# 118-12-67 1:118 ### Le livre de la résistance L'APPARITION d'un livre nouveau constitue parfois un véritable événement. La parution du livre que viennent d'écrire Henri Charlier et André Charlier est un événement capital. C'est le livre de la résistance spi­rituelle. CETTE RÉSISTANCE DOIT D'ABORD ET AVANT TOUT ÊTRE FONDÉE EN DOCTRINE, EN SPIRITUALITÉ, EN SAINTETÉ. Dans cette intention, nous avons procuré à nos lecteurs le *Catéchisme romain* de S. Pie X ; le commentaire de saint Thomas sur le Pater et l'Ave (et bientôt son commentaire sur le Credo) ; et les *Lettres sur la foi* du P. Emmanuel, dont nous achevons la publication dans ce numéro. A ces ouvrages classiques et en quelque sorte immortels, et sans prétendre les égaler, il *faut joindre aussi des ouvrages écrits en notre temps et pour notre temps.* De même qu'une pièce de musique qui existerait dans les archives mais ne serait plus jamais jouée aurait d'une certaine manière perdu l'existence, de même une pensée qui ne serait plus créatrice et qui ne produirait plus d'œuvres aurait per­du quelque chose de sa vie. Il faut qu'à chaque époque les vérités éternelles, toujours puisées dans le même trésor de l'Église, soient redites dans le langage du temps, et d'une manière adéquate aux problèmes contemporains. 2:118 C'est pourquoi nous publions dans la revue la *Vie de Jésus* de Marie Carré : ouvrage inédit, ouvrage nouveau, qui nous donne Jésus en son temps et pour notre temps, par la plume d'un grand écrivain parfaitement contemporain, plongé dans la vie qui est la nôtre, et qui est venu du protestan­tisme à la foi catholique. Au même besoin et à la même nécessité répond le livre d'Henri et André Charlier. \*\*\* C'est un livre sur le chant grégorien : et ici, aussitôt, je prie le lecteur qui ne s'intéresserait guère au chant grégo­rien, lui d'abord, de prendre patience, de prêter l'oreille, et d'entendre jusqu'au bout mon propos présent. *Car dans l'affaire du chant grégorien, directement ou indirectement, ce qui est en question c'est finalement l'ensemble des va­leurs naturelles et surnaturelles qui donnent un sens à la vie.* Le livre des frères Charlier fait bien comprendre que l'attaque contre le chant grégorien est une attaque contre la spiritualité catholique elle-même. Bien entendu, la spiritua­lité catholique peut en théorie se passer du chant grégorien ; elle s'en est passée en fait avant qu'il existât. Mais *les mo­biles et motifs* invoqués aujourd'hui pour le supprimer sont mortels pour la spiritualité catholique tout entière et con­traires même à l'ordre naturel. Ils s'en prennent ouverte­ment au chant grégorien : mais implicitement, intrinsèque­ment, ils s'en prennent à la foi chrétienne. Il était donc urgent d'y regarder de près. C'est ce que viennent de faire Henri et André Charlier, dans un livre de 145 pages qui est une merveille de pensée, d'expérience méditée, de foi. \*\*\* Henri Charlier et son frère André Charlier sont parmi nous les témoins et les continuateurs de la réforme intellec­tuelle et morale inaugurée par Péguy. Dans le domaine de l'éducation naturelle et dans celui de l'éducation de la foi, leur pensée s'oppose vigoureusement aux capitulations en chaîne par lesquelles on laisse grandir l'anarchie spirituelle parmi les clercs de notre temps. 3:118 Le chant grégorien remplit (il peut remplir) une fonction cardinale, et humainement irremplaçable, dans l'éducation naturelle et dans l'éducation de la foi. Henri Charlier et André Charlier en parlent en connaissance de cause. Ils ont l'un et l'autre, chacun de son côté, une grande expérience de l'apprentissage et de la pratique du grégorien. André Charlier a dirigé une schola pendant plus de vingt ans. Pendant vingt années, Henri Charlier a enseigné chaque jour le grégorien à l'école de son village : et tous les dimanches la paroisse entière chante en grégorien l'ordinaire et le propre de la messe, les vêpres et les complies. C'est la pa­roisse du Mesnil-Saint-Loup, qui fut convertie au XIX^e^ siècle par le P. Emmanuel, et qui persévère dans la foi sous la protection invoquée de Notre-Dame de la Sainte-Espérance. \*\*\* A cette grande connaissance théorique et pratique du grégorien lui-même, il s'ajoute autre chose. Ni Henri ni André Charlier ne sont nés catholiques. Ils sont l'un et l'autre *venus du monde moderne à la foi chré­tienne.* Ils portent témoignage contre le cheminement inver­se : le cheminement trop souvent ecclésiastique qui *s'en va de la foi chrétienne au monde moderne.* On veut nous im­poser ce cheminement inverse : il constitue la plus grande décadence surnaturelle et naturelle de l'histoire de l'huma­nité. Sur leur chemin *du monde moderne à la foi chrétienne,* Henri Charlier et André Charlier ont plus d'une fois croisé un évêque ou un autre qui s'en allait en sens inverse *de la foi chrétienne au monde moderne. Ils* se regardaient dans les yeux au passage, à l'instant de cet étrange croisement. Ce ne sont pas les Charlier qui avaient à baisser les yeux. \*\*\* 4:118 Après tant de capitulations individuelles qui restaient plus ou moins cachées, ou discrètes, voici qu'on veut désor­mais entraîner l'ensemble du peuple chrétien sur le même chemin de démission, de déchéance, d'apostasie sous anes­thésie générale. On nous trouvera en travers de la route, pour une résistance ouverte et un combat déclaré. Mais un combat spirituel. Les actes extérieurs par lesquels il lui faudra de plus en plus se manifester devront être *profondément enracinés dans l'étude, dans la prière, dans la sanctification person­nelle.* Pour l'étude, et même pour contribuer à leur sanctifica­tion, nous invitons tous nos amis à se procurer, à méditer et à faire méditer autour d'eux le livre d'Henri et d'André Charlier : *Le chant grégorien* (édité par l'Atelier d'art gra­phique Dominique Morin). 5:118 Que nos lecteurs veuillent bien comprendre et accepter que nous les engagions à un redoublement de prière. La prière personnelle est l'affaire de chacun. La prière familiale est réglée et dirigée par le chef de famille. Nous proposons à nos amis de remettre en honneur la prière de l'*Angelus*, trois fois le jour, le matin, à midi et le soir. C'est, avec le Rosaire, la prière des temps de grand péril pour l'humanité. Ceux qui ne la connaîtraient pas et n'auraient plus de missel la trouveront aux pages 20 et 21 du *Catéchisme romain* de S. Pie X. Trois fois le jour, les cloches de la paroisse nous rappellent que le monde est sauvé s'il y consent, parce que Dieu s'est fait homme pour nous en naissant de la Vierge Marie, et elles nous invitent à réciter l'*Angelus.* Là où il n'y a plus de paroisse, là où les cloches ne sonnent plus, nous leur donnerons refuge dans le silence de notre cœur, trois fois le jour. Et cet *Angelus Domini*, si vous le voulez bien, nous le réciterons plus spécialement aux intentions qui nous sont communes, dans les terribles nécessités qu'expose l'éditorial ci-après. \*\*\* Il faut de toute urgence intensifier une étude et une ac­tion enracinées dans la prière. Le livre d'Henri et d'André Charlier y est une contribution du plus grand poids. Il doit, à notre avis, être entre toutes les mains, sur toutes les tables, dans tous les cercles et groupements, dans chaque cellule d'étude et d'action. C'est le livre d'aujourd'hui pour le combat spirituel de maintenant. J. M. 6:118 ## ÉDITORIAL ### C'est par toi que je meurs CE QUE J'AI DESSEIN DE DIRE aujourd'hui, voilà des années que nous le disons en substance : aucun lecteur sachant lire n'a pu s'y tromper. Nous avons donné jusqu'ici notre témoignage à la cantonade. Nous devons maintenant le donner avec des précisions plus explicites et plus directes, par une mise en demeure qui déclare plus clairement à qui elle est adressée, car l'urgence nous presse, et le péril des âmes : c'est l'ensem­ble du peuple de Dieu qui chaque jour davantage est scandalisé dans sa foi. \*\*\* Plusieurs évêques viennent de trouver jusque dans le Synode d'octobre une occasion supplémentaire de se donner à nouveau ou de se laisser donner pour les repré­sentants d'un certain courant ou pour les leaders d'une certaine majorité. Avec une résolution inchangée ou accrue, ils s'enfoncent plus avant dans des doctrines re­ligieuses que nous avons le ferme propos de n'accepter jamais. Sur le point essentiel, sur la « crise de la foi », ils entraînent les débats dans des considérations byzan­tines. 7:118 Le mot est injuste, je le sais : il est injuste pour Byzance, et sa grandeur, et son bienfait, ordinairement méconnus par les historiens. Mais le mot est reçu par l'usage dans cette acception : nous appelons byzantinisme les discussions oiseuses, sur des sujets futiles, détournant d'apercevoir des périls immenses qui étendent leurs ra­vages. Ramener les discussions sur la crise actuelle de la foi à une confrontation avec le langage et les manies de la philosophie moderne est futile et dérisoire, et à côté de la question. Non que ce problème-là ne soit posé, lui aussi : tous les problèmes se posent devant l'esprit, même celui du sexe des anges. D'un faux problème, il faut au moins savoir pourquoi il est faux et pourquoi on l'écarte. Rien n'est indigne en soi d'un examen philoso­phique ou théologique. Mais il y a d'abord les urgences vitales. Rechercher la part de vérité contenue peut-être dans les erreurs modernes est en soit fort bon : déclarer que là résident le prioritaire, l'urgent, le salutaire, cela est futile et dérisoire quand la notion même de vérité est en voie de disparition à l'intérieur de la pédagogie catholi­que. Étudier comment exprimer le dépôt de la foi en un langage adapté au monde actuel est une tâche nécessai­re : c'est un propos futile et dérisoire quand il détourne d'apercevoir que la transmission même du dépôt est aujourd'hui menacée jusque dans les séminaires et dans les familles chrétiennes. Il est dérisoire, il est futile de poser seulement les problèmes qui se posent par rapport aux intellectuels et aux philosophes à la mode, alors que c'est à l'intérieur et dans l'ensemble du peuple chré­tien que la foi est ravagée par une subversion massive. 8:118 La confrontation doctrinale et sémantique de la pensée chrétienne avec le situationnisme, avec le structuralisme, avec le marxisme, avec le freudisme n'est pas futile et dérisoire en soi : elle le devient quand elle devient le principal ou le seul objet de préoccupation, alors que c'est la pensée chrétienne elle-même qui, de l'intérieur, est défigurée, démembrée, dépecée. Pour confronter la pensée chrétienne avec quoi que ce soit, il faut d'abord qu'elle existe en tant que telle, qu'elle sache ce qu'elle est, qu'elle soit authentique. Le vrai problème ici, et le problème premier, est que la pensée chrétienne est en voie de désintégration. L'ensemble du peuple de Dieu reçoit chaque jour un peu moins le pain spirituel dont il a besoin. Tout débat sur la « crise de la foi » tourne au pur byzantinisme quand il omet, comme il vient de l'omettre, de considérer qu'il y a crise universelle parce que les âmes sont chaque jour davantage universellement sous-alimentées. Ce que réclament les âmes, ce qui leur est saccagé par trop de ceux qui ont mission de le leur transmettre, c'est la certitude et c'est la pureté et c'est la sainteté de la foi. \*\*\* ÉTIENNE GILSON écrivait le 28 avril 1967, au sujet de l'unique nécessaire : « PLUSIEURS DE CEUX QUI EN ONT LA GARDE SEMBLENT LE PERDRE DE VUE ET PARAISSENT MÊME VOULOIR NOUS EN DÉTOURNER » ([^1]). Voilà le seul drame fondamental. Il commande tous les autres. Il s'implante et s'étend. Il menace de nous faire perdre tout, et jusqu'à notre foi, qui maintenant est directement assaillie par plusieurs de ceux qui ont charge et mission de la défendre. 9:118 Je vais donc en parler avec les précisions explicites qui sont malheureusement devenues nécessaires. Et je me tourne aussitôt vers vous, Monseigneur. Vous voulez changer notre religion et changer notre foi. Vous en donnez mission à votre clergé. Votre propos n'est pas une confidence secrète que j'aurais surprise : vous l'avez rendu public et livré par des voies officielles au peuple chrétien tout entier ([^2]) : « *La mutation de civilisation que nous vivons entraîne des changements non seu­lement dans notre comportement extérieur, mais dans la conception même que nous nous faisons tant de la création que du salut apporté par Jésus-Christ. *» Votre religion, Monseigneur, est une religion où la conception même du salut apporté par Jésus-Christ change en conséquence d'une mutation de civilisation. C'est clair : nous n'avons pas la même religion. Nous n'avons pas la même foi. Nous le savions depuis quelque temps. Mais nous le savions par voie d'interprétation, si je puis dire. Vous n'aviez pas enseigné explicitement une telle proposition, ou alors elle m'avait échappé. Vous et les vôtres, vous suggériez ; il fallait entendre vos insinuations, apercevoir leurs présupposés implicites, leurs conséquences cachées. 10:118 Voici maintenant l'évidence, au niveau du petit catéchisme. C'est la civilisation, par la mutation qu'elle opère, qui commande de réviser la conception même du salut apporté par Jésus-Christ. On voit enfin en toute netteté qui révèle et qui enseigne. Et qui est enseigné. Le monde enseigne. L'évêque est enseigné par le monde en matière de foi. Merci, Monseigneur. Votre propos est souverainement clarificateur. \*\*\* Mais, dira-t-on, c'est une phrase isolée : il y avait le contexte, l'occasion, l'herbe tendre ? Fort bien. Voici donc l'occasion et le contexte. Votre propos, Monseigneur, s'adressait aux « responsables de communautés sacerdotales » ; c'est-à-dire sans doute à ceux que l'on appelait naguère les curés et les curés-doyens. Ils étaient réunis en session à Saint-Avold, les 11, 12 et 13 septembre 1967, c'est votre Bulletin diocésain qui le précise. Les obsèques à Besançon de Mgr Dubois vous avaient empêché d'être parmi eux. Vous leur avez donc adressé un « message ». Vous n'ignorez certes point quel est aujourd'hui le trouble profond du clergé, puisque ce message dit à vos prêtres : « *Beaucoup d'entre nous souffrent des tensions qui existent au sein de notre presbyterium diocésain. Elles ont souvent neutralisé notre dynamisme apostolique. Elles ont conduit plusieurs d'entre nous à se refermer sur eux-mêmes. Elles ont, peut-être, brisé quelques-uns d'entre nous. *» 11:118 C'est en effet le moins que l'on puisse dire. Votre message épiscopal déclare ensuite : « *La* « *querelle des anciens et des modernes* » *ne doit pas nous servir d'alibi. La tension qui existe entre prêtres de générations différentes ne peut être résolue en profondeur ni par la seule bonne volonté des uns et des autres, ni par le seul recours à une vie spirituelle plus profonde*. » Soit dit au passage, c'est une misérable habileté de décrire la dramatique tension entre prêtres comme une tension « entre prêtres de générations différentes ». Ce n'est pas vrai. L'âge n'a rien à y voir. Il n'y a pas une foi différente pour chaque âge, ni une religion différente pour chaque génération. Souvent ce sont de jeunes prêtres qui, bravant toutes représailles (et quelles représailles !) refusent avec intrépidité les plus délirantes innovations liturgiques et dogmatiques ; trop souvent ce sont des prêtres plus âgés qui, par lassitude, par découragement, baissent la tête et acceptent en silence, le désespoir au cœur. Cette histoire fabriquée de toutes pièces, selon laquelle les vieux seraient attachés aux dogmes de la foi et les jeunes non, vous l'avez ramassée dans le climat ambiant, dans la rhétorique ordinaire des radiophonies et des magazines illustrés, vous parlez là comme parle tout le monde. 12:118 C'est épatant, un évêque qui parle comme tout le monde : mais s'il s'agit de parler comme tout le monde et de répéter ce qui se dit partout, on n'a aucun besoin d'évêques pour cela. La radio y suffit : et tous comptes faits elle nous coûte moins cher. S'il s'agissait d'une tension ordinaire entre générations différentes, entre jeunes et vieux, il suffirait pour la surmonter d'un peu plus de *bonne volonté* et d'une *vie spirituelle plus profonde.* Vous prenez bien soin de le nier explicitement. Vous avez raison. Aucun approfondissement spirituel, aucune bonne volonté réciproque ne suffiront jamais à résoudre une tension provenant de la coexistence, dans le même « presbyterium », de prêtres appartenant à deux religions opposées. L'autre religion, c'est la vôtre, dont vous énoncez aussitôt la source et le principe : « *La mutation de civilisation que nous vivons entraîne des changements non seulement dans notre comportement extérieur, mais dans la conception même que nous nous faisons tant de la création que du salut apporté par Jésus-Christ. Les remises en question les plus fondamentales engagent non seulement une nouvelle pastorale, mais plus profondément une conception plus évangélique -- à la fois plus personnelle et plus communautaire -- du dessein de Dieu sur le monde. *» 13:118 Ce n'est même pas un approfondissement spirituel qui vous met en branle et vous procure ce changement de vos conceptions. C'est un événement extérieur : une « mutation de civilisation ». C'est le monde qui enseigne l'Église : du moins selon vous et dans la mesure discutable où vous êtes l'Église. C'est le monde *Pater et Magister*. Assurément, la « remise en question » est bien ainsi « la plus fondamentale », comme vous l'annoncez. Mais ce qui se trouve par là immédiatement remis en question, c'est vous-même et votre autorité. Je vous dis très tranquillement que *pour* enseigner *cela*, d'autorité vous n'en avez *aucune*. \*\*\* ON nous a beaucoup menti avant d'en venir à de telles clartés. On nous a menti sans réussir à nous tromper, car nous étions en défiance dès le début, inévitablement, sans aucun mérite de notre part : nous étions en défiance par situation même. On avait bruyamment découvert qu'il fallait changer la *for­mulation* des vérités éternelles afin de l'adapter au langage du temps : on faisait mine de vouloir nous en persuader. Ces néophytes nous auraient fait bien rire si nous avions eu le cœur à rire. Ils découvraient ça tout d'un coup. Ils pointaient l'index dans notre direction et nous sommaient de nous aligner sur cette révélation sou­daine. Eux qui n'avaient quasiment rien produit dans cet ordre ; nous qui étions à la tâche depuis toujours, sans faire tant d'histoires et de simagrées ([^3]). 14:118 Quand on a enseigné la philosophie de saint Thomas comme nous l'avons fait, il faut croire qu'on a quelque peu mis la main aux difficultés et aux problèmes d'une « formulation » qui soit plus aisément intelligible aujourd'hui. Quand on s'est occupé par exemple -- comme nous l'avons fait, nous, et point eux -- de traduire en français contemporain un traité de saint Thomas sur la « physique » et une Encyclique de Léon XIII sur le Rosaire, il faut bien supposer qu'on s'est mesuré avec ces difficultés-là : non pour en parler en l'air, mais pour les résoudre réellement. Ceux qui n'avaient jamais rien fait de cette sorte (ni en général d'aucune sorte, sauf rhétorique), c'étaient eux justement qui prétendaient apporter une révélation nouvelle sur la nécessité et les moyens d'actualiser les formulations. 15:118 Sans savoir qu'on ne les avait pas attendus, et sans s'aviser que le maniement de la langue française, c'est plutôt notre spécialité que la leur (il n'y a qu'à voir, Monseigneur, et à comparer). Nous qui n'avons jamais travaillé qu'à *réformer* le langage et les pensées, les institutions et les mœurs (en commençant comme on doit commencer, c'est-à-dire par les nôtres), on nous accusait brusquement d'être « *contre le mouvement quel qu'il soit *», ce qui est tout de même beaucoup dire, mais cette exagération radicale était tracée par la plume précieuse du P. Congar ([^4]) : d'autres en sont presque excusables de l'avoir reprise à leur niveau. Contre le mouvement quel qu'il soit... ! L'idée nous était forcément venue que pour attaquer ainsi les *réformistes* de toujours, ce n'étaient donc point des réformes que l'on voulait, mais plutôt la révolution, « une révolution d'octobre dans l'Église ». Et l'idée nous était forcément venue que pour attaquer ainsi ceux qui avaient effectivement travaillé à créer des formulations adaptées à notre temps, ce n'était pas *seulement* les formulations qu'en réalité on voulait changer. Nous l'avons amplement constaté dans les faits. Et vous venez de l'énoncer en propres termes, Monseigneur : ce n'est pas la *formulation* que vous voulez changer, c'est la *conception*, comme vous dites : *la conception même du salut apporté par Jésus-Christ*. A ce point, la fausse querelle est définitivement tirée au clair. Il était assez imprudent de nous représenter comme des gens qui s'obstineraient à parler le latin du XIII^e^ siècle ou le français du XV^e^ ; ce n'était pas tellement vraisemblable. Mais vous l'avez dit : c'est la conception même que vous visez, et c'est dans la conception même du salut que vous entendez apporter les remises en question les plus fondamentales. 16:118 Si vous étiez philosophe, je vous ferais remarquer qu'aucun philosophe ne redoute les remises en question les plus fondamentales, car cela est la vie même de la philosophie et l'a toujours été, et notamment dans la philosophie dite thomiste. Les remises en question les plus fondamentales, nous faisons cela tout le temps, ne serait-ce que pour assurer la solidité de nos principes, nous le faisons en philosophie, Mais j'ajouterais aussitôt qu'il n'en va pas de même en matière de foi et d'enseignement de la foi : vous transportez indûment dans la pédagogie de la foi une méthode proprement, purement, strictement, uniquement philosophique et scientifique ; et cette confusion est mortelle pour la vie surnaturelle. Mais je n'insiste pas autrement sur ce point, qui pourtant le mériterait en lui-même, car je n'ai pas dessein de vous le faire entendre. Je n'ai dessein de rien vous faire entendre, ni cela ni autre chose, sauf un simple mot de trois lettres, comme un fait bien arrêté : c'est non, Monseigneur. C'est non à la doctrine que vous prêchez à vos prêtres et que vous voulez nous faire prêcher par vos prêtres. Non : point c'est tout. Pour le salut de mon âme et peut-être pour le salut de la vôtre. \*\*\* 17:118 SI L'ON VENAIT ME DIRE que votre propos, Monsei­gneur, est simplement ambigu, équivoque, mal venu, je ferais remarquer que nous sommes depuis des années submergés de semblables « équi­voques » épiscopales, para-épiscopales et pseudo-épisco­pales qui vont toutes dans le même sens : le sens d'une rupture fondamentale, et méprisante, et forcenée, avec ce que l'Église a pensé et a fait pendant deux mille ans. Et qu'en revanche je n'ai entendu en France aucune voix épiscopale qui dissipât les « équivoques » de cette farine. Mais qu'on voit plutôt, c'est un exemple entre mille, insuf­fler aux jeunes catholiques, dans la presse qui leur est recommandée par les évêques, les doctrines religieuses sans équivoque d'un Leprince-Ringuet. Dissipez donc l'énorme tissu d' « équivoques » où vous nous asphyxiez -- si ce sont des équivoques. Et alors pour votre mea culpa, ailleurs que sur la mienne poitrine, s'il vous plaît : on m'a fait le coup une fois, cela suffit. Votre propos, Monseigneur, n'est pas un propos isolé, un propos exceptionnel, un propos inattendu. Il est dans le courant : dans le courant d'une incroyable quantité de propos plus ou moins analogues et souvent épiscopaux. Je n'ai pas le goût de dresser un catalogue et je vous prie de n'aller point m'y forcer. Mais j'ai tout ce qu'il faut pour cela, soyez sans crainte. J'ai été impérieusement invité à me tenir à l'écoute des paroles épiscopales, et en cela aussi, ne vous en déplaise, j'ai attentivement obéi : mais je n'y ai pas reconnu tous les jours, il s'en faut, la foi catholique, 18:118 et je vous le dis en face parce que, ne vous y trompez pas, *j'ai le droit de vous demander la foi catholique,* et trop souvent vous me donnez à la place quelque chose qui est manifestement autre chose. J'ai le droit de la demander et j'ai le droit de l'EXIGER, selon les canons 87, 467 et 892 solennellement rappelés par Pie XII : « Le laïc a droit à recevoir des prêtres tous les biens spirituels afin de réaliser le salut de son âme et de parvenir à la perfection chrétienne : quand il s'agit des droits fondamentaux du chrétien, *il peut faire valoir ses exigences *; c'est le sens et le but même de toute la vie de l'Église qui est ici en jeu, ainsi que la responsabilité devant Dieu du prêtre comme du laïc. » ([^5]) Je fais donc valoir mes exigences. Je vous requiers d'enseigner en matière de foi ce qui dans l'Église a toujours été ensei­gné, et je vous fais cadeau du reste. La vie est courte, et vos opinions personnelles vous pouvez, avec mon en­tière déférence par-dessus, les mettre où vous voudrez. Mais vous venez enseigner des « conceptions » qui jamais encore n'avaient été enseignées dans l'Église. Voire qui avaient été enseignées par plusieurs hors de l'Église, et contre l'Église. C'est un critère auquel ni vous ni moi ne pouvons rien. Les hiérarques de l'Église enseignante, voyez-vous, sont les premiers à faire partie de l'Église enseignée : ils ne sont pas au-dessus ; ni en dehors, à moins de s'y mettre eux-mêmes. Ils n'ont au­cune autorité sur la conception du salut apporté par Jésus-Christ et ils n'ont aucun pouvoir de la changer. 19:118 Or ce n'est pas à la distraction d'un instant que je m'en prends, ni même à la folie d'une saison ([^6]). Il y a des années que trop de paroles épiscopales « convergent » pour nous faire changer de religion ; il y a des années que des directives, des homélies, des monitions épisco­pales *couvrent* plus ou moins cette opération, y inclinent plus ou moins consciemment, multiplient les « équivoques » qui y sont favorables ou propices, et jamais ne s'occupent de clairement la contre-carrer. On est même allé jusqu'à épiscopalementt nous garantir qu'il n'y a dans l'Église de France aucun péril majeur pour la foi : il faut croire alors que les évêques ne se lisent pas entre eux. 20:118 Dès 1965, un évêque français, intervenant au nom de soixante-dix autres évêques dans le débat conciliaire sur le schéma XIII, faisait à l'Église un devoir de déclarer ce qu'elle doit au monde. Et ce que le monde a donné à l'Église, disait-il, c'est par exemple la dignité de la personne humaine, la justice sociale, la distinction entre l'Église et l'État qui seule a permis de bien mettre en relief la pureté de l'acte de foi et le caractère transcendant de l'Église. Le compte rendu de ces belles paroles était dans *La Croix* des 3 et 4 octobre 1965, il était de la plume attentive, compétente et autorisée du P. Wenger. Il n'a fait l'objet d'aucune rectification ; il n'a provoqué non plus aucun émoi visible, sauf le mien ([^7]). Il faut tout de même regarder les choses telles qu'elles sont : quand soixante-dix évêques pensent et professent de telles énormités, il est manifeste non seulement qu'ils ignorent tout de l'histoire de l'Église, ce qui est déjà gravement fâcheux, mais encore qu'ils ne comprennent plus grand-chose au contenu de la foi. Et qu'ils soient soixante-dix à le penser et à le professer ensemble leur procure peut-être une sorte de sécurité psychologique, mais ce n'est en réalité qu'une circonstance aggravante. 21:118 A l'époque je me faisais à moi-même l'objection : -- Simple maladresse d'expression ? Mais, tout bien pesé, j'y répondais, comme j'y réponds aujourd'hui avec plus de fermeté encore, car la réponse vaut pour trop de cas analogues, et finalement trop clairs : -- Une expression *maladroite et imparfaite* est une chose. Une expression qui *exprime le contraire* de ce qu'il faut exprimer, c'est autre chose. La différence n'est pas de degré, mais de nature. Quand on est convaincu qu'à chaque époque l'Église apporte au monde la dignité de la personne, la justice sociale et la distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, aucune maladresse d'expression ne saurait vous conduire à raconter tout juste le contraire et à prétendre que c'est le monde qui les a procurées à l'Église. Et quand on sait par la foi que la « conception du salut » révélée par l'Évangile et enseignée par l'Église ne peut pas changer, aucune maladresse d'expression ne saurait suffire à vous faire professer que cette *conception même* doit changer à cause d'une mutation de civilisation et qu'elle doit subir les remises en question *les plus* fondamentales. Les fausses notes du pianiste viennent des doigts. Mais ces fausses notes-là viennent forcément de l'âme. \*\*\* 22:118 Voyez-vous, Monseigneur, ce n'est pas la première fois dans l'histoire de l'humanité que se produit ce que vous appelez une « mutation de civilisation ». La mutation présente a eu des précédents. Le monde et l'Église en ont vu bien d'autres. Au V^e^ siècle. Au XV^e^. Et en un sens, presque à chaque siècle. Chaque fois, il y eut des hommes d'Église pour estimer qu'une telle mutation devait entraîner des changements fondamentaux dans la conception même du salut apporté par Jésus-Christ. Mais chaque fois, examinez bien l'histoire, Monseigneur, ce dessein et ce discours furent ceux des hérétiques. \*\*\* Vous enseignez à vos prêtres : « Les remises en question les plus fondamentales engagent non seulement une nouvelle pastorale, mais plus profondément une conception plus évangélique -- à la fois plus personnelle et plus communautaire -- du dessein de Dieu sur le monde. » Une conception *plus évangélique.* Vous voulez rendre *l'Église plus évangélique dans sa conception même du dessein de Dieu.* Luther avant vous eut ce même dessein, et le P. Schillebeeckx nous assure qu'il eut raison : « *Luther et Calvin ont eu une bonne intuition : il faut que l'Église revienne, bien que de façon moderne, à son statut évangélique, mais ils ont eu tort de quitter l'Église et de fonder ailleurs cette Église évangélique *» ([^8]). 23:118 Dans sa pensée, ou au moins dans son expression, le P. Schillebeeckx gardait encore un reste de prudence que vous ne gardez plus, Monseigneur. Il parlait de « statut » évangélique : visait-il, comme le mot paraît l'indiquer, la *constitution divine* de l'Église, à laquelle l'Église aurait été infidèle pendant des siècles ? On peut le craindre. On peut le nier peut-être. On aurait aimé que des voix épiscopales CLARIFIENT OU CENSURENT de telles idées, répandues à profusion dans le peuple chrétien. Mais avec vous, Monseigneur, nous revenons en pleine clarté : ce qui n'est pas assez évangélique, c'est la conception même du salut apporté par Jésus-Christ, c'est la conception même du dessein de Dieu sur le monde, telle qu'elle a été enseignée par l'Église pendant deux mille ans. Et c'est vous, avec votre presbyterium, qui allez la rendre plus évangélique. *C'est vous et votre presbyterium qui, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, allez nous livrer des conceptions suffisamment évangéliques*. Il est assuré que nous ne marchons pas là-dedans, à aucun prix. C'est *non,* Monseigneur, j'ai l'honneur de vous le redire. Sans aucune équivoque : le *non* le plus « fondamental » qui puisse être. Il n'est plus possible de supporter sans rien dire de tels énoncés, qui lancent les âmes à la dérive. Avec des discours semblables des âmes se perdent, Monseigneur, et des âmes de prêtres, assaillies par tous les doutes contre la foi que vous leur fabriquez. Parce que l'on vous comprend mal ? Mais comment donc vous comprendre autrement ? 24:118 Les séminaires se vident ; les défections les plus douloureuses se multiplient dans le clergé régulier et dans le clergé séculier. Il y faut une cause proportionnée, et la cause proportionnée ne saurait être un simple malentendu. Si vous aviez raison, Monseigneur, il serait alors normal, il serait inévitable et il serait bien que les séminaires se vident et que les prêtres s'en aillent. Pour une religion qui subit des changements dans sa conception même chaque fois que survient une « mutation de civilisation », vous trouverez peut-être des militants occasionnels : vous ne trouverez plus de prêtres. C'est moi qui vous l'annonce. Mais ce sont les statistiques qui déjà vous l'ont confirmé. \*\*\* QUAND nous avions demandé à nos évêques le pain de leur charité, quand nous le leur avions demandé au nom de l'Évangile et en invoquant saint Luc (XI, 11) : « *Lequel d'entre vous, si son fils demande du pain, lui donnera une pierre *»*,* c'était en 1965, et que pas un seul évêque en fonction en France ne bougea d'un pouce, ni ne dit un seul mot, jusqu'en juin 1966 où ils nous ont donné la pierre que l'on sait, la chose était en soi beaucoup moins grave. Je ne reviens pas sur cette histoire connue, et qui telle quelle appar­tient irréparablement désormais à l'histoire de l'Église de France ([^9]) ; je n'y reviens que pour indiquer au pas­sage son importance mineure, si douloureuse soit-elle, en comparaison de ce qui concerne la foi elle-même. 25:118 On pourra peut-être objecter qu'il est un peu fort que lorsque des évêques sont interpellés au *nom de l'Évangile,* et de cet Évangile-là : « Lequel d'entre vous, si son fils demande du pain, lui donnera une pierre », il ne s'en trouve aucun pour dire un seul mot ; aucun pour dire la moindre parole, fût-ce éventuellement la parole indicative qu'il aurait mieux convenu peut-être de formuler autrement une demande d'audience en forme protocolaire et juridique. Oui certes, c'est un peu fort, objectera-t-on mais enfin l'Église sainte est composée de pécheurs et l'on peut considérer (encore que ce ne soit nullement certain) qu'en agissant ainsi les évêques ne nous faisaient qu'un tort personnel : ce qui relève du pardon. En revanche le tort public et général qui nous est fait dans le domaine de la foi ne relève ni de la vengeance ni du pardon ; et s'il fait aux personnes le tort le plus grave qui puisse leur être fait, ce n'est pas ce qu'on appelle un tort personnel. 26:118 D'ailleurs aucun tort n'est fait en l'occurrence à *nos* personnes elles-mêmes : pour ce qui nous regarde personnellement, avec la grâce de Dieu, si nous veillons et prions, aucun évêque jamais ne réussira à nous convaincre de modifier notre foi, de changer de religion, de transformer la conception du salut professée partout et toujours par l'Église depuis deux mille ans ; aucun évêque ne nous convaincra jamais de faire hommage au monde d'avoir enseigné à l'Église la dignité de la personne, la justice sociale et la distinction du temporel et du spirituel. Nos personnes, ici, ne sont pas du tout en cause, nous n'avons ni la tentation de la vengeance ni l'obligation du pardon : il n'y a pas matière. Il y a *seulement* le désastre des âmes qui se noient. Dès 1964, un autre évêque français enseignait péremptoirement ([^10]) : « *L'Église passe d'un christianisme sociologique à un christianisme authentique. *» Authentique. Enfin. Il était temps ! remarquions-nous. Il avait donc fallu attendre l'année 1964, il avait fallu attendre l'actuelle « majorité » épiscopale, il avait fallu attendre sans doute l'auguste personne de l'évêque en question, pour que l'Église passât enfin à un authentique christianisme. Déjà en 1964, à l'occasion précise de ce propos épiscopal, nous avertissions en ces termes : *-- De ses trésors l'Église tire opportunément au cours des âges* « *nova et vetera *»*, des choses anciennes et des choses nouvelles. Mais c'est bien de ses trésors -- et notamment du trésor de sa liturgie traditionnelle -- qu'elle les tire, les nouvelles comme les anciennes.* 27:118 *Si les trésors de l'Église étaient dénigrés, méprisés, incompris pour un temps par une génération d'hommes d'Église, ou du moins par trop d'hommes dans cette génération, alors on ne tirerait plus ni* « *nova *» *ni* « *vetera *»*, plus rien que du vent. Un vent furieux et glacial sur les peuples dépouillés, sans abri, abandonnés*. » ([^11]) Nous y sommes aujourd'hui. Nous étions peut-être en 1964, et les années précédentes, des « prophètes de malheur », voire des « singes hurleurs » comme l'assure gentiment le dernier en date des disciples de l'évangélique Père Chenu. A vrai dire nous ne « hurlions » guère, et probablement pas assez, si l'on se souvient du clama, ne cesses (Is., 58, 1). Mais voici que se réalise de plus en plus, ce que nous annoncions. Ce serait mentir de laisser croire que nous y voici par la faute de la pluie, du soleil ou de la fatalité ; ou d'une « mutation de civilisation ». Il est clair que nous y sommes par la faute de ceux qui nous ont pendant des années accablés d'enseignements dans le genre de cette fameuse parole épiscopale : « L'Église passe d'un christianisme sociologique à un christianisme authentique. » Ce n'était pas seulement une parole absurde. Ce n'était pas seulement une parole hautement inconvenante et indigne d'un évêque. C'était une erreur contre la foi. Il n'est pas seulement aberrant, il est certainement contraire à la foi catholique de penser et de professer que l'Église a dû attendre jusqu'à l'année 1964 (et jusqu'à la grâce d'avoir, l'épiscopat actuel) pour connaître enfin « un christianisme authentique ». -- Un « christianisme, authentique » défini et proposé comme différent du christianisme antérieur est certainement inauthentique en cela et contraire à la foi révélée. 28:118 Qu'il soit proposé par un évêque n'y change rien : mais cela situe les responsabilités du désastre où nous sommes. C'était déjà en 1964 cet esprit de rupture, c'était déjà exactement ce que le Pape a nommé la « mentalité post-conciliaire » : elle n'avait pas attendu la fin du Concile pour affirmer, sous le prétexte du Concile, que le christianisme authentique et l'Église vraie commencent seulement aujourd'hui. Vous remarquerez que cette « mentalité post-conciliaire », définie comme le péril majeur qui a conduit à instituer « l'année de la foi » ([^12]), est expressément passée sous silence : elle n'est mentionnée en France, cette *mentalité post-conciliaire* qu'il faut combattre, par aucun des évêques qui parlent de l'année de la foi et par aucun de ceux qui n'en parlent pas. Ils paraissent ne pas avoir entendu. C'est qu'en France une telle « mentalité » a été introduite par des déclarations épiscopales. Pas seulement ? 29:118 Bien sûr. Quand M. René Laurentin écrivait puissamment : « *L'Église qui depuis Pie IX s'était repliée sur elle-même, concentrée sur la contemplation des éléments les plus stricts et les plus autoritaires de sa structure, sort de sa chrysalide pour devenir l'Église vivante que le Christ veut susciter *» ([^13]), il donnait un exemple parfait de ce qui, trois ans plus tard, serait défini et réprouvé par l'Église de Rome sous le nom de « mentalité post-conciliaire ». Les responsabilités de M. Laurentin au niveau de la vulgarisation sont ce qu'elles sont ; elles ne sont pas milices. Il y a longtemps que nous avons publiquement déclaré, et prouvé sur pièces, que la différence entre M. Laurentin et nous est une différence de religion. La religion à laquelle il rend témoignage dans ses écrits n'est pas la religion en laquelle nous croyons. La « tension » entre catholiques est une tension entre religions distinctes et même contraires. Seulement, il s'est toujours trouvé des évêques pour ramasser et reprendre à leur compte -- à moins qu'ils ne l'aient d'abord inspirée ? la religion nouvelle des Laurentins de toute espèce. L'évêque cité disait équivalemment au printemps 1964 cela même que M. Laurentin avait dit à l'automne 1963 : « *L'Église passe d'un christianisme sociologique à un christianisme authentique. *» Comparez les deux propos. Ils disent en substance la même chose. L'un que l'Église passe seulement aujourd'hui à un christianisme authentique. L'autre qu'enfin l'Église va devenir l'Église vivante que le Christ veut susciter. Voilà *l'illuminisme religieux* que nous refusons absolument. Et le contraire de cet illuminisme, le contraire qui est vérité de foi, quelle parole épiscopale l'a donc rétabli et professé avec autorité ? qui, en France, nous a précisément mis en garde contre cette religion nouvelle ? Nous avons été livrés à ce « courant » sans aucune défense venue de nos évêques. Oui ou non ? Ce sont des faits. Et déjà de l'histoire. 30:118 Une histoire qui continue, mais que nous allons interrompre : du moins, pour autant qu'il est en nous. Les attaques convergentes contre la foi, menées à l'intérieur de l'Église par le moyen d'initiatives épiscopales et de consentements épiscopaux, ne peuvent plus durer davantage : je veux dire qu'elles ne peuvent plus durer en bénéficiant plus longtemps d'un quelconque attentisme respectueux et désolé de la part des fidèles. Que ces attaques durent encore et continuent et s'aggravent, cela ne dépend pas de nous : mais elles le feront désormais dans la contestation publique et le refus déclaré portés au niveau des vrais responsables. A partir d'aujourd'hui, notre contestation et notre refus sont et seront directement adressés aux évêques qui opèrent et aux évêques qui subissent la subversion de la foi. L'heure est venue où ceux qui dans le peuple chrétien et dans l'Église de Dieu ont une responsabilité publique ne peuvent plus différer de dire publiquement le même *non*. Un *non* qui ne se trompe pas d'adresse, ni qui la taise. Ce non s'adresserait en vain aux journalistes, aux sous-ordres, aux théologiens ou supposés tels : ce sont eux pourtant qui parfois mènent la danse, et des évêques qui suivent. En adressant non point à eux, mais aux évêques responsables de la foi, notre contestation et notre refus publics, nous contribuons à rétablir la hiérarchie apostolique selon l'ordre qui a été institué par Jésus-Christ. 31:118 Notre *non* s'adresse légitimement et doit s'adresser sans équivoque à ceux des évêques qui, sous prétexte de christianisme enfin authentique, proposent ou imposent ou laissent imposer un christianisme nouveau ; il s'adresse à ceux des évêques qui, sous prétexte de mutation de la civilisation, proposent ou imposent ou laissent imposer les changements les plus fondamentaux dans la conception même du salut apporté par Notre-Seigneur ; il s'adresse à ceux des évêques qui, sous prétexte de remise en question, annoncent ou acceptent le dessein insensé de rendre « plus évangélique » la pensée de l'Église : alors qu'il s'agit au contraire, qu'il s'agit toujours de rendre plus évangélique *sa propre* pensée, par une meilleure *conformité* à la pensée de l'Église. Notre *non* s'adresse à ceux des évêques qui, sous prétexte de formuler autrement le dépôt de la foi, entreprennent de formuler autre chose que ce dépôt, et en font l'aveu en ces termes : **« La mutation de civilisation que nous vivons entraîne des changements non seulement dans notre comportement extérieur, mais dans la conception même que nous nous faisons tant de la création que du salut apporté par Jésus-Christ. Les remises en question les plus fondamentales engagent non seulement une nouvelle pastorale, mais plus profondément une conception plus évangélique -- à la fois plus personnelle et plus communautaire -- du dessein de Dieu sur le monde. »** Même une hypercritique systématique n'arriverait pas à donner valablement une interprétation lénifiante de chacun de ces textes pris isolément. Mais ils ne sont ni isolés ni accidentels. Chaque catholique français pourrait en citer plus d'un. 32:118 Leur multiplicité, leur convergence pendant des années, l'absence de réaction et de mise au point, et les actes qui sont conformes aux paroles (ou même qui les précèdent), la promotion générale des modernistes, la recommandation massive et exclu­sive de leurs œuvres, de leurs journaux, de leur exemple, tout cela ne laisse plus la moindre possibilité d'un doute raisonnable : il existe à l'intérieur de l'Église une entre­prise concertée contre la foi, avec l'appui de plusieurs évêques et la complicité passive, ou inconsciente, de beaucoup d'autres. De combien d'autres ? C'est simple : de tous cieux qui ne défendent pas ouvertement la foi de leurs fidèles contre ce péril prochain et omniprésent. Le compte risque d'être court ? Il n'est pas encore fait ; il est temps encore. On connaît le scrupule de ceux qui hésitent à parler net. On comprend leur déchirement. On sait qu'ils entendent se réserver pour le moment oppor­tun ; ou pour le dernier moment, le dos au mur, quand la subversion de la foi en viendra à franchir le dernier seuil. Le dernier seuil ? Il est franchi ; sous nos yeux en ce moment. Automne 1967. Il n'est pas trop tard mais il est tard déjà. Les âmes appellent au secours. En­tre l'appel des âmes et la pression exercée par la partie dominante de l'épiscopat, il faut choisir maintenant. Ce n'est pas le nombre des évêques ni leur majorité recensée, ce sont deux ou trois évêques, ou un seul, qui ont sauvé la foi du peuple chrétien aux heures les plus sombres de l'histoire de l'Église. Ils étaient des saints ? Mais la sain­teté est la vocation obligatoire du chrétien, dans tous les états de vie, même dans l'état de vie épiscopal. Et la sainteté, le Seigneur vous la donne. 33:118 Demandez-la, recevez-la ; et parlez, Monseigneur, autrement désormais qu'en confidence, parlez, et enseignez, agissez et gouver­nez : dans la contradiction sans doute, dans la nuit de la foi et dans l'espérance, à la grâce de Dieu. Vous voyez bien que le temps est venu. Sursum corda. Il s'agit de la foi. Le degré de conscience ou d'inconscience, de lumière ou d'aveuglement, de sottise ou de perversité calculée qui est celui des divers acteurs, ce n'est pas à nous d'en décider, et nous ne jugeons aucune­ment les intentions ou les mérites des personnes. Nous ne nous occupons que des faits objectifs. C'est une autre religion qui est, jour après jour, mise en place un peu partout, dans l'enseignement et dans la liturgie, dans les institutions et dans les mœurs. Les âmes sont en péril ; des âmes, et des âmes de prêtres, ont déjà sombré par milliers. Il n'est plus possible de s'attarder à des échap­patoires et à des faux-semblants, à de fausses pruden­ces, à des lâchetés peut-être. Il y va pour chacun de la foi et du salut éternel. Le témoignage de la foi est obligatoire sans aucune exception. Le témoignage de la foi ne peut pas, sans se défigurer lui-même, se faire anodin et inaudible par simple respect des grandeurs d'établissement. Nous rece­vons de plus en plus habituellement, par voie d'autorité et par des voix autorisées, des enseignements qui sont contraires à la foi et qui ruinent la foi : cela ressort de leur examen intrinsèque et cela se constate tous les jours dans les résultats. Nous en portons le témoignage, non pour la première, fois, mais cette fois-ci avec des préci­sions sinon exhaustives, du moins suffisantes pour mettre chacun au pied du mur. 34:118 S'il n'y a plus aucune autorité spirituelle capable d'entendre un tel témoignage et de nous porter efficacement le secours immédiat dont a besoin tout un peuple chrétien laissé à l'abandon, alors du moins Dieu l'entendra. Ayant fait ce qui dépendait de nous, nous pourrons espérer qu'Il fera ce qui dépend de Sa seule Miséricorde. Que notre prière s'élève vers le Dieu juste et bon, souverain et secourable. Qu'Il daigne à la demande instante et inlassable de Ses fils abréger l'épreuve où périssent d'abord les plus faibles. \*\*\* LES COMÉDIES que l'on nous joue ne sont pas inno­centes. Prétendre que les chrétiens fidèles à la foi qui fut toujours la foi de l'Église sont « *re­tranchés de la vie moderne *» est fabriquer une contre­vérité qui n'est assurément pas une erreur dogmatique, mais qui fraye PSYCHOLOGIQUEMENT le chemin à toutes les erreurs actuelles contre la foi. (Et ne vous en étonnez pas : le mensonge, quel qu'il soit, ne sert jamais qu'au mensonge, et au Père du Mensonge.) Mettre en balance les séductions réelles de la vie moderne -- séductions très basses et très puissantes, ou quelquefois séductions plus hautes, mais celles-ci, moins fréquentées -- les met­tre en balance et en concurrence avec la foi chrétienne, c'est faire un jeu diabolique. C'est organiser la mise en scène de la tentation contre la foi. 35:118 Par la même méthode et la même pensée, on verrait bientôt des prêtres se moquer des jeunes gens vertueux et déclarer que la chasteté ne saurait être « valable » chez ceux qui n'ont jamais mis les pieds dans un lupanar : je parle ici au conditionnel futur par figure de style, mais je ne parle malheureusement point de choses irréelles. Si l'on entend n'être *à aucun degré* retranché de la vie moderne, on en viendra là, et à pis encore, et au vrai on y est déjà venu. Et qu'en pensent les évêques ? Dieu le sait. Et qu'en disent les évêques ? Rien. Ils ne savent pas, ou feignent de ne savoir point, ce que l'on enseigne en leur nom et ce que l'on fait sous leur couvert pour n'être pas « retranchés de la vie moderne ». Ils joignent les mains, quand ils les joignent, ils inclinent la tête, ils « encouragent les recherches », ils « autorisent les expériences », et ils disent eux-mêmes ou ils laissent nous prêcher qu'il ne faut pas que nous soyons « retranchés de la vie moderne ». Nous ne parlons même pas des moines, qui par définition sont retranchés (ou devraient l'être) de la vie du monde, moderne ou non, et dont on discrédite implicitement l'irremplaçable vocation. Mais enfin soyons nets : nous sommes tous immergés dans la vie moderne, et la vérité est que nous le sommes toujours trop. Nous n'avons que faire de prédicateurs et d'évêques qui nous pressent de nous livrer à la vie du monde : pour cela hélas nous n'avons aucun besoin d'eux, et eux ne sont pas faits pour cela. Et pas davantage pour nous assassiner d'homélies sur « les merveilleuses découvertes de la science moderne » : nous ne les avons pas attendus pour en connaître l'endroit et l'envers, et nous en usons chaque jour largement, et sans doute trop largement. 36:118 Nous n'avons pas attendu vos sermons pour parcourir le mon­de en machines volantes (et à pied aussi) ; nous savons très bien, n'est-ce pas Jean Ousset, n'est-ce pas Michel de Saint Pierre, nous savons très bien conduire les ma­chines roulantes, fulgurants sur toutes les autoroutes de l'Europe, rapides et sûrs dans les pistes d'Afrique sou­dain coupées par les oueds, exacts dans nos dérapages en dévalant les chemins de montagne : bien que ce ne soit pas au catéchisme que nous l'ayons appris. Nous n'attendions pas de ceux qui ont la plénitude du sacer­doce qu'ils se fassent les prédicateurs auxiliaires d'un technico-scientisme éberlué, ni qu'en nous chantant avec prédilection les « merveilleuses découvertes » ils appor­tent leur contribution illuminée aux mythologies annexes des sciences physico-mathématiques. D'accord, elles sont « merveilleuses » en leur ordre, ces « découvertes » : mais nous attendions de vous l'annonce de merveilles d'un autre ordre, celui de la grâce ; et nous aurions voulu vous sentir un peu plus émerveillés par celles-ci, un peu moins par celles-là. La « vie moderne » est notre vie de tous les jours, et vous en avez été « retranchés » beaucoup plus que nous ne le sommes, et c'était tant mieux pour vous et pour nous. Quand vous venez maintenant vous émerveiller au spectacle de la science moderne, des techniques moder­nes et des commodités subséquentes de la vie moderne, vous n'êtes tout de même en la matière que des néophy­tes passablement incompétents, et vous nous exhibez à ce sujet une rhétorique toute faite : il est trop clair que là-dessus vous répétez tous les mêmes formules préfa­briquées. 37:118 Vous croyez voir la « vie moderne » à travers la pensée moderne, mais la pensée moderne non plus vous ne la connaissez pas, là encore vous n'en avez qu'une creuse rhétorique, déjà funeste d'ailleurs, que vous réci­tez avec un conformisme extraordinaire. A ce propos et sur ce chapitre vous êtes bien furieux contre nous. Car il est vrai que nous refusons la pensée moderne. Il est vrai qu'avec Chesterton nous tenons le philosophe moderne pour un criminel public, et le plus grand de tous : « *Le plus dangereux de tous les criminels, aujourd'hui, c'est le philosophe moderne, affranchi de toutes les lois *». C'est-à-dire affranchi de la loi du Christ, qui est l'Évangile, et affranchi de la loi naturelle, qui est le Décalogue. Il est vrai que nous n'acceptons aucune, leçon de la phi­losophie moderne, sinon éventuellement par accident, sur des points secondaires ou anecdotiques ; ou alors des vérifications *a contrario.* Seulement c'est EN CONNAISSANCE DE CAUSE : nous avons des raisons pour cela ; en ce qui me concerne je les ai résumées au dernier Congrès de Lausanne ([^14]). La pensée moderne pour vous, c'est Freud et Nietzsche, vous nous le répétez tous les jours. (Et Marx : dont je ne parlerai pas cette fois-ci). Figurez-vous que Nietzsche et Freud commençaient déjà à dater singulièrement au moment où vous les avez solennellement « découverts » et où vous avez prétendu les faire découvrir à l'Église, c'était aux alentours de 1960. 38:118 Et figurez-vous qu'il y avait longtemps que nous les connais­sions et que nous les avions digérés. Car il y a cette grande différence entre nous : la philosophie moderne, nous sommes résolument contre, mais nous la connais­sons ; et vous, vous êtes ardemment pour, mais vous n'en connaissez que quelques formules de vulgarisation, même pas de manuels, à peine une rhétorique d'un niveau ma­nifestement hypo-primaire. Il n'est pas interdit et il peut être excellent que des évêques nous parlent aussi, et subsidiairement, des phi­losophies du temps et même des philosophies à la mode : mais il faudrait en ce cas qu'ils apprennent d'abord à savoir de quoi ils parlent (au lieu de se faire, dans la meilleure hypothèse, rédiger des notes de synthèse en quatorze lignes par de supposés spécialistes). Il n'est nullement catastrophique, en revanche, que des évêques n'en sachent rien de sérieux : à condition toutefois qu'ils s'en taisent, et qu'ils se contentent de l'essentiel, qui est de nous donner les paroles de la vie éternelle et les sacrements du salut. Le salut des âmes et non les sciences de la matière. Les paroles de la vie éternelle et non pas celles de la vie moderne. Je vais vous raconter une petite histoire, qui appar­tient à l'histoire de la littérature. Avant et pendant la dernière guerre mondiale -- allez vérifier, vous verrez -- on reprochait, d'ailleurs bêtement, à Maurras puis à Thibon d'être des « nietzschéens » et d'introduire en cela une pensée « païenne » parmi les catholiques. Bon. 39:118 Mais aujourd'hui ce sont *les mêmes,* les mêmes écoles, les mê­mes tendances, voire les mêmes hommes (car ils sont par­fois très vieux, vos jeunes novateurs) qui « découvrent » Nietzsche en même temps que Freud, qui nous font re­proche de les avoir ignorés, « retranchés » que nous sommes, et qui vous assurent que l'Église tirera grand profit à les découvrir à son tour. Oui, ce sont les mêmes ! Ils se voilaient la face devant le nietzschéisme supposé de Maurras. Ils dénonçaient la perversité des relents nietzschéens de Thibon. Ils vous ameutaient et rameu­taient là-dessus, l'auriez-vous donc déjà oublié ? Les voici maintenant qui s'arment du grief contraire, qui censurent notre sottise et la vôtre, notre et votre sottise ignorantes de Nietzsche et de sa part de vérité. La décou­verte de Nietzsche ! Aujourd'hui ! Vous voyez que c'est une comédie, montée tout exprès pour tournebouler l'es­prit d'évêques aussi peu familiers avec l'histoire de la littérature qu'avec la pensée philosophique. Mais vous marchez. Vous courez. Allons, reprenez-vous : c'est une farce. Point innocente. Qui vous ridiculise auprès de ceux qui connaissent un peu les questions ; et auprès des « penseurs modernes » eux-mêmes, quand ils ne sont pas des Trissotins d'université ou de salon. Étonnez-vous après cela que vos interlocuteurs « modernes » ne vous prennent plus au sérieux. Mais ne vous y trompez pas : la philosophie dite « mo­derne » est tout entière contre Dieu et contre la foi. C'est dommage. C'est ainsi. Veuillez remarquer au passage que la philosophie dite « moderne » n'est pas la philo­sophie contemporaine : elle n'en est qu'une partie ; elle est cette partie de la philosophie actuelle qui est en rupture à la fois avec la tradition philosophique et avec l'expérience commune de l'humanité. 40:118 Elle n'est qu'un petit secteur du monde d'aujourd'hui, et généralement coupé autant qu'on peut l'être de la vie des métiers, de la souffrance et de l'espérance des hommes, du mouvement de l'histoire. Elle fait beaucoup de bruit dans les magazines illustrés, c'est entendu, et elle domine l'enseignement universitaire, où l'on peut voit d'ailleurs qu'elle conduit à l'évanouissement de tout enseignement. Et vous voici à la remorque de cette philosophie, en train de vous y instruire des signes des temps, des aspirations du monde et de la marche de l'univers. Marx, Nietzsche et Freud. C'est du somnambulisme, ou quoi ? \*\*\* Vous nous dites à jet continu que l'Église nouvelle, n'est-ce pas, schéma XIII, *Gaudium et spes*, signes du temps, *Populorum et cetera*, s'intéresse au sort des hommes et à la marche du monde. La belle nouveauté que vous avez découverte. L'Église romaine a toujours été l'éducatrice du genre humain, *Mater et Magistra *: autrefois elle le *faisait* réellement, et vous l'ignorez, et vous ignorez comment ; aujourd'hui, avec vous et à vous suivre, elle en viendrait à le «* par­ler *» seulement, sans plus rien faire que de catastrophi­que. Vous êtes en train de ruiner jusqu'à la « concep­tion même », jusqu'à la notion d'APPRENTISSAGE, et d'EN­SEIGNEMENT, et d'ÉDUCATION : et voici pourquoi et comment. 41:118 Car voici un autre enseignement épiscopal : « *Les jeunes qui se présentent au séminaire sont porteurs des réalités du monde présent, de ses aspirations, de ses interrogations, de sa grandeur, de ses faiblesses, de son péché. Ces jeunes sont de leur temps*. » ([^15]) Ce lyrisme est entièrement inexact. Les jeunes gens sont bien incapables de représenter « le monde présent » avant d'avoir appris à le connaître et avant d'y avoir vécu sous leur propre responsabilité. On disait naguère que la jeunesse est le monde « de demain », et cela avait un sens, au moins chronologique. On dit maintenant qu'elle est le monde d'aujourd'hui ; cela ne veut rien dire. Les jeunes ne sont nullement « porteurs des réalités du monde présent », ils doivent au contraire se préparer à les assumer. Ils n'en sont « porteurs » que sur un point : ils manifestent l'impuissance actuelle des institutions profanes ou ecclésiastiques à leur donner une éducation. Ils sont gentils souvent, et souvent ignorants, et sauvages. Ils sont témoins de notre carence, et « porteurs » d'une absence. 42:118 Un autre évêque raconte pareillement, selon la relation non démentie de M. Laurentin ([^16]) : « *Ses mœurs* \[*de la jeunesse*\] *et ses désirs nous étonnent mais reflètent la mutation propre à notre temps. Ils* \[*les jeunes*\] *nous mettent en face des réalités du monde d'au­jourd'hui*. » Le même évêque ajoute ensuite qu'il faut « *les former selon les exigences de notre temps en leur transmettant la sagesse de l'Église *». Ce qui se décompose en deux parties : 1° On formera les jeunes « selon les exigences de notre temps », mais ces exigences, ce sont les jeunes eux-mêmes qui nous les font connaître (nous dit-on). On ne leur donnera donc rien d'autre et rien de plus que ce dont ils sont déjà « porteurs ». 2° On y ajoutera une « transmission de la sagesse de 1'Église », mais la sagesse de l'Église (nouvelle manière) consiste avant tout à recevoir des jeunes la révélation des signes du temps. Au mieux, la sagesse de l'Église (nouvelle manière) consiste en outre à prendre acte de la « mutation de ci­vilisation », ou « mutation propre à notre temps », et à transformer en conséquence la conception même du des­sein de Dieu. La « mutation de civilisation » elle-même, ou « mu­tation propre à notre temps », comment la connaître, sinon d'après les jeunes qui la « reflètent » et qui nous « mettent en face des réalités du monde d'aujourd'hui » ? -- Qui la « reflètent » à l'intention des évêques et qui mettent les évêques « en face des réalités ». Nous dit-on. 43:118 La boucle est bouclée : on n'a plus rien à donner aux jeunes dont ils ne seraient pas déjà porteurs et déten­teurs. On suit le monde. On se fait, sur le monde, ins­truire par les jeunes. On « enseigne » aux jeunes les exigences et réalités du monde dont ils sont déjà porteurs et qu'ils ont eux-mêmes révélées aux évêques. On n'enseigne plus rien et on n'éduque plus personne. Voilà donc des évêques qui se font les apologistes d'un tel système : ils déclarent se mettre religieusement à l'écoute et à la remorque d'exigences modernes et de signes des temps manifestés par la jeunesse avant qu'elle ait reçu enseignement et éducation. A cette jeunesse est conféré le privilège que Molière réservait à ses faux no­bles et à ses précieuses ridicules, celui de «* savoir tout sans avoir rien appris *». Au vrai, s'imaginer tout savoir avant d'avoir appris rien est la tentation de la jeunesse de tous les temps. Elle la surmonte assez bien si l'on y tient la main. Que si au contraire ses éducateurs eux-mêmes l'y renfoncent, et au nom du christianisme au­thentique, des signes des temps, du souffle de l'Esprit, alors elle est bien excusable d'y succomber, entièrement, et d'abord dans vos séminaires (je veux dire dans ce qu'il en reste). Seulement, c'est la définition même de la bar­barie : quand les générations précédentes renoncent ou échouent à transmettre aux générations suivantes le pa­trimoine moral de l'humanité. A une telle transmission, il faut pour chaque génération les austères cheminements de l'apprentissage et de l'éducation. 44:118 Si les éducateurs eux-mêmes discréditent aux yeux des jeunes ces chemi­nements austères, s'ils leur donnent à croire qu'avant toute éducation et tout apprentissage « les jeunes » sont porteurs des réalités, des exigences et des signes du temps présent, alors c'est la table rase et le retour à zéro (sauf pour les sciences mathématiques de la matière qui, elles du moins, pour le moment, sont enseignées et apprises et transmises, et peuvent donc progresser, -- dans leur ordre). Ce sont les éducateurs, et quels éducateurs, des évêques, qui capitulent et qui trahissent. Et c'est ainsi, exactement ainsi, aujourd'hui comme une ou deux autres fois déjà dans l'histoire, que l'univers est plongé dans les ténèbres : même au temporel. Par cette disqualification de tout apprentissage intel­lectuel et de toute éducation morale, on ne fait pas pro­gresser la civilisation, on ne la réforme pas, on ne la renouvelle pas, on ne la « mute » pas non plus, on l'assas­sine. Sans doute l'Église n'a pas pour principal objet d'être une institution civilisatrice : mais il se trouve qu'elle l'a toujours été jusqu'ici, par surcroît, par voie de conséquence, par fonction connexe, parce que rien ni personne n'était autant que l'Église romaine *Mater et Magistra,* rien ni personne n'était autant que l'Église une *éducatrice,* même dans l'ordre naturel. Quand les hommes d'Église bafouent les tâches d'éducation, quand ils en perdent jusqu'à l'idée, quand ils en professent le contraire même, c'est une désertion que rien ne peut véritablement compenser, et le monde entre dans la nuit. La défaillance systématique que vous organisez dans l'Église en ruinant toute possibilité et jusqu'à la notion d'apprentissage et d'éducation porte la responsabilité principale de la retombée actuelle de l'univers dans la barbarie. 45:118 Au plan de la civilisation temporelle, saccagée par cet évanouissement anarchique, nous pouvons et nous devons vous dire en face le mot de Jeanne : -- *Évêque, c'est par toi que je meurs.* C'est par les évêques que la civilisation est en train de mourir. Et personne n'y peut rien sauf Dieu car leur rôle de *civilisateurs,* personne sur terre ne peut le tenir à leur place. Même un Charlemagne, que d'ailleurs nous n'avons pas, ne pourrait y suffire, s'il n'avait pas d'évêques, ou seulement des évêques mutants occupés à se faire éduquer par les transformations du monde. (Ce qui en outre est énormément ridicule.) Quand, au plan de la civilisation temporelle, nous leur disons : -- *Évêque, c'est par toi que je meurs*, ils n'entendent pas mieux ce mot que ne l'entendit celui à qui il fut dit pour la première fois. Évidemment. Mais ce n'est pas au plan de la civilisation temporelle que tout, et cela même, se noue et se dénoue. C'est au plan de la foi. Les évêques sont « civilisateurs » par sur­croît, par voie de conséquence et par fonction connexe. Quand ils ne sont plus civilisateurs, quand ce surcroît ne nous est plus donné de leur main, c'est que leur fonction principale n'est plus remplie. C'est pourquoi, au plan de la civilisation temporelle, on ne peut leur dire rien d'autre et rien de plus que : -- *C'est par toi que je meurs*. Ils ne le font pas exprès, bien sûr. Ils ne l'ont pas voulu ainsi. Ils ne croyaient pas tuer rien ni personne. Ils ne s'en sont même pas avisés. Leur défaillance est au niveau de la foi : et quand le principal vient à manquer, le surcroît manque aussi. 46:118 Dans l'ordre de la foi, nous avons des droits directs et immédiats. Tout chrétien confirmé est en droit d'exi­ger de son évêque qu'il soit fidèle au sacrement de con­firmation que celui-ci lui a donné. Nous demandons la foi. Nous réclamons la foi. Nous exigeons la certitude, la pureté, la sainteté de la foi qui a toujours été celle de l'Église du Christ. Ils nous la doivent. Par un acte public, par une réclamation solennelle, nous exigeons des évêques qu'ils cessent de désorienter la foi par des propos explicitement ou implicitement contraires à la foi elle-même. Nous exigeons qu'ils cessent de nous prêcher que le christianisme authentique commence seulement avec leurs propres personnes. Nous exigeons qu'ils cessent de nous proposer, comme signes du temps et lumières qu'ils croient nouvelles, ce qui a été enseigné hors de l'Église et contre l'Église : et très précisément, qu'ils cessent de faite croire qu'une mutation dans l'histoire du monde a pour conséquence nécessaire un changement « fondamental » dans la « conception même » du salut apporté par Jésus-Christ. Nous exigeons qu'ils en reviennent à enseigner, en matière de foi, uniquement et intégralement ce qui a toujours été enseigné dans l'Église. De l'infinie miséricorde de Dieu, par l'intercession de Marie, nous implorons qu'il nous soit donné des évêques. \*\*\* 47:118 N'ALLEZ PAS DIRE que je m'érige en juge de la foi des évêques. Je ne m'érige pas du tout et je ne juge aucunement. La question que je soulève et le témoignage que je porte sont radicale­ment autres : ils sont bien en matière de foi, mais ils ne sont pas de l'ordre du jugement des personnes ; ils sont de l'ordre de la foi, ils sont partie intégrante ou con­nexe de l'acte de foi et du témoignage de la foi. Il est impossible de croire sur parole ce que plusieurs évêques, notamment français, nous enseignent présentement sans être contredits, à ma connaissance, par aucun autre évêque. *Je déclare et je professe qu'un chrétien baptisé et confirmé ne peut croire ce qu'ils enseignent, à moins de renoncer à sa foi et de changer de religion.* Je n'avance rien de plus ; mais rien de moins. La foi que l'Église nous a enseignée, la foi en laquelle elle nous a baptisés et confirmés n'était pas « sociolo­gique » par opposition à « authentique » ; et son conte­nu n'est pas susceptible de se transformer, dans sa con­ception même, au gré de n'importe quelle mutation plus ou moins intervenue dans le train du monde et la vie de la civilisation. La foi reçue de l'Église n'est pas la foi en une Église vivante à venir et non encore venue. Il y a une *non-cohérence* radicale entre ce que les évêques nous ont enseigné pendant deux mille ans et ce que trop d'entre eux enseignent ou laissent enseigner depuis 1960. Cette non-cohérence n'est pas une simple apparence, une illusion subjective : ils l'affirment eux-mêmes et s'en font gloire ; ils la déclarent et ils la veulent telle. Alors il faut qu'ils en rendent raison, car les chrétiens ne sont pas des robots qui croient et obéissent aveuglément. 48:118 Seulement, ils n'en rendent pas raison : ils entendent l'imposer par une cascade d'arguments d'autorité qui sont tous sans valeur. Ils se fondent sur l'autorité du monde et l'autorité, de la science. Ils se fondent sur l'autorité des théologiens appelés « ouverts » et présentés comme les seuls vrais savants. Ils se fondent sur l'autorité d'une soi-disant « majorité » épiscopale et principalement sur l'autorité des « leaders » déclarés de cette « majorité ». Or, rien de tout cela n'a autorité dans l'Église en matière de foi. Ils se fondent en dernière analyse sur leur propre autorité épiscopale : mais elle est nulle en l'occurrence. L'autorité d'aucun évêque n'est ni ne peut être un arbi­traire *sic volo, sic jubeo* affranchi de toute loi, de toute légitimité, de toute vérité objective. Il n'est pas vrai qu'aucun évêque disposerait d'une telle autorité. La seule dont il dispose se situe *à l'intérieur* de la vérité, de la légitimité, de la loi ; et je précise : -- par *vérité* nous entendons les vérités surnatu­relles définies par l'Église et les vérités naturelles garan­ties par l'Église ; -- par *légitimité* nous entendons la conformité aux lois de Dieu, qui sont premièrement la loi naturelle ou Décalogue, secondement la loi du Christ ou Évangile, l'une et l'autre enseignées par l'Église ; -- par *loi* nous entendons la loi de l'Église, réguliè­rement promulguée par l'Église. 49:118 Dès l'instant où l'évêque, en ce qui concerne la « con­ception même » de la foi, déclare annoncer autre chose que ce qui était annoncé depuis toujours par l'Église, il perd en cela et dans cette mesure toute espèce d'auto­rité, il n'est plus qu'un docteur privé. Non seulement il est permis mais il est obligatoire de n'aller point croire sur parole ce qu'il raconte alors. Si les évêques novateurs en matière de foi, au lieu de nous accabler sous une cascade d'arguments d'autorité qui sont tous truqués, donnaient des raisons, leurs rai­sons, quelles qu'elles soient, auraient pour premier effet de supprimer l'épiscopat. Car s'il n'y a plus continuité et cohérence dans l'Église en matière de foi, il n'y a plus d'Église. Si la religion enseignée par les évêques pendant deux mille ans n'était pas la bonne, alors il n'y a plus ni évêques ni religion. Si la « conception » que l'Église catholique avait du « dessein de Dieu » était in­suffisamment « évangélique », on pourra désormais pen­ser et faire n'importe quoi sauf obéir aux évêques en tant que tels : ils n'ont plus aucun titre surnaturel à notre confiance ; ils n'existent plus comme évêques ; non point par l'effet d'un jugement que nous porterions sur eux, mais par la conséquence inévitable de ce qu'ils en­seignent eux-mêmes. L'autorité morale de la science moderne et de la mu­tation du monde est absolument nulle en matière de foi : elle l'est doublement, car les évêques qui l'invoquent avec le plus d'insistance sont généralement ceux qui en parlent à la manière des vulgarisations du niveau de *Paris-Match,* voire de *France-Dimanche.* 50:118 En matière de science, d'ailleurs, la seule autorité est celle de la raison, il n'existe aucun magistère, et certainement aucun magis­tère épiscopal ; il n'existe aucun dogme et aucune obli­gation. Ce que dit la science moderne, il n'y a nulle part aucune garantie que des évêques l'entendent correcte­ment ; il y a même au contraire une forte probabilité qu'ils l'entendent de travers, ne l'ayant pas étudié eux-mêmes. Ils ne savent même pas que les vrais hommes de science ont généralement entre eux des divergences aussi grandes qu'en eurent toujours les philosophes. Au demeurant, quand les hommes de science se mettent à parler de mutation de civilisation et de sens de l'his­toire, ils ne sont plus des hommes de science, ils deviennent en cela des philosophes, et le plus souvent sans le savoir ; et trop souvent des philosophes sans com­pétence philosophique. C'est un trait assez commun de notre temps : au nom de la réputation et de l'autorité morale qu'il s'est à tort ou à raison acquises plus ou moins dans sa spécialité, chacun entend trancher les questions qui sont au-delà de sa compétence déclarée. Les évêques nous parlent du monde. Les savants nous parlent du sens de la vie et de la mort. A ce compte on demandera bientôt à un jury de financiers de décerner les prix de poésie, et à l'Aca­démie française de réformer le code de la route. Bien sûr, tous ceux-là peuvent accidentellement être très doués et très compétents dans des matières aussi exté­rieures à leur profession : mais alors ils doivent en faire la preuve et donner leurs raisons, et leur avis vaut seu­lement ce que leurs raisons valent, ils n'ont aucune auto­rité morale qui nous incline à les croire sur parole. 51:118 De même les évêques. C'est en effet un sophisme de dire que les évêques ont autorité en matière de foi et qu'en conséquence on doit les en croire quoi qu'ils enseignent. Les évêques ont autorité pour enseigner en communion avec le Saint-Siège la foi qui a toujours été celle de l'Église. Mais pour changer le contenu de cette foi, je déclare et je répète qu'ils n'ont aucune autorité. Si par impossible ils avaient raison dans la conception nouvelle qu'ils se font du salut apporté par Jésus-Christ et du dessein de Dieu sur le monde, c'est seulement par leurs raisons alléguées qu'ils auraient raison, c'est seulement à leurs raisons explicites qu'on pourrait voir qu'ils ont raison (et du même coup il n'y aurait plus ni Église ni épiscopat). Mais leur autorité morale est ici absolument nulle. Et aucun chrétien n'a le droit de s'en remettre à l'autorité d'un évêque qui déclare vouloir changer le contenu de la foi ; aucun chrétien, dans un tel cas, n'a le droit de croire son évêque sur parole. Un tel évêque n'a pour cela pas plus d'autorité, et n'est en cela pas plus évêque, qu'un évêque qui voudrait changer la manière de ressemeler les chaussures. Il en a même beaucoup moins, il l'est même beaucoup moins. Car il n'est après tout ni immoral ni impossible ni sans précédent qu'un évêque se fasse cordonnier ; tandis qu'un évêque qui déclare changer le contenu de la foi se met clairement lui-même hors la vérité qui le faisait évêque, hors la légitimité qui le faisait évêque, hors la loi qui le faisait évêque. 52:118 Ce n'est pas une permission. Ce n'est pas une possibilité facultative. C'est un devoir de refuser tout crédit à un évêque qui, par son propre enseignement, a déclaré se placer hors la loi, et s'y est effectivement placé, et s'y trouve manifestement. Il ne suffit pas de le savoir, en secret et pour son propre usage. Il est devenu nécessaire de le faire savoir. Nous le faisons. \*\*\* MAIS QU'ILS N'AILLENT PAS CROIRE que, cela dit, nous leur tournerons le dos et nous les lais­serons en paix. Pas du tout. Au contraire. Nous nous attacherons à eux mieux que leur ombre. A qui irions-nous ? Ils ont en dépôt les paroles de la vie éternelle. Ils les retiennent, ils les oublient, ils les déforment, ils y contredisent. Mais enfin c'est eux qui les ont en dépôt : nous les leur demandons et s'ils conti­nuent à nous les refuser nous nous obstinerons à les exiger d'eux. Aussi longtemps que les évêques mutants de la foi pluraliste et mondaine n'auront pas été régulièrement déposés, nous les assiégerons de nos remontrances et de nos réclamations, non sans prier pour leur conversion. C'était, en 1962 déjà, notre prière et notre vœu et notre espérance proclamée pour le second Concile œcu­ménique du Vatican : « Réunis sous la direction du Sou­verain Pontife et sous l'inspiration de l'Esprit Saint, les Pères du Concile se convertiront tous ensemble et seront plus aptes à nous convertir. 53:118 Leur progrès dans la conver­sion préparera le nôtre. Et le salut de l'humanité, nous le savons bien, est dans sa conversion. » ([^17]) Ce n'est pas ce qui s'est produit : mais Dieu seul connaît et fixe le jour et l'heure pour chaque chose ; et notre espérance ne renonce pas, ni notre prière. Mais il faut agir aussi, cha­cun à sa place et selon son état de vie. Ils ont reçu en dépôt les paroles de la vie éternelle. A qui irions-nous les demander. S'ils continuent à nous les refuser, nous allons les presser de plus en plus fort, et han ! encore davantage, jusqu'à ce qu'enfin ils nous les rendent. Ou alors qu'ils démissionnent. Nous voulons qu'ils remplissent leur fonction ou qu'ils la quittent. Que Dieu nous donne une volonté plus forte et plus sainte que leurs arbitraires volontés. A qui irions-nous. Nous voulons des évêques qui soient dans la vérité, dans la légitimité, dans la loi de l'Église du Christ. Nous voulons qu'ils soient témoins et docteurs de la vie éternelle. Nous attendons d'eux la certitude, la pureté, la sainteté de la foi. *En la fête du Christ-Roi,\ 29 octobre 1967.* Jean Madiran. 55:118 ## CHRONIQUES 56:118 ### Quand l'Europe mourut pour la première fois par Alexis Curvers DE 473 à 474, Flavius Glycerius est empereur de Rome. On aurait bien étonné les Romains en leur di­sant que ce prince n'aurait plus que deux successeurs et que ces deux inconnus revêtiraient et déposeraient la pourpre, l'un après l'autre, en l'espace des deux ans que l'Empire avait encore à vivre. Comme dans les jours qui précédèrent le déluge, « les hommes mangeaient et buvaient, se ma­riaient et mariaient leurs filles... Et ils ne surent rien, jus­qu'à ce que survînt le déluge, qui les emporta tous » (Mat­thieu, 24, 38-39). « Et comme il arriva aux jours de Loth, les hommes mangeaient et buvaient, ils achetaient et ven­daient, ils plantaient et bâtissaient... Mais une pluie de feu et de soufre tomba du ciel et les fit périr tous » (Luc, 17, 28-29). \*\*\* Certes, la situation avait de quoi inquiéter un Romain septuagénaire et capable de réfléchir. Mais, à la veille des catastrophes, réfléchir est l'action la plus impopulaire du monde. Le calme et l'optimisme sont alors, de toutes les vertus publiques, les seules qui passent pour honorables. 57:118 « Restez calmes », nous disait-on en mai 1940. On nous l'a redit quelquefois depuis, on nous le redira encore. Le calme obligatoire est signe qu'il y a tout lieu de s'émouvoir. C'est la consigne qu'on donne aux condamnés à mort. Elle émane de gens qui, ayant pris parti pour la catastrophe, lui prépa­rent les voies en masquant ses approches : ils veulent qu'elle se déroule dans le calme, c'est-à-dire sans obstacle. \*\*\* Ces fauteurs de la catastrophe imminente assurent d'abord qu'elle ne se produira pas ; quand elle se produit, cependant, ils déclarent qu'elle était inévitable et que, d'ail­leurs, elle fait plus de peur que de mal ; devant les ruines qu'elle laisse après elle, ils nient enfin qu'elle en soit la cause. Ce mensonge traverse les siècles. Les historiens mo­dernes peignent la chute de l'Empire romain comme un évé­nement de peu de conséquence, dont les contemporains s'aperçurent à peine. Le simple bon sens et la véritable his­toire s'accordent à prouver que ce fut tout le contraire. Mal­heureusement, le Romain septuagénaire de 474 a gardé ses réflexions pour lui. Il se souvenait pourtant de la Rome intacte de son enfan­ce, qui trônait encore, apparemment invulnérable, au milieu de plusieurs provinces inviolées. Il avait dix ans, comme le siècle, quand Alaric était venu porter le premier coup au visage de la ville. Si terrible qu'eût été le choc, la ville s'en était remise. Blessée et souillée, elle était demeurée assez belle pour qu'ensuite le poète gaulois Rutilius Numantianus en célébrât la gloire presque aussi bien qu'Ovide et pleurât comme lui d'avoir à s'en exiler. On avait quelque temps récité ce poème dans les écoles. Mais les écoles s'étaient mises à la mode et le poème s'était démodé, autant que pour nous les hymnes de Barrès ou de Kipling à mesure que se dégradent les hauts lieux qu'ils ont chantés. Au surplus, dans cette Gaule où le dernier chantre de Rome s'était retiré sans espoir de retour, toutes les écoles étaient maintenant fermées, l'occupant barbare les considérant, non sans raison, comme de dangereux foyers de résistance romaine et d'esprit critique. 58:118 Car, depuis 410, des outrages de plus en plus meurtriers n'avaient cessé de déposséder la ville qui se croyait éternelle. En vain, les papes avaient-ils su modérer les fureurs d'Atti­la puis de Genséric victorieux. Les rançons prélevées par ces conquérants formaient un total dont la perte n'était plus réparable. Et l'on peut se demander si de telles exactions, dont les barbares tiraient pour eux si peu de profit réel, n'avaient pas pour mobile secret la haine plutôt que la convoitise. Ces rapines énormes, qui saignaient les Romains sans engraisser les barbares, servirent moins à développer la vie économique chez ceux-ci qu'à la sous-développer dans l'Empire. « C'était le bon temps », soupirait à part lui le Romain septuagénaire de 474, songeant aux malheurs de sa jeunesse. Bon temps que celui où l'empereur Honorius pouvait encore se débarrasser d'Alaric en lui offrant la Gaule et beaucoup d'argent pour y faciliter son installation. On n'avait alors qu'à puiser dans le trésor et sacrifier du territoire ce qu'il fallait pour distraire les barbares et préserver définitive­ment, on l'espérait du moins, la tranquillité de Rome. Hono­rius n'avait été ni le premier ni le dernier à recourir à ce remède souverain qui ne tardait guère à se révéler un expé­dient piteusement provisoire. On en avait tellement usé qu'il ne restait plus nulle part de provinces romaines à distribuer, sauf la Provence, capitale Arles, et un morceau de la Gaule lyonnaise, capitale Clermont-Ferrand, avec son évêque Si­doine Apollinaire pour tout *defensor civitatis*. Encore ces deux derniers débris de l'Empire semblaient-ils bien précaires. Depuis la mort d'Alaric, les Goths recolo­nisaient à leur manière la Gaule émancipée, et leur nouveau roi Euric, dont la capitale Toulouse était, pour ses armées, un centre d'opérations de plus en plus étendues, ne parais­saient pas désireux de s'arrêter en si bon chemin. Sa puis­sance était d'autant plus redoutable que soutenue par la compétence et le dévouement de ministres romains, attachés à son état-major en vertu d'un pacte d'assistance technique. 59:118 Ce pacte était bilatéral. En échange des experts romains dont tous les rois barbares réclamaient l'indispensable con­cours dans leur lutte contre l'Empire, c'étaient des patrices barbares qui faisaient la loi dans Rome. La seule différence était que les techniciens romains expatriés servaient aveu­glément les desseins de leurs maîtres étrangers, tandis que, sous l'autorité de leurs ministres barbares à demi romanisés, les empereurs marchaient au doigt et à l'œil. Ainsi, Rome était trahie aussi bien qu'obéie des deux côtés à la fois. On n'eût pas sans témérité dénoncé tout haut cette apparente anomalie, que justifiaient par le sens de l'histoire ceux qui se réservaient le soin d'orienter l'histoire. On se bornait à trouver curieuse la coïncidence qui orientait si constamment l'histoire dans le sens des barbares. Plusieurs de ceux-ci aimaient sincèrement Rome et lui rendirent service. Mais c'était une autre fatalité non moins étrange que toutes les autres : au moment des décisions gra­ves, obéissant peut-être à la voix du sang, peut-être à de vieilles haines trop longtemps déguisées, peut-être à ce réalisme instinctif que les crédules Romains leur enviaient à l'égal d'une vertu politique de civilisés, ces barbares qui avaient opté pour Rome se retournaient contre elle. Ces con­seillers de l'empereur conseillaient le suicide de l'Empire, souvent même l'assassinat de l'empereur pour peu que celui-ci regimbât. Ils conseillaient la retraite des armées. Ils conseillaient l'abandon des provinces, et d'octroyer à leurs nouveaux occupants tous les secours en nature et en espèces dont il était besoin pour en achever la ruine, à la seule con­dition de laisser Rome en repos. Ce repos lui-même s'annonçait peu durable. On avait esquivé Attila de justesse, en lui reconnaissant des droits sur toute la périphérie de l'Empire ainsi que sur ses finan­ces ; les empereurs Marcien en Orient et Valentinien III en Occident furent exacts à lui verser, rubis sur l'ongle, sous menace d'invasion, une pension colossale. Attila ravagea le monde en toute liberté, toucha régulièrement sa pension, mais envahit quand même ce qui restait de l'Empire. Ce qui restait de l'Empire s'incarna dans Aetius pour le battre et le chasser des Gaules. Ce fut la dernière victoire que Rome remporta, il est vrai, avec le concours d'armées plus qu'à demi barbares, mais commandées par un Romain. 60:118 De ce moment, les barbares qui exerçaient le pouvoir dans Rome décidèrent que plus un Romain ne commanderait aux ar­mées. Ils tinrent parole, et Valentinien prévint leur désir en faisant assassiner Aetius. Cet empereur avait déjà livré l'Afrique aux Vandales qui, pendant près d'un siècle, y or­ganisèrent la chasse à tout ce qui était romain ou, ce qui revenait au même, catholique. Valentin III fut à son tour assassiné par des amis d'Aetius, qui se trouvèrent être des officiers barbares. Ces vengeurs du dernier grand Romain donnèrent en réalité le coup de grâce à l'Empire qu'il avait sauvé. Avec Valentinien s'éteignit l'illusion de maintenir au moins le principe de la tradition impériale. Il avait régné trente ans, presque aussi longtemps que Pie IX, sous qui devait un jour finir une autre Rome. Il y eut après lui neuf empereurs en vingt ans, et la mémoire de notre Romain septuagénaire de 474 se troublait à retenir cette poussière de règnes. Du moins n'était-il pas près d'oublier cette année 455 où étaient morts ignominieusement Valentinien et son éphé­mère remplaçant et où, comme si elle n'avait attendu que ce signal, la flotte vandale, sous les ordres de Genséric, avait débarqué à Ostie. Une convention ratifiée par le pape avait limité à quinze jours le pillage de la ville. Les merveilles qu'on y put rafler s'entassèrent dans les cales, jusqu'aux tuiles d'or du Capitole. Genséric y ajouta la veuve de Valen­tinien et les princesses ses filles. C'était payer d'ingratitude la famille d'un empereur qui lui avait cédé corps et biens l'Afrique en échange d'une promesse de paix, mais la dy­nastie vandale cherchait à s'illustrer par des conquêtes qui ne fussent pas seulement territoriales, et c'est un usage assez africain que de prendre femme en Europe. Tout ce qu'il y avait d'appétissant dans la jeunesse romaine fut éga­lement emmené en esclavage. A peine au large, un vaisseau trop chargé fit naufrage ; il était rempli des statues des dieux. C'est la seule partie du butin que le vandalisme n'eut pas le temps d'anéantir. Avis aux chercheurs de trésors sous-marins. 