Le Concile du Vatican décrète que la raison peut connaître avec certitude les préambules et fondements de la foi, mais il n'a jamais, semble-t-il, nié que la foi elle-même ne puisse ou même ne doive aider la raison dans son effort pour les connaître. Il a même dit expressément le contraire, puisqu'il affirme que le secours que se portent la foi et la raison est un secours *mutuel.* Dans cet échange, la droite raison démontre les fondements de la foi ; elle ne peut donc le faire que si elle est droite ; et pourquoi l'est-elle ? Parce que, en revanche, la foi « libère la raison des erreurs, la protège et la pourvoit de maintes connaissances » ([^36]). Tenons-nous-en, pour simplifier le problème, au premier de ces services : est-ce écarter des obstacles extrinsèques à la raison que de la libérer de ses erreurs ?
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L'enseignement du Concile, quand on le prend tel qu'il est, est donc à la fois précis et simple, car il ne fait que résumer la pratique constante des Docteurs de l'Église, en disant sur ce point que la foi aide efficacement la raison à se passer d'elle là où la chose est possible, qu'elle « aide et fait progresser » les sciences humaines de bien des manières, de telle sorte que, nées de Dieu, elles sont capables, *juvante ejus gratia*, de nous reconduire à Lui.
Ces considérations n'ont pas qu'une portée théologique, en un temps où l'on prétend ouvrir à tous les catholiques un libre et facile accès aux preuves de l'existence de Dieu. La tentative est en soi fort compréhensible et, en un sens, inévitable étant donné l'époque où nous vivons. Si l'Église n'enseigne pas sa métaphysique à tout le monde, l'État sera seul à enseigner la sienne ; aidé par le livre, la presse et même les affiches qui provoquent le peuple à des débats publics sur ces matières, il aura d'autant plus de chances de faire accepter sa doctrine qu'elle ira d'une pente plus naturelle dans le sens du péché originel. Ce n'est peut-être pas une raison pour que nous nous contentions de faire exactement le contraire, ce qui est souvent la pire manière d'imiter. C'est là une lutte à laquelle nous devons prendre part, mais nous y sommes battus d'avance si nous acceptons de nous battre comme nos adversaires. C'est le faire qu'éliminer ou retrancher de notre manière de philosopher tout ce qui, en la rendant chrétienne, peut la rendre vraie.
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Il y a donc d'abord lieu de rappeler à ceux qui demandent à l'Église un enseignement métaphysique, que la modestie intellectuelle est une grande vertu et que la première condition, pour qui veut aller vers Dieu par l'intelligence, est de ne jamais oublier que si l'intelligence nous manque, la foi du moins ne devra jamais nous faire défaut. Peut-être même pourrait-on rappeler que ceux-là seuls qui sont qualifiés pour le faire, devraient se poser des problèmes de ce genre et que l'on n'a pas plus le droit d'exiger de son premier vicaire qu'il vous prouve en cinq minutes l'existence de Dieu par raison démonstrative, qu'on ne pourrait exiger d'Einstein qu'il prouve son système à n'importe qui en vingt-quatre heures. Ce n'est pas, je le crains, ce que l'on fait. Il me semble au contraire que nous laissant emporter par la marée de la démocratie intellectuelle, nous acceptions le défi que nous a lancé le monde de démontrer n'importe quoi à n'importe qui. Le monde échouera et il payera, en souffrances temporelles, les frais de son expérience temporelle. Nous échouerons aussi pour peu que nous tentions de faire la même chose, mais comme nous l'aurons tenté dans le spirituel, c'est aussi le spirituel qui en souffrira.
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Serait-il donc vraiment impossible d'obtenir que l'on parlât un peu moins techniquement de philosophie dans nos chaires, et un peu plus de l'Évangile ? Je veux surtout parler ici de cette sorte d'inflation philosophique, qui autorise à prouver dialectiquement l'existence de Dieu par le premier moteur, ou par le possible et le nécessaire, aux fidèles assemblés pour la messe de onze heures ? Si cultivés et intelligents qu'on les suppose, ils ne sont pas un auditoire de métaphysiciens. Je consens qu'il y ait eu progrès des lumières, mais quels progrès ne doivent-elles pas avoir fait pour que nous en soyons là, quand on songe qu'au siècle d'or de la théologie saint Thomas ne trouvait que des *paucissimi* pour avoir le loisir, le désir, l'intelligence et la science requises de qui veut s'élever jusqu'à la métaphysique !
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Ayant un jour lui-même à parler devant les maîtres et étudiants de l'Université de Paris sur le Symbole des Apôtres, le docteur Angélique ne jugea pas expédient de leur prêcher des preuves techniques et compliquées de l'existence de Dieu. Si cet auditoire d'élite ne lui inspirait pas plus de confiance, ne serait-il pas sage d'user de la même prudence avec le commun des hommes, et de leur dire : « La première chose que nous devons croire, c'est qu'il n'y a qu'un seul Dieu ; la deuxième est que ce Dieu est le créateur du ciel et de la terre. Et pour laisser à présent de côté les raisons subtiles, servons-nous d'un exemple grossier pour faire voir que tout a été fait et créé par Dieu. » Soyons sûrs que ce qui suit, et qui n'est que la preuve par les degrés de perfection, était bien pour saint Thomas une preuve, mais, accompagnée d'un acte de foi, elle était choisie et formulée aussi simple que possible. L'illustre théologien, parlant en prédicateur, faisait plutôt appel à cette connaissance universelle et spontanée de Dieu, qui ne s'embarrasse pas de démonstrations, qu'à des discussions scientifiques faites pour les spécialistes. Beaucoup d'esprits, sensibles à la certitude d'une preuve rationnelle simple, la perdront de vue dans les méandres de sa démonstration.
Cette discrétion philosophique pourrait être encore imitée avec fruit. Souvenons-nous donc qu'il n'y a pas de différence, pour un homme quelconque, entre une preuve qui ne conclut pas et une preuve dont il est incapable de voir comment elle conclut. Ce que Dieu peut lui demander de croire, il ne dépend d'aucun homme de le rendre capable de le comprendre s'il ne peut ou ne veut faire l'effort nécessaire pour y réussir. Quand donc on nous objecte *qu'aujourd'hui* tout le monde veut des preuves, la réponse ne saurait être qu'il faut donner des preuves techniques à tout le monde.
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Aujourd'hui, comme au XVIII^e^ siècle, les preuves techniques ne sont bonnes que pour ceux qui peuvent les comprendre ; à ceux qui ne le peuvent, il est bon de rappeler simplement la vieille parole d'Hésiode, citée par Aristote et commentée par saint Thomas : « L'excellent élève est celui qui peut apprendre tout seul ; le bon élève est celui qui peut apprendre des autres ; quant à celui qui ne peut apprendre ni tout seul ni des autres, il n'est pas fait pour la science. » A défaut d'autre résultat, cette leçon nous inspirerait au moins une vague notion de ce que c'est que savoir quelque chose, ce qui ne saurait être inutile à qui prétend démontrer l'existence de Dieu. Engager dans la théologie naturelle tous ceux qui le veulent et sans les préparations nécessaires, c'est mettre la science pour tous à la place de la foi pour tous, en des matières où la voix de Dieu ne s'est fait entendre que parce que la science en est réservée à quelques-uns.
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Pour qu'une telle science puisse tenter de se généraliser, et encore avec prudence, sans péril grave, il ne suffirait d'ailleurs pas que toutes les conditions humaines de temps, de loisir, d'effort personnel et d'aptitudes intellectuelles fussent réalisées : si ce que nous avons dit est vrai, il y faudrait encore la foi. Je ne veux aucunement dire par là qu'on ne doive poser l'existence de Dieu comme démontrable que pour ceux qui y croient ; j'ai même expressément rappelé que pour un catholique, et tout spécialement pour un thomiste, c'est un fait d'expérience qu'il est possible de prouver Dieu par la raison seule, en l'absence de toute Révélation.
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Je dis seulement que ce fait n'autorise pas à négliger la Révélation une fois qu'elle nous a été donnée, et que si l'on est en droit de penser que l'accord des raisons touchant la nature divine, exceptionnel en régime païen, doit être beaucoup plus fréquent en régime chrétien, c'est seulement parce que les raisons chrétiennes ne sont pas dans le même état que les raisons païennes. Le seul espoir de succès, si l'on veut diffuser autant que possible l'enseignement de la théologie naturelle, est donc de maintenir plus fermement que jamais ses attaches réelles avec la théologie révélée, au lieu de travailler à les détendre. A défaut d'autres raisons, deux considérations devraient nous convaincre de cette nécessité.
D'abord, ce ne peut être par hasard que les grands maîtres de notre théologie naturelle se trouvent être en même temps les grands maîtres de notre théologie révélée. Le Moyen Age a déjà tenté l'expérience de la philosophie séparée, et le résultat fut l'Averroïsme. Chaque fois que ceux qui ont voulu enseigner la vérité rationnelle sur Dieu n'ont pas été en même temps ceux qui enseignaient la parole de Dieu, le divorce n'a pas tardé à se produire. Le Dieu un, vrai, créateur et Seigneur, dont le Concile du Vatican affirme que la raison naturelle peut le connaître avec certitude, c'est le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, devenu, grâce à la lumière de la Révélation, le Dieu des philosophes et des savants. Pour tous ceux qui voudront le trouver à leur tour par la raison, le plus sage est de le chercher par la même voie. En outre, ce n'est sans doute pas non plus par hasard que ce que la raison naturelle peut connaître avec certitude, toute raison naturelle ne le connaisse pas ainsi, ou même en doute, lorsqu'elle ne va pas jusqu'à le nier. Car ce n'est plus d'ignorance, ou de manque de loisir, ou d'inaptitude intellectuelle qu'il s'agit ici. Les professionnels de la pensée scientifique ou philosophique dont la raison naturelle nie Dieu au nom des principes de la raison devraient être naturellement capables de percevoir la force contraignante de preuves aussi simples que celles dont usait saint Thomas dans sa *Somme Théologique.*
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On leur offre cinq voies pour aller à Dieu ; ils les refusent toutes, et nous savons pourtant que la raison seule peut connaître Dieu avec certitude. Pourquoi la leur ne le connaît-elle pas ? Pourquoi, à parler en gros, le monde philosophique est-il divisé en deux groupes : ceux qui ont des preuves de l'existence d'un être transcendant, et qui croient en lui, et ceux qui, ne croyant pas en lui, jugent de telles preuves impossibles ? Pour poser la même question sous une forme un peu rude, dont je m'excuse : pourquoi la philosophie dite scolastique n'est-elle vraie que pour les catholiques ; enseignée, quand elle l'est, que par des catholiques, et absente, parce qu'ignorée, méprisée ou niée, là où le catholicisme est absent ? L'expérience souffre assurément des exceptions, dont j'ignore le nombre mais elle est assez générale pour qu'on s'y arrête. Pour moi, disait un jour le P. Peillaube au philosophe G. Séailles, dont je tiens l'anecdote, l'être, c'est la plénitude ; pour moi, répondit Séailles, c'est le vide. Il paraît pourtant que l'être est l'objet propre de notre intellect ; comment expliquera-t-on que tant d'intellects, même philosophiques, soient incapables de le voir ? Le vieil argument théologique « par les contradictions des philosophes » n'est pas sans apprendre quelque chose au philosophe lui-même, et c'est que la raison ne peut espérer une unité relative qui la sauve du désordre que là où se reflète en elle l'unité parfaite de la foi.
Pour qu'une telle conclusion porte fruit, il faut la prendre franchement dans son sens plein. L'unité philosophique à laquelle nous tendons ne saurait être un simple accord verbal sur des formules, ni consister simplement à s'entendre pour *ne pas penser* ensemble certaines choses, mais bien pour penser ensemble les autres. Il ne suffit donc pas d'admettre, comme le veulent certains, que la foi joue pour la spéculation philosophique le rôle d'une norme purement *négative,* qui lui rappellerait seulement ce qu'elle n'a pas le droit de penser.
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Si nous nous en tenions à cette attitude, nous serions bien éloignés d'apprécier à sa pleine valeur le don divin de la foi. Mise à la disposition de tous par Dieu, pour le salut de tous, elle n'enseigne pas seulement aux philosophes ce dont ils n'ont pas le droit de penser le contraire, mais bien ce qu'ils doivent croire comme tout le monde, et par conséquent aussi, dans la mesure où ils pensent, ce qu'ils doivent penser. Ce que la foi prescrit au philosophe, dans l'ordre de la théologie naturelle dont il est ici question, c'est donc d'abord de penser ce que lui-même, comme tout le monde, a le devoir de croire. Lorsque l'Écriture enseigne qu'il y a un Dieu, qui est unique, vrai, créateur et Seigneur de toutes choses, intelligent, sage, libre et juste, elle fait bien plus, elle fait même tout autre chose que de poser des barrières en dehors desquelles la raison ne puisse s'aventurer sans être certaine d'errer ; elle enseigne des vérités positives, riches de contenu rationnel, aptes, par conséquent, à devenir des certitudes scientifiques pour un intellect capable de les appréhender. Elle ne prescrit donc pas seulement de ne tenter de rien prouver contre, mais bien de prouver cela, si du moins l'on veut prouver quelque chose en ces matières, ou de se contenter de le croire si l'on ne sait pas comment le prouver.
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Pour aller jusque là, et le faire à bon escient, il est utile de se souvenir que nulle conception de la philosophie ne peut être catholiquement acceptable (et elle doit l'être même pour qui rejette la notion de philosophie chrétienne), à moins que la conception de la nature à laquelle elle se rattache ne soit elle-même catholique.
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Il s'agit donc, d'abord de savoir si notre nature, blessée par le péché originel, peut sagement négliger le remède apporté par Dieu lui-même à sa blessure. Saint Thomas justifie constamment la nécessité de la Révélation par la faiblesse de la raison humaine qui/ laissée seule, s'engage inévitablement dans de grossières erreurs. Depuis quand la raison est-elle si faible ? Lorsque saint Thomas énumère les blessures infligées à la nature humaine par le péché d'Adam, il n'oublie jamais de mentionner l'ignorance, par laquelle la raison est destituée de sa disposition au vrai ([^37]). Cette perte subie par notre raison naturelle, nous ne saurions nous-mêmes y porter remède. Assurément, l'aptitude naturelle de l'homme à connaître le vrai a moins souffert du péché originel que son aptitude à vouloir le bien ([^38]) ; mais enfin elle en a souffert, et elle en souffre encore à chaque blessure supplémentaire que de nouveaux péchés lui infligent. Nous en revenons donc à cette donnée catholique fondamentale, que la nature déchue, bien qu'elle puisse encore quelque chose, ne peut cependant plus *totum bonum sibi connaturale ita quod in nullo deficiat* ([^39])*.* L'homme, rappelle saint Thomas, peut encore construire des maisons et planter des vignes, quoique peut-être plus tout à fait aussi bien. Concédons sans plus hésiter qu'il peut aussi faire de la philosophie, et même qu'il est demeuré plus capable de bien penser que de bien faire ([^40]), mais le détriment subi par sa nature subsiste et seule une intervention divine peut le réparer.
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Cette grâce, la foi en la parole divine nous l'apporte, et c'est philosopher en chrétien que de l'accepter. L'oubli de ce qu'il reste de bien dans la nature est fatal au catholicisme, mais l'oubli de ce que la nature a souffert et des remèdes que sa faiblesse appelle ne lui serait pas moins fatal. L'attitude proprement catholique, en face des tâches philosophiques qui nous attendent, consiste donc à ne jamais désespérer de la raison, mais à mettre soigneusement en œuvre les secours surnaturels que Dieu lui offre pour lui permettre d'être elle-même et de réussir dans ses entreprises. L'espoir nous reste qu'un jour la connaissance de la vérité se substitue complètement en nous à une foi désormais inutile, mais ce sera le jour qui n'aura pas de fin. Pour les voyageurs que nous sommes, il est peu probable que la théologie naturelle puisse se constituer comme « préambule de la foi » sans tenir compte de la foi dont elle veut être le préambule. Bien plutôt faut-il demander à cette foi de garder précieusement pour nous toutes les données essentielles de cette science afin de guider notre raison vers elles, ou de les lui restituer si nous venions à les perdre. Bref, que cette science soit nôtre, mais ne disons pas que nous ne le devons qu'à nous-mêmes. Celui qui veut penser vraiment en catholique fera bien de ne jamais oublier la grande parole saint Paul aux Éphésiens (IV, 17-18) : *Jam non ambuletis sicut et gentes ambulant, in vanitate sensus sui, tenebris obscuratum habentes intellectum*. Cette parole, que saint Thomas lui-même cite dans sa *Somme contre les Gentils* (1, 4), c'est précisément aux vérités naturellement connaissables à l'homme qu'il l'applique. Une théologie naturelle catholique est donc possible pour l'intellect que la parole divine aide à dissiper les ténèbres et garde de la vanité.
(*A suivre*.)
Étienne Gilson,
de l'Académie française.
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### Le terme et la notion de « collégialité »
par V.-A. Berto
IL FAUT, a dit récemment S. Exc. Mgr l'Évêque de Versailles, distinguer ce qui a été dit au Concile, ce que l'on a dit du Concile, et ce qu'a dit le Concile.
Nous citons de mémoire, mais nous sommes sûr de la substance du texte et nous croyons, loin de la trahir, continuer la pensée de son auteur en ajoutant un quatrième membre à la « distinction ». Il y a ce qui a été dit au Concile ; il y a ce qu'on a dit du Concile, il y a ce qu'a dit le Concile ; et il y a *ce qu'on fait dire au Concile*, qui souvent ressemble encore moins à ce qu'a dit le Concile que ce qui a été dit au Concile et ce qu'on a dit du Concile.
Avec cette circonstance lourdement aggravante, que ce qui a été dit au Concile et ce qu'on a dit du Concile pendant sa célébration sont choses qui se rapportent au « devenir » du Concile, au Concile s'acheminant vers ses opérations dernières et décisives, les promulgations ;
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tandis que ce qu'on fait dire au Concile se rapporte aux documents une fois promulgués, qui constituent seuls ce qu'a dît le Concile ; en sorte que faire dire au Concile ce qu'il n'a pas dit, soit qu'il n'ait rien dit, soit qu'il ait dit autre chose, soit qu'il ait dit le contraire, est un procédé beaucoup moins acceptable que ne pouvait l'être l'expression *in Aula* d'une opinion trop singulière pour avoir chance d'être retenue, ou l'article d'un journaliste payé pour gonfler dans les ténèbres des baudruches qui crevaient au soleil du lendemain.
Telle a été la fortune ou l'infortune du terme et de la notion de collégialité. C'est cette fortune ou cette infortune que nous nous proposons d'étudier, car il n'y a guère de matière où ce que l'on fait dire au Concile soit plus audacieusement différent de ce qu'a dit le Concile.
Nous avons participé aux travaux du Concile, dans l'emploi le plus modeste il est vrai, celui de *peritus privatus*, mais emploi légitime, emploi canonique, emploi prévu et réglé par l'*Ordo Concilii* -- nous n'en aurions pas accepté d'autre -- et nous nous trouvons ainsi, en quelque mesure, mieux renseigné sur l'élaboration des textes que ceux qui sont demeurés étrangers à ces travaux. Cependant cette connaissance d'ordre *historique* ne saurait dispenser de l'étude *théologique* des textes promulgués.
Nous disons qu'il est impossible que quelque théologien que ce soit, instruit ou non de l'histoire des documents, et les considérant *prout iacent*, dans leur teneur objective et définitive, y trouve, comme un *enseignement* de Vatican II, la « collégialité de l'épiscopat », même en faisant abstraction (ce qu'il n'aurait pas le droit de faire) de la *Nota explicativa praevia*.
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#### I. -- Le terme
Le terme *collegialitas* ne se rencontre pas une seule fois dans les documents conciliairement promulgués, non pas même là où il aurait eu sa place connaturelle, au chapitre III de la Constitution *Lumen gentium*.
C'est donc un terme qui n'est pas entré dans le langage dans lequel l'Église exprime sa foi, ou, en deçà de sa foi, sa doctrine et sa pensée permanentes. Que les théologiens particuliers s'en servent dans leurs exposés et controverses, soit, mais ce faisant, ils n'ont pas *le droit de se prévaloir du Concile*, qui ne l'emploie *jamais.* Le Souverain Pontife l'a employé une fois, mais non dans un *Acte pontifical,* dans un discours (Jeudi Saint 1964) et dans une phrase où il voulait précisément marquer que la question était pendante, pour souhaiter que le Concile parvînt à déterminer *questa collegialità che Crisio Signore ha dato agli Apostoli*. Depuis lors, le terme n'a jamais été repris par le Souverain Pontife.
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Il semble bien plutôt que le Pape l'ait délibérément évité : dans un texte aussi étudié, aussi attentivement pesé que le discours de clôture de la 3^e^ Session (21. XI 1964) on trouve mention de « la structure *monarchique et hiérarchique* de l'Église », quand les ardentes discussions des semaines précédentes eussent fait souhaiter aux uns, craindre aux autres, qu'il ne fût parlé de la structure monarchique et *collégiale*. Un quart d'heure plus tôt, le Pontife romain, siégeant conciliairement, avait promulgué la Constitution *Lumen gentium*. Si cette Constitution disait ce que les collégialistes lui font dire, hiérarchique au lieu de collégiale eût été par trop inadéquat et insatisfaisant. Non que les collégialistes eux-mêmes ne se soient évertués à concilier collégialité et hiérarchie (ce qui en effet est possible en soi), mais parce que, *vu la circonstance*, c'était le cas ou jamais de reprendre un terme employé dans la Constitution... s'il s'y fût rencontré.
Qu'importe le mot si l'idée y est ? Nous examinerons plus loin si l'idée y est. Mais non, le mot n'importe pas peu. Quand théologiens ou fidèles emploient des termes comme « primauté », « infaillibilité », « transsubstantiation », ils ont le droit (et le devoir) de se prévaloir de l'usage de l'Église, qui les emploie, et même qui les a « inventés » pour les besoins de son enseignement le plus officiel. Au contraire, « collégialité » est un terme qui n'est qu'un terme d'école, comme « décrets prédéterminants » ou « science moyenne ». L'employer comme s'il était un terme d'Église, quand il n'est qu'un terme d'école, c'est un abus. Certes non, le mot, l'emploi du mot n'ont pas ici peu d'importance. Dans la mesure où toute science, la théologie comme les autres, est « une langue bien faite », l'emploi déréglé des mots a des conséquences désastreuses. C'est déjà une forte prévention contre la présence de l'idée que l'absence du terme. L'Église n'a jamais hésité, quand il lui a semblé nécessaire de manifester sa pensée en une matière importante, à choisir, au besoin à forger des mots pour l'exprimer.
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Même s'il ne voulait pas employer la formule traditionnelle : *Si quis dixerit collegialitatem non esse de ratione episcopatus, anathema sit* -- « Si quelqu'un dit que la collégialité n'est pas une propriété essentielle de l'épiscopat, qu'il soit anathème » -- rien absolument n'empêchait le II^e^ Concile du Vatican de déclarer sous forme positive : *Docet Ecclesia catholica collegialitatem esse de ratione episcopatus* -- « l'Église catholique enseigne que la collégialité est une propriété essentielle de l'épiscopat » -- S'il ne l'a pas fait, ce n'est pas qu'il n'y ait été invité. Il l'a été de bien des manières, inégalement avouables. Nous nous tiendrons à un seul exemple, parfaitement loyal et honorable.
Entre tous les Pères, l'un de ceux qui étaient le plus à portée de faire introduire dans les textes le terme collégialité était S. Em. le Cardinal Archevêque de Bourges. Nul moyen néanmoins pour lui ni pour personne d'amener dans un document conciliaire un mot vide de sens. Le Cardinal, intervenant le 15 novembre 1963, s'attacha donc à définir une collégialité épiscopale qui fût « non de pouvoir ou de droit -- *potestatis vel iuris* -- mais qui impliquât responsabilité, sollicitude, devoirs, service, mission et, en un mot, charité et amour -- ; *responsabilitatem, curam, officia, servitium, missionem et summatim caritatem et amorem *», déclarant que c'était là donner au terme en cause une valeur *analogique*.
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Personne assurément ne songeait à nier qu'il y ait entre les Évêques, et entre le Pape et l'Épiscopat catholique, un lien divin « non de pouvoir ou de droit, mais de responsabilité, de sollicitude, de devoirs, de service, de mission et, en un mot, de charité et d'amour ». Fallait-il cependant attribuer à ce lien le nom de *collégialité *; alors que le sens usuel de ce terme comporte précisément l'idée de « pouvoir et de droit » ? Un certain nombre de théologiens, dont nous étions, pensaient que c'eût été tomber de l'analogie dans l'équivocité ; qu'autant l'usage de termes analogiques est légitime en théologie, et d'ailleurs inévitable, autant l'emploi de termes équivoques y est dangereux, et d'ailleurs facilement évitable ; que les mots ont leur vengeance, et qu'on n'empêche pas leur valeur usuelle, chassée par la fenêtre, de rentrer par la porte ; qu'ainsi la valeur « de pouvoir ou de droit » constituant la raison formelle de la collégialité, ce terme en demeurerait le véhicule connaturel, en dépit de toute exclusion artificielle ; que, de là, les partisans d'une collégialité « de pouvoir ou de droit », le terme une fois admis dans le texte, n'auraient que trop de facilité à lui donner cette signification « de pouvoir ou droit », puisqu'ils ne feraient que le prendre dans son acception formelle ; qu'il ne suffit pas de déclarer qu'un terme est analogique pour qu'il le devienne en effet ; que la raison formelle étant conservée selon une acception, évacuée selon une autre, ce terme n'est pas analogique, mais équivoque ; que vouloir donner au terme collégialité l'acception nouvelle proposée par le Cardinal de Bourges serait en faire un terme non pas analogique, comme il se le persuadait, mais un terme équivoque ; et qu'en conséquence il y avait lieu de ne point suivre l'éminent orateur.
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N'ayant point accès de notre personne, ni les théologiens dont nous parlons, aux Commissions Conciliaires, n'étant point admis à être instruit de ce qui s'y passait, nous ignorons si les observations ci-dessus y ont été retenues, si même elles y sont parvenues. Ces observations ou d'autres de même sens ont pu être faites par les Pères ou les théologiens des Commissions. Le fait est que, malgré l'opinion du Cardinal de Bourges, le terme collégialité n'est pas entré dans les monuments du Concile, bienheureusement selon nous. Après comme avant le Concile, c'est une imposture, quand on l'emploie, de l'employer comme s'il était terme d'Église.
Les raisons historiques : opposition de la « minorité », impossibilité d'obtenir l'unanimité morale sur le terme *collegialitas*, n'importent pas ici. Par rapport au texte promulgué, il n'y a plus ni majorité ni minorité. C'est le Concile, c'est-à-dire la personne morale composée du Pape et des Pères, qui s'est abstenu d'employer ce terme, et l'absence du terme fait présomption en faveur de l'absence de l'idée. Présomption n'est pas preuve, il faut donc y regarder de plus près.
#### II. -- La notion
*Collegialitas* exprime une *ratio formalis *; *collegialitas* est à *collegium* ce que *humanitas* est à *homo*. Elle est la propriété en vertu de laquelle un collège est un collège proprement dit,
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c'est-à-dire la propriété que possède une personne morale d'être un sujet d'opérations dernier dans son ordre, et, privativement à tous autres sujets, seul en possession de prendre, dans le ressort de sa compétence, des décisions, souveraines ou non, intéressant la société au sein de laquelle il subsiste. Un conseil d'Administration, une Cour de Justice, sont de vrais collèges, en ce qu'ils vérifient cette raison formelle de collégialité. Le Collège de France, un collège d'enseignement technique, sont des collèges sans collégialité, et donc des collèges par métaphore, sans autre référence qu'à l'étymologie du mot qui n'emporte que l'idée d'un choix, d'une désignation de certains parmi d'autres, à cause ou en vue d'une certaine communauté nullement collégiale, d'occupations plus ou moins semblables ou voisines.
Appliquée à l'Épiscopat catholique, la *ratio formalis* de collégialité signifierait que l'Épiscopat catholique serait non seulement un corps constitué, ce que nul n'a jamais nié, non seulement une personne morale, ce qui est déjà plus que contestable hormis le cas du Concile œcuménique, mais une personne morale qui serait de manière permanente un *ultimum subiectum operationum*, toujours en acte premier comme tel, et dont l'acte second serait le gouvernement lui-même collégial, continuellement et non seulement en Concile, de l'Église universelle. Et le tout par institution divine, puisque cette collégialité serait une propriété inhérente à l'Épiscopat, qui est très certainement d'institution divine.
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Or il est patent que l'Église n'a jamais été ainsi collégialement gouvernée ; il est patent qu'il est de plus en plus impossible qu'elle le soit, à cause du nombre sans cesse croissant des évêques. Que serait le gouvernement collégial de cinq cent millions d'hommes par un collège de deux mille cinq cents évêques normalement dispersés, qui seront trois mille dans vingt ans ? Que notre Seigneur eût pu vouloir pour son Église cette forme de gouvernement, qui l'eût mise en état de paralysie permanente, qui en eût fait une société littéralement ingouvernable à la fois par l'émiettement et par la lourdeur de l'appareil gouvernemental, on ne peut le penser sans blasphémer sa divine Sagesse.
Mais il ne l'a point voulu. Nous l'avons dit ailleurs sans que nulle part à notre connaissance personne ait pris la peine de nous répondre (peut-être parce qu'on n'avait pas pris la peine de nous lire), il n'y a pas un texte du Nouveau Testament d'où l'on puisse tirer avec certitude la collégialité de l'Épiscopat.
Il y a dans toutes les langues trois emplois possibles du pluriel : le distributif, le collectif, le collégial.
Quand un professeur dit à ses élèves : « Levez-vous », c'est un pluriel distributif. Il a plus vite fait de le dire à tous qu'à chacun, mais chacun a la même position à prendre, et chacun est le sujet de sa propre action.
Quand un entrepreneur dit à ses maçons : « Relevez-moi ce mur écroulé », c'est un pluriel collectif. Car chacun ne fait pas la même chose. L'un gâchera le mortier, un autre taillera les pierres qu'un troisième ajustera. Le travail est l'ouvrage de l'équipe, mais se résout en chacun des sujets qui la composent.
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Quand l'Assemblée générale d'une société charge son Conseil d'Administration de décider l'achat d'un immeuble ou une vente de titres, c'est un pluriel collégial. Que la décision soit prise à la majorité ou à l'unanimité n'importe pas ; la décision n'est pas celle de la majorité, ni même celle de l'unanimité des membres : elle est la décision du Conseil d'Administration.
Le pluriel collégial étant de beaucoup le moins usité, c'est à celui qui croit le rencontrer de faire la preuve qu'il s'agit bien d'un pluriel collégial, irréductible à un pluriel collectif ou à un pluriel distributif. En ce qui concerne le Nouveau Testament, cette preuve n'a jamais été apportée « Faites ceci en mémoire de moi... Les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez... Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel... Allez, enseignez toutes les nations, baptisez-les... », aucune de ces divines paroles ne comporte une signification nécessairement collégiale, telle que les opérations commandées aux Apôtres par le Seigneur aient dû être collégialement accomplies. La Tradition peut certes déterminer, entre plusieurs sens possibles d'un passage de l'Écriture, celui qu'il faut tenir pour authentique. Mais dans le cas qui nous occupe, la Tradition exclut, loin de l'imposer, le sens collégial. Ni l'administration du Baptême, ni celle de la Pénitence, ne requièrent l'intervention d'un collège, ne sont opérations collégiales. Un seul prêtre suffit à la célébration de la messe, et la concélébration même épiscopale, où l'on a voulu voir une manifestation de la collégialité, est si peu collégiale que chacun des concélébrants a par lui-même autant de pouvoir transsubstantiant que leur pluralité, et, à raison de cela même, garde ses intentions particulières, avec le même effet d'application que s'il célébrait seul. Pas davantage la nomination d'un curé, la délimitation d'une nouvelle paroisse ne sont des opérations collégiales, impérées comme telles de droit divin.
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Pareillement, dans le Nouveau Testament, rien n'indique que les Apôtres se soient « sentis », aient eu conscience d'être un collège pourvu de collégialité. Après leur dispersion, nulle trace qu'ils aient posé un seul acte collégial, ni qu'agissant seuls ils aient marqué qu'ils agissaient au nom d'un collège ; nulle trace que saint Paul ait enjoint à Tite et à Timothée d'agir collégialement, ni même les ait avertis qu'ils étaient constitués en collège ; nulle trace que saint Jean, s'adressant aux « anges » des sept Églises d'Asie, les ait traités comme formant un collège « collégial ». Exégétiquement, -- et la Commission Biblique consultée l'a constaté, bien qu'on n'ait guère tenu compte de son avis --, il est certain que la raison formelle de la collégialité ne se laisse tirer, même par les cheveux, d'aucun texte du Nouveau Testament. Il n'en est que plus étrange de voir des auteurs qui reprochent amèrement (et injustement) à la théologie spéculative, et nommément à la théologie thomiste, de s'aventurer en des constructions dépourvues de fondement scripturaire, s'aventurer eux-mêmes si mal à propos, et tomber en plein sous le reproche qu'ils élèvent contre autrui. Il y a une justice immanente.
Unité dans la foi et dans la prédication de la foi, communion dans la charité, communauté de sollicitude, voilà ce qui ressort avec évidence de l'Écriture et de la Tradition, et il n'en faut pas davantage pour affirmer que les Évêques sont de droit divin un corps constitué.
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Ce n'est pas assez pour qu'on puisse dire que ce corps constitué est doué d'une collégialité formelle et actuelle, également de droit divin, comme les collégialistes auraient voulu que l'enseignât le Concile.
Si donc le Concile s'est abstenu de l'emploi du terme *collegialitas*, c'est parce que la *ratio formalis* elle-même de collégialité, qui, appliquée à l'Épiscopat catholique, eût emporté la notion d'un gouvernement de droit divin formellement, continuellement et actuellement collégial de l'Église par les Évêques unis au Pape, ne se rencontre pas dans la doctrine exposée dans la Constitution. Le mot n'y est pas, parce que l'idée n'y est pas et n'y pouvait pas être.
La même remarque est à faire au sujet du concret *collegium*, pourtant beaucoup plus susceptible d'une acception large ou métaphorique que l'abstrait *collegialitas *: il y a des quantités de « collèges », disions-nous, qui ne vérifient pas la *ratio formalis* de collégialité, du « collège électoral » aux « collèges de vacances ». Ce nonobstant, pas une seule fois le texte promulgué n'emploie purement et simplement le terme *collegium* appliqué à l'Épiscopat catholique : tantôt on trouve *ad modum collegii* -- à la manière d'un collège, ou à l'imitation d'un collège -- (encore cet affaiblissant *ad modum* est-il accompagné du suraffaiblissant *seu coetus stabilis*, un « groupe stable » ne méritant qu'à peine le nom de collège, même au sens le plus impropre) ;
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tantôt on trouve *collegium seu corpus*, manière de dire d'ailleurs particulièrement fâcheuse, (car l'équivalence introduite ici entre *collegium* et *corpus* est artificielle, les deux termes correspondant en réalité à deux notions distinctes), mais qui, à tout le moins, laisse libre l'opinion selon laquelle le « collège épiscopal » est un collège au sens large, ne comportant pas la *ratio formalis* de collégialité ([^41]). Bien plus, dans la phrase même où le concret *collegium* eût été le plus naturellement et le plus proprement employé, on ne trouve pas *collegium*, on ne trouve pas même corpus, on trouve *Ordo episcoporum* qui dit beaucoup moins que l'un et l'autre, qui n'évoque pas même l'idée d'un corps constitué, mais seulement celle, infiniment plus vague, d'une classe, d'une catégorie, d'une appartenance à un certain rang, comme nous disons en français l'ordre des médecins ou l'ordre des architectes.
Tout cela résulte de la lecture de la seule Constitution. Nous n'avons pas besoin d'ajouter que la *Nota explicativa praevia* ne permet pas une autre interprétation, à ce point même qu'on a prétendu abusivement qu'elle va à effacer de la Constitution ce qui s'y trouve, alors qu'elle n'est à autre fin que d'empêcher d'y mettre ce qui ne s'y trouve pas.
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Ainsi le *terme* de « collégialité » n'est pas devenu terme d'Église, en tant qu'appliqué ou applicable à l'Épiscopat catholique ; la *notion* de collégialité épiscopale n'est pas entrée dans la dogmatique de l'épiscopat, sinon dans la mesure où elle y était de tout temps, aptitudinelle, inerte, fondamentalement de droit divin *comme aptitude,* mais formelle et actuelle seulement de droit pontifical, puisque, comme le dit expressément *Lumen Gentium*, la libre intervention du Pontife Romain est nécessaire pour qu'un acte du « collège épiscopal » soit vraiment collégial, *ut verus actus collegialis efficiatur*.
Nous nous sommes abstenu de considérations historiques. Que ne dirions-nous pas, si nous opposions les formidables efforts déployés pour introduire et le *terme* de collégialité dans le lexique de l'Église, et la *notion* de collégialité dans sa dogmatique, à la vanité finale de ces efforts ? Dix fois nous les avons vus au point d'aboutir, dix fois la tempête s'est comme affaissée sur elle-même ; dix fois nous nous sommes cru emporté par le raz-de-marée : dix fois nous nous sommes aperçu ensuite que nous n'avions pas bougé. Hormis les saints, qui met assez de confiance en Celui qui commande aux vents et aux flots, et qui construit incessamment son Église sur l'inébranlable Rocher romain ?
V.-A. Berto.
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### Comment lire l'Écriture sainte
par R.-Th. Calmel, O.P.
« La conception virginale (du Christ), ses miracles, la résurrection elle-même sont concédés en paroles, mais sont ramenés en réalité à l'ordre purement naturel. »
(Lettre du Cardinal Ottaviani aux Conférences épiscopales, 24-7-66.)
POUR que je sois mieux informé d'une certaine théorie du *mythe* qui est à la mode pour le quart d'heure dans l'interprétation de l'Écriture, un ami m'avait recommandé le dernier ouvrage de J.-M. Paupert ([^42]). J'en avais donc entrepris la lecture, essayant de surmonter mon agacement devant une certaine outrecuidance naïve ([^43]) et mon grand dégoût devant des allusions ou des récits d'une indiscrétion aussi pénible qu'elle est inutile ([^44]). Je tombai enfin sur des propositions franchement irrecevables au sujet de la foi chrétienne.
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Je poursuivis néanmoins pour constater que l'auteur tout en proposant vers la fin du livre de justes remarques sur le vandalisme liturgique actuel, maintenait cependant jusqu'au bout l'essentiel de son propos. Un propos étrange, une réinterprétation des textes sacrés dont on ne voit pas comment elle serait encore orthodoxe. L'auteur en effet prétend rester chrétien, garder la foi, et néanmoins il exclut les miracles rapportés dans les Évangiles ; un éminent théologien, au reste plein de bienveillance pour M. Paupert, parle à son sujet d'une « théologie sans dogmes et sans miracles » ([^45]).
Qu'on en juge plutôt par les citations que voici : « L'Annonciation, l'Incarnation, la Résurrection (pour ne parler que des mystères essentiels à la révélation évangélique) ... sont arrivés d'une certaine façon, mais pas nécessairement de *la façon magique* que nous avons tendance à sauver anxieusement. » Et en note : (d'une façon magique) « c'est-à-dire par confusion indue du *mythe et de son enveloppe apparemment historique.* L'Annonciation est-ce l'apparition d'un ange ? La Résurrection est-ce une sorte d'ectoplasme intouchable succédant à un cadavre ? » (p. 156)
Un peu plus loin voici comment est résumé le mystère de l'Annonciation : « Une jeune fille est chez elle ; un ange entre (avec ou sans ailes !) et lui annonce qu'elle va être, qu'elle est enceinte des œuvres du Très-Haut. Ce qui est fait. » Et en note : « La réalité ne consiste-t-elle pas au contraire en ce que Marie a compris qu'elle attendait le Messie ? » (p. 160)
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Vous répondrez sans doute à cette question : la réalité consiste non seulement dans le *mystère* de l'Incarnation, mais encore dans le *miracle* de la conception virginale, en vertu de l'opération du Saint-Esprit ; ce miracle ineffable et plein de délicatesse qui est pour Marie le signe sensible qu'elle n'a pas rêvé, que la promesse de l'ange n'est pas une imagination, et que l'intervention de Dieu est objective et efficace. La réalité sur laquelle s'interroge J.-M. Paupert consiste dans tous les faits et toutes les paroles que nous rapporte saint Luc, selon leur ordre et avec leurs circonstances ; -- lorsqu'Élisabeth attendait un enfant depuis six mois déjà, l'ange Gabriel fut envoyé de la part de Dieu à une vierge appelée Marie ; cette vierge était fiancée à un homme de la descendance de David du nom de Joseph ; Marie habitait le village de Nazareth en Galilée ; son propos était de rester vierge comme le manifeste la question très nette qu'elle posera à l'ange Gabriel ; l'ange Gabriel lui adresse un salut mystérieux mais dont la signification doit être prise au pied de la lettre : « Je vous salue pleine de grâce, le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes. » L'objet de l'annonce de l'ange n'est rien de moins que la conception et l'enfantement d'un fils qui s'appellera Jésus parce que, effectivement, il sera Sauveur du genre humain ; non seulement il sera rejeton de David et le trône de David son père lui sera donné, mais encore, en toute vérité, il sera le fils de Dieu. Sa conception ne procédera pas selon le cours naturel des choses, c'est le Saint-Esprit lui-même qui formera en Marie ce fruit divin. Notre-Dame entièrement rassurée au sujet de sa virginité, clairement informée sur le *mystère* qui va s'accomplir comme sur le *miracle* de la conception virginale, prononce le *Fiat* de l'humble servante par lequel elle devient la mère et l'associée -- *mater et socia* -- du Fils de Dieu incarné, notre Rédempteur.
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Voilà donc quelle est la réalité historique de l'Annonciation et l'on ne réussira pas à l'éliminer par des insinuations de très mauvais goût sur les ailes de l'archange. -- De même au sujet de la Résurrection l'ironie intolérable sur l'*ectoplasme* ne suffit pas à invalider le témoignage des évangélistes, à prouver que leurs récits au sujet du tombeau vide et des apparitions du Seigneur dans la ville Jérusalem, puis en Galilée, ne sont que des *enveloppes apparemment historiques.*
Et que l'on n'aille pas comparer certains récits de l'Ancien Testament, comme par exemple celui de l'*œuvre des six jours,* dans lequel l'*enveloppe figurative* est évidente, avec le récit des apparitions pascales dans le Nouveau Testament. -- Dans l'*hexaméron* l'intention de l'auteur est d'enseigner que Dieu a créé toutes choses avec ordre et harmonie et que l'homme est une créature d'une dignité unique : « Faisons l'homme à notre image et ressemblance. » Voulant enseigner ces vérités d'histoire transcendante, celles-là et pas d'autres, n'ayant aucune intention de nous fournir un traité d'histoire naturelle, Moise se sert d'un procédé littéraire très approprié, une mise en scène grandiose. Mais dans le Nouveau Testament, dans le récit de la conception de Jésus, de sa naissance, de ses miracles, de sa mort et de sa résurrection l'intention des évangélistes est de rapporter selon leurs circonstances précises, des événements très déterminés qui nous confèrent le Salut, c'est-à-dire ce qui a été accompli et souffert dans sa nature humaine par une personne déterminée -- la seconde Personne de la Trinité. Voulant dire cela et pas autre chose les évangélistes n'ont pas recours, à la différence de Moïse dans l'*hexaméron,* à une magnifique enveloppe figurative ; simplement ils racontent ce qu'ils ont vu ou entendu ou ce qui leur a été transmis par des témoins oculaires et dignes de foi ; leur récit est donc à prendre dans la littéralité de son expression -- quitte à rechercher, comme on l'a toujours fait, la concordance profonde, parfois peu apparente, des divers témoignages. « Accord tacite vaut mieux que manifeste », répétait le père Lagrange, dominicain, à la suite du vieux philosophe d'Éphèse.
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Je sais que les ironies de J.-M. Paupert au sujet de l'Incarnation ou de la Résurrection ne sont pas celles d'un incroyant, encore moins d'un adversaire du catholicisme et il estime avoir d'excellentes raisons de dire ce qu'il dit ; il se prévaut en effet d'une *théorie épistémologique* ([^46]) de son invention, qui est fort compliquée, plus ou moins influencée du reste par Auguste Comte et Bultmann. Il nous l'expose avec de très bonnes intentions, car il veut rendre la foi acceptable à l'esprit des modernes (disons de certains modernes) qui répugnent au miracle aussi bien qu'au mystère, qui n'ont de goût que pour la connaissance de type scientifique, sans se soucier de l'être profond. Ce qui est navrant, c'est que, avec une intention apologétique aussi louable, J.-M. Paupert ne se soit jamais dit : premièrement, c'est l'Église, l'épouse du Christ, qui est la gardienne infaillible des Écritures ([^47]) ; or nulle part la sainte Église, qu'il s'agisse des définitions des magistères ou des fêtes liturgiques, n'a révoqué en doute l'apparition de l'ange à Notre-Dame ni les manifestations miraculeuses du Christ ressuscité, ni du reste aucun miracle des évangiles. Deuxièmement, si l'intelligence de certains modernes a pris un tel goût à l'analyse des phénomènes qu'elle en a perdu le sens de la densité ontologique du réel, c'est là une maladie très grave ; la conclusion qu'il faut en tirer n'est pas du tout de réviser les récits évangéliques, de les interpréter à l'encontre de leur signification réaliste et objective, pour les rendre tolérables à des intelligences déformées ; il importe bien au contraire de travailler à la guérison et conversion des intelligences pour faire accepter tel qu'il est, le récit véridique de faits miraculeux.
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Les deux griefs majeurs que l'on peut faire à J.-M. Paupert rappellent assez bien ceux que l'on a souvent adressés au Père Teilhard ([^48]). D'abord l'intention apologétique de l'un et de l'autre est faussée au départ en ce qu'ils ont inversé le but de l'apologétique ; il ne s'agit pas en effet, comme ils se le figurent, d'accommoder le mystère aux hommes de notre temps, mais bien de montrer que, à ce mystère surnaturel immuable -- *scandale pour les Juifs et folie pour les Gentils* -- un esprit droit, ou du moins un esprit redressé, peut s'accommoder normalement, parce que ce mystère est croyable et s'entoure de signes suffisants de crédibilité ; -- *au-dessus de la raison, non pas contre* ([^49])*.* L'autre grief, qui vaut pour J.-M. Paupert comme pour le Père Teilhard, c'est que leur outil philosophique n'est pas bon. Teilhard professe un monisme évolutionniste implacable qui anéantit la distinction entre la matière et l'esprit ; l'esprit et le surnaturel ([^50]). Quant à J.-M. Paupert, victime de sa curieuse épistémologie, il suppose que la connaissance du sens commun, et donc le langage qui la traduit, n'a point de portée réaliste. Les récits des évangiles, du moment qu'ils s'expriment non pas dans un système conceptuel scientifiquement spécialisé, mais dans le langage courant des milieux grecs ou palestiniens au temps de Tibère ou de Claude, -- des récits aussi simples écrits dans une langue aussi simple, aussi facilement accessible au plus humble lecteur ; de tels récits seraient inaptes à nous raconter véritablement ce qui est arrivé.
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Égaré par son système et, d'abord ayant fait erreur sur la tâche de l'apologétique, J.-M. Paupert se donne un mal énorme pour trouver un joint, qui est à jamais introuvable, entre la foi aux mystères et l'élimination des miracles. Il professe croire en l'Incarnation du Verbe mais il déclare *mythiques* les événements miraculeux qui rendent croyable cette même Incarnation. Et il a beau nous expliquer à longueur de chapitre que, d'après lui, le mythe n'est pas une fable, un conte purement imaginaire ([^51]), qu'il y a sûrement quelque chose au-dessous ou au-delà, il aboutit malgré tout à supprimer l'historicité des faits. Dans la logique de son système on devrait conclure que l'apparition du Christ à saint Thomas, le dimanche de *Quasimodo*, ne devrait pas être retenue comme réelle dans le sens par exemple où l'assassinat de Jules César est un événement réel.
