# 120-02-68
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### Dom Gaston Aubourg
par Louis Salleron
DOM GASTON AUBOURG est mort à Caen dans la nuit du 10 au 11 décembre 1967. Il avait 80 ans. Ses obsèques ont eu lieu à l'abbaye Saint-Pierre de Solesmes le jeudi 14 décembre. Il repose maintenant dans le petit cimetière de l'abbaye, à côté de celui qui l'avait précédé de quelques semaines dans la mort, Dom Frénaud.
« Vous écrirez bien quelque chose sur lui » m'ont dit des amis. A quoi il m'est difficile de me dérober, mais à quoi je répugne. Non par les pudeurs d'une très longue amitié, mais parce que cette amitié même me fait craindre de parler de lui inexactement. On ne connaît *plus* quelqu'un qu'on connaît très bien. On ne peut plus situer un personnage à la vie duquel on a eu sa propre vie mêlée pendant près d'un demi-siècle.
Aussi bien, il me semble que j'aurai tout dit quand j'aurai dit que Dom Aubourg était « un homme de Dieu ». Ce qui ne signifie pas un bénisseur et un onctueux ; il était tout le contraire, et la lecture de ses lettres ferait dresser les cheveux sur la tête des dévots. Mais homme de Dieu en ce sens que Dieu l'occupait, l'habitait au plus intime de son être, qu'il ne pensait que Dieu, qu'il ne voulait que Dieu, qu'il ne croyait que Dieu, qu'il n'aimait que Dieu. Moyennant quoi sa liberté était totale, ce qui pouvait tromper certains. Car il était sans masque et n'avait nul souci de se composer un personnage.
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Alors, un saint ? Je ne peux sans sourire, pour toutes les images qu'il évoque habituellement, écrire ce mot, qui lui convient comme une mitre à une chèvre. Je préférerais même faire tout de suite bonne mesure en disant qu'il était plein de défauts, s'il faut appeler défauts les manifestations d'une extrême impatience de la sottise, de la méchanceté, de la perfidie, de l'hypocrisie et de toutes les formes de la bassesse ou de la médiocrité. Il n'était pas un tiède ; il avait les défauts de ceux qui ne le sont pas.
Quel homme donc était-il ? Tout un chacun peut le savoir en lisant ses *Entretiens sur les choses de Dieu* qui ont été publiés dans la « Collection *Itinéraires* ». Il est là tout entier. Ces méditations, ces sermons, ces panégyriques sont l'expression non seulement de sa pensée, mais de son être même. Lisez et relisez ce livre : vous connaîtrez Dom Aubourg aussi bien qu'a pu le connaître n'importe lequel de ses amis.
Le reste, c'est l'inédit, l'anecdote ou le portrait.
L'inédit doit être important. A ma connaissance, il se compose principalement de notes sur l'Écriture sainte et de lettres. Les notes concernent surtout Isaïe, Jérémie, saint Paul et saint Jean. Je doute qu'elles soient suffisamment en forme pour être publiées, mais elles seraient certainement utiles à un exégète ou à un professeur. Les lettres feraient des volumes. Certaines d'entre elles seraient certainement de nature à intéresser sinon le grand public, du moins un public restreint qui y retrouvera, sur des thèmes précis, l'inspiration des « entretiens sur les choses de Dieu ».
L'anecdote n'a de sens que pour illustrer un récit.
Le portrait est difficile à faire.
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Je me pose à moi-même la question : quel était le caractère dominant du P. Aubourg ? J'hésite à répondre, car ses « aspects » étaient variés. J'imagine que les nombreuses personnes qui ont été en contact avec lui après la guerre, quand il s'occupa de la reconstruction dans la région de Caen, ont gardé le souvenir d'un homme d'action. Et en effet il l'était ; ou plutôt il le fut à cette occasion. Réaliste en tout, l'*age quod agis* était sa loi. S'étant mis au service de ses proches pour les aider à rebâtir leurs maisons, leurs églises, leurs écoles, il s'y employa tout entier. On découvrit alors ses dons d'administrateur, ses qualités de lutteur, son obstination, sa persévérance. Comme, dans cette bataille, son intelligence aussi rayonnait, les autorités civiles -- préfets, parlementaires, conseillers généraux, maires, fonctionnaires -- virent rapidement en lui un pair (ou un supérieur). Il se fit, parmi eux, des amis et des ennemis. Mais, à part un petit nombre, je suppose que les autres ne virent en lui qu'un « curé de choc », qui finissait toujours par arriver à ses fins, quels que fussent les obstacles.
L'image d'un Dom Aubourg, moine bâtisseur, n'est pas fausse. Elle le deviendrait si on en faisait l'image caractéristique de sa personne. Elle correspond à un épisode de sa vie. Elle exprime la disponibilité de sa charité, non pas un goût personnel ou une aptitude particulière. Après 1945, l'amour de Dieu et du prochain, c'était pour lui mettre la main à la pâte afin de redonner corps et structure à des foyers de chrétienté ravagés par la guerre. Reconstruire, pour lui, c'était, à cette époque, là où il était, *aliis contemplata tradere*.
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Le proverbe assure : « dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es. » Quand on sait que la Bible était la « hantise » du P. Aubourg, on aura une idée de ce qui nourrissait à perpétuité son esprit. Mais comme la Bible peut mener les esprits dans les directions les plus diverses, on aura peut-être quelque lumière sur ces orientations les plus profondes en sachant quels étaient les saints qui l'attiraient le plus. Il ne m'a là-dessus jamais fait de confidences. Mais à travers ses lettres et ses conversations, j'ai tout de suite présents à ma mémoire trois noms qui se détachent : ceux de saint Benoît, de Jeanne d'Arc et de Pie X.
Saint Benoît peut paraître normal, puisqu'il était bénédictin. C'est normal, en effet. Mais enfin il aurait pu n'avoir pour saint Benoît qu'une admiration raisonnée et que l'âge aurait pu atténuer. Ce n'était pas le cas. Notons d'abord que, dans la mesure où son goût pour son patron monastique tenait à son appartenance à Solesmes, il y avait là un trait de son caractère. Si, pour lui, la vocation était une libre réponse à un appel, cette réponse était un choix définitif, c'est-à-dire une fidélité inébranlable à ce choix. Attiré donc par saint Benoît dans sa prime jeunesse (je ne sais à quel âge exactement), il lui restait fidèle. Mais c'était une fidélité pour laquelle il n'avait pas à combattre. Il aimait et admirait profondément saint Benoît. Si je le dis avec précision, c'est parce que j'ai toujours été étonné de ce qui le portait vers ce saint. Pour ma part, en effet, c'est plutôt le *génie* de saint Benoît qui m'éblouit. Avoir établi une règle de vie communautaire qui tienne toujours aussi solidement après un millénaire et demi, c'est vraiment avoir fait preuve d'une connaissance extraordinaire du cœur humain. Mais quand le P. Aubourg me parlait de saint Benoît, c'est toujours à sa *sainteté* qu'il faisait allusion. Dans celui où j'avais tendance à voir un grand « expert en humanité » (comme dirait Paul VI), il voyait, lui, un grand expert dans les choses de Dieu -- il voyait le saint.
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Jeanne d'Arc le ravissait. Et j'ai toujours été, sur elle, tellement d'accord avec lui que je ne sais plus si les raisons de son ravissement sont siennes ou miennes. Tout de même je ne crois pas me tromper en disant qu'il voyait en elle une des imitations de Jésus-Christ les plus parfaites dans la destinée la plus terrestrement incarnée qu'on puisse imaginer. Et puis cet écartèlement crucifiant entre la soumission totale à l'Église et la soumission totale à Dieu avait de quoi le faire rêver -- et nous faire rêver tous.
A l'égard de Pie X le *sentiment* qui l'animait est presque intranscriptible. C'était celui de la vénération la plus profonde. Pie X représentait pour lui la foi absolue et la charité intégrale.
Ces trois saints-là, je ne l'ai jamais entendu exprimer à leur sujet la moindre critique, la moindre réserve. Or nul n'échappait, même chez les saints, à son jugement. Souvent même c'est ceux qu'il aimait le mieux et qu'il admirait le plus sur lesquels il exerçait son analyse impitoyable. Saint Jean de la Croix, par exemple, le fascinait. Il le connaissait intimement et avait lu l'essentiel des travaux publiés sur lui. Eh ! bien, un je ne sais quoi le bloquait à l'égard de ce prince de la mystique. De même sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus laissait en lui une ombre d'insatisfaction dont je n'ai jamais décelé la raison exacte. Il n'empêche que ces deux-là, et bien d'autres, étaient les plus chers amis de son royaume céleste. Si je note la très légère distance qu'il marquait à leur endroit ce n'est que pour souligner le sens de son adhésion totale à saint Benoît, à Jeanne d'Arc et à Pie X. On y trouvera peut-être un trait révélateur de sa psychologie la plus profonde.
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Ici, je sens que je risque de me lancer dans un portrait du P. Aubourg. Je m'en garderai bien, car je n'en sortirais pas. Deux mots me suffiront pour cerner ce qui me paraît être l'essentiel de sa personne : pureté, *réalisme.* Un substantif revient souvent sous sa plume : « diamant » ; et une épithète : « adamantin(e) ». Il lui faut toujours le pur et le dur. Il est toujours en quête du noyau, de l'atome qui serait le réel absolu et la lumière sans mélange. La nature, strictement naturelle, et la surnature, strictement surnaturelle, tels sont les deux pôles auxquels son âme s'attache et dont elle refuse de s'évader. D'où son horreur de tous les idéalismes, de tous les faux-semblants, de toutes les mystiques douteuses, de tous les pièges du sentiment, de la raison et de la volonté. Le vrai seul, le beau seul, le bien seul -- il ne sort jamais de là.
C'est dire qu'il est un passionné. Il est un passionné de Dieu, du Christ, de l'Église, de la vérité. Il est un passionné des âmes, et cette passion-là a été l'aliment le plus constant de ses joies et de ses souffrances. Car quand il avait fait la connaissance de quelqu'un dont tel ou tel trait lui était apparu comme significatif d'une essentielle pureté, il n'avait de cesse de faire fructifier ce don de Dieu pour faire un saint de ce privilégié et recevoir aussi de lui le fruit d'une sainteté communicante. Au bout d'un certain temps, il devait bien s'apercevoir, parfois, que si Dieu existait en cette âme, il n'y était pas seul et rencontrait de solides obstacles dans la place. Il en était meurtri, mais non découragé. Sa quête de Dieu continuait. Et toutes les âmes qu'il avait aimées, il les portait jusqu'au bout dans sa prière, quels qu'aient été les avatars de ses relations avec elles. C'est tout le sens de la dédicace de son unique livre : *Amicis amicus, fidelibus fidelis, sperantibus sperans*.
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Il y aurait un livre à écrire sur les amis du P. Aubourg. Que de blessures il reçut d'eux ! Que de blessures il leur infligea ! Ses amis, le sachant dans les altitudes, l'y croyaient à l'abri de tout. C'était oublier que ce passionné était, dans les profondeurs, un tendre et un infiniment sensible. Et lui, de son côté, mal au fait des contingences où tout un chacun est embringué, pouvait ne pas se trouver toujours sur la longueur d'onde de son correspondant. D'où ces blessures réciproques. Mais c'était des blessures franches, innocentes, inconscientes. Elles tournaient au bien, n'ayant pas le mal dans leurs racines. Finalement elles s'ajoutaient à la somme des dons dont chacun se sentait débiteur à son égard, sans compter ce que, d'une autre façon, lui-même recevait d'eux.
Au fond, cet homme qui, pour les uns, fut un bâtisseur et un actif pur, pour les autres une intelligence exceptionnelle, était avant tout un mystique. Il faut débarrasser ce mot de tout ce qui pourrait évoquer des états extraordinaires ou simplement un état permanent de retraite intérieure. Il vivait, je l'ai dit, en pleine réalité. Mais la disposition la plus intime de son âme était l'attente de Dieu, la quête de Dieu, la supplication vers Dieu, l'ouverture à Dieu. Il en subit, je crois, à certains moments de sa vie, un véritable écrasement de l'âme. C'est pourquoi j'emploie le mot « Mystique » qui n'est peut-être pas le bon. Peut-être aurais-je pu dire simplement qu'il était avant tout chrétien. Car, à cet égard, son immense science exégétique, théologique et historique, ne lui donnait pas le change. Vingt fois, cent fois, il m'a dit et écrit « Il n'y a qu'une voie du christianisme : c'est la croix ». Il le pensait pour les autres, pour lui-même, pour tout le monde et pour l'Église. ([^1])
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Après la guerre, il eut une amitié *post mortem* qui le révèle singulièrement. Je lui avais envoyé « La pesanteur et la grâce », de Simone Weil. Il en subit un choc. Il fit l'acquisition successive de tous les livres de cette fille extraordinaire. Il lut tout ce qu'on écrivait sur elle. Il eut en mains plusieurs manuscrits d'elle inédits. Il correspondit avec Madame Weil. Il se désolait de n'avoir pas connu Simone. Il eût levé ses doutes, ses difficultés, ses objections. Il l'eût baptisée. Je lui rétorquais : « Avec vos deux tempéraments (assez semblables, et égaux en violence intérieure), vous vous seriez brouillés dès la première rencontre. » Mais il ne l'admettait pas. Faute de pouvoir la mettre au rang de nos saints préférés, il en avait fait son amie, c'est-à-dire qu'il la sauvait. Il était convaincu qu'elle était morte chrétienne, du baptême de désir, et peut-être du baptême de sang. Je le crois d'ailleurs comme lui.
Si je crois que le culte que le P. Aubourg vouait à Simone Weil est révélateur, c'est qu'il révèle en effet à quel point le christianisme était tout pour lui. Car les trois bêtes noires de Simone Weil -- Israël, Rome et l'Église -- étaient justement trois objets de prédilection du P. Aubourg. Mais il pardonnait tout à Simone Weil à cause de sa passion pour la vérité et pour le Christ. Israël ? Elle connaissait mal l'Ancien Testament. Rome et l'Église ? Les tares qu'elle y dénonçait sont des tares véritables. Elle eût un jour compris ce qu'étaient, à travers leurs misères, Rome et l'Église. Au contact de la guerre, elle était bien revenue de son anarchisme et de son pacifisme. Tout cela donc était secondaire aux yeux du P. Aubourg. Il ne voyait en elle que celle qui avait épousé la croix dans le pur abandon à Dieu.
Aller au vrai avec toute son âme, c'est la seule démarche que comprenait le P. Aubourg. Il aimait Simone Weil de s'y être confirmée dans une rigueur absolue. Il éprouvait même, cet intransigeant, une certaine indulgence pour ceux qui, ayant cru s'avancer sur la route du vrai, s'y étaient égarés jusqu'à peut-être y perdre leur âme.
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Je fais allusion ici à sa liberté intellectuelle. Dans le domaine propre de l'intelligence et de la critique il n'admettait pas que la foi peut être une cause de timidité. Il était à cet égard intégralement thomiste et ne doutait pas que saint Thomas eût jeté le même œil serein du théologien sur les découvertes de la science moderne, quelles qu'elles fussent. Ainsi paraissait-il « audacieux » -- épithète dénuée de sens quand il s'agit du vrai. Mais il fallait, naturellement, qu'il s'agit du vrai et non pas du vraisemblable ou du possible. S'il s'agissait d'hypothèses, il fallait les jauger et voir comment elles pouvaient être éventuellement intégrées. En tout, il voyait admirablement les degrés, de la science à la philosophie et de la philosophie à la théologie. Il ne confondait ni les genres, ni les ordres. A partir du Vrai absolu, dans le Vrai absolu, tout le vrai devait être reçu et assimilé. Dans le domaine de ses études propres -- exégèse, théologie, histoire -- enraciné comme il était dans le Vrai il était donc ouvert à tous les aspects du vrai. C'est un domaine où le modernisme fleurit et où les apostasies sont nombreuses. Son ardeur à sauver les âmes lui donnait comme une réserve d'absolution pour ceux qui avaient perdu la foi en essayant de trouver le vrai. Il les considérait un peu comme les soldats perdus. Mais il était certainement plus choqué par ceux qui restaient dans l'Église, ayant intérieurement apostasié, que par ceux qui alors la quittaient. Loisy, incroyant et briguant l'évêché de Monaco, le scandalisait. Loisy, puissant exégète ayant perdu la foi, aurait été accueilli par lui charitablement. Peut-être l'aurait-il sauvé. Tout aurait tenu à sa disposition foncière à l'égard de la vérité, qui en fin de compte était, face à Dieu, l'unique problème.
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Évidemment, je sens que je m'exprime mal. Ce ne sont pas des questions où il est facile de bien s'exprimer. Pourtant j'espère faire comprendre comment le P. Aubourg pouvait être intégralement anti-moderniste -- de toute sa foi et de toute son intelligence -- tout en pouvant éventuellement dérouter un interlocuteur quand il était sur un sujet précis. Car alors c'est ce sujet dont il parlait et il pouvait admirer ou approuver une idée, une thèse, une interprétation, dans un ensemble plus vaste et par rapport à la foi.
\*\*\*
C'est en 1921, pendant les vacances, que j'ai fait sa connaissance, à Quair Abbey, dans l'île de Wight. J'atteignais ma seizième année. Il approchait de sa trente-quatrième. Après les vacances, je lui écrivis. Il me répondit. Cet échange, plus ou moins dense selon les époques, dura jusqu'à sa mort.
Il fut pour moi *pater et magister,* et je pourrais dire de lui ce que Bainville disait de Maurras : « Sauf la vie, je lui dois tout. » Ce tout n'était d'ailleurs, si je peux dire, que l'essentiel. Il avait ses activités, j'avais les miennes. Il recevait mes livres et mes articles, une fois publiés. C'est bien rarement que je lui soumettais un manuscrit. Ses observations étaient brèves. Il changeait un mot ou une virgule, et c'était tout. Je ne le dis pas pour affirmer mon indépendance ou le décharger de mes erreurs, mais simplement parce que c'était ainsi. Ma dette à son égard est immense, mais c'est une dette globale de pensée et de nourriture vitale.
Maintenant qu'il n'est plus, je m'interroge sur ce qu'il laisse. Tous ceux qui l'ont bien connu confirmeront mon jugement : il fut un homme d'une envergure exceptionnelle. Une intelligence hors de pair, une volonté inflexible, un christianisme intense, d'un style très personnel. A en juger par les résultats visibles, sa vie est un échec.
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Mais que signifie l'échec d'une vie chrétienne ? Sa fécondité se révélera-t-elle après sa mort ? Rien n'est moins certain. Ce qui me paraît le plus probable, c'est que des âmes trouveront dans ses « entretiens sur les choses de Dieu » ou dans certains écrits de lui qui pourront être un jour publiés un aliment ou la révélation d'une vocation. Ce n'est pas aux balances de la notoriété que se jaugent les actions de cette nature.
Aussi bien mes supputations sont elles-mêmes d'un genre dont il avait légitimement horreur. Pour lui, la vie -- la vie de chacun et la vie en général -- n'appartenait qu'à Dieu, et nous n'avions à faire que ce qu'il nous appartient de faire sans nous soucier du reste. Son aspiration trouvait son expression dans les derniers mots de l'Apocalypse, qu'il aimait tant et par lesquels il conclut la dédicace de son livre : nai erchomai tachu. Amen, veni Domine Jesu. Son attente est maintenant terminée.
Louis Salleron.
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## ÉDITORIAL
### La quête pour la presse catholique
*Première étape d'une réforme de la quête*
SELON LES PAROISSES, elle est annoncée sous l'un ou l'autre nom. C'est la quête de « la Journée mondiale des moyens de communication sociale », le 4 février 1968. Elle a lieu chaque année. Pour faire court, on dit plus commodément. « *la quête pour la presse catholique *», dénomination sous laquelle elle était généralement annoncée les années précédentes.
N'en connaissant rien d'autre que cet énoncé, je n'avais rien donné.
Mieux informé cette fois-ci -- et je vais vous communiquer ces informations -- je ne donnerai pas davantage.
\*\*\*
Ne rien donner, cela ne veut pas dire déposer dans la corbeille la plus petite pièce possible, pour avoir l'air de donner tout en ne donnant pas. Il y a sans doute des quêtes pour lesquelles s'imposera une *réduction*, indicative et calculée, de la contribution allouée ; nous examinerons prochainement cette question.
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Mais pour celle-là, c'est rien. Avec à l'adresse du quêteur ou de la quêteuse un signe négatif de la fête, sans provocation ni scandale, mais sans équivoque. Ne pas se réfugier dans l'attitude penaude et paralysée de la personne qui veut faire entendre que, par distraction, elle est venue sans argent. Le refus doit s'affirmer en toute clarté.
Ne rien donner, cela ne veut pas dire non plus que l'on se tiendra quitte et qu'avec les économies ainsi réalisées on ira aussitôt faire emplette d'un foulard de soie naturelle ou d'une bouteille de vieux Médoc. On ira donner ailleurs, sans oubli ni diminution, ce que l'on aurait donné à la quête.
\*\*\*
L'année dernière, comme j'arrivais à l'église, par un hasard que je crois innocent, le bénévole préposé me tendit une corbeille en me demandant courtoisement, selon sa formule habituelle :
-- Voulez-vous accepter de faire la quête aujourd'hui ?
Bien sûr, on accepte automatiquement, et il vous précise :
-- Vous prendrez le côté droit, par ici, dans cette allée...
Cela se passe avant la messe, et donc avant que l'on annonce, ou rappelle, à quelle intention la quête est faite.
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Heureusement j'étais prévenu. Il vaut toujours mieux être prévenu quand on va dans les églises aujourd'hui. Il s'y passe tellement de choses. Vous me voyez embarqué à faire moi-même une quête « *pour la presse* (dite) *catholique *» ?
Je répondis donc :
-- Non, pas cette fois-ci.
Comme on ne saurait toujours être informé de tout, je prends maintenant mes précautions. Quand on me demande de faire la quête, je commence par interroger :
-- Mais dites-moi d'abord : cette quête, elle est au profit de qui ?
On ne sait pas toujours me le dire (il y a beaucoup de quêtes de routine dont l'objet reste implicite). Mais une telle question me fait sans doute passer pour un scrupuleux (ou pour un maniaque) : on évite désormais de me proposer la corbeille. Pourtant je quête volontiers pour l'église à construire, pour la réparation de la toiture, pour le Noël des vieillards. Mais pas pour tout. Pas pour n'importe quoi. Certainement pas « pour la presse catholique ».
Et « pour les Séminaires » ? -- C'est un cas de conscience, quand on sait ce qui s'y passe présentement. Il va falloir réexaminer beaucoup de choses. Nous le ferons.
\*\*\*
Mais procédons par ordre.
Nous en sommes à la quête « pour la presse catholique », ou quête de la « Journée mondiale des moyens de communication sociale », le dimanche 4 février.
Où va l'argent ?
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Je me demandais, et vous vous demandez sans doute, si cette quête « pour la presse catholique » est destinée à MM. Gélamur et Hourdin, à la Bonne Presse, aux Informations catholiques internationales, aux firmes commerciales qui offrent l'éventail de leurs magazines illustrés sur les « présentoirs » installés dans les églises.
Ce n'est pas exactement cela. Le C.N.P.C. (Centre national de la presse catholique) ne touche sur cette quête que 300 f : on se demande ce que va faire cette minuscule aumône dans l'escarcelle de si puissants seigneurs. L'O.C.F.R.T., qui est l'illustre Office catholique de radio et télévision, touche 15.000 F. (un million et demi d'anciens francs). Un « propagandiste » du Burundi reçoit, sur cette quête, un « salaire » de 9.000 F...
Mais voici plutôt la répartition complète des fonds recueillis par cette quête en 1967. Je la trouve dans le bulletin Votre information, « courrier des Centres diocésains d'information, Corbeil, Pontoise, Versailles », publié 26, rue du Maréchal Joffre à Versailles, numéro 163 du 11 décembre 1967 :
I. -- 20 % sont envoyés au Tiers-Monde : soit en 1967 : 36.400 F.
-- Lomé : Présence Chrétienne 12.000 F
-- Burundi : salaire propagandiste 9.000 F
-- Cameroun stage directeur journal 3.000 F
-- Indonésie bourse journaliste 2.500 F
-- Dakar : Afrique nouvelle 5.400 F
-- Ruanda : école audio-visuelle 5.000 F
II. -- 50 % financent les Organismes Nationaux : soit en 1967 : 143.000 F.
-- O.C.F.C. (cinéma) : 47.000 F
-- O.C.F.R.T. (radio -- télévision) : 15.000 F
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-- Secrétariat liaison des C.D.I. : 45.000 F
-- Comité catholique du livre : 2.000 F
-- C.N.P.C. (presse nationale) : 300 F
-- A.N.P.C.P. (presse de province) : 300 F
(les soldes sont reportés à l'an prochain)
Les fonds envoyés au C.C.P. de l'émission « Le Jour du Seigneur » ont été affectés au soutien de cette émission.
III\. -- 30 % servent à couvrir les frais du Centre Diocésain d'information.
Avant de commenter ces chiffres officiels, il faut remarquer qu'ils sont faux.
Dans les deux premières rubriques, l'addition du détail ne donne pas le total annoncé. La rubrique I concerne 36.400 F, et l'addition des différents postes de cette rubrique donne 36.900 F. Petite différence, et selon laquelle on aurait dépensé 500 F de trop. Différence plus importante à la rubrique II : elle concerne 143.000 F, et l'addition des postes donne 109.600 F seulement. Plus de trois millions d'anciens francs ont donc disparu sans laisser de traces visibles. Bizarre. On nous précise : « les soldes sont reportés à l'an prochain ». C'est peut-être l'explication ?
Mais ce qui est inexplicable, c'est la première ligne de la rubrique I et la première ligne de la rubrique II : elles ne concordent pas.
La rubrique I déclare que 20 % du total de la quête, cela fait 36.400 F. Ce qui indique que le total s'élevait à 182.00017.
La rubrique II déclare que 50 % du total de la même quête, cela fait 143.000 F. Ce qui suppose que le total était 286.000 F.
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La différence entre 182.000 F et 286.000 F est tout de même fortement singulière. Une différence de plus de dix millions d'anciens francs.
Une comptabilité aussi délirante suscite évidemment une cascade de points d'interrogation.
\*\*\*
La rubrique III mentionne 30 % du total mais ne précise pas à quelle somme s'élèvent ces 30 %*.* Elle ne peut donc servir à départager les indications contradictoires de la rubrique I et de la rubrique II.
On en est donc réduit à examiner successivement les deux éventualités : celle où le total des fonds recueillis par la quête aurait été de 182.000 F (comme il ressort de la rubrique I), et celle où ce total aurait été de 286.000 F (comme il ressort de la rubrique II).
A. -- *Première éventualité*.
Si le montant total de la quête a été 182.000 F (chiffre calculé d'après le pourcentage de la rubrique I), les CENTRES DIOCÉSAINS D'INFORMATION ont touché 30 % de cette somme (rubrique III), soit 54.600 F.
*Mais ils ont touché aussi*, à la rubrique II, poste intitulé « Secrétariat liaison C.D.I. », la somme de 45.000 F.
Soit au total 99.600 F.
*Aucun autre poste n'a reçu autant*. Principaux organisateurs de la quête, les CENTRES DIOCÉSAINS D'INFORMATION en sont aussi les principaux bénéficiaires. L'Office du cinéma, qui est le second bénéficiaire principal, vient très loin derrière, avec 47.000 F seulement.
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B. -- *Seconde éventualité*.
Si le montant total de la quête a été 286.000 F (chiffre calculé d'après le pourcentage indiqué par la rubrique II), les CENTRES DIOCÉSAINS D'INFORMATION ont touché d'abord 30 % de cette somme (rubrique III), soit 85.800 F.
A quoi s'ajoute, à la rubrique II, au poste « Secrétariat liaison C.D.I. », la somme de 45.000 F.
Soit au total 130.800 F.
*Aucun poste n'a reçu fût-ce seulement la moitié*. Dans cette seconde éventualité, les CENTRES DIOCÉSAINS D'INFORMATION sont encore plus massivement les principaux bénéficiaires de la quête dont ils sont les principaux organisateurs.
Il s'agit donc avant tout, dans cette quête, de savoir si l'on tient à financer cette institution proliférante des CENTRES DIOCÉSAINS D'INFORMATION, ou si l'on s'y refuse.
Pour ne retenir que l'une de leurs plus récentes responsabilités, les CENTRES DIOCÉSAINS D'INFORMATION sont demeurés immobiles et silencieux, comme s'ils n'existaient pas, devant la diffusion de *Club-Inter* dans les églises, ou même ont continué à recommander et favoriser cette diffusion.
*Club-Inter* est ce magazine destiné aux jeunes catholiques qui s'est attiré la *Mise en garde* que l'on sait ([^2]) pour avoir :
1° fait un éloge sans réserve de la révolution communiste ;
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2° donné en exemple l'attitude religieuse de Leprince-Ringuet qui prône « l'esprit de l'Évangile *en général *», écartant explicitement les dogmes définis, et qui rejette toute religion à l'*élaboration* de laquelle ne participerait pas chacun de ceux qui y adhèrent.
Les CENTRES DIOCÉSAINS D'INFORMATION n'ont tenu à ce jour aucun compte de la « Mise en garde » circonstanciée dont *Club-Inter* a fait l'objet en raison de ses doctrines contraires à la foi catholique.
*Club-Inter* n'a pas désavoué ses doctrines anti-catholiques.
Les CENTRES DIOCÉSAINS D'INFORMATION n'ont pas désavoué *Club-Inter*.
Tout continue comme précédemment, comme si tout était très bien ainsi, et comme si c'était précisément là ce que l'on veut inculquer aux jeunes catholiques.
Alors, c'est clair : pas un sou.
Nous serions complices ?
La complicité peut avoir des degrés : mais nous ne serons pas complices même pour 5 centimes.
\*\*\*
Il est tout de même extraordinaire que l'on soit en train de nous changer tous les rites de la Messe, sauf un : celui de la quête, qui est conservé immuable avec une exclusive piété.
C'est atteindre le dernier degré de la dérision. On n'aura jamais autant méprisé le peuple fidèle.
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Eh ! bien, nous allons introduire nous-mêmes les transformations nécessaires dans ce seul rite resté intangible.
Oh ! sans les violences et les brutalités que nous imposent triomphalement les novateurs liturgiques. Simplement, en ne donnant plus rien. Nous irons très progressivement et avec discernement, car pour notre part nous sommes réformistes et non pas révolutionnaires. Nous commencerons par la quête du 4 février dite « pour la presse catholique ».
