# 117-11-67 1:117 ### L'action scolaire par Henri Charlier *Une fausse idée de l'éducation\ Une fausse idée de la liberté\ Le rôle de l'école chrétienne\ La* «* mixité *» *\ Les empiétements de l'État\ Rôle, droits et devoirs des parents* « Au soir d'une vie de labeur, en son âme et conscience, HENRI CHARLIER s'adresse aux consciences et aux âmes, pour leur livrer les réflexions d'un homme qui a beaucoup vu, beaucoup fait, beaucoup médité, -- et qui dans plusieurs ordres de la pensée a édifié une œuvre qui lui survivra. Pour ma part je n'ai jamais rencontré personne qui soit, autant qu'Henri Charlier, homme à la fois d'expérience et de pensée, aussi parfaitement de plain-pied avec les philosophes et les artistes de tous les temps qu'avec le bûcheron, l'ouvrier ou l'artisan son voisin. » (*Jean Madiran.*) 2:117 ## ÉDITORIAL ### L'année de la résistance I. -- Pour la foi.\ II. -- Contre la mentalité post-conciliaire.\ III. -- Halte au séidisme. L'ANNÉE DE LA FOI est annoncée depuis plus de huit mois, commencée depuis plus de quatre mois. Qu'a-t-on fait ? Qu'a-t-on fait qui réponde exactement aux prescriptions institutives, qu'a-t-on fait qui réponde efficacement aux nécessités de plus en plus urgentes où nous nous trouvons ? Chacun peut s'interroger, selon la nature et l'étendue de ses responsabilités réelles. Le *Credo* public du Congrès de Lausanne n'a pas encore eu beaucoup d'imitateurs dans les assemblées laïques des ca­tholiques mutants. -- De quoi s'agissait-il donc, dans l'institution de « l'année de la foi » ? On l'a quelque peu oublié, ou même on ne s'est guère donné la peine de le savoir avec précision. -- Il s'agissait de RÉSISTER A LA MENTALITÉ POST­CONCILIAIRE. Il s'agissait ([^1]) de faire face au désastre spiri­tuel provoqué par ceux qui *s'efforcent d'introduire dans le peuple de Dieu une mentalité post-conciliaire :* 3:117 *cette* MEN­TALITÉ POST-CONCILIAIRE était définie comme une *subversion* qui ne *laisserait rien subsister de la foi.* Il s'agissait, pour arrêter les progrès de cette « mentalité » dans le peuple chrétien, de réciter, de professer, d'honorer, d'expliquer, de méditer le *Credo.* Il s'agissait de renouveler et d'approfondir l'adhésion intérieure et l'adhésion publique à la Parole de Dieu... Pour notre part, en conséquence, nous avons fait ou nous allons faire les publications suivantes : 1\. -- Le catéchisme\ de S. Pie X C'est notre numéro 116 de septembre-octobre : énoncé indiscutable du contenu authentique de la foi catholique, ouvrage de formation, de référence et de méditation, il répond de manière ferme et nette aux aspirations, aux questions, aux doutes du peuple chrétien qui se sent chaque jour plus gravement atteint par la disparition progressive de l'enseignement de la foi. Notre foi est immuablement celle de saint Pierre et de saint Paul, celle de saint Pie X, celle du Symbole des Apôtres : celui-ci est commenté et expliqué point par point dans le Catéchisme romain de saint Pie X. Il apparaît que cette publication correspond à un besoin profond, bien au delà du cercle de nos lecteurs habituels. Nous en préparons donc un second tirage. 2\. -- Le Pater\ et l'Ave\ de saint Thomas Les traductions et les explications du *Pater* donnent présentement l'impression de voguer à tous vents. 4:117 L'anarchie intellectuelle avait finalement préparé une grande anarchie spirituelle. Là-contre, le *Credo* nous donne la connaissance de ce qu'il faut croire, et le *Pater* la connaissance de ce qu'il faut désirer. Saint Thomas d'Aquin est l'auteur d'un commentaire peu connu, ou même pratiquement inconnu, du *Pater* et de l'*Ave* : œuvre non point de théologie, mais de prédication et de spiritualité ; nous voulons dire par là que ce commentaire, à la différence de la *Somme de théologie* et d'autres ouvrages analogues, n'exige du lecteur aucune érudition spécialisée. Saint Thomas s'adresse ici non aux savants, mais à tout baptisé. Nous avons donc édité une traduction française de ce commentaire, elle constitue le second volume de notre « Collection Docteur commun ». 3\. -- Le Credo\ de saint Thomas Dans quelques semaines paraîtra en outre la traduction française du commentaire du *Credo ; troisième* volume de la « Collection Docteur commun ». Cette œuvre de saint Thomas est elle aussi fort peu connue, ou tout à fait ignorée, alors qu'elle s'adresse, comme la précédente, non aux savants, mais à l'universalité du peuple chrétien. Il nous a paru opportun, en cette « année de la foi », de la mettre en circulation. 4\. -- Les Lettres sur la foi\ du P. Emmanuel Dans le présent numéro nous commençons la publica­tion des *Lettres à une mère sur la foi,* écrites par le P. Em­manuel. 5:117 Elles dévoilent une lumière surnaturelle qui écarte tous nos pseudo-problèmes actuels de pédagogie religieuse, et qui éclaire nos vrais problèmes. Il y a *trois manières, d'enseigner la religion :* celle qui va de la mémoire à la mé­moire, celle qui va de l'intelligence à l'intelligence, celle qui va de la foi à la foi. Il faut sans doute développer et enrichir la mémoire ; il faut former et éclairer l'intelligence : mais il faut la foi pour enseigner la foi. Aujourd'hui, contre les pé­dagogies anciennes accusées de trop se fonder sur la mémoi­re, on nous propose des pédagogies nouvelles prétendument fondées sur l'intelligence : ce n'est ni le vrai débat, ni le vrai niveau. Toute la mémoire du monde et toute l'intelli­gence du monde demeureront à jamais impuissantes à en­gendrer dans une âme un atome de foi : à plus forte raison, la pseudo-intelligence qui fait présentement le procès d'une mémoire diffamée. Ce qui reste encore d'enseignement de la foi est trop souvent colonisé par une camarilla de soi-disant pédagogues qui sont surtout des ânes savants, caste déjà pernicieuse dans tous les domaines du savoir profane, et encore plus dévastatrice quand elle s'empare du surnaturel. Ils ont découvert Marx, Nietzsche et Freud en 1960, et Teilhard l'année suivante, et ils veulent aligner là-dessus le catéchisme. Il n'y a pas à tellement s'occuper d'eux ; plutôt leur tourner le dos. Mais pour les âmes fidèles et pour les âmes inquiètes, voici les *Lettres sur la foi* qui leur appor­teront l'unique nécessaire. Dans la suite des *Lettres sur la foi,* on verra le P. Emmanuel rappeler et commenter le mot de saint Augustin : *Magnum est in ipsa intus catholica, integram habere fidem*. C'EST UNE GRANDE CHOSE D'AVOIR, MÊME AU SEIN DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE, LA FOI DANS SON INTÉGRITÉ... 6:117 Les *Lettres sur la foi* du P. Emmanuel, comme le Catéchisme romain de saint Thomas sur le Pater, l'Ave et le Credo, doivent trouver place aujourd'hui dans chaque foyer chrétien. Ce seront les ouvrages de chevet de la résistance spirituelle. 5\. -- Une Vie de Jésus\ par Marie Carré Nous commençons également dans le présent numéro la publication d'une *Vie de Jésus* inédite, écrite par Marie Carré. Pour parler le langage à la mode -- qui du moins ici a une signification -- disons que nous y ranimerons notre « christocentrisme » à l'heure où l'univers profane, et même clérical, sombre dans les délices illusoires de l' « anthropo­centrisme ». \*\*\* LES novateurs post-conciliaires nous avaient annoncé un merveilleux développement du christianisme, et nous constatons un universel désastre spirituel : préparé bien avant qu'il fût question d'un Concile, mais auquel la « mentalité post-conciliaire » a donné une fulgu­rante accélération. Depuis 1962, on vous demande partout, sur le ton de l'ultimatum, si oui ou non vous êtes « pour » le Concile : en fait, sous ce couvert, on vous somme, ou on vous contraint, de vous aligner sur la « mentalité post-conciliaire » et de participer à son agitation dévastatrice. Les impasses, les abus de confiance, l'arbitraire et l'anarchie auxquels on conduit ainsi le peuple chrétien sont ressentis par lui d'une manière de plus en plus aiguë, et qui multiplie les cas de conscience, les désespoirs et les révoltes. 7:117 Le plus visible, le plus net, après la destruction massive des vocations sacerdotales, est sans doute ce qui se passe dans le domaine de la liturgie. Tout ce qui avait été pressenti, puis ressenti, puis subi, et que manifestaient avec une dignité et une discrétion exemplaires les Associations *Una Voce*, devient un scandale public : l'évidence est maintenant claire d'une situation insupportable et fondamentalement illégi­time. Louis SALLERON en parle longuement dans le présent numéro. Les problèmes de plus en plus graves et de plus en plus pressants qui nous assaillent dans le domaine liturgi­que font l'objet d'une prise de conscience croissante et trouvent une expression de plus en plus ferme et précise pour les poser explicitement. On se reportera aussi aux numéros 14 et 15 du *Courrier de Rome,* intitulés respective­ment : « Peut-on légitimement résister à l'aggiornamento liturgique ? » et « Pour une réforme de la réforme liturgi­que » ([^2]). On se reportera surtout à une phrase de Mgr Boudon qui résume tout en quelques mots. Mgr Boudon est le président de la « Commission épiscopale de liturgie » mandatée pour la France par l'épiscopat français. Dans un rapport officiel adressé au Cardinal Lercaro au nom des évêques de France, il déclare à propos des bouleversements liturgiques qui ont été imposés dans notre pays : « *Il y a une certaine opposition, plus specta­culaire et bruyante que nombreuse et représentative ; elle est en majorité fondée sur des raisons politiques et sociologiques. *» ([^3]) 8:117 Croit-on donc que l'on peut sainement gouverner l'Église et sa liturgie à coups de contre-vérités aussi énormes et de diffamations aussi violentes ? \*\*\* Parenthèse. Le premier qui ait lancé des diffamations de cette sorte contre la résistance liturgique paraît avoir été le R.P. Guichardan, distingué religieux qui dirige *Le Pèlerin du XXe siècle,* gros magazine illustré publié par la Bonne Presse. Dans son éditorial du 7 février 1965, il écri­vait avec une vaillante assurance : « *Dans de petits cercles, des grenouilles se gonflent. Celui-ci commence une propagande pour le latin à la messe : -- Au moins, on y était tranquille ! ... *» Du premier coup, le charitable et prudent P. Guichardan avait fait le maximum. La « propagande pour le latin à la messe » était ainsi *honnêtement* résumée par son argument principal ou unique : « Au moins on y était tranquille ! » Face à ces « grenouilles » qui « se gonflent » dans de « petits cercles », le vigoureux zèle apostolique du P. Gui­chardan donnait -- à 600.000 exemplaires vendus dans les églises -- les bonnes consignes du dialogue pastoral et post-conciliaire : « *Ces trublions, un chrétien les fuit. Il flaire en eux de semi et nouveaux hérétiques. Il ne leur apporte ni son appui ni son audience. Il les laisse au diable qui en tire les ficelles.* » 9:117 On ne s'était pas arrêté à l'indigence des propos apparemment irresponsables du P. Guichardan. On les avait pris à l'époque pour un phénomène parfaitement insignifiant. On avait eu tort. Selon la formule consacrée, *Le Pèlerin du XX^e^ siècle* et le P. Guichardan jouissent de l'estime confiante et affectueuse de l'épiscopat. Ce sont donc en somme à peu près les mêmes idées et le même esprit que l'on retrouve, c'est bien normal, dans le rapport officiel de Mgr Boudon. Fin de la parenthèse. \*\*\* Revenons donc à ce rapport officiel. Si l'opposition à l'actuel arbitraire liturgique avait voulu être « spectaculaire et bruyante », elle aurait donné bien d'autres spectacles et produit bien d'autres bruits que ceux qu'on a pu voir et entendre. Cette opposition a été extrême­ment discrète ; toute l'histoire d'*Una Voce* en témoigne hautement : démarches respectueuses et privées, suppliques sans publicité, réserve, patience à subir les rebuffades et les affronts ; et quelle sobriété, et même quel effacement volon­taire en comparaison des propagandes massives, insolentes, agressives qu'organisent les novateurs liturgiques. -- Spec­taculaires et bruyants, nous ne sommes pas incapables de l'être, comme nous l'avons montré dans d'autres domaines, notamment par les réunions de masse de la Mutualité. Veut-on donc nous *provoquer* à l'être ici aussi ? Non certes, nous n'avons pas donné notre mesure, il s'en faut de beaucoup, nous n'avons pas donné la mesure du « bruit » et du « spec­tacle » dont nous serions capables en ce qui concerne l'arbitraire liturgique. Nous ne désirons pas avoir à le faire. (Comme nous ne désirions pas avoir à *faire la preuve numérique* par les réunions de masse de la Mutualité : mais en­fin, quand il a fallu le faire, nous l'avons fait.) 10:117 Nous approuvons l'attitude ferme et discrète des Associations *Una Voce *: mais quand on vient officiellement qualifier de « spectacu­laire et bruyante » une telle attitude, on entend donc nous défier et nous pousser aux émeutes dans les églises ? On sait, ou l'on devrait savoir, que les émeutes dans les églises appartiennent à l'histoire ordinaire de l'Église et en quelque sorte à ses traditions, il y en eut presque chaque fois que des changements légitimes ou illégitimes furent introduits dans les célébrations liturgiques. Aujourd'hui, il suffirait de *lais­ser aller* les émeutes spontanées que nous avons jusqu'ici *déconseillées et retenues*. Il ne nous faudrait pas grand effort, dans le train actuel des choses. Il n'y aurait qu'à laisser faire l'indignation de nos amis. Mgr Boudon nous induit en tentation : du vrai spectaculaire et du vrai bruyant, il est facile de lui en donner, et de faire ainsi en sorte que son rapport ne soit plus sur ce point une contre­vérité. Quant aux *raisons* que nous opposons à la subversion et à l'anarchie liturgiques, elles ont été depuis le début clairement RELIGIEUSES, THÉOLOGIQUES, CANONIQUES, PHILOSOPHI­QUES. Mgr Boudon les baptise « politiques et sociologiques ». C'est ne pas dire la vérité sur ce point-là non plus ; et c'est offenser gravement les pensées, les personnes et les inten­tions. Un procédé aussi violent ne nous paraît pas relever des méthodes légitimes du gouvernement de l'Église ; et ce ne sont pas les victimes d'une telle violence qui risquent le plus d'en être réellement disqualifiées. Nous croyons en tout cas et nous professons hautement que nul homme, pas même un évêque, et pas même un évêque président de commission, n'a le droit d'inventer n'importe quoi pour diffamer les réalités et les personnes qui lui déplaisent. 11:117 Or cette diffamation, arbitraire et officielle, fait partie de la situation à laquelle nous sommes parvenus : cela est patent, public, et même si l'on veut « spectaculaire ». La violence injuste et offensante qui est ainsi faite à notre attitude, à nos raisons, à nos personnes, est naturellement aux antipodes de l' « esprit de dialogue » dont l'invocation incessante apparaît de plus en plus dans les faits comme un alibi purement verbal et radicalement trompeur. *Mais* PLUS PROFONDÉMENT, *cette offensante et injuste violence sort des limites que le droit naturel impose à toute autorité humaine, fût-elle ecclésiastique, présidentielle, commission­naire et mandatée*. Il y a là une cause accélératrice de l'anar­chie présente, anarchie qui n'est pas seulement liturgique, mais qui donne en matière liturgique ses fruits peut-être les plus « spectaculaires et bruyants », si l'on peut dire. Nous en faisons la constatation et nous en prenons acte. Certains s'interrogent sur les devoirs et les limites de l'obéis­sance : à notre avis ce n'est plus, dans une situation devenue anarchique, exactement ce problème-là qui est posé. « Obéir » ? -- Nous disons non\ au séidisme clérical Henri Charlier, André Charlier, Louis Salleron, Étienne Gilson, Alexis Curvers, Henri Massis, Michel de Saint Pierre, Marcel De Corte, François Mauriac, Gustave Thibon, Roland Mousnier, Jacques de Bourbon-Busset, Stanislas Fumet, Jacques Madaule, Gonzague de Reynold (*etc.*)*,* et même Jacques Maritain, qui ont les uns et les autres formulé de graves réserves sur tel ou tel point majeur du prétendu « aggiornamento liturgique », ne seraient donc point, aux yeux de Mgr Boudon et de l'épiscopat français, « représentatifs » au titre de la pensée catholique de langue française ? 12:117 Nous nous en doutions un peu. Le rapport officiel de Mgr Boudon confirme ce que nous pressentions et ce que déjà nous savions. Par la volonté arrêtée de leurs destina­taires actuels, suppliques et pétitions ne servent plus à rien. C'est l'autorité traditionnelle, tant accusée aujour­d'hui de paternalisme, qui était paternellement attentive aux pétitions et aux suppliques. La nouvelle autorité collé­giale fonctionne en cercle fermé, elle est une monade sans portes ni fenêtres, et l' « ouverture au monde » qu'elle chante, elle la pratique tout autant que le « dialogue » dont elle se réclame : elle la pratique seulement avec ses interlo­cuteurs pré-fabriqués, avec ses experts cooptés, ses secré­taires de commissions et ses sondages d'opinion en vase clos. Vous pouvez prendre qui vous voulez et n'importe où comme avocat et porte-parole, à droite ou à gauche, au plancher ou au plafond, de Madaule à Salleron, de Gilson à Maritain, de Mauriac à Massis, il n'y aura aucune réponse aux suppliques et pétitions, ou plus exactement, la réponse se trouve dans les termes officiels du rapport de Mgr Boudon : « *Il y a une certaine opposition, plus specta­culaire et bruyante que nombreuse et repré­sentative ; elle est en majorité fondée sur des raisons politiques et sociologiques. *» Une telle PUISSANCE DE NÉGATION RADICALE DE LA RÉALITÉ ne peut plus se situer au niveau de l'intelli­gence. Elle se situe forcément au niveau de la volonté. Elle formule ses décrets dans un arbitraire sans mélange, sans référence, sans régulation. « Je te baptise carpe. » La déca­dence universelle de toutes les disciplines qui formaient, éclairaient, ouvraient l'esprit, ne laisse place qu'à un choc aveugle de volontés pures. 13:117 Aucun argument fondé en rai­son n'est entendu (fût-ce pour le réfuter), aucun fait cons­taté n'est pris en considération (fût-ce pour le contester). La pure volonté, coupée de l'examen des faits et coupée des principes de l'intelligence, n'est plus que volonté de puissance. Il n'y a plus que son sic *volo, sic jubeo,* affran­chi de tout droit et de toute raison, et prétendant fonder désormais toute raison et tout droit. On veut imposer au peuple chrétien un séidisme total qui, AYANT FAIT ABSTRACTION DE LA LOI, DE LA LÉGITIMITÉ, DE LA VÉRITÉ, ordonne d'aveuglément « *s'en remettre aux directives de ceux qui ont la charge de nous diriger *» ([^4]) Nous ne marchons pas. Nous disons *non* au séidisme. Et même nous lançons clairement le mot d'ordre : *halte au séidisme !* A partir du moment où l' « argument d'autorité » S'EXERCE OUVERTEMENT EN DEHORS de la vérité, de la légi­timité, de la loi, il n'est plus que tyrannie ou anarchie, ou les deux à la fois. A plus forte raison quand l' « argument d'autorité » s'exerce contre la loi liturgique promulguée par le Concile, contre la légitimité naturelle et surnaturelle, contre la vérité des faits, la vérité des principes et la vérité révélée. Face à un déchaînement de volontés brutales, de volon­tés arbitraires, de volontés nues, ce qui l'emportera *c'est seulement une volonté plus forte,* une volonté plus ferme, une volonté fondée sur le droit et la raison, mais cela ne suffit pas encore : une volonté plus sainte. 14:117 C'est pour préparer, éclairer, nourrir cette volonté plus forte et cette volonté plus sainte que nous publions le Caté­chisme romain de saint Pie X, les commentaires de saint Thomas sur le Pater, l'Ave et le Credo, les *Lettres sur la foi* du P. Emmanuel et la Vie de Jésus de Marie Carré. \*\*\* La racine, le fond, le principe de notre opposition à l'actuelle subversion liturgique sont parfaitement explicites, exprimés nettement dans *Itinéraires :* nous nous fondons sur la PRIMAUTÉ DE LA CONTEMPLATION, précisément rappe­lée et réaffirmée en propres fermes par la Constitution conciliaire sur la liturgie. La primauté de la contemplation est une vérité im­muable dans l'ordre naturel et une vérité immuable dans l'ordre surnaturel. C'est une vérité révélée ([^5]). Nous repro­chons aux novateurs et activistes liturgiques d'introduire en fait, dans leur nouvelle liturgie, une primauté indue de l'action sur la contemplation : une primauté barbare, des­tructrice, anti-chrétienne, et contraire aux termes formels et à l'esprit de la Constitution conciliaire. C'est cette inver­sion fondamentale que nous mettons principalement en cause. Nous l'avons dit. Nous le répétons. Nous le répéte­rons de toutes les manières, et à propos de toutes les appli­cations délirantes que l'on fait de ce principe inverti. Notre position à cet égard est essentiellement *religieuse.* Elle est explicitement *théologique.* Le président de la Commission épiscopale, par un décret de sa seule volonté, prétend qu'en cela nous exprimons des raisons « politiques et sociologiques ». C'est sans doute que nous n'avons plus la même idée de ce qu'est la religion et de ce qui est théologie : avez-vous une autre explication ? \*\*\* 15:117 Nous sommes extrêmement attentifs à l'évolution cha­que jour plus catastrophique de la situation religieuse -- même si nous ne parlons des choses que les unes après les autres, et chacune en son temps. Nous méditons le grave avertissement, daté du 28 avril 1967, publié par Étienne Gilson dans *Itinéraires,* et concernant *l'unique nécessaire :* « PLUSIEURS DE CEUX QUI EN ONT LA GARDE SEMBLENT LE PERDRE DE VUE ET PARAISSENT MÊME VOULOIR NOUS EN DÉ­TOURNER. » ([^6]) Le désastre universel qu'EN CONSÉQUENCE nous vivons en cette « année de la foi » nous remplit d'une tristesse qui pourtant ne peut envahir l'âme tout entière ni ravager sa racine la plus profonde. Nous avons confiance en la force même de Dieu, qu'Il met à notre disposition par l'intermédiaire des exemples, des leçons, des prières de Ses saints, et qui nous permettra de remplir le plus actuel et le plus urgent des commandements : *resistite fortes in fide*. Oui*,* l'heure est à la résistance spirituelle, et l'année de la foi est celle de la résistance. Elle doit être inébran­lable, et si elle est inébranlable, elle sera finalement victorieuse. Jean Madiran. 16:117 ## CHRONIQUES 17:117 ### La fin d'un monde par Alexis Curvers L'HISTOIRE des deux premiers tiers du XX^e^ siècle est depuis longtemps écrite. Elle le fut au V^e^ siècle de notre ère, moins dans les livres que dans les faits. Les grandes catastrophes n'en­gendrent ni ne suscitent beaucoup d'historiens. Devant un événement qui les humilie et les épouvante, les hommes ont la gorge serrée et détournent leurs regards ; ils songent à préserver leur fuite ou leur repos, plutôt qu'à instruire la postérité ou qu'à s'instruire eux-mêmes. De là vient que les décadences sont si mal connues, souvent travesties, plus souvent passées sous silence comme des objets de scandale, ce qu'elles sont en effet. Elles favorisent chez tous, con­temporains et postérité, un aveuglement d'autant plus béné­vole que la catastrophe qu'elles préparent est plus proche de se produire ou de se répéter. Ainsi le V^e^ siècle a peu parlé de lui ; et nous en parlons moins encore, nous qui le revivons. \*\*\* L'idée que les catastrophes sont l'effet de la fatalité est commune à toutes les décadences. « *Placer la fatalité dans l'histoire,* écrit Chateaubriand dans la préface de ses *Études historiques, c'est se débarrasser de la peine de penser, s'épargner l'embarras de rechercher la cause des événe­ments. Il y a bien autrement de puissance à montrer com­ment la déviation des principes de la morale et de la justice a produit des malheurs, comment ces malheurs ont enfanté des libertés par le retour à la morale et à la justice*. » 18:117 Mais la fatalité est commode à tout le monde : les respon­sables de la catastrophe y trouvent une excuse, les vic­times une consolation, et les fauteurs une arme. C'est pourquoi les témoins se récusent, honteux de s'avouer dupes ou complices de ce mensonge funeste. \*\*\* Muette par ses historiens, la fin de l'Empire romain s'est mieux racontée par le truchement de ses théologiens et de ses architectes. Leurs œuvres, bien qu'hermétiques, four­nissent encore à nos interrogations certaines réponses fort nettes. Il suffit donc de les interroger. C'est assez difficile, parce que nous laissons le soin d'explorer les textes et les monuments à des spécialistes, c'est-à-dire à des gens qui sur tout objet savent tout, sauf l'essentiel, l'essentiel de toute chose étant justement ce qui n'est pas matière à spécialisation. Gênés par cette manie de l'esprit moderne, les archéologues et les exégètes ne semblent guère songer à *éclairer leurs découvertes les unes par les autres.* On dirait que les exégètes sont myopes et que les archéologues ne savent pas lire. L'exemple d'Émile Mâle, grand savant mais aussi grand poète de l'archéo­logie, a pourtant montré la fécondité d'une méthode d'en­semble, qui doit beaucoup aux techniques, mais davantage à la contemplation. Beaux monuments romains du V^e^ siècle ! A la fois si traditionnels et si neufs. Pleins d'une mélancolie si poi­gnante et d'un optimisme si hardi. Regardant la mort en face et lui opposant intrépidement tous les symboles d'une résurrection inimaginable et certaine. Nobles et pauvres, construits à la hâte en matériaux de fortune, briques trop plates et mortier trop épais, et reconnaissables par là jusque dans les soubassements des opulentes réédi­fications ultérieures auxquelles leurs ruines noircies, comme à Sainte-Marie-Majeure, servent encore d'assises inébran­lables. Remparts d'un monde qui se savait voué à la destruction imminente ! 19:117 Églises consacrées pour être aussitôt naufragées, mais si fortement ancrées qu'elles ont parfois résisté à la tempête des siècles, miraculeusement intactes avec leur cargaison d'espérances trahies mais imprescrip­tibles, comme Sainte-Sabine ou l'extraordinaire Santo Stefa­no Rotondo ; quelquefois sauvées, comme Sainte-Agathe-des-Goths, par les déguisements successifs, le barbare, l'hérétique, le baroque, sous lesquels s'affirme au grand jour la solide intransigeance de leur fidélité finalement triom­phante ; ou recueillant dans leurs profondes retraites, comme une étincelante épave, quelque fragment révivis­cent de la splendeur antique, d'un style aussi pur que par exemple cette petite mosaïque d'or, décorée d'oiseaux, dont se couronne et s'illumine en secret l'une des chapelles laté­rales du baptistère de Saint-Jean-de-Latran. Immenses mo­saïques historiées et parlantes qui se déploient ailleurs, in­temporelles et fragiles, scènes d'un surnaturel théâtre, ou­vrages follement téméraires d'une époque qui vit Rome quatre fois mise à sac en l'espace de soixante-six ans. Contre toute vraisemblance, elles furent seules, et presque toutes, respectées des barbares : elles n'étaient pas à portée de la main, l'or n'en était pas monnayable et ils n'en comprirent ni l'enseignement ni le tranquille défi. Toutes annoncent que Rome, nouvelle Jérusalem ayant subi l'outrage de Babylone, se sentait marquée par le ciel comme siège pré­destiné de la Jérusalem future. C'était chanter l'aurore au plus noir de la nuit. Tel fut le cantique des artistes romains, en ce siècle de grand malheur qui fut le cinquième du Christ et de l'Empire, le douzième et dernier de la Rome originelle. Quant aux théologiens qui abondèrent en cette fin de l'Empire, s'ils furent, eux aussi, les véritables historiens de leur temps, ils le furent à mots couverts et leur témoignage, comme celui des monuments, demande à être déchiffré, tra­duit en clair par recoupements. Pour être une littérature d'évasion, leurs écrits reflètent avec exactitude les événe­ments que d'autre part ils nous taisent. « *Une histoire nou­velle tout entière est cachée dans les ouvrages des Pères,* dit encore Chateaubriand. *Nous ne savons rien sur la civilisation grecque et romaine des* V^e^, VI^e^ *et* VII^e^ *siècles, ni sur la barbarie des destructeurs du monde romain, que par les écrivains ecclésiastiques de cette époque*. » 20:117 Le spectacle de la terre étant affreux au point de défier tout commentaire, ces penseurs ont cherché refuge au ciel par la théologie, de la même manière et pour les mêmes raisons que nous par les machines volantes et la science-fiction. Mais, alors comme aujourd'hui, c'est la théologie qui mène le monde, et qui l'explique. Même dans le ciel, les hommes se sou­viennent de la terre. Elle reste le sujet tacite et brûlant de leurs spéculations. L'ésotérisme de leur langage n'est dû qu'à une prudence qu'on prend pour de l'obscurité. Le silence qui enveloppe les grandes catastrophes est peuplé d'aveux indirects. Décrivant, dans sa lettre CXXIII, le désastre universel auquel il assiste, saint Jérôme ajoute en confidence : *Tout ce que je viens de dire est aussi dange­reux pour celui qui le dit que pour celui qui l'écoute ; il ne nous est même pas permis de nous plaindre ; nous ne voulons pas, nous n'osons pas pleurer les maux dont nous souffrons.* Il s'agit donc de reconstituer le passé en interprétant les uns à l'aide des autres les textes et les faits. On s'aperçoit qu'ils conviennent parfaitement. C'est ce que j'ai tenté, bien que n'étant pas historien, théologien, archéologue ni spécialiste en aucune façon. Je me suis seulement un peu promené dans le V^e^ siècle, tâchant d'embrasser d'un même regard quelques-uns de ses vestiges effacés et de ses livres oubliés, les uns et les autres le plus souvent rencontrés par hasard. \*\*\* Force m'est d'avouer que j'ai trouvé peu de secours au­près de mes contemporains, j'entends de ceux dont on atten­drait le plus de compétence en la matière. La plupart esca­motent la chute de l'Empire romain comme un incident anodin, simple formalité préalable au grandiose retour de l'âge de fer. Tout se passe, à les lire, comme si ce formidable écroulement s'était produit à la manière d'un phéno­mène météorologique, n'impliquant ni réaction morale ni responsabilité ni conscience, dans l'inattention générale d'une population pressée de déchoir. 21:117 Or, ma première découverte fut de m'apercevoir que les civilisés du V^e^ siècle, quelque parti qu'ils aient adopté, *se sont parfaitement rendu compte de l'immense portée* du drame où l'humanité tout entière était engagée avec eux ; qu'ils ont vécu ce drame au jour le jour, les yeux grands ouverts, le souffle coupé, les genoux tremblant d'angoisse, le cœur perpétuellement partagé entre un impossible cou­rage et un fatalisme qui affecta toutes les formes du déses­poir, de la colère, de la frivolité, du dégoût, de la solitude, voire de la trahison ; que le temps qui leur restait leur parut tantôt très long, à cause de l'ennui que les divertissements d'une existence médiocre engendrent plus qu'ils ne le trompent, et soudain très court, en vertu de ce que nous appelons l'accélération de l'histoire ; qu'il y avait parmi eux nombre de grandes personnalités, hommes de pensée, hommes de science, hommes de lettres, hommes d'État, hommes de guerre, hommes de bien, génies sans emploi, rongeant leur frein, réduits à la retraite et à la démission, mais d'une étoffe comparable à celle des plus beaux carac­tères de l'antiquité, hormis toutefois les dons créateurs ; et les meilleurs d'entre eux ne trouvèrent enfin de salut qu'en Dieu, dans le surnaturel et dans la sainteté. Ceux-là conti­nuèrent à servir la civilisation en entrant dans l'Église, seule capable de relayer le défaillant Empire. S'il y eut en­core des créateurs, ce furent seulement des créateurs de pensée et de vie religieuse, chose à vrai dire plus nécessaire que toute autre. Mais pourquoi et comment ces hommes de valeur renon­cèrent-ils à exercer aussi dans l'ordre temporel leur génie et leurs vertus ? Quel empêchement rendit précaires et vains, jusqu'à les retourner souvent contre leur intention, les efforts qu'ils tentèrent pour s'opposer au mal par une action directe ? Précisément dans la mesure où la question concerne également les civilisés du XX^e^ siècle, les historiens du XX^e^ siècle s'accordent à l'esquiver, -- comme par un inconscient désir de jeter le manteau de Noé sur les fai­blesses intimes d'une époque qui est pour la nôtre un pré­cédent assurément fâcheux, mais utilement instructif. 22:117 En quoi ils imitent eux-mêmes leurs prédécesseurs qui, au V^e^ siècle, négligèrent pudiquement de remettre en lumière les erreurs et les avertissements du passé. C'est encore un trait commun aux époques de décadence que leur volonté de s'ignorer entre elles et de ne pas voir à quel point elles se ressemblent. Plus elles approchent du gouffre où elles vont se rejoindre, plus elles s'interdisent une lucidité qui leur semble une déprimante indécence. *Je tais le reste,* dit encore saint Jérôme dans sa lettre confidentielle, *de peur de paraître désespérer de la clémence divine.* Mais on entend les san­glots dans sa voix de vieux Romain. Les époques décadentes se plaisent à distraire leurs regards vers un avenir qu'il leur est plus facile d'imaginer que de construire, et ne se consolent de leur présente mi­sère que par la promesse des lendemains qui chantent. L'âge d'or, pour elles, se situe dans le futur, et elles pro­fessent cette mythologie inversée, proprement délirante, comme la seule rationnelle, réaliste et scientifique. Toute subversion inaugure son œuvre au cri de *Ça ira !* Or ça ne va jamais. Mais il ne faut pas le dire. \*\*\* *La subversion, c'est la destruction par le mensonge.* Bien entendu, elle a mille formes, dont les plus insidieuses se développent sous le couvert des attributs et des partis de l'ordre. Mais son objet est toujours le même : détruire. Son arme : le mensonge. Or, le mensonge n'opère que sur un organisme déjà débilité par l'ignorance et l'illusion. Tout menteur spécule sur la bêtise de ses dupes ; partant, il la sollicite, l'entretient et, au besoin, la crée. La subversion ne procède pas autrement. Elle commence par abêtir les em­pires qu'elle veut abattre. Les moyens d'abêtissement collec­tif sont innombrables. 23:117 Ils vont des jeux du cirque à la télévision, de la gnose à l'existentialisme, et le jeune Romain qu'on dispensa d'étudier la grammaire dans Cicéron peut donner la main à l'écolier à qui l'on apprend à lire par la méthode globale : tous deux sont à jamais inaptes à l'exercice de la pensée. Un État qui se prête à de tels condition­nements ne sait pas qu'il se met en danger de mort. Mais ceux qui les lui recommandent le savent très bien : cher­chez, et vous découvrirez que ces manipulateurs de la rai­son humaine sont toujours, d'autre part, agents secrets de la subversion. Les générations qu'ils forment sont toutes prêtes à croire que, cette fois-ci, *ça ira,* puisqu'on leur a tourné l'esprit à supputer les mythologies de l'avenir, nul­lement à méditer l'histoire du passé, laquelle enseigne que les mêmes causes produisent les mêmes effets, et que la subversion prépare le néant. *La subversion s'avance masquée*. S'il lui importe donc de tenir cachés les antécédents de la subversion, comme à sa fille la décadence de ne pas divulguer les recettes éprou­vées de la décadence, il n'est pas étonnant que le V^e^ siècle ait sombré dans l'oubli. Il nous est presque inconnaissable. A part peut-être quelques fragments de saint Augustin, *je vous défie de trouver chez votre libraire aucun des textes majeurs de cette époque*. Ils sont pourtant écrits pour nous, et par surcroît très bien écrits, dans un latin vif, parlé comme nous parlons, héroïquement correct encore, malgré la pédante légende qui les relègue tous en bloc dans les ténèbres d'une basse latinité qui devrait d'ailleurs nous être chère. Vous aurez beaucoup de mal à les lire dans la Patro­logie de Migne, pauvre et sublime prêtre de Paris qui seul entreprit de ressusciter les morts en rééditant leurs œuvres, il y a juste cent ans, dans sa petite imprimerie qui travaillait avec des clous (*in via dicta* d'Amboise, *olim prope Portam Lutetiæ Parisiorum vulgo* D'Enfer *nominatam, seu* Petit-Montrouge, *nunc vero intra moenia Parisina*). Ce dernier des Pères de l'Église mériterait une statue devant Saint-Pierre de Rome, peut-être même à l'intérieur, mais ses quatre cents volumes poussiéreux, dans les bibliothèques des séminaires, cèdent doucement la place à Teilhard de Chardin. 24:117 Un auteur d'actualité et d'intérêt brûlants, Salvien, dont la plume fit pour la perte de l'Empire romain la besogne de vingt peuples barbares, et qui à ce titre, n'en doutez pas, fait encore secrètement école, nous est devenu pratique­ment inaccessible, plus retiré de la circulation qu'il put l'être avant Gutenberg, quand ses manuscrits démoralisa­teurs dormaient, enluminés, dans les archives de quelques abbayes. C'est lui qui mit au point, de manière définitive, les thèmes et les artifices de propagande dont les ennemis de l'Europe, dans leur nouvelle entreprise, tirent aujour­d'hui le parti que l'on sait. Salvien n'a plus été traduit en français depuis 1833. On se demande à quoi les philologues et les éditeurs passent leur temps. On se demande en revanche par quel tour de force les premiers imprimeurs avaient réussi d'emblée à les ramener au jour, ces textes impopulaires que nous avons, depuis, repoussés dans l'ombre la plus propice à notre assoupisse­ment. Et par quel autre prodige les premiers humanistes excellèrent à se les communiquer et à les commenter d'un bout à l'autre de l'Europe pensante, sans le secours de la photocopie ni des autres commodités mécaniques dont nous faisons si bon usage, sans dictionnaires ni revues spéciali­sées, sans catalogues ni bibliothèques publiques, sans mu­sées, sans expositions itinérantes, sans congrès de l'U.N.E.S.C.O., sans chemins de fer, services postaux ni téléphone, chacun dans son coin, pensionnés plus ou moins chichement par le caprice d'un prince, ombrageusement surveillés du coin de l'œil par l'Église officielle et réduits bien souvent à s'envoyer lettres et livres dans des coffres à double fond que pillards et inquisiteurs divers ne laissaient pas d'éventrer au passage des frontières. Grand sujet de méditation : com­ment se fait-il que, dans tous les ordres des choses qui comptent, nos ancêtres, avec infiniment moins de moyens que nous, ont fait infiniment mieux ? 25:117 J'attends toujours qu'on m'explique comment Le Nain de Tillemont, le grand, l'admirable Tillemont, si démodé aux yeux des sots, travaillant avec une chandelle et une plume d'oie dans sa cellule de Port-Royal-des-Champs, puis dans le petit domaine où il se retira entre Vincennes et Montreuil, a pu rassembler la documentation stupéfiante de son exhaustive et monumentale *Histoire des empereurs et des autres princes qui ont régné durant les six premiers siècles de* *l'Église,* (...) *et des personnes les plus illustres de leur temps, justifiée par les citations des auteurs originaux, avec des notes pour éclaircir les principales difficultés de l'histoire* (6 volumes, à Paris, chez Charles Robustel, rue Saint-Jacques, au Palmier, 1690-1738 : si la chance vous favorise au point que vous les rencontriez chez un bouquiniste, quel qu'en soit le prix, n'hésitez pas)*.* Sur la fin de l'Empire romain, qu'il traite dans son dernier volume, Tillemont savait tout ce qu'on peut savoir aujourd'hui par les textes, ou du moins qu'on saurait si on pouvait encore les lire. Il les avait tous lus, non seulement les majeurs, mais les mineurs et les infimes, les soumettant à la critique la plus prudente et les employant à la synthèse la plus achevée, tous, jusqu'au plus obscur fragment de chroniqueur anonyme récemment découvert en quelque grenier d'Italie ou d'Alle­magne. Comment s'y prenait-il, alors qu'on ne voyageait pas, que ces anciens manuscrits exhumés d'un peu partout s'édi­taient le plus souvent sur place et à faible tirage, et que l'imprimerie elle-même, en tant qu'artisanat régulièrement organisé, fonctionnait depuis à peine plus d'un siècle ? Le même problème, à plus forte raison, se pose déjà touchant Montaigne et son immense information, partiellement expli­cable, il est vrai, par une humeur vagabonde et omnivore que le XVI^e^ siècle ne légua pas au XVII^e^. Problème insoluble, mais riche d'une leçon dont nous devinons le prix, nous qui l'avons désapprise. Le jeune Chateaubriand fut peut-être en France le dernier profane en qui se perpétua cette tradition studieuse. C'est dans la solitude de Combourg qu'il recueillit, à force de lectures, les éléments du beau chant funèbre pour la mort de Rome qui vibre aux pages les plus pénétrantes du *Génie du Christia­nisme* et des *Mémoires d'Outre-Tombe*. Il montrera dans ses *Études historiques* de 1831 le sérieux et l'immensité de son information ; c'est le seul de ses ouvrages qui soit aujour­d'hui introuvable en librairie et qui souvent même a disparu des bibliothèques, comme il se plaint déjà qu'aient disparu pendant la Révolution (à la suite d'un décret proposé à l'Assemblée nationale par Condorcet) maints exemplaires des recueils d'archives et livres d'histoire dont il s'était nourri dans sa jeunesse. 26:117 La bibliothèque de Combourg fai­sait peu de place aux nouveautés. Il y dévora tous les auteurs anciens, et Tillemont sans aucun doute ; plus que probable­ment Montesquieu, dont les réflexions, d'un tour si tradi­tionnel et si moderne à la foi, valent plus par leur portée générale que par le détail de leur matière historique. C'était beaucoup, mais à cela se bornait la documentation que le XVIII^e^ siècle français, préoccupé comme nous de ses lende­mains enchanteurs, offrait à consulter, dans des éditions vieillies, à de rares esprits restés attentifs aux désillusions du passé. Ajoutions y pourtant l'*Histoire du Bas-Empire* de Charles Lebeau, publiée à Paris de 1756 à 1779, et dont la matière va du règne de Constantin à la chute de Constantinople. L'au­teur étant mort en 1778, l'ouvrage fut achevé par l'abbé Ameilhon et resta populaire jusque dans le XIX^e^ siècle. J'en ai sous les yeux une réédition en 21 volumes, faite en 1824-1834 par l'imprimerie de Firmin Didot, « *revue entièrement, corrigée, et augmentée d'après les historiens orientaux, par M. de Saint-Martin *», puis « *continuée par M. Brosset jeu­ne *». Voltaire s'était moqué de ce Lebeau, professeur d'élo­quence au Collège de France, parce qu'il nomme Constantin *ce bon prince* ; et en effet, face aux philosophies révolution­naires, son style a le ronron lénifiant qui semble exprimer en tout temps, chez les conservateurs bien élevés, la résignation aux guillotines prochaines. Mais enfin les prophètes de l'Encyclopédie n'ont pas fait mieux, pour qui le déclin des empires n'était pas un sujet d'actualité. Voltaire lui-même ne l'a qu'effleuré, par exemple dans cet article *Arianisme* du *Dictionnaire philoso*p*hique* où il égratigne Lebeau. Il l'effleure du reste avec une légèreté plus apparente que réelle, sans pouvoir s'empê­cher d'y apporter un trait de génie. Si étrangères que lui fussent les motivations religieuses, lui seul, à ma connaissan­ce, a clairement distingué celles qui précipitèrent vers la catastrophe la politique de l'Empire déclinant : tout en couvrant des mêmes sarcasmes l'orthodoxie et l'hérésie, il a bien vu que cette dernière est par nature ce qui désagrège les empires. 27:117 Ayons, au surplus, le courage d'avouer que, sur le fond des choses, les Lebeau n'ont pas toujours tort ni les Voltaire toujours raison. Le naïf apologiste de Constantin ne se trompait pas tellement en appelant *ce bon prince* un em­pereur qui, en dépit de ses crimes, tenta de sauver, avec l'unité du monde, la dernière chance de la civilisation. Ren­chérissant sur Voltaire, le grand Larousse exécute en une ligne les vingt et un volumes de Lebeau : « *œuvre de rhéteur, non d'historien *». C'est bientôt dit. Je me demande pourtant quel historien moderne nous offre encore à méditer une phrase comme celle-ci, que ce rhéteur écrit dans son *Intro­duction :* « *L'histoire de la décadence de l'empire romain est la meilleure école des États qui, parvenus à un haut degré de puissance, n'ont plus à combattre que les vices qui peuvent altérer leur constitution. Il a fallu, pour le détruire, toutes les maladies dont une seule peut renverser des gou­vernements moins solidement affermis. *» Cette vue, en tout cas, n'est pas d'un imbécile. Mais le jeune Chateaubriand eut bientôt à parfaire son information par une lecture plus neuve. En 1776, comme venait de paraître en Angleterre, avec un immense succès, le début de l'*Histoire de la décadence et de la chute de l'em­pire romain*, par Edouard Gibbon, l'éditeur Debure en publie à Paris le premier tome en version française. La traduction est signée de Leclercq de Septchênes, mais Louis XVI y a personnellement et activement collaboré, initiative bien re­marquable chez ce roi qui passe pour distrait. D'autres tomes se succèdent à partir de 1777. Chateaubriand les lut, bien que préférant Tillemont, qu'il appelle avec raison « *le guide le plus sûr des faits et des dates pour l'histoire des empereurs *». L'édition anglaise de Gibbon est achevée en 1787. Dès 1788, l'éditeur parisien Moutard entreprend une réédition du texte français, qui ne sera terminée qu'en 1795. La famille royale n'a pas cessé de s'y intéresser, car, des dix-huit volu­mes de cette édition que possède la Bibliothèque Nationale, les onze premiers sont reliés aux armes de Marie-Antoinette. 28:117 On ne connaît que trop les événements qui empêchent la Reine de compléter sa collection, et sa lecture. Soyons sûrs cependant qu'elle mourut suffisamment édifiée sur la déca­dence des États et les mécanismes de la subversion, elle qui écrivait : « Les méchants font leur métier en faisant le mal, mais les honnêtes gens ont si peu de courage, de tenue, de concert, qu'ils deviennent souvent aussi dangereux. Ils prêtent le flanc à toute sorte d'intrigues, ils se laissent pénétrer, ils sont toujours disposés à des concessions qui demain leur en feront arracher d'autres ; et le pis, c'est qu'ils s'attachent au détail et ne voient pas plus loin qu'au jour le jour. » C'était l'analyse parfaite, mais tardive, d'un caractère dont Versailles avait produit maints exemples, et qui est de nos jours plus florissant que jamais. C'était aussi, plus profondément, la paraphrase du verset de saint Luc, (XVI, 8) : « Car, plus que les enfants de la lumière, les enfants de ce siècle ont l'intelligence de ce qui les rend solidaires entre eux (*prudentiores in generatione sua*). » Après la Révolution, l'ouvrage de Gibbon poursuit en France une carrière éclatante. Il en paraît des versions abrégées : une en 1804, par Briand ; une en 1812-1813, dans la *Bibliothèque historique à l'usage de la jeunesse *; une autre encore en 1822, réduite à deux volumes, par Caillot. L'attention des milieux politiques égalait celle du grand public, car Guizot, en collaboration avec sa femme, qui était anglaise, mène à bien une nouvelle traduction du texte inté­gral, en treize volumes, dont trois éditions sont datées de 1812, 1819 et 1828 ; elle est republiée en deux grands vo­lumes in-octavo du *Panthéon littéraire* en 1843, et une der­nière fois chez Delagrave en 1880. Or qui, à présent, lit encore Gibbon ? Et qui songerait à le rééditer ? La mode a changé, nous dit-on. Elle lance des films plutôt qu'elle ne s'attache à des livres, et la fin du monde est moins photo­génique que la *dolce vita* qui d'ailleurs y prélude. Il y a des gens qui croient que ces caprices de la mode sont l'effet du hasard. Et d'autres, qui le font croire. 29:117 Ainsi nous avons laissé retomber dans l'oubli et le V^e^ siècle et ceux qui l'ont tiré de l'oubli ; et la patrie dévastée et ceux qui sont retournés l'explorer pour nous. On peut être aujourd'hui docteur ès-lettres latines sans avoir entendu prononcer les noms de Sidoine Apollinaire ou de saint Césaire d'Arles, et docteur en histoire sans soupçonner seu­lement l'existence de Tillemont. Une même conspiration du silence étouffe la voix des derniers civilisés du monde ro­main, et celle des derniers modernes qui nous en ont trans­mis le témoignage, de manière que ce témoignage fait défaut dans le moment même où il viendrait le plus à propos. Je ne méconnais nullement l'œuvre des spécialistes. Elle continue à progresser en sens divers, malheureusement beau­coup trop divers pour offrir, aux profanes que nous sommes, aucun objet de réflexion cohérente. Nous n'avons plus de narrateurs, encore moins de moralistes. Partagée entre des techniques de plus en plus limitatives et des généralisations de plus en plus hypothétiques, l'histoire cesse de remplir sa vraie fonction. Elle devient par la vulgarisation une science anecdotique, par la politique une science conjec­turale, par la spécialisation une science de laboratoire : insignifiante dans le premier cas, suspecte dans le deuxième et inopérante dans le dernier. Car les spécialistes n'ensei­gnent plus que des spécialités. Le plus humaniste d'entre eux, Mgr Louis Duchesne, dans son *Histoire ancienne de l'Église*, a bien voulu rappeler à nouveau les événements du V^e^ siècle à des lecteurs qu'il ne supposa pas être tous aussi savants que lui. Encore sa merveilleuse intelligence com­mençait-elle à donner dans les godants scientifiques de notre époque. Aussi raconte-t-il en courant ce que nous brûlons d'apprendre plus à loisir. C'est vraiment dommage. On ne le lit guère désormais, à peine plus que son prédé­cesseur Tillemont, qu'il ne cite lui-même que du bout des lèvres. En résumé, tout se passe comme si l'effondrement de l'Europe romaine n'avait inspiré de grands historiens que dans les pays et les périodes où la sécurité de l'Europe parut le mieux restaurée : un Français au XVII^e^ siècle, c'est Tillemont ; un Anglais au XVIII^e^, c'est Gibbon ; un Français encore au XIX^e^ siècle, et plus personne au XX^e^. \*\*\* 30:117 Le Français du XIX^e^ siècle, c'est Amédée Thierry, frère éclipsé d'Augustin, et bien digne pourtant d'en partager sinon d'en surpasser la gloire ([^7]). J'ai eu la surprise de trouver à la première page de ses *Récits de l'histoire romaine au V*^e^ *siècle* (Paris, Didier, 1860) l'aveu de l'étonnement que j'éprouvais aussi : « *Aucune* (histoire) *peut-être n'est restée plus inconnue : on dirait que tout le monde, auteurs et lecteurs, s'est entendu pour la condamner à l'oubli. Quelque inexplicable que ce discrédit paraisse au premier abord, il n'est cependant pas un pur effet du hasard*. » J'en suis persuadé, et l'on a déjà vu que j'incline à considérer comme tout autre chose qu'un hasard le dessein plus ou moins in­conscient, mais très ferme, qui nous pousse à laisser sous le boisseau cette histoire la mieux faite pour nous confondre, mais aussi pour nous éclairer, voire nous sauver. Mais Amé­dée Thierry n'avait pas eu vent de la psychanalyse. Il expli­que donc honorablement par « *deux causes très différentes, l'une futile, l'autre sérieuse *», l'incuriosité dont pâtit le V^e^ siècle. La cause futile, c'est l'usage du terme même de Bas-Empire, qui n'éveille en nous qu'une idée péjorative et confuse. Ce sentiment « *roule en grande partie sur un jeu de mots. Un chronologiste malencontreux ayant, pour la commodité de son travail, divisé l'Empire romain en Haut et en Bas, l'un s'arrêtant, l'autre commençant au principat de Constantin,* (...) *il en est résulté* (...) *un préjugé favorable à la première des deux périodes, défavorable à la seconde.* 31:117 *Une étrange confusion s'est produite peu à peu dans les es­prits ; les mots ont changé d'acception ; du sens matériel et chronologique, ils ont passé* (...) *au sens figuré. L'infério­rité relative d'une époque à l'égard d'une autre, dans la succession des âges, est devenue abaissement moral, et le mot de Bas-Empire a pris une signification infamante.* (...) *Je dirai seulement que dans l'acception morale qui s'attache actuellement à ces mots, la première période n'est pas si grande, ni la seconde si misérable*. » Certes. Mais un préjugé à ce point entré dans l'opinion et le vocabulaire courants n'est pas non plus si futile qu'il ne traduise une intuition profonde. Il est dans la nature des choses que les empires, comme les fleuves, finissent moins bien qu'ils n'ont commencé. Superbes dans leur impétuosité première et dans leurs progrès, les uns comme les autres s'achèvent en tortueux deltas, en sables mouvants, en es­tuaires marécageux ; à moins de rencontrer des hommes assez forts pour les endiguer et les assainir, leur cours infé­rieur n'est qu'un enlisement, où l'historien et le géographe découragés ne voient d'abord rien que de déplorable. Ce préjugé instinctif s'est d'ailleurs aggravé d'un parti pris philosophique qu'Amédée Thierry a fort bien décelé, et son analyse, ici, relève de la plus haute psychologie « *On sait avec quel dénigrement passionné les historiens du dernier siècle ont poursuivi les empereurs chrétiens, critiqué et souvent travesti leurs actes. L'incrédulité systématique n'est plus de mode aujourd'hui, mais ses arrêts sont toujours debout, et nous y obéissons à notre insu. *» Ainsi se prolonge aveuglément, jusque chez nos historiens chrétiens, une méconnaissance inique de ce qui fait justement la grandeur du Bas-Empire : la contribution capitale qu'il a apportée au salut de l'Europe et de l'humanité en leur léguant le chris­tianisme et l'Église. « *C'est encore lui qui a soutenu la lutte contre la plus dangereuse des barbaries qui menacèrent jamais l'univers, contre ces hordes innombrables menues d'Asie, sur lesquelles les idées et les mœurs occidentales n'avaient aucune prise, et dont le triomphe aurait été la ruine de toute civilisation.* 32:117 *Grâce à lui, les sciences, la reli­gion, les arts, le dépôt enfin des grandes traditions humaines n'ont point péri dans ce déluge. Même au sein de la plus profonde décadence, et sous sa dernière forme byzantine, le Bas-Empire fut encore pour le monde un protecteur et un guide. *» Qui ose, aujourd'hui, nous parler ce langage ? Qui nous rappelle que la civilisation, même affaiblie, même dégradée, vaut qualitativement mieux que la barbarie qui s'accepte ? Et que la barbarie victorieuse, pour réchapper elle-même du désastre que sa victoire entraîne, n'a de conseils à prendre ni de secours à espérer qu'auprès de la civilisation qu'elle détruit ? Telle est pourtant la vérité. Et l'escamotage d'une vérité si manifeste nous prive de la seule règle de jugement qui puisse s'appliquer à l'histoire de toutes les décadences, histoire dont la matière, est par elle-même inintelligible et absurde. L'altération des normes, la déviation des méthodes se sont ajoutées, pour nous brouiller la vue, à la complexité des faits qu'il s'agissait de comprendre : chaos d'événements, étalement et dispersion des forces, manque d'unité, contra­dictions, ces caractères du Bas-Empire affectent aussi l'idée que nous avons de lui. Là réside, selon Amédée Thierry, la seconde cause, la cause sérieuse de notre ignorance. Et il est vrai que « *l'histoire se morcelle alors comme le sol romain.* (...) *Si l'historien ne tient pas cet écheveau d'une main ferme et n'en sait pas diriger à la fois tous les fils, l'histoire s'évanouit ; il ne passe plus sous les yeux du lecteur qu'une galerie de tableaux sans liaison ni signification, pareils aux décors d'un drame dont l'action reste inconnue. *» \*\*\* Saisir le principe moteur de cette action, le ressort de ce drame qui s'est joué au V^e^ siècle et se répète au XX^e^... Dans un XIX^e^ siècle où l'Europe avait encore foi dans ses destinées, Amédée Thierry fut à la fois l'historien et le prophète de ses décadences. Il ne savait pas combien était près de se confir­mer sa vision du passé, qui se trouvait être un pressentiment de l'avenir. Nous en sommes, hélas ! meilleurs juges, nous qui, cent ans après lui, pouvons en mesurer la justesse aux vicissitudes d'une expérience vécue, ou plutôt revécue, qui lui manquait. 33:117 Cependant, l'obscurité où nous laissons se perdre la leçon du Bas-Empire me paraît explicable par deux raisons encore, l'une tenant à lui, l'autre tenant à nous. La première est que l'histoire de cette période est tout occupée, conditionnée et dominée par les barbares, les­quels, ne créant rien, ne laissent non plus rien à connaître. Où sont leurs œuvres, leurs monuments, leurs épopées, les fruits de leur activité qu'on nous dit si féconde ? Où sont les témoins du renouvellement et de l'originalité dont les civi­lisés les supposent volontiers capables ? Qu'ont-ils fait des rançons et du butin qu'ils ont prélevés ? Ils n'ont semé la terre que de ruines, et l'ont traversée en y effaçant jusqu'à leurs propres traces. Leurs apologistes en font plus facile­ment l'éloge qu'ils n'en produisent les états de service. Et ce qu'on nous presse d'admirer comme les débuts de leur art n'est que le dernier état de l'art civilisé qu'ils commen­cent à apprendre. Le peu que nous savons d'eux, le bien même que nous pensons d'eux se fonde sur les bribes des littératures civilisées qu'ils ont anéanties. « Tout ce que les Grecs et les Romains ont fait de rare est encore en vue à tout l'univers, dit le chevalier de Méré, parce qu'ils s'en expliquaient éloquemment et que la beauté de ces langues, donnait envie aux curieux d'apprendre ce que disaient ces gens-là. Mais pour les Vandales, les Teutons et les Cimbres, comme leur langage était barbare et qu'on ne se plaisait pas à les écouter, quoiqu'ils eussent saccagé toute la terre et gagné tant de batailles, leur mémoire est demeurée enseve­lie dans le triste silence du tombeau. » L'auteur du traité De la délicatesse dans les *choses* et dans l'expression nous propose là une observation qui porte bien au delà du do­maine littéraire. 34:117 L'autre raison, et non la moins forte, qui nous détourne enfin de la connaissance du Bas-Empire, c'est que l'histoire s'est faite matérialiste, même chez les auteurs qui ne le sont pas. Il est devenu impossible de rien entendre aux événe­ments en général, et plus particulièrement aux phénomènes de la décadence, depuis qu'on en réduit la source, et l'im­portance, à leurs facteurs économiques. Les facteurs écono­miques ne déterminent rien du tout. Bien au contraire, ils sont eux-mêmes déterminés par l'intelligence et la volonté de l'homme. Ils sont un objet, parmi beaucoup d'autres, de l'activité humaine. Si celle-ci ne les modifiait pas, les évé­nements qui sont censés résulter d'eux ne se modifieraient pas non plus, et l'histoire serait immobile. Ce ne sont donc pas les facteurs économiques qui modifient l'histoire, mais bien l'histoire qui, mue par de tout autres causes, les modifie assez pour qu'ils exercent à leur tour sur elle une influence partielle. Cette influence est elle-même conditionnée non par la nature des facteurs économiques, mais par l'idée que s'en font les hommes et l'importance qu'ils y attachent, c'est-à-dire par des causes d'ordre purement intellectuel. A tra­vers les facteurs économiques et souvent même à leur en­contre, c'est toujours et uniquement l'esprit qui agit. Les idées seules mènent le monde, et le matérialisme, qui le transforme actuellement sous nos yeux, n'est lui-même rien autre chose qu'une idée. Il se dément donc par son propre exemple. Saint Pierre Canisius, je crois, disait qu'il ne faut pas disputer des choses de la foi avec les hérétiques. Les tenants de la nouvelle orthodoxie, c'est-à-dire du matérialisme, ont suivi ce conseil. Ils ne s'abaisseront pas à prêter attention, encore moins à répondre autrement que par des hausse­ments d'épaules, à un propos où reviennent presque à chaque page des mots aussi proscrits de l'usage que civilisation, *honneur*, *devoir*, *âme* et autres semblables. L'épuration du vocabulaire a été menée de main de maître, de pair avec l'obscurcissement des esprits. Le matérialisme a proscrit les mots, pour mieux se réser­ver le bénéfice des idées. Preuve que le matérialisme n'est pas matérialiste ; il ne trouve à conquérir le monde qu'en séduisant les âmes par des prétextes de justice, d'égalité, de liberté, d'art, de progrès, de vérité scientifique, qui sont aussi de pures idées. 