Au contraire, nous disons, nous, avec la Sainte Église : les deux événements sont réels, sensibles, physiques, historiquement accessibles ; mais l'événement de l'apparition du Christ ressuscité, à la différence de l'assassinat du dictateur romain, est porteur de tout le mystère d'une personnalité divine ; le mystère de Salut et de Grâce du Verbe de Dieu incarné, volontairement immolé et victorieux de l'Enfer.
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« Mets ta main dans mon côté... Vous êtes mon Seigneur et mon Dieu. » Nous affirmons, en d'autres termes, qu'un événement réel et historique peut avoir une portée religieuse et même surnaturelle, et ce n'est point parce qu'il exprime un mystère de grâce qu'il cesserait d'être un événement réel. La position de J.-M. Paupert est toute autre ; au risque de lui déplaire, je ne peux m'empêcher de la qualifier d'abracadabrante. Comment ? Voici donc un auteur chrétien qui admet et qui veut faire admettre *la divinité* de Jésus-Christ mais qui commence par frapper d'inanité *les miracles* qui authentifient les déclarations de ce même Christ sur son origine mystérieuse, proprement divine. Comment nous y retrouver ? Sur quelle raison de crédibilité appuyer notre foi dans les mystères surnaturels ?
Ramenée à ses lignes principales, allégée de ses complications, la théorie de M. Paupert se résume ainsi : lorsque la raison s'exerce dans le registre qu'il appelle « positif » c'est-à-dire, au fond, dans le registre des sciences des phénomènes, alors elle atteint le vrai ; pas autrement. Mais la narration des évangélistes ne s'exprime pas dans le registre dit « positif ». Donc cette narration ne rapporte pas ce qui est arrivé. On discerne vite la faille du raisonnement. M. Paupert fait comme si le langage appelé scientifique nous livrait l'essentiel et le plus précieux de la réalité. Il n'en est rien. Ce langage ne désigne que l'aspect le plus extérieur des choses, ne saisit le vrai que dans un ordre spécial : l'ordre scientifique. Par méthode on fait abstraction de la réalité profonde. En revanche, le langage courant, celui qui est parlé non seulement par vous et moi, mais par le savant le plus rigoureux aussitôt qu'il s'exprime comme homme, comme ami, comme père, et non plus comme spécialiste, -- le langage du sens commun, en un mot, atteint l'être fondamental, la substance du réel.
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Sans doute le sens commun requiert d'être critiqué, approfondi, prolongé, justifié ; c'est là le travail du philosophe ; mais cette entreprise ne signifierait rien si le philosophe ne se situait pas dans le prolongement du sens commun ; s'il ne présupposait pas que la raison, quand elle n'est pas encore métaphysiquement ou scientifiquement spécialisée, atteint cependant le réel, est égale à l'être (*adæquatio rei et intellectus*) ([^52]), est capable de discerner le miracle et de sentir que, dans un certain environnement, le miracle est d'origine divine et signe authentique d'un mystère surnaturel.
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Sur la valeur et la portée de ce regard de l'intelligence, avant toute spécialisation scientifique, on fera bien de méditer les excellentes réflexions du Cardinal Journet, à propos du Christ et de son Église.
« Le corps, et plus généralement le comportement corporel, sensible du Christ durant sa vie mortelle, pouvait être connu de trois manières : 1°) par une vue seulement phénoménale, superficielle et en quelque sorte descriptive, comme étant le corps et le comportement d'un homme parmi d'autres hommes ; un regard s'arrêtant aux apparences et aux phénomènes y suffisait. 2°) Par une *vue intellectuelle plus pénétrante et déjà métaphysique du sens commun*, capable de discerner la qualité humaine exceptionnelle de cette vie comparée à celle des autres hommes, capable aussi de discerner le *caractère, miraculeux* des signes, des guérisons, des résurrections que faisait Jésus, et plus directement l'évidence du *miracle moral* que représentait son comportement au milieu des autres hommes. 3°) Par un troisième regard, plus vrai et plus pénétrant que les deux précédents, le regard *surnaturel de la foi,* qui permettait seul de connaître le corps du Christ comme tel, comme corps informé par une âme comblée de grâces et attiré, à travers elle, jusqu'à subsister dans le Verbe. » (*L'Église du Verbe Incarné *; t. II, pages 875 et 876.)
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Dans certains faits de l'ordre soit physique, soit moral, *l'intuition de l'intelligence spontanée* discerne, obscurément mais irrésistiblement, un effet propre de Dieu, une touche immédiate de cette Toute-Puissance qui seule peut mouvoir *ab intrinseco* l'être, la liberté humaine et le cours de l'histoire (*Ibidem*, page 1258).
« La raison spontanée saisit vaguement dans un fait miraculeux, comme la résurrection d'un mort, une relation immédiate à l'être, son objet formel et à la Cause propre de l'être en tant qu'être, c'est-à-dire à Dieu. C'est cette intuition qui empêche le sens commun de s'émouvoir de l'objection des philosophes ennemis du miracle : nous ne connaissons pas toutes les forces de la nature : sans doute, mais nous connaissons l'effet propre du Dieu créateur, l'être même... Pour voir ainsi dans un fait miraculeux le doigt de Dieu, il n'est pas nécessaire d'avoir la foi... il suffit de la raison naturelle, de ce sens inné de l'être. » R. Garrigou-Lagrange, o.p. ; *Le sens commun, la philosophie de l'être et les formules dogmatiques,* (Paris 1922, p. 127.)
Et encore dans *l'Église* du cardinal Journet, page 923 : « ...Soit le mystère, soit même le miracle... échappent par leur nature au pur regard empirique, préoccupé de la seule écorce des choses... A la manière dont un cube, vu sous un certain angle, se réduit à une simple surface ainsi l'Église, vue sous l'angle de l'empirisme, apparaît comme privée de ses dimensions spécifiques et comme projetée sur le plan des formations religieuses et sociologiques purement humaines. Pour l'œil de chair, isolé du regard de la foi et du *regard de l'intelligence*, il n'y a plus nulle part ni mystère ni miracle ; seul subsiste l'écran des phénomènes. »
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Dans ces thèses de théologie classique est enfermée la réponse centrale et décisive qu'il faut opposer aux critiques de J.-M. Paupert ou de Bultmann. On leur concède, bien sûr, que les textes évangéliques posent des problèmes historiques et littéraires : pourquoi par exemple les synoptiques ne sont-ils pas toujours synoptiques ? Quels sont les destinataires immédiats de ces écrits ? En quoi l'auteur aura-t-il tenu compte des destinataires ? Pourquoi un choix des événements si original dans l'évangile *du disciple que Jésus aimait *? On peut multiplier des questions semblables. Les exégètes s'efforcent d'y répondre et ce n'est pas de nos jours qu'ils ont commencé ([^53]). On ne reproche pas à Bultmann ou à M. Paupert d'avoir eu, à leur tour, le sens de ces problèmes, on réprouve les *erreurs philosophiques* qui ont vicié leurs solutions. Le plus clair de leur tentative est de rendre absolument inutile toute exégèse en supprimant son objet, car si l'on commence par ne pas faire confiance au langage du sens commun dans lequel sont écrits les évangiles, si l'on dénie à ce langage l'aptitude à nous retracer en toute vérité les miracles du Seigneur ou ses discours d'ordre surnaturel, alors à quoi bon l'exégèse ? Pourquoi perdre son temps avec des mythologies, ou du moins avec des *mythes* sans contenu objectif discernable ?
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On voit à ce propos combien il importe, pour celui, qui s'attache à commenter l'Écriture, de posséder par devers lui une théologie sûre, une bonne philosophie, serait-elle implicite et non dégagée pour elle-même. S'il rejette, même de façon inconsciente, la valeur du sens commun (quelle que soit l'époque : « archaïque » ou récente), la possibilité des miracles, la possibilité d'une communication divine surnaturelle, alors il est inévitable que son interprétation soit une trahison.
Et Dieu sait si, de nos jours, de telles interprétations, commandées par une mauvaise philosophie et une fausse théologie, sont devenues fréquentes et sont vulgarisées parmi le peuple chrétien. C'est en vertu de spéculations philosophiques et théologiques aberrantes, ce n'est aucunement en vertu des progrès véritables de l'exégèse, que l'on trouble et scandalise les simples fidèles en essayant de leur faire lire dans l'Écriture Sainte le contraire de ce qui est écrit. Car il n'est écrit nulle part dans le texte saint, il n'est nulle part insinué que l'ange Gabriel par exemple n'ait pas annoncé à la Vierge qu'elle serait mère de Dieu ; qu'une armée angélique n'ait point chanté le Gloria ; que les mages soient des personnages légendaires ; que Satan ne soit pas venu tenter le Seigneur ; ou bien que les apparitions pascales correspondent à je ne sais quel fantôme et que l'Ascension ne représente rien de réel ni de physique. Assez longtemps je me suis demandé quelle était l'origine de ces négations en série, de ce raz-de-marée sacrilège et dévastateur. J'ai constate assez vite qu'une exégèse probe et honnête n'y était pour rien. Le principe caché est d'ordre philosophique et théologique ; un refus radical du surnaturel ; et, auparavant, un refus de la portée réaliste et véridique du langage de sens commun.
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Le principe des négations est celui-là, du point de vue de la spéculation pure. Mais l'extension, la généralisation de cette manière négatrice de lire l'Écriture ne s'explique pas seulement, c'est trop clair, par les séductions (si l'on peut ainsi parler) d'un système de pensée naturaliste. Comme l'a exposé Peregrinus « l'actuel système d'hérésie, et plus exactement d'apostasie... est inséparable d'un appareil sociologique qui parvient à demeurer presque invisible... (Il existe) des autorités parallèles et clandestines solidement incrustées, pratiquement intouchables, assez puissantes pour se faire craindre et obéir. » ([^54])
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Observons encore qu'une lecture de l'Écriture Sainte d'ordre proprement exégétique, mais éclairée par une saine théologie, comme on la trouve par exemple dans les œuvres du Père Lagrange, une telle lecture n'est pas la seule possible ; elle n'est même pas en elle-même la plus nourrissante pour l'esprit et pour l'âme. Plus féconde et plus savoureuse est la lecture *théologique* des livres saints.
Je ne parle pas maintenant, encore qu'elle soit la meilleure, de la lecture priante où le Saint-Esprit, sans aucun bruit de paroles, instruit les âmes dociles et bien disposées, leur inspirant l'attitude de Marie-Madeleine aux pieds du Maître. *Unum est necessarium*... La lecture exégétique chrétienne, a fortiori la lecture théologique, doit procéder de cette lecture priante et y faire revenir. (Voir Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, *Manuscrits autobiographiques*, la fin du Manuscrit dédié à Mère Agnès, p. 206 de l'Édit. en livre de poche.)
C'est la lecture théologique que poursuit habituellement saint Thomas, surtout dans la IIIa Pars de la Somme, lorsqu'il met en lumière en de nombreux articles la convenance admirable des événements de la vie du Seigneur, et nous rend sensible à leur harmonie souveraine ([^55]).
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Non seulement les événements et les miracles de l'enfance du Sauveur, et d'abord le miracle de la conception virginale, sont absolument vrais ; non seulement il est bon de les situer au moyen des sciences historiques ; mais encore ces événements, avec leurs diverses circonstances, sont d'une harmonie qui est perceptible à l'intelligence, qui repose l'âme et la ravit. Ce n'est pas en vain que Dieu a disposé les événements comme il l'a fait. Il convenait qu'il en fut ainsi. C'était en harmonie avec la dignité divine de celui qui s'incarnait comme avec la finalité réparatrice qui était la raison d'être de son Incarnation. On dirait la même chose pour les événements de la vie publique, pour la passion, la résurrection et l'ascension.
Ici voyons bien que notre intelligence s'applique aux mystères de la vie, de la passion et de la résurrection de Jésus non pas (faut-il même le dire ?) non pas pour rechercher ce qui n'est pas arrivé, mais qui après tout aurait pu arriver et qui, semble-t-il, serait plus accessible *à* certaines intelligences modernes. Lire l'Écriture dans cet esprit c'est faire injure à Dieu, car c'est soumettre ses mystères à nos propres désirs. Il ne s'agit pas de rêver ce qui, après tout, n'aurait pas été impossible, mais d'admettre ce qui a été rapporté par les évangélistes et d'en saisir les convenances.
Sans doute, à la rigueur, une conception non miraculeuse de Notre-Seigneur Jésus-Christ ne serait-elle pas incompatible avec le mystère de l'Incarnation. Il ne serait pas non plus absolument impensable que le Verbe de Dieu incarné eût assumé la maladie.
99:115
On peut excogiter encore une foule de choses qui ne seraient pas absolument impossibles dans le mystère du Verbe fait chair. De fait ce n'est pas cela qui a été. Et nous n'avons pas à essayer de refaire dans notre esprit, afin de ne pas contrarier certaines tendances de la pensée moderne, ce qui aurait pu être, mais qui n'est pas arrivé. Nous avons au contraire à recevoir docilement ce qui est rapporté dans l'Écriture, en méditer la convenance, puis essayer de montrer à l'intelligence moderne que ce qui est ainsi rapporté est croyable, que c'est une manne céleste substantielle, d'une saveur très douce et très forte. Montrer ce qui s'est passé réellement ; montrer ensuite que cela n'offense pas la raison mais la dépasse ; montrer enfin que cela fournit une nourriture excellente pour l'esprit et pour le cœur.
Mais il est vrai qu'ils sont une foule de spécialistes, « expurgateurs » ([^56]) diligents de l'Écriture Sainte, qui rivalisent de zèle et d'ingéniosité pour faire des concessions à un monde incroyant et toutefois ne pas lâcher la croyance chrétienne. Peine perdue ; et non seulement la peine est perdue, mais l'honneur. Ils transigent sur la vérité afin d'être agréables. Ils essaient de trouver un joint *pour servir deux maîtres *; ils chercheront longtemps. -- C'est ainsi que l'un prétend enseigner encore le dogme du péché originel, mais refuse l'unité d'origine de notre espèce ; un autre veut maintenir l'Incarnation, mais il refuse la conception virginale par l'opération du Saint-Esprit ; un troisième prétend sauvegarder la nécessité du baptême, mais il déclare sauvés les petits enfants qui ne l'ont pas reçu ; un quatrième se proclame défenseur de la loi naturelle sur le mariage, mais il admet les contraceptifs d'un certain ordre dans des cas particuliers. Et ainsi de suite.
100:115
Comment faire comprendre à ces clercs en mal d'accommodement le est, est, non, non de l'Évangile ? Sans doute pour atteindre le monde, qu'il soit d'ailleurs moderne ou non moderne, il ne s'agit pas d'enseigner le dogme de la morale avec *simplisme*, il faut les enseigner dans *leur simplicité*. Plus on apporte à cet enseignement d'intelligence, d'attention, de subtilité, d'affinement dans la recherche, plus il faut être fidèle à son contenu divin qui est simple et qui est immuable ; plus il faut savoir également que la Révélation divine, dans le texte même de l'Écriture comme dans les définitions du Magistère, demeure inévitablement et quoi que l'on fasse, *scandale pour les Juifs et folie pour les Gentils *; non pas contre la raison, c'est certain, mais infiniment au-dessus. Cette Révélation n'a pas à être accommodée au monde moderne, ni du reste à aucun monde ; c'est au monde de devenir assez humble et assez raisonnable pour accueillir cette Révélation. Tout ce que peut faire l'apôtre c'est de transmettre cette Révélation dans sa simplicité après avoir commencé par la laisser pénétrer au profond de son cœur, afin d'être lui-même éclairé et purifié. C'est ainsi, ce n'est pas en trafiquant la Parole de Dieu, qu'il coopère à la conversion du monde.
Pour en revenir au livre de J.-M. Paupert et à ses pénibles ironies sur les manifestations angéliques ou bien sur les apparitions du Christ ressuscité, disons qu'il existe des raisons historiques très suffisantes d'admettre les apparitions pascales, de sorte qu'il est raisonnable d'y croire, pour miraculeuses qu'elles soient. Ensuite non seulement ces apparitions sont très réelles, mais elles sont riches d'un contenu intelligible inépuisable, en vertu de leurs sublimes convenances.
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Elles sont convenables en effet comme preuve irrécusable de la divinité de Jésus, comme signe tangible de l'acceptation du sacrifice rédempteur par le Père céleste, enfin comme invitation pressante à nous unir à la croix afin de participer à la gloire, -- car Jésus (selon le mot de Pascal) ([^57]) « ne laisse toucher que ses plaies après sa résurrection. *Noli me tangere*. Il ne faut nous unir qu'à ses souffrances... Souffre les chaînes et la servitude corporelles, je ne te délivre que de la spirituelle à présent. »
R.-Th. Calmel, o. p.
102:115
### Claudel, saint Thomas et Teilhard
par Louis Jugnet
LES TEILHARDIENS ont un certain nombre de traits communs avec les communistes. Ceci, les gens un peu informés le savent depuis longtemps. On remarque moins que la ressemblance se poursuit jusqu'en certains détails, tel l'annexion des morts célèbres. C'est ainsi qu'à plusieurs reprises, lors d'une discussion, nous avons entendu tomber d'une bouche teilhardienne : « Teilhard reprend la grande conception cosmique du Christianisme, si bien illustrée dans l'Église orthodoxe d'Orient, l'École franciscaine, et l'œuvre de Paul Claudel... »
Trois inexactitudes en une seule formule, c'est vraiment beaucoup. Il est parfaitement faux que le « cosmisme » de type liturgique, et très profondément ancré dans le Mystère, tel que s'en nourrit l'Église gréco-russe, ait quoi que ce soit à voir avec le monisme et le naturalisme de la Gnose teilhardienne (il faudra bien que nous y revenions un jour). Il est parfaitement mystifiant de rapprocher du teilhardisme une théologie et une spiritualité centrées sur la Croix et sur le sens surnaturel de la Révélation, l'admirable pensée franciscaine traditionnelle (le Scotisme lui-même, et sa théorie de l'Incarnation, n'a rien à voir avec la pensée de Teilhard malgré certains ahurissants rapprochements).
103:115
Reste Claudel. Nous savons que plus d'un ami ou lecteur d'*Itinéraires* ne l'aiment pas, mais nous refusons de discuter le problème littéraire, et encore plus, ce qui relève de griefs personnels, nous dirions biographiques, contre cet auteur, et qui n'a manifestement aucun intérêt dans le présent débat. Tout ce que nous savons, c'est que Claudel est un des écrivains catholiques les plus connus, et qu'il possédait une culture doctrinale remarquablement absente chez d'autres (tel le regretté Bernanos, et, plus manifestement encore, François Mauriac) ([^58]).
Sa lecture quotidienne et passionné, de la Bible est bien connue, sa connaissance très réelle des Pères de l'Église et des auteurs mystiques les plus sûrs ne fait pas de doute non plus, même si son exégèse agace parfois. Ce qu'on sait moins, c'est l'intérêt profond et le travail méthodique qu'il a voués à l'étude du thomisme, et même de l'aristotélisme. « *La Métaphysique d'Aristote m'avait nettoyé l'esprit et m'introduisait dans les domaines de la véritable raison *», (« *Ma conversion *»). Il écrivait à Jacques Rivière : « *Saint Thomas : à lire quand vous pourrez. Pas tout de suite. Cela vous prendra des années. *» Et ceci : « *La vérité est que les facultés intellectuelles ne peuvent s'exercer sans méthode et sans un esprit profondément sincère et posé. Considérez l'infinité de précautions que prennent les astronomes pour assurer la sincérité de leurs instruments. La Scolastique avait autrefois, sur les principes d'Aristote, institué à cet égard une admirable et patiente discipline. Depuis qu'elle a disparu, nous sommes tombés dans le roman et dans un chaos d'affirmations légères et pétulantes au milieu desquelles il n'est pas étonnant qu'un jeune homme se trouve d'abord étourdi. *»
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Cette admiration pour la méthode scolastique, tant décriée pourtant, a pour pendant une grande sévérité envers Descartes, idole des temps modernes (V. « *Contacts et circonstances *», l'essai intitulé : « *Le discours de la Méthode *»). Et ceci, dans une lettre à Arthur Fontaine : « *Ce sont les profonds penseurs du Moyen Age qui pourraient prendre en pitié nos rêveries sentimentales et mutilées, nos romans médiocres et bizarres comme ceux de Bergson, nos théories absurdes et contradictoires dans les termes comme le darwinisme *».
Tout ceci n'est pas dit à la légère, mais bien pesé. Dans sa préface à un livre d'Ernest Friches (en 1928), Claudel précise :
« *Quand je m'attaquai à la lecture* (*de Saint Thomas*)*, en 1895, après mon départ pour la Chine, j'y trouvais l'intérêt de défrichement, d'une exploration en pays vierge. J'appris le langage scolastique comme on apprend l'anglais, par l'usage, et au bout de cent pages, je pouvais suivre cette pensée, d'ailleurs merveilleusement limpide... j'ai ainsi lu et annoté les deux Sommes* (N.B. la « *Somme théologique *» et le « *Contra Gentes *»), *terminant ma lecture avant mon retour en France* (*quatre ans après*) ([^59]) *ç'a été une merveilleuse nourriture et un merveilleux entraînement pour mon esprit, non seulement au point de vue philosophique, mais au point de vue artistique... Rien ne pouvait m'être plus utile que les trois principes que Saint Thomas m'avait appris à appliquer partout : définir, distinguer, déduire... Vous avez donc parfaitement raison de m'appeler un poète thomiste, car les principes thomistes sont mêlés à chacun des mouvements de ma vie artistique*. »
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La chose n'a d'ailleurs pas échappé aux poètes et aux critiques les plus avertis : « *Scolastique est sa méthode *», écrit Saint-John Perse, et Starobinski : « *Le baroque claudélien, si sauvage et si libre en son impetus, trouve dans le thomisme le tempérament dont il ne pouvait se passer. *» (N.R.F. du 1^er^ septembre 1955.)
Comment, dès lors, Claudel pourrait-il se sentir proche de Teilhard, qui a si allègrement méconnu et méprisé le thomisme ? Nous pourrions nous en tenir là, et ce serait déjà suffisant. Mais nous avons d'autres textes, tel celui-ci, qui concerne directement Bergson ([^60]), mais qui s'applique encore mieux à Teilhard, puisque Bergson « genuit » Édouard Le Roy, inspirateur fondamental de Teilhard de Chardin, lequel lui emprunte même une partie de son vocabulaire si particulier : « *J'étais en Chine quand lai composé* « *l'Art poétique *», *et totalement ignorant des théories de Bergson. Depuis, j'ai lu* « *l'Évolution Créatrice *», *et j'y ai trouvé, en effet, des idées qui se rapprochent des miennes sur quelques points. Mais sur l'essentiel, nous différons absolument, et surtout sur les points suivants : 1*° *je ne crois qu'aux choses et aux êtres concrets : Dieu, la Vierge, les Anges, un homme, un chien, un arbre... et je refuse toute existence autre que logique à ces idoles qu'on appelle la divinité, l'espace, le temps, l'élan vital, etc. Il ne faut pas réaliser les abstraits et leur attribuer un pouvoir quelconque. 2*° *Je suis absolument étranger à l'idée de devenir* (*illimité*) *dans la Nature. Je crois que les formes ont une importance typique, sacrée, inaltérable, inépuisable... Logiquement, l'idée d'un devenir* (*total*), *c'est-à-dire d'un être qui peut sauter hors de sa forme, me semble un véritable monstre, et le dernier degré de l'absurdité. Il faut la déchéance intellectuelle du XIXe siècle pour avoir accepté une telle ineptie... *» (Lettre à Piero Jahier, N.R.F., numéro cité).
106:115
Le contraste est si manifeste que quelques teilhardiens consentent à le constater : « *Claudel était fixiste *», regrettait le Père Troisfontaines aux colloques de Vézelay (septembre 1960), et J. Madaule, qui connaît bien Claudel, et qui est un teilhardien opiniâtre, admettait sans ambages que s'il y a chez ces deux auteurs une ferveur « cosmique », il y a aussi (et surtout) une totale différence d'orientation : « *Claudel ne voyait pas* (*sic*) *le problème de l'Évolution... Pour Claudel, la création se diffuse à partir d'un acte unique... pour Teilhard, elle monte vers ce qu'il appelle le point Oméga *». On ne saurait mieux dire. Mais il y a encore autre chose :
Alors que le teilhardisme est l'espoir suprême et la suprême pensée de l'interconfessionnalisme mondialiste, et, pour nous, le dogme même du néo-modernisme, l'orthodoxie de Claudel est si combattive qu'on la juge encombrante, et qu'elle pousse maintenant certains critiques catholiques à le mettre sous le boisseau : « *Le véritable univers claudélien n'est pas la communauté chrétienne unanime dans l'assentiment, l'espoir de Saint Louis, de Rutebœuf, de Pierre de Craon... C'est la chrétienté conquérante et menacée, déchirée et combattante, aux prises avec l'Esprit de la Renaissance et de la Réforme... Il lui faut un monde tumultueux, grondant, d'hérétiques en armes, de rébellions nietzschéennes, de complots, où il jettera son Christ des tempêtes *». (Th. Maulnier, « *Preuves *» d'avril 1955).
Louis Jugnet.
107:115
### Dialogues au moulin de Penthièvre (III)
***La profanation***
par Jean-Baptiste Morvan
HUBERT -- Ce moulin, si gai encore naguère, est devenu sombre ; le bruit de l'eau était un bavardage allègre, il semble maintenant ressasser des griefs. On songe au cadre d'un roman policier « d'ambiance » comme on dit : avec un chiffre attendu de viols et d'assassinats...
MICHEL -- C'est ainsi que l'homme de ce temps voit la vie efficace, ou peu s'en faut. Il est armé techniquement, mais non psychologiquement, pour saisir le monde. Il a oublié Montaigne aussi bien que les mystiques et ne conçoit la saisie que sous la forme de la violence, profanation ou dérision. C'est bien facile.
HUBERT -- On s'imagine du moins que cela est facile ; ce n'est souvent que surajouté, comme les moustaches dessinées par les esthètes dadaïstes sur le portrait de la Joconde. Nous observons une manipulation toute extérieure et superficielle, une dérision dérisoire plutôt qu'une dérision réussie.
108:115
MICHEL -- Ne trouvez-vous pas que depuis quelques années on tend à moins parler de « démystification » et davantage de « profanation » ? Certaines destinées intellectuelles, passé un certain âge, se satisfont mal de la loupe du critique et des coupes historiques du clinicien. Un esprit malveillant supposerait que ces gens craignent de devenir à leur tour la matière de cette investigation. Retour d'âge ou mal du siècle ? On voudrait vivre, se persuader qu'on ne vieillit pas, et l'on veut crier sa vie pendant qu'il en est encore temps, en asséner l'affirmation sur le siècle comme un coup de poing sur une table.
HUBERT -- Cette insatisfaction est de tous les temps, mais particulièrement sensible à des moments comme le nôtre. Personne n'a songé à constituer la Maison ou le Sanctuaire à la mesure de l'époque -- ou si peu ! L'édifice semble être bon à refaire avant d'avoir été apprécié comme édifice : trente années d'improvisations à l'horizon desquelles on n'a imaginé que d'autres improvisations, également précaires. On en veut à l'édifice lui-même, qu'il soit l'État, la prière ou le langage. Et l'on se réfugie puérilement, comme le structuralisme, dans la confiance généreusement accordée à un mystérieux substratum qui paraît coloré d'on ne sait quelles nostalgies d'éternité.
MICHEL -- Et pourtant nos profanateurs, comme les démystificateurs d'hier qui cherchent vainement à rajeunir leur nom en « démythificateurs », ou « démythologisseurs », semblent être des hommes d'intérieur... Le profanateur ne s'en va pas, il reste, il s'installe. Après les longues errances romancées de l'existentialisme, il voudrait se chauffer les pieds au foyer, mais il ne veut pas du repentir de l'Enfant Prodigue. Il cherche alors une stabilité négative et négatrice.
109:115
En général, sa situation lui permet de ne pas sentir le poids des choses et de ne pas dépendre d'un asile déterminé, encore moins d'un sanctuaire établi. Il n'éprouve pas le besoin de concentrer ses rêves et ses affections, de les protéger. Sa commodité est celle du rond-de-cuir, du vérificateur de paperasses derrière un guichet. Je ne le vois pas en corsaire. Il pense d'ailleurs que c'est à lui qu'on doit tout. Il est Gargantua à qui ses gens « jettent continuellement en la bouche moutarde à pleines palerées ». Nous travaillons pour lui, nous autres conformistes ; du moins il y compte bien. Nous sommes les fournisseurs de matière première à sa critique. Il pouvait jusqu'à présent compter sur notre nombre et notre laborieuse activité ; mais on dirait que la matière première commence à se raréfier. Gargantua démystificateur a eu trop d'appétit, et les fournisseurs diminuent en nombre : peut-être a-t-il été trop persuasif...
HUBERT -- Les profanateurs semblent vaguement discerner le péril qui les menace, c'est-à-dire de se trouver réduits à la profanation pure. Certains suggèrent que la profanation est une manière désespérée d'approcher du sacré : un hommage qu'ils lui rendraient, en quelque sorte, comme l'hypocrisie rend hommage à la vertu.
MICHEL -- Pensez-vous qu'ils en retirent du moins une angoisse devant la présence d'un fait qu'ils ne peuvent écarter ?
HUBERT -- L'angoisse ne pourrait guère s'offrir qu'à une profanation née des inconséquences spontanées du cœur et de la conscience dans l'enchaînement de l'existence. Mais cette profanation méthodique, industrielle ! Elle supposerait, comme vous le disiez, une patience inlassable des fournisseurs, l'existence durable d'une littérature constituant de façon continue, pour le public, une présentation du sacré.
110:115
La profanation littéraire ne porte pas sur le sacré proprement dit, mais sur une transcription déjà littéraire du sacré. Si le profanateur s'amuse à imaginer pour lui-même on ne sait quelle solidarité fraternelle avec les gardes rouges chinois, iconoclastes très directs, c'est de sa part assez puéril. Ceux-là brûlent les anciens tableaux, statues et palais quand ils le peuvent, mais ce n'est pas pour assouvir une crise de jalousie passionnelle qui dissimulerait un amour profond. En fait, le profanateur se sait tributaire du Sacré ; je me demande même si dans l'univers intellectuel démystifié, les divers profanateurs ne sont pas déjà amenés à mettre la main à la pâte et à reconstituer sournoisement une part préalable de sacré, par l'évocation des paysages, des jeunesses innocentes ou des vieilles demeures : après, on les souillera.
MICHEL -- Ils ne sont pas très convaincants. On dirait presque toujours qu'ils se sont rapidement meublés chez l'antiquaire spécialisé pour composer un décor de théâtre. Les scènes ou les paysages qu'ils voudraient pathétiques, attendrissants, pour avoir le plaisir de les détruire, sont affectés dès le début d'un certain coefficient d'insincérité, de précarité. On devine trop bien pourquoi ils sont là, comme les pures jeunes filles qu'on rencontre au début des pièces de Jean Anouilh. Pas un seul instant tout cela n'a été aimé ; or la profanation n'atteindrait son pathétique révolutionnaire que si l'objet avait été auparavant l'objet d'une dilection profonde et assez durable. Le malheur est que cela n'est guère sensible aux lecteurs candides qui par snobisme intellectuel, croiront devoir porter le fer et le feu dans des affections véritables.
111:115
HUBERT -- Le profanateur agit toujours en homme de lettres, fabricateur ou plutôt bâcleur de fictions ; il voit les personnes comme des personnages, ce qui n'est pas une preuve d'intelligence pénétrante. Toutes les provinces, tous les villages ont connu ces mauvais plaisants, ces moqueurs sarcastiques, experts dans l'art d'imiter en les forçant les ridicules ou les singularités des bonnes gens. A Saumur au temps de Balzac on les appelait les « copieux », c'est-à-dire les copieurs. Nous ne percevons jamais directement en autrui les intentions de bonne volonté ; ce n'est pas du moins les traits de leur personnalité qu'il serait immédiatement facile d'extérioriser, de dessiner, de projeter en théâtre d'ombres ; et l'étrangeté que nous percevons, nous l'avons pour une part fabriquée nous-mêmes. La fabrication romanesque des autres est une fiction malveillante, elle ne saurait être une démarche philosophique. Peut-être n'y a-t-il pas de roman sans cela mais que le roman, là encore, ne nous envahisse pas !
MICHEL. -- Est-ce que la profanation, au lieu d'être une bourrasque de rage passagère, ne serait pas devenue un réflexe constitutif de l'esprit du temps par la pratique de la dialectique révolutionnaire ? Il me semble qu'elle en a le satanisme refroidi. Cette dialectique de profanation n'attend rien, pas même le plaisir ; elle est toujours la négation d'une attente ou d'une espérance, chez le profanateur et chez autrui. Elle s'impose au monde intellectuel par une emprise matérielle et arbitraire. J'ai rarement entendu les démystificateurs et profanateurs s'inquiéter de la pensée de leurs adversaires ; quand ils trouvent sur une table un journal ou un livre contraire, ils demandent avec le ton de voix dédaigneux du citadin en vacances à la campagne : « Tiens ! cela existe donc encore ? » La profanation devient alors une tentation de violence opposée chez ceux qui sont provisoirement les assujettis ou les victimes. Car le procédé du ricanement n'impressionne deux fois que les imbéciles. Les autres en tirent des conclusions.
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Voyant que le constructeur prométhéen est en fait occupé à s'installer douillettement dans sa fonction de profanateur, qu'il a déjà chaussé ses pantoufles et coiffé son bonnet de nuit, on est tenté de lui dire : « Vous chantez, j'en suis fort aise. Eh bien ! dansez maintenant ! Dansez votre danse, après en avoir si longtemps joué la musique pour faire danser les autres ! La seule raison, fort superficielle d'ailleurs, que nous aurions de vous ménager, ô intellectuels profanateurs, ce serait le respect de vos élucubrations en tant qu'activité intellectuelle gratuite. Mais vous n'avez pas proclamé cette gratuité. Bien au contraire, vous avez proclamé une solidarité avec tous les spécialistes de la force physique. »
MICHEL. -- Réagirions-nous alors par des rites de profanation infligés aux profanateurs eux-mêmes ? Ce serait le processus de l'Allemagne weimarienne, les bandes brunes contre les bandes rouges, la violence du totalitarisme contre la violence de l'expressionnisme me anarchiste. J'en connais qui pensent que ce serait « de bonne guerre » et « dans la logique du système ». Mais y a-t-il de bonnes guerres et peut-on parler de logique d'un système là où il n'y a pas de système ? Ni de logique d'ailleurs : car le mot de logique suppose la constitution d'une pensée positive.
HUBERT. -- Nous courons aussi le risque de ne pas répondre, et d'entrer dans le jeu des profanateurs, d'être considérés par eux comme un garde-manger, ou comme le produit brut qui doit nécessairement être ensuite soumis aux délicates analyses de leur pensée pour être raffiné. Nous irions tous les matins porter au fauve sa ration d'idéal ! Il y a une autre solution : refuser à la fois le dialogue et le contact brutal. Ils se vantent d'aller toujours de l'avant, de foncer dans un élan de dynamisme progressiste, comme le Satan de l'hymne de Carducci :
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« Satan sur son char de feu ne recule pas ! » piètre machine que cette automobile sans marche arrière... Rien ne nous oblige en tout cas à nous placer devant. Choisissons nos propres démarches, gardons-en l'autonomie, l'initiative. Nous sommes les Compagnons de Jéhu de la pensée, nous transposons dans l'ordre intellectuel une idée de vengeance qui, étymologiquement, signifie : réclamation. A la progression destructrice des profanateurs, nous substituerons l'imprévu du mouvement, la surprise, le recours à l'ombre, les retours vers les hauts lieux. Les vieilles images romantiques du roman d'Alexandre Dumas, la forêt, la grotte, la chartreuse abandonnée pourraient même nous servir de symboles. Tout peut servir à la réclamation de nos biens et de nos droits, l'insolite du surréalisme comme l'humour voltairien. Comme les profanateurs, nous sommes enfants perdus, mais d'une autre manière et dans un autre esprit : enfants perdus, non pas enfants prodigues. La chevauchée des gentilshommes de la nuit sera notre exercice intellectuel. Des démolitions obstinées entreprises par l'adversaire, nous savons que nous devons pâtir, que bien des choses en nous seront attaquées et dévastées. Mais nous remonterons vers les lieux où les halliers auront repoussé. A l'époque de l' « athéisme » chrétien et de la gloire de Sade que de terre brûlée ! S'il le faut, au drapeau noir des anarchies nous opposerons le drapeau noir des cavaliers du crépuscule et de la nuit. Au nom du droit de Jéhu, au nom de la liberté des déshérités, nous dirons de porte en porte à tous ceux qui refusent la servitude : Espère, compagnon de l'ombre ! D'autres ont occupé, et tiennent pour longtemps encore, les places au soleil. Si tu ne peux durer avec le soleil, du moins dure avec l'ombre ! De l'ombre viendra l'aurore. En attendant, profanateurs, souvenez-vous de ceci : Profane qui peut...
114:115
Nous ne vous faciliterons pas la tâche dans votre attaque du sacré. « L'arche est dans Ephrata, nous l'avons rencontrée dans les plaines de la forêt. » Et pour aller vers elle, vous serez contraints à d'étonnants détours qui vous surprendront vous-mêmes un jour.
Jean-Baptiste Morvan.
115:115
### Bresson entre Balthazar et Mouchette
par Philippe de Comes
HEUREUSEMENT, il nous reste Bresson. Sinon, on se demande quels films nous pourrions aller voir, en ces temps déshérités. Mais il nous reste Robert Bresson, et Dieu merci, il n'a jamais autant tourné : deux films en un an, deux films qui, sans difficulté, s'imposent aussitôt comme ce que nous avons vu de plus intéressant pour toute cette période, remettant les œuvres de Godard, Chabrol et autres à leur juste rang d'exercices de cancres doués, brillants même si l'on veut, mais cancres tout de même.
D'emblée, Bresson s'inscrit à un tout autre niveau : question d'inspiration et de propos. Depuis son premier film, *Les Anges du péché*, en 1943, nous le voyons poursuivre sa trajectoire ambitieuse et lointaine, sans jamais faillir à son exigence intérieure, sans jamais rien concéder à un public, qui l'a plus souvent ignoré qu'acclamé. Je l'écris sans hésitation aucune, il est le seul cinéaste français, absolument le seul, qui ne se soit jamais renoncé, qui n'ait jamais commis un seul faux pas, au cours de vingt-cinq années d'une carrière particulièrement difficile. Aussi n'y a-t-il aucun autre metteur en scène dont l'œuvre et la personne inspirent autant d'estime et de respect, et par un juste retour des choses, autant d'enthousiasme.
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*Au hasard Balthazar,* et aujourd'hui *Mouchette* sont venus confirmer la physionomie d'une œuvre, vis-à-vis de laquelle ils ne constituent pas seulement une redondance, mais au contraire un approfondissement et un prolongement, dont personne ne peut dire aujourd'hui sur quoi ils déboucheront ([^61]). Après l'échec de l'admirable *Procès de Jeanne d'Arc* (1963) boudé par la critique, rejeté par le public, on pouvait se demander quelle serait la réaction de Bresson. Maintenant, nous le savons : un superbe dédain, telle est une fois encore sa réponse à l'incompréhension. Les deux films récents reprennent purement et simplement les thèmes, et au-delà des apparences, pourrait-on presque dire les personnages de Jeanne : il s'agit toujours d'une jeune fille aux prises avec les problèmes du salut, de la sainteté, et des traverses que n'en finit pas de tendre le monde, avec un plaisir proprement malin, nous le verrons.
De ces deux films qui, somme toute, retracent deux histoires identiques, encore que sans doute de sens opposé, mes préférences vont assez nettement au second, à *Mouchette.* Après une seule vision, je serais même assez tenté d'y voir, avec le très beau *Pickpocket*, le chef-d'œuvre de son auteur. Il faut préciser tout de suite que si *Mouchette* me paraît supérieur à *Balthazar*, ce n'est point en raison de je ne sais quelle caution que constituerait le grand nom de Bernanos, ni parce que ce dernier serait obligatoirement meilleur scénariste que Bresson, ou plus profond, ou plus tragique, car je n'en crois rien. Mon admiration pour les deux hommes, chacun en leur domaine, est également immense, et précisément, ce n'est pas sur le plan du scénario que me paraît se situer la supériorité de *Mouchette*, mais bien sur celui de la mise en scène. En effet, *Balthazar*, histoire fort belle, d'une grande richesse et d'une complexité qui n'a rien à envier à aucun romancier, aurait tendance à pécher légèrement en ce qui concerne son expression et sa mise en forme.
117:115
Il y a quelque injustice à dire cela, car il ne s'agit que de failles infimes, de détails presque invisibles et que chez n'importe qui d'autre, on ne songerait même pas à relever. Mais telle est la rigueur du système cinématographique de Bresson, la plénitude de chacune de ses œuvres, que la moindre fausse note y est immédiatement intolérable -- et d'ailleurs il n'y en a jamais. Avec *Pickpocket*, et plus encore *Procès de Jeanne d'Arc* (ce dernier durait à peine une heure), Bresson avait atteint à un tel resserrement, une telle économie, qu'on pouvait craindre de le voir se condamner à l'asphyxie et au silence. Au lieu de cela, *Balthazar* laisse apparaître un retour à une certaine prolixité, toute relative certes (s'il ne s'agissait de Bresson, on n'emploierait pas ce mot), à un certain étalement de la scène, dont on n'avait plus trouvé la trace depuis le *Journal d'un curé de campagne*. De même, dans la discipline si rigoureuse imposée à l'interprétation, une ou deux fausses notes, presque imperceptibles, se glissent parfois, et cela suffit à engendrer un malaise, créer une rupture désagréable dont l'écho, à notre insu, résonne longuement. La recherche du style atteint ici à un degré d'équilibre d'une instabilité telle, que la moindre oscillation suffit à le compromettre. Toutefois, ces objections sont perçues plutôt après coup, et sur le moment nous sommes entraînés dans le cours sans heurts de cette histoire d'une terrible douceur, où le débat entre la perdition et le rachat nous conduit à un dénouement d'un sublime proprement franciscain, comme jamais le cinéma ne nous en avait offert.
*Mouchette*, c'est d'abord la perfection d'un style, où nulle incertitude ne demeure. Ayant atteint un tel degré de maîtrise dans son art qu'il peut se permettre d'en atténuer quelque peu l'habituelle rigueur, et de prendre d'imperceptibles libertés avec des décrets qu'il a mis si longtemps à forger (ce que quelques esprits hâtifs et mal inspirés ne manqueront pas de lui reprocher) Bresson qui, pour la deuxième fois, traduit en images le monde intérieur de Bernanos, va plus loin qu'il n'a jamais été.
118:115
A première vue, *Mouchette* (celle de la deuxième histoire de ce nom, chez Bernanos) redit la même histoire qu'*Au hasard Balthazar.* Mais le sens en est probablement contraire, et les deux œuvres apparaissent plutôt comme les deux volets, l'un en noir, l'autre en blanc, d'un même débat intérieur. Même s'il subsiste un doute, et malgré le rachat indirect suggéré par la mort de Balthazar, l'histoire de Marie que nous conte ce film apparaît d'abord comme celle d'une perdition, celle de quelqu'un non point à qui la grâce est refusée, mais qui, délibérément se refuse à la grâce. Marie, c'est d'abord une âme qui se ferme, et qui avec la complicité des autres, c'est-à-dire du malin, court à sa perte, guettée par le désespoir, ou pire encore, par l'aridité.
Mouchette au contraire, est une âme qui s'ouvre au monde, et qui, en s'ouvrant, se heurte et se blesse. Pour Mouchette, pas de main tendue comme pour Marie, pas d'espoir de salut temporel. Devant elle, le monde se ferme et se refuse définitivement. Enfant désarmée, il ne lui reste que la mort, et son suicide nous semble bien moins l'acte d'une volonté réfléchie, que l'issue fatale à quoi elle se trouve acculée par la tacite condamnation que les autres ont prononcée contre elle : « J'étais seule, et vous ne m'avez point secourue... » De là, la certitude que nous gardons d'un bout à l'autre de son innocence et de son salut. Cette enfant malheureuse, en butte à la volonté mauvaise des adultes, toujours fidèles instruments du Démon, ne cesse de nous apparaître, au contraire de Marie, comme inondée de grâce : « mystique ingénue, sainte Brigitte du néant », comme l'autre Mouchette, du *Soleil de Satan*. Cela, c'est le miracle de Bernanos, dû à la présence constamment sous-entendue du surnaturel dans son œuvre, et à l'action efficace de cette communion des pauvres et des faibles, grâce à qui en fin de compte Dieu l'emporte toujours sur « la tentation du désespoir ». Écoutons ce commentaire de Brasillach : « Dieu et l'ardeur de Dieu sont toujours présents dans cette œuvre. C'est le don miraculeux de Georges Bernanos de déchirer tout à coup un voile, et de nous montrer l'inconnu. »
119:115
C'est aussi un effet de ce que l'abbé Pézeril appelle ce « style de tendresse », qui dispose comme des zones de lumière et d'ombre autour des personnages de l'histoire, entourant d'un halo bienheureux et invisible, ceux, comme Mouchette, dont le salut est hors de doute. C'est pourquoi, nous ne sommes guère d'accord avec Albert Béguin, lorsqu'il présente la *Nouvelle histoire de Mouchette*, comme l'œuvre la plus noire de Bernanos avec *Monsieur Ouine* et lorsqu'il en propose une « double lecture », l'une littérale et s'en tenant au niveau apparent du fait divers, l'autre plus complète et comprenant l'hypothèse du salut. Il est bien évident que seule cette dernière est conforme à l'esprit de l'œuvre et n'en mutile pas la signification. Quant à sa noirceur bien réelle, elle n'est vraie que de la face apparente, non de la face cachée, seule importante et toute illuminée... On peut du reste se poser la question de savoir ce qu'aujourd'hui, la majorité des contemporains peuvent comprendre à une œuvre semblable.
Pour Bresson, la question ne se pose pas. Avec lui, nous retrouvons ce paradoxe qui veut que le maximum de création cinématographique coïncide avec le maximum de fidélité à l'œuvre originale. Jamais il ne s'est montré si puissant artiste, et grâce à lui, jamais nous n'avons si bien compris Bernanos. Lui aussi a su nous rendre immédiatement sensible le salut de Mouchette, et pour cela, nous n'avons même pas besoin d'attendre l'instant où essuyant le visage d'Arsène, celle-ci renouvelle le geste de Véronique et s'égale d'un coup à la sainte femme. Non, avant même ce geste à la signification presque trop transparente, il aura suffi pour nous mettre sur la voie, du sourire de Mouchette, le seul sourire de tout le film, c'est à la fête foraine, l'unique fois où elle entrevoit l'ombre du misérable bonheur terrestre. Dans ce simple sourire qui n'est point chez Bernanos, et en quoi se résume toute la signification de l'œuvre, sourde fulguration, et sanglot, et offrande en même temps, je reconnais à coup sûr la marque du génie de Robert Bresson.
Philippe de Comes.
120:115
### Le second Avènement. (conte)
par Jacques Debout
Dans ce conte, il ne faut pas chercher une prophétie ni même une prévision des derniers temps. A part ce qui est emprunté à l'Évangile, il n'y a là qu'hypothèse imaginaire.
Ce conte est extrait d'un livre paru en 1925, il y a quarante-deux ans déjà...
-- Ce qui m'inquiète, mon cher Raymond, ou plutôt, car il ne faut rien prendre au tragique, ce qui m'intrigue, c'est le silence obstiné du Chanoine Broussillard.
-- Le chanoine Broussillard se tait, sourit l'instituteur, pour la simple raison qu'il n'a plus rien à dire.
-- Un homme qui n'a rien à dire peut-il être aussi sombre ?
-- Mon Dieu oui, surtout lorsqu'il est par vocation un prophète de malheur et qu'il lui arrive celui d'être un mauvais prophète. Il lui est, hélas ! donné ironiquement de vivre assez vieux pour être le témoin d'une époque bénie.