61:118 Et depuis lors, les mauvaises nouvelles n'avaient fait que se précipiter. Rome avait remis ses destins entre les mains du tout-puissant patrice Ricimer, Suève d'origine, dont on ne savait quelle politique il servait au juste. On le sut quand il eut déposé ou tué trois ou quatre empereurs, de préférence ceux qui montraient quelque velléité de se rendre utiles. Il leva dans Rome une armée où nul soldat romain ne fut admis, et poussa l'insolence jusqu'à bâtir sur le Quirinal l'église arienne du Saint-Sauveur, laquelle, restituée plus tard au culte catholique par saint Grégoire le grand, existe encore sous le nom de Sainte-Agathe-des-Goths. Il n'y eut pas de plus beau symbole du monde à l'envers dans lequel le V^e^ siècle s'était engagé et poursuivait son cours. A quoi le pape Simplicius répondit en édifiant sur l'Aven­tin le baptistère de Saint-Étienne-le-Rond, réplique exacte du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Au pire moment, ce for­midable acte d'espérance confirmait qu'ici la vie renaîtrait de la mort, Rome de sa déchéance et l'Église de ses divisions, comme au livre de l'Apocalypse l'avènement de la Jérusalem céleste succède à la ruine de la Jérusalem terrestre. Mais la nouvelle Jérusalem se fondait maintenant sur les sept col­lines que le Christ avait élues pour y établir son trône. Le grand rêve de Constantin se réalisait en dépit de toutes les apparences contraires. \*\*\* C'est précisément contre cette foi romaine que l'aria­nisme s'inscrivait en faux. En niant la divinité du Christ, il contestait la primauté de Rome. En disséminant ses églises nationales, il morcelait au profit des barbares l'unité de l'Empire. Tous les barbares étaient ariens, et tous les ariens étaient partisans des barbares. L'église de Ricimer se dres­sait comme un défi porté au cœur de Rome. Non seulement, le pape, mais les empereurs, même les plus médiocres, étaient assez bons théologiens pour le comprendre. Tille­mont écrit excellemment que l'empereur Marcien, l'ami de saint Léon, était « persuadé qu'il ne travaillait jamais da­vantage pour l'État que lorsqu'il travaillait pour l'Église, et que la véritable foi était le fondement et la base de son Empire ». Disons qu'elle en était surtout le lien. \*\*\* 62:118 Notre Romain septuagénaire de 474 reprenait donc un peu courage à la vue de Saint-Étienne-le-Rond, dont les murs de brique rose énonçaient à la face du ciel, dans leur secret langage, la certitude de la résurrection. Il s'y instrui­sait de la vocation de Rome, imprescriptible malgré l'hérésie qui dévastait le monde. Que l'hérésie soit ce qui désagrège les empires, il l'avait peut-être lu dans le *Commonitorium* écrit quarante ans plus tôt par saint Vincent de Lérins ; et celui-ci connaissait mieux que personne le danger de l'héré­sie et ses suites, pour en avoir souvent entendu le récit de la bouche des réfugiés d'Afrique qu'il accueillait dans son île provençale. On ne parlait de tout cela qu'à mots couverts. Ce lumineux petit ouvrage n'a rien perdu de son actualité. On l'oublia dans des époques redevenues trop paisibles pour en saisir les allusions. Et il nous serait demeuré presque inaccessible si M. Michel Meslin n'en avait récemment publié, aux Éditions du Soleil Levant, à Namur, une traduction aussi remarquable qu'opportune. Après tout, il n'était pas impossible que les optimistes eussent raison. Rome meurtrie était toujours vivante et gardienne de la foi salvatrice. Elle n'était plus qu'une ombre, mais cette ombre enfermait la colonne de lumière qui mar­quait le centre du monde. Le pape ne composait pas avec l'hérésie presque partout triomphante. L'empereur était faible, mais le prestige de la pourpre tenait les barbares en respect. Le Sénat exerçait avec un surcroît de pompe les fonctions d'un conseil municipal de province, ne décrétant plus guère que des cérémonies philanthropiques ou commé­moratives : mais on le consultait encore, pour la forme, dans les grandes occasions. \*\*\* 63:118 Le Romain septuagénaire de 474 en était là de ses réflexions quand éclata comme un coup de tonnerre une nou­velle bien digne d'alimenter le bavardage des sénateurs. Les Ostrogoths venaient d'envahir le Nord de l'Italie, et l'em­pereur Glycerius courait à leur rencontre, offrant à leur roi Vidémir une somme fabuleuse pour le décider à se ra­battre sur la Gaule. Ce système de défense était devenu classique. Mais, cette fois, Rome s'insurgea contre la tra­hison dont la dernière province fidèle allait être victime. Byzance, tardivement effrayée, envoya d'urgence un nouvel empereur pour rétablir la situation. Ce fut Julius Nepos, neveu à double titre, puisqu'il l'était de l'impératrice Vérine et d'un général Marcellinus que Ricimer avait eu soin de faire assassiner en Sicile, parce qu'il avait cueilli quelques lau­riers pour Rome. « Les Romains se sont coupé la main droite avec la main gauche », répétait-on en pareils cas. De cet oncle Marcellinus, Julius avait hérité la petite principauté de Salone en Dalmatie, patrie et refuge de Dioclétien. C'est de là que le nouvel empereur partit pour Ravenne où il fut acclamé. Il gagna Rome aussitôt et poursuivit Gly­cerius jusque dans le port désaffecté d'Ostie. Le tenant à sa merci, il le fit sur-le-champ sacrer évêque : c'était alors le moyen le plus pratique de mettre hors de combat les indé­sirables à qui on laissait la vie sauve. Et l'évêque malgré lui fut expédié sous bonne garde à Salone. Reconnu par le Sénat romain, Julius obtint ensuite de l'assemblée des provinces, convoquée à Milan, l'approbation d'une politique qu'il n'avait pas encore dévoilée. Il était venu pour défendre la Gaule. L'Italie souhaitait cette guerre. Il comprit assez vite que personne ne désirait la faire. L'Ita­lie respira quand il annonça l'intention de négocier. Toute négociation ainsi entamée a le sens qu'on donne aujourd'hui au mot *dialogue *: il signifie un monologue du plus fort. Les Visigoths d'Euric l'entendaient bien ainsi. Grâce au renfort de leurs frères de race, les Ostrogoths de Vidémir nouvellement arrivés, ils étaient à présent seuls maîtres de la Gaule. Les deux peuples réunis commencèrent par investir l'Auvergne : villes assiégées, campagnes désolées, incendies, famine, terreur et toutes les tribulations qui accompagnent en général l'avènement de la liberté signalèrent, comme partout, les progrès de l'arianisme et l'assaut contre l'ordre romain. 64:118 On trouvera le catalogue de ces calamités dans les Litanies des Saints, véritables prières de conjuration, que composa tout exprès pour la circonstance l'évêque de Vienne en Dauphiné, saint Mamert. Les villes malheureuses se se­couraient entre elles comme elles pouvaient ; à ce trait de charité collective sans précédent, nous constatons que la solidarité chrétienne était entrée dans les mœurs. Un concile d'Angers avait jeté l'anathème sur les cinquièmes colonnes qui conspiraient avec l'ennemi et lui livraient les places fortes. Les évêques, provisoirement, organisèrent la résis­tance. Sidoine Apollinaire, à Clermont-Ferrand, se trouva le premier menacé et, tout grand seigneur lettré qu'il était, se distingua par son énergie. On imagine les sentiments de ces vaillants Gallo-Ro­mains lorsqu'ils virent paraître en grand équipage un ques­teur romain, puis saint Épiphane, évêque de Pavie, dépêchés par l'empereur, non pour leur apporter l'aide qu'ils espé­raient, mais pour traiter avec Euric. Celui-ci exigea la reddi­tion pure et simple. Elle lui fut accordée en bonne et due forme, sans consultation des principaux intéressés, par les deux ambassadeurs impériaux. C'est ainsi que saint Épi­phane, selon l'expression polie du grand Larousse, réconci­lia Euric avec l'empereur. Glycerius dut se dire qu'on l'avait détrôné pour moins que cela. Julius Nepos s'était rallié à sa politique, seulement avec plus d'habileté. Sidoine Apol­linaire écrivit dans une lettre non officielle : « Notre servi­tude est le prix dont on a payé la sécurité des autres. » Sécurité fort aléatoire, car les Auvergnats, tant de fois trahis, continuèrent une lutte désespérée, et Julius Nepos fit respecter le traité en tournant contre eux les armées romaines qu'il n'avait pu émouvoir contre leurs agresseurs désormais victorieux. Les légions désignées pour cette expé­dition contre des gens qui voulaient rester Romains malgré Rome se mirent en marche sous le commandement du préto­rien Oreste, Pannonien d'origine romaine, qui avait été secrétaire d'Attila. 65:118 Alors survint l'incident qui déjoue fatalement toutes les politiques réalistes, c'est-à-dire les plus chimériques, puis­qu'elles négligent par définition la réaction morale qu'elles provoquent et qui est justement dans leurs calculs l'incon­nue décisive. Que se passa-t-il dans l'esprit d'Oreste ? Au lieu de pousser vers les Alpes, il obliqua avec ses troupes dans la direction de Ravenne où la cour jouissait alors d'un repos bien gagné. Julius Nepos, comprenant ce que parler veut dire, n'eut que le temps de s'embarquer pour Salone où il était chez lui. Il y rejoignit son prisonnier épiscopal, l'infortuné Glycerius. On ne sait comment s'expliquèrent les deux empereurs en disponibilité. On sait seulement que l'explication, un peu plus tard, finit mal, quand Jullus Nepos tomba sous le couteau de deux officiers soudoyés par le rival évincé dont il partageait la retraite. \*\*\* Il y avait en 475 un troisième empereur de Rome, en exercice pour quelques mois, et qui serait le dernier de tous. Oreste avait fait proclamer à Ravenne son propre fils encore enfant, qui régna et battit monnaie sous le nom de Romulus Augustule. Le Romain, dont nous recensons les souvenirs, était maintenant octogénaire. Il put s'attendrir à l'idée que le sourire d'un enfant marquait le terme des malheurs, et mourir sans se douter que les pires malheurs de Rome ne faisaient que commencer. Odoacre en ouvrait la série en massacrant Oreste et son armée. Le petit empereur rentra dans l'ombre et ne fut pas remplacé. Dès lors, l'immense humanité barbare, n'ayant même plus devant elle un simu­lacre d'Empire, ne garda même plus un simulacre de rete­nue. Au VI^e^ siècle, la population de la Ville descendait à vingt mille habitants, terrés autour du Latran et sur les bords du Tibre, le roi gothique Totila ayant coupé tous les aqueducs des environs. \*\*\* 66:118 Les historiens passent commodément sous silence cette année 476 qui vit la fin de l'Empire. Celui-ci, à leurs yeux, n'était plus une réalité, et l'évanouissement de ce qui en était le dernier vestige ne tira pas à conséquence. C'est là un jugement superficiel, qui trahit beaucoup d'aveuglement et de paresse d'esprit. Il n'est aucun sym­bole qui n'ait, dans chacun de ses détails en apparence for­tuits, une valeur fatidique et déterminante. Ces historiens pressés raisonnent comme les profanes qui, assistant à une partie d'échecs, s'étonnent de la voir inopinément et brusquement finir par ce qui semble un coup de hasard, alors que les deux camps en présence ont amplement de quoi continuer la lutte, souvent même le vaincu plus encore que l'autre. A la veille de s'éteindre, l'Empire romain disposait toujours d'une immense réserve de richesse, de force et de prestige, que la déposition du dernier César rendit tout d'un coup inutile. C'est à l'instant même où le roi subit l'échec et mat que la partie est non seulement jouée, mais terminée. L'échec et mat n'est pourtant qu'un symbole, qui, souvent, n'intervient dans le jeu qu'en manière d'accident. Mais cet accident ne laisse pas de recours. Une fois que le roi s'est laissé surprendre, tout est perdu. Les tours, les cavaliers qui n'ont pas su le défendre ne servent plus à rien. Avis aux patriotes renverseurs de monarques. \*\*\* Il est étrange que tous les empires s'achèvent par le sacrifice d'un enfant. Ce rite ne manque jamais à la catas­trophe : Romulus Augustule préfigure Conradin, Louis XVII, le duc de Reichstadt, le tsarévitch Alexis Romanov... A Constantinople, en 1453, Mahomet II, non content d'avoir tué son propre jeune frère, exécuta de sa main le fils unique et les deux neveux du dernier Basileus, qui refusaient d'en­trer dans son harem. \*\*\* 67:118 Romulus fut-il plus heureux ? Odoacre l'envoya en exil dans une villa de Campanie et lui versa même une pension. On peut s'interroger sur les raisons d'une telle mansuétude. La plus bénigne, sinon la plus convaincante, nous est four­nie par le chroniqueur anonyme qui dit que Romulus fut épargné parce qu'il était beau, *quia pulcher erat*. On se représente la scène : Odoacre forçant avec ses hordes le palais de Ravenne, traversant, l'épée à la main, les salles aux mosaïques étincelantes et s'arrêtant net, le souffle coupé, devant la grâce ou peut-être la majesté d'un enfant : il n'est pas invraisemblable que les derniers fidèles aient pour ce moment suprême revêtu de la pourpre et des in­signes impériaux la petite victime désignée. Dans tous les cas, le barbare laissa retomber son glaive, intimidé soit par la beauté d'un visage sans défense, soit par l'auréole dont l'environnait encore le souvenir de la grandeur romaine. Mais la réalité fut peut-être moins pure. C'est un excès d'optimisme que de croire sur parole les barbares qui ne tuent pas. Odoacre avait besoin du concours de l'enfant, qui n'était plus empereur, pour légaliser l'anéantissement de ce qui, au moins dans les imaginations et dans les cœurs, était et serait toujours l'Empire. Ainsi en usèrent les com­munistes chinois à l'égard de l'empereur de Mandchourie, authentique héritier des empereurs de la Chine, et qui, paraît-il, est aujourd'hui dans son pays le modèle des pro­pagandistes communistes. Romulus Augustule, en Cam­panie, pouvait être utile à la propagande des barbares, voire à leur politique. On le chargea d'annoncer lui-même à l'em­pereur de Constantinople, qui ne demanda pas mieux que d'y croire, la fin officielle de l'Empire de Rome. Une ambas­sade remit au Basileus les insignes impériaux désormais sans emploi. Il semble que Julius Nepos mit aussi son grain de sel dans l'affaire. Tout le monde était entré dans le jeu. Le Sénat se rangea aux conseils d'Odoacre, en attendant que Théodoric vint lui en dicter d'autres. 68:118 Ce qu'on voudrait connaître, c'est ce qu'en pensa le jeune Romulus lorsque, avançant en âge, dans son petit vignoble campanien, il se souvenait des mosaïques d'or de Ravenne et n'osait trop interroger sur sa propre aventure les gens du pays qui le montraient du doigt en disant à des voyageurs de passage : « Voilà notre Augustule, qui fut notre empereur et le redeviendra. » Car, sous le règne désormais incontesté des barbares, l'Empire avait instan­tanément retrouvé sa splendeur. Alexis Curvers. 69:118 Christianisme et philosophie (V) ### L'intelligence au service du Christ-Roi par Étienne Gilson\ de l'Académie française. « N'AIMEZ PAS LE MONDE, ni ce qui est dans le monde. Celui qui aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui, parce que tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, et concupiscence des yeux, et orgueil de la vie ; laquelle concupiscence n'est pas du Père, mais est du monde. Or le monde passe, et la concupiscence du mon­de passe (avec lui) : mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement. » Bossuet rappelle ces paroles de la première Épître de Jean (II, 15-17) au début de son *Traité de la Concupiscence*, et il les accom­pagne de ce bref mais substantiel commentaire : « Les dernières paroles de cet apôtre nous font voir que le monde, dont il parle ici, ce sont ceux qui préfèrent les choses visibles et passagères aux invisibles et aux éter­nelles. » Permettez-moi d'ajouter simplement à mon tour, que si nous parvenons à comprendre le sens de cette définition, le problème si vaste que nous devons exami­ner ensemble se trouvera résolu. \*\*\* 70:118 Nous sommes dans le monde, que nous le voulions ou non, c'est un fait, et il ne dépend pas de nous d'y être ou de n'y être pas ; mais nous ne devons pas être du monde. Comment être dans le monde sans en être ? Voilà le problème qui hante les consciences chrétiennes depuis la fondation de l'Église, et qui se pose avec une acuité par­ticulière au sujet de notre intelligence. Car il est bien vrai que la vie chrétienne nous offre une solution radi­cale de cette difficulté : sortir du monde, le renoncer complètement en se réfugiant dans la vie monastique. Mais d'abord, les états de perfection resteront toujours l'apanage d'une élite ; mais surtout, les parfaits eux-mêmes ne fuient le monde que pour le sauver en se sauvant, et c'est un fait remarquable que le monde ne leur permette pas même toujours de le sauver. Il y aura toujours parmi nous des âmes désireuses de fuir le mon­de, mais il n'est pas sûr que le monde leur permette toujours de le fuir, car non seulement le monde s'affir­me, mais il ne veut pas admettre qu'on le renonce : c'est la plus cruelle injure qu'on lui puisse infliger. Or, l'usa­ge chrétien de l'intelligence est une injure de même sorte, et peut-être, de toutes, celle qui le blesse le plus profon­dément, car mieux il se rend compte que l'intelligence est ce qu'il y a de plus haut en l'homme, plus il convoite de s'en assurer exclusivement l'hommage et de se l'asser­vir. Cet hommage, le premier devoir intellectuel du chrétien est de le lui refuser. Pourquoi, et comment ? c'est ce que nous avons à rechercher. \*\*\* 71:118 La protestation permanente du monde contre les chrétiens, c'est qu'ils le méprisent, et qu'en le méprisant ils méconnaissent ce qui fait la valeur propre de la nature : sa bonté, sa beauté et son intelligibilité. C'est ce qui explique les reproches sans cesse dirigés contre nous, au nom de la philosophie, de l'histoire et de la science ; le christianisme refuse de prendre le tout de l'homme, et, sous prétexte de le rendre meilleur, il le mutile, l'obligeant à fermer les yeux sur ce qui fait l'excellence de la nature et de la vie, à méconnaître le progrès des sociétés à travers l'histoire et à tenir en suspicion la science, qui nous dévoile progressivement les lois de la nature et celles des sociétés. Ces reproches, dont on nous rebat les oreilles, nous sont trop familiers pour que nous puissions encore nous y intéresser ; nous n'en avons pas moins le devoir de ne jamais cesser d'y répondre, et surtout de ne jamais perdre nous-mêmes de vue ce qui en est la réponse. Oui, le christianisme est une condam­nation radicale du monde, mais il est en même temps une approbation sans réserve de la nature, car le monde n'est pas la nature, c'est la nature s'organisant pour elle-même en dehors de Dieu. \*\*\* Ce qui est vrai de la nature est éminemment vrai de l'intelligence, ce sommet de la nature. Au soir de la créa­tion, Dieu regarda son œuvre et il jugea, dit l'Écriture, que tout cela était très bon. Mais ce qu'il y avait dans son œuvre de meilleur, c'était l'homme, créé à son image et ressemblance ; et si nous cherchons en quoi cette res­semblance divine consiste, nous la trouvons, dit saint Augustin, in mente : dans la pensée. Allons plus loin, en suivant le même docteur : nous trouvons cette ressem­blance dans cette partie de la pensée qui en est pour ainsi dire le sommet, celle par laquelle, en contact avec la lumière divine dont elle est comme un reflet, elle conçoit la vérité. 72:118 Saisir la vérité ici-bas par l'intelligence, fût-ce d'une manière obscure et partielle, en attendant de la voir un jour dans sa splendeur totale, voilà quelle est la destinée de l'homme selon le christianisme. Bien loin de mépriser la connaissance, il la chérit : *intellectum valde ama*. A moins donc de prétendre savoir ce qu'est le christianisme mieux que saint Augustin, on ne peut nous reprocher de le trahir ou de l'accommoder aux besoins de la cause en suivant le conseil de ce saint : aimez l'intelligence, et aimez-la beaucoup. La vérité, c'est que si nous aimons l'intelligence autant que nos adversaires, et parfois davantage, nous ne l'aimons pas de la même façon. Il y a un amour de l'intelligence qui consiste à la tourner vers les choses visibles et passagères : c'est celui du monde ; mais il y en a un autre qui consiste à la tourner vers les invisibles et les éternelles : c'est celui des chrétiens. C'est donc le nôtre, et si nous le préférons au premier, c'est qu'il ne nous refuse rien de ce que le premier nous donne, et nous comble de tout ce que l'autre est incapable de nous donner. Qu'il y ait là, dans le christianisme, quelque chose que ses adversaires ne parviennent pas à saisir, on le voit bien au caractère contradictoire des objections qu'ils lui adressent, mais c'est aussi pour nous une consolation de constater que leurs objections reposent sur de tels malentendus. Car ils lui reprochent de mettre l'homme au centile de tout, mais aussi de méconnaître sa grandeur, et je veux bien admettre que nous puissions nous tromper en disant l'une ou l'autre chose, mais non pas en disant l'une et l'autre à la fois. Et ce qui est vrai de l'homme en général l'est de son intelligence en particulier. 73:118 Je consens que l'on reproche à saint Thomas d'Aquin d'avoir trahi l'esprit du christianisme en exaltant indûment les droits de l'intelligence, ou qu'on lui reproche d'avoir trahi l'esprit de la philosophie en exaltant indûment les droits de la foi, mais je comprends mal qu'il ait pu faire les deux à la fois. Quel mystère doit donc se cacher au fond de l'homme chrétien, pour que ses démarches les plus spontanées et les plus constantes semblent si mystérieuses à ceux qui les observent du dehors ? \*\*\* Ce mystère, car c'en est vraisemblablement un, c'est le mystère de Jésus-Christ. Il suffit d'être informé, si vaguement que ce soit, de ce qu'est le christianisme, pour savoir en quoi ce mystère consiste. Par l'Incarnation, Dieu s'est fait homme, c'est-à-dire que les deux natures, la divine et l'humaine, se sont trouvées unies dans la personne du Christ. Ce que savent moins bien ceux mêmes qui adhèrent à ce mystère par la foi, c'est l'étonnante transformation qu'il introduit dans la nature tout entière et par conséquent dans la manière dont nous devons désormais la concevoir. On devrait plutôt dire : les étonnantes transformations, car ce mystère en inclut tant d'autres que l'on n'aurait jamais fait d'en considérer les suites. Contentons-nous ici d'examiner l'une d'entre elles celle qui nous conduit directement au cœur de notre sujet. A partir du moment où la nature humaine est assumée par la nature divine dans la personne du Christ, Dieu ne domine et ne gouverne plus la nature seulement comme Dieu, mais aussi comme homme. Si, entre tous les hommes, il y en a un qui mérite vraiment le titre d'Homme-Dieu, comment celui-là ne serait-il pas aussi le chef et le souverain de tous les autres, bref, leur Roi ? Voilà pourquoi le Christ n'est pas seulement le souverain spirituel du monde, mais aussi son souverain temporel. 74:118 Or, nous savons d'autre part que l'Église est le corps mystique du Christ ; que ses fidèles sont les membres de ce corps mystique, c'est-à-dire, selon la doctrine de saint Paul : les membres du Christ ; tous les fidèles sont donc, en tant que membres du Christ, des prêtres et des rois : « Et quod est amplius », dit saint Thomas, « *omnes Christi fideles, in quantum sunt membra ejus, reges et sacerdotes dicuntur *» (*De regimine principum*, 1, 14). Il y a donc désormais, en chaque chrétien, comme une image, et même comme une participation de ce mystère suprême : l'humanité divinisée par la grâce, revêtue, dans sa misère même, d'une dignité à la fois sacerdotale et royale, qui fait le mystère de l'homme chrétien. De cette métamorphose de la nature par l'Incarnation, nous avons un interprète d'une profondeur incomparable en Pascal, car c'est là ce qui donne à son œuvre la plénitude de son sens. Que nous ne connaissions Dieu que par la personne du Christ, qui fut Dieu même vivant, parlant et agissant parmi nous : Dieu se montrant en homme aux hommes pour se faire connaître d'eux, c'est trop évident ; mais la grande découverte, ou redécouverte de Pascal, c'est d'avoir compris que l'Incarnation, en changeant profondément la nature de l'homme, est devenue le seul moyen qu'il y ait pour nous de comprendre l'homme. Une telle vérité donne un sens nouveau à notre nature, à notre naissance, à notre fin. « Non seulement, écrit Pascal, nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort, que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ nous ne savons ce que c'est ni que notre vie ni que notre mort, ni que Dieu ni que nous-mêmes » (éd. Brunschvicg, p. 572). \*\*\* 75:118 Appliquons ces principes à l'exercice de notre intelligence ; nous verrons immédiatement que celle du chrétien, à la différence de celle qui ne connaît pas Jésus-Christ, se sait déchue et rachetée, incapable par conséquent de donner son plein rendement sans la grâce, et, en ce sens, comme la royauté du Christ domine l'ordre de la nature et l'ordre de la société, elle domine aussi l'ordre de l'intelligence. Peut-être, nous autres catholiques, l'avons-nous trop oublié ; peut-être même ne l'avons-nous jamais vraiment compris, et s'il est un temps qui ait besoin de le comprendre, c'est bien celui où nous vivons. \*\*\* Que nous enseigne en effet ce mystère touchant les fins et la nature de l'intelligence ? Comme la nature qu'elle couronne, l'intelligence est bonne, mais elle ne l'est que si, par elle et en elle, la nature entière se tourne vers sa fin, qui est de se rapporter à Dieu. Or, en se prenant elle-même comme fin, l'intelligence s'est détournée de Dieu, en détournant la nature avec elle, et la grâce seule peut aider l'une et l'autre à se retourner vers ce qui est leur fin, parce que c'est leur origine. Le monde, c'est justement ce refus (de participer à la grâce) qui sépare la nature de Dieu, et l'intelligence elle-même est du monde en tant qu'elle refuse la grâce avec lui. L'intelligence qui l'accepte, c'est celle du chrétien. Et cet état chrétien de l'intelligence, c'est précisément ce dont le monde, parce qu'il le déteste, nous invite sans cesse à nous détourner avec lui. C'est là qu'est pour nous le véritable danger. Nous ne doutons pas de la vérité du christianisme nous sommes fermement résolus à penser en chrétiens mais savons-nous ce qu'il faut faire pour y parvenir ? Savons-nous même exactement en quoi consiste le christianisme ? 76:118 Les premiers chrétiens le savaient, parce que le christianisme était alors tout près de ses origines et que l'adversaire contre lequel il luttait ne pouvait être ignoré ou méconnu de personne : c'était le paganisme, c'est-à-dire l'ignorance à la fois du péché qui damne et de la grâce de Jésus-Christ qui sauve. C'est pourquoi, non seulement alors, mais encore pendant des siècles, l'Église a surtout rappelé aux hommes la corruption de la nature sous le péché, la faiblesse de la raison sans la révélation, l'impuissance de la volonté pour faire le bien lorsqu'elle n'est pas aidée par la grâce. Lorsque saint Augustin luttait contre Pélage, qui se disait chrétien, et se croyait chrétien, c'est contre une tentative du paganisme pour restaurer le naturalisme antique et l'introduire au cœur même du christianisme que le grand docteur se battait. Le naturalisme de la Renaissance fut une autre tentative du même genre, et nous sommes, aujourd'hui encore, dans un monde qui se croit naturellement sain, juste et bon, parce qu'ayant oublié le péché et la grâce, il prend sa corruption pour la règle de la nature même. Rien dans tout cela à quoi le chrétien ne puisse et ne doive même s'attendre : nous savons que la lutte du bien contre le mal ne prendra fin qu'avec le monde même. Ce qui est plus grave, c'est que le paganisme puisse sans cesse tenter de pénétrer dans le christianisme même, comme au temps de Pélage, et y réussir. C'est là pour nous un danger de tous les jours et que nous ne pouvons que très difficilement éviter. Vivre en chrétien dans une société qui n'est pas chrétienne, alors que nous ne voyons, n'entendons et ne lisons presque rien qui n'offense le christianisme ou ne le contredise ; alors surtout que la vie nous fait une obligation, et que la charité nous fait souvent un devoir de ne pas rompre en visière avec des idées et des mœurs que nous réprouvons, c'est chose difficile et à peine possible. 77:118 C'est aussi pourquoi la tentation nous assiège sans cesse de diminuer la distance qui sépare nos manières de penser de celles du monde, soit même, et parfois en toute sincérité, dans l'espoir de rendre le christianisme plus acceptable au monde et de seconder son œuvre de salut. De là des erreurs, des facilités de pensée et des compromissions contre lesquelles, de tout temps, le zèle de certains réformateurs s'est rebellé. Ramener le christianisme à la pureté de son essence, telle fut en effet l'intention première de Luther et de Calvin ; telle est encore aujourd'hui celle de l'illustre théologien calviniste Karl Barth, qui s'emploie de toutes ses forces à purifier le protestantisme libéral du naturalisme, et à ramener la Réforme elle-même au respect inconditionné de la parole de Dieu. On sait avec quelle vigueur il s'y emploie. Dieu parle, dit K. Barth ; l'homme écoute et répète ce que Dieu a dit. Malheureusement, comme il est inévitable à partir du moment où un homme se fait son interprète : Dieu parle, le barthien écoute et répète ce que Barth a dit. C'est pourquoi, si nous en croyons ce nouvel évangile, Dieu serait censé avoir dit que, depuis le péché, la nature est si totalement corrompue qu'il n'en reste plus que sa corruption même, une masse de perdition que la grâce peut bien encore pardonner mais que rien désormais ne saurait plus guérir. Ainsi donc, pour mieux lutter contre le paganisme et le pélagianisme, cette doctrine nous invite à désespérer de la nature, à renoncer à tout effort pour sauver la raison en la rechristianisant. Tels sont aussi les deux périls qui sans cesse nous assiègent, et qui, pour avoir sans relâche obsédé notre pensée, nous réduisent parfois à ne même plus savoir ce qui est chrétien et ce qui ne l'est pas. Nous oublions la règle d'or qui tranche tous les litiges et dissipe toutes les confusions, celle que nous devrions avoir sans cesse présente à la pensée comme la lumière à laquelle aucune obscurité ne résiste. C'est que le catholicisme enseigne avant tout la restauration de la nature blessée par la grâce de Jésus-Christ. 78:118 Restauration de la nature : il faut donc qu'il y en ait une, et de quelle valeur, puisqu'elle est l'œuvre d'un Dieu, qui l'a créée, et recréée en la rachetant au prix de son sang ! Ainsi, la grâce présuppose la nature, et l'excel­lence de la nature, qu'elle vient guérir et transfigurer. A l'inverse du calvinisme et du luthéranisme, l'Église se refuse à désespérer de la nature, comme si le péché l'avait totalement corrompue, mais elle se penche ten­drement sur elle, pour panser, ses plaies et la sauver. Le Dieu de notre Église n'est pas qu'un juge qui pardonne, c'est un juge qui ne peut pardonner que parce qu'il est d'abord un médecin qui guérit. Mais pas plus qu'elle ne désespère de la nature, pas davantage l'Église n'espère qu'elle puisse elle-même se guérir. Comme elle se heurte au désespoir du calvinisme, elle s'oppose au fol espoir du naturisme, qui cherche dans la maladie même le principe de sa guérison. La vérité du catholicisme n'est pas une moyenne entre deux erreurs, qui participerait, de l'une et de l'autre, mais une vérité réelle, c'est-à-dire un sommet, d'où l'on découvre à la fois quelles sont les erreurs et ce qui les fait telles. Pour le calvi­niste, un catholique est si respectueux de la nature, qu'il ne se distingue en rien d'un païen, sauf par l'aveugle­ment supplémentaire qui lui fait dégrader en paganisme jusqu'au christianisme lui-même. Mais le catholique sait bien qu'il n'en est rien, et que c'est le calviniste qui, confondant la nature avec le monde, ne sait plus aimer la nature sous le monde qui la revêt, c'est-à-dire aimer l'œuvre de Dieu en haïssant le péché qui la déforme. 79:118 Pour le païen, le saint chrétien est un ennemi de la nature, qui s'acharne avec une rage folle à la torturer et même à la mutiler ; mais le catholique sait bien qu'il ne châtie la nature que par amour pour elle : le mal qu'il combat est trop profondément entré en elle pour qu'il puisse l'en arracher sans la faire souffrir. Comme le calvinisme désespère de la nature en croyant ne déses­pérer que de sa corruption, le naturisme ne met son espoir qu'en la corruption alors qu'il croit espérer en la nature. Le catholicisme seul sait exactement ce qu'est la nature, et ce qu'est le monde, et ce qu'est la grâce, mais il ne le sait que parce qu'il garde les yeux fixés sur l'union concrète de la nature et de la grâce dans le Rédempteur de la nature : la personne de Jésus-Christ. \*\*\* Faire comme l'Église, telle doit être aussi notre règle, si nous voulons mettre l'intelligence au service du Christ-Roi. Car le servir, c'est joindre nos efforts aux siens ; nous faire, selon la parole de saint Paul, ses coopéra­teurs, c'est-à-dire travailler avec lui, ou lui permettre de travailler, en nous et par nous, au salut de l'intelli­gence aveuglée par le péché. Seulement, il nous faudra suivre l'exemple que lui-même nous donne : libérer la nature que le monde nous cache, faire de l'intelligence l'usage auquel Dieu l'a destinée en la créant. \*\*\* C'est ici, me semble-t-il, que nous avons à faire un retour sur nous-mêmes, pour nous demander si nous faisons notre devoir et surtout si nous le faisons bien ? Nous avons tous rencontré, soit dans l'histoire, soit même autour de nous, de ces chrétiens qui croient rendre hommage à Dieu en affectant, à l'égard de la science, de la philosophie et de l'art, une indifférence qui ressemble parfois à du mépris. Mais ce mépris peut exprimer une suprême grandeur ou de la petitesse. 80:118 J'aime m'entendre dire que toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine, lorsque celui qui me le dit s'appelle Pascal, c'est-à-dire, à la fois, l'un des plus grands philosophes, l'un des plus grands savants et l'un des plus grands artistes de tous les temps. On a toujours le droit de dédaigner ce que l'on dépasse, surtout si ce que l'on dédaigne est moins ce que l'on aimait que l'atta­chement excessif qui nous y avait arrêté. Pascal ne mé­prise ni la science, ni la philosophie, mais il ne leur par­donne pas de lui avoir un temps caché le mystère plus profond de la charité. Gardons-nous donc, nous qui ne sommes pas Pascal, de mépriser ce qui peut-être nous dépasse, car la science est l'une des louanges de Dieu les plus hautes : l'intelligence de ce que Dieu a fait. Ce n'est pas tout. Si haute que soit la science, il est trop clair que Jésus-Christ n'est pas venu sauver les hommes par la science ou la philosophie ; il est venu pour sauver tous les hommes, même les philosophes et les savants ; et si ces activités humaines ne sont pas indis­pensables au salut, elles ont besoin, elles aussi, d'être sauvées, comme tout cet ordre de la nature que la grâce est venue racheter. Or, il faut prendre garde de ne pas les sauver par un zèle indiscret, qui, sous prétexte de les purifier plus complètement, n'aurait pour résultat que de corrompre leurs essences. On peut craindre que cette faute ne soit commise assez souvent, et cela dans les meilleures intentions du monde, lorsqu'on voit ce que certains défenseurs de la foi nomment l'usage apologé­tique de la science. Formule excellente, sans aucun doute, à condition que l'on sache, non seulement ce qu'est la science, mais ce qu'est l'apologétique. Pour être un apologiste efficace, il faut d'abord être un théologien ; je dirai même, autant que possible, un excellent théologien. La chose est plus rare qu'on ne pense ; il n'y aura pour s'en scandaliser que ceux qui ne parlent de la théologie que par ouï-dire ou se contentent d'en réciter les formules sans avoir pris le temps d'en approfondir la signification. 81:118 Mais si l'on veut faire de l'apologétique par la science, il ne suffit pas même d'être un excellent théologien, il faut être encore un excellent savant. Je dis, avec intention, un savant, et non pas un homme intelligent et cultivé plus ou moins frotté de science. Si l'on veut pratiquer la science pour Dieu, la première condition est de pratiquer la science pour elle-même, ou comme si on la pratiquait pour elle-même, parce que c'est le seul moyen de l'acquérir. Il en va de même de la philosophie ; c'est se faire illusion que de croire servir Dieu en apprenant un certain nom­bre de formules qui disent ce que l'on sait qu'il faut dire, sans comprendre pourquoi ce qu'elles disent est vrai. Ce n'est même pas le servir que de dénoncer des erreurs, si fausses soient-elles, en montrant que l'on n'a même pas compris en quoi elles sont fausses. Disons du moins que ce n'est pas le servir en savant ni en philosophie, la seule chose qu'il s'agisse pour le moment de démon­trer. Et j'ajouterai qu'il en est de même de l'art, car il faut le posséder avant de prétendre le mettre au ser­vice de Dieu. On nous dit que c'est la foi qui a construit les cathédrales du Moyen Age ; sans doute, mais la foi n'aurait rien construit du tout s'il n'y avait eu aussi les architectes ; et s'il est vrai que la façade de Notre-Dame soit un élan de l'âme vers Dieu, cela ne l'empêche pas d'être aussi une œuvre de géométrie : il faut savoir la géométrie pour construire une façade qui soit un acte de charité. Catholiques, qui professons la valeur éminente de la nature, parce qu'elle est l'œuvre de Dieu, montrons donc notre respect pour elle en posant comme première règle de notre action, que *la piété ne dispense jamais de la technique*. Car la technique est ce sans quoi la piété la plus vive même est incapable d'user de la nature pour Dieu. 82:118 Nul, ni rien, n'oblige un chrétien à s'occuper de science, d'art ou de philosophie, car les autres manières de servir Dieu ne manquent pas, mais si c'est là la ma­nière de servir Dieu qu'il a choisie, la fin même qu'il se propose en les étudiant l'oblige à l'excellence ; il est condamné, par l'intention même qui le guide, à devenir un bon serviteur. Tel est, au demeurant, l'enseignement que nous donne l'Église et l'exemple qu'elle nous a transmis. Saint Paul ne dit-il pas que « les perfections invisibles de Dieu, son éternelle puissance et sa dignité sont, depuis la création du monde, rendus visibles à l'intelligence par le moyen de ses œuvres » ? C'est pourquoi tant de docteurs, qui furent en même temps des savants, se sont penchés avec amour sur l'œuvre de la création. Pour eux, l'étudier, c'est étudier Dieu dans ses œuvres ; jamais un saint A-Ibert le Grand ne croit connaître assez la nature, parce que, mieux il la connaît, mieux aussi il connaît Dieu. Mais il n'y a pas deux manières de la connaître ; on possède la science ou on ne la possède pas, on étudie scientifiquement les choses ou on se résigne à ne jamais rien savoir d'elles. Saint Albert le Grand est donc devenu d'abord un savant, au sens propre du terme ; de ceux qui s'en étonnent ou s'en scandalisent, il dit que ces brutes blasphèment ce qu'elles ignorent ; lui sait ce qu'il fait : il n'attend pas que le souci de réparer un mal déjà commis l'oblige à s'occuper à son tour de science pour y remédier : il ne croit pas à la tactique qui consiste à tout laisser faire par les adversaires, quitte à se mettre plus tard à leur école, pour acquérir péniblement l'usage des armes que l'on retournera contre eux. Albert n'étu­die les sciences contre personne, mais pour Dieu. Quand un tel homme se rencontre, il ne perd pas son temps à prouver que l'enseignement de la science ne contredit pas celui de l'Église : il supprime la question par son exemple en montrant au monde qu'on peut être un homme de science parce qu'on est un homme de Dieu. 83:118 Telle est aussi l'attitude que l'Église nous recommande ; en faisant de saint Albert le Grand le patron des écoles catholiques, elle nous rappelle en permanence que ces écoles ne devront jamais craindre de placer trop haut le niveau de leur enseignement et de leurs exigences scientifiques. Tout vaut la peine d'être bien fait, qui vaut la peine d'être fait pour Dieu. \*\*\* Encore faut-il se souvenir que c'est pour lui qu'on le fait, et l'oublier est le deuxième danger qui nous me­nace. Pour servir Dieu par la science ou par l'art, il faut commencer par les pratiquer comme si ces disci­plines étaient à elles-mêmes leurs propres fins ; et il est difficile de faire un tel effort sans s'y laisser prendre. D'autant plus difficile que nous sommes entourés de savants et d'artistes qui les traitent effectivement comme des fins. Leur attitude est une expression spontanée du naturisme ou, pour lui rendre son vieux nom, qui est son nom de tous les temps, du paganisme où la société tend sans cesse à retomber parce qu'elle n'en est jamais complètement sortie. Il importe pourtant de nous en dégager. On ne peut mettre l'intelligence au service de Dieu sans respecter intégralement les droits de l'intelli­gence : autrement, ce n'est pas elle que l'on mettrait à son service ; mais on ne peut davantage le faire sans respec­ter les droits de Dieu : autrement, ce n'est plus à son service qu'on la mettrait. Comment faire pour que cette deuxième condition soit à son tour observée ? \*\*\* 84:118 Ici, et je m'en excuse, je vais être obligé de jouer le rôle ingrat de celui qui dénonce des erreurs, non seule­ment chez ses adversaires, mais aussi chez ses amis. Pour l'excuser, il faut se souvenir que celui qui accuse ainsi ses amis s'accuse d'abord lui-même : la vivacité de ses critiques exprime surtout le sentiment de la faute que lui-même a commise et dans laquelle il se sent tou­jours en passe de retomber. Je crois donc devoir dire, d'abord, que l'un des maux les plus graves dont souffre aujourd'hui le catholicisme, particulièrement en France, c'est que les catholiques n'y sont plus assez fiers de leur foi. Ce manque de fierté n'est malheureusement pas in­compatible avec une certaine satisfaction de ce que font ou disent les catholiques, ni avec un optimisme de bon ton plus de mise dans un parti que dans une Église. Ce que je regrette, c'est qu'au lieu de dire en toute simplicité ce que nous devons à notre Église et à notre foi, au lieu de montrer ce qu'elles nous apportent et que nous n'aurions pas sans elles, nous croyions de bonne poli­tique, ou de bonne tactique, dans l'intérêt de l'Église même, de faire comme si, après tout, nous ne nous dis­tinguions en rien des autres. Quel est le plus grand éloge que beaucoup d'entre nous puissent espérer ? Le plus grand que puisse leur donner le monde : c'est un catho­lique, mais il est vraiment très bien ; on ne croirait pas qu'il l'est. N'est-ce pas exactement le contraire qu'il faudrait souhaiter ? Non pas des catholiques qui portent leur foi comme une cocarde à leur chapeau, mais qui fassent tellement passer le catholicisme dans leur vie et leur travail de chaque jour, que l'incroyant en arrive à se demander quelle force secrète anime cette œuvre et cette vie, et que, l'ayant découverte, il se dise, au contraire c'est un homme très bien, et je sais à présent pourquoi : c'est parce qu'il est catholique. \*\*\* 85:118 Pour que l'on pense ainsi de nous, il faut que nous croyions nous-mêmes à l'efficacité de l'œuvre divine comme transformatrice et rédemptrice de la nature. Que nous y croyions, et que nous le disions à l'occasion, ou du moins que nous ne le niions pas lorsqu'on nous le demande. Ce n'est pas toujours ce que nous faisons. S'il est un principe que nos docteurs nous aient transmis et recommandé avec insistance, c'est que la philosophie est la servante de la théologie. Pas un de nos grands théologiens qui ne nous l'ait dit ; pas un de nos grands papes qui ne nous l'ait rappelé. Pourtant, il n'est plus guère de mode d'en parler aujourd'hui, même entre catholiques. On s'attache plutôt à démontrer que la for­mule ne veut pas réellement dire ce qu'elle a l'air de dire ; on croit habile de présenter le chrétien qui philo­sophe comme un bon philosophe, parce qu'il philosophe exactement comme s'il n'était pas chrétien. Bref, comme c'est un homme très bien, c'est un philosophe très bien on ne dirait pas qu'il est catholique. Ce qui serait intéressant, au contraire, ce serait un philosophe qui, comme saint Thomas ou Duns Scot, prendrait la tête du mou­vement philosophique de son temps, précisément parce qu'il serait catholique. \*\*\* On semble croire parfois qu'une philosophie qui s'avoue catholique soit discréditée d'avance, et que, pour faire accepter la vérité, le plus habile est de la présenter comme si elle n'avait rien à voir avec le catholicisme. Je crains que ce ne soit là une erreur, même de tactique. Si notre philosophie traditionnelle ne trouve pas aujour­d'hui l'audience que nous souhaiterions pour elle, ce n'est pas du tout parce qu'on la suspecte d'être soutenue par une foi, c'est bien plutôt parce que, l'étant, elle pré­tend ne pas l'être, et que personne ne veut prendre au sérieux une doctrine qui commence par renier la plus évidente de ses origines. 86:118 Faites l'histoire de la philosophie française dans ces dernières années, vous verrez que les penseurs catholiques ont été pris au sérieux par les incroyants dans la mesure exacte où ils ont mis au premier plan ce qui, pour eux, est vraiment premier : la personne de Jésus-Christ et sa grâce. Qu'un Pascal ou un Malebranche nous naissent demain, je leur promets que nul ne leur reprochera d'être catholiques, car tout le monde saura que leur catholicisme même est la source de leur grandeur. On se demandera d'où leur vient cette grandeur, et l'on désirera peut-être la foi qui la leur aura donnée. Il ne dépend pas de nous que nous soyons des Pascal, des Malebranche ou des Maine de Biran, mais nous pou­vons préparer le terrain qui favorisera leur action lorsque leurs successeurs seront venus. Nous pouvons faire en sorte qu'il devienne possible pour nos succes­seurs de dépasser ces grands esprits mêmes, en déblayant le terrain de difficultés qui, évitables en soi, pourraient autrement retarder leur action. Nous ne le ferons qu'en restaurant dans leur plénitude les valeurs chrétiennes, c'est-à-dire d'abord en rétablissant dans sa plénitude le primat de la théologie. \*\*\* Ici, comme précédemment, et plus fortement encore peut-être, je dirai que le grand danger consiste à croire que pour l'intelligence qui veut se rapporter à Dieu, la piété dispense de la technique. On pourrait être tenté d'adresser le reproche contraire à ceux qui pèchent de ce côté, et leur dire qu'ils agissent comme si la technique leur tenait lieu de piété, mais je ne crois pas que ce soit là ce qui se passe. 87:118 De tels hommes n'ont pas seulement acquis une impeccable maîtrise de leur science ou de leur art, et qui fait parfois l'admiration de leurs pairs, ils ont aussi gardé, de beaucoup le plus souvent, la foi la plus intègre jointe à la piété la plus vive. Ce qui leur manque, c'est de savoir que pour relier à la foi qu'ils ont conservée la foi qu'ils ont acquise, il faut, outre la technique de la science, celle de la foi. Ce que je vois en eux, disons plutôt : ce que nous apercevons au fond de nous-mêmes comme une difficulté toujours présente, c'est l'incapacité d'obtenir de la raison qu'elle se guide sur la foi, parce que, pour une telle collaboration, la foi ne suffit plus ; ce qui manque, c'est cette science sacrée qui est la clef de voûte de l'édifice où toutes les autres doivent prendre place : la théologie. Le théolo­gien le plus ardemment animé de bonnes intentions, avons-nous dit, fera autant de mal que de bien s'il pré­tend « utiliser » les sciences sans les avoir maîtrisées ; mais le savant, le philosophe, l'artiste animés de la piété la plus ardente, courent aux pires aventures s'ils pré­tendent rapporter leur science à Dieu sans avoir, sinon maîtrisé, du moins pratiqué la science des choses divines. Pratiqué, dis-je, car comme les autres, cette science ne s'apprend qu'en la pratiquant. Elle seule peut nous apprendre quelle est la fin dernière de la nature et de l'intelligence, mettre devant nos yeux ces vérités que Dieu lui-même nous a révélées et qui enrichissent de perspec­tives si profondes celles que la science enseigne. A l'in­verse de ce que je disais donc d'une apologétique, dan­gereuse parce que trop facile à se contenter, je dirai ici que l'on peut être un savant, un philosophe et un artiste sans avoir étudié la théologie, mais on ne saurait sans elle devenir un savant, un philosophe ni un artiste chré­tien. Sans elle, nous pourrons bien être, d'une part des chrétiens, et d'autre part des savants, des philosophes ou des artistes, mais jamais sans elle notre christianisme ne descendra dans notre science, dans notre philosophie et dans notre art, pour les reformer du dedans et les vivifier. A cela, la meilleure volonté du monde ne saurait suffire, il faut savoir le faire pour le pouvoir, et on ne le sait pas plus que le reste sans l'avoir appris. 88:118 Si donc nous devons à notre catholicisme le respect de la nature, de l'intelligence et des techniques par lesquelles l'intelligence scrute la nature, nous lui devons aussi de savoir ramener vers Dieu cette science dont il est l'auteur : *Deus scientiarum dominus*. Et de même que je me permettais de recommander la pratique des disciplines scientifiques, ou des techniques artistiques à ceux dont c'est la vocation de servir Dieu dans ces domaines, de même je me permets de recommander de toutes mes forces l'étude sérieuse de la théologie à tous ceux qui, ayant maîtrisé ces techniques, veulent sincèrement les rapporter à Dieu. Il ne faut pas se dissimuler que, dans l'un comme dans l'autre cas, il s'agit d'un long effort à entreprendre. Il ne faudra pas moins que la collaboration de toutes les bonnes volontés qualifiées pour y réussir. Nous sommes ici devant un problème nouveau, qui réclame une solution nouvelle. Au Moyen Age, les sciences étaient le privilège des clercs, c'est-à-dire de ceux qui détenaient par état la science de la théologie. Le problème ne se posait donc pas pour eux. Aujourd'hui, par suite d'une évolution que ce n'est pas ici le lieu de retracer, ceux qui savent la théologie ne sont plus ceux qui font la science, et ceux qui font la science, alors même qu'ils ne mépriseraient pas la théologie, ne voient du moins aucun inconvénient à l'ignorer. Rien de plus naturel de la part de ceux qui ne sont pas catholiques, mais rien de plus anormal de la part de ceux qui font profession de catholicisme. Car même s'ils éprouvent le désir le plus sincère de mettre leur intelligence au service de leur foi, ils ne réussiront jamais à le faire, parce que la science de la foi leur fait défaut. Pour qu'ils y réussissent, il faut qu'on leur enseigne, non pas à le faire (c'est à eux de le trouver), mais ce qu'est cette vérité sacrée dont leur intelligence désire s'inspirer. 89:118 Il importe donc de comprendre que nous vivons en un temps où la théologie ne peut plus être le privilège de quelques spécialistes voués à son étude par l'état religieux qu'ils ont embrassé ; sans doute, les clercs doivent la considérer comme leur science propre et en retenir le magistère, car il leur appartient de plein droit ; et non seulement le retenir, mais l'exercer dans toute sa plénitude, car c'est une question de vie ou de mort pour l'avenir de la vie chrétienne, dans les âmes comme dans la société. Dès que la théologie renonce à l'exercice de ses droits, c'est la parole de Dieu qui renonce à se faire entendre, la nature qui se détourne de la grâce et le paganisme qui réclame des droits auxquels il n'a jamais renoncé. Mais, inversement, si l'on veut que la parole de Dieu se fasse entendre, il faut des auditeurs pour la recevoir ; il faut que ceux qui veulent travailler en chrétiens au grand œuvre de la science, de la philosophie ou de l'art, sachent, eux aussi, entendre sa voix, et non seulement s'instruire de ses principes, mais aussi et surtout s'en pénétrer. \*\*\* Ici, moins que partout ailleurs, ce ne sont ni le nombre, ni l'étendue des connaissances qui importent ; il suffira de choisir un très petit nombre de principes fondamentaux, pourvu que la pensée de ceux qui les reçoivent s'en imprègne, et qu'ils l'informent du dedans au point de ne plus faire qu'un avec elle, de vivre en elle et par elle, comme une greffe qui tire à soi toute la sève de l'arbre pour lui faire porter ses fruits. Choisir ces principes, en organiser l'enseignement, le donner à ceux qu'elle en jugera dignes, c'est l'œuvre de l'Église enseignante, non de l'Église enseignée. Mais si cette dernière ne peut en aucun cas prétendre au magistère, elle peut du moins soumettre ses demandes et faire connaî­tre ses besoins. 90:118 C'est tout ce que j'ai voulu faire aujour­d'hui, en demandant que la vérité de la foi soit enseignée dans sa plénitude et que le magistère de la théologie recouvre toute son autorité. \*\*\* Je nourrirais les illusions les plus naïves si je croyais énoncer présentement des opinions populaires. Elles ne le sont pas parmi les incroyants qui vont m'accuser (on l'a déjà fait) de vouloir rallumer les bûchers de l'Inqui­sition et confier le contrôle de la science au Saint-Office. Elles ne le sont même pas auprès de certains catholiques qui, sachant que de telles idées amènent de telles ripostes, ne jugent pas expédient, dans l'intérêt de la religion même, de s'y exposer. Pour y répondre, point n'est pour­tant besoin de recommencer la discussion de ce que furent l'Inquisition et l'affaire Galilée : quoi qu'il se soit passé autrefois, la doctrine officielle et constante de l'Église est que la science est libre dans son domaine. Nul ne prétend que la philosophie et la physique puissent ou doivent se déduire de la théologie : saint Thomas ensei­gne même expressément le contraire, contre certains de ses contemporains qui faisaient de ce que nous nommons aujourd'hui la science positive un cas particulier de la Révélation. Demander que les sciences et la philosophie se règlent sur la théologie, c'est tout d'abord leur deman­der de consentir à reconnaître leurs limites, de se conten­ter d'être une science et une philosophie, sans prétendre se transformer, comme elles le font constamment, en une théologie. 91:118 C'est aussi leur demander de prendre en considération certaines vérités enseignées par l'Église touchant l'origine et la fin de la nature et de l'homme, non point toujours pour les transformer en autant de vérités scientifiques et les enseigner comme telles (car ce peuvent être des objets de pure foi), mais pour éviter à leurs recherches des divagations sans objet, qui sont finalement beaucoup plus préjudiciables à la science même qu'elles ne peuvent l'être à la révélation. Plus l'autorité de la foi est grande, plus ceux qui ont qualité pour parler en son nom doivent user de prudence et de sagesse avant de se prononcer, mais plus les disciplines scientifiques se font exigeantes et rigoureuses en fait de preuves, plus aussi elles doivent avoir scrupule à mettre sur le même pied tout ce qu'elles enseignent : le fait observé, l'hypothèse contrôlée par l'expérience et la théorie qui, soustraite à tout contrôle expérimental pro­prement dit, sera remplacée demain par une autre, bien qu'on prétende l'imposer aujourd'hui comme un dogme. Une visite au cimetière des doctrines scientifiques inconciliables avec la Révélation nous ferait passer devant bien des tombes. Dans notre seule vie, au nom de com­bien de doctrines abandonnées depuis par leurs auteurs mêmes nous a-t-on sommés de renoncer à l'enseigne­ment de l'Église ? Combien de fausses démarches dont les historiens et les savants auraient fait l'économie, s'ils avaient écouté la voix de l'Église lorsqu'elle les avertis­sait qu'ils excédaient les limites de leur compétence, c'est-à-dire celles de la science même ? Nous ne leur demandons pas autre chose : renoncer à ces coûteuses et stériles expériences ; et reconnaître, en ce sens, le primat de la théologie, c'est précisément y renoncer. \*\*\* 92:118 Ainsi donc, restaurer dans leur plénitude les valeurs théologiques, faire en sorte qu'elles descendent dans la pensée du savant qui calcule ou qui expérimente, dans la raison du philosophe qui médite, dans l'inspiration de l'artiste qui crée, c'est vraiment mettre l'intelligence au service du Christ-Roi, puisque c'est faire que son règne arrive, en aidant la nature à renaître sous l'action fécondante de sa grâce et dans la lumière de sa vérité. Telle est la fin, tel est aussi le moyen, et il n'y en a pas d'autre, car le seul service que le Christ nous demande, c'est de l'aider à sauver le monde ; mais c'est sa parole seule qui sauve : pour coopérer avec lui, écoutons donc d'abord sa parole, répétons-la comme la répète l'Église et n'hésitons pas à nous en réclamer publiquement lorsqu'il le faut. Il ne dépend pas de nous qu'on la croie, mais nous pouvons faire beaucoup pour qu'on la respecte, et s'il arrive que ceux d'entre nous qui ne rougissent pas de l'Évangile échouent à se faire suivre, ceux qui en rougissent peuvent être certains de ne même pas se faire respecter. Étienne Gilson. de l'Académie française. 93:118 ### Maximes pour la vie spirituelle dans le monde et dans le cloître par R.-Th. Calmel, o.p. 1\. *Purification de nous-même à un degré toujours plus profond.* Nous demeurons dans le Seigneur si nous persévérons dans la foi, l'espérance et la charité ; si nous sommes conduits par l'Esprit du Seigneur. Pour cela il importe que l'action du Paraclet ne soit point gênée, entravée, détournée par « les sens » ni par « l'esprit ». Cela dépend au premier chef de la purification qu'il plaira au Seigneur de réaliser en nous. Mais cela dépend également de notre application personnelle à pratiquer les vertus théologales et morales de sorte que « les sens » d'abord arrivent à s'adapter, par la croix, à la vie en Dieu ; et non seulement « les sens » mais le plus profond de « l'esprit ». C'est la doctrine de saint Jean de la Croix, laquelle est une fidèle traduction en termes de théologie spirituelle de la doctrine évangélique. \*\*\* 2\. *Le sens de notre effort.* « Faire effort sans compter sur soi ; unir la volonté à l'abandon ; faire de la volonté elle-même non un instrument d'affirmation de soi, mais une barrière qui protège le silence intérieur de l'âme et sa défaillance continuelle en Dieu. » (G. Thibon) 94:118 *Faire effort* parce que Dieu qui nous a créés sans nous ne nous sauvera pas sans nous (saint Augustin) ; parce qu'il veut nous faire l'honneur de coopérer à sa grâce. Faire effort *sans compter sur soi* parce que la grâce de coopérer est souverainement gratuite ; parce que nous restons toujours défectibles ; parce que nous ne pouvons mériter de persévérer : la persévérance est objet de demande, non de mérite, comme le montre bien saint Thomas, fin de la Ia-IIae, *de Merito*. *Unir la volonté à l'abandon*. C'est Jésus seul par sa sainte humanité, instrument conjoint de la divinité, qui fait réussir nos efforts. Nous en remettre à lui de l'heure et de la qualité du succès. Cette patience, cette remise totale demandent un grand esprit de pauvreté et sont un des effets de la vertu d'espérance. *Faire de la volonté elle-même non un instrument d'affirmation de soi mais une barrière qui protège le silence intérieur de l'âme et sa défaillance continuelle en Dieu*. -- Autrement dit la faculté qui est employée si souvent soit à nous affirmer, soit à consentir au découragement (ce qui est un autre moyen de revenir sur nous-même) cette faculté, la mettre en œuvre pour empêcher les retours sur nous et les bruits, discours et agitations qui ne sont pas selon Dieu, qui empêchent cette détente en Dieu, à la fois douce, ferme et pure. -- C'est là un des effets de la prudence infuse et du don de conseil : nous gouverner, nous commander et diriger de façon à favoriser l'action du Saint-Esprit. \*\*\* 3\. *La croisade spirituelle.* *Le Seigneur ne veut pas s'en tenir là avec vous. Ce qu'il a commencé il veut le conduire à terme*. -- Cette loi de croissance intérieure est exprimée maintes fois dans les paraboles du Royaume de Dieu qui doivent être lues selon deux registres : la vie du corps mystique au cours des siècles ; notre propre vie durant les quelques années que lui fixe le Seigneur. 95:118 Cette loi de croissance est expliquée par l'analyse théologique des vertus, en particulier des vertus théologales. -- Admettre la vérité de cette loi de croissance alors que nous faisons l'expérience de nos difficultés, de nos retards et de nos lenteurs est l'un des effets de l'espérance théologale ; espérance qui doit être à toute épreuve ; -- mais c'est surtout l'un des effets de la charité ; car si nous sommes accordés au Seigneur, si nous avons quelque expérience de son amour et de sa miséricorde, nous sommes certains, envers et contre tout, qu'il veut nous transformer en flamme d'amour. \*\*\* 4\. *La volonté de Dieu sur notre âme.* *Pour grands que soient vos désirs de croissance dans l'amour, vos désirs de conformité à Jésus, les désirs de Jésus, sont encore bien plus grands*. Pensez donc à lui comme au vrai Fils de Dieu, qui nous sauve en toute vérité, qui veut que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure. \*\*\* 5\. *Loyauté sans faille.* Vous redoutez que l'illusion se mélange à vos aspirations vers le Seigneur et ne gâte votre vie intérieure ; vous avez sûrement raison car nous sommes toujours capables de nous duper nous-même et le prince des ténèbres est grand architecte des constructions en trompe l'œil. Faites ce qui est en vous dans les choses les plus simples qui sont en votre pouvoir et le Seigneur fera le reste ; c'est-à-dire veillez à demeurer dans l'humilité et le bon sens ; faites-vous une loi de pratiquer une droiture sans faille, quelque déchirement que doive subir votre amour-propre. 96:118 Si vous êtes très vigilant en matière de pureté et de tendresse ; si vous ne vous passez aucune lâcheté ; si vous combattez l'esprit de rivalité et d'orgueil ; si vous n'hésitez pas à demander pardon de vos torts, en public ou en privé, selon qu'ils sont publics ou privés ; si vous êtes fidèle dans la charge que vous pouvez raisonnablement accomplir, en un mot si vous avez la passion d'être juste devant Dieu, si vous pratiquez devant lui cette honnêteté élémentaire, alors Dieu vous gardera de l'illusion, ou du moins vous en retirera bien vite. Il vous préservera du détournement des *maximes des saints* et il vous unira à lui en vous purifiant au fond de vous-même, comme et quand il lui semblera bon. L'un des caractères les plus accusés de la *nuit active des sens* c'est, me semble-t-il, l'honnêteté, la loyauté devant Dieu. Qui passe à côté de cette honnêteté est exposé à tomber dans les pires embûches du démon. -- *Si vous m'aimez gardez mes commandements*, a dit Jésus. Et saint Paul : *la charité accomplit la loi*. Et Jésus dit aussi : « parce que tu as été fidèle en de petites choses je t'établirai sur de plus grandes ». Ce que l'on peut interpréter : parce que tu as été honnête devant moi dans les petites choses en ton pouvoir, je te rendrai honnête de cette honnêteté que je fais directement moi-même : l'honnêteté de l'amour toujours plus purifié. Il est évident qu'une doctrine saine de l'ordre spirituel chrétien et ([^18]) de l'ordre temporel chrétien aide beaucoup à ne pas fléchir dans cette décision d'honnêteté. Cependant l'expérience démontre que la meilleure doctrine ne suffit pas. -- Il est évident aussi qu'une humble loyauté dans les charges temporelles, une volonté de ne pas tricher par exemple dans une charge de mère de famille, de soldat, de médecin, prépare, dans une certaine mesure, à la loyauté spirituelle et dispose à éviter les illusions dans ce domaine. \*\*\* 97:118 6\. *Diversité des vocations.* La part de la moniale n'est pas de mener la lutte pour la foi (sans quitter Jésus évidemment) au sein d'un monde infesté d'erreurs et de mensonges ; c'est là la part de l'apôtre, en particulier du frère prêcheur. Sa part est uniquement de regarder Jésus et de persévérer à longueur de vie dans cette contemplation d'amour. Non que la moniale doive totalement ignorer la bataille, mais le secours qu'elle y apporte est uniquement celui qu'il est possible d'apporter lorsqu'on s'est fermé en clôture pour l'amour du Seigneur. Une légende rapporte que pendant la bataille de Muret saint Dominique, les bras en croix dans l'église du village, suppliait la Vierge Mère de Dieu avec de grandes clameurs et larmes très abondantes ; il participait en prêtre à la bataille. Peut-être y avait-il, pour soigner les blessés et assister les mourants, quelque tertiaire ayant fait vœu de virginité : elle remplissait en quelque sorte la mission de la religieuse de vie active. Quant aux moniales de Prouilhe, elles ne savaient même pas que la bataille faisait rage à une heure et demie de leur cloître ; elles n'avaient pas à le savoir et du reste elles ne disposaient pas des moyens modernes pour « se tenir au courant » ; elles continuaient de chanter la Messe et l'Office, de filer et de jardiner en silence : c'est comme moniales cloîtrées qu'elles aidaient à la victoire. Si nous continuons cet apologue sur la vocation propre des moniales, nous dirons que le danger qui les guette c'est moins de s'intéresser à la bataille de Muret que de n'avoir pas le courage de s'intéresser toujours au Seigneur, alors qu'il les a retirées des hasards de la bataille pour ne s'intéresser qu'à lui. Leur danger c'est d'être, sinon trop inconscientes de la raison pour laquelle, elles sont cloîtrées, du moins de n'avoir pas le courage d'aller jusqu'au bout de leur vocation sublime qui est de ne regarder que Dieu seul. Aller jusqu'au bout veut dire imiter Marie-Madeleine qui regarde et écoute Jésus dans la paix de Béthanie et qui se tient encore tout près de Jésus, et à côté de Notre-Dame, pendant qu'il agonise sur la croix. \*\*\* 98:118 7\. *La vocation du cloître.* Pour la moniale qui est sujette à l'égarement, comme tout un chacun, le rappel à l'ordre, l'avertissement à retrouver la vérité de sa vocation, ne saurait venir principalement de l'extérieur puisqu'elle est retirée de cet extérieur. Donc, qu'elle soit telle que Jésus ait toujours pleine liberté de lui parler directement. \*\*\* 8\. *La loi du contemplatif et celle de l'apôtre.* La loi du contemplatif est de regarder le Seigneur sans détourner la tête et de laisser prendre sa vie par lui, courageusement. La loi de l'apôtre est de regarder le Seigneur et d'apprendre de lui à regarder les âmes à sauver. La loi de l'apôtre est encore de donner sa vie au Seigneur en la donnant pour les âmes dont il a la charge ([^19]). Le danger du contemplatif c'est d'être débile en foi, en espérance et en charité au point de ne plus chercher jusqu'à la fin le visage du Seigneur : *Vultum tuum Domine requiram*. Les dangers qui menacent l'apôtre sont de deux sortes : ou bien esquiver en se réfugiant dans la paresse d'une fausse mystique le devoir de donner sa vie pour éclairer et défendre le troupeau ; ou bien (et ce deuxième danger est de loin le plus répandu) prendre en charge le troupeau et s'épuiser pour lui sans avoir accepté de voir que c'est le troupeau du Seigneur, qu'il ne trouve la vie que dans la doctrine qui vient du Seigneur, qu'il a toujours besoin d'être défendu contre l'erreur et le péché. La loi de la vie active est de regarder le Seigneur et d'apprendre à regarder avec lui et traiter droitement en lui les offices temporels indispensables à la vie présente. 99:118 Pour tous la perfection consiste dans l'imitation de Jésus-Christ, la docilité à l'Esprit Saint, le consentement à la croix. Le chemin est unique. *Ego sum via*, dit le Seigneur. Mais dans ce chemin unique le disciple fidèle aura une démarche différente selon qu'il sera Pape ou ermite, frère prêcheur ou curé de paroisse. Le Seigneur ayant fondé son Église non point comme une masse uniforme, mais comme un corps différencié, nous devons tendre à la perfection en respectant l'office et l'état de vie qui sont les nôtres. La vie spirituelle pas plus que la « pastorale » ne saurait être standardisée, uniformisée. \*\*\* 9\. *La foi et les états d'âme.* N'attachez pas d'importance à vos états d'âme. La foi est au delà et c'est de foi qu'il importe de vivre. La certitude de la foi sur ce que Dieu est, sur ce qu'il fait pour les hommes (et donc pour vous) se fonde non sur vos états d'âme sujets à variations, mais sur la vérité infaillible de la parole de Dieu. -- Du reste comment faire fond sur des états subjectifs lorsqu'on sait à quel point *l'esprit est prompt et la chair est faible* (Parole de Jésus à l'agonie). \*\*\* 10\. *La loyauté de la prière.* Prier non pour se mettre à l'abri de Dieu mais pour se livrer à sa merci. Ces misères en votre âme qu'il vous arrive d'apercevoir dans un éclair fugitif, c'est dans la prière qu'elles s'éclaireront -- si du moins vous le désirez avec une loyauté totale -- et c'est dans la prière que vous commencerez d'en être purifiés. Priez comme le publicain, le centurion, la cananéenne, le père du possédé, comme Marie-Madeleine toute silencieuse. Que l'Esprit de Jésus prie au-dedans de vous, selon la parole de saint Paul aux Romains VIII, 26-28. Priez en recourant à Notre-Dame. \*\*\* 100:118 11\. *Dépendance totale à l'égard de la grâce.* Vous ne pouvez mériter la stabilisation dans la grâce, vous ne pouvez que la demander. La grâce vous fait accomplir des actes méritoires (en vertu des mérites du Christ) mais vous ne pouvez mériter la persévérance dans cette grâce qui vous fait accomplir de tels actes. Dieu veut accorder à votre prière la persévérance dans la grâce qui vous fait accomplir de tels actes. Dieu veut accorder à votre prière la persévérance dans la grâce, mais ce ne peut être l'objet d'un mérite. Donc que votre prière soit d'abord et toujours un aveu d'impuissance totale. -- Votre coopération à la grâce, votre application, attention, persévérance sont évidemment nécessaires, mais votre première coopération à la grâce est d'avouer que sans la grâce vous ne pouvez coopérer à la grâce. \*\*\* 12\. *Les passages du Seigneur.* Le Seigneur veut amener à leur plénitude les semences de sainteté qu'il a déposées dans le cœur des fidèles. Encore faut-il qu'ils soient présents et lui ouvrent la porte lorsqu'il vient les visiter. Trop souvent ils ne le reconnaissent pas dans ses visites tant elles sont déconcertantes pour la nature blessée. *Illuminez mes yeux de peur que je ne m'endorme dans la mort et que l'ennemi ne dise : j'ai prévalu contre lui.* (*Ps. des complies du mardi.*) \*\*\* 13\. *Croissance de la foi.* Nous sommes appelés à connaître le mystère de Dieu d'une manière simple, savoureuse, pénétrante ; le connaître d'expérience. 101:118 C'est le rôle de l'oraison, ou plus précisément le rôle du Saint-Esprit dans l'oraison. Mais l'oraison n'obtiendra cet effet que si nous savons clairement ce que Dieu a dit et si nous le recevons avec une humble docilité. C'est aujourd'hui moins facile qu'en d'autres périodes ; nous devons en effet résister à une entreprise diabolique, d'une ampleur inégalée, pour « réinterpréter » ce que Dieu a dit, d'après ce que désire le monde moderne -- ce monde né de la Réforme, du rationalisme et de la Révolution. Pour grandir la foi doit surmonter à toute époque, invariablement, les obstacles qui tiennent à notre nature blessée : attachement aux goûts, saveurs et consolations ; tentations directement diaboliques. Mais il est d'autres obstacles qui tiennent à notre temps et que la foi doit surmonter désormais pour arriver à grandir ou simplement à tenir ; je pense surtout au scandale de la prédication des faux-prophètes qui sévit à l'intérieur de l'Église elle-même. Pour la sauvegarde et l'augmentation de la foi nous devons beaucoup veiller -- veiller autant que cela dépend de nous -- à maintenir pour la liturgie et pour la prière en général un cadre de dignité, de piété, de recueillement. Notre Mère en la divine grâce est d'abord notre Mère dans la foi. Elle a cru sans hésiter lors de l'Annonciation radieuse et dans les ténèbres du vendredi-saint et du samedi-saint. \*\*\* Notre foi est appelée à grandir. Nous devons savoir jusqu'au fond de l'âme ce que Dieu est, ce que nous sommes, ce que Dieu attend de nous. Mais la foi ne nous imprègne jusqu'au fond de l'âme que par l'action du Saint-Esprit dans l'oraison. Et l'action du Saint-Esprit dans l'oraison ne va pas sans épreuves et dépouillements acceptés avec simplicité et courage. \*\*\* 102:118 Le nombre grandit chaque jour des chrétiens, clercs ou laïcs, qui chancellent sur leurs bases. Ils ne sont plus très sûrs de ce que Jésus a dit ni s'il a dit quelque chose de net, ni même si l'Église a bien gardé la doctrine, ou si cette doctrine ne réclame pas une transformation. Ces chrétiens, clercs ou laïcs, se sont mis à hésiter ou trembler parce qu'ils se sont laissés atteindre par la prédication des faux prophètes. Celle-ci est d'autant plus dangereuse qu'elle fait appel, afin de les détourner, à des sentiments nobles et chrétiens, par exemple le désir de vérité opposé au ritualisme, l'aspiration à l'authenticité dans la prière opposée au pharisaïsme égoïste, le zèle pour le salut des incroyants opposé à un repliement sectaire. Les faux-prophètes captent et confisquent ces sentiments pour les tourner contre l'Évangile. Ils parviennent ainsi à faire croire que la vérité dans l'attitude religieuse est au-delà des rites sacramentels, que la liturgie doit connaître des changements toujours plus radicaux afin d'être accessible au monde moderne, cependant que la collaboration à une œuvre planétaire de développement est le nom nouveau de la charité théologale. Eh ! bien la prédication des faux-prophètes tournerait court et ils n'arriveraient pas à faire croire leur évangile truqué et déformé, si les prêtres qu'ils émeuvent avaient une formation doctrinale plus solide ([^20]) et s'adonnaient davantage à l'oraison. Fortifiés de la sorte ils ne se laisseraient pas abuser sur la révélation divine, sur leur propre dignité qui est prodigieuse, sur le péché du monde, sur les moyens du véritable apostolat. \*\*\* 14\. *Affermissement de l'espérance.* Nous connaissons les grandes promesses du Christ : « Je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles... Je vous enverrai l'Esprit Saint pour qu'il demeure avec vous à jamais. » 103:118 Souvenons-nous, pour notre paix et sécurité, de ces promesses si fermes et si consolantes, mais gardons nous, sous peine de les trahir, de les interpréter comme si elles supprimaient les prophéties terribles : « Lorsque le Fils de l'Homme reviendra pensez-vous qu'il trouvera encore la foi sur la terre ? ... Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive... » Pour être chrétien, il faut tenir ensemble, inséparées, ces deux séries de révélations, qui paraissent peu compatibles. En réalité, elles se complètent, se composent et s'ordonnent entre elles, de telle sorte que les promesses sur l'assistance de Dieu, indéfectible et toute-puissante, éclairent et dominent les prédications sur le malheur des temps, la malice des hommes et la haine du diable. D'une part, en effet, le Saint-Esprit est réellement donné à l'Église et jusqu'à la fin il la maintiendra intacte parmi les hommes : c'est ce qu'il nous importe d'abord de savoir. D'autre part -- et cette considération n'est pas négligeable mais elle ne vient qu'en second -- c'est à des pécheurs que le Saint Esprit est donné et il ne fera pas le miracle d'une assistance tellement extraordinaire qu'elle préserverait toujours l'Église d'être persécutée par les ennemis du dehors ou même trahie de l'intérieur par certains de ses fils ; quelques fois par un très grand nombre d'entre eux. Savoir, que cela se produira un jour, ou constater plutôt que la trahison s'organise sous nos yeux, n'est point pécher contre l'espérance. Le péché commence au point précis où, constatant ce malheur, on ne garde plus une certitude aussi vive, aussi paisible, dans l'assistance du Saint-Esprit. Ainsi le péché de certaines âmes n'est pas un excès de lucidité comme si l'on pouvait jamais y voir trop clair et surtout comme si c'était un mal ; -- le péché de certaines âmes c'est de perdre la certitude de l'espérance au moment où elles découvrent, à ne pouvoir s'y tromper, la profondeur, l'amplitude, le perfectionnement de la trahison. 104:118 Le moyen d'échapper au péché de désespoir n'est évidemment pas de se faire illusion sur la gravité, du scandale. ; il faut seulement, tout en gardant les yeux bien ouverts, se confier en Dieu qui est à jamais fidèle dans ses promesses, qui dispose de ressources toujours efficaces, mais souvent imprévues, pour sauvegarder son Église, même quand elle est persécutée et trahie selon des méthodes relativement nouvelles. Comment le Seigneur s'y prendra-t-il pour préserver *les sept mille qui sont décidés à ne pas fléchir le genou devant Baal* (I Reg. XIX^e^ 18) ([^21]), lui le sait. Il en a les moyens et la volonté et cela suffit à notre paix. \*\*\* A prendre à la lettre les sermons du Père Basile, qui s'efforce de réveiller les dormeurs aussi bien parmi les prélats que parmi les simples fidèles, on se demanderait s'il reste encore des saints dans l'Église, si le Vicaire du Christ est encore Docteur et mainteneur de la foi, si tous les bastions de la résistance orthodoxe n'ont pas été emportés. Inversement à écouter les propos du Père Grégoire, qui s'est donné pour mission de rassurer les chrétiens, on se demanderait s'il est encore possible de nos jours qu'il existe des Judas, s'il est arrivé jadis que la faiblesse, l'orgueil ou l'esprit chimérique aient imprimé leurs marques sur le gouvernement de certains Papes, enfin s'il est jamais légitime et chrétien de parler de crise dans la communauté des fidèles du Christ ; il y aurait tout au plus des remous insignifiants. Cette manière de voir n'est pas la bonne. Les propos que tient le Père Grégoire, quoi qu'il en soit de son intention très louable, ne sont certainement pas justes parce qu'il néglige de faire un diagnostic de notre situation et surtout parce qu'il suppose que l'Esprit Saint garantirait par une sorte de miracle ininterrompu, l'impeccabilité parmi le peuple de Dieu, pour ceux qui gouvernent comme pour ceux qui sont gouvernés. 105:118 Il n'y a pas à choisir entre le père Basile et le Père Grégoire. Aucun n'a su véritablement unir le sens de la Rédemption qui est souverainement efficace et le sens du péché qui est à l'œuvre dans le monde jusqu'au jugement dernier. Demandons seulement au Seigneur la grâce d'une espérance théologale véritable qui, sans nous faire éluder le diagnostic de nos malheurs, comme sans nous y attacher plus qu'il ne convient, nous fixe et nous stabilise en Jésus-Christ toujours victorieux ; nous rappelant ses promesses d'assistance et de victoire à travers toutes les tribulations et toutes les tentations. \*\*\* Dans les heures terribles où les raisons humaines de continuer le combat, au plan spirituel comme au plan temporel, craquent les unes après les autres, nous sommes exposés à pécher contre l'espérance chaque fois que notre lucidité s'exerce à part, isolée de la confiance théologale. Alors en effet une analyse autonome, vidée de sève surnaturelle, nous montre à l'évidence que ce qui faisait notre raison de vivre et de tenir est décidément cassé et qu'il n'y a plus rien. Il y a toujours en réalité le secours divin qui est au-delà du secours de la créature, il y a toujours la fidélité de Dieu à ses promesses, dans le Christ Jésus. Mais pour le savoir il faut être situé au-delà de l'analyse autonome, au sein d'une autre lumière, en sorte que l'analyse elle-même, qui n'a pas à être évitée, soit illuminée de cette lumière de vie. Aux âmes empoisonnées par la morsure du désespoir il est vain de répondre au niveau de leur diagnostic des contingences, car celui-ci est juste et la morsure du désespoir ne pénètre en leur âme si vite et si loin que parce qu'elle paraît se confondre avec un rayon de lumière. C'est une lumière qui épuise et qui peut conduire à la mort, parce qu'elle ne procède pas de la foi. A toute âme, -- serait-ce la nôtre -- tentée de désespoir, gardons-nous de répondre au plan de l'analyse des contingences, nous passerions à côté de la question, qui est de savoir ce qu'il faut encore penser du Christ dans les temps les plus funestes. Donnons une réponse de foi et supplions le Seigneur de nous la graver dans le cœur et la mémoire en caractères indélébiles. 106:118 Le Seigneur ne veut qu'exaucer une telle prière, nous rendre absolument sûrs de lui et, à partir de là, nous donner de mettre en œuvre tous les moyens qui restent encore en notre pouvoir, au spirituel et au temporel, pour lui prouver notre fidélité. Jésus n'a jamais dit à ses apôtres que le monde n'était pas aussi mauvais qu'on veut bien le dire ou que jamais le monde ne parviendrait à s'infiltrer dans la société ecclésiastique. Il a même dit le contraire : « Méfiez-vous des faux christ et des faux prophètes qui viendront à vous en mon nom... vous verrez l'abomination de la désolation siéger dans le lieu Saint » ; mais il a ajouté : « Confiance, j'ai vaincu le monde... Les portes de l'Enfer ne prévaudront pas... Voici votre Mère... Je prierai le Père et il vous enverra un autre Paraclet pour qu'il demeure avec vous à jamais ; l'Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir parce qu'il ne le voit pas et le connaît pas ; mais vous, vous le connaîtrez parce qu'il demeurera chez vous et qu'il sera en vous. » (Jo. XIV, 15-18.) C'est lui qui grave dans notre cœur et notre mémoire, en lettres indélébiles, les paroles -- de foi qui sont le fondement inébranlable de l'espérance théologale. \*\*\* La tentation est forte dans un monde impie et abject comme le nôtre de nous laisser glisser, à la verticale, sur la pente du désespoir. Il est possible cependant de surmonter cette tentation. Veillons à une certaine direction du regard ; appliquons-nous à tout regarder dans la foi ; prenons garde à ce changement du regard qui, au lieu de rester fixé en paix sur le Dieu vainqueur et bien-aimé, commence à s'abaisser dans la direction du néant ; ne nous permettons aucune pensée désespérée ou désespérante, car pour peu que nous ayons consenti à regarder dans la direction de l'*à quoi bon*, nous ne savons pas où nous pourrons bientôt nous retrouver. Ne mettons pas en doute les promesses que Jésus nous a faites de nous conduire au don total et de garder et sanctifier son Église jusqu'à la fin. R.-Th. Calmel, o. p. 107:118 ### Péchés capitaux par Jacques Perret JACQUES PERRET vient d'écrire un livre sur *Les Péchés capitaux*. Dans un genre littéraire qui rappelle Chesterton, il y met l'humour au service de la théologie. Son propos est de montrer l'inconsistance dangereuse, ou diabolique, des théories actuelles qui tendent à diminuer ou à supprimer *la gravité* du péché. L'ouvrage, publié aux Éditions de la Diane française, à Nice, est à tirage très limité. Jacques Perret a donné en outre le texte de trois des péchés capitaux à la *Revue des Deux-Mondes* ([^22])* *; et les quatre autres, à *Itinéraires *: les voici. #### *La luxure* Fièvre des parties hautes, l'orgueil est le plus grand de tous les péchés ; la luxure, qui travaille en bas, n'en est que le plus gros. Si l'un est paon, l'autre est porc, mais dans la triste basse-cour il n'est pas rare que le porc s'évertue à faire la roue et que le paon se pavane dans la crotte. Si nous voyons plutôt les sept péchés organisés en holding, on dira que l'orgueil, principal actionnaire de toutes les filiales du vice, fait le zèle de la luxure. Et l'orgueil du sexe, quand il s'y met, ce n'est pas rien. Le luxurieux est une sorte de gourmand, à cela près que celui-là ne saurait invoquer pour son plaisir l'honorable ambition d'engendrer, alors que la faim et la soif sont encore pour celui-ci des alibis recevables. Plus que la gourmandise, le vice de luxure est obsédant, tyrannique, aberratif et à ce point vicieux qu'à lui seul il assumerait volontiers la notion de vice. 108:118 Sans appartenir en propre au vocabulaire théologique, le mot luxure n'est pas d'usage courant dans la conversation profane, soit qu'on le tienne instinctivement à distance comme l'expression subtropicale d'une abomination mystifiée, soit qu'on le dédaigne comme jargon de confessionnal, évocation hyperbolique et outrancière des moindres expédients du plus recherché de nos plaisirs. N'empêche que nous savons tous très bien à quoi nous en tenir sur la valeur et l'empire d'un mot dont les prestiges n'arrêtent pas de stimuler ceux-là même qui se croient affranchis de la superstition du péché. Là encore c'est la culture des moyens sans fin ; l'exercice abusif et trompeur d'une fonction tournée en jeu de société. Pour exigeante qu'elle soit à l'occasion, cette fonction a pourtant le privilège de n'être pas immédiatement nécessaire. On ne meurt pas de continence, on peut même y trouver son bien. Quant à l'hypothèse où l'univers entier ferait vœu de chasteté pour se consacrer à la gloire de Dieu, il n'est pas, que je sache, contraire à la foi de souhaiter que le jugement dernier succède à la plus suave des fins du monde possibles. La question de l'abus, qui, en d'autres cas, porte souvent à la discussion est ici bientôt réglée : difficile en effet d'ignorer l'instant où ladite fonction est bafouée dans sa fin. C'est alors que le très vif plaisir ordinairement accordé à quiconque obtempère à cet appel de la nature, de parfaitement légitime qu'il était devient gravement illicite et ne demande qu'à se faire bassement frauduleux. Il semble admis en effet qu'à l'échelon capital même on puisse aller de pire en pire et que, nonobstant leur catégorie ultime et définitive, tous les péchés mortels ne fassent pas le même poids tout en restant mortels. Cette façon de voir, à peine logique, a aussi l'inconvénient de suggérer au pécheur un vilain calcul, à savoir que, perdu pour perdu, autant y aller carrément. Mieux vaut alors traduire cette notion difficile en disant qu'un péché peut être plus ou moins mortel ce qui évitera en certains cas les extrémités du désespoir. 109:118 Ainsi a-t-on reconnu que la fornication, le viol, l'adultère, et l'inceste, « par la façon même dont l'acte est posé » comme dit saint Thomas, ne portent pas défi ni contradiction radicale à l'ordre établi de la nature ; si fautives soient-elles, ces pratiques ne sauraient égaler en abomination ni la bestialité, un peu tombée en désuétude me dit-on, ni la sodomie qui n'en serait pas moins en voie de réhabilitation aux yeux de l'éthique profane et des pouvoirs publics en attendant le quitus ecclésiastique. Sur les extravagances de la sexualité il existe une littérature abondante. Le romancier, le philosophe, le mémorialiste, le commissaire des mœurs et le savant ont ainsi contribué à la connaissance de la luxure dans un esprit plus ou moins détaché de l'objet, tantôt complaisant, fustigateur, artiste ou pédant. Le théologien lui-même, ne pouvant moins faire que s'instruire dans la science du péché, se renseigner sur les manœuvres du diable et en reconnaître les itinéraires, s'est donc fait un pénible devoir d'explorer les sentines de la luxure pour en mieux détourner le pécheur et, au besoin, l'y aller chercher. Toutefois, selon Saint Ligori et Saint François de Sales, la prudence voudrait qu'on ne parlât pas trop explicitement de ces choses. Et, ma foi, vu la prospérité des entreprises de dessalage et n'ayant moi-même, d'expérience ou ouï-dire, pas grand chose de bien neuf à révéler sur la question, je me range volontiers à cette école de pieuse ignorance. Pour m'y obliger il me suffirait d'imaginer qu'un lecteur, serait-il seul entre cent mille, fût en grâce de vivre dans l'ignorance du péché. Ici encore, la courtoisie et la raison nous invitent à définir le péché comme le contraire d'une vertu, en l'occurrence la chasteté. J'espère que personne ne se croira dupé si, pour lui faire entendre la luxure, je lui parle chasteté. C'est une opération qui satisfait à la logique élémentaire. En plus, reconnaissons que faire l'éloge de la chasteté serait une entreprise assez originale et peut-être hardie quand on voit partout célébrer la promotion du sexe et la radieuse émancipation des organes prestigieux de l'amour si longtemps tenus en laisse et dans l'ombre par d'odieux oppresseurs. Bien soutenus par le panthéisme ambiant, les prophètes, les docteurs, les mages, les spéléologues et les scribouillards de l'érotisme auront enfin révélé à l'homme nouveau, inquiet de ses lendemains oisifs, la religion nouvelle qu'il attendait pour sublimer ses loisirs d'adulte. 110:118 Tant et si bien que la chasteté deviendra le paradoxe à la mode. Et si la chasteté refleurit par les snobs, que Dieu soit loué dont les voies sont insondables. Jusqu'ici l'Église n'avait cessé d'entretenir son troupeau dans l'effroi du péché de chair. Certains pénitents que harcelait une vigilance abusive en étaient venus à se demander s'il existait vraiment d'autre péché que de chair. Le diable alors a pu laisser croire qu'il attisait lui-même le zèle de certains confesseurs. Aussi bien les esprits libéraux, qu'ils fussent ou non de chauds lapins, déploraient-ils de ne pouvoir éteindre leur flamme amoureuse, fût-ce dans le lit conjugal, sans qu'une vision de flammes éternelles ne vint les déranger dans leurs ébats les plus réglementaires. Les philosophes apportèrent ensuite leurs lumières, les uns pour tourner en dérision le fanatisme des rigueurs ecclésiastiques, les autres pour s'apitoyer sur le sort des prétendus pécheurs livrés au chantage de l'enfer. La science enfin ne devait pas reculer dans l'exploration plus ou moins sacrilège et frauduleuse des replis de l'âme et des bas-fonds de la nature humaine pour y découvrir, disaient-ils, le gouvernement clandestin du sexe et décréter que l'heure était venue d'honorer les aspirations d'un instinct qui, par frustration, tournait au rance. C'est alors que la luxure, disculpée en laboratoire, entamait aussi sec une procédure de réhabilitation auprès des autorités religieuses, cependant qu'une délégation des assujettis à la notion du péché réclamait le droit aux petits soins psychologiques et médicaux en tant que citoyens complexés. Il semble que l'affaire est en bonne voie et qu'un arrêt de compromis au moins sera rendu. Voilà où en sont venus les héritiers d'une civilisation qui avait précisément réussi à faire du catholique français la créature du monde, sinon la moins complexée, de beaucoup la mieux douée pour le contrôle et le bon usage de ses complexes. Si, à votre avis, le péché est une version religieuse du complexe, il faut louer la doctrine qui en tenait le nœud serré à bloc pour qu'il puisse, dans le monde, se relâcher un peu sans jamais se dénouer tout à fait. Avant le péché, c'est la notion du péché qui importe. 