*Ce jour-là, ce que vous vouliez donner, vous le donnerez* DIRECTEMENT *aux organes de presse catholique et* « *moyens de communication sociale *» *que vous voulez véritablement soutenir.*
Car on ne supprime que ce que l'on remplace.
Ce que nous ne donnerons plus à la quête, nous le *donnerons* toujours, mais *ailleurs*, et d'abord là où nous aurons la garantie indispensable que *l'intention du donateur sera respectée*.
Elle n'est pas respectée quand une quête « pour la presse catholique » aboutit directement ou indirectement à favoriser une propagande pro-communiste et anti-catholique.
La quête du 4 février ne sera pour nous qu'un début expérimental : *ad experimentum*.
Nous examinerons ensuite les autres quêtes et l'usage qui en est fait.
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*Nous le pouvons et nous le devons*. A ce rite de la quête dominicale, nous sommes pleinement « participants » ; nous en sommes même les principaux et indispensables « acteurs ». Nous sommes responsables et majeurs ; laïcs adultes ; laïcat en voie d'organisation. Organisons-nous donc, et commençons à poser et à résoudre nous-mêmes nos propres problèmes.
Il y a tout le problème du *denier du culte.*
Donner au « denier du culte » est un devoir, disait le catéchisme. Mais on a supprimé le catéchisme qui en faisait un devoir. Le catéchisme a disparu et seul ce devoir subsiste ? Ce n'est pas croyable.
Nous connaissons plusieurs personnes qui ont déjà décidé de répondre désormais :
-- « Denier du culte » ? Puisqu'il n'y a plus de *culte,* il n'y aura plus de *denier*.
Solution radicale (et valable peut-être en certains lieux), mais, à notre avis, excessive aussi bien dans ses considérants que dans sa conclusion pratique. Et d'ailleurs inadéquate.
Examinons les choses.
Le denier du culte est reçu dans les paroisses ; mais il va intégralement à l'évêché qui ensuite le répartit. En augmentant ou réduisant le denier du culte versé dans une paroisse, ce n'est pas cette paroisse que l'on favorise ou que l'on pénalise.
La solution pourrait être la suivante. *Au lieu* de souscrire au denier du culte (qui ira automatiquement à l'évêché), faire au curé, *à l'occasion* de ce denier, un *don direct,* avec l'intention formulée que ce don reste dans la paroisse pour les besoins de la paroisse, du presbytère, du clergé paroissial.
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L'intention du donateur *lie* celui qui accepte un don. Et dans la paroisse chacun sait, ou peut savoir plus facilement, *à quoi et à qui* sert l'argent qu'il donne : il peut donc donner plus, ou moins, ou rien, en connaissance de cause. Selon le « culte » qu'il y voit pratiqué, il peut donner son « denier » à une paroisse ou à une autre. En précisant oralement ou par écrit : -- *Ce n'est pas un don pour le denier du culte. C'est, à l'occasion et à la place du denier du culte, un versement dont je demande formellement qu'il ne sorte pas de la paroisse.*
Je formule là une suggestion : je n'affirme rien de définitif sur ce point.
Je suis, moi aussi, « en recherche », comme on dit aujourd'hui. J'esquisse simplement des « pistes de recherche », et je convie les uns et les autres à m'apporter leurs lumières dans cette « recherche en commun ».
Ultérieurement nous pourrons établir une ligne de conduite en tenant compte des différents avis qui auront été exprimés ; en tenant compte aussi des échos et résultats qui nous parviendront de notre première expérience lors de la quête du 4 février.
\*\*\*
Nous sommes responsables de l'argent que nous donnons et de l'argent que nous ne donnons pas. Comme les moyens de personne ne sont illimités, *ce qui est donné là est ce qui n'est pas donné ici*. Si nous donnons par complaisance, par routine ou par respect humain à des quêtes dont nous ne savons rien -- voire dont nous savons trop que leur emploi n'est pas satisfaisant -- cela fait autant qui ne sera pas donné à des œuvres dont nous savions en toute certitude qu'il importait de les soutenir.
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Nous avons donc le devoir d'opérer un réexamen méthodique, une vraie révision de ce que peut-être nous donnons par simple « habitude sociologique » aux quêtes du dimanche.
\*\*\*
Notre présente « recherche » ne saurait d'ailleurs émouvoir les anciens bénéficiaires des quêtes habituelles. Il est entendu en effet que nous autres catholiques opposés à la liturgie nouvelle, au nouveau catéchisme et à la nouvelle religion, nous sommes une « infime minorité » parfaitement négligeable. Les comptables qui recensent (d'ailleurs de travers, comme on l'a vu) les millions et les millions que leur souscrivent les immenses majorités du courant de l'histoire ne s'apercevront même pas de l'imperceptible absence de nos dons dans le flot toujours montant de leurs recettes triomphales. C'est du moins ce qu'ils croient ; ou plutôt ce qu'ils disent. On verra bien...
Mais quoi qu'il en soit, ce n'est pas d'abord cela qui nous importe. Il y a avant tout notre responsabilité pour chaque centime consenti, avec la pensée nécessaire que *le consentir là c'est le refuser ailleurs*. Nous voulons réexaminer en conscience cette responsabilité. Ne plus donner par simple « automatisme sociologique », à la quête du dimanche, des sommes grandes ou petites que nous aurions peut-être le devoir de donner plutôt à un autre endroit, pour une autre œuvre.
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Il ne s'agit nullement de ne plus rien donner nulle part : mais d'étudier consciemment, et consciencieusement, *l'emploi et le réemploi* que nous ferons de nos dons. Peut-être même d'en augmenter le total. Mais d'en changer la destination.
Ce réexamen en conscience, auquel nous invitons tous nos amis, aura par surcroît mais inévitablement pour conséquence une profonde réforme de la quête.
Et ce sera très bien ainsi.
\*\*\*
On nous a supprimé le latin, le grégorien, le consubstantiel, la communion à genoux et l'on nous annonce sans cesse que ce n'est pas fini. Tout doit y passer. Seule la quête dominicale demeure hors d'atteinte. Il ne sera pas dit qu'on aura réussi à tout changer, du catéchisme au Credo, du Pater au Canon, et à maintenir, comme seul témoin de continuité, la quête sacro-sainte.
Nous mettons nous-même sa réforme en chantier.
Jean Madiran.
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## CHRONIQUES
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### Le carré magique
par Alexis Curvers
Nous commençons ici la publication d'un ouvrage inédit, et actuellement encore inachevé, d'Alexis CURVERS. Cet ouvrage paraîtra ultérieurement en librairie chez l'éditeur Robert Laffont. Il fait partie d'une série d'études en projet ou en cours auxquelles l'auteur a donné le titre général : « *De la subversion *». *--* Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.
CHAPITRE I\
La mystification moderniste. -- Une amulette retrouve la parole.\
-- Son âge. -- Cruces dissimulatae.
Un siècle ou deux de vie clandestine et brûlante, de très longs siècles d'effacement dans la nuit, un siècle enfin de résurrection étouffée, mais de plus en plus indéniable, ainsi se résume l'histoire de l'antique symbole chrétien communément appelé SATOR, parce que tel est le premier des cinq mots dont il est bizarrement composé ; ou « *carré magique *», parce qu'il s'inscrit dans un carré et qu'il présente un ensemble de propriétés vraiment extraordinaires.
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La moindre n'est pas que ce document renferme les secrets du christianisme primitif, c'est-à-dire, pour nous, la preuve matérielle de son origine surnaturelle. On soupçonne que les circonstances qui ont fait naître le SATOR dans la clandestinité n'étaient pas sans analogie avec celles qui depuis peu l'en exhument ou l'y refoulent. Ce qui se voilait pour affronter jadis la persécution ne se dévoile que timidement en face du doute, de la négation, du mensonge qui sont les armes préférées des persécuteurs modernes.
L'immense mystification moderniste qui depuis cent ans, au nom de la Science, nous éblouit et nous terrorise, n'est qu'une partie du plan diabolique qui tend, dans tous les domaines, à l'abêtissement de l'esprit humain et à l'asservissement définitif des âmes ; et c'en est la partie maîtresse, puisqu'elle s'applique au domaine religieux. Cette mystification semble actuellement en voie de réussir, grâce au concours de beaucoup de gens d'Église. Elle a pour but de nous persuader que le christianisme est l'œuvre des hommes et non pas de Dieu. Il faut pour cela qu'il ait résulté d'une élaboration lente et progressive, il faut qu'il ait eu le temps et les moyens de se tailler lui-même sa légende divine. La critique moderniste s'emploie donc à battre systématiquement en brèche l'ancienneté, l'authenticité et l'historicité du Nouveau Testament ou soi-disant tel : le Christ, en un mot, n'a rien innové, et, puisqu'il n'est lui-même qu'une fiction, sa religion n'est qu'une religion comme les autres et dérivée des autres.
L'argument serait probant si cette religion une fois constituée ne s'était pas distinguée des autres par des différences fondamentales dont la source échappe à toute analyse. Qui d'autre que le Christ a inventé le règne universel de l'Esprit, le pain quotidien des âmes, le pardon mutuel des offenses, la libération des hommes assujettis au diable par le péché ?
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Qui donc a ramassé cette doctrine nonpareille dans une seule et courte prière inoubliablement belle, profonde, simple et parfaite ? Et qui le premier a enseigné que, tous les hommes étant fils de Dieu, chacun doit aimer comme son prochain ses ennemis eux-mêmes ? Où et quand cette héroïque folie de l'Évangile, plus haute que toute sagesse, a-t-elle eu des précédents ? Voilà des questions que le modernisme évite soigneusement de poser, de peur d'avoir à y répondre. Il étudie le christianisme dans son vêtement, jamais dans sa substance ; dans ce qu'il a de commun avec toute réalité humaine, jamais dans son originalité spécifique, non réductible aux facteurs historiques qui en ont préparé ou entouré le développement. Or cet élément d'originalité sublime est constamment inhérent au christianisme, en quelque siècle qu'on le fasse naître. L'apparition de ce caractère qui lui est propre ne serait pas moins mystérieuse sous le règne de Trajan ou de Marc Aurèle qu'elle ne l'est sous Tibère. Elle le serait même davantage.
\*\*\*
Et c'est ici qu'éclate l'absurdité proprement diabolique de l'entreprise moderniste : plus elle s'acharne à expliquer l'accidentel par des hypothèses d'ailleurs gratuites quand elles ne sont pas contradictoires, frauduleuses ou niaises, mieux elle démontre et moins elle avoue que l'essentiel est inexplicable sans une intervention de Dieu. Elle ne voit pas qu'elle rend par là définitivement incompréhensible ce qu'elle prétend éclaircir. Que le christianisme se soit peu à peu formé de pièces et de morceaux empruntés, qu'il se soit tardivement fabriqué sur la terre, ce serait un miracle infiniment plus contraire à la raison que s'il est descendu tout achevé du ciel. C'est pourtant ce que le modernisme nous enjoint de croire. C'est son dogme.
\*\*\*
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Heureusement, la Providence veille. Dans le grand combat qui se livre, elle ne permet jamais que la vérité soit complètement éteinte. Elle nous la dispense et nous la rappelle par des éclairs dans la nuit, par des lueurs qui brillent non seulement au regard de la foi dans le secret des âmes, mais au regard de la simple intelligence attentive aux signes et aux événements de ce monde.
Une de ces lueurs a été pour moi la récente remise au jour de l'énigmatique inscription qui est l'objet de cette étude, et que voici :

Le premier caractère magique de ces mots ainsi assemblés, et le plus superficiel, tient à ce qu'on peut les lire indifféremment à l'envers ou à l'endroit, de haut en bas ou de bas en haut, horizontalement ou verticalement : dans n'importe quel sens, la lecture est toujours la même et les cinq mots se reproduisent sans le moindre changement. C'est un palindrome parfait, comme le mot central, TENET, en est un à lui seul.
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Dans ces conditions, il est absolument sans conséquence que l'ordre des mots soit parfois renversé :

Quelle que soit la disposition, le mot TENET ne change ni de forme ni de place ; il a le privilège de rester toujours fixe au milieu du carré mobile qu'il divise en quatre parties égales.
On crut longtemps que ce rébus n'était rien de plus qu'une curiosité alphabétique, d'ailleurs fort médiocre, car la décourageante obscurité du sens de la phrase et surtout du mot inconnu AREPO, apparemment inventé pour la circonstance, donnait une piètre idée de l'habileté du « magicien » : celui-ci, en alignant des lettres groupées presque au hasard, s'était épargné toute difficulté majeure. Et son ouvrage n'avait dû la chance de subsister qu'à des documents coptes où il dormait, plus ou moins déformé, depuis le haut Moyen Age : papyrus, parchemins, ostraka, formulaires de sorcellerie qui lui attribuaient divers pouvoirs miraculeux, comme d'éloigner d'une femme malade « la douleur et la souffrance », d'écarter les serpents ou de guérir un pied blessé ; plus tard, on l'utilisera aussi pour procurer aux femmes enceintes une heureuse délivrance et, jusqu'en plein XVI^e^ siècle, en Occident, comme un remède contre la fièvre et contre la rage.
Aussi le *Dictionnaire d'Archéologie catholique et de Liturgie,* dans son premier tome paru en 1907, range-t-il expéditivement l'insoluble SATOR parmi les *Amulettes,* article signé H. Leclercq. On avait mieux à faire qu'à se perdre en conjectures sur les origines de ce douteux talisman. Au petit bonheur, des savants du XIX^e^ siècle en avaient imputé la peu glorieuse paternité à des grammairiens de Byzance !
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Cependant, on en connaissait un exemplaire identifié à Cirencester (*Corineum,* dans l'actuel Gloucestershire), incisé à la pointe sur le plâtras d'une maison romaine du II^e^ siècle, donc plus ancienne même que Byzance. En dépit du beau style classique de l'écriture (souligné par dom H. Leclercq), on ne laissa pas de supposer que cet exemplaire fût de beaucoup postérieur à la domination des barbares et à la maison elle-même, où quelque visiteur avait pu l'introduire avant qu'elle tombât en ruine. Il ne fallut pas moins que l'autorité du grand Mommsen pour que l'inscription, découverte en 1868, fût admise, en 1903, dans l'*Ephemeris graphica* (IX, 1001).
Au cours du Moyen Age, on en relevait d'autres copies tardives, parfois exécutées sur pierre ou sur métal, en plusieurs points de la Gaule, de l'Italie et d'autres pays. Le P. Guillaume de Jerphanion, dans son admirable exploration des églises rupestres de Cappadoce, en avait enregistré diverses variantes plus ou moins infidèles. Les mots du « carré », avaient dégénéré au point qu'on les prît tantôt pour les noms des clous instruments des cinq plaies du Christ, tantôt pour les noms des bergers de la crèche ou des rois mages, tantôt même pour des noms diaboliques.
Mais comment expliquer qu'une si ténébreuse et vulgaire amulette eût si longuement circulé d'Éthiopie en Angleterre à travers tout ce qui avait été l'Empire, et se fût fixée avec honneur en des monuments vénérables ? La question resta sans réponse, et presque sans examen.
\*\*\*
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En 1926, l'amulette se rappela modestement à l'attention du monde savant par un autre caractère magique, beaucoup plus considérable et même décisif, qu'elle avait recélé jusque là à l'insu de tous. Un pasteur évangéliste de Chemnitz, Félix Grosser, s'était avisé de déplacer les vingt-cinq lettres du « carré » (sauf le N gardant au milieu des autres sa place centrale de pivot) et de les disposer en croix, de manière à former des mots dont le sens fût clair et indiscutable. En quatre pages de la plus haute tenue, il publiait sa découverte dans *Archiv für Religionswissenschaft* (Teubner), tome XXIV, pages 165-169. Le monde savant ne s'émut guère. La figure était la suivante :

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Aucune objection ne s'éleva, et pour cause. Devant l'évidence, on peut feindre l'indifférence, mais le doute n'était plus permis. Le « carré magique » n'avait pas toujours été une amulette. C'est originellement un cryptogramme où des chrétiens persécutés ont enfermé et répété trois signes secrets de reconnaissance, lisibles seulement pour les initiés.
1\) Les premiers mots de la prière du Seigneur ;
2\) Les deux lettres sacrées, alpha et oméga, première et dernière de l'alphabet grec, par lesquelles Dieu, dans l'Apocalypse, se définit lui-même comme étant le commencement et la fin de toutes choses ;
3\) Le signe de la croix.
Félix Grosser, dans son article, se disait confiant que l'archéologie, un jour ou l'autre, apporterait à ses vues, c'est-à-dire à l'origine paléochrétienne du « carré magique », des confirmations plus nettes encore que celle qu'on avait trouvée, sans trop y attacher d'importance, dans la maison romaine de Cirencester. Il disait donc cela en 1926.
\*\*\*
En 1932, 33 et 34, une mission de l'Université Yale, explorant le site archéologique de Doura-Europos en Syrie, y mit au jour, outre un baptistère chrétien, quatre exemplaires du « carré » enfouis dans les ruines de cette ville des bords de l'Euphrate. Les Romains s'y étaient installés pendant la campagne de Septime-Sévère en Mésopotamie ([^3])
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Mais rien ne prouvait que les scripteurs de Doura-Europos n'aient pas imité quelque modèle antérieur même à l'occupation romaine ou plus ancien encore, soit importé d'ailleurs, soit découvert sur place, des chrétiens de passage ayant pu séjourner isolément dans le village préromain et s'y signaler mutuellement leur présence par des « carrés magiques », dont l'un, au surplus, reproduit exactement les mots latins de la formule originale transcrits en caractères grecs, -- détail de grande importance pour la suite de notre exposé.
On se souvint alors de l'explication de Félix Grosser et de la thèse qu'elle impliquait, avec laquelle ces trouvailles concordaient parfaitement, dissipant du même coup le doute qui avait pesé sur leur contemporaine de Cirencester. La Providence invoquée par le pasteur allemand avait manifestement guidé la pioche des archéologues américains. Il fallait s'incliner.
Que le « carré magique » chrétien remontât au III^e^, à la rigueur même au II^e^ siècle, cela ne dérangeait trop gravement personne, cela n'ébranlait pas les colonnes du Temple rationaliste. On espéra bien que la Providence s'en tiendrait là et ne permettrait rien qui fît remonter vers un passé plus haut encore la naissance de l'encombrante amulette. Ce qui devait arriver pourtant en 1937, quand éclata la bombe de Pompéi.
\*\*\*
Mais avant cela, de nouvelles lumières projetées sur le « carré magique » achevèrent d'emporter l'adhésion de savants aussi éminents que Franz Cumont, le P. de Jerphanion et M. Jérôme Carcopino, auquel j'emprunte les éléments du présent exposé.
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On les trouvera détaillés à souhait dans sa très complète étude sur *le Christianisme secret du carré magique* publiée en première version dans *Museum Helvelicum* (V, 1948) et qu'il a jointe à son bel ouvrage : *Les fouilles de Saint-Pierre et la Tradition* (Albin Michel, 1953 et 1963). De l'imposante et passionnante documentation réunie dans cette centaine de pages, je ne puis ici que résumer très sommairement ce qui importe à notre propos.
Les lumières émanaient cette fois d'un religieux romain qui, désireux de garder l'anonymat, signala au P. de Jerphanion une particularité supplémentaire qu'il avait décelée dans le « carré magique ». C'est que le mot TENET s'y découpe lui-même sous la forme d'une croix ; et que cette croix porte à chacune de ses extrémités la lettre T, flanquée chaque fois des deux lettres *alpha* et *oméga* (les mêmes dont Félix Grosser, dans la disposition en *Pater noster,* avait déjà remarqué la fonction privilégiée). Le religieux romain illustrait ses propres observations en inscrivant dans le « carré magique » une croix grecque (dite aussi *quadrata*)*,* dessinée de la sorte :

Afin de rendre ce dessin plus parlant encore, et isoler plus nettement les particularités qu'il accuse, je proposerai à mon tour d'en détacher la figure que voici :
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On obtient ainsi une croix potencée (dite aussi croix de Jérusalem), dont les extrémités se terminent en forme de T. Et les quatre barres terminales perpendiculaires aux branches de la croix embrassent l'*alpha* et l'*oméga* qui entourent la lettre T fixée au sommet de chacune de ces branches.
Or la croix potencée est restée classique dans tout l'art chrétien. Son antiquité est attestée par l'évolution qu'elle a déjà subie dans les plus vieilles mosaïques byzantines. La constance du type y est d'autant plus frappante qu'il a perdu sa raison d'être, les inscriptions primitives ayant cédé la place à des pierres précieuses alignées et espacées précisément comme les lettres tombées en désuétude. Par exemple à Ravenne, dans l'abside de *Sant'Apollinare in Classe* (milieu du VI^e^ siècle), la croix triomphale, à chacune de ses extrémités, est comme coiffée d'un petit chapiteau ionique qui rappelle la barre d'un T. Cette barre en réduction n'est plus qu'un ornement trop mince pour que s'y puisse loger l'*alpha* et l'*oméga*, dont pourtant le souvenir demeure visible et la place marquée dans les volutes latérales des chapiteaux. La grande croix de Sainte-Pudentienne de Rome, au IV^e^ siècle, est déjà du même style potencé, somptueux et muet.
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En revanche, à Ravenne, un *alpha* et un *oméga* de grand format continuent d'encadrer l'ensemble de la composition. Ce qui revient à dire que, à Ravenne comme dans le « carré magique », la croix, comme le T qui en est le symbole, apparaît toujours plantée au milieu de la durée qui s'étend depuis le commencement jusqu'à la fin des temps. C'est tout le mystère de la Rédemption, l'insaisissable point d'insertion par où l'action de l'éternel intervient dans la succession des événements temporels, et la grâce du salut dans le déroulement de la fatalité. Ainsi l'*alpha* et l'*oméga* sont les deux pôles de l'histoire humaine, mais ils consacrent celle-ci, par la croix, comme partie intégrante de l'éternité divine.
Cette signification est clairement indiquée par la place médiane que la croix, ou le T, occupe constamment entre l'*alpha* et l'*oméga*. Et c'est pourquoi, afin de ne pas l'en détrôner, je me rallierais volontiers, pour la transcription en Pater noster, à la disposition adoptée par M. Jean-Charles Pichon ([^4]) :

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Disposition qui, au surplus, a l'avantage de maintenir les figures de la croix et du carré concentriquement assemblées autour du N inamovible, point d'intersection des deux médianes que tracent les mots Pater noster, et des deux diagonales non tracées, AA et OO.
Comme la lettre N (initiale du *Nil*) est l'hiéroglyphe de l'eau, on peut se demander s'il n'y a pas là, par surcroît de richesse, un symbole du baptême. Ce qui, si nous considérons l'ensemble géométrique de la figure, permettrait d'en formuler le sens à peu près en ces termes :
Par le baptême qui nous incorpore à la vie du Père et nous initie à la vraie prière, nous nous situons à la croisée des chemins, au point N à partir duquel nous avons à choisir : ou bien les voies médianes qui nous sont tracées vers le T, c'est-à-dire vers la croix toute proche où la prière nous mène pas à pas ; ou bien les diagonales qui semblent mener plus directement au terme divin *alpha - oméga* mais qui, n'étant point tracées, exigent de ceux qui s'y aventurent un saut dans l'inconnu, et finalement n'aboutissent qu'à les égarer, puisque ce qu'ils ont pris pour un raccourci ne leur ouvre de perspective que sur l'A ou sur l'O, non sur les deux à la fois, -- image de toutes les philosophies orgueilleuses qui s'aveuglent par la contemplation exclusive de l'*alpha* ou de l'*oméga*, du commencement ou de la fin des choses, sans parvenir jamais à découvrir le lien entre l'un et l'autre. Et en effet ces fausses philosophies où l'homme ne compte que sur lui-même ne nous enseignent jamais qu'un seul aspect de la vérité qu'elles mutilent.
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Mais c'est seulement en se portant au pied de la croix par l'humble chemin de la prière que le baptisé, au prix de cet apparent détour, accède soudain au plan divin, comme c'est seulement au point T que nous touchons la transversale sur laquelle l'*alpha* et l'*oméga* s'offrent ensemble à nos regards.

Autrement dit, Dieu dans son immensité ne nous est accessible par aucune autre voie que celle qui passe par le baptême, la prière et la croix.
\*\*\*
Je laisse au lecteur à juger s'il est possible que de telles coïncidences soient l'ouvrage du hasard, ou de quelque autre auteur qui n'aurait pas été chrétien.
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Elles devaient cependant rester invisibles aux yeux des profanes et des persécuteurs. Et ceci nous garantit l'ancienneté du « carré ». Il date assurément d'une époque où le christianisme, resplendissant aux yeux de ses seuls adeptes, était réduit à se taire et à se cacher. Que ce cryptogramme remonte par conséquent aux tout premiers siècles de notre ère, le déchiffrement de Félix Grosser et la preuve archéologique de Doura-Europos l'ont suffisamment démontré.
Mais à quel siècle ? C'est ce que nous essaierons d'établir plus loin, à la lumière des objections mêmes par lesquelles on a tenté soit de déchristianiser le « carré », soit d'en restreindre l'âge vénérable. Car les coïncidences merveilleuses qu'il contient devaient aussi, à peine éclaircies, redevenir invisibles ou, pour mieux dire, inadmissibles aux yeux des modernes contempteurs du christianisme.
Ceux-ci, n'ayant guère l'échappatoire de contester dans « le carré » la présence du *Pater noster*, des figures cruciformes ni de l'*alpha -- oméga*, se contentent avec le P. Daniélou ([^5]) de passer superbement sous silence la découverte et jusqu'au nom de Félix Grosser, qu'ils connaissent parfaitement, et ils portent leur critique sur la signification et l'origine du T, objet de prédilection de leurs infinies chicanes. Nous commencerons donc ici par rappeler l'interprétation traditionnelle de ce signe, en nous bornant à mentionner ceux des éléments de la tradition qu'il sera utile d'avoir en mémoire au cours des développements qui suivront.
\*\*\*
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Quand tout autre témoignage nous manquerait, le « carré magique » à lui seul suffirait à manifester l'importance primordiale du T symbolique : d'abord par les quatre places d'honneur que cette lettre y occupe à la dérobée, ensuite par son agrandissement dans la figure potencée qui l'y reproduit quatre fois encore.
Cette forme potencée se conserva dans l'iconographie longtemps après qu'on en eut désappris l'origine. Une tradition si durable a des sources profondes. Les événements et les pensées qui en ont déterminé la naissance ont dû frapper fortement la conscience des hommes. Mais justement à cause de cela, ces événements et les réactions qu'ils ont provoquées se sont enveloppés d'un mystère que leur fin n'a pas dissipé, et qui devint impénétrable à mesure que la consigne du silence fut levée. Dans la symbolique comme dans l'histoire, les faits les plus éclatants sont les plus mystérieux. Il en est ainsi du T primitif que les chrétiens exaltèrent à l'égal de la croix du Christ, tant qu'ils furent seuls à apercevoir l'analogie de l'une et de l'autre. Quand cette analogie creva les yeux à tout le monde, le signe sacré tomba naturellement en déclin, gardant cependant une primauté inexpliquée. Ce prestige persistant et ce mystère accru sont tout ce qu'il faut pour exciter l'esprit scientifique de nos contemporains. Il n'est pas d'hypothèses si saugrenues qu'ils n'aient accumulées autour de ce malheureux T, si vulnérable et si gênant dans sa muette majesté. Ils lui ont attribué les généalogies et les antécédents les plus divers, les causes les plus subtiles et les mieux agencées, à l'exclusion toutefois de la seule évidente : il ne fait qu'un avec la croix du Christ.
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J'ai la candeur de tenir pour certain que, de tous les symboles de la croix persécutée, le T fut d'abord le plus propre et le seul à la représenter en même temps qu'à la dissimuler. Dès le II^e^ siècle, on voit se multiplier les emblèmes qui la reproduisent sous un voile de plus en plus transparent : ancres et mâts de navire, jougs de charrue, haches à double tranchant, oiseaux aux ailes déployées, orantes aux bras grands ouverts, etc. Observons que dans ces sortes de rébus l'image affecte toujours la forme d'une croix latine (dite aussi *crux immissa* ou *capitata*, c'est-à-dire la croix à quatre branches qui est encore la nôtre, où la branche inférieure est plus longue que les trois autres), par opposition à la croix en T (dite aussi *commissa* ou *patibutata*, où manque la branche supérieure). C'est donc que les chrétiens du II^e^ siècle, ayant ingénieusement enrichi le répertoire iconographique où ils puisaient leurs symboles, et disposant d'une plus grande liberté de les choisir, n'ont pas élu sans raison ceux qui, sous prétexte décoratif, offraient la plus grande ressemblance avec notre croix latine : tel était déjà pour eux le modèle de la seule vraie croix, celle sur laquelle le Sauveur était mort. Or cette croix comportait une branche supérieure, au sommet de laquelle pût avoir été accroché l'écriteau de Pilate : *Jésus de Nazareth, Roi des Juifs*. L'Évangile stipule expressément que l'écriteau fut placé *super eum*, *super crucem*, et Matthieu (XXVII, 37), précise avec insistance : *super caput ejus* (traduit du grec *epanô*, *en haut de*, *au-dessus de sa tête*).
Comment, dans ces conditions, les chrétiens du II^e^ siècle auraient-ils adopté le T, figure d'une croix décapitée, parmi les nombreuses figures beaucoup plus exactes qu'ils en possédaient pour lors ? La seule explication est qu'ils ne l'ont pas adopté mais hérité d'un passé encore proche et déjà vénéré, d'un âge héroïque qui n'avait rien trouvé de mieux que le T comme premier et unique refuge où déguiser la croix. Refuge et déguisement très sûrs, aussi longtemps que le secret n'en serait pas éventé.
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Car quoi de plus anodin qu'une lettre de l'alphabet ? Celle-ci ressemblait assez à la croix des chrétiens pour la signifier à leurs yeux, insuffisamment pour la trahir d'emblée à ceux des païens. Son double avantage était précisément d'être une croix imparfaite.
(Je me demande en passant si cette considération ne s'est pas perpétuée dans la tradition picturale qui, jusqu'à la Renaissance, a voulu que Jésus au Calvaire expirât sur une croix de forme latine, et les deux larrons sur des croix imparfaites, en forme de T.)