35:117 Il met en avant dans sa propagande, parce qu'il en connaît l'efficace, ces mêmes valeurs spiri­tuelles dont il nie l'existence dans sa théorie et persécute le culte dans son action, -- pareil à ces urbanistes qui détrui­sent avec haine les monuments du passé, mais en utilisent l'image comme la seule propre à émouvoir les touristes. Ruse de guerre, dira-t-on. En ce cas la guerre ne s'achève jamais, car tout régime matérialiste, une fois en possession du pouvoir, continue indéfiniment à manœuvrer ses esclaves non par le jeu de forces matérielles dont ils ne seraient que les instruments, mais bien par les stimulants de la solida­rité, du patriotisme, de l'abnégation, de l'espoir, de la terreur ou de l'enthousiasme dont il s'efforce, au mépris de sa doc­trine, sinon de leur inspirer le sentiment, du moins de leur imposer la feinte. Le matérialisme s'appuie sur la foi. C'est ce qui le rend si intolérant à l'égard de toute foi qui n'est pas la sienne. Il prétend nous démystifier, mais c'est pour nous remystifier. Il prétend démythifier nos légendes, nos symboles, nos croyances, nos convictions les plus profon­des et les plus sacrées, mais c'est pour y substituer sa propre mythologie. Il renverse les idoles, mais il les remplace par un simulacre qui, sous le nom de matière, n'est qu'un féti­che nouveau, plus fictif, plus aveugle et plus tyrannique que les idoles anciennes. Les statistiques sont devenues des dogmes, les machines opèrent des miracles, la science dis­pense le bonheur éternel et le paradis est dans la lune : jamais religion ne mérita mieux d'être appelée opium du peuple. Cette religion de la matière peut se juger, comme les autres, à ses fruits. Ils sont généralement atroces. Encore faudrait-il un juge pour les juger tels. Or, il n'y en a plus, puisque ceux qui auraient à porter ce jugement ont eux-mêmes l'esprit conditionné par le matérialisme, lequel par définition les oblige à ne considérer dans les choses que le nombre et la quantité à l'exclusion de la qualité, élément spirituel qui est justement l'essentiel de la nature et de la valeur des choses. \*\*\* 36:117 S'il est un fait impossible à expliquer par des mobiles économiques, c'est assurément la fin des empires civilisés, événement aussi contraire que possible à tous les intérêts, économiques et autres, des non-civilisés eux-mêmes. Les empires n'ont aucun intérêt à périr, ni les barbares à les détruire, qui de leur chute sont les premières victimes et s'appliquent dès lors à en relever les vestiges, faute de trouver ailleurs où fonder leurs espoirs de renaissance et de survie. Cependant les empires périssent puissants et riches, détruits par des barbares faibles et pauvres. Il faut donc que les barbares soient animés d'une force que n'ont plus les empires et je défie tous les matérialistes de définir cette force sinon comme une vertu de l'esprit, une idée, que nous tâcherons d'élucider. Du point de vue matérialiste, la fin des empires est le comble de l'absurdité. C'est pourquoi la science matérialiste, depuis cent ans qu'elle règne, en esquive le problème, en empêche l'examen, et par là même en augmente le risque. Il n'y a rien de plus comique que la théorie universelle­ment rabâchée aujourd'hui, selon laquelle le seul désir de conquérir des terres fertiles aurait donné le branle aux invasions barbares. Imaginez-vous des peuples nomades, qui n'avaient jamais cultivé, traversant de part en part l'Asie et l'Europe à seule fin d'aller cultiver le bout du monde. Les terres qu'ils, abandonnaient et celles qu'ils parcoururent à grand mal pour atteindre leur but n'étaient ni moins ferti­les ni plus indisponibles que les lointaines provinces romai­nes qu'ils s'empressèrent d'ailleurs, dès qu'enfin ils y arri­vèrent, de rendre stériles et atroces. Tandis que la raison économique leur eût évidemment commandé de s'arrêter en chemin sur des terres qui n'attendaient qu'eux pour devenir les champs de blé de l'Ukraine, de la Pologne, de la Russie méridionale et des plaines danubiennes, ou de se fixer ensui­te en quelqu'une des marches de l'Empire où s'offraient à eux l'abondance et la paix, ils ne firent que brûler toutes ces étapes, prenant à peine le temps de les dévaster au passage et poursuivant par d'inlassables détours, jusqu'à l'Océan et l'Afrique, le seul mirage qui les fascinât : Rome. 37:117 Rome, et nullement les provinces agricoles dont elle s'était entourée. Personne n'a jamais expliqué comment l'attraction de Rome put s'exercer si soudainement, avec la toute-puissance d'un prestige tentateur, sur une multitude de peuples éloignés et divers. Les Pères de l'Église y virent l'effet d'une machination du diable, qui n'est peut-être qu'un autre nom des facteurs économiques. Cette explication re­quiert la foi, mais l'hypothèse matérialiste que nous érigeons en dogme exige une crédulité au moins égale. S'agissant d'un mystère de l'histoire, la première me paraît plus convenable, plus prudente que la seconde et, somme toute, plus rationaliste. \*\*\* Si l'on admet que l'humanité barbare a tout d'un coup formé le projet de faire à pied le tour du monde pour décou­vrir des terres fertiles, alors qu'elle en avait sous la main, il faut admettre aussi qu'elle a agi contre son intérêt éco­nomique le plus certain en attaquant l'Empire qui fertili­sait les terres, et qui d'ailleurs leur ouvrait ses frontières pourvu qu'ils ne vinssent pas y mettre à néant ce dont ils voulaient profiter. On ne peut à la fois posséder et détruire : cette vérité première est encore plus accessible à l'intelli­gence barbare qu'à l'intelligence civilisée, à condition toute­fois que la passion de détruire ne l'emporte pas sur la passion de posséder. Or, les barbares ont bel et bien détruit l'Empire, au maintien duquel ils avaient tout à gagner. C'est donc que la passion de détruire, autrement dit la haine, mobile sentimental, était chez eux plus forte que la passion de posséder, autrement dit l'intérêt, mobile économique. Mais il faut admettre encore, dans l'hypothèse matéria­liste, que l'intérêt économique, s'il a puissamment quoique malencontreusement agi chez les barbares, s'est montré, par un malheur inverse et complémentaire, inopérant chez les Romains. Il a porté les premiers à la victoire, et n'a pas détourné les seconds de la déconfiture. Les prétendues lois de la nature n'ont joué qu'en faveur d'un seul des deux camps en présence. La même force qui, paraît-il, dirige tou­tes les actions humaines, a poussé les barbares à abattre l'Empire, et les Romains à le laisser abattre, alors que les uns et les autres avaient tout avantage à le sauver. 38:117 Et c'est précisément à l'extraordinaire inconséquence de ces décisions, au non-sens de ces événements où perce un maléfice vraiment surnaturel et doublé d'imposture, que les Pères de l'Église ont cru, avec assez de bon sens, reconnaître la marque du diable. Que diraient-ils aujourd'hui devant le même spectacle qui recommence, seulement sur un théâtre plus vaste et mieux machiné ? Le drame est identique et il comprend à nouveau deux actes contradictoires : l'assaut des barbares et le suicide de la civilisation. Il est impossible de distinguer lequel sert de prologue à l'autre. Ils se jouent simultanément et tous les rôles s'intervertissent dans un extrême désordre, chaque parti empruntant et fournissant à l'autre les masques et les armes dont ils ont besoin non pour se défendre, mais pour se perdre ensemble et de commun accord. Les docteurs matérialistes ne s'embarrassent pas pour si peu, persuadés qu'ils sont que tout finira par s'arranger grâce au fameux moteur économique, sorte de Providence qui suffit à tout et a toujours raison. Ils ont éliminé le diable, dont André Gide disait qu'il n'a jamais la partie si belle que quand il arrive à se faire oublier. Aussi trouvent-ils que tout va bien pourvu que l'Europe cède à la subversion, dont la doctrine est justement le matérialisme. Leur mythologie n'est pas moins naïve que leur semble être le dualisme des Pères de l'Église, mais elle est inversée. Ils rangent le bien d'un côté et le mal de l'autre : le bien, la vérité, la justice, la beauté sont toujours du côté des barbares ; le mal, l'erreur, les torts, le racornissement, toujours du côté de la civilisation telle que l'entend l'orthodoxie classique. La revendication, la menace, la brutalité du barbare, parce qu'elles se parent d'un prétexte économique d'ailleurs inventé par le civilisé, sont toujours légitimes ; tandis que les vertus, les services et les sacrifices du civilisé sont réputés irrecevables, en raison même de la motivation économique qu'on ne laisse pas d'y suspecter. Le barbare a le droit d'invoquer à son profit les arguments que le civilisé n'est pas autorisé à soutenir pour sa justification. 39:117 Le Dieu économique, que ses adorateurs nous peignent comme le dieu universel, a pris parti et déjà reconnu les siens : au jour du jugement, il place à sa droite les bons barbares, à sa gauche les méchants civilisés, les uns élus, les autres damnés par prédestination. Ce dieu de toutes les armées penche pour une seule armée. Ainsi le matérialisme secrète non seulement une métaphysique, mais une étrange morale, aussi inattendue qu'implicite. Le matérialisme n'est pas matérialiste : c'est *l'idéalisme de la subversion.* Il se donne pour scientifique, mais il est, comme tout idéalisme, sentimental et fabulateur. Sa seule particularité est qu'il prend ses fables pour des réalités expérimentales, et nous dicte ses vœux comme des syllogismes. \*\*\* Le mode de discrimination que les écoles matérialistes aujourd'hui prédominantes appliquent aux événements et aux productions du XX^e^ siècle, et qui leur permet de n'y voir que ce qu'elles attendent, elles l'appliquent également à toute l'histoire ancienne. Celle-ci se prête plus ou moins bien à ce traitement, mais particulièrement mal en ce qui concerne le V^e^ siècle. Car s'il est assez facile d'expliquer spécieusement par la pression des facteurs économiques la naissance et le progrès des empires, veut-on étendre la démonstration à leur déclin et à leur chute, l'entreprise devient désespérée. Il n'y a pas apparence que les hommes, tant barbares que civilisés, se laissent entraîner au désastre économique par aucun mobile économique ; et d'autre part ce serait trop braver l'évidence que d'avancer que la ruine de l'Empire fut autre chose qu'un désastre. Reste donc à l'expliquer par d'autres raisons qui, étant d'ordre spirituel, sont de celles que le matérialisme s'interdit de connaître. \*\*\* 40:117 L'Empire gêne les matérialistes en tant qu'il est trop manifestement une création heureuse et mémorable de l'esprit. Et sa ruine ne les gêne pas moins, parce qu'elle est à son tour, et plus évidemment encore, une œuvre de l'esprit. Ils ne peuvent nier qu'elle soit déplorable, mais ils la colorent par des vues secondaires sur des circonstances et des contingences qui en dissimulent à la fois le dommage et la cause. Je lis dans un cours d'histoire économique professé par M. Arnould à l'Université libre de Bruxelles cette phrase étonnante : « *Rome se signale par une absence totale d'esprit d'invention. *» Exemples à l'appui : les barbares utilisèrent des charrues et des moulins à eau longtemps avant les Romains, qui n'eurent même pas l'idée de leur emprunter un outillage aussi perfectionné. Vous avez bien compris : entre autres supériorités, les barbares ont sur les Romains celle de la technique, élément déterminant de la vie économique qui est elle-même la source du bien suprême. A côté d'eux, les Romains font pauvre figure. Ils retardent, tandis que les bons barbares progressent, sur toute la ligne, dans le sens de l'histoire... Ce sont encore « les barbares » (mais lesquels ?) qui, d'après le même auteur, auraient introduit dans l'Europe du V^e^ siècle le brancard, le collier d'épaules et la ferrure des sabots, c'est-à-dire le système d'attelage qui a permis de remplacer l'esclavage humain par la traction chevaline. Or, Lefebvre des Noëttes, autorité en la matière, attribue formellement à l'Occident du X^e^ siècle la primeur de ces inventions en effet salvatrices. Il est évident que les Européens du X^e^ siècle n'étaient plus du tout les barbares du V^e^ : ils en étaient tout au plus les lointains descendants, déjà profondément civilisés, de surcroît, par la restauration des traditions romaines. En tout cas, dans l'hypothèse même où l'Europe devrait à l'ingéniosité supposée de ses conquérants barbares les instruments de son progrès social, il est indéniable qu'elle en a ensuite communiqué l'avantage aux peuples encore barbares qu'elle a colonisés. Citant l'exemple de Madagascar, Lefebvre des Noëttes écrit : « *Avant notre arrivée, les bœufs étaient nombreux dans la grande île, mais les indigènes ne savaient pas les atteler et ne connaissaient même pas la roue. Pendant la période qui suivit la conquête, tous les transports se faisaient à dos d'homme. *» 41:117 Et voici, à l'appui de son dire le passage qu'il extrait d'un rapport publié par la *Revue Économique et Financière* de juillet 1926 : « *Rien n'était plus pénible à voir que ces convois de porteurs effectuant le trajet de Tamatave à Tananarive, soit environ 400 kilomètres, avec des charges de 40 à 60 kilos. Le fardeau était réparti aux deux extrémités d'un bambou posé à même l'épaule, où se formaient des excroissances de chair de la grosseur du poing, généralement écorchées par le frottement. Il n'était pas rare qu'un porteur achevât sa triste carrière sur le bord du sentier, auprès de sa charge.* « *Il était indigne de nous de laisser se maintenir un pareil état de choses, pourtant ancré dans les habitudes du pays.* « *Grâce à l'énergie du Général Gallieni, une grande voie de communication fut ouverte entre Tamatave et Tananarive et l'on fit venir de France des voitures à bras. Ce fut une amélioration sensible sur le portage, mais c'était encore la traction humaine. On entreprit alors de dresser les bœufs de l'île et de former des conducteurs indigènes. On apprit enfin aux ouvriers du pays à construire des chariots et l'on vit peu à peu disparaître les voitures à bras. Quand on circule maintenant dans la région centrale de Madagascar et qu'on y voit les quantités d'attelages en service, on ne se douterait guère qu'il y a vingt ans, ce mode de transport était inconnu dans le pays. L'effet de ces nouvelles méthodes ne se fit pas attendre. La suppression du portage et de la traction humaine avait libéré une main-d'œuvre considérable qui s'adonna à l'agriculture. Enfin le chemin de fer de Tananarive à Tamatave vint à propos pour évacuer les produits de ces travailleurs*. » Une telle page, publiée aujourd'hui, paraîtra fastidieuse, voire choquante, à maints lecteurs habitués à exalter ou à déprécier les mêmes services rendus à l'humanité, selon que le mérite en peut être imputé aux barbares ou aux civilisés. Les mêmes faiseurs d'opinion qui marquent tant d'estime pour l'outillage prétendument importé par les barbares en Europe, n'en font plus le moindre cas lorsque ce même outillage, allât-il jusqu'au chemin de fer, est remis par l'Europe au service des barbares. \*\*\* 42:117 Peut-être d'ailleurs ces historiens disent-ils vrai sur le détail des faits. Il y a certainement des barbares de génie. Lequel de nos ancêtres préhistoriques a inventé la roue ? Plusieurs fois sans doute quelque clan jaloux de ses secrets en a tiré parti, sans que la roue devînt pour cela un élément de civilisation. La roue elle-même n'est qu'un détail. L'im­portant n'est pas qu'elle tourne, mais qu'elle sache où aller. Si des barbares l'ont d'abord fabriquée, ce fut vertu de civi­lisés que d'en raisonner, d'en répandre et d'en régler l'usage en vue du bien commun. Nous sommes bien placés pour savoir que les plus grandes merveilles de l'industrie humaine ne contribuent pas d'elles-mêmes au progrès ni au bon­heur et souvent y nuisent, et que tout dépend de l'esprit dans lequel on en use. La technique telle que le matéria­lisme l'envisage à l'exclusion de cet esprit qui seul l'anime, l'oriente et la qualifie, n'est rien de plus qu'un détail par rapport à l'ensemble des choses, qui est l'objet de la véri­table histoire. C'est pourquoi, en guise d'histoire, nous n'avons plus que des monographies. Que conclure d'une monographie ? L'intérêt en est non seulement limité, mais trompeur. Ce qui est vrai du détail ne l'est pas de l'ensemble. Ce qui peut se dire de la ma­tière est sujet à caution quant à l'essence des choses. Et l'avancement d'une technique ne garantit pas le salut de la civilisation. Comment se fait-il que les barbares, avec leurs charrues et leurs moulins à eau, ont apporté partout la famine, la misère, l'anarchie, l'abrutissement et la mort ? Et que les Romains, avec leurs techniques arriérées et « une absence totale d'esprit d'invention », n'ont guère donné au monde que l'ordre et la prospérité, des écoles, des aque­ducs et des routes, des villes, des monuments qui sont en­core la parure des déserts et des forêts redevenues sau­vages, la navigation et le commerce, une littérature et des arts exemplaires, une langue sublime, le droit, les fonde­ments du progrès moral, l'héritage de la sagesse grecque et de la révélation évangélique, en un mot la civilisation ? 43:117 Voilà des questions que le matérialisme évite de poser, parce qu'il n'a pas de quoi y répondre. La civilisation étant affaire de l'esprit, c'est se condamner à n'en pas sentir le prix, à n'en pas voir les signes même les plus éclatants, que de nier la souveraineté de l'esprit. \*\*\* Le même parti pris se reflète dans le discours (Langue, langage, linguiste) prononcé le 4 octobre 1962, à la séance de rentrée de l'Université libre de Bruxelles, par M. le Recteur Maurice Leroy. Attaché au dogme matérialiste de l'égalité, selon lequel « *il n'y a pas de critères internes qui permettent de décider que telle langue est supérieure à telle autre *», et constatant néanmoins qu'il existe en fait une hiérarchie des langues, l'éminent linguiste explique cette inégalité par des « facteurs externes » et conclut : « *La hiérarchie des langues est donc un fait social, culturel et non linguistique, puisqu'elle s'établit pour des raisons étrangères à la langue elle-même. *» Et d'illustrer ce propos par l'exemple du latin, qui, « *humble parler d'une petite région paysanne de l'Italie, a conquis la péninsule puis s'est étendu à tout l'Empire romain sur une grande partie duquel il a réussi à s'établir de manière stable *». Comment donc cet humble parler paysan a-t-il connu une telle for­tune ? C'est bien simple : « *La valeur intrinsèque du latin n'est pour rien dans cette extension prodigieuse, mais bien la puissance économique et militaire de Rome, le sens poli­tique de ses dirigeants et, surtout, le prestige de la civilisa­tion à laquelle il a servi de véhicule, cette civilisation que l'hellénisme avait marquée de son sceau raffiné. *» Voilà justement pourquoi votre fille est muette. La sco­lastique matérialiste atteint ici au comique moliéresque. Elle escamote par des tautologies les questions qu'elle pré­tend résoudre. 44:117 Et d'abord il faudrait s'avoir à l'aide de quels « facteurs externes » l'hellénisme, tout dépourvu qu'il était de puissance économique, militaire et politique, s'est im­posé aux Romains maîtres du monde, au point d'imprimer sa marque à leur génie et de lui communiquer son prestige immatériel. D'autre part, il resterait à élucider, et tel est bien le véritable problème, les vertus particulières qui ont fait du latin la langue la plus apte à servir de véhicule durable à la civilisation, alors que tant d'autres langues de peuples conquérants sont restées lettre morte en dehors des frontières de ces peuples, ou n'ont pas survécu à leur domination. Si les succès politiques favorisent la diffusion d'une langue, il est bien clair aussi que la réciproque est vraie, et même davantage, car l'appareil de la langue a commencé par instruire la pensée, politique ou autre, à s'exercer avec plus ou moins de justesse et de bonheur. L'empire propage la langue, mais la langue a fondé l'empire. Ou plutôt l'une et l'autre émanent d'un commun principe intellectuel, dont les applications diverses ne valent qu'autant qu'il vaut lui-même. Ce n'est pas un hasard si les Romains ont excellé à la fois par une politique et par un langage également civi­lisateurs, et civilisateurs pour les mêmes raisons, participant ensemble d'une même prédisposition à saisir le vrai pour le traduire en actes et en mots aussi justes que pos­sible ; politique et langage tendant au même idéal de per­fection et sortant d'une même source qui est tout simple­ment le génie romain. *Vertu*, *perfection*, *génie*, je me répète et je m'arrête : ces mots n'ont pas cours dans le vocabu­laire matérialiste. \*\*\* On voit enfin par ces exemples comment fonctionne le mécanisme aveugle qui empêche le matérialisme, si ingé­nieux dans le détail, de former jamais aucune synthèse, partant de rien comprendre à rien. Pour le linguiste matérialiste, la langue latine ne prévaut nullement par elle-même, mais uniquement par les circonstances historiques qui ont fait des Romains les propagateurs de la civilisation ; 45:117 cependant, pour l'historien matérialiste, cette civili­sation des Romains ne prévaut pas non plus par elle-même, mais uniquement par certains hasards dont l'un des plus avantageux est justement la commodité d'une langue uni­verselle. Ainsi, dans le système matérialiste, chaque disci­pline rejette pour son compte l'hypothèse qui fournit argu­ment à l'autre. Langue et civilisation tour à tour se pro­curent mutuellement les « facteurs externes » dont elles ont besoin pour exister sans cause. Dans les deux cas le matérialisme triomphe sans avoir rien expliqué. Et tout cela pour ne pas avouer l'évidence : que l'égalité n'est pas dans la nature des êtres et des choses, qu'il y a des langues plus civilisantes que d'autres, et des hommes plus civi­lisables. \*\*\* De telles différences de nature font se voiler la face aux matérialistes, très conséquents en cela avec leur dogme, puisqu'elles impliquent des caractères spécifiques dont ce dogme est la négation. Mais la nécessité de rendre raison de la matière par la seule matière les conduit à errer sans espoir et sans fin dans le labyrinthe des tautologies. Ils n'y rencontrent que des énigmes et n'y découvrent le mot d'aucune, ce mot n'étant jamais pour eux qu'une autre énigme de même sorte et de même contenu. Affrontant le problème non plus seulement de la hiérarchie des langues, mais de leur origine, la même école nous en tient toute prête une solution de rechange : tout langage serait le produit des relations sociales. L'ânerie scientifique a rarement in­venté plus belle formule pour ne rien dire. Que les hommes se soient mis à parler entre eux parce qu'ils avaient à vivre ensemble, c'est une lapalissade. Mais si leur société a créé leur langage, comment donc ont-ils formé cette société, dont le langage était la première condition ? C'est toujours le même cercle vicieux : la linguistique dérive de la socio­logie, et la sociologie de la linguistique. 46:117 Ainsi toutes choses étant égales entre elles, l'histoire des hommes, comme celles des castors ou des fourmis, ne serait qu'un éternel passage du même au même, et le monde, s'il était comme le conçoivent les matérialistes, serait d'une platitude et d'une monotonie désespérantes. Or le monde, tel que nous le voyons, est tout différent. Lisons la première phrase de l'ouvrage de Gibbon (dans la traduction de Guizot) : « *Au second siècle de l'ère chré­tienne, l'Empire Romain comprenait les plus belles con­trées de la terre et la portion la plus civilisée du genre humain. *» Cette phrase paraît aujourd'hui scandaleuse au­tant qu'elle est irréfutable, non seulement parce qu'elle respire l'amour de ce que nous sommes convenus de décrier, mais surtout parce qu'elle énonce un jugement de valeur. Les jugements de valeur portés par le matérialisme en sens contraire ne sont pas moins péremptoires, mais ils restent sous-entendus, la notion même de valeur ou de qualité étant de celles que le matérialisme affecte de répudier. Pour lui, *les plus belles contrées de la terre*, de même que toute supé­riorité de civilisation, sont censées résulter de causes éco­nomiques sans caractère moral, favorisées par une sorte de hasard aveugle dont il importe de corriger l'injustice plutôt que d'en respecter et d'en étendre le bienfait. \*\*\* Depuis la fin du XIX^e^ siècle, les historiens accordent aux barbares, quoique sans l'avouer, la préférence que leurs prédécesseurs réservaient à l'Empire. Cette partialité inver­sée ne peut se fonder que sur des données quantitatives et statistiques, les barbares ayant pour eux uniquement le nombre et la force matérielle. On peut donc se demander si c'est le matérialisme qui a transformé l'histoire, ou si c'est le désir de transformer l'histoire au profit des bar­bares qui a rendu le matérialisme nécessaire. Pour mener une telle entreprise, il fallait en tout cas bannir du vocabu­laire de l'histoire les termes comparatifs où s'exprime une appréciation. Évincer les idées de *vrai*, *de bon*, *de beau*, *de juste* et autres semblables n'était possible qu'en les rem­plaçant dans l'usage courant par une épithète commune et vague, utile à toutes fins. 47:117 Ainsi s'explique l'invention et la fortune du mot *valable,* qui, ayant l'avantage de ne vouloir rien dire, se prête à soutenir n'importe quel parti sans hasarder aucun jugement. Si l'œuvre des barbares est estimable ou non sous quelque rapport déterminé, voilà qui peut se décider après examen ; déclarez-la *valable,* elle se pare d'un prestige qui échappe à toute définition comme à toute discussion. \*\*\* Ainsi le langage même, appauvri et troublé par le maté­rialisme, prive l'histoire de toute résonance humaine, la soustrait au jugement de la conscience et la laisse, comme inanimée, en proie aux spécialistes. Mais les spécialités sont autant de champs clos où ne se rencontre pas le véritable enjeu de la lutte et où par conséquent la victoire des bar­bares, quels qu'en soient les fruits, se légitime par elle-même. Le matérialisme, en dernière analyse, est tout sim­plement l'addition des faits sur lesquels s'appuie le droit du plus fort. Les matérialistes font ainsi coup double : en fixant notre attention non sur la signification mais sur la contingence des événements, et en élisant un à un comme sujets d'obser­vation les terrains bien délimités où les barbares sont non seulement vainqueurs, mais justifiés par leurs victoires, ils nous font consentir à leur triomphe futur en même temps que souscrire à leur triomphe passé. Cette théorie est une action. Mais on ne s'y rallie qu'à la condition d'ou­blier le prix de ce qu'elle a détruit et tend à détruire, à savoir la civilisation, principe indivisible, valeur éminem­ment qualitative et spirituelle, dont le lieu d'élection fut et est encore cet Empire romain qui s'est reconstruit depuis sous le nom d'Europe. C'est pourquoi l'histoire matérialiste nous parle si peu des vertus de l'Empire, ou n'en parle plus que pour en médire. Pourtant, si les barbares ont fini par reconstruire une Europe civilisée, c'est en s'inspirant du souvenir et des traditions de l'Empire qu'ils avaient détruit, autant dire en cessant d'être barbares. 48:117 Contre un objectif qui n'a pas changé, il n'y a pas de raison de changer une tactique qui a fait ses preuves : telle nous la voyons se dessiner aujourd'hui, telle nous la ver­rions, si on ne prenait soin de nous la cacher, s'employer dès le V^e^ siècle au calamiteux succès des barbares et des alliés qu'ils avaient séduits dans Rome. Ce fut la mode, à Rome, de détester Rome. Cette haine de Rome avait déjà trouvé son arme la plus puissante dans un matérialisme qui s'appelait alors l'hérésie. J'entends bien qu'on va m'objecter les excès et les crimes horribles par lesquels Rome et l'Europe à sa suite se sont trop souvent disqualifiées elles-mêmes. Mais il est curieux que de tels griefs retentissent d'autant plus qu'ils ont cessé d'être fondés. Les procès qu'on intente à la civili­sation ont d'autant plus de chance d'être gagnés qu'ils sont rétroactifs. De même que l'on condamne l'Europe du XX^e^ siècle pour les abus qui la signalèrent aux siècles précé­dents, par exemple en réprobation d'un capitalisme ou d'une colonisation aux forfaits desquels elle a mis un terme et souvent porté remède, ainsi l'Empire du V^e^ siècle succomba sous les coups d'une haine qu'il ne méritait plus. Allié à l'Église au point de se confondre avec elle, cet Empire avait renoncé à ses pouvoirs les plus violents comme à ses jeux les plus cruels. Il avait beaucoup adouci la condition des esclaves, des vaincus et des humbles. Ses lois s'étaient hu­manisées. Son humeur conquérante ne se manifestait plus que par les vertus civilisatrices qu'elle avait engendrées. Au lieu de guerriers triomphateurs et de tyrans implacables, il s'était mis à produire des cultivateurs, des amis de la paix, des hommes de bonne volonté, des saints. Plusieurs de ses derniers empereurs, tout méprisés qu'ils sont, firent pa­raître des qualités morales très supérieures à celles des premiers, supérieures en tout cas à celles des rois barbares contemporains. Majorien fut un prince de grande valeur, et le triste Olybrius fut loué pour sa bienfaisance. Cet Empire expia des crimes qu'il ne commettait plus, se perdit en devenant aimable et mourut purifié. S'il fut châtié, ce fut par vengeance plus que par justice, et pour ses fautes envers lui-même plus que pour ses torts envers autrui. \*\*\* 49:117 On nous peint, avec une monotonie lassante, les vices de l'Empire. On insiste beaucoup moins sur ceux des barbares, qui n'inspirent d'abord qu'indulgence, attendrissement et admiration. Mais c'est de loin que le civilisé, las de son propre raffinement, *regarde passer les grands Barbares blancs*, tant qu'ils se profilent à l'horizon, majestueux et purs comme des anges. Dès qu'ils approchent, descendent dans les plaines et envahissent les villes, leur vrai carac­tère se révèle sous un jour nouveau. Toutes les illusions du civilisé s'écroulent trop tard au choc de la réalité. Alors commence un désespoir que le civilisé n'ose même plus exprimer, tant par crainte des représailles que par refus d'admettre qu'il fut l'artisan de son propre malheur. Il n'avoue sa déception que par allusions si prudentes que la postérité ne les comprendra plus, au moment où elle aurait le plus besoin de se prémunir à son tour contre les mêmes illusions. Cela est très frappant chez les écrivains du V^e^ siècle. Ceux qui parlent des barbares avec insouciance et préjugé favorable sont ceux qui ne les ont jamais vus. Les autres en parlent d'un ton tout différent ; ce sont d'ailleurs parfois les mêmes, après qu'ils les ont vus à l'œuvre et de près. Plus souvent, ils cessent d'en parler, et ces vaincus, ces victimes, ces esclaves des barbares, dont nous connai­ssons les théories mais non pas l'expérience, continuent à figurer dans l'histoire comme des apologistes de la vertu barbare. Les historiens matérialistes font grand cas des quelques groupes de Romains qui, pour fuir le fisc impérial et les autres inconvénients de la civilisation déclinante, émi­grèrent librement dans les provinces où des barbares déjà à demi romanisés faisaient la loi. La plupart eurent à s'en repentir et, à mesure que l'affaiblissement de l'Empire et l'arrivée de nouveaux barbares rendit plus précaire leur condition d'expatriés, n'eurent bientôt plus que le désir de retourner sur leurs pas et de se rapprocher de cette Rome qu'ils avaient cru quitter pour toujours. 50:117 C'est un spectacle extraordinaire que celui de ces colonies romaines d'Afrique, de Bretagne, des Gaules, des rives du Danube et du Rhin, qui pendant tout le V^e^ siècle reprirent le chemin d'un exil qui pour elles n'était qu'un rapatriement, et, au prix d'efforts et de pertes immenses, convergèrent toutes vers l'Italie, en­traînant même avec elles ceux des barbares qui s'étaient le plus civilisés à leur contact. Tous les barbares d'ailleurs suivaient ou tentaient de suivre précisément le même mouvement, et l'une des récla­mations les plus impérieuses d'Attila portait sur les bandes de Huns transfuges que l'Empire ne venait pas toujours à bout de lui restituer. On ne connaît aucun exemple de Romains ou de romanisés qui aient forcé les limites fra­giles et rétrécies de l'Empire pour aller s'établir dans ce que la littérature du temps représentait comme le paradis barbare. Les rideaux de fer se franchissent toujours à sens unique, c'est-à-dire au rebours des idées reçues. Les mar­xistes n'élisent guère domicile en Russie, ni les partisans de la décolonisation dans les colonies émancipées. N'étant pas écoutés, les hommes raisonnables, dans les époques déraisonnables, inclinent à se taire ou à déguiser leurs pensées ; en quoi d'ailleurs ils ont tort. Quant aux hommes déraisonnables, ils s'en tiennent aux idées reçues et par conséquent ne pensent pas. Les idées reçues, au V^e^ siècle, étaient les mêmes que les nôtres : la fatalité, le sens de l'histoire, le matérialisme, l'équivalence du noir et du blanc, l'impuissance de la volonté, -- du moins de la volonté du civilisé, par opposition à l'invincible volonté du barbare, lequel se garde de subir lui-même l'influence des idées qu'il favorise chez l'adversaire. Le prestige invérifié de la nouveauté et le décri systématique des traditions les plus éprouvées préparent également le triomphe de la bar­barie dans les deux époques, qui se ressemblent jusque dans le détail de leurs manières de vivre, de parler, de juger ou de renoncer à juger. \*\*\* 51:117 On s'est un peu moqué d'Ausone, parce qu'il se vante d'une simplicité de goûts qui le pousse à faire retraite à Saintes où il possédait un « petit héritage » (*hærediolum*) de deux cent cinquante hectares. Nous ironisons là-dessus mal à propos. Les premiers lecteurs d'Ausone avaient en­core l'esprit assez romain pour concevoir ce qu'une telle villégiature, dans sa somptuosité même, avait en effet de modeste et, par là, de tragique. Le temps n'était plus des Cincinnatus. On se consolait comme on pouvait de renoncer à tout projet de grandeur véritable. La grandeur ne restait possible que dans le domaine de la spiritualité pure et se conciliait dès lors avec les condi­tions les plus simples du bonheur personnel, ou du moins de la tranquillité provisoire. L'amour de la vie champêtre est un trait bien révélateur des époques menacées. Toutes les scènes importantes de la vie de saint Augustin ont un jardin pour décor. Il se convertit en versant des larmes sous un figuier, tandis que la chanson lointaine d'un en­fant lui conseille d'ouvrir le livre de l'Apôtre : *Tolle, lege*. Devenu prêtre à Hippone, il cache sa demeure dans un ver­ger qui entoure l'église. Il se déclare partout l'admirateur des beautés de la nature et désigne celle-ci comme la source et le modèle de la méthode qu'il convient d'adopter pour l'enseignement des ignorants. Lui-même avoue avoir appris moins des hommes que des arbres. Il raconte que, pendant l'agonie de sa mère Monique, il s'installa à son chevet devant une fenêtre ouverte sur les feuillages et le paysage d'Ostie Tibérine. Tous les hommes de quelque valeur n'aspirent qu'à se retirer à la campagne, après des vies étrangement vaga­bondes qui n'ont trouvé à s'arrêter ni à la cour impériale, ni dans les plus hauts emplois, ni dans les travaux des villes inquiètes. Les campagnes seules, en certaines régions et pour un certain temps, jouissent d'un répit, offrent un sem­blant de calme qu'il faut mettre à profit pour se consacrer à la prière, à la méditation, à la pénitence, mais aussi à l'étude des auteurs anciens : auteurs chrétiens pour la doc­trine, mais aussi païens qui sont les maîtres inégalés du lan­gage, du style et de l'art de penser, tous illustres héritiers de la même tradition civilisée. 52:117 C'est dans la solitude de ces libres ermitages que commence à s'élaborer, loin des modes décadentes, ignares et fanatiques, la grande synthèse des sagesses grecque et latine et les deux Testaments, qui sera plus tard l'âme de l'Europe. Sulpice-Sévère s'est retiré près de Béziers. Saint Jérôme est à Bethléem, d'où il prête une oreille angoissée aux craquements annonciateurs de la catas­trophe universelle et où viendront le rejoindre, après les premiers malheurs, ses fidèles filles romaines. Saint Paulin de Nole, grand seigneur bordelais, grand lettré, quitte tout et se réfugie en Campanie, près du tombeau de son cher saint Félix, qui devient sous sa garde un haut lieu de prière et de pèlerinage : « Que Dieu sauve Rome ! » s'écrie-t-il en pleurant, lorsque afflue vers le Sud le défilé lamentable des familles romaines périodiquement chassées de la Ville par l'assaut des barbares ; bon nombre de ces personnes dépla­cées pousseront jusqu'en Afrique, où d'autres malheurs les attendent. Saint Paulin les réconforte si bien qu'on le fait évêque malgré lui. Même aventure échoit à Sidoine Apollinaire qui, gendre d'empereur, écrivain réputé, va se cacher en Auvergne : les Auvergnats le sacrent évêque pour tenir tête aux Visigoths. Et saint Séverin dans le sauvage Norique, et saint Vincent de Lérins dans son île, et plus tard Cassiodore qui écrira pour sa petite communauté de Vivarium le traité *De Orthographia,* tous partagent la même destinée et défendent, chacun dans sa retraite précaire, pai­siblement s'il se peut, héroïquement s'il le faut, la même foi en Dieu et en l'homme, le même patrimoine invisible, la même commune patrie, déchirée mais, grâce à eux, immor­telle. Il n'est pas jusqu'au douteux Salvien, zélé fourrier des barbares, qui ne fuie devant eux de Trêves jusqu'à Mar­seille, chantant leurs louanges mais évitant leur compagnie, et trop heureux d'achever en paix sa longue vie de mytho­mane dans le dernier réduit de cet Empire qu'il dénigrait. \*\*\* 53:117 Certes, ces diverses formes d'évasion ou de désertion pri­vèrent le service de l'Empire de bien des forces vives, qui ne trouvaient plus à s'y employer. Pourtant, ce qui fut perdu pour l'Empire fut gagné pour la civilisation. S'il était trop tard pour restaurer le premier, il n'était que temps de sauver de la seconde ce qui pouvait être sauvé. Il fallait pour cela que le reliquat de la tradition survécût dans l'ombre, veillé par des solitaires et des silencieux. Ce reste précieux contenait les germes de la renaissance future. Les hommes qui le recueillirent furent moins des serviteurs du passé que des préparateurs de l'avenir. Ou plutôt ils furent les mainteneurs des valeurs éternelles, sans les­quelles le relèvement du monde barbare n'aurait jamais été possible. A la flamme mourante qu'ils mirent en veilleuse pour la protéger, l'Europe chrétienne, un jour, rallumerait son flambeau. Et la lumière que ce flambeau devait à nou­veau répandre sur le monde serait toujours la lumière de Rome. Et c'est pourquoi, si nous, hommes du XX^e^ siècle, avons quelque raison de nous croire à notre tour nés au début d'une période de ténèbres, il nous faut y entrer sans aucun pessimisme, mais avec le même courage et la même espé­rance qui animèrent nos grands modèles du V^e^. Même si l'exemple de leurs efforts et de leurs erreurs ne suffit pas à nous rendre plus capables qu'ils ne l'ont été de refouler les ténèbres, ils peuvent nous instruire dans l'art de les tra­verser en gardant intacte au creux de nos mains l'étincelle qui ne doit pas s'éteindre. Nous avons à faire dans la retraite et l'étude, contre le courant qui emporte le siècle, sans honneurs ni récompenses, à tous nos risques et périls, précisément le même travail qu'ils ont accompli : au milieu des mensonges et de la barbarie, conserver et transmettre en secret le principe unique de la vérité et de la civilisation, en attendant qu'il reprenne, par la ruine de tout le reste, assez de force et de liberté pour refleurir au grand jour, et d'abord dans le cœur de ceux qui à présent le foulent aux pieds. 54:117 Nos ancêtres du V^e^ siècle nous dictent donc notre devoir le plus pressant, en même temps que la seule manière d'y suffire. Leur exemple concorde avec le conseil du Christ en agonie : *Veillez et priez*. Prier, c'est remettre entre les mains de Dieu tout-puissant le dépôt sacré que nous sommes trop faibles pour défendre tout seuls. Veiller, c'est travailler pourtant à le défendre dans toute la mesure des moyens et des forces qui nous restent ; et c'est travailler dans la nuit, solitairement, au sein d'un monde qui s'endort et qui rêve alors que l'ennemi approche. Veiller et prier, en un mot, c'est faire le contraire de ce que tout le monde fait, et par là opposer une première et décisive résistance à l'ennemi qui cherche avant tout à nous plonger dans le som­meil et à nous débiliter par des rêves menteurs. Leurs yeux s'étant ouverts, les vrais Romains du V^e^ siè­cle aperçoivent enfin le fond du gouffre où ce qui avait été la civilisation est en train de descendre. Ils s'arrêtent trop tard sur la pente fatale, par un acte de volonté d'autant plus ferme peut-être que l'objet en est incertain. Mais quel appui trouver dans un monde où tout se défait ? Ils se tournent alors vers les traditions solides et presque oubliées que le monde ancien leur a léguées. Il est très visible que ces poètes, ces épistoliers, ces polémistes et même ces théo­logiens reviennent souvent dans leurs écrits, avec une sorte de nostalgie inspiratrice, aux normes, aux sources, aux thèmes et aux formes de la pensée antique. Ils esquissent tous un mouvement de retour vers un classicisme qu'on avait pu croire définitivement périmé. Et ce renouveau classique se marque dans leur langage non moins que dans leurs principes, alors que les docteurs chrétiens des géné­rations précédentes montraient un dédain provocant à l'endroit des règles du style qu'avaient élaborées et illus­trées les auteurs païens. Minucius Felix et saint Cyprien nous préviennent tous deux en termes identiques qu'ils pré­fèrent les grandes choses aux grands mots (*nos qui non eloquimur magna, sed vivimus*), qu'ils entendent philo­sopher en actes et non en paroles. Saint Augustin lui-même, qui avait su l'Énéide par cœur et s'excusait d'avoir appris le grec, grand seigneur poussant jusqu'à l'affectation le désir de marcher avec son temps, cultive le barbarisme avec élégance et se déclare plus heureux d'être mal jugé des grammairiens que mal compris du peuple. Comme si la bonne grammaire, dont les lois sont celles du bon sens, n'était pas la seule que le peuple comprenne ! 55:117 Comme si de nos jours Shakespeare et Molière ne parlaient pas à l'âme populaire un langage infi­niment plus clair que celui de l'avant-garde que portent cependant aux nues les prétendus partisans du peuple ! Ces coquetteries à rebours ne sont plus de mise dans la seconde moitié du V^e^ siècle. L'heure n'est plus à la plaisanterie. On s'efforce de parler correctement pour penser honnêtement. A côté des innovations nécessaires, on remet en honneur les tournures, les cadences, les mètres poétiques et toutes les ressources d'une langue dont sa propre rigueur avait fait l'instrument le plus sûr et le plus naturel de l'intelligence humaine. Surtout, dans ce moment où les écoles des pro­vinces se fermaient l'une après l'autre sous le règne des barbares, on lit, on relit, on transcrit les auteurs dont l'œuvre se révèle la plus utile, la plus salutaire et la plus moderne : ce sont les auteurs anciens, les auteurs d'avant la décadence. J'ouvre par pure curiosité littéraire les *Poètes oubliés* de Robert Brasillach (Emmanuel Vitte, éditeur à Lyon) et dont rien ne m'annonce le contenu. Par une heureuse ren­contre, il se trouve que les deux premières études de ce beau recueil sont consacrées à deux poètes latins des V^e^ et VI^e^ siècles, saint Avit et Fortunat ; ils ont tous deux soute­nu la théologie catholique du baptême, tout opposée à l'hé­résie arienne. Voici ce que je lis dès les premières phrases du commentaire : « *Entre Rome et nous, l'ignorance veut que les ponts, mystérieusement, aient été coupés. On suit jusqu'aux Pères de l'Église, jusqu'à Jérôme et Augustin, le cours de la sagesse et du génie latins, conservés par le christianisme.* (...) *Mais ensuite, tout disparaît dans la nuit. Un beau jour, au bruit rauque et confus des Serments de Strasbourg, nous nous réveillons, et nous apprenons qu'une langue nouvelle vient de naître. Mais entre Boèce et* « *Saint Alexis *», *il s'est écoulé cinq siècles.* « *Aujourd'hui, on ne croit plus à la nuit du Moyen Age. Je voudrais que, dans une certaine mesure au moins, on n'oubliât pas ce que certains historiens nomment le Pré-Moyen Age, ces cinq siècles où l'homme, qu'on le croie, n'a pas démérité. *» 56:117 La réflexion de Brasillach porte sur cinq siècles, et la mienne sur le très court moment qui en marque le début. Mais il dit exactement ce que je tâche de dire. Le même sentiment de mystère que j'éprouve devant la fin de l'Em­pire romain, semble l'avoir poussé à la découverte de ce qui l'a immédiatement suivie. Ses trouvailles et les miennes, sur plus d'un point, coïncident. Le premier témoignage qu'il recueille est celui d'un poète qui, né en 450, avait vingt-six ans lorsque survint la catastrophe. Brasillach a donc double­ment raison d'écrire : « *C'est pour cela qu'il convenait de s'arrêter un peu longuement sur cette œuvre injustement oubliée. Dans les très belles leçons* (*trop oubliées elles aussi*) *que François Guizot a faites sur l'histoire de la civilisation en France, il essaye de redonner à saint Avit toute l'importance qui lui est due. *» Saint Avit, oublié. Oublié, François Guizot, que j'ai pour ma part retrouvé comme traducteur de Gibbon, celui-ci également oublié. Brasillach, oublié, c'est le moins qu'on puisse dire. Tout se passe comme si le sujet interdit auquel j'ose toucher ici portait malheur à ceux qui ont tenté d'en percer le secret. Tremblez, lecteur. Saint Avit est l'auteur d'une *Histoire spirituelle* en six poèmes, dont la grave musique, la profondeur, la tension dramatique et la force d'émotion suffiraient à révéler qu'un homme y exprime le drame de sa vie et de son temps, le révéleraient du moins si tant de philologues n'avaient depuis longtemps accrédité l'idée que les écrivains écrivent pour ne rien dire. C'était ne pas dire grand chose que délayer en vers réguliers ce que tout le monde pouvait lire dans la Genèse. C'était perdre son temps, et on n'en avait guère à perdre dans la Gaule de Clovis. C'était manquer de génie et, manifestement, notre poète en a. Il a donc écrit pour dire quelque chose, quelque chose qui lui brûle le cœur et qui se cache sous le voile d'ailleurs étincelant de la paraphrase biblique. 57:117 Comme tous ses contemporains, saint Avit nous livre à mots couverts son expérience et son angoisse. Nous savons que ce Romain de grande race combattit l'arianisme, qui fut l'arme des barbares. Nous savons qu'il propagea la fête des Rogations, qui furent l'exorcisme de la romanité contre la barbarie. Comment croire que son *Histoire spiri­tuelle* ne reflétât pas sa préoccupation quotidienne et ne se doublât pas de l'étoffe de l'histoire tout court, de l'histoire d'actualité ? A Vienne en Dauphiné dont il était évêque, il avait constamment à faire face aux barbares, à leur résister pied à pied, à les ménager avec fermeté et douceur. Il observa très bien que les sentiments que les barbares vic­torieux nourrissaient à l'égard des Romains vaincus étaient de ceux qu'on réunit aujourd'hui sous le nom de complexe d'infériorité. Avec beaucoup de prudence et de charité, il évita donc de heurter de front ces sentiments à la fois si dangereux et si respectables ; mais il en fixa l'analyse et l'aveu dans l'admirable passage de son poème que voici traduit par Robert Brasillach : *Ô douleur ! cette œuvre de terre s'est tout à coup élevée devant nous* *Et notre ruine a donné naissance à cette race haïssable* Qui parle ? Est-ce le Barbare enviant le bonheur du civi­lisé et s'excitant à la haine de ce qui lui paraît une supé­riorité injustement usurpée ? Non, c'est Satan jaloux de la promotion d'Adam et de sa race. *Je fus la Force Virile, et j'ai possédé le ciel, et j'en suis maintenant* *Rejeté, et la poussière succède aux honneurs des anges.* *Ne laissons rien d'immortel sortir de la terre,* *Faisons périr la race dans sa source ! Que la défaite de son chef* *Devienne une semence de mort, que le principe de la vie* *Enfante les angoisses du trépas, que tous soient frappés dans un seul !* *La racine coupée, l'arbre ne s'élèvera plus.* *Ce sont les consolations qui demeurent au déchu.* *Si je ne puis remonter jusqu'aux cieux qui me sont fermés,* 58:117 *Qu'ils soient fermés du moins pour eux aussi.* *Il sera moins dur d'en être tombé,* *Si une même chute perd ces nouvelles créatures,* *Si mes compagnons de douleur subissent le compagnon­nage de la peine,* *Et si je les vois entraînés avec nous dans la séparation des flammes futures.* Jamais la Subversion n'a mieux énoncé son projet de corriger l'inégalité du sort par la communauté du malheur. Le calcul de Satan vise à perdre l'humanité en dégradant son premier père, comme la stratégie des barbares vise à détruire la civilisation en abattant ce qui en est la tête : le pape, l'empereur, Rome. Les Pères de l'Église, soit qu'une sorte de terreur sacrée leur ait fermé la bouche, soit que cette terreur éclate dans leurs invectives souvent obscures et à double sens, ou se transpose comme ici dans l'effusion poétique, ont tous pensé que les barbares étaient les instru­ments du diable. Saint Jérôme, l'homme le plus intelligent qui fut jamais, dit ouvertement que les débris de l'Empire romain sont le seul obstacle qui retarde encore la venue de l'Antéchrist ; nous voyons le soin qu'il prit de concilier l'eschatologie judéo-chrétienne avec les oracles païens pour supputer correctement la date prochaine de ce qui à ses yeux devait être la fin du monde, et qui le fut en effet. Seulement, les Pères de l'Église ne pouvaient consentir que la victoire du diable fût irrévocable. De là leur magni­fique optimisme, obstinément affirmé au sein des pires cala­mités. Ils savent que, quoi qu'il arrive, le ciel triomphera pour finir, et ils tournent vers lui leurs regards et leur foi. Le diable même ne sera-t-il pas confondu par la grâce di­vine au point de se convertir et de partager un jour le salut promis à toutes les créatures ? Saint Jérôme a l'audace de hasarder cette idée, qu'il tempérera ensuite de quelque hésitant repentir. Et l'on entend bien, au ton grandiose des propos que saint Avit prête à l'Ange déchu, qu'il ne lui refuse pas non plus toute estime ni tout espoir de rédemp­tion. 59:117 Même optimisme chez saint Martin de Tours. Ce saint, dit la légende dorée, brillait par sa compassion à l'égard des pécheurs : il excusait les pires crimes au premier signe de repentir ; et comme le diable le lui reprochait, il répondit : « Si toi-même, malheureux, tu renonçais à tourmenter les hommes, j'aurais encore assez de confiance en ton repentir pour te promettre la miséricorde de Notre-Seigneur. » Je sais de quel mépris les grands « intellectuels » du XX^e^ siècle accableraient, s'ils le lisaient, un commentateur assez « demeuré » pour mettre en parallèle deux textes qui se confirment et s'éclairent l'un par l'autre, mais dont l'un est légendaire, ce pourquoi ils ne l'ont pas lu, tandis que l'autre est historique et signé de saint Jérôme, qu'ils n'ont d'ailleurs pas lu davantage. Les fables sanglantes de l'Asie ou de l'Amérique précolombienne leur paraissent autrement dignes de considération. La tradition chrétienne ne les intéresse pas. Or la profondeur et la validité de la tradition chrétienne nous sont garanties justement par *l'admirable accord qui s'y marque entre la légende et l'histoire chaque fois que nous prenons la peine de les consulter ensemble sur un même sujet*. Il n'est pas de critique sérieuse ni de découverte archéologique qui n'atteste sur quelque point la véracité des anciens hagiographes. Même en matière historique, les au­teurs de la Légende Dorée ont énoncé, sous forme de récits, des vérités essentielles parfaitement démontrables. Surtout, ils ont peint en traits colorés, pénétrants et justes le paysage moral où s'est joué en leur temps le drame de la pensée. C'est-à-dire qu'ils ont exprimé certains des mouvements les plus importants de l'âme humaine par le procédé créateur qui fut exactement celui des dramaturges grecs. Ceux-ci, bien que tolérés encore théoriquement par nos grands intel­lectuels, ne pâtissent déjà que trop d'une appartenance européenne qu'ils ont les premiers illustrée. Déjà les danses de la brousse et le folklore des steppes éclipsent les chœurs de Dionysos, et les poussent peu à peu dans cette ombre où les a précédés, toujours brillante mais désormais secrète, la geste dorée des héros du Christ. 60:117 Il fallut à ceux-ci beaucoup de grandeur d'âme pour ne pas totalement désespérer, pas même du diable qu'ils voyaient à l'œuvre. En tout cas, Satan fût-il maudit à jamais, les barbares, qui sont ses jouets et ses premières victimes, sont aussi des enfants de Dieu. Il faut les aimer, les aider, les ramener au calme après la tourmente, leur éclairer doucement le chemin du bercail qu'ils reconstruiront après l'avoir dévasté. Telle fut l'œuvre de saint Avit. Il réfute l'hé­résie, mais use de patience envers les hérétiques. Sa foi est toute romaine : il affirme que le Christ est Dieu et que Marie est mère de Dieu. C'est proclamer sa foi dans l'unité du monde, contre les ariens qui le divisent. Mais il se concilie l'amitié de Gondebaud, qui est arien comme tous les rois barbares. Vingt ans après la fin de l'Empire, le premier d'entre eux, Clovis, reçoit le baptême catholique et romain. Et saint Avit lui écrit, dans sa joie de voir naître, de la Gaule redevenue barbare, une France qui restera romaine. La chrétienté commence quand on la croit perdue. Satan semblait avoir gagné, et, sur la terre, les eaux continuaient à monter, où Rome était presque engloutie. Mais voilà que d'un autre côté le vent avait soufflé. Le poète qui a si bien pénétré les sombres desseins de Satan a revêtu des armes de lumière et, dans la nuit encore épaisse, un siècle à peine après les sanglots de saint Jérôme, il salue de son chant le premier acte de la reconquête divine, la bonne nouvelle qui tombe comme le rameau d'olivier du bec de la colombe. Mais l'heure n'est pas encore venue. Alexis Curvers. 61:117 ### Christianisme et philosophie (IV) ***Théologie\ et philosophie*** par Étienne Gilson.\ de l'Académie française. SI LES CONSIDÉRATIONS qui précèdent semblent fondées, le problème des rapports entre la théologie et la philosophie ne peut manquer de se poser, et avec une acuité toute particulière. Ce n'est pas l'avis de K. Barth et l'on comprend aisément pourquoi. « Est-il rien de plus désolant », demande-t-il, « que la tentative développée depuis des siècles pour déterminer un lien systématique ou, inversement, une distinction sys­tématique entre le domaine de la théologie et celui de la philosophie ? S'est-il trouvé un seul philosophe digne de ce nom pour accorder la moindre attention aux constructions ingénieuses des théologiens voués à cette tâche ? L'inquiétude, l'incertitude avec laquelle on s'y est voué n'auraient-elles pas dû rappeler que cette tâche ne saurait être entreprise qu'avec une mauvaise conscience ? Il est évident que la théologie ne peut de­venir intéressante pour la philosophie que dès l'instant qu'elle renonce à l'intéresser ([^8]). » Peut-être, mais c'est alors que la théologie devient suprêmement intéressante pour le philosophe. 62:117 Que nul d'entre eux qui vaille ne se soit jamais intéressé au problème des frontières entre la théologie et la philosophie tel que les théologiens le posent, cela prouve simplement (à supposer vrai le fait lui-même) que la philosophie est beaucoup plus près de confesser son secret qu'on ne nous le dit. Si l'on veut du moins que la théologie le lui fasse confesser, il est également évident qu'elle a le devoir strict de poser le problème. C'est ce que fait la théologie catholique. Les hésitations, les longues prudences qu'elle apporte à lui donner une réponse ne sont pas le signe d'une mauvaise conscience, mais la preuve qu'elle en a une. Il est tou­jours plus simple d'amputer un membre que de le guérir, mais tant que l'on n'est pas absolument certain de ne pouvoir le guérir, c'est un cas de conscience que de l'amputer. \*\*\* Une position de la question telle que celle à laquelle se trouve conduit le catholique est complexe de par sa na­ture même, puisqu'il doit sans cesse tenir compte de deux éléments : la raison qui pour lui ne peut pas être devenue totalement incapable de Dieu, et la Révélation dont la transcendance exige d'être maintenue. Rien d'étonnant, par conséquent, qu'un problème de rapports se pose pour nous et que nos solutions, fondamentale­ment identiques, se formulent parfois en termes diffé­rents. Par exemple, il est licite de se placer sur le plan de la philosophie pure, auquel cas l'on peut dire qu'en effet le problème n'est pas susceptible d'une réponse intelligible, et même qu'il ne se pose pas. Le fait qu'une révélation religieuse soit intervenue entre les Grecs et nous ne peut avoir pour résultat d'altérer l'essence de la philosophie. Ceux de nos contemporains pour qui l'Écriture est lettre morte peuvent continuer de philosopher comme ils l'eussent fait s'ils avaient vécu au temps de Platon et d'Aristote. 63:117 Le chrétien même qui philosophe, en tant qu'il philosophe, ne saurait adopter une autre attitu­de ; à moins de se couper, non seulement de la commu­nauté des philosophes, mais de la philosophie même, il ne peut donc en aucun cas emprunter ses principes d'ailleurs que de la raison commune, sa philosophie ne peut être que naturelle, il n'y a pas pour lui de philosophie chré­tienne. C'est là, me semble-t-il, ce qui explique l'oppo­sition résolue de tant de catholiques philosophes à la notion de philosophie chrétienne, et non seulement l'ex­plique, mais, sur ce plan, la justifie. Elle ne la justifie pourtant que sur ce plan. Car il y en a d'autres, et d'abord le plan de l'histoire de la philo­sophie. Je ne veux ici que le mentionner, en rappelant que si le philosophe doit admettre que l'essence de la philosophie est immuable, les philosophes ne le sont pas. Ce semble bien être un fait, que le développement de certaines thèses métaphysiques atteste l'influence exercée par la Révélation judéo-chrétienne sur l'orientation de la pensée occidentale ([^9]). Si le fait est réel, l'histoire doit en tenir compte et rien n'est plus légitime pour elle que d'user d'un nom particulier pour désigner le fait particulier qu'elle constate. Puisqu'il s'agit de nommer cet état défini dans lequel la philosophie s'est trouvée du fait qu'elle était soumise à des influences chrétiennes, on imaginerait difficilement une formule plus claire que « philosophie chrétienne ». A moins donc d'apporter la preuve historique que cette influence ne s'est jamais exer­cée, on n'a pas le droit d'interdire à l'historien d'user de cette formule pour nommer les effets qu'elle a pro­duits. 64:117 On n'a même pas le droit d'objecter que si une « philo­sophie chrétienne » est impossible en soi, elle ne peut pas être objet d'histoire car nos concepts doivent se ré­gler sur leurs objets, et si l'histoire montre qu'il y a eu des philosophies chrétiennes, c'est donc que la notion même de philosophie chrétienne est possible. Il se peut qu'elle soit inconcevable en soi du point de vue de la philosophie, mais la philosophie n'est pas le tout de la pensée. Après avoir étudié des doctrines où la raison juge de tout sans appel, l'historien en rencontre d'autres, et cela dès le II^e^ siècle de notre ère, où il est formellement affirmé que la Révélation juge de tout sans appel, même de ce que l'on avait considéré pendant des siècles comme des décisions valables, ou défendables, de la raison. Bref, au-dessus de la théologie naturelle est venue s'établir une théologie surnaturelle, qui s'est de tout temps réservé le droit de trancher en dernier ressort les problèmes que l'homme peut se poser au sujet de Dieu et de ses fins dernières. A partir de ce moment aussi, une distinc­tion s'est inévitablement introduite entre les philosophies que la théologie révélée approuve et celles qu'elle con­damne. La Sagesse a discerné les vraies sagesses des fausses. Séparant les philosophies qu'elle accueillait de celles qu'elle rejetait, guidant et réglant de haut l'effort des sagesses humaines en gestation, triant et critiquant ensuite les résultats de ces efforts, la science de la Révé­lation, ou théologie, impliquait donc nécessairement un point de vue chrétien sur la philosophie. Bref, s'il n'y a pas de philosophie chrétienne pour le philosophe, il y en a une pour le théologien, et c'est ce qui explique qu'il y en ait une aussi pour l'histoire. L'historien de la philo­sophie peut bien, à ses risques et périls, faire comme si cet épisode de dix-huit siècles, et qui dure encore, n'of­frait aucun intérêt, mais ni lui ni le métaphysicien ne peuvent l'empêcher d'exister. \*\*\* 65:117 C'est donc avec pleine raison que l'on objecte à qui parle de philosophie chrétienne, qu'il parle en théolo­gien ([^10]). Mais si c'est à un historien qu'on s'adresse, com­ment lui reprocherait-on de le faire lorsqu'il s'efforce de décrire exactement un état historique de la philosophie où elle se trouve explicitement située par rapport à une théologie ? Et si c'est un catholique s'adressant à un catholique, comment justifierait-il cette objection mas­sive que « l'expression *philosophie chrétienne* n'a aucun sens formel exact » ([^11]) ? Pour qui n'a-t-elle aucun sens ? Il se peut qu'elle n'en ait aucun pour le philosophe, mais il existe un nombre incalculable d'expressions analogues qui en ont un, et très précis, pour le théologien. La théologie catholique, et tout particulièrement celle de saint Thomas, maintient très fermement que les natures restent toujours formellement ce qu'elles sont, mais elle distingue, outre les diverses modalités de leur existence, les états différents dans lesquelles elles se trouvent. Si l'on refuse tout autre point de vue que celui du sens for­mel exact, quel sens trouvera-t-on à l'expression classique de *natura corrupta *? Une nature ne peut se corrompre sans cesser d'être une nature. On n'éclaircit rien en ajou­tant qu'elle n'est pas *totaliter corrupta*, car une essence est indivisible et l'idée même d'en supprimer une partie, en gardant le reste, n'a aucun sens. Le problème devient tout autre si on le pose comme fait saint Thomas, en fonction des divers états dans les­quels peut se trouver la nature. On nommera dès lors « état de nature corrompue », celui d'une âme « qui ne peut plus accomplir par ses ressources naturelles tout le bien dont sa nature est capable » ([^12]). 