111:118 Faire le mal est moins grave que le nier ; car la vérité est plus précieuse que la vertu et, fut-on pape, mieux vaut courir le guilledou et pourfendre l'erreur que porter cilice et trahir la vérité. De je ne sais quel pontife de la Renaissance, comme on n'en fait plus, un théologien comme n'en fait plus guère disait, avec une sorte d'admiration : « Oui, bien sûr, il fut libidineux. Mais son bullaire est irréprochable. » Toujours est-il que les moines paillards ni les prélats voluptueux, si remuants fussent-ils, n'ont jamais pensé un instant que l'Église pût admettre la luxure au rang de péché mignon. Si la théologie catholique traditionnelle, pléonasme utile quand s'accrédite la notion contradictoire de théologie nouvelle, n'a cessé d'entretenir avec soin l'épouvantail luxurieux c'est qu'elle tenait la chasteté pour la plus précieuse des vertus. C'était la victoire proprement chrétienne de l'esprit sur la chair. Mais aujourd'hui, circonvenus que nous sommes par les prophètes marrons de la paix à tout prix en tout et partout, le mot seul de victoire nous paraît suspect. Comme le bien et le mal ou le vrai et le faux, l'esprit et la chair sont invités à régler leurs querelles par la négociation ; c'est-à-dire qu'en l'occurrence et pour commencer, la chair se verra légalement octroyer un certain nombre de plaisirs jusqu'alors interdits. C'est l'introduction de la luxure à la vie dévote. Ainsi dépréciée par ses gardiens élus, la chasteté passe-t-elle au rang de vertu mineure et bientôt folklorique. Toutefois, les nostalgiques pourront toujours consulter les barèmes en vigueur sur les marchés de l'Arabie heureuse et convertir en valeur théologique les dollars qu'il faut là-bas pour se payer une vierge de souche chrétienne. Et pour les racheter, les quêtes se font rares aux porches de nos paroisses. #### *La gourmandise* Sur une barquette-marrons elle allonge ses doigts roses mais l'auriculaire a pris ses distances et l'entame se fond dans une bouche en cœur. Distinguée jusqu'au bout des dents, l'air de songer aux vanités de ce monde elle en est quand même à sa dixième barquette. 112:118 La onzième lui étant offerte elle se rend à l'aubaine en avouant là son péché mi­gnon. En vérité le spectacle n'est pas écœurant. C'est une dame qui répond à un appel certainement légitime de sa nature ; elle y prend un plaisir non moins légitime, cher­chant peut-être à le prolonger un peu au delà d'un appétit sincère. Mais l'exercice du péché reste encore sous le con­trôle des bonnes manières. Si la civilité a pour fin de contrarier nos mauvais penchants, elle a droit au rang de vertu. Que tout péché se fasse mignon chez un homme bien élevé, ce n'est pas exactement ce que je veux dire. Et si les Pères n'ont pas voulu distinguer, sous ce nom, comme un secteur léger de la catégorie vénielle, ce n'est pas à moi de le faire. On comprend très bien d'ailleurs que la théolo­gie classique n'ait pu décemment admettre et moins encore définir, la nature mignonne du péché, fût-il stabilisé à l'état naissant. Toujours est-il que la gourmandise, qui sonne déjà comme un diminutif, a l'air un peu déplacé dans la liste infernale. On dirait qu'une peccadille follement ambi­tieuse est parvenue à se glisser parmi les grands titulaires de la série noire, trompant ainsi la vigilance des théologiens. A croire que depuis Grégoire le Grand tous ceux qui ont mis un doigt fautif dans la confiture gémissent aux enfers avec les sodomites et les parricides. On n'entre pas comme ça dans les péchés capitaux. Disons plutôt que le vice pros­père ici à couvert d'un nom affadi et gentillet, mais l'hypo­thèse n'est pas sérieuse d'un péché ni minuscule indûment titré en capitales. Elle ne résiste pas au spectacle du gour­mand fieffé. Obsédé par la seule jouissance de ses fonctions alimen­taires, il n'a plus de talent que pour la gloire de ses tripes, toute velléité de méditation va se perdre dans l'impatience de la bouffe ou le quiétisme du cheminement intestinal, le borborygme est son cantique, il a tourné ses fins dernières en miroton et son âme est enfin digérée. S'il n'est péché qui ne se réclame de l'orgueil, on peut estimer que l'orgueil de l'estomac est le plus sommaire des moyens de se perdre. 113:118 Telle est donc la gourmandise au terme d'une carrière, non fatale il est vrai, qui, partant d'un caramel mou, pas­serait par le casse-croûte aux ortolans Dugléré pour tomber dans le gratin d'esclave aux foies de murène et finir dans les gluants abîmes de l'orgie romaine, carthaginoise ou autre, là où le chien mange son vomi, signifiant ainsi que s'approche le désespoir d'une gourmandise en circuit fermé. Si gourmandise paraît alors un peu faiblard en effet, disons *gula*. C'est un mot qui fait impression. Même pour une oreille modérément latiniste, il y a toujours, en ce genre d'affaire, plus de force et de vérité dans le latin. Lui préférer le langage vernaculaire, c'est affadir la vertu et mitiger le vice. Comme tous ceux qui ont la langue fourchue, le diable est polyglotte et se garde bien de nous parler en latin. Aussi, vous ayant présenté « l'hébétude, la joie inepte et le ba­vardage inconsidéré » qui sont les filles de Gula selon saint Thomas, vous présenterai-je la quatrième, non dans sa version édulcorée qui est « la mauvaise conduite portant au ridicule », mais sous son vrai nom qui est assez terrible *scurrulitas*. C'est une opinion répandue que ces débordements paro­xystiques et spectaculaires sont le fait d'une gula historique dont Sardanapale et le bas Empire seraient les deux som­mets. A croire que la modestie du ventre nous serait venue avec les institutions démocratiques. Mieux vaut se dire que notre âme est tentée de se perdre au snaquebar aussi bien que chez Lucullus ou Balthazar, et nous voyons assez que les goulus cavernicoles se farcissent le caviar et la nouille comme rognons de mammouth et racines crues. Aucun péché n'est historique, aucun n'est privilège de riche, même pas la gourmandise. Accordons au vice qu'il n'a pas de pré­jugé social, qu'il fréquente aussi bien les palais et les gale­tas, nous signifiant ainsi que richesse ni pauvreté ne sont vice ni vertu. Il y a du vice pour toutes les bourses. 114:118 Avec le péché de gourmandise, rendons-lui cette jus­tice, il nous reste quand même une petite chance de nous trouver en bonne compagnie. Avouons en effet que la marge d'innocence consentie aux plaisirs de la table est assez libérale. Nous avons tous pu goûter sans trop de repen­tir aux premiers effluves de la *lætitia inepta*, nous avons même poussé quelques fois jusqu'aux abords de la *scurru­litas* et, le lendemain, nous n'avions pas tellement honte au récit de nos scurrulités. A ce propos, il est temps de préciser que le péché de gourmandise n'est pas seulement dans l'assiette mais dans le verre. C'est important. Les dégâts matériels, sociaux ou spirituels consécutifs à la gourman­dise des aliments solides sont absolument dérisoires en effet comparés à ceux imputables à la boisson. Sur ce point d'ailleurs les efforts de l'Église et de l'État se conjuguent sans peine, l'une s'en prenant au péché, l'autre au fléau social. Une vieille tendance est d'assimiler le délit au péché, mais la réciproque n'est pas pour demain. On peut le regretter ; ainsi voyons-nous trop rarement que l'orgueil soit dénoncé dans les actes officiels comme fléau social justiciable des rigueurs de la loi. C'est un effet de la raison d'État, la même d'ailleurs qui ne craint pas de faire saliver les gourmands à l'odeur des gamelles où ils perdront leur âme pour le salut présumé de la nation. Une formule nous dit que le péché est dans l'excès, non dans l'usage, et cela est patent pour ce qui est du boire et du manger. Nous avons tous, à propos du boire, plus ou moins contribué au perfectionnement de cette formule aléatoire en cherchant à déterminer par repères, jalons, rapport des témoins et symptômes divers, l'instant cri­tique, malheureusement variable et fluide, où assez devient trop. Et pourtant, le cas est rare dans la pratique des vices, il nous serait possible d'évaluer le degré peccant de ce péché-là par référence aux mesures de capacité usuelles, allant du centilitre par exemple au décalitre inclus. Dans nos climats de chrétienté classique, j'ai dit que la morale pratique et la jurisprudence des confesseurs se montraient ici plutôt généreuses quant au secteur des plai­sirs honnêtes. Les grâces du benedicite se répandent égale­ment sur le pain et le vin du repas de famille qui, à la faveur du dernier verre bu sans soif, peut très bien s'ache­ver, comme les noces de Cana, dans une atmosphère nette­ment triomphaliste. 115:118 D'autre part la grande muflée qui va réunir sous la table une bande de copains en effusions fra­ternelles, sans être louable, ne sera pas tenue pour vicieuse à condition qu'elle soit accidentelle. Il faut bien convenir en effet que pour certains organismes privilégiés, le vin peut témoigner d'une vertu proprement cordiale. Comment ne pas être indulgent à celui qui n'est porté à la boisson que pour y trouver enfin cet amour du prochain qu'il déses­père de rencontrer à jeun. Fallacieuses embrassades peut-être et fragiles élans mais témoignages quand même d'une aspiration candide à la fraternité universelle et consolation des âmes frustrées. Au spectacle édifiant de telles ivresses, parler d'un état de grâce est inconvenant bien sûr ; il va de soi que le paradis ne s'ouvre pas au premier titubant venu. Aussi bien n'est-ce pas là qu'on doive chercher l'in­tervention du célèbre bon Dieu des ivrognes. Cette locution nous proposerait un aspect de la Providence qui n'est men­tionné nulle part ni dans Grégoire de Nysse ni dans saint Thomas. Tout au plus est-il permis d'imaginer que l'ange gardien dont l'ivrogne est pourvu comme tout un chacun, impuissant à détourner son client de l'itinéraire des comp­toirs, s'évertue à le maintenir entre les clous dans la tra­versée des périls. C'est comme la formule *in vino veritas*. Affligés d'une réputation qui les fait dispensateurs de joies mensongères, les marchands de vin se sont prévalu de l'adage pour attester leur commerce de vérité. Dans l'in­ventaire d'un sac à vin répandu sur le zinc, on peut en effet trouver quelques petites vérités individuelles et contin­gentes que la pudeur ou le calcul tiennent ordinairement cachés ; il n'en suit pas qu'une soif de vérité se puisse étan­cher sérieusement au discours des pochards comme à la voix des prophètes authentiques ; néanmoins, de la bouche du poivrot illettré que l'aramon subtil enflamme nous sur­prendrons ici et là, dans l'apophtegme, la diatribe, l'invec­tive ou la prosopopée quelques traits de lumière, en tout cas moins d'âneries que n'en dégoisent tous les jours nos visionnaires marrons, fussent-ils sobres et diplômés. D'où les vapeurs prétendues sacrées de l'ivresse. 116:118 Mais on n'en finirait pas de dénombrer les raisons d'ivrogne. C'est ainsi que le vin de Suresnes se donnait pour généreux promoteur des plus belles variétés de sophismes utilitaires ou spécu­latifs. Depuis Esaü et Noé, le gourmand de l'espèce bâfreuse ou buveuse ne cesse d'argumenter en faveur de son mauvais penchant. Rendons-lui cette justice qu'au plus épais de sa ripaille et tant qu'il peut émettre des sons articulés, le gourmand protestera de sa ferveur à honorer toutes les bonnes choses que Dieu créa. Précaution de politesse où il est permis de voir comme une petite lueur de préoccupa­tion métaphysique. Toutefois, s'il arrive à la gourmandise de se prendre pour action de grâce et exercice de piété, elle ne saurait prétendre en aucun cas à la sainteté comme seul de tous les péchés capitaux la colère y est autorisée. On dit souvent que les uns ont le vin mauvais ; sans déduire hâtivement que les autres ne peuvent l'avoir que bon, nous dirons un mot de cette variété d'ivresse appelée cuite militaire. De tout temps, aux yeux du monde et de l'Église, les soldats ont bénéficié de certaines dispenses, eu égard à leur métier qui est de mourir pour le bien commun. Cette attitude morale a connu son apogée pendant les guerres du droit et de la liberté, avec la mystique du pinard et la gloire des pichtegommes qu'il fallait bien se hâter de boire avant qu'ils ne tournassent en déroute vinassière. Aujourd'hui que la notion de guerre juste est bafouée par l'Église et par le monde, celle du bienheureux rouquin à caution héroïque est fort discréditée. A ce point, me dit-on, que les nouvelles générations de troupiers délaisseraient la chopine de blanc pour le jus d'ananas. Je ne suis pas de ceux qui vont pour cela crier au déclin de la race. Je ne me presse pas non plus d'applaudir pour si peu au progrès de la vertu. Si les pères ont bu l'âpre vin des bidons de fer, où est le mérite des enfants qui en auraient les dents agacées ? Nullement dégoûté de la notion de guerre juste et enclin de ce fait à vénérer le quart des anciens, je serais bien navré qu'on me refusât pour autant l'imprimatur, au cas où mon éditeur en ferait la demande. 117:118 C'est pourquoi j'en appelle à la référence du chanoine Boulanger, auteur d'un petit manuel de doctrine catholique et dans lequel il est dit : « Si toutefois l'ivresse a un but louable, elle n'est pas une faute. Ainsi le soldat qui s'enivre par crainte de la mort ne pèche pas. » Je soupçonne évidemment le chanoine d'avoir sifflé quelques pieuses goulées de rhum avant de hasarder une absolution collective sous le feu de l'ennemi. Je crains surtout que son autorité ne soit tombée en discré­dit, mais dans l'hypothèse où sa mémoire serait consignée dans les ténèbres constantiniennes, il s'y trouverait en assez bonne compagnie pour me dispenser de la plaindre. #### *La colère* De tous les péchés de sa catégorie la colère est le moins vicieux. Certes, il existe une colère qui, froide au dehors, brûle au dedans. On peut toujours espérer que la différence de température la fera crever. De même pour la colère dite rentrée. Tant qu'elle ne sort pas on peut espérer que, faute d'air, elle étouffera, n'ayant détérioré que l'âme du patient. Toutefois, dans son expression la plus loyale et classique, c'est un péché bruyant, expansif, amateur de scandale et de publicité : il a eu bientôt fait de gagner son titre capital. La première illustration en est Caïn, pécheur exemplaire et complet qui, d'un seul coup, se fait champion de l'orgueil, de l'envie, de la colère et du fratricide. Parmi les hommes en colère qui, derrière lui, parvinrent à la célébrité par « le souffle des narines » citons Esaü, Siméon et Lévi, pour nous en tenir à l'Ancien Testament où il faut bien dire que Jeho­vah est plus souvent irascible que son peuple ; ne craignons pas de prendre les écritures à la lettre. En vérité, il n'y a pas de froides colères, mais de secrètes, ni plus ni moins brûlantes et fautives que les plus chauds raffuts. Patente ou larvée cette passion agit le plus souvent comme le zèle de la vengeance, laquelle incline peu ou prou à l'homicide. 118:118 Dès le premier mouvement de colère, il y a puissance d'assassinat. Là comme ailleurs le pronostic de la passion étant la cécité, il convient de la maîtriser tant qu'on y voit un peu clair ; mais la furie ne prévient pas tou­jours, elle peut survenir comme une recharge de courant qui fait sauter les plombs dans une fumée rouge. Il faut faire vite : baisser la lame, quitter la gâchette ou mieux encore ouvrir la main. C'est le geste convenu de la colère apaisée au plus haut de son élan : le poing fermé brandi, et soudain la main qui s'ouvre. Ici encore nous ferons la réserve d'usage en disant que la colère en soi ne serait ni bonne ni mauvaise si la passion sans objet ni effet n'était une vue de l'esprit. Jaillie d'une juste indignation et maîtrisée par la vertu de mansuétude, la colère est une manifestation licite de la vertu offensée. Il faut bien des armes à la vertu, dut-elle les emprunter à la passion et y éprouver son mérite. Qu'irions-nous opposer à la passion du mal sinon la passion du bien, et que la vérité serait mal défendue si un rien de passion ne s'en mêlait. Nous ne voyons en Bouddha que le modèle du plus déso­lant des flegmatiques et si nous lui préférons l'impassibi­lité du stoïcien l'idéal nous en paraît encore suspect. Dans nos sociétés à nous, le sage qui ne va pas dans le monde sans se munir de biscuit se précautionnera aussi bien d'une provision de colère délivrée par saint Michel. Et la ren­gaine d'une violence condamnée d'où-qu'elle-vienne fera la chanson des bons-apôtres et des sirènes à cornes. On comprend bien que l'impuissance à se mettre en colère ne sera pas comptée pour mérite, pas plus que la tempérance du gastrique ou la chasteté du castrat ne seront imputées à vertu. Pas de vertu sans lutte, pas de clémence qui n'ait dû vaincre une colère. Il y aurait ici encore à citer Louis XIV ; en plus de ses colères de particulier, il avait à surveiller ses courroux d'état et coups de sang historiques ; les motifs ne lui ont pas manqué. Qu'il parvînt à maîtriser ou à rentrer ses colères, il en donnait rarement le spectacle et s'évertuait à prendre discrètement son bœuf, *bos modeste tollendus* comme le recommandait Eusèbe de Plaisance. Un jour qu'il s'emportait contre quelqu'un, le roi jeta sa canne par la fenêtre en disant : « Au moins n'irais-je pas, Mon­sieur, jusqu'à vous battre. » 119:118 Ainsi voyons-nous une fois de plus la bienséance et le bon goût au secours de la vertu. Dans la clémence du prince, qu'elle nous épargne la bas­tonnade, le cachot ou la potence, il y a toujours présomp­tion de calcul politique plus que de mansuétude vraie. Le dosage ne nous regarde pas et peu importe après tout si la grâce est calcul ou mansuétude. L'histoire nous montre assez de potentats impatients d'exercer leur vindicte, esclaves d'une si médiocre passion qu'on les voit mépriser le doux parfum d'une clémence utile pour ne plus respi­rer que les pestilences d'une hargne repue. Instrument hasardeux de justice expéditive et moyen court de la vengeance, la colère en arrive elle aussi à se suffire à elle-même, tant il est vrai que le fonctionnement du vice est monotone. Comme le gourmand se farcit une livre de nougats, l'ivrogne un triple ouisqui et le fornica­teur une partouse mondaine sans se préoccuper des justes fins de leurs activités, le coléreux se payera une colère sans objet pour la jouissance intrinsèque d'un exercice où il excelle ; à cela près que, plus scrupuleuse que d'autres passions, la colère se saisira d'un prétexte futile dont l'in­justice aggravera son cas. Notons également le goût de produire un spectacle où l'on s'est acquis de la réputation. Il n'est talent qui ne demande à s'employer. Si terroriser son monde est une récréation d'un goût douteux, on veut bien croire qu'elle procure de la volupté. Nous en venons au cas du coléreux doué qui, s'avisant des joies propres aux explosions de la colère, fabriquera de faux éclats pour se délecter aux joies supérieures de la simulation. La passion de l'artiste vient alors tempérer sinon relayer la passion d'origine. Bien que l'art en aucun cas ne puisse être tenu pour alibi universel, les coléreux de ce genre auront droit à l'indulgence dans la mesure où ses prochains en auront été plus divertis que meurtris. Tout à l'heure je n'ai dit qu'un mot de la juste colère mais le plus important, le plus grave reste à dire à propos d'une ambiguïté apparemment fondamentale et suprême qui ferait, si j'ose dire, de la colère un péché à privilège. Si l'orgueil en effet peut se prévaloir de quelques intelligence avec la vertu, la colère n'est pas en peine de références autrement sérieuses. 120:118 Je suppose qu'avec un peu d'impru­dence la spéculation théologique a pu prêter au créateur sinon l'orgueil de sa créature, du moins l'orgueil de sa propre perfection, dans la mesure où la perfection ne serait pas nécessairement dispensée de l'orgueil, celui-ci n'exis­tant que par référence à la perfection et celle-ci bien sûr impliquant un absolu. Ces mots à peine écrits, j'entends le conseil du lecteur et je m'abstiendrai désormais d'abstraire les quintessences. Contrairement à l'avis des rationalistes, la théologie n'est pas une bouteille à l'encre ; si ce n'était que ça, les bouteilles à l'encre ne m'impressionnent plus, j'en fais aisément mon affaire, et s'il n'était que de mettre ici un contenu indéfini dans un contenant défini ou inversement, le problème serait bientôt réglé, le contenu se contenant et le contenant étant contenu. Mais la théologie, c'est une autre histoire : un ouvrage d'art, une entreprise d'illumination pour assurer notre passage ici-bas aux petites flammes de la raison entretenues par la foi. Vu la nature des matériaux, l'établissement et l'entretien de ce luminaire veulent des esprits assez libres pour admettre le mystère comme vérité d'évidence, comme le font d'ailleurs les physiciens devant les petits jeux contradictoires où se complaisent allègrement les particules atomiques. En résumé, pour nous chrétiens de base un peu détraqués par Descartes, ce n'est pas Dieu qui nous inquiète car il va de soi, mais plutôt l'idée de Dieu qui nous laisserait un peu rêveurs avec ses attributs appa­remment antinomiques, ses infinis incompatibles où tant de perfections ne seraient associées que pour se démentir. On s'étonnerait davantage après tout si Dieu n'étonnait pas. Dieu en effet se met en colère. Inspirateur de la Bible, il aura sans doute insisté pour que ses éclats y fussent décrits soigneusement. « Ardente est sa colère, ses lèvres débordent de fureur, sa langue est comme le feu dévorant, son souffle comme un torrent débordant qui monte jusqu'au cou... Le souffle de Yaveh comme un torrent de soufre va embraser la paille et le bois entassés à Jophet. » 121:118 Les notations bibliques relatives à ce phénomène sont assez nombreuses pour nous laisser croire en effet que Dieu est irascible, au moins quand il se nomme Yaveh. Il en a bien sûr de fameuses raisons et nous ne pensons même pas que ses colères eussent été démesurées, mais la colère de Dieu ne fait pas que nous terrifier, elle nous gêne un peu, nous sentimentaux que nous sommes devenus, comme une mani­festation étrangère à l'essence divine. Aussi maints doc­teurs de la foi se sont-ils évertués à purifier celle-ci d'un sentiment qui passerait pour indigne. Certains, à l'exemple des Grecs faisant des Érynnies l'instrument des colères divines, ont voulu que Satan assumât le même emploi. C'est à peine si l'explication déplace le problème, en plus elle est de mauvais goût et de toutes manières les images bibliques nous font très bien savoir que Dieu n'a besoin de personne pour traduire sa colère. Les autres, avec plus de bon sens, y ont vu un des effets de l'attachement passionné de Dieu pour les hommes, le violent chagrin d'un immense amour outragé. On précise alors que la justice n'est pas du tout incompatible avec la bonté, tous les attributs divins se rejoignant dans l'infini. Parmi eux, il faut bien dire que c'est la justice qui nous rassure et nous inquiète le plus. Pour le confort spirituel, on peut estimer que Dieu, en gros, maintient ici-bas la balance égale, et que les pluies de grâces ou de hallebardes font la mesure de nos vertus et de nos crimes. Pour éviter les surprises, croyons plutôt que nos mérites ne font le poids de ses dons pas plus que ses colères ne font celui de nos fautes. Par les châti­ments terrestres qu'il a dûment signés de sa main, Dieu n'a pas pour autant évacué sa colère, et sa justice est sus­pendue. Les uns nous disent que les fléaux historiques im­putés à son déplaisir seraient moins des châtiments que des corrections et d'autres n'y ont vu que des anticipations figu­rées du jour de colère. Par les agents de sa miséricorde et la voix de nos bergères, Dieu nous rappelle que chaque jour nous rapproche de ce jour-là et nous accorde en même temps la faveur d'un sursis. Croire que le sursis puisse être indéfiniment reconduit, c'est la douce hérésie des pernoëlistes. Il faut avouer qu'en général et par éducation, le catholique français ne fait pas cas des leçons de l'Ancien Testament. 122:118 Il s'imaginerait volontiers que les colères de Yaveh ne le concernent pas. Nous sommes beaucoup plus sensibles aux humeurs de Jésus et ses leçons pourtant ne sont pas moins terribles, aggravées même par sa double nature quand le Fils irrité en appelle aux colères du Père. De molles âmes ne voulant connaître que le doux Jésus, tout doux, rien que doux, n'ont voulu découvrir dans son message aucune trace de mauvaise humeur. C'est un vieux courant de facilité qui soutient la ferveur des bonnes âmes pour le bon Dieu, tout bon, rien que bon, débonnaire. Mis en doctrine jadis, par un certain Marcion, le penchant fut aussitôt taxé d'hérésie, mais j'ai le plaisir d'annoncer au lecteur qui serait tenté par la chose que Marcion est implicitement réhabilité, comme tant d'autres errants que le charabia consolant des novateurs a ramené dans le sein élargi de l'Église. Nous verrons bien si, au troisième top du *Dies Iræ*, l'oméga s'ouvrira comme un point d'orgues, d'amours et de délices pour y accueillir tout le monde et son train. #### *La paresse* Nous voici enfin au septième et dernier péché, placé là tout exprès semble-t-il pour m'inviter au repos du sep­tième jour ; mais c'est encore une malice. Je vais quand même y flâner un peu, à mes risques et périls. La liste noire, soit dit en passant, ne nous a pas été révélée. Additif aux avertissements du décalogue, elle nous est transmise par la Tradition depuis saint Grégoire le Grand qui en a choisi les articles et établi le classement. Capital ou non, aucun péché nouveau depuis lors n'est apparu à la surface de la terre. Le catalogue en est probablement définitif. Tous les maux, y compris l'erreur, appartiennent à la Vérité majuscule qui les fait immuables en genre et en nombre. Les sept péchés faisant la gamme, les amateurs pourront toujours en tirer assez d'arpèges et de symphonies pour occuper leurs loisirs. Ceux que des farauds ont cru inventer ou découvrir ne sont que bâtards, variantes ou contrefaçons ; la physique isolerait plus facilement un corps simple nou­veau. 123:118 Quant aux péchés prétendus radiés du répertoire par de soi-disant libérateurs, ils s'y sont cramponnés en beaux diables qu'ils sont. Et l'oxygène peut disparaître soudain que l'orgueil aurait encore un souffle pour la vaine gloire du dernier mot. A bien regarder, l'hypothèse d'un péché inconnu tra­vaillant sous le masque à travers le monde n'est pas telle­ment nécessaire à l'explication de nos petits problèmes. Mais le diable poussant à la nouveauté, l'idée m'était venue un instant de vous donner en prime la description d'un hui­tième péché. Issu d'un néologisme heureux, il n'eût pas été en peine de se référer solidement au manuscrit de la Mer d'Azof, au schéma 13 du concile d'Osmose, au procès des hérétiques sinistraires, *Annotaniones Piæ* de saint Pré­caire le Paragraphe, voire au mystérieux *Modus ludendi* attribué à Morigène de Pontoise, le terrible confesseur d'Obéric le Dissolu. La paresse, hélas et Dieu merci, m'a détourné de ce projet. La plupart des vices n'étant qu'un amour déréglé on comprend tout de suite que la paresse est un amour déréglé du repos. Apprenant, par ouï-dire, que le vrai bon repos est fonction de la fatigue, un paresseux loyal essayera de la recette pour en dénoncer immédiatement la duperie. Il va donc s'efforcer, si on peut dire, d'honorer le repos en soi, le repos pour le repos, sans même se soucier de l'aberration intrinsèque de l'entreprise. Toujours est-il que d'aucuns s'y complaisent assez pour laisser croire qu'ils y ont réussi. Les individus de cette qualité, parfois groupés en société, comme on en voit paraît-il en Corse, ont pu acquérir une réputa­tion d'innocence honorable par la publicité qu'en font les honnêtes travailleurs et mille historiettes ou moralités qui donnent à ces fainéants couleur de légende et parure de sagesse. L'hypothèse qui les fait contribuer à ralentir le cours des choses serait de jour en jour plus séduisante si la vraie paresse n'était pas intolérante à toute notion de force fût-elle d'inertie. Il est vrai que beaucoup d'entre eux se piquent de jouer ce rôle et le prennent effectivement comme un jeu, avec plus d'innocente allégresse que d'orgueil. 124:118 On peut alors leur prêter un mépris sincère des richesses et même, avec prudence, leur attribuer comme une grâce d'état impliquant les privilèges mystiques de la pauvreté. Mais Dieu seul peut savoir ce qu'est la pauvreté, d'où elle vient et la bénir à coup sûr. Je n'aborderai donc ni la question des vrais pauvres, ni celle des faux paresseux ou inversement. Nous laisserons également de côté, mais à regret, le cas si attachant des paresseux contrariés. Pas le temps non plus d'épiloguer sur les petits paresseux de l'espèce courante, si on peut dire, cossards et ramiers qui, sans refuser l'effort, choisissent ou inventent le moindre ; démarche louable en principe mais trop souvent malhonnête en pratique et portant préjudice au prochain. C'est le cas du détestable tiraucu. Rappelons que, par ce mot d'origine chaldéenne passé en Gaule avec les légionnaires rapatriés de leurs garnisons levantines, nous désignons toujours le triste matricule qui se dérobe ingénieusement à la corvée de jus ou de bouteillons dans la certitude qu'il se trouvera un quelconque prochain pour se la farcir quand même. On a pu croire un instant que j'allais me dévoyer dans une apologie de la paresse, il n'en est pas question. Assez de gens, par vantardise affligeante, se donnent les gants de la paresse alors que, de notoriété publique, l'oisiveté les écœure. Si je tiens ici à flétrir la paresse dans sa noirceur théologique, je veux d'abord en finir avec la passion contraire qui est l'amour déréglé du travail. Passion méconnue. Quand le paresseux fait du tort à autrui, admettons au moins, sans le disculper pour au­tant, que sa manière n'est pas active. Certes, on voit bien tout ce que la société aurait à pâtir d'une poussée démogra­phique dans les secteurs paresseux de la nation. On dénonce moins volontiers tous les maux qu'il faudrait imputer à la prolifération des anti-paresseux, je veux dire les agités, les bourreaux de travail, les efficients, les actifs dératés, les obsédés de l'agenda, les vicieux du surmenage, les survoltés, les chiadeurs, les zélés, les sur-les-dents et sur-les-nerfs, les va-de-l'avant, les dynamiques et autres emmerdeurs proposés à notre admiration. La statistique a même poussé l'impudence ou la niaiserie jusqu'à ranger dans la catégorie infamante des oisifs le professionnel de la méditation qui, sous les dehors du fainéant, accomplit de harassantes et fécondes besognes sans effet notable sur le niveau de vie de son prochain. 125:118 Mais alors qu'est donc la vraie paresse ? Elle est, dit-on, la mère de tous les vices ; encore lui faudrait-il consentir au moindre effort de l'enfantement. Le paresseux bien orga­nisé, attentif à l'économie de son vice en même temps qu'à son empire exclusif, se contentera de rêvasser les péchés du corps pour ne cultiver que les vices moins fati­gants de l'esprit. Et parmi ceux-ci l'inévitable orgueil : « Le paresseux se croit plus sage que sept hommes profé­rant des sentences » comme il est dit dans les Proverbes. Quant aux vices trop longtemps rêvés, si mollement cares­sés, ils ont fait de son âme un bourbier où va bientôt s'enliser le dernier souci de ses fins dernières. L'image de Dieu en est chassée, le souvenir seul en est fatigant. Nous voilà au plus épais du *tædium* selon saint Thomas : le dégoût des choses de Dieu. Fini le gentil flemmard, c'est un cœur véreux vautré dans une peau de loche, le vrai paresseux des Écritures qui n'est pas à prendre avec des pincettes, la « pierre crottée », la « poignée d'excréments », le fameux Kradoch enfin dont le spectacle était recommandé aux en­fants de Zorroboad pour les encourager au travail. Chose bizarre, alors que la Bible n'a pas raté le paresseux, peu de grands théologiens en ont fait cas et saint Thomas lui-même n'en parle qu'incidemment, ici et là, à propos de notions voisines, et n'en souffle mot au chapitre des capi­taux. De sa part un tel oubli n'étant pas croyable, voici ma­tière à réflexion. C'est tout ce que je m'autorise à en dire. Je m'étonne cependant que de bons catholiques doublés de bons paresseux, comme il s'en trouve, n'aient pas encore fait constater une telle omission par un de ces théologiens, comme il en est, dédaigneux ou ignorants de saint Thomas. Il eût tiré de cette lacune l'exégèse avantageuse à la sérénité du fainéant pieux. 126:118 Il convient encore de rappeler ici, pour la stigmatiser, une opinion assez répandue qui donne Adam et Ève pour exempts de travail au paradis, nous invitant aussi à hono­rer la sainte flemme et prendre toute besogne pour corvée punitive subséquente à la pomme. Sombres erreurs. La Genèse est catégorique : à peine dégourdi de son argile, Adam fut mis au jardinage, dans les meilleures conditions il est vrai, n'empêche que le travail c'est le travail, que la culture c'est dur et qu'aujourd'hui encore le travail de la terre est considéré comme le travail par excellence. Ce n'est donc pas au travail que nous donnerons un caractère punitif mais à la sueur du front. Quand elle nous vient à sarcler les betteraves, ce n'est pas le travail, c'est le péché que nous suons. De toutes manières, médire du travail, à plus forte raison le maudire, est impie. Jésus a réglé la question : « Mon père travaille sans cesse et moi aussi je travaille » (S. Jean, 5, 17). Bien sûr à chacun et chaque heure suffit son travail. De ce que « les lis ne travaillent ni ne filent », les paresseux auraient tort de se prendre pour lis. Cette parole d'Évangile dont le royaume de France a fait devise nous invite seulement à servir la gloire du Ciel avant les besoins de la Terre. Les honneurs ainsi rendus sont inégaux bien sûr, nullement contradictoires. Cela dit, et là encore, il y aurait un petit compte à régler avec les moralistes qui ont détourné certains messages de l'Évangile au profit de causes douteuses. Que la morale civique et ses poètes accrédités nous aient chanté le travail ses joies profanes et vertus civiques, je n'y vois pas trop d'inconvénient. Mais des sermonnaires et philanthropes de tout acabit venant à la rescousse ont prétendu naguère sanc­tifier sinon diviniser le travail dans son aspect le plus basse­ment économique, ce qui faisait un abus notoire et plus ou moins vicieux. La démarche est au moins suspecte en effet qui tend à exalter l'abnégation du travailleur en lui faisant miroiter les délices du ciel pour avoir préféré ici-bas les nobles satisfactions du devoir accompli aux joies illusoires de l'augmentation de salaire. Telle était l'équivoque de cette morale et publicité qu'elle avait non seulement circonvenu les familles chrétiennes mais jeté le trouble dans l'âme des petits cancres et que, versant la sueur de mon front sur la règle ignoble des intérêts composés, il fallait encore m'entendre dire que le travail est une prière. 127:118 Je flairais déjà la formule captieuse et la confusion des genres. Il faudra pourtant que je m'y mette si la religion, devenue adulte elle aussi, nous prescrit de bazarder le chapelet de grand-mère et d'égrener plutôt les intérêts composés de ce bas monde. Évidemment, de la paresse et du travail je ne connais­sais à cet âge que les variétés dites scolaires ; et je souhai­tais fort en connaître d'autres. Je ne pouvais imaginer que la paresse dont il était question dans mes bulletins trimes­triels, en des termes d'ailleurs que j'estimais diffamatoires, pût avoir quelque rapport avec celle que définit le livre des Proverbes. Aujourd'hui encore, parlant de paresse et citant les Écritures, je crois voir dans les marges de mon discours fulminer les annotations à l'encre rouge. Jacques Perret. 128:118 ### L'américanisme catholique d'aujourd'hui par Thomas Molnar L'AMÉRIQUE est un pays tumultueux et, pour les étrangers surtout, elle présente la confusion d'une Tour de Babel. Sur le plan de l'Église cette cons­tatation aurait été moins correcte pendant le premier siècle du Catholicisme américain, de 1850 à 1960 : le clergé, pour la plupart irlandais, se recrutait dans les classes sociales modestes (ainsi d'ailleurs que la hiérarchie) et tenait bien en main la masse des fidèles, elle-même d'origine irlandaise, italienne, polonaise ou sud-allemande. La différenciation sociale et économique des catho­liques, phénomène évident surtout depuis la deuxième guerre mondiale, a créé une couche d'intellectuels catho­liques ayant des ressentiments à l'égard de la discipline ancienne et à l'égard du rôle prépondérant du clergé dans les affaires catholiques qui ne sont pas strictement du do­maine religieux. On reproche aux membres de la hiérarchie de s'occuper presque uniquement de problèmes administra­tifs, d'avoir été, au susdit Concile du Vatican, spectateurs passifs, sans culture et connaissances théologiques ; et on reproche au clergé -- et à l'Église américaine en général -- de censurer les films, les romans, les matières enseignées dans les écoles paroissiales, aux « highschools » et aux universités catholiques. Bref, on reproche à l'Église une trop grande ingérence dans les affaires des fidèles qui sont au­jourd'hui à « l'âge adulte » et citoyens américains à part entière, prospères et cultivés. 129:118 D'ici à penser qu'après un siècle de vicissitudes les catholiques pourraient devenir l'influence dominante de la société il n'y a qu'un pas. Seulement il ne s'agit pas de faire triompher ce catholicisme, ni même de faire pénétrer la pensée et l'attitude catholiques dans la société ; il s'agit plutôt de synthétiser le catholicisme avec les autres reli­gions, de ne plus encourir le reproche de séparatisme, de donner à l'Église entière, mais avec celle des États-Unis comme avant-garde, une orientation nouvelle, inédite. Cela peut paraître une attitude, somme toute, logique : l'Église est en train de prendre de nouvelles options ; son instinct historique lui dicte un plus grand rapprochement avec l'esprit du siècle et avec ses mouvements d'idées ; cette modernisation n'aurait-elle pas plutôt nom : américanisa­tion ? Dans ces conditions l'Église américaine devient fer de lance, les États-Unis jouant dès aujourd'hui le rôle -- par rapport à l'Église universelle -- qu'avaient joué les Églises « méditerranéennes », surtout celle de France. 130:118 Ce n'est évidemment pas une politique avouée ou consciente dans la plupart des esprits ; en réalité, pourtant, tout se passe comme si les choses prenaient cette tournure-là. On peut discuter sur la signification véritable de la visite du Pape à l'O.N.U et se dire qu'après tout, c'est aux États-Unis que Paul VI voulait discrètement rendre hommage. Mais le doute n'est plus possible quand on a entendu le discours, l'an dernier, du Père Pedro Arrupe à l'Université Fordham, la plus grande université catholique (jésuite) du pays. Dépassant de loin la courtoisie requise d'un invité illustre, le P. Arrupe n'a pas seulement rendu hommage à cette institution, puis à la conception américaine de l'édu­cation, mais aussi à la notion et à la pratique de la liberté laquelle, a-t-il dit, est une réalisation de la démocratie amé­ricaine, institutrice, en cela du monde entier, y compris l'Église ! Ainsi donc si l'Église est « experte en humanité », selon la parole du Pape, elle est disciple en matière de liber­té, selon le général des Jésuites. Cependant, ce sont de petites choses dans le grand cou­rant d'indépendance que s'arrogent les intellectuels catho­liques progressistes du pays. Entendons-nous, il ne s'agit pas d'une couche intellectuelle semblable à la gauche catholique en France, de Lamennais et de Marc Sangnier à Mounier et au *Témoignage Chrétien*. Parce que d'abord ces progressistes américains manquent de tradition autoch­tone ; ce sont des intellectuels pas très profonds philosophi­quement, et que rassemble leur commune origine irlan­daise (esprits frondeurs), leur ressentiment d'avoir été « brimés », leur désir d'être à la page, c'est-à-dire intégrés dans la grande société de coloration protestante. Depuis un certain temps il y a davantage encore : l'ambition de faire partie de la catégorie intellectuellement en place -- l'*Esta­blishment --* notamment de la République des Professeurs. Or, il arrive que la montée de cette catégorie d'intellec­tuels catholiques coïncide dans le temps avec le Concile et le « changement des structures » (expression chère aux in­tellectuels des deux Amériques). Aux yeux d'une catégorie montante « changement », « mobilité », « dynamisme social » signifie justement leur propre ascension ; lorsque le processus est terminé, on cherche à arrêter le mouve­ment et la mobilité, mais on continue à se servir des termes fétiches, ou plutôt à s'en couvrir comme d'une carapace protectrice. 131:118 Il est agréable, certes, de représenter officielle­ment le progrès, tout en occupant une place près du som­met. Certains publicistes catholiques, notamment M. Dan Herr, rédacteur du circulaire *Overview,* reprochent, d'ail­leurs assez timidement, à la *nouvelle classe* d'intellectuels catholiques leur changement d'attitude abrupte : il y a quelques années ils vitupéraient, au nom des laïcs, la pré­potence de la hiérarchie, en insistant sur le droit de s'expri­mer librement à l'intérieur du catholicisme. Aujourd'hui les mêmes personnes se moquent cruellement des laïcs « attar­dés » qui osent avoir des opinions contraires aux vérités récemment découvertes et propagées avec un fanatisme néo-triomphaliste. De l'avis même des progressistes l'Amérique n'a pas encore vu naître un théologien d'envergure. Il est de mise de faire l'éloge des « géants » étrangers comme Karl Rahner, Hans Kung et Schillebeeckx -- et aussi de quelques Fran­çais (comme le P. Congar), mais de ces derniers avec une certaine gêne car c'est l'esprit germanique qui, à tra­vers l'héritage protestant, est indubitablement plus proche et familier. Cependant cette absence d'un théologien local n'inquiète pas trop nos progressistes, et en cela ils ont rai­son : la contribution des États-Unis à l'aggiornamento ne sera guère de nature philosophique, ils lui fourniront plutôt le *modèle social et culturel*. En effet, lorsqu'un P. Rahner disserte sur « l'homme de l'âge atomique », il est manifeste que c'est pour lui une manière de faire sa révérence à l'égard du progressisme de rigueur chez un artisan du dia­logue. Si on lui posait des questions précises sur ce qu'il entend par ce monstre-là, cet homme pourtant prolixe ne pourrait sortir que des clichés. Par contre, aux États-Unis ces mêmes clichés ont un sens, ils font partie du rite célé­bré tous les jours sur l'autel de la société urbaine, mobile, productrice et consommatrice de machines et de « gadgets ». 132:118 Aussi vois-je la déficience philosophique des progres­sistes américains compensée par le fait qu'ils sont installés de plain-pied dans le type de société vers lequel tendent, plus ou moins obscurément, tous les catholiques aggiorna­mentistes. J'irais même jusqu'à dire que derrière les élucu­brations teilhardiennes les gens les plus émus par son lyrisme évolutionniste voient se dessiner la société indus­trielle, super-efficace -- et en même temps froide, cruelle, calculatrice. N'oublions pas que le même Teilhard qui parle de fusion, d'amour, de convergence et de fraternité, était incapable, de son propre aveu, d'avoir simplement pitié pour les souffrants, les laissés pour compte, les victimes des camps de concentration et des bombes atomiques. La raison en est, chez Teilhard, chez ses admirateurs et chez nos progressistes, que le Christianisme ainsi que son vocabulaire leur servent de façade, façade obligatoire au siècle de la démocratie, afin de dissimuler leur volonté de pouvoir et leur admiration devant les annales métalliques de la civilisation urbaine, étincelante et impersonnelle. Voilà pourquoi les progressistes catholiques des États-Unis me semblent plus authentiques que leurs collègues européens : c'est ici qu'est née la civilisation urbaine et monotone (malgré des tumultes et des conflits effroyables) où l'homme est foncièrement insatisfait sauf quand il est libre de façonner le monde à sa guise, de pétrir la masse inerte des objets ou des masses humaines, bref, quand il exerce sa puissance. Ce qui chez le P. Teilhard était une sensibilité disons oblique ou même tordue, devient chez l'intellectuel catholique américain, laïque on prêtre, zèle de transformer l'Église en une sorte de société à l'américaine, démocratique, pluraliste, efficace et impersonnelle. On se rappelle que Teilhard offre à l'homme contemporain une option (qui n'en est pas une) : ou bien le choix préalable de l'évolution vers le Point Oméga, l'aventure cosmique, mais avant tout la socialisation (ou totalisation), ou bien il choisit contre toute cette belle perspective, mais alors il sera inéluctablement écrasé, anéanti, éliminé. Qui appar­tient à cette dernière catégorie de misérables ? Les anti-démocrates et anti-progressistes, les pusillanimes, les im­mobilistes. 133:118 Écoutons à présent les femmes catholiques d'un colloque organisé par la revue de gauche, *Commonweal*. Il y en avait quatre, autant de copies conformes de Simone de Beauvoir, surtout la religieuse parmi elles, la Sœur Aloysius. Quel­ques opinions, déclarées sur un ton qui aurait amusé le Molière des *Femmes Savantes *: le contrôle des naissances n'est pas seulement le droit des femmes, c'est surtout un moyen pour elles de modifier leur nature biologique afin de réaliser leur potentiel intellectuel et culturel ! -- La reli­gion institutionnalisée (euphémisme pour « Église ») est une contradiction ; désormais les fidèles se réuniront au­tour de certaines préoccupations (« areas of concern » intraduisible car c'est du jargon bureaucratique qui ne dit pas son nom). Aussi longtemps que nous préservons dans l'Église des structures complexes et fixes (!), déclara la Sœur Aloysius, nous ne faisons qu'encourager à se joindre à nous les personnes qui ont besoin d'un abri dans la vie. Or, ces personnes sont justement celles qui seront inca­pables de fonctionner dans le monde qui se crée en ce moment. S'il fallait trouver dans toute la littérature hostile au Christ et à son message une déclaration représentative, celle de cette religieuse remporterait de loin le premier prix. Pourtant elle a le mérite de révéler la véritable intention des nouveaux prêtres, et d'être en même temps la forme (pas tellement caricaturale) de l'orientation de base de nos progressistes. A leurs yeux l'histoire du monde vient de prendre un tournant décisif. Non pas vers le marxisme, car celui-ci n'est, au fond, qu'une tentative assez peu réussie de l'évolution de l'humanité intégrée. Plutôt vers le type de société qui existe et qui prospère dans les pays nor­diques et protestants, industrialisés et pluralistes. Le mo­dèle c'est les États-Unis, par le fait aussi que l'intégration religieuse s'y accomplit dans le cadre large et tolérant de l'éthique protestante. A lire un Daniel Callahan, jeune rédacteur de *Commonweal*, dans son livre, *The New Church*, ce qui manque à l'Église c'est la liberté, mais seulement, dans le sens où elle avait été trop captive de telle classe sociale ou de tel point de vue politique ; jamais Callahan ne cherche à détacher l'Église de ses attaches terrestres trop puissantes quelles qu'elles soient. 134:118 Au contraire, nos progressistes admirent ce que Mari­tain, dans son nouveau livre, appelle « l'efficacité d'un jour », parce que, justement, ils y voient, dans cette effi­cacité, la marque de la civilisation universelle et unitaire à venir. Ainsi, n'ayant pas de vrai critère pour juger l'Église, et ayant rejeté les critères inscrits dans l'enseignement du Christ, Callahan se doit de faire bon accueil non seulement à toutes les nouveautés, mais encore à toutes les attaques dirigées contre l'Église. S'agit-il des « théologiens » de la mort de Dieu ? Eh bien, l'auteur leur reconnaît d'avoir « posé des questions importantes ». Parle-t-il du *Vicaire*, pièce à calomnies de Rolf Hochhuth ? Eh bien, à son avis cette pièce a le mérite d'avoir « brutalement dévoilé la conception que la papauté a d'elle-même ». Et ainsi de suite, dans l'esprit de l'acceptation totale de l'intrusion de l'irre­ligion. J'ai l'impression que nos Callahan sont à tel point sé­duits par la société au milieu de laquelle ils vivent, qu'ils renoncent à en examiner les principes et les fondements. En tant que citoyens, c'est une attitude qui se défend ; mais le chrétien doit être toujours sur le qui-vive et ne pas fermer les yeux sur ce qu'il y a d'incompatible entre son apparte­nance à deux communautés, celle de César et celle du Christ. D'autant moins que dans notre siècle totalitaire et bruta­lement séculier la tentation est immense de voir nos sociétés comme le royaume de l'homme divinisé. L'ouvrage le plus populaire dans nos universités, y compris les facultés de théologie, est, ces jours-ci, celui de M. Harvey Cox, intitulé *The Secular City*. Son argument est fondé sur la mort de Dieu, chose désormais acquise et entrée dans les mœurs. Alors, il faut bâtir (la thèse remonte au temps de la tour de Babel !) la société de l'homme sans Dieu et ne pas s'in­quiéter de ces attardés d'un Dieu extinct ([^23]). La *secular city *? Mais le modèle en est forcément la société américaine, du simple fait que l'auteur, et les autres auteurs semblables ne peuvent avoir autre chose dans l'imagination, ne peuvent qu'apporter une ou deux retouches à ce qu'ils voient tous les jours. 135:118 Je ne suis pas exactement un admirateur des thèses et prises de position de M. Jean-Marie Domenach, et je rejette, certes, le pessimisme gratuit qui est la conclusion de son livre récent, *Le Retour du tragique*. Car ce n'est nullement vrai que ces tordus de l'esprit et du corps que sont les « héros » du théâtre de Beckett, nous représentent, hommes du vingtième siècle, même mille fois écrasés. Mais enfin il est notable qu'un homme de gauche comme Domenach fasse un demi-mea culpa et revienne de certains rêves idéologi­ques. Rien de tel chez Cox, Callahan, Halmilton, Altizer et autres Van Buren, théologiens du Dieu mort et de la Cité ressuscitée. Je veux dire aucune critique fondamentale, au­cune idée qu'il pourrait y avoir une marge, un hiatus entre la société contemporaine et une condition meilleure faite à l'homme. Lorsque ces messieurs veulent quand même con­sentir à un effort momentané de réflexion sur ce qui ne va pas dans ce monde, ils reprennent l'affreux cliché sur les Nations Unies, le problème de l'aide aux pays sous-dévelop­pés, l'obligation de l'Amérique de rebâtir ses bidonvilles et d'annuler la pauvreté. L'un des côtés suprêmement ironique de cette adulation de la Cité efficace est que ces mêmes penseurs abhorrent l'idée de penser selon des « modèles » et « archétypes ». Les dames précitées du colloque de *Commonweal* furent unani­mes à déclarer que « ce qui est la norme ce n'est jamais le naturel mais le personnel ». La Sœur Aloysius, la plus vio­lente du groupe, exprima la même chose dans son jargon de disciple docile de Sartre quand elle dit « qu'un existant est obligé de se réaliser dans des engagements libres car chaque situation historique est unique, ouverte à l'avenir, pleine de surprises. Dans ces conditions un modèle est né­cessairement suspect ». C'est-à-dire tous les modèles doivent être soupçonnés d'engluer l'existant libre, sauf justement le modèle de la société moderne, etc. 136:118 Mais passons et jetons plutôt un dernier regard sur cette question des archétypes. Nous nous trouvons devant le deuxième livre le plus populaire, après celui de Harvey Cox, *The Future of Belief* du Professeur canadien (catholique) Leslie Dewart. Le titre signifie l'avenir de la foi mais aussi du système de croyances rattachées à la religion catholique. J'ai déjà signalé dans *Itinéraires* un certain enseignement se propageant à partir des universités catholiques américai­nes, enseignement qui cherche à discréditer les traditions gréco-latines de l'Église afin de les remplacer par la vision technologique-évolutionniste propre aux civilisations nor­diques, protestantes. Cette fois il s'agit donc d'une critique philosophique en règle. Selon Dewart la conception classi­que de la vérité (conformité du sujet à l'objet de la con­naissance) n'est plus valable. A chaque époque le sujet se révèle à soi-même comme être connaissant selon les réalités de cette même époque. Ainsi une époque et une civilisation particulières n'ont pas le droit d'imposer leur attitude à une autre époque et une autre civilisation. Pour parler de l'Église, elle ne doit pas s'arrêter à une période favorisée parmi d'autres, et elle doit couper, elle aurait dû couper de­puis longtemps, ses attaches avec la philosophie aristotélicienne et avec le Moyen Age. Il suit de cette thèse que la Révélation doit être différemment interprétée à chaque grande période historique ; la conceptualisation de la Révélation, c'est-à-dire du message évangélique, doit s'opérer d'une manière nouvelle aujourd'hui, surtout parce que l'homme moderne « est plus conscient, est plus présent à lui-même » que l'homme du passé. Ces idées, ancrées dans la phénoménologie, permettent à Dewart d'engager le dialogue avec les athées et autres marxistes. Car, si les catholiques acceptaient de « re-concep­tualiser » leur religion selon les réalités du siècle, ils adop­teraient une religion révolutionnaire avec laquelle les autres n'auraient plus de dispute. Le critère étant l'amour et l'amour seul, quand l'amour se définit, selon Dewart, « en­gagement dans le monde », le résultat serait que le catho­lique accepterait de collaborer avec quiconque y est égale­ment engagé. Vous devinez de qui il s'agit... 137:118 Une fois de plus on est ébahi devant tant de simplisme. Dewart appelle le Marxiste « un athéiste relatif » car il n'est pas athée sans condition, mais seulement parce qu'il est désespéré devant la méchanceté du système capitaliste qui le fait souffrir, lui et ses semblables ! De son côté, le chrétien est un théiste « relatif » lui aussi, car il ne reconnaît Dieu que là où il y a amour et engagement. D'où la conclu­sion que la collaboration de ces deux « relativistes » est chose allant de soi. Voilà ce qui passe pour une philosophie authentique ! Quant à nous, nous y notons l'obsession du présent, de l'état existant des choses, d'une certaine forme de civilisa­tion. Le critère n'est même plus l'Homme avec une majus­cule ; c'est l'homme *hic et nunc*, le court moment présent, la grenouille se figurant bœuf. Thomas Molnar. 138:118 ### Qu'est-ce que la culture ? par Marie-Claire Gousseau Si d'occasion, il prenait fantaisie à quelque jury sérieux de récompenser les mots vedettes, comme d'autres décernent des palmes aux étoiles du monde des spectacles, l'Oscar 1967 ne se devrait-il pas de revenir à la vedette internationale « Culture » talonnée de près, il est vrai, par « la faim dans le monde » et « la mixité » ? De la *Nouvelle critique*, « revue du marxisme militant » (c'est son propre titre), aux albums *Fêtes et Saisons*, édités par les Révérends Pères dominicains, tout un chacun disser­te sur la « Culture » et les moyens de la dispenser, avec une rare unanimité de principes et de vocabulaire. Dans cet océan de littérature « culturelle », M. André Malraux ministre d'État chargé des Affaires culturelles, a donné les plus synthétiques et frappantes définitions de ce que tous entendent par « culture ». Les formules claires et précises de M. Malraux font que toutes les autres apparais­sent en comparaison comme de pâles et malhabiles imita­tions. « Quand la machine apparut, l'âme a été remplacée par l'esprit, et la religion, qui avait été relevée par la métaphysi­que, a été remplacée par la pensée scientifique. » « Le rôle de la culture, si elle joue en profondeur, cor­respond à ce qu'était autrefois la religion » ([^24]). 139:118 « Le problème que notre civilisation nous pose n'est pas du tout celui de l'amusement, c'est que jusqu'alors la signification de la vie était donnée par les grandes religions, et plus tard par l'espoir que la science remplacerait les grandes religions, alors qu'aujourd'hui il n'y a plus de signification de l'homme et il n'y a plus de signification du monde, et si le mot Culture a un sens, il est ce qui répond au visage qu'a dans la glace un être humain quand il y regarde ce qui sera son visage de mort. *La culture, c'est ce qui répond à l'homme quand il se demande ce qu'il fait sur la terre*. Et pour le reste, mieux vaut n'en parler qu'à d'autres mo­ments : il y a aussi les entr'actes. » ([^25]) Ces longues et nécessaires citations nous éclairent sur d'autres affirmations, exprimant, on ne peut mieux, les moyens par lesquels la culture, définie par M. André Mal­raux, doit jouer son rôle et par suite orienter nos vies, puis­qu'elle seule leur donne désormais une signification. « La maison de la Culture est en train de devenir -- la religion en moins -- la *cathédrale*, c'est-à-dire le lieu où les gens se rencontrent pour rencontrer ce qu'il y a de meilleur en nous » déclare encore M. André Malraux ([^26]). « La culture ne peut être qu'imposée, par autorité ou par ruse. » « A bas la culture démocratique ! » « La Culture commence en France son apprentissage. On ne peut tolérer de faiblesse dans l'action culturelle de l'État. Nous exigeons une emprise beaucoup plus forte, totale, de l'État sur nos activités » n'ont pas craint d'affirmer, les 30 et 31 janvier 1967, à Royaumont, MM. Planchon, Gignoux, Sarrazin et Vilar. La brutalité de ces attitudes fait dire à M. Jean Leloup dans *L'Événement* (revue de M. d'Astier de la Vigerie), numéro 14 de mars 1967 : « Depuis Royaumont, on ne peut plus tergiverser : la Révolution culturelle française est en marche. » Concluons avec Mao-Tsé-Toung : « La culture révolution­naire est pour les masses populaires une arme puissante de la Révolution. » 140:118 Ce tour d'horizon, prometteur de très culturels lende­mains ne nous donne, en fin de compte, de la dite culture aucune définition de nature. Nous ne pouvions en attendre davantage de ces esprits marxistes ou en cours de marxisation ([^27]). Il ne faut donc pas se montrer surpris de ce que la culture ne soit ainsi caractérisée que par le rôle qu'ils lui assignent, par son « action », pourrait-on dire, alors que nous restons sur no­tre faim quant à son essence. ##### *Culture... et culture* Jusqu'à une époque assez récente, « culture » s'entendait en un sens très particulier et très clair, à savoir celui d' « agriculture ». On parlait aussi de « culture générale » ; il n'est pas défendu d'ailleurs de penser que cette culture générale de nos aïeux comprenait le goût et le respect des travaux des champs, comme de ceux de l'esprit. En un temps plus proche ce fut la célèbre formule du président Édouard Herriot qui servit longtemps de réponse toute faite à la question : « Qu'est-ce que la culture ? » « C'est ce qui reste quand on a tout oublié. » Bien qu'incomplet, cet aphorisme présente au moins l'avantage de situer la culture sur son vrai terrain, c'est-à-dire aux confins de multiples notions voisines, dont il nous faut bien définir les rapports avec la culture, pour ne pas en rester aux aspects partiels de la question : -- culture et savoir ; -- culture et instruction ; -- culture et éducation ; -- culture et technique ; -- culture et métier ; -- culture et classes sociales ; -- culture et humanisme ; -- culture et idées générales ; -- culture et civilisation ; -- culture et patrimoine ; -- culture et sagesse. 141:118 ##### *Culture et savoir* S'il entre dans toute culture un nécessaire « savoir », confondre culture et savoir, ou limiter la culture au savoir ressemble fort à réduire la science à la fabrication de sa­vants grimoires ou l'enseignement à l'apprentissage de l'usa­ge des dictionnaires. L'esprit encyclopédique de « l'incollable » qui sait tout se distingue de l'esprit cultivé aux connaissances innom­brables en ce sens que le premier reconstitue sans cesse le dictionnaire et que le second tire de son savoir un édifice nouveau, une synthèse personnelle qui compose peu à peu sa propre culture. ####### Culture et instruction Instruction provient du latin *instruere* qui signifie élever, bâtir. Le savoir dispensé aux esprits humains fait donc de chacun un nouvel édifice. La culture dans ses rap­ports normaux avec l'instruction, action de construire, ne peut donc être une « culture de masse ». Pour en arriver à cette dernière notion, il faut déjà fausser la notion d'ins­truction ou lui donner « a priori » un sens collectif. Il ne faudrait d'ailleurs pas confondre automatiquement la facilité de circulation des connaissances, grâce à tous les moyens modernes de communications sociales, avec une nécessaire « culture de masse ». Le développement et la cir­culation rapide des connaissances humaines ne provoque le phénomène de « massification » que dans le cas où : -- un choix arbitraire des connaissances mises en cir­culation est opéré à des fins idéologiques ([^28]). -- l'instruction est isolée de l'éducation. 142:118 ####### Culture et éducation L'accumulation d'un certain savoir ne produira en effet des esprits véritablement instruits que dans la mesure où les hommes sont en même temps éduqués. Éduquer, du latin *educere*, *conduire hors de...* c'est-à-dire conduire hors de l'état d'enfance à l'état d'adulte. L'édifice de l'instruction est donc orienté, il jette ses bases en cette période éminem­ment réceptive de la petite enfance pour monter peu à peu et construire la personnalité de l'adulte. Et c'est là où l'éducation, en formant le jugement, en entraînant les caractères à vouloir selon une juste hiérar­chie des valeurs, joue un rôle irremplaçable. C'est elle qui oriente l'instruction dans la mesure où elle lui donne la plénitude de son sens pour ne pas dire la plus élémentaire des significations. D'où il suit qu'en l'absence d'éduca­tion ou en cas de séparation entre éducation et instruction, cet édifice sans finalité ne peut que devenir la collectiviste et monstrueuse Babel, aux façades aveugles : c'est alors la culture de masse, sans ouverture à ce qui n'est pas elle-même, qui n'existe que pour elle-même et qui ne se soucie pas *d'élever les hommes,* mais de s'élever elle-même par les hommes. Au chapitre de la formation des hommes, les Réflexions pour 1985 expliquent ce processus ([^29]) : « De manière assez curieuse, les buts à atteindre n'apparaissent pas clairement dans l'enseignement actuel, de telle sorte que l'éducation dispensée aux Français paraît à certains (des rapporteurs du VI^e^ Plan) correspondre mieux aux besoins d'une Société ancienne qu'à la nôtre... Dans la mesure où les processus de formation se sont modifiés, il semble qu'ils aient tendus seulement à faire des hommes *de bons producteurs,* ce qui peut apparaître comme la conséquence d'une révolution industrielle insuffisamment accomplie. Si l'on veut, en effet, que le cycle d'application soit bien complet et bien équilibré, il con­viendrait aussi que les hommes soient formés pour être de *bons consommateurs.* » 143:118 Voilà donc « la formation des hommes » et par voie de conséquence, l'éducation, l'instruction, le savoir... et la cul­ture, enfermés dans le cycle infernal production-consom­mation. Mais peut-on en réalité parler encore d'éducation quand celle-ci n'a plus pour but que d'orienter l'édifice de l'instruction vers la production et la consommation ? Comment s'étonner alors des difficultés des jeunes pour « s'orienter » comme on dit ? Comment leur en vouloir de leur peu de goût à chercher le rôle qui leur convient dans la société alors qu'ils savent que ce n'est pas eux qui choi­sissent mais que ce sont les besoins de la société qui s'impo­seront à eux ? Pourquoi les enseignants et éducateurs se plaignent-ils tant de la nonchalance, du peu d'enthousiasme, des garçons surtout, lorsqu'ils essaient de les « accrocher » par les perspectives de leur avenir, alors que les planifica­teurs ne leur parlent que reconversion, instabilité dans la profession, mutations, remises en question ? Par ailleurs, en fonction de quels critères choisiront-ils telle voie plutôt que telle autre ? Dans notre forme de vie sociale où le monde du travail est enfermé sur lui-même, où les quartiers dits de « vie active » sont complètement sépa­rés des quartiers d'habitation, où les pères abrutis par le rythme du travail ou la durée excessive des temps de trans­ports ne parlent jamais de ce qu'ils « font », pressés d'ou­blier pour respirer enfin un peu, où nos jeunes trouveront-ils le contact avec ce monde dans lequel il leur faudra coûte que coûte s'insérer ? ([^30]) Comment faire naître le désir et la réalité d'une vérita­ble culture, faits de ce savoir acquis par l'instruction et orienté par l'éducation vers l'épanouissement personnel alors que toutes les facultés humaines n'ont plus pour fin que le cycle production-consommation ? Éducation détournée de sa fin, instruction sans éduca­tion s'abreuvent à une source commune, celle de « la Techni­que », à la fois but et moyens de vivre de la moderne Babel. 144:118 ##### *Culture et technique ou techniques* L'apprentissage des techniques appartient sans aucun doute au même titre que les autres branches du savoir, di­rectement intellectuelles, au domaine de l'instruction et donc de la culture. Le contact des jeunes avec *des* techniques, dont ils sont capables d'assimiler les lois et la pratique, peut et doit naturellement porter des fruits dans le domaine de l'éduca­tion. Ces vérités de bon sens n'impliquent cependant en aucun cas, la subordination de la culture, de l'instruction, et de l'éducation à la Technique (avec un grand T), devenue une fin en soi, dont les progrès incessants broient allègrement chaque année son bon contingent d'hommes, réputés inadap­tables. État de choses auquel nous sommes si accoutumés qu'il paraîtrait quasi ridicule de s'en étonner ! Ainsi des méthodes destinées à permettre aux humains de vivre mieux exigent pour leur propre finalité d'en sacrifier régulièrement un bon nombre. C'est probablement pour nous faire avaler cette couleu­vre que les sociologues nous annoncent que désormais la civilisation des loisirs succède à celle de la technique. La perspective du farniente a toujours le don d'arranger beau­coup de situations difficiles et de rendre tout un chacun optimiste à souhait ! Moyennant quoi, les techniques qui permettent à l'homme d'aménager le monde pour le rendre propre à sa fin surna­turelle, puisque c'est ici-bas que nous devons tâcher de faire au mieux pour gagner notre place au Paradis ; appartiennent sans aucun doute à cet « édifice » dont vous parlions plus haut. Leur emploi judicieux exige plus que jamais la for­mation du jugement qui évite les généralisations hâtives à partir d'une technique, comme une bonne maîtrise des moyens d'expression. Les techniques replacées dans leur véritable finalité n'entrent jamais en conflit avec la culture, pas plus qu'elles ne peuvent prétendre à constituer, à elles seules, une cul­ture dite technique s'opposant à une culture purement in­tellectuelle. 145:118 Il n'empêche que toute technique n'est pas forcément un bien en elle-même et que l'homme doit renoncer parfois à certains de ses emplois lorsque la technique se retourne contre lui-même ou cause le scandale. N'est-ce pas à notre moderne technocratie que s'adresse le Christ quand il dit par la bouche de l'évangéliste Marc, IX-44 : « Si ta main te scandalise, coupe-la ; mieux vaut pour toi entrer manchot dans la vie que de t'en aller avec tes deux mains dans la géhenne, au feu éternel... » Abandonner ([^31]) certaines méthodes (car la ou les techni­ques ne sont que cela) semblerait en fin de compte moins lourd de conséquences que le renoncement volontaire à l'usa­ge de la main droite, symbole de toute l'habileté humaine. Ces techniques ne sont donc que les moyens d'exercer le métier, ce qui nous conduit tout naturellement à considé­rer, après les rapports de la culture avec la ou les techniques, ceux de cette même culture avec le métier. ##### *Culture et métier* Par rapport au métier, la culture pourrait-on dire se situe avant et après : avant, pour l'acquisition du métier ; après, pour l'apport « culturel » que normalement doit susciter l'exercice du métier. « Un agriculteur expliquant les Géorgiques y verrait sans doute des choses que n'y voit pas un fonctionnaire », écrit Henri Charlier dans *Culture, École, Métier* ([^32])*.* Pour com­prendre les Géorgiques il faut à tous un minimum de culture acquise, mais il est bien certain que l'agriculteur, par tout ce que lui a déjà apporté l'exercice de son métier atteindra un degré de compréhension de l'œuvre beaucoup plus vif et s'il a déjà, grâce à une culture antérieure, acquis la possibilité de s'exprimer, il apportera à la culture, tout court, son écot personnel. 146:118 Le choix de cet exemple peut nous permettre de serrer de près un autre aspect des rapports de la culture et de la technique conditionnant directement ceux de la culture et du métier. La technique animant le métier ne peut en effet être génératrice de culture que dans la mesure où elle res­pecte « la nature des choses ». En effet que penseront, que seront capables d'exprimer à la lecture et au commentaire des Géorgiques les agricul­teurs de cette banlieue maraîchère, invités à participer à des prières pour la pluie, lors d'une période de sécheresse ex­ceptionnelle : « Nous ici, Monsieur le Curé, ce n'est pas la peine de dire les prières, on est bien organisé, on a les tour­niquets ! » D'aucune rétorqueront : « Bien sûr, ils ont raison. A l'ère de la pluie et du beau temps a succédé l'ère des tourniquets. » Entendez tourniquets = technique loisirs, puisque ça tourne tout seul ! Non que l'usage des tourniquets pour échapper à la sé­cheresse soit une mauvaise chose en soi ! Ce qui revêt un caractère de gravité plus certain c'est le fait que leur utili­sation dispense les usagers de concevoir leur vie en fonction de la « nature », et paradoxe ! les pousse du même coup vers un brutal matérialisme, où l'homme, en apparence, règne en maître souverain des éléments... jusqu'à la pro­chaine catastrophe d'Agadir ou de Skoplje ! Une semblable culture, si culture il y a, à partir de la confiance aveugle en les tourniquets, détournant l'homme de sa fin surnaturelle, ne peut être source de grandissement pour lui, elle a perdu tout contact avec le réel, elle ne peut donc être vraie. Elle suscitera des progrès techniques qui s'autodétruiront d'ailleurs sans cesse jusqu'à nous fabri­quer... le monde à l'envers. M. Henri Charlier dans son chapitre sur l'apprentissage de l'art nous explique ce phénomène en l'appliquant à une technique bien particulière, celles des arts plastiques. « Le propre de l'art, comme de toute pensée, est de choisir » écrit-il. Or n'est-ce pas ce choix, parmi les données de la connaissance et du savoir, acquis par l'instruction, orienté par l'éducation, exprimé par un moyen technique, qui fera d'une œuvre l'œuvre d'un homme de métier, au sens le plus complet du terme. 147:118 Pour que la culture parvienne jusqu'au métier, il ne faut rompre aucun maillon de la chaîne. Or n'est-ce pas dans le domaine artistique que la rupture se montre la plus nette et tarit ainsi la culture à sa source en même temps qu'elle appauvrit le métier ; fait qui se traduit par l'impos­sibilité pour notre époque de créer « un style ». M. Henri Charlier l'exprime ainsi : « Le jour où l'atelier a été rempla­cé par l'école, l'artiste a été chassé des métiers, l'artiste s'est séparé de l'artisan, c'est-à-dire qu'il y eut des arti­sans qui étaient peintres, verriers, mosaïstes, brodeurs, émailleurs, et des peintres qui n'étaient ni verriers, ni mosaïstes etc. les premiers n'étant pas artistes et fai­sant tout seuls des horreurs... les seconds incapables de savoir ce qui convient au verre, à l'émail, et donnant en quelque sorte à traduire leur pensée dans une langue qu'ils ne connaissent pas à des artisans connaissant bien la matière de leur langue, mais n'ayant souvent aucune notion d'art... Il est bien évident qu'une école ne remédiera en rien à ce désastre... Ces ateliers (de l'école des Beaux-Arts) n'ont plus rien de ce qu'ils avaient autrefois où les élèves aidaient le maître dans ses travaux, ce qui était un apprentissage d'une autre valeur ([^33]). » « La culture livresque séparée de l'expérience des métiers et de la vie » fait encore observer M. H. Charlier « est alors une machine qui tourne à vide, qui aboutit aux gé­néralisations sans fondement et à l'utopie. » L'utopie ! C'est exactement en plein cœur de son royaume que nous conduisent les fausses conceptions de la culture. Mais le visage de l'utopie moderne n'a plus rien de rêveur ni de sentimental, il reflète la dialectique incessante à la­quelle les idées marxistes en circulation, à notre insu la plupart du temps, nous acculent. Le problème de la culture n'échappe pas à cette règle et nous avons ainsi droit aux déchirements entre la culture et les classes sociales. ##### *Culture et Classes sociales* Le faux dilemme entre la culture intellectuelle et la culture technique conduit à un autre faux dilemme, celui de la culture aristocratique ou bourgeoise, réservée à un monde clos et s'opposant à la culture populaire ouverte à tous. 148:118 Certains les opposent dans leur conception même. M. J. Charpentreau, avons-nous déjà rappelé, a dit que « la culture populaire était progressiste », c'est-à-dire, avons-nous cru comprendre, à la fois fruit du progrès et facteur de progrès. Elle est une action en perpétuel devenir ! Soit ! Mais de quoi ce devenir est-il fait, si ce n'est de certaines notions bel et bien héritées d'un passé, aristocratique, fixiste etc. Que dans ce passé, les « animateurs » de culture populaire opèrent un choix très sérieux et très orienté, voilà bien ce qui est incontestable. Pour s'en convaincre il suffit de lire le programme des auteurs imposés aux candidats au « diplôme d'éducateur populaire » ou les affiches du Théâtre National Populaire (T.N.P.) ou du Théâtre de l'Est Parisien (T.E.P.) ou même le programme du spectacle de marionnettes proposé, à travers toute la France, par les Tréteaux de France aux petits enfants de 7 à 9 ans : spectacle poétique au cours duquel les marionnettes « disent » : Eluard, Claude Roy, Robert Desnos, Queneau et Supervielle ! ([^34]) Que les dits poètes parlent en la circonstance de papillons et de petits chats, ne change rien au problème. Car c'est en fonction de leur vision du monde et de leurs conceptions sociales qu'ils sont les hérauts de la culture populaire et en l'occurrence papillons et petits chats ont « bon dos » comme dit le langage populaire ; ou bien ils servent à exprimer le langage du surréalisme ou de l'absurde ce qui est encore une profession de foi en une certaine philosophie, qui sous-tend une certaine conception de la société ! De fait, cette culture populaire est déjà celle de la société sans classes. Aux yeux de ses animateurs la culture bourgeoise déjà balayée, par le vent de l'histoire, survit ça et là : vestiges de temps révolus, sans importance désormais. Pour la nouvelle culture, l'objectif n'est-il pas, comme le déclarait à *Témoignage Chrétien* le 17 novembre 1966 M. Gilbert Mury, du mouvement communiste français, à propos de la révolution culturelle chinoise, « de transformer l'homme, de contribuer à créer un homme nouveau ». En d'autres termes elle crée un nouvel humanisme. 149:118 ##### *Culture et humanisme­* Des habitudes scolaires, et déjà regrettables à ce niveau, tendent à réduire les rapports de ces deux notions au seul domaine littéraire de la Renaissance. En fait la Renaissance leur a donné une signification particulière dont il est un lieu commun de dire qu'elle a marqué l'homme moderne. La filiation des conceptions humanistes de la Renaissance à nos jours a fait l'objet de nombreux exposés et démonstrations. Toute culture, toute acquisition du savoir humain transmise par l'instruction, l'éducation, le métier relève d'un humanisme, c'est-à-dire d'une conception de l'homme : elle ne la crée pas. La hiérarchie de valeurs, ossature même de la culture s'ordonnera-t-elle à un homme, seul maître de sa destinée, ou à un homme adorateur de Dieu son Créateur et du Fils de Dieu son sauveur ? Humanisme athée a-t-on pu dire ou humanisme chrétien ? Ce choix imprime à la culture un caractère original bien évident et qui ne prête à aucune confusion. Mais l'athéisme peut y être générateur d'un humanisme, pour l'homme créature de Dieu, même s'il se refuse à en convenir ! Il semble qu'en pareil cas, il soit difficile de parler encore d'humanisme sans abuser des termes. L'humanisme s'entend aussi parfois comme un art de vivre, né des principes de sa culture. C'est en ce sens qu'on pourrait dire que l'humanisme est alors le produit de la culture. Cette double acception du terme « humanisme » nous conduit à confronter la culture, d'abord avec les *idées générales* dont s'inspire ou ne s'inspire pas la conception qu'a l'homme, de lui-même et de ce monde où il vit, puis avec la *civilisation,* expression de cet art de vivre. ##### *Culture et idées générales* Peut-il y avoir une culture, un savoir, une conception de l'homme sans recours aux idées générales, sans notion de ce qlui est vrai, de ce qui est bien, de ce qui est beau, sans notion d'ordre, d'harmonie, de hiérarchie de valeurs ? Toute culture, tout humanisme y recourt ou s'en prive. Les intelligences et les cœurs qui les ignorent brisent alors la culture. 150:118 Celle-ci perd toute unité et devient une mer de sable où chaque grain existe pour soi, brille au soleil de ses feux particuliers, mais tout compte fait, y en eût-il des millions, ils ne formeront toujours qu'une mer de sable stérile, sur laquelle on ne bâtit pas. Il peut prendre fantaisie à quelque esprit tyrannique de les assembler de force pour en faire « son » édifice : il ne durera pas plus que le château de sable, sorti des mains et du caprice d'un enfant ! Quand M. Jean Lacroix a écrit : « La culture c'est le dialogue » c'est au dialogue des grains de sable entre eux qu'il invite gentiment l'humanité. Que peut-il sortir d'un dialogue où chacun est sa propre vérité, donc son propre bien, son propre ordre, se remit-il à zéro, tous les huit jours. S'il repart du même zéro, on ne comprend pas très bien pourquoi la semaine suivante il arrivera à un au-dessus de zéro, qui n'apportera rien à personne de toutes manières, pas même à lui-même puisqu'il en est à nouveau à zéro huit jours plus tard. Quel apport pour la culture que ce dialogue des zéros ! Mais au-delà de la boutade, se pose cependant toute l'immensité du drame moderne. Les progrès du savoir ne s'opèrent que sur le seul plan du savoir technique, des sciences dites exactes et expérimentales indépendamment de toute idée générale de base. Les lois de la physique sont bonnes pour tous, au besoin les hypothèses scientifiques se trouvent très vite promues au rang de lois, mais les notions d'être (et les attributs de l'être) les saines données du problème de la connaissance ou sont niées, ou ravalées au rang d'options personnelles : l'émiettement des grains de la mer de sable ! Tout cela remplit des bibliothèques ou nous donne des centrales atomiques, mais l'homme y trouve-t-il la satisfaction de son besoin d'absolu ? Ce ne sont pas les progrès des sciences exactes qui ont brisé l'unité du savoir qu'avait construit le XIII^e^ siècle autour du Docteur commun par la synthèse de la philosophie païenne antique et de la philosophie chrétienne ([^35]). C'est le fait que la théologie ait perdu sa situation de centre de gravitation autour duquel tournent les autres sciences. La volonté des philosophies anti-chrétiennes imposa peu à peu, depuis la Renaissance, cette véritable vivisection. 151:118 Il est probable que les sciences exactes n'auraient pas crû comme l'espèce de protubérance monstrueuse qu'elles sont devenues, si elles étaient restées à leur place dans l'unité du savoir. Mais par une sorte de loi d'équilibre, cette unité du savoir tend toujours à se reconstituer. C'est autour des sciences naturelles et exactes que tend à se reformer maintenant l'unité en question, c'est-à-dire qu'au lieu de graviter autour des idées générales, la nouvelle unification se produit autour de valeurs finies, et mesurables, dont les méthodes propres envahissent toutes les branches du savoir : la chimie envahit la médecine, la psychophysiologie envahit la philosophie, la sociologie envahit l'histoire, l'économie envahit le droit... le raisonnement mathématique cherche à supplanter la logique. Cette nouvelle ordonnance du savoir a aussi renversé, naturellement, celle de la culture, jusqu'à la détruire. En effet est-il possible d'appeler encore « culture » cette mer de sable, immense, mais stérile dont nous parlions plus haut ? Vraie ou fausse culture vont tendre à s'incarner dans un cadre social qui en sera l'expression. C'est toute la question de la civilisation et des civilisations. ##### *Culture et civilisation* La civilisation ou art de vivre dans la cité sera l'épanouissement complet de la culture. Savoir, enseignement, éducation, techniques et métiers, classes sociales diversifiées et complémentaires, humanisme, ordonnés aux justes notions d'Être, de Vrai, de Bien, de Beau et d'ordre naturel forment les composantes de la culture qui vivra dans la civilisation. Cette civilisation peut prendre des visages divers suivant les caractères originaux des peuples, des nations ou des patries dans lesquels elle s'incarne mais son unité sera profonde et réelle. Cette unité de civilisation n'est pas une utopie, elle a réellement existé : sur le plan historique elle s'est appelée « la Chrétienté » et sur le plan géographique ce fut « l'Europe occidentale ». 152:118 Chrétienté, Occident, tant honnis de notre siècle ! N'en constituent-ils pas l'antithèse la plus absolue puisque notre dite « culture moderne » se nourrit à des sources diamétralement opposées ? Mais l'histoire de notre pays n'exprime-t-elle pas précisément la formation puis la rupture de cette unité de civilisation ? Dans le concert des peuples qui vécurent en « Chrétienté » nous savons bien que la France tint d'ailleurs une place exceptionnelle. Mais n'était-elle pas la Fille aînée de l'Église échappée aux ténèbres des temps barbares depuis le baptistère de Reims ? Que de siècles et d'efforts séparent cependant Clovis de saint Louis ! Le fil est cependant continu, sans rupture malgré les jours sombres et les errements. Le caractère universel du rôle et de l'influence de la France a souvent frappé les esprits : « Peut-être qu'on ne sait bien une chose en Europe que lorsque les Français l'ont expliquée », disait Joseph de Maistre, sujet du duc de Savoie. Cette influence a d'ailleurs survécu aux temps de chrétienté d'où la lourde responsabilité de notre pays qui a répandu l'erreur avec le même succès que jadis la vérité. C'est ainsi que la France laïque a transporté les idées révolutionnaires à l'époque de l'explosion des nationalismes puis des colonisations. L'Occident (et la France en particulier) eut donc sa plus grande force d'expansion, alors qu'il n'était plus la Chrétienté mais en gardait la réputation et certains aspects extérieurs. Il fut alors facile d'imputer ses échecs à son origine chrétienne alors que son apostasie en était la seule cause. Le caractère universel de la véritable civilisation permet donc de la distinguer des civilisations particulières auxquelles le langage courant nous a habitués -- civilisations aztèque, africaine, grecque, chinoise. Tout cela pêle-mêle alors que des distinctions essentielles s'imposent. En effet les Grecs qui parvinrent aux prémices de la métaphysique naturelle de l'intelligence humaine y jouent un rôle particulier. La civilisation, expression de leur culture participait déjà partiellement au caractère universel de la civilisation que seul le Christianisme pouvait assumer totalement, comme seul il réalisa la synthèse complète de la métaphysique naturelle, de l'intelligence humaine. Voilà bien pourquoi la civilisation tout court est « en fait » la civilisation chrétienne. 153:118 Les autres « civilisations » ne sont que des mœurs ou manières de vivre, plus ou moins proches de la véritable civilisation suivant la part plus ou moins importante de Vérité même seulement naturelle à laquelle est ordonnée sa culture : tous les degrés sont alors possibles... Le caractère universel de la culture, diverse cependant en ses incarnations dans le temps et dans l'espace, en fait le patrimoine de tous les hommes. Si « chaque bébé qui naît est un bébé de l'âge de pierre » comme on a pu le dire, il ne le reste cependant pas longtemps, tributaire qu'il est dès les heures qui suivent sa naissance du niveau de civilisation et de culture de la famille dont il est le fils. Ce bébé de l'âge de pierre trouve dans son berceau (ou ne trouve pas, si on le lui cache) tout le patrimoine des biens de culture, accumulés par ses pères ! Lui-même, devenu adulte, peut et doit alors normalement participer à l'accroissement de ces biens. Le Cardinal Siri, dans sa lettre pastorale du 7 juillet 1961, distinguait donc à juste titre le sens subjectif et le sens objectif de la culture ! Il concluait cependant l'analyse de ces deux sens par une remarque essentielle : « Il importe de noter que dans la culture tant au sens subjectif qu'au sens objectif, entre toujours la liberté humaine, même désordonnée... C'est donc une *grave erreur de parler de la culture comme d'une entité particulière, exempte de toute faute originelle et de déformation. C'est une grande chose à la façon dont l'homme est grand et c'est chose corruptible comme l'homme lui-même*. ([^36]) » Le patrimoine culturel, comme tout patrimoine humain est soumis aux vicissitudes que lui feront subir les héritiers par le jeu de leur liberté. Ils sauveront et accroîtront l'héritage, ou bien l'enterreront sans le faire fructifier, tel l'homme au talent dont nous parle la parabole de l'Évangile, ou le dilapideront. 154:118 Ils trouveront ou perdront ainsi, librement, le chemin de la Sagesse. ##### *Culture et sagesse* La sagesse des nations ? Qu'est-ce, si ce n'est ce patrimoine, accumulé au cours des siècles, géré selon le jeu de la pleine et entière liberté et donc cette culture, assimilée par les générations qui se succèdent et formée de la multiplicité des activités humaines. Mais cette naturelle et humaine sagesse trouve son épa­nouissement total en la personne même de Jésus-Christ, Dieu et Homme, le Verbe, la Sagesse éternelle. Si tout l'édi­fice construit par les efforts des hommes dans le domaine du savoir et donc de la culture obéit aux lois de la seule Sagesse qui soit, il aura toute la beauté, il connaîtra toute la durée que peut souhaiter toute entreprise humaine. Mais nous devons choisir entre la sagesse selon le monde ou selon Jésus-Christ. Or choisir Jésus-Christ c'est choisir la vraie Sagesse et « la Sagesse est la Croix et la Croix est la Sagesse ». Mais aussi « il n'y a jamais eu que Marie qui ait trouvé grâce devant Dieu pour elle-même et pour le genre humain et qui ait eu le pouvoir d'incarner et mettre au monde la Sagesse éternelle... Ce n'est donc que par Marie qu'on peut obtenir la Sagesse » disait saint Louis-Marie Grignion de Montfort. La culture, sagesse des hommes qui ont choisi Jésus-Christ, la Sagesse éternelle, par le chemin de sa mère atteint alors sa dimension totale. \*\*\* Voilà où nous a conduits pas à pas la confrontation que nous avons entreprise entre la culture et toutes les notions qui concourent à la former. 155:118 Résumons-en le cheminement en quelques mots : la culture est faite du savoir, somme des connaissances hu­maines, transmis par l'enseignement, assimilé par l'édu­cation ; elle anime les communautés naturelles, en particulier les métiers par le canal des techniques ; elle suscite l'harmonie sociale, nécessite un véritable humanisme, ne vit qu'ordonnée aux notions d'Être, de Vrai, de Bien, de *Beau* et aux justes données du problème de la connaissance ; elle s'incarne dans les peuples, les nations, les patries et y crée un art de vivre en société aux visages multiples mais qui forme cependant par son unité profonde le patrimoine universel qu'est la civilisation. Or ce patrimoine formera, si tel est le bon vouloir de chacun, libre essentiellement en son choix pour ou contre Jésus-Christ, un véritable marchepied vers la contemplation de la Sagesse divine et éternelle. De l'enfant qui épelle aux échanges ineffables de la Mys­tique tel est le chemin de la Culture. Marie-Claire Gousseau. 156:118 ### Marguerite-Marie Alacoque *La moniale de Paray* par Jacques Dinfreville VOTRE, NOM, Sainte Marguerite-Marie, est lié au souvenir de ma mère. Pour elle, avec saint François d'Assise et la petite sœur Thérèse de Lisieux, vous formiez un triptyque inséparable. Vous étiez son guide, mieux, sa compagne de route sur cette terre. Car la dévotion de ma mère s'ancrait sur un fonds charnel solide. Elle vous aimait, réclamait vos exemples, s'inspirait de vos conseils, trouvait, pour vous invoquer, de puissants intermédiaires terrestres, comme son amie, la sœur aînée de Thérèse de l'Enfant-Jésus, longtemps prieure du Carmel de Lisieux : la mère Agnès-de-Jésus. Marguerite-Marie, ma sœur, si j'ai osé écrire ces quelques pages, dans les pas de ma mère, je l'ai fait surtout avec la pensée de traduire votre merveilleux, votre miraculeux, afin de retrouver votre présence, votre contact humain. Plût au ciel que vous m'ayez inspiré ! Je n'en suis pas tout à fait sûr... Les mots de notre langage se traînent lourdement comme les bœufs de votre Charolais natal... 