121:115
Plaignez-le, doux abbé, cet apocalyptique chanoine qui n'attendait pour chanter son « Nunc Dimittis » que le chambardement universel, et qui est obligé de voir tous les gouvernements réconciliés avec le Pape, les hérétiques et les protestants rentrés dans le giron de l'Église, Israël aux trois quarts converti, tous les conflits aplanis par la Société des Nations dont Benoît XX est le président, la masse prolétarienne heureuse et assagie ayant dans ses Bourses du Travail le portrait de Léon XIII et enfin -- suprême et superbe conquête -- les Amicales d'Institutrices et les Syndicats d'Instituteurs se consacrant au Sacré-Cœur. Tout cela est assez humiliant pour cet excellent vieillard, que du reste nous respectons comme la seule survivance des mentalités défuntes, et que nous aimons pour la puissance de sa personnalité.
-- On sonne. Je parie que c'est Lui.
C'était lui en effet, toujours énorme sous ses quatre-vingt-dix-huit hivers, les vastes épaules à peine un peu voûtées, comme il l'avait affirmé jadis, par le poids d'un monde trop léger.
-- Bonjour, rugit-il, et sans transition : Enfin ils apparaissent !
-- Quoi ?
-- Les signes. Et Broussillard s'assit avec un bruit d'effondrement et posa ses bras sur la table comme deux solives.
-- Ah oui ! fit négligemment l'instituteur, il y a en effet des phénomènes bizarres dans la Lune, dans Mars et dans Sirius. On a prétendu entendre des cloches dans la Lune, observer dans Mars un arbre extraordinairement grand et rouge en forme de croix et voir couler de Sirius des larmes bleues qui, en se rejoignant, formaient des lettres étranges. L'Académie des Sciences s'en préoccupe.
122:115
-- Ce n'est pas elle qui l'expliquera, dit Broussillard. C'est le Voleur que j'attends.
-- Comment, monsieur le Chanoine, intervint le jeune Curé, un esprit aussi solide que le vôtre peut-il attacher une importance quelconque à des symptômes aussi mal précisés, d'une nature évidemment scientifique et dont les vieilles femmes elles-mêmes ne s'effraient plus.
-- Tu ne trouves pas, mon pauvre petit, que l'air est par trop respirable ?
-- Il est vrai, intervint l'instituteur, que jamais peut-être l'atmosphère ne fut aussi pure. C'est presque une ivresse de vivre.
Et Broussillard de répondre : *Arescent homines* (les hommes sècheront de frayeur).
-- Voyons, Monsieur Broussillard, reprit l'Instituteur, avouez que vos prédictions sinistres ne sont plus de saison sous le règne du « Pasteur Angélique ».
-- Monsieur l'Instituteur, avez-vous la foi ? Pouvez-vous, sur l'honneur me jurer que vous avez la foi ?
-- Permettez, Monsieur le Chanoine, interrompit le jeune Curé, tremblant pour l'Union Sacrée, mais il semble que M. l'Instituteur a donné assez de gages...
-- Trop, éclata Broussillard. Ah ! je n'ai pas tout de suite compris, j'ai longtemps cherché. Cet esprit nouveau, c'était tellement en dehors des cadres de ma pensée. C'était inimaginable pour moi, et ce l'est pour vous, Dieu merci, pauvre jeune Curé, qui pourtant n'en êtes pas tout à fait indemne.
-- Qu'avez-vous donc découvert, Monsieur Broussillard, interrogea l'Instituteur, plus curieux que troublé, en frisant avec détachement sa moustache blonde.
123:115
-- Ceci, rugit Broussillard, que le diable est arrivé, et très adroitement et sans qu'on s'en doute, à laïciser le catholicisme. Poussés par un louable désir de conquête, des apologistes brillants ont consacré tout leur talent à démontrer qu'il est la seule force de conservation, d'ordre et de justice sociale, que son passé est la seule garantie d'avenir et sa morale la seule source de paix dans l'homme et entre les hommes. D'admirables travaux historiques ont balayé toutes les calomnies et brisé même la conspiration du silence. On a pu en même temps établir que l'humanité devait à son dogme et à son culte ses états d'âme les plus profonds, les plus exquis, les plus raffinés. En face de l'anarchie et des guerres menaçantes, dégoûtés d'ailleurs par la vulgarité et la brutalité des joies qu'avait charriées le Progrès, las du Sport et honteux du Cinéma, insatisfaits par le confort moderne et même par les jouissances intellectuelles, les gouvernements d'une part et les élites de l'autre ont été peu à peu conquis par cette croisade élégante d'écrivains et d'orateurs qui préconisaient surtout les résultantes humaines du Catholicisme. Il est devenu à la mode. La politique et le snobisme s'en sont emparés. Les chefs d'État et les parlements y ont vu un instrument puissant et docile, poussés du reste et presque contraints par l'opinion. Les intellectuels et même les instituteurs auraient eu peur de passer pour des Homais et des primaires, s'ils n'avaient affiché une dévotion et même un mysticisme ardent. Une grande partie du Clergé s'y est laissé prendre, évitant inconsciemment je veux le croire, d'insister sur l'objet même de nos croyances, notamment sur la Trinité, le Ciel et l'Enfer, exaltant surtout les sentiments et les dévotions supérieures que les dogmes et le culte développent en nous. Avec la meilleure bonne foi du monde, on a naturalisé la Foi.
124:115
-- En somme, Monsieur le Chanoine, railla l'Instituteur, ne sachant plus trop où poser vos anathèmes, vous vous voyez contraint, pour rester fidèle à votre tempérament, de déplorer l'absence de toute persécution.
-- Je déplore, au contraire, la dernière persécution, plus hypocrite et plus savante que toutes les autres, celle dont une grande partie du clergé elle-même est la victime par son involontaire complicité.
-- Mais, Monsieur le Chanoine, observa l'Abbé, depuis la condamnation de l' « intériorisme », il y a quinze ans, le Pape et les Évêques n'ont eu à frapper aucune doctrine. Aucun ouvrage n'a été mis à l'index.
-- Et c'est bien ce silence général qui, à très bref délai, va provoquer le Jugement universel.
Il y eut un silence, puis :
-- Messieurs, ricana effroyablement le Chanoine, comme la lumière est pure. Ne trouvez-vous pas que c'est une ivresse de vivre ?
-- Sans doute, fit négligemment l'instituteur, mais la sécheresse se prolonge un peu trop.
-- Oui ! dit Broussillard, en lui plantant les yeux dans les siens. Et le soleil, malheureux, est aussi traître que ta foi.
-- Je ne vous permets pas, bégaya celui-ci devenu très pâle. D'un même mouvement tous les deux s'étaient levés presque menaçants.
-- Je sais ce que tu vas me dire, continua le Chanoine, que tu fais apprendre le Catéchisme, que tu diriges une chorale à l'église, que tu communies, misérable ! Eh bien ! moi j'affirme devant Notre-Seigneur qui va apparaître, que tu ne crois pas au symbole des Apôtres.
125:115
Il y eut un silence tel qu'on entendait battre les cœurs. Se tenant des mains à la table pour ne pas tomber, l'Instituteur murmura d'une voix blanche : « *Le royaume de Dieu est en moi selon la parole de Jésus. Je crois donc au divin qui s'y manifeste, triple et unique comme puissance, lumière et amour, Père, Fils et Saint-Esprit. Je crois en Jésus qui l'a incarné et le réincarne en moi, qui, après avoir souffert, être mort et enseveli dans les âmes, les rachète de leurs péchés en ressuscitant dans nos cœurs, qui montant au ciel de nos pensées y est assis à la droite de Dieu dont il est la plus noble expression et par la voix de notre conscience surnaturalisée nous juge vivants et nous permet de juger les morts. Je crois à un Esprit Saint dont je sens à certaines heures la présence et l'action dans mes concepts et dans mes sentiments. Je crois à l'Église Catholique qui a fixé, coordonné et fécondé la vie la plus élevée de l'âme humaine, à la communion des saints qui par leurs apports de beauté et de bonté ont réalisé en chacun de nous une humanité supérieure, à la résurrection de ma chair qui, de sa bestialité inerte, surgit spirituellement vivante sous l'influence de ma foi. Je crois enfin à la vie éternelle de l'idée religieuse dans le monde. *»
Le jeune Curé se frottait les yeux, hébété et comme sortant à peine d'un doux sommeil. Mais l'impitoyable Broussillard : « Et c'est cela que vous enseignez aux enfants ! »
-- Oui sans doute, et je puis vous affirmer que tous les catholiques de cette paroisse, sauf le vieux ménage que vous dirigez, sentent ainsi leur religion.
-- Mais alors ! ... mais alors, balbutiait le pauvre curé, tout le monde a trompé Dieu. C'est le sacrilège de toute une paroisse.
-- Dites, c'est le sacrilège de toute la terre, répartit Broussillard.
126:115
-- Comment le pouvez-vous savoir ?
-- Par tout ce que je lis d'abord, par déduction ensuite. Si M. l'Instituteur et tous les autres disciples de l'Antéchrist avaient formulé une négation quelconque, l'Autorité se serait émue, les fidèles auraient pu réagir contre leur emprise. Mais non, ils ont accepté avec enthousiasme les formules de tous nos dogmes, en les évidant de toute transcendance. Ils se sont bien gardés de dire qu'ils rejetaient la personnalité de Dieu, mais ils ne parlaient que de l'action divine en nous. Ils expliquaient la transsubstantiation par notre transformation spirituelle. Mais leur prudence et leur respect de la Foi catholique étaient capables de séduire les élus eux-mêmes. Rien ne paraissait répréhensible dans cette manière habile de traduire par la vie intérieure les divers articles du Symbole. Seulement « traduttore » « traditore ». *Le seul fait de ne jamais s'attacher à la vérité historique et à l'objectivité des vérités révélées induisait la grande majorité des âmes à les négliger, pour s'attarder uniquement à leurs répercussions mystiques. En méconnaître l'importance, c'était au bout d'un certain temps, se désintéresser de leur existence.* Presque tout l'univers a perdu ainsi la vraie foi sans s'en apercevoir.
-- Comment se fait-il Monsieur le Chanoine, demanda le Curé, que vous seul dans l'Église ayez découvert cette conspiration ?
-- Moi seul ! Ne le croyez pas. Les Évêques sont très inquiets, mais comment atteindre des rébellions qui se dérobent et qui s'agenouillent d'avance sous la menace de la crosse. Quant au Pasteur angélique...
-- « L'UNIVERS », édition de midi, criaient les camelots dans la rue. L'Instituteur fit un signe et on lui apporta le grand journal catholique ressuscité depuis vingt ans et tiré à des millions d'exemplaires.
127:115
Une manchette énorme annonçait la mort du Pape et la convocation immédiate par sans fil de tout le conclave. D'après la dépêche de Rome, Benoît XX était décédé presque subitement et dans des circonstances tout à fait mystérieuses : il avait reçu en audience privée une très vieille femme qu'on avait éconduite jusqu'à présent, à cause de son déséquilibre mental.
Au départ de celle-ci, le Secrétaire du Saint-Père l'avait trouvé évanoui. A peine eût-il repris ses sens qu'il fit appeler tous les cardinaux présents à Rome. Il leur annonça sa mort prochaine et leur fit, suppose-t-on, une révélation effroyable, les suppliant d'élire en hâte son successeur. Il avait expiré en disant : « ET PORTAE INFERI NON PRAEVALEBUNT. » (*Et les portes de l'Enfer ne prévaudront pas*.)
-- Vous voilà content, Monsieur Broussillard, plaisanta l'Instituteur qui essayait de reprendre contenance. Cela a une bonne odeur d'Apocalypse.
Mais Broussillard, sans prendre garde à la plaisanterie, continua la lecture du journal : « Les Éminentissimes cardinaux prévenus dans la matinée seront transportés dans la Ville Éternelle par avions spéciaux et pourront être tous rendus dans la soirée. L'élection du nouveau Pape sera connue avant minuit. »
-- Vous plaît-il de dîner avec moi et d'attendre ici les événements, proposa le Curé.
-- Je vais arroser mon jardinet et je reviens, dit l'Instituteur.
-- L'abbé, ordonna Broussillard, allons prier quelques heures à l'église. C'est vigile aujourd'hui.
128:115
-- Quelle vigile ?
-- Celle du second avènement.
\*\*\*
Au dîner, l'Instituteur fut très gai. « Eh bien, Monsieur le Chanoine, le soleil s'est couché comme d'habitude. Le couchant n'était pas plus rouge que de coutume. »
-- C'est vrai, aveugle ! mais vous n'avez donc pas remarqué que la nuit n'est pas venue. Elle devrait être là depuis une heure.
-- Ce qui signifie ?
Broussillard ne répondit pas tout de suite, son visage détendu paraissait transsuder une puissante lumière. « Ce qui signifie ? » réitéra l'Instituteur. Le vieillard joignit les mains et d'une voix très douce qui n'était plus la sienne : « Il n'y aura plus de nuit. »
De fait le jour continuait indéfiniment, ou plutôt une clarté beaucoup plus suave habillait toute chose d'une splendeur apaisée et semblait pénétrer les hommes et rafraîchir indéfiniment leur sang. Leur être se dilatait, ils avaient envie de courir et de chanter. Une musique immense montait de la ville et la lumière faisait vibrer les cloches immobiles. La continuité des ondes sonores était plus impressionnante que la plus ample sonnerie : « Nous sommes en présence, déclara l'Instituteur, de phénomènes cosmiques du plus haut intérêt. » Mais Broussillard qui, à d'autres moment, eût piétiné triomphalement ce pauvre propos, s'adressant à l'Instituteur avec une bonté grave :
-- Les minutes sont comptées, il est peut-être temps encore d'abjurer vos erreurs.
129:115
-- Quelles erreurs avez-vous pu relever dans mon CREDO ? Vous l'avez constaté vous-même, nous ne nions rien. Je n'ai même pas critiqué votre anthropomysticisme. Il me semble bien que définir Dieu c'est le diminuer, mais chacun appréhende le divin à sa façon, le résultat intérieur est le même. Nous avons la même foi au fond, Monsieur Broussillard, puisque la Foi c'est la vie. Vous avez besoin pour entretenir la vôtre de projections extérieures et de définitions scolastiques, c'est votre affaire, mais tout chemin ne mène-t-il pas à Rome ? ... »
\*\*\*
A ce moment, le canon se mit à tonner et vingt et un coups annoncèrent l'élection du nouveau Pape. « Pourvu que ce ne soit pas le Cardinal Santo, ce vieux romain obtus et têtu qui fut jadis pêcheur comme le premier pape et qui n'est guère plus lettré que lui ! Ce serait tant pis pour l'Église » déclara l'Instituteur.
-- La prophétie de Malachie annonce que le dernier Pape sera Pierre le Romain, dit le Curé. Si c'était ce vieux Romain de Rome et qu'il prît le nom de Pierre, la coïncidence serait troublante.
-- Que ce soit lui ou un autre, qu'il s'appelle Pierre ou non, ce sera le dernier Pape, prononça lentement le vieux Chanoine. En douteriez-vous l'Abbé ? Et le jeune prêtre se contenta de murmurer « *In manus tuas Domine, commendo spiritum meum*. »
L'UNIVERS, troisième édition ! criaient au dehors les camelots. Plusieurs passèrent en courant. L'Instituteur jeta deux sous et on lui jeta un journal. Fébriles, les trois hommes se penchèrent sur la même feuille et ils lurent :
130:115
ÉLECTION DU SOUVERAIN PONTIFE\
PIERRE II
*Le Cardinal Santo a été élu au premier tour de scrutin.*
-- Bonsoir Messieurs ! fit l'Instituteur, et sans autre commentaire il sortit précipitamment. « Le jugement commence, dit Broussillard. Les boucs se séparent des brebis. » -- J'ai peur, gémit le jeune prêtre en tombant à genoux. -- D'ici peu toutes les tribus de la terre vont hurler de terreur mais, rassurez-vous, ces jours seront abrégés à cause des élus.
Un violent coup de sonnette les fit sursauter. L'Abbé se releva avec peine, livide d'angoisse, et alla ouvrir puis revint avec deux visiteurs. C'était M. et Mme Leroy, le vieux ménage qui seul avait continué sa confiance au Chanoine Broussillard.
-- Nous sommes venus nous réfugier auprès de vous, dit le vieillard, car c'est la fin, n'est-ce pas ?
-- Oui, répondit simplement le Chanoine.
-- Personne n'a l'air de s'en douter. Le nom de Pierre II a fait revenir dans les conversations la prophétie de saint Malachie. On discute autour. On discute aussi des signes dans le ciel et de ce jour indéfiniment prolongé, mais sans effroi. On trouve tout cela très intéressant. Il paraît cependant qu'en haut lieu l'élection du Cardinal Santo provoque un mécontentement sourd mais qu'on est décidé coûte que coûte à maintenir l'Union Sacrée.
-- Les imbéciles ! s'exclama Broussillard. Mais laissons le monde qui n'est déjà plus qu'un souvenir et récitons les prières des agonisants.
131:115
La ville avait fini par s'endormir malgré la persistance de l'excitante lumière. Le silence n'était comme d'ordinaire troublé que par quelques voitures matinales et tout, sauf le ciel, semblait avoir repris son aspect ordinaire.
\*\*\*
Il était trois heures du matin exactement, lorsque tout à coup et dans toutes les tours, les cloches se mirent à sonner. Ce n'était plus la vibration musicale de tout à l'heure. C'était le halètement du tocsin. En même temps d'énormes sirènes emplissaient les rues de leur monstrueux hululement. Une nuée d'afficheurs se répandaient sur tous les points de la cité et collaient sur les murs de larges placards. La foule, à peine habillée, se ruait pour lire et on entendait monter un grondement d'imprécations et de menaces.
Les placards portaient ceci :
LE PREMIER ACTE DU PAPE PIERRE II\
MISE EN INTERDIT DU MONDE
« *Le Souverain Pontife, à la suite de la Révélation foudroyante qu'a reçue avant de mourir son prédécesseur Benoît XX, ayant acquis la certitude que l'univers catholique, à part l'Église enseignante et quelques fidèles, a perdu la vraie Foi, pour empêcher la continuation du mensonge et du sacrilège, ordonne la fermeture des églises, la suppression du Culte et des Sacrements. Il permet aux prêtres en communion avec Rome d'accorder une dernière absolution aux vrais croyants et à ceux des incroyants dont le repentir et la Foi seraient évidents. Le Pape Pierre II s'en remet à Notre-Seigneur pour l'exécution de cette sentence et accorde une bénédiction suprême à ceux qui sont restés à sa Droite.*
« *Donné à Rome le dernier jour de la terre en l'an d'épouvante 2000.*
« PIERRE, évêque. »
132:115
Ce fut alors un indescriptible spectacle de fureur et d'orgies. La multitude se précipita dans les églises, encouragée par la police, pillant et saccageant tout, piétinant ou souillant les hosties consacrées. Puis des prêtres apostats se mirent à célébrer des messes noires où la foule se rua. Ce fut un délire de luxure et de sacrilège.
L'Instituteur vint dans la matinée chez son ancien ami le Curé où une vingtaine de croyants se trouvaient maintenant réunis.
-- Vous savez, leur dit-il, que le Pape a suicidé le Catholicisme : sauvez-vous car on va vous massacrer.
-- Tant mieux, dit le jeune Prêtre.
-- Ne bougez pas, commanda Broussillard, voici Notre-Seigneur !
Le soleil n'était pas encore levé, bien qu'on fut en été et à l'heure de midi, mais la belle lumière qui l'avait remplacé se faisait de plus en plus vive. Son intensité devint si effrayante que les corps et les pierres apparurent tout à coup translucides. Les arbres n'étaient plus que des bouquets de flamme et les édifices se volatilisaient
« A moi ! cria le malheureux instituteur qui déjà n'était plus qu'un fantôme. A moi ! au secours ! »
Et ce fut partout une clameur sans nom. Un peuple de spectres lumineux hurlait : « Pitié ! Pitié ! Pitié ! » Des ombres de bras se tordaient désespérément.
133:115
Cependant que les étoiles tombaient du ciel, que de prodigieux clairons sonnaient aux quatre vents, et que les cimetières s'ouvraient vomissant leurs morts, comme l'éclair qui bondit de l'Orient à l'Occident le Fils de l'homme apparaissait avec une grande puissance et une grande majesté...
Jacques Debout.
Jacques Debout n'est pas un personnage mythique. C'était le nom de plume de l'abbé Roblot, très lié à des milieux plus ou moins modernistes de son temps. Ce qu'il avait vu chez ses amis lui faisait pressentir déjà à cette époque les résultats que met en scène son conte, par lequel il entendait illustrer, selon ses propres termes, « *la nécessité de maintenir en soi et autour de soi mieux qu'une atmosphère de morale et de sympathie catholique, mais la croyance pure et forte aux dogmes tels que les définit l'Église, c'est-à-dire leur complète objectivité *». On aura remarqué, entre autres, que le « Credo » qu'il mettait en 1925 dans la bouche de l'instituteur est d'une grande actualité en 1967 ...
134:115
### A Fatima la Vierge parmi nous
par Michel de Saint Pierre
IL EST GRAND TEMPS de professer notre Foi. Notre Foi de catholiques romains. Et l'un de ses aspects n'est-il pas enclos dans l'honneur, le respect et l'amour que nous devons à la Très Sainte Vierge Marie, Mère de Dieu, Mère des hommes, Mère de l'Église ?
L'Évangile nous y convie -- et le dogme catholique, en ces derniers temps, nous a fait un devoir sans ambages et sans réserve de croire à l'Immaculée Conception, puis en l'Assomption de la Vierge.
Il fait bon le dire, le répéter. On aime à le chanter avec les foules processionnaires, dans ce moment-ci où notre information religieuse française, sous la plume de laïques et sous la plume de prêtres, multiplie impunément les offenses contre Marie, projette en pages blasphématoires le venin des équivoques et s'efforce de semer le doute au nom de je ne sais quel œcuménisme à rebours -- oui, dans ce moment-ci où ladite information religieuse, quand notre Saint-Père le Pape fait le voyage de Fatima, explose en cris de rage tels qu'ils cessent d'être humainement explicables...
135:115
Or nous étions à Fatima, nous les adeptes de la « mariolâtrie », de la « gynécolâtrie » et de la « boursouflure du culte marial » -- nous y étions avec près de trois millions d'hommes, de femmes et d'enfants -- nous y étions avec une intention réparatrice -- et nous avons vu la foi la plus profonde s'exprimer et s'accomplir. Nous avons vu, durant trois jour, des pèlerins, dont beaucoup étaient venus à pied, attendre la Vierge Marie dans le silence ou dans les chants, avec une dignité humble, avec une ferveur attentive et joyeuse dans sa gravité, dont nous n'avions jamais eu pareil exemple sous les yeux -- même à Rome, même à Lourdes. Nous avons vu le Père des fidèles, Sa Sainteté le Pape Paul VI -- réduisant en poudre les affirmations de prêtres-journalistes -- venir prier la Vierge Marie. Il l'a priée devant nous, à genoux, tendant les bras, après lui avoir offert un rosaire qu'il apportait de Rome. Il faudrait tous les étés des âges, sur toutes les terres du monde, pour montrer ce que fut la moisson d'hommages de Fatima. Et maintenant que l'Événement est passé, nous cherchons au fond de notre cœur, pour Elle que nous avons vue si pure et si petite, plus d'honneur encore, plus d'amour encore.
\*\*\*
136:115
Sur ma table, un assez sinistre dossier s'étale, qui croît de jour en jour : il ne contient cependant qu'une partie des ignominies que la subversion et le modernisme ont fait gicler de toutes parts, touchant le voyage du Pape à Fatima et les fêtes inoubliables du cinquantenaire des Apparitions. J'y reviens -- parce que vraiment, les ennemis de Marie ont cette fois perdu toute mesure. Les savantes ambiguïtés, l'hypocrisie camouflée en réflexion théologique, tout cela est dépassé. Aucune subtilité intellectuelle ne peut plus contenir la haine -- qui désormais ne s'infuse plus en silence dans les esprits, mais éclabousse nos murs à grand bruit. Pêle-mêle, je lis que les origines de Fatima seraient « infiniment moins limpides que celles de Lourdes » ; que la démarche de Paul VI à Fatima « laisse un sentiment de malaise » ; que Fatima, « par malchance » est au Portugal ; que le Pape a été « mal inspiré » ; qu'à l'heure de Vatican II, cette piété populaire envers Marie est « proche, à bien des égards, des formes superstitieuses ». Je lis encore cette monstruosité : « le Concile est, à sa manière, une réaction profonde contre le christianisme de type Fatima ». Oui, je lis tout cela -- et je ne donne ici qu'un très faible échantillon des projections de bave et d'acide qui ont précédé, commenté ou suivi le plus extraordinaire rassemblement religieux de tous les temps. Et ce que je cite, ce que je lis, je le trouve en feuilletant la presse actuellement vendue dans nos sanctuaires ou bien ailleurs, mais sous la plume de personnages qui ont eu le bénéfice de puissants appuis ecclésiastiques en France chrétienne. Tout ceci, pour notre honte et notre scandale. Que l'on ne s'y méprenne donc pas : revenant du Portugal, je crains tout pour cette France qui se dit encore catholique, et qui renie la Vierge Marie.
\*\*\*
137:115
A Fatima, ce 12 mai, je rencontre M. le chanoine Galamba de Oliveira, professeur au séminaire de Leiria, juge président du tribunal pour l'organisation du procès préparatoire en vue de la béatification et de la canonisation des voyants de Fatima (Francisco et Jacinta Marto). Ce *Padre* Galamba est, avec son Évêque, l'âme du pèlerinage : il dirige, se dépense sans compter, entre dans les détails, contrôle l'ensemble de l'immense mouvement. Je lui fais part des calomnies d'une certaine « information religieuse » française, touchant Fatima et la visite du Saint-Père. Il rit :
-- Depuis longtemps, on a dit tant de bêtises sur Fatima et sur le Portugal, qu'il faut oublier celles-ci...
-- Mais quand la bêtise se transforme en haine ?
Alors le *Padre* Galamba devient grave et fait un geste, comme s'il bénissait :
-- Il faut pardonner, prier et réparer.
Puis il ajoute :
-- Le simple témoignage est déjà réparation.
Un peu plus tard, je visite les appartements du Cardinal-légat -- qui n'ont pas changé depuis que le Cardinal Roncalli (futur Pape Jean XXIII) les a lui-même habités : trois petites pièces, d'une simplicité monastique. Dans cette même *Casa dos Retiros da Senhora do Carmo* (maison de retraite de Notre-Dame du Mont-Carmel), je vois les pièces tout aussi petites où le Saint-Père, demain, pourra venir se recueillir et se reposer un instant ; l'une d'elles, me dit-on, doit être aménagée en cellule de moine ; en hâte, on prépare les autres : j'aperçois, quelques œuvres d'art, des porcelaines anciennes, un grand Christ d'ivoire...
138:115
Le Père Kondor, Postulateur de la Cause de Francisco et Jacinta, me reçoit à son tour. Il me confirme que Sœur Lucia (âgée d'une soixantaine d'années) sera présente demain à la tribune pontificale et saluera le Saint-Père. Mais il ne répond pas à mes questions touchant les secrets, ni à celles que je pose sur les guérisons miraculeuses qui ont pu se produire par l'intercession des deux petits bergers. Je connais, pour ma part, le proche parent de l'un des miraculés de Fatima.
Discrétion de l'Église.
A laquelle répond, d'ailleurs, la discrétion des autorités portugaises. Le chanoine Galamba lui-même soulignait ce qu'il appelait à juste titre « l'élégance du gouvernement » -- lequel s'est opposé à toute exploitation politique des fêtes du Cinquantenaire et de la visite du Pape Paul VI. La censure a joué, il est vrai : mais elle a joué *contre* l' « amalgame » tenté, en faveur de l'action temporelle portugaise, par certains journalistes trop zélés. Le 13 mai 1967 doit être consacré à la prière et la pénitence universelles : et sur cette terre catholique du Portugal, il ne sera pas attenté au caractère purement spirituel des mémorables journées.
Le soir, réception majestueuse du Cardinal-Légat S.E. D. José da Costa Nunes, prélat portugais désigné par le Saint-Père. Sur l'esplanade à présent presque pleine, les flambeaux s'allument un à un comme si les étoiles y descendaient. Une rumeur océane continue de parcourir cette foule qui attend que vienne un « demain » tant désiré -- cette foule émerveillée pour qui la nuit sera longue...
139:115
Je lis la missive du Pape Paul VI, accréditant le Cardinal-Légat : le Saint-Père y exalte Fatima, « *honneur du peuple portugais *». Cette lettre entière est un hommage d'une poésie inconcevable à la Vierge Marie, « *couronne des saints, Reine du Monde, colonne de la Foi, Mère de l'Église, éternelle salvatrice, du Peuple de Dieu *».
Dans la nuit, les *Ave Maria* remplissent l'esplanade cependant que palpitent les flambeaux, et la prière dépasse l'horizon.
\*\*\*
Le lendemain, 13 mai 1967, Sa Sainteté le Pape Paul VI arrive à Fatima.
Il y vient en pèlerin -- mais une foule prodigieuse l'attend, une multitude que j'ai d'abord mesurée timidement, et dont je sais maintenant qu'on peut l'évaluer à près de trois millions d'humains, près de trois millions d'âmes.
Le Saint-Père salue « la nation très fidèle », « la terre illustre » qui le reçoit. Il s'incline devant la Très Sainte Vierge Marie, Mère de l'Église. Il présente la Sœur Lucia, unique survivante des trois voyants de Fatima, à la foule comblée de tendresse et de foi. J'ai vu tout cela et j'ai vu le Père des fidèles. Et je garde le souvenir de son visage inondé d'une joie que nous ne lui connaissions pas, submergé de grâces, ébloui.
\*\*\*
140:115
Cette année, en terre portugaise, se tiendront le Congrès Mariologique International -- et le douzième Congrès Marial International. On sait que le Portugal a été consacré au Cœur Immaculé de Marie le 13 mai 1931 ; on sait aussi que Sa Sainteté le Pape Paul VI, dans son discours de clôture à la troisième session du Concile Vatican II, annonçait sa décision d'offrir à Notre-Dame de Fatima la Rose d'Or -- qui fut remise solennellement le 13 mai 1965. Quant à nous, nous savons encore que depuis bien des années, le peuple portugais et son pays sont étrangement préservés...
Aux voyants des dernières Apparitions reconnues par l'Église, la Vierge a dit qu'Elle intervenait auprès de son Fils. Elle a demandé la pénitence. A Fatima, j'ai vu ces trois millions de pèlerins qui étaient presque tous portugais et qui priaient la Vierge Marie avec une ferveur parfois silencieuse, mais si ardente qu'elle appelait sur eux miséricorde. Dans le diocèse de Leiria qui est celui de Fatima, la hiérarchie catholique, les clercs et les laïques s'attachent à promouvoir *la dévotion permanente du chapelet que l'on dit de jour et de nuit.* Il existe à Fatima une communauté de religieuses dominicaines -- le Monastère Pie XII -- dite du Rosaire Perpétuel, et cette communauté se consacre à réciter devant le très Saint Sacrement, exposé à l'adoration des fidèles, un chapelet qui n'en finit pas. Aussi bien, on imaginera sans peine l'émotion avec laquelle je viens de prononcer en terre portugaise, à l'occasion de mon pèlerinage personnel, la conférence qu'on va lire ci-dessous. A vrai dire, le mot « conférence » ne convient pas : il s'est agi là d'une interpellation directe, d'une sorte de prière -- et je sais que là-bas, sur la terre de Fatima, cette prière a été comprise et partagée malgré l'infirmité des mots.
141:115
#### Causerie faite au Portugal (mai 1967)
Au mois d'octobre 1953, le Pape Pie XII adressait au monde chrétien sa lettre encyclique *Fulgens Corona,* dans laquelle était évoqué, défini, ramassé tout l'essentiel de l'hommage que nous devons à la Vierge...
Nous constations, avec émotion, une sorte d'acharnement, chez le Pape Pie XII, à nous rappeler qu'il fallait honorer Marie, mère de Dieu. On sait qu'en 1935 -- alors qu'il était cardinal Pacelli, légat du pape régnant -- il était venu honorer de sa présence les fêtes du Triduum, à Lourdes. Puis, sous son propre pontificat, les actes de dévotion mariale se succédèrent : hommage à Marie dans l'encyclique *Mystici Corporis Christi,* définition du dogme de l'Assomption au terme de l'année jubilaire 1950 et cette lettre *Fulgens Corona* que nous avions vue tomber du grand arbre, comme une feuille d'automne chargée de tristesse et d'or, au mois d'octobre 1953.
Il y avait de l'or dans ce message. La salutation angélique y était évoquée, « solennelle salutation, singulière et inouïe jusque là ». La définition que donna Pie IX de l'Immaculée-Conception y était rappelée par Pie XII, auquel il plaisait de résumer et de conclure la cause entière ; et nous sentions bien qu'à cette vigueur théologique répondait, en un contrepoint mystérieux, une poésie frémissante et personnelle.
Sa conclusion pratique, le Saint-Père nous la livrait en quelques lignes : « Nous vous invitons tous et chacun... à célébrer une année mariale que Nous prescrivons pour le monde entier, du mois de décembre prochain jusqu'au même mois de l'année suivante. »
142:115
Pie XII désirait que par des conférences et instructions, des pèlerinages et dévotions particulières aux statues de la Vierge et aux chapelles qui lui sont consacrées, on fit croître « la foi du peuple » et la dévotion à Marie. Ainsi donc fut semée une nouvelle moisson d'hommages, qui vint s'ajouter à toutes celles que nous avons engrangées depuis des siècles, en chrétienté... «
Car Dieu nous est témoin que nous avons honoré la Vierge ! Les voix d'enfants qui se répondent d'un bout à l'autre des âges, l'ont appelée « Miroir de Justice », « Maison d'or », « Tour d'ivoire », « Porte du ciel », « Arche d'alliance », « Étoile de l'aurore ».
Les docteurs ont dit qu'elle atteignait « une hauteur au-dessus de laquelle il n'y a plus rien que le Christ » et qu'elle touchait « aux confins de la divinité ». Dans le tome premier de *Maria* (études sur la Sainte Vierge) publié sous sa direction ([^62]), le R.P. du Manoir soulignait précisément « cette disproportion entre l'ombre qui, dans l'Évangile, recouvre Marie, et l'éblouissante lumière qui enveloppe, dans les siècles suivants, la Femme aux douze étoiles... » Car la chose est frappante, en effet : l'Évangile est discret sur Marie, que le Christ garde ici dans l'effacement où elle a vécu. Dieu parle peu de sa mère. Il nous en a laissé le soin.
Et je le répète, l'encens des hommes n'a cessé de monter vers Elle. Nous l'appelons depuis des siècles Mère des Hommes, Ève nouvelle. Saint Thomas d'Aquin dit « *La Bienheureuse Vierge, du fait qu'elle est Mère de Dieu, possède une dignité en quelque sorte infinie, à cause du bien infini qu'est Dieu. *» Bossuet l'invoque, de sa voix impressionnante, comme « la seule mère véritable des vivants ». Et l'écrivain français Renan, souvent négateur de Foi, nous a laissé quelques lignes qui effacent les ombres : « J'ai cru longtemps que je reviendrais au catholicisme la tête chaude, par le moyen de la critique. Hélas ! J'y reviendrai peut-être, humble comme une petite fille, défait par la Madone. »
143:115
Voici quinze ans, un collège d'érudits et de religieux avait réuni ([^63]) une gerbe prodigieuse d'hommages rendus à la Vierge dans les lettres et les arts. Le R.P. Doncœur, étonné lui-même de voir le grenier déborder ainsi sous la moisson d'or, écrivait : « *Que les peuples les plus divers, les tempéraments et les génies, les écoles et les civilisations même les plus opposées parfois, se soient trouvés unanimes dans un tel mouvement spirituel, exige l'action d'une puissance qui dépasse l'ordre des courants accidentels de la pensée. Il y a là un fait trop général pour ne pas s'enraciner dans les profondeurs de l'homme. *» On comprend que tout cela soit agréable à Dieu. On comprend aussi qu'Elle ne puisse rester sourde à tant d'appels qui s'élèvent dans les brumes du monde -- et qu'Elle réponde.
Bien sûr, elle répond.
Marie, mère de Jésus, n'est pas muette. Elle n'est pas absente, elle ne s'est pas enfermée dans le ciel ; elle est venue. A dire vrai, jamais elle n'avait quitté la terre. Mais depuis cent ans, croisant et recroisant ses pistes, légère, infatigable, Elle passe et renouvelle ses merveilleuses visites, avec sa merveilleuse simplicité. Marie, familière du monde. Les lieux se sont multipliés de notre temps, où l'on a vu se poser l'éclat des roses d'or et la neige de ses pieds nus.
\*\*\*
En 1830, à Paris, Catherine Labouré voit la Vierge, au visage empreint d'une gravité dolente, « et vêtue d'une robe de soie blanche aurore ». L'apparition s'attriste et prie. A La Salette, en 1846, les jeunes Mélanie et Maximin, petits bergers, la voient eux aussi -- « en habits composés de lumière et de gloire ». Elle demande que l'on prie. Une fois de plus, elle s'attriste -- et laisse aux enfants cette menace inquiète : « *Si mon peuple ne vent pas se soumettre, je serai forcée de laisser aller la main de mon Fils, si lourde que je ne puis la retenir. *» Puis Elle leur confie des secrets qu'ils ne doivent livrer qu'au souverain pontife lui-même, et le Pape Pie IX changera de visage lorsqu'il lira le message de Mélanie.
144:115
Un peu plus tard, en 1858, une gamine de 14 ans, ignorante et simple, la petite Bernadette Soubirous, voit la Vierge aux rochers de Massabielle, dans nos Pyrénées françaises.
Elle parle d'abord d'une « fille en blanc », d'une « belle dame habillée de blanc ». En réponse, elle reçoit une paire de gifles de sa mère, qui disposait peut-être d'un bon sens un peu épais.
Le clergé lui-même bouscule Bernadette, la presse de questions, la traite de simulatrice. Et nous devons admirer cette prudence de l'Église, que nous retrouverons toujours. Mais il y a plus grave -- l'administration veut interner Bernadette comme folle...
Tout cela, d'ailleurs, ne trouble en rien la sérénité de la petite fille :
« Moi, la Dame, je l'ai vue avec mes œils », déclare-t-elle dans son langage de paysanne des Pyrénées. Ajoutant :
-- *On ne m'a pas dit de vous le faire croire. On m'a dit de le dire.*
N'est-ce pas là, en vérité, le langage même du témoignage parfait ?
Et cent ans plus tard, en 1958 -- simplement parce qu'une gamine avait déclaré avoir vu la Vierge, au beau milieu de ce stupide XIX^e^ siècle qui était encore plus cynique et plus matérialiste que le nôtre -- en 1958, six millions d'hommes, de femmes et d'enfants processionnaires ont déferlé vers ce rocher de Lourdes qui est devenu l'un des creusets chrétiens les plus profonds de ce monde.
Vous l'avez peut-être vue, les uns ou les autres, cette petite grotte qui ne paie pas de mine : toute pavoisée d'ex-voto et toute noircie de la fumée des prières -- où les cierges montent à la rencontre des béquilles...
145:115
A l'entrée de la grotte, inscrits sur le rocher, lisons les mots que la Vierge a dits à Bernadette et qui attestent là courtoisie et la fermeté du ciel :
« *Allez dire au prêtre qu'il doit se bâtir ici une chapelle *» *--* « *Je veux qu'il y vienne du monde...* »
Et puis :
« *Voulez-vous me faire la grâce de venir ici pendant quinze jours ? *»
En vérité, tout cela nous remet en souvenir d'autres dialogues -- ceux que les gens du ciel n'ont cessé d'avoir avec les gens de la terre, et qui se transmettent d'âge et âge.
C'est Saint-Bernard qui, disant avec sa ferveur surhumaine : « Je vous salue, Marie ! », entendit cette réponse :
-- *Et moi, je te salue, Bernard !*
C'est encore la grande Sainte Thérèse d'Avila qui murmurait un soir, la tendresse et l'humilité de son cœur :
« Je suis Thérèse, de Jésus. »
En écho, s'éleva un autre murmure :
« *Moi, je suis Jésus de Thérèse. *»
Alors, vous le comprenez : pour Bernard et pour Thérèse, comme pour Bernadette, après de tels échanges et de telles paroles, la mort ne fut plus que *l'heure tant désirée...*
\*\*\*
Mais voici qu'en 1917, à Fatima, éclatent avec gloire les plus étonnants prodiges que l'on ait jamais vus ici bas.
Cette histoire, vous la connaissez mieux que moi...
En cette année 1917, ici même, à Fatima, une « femme étincelante » se montre encore à trois petits bergers, Lucia, Francisco et Jacinta. Elle a dix-huit ans, elle est infiniment belle, d'une beauté souriante, et dorée, un peu mélancolique. Elle se présente : « *Je suis du ciel. *» Puis elle annonce des prodiges, et devant plus de soixante-dix mille personnes, le soleil danse dans le ciel portugais. Il tremble, tressaute et s'anime, le soleil.
146:115
Il finit par entrer en giration ; il semble foncer dans la foule ; il danse, en vérité ! Meule énorme, il lance « dans toutes les directions des gerbes de lumière ». Et tout, ciel, figures et paysages, tout, pendant quatre minutes exactement, « revêt les teintes alternées que dispense à foison le tourbillon frénétique du soleil » ([^64]). La Vierge a dit aux enfants : « Si l'on ne cesse pas d'offenser le Seigneur, sous le prochain pontificat commencera une nouvelle guerre, pire. » Elle leur a dit encore d'autres choses -- et certaines d'entre elles que nous ne savons pas.
Mais ce qui est important pour nous, d'abord et avant tout, c'est la signification même du fait et du message de Fatima.
Au mois de février dernier, Son Éminence le Cardinal Cerejeira, Patriarche de Lisbonne, prononçait à ce sujet le discours le plus éclairant :
« Fatima est une chose sérieuse », disait-il. « Elle est là, au vu de tout le monde, depuis cinquante ans. C'est un fait tangible, public, permanent. On ne peut nier sérieusement que Fatima ait été pour beaucoup de gens une source de santé pour le corps et un foyer de lumière, de paix et de rénovation pour l'âme, plus qu'aucune science ou philosophie ne peut l'être pour l'homme. La multitude de ceux qui, dévots ou curieux, accourent à Fatima s'accroît constamment, et déjà, de tous les points du monde, les mains se tendent vers l'autel de Fatima. »
Le Cardinal exposait et développait ces deux points de théologie :
1° Ce n'est pas l'Église qui a imposé Fatima, c'est Fatima qui s'est imposé à l'Église ;
2° L'Église n'a pas besoin de Fatima -- mais Fatima ne peut pas se comprendre sans l'Église.
\*\*\*
147:115
L'essentiel du message de Fatima, nous dit encore le Cardinal Cerejeira, c'est « la rénovation chrétienne par la pénitence et la prière, la délivrance du péché et la vie dans le Christ par la grâce. »
Mais le contenu de ce message est très riche -- et peut-être, ajoute le Cardinal, « il n'a pas dit son dernier mot ».
Vous savez que la Vierge de Fatima a parlé aux enfants de la dévotion à son Cœur immaculé, que « Jésus veut établir dans le monde entier » : ce sont les propres paroles de Lucia...
Et je reprends les déclarations du Cardinal Cerejeira :
« Il ne faut pas oublier la coïncidence des apparitions de Fatima avec la Révolution russe, qui se proposait de construire un homme nouveau et un monde sans Dieu, méconnaissant le péché, la grâce, la rédemption, le Christ.
« A Fatima, elle s'oppose ouvertement, la Vierge puissante, à tout l'athéisme de nos jours et éclaire la tragédie du monde actuel en révélant le sens secret des grands événements dont nous sommes témoins et agents, et en indiquant les moyens de salut. »
Lucia, la voyante, n'a-t-elle pas dit en substance, pour expliquer les apparitions dont elle eut le privilège :
-- Je pense que le Seigneur a voulu se servir de moi tout simplement pour rappeler au monde la pénitence et la nécessité des réparations...
\*\*\*
Vous savez sans doute que notre poète français Paul Claudel a dit, dans son langage si personnel et si dru, que les manifestations du surnaturel à Fatima étaient « une irruption brutale ».
Dans l'allocution du 11 février dernier que je viens d'évoquer, le Cardinal Cerejeira lui-même -- s'interrogeant sur le sens du message de Fatima -- nous déclare :
148:115
« Nous avons pu entendre le marxisme athée nous annoncer la construction de l'homme nouveau et du monde nouveau, sans Église, sans Christ et sans Dieu, dont la négation représente l'absolue condition de son plein triomphe. Mais Fatima démontre le mensonge de cette utopie anti-chrétienne en exprimant de la plus spectaculaire façon l'emprise divine qui s'exerce sur le monde et sur les âmes... »
Puis le Patriarche de Lisbonne nous offre, en conclusion, un parallèle saisissant de Fatima et de Lourdes :
« A Lourdes », nous dit-il, « en 1954, j'ai saisi l'occasion qui m'était offerte de comparer Lourdes à Fatima. *Lourdes m'est apparu comme une riposte de la Vierge au rationalisme du XIXe siècle ;* c'est là que Notre-Dame s'est présentée comme étant l'Immaculée-Conception que S.S. Pie IX a proclamée dogme de l'Église, confirmant la foi catholique, l'infaillibilité du Pape, la déchéance du péché, le triomphe de la grâce.
« Pour ma part, *Fatima m'apparaît comme une réplique miséricordieuse de Notre-Dame à l'athéisme du XXe siècle.* Puis-je tout dire ? Fatima se lève dans notre monde anxieux comme un phare d'espérance *contre le communisme athée* qui prétend conquérir l'univers et détruire l'Église. »
Fatima, 1917 ...
Nous nous apprêtons tous à fêter, dans ce haut lieu béni du Portugal -- sous le regard de la plus auguste présence et dans un déploiement solennel qui n'aura jamais été égalé -- le cinquantième anniversaire des Apparitions de la Vierge.
Or ce n'est sans doute point par hasard -- c'est peut-être par un dessein secret de la Providence divine -- que cette année 1967, placée par Sa Sainteté le Pape Paul VI sous le signe du Credo et de la Foi, soit aussi l'anniversaire de deux grands actes pontificaux.
L'encyclique *Pascendi* de Saint Pie X contre les erreurs modernistes, et l'encyclique *Divini Redemptoris* du Pape Pie XI, condamnant le communisme intrinsèquement pervers.
149:115
*Pascendi,* les apparitions de la Vierge à Fatima, *Divini redemptoris :* non, ce n'est pas un hasard si nous commémorons les trois anniversaires dans la même année. Les livres de l'antique sagesse n'avaient-ils pas annoncé que la Vierge écraserait la Bête -- et que le vieux Serpent tenterait de la mordre au talon ?
Voici pourquoi, parlant essentiellement de la Vierge parmi nous, nous parlerons aussi -- si vous me le permettez -- de la Bête et du Serpent dont Elle nous aide à triompher...
Vous avez certainement lu et relu l'encyclique *Divini Redemptoris,* (car, en dépit de l'ordre chronologique, c'est par elle qu'il faut commencer). Le Pape Pie XI, constatant que le communisme est « par sa nature antireligieux », affirmait à son sujet : « Nous assistons à une lutte froidement voulue et savamment préparée de l'homme contre tout ce qui est divin. » Il disait encore : « Sans rien abandonner de leurs principes mauvais, les communistes invitent les catholiques à collaborer avec eux sur le terrain humanitaire et charitable (...), en proposant même, parfois, des choses entièrement conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église. Ailleurs, ils poussent l'hypocrisie jusqu'à faire croire que le communisme, dans les pays de plus grande foi et de civilisation plus avancée, revêtira un aspect plus doux... » Pour finir, cette affirmation péremptoire du Pape Pie XI dont l'écho n'a cessé de rouler jusqu'à nous : « *Le communisme est intrinsèquement pervers, et l'on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de la part de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne *».
Quelle actualité, dans ce verdict !