66:117 Bref, une nature corrompue est une nature malade, mais c'est une nature comme un homme malade reste un homme ; une raison malade, une raison ; une philosophie malade, une philo­sophie. Que dirons-nous donc d'une nature guérie, d'un homme guéri, d'une raison et d'une philosophie guéries ? C'est le cas de se souvenir, avec saint Thomas, que la définition d'un concept est un acte simple, où des termes divers participent à l'unité simple de l'intellect même qui les pose. S'il subsiste une difficulté dans des expressions de ce genre, ce n'est assurément pas qu'elles oublient la nature, mais plutôt qu'elles lui accordent trop, car il n'est même pas vrai que notre nature et notre raison soient absolument guéries. Soumis en permanence à l'*opus recreationis*, l'homme n'est ordinairement décrit par saint Thomas que comme étant *sub gratia*, après avoir été sous la Loi. C'est donc là un fait dont la philo­sophie elle-même ne saurait éluder les conséquences : elle a pu exister avant la Loi, et sous la Loi ; elle doit exister aujourd'hui sous la grâce, en attendant qu'elle s'abîme dans la gloire ([^13]). Assurément, il y a et il y aura peut-être toujours des philosophes sans foi ni loi, mais ce qui leur manque ne saurait conférer aucune exactitude formelle à ce qui leur reste. La philosophie n'est pas plus philosophie quand elle est païenne que lorsqu'elle est chrétienne, elle n'est alors qu'une philosophie obscurcie. La philosophie n'est pas moins philosophie quand elle est chrétienne que lorsqu'elle est païenne, elle ne l'est pas non plus davantage, mais elle l'est mieux. \*\*\* 67:117 Il importe en effet de prendre garde aux conséquences où l'on s'engagerait inévitablement en refusant d'ad­mettre une telle thèse. Vouloir que la philosophie se coupe de toute attache positive avec la théologie, c'est faire de son mieux pour la mettre exactement dans l'état où certain calvinisme aimerait la maintenir. On conçoit que K. Barth la veuille exclusivement « mondaine » pour être fidèle à son essence ; la corruption religieuse de la nature est pour lui un mal irrémédiable. Il est plus difficilement concevable qu'un philosophe catholique mani­feste la même exigence. Il paraît que *philosophie* devient équivoque si on lui ajoute l'adjectif *chrétien* ([^14])*,* mais la philosophie n'a jamais été pour les philosophes autre chose que la recherche de la sagesse, le mot *sagesse* lui*-*même va donc devenir équivoque, si on lui ajoute l'épi­thète *chrétienne.* En quoi l'expression « sagesse chrétienne » serait-elle moins boiteuse, moins confuse, que celle de « philosophie chrétienne » ? Elle existe pourtant, et si la philosophie ne peut y prétendre, c'est que la théologie s'en est réservé l'usage. La morale est une partie de la philosophie ; allons-nous interdire comme confuse et boiteuse l'expression de « morale chrétien­ne » ? Le terme de *philosophie* n'a pas plus droit à repousser tout adjectif que ceux de *sagesse* ou de *morale*, et si l'on estime qu'une recherche rationnelle ne saurait demeurer telle en acceptant de devenir chrétienne, on admettra pratiquement qu'un homme ne peut rester un homme s'il accepte de devenir chrétien. Il semble au moins difficile de nier qu'il y ait là un problème et je m'étonne que ceux qui le passent sous silence croient néanmoins pouvoir trancher aussi facile­ment la question. Semblable attitude pourrait encore se comprendre, s'il ne s'agissait que de « faire semblant de n'être pas catholique » pour des raisons de convenances personnelles ou d'opportunité générale. Une tactique vaut ce qu'elle peut valoir, ce n'est toujours qu'une tactique ; mais nous avons affaire ici avec tout autre chose, puisque ce sont des impossibilités logiques et abstraites que l'on nous oppose. 68:117 Il faut donc avant tout rappeler à ceux qui les soulèvent que la raison humaine a pour fonction propre de penser les choses telles qu'elles sont et qu'il est déraisonnable de soutenir qu'elles ne peuvent pas être telles qu'elles sont. Tout ce qui est réel est possi­ble ; ce qui ne l'est pas sur un plan doit l'être sur un autre et c'est à nous de l'y trouver. Ce plan, aucun catho­lique ne peut le définir sans se référer aux enseignements de l'Église. Ce qu'il y a de déconcertant dans une telle controverse, c'est que l'on puisse se prévaloir de ces ensei­gnements pour établir son droit de se passer d'eux. « Que fait la foi par rapport à la philosophie ? » de­mandent en effet certains catholiques. « Qu'est-ce qu'elle apporte ? Sur certaines questions la philosophie se tait. Alors il faut la remplacer par la théologie ([^15]). » Com­ment ? La théologie catholique ne commence-t-elle vraiment de parler que lorsque la philosophie se tait ? Ainsi, simple « métaphilosophie », ou « métamétaphysi­que », elle attendrait patiemment et respectueusement que la raison naturelle ait dit son dernier mot sur Dieu pour oser à son tour prendre la parole ? Mais nous savons tous que la position catholique suppose exactement le contraire. La Révélation parle de tout ce dont parle la philosophie, pourvu seulement qu'à un titre quelconque la gloire de Dieu et le salut de l'homme y soient intéres­sés ; il n'y a rien de ce que la philosophie peut dire de Dieu et de nos fins dernières, dont la théologie ne com­mence par décider, quant à sa vérité essentielle, sans attendre qu'il plaise à notre philosophie de prendre posi­tion là-dessus ([^16]). 69:117 Oui, quand la philosophie se tait, la théologie parle encore, mais la théologie commence de parler bien avant que la philosophie ne consente à se taire, et le plus fort est que non seulement elle ose parler de cela même dont parle la philosophie, mais qu'après en avoir parlé à sa manière, qui est celle de la parole divine, elle a l'audace d'enseigner à la philoso­phie elle-même comment une philosophie digne de ce nom devrait en parler. \*\*\* C'est là, je pense, que gît la pierre de scandale. J'avoue d'ailleurs ne pas savoir pourquoi. Du moins ne puis-je arriver à savoir pourquoi, si celui qui se scandalise est un catholique. Tous nos théologiens enseignent que la théologie a droit d'user de la philosophie en vue des fins qui sont les siennes ; tous le font, à tel point que les exposés les plus clairs de leurs thèses philosophiques les plus originales se trouvent souvent dans leurs ouvrages théologiques. Comment expliquer un phénomène aussi constant, sinon parce qu'un théologien est pratiquement obligé d'intervenir directement dans les disputes philo­sophiques, et de les régler en philosophe, s'il veut se procurer les matériaux nécessaires à son travail de théo­logien ? C'est donc un fait, que la théologie catholique se trouve vitalement intéressée à surveiller le travail du philosophe et, s'il le fait mal, à le refaire pour lui. Telle est d'ailleurs l'explication de l'effort que se sont imposé saint Albert le Grand pour négliger sa monumen­tale encyclopédie philosophique, saint Thomas d'Aquin pour écrire ses commentaires sur Aristote et Duns Scot ses questions métaphysiques. Assurément, ils l'ont fait en philosophes, mais pour la théologie. Le diable enfroqué qui vint un jour reprocher à saint Albert de s'occuper de ces choses, lui chrétien, prêtre et moine, pouvait faire semblant de s'y tromper ; il s'y trompait sincèrement s'il n'était qu'un moine se faisant l'avocat du diable et nous en avons depuis connu quelques autres. 70:117 Inutile de leur fournir gratuitement des prétextes. En laissant croire que nos grands théologiens du Moyen Age ont abordé l'étude des sciences et de la philosophie comme s'ils n'eussent pas été des théologiens, on donne pratiquement raison à ceux qui voient en Albert le Grand « un physicien préoccupé de se donner un système du monde, une explica­tion des phénomènes, à côté de la religion, et indépen­damment d'elle », tandis que saint Thomas n'aurait fait que formuler en théorie précise « le séparatisme admis et pratiqué déjà par Albert le Grand ([^17]) ». Ce n'est là rien de moins qu'accuser deux théologiens, deux saints, deux docteurs de l'Église, d'avoir trahi leur office théologique. Nous ne pouvons empêcher de telles accusations de se produire, mais nous devons tout faire pour ne pas les provoquer ; on les provoquera infailliblement chaque fois qu'on déchristianisera leur pensée, en la présentant comme aussi païenne que ses adversaires souhaiteraient qu'elle fût pour avoir le droit de la rejeter. Je n'ignore pas de quelles ressources disposent encore les adversaires de la philosophie chrétienne pour en con­damner la notion. Soit, diront-ils ; admettons que ces théologiens aient fait de la philosophie en vue de leur théologie. Puisque c'était de la philosophie, ils n'étaient donc vraiment que des philosophes en la faisant. Tout dépend évidemment des conditions que, l'on requiert pour qu'une activité rationnelle puisse être qualifiée de philo­sophique. Au XVIII^e^ siècle, un philosophe était essentielle­ment un homme qui pensait *contre* toute religion révélée ; aujourd'hui, le minimum requis d'un philosophe est qu'il pense *en dehors* de toute religion révélée. 71:117 Je reconnais volontiers que c'est un fait, l'ayant expérimenté pendant trop d'années pour pouvoir l'ignorer, mais j'avoue ne pas voir en quoi cette exigence devrait être acceptée comme inévitable par des penseurs catholiques. La seule chose qui soit surprenante en cette affaire, c'est que certains d'entre eux s'y croient obligés. Lorsqu'on suggère qu'à partir du moment où une philosophie est « dirigée » par la foi, elle devient une théologie ([^18]) ; ou lorsqu'on décla­re : « Si ma raison est trop faible pour résoudre tous les problèmes que pose la philosophie, j'ai besoin de la foi ; mais je ne comprends pas qu'une recherche demeure purement rationnelle tout en étant dirigée, orientée par la foi ([^19]) », de telles affirmations mettent de simples laïcs dans un extrême embarras. Leur rôle normal devrait être de défendre la philosophie contre les empiètements de la théologie, non la théologie contre ce qui semble une modestie excessive de la part des théologiens. Il s'y faut pourtant résigner, au risque d'encourir quelque ridicule, car les intérêts en jeu sont tels que je n'en sais pas de plus grands. \*\*\* Rappelons donc à ceux qui s'expriment comme s'ils l'avaient oublié, que l'attitude qu'ils recommandent peut difficilement s'accorder avec celle que prescrit l'Église dont ils sont membres. L'Encyclique *Æterni Patris* est en réalité le texte avec lequel ils sont aux prises ; non pas ce que l'un ou l'autre d'entre nous peut dire en ces ma­tières, mais ce document qui définit avec tant de force la position du catholicisme sur ces questions. Après avoir rappelé que la philosophie, lorsqu'on en fait l'usage convenable, peut préparer ceux qui l'étudient à recevoir la foi, Léon XIII explique comment il se fait qu'elle puisse rendre un tel service. 72:117 C'est, dit-il, qu'en ce qui touche les choses divines, Dieu n'a pas seulement révélé par la lumière de la foi ces vérités que l'intelligence humaine est incapable d'atteindre, « mais il en a manifesté quelques unes, qui ne sont pas tout à fait impraticables à la raison, afin que, l'autorité de Dieu s'y joignant, elle fussent connues de tous aussitôt et sans aucune erreur ». Rien, jusqu'à présent, dont nous puissions n'être pas d'accord. Mais prenons garde à ce qui suit. L'Encyclique ne conseille pas seulement de recueillir dans les œuvres des auteurs païens, comme l'ont fait tous les docteurs chrétiens, ce qui témoigne de la vérité de ces enseignements révélés, elle ajoute expressément ceci : « Que si la raison naturelle a produit cette opulente moisson avant d'être fécondée par la vertu du Christ, elle en engendrera certainement une beaucoup plus riche, maintenant que la grâce du Sauveur a restauré et accru encore les facultés naturelles de la pensée humaine. Qui donc ne verrait que, par une philosophie de ce genre, un chemin uni et facile s'ouvre vers la foi ? » Je demande donc à mon tour : sur lequel de ces points ne sommes-nous pas d'accord ? Il s'agit bien ici de philosophie : *philosophia *; d'une philosophie qui est bien l'œuvre de la raison naturelle : *naturalis ratio *; d'une philosophie naturelle qui facilite pourtant l'accès de la foi : *iter ad fidem aperiri *; qui peut le faire aujourd'hui mieux que jamais parce que la grâce du Christ a restauré et accru les forces de la raison naturelle -- *instauravit et auxit*. Voilà quel exercice de la raison le titre de l'Encyclique désigne du nom de *philosophia christiana *; il s'agit donc simplement de savoir si l'on admet, ou si l'on nie, que l'exercice d'une raison naturelle secourue par la révélation en soit encore un exercice rationnel, et si la philosophie qu'elle engendre mérite encore le nom de philosophie ? \*\*\* 73:117 Ce point supposé réglé, il en reste un autre. L'action exercée par la grâce du Christ sur la raison du philosophe inclut-elle, oui ou non, la révélation ? Sur ce problème précis, l'Encyclique apporte une réponse qui n'est pas moins nette, et qui n'autorise aucunement le caractère de norme purement « négative » que certains voudraient attribuer à la révélation ([^20]). Qu'on relise en effet les paroles suivantes : « *Ceux qui joignent à l'étude de la philosophie la soumission à la foi chrétienne, sont ceux qui philosophent le mieux possible, puisque la splendeur des vérités divines, accueillie par l'âme, aide l'intelligence elle-même, à laquelle, non seulement elle ne retire rien, mais ajoute beaucoup de noblesse, de pénétration et de fermeté. *» Comment, je le demande, le rayonnement des vérités divines peut-il accroître la fermeté et la pénétration de l'intelligence naturelle, sans lui faire voir la vérité vers laquelle doit tendre sa course et par conséquent l'y diriger ? Car c'est là le fond du débat et ce qui lui donne sa signification véritable. On me reproche de « m'acharner » à maintenir l'expression de philosophie chrétienne, m'excusera-t-on de demander simplement pourquoi l'on s'acharne à l'éliminer ? Mes raisons personnelles n'ont rien de secret : elles tiennent à une histoire, qui est brève et si simple que je vais la dire sans espérer qu'on veuille la croire. J'ai écrit le premier volume de l'*Esprit de la philosophie médiévale*, de ce qui en est devenu le chapitre III jusqu'à la fin, sans penser à la notion de philosophie chrétienne ; c'est alors que je l'ai rencontrée et comme elle me semblait donner une unité à la philosophie que j'étais en train de décrire, j'ai écrit sur cette notion les deux premiers chapitres. 74:117 J'étais assez content de ma découverte, lorsqu'en étudiant ensuite les documents relatifs à cette notion, et rencontrant l'Encyclique *Æterni Patris* que j'avais totalement oubliée, je me suis aperçu que ce que j'étais en train de prouver en deux volumes, vingt leçons et je ne sais combien de notes, était exactement ce que cette Encyclique aurait suffi à m'enseigner, y compris l'interprétation même de la philosophie médiévale que je proposais. Je fus, je l'avoue, plutôt humilié par cette aventure. Il m'apparut en effet immédiatement que n'importe qui pourrait désormais prouver, selon les règles infaillibles de la « méthode critique », que mes deux volumes étaient de simples livres d'apologétique, sans valeur scientifique propre, une sorte de commentaire historique de l'Encyclique *Æterni Patris*. Je me chargerais au besoin de le faire ; si on le fait, je n'aurai rien à répondre, sinon que les choses se sont passées autrement. On comprendra peut-être du moins que je ne sois pas près d'oublier l'aventure. Cette notion de philosophie chrétienne, que j'avais eu tant de peine à retrouver dans les faits et dont mon collègue M. E. Bréhier m'avait remis le nom en mémoire, en niant qu'elle existât, elle s'était pourtant imposée à moi au terme d'une longue recherche, dont un peu d'attention aux enseignements de l'Église eût pu me dispenser. Je ne pense pas avoir mis trop de zèle à la maintenir ; au contraire, plus de trente études consacrées à sa discussion, et parfois des livres, sont restés sans un mot de réponse de ma part, mais si je ne l'ai fait, j'ai eu tort, et c'est de cela plutôt qu'il faudrait me blâmer. Je ne le dois pas seulement à ce que je pense être la vérité historique, mais à ce que je crois comme vérité catholique. Après tout, le titre de l'Encyclique est là ; ce n'est pas moi qui l'ai inventé, et à supposer que je m'obstine à parler de *philosophia christiana*, le moins que, je puisse dire aux philosophes catholiques qui me le reprochent, c'est que leur attitude a de quoi surprendre. 75:117 Car Léon XIII ne s'est pas contenté d'écrire cette Encyclique, il a prescrit aux écoles catholiques de s'y conformer ([^21]). Je répète donc simplement, pour en être convaincu par l'histoire, que la foi a vraiment brillé sur les flots de l'erreur « comme un astre ami qui, sans aucune crainte d'erreur, signale le port de la vérité ». Si l'on me dit que, ce *sidus amicum* dont parle l'Encyclique est une étoile qui n'oriente pas, ou qu'elle montre à la raison le port de la vérité sans la guider vers lui, je dois simplement avouer ne plus savoir ce que les mots les plus simples veulent dire. Un laïc est excusable de se perdre en ces matières, mais puisque les philosophes qui me critiquent se trouvent être aussi des théologiens, ils prendront certainement la peine de me l'expliquer. \*\*\* Pour que ces explications soient utiles, il est à souhaiter que nous parlions des mêmes choses. Il ne s'agit aucunement pour nous de constituer un être hybride, un « genre de spéculation intermédiaire entre la philosophie tout court et la théologie ([^22]) ». Les arguments de ce genre sont irréfutables, car ce qu'ils nient n'existe pas. Qui a jamais parlé d'inventer ce monstre ? Tout au contraire, ceux qui parlent de « philosophie chrétienne », et l'Encyclique *Æterni Patris* la première, maintiennent en même temps comme un principe inébranlable que philosophie et théologie sont deux sciences formellement distinctes, et par leur principe, et par leur objet. Il n'y a donc rien, et il ne s'agit de rien introduire, entre l'une et l'autre ; ce que nous disons de Dieu est philosophie ou théologie, fondé sur la raison ou fondé sur la foi. Formellement, donc, une philosophie ne peut être que philosophie, et nullement théologie, mais il ne suit pas de là qu'elle ne puisse pas être chrétienne et, si l'on y consent, en porter le nom. 76:117 Car tel est, en fin de compte, l'état dans lequel elle se trouve, et que ne décrivent pas très exactement ceux qui refusent de l'appeler chrétienne. Ils nous représentent une philosophie confortablement installée chez elle, à qui la théologie suggérerait discrètement des idées, des aperçus, des possibilités dont elle lui est en somme redevable ([^23]). On dirait vraiment qu'en tout ceci c'est la philosophie qui se sert de la théologie, et non point inversement. Je ne sais si tel doit être le langage du philosophe pour qu'il se sente un philosophe ; mais ce n'est assurément pas ainsi que parle le théologien. Pas d'hésitation chez lui sur la question de savoir si la philosophie du chrétien est ou non dans un état défini par l'essence même du christianisme, ni quel est cet état. Appelons les choses par leur nom ; elle est, comme l'on dit, « en service ». L'expression peut sembler désagréable, mais elle dit exactement ce qu'elle veut dire et les discussions qui précèdent montrent assez que le temps est venu de la rétablir. Disons plutôt qu'il est revenu, car son retour est périodique. On sent assez que saint Thomas n'a jamais reculé devant le mot : la théologie est une reine, *aliæ scientiæ dicuntur ancillæ ejus*, et la philosophie n'échappe pas à cette condition. Pour le théologien, elle aussi est une servante, et le pape Grégoire IX, qui n'avait rien d'un obscurantiste, était encore plus dur dans ses expressions. Ces « théophantes » auxquels il reproche d'accorder trop de droits à la philosophie, au lieu de « réduire tout intellect en captivité au service du Christ »*,* selon la parole de saint Paul (II Cor., 10, 5), soumettent la tête à queue « et obligent la reine à servir sa servante ». Pie IX et Pie X ont expressément repris la même formule et rappelé que, pour tout ce qui se rapporte à la religion, le rôle de la philosophie « n'est pas de dominer, mais de servir ». A moins donc d'exclure de ces choses *quæ ad religionem pertinent* l'existence de Dieu, son unicité, son pouvoir créateur, tous les attributs connaissables par la raison naturelle et que Dieu lui-même a révélés, prescrits à tous comme devant être crus, il ne semble guère possible, d'éviter cette conclusion que la théologie naturelle du chrétien est au service de sa théologie surnaturelle. Or, c'est précisément dans cet état de service qu'elle se trouve elle-même comme philosophie. C'est là du moins ce que nous enseigne l'histoire de sa renaissance au Moyen Age. Si l'on peut dire qu'Albert le Grand et saint Thomas ont été les artisans de cette renaissance, c'est qu'en effet ils ont énergiquement travaillé à distinguer le philosophique du théologique et remis en honneur une spéculation digne du nom de philosophie. Pourtant, ce grand service, c'est surtout par amour de la théologie qu'ils l'ont rendu à la philosophie. Pour que la philosophie pût servir, il fallait d'abord qu'elle existât ; ils ont donc commencé par la dégager patiemment de sa gangue théologique, lui ont concédé sa charte, reconnu des droits, mais aussi prescrit des devoirs. Nous avons aujourd'hui tendance à ne plus retenir que les droits, mais les devoirs subsistent et c'est à la théologie de nous les rappeler. Celle de saint Thomas d'Aquin l'a fait en termes assez précis pour que ceux au moins qui se réclament de sa doctrine ne puissent feindre de l'ignorer. Certes, la foi présuppose pour lui la connaissance naturelle comme la grâce présuppose la nature, mais, précisément, la foi se comporte à l'égard de la raison comme la grâce à l'égard de la nature : elle se la soumet. 78:117 Et notons bien que c'est exactement de l'ordre de la connaissance naturelle de Dieu qu'il s'agit ici : *fidei substernitur naturalis cognitio quam fides præsupponit et ratio probare potest*. Ainsi, la raison naturelle est soumise à la foi, même quand il s'agit de savoir que Dieu existe : *Deum esse*, qu'il est un, intelligent, incorporel et ainsi de suite. Pourquoi ? Entre autres raisons, parce que l'homme, tout naturellement ordonné qu'il soit vers le divin, ne peut pas s'y élever par lui-même. Il lui faut un professeur, un pédagogue, et comme tout le monde n'en a pas un à sa disposition, Dieu y a pourvu en offrant à tous la lumière de la foi qui élève leur pensée aux vérités de cet ordre ([^24]). Voilà quelle est la vraie doctrine de saint Thomas, sur laquelle il n'a jamais varié : en matière de théologie naturelle, la foi est, non seulement possible, elle est même absolument *sufficiens*, car tous les hommes pourraient être sauvés sans la philosophie ; la lumière naturelle, au contraire, n'est pas *sufficiens*, parce qu'elle est faillible, obscurcie et qu'elle a besoin de Dieu lui-même pour se retrouver. Ce n'est donc pas simplement d'une classification abstraite, mais bien d'une subordination réelle qu'il s'agit ici. \*\*\* Peut-être, après tout, ne s'agit-il pour nous que d'une habitude salutaire à reprendre : celle de parler en chrétiens de nos affaires de chrétiens. C'est bien ce qu'entendait nous rappeler le pape Léon XIII lorsqu'il nous invitait à remettre en honneur les droits de la philosophie chrétienne. On se plaint que cette philosophie n'existe que pour les chrétiens. C'est possible, mais en quoi cela prouverait-il qu'elle n'existe pas ? 79:117 Ainsi que le faisait justement observer le futur cardinal Ehrle, dans une série d'articles sur *L'Encyclique pontificale du 4 août 1879 et la restauration de la philosophie chrétienne*, « par son titre et son contenu, l'Encyclique n'intéresse proprement que le territoire intérieur de l'Église, ne parle directement qu'aux membres croyants de la grande famille chrétienne ([^25]) ». Le pape Léon XIII ne se préoccupait donc pas surtout de définir l'essence formelle de la philosophie et de la théologie -- bien qu'il n'ait pas négligé de le faire en son lieu -- mais de donner aux fidèles, dont il est le père, les conseils qu'il jugeait nécessaires touchant la restauration d'un état chrétien de la philosophie. On l'eût sans doute fort surpris en lui apprenant qu'un jour viendrait où ceux qu'il avait chargés de restaurer la philosophie chrétienne, enseigneraient, sous l'autorité de son nom, que l'expression de philosophie chrétienne « n'a pas de sens ». Ehrle, par contre, avait immédiatement compris le sens et la portée de ce document capital, lorsqu'il soulignait qu' « avec la Révélation chrétienne fut donnée, premièrement, une norme nouvelle, infaillible et suprême de toute science humaine ; deuxièmement, l'impulsion vers la constitution d'une philosophie nouvelle et chrétienne. Seul donc peut aujourd'hui prétendre à la vérité et à une validité exclusive, ce système de philosophie qui est avant tout chrétien en principe, et dont les débuts remontent par ; conséquent dans le passé jusqu'à la naissance du christianisme ([^26]) ». Il semble difficile de pénétrer plus profondément dans l'esprit intime d'un texte que ne l'a fait ici celui que nous avons tous reconnu comme l'un des maîtres de l'histoire de la pensée médiévale. Ce n'est pas lui qui chercherait à minimiser l'assujettissement de la philosophie à la théologie sous prétexte de la mieux défendre : 80:117 « Le fait que la science de la foi (ou théologie) a besoin du secours de la philosophie ne change pas plus leur rapport de dépendance, que le fait qu'une maîtresse a besoin de sa servante ne suffit à changer la servante en maîtresse. Toutes choses égales d'ailleurs, la philosophie qui se soumet le plus radicalement à cette direction est aussi celle qui a pour soi la plus grande garantie de vérité. Au contraire, tout système de doctrine philosophique dont cette soumission n'est pas un principe fondamental, doit être considéré d'avance comme péchant par la base ». Il ne s'agit donc pas simplement ici, comme on aimerait à nous le faire croire, d'obtenir un accord de fait, fût-il total, entre les enseignements de la raison et ceux de la foi : « D'après ce qui précède, nous sommes pleinement justifiés à parler de la relation de la philosophie à la théologie comme d'un *service*. Certes, cette expression peut facilement prêter à une fausse interprétation. Il n'y a pourtant dans cette dépendance rien de déshonorant, rien d'humiliant pour la science ; il ne s'agit pas ici d'un joug qui pèse, d'une entrave qui restreindrait la liberté réelle et véritable. Non, il s'agit ici d'une direction et d'une assistance éminemment bienfaisantes et désirables. Plus par conséquent la recherche philosophique mettra de confiance à s'y abandonner, plus elle mettra de zèle à en tirer profit, plus aussi ses progrès seront grands et solides ([^27]). » Voilà ce que l'Encyclique *Æterni Patris* veut dire et par conséquent aussi jusqu'où il faut aller. C'est peut-être d'ailleurs là que se trouve la justification finale de son titre. Que l'on puisse se passer d'un nom pour désigner une philosophie prête à accueillir avec complaisance les suggestions discrètes d'une foi, cela se conçoit à la rigueur, mais celui qui pense que « tout système de philosophie, pour pouvoir être vrai, 81:117 doit être chrétien en principe ([^28]) » éprouvera naturellement le besoin, pour exprimer le caractère fondamental de cette nécessité morale, de trouver un nom pour la philosophie qui s'y soumet. Non qu'il prétende inventer un nouveau genre de connaissance de Dieu, qui ne serait ni la foi ni la raison, mais le genre philosophie peut comprendre des espèces différentes, et s'il est une espèce qui se distingue des autres en ce quelle est la seule à mettre de son côté toutes les chances d'être vraie, le rapport interne qui l'unit à la garantie dont elle se réclame a droit de figurer dans le nom qui la désigne. Ce n'est pas seulement légitime, c'est nécessaire. Nous avons donc affaire avec une notion logiquement possible et susceptible de définition. La philosophie chrétienne est une philosophie qui, bien que distinguant formellement les deux ordres, considère la révélation chrétienne comme un auxiliaire indispensable de la raison ([^29]). \*\*\* Il est assez troublant pour nous, qu'au lieu de nous entendre enseigner ces vérités fondamentales comme des certitudes premières, nous ayons aujourd'hui à lutter pour elles, parfois même contre ceux dont il semble que nous devrions les tenir. C'est, hélas ! que nous nous sentons chaque jour si menacés dans les biens sans lesquels l'homme ne peut vivre, qu'il nous faut nous expliquer à nous-mêmes la cause de notre misère, pour savoir d'où viendra le salut. Cette cause, nous ne pouvons guère nous tromper sur elle, car notre misère n'est autre que celle de l'homme déchu. 82:117 Le danger qui nous guette en permanence est celui auquel succombent « ces sectateurs, ou plutôt ces adorateurs de la raison humaine, qui se la proposent comme une Maîtresse sûre et, sous sa conduite, se promettent tous les succès, oubliant sans doute combien grave et cruelle est la blessure, infligée à la nature humaine par la faute de notre premier père : ces ténèbres qui se sont répandues sur notre pensée et cette volonté qui penche désormais vers le mal. De là vient que les philosophes les plus célèbres de l'antiquité, bien qu'ils aient écrit beaucoup de belles choses, ont cependant gâté leurs doctrines par les erreurs les plus graves ; de là aussi ce combat incessant que nous éprouvons en nous, et dont parle l'apôtre : *sentio in membris meis legem repugnantem legi mentis meæ *». Ainsi s'exprime le pape Pie IX ([^30]) en des paroles d'une admirable plénitude, et le chrétien qui les entend, voyant son mal décrit avec cette infaillible autorité, commence d'en espérer le remède. Le voici : « Le progrès des sciences et le succès à éviter ou réfuter les erreurs misérables de notre époque, dépendent entièrement de notre adhésion intime aux vérités révélées, que l'Église nous enseigne... C'est en s'appuyant sur cette vérité que de vrais et sages catholiques ont pu cultiver en sûreté les sciences, les exposer, les rendre utiles et certaines. C'est ce qu'il est impossible d'obtenir à moins que la raison humaine, même à l'intérieur de ses limites et poursuivant l'étude de ces vérités qu'elle peut atteindre par ses propres forces et facultés, ne révère suprêmement, comme il convient, la lumière infaillible et incréée de l'intellect divin, qui brille merveilleusement de toutes parts dans la révélation chrétienne. Bien qu'en effet ces disciplines naturelles se fondent sur leurs principes propres tels que la raison les connaît, il faut pourtant que les catholiques qui les cultivent aient devant les yeux la révélation divine comme une étoile conductrice ([^31]). » 83:117 *Veluti stella rectrix*, disait Pie IX ; *velut sidus amicum*, répétera Léon XIII. Entre leur parole autorisée et celle d'hommes qui refusent que la révélation les oriente ou les dirige, l'hésitation n'est pas possible. Car non seulement il s'agit d'abord pour nous d'être catholiques, et puisque telle est l'attitude que l'Église nous prescrit, nous devrions nous y conformer quand bien même elle nous coûterait la philosophie, mais il se trouve qu'au contraire nous perdrons certainement la philosophie à moins de nous y conformer. On nous fera difficilement croire que ce qui fait qu'une philosophie soit vraie, l'empêche d'être une vraie philosophie. C'est en se paganisant que la nature se perd, comme c'est en se christianisant qu'elle se sauve et ce sont les devoirs que ce principe nous impose qu'il nous reste à considérer. (*A suivre.*) Étienne Gilson. de l'Académie française. 84:117 ### Subversion de la liturgie par Louis Salleron -- INTRODUCTION. 1\. -- LA CONSTITUTION CONCILIAIRE. 1°) Le latin. 2°) Les traductions. 3°) La musique et le chant. 4°) La deuxième Instruction sur la liturgie. II\. -- LE CLIMAT DE LA SUBVERSION. 1°) Le « retour aux sources ». 2°) La « désacralisation ». 3°) l' « intelligibilité ». 4°) Le « communautarisme ». 5°) Le « culte de l'homme ». -- CONCLUSION. ##### *Introduction* Qu'est-ce que la liturgie ? Les définitions en sont nom­breuses. Une des plus profondes et des plus complètes me semble être celle-ci, qui est de Pie XII dans « *Mediator Dei* « La sainte liturgie est (donc) le culte public que notre Rédempteur rend au Père comme Chef de l'Église ; c'est aussi le culte rendu par la société des fidèles à son chef et, par lui, au Père éternel : c'est, en un mot, le culte intégral du Corps mystique de Jésus-Christ, c'est-à-dire du Chef et de ses membres. » 85:117 Il y a donc dans la liturgie un double aspect : l'aspect intérieur, qui est, comme dit encore Pie XII dans une ex­pression reprise par la Constitution conciliaire sur la litur­gie, « l'exercice de la fonction sacerdotale de Jésus-Christ » (C.L. § 7), et l'aspect extérieur, constitué par l'ensemble des moyens du culte public. Ces deux aspects sont intime­ment liés, comme l'exprime bien la vieille formule « *lex orandi, lex credendi *». La loi de la prière ne fait qu'un avec la loi de la foi. C'est pourquoi on peut dire très simplement que la liturgie est la prière de l'Église. On pourrait dire, plus savamment, qu'elle est le langage de nos rapports publics avec Dieu. Il va de soi que, comme chrétiens, nous sommes directe­ment intéressés par la liturgie. Mais nous le sommes, si je puis dire, plus particulièrement encore comme laïcs, en ce sens que ce culte public, ce culte « rendu par la société des fidèles à son Chef » concerne l'immensité du monde laïc. « La Mère Église, lisons-nous dans la Constitution conci­liaire, désire beaucoup que tous les fidèles soient amenés à cette participation pleine, consciente et active aux célébra­tions liturgiques, qui est demandée par la nature de la liturgie elle-même et qui est, en vertu du baptême, un droit et un devoir pour le peuple chrétien, « race élue, sacerdoce royal, nation sainte, peuple racheté » (C.L. § 14). Ce désir de l'Église, il est aussi le nôtre. Car si « le gouvernement de la liturgie dépend uniquement de l'autorité de l'Église » et s, « il appartient au Siège apostolique et, dans les règles du droit, à l'évêque » (C.L. § 22), nous ne saurions recevoir dans l'indifférence ou, la passivité ce qui parvient jusqu'à nous de l'exercice de ce gouvernement. En ce qui concerne le contenu des règles, il est normal que nous fassions con­naître aux autorités compétentes nos sentiments, qu'ils soient de joie, de reconnaissance et d'approbation ou éventuellement de regret et d'inquiétude ; et en ce qui concerne l'application des règles, nous avons à coopérer à leur respect. Or, en ce dernier point surtout, nous nous sentons aujour­d'hui chargés d'une lourde responsabilité. Un vent de dé­sordre et de subversion souffle sur la liturgie. La lettre et l'esprit de la Constitution conciliaire sont altérés ou manifestement violés. 86:117 La loi de la prière et la loi de la foi sont également menacées. Nous devons à notre conscience de jeter un cri d'alarme en formant le vœu qu'il soit entendu sans tarder. #### I -- La Constitution conciliaire C'est le 4 décembre 1963, à la clôture de la deuxième session du Concile que Paul VI promulgua la Constitution sur la Liturgie, -- « le premier (sujet) examiné, tint-il à souligner, et le premier aussi, en un certain sens, par sa valeur intrinsèque et pour son importance dans la vie de l'Église ». La Constitution fut bien accueillie. Elle avait, un moment, suscité l'inquiétude car, à en croire des informateurs zélés, elle substituait les langues vivantes au latin dans les cérémonies religieuses. Mais la lecture du texte rassura. Beaucoup de simples fidèles qui, en temps ordinaire, se seraient contentés des communiqués et des résumés habituels, tinrent précisément à lire personnellement la Constitution pour en avoir le cœur net. Ils furent pleinement satisfaits. Si la Constitution donnait une place éventuellement plus importante aux langues « vernaculaires » (comme on dit maintenant), c'était dans une subordination nette au latin qui demeurait la langue propre de l'Église dans nos rites latins. Pour le simple laïc, étranger à la vie des groupes de pression et aux complots des mouvements para-conciliaire, la Constitution n'apparaissait nullement comme le signe de départ d'une révolution ; il y voyait bien plutôt le couronnement majestueux et solidement équilibré de l'œuvre de restauration liturgique poursuivie depuis près de cent ans. Sans être des experts en la matière, en effet, nous avions tous entendu parler du mouvement entrepris au XIX^e^ siècle, par Dom Guéranger et qui s'était concrétisé, pour le grand public cultivé, par « l'année liturgique », où clercs et laïcs retrouvaient les sources de l'authentique spiritualité chrétienne. Les papes, ensuite, accordèrent les soins les plus attentifs à la restauration liturgique. Saint Pie X se signalera particulièrement à cet égard. 87:117 La participation active des fidèles au culte liturgique fut son souci constant. Il le manifesta dans divers documents, notamment le motu proprio « *Tra le sollecitudini *» (1903) consacré au chant et à la musique sacrée. Après lui, Benoît XV et Pie XI continuèrent son œuvre. Mais celle-ci connut les plus larges développements avec Pie XII qui y consacra nombre de réformes, d'enseignements et de directives. Retenons seulement l'encyclique fondamentale « *Mediator Dei et hominum *», du 20 novembre 1947, et l'Instruction « *De musica sacra et sacra liturgia *», du 3 septembre 1958, où sont fixées les règles destinées à rendre « consciente et active » la participation des fidèles à la liturgie, dans le même esprit qu'avait voulu saint Pie X, dans le même esprit que nous retrouvons justement dans la Constitution conciliaire. Alors, que se passe-t-il ? Comment se fait-il qu'un texte solennel, dont l'encre est fraîche encore -- quatre années seulement -- suscite en nous, non plus cette inquiétude d'un instant qu'avaient fait naître des commentateurs sans mandat, mais une véritable anxiété, à cause de ce qu'il devient dans les faits ? N'est-il pas parfaitement clair dans sa rédaction, et plus clair encore quand on considère la lente évolution dont il est l'aboutissement ? Examinons donc la manière dont il est appliqué, dans les parties qui nous intéressent plus immédiatement, nous autres, les laïcs. Nous nous bornerons aux questions du latin, des traductions, de la musique et du chant et, pour finir de la deuxième Instruction pour la réforme de la liturgie. ##### 1°) *Le latin* L'art. 36 de la Constitution règle la question du latin dans ses trois premiers paragraphes : « § 1. L'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera conservé dans les rites latins ([^32]). -- § 2. Toutefois, soit dans la messe, soit dans l'administration des sacrements, soit dans les autres parties de la liturgie, l'emploi de la langue du pays peut être souvent très utile pour le peuple : 88:117 on pourra donc lui accorder une plus large place, surtout dans les lectures et les monitions, dans un certain nombre de prières et de chants, conformément aux normes qui sont établies sur cette matière dans les chapitres suivants, pour chaque cas. -- § 3. Ces normes étant observées il revient à l'autorité ecclé­siastique, etc. » Il est difficile de marquer plus clairement le rapport hiérarchique et concret qui est fixé entre le latin et les langues vernaculaires. Le latin est la langue normale, la langue principale, la langue de base, et il est accordé aux langues vernaculaires une place éventuellement plus large que celle qu'elles occupent déjà. Tous les mots des trois paragraphes le disent positivement. Ils le disent aussi, en quelque manière négativement, car il est bien évident que si le Concile avait voulu donner la priorité aux langues ver­naculaires, la construction du texte aurait été inverse. Nous aurions lu quelque chose comme ceci : « L'usage des langues vernaculaires sera introduit dans le rite latin... », et les exceptions ou les réserves au bénéfice de la langue latine eussent ensuite été énumérées. Tous les autres passages de la Constitution où il est question du latin lui assignent cette première place, notam­ment les articles 39, 54, 63, 101. Lisons, par exemple, l'arti­cle 54 : « On *pourra* donner *la place qui convient* à la langue du pays dans les messes célébrées avec le concours du peuple, surtout pour les lectures et « la prière commune », et, selon les conditions locales, aussi dans les parties qui reviennent au peuple, conformément à l'article 36 de la présente Cons­titution. -- On veillera cependant à ce que les fidèles puissent dire ou chanter ensemble en langue latine aussi les parties de l'ordinaire de la messe qui leur reviennent... » Mais à quoi bon insister ? Tout cela est parfaitement clair. Or que constatons-nous ? Morceau par morceau le latin a déserté la messe, au point que c'est le vernaculaire qui est devenu la langue de fond et que demain sans doute le latin ne subsistera même plus. En quelques années la Constitution conciliaire aura été anéantie. 89:117 Aurions-nous là-dessus à avancer nos idées personnelles ? Nous ne serions pas embarrassés, sinon par l'ampleur du sujet. Mais puisque c'est Jean XXIII qui est toujours invo­qué pour attester l'esprit de ce Concile qu'il a voulu, nous rappellerons la Constitution « Veterum sapientia » qu'il tint à promulguer d'une manière particulièrement solennelle, le 22 février 1962. Cette Constitution qui eut pour résultat la création par Paul VI, le 22 mai 1964, de l'Institut ponti­fical supérieur de latinité, est le plus vibrant éloge du latin qu'on puisse rêver et sa justification comme « langue vivante de l'Église ». Le latin y est présenté comme une langue « universelle, définitivement fixée, qui ne soit pas une langue vulgaire » (Pie XI), comme le « lien précieux qui relie excellemment l'Église d'aujourd'hui avec celle d'hier et avec celle de demain ». Pour toutes ces qualités et bien d'autres encore qui en font le support et le rempart de la vérité, Jean XXIII ordonnait aux évêques de veiller « avec une paternelle sollicitude à ce qu'aucun de leurs subordonnés, par goût de la nouveauté, n'écrive contre l'usage du latin, soit dans l'enseignement des sciences sacrées, soit dans la liturgie, ou bien, par préjugé, n'atténue la volonté du Siège apostolique sur ce point ou n'en altère le sens ». C'était en 1962. Il y a cinq ans. Cinq ans ont suffi pour effacer quinze siècles de tradition ininterrompue, confirmée par le Concile et par le Pape du Concile dont on prétend se réclamer. Le Concile, en maintenant le latin comme langue de base dans la liturgie, avait clairement manifesté sa volonté d'éviter toute cassure avec la tradition. Le vernaculaire se voyait offrir des chances nouvelles. mais sans risque d'exces­sives aventures. Un fonds commun de langage gardait dans l'unité de l'Église l'exubérance éventuelle de la diversité. Imaginons la suppression complète du latin. En vingt ans, le catholicisme serait disloqué. Chaque pays aurait ses rites propres et bientôt ses propres croyances, car ce que l'unité de langage ne fixerait plus s'éparpillerait dans toutes les directions. Rome ne pourrait plus communiquer avec les évêchés et les paroisses car il n'y aurait plus que des traductions, qui varieraient entre elles. 90:117 Aussi bien, les églises nationales affirmeraient de plus en plus leur indé­pendance. Si le latin était maintenu comme langue officielle -- et il faudrait bien le maintenir, car quelle langue vivante choisir ? --, il n'y aurait plus que des spécialistes pour l'apprendre. On ne l'enseignerait plus que vaguement dans les séminaires -- à quoi bon puisqu'il ne servirait plus jamais pendant tout le reste de la vie ? La coupure entre les prêtres qui le sauraient et ceux qui ne le sauraient pas ferait deux clergés qu'il serait pratiquement impossible d'accorder. Ne parlons pas de la théologie et de la philoso­phie traditionnelles ; elles disparaîtraient avec le latin qui fait corps avec elles. Qu'on ne nous dise pas qu'il s'agit là de vues pessimistes. Nous ne prédisons rien. Nous posons les conséquences néces­saires de l'élimination totale du latin dans la liturgie. Mais cette élimination, elle, n'est pas nécessaire. Le Concile ne la décrète pas, puisqu'il décrète exactement le contraire : « l'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera observé dans les rites latins » (art. 36). Seulement, s'il y a le Concile, il y a aussi l'après-Con­cile ; il y a cette mentalité post-conciliaire, dénoncée par Paul VI, et qui consiste à porter partout la subversion. Les novateurs veulent la substitution complète du français au latin, non pas seulement et non pas tant parce que les céré­monies religieuses seraient ainsi plus intelligibles, mais parce qu'il s'agit d'affirmer clairement et visiblement qu'on en a fini avec le passé et la tradition, qu'on marche avec son temps et qu'on s'oriente vers l'avenir. On le voit bien du reste, au fait que les moines eux-mêmes se mettent au fran­çais. L'office divin pourtant ne s'adresse pas au peuple. Mais les raisons de leur conversion ne sont hélas ! que trop visibles. Voudrait-on qu'ils se singularisent ? Seraient-ils assez orgueilleux pour trouver mauvais pour eux ce qui est bon pour le clergé séculier ? Ferait-on des monastères les conservatoires et les musées de la religion ancienne ? Et puis, le latin a un inconvénient : il distingue les pères des frères. Par le français, la communauté pourra être par­faitement égalitaire. Même vocation religieuse, même langue, même costume ; ce sera la démocratie parfaite au couvent. 91:117 Voilà où nous en sommes. Nous devons en prendre conscience : la mise à mort du latin, ce serait la mise à mort de la liturgie, la mise à mort de l'Église elle-même. Vouloir ou­vrir, l'Église au monde par l'exclusivité donnée aux langues vernaculaires, c'est vouloir accéder à Dieu par la construc­tion de la tour de Babel. L'irruption du monde moderne dans l'Église ne peut mieux s'exprimer que par l'invasion des langues modernes. Le latin qui était la langue vivante de l'Église, y devient langue morte, comme il était déjà dans la société séculière. Avec lui ira au tombeau tout ce qui vivait en symbiose avec lui. C'était une langue sacrée. Pouvons-nous espérer de faire des langues modernes autant de langues sacrées ? La ques­tion fera sourire les novateurs, car l'un des bienfaits qu'ils attendent des langues modernes, c'est justement de remet­tre le sacré à sa place, c'est-à-dire de le restituer au néant. ##### 2°) *Les traductions* Le problème des traductions présente divers aspects dont nous ne pouvons dire ici qu'un mot. Il y a d'abord la question de la qualité littéraire. Ce n'est pas la moins irritante, mais par rapport aux autres ce n'est pas la plus importante. « Seigneur, prends pitié » nous écorche les oreilles, l'esprit et le cœur. Nous le souffri­rons jusqu'à ce qu'il change, en déplorant que, pour une fois que le latin n'était pas en cause, on ne nous ait pas sauvé l'admirable « Kyrie eleison ». Il y a la question de l'interprétation. En soi, une bonne traduction peut être une interprétation. Simplement celle-ci doit être valable. N'entrons pas dans une analyse qui nous mènerait trop loin. Constatons, avec désolation, que pour être probablement plus accessible, la traduction tend tou­jours à l'uniformité, à la platitude et même à la vulgarité. Constatons aussi que, sous prétexte d'un sens plus exact, elle rompt souvent avec le texte latin. « Pax hominibus bonoe voluntatis » devient « Paix aux hommes qu'il aime » et « panem nostrum quotidianum » « notre pain de ce jour ». Mais de tant et tant d'errements sur lesquels nous ne pou­vons insister, nous retiendrons seulement le scandale de la traduction du « consubstantialem patri » dans le Credo de la messe. 92:117 « Consubstantialem patri » veut dire, bien évidemment, « consubstantiel au père » et a toujours été traduit par ces mots. Or depuis l'invasion vernaculaire, la traduction officielle française est devenue « de même nature que le père ». A toutes les messes, chaque jour de la semaine et, plus solennellement le dimanche, des dizaines de milliers de prêtres et des millions de fidèles sont contraints de faire une profession de foi minorée en proclamant que le Fils est « de même nature » que le Père. On aurait pu croire à quelque distraction du traducteur anonyme. Le mal n'eût pas été grand puisqu'il était immé­diatement réparable. Mais voici maintenant de longs mois, plusieurs années déjà, que les laïcs, émus, s'adressent en en vain à leurs évêques pour obtenir le retour au symbole de Nicée. On ne leur répond pas, sinon dans cette presse officieuse qui inonde nos églises et par laquelle on nous fait savoir que le « de même nature que le Père » est bel et bon, qu'il n'est pas venu là par hasard et qu'il sera main­tenu. On aimerait avoir quelque explication autorisée de ce coup de force. Je n'en ai, pour ma part, jamais trouvé nulle part. Il semble que la raison mise en avant soit que le mot « consubstantiel » est trop savant, tandis que tout le monde comprendrait « de même nature que ». Admirable raison vraiment ! Changer la formulation du dogme pour le rendre accessible à tous ! Quand donc alors va-t-on changer les mots d'incarnation, de rédemption, de trinité, d'eucharistie, et tous les autres, pour que tout un chacun les comprenne, du premier coup et en dehors de tout enseignement ? Le Concile de Nicée, en 325, avait établi la formule du symbole affirmant la consubstantialité du Fils au Père. Trente-cinq ans plus tard, on faisait sauter la consubstan­tialité pour s'en tenir à une formule vague, celle de Rimini, qui ne nie pas la consubstantialité mais en supprime la pro­clamation. Voici ce qu'écrit Monseigneur Duchesne : « (Au Concile de Constantinople, en janvier 360) la formule de Rimini fut approuvée : elle proclamait que le Fils est sem­blable au Père, interdisait les termes d'essence et de subs­tance (hypostase), répudiait tous les symboles antérieurs et écartait d'avance tous ceux qu'on voudrait établir par la suite. C'est le formulaire de ce que l'on appela désormais l'arianisme, notamment de celui qui se répandit chez les peuples barbares. 93:117 Les deux symboles de 325 et de 360, de Nicée et de Rimini, s'opposent et s'excluent mutuellement. On ne peut pourtant dire que celui de Rimini contienne une profession explicite de l'arianisme... Toutefois le vague de la formule permettait de l'entendre dans les sens les plus divers, même les plus opposés... C'est pour cela qu'elle était perfide et inutile et que nul chrétien digne de ce nom, tenant vraiment à la dignité absolue de son maître, ne pouvait hési­ter à la réprouver. » ([^33]) De fait, c'est la formule de Rimini qui ouvrit la porte à l'arianisme. Le barrage du symbole de Nicée étant suppri­mé, rien ne s'opposait plus au triomphe de l'hérésie. Nous en sommes là très exactement. Qui proteste ? Les laïcs ; et hélas ! eux seuls à l'excep­tion toutefois du Cardinal Journet. Dans « l'écho des pa­roisses vaudoises et neuchâteloises », le 1^er^ avril 1967, il a publié une note où nous lisons : « Jésus-Christ est *consubs­tantiel au Père*. C'est la définition du premier des Conciles œcuméniques, celui de Nicée, en 325. « A une époque où, de l'aveu de tous les chrétiens sérieux, protestants et catholiques, la *démythologisation fait courir au christianisme l'un de ses plus grands dangers, où le dogme de la divinité du Christ est comme mis en parenthèses, où l'on renonce, à la suite de Bultmann, à parler de Jésus-DIEU pour parler du DIEU de Jésus on peut regretter que le mot béni et si profondément traditionnel de consubstan­tiel* n'ait pas été retenu par les traducteurs du Credo en langues modernes. *On peut espérer que la version* « *de même nature *» *qui ne va pas à dissiper les équivoques n'est que provisoire.* » Redisons-le : nous vivons de nouveau le drame du IV^e^ siè­cle. La formule du *Credo* actuel est à celle du symbole de Nicée ce que lui était la formule de Rimini. On ne proclame pas une chose fausse ; il est toujours loisible de dire que le Fils est « de même nature que le Père » ou « semblable au Père » ou « comme le Père ». Mais c'est laisser de côté la nature exacte de la relation du Fils au Père dans le mys­tère de la Sainte Trinité. C'est, du même coup, ouvrir la porte à l'hérésie, jadis l'arianisme, aujourd'hui le bultmannisme et toutes les erreurs du même genre qui sont la néga­tion du dogme chrétien. 94:117 Pour nous, laïcs, la désinvolture avec laquelle on brise la formule la mieux établie d'un dogme essentiel et consacrée par une tradition ininterrompue de quinze siècles, nous plonge dans la stupéfaction et dans l'effroi. « L'abandon de la consubstantialité, écrit Étienne Gilson, serait une monstruosité théologique, si *ceux qui le favorisent ne pensaient pas qu'au fond cela n'a pas d'importance...* » ([^34]) Il est probable que nous touchons là au nœud du problè­me, disons : à la racine du mal. Ces questions de mots *n'ont pas d'importance.* Foin du juridisme ! Foin du dogma­tisme ! Foin du doctrinal ! Foin des définitions ! Place au « pastoral », compris comme l'art de séduire les foules au mépris de la vérité ! Faut-il rappeler là-dessus la pensée de Paul VI ? Dans l'encyclique « Mysterium fidei », du 3 septembre 1965, il prononçait ces graves avertissements : « Au prix d'un travail poursuivi au long des siècles, et non sans l'assistance de l'Esprit Saint, l'Église a fixé une *règle de langage* et l'a confirmée avec l'autorité des Conciles. Cette règle est souvent devenue le mot de ralliement et l'étendard de la foi ortho­doxe. *Elle doit être religieusement respectée.* Que personne ne s'arroge le droit de la changer à son gré ou sous prétexte de nouveauté scientifique. *Qui pourrait jamais tolérer l'opi­*nion *selon laquelle les formules dogmatiques appliquées par les conciles œcuméniques aux mystères de la Sainte Trinité et de l'Incarnation ne seraient plus adaptées aux esprits de notre temps et devraient être témérairement remplacées par d'autres ?* (...) C'est que ces formules, comme les autres que l'Église adopte pour l'énoncé des dogmes de la foi, expriment des concepts qui ne sont pas liés à une certaine forme de culture, ni à une phase déterminée du progrès scientifique, ni à telle ou telle école théologique. Elles expri­ment ce que l'esprit humain perçoit de la réalité par l'expé­rience universelle et nécessaire et ce qu'il manifeste par *des mots adaptés et précis, provenant du langage courant ou du langage savant.* C'est pourquoi ces formules valent *pour les hommes de tous les temps et de tous les lieux *». 95:117 La question est donc tranchée. Espérons que l'année de la foi verra le rétablissement du « consubstantiel » dans la traduction française du Credo ([^35]). Toute la liturgie en géné­ral et la liturgie de la messe en particulier constitue en quel­que sorte une action vécue de la foi. Quand cette action est langage et que la prière pure descend dans la formulation dogmatique, nous sommes en droit d'attendre que cette formulation soit correcte. S'il faut en croire les spécialistes, le symbole de Nicée a commencé à faire son apparition dans la messe au V^e^ siècle précisément pour lutter contre l'aria­nisme. Il serait scandaleux qu'une fausse traduction en fran­çais ait aujourd'hui pour effet, sinon pour objet, de frayer le chemin à un nouvel arianisme que toutes les formes mo­dernes de l'indifférence religieuse ne favorisent déjà que trop. ##### 3°) *La musique et le chant* La question de la musique sacrée est tranchée dans la Constitution liturgique d'une manière plus nette encore, s'il est possible, que celle du latin. Tout d'abord, un chapitre entier, le ch. VI, lui est consacré. Citons quelques textes : « Art. 112. -- La tradition musicale de l'Église universelle a créé un trésor d'une valeur inestimable qui l'emporte sur les autres arts, du fait surtout que, chant sacré lié aux pa­roles, il fait partie nécessaire ou intégrante de la liturgie solennelle... » « Art. 116. -- L'Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine ; c'est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales d'ailleurs, doit occuper la première place. » 96:117 Pas de problème donc. Et d'autant moins de problèmes, si l'on peut dire, que la combinaison entre la tradition et la nouveauté se fait depuis toujours dans l'Église. Sur un fonds immuable le grégorien qui, abâtardi au cours des siècles, avait été magnifiquement régénéré depuis cent ans, sous l'im­pulsion principalement de Solesmes et de Pie X, la polypho­nie et les musiques nouvelles ont toujours fleuri. De son côté, le chant populaire avait sa large place, les cantiques succédant aux cantiques selon le goût des époques, certains d'entre eux finissant même par s'incorporer au fonds de la tradition comme on le voit par tant de noëls anciens qui résistent à l'usure du temps. Il n'y avait donc pas de pro­blèmes ; il n'y avait qu'à continuer. Or ici aussi l'assaut est donné. Pour démolir le chant grégorien on avance un argument excellent : il ne convient bien qu'au latin. Puis donc qu'on supprime le latin, on sup­prime son chant d'accompagnement. C'est logique. Comme est logique le raisonnement inverse : il faut conserver le latin et avec lui le grégorien. Quant à la musique, n'en parlons pas. Chacun y va de sa messe et de sa mélodie. Le fin du fin de l'aggiornamento, c'est le jazz et les Negro spirituals, issus, nul n'en saurait douter, des profondeurs de la sensibilité populaire de nos pays. ##### 4°) *La deuxième Instruction sur la liturgie* La Constitution sur la liturgie en était là quand a paru, le 4 mai 1967, la deuxième Instruction « pour une juste application de la liturgie », *Tres abhinc annos*. Sa plus im­portante innovation est d'autoriser les langues vernaculaires au canon, de la messe. Bien sûr, il y faut la permission de l'évêque, mais nous savons maintenant que ce qui est auto­risé et permis devient la règle générale. C'est donc, officielle­ment, la messe entière qui sera dite en français. C'est donc, officiellement, la Constitution liturgique qui est abrogée, du moins dans ses dispositions positives les plus importantes. Nous n'en pouvons douter. L'instruction dit : « Tout ce qui a été suggéré n'a pu être réalisé, du moins pour le moment. Mais il a semblé opportun d'accueillir certaines propositions, intéressantes du point de vue pastoral, et n'étant pas en opposition avec l'orientation de la prochaine réforme liturgique définitive ». 