157:118 Comment pourrais-je séparer le pays de Marguerite-Marie Alacoque de l'élégante et fine silhouette de ma mère ? Lorsque j'ai connu ce pays, j'avais l'âge où les enfants ne veulent plus être tenus par la main mais ne s'éloignent encore guère de l'ombre dominante maternelle, laquelle, bientôt, va s'amenuiser, perdre de sa fraîcheur salvatrice puis disparaître soudain vous laissant seul sous le *soleil de Satan.* Ma mère avait la passion des pèlerinages pourvu qu'on n'y fasse pas trop d'ascèse. Sagement, aux sites désolés genre désert de Platée, où la voix de Dieu clame vainement, sa piété et sa ferveur préféraient les bons pays où le pied s'enfonce dans la glaise et ne trébuche pas. Elle aimait les chemins de croix qui serpentent à l'ombre de beaux arbres dans des prés fleuris. Là, broutent des bovidés rebondis, tantôt ruminant leurs prières d'un air satisfait, tantôt tournant les yeux vers le ciel qu'ils invoquent contre les moucherons, taons et autres bestioles possédées du démon. Humblement ma mère se classait parmi les bien-pensants et les bourgeois, causes de tous les maux de l'humanité souffrante. (On ne parlait point encore des pelés *activistes* et galeux *intégristes*...) Sa dévotion, pleine d'équilibre, s'appuyait, non sans orthodoxie, sur des cas bien concrets et des exemples tout ce qu'il y a de plus notables. « La sainteté, pensait-elle, ne recherche pas uniquement les déserts desséchants, les hauts-lieux désolés, les étroites colonnes où seuls les stylites se sentent tables. Souvent elle s'attache aux paysages d'une beauté épanouie et même confortable, aux décors somptueux, là où le Créateur a engendré ses plus belles créatures, où les offrandes peuvent se multiplier, où le travail de l'homme est béni à condition que Dieu y soit loué. A Vézelay, à Domremy, à Lourdes, à Lisieux, non seulement on entend chanter les oiseaux mais les troupeaux abondent et ne cessent de croître. » A Paray-le-Monial aussi, dans ce merveilleux pays du Charolais que ma mère me fit connaître entre deux oraisons : Quand on survole les prés d'embouche (ce que j'ai fait souvent plus tard), les grands bœufs blancs apparaissent si nombreux que la terre des hommes, telle un miroir, semble refléter la voie lactée. 158:118 Ce n'est pas du lait pourtant dont on parle le plus souvent comme boisson dans ce pays béni mais du vin, cet autre symbole de la fécondité du sol que le Seigneur daigna associer au plus généreux des sacrifices. \*\*\* Tel est le cadre évocateur de richesses terrestres où est née, en 1647, Marguerite-Marie Alacoque : un nom qui prête plus à faire sourire les enfants qu'il n'incline à la médita­tion. La Fronde commence et l'Espagne continue à faire la guerre à la France. La conjoncture politique ne semble guère troubler le plantureux pays de Marguerite, très voi­sin de la Franche-Comté alors encore espagnole pour peu d'années. Si l'on veut passer de Bourgogne en Franche-Comté, il n'est que de traverser la Saône. Ce fait, qu'aucun de ses biographes ne signale, aura quelque influence sur la formation intellectuelle de Marguerite. Elle a été baptisée le 22 juillet 1647 dans la paroisse de Verosvres, l'un de ces innombrables villages de France qui n'aiment point les tracas de l'Histoire et s'en trouvent fort bien. Une église vouée à un saint patron, des cloches, un cimetière concrétisant la piété de ses habitants, entrete­naient avec eux, depuis le Moyen Age, un dialogue plus vif, plus chaud qu'on ne le croit ordinairement. La tradition lui conférait certaines richesses que notre époque remet en valeur sans en comprendre tout le sens. Marguerite appartenait à une famille honorable et « assez bien partagée des biens de fortune », quoique fort prolifique. Elle avait quatre frères dont l'un, Chrysostome, eut vingt-quatre enfants, de deux femmes, il est vrai. Sans doute ne passait-il pas tout son temps en oraisons et vou­lait-il se montrer digne des Alacoque dont les armes sont assez parlantes : « Azur au lion d'or patté et lampassé de gueules avec un coq en pointe de même. » 159:118 A huit ans, Marguerite perdit son père et son éducation fut parfois abandonnée aux serviteurs et aux villageois. Sa mère souvent absente du logis ne paraît pas avoir marqué une grande sollicitude à une enfant pourtant délicate, grave­ment atteinte d'une maladie infantile qui l'empêcha de marcher pendant plusieurs années. Amaigrie au point que « ses os lui perçaient la peau », Marguerite guérit subite­ment grâce aux prières qu'elle fit à la Vierge Marie. Car l'enfant était pieuse : A quatre ans elle ressentait de l'attrait pour aller à l'église et elle fit sa première Communion très tôt (à neuf ans), chez les dames urbanistes à Charolles. Quelques années après, elle prononça un vœu de chasteté : « Elle se sentait alors si fortement attirée par le Saint-Sacrement qu'elle en aurait perdu le boire et le manger. » Fort jeune, Marguerite entendit un appel venant de l'au-delà, sentit bouillonner en elle la source mystique. Celle-ci bientôt va jaillir très haut, comme ces geysers, merveilleux panaches liquides et chauds qui semblent se perdre dans le ciel, avant de retomber sur le sol en millions de gouttes bénéfiques. Élevée à peine adolescente « au plus haut degré de la contemplation », Marguerite ne trouva pas aussitôt la paix du cœur dans son désir de Dieu. Le renoncement progressif au monde donna lieu chez elle à une longue lutte intérieure durant laquelle d'interminables nuits d'angoisse n'étaient frangées que de courtes aurores d'allégresse. Elle se déguisa pour le Carnaval et aussitôt s'imputa cette dis­traction comme un crime. Sa famille voulut la marier, la contraignit à s'habiller avec recherche, à prendre part aux plaisirs de la jeunesse : « Quand je posais ces maudites livrées de Satan, écrira-t-elle plus tard, mon Souverain Maître se présentait à moi comme il était en la flagellation, tout défiguré et me faisant des reproches que mes vanités l'avaient mis en cet état. » Après trois journées de Carnaval, Marguerite « aurait voulu mettre son corps en pièces ». Ses austérités qu'elle avait commencées à douze ans redoublèrent. Elle passait la nuit en prières, se plantait des aiguilles dans les doigts, couchait sur un ais ou sur des bâtons pleins de nœuds : « J'allais me cacher en un coin de jardin ou d'étable. Je passais les jours entiers en ces lieux sans boire ni manger. Quelquefois de pauvres gens du village me donnaient par compassion un peu de lait ou de fruit. » 160:118 D'autres épreuves s'ajoutent à celles que Marguerite s'inflige elle-même. La persécution domestique dont elle est l'objet va crescendo : « Tout était fermé sous clé de manière que je ne trouvais pas de quoi m'habiller pour aller à la messe. » La mère de Marguerite est atteinte d'un érésipèle, « une plaie affreuse et puante ». Tout en priant pour la guérison de la malade, la jeune fille la soigne sans récriminer. La seule joie qu'elle se permette consiste à secourir les pauvres : « Il en venait tellement qu'elle ne savait où les mettre pendant l'hiver. » En 1671, à vingt-trois ans, elle entre enfin chez les Visitandines au monastère de Sainte-Marie de la Visitation à Paray-le-Monial. Le Seigneur n'a pas jugé utile de lui préciser qu'il désirait la voir rester dans son pays d'origine, au centre de gravité de la France. Elle doit être l'une de ces Visitandines qui déjà s'intitulent *Filles du Cœur de Jésus *: « C'est ici que je te veux, a-t-il murmuré à Marguerite... Souviens-toi que c'est un Dieu crucifié que tu dois épouser ; dis adieu à tous les plaisirs de la vie, puisqu'il n'y en aura plus pour toi qui ne soient traversés de la Croix. » Elle a répondu : « Je ne veux que vous seul attaché à la Croix. C'est là où je veux vous aimer pour vous seul, pour l'amour de vous-même. Ôtez-moi donc tout le reste afin que je vous aime sans mélange d'intérêt ni de plaisir. » \*\*\* Si on la dépouille de son soutien mystique, de ses extases qu'elle cache à la majorité de son entourage, la vie monastique de Marguerite-Marie tient en quelques pages. Elle a néanmoins duré près de vingt ans. 161:118 Elle prend l'habit en 1671, fait profession en 1672 elle est successivement maîtresse des pensionnaires, utilisée à l'infirmerie, directrice du noviciat. Sa santé subit de continuelles épreuves. A deux reprises elle est guérie miraculeusement, en particulier le 20 juin 1680, après un accident au puits : La pauvrette a eu la mâchoire fracassée par le bras de fer qui servait à mener le tour. Elle procède elle-même à plusieurs guérisons, celle du curé de Bois Sainte-Marie, celle dle son frère Jacques. Saint François de Sales, le fondateur de l'ordre, « lui fait l'honneur d'une visite et lui donne de salutaires enseignements ». A son directeur de conscience, le Père de La Colombière, elle a fait confidence de sa vie mystique, de ses extraordinaires visions : Le Christ et la Vierge, maintes fois lui sont apparus. Le Père de La Colombière lui accorde un crédit total, ne cesse de l'assister de ses conseils. Il est son premier disciple et consacre le reste de sa vie à faire connaître le Sacré-Cœur de Jésus. Dans les menus incidents de la vie quotidienne, Marguerite-Marie ne cesse de faire preuve d'humilité, de charité. Que d'efforts ! Que de fatigues pour ce pauvre corps épuisé ! Chère sœur Marguerite-Marie, vous vaquez aux besognes ménagères, vous faites la corvée d'eau, vous charriez des seaux très lourds dont l'anse vous scie les doigts. L'abbesse, la mère Péronne Rosalie Greyfié, ne vous épargne aucune peine : pour vous éprouver sans doute, car elle connaît vos extases. Les anecdotes que notre Marguerite raconte sont empreintes d'une souriante candeur. Elle s'accuse avec simplicité de ses tentations de gourmandise, de sa répugnance pour le fromage, de sa négligence, s'attache à bien faire de menues tâches, « à prendre garde que l'ânesse n'aille point dans le potager ». Elle ramasse les morceaux de pain que les enfants laissent traîner et recueille au réfectoire ceux qu'elle trouve par terre en balayant... Elle se prive de fruits nouveaux et mange « ceux qui sont gâtés et pourris... comme les bons... » Pour se mortifier, elle boit de l'eau chaude en été. La lecture, autrefois un délice pour elle, lui devient un martyre. Elle repousse les assauts du démon « sous la forme d'un More épouvantable, les yeux étincelants comme deux charbons ». Elle est l'objet de tentations d'impureté « tellement abominables qu'il lui semble être en enfer ». 162:118 Elle se veut une religieuse tout comme les autres, recherche l'obscurité avec une sorte de pudeur, n'apporte à ses compagnes que son exemple. Un de ses biographes écrit : « La grande majorité de la communauté aime Marguerite, et admire ses vertus, tout en hésitant à accepter dans la pratique la dévotion qu'elle cherche à introduire. » Dans sa vie de moniale, elle est l'ancêtre de Thérèse de l'Enfant-Jésus dont Pie X a dit : « Ce qu'il y a de plus extraordinaire dans cette âme, c'est précisément son extrême *simplicité*. » Comme la petite sainte de Lisieux, Marguerite a une méthode spirituelle : *la petite voie*. Lorsque Marguerite-Marie meurt, le 17 octobre 1690 à quarante-trois ans, consumée par la contemplation, l'instinct populaire l'a déjà canonisée (elle ne le sera que de nombreuses années après sa mort) ([^37]). Dans la foule qui assiste aux funérailles, comme si elle avait deviné la vie secrète de la nonne, on entend partout murmurer : « La sainte est morte. La sainte est morte. » Le *De profundis,* n'est que la préface d'un *alleluia* triomphant. Bientôt les guérisons miraculeuses se multiplient à Paray-le-Monial, confirment par des témoignages irrécusables l'authenticité des révélations que le Christ a faites à la sainte religieuse. \*\*\* Marguerite-Marie Alacoque est une de nos plus grandes mystiques, la dernière manifestation de cette école française du XVII^e^ siècle qui groupe le cardinal de Bérulle, saint Jean Eudes, saint Vincent de Paul, Jean-Jacques Olier, le Père de Condren et tant d'autres. 163:118 Marguerite est mystique au sens classique du mot dont la définition la plus parfaite a été donnée par saint Paul dans l'*Épître aux Galates *: « Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi. » ([^38]) Le mysticisme de Marguerite gravite autour des souffrances du Christ pendant sa Passion. Elle en a porté témoignage dans les livres qu'elle a écrits sur l'ordre de Dieu et de ses directeurs, le récit de sa vie et ces *États d'oraison,* dont Bossuet a dit : « Je conjure les gens du monde de ne pas les traiter de visions et de rêveries. Doutent-ils que Dieu, qui est admirable dans toutes ses œuvres et singulièrement admirable dans ses saints, n'ait des moyens particuliers inconnus au monde de se communiquer à ses amis, de leur faire sentir sa douce souveraineté. » Cette douce souveraineté, que Jésus lui a imposée, la grâce exceptionnelle dont elle a été l'objet de la part du Divin-Maître, sa servante les explique dans un langage généralement très simple. Sa mesure, son bon sens contrastent avec certains débordements, certaines exaltations des mystiques d'origine espagnole ou flamande. (Notre Bourguignonne a pu les connaître mais elle les a décantés.) L'influence du *Cantique des Cantiques* se fait sentir dans son texte où apparaissent aussi çà et là des termes du vocabulaire sentimental du temps, sans nulle équivoque certes, mais qui fait penser aux Précieuses. C'est là un défaut inhérent à tous les mystiques qui doivent traduire dans une langue humaine d'une pauvreté désolante les richesses de l'au-delà. Pour comprendre ces insuffisances, il n'est que de comparer à l'infini stellaire les découvertes modernes que nous jugeons sensationnelles. Oserons-nous dire que beaucoup de ces insuffisances sont dues à une erreur fondamentale de la langue française qui n'a qu'un seul mot pour parler de l'amour, de l'amour divin comme de l'amour profane ? Peut-être aurait-il fallu secouer notre ascendance latine et davantage utiliser les ressources du vocabulaire grec (celles du verbe φιλειν, aimer, du mot φλόξ, flamme par exemple). La médecine et la botanique se sont montrées d'heureuses pillardes. Pourquoi la mystique ne les a-t-elle pas imitées ? 164:118 Quoiqu'il en soit de leur valeur formelle, les récits de Marguerite-Marie ont une sincérité d'accent, une précision qui ne laissent aucun doute sur la vérité des révélations que Dieu lui a faites. Et la profondeur, la qualité mystique se mesurent à l'ampleur de la révélation divine, non à l'émotion qui l'accompagne, aux macérations dont beaucoup de mystiques s'entourent. Rarement Jésus s'est manifesté à une créature avec une telle véhémence, un tel abandon charnel. Pour la convaincre, pour convaincre le monde de sa présence sanglante par l'intermédiaire de Marguerite, il s'est fait chair, s'est réincarné à nouveau. Il faut lire certains passages des *États d'Oraison.* Le contact qui s'établit entre Jésus et sa voyante étonne parfois par sen réalisme, quoique ce réalisme s'accorde parfaitement avec la personnalité de cette Bourguignonne qui connaît la couleur que de la viande des bœufs, la chaleur du vin des coteaux de son pays. La Bourgogne est sanglante, d'un rouge écarlate. Ce contact donne lieu à un dialogue, à des confidences. Quand le Christ apparaît à Marguerite au jardin des Oliviers : « *C'est ici, lui dit-il, que j'ai le plus souffert qu'en tout le reste de ma, Passion, me voyant dans un délaissement général du ciel et de la terre... *» *Je te ferai, insiste-t-il une autre fois, partager cette mortelle tristesse que j'ai bien voulu souffrir au Jardin des Olives*. » C'est Jésus qui découvre son corps couvert de plaies et interroge la moniale -- « *Que voulez-vous que je fasse ? *» (Quelquefois il la tutoie). Elle répond : « Ô mon sauveur, mettez ma main dans votre côté que jamais elle n'en sorte. » Toujours Marguerite précise son souvenir charnel : « J'avais Jésus, je le sentais près de moi, l'entendant mieux que si c'eût été des sens corporels. » Quand Jésus lui apparaît couronné d'épines, cette couronne est « une rude couronne composée de dix-neuf épines très piquantes et il la pose sur ma tête » ... « Un vendredi, il mit ma bouche sur la plaie de son côté... » 165:118 Lorsque Marguerite décrit l'*Ecce Homo* chargé de sa Croix, elle dit « Ton sang adorable coulait de toutes parts. » Elle ajoute « Il me chargea de la Croix, il me fit sentir les pointes aiguës des clous. » A l'égard de Marguerite, la Vierge agit de même dans le réel : « Elle pose l'Enfant-Jésus dans mes bras... » Ainsi que saint François d'Assise, grâce insigne, Marguerite ressent dans sa chair les souffrances de la Passion : « Elle avait soif comme Jésus sur sa Croix... Elle sentait une douleur de côté continuelle. » Une filiation, une chaîne ensanglantée réunit François et Marguerite, le *Poverello*, marqué des stigmates du Christ, et l'humble religieuse souffrante de la Visitation. Cette chaîne, ma mère en connaissait toute la valeur et c'est sa dévotion à saint François -- le cordon du Tiers Ordre -- qui l'avait liée à Marguerite-Marie. Jésus associe la moniale à ses souffrances, tout en lui prodiguant ses grâces. Tantôt il lui recommande la mortification : exige un jeûne de cinquante jours, rien que du pain et de l'eau ; tantôt il lui interdit des excès d'ascèse : « *Tu te trompes, me dit mon Souverain, en pensant pouvoir me plaire par ces sortes d'actions et mortifications. *» A plusieurs reprises il la guérit ; il lui donne un ange gardien spécial. Certes parfois les mots font défaut à Marguerite. Des traces de préciosité, de gongorisme apparaissent dans les *États d'Oraison*. L'Espagne, nous l'avons dit, est restée longtemps à quelques lieues de Paray-le-Monial (le traité de Nimègue, cédant la Franche-Comté à Louis XIV, n'a été signé qu'en 1678). L'influence espagnole (celle de la grande Thérèse) se fait sentir chez Marguerite. Elle écrit : « Quand je fus à l'oraison, le divin maître me fit voir que mon âme était une toile d'attente devant un peintre sur laquelle il voulait peindre tous les traits de sa vie souffrante... Il m'honorait de ses entretiens quelquefois comme un ami ou comme un époux le plus passionné d'amour... Le cœur adorable de mon Jésus me fut présenté plus brillant qu'un soleil... » 166:118 Marguerite a des gestes d'amoureuse. Elle trace sur son cœur, avec un canif, en caractères sanglants, le nom du bien-aimé. Quelquefois elle prête au Christ le langage d'un héros de *l'Astrée.* Notre-Seigneur lui dit de regarder l'ouverture de son côté qui était « un abîme sans fond creusé par une flèche, celle de l'Amour ». Jésus lui montre une croix couverte de fleurs. « *Peu à peu ces fleurs tomberont et il ne te restera que les épines que ces fleurs cachent. *» « *Je veux, lui dit-il, que tu sois comme le jouet de mon amour. *» « Il me demanda mon cœur et le mit dans le sien adorable où il me le fit voir comme un petit atome qui se consumait dans cette ardente fournaise. » Ce langage conventionnel a donné lieu à des discussions sans fin des théologiens. C'est à tort que certains savants docteurs de l'Église ont reproché à Marguerite-Marie l'emploi de ces *grâces*. Si l'émotion ne caractérise pas essentiellement le mysticisme, elle l'accompagne souvent. Comment une créature humaine ne serait-elle pas émue, transportée d'émotion et d'amour par la visite du Verbe incarné ? Comment ne serait-elle pas tentée de traduire par des signes cette émotion qu'elle a ressentie, cette musique qu'elle a entendue ? Si nous ne comprenons pas ces portées musicales, ces rondes, ces croches, il faut nous en prendre à notre ignorance, à notre non-initiation. Ces *Fioretti*, ces fleurs précieuses ne doivent pas déplaire. Sans aller jusqu'à dire que le nom de Marguerite la prédestinait à aimer les floraisons champêtres, n'est-ce pas là l'occasion de rappeler que le règne végétal procède lui aussi du Créateur, qu'il est un écho du règne de Dieu ? Certaines fleurs, ces magnifiques créatures, ne symbolisent-elles pas la pureté, la sagesse ? Dans l'œuvre écrite de Marguerite, il y a une sorte de lyrisme populaire, de réaction contre le cartésianisme du siècle ; de retour à la simplicité de l'Évangile, au temps où Madeleine oignait de parfums et enveloppait de sa chevelure les pieds du Christ. 167:118 Chez Marguerite, l'amour de Jésus s'associe à une inépuisable charité dont les élans sont admirables : « Je voudrais mon divin Sauveur, si c'était votre volonté, souffrir tous les tourments de l'Enfer pourvu que je vous aimasse autant qu'auraient pu vous aimer dans le ciel tous les malheureux qui souffriront toujours... » N'y a-t-il pas là une sorte de demande d'amnistie générale, un appel discret à la miséricorde infinie de Dieu ? A défaut de pouvoir sauver les damnés, Marguerite se dévoue aux âmes du Purgatoire qui errent dans la pénombre, loin des lumières de l'Esprit Saint, faute d'avoir obtenu l'assistance de ceux qui prient. Que nous voilà loin des rigueurs du jansénisme, de ses fruits amers ! Marguerite n'est pas tombée pour autant dans le quiétisme et, nous dit le R.P. Joseph de Gallifet ([^39]), l'un des premiers biographes, « son langage est conforme à celui de la grande Thérèse. » Si elle ne se montre pas, comme elle, une femme d'action supérieure, suivant la règle d'or des grandes mystiques, du moins sa foi est-elle agissante. \*\*\* Le nom de Marguerite-Marie Alacoque appartient à l'Histoire, est lié à l'intronisation de la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus dans la Chrétienté. La sainte a recueilli des lèvres mêmes de Jésus ses avertissements et ses désirs : « *Voilà les blessures que je reçois de mon peuple choisi, dit-il, en découvrant son cœur. Les autres se contentent de frapper sur mon corps. Ceux-ci attaquent mon cœur qui n'a jamais cessé de les aimer. S'il ne s'amende pas, je le châtierai sévèrement. *» Le Seigneur a invité Marguerite à sanctifier le jour de sa mort : « *Tu communieras tous les premiers vendredis de chaque mois. *» Ainsi chapitrée par le Seigneur lui-même, durant toute sa vie monastique, la moniale œuvrera pour répandre la dévotion au Sacré-Cœur, transmettre le message que Dieu lui a confié. Elle ne dispose que de peu de moyens. Elle a « une extrême répugnance à écrire ». Son orthographe est douteu­se. Son écriture aux caractères un peu alambiqués avoue son application. Qu'importe ! Elle sait que : « Le règne du Sacré-Cœur ne s'établira que par des sujets pauvres et mé­prisés. » 168:118 Elle compose des prières, des oraisons, des cantiques, fait établir des planches d'images. De nombreuses lettres d'elle témoignent de sa préoccupation constante. Cependant elle s'éteindra avant d'avoir vu se réaliser son vœu le plus cher. Mais voici que soudain l'apothéose glorieuse dont elle a rêvé colore les horizons chrétiens des teintes du Paradis terrestre. Une fois de plus l'idée mystique engendre l'action. A la fin du XVII^e^ siècle, l'Église a encore une doctrine de combat, une philosophie d'efficacité. Elle ne se perd point dans ces exégèses, ces *feux de file* qui parfois tentent les chefs les plus militants. Elle agit sans délai. Quatre sou­verains pontifes, Innocent XII, Clément XI, Innocent XIII, Benoît XIII proclament par leurs brefs l'intérêt passionné qu'ils attachent pour la foi à la propagation du culte du Sa­cré-Cœur de Jésus ; tous rendent hommage à l'humble nonne de Paray-le-Monial. Les Jésuites mettent au service de cette cause leur spiritualité, leur dévouement, leur sens de l'efficacité, leur discipline. Cette fois encore ils bataillent à l'avant-garde. Michelet, avec sa hargne habituelle, écrit que « le Sacré-Cœur devint comme un drapeau de guerre contre le protestantisme ». Pour une fois il n'a pas tout à fait tort. Du vivant même de Marguerite, la Compagnie de Jésus envoie le directeur de la moniale, le père de La Co­lombière, prêcher en Angleterre. L'enjeu est d'importance. Il s'agit de ramener l'aristocratie anglaise au catholicisme. Le roi Charles II se montre secrètement favorable « aux papistes » et la femme ([^40]) du duc d'York, qui va régner sous le nom de Jacques II, défend la cause de Rome. Malheureu­sement La Colombière a peu de santé ; arrêté, mis en prison (1675), il échoue et revient mourir à Paray-le-Monial. Mais ce n'est là qu'une escarmouche. 169:118 Bientôt, dans le monde, partout où il y a des églises et des missions, au Canada, en Amérique espagnole et portu­gaise, en Pologne, en Chine même (à Pékin), les foules s'in­clinent devant l'image du Cœur de Jésus qui a tant aimé les hommes. En vingt-cinq ans, quatre cent vingt-huit couvents du Sacré-Cœur sont créés. Pour expliquer l'ampleur des résultats obtenus si rapidement il faut bien tenir compte de l'intervention divine... Grâce à Marguerite-Marie, le peuple de France, une fois de plus, prouve qu'il est l'aile marchante de la Chrétienté, témoigne de sa foi, de son repentir, de son amour pour le Christ sanglant. Au moment ou le XVII^e^ siècle se finit, où Louis XIV voit sa grandeur vaciller, le règne du Christ s'affermit et s'accroît. Le sectaire Michelet lui-même doit reconnaître que Marguerite-Marie « a changé le monde ca­tholique ». Le prestige de la France bénéficie largement de l'épanouissement dans le monde de la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus : Pour cette révélation le Christ s'est servi d'une Française, l'humble moniale de Bourgogne. Parmi toutes les femmes célèbres du Grand Siècle, Marguerite-Marie est sans doute celle qui a exercé l'influence la plus notable. *Elle a choisi la meilleure part.* En ces temps modernes où d'autres mystiques promé­théens -- et masculins -- ont chanté au Créateur l'hymne de la Matière (sans doute annonciateur de tempêtes et de catastrophes apocalyptiques) votre message, Marguerite-Marie, aux accents si intensément charnels et féminins, conserve par antithèse toute sa valeur. Il rappelle l'éternelle présence de Jésus sur la terre des hommes, sa volonté per­manente d'incarnation, le désir de « notre Grand Dieu » d'adopter nos petites dimensions, afin de répondre à l'appel exprimé par les prophètes, à notre vœu de rédemption. 170:118 A la poésie teilhardienne, dont nous ne contestons pas l'étrange beauté, les harmonies de Marguerite-Marie oppo­sent leurs réalités vivantes et chaudes : la cire d'abeille dont la flamme éclaire le sanctuaire, les fleurs parfumées qui couvrent l'autel, le blé dont est fait l'hostie, le vin qui emplit le calice, les prières et les plaintes de ceux qui entendent la messe. Quelle que soit l'évolution future de ce bas-monde, le cœur saignant de Jésus symbolisera toujours le plus grand geste d'amour, le plus adorable sacrifice qui fut et sera jamais. Si le coup de lance n'a ouvert dans le cœur sensible du Christ qu'une *petite voie,* nous la préférons aux gigan­tesques sillons qui rideront peut-être demain l'écorce insen­sible et inerte du globe. Jacques Dinfreville. 171:118 ### Lettres à une mère sur la foi (II) par le Père Emmanuel #### Quatrième lettre  LA FOI PEUT GRANDIR OU SE PERDRE.\ COMMENT ELLE GRANDIT, COMMENT\ ELLE SE PERD. La foi peut grandir, la foi peut diminuer et se perdre. La foi consistant essentiellement dans l'adhésion de notre esprit à la vérité révélée, grandit ou diminue selon que cette adhésion est plus ou moins ferme. Or, l'âme humaine étant active de sa nature, il est indispensable que sa foi ou grandisse ou diminue. Elle grandit, si l'âme avance dans la connaissance du Père et du Fils et du Saint-Esprit, si elle pénètre mieux les vérités du symbole, en un mot si elle profite dans la voie de la vérité. Mais comme la foi requiert avec l'assentiment de l'esprit, le mouvement pieux de la volonté qui veut croire, il est évident que la foi peut et doit grandir aussi par la voie d'une volonté se soumettant de plus en plus docile­ment, de plus en plus amoureusement à la vérité divine. 172:118 Ainsi deux choses aideront singulièrement la foi dans ses progrès, à savoir l'instruction et la piété. L'instruction, le chrétien la trouvera dans la prédication, les catéchis­mes, les saintes lectures ; la piété consistera surtout dans la fidélité aux promesses de son baptême ; à ce prix, le chrétien aidé de la prière et des sacrements, grandira dans la foi. Tout fidèle qui veut grandir dans la foi, doit veiller avec une attention soutenue contre tout ce qui serait capable d'affaiblir sa foi. Il doit bien prendre garde à ne pas se laisser gagner par les maximes du monde ; car le monde, en tant que monde, n'est occupé que des choses sensibles ; la foi, au contraire, nous montre le prix ines­timable des choses invisibles. Le monde n'a pour lui que le présent ; la foi qui nous éclaire tant sur le passé et le présent, nous fait veiller surtout à l'avenir. Le monde est tout entier à la jouissance de ce qu'il tient ; la foi, nous enseigne que le temps présent est celui des priva­tions et de la pénitence, et nous montre Dieu comme le seul vrai bien en qui nous puissions reposer nos âmes, et espérer les jouissances vraies. Il faut ainsi veiller pour demeurer fidèle, c'est-à-dire croyant. Mais qui veillera ainsi, verra infailliblement grandir en son âme les lumières si douces, si sereines de l'éternelle vérité ; et plus il entrera dans cette lumière, plus il y goûtera combien le Seigneur est doux, combien est précieux le don inestimable de la foi. Par contre, toute âme qui ne veillera pas, qui se laissera bercer dans les *dires* insignifiants d'un monde qui n'a rien, qui ne sait rien, qui ne peut rien, toute âme qui ne veillera pas, verra sa foi diminuer et ensuite se perdre complètement. Si nous avions des yeux pour voir le lamentable spec­tacle des âmes qui perdent la foi, nous n'aurions pas assez de larmes pour pleurer, un si grand malheur. 173:118 Les uns perdent la foi après leur baptême ; ils n'ont pas reçu l'instruction chrétienne indispensable, et jamais leur âme n'a fait l'acte de foi. Privée de son acte, l'habi­tude déposée dans l'âme au jour du baptême, a été faci­lement réduite à rien. Il est extrêmement rare que les âmes qui ont perdu la foi dans ces conditions la retrou­vent jamais. Elles demeurent étrangères à Dieu et à Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST, et ne vivent plus que d'une vie terrestre, triste prélude de la mort éternelle. Les autres perdent la foi peu après la première communion. Ils entrent dans un monde incroyant qu'ils ne soupçonnaient pas, et s'imaginent qu'ils ont été naïfs de croire un peu. Si le péché mortel arrive, comme c'est si facile, il est facile aussi de perdre la foi et de fermer les yeux à la pure lumière qui avait rendu si heureux le jour de la première communion. Il en est qui perdent la foi dans les écoles. Il y a, comme on sait, les petites et les grandes. Petites et gran­des peuvent faire perdre la foi aux baptisés, et elles ne le font que trop souvent. Les petites et les grandes en n'enseignant point le seul vrai Dieu, à savoir le Père et le Fils et le Saint-Esprit ; les petites en enseignant par-dessus tout la formation du pluriel et le système métri­que ; les grandes en mettant au-dessus de tout le diplôme de bachelier ou de docteur. Nous ne disons rien de celles où l'on enseigne sciemment et de parti pris l'impiété, l'indifférentisme ou même l'athéisme. Enfin, il en est qui perdent la foi dans les affaires. Trop préoccupés de leur négoce, livrés tout entiers à leurs spéculations, ils oublient leur baptême, négligent le soin de leur âme, ne vivent plus de la foi, ne veillent plus à nourrir leur foi ; ils la perdent, peut-être même sans y penser. Ô Dieu, mon Dieu, par votre grâce vous nous avez donné la foi : par votre grâce, conservez-nous la foi ! *Credo.* 174:118 #### Cinquième lettre  LA FOI N'EST PAS REMPLACÉE PAR LE\ SENTIMENT. Attaquée de tant de côtés, la foi est devenue rare aujourd'hui dans les âmes. A mesure que les temps avancent nous marchons vers l'accomplissement de la parole de Notre-Seigneur : « Lorsque le Fils de l'homme viendra, penses-tu qu'il trouvera de la foi sur la terre ? » (Saint Luc, XVIII, 8.) Ce que je tiens à vous faire remarquer, Madame, c'est que toutes les âmes que nous voyons n'avoir plus la foi, l'ont eue au moins à leur baptême. Ces âmes-là sont dans un état bien différent des infidèles qui n'ont jamais eu la foi. La foi est un bien si grand, que quand il est entré dans une âme, il y en reste toujours quelque chose. Saint François de Sales dit, au sujet de la charité, que « la charité étant séparée de l'âme par le péché, il y reste maintefois une certaine ressemblance de charité, qui nous peut décevoir et amuser vainement. » (*Traité de l'amour de Dieu*, Liv. IV, CH. X.) Nous pouvons dire la même chose de la foi. Quand le manque d'instruction chrétienne, ou quand une éducation systématiquement impie a fait perdre à un chrétien le don de la foi qu'il avait reçu à son baptême, il y reste ordinairement une certaine ressemblance de foi, *qui nous peut décevoir et amuser vainement.* Cette ressemblance de foi, parce qu'elle est ressemblance, n'est qu'une image de la foi ; c'est une foi en image ou si vous voulez, en imagination ; c'est ce qu'on appelle, dans une certaine langue, *des sentiments religieux.* 175:118 Les sentiments religieux ! une sorte de cadeau que certains hommes veulent bien faire à Dieu, qui doit leur en être fort obligé ; un fonds de bienveillance plus ou moins vivement senti de l'homme pour Dieu ; une sorte de politesse, de bon ton, de bon goût de l'homme vis-à-vis de Dieu : oui, tout ce que l'on voudra dans ce genre qui oblige peu, qui ne gêne point, qui s'accommode à tout, se prête à tout, ne compromet rien ; c'est là, le plus souvent, ce qu'on entend par des sentiments religieux, mais ce n'est pas là la foi. Comme la ressemblance de la charité nous peut décevoir et amuser vainement, la ressemblance de la foi nous peut décevoir et nous déçoit souvent, nous peut amuser et nous amuse souvent. Et comment cela, me direz-vous ? La réponse est facile. Un chrétien, pour plaire à Dieu, doit faire des actes de foi souvent. Dans la prière, dans la pratique d'une vie chrétienne, dans la réception des Sacrements, le chrétien doit, par une obligation rigoureuse, pratiquer la foi, en faire l'acte intérieur avec plusieurs des actes extérieurs de la vie chrétienne. C'est là le devoir. Or, le danger, la déception consisterait à faire ces actes de la vie chrétienne, non avec la foi, mais avec la ressemblance de la foi ou les sentiments religieux. La foi est alors remplacée par le sentiment ; la réalité par l'imagination. On peut, dans cet état, faire bien des prières sans prier ; se confesser sans s'amender, et recevoir l'Eucharistie sans s'unir à JÉSUS-CHRIST. 176:118 D'après ce que j'ai ouï dire à un Évêque d'une part, et d'autre part à un missionnaire qui a parcouru toute la France, et s'est rendu compte très attentivement de l'état des âmes, il paraîtrait que sur bien des points nous en sommes là aujourd'hui, faisant avec l'image de la foi les œuvres qu'il faudrait faire avec la foi. Ceci vous aidera à comprendre, Madame, une chose dont vous souffriez beaucoup en un certain jour, où vous aviez été à même de reconnaître qu'un bon nombre de chrétiens, se disant dévots et pratiquants, ont tous absolument les mêmes vices que les mondains non pratiquants. Ils pratiquent, hélas ! mais la foi n'est pas le principe de leurs actes de religion ; ils sont chrétiens en imagination, et vicieux comme tant d'autres en réalité. Rappelez-vous, Madame, un très court petit mot du Père Lacordaire : « La foi, c'est la foi ! » Disons ensemble : *Credo !* #### Sixième lettre QUELLE DIFFÉRENCE IL Y A ENTRE\ LA FOI ET LE SENTIMENT RELIGIEUX. Vous avez lu avec attention ma précédente lettre, et vous me demandez de vous faire bien saisir la différence qu'il y a entre la foi et le sentiment religieux. La besogne me sera facile ; je souhaite que mon travail vous soit utile. Le sentiment religieux, Madame, est un don de Dieu assurément. C'est un bien, un bien de l'ordre naturel. Le sentiment religieux est la conséquence naturelle de notre qualité de créatures, comme le respect des parents est naturel à l'enfant. 177:118 Le sentiment religieux est ainsi le respect que nous avons, comme créatures, pour notre Père qui est dans les Cieux, et qui, par le fait seul de notre création, nous regarde comme ses enfants, et nous donne à tous le pain de chaque jour, la lumière de son soleil, les fruits de la terre, la vie, la santé, et mille autres biens, également de l'ordre naturel. Le sentiment religieux, étant naturel à l'homme, se trouve chez tous les hommes, fidèles ou infidèles ; car tous ont ce fond commun de respect pour Dieu, qui quelquefois se traduit par un acte religieux fondé sur le vrai, comme chez nous chrétiens ; quelquefois par un acte religieux entaché d'erreur comme chez les infidèles, les idolâtres, etc. Il y a des peuples chez lesquels le sentiment religieux est très profond, et cela naturellement, par exemple chez les Arabes. Un Arabe ne manquera jamais à sa prière du matin, à celle du midi, à celle du soir. Il entend le *muezzin* crier du haut du minaret la formule sacrée *La Allah,* etc. Aussitôt il se met en prière, qu'il soit en compagnie, qu'il soit au milieu d'une place, qu'il soit à n'importe quel travail ; l'heure est venue, il prie. Par ce même sentiment religieux, l'Arabe rapporte tout à la volonté de Dieu ; les accidents de la vie, la santé, la maladie, la mort même, il ramène tout à Dieu, et en toutes circonstances, il répète : *Dieu est grand !* Voilà le sentiment religieux dans toute sa puissance. Mais, souvenez-vous, Madame, que notre nature est déchue en Adam ; et, d'une nature déchue, il ne peut venir qu'un sentiment religieux lui aussi frappé de déchéance. La nature ne peut se relever d'elle-même ; et le sentiment religieux purement naturel ne peut absolument pas ramener l'homme à Dieu, ni le tirer du péché. 178:118 Aussi, avec toute sa religiosité naturelle, l'Arabe conservera tous les vices qui lui sont malheureusement naturels aussi : il sera vaniteux, il sera menteur, il sera voleur ; il pratiquera l'hospitalité mais, sachant par où son hôte devra passer, il enverra quelqu'un le dévaliser, ou bien ira lui-même faire à l'écart ce qu'il n'aurait jamais voulu faire sous sa tente. Par là vous pouvez reconnaître le trait caractéristique du sentiment religieux purement naturel ; il ne voit rien, il ne veut rien, il ne peut rien contre le péché. Le sentiment religieux, quand il demeure à l'état naturel, est *indifférent* en matière de religion. Il s'accommode de tout, il s'arrange de tout, il se prête à tout, et ne se livre à rien. Pardon, il peut se livrer à la franc-maçonnerie, là du moins où les maçons veulent bien reconnaître *le Grand Architecte*, comme ils disent. Je voulais, Madame, vous montrer ce premier tableau. J'arrive à un second. La foi n'est pas un sentiment, la foi n'est pas de l'ordre naturel. La foi est l'assentiment de notre esprit à la vérité révélée de Dieu. C'est un bien qui ne dérive point de notre nature, mais qui lui est donné d'en haut pour la guérir. La foi est essentiellement purifiante. *Fide, purificans corda*. (ACT. XV. 9.) Elle éclaire l'esprit, le dépouille de l'erreur : elle redresse l'homme tombé, le replace dans la voie de Dieu ; elle pose la base de l'œuvre du salut ; elle achemine l'homme vers tout bien. La foi est essentiellement fortifiante. *Confortatus fide*, dit saint Paul (ROM. IV. 20.) Et encore : *Fide stas*, Si tu es debout, c'est par la foi. (*Id*. XI. 20.) La foi est vivifiante : *Le juste vit de la foi*, dit toujours saint Paul. (GAL. III. 11). Si le sentiment religieux nous laisse de glace pour Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST, il n'en est pas de même de la foi ; elle le rend présent, vivant dans nos cœurs ; *Christum habitare per fidem in cordibus vestris*. (EPH. III, 17.) 179:118 La foi est le principe d'un monde nouveau, régénéré en JÉSUS-CHRIST Notre-Seigneur ; la foi c'est la lumière avant-coureur des splendeurs de l'éternité où nous verrons Dieu ; la foi, c'est la mère de la sainte espérance et de la divine charité. La foi est sur la terre la source pure de toutes les consolations vraies. C'est encore saint Paul qui nous dit cela. *Simul consolari per eam quæ invicem est, fidem vestram atque meam *: Nous consoler ensemble par la foi qui nous est commune, à vous et à moi. (Rom. 1. 12.) Quand on parle de la foi, Madame, saint Paul est un maître incomparable. Je lui emprunte un dernier mot pour terminer cette lettre : *Saluta eos qui nos amant in fide*. Saluez ceux qui nous aiment dans la foi. Disons ensemble : *Credo !* #### Septième lettre COMBIEN LA FOI\ AGRANDIT LA RAISON. Dieu nous a donné les sens, la raison, la foi. Par les sens nous nous mettons en relation avec les choses sensibles, qui leur sont proportionnées ; par la raison nous atteignons les choses supérieures aux sens, les choses intellectuelles ; mais par la foi Dieu nous a donné d'atteindre, par une connaissance plus élevée, les choses divines et Dieu lui-même. La raison créée de Dieu pour Dieu lui-même ne peut se reposer qu'en lui, vérité première ; elle a donc un besoin inné de Dieu, et elle le chercherait naturellement si le péché originel n'était survenu, et ne l'eût singulièrement affaiblie, inclinée, et trop souvent enchaînée aux choses sensibles. 180:118 La foi que Dieu nous a donnée répare, du moins en partie, la maladie originelle de la raison humaine, la relève, la redresse, l'affermit, et lui fait atteindre un ordre de connaissances, qu'elle n'eût jamais pu aborder, l'ordre des connaissances *surnaturelles*, ou des vérités révélées de Dieu. *La foi,* dit saint Paul, *c'est ce qui nous convainc* des choses invisibles. Ces choses invisibles sont une partie de ce que Dieu sait. Il les a révélées par Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST. Les Apôtres, et après eux l'Église, nous transmettent la parole même de Dieu ; et par une grâce qui se nomme le don de la foi, nous recevons cette parole, et nous sommes *convaincus* que cette parole est vérité. L'homme donc qui n'a pas la foi ne connaît que dans la mesure de ses sens et de sa raison : l'homme qui a la foi, va plus loin ; il perçoit l'insensible, il atteint l'invisible ; il entre dans une certaine mesure en participation de la science et de la raison de Dieu. Alors il se fait en son âme une lumière nouvelle, supérieure à toute lumière naturelle ; et en vertu de sa supériorité, elle devient la régulatrice des lumières inférieures, qui sont la raison et les sens. Alors tout se subordonne à la foi, tout entre dans l'ordre surnaturel : les regards de nos yeux, les pensées de notre esprit, ont trouvé des lois qui les sauvegardent, les préservent des écueils, les dirigent vers le bien, et leur font atteindre Dieu lui-même. Dans cette lumière supérieure, l'homme de foi est à l'aise, il est heureux : il jouit du vrai, du moins autant qu'il est possible à la créature dans la vie présente. *Pour l'homme de foi*, dit saint Jérôme, *le monde entier est un grand trésor*. Comment cela ? Parce que dominant toutes les choses, et les apercevant sous un jour nouveau, qui est celui de la foi, il reconnaît en tout l'œuvre de Dieu ; il reconnaît la volonté de Dieu. Sur toutes choses, il la trouve bonne, et belle, et parfaite. Il s'en réjouit, il jouit. 181:118 Les choses sensibles elles-mêmes, vues dans cette lumière, sont pour l'homme de foi, un grand trésor. Mais combien le fidèle est-il plus riche quand son esprit se repose dans les biens spirituels, dans *les invisibles de Dieu*, comme dit saint Paul ! Il faudrait être un saint Paul pour parler dignement de ces richesses de notre foi ; pour moi je me contenterai de vous montrer à l'œuvre une foi pratique jouissant de ces biens invisibles de Dieu. Vous habitez une ville, un village ? Quel est dans votre esprit le lieu qui vous paraît *considérable* dans votre localité ? Quel est le personnage qui, à vos yeux, est vraiment *notable* parmi tous ceux qui l'habitent ? A pareille question, combien qui répondraient en me donnant le nom d'un monument, d'un monsieur, d'une dame ? Que sais-je ? L'homme de foi en saurait bien plus long, et tout aussitôt me dirait : Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST présent au Saint-Sacrement. Voilà la vraie majesté, la vraie grandeur : les yeux n'y voient rien, c'est vrai ; la raison humaine y est à court, c'est vrai encore ; mais Dieu nous a donné la foi précisément pour nous rendre attentifs à ce que nos yeux ne voient pas. *La foi,* dit saint Paul, *c'est ce qui nous convainc des choses invisibles.* Parmi ces choses invisibles, certes après Dieu, il faut compter les âmes. L'homme de foi est attentif aux âmes. Pour lui, un homme, c'est d'abord une âme. Pour d'autres, un homme, c'est un corps. Après les âmes ou plutôt avec les âmes, l'homme de foi considère leur état : la grâce ou le péché, leur mérite devant Dieu, leur présent et leur avenir. Il est en sollicitude pour elles ; il traite de leurs intérêts, avec Dieu tous les jours, et avec elles autant qu'il peut. 182:118 Et c'est par de tels actes que la foi se révèle, que la foi grandit, que la foi nous mène à Dieu. Disons ensemble : *Credo.* #### Huitième lettre L'INTÉGRITÉ DE LA FOI. La foi opère dans le chrétien un renouvellement surnaturel ; elle élève son âme aux choses célestes ; et comme dit saint Léon, elle la fait prendre l'essor vers le bien incorruptible, vers la vraie lumière, c'est-à-dire vers Dieu même. Mais pour que la foi fasse dans le chrétien cette opération qui lui est propre, il faut qu'elle soit pure, qu'elle soit entière. Or, la foi dans sa pureté, dans son intégrité, est une foi rare. *Magnum est*, disait saint Augustin, *Magnum est in ipsa intus catholica, integram habere fidem*. Je traduis : *C'est une grande chose, d'avoir, au sein même de l'Église catholique, la foi dans son intégrité*. Pour comprendre ceci, il faut vous rappeler, Madame, ce que nous avons dit de la naissance de la foi dans nos âmes. Il lui faut, pour naître et se développer, le don intérieur de Dieu, et la parole extérieure du catéchiste, ou l'instruction. Le don de Dieu est toujours pur ; mais la parole du catéchiste peut charrier avec elle la vérité qui vient de Dieu, et l'erreur qui vient de l'homme. 183:118 Supposons un enfant baptisé dans une société séparée de l'Église catholique. Le baptême qu'il a reçu a fait de lui l'enfant de Dieu, lui a mis en l'âme la foi habituelle ; il grandit et reçoit une instruction entachée d'hérésie, il accepte l'hérésie croyant accepter la foi, il est trompé... Le jour où il apercevra la vérité catholique, il arrivera ceci : ou bien il repoussera l'hérésie, ou bien il rejettera la vérité. Alors il deviendra ou formellement hérétique, ou décidément catholique. Dans le premier cas il aura perdu l'hérésie qu'on lui avait enseignée, et conservé la foi que Dieu lui avait mise au cœur le jour de son baptême. Vous voyez par là, Madame, combien il est important qu'un enfant baptisé ne reçoive jamais de leçons de maîtres qui pourraient lui faire perdre la foi. Mais nous sommes, me direz-vous, en pleine Église catholique ; et c'est ici justement que je vous enseigne avec saint Augustin que c'est une grande chose d'avoir la foi dans son intégrité. Je m'explique. La foi est dans le monde, Dieu l'y a mise pour notre salut. Mais l'erreur aussi est dans le monde, le diable l'y a semée pour notre perte. La foi dans son intégrité, c'est une foi qui est à l'abri de toutes les erreurs, de tous les préjugés, de toutes les vaines opinions qui courent le monde, qui remplissent les esprits, qui perdent les âmes. Or, il faut vous dire, si vous ne l'avez déjà remarqué, que tout esprit entaché d'une erreur, aura toujours plus de zèle pour son erreur que les hommes communément n'en ont pour la vérité. C'est un fait qui saute aux yeux ; la raison de cela, c'est que la vérité venant de Dieu et l'erreur venant de l'homme, celui-ci sera plus facilement porté pour l'erreur qui est son fait, que pour la vérité qui est le fait de Dieu. 184:118 Il suit de là qu'autant il y a d'hommes portant dans leur esprit une erreur, une fausseté, un préjugé, une vaine opinion, autant il y aura de *missionnaires* (pardonnez-moi l'emploi de ce mot en pareille matière) autant il y aura de missionnaires qui travailleront à faire entrer dans l'esprit du fidèle, l'un une chose, l'autre une autre, qui battront en brèche sinon la foi tout entière, du moins l'intégrité de la foi. Or, le nombre de ces missionnaires à rebours est grand aujourd'hui. Ils ont le verbe haut, à peu près partout. Et comme si la parole ne leur suffisait pas, ils ont la presse ; ils la tiennent, et c'est pour eux qu'elle travaille tous les jours à peu près partout. Tous les jours donc se fait dans le monde un travail effrayant de perversion des esprits. Les uns attaquent un dogme, les autres un autre. Ici on croira avoir démontré que la foi au mystère de la Sainte Trinité est une absurdité ; là on croira avoir ruiné le mystère de l'Incarnation et la foi à la divinité de Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST : ailleurs on attaquera l'Église, ses sacrements, sa discipline, son culte : on donnera à tout cela un air de raison raisonnante, on plaindra les esprits arriérés, on invitera les âmes à entrer dans les voies du progrès. La foi tiendra-t-elle bon au milieu de tous ces périls qui sont partout, qui sont de tous les jours, qui se présentent sous toutes les formes. Si elle tient bon, ce sera grande merveille. S'il vous est donné de la voir, cette merveille, bénissez-en Dieu ; et à la vue de toutes les ruines que vous pourrez constater aux alentours de la merveille, vous comprendrez la vérité de la parole de saint Augustin : *C'est une grande chose, même au sein de l'Église catholique, d'avoir la foi dans son intégrité*. Disons ensemble : *Credo !* 185:118 #### Neuvième lettre LA FOI SANS LES ŒUVRES\ ET LES ŒUVRES SANS LA FOI. Il y eut, jadis, au berceau du christianisme, à Rome même, une assez vive querelle au sujet de la foi et des œuvres. Les uns disaient : La foi suffit bien ; les autres disaient : Les œuvres, les œuvres, c'est tout le nécessaire ! Si un beau jours nous étions en votre jardin, et que nous soumettions à vos enfants une question analogue, en leur disant : Mes enfants, qu'en pensez-vous ? Lequel est nécessaire du pommier ou des pommes ? Les plus jeunes certainement nous diraient : Les pommes suffisent bien. Mais les plus grands, comprenant que sans pommiers il n'y aurait pas de pommes au jardin, nous diraient : Ce qu'il faut, c'est des pommiers avec des pommes. Et, en effet, des pommes sans pommier, c'est impossible : et des pommiers sans pommes, c'est inutile. Pour sortir de l'apologue, nous devons dire que la foi est l'arbre indispensable pour avoir des fruits de salut, et que tous les fruits qu'on pourrait recueillir sans la foi ne seraient pas des fruits de salut. Saint Grégoire le Grand l'a dit en un tout petit mot : *Nec fides sine operibus, nec opera adjuvant sine fide*. En français, cela veut dire : *La foi sans les œuvres, ou les œuvres sans la foi, ne sont d'aucun secours*. La foi est pour le chrétien la racine du salut et de toute œuvre qui mène au salut ; la sainte espérance et la divine charité viennent donner au fruit ou à l'œuvre son goût, sa saveur, sa douceur, son mérite ; mais sans la foi, il n'y a ni mérite, ni douceur, ni saveur, ni goût, ni fruit, ni œuvre qui soit utile au salut. 186:118 Retenez bien ce premier principe, Madame ; en voici un autre qui en découle incontestablement. La mesure de la foi est la mesure du mérite de l'œuvre. Je sais bien que le dernier mot du mérite chrétien appartient à la charité ; mais la charité est la fille de la foi, elle ne peut grandir qu'avec sa mère, en sorte qu'en fin de compte c'est sur la foi que dans un chrétien doivent se mesurer toutes choses. Notre-Seigneur, dans cette même pensée, disait : Votre foi vous a sauvé ! Ceci posé, nous allons faire un pas dans ce monde, et y voir un peu où en est la foi, où en sont les œuvres filles de la foi. Et tout d'abord, n'avez-vous pas souvent remarqué, Madame, que notre siècle est le siècle des œuvres ? Jamais, jamais, on n'en a vu surgir avec une telle exubérance. Mais notre siècle est-il dans la même proportion un siècle de foi ? Hélas ! il faut bien le dire, la foi est rare aujourd'hui. Sur un arbre singulièrement affaibli, nous voyons surgir un luxe de fruits qui serait à ravir, si l'on pouvait oublier l'état de l'arbre. Les œuvres surgissent et vont toujours en croissant, et en même temps nous sommes obligés de convenir que la foi va dépérissant. N'y a-t-il pas là une sorte de contradiction ? La contradiction, Madame, n'est qu'apparente. Les œuvres du salut, avons-nous dit, naissent de la foi ; mais les œuvres qui ressemblent aux œuvres du salut, peuvent naître d'un principe autre que la foi. Et alors, me direz-vous ? Alors, Madame, de deux choses l'une : ou les œuvres nées d'un principe autre que la foi sauveront autre chose que les âmes, total : Rien pour Dieu ; ou bien elles ne se sauveront pas elles-mêmes, et elles périront. 187:118 Nées d'un principe autre que la foi, créations du génie ou de l'imagination, les œuvres qui ne sont pas nourries du suc vivifiant de la foi, le seul vivifiant ; les œuvres qui vivent de l'habileté de l'homme, ou de son argent, ou de son crédit, ces œuvres-là ne sauvent pas les âmes, et sont devant Dieu des arbres stériles ; le temps a sa cognée pour les abattre, et il n'y manquera pas. L'Église, qui est l'œuvre de Dieu, tient et tiendra parce qu'elle garde et gardera la foi. Nous, enfants de Dieu et de l'Église, nous ne tenons et nous ne tiendrons, nous et nos œuvres, que dans la mesure de notre foi. Si toutes les œuvres, qui aujourd'hui *ouvragent* autour de nous, avaient autant d'empressement pour vivifier l'arbre qui est la foi, que pour produire des fruits, certes, nous verrions des merveilles. Mais, malheureusement, la foi manque, et nous ne manquons pas de gens qui veulent recueillir les fruits de la foi avant d'avoir semé la foi. On peut, en ce sens-là, faire de grands pas, mais à côté de la voie. *Magni passus, sed extra viam*, disait saint Augustin. Disons ensemble : *Credo !* #### Dixième lettre LES DÉVOTIONS SANS LA FOI. La foi, qui dans le chrétien est le principe unique des œuvres salutaires, est également le principe de la dévotion et même, si vous le voulez, des dévotions, quand la dévotion et les dévotions sont réellement salutaires. Nous avons vu que bien des œuvres peuvent naître à côté de la foi, et par cela seul, n'être pas des œuvres utiles au salut. Il faut dire absolument la même chose de la dévotion et des dévotions. Elles peuvent naître, se développer et grandir, même prodigieusement, à côté de la foi, et dès lors être complètement inutiles au salut éternel des hommes. 188:118 Vous aurez certainement pour agréable que je vous cite à ce sujet *l'Année Dominicaine*. Voici ce que j'y lis, sous la signature du R.P. Vincent Maumus : « La pratique sans la connaissance de Dieu, voilà le grand obstacle à l'avancement des âmes. On les éclaire peu, d'abord parce que l'on a soi-même peu de lumiè­res, et ensuite parce qu'on taxe facilement de vaine curiosité une science que l'on n'apprécie pas. Les âmes sont donc peu éclairées ; en revanche, on les charge de pratiques multipliées à l'infini ; on les enrôle dans toute sorte de confréries ; on leur fait entrevoir, comme le dernier effort de la piété catholique, la propagande active de certaines dévotions, qui, si on n'ar­rête pas le courant menacent d'étouffer le large esprit chrétien. « Que sont aujourd'hui les livres de piété ? A part quelques rares exceptions, ils ne sont que des traités superficiels qui ne s'adressent qu'à l'imagination, et qui ne dirigent que vers la pratique extérieure de telle ou telle dévotion à la mode. Il y a plusieurs années qu'un grand évêque se plaignait de la profusion avec laquelle sont répandus ces sortes de livres, et Bossuet disait déjà : -- Je ne comprends plus rien aux direc­teurs. » (*Année Dominicaine*, juin 1876.) Vous avez lu cette citation avec grande attention, Madame, et vous en avez senti toute la portée. Je crois même vous entendre d'ici rappeler le mot de Joseph de Maistre : « *Dieu bénisse la particule ON ! *» Volontiers, je souhaiterai avec vous cette très désira­ble bénédiction, et je terminerai là cette lettre. Disons ensemble : *Credo !* 189:118 #### Onzième lettre LA FOI ET LA SCIENCE. Vous le savez, l'homme naît ignorant. Il ne sort de là qu'avec difficulté : il en coûte pour apprendre, et plus est élevée la science que nous voulons acquérir, plus il nous en coûte. Le mal est tel que, non seulement nous avons de la peine à apprendre, mais trop souvent nous trouvons en nous une répugnance malheureuse pour l'étude, répu­gnance qui nous ferait goûter une sorte de tranquillité, une félicité du genre stupide, à ne savoir rien. Et pourtant ce n'est pas que l'ignorance en soi nous plaise : ce qui nous plairait, ce serait de ne pas faire l'effort nécessaire pour arriver à la science. Nous chrétiens, nous connaissons la cause d'un état si lamentable : car la foi nous montre là un des effets du péché originel. Quand Dieu, par le baptême, efface en nous le péché originel, il nous donne la foi, et avec la foi le besoin de connaître les vérités chrétiennes, et l'inclination à les recevoir et à les garder. Ce besoin des âmes n'est pas de ceux que l'on puisse négliger. L'Église y répond par le catéchisme. Mais mal­heureusement les leçons du catéchisme durent peu, et sont trop facilement oubliées : l'éducation chrétienne est fort négligée dans les écoles, quand elle n'y fait pas totalement défaut. Il en résulte que les chrétiens généra­lement ne sont pas suffisamment instruits de ce qu'ils ont cependant un besoin rigoureux de connaître afin de conserver leur foi, de la pratiquer fidèlement, et de la garder intacte jusqu'au terme de leur carrière. 190:118 Voilà l'état à peu près général des chrétiens dont les études se sont terminées à l'école primaire. Mais nous avons des écoles secondaires, des écoles supérieures, voire l'Université. Si la science est quelque part, elle doit être là. Au sujet de la science, je voudrais, Madame, vous faire remarquer un phénomène dont on ne tient pas compte, en quoi l'on a grand tort. Le flambeau de la foi étant allumé dans le monde, et y étant allumé de la main de Dieu, est par cela même inextinguible. Il brille, quand même. Tous les esprits le savent ; et alors, à cause du besoin de savoir que la foi dépose en nous au baptême, il se fait en ceux qui ont l'amour de la science, un travail intérieur qui les pousse à des conquêtes grandioses sur l'ignorance : ils veulent savoir. Nous disons que c'est là un effet de la foi : et c'est le phénomène le plus remarquable et le moins remarqué qui soit au monde. Que l'on y fasse bien attention : nulle part les esprits ne travaillent ainsi pour la science, sinon là où est la foi. Est-ce que l'Asie ou l'Afrique sont ani­mées de cette passion de la science que nous voyons si brûlante dans notre Europe baptisée ? Nullement. Là les esprits dorment, ici ils sont éveillés. La raison de la différence est facile à saisir. Là le flambeau de la foi est éteint. On ne baptise pas. Ici l'on baptise, et la foi verse au milieu de nous ses lumières les plus puissantes et les plus abondantes. Et les esprits stimulés par l'opération de l'Esprit de Dieu qui nous a donné la foi, s'éprennent d'un beau feu pour la science encore un coup, ils veulent savoir. Tous les baptisés ont reçu le stimulant divin. Et chez nos hommes de science, le point de départ, c'est la foi. Mais les uns l'ont conservée, les autres perdue. Les esprits marchent dès lors dans des voies bien différentes, quoi qu'ayant reçu les uns et les autres dans le don de la foi, l'énergie du désir qui les porte vers la science ([^41]). 191:118 Par une conséquence logique, la science tendra vers un double but, selon que les esprits auront ou gardé ou perdu la foi. Et jamais peut-être on n'a été à même de constater aussi clairement que de nos jours cette sorte de bifurcation dans la direction suivie par la science. Il y a aujourd'hui une science qui veut croire : en cela elle marche au vrai, selon Dieu, et selon la loi im­muable du développement de l'esprit humain. Il y a aussi une science qui ne veut pas croire : et elle entreprendrait tout, pour se maintenir dans une négative qui cependant n'est pas du tout scientifique : Ne pas croire. De chaque côté nous voyons des esprits très actifs, très ardents, très désireux d'arriver au but. De chaque côté des écoles, des travaux sérieux, et une émulation qui serait également louable, si le but poursuivi était également légitime. Il faut le dire : la science qui marche contre la foi a aujourd'hui le verbe haut. Elle a pour elle mille appuis dans le monde extérieur. Forte de son échafaudage, elle aspire à éteindre le flambeau divin de la foi. Mais dans tout cela, il n'y a rien de nouveau. Nous lisons dans le plus ancien livre du monde, que les hommes se dirent un jour : A l'œuvre ! bâtissons une tour qui s'élève jusqu'au ciel. Et ils se mirent à l'œuvre, et ils bâtirent une tour, et ils n'escaladèrent pas le ciel. 192:118 Les hommes d'aujourd'hui se disent de même : A l'œuvre ! élevons l'édifice de la science, et nous escalade­rons la foi. Ils travaillent, et leur édifice, comme celui de leurs devanciers, se nommera Babel. L'homme n'a pas créé la lumière ; le jour où il croira avoir prouvé que la lumière n'est que ténèbres, Dieu lui criera malheur ! l'appellera à son jugement, et conti­nuera à verser dans les âmes la lumière de la foi. La science qui combat la foi n'aboutira pas. Elle ne prévaudra pas contre la foi, c'est évident ; mais de plus elle ne subsistera pas même comme science ; elle finira, l'Écriture le dit, par l'évanouissement. La science sera sauvée par les hommes de foi ; et c'est pour eux un grand devoir d'avancer et dans la science et dans la foi. Tel est donc le spectacle que nous offre aujourd'hui le monde. Ici l'ignorance, malheureusement c'est la part du grand nombre. Ailleurs, la foi : et puis là où est la foi, la science, fidèle chez les uns, infidèle chez les autres ; d'une part s'étudiant à lutter contre la foi, contre Dieu même ; d'autre part travaillant à renverser, suivant saint Paul, tout ce qui a la prétention de s'élever contre Dieu. La lutte est engagée, la mêlée est opiniâtre ; et en­core que Dieu doive demeurer victorieux et partout et toujours, nous souhaitons que les croyants ne soient jamais en retard. A l'œuvre, leur dirons-nous, et si ceux qui ont perdu la foi travaillent pour Babel, nous croyants, édifions Jérusalem. *Credo !* 193:118 #### Douzième lettre DE LA NÉCESSITÉ D'AVOIR UNE FOI\ ÉCLAIRÉE. L'apôtre saint Pierre, écrivant aux premiers fidèles, et instruisant en eux les fidèles de tous les temps, disait : « Soyez toujours prêts à répondre pour la défense *de la religion* à quiconque vous demande la raison de l'espérance qui est en vous. » Ce que nous traduisons *à répondre pour la défense de la religion* est exprimé par un seul mot dans le texte de saint Pierre. Il dit, à la lettre : « *Soyez toujours prêts à l'apologie, pour l'apologie *» ; c'est-à-dire que d'après les solennelles instructions de notre Saint-Père le pape saint Pierre, tout chrétien doit être prêt toujours à l'*apologie,* à la défense de la religion, envers quiconque lui demande la raison de l'espérance qu'il porte en lui. Il faut peser les termes de saint Pierre : *toujours prêts, envers quiconque*. Évidemment, pour être ainsi prêt toujours, prêt envers quiconque, il faut une dose d'ins­truction chrétienne qui aujourd'hui n'est pas commune parmi les chrétiens. Mais de peur que je ne paraisse exagérer en quoi que ce soit, je veux donner la parole à un interprète que l'on ne saurait récuser ([^42]). Je traduis : « Voici la pensée de saint Pierre : Puisque les infi­dèles appellent vaine l'espérance que vous avez en JÉSUS-CHRIST d'une vie future et d'une gloire éternelle, je vous avertis d'avoir toujours prête une réponse par laquelle vous puissiez montrer que votre foi et votre espérance s'appuient sur des raisons solides, soit que vous ayez en face un contradicteur, ou un homme simplement dési­reux de s'instruire, qui vous demande pourquoi vous méprisez les biens de la vie présente, et souffrez tant de maux ici-bas. 194:118 « Toutefois il ne faut pas prendre cela en ce sens, que saint Pierre exige que tous les chrétiens soient des théo­logiens, capables de disserter des dogmes de la foi, soit comme docteurs, soit comme apologistes. « Saint Pierre n'exige de chacun des fidèles qu'une chose, qu'il puisse répondre et satisfaire selon sa capacité à qui l'interroge et lui demande raison de ce qu'il croit et espère comme chrétien. « Il y a en effet des raisons générales, par lesquelles tout chrétien pouvait toujours se défendre contre les païens, et répondre à qui l'interrogeait : par exemple, que la religion chrétienne a été annoncée par les pro­phètes, qu'elle a été confirmée par des miracles innom­brables opérés par le CHRIST et les apôtres, qu'elle en­seigne la justice, l'innocence et la charité poussées jus­qu'à l'amour des ennemis, qu'elle est une religion très chaste. Ou bien : que le monde est gouverné par la provi­dence d'un Dieu unique, laquelle demande qu'à la fin chacun reçoive selon ses œuvres ; que rien n'est impos­sible à Dieu ; qu'il ne faut pas s'étonner si notre foi et notre espérance dépassent l'intelligence humaine, puis­que dans la nature même il y a bien des choses que notre esprit ne saurait pénétrer. « De même, en notre temps, il y a de bonnes raisons et des arguments généraux, qui sont comme des pre­miers principes, dont il faut que les fidèles soient ins­truits (et instruits par leurs curés) pour répondre aux hérétiques qui attaquent la foi catholique, ou qui veulent disputer à son sujet. Ces principes sont : que l'Église de JÉSUS-CHRIST est une, qu'elle est visible et manifeste ; qu'elle s'est continuée depuis les apôtres jusqu'à nous par la succession des évêques : qu'elle a eu dans son sein grand nombre de saints martyrs et confesseurs, qui en divers temps ont confirmé et scellé la foi catholique de leur doctrine, de leurs miracles : que l'Écriture nous prescrit d'écouter cette Église qui est la colonne et la base de la vérité. 195:118 « C'est en ce sens que saint Jean instruit les fidèles, au chapitre IX de sa première Épître. Après avoir dit : *Éprouvez les esprits, pour savoir s'ils sont de Dieu*, il leur prescrit cette même méthode générale de prouver la foi, quand il dit : *Qui connaît Dieu nous écoute*, c'est-à-dire écoute les apôtres et leurs successeurs : *Qui n'est pas de Dieu, ne nous écoute pas. A cela* seul *nous recon­naissons l'esprit de vérité et l'esprit d'erreur.* Notre commentateur ajoute : « Néanmoins, il est très expédient que les fidèles possèdent, selon qu'ils en sont capables, les raisons plus particulières et les preuves spéciales, afin de pouvoir répondre » à quiconque. La parole de saint Pierre et les explications de son commentateur vous font voir assez, Madame, ce que doit être la foi des chrétiens. Nous n'avons plus qu'un mot à dire, ce sera la prière des apôtres à Notre-Seigneur : *Adauge nobis fidem !* (Saint Luc, XVII. 53). Seigneur, augmentez-nous la foi ! Disons ensemble : *Credo !* Père Emmanuel. 196:118 ### Le Père Emmanuel et ses Lettres sur la foi par Henri Charlier LES *Lettres sur la Foi* du Père Emmanuel ont paru dans son Bulletin paroissial, *Bulletin de l'Œuvre de Notre-Dame de la Sainte-Espérance au Mesnil-Saint-Loup,* en 1877. Elles ont été éditées en volume avec d'autres opuscules en 1911 par le Père Bernard Maréchaux, abbé de Sainte-Françoise-Romaine sur le forum, avec l'imprimatur. Voici ce que disait le Père Maréchaux dans son introduction aux *Opuscules :* « Le vénéré Père nous dit que seul l'enseignement de la véri­té intégrale produit le vrai chrétien, qu'il nomme le Chrétien de l'Évangile. Or ce ne sont pas là, dans sa bouche, des paroles en l'air. Cette vérité intégrale, il l'a enseignée, telle qu'il nous la présente ; et, par cet enseignement, il a engendré effectivement au Mesnil-Saint-Loup, non pas seulement quelques chrétiens de l'Évangile, mais une paroisse entière de Chrétiens de l'Évangile. En un mot, ce qu'il dit devait être fait, il l'a fait : l'œuvre subsiste, elle vaut la peine qu'on aille s'en rendre compte de visu. » \*\*\* 197:118 C'est en 1849 que le Père Emmanuel, âgé de vingt-quatre ans, fut nommé curé du Mesnil-Saint-Loup. Il y mourut en 1903 après cinquante-trois ans de ministère. En 1877, après vingt-huit ans d'exercice et âgé de cin­quante et un ans, il avait pu former toute une généra­tion de chrétiens. C'est alors qu'il fonda dans sa paroisse la *Société de Jésus couronné d'épines* pour maintenir, suivant les préceptes de s. Pierre et s. Paul, la modes­tie dans la toilette des femmes. Il avait pu observer que la modestie pour une femme est l'indice de la résidence de Jésus-Christ dans son cœur. Voici ce qu'en dit sa *Vie :* « A la première réunion de la Société, d'un commun accord on convint de garder dans les habits une modestie telle que les pauvres n'auraient pas à jalouser les riches ni les riches à mépriser les pauvres ; on reconnut que c'était nécessaire pour accomplir le commandement de Notre-Seigneur : *Aimez-vous les uns les autres.* La joie des âmes fut telle qu'elle ne put se contenir, et se tra­duisit par des larmes d'abord, et peu après par la for­mule indiquée dans s. Paul : *Saluez-vous mutuellement par le saint baiser.* Une des sociétaires fit spontanément la proposition de s'embrasser *comme les premiers chré­tiens.* Aussitôt dit, aussitôt fait et chacune embrassa sa voisine de droite et de gauche. Ce fut là un jour de bonheur qui ne coûta rien à personne ; il était puisé dans le trésor de Dieu, et c'était une des grâces méritées par Jésus couronné d'épines. » Le Père Maréchaux n'hésite pas à affirmer que cette Société préserva la paroisse de la décadence générale qui faisait fléchir partout les pratiques chrétiennes. Cela est hors de doute, car la mère de famille est l'éducatrice des nouveaux chrétiens : elle est chargée de donner à ses fils et ses filles l'exemple de la pudeur et aussi de les faire entrer dans les chemins de la grâce. Cinquante ans après la scène plus haut racontée, vingt-cinq ans après la mort du Père Emmanuel, toutes les femmes sauf une faisaient partie de la Société... Il était impos­sible de distinguer le dimanche la femme qui avait dix vaches dans son écurie de celle qui était domestique, quel cœur chrétien ne bondirait d'admiration devant un tel effort d'une société vers la perfection ? 198:118 C'est aujour­d'hui, comme bien on pense, la partie de l'œuvre la plus attaquée, car la corruption de la femme est la ruine de la famille et de la société. Le vieux serpent sait comment procéder ; il n'a qu'à recommencer son coup d'essai. \*\*\* On peut s'étonner qu'en notre temps, dans les pays que pourrit le bien-être et l'orgueil, subsiste vaille que vaille une société chrétienne ; ce n'est pas sans mal. Une merveille de la grâce demande quand même des prêtres et des chrétiens un rude labeur semblable à celui du P. Emmanuel ; et chaque génération doit le recommen­cer pour elle-même. L'exemple des parents facilite cer­tainement la formation des jeunes, mais l'orgueil de se croire très bien s'insinue facilement dans les cœurs et donne prise au vieil ennemi. Aucun enfant, adolescent ou adulte n'est dispensé d'un effort entièrement nouveau et particulier à la nouveauté de son âme dans la Créa­tion. La vertu devient une habitude, mais non pas sans une ascèse dont on détourne aujourd'hui la jeunesse. Et nous ne tenons nullement au Mesnil-Saint-Loup à voir venir, pour assister à la messe, les pauvres chrétiennes qui se croient obligées par la mode à imiter les malheu­reuses filles dont la gloire est sur la scène d'attirer les désirs malsains des hommes. « La seule joie (écrit le Père Bernard Maréchaux) que le regretté Père ait goûtée ici-bas, fut de voir grâce à une éducation foncièrement chrétienne, à une vigi­lance incessante, la vertu sanctifiante du saint baptême s'épanouir librement et sans entrave dans plusieurs âmes de sa paroisse. Il constatait ce phénomène avec des transports d'allégresse, et il en rapportait fidèlement toute la gloire à Dieu qui « donne l'accroissement ». Il attribuait cette préservation du mal, cette floraison du bien, aux influences convertissantes de Notre-Dame de la Sainte-Espérance. » \*\*\* 199:118 Ce que le Père Bernard Maréchaux écrivait en 1911 est encore vrai dans l'ensemble. Les moyens de commu­nication accélérée, si rares il y a quarante ans d'un village à l'autre, sont aujourd'hui si répandus que les voyages petits et grands sont à la portée des villageois les plus éloignés des villes. La merveilleuse protection de la T. S. Vierge les rend à peu près inoffensifs malgré la diminution des vérités dans le monde chrétien et malgré les assauts du prince de ce monde. On, lira aux pages suivantes le témoignage de Claude Franchet qui habite le Mesnil depuis quarante-deux ans. Il montre à quelle profondeur un enseignement vraiment chrétien peut former les âmes, à quelle hauteur il les élève, comment il faut faire et quelle est l'importance de donner aux enfants d'abord, pour que les hommes l'aient aussi, une imagination chrétienne. Henri Charlier. 200:118 ### Ma paroisse pittoresque : Le Mesnil Saint Loup par Claude Franchet ELLE SE SITUE en Champagne au pays aubois dans sa partie jouxtant le Sénonais. Exactement en retrait d'un peu plus d'une lieue de la route nationale de Sens à Troyes, sur cette autre montante et descendante en­tre ses banquettes d'herbe fleurie, qui du bourg d'Estissac mène à Nogent-sur-Seine à travers les champs, les halliers, et les vieux villages aux portails de pierre. On ne sait rien d'elle et pour cause avant le XII^e^ siècle, quand les Templiers de la *Commanderie* de Coulours en fo­rêt d'Othe (en me déplaçant un peu je vois d'ici la forêt haute à l'horizon, si souvent bleue, au-delà de la vallée de la Vanne, et elle s'en va sur son plateau jusqu'au-dessus de Joigny ; et Coulours existe toujours, avec l'assez grand air de quelques-unes de ses maisons, étonnant celui qui ne sait pas l'ancienne Commanderie) ... Ces Templiers donc venant ici, par je ne sais quel choix, en pleine friche, avec des ser­viteurs et des laboureurs, défricher et cultiver à l'exemple des anciens bénédictins et installer une petite maison des champs, leur Mesnil (maison). Quant à St Loup, ce n'est pas celui de Troyes et d'Attila comme on pourrait le croire, mais l'évêque de Sens au temps du Mérovingien Clotaire II, lequel d'ailleurs d'après des dénonciations calomnieuses le fit s'exiler en Neustrie, puis les yeux ouverts par St Vine­baud de Troyes lui rendit avec ses bonnes grâces son évê­ché : 201:118 ce St Loup qui seulement à sonner les cloches faisait revenir les moines fugitifs et sur le passage duquel, au re­tour de l'exil, s'ouvrirent toutes grandes des portes de pri­sons ; on a de lui ces souvenirs dans les vieilles chroniques, et au Trésor de la cathédrale son peigne liturgique d'ivoire travaillé, et sa crosse en forme de T, le tau. Coulours faisant alors partie du diocèse de Sens, ce fut lui que les bons Templiers amenèrent avec eux comme leur patron et celui de leur chapelle devenue à la suite des temps l'église paroissiale avec son petit clocher carré : telle la vit le 24 décembre 1849 le futur Père Emmanuel, alors le jeune abbé André « tout frais émoulu » du séminaire et venant prendre possession de sa paroisse du Mesnil-Saint-Loup. Plus tard, l'église n'étant plus assez grande pour son peuple de fidèles il fit bâtir celle d'aujourd'hui ; mais reste encore de l'ancienne le chœur roman, et au cimetière des fondations que le fossoyeur remet au jour en creusant certaines tombes. Le cimetière voisine ainsi l'église comme en un certain nom­bre de nos villages encore, et chaque dimanche après la grand'messe, avant de rentrer dans les maisons, les parois­siens vont prier sur leurs morts : il est bon d'être enterré au Mesnil, car il n'y a pas que la parenté à visiter pieuse­ment ces morts, mais aussi des voisins, des amis, des maîtres si on en avait, des serviteurs... \*\*\* Dès notre arrivée au Mesnil-Saint-Loup, il y a quarante ans, j'y humai l'air des vieilles campagnes de mon enfance. L'air avec l'odeur, le goût comme on disait. Ainsi le fournil (la chambre au four quand il n'était pas à la cuisine sous le manteau de la cheminée) de ma voisine Aloyse, sentait ceux de mes grand'tantes et « mamans », d'autrefois. Je ne saurais dire en quoi, on n'y faisait plus de pain depuis assez longtemps ; peut-être y restait-il une odeur de braises et de branches ; et l'impondérable. 202:118 Aussi bien il est vrai que le four se rouvrait chaque automne pour les pruneaux de da­mas violets, et les daguenelles de pommes, ces daguenelles étant des quartiers de pommes séchés sur des claies d'osier, le feu éteint, et qu'il fallait y poser avec beaucoup d'atten­tion de peur de les voir se perdre dans les vides. Comme les pruneaux, on les conservait ensuite dans des bocaux bien fermés, pour les utiliser l'hiver en compotes ou en tartes, d'abord trempés dans l'eau pendant une nuit au moins. Je me rappelai alors que tante Joséphine, l'aînée de ma grand'mère, faisait aussi sécher des cerises, réduites à rien, mais faisant encore office de friandises pour les enfants venus en commission. Pendant des années j'ai fait avec Aloyse, après les siennes, des daguenelles de nos pommes. Il y avait aussi le lait à aller chercher. J'ai déjà dit mes expériences et mes émois là-dessus, quand j'étais gâchotte, je les renouvelais. Et toutes les commissions. Et les rencontres aux coins de rues. Et chez les vieux surtout, certain parler ; j'allais jusqu'à entendre des *nœurs* aux cordons de tabliers, et les *iens* de cales, ces *cales* elles-mêmes (les bonnets sans façon) ; et les *gravates*, et même la *gigorée *; j'en étais toute réjouie. Et surtout les protocoles paysans, plus respectables et respectés que ceux du monde ; et tout un train de politesses qu'il me fallait apprendre à démêler, ce à quoi je ne parvins jamais tout à fait, tant il y avait de subtilité et d'inattendu. Et tant de choses données à entendre et qu'il fallait deviner, quand on le pouvait, et je n'étais pas assez futée pour le pouvoir toujours. Et enfin tant d'esprit, à la champenoise, du plus fin mais du plus secret, mystérieux, chacun dans une conversation entendant ce que l'autre voulait dire et répondant de même : de quoi bien étonner les curieux s'ils n'étaient au courant. Enfin le don de mime et comédie, tel qu'une scène imitée, contée ; on entendait les personnages avec leur accent propre et les mots qu'ils employaient volontiers, on les voyait : c'était vraiment de l'art. 203:118 -- C'est ce don que je devais exploiter dans mon Théâtre Saint-Loup, fondé pour eux et joué d'abord au verger, puis en dehors du Mesnil en grandes représentations de plein air. J'y avais des acteurs d'autant plus excellents qu'ils n'avaient jamais foulé les planches, je veux dire l'herbe, n'avaient donc aucune mauvaise habitude ; très peu même avaient déjà vu jouer, et même à d'autres l'idée de théâtre était comme une idée de péché, et il avait fallu l'assentiment un peu inquiet, qui d'ailleurs étonna, de notre cher vieux curé d'alors, pour les tirer de trouble. Mais ils étaient donc si bien doués que j'avais seulement à les diriger, donner un coup de pouce par ci, par là, par ailleurs émerveillée de leurs trouvailles. Et je ne peux m'empêcher de noter aussi l'éton­nement de leurs compagnons de jeu, de jeunes ingénieurs d'usines troyennes, dans *Le temps des Saints*, représenté au creux d'une colline de merveilleuse acoustique, où, entre les histoires des saints anciens du diocèse et leur procession finale montante en chantant le *Lauda Jerusalem* parmi les pins et les genévriers, j'avais réservé un acte entier, moder­ne, à ma troupe de paysans. J'ajoute à ce propos que mon théâtre -- défunt depuis longtemps -- était tout entier chrétien, jusque dans les scènes de la vie familière. C'est la raison sans doute pour laquelle hommes et jeunes gens d'alors non seulement s'in­téressèrent à mon œuvre mais s'y attachèrent au point d'en faire leurs les personnages ; et aujourd'hui encore où elle est tellement éteinte il leur arrive d'en parler à leurs enfants (tout cela se passait avant 40). Et j'en suis amenée à une constatation essentielle sur ce que je disais de leur don proprement paysan, surtout proprement champenois « de par ici », leur malicieuse interprétation des gens et des faits : oui, mais je fus vite arrivée à m'apercevoir que ja­mais médisance et calomnie n'étaient le fond de la scène ou du conte. C'étaient choses plaisantes à voir et entendre, mais non point méchantes, ni blessantes pour le caractère et l'honneur. J'entendis même à ce propos une réflexion qui en dit long : « Il faut bien s'arrêter quand ça serait pour devenir péché ! » 204:118 Cette découverte que je fis me donna la clé de bien des comportements ; au vrai, on ne voulait pas pécher ; on l'es­sayait du moins. Et j'avais à faire maintenant non plus comme auparavant à quelques chrétiens amis ou rencontrés, mais à tout un petit peuple : les descendants de ceux qui avaient été enseignés par le Père Emmanuel, et même a notre arrivée, ceux-là mêmes dont il restait encore : « Le Père disait ci... Le Père disait ça... » Voilà des mots que j'ai souvent entendus dans les débuts, par les uns ou les autres. \*\*\* Et tout ce que j'ai vu... Cela a dû commencer par Zulma. Une vieille qui nous quittait au seuil de notre porte, un soir de novembre, la lune étant au ciel et plus loin, plus bas, une grosse planète (on ne voyait pas les étoiles et c'était encore plus émouvant) s'est retournée et a dit les yeux levés : « Les cieux racontent la gloire de Dieu ! » C'est tout juste si elle ne l'a pas dit en latin, comme d'autres auraient pu le faire, et peut-être elle. Je fus émerveillée. Elle avait été assez malheureusement mariée, avait perdu son petit enfant, et veuve s'était faite servante de curé. Elle vivait maintenant très pauvre dans sa maison de famille à la grande cheminée (« aux veillées papa était là, maman là, et moi sur un petit banc sous le man­teau, mon frère en face... ») au sol de terre battue. On la trouvait à sa fenêtre, perdue dans une lecture : « Que faites-vous, ma bonne amie ? -- Je relis mon catéchisme. » C'est-à-dire qu'elle le mé­ditait. Elle lisait aussi les Évangiles et les psaumes ; elle ne risquait pas de rien perdre. C'est elle, la chère femme qui en mai autour de son « mois de Marie » comme il y en avait dans chaque maison, mettait des bouquets d'ortie blanche parce qu'elle n'avait pas d'autres fleurs et trouvait celles-là jolies. On en riotait autour d'elle, mais elle ne s'en apercevait pas. 205:118 Et, derrière sa pauvre crèche (comme il y en avait aussi dans les famil­les) un vieil almanach des postes dont l'image représentait un berger avec son troupeau. J'ai retrouvé dans un tiroir, il n'y a pas trop longtemps, l'un des moutons de plâtre co­lorié que j'avais achetés pour la faire bien aise, tout en dé­plorant de détruire le charme de l'almanach : il y a des moments où les esthétiques se contrarient. Si simple et franche elle était, notre Zulma, qu'un jour elle se prit à dire dans l'atelier d'Henri Charlier : « A tant faire de saints, vous devriez bien en devenir un ! » laissant entendre qu'à son avis il ne l'était pas tout à fait encore. Un jour d'hiver et de mauvais temps, où elle avait de la bronchite, je la rencontre sur la place de l'église : « Hé Zulma, vous voilà dehors par un temps pareil ? » -- Fallait bien : monsieur le curé est plus malade que moi, il ne sort pas et il faisait tous les jours son chemin de croix. Je me suis dit que j'allais le faire à sa place. » Puis elle hoche la tête, me regarde un peu en coin, et ajoute moitié champenoiserie, moitié pour rester fidèle à la stricte vérité : « C'est vrai qu'il ne le fait pas trop long ! » Des conversations, à chaque coin de rue, on en pouvait avoir. Il y a une grosse épreuve dans une maison ; je ren­contre l'éprouvée, je dis quelques mots de commisération et je m'entends invariablement répondre : « Si seulement on le prenait bien ! » Aujourd'hui en­core. Je me rappelle surtout, parmi tant de souvenirs, le jour où j'accompagnais maman Alice au sortir de l'église. C'était en juin, après le repas de midi, nous avions neuvaine du Sacré-Cœur ; il faisait très chaud et j'avais vu la chère bonne femme empêtrée de ses mauvaises jambes, et seule ; c'est alors que je lui avais offert mon bras pour la recon­duire. Et chemin faisant : « Vous n'avez donc pas Thérèse aujourd'hui ? » l'une de ses filles, d'une quarantaine d'années, qui n'est pas ma­riée et vit à la maison. 206:118 -- Non, ma bonne ; elle est tellement nerveuse, je n'aime pas qu'elle me conduise, ça serait comme un Tempier. (Un Templier, de ceux qui ont fondé le Mesnil et le mot s'em­ployait aussi dans la forêt d'Othe, chez mon grand-père, toujours avec un sens péjoratif : quand on disait d'une fille : « Elle marche comme un Tempier ! », ce n'était pas pour en donner une idée très féminine.) Nous voilà donc parties, bras dessus, bras dessous ; et en route maman Alice continue ses confidences : « Ma bonne, elle dit n'importe quoi ; et c'est pas tou­jours du bien dit. Alors, l'autre jour, à table, Placide (c'était le vieux mari) lui a dit : « Thérèse, si tu continues, tu n'iras pas au Paradis. » Et moi, pour les arranger, j'ai dit : -- Si, si, Placide, elle ira ! » Puis se tournant vers moi : « Seulement, ma bonne, elle fera très ben du Purgatoire ! » Voilà donc ce qui s'était dit à table chez ces bonnes gens. Chère maman Alice ! Une autre fois, plus tard, j'étais encore avec elle dans la rue, quand nous voilà rattrapés par la petite troupe des religieux du monastère dont c'était le jour de promenade. Et l'un d'eux : « Eh bien, maman Alice, comment cela va-t-il ? -- Oh pas trop bien, on m'enterra bientôt, vous voirez ! -- C'est que le bon Dieu le voudra ; alors on vous chan­tera un beau libera ! -- Ô mon Dieu comme je suis contente ! Je vous remercie bien, mon Père ! Et quand la petite troupe s'est éloignée, me prenant à témoin : « C'est toujours bon, allez, de s'entendre si bien en société... » Or la société de maman Alice, ç'avait été celle du bon Père B. grand théologien, versé comme le Père Emmanuel l'avait été en plusieurs langues anciennes, hébraïsant au point d'avoir fait une découverte dans la versification des psaumes. J'avais donc eu d'abord envie de sourire ; puis je m'avisai que c'était moi la naïve, et que sur le chemin de la foi le Père et la bonne femme allaient vraiment de compa­gnie. 207:118 Et il est vrai qu'il chanta le *libéra*. Car elle mourut peu de temps après. Et comme en ce temps ayant relativement assez -- disons de jeune âge -- et de santé, je pouvais m'of­frir à veiller les morts, j'allai passer une partie de la seconde nuit auprès de sa bière. C'était l'heure de la première veille ; je trouvais papa Placide m'attendant ; puis il fit une der­nière prière à genoux, fourgonna un instant sous son lit avec beaucoup de simplicité, se retira dans la ruelle empor­tant sa trouvaille avec beaucoup de dignité, enfin laissa tomber sa vêture, se coucha et s'endormit. Je restai seule avec la morte à deviser. Il y avait au mur un agrandisse­ment de portrait du bon homme en artilleur ; et, comme c'était à la cuisine, une grappe d'oignons pendait d'une pou­tre quasi au-dessus du cercueil. Tout était si naturel et surnaturel ; la pauvreté même et ce qui restait du train des jours ayant pris de la solennité. ... J'ai donc veillé les morts et en ai reçu de grandes le­çons. Comme auparavant j'en avais reçu des mourants. On allait alors leur porter l'Extrême-Onction en petite proces­sion ; une cloche tintait dans la journée, et comme tout se sait aux champs, la nouvelle de ce qui allait se passer n'étonnait personne ; et ceux qui pouvaient se rendre libres dans le voisinage se préparaient à suivre monsieur le curé précédé de l'enfant de chœur portant la lanterne aux reflets rouges. Pierre était notre voisin dont notre vieux curé avait laissé entendre un jour, et pourtant on ne lui en contait pas, qu'il était resté avec son innocence baptismale. Et je ne lui avais jamais entendu dire, à aucun chevet, ce qu'il dit ce jour-là, les deux sacrements donnés : « Eh bien, Pierre, quand vous allez être au Paradis, vous prierez pour nous... » Et Pierre, avec le plus grand naturel, comme s'il pro­mettait d'aller donner un coup de main au jardin de la cure : -- Mais oui, monsieur le curé ! 