Aussi habilement qu'il expose la croix à des regards déjà exercés par la foi, le « carré magique » la dérobe à la sagacité des regards incrédules. Il témoigne d'un temps où le secret du T était d'autant plus sévèrement gardé qu'il était plus dangereusement nouveau. M. Carcopino écrit excellemment : « Les chrétiens ont traversé les persécutions parce que, capables de les braver avec un admirable courage lorsqu'ils étaient découverts, ils surent, à l'ordinaire, en éluder l'enquête, et qu'ils consentirent pendant plusieurs générations à préserver leurs secrets des outrages comme des profanations, en demeurant à dessein dans une ombre salutaire : ils n'ont finalement triomphé que parce que longtemps ils acceptèrent, avec une humble sagesse, de se comporter dans le siècle en crypto-chrétiens. »
Mais les premières de ces générations chrétiennes n'avaient pas à déjouer seulement l'animosité des païens. Elles eurent à ménager également et peut-être à redouter davantage le rigorisme hostile du milieu juif dont elles étaient issues et ne se détachaient qu'à peine. Les églises se recrutèrent d'abord dans la clientèle et l'entourage des synagogues, d'où l'art figuratif était strictement banni par la Loi. Tracée d'une main chrétienne, une inscription autre qu'alphabétique eût été l'aveu d'une impiété qui n'encourait déjà que trop les malédictions d'Israël.
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Aujourd'hui encore, dans les synagogues aussi bien que dans les mosquées, toute iconographie est proscrite, sauf les versets de la Bible ou du Coran qui s'y déploient en guise de motifs ornementaux, souvent d'une grande beauté. L'imagerie chrétienne du II^e^ siècle marque donc une rupture enfin consommée avec la tradition sémitique. Jusque là, les chrétiens l'avaient matériellement respectée, les symboles purement graphiques dont ils usaient entre eux ne contrevenant pas plus à la règle mosaïque qu'aux habitudes romaines : sous cet aspect, l'invention du T et du SATOR répondit à une double nécessité qui ne se prolongea guère au-delà du I^er^ siècle.
« Le « carré », avec ses quatre T et ses A -- O, implique ce qu'on pourrait appeler un mysticisme de l'alphabet », dit fort bien M. Carcopino. Mais dans ce mysticisme qui est justement celui de la cabbale, il voit une spécialité lyonnaise du II^e^ siècle. C'en est bien plutôt une judéo-chrétienne du I^er^.
Comme tous les secrets, celui du T se divulgua de proche en proche. Une fois divulgué, il devenait aussi périlleux qu'il avait été sûr. L'Église du II^e^ siècle, totalement émancipée de la tutelle judaïque, n'avait plus aucun besoin de s'exercer à un langage cryptographique qui n'eût plus fait illusion à personne. Elle laissa le T s'effacer et se confondre parmi des symboles nouveaux à la fois plus attrayants et plus discrets, moins singuliers et moins compromettants, comme ces ancres, ces charrues, ces haches à deux tranchants, images de la croix plus parfaites encore, mais communes, susceptibles d'ambiguïté, et souvent empruntées, voire mélangées à des motifs de l'art païen. Le T, pour les chrétiens, ne fut bientôt plus qu'un glorieux souvenir.
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A mesure et pour les mêmes raisons qu'ils en mécomprirent les vertus premières, ils égarèrent la clef du « carré magique » désormais inutilisable, et qui à son tour tomba peu à peu au rang d'une amulette dénuée de sens, bonne tout au plus à resservir comme talisman populaire dans les moments de panique.
(*A suivre.*)
Alexis Curvers.
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### Comment H. Lasserre est devenu l'historien de Lourdes
par Henri Massault
LE 10 DÉCEMBRE 1867, la *Revue du Monde Catholique,* publiait à Paris un long article racontant tout le début des Apparitions de Massabielle. Ce n'était pas seulement le résultat d'enquêtes faites à Nevers auprès de Bernadette Soubirous et à Lourdes parmi les témoins de 1858. Des événements bien plus lointains avaient préparé cette publication. Ils méritent d'être évoqués car ils sont inséparables de l'histoire du grand Pèlerinage ([^6]).
\*\*\*
L'auteur était un périgourdin nommé Henri Lasserre de Monzie. Il avait longtemps tardé à entreprendre ce récit.
Il était bien loin de penser à Lourdes en 1862 quand, âgé de trente-quatre ans, il revenait à Paris après avoir passé à Rome trois mois à plaider la cause des Polonais persécutés par la Russie.
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Vous êtes jeune, actif, lui écrivait alors Louis Veuillot, votre cœur cherche un beau dévouement ; consacrez-vous à cette œuvre admirable : \[soutenir par\] la prière catholique la constance des martyrs de Pologne contre l'esprit du mal qui cherche à les faire dévier. ([^7])
A sa profession d'avocat il préférait celle d'écrivain où il commençait à exceller au point que M. Thiers lui-même sollicitait souvent ses critiques :
Mon cher Monsieur Lasserre, je voudrais bien assurément être analysé et jugé par vous, certain que je serai apprécié par un excellent critique à la fois impartial et bienveillant. \[...\] Je vous tiens pour un homme d'esprit et pour un homme éclairé, ce que j'apprécie encore davantage. ([^8]),
Le présent est donc brillant et l'avenir promet de l'être de plus en plus au dire des moines de Solesmes avec qui il est très lié :
Souvenez-vous que votre plume est une épée, écrit l'un d'eux. Ne la laissez pas souvent dans le fourreau. ([^9])
Mais voici que brusquement son épée risque de lui être arrachée car il est atteint d'une grave ophtalmie qui l'oblige à cesser toute activité littéraire.
Le mal empirant de semaine en semaine sans laisser d'espoir de guérison, il se réfugie en Périgord. C'est là qu'il reçoit d'un camarade de collège, Charles de Freycinet ce conseil bien inattendu de la part d'un protestant :
Je suis passé à Lourdes (près de Tarbes). J'y ai visité la célèbre Grotte et j'ai appris des choses si merveilleuses en fait de guérisons produites par ses eaux, principalement pour les maladies d'yeux, que je t'engage *très sérieusement* à en essayer. Si j'étais catholique croyant, comme toi, et si j'étais malade, je n'hésiterais pas à courir cette chance. S'il est vrai que des malades ont été subitement guéris, tu peux espérer d'en grossir le nombre. Et si cela n'est pas, qu'est-ce que tu risques à en essayer ? J'ajoute que j'ai un peu un intérêt personnel à cette expérience.
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Si elle réussissait, quel fait important pour moi à enregistrer ! Je serais en présence d'un cas miraculeux, ou tout au moins d'un événement extraordinaire dont le témoin principal serait hors de toute suspicion. ([^10])
Guérir par une faveur aussi exceptionnelle ? Henri Lasserre pense qu'il en est indigne. Certes il la croit possible, mais il redoute un miracle qui l'obligerait à justifier avec la dernière rigueur son surnom : Lasserre-le-Catholique. Pourtant ce ne serait pas si difficile, au dire de son confesseur, l'archiprêtre de Bergerac.
Je remercie le Bon Dieu de ce que sa grâce en vous n'a pas été vaine, mais au contraire a produit beaucoup, beaucoup. Comme vous auriez été à votre place en son sanctuaire consacré à ses autels, et à la dispensation de ses mystères ! Mais enfin je ne dois exprimer aucun regret puisqu'au milieu de ce monde qui ne sait pas, qui ne veut pas aimer l'Amour, vous, cher fils, toujours lui avez été fidèle et l'avez fait valoir en plusieurs. ([^11])
A la fin de septembre il apprend que le comte Czacki va traverser Paris ([^12]). Il accourt pour voir cet ami intime qu'il a connu à Rome. Il rencontre au débarqué Charles de Freycinet qu'il croyait à Nègrepelisse, dans le Lot. Le protestant revient à la charge et le supplie de le laisser écrire pour lui au Curé de Lourdes afin de demander l'envoi d'un flacon d'eau de la Grotte ([^13]). L'abbé Peyramale répond par retour du courrier :
J'ai la confiance que vous serez guéri. ([^14])
Et le 10 octobre 1862, quand, au cinquième étage du 95 de la rue de Seine, l'aveugle peut enfin laver ses yeux en invoquant Notre-Dame de Lourdes, il recouvre instantanément son excellente vue.
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Dès lors il peut reprendre sa plume. Il accompagne Freycinet à Solesmes, passe chez le Saint-Homme-de-Tours, M. Dupont, séjourne en Bretagne, émerveillant tout le monde par sa guérison, et, trois semaines après, il est à Rome, toujours pour la Pologne. Il y reste huit mois et revient à Paris en juin 1863 pour publier une satire contre les esprits faux, intitulée *Les Serpents,* et surtout pour écrire *L'Évangile selon Renan*, préfacé par Mgr de Ségur ([^15]). L'ouvrage a un énorme retentissement et ses éditions se multiplient en France et en Italie. L'abbé Peyramale ne manque pas de lui en faire compliment :
Il serait superflu, et il ne m'appartient pas d'ailleurs, de faire l'éloge de votre livre. Son succès prodigieux et les félicitations que vous avez reçues des hommes les plus éminents proclament le mérite de votre œuvre.
Je veux seulement vous dire qu'à Lourdes nous avons été fiers de la réfutation que vous avez faite de l'ignoble livre de Renan ; et nous avons béni Notre-Dame d'avoir rendu la vue à un jeune écrivain qui combat avec tant de courage et de talent les ennemis de la Religion. La Vierge Immaculée a signalé en votre faveur sa toute puissante protection. Vous vous acquittez envers Elle en vengeant sa dignité et son honneur outragés. On est tenté de se réjouir de voir la Religion attaquée quand il se produit d'aussi zélés et éloquents défenseurs. ([^16])
Trois jours après nouvelle missive où le pieux Curé laisse poindre pour la première fois son idée de requérir la plume d'Henri Lasserre pour le service de Notre-Dame de Lourdes :
Admirons le dessein de la Divine Providence ! Dieu vous fait abattre un moderne Goliath pour vous faire relever une simple enfant, et consacrer par l'autorité de votre nom, devenu si respecté et si populaire, le récit de l'humble Bernadette \[...\]. Le bien que vous feriez à l'œuvre de la Grotte serait incalculable. ([^17])
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L'abbé Peyramale ne parle encore que de publier le récit de la guérison miraculeuse de l'écrivain. Mais Lasserre n'y consentira que plus tard, après l'avoir fait contrôler par tous ceux qui y ont été mêlés ([^18]). En attendant il permet que son manuscrit reste sur une table du presbytère de Lourdes où tous les visiteurs pourront le lire ([^19]).
L'écrivain continue à réfuter Renan avec *L'auteur du Maudit* ([^20])*.* Il est aussi très absorbé par la fondation d'un hebdomadaire catholique qu'encouragent la plupart des évêques de France. Entre temps il se rend à Lourdes pour remercier Notre-Dame de sa guérison. Il voit alors Bernadette et entend de sa bouche le récit des Apparitions ; il accepte plusieurs liasses de documents que lui remet Mgr Laurence, évêque de Tarbes, pour l'inciter à écrire sur Massabielle :
Toute l'histoire est là dedans, dit le Prélat. Nous serons heureux que vous sachiez l'en faire sortir ([^21]).
De là il va à Malines où on lui a demandé de venir animer de sa chaude parole le Congrès de la Presse ([^22]).
En avril 1865, il découvre que les jeunes imprimeurs de sa revue, le *Contemporain*, commettent de graves indélicatesses qui obligent à cesser la publication. Il est effondré par l'arrêt du bien qu'atteste l'abondante correspondance des lecteurs ([^23]). Pour comble, non seulement les filous se prétendent diffamés par l'exacte révélation aux abonnés de leurs irrégularités, mais encore ils évitent effrontément par la faillite de verser à la Rédaction les dommages-intérêts auxquels le Tribunal les condamne ([^24]).
Décidément la Providence destine Lasserre à autre chose qu'au journalisme. Il se sépare de ses collaborateurs MM. de Pesquidoux, Ernest Hello, de Freycinet, Barbet d'Aurévilly, de Boissieu, Léon Gautier, etc., et il va chercher à Solesmes, avec l'un d'eux, Édouard Drumont, la paix que cette pénible tourmente vient d'ébranler en son âme.
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L'épidémie de choléra qui éclate en septembre 1865 réveille son besoin de dévouement. A Toulon la population et les forçats sont décimés : il y part à l'insu de tous, sauf de Dom Guéranger, du Prieur et d'un moine ([^25]). En prodiguant ses soins aux mourants, il ne tarde pas à contracter le mal et il faut l'évacuer de force pour qu'il : échappe à la mort.
J'ai vu de près la maigre Faucheuse, écrit-il à Henri d'Ideville, celle qui se promène éternellement dans l'immense prairie des hommes, prairie où il y a tant d'herbes et si peu de fleurs. L'illustre camarde, mon bon ami, est, je te l'assure, moins laide qu'on ne le dit, et je lui trouve même une certaine beauté sombre qui me fait par moment regretter que le mariage qu'elle semblait vouloir contracter avec moi se soit manqué. J'ai failli la poursuivre comme elle s'en allait sans doute à d'autres amours. Après tout, me suis-je dit, l'infidèle me reviendra. ([^26])
Pendant la convalescence en Dordogne, l'abbé Peyramale, muet depuis quatorze mois et ignorant de cette dernière équipée, rappelle à point nommé que d'autres devoirs attendent ailleurs :
*Le Contemporain* répondait aux besoins de l'époque. Rédigé par des hommes de talent, de courage et de foi, il devait opposer une forte carrière aux erreurs et aux passions de notre temps. C'est un malheur public qu'on vous bâillonne, comme autrefois on a bâillonné Louis Veuillot. Vous avez dû bien souffrir au milieu de toutes ces épreuves. Personne ne s'est associé plus vivement que moi à vos tribulations. J'avais un intérêt particulier au succès de votre journal. Il devait servir puissamment l'œuvre de la Grotte. Nous espérions tous que votre popularité rendrait populaire Notre-Dame de Lourdes. Est-ce que, ne publiant plus le Contemporain, vous auriez renoncé à toute publication sur l'apparition de la Vierge Immaculée ? Monseigneur serait bien aise de savoir vos projets à cet égard \[...\] Il veut connaître vos intentions. ([^27])
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Henri Lasserre lui répond :
J'ai eu cette année des peines de toute sorte et j'en suis encore tout meurtri. J'ai toujours le projet d'écrire l'histoire de Notre-Dame de Lourdes, mais je ne prévois point que ce travail me soit possible avant quelques mois d'ici. Aussi ne voudrais-je apporter aucun obstacle à la réimpression de la Notice ([^28]). Et si, pour relater les nouveaux miracles qui ont lieu depuis cette époque vous aviez besoin des papiers que Monseigneur a bien voulu me confier, je vous les enverrai dès mon retour à Paris. J'espère l'année prochaine vous faire une visite à Notre-Dame de Lourdes et vous apporter mon travail, travail que je suis, hélas, bien indigne de faire. Priez donc notre bonne Mère de me convertir une fois pour tout de bon. Voilà le miracle des miracles, et depuis bien des années je le demande inutilement ([^29])
Le Curé de Lourdes transmet immédiatement cette lettré à Mgr Laurence en se réjouissant que l'écrivain n'ait pas renoncé à son projet ([^30]).
Cependant Lasserre va attendre encore vingt mois, publiant dans la *Revue du Monde Catholique* de nombreuses études, des nouvelles, des critiques d'ouvrages divers, etc. M. Dupont, de Tours, se joint à tous ceux qui l'encouragent à réfuter les livres de Renan, notamment *Les Apôtres* qui paraissent à cette époque :
Monsieur et cher ami, votre fouet fera plus de bien au malheureux apostat que les compliments de la horde impie qu'il ameute contre le christianisme. Il sait assurément qu'il ment ; mais encore est-il convenable de lui faire voir qu'il est le digne fils du menteur par excellence. ([^31])
L'abbé Peyramale félicite aussi le courageux auteur sans jamais oublier de lui parler du travail sur Lourdes :
Nous attendons toujours avec impatience vos articles sur l'Apparition. ([^32])
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Enfin, au début de l'année 1867, dont nous évoquons ici le centenaire. Henri Lasserre se décide à ouvrir les liasses de documents qu'il tient de Mgr Laurence. Il est enthousiasmé. Il veut partir pour Lourdes mais il en est empêché :
Monsieur le Curé... J'espère que ce ne sera qu'un retard de courte durée. Les meilleurs sentiments de mon cœur et les dispositions de mon esprit me portent à venir à Lourdes le plus tôt possible et à prendre la plume pour écrire les merveilleuses choses qui s'y sont accomplies. J'ai lu avec attention ces jours derniers tous les documents que j'ai en main ; la matière est admirable et je crois qu'en m'aidant de vos conseils, qu'en voyant quelques personnes témoins de ces merveilles ; qu'en m'inspirant par un séjour au lieu même où se sont accomplis ces grands événements je parviendrai à faire un livre d'un puissant intérêt. L'œuvre soutiendra l'ouvrier. Priez la Sainte Vierge que d'ici à ma venue dans vos montagnes elle me protège spécialement. J'en ai besoin. Je vais faire tous mes efforts pour venir au plus tôt. ([^33])
Cinq jours après cette lettre datée de Périgueux, il se dit retenu par « une persévérante fatigue de tête » contre laquelle il lutte avec de l'eau de Lourdes :
Monsieur le Curé... Je pense venir à Lourdes dès que mon manuscrit sera terminé pour vous le soumettre et le soumettre en même temps à Monseigneur l'Évêque de Tarbes \[...\]. Je me sens bien indigne d'écrire l'histoire des miraculeux événements qui se sont passés à Lourdes. Quand je songe à moi-même je ne sais comment j'oserai prendre la plume. Je le ferai cependant, parce que je l'ai promis... Dieu se sert de qui Il veut, même de moi... ([^34])
Le 6 février il est vraiment sur le point d'arriver :
Je crois que le moment est venu pour moi de tenir la promesse que j'ai faite et d'écrire mon livre : *Notre-Dame de Lourdes*... Pour rendre les évènements vivants il faut prendre la vie dans les conversations animées des personnages qui y ont figuré : les documents, écrits ne suffisent pas ([^35]).
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Le trajet est fixé par Auch, dût-il passer une nuit en diligence pour ne pas manquer à la Grotte le neuvième anniversaire du 11 février 1858. Mais au dernier moment il part en sens inverse, appelé d'urgence à Paris ! Là on le « *presse de divers côtés d'entrer dans la presse militante *». On lui en fait même un « *grand devoir *». Il y résiste, dit-il, de toutes ses forces pour réserver son temps à Lourdes ([^36]). Dans chacune de ses lettres on voit qu'il répond à des encouragements incessants de l'abbé Peyramale, dont plusieurs lettres de cette époque n'ont pas été retrouvées. Tout s'acharne pour entraver le voyage à Lourdes :
Monsieur le Curé... Je ne sais si quelque puissante mystérieuse s'en mêle, mais mon voyage, chaque fois qu'il est sur le point de s'effectuer, est retardé par quelque contre-temps soudain, tantôt une affaire, tantôt comme depuis deux ou trois jours par une indisposition... Je ne perds pourtant pas tout à fait mon temps pour Notre-Dame de Lourdes et j'étudie avec le plus grand soin la question des miracles... Combien il me tarde de vous écrire : *je suis parti !* ([^37])
En avril il quitte l'appartement où il a été guéri cinq ans auparavant. Ce déménagement semble entraver le plan divin puisqu'il retient Lasserre à Paris. En réalité la nouvelle installation va conditionner toute la suite, au mois d'août suivant. En juin l'abbé Peyramale va faire un pèlerinage à Rome. Et puis l'élaboration de *M. Renan revu et corrigé* nécessite de longues recherches impossibles à interrompre.
Les semaines, les mois passent. La résolution d'aller sur place risque de s'émousser ; il y a de quoi diminuer beaucoup l'attrait d'aller pétrir la masse des souvenirs des Lourdais, d'en dégager le vrai et de le distribuer aux millions d'âmes qui ont si grand besoin du réconfortant message de Massabielle.
L'historien eut-il toute la négligence coupable dont il s'est quelquefois accusé ? A un siècle de distance et devant les preuves de son indéniable bonne volonté, on peut supposer qu'il a suivi, sans toujours le bien voir, le plan divin. Mais surtout cette interprétation paraît confirmée par l'intervention providentielle qui a mis fin à ces longs délais.
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Le récent changement de résidence d'Henri Lasserre l'avait fixé au 17 de la rue Duguay-Trouin, tout près d'une petite chapelle située dans la cour du n° 7. C'est là qu'il entra un soir du mois d'août, pour se confesser. Le prêtre et le pénitent étaient inconnus l'un de l'autre. Celui-ci précisa, comme circonstance aggravante de ses fautes, qu'ayant été guéri miraculeusement par Notre-Dame de Lourdes, il croyait être négligent en tardant à écrire l'histoire des Apparitions, comme il l'avait promis.
J'avais à peine dit ces mots que le prêtre m'interrompit d'une voix dont je n'oublierai jamais l'accent souverain
-- Mettez vous au travail !
-- Assurément, mon Père, je ferai cela... Plus tard... Mais, de quelques mois, je ne puis...
-- Immédiatement.
-- Mais enfin...
-- En sortant du confessionnal.
-- Pourtant...
-- Je vous l'ordonne.
Rien ne peut traduire l'ascendant de cette parole qui avait, en ce moment, un ton d'autorité inexprimable et qui commandait ainsi avec une force secrète, absolument irrésistible. ([^38])
Parole aux conséquences incommensurables pour le rayonnement mondial de Massabielle ! ... Le prêtre était le Père Th. Ratisbonne. Il reconnut qu'il avait été alors un instrument providentiel, comme cela arrive en confession bien plus souvent qu'on ne le pense.
De son côté Lasserre constata combien est puissante la grâce du sacrement de pénitence : tous les empêchements s'évanouirent et il ne se troubla même pas en voyant ses projets bouleversés. Il jeta dans sa valise les documents de l'Évêché de Tarbes et le manuscrit de *M. Renan revu et corrigé,* et il gagna allègrement la gare du chemin de fer qui devait le conduire à Nevers. Un de ses amis, Édouard Drumont, qui était venu l'accompagner, a raconté ce départ insolite :
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Je me vois encore embarquant Lasserre à la gare d'Orléans en 1867, le jour où il partit pour recueillir à travers toute la France les documents pour son livre. C'était un 15 août, et à cette époque la fête de l'Empereur faisait un peu oublier la fête de la Vierge.
-- Je laissais Lasserre en wagon. Je m'en revins par les boulevards à travers le Paris flamboyant qu'emplissaient le brouhaha et les rumeurs de la foule qui courait aux illuminations. Je m'arrêtais quelques minutes au Café des Variétés à causer avec quelques amis, boulevardiers incorrigibles que rien ne dérange, ni les deuils, ni les joies publiques... Dans ce Paris de la fête impériale, je me disais : Quelle chimère hante le cerveau de ce pauvre Lasserre ! Il a plus d'esprit qu'About et, s'il le voulait, il serait demain le roi de la Chronique ; il a les relations les plus hautes et il n'aurait qu'à souhaiter un poste important pour l'obtenir, et il s'en va écrire la vie d'une bergère des Pyrénées à laquelle la Vierge est apparue ! ([^39])
Il semble que ce passage d'Henri Lasserre à Nevers n'a laissé aucune trace, ni dans les archives de la Communauté de Saint-Gildard, ni à l'Évêché dont il fallait franchir le difficile barrage pour voir Sœur Marie-Bernard Soubirous. Néanmoins on est certain que l'historien peut la questionner longuement et tout à loisir en présence de la Supérieure Générale de la Congrégation.
Il me serait difficile, a-t-il écrit, d'exprimer à quel point j'avais été remué jusqu'au fond de l'âme, tant à Nevers qu'à Lourdes, toutes les fois que Dieu m'avait fait la grâce de m'entretenir avec cette enfant de prédilection, et de l'entendre me parler de la Vierge sans tache qui lui était apparue dix huit fois aux Rochers Massabielle. Rien ne peut donner une idée de son imposante candeur et de la pure lumière de ses yeux limpides et profonds. Je ne sais quoi de supérieur à la terre, non par la puissance, mais par une pureté auguste, paraissait habiter en elle. Son regard était un reflet du firmament ; l'accent de sa parole était un écho du Paradis. ([^40])
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Quant à Bernadette, elle comprit qu'elle n'avait pas à endurer par obéissance la visite d'un curieux ou d'un quelconque reporter. Elle conçut pour l'écrivain une profonde vénération. La Supérieure Générale devait en attester bien des fois dans sa correspondance :
Ma sœur Marie-Bernard priera Notre-Dame de Lourdes pour le bonheur de celui qui se montre le serviteur fidèle et dévoué de la Reine des Cieux ([^41]). Elle ne saurait oublier celui qu'elle sait avoir si bien écrit de Notre Mère Immaculée. ([^42])
Elle avait pu si librement « *rectifier la parole qu'on lui prêtait, en disant : Monsieur Lasserre, j'ai dit ceci, je n'ai pas dit cela *» ([^43]), que désormais il lui arrivera souvent de répondre à ceux qui voudront l'interroger :
Qu'on lise ce qui est écrit : j'ai tout dit à la Commission d'Enquête, à M. l'abbé Fourcade, auteur de la brochure de l'Évêché, et à M. Henri Lasserre. ([^44])
Muni d'abondantes notes, l'historien voulut prendre en quelque sorte un bain de spiritualité pour les mieux mettre en œuvre. Avant de poursuivre ses recherches, il se retira pendant une douzaine de jours au monastère des Chartreux de Vauclaire, en Dordogne ([^45]). Cette « *préparation spirituelle *» ([^46]) dans le grand Ordre si fervent envers la Très Sainte Vierge explique clairement que Lasserre ait compris et traité son sujet d'une façon qui a fait tant de bien.
Il s'arrêta ensuite à Bordeaux pour consulter M. Estrade, le contrôleur des Contributions Indirectes à Lourdes en 1858 ; puis M. Roger Lacassagne et son fils guéri par l'eau de la Grotte ([^47]). A Tartas il vit Mlle Moreau de Sazenay, guérie de la même façon ([^48]). Sa dernière étape fut Nay pour interroger deux autres miraculés Mme Rizan ([^49]) et Henri Busquet ([^50]).
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C'est à peine s'il avait osé s'annoncer à Lourdes, tant il craignait d'être encore entravé ! Enfin il parvint au but le 6 septembre 1867 ([^51]).
Dès mon arrivée chez le bon abbé Peyramale, j'eus l'honneur de voir pour la première fois et de connaître, le R.P. Sempé. Il me fit grand accueil et poussa même l'obligeance jusqu'à vouloir m'enlever au Curé de Lourdes et me donner un logis dans la maison des Missionnaires. Je n'acceptai point cette offre trop bienveillante, mais j'allai souvent m'asseoir à la table, des gardiens du sanctuaire. Nos relations furent des plus cordiales. Je leur exposai ma méthode d'enquête, je leur communiquai les guérisons que j'avais déjà écrites. Plus tard je lus au R.P. Sempé, chez M. le Curé de Lourdes et en diverses reprises, près de la moitié de mon manuscrit. ([^52])
La petite ville avait l'habitude de voir passer beaucoup d'étrangers, mais non de les voir séjourner longtemps. Aussi la présence de l'écrivain parisien fit sensation. Le *Journal de Lourdes* imprima tout de suite de tels éloges sur lui que, dès le 17 septembre, il fut obligé d'écrire au rédacteur en chef, M. Morian, une lettre fort courtoise où il se défendait d'avoir tout le talent et toute la réputation qu'on lui attribuait :
J'ai vu trop souvent le caprice du public faire une vogue imméritée à des productions médiocres, ou même entièrement mauvaises, pour avoir la déraison de me juger moi-même sur le vain bruit qui a pu se faire ça et là autour de mon nom ou sur le grand nombre d'éditions de quelques-uns de mes écrits. L'avenir matériel de Lourdes est dans l'affluence de plus en plus considérable des pèlerins de la Grotte. C'est ce qui me fait penser que le livre auquel je travaille en ce moment pourra, d'une façon indirecte, être utile à votre pays. Tel n'est point mon but... mais tel sera peut-être son résultat. Je m'en réjouirai avec vous.
J'étudie, vous le savez, dans son épisode le plus étonnant, l'histoire de votre Cité... Comment le témoignage d'une petite fille ignorante sur une apparition que personne autour d'elle n'apercevait a-t-il pu trouver crédit et produire d'aussi prodigieux résultats ?
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Il y a des gens qui répondent d'un mot, péremptoire à de telles questions. Je ne suis pas si expéditif : et je suis venu à Lourdes pour me rendre compte au milieu des témoins et sur place d'un phénomène si en dehors du cours ordinaire des choses et si digne d'attention à quelque point de vue que l'on se mette... ([^53])
Son programme ? Il l'a écrit naguère à l'abbé Peyramale :
Voir les personnes, les écouter, les interroger est le seul moyen de faire une œuvre *vivante* et je veux faire de mon mieux le livre que mon cœur brûle d'écrire. ([^54])
D'ailleurs le Supérieur des Chapelains lui a certainement communiqué la lettre d'un de ses condisciples, le P. Mariote, de l'Oratoire, rejoignant tout à fait les principes de l'écrivain :
Je serais bien fâché que l'historien ne fût pas bien ému, mais je voudrais qu'il contînt son émotion, afin de bien gouverner sa plume. Ordre lumineux, exactitude, précision, netteté et *simplicité, beaucoup de simplicité*, bon sens et sobriété dans les réflexions, voilà ce qui me semble essentiel. ([^55])
Henri Lasserre passe donc tout son temps à questionner le plus de témoins possible dans tous les milieux lourdais. Il doit vérifier leur propos par des recoupements et des contrôles minutieux. Les récits qu'il entend ont pu se corrompre tant ils ont été répétés et repensés depuis neuf ans ; il faut déterminer ce qu'ils contiennent de souvenirs personnels afin de rejeter les appropriations de témoignages douteux, ou même relevant de l'imagination et de la légende.
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Ce travail est d'autant plus difficile et long qu'on connaît, en 1867, fort peu de documents écrits. A Lourdes et à Tarbes, les fonctionnaires qui ont multiplié enquêtes, lettres et rapports à l'époque des Apparitions, ont été déplacés depuis longtemps. Vexés de leur défaite là où ils avaient tant espéré triompher, ils ont emporté avec eux, contre tout droit, la plupart des pièces officielles touchant à l'affaire. Les recherches dans la région, ou bien poussées par correspondance jusqu'à Paris, dans les Ministères, ne procurent rien ou fort peu de choses. On a perdu même le rapport des médecins sur l'état de Bernadette !
A l'évêché de Tarbes, des dossiers volumineux sont égarés, comme celui du chanoine Fourcade, secrétaire de la Commission Épiscopale, ou encore la correspondance de l'abbé Peyramale avec Mgr Laurence en 1858 !