Une actualité si grande que dans sa Lettre encyclique *Ecclesiam Suam*, le Pape Paul VI, actuellement régnant, déclarait au mois d'octobre 1964 :
« Ces raisons nous contraignent, comme elles y ont obligé Nos prédécesseurs ; et avec eux quiconque prend à cœur les valeurs religieuses, *de condamner les systèmes de pensée négateurs de Dieu et persécuteurs de l'Église : systèmes souvent identifiés à des régimes économiques, sociaux et politiques. Et parmi eux, tout spécialement, le communisme athée.* »
150:115
On sait enfin que l'encyclique *Divini Redemptoris* elle-même est citée expressément en référence dans un texte promulgué du Concile Vatican II...
Mais il y a plus grave encore, s'il est possible, que le seul danger communiste, c'est l'erreur évoquée, décrite et dénoncée par Saint Pie X il y a soixante ans, dans l'encyclique *Pascendi Dominici Gregis*.
« Il n'a jamais manqué », disait Saint Pie X, « d'hommes au langage pervers, *diseurs de nouveautés*, et séducteurs, sujets de l'erreur et entraînant à l'erreur. Mais il faut bien le reconnaître, le nombre s'est accru étrangement, en ces derniers temps, des ennemis de la Croix de Jésus-Christ... »
Le Pape ajoutait :
« *Nous taire n'est plus de mise. *»
Puis il dessinait, touche pour touche, mot pour mot, trait pour trait, l'exact visage du modernisme d'aujourd'hui :
« Les artisans d'erreurs, écrivait Pie X, il n'y a pas à les chercher parmi les ennemis déclarés. Ils se cachent, et c'est un sujet d'appréhension et d'angoisse très vives, *dans le sein même et au cœur de l'Église,* ennemis d'autant plus redoutables qu'ils le sont moins ouvertement. Nous parlons d'un grand nombre de catholiques laïques, et, ce qui est encore plus à déplorer, *de prêtres,* qui, sous couleur d'amour de l'Église, absolument courts de philosophie et de théologie sérieuses, *imprégnés au contraire jusqu'aux moelles d'un venin d'erreur puisé chez les adversaires de la foi catholique,* se posent, au mépris de toute modestie, comme rénovateurs de l'Église. »
Aussi bien, en cette année 1967, pensons au triple anniversaire -- aux Apparitions de la Vierge -- à la poignante actualité des grandes encycliques. Débusquons l'erreur, partout où elle se cache, et méditons les multiples avertissements du Pape Paul VI, pèlerin angoissé qui s'inquiète pour le monde...
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151:115
Au mois d'avril dernier, recevant en audience les membres du Consilium, le Souverain Pontife n'hésitait pas à déclarer :
« *Une cause plus grande encore d'affliction, c'est la diffusion de la tendance à* « *désacraliser *» *comme on ose le dire, la liturgie et avec elle fatalement le christianisme. Cette nouvelle mentalité, dont il ne serait pas difficile d'établir les sources troubles, et sur laquelle tente de se fonder cette démolition du culte catholique authentique, implique de tels bouleversements doctrinaux, disciplinaires et pastoraux, que nous n'hésitons pas à la juger aberrante. Nous* disons cela avec peine, non seulement pour l'esprit anti-canonique et radical qu'elle professe gratuitement, mais bien davantage pour la désintégration qu'elle apporte fatalement avec soi. Nous n'ignorons pas que tout mouvement idéologique peut contenir de bons fragments de vérité et que les promoteurs de nouveautés peuvent être des personnes bonnes et cultivées, et Nous sommes toujours prêt à considérer aussi les aspects positifs de tout phénomène qui se produit dans l'Église, mais Nous ne devons pas dissimuler, à vous surtout, la menace de ruines spirituelles que semble représenter ce à quoi nous venons de faire allusion. »
Déjà, recevant quelques jours auparavant la conférence épiscopale italienne, Paul VI avait exprimé une angoisse :
« *la première question, question capitale *», disait-il, « *est celle de la Foi que, nous autres Évêques, devons considérer dans son indiscutable gravité. Il se passe, quelque chose de très étrange et de très douloureux, non seulement dans la mentalité profane, a-religieuse et anti-religieuse, mais aussi dans le camp chrétien, y compris catholique et souvent, comme par un inexplicable* « *esprit de vertige *», *parmi ceux qui connaissent et étudient la Parole de Dieu*... »
152:115
Ainsi des chrétiens, des catholiques et jusqu'à des théologiens étaient en cause.
Et le Pape énumérait ses plus grands sujets d'inquiétude : on doute de l'existence d'une vérité objective et du pouvoir qu'a l'esprit humain de l'atteindre ; on tolère « les agressions les plus radicales contre les vérités sacro-saintes de notre doctrine, toujours crues et professées par le peuple chrétien » ; on met en question les dogmes qui ne plaisent pas ou qui ne peuvent être acceptés que par une humble soumission de l'esprit ; on se dresse contre l'autorité infaillible et providentielle du Magistère.
En bref, affirmait Paul VI, « on prétend conserver le nom de Chrétien, alors qu'on en arrive à l'extrême négation de tout son contenu religieux ».
Est-ce clair ? Et que nous faudrait-il de plus pour percevoir que le Pontife actuel, anxieux et vigilant, ne cesse de poursuivre l'erreur, de la prendre toute vive dans le faisceau de sa lumière -- et que, peu à peu, il dresse à sa manière, selon l'expression de mon ami Jacques Plon card d'Assac, le Syllabus du XX^e^ siècle ?
Nous voici donc en présence d'un nouveau modernisme : en comparaison duquel, nous dit Jacques Maritain celui que dénonçait Saint Pie X n'était qu'un modeste « rhume des foins ».
\*\*\*
La vérité, c'est que notre siècle a besoin de lumière, de pénitence et d'autorité.
Nous a-t-on assez parlé de l'Église, constantinienne et du vieux juridisme périmé !
153:115
Or la liberté des enfants de Dieu, que l'on tue dans le monde marxiste -- mais aussi, parfois, dans le monde « libre » -- est aliénée, mutilée par ceux-là qui crachent avec mépris sur le juridisme ; par ceux-là qui voudraient attenter à la Loi. Est, est, non, non, nous disait récemment le Saint-Père -- rappelant que si l'on aime le peuple de Dieu, il faut le délivrer des glissements, des angoisses et des incertitudes. C'est la lumière de Rome, d'abord et avant tout, qu'il nous faut : même si la doctrine est exigeante et si la loi nous paraît rude...
\*\*\*
Car enfin, qui de nous prétendrait surpasser en charité la Vierge Marie ?
Or chaque fois qu'elle apparaît dans notre monde, Elle est toujours sévère dans son sourire. Elle ne craint pas de rappeler la Loi. Que vient-elle annoncer aux enfants privilégiés de La Salette et de Pontmain, de Lourdes et de Fatima ? Le châtiment du monde, « si l'on ne cesse pas d'offenser le Seigneur ». Et que réclame-t-Elle à grands cris ? La pénitence. Elle qui croise parmi nous la trace de ses pas, voyez comme Elle sait bien se faire entendre : à Mélanie et Maximin, Elle déclare que le bras de son Fils se fait lourd ; à Bernadette, qu'Elle ne lui promet pas « de la rendre heureuse dans ce monde, mais dans l'autre » ; à Lucia, Francisco et Jacinta de Fatima, qu'il faut se repentir et prier. Nous parle-t-Elle du culte de l'homme et du progrès indéfini ?
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Ce monde a besoin de pénitence, de lumière que et de vérité. Mais nous voulons qu'on nous le dise ; et que la voix de la Vierge trouve écho chez nos pasteurs. La Vierge Marie, Elle, ne flatte et ne ménage personne -- et dans sa rigoureuse douceur, elle est pourtant désignée par son Fils comme le dernier secours que notre monde puisse attendre...
« Nous la proclamons Mère de l'Église », disait le Pape Paul VI, à la troisième session de Vatican II.
154:115
« Elle est la Vierge très sainte, immaculée, c'est-à-dire innocente, admirable, parfaite », disait encore Paul VI au Concile. « *Elle est la femme, la vraie femme tout à la fois idéale et réelle, la créature en laquelle Dieu se reflète avec limpidité... *»
Un simple prêtre de soixante ans m'adressait, voici quelques mois, une sorte de prière à la Vierge, une incantation que je ne sais quel soleil avait fait mûrir, et que j'ai citée dans « Ces Prêtres qui Souffrent » :
« Vous me semblez un peu oubliée, Madame. C'est de vous, pourtant, qu'il est écrit : Je dors et mon cœur veille. Vous n'avez jamais été, vous, une « chrétienne de choc ». Tout vous est survenu, et la beauté a prié sur vous. C'est l'Esprit Saint qui a fait votre Pentecôte, et vous avez promis la vie à qui veillerait devant votre porte. Parlez donc à votre Fils. Dites-Lui qu'il y a ici l'un de ces « chrétiens moyens » dont l'Église ne sait que faire. Dites-Lui qu'il vient adorer la Trinité invisible et ineffable, *per ipsum et cum ipso et in ipso*. Priez-Le pour mes pareils, qui se désespèrent d'être inutiles dans l'Église en marche. Vous-même, Madame, qui habitez *in altissimis* dans la pensée du Très-Haut, l'Ange vous a trouvée sans peine au fond de votre cabane ; et les hommes n'ont-ils pas hésité sur la place à vous donner dans l'Église ? J'entends d'ici le chant de la rivière, et votre voix qui module sur de la beauté :
*Je suis la servante du Seigneur ; il me sera fait selon votre parole*. »
Ainsi, les humbles qui prient -- et les Papes qui veillent -- vers qui donc se tournent-ils ? Vers Elle, encore et toujours. Vers Elle aux pieds de laquelle le poids des jours qui vont venir est déposé. Vers Elle qui cependant ne nous mâche pas ses mots, annonçant les châtiments et réclamant la pénitence -- mais dédiant aux pontifes, aux enfants et aux prêtres qui souffrent le même sourire qu'à son Fils en croix.
\*\*\*
155:115
Et ce n'est pas fini. La Vierge ne s'est point assise dans le ciel. Elle chemine encore parmi nous -- plus infatigable et plus légère, plus jeune et plus belle, plus souriante et plus triste que jamais. L'Église, infiniment prudente, ne se prononce qu'avec retards et lenteurs sur chaque étape de l'itinéraire marial. Nous, qui ne sommes ni docteurs ni saints, nous suivons la Vierge à ses traces, attentifs à la musique intérieure et cherchant la consolation. Et nous attendons. On dit, n'est-ce pas, qu'Elle est passée à Beauraing, en 1932 et 1933, hier. On dit qu'Elle est passée ici et là, ailleurs encore. Et dans un haut lieu de l'Espagne, peut-être. Est-ce vrai ? Un grand chuchotement d'amour s'est levé, d'un bout à l'autre de l'horizon -- et parfois l'on discerne mal un lieu géographique exact dans ce concert de voix confuses qui implorent jour et nuit. Il y a, bien sûr, des simulateurs ; et puis, il y a des gens qui se trompent de bonne foi. Aussi bien, l'Église, pour plus de vingt apparitions de la Vierge qui auraient eu lieu depuis vingt ans, a rendu dans la plupart des cas une décision négative. Mais qu'importe ! Les voix de la prière vivante s'interrogent en hauts lieux : l'avez-vous entendue, l'avez-vous vue ? Est-elle passée près de vous ? Et des réponses arrivent dans le vent de nos soirs : « Nous croyons que c'était bien Elle. Mais nous ne savons pas encore... »
\*\*\*
Oui, qu'importe ! la Vierge Marie marche dans ce siècle, parmi nous. Elle est venue. Ici, à Fatima, nous savons qu'Elle est venue. Elle reviendra. Je notais dans les hommages de Pie XII et de Paul VI à la Vierge Marie -- mêlés à tout l'espoir que vous savez -- une incontestable tristesse. Nous y voyons l'écho des tristesses de la Vierge. Récemment encore, le Pape Paul VI déplorait dans ses messages les erreurs et les péchés du monde. Il craint pour le monde. Il réclame la pénitence et la prière. Et quand on pense aux secrets que les derniers Papes ne nous ont pas livrés -- à ces redoutables secrets que la Vierge, depuis cent ans, confie si volontiers au Père des fidèles, par l'intermédiaire d'un enfant...
\*\*\*
156:115
Voyez tout ce monde qui est déjà venu vers la Vierge, à Fatima, depuis tant d'années, et qui ne cesse d'affluer.
N'est-ce pas que la réalité contemporaine nous déçoit, nous inquiète ou nous horrifie ?
Les foules se pressent autour des grottes miraculeuses et des hauts lieux où la Vierge est apparue.
Nous savons bien que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a révélé les secrets du Père, qu'il n'y a rien à chercher au-delà des mystères de l'Incarnation et de la Rédemption, et que la révélation majeure (dont parlent les théologiens) est close depuis près de deux mille ans. S'il nous faut maintenant des révélations supplémentaires, c'est que la tiédeur nous a bel et bien envahis. Et si la Vierge multiplie ses pèlerinages aux lieux d'en-bas, *c'est qu'Elle a peur pour le monde*. Oui, Elle est venue. Remercions. Mais nous n'avons pas lieu d'être fiers. Jamais peut-être l'on n'a enfoncé de si nombreux clous, à si grands coups de marteaux, dans les mains et dans les pieds du Christ. Il faut alors que la Vierge passe, et qu'Elle se nomme, et qu'Elle pleure.
Heureusement pour nous -- ainsi que nous le rappelait un jour le Pape Pie XII vers la fin de son pontificat -- Elle reste « la seule et unique fille, non de la mort, mais de la vie, un germe, non de colère, mais de grâce ; immaculée, absolument immaculée... »
Michel de Saint Pierre.
157:115
### Humilité du Christ
A première vue l'humilité de Jésus peut paraître inconcevable, car il était Dieu, et faisait des miracles qui risqueraient fort de nous enorgueillir s'il nous arrivait d'en faire seulement un tout petit (et c'est pourquoi nous n'en faisons pas). Mais Jésus a déclaré lui-même qu'il était « *doux et humble de cœur *».
Jésus avait bien une âme comme la nôtre, sans quoi il n'eût pas été homme ; elle fut créée au moment *où* Marie s'écria : « Qu'il me soit fait selon votre parole » mais créée unie au Verbe éternel au point que cette âme d'homme et le Verbe éternel ne font indivisiblement qu'une personne. Nous ne pouvons entrer dans un tel mystère que par la foi, S. Jean dit à la vérité : « *Pour moi je leur ai donné* (aux hommes que le Père a tirés du monde pour les faire siens) *la gloire que tu m'as donnée afin qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en eux et toi en moi, afin qu'ils soient consommés dans l'unité. *»
158:115
Mais nous ne pouvons dire comme Jésus : « *Tout ce qu'a le Père est à moi. *» Nous resterons dans la gloire, des créatures qui dépendent de l'Homme-Dieu pour recevoir ce que nous sommes susceptibles de contenir de la gloire divine. Ne vous inquiétez pas : le de à coudre plein est aussi plein qu'un grand verre plein.
Jésus pourtant a dit : « *Le Père est plus grand que moi *» car son humanité était pour Notre-Seigneur un lien de créature à créateur avec le Père ; et il a montré maintes fois que son humanité était bien réelle. Vers midi, au puits de Jacob, il est fatigué du chemin ; il pleure Lazare, il pleure sur Jérusalem ; enfin il meurt, l'ayant voulu, pour accomplir la volonté du Père qui est aussi la sienne comme Verbe éternel.
Nous ne pouvons, comme S. Paul, qu'être effrayés devant « *la profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu *». Et l'âme du Christ était pénétrée d'humilité par cela même qu'elle était unie intimement au Verbe éternel ou que le Verbe s'était uni étroitement à une âme humaine, celle de lui-même, Jésus, l'ouvrier, le fils de Marie.
D'où notre émoi, mais combien au-dessous, par la faiblesse de notre nature, de l'émoi de Jésus lui-même qui vivait de la pensée divine dans l'intime de son être. Il contemplait les desseins d'amour de la Sainte Trinité vis-à-vis de ses créatures avec une connaissance parfaite de ce qu'ils étaient. Et cette contemplation n'était pas comme la nôtre, temporaire, rare, intermittente.
159:115
Cette connaissance et cette pensée ne quittait pas l'esprit de Jésus : son humilité a pour nous quelque chose d'effrayant par sa profondeur et sa continuité.
\*\*\*
Jésus ne s'est pas contenté de penser son humilité ; il l'a vécue. Sur les trente-trois ans de sa vie, il en a passé plus de trente dans la vie commune. Seuls sa Mère et S. Joseph connaissaient son origine et jusqu'à un certain point les possibilités de sa nature. Ils lui demandaient des miracles, nous en avons la certitude par l'histoire des Noces de Cana. Car nous y saisissons la vie cachée de Marie et de Jésus, avant le premier miracle public. Marie demandait avec la plus grande simplicité : « Ils n'ont plus de vin » et Jésus accomplissait, comme obéissant. Dans cette dernière scène connue de la vie cachée, Jésus fit une objection, parce que justement cette vie cachée finirait de ce fait : « *Mon heure n'est pas encore venue *». Il fit l'objection mais obéit tout de même. L'Épouse du Saint-Esprit lançait elle-même le Verbe incarné dans la vie publique ; sa puissance demeure.
Mais pour tout le monde, Joseph étant mort vraisemblablement, Jésus était l'ouvrier ; il faisait des jougs pour les bœufs (L'un d'entre eux fut longtemps conservé en Orient) des coffres pour les jeunes mariés (et les vieux riches). Il bénissait ces objets et priait pour ses clients. C'est toujours possible à tout artisan, à tout commerçant et même à tout homme derrière un guichet rébarbatif. Comment n'y songe-t-on pas ? C'est cela la vie chrétienne, la simplicité même. Jésus faisait aussi et réparait des charpentes.
160:115
Il supportait le froid, le chaud, portait sur ses épaules des poutres et des chevrons avant de succomber sous le poids de la dernière charge ; il avait les mains calleuses comme tout homme qui s'en sert un peu sérieusement. Il avait choisi la situation la plus méprisée du monde antique, celle de l'homme qui travaille de ses mains. Je dois dire que les Hébreux étaient probablement les seuls qui n'eussent point le mépris de la condition ouvrière ; leurs rabbins célèbres comme Hillel, Gamaliel, avaient un métier : tel était boucher, tel autre marchand de poisson séché, etc. Mais les pauvres comme partout, comme toujours, sauf chez les chrétiens qui ne manquent pas de respect, ne jouissaient pas d'honneurs particuliers.
Et c'est pourquoi S. Paul nous dit (Phil., 115) : « Ayez en vous les sentiments qui étaient dans le Christ, lui qui subsistant en la forme de Dieu... se dépouilla lui-même en prenant la forme d'esclave, devenant à la ressemblance des hommes... il s'abaissa lui-même en devenant obéissant jusqu'à la mort de la croix. »
Et ailleurs (Heb. X, 5). « C'est pourquoi, entrant dans le monde, il dit : « De sacrifice et d'oblation tu n'as pas voulu, mais tu m'as formé un corps. Holocaustes et victimes pour le péché tu n'as pas agréé, alors j'ai dit : « Voici que je viens. »
161:115
Jésus venait donc, le sachant, pour s'humilier, souffrir et mourir comme le dernier des criminels, car dès sa conception, dès le sein de sa Mère, son âme était unie au Verbe éternel et collaborait avec la Sainte Trinité tout entière dans cette œuvre extérieure à Dieu qui était la création de son corps. Jésus toujours a su, toujours accepté, toujours souffert et s'est toujours humilié jusqu'à ce qu'il entrât dans la gloire.
\*\*\*
Or malgré cette gloire Jésus continue manifestement à donner l'exemple de cette humilité qu'il pratiquait avant la Résurrection. Car sa vie terrestre continue sous nos yeux, il nous a laissé dans la Sainte Eucharistie le mémorial de sa Passion ; il vit ainsi au milieu de nous et de quelle vie ! Sans doute il repose dans la soie ou dans l'or, c'est tout ce que nous pouvons matériellement faire, mais il est prisonnier, bien plus que dans le sein de Marie qui lui communiquait les battements de son cœur, et qu'il conduisait, du dedans d'elle-même visiter son cousin, sa cousine pour les sanctifier. Jésus connaît les cœurs de ceux qui entourent sa prison, mais hélas, ce sont ces cœurs qui manquent. Jésus reste bien seul. Un homme vient le prendre quand il veut, le mène où il veut ; il y a des marques extérieures de respect qui sont imposées par l'Église, mais le cœur de cet homme quel est-il ? Est-il celui d'un de ceux qui menaient Jésus au Calvaire ou celui de Joseph d'Arimathie ? (Jésus le sait) Nous-mêmes de combien de distractions ou d'irrévérences par nous commises pouvons-nous être affligés ? Un homme qui assistait à la Crucifixion remarquait la goutte au nez de son voisin. N'avons-nous pas des distractions moins innocentes à la sainte messe et à la communion ? Tout cela est connu de Jésus qui le supporte et l'accepte.
162:115
Des modes liturgiques qui n'ont pas d'autre fondement véritable que le goût du changement et qui font croire à bon marché qu'on est apôtre pour avoir changé l'orientation de son corps, amoindrissent le respect pour la Présence réelle. Jésus est mis de côté.
Nous continuons d'humilier Jésus. Telle est la récompense de son amour. Et Jésus cependant en a la contrition pour nous. Oui, le Verbe éternel qui avait créé le premier homme innocent et libre, avait prévu d'avoir à le relever après sa faute, et prenant lui-même la nature humaine, d'élever l'homme à un état supérieur celui d'Adam. Car il lui rendit possible d'accéder à la vie divine : et « *le Père en Jésus, et Jésus en nous *».
Vous savez comme ce grand œuvre s'accomplit. Jésus a souffert toute sa vie de deviner, de connaître quels péchés se commettraient tout à l'entour de lui et dans l'univers. Finalement, après avoir enseigné les voies du salut et confirmé sa parole par une multitude de bienfaits, il a dit : « *Je me consacre moi-même pour eux afin qu'ils soient eux aussi sanctifiés en vérité. *» C'est là une expression très forte ; consacrer une victime c'est la réserver pour l'immolation.
Jésus après avoir donné des preuves nombreuses de sa transcendance, fut accusé de blasphème ; il eut un procès et le perdit avec son consentement. Il fut exécuté comme un criminel, se substituant à nous, et lavant nos fautes par son innocence.
163:115
Mais ô divine condescendance ! Notre-Seigneur a eu pour nous la contrition de nos péchés revêtu de notre nature il en connaissait les faiblesses il les avait en grande pitié, et criait miséricorde. Sur la croix même, le cœur brisé, il disait : « Père, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. » Il en était contrit. Et quand Dieu nous inspire de pleurer nos péchés, il nous fait une grâce méritée par Jésus qui les a pleurés lui-même comme s'il les avait commis. Le psaume XXI lui-même composé des centaines d'années auparavant, ne pouvait être compris qu'au pied du calvaire : « *Lamma, lamma sabactani*. » Il débute par des paroles qui émeuvent tout chrétien « *Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? la voix de mes péchés est bien opposée au salut que j'attends... *»
Telle est la voix de la nature humaine. Ce cri de l'humanité, Notre-Seigneur l'a fait sien, il a éprouvé ce brisement du cœur que sa grâce nous communique et nous fait sentir comme, une douceur qui vient de lui.
D. Minimus.
164:115
### Le dossier de l'Institut catholique de Paris
SOMMAIRE :
Première partie : Les étapes de la crise.
I. -- Une bombe : la conférence de presse. II. -- L'émotion des professeurs. III. -- L'émotion des étudiants. IV. -- L'émotion des parents. V. -- La « drôle de guerre ». VI -- Préparation d'artillerie. VII. -- L'assaut.
Deuxième partie : Les causes de la crise.
I. -- Analyse d'une stratégie. II. -- Le Plan de bataille. III. -- Les buts de guerre. IV. -- Le « projet dernier » du Nouveau Recteur. V. -- Les causes secondaires de la crise.
Conclusion : La signification de la crise.
I -- L'enseignement de Pie XII. II -- L'enseignement du Concile. III -- Les sentiments de Jacques Bonhomme.
165:115
LE 8 DÉCEMBRE 1966, le Nouveau Recteur de l'Institut Catholique de Paris, Mgr Pierre Haubtmann, donnait une conférence aux membres du Corps professoral à la tête duquel il avait été placé quelques mois auparavant. Dès les premiers mots, il définissait ainsi le climat des rapports qu'il entendait entretenir avec ceux auxquels il s'adressait :
« Dans ma pensée, le Recteur n'est pas -- permettez-moi l'expression -- une sorte de « bonze sacré » qui se montre de loin, dans les grandes occasions. C'est un chef d'équipe, bien impuissant sans l'appui cordial de ses coéquipiers. C'est aussi le représentant auprès de vous des Évêques responsables : à ce titre, il doit veiller au respect des orientations arrêtées, et les faire passer dans les faits. Mais c'est également, en sens inverse, celui qui doit assez intensément communier à vos aspirations collectives, lorsqu'elles existent, pour qu'il puisse les comprendre de l'intérieur et y faire éventuellement écho auprès des Évêques. »
Le 12 décembre, la crise éclatait.
#### PREMIÈRE PARTIE LES ÉTAPES DE LA CRISE
Du 12 décembre 1966 au 1^er^ juin 1967, cette crise s'est développée en sept étapes. Les documents sont nombreux. Il suffit de les classer et de les étudier dans leur succession chronologique pour comprendre ce qui s'est passé.
166:115
##### I -- Une bombe : La conférence de presse
Le Nouveau Recteur connaît la presse. Il connaît les journalistes et particulièrement les informateurs religieux. Il a été, précédemment, Directeur du secrétariat national de l'Épiscopat pour l'information religieuse. Durant les sessions de Vatican II, il a été le rapporteur à Rome, pour la presse de langue française, des séances quotidiennes du Concile. Il a l'expérience des hommes qui ont nom : Fesquet, Serrou, Laurentin...
En convoquant une conférence de presse, le Nouveau Recteur sait ce qu'il fait. Il n'est pas un novice. Il sait quels mots feront choc. Il dose exactement. Le 12 décembre 1966, sur sa convocation, les informateurs religieux se pressent à « la Catho ». La bombe éclate. Dès le lendemain, on peut mesurer les effets de la déflagration dans les journaux du matin et du soir, et, au-delà, dans les esprits.
*L'Aurore,* le 13 décembre au matin, sous la signature d'Andrée Nordon rapportait ainsi les paroles du Nouveau Recteur.
« Il n'y a plus de rivalité avec les organismes de l'État : nous ne sommes plus au temps où il était impossible à un professeur catholique d'enseigner avec l'accent qui lui était propre dans les chaires de l'État.
« Aujourd'hui, aucun de nos étudiants ne s'expose plus à la damnation éternelle en fréquentant les Facultés officielles » a dit plaisamment le Recteur. On peut donc concevoir la possibilité de développer l'enseignement sur notre propre terrain, par exemple, d'ouvrir des chaires pour une réflexion spécifiquement chrétienne sur la philosophie du droit, sur l'histoire des religions, ou sur l'histoire tout court.
167:115
« En résumé, nous voulons faire de l'Institut catholique un véritable carrefour chrétien dans notre capitale, a conclu le Recteur. Sa mission première et essentielle est d'éclairer, à la lumière de la Révélation, toutes les matières d'enseignement et tous les problèmes humains. »
Le grand public a lu sans sourciller ces lignes. Les « initiés » savaient ce qu'elles signifiaient. En clair, elles annonçaient la fin, progressive, de l'enseignement magistral des matières profanes à l'Institut Catholique de Paris et une révolution radicale des finalités poursuivies par cette Maison.
Le 13 décembre au soir, Henri Fesquet, dans *Le Monde* daté du 14 décembre, entrouvre davantage le coin du voile. Il rapporte ainsi les paroles du Nouveau Recteur :
« L'Institut catholique a-t-il dit, n'a rien à gagner à paraître singer l'État. Nous avons mieux à faire. Nous voulons autre chose qu'une concurrence. Il nous faut éviter de donner l'impression d'une rivalité avec la Sorbonne, car nous ne sommes plus au temps d'une laïcité fermée. Avant tout, il nous faut remplir notre mission ecclésiale. Nous en sommes très loin.
« Nous ne sommes pas centrés sur l'essentiel. Dans notre faculté des sciences, par exemple, où il n'y a que 400 élèves, nos frais de laboratoires sont considérables. »
« Nous ne voulons pas d'un Institut catholique au rabais. Il nous faut développer par priorité, mais sans exclusive, le secteur religieux. Il nous faut nous transformer. Pourquoi, je le dis à titre personnel, nos professeurs qui enseignent des matières profanes ne disposeraient-ils pas d'une chaire destinée à une réflexion chrétienne sur leur propre discipline ?
168:115
Et il ajoute :
« Il y a une situation propre à l'Institut catholique de Paris. Des solutions originales doivent être envisagées ; elles ne coïncideront pas avec celles qui sont ou seront prises en province. Par exemple, à Angers, on développe la Faculté des Lettres *parce qu'elle n'a pas de vis-à-vis laïc.*
A Paris, Mgr Haubtmann l'a laissé entendre à plusieurs reprises, la question de l'existence (ou au minimum de la transformation) des facultés profanes est posée, encore qu'il semble exclu que l'Institut catholique se contente de ses trois facultés « canoniques » ([^65]). Le recteur a ajouté que même des religieuses étudiaient en Sorbonne, et que finalement c'était aux familles catholiques de dire si elles continueraient à juger opportun d'envoyer leurs enfants faire des études profanes à l'Institut. »
Dans le même *Monde* du 14 décembre, un encadré donnait la structure et les effectifs de l'Institut Catholique. On pouvait, entre autre, y lire :
Une trentaine d'écoles (ou Instituts) dépendent de l'Institut catholique de Paris. Leur statut est très variable. Cette prolifération a été qualifiée de quelque peu « cancéreuse » par Mgr Haubtmann.
Avec plus ou moins de développement, l'ensemble de la presse quotidienne donnait le même compte rendu. La presse hebdomadaire esquissa de son côté des réactions diverses.
169:115
##### II -- L'émotion des professeurs
A la « Catho », on était prêt, fût-ce au prix de sacrifices, à ce que le Nouveau Recteur proposât et menât à bien des réformes. Tous, professeurs et étudiants, estimaient que ces réformes seraient étudiées en liaison avec eux ; qu'elles auraient pour but de perfectionner l'œuvre déjà réalisée ; qu'elles ne seraient rendues publiques qu'après avoir été sérieusement mûries par un dialogue ouvert et confiant.
En fait, ils furent les spectateurs impuissants d'une entreprise préméditée de déconsidération publique. Ils virent le Nouveau Recteur désigner à la presse l'enseignement donné dans sa propre maison comme une « singerie » de l'État. Ils entendirent décrire la fondation entre 1946 et 1966 de dix-sept instituts ou écoles comme une « prolifération cancéreuse ». Ils eurent l'impression que, prévenant tout dialogue véritable avec eux, le Nouveau Recteur avait voulu créer une situation irréparable en jetant, sans attendre, le discrédit le plus notoire dans l'opinion publique sur les Facultés profanes, afin d'en tarir d'urgence le recrutement.
Aussi, en des termes d'une remarquable courtoisie, le doyen de la Faculté de droit, M. P. de Font-Réaulx, écrivit au Nouveau Recteur pour lui faire part de son émotion et de celle de tous ses Collègues :
Paris, le 19 décembre 1966.
Monseigneur,
Réélu à l'unanimité par mes collègues comme Doyen de la Faculté Libre de Droit et des Sciences Économiques, je manquerais certainement aux devoirs de ma charge si je ne vous faisais pas part de leur profonde émotion en présence des commentaires, certainement erronés, qui ont été faits par les journaux à la suite de votre conférence de presse.
170:115
J'en prends pour exemple l'article du Monde du 14 décembre 1966, en page 8.
Comme je l'avais dit au Conseil Rectoral, les Facultés libres, même lorsque, comme celle du Droit et des Sciences économiques, elles sont en pleine expansion, n'entendent nullement maintenir pour le principe et quoi qu'il arrive les structures anciennes ; elles sont prêtes à étudier toutes réformes et toute évolution et je vous ai dit combien nous étions sensibles à l'assurance que vous nous aviez donnée qu'aucune mesure ne serait prise sans que les Facultés soient consultées.
Mes collègues et moi-même avions été particulièrement heureux de voir que cette position de principe avait été confirmée dans la primeur de vos déclarations, que vous aviez bien voulu réserver à tout le corps professoral le 8 décembre. Cependant, dès que je m'étais entretenu avec vous, au début de la présente année, des projets de réorganisation, je m'étais permis d'insister sur la nécessité de conserver a ces projets un caractère confidentiel.
En effet, ce n'est pas sans difficulté que nous avions évité le danger que les Facultés libres soient considérées comme une sorte de propédeutique et deviennent squelettiques dans les années terminales. Toute publicité tendant à laisser paraître dans le public que l'existence même des Facultés libres serait remise en cause aurait immédiatement pour effet de détruire tous nos efforts, avant même qu'il ait été statué sur l'avenir de ces Facultés.
Nous reconnaissons volontiers qu'il appartient à l'assemblée des Évêques Protecteurs de décider en dernière analyse, mais il faut qu'elle puisse statuer en réservant toutes les possibilités et non sur une institution à tort ou à raison mise en doute dans l'opinion publique.
171:115
A la Faculté libre de Droit et des Sciences Économiques, M. le Doyen Richard et moi-même, aidés d'ailleurs par la Faculté de l'État, avons réussi a rééquilibrer, grâce à la fidélité de nos étudiants : tout doute jeté dans leurs esprits serait extrêmement fâcheux et malheureusement des tracts circulent à ce sujet et je me permets de vous en envoyer un exemplaire.
Je ne relèverai pas les termes particulièrement désobligeants employés par le journal *Le Monde* à l'égard des Écoles de l'Institut Catholique, considérées comme des proliférations cancéreuses. Je dois simplement dire, en ce qui concerne notre Faculté que, de l'aveu même de nos collègues de l'État et de leur Doyen, nous ne nous prenons en aucune manière à « singer » l'enseignement officiel.
Il y a des programmes qui s'imposent à toutes les Facultés quelles qu'elles soient : nous les suivons. A l'intérieur de ces programmes, nous donnons un enseignement propre reconnu par l'État, nos cours sont déposés à la Faculté d'examen de Paris et M. le Doyen Vedel a bien voulu me confirmer, à plusieurs reprises, que nous étions « une vraie, Faculté » distribuant un enseignement valable et qu'il ne nous considérait en aucune manière comme des répétiteurs de l'État.
Cette appréciation m'a été particulièrement précieuse et M. le Doyen Richard et moi-même avons réussi à nous faire considérer dans tous les domaines et spécialement auprès des corps judiciaires comme une Faculté à égalité avec la Faculté de l'État.
172:115
Mes collègues, ont, certes, pour la plupart, une activité professionnelle distincte de l'enseignement, mais loin de nuire à l'enseignement, cette activité professionnelle contribue à donner à leur cours un élargissement dont les étudiants sont les premiers bénéficiaires ; au surplus, nos étudiants participent au concours de la Faculté de l'État et chaque année y recueillent un nombre fort honorable de mentions et de prix.
En bref, nous maintenons un enseignement d'une valeur officiellement reconnue et animé, je tiens à vous le dire, d'un esprit chrétien que nous voulons développer avec les diverses activités annexes dont je vous avais entretenu.
Dans ces conditions, je suis certain de rejoindre votre pensée en me permettant de constater que, contrairement aux commentaires de certains journaux, nos Facultés libres ne constituent pas une survivance aujourd'hui dépassée par les événements.
Telles sont les réflexions que, sans fausse modestie, il serait à mon sens opportun de porter à la connaissance de NN. SS. les Évêques protecteurs. Bien entendu, connaissant votre impartialité et votre bienveillance, c'est par votre intermédiaire que nous désirons que ceci soit dit.
Veuillez agréer, Monseigneur, l'expression de mes sentiments de très respectueux et très filial dévouement.
P. DE FONT-RÉAULX.
Sous le timbre : « Cabinet du Recteur. R. 145.66 », la réponse ci-dessous fut adressée au doyen de la Faculté libre de Droit.
173:115
20 décembre 1966.
Cher Monsieur le Doyen,
Je vous remercie de votre lettre, du 19 décembre, et de votre franchise. Je ne manquerai pas d'en faire connaître la teneur aux Évêques responsables, lors d'une prochaine rencontre.
Comme je vous l'ai dit, le problème des Facultés profanes, et donc de la Faculté de Droit, est posé ; il n'est pas pour autant résolu. Les Évêques, à l'unanimité, « envisagent (sa) transformation ». Rien de plus, rien de moins. Dans les semaines et les mois qui viennent, nous étudierons ensemble, si vous le voulez bien, les solutions les plus opportunes.
Veuillez trouver ici, cher Monsieur le Doyen, avec mes vœux les plus sincères de Noël, l'expression de mon cordial respect.
Monseigneur HAUBTMANN.
Les professeurs des Facultés profanes savaient désormais que le discrédit public jeté sur l'œuvre de leur vie n'était le résultat ni de l'inadvertance ni de l'emportement. C'était l'effet d'un plan, froidement calculé, pleinement délibéré, et qui serait mis en œuvre implacablement, sans qu'aucun compte, fût-il de pure forme, soit tenu de leur désir de dialogue et de l'expérience qu'ils avaient dans un domaine où le Nouveau Recteur était plus riche d'idées que de connaissance vécue des réalités.
##### III -- L'émotion des étudiants
L'émotion ne s'était pas seulement répandue dans le corps professoral. Elle s'était emparée tout autant des étudiants. Non point de quelques-uns seulement.
174:115
Aussi, le 19 janvier, l'Association Générale des Étudiants de l'Institut catholique crut avoir la liberté de convoquer à l'Institut catholique une conférence de presse afin que l'opinion publique soit tenue au courant des inquiétudes que les déclarations du Nouveau Recteur avait suscitées.
Cette conférence de presse fut interdite au dernier moment par le Vice-Recteur.
Lorsque les journalistes se présentèrent, ils reçurent toutefois de la main des étudiants le texte de la déclaration qui aurait dû leur être commentée. *Le Monde* du 21 janvier en donna une analyse assez complète.
« Les élus étudiants y expriment leur inquiétude devant les projets du recteur -- Mgr Haubtmann. Celui-ci avait annoncé, il y a un mois, que l'Institut catholique devrait se transformer pour remplir sa mission ecclésiale (voir « le Monde » du 14 décembre).
De ces propos, écrivent les étudiants, « certains n'ont pas hésité à déduire -- et il faut bien constater que les déclarations de Mgr Haubtmann se prêtaient à une telle interprétation -- que la question de l'existence des enseignements profanes était posée.
« Or, poursuit la note des étudiants, nous ne pouvons pas ne pas nous inquiéter quand il se manifeste, dans certains milieux ecclésiastiques, un courant tendant à « intégrer » l'enseignement libre dans une organisation d'État monolithique et monopolisatrice. »
Si le temps est venu pour l'enseignement supérieur libre de ne plus « singer l'État », n'est-il pas venu « de créer -- il en existe déjà quelques-unes -- des facultés réellement libres, avec leur enseignement propre et leurs propres diplômes ? ».
175:115
Les étudiants de la « Catho » estiment que leurs diplômes seraient aussi cotés -- sinon plus -- que ceux de l'État et qu' « une véritable liberté de l'enseignement serait alors promue ». Réclamant, comme leur recteur, un aggiornamento des instituts catholiques, ils estiment que cet aggiornamento serait « stérile » si lesdits instituts ne rendaient pas un contenu chrétien à l'enseignement supérieur. Il faut remonter le courant de la laïcisation qui s'est introduit peu à peu dans l'enseignement catholique ».
Les étudiants ne furent pas plus admis au dialogue que les professeurs. Ces derniers avaient eu droit à un accusé de réception. Les étudiants, eux, virent leur conférence de presse interdite et leur pensée « nuancée » par La Croix du 21 janvier :
Contrairement à ce que semblent affirmer les étudiants, nous refusons de croire que se manifeste dans certains milieux ecclésiastiques un courant « tendant à intégrer l'enseignement libre dans une organisation d'État monolithique et monopolisatrice ». La volonté de Mgr Haubtmann est précisément d'instaurer un enseignement qui soit chaque jour davantage conforme à la foi catholique.
L'inquiétude des étudiants sur l'avenir des Facultés profanes mérite d'être nuancée : si la transformation de ces Facultés est envisagée, il n'est pas question de leur suppression systématique. Ils savent bien, d'autre part, que la Faculté des sciences rencontre actuellement de très graves difficultés et qu'une solution s'impose, tandis que la Faculté de droit fonctionne dans de meilleures conditions.
Enfin, indiquons que le recteur et le vice-recteur de l'Institut catholique ont été reçus en audience, ce vendredi, par le Pape Paul VI, et que c'est en raison de leur absence que les étudiants n'ont pas été autorisés à tenir à la Catho leur conférence de presse. »
Relire ce texte quand on connaît la suite jette une lumière crue sur l'opération : il s'agissait de bâillonner la victime jusqu'à ce que les ultimes décisions aient pu être prises.
176:115
##### IV -- L'émotion des parents
Dans quelle mesure le Nouveau Recteur a-t-il mesuré la gravité des blessures qu'il portait ? Il est difficile, sinon impossible, de la conjecturer. A-t-il pensé à ce que serait la réaction psychologique des parents d'étudiants apprenant par la presse que, de l'aveu même du Recteur, l'enseignement donné à la Catho n'était qu'une singerie de celui de l'État, que nombre d'étudiants ne faisait qu'y passer en transit vers la Sorbonne, que l'ensemble ne constituait qu'une prolifération cancéreuse ?
Les blessures furent profondes, et graves. Des parents pressentant la vérité, prirent immédiatement l'initiative de fonder un groupement pour la promotion de l'Enseignement Supérieur Libre qui adressa, en date du 1^er^ mars, une lettre aux Évêques protecteurs de l'Institut catholique de Paris. Ils y disaient, entre autres :
« Depuis des années, des parents d'élèves de l'école libre cotisent pour l'Institut Catholique. Va-t-on, sans explications, les mettre dans l'impossibilité pratique d'assurer à leurs enfants le moyen de parfaire leur éducation chrétienne en même temps qu'ils progresseront dans l'enseignement supérieur.
« En proie aux diverses idéologies modernes, comment arriveront-ils à conserver un esprit authentiquement chrétien ?
« S'il est vrai que, dans les Facultés d'État, certains professeurs catholiques peuvent avoir une très bonne influence, tous ne sont pas ainsi, et sous le couvert d'une intelligence brillante, certains propagent des erreurs graves, souvent très attirantes pour les jeunes, avides de nouveauté et assoiffés d'idéal.
177:115
« A l'heure où les laïcs sont invités plus que jamais à jouer un rôle dans la vie de l'Église, nous ne comprenons pas que des décisions, qui intéressent directement le sort de nos enfants soient prises sans la moindre consultation des parents. »
De leur côté, les A P.E.L. de la région de Paris ne restaient pas inactifs, tenant des réunions et écrivant des lettres. Ils y rappelaient que la Hiérarchie avait toujours agi comme si les A.P.E.L. étaient solidaires de l'Institut catholique, en particulier par *la contribution annuelle demandée aux familles ayant des enfants dans l'enseignement secondaire.* Ils déploraient que trop souvent, ce soit des prêtres, professeurs ou supérieurs de Collèges, qui détournent les enfants de l'enseignement supérieur libre, contre l'avis même des parents. Ils offraient, en outre, au Nouveau Recteur, de l'aider à élargir le recrutement des étudiants pour les Facultés profanes. Ils souhaitaient ardemment que les transformations de l'Institut catholique n'aboutissent pas à la suppression progressive de l'enseignement supérieur des matières profanes, mais à la promotion de cet enseignement dans l'approfondissement de la foi chrétienne.
Enfin, il faut signaler que nombre de parents, dans leur désarroi et leur volonté de ne pas voir l'enseignement supérieur devenir un monopole d'État, songent dès ce moment à *reconstruire ce qui sera détruit.* Déjà le problème se posait pratiquement au sujet de la première institution éliminée par le Nouveau Recteur, dès juin 1966 : l'Université féminine. Le docteur Paul Chauchard écrivait à ce sujet dans *La France Catholique* du 3 mars :
« Il faut qu'on sache qu'il existait dans le -- cadre de l'Institut catholique une institution originale qui ne copiait nullement l'État et qui avait une excellente valeur formatrice (certes améliorable) : l'université féminine.
178:115
On la chercherait en vain dans l'annuaire de l'Institut catholique de cette année puisqu'elle est pratiquement supprimée en priorité par une décision autoritaire ne tenant aucun compte de l'intérêt des élèves et du dévouement des professeurs et plus spécialement de sa directrice, Mlle Chalendard, traitée d'une manière qui n'augure rien de bon des futurs dialogues. »
Des efforts seraient actuellement poursuivis pour donner un nouvel essor à l'Université féminine dans un nouveau cadre juridique, hors de la Catho.
##### V -- La « drôle de guerre »
Le *Figaro Littéraire* a publié, le 26 janvier 1967, un article intitulé : « La *Catho* de Paris renonce à concurrencer l'Université ». L'auteur, Jacques Duquesne, informateur religieux, journaliste à la Bonne Presse, y reprenait, en les amplifiant, les accusations portées par le Nouveau Recteur contre sa propre Maison.
Il les précisait aussi, prononçant des jugements et fournissant des statistiques sur plusieurs Facultés ou Écoles.
Sur la Faculté libre de droit, il écrivait :
« La Faculté de droit, par exemple, compte huit cents étudiants et dispense un bon enseignement. Mais l'Université d'État a, de par la loi, le monopole de la délivrance des diplômes. C'est dans la Faculté d'État que les élèves passent leurs examens, avec des professeurs qui les interrogent sur leurs cours. Tout le monde attend de ces étudiants qu'ils réussissent à leurs examens -- c'est malheureusement, en France, le premier critère de valeur d'un établissement d'enseignement.
179:115
Résultat : les professeurs de la Catho sont donc contraints à se transformer en répétiteurs d'autres professeurs. D'un point de vue purement scolaire, la formule est peut-être intéressante : voici enfin des étudiants qui se trouvent dans un établissement à taille humaine, qui ne subissent pas une formation industrialisée. Mais du point de vue de la mission de l'Église ? Le bénéfice est à peu près nul. Si elle en avait les moyens, l'Église pourrait bien rendre ce service. Mais elle a beaucoup d'autres tâches et elle délaisse son secteur propre. Alors ? »
Il est instructif de rapprocher ce texte, daté du 26 janvier, de la Lettre de M. de Font-Reaulx datée du 19 décembre. Elle en prend très exactement, et sans l'ombre d'un argument, le contre-pied. Ici encore, on cherche un appui dans l'opinion publique, pour davantage briser la résistance spirituelle du corps professoral de la Faculté libre de Droit.
Jacques Duquesne évoquait encore la réaction des étudiants et reprenait à leur égard les arguments de *La Croix :*
« Il semble que leur inquiétude ne soit pas fondée : c'est justement la transformation des Facultés qui est envisagée, non, leur suppression.
« Il est probable que ces réactions vont s'atténuer, car beaucoup d'étudiants ne font que passer (en faculté des Lettres, 80 % des étudiants s'en vont après la propédeutique : venus de province, ils s'étaient inscrits à la Catho uniquement pour se trouver ensuite dans la circonscription de la Sorbonne et obtenir ainsi la permission d'y entrer). »
C'était dire que la Faculté libre des Lettres n'est, pour quatre vingt pour cent de ses effectifs, qu'un lieu de passage. Où M. Duquesne avait-il eu de telles statistiques ? Tout son article reprend et amplifie les arguments habituels du Nouveau Recteur.
180:115
Quoiqu'il en soit, c'est à Mgr Haubtmann, que le Doyen de la Faculté des Lettres écrivait quelques jours plus tard :
Paris, le 31 janvier 1967.
Monseigneur,
J'ai appris il y a quelques jours que le *Figaro Littéraire* venait de faire paraître un article consacré à l'Institut Catholique. J'ai cet article sous les yeux. Je n'en connais pas l'auteur et je ne sais d'où il tient les éléments d'information dont il fait état.