208:118 Deux jours après il mourait à l'aube. Sa femme qui le veillait le vit remuer : « Tu veux quelque chose, Pierre ? -- Le Paradis ! » A ce moment, le premier son de l'An­gelus tintait. Et il est mort. Au vrai, et tout au long de leur vie, les imaginations de ces bonnes gens -- et je me souviens tout d'un coup en les qualifiant ainsi que dans leur langage particulier une bonne femme, pour quelques-uns encore, est une femme pieuse -- leurs imaginations donc, avaient été, étaient chrétiennes, telles que les souhaite S. François de Sales dans l'un des plus charmants chapitres de l'Introduction. Souvent même inspirées des Testaments. Un jour, je disais un peu sotte­ment à l'amie de la maison, toutes deux regardant repein­dre de jolie couleur les fenêtres de l'atelier à travailler le bois, qui est une ancienne bergerie : « On dirait maintenant une petite maison norvégienne. » Mais elle, au même instant, disait de son côté : -- « Vous ne trouvez pas, on dirait Noé et ses garçons en train de peindre l'Arche ? » Elle était du Mesnil, et c'était elle qui avait l'imagination la plus simple et la meilleure. Et la vieille Maria, disposant un matin sur la table trois bols pour le petit déjeuner de trois hôtes, disait au plus révé­rend : « Un pour vous, mon Père. Un pour Moise, un pour Élie... » Sérieuse, et quand même un peu Ménillate. Les jeux des enfants aussi, participaient de ces imagi­nations. Comme dans beaucoup d'histoires de saints à leur enfance, c'étaient l'érection d'autels, la messe avec un ser­mon des plus futés, des offices, des processions. La fille de Maria, un jour, avait la garde de petits neveux. Elle les emmène au jardin, ils finissent par s'y ennuyer, alors elle leur dit : « Allez sous les arbres jouer à la Sainte Famille ! » Ils sautent sur l'idée, Madeleine devient la Sainte Vierge, son cadet Lucien est S. Joseph, et le plus petit l'Enfant Jé­sus. Ils s'éloignent, et la tante entend bientôt de loin le ronron de saintes conversations. 209:118 Puis tout à coup c'est un cri : « Ah mon Dieu, cet enfant vient de prendre ses rhuma­tismes (la seule maladie connue, celle de la grand'mère), on ne va pas pouvoir partir en Égypte ! » Un instant de silence, puis une décision : « Joseph, attelez l'âne ! » Tout était au point de l'adaptation enfantine. Quant à la bonne tante elle aussi, comme d'autres, faisait son pain frais d'humour et de piété. Un jour une visiteuse la trouve assise sur les marches en grand travail, une corbeille pleine à côté d'elle : « Que faites-vous, Clara ? -- Je médite. -- Ah ! -- Oui, je médite S. Paul : « Marie-toi, tu feras bien ; ne te marie pas, tu feras mieux... » La corbeille était emplie de petits bas des enfants de son frère, qu'elle reprisait. Je n'ose dire que le même humour présidait aux propos de catéchisme. Pourtant le bon monsieur le curé avait par­fois des surprises. Un jour, il interrogeait Jacquot : Et Jacquot *recto tono* comme ils répondaient tous en classe : « Les animaux ont-ils une âme ? -- Non, nous j'en on une et eux y z'en n'ont point. -- Est-ce qu'ils prient ? -- Non, puisqu'y z'ont point d'âme ! Seulement le bon curé insiste : -- En as-tu vu prier ? -- Non, monsieur le curé ! Insiste trop : -- En as-tu déjà vu se mettre à genoux ? Le petit se tait un moment, et puis découvrant un abîme ouvert devant sa cogitation : -- C'est que nos vaches alles s'y mettont avant de se coucher ! ... » 210:118 Et c'était vrai : ces bonnes bêtes commencent le repos en fléchissant d'abord les pattes de devant. Ébahissement du catéchiste, quasi attrapé. C'est d'ailleurs lui qui a conté la chose. Ces leçons de catéchisme ! Le même Jacquot y décrivait un jour le Jugement dernier, avec les gestes appropriés : « Y trrompeterront les anges, et Notre-Seigneur y dira : « Par ici les bons ! Par là les malins ! » (Les malins, en champenois, ce sont les méchants ; un enfant est malin quand sa mère n'en peut venir à bout.) C'est sûr, que tout sérieux, Jacquot s'amusait quand même au démêlage. Un autre jour on en était sur la confession. Question : « Faut-il dire à confesse les péchés des autres ? » Silence de réprobation sur celui ou celle qui aurait pareille idée. Puis, tout au fond de la salle, se dressant de son banc, la grosse Marguerite à la voix rauque, scandant bien et toujours recto tono, donne la solution de bon sens : « Chacun les siens, c'est ben assez ! » Aussi bien notre Jacquot, humour à part, a trouvé un matin la communion spirituelle ou quelque chose d'appro­chant. La messe tintait et il avait le désir d'y aller ; mais sa mère lui dit qu'elle n'avait pas le temps de le préparer : « Il faut que j'aille aux vaches (à l'étable). Viens avec moi, tu m'aideras à les raffourer (distribuer la paille). » Il y va, et qu'entend-elle ? : « Eh bien, mon petit Jésus, vous voyez que ce n'est pas ma faute : mais faites comme si j'y étais pour de vrai ! » Mais je parlais de confession ; ils savaient fort bien, ces gamins, comment il fallait la faire, se démêler en soi. J'en ai entendu un dimanche comme une répétition. C'était aux jeux sur la place de l'église. Depuis le temps du Père Emmanuel jusqu'à la seconde guerre, après les vêpres, la paroisse allait goûter, se changer un peu (on disait encore dans ma jeunesse : s'habiller « en après vêpres ») et reve­nait à ces jeux : les hommes aux boules, les garçons au « bouchon », les filles au croquet, les petites aux rondes ou « à la queue de mon loup », les gamins à la course, enfin les femmes dont j'étais, aux quilles. 211:118 Et avec quel entrain, quelle passion souvent de tous côtés : le Père disait naguère connaître à l'ardeur des jeux sur la place l'état moral de ses paroissiens : plus ils s'amusaient de bon cœur, plus il sentait que tout allait bien dans les âmes. C'était tout à fait cela ; et tout s'y passait bravement de toute façon : quand une jeune femme avait apporté son dernier poupon, son tour venu de jouer vite elle le jetait dans les bras d'une autre si celle-ci ne le lui avait déjà arraché pour que rien de cet heureux temps ne fût perdu. Mais ce dimanche il y eut l'aventure de Pierrot. Pierrot était un vrai neveu de tante Céline. Et « tante Céline » était l'institutrice de l'école libre, naguère choisie par M. le curé parmi ses jeunes ouailles pour aller préparer son brevet à la ville, et l'ayant obtenu revenir, occuper le poste proposé. Avec d'ailleurs quelle intelligence de l'enseignement et l'éducation ! J'en ai peu vu d'aussi douées. Seulement, comme elle était en réalité la tante de beaucoup d'enfants, il fut décidé qu'elle en prendrait le titre pour tous, et il en devint grandement honorifique ; même passa à ses aides. Pour ce qui est de l'école, elle était donc libre, et comme aujourd'hui encore, la paroisse n'en connaissait point d'autre. Il était tout de même arrivé une histoire un peu avant notre installation. Déjà la commune avait été obligée par la préfecture à bâtir une école avec logement pour un insti­tuteur. Une belle petite école classique. M. le curé, lui, avait acheté, tout près, un lot de vieilles maisons avec du terrain. -- Et voilà que l'instituteur avait été nommé. Il arrive, s'installe, ouvre sa classe le premier octobre et voit entrer un seul petit garçon que son père envoyait, disons par étourderie : forte tête serait de trop. Quand même, le maître s'évertue autour de son écolier mais toute la matinée, celui-ci, en larmes, cache sa tête dans son bras en marmonnant : « Veux aller chez tante Céline ! » Tant de fois et de si bon cœur que c'est tout juste si à la sortie le pauvre maître ne disait pas aussi : « Veux aller chez tante Céline ! » Bien sûr il n'y alla pas ; mais le petit si, dès l'après-midi. Je crois que la bonne volonté du préposé dura jusqu'à Noël, après quoi il se retira. On nous a dit aussi que longtemps dans les papiers de l'académie figura nommé­ment un instituteur du Mesnil ; nous ne savons s'il y est encore. 212:118 Cette incidence est pour faire connaître les choses. Mais j'en reviens à Pierrot et sa confession à tante Céline, à laquelle j'assistai et qui m'instruisit comme une bonne leçon d'examen de conscience, de plus savants iraient jus­qu'à l'introspection. Voilà les faits : ayant grimpé sur le mur du monastère au fond de la place, Pierrot avait vu à portée de sa main deux paquets de cerises, les avaient cueillies puis mangées, sous l'œil aigu de la tante avisée. Et maintenant il était là devant elle, se repentant et s'ex­pliquant, et ce n'était pas si simple qu'il le paraissait d'abord : « J'ai voulu grimper au mur, malgré que c'est défendu. Puis (il disait « pis ») j'ai vu les cerises et j'en ai eu tout de suite envie ; mais j'ai pensé que ça serait voler. Seulement à la place de dégringoler j'ai resté à les regarder et tout s'est brouillé ; je les ai prises et mangées. » J'étais bien étonnée ; ainsi tout y était : la désobéissance, la tentation, la résistance sans recours à la fuite, le moment où tout se brouille, et la faute ; tout cela par où nous fait passer le péché. Et son auteur le diable, disait tante Céline, Pierrot acquiesçant. Parce qu'ils le connaissaient tous, ces gamins, même tout petits. Il y avait Yvette, qui ne parlait pas encore bien : « J'le connais bien, l'méchant iabe (ce n'est pas son mé­chant parler, c'est qu'on disait vraiment l'iabe, comme on disait du ierre (lierre) un ièvre (lièvre) comme dans ma forêt d'Othe, il n'y a pas longtemps encore). J'le connais, des fois y m'tente ; -- Ah ! Oui, y m'dit : « Vole du suc, va lauder dans la lue, bats ton p'tit flèle ! -- Et que fais-tu ? -- Des jours j'l'écoute ! -- Et d'autres, ? -- J'fais un signe de croix et y s'sauve tant qu'y peut ! » Et il y avait aussi ces deux grands de l'école. C'était leur tour de balayer, un jour après la sortie, à cinq heures ; et ils avaient d'abord regimbé, ç'aurait été si bon d'aller en­voyer de tous côtés en plein air bras et jambes. Puis ils se sont calmés, et après tante Céline a entendu l'édifiante conversation : 213:118 « Mon vieux, c'est aussi bien comme ça : ici l'iabe nous tente pas. -- C'est qu'il est malin, c't'animal-là ! Y m'dit, : vas va (vers) Gérard (son frère cadet) f... z'y une claque ! -- C'est vrai qu'il est malin, l'animal ! » Et tous les deux font aller le balai avec fureur. Blanchette (de quatre à cinq ans) mettait un peu de raideur dans son jugement. Un dimanche soir où elle était enrhumée, ses parents ne l'avaient pas emmenée à la prière (l'office du soir : complies, homélie, salut) mais déposée chez tante Céline, non seulement sa tante pour de vraie, mais en plus sa marraine. Et la petite après avoir bavardé un peu se tait, puis exprime la pensée qui lui est venue : « On est bien chez sa marraine, on ne fait pas de péché ! -- Ah ! -- Lucien (le petit frère de deux ans et demi) il en fait, lui, des péchés, il veut du chocolat avec son pain le ven­dredi ! » Tante Céline essaie d'insinuer que ce n'est pas un péché, peut-être une imperfection, et encore, Lucien est si jeune... Mais Blanchette est déchaînée : « Et encore un vendredi de carême ! Alors j'lui ai dit : Il en avait t'y, Notre-Seigneur, du chocolat quand il était sur c'te montagne : il avait pas seulement du pain ; même que l'méchant iabe l'y a dit : Tiens mange ces pierres-là, c'est du pain ! Menteux, va ! J'ai dit à Lucien : l'écoute jamais ! » On était au soir du premier dimanche de carême : les parents avaient dû conter l'évangile aux enfants, peut-être au repas de midi. Il arrivait même parfois -- je connais au moins l'une des fois -- où la suspicion s'élevait du diable aux saints. Deux gamins sortaient de la grand'messe du dimanche qui suit le 8 juin, jour de la Saint-Médard. Or S. Médard est le patron de P. paroisse voisine, et la fête patronale a toujours lieu le dimanche suivant l'incidence ; et il y eut cette pers­pective : « Tu crois, dit l'un des gamins, que S. Médard est un si grand saint que ça ? -- Ça va être la fête à P. tantôt y aura un bal, de la vanité, peut-être des abominations : tu crois que S. Loup, il endurerait ça ? » 214:118 Le gamin connaissait sans doute l'histoire de la femme de P. qui tout au rebours vantait le bal de la fête : « Y a des robes bleues, des roses, des blanches, des crème, et ça saute, et ça tape du talon : faut voir ça, c'est pompeux ! » Bien entendu, dans l'imitation de la femme au Mesnil, on prononçait comme elle *pampeux* en y mettant beaucoup d'accent. \*\*\* Mais je ne veux pas quitter des enfants d'une cité chré­tienne sans rappeler une histoire bien plus belle, qui nous met toujours les larmes aux yeux. Cela se passait chez Blanchette et Lucien, qui avaient grandi ; et il y avait encore deux autres petits après eux, et il aurait fallu dire trois dans une autre contée, s'il ne s'agissait du bébé Benoît qui venait de mourir. Et il était là, sur son berceau, tout habillé de blanc, avec une couronne de roses blanches aussi ; et un chapelet dans ses petits doigts, que je revois comme trans­parents. C'était en fin de journée, et son papa et sa maman étaient aux ouvrages de la cour. Alors on avait demandé tante Céline pour garder le petit mort avec ses frères et sœurs. Elle est venue, on a dit un peu de chapelet. Et puis l'un des plus jeunes a demandé : « Où il est, maintenant, le petit Benoît ? » Et Blanchette : -- Au Paradis, pardi ! Avec le bon Dieu ! Et Lucien : -- Même qu'il sait mieux son catéchisme que nous, à ç't'heure ! -- Mieux que papa et maman ! -- Mieux que monsieur le curé ! -- Que Monseigneur ! -- Que le Saint-Père le Pape ! (Ils renchérissaient sur la supériorité du petit mort, pour mieux l'affirmer.) 215:118 -- Ah ! Un silence et puis : -- Et quoiqu'il fait au Paradis ? -- Peut-être qu'il chante ! a suggéré la tante. *Le Salve Regina*, et le *Tantum ergo ?* -- Et si on chantait avec lui ? Mais oui ! La tante a dit encore oui, et voilà les quatre petits, qui soutenus par elle, à côté du cadavre se mettant à chanter avec le petit mort au Paradis... \*\*\* La paix était sur les visages cette paix « qui surpasse toute chose ». Elle donnait à ces paroissiens du Mesnil, même dans toute l'attitude, une tenue et une dignité qui confinaient, qui confinent encore, à la distinction. Aussi bien le mot nous fut dit à la première visite d'amis, un di­manche où ils avaient assisté aux offices et à la sortie : « C'est étonnant comme ces paysans sont distingués ! » Non, ce n'était pas étonnant mais bien agréable. Et ré­jouissant quand nous revenions d'ailleurs, de Paris surtout où dans les rues et le métro les visages nous paraissaient tendus et comme crispés. J'eus ce rafraîchissement un jour entre autres où descendant du train je trouvai pour m'at­tendre le papa de Blanchette avec un jeune beau-frère ; et ils me parurent tellement mieux élevés que les voyageurs avec lesquels je m'étais trouvée, braves gens au demeurant. Il m'arrive encore, dans les rues de notre grand'ville, de remarquer un couple tranchant par sa tenue sur les autres passants : il est presque toujours de chez nous. C'est aussi que tant de délicatesse il y avait. Dans le langage et le comportement en toutes choses. Jamais non seulement un juron, mais un mot disons tempétueux. Dans les champs, le cheval qui n'avançait pas ou n'allait pas droit dans le sillon s'entendait reprendre, oh bien sûr par­fois vivement, par son seul nom : « Gentil ! Mouton ! » 216:118 On y entendait souvent chanter le *credo* et le *magnificat *; je sais tout cela, notre maison et notre verger donnant sur la pleine campagne. Et du langage courant, si paysan qu'il fut (on l'a vu par les enfants surtout qui ont tendance à rejoindre les ancêtres, en dehors de l'école) certains mots même étaient bannis ; je m'amusai d'abord, puis me conformai, de ce qu'ainsi maudit et maudite n'apparaissaient pas dans les exclamations : on disait par antiphrase béni et bénie ! C'est ainsi que j'entendis parler d'une bique qui avait fait des ravages dans un jardin... Monsieur le curé même, dans ses conférences aux fem­mes, conseilla un jour de ne pas appeler « bêtes » leurs maris, ce n'était ni poli, ni honnête. Je m'en suis toujours souvenue parce qu'à la sortie l'une des écoutantes me dit, couverte de confusion : « C'est-il qu'il sait que le *Lui* dis ? Lui, ou elle, c'était, dans les maisons, le mari ou la femme. Mais Aloyse était plus renchérie avec son vieux Jérémie. Je la trouve un jour toute agitée dans sa cour : « Qu'y a-t-il, ma voisine ? -- M'en parlez pas, je suis bourre. » Bourre, difficile à traduire : peut-être bourru à l'intérieur, souvent contre soi-même. « J'ai t'y pas appelé Jérémie *rêveux*. » (Quelque cho­se comme radoteur ; ainsi l'entendaient de Joseph à Jacob, à une leçon de catéchisme, gamins et gamines répondant d'une seule voix que si ses frères avaient voulu le tuer, c'est qu'il était un rêveux : c'était la répétition des songes qui les avait frappés, plus que les songes eux-mêmes.) Elle avait donc, la chère femme, traité son homme de rêveux : « Et c'est la première fois depuis quasi cinquante ans qu'on est mariés ; va falloir que je retourne me confesser. » Les mœurs étaient pures, le contraire, exceptionnel, envisagé avec charité : on n'en parlait pas. Les garçons ne faisaient leur cour qu'en présence des futurs beaux-parents. De cela je suis sûre aussi pour avoir observé deux fiancés au cours d'un pèlerinage où toute notre jeunesse était allée pour chanter. Je me disais : « Ici, ils vont pou­voir trouver à se parler ! » Eh bien non ; j'en fus pour ma curiosité ; ce qui arriva, c'est que, comme il y avait des boutiques, le promis acheta un morceau de pain d'épices pour la belle-mère. Qu'il porta le soir même. 217:118 Et dès le premier janvier de notre arrivée, j'eus un choc. J'étais allée souhaiter la bonne année à un ménage ami, as­sez âgé. Mais papa Louis était encore bien vif, bien gai, faisait les vieilles contées d'autrefois, et tant riait de ce qu'une vieille femme mécréante, d'un village aux alentours, l'avait traité de « grand bicotat d'homme » pour ce qu'il avait tiré un chapelet de sa poche avec son mouchoir. C'était lui aussi, qui après avoir écouté bien patiemment un bel esprit lui démontrant que l'homme descendait du singe, avait seulement dit comme réponse : « Chance que la queue est tombée, il aurait fallu faire un trou à la culotte ! » Cu­lotte se dit encore dans beaucoup de campagnes pour panta­lon. Eh bien me voilà donc arrivée. C'est papa Louis qui me fait entrer, tout seul dans la cuisine. Il me fait poliment asseoir, m'écoute balbutier mes souhaits, puis me dit : « At­tendez, je vas la chercher. » Et quand il revient avec sa femme il me dit gentiment : « *Maintenant*, on va pouvoir s'embrasser... » Il avait de soixante-cinq à soixante-dix ans, et moi j'avais largement l'âge canonique ; je réalisai la dé­licatesse de fidélité conjugale de ces paroles, la longue fi­délité. Certain prédicateur de mission, comme il en est heureu­sement peu venu, assez content de lui, brouillon et mal renseigné, aurait dû se trouver à ma place, ou dans un coin de la cuisine : ne s'avisa-t-il pas à une réunion des hommes de leur dire que sûrement plus d'un convoitant la femme du prochain, avait dû succomber à la tentation ? La réaction avait d'abord été scandale, indignation ; puis la chose pa­raissait tellement saugrenue, qu'elle avait fini en risée, et d'aucun disaient à leur femme : « Tu me vois faire la cour à celle-ci, à celle-là ? » Bien sûr, pour la beauté de la comé­die, c'était elle, la moins belle qui entrait en scène. Cepen­dant d'autres en avaient gardé gros sur le cœur et dans l'es­prit. « Pour qui nous prend-il ? » disaient-ils du prédicateur. \*\*\* 218:118 Et j'allais parler de délicatesse aussi, à propos des fleurs « pour l'église ». C'est que j'oubliais, dans un genre moins spécial, une autre forme d'honnêteté courante. On est sûr de n'être trompé sur rien, même après coup : plus d'une fois Aloyse, à qui j'achetais mes œufs, a voulu et l'a fait, me rendre deux sous sur la douzaine de la semaine précédente : elle avait appris que le ramasseur les avait payés moins cher qu'elle ne me l'avait demandé. Et nous avons entendu con­ter, à notre arrivée, l'étonnement bien marqué, après certai­nes grandes manœuvres, en fin d'été, de l'officier chargé de rembourser les dégâts faits dans les terres. Comme partout il avait vu arriver une file de paysans lésés ; mais comme nulle part, le lendemain, une partie d'entre eux revenir en se grattant l'oreille comme ils font par contenance et timi­dité, pour dire : « Écoutez, il y avait bien ci et ça hier, mais on est retourné voir ce matin : les betteraves et les pommes de terre se sont redressées, vous déduirez ce que vous vou­drez et ça sera bien... » Il y en a qui ont tout rendu. Le travail est compté à juste prix, et en général vite et bien fait. Je parle du travail à demeure, chez le monde. Car le Mesnil est aujourd'hui un grand village artisanal ; il compte entre autres une entreprise de peinture en bâtiment, une autre de menuiserie, une autre d'électricité ; aussi de charpente, deux équipes de maçons, un tourneur, deux frè­res forgerons, et je dois en passer. Aucun village ou même bourg, aux environs n'est aussi bien fourni ; c'est que de ces familles nombreuses, l'aîné généralement reprend le bien, et les autres, *pour rester à la paroisse*, montent donc un artisanat, une véritable entreprise parfois. Aussi, ils sont demandés partout, jusqu'à dix lieues à la ronde, jusqu'en ville, à Sens ou à Troyes. Et leur seul fait d'exister n'est pas là seule raison de leur succès. Les autres, Henri Charlier a dû les énumérer à l'un de nos évêques qui poussait alors à l'Action catholique « Il faut se faire apôtres au dehors... » -- Mais Monseigneur, point n'est besoin pour cela de retirer les jeunes gens des offices de la paroisse : ceux qui doivent faire et font de l'apostolat sont clairement désignés par la Providence. 219:118 -- Et quels sont-ils ? -- Les artisans qui travaillent au dehors, Monseigneur ils font leur travail au juste prix, ne perdent pas une mi­nute du temps qui leur est payé, ne fument pas pendant le travail, ne vont pas boire, sont polis, convenables avec les femmes et les filles, ne content pas de vilaines histoires pour amuser qui les reçoit, ne disent pas de gros mots, res­pectent les enfants ; enfin, là où ils sont invités à la table, demandent à faire maigre le vendredi, sans mauvaise honte. Ne faisant d'aucune façon mystère de leur religion si on les interroge : ainsi une institutrice, avouant à celui qui repeignait le plafond de salle de classe qu'elle avait été baptisée pour se marier, lui disait aussi qu'elle voudrait savoir bien davantage que ce qu'on ne lui avait enseigné. Et ce ne fut pas la faute de cette jeune femme si du haut du plafond, ne tomba ce jour-là une leçon de catéchisme. Quand le prélat dût quitter le diocèse pour monter plus haut, il eut l'occasion de dire à Henri Charlier : « Je commence à comprendre ce que vous vouliez me dire... » Mais il y avait une bonne histoire, pour un Ménillat, que Sa Grandeur n'avait pas entendue : un vendredi, une hô­tesse avait mis sur la table la potée de cochon (sauf votre respect) aux légumes. Et le peintre ne prenait que des légumes alors elle, toute confuse et réveillée : « C'est vrai, je n'y ai pas pensé, vous faites maigre le vendredi ; mais attendez j'ai par là un reste de veau qui n'était pas trop gras ». Il faut bien s'amuser de temps en temps ; pourtant, c'est, ordinairement d'un air apitoyé que nous entendons dire : « Ces pauvres gens, ils ne savent rien » et cela veut dire : rien en fait de religion, ce qui est à plaindre. \*\*\* 220:118 Avec cela je voulais parler des fleurs de l'église. Elles y abondent par brassées, par potées. Il y a des jardins, quoique le goût des fleurs se soit si singulièrement et heureusement répandu dans nos campagnes, encore aujourd'hui conçus pour elles, avec les espèces et les couleurs convenant le mieux : ainsi beaucoup de blanc, ce qui n'est pas toujours si facile, pour la Sainte Vierge. Et j'enragerais, si ce n'était péché, de cette hargne brusquement épanouie aujourd'hui contre les fleurs aux autels comme « nous *voilant Dieu *», mettant en quelque sorte un écran entre Lui et nous ; alors que je sais telle ou telle bonne femme épiant de jeunes pousses dans son parterre, ou tout au long d'un hiver, de même que telle ou telle jeune fille, dans des pots tenus au chaud les jacinthes qui pourront être présentables à la Chandeleur, ou la St-Joseph. 0 le parterre de S. Joseph, le 19 mars, les tulipes ou narcisses pour le « tombeau » du jeudi-saint ! Parce qu'elles les font, ces fleurs, tous ces mois vivre, au rebours de ce qui est enseigné à cette heure au peuple chrétien, dans la pensée et l'amour de Dieu. Quelle aberration de vouloir faire croire au contraire ! Et quel manque de goût : je puis l'assurer pour en avoir été tant de fois ravie, rien n'est plus charmant que l'arrivée de ces « bouquets » (les fleurs, il n'y a pas si longtemps encore, étaient des bouquets, comme le jardin où elles étaient plus particulièrement cultivées était le jardin bouquetier. J'entends encore parfois parler de bouquets) ; rien de plus charmant donc, et touchant, que ces brassées et c'es potées arrivant le samedi littéralement dans les bras des filles et se répandant en parterres aux autels et au pied des saints. Et longtemps encore après les débuts de notre séjour, je me réjouissais de voir repartir les potées le dimanche soir, formant toujours des parterres entre les mains de leurs porteuses, rapprochées en petits groupes pour les au revoir ou quelque nouvelle de famille oubliée. L'une même un jour -- elles ne manquent pas de fantaisie -- rieuse fille de dix-huit ans, avait installé sur sa tête un pot de fleurs et feuilles retombantes, de celles qu'on appelait autrefois des suspensions, et accrochait à une poutre : l'effet m'en est resté dans l'esprit. 221:118 On argue aussi en faveur du retrait de ces fleurs dans l'église, de ce que leur présence y détruit, comme font beaucoup d'autres choses, le sentiment de pauvreté (cette pauvreté devenant l'un de ces mots qu'on ne pourra bientôt plus souffrir, comme carrefour, dialogue, ressourcer et encore celui-ci ne paraît déjà plus tant à la mode...). Mais, bonnes gens, ne savez-vous pas que la plus pauvre de nos vieilles bonnes femmes, la plus « économiquement faible » comme on dit de nos jours, a toujours au moins un géranium à sa fenêtre, si ce n'est une touffe -- elle dit : une troche -- de reines-marguerites à sa porte ? Et que sur notre pauvre terre de Champagne, comme de guirlandes sur une robe de pauvresse, Dieu sème à profusion sur les banquettes des routes et les friches, quand il y en a encore, et dès que juin paraît, la coronille rose en corbeille et à l'odeur de pois de senteur, l'aspérule jaune ou blanche, et elle sent le miel, l'herbe d'or « à crapaud » la vipérine rouge et bleue, la sauge violette, le thlaspic d'un blanc de neige ; et en bordure des champs le coquelicot, la marguerite, le pied d'alouette, la nielle ; et entre les graminées sauvages l'herbe à la tremblotte qu'on appelle aussi aux amourettes, ou pain d'alouette, avec sa tige tellement fine et ses graines en cœur tremblants : entourées de papier d'argent, on les voyait aussi aux saints, l'hiver. Et tout cela, don direct du bon Dieu, est plein de délice et de poésie entre les pins sylvestres et les genévriers, autre forme chez nous de la beauté du monde. Beauté un peu rapide des pins et des genévriers. Raideur originelle, il faut le dire, des cous par ici : mais la grâce adorable, et Notre-Dame de la Sainte-Espérance les ont fait plier. \*\*\* Et je pensais avoir tout dit. Cependant me reste la grande allusion à l'intense vie liturgique de la paroisse. Henri Charlier a déjà conté qu'introduite par le Père Emmanuel comme moyen d'y unir, mieux, on pourrait dire cimenter les cœurs au sein de l'Église, elle y était restée intacte et efficace. On vit proprement au Mesnil la vie de cette bonne Mère (l'Église) dans ses jours et ses fêtes qui sont ainsi celles de toute une petite cité chrétienne. 222:118 Je rappelle donc ce qui fut dit déjà : Il y a assistance à la messe en semaine, assez nombreuse pour le chiffre de la population : quarante communions en moyenne sur quatre cent cinquante habitants, dont une centaine d'enfants en petit âge. Bien sûr, il y a là surtout des jeunes filles et des femmes âgées, les mamans et maîtresses de maisons à familles nombreuses sachant que leur devoir -- le Père l'enseignait avec rigueur -- n'est pas de se tenir à l'église à cette heure de la journée. Confession tous les soirs, l'heure changeant suivant la saison, et une partie de la journée du samedi ; même le dimanche matin avant la première messe, pour les hommes qui n'ont pu venir la veille au soir à la sacristie, leur lieu de sacrement de pénitence. (Si je parle d'une première messe, c'est qu'il y en a deux, l'une à huit heures -- et déjà des communions à sept -- l'autre, la grand'messe, à dix heures et demie ; ainsi, là où il y a de jeunes enfants à garder, aucun des parents ne manque son office ; même pour qu'aucun ne manque continuellement la grand'messe, ils se partagent tous les quinze jours d'y assister.) Heures de tierce et sexte aux fêtes, plus none aux plus grandes. Matines de Noël, messe de minuit et laudes ; les leçons sont lues par des hommes de tous les corps de métier (ô saveur !) les psaumes chantés par les fidèles. De même pour les matines de la Sainte Semaine ; et l'effet en est si touchant et si beau, que nous avons une amie, qui à l'autre bout du diocèse se lève à quatre heures pour pouvoir y assister : chaque année depuis près de vingt ans ; faisant ainsi une centaine de kilomètres, pour se trouver à l'office à six heures et demie, et refaire le chemin en sens inverse. Pour moi, qui ne puis plus être aussi matinale, je me rappelle mon émoi amusé d'autrefois en voyant arriver, de très bonne heure à la porte de l'église pour les matines de Pâques, le jeune chantre en l'habit de ses noces, et j'avais vu la veille sa « chemise blanche » voleter dans la cour sur le cordeau à lessive : grande révérence à la Résurrection qu'il allait célébrer... 223:118 Mais que ces incidences ne me fassent pas oublier les grands offices de cette sainte Semaine : le jeudi, avec en plus la veillée de nuit près du « tombeau » ; le vendredi, et aujourd'hui la nuit du samedi. Ces jours-là, les artisans s'arrangent pour avoir leur travail au Mesnil même, et facile à interrompre. Et je continue ma liste. Les Rogations aux croix des champs où chaque famille envoie au moins un représentant ; et il serait désolant de voir supprimer ces litanies dans la rosée des chemins et l'odeur d'herbe et d'aubépine qui touchent les cœurs les moins directement sensibles à ces dons de Dieu dans la plus pauvre campagne. Les processions. Celle de la Fête-Dieu avec ses deux reposoirs, celui du Haut, et celui du Bas. Ils sont entourés de branchages, souvent de jeunes bouleaux, installés par les hommes et les garçons de chaque quartier. Celles de l'Assomption, de Notre-Dame des Sept Douleurs, et du pèlerinage de Notre-Dame de la Sainte-Espérance, ces deux dernières le soir aux flambeaux ; et cette toute dernière ayant son origine dans la conduite que faisaient les Ménillats, cierges en mains, jusqu'à la sortie du village, aux pèlerins allant regagner les leurs : un certain nombre à pied ; il n'y avait alors guère de voitures que pour Troyes. Enfin la procession du Saint-Sacrement que font, chaque premier dimanche du mois, à la « prière » et après complies, trois fois à l'intérieur de l'église en faisant le tour, les hommes de la paroisse, un cierge à la main, chantant les hymnes dit Saint-Sacrement. C'est vraiment l'un des plus beaux spectacles à des cœurs pieux ; j'y ai vu des amies pleurer à chaudes larmes ; et si leurs maris ne pleuraient pas, c'est qu'ils avaient humblement pris place parmi leurs modèles. Mais je parle de spectacle ; il ne faut cependant imaginer un défilé de parade où chacun ressemble à l'autre ; chacun ici au contraire garde sa façon, et ce serait presque un sujet d'ébahissement que l'ensemble, s'il ne faisait davantage songer à s'édifier qu'à s'ébahir. 224:118 Il y a aussi les petits gar­çons quasi accrochés à leur père, portant leur petit bout de chandelle que celui-ci surveille et il y a des alertes si fiers quand ils sont admis pour la première fois à processionner, et les fois suivantes. J'espère en tout cela faire entendre, alliée à la dignité paysanne et déjà chrétienne, la familiarité de ce tour d'église des premiers dimanches. .... Et j'en dois oublier. Mais ce que je n'oublie pas, c'est la place du grégorien en ces manifestations religieuses, il les accompagne toutes. Et chaque fidèle, chacune, sait ce qu'il, ce qu'elle chante, ayant la traduction sur son missel, dont, s'il est « gros », avec la « note ». Le Père Emmanuel avait d'ailleurs fait une sorte de petite grammaire latine à l'usage de ses paroissiens ; de vieux hommes, quand nous sommes arrivés, connaissaient encore un peu de ce latin. Quant au grégorien, je me permets d'être assez indiscrète, et certainement contre son gré, en révélant à ce propos l'œuvre d'Henri Charlier : pendant vingt ans, tous les jours sauf jeudis et dimanches -- encore le dimanche l'enseignait-il à de jeunes religieux du monastères -- rompant son travail bien en train ce qui n'est pas peu de chose, il allait à onze heures l'enseigner aux élèves de tante Céline, garçons et filles, leur enseignant ce que justement aux champs on appelle « la note », les faisant vocaliser, attendant patiemment que ces voix pussent gagner en ampleur ; ces petits déchiffraient facilement à dix ans, et sans s'en douter, se servaient même de la gamme pythagoricienne : ces petits paysans. Le samedi, en plus, il leur expliquait les textes de la messe du lendemain, ayant ainsi souvent l'occasion de leur faire entendre le rapport du latin et du français : de bonne explication de texte, en somme, leur faisant par là même comprendre le français, entre nous guère plus entendu que le latin, malgré les efforts (?) aujourd'hui des journaux, de la radio, la télé. Moi-même j'eus l'occasion, la seconde guerre déclarée, en 39, de faire un peu de français à l'école où je m'étais offerte pour « servir » à ma manière : et j'employais aussi des mots latins de psaumes ou de parties d'offices (Que veut dire nocturne ? -- !!! -- Vous ne dites pas noctem quietam à complies ? -- Ah si ! ça parle de la nuit... Et la dictée sur l'oiseau nocturne commençait à s'expliquer.) 225:118 Mais les petits de ce temps et à venir, connaîtront-ils les psaumes comme leurs pères et grand-pères, capables de chanter sans livre n'importe lequel, à la fin d'une procession avant la rentrée à l'église. Cette fois j'ai bien déroulé mon rouleau. Dieu veuille qu'il n'ait lassé personne, pas plus que je ne me suis fatiguée à l'écrire : rien ne fatigue de ce qu'on aime, et j'aime ma paroisse pour ce qu'elle est, ce pour quoi elle a été choisie ; me ramenant, par un assez étonnant détour, à ma Champagne d'autrefois, mais beaucoup plus belle d'être spirituelle. Claude Franchet. 226:118 ### Vie de Jésus (II) par Marie Carré ##### *L'Annonce du Messie. *(*Jn. I, 19-28.*) * *(*Luc. III, 15-18.*) * *(*Mc. I, 7-8.*) * *(*Mt III, 11-12.*) Devant le succès de Saint Jean-Baptiste et l'opinion répandue qu'il serait soit Élie soit le Christ Lui-même, les autorités religieuses de Jérusalem lui envoyèrent des prêtres et des lévites pour le questionner Et bien entendu ces prêtres étaient des Pharisiens, considérés par tous comme les plus zélés dans la sainte religion mosaïque. Ils lui dirent donc : -- Qui es-tu ? Et Jean affirma aussitôt : « Ce n'est pas moi qui suis le Christ. » -- « Qui donc ? Es-tu Élie ? -- « Je ne le suis pas. » -- « Es-tu le Prophète ? -- « Non. -- « Qui es-tu ? afin que nous rendions réponse à ceux qui nous ont envoyés ? Que dis-tu de toi-même ? -- « Et Jean proclama : -- Je suis la voix de celui qui crie dans le désert : Rendez droite la voie du Seigneur, comme a dit le Prophète Isaïe. » A ces mots, les Pharisiens comprirent fort bien que Saint Jean se prétendait le Précurseur du Messie. Mais comme ils ne pouvaient pas tolérer que quelqu'un agît en dehors de leur autorité, ils marquèrent leur mécontentement : 227:118 -- « Pourquoi donc baptises-tu si tu n'es ni le Christ, ni Élie, ni le Prophète ? -- Jean leur répondit : « Pour moi je baptise dans l'eau ; mais il y a quelqu'un au milieu de vous que vous ne connaissez pis. C'est Lui qui doit venir après moi, qui a été fait avant moi ; je ne suis pas digne de dénouer le cordon de sa chaussure. » Et il proclamait hautement devant tout le peuple qui se demandait dans son cœur s'il ne serait pas le Christ : -- « Moi, je vous baptise dans l'eau. Mais il vient, Celui qui est plus fort que moi et dont je ne suis pas digne de délier la courroie des sandales. Lui vous baptisera dans l'Esprit Saint et par le feu. Il a le van à la main pour nettoyer son aire et amasser le froment dans son grenier ; quant à la balle, Il la brûlera dans un feu inextinguible. » Toute cette profession de Foi proclame hautement la Divinité du Christ. Il est le Maître du céleste grenier, le Maître du feu inextinguible, nous sommes très loin du roi temporel que les Juifs espéraient. Il est celui qui jugera les vivants et les morts. Et Jean, illuminé par l'Esprit Saint, se montre de plus en plus précis : -- « C'est Lui dont j'ai dit : Derrière moi vient un homme qui est passé devant moi car il existait avant moi. » Humainement parlant, Jean est né six mois avant Jésus, mais spirituellement parlant Jésus est Celui qui dira : -- « Avant qu'Abraham fût, je suis. » ##### *Le Baptême de Jésus. *(*Luc. III, 21-22.*) * *(*Mc. I, 9-11.*) * *(*Mt III, 13-17.*) Alors Jésus, venant de Galilée, s'approcha de Jean pour être baptisé par lui dans le Jourdain. Jean, par une illumination intérieure (car les deux cousins ne s'étaient vraisem­blablement jamais vus, Jean ayant toujours vécu dans le désert) Le reconnut, disant : 228:118 -- « C'est moi qui ai besoin d'être baptisé par vous et vous venez à moi ? » -- Mais Jésus répondit : « Laisse-moi faire en ce moment ; car c'est ainsi qu'il convient de parfaire toute justice. » Pour le Dieu d'Amour, la justice est que son Fils, l'Inno­cent, le Pur, le Saint, se mette au rang des pécheurs pour leur gagner les grâces dont ils auront besoin. Dès cet instant toutes les eaux du monde sont sanctifiées par celles du Jourdain où le Christ fut immergé et baptisé ; elles sont sanctifiées pour tous les autres baptêmes qui nous feront entrer dans le Royaume. Et Jean s'inclina tout de suite devant la Volonté de Jésus. Et lui qui se savait indigne, baptisa la Deuxième Personne de la Très Sainte Trinité. Baptisé. Jésus remonta aussitôt de l'eau et, pendant qu'il priait, le Ciel fut ouvert, l'Esprit Saint descendit sur Lui en forme de colombe, et une voix venue du Ciel disait : -- « Celui-ci est mon Fils Bien-Aimé en qui j'ai mis toutes mes complaisances. » Pour la première fois, le Mystère de la Sainte Trinité se manifeste ouvertement au monde. C'est le Mystère du Dieu qui, par Amour, donne Son Fils au monde ; du Fils qui, par Amour, s'incarne, souffre, meurt et ressuscite ; de l'Esprit Saint qui, par Amour, enflamme, illumine, soutient, pro­tège, dirige les faibles petites créatures émerveillées. ##### *Les trois Tentations. *(*Luc. III, 1-13.*) * *(*Mc. I, 12-13.*) * *(*Mt IV, 1-11.*) * *(*Héb. IV, 15.*) Alors Jésus fut conduit par l'Esprit dans le désert pour être tenté par le diable. Il y vécut pendant quarante jours au milieu des bêtes sauvages, et durant ces jours-là, Il ne mangea rien. 229:118 Jésus, en tant que Dieu ne pouvait pas être baptisé, mais en tant qu'homme Il le pouvait. Jésus en tant que Dieu ne pouvait pas être tenté, mais en tant qu'homme Il le pouvait. C'est ce Mystère qu'il est facile d'adorer car, encore une fois, Jésus veut nous gagner des mérites pour toutes nos tentations, nous qui passerons notre vie dans ce combat. Certaines personnes s'imaginent que céder à la tentation est la meilleure façon de la supprimer. C'est seulement la plus facile et aussi la plus dangereuse, celle qui transforme le péché en habitude... Jésus n'est pas venu nous enseigner la facilité et le moindre effort. Jésus se prépare à la lutte par un jeûne de quarante jours car le jeûne n'est pas seulement un moyen de péniten­ce mais un moyen d'augmenter les forces spirituelles. Il est bien connu que l'excès de nourriture engourdit le corps et affaiblit la volonté. Nos corps n'ont pas besoin d'être trop nourris car ils ne sont que l'enveloppe. Le contenant est beaucoup moins important que le contenu. Et Jésus qui a voulu se faire homme comme nous, jusqu'à subir la tenta­tion, nous apprend qu'elle se domine par le jeûne et la prière. Le jeûne affaiblit la tentation et la prière la chasse. En voulant être tenté, Jésus a également voulu nous en­seigner qu'Il compatirait toujours à nos infirmités. Et là aussi Il ne se contente pas de le dire mais le prouve. S'Il s'était contenté de dire, nous aurions eu trop beau jeu de répondre : « C'est facile de dire, quand on est Dieu ». Depuis ce jour-là, il ne nous est plus possible de nous plaindre des tentations qui nous assaillent car Jésus peut nous répondre : Non seulement je t'ai donné pour te fortifier dans la lutte, la confession, la communion, le jeûne et la prière, mais j'ai voulu mériter pour toi en me livrant moi-même au pouvoir de Satan. -- « Or Jésus, après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits eut faim et le diable s'approchant de Lui, Lui dit : « Si vous êtes le Fils de Dieu, dites que ces pierres deviennent des pains. » Jésus lui répondit : -- « Il est écrit : L'homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » 230:118 Le démon ne se contente pas seulement de suggérer sa tentation, il cherche en même temps à savoir qui est Jésus. Il avait pu constater la sainteté de cet homme mais il espère encore qu'il ne s'agit pas du Messie promis. Cette première tentation où il est seulement question de pain comporte en réalité un monde de tentation : d'abord, faire passer tout le temporel avant le spirituel et ensuite se servir de la grâce pour sa propre satisfaction. Le diable ne se décourage pas encore et, se saisissant de Jésus, le trans­porte sur le pinacle du Temple et lui dit : -- « Si vous êtes le Fils de Dieu, jetez-vous en bas, car il est écrit : il a ordonné à ses Anges d'avoir soin de vous, et ils vous soutiendront de leurs mains, de peur que vous ne heurtiez le pied contre une pierre. » Cette tentation peut paraître stupide au premier abord mais c'est la tentation de vaine gloire et de se croire telle­ment supérieur aux autres que Dieu serait à notre service, non seulement pour nous protéger mais pour nous permettre de faire l'important et de nous donner en spectacle. Pour Jésus, il y avait en plus la tentation de réussir, son œuvre par un coup d'éclat. Sautant du haut du Temple dans le parvis sans se faire de mal, quel coup de théâtre et combien la foule se serait prosternée dans la poussière... mais elle ne se serait pas prosternée par amour, seulement par crainte. Dieu n'a pas besoin d'esclaves terrorisés. -- « Et Jésus répondit : -- « Il est écrit aussi : vous ne tenterez point le Seigneur votre Dieu. » Toute cette scène éclaire la source de certains prodiges pratiqués par des religions non chrétiennes. Aucun de ces prodiges ne peut porter le nom de miracle, c'est-à-dire venir de Dieu, car tous ont pour objet le besoin d'étonner le public et tous se font à jours et à heures fixés d'avance comme si le Maître de toutes choses était au service des hommes. Vous ne tenterez pas Dieu en exigeant de Lui des prodiges spec­taculaires tout juste bons à vous glorifier vous-mêmes. C'est là la grande différence entre le miracle chrétien et le prodige hindou par exemple. Certains hindous peuvent se promener à jour fixé sur des charbons ardents sans ressen­tir la moindre brûlure. C'est un prodige exactement semblable à cela qui aurait eu lieu si Jésus avait sauté du haut du Temple sans se faire de mal. 231:118 Je ne veux pas dire par là que les dits hindous aient fait un pacte avec le diable, mais que néanmoins, ils ne résistent pas à une certaine tentation, celle de la vaine gloire. Il ne faudrait pas croire qu'ils sont les seuls. En pays chrétien aussi nous avons quelques pauvres âmes qui ne résistent pas à cette tentation-là et qui, dans la recherche (cependant légitime) de la sainteté, dé­sirent d'abord leur propre gloire et aboutissent, bien sûr, à un désastre. Le diable a d'abord offert : le « bien-vivre » ... pas de succès... ; puis : la gloire spectaculaire... pas de succès. Que lui reste-t-il ? ... L'ambition, la puissance, l'orgueil, la domi­nation. Fou de rage, il transporte Jésus sur une haute mon­tagne et, cessant de lui dire : « Si vous êtes le Fils de Dieu » puisque cette flatterie ne semble pas réussir, il lui présente sa propriété personnelle (ce qui n'est pas rien) et la lui offre. Il Le transporte donc sur une haute montagne d'où il Lui montre, en un instant, tous les royaumes du monde. Les palais, les armées, les lois, l'argent, toutes les puissances terrestres, toutes les dominations furent offertes à la place de cette petite Judée où il n'était pas bien glo­rieux d'être Roi. Et le diable, fier de son royaume à lui, dit à Jésus : -- « Je vous donnerai toute cette puissance et la gloire de ces royaumes -- car elles m'ont été livrées et je les donne à qui je veux --. Si donc vous vous prosternez devant moi pour ni adorer, toutes ces choses seront à vous. » Le diable, dans sa fureur, parle trop et nous apprend qu'il est libre de donner à qui il veut les gloires et les puis­sances terrestres. Grand merci du renseignement, il pourra être utile à quelques-uns. Cette troisième tentation tourne au blasphème ; c'est que le diable souffre étrangement chaque fois qu'une ten­tation est repoussée. Et la défaite ne fait qu'augmenter sa haine, ce qui a pour nous l'avantage de lui faire perdre toute mesure. Qu'il ait pu offrir à Jésus la puissance terrestre nous aide à comprendre la misère de l'homme qui ne veut pas servir Dieu. Qu'a donc l'autre à nous offrir ? ... D'abord le « bien vivre » (et encore, il n'est pas maître de la maladie, par exemple) ; des exploits sensationnels après lesquels on est aussi insatisfait qu'avant et, pour finir, la domination, ce qui suppose un nombre très restreint de favorisés. 232:118 Ainsi le diable n'a rien à offrir qui soit bon pour tous et bon pour toute la vie. Il semble sage de décider de rejeter les petites et banales tentations quotidiennes puisque les promesses propres aux grandes tentations n'ont pas plus de consis­tance qu'une bulle de savon. La différence entre cette troisième tentation et les deux autres, c'est que le diable y met une condition : être adoré. Il est donc à craindre que toute ambition de puissance ter­restre comporte une certaine adoration plus ou moins consciente du démon. Et Jésus répond : -- « Il est écrit : Vous adorerez le Seigneur votre Dieu et vous ne servirez que Lui Seul. » Cette réponse sous-entend que pour servir Dieu et ne servir que Lui Seul il faut accepter toutes les apparentes défaites. En réalité, il n'y a qu'une défaite, c'est de céder à la tentation. Et tout ce que le monde appelle défaite peut, si on le veut, être uni à la plus grande défaite de l'Histoire : la Crucifixion. Les trois tentations de Jésus ont ceci de remarquable que, tout en englobant toutes les tentations du monde, elles marquent particulièrement ce qui arrêterait le peuple juif sur le chemin du christianisme. Les Juifs attendaient un Messie qui leur donnerait les biens temporels en abondance, qui ferait et leur donnerait de faire toute sorte de pro­diges propres à écraser d'admiration ceux qui ne sont pas de la race d'Abraham, et qui, par-dessus tout, prenant la tête des armées, donnerait au Royaume d'Israël puissance sur tous les autres royaumes de la terre. En la personne de Jésus, le diable tente tout le peuple hébreu selon des mé­thodes qui lui ont assez bien réussi jusqu'à présent et qu'il reprendra avec un certain succès lors de la venue de l'An­téchrist. On peut supposer que le démon ne savait pas qui était Jésus et qu'avant la Résurrection il ne l'a pas su, ou plutôt, qu'il en avait une certaine idée qu'il refoulait énergiquement. Ainsi agissent beaucoup de ceux qui savent très bien qui est Jésus ou en ont quelques soupçons, mais qui refoulent cette connaissance, pour garder la liberté de céder à certaines tentations sans trop de remords. 233:118 C'est là une attitude de gribouille. La différence entre le royaume de Satan et le Royaume de Dieu n'est pas du tout que le premier serait plus facile et agréable et le deuxième plus pénible et plus crucifiant. Quel que soit le royaume, tout le monde porte sa croix. La différence, c'est que les biens temporels per­mettant de satisfaire les gourmandises, les vanités, les pa­resses et les orgueils, sont très limités et susceptibles de fondre dans toute sorte de cataclysmes naturels. La vérité c'est que les favorisés de ce royaume ne pourront jamais être qu'une infime minorité appuyée sur la perpétuité de l'esclavage de milliers et de milliers d'humbles gens. Dans le Royaume Saint qui souvent fait peur (par manque de réflexion) n'importe qui, quelle que soit son intelligence, sa force, sa santé, son sexe, son âge, sa race, sa naissance, ses relations, en un mot son capital initial, n'importe qui peut espérer entrer dans la catégorie des grands favorisés, c'est-à-dire des saints, sans que personne ne soit lésé (bien au contraire, la sainteté d'un seul est un gain immense pour un certain nombre d'autres, même si, de leur vivant, ils ne doivent jamais le savoir). Il résulte de ceci, que même sur le plan strictement terrestre, le Royaume de Dieu est plus avantageux que l'autre. D'aucuns disent cependant : -- Pourquoi ces tenta­tions ? ... -- Pourquoi ? ... Pour que nous n'oubliions jamais que nous ne sommes rien. Il semblerait en effet que lorsque nous avons décidé de ne jamais faire telle ou telle chose, nous ne devions plus jamais avoir envie de la faire. Or cela n'est pas, donc nous ne sommes rien car si nous étions quelque chose nous supprimerions définitivement les tenta­tions qui sont contraires à notre volonté profonde. On pour­rait transposer ainsi une parole célèbre : « Je pense ce que je ne veux pas, donc je ne suis pas ». Mais l'expérience prouve que seule la grâce peut, ou vaincre la tentation, ou la supprimer (momentanément). Les gens qui s'imaginent donc être quelque chose sont simplement les gens les plus irréfléchis et les plus sots qui soient. L'orgueil n'est pas tant un vice qu'une sottise. Il est difficile de ne pas en rire. 234:118 Mais si la tentation a pour premier but de nous appren­dre l'humilité, l'humilité toute seule serait vite découra­geante et le vrai but ne serait pas atteint. Le vrai et unique but restera toujours : la Charité. Dans la tentation, Jésus nous dit ceci : -- Tu m'aimes, dis-tu ? Prouve-le moi. Tu m'aimes, j'en suis heureux, car je t'ai aimé le premier, je suis mort pour toi ; maintenant prouve-moi que non seule­ment tu m'aimes en paroles, mais que tu me préfères à tous ces désirs mauvais, petits et grands, qui t'assaillent. Et la tentation produit la Charité car l'âme crie Je ne veux pas vous faire de peine. Et la tentation produit la patience car l'âme s'incline. Je sais qu'il en sera toujours ainsi. Et la tentation produit la persévérance car l'âme crie : Je recommencerai cette lutte ou une autre jusqu'à ce que vous ayez pitié de moi. Et la tentation produit la vigilance car l'âme victorieuse se dit : Méfions-nous, je suis capable de n'importe quoi. Et la tentation produit la confiance car l'âme crie : Sans vous je ne peux rien, mais avec vous je peux tout. Et cette ultime vérité est la clef de tout le chris­tianisme. (Jn. XV, 5) (Phil., IV, 13) Certains se plaignent cependant que la tentation pro­duise dans l'âme une certaine tristesse (qui est du reste seulement répugnance pour le mal et peur de céder) et, pour supprimer cette sensation pénible, croient plus simple de céder... (ce qui aboutira à finir par céder toujours plus vite et toujours plus facilement). Cette tristesse vient de la présence de Jésus. C'est Lui qui nous donne ce moyen de comprendre que le péché est la seule vraie tristesse du monde. Tant que la volonté n'a pas cédé, cette tristesse ne devrait pas nous accabler. Mais quand la volonté cède, la tristesse disparaît pour faire place momentanément au plaisir procuré par le fruit défendu. Mais elle nous reviendra, lourde, pesante, accablante, sous la forme du remords. Que ceux qui n'ont que de très légers remords ne s'y fient pas trop, la Bonté de Dieu est trop immense pour que cela dure toujours. C'est ce qui explique pourquoi les pires monstres ont quand même des faiblesses dans l'exercice du Mal. Sur terre, le Mal pur n'existe pas, le Mal n'étant qu'une perte de Bien, Dieu ne permet pas que tout Bien soit totalement perdu, même dans une seule âme. Au fond de l'âme des pires individus, il reste toujours une étincelle. C'est elle qu'il faut regarder, sur elle qu'il faut souffler pour que l'incendie gagne. 235:118 Jésus donc voulut subir Lui-même cette tristesse de la tentation. Mais le diable ayant épuisé son imagination (qui est très vite épuisée, si bien qu'une autre tristesse de la tentation c'est sa monotonie) le diable s'éloigne de Lui pour un temps (car il sera autorisé à revenir au Jardin de l'Ago­nie). Et le diable ayant fui devant le Saint des Saints, les Anges s'approchèrent de Lui pour le servir. Et ceci reste vrai pour nous tous aussi. Le plaisir du fruit défendu, le plaisir de celui qui a cédé à quelque tentation, ne peut en rien se comparer à la joie et à la paix de celui qui l'a repous­sée. Très réellement, pour celui-là, les Anges descendent aussi et l'inondent de cette paix intérieure que le monde ne connaît pas. C'est une profonde erreur de croire que résister victorieusement à la tentation ne comporte qu'une lutte fatigante et une privation. Pour la lutte, l'astuce est de crier tout de suite, immédiatement, sans perdre de temps, de crier à l'aide, de crier au secours. A cet appel-là, le Ciel n'est Jamais sourd. Quant à la privation, elle est dérisoire, tou­jours. Le plaisir que procure le péché n'est jamais que passager, limité et mélangé de pas mal d'amertumes et diminué par pas mal d'impossibilités. La joie de la victoire est au contraire totale et absolue comme Dieu Lui-même. Certains disent : Mais Je ne peux pas, mais je n'ai pas la grâce.... Et pourtant la grâce, il suffit de la demander, avec un peu de persévérance, un peu de patience et beaucoup de confiance. Quelle est la satisfaction ou la richesse que nous puissions être sûrs d'obtenir par simple et secrète demande ? De toutes les satisfactions et de toutes les richesses, la grâce est la seule qui ne nous sera jamais refusée. Ceux qui prétendent ne pas l'avoir reçue n'ont simplement pas eu pour deux sous de patience. Ils oublient que Jésus fut la Patience personnifiée. Patience de naître comme les enfants des hommes, de grandir et d'obéir comme les en­fants des hommes ; Patience de travailler pour gagner sa vie ; Patience, d'attendre trente ans pour commencer sa mis­sion ; Patience de quarante jours de jeûne solitaire ; Pa­tience pour subir toutes nos tentations, et toutes les autres Patiences des trois ans qui viennent, et l'immense, l'infinie, l'éternelle Patience de millions et de millions d'absolutions. 236:118 ##### *Les deux premiers disciples. *(*Jn. I, 29-41.*) Jean continuait de baptiser et de dire à qui voulait l'entendre qu'il n'était rien et qu'un autre, plus grand que lui, allait venir. Et il ne se lassait pas de raconter les mer­veilles du baptême de Jésus, la descente de l'Esprit Saint et la voix de Dieu. Il ne se lassait pas d'obliger les âmes à se détacher de lui qui n'était que le Précurseur. Et se trouvant un jour avec deux de ses disciples, il vit Jésus passer et dit : -- « Voici l'Agneau de Dieu, voici Celui qui ôte le péché du monde. » Déjà Jésus est connu de Jean comme le véritable Agneau pascal, l'Agneau qui sera conduit au sacrifice pour ôter les péchés du monde. L'agneau que les Juifs immolaient pour leur fête de Pâques en mémoire de la fuite d'Égypte n'était que l'image du véritable Agneau. Déjà Jésus est connu de Jean, non pas comme un saint Prophète, un saint prédica­teur, l'auteur d'une doctrine nouvelle, mais comme la Vic­time volontaire qui vient prendre sur Lui tous les péchés du monde, passés, présents et à venir. Jean avait des disciples pleins de zèle et Jésus n'en avait pas encore. Mais comme le Baptiste disait avec amour : « Voici l'Agneau de Dieu », deux de ses disciples, l'enten­dant, le quittèrent pour suivre Jésus. C'est tout ce que Jean-Baptiste désirait, qu'on le quittât pour suivre Jésus. -- « Jésus s'étant retourné et voyant qu'ils Le suivaient leur dit : -- « Que cherchez-vous ? » -- « Rabbi, (ce qui signifie Maître) où demeurez-vous ? » -- « Venez et voyez. » Ils entrèrent donc dans la maison où Jésus demeurait à cette époque et restèrent avec Lui tout ce jour-là. L'un d'eux se nommait André, le deuxième était peut-être Jean l'Évangéliste qui, modeste, ne se nomme pas, à moins qu'il ne s'agisse au contraire d'un disciple qui n'est pas entré dans le Collège apostolique. Au cinéma céleste nous le saurons. 237:118 ##### *Pierre. *(*Jn. I, 40-42.*) André, tout brûlant d'amour, s'en alla chercher son frère Simon pour lui dire : -- « Nous avons trouvé le Messie. » André et Simon étaient deux pêcheurs et nous ne savons rien de plus de leur vie personnelle. Et André amène Simon à Jésus et Jésus, arrêtant son regard sur lui, lui dit : -- « Tu es Simon, fils de Jean, désormais tu t'appelleras Céphas, c'est-à-dire Pierre. » Simon-Pierre dut être très impressionné par cette entrée en matière, d'abord parce qu'un changement de nom chez les Juifs avait toujours une signification mystique profonde et ensuite parce que seuls les Maîtres en Israël pouvaient s'arroger le droit d'accomplir une telle action. Son émotion devait être encore plus grande du fait que jamais le nom de Pierre n'avait été donné avant ce jour. Il était donc obligé de comprendre que lui, petit pêcheur de rien du tout, serait une pierre, un roc dans l'œuvre du nouveau Prophète. Ce changement de nom est la première action de la vie publique du Maître. Sa première action est donc de trouver une pierre, un roc inébranlable, sur lequel il va fonder son Église. Ce premier jour, Simon-Pierre ne comprend pas tout cela d'une façon précise ; cependant, dès ce premier jour, lui et tous les autres savent que ce changement de nom a une signification mystique très importante. Plus tard ils comprendront que la première action du Maître du monde fut d'instituer la Papauté, inébranlable, pierre et tête de l'Église jusqu'à la consommation des siècles. Car l'œuvre de Dieu devant durer jusqu'à la fin du monde, la pierre de fondation doit aussi durer. Les premiers chrétiens ne peuvent pas être plus privilégiés que les derniers. Et pour Dieu, dire et faire sont exactement la même chose. Ce qu'Il dit une fois est dit une fois pour toutes ; ce qu'Il dit est fait... définitivement. Cinq cent millions de catholiques peuvent prophétiser à bon compte que la guerre la plus vaine, la guerre perdue d'avance est celle qui s'attaque à la Papauté. 238:118 Les persécuteurs sont d'une naïveté sans bornes et plus on s'éloigne dans le temps, plus il est facile de s'en rendre compte. ##### *Deux nouveaux disciples. *(*Jn. I, 43-51.*) Le lendemain, Jésus résolut de partir pour la Galilée. Et trouvant Philippe qui était de Bethsaïde comme André et Pierre, Il lui dit : -- « Suis-moi ! » C'est l'appel de la grâce, l'appel désormais classique. Jusqu'à la fin du monde, Jésus dira : « Suis-moi » et souvent à des âmes qui ne s'y attendaient pas du tout. Et le « suis-moi » des Évangiles ne sera pas plus fort, plus impérieux et plus exigeant que tous les « suis-moi » qui s'articuleront dans la suite des temps. Philippe et les autres comprirent fort bien que « suis-moi » était synonyme de « quitte tout » et même « quitte-toi toi-même ». Car il n'est pas possible de suivre quelqu'un sans renoncer à soi. Et la puissance surnaturelle de cet ouvrier charpentier est telle que, même après sa mort, des millions d'âmes entendront encore distinctement le « suis-moi » des Évangiles. Philippe avait un ami : Nathanaël, et désirait tout naturellement que cet ami entendît aussi le « suis-moi ». Dans le royaume de ce monde, celui qui est appelé par une célébrité quelconque n'a qu'un désir : empêcher ses meilleurs amis d'arriver au même succès que lui. Dans le royaume de ce monde, l'homme arrivé n'a qu'un désir : monter encore plus haut et écraser tous les autres. Dans le Royaume de Dieu, l'instinct naturel est d'appeler tous ses amis et même les inconnus et même les ennemis à partager la Joie qu'on possède et qui s'augmente d'être partagée. 239:118 Philippe alla donc trouver son ami Nathanaël et lui dit : -- « Nous avons trouvé celui dont Moïse a parlé dans la Loi et que les Prophètes ont prédit, Jésus de Nazareth, fils de Joseph. » D'après les prophéties de Daniel, les Juifs savaient que les temps messianiques étaient proches, mais Nathanaël est surpris par le mot « Nazareth », bourgade tenue, à cette époque-là, en piètre estime. Il suffit souvent d'un tout petit détail comme celui-là pour que l'esprit s'arrête sur, le chemin de la Foi. Le chemin de la Foi est parsemé de petits cailloux, aussi insignifiants qu'un mépris sans cause pour les habitants de Nazareth, et combien butent sur l'un de ces petits cailloux et décident immédiatement de prendre un autre chemin. Nathanaël a failli buter quand il répondit : -- « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ? » Mais Philippe se moque pas mal de ce détail, il sait qu'il suffit de voir le Maître pour être empoigné. La situation n'est pas différente de nos jours, il suffit souvent d'entrer dans une église pour être empoigné. Le Maître invisible a autant de puissance d'attraction que le Maître visible. Philippe répondit donc avec confiance à son ami Nathanaël : -- « Viens et vois. » Et Jésus, voyant Nathanaël venir vers lui, dit : -- « Voici un véritable Israélite en qui il n'y a pas d'artifice. » Nathanaël qui n'avait jamais rencontré Jésus fuit profondément stupéfait. Il demanda donc : -- « D'où me connaissez-vous ? » -- Et Jésus répondit : -- « Avant que Philippe ne t'ait appelé, je t'ai vu, lorsque tu étais sous le figuier. » Sous ce figuier s'était passé un événement secret de la vie de Nathanaël, peut-être une lutte pénible, persévérante et enfin triomphante contre une violente tentation, car Nathanaël, oubliant que les Nazaréens sont des petites gens sans intérêt, bondit sur le chemin de la Foi et s'écrie : -- « Maître, vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le Roi d'Israël. » 240:118 En un clin d'œil, Nathanaël a compris une des vérités qu'il serait si utile d'avoir toujours à l'esprit : que Jésus voit et connaît nos plus secrètes pensées. Il suffirait de s'en souvenir fréquemment pour arriver rapidement à la pureté d'intention qui fait toute la différence entre un chrétien médiocre ou pharisien et un saint. Car ce ne sont pas nos actions qui comptent mais nos intentions. Jésus lui répondit : -- « Tu crois, parce que je t'ai dit : Je t'ai vu sous le figuier ; tu, verras de plus grandes choses. En vérité, en vérité je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les Ancres de Dieu monter et descendre sur le Fils de l'Homme. » C'est la première fois que Jésus se donne ce titre de Fils de l'Homme par allusion à la vision où Daniel décrit la Gloire du Messie. L'image du Ciel ouvert est une figure de la grâce. Jésus n'annonce donc pas là un miracle spectaculaire d'Anges visibles pour tous. Les Anges descendant du Ciel sont les milliers de miracles qu'Il va accomplir et les Anges remontant au Ciel sont sa parfaite et constante Obéissance aux ordres de son Père, Obéissance qui ira jusqu'à la mort infamante de la Croix. ##### *Les Noces de Cana. *(*Jn. II, 1-12.*) Avec sa Mère et ses cinq premiers disciples, Jésus fut invité ensuite à des noces à Cana en Galilée. Pendant le repas, Marie s'aperçut qu'il n'y avait plus de vin. Et, se levant de table, elle en informa discrètement son Fils par ces simples mots : -- « Ils n'ont plus de vin. » Jésus comprit très bien que sa Mère faisait appel à sa puissance mais il lui répondit : -- « Femme, que nous importe, à vous et à moi ? Mon heure n'est pas encore venue. » 241:118 C'est presque un refus mais pas comme d'aucuns le pensent, troublés qu'ils sont par les différences de coutumes et de langage entre cette époque et la nôtre. Un fils, aujourd'hui, ne dirait pas « femme » à sa mère. C'est le danger de toute traduction. Les usages du temps, les finesses de la langue, les intonations du dialogue sont inconnus du lecteur. L'épisode des noces de Cana est une preuve flagrante (et il y en a beaucoup d'autres) que les Livres Saints ont besoin d'être expliqués. Beaucoup d'esprit butent sur cette expression : « Femme ». Sur l'apparent refus qui suit, ils butent encore et tombent et ne voient plus clair Dour la suite. Quand Jésus dit « Femme » à sa Mère. Il lui donne là un titre d'honneur, selon les usages du temps. Et que s'est-il passé de regard à regard puisque Marie aussitôt va trouver les serviteurs leur disant : -- « Faites tout ce qu'Il vous dira. » Car Jésus savait bien qu'Il avancerait son heure à la prière de sa Mère et l'humble, douce et silencieuse Marie l'a lu dans son regard. C'est pourquoi elle va trouver les serviteurs, et toujours discrètement nous parle en réalité à nous tous jusqu'à la fin des siècles disant : -- « Faites tout ce que mon Fils vous dira. » TOUT... et pas seulement ce qui est facile. TOUT... et pas seulement ce qui nous plaît. Car si Marie intercède pour nous, elle intercède uniquement pour que la Gloire de son Fils soit augmentée. Et la Gloire de Jésus c'est que nous fassions TOUT ce qu'il veut, absolument TOUT. -- « Il y avait là six urnes de pierre pour servir aux purifications en usage parmi les Juifs. Et Jésus dit aux serviteurs : « Remplissez les urnes d'eau. » Et ils les remplirent jusqu'en haut. Alors Il leur dit : « Puisez maintenant et portez-en au maître d'hôtel. » Lorsque le maître d'hôtel eut goûté l'eau changée en vin -- et il ne savait pas d'où venait ce vin mais les serviteurs qui avaient puisé l'eau le savaient -- il appela l'époux et lui dit : « Tout homme sert d'abord le bon vin, et après qu'on a beaucoup bu, le moins bon ; mais vous, vous avez réservé le bon vin jusqu'à cette heure. » Tel fut, à Cana de Galilée, le premier des miracles de Jésus ; et il manifesta sa Gloire et ses disciples crurent en Lui. » 242:118 Dans ce miracle Jésus honore le mariage qui devient un des sept sacrements de l'Église. Il marque, par l'eau changée en vin excellent, que les grâces accordées aux mariages chrétiens seront fortes et abondantes. Et c'est à cause de ces grâces promises qu'Il pourra exiger l'indissolubilité. Ce qui serait souvent impossible aux forces humaines le deviendra par la puissance de ce sacrement. Quand Jésus exige quelque chose, Il donne la force de l'accomplir. L'eau des ablutions juives changée en vin est également, et plus largement, la figure de l'Église mosaïque changée en Église chrétienne. Il n'y a pas coupure entre les deux mais transformation surnaturelle. Ici la religion juive est comparée à de l'eau qui lave et purifie, mais la religion chrétienne est comparée à du vin qui fortifie, enflamme et donne toutes les audaces. Le vin chrétien de la grâce lancera les Apôtres sur toutes les routes de l'Empire et même plus loin, dans une entreprise humainement impossible. Le même vin enivrera d'autres apôtres qui, partant sur tous les chemins du monde, amèneront ou ramèneront à l'Évangile toutes les nations. Après les noces de Cana, Jésus descendit à Capharnaüm avec sa Mère, ses frères et ses disciples. Et ils y restèrent quelques jours. Pour la première fois, nous entendons parler des frères de Jésus, un peu plus tard il sera aussi question de ses sœurs. Jamais, au grand jamais, la primitive Église ne s'est posée la moindre question troublante à ce sujet. Chacun savait que dans tout l'Orient, les cousins et les neveux sont appelés frères. (Cet usage existe encore en nombre de pays orientaux.) Jamais, au grand jamais, la primitive Église n'a pensé que Marie, après avoir été la Mère virginale de Dieu, eût voulu avoir ensuite des enfants ordinaires. Du reste quelques-uns de ces « frères » sont parfaitement connus. Nous les rencontrerons un peu plus tard. Pendant ce bref séjour à Capharnaüm, Jésus fit beaucoup de miracles dont nous ne savons rien. Car les miracles relatés dans les Évangiles ne sont qu'un très faible résumé des milliers de miracles réellement accomplis. C'est seulement par une allusion, lors de son premier passage à Nazareth, que nous savons que Capharnaüm fut le théâtre de nombreux miracles. 243:118 Si, dans les Évangiles, Marie n'apparaît plus comme celle qui intercède, elle retrouvera ce rôle dans la Sainte Église. On ne compte plus les miracles obtenus par l'intercession de la Madone. L'un des plus extraordinaires est celui qu'accomplit Notre-Dame del Pilar, de Saragosse en Espagne, en faveur de Miguel Juan Pellicer, dans la nuit du 29 mars 1640, en lui rendant sa jambe droite qu'un chirurgien de l'hôpital de Saragosse avait été obligé de lui couper en octobre 1637, donc deux ans et demi auparavant. Le fait est indéniable. Des centaines de personnes ont connu Pellicer pendant ces deux ans et demi, l'ont vu avec sa jambe de bois et l'ont vu enlever cette jambe de bois qui lui faisait mal. L'admirable est que cette jambe repoussée était la vraie jambe enterrée deux ans auparavant. Il y eut donc greffe pendant le sommeil du jeune homme, si bien qu'il fallut trois jours pour que cette jambe retrouvât toute sa souplesse. Que Notre-Dame intercède pour tous ceux qui pleurent, il n'est pas de plus grand cadeau à leur faire. Car, même quand elle ne donne pas la santé, elle donne la Paix et la Joie... toujours. ##### *La première Pâques. *(*Jn. II, 13-17.*) * *(*Luc. XIX, 45-46.*) * *(*Mc. XI, 15-17.*) * *(*Matt., XXI, 12-13.*) Après ce séjour à Capharnaüm, la Pâque des Juifs étant proche, Jésus monta à Jérusalem. Et Il trouva dans le Temple des gens qui vendaient des bœufs, des brebis et des colombes. Il y trouva même des changeurs. Ces commerçants s'étaient installés là en raison de très nombreux pèlerins venus de l'extérieur et qui désiraient acheter les animaux pour les sacrifices. Le but poursuivi n'était pas mauvais. L'inadmissible, c'était un trafic commercial installé dans le Temple lui-même. Et Jésus, rempli d'une sainte indignation, fit Un fouet avec des cordes et chassa tous ces vendeurs avec leurs brebis et leurs bœufs. 244:118 Il renversa les tables des changeurs et répandit la petite monnaie. Envers ceux qui vendaient des colombes, (achetées par les pauvres) Il fut plus doux et leur donna seulement l'ordre de partir avec leurs oiseaux. Toute cette foule, ayant mauvaise conscience, ne protesta pas quand Jésus dit : -- « Il est écrit : Ma Maison sera appelée Maison de Prière et vous, vous en faites une maison de trafic. » C'est la première fois que nous voyons Jésus agir avec force. Ses disciples, probablement assez étonnés par cette action d'éclat, se souvinrent qu'il est écrit : -- « Le zèle de ta maison me consumera. » ##### *Du Temple à l'Église. *(*Jn. II, 18-23.*) Aucun Juif ne protesta contre l'action de Jésus, tous savaient parfaitement bien que la Maison de Dieu doit rester Maison de Prière. Peut-être même que quelques-uns avaient eu souvent envie d'en faire autant mais n'avaient pas osé. Cependant, quoique n'osant ni protester, ni s'indi­gner, ils posèrent une question fort juste : -- « Quel miracle nous montrez-vous pour agir de la sorte ? » Ils avaient raison. Et Jésus Lui-même dira plus tard que, sans ses miracles, Il n'aurait pas pu exiger que l'on croie en Lui. Les Juifs ne lui disaient pas : Vous avez eu tort d'agir ainsi... mais : Si vous voulez réformer le Temple, prouvez que vous en avez le droit. Si vous voulez agir au nom de Dieu, prouvez que Dieu vous envoie. Le miracle est une preuve et, à d'autres aussi, dans le cours de l'histoire chré­tienne, il sera demandé des miracles pour preuve. Cette demande aboutissait seulement à les mettre en colère. 245:118 A cette question, Jésus pouvait répondre qu'Il avait déjà fait beaucoup de miracles : à Cana, à Capharnaüm et à Jérusalem même, pendant cette première fête de Pâques. Mais Jésus comprend parfaitement bien que les Juifs demandent un miracle particulièrement spectaculaire, ce qu'ils appelleront « un signe dans le Ciel ». Alors Il répondit par une prophétie, par l'annonce du plus grand miracle de tous les temps, par l'annonce du miracle sans lequel, comme le dira saint Paul, notre Foi serait vaine : -- « Détruisez ce Temple et en trois jours je le relè­verai. » Il ne fut pas compris. Il fut même si mal compris que, lors de son procès, beaucoup l'accusèrent d'avoir dit : « Je puis détruire ce Temple et... etc. » Or, Il n'a jamais parlé de le détruire Lui-même. Jésus n'est pas venu pour dé­truire mais pour parfaire. Il leur dit donc : Si vous avez envie de détruire ce Temple... Et justement les Pharisiens ne se rendaient pas compte qu'ils travaillaient eux-mêmes à la destruction du Temple. Car enfin ils savaient bien que le Temple n'était pas définitif, qu'il n'était que l'attente du Messie. Auront détruit le Temple, de leurs propres mains, ceux qui n'auront pas reçu le Messie. Les Juifs, affectant de prendre au pied de la lettre les paroles de Jésus, lui répondirent : -- « On a employé quarante-six ans à bâtir ce Temple et vous le rebâtirez en trois jours ? ... » Mais Jésus parlait du temple de son corps. Mais Jésus parlait de sa Résurrection. Mais Jésus-Victime serait l'Agneau sans tache, le seul qui puisse se ressusciter Lui-même pour une vie qui n'aurait pas de fin. Car la différence entre le Temple et l'Église, c'est que le premier était desti­né à se fondre humblement dans l'autre ; que le premier n'était qu'une préparation pour l'immortalité de l'autre. A ce moment-là personne ne comprit cette réponse de Jésus. Mais quand Il fut ressuscité d'entre les morts, ses disciples se souvinrent qu'Il leur avait dit cela, et ils crurent à l'Écriture et à la parole que Jésus avait dite. 246:118 ##### *Les reins et les cœurs. *(*Jn. II, 23-25.*) -- « Pendant qu'Il était à Jérusalem durant la fête de Pâques, beaucoup crurent en son nom, voyant les miracles qu'Il faisait. Mais Jésus ne se fiait point à eux parce qu'Il les connaissait tous, et Il n'avait pas besoin que personne lui rendit témoignage d'aucun homme ; car Il connaissait par Lui même ce qu'il y avait dans l'homme. » Jésus a le même pouvoir que son Père, Il connaît nos plus secrètes pensées, nos plus secrets motifs, nos plus secrètes intentions. C'est là certainement un des griefs non formulés de ceux qui s'acharnèrent à sa perte. Il leur parais­sait intolérable de ne pas pouvoir jouer les petits saints, Jésus connaissant immédiatement les intentions secrètes qui peuvent transformer une action apparemment bonne en action moralement mauvaise. Ce grief, s'il a existé, est un grief d'autruche. Évidemment Jésus était là, en chair et en os et, d'un seul regard pouvait dire : Je sais ce que tu penses. Mais la naïveté serait de croire que nous pouvons échapper à cet état de fait. Nous avons toutes les libertés sauf celle de tromper Dieu. Il est Celui qui sonde les reins et les cœurs. Et contre cette clarté-là, il n'y a rien, absolu­ment rien à faire. Aucune intelligence, aucune volonté, au­cune rouerie ne pourra voiler le fin fond des intentions les plus fugitives, ni même celles que nous classons dans l'in­conscient pour arranger les choses. La seule défense est de sur-veiller ses pensées et d'appeler au secours chaque fois qu'il est nécessaire. Un chrétien, même saint, est un pauvre bonhomme qui ne sera jamais pleinement maître de ses pensées. Tout ce qu'il peut faire est de s'accrocher au désir de ne vouloir que ce que Dieu veut, avec la ferme conviction que, dans ces conditions-là, Dieu aidera largement. Comme il est absolument impossible d'échapper à la présence de Dieu, il semble que cette connaissance devrait suffire à elle toute seule pour nous défendre tout ce que nous ne ferions pas, ne dirions pas, ne penserions pas si Jésus, en chair et en os, était là. Mais, si souvent nous ou­blions ! Notre attention est aussi un instrument qui n'est pas entièrement dans les mains de notre volonté. 247:118 Pour que la mémoire se souvienne, il semble qu'il lui faille l'appui d'une autre mémoire. On raconte que le moine Paphnuce, attristé des désordres d'une certaine courtisane, la belle Thaïs, s'en fut chez elle et, comme elle le recevait dans sa chambre, à l'abri des regards humains, Paphnuce lui deman­da de le faire entrer dans une chambre meilleure, plus secrète, à l'abri des regards divins. En un clin d'œil, Thaïs comprit que les murs, les portes et même les intentions non exprimées, ne gardent aucun secret. Elle se précipita sur la place publique pour brûler tout ce qu'elle possédait et se retira dans un monastère. ##### *Nicodème. *(*Jn. III, 1-21.*) Parmi les maîtres en Israël, un pharisien, nommé Nico­dème, fort touché par les nombreux miracles de Jésus, Lui demanda un entretien secret, de nuit. Membre du Sanhédrin, Nicodème était tenu à une grande prudence car, dès le début Jésus, fils d'un simple charpentier, fut assez mal vu de ces grands personnages. Les Juifs attendaient un Messie bril­lant, spectaculaire, royal et guerrier. Depuis plusieurs siècles, ils scrutaient les Prophéties à ce sujet et, comme un livre est toujours malheureusement muet, lui faisaient dire ce qu'ils avaient envie d'entendre. C'est là un événement qui se renouvellera. Des prophéties, ils avaient gardé avec joie tout ce qui décrit le royaume universel et triomphant du Messie, en prenant toutes ces belles images au pied de la lettre et ils avaient rejeté tout ce qui décrit l'Homme de douleur, l'Agneau conduit à la boucherie. Ils avaient trans­posé des prophéties spirituelles en prophéties temporelles et s'étaient fabriqué un Messie imaginaire, absolument per­suadés que Dieu Lui-même embrasait leur imagination. Il est très facile de prendre son imagination pour une lumière céleste. On sait assez que, mises côte à côte, toutes ces lumières s'éteignent l'une l'autre. 248:118 On s'est beaucoup indigné au sujet de l'attitude de Nicodème. Il est toujours facile de s'indigner. Mais la pru­dence est aussi une vertu chrétienne. Nicodème pratiquait ce jour-là une double prudence, d'abord envers ses collègues et ensuite envers lui-même. Nicodème pensait que Jésus pou­vait être le Messie mais il avait bien le droit de vérifier. Plusieurs personnages s'étaient déjà présentés comme tels. Il était donc sage de poser des questions, sage aussi de garder la possibilité de réfléchir dans le calme et la prière. Pour toutes ces raisons, Nicodème, personnage en vue, fut tout à fait sage de demander un entretien secret au nouveau Prophète. Cette conversation entre Jésus et Nicodème, résumée par l'Apôtre Saint Jean, est lourde de tout un enseignement immortel. Nicodème exprime d'abord son désir d'être ensei­gné et les causes de ce désir. -- « Maître, nous savons que vous êtes venu de la part de Dieu pour nous instruire, car personne ne peut faire les miracles que vous faites si Dieu n'est avec Lui. » Tout le long des Évangiles, les miracles, beaucoup plus nombreux que ceux qui ont été relatés, les miracles sont la preuve, la grande preuve. Jésus n'a pas fait de miracles par bonté d'âme mais pour signer son enseignement d'une si­gnature toute divine. Quand Jésus guérit quelques milliers de grands malades, Il n'est pas l'homme de bien qui a pitié de quelques souffrances, dans un tout petit pays et pour un temps très court. Il est le Fils de Dieu qui, pour l'éternité signe ses commandements. Jésus voit la bonne volonté de Nicodème, prélude à la Foi, mais place tout de suite le problème sur le plan de l'entrée dans le Royaume : -- « En vérité, en vérité je vous le dis : personne ne peut voir le Royaume de Dieu s'il ne naît de nouveau. » Nicodème ne comprend pas du tout : -- « Comment un homme déjà vieux peut-il naître ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et renaître ? » Jésus ne se fâche même pas et explique sa pensée : -- « En vérité, en vérité je vous le dis : si l'homme ne renaît de l'eau et de l'Esprit Saint, il ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair et ce qui est né de l'Esprit est esprit. Ne vous étonnez pas de ce que je vous ai dit : Il faut que vous naissiez de nouveau. » 249:118 C'est le sacrement de baptême, porte d'entrée dans le Royaume. C'est un sacrement indispensable mais Jésus précise dans une image saisissante le mode de vie de celui qui sera ainsi entré dans le Royaume : -- « Le vent souffle où il veut, et vous entendez bien sa voix, mais vous ne savez d'où il vient ni où il va ; il en est de même de tout homme qui est né de l'Esprit. » Car il est absurde de penser qu'il suffirait d'être baptisé. Le baptisé reçoit et recevra tout le long de sa vie le souffle de l'Esprit. Et cet Esprit est libre, libre de souffler douce­ment, libre de souffler en tempête. Les âmes sentiront ce souffle qui les entraînera et les portera. Certaines âmes seront emportées par un vent impétueux sur le chemin de l'apostolat. Certaines résisteront à ce vent et s'éloigneront de l'Esprit. D'autres recevront de souffle en souffle des im­pulsions les conduisant doucement et fortement sur le che­min de la perfection. L'Esprit, comme le vent, souffle où Il veut. Comme le vent Il caresse doucement et puis s'en va, mais le souvenir reste. Comme le vent, Il est toujours sus­ceptible de revenir. Comme le vent Il est dans les mains de Dieu et tout ce que nous devons désirer c'est de ne pas rester insensibles à la plus petite brise. Nicodème ne pouvait ignorer ces opérations de l'Esprit sur les âmes. Elles sont assez souvent décrites dans les livres de l'Ancien Testament. Et cependant il semble re rien comprendre aux paroles de Jésus et demande : -- « Comment cela peut-il se faire ? » Jésus s'étonne : « Vous êtes maître en Israël et vous ignorez ces choses ? » Vous êtes maître en Israël et vous ignorez la vie de la grâce Vous êtes maître en Israël et vous ignorez la vie mys­tique Vous êtes maître en Israël et vous ignorez que Dieu désire habiter les âmes de bonne volonté pour les posséder tout entières... -- Et Jésus continue : -- « En vérité, en vérité je vous le dis, nous disons ce que nous savons et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu et vous ne recevez point notre témoignage. « Si vous ne croyez pas lorsque je vous parle des choses de la terre comment croirez-vous lorsque je vous parlerai des choses du Ciel ? » 250:118 -- « Personne n'est monté au Ciel, excepté Celui qui est descendu du Ciel, le Fils de l'Homme qui est dans le Ciel. » Jésus affirme sa Divinité et la nécessité absolue de L'écouter, Lui, pour connaître Dieu. Mais s'Il peut exiger d'être écouté et suivi, c'est parce qu'Il va donner sa vie pour sauver le monde : -- « De même que Moïse éleva dans le désert le serpent d'airain, ainsi il faut que le Fils de l'Homme soit élevé. » Il faut que le Messie, le Saint, l'Innocent, soit crucifié : -- « Afin que quiconque croit en Lui ne périsse pas mais qu'il ait la vie éternelle. » Et cet événement dramatique d'un Dieu crucifié, Saint Jean en donne la raison dans une phrase qui chante à nos oreilles si puissamment qu'une fois entendue il est impos­sible de l'oublier, dans une phrase qui étouffe toutes nos misérables récriminations, anéantit nos révoltes et ne nous laisse plus la possibilité de nous plaindre : -- « Car Dieu a tant aimé le monde, qu'Il a donné son Fils Unique, afin que quiconque croit en Lui ne périsse pas mais qu'il ait la vie éternelle. » « Dieu a tant aimé le monde » ... et Pourtant Il savait que beaucoup dédaigneraient cet amour. « Dieu a tant aimé le monde » ... et pourtant Il savait que, jusqu'au dernier jour, beaucoup chercheraient d'autres bonheurs, beaucoup se di­raient : Il y a certainement des joies plus belles et plus fortes que d'être aimé de Dieu et de lui rendre amour pour amour... Par ce sacrifice Dieu veut nous ouvrir la porte du Pa­radis et il semble que la condition imposée soit simple : croire. Croire en Jésus, Fils de Dieu, crucifié pour nos péchés. Mais encore faut-il s'entendre sur la -- signification de ce mot « croire ». Ce n'est pas un verbe passif mais un verbe actif. Croire n'est pas du tout un sentimentalisme paresseux où, la terre étant l'antichambre du Ciel, il suffi­rait de s'y installer dans un bon fauteuil et de patienter un tout petit peu. Un peu plus tard Jésus nous dira ce qu'Il entend par croire en Lui et c'est, très exactement : Obéir. 251:118 Jésus insiste encore sur son rôle de Sauveur du monde : -- « Car Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais afin que le monde soit sauvé par Lui. » Jésus n'est pas venu en juge, Il est venu en Victime et les plus abominables criminels n'ont qu'un seul mot à dire : Pardon. Aurions-nous commis tous les péchés du monde qu'il serait absurde d'y ajouter le seul péché vraiment in­quiétant : le découragement. Aurions-nous commis tous les péchés du monde que Jésus attendrait avec une sainte im­patience de pouvoir dire à son Père : J'ai sauvé celui-là, il vient de me le demander humblement. Car le plus grand désir du Fils de Dieu c'est de n'être pas mort pour rien. Et Jésus insiste puisqu'il est nécessaire d'insister pour que les hommes daignent écouter : -- « Celui qui croit en Lui n'est pas condamné ; mas celui qui ne croit pas est déjà condamné, parce qu'il ne croit pas au nom du Fils Urique de Dieu. » Et Il explique les causes exactes de ce refus de la Foi : -- « Et cette condamnation vient de ce que la Lumière est venue dans le monde, et que les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la Lumière car leurs œuvres étaient mauvaises. Car quiconque fait le mal hait la Lumière et ne s'approche pas de la Lumière, de peur que ses œuvres ne soient connues pour ce qu'elles sont. Mais celui qui agit selon la vérité s'approche de la Lumière afin que ses œuvres soient manifestées, parce qu'elles ont été faites en Dieu. » Ainsi il n'est pas vrai que la Foi se perd comme on perd un objet, par pure inadvertance. Il y a toujours à l'origine un péché, généralement secret et avec lequel on désire vivre en bonne intelligence. Rapidement du reste, la notion de péché s'efface et on en arrive, dans beaucoup de domaines, à ne plus savoir faire la différence entre le Bien et le Mal. 252:118 ##### *Dernier témoignage du Précurseur. *(*Jn. III, 22-35.*) Après cela, Jésus vint avec ses disciples dans le pays de Judée. Et Il passa là quelques jours avec eux, et les disciples baptisaient. Or Jean continuait aussi de baptiser. Et ses disciples fu­rent vexés de voir que Jésus avait tant de succès et que beaucoup quittaient Jean pour aller à Lui. Les disciples de Jean n'avaient pas bien compris qu'il n'avait qu'une mission de précurseur. Leur amour et leur admiration pour ce saint Prophète les aveuglait. Une dispute éclata à ce sujet entre les disciples de Jean et les Juifs. Les premiers vinrent vers Jean et lui dirent : -- « Maître, Celui qui était avec vous au-delà du Jour­dain, auquel vous avez rendu témoignage, baptise mainte­nant et tous vont à Lui. » Cette petite phrase est typique de l'amour propre qui s'insinue si facilement dans les bonnes actions. Pour dési­gner Jésus, ils disent : « Celui auquel vous avez rendu témoi­gnage ». Ils savent donc très bien que Jean-Baptiste est persuadé que Jésus est le Messie, le Sauveur du Monde. Ils ne veulent donc pas dire ouvertement du mal de Jésus et cependant ils sont jaloux. Voilà que le Messie baptise aussi et tous vont à Lui. Ils oublient que la mission de Jean était seulement de préparer un peuple docile pour le Seigneur, ce qui leur permet de s'abandonner à une petite crise de jalou­sie. Et parce qu'ils s'abandonnent à ce péché grave, la Lu­mière ne les éclaire plus. Et même il est possible qu'ils attribuent cette jalousie à un zèle très pieux et un amour pur pour leur Maître. Jean, avec patience et avec force explique sa mission et s'abaisse légitimement devant la mission de Jésus : -- « L'homme ne peut rien recevoir s'il ne lui a été donné du Ciel. » 253:118 Ce que le Ciel lui avait donné, c'était un peuple à préparer pour l'Autre et non pas un peuple de fidèles pour Lui. Il n'est pas responsable des vues humaines de ses disciples : -- « Vous me rendez vous-mêmes témoignage que j'ai dit : Je ne suis pas le Christ mais j'ai été envoyé devant Lui. » Vous-mêmes savez bien que je l'ai toujours dit. Pourquoi ne pas comprendre ? -- « Ma joie est donc maintenant au comble. Il faut qu'Il croisse et que je diminue. » -- « Celui qui est venu d'En-Haut est au-dessus de tous... Le Père aime le Fils et Lui a mis toutes choses entre les mains. Celui qui croit au Fils a la vie éternelle ; celui qui ne croit pas au Fils ne verra pas la vie ; mais la colère de Dieu demeure sur lui. » ##### *Hérode et Hérodiade. *(*Luc. III, 18-20.