Rien, *absolument rien,* gémit Henri Lasserre, ne peut remplacer cela... Je ne pouvais supposer que des documents si essentiels sur une affaire d'une importance plus qu'humaine, d'une importance divine seraient égarés et qu'il serait si mal aisé de les retrouver. Mon étonnement à ce sujet, je dirai presque ma stupéfaction, sont les mêmes qu'au premier jour. J'ignore si mon reproche porte sur des vivants ou sur des morts, mais les ecclésiastiques qui ont été en cela les mandataires de Mgr ont montré dans cette circonstance une incurie, une indifférence aux choses de Dieu dont on trouverait heureusement peu d'exemple... On dira peut-être que j'exagère l'importance de ces documents. Nullement. Par ce que j'ai, je vois l'énormité de ce qui me manque et l'étendue d'une telle lacune. Personne, je crois pouvoir le dire, n'a étudié cette affaire avec un soin plus complet que moi. Je n'ai épargné ni mon temps, ni mon attention, ni mes voyages. Je tenais, puisque la Sainte Vierge voulait bien m'appeler à cette œuvre, y apporter du moins tout ce que je puis avoir d'intelligence et traiter avec un respect absolu un sujet d'un ordre si élevé. Or, en ces matières, le respect c'est avant tout l'étude consciencieuse et approfondie de la question...
Il faudra bien que je m'y résigne si je ne puis faire autrement. \[... Pourtant\] Dieu demande bien des sacrifices, mais il en est un qu'il ne demande jamais : c'est celui de la vérité...
L'ensemble de toutes ces choses ne m'attriste point et j'en augure au contraire un futur succès. Ces malencontres, ces ennuis de toute sorte sont des efforts du diable ou des épreuves de Dieu. Dans un : cas comme dans l'autre, cela doit nous donner l'heureuse certitude de l'avenir. ([^56])
68:120
Une telle pénurie de documents écrits obligeait Lasserre à consulter d'autant plus de témoins. Mais dans ces conditions, il est vraiment extraordinaire qu'il ait pu fixer d'une façon aussi précise une suite d'événements devenus très flous pour l'historien avide de sources claires et solides. Il a certainement bénéficié d'un sens discriminatoire exceptionnel, et surtout, comme le lui écrira le P. Sempé, la Vierge Immaculée lui a souri et l'a inspiré ([^57]).
La vérité une fois connue, lit-on dans la préface de *Notre-Dame de Lourdes*, je l'ai écrite avec autant de liberté que si, comme le duc de Saint Simon, j'eusse fermé ma porte et raconté une histoire destinée à ne paraître que dans un siècle. J'ai voulu tout dire tant que les témoins sont encore vivants ; j'ai voulu donner leurs noms et leur demeure pour qu'il fût possible de les interroger et de refaire, afin de contrôler mon propre travail, l'enquête que j'ai faite moi-même. J'ai voulu que le lecteur pût examiner par lui-même mes assertions, et rendre hommage à la vérité si j'ai été sincère ; j'ai voulu qu'il pût me confondre et me déshonorer si j'ai menti. ([^58])
Rien n'était plus nouveau et surprenant en hagiographie que ces désignations de témoins vivants. La prudence n'aurait-elle pas dû inciter l'auteur à plus de discrétion ? L'un ou l'autre risque toujours de se dédire, mû par de fâcheux entraînements.
Pour Lourdes, point n'était besoin de ces précautions humaines. Non seulement les témoins se sont parfaitement reconnus dans les propos qui leur étaient prêtés, mais encore d'innombrables pèlerins et des sceptiques et des adversaires les ont interrogés, ainsi que bien d'autres Lourdais, sans relever de contradictions. Ce contrôle effectué pendant des années n'a pas trouvé une défaillance sérieuse qui cependant aurait pu s'expliquer par les conditions de travail de l'historien, surtout pour le début publié dans la *Revue du Monde Catholique* le 10 décembre 1867. C'est que Lasserre n'avait pas consenti au « *sacrifice de la vérité *», sacrifice que d'autres admettent si facilement sous prétexte de modération, de ménagements soi-disant charitables, ou simplement pour ne pas rectifier leurs erreurs ou celles d'autrui.
69:120
C'est que, pendant trois mois passés au presbytère de Lourdes, il avait gardé, au contact du pieux Curé, les préoccupations exclusivement spirituelles que lui avaient inspirées les Chartreux de Vauclaire. ([^59])
C'est qu'il était désintéressé au point que l'immense effet moral de son livre et les dons qu'il allait faire affluer à la Grotte lui paraissaient très insuffisants pour exprimer sa gratitude. Sa résolution était donc prise dès le début de ne tirer de son travail aucun profit :
Quoique pauvre, j'ai été heureux de marquer envers la Sainte Vierge qui m'a miraculeusement guéri, qui m'a, plus merveilleusement encore, accordé des grâces plus grandes, j'ai été heureux, dis-je, de marquer toute ma profonde reconnaissance par le très large abandon que j'ai fait, dans les bénéfices du livre, à l'Œuvre de la Grotte. ([^60])
Voilà les meilleures assurances contre les risques d'une information insuffisante. Il s'y était ajouté l'épreuve de la souffrance physique : de même que Bernadette ne fut jamais guérie de son asthme par l'eau miraculeuse, de même l'historien souffrit tellement de ses jambes à Lourdes qu'il ne put corriger sur place les épreuves de son premier article. Dès la fin de novembre il avait dû retourner en Dordogne ([^61]).
Le *siècle* dont il parlait est maintenant accompli son ouvrage est donc toujours jeune. Pourquoi ? Il l'a dit lui-même :
Parce que « lorsque, recueillant mon âme, je commençai à écrire la divine histoire, j'avais toujours devant moi la mémoire et l'image de l'âme virginale de Bernadette, tout embaumée du parfum des Cieux. Puis, dans le cours du récit, quand je venais à rencontrer son souvenir, à esquisser son portrait, à redire ses paroles, voilà que ma plume s'attendrissait, voilà que mon pinceau allait de lui-même chercher ses plus délicates couleurs et qu'il s'attardait, avec amour et piété, à tracer les contours si purs de ce céleste visage humain, d'une fille de la terre... ([^62]).
Henri Massault.
70:120
### La bataille de la Catho
Nous voudrions tenter ici, aussi brièvement que possible ; une « analyse de situation » : l'analyse de la situation nouvelle créée à l'Institut catholique de Paris par le mouvement du 24 octobre.
Cette analyse suppose connu le problème de fond tel qu'il a été exposé dans notre *Dossier de l'Institut catholique* ([^63])*.*
#### I. -- Le mouvement du 24 octobre
Le 24 octobre 1967, jour de la rentrée de l'Institut catholique de Paris, les bâtiments étaient occupés par un « comité de grève » et le Recteur, Mgr Haubtmann, interdit de séjour dans les locaux administratifs et les salles d'enseignement, demeura consigné dans ses appartements pendant trente-six heures ([^64]).
71:120
Un grand nombre d'étudiants se rallia au mouvement, demandant le départ du Recteur et l'arrêt des mesures dites d' « aggiornamento », c'est-à-dire en fait de liquidation progressive de l'enseignement catholique supérieur.
On prétendit que ce mouvement était le fait de « groupuscules » non représentatifs, extrémistes, intégristes (etc.) : la presse presque entière fit campagne sur ce thème pendant plusieurs semaines, avec une insistance qui démentait sa thèse. Si le mouvement du 24 octobre avait été quasiment négligeable, comme on s'efforçait de le faire croire, point n'aurait été besoin d'une telle campagne de presse...
En réalité, il a été démontré par la grève du 24 octobre :
*a*) que le Recteur a perdu toute autorité morale à l'Institut catholique de Paris ;
*b*) que le soi-disant « aggiornamento » se heurte à une résistance décidée, au plan des *consciences* et de la foi.
\*\*\*
Pour faire moralement le poids en face du mouvement du 24 octobre, il ne fallut pas moins de trente-cinq évêques, dont quatre archevêques et trois cardinaux. Leur déclaration publiée à Lourdes le 15 novembre, comme l'avouait ingénument *La Croix,* visait « les incidents » survenus à la Catho ([^65]). Il fallait donc que ces « incidents » aient été singulièrement puissants, quoi qu'on ait voulu en dire, pour nécessiter une telle mobilisation d'autorités ecclésiastiques !
72:120
Au demeurant, réunir trente-cinq évêques contre une grève d'étudiants est un aveu d'impuissance. Pourquoi trente-cinq ? pourquoi pas 350 ou 3 500 ? Quand on en arrive à ce point, c'est l'indice certain que les autorités mobilisées en si grand nombre *ne font plus* le poids en face du mouvement des consciences que l'on veut écraser.
#### II. -- Une réponse « napoléonienne »
La déclaration épiscopale était ainsi rédigée (texte intégral) :
« Les évêques protecteurs de l'Institut catholique de Paris, réunis en assemblée générale le 15 novembre 1967, à Lourdes, confirment les décisions prises par eux le 23 novembre 1966 et le 17 mai 1967 et renouvellent leur confiance au Recteur et à ses collaborateurs pour en poursuivre la mise en œuvre. »
Le Recteur, muni de cette déclaration, écrivit au journal *L'Homme nouveau* pour en exiger la publication en bonne place. Il le fit en des termes dont l'inconscience est remarquable (c'est nous qui les soulignons) ([^66]) :
73:120
« C'est sans doute la *meilleure mise au point possible.* Comme vous le savez, ce texte a été voté à l'unanimité des présents, soit 35 évêques dont 4 archevêques et 3 cardinaux. Mgr Lallier, archevêque de Besançon et nouveau président de la Commission scolaire, a pleinement approuvé ce texte. »
*La meilleure mise au point possible !* Il l'affirme ! Et, dans son autoritarisme, il le croit sans doute ! Une déclaration qui ne contient *aucune* mise au point, qui n'avance aucune raison, qui ne mentionne aucun motif, qui ne fournit aucune explication et se contente d'user de l'argument d'autorité...
Ce sont des mœurs napoléoniennes, au sens autocratique du terme. Au vrai, c'est une réponse d'adjudant qui, a toutes les objections, oppose seulement la formule : « Veux pas le savoir ».
Voilà donc quel degré d'autoritarisme ont atteint ceux qui, d'autre part, n'ont que « l'esprit du Concile » à la bouche.
Cela aussi, c'est une démonstration publique, dont le sel, et la portée, doivent être appréciés à leur exceptionnelle et spectaculaire valeur.
#### III. -- « Soumission » ? Sans blague !
Les « corpos » de Droit et des Lettres annoncèrent leur soumission dans un communiqué en date du 18 novembre :
74:120
« Les Bureaux des étudiants en Droit et en Lettres de l'Institut catholique de Paris prennent bonne note de la décision des Évêques à laquelle ils se soumettent respectueusement... »
C'est une erreur et un non-sens. Que ces jeunes gens à coup sûr bien intentionnés demandent donc l'inspiration et méditent l'exemple des saints français, spécialement de saint Louis et de sainte Jeanne d'Arc.
Les mêmes « Bureaux » avaient publiquement désavoué le mouvement du 24 octobre.
Pourtant ils s'opposaient de leur côté au soi-disant « aggiornamento », Et, même après leur soumission publique, ils ne sont pas acquis à la liquidation.
Alors qu'ils réfléchissent.
Qu'ils regardent les choses en face.
A aucun moment il n'y a eu aucun doute : ce soi-disant « aggiornamento » est bien celui qui a été voulu, et approuvé à plusieurs reprises, par les trente-cinq évêques protecteurs. Bien avant le mois d'octobre 1967, le plus éminent de ces « protecteurs » avait assuré que les décisions de liquidation sont « irrévocables ».
Si l'on refuse cette liquidation, il faut savoir clairement que l'on s'oppose à la volonté des trente-cinq évêques liquidateurs. Si l'on se *soumet* à cette volonté, en obtiendra tout au plus un « dialogue » portant sur les modalités de la liquidation.
La déclaration épiscopale de Lourdes -- et son texte le rappelle à bon droit -- ne comporte *aucune décision nouvelle.* C'est depuis l'année 1966 et depuis le choix de Mgr Haubtmann comme Recteur que l'on se trouve placé en face de la volonté épiscopale de liquider l'enseignement supérieur, catholique des matières dites profanes.
75:120
C'est cette volonté épiscopale qu'il s'agit de combattre. Ou sinon, il n'y a qu'à rentrer chez soi tout de suite, tout accepter et tout abandonner.
Nous n'avons pas ici qualité pour dire aux animateurs du mouvement du 24 octobre quelles formes concrètes doit prendre la suite de leur action salvatrice. Nous pouvons seulement les éclairer sur ce point décisif : c'est bien à une volonté épiscopale qu'ils font opposition et leur opposition est une opposition de salut public.
#### IV. -- Que chacun fasse valoir ses droits
En réalité, en fait, et quelles que soient parfois les bonnes paroles et les clauses de style, les évêques responsables renoncent à l'enseignement supérieur catholique des matières profanes.
C'est leur affaire.
La nôtre est de prendre les moyens de maintenir cet enseignement auquel nous avons droit et que nous voulons.
Le premier point est donc de réclamer pour l'Institut catholique de Paris un autre statut, où le maintien de l'enseignement ne dépendra plus du seul bon plaisir arbitraire de 35 évêques protecteurs qui, calibrés sur le type nouveau de l'évêque mutant, sont devenus évêques liquidateurs.
76:120
Il faut savoir ce que l'on veut. A moins d'accepter une démission totale et d'abandonner -- pour très longtemps -- l'enseignement supérieur catholique, il s'agit de *le sauver de ceux qui le sabordent*. Le malheur des temps veut que le sabordage soit d'origine épiscopale : cela ne change rien à notre volonté de résistance ou plutôt ne peut que mobiliser davantage les énergies qui seront nécessaires.
En agissant dans l'arbitraire sans limite de leur *hoc volo, sic jubeo*, les 35 évêques liquidateurs violent des droits certains :
1° Les étudiants qui le désirent -- et qui aujourd'hui le réclament -- ont droit à un enseignement supérieur catholique.
2° Le corps professoral a des droits. En traitant les professeurs comme on ne traite pas des concierges et des femmes de ménage (car là du moins, la loi civile l'empêcherait), les 35 évêques protecteurs ont donné l'exemple regrettable d'un totalitarisme auquel il n'y a pas lieu de se soumettre. Même un évêque et même 35 évêques n'ont aucunement le droit de fouler aux pieds la dignité des personnes et de traiter un corps professoral comme on n'ose plus traiter des domestiques.
3° Les parents ont des droits : aujourd'hui ordinairement méconnus par l'épiscopat français à la faveur de la capitulation de la direction nationale des A.P.E.L. : nous souhaitons que *L'Action scolaire* prenne énergiquement le relais ([^67]).
77:120
4° Les « amis » ont des droits : les amis, c'est-à-dire ceux qui ont si longtemps *souscrit et payé* pour maintenir l'existence de la Catho. C'est un véritable abus de confiance de *prendre l'argent en bafouant l'intention expresse des donateurs*. Si la catho n'est plus la Catho, il serait simplement HONNÊTE de leur RENDRE LEUR ARGENT. Les 35 évêques ont-ils arrêté quelque « décision » et quelque « déclaration » en ce sens ? Il ne semble pas. On a pris l'argent des quêtes et souscriptions faites pour un enseignement supérieur catholique des matières profanes, et on trouve normal de l'employer arbitrairement à autre chose ([^68]). Par cet abus manifeste, quel exemple est donné ! et par qui !
Il faut faire valoir tous ces droits : c'est-à-dire exiger UN NOUVEAU STATUT qui en tienne explicitement compte.
Par exemple, une direction tri-partite de la Catho, comprenant :
*a*) Un évêque (*seulement* pour le contrôle *religieux*)*.*
*b*) Le corps professoral.
*c*) Les parents et souscripteurs.
Plusieurs formules sainement « pluralistes » peuvent être mises à l'étude. En tous cas, le monopole clérical est définitivement hors de saison et doit être supprimé.
#### V. -- Les conditions préalables à toute négociation
La grève avec occupation des locaux s'est révélée un moyen privilégié de résistance dans les circonstances présentes.
78:120
En effet, les *droits* très réels qui sont violés par le soi-disant « aggiornamento » ne se trouvant pas explicitement inscrits dans le statut actuel de la Catho, on ne peut les faire valoir, dans une première phase, que par une *lutte revendicative*.
La négociation et le dialogue, au contraire, se trouveront toujours bloqués, ou conduits à la capitulation automatique, s'ils sont entrepris à l'intérieur et dans le cadre du *statu quo institutionnel* qu'il s'agit précisément de modifier.
On peut négocier et dialoguer pour obtenir peut-être un ralentissement des mesures de liquidation progressive (et encore, ce n'est nullement sûr). Dialogue et négociations à l'intérieur du *statu quo institutionnel* ne peuvent évidemment rien obtenir au-delà.
Négociations et dialogue pourront devenir fructueux seulement *après* que l'action revendicative aura obtenu la réalisation des trois conditions *préalables* suivantes :
1° changement du Recteur ;
2° suspension et remise à l'étude du soi-disant « aggiornamento » ;
3° mise à l'étude d'une refonte radicale du statut de l'Institut catholique.
Ces trois conditions sont *objectivement* les trois conditions préalables à toute négociation.
Reprenons-les, en effet, l'une après l'autre.
I. -- L'actuel Recteur a montré par son gouvernement qu'il est l'*homme de l'anti-dialogue*. Il a procédé *par ruse et par autoritarisme*, dans le secret et dans l'arbitraire. Il dirige l'Institut catholique avec les méthodes impérieuses et brutales qui conviennent au commandement d'un bataillon disciplinaire.
79:120
Ni son autoritarisme ni sa ruse n'ont leur place dans un dialogue vrai. La première mesure d'apaisement et de compréhension consistera nécessairement à changer le Recteur. Tant qu'il sera maintenu par ukase supérieur -- impuissant d'ailleurs à lui rendre une autorité morale qu'il n'a plus, ni sur les étudiants, ni sur les professeurs -- il n'y aura d'autre possibilité que de continuer l'action revendicative. Mais d'ores et déjà l'action revendicative pour le remplacement du Recteur est assurée du succès, au moins à terme.
II\. -- Toute négociation est inutile si elle n'a pas pour premier objet le *réexamen* de toutes les *décisions* épiscopales d'aggiornamento-liquidation. Dans le cadre de ces décisions, et aussi longtemps qu'elles, seront maintenues, il n'y aura en réalité rien à négocier. Pour que s'ouvre la possibilité d'un « dialogue », il faut que le changement de Recteur soit accompagné ou suivi par l'annonce officielle d'une suspension générale des décisions prises : une suspension non pas pour en *différer* l'application, mais pour en entreprendre une révision fondamentale qui devra être conduite en commun par toutes les catégories intéressées.
III\. -- Les évêques dits « protecteurs » et à bon droit surnommés « liquidateurs » ont clairement montré qu'en ce qui les concerne, ils veulent se débarrasser de l'enseignement supérieur catholique des matières profanes. Qu'ils s'en débarrassent donc, ou qu'ils en soient débarrassés. *Qu'on leur en enlève la direction*. Qu'ils ne soient plus les maîtres d'un enseignement qui ne les intéresse pas. Ils garderont le contrôle *religieux* d'un Institut *catholique *: ils n'y doivent garder rien d'autre. Cela aussi est une condition préalable à toute négociation : il faut l'obtenir d'abord, *par la lutte revendicative,* et négocier seulement ensuite.
80:120
La bataille de l'Institut catholique n'aurait aucun sens, et serait inutile, et complètement perdue d'avance, si elle ne prenait pas comme *buts d'action et conditions minimum de paix* ces trois exigences sine qua non.
Nous n'inventons pas ces trois exigences : elles sont inscrites dans l'analyse de la situation.
#### VI. -- Une provocation et un défi
Pour le moment, il n'y a place que pour l'épreuve de force.
A l'autoritarisme « napoléonien », on vient en effet d'ajouter un insolent défi en installant au Conseil d'administration de l'Institut catholique trois personnages dont le nom seul est une provocation : les trois journalistes Henri Rollet, Jean Gélamur et Georges Hourdin.
1° Longuement président de l'Action catholique générale des hommes (A.C.G.H.) et directeur de son journal *France-Monde catholique,* Henri Rollet a couvert, entre autres, la démobilisation générale des catholiques au plan civique, notamment, en ce qui concerne les libertés de l'enseignement, Henri Rollet, qui n'a jamais eu aucune existence réelle, n'en a même plus d'apparente depuis la lettre du 5 mai 1956 écrite par Louis Salleron à son sujet :
81:120
« On ne remplace pas un Castelnau et un Le Cour Grandmaison par un Rollet. Quand j'ai vu M. Rollet, il y a deux ou trois ans, devenir président de la Fédération Nationale Catholique, j'ai compris qu'il y avait encore quelque chose qui fichait le camp en France, et j'en ai ressenti une grande mélancolie. De la guimauve à la place du granit. »
(Et de fait, pendant onze ans, on a eu tout le loisir de constater combien Louis Salleron avait raison.)
« Le style -- c'est l'homme. Son style est au-dessous du médiocre. C'est un style qui a l'air de rassembler, composer, harmoniser, mais qui dissout, décompose, désagrège. C'est un style qui prend toutes les précautions de la vérité pour ne secréter que du mensonge (...). On me dira que M. Rollet a été mis là où il est pour opérer des rapprochements entre fractions diverses, courants opposés, etc. Je répondrai que l'équivoque fait la division et non pas l'union. Aujourd'hui plus que jamais c'est la clarté, la fermeté, le caractère qui peuvent rassembler. M. Rollet ne rassemblera rien ni personne. » ([^69])
(Après onze ans, où l'on a pu constater en long et en large que Rollet ne rassemblait rien ni personne, le jugement net de Louis Salleron est entièrement confirmé par les faits.)
2° *Le journaliste Jean Gélamur* signe, en qualité de « directeur responsable », infiniment plus de journaux qu'il n'en peut réellement diriger et contrôler. D'où des fautes graves, auxquelles il n'a rien pu, mais dont il porte la responsabilité qu'il réclame et proclame.
82:120
Jean Gélamur est le signataire responsable des numéros de *Club-Inter* qui ont provoqué la *Mise en garde* que l'on sait contre cette publication ([^70]) : publication destinée aux jeunes catholiques, offerte à ce titre dans les églises, qui a fait l'éloge sans réserves de la révolution communiste et qui a diffusé des « idées religieuses » directement contraires à la foi catholique. Ce fut l'un des grands scandales de l'Église de France en 1967. Scandale d'autant plus grand que cette publication bénéficie de la caution morale de l'épiscopat. Ce scandale n'est pas encore apaisé *ni réparé *: Jean Gélamur, qui en porte la « responsabilité », est bien à cet égard l'homme du jour.
3° Georges Hourdin enfin : c'est un comble. Le héraut de l'affaire *Pax *! On ne pouvait trouver mieux pour donner à l'insolent défi son caractère systématiquement provocateur ([^71]).
Rollet ! Gélamur ! Hourdin ! On aura tout vu. Mais on en verra aussi les conséquences.
#### VII -- Pourquoi la grève avec occupation
La responsabilité des animateurs du mouvement du 24 octobre est considérable.
Il leur incombe de *ne pas se tromper* sur l'objectif, qui est inscrit dans la situation.
83:120
Il leur appartient de ne pas sous-estimer la puissance de leurs moyens : nul, fût-il évêque ou archevêque ou cardinal mutant, ne pourra jamais *rien faire* à la Catho s'il se heurte à l'obstruction décidée, réfléchie, résolue des étudiants. Elle seule, pour le moment, est en mesure d'empêcher la liquidation.
*Mais qu'ils appellent à eux tous les renforts légitimes*, sans se laisser impressionner par les bavardages irresponsables sur de prétendus « éléments extérieurs » à la Catho : *tous les étudiants de première année de droit* sont des leurs et doivent leur prêter main-forte ; tous ceux qui *se seraient inscrits* cette année à la première année de droit si elle n'avait pas été arbitrairement supprimée par un ukase liquidateur. Désormais personne ne peut plus dire de quelqu'un qu'il est un « élément extérieur » à la Catho : ce supposé « élément extérieur » était en puissance un étudiant en droit.
\*\*\*
Ce qu'il adviendra maintenant est entre les mains des étudiants.
Quoi qu'il arrive, il faut d'abord proclamer :
-- Honneur au mouvement étudiant du 24 octobre 1967 !
Honneur au mouvement du 24 octobre qui a donné en France le signal par lequel, sur tous les plans, *la résistance spirituelle est passée à la contre-attaque*.
Même si cette bataille devait être abandonnée ou perdue sur le terrain de la Catho, le redressement des consciences et la mobilisation des énergies déterminés par le choc du 24 octobre auront été immensément positifs au plan général de la résistance pour la foi.
84:120
Mais pourquoi la bataille de la Catho serait-elle perdue ou abandonnée ?
Elle ne le serait que si, d'avance, on la *croyait perdue,* par manque de résolution ou par une sous-estimation navrante de l'arme absolue qui est entre les mains des étudiants : le renouvellement périodique et croissant de la grève avec occupation.
Nous n'aurions pas imaginé ce moyen d'action, pourtant devenu classique, et d'ordinaire automatiquement approuvé par l'évêque du lieu quand il est employé dans une usine.
Les animateurs étudiants du mouvement du 24 octobre ont hardiment saisi ce moyen et ils l'ont mis en œuvre avec un éclat et un succès remarquables.
Toutes choses bien examinées, ils ont eu raison.
Eux seuls dans cette bataille ont eu pleinement raison quant à l'objectif et quant aux moyens.
Ils ont inventé sur le terrain une riposte légitime et efficace.
Il faut les en approuver ouvertement, clairement, entièrement. Il faut les soutenir de toutes les manières.
Ils peuvent sauver la Catho. Eux. A eux de jouer.
Peregrinus.
85:120
### Ceux qui massacrent l'école chrétienne
par L. Quenette
TANT DE CONVERSATIONS, tant d'appels, tant de visites, de plaintes des pères et des mères chrétiens affluent ces jours-ci a notre cœur -- que je veux faire comme un tableau d'ensemble des épreuves, des risques, des douleurs, des devoirs et de l'espérance de la Famille chrétienne.
\*\*\*
Aimer, c'est d'abord voir -- la clairvoyance devant le péril engendre la prière -- la prière engendre l'Espérance et l'Espérance la Force, vertu cardinale et don de l'Esprit Saint. Le danger pour la Foi et la Vertu de nos enfants est partout.
Les éducateurs, soi-disant chrétiens de l'enseignement « *libre *» sont en état d'esclavage. Le contrat est un contrat de Payeur à Payé. Celui qui paye est le maître et ce maître est ATHÉE.
Avant le contrat, ceux qui payaient, c'était les chrétiens en tant que tels. Ils donnaient leur argent aux maîtres religieux consacrés à l'enseignement catholique de leurs enfants. Il y avait contrat. Contrat sublime sans paperasse. Les maîtres et maîtresses ne demandaient pas des « tarifs » mais de quoi maintenir l'école. Les parents ne demandaient pas la gratuité, mais par leur sacrifice le droit de maintenir l'école.
86:120
Maintenir l'école de Dieu, cause sacrée depuis le laïcisme, but des efforts de toute la paroisse, souci du curé, vente de charité, dons, désintéressement le plus pur, angoisse du lendemain, mais confiance en Dieu. Aussi l'école libre s'élève comme une belle plante vigoureuse en face de « la laïque ».
En 1940, le maréchal Pétain, en pleine occupation, rend toute sa liberté à l'école catholique. Les religieuses reprennent leurs costumes, quatre milliards de francs extrêmement lourds sont assurés annuellement par l'État à cet enseignement sauveur de la religion, de la morale, garantie du relèvement de la Patrie. Le Maréchal, qui aurait voulu « n'être que Ministre de l'Instruction publique » choisit pour ce haut poste un homme intègre, savant, admirateur de l'Église catholique, M. Carcopino...
Or, en ce temps déjà, je veux dire août 1940, réfugiée avec des enfants en plein Massif Central, j'allais voir le curé de la paroisse et lui parlais avec enthousiasme de ces mesures salvatrices de l'enseignement libre. Visage sombre, air soucieux. « Eh bien ? Monsieur le Curé, vous n'êtes pas content ? » -- Et voilà la réponse, écho des entretiens de ces Messieurs à leurs réunions mensuelles : « Non, nous ne sommes pas contents. Ce gouvernement s'occupe trop de nous. On nous donne un budget, on nous met en avant, *comme enseignants catholiques*. Nous préférons le droit commun. Parce que, voyez-vous, *les gens de gauche reviendront*, c'est fatal, l'avenir est a eux et alors nous ferlons figure d'isolés avec la religion -- ils nous en voudront et nous aurons de la peine à leur faire comprendre que nous voulons bien marcher avec eux. »
87:120
Août 1940. -- Le glas était déjà sonné. Déjà un clergé ignoré du peuple chrétien attendait l'esclavage de la gauche et, l'attendant, le préparait. Déjà sifflait dans des cœurs de prêtres ce vent de servage envers le Fort, cet attrait de mort pour le marxisme, cette croyance horrible au courant communiste de l'histoire -- le sel de la terre travaillait dans l'ombre à son affadissement.
Aujourd'hui, l'Esclavage désiré est réalisé. Celui qui paie l'enseignement catholique est officiellement athée et ceux qui sont payés sont contents, non seulement de l'argent du maître, mais de son athéisme.
Pour lui complaire, tout est accompli avec un stupide et allègre empressement. Il faut pour obtenir la paie agglomérer les classes, mettre une maison d'éducation dans l'autre, au mépris des traditions originales, de deux classes de vingt enfants n'en faire qu'une de quarante, envoyer des filles chez les garçons et des garçons chez les filles, faire passer à des religieuses chevronnées d'enseignement efficace, les humiliants C.A.P. écrits, puis oraux devant les élèves et mettre à pied les instituteurs et institutrices dévoués devenus inutiles -- qu'à cela ne tienne, rien n'arrête les conquérants de la servilité.
Voici ce que m'apprend une institutrice de 45 ans (25 ans d'enseignement) : « Je suis professeur spécialisé de Septième. L'école où j'enseigne décide la fusion avec une autre école d'égal effectif. De vingt gamins en classe, nous passons donc à quarante. L'institutrice de la classe enfantine de douzième, âgée et de peu de santé, vient me trouver et me dit : « Je ne me sens pas la force de garder quarante bébés au-dessous de cinq ans. Donnez-moi la septième, essayez de prendre la douzième. » Je l'ai vue si lasse, j'ai accepté. Si vous saviez ce qu'est une classe de quarante babies ! Je m'y tue et sans profit pour eux, C'est inhumain.