97:117 Elle dit encore : « Dans la perspective d'une réalisation plus complète et de l'instaura­tion progressive de la réforme liturgique, sont aujourd'hui décidés ces nouveaux changements et ces nouvelles adapta­tions. » ([^36]) Trois mois plus tôt, le 4 janvier 1967, dans une déclaration à la presse, le P. Annibale Bugnini, sous-secrétai­re de la Congrégation des Rites et secrétaire du « consilium » de liturgie, avait expliqué sans ambages ce qu'on était en train de faire. « Il s'agit, disait-il, d'une restauration fonda­mentale, je dirais presque d'une refonte et, pour certains points, d'une véritable nouvelle création. » ([^37]) Ainsi donc la liquidation du latin et du chant grégorien, comme aussi bien toutes les modifications déjà introduites dans la messe et ailleurs, ne sont que des étapes vers une li­turgie nouvelle. Les novateurs se sentent les coudées franches, désormais, pour annoncer sur un ton triomphant leur victoire. Qu'on lise le petit livre que viennent de publier les « Éditions du Centurion » sous le titre *Nouvelles instructions pour la réforme liturgique*. On y trouve, avec les instruc­tions *Tres abhinc annos* et *Eucharisticum mysterium*, un texte de présentation que nous aimerions reproduire in extenso. Son auteur, Thierry Maertens, est-il un ecclésiastique ? C'est probable puisque le livre est publié « cum permissu superiorum ». Citons-en quelques passages : « ...ces deux documents révèlent l'important chemin parcouru depuis le Concile, tant sur le plan de la réforme matérielle que sur celui de la doctrine ». (p. 12). « ...Rien, dans la Constitution sur la liturgie, ne laissait supposer qu'un document permettrait, quatre ou cinq ans plus tard, la proclamation du canon en langue vivante... » (pp. 12-13.) (En note) : « La brochure collective *la liturgie dans les documents de Vatican II* (...) soulignait également le *danger* pour les liturgistes et les réformateurs de *s'en tenir trop strictement à la Constitution*... » (p. 14.) 98:117 « ...Aujourd'hui, parce qu'il a reçu un sacerdoce qui l'envoie en mission et le met davantage en contact avec les problèmes des hommes, le célébrant est davantage soucieux de se présenter, dans la liturgie, comme *l'hôte de la maison de famille* qui prête attention à *chacun des convives* et a pour chacun d'eux une parole ou un regard chaleureux... » (p. 20.) « ...Ainsi donc, en dehors de ce qui est propre à sa fonc­tion, le célébrant ne jouit plus d'aucun *privilège dans la fonction liturgique...* » (p. 21.) « ...le prêtre perdra de son *caractère hiératique et sacré* (tout au moins de ce qu'on met actuellement derrière ces mots) s'il se préoccupe d'être le serviteur de l'assemblée, noue avec elle des liens d'accueil et de fraternité, et rejette l'expression d'une certaine supériorité là où *elle n'est pas nécessaire* (...) *Dieu* ne nous a-t-il pas appris, par son Fils que son temple sacré et sa demeure spirituelle s'édifiaient : à présent, *dans les relations interpersonnelles ? ...* » (p. 25.) « ...Grâce à cette réduction des gestes \[à la messe\], le célébrant pourra dorénavant *faire passer sa psychologie religieuse et sa fonction présidentielle* dans tel ou tel geste bien accompli, alors que le nombre trop élevé de rites im­posés jusqu'ici pouvait entraîner parfois à l'automatisme... » (p. 26.) « ...*Une certaine désacralisation* est également réalisée en ce qui concerne *les lieux du culte* (...) A condition de bien s'entendre sur les termes, on pourrait dire que le *fonctionnel sacralise dorénavant nos églises, plus même que le tabernacle* et, en tous cas, que les autres objets de dévotion... » (pp. 26-27.) « ...(les rites de jadis) en arrivaient à créer une *ambiance de religiosité qui peut paraître aliénante* à l'homme contem­porain. Dans le monde moderne, celui-ci est très sensible à tout ce qui l'allène... » (p. 28.) « ...L'Instruction du 4 mai laisse clairement entendre que ces dispositions ne constituent qu'*une étape vers la future restauration définitive de la liturgie*. Elles ne concer­nent d'ailleurs, d'une manière générale, que quelques rubri­ques particulières et ne touchent qu'à ce qui peut être modifié sans entraîner nécessairement de nouvelles éditions typi­ques des livres liturgiques. Mais il est certain que l'*esprit* et le *dynamisme qui* animent ces nouvelles règles ne tarde­ront pas à se manifester dans *des réformes et des structures plus décisives encore. Sera-t-il d'ailleurs possible de déclarer un jour que la réforme est achevée ? Le mouvement inau­guré ne sera-t-il pas permanent dans l'Église ? ... *» (p. 3 7.) 99:117 Arrêtons là ces citations. Elles suffisent amplement à nous révéler comment Thierry Maertens, *cum permissu su­periorum*, envisage la réforme liturgique et les chances de son évolution future. C'est, purement et simplement, l'abo­lition de la liturgie. Autrement dit : l'abolition de l'Église catholique. Car quel besoin d'une autorité pour accorder la liberté totale ? Et que si l'on nous dit que des règles subsis­teraient, nous voyons bien qu'elles seraient sans vigueur pour contenir la licence déchaînée. Mais le catholicisme, c'est aussi le christianisme dans sa plénitude. Il disparaîtrait donc à son tour. Le prêtre, imbu de sa « fonction » de « président » de « l'assemblée locale » considérerait vite que c'est d'elle qu'il tient ses pouvoirs, et il serait convaincu qu'il ferait descendre Dieu sur la terre en portant au plus haut degré les « relations interpersonnelles » des membres de l'assemblée, à supposer que la méthode non-directive n'y suffise pas. Nous n'en sommes pas là ? Non, bien sûr, mais qui nierait que nous sommes sur la pente ? #### II -- Le climat de la subversion D'où vient ce saccage de la liturgie ? En analyser les causes nous mènerait loin. Retenons seu­lement l'ébranlement sans précédent que fut la seconde guerre mondiale. Vieille terre de chrétienté catholique, l'Eu­rope en a été secouée dans ses profondeurs. Si le nazisme a été vaincu, ce n'est pas par ses propres forces que l'Europe s'en est délivrée. Les libérateurs venaient de l'Est et de l'Ouest. Dans les fourgons de leurs armées victorieuses, ils apportèrent leurs idéologies respectives. Pour l'U.R.S.S., c'était le communisme athée. Pour les États-Unis, c'était le libéralisme protestant. Avec l'Europe, l'Église a été pénétrée par ces idéologies. En outre de l'athéisme, dont nous connaissons l'étrange vogue, le communisme a répandu ses structures propres ; le collectif envahit les cerveaux comme les institutions, la bu­reaucratie et la technocratie sont reines. 100:117 Le libéralisme, de son côté, introduit le relativisme dans les esprits, et le protestantisme marque la liturgie de toutes ses formes propres : langue vulgaire, primauté de la parole, dépouillement des églises, rites de la Réforme, etc. Quoique substantiellement différents et, sur bien des points, en opposition radicale, le communisme athée et le libéralisme protestant convergent dans un humanisme dé­mocratique qui mène l'assaut contre les dogmes et la struc­ture du catholicisme, dont on essaye de faire une sorte de panthéon qui remplacerait l'Église fondée sur Pierre. Le Concile a fait barrage, tout en tentant d'assimiler ce qu'il y avait d'assimilable dans les idées du monde moderne. Mais les novateurs ont entrepris de s'emparer du Concile lui-même en invoquant ce qu'ils appellent « l'esprit » du Concile et que le pape nomme, lui pour le stigmatiser, « le soi-disant esprit post-conciliaire ». Ce soi-disant esprit post-conciliaire nourrit et entretient un climat révolutionnaire où, parmi beaucoup d'autres, cinq thèmes principaux de subversion connaissent une faveur particulière : le « retour aux sources », la « désacralisation », l' « intelligibilité », le « communautarisme » et le « culte de l'homme ». ##### 1°) *Le* «* retour aux sources *» Toute société appelée à durer doit à la fois *conserver* et *innover*. Elle doit conserver ce qui est son essence même, son âme, son esprit, son principe vital. Elle doit innover, c'est-à-dire inventer les formes de sa croissance, de telle manière que la nouveauté de ses déve­loppements extérieurs ne fassent que manifester et assurer la vigueur originelle de sa réalité la plus profonde. Sans nous aventurer ici dans les aspects théologiques de la question, notamment en ce qui concerne les rapports de l'Écriture et de la Tradition, nous pouvons dire que l'Église, en tant qu'elle est une société d'hommes, n'échappe pas aux lois qui règlent la vie des sociétés. 101:117 Or il est bien connu que, dans les sociétés anciennes, un procédé révolutionnaire éprouvé est le retour aux origines. Il ne s'agit plus de tailler l'arbre pour qu'il porte de plus beaux fruits ; on le scie au ras du sol sous prétexte de rendre toute la vigueur à ses racines. « L'art de fronder, bouleverser les États, écrit Pascal, est d'ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source, pour marquer leur défaut d'autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l'État, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu sûr pour tout perdre... » (Pensée 294 de l'édition Brunschvicg ; page 183 de l'édition Zacharie Tourneur, librairie Vrin.) De son côté, Bossuet évoque « la licence où se jettent les esprits, quand on ébranle les fondements de la religion, et qu'on remue les bornes une fois posées ». (Oraison funèbre de Henriette-Marie de France, reine de la Grande-Bretagne). Qu'il s'agisse des États ou de l'Église, la méthode est la même. On se réfère toujours aux exemples incertains, voire mythiques, du plus lointain passé, pour mieux rompre avec une tradition qu'on ne se soucie ni de suivre, ni de rajeunir. C'est pourquoi nous voyons les novateurs s'en prendre non seulement à la contre-réforme, mais à la totalité de l'histoire de l'Église, baptisée du nom commode de constan­tinisme, pour retrouver les formes du christianisme authen­tique dans la primitive Église. Avec sa mesure habituelle, Pie XII a fait le point de la question dans *Médiator Dei*. -- « Sans doute, écrit-il, la liturgie de l'antiquité est-elle digne de vénération ; pourtant *un usage ancien* ne doit pas être considéré *à raison de son seul parfum d'antiquité* comme plus convenable et meilleur, soit en lui-même, soit quant à ses effets et aux conditions nouvelles des temps et des choses (...) « ...Revenir par l'esprit et le cœur aux sources de la liturgie sacrée est chose certes sage et louable, car l'étude de cette discipline, en remontant à ses origines, est d'une utilité considérable, pour pénétrer avec plus de profondeur et de soin la signification des jours de fêtes, le sens des formules en usage et des cérémonies sacrées ; *mais il n'est pas sage ni louable de tout ramener en toute manière à l'antiquité*. » 102:117 « De telle sorte, ajoutait-il, que, par exemple, ce serait sortir de la voie droite de vouloir rendre à l'autel sa forme primitive de table, de vouloir supprimer radicalement des couleurs liturgiques le noir, d'exclure des temples les images saintes et les statues, de faire représenter le divin Rédemp­teur sur la Croix de telle façon que n'apparaissent point les souffrances aiguës qu'il a endurées, de répudier et rejeter enfin les chants polyphoniques ou à plusieurs voix, même s'ils se conforment aux normes données par le Siège apos­tolique. » Certes, l'énumération de Pie XII concerne des points concrets sur lesquels, selon les circonstances, l'Église peut être appelée à modifier ses règles. C'est d'ailleurs ce qui vient d'arriver pour certains d'entre eux. Mais nous sen­tons bien que le courant qui voudrait multiplier les chan­gements est celui que dénonce Pie XII. C'est celui de l'archaïsme, de l' « excessive et malsaine passion des choses anciennes » dont il parle plus loin. Il y a deux retours aux sources. Il y en a un qui est sain et nécessaire. C'est le « ressourcement » dont parle Péguy, l'appel d'une tradition plus récente à une tradition plus ancienne afin de garder la pureté de cette tradition et de main­tenir la sève vivifiante de l'institution. C'est celui-là dont Pie XII dit qu'il est « sage et louable ». Et puis il y a le faux retour aux sources, qui consiste à briser avec la tradi­tion, pour reconstituer artificiellement des structures mortes. Une liturgie du premier siècle transplantée dans le vingtième a à peu près le même sens que ces châteaux du Moyen Age ou ces églises gothiques que construisait Viollet le Due à la grande admiration des bourgeois du siècle dernier. ##### 2°) *La* «* désacralisation *» On pourrait penser que le retour aux sources s'accom­pagne d'une revalorisation du sacré. C'est en effet le cas quand il s'agit d'un retour aux sources véritables. Mais le pseudo-retour aux sources, le goût de l'antique pour l'an­tique, le primitivisme artificiel, véhicule au contraire le retour au profane. On le comprend fort bien. Si, dans une cathédrale, vous remplacez l'autel par une table de cuisine, il y a quelque chose qui jure. La solution la plus simple serait de retirer la table. Mais si on s'attache à la table, on arrivera vite à la conclusion que c'est la cathédrale qui doit être supprimée. 103:117 La revue jésuite *Études*, dans son numéro de mars 1967, a consacré un article à ce sujet sous la plume de Pierre Antoine, qui est, je pense, le R.P. Antoine s.j. « L'église est-elle un lieu sacré ? » C'est la question qu'il pose. Il en fait le titre de son article. Sa réponse est aussi dépourvue d'ambiguïté que possible. « Nous refusons en fait, écrit-il, toute valorisation intrinsèque ou ontologique d'un lieu quelconque comme sacré en lui-même, ce qui reviendrait à localiser le divin. La désacralisation a une dimension spirituelle et mystique que nous ne pouvons ignorer, et qui peut être perçue hors du christianisme. Té­moin, dans sa crudité expressive, l'histoire, tirée de la litté­rature bouddhiste, du moine qui, entré dans une pagode, pisse sur la statue de Bouddha. A celui qui se scandalise d'un tel sacrilège, il répond simplement : « Pouvez-vous me montrer un endroit où je puisse pisser sans pisser sur de la bouddhéité ? » (pp. 437-38). Telle est la « dimension spirituelle et mystique » à laquelle nous convie le P. Antoine. Il nous donne ses raisons. Ce sont celles de l'iconoclastie traditionnelle à quoi s'ajoutent l'avènement de l'âge technique (succédant à l'âge sacral) et la réintégration de l'homme dans le cosmos. Le P. Antoine est net. Il propose que les cathédrales soient con­verties en musées, ce qu'elles sont déjà à ses yeux. Quant aux autres églises, accommodons-nous en quoiqu'elles soient bien mal conçues comme lieux de réunions. Et pour l'ave­nir ? « ...pouvons-nous, dans le contexte de la société actuelle, imposer au paysage urbain cette insistance d'édi­fices religieux ? (...) peut-être devrions-nous honnêtement reconnaître que dans les conditions actuelles, par légèreté et par paresse de concevoir d'autres solutions possibles, nous en construisons trop » (p. 444). Ces propos paraîtraient simplement farfelus si nous les dénichions dans quelque publication ésotérique, du genre de celles où se réfugient les génies incompris. Mais ils sont publiés dans la plus grande revue française des jésuites, ce qui signifie que la Compagnie ou bien les approuve, ou bien estime qu'ils méritent de faire l'objet de notre réflexion. C'est dire le niveau où est tombé le Christianisme des mi­lieux considérés comme les plus chrétiens et les plus sérieux. 104:117 L'article du P. Antoine a l'intérêt de montrer lumineu­sement, par contraste, à quel point les problèmes de la liturgie sont en dépendance directe de ceux de la foi. « L'ailleurs de Dieu, dit le P. Antoine, est ici même : la transcendance divine nous atteint au cœur de notre vie, comme une dimen­sion de notre propre existence. » Mais, s'il est bien certain que Dieu est à la fois transcendant et immanent et que l'homme, crée a l'image de Dieu, le reflète en quelque ma­nière, c'est la transcendance de Dieu qui est première et c'est par sa louange à Dieu que l'homme manifeste la recon­naissance de sa condition propre. La liturgie est l'ordon­nance, l'orchestration de cette profession de foi et de cette proclamation de la vérité. La forêt des symboles n'est là que pour soutenir et illustrer l'orientation du cœur, de l'intel­ligence et des sens. Née de la foi, la liturgie est support et pédagogie de la foi. Attenter à la liturgie, c'est miner la foi. Altérer la foi, c'est ruiner la liturgie. Notons que les idées du P. Antoine sont celles-là mêmes que développe le célèbre évêque anglican de Woolwich, John A. T. Robinson, dans son livre *Dieu sans Dieu* (Honest to God). Il y consacre tout un chapitre (ch. V) dont les con­clusions logiques, plus ou moins nettement affirmées, sont que la liturgie, le culte, et la religion elle-même sont inutiles. S'il n'y a plus de différence entre le profane et le sacré entre le séculier et le religieux, on ne voit pas très bien, en effet, quelle peut être la signification d'une zone exté­rieure au monde. Le moine bouddhiste du P. Antoine avait parfaitement compris tout cela. ##### 3°) *L'* « *intelligibilité *»*,* L'intelligibilité est un thème chéri des novateurs. C'est au nom de l'intelligibilité qu'ils entreprennent de démolir tous les rites liturgiques. C'est au nom de l'intelligibilité qu'ils veulent bannir le latin et le remplacer par les langues modernes. C'est au nom de l'intelligibilité qu'ils veulent que le Fils soit « de même nature que le Père » et non plus « consubstantiel au Père ». En tout, le rationnel, le scientifique, le fonctionnel, l'in­telligible doit régner. La confusion est telle en ce domaine, dans les esprits, qu'il faudrait bien cent pages pour la dissiper. Les erreurs, les sophismes, les préjugés sont si nombreux qu'il est im­possible de les passer en revue. 105:117 Réfutations ou explications exigeraient d'ailleurs, pour être bien comprises, un accord préalable sur des réalités et des notions qui engagent le tout de Dieu, du christianisme, de l'intelligence et de la nature humaine. Bref il s'agirait d'une véritable somme théologique, philosophique et anthropologique. Ne tentons point une telle entreprise et bornons-nous à quelques vues simples sur le point le plus sensible, celui de la langue. Le latin, dit-on, est ignoré de la quasi-unanimité des fidèles. Certes, mais est-ce en latin qu'on vous a appris le catéchisme ? Est-ce en latin qu'on vous prêche ? Est-ce en latin que vous sont offerts les livres qui vous instruisent de votre religion ou vous fournissent une nourriture spiri­tuelle ? Le débat ne porte donc que sur la messe et les prières liturgiques. Or, ici, une première constatation s'impose. C'est que le latin, depuis quelque quinze cents ans qu'il n'est plus un parler populaire, n'a jamais été un obstacle à la foi popu­laire, ni à la piété populaire, ni à la connaissance des vérités chrétienne dans le peuple. Et de nos jours, il est absolument faux de prétendre que c'est le latin qui chasse le peuple des églises. La désaffection des masses à l'égard du christia­nisme tient à de multiples causes où le latin n'est exacte­ment pour rien. Aussi bien le protestantisme, qui fait usage des langues vernaculaires, est à cet égard logé à la même enseigne que le catholicisme, et il serait hardi de prétendre que l'assiduité au temple est supérieure à l'assi­duité à l'église. Le débat est donc, si l'on peut dire, un débat portant sur des principes -- au départ du moins, car bien entendu les effets suivent. « On ne peut bien prier que dans sa langue. » Voilà l'affirmation ultime qu'on oppose au latin. De nouveau, posons deux constatations préalables. La première, c'est que la *prière individuelle* est libre, par nature. Chacun prie dans la langue de son choix, à supposer qu'il use du langage pour prier. 106:117 La seconde, c'est que les livres de messe -- puisque c'est à la messe qu'on pense principalement -- nous donnent toujours la traduction française du texte latin. Ce qui fait qu'on peut « suivre la messe » le plus aisément du monde, soit en usant d'un texte ou de l'autre, soit en passant d'un texte à l'autre. Je ne sache pas que quiconque, à cet égard, ait jamais ressenti la moindre gêne. Reste donc la seule question de savoir si le latin, parlé ou chanté, est, pour ceux qui l'ignorent, un obstacle à la participation active et consciente à la messe ? La réponse ne peut faire de doute. Bien loin que le latin soit un obstacle à la participation active et consciente à la messe, il en est le meilleur moyen. Le défaut d'inintelligibilité n'existe pas. Non seulement il y a les traductions, non seulement les fidèles ont été ins­truits au catéchisme et continuent de l'être à l'église et par leurs lectures, mais ce qu'il y a à comprendre dans le mys­tère divin n'est pas au niveau de la lettre. En toute hypo­thèse, il y faut toujours l'enseignement. Saint François de Sales a écrit là-dessus quelques lignes admirables de simplicité et de profondeur : « Mais de grâce ! Examinons sérieusement pourquoi on veut avoir le Service divin en langue vulgaire. Est-ce pour y apprendre la doc­trine ? Mais, certes, la doctrine ne peut s'y trouver à moins qu'on ait ouvert l'écorce de la lettre dans laquelle, est conte­nue l'intelligence. La prédication sert à ce point en laquelle la parole de Dieu est non seulement prononcée, mais expo­sée par le pasteur... Nous ne devons en aucune façon réduire nos offices sacrés en langage particulier, car comme notre Église est universelle en temps et en lieu, elle doit aussi célébrer les offices publics en un langage qui soit universel en temps et en lieux. Le latin parmi nous est évident, le grec en Orient ; et nos Églises en conservent l'usage d'autant plus à propos que nos prêtres qui vont en voyage ne pour­raient dire la Messe hors de leur contrée, ni les autres l'en­tendre. L'unité, la conformité et la grande étendue de notre sainte religion, requiert que nous disions nos prières publi­ques en un langage qui soit un et commun à toutes les nations. » ([^38]) Il est difficile de dire plus en moins de mots. 107:117 La *prière publique* est un acte commun d'adoration dans un acte commun de foi. Elle est le langage liturgique de nos rapports avec Dieu. Ce langage, il appartient à l'Église de le fixer, et il doit être le même pour tous les chrétiens. Si l'Histoire l'a diversifié, si elle peut être encore appelée à la diversifier, ce ne peut être qu'au minimum, et comme un pis-aller. L'unité est évidemment préférable et d'ailleurs de plus en plus postulée par le rétrécissement de la planète. S'agit-il d'ésotérisme ? Pas le moins du monde. L'Église n'est pas ésotérique. L'objet de foi qu'elle propose est le même pour tous, et c'est bien pourquoi un seul et même langage l'exprime identiquement pour tous. Encore une fois, les traductions sont là pour en reproduire les formules le plus littéralement possible, mais il faut qu'elles pro­cèdent toutes du même texte et que ce texte soit connu de tous. Par le latin, tous les fidèles accèdent à cette première intelligence du christianisme : qu'il est un, et le même pour tous. En l'entendant à la messe, ils participent plus activement et plus consciemment au sacrifice en se sentant en communion avec les chrétiens du monde entier et avec tous ceux des générations passées et à venir. Ils communient dans un acte de foi qui englobe l'universalité du temps et de l'espace dans l'unité de sa proclamation. *Fides quærens intellectum. Credo ut intellegam*. La prière de l'Église est institutrice de la Foi. Elle ouvre l'in­telligence au sens du mystère et la guide sur la voie de son exercice propre en face du mystère. Le plus humble des fidèles le sent d'instinct, et très profondément. Quand il prononce *Kyrie eleison, Gloria in excelsis Deo, Credo in unum Deum, Pater noster*, outre qu'il sait le sens de tous ces mots qu'il a appris depuis longtemps et qu'il vérifie comme il le veut dans leur traduction, il saisit parfaitement que la langue sacrée l'oriente à Dieu de manière unique, par l'ascension qu'elle facilite de son intelligence et par la rela­tion qu'elle établit entre lui et la communauté des vivants et des morts. Est-ce un effort demandé aux fidèles ? Sans doute, mais cet effort même est une introduction excellente à la Foi, chemin unique de l' « intelligibilité » divine. Aussi bien il est vraiment le moindre de ceux que requièrent et la vie chrétienne et la vie tout court. Car, on feint de l'oublier, il ne s'agit que d'un nombre infime de textes et de prières. Faut-il encore réduire ce nombre ? Le Concile en a donné la possibilité aux évêques. Que demande-t-on de plus ? 108:117 Ce qu'on demande, hélas ! nous craignons de trop bien le comprendre. Il ne s'agit pas de rendre le christianisme « intelligible », il s'agit de le détruire. Le procédé démago­gique est sans faille : on flatte la paresse en se donnant l'apparence d'exalter, l'intelligence. Mais le but est de couper le peuple chrétien de sa tradition, de lui faire perdre le sens du sacré, de le constituer souverain maître d'une vérité qui ne peut émaner que de lui-même. « Vous serez comme des dieux. » Tel est l'appel que susurre aux oreilles innocentes la suppression du latin. Oh ! certes, ce noir dessein n'est pas celui des braves personnes naïves qui se réjouissent qu'on leur rende leur religion enfin « intelligible ». Elles croient ce qu'on leur dit. Et ceux qui le leur disent sont eux-mêmes, dans leur grande majorité, des naïfs. Mais il y a ceux qui mènent le jeu. Ceux-là savent ce qu'ils font. ##### 4°) *Le* «* communautarisme *» Le « communautarisme », c'est à la fois la majoration excessive et l'altération de la valeur de la réalité communau­taire dans la liturgie. Le pseudo-retour aux sources l'alimente pour une part. Une émotion sacrée de nature dou­teuse y compense la désacralisation. Une influence diffuse du communisme s'y fait enfin sentir. Le « communautarisme » sévit aujourd'hui dans l'Église à tous les niveaux et sous toutes les formes. Ce phénomène s'explique par trois raisons. En premier lieu, il est une réac­tion contre l'individualisme du siècle précédent. En second lieu, il correspond à un mouvement universel. En troisième lieu, il trouve le terrain le plus propice dans la nature de l'Église, qui est effectivement communautaire mais qui ne l'est pas selon les modalités que nous observons aujour­d'hui, où les excès, les abus et les déviations sont manifestes. 109:117 Nous laisserons de côté l'aspect institutionnel du « communautarisme », qui se marque par l'importance toujours croissante donnée aux groupes -- collèges, assemblées, équipes, associations et réunions de tous genres -- avec le sous-produit bureaucratique et technocratique qui l'accom­pagne comme une conséquence nécessaire. Nous resterons sur notre terrain en évoquant le glissement qui est en train de se produire dans l'acte central de la vie liturgique : la messe. On pensera aussitôt aux agapes hollandaises et à telles on telles cérémonies à allure de sabbat qui ont déshonoré des églises françaises. Mais nous négligeons ces excentricités, malgré leur caractère révélateur, pour nous attacher plutôt à ce qui nous est présenté comme le modèle de la messe selon « l'esprit du Concile ». Un petit livre de M. l'abbé Michonneau fournira le thème de notre réflexion ([^39]). Parlant des extravagances hollandaises, l'abbé Michon­neau nous explique que les évêques de là-bas sont « vigi­lants » mais qu'ils « ne veulent pas arrêter des recherches authentiques. C'est l'expérience, pensent-ils sans doute, qui révèle les solutions pratiques, autant que les discussions spéculatives » (p. 15). Que « l'expérience » ait sa place dans la mise au point des « solutions pratiques », on en conviendra volontiers. Mais quand l'expérience devient, comme en Hol­lande, dérèglement pur, ce n'est pas aux « discussions spé­culatives » qu'elle s'oppose, c'est à la loi même de l'Église, de qui dépend exclusivement le gouvernement de la liturgie. Chaque fois que l'abbé Michonneau s'engage sur une piste, nous commençons par le suivre, parce que la piste paraît bonne, et puis nous sommes obligés de nous arrêter parce que nous nous retrouvons dans des fondrières. C'est ainsi qu'il nous parle de l'Église en tant que « communau­té » et de l'excellence de la « prière communautaire ». Com­ment ne pas être d'accord ? Mais c'est aussitôt pour opposer entre elles des réalités qui, bien loin de s'exclure, sont au contraire complémentaires. L'Église est une communauté, certes, mais précise-t-il : « A certaines époques, on aurait eu du mal à voir en elle une communauté pure. Et pour­tant elle n'est pas autre chose (...) Ce qui la distingue, essen­tiellement, au milieu d'un monde sociétaire, c'est qu'elle est communauté. » (p. 37) 110:117 D'une vérité, l'abbé Michonneau fait ainsi une erreur parce qu'il veut en faire la vérité exclusive. Il ne définit d'ailleurs ni l'un, ni l'autre mot. Mais, pour les opposer, il leur reconnaît un caractère différent et on devine sans peine que ce qu'il voit dans la *communauté* c'est d'abord le senti­ment, la volonté, l'amour et dans la société la structure, la hiérarchie, la loi. Or comment refuser à l'Église le caractère de société ? Elle est à la fois communauté et société. Elle est, dit Paul VI, « une société religieuse » et « une commu­nauté de prière » ([^40]). Qu'on dise, si l'on y tient, qu'elle est plus essentiellement communauté que société afin de souli­gner plus fortement sa réalité spirituelle ; mais nier son caractère sociétaire, c'est la nier elle-même. Vouloir faire d'elle une « communauté pure » c'est abolir la marque dis­tinctive du catholicisme pour le réduire au plus vague des protestantismes. Le reste s'ensuit, presque nécessairement. L'abbé Michonneau parle de la messe avec beaucoup de piété, mais qu'est la messe pour lui ? « La messe, c'est la Cène, et la Cène, c'est un repas. Le Christ l'a voulu ainsi » (p. 55). « Comment oserions-nous faire de la messe autre chose qu'un partage fraternel, autre chose qu'un repas de famille, autre chose qu'une union totale : une communion dans la prière avec le Christ. » (p. 47) Où est le « saint sacrifice de la messe » de notre caté­chisme ? J'ai beau consulter « la lettre » des textes conciliaires, et en scruter « l'esprit » pour tâcher d'y trouver des « orien­tations » différentes de la lettre, mon enquête est vaine. Le Concile réaffirme l'enseignement traditionnel de l'Église. Au chapitre II « De sacro-sancto eucharistioe mysterio », nous lisons, d'entrée : « Notre Sauveur, à la dernière Cène, la nuit où il était livré, institua le *sacrifice* eucharistique de son Corps et de son Sang, pour perpétuer le *sacrifice* de la croix au long des siècles... » Banquet pascal ? Sans nul doute, mais d'abord, essentiellement, sacrifice. L'Instruction « Eucharisticum mysterium », du 25 mai 1967, rappelle que « la messe, ou Cène du Seigneur, est tout à la fois et inséparablement : 111:117 « -- Le sacrifice dans lequel se perpétue le sacrifice de la croix ; « -- Le mémorial de la mort et de la résurrection du Seigneur prescrivant : « Faites ceci en mémoire de moi » (Luc, 22, 19) ; « -- Le banquet sacré où, par la communion au corps et au sang du Seigneur, le peuple de Dieu participe aux biens du sacrifice pascal, réactualise l'alliance nouvelle scellée, une fois pour toutes, par Dieu avec les hommes dans le sang du Christ et, dans la foi et l'espérance, préfigure et anticipe le banquet eschatologique dans le royaume du Père, en annonçant la mort du Seigneur « jusqu'à ce qu'il vienne » (art. 3) » -- (Cf. la Const. sur la liturgie, n° II 640-47-106 ; la Const. *Lumen Gentium* n° 28 ; le Décret *Presbytero­rum Ordinis*, nn° 4 et 5). Le « banquet » n'existe que par le « sacrifice » et le « mémorial ». C'est pourquoi un prêtre *célèbre* la messe, même sans la présence physique de fidèles, tandis que des fidèles assemblées *participent* à la messe, par l'action du prêtre, ministre du sacrifice. De même, une messe célébrée en présence de fidèles qui ne communient pas demeure messe authentique. Dans *Mediator Dei*, Pie XII écrit : « Ils s'écartent donc du chemin de la vérité ceux qui ne veulent accomplir le saint Sacrifice que si le peuple chrétien s'approche de la Table sainte ; et ils s'en écartent davantage encore ceux qui, prétendant qu'il est absolument nécessaire que les fidèles communient avec le prêtre, affirment dange­reusement qu'il ne s'agit pas seulement d'un Sacrifice, mais d'un Sacrifice et d'un repas de communauté fraternelle, et font de la Communion accomplie en commun comme le point culminant de toute la cérémonie. » « J'ai la satisfaction, écrit l'abbé Michonneau, de me trouver du côté du Pape et des Pères conciliaires, dans le sens où l'Église veut nous entraîner » (p. 77). Si ce que veut dire le Pape dit le contraire de ce qu'il dit, si les Pères conciliaires veulent dire le contraire de ce qu'ils disent et si le sens où l'Église veut nous entraîner est le sens inverse de celui qu'elle nous désigne, alors l'abbé Michonneau est fondé à parler comme il parle. Dans le cas contraire, non. 112:117 Quand l'Église presse les fidèles de participer consciem­ment et activement au sacrifice de la messe, c'est vers Dieu qu'elle les dirige. Une participation parfaite crée un sentiment communautaire à la fois intense et du meilleur aloi parce que c'est leur relation à Dieu qui relie entre eux les fidèles. Une liturgie bien ordonnée et respectée fait de l'assemblée qui prie une communauté dont les sentiments sont purifiés par les structures de la foi qu'intègre la litur­gie. Quand, au contraire, la ferveur communautaire est cul­tivée pour elle-même, on est sur la pente des aberrations religieuses. Il est si facile d'exalter le sentiment d'une foule ! Nous sommes là sur un terrain où il faut considérer les choses avec bonne foi et lucidité. Car nous proclamons, nous aussi, la valeur de la réalité communautaire de la messe, mais nous savons bien que tout rassemblement peut susciter l'émotion collective quel qu'en soit le motif, l'intensité du sentiment n'est pas le gage de sa valeur. Dans les manifes­tations religieuses notamment, une vague inspiration d'infini et un besoin indéfinissable de sortir de soi-même trouvent dans la foule un moyen puissant d'évasion reli­gieuse. L'agrégation des individus, le chant, le rythme, le spectacle sont les conditions d'une sorte d'extase indivi­duelle et collective qui peut prendre toutes les formes y compris les plus extravagantes. Tout cela est naturel et n'a donc pas à être suspecté en soi-même. Mais justement parce que tout cela est naturel, ce ne peut être que la matière première qu'il s'agit d'informer pour en faire de la beauté et de la vérité. La liturgie n'a pas d'autre objet. Les états de haute tension communautaire ne peuvent être permanents. Ils sont liés normalement aux moments où la communauté a des raisons particulières de prendre conscience d'elle-même, par exemple quand elle est naissante, ou menacée, ou persécutée. C'est par sa différence avec le milieu extérieur qu'elle s'affirme. Elle se nourrit de cette différence ; elle y alimente son sentiment. Les catacombes et les ghettos sont les foyers du sentiment communautaire le plus vif. Quand il n'y a pas croissance, menace ou persécution, la communauté, pour se donner consistance risque d'être con­duite à créer elle-même ses propres conditions de différence. Elle se définit par opposition. A la limite, elle tend à la secte. Son sentiment communautaire est à la fois auto-exclusion du groupe social plus vaste auquel elle appartient, prosélytisme à l'égard de ce groupe, valorisation de ses membres humblement fiers de leur prédestination à la communauté restreinte. 113:117 Toutes les communautés religieuses qui cultivent intensément le sentiment communautaire présentent ces caractères. Leurs membres sont les élus du Seigneur. Ils communient dans le sentiment de cette élection. On trouve ces caractères dans le catholicisme, mais mis à leur place, endigués, canalisés, orientés par l'objet de la foi et par l'architecture de la liturgie. L'Église n'est pas une religion close, comme disait Bergson ; elle est une religion ouverte. Elle est ouverte à tous, en tous lieux et en tous temps. Tout ce qu'elle est et tout ce qu'elle offre a de quoi, certes, créer le plus vif sentiment communautaire, mais elle nous rappelle constamment de ne pas confondre nos senti­ments avec les vertus théologales. La présence de Dieu ne se confond à aucun titre avec le sentiment de sa présence, et si ce sentiment n'est ni condamné, ni refusé, ni même à priori suspecté, nous sommes invités à l'accueillir avec reconnaissance mais nullement comme le signe d'un quel­conque état privilégié. La foi des saints s'accompagne fré­quemment d'une absence totale de sentiment, voire du sentiment contraire de l'abandon de l'âme par Dieu, quand ce n'est pas de l'inexistence même de Dieu. Voilà pourquoi je pense que si l'abbé Michonneau a raison de souligner la valeur de la prière communautaire, il a tort de voir dans la communauté le mode quasi physique de la relation de l'homme à Dieu. Comme si Dieu jaillissait du rassemblement des individus, au lieu d'opérer leur rassem­blement par leur commune adoration. Au départ, le débat peut ne porter que sur des nuances ; au terme, c'est la messe elle-même qui peut être mise en question. Ce repas fraternel, plein d'émotion sacrée, risque, à la fin, de n'avoir plus rien de commun avec la messe du catholicisme. 114:117 Ajoutons qu'on voit poindre dans cette volonté de communautarisme à tout prix un goût passablement tyrannique de l'autorité ([^41]). Il ne s'agit pas seulement de réunir les gens, il faut les agglomérer de la manière la plus compacte possible, afin probablement que l'esprit communautaire ne puisse s'échapper par aucun interstice. « Qui d'entre nous, écrit l'abbé Michonneau, concevrait un repas où chacun se tiendrait le plus possible éloigné de ses voisins, laissant systématiquement une ou deux chaises inoccupées de chaque côté de lui, ? Qui n'a pas éprouvé la douloureuse impression laissée par une place vide autour d'une table de famille ? C'est pourtant ce que s'empressent de faire nombre de fidèles, en venant à la messe, le dimanche (...) Soyez polis envers le Maître de maison, rapprochez-vous de lui ; soyez aimables avec vos frères, retrouvez-les au coude à coude » (pp. 55-56). Bien sûr ! Bien sûr ! mais il y a une mesure à garder. Tous les fidèles ne se sentent pas des saints voués à côtoyer d'autres saints. Beaucoup d'entre eux éprouvent un peu le réflexe du publicain. Ils se tiennent à quelque distance des meilleurs (pas nécessairement pharisiens) qu'ils admirent d'ailleurs sincèrement. Quand l'église est pleine, tout le monde est coude à coude. Quand elle n'est pas pleine, il y a des espaces vides, et la dispersion obéit à des lois statistiques que j'ignore mais qui me paraissent assez bien respectées. Il y a toujours un noyau de gens rapprochés, puis des indi­vidus espacés par degrés jusqu'à celui qui demeure seul au fond de l'église. N'y a-t-il plus communauté ? Sans doute, si la dispersion est trop grande et que les fidèles s'éloignent trop du prêtre. Ce me semble être rarement le cas. Je conçois d'ailleurs fort bien, et j'approuve, que les fidèles soient invités à se rapprocher les uns des autres, mais en leur lais­sant une liberté personnelle sans laquelle disparaît la notion même de communauté. Vouloir tasser les gens dans l'église comme du caviar en boîte procède du culte de la masse bien plus que de l'esprit de communauté. C'est peut-être davan­tage un prélude à la mise en condition qu'une préparation à la prière en commun. Les âges totalitaires où nous sommes entrés recommandent-ils ces méthodes auxquelles tout nous conduit et tout nous prédispose ? Mais il ne faudrait pas exagérer. Aux mains d'un pasteur à la foi intacte elle peu­vent réchauffer des ardeurs chrétiennes, mais devenues techniques d'apostolat et de conversion elles videraient vite l'église en vidant le christianisme de sa substance. L'in­croyant comme le croyant verra toujours dans le prêtre un ministre de Dieu et non un animateur de réunion publique ; pour l'un comme pour l'autre la messe sera toujours d'abord un mystère sacré avant d'être l'occasion de paroles, de chants et de gestes destinés à créer dans une foule un commun sen­timent religieux. 115:117 ##### 5°) *Le* «* culte de l'homme *» Le commun dénominateur des dérèglements que nous observons aujourd'hui tant dans le domaine de la foi que dans celui de la liturgie, c'est finalement *la substitution pro­gressive du culte de l'homme au culte de Dieu.* Nous renver­sons la croyance chrétienne que Dieu a créé l'homme et que le Verbe s'est fait chair, pour concevoir un Dieu qui n'est que l'homme lui-même en train de devenir Dieu. Nous adorons le Dieu qui procède de nous. Entre l'humanisme de la science et du marxisme et l'humanisme de ce néo-christianisme dont Teilhard de Chardin est le prophète, il n'y a plus qu'une différence de mot. Le premier, annonce la mort de Dieu, et le second sa naissance, mais l'un et l'autre ne confessent plus que l'homme, qui sera demain le tout de l'univers, sous son propre nom ou sous celui de Dieu. Cet humanisme a pour caractère essentiel, et nécessaire, d'être évolutionniste. Ce qui nous donne la clef d'un mystère. Car tout de même, on comprendrait mal qu'en quatre années la Constitution liturgique ait pu être abolie. Nous avons beau la lire et la relire, nous ne trouvons rien qui puisse justifier les folies dont nous sommes témoins. Comment donc les novateurs osent-ils s'en réclamer ? Eh ! bien, c'est tout simple. Pour eux la Constitution ne pose ni des principes ni des normes : elle ouvre une ère nouvelle. Là où nous voyons un monument achevant, du moins pour quelque temps, une restauration dès longtemps amorcée et indiquant la voie et l'esprit selon lesquels devront intervenir les mises au point d'application, ils voient, eux, *le commencement absolu d'une mutation brusque à partir de laquelle doit procéder l'évolu­tion d'une liturgie modifiée dans sa substance même.* Sur ce thème, il y aurait des observations sans fin à présenter, mais elles nous mèneraient trop loin. C'est, en effet, de la totalité de la crise dans laquelle est plongée l'Église qu'il faudrait parler. Rien d'étonnant, d'ailleurs, puisque la liturgie n'est autre chose que la prière de l'Église. Le climat de la détérioration de la liturgie est nécessairement le climat même des bouleversements qui affectent l'Église. 116:117 Culte de l'homme, disions-nous. Nous pourrions dire aussi bien : *dégradation de la foi.* Le texte même de la Constitu­tion sur la liturgie n'a pas suffi à contenir l'audace des no­vateurs. Les innovations qu'elle autorise, bien loin de cana­liser les réformes, n'ont fait qu'ouvrir les vannes à tous les débordements. Pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui, il suffit de relire l'encyclique de Pie XII *Mediator Dei*. Elle éclaire merveilleusement la Constitution liturgique. Les deux docu­ments sont en parfaite harmonie, mais on trouve dans l'en­cyclique des avertissements, dont nous avons cité quelques-uns, que la Constitution n'a pas jugé nécessaire de répéter, sur les abus et les excès qu'il importe d'éviter. Ce sont ceux précisément que nous voyons aujourd'hui se répandre par­tout. A tel point que l'encyclique, qui date de 1947, se trouve être infiniment plus actuelle de nos jours qu'à l'époque où elle a été promulguée. Prenez garde, disait Pie XII aux évê­ques, « que ne s'infiltrent dans votre troupeau les erreurs pernicieuses et subtiles d'un faux « mysticisme » et d'un nocif « quiétisme » (...) et que les âmes ne soient séduites par un *dangereux* « *humanisme *», ni par l'introduction d'une *fallacieuse doctrine, altérant la notion même de la foi catho­lique*, ni enfin par un retour excessif à l' « archéologisme » en matière liturgique ». Que dirait Pie XII s'il revenait parmi nous ! Mais quoi ! il ne dirait que ce que dit Paul VI, dont les paroles, jour après jour, traduisent l'inquiétude et la souffrance. Le 19 avril dernier, s'adressant aux membres du Consilium pour l'appli­cation de la Constitution liturgique, il exprimait précisément sa « douleur » et son « appréhension » en face des « cas d'indiscipline qui, dans différentes régions, se répandent dans les manifestations du culte communautaire et prennent par­fois des formes volontairement arbitraires, souvent totale­ment différentes des normes en vigueur dans l'Église ». Mais, ajoutait-il, « ce qui est pour nous une cause encore plus grave d'affliction, c'est la diffusion de la tendance à « désacraliser », comme on ose le dire, la liturgie (si encore elle mérite de conserver ce nom) et avec elle, fatalement, le christianisme. Cette nouvelle mentalité, dont il ne serait pas difficile de retracer les origines troubles, et sur laquelle *cette démolition du culte catholique authentique* essaye de se fonder, implique de tels *bouleversements* doctrinaux, disciplinaires et pastoraux que nous n'hésitons pas à la consi­dérer comme aberrante. 117:117 Nous avons le regret de devoir dire cela, non seulement à cause de l'esprit anticanonique et radical qu'elle professe gratuitement, mais bien davantage à cause de la *désintégration* qu'elle comporte fatalement ». « Démolition » .... « bouleversements » ..., « désintégration » ..., on se demande quels mots plus forts pourraient être employés. Or c'est le Pape qui les prononce. ##### *Conclusion* Le tableau que nous venons de brosser rapidement peut paraître sombre. Il l'est effectivement, non par parce que nous avons noirci la réalité mais parce que nous l'avons exprimée telle qu'elle est. La situation présente se caractérise par deux traits : -- d'une part, dans les faits, la destruction de la liturgie se poursuit à vive allure, donnant au culte une allure de plus en plus anarchique. Où est la prescription de la Constitution selon laquelle « on ne fera des innovations que si l'utilité de l'Église les exige vraiment et certai­nement, et après s'être bien assuré que les formes nou­velles sortent des formes déjà existantes par un déve­loppement en quelque sorte organique » (art. 23) ? -- d'autre part, en droit si l'on peut dire, la Constitution sur la liturgie est violée. Par un véritable coup de force, les bureaux ont décrété l'assassinat du latin, du chant grégorien et de la musique sacrée. Ils ont l'impudence supplémentaire de présenter leur entreprise comme une application des décisions conciliaires. Mais quand la Constitution déclare que « l'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera observé dans les rites latins » et que « l'Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine », nul ne peut en conclure que cela signifie que le latin et le chant grégo­rien seront supprimés. Pour nous, laïcs, le blanc est le blanc, le noir est le noir, oui est oui, et non est non. On entend nous tromper, et nous tromper par un mensonge. Nous en rougissons doublement, comme hommes et comme catholiques. 118:117 Faut-il désespérer pour autant ? Non. D'abord et fondamentalement parce que ce serait désespérer de l'Église, mais aussi, très humainement, parce que ce serait désespérer du bon sens. Trois éléments de poids doivent nous donner confiance : 1°) *le pape --* qui ne cesse de dénoncer les excès et les abus qui entachent la réforme liturgique. 2°) *L'immense majorité des prêtres et des laïcs --* qui ne sont nullement d'accord avec les extravagances des nova­teurs. A cet égard, il s'agit de bien discerner la réalité. Si les laïcs ont fait bon accueil aux réformes liturgiques c'est *dans la mesure où* ces réformes sont conformes à la Constitution. Les nuances d'attitude qu'on pouvait observer au début entre ceux qui redoutaient l'avenir et ceux qui lui faisaient con­fiance s'estompent de plus en plus pour se rejoindre dans une attitude commune qu'on pourrait définir dans la formule suivante : « Tout le Concile ; rien que le Concile » -- On le vérifiera de plus en plus. 30\) Le texte enfin, de *la Constitution sur la liturgie --* qui demeure la seule expression de la volonté du Concile et qui permettra au gouvernement de l'Église d'opérer, un Jour ou l'autre, les redressements qui s'imposent. Cependant, pour fondée qu'elle soit, la confiance ne doit pas devenir illusion. Le mal, pendant longtemps, ira en s'aggravant. Prenons, par exemple, le cas du latin. Aujour­d'hui on le chasse, mais on le sait encore. Tandis que si la place que lui assigne le Concile ne lui est pas rapidement rendue, s'il demeure banni de la messe, des livres de prières et des séminaires eux-mêmes, dans vingt ans on n'ose prédire ce que sera devenu le christianisme. C'est pourquoi chacun, à son rang, doit lutter. Nous autres, les laïcs, nous avons le droit et le devoir de dire que nous refusons la néo-liturgie que les novateurs veulent instituer pour instaurer leur néo-christianisme, religion de l'humanité qui aurait peut-être de quoi satisfaire un Auguste Comte ou un Teilhard de Chardin mais certainement pas nous. 119:117 En français comme en latin c'est au *Credo* de Nicée que nous restons attachés, comme nous restons attachés A la li­turgie qui en procède. *Lex orandi, lex credendi*. Nous ne voulons rien de plus et rien d'autre que le christianisme traditionnel, celui d'hier, de demain et de toujours. Nous voulons simplement rester chrétiens et catholiques -- avec le Pape et dans l'Église. Louis Salleron. *8 Septembre 1967.* 120:117 ### Paroisses sociologiques par Albert Garreau SOCIOIOGIQUE, mot sésame nécessaire paraît-il depuis une quinzaine d'années pour obtenir quelqu'avan­cement ; beaucoup doivent s'imaginer que c'est un synonyme de socialiste. Si le mot est nouveau la chose ne l'est guère ; de tous temps, il s'est trouvé des fidèles pour fréquenter, de préférence à l'église qui leur était officielle­ment assignée, une autre église ou chapelle plus proche d'eux, matériellement ou spirituellement. Ce n'est peut-être pas trop grave en nos pays et nos temps de mission et le converti de tel clerc itinérant ou sans mandat contresigné par les autorités n'est sans doute pas moins catholique que le fidèle qui obéit au doigt et à l'œil à son curé. D'autant que de nos jours les inspirations et les consignes des uns comme des autres risquent d'être parfois assez saugrenues. L'administration, toutefois, garde ses exigences et la proximité territoriale, bien qu'elle ait le grand tort d'avoir servi traditionnellement, demeure la base la plus simple et la plus logique d'une affectation des fidèles à leurs pasteurs. Encore serait-il bon de ne pas oublier que nous avons de moins en moins le choix du lieu que nous habitons, que les puissances politiques, économiques, sociales, nous contrai­gnent, qu'elles nous déportent, nous importent et nous exportent selon leurs caprices. Parfois, dans leurs grands ensembles, elles daignent prévoir un lieu de culte, plus modeste certes que l'épicerie ou le centre de loisirs dirigés, et tout prêt à opérer sa mutation en salle de conférences ou de cinéma. 121:117 L'U.N.E.S.C.O., approuvée expressément par de grands clercs qui assistaient à ses délibérations, ne nous a pas caché qu'il était désirable que le même « lieu » pût servir à tous les cultes pratiqués dans la lapinière considé­rée et que les catholiques, n'ayant plus les ressources nécessaires pour bâtir et entretenir des églises, devaient s'adapter à la situation, abandonner toute idée de triompha­lisme, partager leur gîte locatif avec les huguenots, les Israélites, les franc-maçons et à l'occasion les musulmans. Le prêtre ou le diacre chargé du service de ces lieux, nous pourrons le tenir pour délégué à la prière publique et dis­pensateur des sacrements, s'il a été désigné par l'autorité compétente et s'il ne commet pas trop d'hérésies dans ses fonctions ; mais il nous sera difficile de voir en lui un pas­teur et père spirituel. Ce déchirement a été sensible à toutes les époques trou­blées. En particulier très vivement au début de la réforme catholique du XVII^e^ siècle. Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, a écrit une petite bibliothèque pour défendre les prérogatives des curés, des hiérarques disait-il, et aussi pour exposer leurs devoirs. Une littérature plus surabondan­te encore l'a combattu. Le puissant cardinal de Richelieu en personne, malgré les ordres les plus formels qu'il a donnés, n'a pu imposer silence aux polémiques. Camus, tout partisan qu'il était de l'application à la lettre, au sens le plus étroit, des recommandations du concile de Trente concernant la fréquentation des paroisses, admettait les permissions données aux peuples « à raison de la tyrannie de quelques pasteurs ». Les chapelles ou églises que hantent alors les paroissiens gyrovagues sont comparables, écrit-il dans son traité *Des devoirs paroissiaux* (1642) à ces espèces d'hôpitaux d'Italie « *per le mal maritate *», asiles des fem­mes maltraitées dans leur ménage. 122:117 Les Français du Grand siècle aspiraient à l'ordre et à la discipline. Ceux d'aujourd'hui, opprimés par des institutions et des mœurs aussi grégaires que tyranniques, souhaitent avant tout la liberté, quand ils ont gardé quelque souci de vivre en hommes. Il est regrettable que trop de clercs, par nature et par profession autoritaires et dominateurs, parais­sent ignorer que la vie spirituelle s'accommode difficilement d'un esclavage administratif. Le mot communautaire, pro­digué à temps et à contre-temps, ne suffit pas pour faire passer la muscade ; les plus distraits finissent par s'aperce­voir qu'il s'agit d'une dictature arbitrairement imposée. Et particulièrement les tenants de la messe basse du rite latin, catholique romain, telle qu'elle était célébrée hier encore, ne comprennent pas pourquoi ils sont traqués, calomniés, traités de pharisiens, pratiquement excommuniés dans la plupart des paroisses, alors que son Éminence le cardinal Feltin vient encore de déclarer que la pluralité des rites ne nuisait en rien, au contraire, à l'épanouissement de l'Église \*\*\* Le ressourcement, l'archéologie, le vent de l'histoire et l'ouverture au monde, sans compter le soi-disant esprit du Concile, justifient tout ce que les novateurs voudront et nous n'avons qu'à nous laisser balayer. Mais nous est-il interdit de voir ce qui est public et vu de tout le monde ? Sommes-nous parias au point de ne plus avoir qu'à nous taire ? L'histoire d'une de nos plus insignes églises pilotes d'essais nous intéresse, parce qu'elle est aussi un peu de la petite histoire parisienne. Il s'agit du *Jesu* de la rue de Sèvres, dit naguère église diocésaine des étrangers et au­jourd'hui église Saint-Ignace. Les Pères de la Compagnie de Jésus étaient installés rue de Sèvres depuis 1822 ; leur église, construite dans le style du XIII^e^ siècle alors à la mode par le Père Tournesac, fut inaugurée en 1859. Léon Bloy, Édouard Estaunié en parlent dans leurs livres. Elle avait été édifiée avec beaucoup de soin et de faste. Lors des luttes anticléricales de la fin du siècle dernier, les Jésuites furent parmi les premiers expulsés et leur chapelle demeura assez longtemps fermée. En 1920, c'était l'union sacrée, mais la Compagnie inspirait encore une telle horreur aux gens de gauche que l'église fut réouverte à l'usage des colonies étrangères de Paris, sous les auspices du très aimable et subtil Monseigneur Chaptal, dont la mère était Juive. 123:117 On y vit comme chapelains l'abbé Altermann, le prince Ghika et un prélat tchèque Mgr Zhanel ; ces deux derniers retournèrent dans leur pays en 1939 et moururent dans les geôles bolcheviques. Plus tard, l'abbé Stock, jeune rhénan blond et flegmatique, qui fut pendant l'occupation allemande aumô­nier de la prison du Cherche-Midi et que ses amis Français canoniseraient volontiers. Mais la majeure partie des fidèles qui fréquentaient l'église rendue au culte étaient des Français, habitants des environs. Le quartier n'avait pas encore été livré à la spécu­lation immobilière et un grand nombre de petites gens, de pauvres, habitaient souvent depuis plusieurs générations de vieilles maisons voisines. Ils allaient à la messe. Les clientes, du *Bon Marché* entraient dans cette chapelle discrète faire leurs dévotions et parfois confesser leurs plus gros péchés. Les confesseurs n'y chômaient guère plus qu'à Notre-Dame des Victoires. Au premier étage, une bibliothèque slave attirait une clientèle hétéroclite et cosmopolite. L'église fut confiée à un vieux prêtre qui ressemblait à un officier de cavalerie d'avant 1914, bourru et autoritaire, le fameux Père Colin de Verdière, saint homme, pâle et ascétique, que personne, je pense, ne vit jamais rire. Il était toute la journée dans son église. Toujours prêt à confesser, et l'on venait de loin s'adresser à lui. Après chaque confession, il courait vers la Pietà et la grotte de Lourdes faire une petite prière. Parmi ses pénitents sensationnels, on put voir le pauvre abbé M... bien connu de tous les commer­çants, ancien avocat, vocation tardive, qui demeura toute une matinée de dimanche à genoux dans le chœur, seul, bien en vue, en méditation. Quelques jours plus tard, la police l'arrêtait pour escroqueries répétées et oncques ne le revit-on. Le Père, assiégé dans son confessionnal, faisait un choix : si vous ne lui conveniez pas, il disparaissait de longs moments à la sacristie ; vous pouviez soit parfaire votre examen de conscience, en rongeant votre frein, soit élire quelqu'autre confesseur disponible qu'offraient les confessionnaux voisins, soit prendre la poudre d'escampette, ce qui arrivait assez souvent. 124:117 Le Père fut un curé modèle. Il fit tout d'abord réparer l'église avec le plus grand soin, rétablir les retables dorés et sculptés, la majestueuse chaire de vérité, les grandes lam­pes votives du chœur qui avaient fait l'objet de publications du Père Cahier. Il prêchait rarement ; mais il faisait venir le soir des prédicateurs réputés, sans grand succès de public d'ailleurs. Les messes du dimanche étaient très suivies, en particulier celles de 9 et 11 heures. On se désignait Marc Sangnier, en personne petit homme trapu que ses amis et partisans, qui l'entouraient et l'accompagnaient partout, semblaient vénérer ; on retenait sa place au premier rang, côté de l'épître, on l'y accompagnait en cortège. Il jetait négligemment son missel sur le prie-Dieu, s'asseyait et se levait à sa guise, à genoux seulement de brefs instants lors de l'élévation. Il ne communiait pas. Ses compagnons le tutoyaient, mais le traitaient comme une châsse ou une reli­que vivante. La neuvaine de saint François-Xavier était célébrée solennellement, avec exposition de reliques, authentiques celles-là, et prédications. Le plus grand succès de public était celui des messes de minuit ; certes, parce qu'on n'avait pas à retenir de places et parce que l'église était chauffée, mais aussi parce que l'atmosphère religieuse était recueillie. Une bonne chorale et une excellente organiste exécutaient des répons latins et de vieux cantiques qui plaisaient à tous ; la première messe était très solennelle, dans une église illuminée, envahie par la foule silencieuse jusque dans les chapelles latérales et les allées ; la messe de l'aurore était plus simple, accompagnée d'orgue ; celle du jour, qui sui­vait immédiatement, tout intime, les trois quarts de l'assis­tance ayant quitté l'église et la nef étant plongée dans une demi-obscurité : une sorte de ferveur s'établissait entre le célébrant, les rares présents et l'Enfant-Dieu, dont la crèche, à l'entrée, venait d'être dévoilée. 125:117 Le P. de Verdière partit très vieux, après la guerre de 1939, à la maison de retraite de Chantilly, où, dit-on, il s'ennuya fort dans l'inaction. Il fut remplacé par un Père plus jeune, lui aussi du type officier de cavalerie, mais loquace et piaffant, le P. de Sainte-Marie, qui venait de passer quatre ans en Allemagne dans un camp de prison­niers. Sa première réforme consista à prononcer, souvent lui-même, un court sermon à l'Évangile de chaque messe, d'abord cinq minutes, puis dix, puis quinze... Il vit des gens s'en aller et fut très mécontent : on fuyait donc la parole de Dieu. Il n'imaginait pas que ces quelques minutes supplé­mentaires comptaient pour des ménagères surchargées de travaux, ou pour des fidèles pressés d'aller s'amuser ; une messe de l'après-midi ou du soir aurait rencontré les mêmes difficultés. Mais surtout il vit avec désespoir l'église se dépeupler et s'en accusa humblement. De fait, le ravage du quartier commençait, sous prétexte de modernisation. L'îlot de maisons pauvres, surpeuplé, d'où venaient beaucoup de fidèles, compris entre les rues Saint-Placide, Dupin, de Sèvres et du Cherche-Midi, était en démolition, ses malheureux habitants expédiés par petits paquets Dieu sait où. Il fut remplacé par un pâté de maisons neuves, qui comptait quelque mille habitants de moins, mais surtout des habi­tants très différents, gens d'affaires, fonctionnaires, com­merçants riches, dont le culte dominical était celui de l'auto, des relais gastronomiques et du cinéma. Le fait est général : pour améliorer l'habitat des pauvres, on les chasse de vieilles maisons soi-disant insalubres mais dont ils s'ac­commodent fort bien et dont ils peuvent payer les loyers, pour les expédier très loin des regards qu'ils offusquent, en des lieux inaccessibles, à des tarifs auxquels ils ne peuvent normalement faire face. Sous le règne du Père de Sainte-Marie eut lieu dans l'église de la rue de Sèvres la première enquête sociologique par questionnaires, à remplir immédiatement. On s'étonna de voir une carte perforée interposée entre le pasteur et les fidèles, qui auraient souhaité être connus plus directement, ou demeurer parfois totalement ignorés. Le bruit courut que ces renseignements avaient été exigés par les paroisses voisines, pour une répartition plus équitable du denier du culte et des quêtes, que cette église hors-série détournait. La suite a montré que les visées étaient beaucoup plus vastes. 