*)*, *(*Mc. VI, 17-20.*) * *(*Mt XIV, 3-5.*) Jean savait bien qu'il n'en avait plus pour très longtemps à vivre. Sa mission de précurseur devait finir, comme celle du Messie, dans la haine. Car il est inévitable que les amis de Dieu soient hais du monde. Les amis de Dieu ne pouvant pas approuver tout ce qui se passe dans le monde sont per­pétuellement en danger d'être réduits au silence. Car les grands pécheurs sont un peu naïfs, ils s'imaginent qu'il suffit de tuer un ami de Dieu pour retrouver la paix. Hérode Antipas, tétrarque de Galilée et fils d'Hérode le Grand avait épousé la fille d'Arétas, roi de Pétra, mais tomba ensuite éperdument amoureux de la femme de son frère Philippe, Hérodiade. Philippe n'ayant aucun avenir, Héro­diade n'eut pas de difficulté à tomber également amoureuse d'Hérode. Bravant les lois, ils s'unirent. Cet adultère parais­sait d'autant plus abominable au peuple juif que, selon la Loi, Hérodiade ayant eu une fille, Salomé, de son premier mariage, n'aurait pas pu, même veuve, être autorisée à épouser son beau-frère. 254:118 Hérode eut plusieurs entrevues avec Jean-Baptiste. Nous ne savons lequel des deux en prit 1'initiative. Hérode pou­vait désirer qu'un saint homme lui donnât raison. C'est là aussi un événement qui se renouvellera. Mais Jean-Baptiste avec son énergie coutumière disait : -- « Il ne t'est pas permis d'avoir la femme de ton frère. » Et il lui reprochait encore diverses autres mauvaises actions. Hérode, du reste, avait du respect pour Jean, le craignait et l'écoutait volontiers. Mais il sortait de ces entre­tiens toujours aussi irrésolu. Il savait bien que Jean-Baptiste était un grand saint. Il aurait bien voulu suivre ses directi­ves mais il ne s'en sentait pas le courage. Du reste Hérodiade veillait. Elle nourrissait pour le Prophète une haine sans bornes, une de ces haines aveugles qui poussent au crime. Elle voyait bien que son deuxième mari était capable d'écou­ter un jour ses remords. Elle cherchait comment étouffer cette voix qui criait : « Ce n'est pas permis, ce n'est pas permis », comme si le fait de ne plus s'entendre dire qu'on vit dans le péché change quelque chose. Mais les grands pécheurs éprouvent toujours le besoin d'être approuvés. Il semble que lorsqu'on à la faiblesse de commettre une mau­vaise action publique on devrait avoir le courage de mépri­ser le qu'en dira-t-on. Mais cela n'est pas. Les hommes tien­nent plus à leur réputation terrestre qu'à leur réputation céleste. La sympathie et l'approbation des autres hommes leur paraît plus nécessaire que celle de Dieu. Et même quand ils savent parfaitement bien que Dieu les désapprouve, ils s'acharnent encore à obtenir des approbations humaines. Hérodiade manœuvra si bien qu'Hérode fit jeter Jean en prison. Du reste il ne le traita pas inhumainement. Il lui permit de voir ses disciples. Il pensait ainsi pouvoir tout concilier : d'abord calmer une femme belle et impétueuse et ensuite traiter avec certains égards un homme que la foule tenait pour un Prophète. 255:118 ##### *La Samaritaine. *(*Jn. IV, 1-42.*) Après que Jean eut été livré, Jésus se rendit en Galilée en passant par la Samarie. Les Samaritains formaient, au milieu de la Palestine, une nation indépendante composée d'étrangers et de rares Israélites. Ces étrangers, en colo­nisant ce pays (dont les habitants avaient été emmenés en captivité) apportèrent avec eux de monstrueuses idolâtries. Le Seigneur indigné, fit monter du Jourdain des lions qui épouvantèrent si fort ces populations païennes qu'elles vou­lurent se convertir au Dieu d'Israël. Les Juifs se moquèrent d'eux en les appelant « prosélytes des lions ». Un prêtre captif à Babylone vint leur apprendre à servir le Dieu Uni­que. Mais comme il était lui-même schismatique, son ensei­gnement manquait de force, de clarté et de pureté. Et les Sa­maritains ajoutèrent seulement Jéhovah à leurs autres dieux. Plus tard, quand les Juifs revenus de Babylone voulurent reconstruire le Temple, les Samaritains offrirent de participer à cette œuvre sainte mais furent repoussés et traités en païens impurs, ce qui les vexa pour des générations. Et depuis lors, Juifs et Samaritains furent synonymes d'enne­mis irréconciliables. Un autre événement ne fit qu'accroître cette haine. Un prêtre juif nommé Manassé, proche parent du souverain pontife avait épousé une fille du gouverneur persan de Samarie. Néhémie voulut rompre cette union et Manassé, ayant refusé, fut chassé de Jérusalem et se réfugia près de son beau-père. Il voulut purifier la religion des Sa­maritains et y parvint en certains points mais il eut l'audace de construire sur le mont Garizim un sanctuaire rival de celui de Jérusalem. C'était un schisme, événement qui ne produit jamais que la haine. Le schisme est toujours enfant de l'orgueil et ses fruits ne sont pas bons. Bien que ce temple schismatique eut été détruit un peu plus tard par Jean Hyrcan, les Samaritains continuèrent d'adorer sur le mont Garizim en considérant cette colline comme la plus sainte du monde. Les hauts-lieux où Dieu désire marquer plus par­ticulièrement sa présence ne peuvent être choisis par les hommes avec leur petits orgueils et leurs petites vanités. Les Haut-lieux sont choisis par Dieu et tout ce qu'il nous est demandé c'est de ne pas être sottement jaloux quand ils ne sont pas sur notre territoire. 256:118 Quand Dieu choisit Rome pour être le siège du Souverain Pontificat, les hommes ne peuvent-ils pas aimer Rome comme les Juifs aimaient Jéru­salem ? Et si quelques-uns sont vexés que Rome soit en Italie, il est facile de penser que Dieu, qui cependant voit tout, ne voit pas les frontières, ces minces rubans qui chan­gent de place si souvent et exigent plus de sang humain que les divinités païennes. Jésus arrive donc près d'une ville de Samarie nommée Sichar, dans le champ que Jacob avait donné à son fils Jo­seph. Là était le célèbre puits de Jacob. Jésus envoya ses disciples acheter des vivres et, fatigué, s'assit près de ce puits. Jésus pouvait revoir en pensée l'antique splendeur spi­rituelle de cette région. Là, Abraham avait planté sa tente et élevé le premier autel à Jéhovah. Là, Jacob avait creusé un puits. Là, Joseph avait été enterré. Que restait-il de ce passé ? ... Un peuple d'origine étrangère, encore plus détesté des Juifs que les vrais païens. Les Juifs, en pleine synagogue, traitaient les Samaritains de pores, d'idolâtres et de démons. Les Samaritains cherchaient à se venger en maltraitant les Juifs qui traversaient leur territoire ou en jetant des osse­ments dans le Temple. Jésus était fatigué. Il s'assit donc près du puits. Les puits, à cette époque-là, étaient des bâtiments assez importants où plusieurs personnes pouvaient s'asseoir à l'ombre et se reposer. Comme Il se reposait, une femme de Samarie vint chercher de l'eau. Et Jésus lui dit : -- « Donnez-moi à boire. » La Samaritaine en fut profondément étonnée. Jamais un Juif n'adressait la parole à un Samaritain. Mais Jésus avait soif d'être aimé de ces gens-là, d'être aimé de tous. C'est pourquoi, n'attendant pas le retour de ses disciples, Il dit à cette femme : « Donnez-moi à boire. » La Samaritaine ne refuse pas positivement mais elle voudrait comprendre : -- « Comment vous qui êtes Juif me demandez-vous à boire à moi qui suis Samaritaine ? Car les Juifs n'ont pas de relations avec les Samaritains. » Jésus lui répondit : 257:118 -- « Si vous connaissiez le don de Dieu, et qui est Celui qui vous dit : Donnez-moi à boire, vous l'en auriez prié peut-être, et Il vous aurait donné de l'eau vive. » Peut-être -- dit Jésus -- si vous me connaissiez, peut-être m'auriez-vous demandé la grâce... *peut-être...* ce n'est pas certain, car beaucoup me connaissent et font comme si Je n'existais pas. Il n'est donc pas certain que si vous aviez la grâce de me connaître, vous me feriez la impie de me dire que vous avez besoin de moi. Cela n'est pas certain du tout mais, par contre, ce qui est certain, c'est que Moi, je donne toujours à qui me demande. Personne, en parlant de Moi, de ma Volonté et de mes désirs ne peut dire : peut-être... peut-être voudra-t-Il bien me donner la grâce... D'aucun de nous Dieu ne peut être sûr mais nous, nous pouvons être sûrs de Lui. Il est Celui qui ne dit jamais non à une demande d'ordre spirituel. Mais la Samaritaine était restée sur le plan temporel de l'eau temporelle. C'est l'état d'esprit qui rend le dialogue si difficile entre Dieu et les hommes. Dieu nous dit : « Deman­de et je te donnerai. » Et les hommes demandent des gâ­teaux, de l'or, des pierreries, des succès et des vacances. Cette femme voit que Jésus est là, les mains vides, qu'il n'a même pas un seau pour puiser. Elle verra plus tard que justement la force de Jésus c'est de paraître impuissant, misérable et vaincu. Mais tout en voyant que Jésus paraît incapable de lui donner une seule goutte d'eau, elle sent en Lui une force qui l'attire, elle questionne habilement pour qu'Il lui dévoile qui Il est : -- « Seigneur, vous n'avez point de quoi puiser, et le puits est profond ; d'où auriez-vous donc de l'eau vive ? Êtes-vous plus grand que notre père Jacob qui nous a donné ce puits et en a bu lui-même ainsi que ses enfants et ses troupeaux ? » Déjà elle a oublié que Juifs et Samaritains se détestent. Elle appelle Jésus : Seigneur. Et habilement, elle qui n'est pas Juive, se présente en fille de Jacob, Tout montre que, quoiqu'elle n'ait rien compris aux paroles de Jésus, elle est quand même impressionnée et ne veut pas faire de peine à ce Juif en qui elle pressent un Maître. 258:118 Jésus ne se fâche pas de voir ses avances spirituelles retomber dans le temporel, Il sait qu'il faut toujours du temps avant que le temporel cesse sa domination sur les esprits et Il en profite pour marquer la comparaison : -- « Quiconque boit de cette eau aura encore soif, tandis que celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura jamais soif ; mais l'eau que je lui donnerai de­viendra en lui une fontaine d'eau qui jaillira jusque dans la vie éternelle. » Jésus parle de la grâce qui fait, d'un pauvre être mal­heureux selon le monde, un être plein d'une joie surnatu­relle qui ne lasse jamais. Et cette grâce, comparée à une eau jaillissante, ne sera jamais un bien personnel et égoïste. Plus un chrétien reçoit ou obtient de grâces, plus elles jail­lissent sur les autres sans même qu'il s'en rende compte. Et le chrétien qui n'a plus soif contribue à en désaltérer beau­coup d'autres. Le Chrétien qui n'a plus soif est cette âme qui a découvert une fois pour toutes que Dieu vaut bien tout le reste. La Samaritaine n'a pas encore compris que Jésus parle des âmes assoiffées, le corps n'étant qu'une enveloppe qui ne devrait jamais prendre la première place. Toutes les soifs temporelles peuvent et doivent être atténuées ou supprimées par la puissance spirituelle de l'eau jaillissante. L'âme n'est pas faite pour être soumise au corps mais le corps à l'âme. La plus grande difficulté du chrétien est de maintenir cette hiérarchie des valeurs. Beaucoup se découragent devant les exigences de leur corps. Beaucoup même, comme cette fem­me, pensent que Dieu doit d'abord satisfaire les corps. Res­tant donc sur le plan temporel, la Samaritaine se voit déjà libérée de la nécessité d'aller chercher de l'eau tous les jours : -- « Seigneur, donnez-moi de cette eau, afin que je n'aie plus soif et que je ne vienne plus ici puiser. » Et Jésus qui connaît chaque homme mieux que chaque homme ne se connaît lui-même, Jésus qui voit que le cœur et l'esprit de cette femme ne peuvent se désembourber des préoccupations temporelles, Jésus, pour la forcer à sortir de sa médiocrité, détourne la conversation pour la lancer sur le chemin qui élève : celui de son péché à soi. Ainsi Jésus détruit l'obstacle. Et comme tout le monde est pécheur c'est en cela qu'on peut dire que le péché est utile. Jésus donc abandonne le plan supérieur pour lui dire : 259:118 -- « Allez, appelez votre mari et venez ici. » Cette femme, qui avait un mari, lequel du reste était le cinquième, fit la réponse la plus surprenante qui soit : -- « Je n'ai pas de mari. » Devant Jésus il lui est impossible de mentir. Jésus aura supporté de la part des hommes beaucoup de critiques ab­surdes et d'injures ignobles mais il semble que jamais per­sonne n'ait osé Lui mentir. Et pourtant, dans le cas présent, il était facile à cette femme d'aller chercher l'homme qui passait pour son mari puisque, humainement parlant, Jésus, qui n'était jamais venu en Samarie, ne pouvait rien savoir de sa vie. Mais le mensonge qui consiste à mettre l'adultère à pied d'égalité avec le mariage lui semble impossible à ce moment-là et devant cet homme-là. Elle-même ne saurait pas dire pourquoi puisqu'elle ne connaît pas Jésus. Sans se comprendre elle-même, elle traite Jésus en Prophète auquel il est impossible de faire croire qu'un divorce et un remaria­ge sont des actions tout à fait saintes. Et Jésus lui répondit : -- « Vous avez raison de dire que vous n'avez point de mari, car vous en avez eu cinq ; et maintenant celui que vous avez n'est pas votre mari : vous avez dit vrai. » Dans sa réponse Jésus donne plus d'importance à la véracité de son aveu qu'à la gravité du péché. Car le plus grave de tout ce n'est pas tant de céder à la tentation que d'inventer des excuses pour se blanchir. La Samaritaine ne s'affole pas devant cet Homme-Dieu qui sait tout, au contraire elle essaye d'obtenir de Lui une solution au grand problème qui divise Juifs et Samaritains. Et son désir correspond si bien à celui de Jésus qu'on peut dire qu'il lui est dicté par la grâce. Depuis le début de la conversation on sent que son désir est que les Samaritains puissent être considérés comme de bons Juifs, religieusement parlant. Elle sait que l'un et l'autre peuple crient chacun de leur côté : C'est moi qui ai raison. Ayant devant elle un Prophète qui lit dans les âmes elle en profite pour lui soutirer en quelque sorte un renseignement sur la Volonté de Dieu : 260:118 -- « Seigneur, je vois que vous êtes un Prophète. Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous dites que le lieu où il faut adorer est à Jérusalem ? » C'est là l'objet d'une dispute séculaire : le mont Garizim ou le Temple de Jérusalem ? Que préfère Dieu ? Les Sama­ritains étaient quand même pleins de bonne volonté et dési­raient adorer Dieu. Au nom de tout son peuple cette femme s'inquiète de savoir si ces adorations ne sont pas valables ou du moins ne sont pas tout à fait agréables au Seigneur. Tout Samaritain devait être de temps à autre inquiet dans le secret de son cœur en se disant : le Temple de Jérusalem est tout de même plus antique... C'est une inquiétude qui se renouvellera dans le cours des âges... savoir si l'antique Église n'est quand même pas l'Église préférée de Dieu... Jésus ne dédaigne pas la question de cette humble fem­me, de cette grande pécheresse. Il n'attendra jamais un auditoire savant pour ses réponses les plus sublimes. En fait, Jésus n'a pas besoin de savants puisqu'Il est Lui-même toute science. Il demande seulement la bonne volonté. Et voyant la bonne volonté de cette pauvre inconnue, Il résout pour elle, pour la Samarie et pour le monde entier dans ses générations à venir, le problème de la Vérité nouvelle : -- « Femme, croyez-moi, le temps est venu où vous n'adorerez le Père ni sur cette montagne ni à Jérusalem. » La dispute Juifs-Samaritains rentre dans le néant. Le temps est venu où l'Église universelle appellera tous les hommes et où tous les hommes pourront adorer Dieu sans distinction de race ni de frontière. Le temps est venu où il n'y aura plus de peuple privilégié écrasant les autres sous son mépris. Et Jésus continue : -- « Vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous adorons ce que nous connaissons, parce que le salut vient des Juifs. » Quelle que soit l'injustice apparente de ce choix, le peuple juif est et restera celui qui connut le premier le Dieu Unique et reçut le privilège de donner un jour naissance au Fils de Dieu, Sauveur du monde. Le salut vient des Juifs car, en dépit de leurs innombrables péchés, ils ont donné naissance à la Vierge très pure qui nous valut le Salut du monde. 261:118 Quelle que soit la sainteté du monde chrétien rien ne pourra empêcher que, sans le peuple juif, sans son atta­chement au monothéisme, sans ses prières, sans les grâces de Marie, nous serions encore païens. « Le salut vient des Juifs », il faudra que les Samaritains l'acceptent et le monde entier jusqu'à la consommation des siècles. « Le salut vient des Juifs », c'est ce qui fait que, même après deux mille ans de refus, ils sont aimés de nous d'un amour très particulier qui cherche à effacer la malédiction qu'ils ont appelée sur leurs têtes. En chaque Juif que nous rencon­trons nous nous disons qu'un peu du sang de Marie et donc un peu de sang de Jésus coule dans ses veines. A chaque Juif que nous rencontrons nous prions le Seigneur de par­donner, nous prions le Seigneur de leur envoyer les grâces qui feront d'eux les plus chrétiens de tous les chrétiens. C'est une prière d'autant plus agréable que nous savons qu'elle sera exaucée car Dieu tient toujours ses promesses et le peuple juif, après avoir perdu quelques années à en­censer l'Antéchrist, viendra au seul vrai Messie avec toute la flamme qui caractérise ces préférés de Dieu. Les Saints de l'Ancien Testament avaient déjà connu et chanté les merveilles de l'union mystique et il manquera certainement quelque chose au Cœur du Père tant que les Juifs n'auront pas retrouvé le chemin tracé par leurs ancêtres. Ayant rappelé que « le salut vient des Juifs », que cela fut décidé de toute éternité, Jésus annonce la chrétienté universelle : -- « Mais le temps vient, *et il est venu*, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car le Père cherche de tels adorateurs. Dieu est Esprit et il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité. » Ces paroles ont été souvent détournées au profit d'une religion vaguement sentimentale et spirituellement solitaire. Mais quand Jésus dit d'adorer « en esprit », Il ajoute aussi­tôt et « en vérité ». Or, sur un même sujet, il ne peut y avoir qu'une Vérité. Il est donc absurde de vouloir adorer en esprit en ne tenant pas compte de toute l'obéissance que ce mot de Vérité implique. L'adoration spirituelle est l'ado­ration d'une âme qui a reçu la Vérité et non pas d'une âme qui prétend la trouver toute seule sans se pré­occuper des mille vérités que d'autres ont cru découvrir. Quand le Dieu Unique cherche des adorateurs, Il cherche ceux qui s'inclineront devant la Vérité. 262:118 L'adoration en esprit doit être pure de tout orgueil. Celui qui dirait : « Je vous adore mais selon la Foi qui me plaira » n'adore pas com­plètement, n'adore pas de tout son esprit. Les vrais adora­teurs sont ceux qui soumettent leur esprit au Saint-Esprit. Pendant trois ans Jésus ne va cesser de nous répéter qu'Il est l'Obéissance personnifiée, qu'Il ne parle pas de Lui-même, qu'Il n'a aucun désir, aucune volonté personnelle, que toutes ses paroles viennent de Dieu et que toutes ses actions sont soumises à la Volonté de Dieu. Comment Dieu veut être adoré, personne d'autre que Jésus ne peut mieux nous le montrer. Et jamais nous ne l'entendrons dire que la Vérité peut être personnelle, que c'est à chacun de la trou­ver. Jamais Il ne nous dira que Dieu cherche des adorateurs désunis et divisés. En quelques mots Jésus a simplement supprimé toutes les complications extérieures de la Loi juive pour lancer le monde dans une religion plus parfaite où personne ne pourra prétendre être trop faible et trop inintelligent pour entrer. En quelques mots Jésus annonce que les aspects extérieurs de la religion ne seront pas une garantie. Ce que Dieu demande c'est l'intérieur de chaque âme et Lui Seul voit les intentions qui dominent l'intérieur. L'intention de pratiquer tous les gestes extérieurs en gardant ses mau­vaises pensées est aussi impure que l'intention de se fabri­quer une religion personnelle où l'intérieur seul compterait, où l'intérieur soumettrait Dieu à sa propre conscience. Jésus n'a jamais dit : Pourvu que vous adoriez Dieu en esprit, vous pouvez croire n'importe quelle vérité. Il sait trop bien que le Dieu Unique n'a qu'Une Vérité. Il est Lui-même la Vérité. On ne peut donc pas s'attendre à ce qu'Il enseigne aux hommes la diversité des croyances. Il ne l'enseigne pas, Il la tolère. La Samaritaine oppose à Jésus sa foi dans le Messie qui doit venir, car tout le monde, à cette époque-là, grâce aux prédictions de Daniel, croyait sa venue assez prochaine. Elle sait que le Messie expliquera toutes choses et elle est prête à Lui obéir : -- « Je sais que le Messie, qui est appelé Christ, doit venir ; lors donc qu'Il sera venu Il nous annoncera toutes choses. » 263:118 Les paroles que Jésus vient de prononcer lui ont probablement paru un peu compliquées. Adorer Dieu en esprit n'est pas à la rigueur très difficile mais l'adorer dans la Vérité est impossible à qui n'a pas été enseigné. Cette femme semble comprendre que la Vérité doit guider l'esprit d'ado­ration et sa réponse est un acte de soumission à la Chré­tienté qui doit venir. Elle désire adorer Dieu mais elle attend que le Christ ait résolu tous les problèmes qui peuvent surgir et embarrasser la vie spirituelle. D'instinct elle sait que pour adorer il faut pouvoir dire : je crois Tout ce que Votre Église enseigne parce que c'est Vous, la Vérité même qui le lui avez révélé. Et Jésus, voyant cette foi en puissance, voyant cet im­mense désir d'écouter le Messie lui dit : -- « Je le suis, moi qui vous parle. » A ce même moment les disciples arrivèrent et la femme ne prend même pas le temps de répondre, pose là sa cruche et se précipite à la ville où elle bouleverse tout le monde en criant : -- « Venez et voyez un homme qui m'a dit tout ce que j'ai fait. Ne serait-Il pas le Christ ? » Ce qui bouleverse ainsi la Samaritaine, ce n'est pas la sublimité des paroles de Jésus, c'est cet événement tout divin : Il connaît toute ma vie. Dieu Seul connaît et Jésus restera éternellement pour le monde cet Homme-Dieu qui savait que la Samaritaine avait eu cinq maris. Pour nous aussi Il sait. Et quand les hommes mettent la sincérité au-dessus de tout, lui donnant droit de tout excuser (ou du moins beaucoup de choses) Jésus, Lui, met la pureté d'intention au-dessus de Tout. Il est vain de chercher à peser nous-mêmes la sincérité des autres. C'est le travail de Dieu qui sonde les reins et les cœurs. La Samaritaine disait probablement avec sincérité aux habitants de Sichar : Je suis mariée. A Jésus elle n'a pas osé le dire. Pour juger de sa propre sincérité, il faut se demander ce que nous ré­pondrions à Jésus si nous le rencontrions dans un chemin solitaire. Beaucoup n'oseraient pas dire qu'ils sont mariés. Beaucoup n'oseraient pas dire qu'ils n'ont béni que de vrais mariages. Déjà sur cet unique point pas mal de sincérités tomberaient à l'eau... 264:118 En arrivant, les disciples furent profondément étonnés de voir Jésus en conversation avec une Samaritaine mais n'osèrent pas l'interroger. Comme ils avaient acheté des vivres ils voulurent que Jésus prît quelque nourriture. Mais Il leur dit : -- « J'ai une nourriture à manger que vous ne connaissez pas. » Comme la Samaritaine, les disciples restent sur le plan, temporel et se disent l'un à l'autre : -- « Quelqu'un Lui aurait-il apporté à manger ? » Connaissant leur pensée, Jésus leur dit : « Ma nourriture est de faire la Volonté de Celui qui m'a envoyé et d'accomplir son œuvre. » Toute la Chrétienté est dans ce mot qui se répétera tout le long des Évangiles. Il n'y a pas deux façons d'être chré­tien, il n'y en a qu'une : faire la Volonté de Dieu. Au premier abord cela paraît simple mais le gros écueil est de prendre sa volonté pour celle de Dieu. Jésus donnera plus tard des moyens d'éviter cet écueil et ces moyens seront très visibles et très simples car s'ils ne l'étaient pas, ce serait nettement injuste. Et Dieu n'est jamais injuste, Il est même d'une générosité et d'une patience inoubliables. Et Jésus continue : -- « Ne dites-vous pas vous-mêmes que dans quatre mois la moisson viendra ? Et moi je vous dis : Levez vos yeux et voyez les campagnes qui blanchissent pour la moisson. Et celui qui moissonne reçoit son salaire et amasse des fruits pour la vie éternelle, afin que celui qui sème soit dans la joie aussi bien que celui qui moissonne. Car le proverbe a cela de vrai : autre est celui qui sème, autre est celui qui moissonne. Je vous ai envoyés mois­sonner ce qui n'est pas venu par votre travail ; d'autres ont travaillé et vous êtes entrés dans leurs travaux. » Jésus sème et les Apôtres moissonneront. Tout le long des âges, celui qui moissonne doit savoir qu'il n'est rien car il n'a pas semé. Et celui qui, patiemment, sur l'ordre de Jésus, lance la semence, ne doit pas s'attendre à moissonner. Ni le semeur ni le moissonneur ne doivent oublier qu'ils ne sont pas propriétaires, pas plus des semences que des mois­sons. 265:118 Celui qui est envoyé pour semer n'a ni créé ni in­venté les semences, il les a reçues. Celui qui est envoyé pour moissonner doit savoir que d'autres ont semé avant lui. A l'apôtre rien n'appartient en propre. Et le zèle apostolique rencontre toujours le même écueil : l'amour-propriétaire. Le zèle apostolique se heurte à cet écueil dû à un secret orgueil et un secret amour-propre. Si l'apôtre qui sème est fier de semer, quelque chose de trouble se mêle à la semence. Si l'apôtre qui moissonne est fier de moissonner quelque chose de trouble se mêle à la moisson. L'Unique Semeur est Jésus. L'Unique Moissonneur est également Jésus. Et l'apôtre qui collabore dans son tout petit champ ne doit pas s'imaginer que Jésus a vraiment besoin de lui, ne doit surtout pas s'imaginer que son œuvre lui appartient. Au contraire, plus il disparaîtra, plus l'œuvre grandira. Car non seulement il n'a pas inventé la semence mais il est incapable de la faire germer, incapable de lui envoyer le soleil et la pluie qui la feront mûrir. Non seulement il n'a pas inventé la semence mais il est incapable de connaître la qualité de la terre où il sème, et peut-être que sa semence mettra quarante ans avant de germer et qu'il ne la verra pas. Et celui qui moissonnera ne connaîtra pas tous les travaux obscurs qui ont abouti à ce champ de blé mûr pour lequel il doit rendre grâces à Dieu et à Lui Seul. On raconte qu'un prédicateur vit entrer à la sacristie, après la messe, une femme qui lui dit : -- « Je suis entrée dans votre église je ne sais pourquoi car j'étais incrédule et je n'allais jamais à la messe. Pendant votre sermon je fus convertie, brusquement et totalement, maintenant je crois... tout. » Le prédicateur, très heureux, voulut savoir quelle partie de son sermon avait si bien impressionné cette femme, car il se proposait de récidiver, voyant déjà de belles moissons futures. Cette femme lui répondit : -- « C'est quand vous avez dit : Passons maintenant du premier point au deuxième point. A ce moment-là j'ai cru, j'ai reçu la Foi. » Un autre avait semé. Quant à celui qui voudra semer des semences inventées par lui il moissonnera seulement des gens qui en feront autant... à son grand désespoir. Celui qui sème ses propres idées n'obéit pas aux ordres de Jésus qui dit d' « entrer dans les travaux des autres ». 266:118 Personne en chrétienté n'est un commencement. Tout doivent entrer dans les travaux des autres, n'étant rien par eux-mêmes. Un apôtre doit être interchangeable et n'est jamais indispensable. Et chacun doit accepter d'entrer dans les travaux que Dieu lui ordonne sans s'étonner des insuccès ni rechercher les succès. Ce jour-là Jésus met ses disciples en garde contre la griserie du succès car les Samaritains de Sichar crurent en Jésus avant même de l'avoir vu, sur le témoignage de cette femme, et sortirent en hâte de la ville pour trouver le Messie et le prier de demeurer chez eux. Et Jésus resta deux jours avec eux et un plus grand nombre crurent en Lui à cause de Sa Parole et disaient à cette femme : -- « Ce n'est plus à cause de votre parole que nous croyons ; car nous l'avons entendu nous-mêmes, et nous savons qu'Il est vraiment le Sauveur du Monde. » Cette expression de « Sauveur du Monde » nous est aujourd'hui très familière mais les Samaritains ne l'ont pas inventée. Déjà l'Ange Gabriel avait dit : « Il vous est né aujourd'hui un Sauveur ». Zacharie l'avait nommé -- « Corne de Salut » ce qui veut dire : « Sauveur puissant » et Siméon : « Sauveur donné par Dieu ». Et Jésus Lui-même avait dit à Nicodème qu'Il était descendu du Ciel pour que le monde soit sauvé par Lui. ##### *Second miracle de Cana. *(*Jn. IV, 43-54.*) Après ces deux jours d'abondantes moissons Jésus sortit de Samarie pour aller en Galilée. Les Galiléens l'accueillirent avec enthousiasme car ils avaient vu tous les miracles qu'Il avait faits à Jérusalem pendant la fête de Pâques. Pour se remettre dans l'ambiance de ce début de mission, il ne faut pas oublier que, depuis les noces de Cana, Jésus avait déjà fait de très nombreux miracles qui ne sont pas relatés dans les Évangiles mais qui L'avaient rendu célèbre et avaient donné à tous la possibilité de penser qu'Il pouvait être le Messie. 267:118 Il vint donc à Cana en Galilée où tout le monde savait qu'Il avait changé l'eau en vin et guéri de nombreux ma­lades. A Cana, un officier dont le fils était malade à Capharnaüm, vint trouver Jésus, Le pria de venir guérir son fils qui était sur le point de mourir. Jésus lui dit : -- « Si vous ne voyez des miracles et des prodiges, vous ne croyez point. » Cependant Jésus dira plusieurs fois que, sans ses mi­racles, il serait impossible de croire en Lui. Plusieurs fois Il admet que les miracles sont la signature de son enseigne­ment et même, dans le cours des âges, ils le resteront. Pour qu'une Église puisse se dire chrétienne il faut, de toute nécessité, qu'elle fasse des miracles au nom de Jésus de Nazareth. Cette preuve importante sera exigée pour toute béatification et canonisation (sauf pour les martyrs, le fait de donner sa vie étant en lui-même un miracle suffisant par la puissance de grâce qu'il implique). Jésus ce jour-là se plaint d'être harcelé de demandes semblables par des hommes qui ne voient qu'une chose : J'ai envie d'être en bonne santé. Et Jésus avait déjà fait tant de miracles qu'Il pouvait espérer entendre les gens Lui dire : Maintenant, s'il Vous plaît, Maître, enseignez-nous, car nous croyons en Vous et nous voulons Vous suivre. Mais les gens étaient d'abord avides de se faire guérir et pendant trois ans Jésus, inlassablement, rendra la santé à des mil­liers et des milliers de grands malades dont pas un ne prendra sa défense quand Il sera arrêté. Comme nous au­rions aimé qu'au moins un d'entre eux se soit fait lapider pour avoir pris sa défense ! Il est vrai que, dans le cours des âges, les colonnes du martyrologe seront perpétuelle­ment ouvertes pour inscrire des noms célèbres et des noms obscurs dans les cinq continents. Aucun miraculé ne s'est levé pour défendre l'Innocent, mais deux mille ans après des peuples entiers sont prêts à mourir pour Lui : ceci con­sole de cela. Pour l'officier, la grave maladie de son fils passait avant tout. Il ne se laisse pas intimider par le refus de Jésus et insiste : -- « Seigneur, venez avant que mon fils ne meure. » 268:118 Il ne savait pas encore que Jésus est Maître même de la mort. Mais son angoisse devait être tellement pitoyable que Jésus lui dit : -- « Va, ton fils se porte bien. » L'officier, humblement, accepte la possibilité du miracle à distance. Il n'insiste plus pour que Jésus se dérange et, croyant en sa parole, rentre chez lui. -- « Et comme il était en chemin, ses serviteurs vinrent au-devant de lui et lui dirent : Votre fils se porte bien. Et s'étant informé de l'heure à laquelle il s'était trouvé mieux ils lui répondirent : Hier, à la septième heure, la fièvre l'a quitté. Le père reconnut que c'était l'heure à laquelle Jésus lui avait dit : Votre fils se porte bien. Et il crut, lui, et toute sa maison. » Un miracle à distance ne devait pas étonner les Juifs de ce temps-là, leur Histoire n'étant qu'un long miracle ; ils savaient ne pas donner de bornes au surnaturel. L'officier et son fils, comme les autres interlocuteurs de Jésus, ne sont pas par eux-mêmes importants mais ils représentent une fraction importante de l'humanité, celle qui veut mettre des bornes à la puissance de Dieu. Le miracle est une dérogation brutale aux lois universelles et seul l'Auteur et mainteneur de ces lois peut les enfreindre. Mais certains n'aiment pas beaucoup cette intrusion du Créateur car elle les obligerait à croire en Lui. Aussi inventent-ils toute sorte d'explications aussi peu lumineuses les unes que les autres. La principale est celle-ci : C'est la Foi du malade qui le guérit. Ce jour-là Jésus répond en guérissant à distance. Aucun geste, aucune parole n'a pu émouvoir l'enfant de l'officier au moment où Jésus répondait à son père. Il est sur son lit, mourant, et brusquement se lève, guéri. A ceux qui, plus tard, ne voudront pas croire que le miracle existe, Jésus a d'avance répondu. D'avance Il leur dit : Je n'ai besoin de rien pour faire ce que je veux et ma parole est action par ma seule volonté. Les hommes, eux, peuvent parler toute leur vie sans jamais arriver à trouver la force d'agir selon leurs paroles (et bien souvent ils se contentent de dire et les autres d'écouter). Mais, quand Jésus parle, l'action accompagne ses paroles. C'est pourquoi ce miracle à distance a une si grande importance. 269:118 Chaque miracle est symbolique de toutes les paroles instituant la Chrétienté, qui ne seront pas seulement de pieux discours mais des actions vivantes, se perpétuant d'âge en âge. Pour Jésus, dire et faire sont la même chose, ce qui rend encore plus vain le désir de discuter les Évangiles car l'Église est non seulement annoncée mais créée. De même que Jésus n'a pas eu besoin d'aller à Capharnaüm pour guérir l'enfant, Il n'a pas eu besoin de rester à côté de Simon-Pierre pour bâtir l'Église. Il lui a suffi de dire : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église » pour qu'à distance la chose fût faite et définitivement faite. La loi de l'officier qui retourne chez lui croyant son fils guéri est une image du chrétien qui croit l'Église bâtie sur Pierre et ne saurait une seconde douter de cette réalité, non plus que de la perpétuité de cette fondation. La foi de l'officier est une image du chrétien qui ne discute pas et qui ne doute pas un seul instant que Jésus est assez puissant pour faire ce qu'Il dit. La foi de l'officier est une image de la confiance du chrétien qui pourrait voir Rome incendiée, le Pape assassiné, les chrétiens martyrisés et l'Antéchrist triompher et qui cependant ne douterait pas un seul instant que l'Église Une et Universelle ne doive durer jusqu'à la consommation des siècles. ##### *Faites pénitence. *(*Mc. 1, 14-15.*) * *(*Mt IV, 17.*) Dès lors Jésus commença à prêcher et à dire : -- « Faites pénitence car le Royaume des Cieux est proche » ; Faites pénitence et croyez en l'Évangile. Pour entrer en Chrétienté, faire pénitence est nécessaire. C'est plus qu'une action passagère et isolée, un état d'âme qui ouvre la porte. N'arrivent pas à entrer en Chrétienté ceux qui n'ont pas le sentiment intime d'avoir besoin de faire pénitence pour leurs péchés. Et ne restent pas en Chrétienté ceux qui veulent y cultiver leurs péchés en toute liberté. 270:118 Celui qui ne veut pas faire pénitence se chasse lui-même du Royaume. Ce simple état d'esprit fait perdre soit la Foi, soit la grâce, soit les deux. Beaucoup de ceux qui se plaignent d'avoir perdu la Foi ont simplement, un jour, refusé de faire pénitence ou simplement refusé d'admettre qu'ils en avaient besoin. Cet ordre de Jésus (comme tous les autres) est cependant universel et d'une nécessité constante pour tous. Faire pénitence est un des premiers points que l'hérésie rejette dans le néant. Cela est logique. L'hérésie est par elle-même un péché de désobéissance. Celui qui choisit de transformer un péché en vertu principale s'éloigne sans s'en rendre bien compte de l'esprit de pénitence. Pour acquérir la vraie Foi l'esprit de pénitence est indispensable car c'est un esprit qui pose pour base que nous sommes tous capables de n'importe quel crime. Cette connaissance claire de notre pitoyable valeur donne à la grâce la liberté d'agir. Saint Philippe Néri avait accoutumé de prier tous les jours en ces termes : « Seigneur, défiez-vous de moi, je suis capable de vous trahir aujourd'hui et de commettre toute sorte de péchés si vous ne m'en préservez par votre sainte grâce. » Celui qui a la prétention de comprendre les Évangiles mieux que Simon fils de Jean n'a pas l'esprit de pénitence puisqu'il pose pour base qu'il est capable de découvrir les profonds désirs de Jésus sans passer par les ancêtres. Certains, tout le long des âges, ont pensé avoir raison tout seuls contre le sentiment de leurs prédécesseurs, ceux-là n'avaient pas l'esprit de pénitence qui leur aurait dit : Attention, qui es-tu pour enseigner des nouveautés, qui es-tu pour oser prétendre que l'Église s'est trompée pendant des siècles ? Et l'esprit de pénitence aurait soufflé : il vaut mieux faire pénitence pour son propre orgueil avant de critiquer les autres. Un homme vraiment pénitent, fût-il doué du plus extraordinaire génie, ne peut pas sombrer dans l'orgueil ou dans l'hérésie. « Faire pénitence » révolte au premier abord la nature humaine. C'est que l'homme passe son temps à avoir, envie de se prendre pour son propre créateur. L'esprit de pénitence entrerait chez celui qui voudrait bien observer qu'il n'est pas maître de toutes ses pensées. Cette constatation, que tout le monde peut faire, devrait suffire à faire com­prendre que la pénitence est un contrepoids nécessaire. 271:118 L'humiliation de la pénitence n'abaisse pas l'homme mais le libère de toutes les puissances mauvaises qui cherchent à le dominer. La lutte contre le Mal ne peut s'accomplir avec nos seules forces, ce serait là une dangereuse illusion que la pénitence seule est capable de détruire. ##### *Première Prédication à Nazareth. *(*Luc. IV, 16-22.*) Et Jésus vint à Nazareth et entra, selon sa coutume, le jour du sabbat, dans la synagogue. Toute ville juive possédait une synagogue pour les réunions de prières et d'instruction religieuse. Toutes les synagogues étaient bâties sur le même plan : une longue salle entre deux portiques, terminée par un sanctuaire où un coffre de bois, couvert d'un voile, renfermait les Livres Sacrés. Ce sanctuaire était toujours tourné vers Jérusalem et une lampe y brûlait jour et nuit. Vers le milieu s'élevait une estrade pour le lecteur et le prédicateur. La nef, séparée en deux par une barrière recevait d'un côté les femmes, de l'autre les hommes. Le faîte de l'édifice devait dépasser toutes les maisons de la ville, notamment par une flèche ou un campanile. Près des portes étaient placés des troncs pour les aumônes. Toute synagogue avait à sa tête un chef. Le collège des prêtres avait pouvoir de juger, châtier, excommunier. Le service religieux était fixé par des règles scrupuleusement observées. Ainsi la lecture des cinq livres de Moïse durait une année. Avant d'entrer dans le sanctuaire, l'ablution était obligatoire. Les prières se disaient debout, les bras étendus, et toute l'assemblée répondait : Amen. Tous ces usages se retrouvent dans l'Église car l'Église est sortie du Judaïsme et ne s'est pas créée comme une nouveauté où les hommes auraient eu le droit de donner libre cours à leur imagination. 272:118 Si la Foi ardente du Moyen Age a choisi de bâtir nos églises en formes de croix, nos premières basiliques chrétiennes ressemblaient aux synagogues. La lampe brûle aussi jour et nuit, non plus devant les Livres Saints, mais devant Jésus-Hostie. Le bénitier offre l'eau des ablutions, nos prêtres prient les bras étendus et cet usage que nous montrent les peintures des catacombes venait des Juifs et a traversé tous les âges jusqu'à nous par voie de tradition. Les offices religieux juifs n'étaient pas non plus livrés à la fantaisie des prêtres. Les lectures et prières étaient soi­gneusement réparties tout le long de l'année comme au­jourd'hui encore nos missels revivent chaque année toute la vie du Christ. Rien n'est plus merveilleux que de voir des traditions se perpétuer avec tant de puissance. Rien que le fait, banal en soi, que nos prêtres prient les bras étendus est profon­dément émouvant quand on sait que les Juifs et même Moise en faisaient autant. C'est une sorte de chaîne qui montre combien la tradition est une grâce. Et si la grâce a joué pour des détails extérieurs, à plus forte raison a-t-elle dû jouer pour les vérités intérieures. Ce samedi-là, Jésus entra donc dans la synagogue de Nazareth et, selon l'usage quand un Juif distingué par sa doctrine paraissait, on Le pria de faire la lecture du jour et de la commenter. Le serviteur de la synagogue Lui *pré­*senta les prophéties d'Isaïe. Et Jésus, ayant déroulé la longue bande de papyrus lut la prophétie du jour qui s'appliquait à Lui-même : -- « L'Esprit du Seigneur est sur Moi C'est pourquoi Il m'a consacré par son onction, Il m'a envoyé prêcher l'Évangile aux pauvres, guérir ceux qui ont le cœur brisé, annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles qu'ils recouvreront la vue, renvoyer libres ceux qui sont opprimés, publier l'an de grâce du Seigneur et le jour de sa Justice. » Après avoir roulé le livre qu'Il remit au ministre, Il s'assit. Et tous, dans la synagogue, avaient les yeux fixés sur Lui. Alors Il se mit à leur dire : 273:118 -- « Aujourd'hui est accomplie cette Écriture qui vient de retentir à vos oreilles. » Aujourd'hui, le Messie promis depuis des siècles est parmi vous. Aujourd'hui le Christ commence à prêcher l'Évangile aux pauvres, c'est-à-dire à ceux que l'orgueil n'étouffe pas. Aujourd'hui le Sauveur guérit les affligés car il est venu Lui-même porter toute affliction et Il aidera chaque homme à supporter la sienne. Aujourd'hui le Roi de Gloire délivre les hommes de toute puissance démo­niaque. Aujourd'hui la Lumière du Monde rend la vue aux aveugles. Et tous admiraient les paroles pleines de grâce sorties de sa bouche. Mais, hélas, ils n'admireraient pas longtemps. La stupidité des hommes est tellement grande que les habi­tants de Nazareth mépriseront rapidement un Messie qui avait travaillé de ses mains au milieu d'eux. Rapidement ils se diront entre eux : « N'est-ce pas là le fils de Joseph, le charpentier ? » Et on devine leurs médiocres ironies de pauvres gens qui ne veulent pas un Messie pauvre. Que de gens se laissent arrêter sur le chemin de la Foi par des mes­quineries ! Ils semblent incapables d'avoir une vue d'en­semble du problème de la Foi. Ils ont fait un bout de che­min, un jour, puis ils ont rencontré un tout petit caillou et ils se sont arrêtés net comme devant une paroi escarpée et infranchissable. ##### *Avec autorité. *(*Luc. IV, 31-32.*) * *(*Mc. 1, 21-22.*) * *(*Mt VII, 28-29.*) Et Jésus se rendit à Capharnaüm et, comme à l'accoutu­mée, prêcha dans la synagogue, le jour du sabbat. Les foules étaient très étonnées de son enseignement car « Il parlait comme ayant autorité et non pas comme leurs scribes ». 274:118 Les scribes et autres ministres de l'Église mosaïque ne pouvaient pas parler avec autorité puisqu'ils ne s'entendaient pas entre eux sur l'interprétation des Saintes Écritures. Ils étaient donc obligés, soit de se disputer, soit de laisser certains points dans le vague. Cette deuxième mé­thode, qui s'est renouvelée, paraît à beaucoup tout à fait excellente. Mais Jésus était la Vérité personnifiée. Jésus était l'Unique et Sainte et Absolue Vérité. Sur aucun point de doctrine Jésus ne peut hésiter. Sur aucun point de doctrine Jésus ne peut être contredit ni se contredire. Et si les Juifs de ce temps-là admirèrent cette Parole lancée avec autorité, combien plus aujourd'hui sommes-nous dans l'admiration devant le soin que Jésus a pris de perpétuer ce mode d'en­seignement. Car à quoi aurait servi que le Messie parlât avec autorité, pendant trois ans, dans un tout petit pays, si, pour le reste des siècles, cette autorité devait être soumise à toutes les fluctuations des entreprises humaines ? Le Christ n'est pas mort pour que nous en soyons réduits à nous demander tous les jours s'Il a voulu dire blanc ou s'Il a voulu dire noir en tel ou tel point de doctrine. L'autorité que Jésus possédait en propre, Il l'a transmise à son repré­sentant sur la terre : Simon-Pierre. Si bien qu'il y a iden­tité de méthode entre la parole de Jésus et la parole de l'Église. Cette autorité qui est tant reprochée à l'Église comme un événement tout juste digne de l'obscur Moyen Age, est image et ressemblance de l'autorité du Christ. Rien que le fait que cette Église prétende avoir le droit de commander, spirituellement parlant, à la terre entière, devrait faire réfléchir. Personne d'autre n'a jamais prétendu avoir ce droit-là. Et depuis bientôt deux mille ans, l'Église parle avec une autorité intransigeante qui est la marque de son Divin Fondateur. Comme Lui, elle n'a qu'Une Vérité et préférerait mourir que d'en changer. Et, comme Jésus, l'Église n'a pas d'autre moyen de défense que de se laisser crucifier. Imaginons un instant que les Apôtres, parcourant l'Em­pire romain aient dit dans chaque ville : Nous vous trans­mettons l'enseignement de Jésus de Nazareth, Fils de Dieu, par nos paroles et nos écrits qui ne sont que le résumé de nos paroles, mais cet enseignement, nous le livrons à votre interprétation et à votre conscience. Nous vous disons que Jésus était Homme et Dieu, mais vous n'êtes pas obligés de le croire. Nous vous disons que sa Mère a conçu et enfanté virginalement, mais vous n'êtes pas obligés de le croire. Nous vous disons que la Foi est nécessaire au salut, mais que cependant la Foi sans les œuvres est une Foi morte, mais vous n'êtes pas obligés de le croire. 275:118 Nous vous disons que l'Eucha­ristie est le Corps, le Sang, l'Ame et la Divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais vous pouvez l'entendre symboli­quement, si vous préférez. Nous vous disons que le mariage est un sacrement indissoluble mais vous n'êtes pas obligés d'obéir, vous pouvez même remarier les divorcés, le Bon Dieu est indulgent. Nous vous disons que l'Église est bâtie sur Pierre mais si vous désirez en bâtir d'autres je Seigneur sera très flatté. En un mot, nous vous enseignons les Paroles de Jésus mais c'est à vous de les interpréter chacun selon votre conscience, vos goûts et vos aptitudes, car Dieu apprécie en tout premier lieu la sincérité de l'homme, même quand elle n'est qu'apparente. Dieu ne veut pas imposer son point de vue et Il désire recevoir à égalité tous les points de vue humains. Jésus est mort en croix pour expier tous nos péchés mais ce serait une erreur de croire qu'il existe un péché d'hérésie ; puisque nous vous permettons toute interpréta­tion de la Foi, il en résulte que l'hérésie n'existe pas. En un mot, la Vérité n'existera et ne se manifestera que dans l'au­tre monde ; pour celui-ci, il nous est demandé seulement de faire usage de notre raison raisonnable... Imaginons ce qu'il serait advenu des Églises chrétiennes si les Apôtres avaient tenu ce langage tout moderne ? Les Romains auraient-ils bâti un temple à Jésus de Nazareth, à côté de leurs autres temples ? L'auraient-ils ajouté à leurs dieux monstrueux ? Et comment l'auraient-ils représenté ? En croix ? Dans sa plus écrasante défaite ? Auraient-ils voulu d'un Dieu aussi faible ? Ou n'auraient-ils retenu que la Résurrection, passant rapidement sous silence la se­maine de la Passion ? Et comment auraient-ils admis que la religion chrétienne est l'unique et définitive religion du monde si elle s'était présentée à eux avec cette autorisation d'en croire ce qui plairait à chacun ? N'auraient-ils pas tout de suite pensé qu'il n'y avait là qu'un dieu de plus et, que la prudence seule ferait bien de ne pas le dédaigner tout à fait. Jamais les Romains n'auraient admis que Jésus est le Fils du Dieu Unique, Lui-même Unique Sauveur, si les Apôtres leur avaient tenu ce langage. 276:118 Mais bien loin de tenir ce langage, qui aujourd'hui est un pitoyable état de fait, ravageant le monde depuis quatre siècles, les grands Apôtres criaient : -- « Travaillez avec soin à conserver l'unité d'un *même* esprit par le lien de la Paix. Vous ne faites qu'un *même corps* et qu'un *même esprit*, comme vous avez été tous appelés à une même espérance. Il n'y a qu'*Un* Seigneur, qu'*Une* Foi et qu'*Un* baptême ; il n'y a qu'*Un* Dieu, Père de tous, qui est au-dessus de tous, gouverne toutes choses et qui réside en vous tous. » (Fiph. IV, 3-6.) -- « Demeurez fermes et conservez les Traditions que vous avez apprises, soit par nos paroles, soit par notre lettre. » (II Thess., II, 14.) -- « Nous réduisons tous les esprits en servitude sous l'obéissance de Jésus-Christ. Ayant en main le pouvoir de punir toute désobéissance après que vous serez soumis parfaitement. » (II Cor X, 5-6.) -- « Nous vous ordonnons, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de vous séparer de tous ceux de vos frères qui se conduisent d'une manière déréglée et non selon la Tradition reçue de nous. » (II Thess., III, 6.) -- « Si quelqu'un n'obéit point à ce que nous ordonnons par notre lettre notez-le et n'ayez point de commerce avec lui, afin qu'il en ait de la confusion. » (II Thess. III,14.) -- « Ô Timothée, gardez le dépôt qui vous a été confié, fuyant les vains discours et tout ce qu'appose une doc­trine qui porte faussement le nom de science, dont quel­ques-uns, faisant profession, sont déchus de la Foi. » I Tim. VI, 20-21.) -- « Ce que vous avez appris de moi devant plusieurs témoins, confiez-le à des hommes fidèles, qui seront eux-mêmes capables d'en instruire d'autres. » (II Tim. II, 2.) -- « Je vous conjure donc devant Dieu et devant Jésus-Christ, qui doit juger les vivants et les morts... annoncez la Parole, insistez à temps, à contre-temps ; reprenez, suppliez, menacez avec une patience à toute épreuve, et toute sorte d'instructions. Car il viendra un temps où les hommes ne supporteront plus la saine doctrine ; mais ayant une vive démangeaison d'entendre ce qui les flatte, ils s'environneront de maîtres au gré de leurs désirs. » (II Tim. IV, 1-3.) -- « Prêchez ces vérités ; exhortez et reprenez avec une pleine Autorité. » (Tite, II, 15.) 277:118 Il serait facile d'allonger cette liste et aucun texte au­torisant le libre examen ne pourrait lui être opposé. Il est par trop facile de défier le monde de trouver dans les Saintes Écritures un texte semblable, puisque Saint Pierre lui-même est persuadé avant tout qu' « aucune Prophétie de l'Écriture ne s'explique par une interprétation privée ». Vraiment ce serait perdre son temps que de le chercher à moins que cette recherche n'aboutisse à l'angoisse de la découverte du contraire. Du reste, sans passer un temps considérable à scruter toute la Bible, ce simple petit pro­blème d'arithmétique, qu'un enfant très peu doué com­prendrait, pourrait être posé. Les Églises séparées, connues sous le nom de protestantisme, parce que leur origine et leur but est de protester contre l'Autorité catholique disent : Nous sommes plusieurs centaines qui formons plusieurs centaines de vérités ; il n'y a qu'une seule et unique er­reur : la catholique. Le problème ainsi posé est un hom­mage inconscient à l'Unique Vérité. Beaucoup diront : Mais je ne peux pas croire sur com­mande, cela m'est tout à fait impossible. Réponse qui n'a qu'un tort, c'est d'oublier que « croire sur commande » est absolument impossible à tout le monde. « Croire sur commande » par paresse d'esprit serait une erreur dans laquelle personne ne saurait persévérer. C'est prendre le problème en son milieu et non pas en son commencement. L'autorité de Jésus n'est qu'une conséquence de sa Divi­nité, et de la très Sainte Obéissance dont Il fit preuve en se laissant crucifier. L'autorité de l'Église n'est elle-même qu'une deuxième conséquence. C'est une autorité transmise et qui lui fut et qui lui est imposée. Elle-même n'a pas la liberté d'abandonner la moindre parcelle de cette autorité. Elle-même est soumise à la nécessité de commander ce que la Tradition lui ordonne. Quoique infaillible dans ses défi­nitions doctrinales, il n'y a en réalité pas d'homme plus soumis qu'un Souverain Pontife. La nécessité de l'autorité qui choque beaucoup d'âmes est en réalité un problème d'Amour. Ce serait perdre son temps que de l'envisager autrement. Pour le rendre clair il faut deux choses : une solitude et un crucifix. Il faut en­trer dans une solitude quelconque, une église par exemple, et se mettre devant un crucifix et se poser à soi-même la question suivante : Est-ce que j'aimé cet Homme-là, ou est-ce que je ne l'aime pas ? A cette question il ne faut rien ajouter et surtout pas les soucis quotidiens. Il faut tou­jours laisser les soucis quotidiens à la porte de l'église ou à la porte de la prière. Il ne s'agit pas de savoir si le Divin Crucifié va nous donner la santé, l'argent, la réussite et les divers bonheurs temporels. 278:118 Le problème est très au-dessus. Pour le résoudre il faut la vraie solitude, celle qui oublie jusqu'à sa montre. On ne se pose pas une question pareille en se disant : Pourvu que je ne me mette pas en retard. Que pour une fois il n'y ait plus ni heure ni inquié­tude, ces deux vampires de notre monde. Il ne faudrait pas non plus venir devant le crucifix avec l'intention de per­suader Dieu qu'on l'aime beaucoup mieux que les autres et qu'on Le sert beaucoup plus noblement que ceux qui allument des cierges, font des génuflexions et se signent avec de l'eau bénite. Il ne faut jamais essayer de persua­der Dieu puisque la sainteté, c'est de Lui obéir. Non, il faut rejeter tout ce qui n'est pas la question primordiale : Est-ce que j'aime Jésus de Nazareth, Fils Unique de Dieu, qui aurait pu rester où Il était, car Il y était bien, en se disant : Vraiment les hommes ne valent pas la peine que je souffre pour eux. Car s'Il n'était pas venu, personne d'entre nous n'aurait pu crier à l'injustice. Personne n'au­rait osé dire au Créateur, Maître de toutes choses : Moi, je ne pourrais pas vous aimer et vous obéir tant que vous n'aurez pas envoyé votre Fils Unique mourir horriblement en croix pour moi... Est-ce que j'aime ce Dieu qui s'est incarné, qui a subi la pauvreté, l'indifférence, le travail et la patience ? Est-ce que j'aime l'Amour qui va jusqu'à subir l'horreur de la haine ? Suis-je capable d'aimer cet Homme-Dieu ou n'en suis-je pas capable ? Car toute, la question est là. Il ne s'agit pas de pouvoir croire, de pouvoir obéir. Nous n'avons aucun pouvoir. Notre seule force, notre seule richesse, notre seule personnalité est dans notre capacité d'aimer ou de ne pas aimer. Personne ne pourra jamais répondre qu'il n'a pas la force d'aimer, cela n'existe pas. Tout le monde est capable d'aimer, soit quelqu'un, soit quelque chose, ou soi-même uniquement (mais c'est toujours une forme de l'amour). Tout le monde est capable d'aimer, c'est pourquoi Jésus ne nous demande pas autre chose, absolument rien d'autre que de L'aimer, Lui, et d'aimer ce qu'Il aime. Il n'est pas possible de L'aimer, Lui, sans s'apercevoir rapidement qu'on désire aimer tout ce qu'Il aime et ne faire que ce qu'Il veut. Ceux qui ne veulent pas se mettre devant un crucifix parce qu'ils ont peur de comprendre qu'ils peuvent aimer le Christ, ceux-là sont illogiques, car le Christ nous aime plus que nous ne L'aimerons jamais, et jamais Il ne se laisse vaincre en géné­rosité. 279:118 Ceux qui ont peur de perdre quelque chose de leur liberté et de leurs aises en se laissant simplement aller à aimer Jésus de Nazareth, ceux-là sont des égoïstes... et des sots. Ils passent à côté du seul vrai bonheur et de la seule vraie joie. Car il est faux de penser que les chrétiens se rendent malheureux sur la terre pour être heureux au Ciel. C'est là une opinion d'origine diabolique. La joie in­time des chrétiens dépasse toute joie naturelle. Certains font une autre erreur et disent : Ce n'est pas que je n'aime pas Jésus mais Il me laisse seulement indif­férent. Voilà, je ne suis pas mauvais, je ne suis pas contre, je suis seulement indifférent. Or l'indifférence, qui est néant, n'existe pas. Si vous être indifférent vous Le cruci­fiez à nouveau de vos propres mains, et tous les jours, tou­tes les heures, toutes les minutes de votre indifférence, car Lui est Celui qui vous crie à vous personnellement et jus­qu'à la dernière seconde de votre vie : Je t'aime et je suis mort pour toi ; je t'aime, pourquoi ne M'aimes-tu pas ? Dis-moi pourquoi tu ne veux pas m'aimer. Dis-moi ce que je devrais faire pour toi, pour que tu veuilles bien m'aimer... A Celui qui parle ainsi sans se lasser, l'indifférence est une gifle, un crachat, un coup de fouet, un coup de marteau dans les clous qui sectionnent les nerfs. Dédaigner quel­qu'Un qui nous aime et qui donne sa vie pour nous est pire qu'un assassinat parce que l'assassinat vient d'une autre passion, tandis que le dédain est l'injure par excel­lence, l'injure gratuite ; le dédain est aussi répugnant, ré­voltant, qu'un crachat sur la figure du Christ. Par l'Amour, le problème de l'Autorité et le problème de l'Obéissance sont résolus, il n'y a même plus de pro­blème, il n'existe plus ; envolé, disparu... Celui qui devant un crucifix dit : « Je vous aime », ne peut plus ajouter : « Mais ». Il n'y a pas de « mais » quand on aime. La fiancée qui dirait : « Je t'aimerai, mais néanmoins quand il me plaira d'habiter la Chine, il faudra que tu en prennes ton parti », s'entendrait certainement répondre : « Tu ne m'aimes pas ». Il ne peut pas y avoir de « mais » avec Jésus de Nazareth. 280:118 ##### *Le démon. *(*Luc, IV, 33-37.*) * *(*Mc. I, 23-28.*) Nous allons rencontrer à nouveau un personnage très oublié de nos jours et auquel on ne veut plus donner la place qui lui revient : le démon. Ce personnage est entré dans une nouvelle période de son activité, celle qui consiste à faire croire qu'il n'existe pas. C'est là sa dernière astuce. Au temps de Notre-Seigneur Jésus-Christ sa présence était plus visible, mais l'Église ayant pouvoir sur lui par le moyen de l'exorcisme, il a trouvé la parade qui consiste à faire semblant d'être un mythe. De nos jours, beaucoup d'esprits supérieurs considèrent la possession diabolique comme une forme de la folie ou une crise d'épilepsie. Malheureusement pour eux, les diffé­rences entre ces deux maladies et la possession sont énor­mes. Les médecins chrétiens ne les ignorent pas. La plus remarquable est que le possédé comprend n'importe quelle langue. L'exorcisme se pratique en latin et parfois en grec que tout possédé comprend sans les avoir appris. Le drame de notre époque c'est que les esprits cultivés s'imaginent facilement être arrivés au bout de toute culture. Un tout petit peu de modestie donnerait au démon beaucoup de travail. Il est même certain que si la modestie était une vertu recherchée, si elle était considérée comme aimable, si on admettait qu'elle est, en réalité, une supériorité, le dé­mon aurait beaucoup de mal à maintenir son activité. Le démon n'est pas une invention du Moyen Age des­tinée à frapper l'imagination des enfants, des femmes et des illettrés. Saint Pierre en parle comme d'un être par­faitement vivant et qui ne connaît pas la paresse : -- « Soyez sobres et veillez, car le démon, votre ennemi, tourne autour de vous comme un lion rugissant, cherchant qui dévorer. Résistez-lui, étant forts dans la Foi. » (I Pi. V, 8-9.) Et Saint Paul nous apprend que le démon n'est pas seul de son espèce, qu'il a toute une armée à son service : 281:118 -- « Revêtez-vous de l'armure de Dieu, pour que vous puissiez demeurer fermes contre les embûches du démon. Car nous avons à combattre, non contre la chair et le sang, mais contre les principautés contre les puissances, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits de malice répandus dans l'air. » (Eph VI, 11-12.) Il est donc de foi qu'une armée de démons cherche à nous dévorer. Il est préférable de ne pas en rire mais ex­trêmement nécessaire de ne pas avoir peur. La peur du démon est une insulte à la puissance de Dieu, et la néga­tion du démon est une insulte aux pauvres pécheurs tom­bés dans ses griffes. Le démon peut agir d'une façon invisible et insensible mais il peut aussi se rendre visible, déguisé ou non, et il peut aussi se rendre sensible en habitant un pauvre homme et en parlant par sa bouche. Dans toute apparition, il faut d'abord examiner s'il n'y aurait pas une comédie du dé­mon. L'Église ne manque pas à ce devoir. Les incrédules s'imaginent que l'Église tombe naïvement dans les bras de ceux qui lui disent : J'ai vu la Sainte Vierge Marie, ou un Ange, ou Notre-Seigneur Jésus-Christ. L'Église n'ignore pas qu'il y a beaucoup de menteurs sur la terre, beaucoup de fous, demi-fous et quart de fous, et que, pour compli­quer tout, le démon peut se déguiser. Rien n'est plus naïf que de croire à la naïveté de l'Église. Mais rien n'est plus naïf aussi que de ne pas vouloir croire en la constante activité des démons dont le dessein est de nous avoir près d'eux, dans le Royaume sans Dieu, pour l'éternité. Il est très facile de rire de l'enfer mais outre que c'est un dogme révélé et que Notre-Seigneur n'a pas craint d'en parler, la réalité du feu éternel est la seule explication logique des monstruosités commises par les hommes et si rarement pu­nies sur cette terre. Sans le dogme du péché originel, les tendances mauvaises de l'homme, (tendances dont le saint lui-même ne se débarrasse pas complètement) ne peuvent pas s'expliquer et sont un perpétuel sujet d'étonnement ou de révolte. L'homme étant de toute évidence le roi de la création, il doit y avoir une explication au fait que même après deux mille ans de christianisme il reste toujours le même, toujours aussi double ou aussi triple, toujours in­capable de naître meilleur que ses prédécesseurs. Le péché originel est la seule explication logique. Que ceux qui nient le feu éternel (par simple bravade car eux non plus n'y sont pas allés voir) essayent d'expliquer pourquoi ils ac­ceptent de vivre, ils verront que c'est uniquement par un instinct animal et que leur soi-disant supériorité est de s'abandonner simplement à l'instinct de conservation. 282:118 Aujourd'hui la grande astuce du démon c'est de faire croire que l'enfer n'existe pas. Cela pourrait s'appeler : tricher. Et ceux qui sont précipités pour toujours dans ce lieu de désolation doivent s'écrier en entrant : Pourquoi m'as-tu trompé ? Cette naïve question doit grandement ré­jouir Lucifer. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a que le Christ qui soit incapable de tromper ; le Christ et ceux qu'Il a envoyés parler en son nom. L'homme, en tant qu'homme, trompe souvent. Mais en Jésus et en son Église, on peut avoir absolument confiance, si absolument confiance, qu'à ce moment-là seulement, la vie devient belle et digne d'être vécue. A ce moment-là les mensonges des hommes et du diable n'ont plus qu'une importance très secondaire. Du temps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le démon pre­nait souvent possession d'êtres humains. En pays chrétiens ce fait est très rare, heureusement pour nous. Mais il est absurde de nier cette possibilité sous le fallacieux prétexte qu'on ne l'a jamais constatée autour de soi. Il est certaine­ment préférable de ne pas être témoin des impressionnantes manifestations de la possession. Mais celui qui a eu, par exemple, l'occasion de voir une pauvre malheureuse traînée par terre à toute vitesse par un être invisible qui la tenait par les cheveux, celui-là ne dirait plus que la possession ou l'obsession ne sont qu'une forme de la folie. Il ne dirait pas non plus que la femme « s'imaginait » être traînée par un être invisible. Car aujourd'hui, pour détruire la puissan­ce invincible du christianisme (dont la mort prochaine est annoncée périodiquement) on a inventé de donner une puis­sance presque illimitée à l'imagination. Nous y reviendrons au sujet des miracles. L'obsession, ou présence sentie du démon, (par l'ouïe ou par la vue) est un phénomène assez fréquent dans la vie des saints, mais n'est pas, bien entendu, une preuve de sainteté, sinon il faudrait canoniser Luther, ce Luther qui se vantait d'avoir reçu des directives par cet intermédiaire (notamment au sujet de la Très Sainte Messe). Mais le Saint Curé d'Ars était obsédé toutes les nuits par un tapage in­fernal (entendu par les voisins), le démon espérant, en le privant de sommeil et en lui soufflant des doutes sur son œuvre, l'amener à renoncer à ses dix-huit heures quotidien­nes de confessionnal. De toute évidence, il ne faut pas avoir peur de cet individu puisqu'une seule goutte d'eau bénite le brûle tellement qu'il est obligé de fuir. 283:118 Mais du temps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le dé­mon avait des pouvoirs plus étendus que maintenant et nous le verrons souvent, par la bouche des possédés, s'affoler de­vant Jésus. Ce jour-là, dans la synagogue, à Capharnaüm, il y avait un homme possédé d'un esprit impur. Et il voci­férait, disant : -- « Qu'y a-t-il entre nous et vous, Jésus de Nazareth ? Vous êtes venu pour nous perdre. Je sais que vous êtes : « le Saint de Dieu. » Et Jésus lui enjoignit : « Tais-toi et sors de lui. » Alors, l'esprit impur l'agita convulsivement et sortit de lui en poussant un grand cri. » Tout le long des Évangiles, la puissance de Jésus sur les démons se manifestera doublement : d'abord par le fait étonnant qu'aucun d'eux n'osera l'insulter (abomination ré­servée aux hommes) et ensuite parce que, d'un seul mot paisible, Il rend au possédé l'intégrité de sa liberté. Le démon dont la puissance est soumise à la permission de Dieu n'est pas toujours autorisé à mentir. Il lui arrive d'être obligé de dire ce qu'il pense, et notamment en pré­sence du Christ. Et, de la sainteté de cet homme, comme de toute sainteté qui en découlera, il a peur. Il se plaint : « Vous êtes venu pour nous perdre. » Plainte qui fait notre courage, car si le démon garde sa fonction de tentateur, il est déjà perdu, il est d'avance le grand vaincu et toute son activité sert à fabriquer des saints. Elle ne devrait même servir qu'à cela si l'intelligence des hommes était au service de leur intérêt. Les témoins de la puissance de Jésus furent tous dans la stupeur et se disaient entre eux : -- « Qu'est cela ? Voilà un enseignement nouveau donné avec autorité. Et Il commande aux esprits impurs et ils lui obéissent. » Il y avait évidemment de quoi s'étonner car jamais per­sonne n'avait fait de miracles de sa propre autorité et jamais personne n'en fera que Jésus de Nazareth. Le miracle instantané et autoritaire est là pour confirmer l'autorité doctrinale. 284:118 ##### *Guérisons. *(*Luc. IV, 38.*) * *(*Mc. I, 20-34.*) * *(*Matt., VIII, 14-17.*) La renommée de Jésus se répandit aussitôt de tous côtés. Et, en sortant de la synagogue, Jésus entra dans la maison de Simon-Pierre et d'André avec Jacques et Jean. Or la belle-mère de Simon-Pierre, était prise d'une grosse fièvre et ils Le prièrent pour elle. Et, se tenant debout près d'elle, Il commanda à la fièvre et la fièvre la quitta. Et s'étant levée aussitôt, elle les servait. Et le soir venu, lorsque le soleil fut couché, on portait devant Jésus tous ceux qui étaient malades et les possédés du démon. Et toute la ville était rassemblée devant la porte. Et Il en guérit beaucoup qui étaient affligés de divers maux. Et Il chassa aussi beaucoup de démons. Et les esprits im­purs quand ils le voyaient se prosternaient devant Lui et vociféraient en disant : -- « Vous êtes le Fils de Dieu. » (Et les prenant à partie, Il ne les laissait pas parler, parce qu'ils savaient qu'Il était le Christ.) Cette journée de très nombreuses guérisons va se renou­veler presque tous les jours pendant trois ans, si bien que Saint Jean pourra dire que le monde ne pourrait pas con­tenir la relation détaillée de tous les miracles de Jésus. Il est bien évident que pour se replacer dans l'ambiance de la primitive Église il faut imaginer des milliers de miraculés parcourant l'Empire romain et racontant leur merveilleuse histoire. Jusqu'au deuxième siècle, Quadratus pourra dire qu'il en existait encore que tout le monde connaissait. Les miracles de Jésus n'ont jamais été mis en doute avant l'épo­que contemporaine qui semble se destiner elle-même à pro­mouvoir la médiocrité. Si notre époque professe un tel dédain railleur pour le surnaturel, c'est qu'elle pense certaine­ment avoir trouvé beaucoup mieux. 285:118 Mais dans l'ordre na­turel sa principale et dernière découverte est la bombe ato­mique dont les hommes, un jour, ne seront plus maîtres. Les belles paroles peuvent toujours s'envoler, cela ne dé­truit par les stocks de bombes infâmes. Jésus de Nazareth guérissait les malades et Lui Seul peut nous guérir, nous guérir de nos pires maladies : l'ambition, l'orgueil et l'ava­rice (qui ne peuvent pas se nourrir d'autre chose que de haine, le péché par excellence). Et au démon de la haine, Lui Seul peut dire : « Va-t-en ! » -- Tant que le Christ ne sera pas préféré, les malades gouverneront le monde. Tant que le Christ ne sera pas obéi, les malades ne seront pas guéris. (*A suivre.*) Marie Carré. 286:118 ### Les Sept Paroles (II) « L'ÉTENDARD *du Roi s'avance, voici que res­plendit le mystère de la Croix, où la Vie a subi la mort, et par la mort a rendu la Vie*. » C'est ainsi que saint Fortunat en des paroles elles-mêmes mystérieuses pour qui n'a pas reçu le don de la foi, annonce la Passion de Notre-Seigneur. Et Jésus n'a pas seulement souffert et peiné pour nous. Sur la Croix même il a instruit et enseigné. Les sept paroles que Jésus y prononça confirment, par un tragique exemple, les leçons du discours sur la Mon­tagne. Car voici la première parole de Jésus en Croix, rapportée par saint Luc : « *Père, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. *» Il avait dit sur la Montagne : « Mais pour vous qui m'écoutez, je vous dis : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous persécutent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient. » Mais il était alors en Galilée, au début de l'été, il faisait beau ; Jésus monta sur la montagne, il s'assit, ses disciples l'entourèrent : « Et ouvrant la bouche il les enseignait en disant : « Bienheureux les miséricordieux... » 287:118 La même bouche s'ouvrit sur la Croix ; la mort était irrémédiable et prochaine, accompagnée des souffrances d'une chair clouée vive. Cette bouche était tuméfiée par les coups, comme tout le visage sur lequel coulait le sang des blessures laissées par les épines de la cou­ronne. Tout cela est visible sur la face du Saint Suaire. Déjà pendant la nuit précédente, chez le grand-prêtre, avait eu lieu une scène d'outrages : « Et quelques-uns se mirent à cracher sur lui et à lui couvrir la face et à le souffleter et à lui dire : Prophétise (qui t'a frappé). Et les valets le reçurent avec des coups à la figure. » Et S. Pierre même, dans la cour, comme un étourdi, pour se débarrasser de questions importunes, venait de men­tir et de renier son maître. Mais il n'avait pas reçu, comme nous le Saint-Esprit. On sait que ce n'est pas tout. Jésus fut flagellé avant d'avoir à porter la croix. Probablement une quarantaine de coups donnés de toutes leurs forces par des soldats oisifs contents de se détendre. Le fouet était fait de lanières portant à leur extrémité de petits morceaux de métal dont on voit la forme et la trace au dos de Jésus sur le Saint Suaire. Puis les soldats le couronnèrent d'épines, le vêtirent d'un manteau de pourpre, s'age­nouillèrent devant lui en disant : « Salut, roi des Juifs ! » puis lui crachèrent au visage, et frappèrent sur sa tête couronnée d'épines. C'est dans cet état que Jésus dût porter sa croix. Il n'avait rien pris depuis la Sainte Cène, passé toute la nuit debout sans dormir ; il tomba en chemin ; alors on réquisitionna Simon de Cyrène pour porter la Croix. Heureux homme qui eut un tel honneur ; il l'accepta, contraint et forcé, image, préfiguration de nous tous, car bien rarement nous acceptons de bon cœur la croix lorsqu'elle se présente inopinément comme pour Simon. Et pourtant quelle richesse d'être associés à la Croix de Jésus comme le fut cet homme. C'est la participa­tion commencée à la béatitude du Corps Mystique ! 288:118 Simon de Cyrène « qui revenait des champs » fut vraiment fidèle à cette grâce insigne, car S. Marc, le secrétaire de S. Pierre, parle de ses deux fils, Alexandre et Rufus, comme bien connus des premiers chrétiens. Jésus, tout le corps meurtri et défaillant, fut donc crucifié entre deux larrons qui l'insultaient eux aussi. Mais l'amour pour ses créatures de la Sagesse éternelle triomphait sur la Croix et c'est à ce moment que Jésus s'écria : « *Père, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. *» Ils auraient pu le savoir, car les innom­brables miracles accomplis par Notre-Seigneur, avaient pu être connus de tous. Hélas, nous aussi, chaque fois que nous commettons un péché, même véniel, nous ne savons pas ce que nous faisons. Nous oublions l'amour à jamais inaltérable du Verbe éternel pour sa créature et ce qu'il a coûté au Verbe incarné. Car à ce moment même où Jésus souffrait un cruel supplice ignominieux, sa volonté d'homme crée, parfaitement unie à Sa volonté divine, jouissait dans son âme, au sein de la douleur, de toutes les Béatitudes qu'il avait prêchées et annoncées. Ô Sauveur, quel mystère ! Humilions-nous ; c'est le seul moyen de pénétrer par la vérité dans la pensée divine. Ce mystère est celui-là même de la vie surnatu­relle. Par la grâce de Dieu nous aussi pouvons la mener, et demeurer unis, d'une union aussi mystérieuse, à Dieu même ; et cette union est confirmée par la foi et la vie du Saint-Esprit en nous. 289:118 Après la Pentecôte, les nombreux convertis le comprirent aussitôt et S. Étienne le premier martyr eut la grâce et la joie de répéter la première parole du Christ, en croix : « *Et ils lapidaient Étienne qui priait et disait :* « *Seigneur reçois mon esprit ! *» *S'étant mis à genoux il cria encore à pleine voix :* « *Seigneur, ne leur impute pas ce péché ! *» *Et ayant dit cela, il mourut*. » (Actes 7.) La religion chrétienne a été persécutée dès le début et le sera toujours et même quelquefois à l'intérieur de la société chrétienne et de l'Église. La vie de Notre-Seigneur est là pour en donner l'assurance, et tout homme a pu s'en rendre compte non seulement par l'histoire, mais dans le déroulement de sa propre vie. Et c'est pourquoi Jésus a tant souffert bien qu'il fût Tout Puissant et que le moindre de ses actes ayant une valeur infinie écrasât de sa majesté toutes les pauvretés et les misères du péché des hommes. Comment les mar­tyrs de tous les temps, les persécutés, les internés, les victimes d'erreur judiciaire, comment Jeanne d'Arc, auraient-ils pu comprendre ce qui leur advenait si Jésus, l'innocence et la bonté même, n'avait lui-même souffert le pire ? Car Jeanne d'Arc reçut la communion avant son supplice et ses bourreaux pleuraient devant son bûcher tandis que les princes des prêtres, au pied de la croix, se moquaient de Jésus et lui criaient leur mépris. \*\*\* Mais S. Étienne avait été précédé dans son imitation de Jésus. Car Marie était là et se tenait debout tandis que Jésus pardonnait. Le glaive annoncé par le vieillard Siméon maintenant s'enfonçait. Siméon avait dit de l'Enfant : « *Il sera en butte à la contradiction. Et ton âme à toi aussi sera transpercée d'un glaive. Afin que soient découvertes les pensées d'un grand nombre de cœurs. *» Hélas ! en notre temps, bien des cœurs dévoilent par le mépris qu'ils font de Marie un aveugle­ment qui les fait rejoindre Anne et Caïphe. Ils chantent cependant tous les jours cette prophétie de l'Évangile : « *Car voici que désormais toutes les générations m'appel­leront bienheureuse ! *» 290:118 Que pensait Marie, l'âme transpercée d'un glaive ? Qui oserait remplacer par des imaginations la grandeur d'une vie spirituelle inaccessible à notre misère ? Le certain est que la Très Sainte Vierge pardonnait, com­prenait, compatissait et consentait. Avec quelle douleur ? L'Église nous le dit dans ses offices. Elle emprunte à Jérémie ses lamentations sur les malheurs de Jérusalem : « A qui t'égalerai-je et comment te consoler, ô Vierge, fille de Sion ? Ta douleur est grande comme la mer. » « La douleur m'oppresse, mon visage est gonflé par les pleurs et mes paupières m'obscurcissent la vue. » « Vous qui passez sur le chemin, arrêtez un instant et voyez s'il est une douleur semblable à la mienne. » Marie savait qu'à ce moment même Jésus souffrait pour elle ; car elle était exemptée du péché originel par la Passion prévue de son Fils afin qu'elle en fût l'inéga­lable mère. Elle le lui rendait comme le peut une créature, en s'associant à ses intentions pour le salut du monde qui s'accomplissait sous ses yeux. Mais comme elle était exempte de péché, ses souffrances aussi immé­ritées que celles de Jésus, donnaient à sa prière une im­portance unique dans l'histoire du monde. L'Église nous l'enseigne en appliquant à Marie les textes de l'Écriture concernant la Sagesse éternelle : « *Avant les abîmes j'étais conçue. *» Marie et son rôle ont été conçus de tout éternité. Quelle vue donnent ces constatations sur le mystère du temps et de l'éternité, sur leur union fonda­mentale dans la pensée divine et l'histoire du monde ! 291:118 Marie était en ces moments tragiques la seule consolation terrestre de Jésus ; car il voyait en elle la plus grande réussite de sa vie, pour les temps, en conformité parfaite avec la volonté du Père : « *Tota pulchra es Maria... *» C'est alors que Jésus proféra la seconde parole : « *Jésus voyant sa mère et tout près le disciple qu'il pré­férait dit à sa mère : Femme, voilà ton fils... *» S. Joseph était mort, cette parole le prouve, Marie n'eût pas eu be­soin de soutien si elle n'eût été veuve et Jésus faisait son propre testament. Comment Marie le prit-elle ? Elle savait que son fils allait ressusciter le troisième jour d'après les Évangiles ; il l'avait annoncé trois fois à ses disciples. La première fois au temps de la Pentecôte de la seconde année de son ministère. Pierre l'avait même pris a partie et répriman­dé en disant : « *A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne t'ar­rivera pas ! *» et s'était entendu répondre : « *Arrière de moi, Satan, tu m'es un scandale, car tes sentiments ne sont pas ceux de Dieu mais ceux des hommes ! *» Et l'on voudrait aujourd'hui accorder la foi avec les sentiments des hommes ! Voyez quel personnage Jésus découvrait derrière ce que Pierre s'imaginait être un bon propos ! La seconde prédiction de la Passion eut lieu au len­demain de la Transfiguration ; la troisième lors de la dernière montée à Jérusalem. Mais les apôtres ne vou­laient pas y croire ; ils n'avaient pas encore compris que le royaume de Dieu était en dedans d'eux-mêmes. Marie au contraire y croyait fermement. Au matin de Pâques elle ne s'est pas dérangée lorsque les saintes femmes cou­raient au tombeau. D'ailleurs Jésus l'avait instruite en particulier, mais pour que Jésus, dans son amour, lui pût accorder toujours de nouveaux mérites, elle ne sa­vait pas tout d'avance. Elle vit alors, bien que Jésus dût ressusciter, qu'elle ne vivrait plus avec son fils. La sépa­ration serait définitive. 292:118 S. Jean certes était un bon jeune homme, trop impétueux ; il avait demandé que le feu tombât sur un village qui les avait mal reçus. Lui et son frère venaient d'avoir l'ambition de prévaloir sur Pierre... (Il faut croire que cette tentation durera jusqu'à la fin des temps chez les successeurs des apôtres.) Aucune comparaison possible avec Jésus, le Verbe incarné. Et elle serait soumise pour le temporel à ce disciple si imparfait encore. Marie, debout au pied de la Croix, l'âme transpercée d'un glaive, vit qu'elle avait une nouvelle mission à remplir, auprès des apôtres cette fois et par eux auprès de tous les hommes, d'enfanter le Christ dans leurs âmes : « Et Jésus dit au disciple : « *Voilà ta mère. *» *Et depuis cette heure le disciple la prit chez lui... *» D. Minimus. 293:118 ## NOTES CRITIQUES #### Les tribulations de Sophie Étienne Gilson, de l'Académie française : *Les tribulations de Sophie. --* Librairie philosophique. J. Vrin, 1967. Il s'agit d'un petit livre -- 176 pages -- mais qu'on lira et qu'on méditera avec profit. Je l'ai relu plutôt que je ne l'ai lu, car l'essentiel en avait paru dans la revue *Seminarium*, dont j'avais eu connaissance l'an passé. L'essentiel, c'est-à-dire « Trois leçons sur le Thomisme et sa situation présente », et « le dialogue difficile ». Mais quelques pages nouvelles -- une préface, des « divagations parmi les ruines » et une postface -- ajoutent à la clarté du propos de l'auteur, sur lequel toutefois nul mystère ne planait. De quoi s'agit-il ? De la révolution dans l'Église. Le titre du nouveau chapitre aurait pu être celui du livre entier. Ce sont des « divagations parmi les ruines ». Divagations ? Qu'est-ce à dire ? Je pense qu'Étienne Gilson choisit ce mot pour laisser à ses adversaires la possibilité de penser qu'il déraisonne, mais divaguer signifie exactement « errer ça et là ». Il s'agit d'une promenade agrémentée de réflexions à haute voix, objectives et sans passion. Il est de fait qu'on ne veut plus de saint Thomas chez les clercs, et qu'on lui préfère Teilhard de Chardin. Il est de fait que le dialogue avec les communistes est impossible et que les clercs en raffolent. Gilson nous dit ce qu'il pense de tout cela. Il le dit en compagnie de la Sagesse, de qui il entend ne point se séparer à l'heure de la tribulation. 294:118 « Cette sagesse qui tient ses principes de la science de Dieu même, il est devenu difficile au simple croyant de savoir ce qu'elle enseigne. Les papes le lui disent et répètent inlassa­blement depuis au moins cinq siècles, mais les prêtres ne s'accordent pas toujours là-dessus avec les papes, d'où résulte qu'ils ne s'accordent pas entre eux, et que si d'aventure quelque simple croyant dit s'accorder avec les papes, il est parfois mal vu des théologiens. » La théologie thomiste est « une sagesse sœur de Marie ». Voilà qui n'est plus très moderne. Au nom d'un Vatican II abusivement interprété on entend substituer la Pastorale à la Dogmatique. Le résultat en est dès à présent visible. « Le dé­sordre envahit aujourd'hui la Chrétienté ; il ne cessera que lorsque la Dogmatique aura retrouvé son primat naturel sur la pratique. On doit pouvoir regretter qu'elle soit menacée de le perdre à jamais. » Pessimisme ? Sans doute, mais qui n'est que la lucidité de l'intelligence et qui laisse intacte la foi. En postface, Gilson cite quelques paragraphes de l'exhortation *Petrum et Paulum* (qu'il a connue par *Itinéraires*, « la presse catholique ayant fait pour ce document le minimum de publicité »). Recopiant l'admirable profession de foi de Paul VI, il conclut : « On ne peut ajouter qu'un mot à ces paroles : Amen. » De plus en plus Sophie sera vouée au silence. *Louis Salleron.* ============== ### Notules et informations #### La nomination des évêques. *Quand furent connus les noms des évêques choisis par la Conférence épiscopale pour la représenter au Synode, le peu­ple chrétien ne fut pas ému outre mesure car ce n'était qu'une déception de plus à ajouter à toutes celles enregistrées depuis la fin du Concile.* 295:118 *L'attitude de cette majorité épiscopale est facilement compréhensible si l'on considère son origine, sa formation, son âge moyen et surtout le processus suivi pour la nomination des évêques.* *Malgré les insistants appels du Pape pour que les gouver­nements qui jouissent d'un tel privilège y renoncent, l'État ne s'y est pas encore résolu. Lorsqu'un siège épiscopal est vacant, le nonce apostolique prend confidentiellement contact avec le gouvernement. Ce système de négociations secrètes entre les deux parties, sans tenir compte de l'opinion des prêtres et des chrétiens qualifiés du diocèse, pratiqué pendant plus de vingt-cinq ans, a conditionné l'allure générale de notre épiscopat.* *La clause où il est dit que* « *si le gouvernement avait des objections de caractère politique contre un ou plusieurs noms il les présenterait au Saint-Siège *» *est suffisamment explicite pour comprendre quelles ont dû être les tendances des per­sonnes acceptées par le gouvernement.* Ce n'est pas nous qui écrivons cela. C'est le courageux hebdomadaire *Témoignage chrétien*, dans son numéro du 12 octobre 1967, page 18. Voici donc enfin qu'est ouvertement posé le problème de la nomination de nos évêques. *Témoignage chrétien*, dévoile et dénonce le processus secret des tractations entre le gouvernement et le Saint-Siège. Le droit de veto politique reconnu en fait au gouvernement depuis plus de 25 ans « a conditionné l'allure générale de notre épiscopat ». Et quelle allure. Et quels résultats. Il fallait le dire. *Témoignage chrétien*, l'a dit. \*\*\* Courageux, *Témoignage chrétien* l'est assurément. Mais cou­rageux à distance. A bonne distance. Car *Témoignage chrétien* a dit cela, précisons-le, dans un article d'Alfonso Comin qui vise seulement l'épiscopat espagnol... ============== **Le Prochain Congrès de Lausanne** -- Il aura lieu les 5, 6 et 7 avril 1968 et aura pour thème : « Le sens chrétien de l'histoire ». A partir du 1^er^ février 1968, le programme complet de ces journées et les bulletins d'inscription seront envoyés sur simple de­mande adressée au Secrétariat des Congrès, 49, rue Des Renau­des, Paris XVII^e^. \*\*\* 296:118 **Messianisme révolutionnaire ou conditions du salut **: le discours de clôture de Jean Cusset au Congrès de Lausanne 1967 est édité en disque (15 f franco au club du Livre civique). \*\*\* **« Entre Paysans » **: voir dans les « Documents » du présent nu­méro : « L'exemple de Félix ou l'éducation progressiste. » \*\*\* **Le CEDIC **: voir dans les « Do­cuments » du présent numéro : « Vers une liturgie carrément hé­rétique. » \*\*\* **Au Congrès « fermé » de l'apos­tolat des laïcs.** -- Information donnée par le « Courrier de Ro­me », numéro du 1^er^ novembre, note V : l'entrée de ce Congrès fut refusée, par un « secrétaire » nommé le Glorieux Achille, au président de la Fédération inter­nationale « Una Voce ». En revanche, ajouterons-nous pour notre part, d'après nos pro­pres informations, les représen­tants de « Pax » y étaient comme chez eux. \*\*\* **Couverture de la « Documentation catholique » du 5 novem­bre **: une photographie commen­tée par une légende selon la­quelle un membre de la déléga­tion américaine au Congrès offre à Paul VI une reproduction de Gemini 4 au cours de la messe du 15 octobre... \*\*\* **Suppression du catéchisme catho­lique.** -- Conclusion des débats du synode, selon Henri Fesquet dans « Le Monde » du 4 novem­bre, page 12 : «* Aucun catéchisme universel n'est plus possible ni désirable, mais des catéchismes nationaux un ou plusieurs par pays* (*en France on en prépare cinq ou six*)*. *» Cinq ou six seulement pour la France, c'est beaucoup trop peu. Il nous faut un catéchisme breton, un basque, un béarnais, un provençal, un auvergnat, un aqui­tain, un languedocien, un berri­chon, un normand et cetera : une vingtaine au moins. \*\*\* Désormais n'est plus possible ni désirable aucun catéchisme *uni­versel*, c'est-à-dire *catholique *? Mais alors cela vaut aussi pour le Credo, pour le Pater, pour le Décalogue, pour le canon de la messe. La désintégration est en bonne voie. \*\*\* Et l'on suppose que les fidèles -- laïcs majeurs -- vont y assis­ter en spectateurs respectueux, immobiles, passivement désolés ? \*\*\* 297:118 **Une catéchèse catholique.** -- En sens heureusement contraire, le R. p. Noël Barbara vient de fon­der une revue bimestrielle de catéchèse intitulée : « Forts dans la foi ». Tous renseignements au­près du P. Barbara, 6, rue Mada­me, 37 -- Bléré. \*\*\* **Le sottisier.** -- De Mgr Moeller, dans les I.C.I. du 1^er^ novembre (les I.C.I., ou « Informations catholiques internationales », sont un magazine illustré offert gra­tuitement, ou contre offrande fa­cultative, dans la plupart des églises) : «* Je me demande s'il y a ja­mais eu, dans l'histoire de l'Église, un aussi grand et profond in­térêt pour les réalités religieuses. Il suffit de considérer le nombre toujours croissant de publications théologiques destinées au grand public. *» Ce Mgr Moeller est présenté par les I.C.I. comme « grand connaisseur de toutes les expres­sions de la culture contemporai­ne » et comme « sous-secrétaire de la Congrégation pour la Doc­trine ». Eh bien ! \*\*\* **« Le message de Luther est re­connu par l'Église catholique ».