De cet article, je n'ai retenu naturellement que ce qui concerne la Faculté des Lettres dont je suis responsable et je ne puis que regretter le passage qui lui est consacré *in fine*.
Je lis que : « *Beaucoup d'étudiants ne font que passer* (*en Faculté des Lettres, 80 % des étudiants s'en vont après la propédeutique*...) ». Je me suis étonné d'abord que l'on parle au présent : « s'en vont » alors que la propédeutique est une chose révolue ; l'imparfait aurait donc été nécessaire. D'autre part, le pourcentage indiqué ne correspond en rien à la réalité.
Je viens de faire établir par le Secrétariat de la Faculté les tableaux de transfert de dossiers effectués :
-- en 1965-66 par rapport aux étudiants inscrits au titre de l'année universitaire précédente 1964-1965 ;
-- en 1966-67 par rapport aux étudiants inscrits au titre de l'année universitaire précédente 1965-1966.
181:115
Vous voudrez bien trouver ces deux tableaux ci-joints. Ils font apparaître que, s'agissant de la propédeutique (qui existait bien alors) le pourcentage a été respectivement de 40,92 % et de 40 %. Poussant plus loin, j'y ai fait ajouter les pourcentages des inscrits en licence, lequel a été respectivement de 23,54 %, et de 23,20 %, soit une moyenne en 1965-66 de 35,39 %, et en 1966-67 de 34,18 %.
Il est bien évident que l'on n'a tenu compte ici que des seules demandes de transfert pour la Sorbonne et pour Nanterre (les tableaux en donnent également le décompte) car ce sont les seules intéressantes dans l'esprit même de l'article et les demandes de transfert pour la province et l'étranger ne doivent pas entrer ici en ligne de compte : elles font partie des mouvements normaux de Faculté à Faculté au cours d'une année scolaire. J'indique à titre d'information qu'en 1965-1966 nous avons eu trente-cinq demandes de transfert pour la province ou l'étranger en propédeutique et trente en licence. A quoi il faut ajouter quelque trente autres demandes émanant d'étudiants inscrits à la Faculté depuis cinq ou six ans, qui n'y avaient paru qu'à éclipse et qui réapparaissaient pour demander leur transfert de dossier.
Nous sommes loin, en tout cas, de ces 80 % montés en épingle par le journaliste et que malheureusement les lecteurs du journal retiendront comme une vérité.
D'autre part, le journaliste poursuit : « Venus de province, ils s'étaient inscrits à la Catho uniquement pour se trouver ensuite dans la circonscription de la Sorbonne et obtenir ainsi la permission d'y entrer. » Je constate bien que nous avons eu pour cette année 155 étudiants inscrits venus de province en 1^er^ année du « cycle, mais rien ne me permet de penser que ces étudiants nous quitteront à la fin de cette année scolaire.
182:115
Je le crois d'autant moins que -- et c'est ce que, dans son honnêteté, le journaliste aurait dû remarquer, -- l'inscription en Faculté à partir de cette année engage au moins pour *deux ans* et que c'est l'année prochaine seulement que nous pourrons juger de la valeur d'enseignement des demandes de transfert qui nous seront alors présentées.
Me permettrez-vous enfin, Monseigneur, de dire combien le titre même de l'article m'a gêné, où le journaliste parle de concurrence faite à l'Université (d'État). J'ai en main le texte d'une conférence faite par Mgr Calvet en 1945 et celui d'une lettre que Mgr Calvet écrivait la même année au ministre de l'Instruction Publique, où je lis : « Les Instituts catholiques n'ont jamais songé à se mettre sur un plan de concurrence avec les Universités d'État ; ils comprennent autrement leur rôle dans la nation... ils représentent l'exercice normal du magistère de l'Église, etc. »
Telles sont les réflexions que j'ai été amené à faire après avoir lu l'article. En aucun cas je ne voudrais entrer en contact avec le journaliste qui en est l'auteur, mais j'ai cru de mon devoir de vous faire connaître les remarques qu'il appelait de ma part.
Je vous prie, Monseigneur, d'agréer l'expression de mes sentiments respectueux et fidèlement dévoués.
*Le Doyen :\
*Michel FRANÇOIS.
183:115
Parmi les statistiques jointes, citons :
Pourcentages des transferts par rapport aux étudiants inscrits (64-65)
Propédeutique : 406/992 = 40,92 % ; Licence : 109/463 = 23,54 % ; Total : 515/1435 = 35,39 %
(152 transferts sur 515 sont dus à des motifs financiers)
Les statistiques pour l'année 65-66 atteignent respectivement, pour les trois, de mêmes résultats : 40 %, 23,20 % et 34,18 %. C'est donc bien autour de 35 % et non de 80 % que se situe la moyenne des transferts de dossier.
##### VI -- Préparation d'artillerie
Lorsque l'on considère ces incidents après coup, une chose frappe. Après la « bombe » de la conférence de presse, chaque mois a apporté un article reprenant, précisant ou amplifiant le procès de l'Institut catholique de Paris, introduit sur la place publique par son propre Recteur. Voici la liste des plus notoires :
-- 26 janvier article de Jacques Duquesne dans *Le Figaro Littéraire.*
-- 12 février article de Gérard Seneca dans *Paris-Presse.*
-- Mars : article de Pierre Moulinier dans *Le cri du monde* (publication dirigée par Georges Hourdin).
184:115
-- Avril : article de Gérard Seneca dans *Rive gauche-Saint-Sulpice,* mensuel catholique du quartier où se tient l'immeuble de l'Institut catholique.
L'article de *Paris-Presse* était intitulé : « La grande crise de l'Institut catholique ». Ce n'est plus, cette fois, le style marqué au coin de la bienséance du *Figaro littéraire.* C'est la démolition massive, grossière, mais efficace.
Inutile de le citer longuement. Il reprend toutes les attaques obliques déjà insinuées ou formulées.
*a*) *la* «* singerie *»* :*
« Dans ces conditions, l'Institut catholique peut prêter à l'accusation de singer purement et simplement l'État. Le reproche est d'autant plus fondé que les Facultés d'État sont loin d'avoir un esprit anti-catholique. »
*b*) *les* «* transferts de dossiers *»* :*
« La juridiction de l'Institut catholique s'étendant plus loin que celle de la Sorbonne, les provinciaux désireux de venir dans la capitale s'inscrivent naturellement rue d'Assas. L'année suivante, ils passent légalement en Sorbonne. »
*c*) *les* «* petits jeunes gens *»* :*
« D'autres encore, formés dans des établissements libres, ont peur d'affronter la Sorbonne et son brassage d'idées. « *Si les élèves que nous formons dans les* « boîtes » *libres ne sont pas en état d'affronter la Fac à 18 au 19 ans, c'est que le système des écoles libres est mauvais *» nous dit mélancoliquement un prêtre chargé d'enseigner. »
*d*) *la* «* prolifération cancéreuse *»* :*
« Agrégat monstrueux de facultés, de collèges et d'écoles, la « catho » donne quelquefois l'impression de l'extérieur de n'avoir rien de catholique.
185:115
Au fil des ans, elle a vu venir sous sa tutelle des écoles technico-commerciales comme l'E.S.S.E.C. Ou l'I.S.E.P., pépinière d'hommes d'affaires et d'électro-techniciens. Mais les élèves de l'E.S.S.E.C., d'une stricte laïcité, ne peuvent même pas être considérés comme des marchands du Temple. »
Le journal *l'Homme nouveau* publiait, le 5 mars, une lettre de lecteur qu'il est intéressant de rapprocher de ce qui précède :
« J'ai lu... que le journal « Paris-Presse » avait écrit : « les élèves de l'E.S.S.E.C., d'une stricte laïcité, ne peuvent même pas être considérés comme des marchands du Temple ».
Je crois devoir vous signaler qu'une telle assertion (...) est purement et simplement injuste. Je vous signale en effet qu'à ma connaissance, l'E.S.S.E.C. est une École de Sciences Économiques où l'on situe de la manière la plus explicite les disciplines du commerce et des affaires dans la logique de la foi. C'est le Père de Farcy s.j. qui s'en charge en organisant l'étude de « la morale de l'homme d'affaires » à travers la discussion d'un certain nombre de sujets -- commerce et service rendu, juste prix, juste profit, relations humaines, moralité de la concurrence, moralité de la publicité, problème des commissions, des dessous de la table, assainissement des pratiques commerciales, etc.
Le fait que je vous signale est public, patent, de contrôle facile. Il suffit, à lui seul, à montrer que l'E.S.S.E.C. mérite réellement sa place au sein d'un Institut catholique. Si l'on aboutit, avec toute la polémique actuelle, à laïciser l'E.S.S.E.C., on aura fait exactement le contraire de ce que demande le Concile. ON AURA TUÉ LE DIALOGUE ENTRE L'ÉGLISE ET LE MONDE DES AFFAIRES. »
186:115
Inutile de citer ici les articles publiés en mars dans *Le Cri du monde* et en avril dans *Rive gauche -- Saint-Sulpice*. On y retrouve, avec l'obstination habituelle, l'accusation de singerie, de prolifération cancéreuse, etc. Mgr Haubtmann n'ayant jamais estimé opportun de publier un communiqué pour préciser ou rectifier les propos qui furent au départ de cette campagne de calomnies, en assume par conséquent l'entière responsabilité morale.
##### VII -- L'assaut
Après la bombe de la conférence de presse, après la préparation d'artillerie destinée à détruire les éventuelles résistances psychologiques des intéressés et à les priver, en tout cas, du soutien de l'opinion publique, -- le Nouveau Recteur donna l'assaut.
On s'attendait plus ou moins à ce que le premier bastion attaqué fût la Faculté des sciences, où les difficultés financières (le petit nombre d'élèves en regard du prix élevé du matériel) posent un problème indiscutable. On savait d'autre part que la Faculté de droit était unanimement considérée comme le lieu de l'enseignement profane le plus en connexion avec les problèmes moraux, et *La Croix* elle-même (du 21 janvier) avait affirmé que « *la Faculté des sciences rencontre actuellement de très graves difficultés et qu'une solution s'impose, alors que la Faculté de droit fonctionne dans de meilleures conditions. *»
Or, c'est au doyen de la Faculté libre de droit que le 17 mai, et sous le timbre : « cabinet du recteur R 396. 67 », fut adressée la lettre suivante :
Cher Monsieur le Doyen,
Je me fais un devoir de vous communiquer sans plus attendre les décisions qui viennent d'être prises par les Évêques protecteurs de l'Institut Catholique en ce qui concerne la Faculté de Droit et de Sciences Économiques.
187:115
Après mûres réflexions, les Évêques ont estimé qu'il n'y avait pas lieu de prendre des inscriptions, l'an prochain, pour la première année de licence. En revanche, les étudiants ayant passé avec succès leur examen de première année pourront s'inscrire, comme par le passé, en deuxième année ; et ainsi de suite pour les autres années.
L'appellation de Faculté sera maintenue, avec la volonté de l'orienter progressivement dans le sens de la recherche. Des enseignements complémentaires de ceux de l'État seront sélectionnés en fonction de leur incidence chrétienne.
Nous garderons également, sous des modalités à préciser, le Brevet de Droit Pratique.
Il va de soi que nous étudierons ensemble et en détail l'application de ces mesures dans les semaines qui viennent, notamment dans leurs incidences sur le corps professoral. Malgré le sacrifice qui vous est demandé, je sais pouvoir compter, cher Monsieur le Doyen, sur votre concours et votre dévouement, et je vous en remercie très vivement.
Je dois partir incessamment à Montréal, mais, dès mon retour, le 25 ou le 26 mai, je ne manquerai pas de reprendre contact avec vous.
Veuillez trouver ici, cher Monsieur le Doyen, l'expression de mon cordial respect.
Signé : Monseigneur HAUBTMANN.
188:115
Il est inutile de dire ce qu'a été la douleur des professeurs, la révolte des étudiants, la détresse des parents. Si nos renseignements sont exacts, plusieurs visites furent faites, par les représentants des uns ou des autres, tant auprès des Évêques français qu'à Rome même. On leur fit comprendre, tantôt aimablement, tantôt avec une remarquable brutalité, qu'ils n'avaient qu'à se taire.
#### DEUXIÈME PARTIE LES CAUSES DE LA CRISE
##### I -- Analyse d'une stratégie
La lettre par laquelle le Nouveau Recteur a commencé la liquidation de l'enseignement magistral des matières profanes appelle quelques remarques. Elle révèle une stratégie à long terme.
**1. -- **La démarche intellectuelle y est tortueuse. Le signataire ne dit pas : « L'enseignement de la licence en droit sera supprimé, et cela en trois ans pour permettre aux étudiants qui sont en première année de terminer le cycle de leurs études ». Il dit : « Il n'y a pas lieu de prendre des inscriptions l'an prochain, pour la première année de licence. En revanche, les étudiants ayant passé avec succès leur examen de première année pourront s'inscrire, comme par le passé, en deuxième année ; et ainsi de suite pour les autres années. » Visiblement le Nouveau Recteur cherche à atténuer dans les termes la réalité des destructions qu'il opère, mais il les rend inévitables tout en ayant l'air de les limiter (« En revanche » ... « comme par le passé » ...) etc.
189:115
**2. -- **Cette lettre constitue le début d'un processus. Pourquoi n'avoir pas commencé la liquidation de l'enseignement profane par la Faculté des Sciences ? Parce que la comparaison aurait sans doute facilité la défense de la Faculté de Droit. En Sciences, la situation est mauvaise. Aux Lettres, le grand nombre des options conduit à ce que quelques cours soient suivis par peu d'étudiants. Au Droit, aucune apparence de raison ne peut être trouvée. Il fallait donc commencer par là grâce à un coup d'autorité non motivé. Les autres Facultés suivront, à plus forte raison. Le contraire n'aurait pas été aussi facile.
**3. -- **L'appellation de « Faculté » sera maintenue. Mais il ne s'y donnera plus d'enseignement de niveau universitaire. Le titre sera donc un trompe-l'œil. Ces Facultés seront des centres de recherche. Quant aux quelques enseignements qui pourront subsister, ils seront « complémentaires de ceux de l'État ». Autrement dit, le Nouveau Recteur pose en principe une formule exactement inverse à la doctrine la plus assurée et la plus traditionnelle de l'Église. Celle-ci a toujours indiqué que c'est l'État qui doit prendre en charge, par subsidiarité, ce que les groupements libres, privés, ne peuvent mener à bien. Désormais, ce sont les groupements privés qui n'auront, en matière d'enseignement, qu'une fonction supplétive par rapport à l'État.
**4. -- **Le Nouveau Recteur a choisi avec un soin particulier sa première victime ; il l'a choisie, surtout, pour qu'elle entraîne nécessairement avec, elle la totalité de l'édifice.
a\) Si la première année de licence en droit est supprimée, les suivantes le seront logiquement année après année.
b\) Si la Faculté la plus prospère et la plus dynamique se voit vidée de son enseignement à la veille de célébrer son centenaire (1975), les autres Facultés ne sauraient opposer une véritable résistance.
190:115
c\) Si l'on admet que l'enseignement supérieur libre ne doit être que subsidiaire par rapport à l'enseignement d'État, il est clair que *le même principe devra être appliqué à tous les niveaux de l'enseignement secondaire et primaire libre.* C'est donc, à terme, LA FIN DE L'ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE qui est contenue dans le petit membre de phrase : « *des enseignements complémentaires de ceux de l'État *»*.*
d\) Si l'Institut Catholique de Paris montre la voie en renonçant, par tranches, mais bien complètement, à dispenser l'enseignement supérieur dans les matières profanes, il faut se rendre compte que, DANS LE MONDE ENTIER, d'autres Institutions analogues suivront, de peur de paraître attardées ou rétrogrades. Les protestations indiquant que ce qui vaut pour Paris ne vaut pas pour Angers sont réconfortantes. Mais DANS LE PLAN PRÉMÉDITÉ que le nouveau recteur est en train de mettre en œuvre, il s'agit de liquider l'enseignement de toutes les Facultés catholiques du monde, car c'est L'ÉGLISE, QUI, PAR SA BOUCHE, ASSURE LA PROMOTION ET GARANTIT MORALEMENT L'ENSEIGNEMENT NEUTRE D'ÉTAT.
##### II -- Le plan de bataille
Car il y a un plan prémédité.
Ce plan, *Combat* du 14 décembre y faisait allusion : « *En 1963, Nicolas Boulte, alors Président de l'Association des élèves de l'Institut Catholique de Paris, avait rédigé un document sur cet Institut familièrement appelé* « *la Catho *», *où il déclarait notamment :* « *La Catho n'atteint pas ceux à qui elle devrait s'adresser. Elle n'a pas recherché la place originale qu'elle pourrait avoir. Elle doit créer des structures nouvelles. Une institution d'Église se doit d'être prospective. *» ([^66]).
191:115
Ce plan, Jacques Duquesne, dans le *Figaro Littéraire* du 26 janvier, s'y référait à son tour : « *A vrai dire, cette remise en cause ne constitue une surprise que pour les non-initiés* (...) *Les premiers de ces mouvements sont venus des étudiants En 1954, ils publiaient un* « *rapport rouge *» *qui s'inquiétait de la formation sociale donnée aux étudiants. En 1963 puis en 1965, dans un* « *rapport vert *», *leurs successeurs reprenaient l'ensemble du problème et proposaient des orientations assez proches de celles qui inspirent aujourd'hui l'Épiscopat* ([^67])*. Trois d'entre eux, Geneviève Lemaire Dallaporta, Françoise Ferry et Philippe Longchamp, rendaient ces orientations publiques dans un article publié en mars* (66) *par la revue* ESPRIT. »
Ce plan, Marcel Clément en mentionnait aussi l'existence dans *l'Homme Nouveau* du *5* février, au début de l'article intitulé : « L'Université catholique deviendra-t-elle un ghetto ? »
Ce plan, on le trouve développé très complètement et très publiquement dans le numéro de mars 1966 de la Revue *Esprit* (pp. 388 à 342). Ce qui fait que, sous le couvert et au nom de l'Épiscopat, c'est l'idéologie d'un petit groupe de pression qui, actuellement, est méthodiquement réalisée par le Nouveau Recteur, lui-même, on peut le penser, imprégné de cette idéologie au point d'être parvenu à vaincre la défiance des Évêques, puis à l'imposer, alternant la ruse et la force, par une véritable guerre psychologique destinée à démanteler la résistance de ceux qui l'avaient accueilli, au début, sans méfiance, avec un sentiment filial.
192:115
Ce plan, il occupe à lui seul 25 pages de la revue *Esprit.* Ceux qui veulent étudier le problème sur pièces s'y reporteront. Ils y trouveront, au-delà des prétextes invoqués pour obtenir l'assentiment des Évêques (trop peu d'argent ; trop peu d'élèves ; trop d'écoles ; « singeries » de l'État), la cause la plus profonde de ce coup de force ou de cette espèce de viol auquel il est actuellement procédé dans l'indifférence d'un grand nombre et sous la houlette confiante des Évêques protecteurs.
Cette cause, c'est une conception de la place que DOIT occuper l'Église dans le monde. C'est une conception que la revue *Esprit* a toujours tenté d'imposer : la destruction de la chrétienté, de toute société chrétienne, de toute structure qui ne livre pas le chrétien, garçon ou fille, enfant ou adolescent, sans protection, sans défense, au monde « tel qu'il est ».
Plutôt que de résumer cet article d'*Esprit*, nous allons en publier un certain nombre d'extraits caractéristiques. Leur lecture suffit à donner une idée claire et complète des buts de guerre que s'efforce d'atteindre la stratégie du Nouveau Recteur.
##### III -- Les buts de guerre
Voici d'abord quelques passages de la présentation signée par Jean-Marie Domenach :
« La présente étude tient compte d'observations venues d'autres Instituts catholiques, et l'on peut considérer qu'elle est valable pour l'ensemble de la France (...). Nous avons même lieu de croire que ses conclusions portent au-delà » (p. 389)
« On se trouve en face d'un cas particulièrement significatif pour l'avenir de l'Église catholique. Les Facultés catholiques, comme le montre, cette étude, ont été conçues dans une époque où l'on se préoccupait de défendre le dogme contre l'envahissement du « rationalisme ». (p. 389)
193:115
« L'Église a manifesté, au Concile du Vatican, qu'elle était dans le monde, non pour y défendre des « positions » mais pour y porter l'amour et pour prendre sa part, en tête, de l'inquiétude, de la peine et du progrès de l'humanité. » (p. 389)
Ce qui est grave, c'est que l'on OPPOSE, comme incompatibles, la préservation du Dépôt et l'ouverture au monde, l'Institution et la Mission.
Et voici quelques passages éminemment significatifs de l'article lui-même, faisant la critique des « Cathos » :
« Il a toujours été reproché aux Instituts catholiques de vivre en ghetto, coupés du monde intellectuel et insensibles aux transformations de l'Église. » (p. 391.)
« Arrivant du « secondaire » pour suivre un enseignement précis, se retrouvant à la « Catho » pour des motifs divers dont très peu ont trait à la spécificité de l'institution, (...) peu (leur) importe ([^68]), au départ, de savoir pourquoi tant d'écoles sont prospères quand périclitent les Facultés profanes, pourquoi l'enseignement qu'ils reçoivent est, au défaut de qualité près, parfois, strictement le même que celui qu'ils auraient pu trouver dans une Université d'État. » (p. 393)
Au mot près, on le voit, c'est déjà la « singerie » dite par Mgr Haubtmann.
« La simple organisation d'une Université parallèle et faussement compétitive est une tâche qui, dans l'esprit et dans les méthodes, ne saurait rien avoir d'apostolique. » (p. 395)
« Si une telle Université laisse absorber une part de plus en plus importante de son énergie dans un travail technique et dans la diffusion d'une formation spécialisée ou professionnelle, elle court grand risque de n'être plus destinée à une éducation de l'homme, mais de devenir une des formes les plus insidieuses et les plus contestables de l'empire de l'Église sur le Temporel. » (p. 396)
194:115
Bref, l'âge de « l'Institution » est clos. C'est l'âge de « la Mission » qui commence. De la mission dans la perspective bien connue de la revue *Esprit*, celle qui avant même de s'élancer, détruit tout ce qui peut former les catholiques.
« A l'étranger (...) comme en France, se trouve posée la question de la participation des Universités catholiques à la formation missionnaire de l'Église. » (p. 399)
« Bien que les Instituts catholiques français se réfèrent explicitement à une volonté missionnaire et veuillent contribuer à l'Évangélisation du monde étudiant, certaines de leurs structures actuelles, restent difficilement compatibles avec un réel esprit missionnaire. » (p. 400)
« La volonté d'ouverture au monde, l'accueil à toutes les formes de la pensée ne peuvent être des buts seconds. Jamais ils ne seront honorés dans une institution trop directement engagée dans une action temporelle. » (p. 400)
« C'est cette attitude d'abord missionnaire qui doit commander la critique du langage que l'Église utilise pour s'adresser au monde. Ce n'est pas par l'élaboration d'une « culture chrétienne » qu'elle le convertira, mais par une méditation sur les cultures et les civilisations, découvrant ainsi le langage qu'une époque peut comprendre et par conséquent les paroles de conversion qui peuvent lui être proposées. » (p. 402)
Les Universités catholiques, pour être missionnaires, n'ont donc plus à enseigner, mais à se consacrer à la recherche. Elles doivent cesser de former solidement les jeunes en face du monde extérieur : elles doivent promouvoir une théologie « en recherche » au milieu des contestations du monde.
195:115
« Comment faire entendre quoi que ce soit à un monde dont on ignore les structures sociologiques, psychologiques, ethnologiques, les catégories intellectuelles et affectives, tout ce qui constitue la forme de réceptivité d'un groupe humain ? » (p. 402)
« Il ne s'agit donc pas d'utiliser une technique, mais de sous-tendre la recherche missionnaire de l'Église par la connaissance du monde qu'ont acquise tout un groupe de spécialistes, dans leur discipline intellectuelle. » (p. 403)
Pour y parvenir, il faut donc balayer l'enseignement magistral et utiliser, pour la recherche, les structures universitaires rénovées :
« Il serait bon qu'une telle rencontre entre les spécialistes des sciences sacrées et ceux des sciences profanes (...) se déroule dans un cadre institutionnel Une structure inspirée des méthodes universitaires est alors d'une richesse irremplaçable. » (pp. 403-404)
Mais que deviendra alors la présence de l'Église dans le monde étudiant ?
« Il faut reconnaître que les étudiants catholiques n'attendent plus de l'Église la transmission du savoir. Par contre, ils voudraient être aidés dans la formation et le développement de leur foi par une réflexion sur la valeur, la relativité, la signification du savoir et de l'acte d'apprendre. » (p. 404),
Quant à l'organisation d'ensemble de la Catho nouvelle vague, elle est décrite d'avance par la revue Esprit avec précision et exactitude :
« Une Université catholique ainsi définie pourrait se consacrer à l'élaboration de la pensée de l'Église par une triple démarche
-- intelligence de la Révélation
-- réflexion sur les problèmes de la mission
-- reconnaissance de l'autonomie des démarches intellectuelles.
196:115
« Les structures adaptées à de telles exigences prendront des formes très diverses selon les secteurs : recherche théologique, réflexion philosophique, recherches menées à partir d'une ou plusieurs disciplines profanes.
Les Facultés de Théologie et de Philosophie scolastique et les Instituts de sciences religieuses regroupés dans un ensemble universitaire se consacrant à une réflexion sur des problèmes ecclésiaux, retrouveraient, leur isolement ainsi brisé, outre la nécessité de dispenser un enseignement de niveau universitaire, la possibilité d'une ouverture aux recherches des sciences profanes et aux préoccupations pastorales de l'Église. Quant au philosophe, avant de préciser les formes possibles de son enseignement, il faut réaffirmer son rôle irremplaçable comme interpellateur du scientifique et du théologien. POUR TOUTES LES AUTRES DISCIPLINES (SCIENCES HUMAINES ET EXACTES) TOUT ENSEIGNEMENT QUI SERAIT ORGANISÉ DANS UN BUT EXCLUSIF D'ACQUISITION DE COMPÉTENCE TECHNIQUE DEVRAIT ÊTRE ABANDONNÉ. LES FACULTÉS TRADITIONNELLES SERAIENT PROGRESSIVEMENT REMPLACÉES PAR DES CENTRES DE RECHERCHE ET DES GROUPES DE RÉFLEXION OUVERTS A TOUS LES INTELLECTUELS. » (p. 406) ([^69])
C'est exactement ce qui est en train de se réaliser sous nos yeux, à ce détail près que l'on conserve le nom de Faculté, -- essentiellement, si nos renseignements sont exacts, dans l'espoir -- d'ailleurs vain -- d'EMPÊCHER que des laïcs chrétiens reprennent ces Facultés profanes et refassent, sous leur propre responsabilité un enseignement supérieur libre, comme la chose est en train de se réaliser pour l'Université féminine. Il ne s'agit, peut-être, pourtant, que d'une manœuvre transitoire car :
197:115
« Pour ce travail, il faut inventer une structure autre que celle des Facultés. En effet, trop orientées vers l'enseignement et la préparation aux examens, celles-ci sont inaptes à servir de cadre à des recherches d'ordre ecclésial. Il faut envisager une formule qui, par sa souplesse, soit garante d'une adaptation continuelle à des besoins et à des données toujours en évolution. C'est pourquoi l'organisation de Centres de recherches semble souhaitable. »
Les trois jeunes signataires de ce plan de réforme -- ou ceux qui les inspirent -- ont, enfin, pressenti la difficulté : les professeurs, les étudiants ! Ils prévoient, en termes pesés, de les mettre hors jeu dès le début de l'opération.
« Écouter les seuls avis des professeurs, des étudiants et des responsables ecclésiastiques des Instituts catholiques conduirait inévitablement à une réforme plus inspirée par des inquiétudes internes des « Cathos » que par les problèmes du monde intellectuel. »
Ainsi fut fait, les principaux intéressés se sont aperçus, depuis six mois, qu'ils comptaient pour rien. Quant aux responsables ecclésiastiques -- les Évêques protecteurs, semble-t-il -- ils ont été endormis avec des histoires de budget, de crise d'effectifs, de transferts de dossiers et de nécessité missionnaire. Ils ont aussi été opportunément rassurés sur l'avenir des étudiants en droit catholiques : lorsqu'ils endossèrent la suppression de la licence, M. Alain Barrère, Président des Semaines Sociales de France, venait d'être nommé Doyen de la Faculté de droit de l'État. Synchronisation purement fortuite ?
##### IV -- Le « projet dernier » du Nouveau Recteur
Un dialogue latéral assez curieux est venu, récemment, éclairer de précisions nouvelles l'article-programme de la revue *Esprit*.
198:115
A *l'Homme nouveau* (5 février 67), où Marcel Clément avait publié un texte intitulé « L'université deviendra-t-elle un ghetto ? », la revue *Rive Gauche-Saint-Sulpice* (n° 34 -- avril) a répondu en précisant quel était « *le projet dernier de Mgr Haubtmann *», selon des étudiants en théologie et en philosophie.
Marcel Clément avait écrit :
« En bref, les Instituts catholiques en général et celui de Paris en particulier, ont actuellement le choix entre deux vocations-limites :
Mettront-ils l'accent, peu à peu, si fortement, sur la concentration intensive et exhaustive de toutes les matières religieuses : théologiques, bibliques, liturgiques, catechétiques, etc. qu'ils en viendront comme tout naturellement à abandonner en cours de route, un par un, peut-être, mais de façon à la fois unilatérale et irréversible tout ce qui n'est pas enseignement religieux. Institut Catholique sera alors la désignation d'un Institut supérieur de Catholicisme.
Ou bien, sous le nom d'Institut catholique continuera-t-on à progresser vers l'idéal d'une véritable Université Catholique autour d'un solide noyau théologique, -- même si l'État, par la loi de 1880, s'est réservé le monopole du terme « Université » ... ? »
C'est à cela que la revue *Rive Gauche -- Saint-Sulpice* répondit en avril, dans un texte que l'on peut croire autorisé et qui semble effectivement formuler « le projet dernier » de Mgr Haubtmann :
En attendant la réforme de l'Institut Catholique, certains s'efforcent de réfléchir aux problèmes posés. Nous avons interrogé à ce sujet une équipe d'étudiants en théologie et en philosophie dont l'un d'eux s'est fait l'interprète en synthétisant leur réponse à nos questions. ([^70])
199:115
Et voici la première question de *Rive gauche :*
« Un journaliste qui s'intéresse avec une particulière sollicitude à la crise de l'Institut Catholique a écrit récemment que la réforme de celui-ci ne pouvait conduire qu'à l'une ou l'autre de ces deux solutions : ou bien la Catho deviendra un « Institut Supérieur de Catholicisme », c'est-à-dire un ghetto, ou bien elle sera, avec des moyens nouveaux et accrus, une véritable « Université Catholique » regroupant toutes les disciplines sous l'éclairage d'une foi chrétienne explicitement professée. Pouvez-vous nous dire comment vous, théologiens, vous voyez chacune de ces formules ? »
Les « théologiens » ont répondu ceci :
« Je ne vous cache pas que la première nous fait un peu peur, à nous aussi. Un « Institut Supérieur de Catholicisme », cela consisterait en effet à concentrer en un même lieu toutes les sciences proprement religieuses : la théologie et l'exégèse biblique, la morale, la liturgie, la catéchèse et toutes les sciences historiques afférentes, tandis qu'on lâcherait progressivement toutes les disciplines profanes. Nous pensons d'ailleurs que cela ne correspond pas au projet dernier de Mgr Haubtmann. »
Ainsi, il y a un « *projet dernier *» de Mgr Haubtmann. Les professeurs, les étudiants, le grand public l'ignorent. Mais « l'équipe » des apprentis théologiens le connaît. Écoutons donc ceux-ci. Ils précisent d'abord le rôle de la théologie dans l'Université rêvée par le Nouveau Recteur :
« Puisque tout le monde dit que la théologie doit constituer le noyau d'une Université catholique, c'est d'elle qu'il faut partir pour envisager l'avenir. Remarquons d'abord que la théologie elle-même, dans une Université, doit se situer au niveau de la recherche, comme toutes les autres disciplines avec lesquelles elle cohabite.
200:115
La véritable tâche du théologien ne consiste pas à dispenser les connaissances qui vont de soi, le bagage religieux qui est acquis et qui ne fait plus problème. Elle est nécessairement en deçà ou au-delà de l'enseignement officiellement et communément admis à une époque donnée. Certes, on aura toujours besoin de répétiteurs, des documents ecclésiastiques du passé ou des dires de l'autorité, mais ce n'est pas ce qu'on demande à une Université. »
« D'autre part, il faut bien reconnaître que la souveraineté de la théologie sur les autres sciences NE PEUT PLUS AVOIR LE MÊME SENS ([^71]) qu'avant l'éclatement du savoir en disciplines autonomes à la Renaissance. Plutôt que de situer le théologien au faîte de la pyramide des savoirs, régentant toutes les autres disciplines tel l'icône du Pantocrator, nous préférons lui donner une place plus humble et plus vraie ; le théologien est pris entre deux feux : d'un côté, la parole de Dieu qui l'interpelle et dont il se fera l'interprète auprès de ses frères, de l'autre, les contestations du monde -- hors de lui et en lui -- qui regimbent et refusent Dieu. C'est écartelé entre ces deux contestations qu'il doit faire son métier. La théologie n'est donc plus un trône (...). »
Elle serait, dès lors, plutôt *ancilla philosophiae*, servante de la philosophie.
« -- Dans ces conditions d'interrogation et d'écartèlement, comment la théologie peut-elle travailler à la récapitulation de tout le savoir dans la foi ? Université signifie totalité...
« -- Nous ne voulons pas ironiser sur des mathématiques chrétiennes pas plus que sur la biologie marxiste de Lyssenko. Mais ces exemples historiques nous signalent un danger qui durera sans doute autant que l'histoire...
201:115
« Le Christ, telle est notre foi, a été constitué Sens de l'histoire. Un jour, par Lui, nous comprendrons l'unité de toutes les attitudes humaines vraies : celle du mathématicien et celle du poète, du mystique et du physicien, la jointure entre la beauté artistique et la beauté morale. Cependant, la tentation qui menace le chrétien, comme celui qui prétend avoir la vérité, c'est de totaliser trop tôt ; c'est tout simplement d'être totalitaire ; c'est-à-dire de se croire déjà en possession de ce que nous espérons : l'unité des ici-bas, n'est-ce pas identifier le Royaume avec ce monde ? TOUTE SYNTHÈSE PRÉMATURÉE EST UNE VIOLENCE. Cela nous oblige à laisser une grande liberté à la recherche dans tous les domaines, sans viser à l'utilitarisme apologétique qui, historiquement, a toujours été désastreux.
« C'est pourquoi une véritable « Université catholique » doit se planter en plein cœur de notre monde pluraliste, non seulement au milieu de groupes sociologiquement différents, mais au milieu de visions du monde et d'influences qui sont multiples et qui traversent la conscience d'un chacun. SA TACHE MAJEURE EST PEUT-ÊTRE LÀ : comment apprendre aux étudiants à vivre cette pluralité sans qu'ils sombrent dans un scepticisme paresseux, sans que leur foi devienne un secteur de plus en plus rétréci de leur vie. Vivre en se laissant interpeller par la Parole de Dieu ne va-t-il pas devenir bientôt plus difficile que l'athéisme, qui s'est cru l'école de l'inquiétude et du courage lucide ? -- C'est peut-être dans l'expérience de cet écartèlement, dans une résistance intrépide à ce pluralisme en soi-même, dans cette quête d'une unité qui se dérobe ici-bas, que nous comprendrons ce que signifie la foi (...). »
L'équipe des théologiens étudiants termine sur ces lignes qui rejoignent, avec un fidélité exemplaire, la fin de l'article d'*Esprit :*
202:115
« Nous ne voulons en aucune façon mettre en cause les mérites et le dévouement des professeurs de l'Institut catholique. Néanmoins, nous ne pensons pas que la Catho actuelle puisse constituer un cadre assez ample pour ce dialogue et cette contestation réciproque de la pensée chrétienne et des sciences profanes. Ne sera-t-on pas conduit alors à rechercher d'autres solutions qui pourraient s'inspirer, par exemple, de la formule de l'Université de Strasbourg ou des Universités allemandes ? Cela poserait, évidemment, de nombreux problèmes, tant du côté des étudiants que des professeurs. C'est pourquoi on ne peut s'orienter dans cette voie qu'avec prudence. »
C'est-à-dire, on le sait, par tranches successives !
« Quant au rôle de protection pour la foi des étudiants que jouerait l'Institut catholique, cela nous semble, en tout cas en pratique, sinon en théorie, un argument mineur et ne peut constituer un obstacle sérieux... »
Ce qui est tout à fait certain, dès que l'on admet que la Recherche passe avant l'homme.
##### V -- Les causes secondaires de la crise
Avant de tirer quelques conclusions sur le fond de tout ce que ce dossier fait apparaître, il semble qu'une évidence puisse être formulée : les motifs pratiques, financiers et autres, ne sont là que pour distraire la galerie et rassurer la conscience des Évêques. Quand on rapproche ce que le Nouveau Recteur a dit au cours de sa conférence de presse (ou ce qu'il a laissé répéter indéfiniment par les journaux sans publier une seule mise au point), des deux articles d'*Esprit* et de *Rive gauche*, la certitude morale atteint son degré le plus élevé :
203:115
la motivation profonde, radicale de tout ce remue-ménage est la conséquence d'une nouvelle théologie de l'Église, qui ne se formule encore que discrètement, cherchant à habituer peu à peu les esprits, -- cependant qu'on réalise sous nos yeux un programme qui, lui, *ne sera officiellement dévoilé que lorsqu'il sera intégralement réalisé.*
Il n'en reste pas moins que des batailles de diversion ont sans cesse occupé le devant de la scène. Un document établi avec les « moyens du bord » par les étudiants de la Catho permet de porter un jugement équilibré sur ces causes apparentes de la crise, qui ne sont pas sans consistance, mais sont loin de constituer la motivation principale du Nouveau Recteur.
Voici ce document :
**1. -- **On fait valoir, pour mettre en question l'existence des Facultés de la Catho. le petit nombre des étudiants en deuxième année. Or voici les chiffres comparatifs des quatre dernières années pour le Droit et pour les Lettres.
A la Faculté de Droit, voici le mouvement des inscriptions
En 63-64 : 319 en 1^e^ année 54 en 2^e^ année ;
En 64-65 : 311 en 1^e^ année 92 en 2^e^ année ;
En 65-66 : 277 en 1^e^ année 114 en 2^e^ année ;
En 66-67 : 327 en 1^e^ année 164 en 2^e^ année.
En quatre ans, le nombre des élèves de 2^er^ année a fait plus que tripler selon une croissance régulière, à telle enseigne que la Faculté de Droit qui comptait 600 étudiants en 63. 667 en 64, 696 en 65, en comprend 898 en 66-67.
A ce mouvement des inscriptions correspond le mouvement des résultats aux examens :
1963-1964 : 1^e^ année, Licence Juridique. 26,19 % ; Sciences Écon., 39,28 % ; 2^e^, année, Licence Juridique, 48.57 % ; Sciences Écon., 70,21 % ; 3^e^ année, Licence Juridique. 74,07 % Sciences Écon., 100 % ; 4^e^ année, Licence Juridique. 100 % ;
204:115
1964-1965 : 1^e^ année, Licence Juridique, 55,20 % ; Sciences Écon., 39,04 % ; 2^e^ année. Licence Juridique, 56,52 % ; Sciences Écon., 70.21 %. ; 3^e^ année, Licence Juridique, 72,72 % ; Sciences Écon., 60 % ; 4^e^ année, Licence Juridique, 85.76 % ; Sciences Écon., 100 % ...
Ces chiffres, croyons-nous, se passent de commentaires.
A la Faculté des Lettres, les résultats ne sont pas moins probants. Voici le mouvement des inscriptions :
En 63-64 517 en licence pour 894 en Propédeutique
En 64-65 428 en licence pour 992 en Propédeutique
En 65-66 479 en licence pour 889 en Propédeutique
En 66-67, 541 en licence pour 511 en D.U.E.L.
Les effectifs, par année, ont donc atteint : en 1963-64. 1.411 étudiants ; en 64-65, 1.420 ; en 65-66, 1368 ; en 66-67, 1.052.
Il serait trop long d'énumérer les résultats des diverses disciplines (une douzaine) préparées à la Faculté libre. Disons simplement que le pourcentage des reçus en propédeutique classique, est passé de 48,3 % en 63-64 à 58,01 % en 64-65 ; qu'il est passé, en grammaire et philosophie classique, de 57,14 % en 63-64, à 81,81 % en 64-65. Il n'y a pas de tels progrès dans toutes les disciplines. Mais la moyenne du pourcentage des reçus ne descend qu'assez rarement au-dessous de 50 %.
Bref, dans les deux Facultés, tant sur le plan des inscriptions que sur le plan des résultats, on constate que l'assiduité des étudiants, comme la qualité de l'enseignement apparaissent, à travers les chiffres, en progrès constants. Ces résultats doivent être mis en pleine lumière. Ils doivent en outre être rapprochés du chiffre réel des transferts de dossiers vers l'Université d'État que des articles soudainement désobligeants d'une partie de la presse évaluaient récemment à 80 %. Ceux-ci gravitent, pour la Faculté des Lettres, aux alentours de 35 % et s'expliquent par des raisons principalement financières, très rarement pour des raisons de fond.
**2. -- **En ce qui concerne le corps professoral, on a allégué, ici ou là, que l'inévitable modicité des traitements qui sont alloués conduit nombre de professeurs à des activités professionnelles marginales qui nuisent à la qualité de l'enseignement : « Dans ce cas, ils ne pourraient se consacrer à leur mission propre ». Or, dans le cas précis de la Faculté de Droit, c'est bien plutôt le contraire qu'il faut observer.
205:115
Le théoricien enrichit son enseignement de l'expérience acquise par le praticien. La même remarque vaut dans le cas des disciplines littéraires où les activités marginales (leçons particulières, etc.) enrichissent souvent la pédagogie si elles nuisent au loisir de la recherche.
La qualité des professeurs est d'ailleurs si notoire que certains diplômes délivrés, plus spécialement par la Faculté des Lettres (Maître ès arts, Maîtres docteurs), sont généralement reconnus à l'étranger, et aussi par l'UNESCO.
**3. -- **Il y a aussi l'aspect financier. « Les Facultés de Droit et de Lettres coûtent cher ». C'est évident. Et surtout ce n'est pas nouveau. Le problème, ici, est beaucoup plus de faire connaître à un plus grand nombre de parents chrétiens ce que les Facultés de la Catho peuvent leur apporter et de continuer à travailler à l'augmentation du nombre des étudiants, que de supprimer les dépenses en abolissant l'institution ! Qui ne comprend que la création, en vingt ans, sous l'impulsion de l'ancien et vénéré recteur, de dix-sept écoles nouvelles, suppose un dynamisme créateur dans l'ordre du financement et un appel efficace au soutien des chrétiens. Le conseil d'administration de la Catho n'a-t-il pas le privilège de réunir des personnalités aptes à résoudre des problèmes de cet ordre ? En définitive, l'Église a plusieurs siècles d'expérience en ce domaine et des exemples récents montrent qu'elle n'a rien perdu de sa capacité à conduire les hommes à construire gratuitement, dès lors qu'ils comprennent ce qui est en jeu.
Ce sont là des arguments qui ont leur poids. Il est évident qu'ils auraient été pris en considération si la motivation profonde n'avait pas impérieusement exigé qu'ils soient balayés d'un revers de main.
Lorsqu'on veut noyer son chien, dit le proverbe, on dit qu'il est enragé.
#### CONCLUSION LA SIGNIFICATION DE LA CRISE
Du dossier ainsi établi, deux conclusions se dégagent.
206:115
**1. -- **Les fins poursuivies par le Nouveau Recteur tendent, non à perfectionner et à mettre à jour l'œuvre presque centenaire de l'Institut Catholique de Paris, mais à la réformer radicalement en accord avec une nouvelle théologie de l'Église.
**2. -- **Les moyens utilisés par lui résultent d'une volonté apparente de ne pas expliciter publiquement les fins qu'il poursuit. Ne cherchant pas, de ce fait, à obtenir l'adhésion des professeurs, des étudiants et des parents, il les a traités, dès le début, en adversaires, jetant un discrédit public sur l'œuvre accomplie, donnant des assurances vagues, portant enfin le coup de grâce susceptible d'anéantir, dans son principe même, l'enseignement libre de tous les niveaux, et dans le monde entier.
Il n'appartient pas aux simples croyants que nous sommes, de juger de cette nouvelle théologie de l'Église, ni de sanctionner ces méthodes de gouvernement ecclésiastique incontestablement inédites. Il ne nous est cependant pas interdit de formuler une opinion à ce sujet. C'est à quoi nous consacrerons ces lignes terminales. La volonté du Nouveau Recteur de ne pas proclamer clairement et explicitement les principes et les fins de sa réforme a valeur indicative. Redouterait-il qu'il apparaisse trop tôt que ces principes et ces fins s'écartent notablement de la tradition de l'Église et du Concile ?
##### I -- L'enseignement de Pie XII
« C'était fatal ! On va nous ressortir Pie XII. » De loin, on peut percevoir le ricanement supérieur des nouveaux théologiens. Il y a eu le Concile, donc Pie XII ne compte plus. Il est effacé, indigne... anté-conciliaire !
207:115
Nous pensons le contraire. Le Concile a eu pour rôle non de détruire, mais d'accomplir. C'est du moins l'enseignement de Paul VI qui a affirmé, le 22 février 1967, « l'esprit de fidélité qui anima le Concile à l'égard de la tradition » (Exhortation *Petrum et Paulum*). Il est d'autant plus opportun de citer Pie XII en la matière que, dès le 21 septembre 1950, parlant à un groupe d'universitaires français conduits par les Recteurs des Instituts Catholiques de Paris, d'Angers et de Lille, le Pasteur Angélique évoquait les attaques au succès desquelles nous assistons présentement :
« Quelle est donc actuellement la raison d'être des Instituts catholiques, leur opportunité, sur laquelle, même dans les meilleurs milieux, on semble élever parfois quelque doute ? On pourrait d'abord voir une question de dignité pour l'Église dans le maintien de l'œuvre plus que millénaire qui lui doit sa naissance, ses développements, son extraordinaire et féconde influence. Mais une pure considération de dignité, de tradition historique vénérable, suffit-elle à justifier, à expliquer une pareille dépense d'argent et d'efforts ? Il en est une autre, à notre avis plus importante et plus vitale. LA PERMANENTE ACTUALITÉ ([^72]) d'Instituts ou Universités catholiques réside dans l'utilité, le besoin de constituer un corps de doctrine, ordonnée, solide, de créer toute une ambiance de CULTURE SPÉCIFIQUEMENT CATHOLIQUE. UN ENSEIGNEMENT, MÊME IRRÉPROCHABLE, DANS TOUTES LES BRANCHES DU SAVOIR, COMPLÉTÉ AUSSI PAR L'ANNEXION A CÔTÉ DE LUI D'UNE INSTRUCTION RELIGIEUSE SUPÉRIEURE, NE SUFFIT PAS. Toutes les sciences ont directement ou indirectement quelque rapport avec la religion, non seulement la théologie, la philosophie, l'histoire, la littérature, mais encore les autres sciences : juridiques, médicales, physiques, naturelles, cosmologiques, paléontologiques, philologiques.
208:115
A supposer qu'elles n'incluraient aucune relation positive aux questions dogmatiques et morales, elles risqueraient néanmoins de se trouver en contradiction avec elles. Il faut donc, MÊME SI L'ENSEIGNEMENT NE TOUCHE PAS DIRECTEMENT LA VÉRITÉ ET LA CONSCIENCE RELIGIEUSE, QUE L'ENSEIGNANT, LUI, SOIT TOUT IMBU DE RELIGION, DE RELIGION CATHOLIQUE. »
C'est ce que réalisait, fort imparfaitement, l'Institut Catholique de Paris. C'est ce qui est en train d'être abattu et qui aurait si bien pu à l'inverse, être perfectionné.