126:117 Le Père Achard, grand « réformateur », alors seulement en puissance, de nos paroisses rurales, vint confesser rue de Sèvres et nul ne put l'ignorer, car il exigea que son confes­sionnal fût retourné, de façon à obstruer le passage et l'ac­cès de la chapelle latérale où il était placé. Il obligeait ses pénitents à se mettre en rangs, militairement, devant la porte, et à attendre, assez longtemps, son bon vouloir, en méditant sans doute sur la noirceur de leurs péchés. Il était du reste renommé comme directeur et bien des filles simples patientaient pour obtenir leur tour. Enfin vinrent les grands jours de la grande réforme. Le vieil autel pseudo-gothique, coûteux et luxueux, chef-d'œu­vre des Jésuites du siècle dernier, et la belle chaire de vérité qui s'érigeait fièrement dans la nef furent démolis, les lam­pes votives en bronze doré furent démontées en même temps que les lustres. Les peintures représentant le Sacré-Cœur, le Père de la Colombière et sainte Marguerite-Marie, qui insultaient à la blancheur du chœur dépouillé de tout, furent effacées. Il y eut un trône pour le célébrant tout au fond du chevet, un autel face au peuple, en pierre brute, des pupitres et des micros à foison, un petit tabernacle dans un coin. La chapelle de gauche, dévastée, reçut un buffet d'or­gue à l'allemande, les tuyaux formant une paroi décorative celle de droite fut dénudée à son tour ; à gauche et à droite, deux minuscules moulages de bas reliefs romans, au-dessous des inscriptions en langue française, en lettres mobiles, ce qui permettra de les recomposer, comme des enseignes ; au-dessus de l'autel, peu visible, une petite Vierge qui tâche de passer inaperçue. Ce qu'on voit bien de partout en revanche, c'est, comme chez nos frères séparés, le tableau des numéros de cantiques et de psaumes génilotiques à chanter. Une chapelle russe est installée d'un côté de l'entrée, très œcuménique. De l'autre côté, on a sacrifié provisoire­ment aux faiblesses humaines, toutes les Saint-Sulpiciens sont entassées près du rayon de librairie et de presse violem­ment illuminé : la Pietà qui fut autrefois l'objet de pèleri­nages, la grotte de Lourdes, comme chez les bonnes sœurs, le saint Antoine de Padoue, la sainte Thérèse de l'enfant Jésus. Cela disparaîtra vite, avec les vieilles bigotes qui allument encore des cierges devant ces images. On s'en est tenu là pour le moment, sans doute parce que les crédits étaient épuisés. Mais les autres chapelles ne perdent rien pour attendre. 127:117 Il fallait faire ensuite la preuve qu'un grand nombre de fidèles étaient ainsi attirés. Curieusement, on commença par expulser les mendiants, les vieux trimardeurs qui ve­naient encombrer la cour. Le quartier tout entier leur deve­nait hostile ; ils avaient depuis des temps très anciens l'habitude de recevoir un repas, une soupe, rue du Bac, chez les sœurs de la Charité ou aux Missions Étrangères, puis d'aller tendre la main aux portes. Cela n'était pas conforme au nouvel ordre de choses. Quelques-uns étaient de faux pauvres, des exploiteurs ; mais comment distinguer le bon grain de l'ivraie ? Un frère des Missions réglait le problème en leur donnant à tous une vigoureuse poignée de mains ; d'autres leur disaient : tiens, pour boire à ma santé. On les chassa. Ils furent remplacés par des dames quêteuses et des enfants, qui sollicitèrent le passant presque chaque dimanche pour les causes les plus sacrées et les plus diverses. Mais l'église demeurait vide. Ordre fut donné à toutes les maisons religieuses que l'on dirigeait, à toutes les fa­milles apparentées ou sympathisantes, de venir participer activement au culte. Chaque dimanche on peut voir, peu avant la messe de 9 heures, arriver au pas militaire, par toutes les voies et bouches de métro, des groupes de deux ou quatre religieuses déguisées en diaconesses ou en infirmiè­res ; ainsi que de belles familles bourgeoises, munies, on se demande pourquoi, de gros missels. Elles se distinguent par le même air triomphant, conquérant, dominateur et satisfait. Elles obéissent, mais leurs façons signifient clairement qu'elles entendent bien faire obéir à leur tour les autres et qu'il ne s'agit pas de se dérober. Ce qui étonne et afflige dans ces nouveautés, c'est, outre la violence continue faite à ceux qui voudraient prier, tout d'abord la laideur de la langue, dite vulgaire, des chants, des objets. A-t-on vraiment et définitivement jeté par-dessus bord un héritage de quinze siècles d'art et aussi de mœurs et de modes précieuses, dont la valeur civilisatrice, religieuse et chrétienne ne nous apparaît que plus vivement, mainte­nant que nous en sommes privés ? 128:117 Il est certain que dans cinquante ans ces destructions seront tenues pour honteuses et que notre temps passera pour aussi iconoclaste que le XVI^e^ siècle et aussi ridicule que le XVIII^e^ ; mais la plupart des dégâts, et surtout ceux qui atteignent les âmes dans leur profondeur, seront irréparables. C'est un grand pas vers la dissolution, la décadence complète. \*\*\* Il aura fallu trois siècles de luttes farouches contre le protestantisme, deux ou trois guerres franco-allemandes ayant tué des millions d'hommes, pour que des Pères de la Compagnie de Jésus, dont les prédécesseurs avaient été parmi les plus ardents guerriers et éducateurs de guerriers, nous imposent les temples nus, sans Vierges et sans saints, sans tabernacles ou presque, des protestants de l'Allemagne du nord, et habillent nos religieuses en diaconesses ou *Schwestern* d'avant 1914. Les souris grises de l'occupation n'avaient pourtant pas hésité à s'adapter rapidement et joyeusement aux modes françaises. Montesquieu, mari d'une protestante, a écrit : les catho­liques triompheront, ensuite ils se feront protestants. En sommes-nous là ? Nous n'en savons rien, car nous sommes trop imbéciles pour qu'on se soucie en haut lieu de ce que nous croyons au juste. D'autres, plus qualifiés, s'occupent de faire nos hérésies. Pour nous, suivant le conseil de notre grand ami Pascal, abêtissons-nous ; mais ce n'est plus en prenant de l'eau bénite. Hors du lieu de culte, nous pouvons penser et faire ce que nous voudrons, pourvu que nous par­ticipions activement aux grandes manœuvres communau­taires. Il n'est de péchés que contre la communauté ; et ils s'effacent par l'obéissance aux consignes. Ce n'est pas sans quelque trouble que nous voyons tant de communions et si peu de confessions ; peut-être se font-elles au radar. Il semblerait que la conscience communautaire tue la conscience individuelle. Ce qui est sûr, c'est que l'incompréhen­sion, volontaire ou non, d'un passé à peine vieux de cent ans va de pair avec celle de la foi traditionnelle. 129:117 On ne saurait assez le répéter : la foi et la charité fra­ternelles ne peuvent s'imposer mécaniquement, de l'exté­rieur. L'action n'est pas une panacée. La communauté na­turelle ou institutionnelle est un organisme délicat et fragile, et un peu d'amitié réelle fait plus pour la préserver que les manœuvres les plus subtiles, fussent-elles très intelligentes et très enveloppées. Pour ne rien dire des parlotes et distri­butions de soupes, où communistes et franc-maçons ont déjà fait beaucoup mieux que nous. Un pasteur protestant hollandais, ultra-libéral, qui fut l'hôte du Concile, prétend qu'une communauté chrétienne ne peut se composer que de dix à douze membres ; au delà on ne se connaît plus et c'est une administration avec ses hiérarchies, ses mesquineries, ses injustices aveugles. Il cite des textes évangéliques à l'appui de ses dires. Et certes ce paradoxe contient un grain de vérité. Mais l'administration demeure nécessaire ; elle a ses droits et ses devoirs, dont le premier, si elle se dit chrétienne, est de demeurer humaine. Est-ce trop demander ? En tout cas la ségrégation sociologique qu'on parle de nous imposer, et qui va bien plus loin que l'action catholique dite spécialisée, est un monstre anti-chrétien. Ni Grecs, ni Juifs, maie aussi ni riches ni pauvres, ni savants ni igno­rants, ni intelligents ni idiots, tous ensemble, comme on ne cesse de nous répéter, mais non pas pour chanter et décla­mer, pour nous estimer, nous aider efficacement dans la vie -- ce qui est si difficile que cela paraît à peu près irréali­sable -- et respecter notre liberté individuelle, en un temps qui en perd même la notion. On nous dit suffisamment que nous ne nous sauverons pas seuls, mais ensemble ; l'inverse est non moins important : c'est chacun de nous, individuelle­ment, qui sera sauvé, ou damné. 130:117 Notre société de masses est de plus en plus une machine à broyer et moudre uniformément une matière, destinée à quoi ? Au plaisir des puissants peu nombreux qui disposent des commandes ? Ils ne sont pas heureux, ne sachant à quoi ils servent ni où ils vont, et souvent ne voulant pas le savoir. Comme il serait utile, beau, réconfortant, que les catholiques fussent dans ce monde condamné à mort les derniers originaux, les derniers indépendants, les derniers chrétiens. Sans en démordre. Que les paroisses fussent de vraies familles spirituelles ; qu'on pût aller, comme autre­fois au village, en toute confiance et sérénité, à l'église où les enfants ont été baptisés, où le catéchisme leur a été en­seigné, où sans doute on sera enterré et que cette église ne fût pas trop éloignée de nous ni dans l'espace, ni par l'esprit. Albert Garreau. 131:117 ### Péguy et Maurras par André Charlier PÉGUY ET MAURRAS : on ne peut imaginer deux génies plus divers. Ils ont pourtant ceci de commun qu'ils demeurent aujourd'hui aussi solitaires l'un que l'autre. L'heure n'est pas encore venue où on leur rendra justice. Maurras était trop engagé dans la politique, et en oppo­sition avec toutes les idées reçues. L'évolution politique à laquelle nous assistons depuis la première grande guerre s'est faite contre lui et contre tout ce qu'il représente. Péguy de son côté s'est dégagé de la politique après l'Affaire Drey­fus, et il a manifesté un trop grand mépris pour la politique parlementaire pour qu'il n'ait pas découragé ceux qui ten­taient de l'annexer à tel ou tel parti, de sorte qu'il est à peu près aussi seul aujourd'hui qu'il le fut durant sa courte vie. L'idée qu'il avait de la vocation chrétienne de la France semble appartenir à un monde à jamais aboli. Pourtant ces deux hommes ont ceci de commun que c'est à travers eux que nous avons eu la révélation de la France. Nous leur devons de ne pas laisser périr l'héritage. Si nous pouvions compter le nombre de ceux qui croient aujourd'hui profondément qu'il mérite de ne pas périr, nous serions effarés de nous trouver si peu nombreux. Heu­reusement jamais le nombre ne nous a fait moins d'im­pression. 132:117 Maurras est un grand classique dans le sens du XVII^e^ siècle : son goût classique est tout nourri de culture grecque et latine, et l'idée majeure qu'il dégage de cette culture est celle d'un ordre rationnel. Romantisme est pour lui syno­nyme de désordre. Les principes de la Révolution française, qui abolissent radicalement la France d'avant 1789 sont pour lui le ferment de l'anarchie et de l'abaissement de la France. Quand il réfléchit aux choses politiques, il cherche un ordre dont la forme satisfasse sa raison. Il est profondément français en ce sens que sa raison éprouve le besoin passionné de réduire l'univers aux formes qu'elle a conçues comme logiques ; son ordre est « une enceinte finie d'une perfection achevée », c'est-à-dire une forme parfaite, sans aucun point de faiblesse, sans aucune blessure : élevé par des prêtres, Maurras a perdu la foi comme tant d'autres, mais l'Église lui paraît une institution vénérable, et même nécessaire, parce qu'elle est un ordre universel. Maurras porte sans doute en lui-même son inquiétude métaphysique personnelle, mais sa pensée exprimée est sans inquiétude. Son souci premier est de « distinguer, analyser, classer pour organiser », pour reprendre ses propres expressions : telle est la définition de cet « empirisme organisateur » qui est la règle de sa pensée politique. La grandeur de Maurras est d'avoir eu si profondément le sens de la France. Dirai-je que la raison maurrassienne nous comblait par­faitement ? Loin de là. Nous ne comprenions pas qu'il demeurât si fermé à Pascal, au point que pour lui Pascal resta jusqu'à ses derniers jours « le funeste Pascal », tandis que pour nous la leçon de Pascal était la plus précieuse parmi celles que nous proposaient tous les penseurs du monde. Maurras interprétait le mot de Pascal : « Dieu sensible au cœur, non à la raison », en accusant Pascal de vouloir instaurer une religion du sentiment, comme Rous­seau et Chateaubriand. Il lui semblait que, la raison nous ayant été donnée pour nous faire appréhender le vrai, l'adhé­sion à la religion devait résulter d'une évidence rationnelle. 133:117 Pascal avait sans doute tort de considérer les preuves ration­nelles de l'existence de Dieu comme inutiles. Elles ne sont pas inutiles, elles répondent au besoin qu'a l'intelligence humaine de comprendre le chemin qu'elle suit, mais elle est impuissante à nous faire parcourir tout le chemin jus­qu'à l'acte de foi. Et Pascal avait raison de penser que l'acte de foi ne peut pas être la simple conclusion d'une démarche rationnelle, parce que d'un plan à l'autre il y a une dis­tance infinie. La raison est impuissante à nous donner Dieu parce que, dans l'acte de foi, c'est Dieu qui se donne, nous demandant en retour de nous donner à Lui, *avec la conscience de notre dénuement total* en face de la plénitude de Dieu. Si nous ne consentons pas à l'anéantissement de notre personne, et même de notre raison, c'est que nous ne sommes pas encore mûrs pour la foi. Nous découvrons en­suite que cet anéantissement n'est qu'une préparation à la plénitude que nous trouvons en Dieu et où tous les dons de la nature reçoivent leur vrai sens. La conversion de l'âme dépend d'une certaine grâce suprême qui nous est donnée au moment voulu par Dieu et non par l'effort d'une raison triomphante au moment où la raison s'est enfin déclarée satisfaite. Les mots « cœur » ou « sentiment » signifient pour Pascal un acte intuitif de l'intelligence qui appré­hende son objet sans intermédiaire. Maurras avait la plus vive admiration pour la puissance de l'analyse rationnelle dans saint Thomas d'Aquin, mais il lui échappait que la raison n'avait cette puissance dans saint Thomas que par une illumination secrète jaillie des profondeurs de la vie intérieure. D'ailleurs cette admiration même ne suffit point à convertir Maurras, il y fallut une certaine lumière surna­turelle que Dieu réservait à ses derniers jours. Il fallut que le fougueux polémiste, qui avait amené plusieurs âmes à la foi sans y accéder lui-même, acceptât de voir sa raison rendre les armes à cette lumière divine. \*\*\* 134:117 Péguy est lui aussi nourri de culture grecque et latine, et Dieu sait en quelle vénération il tiendra cet héritage ; mais il est bien plus encore nourri d'une sève dont la source se confond avec le passé le plus lointain d'une race pay­sanne. Race populaire et royale à la fois : si Péguy n'a pas renoncé sentimentalement à la mystique révolutionnaire que ses maîtres des années 1880 lui ont inculquée, nul n'a parlé comme lui des rois de France, nul n'a célébré comme lui la France royale. Nous allâmes vers lui parce que la rai­son maurrassienne ne pouvait guérir une inquiétude méta­physique qui rejoignait celle de Péguy. En face du vice pro­fond de l'ordre politique et de l'ordre social, l'attitude de Maurras était de concevoir un ordre parfait et de prouver par le témoignage de l'histoire pourquoi il était parfait, cette perfection s'exprimant dans certains moments de plé­nitude et de bonheur. Celle de Péguy était de sentir que ce vice social et politique révélait une profonde blessure, et que cette blessure était dans l'homme même, que tous les ordres que nous pourrons construire en seront d'avance infectés : c'est elle par conséquent qu'il convient de guérir. Péguy a la passion de sauver l'homme, et il croit que la vocation de la France consiste dans cette opération de salut à la fois temporel et éternel. Mais Péguy est en même temps un grand artiste : il a besoin de trouver sa forme. Or il s'est aperçu très vite que ce que ses professeurs de l'École Nor­male lui enseignent est une contrefaçon de la pensée, que notamment les historiens et les philosophes à prétentions sociologiques font courir à la pensée le plus grave des dan­gers. Alors il ne tarde pas à rejeter tout cela, il quitte l'École brusquement sans qu'on y comprenne rien. C'est qu'il a compris que la première chose à faire pour lui est de se replonger dans sa race. Non pas dans aucun livre, non pas dans aucune conception politique, mais littéralement dans sa race -- « Il s'agit de remonter la race elle-même, comme on dit remonter le cours d'un fleuve. » Et c'est Jeanne d'Arc qui va lui servir de guide. Maurras impose à Paris la fête de Jeanne d'Arc et organise le défilé de Jeanne d'Arc. Péguy demande à Jeanne d'Arc le secret de la mys­tique chrétienne de la France et de la royauté française. 135:117 Averti par son instinct très sûr de paysan, Péguy sentait sa race encore tout près de lui, et la grossièreté d'une fausse science et d'une fausse philosophie choquait en lui la délicatesse de sa race paysanne. Alors il rejette tout le monde moderne à la fois avec sa barbarie, que cache mal un appareil faussement scientifique. Il se replonge dans sa race avec une sourde inquiétude dans le cœur, l'inquiétude de *ce manque qui est dans l'homme* et l'empêche de s'accom­plir. Il remonte dans sa race. Homme, il veut trouver le point le plus secret de la détresse humaine, son point d'origine le plus caché. Français et paysan, dans un siècle de bourgeoisie décadente et d'argent, il veut remonter à la source du génie français, à la source d'une pureté et d'une grandeur authen­tiquement françaises. Artiste, il veut découvrir la source de la création la plus pure, le point juste où la pensée, sans rien perdre de sa sûreté et de sa liberté, vient s'insérer dans la matière du langage. Ainsi, ayant laissé derrière lui tous les partis intellectuels et politiques, ou les deux à la fois, tous les systèmes, Péguy s'engage dans une voie où il ne peut être que seul : elle devait le conduire à Villeroy, lorsqu'il eût été rejoint par tout un peuple. Au fond le problème essentiel pour lui est celui de la liberté, et c'est celui qu'il retrouve partout. Il le retrouve dans l'art d'écrire, où il s'agit, comme dans tous les arts, de parvenir à s'exprimer librement en dépit des contraintes de la matière. Il le retrouve dans la France, qui porte en elle une vocation particulière, celle de sauver dans le monde la liberté et de sauver le spirituel. Il le retrouve dans l'homme, dont la détresse secrète consiste en ce que son âme est libre et pri­sonnière à la fois, faite pour la liberté, et pourtant dans la servitude du corps. Tel est le problème unique. On com­prend pourquoi Péguy a trouvé la grâce de la foi dans la fidélité à sa race. Toutes les difficultés tiennent ensemble : elles se ramènent toutes à une difficulté unique, et toutes elles trouvent leur solution dans l'Incarnation. Péguy entre dans la Création comme un artiste entre dans son œuvre en train de se faire, il la considère de l'intérieur : ce sont les intellectuels qui considèrent les choses toutes faites. La nature de la Création, la nature de l'homme lui font com­prendre la nécessité de l'Incarnation. 136:117 Alors il rend grâce à Dieu, et avec lui nous rendons grâce qu'il y ait une bles­sure dans l'homme. Il rend grâce à Dieu du péché même, car c'est par cette blessure que passera la grâce. Par là Péguy retrouve l'ordre éternel et il replace la France dans l'ordre éternel. Il manquait à l'ordre maurrassien ce couron­nement spirituel. Péguy fut tué le 5 septembre 1914 à Villeroy. Barrès lui consacra un article émouvant dans *l'Écho de Paris*. Maurras lui fit écho dans *l'Action Française* du 13 septembre. J'ex­trais de son article les lignes suivantes : « Il n'était pas des nôtres. Je me rappelle avec d'amers regrets l'heure qui faillit m'emporter à courir à lui, un soir où, lisant le livre d'un critique adverse, qui était son ami et qui n'est pas le mien, M. Daniel Halévy, mes yeux tom­bèrent tout à coup sur la prédiction, trop lugubrement démentie, qu'un jour ou l'autre la rencontre se ferait entre Charles Péguy et moi. Hélas ! Nous ne nous sommes pas rencontrés dans la tranchée ou sur le bastion face à nos barbares ! Charles Péguy a pu servir avec son corps, donner sa vie en suprême hommage, et ma seule manière de le rencontrer sera peut-être encore de maintenir une critique sur la manière dont il entendait le culte de la patrie. Charles Péguy croyait que la mystique révolutionnaire, tenue par nous pour un principe d'erreur dissolvante, était une force utile, nécessaire au pays. D'ensemble, à vol d'oiseau, cet ancien normalien, ce Français rationaliste avait peu de foi aux vertus de la critique et de la raison. Il pensait sans doute qu'il faut choisir ou l'intelligence ou l'instinct : nous sommes convaincus qu'il faut combiner l'instinct et l'intel­ligence. N'aurait-il pas admis cette vérité si limpide ? Je sens comme un remords de l'avoir laissé s'en aller hors de toute portée de nos démonstrations. » Maurras avait oublié que Péguy lui avait répondu par avance aux dernières pages de *Notre Jeunesse *: 137:117 « Quand je trouve dans l'*Action Française*, dans Maur­ras des raisonnements, des logiques d'une rigueur impla­cable, des explications impeccables, invincibles comme quoi la royauté vaut mieux que la république, et la monarchie que la république, et surtout le royalisme mieux que le répu­blicanisme et le monarchisme mieux que le républicanisme, j'avoue que si je voulais parler grossièrement je dirais que ça ne prend pas. On pense bien ce que je veux dire. Ça ne prend pas comme un mordant prend ou ne prend pas sur un vernis. Ça n'entre pas. Des explications, toute notre éduca­tion, toute cette formation intellectuelle, universitaire, sco­laire nous a tellement appris à en donner, à en faire, des explications et des explications, que nous en sommes satu­rés. Nous allons au devant des siennes, et c'est précisément ce qui les émousse pour nous. Nous sortons d'en prendre. Nous savons y faire. Dans le besoin nous les ferions. Mais qu'au courant de la plume, et peut-être sans doute, sans qu'il y ait pensé, dans un article de Maurras je trouve, comme il arrive, non point comme un argument, présentée comme un argument, mais comme oubliée au contraire cette simple phrase : *Nous serions prêts à mourir pour le roi, pour le rétablissement de notre roi*, oh alors on me dit quelque chose, alors on commence à causer. Sachant, d'un tel homme, que c'est vrai comme il le dit, alors j'écoute, alors j'en­tends, alors je m'arrête, alors je suis saisi, alors on me dit quelque chose. » Deux hommes comme Péguy et Maurras ne pouvaient se rencontrer ailleurs que dans l'âme de ceux qui leur ont été fidèles. André Charlier. 138:117 ### Bloy et Daudet par Georges Laffly LA DISTINCTION ENTRE écrivains maudits et écrivains officiels, les uns finissant à l'hôpital, les autres à l'Académie, ne vaut plus rien aujourd'hui. Il y a les écrivains qui ont des lecteurs, qui ont réuni un groupe attentif et fidèle, et les écrivains-usines, ceux autour de qui la machinerie de l'édition et de la presse a créé le bruit nécessaire pour que leur nom traverse le mur d'indifférence du grand public, et s'impose, au même titre que celui d'une marque de lessive. Sont-ils lus ? Mystère. Mais on connaît leurs titres, l'atmosphère de leur œuvre, comme on connaît les slogans de la publicité. Ce tintamarre détourne des œuvres, mais il s'agit bien de cela. Il s'agit d'une gloire qui consiste à répandre une photo, à être interviewé à la radio, à justifier de gros caractères dans les journaux. La malédic­tion est un ingrédient apprécié dans cette opération publici­taire, et bizarrement, le maudit devient vite officiel : pré­posé au scandale et aux difformités, il remplit un rôle indispensable. \*\*\* Léon Bloy se plaignit toute sa vie d'une conspiration du silence. Elle ne serait même plus nécessaire aujourd'hui pour l'empêcher de se faire entendre. Sa vie durant, elle ne fut que trop réelle. Josué enfermé *à l'intérieur* de murailles de plomb qu'on avait dressées autour de lui pour étouffer sa voix, il crut s'épuiser en vains efforts. Mais du souffle puis­sant de sa trompette, Bloy finit par renverser les murailles de ce Jéricho de la haine et de l'envie, et son souffle s'est répandu sur le monde. L'excellente édition entreprise par Joseph Bollery et Jacques Petit (au Mercure de France) assemble déjà dix volumes, dont les quatre du *Journal*, sur les quinze qui sont prévus. 139:117 Léon Bloy est mort voici cinquante ans, le 3 novembre 1917. Sa vie posthume est une revanche sur sa vie terrestre. On ne l'a pas fait taire, finalement. Il n'y a peut-être qu'un petit groupe pour supporter ce mélange de rugissements sublimes et de mesquineries, et l'on connaît de très bons esprits qui ne peuvent supporter que ce Jérémie tombe par­fois dans la jérémiade. Mais ceux qu'il a frappés une fois ne peuvent s'en passer. Si le mot de voyant n'était si galvaudé, c'est celui qu'il faudrait employer pour l'auteur du *Désespéré.* Les *voyants* dont on nous parle d'ordinaire sont des aveugles, qui balbu­tient une pauvre chanson en tâtonnant dans un cul-de-sac. Bloy savait, lui, que nous sommes dans un monde obscur, qui resterait indéchiffrable sans la Révélation. Il a pensé assez tôt que, témoin de l'absolu, sa mission était de révéler ce qui restait caché. Il s'en explique dès *Le Désespéré :* « ...il rêvait d'être le Champollion des événements histo­riques envisagés comme les hiéroglyphes divins d'une révé­lation par les symboles, corroboratives de l'autre Révélation. « Il en avait pris l'idée première dans ces études exégé­tiques qui furent, par une singularité peut-être inouïe, le point de départ de sa vie intellectuelle, aussitôt après sa conversion. Appuyé sur l'affirmation souveraine de saint Paul : que nous voyons tout en « énigmes », cet esprit absolu avait fermement conclu du symbolisme de l'Écriture au symbolisme universel, et il était arrivé à se persuader que tous les actes humains, de quelque nature qu'ils soient, concourent à la syntaxe infinie d'un livre insoupçonné et, plein de mystères, qu'on pourrait nommer les *paralipomènes* de l'Évangile. De ce point de vue (...) l'histoire universelle lui apparaissait comme un texte homogène, extrêmement lié, vertébré, ossaturé, dialectiqué, mais parfaitement en­veloppé et qu'il s'agissait de transcrire en une grammaire d'un possible accès. » 140:117 Qu'on excuse cette longue citation. Elle est le cœur d'une œuvre complexe et souvent déroutante. Que Bloy ait pensé que Dieu parle à l'homme non seulement à travers les Écritures, mais aussi à travers l'histoire, qui est toujours *providentielle,* qu'il ait su que tout événement est signe, cela explique qu'une bonne part de son œuvre ait un prétexte historique. Mais ce déchiffrement d'un texte fermé se pour­suit aussi dans son *Journal.* C'est parce qu'il s'habitue, s'acharne à voir la réalité « dans un miroir » qu'il note, le 13 novembre 1901 : « A propos des automobiles et des trains électriques, Jeanne me fait remarquer que les inventions modernes tendent de plus en plus à donner aux hommes les moyens de *fuir*. » Bloy raisonne au rebours du monde moderne -- où il décelait partout l'empreinte de Satan. Ce qu'il *voit* ce n'est certes pas réjouissant, ce n'est pas le triomphe de la tech­nique et la joyeuse progression de l'humanité vers l'En-Haut et l'En-Avant. (Pour me faire pardonner cet emprunt au vocabulaire teilhardien, j'ai envie d'avancer une phrase de Montaigne, qui me semble décisive : « La grandeur de l'âme n'est pas tant à tirer à mont et tirer avant comme savoir se ranger et circonscrire », Essais, I, III, ch. 3.) S'exercer à décrypter le réel conduit Bloy à écrire, par exemple (*Journal,* le 6 juin 1894) : « L'épouvantable immensité des abîmes du ciel est une illusion, un reflet extérieur de nos propres abîmes aperçus dans un miroir. » Et l'on sait que cette épouvantable immensité ne cesse de grandir à nos yeux. Aux gouffres, nous ajoutions des gouffres dans l'espoir sans cesse déçu d'atteindre le haut de l'infini, le fond de l'inconscient. De telles phrases me semblent éclater comme des coups de tonnerre dans notre ciel. Au lieu de passer outre ou de chercher notre parapluie, nous ferions peut-être mieux d'essayer, à la lueur de l'éclair, de voir le paysage qui nous entoure. 141:117 Léon Bloy sent venir l'Apocalypse. Il annonce des catas­trophes et la désolation. « J'attends les Cosaques et le Saint-Esprit » résume-t-il dans une phrase trop célèbre. Qu'on ne s'y trompe pas. Il ne prendra pas les premières secousses du siècle pour l'accomplissement de la Fin. Le 10 septembre 1914, dans une lettre à Jeanne Boussac, il précise : « Je vous le répète, Jeanne, ce qui se passe n'est pas autre chose qu'une grimace atroce du démon, une *singerie du Futur,* plus abominable que les autres. Voilà tout. » C'est lui qui souligne *singerie du Futur*, parlant de cette grande guerre comme si elle n'était ainsi qu'elle nous apparaît de plus en plus, qu'un reflet atténué d'autres crimes, d'autres chutes, d'autres écroulements plus violents encore. Quelle tristesse il aurait eu de certains abaissements, de certains reniements que nous avons vu s'accomplir, avec le même désespoir que les Juifs virent la destruction du Temple. Quelle tristesse, mais non pas quel étonnement. Le 17 décembre 1913, il note : « On me parle d'une bourgeoisie catho­lique ne croyant pas à l'immortalité de l'âme. Le Paradis, pour elle, c'est d'être riche, le Purgatoire, c'est d'être dans la gêne, et l'Enfer, c'est d'être dans la misère. Idiotie et banalité. », Sans doute, son horreur de la bourgeoisie catho­lique, qu'il poursuivit toute sa vie de ses fureurs, l'avait-elle préparé à une autre interprétation de l'Écriture, non plus bourgeoise mais prolétarienne, cette fois, et tout aussi économique. Les ennemis de Léon Bloy sont plus puissants que jamais. Les « cochons » pullulent et trônent. Si nous avons le bonheur de pouvoir le lire, c'est peut-être que pullulant et trônant, les « cochons » estiment aujourd'hui que ce n'est plus la peine de se gêner, que sa voix passe trop haut au-dessus de leur tête et ne les gêne pas. Ce siècle est sourd et aveugle : plus il reçoit de musique par radio et plus il reçoit de bombes, plus il est sourd -- plus il reçoit d'images, plus il est aveugle. Cette sensibilité réduite fait que ses douanes et ses polices laissent passer ces livres explosifs : *Au seuil de l'Apocalypse, le Sang du Pauvre*. Ils sont devenus in­visibles. \*\*\* Le début de cet article déniait qu'il y eût encore des écrivains maudits. Il existe pourtant une forme de malé­diction bien vivace. Elle est politique. Je voudrais citer un nom. Il fera sursauter : c'est celui de Léon Daudet. 142:117 Là encore l'occasion en est fournie par un anniversaire. Le 16 novembre, il y aura un siècle que Léon Daudet naquit. Certainement, dans un journal raisonnable, on m'aurait affirmé que les seuls anniversaires à célébrer cet automne sont le cinquantenaire de la révolution d'octobre et le centenaire du Capital. Mais Itinéraires n'entend pas ces raisons-là, heureusement. Il n'y a pas lieu de s'étonner qu'on parle d'écrivains maudits quand il s'agit d'un personnage célèbre, d'une œuvre immense et qui fut partout répandue. La malédiction est posthume, mais elle est complète. Le cas de Daudet est inverse de celui de Bloy. Les petits moribonds aiment bien se venger de ces « grands vivants » comme on disait, qui tinrent tant de place et qui firent tant d'éclats. Daudet mort, on lui tourne le dos, on est bien tranquille enfin, on n'entendra plus ce rire déchaîné, si libre et si gai, on n'aura plus à craindre d'être foudroyé par une page de cet homme sans peur. Et les petits moribonds ont bien raison. Où voit-on les livres de Daudet aujourd'hui ? Qui le rééditerait ? Or la gloire a besoin de ce fumier de parlottes, de commentaires, de rééditions, pour pousser vigoureusement ses fleurs. Je n'ai vu que Roger Nimier pour citer l'auteur d'*Au temps de Judas*, dans les journaux les plus divers. Cela devait l'amuser, je pense, de soulever l'aigreur des imbéciles, de déranger leur médiocrité. Mais Nimier est mort. Il y a eu aussi le beau livre de Pierre Dominique, vite recouvert, camouflé. Pourtant, il suffit de relire, si l'on a hérité d'une bonne bibliothèque, ou si l'on court patiemment les bouquinistes : cette œuvre touffue, abondante, une forêt sauvage, reste bien vivante. Montaigne ou Proust se reprennent sans cesse, travaillent sur eux-mêmes, et corrigent, malaxent toujours la même œuvre. Léon Daudet était d'une autre espèce, corrigeant un livre par le suivant, reprenant de volume en volume les mêmes thèmes, sous un angle nouveau. Le lire, c'est être à sa table. Il a le ton de la conversation, et saisit par une langue familière, chaude, vigoureuse. 143:117 Il a le don des images et des formules. Il est coloré et cocasse, mais habile aussi au discours abstrait. Il parcourt le monde des idées et celui non moins vaste de ses souvenirs, à grandes enjambées, en s'esclaffant au passage de nous voir arrêtés par des brimborions. Son lecteur est son hôte. Il lui ouvre généreusement ses armoires, donne une recette de cuisine, évoque un tableau du Prado ou d'Amsterdam, réfute une théorie médicale, lui confie qu'il n'y a rien de bon à attendre des Allemands, conseille la lecture de Maurras, et finit par un souvenir de Mistral, qu'il allait voir à Maillane, avec son père, ou en se moquant de Valéry, « Léonard de Vichy ». Il y a de quoi être étourdi. Nous qui n'aimons rien tant que les tables rondes, où chacun ânonne sentencieusement son petit discours sur un sujet choisi à l'avance, nous sommes surpris de cette table-là. Nous tombons des nues quand au milieu d'un discours sur Freud, et la place excessive qu'il fait à la sexualité, surgit un portrait de Pierre Loti : « C'était un petit homme à la voix blanche, au nez proéminent et troué de petits pertuis, juché sur de hauts talons, confidentiel à la ronde, d'une fatuité et d'une intelligence enfantines, mais exprimant, avec une singulière acuité, ses émotions auditives, visuelles et (quant à la Camarde) paniques. » (*Le rêve éveillé.*) Outre que ce portrait est excellent, il faut noter qu'il vient appuyer et orner une des intuitions foudroyantes où le meilleur de Daudet se révèle : ici, l'idée que la racine commune des rêves, beaucoup plus que le sexe, est le sentiment de la mort, « la question de la durée, de la vie et de la mort, et de la survivance possible ». On trouvera ainsi dans les *Universaux* des pages très excitantes sur les luttes et confluences de courants de pensée à travers l'histoire, ailleurs sur « l'aura » qui entoure certains lieux, cadres faits d'avance pour telle ou telle sorte d'événements. Ou encore dans *La Ronde de nuit*, une mise en place de ce qu'on appellerait aujourd'hui des structures (et je signale, dans le même volume, une nouvelle d'anticipation, où l'imagination de Daudet se débonde). 144:117 Je ne sais pas si Michel Foucault a cru régler le compte de toute la lignée des moralistes français en parlant à leur propos « d'ignorance savoureuse ». Mais pour Léon Daudet, qui se rattache à cette lignée, le mot d'ignorance, même s'il s'oppose à l'idée d'un savoir encyclopédique, ne convient certainement pas. Pour la saveur, sans doute ; ces œuvres juteuses et fermes font penser à de beaux fruits. Mais elles sont aussi bien autre chose, quand un coup de sonde imprévisible, trouant l'espace et le temps, ramène au jour une vérité morale ou historique essentielle, et nous fait placer Daudet au rang des grands visionnaires (c'est Bernanos qui emploie l'expression à son sujet). Une longue étude serait nécessaire pour rendre justice à cette œuvre devenue souterraine. Mais elle est sous verre comme une graine, elle reviendra à la lumière pour donner à nouveau ses fruits. Si l'on a pu dans cette courte note, évoquer la mémoire de deux hommes aussi différents que Bloy et Daudet, c'est qu'ils sont tous deux, dans une période d'écroulements et de mutations, comme on dit, de ces hommes que leur temps n'épuise pas, et dont seul l'avenir connaît la stature véritable. Ils portent des vérités qui n'apparaissent qu'à terme, quand les querelles et les modes d'un moment sont retournées en poussière. Certains géographes pensent que le système des cours d'eau de surface est doublé d'un autre système de fleuves invisibles, enfouis sous la terre, et dont la circulation est aussi nécessaire que l'autre à l'économie des eaux. Je ne sais s'il en est ainsi, mais l'image convient à la situation étrange de nos lettres : sous le paysage apparent et d'ailleurs fabriqué, des fleuves puissants continuent de rouler leur sève bienfaisante. Georges Laffly. 145:117 ### Le P. Teilhard, théoricien de l'amour et du féminin par R.-Th. Calmel, O.P. L'AMOUR, « l'amorisation », le féminin, tiennent une place qui n'est pas minime dans les livres du Père Teilhard de Chardin. Il existe d'ailleurs une note qui traite la question *ex professo *; c'est *l'évolution de la chasteté *; cette note qui ne figure pas encore dans les œuvres publiées ([^42]) circulait déjà à Toulouse en 1947. Son contenu m'avait alors choqué. L'ayant relue ces temps-ci, j'en ai été aussi mal impressionné ; mais j'ai mieux saisi combien elle se situait dans le droit fil du système. Rien de radicalement nouveau ; simplement l'application à un cas particulier des grands principes du monisme évolutionniste et du pouvoir spiritualisant de la matière. Rien de radicale­ment nouveau mais là, plus peut-être qu'ailleurs, la porte ouverte à d'insupportables équivoques en vertu de l'idée absurde que la légitimité d'un amour n'est point définie par la conformité à la loi divine, irréformable, sur l'amour, mais bien par la coïncidence de cet amour avec la poussée évolu­tive de la matière. 146:117 En résumé : aimez dans le sens de l'évolution, ou laissez-vous spiritualiser par le féminin s'il va dans le sens de l'évolution, votre propre évolution et celle de l'univers -- et personne n'aura rien à vous dire. Au contraire, vous aurez permis au monde de faire un pas décisif. Mais relevons quelques passages plus typiques de cette *évolution de la chasteté :* « L'énergie dont s'alimente et se tisse notre vie intérieure est primitivement de nature passionnelle l'homme, comme tout autre animal, est essentiellement une tendance à l'union complétive, au pouvoir d'aimer... C'est à partir de cet élan primordial que se développe et monte et se diversifie la luxuriante complexité de la vie intellectuelle et sentimentale... entre esprit et matière il existe, au fond de nous, un système de liaisons sensibles et profondes. Non seulement, comme disent les moralistes chrétiens, l'un soulève l'autre ; mais l'un naît de l'autre... Sous-jacente à la religion ou morale de l'esprit, apparaît une *conception morale nouvelle de la matière.* ([^43]) « L'idée qu'il existe une genèse spirituelle de l'esprit à travers la matière (l'idée autrement dit d'une *puissance spirituelle de la matière*) *déborde dans ses origines le problème de la chasteté*. Elle prend sa source dans... la découverte du temps universel et de l'évolution... Révisant à la lumière de cette découverte d'autres jugements de valeur nous nous sommes aperçus que la transformation de nos vues intellectuelles sur la matière gagnait peu à peu, en fait et en droit, sur le domaine de notre vie affective et sentimentale. La femme est pour l'homme le symbole de la personnification de toutes les complémentarités attendues de l'univers... Au terme de la puissance spirituelle de la matière, la puissance spirituelle de la chair et du féminin ([^44]) ... dans l'état présent du monde l'homme n'est pas encore complètement révélé à lui-même par la femme ni réciproquement. L'un et l'autre, dès lors, ne sauraient de par la nature évolutive de l'univers, être séparés au cours de leur développement. 147:117 Ce n'est pas isolément (mariés ou non mariés) mais c'est par unités couplées, que les deux portions masculine et féminine de la nature doivent monter vers Dieu... Il y a une question générale du féminin qu'a laissée irrésolue ou inexplicitée *jusqu'ici* la théorie chrétienne de la sainteté... désormais en vertu du nouvel aspect moral pris à nos yeux par la matière, le détachement spirituel prendra la forme d'une conquête. S'immerger, pour être soulevé et pour soulever, dans le flot des énergies créées, sans excepter la première et la plus brûlante d'entre elles. « Au fond, sur la question de la chasteté deux théories s'affrontent et s'opposent, deux notions de la pureté. « Avant tout pas de faute, dussiez-vous en être moins riche pour cela disent les uns. -- Avant tout plus de richesses, *dussiez-vous risquer quelques éclaboussures*, disent les autres. *Bien entendu nous croyons que la vérité et l'avenir sont avec ces derniers...* Vers le spirituel se déplace progressivement le centre d'attraction et de possession amoureuses. De plus en plus haut pour s'atteindre les êtres ont à se poursuivre. Mais afin d'assurer la plénitude de cette sublimation, afin de ne pas couper les canaux qui leur amènent les puissances spirituelles de la matière, à partir de quel niveau vont-ils commencer à se prendre ? *Combien de corps pour un optimum d'esprit ?* » Enfin voici un texte tiré du *Cœur de la Matière* (1950) avant l'appendice, que les éditeurs ont jugé bon de ne pas publier et que nous a fait connaître une petite brochure sur le *Père Teilhard* (éditions Saint-Michel, 53, Saint-Céneré) : « Entre un mariage, toujours polarisé socialement sur la reproduction, et une perfection religieuse, toujours présentée théologiquement en termes de séparation, *une troisième voie* (je ne dis pas moyenne mais supérieure) nous manque décidément ; voie exigée par la transformation révolutionnaire dernièrement opérée dans notre pensée par la transposition de la notion « d'esprit ». Esprit, nous l'avons vu, *non plus de dématérialisation mais de synthèse*. *Materia matrix*. Non point fuite (par retranchement) mais conquête (par sublimation) des insondables puissances spirituelles encore dormantes sous l'attraction des sexes : telles sont, j'en suis de plus en plus persuadé, la secrète essence et la magnifique tâche à venir de la chasteté. » 148:117 Ces pages, si typiquement teilhardiennes par le ton, le mouvement, le contenu, n'ajoutent quand même rien d'essentiel à ce que nous connaissions jusqu'ici. L'idée d'un pouvoir spiritualisant de la matière se retrouve en vingt autres passages, -- comme l'idée d'un commencement quasi-absolu de la philosophie, de la science et de la morale à partir de la découverte de la soi-disant Évolution, -- comme enfin l'idée d'une révision radicale et nécessaire de la religion chrétienne toujours à partir de l'Évolution. Rien de foncièrement neuf par conséquent et, même au sujet du féminin, ([^45]) nous savions déjà qu'il est « la forme la plus haute prise par la matière ». Nous trouvons seulement dans les passages que j'ai transcrits une application à un point particulièrement délicat d'un système tout à fait général. Application choquante pour sûr, mais très éclairante car elle fait sentir à quel point le teilhardisme est inapte à fonder une morale. L'auteur peut bien nuancer et raffiner : du moment que la matière n'est pas radicalement distincte de l'esprit, du moment que tout est en état de dépassement perpétuel, non seulement la morale naturelle est remise en question mais, dans la nouvelle morale, il ne saurait y avoir d'actes et de décisions bons en soi, ou mauvais en soi. Ni le respect de la vie des innocents ([^46]) ni la fidélité conjugale, ni la virginité consacrée ne seront des absolus. Chacune de ces valeurs morales doit être conçue en fonction du devenir, de l'évolution, de la montée humaine ; autrement dit, elle est constamment sujette, en elle-même, à une révision essentielle, à une transformation sans limite assignable. \*\*\* 149:117 Nous n'aurions pas fait cas de cette morale très particulière si elle ne risquait d'embrouiller les idées de lecteurs sans défense au sujet de l'une des valeurs les plus magnifiques et les plus délicates de la vie chrétienne : la virginité consacrée. Avec le système teilhardien, qui représente le spirituel comme du charnel en état d'évolution, la virginité consacrée n'est certes pas niée franchement ; mais elle est odieusement travestie ; de même les amitiés purement spirituelles que nous admirons entré des saints et des saintes sont-elles défigurées et finalement ramenées à autre chose : « Combien de corps pour un optimum d'esprit ? ... C'est encore la foi en la valeur spirituelle de la chair mais avec cependant une place faite à la virginité. » Virginité consacrée, amitiés spirituelles des saints sont ici embourbées dans la soi-disant matière spiritualisante ; elles perdent leur caractère irréductible. Pour nous dégager de ces miasmes il est bon de nous rappeler les propositions obvies du sens chrétien sur les amitiés entre saints et saintes, leur caractère distinctif et leur dignité. Ces amitiés, c'est bien clair, sont d'un type radicalement différent de l'amour dans le mariage. L'amour conjugal ne va pas sans une finalité terrestre, temporelle et périssable ; il inclut le don des corps et sa suite normale : génération et éducation des enfants. Sans doute un tel amour détient la vertu admirable d'éveiller aux choses spirituelles, de les faire pressentir et désirer. Mais ce pouvoir d'inspiration et d'élévation des âmes est ici lié aux réalités charnelles. Il est assez fréquent chez le jeune homme et la jeune fille qu'un certain éveil spirituel, un sens plus profond de l'honneur et du sacré, coïncident avec les premiers feux de l'amour ; mais c'est justement parce que l'amour s'est allumé, et un vrai amour, qui appelle le mariage avec tout ce que le mariage comporte. 150:117 Tout cela, moralistes et poètes l'ont traduit avec plus ou moins de bonheur ([^47]). Mais tout cela est différent de l'amitié spirituelle que nous rencontrons dans la vie de tant de saints et qui nous émerveille ; par exemple l'amitié entre saint Jean de la Croix et sainte Thérèse ; sainte Radegonde et saint Venance Fortunat ; saint Jérôme et Eustochium, sainte Thérèse de l'Enfant Jésus et ses deux « frères » prêtres ; saint François d'Assise et sainte Claire ; amitiés qui trouvent dans l'Évangile, dans la vie terrestre de Jésus-Christ lui-même leur consécration et leur exemplaire. Souvenons-nous plutôt de la rencontre fugitive, aux premières clarté du jour, entre Jésus ressuscité et Marie Madeleine qu'il avait délivrée de ses démons. « Maria -- Rabboni... Noli me tangere. » Le caractère original des amitiés spirituelles dont je parle est le suivant : de même que leur objet n'est pas de la terre de même leurs manifestations excluent, à tous les degrés, le désir et le commerce charnels ; non seulement dans les pensées mais dans les paroles et dans la tenue. C'est uniquement d'une tendresse d'âme que témoignent gestes et attitudes. Rien à voir avec le domaine charnel. Pas la moindre ambiguïté. Nous sommes ici dans un monde qui n'est pas celui du « siècle présent » mais qui anticipe en quelque sorte sur celui de la résurrection. Au sujet de telles amitiés poser la question : « combien de corps pour un optimum d'esprit ? » ou bien supposer une « troisième voie » -- voie supérieure aussi bien au mariage qu'à la perfection religieuse -- c'est non seulement parler avec une grossièreté insupportable, mais c'est encore fausser totalement la question. Sans doute dans une telle amitié la femme est-elle inspiratrice, de même que l'homme est toujours le chef : *vir caput mulieris *; dans une telle amitié se retrouve la complémentarité originelle fondamentale, voulue par le Créateur et porteuse de vie, entre l'homme et la femme. *Mais ici la complémentarité exclut absolument tout rapport avec l'union corporelle ; la vertu inspiratrice ne s'y trouve en aucune manière liée ; la vie dont il est question est uniquement celle de la Grâce.* \*\*\* 151:117 Pareilles amitiés sont rares. Pareilles amitiés sont possibles. Elles ont toujours fleuri dans le jardin fermé de l'Église de Dieu ; elle fleuriront jusqu'au dernier jour ; elles seront transportées en Paradis sans y connaître de changement de nature, puisque le mode d'union selon la chair, qui est conforme à notre monde périssable, *est étranger à leur nature même*. De telles amitiés peuvent décliner facilement ([^48]). *Spiritus quidem promptus est, caro autem infirma *; le malheur le plus affreux qui puisse leur advenir est d'entrer en collusion, inconsciemment, sans vouloir se l'avouer, avec un amour qui de soi tende vers le mariage. On se trouve alors en présence d'amitiés mélangées, équivoques, qui n'osent pas convenir de leur impureté et qui sont finalement intenables dans l'état où elles voudraient se stabiliser. Pour parer à ce danger d'équivoque qui n'est certes pas chimérique, le moyen n'est pas de tenir la femme pour un monstre, ni de déclarer maudite toute amitié dans l'état de consécration exclusive au Seigneur. Le moyen sûr n'est autre que celui que prescrit l'Évangile, mais sans s'étendre sur les détails, car les détails regardent chaque cas encore qu'ils aient en commun d'exiger une absolue droiture et une grande humilité. Sans quoi la chair ne manquera pas de se satisfaire insidieusement. Le moyen de ne pas tomber dans l'équivoque est donc la mise en pratique du précepte de l'Évangile : *veillez et priez pour ne pas entrer en tentation*. En dehors de la mise en pratique de ce précepte il n'y aurait aucune possibilité de suivre la voie évangélique inouïe, abrupte, toute nouvelle tracée par le Verbe de Dieu né de Marie : *Il en est qui se sont fait eunuques à cause du Royau­me des cieux. Qui peut comprendre comprenne.* 152:117 Nous sommes loin, nous sommes à une distance infinie des rêves fumeux du teilhardisme. Nous sommes dans la vérité de l'Évangile et de l'Église, qui certes n'a jamais condamné l'amitié comme telle entre l'homme et la femme même en dehors du mariage, mais qui a marqué, on ne peut plus nettement, la différence radicale entre la voie du mariage et la voie de la chasteté consacrée, en même temps que la prééminence de celle-ci. En langage théologique nous parlerions ici de la distinc­tion des objets formels, mais une semblable distinction, aussi évidente soit-elle, demeure à jamais impossible dans le monisme évolutionniste de Teilhard ; il est très normal que, dans son système, la virginité consacrée ne soit qu'une atténuation, un dégradé du mariage ; il est très normal qu'il écrive « ...Conquête par sublimation des *insondables puissances spirituelles encore dormantes sous l'attraction mutuelle des sexes *: telle est la magnifique tâche à venir de la chasteté. » Si la distinction des objets formels ne présente aucun sens dans la conception teilhardiste des choses, elle est en revanche élémentaire dans le christianisme et la théologie chrétienne. Tout chrétien convenablement instruit sait dis­tinguer entre, d'un côté, l'amour qui tend au mariage et s'achève dans le mariage et, d'un autre côté, la réserve exclusive du corps et du cœur pour le Seigneur Dieu ; et lorsque l'amitié est accordée à l'homme et à la femme qui ont choisi cet état sublime, y étant appelés par Dieu, elle est évidemment d'un autre ordre que l'amitié entre l'époux et l'épouse. Le chrétien sait cela parce qu'il sait « la distance infinie des corps aux esprits et la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité ». Le teilhardien ignore cela parce que, refusant une évidence primordiale de l'intelli­gence humaine, il soutient le faux principe du pouvoir spiritualisant de la manière ; et selon un vocabulaire pesant et pénible il appelle la matière : *materia matrix*. \*\*\* 153:117 Au sujet des amitiés spirituelles qui font notre ravisse­ment dans la vie des saints et des saintes, le plus admirable est peut-être leur caractère de liberté. L'amitié entre l'un et l'autre est intense et cependant légère ; on pourrait dire que l'*un ne tient pas de place* dans le cœur de l'autre ; nul encombrement ; pas la moindre opacité ; la jalousie est im­pensable. Cette amitié qui vient du Cœur du Christ par le seul chemin de l'âme et de la grâce conduit à un approfon­dissement de la charité pour le Christ et du zèle pour le salut des âmes. L'Évangile ne donne pas d'explications *psychologiques* sur l'amitié spirituelle pas plus qu'il n'en donne sur l'amour conjugal et toutes les richesses humaines dont il est le messager. L'Évangile n'a pas à donner de révélations dans l'ordre psychologique. C'est la tâche des théologiens et des docteurs, des poètes et des moralistes chrétiens. En revan­che sur la distinction des divers plans de la vie morale, sur la distinction des états de vie et les lois irréformables qui les régissent, l'Évangile apporte une Révélation définitive et d'une clarté digne de Dieu même. Pour le mariage l'Évangile dit, entre autres choses : *au commencement Dieu les créa un homme et une femme... désormais ils ne sont plus deux mais une seule chair. Donc ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas.* Et encore : *qui regarde une femme avec convoitise* (peu importe que cette femme soit ou non capable d'enchanter sa vie et de « libérer » son cœur) qui *regarde une femme avec convoi­tise a déjà commis l'adultère avec elle.* C'est donc une tra­hison horrible de l'Évangile de dire avec Teilhard : « Avant tout plus de richesse (psychologique) dussiez-vous risquer quelques éclaboussures. Bien entendu nous croyons que la vérité et l'avenir sont avec (les tenants de cette conception de la chasteté) » -- Parfaitement précis sur la loi du mariage, l'Évangile ne l'est pas moins sur les exigences de la virginité consacrée. 154:117 Il nous montre d'abord l'exemple de Marie toujours vierge et il nous rapporte la grande parole de Jésus par laquelle est inauguré l'état de vie particulière­ment noble qui était inconnu avant l'époque bénie de l'In­carnation du Verbe : *Il en est qui se sont fait eunuques à cause du Royaume des cieux. Que celui qui peut compren­dre comprenne.* C'est trahir manifestement l'Évangile d'en­seigner que l'amitié, qui certes est compatible avec cette réserve exclusive pour le Seigneur, n'est autre chose, en définitive, qu'un amour charnel épuré, décanté, précau­tionneusement limité à certaines manifestations. Comme s'il s'agissait encore d'une réalité charnelle, mais raffinée jus­qu'à l'extrême degré de distillation dans les alambics de l'évolution spiritualisante. Il s'agit d'une réalité d'un autre ordre. Que le Père Teilhard ait entrepris de nous parler de l'amour, de l'amitié, du rôle de la femme je n'y trouve pas à redire. Ce qui est blâmable et pernicieux, c'est d'avoir prétendu nous apporter des explications nouvelles qui commencent par faire fi de la Révélation divine, qui se fondent sur « la foi rectifiée » ([^49]). R.-Th. Calmel, o. p. 155:117 ### Dialogues au moulin de Penthièvre (IV) ***Problématiques de rénovation*** par Jean-Baptiste Morvan MICHEL -- Nous voici maintenant parvenus en Septembre. Le ruisseau du moulin ne donne plus qu'une eau parcimo­nieuse. Nous avons franchi un printemps prometteur, un début d'été incertain. Le temps est beau, mais précaire comme la saison de sérénité, décevante en son fonds, à laquelle est arrivé notre âge. HUBERT -- Pourtant c'est en ces jours aussi que nous pouvons ressentir d'une manière intime et presque pathéti­que, l'aspiration de notre être à son renouvellement. L'air lui-même, avec sa densité particulière et ses odeurs, révèle une alchimie propre à Septembre et, semble-t-il, universelle. C'est un encens mystérieux où bien des choses sont brûlées pour donner leur parfum. MICHEL -- Pour moi, je suis surtout sensible à cette ré­duction, à cette combustion de toute une partie de ce que j'ai été. J'ai souvent sans doute la sensation d'un passage mystérieux, comme si quelque émissaire du futur était déjà là, invisible et présent. 156:117 Vous l'avouerais-je ? Je me tiens pour un chrétien extérieurement passable ; eh bien, en ces fins d'été languides, je me surprends à chercher l'ho­roscope de mon signe zodiacal dans la rubrique d'un maga­zine illustré. HUBERT -- Je connais cette tentation de deviner son propre avenir mêlée à la gratuité des derniers jours oisifs de l'été. Je résiste pourtant aux charmes perfides de ces hypo­thèses éparses, et je préfère isoler cette croyance soudaine dans la présence insolite et libératrice d'un élément mys­térieux venu alléger la vie. Je ne veux la charger d'aucun message précis. Ce serait « toucher l'épaule du cavalier qui passe ». Vous connaissez le poème de Supervielle, « L'Al­lée » ? « Ne touchez pas l'épaule -- Du cavalier qui passe, -- Il se retournerait -- Et ce serait la nuit -- Une nuit sans étoiles -- Sans courbe ni nuages... Il vous faudrait attendre -- Qu'un second cavalier -- Aussi puissant que l'autre -- Consentit à passer ». Sommes-nous jamais surs que le second cavalier passera ? MICHEL -- Il est de fait que nous ne nous souvenons pas sans nostalgie de ces heures fugitives. « Serius est quam putas », « il est plus tard que tu ne penses disaient les devises des vieux cadrans solaires. Dans les buissons de la nuit, parmi des feuilles d'ombre, cliquètent des graines dans leur silique légère, déjà presque ouverte, prête à disparaître. Et les jours nous fuient ; ils courent à travers cette campagne rendue encore plus vaste par la nuit. HUBERT -- Au début de chaque été, nous savions bien que ce n'était pas au repos que nous retournions, mais vers des dangers, et des difficultés. Nous abordons maintenant une nouvelle étude, une nouvelle carte géographique des angois­ses, la dure présence d'un monde chaque année redoublé, analogue. Nous savions que les bucoliques par nous amou­reusement tracées, soignées, arrondies comme des pains tout frais, dorés le matin même chez le boulanger au sortir des paniers, ne devaient pas être exactement nos nourritures spirituelles du lendemain ; qu'une fois encore nous aurions cuit le pain pour d'autres. 