88:120
« Pendant ce temps, la titulaire chargée l'an dernier de la classe des vingt tout petits a été remerciée. Elle a 35 ans. A dix-huit ans, elle voulait passer son bachot, les religieuses de l'école lui dirent : « Nous vous en supplions, prenez notre classe enfantine, laissez le bac, nous n'avons personne, vous ne craignez rien, nous Vous garderons toujours ».La voilà sans ressources -- j'obtiens qu'avec un salaire de misère, on me la donne comme auxiliaire pour moucher les petits et les conduire aux cabinets. Mais nous portons à manger à une institutrice de cinquante ans, mise à pied brusquement cette année -- qui doit payer encore quinze ans d'assurance-vieillesse -- dont personne ne s'occupe et qui meurt littéralement de faim. Elle est intelligente, capable, elle a voué sa vie à l'enseignement libre, elle s'est contentée dans sa jeunesse d'un budget de dévouement. Nous la secourons comme une pauvresse -- et nous ne pouvons pas secourir ses amies exactement dans le même cas.
« Pendant ce temps, les élues du contrat, comme moi, travaillent dégoûtées de classes trop nombreuses d'enfants difficiles ; bienheureuses quand elles n'ont pas à surveiller une inquiétante mixité -- et à assister aux effroyables leçons de l'aumônier.
« Voilà ce qu'on a fait de l'idéal de toute notre vie. »
Qui l'a fait ? Les familles fondatrices et soutiens des écoles libres ? Jamais de la vie : *Les représentants de l'enseignement catholique*.
Ces représentants représentent des positions « exactement à l'opposé des nôtres parce que opposées à toute la tradition et l'enseignement de l'Église ». Leur mandat ? ils se le sont donnés à eux-mêmes. Aucune famille ne les a élus -- et mieux, aucune famille ne sait ce qu'ils fomentent contre elle devant l'État auquel ils sont livrés.
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On envoie d'un grand pensionnat une convocation pour réunion de parents où l'on indique sommairement qu'on aura à se prononcer sur certaines mesures nouvelles. La réunion se passe en banalités, personne n'ose réclamer. Cependant, une mère de famille se lève et demande compte de « ces mesures nouvelles » dont on ne dit mot. La Supérieure embarrassée dit qu'il est probable que pour aider un collège de jeunes gens « à profiter du contrat » les classes terminales seront mixtes. Brouhaha parmi les parents. La Supérieure soupire : « Nous avons bien dit, nous regrettons, *on nous a fait savoir de l'Évêché que nous ayons à obéir aux représentants*... » Les pauvres parents, subjugués, avalent la couleuvre.
Je demande : L'État est-il logique dans sa conduite ? Il l'est -- logique avec ses principes. Voyons ! qu'a-t-on répété sans cesse aux parents catholiques ? Défendre vos droits vis-à-vis de l'État. Entendons-nous ! La grande revendication qui hantait les Directions diocésaines de l'Enseignement, c'était que l'État reconnût *par des subventions* l'existence de l'école catholique.
On disait et on redit : *Il est juste* que l'État paie également ses propres écoles et les écoles libres choisies librement par les parents lesquels sont juges de ce choix. Rien n'est plus juste en effet et rien n'est plus *naïf*, -- C'est se défendre contre la situation de persécutés. -- Or cette situation par le seul fait que l'École laïque est athée comme l'État, cette situation est légalement établie. La nier est enfantin. Il est contre nature que l'État laïque militant, dont la neutralité n'a jamais été qu'une étiquette de combat, il est *contre sa nature* de payer *en justice* l'école catholique comme les siennes.
Cependant, on a poursuivi ce combat avec acharnement et l'État « s'est incliné ». L'Église a crié victoire -- l'État enfin l'a payée -- Loi Barangé -- contrat. -- L'État a été logique avec ses principes, il a demandé à l'école indépendante de signer sa dépendance pour obtenir de lui son salaire. -- Quoi de plus clair ? En vouloir à l'État de cette situation est stupide. D'ailleurs, nos progressistes sont loin de cette position. Ils sont très contents de l'État et, étant donné qu'ils ont du rôle de Dieu à peu près la même idée que lui, ils ont raison.
90:120
Le meilleur auxiliaire de l'athéisme d'éducation, c'est le représentant du nouveau clergé, signataire enthousiaste du contrat. Un contrat est un contrat. Quand on l'a signé avec action de grâces comme une victoire, il faut y obéir. Donc l'État a été logique et les progressistes aussi. *L'Enseignement catholique officiel qui a obéi aux Évêques en signant le contrat a vécu*. Il n'existe plus. S'il lutte avec l'État, c'est sur son propre terrain : un terrain de contentieux, de décrets, d'interprétation pour obtenir ce préau, l'aggiornamento de cette salle de sports, la pose de cet ascenseur, la subvention de ce chauffage central, etc. Et nos juristes catholiques sont très forts et l'État ne manque pas de leur rendre justice, il sait bien que les meilleures juristes sont les théologiens.
Ainsi, très loin des parents chrétiens et complètement à leur insu, l'enseignement chrétien de leurs enfants est mort.
Ces parents sont-ils complètement innocents ? Pas tout à fait : ils ont cru, dur comme fer que le but n'était pas tant le maintien de la Foi à l'École, que l'obtention de droits égaux à ceux qui n'ont pas la Foi. On leur a dit qu'un jour ils arriveraient, eux aussi, à avoir l'école gratuite, que c'était là le bon combat des « représentants ». Et ils l'ont cru, parce qu'on le leur disait -- et aussi parce qu'il est bien agréable (et juste) de ne pas « payer deux fois » (l'impôt et la scolarité).
Agréable, juste, mais impossible sans perdre la Foi -- car pour arriver à ce que l'école libre fût reconnue ce qu'elle *était*, non pas l'égale compagne de l'école laïque mais infiniment supérieure pour la terre et pour la Patrie et pour le Ciel, il eût fallu non pas quêter des sous et signer des contrats, mais convertir l'État au règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
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Et comme, présentement, cela n'est pas du tout, il fallait que les parents veillassent à ce que l'École conservât la Foi, l'instruction religieuse, l'instruction profane tout orientée vers Jésus, dans l'état naturel du chrétien, qui est d'être persécuté -- et, tout en disant que cet État était injuste, penser que l'indépendance était le Trésor, que le sacrifice est la loi chrétienne et les sous de l'État une tentation à écraser.
Déclarer l'athéisme injuste envers l'enseignement confessionnel : évidence à rappeler à condition que l'on n'espère pas continuer à servir Dieu en recevant son salaire de l'athéisme lui-même.
Le but essentiel, continu, devait être de veiller sur l'école -- de vérifier la Foi, la Sagesse, la Piété enseignées à l'école -- le dévouement, l'instruction religieuse, la pédagogie chrétienne des maîtres. On S'en est peu soucié -- pour les uns, c'était acquis : naturellement, voyons, les écoles libres étaient religieuses, les enfants y grandissaient chrétiens par le seul fait d'y être inscrits ; pour les autres, l'important pour l'école libre, ce n'était pas tant l'enseignement religieux dont elle s'acquittait bien suffisamment, par nature, c'était *l'imitation de l'école laïque*, en tout ce qui n'était pas directement le catéchisme ou la Première Communion, etc., dont elle gardait la modeste spécialité. En dehors de la religion, copier l'école laïque, se conformer aux programmes émanés d'en haut, non de l'en haut chrétien mais de l'en haut athée, voilà l'obligation de l'école libre. Loin de se liguer contre cette inspiration laïque, les familles exigeaient de leur école chrétienne qu'elle fût autant que possible, humble initiatrice de l'enseignement d'en face. Il était d'avance entendu que les religieuses étaient inférieures aux institutrices laïques, mais que si elles s'appliquaient bien à les imiter, on ne leur tiendrait pas rigueur de leur infériorité, puisque, après tout, on avait besoin d'elles pour inculquer le catéchisme.
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Si bien que peu à peu s'installait dans l'esprit des parents, des maîtres et des élèves, un culte d'admiration pour l'école sans Dieu.
Il y avait enfin une troisième catégorie de familles : les familles pilotes au vent de l'incroyance, qui allaient jusqu'à craindre que l'école libre, spécialiste de religion, gaspillât le temps précieux de la préparation aux examens par « trop de catéchisme » et vérifiaient l'horaire en soupirant : « L'histoire sainte, l'histoire de l'Église... ce n'est pas cela qui te servira *dans la vie*. » A l'horizon, l'attaque contre le latin était latente. C'est le latin que l'on faisait sauter si le gosse en sixième renâclait sur les programmes officiels accablants qu'aucune maison religieuse n'osait organiser d'une manière originale et plus humaine.
Et maintenant, dans la débâcle de la Foi à l'École, ces tendances ont donné leurs fruits et elles vivent toujours, tapies dans les cœurs déchristianisés. Le raisonnement faux a joué. Si le Gouvernement paie l'école confessionnelle (sous entendu s'il la dirige) tous les parents qui *après tout* tiennent à la religion, mettront leurs enfants dans les écoles religieuses, devenues les égales des écoles laïques. L'éducation sera à la fois laïque, chrétienne, gratuite, *sans aucun sacrifice*. Car on s'était habitué, à force de revendiquer, à trouver *injuste* en soi, le sacrifice d'argent pour l'instruction des enfants. Comme si le but des efforts et des souffrances des parents n'était pas l'éducation des enfants. Au lieu d'une société chrétienne dans un État où le travailleur gagnât librement sa vie de famille et le pouvoir et le droit de sacrifier beaucoup de son salaire pour l'éducation choisie de ses enfants, on constitua l'État de J.-J. Rousseau, l'État à qui appartiennent de corps et d'âme tous les enfants, qui décide ce qu'ils apprendront, quand, comment, les baigne dans l'athéisme et paie pour ce faire.
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*Plus de sacrifice, mais plus de liberté*. Et les prêtres, les religieux et religieuses, salariés d'État par contrat, conformant heure par heure leur pédagogie à ses volontés, chantent la liberté d'être enfin incorporés dans la grande machine qui pense pour eux et par eux façonne à son service les âmes des enfants baptisés de l'Église de Jésus-Christ. Le cycle est bouclé -- nos enfants tournent dans le grand cercle refermé -- et nous les regardons tourner... et tout d'un coup, nous nous apercevons qu'on nous a trahis, que nos petits n'ont plus la Foi, que le catéchisme qu'on leur fait n'est plus le nôtre, qu'on les insurge contre nous, qu'on les abrutit, qu'on les marxise, qu'on les plonge dans le scepticisme et la sexualité.
Alors les parents voudraient les arracher, les reprendre à ce cercle infernal -- il souffrent tellement qu'ils veulent encore se persuader que ce n'est pas vrai, que tout ne va pas si mal, que les choses n'ont pas tellement changé, que les prêtres sont toujours les prêtres, le catéchisme toujours le catéchisme, que leurs enfants les honorent comme le leur ordonne le quatrième commandement, qu'il y a beaucoup de bon dans les nouveautés, qu'après tout, il y a toujours eu des vicieux, de mauvais prêtres et des accidents, qu'il ne faut pas ériger le cas en généralité, etc., etc., et puis soudain, dans leur sécurité étourdie éclate, une révélation, un coup de foudre, un éclair, luit qui illumine le désordre de l'âme et de la religion. Heureux s'ils acceptent cette providentielle peur et s'ils prient la Sainte Vierge de leur donner le courage de mesurer le mal.
Mais, disent les parents avec effroi, que faire ? que faire ? -- D'abord *savoir* -- vous approcher de l'abîme, le regarder à la lumière de la Foi et ne plus vous abuser d'une fausse confiance. Tout est possible à l'homme jeté en Dieu. Mais que peut le secours de Dieu pour celui qui ne veut pas se croire en péril ?
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Péril de la Foi en nos enfants dans l'enseignement du Catéchisme. Ce que je vais dire est pris dans la réalité des écoles religieuses -- ne se passe pas dans toutes avec cette violence -- dans quelques-unes a été arrêté par le courage épisodique des Parents, mais les menace toutes.
Et d'ailleurs je ne sais rien de navrant comme cette réflexion d'une jeune femme quand je lui eus exposé l'effroyable état de la Foi dans « nos écoles » à contrat : « Eh bien, voyez, dit-elle, j'ai ma petite fille dans un pensionnat de religieuses, *on y a gardé encore beaucoup de bonnes choses *: on dit la prière, le chapelet, et hors une catéchiste qui nous a inquiétés, en général je crois que dans l'ensemble, nous n'avons pas à nous plaindre mais je fais répéter le soir à ma fille tout ce qu'on lui a dit. » Chère femme, en effet, le plus navrant, c'est cela, que nous nous félicitions (sous réserve) qu'une école à contrat « *garde encore* beaucoup de bonnes choses ». Comme cette dame qui me disait d'un air à la fois inquiet et confiant « Moi j'espère beaucoup du Synode, on a dit qu'il conserverait *pas mal de vieilles choses ! *» Voilà de quoi contenter l'angoisse, catholique !
Ah, nous sommes devenus modestes ! C'est là le pire des signes. A cette Église, née du côté du Sauveur Crucifié, à cette Église où coulent à flots la lumière des Dogmes et des Encycliques, les mérites infinis du Verbe incarné, de sa Sainte Mère, des Martyrs et des Saints, le trésor sans prix de deux mille ans de liturgie divine, nous demandons de ne pas brader « certaines vieilles choses et d'en garder quelques bonnes autour de nos enfants ».
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C'est méconnaître la puissance de Dieu et la puissance de la Grâce dans un Père et une Mère chrétiens. Pour nous armer de sainte exigence, approchons-nous donc du mal qui dévore progressivement la vie surnaturelle et naturelle de nos enfants.
\*\*\*
*Le Catéchisme* -- Il n'y a plus de *Manuel* de Catéchisme -- Cette constatation suffirait. Vous ne pouvez plus prendre en main ce solide condensé de l'éternelle doctrine et vérifier si votre fils sait le chapitre de la Sainte Trinité, de la Contrition ou de la Grâce. On vous tend des « fascicules » illustrés où une prose inconsistante initie à un je ne sais quoi visqueux invertébré -- Le gosse n'y comprend rien et la catéchiste non plus. Si elle est loyale elle dit : « Je n'y comprends rien » -- Si elle est héroïque, elle dit : « Je lui apprends ce qu'on m'a appris, malgré tous les ordres. » Si-elle est dans le vent, elle déclare comme cette jeune religieuse directrice de catéchisme par la volonté de MM. les Curés dans quatre paroisses « Moi, je ne crois plus au péché originel -- ni aux Anges » -- A quoi sa Supérieure, 60 ans, sans s'émouvoir concluait « Moi j'y crois encore, jusqu'à nouvel ordre ». Ou cette Dame formée à l'école diocésaine qui assurait que le principe directeur de l'enseignement religieux était « de bien faire comprendre le conflit entre les générations » lisez : entre parents et enfants.
Supprimer toute prière vocale imposée comme contraignante -- laisser l'enfant prier comme il l'entendra -- Et s'il ne prie pas du tout -- « du moins ne l'aura-t-on pas contraint ». Car l'absolu c'est toujours, non d'apprendre l'usage de la liberté, mais « de ne pas toucher à la liberté » dût elle devenir celle d'un cannibale.
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« Jésus n'a pas souffert », déclare brusquement un enfant de huit ans à peine, nouveau à la Péraudière. Le gosse explique, on lui a dit que « ça ne lui faisait pas mal du tout, à Jésus-Christ, d'être sur la Croix » car son corps n'était pas vrai. L'enfant est froid, sûr de lui. Quel ténébreux dessein poursuivait celui qui se fit auprès de ces petits « l'ennemi de la Croix de Jésus ».
Extrait d'une feuille ronéotypée distribuée aux élèves de quatrième d'un séminaire, après leçon :
*Titre : Les Adolescents face aux Parents*
*Question I : Est-ce que tu te sens incompris par tes Parents ?*
*Question II : Quels sont les points de mécontentement, de dispute avec tes Parents ?*
*Question III : Comment tes Parents te laissent-ils organiser ton dimanche ?*
Et après discussion imprimée de ces trois points, cette conclusion paratonnerre avec sa queue remplie du venin de subversion :
« *Les Parents ont raison* de ne pas nous laisser entièrement libres, dans le sens de faire tout ce que l'on veut. Nous reconnaissons que plus on nous en donne plus nous en voulons... nos parents ont le souci de notre éducation... *Cependant ils vivent avec leur idéal et se trouvent dépassés par les événements. Ils ne nous comprennent plus*. » -- Dans un Séminaire !
L'ignorance où on les laisse *tous* de l'histoire Sainte est inconcevable -- de l'Histoire de l'Église, des écrits des Pères, de toute tradition. Des élèves de petit séminaire n'ont jamais entendu parler d'Abraham, de Moïse, de la Promesse, de David. Voilà pour le négatif.
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Mais en classe on enseigne positivement le marxisme, on condamne les Américains, on soutient la désertion. Au moyen des *commentaires de chansons*. Car les ignobles chansons et les beats sont la matière positive d'une nouvelle formation. Il n'est pas rare qu'une surveillante en mini jupe donne des répétitions de ces immondices en récréation, mais je connais un petit séminaire où les dites chansons servent de texte à commenter en leçon de littérature :
« Ronéotypé pour la classe de lettres en Quatrième. »
*Le Déserteur* « Le Déserteur s'adresse aux autorités en vue de la Paix -- il y a la guerre de l'orgueil dans l'expansion -- lui, le déserteur ne veut pas aller à la guerre, non pas par peur d'y laisser sa peau, mais par ce qu'il ne veut pas tuer des innocents. Le Déserteur accuse, il se rendra utile en proclamant ses idées -- le déserteur était une invitation à la désertion -- une protestation, légitime contre les guerres. »
« Quand tu parles, tu ne dois pas prendre le contre-pied de l'interlocuteur politique -- tu ne dois pas imposer tes idées -- faire du prosélytisme. »
« Dans la chanson « les crayons de couleurs » tout est basé sur le racisme -- toutes les couleurs sont bonnes -- la chanson dénonce simplement l'injustice -- Son auteur est « non pratiquant » et il est *cependant* un défenseur du petit et du pauvre. »
Vous direz : mais que c'est bête, que -- c'est bête ! Eh bien, voilà le pire. En classe, on bêtifie, on idolâtre la bêtise. Ces idoles, ces beats : c'est la bêtise faite dieu. Je tiens encore une feuille ronéotypée du petit séminaire, classe de 4^e^.
« Johnny, Johnny, Johnny, Johnny...
« L'idole des jeunes d'hier et d'aujourd'hui, Johnny imagine... il prend la place de Saint Joseph et demande à Sylvie de *prendre le rôle de la Sainte Vierge et Sylvie aurait porté leur enfant.* Cette chanson est très belle (affirme la conclusion) elle reprend le récit de la Nativité !!! »
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Et ce cours de morale sur la Solitude :
« Les jours de pluie -- au lit, en attendant le sommeil (parfois je fais des réflexions scabreuses) la haine -- le divorce -- la mise en quarantaine : on peut faire un tas de saloperies tellement on est dégoûté... parfois quand on me gronde à la maison, ça fait un tel vacarme que je quitte le dîner et m'en vais dehors pour trouver le calme. »
« *Remède *: avoir un bon copain. »
La bêtise triomphante. Pas une référence à Dieu, pas une prière. La Sainte Vierge n'est *présente* que par la Sylvie au Johnny. Et enfin on leur apprend le *vice*. Nous ne reviendrons pas sur cette épouvantable mixité -- je ne dirai que ce cri d'un adolescent. « On n'a pas assez de tentations, il faut que vous nous en colliez en plus ! »
Comment qualifier la tyrannie qui ordonne à des religieuses de recevoir des jeunes gens dans leur pensionnat et l'aveugle soumission des malheureuses qui « pensent bien faire » en obtempérant tandis que tous, les clercs et les nonnes obéissent ensemble à l'impératif du contrat : sans mixité pas d'effectif et sans l'effectif exigé, pas de galette.
On entend le rire du Diable.
Mais pour plus de sûreté l'érotisme est inculqué au petit séminaire d'abord revêtu de la niaiserie sentimentale.
« Que serais-je sans toi... Avant d'être aimé il s'ennuyait, il était triste... il souhaitait la fin de sa vie. »
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Attention, l'équivoque est totale et bien marquée : en effet le texte commentaire littéraire poursuit : « Cette chanson pourrait être une confidence d'amoureux mais *elle peut s'appliquer aussi à deux amis. Si celui ou celle* qui portait l'amour n'était pas venu à sa rencontre ! ... Il a appris comment se déroulaient les « choses (!) grâce à *celle* ou à *celui* qui l'a aimé !!?? »
D'autres fois, la niaiserie disparaît pour le franc réalisme. A la chanson de Jacques Brel sur Jef l'ivrogne, le professeur de lettres (un religieux) a ajouté lui-même ce couplet : « On ira boire pour tuer le chagrin, c'est le cas de bien des gens -- on ira manger, on ira reboire -- Et si ça ne va pas on choisira des filles, on s'en paiera une pour oublier davantage. »
Je tiens le texte ronéotypé issu de ce *petit séminaire* à la disposition de qui veut venir le voir. Je n'ose transcrire ici les confidences de ce professeur religieux sur ses soirées dansantes, les titres des livres pornographiques prêtés par lui aux élèves de 4^e^ ; Oraison n'est-il pas mis par des curés entre toutes les mains -- j'ai des preuves à disposition.
Enfin parlerai-je de la vivisection dans les pensionnats de « jeunes personnes », parlerai-je des « crises de Foi » reconnues bénéfiques dans les classes d'adolescentes ? -- J'en viendrai à la stupidité des programmes, idiotement suivis sous la férule du contrat de la. 10^e^ à la classe terminale comprise. Ce n'est pas le lieu de parler de cette philosophie abominable que les maîtres catholiques enseignent sans vergogne comme les autres, plus que les autres, parce que Teilhard est de leur bord et que rien ne leur paraît plus sympathique que l'auréole de l'athéisme autour des belles têtes de Sartre et de Beauvoir. Il faudra bien y revenir -- et peut-être trouverais-je dans les Pères de famille un lecteur de bonne volonté qui s'exécutera quand nous le supplierons de lire (seulement de lire) le manuel de son fils et les romans existentialistes qu'il doit absorber « pour ses dissertations ». Alors les cheveux du Père se dresseront sur sa tête et il comprendra.
100:120
Mais restons en, pour ce lugubre tableau d'ensemble, à l'enseignement des maths de la 10^e^ à la 5^e^. Plongez la tête là-dedans, pour vous affoler.
A 7 ans, en 10^e^, saviez-vous calculer le périmètre du rectangle et du carré ? Connaissiez-vous le système métrique des surfaces ?
A 8 ans, en 9^e^ classe, connaissiez-vous les relations de mesures de surface à mesures de volume. -- Saviez-vous faire les problèmes de « partages inégaux » ex. : deux frères employés veulent offrir un poste de 580 fr. à leur maman. L'aîné verse 80 fr. de plus que son frère, combien verse chaque frère ?
A 9 ans, en 8^e^ classe : tous les partages inégaux et les rapports surface cube étant oubliés on doit faire comme si c'était acquis et se jeter dans les calculs de distance parcourue (Tour de France 22^e^ étape, temps en minutes) et la comparaison des fractions.
Je passe sur la malheureuse 7^e^ qui avale : addition, soustraction de fractions, les surfaces de tous polygones, les taux et pourcentages, les poids spécifiques, et j'arrive à la 6^e^. Est-il nécessaire de dire que tout est oublié et qu'il faut reprendre en temps record toutes les notions mal assimilées par des cerveaux trop jeunes incapables de tant de synthèses mathématiques. Attention, voici le chef-d'œuvre :
« On a introduit dans des classes de 6^e^ la théorie des ensembles et malheureusement il existe des incompatibilités entre le langage des ensembles et le langage ancien qu'on a utilisé pour enseigner les triangles. Par ex., pour la théorie des ensembles, il y a une définition d'ensembles égaux. Or on parle ensuite en math. courantes (« anciennes ») de triangles égaux, le mot « égal » n'a plus le même sens !!! L'enfant est donc obligé de jongler (!!) avec l'une et l'autre des deux définitions. Ce qui est regrettable (et combien !) dans un début d'initiation. » (*Vie catholique*, n° 1159 du 25 oct.)
101:120
...et je vous parie bien que vous pouvez passer une matinée sur le devoir de maths de votre pauvre chou sans y rien comprendre, pas plus que lui, bien entendu... La tête ne sera que confusion, que désespoir ou résignation suivant la nature nerveuse du sujet. Malheureux Descartes : Première règle : n'admettre pour vrai que ce qui paraît évidemment être tel. Le jour où vous conduisez votre enfant à la maternelle et où la lecture globale va lui enlever l'usage de la raison -- qu'il renonce à comprendre ; jamais le vrai ne lui apparaîtra évidemment être tel.
Tout ce que nous avançons ici est prouvé et prouvable, et je borne mon exposé du désastre pédagogique au catéchisme, à la morale et aux mathématiques.
La voilà donc, la situation des Parents face à ce meurtre continu, organisé, de la conscience, de l'âme et de l'intelligence de leurs enfants.
Comme je déplorais devant un prêtre missionnaire diocésain, les funestes effets de la télévision sur les intelligences, ce prêtre m'interrompit : « Mais que reprochez-vous très exactement à la télévision éducatrice ? » me dit-il. « Je lui reproche moins son immoralité possible que cet attentat continu : mettre des images, et toutes les mêmes images à la place des idées claires. »
Mon interlocuteur éclata de rire : « Mais c'est justement ce qu'il faut en notre temps nucléaire. C'est par les images identiques que seront nivelés les cerveaux et ce nivellement est indispensable *à la recherche scientifique* future. »
102:120
Et voilà l'autre fait : Je me trouvais un soir de vendanges en plein Beaujolais. Il était tard. Le vin, était en cuve, les journaliers, partis -- le patron vigneron seul avec sa jeune famille. On goûte le vin doux ; je sens que malgré la fatigue, l'homme et sa femme désirent causer un peu. L'animation du jour a quitté leur visage, ils me semblent tristes, et soudain, tandis qu'il parle, campé en botte, les mains rougies de raisin, la veste jetée sur l'épaule, je sens vibrer la colère dans sa voix.
« Ils nous séparent de nos gosses. Que ce soit l'école ou le curé, c'est tout comme ; quand ils commencent à les instruire, c'est contre les parents, et comme ils vont les faire traîner jusqu'à 16 ans, ceux de la terre n'auront quasiment pas travaillé avec leur père. A 13 ans, 14 ans, c'est encore traitable, ça croit le père, on peut les former, à 16 ans, après deux ans à rouler sans rien faire, ce seront des insolents et déjà courant après les filles -- surtout *qu'on ne leur apprend plus rien de rien au catéchisme*. Voyez mon aîné (une tête blonde de 8 ans vient sous la lampe, jolis yeux levés) depuis un an qu'il y va, pas une prière, plus rien pour leur apprendre vraiment la religion, on les met dans des cars de ramassage, filles et garçons, on les trimballe parce que les curés font équipe et on ne leur apprend que des bêtises (deux autres blondins viennent à leur tour s'asseoir à la table rustique, têtes blondes attentives). Le dimanche, nous n'avons jamais le même curé : levez-vous, chantez, asseyez-vous, levez-vous... rien pour le cœur ! » (La dernière, 4 ans, prend place à son tour : 4 paires d'yeux bleus fixent tour à tour la mère près d'eux, le père, moi.)
Je dis : « C'est triste, c'est terrible, mais c'est vous qui devez combattre, vous qui devez rapprendre votre foi pour les instruire, et vous qui devez exiger. »
103:120
« Ah, si je savais, si j'osais, si nous étions bien ensemble, plusieurs résolus comme étaient les anciens, on les ferait bien marcher, on leur dirait : laissez donc nos paroisses, nos messes, notre catéchisme comme ils étaient, comme ils ont fait de bons chrétiens que nous devrions imiter. » (Une tête blonde s'endort, mais l'aîné ne quitte pas des yeux la belle figure de son père en colère). « Et, dit la jeune femme, et le baptême, on est tous inquiets, on dirait qu'ils ne veulent plus le donner. Pour la première fois ils ont baptisé une petite après un mois et demi. Après un mois on ne doit plus sonner les cloches, eh bien ils ont sonné. Qu'est-ce qui se passe ? Oh si quelqu'un pouvait faire le vrai catéchisme à nos pauvres ; enfants ! » Je leur ai dit : « Prions » et je voyais leurs deux visages inquiets et l'inquiétude qui passait dans les yeux bleus du petit garçon et je pensais, regardant le vigneron : il a l'air d'un Chouan, il est fort, il est convaincu, mais le Chouan avait son Recteur pour lui donner le Sacré-Cœur, la Sainte Mère, la Messe, la paroisse, la Ferveur du martyre. Hélas... les Pères et les Mères sont seuls...
L. Quenette.
104:120
### Le contexte des mutations liturgiques
par Louis Salleron
LE 15 OCTOBRE 1967, l'église paroissiale de Venhuizen (Hollande) était le cadre d'un curieux spectacle.
Le curé, H. Kwakman, et le pasteur, J. Lugticheid, se tenaient tous deux derrière la table de l'autel.
Ils dirent la messe ensemble, prononcèrent ensemble les paroles de la consécration et distribuèrent ensemble la communion. Les fidèles, catholiques et protestants, reçurent la communion indifféremment des mains du curé ou du pasteur.
Tout le monde fut enchanté de cette cérémonie œcuménique. Le curé, interviewé pour savoir s'il avait demandé l'autorisation de son évêque, répondit que l'idée ne lui en était même pas venue.
J'ignore la suite.
Quant à l'histoire que je raconte, vous la trouverez dans le quotidien catholique « De Tidj », du 26 octobre 1967, dont un ami a bien voulu me communiquer la traduction.
Les histoires de ce genre se multiplient. La Hollande est dans le peloton de tête, notre pays s'efforce de suivre.
Les novateurs ne les dissimulent pas. Ils les citent plutôt avec fierté. Cependant quand c'est nous qui les citons ils nous reprochent de monter en épingle des cas exceptionnels.
105:120
Oui ces cas sont exceptionnels. Dieu merci ! Mais ils existent. Et on en est plus fréquemment informé que de réprobations et de sanctions hiérarchiques. Quand on les blâme, c'est en les excusant et en les présentant comme des expériences qui, regrettables peut-être, témoignent du moins d'un beau zèle et d'un esprit conciliaire, ou post-conciliaire, dont il y aurait lieu de se pénétrer.
Tel est le *climat* actuel de la réforme liturgique.