Si l'on rapproche ce texte de Pie XII des phrase-clefs de la nouvelle théologie, on constate qu'il s'agit exactement du contre-pied :
ENSEIGNEMENT DE PIE XII :
I. -- La permanente actualité des Instituts catholiques réside dans l'utilité de constituer « un corps de doctrine ordonnée, solide » ...
II\. -- ... et de créer « toute une ambiance de culture spécifiquement catholique. »
III\. -- « Un enseignement, même irréprochable, dans toutes les branches du savoir, complété aussi, par l'annexion à côté de lui d'une instruction religieuse supérieure, ire suffit pas. »
IV\. -- « Il faut donc, même si l'enseignement ne touche pas directement la vérité et la conscience religieuse, que l'enseignant, lui, soit tout imbu de religion, de religion catholique. »
« ESPRIT » ET « RIVE GAUCHE » :
I. -- « Toute synthèse prématurée est une violence. (*Rive gauche*, p. 12)
II\. -- Ce n'est pas par l'élaboration d'une « culture chrétienne » qu'elle « convertira » le monde (*Esprit*, p. 402).
III\. -- Les étudiants catholiques n'attendent plus de l'Église la transmission du savoir (*Esprit*, p. 404).
IV\. -- Une Université parallèle et faussement compétitive ne saurait rien avoir d'apostolique (*Esprit*, p. 395).
Il est inutile de commenter.
209:115
##### II -- L'enseignement du Concile
Mais le Concile n'a-t-il pas pu, sans vraiment contredire l'esprit de l'enseignement donné par Pie XII, orienter les catholiques vers une attitude résolument missionnaire, missionnaire par priorité ?
C'est tout à fait exact. Et dans cette perspective missionnaire, le Concile met l'accent sur l'importance de la recherche et de la connaissance du monde. Mais il le fait, NON EN OPPOSANT CETTE RECHERCHE ET CETTE OUVERTURE A LA FORMATION DES HOMMES DANS DES INSTITUTS CATHOLIQUES, MAIS EN FAISANT JAILLIR CETTE RECHERCHE ET CETTE OUVERTURE DE LA FORMATION DES HOMMES PAR UN ENSEIGNEMENT IMPRÉGNÉ DE FOI.
Il n'est que de lire la Déclaration sur l'éducation chrétienne pour constater que rien n'est plus loin de la lettre et de l'esprit du Concile que de nier l'importance du milieu scolaire catholique.
Ici encore, on peut faire une étude comparée des textes :
ENSEIGNEMENT DU CONCILE
THÈSES RÉFORMISTES DE L'INSTITUT CATHOLIQUE
I. -- Ce qui lui appartient en propre, c'est de créer pour la communauté scolaire une atmosphère animée d'un esprit évangélique de liberté et de charité, d'aider les adolescents à développer leur personnalité en faisant en même temps croître cette créature nouvelle qu'ils sont devenus par le baptême ([^73]) ...
I. -- « L'Institut catholique n'a rien à gagner à paraître singer l'État. Nous voulons autre chose qu'une concurrence... Même des religieuses étudient en Sorbonne. » (Conférence de presse, 12-12-66).
210:115
II -- ... et finalement d'ordonner toute la culture humaine à l'annonce du salut de telle sorte que la connaissance graduelle que les élèves acquièrent du monde, de la vie et de l'homme, soit illuminée par la foi. » (n° 8)
II\. -- « Ce n'est pas par l'élaboration d'une "culture chrétienne" qu'elle le convertira » (le monde). (*Esprit*, p. 402.)
III\. -- C'est ainsi que l'école catholique en s'ouvrant comme il convient au progrès du monde moderne, forme les élèves à travailler efficacement au bien de la cité terrestre. En même temps, elle les prépare à travailler à l'extension du Royaume de Dieu de sorte qu'en s'exerçant à une vie exemplaire et apostolique, ils deviennent comme un ferment de salut pour l'humanité. (n° 8)
III\. -- « La simple organisation d'une Université parallèle et faussement compétitive est une tâche qui, dans l'esprit et dans les méthodes, NE SAURAIT RIEN AVOIR d'apostolique. » (*Esprit*, p. 395)
211:115
IV\. -- L'école catholique revêt une importance considérable, dans les circonstances où nous sommes, puisqu'elle peut être tellement utile à l'accomplissement de la mission du peuple de Dieu et servir au dialogue entre l'Église et la communauté des hommes, à l'avantage de l'une et de l'autre. Aussi, le Concile proclame-t-il à nouveau le droit de l'Église, déjà affirmé dans maints documents du magistère de fonder et de diriger des écoles de tous ordres et de tous degrés. Il rappelle que l'exercice de ce droit importe au premier chef, à la liberté de conscience, à la garantie des droits des parents ainsi qu'au progrès de la culture elle-même. (n° 8)
IV\. -- « Il n'y a pas lieu de prendre des inscriptions, l'an prochain, pour la première année de licence (en droit) (...) Des enseignements COMPLÉMENTAIRES DE L'ÉTAT seront sélectionnés en fonction de leur incidence chrétienne. » (Lettre du 17 mai, citée supra).
V. -- Le Concile recommande instamment de développer des universités et facultés catholiques opportunément réparties dans les différentes parties du monde ; qu'elles brillent moins par leur nombre que par la valeur de leur enseignement ; et que l'accès en soit facilité aux étudiants qui donnent davantage d'espérances, mêmes, s'ils sont de condition modeste, surtout s'ils sont originaires des jeunes nations. (n° 10)
V. -- La présente étude (...) est valable pour l'ensemble de la France (...) Nous avons même lieu de croire que ses conclusions portent au-delà » (*Esprit*, p. 389) \[L'étude aboutit à détruire l'enseignement profane dans les Facultés catholiques.\]
VI\. -- Quant aux écoles supérieures et surtout aux universités et facultés, l'Église les entoure d'un soin vigilant. Bien plus, dans celles qui dépendent de son autorité, elle entend que, par une organisation rationnelle, on travaille dans chaque discipline selon les principes et la méthode particuliers à celle-ci et avec la liberté propre à la recherche scientifique, de manière à en acquérir progressivement une plus profonde maîtrise. (n° 10)
VI\. -- « Si une telle Université laisse absorber une part de plus en plus importante de son énergie dans un travail technique et dans la diffusion d'une formation spécialisée ou professionnelle, elle court grand risque de n'être plus destinée à une éducation de l'homme, mais de devenir une des formes les plus insidieuses et les plus contestables de l'emprise de l'Église sur le Temporel (*Esprit*, p. 396)
212:115
On dira -- on a dit -- que la réforme de la Catho ne touchait pas aux principes... que l'Église restait attachée aux principes... ! C'est bien dit. A un certain degré d'invraisemblance, cela ne peut plus être soutenu. Lorsque, par exemple, on pose en principe -- pour Paris ET pour Angers -- que l'enseignement supérieur libre est complémentaire de celui de l'État, le principe de subsidiarité est purement et simplement foulé aux pieds ; etc.
##### III -- Les sentiments de Jacques Bonhomme
Jacques Bonhomme, c'est le « catholique de base ». Il n'est pas plus sot qu'un autre. Il n'est pas moins informé. Il comprend ce qu'on lui dit et ce qu'on lui écrit.
Sa première impression est que ce qui se passe à l'Institut Catholique de Paris est d'une effrayante gravité.
Ayant examiné ce dossier, il songe.
Il ne s'agit plus d'appliquer le vrai Concile. Il s'agit de mettre en œuvre, de force et non sans commettre d'inqualifiables injustices, une expérience plus qu'aventurée, et qui a bien des chances d'emporter avec elle tout l'enseignement supérieur catholique, en France et de proche en proche, dans le monde entier.
213:115
Quelle expérience ?
Elle consiste essentiellement à DÉTRUIRE LA FORMATION CHRÉTIENNE SUPÉRIEURE DES HOMMES et à la remplacer par LA CONFRONTATION INTELLECTUELLE DE LA RÉVÉLATION AVEC LES IDÉOLOGIES DE NOTRE ÉPOQUE.
Elle consiste à assigner pour fin à la théologie, non d'éclairer progressivement les intelligences par la lumière projetée sur toute les branches du savoir, mais d'être exclusivement et totalement « en recherche », de se confronter en permanence aux « contestations » des courants de pensée contemporains.
Elle consiste à considérer la mission non comme l'œuvre de chrétiens adultes, sérieusement formés, et entamant le dialogue du salut avec leurs frères séparés ou lointains, mais comme l'œuvre d'une poignée de spécialistes délaissant la formation chrétienne des hommes pour se consacrer à la recherche et au dialogue érigés en valeurs excessives.
Elle consiste à estimer que les jeunes catholiques, et les croyants, en général doivent renoncer à toutes les institutions temporelles susceptibles de leur donner une vision du monde, imparfaite toujours, mais unifiée dans la foi. Ils doivent se réunir pour la célébration du culte et, pour le reste de leur activités, vivre en tension entre la Révélation et le monde pluraliste. Ils cessent d'être des messagers du Christ ressuscité pour être des crucifiés du pluralisme.
Elle consiste à assigner à l'Église, non la mission de séduire tous les hommes vers la vraie religion, mais la mission de se consacrer unilatéralement à la recherche, au dialogue, à l'étude du monde pour la mise au point intellectuelle d'un langage qui lui soit adapté afin que cette recherche et ce dialogue soient facilités -- indéfiniment.
214:115
Elle consiste finalement (et involontairement sans doute) à faire oublier que la béatitude est au bout de l'humble rectitude évangélique des actes humains de tous les hommes, même des plus humbles, et non pas au bout de la quête intellectuelle de quelques équipes de novateurs.
Ne serait-ce pas, dès lors, la finalité de la religion elle-même qui est, cette fois, en cause ?
Peregrinus.
215:115
## CORRESPONDANCE
### Note sur l' « Abîme » de Pascal
par Étienne Gilson\
de l'Académie française.
Nous avons reçu de M. Étienne Gilson la lettre suivante, à l'intention de nos lecteurs :
Dans le numéro 113 d'*Itinéraires* (mai 1967), on lit la reproduction d'un article du Dr Marcel Eck (*Moines en psychanalyse*) où se trouve cité un mémoire du Dr René Onfray, *L'abîme de Pascal*, Poulet-Malassis. Rappelant que le supérieur du couvent de Cuernavaca voit une liaison profonde entre le début d'une tumeur rétinienne et son accident hallucinatoire du 4 octobre 1960, M. Eck observe que « médicalement, on ne saisit pas très bien le lien entre les deux épisodes », puis il ajoute : « Dans un mémoire fort intéressant, un ophtalmologiste réputé, René Onfray, émettait l'hypothèse d'une relation directe « entre l'abîme que Pascal sentait à son côté, l'illumination de la nuit du 23 novembre 1654, et les conséquences d'une migraine ophtalmique récidivante.
216:115
Une hémianopsie expliquant le trou noir de l'abîme et un scotome scintillant expliquant les premiers mots du Mémorial « Feu ». L'hypothèse de René Onfray édifiée sur des bases scientifiques et historiques est très vraisemblable ; elle ne touche en rien aux valeurs spirituelles pascaliennes. » (*Itinéraires*, numéro 113, page 263.)
Il faut savoir que le célèbre abîme à sa gauche, sur lequel philosophait encore Paul Valéry, appartient à la légende de Pascal, non à son histoire. Dans sa classique édition des *Pensées et Opuscules* de Blaise Pascal (Paris, Hachette, 4^e^ éd. 1907, p. 15, n° 1), Léon Brunschvicg commençait par rapporter l'accident du pont de Neuilly (8 novembre 1654) qui, lui, est solidement attesté. En traversant un pont sans parapets les chevaux s'emballèrent et se jetèrent à l'eau, leurs laisses se rompirent et le carrosse resta sur le bord du précipice, « ce qui fit prendre la résolution à M. Pascal de rompre ses promenades et de vivre dans une entière solitude ». Ce témoignage de la sœur aînée de Pascal, Gilberte Périer, est difficilement récusable, mais il ne dit rien d'autre, et Léon Brunschvicg le commente avec raison en ces termes :
« Cet unique témoignage, suffisant pour établir la matérialité du fait, ne l'est pas quant aux conséquences morales de ce fait. A plus forte raison convient-il d'écarter la légende de *l'abîme à gauche,* accréditée par Voltaire qui l'avait trouvée dans une lettre de l'abbé Boileau, et dont on n'avait pas entendu parler avant la publication de cette lettre, en 1737. A cette date, les prétendues anecdotes sur Pascal ne comptent plus pour l'historien. »
217:115
On sait donc depuis plus de soixante ans que *l'abîme de Pascal* est une légende. Il n'est pas surprenant que Voltaire ait contribué à la propager, ni que Valéry l'ait recueillie ; elle traîne d'ailleurs un peu partout, mais il n'est pas à craindre qu'elle touche en rien aux « valeurs spirituelles pascaliennes », puisque rien ne lui répond dans la réalité.
Étienne Gilson.
de l'Académie française.
218:115
## NOTES CRITIQUES
### Sur un affligeant pamphlet
On nous dit que le petit livre de Louis Rougier publié par Pauvert (1967) sous le titre *Une faillite, la Scolastique,* connaît un certain succès parmi les gens peu informés. Si c'est vrai, c'est fort regrettable, car il est strictement nul.
Il conjoint une fausse clarté et un étalage de pseudo-érudition, dans la pire tradition des aide-mémoire du Baccalauréat. Nous sommes sévères parce que nous avons le droit de l'être, et que nous avons de la mémoire : Lorsque, en 1925, M. Rougier publia son livre sur *La Scolastique et le Thomisme*, la plupart des spécialistes catholiques discutèrent ses vues doctrinales. Mais l'un d'entre eux (érudit de réputation internationale) le regretté Père Théry dénonça tout autre chose : il montra que M. Rougier, qui posait à l'homme compétent qui a scruté tous les textes anciens, *s'était borné à copier, parfois par paragraphes entiers, ou même par pages*, quelques ouvrages fondamentaux dus, précisément, à des auteurs catholiques qu'il malmène avec tant de désinvolture par ailleurs ([^74]). Et comme, souvent, il copiait vite et mal, il en découlait des contresens et des erreurs diverses...
De telle manière que son récent petit « *remake *» ne saurait faire illusion un instant à quelqu'un qui connaît sérieusement et profondément la Scolastique : nous avons relevé des confusions patentes à propos de tel ou tel auteur évoqué par lui, mais il faudrait un article entier pour les reprendre. L'aspect historique de son livre est du pur « tape-à-l'œil ».
219:115
La force de sa pensée philosophique ne vaut guère mieux. Si on veut en avoir le fin mot, il faut lire la dernière citation de son livre, qui est de David Hume, et qui est la profession de foi empiriste la plus sotte et la plus bornée qu'on puisse imaginer (p. 164). Dieu sait si la pensée actuelle, même la plus hostile à la Scolastique, a renoncé à cette manière de traiter les problèmes philosophiques (Canguilhem. « Il est inutile aujourd'hui de perdre du temps à réfuter l'empirisme, etc. »). Si l'on y tient, on n'a qu'à prendre un bon traité, comme celui de Jolivet, par exemple (Vitte, éditeur). Ajoutions à cet empirisme un rejet entièrement à priori du Christianisme, disqualifié au départ comme illusoire, sans l'ombre d'une démonstration, et nous aurons les coordonnées fondamentales de M. Rougier...
Mentionnons enfin pour préciser un peu, une sorte de queue ou d'appendice, qui fut de mode voici un certain temps : l'explication de la métaphysique, surtout grecque, par le langage et la grammaire (pp. 23, 94, 95). Cette idée mirifique fut soutenue également par Bergson, Édouard Le Roy, et Léon Brunschvicg. En revanche, déjà fortement réfutée par les thomistes ([^75]) *elle est carrément abandonnée par les penseurs actuels un peu au courant du problème*. C'est ainsi qu'on lit dans les très universitaires *Études philosophiques*, analysant un livre sur Aristote :
« *M. X. prend le contre-pied des critiques de Brunschvicg, qui reproche à Aristote son ontologie, coupable de ne remonter qu'au langage spontané. Précisément, dit-il, Heidegger et Merleau-Ponty ont aujourd'hui réhabilité le langage : celui-ci a lui aussi une structure susceptible d'être formalisée, et sa dignité vaut bien celle des mathématiques. *» (Avril-juin 1964.)
220:115
Avec un tel point de départ nominaliste (réduction, de l'idée au mot évoquant de simples images), rien d'étonnant si M. Rougier montre, tout au long de son livre, *qu'il ne comprend rigoureusement rien aux termes scolastiques qu'il manipule impudemment.*
C'est ainsi que, pour lui, la métaphysique scolastique est une sorte de marqueterie d'entités « qui s'emboîtent... comme un jeu de poupées japonaises (sic) » (p. 131). Visualisant ainsi le problème, il va au hasard dans un univers mental qui lui est totalement étranger. Il ne saisit pas la signification de l'idée d'être (p. 89) ([^76]), il confond continuellement les thèses de logique et d'ontologie, il « nage » dans la théorie des distinctions (réelle ou de raison, cf. pp. 94, 95) et, d'une façon générale, il ne sait jamais relier exactement comme il faut les divers « binômes » de la métaphysique aristotélicienne et scolastique. Il procède par ajout : Il y a la théorie de la matière et de la forme, *il y a aussi* celle de la substance et des accidents etc.
Il a beau écarquiller les yeux (de l'esprit) il distingue mal forme et figure (pp. 91, 92), il confond forme et essence ([^77]). Quant à la célèbre distinction entre essence et existence, dans laquelle il voit à juste titre la thèse fondamentale de la métaphysique thomiste, il la noie constamment sous les plus ineptes arguties nominalistes, dont le moindre manuel scolastique fait facilement justice (pp. 113 et 115, un modèle d'incompréhension).
*Conclusion :* « Le savoir philosophique de saint Thomas, qui reflète les essences des choses réelles en leur vérité certaine et immuable, n'est ni médiéval ni propre à aucune nation particulière. Il transcende le temps et l'espace, et n'a rien perdu de sa valeur pour l'humanité d'aujourd'hui. » (Paul VI, 10 septembre 1965.) Voilà ce que pense encore aujourd'hui l'Église. Et d'un point de vue rationnel, elle a parfaitement raison de miser sur ce que Bergson -- qui pour son compte la critique -- reconnaît comme « la métaphysique naturelle de l'intelligence humaine ».
221:115
De fait, n'est-ce pas là « un signe remarquable de vérité ? Car si l'intelligence vaut quelque chose -- et sinon mieux vaudrait être végétal que philosophe -- la doctrine qui se développe le mieux dans la ligne naturelle de l'intelligence n'est-elle pas aussi la plus vraie ? » ([^78]).
Il ne faut pas qu'un arbre nous cache la forêt : *Il faut penser par* « *périodes longues *». Maritain fait très justement remarquer ([^79]) que « quelques siècles ne sont pas grand chose dans l'histoire humaine », et que les géants de la pensée qui nous bouchent le passage ne sont là que depuis trois siècles environ. Tandis que « la philosophie dite « thomiste » est en continuité avec l'expérience commune de cet en deçà de la philosophie. *C'est pourquoi la philosophie dite thomiste ne disparaîtra jamais ou renaîtra toujours,* non sans subir d'incessantes aventures au milieu des philosophies qui sont en rupture avec l'expérience commune de l'homme en tant que tel... » ([^80]).
-- Le thomisme est de taille à enterrer tous les Rougier du monde.
Louis Jugnet.
### La déchristianisation à l'école
Les catalogues de livres de prix qui circulent dans les écoles publiques en vue d'établir les commandes de fin d'année réservent bien des surprises aux esprits non prévenus et dispensent de profitables enseignements au pédagogue curieux qui en examine les titres en détail.
222:115
Celui du C.D.L.P., le seul à notre disposition à Drancy (Centre de Diffusion du Livre et de la Presse -- 142 Boulevard Diderot -- Paris 12^e^), offre ainsi page 28 « pour les Jeunes de douze à quinze ans » un album artistique, relié et enrichi de reproductions, d'une valeur de 24 F. : « Légendes Juives et chrétiennes » par Jacqueline Marchant, préfacé par Vercors et sorti des presses des « Éditions Rationalistes » (16, rue de l'École Polytechnique, Paris 151). Il ne s'agit pas du tout, comme certain lecteur superficiel du catalogue pourrait le croire, d'un hommage surprenant et inhabituel rendu aux Livres Saints. Pas du tout ; il s'agit de « démythifier la Bible et de démystifier ses jeunes lecteurs, afin de leur permettre d'aborder les deux Testaments sans risquer de s'y laisser prendre », écrit Vercors. D'ailleurs, dès le début de sa préface, nous sommes fixés ; ce monsieur, dès l'âge de dix ans, s'écriait, à propos de fées ou de sortilèges : « C'est aussi bête que de croire au bon Dieu. »
Dans ce livre, qu'une prudente clause de style affirme avoir été écrit pour les enfants n'allant pas au catéchisme, mais que les professeurs pourront conseiller à tous, la démolition de la foi des jeunes, que n'étaie aucune culture historique appropriée, se fait selon trois techniques éprouvées depuis longtemps dans les pays de l'Est où l'athéisme est enseigné à l'école.
D'abord, comme au musée anti-religieux de Leningrad, assimiler les récits bibliques aux contes, légendes et mythologies diverses. En voici deux exemples. A propos du sacrifice d'Abraham : « Ainsi dans les légendes grecques, nous pouvons lire qu'Iphigénie, réclamée par la déesse Diane à son père Agamemnon, fut remplacée par une biche sur l'autel où elle allait périr. » A propos de Jésus : « On adorait des dieux sauveurs, Attis, Adonis, Osiris, Mithra. Comme on le dira plus tard de Jésus, on disait qu'ils étaient nés d'une vierge, et qu'après leur mort douloureuse, leur « passion », ils ressuscitaient ». L'interdiction de manger le fruit défendu est comparée à celle de Barbe-Bleue défendant à sa femme d'ouvrir une porte, à celle de Zeus défendant à Pandore d'ouvrir une boîte. Le mot « légende » se trouve un grand nombre de fois sous la plume de l'auteur : « Jésus est né d'une vierge, ce qui relève évidemment de la légende » ; à propos de l'Apocalypse : « nous sommes là en pleine légende » ; à propos des martyrs : « la plupart des récits qui nous montrent les chrétiens torturés ou livrés aux bêtes sont des légendes ».
223:115
Le second procédé consiste à ridiculiser les dogmes. Dieu est présenté comme un dieu cruel, odieux, injuste : « Toujours le même truc, écrit Vercors, mettre les gens dans leur tort pour pouvoir les punir », lorsqu'il parle du péché originel. Et plus loin : « à qui la faute, si David a versé tant de sang sinon, à Yahwé lui-même ? » Quant à la Trinité, « on a imaginé un Esprit Saint qui serait le véritable père de Jésus. Les chrétiens croient que Dieu le Père, Jésus le fils et l'Esprit Saint sont un seul Dieu en trois personnes. Ce qui est bien compliqué, et je ne me charge pas de vous donner une explication ; ceux qui le croient d'ailleurs ne l'expliquent pas ; ils disent que c'est un mystère. Solution commode, admise par ceux qui consentent à croire sans chercher à comprendre. » Pascal, Pasteur, Carrel et Einstein qui retrouva Dieu au bout de ses recherches scientifiques, sont de bien petits esprits, à en croire notre auteur ! Mais celui-ci, à force de vouloir tout ridiculiser, tombe lui-même dans la puérilité. « Dieu créa l'homme à son image, dit le texte. S'il en était ainsi, tous les hommes se ressembleraient, ayant été créés sur le même modèle. Or les Hébreux qui avaient de la barbe se représentent un Dieu barbu, et les noirs se le représentent comme un beau nègre. »
Puérilité qui n'a d'égale que la méconnaissance des faits. Et nous en arrivons au troisième procédé de démolition de la foi : le mensonge historique, par action et par omission.
« Le point de départ de l'ère chrétienne est donc aussi incertain que celui de la fondation de Rome. Ne cherchons pas à mettre de l'ordre dans la légende. » Il n'est pourtant pas difficile de se renseigner. Les travaux modernes, depuis un demi-siècle, alliant l'histoire, l'archéologie à la critique des textes, ont balayé les vues mesquines de Renan, Loisy ou Salomon Reinach. La chronologie de la vie de Jésus, établie de façon certaine, a même permis de dater, mois par mois ses prédications et ses miracles, et jour par jour, du dimanche 2 avril 30 au dimanche 9 avril 30, sa Passion et sa Résurrection.
224:115
L'étude critique absolument complète figurant dans « Jésus en son temps » de Daniel-Rops, prouve clairement que ce livre de prix qui, selon l'auteur, « n'est pas en contradiction avec les découvertes récentes des sciences bibliques », retarde au moins d'un siècle à ce sujet. D'ailleurs il s'en dégage le relent anticlérical désuet et empoisonné, de la fin du 19^e^ siècle, dénué de toute valeur pour l'esprit adulte averti, mais toujours aussi nocif pour l'âme des jeunes.
Les études scripturaires les plus scientifiques ont permis de dater de la seconde moitié du premier siècle les Évangiles, les Épîtres, les Actes des Apôtres et l'Apocalypse. Nous avons la chance, nous Chrétiens, de fonder notre foi sur les textes les plus authentiques de l'Antiquité, écrits du vivant même des témoins du Christ. Et il en existe des milliers de copies datant des tout premiers siècles, copies n'offrant qu'un millième seulement de variantes insignifiantes. Sait-on que Sophocle, Eschyle, Euripide, Platon ne sont connus que d'après des copies datant de 13, 14 ou 16 siècles après leur mort ? Pour le Christ, c'est différent, et c'est prouvé. Les Épîtres de Saint-Paul, écrites de 52 à 66, sont un monument doctrinal unique, devant lequel toute la critique a dû s'incliner. Les Actes des Apôtres, rédigés par Saint Luc, ont permis aux archéologues de découvrir des temples engloutis, tel celui d'Artémis à Éphèse, Cela n'empêche pas Jacqueline Marchand d'oser écrire que « les Actes des Apôtres sont des récits plus fantaisistes encore que les Évangiles ». « Les récits des Évangiles sont faits pour des gens aussi naïfs que des petits enfants. » « Les historiens indépendants ne sauraient douter que les Évangiles comme les Épîtres ont été altérés, mélangés, corrigés complétés... Il ne s'agit pas de textes historiques. »
« Les premiers chrétiens n'avaient organisé aucune Église » affirme-t-elle un peu plus loin. Je pense qu'un enfant du catéchisme serait capable de répondre que la première génération chrétienne ayant connu Jésus avait des chefs, les Apôtres, et que Pierre avait fondé l'Église de Rome, les autres apôtres, surtout Paul, ayant implanté l'Église dans tout l'Empire.
225:115
Dès cette génération, trois rites fondamentaux existaient, le baptême, l'imposition des mains, et la messe ; et l'ordre des diacres fut institué sous l'impulsion des Apôtres. Saint Étienne qui fut diacre, fut aussi le premier martyr, nullement légendaire.
Ce livre est une mauvaise action. Dès ses premiers chapitres, la Genèse, les Patriarches et les Prophètes, présentés de façon enfantine, sont vidés de leur sens religieux et tournés insidieusement en dérision par comparaison aux merveilles de la radio, des fusées spatiales et de l'atome appelés à la rescousse.
Ce livre est une aberration. Mais il n'est pas seul. Dans le même catalogue, on recommande également, pour les jeunes de 12 à 15 ans, afin sans doute de saper aussi leur foi par le canal de l'immoralité, le pamphlet anti-chrétien de Diderot : « La Religieuse », qui n'est qu'une initiation au sadisme et à l'homosexualité. Incroyable, mais vrai.
\*\*\*
De tout cela, nous ne saurions nous étonner : toutes les municipalités communistes se fournissent au C.D.L.P. Et à Drancy, l'un des plus anciens fiefs du parti dans la Seine avec Bobigny, tout le corps enseignant doit en passer par là, car la Mairie refuse de donner des livres par un autre organisme. C'est elle la bailleuse de fonds. Naturellement il est facile, pour les élèves des écoles primaires, de trouver des titres convenables dans ce catalogue. Mais au niveau des collèges, il y a une floraison d'auteurs soviétiques : Adabachev, Fialkov, Malakhov, Platonov, Molodkine, Otchenachek, Polévoi, Diakov, Golikov, Nestourkh, Tarlé, Fadéev, Kosterina, Efrémov, Gravrouffo, Ignatov, Krusten, Lavrenev, Loukine, Polia, Novski, Tchivilikhine, Gouliachki, Piwowarezyk, Jasinski, Perouskaia ; et parmi les livres d'histoire, la Commune, la Révolution d'Octobre, Napoléon, ont une place de choix parmi les livres traduits du russe.
226:115
Nous sommes donc en présence d'une véritable infiltration marxiste par le moyen d'un Centre de Diffusion qui n'est qu'un organe du parti communiste et dont les auteurs favoris, formés et endoctrinés pendant vingt ans par les Pionniers, les Komsomols et les Universités athées sont des fonctionnaires au service de l'État soviétique, et nullement des écrivains libres. On sait ce qu'il en coûte à ceux qui veulent échapper à cette emprise.
Cette propagande non camouflée n'a jamais fait l'objet d'aucune protestation. Ce mutisme par ignorance et indifférence doit être rompu car la lutte anti-religieuse vient maintenant s'ajouter aux thèses historiques et politiques.
Parents chrétiens, soyez vigilants.
Renée Casin.
### Pour le P. Bartholomeo Sorge
Dans la *Civiltà cattolica* du 20 mai 1967, page 327, le P. Bartholomeo Sorge me consacre en ces termes sa note 20 :
« Alcuni autori, forzando l'analisi, sono arrivati a sostenere la tesi che perfino il termine latino compages, usato dalla *MM* a proposito della socializzazione, si dovrebbe più esattamente tradurre con la voce « corporazione ». Vedi J. MADIRAN, *Note sémantique sur la socialisation*, in *Itinéraires*, gennaio 1962, p. 91 s. »
Ce qui veut dire, si je comprends bien :
« Quelques auteurs, en forçant l'analyse, en sont arrivés à soutenir la thèse que même le terme latin employé par l'Encyclique Mater et Magistra à propos de la so-cialisation, se devait plus exactement traduire par le mot : « corporation ». Voir J. MADIRAN, *Note sémantique sur la socialisation*, in *Itinéraires*, janvier 1962, pages 91 et suiv. »
227:115
Pour ce qui est de « forcer », le P. Bartholomeo Sorge ne craint apparemment personne. Tous les termes qu'il emploie sont inexacts.
**1. **-- « Quelques auteurs » : mais il n'en cite qu'un seul, et à ma connaissance, comme sans doute à la sienne, il n'en existe qu'un.
**2. -- **Je n'ai certainement pas soutenu la thèse que l'on devrait traduire « compages » par corporation. J'ai moi-même traduit, et je n'ai pas traduit ainsi. Dans la traduction que j'ai donnée de ce passage de l'Encyclique (à l'intérieur de mon article cité par le P. Sorge), je n'ai pas traduit « compages » par « corporation ». Je l'ai traduit par « remembrement ».
**3. -- **Je n'ai pas dit que l'on devrait traduire « compages » par « corporation ». J'ai dit que j'aurais pu le faire. Entre POUVOIR à l'irréel du passé, et DEVOIR à l'optatif ou à l'impératif, il y a une nuance et plus qu'une nuance. J'ai en outre donné un motif explicite de NE PAS traduire « compages » par « corporation ». Voici ce que j'écrivais à l'endroit cité par le P. Sorges (je souligne) :
« ...Nous aurions pu traduire « compages » par « corporation ». Mais cela eût fait hurler ; et en outre n'eût pas correspondu à l'emploi d'un mot nouveau dans le texte pontifical. C'est pourquoi nous avons proposé « remembrement », qui lui non plus n'a guère été employé dans ce sens-là (...). En cela nous n'excluons nullement que l'on puisse trouver un mot meilleur pour traduire. »
Notre « thèse » était donc nuancée, souple et modeste.
En quelque mots le P. Sorge la transforme en une thèse raide, impérieuse, sotte.
228:115
Il me semble apercevoir quelque analogie entre la métamorphose que me fait subir ici le P. Sorge et celle que, sur un autre sujet, le P. de Lubac a imposée arbitrairement aux thèses d'Henri Rambaud ([^81]).
On se demande pourquoi ces grands et éminents docteurs éprouvent ainsi le besoin de nous faire passer pour de sommaires imbéciles, en transformant sans exactitude et sans scrupule ce que nous avons réellement dit. Ce que nous disons en réalité les gêne donc à ce point ?
**4. -- **Comme le P. de Lubac avec Henri Rambaud, le P. Sorge avec nous-mêmes passe sous silence l'argument réel que nous avons apporté dans le débat. Et, dans un cas comme dans l'autre, cet argument n'est pas une analyse ou un raisonnement, mais un texte que l'on omet de considérer tel qu'il est.
Contre moi, le P. Sorge prononce que l'analyse est *forcée.* En quoi est-elle « forcée » ? L'oracle dédaigne de se justifier. Était-ce seulement une « analyse » ? Non point.
J'avais simplement lu le passage en question de *Mater et Magistra*. Ce n'est pas une mienne analyse, c'est le texte lui-même de l'Encyclique qui déclare EXPLICITEMENT que le terme « compages » EST EMPLOYÉ ET DOIT ÊTRE ENTENDU PAR RÉFÉRENCE à *Quadragesimo anno :*
« ...quae optata, quemadmodum Decessor Noster f. r. Pius XI in Encycliis Litteris *Quadragesimo anno* monet, omnino necessaria est ad socialis vitae juribus et officiis cumulatae satisfaciendum. »
C'est-à-dire :
« Cette « compages » désirée, comme l'enseigne Pie XI dans *Quadragesimo anno*, est indispensable pour répondre pleinement aux devoirs et aux droits de la vie sociale. »
229:115
Il n'y a là aucune « analyse », forcée ou non. Il suffit de lire et de ne point omettre la précision donnée : Mater et Magistra déclare que la « compages » en question est celle-là que *Quadragesimo anno* a déclarée indispensable, necessaria.
Y aurait-il donc un doute sur l'identification de cette « compages », de cet « assemblage » dont *Quadragesimo anno* parlait ainsi ?
Voici en tous cas ce que j'écrivais à l'endroit cité par le P. Sorge :
« ...Quel est cet « assemblage » qui, d'après Quadragesimo anno, est indispensable pour satisfaire à la justice ? C'est la corporation. »
Quelque hypercritique voudrait-elle, là contre, prétendre que *Quadragesimo anno*, ne dit pas cela ? C'est pourtant Pie XI lui-même qui l'affirme, au paragraphe 54 de *Divini Redemptoris :*
« Si l'on considère l'ensemble de l'économie, on peut voir, nous l'avons déjà dit dans Quadragesimo anno, que l'exercice de la charité et de la justice est impossible dans les relations économiques et sociales, à moins que des organisations dites « professionnelles » et « interprofessionnelles », solidement fondées sur la doctrine chrétienne, ne réalisent, compte tenu des particularités de temps et de lieu, ces institutions que l'on nommait les corporations. »
Il n'est donc, à notre avis, besoin, d'aucune « analyse », et encore moins d'aucune analyse « forcée », pour voir clairement ce qui relève de la simple lecture : en parlant de « compages », *Mater et Magistra* déclarait explicitement parler de cette sorte de « compages » que *Quadragesimo anno* a déclarée indispensable à l'exercice de la justice et de la charité dans les relations économiques et sociales ; et cette « compages » indispensable, Pie XI en personne, l'a rappelé, c'est la corporation.
230:115
A l'endroit cité par le P. Sorge, je précisais en outre que par « corporation », j'entendais son principe même, et non ses réalisations particulières selon les temps et les lieux. J'écrivais :
« ...C'est la corporation. C'est-à-dire l'unité organique du corps social et des corps sociaux qui le composent. La *corporation* au sens transitif ; au sens qui a été plusieurs fois proposé par l'école française de sociologie, corporation = *acte de corporer.* Constituer ou reconstituer des *corps* sociaux. Corporer la société de manière que l'on puisse, énonce *Quadragesimo anno*, lui appliquer « en quelque manière », analogiquement, ce que saint Paul dit du Corps mystique. »
Sur la signification transitive de « corporation » = « action de corporer » proposée par l'école française de sociologie, je précisais encore, en note :
« Voir Marcel Clément, œuvres, *passim.* Voir Chanoine Henri Vial, *Chronique sociale* du 31 décembre 1957, p. 679. Voir R.P. Lucien Guissard, *Catholicisme et progrès social*, Fayard 1959 pp. 104-105. Pour un exemple d'emploi transitif du mot « corporation » et du mot « corporer », voir la « Déclaration fondamentale » de la revue *Itinéraires*, chap. XII. »
Enfin, j'ajoutais :
« Il ne serait nullement paradoxal d'affirmer : pour *Mater et Magistra*, LA SOCIALISATION C'EST LA CORPORATION. Les mots grincent, ou feront grincer, parce qu'ils seront mal entendus. Ne les avançons donc point. Ne nous attachons pas aux signes, mais à la chose signifiée. »
231:115
Le lecteur qui n'aurait pas sous la main notre numéro de janvier 1962 peut se reporter commodément au tirage à part que nous avons fait sous le même titre : *Note sémantique sur la socialisation et sur quelques autres vocables de* « *Mater et Magistra *». On y verra comment et pourquoi nos « thèses » étaient éventuellement susceptibles de gêner celles que le P. Sorge développe pour sa part aujourd'hui. Il a donc éprouvé le besoin de nous écarter et en quelque sorte de nous disqualifier nommément -- seul nommé au milieu d' « *alcuni autori *» purement mythiques -- en nous prêtant une affirmation qui n'est point la nôtre, mais qui est fabriquée de manière à représenter notre pensée comme celle d'un sommaire crétin.
J'exprime au P. Sorge le regret qu'il n'ait pas voulu ou pas su procéder « *più esattamente *». L'inexactitude, à partir d'un certain degré d'amplitude trop opportune, risque de paraître plus et autre chose que simple inexactitude.
Jean Madiran.
### Notules
**Vient de paraître :** le nouveau livre d'Étienne Gilson, intitulé « La Société de masse et sa culture » (Vrin éditeur) ; avec un chapitre final sur « les liturgies de masse ».
\*\*\*
**Quand le mouton à cinq pattes Jean Guitton se vend sur pied.** -- Ce nouveau livre d'Étienne Gilson est occasionnellement parsemé de quelques « traits » qui font mouche.
A propos de la « littérature de masse », en note aux pages 103 et 104, on peut lire par exemple :
« Je regrette de manquer totalement d'information sur la Foire du Livre de Francfort où, pour sa dix-huitième année, deux mille six cents éditeurs viennent de se retrouver (en septembre 1966) pour échanger leurs ouvrages dans une atmosphère de folie collective où le goût de la chasse et la passion du jeu font monter les enchères.
232:115
Trois « moutons à cinq pattes » se distinguaient à cette foire : « Mort d'un président », par W. Manchester ; « Mes entretiens avec le Pape », de Jean Guitton, « dont cent soixante pages sont écrites » : à cette noble foire, le Jean Guitton se vend donc sur pied. »
\*\*\*
**Une certaine « science » et son fatras.** -- Le P. Émile Gabel avait critiqué le Décret conciliaire sur les moyens de communication sociale parce qu'il le trouvait « en retrait par rapport à la science des moyens de communication sociale ».
Étienne Gilson remarque (p. 137) :
« C'est vrai, mais il y a tant de fatras dans cette science qu'on ne regrettera peut-être pas toujours d'avoir pris sur elle l'avance d'un retard. »
\*\*\*
**Les nouveaux sacrements de l'opinion publique.** -- Page 145. Étienne Gilson cite une déclaration typique du Cardinal Feltin, qui avait été reproduite dans la « Documentation catholique », n° 1418 (1964), col. 276. Voici la déclaration citée :
« Toute-puissante, omniprésente, subtile, l'opinion publique a sa source dans la liberté et dans l'ampleur des informations qui la nourrissent ; mais elle a aussi ses signes sensibles, ses « sacrements » ; ces sacrements, ces sont les moyens de communication qui l'expriment et la forment... La presse, la radio, le cinéma, la télévision sont autant de « sacrements » de l'opinion publique... »
On sait en effet que le Cardinal Feltin multipliait dans plusieurs domaines, et point seulement vers la fin de sa vie, les déclarations de cette sorte. Celle-ci notamment demeurera comme une page d'anthologie.
Étienne Gilson la commente en ces termes (pp. 145-146) :
« Seuls des prêtres peuvent vouer au profane un culte aussi fervent et reculer aussi loin les bornes de la naïveté. Car enfin, quand on sait quelle obscure cuisine, rarement propre, fabrique cette fameuse opinion publique, on se demande si la religion... n'est pas en voie de succomber à la masse de ses nouveaux moyens et de se dissoudre. Le triomphe de la quantité, dans cet ordre de l'esprit comme dans les autres, se paie d'une perte de qualité qui peut aller jusqu'à l'anéantissement. »
\*\*\*
233:115
**Le mystère du Cardinal en trop... ou le 28^e^ Cardinal.** -- La Pape Paul VI ayant annoncé la création de 27 Cardinaux, « La Croix » publiait le 30 mai une notice sur *onze* d'entre eux.
Le lendemain 31 mai, « La Croix » continuait :
« Nous avons publié hier la biographie de dix des 27 nouveaux Cardinaux. Nous donnons ici une rapide biographie des 17 autres. »
Dix et dix-sept font bien vingt-sept.
Mais « La Croix » n'en avait pas publié la veille dix (10) : elle en avait publié *onze* (11)**.** Ce qui fait au total *vingt-huit* (28)**.**
Énigme policière qui rappelle Gaston Leroux et son héros Rouletabille aux prises avec « le mystère du corps en trop ». Énigme policière digne de M. René Laurentin, auteur des immortels ouvrages intitulés (par nous) : « Frankenstein au Vatican ». « Dracula dans la Curie » et « Modesty Blaise contre le Dicastère » (voir l'éditorial II de notre numéro 114).
Solution de l'énigme : « La Croix » avait bel et bien créé un 28^e^ Cardinal, avec un luxe de détails impressionnant (numéro du 30 mai, première édition, page 4, colonne 3) :
« Évêque de Livourne depuis le 31 mai 1962, le Cardinal Emile Guano est né à Gênes le 16 août 1900. Il fut ordonné prêtre le 23 décembre 1922.
« Mgr Guano a été aumônier de la Fédération universitaire catholique d'Italie, aumônier général de Pax Romana (branche étudiante), aumônier des Laureati.
« Très au fait de tout ce qui touche à l'apostolat des laïcs et à la présence de l'Église dans le monde, il a donné deux interviews à notre journal (voir « La Croix » des 26 octobre 1963 et 23 février 1964) sur ces questions. Il fit plusieurs interventions remarquées au Concile sur ces problèmes. »
\*\*\*
**Bonne nouvelle. --** Georges Hourdin, dans les « I.C.I. » du 15 mai (éditorial), nous en informe :
« Je suis allé (à Rome) rendre visite à Mgr Garrone, que l'ai trouvé semblable à lui-même. »
Semblable à lui-même ? Autrement dit : il n'a pas changé.
Nous le savions déjà.
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234:115
**« Concilium ».** -- A la date de mai 1967, M. Charles Davis est toujours membre de la direction de la revue internationale de théologie catholique «* Concilium *».
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**« Marmonner une longue phrase en latin ».** -- Le Bulletin « Una Voce », numéro de mars-avril, publie les lignes suivantes :
« Le bulletin diocésain de Mgr Boudon, Église de Mende revient dans son numéro du 27-1-67 sur la traduction de l'Orate fratres et du Suscipiat approuvée par l'Assemblée plénière de l'épiscopat français : « Certains épiscopats étrangers ont cru bon de traduire cette formule, et l'épiscopat français, répondant favorablement à de nombreuses demandes, a approuvé le texte français publié dernièrement dans Église de Mende. -- En proposant cette approbation, la Commission épiscopale n'a nullement l'intention de revenir en arrière, mais il lui a semblé opportun de rendre plus facile la réponse des fidèles, là où ceux-ci ont gardé l'habitude de dire le Suscipiat (...) ». Le document s'achève sur la remarque suivante, : « Présentement, on peut se réjouir que les enfants de chœur puissent désormais dire une formule en français plutôt que de marmonner une longue phrase en latin ».
« Faudrait-il en conclure que le français se dit, mais que le latin se marmonne ? On ne peut qu'être attristé de voir présenter ainsi la langue de l'Église : apprendre aux enfants de chœur à l'aimer est le meilleur moyen de les inciter à la bien prononcer, là où ils seraient tentés de ne pas le faire. »
\*\*\*
**Centro Scambio Informazioni. --** A Rome, Piazza Navona 93, vient d'être créé le « Centro Scambio Informazioni », qui publie son premier bulletin. Un préambule rédigé en latin s'adresse aux Cardinaux et aux évêques et se réclame de l'Exhortation apostolique « Petrum et Paulum ». Parmi les documents contenus dans ce premier bulletin, on trouve la récente lettre pastorale des évêques autrichiens, et des Lettres pastorales de NN. SS. Cabana, Graber. Borromec, et Carli.
\*\*\*
**A propos du Padre Pio. --** Nous avons présenté et recommandé à nos lecteurs le livre d'Ennemond Boniface sur le Padre Pio paru aux Éditions de la Table ronde (voir « Itinéraires », numéro 110 de février 1967, pages 292 à 297).
Il faut souligner que cet ouvrage n'a soulevé aucun démenti.
235:115
Au contraire. Georges Huber consacre au P. Pio, dans « La Croix » du 4 juin, un article qui pour être discret n'en est pas moins net, notamment quand il écrit :
« La famille religieuse du Père Pio ayant subi, il y a une dizaine d'années, de grosses pertes par suite du krach financier d'un certain Giuffré, appelé ironiquement « le banquier de Dieu », des hommes d'Église crurent que, pour réparer les dommages, l'Ordre pourrait bénéficier d'une partie des dons qui affluent sans cesse au P. Pio pour l'entretien de son hôpital. Il s'ensuivit des mesures et des pressions extrêmement désagréables, voire révoltantes... Le Capucin de S. Giovanni Rotondo connut des épreuves morales atroces... »
### Bibliographie
#### L'éditeur Henri Flammarion a posé la question des libraires
Dans le « Figaro littéraire » du 29 mai, page 18, nous apprenons qu'au Congrès des libraires tenu à Vichy, l'éditeur Henri Flammarion a exprimé le vœu que voici :
« Ce vœu, chers amis libraires, est de voir disparaître à jamais de votre vocabulaire cette réponse trop rapide, trop fréquente et trop constante : « Épuisé ».
« Ce simple mot, chaque jour mille fois répété, nous a fait à tous un tort considérable. Il ne correspond d'ailleurs généralement pas à la réalité. Organisez-vous, je vous en prie, pour trouver la solution heureuse qui permettra de ne plus entendre cette réponse. »
Amis lecteurs, faites l'expérience -- mais beaucoup d'entre vous l'ont déjà faite. Si vous demandez chez un libraire choisi au hasard un ouvrage de Salleron, de Marcel De Corte, d'Henri Charlier, d'André Charlier, du P. Calmel, de Madiran, etc., la plupart du temps on vous répond : « Épuisé ».
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Nous sommes parfaitement conscients de cette situation. Mais nous apprenons avec intérêt qu'un éditeur comme Flammarion en souffre lui aussi.
Henri Flammarion a déclaré que la question se pose de savoir si l'on peut encore considérer que « le circuit commercial traditionnel de la librairie » répond à sa fonction.
Pour notre part, nous pouvons témoigner qu'en France, à part quelques exceptions qui représentent moins de 10 % du nombre des libraires, les libraires ne sont pas un intermédiaire mais au contraire un écran entre nos éditions et le public. Plus de 90 % d'entre eux, dans le meilleur des cas, répondent au moins : « Connais pas », -- alors que la fonction du libraire est précisément de se renseigner, de rechercher les livres qu'on lui demande. Mais plus souvent encore ils répondent : « Épuisé », ce qui est un assassinat moral, car ainsi le lecteur est définitivement détourné de poursuivre ailleurs ses recherches.