157:117 Ces images étaient bonnes pour une enfance que, décidément, malheureusement, nous n'a­vons plus, que d'autres sans doute, heureusement, devaient avoir, et où il n'y aurait plus d'espérance que dans le don, le legs, la transposition de l'espérance. « Plus tard que tu ne penses ? » Moins tard aussi, car rien n'est sûr, même pas cette fuite du temps. Dieu fait toutes choses nouvelles en révélant tout à coup des présences durables dans ce qui passait pour révolu. Dans les souvenirs aussi, la pierre reje­tée par les bâtisseurs peut devenir la pierre d'angle. La Providence divine n'est pas le bulldozer de la Création. MICHEL -- De toute manière, nous ne sommes plus à l'âge où nous pouvions croire que nous tiendrions ferme­ment à tout ce qui nous a été légué. Dans tout héritage il y a des valeurs fictives, imaginaires ou épuisées. Par contre, on fait parfois des découvertes. Nous avons vu qu'une cer­taine part d'ingratitude semblait inéluctable, une certaine profanation, nécessaire, quoique ce fût dans un sens opposé à ce qu'on entend ordinairement par là. Il y a énormément de choses pour lesquelles nous étions prêts a mourir quand nous avions vingt ans, et sans orgueil rétrospectif, on peut dire que l'adhésion de nos vingt ans constituait une part de leur valeur. La matière en demeure, mais les formes s'en sont souvent perdues. Nous ne nous opposons pas à la vague du temps comme l'enfant qui renforce son château de sable à coups de pelle et à grand renfort de goémon quand la marée monte. Ce qui m'est douloureux, ce n'est pas tellement une désillusion que j'avais pu craindre et que, somme toute, je ne ressens guère : ce serait plutôt cette étrange vacuité. Que sommes-nous en droit d'espérer pour nous-mêmes ? Que nous est-il encore permis d'enseigner à d'autres ? HUBERT -- Nous devons peut-être chercher justement à quoi accrocher nos humeurs incertaines. On n'y arrive pas du premier coup : Montaigne en sa retraite y a mis quelques années. D'abord les motifs de nos indignations, devant les « nouveautés », nous ont paru trop évidents, et nous eûmes la surprise naïve de voir qu'après une période d'approba­tions polies, le public visiblement nous montrait qu'il ne les partageait pas, ou ne les partageait plus. 158:117 Maintenant nous sommes tentés de considérer ce monde septembral comme une plage vide. Les discussions deviennent intérieures. Nous avons à cultiver des humeurs insatisfaites qui ne supposent rivalité, dialogue ou dispute avec qui que ce soit. C'est comme si nous récriminions devant le mauvais temps sur la mer. Dans le silence du philosophe peuvent s'insérer des dialo­gues qui n'arriveront jamais à s'établir dans la réalité, car le dialogue avec les hommes présents comporte autant de chances de diversion, d'incompréhension, que de souci de la réalité. Le plus illusoire, c'est parfois le dialogue réel. A certaines théories, nous avons envie de faire la réponse insolente d'adolescents que je connais quand ils entendent les adultes en accès de prédication : « J'en parlerai à mon cheval ! » Le cheval intérieur auquel je mi adresse n'est peut-être pas un Pégase, mais un simple cheval de labour ; il n'en demeure pas moins, bien souvent, et comparé à différents politiques ou théologiens douteux, le seul inter­locuteur valable. MICHEL -- Le vent dans la chambre voisine, cet après-midi, fait du bruit comme un chien enfermé, comme une ménagère qui bricole. Travaille-t-il, ce vent, à l'invisible préparation d'un monde rénové ? Un monde compagnon du philosophe, compagnon plus sûr que le monde que nous côtoyons et qui, dans ses propos quotidiens comme dans ses dialogues, colloques, tables rondes et « séminaires » nous paraît riche surtout de propos préfabriqués ? Ma grand-mère m'avait encouragé dans mon enfance à lire « Mes Prisons » de Silvio Pellico. Dans un monde auquel on dit qu'il est adulte, et étant moi-même parvenu à un âge dont je devrais croire qu'il est mûr, je reste prisonnier des belles prisons de mon enfance, tantôt selon mon vœu et tantôt malgré moi. Aucune liberté ne saurait être plus changeante, plus incertaine et plus variable. Ces fins de vacances me rendent un tel état plus sensible. Le mot de Gide me fait rire, car nul carrefour ne fut plus rayonnant, aucune étoile forestière plus riche de voies divergentes et d'interrogations que ces asiles de concentration que Gide et d'autres jugeaient volontiers concentrationnaires. Mais ce retour aux juvéniles incertitudes est-il le signe d'une permanente instabilité ? N'est-il que l'absence de rénovation ? 159:117 HUBERT -- Il est peut-être une possibilité de reconquête de l'univers. Il nous redonne une plus grande plénitude de langage, avec nous-mêmes d'abord. La réalité, les images suggérées par la nature même, se sont appauvries. Ainsi les forêts, et bien avant Chateaubriand sans doute, prenaient la majesté des psaumes et des orgues d'église ; l'image du chant le plus sublime ne peut être que religieux. Le rocher a besoin d'être surestimé au moyen des symboles de la Bi­ble : l'Éternel est mon rocher. Harpes des sous-bois rayon­nants, le vent des proches automnes aura-t-il de votre durée quelque chose à garder, à porter, à communiquer ? Nous reprendrons ces pèlerinages : on a beaucoup taillé et détruit dans les futaies de notre univers. On a voulu jeter même le discrédit sur l'harmonie. Mais du fond de notre enfance, une vérité proteste, une vérité qui sait parler et chanter. Nous rapprendrons à son école. MICHEL -- Il sera difficile de revêtir notre pensée reli­gieuse, fanatiquement dépouillée. Les sermons ressemblent à des articles de journaux, et nous avons mauvaise conscience à orner secrètement les demandes et les actions de grâces. HUBERT -- Les images sacrées ressurgiront de notre lassitude même à parler de notre collectivité humaine pré­sente, à faire grouiller notre sempiternelle actualité. Nous n'aurons plus envie ni besoin d'habiller les Saints de blue-jeans, d'imperméables ou de bleus de chauffe. Leur vêtement redeviendra intemporel, vert on gris, rouge ou bleu : couleurs uniquement vouées au tribut des significations symboliques ; robes orientales, manteau de pèlerin, voiles des vierges et des veuves, élargissement des démarches, reflets de nos anxiétés de nos plus hautes nostalgies, de nos plus profon­des vérités. Un jour il n'y aura plus besoin de photographier naïvement des milliers de têtes pour suggérer la présence d'une foule -- qu'une telle perspective panoramique ridiculise dans la photographie autant que dans une page cari­caturale de Dubout. 160:117 Nous ne serons plus obligés de croire que nous ne sommes rien si nous ne sommes pas une tête dans une telle foule. Quinze personnes autour du Christ, moins encore et cela suffit. L'intérêt de la foule, son inté­rêt suprême, est la puissance qui lui est donnée de se faire ainsi représenter auprès du Maître, par des personnes qui l'écoutent. MICHEL -- La vie de l'esprit a besoin de ces reprises cré­pusculaires de nos images matinales. Après tout, rien n'a eu à briser la vocation de notre destin ; et les besoins de la conscience ne dépendent pas de la mode. Il faut à certaines heures que Dieu soit le vieillard à barbe blanche, ou que le Saint-Esprit nous puisse être rappelé par le battement d'ai­les d'un ramier dans les arbres d'arrière-silence qui ména­geaient un fond mystérieux à un après-midi morne. Et le Christ, quand nous avons besoin de revenir à l'enfance comme on va respirer un air plus pur, peut revêtir l'appa­rence de l'Enfant-Jésus de Prague, cette statue tant honnie par nos esthètes du dépouillement. Cette image m'est reve­nue au cœur un soir de voyage, dans l'intimité sombre de la forêt de Paimpont, qu'on identifie volontiers à l'antique Brocéliande. Les murs du village des Forges s'unissaient avec leurs pierres de schiste et leurs toits d'ardoises à l'obscurité bleuissante des tournants sylvestres, dans une rêverie couleur d'améthyste, dans un sentiment de confiance mélancolique et profonde. Dieu pour l'avenir, vu dans le Christ enfant et roi : quand l'enfance m'est promise encore, je n'ai cure des connaisseurs de l'art... HUBERT -- Rêver l'enfance sainte à cette orée de l'au­tomne, c'est peut-être le véritable préliminaire à une réno­vation. Cet été est destiné à nous en rappeler d'autres, mais aussi à en appeler d'autres. Un doigt sur les lèvres, la Vierge nous a dit : « Un avenir enfant est là qui dort. Vous savez, je connais les enfants. Ne faites pas de bruit. Pour l'instant, laissez-le dormir. » Jean-Baptiste Morvan. 161:117 ### Lettres à une mère sur la foi par le Père Emmanuel Ces lettres sur la foi font partie des traités doctrinaux que le Père Emmanuel écrivit pour le « Bulletin de Notre-Dame de la Sainte-Espérance ». Sur le Père Emmanuel lui-même, voir dans Itinéraires : -- « Le Père Emmanuel et la paroisse du Mesnil-Saint-Loup », numéro 26 de septembre-octobre 1958 (pp. 89 et suiv.) et numéro 27 de novembre 1958 (pp. 124 et suiv.) ; -- « L'œuvre de Notre-Dame au Mesnil-Saint-Loup » : numéro 85 de juillet-août 1964 (pp. 40 et suiv.). #### INTRODUCTION AUX LETTRES SUR LA FOI **I. -- **En notre siècle, on a beaucoup parlé d'instruction, et même d'instruction publique, et même d'instruction obligatoire. Mais il est un point essentiel, sur lequel, le plus souvent, on n'a porté qu'une attention superficielle. On ne s'est pas demandé avant tout qui l'on avait à enseigner. 162:117 La chose cependant en valait la peine. Car générale­ment, si ce n'est universellement, les sujets que l'on a à enseigner sont des sujets baptisés. Des sujets baptisés ! qu'est-ce à dire ? Cela veut dire qu'un enfant baptisé ayant reçu de Dieu à son baptême des grâces qui ont puissamment modifié les conditions de son intelligence, il faut, de ce fait, tenir le plus grand compte quand on veut parler à cette intelligence ainsi modifiée. Nous nous expliquons, et nous disons que Dieu ayant par le baptême versé dans l'âme de l'enfant l'*habitude* ([^50]) de la foi, il s'en suit infailliblement que cette âme a une inclination très puissante pour les vérités de la foi, et un besoin très pressant de les recevoir pour se les assimiler, s'en nourrir, et passer, dans la foi, de l'*habi­tude* à l'*acte.* Nous avons dit un besoin très pressant. On peut le constater facilement. Quand une mère chrétienne parle *chrétiennement* du bon Dieu à son enfant, lui livre les vérités de la foi, lui enseigne Jésus, elle entendra infail­liblement son cher enfant lui dire : Encore, maman ! Cela étant, et étant incontestable, nous disons que dans l'instruction des enfants, la première chose à faire est de leur enseigner la foi, de répondre ainsi au besoin le plus pressant de leur intelligence ; de leur livrer la *vérité,* seul aliment dont ils aient faim, seul ali­ment qui leur soit proportionné, seul aliment qui leur soit nécessaire. 163:117 Et ceci doit être la règle invariable de l'instruction, soit dans la famille, soit dans les écoles, tant grandes et supérieures soient-elles. Le chrétien est toujours le chrétien, le baptisé est toujours le baptisé ; et toujours l\'enfant de Dieu aspire à connaître son Père qui est dans les Cieux. **II. -- **Si avant tout vous livrez à l'enfant l'aliment qu'il réclame, vous verrez son intelligence, bien qu'à son aurore, se réjouir, d'une joie merveilleuse, et peu après se développer et s'épanouir. Car si l'homme terrestre vit de pain, l'homme intelligent et chrétien vit de vérité. Si au contraire, peu soucieux des besoins variés de l'enfant, vous n'avez à lui livrer que de froides nomen­clatures, ou des définitions grammaticales qu'il ne com­prendra que dix ans plus tard, ou peut-être jamais, il arrivera ceci infailliblement : trompée dans son attente, frustrée dans ses aspirations les plus légitimes et les plus saintes, l'intelligence de l'enfant s'engourdira, s'étio­lera ; et, atteinte d'une sorte de phtisie *sui generis,* elle forcera Messieurs les inspecteurs des écoles primaires à constater que le niveau intellectuel va toujours en baissant. Le fait est là, malheureusement. On peut savoir lire et écrire. Mais on ne sait ni penser ce que l'on écrit, ni juger ce qu'on lit. Véritable disette intellectuelle. **III. -- **Ô mère chrétienne, vous voulez éviter de pareils malheurs à vos enfants bien-aimés. Travaillez-y. Nous vous aiderons. 164:117 Et tout d'abord, nous vous dirons qu'il y a trois manières ou méthodes d'enseigner la religion. La première serait la méthode qui irait de votre mé­moire à la mémoire de votre enfant ; la seconde celle qui procéderait de votre esprit à son esprit ; la troisième enfin celle qui va droit de votre foi à sa foi. La première méthode règne dans bien des écoles, la seconde également : la troisième est aujourd'hui le pri­vilège presque exclusif et le grand honneur des mères chrétiennes. La méthode que nous appelons de la mémoire est une méthode facile. Aujourd'hui, on veut que tout soit facile ; mais, sans comparaison, c'est la méthode nécessaire pour l'instruction de l'animal. Il y a des animaux *savants*. Appliquée au chrétien, cette méthode fait à son intelli­gence un tort considérable. Chez le chrétien, l'intelli­gence est le point important de l'âme, c'est la citadelle de la place. Là doit régner la vérité, maintenant par la foi ; au ciel, par la vue de Dieu. C'est donc l'intelligence de l'enfant qu'il faut viser. Si vous ne vous adressez qu'à sa mémoire ; si vous faites apprendre à l'enfant *son* catéchisme comme vous lui faites apprendre *sa* grammaire ; si vous lui faites réciter son histoire sainte comme sa géographie ; vous pourrez bien n'avoir fait que constater si sa mémoire a retenu fidèlement ce qui est écrit dans son livre. Vous aurez fait le plus grand tort à son intelligence qui, ne recevant pas l'aliment et le stimulant qui lui sont indispensables, s'affaissera néces­sairement et tombera d'inanition. La seconde méthode l'emporte de beaucoup sur la précédente ; au moins elle va de l'esprit à l'esprit. Une personne qui sait s'adresse à l'enfant pour lui faire savoir. Cette seconde méthode force à travailler l'intel­ligence de l'enfant ; elle l'habitue au raisonnement, elle lui fait sentir la puissance d'une démonstration. 165:117 Avec tout cela, elle ne peut toujours faire que des savants ; elle ne répond pas à tous les besoins de l'âme d'un baptisé. Si à force de vouloir donner de la science à votre élève, vous oubliez les aspirations de son âme chrétienne ; si vous ne travaillez pas à vivifier la foi de son baptême, les trésors de grâce déposés dans cette âme par le Bap­tême, la Confirmation, l'Eucharistie, iront en s'épuisant, et à un jour donné, l'homme que vous aurez instruit aura cessé de croire. Ne dit-on pas que bien des hommes ont perdu la foi en étudiant, même en étudiant la théo­logie ? Donc, si cette seconde méthode peut faire des savants, elle est insuffisante puisqu'elle ne fait pas des croyants. Si la première méthode fait tort à l'intelligence, la seconde fait tort à la foi. Il vous faut donc, ô mère chrétienne, sans négliger la mémoire, sans négliger aucune des ressources de votre esprit et de l'esprit de votre enfant, il vous faut une mé­thode plus puissante, plus sûre, plus adaptée à la fin que vous vous proposez. Ce sera la méthode qui va droit, avons-nous dit, de votre foi à la foi de votre enfant. Son intelligence de baptisé réclame quelque chose que tous les livres du monde ne sauraient lui donner. *La lettre tue*, dit saint Paul, dans son langage divinement énergique. A cette chère âme, baptisée, il faut faire entendre ce que le même saint Paul appelle *verbum fidei,* la parole de la foi : un hébraïsme il est vrai ; mais en français cela veut dire : LA FOI PARLÉE. La foi parlée ! oui, voilà, ô mère chrétienne, le lait spirituel que votre enfant vous demande. Donnez-le lui ; soyez mère ; et croyez-nous, pas de nourrices. L'enfant réclame d'abord la parole, non le livre. Le livre viendra en son temps. Mais si vous croyez, ô mère, dites votre foi à votre enfant ; il est baptisé pour vous écouter, il vous écoutera, il croira par la grâce de son baptême, et son âme dira : J'ai mon pain, je vis. 166:117 #### Première lettre  NATURE DE LA FOI\ RAISON PHILOSOPHIQUE\ DES MOTS « FIDES » ET « CREDO ». MADAME, Vous avez lu avec une grande attention un certain *Post-scriptum* à notre catéchisme, et vous me demandez de vous écrire une lettre en réponse à une question que vous me posez : Qu'est-ce donc que la foi ? La question est courte, la réponse sera longue. Je vous écrirai là-dessus une lettre, deux lettres, trois lettres, et peut-être davantage. Sans tarder aucunement, j'entre en matière : **I. -- **Vous avez des enfants, Madame ; Dieu vous les a don­nés aimants et aimés ; et c'est pour eux que vous me demandez : Qu'est-ce que la foi ? Je vous répondrai, et c'est précisément par eux que je trouverai un moyen facile de vous dire ce que c'est que la foi. Remarquez ceci, Madame : vous connaissez vos en­fants, et vous *savez* qu'ils sont vos enfants. Leur posi­tion vis-à-vis de vous n'est pas précisément la même. Car, s'il est vrai qu'ils vous connaissent, il faut convenir qu'ils ont dû *croire* que vous êtes leur mère. Je dis qu'ils ont dû le *croire,* parce qu'ils n'en ont jamais eu la preuve *de visu.* 167:117 Vous le leur avez dit, et la parole qu'ils ont en­tendue de vous, ils l'ont reçue : ils l'ont reçue avec une confiance parfaite, on pourrait dire aveugle ; car, si une autre que vous leur eût rendu les services qu'ils vous doivent, et leur eût témoigné quelque affection, poussés par une impulsion toute naturelle, ils l'eussent appelée maman. Vous voyez par là combien il est naturel à l'homme de croire ; puisqu'il a besoin de croire d'abord à son père et à sa mère ; et jamais sur ce point l'homme ne peut arriver à une démonstration, il doit croire ; c'est l'ordre naturel, et il croit. A ce prix il appelle son père son père, et sa mère sa mère. Ainsi les premières connaissances de l'homme sont des connaissances non démontrées, mais acceptées avec une pleine et entière sécurité sur la parole des père et mère. L'enfant vivra longtemps dans cet état, en par­faite assurance, sous l'autorité des auteurs de ses jours. « C'est l'ordre naturel, dit saint Augustin, que l'autorité précède la raison ([^51]). » Et ailleurs : « L'autorité appelle la foi et prépare l'homme à la raison ([^52]). » Quand plus tard, la raison de l'enfant sera formée, il pourra se reposer sur elle ; mais, avant ce temps, il est indispen­sable à l'homme de croire ; c'est un bien qui lui est néces­saire, que Dieu lui a préparé dans sa paternelle sollicitude, et que l'homme reçoit sans aucune peine. Écoutons encore saint Augustin. « Autre chose est, dit-il, croire à l'autorité, autre chose, croire à la raison ; croire à 1'autorité, c'est un grand profit, et sans aucun travail ([^53]). » 168:117 Vous voyez par là, Madame, comment l'enfant est sous la tutelle de ses parents. Il croit ce que ses parents savent ; il croit, sans démonstration, ce dont ses parents ont la démonstration et l'évidence. C'est l'ordre naturel, dit saint Augustin, et, protégé par cet ordre, l'enfant se trouve bien, et effectivement il est bien. Je pourrais maintenant, Madame, vous dire que com­me l'enfant est sous la tutelle de ses père et mère de la terre, le chrétien est sous la tutelle de son Père qui est dans les cieux ; croyant à la parole de Dieu comme il croit à la parole de son père ; ayant la foi à Dieu, comme il a la foi à son père, et vous pourriez comprendre de suite et sans peine ce que c'est que la foi. **II. -- **Je veux surseoir un peu à vous parler de cela, pour vous donner quelques notions étymologiques sur les mots latins *Fides* et *Credo. Fides* veut dire *la foi* et *Credo si­*gnifie *je crois.* Savez-vous bien, Madame, que quand Dieu notre Père parla à Adam et à Ève, « il leur donna, comme dit l'Écriture, le discernement, une langue, des yeux, des oreilles, un esprit pour penser, et il les remplit de la lumière de l'intelligence ([^54]) ». Adam sut parler, et créer les mots nécessaires pour nommer toutes choses. Les sons que proférait Adam avaient une relation parfaite avec les choses qu'il dénommait ([^55]) ; et de cette relation il reste quelque chose dans toutes les langues du monde. Les maîtresses lettres, c'est-à-dire les consonnes ont une puissance native qui ne les quitte jamais. C'est cette puissance que nous allons rechercher dans l'analyse des mots *Fides* et *Credo.* 169:117 Tout d'abord écartons de *fides*, la désinence latine s, ainsi que les voyelles, il nous reste *fd *; de *credo*, il nous reste *crd.* Il est assez remarquable que ces deux mots ont un élément commun, *d*. Nous en verrons la raison. Dans le mot *fd,* nous avons deux éléments, la lettre *f*, et la lettre *d.* La lettre *f* de notre alphabet est la tra­duction de la lettre hébraïque *phé *; laquelle représente *une bouche.* Ne nous étonnons pas de retrouver *f* dans le latin *fari*, dans le grec *phao*, qui signifie *parler*, et dans une foule de mots de toutes les langues ([^56]). La lettre *d* était peinte dans les hiéroglyphes primitifs, par une *enseigne.* C'est la lettre *qui enseigne.* On la retrouve dans le latin *doceo, disco*, comme dans le grec *dokéo didasko* et de même dans toutes les langues. Ainsi, en traduisant le mot *fides* d'après ses éléments constitu­tifs, nous dirions la *foi*, c'est *une bouche qui enseigne*, c'est *l'enseignement* reçu par la *parole*, c'est l'adhésion donnée à une *parole* qui nous est *enseignée*. Arrivons au mot *credo,* et réduisons-le à ses éléments essentiels, *crd*. Nous savons le sens de la lettre *d*. Il nous reste à interpréter les lettres *cr*. Or dans toutes les lan­gues du monde, ces lettres ont le sens de *creuser* ([^57])*,* *pé­nétrer.* Comme le *d* signifie *l'enseignement*, il faudra donc dire que le mot *credo* exprime un *enseignement* qui a *pénétré* dans une âme. On voit par là la relation des deux mots *fides* et *credo*. Dans *fides*, nous avons trouvé *f* la bouche qui parle, *d* l'enseignement donné ; dans *credo,* nous trouvons *d* le même *enseignement,* lequel a *cr*, *creusé,* pénétré dans l'âme, y a porté la foi, de manière que le croyant réponde à l'enseignement qu'il a reçu par l'acte de foi, *credo.* 170:117 **III. -- **J'arrive maintenant, Madame, au but que je me suis proposé. Vous parlez à votre enfant, il écoute, il croit ; c'est la foi humaine, répondant à l'autorité humaine, naturelle, que Dieu vous a donnée sur votre enfant. Et comme le père qui est sur la terre a autorité pour enseigner son enfant et peut exiger de lui la docilité, c'est-à-dire la foi, Dieu le Père des esprits, comme dit saint Paul, a aussi autorité pour parler aux âmes, et pour exiger d'elles la foi. Le père sait bien des choses que l'enfant ne sait pas, et que l'enfant doit croire. Dieu sait aussi beaucoup de choses que l'homme ne sait pas, et qu'il doit croire sur la parole de Dieu, quand Dieu fait à l'homme l'honneur de lui parler. Vous voyez la ressemblance. Elle est parfaite ; et pourtant il y a à noter une différence considérable, que vous allez saisir sans peine. Vous parlez à votre enfant, il vous croit, c'est naturel. L'enfant trouve dans sa nature même tout ce qui lui est nécessaire pour croire ; la foi que votre parole exige de lui ne l'élève pas plus haut que sa nature. Mais quand Dieu, le Père des esprits, parle à sa créature, comme son dessein est de l'élever au-dessus d'elle-même, et de la faire entrer en participation non plus d'une simple vérité naturelle, mais d'une vérité d'une nature divine, par conséquent supérieure à la na­ture humaine, en d'autres termes surnaturelle, l'homme ne trouve plus dans sa nature une puissance suffisante pour recevoir un enseignement qui le dépasse et surpasse de toute la distance de Dieu à l'homme. Alors, si Dieu veut être cru sur parole, il faut de toute nécessité qu'il élève jusqu'à lui, c'est-à-dire surnaturellement, la faculté naturelle que l'homme a de croire. 171:117 Et quand Dieu fait ce bien à l'homme, nous disons qu'il lui a donné la grâce de la foi. Et vous comprenez maintenant pourquoi il est dit tout au début du catéchisme que la foi est *un don* de Dieu. *Credo.* #### Seconde lettre  COMMENT LA FOI ARRIVE. MADAME, Nous l'avons dit, la foi est un don de Dieu. Nous allons examiner comment ce don si précieux nous arrive. Et tout d'abord, notons que ce don étant sur­naturel, est toujours entièrement gratuit. Nous ne pouvons le mériter, et aucun homme ne peut le mériter pour nous. S'il nous arrive, c'est par les seuls mérites de Notre-Seigneur, et par une toute pure miséricorde de Dieu. Mais comment nous arrive-t-il ? A nous qui avons été baptisés petits enfants, le don de la foi nous arrive au milieu de ce magnifique cortège de grâces, qui s'appelle le baptême. A ce moment, Dieu nous adoptant pour ses enfants, verse en notre âme le don de la foi ; c'est-à-dire qu'il dispose intérieurement les puissances de l'âme, son intelligence et sa volonté, comme il faut pour que cette âme produise facilement, joyeusement, l'acte de foi, quand, la raison étant éveillée, l'esprit de l'enfant pourra recevoir la vérité révélée s'en nourrir, et y répondre par l'acte de foi : *Je crois en Dieu, le Père, etc.* 172:117 Ainsi, l'âme du petit enfant baptisé porte en son âme le goût pour la vérité révélée, l'inclination vers cette vérité, le besoin de cette vérité. Et c'est là une disposition, une habitude surnaturelle dont vous vous ferez une juste idée, Madame, en la comparant à la disposition, à l'in­clination naturelle qu'a le petit enfant pour la mamelle de sa mère. Il en a besoin, il la réclame : s'il la trouve, il est bien, si elle lui est refusée, pour lui, c'est la mort. L'enfant baptisé a de même, en vertu de son baptême, faim et soif de l'enseignement chrétien ; il veut son lait, celui dont il vous est parlé à l'Introït de *Quasimodo.* Sa vie est là, car le juste vit de la foi, dit l'Écriture. Avec l'instruction chrétienne, l'enfant baptisé exerce et en l'exerçant développe la foi qu'il a reçue à son baptême ; il entre dans la connaissance de Dieu son Père, de l'Église sa mère, des saints du Paradis qui sont ses pères et ses frères ; absolument comme dans l'ordre naturel l'en­fant que vous nourrissez sourit d'abord à sa mère, puis à son père, puis à ses frères, puis entre en connaissance avec le monde extérieur, et devient un homme. Par une voie analogue mais supérieure, puisqu'elle est surnatu­relle, l'enfant baptisé grandit comme enfant de Dieu et de son Église, et devient un membre vivant de JÉSUS-CHRIST sur la terre, pour être plus tard le cohéritier de ses biens du ciel. Ainsi, vous le voyez, Madame, pour nous qui avons été baptisés petits enfants, nous avons reçu d'abord au baptême la disposition à croire ; puis quand nous avons eu quelque commencement de raison, on nous a donné à connaître les vérités de la foi et nous avons commencé à faire l'acte de foi. De cette manière, nous avons reçu d'abord la foi habituelle, ensuite la foi actuelle, c'est-à-dire la foi faisant *ses* actes. C'est suivant cette divine économie que Dieu nous a donné la foi. Et afin que vous saisissiez mieux la nature de ce don, je vous dirai qu'il arrive par une voie un peu différente chez les adultes qui ne sont baptisés qu'après avoir acquis l'usage de la raison. 173:117 Prêtez-moi votre attention, Madame ; vous y gagne­rez, je l'espère, quelque lumière sur le don de la foi. Donc, voici à l'œuvre un missionnaire chez les Chi­nois, ou les Indiens d'Amérique. Il parle, on ne l'écoute pas. Il parle encore, on ne l'écoute pas. Ah ! ceux qui l'entendent ne sont pas baptisés, ils sont sourds. Un prêtre ne leur a pas dit, en touchant leurs oreilles : *Ephpheta !* *Ouvrez-vous !* comme on nous l'a dit à notre baptême. Toutefois, l'homme de Dieu ne se rebute pas ; il prie, il demande à Dieu la grâce de la foi pour ses pauvres infi­dèles, il parle de nouveau. Deux ou trois pauvres âmes paraissent écouter avec attention ; il les discerne, il va à elles, elles viennent à lui. Dieu leur a donné un bon mouvement vers la foi. Ah ! que ce mouvement est pré-cieux ; s'ils sont fidèles, c'est leur salut ; s'ils laissent perdre cette grâce dont ils ne soupçonnent pas le prix, c'est leur perte éternelle. Mais ils écoutent, ils prennent goût à l'instruction qui leur est donnée petit à petit, avec une attention incomparable. Si on leur donnait une lu­mière trop grande, ils reculeraient épouvantés : le prêtre mesure ses termes, il proportionne la nourriture à la faiblesse de son malade ; il prie, et Dieu aidant, l'infidèle reçoit quelques vérités de la foi il fait des actes d'adhé­sion à ces vérités déjà connues et à mesure qu'il fait ces actes il grandit dans la disposition à croire. Enfin, il est prêt à recevoir toute la vérité, il demande à Dieu le don de la foi ; le jour du baptême arrive, et Dieu lui donne la grâce habituelle de la foi dont il avait déjà fait quelques actes avant son baptême. Vous voyez par là, Madame, que le don de la foi n'entre pas sans peine dans l'âme d'un adulte. Outre la difficulté créée par le péché originel, il y a encore celles qui résultent des péchés personnels, des préjugés de la nation, de la famille, etc., etc. Mais dans le petit enfant baptisé, toutes ces difficultés ne sauraient exister. 174:117 L'enfant a reçu la grâce d'en haut avant d'avoir touché à ce monde d'en bas ; et ainsi nous ne saurions jamais assez remercier Dieu de la grâce qu'il nous a faite d'avoir été baptisés petits enfants. *Credo !* #### Troisième lettre  COMMENT LA FOI\ EST UN DON DE DIEU. MADAME, La foi est un don de Dieu. Je voudrais aujourd'hui vous faire comprendre mieux encore la nature intime de ce don précieux. Adam l'avait reçu de Dieu et nous l'aurait transmis s'il n'eût point péché ; mais ayant cru à Ève, et par Ève à Satan plutôt qu'à Dieu, il perdit la foi que Dieu lui avait donnée ([^58]), il la perdit, et pour lui et pour nous. Aussi, en entrant dans ce monde, l'enfant d'Adam n'a plus la foi, et il ne peut la recouvrer à moins que Dieu ne la lui donne. L'Église prie pour demander à Dieu la foi pour les infidèles, et l'augmentation de la foi pour les fidèles ; en sorte que le commencement, l'augmentation et la conser­vation de la foi dans les âmes, sont purement et simple­ment un don de Dieu à nous fait par les mérites de notre unique Seigneur et Sauveur JÉSUS-CHRIST. 175:117 Mais je vous ai promis, Madame, d'entrer aujour­d'hui dans la nature intime de ce don ; j'y arrive. La foi est un acte, partie de l'intelligence qui croit, et partie de la volonté qui veut croire. Si l'on demande : la foi est-elle un don de Dieu du côté de l'intelligence qui croit, ou du côté de la volonté qui veut croire, il faudra répondre qu'il y a un don de Dieu dans l'intelligence et un don de Dieu dans la vo­lonté. Car, pour ce qui concerne l'intelligence, il faut remar­quer deux choses. Premièrement, les vérités qu'il faut croire sont tellement élevées au-dessus de l'esprit hu­main, que jamais il n'y pourrait atteindre naturellement. Ainsi, l'adorable mystère de la Très Sainte Trinité, les profondeurs de la sagesse de Dieu dans l'incarnation de Notre-Seigneur, la Rédemption et le salut des hommes seraient à tout jamais des trésors cachés aux intelligen­ces humaines sans le don de la foi. Secondement, en outre du ministère de l'Église ensei­gnant ces sublimes vérités, il faut encore, pour que nous croyions, une grâce intérieure qui éclaire notre intelli­gence et lui fasse recevoir avec docilité la parole de la foi, la foi parlée, comme nous avons dit ailleurs. En effet, à moins d'être pour ainsi dire animé d'une sagesse supérieure, l'esprit humain s'imaginerait avoir des rai­sons de regarder comme une sottise la prédication évan­gélique ; c'est l'apôtre saint Paul qui nous l'assure, aux chapitres I et II de la première Épître aux Corinthiens. Au regard de la volonté, la foi, ici encore, est un don de Dieu. Car, pour que la volonté humaine se soumette humblement et docilement et joyeusement à la vérité divine, et porte l'intelligence à donner son plein et entier assentiment à cette même vérité, elle a besoin, cette volonté si faible, d'un secours divin qui la ravisse pour ainsi dire à sa propre faiblesse, et la mette d'accord avec la volonté de Dieu. 176:117 Je tiens à confirmer ces graves doctrines par les prières mêmes de l'Église. Je choisis à cette fin les oraisons du Vendredi-Saint. Elles se chantent après la Passion. Le prêtre s'écrie : « Prions, ô nos bien-aimés, pour la sainte Église de Dieu. » Puis il prie : « Dieu tout-puissant, éternel, qui as, dans le Christ, révélé ta gloire à tous les peuples, conserve les œuvres de ta miséricorde, afin que ton Église répandue dans le monde entier, persévère en la confes­sion de ton nom par une foi que rien n'ébranle. Par J.-C. N.-S. Madame, vous êtes-vous jamais associée de cœur à cette prière pour demander à Dieu que l'Église persévère dans la foi ? Avançons. Le prêtre s'écrie encore : « Prions aussi pour nos catéchumènes, afin que Dieu Notre-Seigneur ouvre les oreilles de leurs cœurs, et la porte de sa miséricorde ! C'est-à-dire les dispose à écouter, à vouloir croire, et leur donne ensuite, par sa miséricorde, le don de la foi. Puis il prie : Dieu tout-puissant, éternel, qui tou­jours fécondes ton Église en lui donnant de nouveaux enfants, augmente la foi et l'intelligence à nos catéchu­mènes, afin qu'étant renés dans les fonts du baptême, ils soient réunis à tes enfants adoptifs. Par J.-C. N.-S. Le prêtre s'écrie encore : Prions aussi pour les hérétiques et les schismatiques ! Puis il prie : Dieu tout-puissant, éternel, qui sauves tous les hommes, et ne veux pas que personne périsse, regarde les âmes trompées par la fraude du diable, afin que les cœurs des égarés, déposant toute hérétique perversité, viennent à résipiscence et rentrent dans l'unité de ta vérité. Par J.-C. N.-S. 177:117 Il prie de même pour les *perfides Juifs*, et les malheu­reux païens, et pour eux tous il implore le don de la foi. Entrez, je vous supplie, Madame, dans l'esprit de ces prières, les plus saintes, les plus antiques, les plus prian­tes qui soient dans l'Église ; et alors comprenant mieux que jamais comment la foi est un don de Dieu, vous direz bien votre *Credo !* (*A suivre.*) Père Emmanuel. 178:117 ### Vie de Jésus par Marie Carré Née de père suisse et de mère française, Marie Carré reçut un baptême protestant : on ne put jamais savoir si ce fut au nom de Dieu seul ou au nom de la Sainte Trinité. Quand elle se convertit au catholicisme, à sa majorité, elle fut rebaptisée sous condition. Elle a raconté son enfance dans les *Mémoires d'une jeune fille gaie,* Debresse éditeur. Sa conversion est racon­tée dans son ouvrage : *J'ai choisi l'Unité*, Apostolat de la presse éditeur (sur ces deux livres, voir *Itinéraires,* nu­méro 99 de janvier 1966, pp. 199 et suiv. ; et numéro 108 de décembre 1966, pp. 189 et suiv.). Un grand nombre d'éditeurs avaient, *pendant vingt ans*, refusé le second de ces deux ouvrages, estimant qu'une conversion au catholicisme ne pouvait intéresser personne. Marie Carré a écrit des pièces de théâtre et des romans, parmi lesquels : *Les J3 contre Lucifer* (voir *Itinéraires,* numéro 114 de juin 1967, pp. 297 et suiv.). Elle a écrit aussi une *Vie de Jésus* qui est inédite et dont nous commençons ce mois-ci la publication. CHAPITRE PREMIER #### L'ENFANCE CACHÉE ##### *L'Annonce du Précurseur. *(*Luc. I, 5-24*) Dieu dit à l'Ange Gabriel : « Va, dans mon Saint Temple de Jérusalem, auprès de mon prêtre Zacharie, qui se prépare à brûler l'encens pour Moi le seul vrai Dieu ; va lui annoncer sa prochaine paternité ; va, car le temps de la Promesse arrive, et je tiens toujours mes promesses », dit Dieu. 179:117 L'Ange de Vérité partit donc pour Jérusalem et apparut a Zacharie à la droite de l'autel des parfums. Le vieillard Zacharie fut profondément effrayé et l'Ange lui dit : « Ne craignez pas, Zacharie, parce que votre prière a été exaucée et Élisabeth, votre épouse, vous enfantera un fils auquel vous donnerez le nom de Jean. Il sera pour vous un sujet de joie et d'allégresse, et beaucoup se réjouiront de sa naissance. Car il sera grand devant le Seigneur, et il ne boira ni vin ni boisson enivrante, et il sera rempli du Saint-Esprit dès le sein de sa mère, et il ramènera de nombreux fils d'Israël au Seigneur leur Dieu, et lui-même marchera devant Lui dans l'esprit et la vertu d'Élie, pour unir les cœurs des pères avec ceux de leurs enfants et ramener les incrédules à la prudence des justes, de façon à préparer au Seigneur un peuple bien disposé ». Le saint homme Zacharie ne semble pas avoir écouté attentivement la succession de merveilles annoncées par l'Ange. Toute sa vie, lui et sa femme Élisabeth avaient dési­ré un fils, ou tout au moins un enfant, et voici qu'on lui en annonce un, comparable à Élie lui-même, un fils rempli de l'Esprit Saint, un fils Prophète et Apôtre, et le pauvre saint homme Zacharie ne voit qu'une chose : qu'il est vieux, sa femme aussi, et qu'à cet âge on n'a plus d'enfant. Le saint homme Zacharie rappelle à l'Ange cette loi de la nature et semble dire que le Seigneur Lui-même l'a oubliée. L'Ange Gabriel ne discute ni ne s'indigne, il use d'une arme beaucoup plus simple et beaucoup plus efficace, annonçant à Zacharie qu'il ne pourra plus parler jusqu'à ce que ces choses arrivent. Ainsi Zacharie ne pourra plus dire de sot­tises et aura le temps, pendant neuf mois, de méditer son bonheur. Si l'Ange Gabriel recevait pouvoir de donner cette possibilité-là un peu plus souvent, bien des malheurs seraient évités. Mais hélas, il semble que les Paroles Saintes soient à la disposition de tous ceux qui veulent les discuter, les éclairer et les améliorer. 180:117 L'Ange donc lui répondit : « Je suis Gabriel, qui me tiens devant Dieu, et j'ai été envoyé pour vous parler et vous porter cette bonne nou­velle. Et voilà que vous serez muet et ne pourrez parler jusqu'au jour où ces choses arriveront, parce que vous n'avez point cru à mes paroles qui s'accompliront en leur temps. » Que de travail aurait eu depuis lors l'Ange de Vérité s'il avait été envoyé à tous ceux qui détruisent cette bonne nou­velle et qui cherchent à étouffer la Foi ou la diminuer... ##### *L'Annonciation. *(*Luc. I, 26-38.*) Six mois après, Dieu dit à l'Ange Gabriel : « Va en Galilée, dans une ville de Nazareth, auprès d'une Vierge nommée Marie et fiancée à Joseph de la maison de David. Va auprès de cette Vierge car elle est celle que j'ai choisie de toute éternité, pour être la Mère de Mon Fils. Va, car elle est l'Immaculée, va, car elle est bénie entre toutes les femmes, va, car elle est ta Reine. Va la trouver et dis-lui : « Je vous salue Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous et vous êtes bénie entre toutes les femmes. » Et l'Ange ayant dit ces mots, Marie fut troublée. Ô combien auriez-vous été encore plus troublée si vous aviez entendu l'écho de tous ceux qui vous rediront cette salu­tation sainte ! Mais vous étiez l'humble servante, vous n'aviez qu'une ambition : faire la Volonté de Dieu, et vous ne pouviez pas penser ni qu'un Ange se dérangerait pour vous, ni que le monde entier ne cesserait de vous acclamer : Bénie entre toutes les femmes. Deux mille ans après, ô Vierge Sainte, on ne peut plus compter le nombre de fois où les hommes se sont accrochés à ces mots : « Je vous salue, Marie », le nombre de fois où vous avez été resaluée. Ce jour-là vous ne saviez pas, vous ne pouviez pas savoir. Vous étiez troublée, simplement, et vous ne pensiez pas qu'un Ange pouvait se déranger pour une pauvre petite fille comme vous. Bien sûr, toute fille d'Israël pouvait espé­rer devenir la mère du Messie promis mais vous, vous espé­riez seulement être la servante de sa mère. 181:117 Et vous vous demandiez ce que pouvait vouloir dire cette salutation, et vous vous teniez sur vos gardes, ne répondant rien. Il est bien connu que le démon peut contrefaire un Ange de Lu­mière pour précipiter les pauvres naïfs dans un abîme d'orgueil. Aussi l'Ange de Vérité ne fut pas froissé de votre silence car l'humilité est préférable à la politesse. Il dit donc : « Ne craignez pas, Marie, car vous avez trouvé grâce devant Dieu. Vous concevrez et vous enfanterez un fils à qui vous donnerez le nom de Jésus. Il sera grand et sera appelé le Fils du Très-Haut ; le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père ; et il règnera éter­nellement sur la maison de Jacob. Et son règne n'aura point de fin. » A ces paroles, Marie comprend qu'il lui est proposé de devenir la mère du Messie, la mère du Sauveur promis depuis des millénaires. Elle n'accepte pas d'emblée, et pose une question lucide : « Comment cela se fera-t-il, car je ne connais point d'homme ? » La réponse de Marie est très différente de celle de Zacha­rie. Zacharie semblait dire : C'est impossible, je suis trop vieux. Marie ne dit pas : C'est impossible. Elle signale seulement qu'elle a promis au Seigneur de garder sa virgi­nité, même dans le mariage, sinon puisqu'elle était fiancée, il lui aurait paru naturel d'avoir prochainement un fils. Mais elle sait que la virginité est un état de vie supérieur, agréable au Seigneur. Discrètement elle rappelle à l'Ange ce vœu qu'il ne lui est pas possible de rompre ; discrète­ment elle demande comment ce fils lui sera donné. Elle sait que même un Ange n'a pas pouvoir de rompre un vœu mais elle sait aussi que rien n'est impossible à Dieu. L'Ange ne se fâche pas. Il comprend, il admire, il explique : -- « Le Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre ; c'est pourquoi le Saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu. Et voilà qu'Élisabeth, votre cousine, a conçu elle-même un fils dans sa vieillesse et ce mois est le sixième de celle qui est appelée stérile parce qu'il n'y a rien d'impossible à Dieu. » Maintenant Marie est tout à fait rassurée. Et ce que Dieu demande, elle l'accepte tout de suite : -- « Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole. » 182:117 En cet instant Jésus commence sa vie terrestre. En cet instant la chrétienté tout entière est réfugiée dans le cœur de Marie. Dès cet instant l'Église est là, invisible mais immortelle. ##### *La Visitation. *(*Luc. I, 39-56.*) Et Marie, maintenant Mère du Sauveur du Monde, toujours plus humble, part avec diligence pour la montagne afin de visiter sa cousine Élisabeth. Elle oublie que « bénie entre toutes les femmes », elle peut s'attendre à ce que toutes les femmes et même les hommes viennent s'incliner devant elle. Et Élisabeth, par l'inspiration du Saint-Esprit, fut la première à connaître et chanter la prochaine venue du Messie. Dans le monte entier personne d'autre ne sait qu'une ère nouvelle a commencé. Au nom de tout l'Ancien Testament qui a déjà pris fin sans que personne ne le sache, au nom du Nouveau qui s'avance, Élisabeth chante sa Joie, disant : -- « Vous êtes bénie entre toutes les femmes et le fruit de vos entrailles est béni. Et d'où me vient ce bonheur que la Mère de mon Seigneur vienne vers moi ? Car dès que votre voix a frappé mon oreille, lorsque vous m'avez saluée, mon enfant a tressailli de joie dans mon sein. Et vous êtes Bienheureuse d'avoir cru : parce que ce qui vous a été dit de la part du Seigneur s'accomplira. » Marie avait commencé son œuvre éternelle, son œuvre silencieuse qui est de présenter Jésus au monde. L'enfant très Saint n'est pas né encore que déjà Élisabeth le reçoit par l'intermédiaire de Marie. Et le cœur de Marie la silencieuse laisse éclater sa joie et sa foi. Élisabeth entend cette prière que le monde entier rechantera, debout, jusqu'à la fin des temps : -- « Magnificat... Mon âme glorifie le Seigneur, Et mon esprit tressaille de joie en Dieu mon Sauveur, Parce qu'Il a jeté les yeux sur la bassesse de sa servante. Voici, en effet, que désormais toutes les générations me disent : Bienheureuse, 183:117 Parce que le Puissant a fait en moi de grandes choses. Et Son Nom est Saint, Et sa Miséricorde s'étend de génération en génération Sur ceux Le craignent ; Il a déployé la puissance de son bras Il a dispersé ceux qui s'enorgueillissaient dans les pensées de leur cœur ; Il a renversé de leur trône les potentats Et Il a élevé les humbles ; Il a rassasié de biens les affamés Et renvoyé les riches les mains vides. Il a pris soin d'Israël son serviteur. Se ressouvenant de Sa Miséricorde. Ainsi qu'Il l'avait promis à nos pères, En faveur d'Abraham et de sa race pour toujours. » « Et voilà que désormais toutes les générations m'appel­leront Bienheureuse », prophétise la très humble petite Marie. Et nous répondront : « Pitié ô très douce et très miséricordieuse, pour ces morceaux de générations qui mettent leur honneur à ne pas vous appeler Bienheureuse. » ##### *Naissance de Saint Jean-Baptiste. *(*Luc. I, 56-67.*) Marie resta environ trois mois chez Élisabeth sa cousine, ce qui laisse supposer que probablement elle était là pour la naissance de Jean. La famille voulait appeler cet enfant Zacharie, comme son père, mais Élisabeth s'y opposa, disant : « Non, il s'appellera Jean ». Le père, interrogé par signe écrivit : « Jean est son nom ». Cette réponse montre que Zacharie a retrouvé toute sa Foi. Il ne dit pas : Il s'appellera Jean, ce qui voudrait dire : Ma volonté est de lui donner ce nom. Non, il écrit : Jean est son nom... ce nom lui a déjà été donné par la Volonté de Dieu. Les parents et voisins l'avaient bien compris qui tous s'interrogeaient : « Que sera donc cet enfant ? » 184:117 ##### *Benedictus. *(*Luc. I, 68-80.*) Et Zacharie rempli de l'Esprit Saint prophétisa, bénis­sant Dieu d'abord pour la prochaine naissance du Fils de David promis par les Saints Prophètes et ensuite seulement pour son propre petit enfant destiné à préparer les voies du Seigneur. Et Jean vécut au désert jusqu'au jour où Dieu l'envoya crier au monde ce simple mot : « Pénitence ! » ##### *Vierge Sainte. *(*Matth. I, 18.*) Marie gardait son secret. Si elle avait parlé devant Élisabeth, c'est que cette dernière avait assez montré qu'elle savait tout par une illumination du Saint-Esprit. A ce mo­ment-là Marie ne pouvait faire autrement que de chanter sa joie. Puisque Dieu avait voulu que sa cousine fût éclairée, Marie participait à la Volonté de Dieu en chantant son Magnificat. Mais celle qui est bénie entre toutes les femmes et au-dessus des Anges ne parle jamais la première. Ceux qui viennent se vanter, sans obligation impérieuse, d'avoir reçu des grâces spéciales peuvent être immédiatement considérés comme des cerveaux dérangés. Marie, qui a reçu la plus grande grâce qui puisse jamais exister a reçu en même temps, comme il se doit, (et comme il est facile de le constater chez les saints) la grâce, non seulement de se taire mais de ne même pas avoir envie d'en parler. Non, l'œuvre commencée par Dieu doit être continuée par Lui, entièrement par Lui. Marie sait que le Seigneur éclairera ceux qui ont besoin de l'être. Marie sait que le Seigneur qui est Amour protègera son œuvre d'Amour. Marie sait qu'il ne faut jamais devancer la grâce de Dieu. 185:117 Marie adore l'Enfant qui commence à bouger, l'Enfant qui est en même temps son fils et son Dieu. Elle l'adore en silence, représentant à elle toute seule toute l'humanité, passée, présente et à venir. A elle toute seule, elle est l'Église des fidèles et le tabernacle du Sauveur. Ceux qui la ren­contrent dans la rue et qui la saluent dans sa maison ne savent pas qu'ils rencontrent et saluent Dieu, son Église et l'immensité des grâces qui seront déversées sur le monde. ##### *L'Apparition à Saint Joseph. *(*Matth. I, 18-24.*) Joseph était un homme juste, c'est-à-dire un Saint très obéissant, car la Sainteté n'est pas autre chose qu'une Obéis­sance qui se veut absolue, l'Obéissance à la Volonté de Dieu étant la seule preuve d'Amour que nous puissions Lui don­ner. Joseph était très « juste » et très obéissant ; il aurait donc dû dénoncer Marie et souhaiter qu'elle fût condamnée à mort pour adultère. Un Juste de l'Ancien Testament ne pouvait pas avoir un autre désir puisque telle était la Loi. Mais Joseph au lieu de souhaiter obéir à la Loi souhaite la dépasser. C'est que Joseph sait parfaitement bien que Marie, la toute sereine, n'est pas coupable. Cette Vierge consacrée (selon une vénérable tradition) au lieu d'être inquiète, troublée, honteuse, est, bien au contraire, plus sereine que jamais. Elle est toute douceur et toute paix. La joie déborde de son cœur, une joie qui frappe les autres cœurs et les rend tout craintifs. Ses jours et ses nuits sont une oraison continuelle. Celle qui est « pleine de grâce » ne peut empê­cher ses proches de sentir le Mystère. Jésus n'a pas besoin d'être visible pour imposer sa présence. Le Fils de Dieu, Dieu Lui-même, étant là, il est impossible que les Saints qui L'entourent n'aient pas été saisis par Sa Présence. Quand Dieu se cache humblement, Il est quand même Dieu, l'Au­teur de toute grâce. Et Marie pleine de grâce, choisie de toute éternité, ne pouvait pas avoir reçu des mains de Dieu, et pour la sauvegarde de Son Fils, un époux qui ne fût pas lui-même inondé de grâces. Elle ne pouvait pas avoir reçu un époux médiocre. Joseph était aussi une âme d'oraison, avide de rendre gloire au Seigneur. Et quand deux fiancés ont décidé, pour être agréables au Seigneur, de faire un mariage blanc, la qualité de leur âme est garante de la gran­deur de leurs vertus. 186:117 Si un époux a été imposé à la Vierge Marie, c'est afin de supprimer toute possibilité de mépris envers la Mère de Dieu. Pour avoir accepté cet honneur, Marie ne pouvait pas en récolter l'insulte, et Jésus non plus. Il est des horreurs que tout de même Dieu ne permet pas. Une des horreurs que justement Il ne permet pas, c'est qu'on puisse impunément insulter sa Mère. Et la pre­mière et la plus douloureuse de toutes les insultes eût été que Joseph doutât de sa pureté. En priant près de la Sainte des Saintes, Joseph reçoit grâces sur grâces, mais toutes aboutissent à lui faire reconnaître de plus en plus son propre néant. Tel est l'unique objet des craintes et du tourment de Joseph. Il se dit seulement : Je ne suis pas digne. Et se croyant tout à fait indigne, il forme le projet de répudier secrètement sa femme afin de la laisser pour­suivre sa voie lumineuse et sainte, se rejetant lui-même dans l'obscurité. Il est beaucoup trop humble pour comprendre que la Mère et l'Enfant lui ont été confiés à lui, misérable charpentier. Il craint d'être indigne et incapable car s'il avait cru que l'indignité fût du côté de Marie, nulle hésitation n'aurait pu pénétrer son esprit. Dans ce temps-là et dans ce peuple-là on ne plaisantait pas de ces choses-là, et non seulement on ne plaisantait pas, mais on ne voyait qu'une seule solution : la mort. Marie se tait toujours. Elle voit l'humilité de son compa­gnon et la comprend. L'humilité est aussi son mode de vie et elle sait qu'on n'est jamais trop humble. Elle comprend que Joseph se dise : Je ne suis pas digne. Mais ce n'est pas à elle de le réconforter et de lui expliquer son rôle dans l'économie du plan divin. Ce rôle, elle l'a maintenant parfai­tement compris mais Dieu Lui-même se doit de l'expliquer. Le Prophète Isaïe avait dit : « Voici qu'une Vierge con­cevra et enfantera un Fils et on lui donnera le nom d'Em­manuel (ce qui veut dire : Dieu est avec nous). » Joseph devine qu'il a épousé cette Vierge-là, la Seule, l'Unique, la Toute Belle, et il ne se croit pas digne de rester près d'Elle. Il voudrait se cacher, disparaître. Il ne se sent pas en droit de se mêler de la plus grande Histoire du monde. Il ne se sent pas le droit de recevoir cet Enfant dans ses bras ; il ne se sent pas le droit de passer aux yeux de tous pour son père, il ne veut pas mêler son grain de poussière à l'Œuvre de Dieu. Il sait bien que nul ne peut travailler à la Gloire de Dieu sans y être appelé. 187:117 Et c'est justement ceux qui ne se croient pas appelés que Dieu appelle. C'est justement ceux qui veulent suivre un petit sentier tout caché que Dieu envoie sur les grandes routes. Et le Seigneur qui a pour accoutumé d'aimer les humbles plus que les autres envoie son Ange à Joseph : -- « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie ton épouse, car ce qui est né en elle est du Saint-Esprit. Elle enfantera un fils à qui tu donneras le nom de Jésus, car il sauvera son peuple de ses péchés. » Ne crains pas, dit l'Ange, si Marie fut choisie pour être sa Mère, tu fus choisi pour la protéger avec son Enfant qui se fait ainsi le tien. Et pour bien marquer les droits et devoirs de Joseph il lui dit : Tu donneras le nom de Jésus à cet enfant béni. Et Joseph accepte son rôle de père protec­teur aussi humblement qu'il avait d'abord voulu fuir devant tant de grandeur. ##### *La Nativité. *(*Luc. II, 1-20.*) Les mois passent et César a aussi son petit rôle invo­lontaire à jouer. Il se croit probablement très malin en vou­lant recenser l'univers entier. Il est probable que cet édit le remplit de fierté et lui permit d'admirer un peu plus sa propre importance. Il ne savait pas, tout César qu'il était, que Jésus, Fils de David et Fils de Dieu, que Jésus Roi du Monde et dont le règne n'aura pas de fin, devait naître, selon les Prophéties, à Bethléem, cité du Roi David. Il ne savait pas qu'il servait les desseins du Dieu Tout-Puissant en mobilisant son armée de fonctionnaires. Beaucoup ne savent pas qu'ils ne sont que des jouets dans les mains du Seigneur. C'est dommage pour eux. Joseph et Marie s'en vont donc à Bethléem. Mais ils sont pauvres et personne ne se soucie de les accueillir. Même l'hôtellerie est pleine. 188:117 La naissance de Dieu enfant est toute proche. Joseph se donne beaucoup de peine mais ne trouve qu'une grotte servant, les jours de pluie, d'étable aux animaux. Il doit être tourmenté et un peu honteux de ne pas avoir su faire mieux, mais, de toute éternité, Dieu veut naître dans l'absolue Pauvreté, couché sur la paille, dans une crèche. L'amour de la pauvreté était tout à fait inconnu à cette époque mais cette leçon s'est tellement imposée à l'humanité que, aujourd'hui, quand un fondateur de religion n'est pas pauvre, le premier reproche qui lui est fait par les incrédules eux-mêmes est celui-là. Il semble aujourd'hui que si notre Sauveur n'était pas né dans une étable il nous manquerait quelque chose. Et, de tous les Mystères de notre sainte religion, celui-là est le seul qui n'ait pas été moqué. On peut être arrogant, prétentieux et rempli d'une vaine philosophie, on ne saurait critiquer un bébé dans sa crèche ; et pour mieux situer l'événement, on y met l'âne et le bœuf qui n'étaient probablement pas là. Mais on ne nous enlèvera pas l'âne et le bœuf, ils sont la preuve de notre émotion. Et nous ne remercions pas pour les crèches qui se veulent plus fidèles à la réalité historique car la réalité historique n'importe que dans son esprit. Du reste il devait quand même y avoir au moins, pas loin, l'âne qui avait servi à Marie pour ce long voyage. L'Agneau de Dieu est très bien entre l'âne et le bœuf, c'est ainsi qu'il est le plus petit, le plus agneau. Quand Dieu veut s'abaisser pour toucher nos cœurs rien ne l'arrête. Ceci n'est que le commencement des abaissements. Personne n'aurait jamais eu l'audace d'en demander tant, si bien qu'on peut dire que personne n'aurait en l'idée d'inventer cette histoire. Elle va bien au-delà de toute imagination humaine. ##### *Les Bergers. *(*Luc. II, 8-20.*) Et Dieu dit à l'Ange : -- Va à Bethléem vers les bergers qui veillent sur leurs troupeaux et annonce-leur la Bonne Nouvelle afin que les premiers adorateurs de mon Fils, après Marie et Joseph, soient d'humbles bergers, de ces humbles que Lui et Moi préférons. Et l'Ange du Seigneur apparut aux bergers, une lumière divine les environna et ils furent saisis d'une grande frayeur. Et l'Ange, comme à l'accoutumée, dit : 189:117 -- « Ne craignez point, car je vous annonce une nouvelle qui sera pour tout le peuple le sujet d'une grande joie. Aujourd'hui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur, qui est le Christ, le Seigneur ; et ceci vous servira de signe : vous trouverez un enfant enveloppé de langes et couché dans une crèche. » Et aussitôt après Dieu envoya une troupe nombreuse de son armée céleste, une troupe de ses chanteurs qui firent retentir sur cette terre béni le premier Gloria : -- « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. » Pour la Gloire de Dieu, Jésus, son Fils Unique, commence sa vie terrestre, mais cette vie ne s'imposera pas aux cœurs et aux esprits, elle continuera de respecter la liberté des hommes et ne pourra toucher que ceux qui auront au moins une étincelle de bonne volonté. Tel est le drame, le seul. L'éternité de chacun dépend de l'étincelle de bonne volonté toujours reçue à la naissance, qui brille un certain temps mais s'étouffe souvent sous un monceau de cendres que l'on pourrait intituler : « Moi, je ». Le plus surprenant est de voir à quel point les hommes revendiquent la Liberté alors que justement ils la possèdent. Tout homme peut dire : « Moi je ne crois pas, moi qui suis poussière et retournerai en poussière, je proclame et proteste et affirme que je ne crois pas en Jésus de Nazareth. Je suis libre. » Mais ceux qui ont étouffé leur étincelle de bonne volonté sous ce monceau de cendres n'ont pas la Paix car ils ne peuvent plus répondre à aucune des questions primordiales : Pourquoi la vie ? Pourquoi la souffrance et pourquoi la mort ? Comme ils ne peuvent pas répondre à ces questions-là, ils font semblant de s'intéresser à d'autres questions. Ils remplissent leur esprit et leur vie de problèmes peut-être intéressants mais certainement secondaires. Ou bien même ils gâchent leur vie, nous ne dirons pas comment. 190:117 Quelques instants après minuit, ce 25 décembre-là, à qui Dieu fait-Il d'abord connaître la venue de Son Fils ? Aux Docteurs de la Loi ? aux Scribes ? aux prêtres ? aux savants ? ... non... aux bergers. Voulant d'abord faire connaître la bonne nouvelle à son Peuple Élu, à son peuple préféré, aux descendants du berger Abraham, Dieu s'adresse aux bergers et mobilise ses Anges pour eux seuls. Ils ne sont pas savants, ils ne sont pas connus, ils ne sont pas riches, ils ne sont rien du tout. Mais justement, étant rien du tout, ils sont beaucoup plus que savants ou riches ou connus, car ils sont assez vides d'eux-mêmes pour être inondés de grâces. Et voici qu'ils reçoivent cette grâce insigne qui, après leur avoir fait peur, les transporte d'allégresse. Ces hommes, amis des bêtes tranquilles, habitués au silence et à la paix, ne se perdent pas en vaines discussions, ils se lèvent et vont voir. Et ils trouvent Marie et Joseph et le petit enfant couché dans une crèche. Quand ils racontaient les paroles et les chants angéliques, tous s'étonnaient. Marie seule ne s'étonnait pas. Elle savait bien que le petit Enfant dans ses bras, le petit Enfant qui ne pouvait ni marcher ni parler était en réalité le Maître des Anges venus chanter sa naissance. La seule chose qui pou­vait étonner Marie et Joseph est que ce petit Enfant-là ait voulu avoir besoin d'eux, ait voulu naître comme un enfant de la terre, ait voulu s'abaisser jusque là. Ils ne pouvaient pas savoir que ce n'était qu'un commencement. Il était pré­férable pour eux de ne pas le savoir, il est toujours préféra­ble de ne pas connaître l'avenir. Marie gardait toutes ces paroles, les méditant dans son cœur. Pendant son séjour à Bethléem elle devait plus parti­culièrement prier selon les paroles des armées célestes. La « bonne volonté » elle pouvait la demander pour son peuple, car la mauvaise volonté allait sous peu commencer sa guerre. ##### *La Circoncision. *(*Luc. II, 21.*) * *(*Matth. I, 25.*) Huit jours après, l'Enfant Jésus fut circoncis, se sou­mettant ainsi à la Loi juive. Il reste dans l'humilité, et dans l'obéissance. Lui qui vient parfaire la Loi et fonder son Église nous apprend que la première nécessité est d'obéir aux lois de l'Église. Pour que nous ne puissions pas discuter, Il donne l'exemple. 191:117 Lui qui pourrait dire : « Je suis Fils de Dieu, égal au Père, je n'ai pas besoin d'être circoncis et d'autant moins besoin que mon Église supprimera cette obligation » ... Lui qui pourrait dire : Je suis juif, il est vrai, mais avant d'être juif je suis le Roi du monde, le Roi du Royaume qui n'aura pas de fin et dont je détiens les clefs... Mais le Roi des rois par qui tout a été fait se laisse circoncire. ##### *La Présentation. La Purification. *(*Luc. II, 22-38.*) Quarante jours après la Nativité, Marie et Joseph portent l'Enfant à Jérusalem pour l'offrir au Seigneur selon la Loi concernant les fils premiers-nés. Marie se soumet aussi à la Purification ordonnée aux femmes qui venaient d'enfanter, bien qu'elle fût cette Mère toujours Vierge, cette Mère toujours pure, cette Mère que le monde entier acclamera et que le ciel couronnera : « Reine des Anges ». Elle aussi pratique la sainte obéissance. Nous ne la voyons pas s'excu­ser de ne pouvoir faire comme les autres sous le prétexte (pourtant réel) qu'elle est beaucoup plus que toutes les au­tres. Sa grandeur et sa sainteté ne lui servent pas à vouloir se fabriquer une religion personnelle, une religion où elle ne se fierait qu'à son jugement propre. Et pourtant elle avait conscience d'être la Mère de Dieu. L'Incarnation du Fils, elle seule a dû l'apprendre aux Apôtres. La salutation angélique elle seule l'a entendue. Mais elle ne dit pas : Moi qui suis bénie entre toutes les femmes, je n'ai pas besoin de purifica­tion. Elle dit seulement : Je suis sur terre pour accomplir la Volonté de Dieu et quand la Volonté de Dieu se manifeste par l'intermédiaire de l'Église, j'obéis aux lois de l'Église. ##### *Siméon. *(*Luc. II, 25-36.