\*\*\*
La *réforme* elle-même se présente sous les traits que nous lui connaissons. L'autel est remplacé à peu près partout, par une table sur laquelle le prêtre célèbre la messe face au peuple. Un vaste mouvement iconoclaste a dépouillé beaucoup d'églises de statues, de retables, de chaises qu'on retrouve chez les antiquaires ou à la foire aux puces. La messe est dite presque tout entière en français. On y dialogue, on y monologue, on y chante dans une ferveur dirigée qui rend difficile ou impossible la participation de l'intelligence et du cœur. On insiste sur son caractère de repas communautaire, d'assemblée, familiale. Les fidèles, promus adultes, sont menés à la baguette comme les petits enfants du catéchisme. On passe insensiblement du saint-sacrifice de la messe à un culte de la parole qui ressemble trop souvent à une mise en condition. Bref la liturgie subit des transformations si profondes et si rapides qu'on finit par se demander si ce n'est pas le catholicisme lui-même qui est aujourd'hui en question.
D'où vient cette mutation ? D'où viennent ces bouleversements ? C'est peut-être d'abord ce qu'il importe de savoir. Car il est impossible de penser à des remèdes si l'on ne connaît pas la nature du mal et ses causes.
##### *Causes de la subversion liturgique*
Un fait massif s'impose à l'esprit : c'est que la subversion liturgique indissociable à cet égard de la crise qui affecte l'Église dans son ensemble, est le résultat direct de la guerre et de ses suites.
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A première vue, cette relation semble étrange. En quoi les combats de 1940-1945 peuvent-ils intéresser la manière de dire la messe, la disparition du latin et du chant grégorien, et tous les changements de ce genre ?
Le rapport est pourtant étroit, et indéniable.
La guerre de 1914-18 n'avait été qu'une guerre civile européenne. Quel que fût le nombre des nations de l'Univers qui finalement y avaient été impliquées, le conflit avait été principalement intérieur à l'Europe, et la victoire, pour être celle d'une coalition, avait été principalement celle de la France, qui avait conduit cette coalition et qui avait supporté le poids le plus lourd des hostilités.
A l'inverse, la guerre de 1940-1945, si elle eut son origine en Europe devint peu à peu une guerre mondiale, avec des champs d'opération sur la planète entière. Si la victoire fut aussi celle d'une coalition, et si le pivot de cette victoire fut l'Angleterre, seule un moment face à l'Allemagne, la véritable nation victorieuse fut les États-Unis, avec le concours de l'U.R.S.S., nation à moitié étrangère à l'Europe par la géographie, par l'histoire et surtout par le retranchement de l'Europe où elle était depuis 1917.
Libérée du nazisme par les États-Unis et l'U.R.S.S. l'Europe se trouvait donc libérée par deux nations étrangères. Elle n'avait pas eu la force de se sauver elle-même.
Ses libérateurs, à la victoire, furent ses occupants. Or toute occupation d'armées victorieuses signifie l'importation des idées de l'occupant. C'est vrai même quand l'occupant est ennemi et détesté. Quand Napoléon occupait l'Europe, il n'était pas aimé, mais il introduisait en Europe les idées de la Révolution française. Quand l'occupant est le libérateur, on accueille plus volontiers encore ses idées. Le phénomène ne comporte pas d'exception.
Certes il faut distinguer l'occupation soviétique, qui substitua un asservissement à un asservissement de l'occupation américaine qui fut vraiment libératrice. Mais cette différence, fondamentale, ne fait que rendre plus sensible le phénomène que nous analysons. D'une part, l'U.R.S.S. a coupé l'Europe en deux, ce qui a pour conséquence un affaiblissement de l'Europe. D'autre part, l'Europe occidentale, en subissant directement l'influence américaine, n'en subissait pas moins indirectement l'influence soviétique.
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Cette influence indirecte était très faible en Allemagne, à cause de l'amputation de son territoire et des souvenirs de la guerre ; elle était, au contraire, considérable en Italie et en France, pays traditionnellement catholiques, parce qu'ils ne voyaient dans l'U.R.S.S. que le pays qui avait eu une part capitale dans leur libération, et parce que les courants révolutionnaires suscités par le traumatisme d'une guerre longue et affreuse trouvaient naturellement leur point de référence dans la patrie de la révolution communiste.
Ajoutons que, si la guerre 14-18 avait déjà été la guerre du droit, de la justice et de la liberté, l'idéologie n'avait été qu'un revêtement surajouté au patriotisme. Tandis que la guerre 40-45 avait dès le début connu un aspect idéologique international. C'était la guerre de la démocratie contre le « fascisme ». Les États-Unis et l'U.R.S.S. étaient les soldats de la démocratie, et Roosevelt voyait dans « Uncle Joe » un démocrate caractérisé.
L'Europe libérée, l'Europe sauvée, c'était donc aussi l'Europe vaincue. Car l'Europe démocratique ne s'était pas délivrée de l'Europe fasciste par ses propres forces. Elle en avait été délivrée par les forces de la démocratie américaine et de la démocratie soviétique. En confessant de nouveau, dès 1945, les valeurs de la démocratie, c'était les valeurs de la démocratie américaine et de la démocratie russe que l'Europe confessait.
L'Europe tenta, après la guerre, de se restaurer dans ses valeurs propres. Et comme ses valeurs politiques étaient submergées par celles de l'Amérique et de l'U.R.S.S. elle fit appel à ses valeurs les plus profondes, les plus anciennes, les plus sûres : les valeurs du catholicisme. Ce fut le magnifique effort de Robert Schuman, d'Adenauer et de Gasperi. Il ne put être mené à son terme. Disons simplement qu'il échoua.
Tandis que l'Europe se ratatinait et se désagrégeait sur le continent, elle perdait son empire mondial. Sous les coups conjugués, de l'Amérique et de l'U.R.S.S. toutes ses colonies, tous ses territoires d'Outre-Mer prenaient leur indépendance et se raccrochaient tant bien que mal aux puissances libératrices. Vingt ans après la guerre, l'Europe était réduite à sa plus simple expression, tant chez elle qu'à l'extérieur. Elle était devenue, par rapport à ce qu'elle était précédemment, à peu près ce qu'était devenue l'Autriche par rapport au Saint-Empire.
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Comment l'Église n'aurait-elle pas subi le contrecoup de cette mutation ?
Certes le christianisme transcende les nations, les continents et les civilisations. Mais le christianisme a une histoire, et cette histoire est liée à des structures. Or l'histoire du christianisme S'est développée, dans l'élaboration de ses structures, à partir de Rome. Le christianisme a animé la civilisation occidentale, qui était la civilisation de l'Europe, et c'est de l'Europe qu'il s'est répandu dans le monde, à l'exception de quelques courants primitifs qui se sont perdus en Asie et en Afrique.
Le catholicisme romain a donc subi l'ébranlement de l'Europe. Les idéologies de l'U.R.S.S. et des États-Unis l'ont pénétré, en même temps qu'elles pénétraient l'Europe. Par quel miracle en serait-il resté indemne ?
L'idéologie de l'U.R.S.S., c'était le communisme athée. En tant que communiste, elle véhiculait le sens du collectif, du communautaire, du collégial. Ce sont des notions catholiques, mais dans un autre éclairage, dans une autre philosophie, dans une autre doctrine. Les notions catholiques étaient donc appelées à se gauchir au contact des notions soviétiques. C'est ce qui est arrivé -- dans tous les domaines, et à tous les étages. C'était d'autant plus fatal que le communisme, à bien des égards, avait lui-même copié le catholicisme. Il était une sorte de catholicisme inversé. Pie XI en le déclarant « intrinsèquement pervers » disait qu'il est une « contrefaçon de la rédemption des humbles ». Mais il est aussi une contrefaçon de l'Église. On se laisse aisément prendre aux contrefaçons, surtout, quand elles peuvent se flatter d'une puissance technique extraordinaire. Les catholiques, sensibles à la condamnation du profit, admiraient la direction collégiale d'une société aussi vigoureuse. Pourquoi ne pas donner à l'Église une direction collégiale ? Et pourquoi la condamnation évangélique de Mammon ne s'expliciterait-elle pas clairement en condamnation du capitalisme, identifié bien sûr à la civilisation occidentale ?
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Enfin bref l'engouement pour le communisme a été si grand que nous avons vu l'Église devenir communautaire et collégiale de la base au sommet, que nous avons vu le marxisme devenir comme une seconde doctrine sociale de l'Église, que nous avons vu le syndicalisme chrétien se débarrasser d'une épithète gênante pour mieux épouser la lutte de classes, que nous avons vu la bureaucratie et la technocratie fleurir comme en U.R.S.S. dans le sillage de la collégialité et de la « groupite », que nous avons vu la révision de vie s'épanouir sur le modèle de l'autocritique, que nous avons vu le mouvement policier de « Pax » porté aux nues par la presse catholique officieuse contre le cardinal Wyszynski, que nous avons vu... Mais que n'avons-nous pas vu, et que ne voyons-nous pas chaque jour ! Jusque dans la liturgie où la messe, pour être plus sûrement communautaire, devrait un peu s'inspirer de la ferveur communiste.
En tant qu'athée, l'idéologie soviétique faisait aussi son chemin dans les consciences catholiques. Si un pays qui envoie des fusées dans la lune vous dit qu'il n'y a pas de Dieu, comment croire qu'il y en a un ? A tout le moins doit-il être très différent du Dieu des chrétiens. Grave problème sur lequel les théologiens se penchent un peu davantage chaque jour.
Quant à l'idéologie américaine, c'était le libéralisme protestant. Lui admettait le Dieu des chrétiens. Il admet tous les dieux. C'est le panthéon. Le Dieu du catholicisme s'est toujours mal accommodé du panthéon. Refuserait-il donc la liberté ? l'Amérique nous apportait la liberté religieuse, et puisque nous voulions être chrétiens, le libéralisme protestant.
Ce libéralisme était d'autant mieux accueilli que le protestantisme était déjà fortement implanté en Europe -- en Angleterre, dans les pays scandinaves, en Allemagne, et dans une partie de la France. Par la voie de l'œcuménisme, le protestantisme est donc entré en force dans le catholicisme. Voilà plus de deux siècles, Montesquieu disait « La religion catholique détruira la religion protestante, et ensuite les catholiques deviendront protestants. » La première partie de sa prédiction se révélait inutile. Les catholiques devenaient directement protestants. Du moins empruntaient-ils au protestantisme tout ce qui ne touchait pas expressément au dogme. Le premier signe de la protestantisation fut l'abandon de la soutane par les prêtres. Très justement, le costume civil fut appelé « clergyman ».
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C'était confesser naïvement l'importation anglaise et américaine. Mais à ce signe tout extérieur s'ajoutaient vite des signes plus sensibles et plus proches de la vie intime du catholicisme. La liturgie notamment fut envahie par les rites, les coutumes et les idées du protestantisme : langue vulgaire, primauté de la parole, dépouillement des églises, etc. Parallèlement la théologie catholique s'ouvrait toute grande à la théologie protestante, à celle de Luther d'abord qui devenait une sorte de père de l'Église, puis à celle des modernes, allemands principalement, mais aussi anglais et américains. On ne parle plus que de Barth, de Bultmann, de Bonhoeffer, de Robinson, de Tillich, dans un arc-en-ciel extraordinaire d'idées qui vont d'un christianisme très certain à l'athéisme pur en passant par toutes les fantaisies et toutes les imaginations de tout un chacun, interprète à sa façon de la Bible ou fondateur de religion nouvelle.
On aurait pu penser que l'influence soviétique et l'influence américaine se neutraliseraient partiellement, tant apparemment sont opposées l'U.R.S.S. et les U.S.A. Mais l'opposition est plutôt une rivalité et qui porte sur les formes de la vie politique et économique. Certes on ne peut identifier les deux pays, mais leur philosophie profonde est la même, en ceci du moins que c'est un humanisme démocratique. Humanisme athée en U.R.S.S., humanisme déiste aux U.S.A., mais Pascal déjà notait la ressemblance qui existe entre l'athéisme et un déisme sans dogme. En fait entre le matérialisme proclamé de l'athéisme soviétique et le matérialisme latent du déisme américain, il y a des affinités profondes. Le commun dénominateur de leurs religions respectives est un anthropocentrisme caractérisé qui est, lui, en opposition radicale avec le théocentrisme du catholicisme. Une même doctrine de l'immanence sous-tend cet anthropocentrisme face au transcendantalisme chrétien. Teilhard de Chardin symbolise bien la convergence des courants soviétique et américain. Son monisme immanentiste s'accorde avec l'athéisme des uns et le déisme des autres. Il suffit de changer l'étiquette du flacon pour que le contenu en soit acceptable aux uns et aux autres. Et ce contenu, à cause de l'étiquette originelle de l'auteur, semble convenir aux catholiques eux-mêmes. Telle est la confusion dans laquelle nous baignons.
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Le Concile est intervenu, dont le but, proclamé par Jean XXIII, était de procéder à l'aggiornamento de l'Église, c'est-à-dire de la situer en face des courants nouveaux pour voir ce qu'elle pouvait en retenir et se redéfinir par rapport à eux.
Le Concile mena à bien sa tâche, réaffirmant et explicitant sur quelques points essentiels la doctrine de l'Église, adoptant, pour le reste, une attitude pastorale d'ouverture au monde. A l'égard du communisme, le Concile évitait de renouveler une condamnation, qui n'en demeurait pas moins pour autant. A l'égard du libéralisme américain, il affirmait le droit à la liberté religieuse dans la cité et manifestait la volonté de l'Église d'établir le dialogue avec tous les humains. Dans le domaine liturgique, c'est l'abandon du latin qui résume le recul de l'Europe et le recul de Rome. Les conséquences en apparaissent redoutables.
##### *L'abandon du latin*
Les catholiques français ont tendance à se réjouir de l'abandon du latin. Sans me fier à des sondages d'opinion un peu trop faciles à organiser, je suis convaincu que la majorité d'entre eux approuvent la substitution totale du français au latin à la messe. Mais pourquoi en est-il ainsi ? Pour des raisons très simples, qui tiennent au conditionnement. Toute la presse fait campagne pour le français. Où trouverait-on une population qui résiste à la presse unanime, sans parler de la radio et de la télévision ? Les arguments mis en avant sont de ceux qui convainquent les foules. On dit, c'est le progrès, il faut sortir du Moyen Age. Qui voudrait être contre le progrès ? La nouveauté, le changement, la mode séduisent toujours. Qui voudrait faire partie des passéistes, des rétrogrades, des réactionnaires, des traditionalistes ? Mieux vaut évidemment être pour la réforme, la révolution, l'avenir, les lendemains qui chantent. On dit aussi : c'est pour que votre religion soit intelligible, pour que vous la compreniez et qu'ainsi vous puissiez mieux participer aux cérémonies du culte. Comment refuser cet appel, flatteur, à l'intelligence ? Si nous sommes adultes, il va de soi que nous devons tutoyer Dieu et lui parler en quelque sorte d'égal à égal, en personnes libres et intelligentes capables de dialoguer au même niveau.
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On dit encore : le latin n'est connu que d'une minorité de privilégiés ; or l'Église est l'Église des pauvres, sa prière est pour tout le monde et non pas pour ceux qui ont eu la chance de faire des études supérieures. Là encore, l'argument est irrésistible. Il flatte à la fois le sens du moindre effort et celui de l'égalité. Au siècle de la démocratie, le latin est un défi au peuple et au nombre.
Toutes ces raisons paraissent si contraignantes, si évidentes, que bon nombre de nos catholiques s'étonnent d'avoir pu assister, il y a peu d'années, à la messe en latin. Ils n'en reviennent pas de penser que leurs parents, leurs grands-parents, leurs aïeux aient pu, pendant des siècles, participer à une liturgie qui leur était, imaginent-ils, aussi extérieure qu'incompréhensible. Ils feraient mieux de se demander pourquoi et comment le catholicisme pouvait être si vivace au temps du latin, et si les raisons qui faisaient que le latin n'était pas un obstacle à la foi et en était peut-être un adjuvant n'auraient pas encore quelque valeur de nos jours. Ils pourraient aussi se demander si la fraîcheur de la nouveauté qui pare aujourd'hui (pour ceux qui la goûtent) des cérémonies tout en français, ne va pas passer rapidement, reposant, dans son caractère durable et fondamental, le problème de la meilleure répartition entre le latin et la langue vernaculaire dans la liturgie.
##### *Jean XXIII et le latin*
Pourquoi donc y avait-il le latin ? Nous pourrions l'expliquer en long et en large. Mais mieux vaut laisser parler Jean XXIII qui nous l'a dit lui-même dans la Constitution « Veterum Sapientia » il y a six ans, le 22 février 1962 En voici quelques extraits :
« Ce n'est pas sans une disposition de la providence divine que cette langue qui, pendant de nombreux siècles avait réuni une vaste fédération de peuples sous l'autorité de l'Empire romain, est devenue la langue propre du Siège apostolique et que, transmise à la postérité, elle a constitué un étroit lien d'unité entre les peuples chrétiens d'Europe.
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« Le latin, en effet, de sa nature même, convient parfaitement pour promouvoir dans tous les peuples toutes les formes de culture. En effet, il ne suscite pas de jalousie, il est impartial envers toutes les nations, il n'est le privilège d'aucune, il est accepté par toutes, tel un ami. De plus, il ne faut pas oublier que le latin est empreint d'une noblesse caractéristique : il a « un style concis, varié, harmonieux, plein de majesté et de dignité » (Pie XI) qui incite d'une façon inimitable à la précision et à la gravité.
« C'est pour ces raisons que le Siège apostolique a toujours veillé jalousement à maintenir le latin et qu'il a toujours estimé que « ce splendide vêtement de la doctrine céleste et des saintes lois » (Pie XI) était digne d'être utilisé par ses ministres. Les ecclésiastiques, en effet, de quelque nationalité qu'ils soient, peuvent aisément, grâce au latin, prendre connaissance de ce qui vient du Saint-Siège et communiquer avec celui-ci ou entre eux.
« Cette langue est unie à la vie de l'Église et « sa connaissance, acquise par l'étude et l'usage, intéresse les humanités et la littérature, mais plus encore la religion » (Pie XI), pour reprendre les termes de Notre prédécesseur, d'immortelle mémoire, Pie XI, qui indiquait, en donnant des arguments à l'appui, trois qualités rendent cette langue particulièrement adaptée à la nature de l'Église : « En effet, l'Église qui groupe en son sein toutes les nations, qui est destinée à vivre jusqu'à la consommation des siècles... a besoin, de par sa nature même, d'une langue universelle, définitivement fixée, qui ne soit pas une langue vulgaire. »
« Puisqu'il est nécessaire que « toute Église s'unisse » (Saint Irénée) à l'Église romaine, et puisque les Souverains Pontifes ont un pouvoir « vraiment épiscopal, ordinaire et immédiat sur toutes et chacune des Églises, sur tous et chacun des pasteurs et fidèles » (Cod. I.C.) de quelque rite, nationalité ou langue qu'ils soient, il semble éminemment convenable qu'il y ait un instrument de communication universel et uniforme, tout spécialement entre le Saint-Siège et les Églises de rite latin. C'est pourquoi, tant les papes, s'ils veulent transmettre un enseignement aux peuples catholiques, que les dicastères de la Curie romaine, s'ils ont à traiter un affaire, publier un décret intéressant tous les fidèles, utilisent toujours le latin, que d'innombrables nations écoutent, comme la voix de leur mère.
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« La langue de l'Église doit, non seulement être universelle, mais immuable. Si, en effet, les vérités de l'Église catholique étaient confiées à certaines ou à plusieurs langues modernes changeantes, dont aucune ne fait davantage autorité que les autres, il résulterait certainement d'une telle variété que le sens de ces vérités ne serait ni suffisamment clair, ni suffisamment précis pour tout le monde et, de plus, aucune langue ne pourrait servir de règle commune et stable pour juger du sens des autres. Par contre, le latin, à l'abri depuis longtemps de l'évolution que l'usage quotidien a introduit généralement dans le sens des mots doit être considéré comme fixe et immuable, les sens nouveaux qu'ont revêtus certains mots latins pour ré pondre aux besoins du développement, de l'explication et, de la doctrine chrétiennes, sont, en effet, depuis longtemps stabilisés.
« Enfin, l'Église catholique, parce que fondée par le Christ Notre-Seigneur, surpasse de loin en dignité toutes les sociétés humaines, et il est juste qu'elle utilise une langue, non pas vulgaire, mais noble et majestueuse.
« D'autre part, le latin « qu'on peut à bon droit qualifier de langue catholique », (Pie XI) parce que consacrée par l'usage ininterrompu qu'en a fait la chaire apostolique mère et éducatrice de toutes les Églises, doit être considéré comme « un trésor inestimable » (Pie XII) et comme une porte qui permet à tous d'accéder directement aux vérités chrétiennes transmises depuis les temps anciens et aux documents de l'enseignement de l'Église (Léon XIII) : il est, enfin, un lien précieux qui relie excellemment l'Église d'aujourd'hui avec celle d'hier et avec celle de demain...
« ...De nos jours, l'usage du latin est l'objet de controverses en de nombreux endroits et, en conséquence, beaucoup demandent quelle est la pensée du Siège apostolique sur ce point, c'est pourquoi nous avons décidé de prendre des mesures opportunes, énoncées dans ce document solennel, pour que l'usage ancien et ininterrompu du latin soit maintenu pleinement et rétabli là où il est presque tombé en désuétude...
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« Après avoir bien examiné et pesé toutes ces choses, dans la sûre conscience de Notre charge et de Notre autorité, Nous décidons et ordonnons ce qui suit
« I. -- Les évêques et les supérieurs généraux des ordres religieux veilleront à ce que, dans leurs séminaires ou leurs écoles, où les jeunes gens se préparent au sacerdoce tous aient à cœur d'obéir à la volonté du Saint-Siège sur ce point, et observent scrupuleusement Nos prescriptions ici énoncées.
II\. -- Ils veilleront avec une paternelle sollicitude à ce qu'aucun de leurs subordonnés, par goût de la nouveauté, n'écrive contre l'usage du latin, soit dans l'enseignement des sciences sacrées, soit dans la liturgie, ou bien, par préjugé, n'atténue la volonté du Siège apostolique sur ce point ou n'en altère le sens.
(...)
« VI. -- Le latin est la langue vivante de l'Église...
(...)
« ...Nous voulons et ordonnons, de par Notre autorité apostolique, que tout ce que Nous avons établi, décrété et ordonné dans cette Constitution reste définitivement ferme et arrêté, nonobstant toutes choses contraires, même dignes de mention particulière.
« Donné à Rome, près de Saint Pierre, en la fête de la Chaire de Saint Pierre, apôtre, le 22 février 1962, de notre pontificat, le quatrième. » -- Jean XXIII.
Voilà donc ce que disait le Pape. Non pas un pape d'il y a mille ans, ou cinq cents ans. Non pas un pape du XIX^e^ siècle, ou du début du XX^e^, mais le pape de Vatican II, Jean XXIII. Et il le disait il y a six ans. Et non pas en passant, dans une allocution improvisée, mais dans une Constitution solennelle et qu'il tint à promulguer personnellement, à Saint-Pierre, en présence de quarante cardinaux et de je ne sais combien de curés et de notabilités romaines.
Que se passe-t-il donc ?
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Il se passe que des siècles de tradition, la pensée de tous les papes et du dernier d'entre eux, Jean XXIII, le Concile enfin, Vatican II, dont la Constitution liturgique prescrit expressément que « l'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera observé dans les rites latins » (art. 36), il se passe que tout cela craque devant la poussée des idéologies que les armées russes et américaines ont introduites dans l'Europe ravagée et dans l'Église ébranlée, après la dernière guerre. Mais, dira-t-on, le Pape actuel, Paul VI, qu'en pense-t-il ?
Le mois dernier, un abonné d' « Itinéraires » m'écrivait qu'ayant lu mon article sur la subversion de la liturgie il avait été déçu par la fin. J'y disais que parmi les éléments d'espérance qu'on pouvait cueillir dans le désordre actuel il y avait l'attitude du Pape « qui ne cesse de dénoncer les excès et les abus qui entachent la réforme liturgique ». Paul VI, me rétorquait mon correspondant, approuve ou laisse faire tout ce que nous déplorons. Ce n'est pas de son côté que nous pouvons trouver des raisons d'espérer.
La question est grave et mérite examen.
Il est certain que la manière de Paul VI déconcerte beaucoup d'esprits. Dans un article des « Études » (juillet-août 1967, p. 81) le P. Rouquette rapporte le propos d'un ami romain réel ou imaginaire, selon lequel « si les paroles de Paul VI sont souvent des mises en garde contre les excès de la réforme, ses décisions pour la plupart vont dans le sens de cette réforme ». (Il s'agit de la réforme de l'Église dans son ensemble, et non pas uniquement de la réforme liturgique.) Un tel propos correspond à une impression assez générale.
Que faut-il en penser ?
Pour ma part, je pense là-dessus beaucoup de choses, assez diverses, et qu'il faudrait beaucoup de nuances pour exprimer correctement.
En premier lieu, ce qu'il faut dire c'est que c'est le Pape qui réforme.
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Il ne va pas « dans le sens » d'une réforme qui lui serait proposée ou imposée. Il réforme lui-même. L'ami romain pense probablement à la réforme conciliaire, que le pape n'aurait qu'à exécuter. Mais la réforme conciliaire, c'est celle du concile avec le pape, c'est celle de textes votés par le concile et promulgués par le pape. De bout en bout, le pape conduit la réforme. C'est lui qui *donne* le sens de la réforme. Il ne *s'accorde* pas à ce sens, que lui indiqueraient des interprètes qualifiés auxquels il devrait se soumettre.
J'entends bien que l'ami romain du P. Rouquette considère que le sens de la réforme, c'est celui de « la majorité », c'est-à-dire finalement celui qu'un immense appareil de pression entend faire prévaloir comme la voix du peuple de Dieu et qui, par exemple, dans le domaine de la liturgie, conduirait à l'abolition totale et définitive du latin comme au bouleversement radical de la messe et, plus généralement, comme au rejet de toute la tradition catholique. Le sens de la réforme, ce serait en somme la révolution.
Ici, la vraie question qui se pose, ce n'est pas de savoir si Paul VI va ou non dans le sens de la réforme voulue par les novateurs, mais quelle est sa pensée personnelle et sur quelle voie il entend mener l'Église.
Cette question, elle se pose notamment à propos de l'extension du français à toute la messe. Il y a là une réforme qui est conforme au désir des novateurs, mais qui est contraire à l'esprit et à la lettre de la Constitution sur la liturgie. Or c'est un fait que Paul VI ne l'a pas empêchée. Il l'a, tacitement du moins, approuvée, c'est-à-dire qu'il a, dans sa souveraineté pontificale, aboli partiellement un texte conciliaire. Son droit n'est pas douteux. Mais le paradoxe de la situation, c'est que, dans son attitude, ce n'est pas la plénitude de l'exercice de son droit que l'on voit ; on voit au contraire le triomphe des réformateurs qui auraient été assez puissants pour soumettre sa volonté à leur volonté propre.
En est-il ainsi ?
Le pape a-t-il cédé ? Ou a-t-il accompli une réforme qu'il était résolu personnellement à accomplir ?
A ces questions personne ne peut répondre avec une certitude absolue. Mais nous pouvons conjecturer.
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Tout d'abord, en ce qui me concerne, je suis convaincu que la volonté du pape n'a plié devant aucune autre volonté. Ce n'est qu'une conviction personnelle mais elle est pleine et entière. Le pape sait ce qu'il veut, et il a certainement voulu ce qu'il a fait.
A quelle fin ? Voilà plutôt sur quoi l'on peut s'interroger.
Une première hypothèse vient tout de suite à l'esprit. C'est que le pape, sans être d'accord personnellement avec l'abandon du latin et autres mesures révolutionnaires du même genre, estime que le moment n'est pas venu d'interrompre une évolution post-conciliaire dont il dénonce par ailleurs les excès et les abus. Canovas del Castillo définissait la politique : l'art de rendre possible ce qui est nécessaire. Le nécessaire n'est pas toujours possible. Pour qu'il le soit, il faut souvent que les intéressés en prennent conscience, ce qui implique du temps, des désordres, des échecs. En tant que chef responsable de cette gigantesque société qu'est l'Église et qui toute divine qu'elle soit est aussi humaine, le pape, pour gouverner, doit tenir compte des lois psycho-sociologiques qui régissent tous les groupes humains. Peut-être donc estime-t-il devoir attendre pour rendre possible un jour ce qui est nécessaire dès maintenant.
Une seconde hypothèse relève du tempérament démocratique de Paul VI. Sans concéder, cela va de soi, aux dogmes de la démocratie, il ne veut pas se montrer indifférent aux courants du nombre et de l'opinion. Sans doute aussi entend-il faire prendre aux assemblées le sens de leurs responsabilités. On l'a vu, semble-t-il, avec la messe normative. Le Pape aurait pu l'interdire dès le Consilium. Il a voulu que le Synode en ait la démonstration. Et le Synode a vacillé.
Une troisième hypothèse va beaucoup plus loin.
Jean Guitton se flatte d'avoir prédit, avant l'élection du cardinal Montini au trône de Saint Pierre, que si c'était lui qui était élu il prendrait le nom de Paul, parce qu'il voulait être l'apôtre des gentils. Dans ses « Dialogues avec Paul VI » il insiste longuement sur la modernité de Paul VI :
« C'est l'homme moderne qui se propose en lui. Cela est extraordinaire. Car les papes, en tant que guides et chefs d'humanité, n'ont pas la tâche de se rendre semblables à l'homme de leur temps, surtout à cet homme déconcerté qu'est l'homme de notre époque
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« Les papes de ces derniers temps ont pu aimer et secourir l'homme moderne : mais leur sensibilité profonde n'était pas accordée avec la sensibilité moderne. Pie XI était solide, carré, montagnard ; Pie XII avait la fermeté romaine, l'ardeur mystique, le génie humaniste : sentait-il les choses comme un moderne ? Quant à Jean XXIII, si moderne dans ses visées, il n'était pas moderne dans ses nerfs et sa substance. Son journal spirituel le fait bien voir (...).
« Il n'en est pas ainsi avec Paul VI, nous sommes en présence d'une complexion moderne. C'est le genre d'être de plusieurs de nos penseurs, de nos artistes surtout ; ce pape ne se contente pas de penser comme nous, ce qui est aisé pour une intelligence, mais il sent, il s'angoisse, il souffre comme nous. De ce point de vue, sa ressemblance avec saint Paul apparaît. Saint Paul avait bien des traits de ce que j'appelle « la modernité » : il se réjouissait de ses faiblesses, il se disait déchiré, tenté, faible, incertain. Paul VI porte dans sa nature cette ressemblance avec l'homme de ce temps, dans son aspiration et aussi dans son tourment.
« Et par là il restaure, il réhabilite déjà certaines manières de concevoir et de sentir qui étaient tenues pour suspectes (...).