Nous pensions que ces mœurs de sabotage et de déloyauté étaient plus ou moins réservées au boycottage de nos éditions. Mais à la vérité elles s'étendent de plus en plus à la plupart des ouvrages qui ne sont pas des productions industrielles de masse. Voici que Flammarion est lui-même atteint, et qu'il laisse entrevoir que l'attitude des libraires le met dans la nécessité de rechercher d'autres moyens de vendre ses livres.
C'est pourquoi il est urgent de se mettre à éduquer méthodiquement le public :
1° Ceux qui ont à proximité de chez eux un bon libraire ont une chance immense, extrêmement rare (moins de 10 % des cas) ; qu'ils l'apprécient, et qu'ils soutiennent ce libraire en lui réservant tous leurs achats.
2° Dans le cas le plus général (plus de 90 % des cas), ne croyez jamais sur parole un libraire qui vous répond, : « épuisé ».
Mais alors ?
Eh ! bien, alors, il faut faire quelque chose.
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Dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, il faut s'unir pour se défendre, et créer nous-mêmes nos propres réseaux de distribution ; et de vente directe. Il est impossible d'accepter plus longtemps d'être à la fois tributaires des libraires et systématiquement étouffés par eux.
On souhaite vivement que par exemple un organisme comme le « Club du livre civique » prenne l'affaire en main : qu'il examine attentivement cet état de fait et qu'il mette à l'étude les moyens de procurer commodément à nos amis les livres qu'ils désirent, sans plus avoir désormais à passer par le circuit des libraires qui dans plus de 90 % des cas ont suffisamment montré qu'ils ne s'intéressent qu'à une « littérature » très... différente de la nôtre.
#### « Un cri de désespoir des prêtres de Moscou »
publié par le Centre Orthodoxe d'Information\
15, rue des Capucins, 92 -- Bellevue
Le recueil de documents ainsi intitulé vient illustrer d'éclatante manière le dernier ouvrage de Jean Madiran, cet *Essai sur le Communisme* qui a pour titre *La Vieillesse du Monde* (collection « Itinéraires », aux Nouvelles Éditions Latines).
Par exemple, que peut-on lire dans *La Vieillesse du Mon*de, page 74 ? « Constamment les rapports sont bons entre un gouvernement communiste et une Église lorsque ce gouvernement a obtenu, ou se croit en voie d'obtenir la collaboration de l'Église à la domination communiste ». Or, dès l'introduction, ce « Cri de désespoir » signale « les déclarations *officielles* affirmant que l'Église en U.R.S.S. est libre et prospère, que les rapports avec l'État et le Pouvoir militant contre Dieu sont excellents ». Et la suite, en expliquant pourquoi, donne raison à Madiran.
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Que peut-on lire encore dans *La vieillesse du Monde,* pages 75 et 76 ? « Le communisme proclame d'une part la « séparation » de l'Église et de l'État, mais d'autre part assure le salaire du clergé et l'entretien des églises. Il l'assure quand il veut, comme il veut, aux conditions qu'il veut. Cet État qui paye est aussi un État qui a pour volonté et pour but nullement dissimulés de *domestiquer *»*.* Et les 104 pages du « Cri de désespoir » justifient ces affirmations en montrant par les faits comment s'y prend en U.R.S.S. le communisme pour domestiquer l'Église.
Voici donc ce témoignage de deux prêtres russes, Nicolas Echliman, de l'église du Patronage de la T. S. Vierge a Moscou, et Gleb Yakounine, de l'église Notre-Dame de Kazan à Dmitrov (diocèse de Moscou). Il a fait l'objet de deux démarches : une Lettre ouverte à Sa Sainteté le Patriarche Alexis, avec copies à tous les évêques chefs de diocèses et une Déclaration écrite au Camarade Podgorny, président du Praesidium du Soviet Suprême de l'U.R.S.S., avec copie au Camarade Kossyguine et au Procureur Général de l'U.R.S.S., le Camarade Roudenko. Témoignage héroïque, puisque ses auteurs, qui n'hésitent pas à donner leurs adresses, celui-là rue Pouchinskaya, celui-ci rue Joukovsky à Moscou, savaient bien qu'il y allait de leur situation et de leur liberté, sinon de leur vie.
Leur Lettre ouverte au Patriarche, ils en résument eux-mêmes la teneur en ces termes : « L'enregistrement illégal des baptêmes qui met les membres du clergé en posture de délateurs de ceux qui se mettent sous la protection de l'Église notre Mère, la fermeture massive des églises, des couvents et des écoles religieuses, l'interdiction des services religieux à domicile et des requiem dans les cimetières, l'interdiction illégale de toute participation des enfants au culte religieux et, enfin, l'ingérence pernicieuse des athées dans les décisions du clergé -- tels sont les fruits amers et la preuve irréfutable de la soumission totale du Patriarcat de Moscou aux « dictat » non officiels de fonctionnaires athées. »
Domaine religieux. Mais il en va de même dans l'économique et l'administratif. Il s'agit, disent encore ces deux prêtres, de substituer à l'autorité de la hiérarchie ecclésiastique celle « des organes locaux du Pouvoir dans la poursuite d'un seul et même dessein coupable et impie : transformer progressivement l'Église du Christ en une officine servile d'un État antireligieux ».
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Il est facile de démonter le mécanisme mis en place pour réaliser ce dessein. Les relations entre l'Église et l'État sont déterminées par deux actes législatifs : « le décret sur la séparation de l'Église et de l'État et l'article 124 de la Constitution de l'U.R.S.S. qui proclame la liberté de conscience et reconnaît à tous les citoyens de l'Union Soviétique la liberté d'exercer des cultes religieux ». C'est le principe. Mais, près du Conseil des Ministres, chargé d'appliquer la Constitution, est établi un organe intermédiaire entre l'Église et l'État, le « Conseil pour les affaires de l'Église orthodoxe ». Et par cet organe qui leur sert de paravent, les dirigeants soviétiques -- toujours verbalement, jamais par écrit, on comprend pourquoi -- font pression sur le Patriarche et les Évêques qu'ils trouvent toujours dociles et consentants. La Lettre ouverte fournit de si nombreuses preuves de trahisons patriarcales et épiscopales que l'on ne peut qu'approuver cette exclamation des deux protestataires : « Qui sauvent-ils, ces évêques, sinon eux-mêmes ? » quand « sous le couvert de la piété ils corrompent sciemment et activement l'esprit de l'orthodoxie russe ? ou quand « même très mécontents de la situation actuelle de l'Église russe, ils se taisent et l'aggravent encore par leur silence ».
Bientôt d'ailleurs, y aura-t-il encore des évêques mécontents en Russie ? Car « le Conseil favorise l'infiltration dans les rangs du clergé et l'avancement dans la hiérarchie de personnes moralement peu sûres, faibles dans la foi, souvent même absolument sans principes, capables non seulement de concourir à l'œuvre perverse de désagrégation de l'Église, mais aussi, au moment propice, de renier le Christ ». N'est-ce pas l'occasion de rappeler à l'Église du monde (encore) libre le fameux mot de Staline : « Je mettrai de mes hommes dans vos séminaires ? »
A l'héroïque protestation que constitue cette Lettre, animée par une piété, profonde, s'ajoute la Déclaration au Camarade Podgorny. Là, en tant que citoyens soviétiques, les deux prêtres signalent les violations de la législation dont se rendent coupables les fonctionnaires du Conseil pour les Affaires de l'Église russe et demandent « des mesures efficaces pour l'élimination de l'illégalité et le rétablissement dans leurs droits légitimes des millions de citoyens croyants de l'Union Soviétique ».
240:115
Podgorny a-t-il répondu ? Ce recueil ne le dit pas. Mais il donne la réponse du T. S. Alexis. Comme par hasard, celui-ci traite les deux prêtres de fauteurs de scandales, comme s'il ignorait -- le bon apôtre ! -- que le scandale est imputable à qui le cause et non pas à qui le dénonce. La Lettre était du 21 novembre 1965. Dès le 24 décembre, Mgr Pimène, métropolite de Kroutitzy, fut mandaté par le T. S. Alexis pour semoncer les protestataires et « instruire plus amplement leur cas ». Le 12 mai 1966, à nouveau convoqués par Mgr Pimène, ils refusèrent de « se repentir » et, le 13, ils furent -- Ô euphémisme ! -- « libérés des postes qu'ils occupaient », avec défense de se livrer à toute activité ecclésiastique en attendant les mesures plus sévères que leur obstination pourrait leur valoir.
Admirable fut alors leur réponse : « Il est évident que toute suspense a divinis est un acte d'une très grande responsabilité, car cette mesure non seulement fait souffrir le cœur du prêtre qui, naturellement, voit dans son sacerdoce toute sa raison d'être, mais aussi frappe durement les âmes chrétiennes habituées à voir en ce prêtre, désormais interdit, leur père spirituel et qui se trouvent maintenant orphelines. C'est pourquoi cette censure illégitimement portée, la censure d'un innocent, dictée non selon les canons mais dans l'arbitraire, par la « volonté passionnée » de celui qui l'impose, est considérée par la Sainte Église comme un très grand péché. »
Tel est en résumé l'essentiel de ce *Cri de Désespoir*. S'y ajoutent des annexes aussi intéressantes, parmi quoi se distingue une vigoureuse philippique d'un écrivain religieux russe, A. Krasnov, contre la passivité dans la Défense de la Foi.
Oui, certes ! il s'en passe de belles en Russie Soviétique et dans l'Église Orthodoxe Russe. Et dire que la politique de la main tendue, de la coexistence pacifique, du bout de chemin en compagnie des communistes, etc. etc., trouve encore des partisans, sinon des complices, parmi les catholiques du monde (encore) libre ! *Fas est et ab Oriente doceri*.
*J. Thérol.*
241:115
#### Jacques Ploncard d'Assac « Salazar » (La Table ronde)
« Maintenir dans les choses de l'État un climat de dignité et des sentiments élevés ». En cette époque uniquement occupée de technique, voilà bien à quoi, chacun dans sa sphère, les responsables pensent le mains. Et pour cause ! Cela exige en effet une stricte discipline intellectuelle, spirituelle, chrétienne. C'est celle que, tout dévoué au bien commun, s'est imposée le chef du gouvernement portugais. Étonnerons-nous l'auteur de cet ouvrage en disant que, grâce à lui, on voit mieux briller en Salazar les sept dons du Saint-Esprit : sagesse, intelligence, conseil, force, science, piété, crainte de Dieu.
J. T.
#### Abbé Félix Bourdier « L'oraison contemplative »
Remarquable résumé des enseignements de Ste Thérèse et de St Jean de la Croix, ce petit livre, sorte de méthode pratique d'union à Dieu, sera d'un très grand profit tant aux âmes désireuses de perfection qu'aux directeurs de conscience soucieux de les bien conduire. Nous le recommandons tout particulièrement. (T.O.C.D., Ermitage du Vallon à Vidauban, Gard.)
J. T.
242:115
#### Catherine Paysan : « Les feux de la Chandeleur » (Denoël)
Est-il possible d'écrire un roman de satire amusante à propos du divorce ? Le « Prix des libraires », qui se propose apparemment de couronner une œuvre de lecture facile, a su trouver cette fois une œuvre assez forte où la verve plaisante ne dissimule que fort peu la cruauté du fond. L'héroïne, Marie-Louise, mère de famille déjà proche de la cinquantaine, a divorcé quinze ans auparavant d'avec un paisible notaire, et continue à vivre dans la même bourgade que lui. Son fils, le narrateur, et sa jeune femme, font le lien entre Marie-Louise et le père remarié. Le cadre provincial aide à rétablir cette essentielle vérité que la vie des gens est difficilement séparable de la présence de ceux qui les observent ; si ces observateurs patients ne sont pas forcément des parangons d'intelligence et de vertu, du moins représentent-ils la situation normale de tout homme. C'est l'incompatibilité d'humeur qui a motivé la séparation : Marie-Louise est une sorte de Bovary joviale, de Philaminte trépidante, un peu précieuse ridicule, un peu militante progressiste, et elle semble répondre à ce qu'exprime l'adjectif « farfelu ». Elle appartient à cette catégorie de personnages dont la vitalité truculente recèle une inaptitude à la réalité aussi forte que la mélancolie romantique.
Une société fondée sur le divorce ressemble à ces malades d'autant plus dangereusement atteints que leur maladie est indolore : une sorte d'urémie psychologique... La famille ainsi revue et corrigée reste dans un état ridicule bon-enfant qui subsiste pendant un temps ; ce ridicule, la concentration provinciale de l'action lui donne toute sa saveur, par exemple lors de la visite de l'ex-mari : une conversation sur les confitures est assez typique de ces scènes où l'on joue le rôle du naturel, où l'on feint de croire que le paradoxe est devenu normal. Pauvres gens, au fond : et nous savons que le drame éclatera quand la maladie deviendra douloureuse, quand la vérité trouant les nuages du rêve éveillé ne pourra amener qu'une catastrophe. Le fils qui raconte l'histoire s'accusera d'avoir provoqué la mort de sa mère en traitant d'illusion délirante l'espoir qu'elle a d'avoir reconquis son époux ; nous saurons qu'elle était réellement sur le point d'y parvenir. Mais à qui la faute, en somme ? nous accordons au fils plus que des circonstances atténuantes. Deux couples, le jeune ménage qui attend son enfant, Laura la sœur qui va se marier, assumeront la suite de l'histoire humaine, cruellement instruits par cette vengeance de la vérité ressurgissant à l'improviste au milieu du jeu gratuit des équivoques optimistes. L'humour et le réalisme, l'actualité colorée qui marquent le roman presque jusqu'à la fin, en font mieux sentir la signification qu'un ton tragique de parti pris et qui aurait été uniformément répandu. Les « Feux de la Chandeleur » ont été fort goûtés ; mais au milieu de tant de controverses pédantes sur l'émancipation du « deuxième sexe », ce livre mérite mieux qu'une approbation superficielle et simplement littéraire.
*J.-B. Morvan.*
243:115
#### Raymond Queneau « Courir les rues » (N.R.F.)
Ce recueil de poèmes libres et de ton fort désinvolte prend place dans une lignée qui compta la « Nadja » de Breton et le « Paysan de Paris » d'Aragon : impressions soudaines, amusement de l'âme qui se libère des soucis, attention portée à l'insolite des enseignes, aux rencontres absurdes des titres d'affiches. Cette confiance donnée au hasard de la rue caractérise un itinéraire du cœur qui ne saurait nous laisser indifférents. Cette littérature du flâneur, notre siècle ne l'a point inventée ; bien avant les surréalistes on la trouvait chez Anatole France, dans les « Misérables » de Victor Hugo, dans les romans parisiens de Balzac, chez Nerval et peut-être dans l'utilisation familière des anecdotes par le Chateaubriand des « Mémoires d'Outre-Tombe ». Démarche en apparence irrationnelle, elle traduit en fait l'intention profonde de trouver les points de repère d'une vie intérieure vraiment personnelle dans la solitude multipliée des grandes collectivités. L'âme cherche un comique ou un tragique qui lui soit particulier, dans l'évocation des quartiers détruits, dans les rapprochements fortuits ou saugrenus offerts par la ville. On découvre ainsi une liberté précieuse dans la coexistence de mille spectacles sans lien, et même une familiarité nuancée de tendresse pour les inconnus qui passent : sentimentalité gratuite, bouffées passagères d'un romantisme naturel qui aime ce que jamais on ne verra deux fois. On réagit aussi contre l'universelle invasion des matricules : des numéros d'immeubles finissent par avoir des visages ; et dans un monde où tout est prévu, on s'abandonne à une poursuite passionnée et volontairement enfantine de l'imprévu.
244:115
Queneau se réfère aux mots croisés et c'est assez révélateur, mais la notation du héros éponyme de telle ou telle rue, l'évocation d'un « illustre inconnu » n'est pas moins intéressante : c'est sur le plan de l'histoire humaine, la tendance à la quête possessive du détail secret, le désir de faire son bien en prenant à la petite histoire, comme dans les fameuses notes des ouvrages de G. Lenôtre. Pourtant là où A. France et Hugo savouraient en connaisseurs l'anecdote précieuse du coin de rue, le monde présent fait surgir davantage d'inquiétude. Queneau met en épigraphe le mot d'Héraclite « Einsâ gar kaï enthautha theaus », « Là aussi en effet il y a des dieux ». Le paysan de Paris glisse dans ses esquisses le désir secret d'une sorte de culte ; mais ne pourrait-on pas dire aussi que « les dieux s'en vont » ? Délectations moroses, gamineries héritées de Gavroche, trivialités argotiques, ce monde n'est-il pas déjà loin de nous ? Cet attachement ironique et pourtant quasi-religieux ; ce parfum du vase vide ne subit-il pas une dévalorisation du fait du matérialisme ambiant ? Et Baudelaire, autre paysan de Paris, disait mélancoliquement : « ...Le cœur d'une ville -- Change plus vite, hélas, que le cœur d'un mortel ». D'autant plus vite qu'à la pioche succède le « boule-dozeur » ! L'âme ne s'avoue cependant pas vaincue ; et l'on prend conscience du raffinement exigé par un thème littéraire qui se veut pourtant spontané et populaire. Queneau ne l'ignore pas. Il faut avoir jadis grignoté Horace pour goûter par exemple ce « Traduit du latin » : « Il avait du bois de chêne et trois lames, autour du cœur, de bronze -- Celui qui le premier osa traverser la rue sur le coup de dix-huit heures onze... »
J.-B. M.
#### C. Laplatte « L'outrage public à la pudeur » (Éditions Renaissance, Troyes)
Titre complet du livre :
*L'outrage public à la pudeur et la contravention d'affiches indécentes,* par C. Laplatte, conseiller à la Cour d'Appel de Colmar, délégué à la Protection de l'Enfance.
245:115
Si, pour prononcer un arrêt ou une plaidoirie, vous voulez savoir plus précisément quelle différence il y a entre l'outrage et l'attentat, quelles circonstances peuvent transformer -- et inversement -- un lieu privé en lieu public, ou bien encore de quelle pudeur il s'agit, celle du coupable ou celle de la victime, et même ce qu'est au juste la pudeur ; si voulez savoir ce qui fait ou non tomber sous le coup de la loi l'exposition du nu au spectacle ou dans les affiches et les publications, vous trouverez dans cet ouvrage d'un spécialiste une excellente étude juridique avec, à l'appui, de nombreux exemples de délits et de jurisprudence. Elle est suivie de quelques documents -- dont l'arrêt de la Cour d'Appel de Poitiers (27 juillet 1892) acquittant Aristide Briand poursuivi pour outrage public à la pudeur dans le fameux pré de Toutes aides -- et se termine par un « Digest pour les praticiens » qui indique les limites exactes du public auquel s'adresse ce livre.
Bien que l'auteur, magistrat de haute culture et de droite intention, l'ait écrit avec toute la délicatesse désirable, il nous semble bon d'employer ici la formule connue : *Pour adultes avertis.*
*J. T.*
246:115
## DOCUMENTS
### Pour le prochain Synode des évêques
**I. --** Dans son numéro 9 du 20 mai 1967, le « Courrier de Rome » a publié à ce sujet un certain nombre d'observations et de vœux que nous reproduisons intégralement
C'est un bien grand événement que cette première tenue, à l'automne prochain, du « Synode des Évêques ». Important par ce qu'on y fera et aussi, disons-le franchement, par ce qu'on évitera d'y faire. Car c'est ainsi, hélas, qu'il faut parler, en ce temps d'innovations et d' « expériences » !
« Nous avions le sentiment de partir à l'aventure », disait le Cardinal Feltin, en parlant du récent Concile. On ne sait, en effet, jamais ce qui peut sortir d'une assemblée humaine. S. S. Paul VI ne s'y trompe pas, qui disait, dans son allocution aux Évêques, le jour de la clôture de la 3^e^ Session : « En multipliant les délibérations, on augmente les difficultés : car l'action à *plusieurs* rencontre plus d'empêchements que l'action d'*un seul*. »
Le Pape y a veillé en cernant l'institution du prochain Synode dans des limites *juridiques* très strictes. Nous les avons décrites brièvement dans le précédent numéro de ce Courrier. Mais il reste *l'usage,* c'est-à-dire... l'abus, toujours possible dès qu'on paraît prêter aux mains d'une multitude ce terrible instrument qu'est le pouvoir de légiférer !
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Un journaliste anglais (catholique), Paul Johnson, comparaît en 1965 la position du Pape à celle de « Louis XVI lorsqu'il convoqua les États Généraux ». Notre foi catholique nous assure que la Fronde épiscopalienne de 1962 ne finira pas de la même façon, mais il ne faut pas tenter la Providence en lui demandant des miracles, quand on peut obtenir les choses par des moyens naturels. Notre-Seigneur refusa de se prêter à *l'expérience* que Satan lui proposait : de se jeter du haut en bas du Temple, afin d'exercer la protection des saints Anges.
Le pire danger des assemblées, c'est de produire des opinions extrêmes dont on ne sait plus, après, se défendre qu'en inventant une position *moyenne*, à laquelle on n'aurait jamais pensé au début : position qui a moins pour but de définir un ordre de choses, que de concilier des opinions humaines.
Parlant quelques jours après le début de la 2^e^ session, Mgr Garrone faisait cet aveu : « Nous avons voté l'admissibilité du schéma sur l'*Église* à *l'unanimité.* Je pense que ce schéma AURAIT EU PEU DE CHANCE D'ÊTRE ACCEPTÉ A LA PREMIÈRE SESSION. » (*La Croix*, 8 oct.)
Que s'était-il donc passé dans ces quelques mois ? Le souffle de l'Esprit Saint était-il tombé en rafale ? L'Archevêque de Toulouse ne le dit pas ; voici, selon lui la cause de cette conversion intellectuelle de deux mille deux cents et quelques évêques :
« Il y a, cette année, un rythme nouveau, une ACCÉLÉRATION qui s'est déclenchée TOUT DE SUITE. Cela tient à l'*organisation...* Nous avons maintenant les CADRES DE TRAVAIL. »
Mgr Garrone reprenait ainsi (sans y penser, évidemment !) le mot de Briand à un député de la Droite : « Oui, mais nous, nous avons *les cadres !* »
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Ces *cadres*, qui simplifièrent si bien la réflexion des Pères du Concile, c'étaient les « experts », c'étaient des prélats de choix placés aux postes utiles, c'étaient, enfin, quelques voltigeurs qui remplissaient l'emploi d'anges messagers.
Il y eut alors des conversions et des confessions émouvantes, comme celle de Mgr Marty, aujourd'hui vice-président de l'Assemblée épiscopale française :
« Le Concile a fait irruption dans ma vie... Il m'a conduit insensiblement, *comme les autres Pères conciliaires*, à une révision de vie... Une telle ouverture m'a obligé à *remettre en question* une foule de positions *acquises*, avec un certain sentiment d'insécurité, voire d'inquiétude, ou même de vertige. » (*La Croix*, 3 oct. 1965.)
Ces états privilégiés ne durent pas. Mgr de Reims a certainement retrouvé le sentiment de la sécurité au contact de ses bons Champenois. Mais jugez du danger d'un pareil *vertige* à l'heure d'un vote !
Votera-t-on au Synode des Évêques ? Oui, sans doute, mais nous sommes prévenus que l'Assemblée n'aura, comme telle, qu'un pouvoir consultatif. Si donc il y a vote, ce ne sera qu'un vote « d'orientation ». Mais il y a un précédent redoutable : ce vote conciliaire du 30 octobre 1964, qui lia la délibération des Évêques à des propositions équivoques, surprises à leur innocence.
Car, s'il y a des votes d'orientation, il y a aussi des *orientateurs* de ces votes. Ceux de 1964 avaient mitonné leurs formules à l'Archevêché de Bologne. Or, nous voyons annoncer, depuis quelques semaines, une réunion d'évêques, de caractère privé, qui doit se tenir à Utrecht ou à Rotterdam, ou ailleurs, mais certainement en Hollande. On doit y traiter des problèmes « post-conciliaires ».
Curieuse idée, bien capable, elle aussi, de produire « un certain sentiment d'insécurité, voire d'inquiétude » !
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Comment ! Le Souverain Pontife institue un Synode épiscopal, il le convoque déjà deux ans après la clôture du Concile, et voilà quelques prélats qui préviennent la décision pontificale, se distinguent par on ne sait quelle cooptation, se convoquent, se fabriquent un ordre du jour ! Nous ne dirons pas, dans le style d'Optat de Milève, que c'est dresser Chaire contre Chaire, mais, en nous rappelant l'allusion au pauvre Louis XVI de ce journaliste anglais, nous sommes invinciblement poussés à songer au Club des Jacobins...
Soyons attentifs aux faits, aux gestes, aux idées, même au simple vocabulaire de ce Présynode ! Le nom des participants ne découvrira pas tout, car il y aura, ici aussi, les « cadres ». On nous a déjà informés que le Secrétaire de l'Atelier néerlandais serait notre Mgr Etchegaray, lequel vraiment sécrète beaucoup.
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Nous ne serions pas tellement étonnés de voir l'Atelier néerlandais terminer sa tenue par quelque vœu ou motion qu'il chargera le plus rassurant de ses membres de porter à Rome *avant* le synode de septembre. Cela commencerait par : « *Le monde attend que... *»
Comme nous faisons partie, nous aussi, au *Courrier de Rome,* de ce « monde », nous allons nous hasarder à dire ce que nous *attendons* du prochain Synode. Nous le ferons dans l'esprit de la Constitution conciliaire « *de l'Église *» qui déclare au § 37 :
« Que les Laïques manifestent aux Pasteurs sacrés leurs besoins et leurs désirs, avec cette liberté et cette confiance qui conviennent à des fils de Dieu et à leurs frères dans le Christ. Dans la mesure de la science, de la compétence et de la dignité dont ils sont doués, ils ont la faculté, bien plus, ils ont aussi quelquefois le *devoir d'exprimer leur avis* sur ce qui touche le bien de l'Église. »
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Le texte renvoie, en note, à une allocution de Pie XII, dont elle cite l'extrait suivant :
« Dans les batailles décisives, c'est parfois *du front* que partent *les plus heureuses initiatives*. »
Pour exprimer notre témoignage et nos vœux de laïcs *engagés*, nous suivrons l'ordre des cinq questions qui composent le programme du Synode de septembre, dont nous citerons entre guillemets, en tête de chacun de nos paragraphes, l'énoncé, tel qu'il a été rendu public, le 29 mars, par Mgr Rubin, Secrétaire général du Synode.
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« I. -- DOCTRINE DE LA FOI : *Dangers qui menacent la foi, dus surtout à une estime exagérée des valeurs de l'homme et du monde, qui fait que l'on accepte difficilement l'idée du surnaturel et d'un Dieu transcendant : de là naissent les diverses formes d'athéisme*. »
Voici notre témoignage :
On nous a toujours enseigné ceci : qu'on ne trouve le Père que par le Fils ; qu'on ne trouve le Fils incarné que dans l'Église qui est Son Corps mystique ; qu'il n'y a qu'une seule Église : celle qui se manifeste une, sainte catholique et apostolique.
Nous croyons que le plus grand danger religieux des temps modernes n'est pas l'athéisme, mais l'indifférentisme religieux, parce que ce danger a pénétré dans *l'Église elle-même.*
Nous croyons que le plus grand danger n'est pas la négation de toute religion, mais les religions « de remplacement », les ersatz de religion.
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*Nos vœux :*
1°) Plaise au Synode nous dire s'il confirme la doctrine de Pie XI, condamnant dans l'Encyclique *Mortalium animos* (1928) ce qu'il appelle le « Pan-christianisme », qui se présente comme la recherche d'une « *fédération* des différentes communautés chrétiennes, attachées à des doctrines différentes, parfois même contradictoires » : fédération qui ne retiendrait que les points communs fondamentaux de la foi, pour développer la « charité » et travailler ensemble à combattre les « progrès de l'impiété ».
Ces hommes, disait Pie XI, « ...soutiennent que la vérité dogmatique n'est pas absolue, mais relative, qu'elle doit s'adapter aux exigences variables des temps et des lieux et aux divers besoins des âmes, s'accommoder à la vie des hommes. »
2°) Plaise au Synode rappeler, en termes définis, ce que l'Église entend par *dogme*, et quelle doit être la fidélité du croyant aux « formules dogmatiques ».
3°) Plaise au Synode déclarer s'il fait sienne la Monition du Saint-Office, en date du 30 juin 1962 (A.A.S. : 1962, p. 526), concernant les « ambiguïtés » et « les graves erreurs » de Teilhard de Chardin. -- Nous adressons particulièrement ce vœu au Cardinal Journet, qui écrivait, en octobre 1964, dans *Nova et Vetera :* « Ce n'est pas principalement une philosophie, c'est la doctrine même de l'Église que personnellement je reproche à Teilhard d'altérer. »
4°) Plaise au Synode déclarer ce qu'il pense du « Catéchisme » récemment publié en Hollande et donner des règles précises aux Assemblées épiscopales pour la rédaction entreprise, ici et là, de « catéchismes nationaux ».
Plaise au Synode énoncer *la participation* vraiment *effective* et *générale* que les *curés* de paroisse et les pères de famille chrétiens doivent prendre à la préparation de ces catéchismes.
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5°) Plaise au Synode donner des règles claires et uniformes sur la licéité de « célébrations » communes à des catholiques et à des frères séparés.
Spécialement : peut-on admettre un anglican à la communion eucharistique (comme on en a vu des cas, ces derniers temps) ?
« II. -- CODE DU DROIT CANONIQUE : *questions relatives à sa révision*. »
*Nos vœux :*
1°) Qu'une consultation vraiment sincère et générale soit demandée par les Assemblées épiscopales, au niveau de chaque diocèse :
a\) A tous les gradués en Droit (ils ne sont pas si nombreux) !
b\) Aux curés de paroisse.
2°) Que « le droit du Curé » soit exactement défini.
3°) Que soient exactement définies les conditions dans lesquelles l'Évêque a le pouvoir d'imposer à un curé une mutation ou une démission. Le Concile avait laissé ces cas dans une certaine indétermination. Le Motu proprio « Ecelesiæ Sanctæ » (août 1966) a donné une précision importante (§ 20) : « jusqu'à ce que le Code ait été révisé, *il faudra suivre la procédure* établie pour les curés amovibles » quand on voudra démettre un curé ou simplement le muter.
Le Concile avait déjà énoncé le principe suivant que, dans ces mutations « l'équité naturelle et canonique soit observée ». On avait, en effet, suffisamment parlé, dans certains schémas, de « la dignité de la personne humaine », pour que la dignité du prêtre de Jésus-Christ soit également reconnue dans les faits.
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Pareillement, on avait fait un slogan de « l'Église des pauvres ». Or, les pauvres les plus évidents de l'Église ne sont-ils pas précisément les prêtres : pauvres pour leur subsistance, pauvres pour leur logement, pauvres pour leur destination dans le diocèse, pauvres pour la sécurité de leur vieillesse ? Ne sont-ils pas, aux yeux de leur peuple, les premiers des prolétaires ?
Plusieurs évêques français ont écrit, ces derniers temps, pour rappeler aux patrons leurs devoirs concernant la *sécurité de l'emploi* de leurs ouvriers. Ces évêques ne sauraient oublier qu'ils sont, eux aussi, à leur façon sainte et surnaturelle, les « patrons » de leurs prêtres.
Ce point est assurément délicat : il n'est pas commode, en 1967, d'être évêque, et nous avons entendu Mgr Marty nous confesser qu'il en avait le « vertige ». Quel bienfait peut, dès lors, apporter au chef la protection de la loi, et, s'il le faut, hélas, de la discussion judiciaire ! Quelle sauvegarde contre l'humeur, l'arbitraire, le favoritisme !
Nos évêques ont fait, dans les journaux, depuis le Concile, des confessions si édifiantes qu'ils ne trouveront pas mauvais que des laïcs respectueux les aident, s'il le faut, à faire leur examen de conscience. Nous ne citerons qu'un cas :
On sait (on sait mal !) que le Pape Jean XXIII, après avoir convoqué le Concile, avait demandé aux Évêques du monde entier d'adresser, par écrit, au Saint-Siège leurs « vœux », en vue de la préparation des travaux de l'Assemblée.
Or, sur le point relatif aux mutations des Curés, voici quel était le vœu d'un évêque français : que, pour décider d'un déplacement, l'Évêque ne soit pas obligé de « se soumettre à l'aléa d'un procès canonique, lequel n'a pas toujours un heureux résultat ». -- l' « aléa » d'un jugement ! L'auteur de cette candide déclaration est Mgr Gouyon, alors évêque de Bayonne et aujourd'hui archevêque de Rennes.
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Il a si généreusement pris parti, il y a quelques mois, pour un militant syndicaliste de sa ville épiscopale, révoqué par la Direction de l'usine Citroën, qu'il nous saura gré de porter à la connaissance de notre discret public l'exemple d'une aussi éclatante conversion.
Hâtons-nous de l'ajouter : nos amis nous assurent que la grande majorité des Évêques de France apportent une attention pleine de charité à ces affaires de mutations ; beaucoup sont heureux de soumettre la décision au jugement d'un tribunal, qui n'est point pour eux le *hasard* d'une loterie, mais la réponse autorisée de l'Église.
Nous n'ajouterons sur cet article qu'une remarque pastorale : c'est que le sentiment d'une certaine insécurité de la condition sacerdotale est bien capable de contrarier l'éclosion d'une vocation chez des parents à la foi fragile.
« III. -- SÉMINAIRES : *a*) *Position des Conférences épiscopales sur les séminaires et leur collaboration avec la Congrégation des séminaires ; b*) *Préparation adéquate de ceux qui se consacrent à la formation des candidats au sacerdoce.* »
Nous nous bornerons à trois remarques et souhaits :
1°) La presse a publié, l'an dernier, une nouvelle qui nous a stupéfiés : que les Évêques de France (ou, du moins, ce qu'on appelle le « Conseil permanent de l'Épiscopat ») avait refusé de recevoir une Instruction émanant de la Congrégation des Séminaires, qui avait pourtant reçu l'approbation du Pape. Qu'on nous dise si le fait est vrai et, dans l'affirmative, quelle correction doit être apportée à la notion de la souveraineté pontificale.
2°) Plaise au Synode déclarer s'il approuve les expériences de certains évêques français concernant : a) La formation des petits séminaristes *dans des lycées* de l'État laïc ; b) la formation *mixte* de ces séminaristes (et peut-être des « grands ») avec des filles.
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3°) Quant à la formation des maîtres du Grand séminaire, voici notre témoignage :
Ce que *le monde attend* des prêtres, c'est (sans parler des vertus de leur état) une doctrine *théologique* et *philosophique* sûre.
Que l'étude de ces disciplines traditionnelles ne soit pas sacrifiée à des « spécialités » (sciences sociales, psychologie expérimentale, etc.) qui, pour des jeunes gens de 18 à 24 ans, ne peuvent être que rudimentaires et risquent d'exposer le prêtre à parler de certains sujets temporels comme un petit rhéteur ou un primaire prétentieux. Nous attestons avec tristesse que les gens vraiment informés s'amusent ou se désolent de certaines déclarations épiscopales sur des matières où les prélats ne paraissent avoir qu'une initiation de cercle d'étude pour patronages et, en tout cas, aucune expérience concrète.
« IV. -- MARIAGES MIXTES : *Observations sur les motifs qui rendent difficile l'application de l'Instruction sur les mariages mixtes du 18 mars 1966. -- Conseils à ce propos. *»
Il s'agit des mariages entre catholique et protestant. Par ses aspects à la fois théologiques et pastoraux, ce problème nous apparaît si difficile que nous hasarderons uniquement un vœu très général, à savoir :
Que sa solution n'apparaisse pas seulement un compromis diplomatique imaginé dans un « climat d'œcuménisme », mais *la suite logique de la théologie du mariage* telle que l'Église l'a constamment enseignée.
Pour le catholique que nous professons être :
1° Le mariage est un *sacrement.*
2° Il est *indissoluble.*
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3° L'enfant doit être *baptisé* et *éduqué* dans la confession catholique.
Or, sans parler du troisième point, le « Synode national de l'Église réformée de France », qui s'est tenu à Vabre au début du mois de mai, a démontré une fois de plus ce qu'on savait : qu'*aucun* protestant n'admet la « sacramentalité » du mariage, au sens très précis de ce mot chez les catholiques, et qu'*un grand nombre* admet le divorce. Or, c'est une doctrine incontestée dans l'Église catholique que l'engagement matrimonial est nul, et donc le mariage invalide, si un seul des conjoints *exclut* positivement la sacramentalité ou l'indissolubilité du lien. -- Comme, d'autre part, le curé qui doit célébrer le mariage a l'obligation de questionner, avant, les futurs époux sur leurs dispositions à l'égard de l'engagement qu'ils vont contracter *devant la société* chrétienne, on ne voit pas quelle casuistique, quelles astuces verbales pourraient empêcher le prêtre de se refuser à une comédie mondaine qui serait en même temps un sacrilège.
Il n'est pas un protestant bien né qui ne comprenne cette rigueur : en matière de sacrements, le prêtre n'est qu'un ministre et l'instrument d'institutions et de lois *qui le dépassent.*
Le remue-ménage liturgique et les réformettes enfantines dont l'Église donne au monde stupéfait le spectacle affligeant ont produit une sorte de mirage messianique qui donne à une génération déboussolée l'illusion que la vieille et sainte institutrice du genre humain va *changer* le Décalogue, comme ses ministres de 1967 changent les rubriques du Missel et la couleur des chasubles.
Or, il faut qu'on le sache, et il faut le dire quand il est encore temps : toute notre religion revient finalement à cette parole unique de Dieu dans la Bible : *Ego Dominus :* Le Maître, c'est Moi. -- Il n'y a pas de Synode qui puisse changer la Parole de l'Immuable.
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« V. -- LITURGIE : *Normes et principes qui doivent présider à l'application de la Constitution Sacrosanctum pour l'ordonnancement de la messe, les sacrements, l'office divin. *»
Ici, nous n'exprimerons même pas un vœu ; nous pousserons un cri : le cri de cet homme que les Apôtres voulaient faire taire et qui continuait d'appeler Notre-Seigneur à son secours.
C'est au secours de la beauté, de la dignité, de la sainteté du culte que nous poussons le cri d'alarme.
Certes, il ne s'agit pas ici *formellement* de dogme de foi ou de loi morale. Mais à côté de la vertu expresse de foi, il y a les harmoniques de cette vertu : une certaine façon *catholique* de sentir, de s'émouvoir, de chanter, de pleurer. Et puis, derrière la « réforme », il y a le *motif* de la réforme, le motif avoué et l'inavoué. Il y a, enfin, les conséquences, psychologiques et sociales, du changement *comme tel,* abstraction faite de son objet : ce qui faisait dire à St-Augustin : « Le changement lui-même d'une coutume, même quand il sert par son utilité, il bouleverse par sa nouveauté » : *ipsa mutatio consuetudinis, etiam quae adjuvat utilitate, novitate perturbat*.
Ces sentiments sont la moelle même de la pensée religieuse. Que dire alors quand on entend ceci : « Une réforme *du culte* catholique ne peut se faire en un jour, en un mois, en un an. Il ne s'agit pas de *retouches* à une œuvre d'art de grand prix, mais de donner des *structures nouvelles* à des rites *entiers.* Il s'agit bien d'une restauration *fondamentale,* je dirais presque d'une *refonte* et, pour certains points, d'une véritable nouvelle *création...* L'image de la liturgie donnée par le Concile est *complètement* différente de ce qu'elle était AVANT : rubriciste, formaliste, centralisatrice. MAINTENANT... » (*Doc. Catho.* 17. 5. 1967 -- Col. 829).
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Ce débagoulage n'est pas un boniment de camelot de foire ; ce sont les enseignements magistraux du Père Annibal Bugnini, secrétaire du « Conseil » pour la révision des rites liturgiques. -- Que répondre à cela ? Que dire ? Les mots nous manquent et rien ne nous vient à la bouche que la parole de Dante : *ci vorebbe risponder col coltello, non con ragione a tanta bestialità :* il faudrait répondre avec un couteau et non avec des raisons à pareille...
Sur un pareil sujet, et dans l'état où en sont venues les choses, nous ne saurions présenter un vœu au Synode, mais un témoignage, et même deux : Nous attestons qu'on trompe les évêques, on trompe le Pape, quand on leur dit que le monde attendait ce bouleversement *radical* et *perpétuel*. Dans son immense majorité, *le monde* profane se désintéresse des offices religieux pour de tout autres raisons que des histoires de langue latine, d'*Ite missa est* avant ou après, de chasubles noires ou roses pour les messes de *Requiem*.
Quant au peuple fidèle, puisque vous goûtez tellement les « expériences » essayez, Messeigneurs, d'instituer *à la même heure*, dans votre ville épiscopale une messe « comme avant », et la messe du Père Annibal. Vous verrez le résultat.
Deuxième attestation : cette réforme insolente qui se croit désormais assez forte pour déclarer cyniquement son but est arrivée à produire dans les milieux sociaux les plus divers, de tels sentiments de moquerie ou de mépris ou de colère que, du plus profond de notre foi, nous crions aux 193 évêques qui vont se réunir, dans quatre mois, près du Tombeau de Saint Pierre : *Caveant Consules !*
Et délivrez-nous, au plus tôt, de l'Annibal, de ses Carthaginois et de ses éléphants !
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Le « Courrier de Rome » -- sous-titre : « Informations religieuses, documents, commentaires, questions et réponses » -- est une publication bi-mensuelle, qui a l'intention de devenir éventuellement hebdomadaire. Numéro spécimen sur simple demande adressée au « Courrier de Rome ». 26, rue Jean Dolent, Paris XIV^e^.
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**II. --** D'autre part, sur les manœuvres en cours et les « objectifs stratégiques et tactiques, à l'occasion du Synode, de la subversion et de ses auxiliaires plus ou moins conscients, nous avons reçu d'un de nos correspondants romains la note suivante :
La puissante conjuration de tendance néo-moderniste que l'on a vue à l'œuvre pendant le second Concile œcuménique du Vatican prépare une nouvelle offensive pour le « Synode épiscopal » qui doit se tenir au mois de septembre à Rome. Il s'agit d'utiliser cette assemblée pour un nouveau « bond en avant » vers la réalisation des objectifs qui n'ont pu être atteints au cours du Concile.
Des contacts réguliers sont établis -- principalement par l'intermédiaire de religieux voyageurs -- entre les éléments les plus activistes des diverses Conférences épiscopales.
**1. -- ***L'objectif stratégique* est d'exploiter la création du Synode comme premier pas vers l'institution d'un Parlement permanent dans l'Église.
A cette fin, il est recommandé :
1° D'insister unilatéralement sur le caractère « essentiellement collégial » de l'Église.
2° De prétendre que l'institution du Synode est une reconnaissance de ce caractère « essentiellement collégial ».
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3° De souligner que le Synode est une institution extra-conciliaire : donc la « collégialité » n'est pas limitée aux Conciles mais doit s'exprimer dans des institutions permanentes.
4° De faire entendre que le Synode actuel n'est qu'un premier pas, et qu'il est encore très loin de répondre adéquatement à l'exercice de la « collégialité voulue par le Concile ». Le Synode reste marqué du même esprit que l'intervention pontificale dans la Constitution *Lumen Gentium* par la « Note explicative préalable ». Il est limité en principe à un rôle consultatif ; s'il peut devenir « délibérant », ce sera seulement par une concession du Pape et non en vertu du dogme de la « collégialité ».
5° Il faut donc demander que le nombre des membres du Synode soit réduit de moitié qu'il siège régulièrement trois ou quatre fois par an ; qu'entre ces sessions régulières, il existe un Præsidium permanent d'une vingtaine d'évêques, « assistant » le Pape, et indépendant de toute soumission à une instance supérieure. Ce Præsidium serait lui-même composé seulement d'un tiers de membres nommés par le Pape, les deux autres tiers étant élus par le Synode lui-même ou par les Conférences épiscopales. L'institution d'un tel Præsidium rendrait définitive l'éclipse du Sacré Collège et inciterait à confier l'élection du Pape au Synode.
II. -- *Objectif tactique.* -- En raison des résistances que ce plan stratégique risque de rencontrer, la faction néo-moderniste envisage comme objectif tactique immédiat de parachever l'humiliation présente de la Curie romaine et d'accélérer sa liquidation.
Le « principe de la collégialité » implique que le gouvernement central de l'Église universelle soit une émanation des Églises locales. La Curie romaine était un instrument permettant au Pape de *surveiller et gouverner les évêques.*
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Privé de ce moyen d'information et de gouvernement, le Pape pourra bien conserver en théorie une primauté de juridiction, il n'aura plus aucun moyen de l'exercer. Lorsque tous les organes d'information et d'administration du Vatican auront été placés *sous les ordres de la* « *collégialité *» *épiscopale*, le Souverain Pontife ne sera plus en mesure, avec la seule assistance de trois ou quatre secrétaires privés, de contrôler et gouverner deux à trois mille évêques.
D'ores et déjà, mi-terrorisée par les campagnes de presse des « collégialistes », mi-colonisée par eux, la Curie romaine ne peut plus guère remplir son rôle traditionnel. Mais il importe de profiter des avantages acquis et de ne pas la laisser survivre, car elle demeurerait comme une possibilité éventuelle, ou virtuelle, de rétablir un jour les conditions pratiques d'exercice du pouvoir central.
Dans l'immédiat, le Synode devra n'admettre dans son sein les chefs des Dicastères romains qu'à titre purement technique, consultatif et épisodique, et non comme des membres de plein droit. Au cours du Concile, les Cardinaux de Curie avaient été frappés d'impuissance par une campagne de presse mondiale. Il faut maintenant les écarter décisivement, -- même si certains d'entre eux, aujourd'hui, pactisent avec les « collégialistes ».
III. -- *Position de repli.* -- Pour l'éventualité où la « démocratisation » du gouvernement de l'Église ne pourrait être obtenue lors du Synode, la position de repli s'établirait sur les lignes suivantes :
1° Faire valoir que, dans la logique de la « collégialité », l'Église locale, en tant que réalisation particulière de l'Église universelle, a ses propres impératifs, ses propres besoins, ses propres urgences, dont elle-même est juge.
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2° L'initiative œcuménique et l'aggiornamento liturgique présentent un caractère universellement urgent. Mais cette initiative et cet aggiornamento devront être mis en œuvre par chaque Église locale, sans intervention du pouvoir pontifical qui contrarierait le « principe de la collégialité ».
3° Des initiatives telles que le Synode pastoral hollandais devront être reconnues comme des « manifestations authentiques de la collégialité extra-conciliaire », au même titre que le Synode épiscopal romain de septembre.
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Tels sont actuellement les principaux mots d'ordre de la subversion qui circulent entre les factions activistes des diverses Conférences épiscopales.
Quant au débat prévu sur la doctrine de la foi, les thèses que la tendance néo-moderniste se prépare à soutenir sont les suivantes :
1° La matière du débat, telle qu'elle a été présentée par la lettre du Cardinal Ottaviani, porte sur des points d'importance très inégale, ce qui rend impossible de les réduire à un dénominateur commun.
2° Si la Révélation est fixée une fois pour toutes, en revanche son interprétation demeure en devenir et peut prendre des formes qui paraissent aujourd'hui surprenantes mais seront peut-être demain consacrées par la « collégialité ».
3° Il n'y a pas d'avenir possible pour la théologie sans une liberté complète d'expression, affranchie des censures du Magistère.
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4° L'expérience de l'Église prouve que c'est l'intransigeance de l'autorité pontificale qui produit l'endurcissement dans l'erreur ; et que ce sont les répressions autoritaires du Saint-Siège qui conduisent aux schismes. L'autorité répressive du Saint-Siège devra désormais s'exercer uniquement pour écraser les résistances « intégristes ».
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### Une préface du Cardinal Bacci
Le Bulletin « Una voce », dans son numéro de mars-avril, a publié une traduction française de la préface que le Cardinal Bacci a donnée au livre de l'écrivain catholique italien Tito Casini : « La tunica stracciata ».
Nous avons lu cet ouvrage en italien et nous l'avons vivement goûté. Il connaît en Italie un succès que rien ne réussit à interrompre. Il sera très prochainement traduit en français. Il met en cause les responsabilités du Cardinal Lercaro, l'archevêque de Bologne ami des communistes, dans la destruction de la liturgie romaine.