*) -- « Or, il y avait à Jérusalem un homme juste et craignant Dieu, nommé Siméon, qui vivait dans l'attente de la consolation d'Israël, et le Saint-Esprit était en lui. 192:117 « Il lui avait été révélé par le Saint-Esprit qu'il ne mourrait point sans avoir vu auparavant le Christ du Seigneur. Il vint donc au Temple, poussé par l'Esprit, et quand les parents apportèrent le petit enfant Jésus pour accomplir à son égard les prescriptions de la Loi, il le reçut dans ses bras, bénit Dieu et dit : « Maintenant, ô Maître, tu peux selon ta parole, laisser ton serviteur s'en aller en paix. Car mes yeux ont vu ton salut, que tu as préparé à la face de tous les peuples. Lumière pour éclairer les nations et gloire d'Israël ton peuple. » « Le père et la mère de Jésus étaient dans l'admiration des choses que l'on disait de Lui. Mais comme ils étaient dans cette joie, Siméon les bénit et dit à Marie : « Celui-ci a été placé pour la ruine et pour la résurrection de beaucoup en Israël, et pour être un signe auquel on contre­dira. Et un glaive transpercera votre âme, afin que les pensées du cœur d'un grand nombre soient manifestées. » Après la joie, la douleur. En même temps que la joie, la douleur. Jésus reste le Roi dont « le règne n'aura pas de fin » selon la promesse de l'Ange de Vérité ; mais le vieil­lard Siméon ne voit pas que la gloire du Roi entouré des Anges et de ses élus, il voit la misère et l'agitation, les insul­tes et les contradictions, la haine de tous ceux qui ne vou­dront pas être des élus. Car si Jésus est le Roi de toute l'hu­manité, cette même humanité reste libre de choisir un autre royaume. Jésus est Roi, mais ses sujets sont tous volontaires. Dans ce Royaume-là personne ne peut être « sujet » à con­tre-cœur, personne ne peut être « sujet » de force ou par hasard. Personne ne peut dire : « J'en suis parce que j'y suis né » comme on pourrait dire par exemple : « Je suis français parce que je suis né en France de parents français, mais si on m'avait demandé mon avis j'aurais préféré être chinois ». Celui qui étant inscrit dans le Royaume du Christ se dirait à part lui : « J'y suis pour faire plaisir à maman mais si j'étais libre... », celui-là n'en fait déjà plus partie. Être sujet du Christ n'est pas obligation de naissance ou de lieu. Certains ont évidemment le privilège immense d'y être appelés dès leur naissance, leurs parents ne croyant pas de­voir les priver d'un tel héritage (et s'ils les en privaient, ils s'en retireraient eux-mêmes par cette action) mais ceux qui ont eu cette chance reçoivent quand même, à différents âges de leur vie, des petites invites à choisir un « meilleur » royaume (car on suppose que ceux qui quittent le Royaume du Christ croient en avoir trouvé un meilleur). 193:117 Ne vous imaginez pas, ô Vierge très pure, que votre peuple va s'agenouiller devant l'Enfant Divin que vous lui apportez. Ne vous imaginez pas qu'ayant soupiré pendant des siècles après cet Enfant-là, il va Le recevoir avec joie. Ne vous imaginez pas que le Messie attendu sera reçu comme Dieu Lui-même car justement ils en ont inventé un autre qui ne serait pas Fils de Dieu. N'ayez plus d'illusions, ô Mère bénie entre toutes les mères, ils vont expliquer à Dieu ce qu'Il aurait dû faire. Et ne vous imaginez pas non plus que cela ne durera qu'un petit temps, cela durera toujours. Toujours il y aura des hommes pour expliquer à Dieu ce qu'Il aurait dû faire. Toujours il y aura des hommes pour expliquer aux hommes que la Liberté est préférable à l'Amour et trois secondes de vie terrestre à l'éternité. Un glaive transpercera votre âme, ô Mère Immaculée. Elle est déjà transpercée. L'Ange vous avait donné la certi­tude que Son règne n'aurait pas de fin, le vieillard Siméon vous confirme dans votre certitude que ce règne sera contre­dit jusqu'à la fin. Dès cet instant vous pouvez vous préparer à pleurer, à prier, à supplier. Dès cet instant vous pouvez commencer votre rôle d'intercession car il ne suffit pas que vous présentiez l'Enfant ; encore faudra-t-il, jusqu'à la fin du monde, que vous présentiez les sept et mille glaives qui feront saigner votre cœur afin de contrebalancer les contra­dictions. Dès cet instant des Anges se préparent à récolter vos larmes pour apprendre aux hommes que Dieu n'épargne même pas sa Mère. Même pour elle, Il n'a pas reconstruit le Paradis terrestre. Et si la Passion du Fils ne suffit pas toujours à faire comprendre le but de la vie, même aux croyants, le glaive de l'Immaculée parlera quand même aux cœurs endurcis. ##### *Les Mages. *(*Matth. II, 1-12.*) Dieu avait d'abord présenté son Fils à son Peuple Élu en la personne des bergers de Bethléem. Il va maintenant Le présenter au monde entier. 194:117 Car il n'y a plus de Peuple Élu, gardien de l'Unique Vérité ; le Royaume doit étendre ses filets sur toute la terre et, dès la crèche, l'Enfant-Roi doit recevoir les hommages de tous ses sujets. Des Mages de l'Orient ont été choisis de Dieu pour être les représentants des Gentils. Du temps de Jésus, tout l'Orient attendait un Roi qui sortirait de Judée pour conquérir le monde. Le bruit en était même venu à Rome. Ces Mages étaient de savants astronomes et voici qu'une étoile nouvelle, dans le ciel de l'Orient, leur fit comprendre, grâce à d'antiques et vénérables prophéties, que les temps étaient venus. Quelques-uns d'entre eux décidèrent de se rendre en Judée pour adorer l'Enfant. Il n'est pas certain que, dans cette première partie de leur voyage, l'étoile les avait guidés puisqu'ils allèrent tout droit à Jérusalem, deman­dant naïvement : -- « Où est le Roi des Juifs qui vient de naître ? Car nous avons vu son astre en Orient, et nous sommes venus nous prosterner devant Lui. » Il ne semble pas que les habitants de Jérusalem aient été aussi zélés que les Mages pour chercher l'Enfant et l'adorer. Cependant la ville fut troublée et cette agitation parvint jusqu'aux oreilles du Roi Hérode. Ce pauvre homme -- dit « le grand » -- était malheureux, infiniment. De race idu­méenne, c'est-à-dire descendant d'Esaü, il se savait méprisé de tous les vrais Israélites. Pour plaire, il avait reconstruit le Temple, magnifiquement ; pour asseoir sa puissance il assassinait de temps à autre un membre de sa famille. Il espérait fonder ainsi une dynastie tout à fait solide, celle des Macchabées étant éteinte. Mais voici que des étrangers ve­naient troubler le peuple avec une histoire de roi. Hérode voulait être le seul roi mais il n'ignorait pas que la famille du Roi David n'était pas du tout éteinte. Il n'ignorait pas les Prophéties à ce sujet et ne pouvait pas considérer la question des Mages comme une question folle. Il convoqua donc les Princes des Prêtres ainsi que les Scribes pour leur demander où, d'après les Saintes Écritures, devait naître le Christ. Ceux-ci lui répondirent : 195:117 -- « A Bethléem de Juda, car il a été écrit ainsi par le Prophète Michée : « Et toi Bethléem, terre de Juda, tu n'es pas la dernière entre les principales villes de Juda, car de toi sortira le Chef qui régira mon Peuple d'Israël. » Alors Hérode ayant fait appeler les Mages secrètement (car il importait surtout que Jérusalem ne se précipitât pas à leur suite) apprît d'eux exactement le temps de l'apparition de l'astre. Ce temps devait lui révéler l'âge approximatif de l'Enfant. Et les envoyant à Bethléem, il leur dit : -- « Allez, informez-vous exactement de l'Enfant ; et lorsque vous l'aurez trouvé, faites-le moi savoir afin que j'aille aussi l'adorer ». Les Mages crurent ou ne crurent pas cette parole royale. Mais, même s'ils eurent la naïveté d'y croire, la naïveté d'Hérode les dépassait de beaucoup car elle est la naïveté du politique qui s'imagine que Dieu n'osera pas mettre d'en­trave surnaturelle à ses petites combines. Elle est la naïveté du monstre qui s'imagine qu'il suffit de massacrer tout ce qui gêne pour avoir le champ libre. Mais, pour être un grand chef, ô pauvre Hérode, il ne suffit pas d'avoir des policiers et des soldats. Pour être un grand chef, il ne suffit même pas d'avoir de grands desseins. Pour être un grand chef, il faut d'abord remettre à l'Enfant-Roi son propre royaume et ne vouloir être que son lieutenant sur la terre. Pour être un grand roi, ô Hérode, il ne suffit pas d'être audacieux, il faut tenir sa royauté du seul vrai Roi. -- « Les Mages partirent donc. Et voilà que l'étoile qu'ils avaient vue en Orient les précédait, jusqu'à ce qu'étant arrivée sur le lieu où était l'Enfant, elle s'arrêta. Les Mages suivaient l'étoile, remplis de joie, et, entrant dans la maison, ils trouvèrent l'Enfant avec Marie, sa Mère, et se prosternant ils l'adorèrent ». Les Mages comme les bergers, ne pensent pas que la discussion et le doute élèvent l'homme au-dessus de lui-même. Les Mages comme les bergers apportent à l'Enfant les prémices de la Foi. Les Mages, au nom du monde entier, passé, présent et à venir, offrirent à l'Enfant : l'or pour honorer sa Royauté, l'encens pour honorer sa Divinité et la myrrhe pour honorer son humanité. « Et ayant reçu pendant leur sommeil l'avertissement de ne pas revenir vers Hérode, ils retournèrent dans leur pays par un autre chemin. » 196:117 Et voilà, pauvre vieil Hérode, vous combinez l'avenir, vous guettez le retour de ces naïfs, mais il arrive, figurez-vous, que Dieu protège les naïfs. Il arrive, voyez-vous, que Dieu ne permette pas n'importe quel crime. Il arrive qu'Il fasse usage de sa Toute-Puissance. Le roi qui désire légiti­mement exercer sa propre puissance doit la demander au Tout Puissant. Toute autorité qui ne vient pas de Dieu est vouée à un échec certain. Vous avez beau vous fâcher, cela ne servira à rien. Vous pouvez hurler, tempêter, com­mander et massacrer ; par un autre chemin les Mages re­tournent en paix chez eux et, par un chemin solitaire, la Sainte Famille fuit en Égypte. ##### *II^e^ Apparition à Joseph. *(*Matth. II, 13-15.*) Lorsque les Mages furent partis, un Ange du Seigneur apparut à Joseph, dans son sommeil et lui dit : -- « Levez-vous, prenez l'Enfant et sa Mère, fuyez en Égypte et restez-y jusqu'à ce que je vous le dise ; car Hérode cherchera l'Enfant pour le faire mourir. » En pleine nuit, ils partirent aussitôt pour l'exil. Ce que fut cet exil, l'Évangile ne le dit pas, mais il est facile d'ima­giner que c'est là un des sept glaives. Personne n'est bien en exil. Tant que le monde n'aura pas compris qu'il est ridicule de traiter les autres d'étrangers, avec tout le mépris que ce terme comporte, car on est soi-même l'étranger des autres, tant que le monde n'aura pas compris, le mot exil ne pourra pas être rayé du vocabulaire. Car enfin ce mot est ridicule : sur la terre personne ne devrait être en exil depuis que le Christ est apparu. Sa Royauté et l'Église sont universelles et tous sont invités. Mais, pour le moment, le Roi du monde n'est qu'un petit garçon juif que les Égyptiens regardent de travers. Son père, n'est qu'un pauvre ouvrier que les Égyptiens regardent du haut de leur grandeur. Et dans la colonie juive où ils se sont réfugiés, on se demande pourquoi ils ont fui et on suppose que la raison ne doit pas être très belle car il est toujours plus facile de supposer le Mal que le Bien (est-ce parce que le Mal est plus amusant ou que le Bien est plus rare ?) 197:117 On ne sait pas combien de temps la Sainte Famille resta en Égypte, les avis sont partagés et varient de quelques mois à plus de sept ans. Un tout petit peu de patience, au Ciel nous saurons la vérité. ##### *Massacre des Innocents. *(*Matth. II, 16-17.*) -- « Alors Hérode, voyant qu'il avait été joué par les Mages, entra dans une grande fureur. Et il envoya tuer tous les enfants qui étaient à Bethléem et dans tout son territoire (il vaut mieux voir grand et ne pas laisser place au hasard) depuis l'enfant de deux ans et au-dessous, selon le temps qu'il avait appris exactement des Mages. » Dieu fit aux Saints Innocents l'honneur de les laisser mourir à la place de son Fils. Et les mères eurent le cœur transpercé comme la Mère des Sept Douleurs debout au pied de la Croix. L'ordre d'Hérode donnait à Dieu ses premiers martyrs. C'est le sort des monstres que leurs crimes absurdes servent en définitive la Gloire de Dieu. La tradition veut même qu'un des fils d'Hérode ait été massacré parmi les Saints Innocents. Ainsi Dieu aurait sauvé au moins un des membres de cette misérable famille. Mais Hérode tomba malade. Même les rois et même les monstres tombent malades. Pour essayer de se soulager, il fit livrer au bourreau son fils Antipater (c'était du reste chez lui une habitude) mais ce remède ne réussit pas. Son corps était livré tout vivant à la corruption du tombeau. Ses dou­leurs étaient insupportables et s'aggravaient de la joie que le bruit de sa mort faisait naître à Jérusalem. Deux scribes fameux, Judas et Matthias, ayant cru un peu trop rapidement à la mort de celui que tous détestaient, firent renverser l'Aigle d'or qu'Hérode avait fait placer sur la porte du Temple. Arrêtés avec quarante disciples, ils furent brûlés vifs mais ceci ne guérit pas non plus Hérode. 198:117 Alors, désespéré, il employa ses dernières forces à s'assurer des pleurs abondants pour ses funérailles. Son imagination vraiment royale lui fit rassembler dans l'hippodrome de Jéricho, les chefs des grandes familles juives, afin qu'on les égorgeât à l'heure de sa mort. L'ordre ne fut pas exécuté. Et Hérode mourut de ce mal atroce que Dieu envoie sou­vent aux grands persécuteurs. ##### *III^e^ et IV^e^ Apparitions à Joseph. *(*Matth. II, 19-23.*) -- « Or, Hérode étant mort, un Ange du Seigneur ap­parut à Joseph, en Égypte, pendant son sommeil et lui dit : -- « Levez-vous, prenez l'Enfant et sa Mère et allez dans le pays d'Israël ; car ceux qui en voulaient à la vie de l'Enfant sont morts. » La Sainte Famille partit aussitôt, et Joseph projetait de s'établir à Bethléem. Cette solution paraissait la meilleu­re, l'Enfant y était né, c'était la ville du Roi David et c'était tout près de Jérusalem. Il semblait également logique que le Roi des Juifs vécût en Judée. Mais, en chemin, la Sainte Famille apprit qu'Archelaüs régnait en Judée à la place de son père. Digne successeur d'Hérode le Grand, il avait déjà fait massacrer trois mille de ses sujets, dans le Temple même. Joseph eut peur et interrogea le Ciel. Une quatrième fois l'Ange vint le conseil­ler et lui dire de retourner en Galilée, dans la ville de Nazareth. Un autre fils d'Hérode, Hérode Antipas, avait reçu la Galilée en partage. Il ne s'était pas, jusque là, montré san­guinaire, mais seulement corrompu. Et ainsi s'accomplit ce qui avait été dit par les Prophètes que le Messie serait appelé Nazaréen. 199:117 ##### *Jésus perdu et retrouvé. *(*Luc. II, 40-52.*) -- « Cependant l'Enfant croissait et se fortifiait, étant rempli de sagesse et la grâce de Dieu était en Lui. » Il était toute sagesse et toute grâce et cela apparaissait tous les jours un peu plus. Lorsqu'il fut âgé de douze ans, la Sainte Famille monta à Jérusalem pour la fête de Pâques. Les sept jours de la fête étant passés, les caravanes se reformèrent, dans une indes­criptible confusion, les pèlerins étant de deux à trois mil­lions. Marie et Joseph partirent avec la caravane de Galilée et le soir, cherchèrent l'Enfant parmi leurs parents et connaissances. Si Marie et Joseph ne s'étaient pas inquiétés d'avoir l'Enfant Jésus tout près d'eux dès le départ, c'est qu'il était d'une telle obéissance et d'une telle sagesse qu'Il ne pouvait pas venir à l'esprit de s'inquiéter à son sujet. Marie et Joseph furent d'autant plus soucieux que le pays, à cette époque, subissait des troubles et que les chemins n'étaient pas sûrs. Ils retournèrent à Jérusalem et le cher­chèrent dans une angoisse croissante. Le troisième jour seulement, ils le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des Docteurs, les écoutant et les interrogeant. Or, tous ceux qui L'écoutaient étaient étonnés de sa sagesse et de ses ré­ponses. Devant ce spectacle tout à fait inusité, Marie et Joseph furent saisis d'étonnement. Tous ces doctes vieillards suspendus aux lèvres d'un enfant de douze ans ! Marie ne veut pas gronder, car son Fils est quand même son Dieu, au sens exact du mot, mais, de ces trois jours d'angoisse, elle croit avoir le droit de demander « pourquoi » ? -- « Mon Fils, pourquoi avez-vous agi ainsi avec nous ? Voilà que votre père et moi, tout affligés, nous vous cher­chions. » Il leur répondit : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu'il faut que je sois aux choses qui regardent le service de mon Père ? 200:117 Marie et Joseph avouent qu'ils ne comprirent pas cette réponse. -- « Ne saviez-vous pas ? » ... Jésus déjà parle par questions... Bien sûr ils savaient... Ils savaient mieux que nous. Le Mystère du Dieu fait homme, le Mystère du Dieu vi­vant parmi les hommes, Lumière au milieu des ténèbres... eux, ils savaient tout cela. Mais, dans la suite des temps, nous aurions nous, tou­jours à le réapprendre. Il s'en alla ensuite avec eux et vint à Nazareth et il leur était soumis. Il apprit le métier de charpentier avec son père, et la primitive Église possédait encore des jougs et des charrues façonnés par le Divin Ouvrier. Nous ne savons rien pour les dix-huit années suivantes, sinon que Joseph est probablement décédé pendant cette période car nous ne le voyons pas aux noces de Cana et Jésus, du haut de la Croix, n'aurait pas confié sa Mère à l'Apôtre Saint Jean si elle n'avait pas été veuve. CHAPITRE DEUXIEME #### EN JUDÉE ET EN GALILÉE ##### *Jean-Baptiste. *(*Luc. III, 1-14.*) * *(*Matth. III, 1-10.*) * *(*Mc. I, 1-6.*) * *(*Jn. I, 15-36.*) Jean, fils de Zacharie, vivait dans le désert, vêtu de poil de chameau, une ceinture de cuir autour des reins et se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage, quand Dieu, lui intima l'ordre de se rendre dans la région du Jourdain, pour y prêcher un baptême de pénitence pour la rémission des péchés. 201:117 Et les foules accouraient et Jean prêchait comme l'avait écrit le Prophète Isaïe. Il prêchait avec force : « Faites péni­tence, car le Royaume des Cieux est proche ». Cette voix tonnante, touchait tous les cœurs et les gens confessaient leurs péchés et demandaient le baptême. Ainsi, pour le Précurseur, l'action primordiale, l'action qui va permettre d'écouter Jésus d'un cœur docile, c'est la confession. Et cela restera vrai jusqu'à la fin des temps. A ceux qui n'ont pas la Foi ou disent l'avoir perdue, Jean le Baptiste pourrait apparaître dans son rôle de Précurseur et n'aurait qu'à se répéter : -- « Confessez vos péchés ». Car on perd la Foi par le péché avec lequel on désire vivre en bonne intelligence. Et comme on ne l'avoue pas, c'est un cercle vicieux. Confessez-vous et vous retrouverez la Foi. Ceux qui prétendent n'avoir jamais eu la Foi peuvent essayer la même méthode : comme elle vient du Ciel elle est très efficace. Quant à ceux qui se prétendent sans péché, ils relèvent des médecins qui pour­raient peut-être leur donner, en guise de pilule amère, un petit questionnaire... Saint Jean-Baptiste n'était pas un bon petit jeune hom­me tout frisé et levant les yeux au Ciel d'un air de suave extase ; déjà il tonnait : -- « Race de vipères ! » ... A qui parlait-il aussi suavement ? ... Aux Pharisiens et aux Sadducéens, ces deux sectes ennemies qui s'uniront pour perdre Jésus car la Haine de Dieu est beaucoup plus forte que toutes les autres haines. C'est une haine à la mesure de son objet. De même la haine pour l'Église de Rome incitera dans la suite des temps des sectes ennemies a étouffer leur mutuel mépris pour mieux travailler à détruire la Seule Église qui vaille la peine d'être haïe. Les Pharisiens et les Sadducéens étaient donc aussi venus écouter Jean le Baptiste et probablement le faisaient-ils écouter avec de petits airs supérieurs et suffisants puis­que le Précurseur tonne : -- « Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère à venir ? Faites donc de dignes fruits de pénitence. Et n'allez pas vous dire -- Nous avons pour père Abraham. Car je vous dis que Dieu peut, de ces pierres, susciter des enfants à Abraham » ... 202:117 Les Pharisiens que nous reverrons tout le long des Évangiles étaient des dévots qui faisaient passer la lettre avant l'esprit. Leur formalisme, destiné primitivement à fortifier les Juifs dans leur isolement afin de supprimer toute per­nicieuse influence païenne, leur formalisme terriblement compliqué avait pris dans leur cœur la première place. Le résultat est que la Charité ou Amour de Dieu qui doit pré­sider à toute intention était étouffé par un amour de soi-même fort satisfait de se compliquer ostensiblement la vie. Leur contentement orgueilleux a fait du mot pharisien un synonyme encore fort usité de nos jours. Ils venaient donc par curiosité écouter Saint Jean-Baptiste, tout disposés à lui avouer leurs nombreuses vertus. Les Sadducéens avaient une formation complètement opposée. S'étant un peu trop frottés aux Grecs et aux Ro­mains et autres païens, ils avaient découvert que la vie ter­restre peut avoir des charmes si on ne prend pas la religion trop au sérieux. Ayant fait cette belle découverte, ils la justifièrent en supprimant l'immortalité de l'âme, la résurrec­tion de la chair et la vie éternelle (ils refusaient aussi de croire aux Anges qui se permettent quelquefois de donner des ordres aux humains). Ainsi, pour les Sadducéens, il n'était plus besoin de se compliquer la vie, il était seule­ment nécessaire de se la rendre agréable. Si le terme de Sadducéen n'est pas resté dans notre langue comme syno­nyme, il aurait cependant de nos jours un très large emploi. Saint Jean-Baptiste continuait à tonner : -- « Déjà même la cognée est placée à la racine des arbres ; tout arbre donc qui ne porte pas de bons fruits va être coupé et jeté au feu. » Il ne faudrait pas croire que l'Ancien Testament fût tellement différent du Nouveau que les foules, entendant prêcher Saint Jean, aient été incapables de le comprendre. Quand le Christ interrogea les Juifs sur l'essentiel de la Loi, l'un d'eux saura fort bien répondre : l'Amour de Dieu d'abord et, par cet Amour, celui du prochain. L'essentiel était donc parfaitement connu et Saint Jean-Baptiste pou­vait rappeler qu'une religion qui ne porte pas de bons fruits est vaine et misérablement hypocrite. 203:117 Les Pharisiens devaient se moquer intérieurement et les Sadducéens hausser les épaules. Un Pharisien ne pouvait pas imaginer que Dieu ne fût pas en admiration devant lui. Et les Sadducéens avaient décidé que Dieu ne se préoccupait pas de la conduite de chaque homme, ce qui restera, jusqu'à la fin des temps, la grande excuse, celle qui paraît irréfutable. Pour les uns comme pour les autres, Jésus enseignerait la pureté d'intention et soulèverait des montagnes d'indigna­tion. C'est bien pourquoi Dieu intima l'ordre au Précurseur d'apprendre au peuple à confesser ses péchés. C'était la seule façon de préparer les âmes à la Parole du Christ. Cette méthode restera valable jusqu'à la fin des temps. Elle supprime le pharisaïsme qui, ayant fermé les yeux pour compter ses péchés, sent son hypocrite orgueil le gêner et est obligé de le confesser pour s'en débarrasser. Elle suppri­me toute hérésie car l'hérésie n'est qu'une des formes du pharisaïsme, étant celle qui dit : Je sais mieux ce que je dois faire et penser que ceux que Dieu nous envoie. Mais les foules accourues près de Saint Jean-Baptiste ne se composaient pas principalement de Pharisiens et de Sadducéens. Toutes les classes sociales étaient venues, atti­rées invinciblement par celui qui paraissait être une image parfaite du Prophète Élie. Et ces foules, après s'être confes­sées et avoir été baptisées, l'interrogeaient, disant : -- « Que devons-nous donc faire ? » Car la confession sincère ouvre la porte à la grâce et invite à la recherche de la sainteté. D'elles-mêmes, les foules comprenaient qu'il ne suffit pas de se confesser et... de recommencer. Après cette purification, chacun se sentait plus fort et souhaitait de tout son cœur ne plus offenser Dieu, et souhaitait même Lui être agréable en remplaçant les vices passés par des vertus nouvelles. C'est pourquoi chacun demandait en quelque sorte des directives à Saint Jean-Baptiste pour commencer une vie plus digne d'un peuple tellement favorisé de Dieu. Aussi, logiquement, la confession donnait l'humilité et l'humilité incitait à la Charité. Ce ter­me de Charité a été terriblement galvaudé ; pour beaucoup il représente uniquement les deux sous donnés au pauvre, mais la Charité c'est l'Amour de Dieu et c'est donc : désirer, Vouloir, préférer, accepter et accomplir la Volonté de Dieu. Le mot de Charité renferme à lui seul toute la Sainteté, toute la Loi, tous les Prophètes, tous les Évangiles, toute la chrétienté. C'est le mot-clef. 204:117 A cette question : « Que devons-nous faire ? » Saint Jean-Baptiste avait une réponse pratique mais qui va très loin : -- « Que celui qui a deux tuniques partage avec qui n'en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même. » D'un seul coup, Jean va au fond du problème. Il a devant lui des âmes pleines de bonne volonté et toutes réchauffé de dévotion sensible. Il a devant lui des âmes qui aiment Dieu et désirent Le servir. Or, il sait que Dieu est invisible et que ce désir ne durera peut-être pas. Il sait aussi qu'il est extrêmement facile d'aimer l'Auteur de toutes choses mais encore plus facile de se contenter de ce délectable sentiment. Et il donne la clef : aimer les autres. Et là, il peut plus être question de suaves rêveries ni de contentement de soi-même. Tant qu'un seul pauvre sur la terre n'a pas le nécessaire, nous n'aurons pas aimé Dieu. Tant qu'un seul pauvre n'a pas de quoi se vêtir, nous n'avons pas le droit d'avoir deux vêtements. Et il les renvoyait avec cette honte au cœur, cette honte qui ne s'éteindra jamais. Les publicains, qui étaient des collecteurs d'impôts assez rarement honnêtes, venaient aussi pour être baptisés et, connaissant le mépris que leur profession suscitait, se sentaient tout malheureux et demandaient également des directives. Saint Jean-Baptiste leur dit seulement : -- « N'exigez rien de plus que ce qui vous a été fixé. En d'autres termes, la sainteté n'exige pas que nous prenions tous le même chemin mais que chacun accomplisse honnêtement son devoir d'état. La sainteté ne peut apporter avec elle le désordre. Que chacun reste où il est (sauf ceux qui seront appelés à de plus hautes destinées mais on ne s'appelle pas soi-même). Un de ces publicains tant méprisés sera appelé au rang d'Apôtre, mais les autres continueront leur métier car les impôts aussi sont nécessaires. 205:117 Des militaires, gens pas toujours très aimés non plus, car ils se croient volontiers tout permis, demandaient également des directives. Là aussi, Saint Jean-Baptiste ne leur dit pas d'abandonner leur métier mais de l'exercer honnêtement et saintement, car les militaires aussi sont nécessaires : -- « Ne molestez personne. Ne dénoncez pas faussement. Et contentez-vous de votre paye. » (*A suivre.*) Marie Carré. 206:117 ### Les Sept Paroles JÉSUS a commencé d'exister lorsque la Très Sainte Vierge Marie donna son consentement. Quelle merveille que Jésus ait débuté comme nous dans la vie car il est avec le Verbe Éternel une seule et même personne ! Quelle autre merveille que Marie ait eu à donner son consentement ! La Trinité Sainte avait prévu et organisé ce mystère de toute éternité, et c'était un mystère d'amour puisqu'il devait aboutir à l'union à Dieu de sa créature, consciente et libre ! Le Sauveur allait être un homme qui serait la Parole même de Dieu prenant chair dans le sein de la Vierge. Et celle-ci fut préservée des conséquences du premier péché pour qu'elle fût entièrement et réellement libre dans son consentement. Car le manque d'amour du premier homme mit un voile entre lui et la vérité divine ; S. Paul le compare à celui Moïse descendant du Sinaï mettait sur son visage pour converser avec les Israélites et il ajoute : « Toutes les fois qu'on se convertit au Seigneur, le voile est enlevé. Or, Seigneur c'est l'Esprit et *là ou est l'Esprit du Seigneur est la liberté*. Et nous qui à visage découvert contemplons en miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, de gloire en gloire, comme par l'Esprit du Seigneur. » (Cor. 13, 16.) Ce fut Marie la première pour qui le voile fut enlevé, et parfaitement. 207:117 Ce fut en un temps lui-même mystérieux. Les apôtres le considèrent comme la fin des temps. S. Pierre dit : « Vous êtes gardés, moyennant la foi, en vue du salut à être révélé dans les derniers temps. » Et plus loin : « Le Christ, pré­destiné avant l'origine du monde, a été manifesté à la fin des temps pour vous. » (I Petr. I.) Tant que nous ignorions l'antiquité de l'homme sur la terre et à dix-sept ou dix-huit siècles du début de l'ère chrétienne nous pouvions estimer que peut-être les apôtres ont eu une illusion. La seule en eux fut d'estimer le temps à la manière humaine. Or la vie de l'homme et sa manière d'apprécier le temps est semblable à celle de quelqu'animal­cule marin qui vivrait assez peu pour croire les vagues immobiles. C'est ainsi que les prophètes eux-mêmes se mé­prenaient sur la durée ; quand Isaïe prédisait à Achaz qu'une vierge devait enfanter, il voyait cet événement plus proche certainement qu'après sept siècles. Aujourd'hui on parle de cinq cent mille à un million d'années pour la création de l'homme, et il est certain qu'elle est bien plus ancienne qu'on ne pouvait se le figurer il y a cent ans. Si bien que si la fin des temps peut durer dix mille ans (ou arriver demain), elle est très proche par rapport au passé de l'humanité. Comment se fait-il que l'accomplissement du salut fût si tardif ? Dieu sans doute attendit que l'acte solennel qui couronnait sa création put être transmis à toute l'humanité, qu'un grand empire qui réunissait tout l'ancien monde en facilitât la communication ; et il donna la science aux peuples devenus chrétiens pour qu'ils pussent porter l'Évangile aux extrémités de la terre. Quand l'Évangile y sera parvenu le monde pourra finir. Dieu a-t-il donc pendant cette immensité des temps laissé les hommes sans secours et voués à la mort de l'âme ? Ce serait contraire à son amour. S. Augustin dit dans les Rétractations : « *La chose même qui maintenant s'appelle la religion chrétienne existait déjà autrefois, et depuis le commencement du genre humain, elle n'a jamais fait dé­faut. *» 208:117 Car Jésus est mort pour tous les hommes depuis et y compris Adam. Il est même mort pour que sa mère fût préservée de toute trace du péché originel. Et S. Paul dit : « (II Tim. I, 9) Dieu nous a sauvés... selon la grâce à nous donnée dans le Christ *avant les temps séculaires...* et manifestée maintenant par l'apparition de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » Dès l'éternité les moyens du salut étaient prévus et furent offerts aux hommes au cours du temps par les mé­rites du Verbe incarné. Comment pouvons-nous historiquement le constater ? S. Augustin commence son livre de *La Cité de Dieu* par ces paroles solennelles : « La glorieuse Cité de Dieu pour­suit son pèlerinage à travers les temps au milieu des impies, vivant ici-bas de la foi ; par la patience (ce mot comprend l'idée de souffrance) elle attend cette stabilité du séjour éternel où sa justice sera juge à son tour et entrera en possession par une dernière victoire de l'inaltérable paix. » Et, S. Augustin entreprend de réfuter toutes les erreurs des religions et des philosophes païens. C'était pour lui une nécessité car les païens accusaient les chrétiens d'avoir causé par leur impiété la chute de l'empire romain. Socrate, cet insigne païen, ne fut-il pas accusé de corrompre la jeunesse ? Notre point de vue est autre, car le paganisme qui renaît aujourd'hui dans les mœurs est un naturalisme athée et les anciens païens étaient rarement athées ; ils n'avaient que trop de dieux et les Romains en étaient spécialement bien fournis. Il y avait un dieu Vaticanus présidant aux pre­miers vagissements des nouveau-nés ; une déesse Cunina qui protégeait l'enfant au berceau ; un dieu Nodotus réglant la croissance des nœuds de la tige du blé, et ainsi de suite ; un homme soucieux de sa famille et de ses biens n'en devait oublier aucun. 209:117 Il s'agit pour nous au contraire de montrer comment ce monde païen pouvait faire partie de cette Église qui, comme le dit S. Augustin, « n'a jamais fait défaut » et participer à une attente générale, à un Avent dont l'histoire n'est bien connue que par celle du peuple juif. Or faire partie de l'Église consiste essentiellement à croire à un salut venant de Dieu. Il est hors de doute que nombre de païens l'ont cru en dehors du peuple juif, en dehors des promesses faites à Abraham et des révélations du Sinaï. Il y eut un immense effort de toute l'humanité païenne pour comprendre son sort et s'évader de la domi­nation du mal. Le plus connu des témoignages du monde païen est celui qu'ont donné les tragiques grecs ; il n'y a rien de tel dans la littérature romaine. Car au point culminant de leur civilisation les Grecs avaient bien et dûment constaté qu'ils ne pourraient pas échapper au mal par leurs propres forces ; les plus sages législateurs, les plus strictes ordonnances politiques et religieuses y avaient échoué. Ils attribuaient au « Destin », à la fatalité tout ce qu'il pouvait leur arriver d'heur et de malheur. D'avance il en était ainsi décidé et le Père des Dieux, Jupiter, était lui-même soumis au Destin. Sophocle a trouvé dans l'histoire d'Œdipe, meurtrier de son père, époux de sa mère, frère de ses filles, sans en rien savoir, l'image tragique d'une victime du Destin et le pro­blème posé par l'innocence du triste héros. Mais Eschyle avait trouvé déjà la solution dans l'Orestie. La meurtrière disposition des Atrides à la vengeance engendre le crime de génération en génération, mais Oreste se voit pardonner le sien par l'intervention de la pensée divine, Athéna ; elle ajoute une boule blanche à celle des magistrats et son vote acquitte le coupable. Dans l'enseignement de l'Université, cette doctrine de la fatalité est présentée comme une faiblesse de la pensée grecque ; il semblerait qu'une doctrine qui somme toute est déterministe dût faire le bonheur de nos enseignants officiels ; mais ce n'est pas un déterminisme rationaliste ; le sort de chacun dépend d'une décision divine et c'est en ce point que gît la faiblesse officiellement condamnable de la pensée grecque. 210:117 Sophocle, dans Œdipe à Colonne, et dans Antigone, fait appel aux lois divines, à la justice des dieux. Œdipe est comme une victime et sa tombe assurera la pros­périté du lieu où il est enterré. Thésée dit aux filles d'Œdipe : « Jeunes filles, cessez vos pleurs ; on ne doit pas pleurer ceux dont la mort est un bienfait public. » L'un et l'autre des deux grands tragiques grecs approchaient de la solution religieuse par révélation que seuls les Juifs possédaient complète. Euripide lui-même qui attaque souvent les hontes morales de la mythologie grecque et même la théologie mo­rale « Ô femmes infortunées, ô forfaits de dieux ! A quels juges en appellerons-nous si nous sommes victimes de nos maîtres souverains ? » (*Ion*), est obligé de faire intervenir les dieux pour dénouer ses drames. Ainsi rend-il indirecte­ment hommage à cet Attente d'un dénouement divin au malheur incompréhensible de l'humanité. Constatant le péché originel les Grecs l'appelaient la destinée faute de connaître le moyen d'en sortir. \*\*\* Il n'y aurait probablement pas beaucoup à chercher pour trouver chez d'autres peuples, comme les Égyptiens, de semblables indices d'une Attente. Ce n'était pas possible sans grâces particulières ; mais peut-on sans grâces recon­naître et suivre même la simple loi naturelle ? Dans son amour, Dieu ne les a pas refusées plus de cinq cent mille ans à l'humanité. Et le sacrifice de Notre-Seigneur, prévu de toute éternité, a payé dès l'origine ces moyens de salut d'une humanité coupable. S. Paul, accompagné de Barnabé, fit un miracle à Lystres ; les païens voulurent les honorer comme des dieux. Et S. Paul s'écrie : « Nous sommes aussi des mortels de votre sorte, vous prêchant de renoncer à ces vains objets pour le Dieu vivant qui a fait le ciel et la terre et tout ce qu'ils contiennent. Il a dans toutes les générations passées, permis à toutes les nations de suivre leurs voies ; cependant il n'a pas laissé de se rendre témoignage en fai­sant du bien, vous accordant du ciel pluies et saisons fertiles, rassasiant vos cœurs de nourriture et de joie. » (Actes XIV, 15.) 211:117 Dieu s'est sans cesse offert aux hommes à la mesure de leur capacité ; depuis les débuts de la Révélation les hommes connaissent ou peuvent connaître qu'ils ont une fin sur-naturelle. Et toutes les nations de la terre n'ont-elles pas été bénies en Abraham ? Et puisque les hommes font partie de la création, celle-ci, la création physique elle-même, ne saurait avoir d'explication valable sans tenir compte de ceci : qu'elle est liée à une existence surnatu­relle dans son sein même. C'est ainsi qu'il faut comprendre le fameux texte de Paul dans l'épître aux Romains (VIII. 18-25) : « L'attente anxieuse de la création aspire à la révé­lation des fils de Dieu. La créature, en effet, a été soumise à la vanité non de bon gré mais à cause de celui qui l'a sou­mise, avec l'espérance que la création, elle aussi, sera affranchie de l'esclavage de la corruption pour avoir part à la liberté des enfants de Dieu. Car nous savons que la création tout entière souffre ensemble les douleurs de l'enfante­ment jusqu'à présent. » Ce rattachement du monde tout entier à la vie surnaturelle de l'humanité est exactement le contraire des funestes élucubrations du Père Teilhard, qui croit pourtant se prévaloir de ces textes. Lisez dans *La Pen­sée Catholique*, numéro 108, dans l'article de Mgr Combes, le texte de ce religieux : « *Ce qui domine mon intérêt et mes préoccupations intérieures, vous le savez déjà, c'est l'effort pour établir en moi et diffuser autour de moi, une religion nouvelle* (*appelons-la un meilleur christianisme, si vous voulez*) *où le Dieu Personnel cesse d'être le grand pro­priétaire* « *néolithique *» *de jadis pour devenir l'Ame du Monde que notre stade culturel et religieux appelle...* » Ainsi tout est Dieu et Dieu se transforme en même temps que le monde. Nous ne voyons en cette théorie aucune trace de la Chute et du Rachat, aucune possibilité d'y insérer ce mystère du mal dont les grands esprits de l'antiquité -- je veux dire les tragiques grecs -- ont entrevu la solution. 212:117 Ce que cet auteur croit une extraordinaire nouveauté n'est qu'une très ancienne idée païenne : Jupiter serait l'âme du monde et les autres divinités ses membres ou ses puissances, « *sentiment le plus commun chez les doctes du paganisme *» dit S. Augustin (De Civ. Dei IV). Aujourd'hui le panthéisme est lié à une idée puérile de la science, car l'homme est connu directement et intime­ment par la conscience ; la nature directement aussi dans l'homme. Elle n'est connue qu'indirectement et relativement par la science quantitative, dont les résultats sont certes fort intéressants, mais trop appréciés. Car le fait de conscience fait partie du monde et échappe complètement à la science. C'est pourquoi S. Paul rattache la création à la vie surnaturelle de l'humanité. C'est un mystère assurément, mais un mystère qui se tient, alors que la science est un système illogique et déficient pour négliger (obligatoirement de par sa méthode) ce qui est le fait principal de la création, qu'il y a en un point conscience de tout. C'est pourquoi un philosophe qui connaît bien la science, quoique s'exprimant, en rationaliste, Meyerson, a dit : « La raison n'a qu'un seul moyen d'expliquer ce qui ne vient pas d'elle, c'est de le réduire au néant » (La déduction relativiste). C'est l'honneur des savants de renverser complètement leurs théories lorsqu'un fait nouveau ou mieux observé rend ce travail indispensable ; mais c'est folie au philosophe et plus encore au chrétien de croire qu'il lui faut intégrer les théories scientifiques de son temps dans la foi. Répétons donc ce que dit l'épître aux Hébreux (XIII) : « *Jésus-Christ était hier, il est aujourd'hui, il sera aussi à jamais. Ne vous laissez point entraîner par des doctrines variables et étran­gères. *» \*\*\* 213:117 Notre intention en commençant cet écrit était de parler des sept paroles du Christ sur la Croix. Le préambule s'est si bien allongé qu'il dépasse la mesure du temps et de l'espace dont nous disposons. Finissons donc par des vérités des temps apostoliques. Voici deux fragments de Méliton de Sardes, un contemporain de S. Irénée : « C'est pour ceci que le Père a envoyé du ciel son fils sans corps, afin que s'étant incarné dans le sein de la Vierge et étant né comme homme, il vivifiât l'homme et rassemblât ses mem­bres que la mort avait dispersés, puisque la mort a divisé l'homme. » Et cet autre qui nous rapproche du sujet que nous nous étions proposé : « N.-S. a été jugé pour nous donner la grâce ; lié pour nous délier ; pris pour nous libérer ; tour­menté pour donner miséricorde ; mis à mort pour vivifier ; enseveli pour ressusciter. » (*A suivre*.) D. Minimus. 214:117 ## NOTES CRITIQUES ### Les ordonnances sur l'intéressement Nous avons maintes fois entretenu les lecteurs d'Itinéraires des problèmes relatifs à la diffusion de la propriété mobilière et à l'accession des salariés à la propriété du capital. Notre plus récente contribution sur le sujet concernait « les avatars de l'amendement Vallon » (déc. 1966, n° 108) et « le cas d'Ouest-France » (février 1967, n° 110). Voici maintenant qu'une législation nouvelle est née : il s'agit des trois *ordonnances sur l'intéressement des salariés aux fruits de l'expansion des entreprises*, publiées au *Journal Officiel* du 18 août 1967. La première concerne l'intéressement proprement dit. La seconde concerne les plans d'épargne. La troisième concerne le rachat en bourse de leurs propres actions par les sociétés qui veulent en faire bénéficier leurs salariés en vertu de la première ordonnance. Nous n'allons pas faire ici l'analyse de ces trois ordonnances, ni passer en revue les innombrables problèmes qu'elles soulèvent. Nous voudrions simplement les examiner dans leur esprit général et dire ce qu'il faut en penser -- ou du moins ce que nous en pensons nous-mêmes. \*\*\* La première ordonnance est la seule qui procède directement de l'amendement Vallon (art. 33 de la loi du 12 juillet 1965). Elle ne retient pas l'idée précise de l'amendement, selon laquelle devaient être « reconnus et garantis les droits des salariés sur l'*accroissement des valeurs d'actif des entreprises dû à l'autofinancement *» ; mais elle en retient l'esprit en rendant obligatoire, dans les entreprises employant plus de cent salariés, la participation de ceux-ci aux *bénéfices.* 215:117 Quels bénéfices ? C'est extrêmement compliqué, et il faudra attendre décrets, circulaires et expériences pour le savoir exactement. Les bénéfices répartis aux salariés ne leur parviendront pas immédiatement en forme de sursalaire. Ils seront bloqués pendant cinq ans. Leur emploi sera déterminé, par accord entre les parties, selon l'une des trois formules suivantes : attribution d'actions de l'entreprise, affectation à un fonds de l'entreprise, versement à un fonds de placement extérieur à l'entreprise, en vertu notamment de plans d'épargne prévus par la seconde ordonnance. La *seconde ordonnance* prévoit l'institution (facultative) de plans d'épargne -- ceux-ci étant « tout système d'épargne collectif ouvrant aux salariés d'une entreprise la faculté de participer, avec l'aide de celle-ci, à la constitution d'un *portefeuille de valeurs mobilières *». Dans les entreprises employant plus de cent salariés, le portefeuille peut comprendre, soit exclusivement des valeurs mobilières émises par l'entreprise, soit des valeurs mobilières françaises diversifiées comprenant ou non des titres de l'entreprise. En ce cas, il est constitué un *fonds commun de placement* dont les parts appartiennent aux salariés participant au plan d'épargne de l'entreprise. La durée minimum des engagements à prévoir dans les plans d'épargne est de cinq ans. La troisième ordonnance n'appelle aucun commentaire ici. \*\*\* Les deux premières ordonnances présentent le caractère commun d'être assorties de dispositions fiscales qui les rendent viables. Évidemment ce caractère est surtout important pour la seconde, qui est facultative. Mais que valent ces deux ordonnances ? La première est nettement mauvaise. Elle n'a pas su éliminer le venin de l'amendement Vallon, revu et corrigé par MM. Capitant et Loichot. Tout d'abord, elle part d'un principe faux : celui d'un droit des salariés sur les bénéfices de l'entreprise. La question est extrêmement difficile. Nous renvoyons là-dessus à ce que nous avons précédemment écrit, notamment dans le n° 60 d'*Itinéraires* (février 1962), qui constitue l'Annexe II de notre livre *Diffuser la propriété*. Disons simplement que si les salariés avaient un droit véritable à participer aux bénéfices, ils seraient de même obligés de participer aux pertes. Aussi bien si ce droit existait réellement, voilà longtemps que la puissance des syndicats l'aurait fait reconnaître par les tribunaux. 216:117 Ceci dit il va de soi que la loi peut créer aux sociétés l'obligation de faire participer leurs salariés aux bénéfices. C'est ce que fait la première ordonnance. Elle crée un droit nouveau, qui émane de la volonté du législateur, mais qui n'est ni la suite logique du contrat de sa­laire, ni le résultat de l'analyse économique. L'ordonnance, par ailleurs, souffre des mille inconvénients soulignés à l'envi par nous-mêmes et beaucoup d'autres : elle crée des inégalités, qui sont en l'espèce des injustices, entre les salariés des différents secteurs de l'économie et des entreprises diverses, et elle soulève des difficultés considérables d'inter­prétation et d'application. Elle est appelée à susciter des conflits sans nombre qui rendent impossible toute prévision quant à son évolution. En pure logique, cette évolution peut se faire dans trois directions : -- ou bien l'ordonnance sera finalement abrogée ; -- ou bien elle sera appliquée d'une manière de plus en plus rigide, signifiant la condamnation des actionnaires, la renonciation au marché financier et finalement la généralisation du socialisme en communisme ; -- ou bien des systèmes contractuels d'intéressement se­ront de plus en plus acceptés à la place du système obligatoire de l'ordonnance, l'obligation ne subsistant que comme « obli­gation de faire quelque chose dans le sens de l'intéressement ». La première ordonnance rentrerait alors dans le cadre de la deuxième. C'est celle-ci, en effet, qui ouvre une voie nouvelle pleine de promesses pour l'avenir. Certes elle est fragile et peut disparaître à la première tour­mente. Mais si les intéressés savent s'en saisir sans tarder et l'inscrire rapidement dans les faits, elle peut réussir. Quant à nous, nous l'approuvons pleinement, du moins dans son ins­piration, ou dans l'orientation qu'on peut lui donner. Car elle permet d'entrer dans la vie de ce progrès que nous réclamons depuis des années : la diffusion de la propriété mobilière, selon une formule combinant des modalités modernes d'épargne avec des modalités modernes d'investissement. Ce n'est pas que nous nous bercions d'illusions. Tout le poids de l'étatisme va peser sur ces plans d'épargne et ces fonds de placement. Mais enfin il n'y avait rien, et il y a maintenant quelque chose. Si les institutions prévues ne sont pas étouffées dans l'œuf, elles peuvent prendre, en quelques années, une vigueur avec laquelle il faudra compter. 217:117 Tout dépendra de l'évolution d'ensemble de la politique économique et sociale de la France. Si l'étatisme continue de se développer, le secteur de liberté réservé au système des plans d'épargne et des fonds de placement sera asphyxié. Si au contraire ce système constitue lui-même une amorce de redressement dans le sens de l'anti-étatisme, il ira en s'am­plifiant. Le seconde hypothèse serait beaucoup moins probable que la première s'il n'y avait la perspective du Marché commun qui, normalement, doit signifier, pendant au moins un certain nombre d'années, une certaine libéralisation de l'activité éco­nomique. D'autre part, il n'y a pas d'évolution fatale. L'avenir de la diffusion de la propriété mobilière dépend pour une bonne part du sort que vont réserver à la seconde ordonnance ceux qu'elle concerne, c'est-à-dire les patrons et les salariés. Qui va prendre l'initiative d'utiliser l'instrument nouveau ? Nous n'en savons rien. Il est probable que, parfois, ce seront les patrons, et dans d'autres cas les salariés. Parmi ces derniers, les cadres devraient faire preuve d'initiative. Ce n'est pas davantage leur intérêt que celui des autres salariés, mais ils ne sont pas bloqués par la méfiance traditionnelle du monde ouvrier et ils sont à même de comprendre le système et d'en voir les avantages. Quels sont ces avantages ? Ils sont multiples. Mais celui qui est immédiatement visible, c'est la contribution que verse le patron en addition à l'épargne du salarié. Autrement dit, si le salarié affecte 100 francs au plan d'épargne et que le patron ajoute 25 francs, c'est un gain net pour le salarié. Mais c'est au bout de dix ou quinze ans que l'épargne consti­tuée doit trouver sa récompense. Sa valorisation est liée au développement du progrès technique, sans courir le risque de l'inflation qui tue aujourd'hui l'épargne à intérêt fixe. Bien entendu, les plans d'épargne peuvent être conçus de façons très diverses. C'est matière à accord entre les patrons et les salariés. Mais on ne part pas dans la nuit, car les États-Unis offrent en ce domaine une gamme impressionnante d'exem­ples et de références. Il appartient donc aux intéressés de se renseigner. Nous imaginons que les confédérations syndicales, patronales et salariales, ont déjà étudié la question et rassem­blé la documentation nécessaire. Les banques, de leur côté, doivent en faire autant puisque leur concours sera nécessaire, ou utile, pour la gestion des fonds de placements. Pour conclure, nous ne pouvons que redire ce que nous disions dans « Le Monde » du 5 septembre dernier : « Les ordonnances donnent une chance aux hommes d'initiative et d'imagination. Ils auraient tort de la négliger. » Louis Salleron. 218:117 ### Magister stultorurn eventus On nous a démontré par le procès de Pie XII que le chris­tianisme, cause première de l'antisémitisme, est en définitive responsable du « plus grand crime de l'Histoire », celui que perpétra Hitler, antichrétien pourtant, contre un nombre im­mense de victimes juives. Mais comment expliquer alors les crimes dont l'antisémitisme s'est rendu coupable, s'il faut en croire la Bible, bien avant l'ère chrétienne ? Et comment expliquer la séculaire hostilité arabe, actuelle­ment plus déchaînée que jamais contre Israël ? Le christianisme serait-il responsable aussi de la « guerre sainte » que les pieux musulmans s'entendent prêcher officiellement matin et soir dans leurs mosquées ? Qu'ils se rassurent néanmoins par leur religion même : en se réclamant du Coran, ils se ménagent d'avance l'indulgence des chrétiens. Un crime dont il serai trop hasardeux de chercher la source dans l'Évangile ne sera jamais « le plus grand de l'Histoire ». Pour qu'un crime prétende à ce titre, deux conditions son nécessaires et suffisantes : que les victimes ne soient pas chrétiennes, et que les auteurs paraissent l'être au moins sous quelque rapport. C'est pourquoi n'entrent même pas en ligne de compte les crimes de la Russie et de la Chine, dont périrent et périssent encore beaucoup plus de six millions de victimes parfaitement innocentes. Tandis que l'armée américaine au Vietnam passe pour avoir d'assez bonnes chances de disputer la palme à Hitler. Des gens qui dans la guerre d'Algérie (mais aussi dans leurs jugements rétrospectifs sur Poitiers, sur les croisades, sur Lépante) n'ont cessé de soutenir au détriment de l'Europe le bon droit et la cause sacrée de l'Islam, déboutent brusquement celui-ci dès qu'il tourne sa menace contre l'État juif. Les mêmes gens ont milité naguère pour l'indépendance des nations arabes qu'ils blâment aujourd'hui d'employer leur indépendance à combattre Israël, ainsi qu'elles en avaient l'in­tention proclamée de longue date. Tous les torts sont mainte­nant du côté de ces nations décolonisées, comme ils étaient hier et seront demain du côté des puissances ex-colonisatrices qui protègent Israël. Certains juifs n'ont manqué aucune occasion de servir la politique communiste favorable aux Arabes, et semblent moins satisfaits que surpris quand cette politique qu'ils ne désavouent pas s'exécute aux dépens des juifs détestés des Arabes. 219:117 Tel qui, mené par la Propagande communiste, accusait Pie XII d'avoir trahi les juifs persécutés par Hitler, invoquerait volontiers, pour le sauvetage des juifs désormais trahis par la même propagande, l'autorité, la doctrine, l'exemple et le pa­tronage de ce pape qui fut le seul homme au monde à les secou­rir dans leur malheur, et qu'on en remercia par des calomnies d'autant plus efficaces que bouffonnes. Acclamant enfin avec un égal enthousiasme les cortèges pacifiques qui ébranlent à New York et à Paris des objecteurs de conscience, à Moscou et à Pékin des régiments en armes, les mêmes amis de la paix conspuent les Américains au Vietnam et les appellent à la rescousse en Méditerranée, espérant qu'ils voudront bien faire ici une fois de plus pour le salut du monde la même chose qu'ils font là-bas, nous dit-on, pour sa perte. Quant à M. Thant, investi d'un prestige mondial auquel contribue même la « sympathie respectueuse » de S.S. Paul VI, il envoie ses Casques bleus, payés par nous, s'exercer à la mitraillette dans les pays où tout va bien, et les retire préci­pitamment des pays où les affaires se gâtent. L'âge d'or que nous avait promis l'O.N.U. s'inaugure par des guerres de races, des guerres de religions, des guerres politiques et des guerres na­tionales plus virulentes, plus iniques, mieux outillées et plus confuses qu'elles n'ont jamais été. Un qui doit bien rire, c'est le diable. Car, malgré les apparences, le bel imbroglio qu'il nous a machiné ne contient, remarquez-le, aucune contradiction. Lui seul gagne à tout coup. A travers tant d'incohérentes palinodies où il laisse ses misérables dupes se couvrir de honte, de ridicule et de sang, il garde les yeux fixés sur l'unique but qu'il vise avec constance et dont chaque pas le rapproche : détruire l'Europe chrétienne, ou plutôt l'amener par tous les moyens à se détruire elle-même. Alexis Curvers. ============== ### Violences à Béziers Aveuglement ? Dictature ? Trahison ? Dans notre étude : « Comment sauver l'enseignement libre » qui a paru dans les numéros 104 et 105 d'*Itinéraires* et qui depuis a été publiée en brochure, nous écrivions ceci : « Rome est la seule défense véritable et opportune des libertés de l'Église ; on se livre à l'État dans la mesure où on se rend indépendant de Rome. 220:117 Or nous savons qu'au Concile notre épiscopat a fait tout le possible pour supprimer la Curie, c'est-à-dire le gouvernement papal et faire de l'Église une sorte de république parlementaire. Il a obtenu une certaine « décentralisation » des responsabilités. Ce qui peut être utile quand l'esprit est bon. Mais l'est-il ? Connaissant l'humanité, cela veut dire qu'au lieu d'abus de pouvoir du Saint-Siège, nous aurons des abus de pouvoir des évêques, *beaucoup plus redoutables pour nous, petites gens*. Car toute l'histoire et l'expérience nous apprennent qu'empereurs, garde-champêtres, agents de la circulation, tous les hommes qui ont un pouvoir en abusent un jour ou l'autre. » (Page 101 du numéro 105. Page 78 de la brochure.) Ce que nous prévoyions alors n'a pas manqué d'arriver et est advenu dans la violence et l'hypocrisie au sujet de l'ensei­gnement libre. Car ou bien les parents n'ont pas été avertis des changements imposés ou bien on a fait semblant de les consulter, leur donnant par exemple *cinq jours* pour répondre. Si la réponse n'arrivait pas dans les cinq jours, ils étaient considérés comme consentant aux « réformes ». On rendait ainsi impossibles toute réflexion, tout consultation et toute *entente* entre les familles. Voici la réponse indignée d'un groupe de parents d'élèves. Leurs enfants sont élèves d'institutions religieuses congréga­nistes de droit pontifical. Le diocèse veut soumettre ces écoles à une planification ne dépendant que de lui, et leur imposer des maîtres de son choix. Le directeur d'un de ces établis­sements nous dit : « Si je ne suis pas maître de mon personnel, si je n'ai pas de bonnes courroies de transmission, comment puis-je faire de l'éducation ? » Car la direction diocésaine impose d'abandonner telle ou telle classe, se réserve le mouvement des maîtres et devient en quelque sorte l'employeur d'établissements libres qui ne lui demandaient rien. Quant à ceux qui dépendent de différentes congrégations, ils ont été créés dans un certain, esprit de religion par des fondateurs qui sont souvent des saints canonisés. Les religieux qui enseignent dans ces établissements veulent rester fidèles à l'esprit de leur fondateur et à leur vocation. Comment pour­raient-ils admettre des enseignants à eux imposés sans qu'ils en puissent connaître l'esprit, et voir refuser ceux qu'ils ont choisis ? Que le diocèse donne ou surveille l'instruction religieuse, c'est normal. (Nous en voyons, hélas, éliminer sous nos yeux les prêtres qui se contentent de croire à tous les conciles depuis celui de Jérusalem.) Mais il est contraire au droit des parents -- pour s'accommoder aux abus de l'État -- de détruire en fait des institutions séculaires qui leur conviennent. 221:117 Voici l' « ukase » proclamé par la direction diocésaine de l'enseignement de ce diocèse et contre quoi protestent les parents : « *Il appartient à la commission diocésaine du Mouvement du Personnel de procéder à la désignation des titulaires qui sont nommés par le Directeur diocésain. *» C'est-à-dire que les parents, et que les directeurs responsables devant eux de l'éducation des enfants qui leur sont confiés sont éliminés du choix des maîtres. Ils ne peuvent refuser ceux qu'on leur impose. Ils ne pourront que faire grève comme il arrive dans telle ou telle commune de France lorsque l'insti­tuteur envoyé par l'État est par trop indésirable. La direction diocésaine demande donc à tous les directeurs et directrices un état de leur personnel. Elle demande le licenciement de tout enseignant qui n'a pu obtenir le C.A.P. de l'État. Ce certificat d'aptitude pédagogique est donné d'une manière tout à fait arbitraire, et d'excellents maîtres peuvent se le voir refuser. La direction, diocésaine a l'intention de les reclasser. Mais elle ajoute ceci : « Si le chef d'établissement ou l'A.E.P. désire s'attacher le service de tel ou tel candidat, sans que cela crée un droit, prière de le signaler par écrit au verso de l'état à fournir. » *Sans que cela crée un droit !* On passera outre si des nécessités purement administratives y conduisent. Le directeur de l'institution peut être privé d'un collaborateur précieux sans aucun recours. Comme les parents d'élèves de ce diocèse qui sentent mena­cée l'école à laquelle ils ont fait confiance répondent excellemment à ces décrets, nous leur laissons la place : *Il a été dit après le Concile que le Constantinisme était bien mort dans l'Église, que le cléricalisme était définitive­ment dépassé et que le laïcat, enfin arrivé à l'âge adulte, n'aurait plus à abdiquer ses responsabilités entre les mains de son clergé.* *Erreur grossière. Le monstre déjà renaît de ses cendres. Le directeur de l'enseignement diocésain inonde la ville de Béziers de tracts impératifs visant à perturber dangereusement la bonne marche de nos écoles religieuses.* *Il faut appliquer, paraît-il, un planning parisien. Après quelques parodies de consultation d'une poignée de parents mis devant le fait accompli, voilà qu'il fait de la bien mauvaise action psychologique, nous ventant les charmes de son programme destructeur et nous l'imposant, somme toute, de gré ou de force.* 222:117 *Il est grand temps que cesse cette plaisanterie. Il y va de l'avenir de nos enfants. On a l'humour d'invoquer l'esprit de la Déclaration Conciliaire sur l'éducation chrétienne... Fort bien. A qui cette Déclaration confie-t-elle la responsabilité, l'organisation et le choix de l'éducation des enfants ? Aux parents ou aux chanoines ?