** -- En tête de l'article du dominicain François Biot dans « Témoigna­ge chrétien » du 26 octobre 1967, page 16 (« Témoignage chrétien » est un hebdomadaire qui est en­core offert gratuitement, ou con­tre offrande facultative, dans quelques églises) : «* Le message de Martin Luther est reconnu par l'Église catholi­que comme une expression vala­ble de la prédication évangélique même si certaines formulations lui apparaissent inacceptables. *» Voilà qui s'appelle une impos­ture. L'Église catholique n'a jamais « reconnu » ce qu'affirme ainsi le prédicateur du mensonge. Ce qui est vrai en revanche, c'est qu'il y a des évêques qui se disent luthériens ; et qui le sont. Mais ils ne sont pas l'Église ca­tholique. Ils sont eux aussi, d'une autre manière, des imposteurs : car en conservent dans ces con­ditions leur titre et leur fonction d'évêque catholique, ils se ren­dent coupables d'une escroquerie morale. \*\*\* **Témoignage.** -- Enregistrons le témoignage public d'Henri Fes­quet, dans « Le Monde » du 31 octobre 1967. On sait que le Synode d'octo­bre avait été placé sous la loi du secret. Notamment, le nom des « Pères du Synode » qui sou­tenaient telle ou telle thèse n'était pas divulgué, un communiqué of­ficiel donnant seulement la subs­tance résumée des interventions, sans préciser le nom de leurs au­teurs. Or chaque jour l'ensemble de la presse publiait les noms avec assurance. Indiscrétion subalter­ne ? Mais comment pouvait-elle donc être organisée avec autant de régularité ? On en était venu à concevoir l'horrible soupçon que le secret était peut-être trahi par un évê­que qui se serait rendu coupable, clandestinement, d'une telle for­faiture. Par un évêque ? -- Par plu­sieurs ! révèle Fesquet : par « bon nombre » d'entre eux : «* Fut-il par exemple de bonne méthode au Synode de maintenir officiellement le secret sur le nom des intervenants alors qu'un bon nombre de Pères se sont fait un devoir de les divulguer ? *» 298:118 Voilà une précision dont il faut prendre acte. La question de savoir si le secret était en lui-même souhaitable ou nuisible est une autre question. Chacun avait la liberté d'estimer qu'il était ou n'était pas « de bonne méthode », chacun pouvait demander qu'il soit maintenu ou supprimé. Mais aussi longtemps qu'il n'était pas supprimé -- et il ne le fut pas -- il était obligatoire, il était LA LOI réglementaire et morale qui s'imposait aux évêques. Malgré quoi, « bon nombre » d'entre eux « se sont fait un devoir » de*... trahir ouvertement les devoirs de leur charge*. Quand des évêques donnent l'exemple public de la désobéissance aux lois et aux autorités ecclésiastiques, c'est l'anarchie dans l'Église : et il est trop manifeste que nous en sommes là. \*\*\* **Page d'anthologie morale, édu­catrice et exemplaire : « un plon­geon vengeur »**. -- Comme on le sait, Mgr Dominique Pichon est « directeur du Secrétariat natio­nal de l'information religieuse » ; et comme on le sait aussi, il « secrète » et il « informe » à tours de bras, avec une exacti­tude dont le caractère scrupuleux, vérifié en certaine circonstance spectaculaire de juin 1966, lui a valu une réputation mondiale. Dans « Ecclesia, lectures chrétiennes », mensuel offert gratuitement (ou contre offrande facultative) dans les églises, numéro de septembre 1967, Mgr Dominique Pichon a publié un bel article de sa façon, intitulé : « Le Cardinal Veuillot ». Dans un paragraphe sous-titré : « Un plongeon vengeur », Mgr Pichon rappelle que l'abbé Pierre Veuillot, quand il était professeur, « était accueillant à ses élèves », et pour illustrer cette proposition, il raconte ceci (page 16) : *Une scène de cette époque demeure vive. C'était au cours d'une grande promenade qui avait fait cheminer les élèves du sanctuaire de Longpont à un château d'Ile de France. La matinée avait été rude, la route longue et le soleil de juin brûlant. Au bout de la marche, il devait y avoir un bain réparateur dont la perspective donnait du courage à chacun. Mais lorsqu'on fut arrivé, non sans peine, au bord de l'eau promise, le bain fut supprimé pour des raisons d'horaire et, semble-t-il, sans grande compréhension psychologique des enfants. L'abbé Veuillot, qui avait fait route avec ses élèves et senti vivement l'inopportunité d'une telle mesure, se mit en tenue de bain, monta au sommet du grand plongeoir et exécuta avec maîtrise un magnifique saut* «* vengeur *» *au milieu de la jubilation tacite de ses élèves.* Voilà une anecdote bien digne, de rester dans les mémoires et, d'inspirer de nouveaux développements sur les thèmes anciens « éducation et discipline », « autorité et obéissance », « exemple et responsabilité », etc. Mais on se demande ce que Mgr Pichon a bien voulu insinuer par là. Car il ajoute : «* Si on rapporte cette scène ce n'est pas d'abord en raison de son pittoresque, ni pour faire connaître les capacités sportives du futur archevêque de Paris, mais parce qu'elle manifeste bien, chez lui, l'amour de la justice, le courage de ses opinions et le sens du geste. *» Autrement dit : l'abbé Pierre Veuillot, en devenant évêque, n'a pas changé sur ce point. 299:118 Mgr Pichon veut-il donc que, lorsqu'il trouve « inopportunes » les décisions de « l'autorité Supérieure », il fait encore aujourd'hui un « plongeon vengeur » ? Bizarre... Mais certainement à méditer... \*\*\* **De la recommandation innocente à l'astucieuse supercherie.** -- Dans la seconde partie du rapport de la Commission doctrinale du Synode d'octobre, publiée par « La Croix » du 5 novembre (page 12), On lit, à propos de l'enseignement de la foi, cette recommandation catégorique : «* Il conviendra d'adopter la méthode positive qui consiste à exposer les vérité, et de ne pas se contenter du procédé négatif de condamnation des erreurs *». On croit rêver. On se frotte les yeux. En quel monde et en quel temps vivent donc les auteurs de ce rapport ? Depuis 1962, *on ne condamne plus aucune erreur* ; et l'on en voit d'ailleurs le résultat... Le Concile a mis son point d'honneur à ne prononcer *aucune condamnation*. Et c'est au temps de cette ab­sence systématique de toute con­damnation, que les auteurs du rapport recommandent de « ne pas se contenter » du procédé négatif de condamnation des err­eurs ? Mais qui donc « s'en contente », en une époque où l'on ne condamne plus rien, et où l'on se vante et glorifie très haut de le plus rien condamner ? Il y a apparemment quelque supercherie, dans ces conditions, à toujours ressasser et rabâcher cette recommandation pour le moins superflue. De qui se moque-t-on ainsi ? Et que veut-on enfin ? \*\*\* Au demeurant, cette recommandation qui feint l'innocence est formulée d'une manière bien agressive, et « polémique », pour un « rapport » soi-disant « doctrinal ». Qui donc et quand se serait jamais *contenté du procédé négatif de condamnation, des erreurs *? Pas même le « Syllabus » : qui était un « résumé » faisant référence explicite à tous les documents d'un enseignement « positif ». Oui vraiment, cette recommandation, ainsi formulée, est plus qu'étrange. Sa présence à l'endroit où elle se trouve en dit assez long sur les pensées, et sur les arrières-pensées... Qu'il soit bien entendu en tout cas que l'on n'accorde plus aucune considération à des galimatias de ce genre. La mesure est comble et tous les seuils sont franchis. \*\*\* **Déplacements et villégiatures.** -- Nous étions sans nouvelles d'Hervé Bourges, rédacteur en chef de « Témoignage chrétien » devenu membre du cabinet du « Président Ben Bella » puis du ministre de l'Information de Ben Bella. Le passage d'Hervé Bourges dans les cabinets du Pouvoir algérien avait d'ailleurs été marqué -- simple coïncidence ? -- par l'interdiction à répétition puis par l'interdiction définitive de la revue « Itinéraires » en Algérie. « Témoignage chrétien » du 2 novembre nous donne enfin (page 14) des nouvelles de cette « personne déplacée » : « *Rédacteur en chef de* «* Témoignage Chrétien *», *en 1962, il quitte ce poste pour rejoindre l'Algérie en juillet, il occupe diverses fonctions au cabinet du président Ben Bella puis à celui du ministre de l'Information Bachir Boumaza. Après la démission et le départ de ce dernier en Europe, à la fin de l'année 1966, Hervé Bourges est arrêté à Alger par la Sécurité militaire. Vite relâché, non sans avoir été maltraité, il refuse de reprendre ses fonctions au ministère de l'Information.* *Il se trouve actuellement à Paris.* » On ne nous précise pas quelle est la nationalité actuelle de ce laissé pour compte des cabinets algériens. N'avait-il pas « opté » pour la nationalité duvalienne ? ============== 300:118 #### A l'Institut catholique de Paris la résistance devient contre-attaque On pouvait lire dans l'hebdomadaire *Aspects de La France*, dans le numéro du 2 novembre : « *Aspects *» *a rendu compte des débuts de la révolte qui a éclatée à la* « *catho *» *aux premières heures de la matinée du mardi* 24 *octobre : le rapide investissement des locaux par des équipes d'étudiants résolus, l'inter­vention des séminaristes de choc venus an secours d'un recteur en pénible posture... Il nous paraît bon aujourd'hui de faire un rapide bilan des événements pour en tirer les leçons indispensables, avant de revenir beaucoup plus longuement un jour prochain sur le fond du pro­blème.* *Aux alentours de 8 heures, les issues étant toutes tenues par les équipes du comité de grève, les autres étudiants se massaient de plus en plus nombreux dans la rue d'Assas, stoppant la circulation. Renseigné très vite par les banderoles accrochées aux fenêtres des étages supérieurs, ceux-ci improvisaient aussitôt une manifestation de grand style dont l'écho se répandait aux quatre coins, du quartier :* « *Haubtmann démission. *» *Les portes ouvertes, le mouvement se poursuivait dans la cour intérieure, et dès la première heure des centaines de signatures couvraient les pages de la pétition réclamant le départ de Monseigneur Haubtmann. La grève était générale dans tous les* « *amphis *» *des facultés profanes et les étudiants formaient spontanément un barrage pour barrer l'accès de la Faculté de théologie à quelques jeunes clercs très excités.* 301:118 *L'après-midi, la* « *Catho *» *ne connaissait d'autre mouvement que celui des pétitionnaires venus apposer leur signature sous les fenêtres mêmes du recteur ; d'un recteur invisible, calfeutré dans ses appartements, tenu cependant au courant des événements par un vice-recteur aux abois mais passablement désarmé.* *Le lendemain midi, les derniers piquets de grève abandonnaient leurs positions après avoir abondamment distribué un* « *journal de grève *» *remarquablement présenté. Il nous faut donc nous interroger sur les raisons qui n'ont pas permis à la manifestation d'obtenir le plein succès qu'un début prometteur avait permis d'espérer. Très certainement doivent être incriminés quelques défauts d'organisation. Ce n'est pas faire affront aux courageux garçons qui menèrent la grève que de le signaler. Mais il y a plus grave : c'est la carence, et il faut bien le dire, la mauvaise volonté de plusieurs responsables syndicalistes, plus préoccupés de faire carrière que de jeter toutes leurs forces et de sacrifier leurs places dans un combat ingrat mais beaucoup plus utile que les parlottes et pseudo-dialogues avec un recteur qui a toutes les habiletés et ne cherche qu'à gagner du temps.* *Nous savons que les responsables des différentes corpos se sont réunis et ont décidé de continuer l'action ainsi commencée pour sauver l'enseignement supérieur catholique. Nous espérons seulement qu'ils sauront montrer autant d'énergie et de résolution que les organisateurs de la journée du* 24. *Leur responsabilité est grande : il dépend d'eux que puisse continuer à grandir et à prospérer à l'ombre de l'église qui abrite les martyrs de la révolution l'enseignement, qu'illustrèrent si brillamment un Branly, un Ozanam, un d'Hulst ou un Calvet.* L'hebdomadaire *Aspects de la France* a pleinement raison de mettre en cause « la carence et il faut bien le dire la mauvaise volonté de plusieurs responsables syndicaux ». Le recteur Haubtmann a trouvé *en fait* des défenseurs plutôt inattendus... qui sans doute n'avaient pas bien compris la gravité du combat, et les exigences qui lui sont propres. Assurément, chacun était libre de s'associer ou de ne pas s'associer à l'action du « comité de grève » : mais prendre parti *contre lui*, c'était objectivement agir en faveur de l'ennemi. Entre autres, le doyen de la Faculté de Droit de la Catho aura beaucoup de mal à faire oublier son attitude et son communiqué. 302:118 Dans le numéro de novembre de l'organe étudiant *A.F. Université* on pouvait lire également : *Quelques jours après le Congrès mondial des laïcs, où certains groupes de pression avaient pris fait et cause pour la juste violence révolutionnaire, les* *étudiants de la faculté catholique de Paris se sont mis en grève.* *Mais quels étudiants ?* *Si l'action avait été télécommandée par l'U.N.E.F.,* La Croix *aurait parlé d'un Comité de grève élu par la base pour assumer la responsabilité du mouvement.* *Comme la grève clamait par tracts et banderoles son traditionalisme* « *catholique et Français toujours *»*, ses animateurs sont devenus pour le quotidien monopolis­tique de l'Église de France des groupuscules* (*terme con­sacré, avec les commandos, pour parler des associations non-marxistes*)*. Ces groupuscules ont tenté d'occuper la Catho durant la matinée du 24 octobre, et rédigé un com­muniqué inadmissible. Pourquoi ? Parce qu'ils étaient manifestement inspirés par des groupements d'extrême-droite.* *La réalité fut, évidemment, bien différente.* *Résumons les faits.* *Le 24 octobre à 7 heures du matin, une cinquantaine d'étudiants de la Catho, inquiets de ce qu'ils savent des projets destructeurs de Monseigneur Haubtmann, pénè­trent à l'intérieur de la faculté, en ferment les portes à clef, occupent le standard téléphonique, mettent le Recteur en résidence surveillée, accrochent aux balcons des banderoles protestant de la volonté de survie des étudiants de la Catho, installent des hauts-parleurs.* *Vers huit heures, la foule des étudiants commence à se concentrer dans la rue d'Assas, devant le portail fermé. A la suite de la fausse manœuvre d'un* « *gréviste *» *inex­périmenté, la police parvient à faire ouvrir la porte principale. Un piquet de grève se forme pour filtrer les entrées. Aux autres portes de la fac, les groupes de garde sont assiégés par les manifestations* (*parfois hystériques*) *d'ecclésiastiques progressistes.* *Vers neuf heures quinze, une forte foule est rassemblée dans la cour intérieure ornée, elle aussi, de banderoles. Un meeting d'explication est tenu, les orateurs sont vigoureusement acclamés. Monseigneur Haubtmann ne doit pas être à l'aise ; ses séminaristes l'ont tout de même libéré quelques minutes auparavant, chargeant à quarante les quatre gardiens du Recteur. On a saisi des rosaires à cran d'arrêt.* 303:118 *Vers neuf heures trente, dans une atmosphère d'émeute, quelques* « *polars *» *de l'E.S.S.E.C., appuyés par une sorte de catcheur déchaîné qui se révèlera être le Vice-Recteur, tentent d'enfoncer le cordon qui barre l'escalier des amphis. Ils sont repoussés, au cri de* « *Haubtmann démis­sion *»*. Le Vice-Recteur y perd ses lunettes et son col romain.* *Jusqu'à onze heures, de courtes empoignades oppose­ront grévistes et progressistes. D'un côté, des étudiants qui défendent avec leur avenir immédiat le droit pour l'Église d'avoir des institutions temporelles ; de l'autre, des prêtres violets de fureur qui s'efforcent d'imposer, à coups de poings et à coups de pieds, l'* « *anti-triompha­lisme *» *et l'* « *anti-constantinisme *»*. Le spectacle, et la défaite des curés de choc, ont valeur d'allégorie.* Le mouvement étudiant du 24 octobre n'était en substance qu'une première sommation : l'actuel Recteur doit s'en aller. La preuve est faite qu'il a perdu toute autorité ; il vaudrait mieux que, par obstination vaine, on ne rende pas nécessaire de pousser plus loin la preuve publique. Comme il vaudrait mieux, aussi, que le Doyen de la Faculté de Droit démissionnât spontanément, à moins qu'il ne se rachète sans retard par quelque coup d'éclat spectaculaire. Sans quoi on devrait pronostiquer un proche avenir assez mouvementé. Il faut en tous cas remercier et honorer les étudiants de la Catho : en cet automne 1967, ils ont donné à tous les catho­liques le signal et l'exemple du passage maintenant nécessaire de la résistance à la contre-attaque. ============== #### Quelques « signes du temps » vus par Pierre Debray Le 3 novembre, le *Courrier hebdomadaire de Pierre Debray* a publié les intéressantes informations et réflexions que voici : A quoi servent donc les Encycliques pontificales ? Nous nous imaginions qu'en se prononçant en faveur du célibat sacerdotal, Paul VI avait réglé la question définitivement. 304:118 Naïfs que nous étions ! Voici que deux cents catholiques hollandais pétitionnent auprès du Cardinal Alfrink, lui demandant de « tout mettre en œuvre » pour que le Synode « rouvre le débat ». On pourrait penser qu'il ne s'agit là que d'une initiative farfelue de quelques irresponsables, encore que les « I.C.I. » se fussent empressés de lui faire une large publicité. Mais, au moment où ces pieux laïcs lançaient leur petit pétard, un autre beaucoup plus gros et bruyant éclatait. A Lucerne, quatre-vingt-dix personnes s'étaient réunies en « Congrès de l'Institut pour l'Entraide sacerdotale ». Derrière cette rassurante pancarte, se dissimule un groupe de prêtres, animé par Mgr J. Dellepoort, qui ne cache pas sa volonté d'obtenir pour les ecclésiastiques le « droit au mariage ». D'entrée de jeu, Mgr Dellepoort se félicitait d'une « rébel­lion formelle » qui serait en cours, selon lui, « contre les structures ecclésiastiques actuelles, contre les modalités de l'autorité et de la pédagogie de l'Église ». Dans leur motion finale, les congressistes réclameront de l'Épiscopat qu'il fasse « progresser l'étude du problème du célibat en tenant compte de la diversité des situations régionales ». Dès aujourd'hui, la dispense de la loi du célibat devrait être accordée « *sans difficultés ni discrimination* aux prêtres qui la sollicitent pour des raisons graves. S'ils le souhaitent, ils devraient pouvoir continuer à s'employer dans des mi­nistères ecclésiastiques ». En d'autres termes, sous le prétexte charitable de régler des cas douloureux, il s'agit d'introduire subrepticement un clergé marié. Paul VI a décidé le contraire ? Peu importe. C'est au Collège épiscopal désormais que l'on s'adresse, comme s'il allait pouvoir défaire ce que le Pape a fait. Assurément, le Cardinal Alfrink n'a pas donné suite au « vœu » des deux cents catholiques hollandais et pas davan­tage le Congrès de Lucerne n'aura d'effets sérieux, du moins dans l'immédiat. Je ne pense pas d'ailleurs que Mgr Del­lepoort et ses suppôts se fassent, sur ce point, d'illusion. Il leur suffit d'entretenir le trouble, l'inquiétude. L'idée doit s'installer, dans l'esprit des laïcs comme des clercs, d'une per­pétuelle remise en question des décisions de la Hiérarchie. Aucune société ne saurait survivre dans l'instabilité per­manente. Cherche-t-on à détruire l'Église ? 305:118 En tout cas, la Hiérarchie ne cesse d'être effrontément bafouée. Il serait -- hélas -- trop facile de multiplier les exemples. Je n'en choisirai qu'un seul parmi les plus récents : Vous n'ignorez pas que le Saint-Siège a exigé que le « ca­téchisme hollandais » soit corrigé. L'Institut catéchétique de Nimègue a procédé à une nouvelle rédaction et l'a trans­mise à Rome. Dans ces conditions, il est bien évident que la première version de l'ouvrage ne saurait être diffusée. Il n'empêche que la firme américaine « Herder and Herder » se prépare à publier, à 75 000 exemplaires, la traduction anglaise de cette première version, bien que l'Évêque de Bur­lington, Mgr Joyce, ait retiré son imprimatur « en raison de l'accord intervenu entre le Saint-Siège et l'Épiscopat hollandais », accord qui stipule « qu'aucune traduction ne paraîtrait avant qu'on y incorpore des corrections ». La firme « Herder and Herder » se prépare donc à com­mettre un acte délictueux qu'on nomme « contrefaçon ». Publier un ouvrage sans le consentement de l'auteur -- en l'occurrence, l'Épiscopat hollandais -- conduit généralement devant les tribunaux qui ordonnent sa saisie immédiate. L'éditeur américain prend donc un gros risque car la saisie de 75 000 exemplaires d'un livre représente une énorme perte financière. Je ne pense pas que « Herder and Herder » soit dirigée par des imbéciles. Ces gens-là ont donc de fortes raisons de penser qu'ils ne risquent pas grand chose. Le chantage à « l'opinion publique » s'exercera, une fois de plus, voilà tout. Les puissants et les superbes peuvent se permettre n'im­porte quoi, du moment qu'ils ont mis la main, grâce à l'argent ou à la politique, sur les « moyens de communica­tion sociale ». Que pèse un évêque en face de la formidable coalition du « Monde » fesquetin et du « Figaro » lauren­tinisé ? Une douzaine de journalistes au service des feuda­taires de la presse ou de la radio fait et défait les réputations. L'un d'eux déclarait bravement : « ceux dont nous cessons de parler cessent d'exister ». C'est vrai, du moins pour partie. Le Pape peut bien dénoncer les erreurs doctrinales. Des millions « catholiques n'en savent rien puisque les principaux journaux, les principaux postes de radio et de télévision n'en soufflent mot. Tout ce qu'ils savent, ils le tiennent de Fesquet, de Laurentin, de J.-P. Dubois-Dumée, ces cardinaux noirs. Ce travail d'intoxication porte ses fruits. Je recopie dans une lettre d'un ami ces phrases significatives : « Au contraire de ce que vous affirmez, Paul VI a partie liée avec le néomodernisme. Pour s'en apercevoir, il suffit de lire l'Abbé Laurentin. » 306:118 Et voilà ! Ce qui compte, ce n'est plus ce que dit effecti­vement Paul VI ni ce qu'il fait, c'est ce qu'en écrit M. Lau­rentin. Les Évêques, qui disposent de charismes particuliers sans doute, mais qui sont des hommes avec leurs faiblesses, se laissent parfois engluer dans cette marée d'encre qui déferle sur l'Église. Comment s'en étonner quand on constate que tel ou tel de nos amis, que nous essayons cependant d'informer objectivement, loyalement, finit malgré tout par croire le « Figaro » sur parole, au point de désespérer du Vicaire du Christ Nous ne briserons pas une si vaste conjuration par des moyens humains, mais par la prière, la pénitence, l'humble offrande de nos souffrances. Quand nous sommes sur le point de céder aux vertiges de l'angoisse, mettons-nous à genoux et récitons le « Magni­ficat ». 307:118 ## DOCUMENTS ### Vers une liturgie carrément hérétique Le C.E.D.I.C. (Centre d'études et d'information post-conciliaires, Viale Vaticano 48, Roma) publie un bulletin qui est en quelque sorte le contre-poison de l'I.D.O.C. Le 16 octobre le C.E.D.I.C. a donné, sous le titre : « Une incidence liturgique de la crise de la foi : la messe normative », une étude dense et percutante que nous reproduisons intégralement. Elle met en lumière la gravité de quelques-unes des erreurs à la diffusion des­quelles « préside » le Cardinal Lercaro. L'aspect le plus profond de la crise de la foi résulte d'une perte du sens de la transcendance de Dieu chez les théologiens réformistes. Ceux-ci mettent un accent unilatéral sur l'humanité du Christ au détriment de sa divinité. Ils mettent l'accent sur l'histoire du salut au détriment de l'ordre naturel de la créa­tion. Ils mettent l'accent sur la recherche au détriment de la certitude. Enfin, ils insistent principalement sur le caractère *subjectif* et *social* de la foi en détournant les esprits de son caractère *objectif* et *personnel.* C'est ici que l'on découvre la relation incontestable qui existe malheureusement entre la crise de la foi, et ce qu'il faut bien appeler aussi la crise de la liturgie. Lorsque l'on identifie la parole de Dieu à l'histoire du salut, et cette histoire elle-même à la conscience sociologique du Peuple de Dieu, on est amené à mettre en œuvre *une litur­gie qui exprime la substitution de la conscience subjective de la communauté à la réalité objective des sacrements.* Une telle substitution conduit, on le sait, à de nouvelles attitudes : éviter de baptiser les nouveau-nés dont la conscience n'est pas encore ouverte ; éviter de célébrer des messes privées sans assistance du peuple ; éviter de donner le sacrement de Pénitence de façon personnelle et remplacer la con­fession auriculaire par des cérémonies pénitentielles ; inter­préter la concélébration comme signe sensible de la conscience sociologique du peuple de Dieu ; refuser d'adorer les saintes espèces hors de la messe, pour rester dans la logique de la transfinalisation, d'où l'on pourrait conclure que la présence réelle eucharistique disparaît avec la dispersion de l'assemblée. 308:118 La substitution de la *conscience subjective* de la commu­nauté à la *réalité objective* des sacrements se réalise depuis quelques années graduellement et sans doute de façon partiel­lement inconsciente. Ceux qui sont animés de cette dynamique nouvelle voient dans cette évolution progressive la preuve même du fait que « la conscience de l'Église » déborde d'ores et déjà largement les textes, timorés et insuffisants, du deu­xième Concile du Vatican. Car ceux-ci sont essentiellement équilibrés. Ils mettent en lumière l'importance de la participation des fidèles, comme Pie XII l'avait fait déjà dans l'encyclique « Mediator Dei », et comme tout le mouvement liturgique depuis Saint Pie X le demande. Mais la Constitution « Sacrosanctum Concilium » définit clairement l'essence de la célébration eucharistique, en particulier au n° 7 : « C'est donc à juste titre que la liturgie est considérée comme l'exercice de la fonction sacerdotale de Jésus-Christ, exercice dans lequel la sanctification de l'homme est signifiée par signes sensibles, est réalisée d'une manière propre à chacun d'eux, et dans lequel le culte public intégral est exercé par le Corps mystique de Jésus-Christ, c'est-à-dire par le chef et par ses membres. » « Par suite, toute célébration liturgique, en tant qu'œuvre du Christ prêtre et de son corps qui est l'Église est l'action sacrée par excellence dont nulle autre action de l'Église ne peut atteindre l'efficacité au même titre et au même degré. » Il découle de ce texte, comme bien entendu de toute la Tradition authentique de l'Église que ce n'est pas dans la participation des fidèles qu'on peut trouver la règle suprême de la réforme liturgique. Cette réforme elle-même doit, selon le véritable esprit et la lettre de Vatican II, rester soumise à la juste « hiérarchie » des réalités sacrées. Elle doit donc en premier lieu exprimer d'une manière plus évidente le sacrifice non sanglant du Christ Jésus sur l'autel, centre de tous les rites de la célébration eucharistique. *C'est l'union à ce sacri­fice qui réalise, essentiellement, la participation des fidèles*. Dans ces conditions, la proposition faite au synode de prendre comme messe « normative », c'est-à-dire comme forme exemplaire de messe dont toutes les autres formes déri­vent, « une messe célébrée avec le concours du peuple, princi­palement les jours de fête et les dimanches », et non plus la messe traditionnelle, attire des remarques d'une véritable gravité. 309:118 a -- Même dans une situation où la foi ne serait pas menacée, une telle n'esse normative comporterait un grave danger : le danger de faire considérer habituellement les messes dites privément (sans le concours des fidèles), comme des messes de *moindre* importance. Ce jugement *global* réagira nécessairement dans les esprits en les conduisant à *déplacer le* « *poids *» *de la messe*, poids normalement placé sur le sacrifice offert par le pouvoir sacerdotal, sacramentel, du prêtre et à le faire reporter sur le sacrifice offert par la communauté. Les esprits, en grand nombre, croiront *par un raisonnement immédiat* que c'est l'assemblée qui accomplit l'acte suprême de la liturgie et non le prêtre qui en a reçu le pouvoir. Une telle évolution des esprits irait contre l'enseigne­ment le plus certain de l'Église. L'Encyclique « Mysterium Fidei », le Décret Presbyterorum (n° 13 note 15) ont d'ailleurs affirmé : « la messe même si elle est célébrée privément par un prêtre, n'est pas pour autant privée ». Sur le seul plan pédagogique et abstraction faite du con­texte actuel, c'est à une dépréciation, dans les esprits, du pouvoir sacerdotal que conduirait inéluctablement la messe normative projetée. b\) -- Cette réforme est envisagée au moment même où des tendances se manifestent un peu partout en vue de substituer la conscience subjective de la communauté à la réalité objec­tive des sacrements. Si cette messe normative était approuvée, ce ne serait pas seulement une dépréciation du pouvoir sacerdotal, mais une *confirmation, dans le domaine de la liturgie, des erreurs* actuellement répandues par l'école réfor­miste, qui serait ainsi votée par le Synode. L'assemblée réunie au cours de l'année de la foi pour chercher des solutions aux crises actuelles en viendrait ainsi a aggraver une situation qu'elle a pour vocation de dissiper. Il semble donc impossible, lorsque l'on a mesuré les con­séquences inévitables d'une telle « messe normative », d'en approuver le projet actuel. La nécessité de promouvoir la participation active des fidèles, demandée par le Concile, n'est pas ici en question, et le but à atteindre : « le culte public intégral exercé par le Chef et par ses membres » (S. C. n° 7) ne saurait être discuté. Une recherche dans une autre direction n'en semble pas moins nécessaire. Elle doit permettre d'éviter les graves dan­gers précédemment exposés et répondre aux aspirations des hommes de ce temps. Le Concile Vatican II les a bien expri­mées en préconisant une participation plus intime des fidèles au Saint Sacrifice de la messe en ses deux parties : liturgie de la parole et liturgie du sacrement. 310:118 Cette étude du C.E.D.I.C. est d'une belle venue. Elle est solidement pensée. Elle invoque et développe des argu­ments d'un poids qui mérite considération. Elle va donc, au moins, inciter à la réflexion ceux qu'elle contredit ? Non point. « Témoignage chrétien » du 2 novembre a répondu (page 20) sous la signature d'Yves Ruellan que tout cela « est malhonnête » (sic). Pourquoi « malhonnête » ? Ce n'est pas précisé. Il suffit d'affirmer : « malhonnête », vous dit-on, « malhonnête », tout est dit. On ne discu­tera aucunement avec vous, on ne tiendra aucun compte de vos observations : « malhonnête » ... A cette accusation gratuite mais définitive de « mal­honnêteté », l'honnête « Témoignage chrétien » joint seulement l'inévitable argument d'autorité, en assurant que le texte « malhonnête » du C.E.D.I.C. est « ...une façon habile de saper à la base le travail accompli par le Concile et, depuis, par le « Consilium » liturgique du Cardinal Lercaro. » Nous en sommes donc bien arrivés -- confirmation supplémentaire -- à la situation que décrivait notre éditorial de novembre. Nous y disions en effet : Aucun argument fondé en raison n'est entendu (fût-ce pour le réfuter), aucun fait constaté n'est pris en considération (fût-ce pour le contester). La pure volonté, coupée de l'examen des faits et coupée des principes de l'intelligence, n'est plus que volonté de puissance. Il n'y a plus que son *sic volo, sïc jubeo,* affranchi de tout droit et de toute raison, et prétendant fonder désormais toute raison et tout droit. On veut imposer au peuple chrétien un séidisme total qui, AYANT FAIT ABSTRAC­TION DE LA LOI, DE LA LÉGITIMITÉ, DE LA VÉRITÉ, ordonne d'aveuglément « *s'en remettre aux directives de ceux qui ont la charge de nous diriger *». Nous ajoutions aussitôt, -- et nous le rappelons, et nous le redisons, et nous le réitérons, et nous le faisons savoir : Nous ne marchons pas. Nous disons *non* au séidisme. Et même nous lançons clairement le mot d'ordre : *halte au séidisme !* A partir du moment où l' « argument d'autorité » s'exerce OUVERTEMENT EN DEHORS de la vérité, de la légitimité, de la loi, il n'est plus que tyrannie ou anarchie, ou les deux à la fois. A plus forte raison quand l' « argument d'autorité » s'exerce contre la loi liturgique promulguée par le Concile, contre la légitimité naturelle et surnaturelle, contre la vérité des faits, la vérité des principes et la vérité révélée. Face à un déchaînement de volontés brutales, de volontés arbitraires, de volontés nues, ce qui l'emportera *c'est seulement une volonté plus forte*, une volonté plus ferme, une volonté fondée sur le droit et la raison, mais cela ne suffit pas encore : une volonté plus sainte. L' « argument d'autorité » a notamment et spéciale­ment perdu toute autorité quand il invoque, en matière liturgique, l'autorité morale du « Consilium » et de son président. L'action du Consilium que « préside » le Cardinal Lercaro a eu pour résultat de bafouer LA LOI LITUR­GIQUE régulièrement promulguée par le Concile : notamment sur le point, aisément constatable par tous, du latin et du grégorien. La subversion liturgique invoque l'autorité de la loi promulguée, mais pour faire le con­traire. C'est une situation, certes, plus que délicate : mais dont l'évidence est irrécusable. -- Et lorsque quel­qu'un, comme le C.E.D.I.C., se risque à présenter là-dessus des observations raisonnables et raisonnées, on proclame qu'il est « malhonnête ». Si l'on imagine que nous allons subir passivement de telles acrobaties et de telles violences, on se trompe beaucoup. Non seulement la résistance liturgique -- secteur essen­tiel de la résistance spirituelle -- s'organise avec une résolution inébranlable, mais encore, mais surtout, il apparaît clairement que l'heure est venue de passer de la résistance à la contre-attaque. \*\*\* De son côte le COURRIER DE ROME (publié 25, rue Jean Dolent à Paris XIVI), dans son numéro du 1^er^ novembre, exécute lui aussi cette fameuse « messe nor­mative ». Il le fait sans ménagements désormais super­flus (voire coupables) au point où nous en sommes ; et sans plus se soucier aucunement -- il a bien raison -- des pseudo-arguments « d'autorité » par lesquels on voudrait nous transformer en robots de l'apostasie. 312:118 Le christianisme que l'on appelle aujourd'hui avec mépris « traditionnel » a fait de nous des hommes libres. Et ce sont bien des hommes libres, comme on va le voir de plus en plus, qui prennent leurs responsabilités publiques contre des mascarades indignes que personne ne réussira à nous imposer. Voici ce qu'écrit très justement le COURRIER DE ROME : Une « première » à la Chapelle Sixtine. -- C'est de la « messe normative » montée dans les studios de la Commission Lercaro-Bunigni que nous voulons parler. Par une délicate attention les producteurs avaient tenu, avant de soumettre leur invention au vote du Synode, à exécuter devant eux une répéti­tion générale. Il fallait « tester ». On avait, avant de tourner, expliqué aux 183 prélats qu'ils devaient s'imaginer jouer le rôle de paroissiens assistant (à la ville ? à la campagne ?) à la nouvelle Messe, active, consciente, communautaire, simplifiée. Six jeunes barnabites feraient la schola cantorum, un lecteur lirait les 2 + 1 lectures et le P. Annibal Bunigni lui-même se dévouerait pour « célébrer » et faire l'homélie. Cette « normativ-messe » serait appelée à remplacer celle que Grégoire le Grand, Thomas d'Aquin, Philippe Néri, Bos­suet, le curé d'Ars ont célébrée sans jamais se douter qu'ils célébraient une messe passive, inconsciente, individualiste et compliquée. La Normative supprime Kyrie, Gloria, Offertoire ; elle pulvérise le Confiteor ; elle glisse sur l'intercession des Saints, sur le souvenir des âmes du Purgatoire, sur tout ce qui exprime l'offrande personnelle du prêtre humain ; elle propose deux Canons de rechange ; elle corrige les paroles de la con­sécration ; et, bien entendu, elle remplace le latin par l'idiome national. Afin de lever tout doute dans l'esprit de nos lecteurs, nous devons préciser que cette messe « expérimentale » voulait être une messe véritable un vrai sacrifice, avec présence réelle de la victime sainte du Calvaire (...). Pour aujourd'hui, il nous suffira de rapporter les paroles (qui ne voulaient pas, hélas, être une critique) du délégué suédois an Congrès des laïcs : « La réforme liturgique a fait un notable pas en avant sur le champ de l'œcuménicité, et elle s'est rapprochée des formes mêmes liturgiques de l'ÉGLISE LUTHÉRIENNE » : « *Si è avvicinata alle stesse forme liturgiche della chiesa luterana. *» 313:118 Vous trouverez ce texte, sans aucun commentaire, dans *L'Osservatore Romano* du 13 octobre 1967, p. 3, au bas de la colonne 4. Le Suédois parlait ainsi avant de connaître la messe Buni­gni. Avec celle-ci, le « pas en avant » est devenu un bond. Mais avant l'intelligence de la foi, c'est l'instinct de la sensibilité chrétienne qui a réagi devant l'exhibition expéri­mentale de la Sixtine. Nous l'attestons devant Dieu : cette réaction est faite tantôt de rire, tantôt de colère, tantôt de tristesse, tantôt de PEUR. Un ami romain, presque désespéré, nous a écrit : « On ne sait rien de ce qui a été décidé pour profaner un peu plus le Saint-Sacrifice qui n'est plus qu'une pantomime inhabitée dans une Église inhabitable. » Ne désespérez point, cher ami ! Quand Dieu, comme dans cette vision d'Ézéchiel (Ez : X) paraît, un jour, quitter Son Temple, Il va se réfugier et continue d'habiter dans le cœur d'une sainte. Au-dessus des pantomimes du Carthaginois, le Christ de Michel-Ange, là-haut, au plafond de la Sixtine, ne cessait de tenir levé son bras de colère, et David témoin avec la Sibylle, nous assuraient qu' « on ne se moque pas de Dieu », longtemps. On nous a raconté que la plupart des « représentants » des conférences épiscopales avaient, au Synode d'octobre, fait une sorte de triomphe à la personne du Cardinal Lercaro. Si c'est vrai, lesdits représentants rejoignaient ainsi le sentiment des communistes italiens. Les dirigeants du Parti communiste ont une grande amitié pour le Cardinal Lercaro et ils l'ont manifesté notamment en une occasion solennelle. On lisait en effet, il y a un an, dans « Le Monde » du 30 novembre 1966 : Le Cardinal Lercaro est nommé citoyen d'honneur de Bologne par la municipalité communiste. -- Politique ? Religieux ? Il est difficile de qualifier de façon simple l'événement qui s'est produit à Bologne le 26 novembre : le cardinal Lercaro, archevêque de la ville, a solennellement reçu à l'hôtel de ville le diplôme de citoyen d'honneur à l'occasion, de ses soixante-quinze ans. Partout ailleurs cette festivité relèverait de la chro­nique locale. Il s'agit pourtant d'un épisode très marquant du dialogue entre catholiques et communistes, et l'on peut croire qu'il sera appelé à faire du bruit car le cardinal Lercaro, après avoir offert sa démission, a été confirmé par Paul VI dans toutes ses charges. Et le maire de Bologne, M. Guido Fanti, après avoir été secrétaire fédéral et rouage essentiel de l'appareil du parti depuis la guerre, appartient à présent à la direction du parti communiste. 314:118 Le correspondant du « Monde » avait pleine raison de souligner que la personnalité du maire de Bologne, Guido Fanti, exclut l'hypothèse d'une initiative simplement locale. Mais écoutons les paroles du Cardinal en cette oc­casion, rapportées par « Le Monde » : C'est comme « archevêque d'une Église, plus limpide, plus pare, plus pauvre, plus libre, plus évangélique qu'il y a quatre cents ans, à la fin du concile de Trente », que le cardinal Ler­caro s'est rendu au palais du Conseil communal pour « mani­fester la solidarité de toute l'Église de Bologne à l'œuvre de développement civil de la communauté ». Décider si l'Église est plus limpide et plus pure aujourd'hui qu'au lendemain du Concile de Trente est une rude question. Il faut l'audace du Cardinal Lercaro pour la trancher avec autant d'assurance, comme s'il portait le jugement de Dieu lui-même. Ce qui est certain en revanche, c'est que les exemples publics donnés par le Cardinal Lercaro sont beaucoup moins « limpides » que ceux donnés par les Pères du Concile de Trente. C'est lui qui a cherché cette comparaison : il est juste qu'il en soit explicitement balayé. D'autre part, le « développement civil de la commu­nauté », mentionné en termes équivoques par le Cardinal Lercaro, désignait en fait l'action du Parti communiste à Bologne. A quoi il apporte son appui. Il est réconfortant de savoir -- et c'est pourquoi nous le rappelons -- que le haut personnage qui « préside » au naufrage actuel de la liturgie catholique n'est fina­lement qu'un collaborateur apprécié du Parti communiste. Il n'est pas moins réconfortant de savoir que ce Cardinal attire, accepte, gobe les éloges publics des dirigeants communistes : Dans sa réponse, M. Guido Fanti célébra la fin d'une époque : « Les uns doivent abandonner les vieilles barrières idéologiques » et renoncer à croire « qu'il suffit d'étendre les connaissances et de transformer les structures sociales pour déterminer les modifications radicales dans la conscience religieuse de l'humanité ». 315:118 Les autres ont à « abandonner définitivement tout reste de suggestion constantinienne tendant à la contamination entre le pouvoir temporel, qui dans le cours de l'histoire a provoqué tant d'oppositions et de crises ». Et M. Fanti d'évoquer l'encyclique Ecclesiam Suam, où Paul VI, dit-il, traçait la « juste voie » en excluant tout « objectif politique ou temporel » pour l'Église catholique. Le cardinal Lercaro a qualifié la cérémonie de « second commencement » de son épiscopat à Bologne. Le second commencement de son épiscopat à Bologne... La seconde plénitude du sacerdoce, par la grâce du Parti communiste. Quand un personnage ne respecte pas plus sa fonction, il ne doit pas s'attendre à ce que cette fonction assure à sa personne un respect que ses actes publics ne méritent pas. Le correspondant du *Monde* terminait en disant : On conçoit que, sauf *l'Unità* et *l'Avvenire d'Italia*, organe de l'archevêché de Bologne, la presse italienne ait été prudente pour parler de cet événement. Il lui est difficile de le commenter sans polémiquer, et encore plus difficile d'ouvrir une polémique avec un cardinal. Nous ne sommes pas de cet avis. Nous dirions plutôt qu'on répugne à s'en aller polé­miquer « avec » un tel collaborateur du Parti communiste. Il n'est pas question d'avoir « avec » lui quoi que ce soit. Mais simplement de prendre acte de son comportement. Quand un évêque, fût-il Cardinal, assume publiquement les états de service qui sont ceux du Cardinal Lercaro au double titre du communisme et de la liturgie, c'est lui-même qui dépose ses droits au respect des fidèles. Passés certains seuils, il n'y a plus aucune raison de s'en taire -- il importe au contraire de se désolidariser absolu­ment d'un tel personnage, et de contrecarrer à fond son action. Nous enfonçons d'ailleurs là une porte ouverte : depuis le livre de Tito Casini ([^43]), le Cardinal Lercaro a perdu même la face. 316:118 ### L'exemple de Félix ou l'éducation "progressiste" Nous avons plusieurs fois signalé à nos lecteurs l'excel­lente publication : « Entre paysans, bulletin d'étude et de formation chrétienne ». Corte publication est toujours dirigée par notre ami Olivier DUGON ; sa rédaction et son administration changent d'adresse et sont mainte­nant à La Péraudière, 69 - Montrottier (Rhône). Du numéro d'octobre, nous extrayons ces pages de L. Quenette : L'admirable édition bibliothèque rose, laquelle est rouge et or, va bientôt devenir, avec ses images, un objet de collection. Là parurent les œuvres de Mesdames de Ségur, Fleuriot, Cazin, Chabrier, du Planty etc. et de Messieurs Homère, Perrault, Plutarque, Andersen. Toute une culture, toute une formation où Madame de Ségur, née Rostopchine est reine avec les Malheurs de Sophie, l'Auberge de l'Ange gardien, le Général Dourakine etc. 20 volumes qu'ont lus les grand'mères, les Papas, les Ma­mans, qu'on a réédités, en en supprimant les admirables gra­vures parce que les Mamans y sont en crinoline, majestueuses et gracieuses, qu'il y a des calèches, des petites filles et des petits garçons qui n'ont pas les cuisses au vent, qui jouent au cerceau et obéissent à leurs Parents. Mais les enfants de maintenant, les enfants de moteurs et de télévision reviennent à ces livres faits pour eux (l'expérience en est facile). Ils y retrouvent leurs tendances, leurs épreuves, leurs rêves, leurs sottises et cette discipline autoritaire, climat naturel des enfants baptisés. Madame Zénaïde Fleuriot dans cette collection, a justement plus que Madame de Ségur (russe) la place du cœur chrétien. L'ordre catholique de la famille règne sur les enfants. 317:118 C'est une œuvre sensible et forte qui a vieilli sans dater -- Je veux dire qu'en lisant « *Gildas l'intrai­table *» nous pleurerons un ordre d'éducation presque disparu -- mais avec la certitude qu'il faut le restaurer car cet ordre est naturel, surnaturel, donc actuel -- Mieux ! sous nos yeux s'affrontent dans une âme d'enfant, exactement expliquée, la doctrine d'autorité chrétienne d'une part et le progressisme le plus authentique d'autre part. Félix de Gauldard a treize ans -- je vous présente sa mère, Madame Eugénie : c'est l'éducatrice progressiste -- elle « comprend » son fils -- appelle turbulence et gamineries ses péchés et ses vices, craint plus que tout de le contrarier et tâche à désarmer par une complaisance continue l'hostilité latente de son « monstre naissant ». Retenons bien qu'elle fait toujours appel à la *Compréhension* et jamais *à la Loi*. Félix et Eugénie reçoivent l'hospitalité de l'Oncle André, Abbé de Gauldard, recteur de la paroisse bretonne de Kerallec. C'est *le prêtre --* le saint et intelligent curé -- l'éducateur chrétien -- la voix de Dieu, de sa Loi et de sa Grâce. Combat de deux systèmes dont l'enjeu est une âme. Madame Fleuriot n'a pas d'illusion, sur la perversité possible d'un cœur de treize ans. Un jour Félix se trouvera en face d'un choix entre la Loi obligatoire et la liberté du vice -- drame mené sous nos yeux avec maîtrise. Félix a volé dans la boîte d'ébénisterie d'un riche camarade un ciseau de prix. Il s'est arrangé pour qu'on accusât la petite Vincente, fille du pauvre cordonnier Thornec (Un épisode de même venue est raconté par Jean-Jacques Rousseau lui-même, de lui-même, dans les Confessions). Cepen­dant, l'éducateur de Dieu dénonce ce crime. On admirera la maîtrise avec laquelle Madame Fleuriot oppose dès lors le prêtre et la mère faible (donc mauvaise). L'Abbé trouve l'outil volé dans les affaires de Félix, il le tend à la Grand'Mère qui pâlit affreusement. -- « Ceci est un outil. » -- « Mais Félix a peut-être un outil semblable à celui de Roland ? » -- « Les initiales y sont... voyez ces deux lettres en argent. Lisez R.L. » Madame Eugénie n'avait rien compris, occupée qu'elle était a repousser dans ses rainures le lourd tiroir. Saisie par l'accent étrange de leurs voix, elle se détourna brusquement. Monsieur de Gauldard, sans mot dire, lui tendit le petit objet. -- « Eh bien, dit-elle, qu'est-ce que ceci ? » -- « Un ciseau. Ne vous rappelle-t-il rien, Eugénie ? » 318:118 -- « Non, et je ne m'explique pas votre air consterné à tous deux. » -- « Vous avez oublié que, le jour où Félix a été chez les Locgael, un outil a été égaré. » -- « Ah ! c'est cela, je me souviens maintenant. Celui-ci est à Félix très probablement et je ne vois pas où vous voulez en venir. » -- « Celui-ci est à Roland de Locgael » dit M. de Gauldard d'une voix tonnante. Mme Eugénie tressaillit. -- « Qui vous le prouve ? il est à Félix ; il vous dira lui-même que... » M. de Gauldard lui mit sous les yeux le manche où scin­tillaient les deux lettres d'argent. -- « Je suis étonnée, confondue, je n'y comprends rien, balbutia Mme Eugénie. Dans tous les cas vous prenez cela TROP AU SÉRIEUX. C'est sans doute une FARCE D'ÉCOLIER que Félix a voulu jouer à Roland. Je ne le condamnerai pas avant de savoir ce qui s'est passé. M. de Gauldard, hocha tristement la tête. -- « Il est tout simple que vous excusiez votre fils. Pour nous, il est deux fois *coupable*. D'abord il a *volé,* volé, entendez-vous, cet objet qu'il convoitait ; ensuite *il a laissé accuser* un innocent. Vous étiez présente ce matin, à la scène émouvante que le cordonnier, un honnête homme, a faite au presbytère. Félix était présent également, et devant cet homme qui jurait sur *son salut éternel de la probité* de ses enfants, il est resté muet. Ah ! voilà la *lâcheté suprême*. Vous avez été bien négli­gente dans l'éducation de cet enfant, Eugénie ; mais il y a un oubli que je qualifierai d'impardonnable : vous avez oublié *de lui former la conscience*. *--* «* *Il me désobéit bien souvent aussi, murmura Mme Eu­génie, troublée par l'accent sévère du prêtre. Je ne lui fais pas faire ce que je veux ». -- « Voilà un aveu dont je vous sais gré. Permettez donc que maintenant je m'occupe un peu de sa vie, que jusqu'ici vous avez su séparer de la nôtre. Je n'attendais qu'une occasion de vous faire sentir la nécessité *de ne plus traiter d'enfantillages* les défauts de Félix : elle se présente d'une manière particu­lièrement pénible pour nous. « Ma mère ! pourquoi pleurer ? *De cette faute humiliante* naîtra pour Félix une secousse que j'appellerai bienfaisante, s'il sait en tirer parti. Je n'ai pas besoin de vous dire, Eugénie, que désormais rien de ce qui appartient à Félix ne sera mis sous clef : c'est la *première mesure à prendre*. 319:118 J'emporte chez moi la pièce à conviction et nous traiterons cette affaire à tête reposée. Veuillez aussi ne pas aller au-devant de votre fils ; je désire lui parler le premier quand il reviendra de son expé­dition en mer. Ceci est de la plus haute importance. J'ai un billet à faire porter. Voulez-vous vous en charger ? » -- « Je ne demande pas mieux. TOUTES CES SCÈNES me don­nent mal à la tête ! Je voudrais bien cependant assister à l'ex­plication que vous aurez avec Félix. » -- « Non, j'ai mon projet ; laissez-moi tirer de cet incident *le plus de fruit possible* pour son amélioration. Je vous de­mande en grâce de *me laisser agir seul* cette fois. C'est *unique­ment* pour le bien de l'enfant. » Sans attendre la réponse de sa belle-sœur, il quitta l'appar­tement, suivi par Mme de Gauldard, la grand'mère, dont le pâle visage était baigné de larmes. Mme Eugénie, sous le coup de sa propre émotion avait fait une promesse qui lui coûtait beaucoup à tenir. Il lui semblait maintenant que Félix, prévenu à temps de la découverte du ciseau, TROUVERAIT MILLE RAISONS PLUS INGÉNIEUSES LES UNES QUE LES AUTRES d'expliquer le fait. En conséquence la faible mère retarda le plus possible son départ. (J'ai souligné, dans ce préambule, les paroles éternelles de la Loi de Dieu -- et la proposition progressiste qui nie l'expli­cation morale et « trouve mille raisons ingénieuses pour ex­pliquer le fait ».) Voici Félix : ...la légère embarcation stoppa contre la jetée, elle ne s'ar­rêta que juste le temps de débarquer Félix qui paraissait de très joyeuse humeur et qui courut tout d'une haleine jusqu'au presbytère. Il entra vivement dans le salon, où sa grand'mère et sa mère se tenaient généralement à cette heure ; il recula désappointé. M. de Gauldard s'y trouvait seul, un livre à la main. Jamais Félix ne lui avait trouvé la physionomie plus grave. -- « Te voilà, dit l'oncle en fermant son livre. La prome­nade a été longue, a-t-elle été agréable ? » -- « Oui, mon oncle, répondit Félix qui mourait d'envie de se sauver. Où est maman ? » -- « Au Gléguin. » -- « Et grand'mère ? » -- « Elle est souffrante. -- « C'est étonnant, elle était très bien tantôt. » -- « Depuis tantôt il s'est passé quelque chose qui l'a gran­dement peinée. Un instant je te prie. Tu connais Thornec, le cordonnier, tu sais l'aventure du ciseau, tu sais ce que racon­tait Thornec, ce matin ? » 320:118 -- « Je n'ai pas bien écouté. » -- « Je t'ai vu bien attentif cependant... Eh bien, c'est décidé, l'affaire se poursuivra, et cependant la petite Vincente affirme qu'elle n'a pas volé ce ciseau. Ces pauvres gens sont au désespoir. » -- « Vincente est trop petite, mon oncle, on ne met pas les enfants en prison, m'a dit maman. » -- « Crois-tu qu'elle ait volé le ciseau de Roland ? » -- « Je n'en sais rien, je n'en sais rien du tout ; peut-être bien. » M. de Gauldard se leva et, avant que Félix eût pu deviner son intention, il lui avait mis la main au collet. -- « Tu n'en sais rien, *menteur *? dit-il d'une voix fou­droyante ; je vais te montrer le *voleur*, moi. » Il le poussa devant lui, le conduisit devant l'armoire ouverte à deux battants et lui montra du doigt le ciseau placé sur une planche. Ils n'avaient pas entendu derrière eux une respiration haletante. C'est Mme Eugénie qui remontait l'escalier quatre à quatre et qui arrivait dans la chambre presque en même temps qu'eux. -- « Te reconnais-tu coupable ? » demanda M. de Gauldard. Félix avait rougi jusqu'aux tempes, il se détourna vers sa mère. (Prenons bien garde à ce que Félix confondu va dire à sa mère !) -- « Pourquoi avez-vous donné la clef ? dit-il avec rage. (Nous sommes là, hors du domaine moral -- dans les circonstances matérielles, seules responsables. Et la mère admet ce point de vue. Elle répond sur le même terrain. Comme si le malheur n'était pas la faute, mais sa découverte.) -- « Mon fils, suis-je chez moi ? » (Insulte à ceux qui ont eu la charité vraie de l'hospitalité et de l'indignation -- le fils est « compris ».) -- « Mais aussi quelle idée de jouer ce tour à Roland, ? Car c'est une espièglerie, n'est-ce pas, tu ne voulais pas garder le ciseau ? » -- « Non, dit Félix, et quand j'ai vu tout le train qu'on faisait, je pensais aller le reporter dans le bois. » (Lisez quand j'ai vu l'importance ridicule qu'on donnait au péché.) -- « André, vous entendez, s'écria Mme Eugénie, osant enfin lever les yeux sur son beau-frère, Ce N'ÉTAIT QU'UNE PLAISANTE­RIE, RIEN QU'UNE PLAISANTERIE. -- « *C'était un vol, une infamie,* ne l'excusez pas, *laissez lui sentir tout entier le poids* de sa faute. Vous ne savez donc pas *la portée de pareils actes *? Félix, je vous consigne dans votre chambre, je ne veux pas vous revoir aujourd'hui. Eugénie, je vous attends dans la mienne ; il faut *sauvegarder un honneur* dont il n'a eu nul souci. Laissez-le seul. » 321:118 -- « Mon Dieu, André, vous enfermez le pauvre enfant, s'écria-t-elle, il mourra de peur. » -- « Puisse-t-il sentir *quelque remords de sa mauvaise ac­tion*. Ah ! il était temps qu'il se rapprochât de nous. *S'il n'est pas gangrené jusqu'aux moelles*, nous le changerons, je l'espère ; mais je tremble à la pensée de ce que *de pareils penchants* nous réservaient dans l'avenir. » (Méditons et relevons ces termes -- soulignés en PETITES CA­PITALES -- qui caractérisent une des deux cités, la Cité du diable, c'est-à-dire de cette psychologie où l'intelligence n'est plus faite pour le vrai ni la volonté pour la Loi, mais où l'en­fant est le PRODUIT de forces souterraines irresponsables, in­conscientes que le psychologue OBSERVE sans les condamner, -- et relevons les termes (soulignés *en italiques*) de la Cité de Dieu où l'homme, créature libre n'est bon que soumis à l'éter­nelle volonté. Ce serait un excellent exercice de pédagogie chrétienne de les écrire et de les comparer, ces termes, et de nous demander dans quelle cité nous, nous élevons nos enfants, et s'il n'y a pas au moins pénétration, de l'amoral (qui est im­moral) dans notre langue à nous.) Voilà ce que pensait Mme Eugénie en cherchant des frian­dises pour adoucir la punition de Félix : -- « Ces gens-ci sont d'une SÉVÉRITÉ INCROYABLE -- on dirait que Félix a commis un crime. S'ils savaient que de fois il a dérobé des objets à ses camarades, UNIQUEMENT POUR S'AMUSER. Il les rendait et TOUT ÉTAIT DIT ; Mais CES GENS DE RELIGION FONT DES AFFAIRES D'ÉTAT DE LA MOINDRE ESPIÈGLERIE. » (En cet automne 1967, vous diriez sûrement, Madame, ces intégristes, ces retardés, ces parents immobilistes.) Marie Jeanne, la servante n'est pas du tout progressiste. Elle ne portera à Félix que du pain et un verre de cidre. « Elle est comme eux, sans pitié pour ce PAUVRE ENFANT QUI N'EST PAS HABITUÉ AUX PUNITIONS. » (Mais la mère pense à « deux petites crêpes très fines » qui restent du dessert de midi.) Elle les glissa dans sa poche, monta l'escalier à pas de loup et frappa doucement à la porte de la chambre. (Écoutons le vilain dialogue : le gamin ne voit en sa mère qu'un moyen de « sa volonté de puissance ».) -- « Félix, Félix, c'est moi. » -- « Eh bien quoi ? dit Félix d'un ton, bourru, viens-tu me délivrer ? » 322:118 -- « Non, mon fils, HÉLAS NON, mais je t'apporte quelques douceurs. Approche-toi de la porte, élargis un peu la fente -- là -- la crêpe passe très bien. En voici une autre -- je N'EN AI QUE DEUX. » -- « Tu aurais pu m'apporter autre chose ! C'est ta faute, ajouta-t-il, pourquoi leur as-tu donné la clé de l'armoire ? » (Et la mère s'excuse, s'humilie, instrument conscient de ce cynisme proclamé.) -- « Il le fallait bien, il y avait au fond du tiroir des choses qui étaient à ton oncle... c'est en tirant. » -- « LAISSE MOI TRANQUILLE » dit Félix. (Communauté de crimes -- car si la matière semble encore légère, la forme du crime est acceptée -- Je pense à la splen­dide peinture de cette complaisance maternelle par Racine -- Britannicus, Acte IV : Agrippine à son Félix -- Néron. « J'igno­re de quels crimes on a pu me noircir -- de tous ceux que j'ai faits, je vais vous éclaircir, VOUS RÉGNEZ...) Elle l'entendit s'éloigner de la porte. (Et elle eut cette ré­flexion que signerait le psychiatre freudien, cette réflexion qui condamne la Loi morale au nom de l'énervement :) -- « Ils l'exaspèreront, ils l'exaspéreront », soupira la faible mère. Au cours du dîner, la bonne servante Marie Jeanne voit que la Grand'Mère bouleversée ne mange pas. -- « Madame, vous n'avez quasi rien mangé, je vais vous chercher les crêpes de ce matin. » (Et Eugénie-Agrippine :) -- « Je les ai mangées à mon goûter, elles étaient très sè­ches, etc. » Il faut lire, dans le même esprit, face aux mêmes vérités l'admirable chapitre intitulé « la restitution », et méditer plus avant sur le Combat de la Cité de Dieu, de Loi et de Grâce et de la Cité du monde et du diable dans le cœur de l'enfant, afin de nous rendre compte de ces immenses événements, plus importants pour le Ciel que la marche des étoiles ou les trem­blements de la terre : je veux dire la Conversion, ou l'Endurcissement. Mme Eugénie a raconté aux parents du jeune Roland que son Félix aurait trouvé le ciseau dans le bois et la famille du jeune garçon admet poliment cette explication. « Avec ces gens distingués, qui ne mettent jamais les autres sur la sellette, la chose avait passé comme une lettre à la poste. » 323:118 Mais « ces gens distingués » ont couru réhabiliter chez le cordonnier la petite Vincente. Félix, malgré sa mère, poussé par sa curiosité cynique, assiste à la scène... Scène ravissante d'honnêteté, de douleur consolée, de sagesse. Soudain, plus de Félix. On le chercha, il avait disparu... Il s'était sauvé sans mot dire de l'échoppe. Tout ce qu'il avait vu et entendu lui avait fait, ce soir-là, une impression singulière. Dans ce cerveau léger, où rien n'était à sa place, où se confondaient les idées dans un *désordre absolu*, il se faisait je ne sais quelle grande clarté. Il avait été coupable, voilà ce qu'une voix étrange murmu­rait *dans son cœur presque à son oreille*. Il avait *été vil,* et ceux-là qu'il venait de quitter s'étaient montrés bons et généreux. Quelle *différence* entre lui et ces enfants, et même entre lui et cet ouvrier honnête ! Poursuivi par le trouble étrange, inexplicable, né de *cette claire vue de sa culpabilité* en cette affaire dont il avait fait *une plaisanterie*, il n'était point rentré au presbytère ; il avait erré par les ruelles, et ce fut le passage de la voiture des Lo­gael qui l'arracha à ses *poignantes réflexions*. Son premier mouvement avait été de se cacher et il s'était glissé derrière un vieux puits. La voiture s'étant éloignée, il reprit le chemin du presbytère ; mais il n'y entra pas comme d'habitude en poussant la porte si fort que le marteau en résonnait, et en frappant du talon sur les dalles de pierre. Non, il entra comme tout le monde, *paisiblement*. La *petite lumière* qui éclairait le fond de sa *conscience* brillait toujours, et il voyait toujours en lui-même je ne sais quelle *laideur* re­poussante qui le faisait frémir et lui faisait baisser la tête. Il monta l'escalier en retenant sa respiration et se laissa tomber sur la dernière marche, où commençait le palier, qui était plongé dans l'obscurité. Un *désir étrange* lui était venu ; *une de ces pensées qui sont le souffle même de l'esprit angé­lique* attaché à nos pas, germait dans son cerveau. Il murmurait tout bas : « *Mon Dieu, mon Dieu ! *» Il ne se comprenait pas lui-même ; mais il brûlait du désir *d'aller crier cela à son oncle, il lui tardait de s'accuser*, de crier pardon. (Le prêtre était là -- la miséricorde l'attendait. Par la Grâce actuelle, ce que le monde appelle espièglerie gaminerie, plaisanterie, apparaissait à l'âme dans sa laideur véritable : PÉCHÉ -- le Sacrement était à portée de la volonté et aussitôt la rentrée dans la Cité sainte, dans le cœur de Dieu.) 324:118 M. de Gauldard était tout proche de lui et il n'avait qu'à faire six pas, qu'à ouvrir la porte sous laquelle glissait une lueur rouge, pour se trouver en sa présence. Mais, en ce combat, l'orgueil lui fermait aussi la bouche, l'orgueil le retenait là, couché, son front brûlant collé au plancher. Deux fois il se souleva deux fois il retomba. (Et voilà l'intense et terrible beauté de ce *grand drame*.) Tout à coup une porte s'ouvrit et une lumière parut. Le cœur de Félix, ce cœur déjà pétrifié qui ne battait que de peur et de mauvaise joie, eut un étrange battement. Si c'était lui, il lui dirait tout ce qu'il avait sur le cœur, il s'accuserait ; pour la première fois de sa vie, *il dirait vrai*. (L'épouvantable se produit. Ce fut la Faiblesse fatale qui parut pour le précipiter dans le MAL.) La lumière donna tout à coup en plein sur lui, et la voix de sa mère cria : « Félix, Félix, est-ce toi enfin ? où étais-tu ? » Elle lui offrit la main pour se relever et *elle ne devina rien* de son trouble, de son agitation, de sa pâleur. -- « C'est comme cela que tu t'es sauvé, reprit-elle, et c'est moi toute seule qui ai REÇU L'AVALANCHE DE SERMONS. VIENS QUE JE TE RACONTE CELA. » Instantanément Félix fut sur ses pieds. *La lumière intérieure s'était éteinte*, le remords salutaire était étouffé ; il précéda sa mère *en gambadant et en sifflant*. De ce jour, un observateur attentif eût pu remarquer que toutes ses malices étaient accomplies avec une sorte d'endurcissement redoutable, et que ses mensonges étaient débités avec un sang-froid qui ne permettait plus d'espérer une guérison. (La faiblesse avait jeté sa proie à la subversion.) 325:118 ### Mise en garde contre "Club-Inter" Les graves erreurs contre la foi que le magazine mensuel *Club-Inter* diffuse dans les églises à l'intention des « jeunes » avaient été relevées dans le second éditorial de notre nu­méro 115. Voici maintenant que *Club-Inter* fait l'éloge du commu­nisme. Ceci complète cela. \*\*\* *Club-Inter* est le magazine que la Bonne Presse destine aux jeunes chrétiens. Dans l'éventail des publications pour la jeunesse, ce n'est pas une publication « de masse » ni de pure distraction. C'est la revue « de qualité » spécialement conçue pour les jeunes catholiques pratiquants qui sont capables et désireux d'une lecture sérieuse, visant à la do­cumentation, à la réflexion, à la formation. Dans son numéro 9 du 15 octobre 1967, sous le titre : « *Octobre russe, 1917-1967, cinquante ans après *», ledit *Club*-*Inter* nous propose « un document de classe », sorte de bilan de la révolution communiste, écrit par « Charles-Olivier Carbonell, professeur d'histoire contemporaine aux facultés de Toulouse ». La signification et la portée de ce « document de classe » s'articulent en fait autour de trois contre-vérités, d'une cri­tique caractéristique et d'un pronostic révélateur. 326:118 Trois contre-vérités 1. -- « *L'Union soviétique est devenue la première puis­sance industrielle du monde, à égalité avec les États-Unis. *» C'est une contre-vérité manifeste, et c'est une affirmation de propagande communiste. 2\. -- « *Il est incontestable que l'U.R.S.S. a su construire la cité socialiste. Des lois sociales très généreuses protègent les travailleurs ; il n'y a pas de crises économiques, de licenciements, de chômage. *» C'est une cascade de contre-vérités : exactement celles de la propagande communiste. 3\. -- « *La technique de la planification permet de pré­voir à long terme et de développer harmonieusement la pro­duction ; elle a si bien fait ses preuves que certains pays* « *capitalistes *» *comme la France l'ont adoptée, en l'aména­geant il est vrai*. » Il vaut mieux entendre ça que d'être sourd... Une critique caractéristique Mais voici tout de même la critique : « *Ce tableau idyllique ne doit pas dissimuler bien des ombres. En fait, si la cité socialiste est bien édifiée, la cité communiste, elle, ne semble guère en voie de réalisation. *» C'est la seule réserve exprimée dans *Club-Inter.* Toutes les « ombres » se ramènent au seul grief de n'avoir pas suffi­samment réalisé le communisme marxiste-léniniste. Telle est l'unique critique « catholique » qui soit faite au communisme soviétique. 327:118 Un pronostic révélateur L'article se termine par un pronostic assuré sur l'avenir du monde : « *Peut-on parler d'embourgeoisement de la société sovié­tique et dire, avec les dirigeants chinois, que l'U.R.S.S. trahit le marxisme ? Il est très difficile de répondre à cette ques­tion ; mais de la réponse que l'histoire lui donnera sortira, sans aucun doute, le monde de demain. *» ([^44]) Le « monde de demain » ne sortira donc de nulle part ailleurs : « sans aucun doute » il sortira du débat entre Moscou et Pékin. La parfaite OBJECTIVITÉ de *Club-Inter* consiste à choisir le juste milieu entre le communisme soviétique et le com­munisme chinois. \*\*\* Récapitulons ce qui, dans les églises, par la Bonne Presse, avec la caution morale de l'épiscopat français, est enfourné dans la cervelle des jeunes catholiques : 1° L'U.R.S.S. a merveilleusement et généreusement réa­lisé un socialisme épatant. 2° Son seul tort grave est de n'avoir pas encore réalisé le communisme. 3° Les Chinois ont-ils raison de lui reprocher d'avoir renoncé au communisme ? C'est de la réponse apportée par l'histoire à cette question que sortira « sans aucun doute » le monde de demain. \*\*\* Des énormités de ce volume, énoncées comme autant de certitudes, sont propres à *pourrir intellectuellement et mora­lement* la jeunesse catholique. 328:118 Naturellement, nous n'allons pas imaginer que de telles « certitudes » seraient celles de la Maison de la Bonne Presse. Nous voyons bien que le journal *La Croix* ne raconte pas de telles énormités au sujet du communisme. Mais les faits sont les faits. C'est un fait que ces énormités sont assé­nées aux jeunes dans un magazine publié à leur intention par la Bonne Presse. C'est un fait que ce magazine est vendu dans les églises et qu'il est instamment recommandé aux parents, pour leurs enfants, par les Centres diocésains d'information. C'est un fait que pour toutes ces raisons il bénéficie ou paraît bénéficier de la caution morale de l'épis­copat français. C'est un fait, aussi, que le scandale de cet éloge du com­munisme survient après le scandale de la diffusion, par le même *Club-Inter,* des théories religieuses de Louis Leprince-Ringuet. Cette grave faute, survenue en mai 1967, relevée par nous en juillet, paraissait devoir inciter la Maison de la Bonne Presse, et sans doute même l'épiscopat français, à regarder d'un peu près de quelle manière ce magazine éclaire la religion des jeunes catholiques. Il n'en a rien été. Après l'épisode de la démolition de la foi chrétienne, voici l'épisode de l'éloge du communisme. Avant de dire à quelles conclusions pratiques nous con­duit la prolongation d'une situation aussi scandaleuse, rap­pelons avec précision en quoi consistait l'attaque contre la foi. Contre la foi catholique Dans son numéro du 15 mai 1967, *Club-Inter* publiait des déclarations religieuses de « Louis Leprince-Ringuet, savant et croyant », présenté page 5 comme « un grand cerveau souriant » et comme « un chrétien ouvert aux pro­blèmes de son époque ». Les déclarations elles-mêmes occu­paient les pages 70 à 73 du numéro. Leprince-Ringuet exposait ce qui unit les hommes et ce qui les divise : 329:118 « La science n'a jamais aimé les frontières, elle est un pôle qui unit les hommes. Alors que les religions, les ensembles ethniques sont bien souvent cause d'incompréhension. » Il précisait ce qui est universel et ce qui est local : **« **Il y a deux pôles dans notre existence, il y a le pôle scientifique qui est universel et qui n'a pas de barrières ; puis il y a le pôle hu­main qui est le pôle de l'homme qui doit tenir compte naturellement des hérédités, des tra­ditions, de tout ce qui est local, et aussi des re­ligions. Et ces deux pôles doivent exister... » Il expliquait que la liberté de pensée, c'est la liberté de penser n'importe quoi dans les domaines philosophiques et religieux dont la science n'a pas encore tranché les pro­blèmes : « Il faut qu'il y ait des bouddhistes avec leur mode de pensée particulière, il faut qu'il y ait aussi des chrétiens qui pensent d'une autre façon. La science vous laisse la liberté de pensée : elle ne répond pas aux questions phi­losophiques et religieuses. » Donc, là où la science ne dit rien encore, on est libre pour le moment de penser n'importe quoi. Mais la science ne nous laissera pas toujours cette liberté : « Les grands problèmes, par exemple celui de notre venue sur la terre, celui de l'immor­talité de l'âme, celui de l'attitude humaine : faut-il être optimiste ou pessimiste ? Quelle est la mesure de notre liberté ? Ces problè­mes ne sont pas actuellement du ressort de la science, c'est-à-dire que, actuellement, nous sommes libres de telle ou telle option à leur sujet et nous pouvons nous faire une philoso­phie de l'existence, accepter une doctrine religieuse. 330:118 « Mais que se passera-t-il dans cent ans ? La science aura évolué, on connaîtra mieux certains mécanismes de l'être humain, on aura probablement une idée différente (plus précise et plus confuse à la fois) du fonction­nement du cerveau et de la définition de la liberté ; les frontières de ce que la science appréhende seront modifiées. Mais l'amour évangélique restera. » Leprince-Ringuet enseigne donc fort nettement que les philosophies et les doctrines religieuses ne sont que des options libres dans le domaine que la science ne connaît pas encore. (Il ne lui vient pas à l'idée, et il ne implicitement qu'à côté du type scientifique de certitude, il puisse y avoir la certitude de type philosophique, et la certitude de type religieux, et que ce soient elles aussi des certitudes objectives.) Quand la science aura avancé davantage, il ne restera rien des doctrines religieuses, il en restera *seulement l'amour évangélique*. Il restera la seule charité, sans la foi ni l'espérance : ce sera donc le Paradis sur la terre. Nécessairement : car le Paradis est le lieu où il n'y a plus ni la foi ni l'espérance, mais seulement la charité. Les théories religieuses de Leprince-Ringuet peuvent donc s'accorder avec l'avènement du communisme. D'ailleurs la religion doit être, selon lui, *élaborée* par chacun : « Pour moi, je ne pourrais considérer comme acceptable une religion imposée par le haut, à l'élaboration de laquelle chacun ne partici­perait pas avec son intelligence, sa pensée, son cœur. » 331:118 Cette proposition est carrément anti-chrétienne : la reli­gion chrétienne n'est pas *élaborée* par chaque chrétien, mais bien, au contraire, *imposée d'en haut* par l'autorité infinie de la parole de Dieu révélant aux hommes des mys­tères qu'aucune intelligence humaine ne pourrait « éla­borer ». (Par cette affirmation, Leprince-Ringuet s'est *en fait* déclaré non-catholique : car la religion catholique, on ne sache pas qu'il ait participé lui-même à son « élaboration ».) Au demeurant, la *Vérité* n'existe pas pour lui : « Je pense que la Vérité avec un grand V, celle qui nous serait imposée par des dogmes rigides comme des rochers monolithiques, c'est quelque chose d'irréel. L'Église catholique s'en aperçoit actuellement fort bien et c'est très heureux. » Pour les chrétiens, la Vérité avec un grand V n'est pas « quelque chose d'irréel », c'est au contraire la Personne même de Notre-Seigneur Jésus-Christ, présent dans tous les tabernacles du monde et exprimant sa révélation par les dogmes intangibles de l'Église. Et pourtant Leprince-Ringuet est présenté par *Club-Inter* comme un « croyant » et comme un « chrétien ». Chrétien, en quel sens l'est-il donc ? Il l'explique lui-même : « La vérité chrétienne, c'est pour moi, essen­tiellement, l'esprit de l'Évangile, cet esprit d'amour et de fraternité qui a été introduit pour la première fois d'une façon admirable et parfaite avec le sermon sur la montagne. c'est l'esprit des Évangiles en général. Par exemple, les formulations doctrinales me pa­raissent secondaires, à côté de l'esprit de l'Évangile. Elles risquent de nous faire perdre de vue l'essentiel. 332:118 Ce sont d'ailleurs des pro­blèmes pour lesquels nous n'avons pas tou­jours, nous scientifiques chrétiens, de positions parfaitement définies ; tout cela est en évolu­tion et je trouve que c'est épatant d'être dans ce monde en évolution. » En définitive, Leprince-Ringuet ne reconnaît donc de certitude objective que dans l'ordre matériel, et donnée seu­lement par « la » science. En ce qui concerne « les » reli­gions, c'est l'affaire de chacun de se construire, selon ses options libres, sa petite religion à soi, à l' « élaboration » de laquelle il « participe ». Devant cet enseignement magistral, proposé aux jeunes catholiques sans aucune réserve ni mise au point, mais au contraire comme un grand exemple, nous écrivions en juillet, et nous redisons : *-- Il était peut-être intéressant de faire connaître* « *aux jeunes *», *dans une publication que la Maison de la Bonne Presse leur destine et leur propose dans les églises, la pen­sée religieuse de Leprince-Ringuet. Mais il était au moins aussi nécessaire, à notre avis, de préciser à l'intention de ces mêmes* « *jeunes *» *que les déclarations religieuses de Le­prince-Ringuet contredisent la doctrine de la foi ; et de leur expliquer en quoi et pourquoi ; au lieu de leur donner toutes ces assertions comme allant de soi, et d'aller jusqu'à leur proposer en exemple une telle attitude religieuse.* Nous protestions en ces termes, et nous maintenons, et nous réitérons cette protestation : -- *Nous ne connaissons personnellement ni Louis Le­prince-Ringuet ni les directeurs responsables de* « *Club-Inter *» ([^45]). *Nous n'avons à leur endroit aucun sentiment d'animosité*. 333:118 *Avec le plus grand parti pris de bienveillance et de sympathie que l'on voudra, il est impossible de ne pas protester qu'ils donnent ainsi* « *aux jeunes *» *une idée radicalement fausse de la foi chrétienne, une idée manifestement contraire à l'enseignement de l'Église.* Et nous ajoutions : *-- Il est également impossible de ne pas s'interroger sur la situation religieuse d'une Église de France où il paraît tout naturel de diffuser parmi* « *les jeunes *»*, dans les églises, et sous le nom chrétien explicitement invoqué, des erreurs contre la foi que personne de responsable ne semble seule­ment remarquer.* *Si, comme il est manifeste dans ce cas précis, et dans bien d'autres cas analogues, personne ne défend plus la foi chrétienne contre la propagation -- à l'intérieur même des églises -- des erreurs qui la détruisent, alors et dans cette mesure nous incombe le devoir imprescriptible de la défen­dre nous-mêmes, au moins pour nous-mêmes et pour ceux qui nous font confiance. Ce témoignage, avec la grâce de Dieu, rien ne pourra nous en détourner.* \*\*\* Tout le monde était donc bien clairement averti en ces termes au mois de juillet 1967. Nous supposons d'ailleurs que si Club-Inter avait par mégarde publié quelques inexactitudes sur la biographie de Brigitte Bardot ou sur les performances d'Anquetil, cet honorable magazine n'aurait pas manqué de les rectifier scrupuleusement. Mais les erreurs graves contre la foi que l'on a insinuées dans l'âme des jeunes catholiques, on ne les rectifie pas. On les complète plutôt, en faisant une apo­logie en forme du communisme. Oui, nous avions suffisamment averti. Il nous faut main­tenant passer aux actes. 334:118 Trois vœux *Premièrement,* nous émettons les trois vœux suivants : : 1° Que tous ceux qui, dans la direction de *Club-Inter,* ont une part de culpabilité dans la publication de ces attaques contre la foi et de cette apologie du communisme, soient privés de toute fonction de responsabilité, et que cela soit publié dans *Club-Inter* avec l'engagement solennel de ne plus recommencer. 2° Que la doctrine de la foi soit explicitement rétablie dans *Club-Inter,* point par point, à l'encontre des déclara­tions de Leprince-Ringuet. 3° Que *Club-Inter* désavoue en bloc et rectifie en détail son apologie du communisme, conformément à l'enseigne­ment de l'Église à ce sujet. *Secondement,* nous attendons sans trop d'illusions la réalisation de ces trois vœux, mais notre attente ne sera nullement passive. En attendant :\ à l'action Puisque personne ne le fait et puisque la carence est universelle, nous prenons l'initiative de publier nous-même la présente mise en garde contre *Club-Inter*. Nous le faisons en notre qualité de chrétien baptisé et confirmé, ou si l'on veut de laïc adulte et de fidèle majeur. En cette qualité, nous déclarons qu'à notre jugement personnel ce magazine, par ses articles cités et pour les motifs exposés, constitue un péril grave pour la foi des jeunes catholiques auxquels il est spécialement destiné. 335:118 Nous invitons nos amis à nous demander le tiré à part de la présente mise en garde et à le diffuser partout où le magazine *Club-Inter* est lui-même diffusé. Nous attirons l'attention des parents, des éducateurs et des prêtres sur la *responsabilité personnelle* grave qu'ils assument en proposant ou en laissant proposer aux jeunes une telle publication. Nous demandons à tous nos amis d'entreprendre tou­tes démarches et actions opportunes pour interrompre la diffusion de ce magazine parmi les jeunes catholiques. Nous déclarons nous en remettre au jugement final de l'Église sur les doctrines religieuses de Louis Leprin­ce-Ringuet diffusées dans la jeunesse catholique par le magazine *Club-Inter*. *Jean Madiran.* ##### *Avis pratique* *Nous avons souvent employé dans le passé, et encore dans les pages précédentes, une expression commode et brève :* « *vendu dans les églises. *» *Mais à proprement parler cette expression est inexacte.* *Les journaux et périodiques que l'on voit exposés sur les tables de presse* A L'INTÉRIEUR *des églises y sont* OFFERTS*, y sont* PROPOSÉS*, ils n'y sont pas* VENDUS. 336:118 *Ils n'y sont pas vendus et ils ne peuvent pas l'être : la loi canonique l'interdit pour toutes les églises, la loi civile française l'interdit pour la plupart d'entre elles. Toute* VENTE *serait donc doublement* ILLÉGALE. *-- Mais, objectera-t-on, les prix sont bien affichés ?* *-- Ils ne le sont pas toujours. Quand ils le sont, ils n'ont pas la portée et ils ne peuvent avoir l'intention* (*illégale*) *que leur prête un malentendu à vrai dire très répandu et peu évitable.* *Il faut enfin dissiper ce malentendu.* *Les prix affichés pour les journaux exposés* A L'INTÉRIEUR *des églises ne sont pas des prix de vente : il ne peut pas y avoir vente. Ils n'ont qu'une portée indicative : ils suggèrent le montant de l'*OFFRANDE *que l'on* PEUT *déposer quand on prend un journal ainsi exposé. Mais cette offrande est* LIBRE*, elle est tout à fait* FACULTATIVE*, il n'y a aucune obligation. En tenant compte ou sans tenir compte des prix affichés, chacun fixe lui-même le montant de l'offrande qu'il consent. S'il en était autrement, alors il y aurait* VENTE*, ce qui est interdit et impossible.* *Il est utile de le savoir et de le faire savoir : les publications exposées à l'intérieur des églises sont à la libre disposition du public. Déposer en échange une offrande n'est pas obligatoire.* *Naturellement, les publications ainsi exposées s'honoreraient en dissipant elles-mêmes un malentendu trop répandu. Elles s'honoreraient en rejetant explicitement l'équivoque et en avertissant le public.* *Comme elles omettent généralement de le faire, il convient de le faire à leur place.* *Expliquez-le autour de vous.* 337:118 La « Mise en garde » que l'on vient de lire aux pages précédentes est en vente à nos bureaux en tiré à part : -- L'exemplaire : 0,40 F. franco. -- Les 10 exemplaires : 3 F. franco. -- Les 100 exemplaires : 25 F. franco. Adresser les commandes à la Revue Itinéraires, 4, rue Garancière, Paris VI, -- C.C.P. Paris 13-355-73. 338:118 ## NOTE DE GÉRANCE ### L'augmentation des tarifs #### I. -- La situation générale Depuis le 1^er^ octobre 1967, les prix des quotidiens et des publications périodiques sont libres : c'est-à-dire qu'ils ne sont plus soumis au « blocage des prix ». Les quotidiens ont aussitôt augmenté leurs prix de 33 % environ. Certains d'entre eux ont précisé -- ce qui est vrai pour tous -- que même après cette augmentation, leur prix de vente demeure largement inférieur à leur prix de revient. *Le Monde* du 1^er^ octobre 1967 écrivait en première page : « *Nos lecteurs doivent savoir que les recettes nettes de vente ne couvriront, même à ce nouveau prix, qu'un peu plus de la moitié du prix de revient, le complément provenant des recettes de publicité. *» Les publications périodiques (hebdomadaires, mensuels, etc.) sont dans une situation analogue : elles ont également augmenté leurs prix, mais d'une manière plus variée que l'augmentation de 33 % uniformément décidée par la presque totalité des quotidiens. C'est l'ensemble de la presse au sens le plus large (journaux et périodiques de toute sorte) qui est mise en vente -- même après les dernières augmentations -- environ 50 % au-dessous de son prix de revient. 339:118 Une telle situation, à notre avis, est profondément malsaine, à la fois au point de vue économique et au point de vue moral. Nous avons été parmi les premiers, ou peut-être les premiers en France, à l'exposer en détail au public, il y a maintenant plus de dix ans. Plus récemment quelques journaux, et principalement *La Croix* de Paris, ont commencé à méthodiquement informer et éduquer leurs lecteurs sur ce point. C'est la publicité commerciale qui comble le déficit des journaux et qui même, pour certains d'entre eux, assure des bénéfices parfois importants. Mais la publicité dans les journaux et périodiques n'est pas inoffensive. Telle qu'elle se pratique aujourd'hui, elle comporte trois inconvénients majeurs : 1° La publicité commerciale n'est plus pour les journaux une simple ressource d'appoint. Elle représente environ la moitié de leur budget, et souvent davantage. Elle tend à devenir leur ressource principale ; elle l'est déjà devenue dans beaucoup de cas. Nous ne mettons pas ici en cause les intentions des personnes : supposons même, par hypothèse extrême, qu'elles soient absolument pures et désintéressées. Il est de toutes façons impossible de ne pas subir le *poids* financier, économique, moral d'une telle situation : ce poids joue de lui-même et en permanence. Les journaux *dépendent* financièrement, pour moitié ou pour plus de moitié, de ressources et de volontés qui leur sont étrangères. Ils peuvent bien se désirer (ou se croire) autonomes : en fait ils ne le sont plus. La partie principale de leur budget dépend d'une volonté qui n'est celle ni des rédacteurs ni des lecteurs, et qui est entièrement extérieure au journal lui-même. La publicité commerciale peut toujours se passer d'un journal déterminé ; elle pourrait même, si elle en décidait ainsi, se passer de l'ensemble de la presse imprimée (et se concentrer sur la radio et la télévision). Mais la presse ne peut plus se passer de la publicité. Il n'y a donc pas interdépendance, mais en réalité dépendance à sens unique. Dorée sans doute et souple à l'occasion ; décisive néanmoins. 340:118 Mettant dès la fondation d'ITINÉRAIRES nos actes en accord avec nos idées, nous n'avons jamais accepté et nous n'accepterons jamais aucune publicité payante dans la revue. La vraie manière et la seule, de travailler réellement à une réforme sociale, est toujours de commencer par soi et par ce qui dépend de soi. 2° La publicité commerciale veut naturellement atteindre le plus grand nombre possible de consommateurs : elle va donc de préférence, dans la presse, aux plus gros tirages. En outre, *son prix augmente* (pour une même surface publicitaire : une page, une demi-page, etc.) *à mesure que le tirage augmente*. A l'égard d'une presse qui en a un besoin vital, elle est donc une incitation constante à *augmenter les tirages.* Or, au-dessus d'un certain chiffre, qui varie selon les niveaux et catégories de publications, mais qui est généra­lement peu élevé, les journaux ne peuvent pratiquement *augmenter leur tirage* que par une *baisse de leur qualité* intellectuelle et morale. Telle est la RAISON DRACONIENNE, d'ordre économique et financier, pour laquelle *la presse* « *d'opinion *» *a presque complètement disparu* au profit de la presse dite « de grande information », qui, est le plus souvent une presse purement industrielle et commerciale, ne se souciant que de vendre du papier par n'importe quel moyen. La presse d'opinion, de tirage inévitablement plus faible, n'intéresse pas la publicité : et sans publicité, un quotidien d'opinion devrait être vendu environ 1 f (100 anciens francs) le numéro pour pouvoir vivre normalement. Le public étant dans son ensemble encore mal au courant de ces questions, il ne comprendrait pas pourquoi un quotidien d'opinion lui serait vendu 1 f le numéro alors que les autres quotidiens, avec, d'ailleurs beaucoup plus de pages, lui sont vendus 0,40 F. 3° La publicité commerciale dans la presse provoque inéluctablement la *concentration* des journaux : pour parvenir à des tirages encore plus énormes et recevoir une publicité encore plus rentable. Cette concentration est un intérêt commun des entreprises de presse industrielle, des agences de publicité commerciale (qui payeront plus cher chaque annonce, mais dans un nombre réduit de journaux). Et cet intérêt commun tend à prévaloir, comme on le voit, sur les autres intérêts. 341:118 Telle est la RAISON DRACONIENNE, économique et financière, qui conduit à une *réduction progressive de la pluralité des journaux.* Avec raison *La Croix* a pu écrire qu'à la limite on serait menacé d'avoir finalement « le quotidien unique » à Paris (On l'a déjà, dans le domaine de la presse catholique...) Même évolution, Pour les mêmes raisons, en province. Il y avait 260 quotidiens de province en 1913 ; il n'y en avait que 167 en 1939 ; il n'y en a plus que 80 aujourd'hui. \*\*\* Résumons. Les trois inconvénients indiqués sont des inconvénients majeurs, parce que chacun d'eux provoque un phénomène *catastrophique pour la vie de l'esprit :* 1° dépendance croissante des journaux à l'égard d'intérêts économiques et financiers ; 2° diminution constante, pour accroître le tirage, de la qualité intellectuelle et morale des journaux (avec disparition progressive de la presse d'opinion) ; 3° concentration, c'est-à-dire diminution continuelle de la pluralité et de la diversité des journaux. Bref, on peut constater une *disparition progressive de la pensée indépendante -- et à la limite de toute pensée dans la presse imprimée*. Ce phénomène a d'ailleurs plusieurs causes : mais parmi elles, une cause matérielle qui est draconienne, et qui tient au poids décisif pris par la publicité commerciale dans les budgets des journaux. 342:118 #### II. -- Remarques annexes sur les grands hebdomadaires Cette situation est également subie par les « grands heb­domadaires », et elle a déterminé chez eux une évolution qui est à la fois cocasse et affligeante : ils en sont venus à être *tous pareils*. Ils sont obsédés par le besoin vital de recevoir une publicité importante : il leur faut donc atteindre des tirages massifs. Pour les atteindre, ils ont recours à des méthodes proprement industrielles et com­merciales, notamment *l'étude du marché :* enquête socio­logique sur ce que le public « désire » dans sa masse la plus nombreuse. Naturellement, les diverses « études de mar­ché » faites par les différents hebdomadaires leur donnent des résultats identiques. Par suite, *ils font tous la même chose* et généralement au même moment : « la pédéras­tie », « la mort de Dieu », « la renaissance du nazisme », « le pétomane », « les jeunes et l'amour », « l'amour à quarante ans », etc. C'est ainsi que les « grands hebdoma­daires », aujourd'hui, *se ressemblent tous* par leurs « sujets-chocs », par leur format, par leur couverture, par leur mise en pages, par leurs photos et finalement par tout leur contenu. L'histoire de la presse a ainsi subi au milieu du XX^e^ siècle un changement radical (une « mutation »). Antérieurement, on fondait un organe de presse pare que l'on avait quelque chose à dire, une conviction à de fendre, une pensée à diffuser, le désir de convaincre le public. Et l'on courait sa chance avec plus ou moins d'efficacité persuasive et plus ou moins de succès. Aujourd'hui, dans la plupart des cas, un organe de presse est prêt à vendre n'importe quoi pourvu que sa vente augmente : il commence par « étudier le marché » pour savoir ce que le public « attend » dans sa masse la plus nombreuse et la plus informe. 