« Mais l'*œcuménicité* de l'Église catholique implique qu'elle permette à tous les tempéraments de vivre en elle et de s'accomplir, comme elle doit rassembler « tous les peuples », comme elle rassemblera peut-être un jour toutes les Églises. Chaque caractère est l'image d'un peuple. » (pp. 133-134).
Le portrait est-il ressemblant ? *Nimis bene de me scripsisti*, a dit Paul VI à Jean Guitton. En tout cas, nous trouvons peut-être dans la vocation paulinienne du pape le secret d'une audace volontaire à jeter la semence chrétienne en terre inconnue. Ce qui, dans une première hypothèse, peut nous apparaître comme un acte de gouvernement, peut être interprété, dans une autre hypothèse, comme un acte de pure foi, dont la hardiesse semble un défi à toute prudence de gouvernement.
On notera que la modernité de Paul VI, sa volonté d'aller au-devant des Gentils, son œcuménisme se retrouvent dans son goût pour le dialogue. Jean Guitton, encore, en parle fort bien : « Le dialogue de Paul VI est beaucoup plus que le dialogue !
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Ce mot devient chez lui un mot-miroir de tout, un soleil, un pivot, un gond, une source, un foyer, un mystère, une somme de pensées, un monde de possibles. Son pontificat est déjà étiqueté pour l'histoire -- quoi qu'il advienne, échec ou succès, le pontificat de Paul VI sera le pontificat d'un pontife ayant tenté effectivement de dialoguer avec tous les hommes » (p. 196).
Le dialogue, pour l'ordinaire de la vie, suppose habituellement un même et commun langage. Mais quand il devient mot-miroir du tout, soleil, pivot, gond, source, foyer, mystère, somme de pensées, monde de possibles, il peut s'accommoder d'une diversité des langues si même il ne la postale pas, chaque peuple et chaque individu s'assurant mieux d'être lui-même si sa parole est celle de ses origines. Telle est sans doute la raison pour laquelle Paul VI fait passer la diversité en priorité sur l'unité, que, cela va sans dire, il n'entend, pas sacrifier powr autant ([^72])
Chacun choisira son hypothèse, soit parmi celles que j'aventure, soit parmi d'autres, mais ce que je crois, c'est que toute hypothèse qui ferait place à la pusillanimité ou à la myopie serait une erreur absolue. En courage et en intelligence, Paul VI ne le cède certainement à personne.
##### *Il faut revenir à la Constitution conciliaire*
Comment, au total, la situation se présente-t-elle aujourd'hui ?
On peut apprécier cette situation de manière très diverse.
Ce qui me paraît le plus frappant et ce qui est probablement le signe le plus éclatant du désordre actuel c'est la liquidation de la Constitution conciliaire sur la liturgie.
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On ne le répétera jamais trop : cette Constitution a tout juste quatre ans, elle est du 4 décembre 1963, et déjà ses dispositions les plus précieuses sont balayées.
Elle décidait que « l'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera observé dans les rites latins » (art. 36) et que « l'Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie-romaine ; c'est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales d'ailleurs, doit occuper la première place » (art. 116). -- Que reste-t-il du latin et du chant grégorien ?
Elle prescrivait d'autre part de ne faire des innovations « que si l'utilité de l'Église les exige vraiment et certainement, et après s'être bien assuré que les formes nouvelles sortent des formes déjà existantes par un développement en quelque sorte organique » (art. 23). -- A moins qu'on ne prétende que c'est organiquement que le désordre procède du désordre, en quoi cet article est-il respecté ?
Nous sommes d'ailleurs informés que tout cela n'est qu'un commencement et qu'on ira toujours plus loin et toujours plus fort.
Que faire ?
La situation est, si l'on peut dire, légale. Les Instructions du Consilium pour la liturgie entérinées par les Conférences épiscopales sont des règles valables. Et quand ces règles sont anticipées ou débordées, elles sont ad mises comme le signe d'un zèle particulier. Tout ce qui va de l'avant est dans le sens de l'histoire de la liturgie et, comme nul n'en ignore, tout ce qui est autorisé est obligatoire.
La résistance à la subversion est d'autant plus difficile à organiser que ce sont surtout les sensibilités qui sont heurtées chez ceux qui souffrent, et elles sont heurtées différemment. Certes, derrière la sensibilité il y a la foi, qui perçoit la menace contre le christianisme. Mais allez donc protester contre telle, telle ou telle mesure, alors qu'on vous répondra qu'elle est conforme aux règles, ou conforme à leur esprit et qu'au surplus elle a l'approbation de la majorité des fidèles ?
Je ne veux pas dire pour autant qu'il ne faille rien faire. Je veux dire simplement que l'action à mener n'est pas aisée et qu'il faut être bien conscient que pendant des années elle aura toutes les apparences de l'inutilité.
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Les apparences seulement d'ailleurs, car toute action fortifie ceux qui la mènent et le jour où elle rencontre des possibilités d'aboutir elle devient victorieuse, alors que rien ne se passerait si elle ne s'était pas exercée, sans succès, pendant un long temps.
Donc protestations, démarches, interventions, manifestations, individuelles ou collectives, ont leur raison d'être, même en dehors de tout résultat visible. Mais cette résistance sera d'autant plus utile et plus assurée du succès final que le sentiment y sera mieux relié, non seulement, cela va de soi, à l'intensité de la foi, mais à l'intelligence de la situation et, bien entendu, à la connaissance de la liturgie.
Là-dessus, on s'en doute, je n'ai aucune proposition autorisée à formuler. J'attends, comme les autres, que, des milieux religieux, nous viennent les conseils de la foi la plus profonde et de la science la plus certaine.
Mais il me semble qu'au niveau du bon sens et de la réflexion on peut faire une observation de nature à guider l'action.
Cette observation est la suivante : quels que soient les bouleversements opérés dans la liturgie, on devra toujours en revenir à la Constitution du Concile. Des instructions, des règlements sont susceptibles d'être modifiés par d'autres instructions et d'autres règlements. La Constitution conciliaire ne peut être changée que par une autre Constitution conciliaire ou par un acte solennel du Pape. Nous sommes donc fondés, même si on nous assure de la validité de telles ou telles mesures édictées par des organes qualifiés, à demander le retour à la lettre et à l'esprit de la Constitution conciliaire.
Cette observation a un sens particulier à l'égard du latin. Il faut que nous réclamions, sans nous lasser, que le latin soit restitué à la place que lui assigne la Constitution. Cette place est la première. Elle n'exclut pas le vernaculaire, mais celui-ci doit être subordonné au latin. La Constitution est formelle sur ce point.
##### *L'importance du latin*
Il s'agit d'une question d'une extrême importance, pour elle même et parce qu'elle en commande beaucoup d'autres.
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Au mois d'octobre dernier, pendant le synode, il y eut à Rome un « congrès des laïcs ». D'où venaient ces laïcs ? Qui les avait mandatés ? Qui payait leur voyage ? Nous l'ignorons. Leur congrès, s'il faut en croire les journaux, fut une assez belle foire où la politique et la révolution tinrent plus de place que la religion. Mais il y eut un moment, toujours d'après les journaux, où ce congrès fut émouvant, c'est quand les congressistes chantèrent ensemble le *Credo.* Dans le désordre de leur action et de leurs propos, ils retrouvèrent là leur unité, qui était l'unité catholique. Sans le Credo ils n'auraient, d'un bout à l'autre, donné le spectacle que de l'anarchie. Eh ! bien, imaginons un congrès pareil dans dix ans, au rythme actuel de la « vernacularisation », nous n'aurons que la seule anarchie, car pas un congressiste ne saura chanter le *Credo* en latin.
Tel est le bienfait (l'un des bienfaits) et telle est la nécessité (une des nécessités) du latin.
C'est pourquoi, en ce qui me concerne, ce sont les grandes prières communes pour lesquelles, l'observation du latin (ou du grec) me semble en priorité s'imposer : le *Kyrie,* le *Gloria,* le *Credo,* le *Sanctus*, le Pater, l'*Agnus Dei.* Dites ou chantées, ces prières doivent être sues en latin par tous les catholiques, afin que sur la surface entière de la terre ils puissent se reconnaître et se sentir en communion à la messe.
Je le dis, bien sûr, comme un minimum, et même comme le minimum minimorum. Mais ce minimum aurait un sens et un poids considérables.
On fait trop du latin, une question de goût personnel. Il ne s'agit pas de savoir si, les uns et les autres, nous préférons entendre la messe en latin ou en français. Il s'agit de savoir ce qui est le mieux.
Certains demandent que les paroisses assurent des messes en latin et des messes en français, afin que chacun puisse assister à la messe de son choix. Je ne dis pas que, dans l'état actuel des choses, cette formule ne vaille pas mieux que des messes exclusivement en français (contre la Constitution liturgique et contre le désir de beaucoup). Mais il ne peut s'agir là, d'une solution valable durablement, les inconvénients en sont, en effet, nombreux. Le principal serait d'abord de renforcer le français dans les messes en français. On dirait à ceux qui veulent du latin : « Allez aux messes en latin » et on en profiterait pour pousser la « réforme » dans le secteur français.
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Il y aurait, dans les mêmes paroisses, deux catégories de fidèles, qui risqueraient de se méconnaître et de s'opposer de plus en plus, ce qui serait désastreux. Tous les fidèles ont droit au latin, dans toutes les messes, et il faut qu'ils aient ce latin, conformément à la Constitution. D'ailleurs, les messes en latin seraient la portion congrue. On en dirait peut-être une le dimanche, une en semaine. Ce qui créerait un déséquilibre dès le départ. Pour des raisons diverses, beaucoup ne pourraient y aller qui souhaiteraient d'y aller. Les messes de catéchisme, les messes de jeunes seraient naturellement en français. Bref après quelques années ou même quelques mois, les rares messes subsistant en latin seraient peu fréquentées et on le considérerait comme un plébiscite du français. « Vous avez voulu l'expérience. Eh ! bien, vous voyez le résultat ! Il y a encore trois douzaines d'arriérés pour aller à la messe en latin. L'immense majorité, pour ne pas dire l'unanimité des fidèles veulent la messe en français. »
Non, ce n'est pas là la bonne solution. La bonne solution, il n'y en a qu'une, c'est le respect de la Constitution conciliaire, c'est-à-dire ne donner aux langues vernaculaires que « la place qui convient » et rendre au latin sa place première, notamment pour les grandes prières communes.
Je suis, quant à moi, étonné que les catholiques français ne voient pas mieux la catastrophe que *serait --* que *sera* peut-être, hélas ! -- l'abandon du latin. Ne se rendent-ils pas compte que l'unité catholique serait mise en pièces par la suppression de la langue commune qui en est à la fois le symbole, l'expression et le plus ferme support ?
On dit que, pour les grandes cérémonies internationales à Rome, dans les pèlerinages, dans les congrès, le latin subsisterait. Mais comment subsisterait-il, ou à quoi servirait-il, si personne ne le savait plus ? Ceux qui à Rome, à Lourdes, à Fatima, à Bombay, à Tokyo, chantent aujourd'hui ensemble le *Credo*, le chantent parce qu'ils le savent ; ils ne le chanteraient évidemment plus s'ils ne le savaient plus. Et comment le sauraient-ils s'ils ne l'apprenaient plus au catéchisme et s'ils ne le chantaient plus dans leurs paroisses et dans leurs cérémonies nationales ?
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Cette ignorance passerait tout naturellement des laïcs aux clercs. Si les prêtres ne disent plus la messe en latin, s'ils ne récitent plus le bréviaire en latin, ils ne sauront plus un latin qu'ils se refuseront d'ailleurs à apprendre. Comme il faudrait tout de même bien une langue internationale à Rome, et comme il faudrait aussi des théologiens, des canonistes, des historiens, des exégètes, il y aurait alors deux clergés, l'un savant et l'autre ignorant, ou l'un « classique » et l'autre « moderne ». On peut imaginer le degré de communication, de compréhension et de charité chrétienne qui existerait entre ces deux clergés. D'un côté le christianisme traditionnel, de l'autre le christianisme évolutif et évoluteur. Que deviendrait le catholicisme là-dedans ?
Quant au français lui-même, sa promotion risquerait fort de se traduire par un recul. Car l'italien est fortifié par Rome, l'espagnol et le portugais ont des empires linguistiques, mais le français, coupé du latin, perd sa place éminente. Si les langues vernaculaires doivent triompher, d'une part elles fleuriront dans la mosaïque des dialectes nationaux et des langues africaines et asiatiques, d'autre part elles chercheront un nouveau véhicule international qui serait probablement l'allemand pour l'Europe et certainement l'anglais pour le monde entier, le protestantisme renforçant par ailleurs l'usage de ces deux langues dans le dialogue œcuménique.
Ne nous faisons pas d'illusion : l'attentat contre le latin, c'est un attentat contre Rome et contre le catholicisme. Si le latin doit disparaître de nos églises, si on ne l'y parle plus, si on ne l'y chante plus, si on ne l'y entend plus, la liturgie catholique et la doctrine catholique ne résisteront pas à la pression du monde moderne, et leur seul refuge (provisoire) sera le libéralisme protestant.
On nous dit aussi, je le sais bien, qu'en défendant le latin, c'est la civilisation occidentale que nous défendons et que l'Église n'est liée à aucune civilisation.
Il s'agit là d'une question extrêmement complexe qui exigerait, pour être traitée correctement, de très longs développements et d'innombrables distinctions. Contentons-nous de poser quelques points.
Tout d'abord, nous pouvons dire que depuis deux mille ans, l'Église a perpétuellement résolu cette question. Le latin -- pour ne parler que du latin -- a affirmé son unité, mais dans le secteur même, très restreint, où cette unité devait être affirmée. Pour le reste, à ma connaissance, les catholiques de chaque pays parlent leur propre langue et s'épanouissent dans leur propre civilisation.
126:120
Le seul problème, c'est de trouver la proportion exacte à tenir entre la langue qui fait l'unité et les langues qui font l'universalité, entre les concepts liés à la langue commune et les concepts liés aux langues diverses, entre les structures de la société Église et les structures des sociétés et des civilisations laïques. Sur cette proportion, sur ses aspects quantitatifs et qualitatifs, le débat est ouvert. On peut avoir des opinions différentes, et aussi bien les solutions ne sont ni nécessairement identiques ni nécessairement immuables. Mais en ce qui nous concerne, nous autres Européens et nous autres Français, le problème ne se pose pas. Ou plutôt il se pose de la manière que nous avons dite en expliquant les causes de la subversion liturgique. Notre civilisation est attaquée et nous devons nous retremper dans nos sources, nos origines, notre tradition et notre histoire. Pour affronter le monde extérieur nous devons d'abord rester nous-mêmes, être nous-mêmes. Nous le devons comme occidentaux en même temps que comme catholiques. Le problème du latin qui est celui de notre religion est aussi celui de notre civilisation. Vouloir nous en couper serait un véritable suicide.
Bon, dira-t-on ; mais l'Église, elle, n'est pas liée à la civilisation occidentale ; elle doit donc s'offrir équivalemment à toutes les civilisations.
Répétons que l'argument, ainsi présenté, milite en faveur du latin dans nos pays. Car si l'Église s'offre à toutes les civilisations, pourquoi vouloir détruire la nôtre afin de mieux accueillir l'Église ?
Mais, nous l'avons dit tout à l'heure, l'Église elle-même a une histoire. Le christianisme a une histoire. Sous prétexte d'égalité des civilisations, des nations et des races allons-nous refuser au peuple juif son caractère de peuplé élu ? Allons-nous contester que l'Évangile a trouvé son berceau dans le bassin méditerranéen et que ses structures d'incarnation intellectuelle et sociale ont été la Grèce et Rome ? Pour se faire disponible à tous, et s'élargir aux dimensions du monde, l'Église doit-elle commencer par rompre avec sa propre histoire et, si l'on peut dire, avec son être historique ?
127:120
Que de confusions, d'ailleurs, autour de cette notion de civilisation ! Car il est vrai, à certains égards, que les civilisations sont multiples, mais il est non moins vrai qu'à d'autres égards il n'y a qu'une civilisation. Ce qui signifie qu'à bien des égards les diversités doivent êtres respectées et qu'à d'autres l'unité s'impose, et aussi bien se manifeste sous nos yeux. Or on doit bien constater que dans son développement historique, et de nos jours visiblement, c'est la civilisation occidentale qui a tendu et qui tend à révéler à chaque civilisation ses propres caractères et sa propre originalité tout en invitant l'ensemble des civilisations à se rejoindre par certains traits universels dans une civilisation unique. Les deux agents les plus efficaces des évolutions et des mutations les plus récentes sont l'Amérique et l'U.R.S.S. L'une et l'autre procèdent de la civilisation occidentale et en sont des rameaux, ce qui fait qu'on peut dire que d'une certaine manière c'est la civilisation occidentale, qui aujourd'hui s'étend à la planète entière.
Elle s'étend en conflit et en contradiction. N'est-ce pas justement parce que, pour mieux affirmer sa puissance, elle s'est vouée à des philosophies qui ont trop sacrifié la vérité à l'efficacité ? La production, l'industrie, l'argent, la matière, la science ont utilisé à leur profit la sève de l'amour passionné du beau, du bien et du vrai. Le christianisme qui a nourri les deux grandes philosophies en présence, devrait-il, pour les suivre à la conquête du monde, se faire communiste athée d'un côté, et libéral protestant de l'autre ? Il doit bien plutôt, et de toute évidence, ramener les deux philosophies et les deux puissances à leur origine, ce qui signifie qu'il doit se réaffirmer lui-même dans la pleine vigueur de sa vérité première, modifiant, rectifiant, adaptant tout ce qui doit être modifié, rectifié et adapté, mais afin seulement de mieux faire apparaître dans sa pureté le message qui est le sien et qu'il ne cesse de communiquer au monde depuis deux mille ans.
...Mais revenons à notre sujet. Serait-il difficile d'obtenir des catholiques le respect de la Constitution conciliaire en ce qui concerne le latin (pour ne rien dire du chant grégorien) ? Ce serait d'autant moins difficile qu'il en a toujours été ainsi. Pourquoi, tout d'un coup, serait-il difficile de faire ce qui s'est toujours fait sans le moindre encombre au cours des siècles et jusqu'à ces dernières années ? Les fidèles ne demanderaient pas mieux. Si on objecte qu'ils ont adopté le français et qu'ils ne veulent plus du latin, je répondrai que ce n'est pas vrai.
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Ils sont satisfaits du français pour certaines prières ou pour certains rites où le latin peut être un obstacle à leur participation, mais le refus général du latin ne correspond nullement à leur pensée qui est, à cet égard, violée par tous les procédés classiques du viol des foules. Que les raisons profondes du maintien du latin là où il doit être maintenu leur soient expliquées, ils les comprendront aussitôt et s'y rallieront avec joie. Aujourd'hui où les jeunes, notamment, sont si sensibles à tout ce qui peut les unir au-delà des rivalités nationales, comment ne sentiraient-ils pas le bien d'unité et de solidarité que constitue une même prière dite dans la même langue sur tous les points du globe ? Que les catholiques prennent conscience que, quand ils disent le *pater* et le *credo,* c'est le même *pater* et le même *credo* qui est dit en même temps dans leur propre pays et dans tous les pays du monde, qu'ils prennent conscience et ils reconnaîtront ces prières dans toutes les églises chaque fois qu'ils voyagent, qu'ils prennent conscience enfin qu'ils pourront les dire ensemble quand ils se retrouveront en n'importe quel lieu pour n'importe quelle réunion, manifestation ou cérémonie -- voilà qui emportera toujours leur accord sur la place que doit conserver le latin dans leur religion.
Il est affreux de penser que ces vérités élémentaires qui ont toujours été reçues comme des évidences dans l'Église, du sommet de la hiérarchie au dernier des fidèles, puissent être aujourd'hui battues en brèche par un gang de révolutionnaires dont le seul but est la destruction du catholicisme, destruction à laquelle ils amènent hélas ! tant d'esprits honnêtes à coopérer, en la présentant comme une rénovation.
##### *Lex orandi, lex credendi.*
Voilà de bien longues considérations et qui, ne portant guère que sur le latin, semblent oublier tout le reste de la liturgie.
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Elles ne l'oublient pas, mais le latin est essentiel parce qu'il est lié à tout le reste et qu'il permet de voir clairement le processus de désagrégation de la liturgie. En supprimant le latin, en effet, on affirme nettement la rupture avec tout le passé et on ouvre la voie à toutes les innovations. A lui seul il est un rempart contre les extravagances. Le rempart abattu, tout devient possible, et permis, et recommandable. Parce que des siècles et des siècles d'usage l'ont rendu sacré, il suffit de l'abolir pour instaurer la « désacralisation » dans tous les domaines. Ce qui est un objectif hautement avoué. Avec le sacré, c'est aussi le mystère qui disparaît. Or il s'agit justement de faire disparaître le mystère. Le christianisme doit être clair, intelligible, compréhensible, fonctionnel, rationnel, rationaliste. La foi doit devenir raison. Balayons les obstacles.
Les orandi, lex credendi. La loi de la prière est la loi de la foi. Que la loi de la prière soit multiple, diverse, babélique comme le vernaculaire et nous aurons cette religion nouvelle, qu'il est temps d'instaurer maintenant que l'homme est devenu adulte.
Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, le 3 le novembre dernier, M. Jacques Monod, qui nous propose une philosophie de la connaissance objective, forme sereine de l'athéisme scientifique, dit en passant que « l'extrême et superbe rigidité dogmatique de certaines religions (telles que l'islamisme, le catholicisme ou le marxisme), source de leurs conquêtes dans une noosphère qui n'est plus la nôtre, devient aujourd'hui cause de faiblesse extrême qui conduira, sinon à leur disparition, du moins à de déchirantes révisions » (*Le Monde*, 30 nov. 1967). L'idée n'est pas neuve. Elle constitue le cœur même du teilhardisme et elle affleure à la conscience d'un très grand nombre de chrétiens. Allons plus loin : c'est elle qui fait, qui *est* la crise même du christianisme actuel. Elle se présente dans un éventail extrêmement ouvert, allant de l'aggiornamento légitime, au sens de Jean XXIII et du Concile, jusqu'à la suppression des dogmes et à la proclamation de ce métachristianisme dont rêvait Teilhard. La crise de la liturgie n'est que le reflet de cette crise générale, allant, elle aussi, de la réforme indiquée par la Constitution conciliaire jusqu'à la concélébration catholico-protestante de l'église paroissiale de Venhuizen, en attendant mieux dans l'avenir.
Telle est la situation.
129:120
Je n'ai voulu qu'exposer cette situation. Il ne m'appartient pas, simple laïc, d'en dire davantage. Chaque jour nous nous enfonçons un peu plus dans le désordre. Mais chaque jour aussi se dessine plus nette la résistance des fidèles qui s'aperçoivent qu'insensiblement on veut leur supprimer le catholicisme.
Le combat pour la liturgie s'identifie de plus en plus au combat pour la foi. A chacun de le mener à la mesure de sa foi et de ses moyens.
Louis Salleron.
130:120
### La nostalgie de l'espace
par Georges Laffly
LES VRAIES LOIS qui nous régissent sont définies par les courbes statistiques. Nous y apprenons qu'il faut produire un peu plus d'enfants, un peu moins de blé, etc. Pour un avenir proche, on est bien obligé de s'y fier, et les lignes imaginaires, balbutiantes antennes, sont censées tâter notre silhouette présente et future. Nous avons besoin de prévoir l'orientation de la démographie, de la production, de la consommation, plusieurs années à l'avance. Nous savons aussi qu'au delà d'une courte période, prolonger les courbes ne signifie rien. Mais commencer à les tracer, à enfermer la réalité derrière une grille qui porte en abscisses des quantités et en ordonnées des millésimes, c'est être poussé à prolonger, à entrevoir la suite, à découvrir des frontières que l'on n'aurait jamais aperçues auparavant, que l'on aurait eu peine à concevoir il y a seulement un siècle.
\*\*\*
Pour la première fois dans l'histoire des hommes, on fait le compte des richesses du globe, et on évalue le temps qu'ils pourront mettre à les dépenser. Pour la première fois aussi, l'augmentation du nombre des hommes, sur tous les continents, et à un rythme inconnu jusque là, pose le problème de la densité d'habitation à l'échelle de la Terre, fait envisager à certains le spectacle d'une planète encombrée par l'humanité, surchargée comme un navire qui fuit un pays livré à l'ennemi.
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Chose curieuse. Quand les trompettes du progrès sonnent de tous côtés, le seul auteur qui ait parlé de cet accroissement comme d'une chance est un écrivain qui n'a pas grande considération pour le monde moderne, Ernst Jünger (voir Heliopolis).
Un savant russe a calculé que si l'accroissement de la population de la Terre continue au rythme que nous connaissons, il n'y aura, en l'an 2600, que 6 m^2^ de terre émergée pour chaque homme vivant.
Peu importe que le calcul soit faux, qu'il ne puisse qu'être faux. Ce qui est important, c'est qu'il soit fait et publié.
Nous connaissons les grandes métropoles, les régions industrielles où l'habitat est extrêmement dense, mais aussi les régions agricoles peu peuplées, quelques-unes, très pauvres, presque abandonnées. Nous connaissons des paysages où l'homme est étranger. Leur majesté silencieuse inquiète le citadin, habitué à voir partout la marque, les monuments et l'activité de ses frères. De tels refuges, au contraire, peuvent être un recours pour d'autres hommes qui y puisent un réconfort, une paix qu'ils ne trouvent pas ailleurs. De tels refuges disparaîtront-ils ?
Il y a trois milliards d'hommes aujourd'hui. (Un tel recensement est une nouveauté. Ni Rome ni la Chine ne pensaient, ne pouvaient, recenser la terre entière). On compte qu'il y en aura le double dans trente ans. Cela déjà effraye. M. Fabre-Luce, qui consacra un ouvrage à cette question, titrait : six milliards d'insectes. La prolifération, le trop grand nombre, nous font en effet penser à quelque chose d'étranger à l'homme. (Et les discours sur la fin de l'individu, l'avènement des masses n'est-ce pas le même abandon qu'ils trahissent ?) Six milliards. Cela veut dire bien sûr, un rétrécissement des espaces non habités, une invasion humaine dans des sites jusqu'ici déserts. Cela veut dire des villes plus vastes, et d'autres villes, toutes neuves, des routes, des ponts, des aérodromes, des carrières à exploiter, des mines, des usines, des barrages.
133:120
Les régions très peuplées étaient des îlots dans un espace presque vide. Ce sont ces espaces qui sont maintenant encerclés, grignotés peu à peu par les zones de peuplement intensif. Et il faut à chaque vivant, aujourd'hui, un équipement, des installations qui s'étendent et se compliquent chaque jour. Sans compter les zones de vacances, aménagées selon ses besoins, et qui mordent aussi sur les terres libres.
On a pensé depuis longtemps à créer des réserves pour la faune et la flore, afin que subsistent au moins les témoins, les vestiges, des espèces menacées de disparition par notre industrie. Huxley a rêvé de telles réserves pour les hommes : c'est de l'une d'elles que sort le « Sauvage » du *Meilleur des Mondes.*
Trois, six, même dix milliards d'hommes, et puis ? Mais il n'est pas question de trouver cela mauvais, seulement de décrire une certaine sensibilité en face de ces faits. « Rien que la terre » disait Morand. Et Valéry : « Le temps du monde fini commence ». Pour le premier, il s'agit de la fin de l'exotisme : à l'autre bout du monde, les mêmes films et les mêmes bouteilles de coca-cola nous attendent. Les différences sont du passé, l'avenir est partout le même. Valéry veut indiquer que Paris et Pékin font partie du même ensemble. Ce qui survient dans une de ces villes retentit dans l'autre.
Ces phrases célèbres peuvent avoir un sens plus grave, plus urgent, qui permet de circonscrire le sentiment dont je parlais et qu'on pourrait nommer : la nostalgie de l'espace.
Ce qui s'efface, c'est le sentiment d'un espace qui est liberté. On ne peut plus s'y cacher ou s'y perdre. Il n'y a plus de coins perdus. Sur un territoire cadastré, balisé, policé, il est impossible de vivre sans être catalogué. Policé, dans son ambiguïté, ne fait pas seulement allusion au contrôle qu'exerce un État pour garantir sa sécurité-propre et celle des autres citoyens. Ce contrôle s'exerce par bien d'autres voies : il peut s'agir aussi de secourir les pauvres, d'aider les malades et les familles nombreuses. Un ermite aujourd'hui serait sur les listes du recensement. Il paraît remarquable que les beatniks, si avides de nier le lien social, ne pensent pas à cette solution, et à vivre dans un endroit écarté.
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Plus de surprise non plus. D'abord parce que l'ère des découvertes est close, et qu'il n'y a plus de taches blanches sur la carte. On ne peut plus espérer un espace vague, non délimité, sans relation avec l'extérieur et n'en subissant pas la pression, la présence. Et aussi parce que l'uniformisation tend à rendre homogène la planète entière C'est le passé qui différencie une province d'une autre, une nation d'une autre, non l'avenir, qu'elles rêvent toutes du même modèle, découpé sur un patron unique. L'exotisme n'est qu'une survivance.
Un dernier trait est l'impossibilité de la solitude, et l'impression constante d'étouffement, de pléthore. Des réalités encore proches paraissent fabuleuses. Les terres vierges et riches, l'espace où l'on pouvait sans obstacle délimiter son champ, où l'on n'avait même pas besoin de le délimiter, cela est-il possible ? Un monde où l'homme, devant une nature immense, se sentait petit, mais aussi se sentait libre. Je me demande si le succès des *westerns* et le prestige de la légende du Far-West ne viennent pas de cette nostalgie de l'espace chez les hommes à qui il est désormais mesuré, et chaque jour plus chichement. Il y a peu d'images aussi belles que celle d'un homme qui pénètre dans une vallée inhabitée, dont le sol, depuis des siècles, n'a pas été foulé par un autre homme. Nous sommes émus parce qu'une telle image nous paraît à la fois désirable et impossible. Au contraire, notre situation de tous les jours, c'est de n'échapper jamais à la foule, à la présence innombrable des humains. Villes surchargées, lieux de vacances surchargés, nous nous imaginons le monde aussi plein qu'une rame de métro à 6 heures du soir. Et ce réflexe de Parisien, les informations s'emploient à le répandre.
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Regret, déception, angoisse sont les trois aspects de la nostalgie de l'espace. On peut penser qu'il n'y a là que les sursauts d'une flamme qui va s'éteindre, les derniers rougeoiements d'une sensibilité réactionnaire. Ou peut-être est-ce l'éveil de la conscience d'une privation inconnue jusqu'ici. La nostalgie de l'espace commence avec le cadastre comme la nostalgie du temps libre commence avec l'horloge. Tant que l'économie du temps et de l'espace n'est pas réglée, tant que l'on ne compte pas, personne n'imagine cette privation.