Voici la préface du Cardinal Bacci telle que l'a traduite « Una voce » :
Cité du Vatican, 23 février 1967
L'on m'invite à donner une brève présentation à ce livre de Tito Casini. Je ne puis ni ne veux refuser, je le fais même volontiers, cependant avec quelques réserves, soit parce que je connais Tito Casini depuis son plus jeune âge et que je l'apprécie comme l'un des premiers écrivains catholiques d'Italie, son style aussi allègre que mordant, sa sincérité me rappelant l'air pur des montagnes de notre commune patrie florentine, soit parce que j'admire en lui le chrétien tout d'une pièce, un de ceux qui peuvent répéter ce qu'un écrivain de l'antiquité chrétienne disait de lui-même : « Christianus mihi nonen, catholicus cognomen », soit enfin parce que, si le présent livre pourra paraître à quelques-uns manquer de révérence, tous pourtant devront reconnaître qu'il n'a été dicté que par un ardent amour de l'Église et de la dignité de sa liturgie.
265:115
De toute manière l'on peut et l'on doit affirmer que si ce qui est écrit dans ce livre n'est jamais dirigé contre ce qu'a établi le Concile Vatican II par sa Constitution liturgique, l'auteur s'élève en revanche contre l'application pratique de cette Constitution que des novateurs agités et excessifs veulent réaliser coûte que coûte. Et je ne parle pas de ce que, sur ce terrain glissant, entreprennent certains avec ce qu'ils appellent les cènes eucharistiques, les messes-beat, les messes yé-yé, les messes pour capelloni et « semblables ordures ».
Je le fais volontiers, comme je l'ai dit, parce que je pense que ces pages, qui rappellent les pages encore plus véhémentes, audacieuses et libres qu'écrivit sainte Catherine de Sienne, pourront redresser les esprits et faire du bien.
Je suis sûr d'ailleurs que les intéressés se montreront généreux et pardonneront à l'auteur certaines paroles qui pourront leur sembler manquer d'égards ; s'ils réfléchissent, ils comprendront qu'elles ont été écrites non pour offenser, mais qu'elles traduisent l'irritation d'un cœur devant certaines innovations qui paraissent et qui sont de véritables profanations.
Du reste, apprendre est toujours un devoir, et pour tous ; et même apprendre de la voix des laïcs qui sont, comme Tito Casini, des catholiques irréprochables.
Et ici, je ne puis faire moins que de rappeler qu'a été fondée une Fédération internationale pour la sauvegarde du latin et du chant grégorien dans la liturgie catholique, Fédération qui rassemble un très grand nombre de personnes de toutes conditions appartenant à onze nations et qui a son siège en Suisse, à Zurich.
266:115
Ce mouvement publie une revue qui s'intitule UNA VOCE, phrase latine qui pour nous Italiens est presque de notre langue, car notre langue, comme on l'a dit, est un véritable dialecte latin ; le latin liturgique, fils du « sermo rusticus » parlé par le peuple, peut être facilement compris, au moins en grande partie, mieux même que certaines traductions barbares pour lesquelles traduire aura été l'équivalent de trahir.
Dans la livraison de janvier de ladite revue, il est déclaré que « c'est un devoir de dénoncer certaines situations de fait, qui ne correspondent absolument pas au renouveau souhaité par le Concile ». La Constitution conciliaire a en effet établi qu'en règle générale l'on continuerait à employer le latin dans les rites sacrés, tout en concédant que *l'on pourrait* pour les lectures et pour certaines parties de la messe user de la langue vulgaire, pourvu que cela conduise le peuple à une meilleure intelligence du rite sacré. Mais l'usage total *et exclusif de la langue vulgaire*, comme cela se pratique dans beaucoup d'endroits en Italie, est non seulement contraire au Concile, mais encore cet abus cause une vive douleur spirituelle à un grand nombre de fidèles.
Je pense donc que la supplique adressée à la Conférence épiscopale par la section italienne de cette Association internationale pour la sauvegarde de la langue latine et de la musique sacrée dans la liturgie catholique, mérite une considération attentive et bienveillante. Tandis que l'on célèbre la messe et les autres rites sacrés dans un très mauvais italien et même en Esperanto, il faut en effet éviter que le latin -- qui est la langue officielle de l'Église -- ne soit bientôt totalement chassé du sanctuaire comme un chien galeux.
267:115
Il semble donc opportun que, au moins dans les cathédrales et dans les sanctuaires des centres touristiques, et partout où il y a un nombre suffisant de prêtres, l'on célèbre au moins quelques messes en latin, à des heures fixées d'avance, pour répondre au légitime désir de ceux qui, touristes ou Italiens, préfèrent le latin à la langue vulgaire et le chant grégorien à ces cantilènes médiocres qu'aujourd'hui l'on essaie de lui substituer, au détriment de la dignité de notre culte catholique.
Antonio, Card. BACCI.
Comme on le voit, le Cardinal Bacci s'exprime avec une très grande modération.
Car la vérité de fait est que la Constitution conciliaire sur la liturgie est radicalement bafouée, au nom d'un « esprit du Concile » qui n'est rien d'autre que l'affreuse « mentalité post-conciliaire » dévastatrice de la liturgie et de la foi.
Des millions de catholiques en sont réduits à implorer et sans être entendus, et sans jamais l'obtenir -- que leur soit concédé un peu de ce qui pourtant était ordonné par la Constitution conciliaire :
« 36. -- L'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera conservé dans les rites latins.
« 54. -- On pourra donner la place qui convient à la langue du pays (...). On veillera cependant à ce que les fidèles puissent dire ou chanter ensemble en langue latine aussi les parties de l'ordinaire de la messe qui leur reviennent.
« 116. -- L'Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine ; c'est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales d'ailleurs, doit occuper la première place. »
(Constitution conciliaire « De sacra liturgia », traduction française des Éditions du Centurion (Bonne Presse), présentée par Mgr Jenny.)
268:115
Non seulement il n'est plus question d'appliquer ces décisions conciliaires, mais encore on refuse, le plus souvent, d'accorder de temps en temps une messe en latin aux catholiques qui le demandent.
Nous assistons donc à une duperie générale et bien organisée, puisque le latin et le grégorien -- au nom des textes que nous venons de citer ! -- sont supprimés en fait.
Cette suppression, partout où elle a lieu, est à la fois une violence injuste et une tromperie.
La tromperie, la violence injuste peuvent s'imposer un temps par la force de l'arbitraire. Cela ne leur confère aucune légitimité.
Qu'au début les « permissions » d'emploi de la langue vernaculaire aient été étendues sans mesure et avec une rapide brutalité pouvait paraître d'abord simple (encore que grave) erreur initiale d'application. On nous le disait. On nous demandait d'attendre. On s'est moqué de nous.
Car il est évident que c'est bien la suppression du latin et du grégorien qui est voulue et imposée avec un acharnement inouï, et avec des persécutions d'une méchanceté croissante contre ceux qui refusent de capituler devant l'arbitraire.
Souvenez-vous. On nous disait :
-- « Prenez patience, les errements et les excès initiaux sont inévitables, ils seront bientôt corrigés. »
On nous trompait.
Au moment même où l'on nous concédait verbalement qu'il y avait des « excès », on se préparait en fait à les dépasser encore, à l'étape suivante, après nous avoir endormis.
Une tromperie aussi énorme ne cessera de porter des conséquences terribles, tant qu'elle n'aura pas été réparée. Mais pour ce qui est de la réparer, on n'en prend pas du tout le chemin, au contraire.
\*\*\*
269:115
Il n'y a d'autre possibilité actuelle que de se grouper pour se défendre. Rappelons que « Una voce » est l' « association pour la sauvegarde du latin et du chant grégorien dans la liturgie catholique », et que son adresse en France est 109, rue de Grenelle, Paris VII^e^.
L'Association « Una voce » existe dans quatorze pays. Ces quatorze associations nationales sont rassemblées dans la « Fédération internationale Una voce ». Le Bulletin en langue française « Una voce » (B.P. 174, Paris-XVII^e^) donne tous les deux ou trois mois des nouvelles de cette activité fédérée, puissante et représentative.
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Nous lisons encore dans le numéro de mars-avril d' « Una voce » :
Le 15 février dernier, La Fédération internationale UNA VOCE a adressé le télégramme suivant à S.E. le Cardinal Larraona, préfet de la Congrégation des Rites :
Éminence,
Au nom des douze ([^82]) associations nationales du mouvement UNA VOCE, je fais part à votre Éminence de la vive douleur et de la profonde inquiétude de millions de fidèles devant la délatinisation progressive et systématique de la liturgie qui menace l'unité des autels, dessèche le sens du sacré et risque d'éloigner les fidèles du mystère pascal de l'Eucharistie. Contrairement aux dispositions conciliaires, ses champions méconnaissent la réalité pastorale, méprisent les leçons de l'histoire et violent la charité. Rompant avec les traditions millénaires de l'Église, ils dilapident « les trésors des moments les plus inspirés de la spiritualité chrétienne » (Paul VI), ils déforment en intellection rationaliste la participation dans la foi croyante du cœur élevé, et par conséquent ils livrent la liturgie à des initiatives désordonnées et arbitraires.
270:115
C'est cette orientation antilatiniste du renouveau liturgique qui déchire l'unité fraternelle de la chrétienté catholique en Europe, comme l'a démontré une enquête démoscopique en Allemagne par l'Institut für Demoskopie Allensbach dont je tiens à la disposition de votre Éminence les résultats incontestables. An nom des millions de catholiques qui restent profondément attachés à la messe latine (grand-messe et messe « basse »), je supplie votre Éminence de mettre fin à la défiguration des intentions conciliaires en assurant aux rites anciens l'égalité des droits et des honneurs qui leur est due, surtout au niveau des paroisses, et, en implorant votre bénédiction sur tous nos membres et leurs familles, je suis votre très respectueux serviteur.
Éric M. de Saventhem,\
président du conseil permanent\
Fédération internationale UNA VOCE.
Le cardinal Larraona a répondu à M. de Saventhem par une lettre en date du 7 mars où il souligne que, dans la nouvelle Instruction *De musica in sacra liturgia* parue deux jours avant : « on a tenu compte des principaux vœux exprimés par votre télégramme ». Il ajoute que UNA VOCE peut être comptée au nombre des groupes ayant pour but « de promouvoir la liturgie ».
Cette lettre constitue pour nous un précieux encouragement à persévérer dans notre effort pour sauvegarder la langue latine dans la liturgie romaine, et nous confirme que notre participation à l'apostolat liturgique est appréciée à Rome.
271:115
Mais la question n'est plus celle des satisfactions que l'on peut trouver -- ou ne pas trouver -- dans telle ou telle Instruction -- car de toutes façons, dans les faits, on n'en tient pas compte. Et l'Instruction des Instructions était tout de même la Constitution conciliaire, que l'on invoque pour faire, au sujet du latin et du grégorien, le contraire de ce qu'elle déclare aussi clairement qu'impérativement.
La question est celle des faits : des faits qui vont contre le droit, et qui détruisent la liturgie romaine.
Si la protestation contre l'arbitraire va croissant, et surtout ne s'interrompt jamais, il n'y aura pas prescription.
Et, face aux générations suivantes, les responsabilités des uns et des autres seront nettement établies.
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Au moment de terminer ce numéro, nous apprenons que la Fédération internationale « Una Voce » vient d'adresser une solennelle Supplique au Saint-Père. Nous en reproduisons le texte aux pages suivantes.
272:115
### Un appel au Souverain Pontife
La Fédération internationale « Una Voce » vient d'adresser au Saint-Père une Supplique solennelle.
Cette Supplique est signée par le Dr Éric M. de Saventhem, président, et par Dom Filipo Caffarelli, vice-président du Conseil permanent de la Fédération internationale « Una Voce ».
En voici la traduction française intégrale
BEATISSIME PATER,
Les mots fermes et forts de Votre Sainteté dans Sa Lettre Apostolique, *Petrum et Paulum* ont redonné courage et espérance aux catholiques qui, profondément troublés par des abus de tous genres, retrouvent dans la voix du Pontife Romain le divin commandement du Sauveur destiné au Prince des Apôtres, de confirmer ses frères dans la foi. Dans la vigueur apostolique de cet enseignement l'Association catholique UNA VOCE puise la confiance d'exprimer à Votre Sainteté sa profonde angoisse à l'égard de ce qui se passe dans le domaine de la sainte liturgie : qui, selon l'axiome *legem credendi lex statuat supplicandi*, est l'incarnation visible de la foi elle-même.
273:115
Depuis la formation du premier groupement en France, ce mouvement de laïcs -- qui veille à la préservation du patrimoine liturgique de l'Église Romaine selon le magistère des Conciles et des Pontifes Romains -- s'est développé sans cesse. Les unes après les autres, les Nations y ont adhéré. Aujourd'hui l'Association existe en quatorze Pays de trois continents ([^83]) avec plusieurs millions d'adhérents et de sympathisants comprenant -- outre les intellectuels -- un grand nombre de jeunes gens et de simples travailleurs. Des ecclésiastiques et des religieux, à tous les échelons de la hiérarchie, accordent à l'Association leur appui et leur encouragement.
Que signifie tout cela ? Deux choses, il nous semble :
1°) Ainsi que Votre Sainteté l'a répété tant de fois, la tradition liturgique de l'Église Romaine se trouve actuellement menacée d'un péril extrême, à la suite de l'abandon progressif des formes qui lui sont propres et, par ailleurs, à la suite de l'introduction d'abus de tous genres, dont certains d'une inconvenance inouïe et, comme l'a proclamé Votre Sainteté, à la limite, et au-delà, de la profanation ;
2°) La liturgie romaine, avec sa langue consacrée, sa musique, son rituel millénaire, est passionnément, tenacement, invinciblement aimée par un nombre immense de catholiques : nombre vraiment immense et amour vraiment brûlant -- nos statistiques le disent, mais le cœur vigilant de l'Église elle-même ne peut pas ne pas en être conscient.
Il ne nous semble pas nécessaire d'affirmer que cet amour n'a aucune parenté avec le sentimentalisme et encore moins avec l'habitude. L'un et l'autre se substituent aisément -- comme l'enseigne l'histoire des peuples -- d'autres sentimentalismes et d'autres habitudes. Ceux qui voudraient imposer au monde catholique tout entier le reniement de sa tradition liturgique, ont aligné toute une série de portraits imaginaires, qui vont du « spectateur muet et léthargique de la Messe » au « catholique au complexe infantile, satisfait de voir Notre Sainte-Mère l'Église résoudre pour lui tous ses problèmes ».
274:115
Si ce type de catholique constituait la majorité, cela équivaudrait à dire que durant vingt siècles l'Église a promu une liturgie, professé une doctrine et produit un type de fidèle qui n'avaient que bien peu de rapports avec elle. Cela ferait apparaître comme assez singulière la révolte passionnée -- osons même dire désespérée -- de ce fidèle catatonique (qui ne devrait être que trop heureux d'accepter toute nouveauté que l'on propose à sa paresse) pour la défense d'un rituel auquel il n'aurait jamais vraiment participé, d'une doctrine qu'il n'aurait jamais vraiment vécue. Étrange liturgie, étrange doctrine, survivant dans de telles conditions aux tempêtes de tant de siècles !
Votre Sainteté a sans doute compris que la grande famille catholique à laquelle UNA VOCE prête sa voix représente un type de fidèle qui est aux antipodes de tout cela. Il défend, en pleine conscience, un rituel de souveraine splendeur et simplicité, œuvre et trésor de tant de Saints et de Pontifes, et une doctrine qui est celle du Fils Unique de Dieu. Il les défend par libre choix, sans que personne les lui impose : tout comme personne n'impose au prêtre le célibat, mais un libre choix, selon sa vocation, entre l'état sacerdotal et l'état matrimonial. Si, au cours de certaines époques, cette liturgie et cette doctrine ont mordu moins profondément dans l'âme des foules, cela fut la conséquence de l'abandon ou de la décadence des « augustes cérémonies » ([^84]) faites pour les attirer et les conquérir, comme d'une catéchèse inspirée, capable d'éclairer du dedans les profondeurs de la doctrine et les significations transcendantes de la liturgie.
275:115
L'immense catholicisme silencieux qui a donné tant de saints à l'Église même parmi le monde des laïcs, et qui chaque année lui donnait des millions de conversions ; le catholicisme des Messes au point du jour, des profondes adorations, des pèlerinages, des immolations joyeuses et souvent prodigieuses à la charité fraternelle et à la volonté divine -- dans les cloîtres, dans les paroisses, dans les missions, dans les hôpitaux, dans les écoles et dans les demeures des fidèles -- ; le catholicisme qui croit encore au Sermon sur la Montagne et qui, en un mot, met au centre de la vie Dieu et Sa volonté et non l'homme et son caprice, existe encore aujourd'hui comme il a toujours existé, et il existe d'autant plus que, dans le bruit général, il se fait moins entendre.
Ce catholicisme défend sa sainte et vénérable liturgie, précisément parce qu'elle est la figure et l'écrin de cette foi qui est la vie de sa vie, aussi bien que de la doctrine et de la morale qui en découlent inévitablement. D'une part, tout détail liturgique -- parole, geste, vêtement, objet sacré, mélodie -- signifie une vérité théologique profonde (et l'étude d'un tel rapport, diffusé parmi les fidèles, pourrait vraiment s'appeler « renouvellement liturgique » au sens que S. Pie X donnait à cette expression !) ; d'autre part, une liturgie perfectionnée par les siècles, exécutée avec piété et crainte, alimente et soutient toutes les vertus morales. En parlant éloquemment à travers le langage universel de la beauté, même à qui n'en connaît point la signification (et les conversions en sont la preuve), la liturgie crée un climat psychologique qui brûle peu à peu la misère de l'homme et le transporte en des sphères où son âme, froissée par la brutalité de la vie mondaine, peut s'épanouir de nouveau, à la lumière. Elle apaise ses passions, le reconduit à l'ordre, à la modestie, à la méditation, à la charité, à la joie. Surtout, créant en lui un salutaire oubli de lui-même, elle le replace en sa vraie position de totale humilité en face de la gloire de Dieu : centre, origine et fin de tout culte liturgique.
276:115
Aussi, la liturgie parfaite maintient chez le fidèle un respect sacré envers le prêtre, médiateur et *alter Christus*, préposé à la célébration de ce que le Cérémonial Romain appelle *tremendum hoc Mysterium* et que le rite byzantin définit *terrible et inénarrable liturgie*. Et comment tout ceci peut-il ne pas être une éducation spirituelle quotidienne pour le prêtre lui-même, continuellement rappelé, par des mots et des gestes sublimes, à son rôle sacré et au détachement des choses profanes que ce rôle exige : en un mot, à la sainteté qu'il devrait incarner ? On se demande avec quel cœur peut faire face à sa mission d' « instrument divin » ([^85]) le prêtre réduit, par des rites désormais si arbitraires et presque profanes en leur rythme et structure -- rites sans beauté, sans solennité, sans joie intérieure -- à être une sorte d'acteur, entouré de micros et de haut-parleurs, qui revêt et dévêt rapidement des ornements sacerdotaux dont la signification sacrée s'estompe toujours plus, pour reprendre hâtivement ses habits séculiers.
Les catholiques qui, encore une fois, ont demandé à UNA VOCE d'être leur voix, demandent donc, prosternés aux pieds de Votre Sainteté, que leur Suprême Pasteur daigne et veuille pourvoir à ce que la Constitution Conciliaire « Sacrosanctum Concilium » -- laquelle assure la permanence de la liturgie romaine traditionnelle, avec sa langue consacrée, la seule « que nous pouvons dire vraiment catholique » ([^86]) et sa musique propre -- ne devienne pas lettre morte. Ils demandent et supplient qu'à côté de la liturgie de type communautaire en langue vernaculaire, désormais imposée partout au-delà de toutes les limites fixées par la Constitution, soit fermement assurée l'existence de la liturgie latino-grégorienne qui est la forme propre du rite romain : irremplaçable, perle centrale de la merveilleuse couronne multicolore des rites catholiques. Forme propre, non seulement de notre rite religieux mais encore -- avec sa tradition linguistique, musicale, architectonique, artistique et artisanale -- forme propre de toute la civilisation d'Occident.
277:115
Que Votre Sainteté daigne et veuille donc disposer que ce patrimoine, qui n'appartient pas seulement à l'Église mais au monde entier de l'esprit et de la culture, ne soit point supprimé par l'arbitraire des Ordinaires des lieux, lesquels n'ont aucun droit, aux termes mêmes de la Constitution, d'en *interdire* la célébration, ainsi que cela n'arrive que trop souvent.
\*\*\*
Mais, à ce point, nous avons le devoir de réunir toutes nos forces de persuasion, toute notre passion de catholiques, pour supplier Votre Sainteté de bien vouloir épargner aux fils de l'Église une blessure qui risquerait d'être sans remède : la réforme des livres liturgiques et, plus que tout, de *l'Ordo Missae*. Nous ne pouvons et nous ne voulons, en conscience, cacher à Votre Sainteté -- dont le cœur de Père est sans doute, d'ailleurs, déjà conscient -- que les premières instructions pour la modification du rituel de la Messe ont suscité parmi les fidèles, non moins que parmi le clergé, effarement et stupéfaction. On se demande à quelles requêtes on a voulu répondre et de la part de qui, à quels avantages on a pu viser et au profit de qui, si pas un seul fidèle, à notre connaissance, n'a jamais exprimé le désir que la Messe devînt autre chose que ce qu'elle était, si pas un seul fidèle, à ce que nous pouvons juger, ne tirera jamais le moindre profit pastoral de ces changements, qui semblent plutôt faits pour le troubler en sa foi et pour le désorienter en son obéissance, d'une manière qui pourrait être irréparable.
278:115
Votre Sainteté a déploré maintes fois, au cours de ces derniers temps, l'affaiblissement, en certains lieux, de la foi dans les dogmes chrétiens et dans le Magistère doctrinal de l'Église. Mais la liturgie tout entière -- et la Messe au centre de la liturgie -- ne sont-elles pas « une continuelle et explicite profession de foi catholique » ? ([^87]) Comment mettra-t-on en garde le fidèle contre l'insinuation de l'hérésie, si on lui ôte, l'un après l'autre, tous les signes visibles de sa foi ? Comment l'armer contre les propositions téméraires à propos du divin mystère de l'Incarnation, si on lui interdit de plier le genou lorsqu'il en est fait mention ? Comment le confirmer en sa foi dans la Présence Réelle du Christ sur l'autel si au prêtre lui-même sont interdits -- ou laissés à son bon plaisir -- les saints signes trinitaires *super Oblata*, communs à toutes les liturgies les plus anciennes, ainsi que les génuflexions et tous les autres signes de révérence et d'amour en face du Mystère sacrificiel, jusqu'au geste sublime qui préservait ses doigts de toute impureté après la Consécration ? Gestes ineffables et vénérables, que l'on a osé définir « inutiles et anachroniques », voire même -- contre toute vérité et vraisemblance -- « fastidieux » pour le peuple !
Enfin, la vulgarisation des formules sacrées du Canon (que l'on devait jusqu'ici prononcer *submissa voce* et envelopper dans le voile de la langue consacrée, *ne verba tam sacra vilescant*) et l'introduction de nouveaux Canons, ne peuvent pas ne pas apporter un coup d'extrême gravité au sentiment du sacré des catholiques, ainsi qu'à leur désir de loyale application des volontés du Concile, qui sont, ici, ouvertement violées.
279:115
C'est avec une vive douleur que nous sommes contraints, en conscience, à ne point dissimuler à Votre Sainteté que, de quelque côté que l'on se tourne, même dans les milieux jusqu'ici les plus ouverts aux innovations, d'innombrables voix de fidèles déclarent ne plus vouloir participer au Divin Sacrifice, s'il ne doit plus être celui, entouré de crainte salutaire, de nos pères et de nos saints -- et d'innombrables prêtres proclament ne vouloir célébrer d'autre Sacrifice que celui pour l'amour duquel ils se sont consacrés à Dieu. Jusque dans les milieux non catholiques, l'étonnement douloureux est général.
Et nous n'osons même pas penser aux conséquences que nous avons maintes raisons de craindre si devaient être réellement appliqués les changements et les suppressions, encore plus radicaux, dont nous sommes menacés dans un proche avenir.
Ce n'est point par hasard que les grandes hérésies de l'histoire se sont toujours introduites à travers la réforme de la liturgie, tendant, peu à peu, à en amenuiser le caractère de sacralité, jusqu'à la réduire au pur symbolisme, grand ouvert donc à l'arbitraire et au caprice. Ce que l'on vise à supprimer -- et on l'a du reste ouvertement admis -- c'est la frontière entre le sacré et le profane. Mais le vrai catholique, pour qui l'Incarnation du Verbe a toujours signifié la descente parmi les hommes non pas d'un homme « comme les autres » mais de l'Homme Parfait, Image et Ressemblance accomplies du Père Céleste, ne peut l'entendre ainsi. Pour les vrais catholiques les choses saintes restent saintes, les mystères restent des mystères et les ministres de Dieu doivent rester des figures de Dieu, Suprême Pontife et Prêtre.
\*\*\*
280:115
Pour résumer notre humble supplique de fils de l'Église et, comme le Concile Vatican II a voulu nous le remémorer, de « peuple sacerdotal », nous attendons avec confiance de l'amour paternel de Votre Sainteté les mesures les plus strictes et les plus urgentes afin que renaisse, chez le peuple chrétien, la pleine confiance en la continuité du Magistère ecclésiastique, dont la tradition liturgique est une partie si vivante. Autrement dit, que l'antique liturgie romaine, id est le rite religieux en langue latine avec son propre chant, le grégorien, continue à être célébré, à côté de celui en langue vernaculaire, dans toutes les églises catholiques du monde. Et que la Sainte Messe, vie de la vie du fidèle et lien sacré entre les fidèles du monde entier, ne doive jamais changer.
Prosternés aux pieds de Votre Sainteté et implorant la Bénédiction Apostolique, nous nous proclamons, Très Saint-Père, vos très obéissants et très humbles fils.
*in Xto Domino Nostro*
Dr. Éric M. de SAVENTHEM,\
Président du Conseil Permanent\
de la Fédération Internationale\
UNA VOCE
Don Philippo CAFFARELLI\
Vice-Président du Conseil Permanent\
de la Fédération Internationale\
UNA VOCE
In festo Sanctissimi Corporis Christi
A.D. MCMLXVII
281:115
### L'équivoque de la "traduction œcuménique"
Nous vivons au milieu d'un déferlement universel de tromperies illimitées. Elles commencent toutes par des équivoques dont il faut bien penser qu'elles étaient calculées, quand on voit ce qui vient ensuite.
A propos de la « traduction œcuménique » de l'Épître aux Romains, l'abbé Pierre Mamie a présenté dans la revue « Nova et Vetera » (numéro 1 de 1967) des observations dont nous extrayons les remarques suivantes :
Une équivoque risque de surgir qui me paraît grave : par son premier volume (l'Épître aux Romains), présenté sous le patronage des autorités ecclésiastiques des deux confessions, la Traduction œcuménique de la Bible est sortie de la sphère purement scientifique pour être immédiatement diffusée dans le grand public. Aux yeux de l'opinion, cette traduction peut donc paraître comme couverte par l'autorité du Magistère. Anonymement, sans qu'il y ait eu faute de personne, on se sent dépassé par les faits et l'événement.
La Bible est plus qu'un texte, elle est un sens. La Traduction œcuménique aura donc décidé de ce sens, ou au moins proposé un sens, mais elle juxtapose, sans se prononcer sur leur autorité, des interprétations de catholiques et de protestants. Et elle renonce pratiquement à dégager le « sensus plenior » ([^88]).
282:115
L'Église, considérée ici comme magistère, pourrait opter pour cette traduction, y choisir des variantes ou des gloses, dégager dans le texte ou dans les notes le « sensus plenior » puis publier une édition munie de l'Imprimatur et enfin pourvoir a sa diffusion sous son autorité.
De fait, je crains que les choses n'aillent pas dans ce sens : l'opinion chrétienne (c'est là ma question) ne va-t-elle pas penser, trop spontanément sans doute, que la principale charge du magistère, celle de présenter et d'expliquer le message biblique, est confiée à une commission œcuménique ? Que donc, on lira mieux la Bible avec les yeux d'une commission œcuménique qu'avec les yeux de l'Église ?
Qu'en sera-t-il de l'interprétation de quelques textes, qui sont des textes décisifs et déterminants (kékharitôménè, Tu es Pierre, Ceci est mon sang... en mémoire de moi, etc.), où pourtant l'accord sur la traduction même paraît aisé ? Dans ces cas, pour être fidèle à elle-même, la Traduction œcuménique ne pourra présenter qu'un sens minimum. Si donc l'on juxtapose des interprétations de catholiques et de protestants sur des points où toute la foi est engagée, est-on sûr du choix de fidèles ? N'est-ce pas causer de la confusion ou la maintenir ? N'est-ce pas surtout laisser volontairement dans l'ombre ce qui, pour nous, doit toujours être mis en lumière ?
Ne devrait-on pas dire plus clairement que cette Traduction est un travail de recherches et de préparation que les autorités ecclésiastiques considèrent comme utile et fructueux, mais dont la publication et la diffusion n'est pas couverte par leur autorité.
283:115
Ne devrait-on pas rappeler que le fidèle ne peut découvrir le « sensus plenior » -- le sens qui se trouve au cœur même du texte -- qu'avec les yeux de l'Église, dont le regard embrasse l'Écriture dans son ensemble et dans son contexte vécu et vivant ? (...)
Et enfin, n'est-il pas toujours vrai que Celui qui « veut que tous les hommes soient sauvés et viennent à la connaissance de la vérité », a confié à son Église la mission de prêcher à tous les peuples la plénitude du message révélé ? (...)
============== fin du numéro 115.
[^1]: -- (1). C'est la formule que nous avons entendue dans une église et que nous avons lue d'autre part dans un Bulletin imprimé, daté de mai 1967.
On trouve un texte littéralement un peu différent mais substantiellement identique, dans le recueil intitulé *Formules de prière universelle*, coédition Brépols, Cerf, Mame, etc., imprimatur de Mende du 8 novembre 1966, approbation en date du 5 décembre de la même année par les épiscopats de France, du Luxembourg, de la République Centrafricaine et du Sénégal.
Dans ce recueil, la prière en question figure à la page 127 et se formule ainsi :
« *Pour les Militants du marxisme, afin qu'ils comprennent que notre espérance du Ciel soutient aussi nos efforts pour le progrès social, prions le Seigneur. *»
Comme on le voit, les deux textes ne différent que par quelques mots et ont exactement la même signification.
[^2]: -- (1). Voir sur ce point la première partie de notre ouvrage : *La* vieillesse du monde. Essai sur le communisme (Nouvelles Éditions Latines).
[^3]: **\*** -- Sur Leprince-Ringuet, voir It. n° 126, pp. 294-295.
[^4]: -- (1). *Itinéraires*, numéro 112 d'avril 1967, page 144.
[^5]: -- (2). *Itinéraires*, numéro 114 de juin 1967, page 17.
[^6]: -- (3). *Documentation catholique* du 7 mai 1967, col. 829.
[^7]: -- (1). C'est la question que se posèrent, il y a déjà quelque temps, certains catholiques hollandais. Ils réclamèrent des prêtres de leurs paroisses une déclaration, faite sous la foi du serment, par laquelle chacun d'eux eût professé formellement sa fidélité aux enseignements de l'Église sur la transsubstantiation et la présence réelle. Je ne sais quel fut le succès de cette requête, mais je doute que dans aucun pays il se trouve encore aujourd'hui des catholiques assez confiants pour oser la renouveler.
[^8]: -- (1). A. LECERF, *De la nature de la connaissance religieuse*, p. 18.
[^9]: -- (1). *Catéchisme du Diocèse et de la Province de Paris*, Paris, J. de Gigord, s. d., p. 1.
[^10]: -- (1). J. CALVIN, *Catéchisme*, XVIII^e^ section, éd. cit., pp. 48-49.
[^11]: -- (2). SAINT THOMAS D'AQUIN, *Sum. theol.,* Ia IIae, q. 56, art. 3, Resp. et ad 1m.
[^12]: -- (3). *Op. cit.*, IIa IIae ; q. II, art. 3, Resp.
[^13]: -- (1). J. CALVIN, *Catéchisme*, loc. cit., p. 49.
[^14]: -- (2). SAINT THOMAS D'AQUIN, *Sum. theol.,* Ia IIae, q 4, art. 1, R
[^15]: -- (3). A. LECERF, *op. cit.*, p. 31. Pour ce qui suit sur la faillibilité de la raison naturelle, voir *ibid*., pp. 31-32.
[^16]: -- (1). Cf. E. GILSON, La philosophie de saint Bonaventure, p. 82.
[^17]: -- (1). SAINT THOMAS D'AQUIN, *De symbolo, apostolorum*, dans *Opuscula omnia*, Paris, Lethielleux, t. IV, p. 350. Pour la formule suivante, *op. cit.*, p. 351.
[^18]: -- (2). SAINT PAUL, 1 Cor., 1, 24 et 30 ; commenté par saint Thomas, In I Sent., Prolog.
[^19]: -- (3). A. LECERF, *op. cit.*, pp. 159-160. Cf. p. 272.
[^20]: -- (1). SAINT THOMAS D'AQUIN, In I Sent., Prolog., q. 1, art. 1, contra
[^21]: -- (2). *Conc. Vat*., dans Denzinger, *Enchir. Symbol*., 16^e^ édit., textes 1799, 1800, p. 479.
[^22]: -- (1). SAINT THOMAS D'AQUIN, *In Boeth. de Trinitate*, qu*.* III, art. 1, ad 3m, éd. Mandonnet, t. III, p. 64.
[^23]: -- (1). *Op. cit.,* Resp., p. 63.
[^24]: -- (2). *Traité élémentaire de philosophie à l'usage des classes,* édité par des professeurs de l'Institut supérieur de Philosophie de l'Université de Louvain, 7^e^ édit., Louvain, 1925 ; t. II, p. 22. Cette partie est l'œuvre du cardinal Mercier. Ce texte est visé par A. LECERF, *op. cit.*, pp. 29-30.
Note de 1967. -- On a depuis appris avec soulagement que cette étonnante assertion ne remonte pas au Cardinal Mercier, mais à l'audace d'un autre professeur de Louvain chargé de surveiller la réédition du livre.
[^25]: -- (1). SAINT THOMAS D'AQUIN, *In Boeth. de Trinitate*, q. I art. I, ad 4m, éd. cit., pp. 64-65.
[^26]: -- (2). D. MERcier, *op. cit.*, p. 28.
[^27]: -- (1). SAINT THOMAS D'AQUIN, *De veritate*, q. 14, art. 9, ad 9.
[^28]: -- (1). SAINT THOMAS D'AQUIN, Ia III Sent., dist., 24, art. 3, q. 3, sol. 1, ad 1m éd. Mandonnet, t. III, p. 774.
[^29]: -- (2). SAINT THOMAS D'AQUIN, Cont. Gent., lib. 1, cap. 4.
[^30]: -- (1). SAINT THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., IIa IIae, q. 2, art. 4, *Sed contra* et Resp.
[^31]: -- (2). SAINT THOMAS D'AQUIN, In III Sent., dist. 24, art. 2, q. 3, sol. 2 ; éd. Mandonnet, t. III, p. 769. Il va de soi que si au lieu de considérer la seule connaissance de l'existence de Dieu, que j'ai discutée comme le cas le plus favorable à la thèse contraire, on considérait soit un certain nombre d'attributs divins pris isolément, soit surtout l'ensemble des vérités naturellement connaissables sur Dieu réduites à l'état de science (et c'est seulement là qu'elles forment une « théologie naturelle » au sens propre), il est encore plus improbable que la foi puisse ou doive être éliminée de l'effort pour les acquérir. Je dois d'ailleurs reconnaître qu'ici, même parmi les thomistes, l'accord n'est pas parfait. Cajetan semble restreindre le *vulnus ignorantiae* à l'intelligence pratique. Billuart, au contraire, ne semble pas voir (pas plus que je ne le vois moi-même) sur quoi se fonde cette limitation. D'où sa conclusion : « Homo lapsus, absque gratia speciali superaddita, non potest, saltem potentia morali, cognoscere sive collective sive divisive *omnes* veritates naturales tam speculativas quam speculativo-practicas... Nam inter veritates naturales sunt quaedam adeo arduae et difflciles, ut nullus hominum certam eorum cognitionem hucusque adpisci potuerit. » *Summa S. Thomae*..., De gratia, diss. II art. 2, m. 1. Le classique Billuart n'est ni Bains, ni même Bautain ; mais il n'admet pas la validité sans réserves, la « santé » intégrale de l'intelligence dans une nature blessée par le péché originel, et l'on accordera du moins que cette attitude peut se réclamer des textes de saint Thomas d'Aquin sur les raisons qui justifient la révélation par Dieu du naturellement connaissable.
[^32]: -- (1). SAINT THOMAS D'AQUIN, *In Boeth. de Trinitate*, q. I, art. 1, Resp., éd. cit., pp. 28-29. C'est en ce sens que saint Thomas a toujours nié qu'une grâce spéciale soit requise pour notre connaissance des vérités naturelles : In II Sent., dist., 28, q. 1, a. 5 ; éd. cit., t. II, pp. 7.31- 732. Sum. theol., Ia IIae, q. 109, a. 1. C'est un point sur lequel il est en opposition directe avec SAINT ALBERT LE GRAND, Sent., P. I, dist. 2, a. 5 (Borgnet, t. 25, p. 59) ; et Sum theol., P. 1, tr. 3, q. 15, m. 3, a. 3 (Borgnet, t. 31, pp. 110-111).
[^33]: -- (1). D. MERCIER, *op. cit.*, pp. 23-24.
[^34]: -- (1). *Rev. des sc. philos. et théol*., t. 24, p. 132.
[^35]: -- (2). *Sum. theol*., IIa Iiae, q. 2, art. 2, ad 3m.
[^36]: -- (1). *Conc. Vat*., dans DENZINGER, éd. cit., texte 1799, p. 479.
[^37]: -- (1). SAINT THOMAS D'AQUIN, *Sum. theol.,* Ia IIae, q. 85, a. 3, Resp.
[^38]: -- (2). SAINT THOMAS D'AQUIN, *Sum. theol.,* Ia IIae, q. 109, a. 2, ad 3m : « Magis est natura humana corrupta per peccatum quantum ad appetitum boni, quam quantum ad cognitionem veri. » Moins corrompue sous ce rapport, notre nature l'est donc pourtant, même pour le plus intellectualiste de nos théologiens.
[^39]: -- (3). *Op. cit.*, a. 2, Resp.
[^40]: -- (4). Parce que le péché originel a contaminé la volonté avant les autres facultés ; mais le désordre de la volonté, dissolution de l'harmonie en quoi consistait la justice originelle, se répercute sur les autres facultés : *Sum. theol.,* Ia IIae, q. 121, art. 1, Resp. ; art. 2, ad 3m ; art. 3, ad 3m.
[^41]: -- (1). L'équivalence arbitraire *corpus-collegium*, corps = collège, absolument nouvelle, est sortie pour la première fois des profondeurs du nadir dans une feuille volante imprimée recto-verso, qui fut distribuée aux Pères le 30 octobre 1963. Le texte très habilement ambigu, ne laissait aux Pères que le choix entre deux opinions également fausses. Au recto ce qui était proposé était un transfert de souveraineté : le véritable sujet de souveraineté dans l'Église n'était plus le Pape, mais le « Collège épiscopal », et le Pape ne demeurait le chef de l'Église que par être le chef de ce Collège. Au verso, en italiques, ce qui était proposé était une double souveraineté, celle du Pape, celle du Collège épiscopal, et l'on était invité à s'en remettre à l'Esprit Saint pour assurer l'harmonie entre les deux souverainetés sans aucune disposition institutionnelle. Les rédacteurs de la feuille volante n'expliquaient pas, et pour cause, comment ces belles élucubrations pouvaient s'accorder avec les définitions de Vatican I. On verrait plus tard ! Il n'est resté de cette incroyable entreprise que, la fâcheuse équivalence relevée plus haut.
[^42]: -- (1). *Peut-on être* chrétien aujourd'hui ? (Grasset éd. à Paris).
[^43]: -- (2). Par exemple la préface fait valoir les grands services que « la théologie testimoniale » (celle que pratique M. Paupert) serait appelée à rendre à la théologie dogmatique. -- Page 80, la déclaration suivante : « J'ai conscience d'avoir en 38 ans, reproduit dans mon ontogenèse quelques unes des étapes essentielles de la phylogenèse religieuse de notre civilisation. » -- Page 111 l'enterrement expéditif de « la pensée catholique générale ». -- Page 159, les remarques, sur une « révolution copernicienne » qui resterait à accomplir pour avoir une exégèse qui soit enfin digne du texte sacré.
[^44]: -- (3). En particulier le chap. IV.
[^45]: -- (1). *Nova et vetera*, octobre-décembre 1966, étude du Cardinal Journet.
[^46]: -- (1). Théorie de la connaissance, de sa valeur, de ses différenciations.
[^47]: -- (2). Du moins s'il l'a dit je n'ai pas su le voir et le bel hommage à l'Église qui termine le livre ne fait pas allusion à l'autorité au Magistère.
[^48]: -- (1). Sur ce point, en peut voir notre *Réponse au teilhardisme*, tiré-à-part, aux bureaux de la Revue.
[^49]: -- (2). PASCAL, *Pensées*, n° 265 de Brunschvicg.
[^50]: -- (3). Sa synthèse est un bloc indissociable. Voir Annexe II du *Paysan de la Garonne* de Maritain.
[^51]: -- (1). Autant que l'on puisse en juger par un rapide compte rendu de presse (*Le Monde* du 6-4-67) c'est une théorie assez semblable à celle de M. Paupert qu'aurait développée Madame Marcelle Lévy, aux *journées de la paroisse universitaire*, pendant les vacances de Pâques 1967. « Le mythe ne se réduit pas à un pur récit imaginaire... les évènements qu'il rapporte expriment et fondent le sens reconnu à l'existence sans que ce sens soit objectivement livré dans un système conceptuel... La vérité du mythe est *donc moins celle d'un fait à établir exactement que celle d'un sens à mettre à l'épreuve...* affirmer que les récits bibliques sont mythiques c'est... inviter à les interroger d'une manière nouvelle. »
[^52]: -- (1). La vérité est *l'adéquation de l'intelligence au réel*, selon la définition classique.
[^53]: -- (1). Voir, sur l'interprétation des textes sacrés, l'encyclique de Pie XII, *Divino Afflante spiritu*, de 1943, et la Constitution dogmatique de Vatican II, *Dei Verbum*.
[^54]: -- (1). Voir *Itinéraires* de juin 66.
[^55]: -- (1). *Utrum conveniens fuerit*... quelle convenance y a-t-il dans telle et telle manifestation du Verbe incarné et d'abord dans l'Incarnation elle-même ? Saint Thomas se pose cette question au moins soixante dix fois.
[^56]: -- (1). Voir MARITAIN, *Le Paysan de la Garonne*, page 18, et encore pages 17 et 53, note 2.
[^57]: -- (1). Pensées, éd. Brunschvicg, n° 554 et 553 (le mystère de Jésus).
[^58]: -- (1). Celui-ci déclare avec une sorte de satisfaction (pourquoi ?) : « Je ne suis, grâce à Dieu, ni philosophe ni théologien », ce qui est d'une évidence éclatante. Mais il nous distribue à longueur d'année ses vues religieuses, la philosophie et la théologie étant, comme chacun sait, les seules disciplines dont on peut parler sans les avoir étudiées.
[^59]: -- (2). « ...*Et me saisissant d'un livre inépuisable, j'y poursuis l'étude de l'être... *» (« Connaissance de l'Est »).
[^60]: -- (3). Nous n'avons pas l'intention d'examiner les défauts et les mérites (réels ou supposés) de la philosophie bergsonienne, ce qui a été bien fait par J. MARITAIN, (*La philosophie bergsonienne, Rivière*, 3^e^ édition), par le regretté Père DE TONQUÉDEC (*Sur la philosophie bergsonienne,* Beauchesne), et dans le remarquable ouvrage, bien malheureusement épuisé, de PENIDO (*Dieu dans le Bergsonisme*, Desclée-De brouwer).
[^61]: -- (1). Espérons que ce sera enfin sur ce *Lancelot du Lac* auquel Bresson pense depuis si longtemps. Cette rencontre nous semble plus souhaitable et même la plus nécessaire pour bien des raisons.
[^62]: -- (1). Beauchesne.
[^63]: -- (1). Toujours sous la direction du R.P. du Manoir.
[^64]: -- (1). Pierre MOLAINE.
[^65]: -- (1). Les Facultés canoniques sont : la Faculté de Théologie, la Faculté de Droit canon et la Faculté de Philosophie. L'Institut Catholique comprend en outre trois facultés « profanes » : Droit, Lettres et Sciences, et une trentaine d'instituts.
[^66]: -- (1). Nicolas Boulte est aujourd'hui journaliste au *Nouvel Observateur*.
[^67]: -- (2). *Sic*.
[^68]: -- (1). Aux étudiants.
[^69]: -- (1). C'est nous qui soulignons.
[^70]: -- (1). Cette présentation correspond à celle-là même d'*Esprit*. C'est une « équipe » anonyme, mais, bien sûr, « représentative », qui élabore. Un porte-parole se fait l'interprète de tous. Le Nouveau Recteur avance, grâce à cette présentation, en accord avec « la base », -- ce qui lui permet de ne pas tenir compte des protestations de la réalité sociale authentique.
[^71]: -- (1). C'est nous qui soulignons. \[ici et plus loin\]
[^72]: -- (1). *Idem*.
[^73]: -- (1). Ce passage concerne l'école catholique en général. Ce n'est as trahir son esprit, puisqu'il parle d'adolescents, de l'appliquer à l'Institution catholique où les élèves arrivent à dix-sept ans.
[^74]: -- (1). *Revue des Jeunes*, 25 janvier 1927 (« M. Rougier et la Critique Historique (I) »). -- 10 février 1927 (*id.*, II). -- 25 février 1927 (*id.*, III).
Le numéro du 25 mai contient la piètre réponse de Rougier, et le coup « a matar » du Père Théry. C'est fort édifiant.
[^75]: -- (2). « Saint Thomas (analysant les notions de *nature* et de *personne*) ne se contente pas, comme le prétend Bergson, de « réduire en système les dissociations effectuées sur le réel par la pensée commune et le langage » mais il cherche à rendre les jugements de sens commun intelligibles en fonction de l'être, etc. » (R. GARTRIGOU-LAGRANGE, *Le sens commun, la philosophie de l'être, et les formules dogmatiques*, p. 349).
[^76]: -- (3). Voir notre *Pour connaître la pensée de Saint Thomas d'Aquin*, 2^e^ édition, pages 100-104 (Bordas).
[^77]: -- (4). Voir notre livre sur saint Thomas (2^e^ édition), p. 82 et le tableau de la p. 116.
[^78]: -- (5). J. MARITAIN, *Le Docteur angélique*, p. 174.
[^79]: -- (6). *Le Paysan de la Garonne*, p. 146.
[^80]: -- (7). J. MADIRAN, dans *Itinéraires* de mars 1967 (« La Réponse », p. 281).
[^81]: -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 114 de juin 1967 : « Les habiletés du P. de Lubac », par Henri Rambaud.
[^82]: -- (1). N.D.L.R. -- Elles sont maintenant 14.
[^83]: -- (1). Allemagne, Angleterre, Australie, Belgique, Écosse, Espagne, France, Hollande, Italie, Norvège, Suède, Suisse, Uruguay.
[^84]: -- (1). *Pie XII, Mediator Dei*.
[^85]: -- (1). *Pie XII, Mediator Dei*.
[^86]: -- (2). Pie XI, Lettre Apostolique *Officiorum Omnium*.
[^87]: -- (1). *Pie XII, Mediator Dei*.
[^88]: -- (1). J'entends cette expression, « sensus plenior » dans son acception théologique la plus forte, incontestable ; celle du sens réel, profond, au cœur des mots, celui-là même qui est révélé.