* *A qui appartiennent nos enfants ? Et nos écoles religieuses ? Qui les a construites ? Qui les fait vivre ? L'argent des cha­noines ou le nôtre ? Voudrait-on que l'Église qu'on nous dit toute spirituelle en dispose à son gré et s'enlise de nouveau dans les institutions temporelles ? Et nous aurions défendu jusqu'ici, contre vents et marées, le pluralisme de nos écoles pour admettre un certain monopole ? Pour qui nous prend-on ?* *Aucun texte conciliaire ne permet cette planification qui sabote la liberté de choix des parents, juges suprêmes en matière d'éducation. Et nous serions obligés, nous, anciens élèves de familles religieuses vénérées dont les caractéristiques répondent à nos légitimes aspirations particulières, d'en priver nos enfants et d'accepter l'école unique du chanoine ?* *Nous faudra-t-il recourir à l'officialité diocésaine pour dé­fendre nos écoles religieuses et demander l'application du droit canonique toujours en vigueur ?* *Il faut certes, entrer dans la voie de la réforme scolaire, mais il n'est nul besoin, pour ce faire, d'un caporalisme dio­césain.* *Ce n'est pas avec le directeur diocésain que l'État passe les contrats de la loi Debré. C'est avec les chefs d'établissements. Ce n'est pas le directeur diocésain que la loi charge de nom­mer les maîtres, c'est le directeur de l'école. Ce n'est pas au directeur diocésain que nous confions nos enfants. C'est aux chefs d'établissements.* *Alors qu'on leur fasse confiance au lieu de les mettre au pas. S'ils ne peuvent plus exercer leur responsabilité, s'ils ne disposent plus du choix de leurs maîtres et de l'enseignement à donner, s'ils doivent seulement contresigner les ukases du directeur diocésain, il devient trop dangereux vraiment de leur confier nos enfants.* *Que le directeur diocésain reste dans son domaine plus que jamais important. Qu'il veille attentivement sur la foi et les mœurs. Il aura déjà fort à faire. Pour le reste, qu'il relise l'article 15 du nouveau Statut de l'Enseignement Catholique Français.* 223:117 « *Le directeur diocésain coordonne l'activité des personnes et organismes qui coopèrent au service de l'Enseignement ca­tholique, dans le respect des responsabilités, des attributions et de l'autorité de chacun dans son domaine propre *» (*nouveau statut du service diocésain : art. 15*)*.* *En conclusion, nous demandons que soit immédiatement stoppé le projet actuel de la carte scolaire diocésaine jusqu'à ce qu'une assemblée générale des parents d'élèves, convoqués par le directeur diocésain, en délibère et en décide.* *Faute de quoi, nous saisirons les tribunaux ecclésiastiques.* *Fait à Béziers, le 30 mai 1967.* *Un groupe de parents l'élèves de Béziers.* Notre clergé est assurément aveuglé par une tentation qui ressemble à quelqu'une des concupiscences, et il obéit sans s'en rendre compte (nous voulons le croire) aux consignes de la Franc-Maçonnerie. Au couvent de 1952 celle-ci écrivait dans son rapport : « L'Église catholique... a réussi à disposer d'une majorité parlementaire suffisante. En attendant la grande re­vanche que nous devons préparer vigoureusement et obtenir, nous devons maintenir le principe de la nationalisation de l'enseignement, avec comme conséquence la suppression des écoles privées confessionnelles ou non... « Nous pensons cependant que cette nationalisation ne peut et ne doit pas être réalisée immédiatement... *La nationalisation immédiate risquerait en effet d'être une nationalisation dualiste pire que le régime actuel... Une mise en ordre est nécessaire avant que des décrets de nationalisation annoncent le fait ac­compli. *» (Documents-Paternité, 123) ([^59]). Notre clergé accomplit lui-même cette mise en ordre. Le fait-il inconsciemment ? Cela est vrai de beaucoup d'exécutants. Mais les chefs ? C'est un archevêque, maintenant cardinal de la Sainte Église, qui au Congrès des directeurs d'enseignement chrétien, en 1965, prononçait ces paroles : « Il n'y a pas deux enseignements, il n'y en n'a qu'un. Il faut qu'il y ait un ensei­gnement *national. *» Et comme en ce moment on s'apprête à pratiquement liqui­der l'Institut catholique de Paris, bien des soupçons peuvent naître dans l'esprit que des paroles ne suffiront pas à faire disparaître. 224:117 Car supprimer de l'Institut catholique l'enseignement des matières dites profanes, c'est livrer à l'État l'enseignement du droit, de l'histoire et de la philosophie, et c'est aussi lui abandonner la formation intellectuelle des enfants chrétiens. Les désirs exprimés en 1952 par la Franc-Maçonnerie sont comblés. Henri Charlier. ============== ### L'honnêteté manifeste du P. Émile Rideau Dans son nouveau livre intitulé : *Teilhard oui ou m*..., le P. Émile Rideau écrit page 144 : « Il y aurait lieu enfin, si la chose le méritait, d'évo­quer les méprises passionnées d'André Salleron, d'Henri Rambaud et de bien d'autres, en résonance du public trop heureux de trouver en Teilhard un « fourrier du communisme ». Pas très sérieux. Pas toujours honnête. » Au chapitre des « méprises », celle qui met ainsi en cause « André » Salleron est assez jolie. Mais c'est l'ensemble du procédé intellectuel qui est merveil­leux. On en retiendra que les qualifications de *pas sérieux* et de *pas honnête* ont donc été imprudemment lancées par le P. Rideau lui même dans un texte qui, comme on peut le voir, sue manifestement l'honnêteté... \*\*\* L'honnêteté manifeste que suent les écrits du P. Rideau, nous pourrions en multiplier les exemples. N'en retenons qu'un second. Page 27 du même livre, il écrit : « Si le Saint-Office publie en 1962 un avertissement sur l'œuvre de Teilhard, il est remarquable que le Concile, non seulement se garde de toute condamnation, mais adopte implicitement une part de son esprit, sinon ses thèses, en invitant les chrétiens à une attitude positive envers les valeurs humaines. » 225:117 Avoir une « attitude positive envers les valeurs humaines », c'est donc *forcément*, selon la doctrine enseignée par le P. Rideau, *adopter une part de l'esprit, sinon les thèses*, de Teilhard. Avant Teilhard et sans Teilhard, personne jamais n'avait adopté une telle attitude. Voilà qui est fortement pensé. Et profondément. Et *sérieusement*. Et *honnêtement*. Henri Rambaud, et Salleron qui n'est pas André, seront certainement comblés d'être accusés de malhonnêteté par un tel auteur. C'est le contraire qui serait inquiétant. J. M. ============== ### Notules et informations **« J'étais à Fatima » **: le nouveau livre de Michel de Saint Pierre vient de paraître aux Éditions de la Table ronde. Sous-titre : «* De la prière à l'outrage *». L'ouvrage comporte premièrement les « choses vues à Fatima les 11, 12 et 13 mai 1967 ». Il comporte aussi de justes réponses aux in­convenances, violences verbales et insultes dont trop de prêtres, l'abbé Laurentin en tête, se sont publiquement rendus coupables en cette occasion. \*\*\* **« Contre la liturgie d'après-concile » **: brillant réquisitoire d'Edith Delamare dans la « Col­lection pour ou contre » de Ber­ger-Levrault. De l'autre côté du livre, c'est l'abbé Georges Mi­chonneau qui plaide le « pour ». L'ouvrage vient à son heure : les questions liturgiques seront, les prochaines semaines, plus que jamais au premier plan de l' « ac­tualité ». \*\*\* **« La guerre et le droit natu­rel » **: édition en brochure du rapport présenté par l'Amiral Paul Auphan au dernier Congrès de Lausanne (en vente au Club du Livre civique, 49, rue des Re­naudes, Paris XVII^e^). \*\*\* **« Sexualité et loi naturelle » **: édition en brochure du rapport présenté par le professeur Marc Rivière au dernier Congrès de Lausanne (Club du Livre civique) \*\*\* 226:117 **« Socialisme : débâcle ou re­plâtrage ? »** -- Brochure de Mi­chel de Penfentenyo, sur les ten­tatives actuelles d' « aggiorna­mento » du socialisme (C.L.C.). \*\*\* **Notez l'adresse de l'abbé Pierre Le Borgne **: Archevêché, B. P. 117, Brazzaville, République du Congo. C'est un prêtre « Fidei donum » qui se recommande à votre générosité avec sa paroisse sans église dans la banlieue de Brazzaville. \*\*\* **« Ils ont eu tort de quitter l'Église ».** -- Dans l'ouvrage du P. Schillebeeckx : « L'Église du Christ et l'homme d'aujourd'hui selon Vatican II », édition fran­çaise chez Xavier Mappus, on peut lire page 111 : « *Luther et Calvin ont eu une bonne intuition : il faut que l'Église revienne, bien que de fa­çon moderne, à son statut évan­gélique ; mais ils ont eu tort de quitter l'Église et de fonder ailleurs cette Église évangélique. *» Ainsi donc : 1° l'Église catholique est réelle­ment infidèle depuis des siècles à son statut évangélique ; 2° nous savons ce qu'il convient d'y faire aujourd'hui ; 3° et nous comprenons ainsi ce que plusieurs y font présentement. \*\*\* **Le nouveau christianisme.** -- Les Éditions du Cerf publient un « Bulletin » mensuel. L' « édi­torial » du numéro de juin 1967 contient cette proclamation (c'est nous qui soulignons) du P. Ber­nard Bro, o.p. : « Il s'agit de découvrir com­ment la seule façon d'être pour le monde est de percevoir l'appel au dépassement qu'il y a dans l'homme et comment *la seule fa­çon d'être chrétien est d'aller jusqu'au bout des exigences hu­maines. *» Un jour peut-être, on verra réapparaître une théologie et une autorité théologique qui Se­ront capables de donner son exacte qualification théologique à la proposition : « *La seule façon d'être chrétien est d'aller jusqu'au bout des exi­gences humaines. *» En attendant ce jour, nous pro­nonçons le jugement personnel privé que cette proposition est hérétique. \*\*\* **Un fait -- la « disparition du latin ».** -- Lu dans « La Croix » du 29 septembre à propos de la session nationale de musique sa­crée à Lourdes : « *Le Chanoine Roussel, Prési­dent de l'A.C.G.L.F. et directeur de la revue* « *Musique sacrée *» *analysa les difficultés actuelles, la disparition du latin fait aban­donner un répertoire riche au bé­néfice de compositions sur le français réalisées parfois hâtivement, la formation musicale des séminaristes faiblit, les chorales semblent déconsidérées ; pour certains, la Musique n'a d'autre but que de véhiculer les paroles... *» 227:117 Il faut donc en prendre acte malgré les bonnes paroles, les assurances, les promesses, nous assistons en fait à la DISPARI­TION DU LATIN dans la liturgie. Cette disparition est *contraire à la loi* promulguée par le Concile dans la Constitution litur­gique. Ou alors, faudra-t-il entendre que ce qui a été édicté par le Concile n'a aucunement force de loi, et que l'on peut tranquille­ment faire le contraire ? De toutes façons, la manière dont on traite le latin liturgique indique clairement quelle valeur pratique, malgré toutes leurs dé­clamations, les novateurs accor­dent réellement à la législation conciliaire. \*\*\* **L'énoncé de la foi et l'objet de la foi.** -- Remarque du Cardinal Journet en note à la page 181 de « Nova et Vetera » de juillet-septembre 1967 : « Il faudrait cesser, chez les catholiques, de citer saint Tho­mas à contresens en lui faisant dire que la foi vise *non* la for­mule révélée *mais* la réalité. L'objet de la foi, selon saint Thomas, c'est ensemble *l'énoncé* en tant qu'il débouche sur *le réel* et se « termine » au réel, et le réel en tant qu'il nous est manifesté dans l'énoncé. Cf. II-II**,** qu. 1 a. 2. Et « De Veritate » qu. 14, a 8, ad 5 et 12. » A notre avis, ce ne sont pas des catholiques du dernier rang, ni des clercs du dernier ordre, qui sont principalement visés par cette remarque du Cardinal Journet. \*\*\* Ce numéro de « Nova et Ve­tera » contient notamment : -- *De la réforme protestante*, par le Cardinal Journet ; -- *Sur la doctrine de l'aséité divine*, par Jacques Maritain ; Nous sommes loin d'être d'ac­cord avec tout ce qui s'imprime dans « Nova et Vetera ». Mais cette revue trimestrielle, publiée en Suisse sous la direction de Charles Journet, est une publi­cation philosophique et théologi­que digne d'attention. C'est à ce titre que nous mentionnons sou­vent ses travaux. Surtout depuis les spectaculaires défaillances philosophiques et théologiques de la vénérable « Revue thomiste » de Toulouse, notamment au sujet du teilhardisme, c'est une chance et un bienfait qu'existe la revue « Nova et Vetera ». \*\*\* **Déplacements et villégiatures.** -- M. Félix Lacambre, personnalité bien connue de nos lecteurs, qui paraissait inamovible au poste de secrétaire général de l'A.C.O. (Action catholique ouvrière) a changé de fonction : il est de­venu au mois d'août rédacteur au quotidien parisien « La Croix ». 228:117 Le groupe politico-religieux « vie nouvelle » est désormais officiellement reconnu comme mouvement d' « apostolat » : l'un de ses dirigeants était délégué français au « Congrès mondial de 1'apostolat des laïcs ». ============== ### Bibliographie #### René Hardy : La route des Cygnes (Laffont) D'autres auteurs avaient déjà pris pour thème cette décou­verte de l'Amérique, le Vinland -- le pays du vin -- par les Vikings en l'an mille, mais il fallait qu'un Normand à son tour traite ce sujet que l'His­toire et la Poésie peuvent se disputer. René Hardy l'a fait avec cette vigueur, cette inten­sité, ce sens du réel cet amour qui l'ont déjà mis en vedette. L'auteur a utilisé le procédé du roman qui laisse davantage de liberté pour animer les per­sonnages. Il donne la parole à un vieux conteur, Olaf-Langue-d'Or, qui ne cesse de nous charmer durant douze veillées. Cette parole est imprégnée des vieilles sagas norvégiennes. René Hardy ne perd jamais le précieux fil de la tradition, dresse au début de son livre une authentique et savante généalogie, de la famille de ses héros, une précieuse chronologie de leur histoire (870 à 1006). On lui sait gré de les situer par rapport aux événements que nous connais­sons (le siège de Paris par Rollon, l'invasion danoise de l'Angleterre). La rencontre qu'il imagine d'Olaf-Langue-d'Or avec Christo­phe Colomb apparaît plausi­ble : celui-ci, d'après ses Mémoires, aborda en Islande durant l'année 1477. On comprend que René Hardy ait voulu ainsi marquer la préémi­nence, la « priorité des Vikings sur « le grand gaillard à la tête sombre, venu du Monde du milieu, espagnol ou portugais ». Quand Christophe Colomart pour l'Amérique, au moment ou Olaf-Langue-d'Or parle à son auditoire chez Alask-Tête-d'Évêque, les héros Vikings sont morts depuis cinq siècles : après avoir dé­couvert le Nouveau Monde, après avoir pris place dans l'Histoire. A la suite de René Hardy (surtout lorsqu'on est Normand comme lui), on se passionne, on s'échauffe devant cette com­pétition qui enjambe les siè­cles. On prend fait et causé pour ces Vikings qui ont damé le pion aux Méditerranéens. 229:117 Que ces héros sont musclés vivants, d'une humaine cruauté ! Des hommes et des fem­mes maniant la hache, l'épée franque, la lance, le harpon, ne redoutant pas d'asseoir leur domination par la violence et le crime. Deux hommes excep­tionnels dominent le récit : Erik le Rouge, le proscrit, le dernier des Vikings païens, guerrier et navigateur ; Leif, son fils, le premier Viking chrétien, celui qui a découvert la nouvelle terre. Leurs com­pagnes ne le cèdent en rien à ces mâles vigoureux : la belle Thorhild, « à la poitrine en forme de navire », qui défend les limites de son domaine, l'épée à la main, contre Erik le Rouge, gagne ainsi son admi­ration et son amour ; la chré­tienne Gudrid qui enterre avec sérénité ses trois époux ; la redoutable Freydis, bâtarde d'Erik le Rouge. De tels per­sonnages, mis en scène à terre et sur leurs drakkars, dans le décor sauvage des pays du Nord, en Islande, au Groenland (la terre verte), au Vinland, ne laissent jamais le lecteur sur sa faim et son désir. Leurs amours, comme leurs combats, ne sont point des « états pai­sibles ». Le récit se situe à un grand moment de l'histoire des Vi­kings. A l'aventure temporelle de la première tentative de colonisation du continent amé­ricain, se mêle l'aventure spi­rituelle de la pénétration du christianisme dans le monde païen nordique. Les « papars », ces « crânes rasés », les prêtres missionnaires chrétiens, prê­chent la religion nouvelle, font de l'œcuménisme à leur façon, non sans mal, convertissant de joyeux gaillards qui les ac­cusent « de leur couper la soif, l'appétit, le membre, de faire rouiller leurs épées... » Cette rencontre avec le christianisme n'est pas le moindre intérêt d'un livre que les lecteurs d'*Itinéraires* ap­précieront. Ceux qui ont aimé le ton humain, la vérité d'*Amè­re Victoire* et de *Sentinelle perdue* feront cas de *La route des Cygnes*. Jacques Dinfreville. #### Joseph Kessel Les Cavaliers (N.R.F.) On ne refusera pas à ce livre le don de la force, mais cette force arrive-t-elle à nous concer­ner jusqu'aux fibres profondes ? Le monde des cavaliers afghans, avec sa rugosité, ses odeurs for­tes de moutons, de chevaux et de vieilles étoffes peut constituer une épopée complète sans qu'à aucun moment le lecteur trouve le moyen d'être afghan... Ces hommes à turbans, ces coureurs de steppes sont certainement plus vrais que les Persans de Mon­tesquieu et même probablement que les Turcs de Loti. Mais nous n'y trouvons pas de place pour ros nostalgies ou nos archéolo­gies. Quel que soit le prestige de la littérature de voyage en notre siècle, il me semble que Kessel, aussi bien que Cendrars, aura une certaine difficulté à y trouver sa place exacte. 230:117 Auteurs d'âme errante et aventurière, ils s'adressent à un public français toujours casanier, épris de la place du village, qu'elle soit celle de Proust ou « Alain Fournier. Et puis, nous ne savons plus quelle contenance tenir, intellec­tuellement et moralement, à l'é­gard de ces peuples lointains. On nous fait grief aussi bien de notre curiosité que de notre cha­rité, comme attentatoires à leur dignité ; l'anticolonialisme a été l'illégalité infligée aux rêves. Le style exclamatif, les phrases cour­tes, frappantes, les points de sus­pension affirment la démarche physique ou morale des person­nages avec une conviction qui se suffit à elle-même : trop, sans doute. On pourrait répondre que les interventions personnelles d'un narrateur étranger ne manque­raient pas d'estomper la couleur, d'infléchir le sujet, de modifier le paysage psychologique et géo­graphique en un sens trompeur, de l'affadir ou de l'altérer par une complaisante négociation avec un lecteur qui, en matière d'exotisme, préfère sournoisement le poncif à l'exactitude. Mais de toute manière, il faut bien né­gocier avec le lecteur. Le Pays choisi ici représente l'exotisme extrême, et pour le lecteur, le de­gré zéro de la familiarité morale. Le ton du conférencier-explora­teur est sans doute bien agaçant, mais la présentation épique et abrupte rendent très difficile une lecture suivie. Y a-t-il une litté­rature sans concession ? Y a-t-il une possibilité d'accès à l'épopée en un temps où l'on réprouve moralement un certain nombre de sentiments indispensables au goût épique ? Le public qui a mauvaise conscience ne se permet l'épopée qu'avec James Bond, Fantômas, ou Modesty Blaise. S'il réagit, il lira plus volontiers Lartéguy, qui lui offre des possibilités de participation au moyen des griefs mêmes, ou des souve­nirs. Une épopée doit d'une cer­taine manière nous appartenir, et la présentation d'une terre étrangère doit au moins compor­ter quelques passerelles, Quelques références sentimentales, historiques ou politiques à des élé­ments lointains peut-être, mais vaguement connus, au besoin mal connus. « Les Cavaliers » sont une gageure grandiose ; on n'ose­rait dire qu'ils soient une réussite immédiate. J.-B. Morvan. #### Julien Gracq Lettrines (Éd. José Corti) Julien Gracq a prouvé sa liber­té d'esprit en des circonstances assez mémorables. Venu du sur­réalisme, il en a vite utilisé les éléments pour une œuvre origi­nale mais construite, attachée à la suggestion profonde plus qu'à l'éclat : ce qui lui donnait le droit d'écrire « La littérature à l'estomac ». Les « Lettrines » sous leur apparence tranquille de confidences, parmi les souvenirs, les paysages, les images des rêves, contiennent une assez belle collection de méditations non-conformistes. 231:117 On peut se demander s'il ne pourrait pas prendre à son compte la formule joyeu­sement incohérente d'un de ses amis qui, dit-il, enrichissait de son cru les locutions toutes fai­tes : « ...Pour vous expliquer la chose à coups de bâtons rom­pus... » L'ensemble des « Lettri­nes » n'est point si rompu et leur désordre apparent fait songer à la conception du style de Mon­taigne. Mais le bâton frappe assez dur. Dans l'ordre littéraire, d'abord. A propos d'Hemingway : « Si j'avais à écrire une étude sur lui, je l'intitulerais : « Du don considéré comme limite ». Il en­tame un dialogue avec la même sécurité que Sacha Guitry en­trant en scène ». Et pour les « Faux Monnayeurs » de Gide : « Tout ce qui compte, tout ce qui fait poids, le livre s'en secoue immédiatement sur le lecteur comme un pommier de ses pom­mes : il ne reste qu'un feuillage grêle au travers duquel l'ordon­nance du branchage est crûment visible -- et très littéralement en voit le jour au travers. » Non moins sévère, l'appréciation sur la littérature d'avant-garde qui se hâte visiblement de confier à l'étude scolaire ses espérances d'immortalité : « l'avant-garde imposée par les pions ». Dans l'ordre politique : « Rien n'égale la pesée cynique de la botte de l'ancien révolutionnaire devenu bête d'État : elle se souvient toujours, dans l'ordre re­venu, du moment où sous elle tout, en l'homme, a craqué : Sta­line, Fouché. » Commentant « l'In­surgé » de Vallès, il discerne dans le personnel dirigeant (si l'on peut dire) de la Commune de 1871 une futilité et une sottise cons­ternantes : « Il n'y a pas d'ex­cuse à mener même le bon com­bat quand on le mène si légère­ment ». Il y a peut-être quelque chose à retenir du trait décoché aux « techniques audio-visuelles » qui prennent le Saint-Père comme proie favorite : « Le monde aime de plus en plus à le voir, à mesure qu'il se dispense mieux de l'écou­ter. » Gracq, ce descendant des réfractaires angevins du Pays des Mauges, dissident de nature et de volonté, reste d'ailleurs curieuse­ment de son pays. A travers les « lettrines » se dessine en filigrane une sorte de mythe nantais où il cherche volontiers ses sujets d'étu­de : La Duchesse de Berry, Jules Verne, Clemenceau, Fouché ; et aussi ses thèmes de rêveries com­me La Baule, Pornichet, et le paysage plus chèrement élu encore de l'Ile Batailleuse. C'est sur l'évocation de Nantes que se termine ce recueil de brefs essais. La valeur littéraire, même partie du surréalisme, aspire à sa géo­graphie morale personnelle. J.-B. M. #### R.P. Philibert de Saint-Didier : La vie religieuse Titre complet de l'ouvrage : *La Vie religieuse, méditations de retraite sur des vérités fondamentales.* Éditeur : Éditions Notre-Dame de la Trinité, à Blois. 232:117 Réflexions et conseils sur la pratique des retraites spiri­tuelles et sur la vie en religion. Dans son avant-propos, l'au­teur écrit : « Si quelque prédi­cateur en quête d'inspiration, quelque retraitant isolé ou quel­que communauté subitement privée du concours sacerdotal qu'elle escomptait trouve en cet ouvrage un secours réel, nous remercierons le bon Dieu de nous en avoir fait l'instru­ment. » La modeste expérience tirée de quelques retraites fer­mées nous autorise-t-elle à dire que, pour notre part, nous trouvons cet instrument re­marquable. Et nous n'hésitons pas à placer cet ouvrage au même rang que le fameux Ro­driguez : *Pratique de la per­fection chrétienne*. Pourquoi ? Parce que laïcs et religieux y trouveront, quoiqu'adoucies par la gentillesse franciscaine, une égale maîtrise et la même rigueur de doctrine. « Vous n'êtes pas ici -- rappelait Ro­driguez à ses jésuites -- pour devenir de grands prédica­teurs, de grands savants... mais pour devenir de bons reli­gieux. » Écoutons notre Ca­pucin : « Le besoin des âmes n'a jamais commandé à un re­ligieux que la parfaite fidélité à sa règle (...) Ce n'est pas de l'efficacité de notre action que le Seigneur a besoin, c'est de notre acquiescement. » Voilà bien la première des vérités fondamentales dont se doivent pénétrer aujourd'hui plus que jamais les retraitants, et plus encore les militants d'Action dite catholique -- oserons-nous ajouter : et sur­tout le clergé séculier ou ré­gulier. Pour celui-ci, extrayons de ce livre, si riche en ensei­gnements spirituels très agréa­blement présentés, cette inci­dente non moins actuelle : « Tout habit religieux est un symbole pour quiconque le voit. A ce titre, il constitue une richesse de l'Église que per­sonne n'a le droit de galvau­der. » J. Thérol. #### Dom Vincent Artus L'Unique nécessaire (Nouvelles Éditions Latines) Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il y a problème entre l'ou­verture au monde et l'intégrité de la Foi l'œcuménisme et la fidélité, la paix et la justice, l'attention aux hommes et les devoirs envers Dieu. Si le néo­modernisme réussit à embar­rasser nombre de catholiques, tant pasteurs que simples fidèles, il existe depuis l'Évangile une doctrine sûre sur tous ces points comme sur bien d'autres. Dans cet ouvrage, Dom Vincent Artus en montre la continuité en s'appuyant sur les Pères et le Magistère, com­pte tenu de Vatican II. 233:117 Principes exacts de la vie spiri­tuelle, excès et défauts dans la pratique des vertus, autorité et liberté, rapports de l'Église et du monde, etc. tout ce qui de nouveau fait problème doit être considéré, traité, appliqué à la lumière de cette parole de Notre-Seigneur : « Une seule chose est nécessaire ». C'est en ne perdant jamais de vue l'unique nécessaire que cha­cun, soit dans sa conduite personnelle, soit dans l'exercice de sa charge ou son apostolat, renouvellera et adaptera sans rien perdre ni détruire, mais au contraire avec le plus de chances de succès. Il nous semble donc que dans l'actuel désarroi, le cardinal Cento a grandement raison de recom­mander cet ouvrage. *J. T.* 234:117 ## AVIS PRATIQUES ### Réponse aux abonnés Au mois de juillet, j'ai adressé aux abonnés de la revue une lettre-circulaire concernant la « Collec­tion Itinéraires ». Pour des raisons d'économie, elle a été envoyée seulement aux abonnés de France, de Belgique et de Suisse. Nos abonnés des autres pays, et des autres continents, en trouveront le texte ci-après : *Juillet 1967.* *La collection de librairie qui s'intitule* « *Collection Itinéraires *» *a été entreprise en 1959. De 1959 à 1966, elle a publié vingt volumes.* (*La nomenclature de ces vingt volumes figure dans chaque numéro de la revue* « *Itiné­raires *»*, rubrique* « *Avis pratiques *»*.*) *Le vingtième a paru en mars 1966, il y a plus d'un an, et depuis lors nous n'avons publié aucun ouvrage.* *Je ne sais pas si l'effort considérable qu'exige cette collection de librairie mérite d'être poursuivi. Je viens vous demander votre avis.* *Car la plupart d'entre vous, abonnés de la revue* « *Itinéraires *»*, ne portent aucun intérêt à la* « *Collection Itinéraires *»*. Est-ce par distraction ? Est-ce de propos délibéré, pour des raisons précises ? Je vous pose la question. Votre réponse et vos motifs m'importent : ils m'éclaireront. Ils m'indiqueront si je dois continuer cette collection.* *Comme je vous demande une réponse réfléchie, je vous expose l'état de la question.* 235:117 *Certes, je suis le premier persuadé que les livres de la* « *Collection Itinéraires *» *ne peuvent pas, dans l'état actuel des choses, atteindre directement l'ensemble de ce qu'on appelle le* « *grand public *»*, ou* « *gros public *»* : car la quasi-totalité des librairies et la quasi-totalité de la presse ne nous y aident pas. Mais il ne s'agit point ici du gros public. Il s'agit du public* PARFAITEMENT IN­FORMÉ *que constituent les abonnés de la revue. Par la revue* « *Itinéraires *»*, en effet, vous avez été régulièrement informés de chaque nouvelle parution, et l'ensemble des titres parus vous est rappelé dans chaque numéro.* *Or faisons le compte : en moyenne, chaque abonné de la revue* « *Itinéraires *» *achète UN volume de la* « *Collec­tion Itinéraires *» *tous les... DEUX ANS.* (*On peut d'ailleurs penser qu'à choque abonnement correspond en moyenne* TROIS *lecteurs effectifs de la re­vue. C'est une estimation modeste. Cela fait qu'en moyenne, chaque lecteur de la revue achète UN volume de la* « *Col­lection Itinéraires *» *tous les... SIX ANS.*) *La défection des libraires, l'absence de publicité n'ont ici rien à voir : puisqu'il s'agit de ce public de lecteurs de la revue qui, par la revue, connaissent les titres parus et savent à quelle adresse commander ces ouvrages, si leur libraire ne les a point : directement aux Nouvelles Éditions Latines, 1, rue Palatine, Paris VI^e^.* *En disant que chaque abonné achète un livre de la* « *Collection Itinéraires *» *tous les deux ans et chaque lecteur un tous les six ans, j'ai donné une* « *moyenne *»*. Comme il y en a quelques-uns qui achètent à peu près tous les ouvrages de la* « *Collection Itinéraires *»*, il faut en conclure que la grande majorité de nos lecteurs s'en désintéressent absolument : ce sont ces derniers que j'interroge, et d'une manière générale tous ceux de nos abonnés qui n'achètent pas au moins un volume de la* « *Collection Itinéraires *» *chaque année. C'est à eux que je demande de bien vouloir me faire connaître leurs raisons.* *Tout se passe, comme si la plupart des abonnés de la revue* « *Itinéraires *» *achetaient leurs livres parmi ceux dont la presse et la radio font la réclame, plutôt que parmi les ouvrages de la* « *Collection Itinéraires *» *dont la radio et la presse ne parlent pas, mais que la revue leur signale suffisamment.* *En résumé, la plupart des abonnés de la revue n'utili­sent les ouvrages de la* « *Collection Itinéraires *» *ni pour leur culture personnelle, ni comme lecture de vacances, ni comme cadeau de Noël, ni comme moyeu de diffusion de nos idées. Pourquoi ?* *C'est vous qui le savez. Je vous demande de bien vouloir me l'écrire.* Jean MADIRAN. 236:117 LES réponses ont été nombreuses et précises. J'en remercie beaucoup les auteurs. L'ensemble de ce courrier est plus instructif (et plus exact) qu'une enquête sociologique. Au lieu d'avoir à répondre par oui ou par non à des questions artificiellement préfabriquées, chaque correspondant expose librement, avec éventuelle­ment les détails et les nuances qu'il juge nécessaires, ses opinions, son expérience, ses réactions. L'analyse et les cita­tions que je vais en faire ne donnent qu'une très faible idée de la qualité, de l'attention, du sérieux, de la précision des réponses reçues : à soi seul cela est déjà le plus grand en­couragement que l'on puisse souhaiter. Un nombre impor­tant de réponses ont été faites en famille, et celui qui tient la plume dit « nous », au nom d'un groupe familial plus ou moins étendu. Je ne retiens forcément, ci-dessous, que les plus grands traits : et même, parmi eux, seulement ceux qui peuvent aider nos abonnés à se faire une idée de leurs réactions mul­tiples, de leur diversité, de leurs ressemblances ; et encore, parmi ces grands traits, surtout ceux qui suggèrent des conclusions pratiques immédiates. Les suggestions à portée plus lointaine, ou plus difficilement réalisables, ne sont pas négligées, elles seront étudiées à loisir. **1. -- **Notre erreur et notre faute, au sujet de la Collection Itinéraires, nous ont été montrées, expliquées, démon­trées par un grand nombre de remarques convergentes. C'est une faute, c'est une erreur extrêmement simples : mais nous n'y avions pas pensé. Nous avons signalé et pro­posé la Collection Itinéraires à peu près comme nous pro­posons l'abonnement à la revue, sans tenir assez compte de la différence. 237:117 A la revue, nos abonnés s'abonnent les yeux fermés : je veux dire que s'ils connaissent la revue, c'est par des numéros déjà parus, ils ne savent rien des numéros à paraître, et pourtant ce sont précisément ces numéros pour lesquels ils s'abonnent. Il n'y a pas moyen de faire autrement. Or un grand nombre refusent de pareillement « s'abonner » en quelque sorte à la Collection Itinéraires simplement parce qu'elle porte le nom d' « Itinéraires ». Ils veulent connaître le contenu de chaque volume avant de l'acheter. Leur indiquer seulement le titre du volume et le nom de l'auteur, ce n'est point les informer autant qu'ils le souhaitent : « *Un tableau à la fin de la revue me paraît insuf­fisant *», déclare un lecteur du Lot. Un lecteur des Ardennes nous demande en outre d' « *indiquer le prix de chaque ou­vrage *». Un lecteur de l'Ain réclame « *une petite explication sur chaque livre *». Un lecteur de Paris : « *J'aimerais trou­ver dans la revue une analyse plus détaillée de leur contenu. *» Du Gard : « *Il faudrait peut-être que, dans la revue, parût une véhémente exhortation à acheter chaque livre annoncé, afin de fixer l'attention de ceux qui, volontiers, se procure­raient ces livres plus fréquemment. *» De l'Ardèche : « *Bien qu'opposé à l'abus de la publicité, je trouve que vous n'utili­sez pas assez ce moyen. *» De la Manche : « *La revue pour­rait présenter chaque ouvrage sous forme de résumé-syn­thèse avec citations, ce qui inciterait le lecteur à faire l'acqui­sition du volume. *» Un lecteur de la Dordogne demande « *un article bref et suggestif pour présenter tour à tour chacun des vingt volumes *». Un lecteur de Paris suggère : « *Vous devriez de temps à autre donner une analyse très courte* (*une demi-page*) *de chacun des titres ; vous devriez indiquer le prix, avec les frais d'envoi éventuels. *» Cela pourrait même, selon un lecteur de la Gironde, être distinct de la revue : « *Je sais que les ouvrages sont signalés à la fin de chaque numéro ; mais il faut un appel plus direct, distinct de la revue elle-même, et aussi plus détaillé, pour susciter la curiosité. *» Retenons en conclusion la sentence d'un lecteur du Rhône : « *Sauf exception, on n'achète pas un livre pour le nom de son auteur, encore moins de son éditeur, mais pour son contenu. La revue* « *signale *», *en effet, l'existence des ouvrages de la Collection, mais ne dit pas ce qu'ils con­tiennent*. » 238:117 Nous y apporterons donc notre soin. Le point de conver­gence des remarques de cette sorte est qu'en tout cas la revue elle-même n'est pas assez explicite au sujet des ouvrages de la Collection Itinéraires. Elle tâchera de l'être davantage. **2. -- **D'autre part, les libraires, malgré la... défaillance de plus de 90 % d'entre eux (du moins en France) (voir sur ce point *Itinéraires,* numéro 115 de juillet-août 1967, pages 235 à 237), -- les libraires conservent encore, méca­niquement, par commodité et par habitude, une trop grande influence de fait sur toute une catégorie de nos lecteurs. Un lecteur du Nord nous confie « *Mes livres, je les achète en allant chercher mes cigarettes au coin de la rue, en faisant les courses le samedi avec ma femme... J'aime traîner dans une librairie, sans but précis, en regardant... *» Et pourtant ces librairies ne sont pas si commodes, elles le deviennent de moins en moins (pour tout ce qui n'est pas littérature industrielle) ; le même correspondant ajoute en effet : « *Une fois, sur votre recommandation, je me suis décidé à acheter* « *Pie XII, le Pape outragé *», *d'Alexis Curvers ; après deux ou trois librairies où l'on a essayé de me* « *refiler *» *d'autres livres sur Pie XII, je demande à mon libraire de le com­mander : il a fallu trois semaines pour qu'il me le procure*. » Un lecteur des Ardennes explique semblablement son désir de « *feuilleter un livre avant de l'acheter *». De même, un lecteur du Rhône : « *Je n'achète guère de livre sans l'avoir feuilleté, sans m'être un peu rendu compte de ce qu'il contient. Les lires de la Collection Itinéraires que je possède, je les ai achetés au Congrès de Lausanne. *» Un lec­teur de la Dordogne : « *Lorsque je visite mes libraires* (*un à X., l'autre à Y.*)*, en examinant les rayons je trouve toujours un ou deux livres à acheter ; certainement je prendrais quel­ques titres de la Collection Itinéraires si je les avais sous les yeux. Commander ? Sans doute ; mais il faut écrire... Les libraires me paraissent peu empressés pour cette Collection : j'ai attendu deux mois pour avoir les deux volumes que j'en possède. *» Encore heureux que le libraire n'ait pas répon­du : « épuisé ». 239:117 L'évolution du commerce de la librairie ne peut laisser aucun doute sur la nécessité de se passer des libraires. Même parmi les infiniment rares qui acceptent d'avoir en magasin « la totalité des volumes parus de la Collection Iti­néraires », il se produit des défaillances marquées dont l'écho nous parvient tôt ou tard dans notre courrier. En voici un exemple : « *Lors de ma visite, je n'ai trouvé* \[chez ce libraire qui avait prétendument en dépôt tous les volumes de la Collection\] *que quelques-uns des titres parus dans la Collection Itinéraires, à telle enseigne que je me propose d'aller chez Vitte la prochaine fois.* » Il est donc utile que les livres soient exposés, qu'on puisse les voir et les feuilleter. Un lecteur de Paris nous écrit : « *Si j'ai acheté trois volumes de la Collection Itinéraires, c'est bien parce que je les ai trouvés au Club du Livre civique de la rue des Renaudes. Il est peu probable, si cela n'avait pas été le cas, que je les aurais commandés ; je me sais laissé tenter. *» Le développement du CLUB DU LIVRE CIVIQUE, qui met en chantier une nouvelle formule, apportera peu à peu une première réponse à ces requêtes. Il est évident qu'il faut s'unir pour se défendre, ici comme ailleurs ; et ici, cela veut dire : créer nos propres circuits de distribution et de diffu­sion. Le CLUB DU LIVRE CIVIQUE va y travailler : nos amis lui donneront tout leur appui. **3. -- **Pour d'autres lecteurs, c'est la revue elle-même qui fait un tort décisif à la Collection Itinéraires. Ils s'ima­ginent que les ouvrages de la Collection sont la même chose, sous une forme à peine différente, que la revue. Selon un lecteur du Var : « *Les mêmes auteurs ont dans la revue déjà plus ou moins traité la question. *» Un autre : « *Tout ce qui est dans les volumes de la Collection est déjà dans la revue, au moins en substance. *» Un lecteur de la Loire-Atlantique croit que les ouvrages de la Collection « *traitent des mêmes sujets, par les mêmes auteurs. *» Un autre : « *Rien ne me presse d'acheter ces livres, puisqu'ils ne m'apporteront rien de plus que les informations et les enseignements de la revue. *» Un lecteur des Yvelines : « *J'imagine que les ou­vrages de la Collection Itinéraires sont, dans une certaine mesure, des développements ou des redites des articles. *» Du Rhône : « *Il m'a semblé que j'y retrouverai, plus ou moins développées, les thèses exposées dans la revue. *» De la Haute-Garonne : « *Les livres feraient double emploi avec la revue. C'est parce que la revue répond si bien à mon attente que je n'éprouve pas le besoin de cette espèce de prolongement. *» 240:117 Je ne ferai aucun reproche à ceux qui commettent cette erreur de perspective. Ils ne l'auraient pas commise si les ouvrages de la Collection Itinéraires avaient été mieux pré­sentés, et plus explicitement, dans la revue. **4. -- **Mais d'autre part, il est bien vrai que *normalement* c'est moins la revue qui devrait amener des lecteurs aux livres, que les livres à la revue. *Normalement*, les livres de la Collection Itinéraires devraient vivre de leur vie propre, et trouver leur public principalement et d'abord *en dehors* des abonnés de la revue. « Normalement » : c'est-à-dire s'il n'y avait pas le boy­cott que l'on sait. Que l'on sait ? Que l'on sait mal, quelquefois. Un lecteur du Nord nous écrit très justement : « *La Collection Itinéraires doit être poursuivie ; princi­palement, il me semble, pour ceux qui* NE SONT PAS *abonnés à la revue. Il faudrait donc que les autres publications incitent leurs lecteurs à lire ces livres. *» Il le faudrait, certes ; mais cela ne dépend pas de nous. Un lecteur des Vosges nous confie : « *J'achète des livres lorsque des recensions bibliogra­phiques m'y incitent. *» C'est en effet ainsi que les choses se passent, ou devraient se passer « normalement ». Et ce n'est pas à nous, revue *Iti­néraires,* qu'il appartient principalement et d'abord de faire des recensions bibliographiques des ouvrages de la Collec­tion Itinéraires. Bien qu'on ne soit jamais si bien semi que par soi-même, ce n'est pas à nous qu'il appartient de faire notre propre éloge. Un lecteur de l'Ardèche nous écrit : « *Les analyses de livres de* LA FRANCE CATHOLIQUE *sont intéressantes et donnent envie d'acheter*. » Les recensions de *La France catholique* sont sans doute telles que le dit notre lecteur. Mais justement. Si l'on recher­che combien des VINGT ouvrages de la Collection Itinéraires ont fait l'objet d'une recension bibliographique en forme dans *La France catholique,* on aboutit à un chiffre beaucoup plus proche de zéro que de dix. 241:117 Et on aboutit à un chiffre voisin si l'on recherche combien, parmi ces VINGT ouvrages ont eu simplement leur existence signalée par *La France catholique,* fût-ce une seule fois et aussi brièvement que ce soit. Il ne nous appartient ni de modifier cette situation, ni d'en récriminer, mais d'en prendre acte purement et simple­ment, et telle qu'elle est, à savoir : une « distraction » qui dure depuis huit ans n'est certainement pas une distraction. Le respect que l'on porte à la vénérable *France catholique* ne va pas jusqu'à nous faire une obligation de nous suicider si celle-ci feint obstinément que nous n'existerions pas. Elle nous enfonce dans le néant, quant à elle, dans ses colonnes. Ce n'est pas une raison suffisante pour en être suicidé par persuasion. La Collection Itinéraires est une collection de librairie que nous travaillons à faire vivre malgré le handicap certain que constitue le silence volontai­re, délibéré, conscient, d'une publication « amie » comme *La France catholique* : la direction de ce journal sait très bien quel est le poids du handicap qu'elle nous impose ainsi. Nous passons outre à ce handicap, voilà tout, et chacun ses responsabilités. Avec la paisible assurance que plusieurs des titres de la Collection Itinéraires survivront dans la mé­moire des hommes plus longtemps que *La France catho­lique* elle-même. Ce qui sera une occasion pour les histo­riens de se souvenir de ce journal, et de s'interroger sur les raisons de son silence. Pour l'immédiat, nous dirons simplement à ceux de nos abonnés qui sont simultanément abonnés à d' « autres publi­cations », qu'il leur incombe, à eux, d'essayer d'obtenir de ces autres publications une information bibliographique moins partiale. Les démarches qu'ils feront dans cette in­tention leur apporteront au moins une expérience concrète et instructive. La situation normale serait assurément celle que résume le juste schéma d'un lecteur des Basses-Pyrénées : « *C'est par les livres de la Collection Itinéraires que vous pouvez obtenir de nouveaux lecteurs pour la revue : et non l'inverse. *» Oui, mais d'autres probablement s'en sont avisés eux aussi -- et c'est sans doute pour ne pas risquer d'apporter de nouveaux lecteurs à la revue qu'ils font ce boycott des livres de la Collection. 242:117 **5. -- **Il faut donc en tout état de cause nous organiser pour vivre, travailler et combattre sans avoir besoin ni dépendre de personne, sauf de Dieu. La revue est utile mais le livre aussi est utile ; sa fonction est différente. Nous sommes, nous voulons être attentifs aux requêtes légitimes de toutes les catégories de nos lecteurs. Mais nous devons une reconnaissance particulière à ceux qui répondent à nos demandes avec confiance, simplement parce qu'ils ont confiance et que ce sont nos demandes. Ce sont eux d'abord qui permettent à notre combat de se poursuivre. C'est leur amitié indulgente, dévouée, active, qui est le principal de notre force. On ne peut pas toujours tout expliquer en détail dans l'instant ; on ne peut pas toujours en prendre le temps quand on est en plein combat. S'ils ne voient pas l'intérêt pour eux-mêmes des livres de la Collection Itiné­raires, ils comprennent, ou devinent au moins par le cœur, que cette Collection est elle aussi une bataille, et qu'il y faut des combattants, -- des militants. Ils ont répondu en commandant des ouvrages de la Collection. Ils nous ont écrit que nous ne leur avions pas assez demandé, ou pas assez clairement : et en effet nous avons été fautif en cela. Ils savent maintenant que la Collection Itinéraires n'est pas une entreprise annexe et secondaire mais, à sa place, un secteur essentiel du combat. Un lecteur du Morbihan : « *Fortement impressionné par la qualité de votre revue, l'intérêt de la Collection Itinéraires m'avait regrettablement échappé... Votre lettre-circulaire est vraiment opportune. Désormais je n'hésiterai pas à commander l'un ou l'autre de ces ouvrages. *» De Seine-et-Marne : « *Votre lettre m'a réveillé. Depuis longtemps j'avais noté dans votre Collection quelques ouvrages intéressants, mais par distraction ou par oubli je n'ai pas donné suite... Un rappel comme celui de votre lettre ne sera pas inutile. *» De Paris : « *Sans doute aurais-je pu penser davantage à votre Collection pour certains cadeaux, de Noël ou autres. Je tâcherai de le faire à l'avenir. *» De la Dordogne : « *Votre lettre aux abonnés pose une question que j'avoue ne m'être jamais posée. *» De Soissons : « *De ma part il y a eu une très grande négligence... Vous avez bien fait de nous rappeler à l'ordre. *» Du Gard : « *Nous vous promettons d'acheter le plus souvent que nous le pourrons les livres de la Collection, soit pour nous-mêmes, soit pour offrir à ceux de nos parents et amis susceptibles d'être intéressés. *» Du Rhône : « *Nous vous promettons notre effort personnel pour faire connaître la Collection. *» De la Dordogne : « *Je vais réagir et com­mander quelques volumes. Il est bon de soutenir votre combat, qui me semble essentiel étant donné l'état actuel de l'Église. *» \*\*\* 243:117 SOUVENT, bien sûr, le temps manque pour s'intéresser aux livres, comme il manque pour tout, si on le laisse manquer. Un lecteur de Paris nous écrit : « *C'est la prétendue* « *civilisation des loisirs *»* : on n'a pas le temps*. » Un prêtre de l'Ouest : « *Le prêtre dans le ministère actuel a peu de loisirs et la lecture de la revue prend déjà du temps. De plus, il y a dans cette lecture un tel enrichissement qu'on est tenté de s'en contenter : il m'est arrivé bien des fois d'en faire ma lecture spirituelle quotidienne. *» Un lecteur du Rhône qui ne trouve pas le temps de lire : « *Ma vie n'est pas suffisamment ordonnée. J'en ai tout à fait conscience et je ne désespère pas, avec la grâce de Dieu, de parvenir à la régler. *» Et tout le monde est assailli par toute sorte d'imprimés, comme nous l'écrit ce lecteur d'Eure-et-Loir : « *C'est la troisième fois depuis cinq ans que l'* « *on *» *m'abonne à* LA CROIX. *J'ai demandé à ne plus être servi. Peine perdue : ce journal m'arrive encore.* » « *Nous sommes submergés de publications *», écrit un lecteur du Lot. Eh ! bien, il faut ne pas se laisser submerger. Il faut choisir. Et soutenir vigoureusement ce que l'on a choisi. Que chacun fasse quelque chose, et tous ensemble nous arriverons à diffuser et développer la Collection Itinéraires elle aussi -- comme nous y avons réussi pour la revue elle-même. *Jean Madiran.* \*\*\* 244:117 ##### *Correspondance* Quelques lecteurs se plaignent de ne pas recevoir de réponse aux lettres qu'ils nous envoient. Nous les prions de bien vouloir considérer cet axiome certain : *à l'impossible nul n'est tenu.* 1° A notre lettre-circulaire de juillet, nous avons reçu des milliers de réponses. Et nous en sommes très heureux. Mais il n'est évidemment pas possible qu'à notre tour nous fassions une réponse personnelle à chacune ! 2° Même en temps normal, le volume du courrier rend im­possible de faire à chacun la réponse personnelle qui serait souhaitable. Les lettres sont étudiées, classées, *elles nous sont toujours utiles* par leurs informations, leurs avis, leurs sugges­tions, leurs critiques. Nous nous *efforçons* de répondre à toutes celles auxquelles nous croyons *pouvoir* faire une *réponse utile.* Que nos lecteurs aient l'amitié de le comprendre. D'autre part, nous rappelons instamment à nos lecteurs de bien vouloir *s'abstenir d'adresser à la revue leurs commandes de livres,* même s'il s'agit des livres de la « Collection Itiné­raires ». Qu'ils commandent ceux-ci directement aux « Nou­velles Éditions Latines », 1, rue Palatine, Paris VI^e^, (C.C.P. Paris 978.27). ============== fin du numéro 117. [^1]:  -- (1). Selon l'Exhortation apostolique *Petrum et Paulum* du 22 février 1967. Voir *Itinéraires*, numéro 113 de mai 1967, pages 1 à 15. [^2]:  -- (1). *Le Courrier de Rome* est publié 25, rue Jean Dolent, Paris XIV^e^. [^3]:  -- (2). Voici l'original latin -- et le latin original -- de ce passage du rapport officiel de Mgr Boudon : « *Adest aliqua oppositio : magis spectacularis et cum strepitu agens quam numerosa et repraesenta­tiva ; pro majore parte, fundatur in rationibus politicis et sociologis*. » Ce rapport a été publié dans le numéro 5 (page 112) des *Notitiae* éditées par le « Consilium » -- présidé par le Cardinal Lercaro -- pour l'application de la Constitution conciliaire sur la liturgie (Città del Vaticano, Palazzo Santa Maria). -- Le passage en question a été cité dans le numéro 10 (page 4) d'*Una Voce*, édition française, 109, rue de Grenelle, Paris VII^e^. [^4]:  -- (1). Voir pour cette dernière citation et son juste commentaire l'éditorial de Michel Creuzet dans *Permanences*, numéro 42 d'août-septembre 1967, pages 3 et suivantes. [^5]:  -- (1). Voir saint Thomas, passim, et notamment *Somme de théologie* II-II, questions 179 à 182. -- Notre numéro spécial : *Primauté de la contemplation* (numéro 76 de septembre-octobre 1963) est *épuisé*. On peut le consulter dans les bonnes bibliothèques et la Bibliothèque nationale. [^6]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 114 de juin 1967, page 17. -- Nous soumet­tons cet avertissement d'*Étienne Gilson* à l'attention, notamment, de nos amis de *La France catholique :* son existence et sa portée paraissent leur avoir échappé. [^7]:  -- (1). Amédée Thierry est de ces personnages un peu mystérieux qui nous semblent, par un curieux effet d'optique chronologique, appartenir à des époques totalement différentes. Homme du second Empire par la majeure partie de son œuvre, il est déjà cité comme un maître dans la préface des Études historiques de Chateaubriand (1831) : « *J'avais commencé des recherches assez considérables sur les Gaulois ; l'ouvrage de M. Amédée Thierry a paru, et j'ai aban­donné mon travail : il était dans la destinée des deux frères de m'instruire et de me décourager. *» Il s'agit d'une Histoire des Gaules, œuvre de jeunesse, publiée en 1828. La véritable vocation d'Amédée ne se révéla que longtemps après, éveillée peut-être par le souvenir de Chateaubriand. Historien des Gaulois, il avait entamé sa carrière dans l'ombre d'Augustin ; historien des derniers Romains, il la termina dans l'ombre de Renan, criante injustice que Chateaubriand n'était plus là pour réparer. [^8]:  -- (1). K. BARTH, *Trois conférences*, éd. cit., p. 42. [^9]:  -- (1). E. GILSON**,** *L'esprit de la philosophie médiévale,* 2 vol. Paris. J. Vrin, 1932. [^10]:  -- (1). *La Philosophie chrétienne*, Éditions du Cerf, Juvisy, 1933, p. 141. -- Par contre il ressort de la lecture de ce volume que, selon la remarque finale du R.P. Chenu, le problème ne peut se discuter qu'à la lumière de la théologie (p. 144), comme la fait excellemment le R.P. Motte dans son rapport, pp. 76-113. [^11]:  -- (2). *Op. cit.*, p. 136. [^12]:  -- (3). SAINT THOMAS D'AQUIN, *Sum. theol.,* Ia IIae, q. 109. art. 2, Resp. [^13]:  -- (1). SAINT THOMAS D'AQUIN, *Sum. theol*., IIIa, q. 53, art. 2. Resp. [^14]:  -- (1). *La philosophie chrétienne*, éd. cit., p. 137. Sur « sagesse chrétienne », ibid., p. 136. [^15]:  -- (1). *La philosophie chrétienne*, éd. cit., p. 138. [^16]:  -- (2). C'est pourquoi le domaine essentiel de la philosophie chré­tienne correspond exactement aux limites de la théologie naturelle mais, accidentellement, elle exerce son influence sur la philosophie presque entière, s'il est vrai que, selon la parole de saint Thomas : « *fera tota philosophia ad cognitionem divinorum ordinetur*. » *In III Sent*., dist. 24, art. 3, q. 3, sol. 1, 3°. [^17]:  -- (1). Voir les remarques du P. Laberthonnière, dans A. LALANDE, *Vocabulaire technique et critique de la philosophie*, t. III, Supplé­ment, p. 111. [^18]:  -- (1). *La philosophie chrétienne*, p. 138. [^19]:  -- (2). *La philosophie chrétienne*, p. 137 ; le texte est cité ici d'après l'*Erratum* ajouté au volume et qui corrige la rédaction de la p. 137, avec lequel, d'ailleurs, il reste tout à fait d'accord. [^20]:  -- (1). Cf. F. VAN STEENBERGHEN, *La seconde journée d'études de la Société thomiste*, dans *Revue Néoscolastique de Philosophie*, t. 85 (1933), p. 544 : « contrôle négatif exercé par la foi sur les conclusions de la recherche scientifique ». [^21]:  -- (1). Sur la portée de ce document capital, voir les justes remarques de Mgr L. NOEL, *Le Cinquantenaire de l'Encyclique* « *Æterni Patris *»*,* dans *Revue catholique des idées et des faits*, 2 août 1929. [^22]:  -- (2). F. VAN STEENBERGHEN, art. cit.. p. 545. [^23]: ** -- **(1). Cf. F. VAN STEENBERGHEN, *La seconde journée d'études*..., p. 547, où il est dit que la révélation peut intervenir pour « suggérer au philosophe chrétien des idées, des aperçus, des possibilités qu'il n'aurait pas entrevues sans elle ». [^24]:  -- (1). SAINT THOMAS D'AQUIN, *in III Sent*., dist. 24, art, 3, sol. 1, Resp. [^25]:  -- (1). Fr. EHRLE (S. J.), *Die Päpstliche Encyklika vom 4. August 1879 und die Restauration der christlichen Philosophie*, dans *Stimmen ans Maria Laach*, 1880, p. 13. [^26]:  -- (2). Fr. EHRLE, art. cit., p. 15. [^27]:  -- (1). Fr. EHRLE, art. cit., p. 20. [^28]:  -- (1). Fr. EHRLE, art. cit., p. 20. [^29]:  -- (2). Inversement, la théologie scolastique (il en existe d'autres) est une théologie qui, bien que distinguant formellement les deux ordres, considère la philosophie comme un auxiliaire indispensable de sa propre intellection, exposition, défense et diffusion. [^30]:  -- (1). Allocution *Singulari quadam*, dans DENZINGER, *Enchir. Symbolorum*, 16^e^ éd., texte 1642, p. 441. [^31]:  -- (1). *op. cit.*, texte 1681, p. 455. [^32]:  -- (1). Notons que la traduction du § 1 que nous donnons ici et qui est celle du Centre de Pastorale liturgique est peu exacte. Le texte latin est : « Linguæ latinæ usus, in Ritibus latinis *servetur *». Ce qui veut dire que l'usage de la langue latine doit être *observé*. Le verbe « servare » a le double sens « observer » et de « conserver ». Selon le cas, on le rend mieux en français par l'un ou l'autre de ces deux verbes. Mais le mot « conservé » est ici ambigu, car il a une apparence de concession faite au latin. Or « servetur » signifie la loi générale et non pas la concession ou l'exception. Un peu plus loin au § 3 la traduction dit correctement : « Ces normes étant *observées*... » Il s'agit du même mot latin « Hujusmodi normis *servatis*... ». [^33]:  -- (1). Cf. « Pour la seconde fois le monde va-t-il se réveiller arien ? » par L. Salleron, dans *Itinéraires*, n° 80, de février 1964. [^34]:  -- (1). *La société de masse et sa culture*, par Étienne Gilson, de l'Académie française, J. Vrin éditeur, Paris 1967. pp. 129-130. [^35]: -- (1) Signalons qu\'en France un groupe de laïcs a pris l\'initiative d\'une pétition aux Évêques pour leur demander le rétablissement du « consubstantiel » dans le texte français du Credo. Les premiers signataires de la pétition ont été MM. Jacques de Bourbon-Busset, Pierre de Font-Réaulx, Stanislas Fumet, Henri Massis, François Mauriac, Roland Mousnier, Louis Salleron, Gustave Thibon, Maurice Vaussart et Daniel Villey. On peut demander la formule de la pétition à M. Pierre Rougevin-Baville, « Domancy », 22, Allée Pierre de Coubertin, 78-Versailles. -- Voir Itinéraires, numéro 105 de juillet-août 1966, pp. 23 et suiv. ; et numéro 108 de décembre 1966, pp. 207 et suiv. [^36]:  -- (1). *Documentation catholique* n° 1494, 21 mai 1967, col. 888 et 889. [^37]:  -- (2). *Documentation catholique*, n° 1493, 7 mai, col. 829. [^38]:  -- (1). *Controverses*, 2° partie : « Les règles de la Foi », Discours 25 -- Cité par Jean van der Stap dans « Vernaculaire ou hiératique ? », *La Pensée catholique*, p. 34, n° 107, 1967. [^39]:  -- (1). *Pour ou contre la liturgie d'après-Concile* par l'abbé Georges Michonneau et Edith Delamare (Berger-Levrault). [^40]:  -- (1). Discours de Paul VI à la clôture de la deuxième session du Concile, le 4 décembre 1963, sur la Constitution liturgique. [^41]:  -- (1). Dans ce style dont il a le secret, le P. Annibale Bugnini, parlant des innovations introduites par la seconde Instruction sur la liturgie, écrit : « si, dans un endroit, l'application d'une règle peut susciter de la surprise et de l'étonnement, le bon prêtre comprend de lui-même qu'il doit préparer progressivement ses gens avant d'introduire l'inno­vation. » (*Doc. Cath*., n° 1496, 18 juin 1967, col. 1126.) Souhaitons que le bon prêtre ne prenne pas trop « ses gens » pour des enfants demeurés et rétifs qu'il faut mener à la baguette ! [^42]:  -- (1). Elle est signalée dans le gros livre « classique » de Claude Cuénot : *Pierre Teilhard de Chardin* (Plon, édit. Paris) à la bibliographie, p. XIII, n° 156. [^43]:  -- (1). Les soulignements sont de nous. [^44]:  -- (2). Voir à ce sujet l'*Énergie Humaine* (au Seuil, à Paris, pp. 141 à 201), et *Construire la terre* (même éditeur, pp. 21-22). [^45]:  -- (1). Dans *Lexique T. de Ch*. de Claude Cuénot (an Seuil à Paris) au mot : *féminin*. [^46]:  -- (2). Sur ce sujet voyez dans l'*Énergie Humaine* (au Seuil à Paris) les pages 166-167 aussi effarantes que logiques dans une perspective teilhardienne -- qui traitent de l'eugénisme et de l'attitude à l'égard des dégénérés. -- Le Cardinal Journet du reste a cité ces pages dans son article décisif de *Nova et Vetera*, n° 2, 1966 : la synthèse teilhardienne est-elle dissociable ? -- Toujours dans l'*Énerqie Humaine* (pages 141 à 201) des réflexions sur l'amour, très proches de l'*Évolution de la chasteté ;* -- également sur l'amour dans *Construire la terre* (éd. du Seuil) pp. 21-22 (31-32). [^47]:  -- (1). Relire par exemple les premières tragédies de Corneille. Voir THIBON : *Ce que Dieu a uni* (Lardanchet. édit. à Lyon, 1945). [^48]:  -- (1). Sur ce sujet délicat, rappelons quelques textes classiques : SAINT JEAN DE LA CROIX, *Montée du Carmel*, livre III chap. 22 -- sainte Angèle de Foligno (*Œuvres*, édit. du P. Doncœur s.j. (à l'Art Cathol., à Paris, 1925) II^e^ partie, chap. 26 : sur les pièges de l'amour spirituel ; -- sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, la fin du Manuscrit à Mère Marie de Gonzague dans les Manuscrits auto biographiques. Dans l'édition en livre de poche pp. 292 à 295. -- Enfin dans Ce que Dieu a uni de Thibon. (Lardanchet édit. à Lyon, 1946), voir les remarques sur l'*illusion intérieure* dans le chapitre sur le sens de l'esprit. [^49]:  -- (1). *L'avenir de l'Homme* (au Seuil, à Paris, p. 349). [^50]:  -- (1). Le P. Emmanuel emploie le mot « habitude » au sens phi­losophique d'*habitus*, c'est-à-dire : disposition permanente. [^51]:  -- (1). Naturæ ordo se habet, ut cum aliquid discimus, rationem præcedat auctoritas (*De morib. Escl. Lib.* I C. 2). [^52]:  -- (2). Auctoritas fidem flagitat, et rationi præparat homminem. (*De Vera Religione*, C. 23). [^53]:  -- (3). Aliud est cum auctoritati credimus, aliud cum rationi. Auc­toritati credere, magnum compendium est, et nullus labor. (*De quantit, animæ*, C. VII). [^54]:  -- (1). Eccli. XVII, 5. [^55]:  -- (2). Gen. II, 19. [^56]:  -- (1). Il nous serait facile de rapprocher de *phao* les mots grecs *peïtho*, *pisteuo*, *pistis*. [^57]:  -- (2). L'hébreu *Kra*, le grec *Kradzo*, le français crier ont primitive­ment le sens de *creuser*. On dit : une voix *perçante*. [^58]:  -- (1). Adam put conserver l'habitude de la foi ; mais il perdit la foi en tant que vertu informée par la charité ; et cette habitude n'était pas transmissible à sa descendance, car c'était une disposition personnelle de son âme. [^59]:  -- (1). Documents-Paternité. Éditions Saint-Michel, 53 -- Saint-Céneré, (Mayenne).