343:118 Et si cet organe de presse a par surcroît des opinions à défendre, il le fera subrepticement, mine de rien, par sa manière presque impercep­tible de présenter ou d'infléchir l' « information objec­tive ». En revanche, présenter ou discuter franchement une pensée sera réputé abominable « polémique ». #### III. -- La situation d' « Itinéraires » Ces *vices de structure* de la presse actuelle, il ne suffirait pas de les énoncer ou de les dénoncer ; et surtout il ne suf­firait pas de les *dénoncer verbalement* (par nos articles) *dans une publication qui accepterait de se plier aux mêmes mœurs et aux mêmes pratiques.* C'est pourquoi, depuis le début, nous avons refusé d'in­sérer de la publicité payante dans ITINÉRAIRES : nous étions d'emblée radicalement libérés de l'engrenage par lequel on est conduit -- *quelquefois insensiblement* -- à recher­cher une augmentation du tirage au détriment de la qua­lité intellectuelle, voire au détriment de ses convictions. Nous publions ITINÉRAIRES pour faire connaître notre avis et non pour exprimer l'avis qui nous vaudrait sans doute considération mondaine, plus grande renommée et plus large diffusion. Seulement, ce choix initial et définitif entraîne des consé­quences pratiques que nos lecteurs eux-mêmes ne com­prennent pas toujours très bien, notamment parce qu'ils négligent trop souvent de lire attentivement les « Avis pra­tiques » et les « Notes de gérance » par lesquels nous les tenons informés de la vie de la revue. Une pensée *différente* de ce que tout le monde raconte ne peut pas s'exprimer par les moyens d'expression qui conviennent aux conformismes totalitaires ; elle est obligée de *créer* elle-même ses propres moyens d'expression, *adé­quats à son objet*, et adéquats aussi aux circonstances, actuelles. 344:118 Plusieurs de nos amis voudraient nous voir fonder des groupements et des journaux « comme les autres », ou bien comme ceux d'autrefois : une Fédération nationale catholique, un quotidien, un hebdomadaire, un parti, une ligue, une société secrète, que sais-je encore. Ils sont habi­tués d'une part à ce qui a existé autrefois, d'autre part à ce qui existe autour d'eux. Ils nous verraient volontiers prendre *les mêmes moyens* que ceux que nous combattons. Ils n'ont pas véritablement compris l'axiome fondamental, on ils n'ont pas compris comment cet axiome s'applique rigoureusement aussi aux questions de presse et d'organisation : *la contre-révolution n'est pas une révolution con­traire, mais le contraire de la révolution*. En matière d'ORGANISATION, c'est tout l'effort de Jean Ousset de faire comprendre la nécessité d'une organisation d'un type nouveau, qui soit contre-révolutionnaire non seu­lement par les idées professées, mais encore par sa struc­ture même et par ses moyens propres, constituant en soi-même au moins une première ébauche de la société à refaire, et notamment des corps intermédiaires. En matière de PRESSE IMPRIMÉE, c'est tout notre effort : faire vivre une publication qui est radicalement d'un type nouveau, et qui est contre-révolutionnaire non seulement par les idées qu'elle exprime, mais encore et simultanément par sa structure, par son comportement, par son fonction­nement économique et financier. Ce n'est pas un luxe ou une fantaisie : l'outil doit corres­pondre à la tâche. L'apport peut-être le plus original et le plus précieux de la pensée et du travail de Jean Ousset est d'avoir mis en lumière la cause cardinale de presque deux siècles d'échecs des idées contre-révolutionnaires : elles étaient défendues par des méthodes (inconsciemment) révolutionnaires : sociétés de pensée, groupements monoli­thiques, presse d'agitation ; bref par des moyens qui don­naient des mœurs révolutionnaires à ceux même qui pro­fessaient des doctrines contre-révolutionnaires. 345:118 Il n'y a pas obligation pour chacun d'étudier à fond ces questions pourtant décisives. Que du moins nos amis veuillent bien alors nous faire confiance, et penser que ce n'est point par lubie, mais par nécessité inhérente à l'œuvre entreprise, que nous avons choisi en matière de presse et d'organisation des voies évidemment difficiles, éventuelle­ment déroutantes pour ceux qui n'ont pas approfondi le problème pratique : ce sont les seules voies fécondes, s'agis­sant comme il s'agit de travailler non pour l'apparent succès d'une saison, mais pour les réalités profondes des âmes, des cœurs, et de l'histoire. #### IV. -- Comparaisons Si nous faisions un quotidien, nous le vendrions au moins 1 F le numéro, et l'abonnement annuel serait fixé aux environs de 200 ou 250 f : *ce sont les prix réels*. Ils pa­raissent énormes à un public qui a perdu l'habitude de payer ses abonnements aux prix réels et qui est universel­lement conditionné à des tarifs artificiellement réduits au moins de moitié. Nous ne faisons pas un quotidien. Nous faisons une revue mensuelle de culture générale qui, en intention et en fait, est d'un type entièrement nouveau et n'a aucun équi­valent. Cette revue est devenue en outre le grand rendez-vous des auteurs de langue française qui, à des plans et des niveaux différents, travaillent dans une pensée identique ou analogue : il n'existe aucun autre « carrefour », dans la presse imprimée, qui lui soit comparable par la diversité, l'autorité morale et l'unité de fond des auteurs qui s'y expriment tous ensemble. Nous pensons que l'abonné d'ITINÉRAIRES doit consentir un effort du même ordre de grandeur que l'abonné du *Monde*, l'abonné de *L'Express* ou l'abonné de *La Croix*. Nous pensons qu'il le doit et nous pensons qu'il le peut. L'abonné du *Monde* verse un abonnement annuel de 100 F. L'abonné de *L'Express* verse un abonnement annuel de 80 F. 346:118 L'abonné de *La Croix* verse un abonnement annuel mi­nimum de 107 f et il est invité à verser de préférence 115 f ou davantage. Sauf cas particuliers (auxquels répond notre institution des « bourses d'abonnement »), l'abonné d'ITINÉRAIRES peut et doit, pour le fonctionnement et le développement de l'œuvre commune, en arriver à verser un abonnement annuel comparable à celui qu'il verserait s'il était abonné à l'un ou l'autre des grands organes de presse qui dominent l'opinion. Il le peut s'il en comprend les raisons, et s'il se libère d'un jugement conditionné par les tarifs artificiellement bas que pratique l'ensemble de la presse imprimée ([^46]). #### V. -- Dispositions pratiques Pour mettre en vigueur les augmentations nécessaires et néanmoins ménager des transitions, nous avons pris les dispositions suivantes : 1° Le prix de l'abonnement annuel est porté à 85 f (étranger : 95 F). Le prix du numéro est porté à 11 F. 2° Provisoirement et jusqu'à nouvel ordre -- comme on peut le voir à la page qui publie le tableau de nos tarifs et qui est, selon les numéros, soit la dernière page, soit une page intérieure de couverture -- nous acceptons les abon­nements aux anciens tarifs (ordinaire : 65 f ; étranger : 75 F). Mais ceux de nos abonnés qui le peuvent plus facile­ment sont invités à souscrire leur réabonnement aux nou­veaux tarifs. voici : Rappelons d'autre part les dispositions permanentes que voici : 347:118 -- les abonnements en cours ne sont jamais augmentés : c'est-à-dire que, quelles que soient les augmentations qui peuvent intervenir dans nos tarifs, tout abonné reçoit son abonnement jusqu'au bout sans avoir à payer de majora­tion ; c'est seulement à la date normale de son réabonne­ment, et seulement pour ce réabonnement, que l'augmenta­tion entre en vigueur pour lui (et ainsi les abonnements-cadeaux de Noël demeurent de toutes façons au tarif de 65 F, et 75 f pour l'étranger) ; -- le tarif en vigueur au moment où l'on souscrit un abonnement ou un réabonnement est celui qui figure dans le dernier numéro paru à ce moment-là ; -- lorsque leur abonnement arrive à expiration, les abonnés en sont toujours avisés par une circulaire de rappel qui leur parvient avant le dernier numéro auquel leur abon­nement en cours leur donne droit : ils n'ont rien à payer tant qu'ils n'ont reçu aucune circulaire de rappel. L'entrée en vigueur de l'augmentation de nos tarifs est donc provisoirement suspendue : elle sera retardée le plus possible. Bien entendu, et comme toujours, ce sont les souscripteurs d' « abonnements de soutien » (à 200 f ou à 250 F) qui nous permettront de retarder plus ou moins cette entrée en vigueur. Une fois de plus, nous les remercions de tout cœur pour ce soutien qui est plus ou moins intense selon les saisons, mais qui ne nous a jamais manqué. Il est aujourd'hui plus nécessaire que jamais : dans les circonstances très graves où nous sommes entrés, nous comptons sur eux d'abord pour accroître nos moyens d'action. Jean Madiran. 348:118 ## AVIS PRATIQUES 349:118 ##### *La Collection Docteur commun : le Pater et l'Ave de saint Thomas* Dirigée par Jean Madiran, publiée aux Nouvelles Éditions Latines la *Collection Docteur commun* se propose de mettre à la disposition, du public, dans la langue d'aujourd'hui, les œuvres de saint Thomas d'Aquin dont la traduction française n'a jamais été faite ou est actuellement introuvable. *Premier volume paru :* LES PRINCIPES DE LA RÉALITÉ NATU­RELLE. Introduction, traduction et notes de Jean Madiran. Le volume comporte en outre l' « avertissement » général de la Collection, exposant notamment l'esprit et les méthodes de la traduction. *Second volume paru :* LE PATER ET L'AVE. Commentaire de saint Thomas sur l'Oraison dominicale et la Salutation, angéli­que. Traduction française par un moine de Fontgombault. *Troisième volume* (à paraître) : LE CREDO. Commentaire de saint Thomas sur le Symbole des Apôtres. 350:118 #### *La* « *Collection Itinéraires *» La « Collection Itinéraires » est une collection de librairie qui édite des ouvrages se rattachant aux inspi­rations essentielles de la revue Itinéraires et de son travail en vue d'une réforme intellectuelle et morale entreprise selon les principes exposés dans notre « Dé­claration fondamentale ». Vingt ouvrages parus : **1. -- **Henri CHARLIER : *Culture, École. Métier.* « Henri Charlier est passé devant nous pour nous montrer le chemin », écrivait Henri Pourrat. Et Jean Madiran : « Pour ma part je n'ai jamais rencontré per­sonne qui soit, autant qu'Henri Charlier, homme à la fois d'expérience et de pensée, aussi parfaitement de plain-pied avec les philosophes et les artistes de tous les temps qu'avec le bûcheron, l'ouvrier ou l'artisan son voisin. » Henri Charlier est venu *du monde moderne à la foi* *chrétienne *: au moment où l'on veut nous imposer l'itiné­raire inverse, son témoignage et sa leçon prennent une importance décisive. C'est à dessein que *Culture, École, Métier* qui est son ouvrage fondamental, et comme la synthèse de sa pensée, figure en tête de la « Collection Itinéraires » : « J'ai voulu marquer de cette manière, a écrit Jean Madiran ; que nous sommes l'humble écolier de sa pensée. Non pour lui faire partager la responsabilité de nos déficiences : il n'en a aucune, il n'y a qu'un directeur à la revue. Mais si la revue *Itinéraires* a pu rendre quelques services à ses lecteurs, c'est à Henri Charlier qu'en revient le mérite premier. » Table des matières de l'ouvrage : I. -- Les principes de l'enseignement. II. -- L'enseignement et la vie. III. -- Les conditions du problème. IV. -- Les écoles techniques. V. -- L'enseignement secondaire. VI. -- Culture phy­sique ; musique. VII. -- Résumé sur l'enseignement se­condaire. VIII. -- Quelques vues sur l'enseignement supé­rieur. IX. -- L'enseignement du dessein, et l'apprentissage de l'art. -- Appendice : Les quatre causes ; raisons de l'impuissance des intellectuels. 351:118 **2. -- **Henri MASSIS : *De l'homme à Dieu.* Précédé d'un « Portrait d'Henri Massis » par Gustave Thibon, cet ouvrage est unique dans l'œuvre d'Henri Massis : c'est celui où il retrace l'ensemble de son itiné­raire intellectuel et spirituel. Publié en octobre 1959, ce livre eut un profond reten­tissement et détermina l'élection d'Henri Massis à l'Aca­démie française. Il ne comporte pas de table des matières, mais un index détaillé des noms cités. (On se reportera à notre *numéro spécial sur Henri Massis*, numéro 49 de janvier 1961) **3. -- **R.-Th. CALMEL O.P. : *Sur nos routes d'exil : les Béati­tudes.* Synthèse de la doctrine spirituelle du P. Calmel : *I. -- Élévations sur quelques vérités évangéliques* l'es­prit d'enfance ; le message de la petite Thérèse bien­heureux les pauvres ; la croix dans la vie apostolique ; la joie que nous donne Jésus-Christ ; la paix que nous demandons à l'Agneau de Dieu ; la pratique du comman­dement nouveau la charité répandue en nos cœurs par le Saint-Esprit la prière pour ceux qui nous font du mal -- la véritable miséricorde ; charité surnaturelle et noblesse humaine notre Sauveur est un Dieu caché la leçon de Pascal les signes de Dieu et de son, Amour les miracles dans notre état de chute et de Rédemption la Transfiguration. -- *II* *-- Instructions sur quelques vé­rités évangéliques *: la nature authentique du bien et du mal ; vertu et passion ; vertu et pauvreté intérieure ; les forts et les faibles ; prudence de la chair et prudence de l'esprit ; la chasteté consacrée ; la sainteté du ma­riage ; l'Église sainte composée de pécheurs ; charge du temporel et primauté du Royaume de Dieu ; vrai et faux messianisme. -- *III* *-- Politique et vie intérieure *: hé­roïsme et gentillesse ; sens politique et pureté ; infirmité de la cité politique, même chrétienne ; l'Église et les sociétés ; les institutions et les personnes ; réponse intégrale aux iniquités politiques ; la reconnaissance publique de la religion chrétienne. 352:118 **4. -- **Pierre ANDREU : *Histoire des prêtres-ouvriers.* L'ouvrage maintenant classique sur l'histoire des prê­tres-ouvriers. Il se divise en cinq grandes parties : I. -- La France, pays de missions ? II. -- De la conquête à la présence. III. -- La grande crise. IV. -- La Mission ouvrière. V. -- Conclusions. **5.** -- Jean MADIRAN : *De la justice sociale.* Étude de philosophie sociale qui n'a jamais été publiée dans la revue *Itinéraires *: I. -- La doctrine tradition­nelle de la justice. -- II. -- La difficulté. -- III. -- Principe d'une solution. -- IV. -- Originalité de la justice distributive. -- V. -- Nature du bien commun. VI. -- La justice est une vertu et non une idéologie. VII. -- Justice et prudence. -- VIII. -- Compléments sur le bien commun. -- IX. -- Participation au bien commun. -- X. -- Au niveau de l'économie nationale. -- XI. -- Le principe de subsidiarité. -- XII. -- Dimension de la jus­tice sociale. **6.** *-- *Amédée d'ANDIGNÉ : *Un apôtre de la charité : Armand de Melun.* Ce livre du Président des « Amis de la Cité catholi­que » présente d'abord l'originalité d'être revêtu d'une Préface du R.P. Riquet et d'un Avant-propos d'Henri Rollet. 353:118 *Première partie : L'homme de foi et ses amis.* -- La formation. L'âge mûr. Le catholicisme en face de l'erreur contemporaine. « Quanta cura » et le « Syllabus ». -- *Seconde partie : l'homme charitable et ses œuvres*. *--* Tableau de l'époque. Les Instituts religieux. Les Œuvres avant 1848. Le Patronage. La Miséricorde. Les pauvres malades. La Sainte Famille. Le Comité des Œuvres. Le manuel des Œuvres. Les Annales de la charité. La Société d'économie charitable. La législation. La révolution de 1848 et l'Assemblée législative de 1849. Le Second Em­pire. Les Sociétés de secours mutuel. La Revue d'écono­mie chrétienne. Autres œuvres : l'enseignement ; la loi Falloux ; les publications populaires ; la Société saint Vincent de Paul ; l'Œuvre des campagnes ; l'Œuvre de saint François de Sales ; l'Œuvre, des écoles d'Orient ; la Société de secours aux blessés militaires ; les Orphe­lins de la Commune ; les Fourneaux économiques. Nou­velles formes de charité : maire de Baugé ; conseiller général du Maine-et-Loire ; maire de Bouvelinghem. Œuvres littéraires. Les journaux. -- *Troisième partie : les idées sociales et politiques *: Idées sociales -- Le Play et Armand de Melun. ; l'Œuvre des cercles ; Albert de Mun. Idées politiques. Portrait. Mort d'Armand de Melun. A Boulevinghern. **7. -- **Charles DE KONINCK : *Le scandale de la médiation.* C'est l'unique ouvrage du grand philosophe et théolo­gien belgo-canadien qui ait été publié en France. (Voir notre *numéro spécial sur Charles De Koninck,* numéro 66 de septembre-octobre 1962, 216 pages, 6 f franco.) Seulement le chapitre I et le chapitre IV de cet ouvrage ont paru dans la revue *Itinéraires :* 1\. -- Pour nos frères éloignés. -- II -- La perfection de l'Incarnation et l'autorité du Souverain Pontife. -- III. -- Le sacrement du mystère de la foi. -- IV. -- Le scandale de la médiation. -- V. -- La part de la personne humaine dans l'œuvre de rédemption. -- VI. -- La « plenissima glorificatio » de la personne de Marie. VII -- Dieu parmi nous en ses saints. Annexes : 1. -- Réponse à une demande de précision 2. -- Note sur la mort glorieuse de la Vierge Marie. 354:118 **8. -- **D.P. AUVRAY O.P. -- *Le Cœur Immaculé de Marie.* « Trente élévations » : 1. La beauté du Cœur de la Vierge. 2. -- La beauté de l'amour de la Vierge pour la Trinité. 3. -- L'Annonciation. 4. -- La Visitation. 5. -- Marie et Élisabeth. 6. -- Marie et Joseph. 7. -- Vers Bethléem. 8. -- La Nativité. 9. -- L'ado­ration des Bergers. 10. La Présentation de Jésus au Temple. 11. -- L'adoration des Mages. 12. -- La fuite en Égypte. 13. -- La vie cachée à Nazareth. 14. -- Jésus perdu et retrouvé. 15. -- La mort de Joseph. 16. -- Le départ de Jésus. 17. -- Cana. 18. -- La vie publique. 19. -- Le cœur agonisant de Marie. 20. -- Le chemin du Calvaire. 21. -- La crucifixion. 22. -- « Femme voilà ton fils ». 23. -- La mort de Jésus. 24. -- La mise au tombeau. 25. -- Pâques. 26. -- L'Ascension. 27. -- La Pentecôte. 28. -- Les dernières années. 29. -- L'Assomption. 30. -- Le règne du Cœur Immaculé de Marie. **9. ***-- *Marcel DE CORTE : *L'homme contre lui-même.* « *La haine que l'homme moderne éprouve contre lui-même. *» -- « L'expérience prouve que l'homme contem­porain ignore ses maux et la voie de sa guérison possible. En dépit du mot fameux de Valéry, les civilisations ne savent pas qu'elles sont mortelles ; plus exactement, elles ne veulent pas le savoir. » -- « La philosophie n'est pas pour nous une construction artificielle, une œuvre ésoté­rique et pédantesque, un jargon accessible aux seuls initiés ; elle est la science des évidences vitales. » -- « La philosophie a perdu le sens des vérités simples ingénues, élémentaires et s'est enfoncée dans les ténèbres compli­quées du philosophe lui-même. » -- C'est ainsi que, dans sa préface, Marcel De Corte situe lui-même son ouvrage, qui comporte huit chapitres : I. -- Les transformations de l'homme moderne. II. -- Pathologie de la liberté. III. -- La crise du bon sens. IV. -- La crise des élites. V. -- Le déclin du bonheur. VI. -- Ce vieux diable de Machiavel. VII. -- Le Mythe du Progrès. VIII. -- L'accélération de l'histoire et son influence sur les structures sociales. 355:118 **10. -- **Jean MADIRAN : *Le principe de totalité.* Cet opuscule philosophique n'a jamais été publié dans la revue *Itinéraires :* I. -- Énoncé du principe. II\. -- Application erronée du principe. III\. -- Quatre distinctions. IV\. -- En quoi consiste le bien commun. V. -- La cité est pour l'homme. VI\. -- Le despotisme totalitaire. **11. -- **François SAINT-PIERRE : *La co-gestion de l'économie.* Une doctrine réaliste et un programme positif pour le développement économique : *Chapitre I : Le capital-socialisme. -- Chapitre II : La co-gestion de l'entreprise ou de la profession ? -- Cha­pitre III : Données d'un syndicalisme majeur *: Le syndi­calisme représentatif. Le droit et le fait de grève. Vote professionnel. Distinctions actuelles entre professions et métiers. Anarchie possible des corps intermédiaires. -- *Chapitre IV : La prévoyance sociale : Cotisations*. Condi­tions d'une saine gestion. Distance et taille des caisses. Retraites. -- *Chapitre V* : *Part familiale des rémunérations :* Exigences matérielles de la transmission de la vie. Coût des compléments familiaux et des salaires indi­viduels. -- C*hapitre VI : Le cas particulier de la co-gestion immobilière. -- Chapitre VII : La communauté des acquêts. -- Chapitre VIII : L'aménagement du terri­toire. --* POSTFACE : Pour les hommes réels. -- ANNEXES : Modes de versement de la part familiale des rémuné­rations. Feuilles de paye. Allocations-logement. Redis­tribution du revenu national. La co-gestion en agriculture. **12. -- **Joseph THEROL : *L'appel du roi temporel.* « Une attentive méditation de la vie de Jeanne d'Arc est peut-être le meilleur moyen de conduire à la pratique des Exercices spirituels : ce livre tente de fournir quelques éléments qui permettent d'établir ce parallèle. » *Première partie : Vers la perfection.* I. -- Principe et fondement. II. -- Les examens. III. -- La fin, les obsta­cles, les moyens. IV. -- L'appel et l'étendard. V. -- La route et le sommet. -- *Deuxième partie : La Visitation et le Magnificat.* I. -- Le cantique de l'humilité. II. -- Dieu est m'a joie. III. -- Dieu est ma force. IV. -- Dieu est mon espérance. -- *Troisième partie *: *Les mystères de la vie du Christ.* 356:118 **13. -- **C.-J. GIGNOUX : *Joseph de Maistre prophète du passé, historien de l'avenir.* I. -- L'énorme poids du rien. II. -- Josephus a Floribus. III. -- Une époque du monde. IV. -- La cuisine de Lausanne. V. Le philosophe errant. VI. -- L'ère de Tamerlan. VII. -- Le fauteuil tour­nant. VIII. -- Les feux du soir. IX. -- Je meurs avec l'Europe. « C'est à dessein que nous avons sans cesse situé Maistre en son temps et relié à l'événement l'élabora­tion continue de sa philosophie. » **14. -- **John A.-T. ROBINSON : *Dieu sans Dieu.* (*Honest to God*)*.* Traduction et avertissement par Louis SALLERON. Publié d'abord à Londres, *Dieu sans Dieu* a connu aussitôt un succès prodigieux. Son auteur John A.-T. Robinson est l'évêque anglican de Woolwich. Il n'était pas inconnu du grand public depuis sa déposition au procès de *L'amant de Lady Chatterley* en 1960 : il avait fait l'éloge du roman de Lawrence, déclarant que, « ni en intention ni en fait », ce livre ne lui paraissait « dé­pravant ». *Dieu sans Dieu* est en substance le programme de l'AGGIORNAMENTO MODERNISTE. Des Pères, experts et com­pères du Concile s'en sont ouvertement inspirés. Le P. Rouquette écrivait dans les *Études* de mars 1964 : « *La plupart des critiques catholiques qui ont rendu compte du livre de Robinson n'y décèlent rien de révolutionnaire et prétendent y retrouver des positions très tradition­nelles. *» Un certain état de la pensée catholique con­temporaine a ainsi été « testé ». (Voir l'éditorial d'*Itinéraires *: « Le test Robinson », numéro 85 de juillet-août 1964.) 357:118 Dans son vigoureux avertissement Louis Salleron place les choses en pleine clarté. Il remarque que le lecteur catholique français trouvera dans *Dieu sans Dieu* beau coup d'idées qui sont devenues familières dans la presse religieuse et dans la prédication elle-même : mais il verra en même temps pour la première fois, à quoi *ces idées conduisent*. Entre d'une part ces idées familières, de plus en plus installées à l'intérieur du catholicisme, et d'autre part la foi au Christ de la Révélation, annoncé par l'Écriture et la Tradition de l'Église, le compromis est impossible, le choix est inéluctable. **15. -- **Jean MADIRAN : *L'intégrisme. Histoire d'une histoire.* Pour la première fois, une histoire méthodique de ce que l'on appelle l' « intégrisme » avec REPRODUCTION ET ANALYSE DES DOCUMENTS que l'on invoque ordinairement sans les citer et sans avoir procédé à aucun examen critique. *Introduction : l'histoire d'une histoire. -- Première partie :* Chapitre I : Le livre de Nicolas Fontaine et le Mémoire anonyme. -- Chapitre II : Le Mémoire de Mgr Mignot. -- Chapitre III : L'Encyclique « Ad Beatissimi ». -- Chapitre IV : État de la question avant 1950. -- Chapi­tre V : La valeur des documents de Gand. -- Chapi­tre VI : L'Action française et l'intégrisme. -- *Seconde partie :* Chapitre VII : L'état de la question renouvelé après 1950. -- Chapitre VIII : Les trois lettres de saint Pie X. -- Chapitre IX : Le Rapport Antonelli. -- Chapitre X : Survivance ou reconstitution du S.P. -- Chapitre XI : Intégrisme de droite ou de gauche. -- Chapitre XII : La fonction que l'intégrisme voulait assumer. -- Chapitre XIII : L'alibi intégriste contre la Hiérarchie apostolique. -- *Troisième partie :* Chapitre XIV : Les indications du Rapport doctrinal de 1957. -- Chapitre XV : Le malen­tendu tragique. -- Chapitre XVI : Analyse de la défini­tion. -- Chapitre XVII : Un exemple : la polémique contre le Sillon. -- Chapitre XVIII : Intégrisme et tra­ditionalisme. -- *Quatrième partie :* Chapitre XIX : La diversion anti-intégriste. -- Chapitre XX : La guerre dans l'Église. -- Chapitre XXI : L'intégrisme selon le P. Suavet. -- Chapitre XXII : Daniel-Rops et l'intégrisme. -- *Cinquième partie :* Chapitre XXIII : Les procédés modernistes. -- Chapitre XXIV : La société secrète des mo­dernistes. -- Chapitre XXV : Le modernisme hier et aujourd'hui. 358:118 **16. -- **André CHARLIER : *Que faut-il dire aux hommes.* Comme son frère Henri, André Charlier n'est pas né chrétien : il est venu du monde moderne à la foi catho­lique. Par son simple témoignage, il est une vivante et terri­ble accusation contre tous ceux, dans le clergé même, et point à ses derniers rangs, qui veulent nous imposer de régresser de la foi catholique jusqu'au monde moderne. « La règle la plus importante de la vie spirituelle est qu'il nous faut sans cesse rafraîchir le regard que nous portons sur les choses essentielles » : cet ouvrage est une illustration de cette maxime : I*. -- Sources et racines.* L'âme moderne en face de l'être. 2. -- L'Occi­dent et la pensée abstraite. 3. -- Le chant de la liberté de l'âme. 4. -- Le goût de l'informe. 5. -- Que faut-il réformer ? 6. -- Le sens du sacré. II*. -- Vocation de la France.* 7\. -- Fidem servavi. 8. -- Les propos de Sélénius. 9. -- Les propos de Sélénius (suite). 10. -- La France parle. 11. -- Jeanne d'Arc et la restauration du sacré. 12. -- Invention à deux voix. III*. -- Rencontres.* 13\. -- Péguy et la détresse du monde moderne. 14 -- Brangues. 15. -- Lettre à Paul Claudel sur Péguy et la Sainte Vierge. 16. -- Ramuz poète de l'être. 17. -- Jacques Copeau restaurateur de l'art dramatique. 18. -- Le cas Gide. IV*. -- L'illuminisme et l'espérance.* 19\. -- L'illuminisme du X^e^ siècle. 20. -- De populo barbaro. 21. -- Ut abundetis in spe. V. -- *Lettres et méditations.* 22\. Lettre aux Cahiers. 23. -- Lettres aux Capi­taines. 24. -- Adieu à Maslacq. 25. -- Batailles perdues. 26. -- La gratuité de l'amour. -- 27. -- Fidélité à l'essentiel. 28 -- Lettre à Jean Madiran sur la civilisation chrétienne. 29. -- Confession vespérale. 359:118 **17. -- **Louis SALLERON : *Diffuser la propriété.* Ce volume se compose premièrement d'un exposé en forme, « diffuser la propriété », qui est entièrement iné­dit, et secondement de 13 annexes dont la plupart ont paru dans la revue *Itinéraires :* I. -- Diffuser la propriété. II\. -- Annexes : 1\. -- La propriété dans l'Encyclique « Mater et Magis­tra ». 2. -- La participation des salariés à la pro­priété du capital des entreprises. 3. -- Autofinance­ment et intéressement des travailleurs au capital. 4. -- Le P. Calvez et la propriété. 5. -- La diffusion de la propriété aux États-Unis. 6. -- La diffusion de la propriété en Allemagne. 7. -- Les sociétés d'investis­sement à capital variable à l'étranger. 8. -- Les socié­tés d'investissement foncier. 9. -- Les caisses d'épar­gne. 10. -- Pouvoir et propriété dans l'entreprise. 11. -- Huit propositions sur la propriété. 12. -- L'as­sociation du capital et du travail. 13 -- Proudhon et la propriété. **18. -- **Dom G. AUBOURG. O.S.B. : *Entretiens sur les choses de Dieu.* « Dom Aubourg : on va le voir, on le consulte, on lui écrit -- il demeure inconnu du public. Pour les quelques dizaines, au mieux les quelques centaines de personnes qui le connaissent, il est le conseil, la référence, la lu­mière. » (*Louis Salleron.*) *Première partie : dans la Foi.* -- Sang et Gloire. -- Pentecôte. -- Recherche de Dieu et demeure de Dieu. -- Le dessein de Dieu. -- Sur la transcendance du christia­nisme. -- A travers la « grande Tribulation » : deux absolus chrétiens. -- Du Concile de Chalcédoine au X^e^ siècle. -- *Deuxième partie : dans les Signes de la Foi.* -- Les Sacrements dans la vie chrétienne. -- Le Tabernacle et le monde sacramentel. -- Le Royaume de Dieu et le Sacrement. -- Troisième *partie : dans les Fruits de la Foi*. -- Saint Joseph. -- Panégyrique de saint Étienne. -- Saint Anselme : les sources vivantes de sa théologie. -- Le vrai mystère de Jeanne d'Arc. -- L'ordre de l'amour. -- La gratuité de l'amour. -- La vocation de fondatrice. -- Année jubilaire. -- *Quatrième partie : Hors-Pages* -- Lettre à Henri Bremond. -- Deux poèmes. -- L'église et le monastère de Couvrechef. -- Le monastère de Saint-Pierre-Saint-André de Si Shan. 360:118 **19.** -- Pierre CARREAU : *Le monde et l'unité.* I. -- L'être et l'unité. -- II. -- La mission de Rome. III. -- Le Moyen-Age. IV. -- Rupture de l'unité en politique internationale. V. -- Rupture de l'unité reli­gieuse. VI. -- Le siècle des lumières. VII. -- Ana­lyse du concept d'unité. VIII. -- L'unité et les nations. IX. -- La loi de la vie. **20. -- **Jean MADIRAN : *La vieillesse du monde. Essai sur le communisme.* « Les pages qu'on va lire ont été écrites à diverses époques depuis 1960. Ce livre est le rassemblement de plusieurs essais sur le communisme, qui ont chacun leur point de vue, leur perspective propre, sociologique, his­torique ou philosophique. Il n'est pas nécessaire d'en lire les trois parties dans leur ordre de succession : car entre elles il n'y a pas d'ordre chronologique ; elles demandent seulement à ne pas être séparées, elles sont substantielle­ment complémentaires, elles se fournissent l'une à l'autre contexte et interprétation. » *Première partie : la technique de l'esclavage.* I. -- L'article 126 et les principes d'organisation II. -- La technique sociologique de l'esclavage politique. III. -- La technique sociologique de l'esclavage reli­gieux. IV. -- La technique sociologique de l'esclavage économique. V. -- La technique de l'esclavage dans le colonialisme soviétique. VI. -- L'Église, du silence : mais quel silence ? *Seconde partie : le cadavre communiste.* I. -- La crise interne du communisme. II. -- Le communisme incohérent. III. -- La pause dans la dé­colonisation. IV. -- Sept cent millions de Chinois. 361:118 *Troisième partie : la pratique de la dialectique.* I. -- La théorie : La théorie dialectique. -- Non pas une erreur de l'intelligence mais un refus de la volonté. II. -- Le passage de la théorie à la pratique : « Utili­sation » de la théorie. -- l' « intérêt vital » de l'U.R.S.S. -- Stratégie. Les intellectuels. -- Réalité inversée. -- Distinctions. Ce qui n'était pas inscrit d'avance : les fins intermédiaires. III\. -- La pratique : Il faut deux camps. -- Contre le même au même moment. -- Comment se pratique la dialectique. IV\. -- Les repères. Deux glissements -- Symptômes du conditionnement, -- Un renfort honnête. -- Les trois conditions simultanées. -- Le possible et le nécessaire. V. -- Impact : l'Espérance. Les gestes extérieurs des deux péchés contre l'Espérance. -- La Foi sans l'Espé­rance. -- Unique, le Parti... Conclusion : *un univers sans personne.* Voici la liste actuelle des librairies qui ont en dépôt les ouvrages de la « Collection Itinéraires » : Barcelone (Espagne) : -- Amigos del Catécismo, Condal 31. Bruxelles (Belgique) -- Librairie de France, 31, rue du Luxembourg. -- Librairie des Galeries, Galerie du Roi 2. Liège (Belgique) : -- Librairie Henry, 20, Pont d'île. Martigny (Suisse) : -- Librairie Marcel Gaillard. Québec (Canada) : -- Compagnie Paquet, 545 est, rue Saint-Joseph. Paris : -- Bibliothèque contemporaine, 64, rue de Rome, VIII^e^. -- Procure du Clergé, rue de Mézières, VI^e^. -- Librairie La Table d'Émeraude, 21, rue de la Huchette V^e^. 362:118 Aix-en-Provence : -- Librairie de Provence, 31, cours Mirabeau. Angers Librairie Saint-Joseph, 7, rue Bressigny. Bayonne : -- Librairie Jackin, 12, rue des Gouverneurs. Biarritz : -- Librairie Tujague, 16, rue Gambetta. Caen : -- Librairie Publica, 44, rue Saint-Jean. Dijon : -- Librairie Bannier, 10 bis, Berblsiey. -- Librairie Bigaré, 48, rue de Chaignot. Grenoble : -- Librairie Damien, 10, rue Montorge. Lorient : -- Librairie Croizier, 10, rue Paul Guyesse. Lyon : -- Librairie René Charras, 30, rue Servient. -- Librairie Vitte, 3, place Bellecour. Marseille : -- Librairie Piancastelli, 223, rue de Rom. Morlaix : -- Librairie Riou-Nédélec, 10, place des Otages. Nantes : -- Librairie Coiffard, rue de la Fosse. -- Librairie Duchalet, 2, place Saint-Pierre. Nice : -- Librairie Damarix, 42, rue Gioffredo. Pau : -- Librairie Bacqué, 10, Place Georges Clemenceau. Poitiers : -- Fédération générale des Étudiants, 27, boulevard de Frannce. -- Diffusion de la Pensée française, 86 -- Chiré-en-Montreuil (Vienne). Rennes : -- Librairie Béon, 6, rue Nationale. -- Librairie générale P. Plihon, 5, rue Motte-Fablet. Rouen : -- Librairie universitaire, 83, rue Jeanne d'Arc. Saint-Brieuc : -- Librairie Pierre Génie, 14, rue Saint-Gouéno. Toulouse : -- Librairie Labadie, 22, rue de Metz. Tours : -- Librairie du Sacré-Cœur, 83, rue de la Scellerie. Versailles : -- Librairie Marchal, 19, rue Carnot. Villeneuve-sur-Yonne : -- Maison de la Presse, 33, rue Carnot. \*\*\* 363:118 ON REMARQUERA que cette liste de librairies, au lieu d'aug­menter a tendance à diminuer. Des librairies qui avaient d'abord accepté d'y figurer ont ensuite demandé d'en être retranchés. Que même seulement une trentaine de librai­ries dans le monde entier aient en vente les ouvrages de la « Collection Itinéraires », cela empêche suffisamment de dormir certaines « autorités » cléricales qui multiplient les démarches, les pressions, voir les menaces. D'autres librairies renoncent parce que c'est « une vente trop lente » et qu'ils se consacrent au commerce industriel à écoulement rapide (James Bond, Mao, Malraux, etc.) : ils ne veulent pas « s'encombrer » de nos volumes. D'autres enfin, malgré leur acceptation de principe, n'ont pas en dépôt les ouvrages de la Collection et vont même parfois jusqu'à positivement décourager les acheteurs : quand nous en sommes avertis avec précisions et preuves à l'appui, nous les supprimons de la liste. Tout cela appelle non seulement quelques commentaires, mais aussi un certain nombre de décisions pratiques. Les uns et les autres viendront prochainement. En attendant, nous recommandons à nos lecteurs -- dont beaucoup paraissent encore mal informés de la situation réelle -- de lire attentive­ment *l'allocution aux libraires prononcée par l'éditeur Henri Flammarion*, que nous avons publiée et commentée dans notre numéro 115 de juillet-août 1967, pages 235 et suivantes. Pourtant, il est possible, même dans les conditions actuelles, de résister aux modes, mœurs et pratiques qui ont envahi, le commerce de librairie. Que ceux de nos amis qui passent par Biarritz ne manquent pas d'aller y visiter la Librairie Tujague, 16, rue Gambetta : ils y verront ce que peut être une librairie. ============== fin du numéro 118. ### RAPPORT INTRODUCTIF SUR LA LOI NATURELLE *Communication de Jean Madiran\ Directeur d'Itinéraires* En apprenant le sujet du Congrès de cette année, quelqu'un me disait : -- Vous allez donc en venir à parler enfin de la Constitution conciliaire *Gaudium et Spes.* Eh bien ! non, nous n'allons pas y venir enfin. Car c'est l'année dernière déjà, en 1966, que nous avons entendu une communication magistrale d'Henri Rambaud sur la Constitution conciliaire *Gaudium et Spes,* en laquelle il nous montrait, selon son expression, « une véritable charte du laïcat chrétien ». C'est l'année dernière, ici même, qu'Amédée d'Andigné fondait son rapport « Spirituel et Temporel » sur l'étude du Décret conciliaire concernant l'apostolat des laïcs. C'est l'année dernière que Luc Baresta exposait ici l'enseignement conciliaire de la Constitution dogmatique *Lumen gentium* sur le laïcat, non sans distinguer soigneusement, vous vous en souvenez, le Concile et le pseudo-Concile. C'est l'année dernière que Blas Pinar Lopez étudiait devant nous, dans son rapport sur la liberté religieuse, la Déclaration conciliaire *Dignitatis humanæ.* C'est enfin l'année dernière que la motion finale du Congrès déclarait notre adhésion aux enseignements sur le laïcat contenus dans ces documents conciliaires. 6 Et c'est même au Congrès précédent, en 1965, que par la motion finale nous déclarions faire notre charte, en matière d' « information », du Décret conciliaire *Inter Mirifica* sur les moyens de communication sociale. Tout cela est acquis. Tout cela demeure acquis. Parmi toutes les assises publiques de laïcs qui se tiennent à travers le monde, nous avons été les premiers à faire de ces textes conciliaires l'objet d'une étude en commun et à déclarer, de la manière à la fois la plus réfléchie et la plus solennelle, notre adhésion aux Actes légitimement promulgués du second Concile œcuménique du Vatican. Pour ceux de ces textes conciliaires qui concernent le travail qui est spécifiquement le nôtre ici, nous n'avons été ni distraits ni tardifs. Nous avons même été plutôt en avance sur tout le monde. Ce qui devait être fait a été fait en son temps. Nous ne nous attarderons pas à remettre en cause ce qui est définitivement acquis. \*\*\* Le « Rapport introductif sur la loi naturelle » que j'ai à vous présenter est simplement une sorte de cours propédeutique rappelant le rudiment : les notions les plus fondamentales et les plus communes. Ce ne sera nullement un exposé de mes idées personnelles, à supposer que j'en aie (sauf peut-être quelque peu dans les observations finales). Je veux seulement vous redire la doctrine commune de l'Église sur la loi naturelle : et cette doctrine commune, je la prends chez le Docteur commun. Il se trouve d'ailleurs que le Concile, pour la première fois dans l'histoire des Conciles œcuméniques, a explicitement recommandé un docteur particulier : mais ce docteur particulier est précisément le Docteur commun. C'est donc sa doctrine que, substantiellement, et souvent littéralement, j'entreprends de vous exposer. Seulement, comme cette doctrine est exposée par saint Thomas en plusieurs endroits, avec des compléments ici et des nuances ailleurs, *l'ordre d'exposition* sera forcément de moi. Et ce sera la cause des imperfections de mon exposé : imperfections qui viendront non de la doctrine, ni du Docteur commun, mais du simple écolier que voilà devant vous, pas fier du tout, croyez-le bien, d'avoir à vous parler d'une question où le salut de l'homme est directement engagé. En examinant la « politique » dans la perspective de la « loi naturelle », nous l'examinons en effet dans la perspective du salut et de l'économie du salut, -- de ce salut que Dieu offre et apporte au genre humain. 7 Le nom même de l' « Office international » nous appelait à cet examen, puisqu'il invoque le « droit naturel et chrétien ». Qu'est-ce que ce « droit naturel » ? Et pourquoi dit-on : « droit naturel et chrétien » ? -- Le droit se fonde sur la loi. Le droit naturel se fonde sur la loi naturelle. Pourquoi disons-nous que ce droit naturel est aussi, ou en même temps, ou en outre, un droit « chrétien » ? La réponse à ces questions se trouve dans la doctrine commune de l'Église sur la loi naturelle. \*\*\* Rappelons d'abord quelle est *la place* de la loi naturelle dans l'économie du salut. Il y a, vous le savez, trois choses dont la connaissance est nécessaire au salut. (La connaissance : une connaissance, bien sûr, proportionnée aux facultés, aux possibilités, aux moyens de chacun. La connaissance du petit catéchisme suffit au niveau du certificat d'études primaires. Elle ne suffit pas au niveau du professeur de Faculté. Le niveau des connaissances morales et religieuses nécessaires à chacun est proportionné au niveau de ses connaissances profanes, à sa vocation personnelle et à son état de vie). Donc, trois connaissances : I. -- La connaissance de ce qu'il faut croire : c'est le *Credo.* II\. -- La connaissance de ce qu'il faut désirer : c'est le *Pater.* III\. -- La connaissance de ce qu'il faut faire : c'est la loi. Vous reconnaissez les trois vertus théologales de foi, d'espérance et de charité. La foi concerne ce qu'il faut croire. L'espérance concerne ce qu'il faut désirer. La charité concerne ce qu'il faut faire, car ce qu'il faut faire c'est toujours aimer. 8 ##### I. -- DÉFINITION DE LA LOI Nous venons spontanément de poser une première définition de la loi : la loi, c'est ce qu'il faut faire. Mais *pourquoi* faut-il le faire ? Au nom de quoi *faut-il ?* Disons alors que la loi est *un commandement de la raison, en vue du bien commun, promulgué par une autorité légitime.* Cela apparaît clairement si l'on considère les lois humaines, celles que le législateur décrète dans la cité. Mais cette définition vaut aussi pour la loi morale. La loi n'est pas un commandement concernant en particulier un seul individu. Elle a pour but un bien qui est commun à plusieurs. Elle suppose une communauté, une société. Comme vous le savez, la vie en société n'est pas simplement une nécessité physique : c'est pour l'homme un devoir moral imposé par Dieu de poursuivre sa fin naturelle et sa fin surnaturelle en communauté avec les autres. Et notre destinée surnaturelle nous appelle à la société des élus, ou Église du Ciel, dont le bien commun est Dieu lui-même. La loi est ce qu'il faut faire en vue du bien commun, et il faut le faire parce que l'auteur de la loi est Dieu lui-même, Créateur et Fin dernière ([^47]). ##### II. -- LES QUATRE LOIS Il existe quatre lois dans l'ordre moral : trois qui ont été promulguées par Dieu, et une quatrième qui est une fausse loi, la loi promulguée par le Diable. I. -- Premièrement. La loi naturelle est cette lumière de la raison placée en nous par Dieu lors de notre création. Par cette lumière naturelle nous savons ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter. II\. -- Le Diable est venu par là-dessus et *superseminavit*, il a semé en l'homme une autre loi, une singerie de loi, contraire à la raison et contraire au bien commun : on l'appelle la *loi de concupiscence* ou loi de péché. -- Dans l'état où l'homme avait été créé par Dieu, la chair obéissait à la raison (la chair c'est-à-dire, au sens large, le corps, les sentiments, les imaginations, les désirs etc.) 9 Après le premier péché, qui livre l'homme au Diable, celui-ci sème en l'homme la loi de concupiscence : la chair n'est plus soumise à la raison. Et alors, bien que l'homme continue par sa raison à voir et à vouloir le bien, il est incliné au mal par la concupiscence. C'est ce dont témoigne le poète latin : *Video meliora proboque, deteriora sequor* (traduction dans les pages roses du Petit Larousse illustré). Et saint Paul dit exactement la même chose, il fait la même constatation d'expérience -- « Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas » (Rom., VII, 9). Ainsi la loi de concupiscence combat la loi naturelle et détruit l'ordre de la raison. Elle parvient même à obscurcir plus ou moins largement en nous la lumière de la loi naturelle, pour diverses raisons dont la plus manifeste est celle que constate le moraliste : « Si l'on ne vit pas comme l'on pense, on finit par penser comme on a vécu ». III\. -- Dieu vient au secours des hommes et Il rétablit l'ordre en promulguant successivement : 1\. -- la loi de Moïse, révélée sur le Sinaï ; 2\. -- la loi d'amour, qui est la loi du Christ, contenue dans l'Évangile. De la loi de Moïse, nous retiendrons ici la partie *morale,* universelle, intangible, qui est le Décalogue ; l'autre partie de la loi de Moïse est la partie rituelle, qui par nature était provisoire. La loi de Moïse est dite loi de crainte : elle fait des esclaves -- des esclaves de la loi -- tandis que la loi d'amour du Christ fait des hommes libres. -- La loi de crainte conduit aux biens temporels, la loi d'amour conduit aux biens éternels. La loi de crainte est lourde, la loi d'amour est légère. Mais la loi d'amour ne vient pas abolir la loi de crainte : elle vient l'accomplir, c'est-à-dire lui apporter la plénitude à laquelle elle était destinée. Il était nécessaire de rappeler brièvement ces notions fondamentales pour montrer où *se situe* la loi naturelle, quelle est sa place historique et morale dans l'économie du salut. Historiquement, la loi naturelle était au début, dans l'acte même de la Création. Elle fut alors promulguée par Dieu en ce qu'il l'inscrivit dans la structure même de la nature qu'il nous a donnée. Toute chose créée a ainsi sa loi naturelle : et cette loi naturelle est d'aimer par-dessus tout son Créateur. 10 L'univers entier aime naturellement Dieu par-dessus tout, mais il l'aime à sa manière de minéral ou de végétal. Il faudrait ici être poète pour en parler, ou peintre, ou musicien, car telle est la plus haute fonction de l'art lorsqu'il représente les choses matérielles : il ne s'agit pas de les photographier, sans quoi le photographe ferait mieux que l'artiste, il serait plus exact ; il ne s'agit pas non plus du chimérique et orgueilleux projet de prétendre faire les choses matérielles plus belles qu'elles ne sont, comme si Dieu avait été un artiste mineur. Il s'agit pour l'artiste, mystérieusement, et ce n'est rien d'essayer de le dire avec des mots, de montrer qu'un paysage, la courbe d'un fleuve, le dessin d'un arbre rendent à leur manière au Créateur un témoignage qui est un témoignage d'amour. Pour l'homme, doué de raison et de volonté, sa loi naturelle est d'aimer Dieu par-dessus tout avec sa raison et sa volonté, c'est-à-dire librement. Parce que l'homme est un être libre, qui a le pouvoir de suivre sa nature ou de ne pas la suivre, la loi naturelle de l'Homme est une loi morale. Après le péché, Dieu promulgue à nouveau la loi naturelle de l'homme, sous forme cette fois de loi écrite : c'est le Décalogue. Puis, par l'œuvre de la Rédemption, il donne un triple para­chèvement à la promulgation du Décalogue : 1\. -- Il promulgue la loi d'amour à laquelle le Décalogue était ordonné ; 2\. -- Il nous donne la manière d'accomplir les préceptes du Décalogue : par amour et non par crainte ; 3\. -- Il nous donne la force effective -- qui nous faisait défaut dans l'état de nature déchue par le péché -- d'accomplir réellement les prescriptions du Décalogue. ##### III. -- LES TROIS VOIES POUR CONNAITRE LA LOI NATURELLE. De ce que nous venons de dire, il ressort déjà que nous avons donc trois voies pour connaître la loi naturelle. 1\. -- La première et la plus sûre, et qui est suffisante en elle-même, est de nous reporter au Décalogue, que l'Église fait généra­lement enseigner au catéchisme sous le nom de *Commandements de Dieu.* « Décalogue », « commandements de Dieu », « loi naturelle » sont les trois noms d'une seule et même chose. Chacun de ces noms a d'ailleurs sa raison d'être, chacun dit quelque chose que l'autre ne dit pas : 11 *Décalogue :* ce sont les 10 prescriptions fondamentales de la loi naturelle telles qu'elles ont été révélées par Dieu à Moïse et au peuple juif. *Commandements de Dieu :* ce nom nous rappelle que Dieu est l'auteur de la loi naturelle. *Loi naturelle* est un nom qui met en lumière deux choses : *a*) ce ne sont pas des commandements qui nous seraient *extérieurs,* ils sont inscrits dans notre nature et ils nous dirigent vers le bien qui nous est *connaturel,* le bien auquel aspire notre nature et qui la comble ; *b*) ces commandements peuvent être découverts, en l'absence de toute Révélation divine, par la raison naturelle. Et donc, pour celui qui n'est ni juif ni chrétien, il existe deux autres voies pour connaître la loi naturelle. 2\. -- *Seconde voie :* la lumière de la raison. Tous les préceptes du Décalogue sont accessibles à la raison naturelle. -- Seulement il faut préciser que cette possibilité théorique de la raison n'est pas toujours, en fait, une possibilité pratique. Il y faut un long et pénible travail philosophique, et tout le monde n'est pas Aristote en personne ; il y faut beaucoup de temps, un long cheminement de la réflexion, qui comporte des risques d'erreur, car si la raison humaine est capable de connaître, elle n'est pas pour autant infaillible, elle peut aussi se tromper. (Tout homme connaît avec une évidence immédiate le « premier principe de la raison pratique », qui s'énonce : « il faut faire le bien et éviter le mal » ; et des impératifs généraux tels que « ne pas faire de tort aux autres » ou « ne pas faire à autrui ce que l'on ne veut pas subir soi-même » ; mais arriver par la raison à une connaissance claire et certaine des 10 commandements du Décalogue est possible en soi, bien difficile en fait.) 3\. -- *Troisième voie :* consulter sa propre nature humaine. Non plus ici la connaissance par la raison, mais une connaissance dite « connaturelle », une connaissance comme spontanée et pour ainsi dire instinctive. La loi naturelle est inscrite dans le cœur de l'homme : l'expression est de saint Paul. Que l'homme consulte donc son cœur et l'inclination naturelle de son cœur : mais la véritable inclination naturelle. Dans l'état de nature déchue qui est le nôtre depuis le péché d'Adam, sous le joug de la loi de concupiscence qui nous incline au mal, une telle consultation risque souvent d'être illusoire, chimérique, trompeuse. 12 *Ces deux voies naturelles* vont d'ailleurs le plus souvent ensemble, s'aidant et s'éclairant l'une l'autre. Sous ce rapport la loi naturelle est appelée la *loi non écrite* -- la loi non écrite de l'Antigone de Sophocle -- par distinction d'avec les lois écrites par le législateur humain. Pour celui qui n'est ni juif ni chrétien, la loi naturelle est en effet une loi qui n'est écrite nulle part, sauf dans sa raison et dans son cœur. La pensée grecque avait atteint à une idée très haute et parfois très certaine de la loi naturelle : très cer­taine, puisque l'Antigone de Sophocle donne sa vie pour obéir à la loi naturelle : exactement conçue comme une loi supérieure aux lois humaines. Si les lois humaines promulguées par la cité contredisent la loi non écrite, il faut désobéir aux lois humaines et obéir à la loi non écrite, fût-ce au prix de la vie. Quoi qu'il en soit du progrès, nous pouvons nous trouver aujourd'hui dans des circonstances analogues, où la loi politique vient contredire la loi naturelle. Mais la loi naturelle n'est plus pour nous la « loi non écrite » ; pour nous ce sont les commandements de Dieu, dûment formulés et écrits, et notre devoir est encore plus clair : il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. ##### IV. -- LE CONTENU DE LA LOI NATURELLE. Nous l'avons déjà dit : le contenu de la loi naturelle, ce sont les 10 commandements du Décalogue. Avec cette précision : le Décalogue est à la loi naturelle ce que le petit catéchisme est à la foi chrétienne. Toute la foi chrétienne est dans le petit catéchisme, si c'est un catéchisme vrai. Mais ce contenu de la foi chrétienne peut être approfondi et développé en des dizaines et des dizaines de volumes qui n'arriveront jamais à l'épuiser : c'est la tâche des saints docteurs et du Magistère de l'Église, et sous leur conduite c'est la tâche de la méditation quotidienne de chacun. De même, il n'y a rien dans la loi naturelle qui ne se ramène à l'un des 10 commandements du Décalogue. C'est la tâche notamment des philosophes d'étudier jusque dans le détail tout ce qui est conforme à la raison et à la nature de l'homme. N'étant pas ici un Congrès de philosophes, mais un Congrès de citoyens chrétiens et catholiques, nous n'allons pas étudier la loi naturelle dans l'une des formulations philosophiques (par­faitement valables) que l'on a pu en donner ; nous allons nous référer directement au Décalogue. 13 Les 10 commandements furent inscrits sur les deux tables de la loi. Sur la première, les trois premiers commandements qui concernent nos devoirs *naturels* envers Dieu ; sur la seconde table, les sept autres commandements, qui concernent nos devoirs *naturels* envers les hommes. Premier commandement : « Je suis le Seigneur ton Dieu, tu n'auras pas d'autre Dieu », que nous apprenions au catéchisme, autrefois, dans la formule : *Un seul Dieu tu adoreras* *Et aimeras parfaitement.* Second commandement : « Tu ne jureras pas en vain le nom de ton Dieu ». Troisième commandement : « Tu cesseras le travail pour rendre à Dieu un culte visible ». (Ce n'est pas tout à fait la formule que vous connaissez, mais nous y viendrons.) Ces trois commandements appartiennent à la loi naturelle. Le premier commandement formule ce que nous devons naturel­lement à Dieu dans notre cœur. Le second commandement formule le respect que nous devons naturellement à Dieu dans nos paroles. Le troisième commandement énonce que nous devons naturellement à Dieu de lui consacrer un certain temps et certains gestes extérieurs. J'insiste : c'est la *dette naturelle* que nous avons envers Dieu Créateur de notre nature. Ces trois premiers comman­dements sont inscrits dans notre nature et dans notre cœur, et ils sont accessibles à la droite raison. Les mettre entre parenthèses, ce serait amputer gravement la loi naturelle, ce serait la défigurer irrémédiablement. En ce qui concerne le 3^e^ commandement, précisons : c'est bien la raison naturelle qui nous éclaire sur notre devoir de faire certains gestes extérieurs en l'honneur de Dieu. Mais la nature ne détermine point en quoi ce culte visible doit consister, quels sont ses rites. Il appartient aux prescriptions positives de l'autorité humaine et de l'autorité divine de fixer par quels rites précis doit se manifester ce culte visible rendu à Dieu. Il était normal que, dans la loi de Moïse, la prescription proprement rituelle soit énoncée en même temps : *Souviens-toi de sanctifier le jour du sabbat.* 14 Il est pareillement normal que dans la formule catholique des commandements de Dieu, la prescription proprement rituelle soit également énoncée en même temps : *Les dimanches tu garderas en servant Dieu dévotement.* Mais, pour celui qui n'est ni juif ni chrétien, ni le dimanche ni le sabbat n'ont de signification. Le sabbat et le dimanche appartiennent à l'ordre du rite d'une religion révélée et font mémoire du repos de Dieu au septième jour de la Création. (Ils préfigurent en outre le « repos éternel » dans la vision de Dieu face à face.) Faisons abstraction, pour celui qui n'est ni chrétien ai juif, du sabbat et du dimanche : le 3^e^ commandement ne disparaît pas pour autant. Au niveau de la seule loi naturelle, de la pure morale naturelle -- c'est-à-dire distingué de tout ce qui est rite positivement fixé d'une religion révélée -- le 3^e^ commandement énonce l'obli­gation naturelle de rendre à Dieu un culte visible en *cessant le travail* pour *consacrer un certain temps* aux choses divines. Il est dans la nature de l'homme de consacrer un certain temps à toutes les choses qui lui sont nécessaires : la nourriture, le sommeil, etc. ; et donc de consacrer un certain temps de sa vie à Dieu. C'est un commandement moral, naturel, universellement impératif. Mais celui qui n'est ni juif ni chrétien ne peut trouver ni dans la nature ni dans la raison aucune précision sur la forme que doit prendre ce culte visible. Le premier commandement de la seconde table, ou 4^e^, commandement, est celui qui dit : *Honore ton père et ta mère afin d'avoir longue vie sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu.* Ce 4^e^ commandement énonce le fondement moral de la vie sociale temporelle. Il est, si l'on peut ainsi parler, la base même du « contrat social ». Sans lui, une société n'a pas de « constitution ». Toute société qui n'est pas fondée sur lui n'est plus une société. Il est d'ailleurs le seul qui dans le Décalogue comporte la promesse explicite d'une récompense -- et d'une récompense temporelle. (Mais n'oublions pas que *tous* les commandements du Décalogue ont pour but de nous conduire, s'ils sont observés, à l'obtention des biens temporels qui sont conformes à notre nature.) 15 « Vivre longuement » peut d'ailleurs et doit s'entendre de diverses manières, mais toutes temporelles, il s'agit de toutes façons de la vie temporelle. Ce peut être vivre longuement soi-même jusqu'à un âge avancé, ou bien vivre longuement par sa descen­dance, ou encore vivre longuement par le souvenir qu'on aura laissé : toutes ces significations sont légitimes, et d'autres encore. Car une vie est « longue » dit saint Thomas, quand elle a été « bien remplie » : cela se mesure d'abord à sa *qualité* et non pas forcément à la quantité matérielle du temps écoulé. Les trois premiers commandements marquaient notre dette naturelle à l'égard de Dieu lui-même. Le 4^e^ commandement marque notre dette à l'égard de ceux qui sont les médiateurs naturels de Dieu auprès de nous pour nous donner ce que Dieu nous donne par eux et à travers eux : la vie physique et la vie morale, -- c'est-à-dire la vie et l'éducation. Nous devons naturellement un culte à Dieu, de qui nous vient tout bien et l'être lui-même. Nous devons naturellement un culte à nos parents, qui sont les instruments -- les instruments libres et les médiateurs naturels -- par lesquels Dieu nous donne l'être et l'éducation. Point *le même* culte qu'à Dieu, bien sûr ; mais un culte aussi un culte proportionné à son objet. Et par ce 4^e^ commandement, nous devons un culte à tous ceux à qui nous sommes redevables de quelque chose en matière de vie et d'éducation : les parents de nos parents, les ancêtres, les anciens, les bienfaiteurs, les maîtres, les grands hommes de notre patrie -- les grands hommes et les humbles serviteurs de notre patrie, de notre civilisation, de l'humanité. En passant de la première à la seconde table de la loi, nous sommes donc passés du culte de Dieu au culte de l'homme. Le « culte de l'homme », on en parle beaucoup aujourd'hui. Il a toujours existé. Il est profondément naturel : il est commandé par la loi naturelle. Mais le culte de l'homme n'est pas le culte de soi-même, -- ni individuellement, ni collectivement, voilà la différence d'avec l'hérésie moderne. Le culte naturel de l'homme est le culte rendu par la piété filiale aux parents, aux ancêtres, aux anciens, aux bienfaiteurs, aux maîtres, aux héros, il est un culte rendu à plus grand que soi. 16 En venant en ce monde, l'homme est constitué radicalement débiteur. Ce que nous avons et ce que nous sommes, nous l'avons *reçu*. Il *y* a aussi ce que nous en faisons : et cela compte certes, c'est même de cela qu'il nous sera demandé compte. Mais ce que nous en faisons est comme rien en comparaison de ce que nous avons gratuitement reçu. Même le plus extraordinaire génie ne doit à lui-même ni son existence ni son génie : il ne pourra jamais *rendre tout ce qu'il doit* au Dieu Créateur et à ces médiateurs naturels de Dieu que sont les parents, les ancêtres, les anciens, les bien­faiteurs, les maîtres, les grands hommes et les humbles serviteurs de notre patrie et de notre civilisation. Tous les commandements du Décalogue ont pour objet la justice, qui consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû. Mais les quatre premiers comman­dements concernent cette justice forcément infirme et imparfaite par laquelle nous n'arrivons pas à rendre *tout* ce qui est dû : la religion naturelle est cette justice imparfaite que nous rendons à Dieu la piété filiale est cette justice imparfaite que nous rendons à nos parents, à notre patrie, à notre civilisation. Notre vie en ce monde, notre vie temporelle, notre vie sociale, notre vie politique est fondée principalement sur cette *situation naturelle d'insolvabilité radicale*, qui doit être pleinement reconnue si l'on veut se situer exactement dans la réalité, et qui nous inspire en quelque sorte un analogue naturel de la vertu d'humilité surnaturelle. Oublier, méconnaître ou nier cette situation, c'est construire sur le sable d'un homme irréel une société chimérique, et se condamner à coup sûr à ne point avoir longue vie sur la terre que nous a donnée le Seigneur Dieu. \*\*\* Nous n'avons évidemment pas le temps d'étudier ici un à un tous les préceptes du Décalogue ; leur richesse est inépuisable, et c'est toute la vie morale et sociale qu'il faudrait passer en revue. Mais j'en ai dit assez pour vous faire au moins entrevoir que *le fondement obligatoire de toute politique naturelle est dans les commandements de Dieu sans en omettre aucun*. Puissiez-vous garder dans votre cœur cette « piste de recherche », comme on dit aujourd'hui, et vous pourrez en vérifier et en approfondir la vérité chaque jour de votre vie. Ayons la vénération des commande­ments de Dieu : qu'ils ne deviennent pas pour nous une lettre close ou une formule insignifiante, alors qu'ils détiennent tout le secret de la vie (temporelle). 17 Tous les commandements du Décalogue ont pour objet la justice naturelle, fondement indispensable de la vie en ce monde ; et ils ont l'amour pour but. Ils sont ordonnés à l'amour, ils sont destinés aux deux préceptes de la charité surnaturelle : l'amour de Dieu et l'amour du prochain. Comprenons bien ici ce que nous disons, quand nous disons que la grâce ne supprime pas la nature, mais la guérit et la surélève ; ou quand nous disons que la charité n'abolit pas la loi mais l'accomplit. La charité est au-dessus et au-delà de la loi de justice, elle la dépasse mais elle ne la nie pas. Il nous est dit dans l'Écriture que l'amour du prochain est comme le test négatif de l'amour de Dieu : celui qui prétend aimer Dieu qu'il ne voit pas, et qui n'aime pas son frère qu'il voit, celui-là est un menteur. Cela ne signifie pas que l'amour de Dieu se résume et se limite à l'amour du prochain, mais qu'en tous cas s'il n'y a pas amour du prochain, il n'y a pas véritablement amour de Dieu. Pareillement, la justice naturelle est comme le test négatif de la charité surnaturelle. La charité ne se limite pas à l'accomplissement de la loi naturelle. Mais là où la justice naturelle n'est pas respectée, là où la loi naturelle n'est pas observée, il n'y a pas charité véritable. ##### V. -- PEUT-ON SANS GRÂCE OBSERVER LA LOI NATURELLE ? Nous avons dit qu'on peut, en dehors de l'Église, mais non sans difficultés et risques d'erreur, connaître la loi naturelle. Que sert à l'homme de connaître naturellement la loi, s'il n'a pas naturellement la force de l'observer ? De toutes façons, cela lui sert à désirer, à attendre, à rechercher un secours et un salut qui ne peuvent venir de lui-même. Mais répondons à la question. Nous citions tout à l'heure le témoignage d'Ovide et celui de saint Paul : je ne fais pas le bien que je veux. L'homme sans la grâce ne peut-il accomplir aucun bien ? -- Aucun bien surnaturel, assurément : le bien surnaturel est au-delà des forces de la seule nature. Mais aucun bien naturel ? La doctrine catholique ne prétend nullement cela. L'homme sans la grâce peut accomplir les prescriptions de la loi naturelle, mais sous deux réserves graves : 18 1\. -- Quand il accomplit les préceptes de la loi naturelle, l'homme sans la grâce les accomplit quant à la substance des actes commandés, mais non quant à la manière dont ils doivent être accomplis. Il les accomplit par un esprit de justice qui est un esprit de crainte : la crainte de perdre les biens temporels auxquels conduit la loi naturelle (et c'est un esprit qui n'est pas immoral, c'est un esprit légitime, mais limité). Il ne les accomplit point par amour de Dieu. 2\. -- Et en outre, l'homme sans la grâce peut observer quelques-uns des préceptes de la loi naturelle, tantôt ceux-ci et tantôt ceux-là, il ne peut les observer tous. Autrement dit : il n'est pas incapable de bien, mais dans l'état de nature déchue il n'est plus capable de *tout* le bien qui lui est « connaturel », il n'est plus capable de *tout* le bien qui est inscrit dans sa nature. Il peut construire des maisons, planter des vignes, rendre justice à son voisin, honorer ses parents, vivre en société. Mais les sociétés qui n'ont que la loi naturelle (c'est-à-dire qui n'ont pas en outre la loi du Christ) n'arrivent pas à l'observer pleinement. L'homme *sans* la grâce -- mais *avec* le péché originel, et sous la loi de concupiscence est comme un malade : un malade peut faire des mouvements, il n'est pas mort, mais il ne peut faire ni *tous* les mouvements que fait un homme en bonne santé, *ni comme* les fait un homme en bonne santé. Et en particulier, ce dont l'homme sans la grâce demeure incapable, c'est d'aimer Dieu par-dessus tout : de l'aimer de cet amour naturel, de cet amour, si je puis dire, de justice (et non de charité) qui est dans sa nature. Et ainsi c'est le fondement même de la loi naturelle qui risque de disparaître plus ou moins de ses yeux et de son cœur. La raison peut découvrir Dieu par exemple comme « Premier Moteur immobile » ; et concevoir que ce Premier Moteur est la chose la plus importante et la plus digne d'être aimée : pourtant ce Premier Moteur restera bien abstrait et bien froid en comparaison de toutes ces choses puissamment colorées et suggestives que nous présente la vie quotidienne sous le règne de la loi de concupiscence. C'est pourquoi la grâce de Dieu ne vient pas seulement nous élever à un ordre supérieur à l'ordre de la nature : elle vient aussi guérir cette nature blessée. D'où la double fonction que l'on reconnaît à la grâce : elle restaure la nature (*gratia sanans*) et elle l'élève à l'ordre surnaturel (*gratia elevans*). 19 Tel est le très simple rudiment que mon rapport « intro­ductif » avait pour tâche de vous rappeler. Très simple rudiment, mais vitalement indispensable. En conclusion, je présenterai quelques observations personnelles. ##### OBSERVATIONS FINALES. Ces observations seront groupées autour de deux objections : *objection* 1. *--* Le Décalogue, bien sûr, est très important : mais beaucoup trop général. Il ne résout pas les problèmes parti­culiers qui se posent à nous chaque jour. Certainement, ce n'est pas la loi qui résout les problèmes : c'est nous-mêmes qui avons à les résoudre un à un. Là-dessus je vous propose trois considérations successives. *a*) Frédéric Le Play, grand économiste du XIX^e^ siècle, auteur de ces ouvrages qui s'intitulent : *La Réforme sociale en France*, *Les Ouvriers européens*, *La Constitution essentielle de l'humanité*, passa une grande partie de sa vie à visiter à pied la plupart des pays européens afin d'étudier concrètement les problèmes écono­miques et sociaux de son temps. Il aboutit à cette conclusion expérimentale que la condition absolument indispensable de la prospérité économique (d'une prospérité réelle et durable) est le respect du Décalogue ; et que la cause principale des crises écono­miques et sociales est que le Décalogue n'est pas respecté. Il existe donc un rapport direct entre la loi dans sa généralité et les situations concrètes dans leur particularité : et un rapport vital. Il faut apprendre à l'apercevoir. *b*) Le Décalogue est une règle objective, c'est-à-dire qui ne dépend pas de la volonté humaine (individuelle ou collective). C'est une loi reçue : reçue avec notre nature même, et non pas créée par l'homme. Nous touchons ici l'erreur fondamentale de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 qui affirme : « La loi est l'expression de la volonté générale ». Cette Déclaration prétend affirmer des droits imprescriptibles : mais fondés sur rien d'autre que la volonté générale, qui donc pourra les modifier ou les abolir. C'est le péché d'Adam mis au pluriel -- l'homme qui prétend se donner à **lui-même sa loi.** L'homme ne se donne pas sa loi, il la reçoit du Créateur, il la trouve dans sa nature créée : il lui appartient seulement de la reconnaître et de l'appliquer : les lois humaines de la cité ont pour fonction de préciser la loi naturelle dans les diverses conditions particulières de temps et de lieu. 20 c\) L'application de la loi naturelle n'est pas automatique. La loi est générale par définition, les situations dans lesquelles on se trouve réellement engagé sont particulières par définition. Soit l'exemple classique du dépôt que l'on doit évidemment restituer. Un ami confie à ma garde un très beau poignard de collection. Quand il vient me le redemander, j'ai de bonnes raisons de penser qu'il veut s'en servir pour tuer son prochain. Je différerai la restitution. Le commandement n'est pas aboli par la situation particulière, comme le prétend la « morale de situation » selon laquelle il ne peut exister de principes généraux et de lois univer­selles. Les situations particulières n'ont aucunement le pouvoir de supprimer les commandements : mais elles posent d'abord la question de savoir quel est le commandement qui s'applique par priorité dans le cas précis. Ici, c'est celui de ne pas tuer et de n'être pas complice d'un crime. Ce 5^e^ commandement, « tu ne tueras point », n'est lui-même nullement supprimé par cette situation terriblement particulière qu'est la guerre. A la guerre, à moins d'être des sauvages, on ne tue pas n'importe qui n'importe quand, précisément parce que ce commandement existe. Entre la loi générale -- toujours générale et le cas particulier -- toujours particulier -- il faut évidemment l'intermédiaire de ce bon sens moral que les théologiens appellent la vertu de prudence : non pour se soustraire à la loi, mais pour discerner lequel des principes de la loi il est juste d'appliquer dans une situation donnée. La loi ne s'adresse pas à des robots qui l'appliqueraient mécaniquement : elle s'adresse à des êtres libres et responsables, qui l'appliquent en conscience et selon son esprit de justice. Il y faut non seulement la connaissance exacte de la loi, mais encore la connaissance exacte des situations auxquelles on l'applique. Et cette connaissance exacte des situations ne se trouve pas ordinairement dans les livres : elle se trouve dans l'expérience personnellement vécue des situations. A part des génies spéculatifs extraordinaires, et des saints ayant des charismes également extraordinaires, c'est seulement l'expérience qui permet de connaître véritablement les situations concrètes. Pour se conduire avec justice, il faut à la fois la connaissance de laloi naturelle et la connaissance des situations : et si l'on n'a pas l'expé­rience des situations dans lesquelles on se trouve, il convient alors de demander conseil à ceux qui ont cette expérience. Le conseil des gens expérimentés n'a pas seulement ni d'abord une valeur utilitaire, technique, efficace : il a une valeur morale, il est une nécessité morale. 21 C'est pourquoi celui qui vous parlera de la guerre et du droit naturel est à la fois un illustre homme de guerre, un grand citoyen et un penseur chrétien : l'amiral Auphan, que vous entendrez dimanche. S'il n'était qu'un homme de guerre, ou s'il n'était qu'un penseur chrétien, -- et s'il n'était pas en outre un grand citoyen, car la guerre est en même temps un problème politique, -- il aurait toutes les chances de tomber plus ou moins soit dans les théories sauvages de la guerre totale, soit dans les théories illusoires de l'objection de conscience, qui les unes et les autres sont contraires à la morale naturelle. J'ai pris cet exemple véritablement exemplaire parce qu'à un niveau beaucoup plus modeste, à chaque pas de notre vie quotidienne, c'est cela même que nous avons à faire : appliquer la loi naturelle non point en aveugles, mais dans le domaine de notre responsabilité et de notre compétence, en esprit et en vérité. *Objection* 2. -- A l'annonce du sujet du présent Congrès, quelqu'un me faisait observer avec scepticisme : la loi naturelle, c'est une question bien obscure, bien controversée. Existe-t-il une loi naturelle ? La philosophie moderne est bien incertaine sur ce point. Elle n'arrive plus à discerner et à admettre une loi naturelle, et souvent elle en rejette radicalement la notion même. C'est en effet un grave problème : mais un problème pour les philosophes et pour les Congrès de philosophie. Ici nous ne sommes pas un Congrès de philosophes, et certainement pas un Congrès de philosophes « modernes » ([^48]). Si par malheur nous ne sommes plus capables de savoir par la raison ce qu'est la loi naturelle, alors nous le savons par la foi et par l'enseignement de l'Église. C'est même précisément pour cela que la loi naturelle a fait l'objet d'une Révélation divine : pour nous secourir dans les défaillances de la raison. Il en va de même pour l'existence de Dieu. Nous pouvons savoir par la raison naturelle que Dieu existe. Mais si la décadence de l'esprit fait que notre philo­sophie n'est plus capable de connaître avec certitude l'existence de Dieu, du moins la foi affirme, avec la certitude qui est la sienne, l'existence de Dieu et la loi de Dieu. Quand la raison défaille, la foi vient, par une sorte d'action subsidiaire, prendre le relais (pour celles des connaissances naturelles qui sont nécessaires au salut). 22 Ce qui ne veut point dire que nous n'aurions pas de réponse philosophique à apporter aux incertitudes philosophiques et aux erreurs philosophiques de la philosophie moderne. Mais, d'une part, ce n'est point notre tâche ici, en tous cas point la mienne. Et d'autre part, l'existence et le contenu de la loi naturelle ne dépendent pas pour nous de l'issue d'un tel débat philosophique : elles dépendent de l'issue d'un tel débat seulement pour le philo­sophe moderne, qui n'est plus ni juif ni chrétien. Les doutes du philosophe moderne, nous aurons à les prendre en considération pour lui-même, et pour lui porter philosophiquement secours. Mais ces doutes, nous ne pouvons les prendre en considération pour nous-mêmes et nous n'avons pas le droit d'en être ébranlés, nous qui avons reçu le don de la foi et du même coup celui de la connais­sance de la loi de Dieu. Quelles que soient notre sympathie et notre intention secourable à l'égard du philosophe moderne, nous ne pouvons nous aveugler à son sujet, ni nous dissimuler l'état de profonde déchéance de la raison naturelle dont il est le témoin. Chesterton écrivait sans ambages et sans inexactitude : « *Le plus dangereux de tous les criminels, aujourd'hui, c'est le philosophe moderne, affranchi de toutes les lois. *» Affranchi de la loi naturelle et de la loi surnaturelle, n'étant plus ni grec, ni juif, ni chrétien, le philo­sophe moderne n'est pas un maître qui aurait des leçons à nous donner (sinon, éventuellement, par accident, et sur des points secondaires ou anecdotiques) : il est en cela, au contraire, le plus dangereux de tous les criminels, le plus lamentable de tous les ignorants, le plus malheureux parmi les malheureux. Il lui manque l'essentiel de la philosophie. Il est retourné à la barbarie, car la barbarie se définit par l'absence de loi ; la barbarie intellectuelle et morale se définit par l'ignorance ou la méconnaissance de la loi naturelle (méconnais­sance qui culmine dans la négation marxiste). L'homme sans la loi naturelle devient, dit saint Thomas, *pessimum omnium animalum*, le plus méchant et le pire de tous les animaux. Et Chesterton est dans la droite ligne de la pensée de saint Thomas quand il affirme que le philosophe moderne, qui s'est affranchi de la loi naturelle, est sous ce rapport le plus dangereux de tous les criminels. 23 Le docteur laïc -- ou le docteur ecclésiastique -- qui ne reconnaît plus la loi naturelle est devenu *pessimum omnium anima­hum*. Sa culpabilité personnelle, nous n'en savons rien, Dieu seul la connaît et Dieu seul en est juge. Mais objectivement c'est un malfaiteur public. Si la lumière de la raison vient à vous manquer, sur la loi naturelle, alors ne vous troublez pas, alors ne craignez point : demandez à Dieu la lumière de la foi. Dieu ne refuse pas la lumière de la foi à celui qui la demande. ============== fin du « Rapport introductif » des Actes du Congrès de Lausanne III. [^1]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 114 de juin 1967, pages 17. [^2]:  -- (1). Le texte intégral du « *message *» qui va être cité figure dans le *Bulletin officiel de l'évêché de Metz,* numéro du 1^er^ octobre 1967. [^3]:  -- (1). Il faut d'ailleurs, bien sûr, subdistinguer entre les « formulations ». Celles qui peuvent et même, en général, qui doivent être retraduites (ou réinventées) dans le langage de notre temps sont les formulations explicatives, ayant pour fonction de conduire à l'intelligence des formulations définies (et des formules liturgiques). Quant à ces dernières, même si elles étaient « reformulées », elles n'en deviendraient pas immédiatement intelligibles à tous sans préparation. Il est tout à fait chimérique de supposer que l'on pourrait créer un langage religieux ou même théologique (ou même philosophique) qui serait entendu par n'importe qui sans les explications pré-requises. Il est misérable, c'est une farce indigne, de tirer argument du fait qu'un « esprit moderne », soudainement mis en présence des formules de foi définie ou des textes liturgiques, ne les entend pas ou les entend à contresens : jamais, à aucune époque (sauf grâce exceptionnelle de Dieu à qui rien n'est impossible), les formules dogmatiques n'ont été immédiatement accessibles sans la propédeutique nécessaire. Il en va d'ailleurs de même des formules mathématiques et du langage de toutes les sciences profanes : on n'en tire point argument pour prétendre que le mathématicien ou le chimiste doivent rendre leur langage « plus accessible ». C'est dans l'ordre de l'exposé, de l'explication, de l'illustration que les « formulations » religieuses doivent être « mises à jour » : comme elles l'ont été, en fait, à toutes les époques de l'histoire de l'Église. [^4]:  -- (1). *Informations catholiques internationales*, 15 septembre 1965. [^5]:  -- (1). Les références aux articles du Droit canon sont de Pie XII. La phrase est extraite du discours de Pie XII au second Congrès mondial de l'apostolat des laïcs, 5 octobre 1957, texte français des *Acta Apostolicæ Sedis*, année 1957, pages 922 et suivantes. [^6]:  -- (1). *Quidquid latet apparebit*... et quelquefois sans attendre le Jugement dernier. Nous avions déjà un premier témoignage, véri­tablement énorme, du pasteur Georges Richard-Mollard, paru dans *Réforme*, numéro du 17 octobre 1964 et numéro du 28. Nous l'avons appelé : « Un document capital ». (Voir *Itinéraires*, numéro 95 de juillet-août 1965, pages 15 à 20 ; voir notre supplément : *Le Concile et nous*, pages 16 à 25.) -- Voici un autre témoignage du même pasteur Georges Richard-Mollard, para dans *Le Figaro*, numéro des 28-29 octobre 1967, pages 1 et 5 : « *Lors d'une de ces rencontres qui s'improvisaient si souvent au Concile, je me souviens, tout au début, en 1962, d'un évêque auquel on demandait sa référence théologique, répondant hautement :* « *Moi, je suis luthérien. *» *Peu après un autre s'était dit barthien ! J'avais pris alors ces propos pour de grosses boutades. J'ai compris depuis...* » Nous aussi, nous avons compris... Nous avons compris la même chose ; la chose même qui réjouit tant le pasteur. Nous avons compris en outre que les évêques de cette catégorie menaient en secret, rasant les murs et courbant la tête, leur travail de sape jusqu'aux environs de l'année 1960. Ils ont pris de l'assurance après la mort du Cardinal Tardini, Secrétaire d'État qui n'a pas été exactement remplacé. Et à partir de la fin de l'année 1962 -- c'est-à-dire à partir des équivoques mas­sives du 11 octobre de cette année-là, puis du rejet insolent, et sans examen, des schémas conciliaires qui avaient été préparés par Jean XXIII -- les choses sont peu à peu devenues publiques, avec une audace croissante et des conséquences qui allaient s'aggravant. On commence à disposer d'assez de documents et de témoignages concordants pour esquisser cette histoire. Mais ce n'est pas notre propos d'aujourd'hui. [^7]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 97 de novembre 1965, pages 15 et suiv. : « Perplexités sur le Monde enseignant et l'Église enseignée ». [^8]:  -- (1). *L'Église du Christ et l'homme d'aujourd'hui*, édition française chez Xavier Mappus, page 111. [^9]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, années 1965 et 1966. -- Voir Michel de Saint Pierre : *Ces prêtres qui souffrent*, Table ronde 1966 : la première partie du volume retrace l'histoire lamentable de l' « Appel aux évêques ». -- Voir le Dossier de l'Appel aux évêques, supplément de 56 pages, en vente aux bureaux de la revue, 2 f franco l'exemplaire. -- Voir *Ubi caritas et amor*, supplément hors commerce réservé à nos abonnés et à nos amis (105-bis). -- Voir enfin nos deux Mémoires (celui du 20 octobre 1966 et celui du 12 juin 1967) au Conseil Permanent de l'épiscopat français : hormis les destinataires, et quelques autres personnes par nous choisies, nous n'en avons fait encore aucune diffusion publique ni privée ; mais de toutes façons ils existent, pour les archives et pour l'histoire. Ni l'un ni l'autre n'ont d'ailleurs reçu de réponse. [^10]:  -- (1). Cf. *Itinéraires*, numéro 84 de juin 1964, pages 1 et suiv. [^11]:  -- (1). « Le vent de la nuit », dans *Itinéraires*, numéro 84. [^12]:  -- (1). Voir Exhortation apostolique *Petrum et Paulum* du 23 février 1967 instituant l'année de la foi. -- Voir *Itinéraires*, numéro 113 de mai 1967, pages 1 à 15. [^13]:  -- (1). *Le Figaro*, 8 novembre 1963. [^14]:  -- (1). Voir les Actes du Congrès de Lausanne 1967. *Politique* et loi naturelle, spécialement pages 21 et suiv. \[reproduit à la fin du présent numéro -- 2002\] [^15]:  -- (1). Cité par *La Croix* du 17 octobre 1967, page 5. Cet évêque est même archevêque, et « animateur » des travaux de la Conférence épiscopale. [^16]:  -- (2). *Le Figaro* du 12 octobre 1967, page 8. Cet évêque est même archevêque, et même Cardinal, et même Cardinal de Curie. [^17]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 60 de février 1962, éditorial. [^18]:  -- (1). Une doctrine comme le relativisme ou l'évolutionnisme contribue, par elle-même, à fausser les consciences -- quoiqu'il en soit des exceptions personnelles. [^19]:  -- (1). Il y aurait encore beaucoup à dire si on envisageait la dignité sacerdotale ou l'état religieux du point de vue de la vie active ou de la vie contemplative. [^20]:  -- (1). Ils sont généralement les victimes plus ou moins conscientes d'une fausse philosophie issue de l'idéalisme, qui rejette le réalisme de l'esprit humain, estime le concept inapte à exprimer la vérité, suppose que tout est question de point de vue. D'après cette philosophie il n'y aurait pas de vérité objective ou bien la seule vérité serait le devenir perpétuel. [^21]:  -- (1). Lire : Premier livre des rois (*Liber Regum*) chap. 19 et verset 18. [^22]: **\*** -- Cf. It 228-12-78. [^23]: **\*** -- EXTINCTIF, IVE : (*tink*) adj. (du latin *extinctum*, supin de *extinguere*) Qui éteint, qui est propre à éteindre. Qui annule, qui fait cesser. \[N.P.L.I., 62^e^ édition, 1954. -- 2002\] [^24]:  -- (1). Cité par le *Courrier de l'Ouest* (19 oct. 1965). [^25]:  -- (2). Discours à l'occasion de l'inauguration de la maison de la Culture d'Amiens, 19 mars 1966. [^26]:  -- (3). Cité par *l'Événement*, numéro 14 de mars 1967. [^27]:  -- (4). « La culture populaire est progressiste. elle devient plus qu'elle est. » écrit de son côté M. J. Charpentreau qui préside aux destinées du Centre de Culture ouvrière issu de l'Action catholique ouvrière. [^28]:  -- (5). On peut en ce sens parler d'une culture marxiste dans le cas où l'idéologie marxiste limite ou infléchit selon ses propres normes éducatives les connaissances humaines pour édifier l'homme mar­xiste, en particulier par le rejet systématique de tout surnaturel ou de tout ordre naturel du monde. [^29]:  -- (6). *La Documentation française*, 1964. [^30]:  -- (7). Toutes les visites organisées d'usines, laboratoires et les contacts audio-visuels par la télévision ou le cinéma ne peuvent prétendre jouer le rôle du contact quotidien, telle l'échoppe du cor­donnier devant laquelle passe l'enfant chaque jour. Celle-ci même tend à disparaître remplacée par d'anonymes et invisibles ateliers. [^31]:  -- (8). D'ailleurs ceux-là même qui jugent impensable le renonce­ment à certains aspects dits de progrès de la technique n'hésitent pas à fermer des mines, faire disparaître la petite entreprise sous le fallacieux prétexte de la « rentabilité ». Pas rentables pour qui ? [^32]:  -- (9). Henri Charlier, *Culture, École, Métier*, Coll. Itinéraires, Nou­velles Éditions Latines. Il suffirait à nos modernes réformateurs de lire ce livre pour sortir notre enseignement du bourbier où il s'enlise tous les jours un peu plus. Principes et méthodes y sont magistralement et « sim­plement » exposés et tout y est directement applicable dès aujour­d'hui. Il suffit de le vouloir. [^33]:  -- (10). H. Charlier, *op. cit.*, p. 152. [^34]:  -- (11). Les attaches de plusieurs d'entre eux avec le Parti Communiste sont, de plus, notoires. [^35]:  -- (12). Aristote était en chemin. La philosophie moderne est sortie du chemin c'est une déviation parti par monts et par vaux pour elle ne sait plus très bien où, d'où la multiplicité des nouvelles déviations. [^36]:  -- (13). En italiques dans le texte. [^37]:  -- (1). La lettre décrétale promulguant la canonisation est datée du 13 mai 1920, sous le pontificat de Benoît XV. [^38]:  -- (1). Nous renvoyons le lecteur qui souhaiterait approfondir le sens du mot mystique à l'ouvrage de Daniel-Rops :Mystiques de France (Buchet-Chastel) et à celui d'Yvan Gobry : L'Expérience mystique (Fayard). [^39]:  -- (1). *Mémoire sur la vie de Marguerite-Marie Alacoque. L'excellence de la dévotion au Cœur adorable de Jésus*. Lyon 1733. [^40]:  -- (1). Fille d'Alphonse d'Este et de Laure Martinozzi, nièce de Mazarin. [^41]:  -- (1). Un impie fameux de notre temps a bien reconnu la vérité que nous énonçons. Pour bien combattre une religion, dit-il, il faut l'avoir pratiquée. Nous traduisons : Vous ne ferez jamais un franc impie, si vous n'avez été, baptisé. Dans le fait, les juifs n'y réus­sissent pas. Sur ce mot *une* religion, nous remarquerons que nos savants ne combattent jamais ni l'islamisme, ni le bouddhisme, ni le brahma­nisme, ni même le fétichisme, parce que là il n'y a rien : mais ils ne combattent que la religion, la religion catholique, parce qu'ici il y a la foi, la vérité divine, à laquelle ils ont tourné le dos. *Ipsi fue­runt rebelles lumini*. (Job. XXIV, 13). [^42]:  -- (1). Estius, *Comm. in Cap... III Epist. I. B. Pet.* [^43]: **\*** -- Voir n° 115, p. 264 : *La Tunica stracciata*, préface du Cardinal Bacci. [^44]:  -- (1). Toutes ces citations sont extraites de la page 23 du numéro cité. -- On nous explique encore (page 20) que « *ce qui caractérise *» la révolution communiste c'est « *son aspect peu sanglant *»*. -- *Tout l'article est serti de beaux encadrés qui donnent des résumés de la doctrine de Marx sans exprimer aucune critique ni aucune réserve. [^45]:  -- (1). A la dernière page de ce numéro de *Club-Inter* figure l'énoncé des dirigeants responsables de cette publication : « *Comité de direc­tion : M. Jean Gélamur, président directeur général ; MM. Alfred Michelin, Arthur Munsch, administrateurs ; M. Roger Lavialle. Maison de la Bonne Presse* (*S.A.*)*, 5, rue Bayard, Paris 8^e^. Directeur de la publication : M. Jean Gélamur. Directeur délégué : M. Yves Becca­ria. *» Comme on le voit, la caution est bourgeoise. [^46]:  -- (1). Et je ne parle même pas ici du cas de ces revues mensuelles qui sont subventionnées plus ou moins discrètement par le Centre National de la recherche scientifique (?) ou par des procédés ana­logues. [^47]:  -- (1). Nous parlons du « bien commun » dans son sens obvie et manifeste. Pour une étude Plus précise et plus technique de cette notion, on peut se reporter à notre opuscule : *Le* principe de totalité, Nouvelles Éditions Latines, Paris 1963. [^48]:  -- (1). On appelle philosophie moderne non point l'ensemble de la philo­sophie contemporaine : mais cette partie de la philosophie contemporaine qui est en rupture à la fois avec la tradition philosophique et avec l'expérience commune de l'humanité.