Depuis des siècles, les paysans connaissent la limite exacte de leurs champs. Mais il y a les pâtures libres, les forêts, des étendues en friches, des régions inaccessibles où la terre est encore libre. De même l'on calculait le temps avec exactitude pour certaines opérations : la cuisson d'un vase ou la durée d'une audience. L'exactitude ne devient servitude que lorsque le temps est découpé de façon continue et régulière par les aiguilles de l'horloge, quand l'ensemble des activités leur est soumis, et aussi le temps du repos. Vingt-deux minutes trente secondes de flânerie, c'est la servitude, tout autant que vingt-deux minutes trente de travail. Pour l'espace nous assistons au même découpage strict. On en est arrivé à calculer que cet été, sur la Côte d'Azur, chaque estivant avait 8 m^2^ de plage.
Nous savons ainsi que chaque Français dispose en moyenne d'un hectare du territoire de son pays, et ses voisins immédiats, sauf les Espagnols, d'un espace deux ou trois fois moindre. Mais ces moyennes restent abstraites. Ce qui ne l'est pas, c'est par exemple l'amenuisement de nos habitations. On regarde avec envie les « immeubles de rapport » bâtis en 1880, dont l'escalier largement déroulé autour d'une colonne de vide serait aujourd'hui, comprimé pour faire place à un empilement de « deux pièces tout confort ». Le cinéma pourrait montrer, dans un film d'horreur inédit, ces pièces qui se rétrécissent, ces plafonds qui s'abaissent en quelques générations. Conséquence du prix d'achat du terrain, dont chaque mètre carré, en ville, atteint des prix fabuleux (compter le sol en mètres carrés, quel signe encore).
136:120
Les accumulations d'habitants sur des espaces minuscules, fourmilières humaines, dit-on -- mais c'est calomnier les fourmis : connaît-on des fourmilières qui comptent dix, douze millions d'insectes ? -- pourraient nous laisser une consolation. La population des villes grandissant plus vite que la population totale, on pourrait espérer voir les pays civilisés, d'ici peu, concentrer leurs citoyens dans quelques grandes villes. L'agriculture, intensive, industrialisée, se contentant de quelques plaines, le reste des terres serait bienheureusement livré aux ronces, aux forêts, aux landes, bref un paradis néolithique.
Il faut perdre cet espoir. Pressés de s'accumuler dans les villes, les hommes sont encore plus furieux de les quitter une ou deux fois par an. Ils ont besoin d'une illusion de campagne. Ils achètent des fermes pour les transformer en « résidences secondaires », et réclament autour des aménagements qui enlaidissent et urbanisent -- au pire sens de ce terme -- des provinces d'ailleurs mortes. Les régions plus particulièrement touristiques ne seront bientôt plus que des banlieues saisonnières. Le plan d'aménagement du Languedoc, celui des Landes, nous avertissent que la laideur et la bêtise, resserrées sur la Côte d'Azur, vont s'étaler bientôt jusqu'à Perpignan, et de Biarritz à Bordeaux. La Bretagne, vidée de ses habitants, sera remplie d'estivants. Idem pour les montagnes et les champs de neige. On dynamite les pentes pour tracer des routes, on comble les ravins pour préparer des pistes, on s'acharne à combler de vacarme les dernières forteresses du silence.
Car en France, au moins, ce n'est pas tant le nombre des hommes qui donne cette sensation de se marcher sur les pieds, que la complexité et la variété des équipements qui sont nécessaires, les transformations qu'ils imposent à l'espace. Ce qu'on appelle l'aménagement du territoire montre le souci chinois de ne pas laisser perdre un pouce de terrain. La France est un jardin où chaque motte compte. Tout sert. Les lagunes, les rocs, les sables eux-mêmes doivent *rendre,* sont organisés et exploités.
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Et ce n'est pas parce que la population déborde. Trois cent mille habitants de plus chaque année, il n'y a nullement de quoi s'affoler, et se résoudre à des Sarcelles en série et au lac au rabais, résultats de la paresse, non de la surpopulation. C'est le principe même de notre civilisation, son souci d'utiliser l'espace qui fait l'encombrement.
\*\*\*
Ailleurs, il en va peut-être autrement. Je ne sais si l'on peut parler d'une surpopulation absolue, sauf en rêvant d'hypothèses extravagantes comme celle du Russe cité plus haut. Il y a des surpopulations relativement à une économie donnée. La France au XVIII^e^ siècle fut surpeuplée. Gaston Bouthoul trouve même dans ce surplus une cause importante de la Révolution française.
Il est certain qu'une grande partie du globe se trouve pour le moment dans une situation semblable, puisque la population y croît plus vite que les ressources, et que la part de chacun se trouve chaque année plus petite. On sait aussi que l'écart entre les pays riches et les pays pauvres loin de se combler, tend à s'accroître. Ce problème est une pelote bien trop emmêlée pour qu'il s'agisse ici d'autre chose que de tirer un peu sur un fil qui sort.
Nous voilà ramenés à ces courbes statistiques dont les prolongements nous angoissent et qui semblent toutes tendre vers un point de rupture. Nous sommes pourtant au milieu d'une décennie du développement qui avait été organisée par les Nations Unies. Les résultats en sont si minces que le secrétaire général a parlé d'un échec. Dans ce domaine, les hommes de prévision et de prospective, qui d'ordinaire nous font entrevoir Chanaan, ont un langage sombre. Ils annoncent des famines. Ils entrevoient des révoltes massives où les continents pauvres monteraient à l'assaut des îlots de richesse.
Pour arrêter cet élan, ils ne voient qu'une solution : une aide continue, énorme des pays développés aux pays miséreux. Une espèce d'impôt qu'arracherait sinon la charité (car cet effort sommes-nous prêts à le faire par amour ?) du moins la peur. Sur cette voie, on peut aller plus loin, et envisager la carte de rationnement mondial, qui partagerait équitablement les aliments entre Esquimaux, Indiens, Suisses et Bantous.
138:120
Belle occasion d'établir une tyrannie générale, par l'administration et la police qui seraient nécessaires. Voilà les rêveries où nous égarent les statistiques. Elles paraissent moins folles quand on se rappelle certains faits, et par exemple que depuis l'an dernier, le rationnement est établi dans les huit plus grandes villes de l'Inde : 340 grammes de riz par personne. Et quand on se rappelle que des pays où l'on meurt de faim savent construire des bombes.
D'autres limites se laissent entrevoir. Le rythme du développement économique ne se ralentit pas, et là les commentaires se font sur un ton glorieux. Chaque année, on consomme plus d'acier, plus de pétrole, de cuivre, d'aluminium que l'année précédente. Cela revient à dire que chaque année l'homme demande un peu plus à la terre, et s'active à pomper des richesses accumulées depuis les origines. Jusque vers 1800, de tels emprunts étaient si minimes qu'on ne pensait même pas à les évaluer. Depuis, nous écornons chaque année le gâteau un peu plus.
Là aussi le temps du monde fini a commencé. Or, il s'agit de trésors que nous ne renouvelons pas. Nous puisons à des sources qui peuvent tarir. Le charbon du Massif Central est pratiquement épuisé, le fer de Lorraine le sera bientôt. Dans un temps de prévision à long terme on n'aime pas penser que bientôt les hommes avides gratteront au fond des mines les dernières parcelles de fer ou de nickel, pomperont les dernières gouttes de pétrole. Les matières que nous gaspillons avec indifférence seront un jour aussi rares que l'or et le diamant. Une porte d'acier paraîtra un luxe fabuleux.
Dans une économie statique, le problème est reculé à l'infini : les frontières existent, mais vagues et lointaines. Dans une économie en expansion, il faut bien le préciser, et l'on touche vite les murs de la prison. La seule nécessité d'évaluer les ressources en minerai, en carburant, nous fait prendre conscience de limites fort proches.
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Depuis longtemps déjà, des sages se sont préoccupés de cette consommation des matières premières. A. Huxley -- qu'on ne lit plus guère, en France du moins -- comparaît dans un de ses livres les hommes pullulant autour des usines de charbon à des mouches affairées autour d'une charogne. Et dans *Temps futurs*, il y a vingt ans, il prononçait cette condamnation : « Les rapports entre l'homme moderne et la planète ont été ceux, non pas d'associés symbiotiques, mais du tænia et du chien contaminé, du mycète et de la pomme de terre atteinte du mildiou. »
Lyrisme de littérateur, répond-on. Il y a vingt ans on croyait déjà que les réserves de pétrole étaient sur le point de s'éteindre. On a découvert depuis de nouveaux gisements, dix fois plus riches. La terre n'est pas tout entière explorée, sur ce plan-là, et moins encore exploitée. Et à supposer que nous épuisions nos ressources propres, nous irons chercher les fabuleux métaux dans les autres planètes, et pour commencer, dans la Lune. Cette dernière hypothèse était avancée, l'an dernier, dans un hebdomadaire fort répandu, par A. Clarke, astronome connu.
Mieux, on affirme que les progrès de la technologie nous débarrasseront bientôt du souci de creuser les entrailles de la terre. L'énergie nous sera fournie par des centrales nucléaires, et tous les matériaux dont nous aurons besoin, nous saurons les fabriquer artificiellement. Des plastiques plus durs que l'acier, meilleurs conducteurs que le cuivre, plus légers que l'aluminium.
Et dans ces notes trop rapides, nous n'avons même pas parlé de l'eau, dont nos industries, nos villes sont si grandes consommatrices, que le temps semble proche où elle manquera. Eh bien, nous produirons de même de l'eau douce à partir des eaux marines, dont le réservoir est suffisamment vaste.
Qu'est-ce à dire ? D'abord que nous atteignons une frontière, celle des ressources naturelles.
140:120
Mais avant même de les avoir dépassées, nous prévoyons la prochaine étape. Elle aura ceci de particulier qu'elle augmentera l'écart entre la nature et l'homme d'une manière qui n'avait même pas été rêvée jusqu'ici. Entre la nature et lui, l'homme placera de nouveaux relais, de nouvelles distances. Il ne touchera plus terre, de même que nos nouvelles maisons nous les plantons sur pilotis et les éloignons du sol.
Toute civilisation suppose une rupture avec la nature, la possession d'outils et de recettes qui permettent de la dominer et d'éloigner ses menaces. C'est vrai depuis le premier feu, la première corde, le premier couteau. Mais à ces artifices simples, notre mouvement est de substituer des artifices doubles et triples. Nous y sommes déjà. L'animal de trait, la voiture à roues multiplient notre force, mais le moteur à explosion bien plus encore. Par rapport à la lampe à huile, à la bougie, l'électricité dans les ampoules est bien un autre artifice. On veut résumer par cette expression les points communs à ces produits du progrès technique : pour qu'il soit possible de construire, d'utiliser, de réparer de tels objets, il faut que soient réunis un savoir, une maîtrise de la matière, une variété de techniques et d'installations industrielles, qui placent nécessairement les usagers dans une dépendance très grande à l'égard de la société où ils vivent. Cette machinerie immense nous place sous la domination de faits très lointains. En 1956, un dictateur égyptien ferme le canal de Suez, et la circulation automobile dans l'Europe occidentale est presque paralysée. En 1965, une usine électrique du Nord des États-Unis tombe en panne, et pendant toute une nuit les habitants de New York sont privés de lumière, de chauffage, les moyens de transports sont immobilisés etc. Neuf mois plus tard, le nombre des naissances enregistré est le double du nombre habituel.
Il y a là une bizarrerie merveilleuse. Plus grande encore sera notre dépendance quand nous aurons perdu la pratique des relais simples, quand forgerons, potiers, tisserands auront complètement disparu, et que les objets les plus simples seront produits à partir de matières synthétiques, comme il arrive déjà pour nos vêtements. Nous nous éloignons à toute vitesse du stade premier de l'industrie.
141:120
Il paraîtra demain mythique. Cela rendra visible à tous les yeux l'image que l'on peut soupçonner déjà : celle d'un homme entièrement asservi à des machineries lointaines, chacun y contribuant pour une part infime, et incapable de survivre dans une situation qui le priverait brutalement de ces pilotis. Sans le savoir, nous ne différons pas d'un malade qui respire grâce à un poumon d'acier. Que la machine s'arrête, il meurt.
Georges Laffly.
142:120
*Lettres de Poulandrec'h (I)*
### Sur la civilisation marginale
par Jean-Baptiste Morvan.
Chère Cousine,
Vous me disiez un jour, en évoquant Poulandrec'h et quelques semblables noms de villages et de lieux-dits, que ces mots avaient l'air de vieux arbres aux branches tordues sous les fourreaux de lichen gris, ou bien encore de rocs aigus comme les aiguilles de Trévézel....Nous y voici revenus, à Poulandrec'h, dans ce conservatoire de la vie silencieuse, devant les éternités rêveuses suggérées par les nuances violettes de la mer.
Les manoirs ne sont pas comme le vin vieux, et les années ne les améliorent pas. Celui-ci vivait de moins en moins d'une existence concrète et classique de séjour terrien, de chef-lieu de fermes environnantes ; et dans nos âmes il vivait grâce à l'auréole de souvenirs qui entourait son nom. Voilà plusieurs années qu'il ne nous avait vus reparaître, les uns ou les autres. Économiquement, socialement, Poulandrec'h est une survivance ; mais nous ? La première vieillesse de la quarantaine, qui sera peut-être définitive, ne nous permet point de nous prendre pour de joyeux nouveau-nés affamés de Blédine et promis à une interminable croissance. Les cieux se sont assombris, les illusions sont en bien des domaines non plus seulement inutiles, mais impossibles. Nous reviendrons encore à Poulandrec'h, s'il plaît à Dieu, pour y tresser les guirlandes de nos « à quoi bon ? », comme d'autres font des chapelets d'oignons pour pendre dans les greniers.
143:120
Nous nous demanderons périodiquement si nous devons vendre Poulandrec'h, et nous ne le vendrons pas ; nous continuerons à faire réparer les toitures, dans une sacrilège désobéissance aux lois d'une saine économie, capitaliste, marxiste ou technocratique, que sais-je ? Les toitures de Poulandrec'h, ce sera une façon pour nous d'avoir affirmé notre liberté. Nos neveux se demanderont pourquoi nous aurons gâché tant d'argent pour des toitures qui, durant les trois quarts de l'année, n'abritaient personne ; à moins que dans l'universel et morose écoulement des choses, ils ne songent même point à se poser la question !
Mais il se peut aussi que pour des raisons qu'ils croiront neuves et personnelles, ils assument à leur tour la conservation de ce lieu qui semble nier le changement. Ç'aura sans doute été à peu près la même chose d'avoir vécu à Poulandrec'h vers 1920 ou vers 1960 : à se demander si ce n'était pas les mêmes habitants, ou les mêmes visiteurs. Jeunes femmes des années 1920, cheveux courts et jupes courtes, dont les gravures du temps reviennent préciser les faibles souvenirs de notre première enfance ; « mini-jupes » et coiffures semblables de nos vacancières de ces années-ci... A Poulandrec'h au temps jadis les filles devaient ressembler aux mères, dans le même héritage d'active résignation à la durée. Nous, les propriétaires-touristes, les manants temporaires de l'été, nous allons peut-être chercher à Poulandrec'h une obscure consigne de permanence, un rendez-vous de notre destinée avec les destinées d'autrefois, en un rassemblement champêtre, un « aplech », comme disent les carlistes de Navarre. Nous appelons cela « pique-nique » ; ou bien le fourneau du « barbecu » prend l'aspect d'un mirage reflété des rites de la cité antique, le culte du foyer cher à Fustel de Coulanges.
Vous êtes venue, il y a plus de dix ans, avec nous à la ferme voisine de La Croix-aux-Gardes. Milienne, la fille de la maison, était encore presque un bébé : une jeune fille maintenant. L'autre jour j'ai vu Milienne, dans le potager, biner sa planche de poireaux. Le printemps prématuré baignait de la douceur d'une fausse saison cet ancien prieuré trapu et tassé, maintenant ferme, ne gardant de sa puissance ancienne que les lourdes arcades des portes à côté des linteaux de béton des nouvelles fenêtres.
144:120
Arcades, arches : « arca », voûte ou coffret, arches d'alliances d'autrefois, pierres de clefs de voûte, pierres angulaires : le présent a-t-il encore besoin de la pesanteur de ces signes architecturaux ? Milienne vit au jour le jour, selon les rythmes coutumiers de ce quartier rural de La Croix-aux-Gardes. Et nous à Poulandrec'h, ailleurs aussi peut-être nous vivons comme elle ; mes ici nous nous en rendons mieux compte. Nous sommes conscients que bien des choses se passent ailleurs, comme Chateaubriand sur la route de Waterloo écoutait le contrepoint du canon et de l'horloge du village. Nous vivons notre temps, extérieurement ; l'époque est formée de mondes coexistants, mutuellement sourds. La monade de Leibniz me revenait à la mémoire : sans fenêtres, ou avec des fenêtres sans curiosité. La monade de Poulandrec'h a bien une boîte aux lettres, mais en ce temps chéri et personnel des vacances, son utilité est seulement théorique : comme au poteau de barrière de La Croix-aux-Gardes, à l'entrée du Courtil où Milienne travaillait à ses poireaux. Le facteur n'a presque jamais de courrier à déposer dans l'une ni dans l'autre.
Sommes-nous alors démissionnaires, fossiles, vacanciers abrutis, Alcestes retirés au désert ? Pas plus que Milienne n'est une sauvageonne véritable. Mais si nous jugeons que cette indifférence convient à notre être, c'est peut-être que toute sorte de questions de vérité et de justice qui nous rendaient fébriles encore naguère ne se posent plus -- ou ne s'imposent plus -- à nous. Penseurs et prédicateurs nous ont trop seriné les questions et les réponses, les rouages intellectuels sont trop bien huilés. Finalement, à quarante ans passés, nous ne savons pas encore répondre aux vraies questions. Les toitures de Poulandrec'h, par exemple. Serions-nous moins démissionnaires en bazardant Poulandrec'h qu'en remplaçant les ardoises de ce séjour archaïque, désuet, coûteux, que sais-je encore ? Un professeur de littérature nous enseignait qu'il fallait rechercher « le mot qui dépeint, le mot qui résume, le mot qui dit tout ». Ce mot, il existe, les technocrates nous le donnent. C'est : « marginaliste ». Faut-il se résigner à ce qualificatif ? Existe-t-il une prière pour le bon usage du marginalisme ?
145:120
De toute façon nous n'avons guère le choix. Nous arrivons à l'heure de la conclusion de « Candide » : cultiver son jardin. Ce n'est pas toujours drôle. Ni pénible, ni exaltant, comme la plate-bande potagère de Milienne. Là liberté à Poulandrec'h, c'est un tranquille « Supporte et abstiens-toi », stoïcisme incurieux de toutes les actualités planétaires auxquelles on nous fait un devoir de participer moralement, ce qui se réduit généralement à lire un où plusieurs journaux. La vérité, c'est que nous vivons un humanisme de tassement, un temps d'épilogues de broutilles et de commentaires. Dans un coin, près de la grange ruinée de La Croix-aux-Gardes, une vieille Citroën semble attendre que les oiseaux fassent leurs nids dans ses sièges. Tableau surréaliste et rustique ! Les mots perdent leurs résonances de tambours. « Le petit chat est mort » : c'est tout le journal de l'Agnès de Molière. Milienne ferait sans doute la même réponse ; et nous en serions, je crois bien fort émus, comme elle.
Mais ce calme de Poulandrec'h, en ces « années zéro » n'est pas un néant. Du paysage nous tirons une pénible mais vivace raison d'être, comme l'énorme chêne auprès de l'ancienne chapelle de La Croix-aux-Gardes. Ces heures apparemment vides, je me souviens que vous les appeliez jadis des « cloîtrances ». Nous les aurions occupées à écrire des élégies à Poulandrec'h, si nous avions eu moins à nous soucier des toitures. Quelqu'un les écrira peut-être ; la perspective d'un chef-d'œuvre élégiaque n'est pas à dédaigner dans le capital des espérances. Il y a fort à parier que la valeur du terrain à bâtir à Combourg doit beaucoup à Chateaubriand ; et pourtant le père de l'écrivain quand il racheta la forteresse de ses lointains ancêtres se livrait à une initiative impardonnable, née du Marginalisme de la vanité.
La France n'a-t-elle pas été toujours, au fond, une entreprise marginaliste, économiquement critiquable ? J'entends dire que notre marine, notre agriculture, nos textiles, nos mines de fer sont « non-rentables », « économiquement dépassées ». Tout tremble dans l'incertain. Les Français sont-ils de bonne qualité, de meilleure trempe que leurs aciers ? Après tout, il se peut que la France ait toujours constitué un univers insuffisant, inférieur en ceci ou en cela à tel ou tel autre peuple, et que nous ayons toujours mal vécu. Avons-nous eu pour autant tort de vivre ?
146:120
Certains semblent faire du verdict marginalisteur une sorte d'excommunication, de damnation même, dans un monde aux mesures exclusivement terrestres. Il ne nous déplaît pas que les survivances, toutes « marginalistes » ; qu'elles soient, contrarient certaines intentions tyranniques de « reconversion » autoritaire qui ne s'arrêtent pas au domaine économique. Nous savons bien que l'économique sert souvent de prétexte et de prélude, à l'intimidation des esprits et à la maîtrise des âmes.
Nous voudrions pouvoir mourir sans traîner l'obsession d'être obligés de fournir à ce moment suprême une justification de notre productivité, le certificat d'avoir rempli nos normes. D'autant plus que nous savons bien qu'on ne nous félicitera jamais de notre utilité. Les malins qui se trouvent toujours à gouverner s'en garderaient bien : comme pour les enfants, à qui les compliments donnent de l'orgueil... Mais un État abusif et cynique suppute toujours dans ses escroqueries politiques les dignités silencieuses et sûres de tous les Poulandrec'h, ce capital apparemment méprisé, sa valeur d'entraînement de l'homme à la durée et à la continuité, cet exercice spirituel en vue de la pratique vivante de l'Histoire que constitue un attachement naïf et souvent ridiculisé aux humbles et éternels points de départ de nos destins. Les exubérances autoritaires, les « complexions joviales et sanguines » (comme dirait Montaigne) ou les âpretés bilieuses de tant de gouverneurs, de préfets, d'administrateurs, n'empêcheront pas Poulandrec'h d'être à la fois marginaliste et indispensable. Sa pauvreté est toujours parasitée ; on sait que sa présence est le garant de notre attachement à l'ensemble politique, l'élément-clef d'une certaine stabilité.
La propriété a mauvaise presse, et on raffine sur les procédés d'expropriation dans le civil, comme dans une pensée sociale qui se prétend religieuse, on multiplie les réprobations. Toute propriété ne tirerait sa raison d'être que d'une référence à l'intérêt collectif. Je me demande ce que cela signifierait pour un de mes amis qui acheta une ancienne maison de ferme sur un lopin de mauvaise terre nue. Réparations, plantations difficiles : ce qui est maintenant n'a plus aucun rapport avec ce qui était hier, mais la commune et le percepteur savent bien chiffrer la plus-value de ce qui a été réalisé et qui n'exista qu'en fonction d'une personnalité psychologique, de ses besoins moraux, de ses affections et de ses projets.
147:120
Supposons qu'on l'exproprie : l'ami sera plusieurs fois exploité, et finalement volé, aux applaudissements des gens dont l'inertie naturelle se plaît à ne considérer jamais qu'une propriété plate, matérielle et inerte. Pourtant dans l'évaluation des ressources d'une nation, au cours de sa durée historique, il faudrait étudier la psychologie de la propriété. Au cœur même de la passion conquérante de l'avarice, le sentiment, les attachements sont essentiels, et ont une valeur d'explication. La propriété considère toute acquisition, même en pays jusque là inconnu, sous un certain angle ancestral : au moins par transfert, ou par prévision. Grandet est propriétaire à Saumur ; ailleurs, il n'est que spéculateur. Les attachements fonciers se proposent secrètement, inconsciemment parfois, d'étreindre une terre intégrée à l'âme. Qui serait assez poète lyrique, même un Lamartine, pour échapper à cette humaine condition ? Et le naturel revient toujours...
C'est pourquoi je fais, sans mauvaise conscience aucune, de Poulandrec'h la capitale de ma mauvaise humeur. On ne parle que de reconversions ; on croirait que tout est reconvertible, le cœur de l'homme, la patrie, l'univers. Que devient au fait le civisme dans un nomadisme de perpétuelles reconversions ? « Les lieux où l'on ne reste pas », disait à peu près Pascal, « on ne se soucie pas d'y être estimé ». L'honneur est casanier, sédentaire -- et marginaliste. Et ce n'est pas la seule vertu qui se trouve dans ce cas. La vertu consiste à vivre d'un monde rongé de lacunes, de pauvretés et de tenaces espérances. La littérature développa souvent le thème de la stimulation vertueuse des « lieux défortunés » ; il n'est pas mauvais de rappeler que la richesse humaine appartient à deux espèces différentes, irréductibles, et que le seul rapport qu'elles peuvent avoir ne réside souvent que dans leur contradiction.
Poulandrec'h avoue ses heures de carence et son marginalisme, ce que les puissances politiques et économiques n'avouent pas volontiers. Mais cette expression négative n'est pas sans intérêt. Après tout, les détergents ont une valeur cotée en bourse, et le monde intellectuel a besoin d'un certain débarbouillage d'humilité.
148:120
Les horizons de Poulandrec'h ne sont ni resserrés ni immenses ils ne se prêtent ni à cet immense bercement de l'univers teilhardien, ni à l'abandon à un courant dynamique de vie. Nous connaissons forcément ici une vie égrenée, fragmentée, de silence, où le chapelet m'est souvent apparu comme une pulsation naturelle de l'esprit. C'est le lieu où s'accomplit le lent remodelage de la patrie.
Je retrouve à Poulandrec'h une façon d'oublier qui ressemble au souvenir, et une façon de me souvenir qui sans agressivité et sans mépris ressemble à l'oubli. Je songe au refrain grec qui inspira un jour Nerval : « Né kaliméra, né hora kali », ni bonjour, ni bonsoir... Une telle attitude est évidemment très différente de la discipline morale de l'homme technocratiquement formé et informé, mais qu'importe ? Courteline disait (plus brutalement) qu'il avait passé l'âge de s'embêter gratuitement. Nous avons passé l'âge de l'élève docile à toutes les leçons. Ni acharnés à vivre, ni pressés de mourir, nous ne voyons pas pourquoi quelque chose serait à rejeter sans examen préalable, en vertu d'un tabou. Ces heures de « cloîtrances » parsemées sur les printemps et les étés, je les consacrerai à une révision de tout ce qui est devenu invisible à force d'être trop visible ; je suivrai une loi de la conscience nationale qui est d'observer avec respect les significations possibles et imprévues du « démodé » -- de tant de « démodés » superposés et surajoutés sur lesquels, bon gré, mal gré, nous nous appuyons toujours.
Jean-Baptiste Morvan.
149:120
*Jazz et liturgie*
### Le vrai jazz
par Hugues Panassié
NOMBRE DE FIDÈLES se sont émus à l'apparition des « messes en jazz » (qui étaient, en fait, des messes « yé-yé ») et, de façon plus générale, devant l'utilisation à l'église des « negro-spirituals » et de la musique des Noirs des États-Unis.
Les arguments invoqués par les partisans et les adversaires du « jazz à l'église » portent à faux, pour cette bonne et simple raison que ni les uns ni les autres ne semblent savoir ce qu'est le jazz. Avant de discuter de l'opportunité de l'utilisation du jazz -- et des « negro-spirituals » (c'est tout un) -- dans la liturgie, il faudrait d'abord savoir s'il est *possible* de le faire.
\*\*\*
Sous le nom de « jazz », on a diffusé à travers le monde les musiques les plus diverses, allant d'une musique douce et saccharinée pour salons de thé jusqu'aux hurlements vulgaires du « yé-yé » et aux mornes exercices du pseudo-jazz progressiste, en passant -- trop rarement -- par le vrai jazz.
La première chose est donc de savoir ce qu'on doit entendre par « jazz ».
150:120
Créé par les Noirs des États-Unis, le jazz est la transposition en musique orchestrale des chants religieux (« negro-spirituals ») et populaires (« blues ») de ces Noirs américains.
En quoi le jazz vient-il des spirituals ? Ce n'est pas le *texte* mélodique. La majorité des spirituals sont des thèmes musicaux d'origine européenne. C'est en chantant d'une manière totalement différente de la nôtre que les Noirs américains ont créé une musique religieuse leur appartenant en propre, nullement en composant des morceaux. La technique vocale des Noirs américains diffère considérablement de la nôtre par l'utilisation, notamment, de multiples inflexions, d'un vibrato plus marqué. La note, une fois posée, au lieu de rester stable comme le chant européen, est sans cesse *travaillée* par de multiples effets qui lui donnent une grande force expressive. En outre, le thème musical est souvent enrichi de broderies, soit mélodiques soit rythmiques, improvisées par le chanteur.
Il en est de même dans le jazz. Les premiers instrumentistes noirs (clarinettistes, trombones, trompettes) adaptèrent à leur instrument la technique des chanteurs de spirituals et de blues : ils firent « chanter » leur instrument, cherchant à se rapprocher le plus possible de la voix humaine. Eux aussi s'emparèrent de thèmes musicaux d'origine blanche et improvisèrent sur ces thèmes des variations de leur crû. Ainsi se développa, vers le début de ce siècle, une musique orchestrale nouvelle qui reçut le nom de « jazz ».
Le jazz est donc *une manière de jouer*. Aucune comparaison ne peut le mieux faire comprendre que celle tirée des langues parlées. Le jazz est moins un texte que la *prononciation* de ce texte. Ainsi, les langues française et anglaise ont de nombreux mots en commun. Mais là où un Français prononce « table », un Anglais, bien que l'orthographe soit la même, prononce « tébeul » peu près). Pour bien *comprendre* et *parler* une langue étrangère, il ne suffit pas d'en connaître le vocabulaire et la syntaxe, il faut en assimiler l'*accent* par une pratique assidue.
151:120
Eh bien, le jazz est un accent musical particulier son découpage rythmique surtout, ses ponctuations diffèrent profondément des musiques auxquelles les Blancs sont habitués. Or, rien ne modifie plus radicalement un texte musical que ses accentuations rythmiques, tout comme dans le langage parlé ou écrit, l'exemple fameux :
Pierre, dit le professeur, est un âne.
Pierre dit : « le professeur est un âne ».
Cet accent musical et la pulsation rythmique propre aux Noirs américains (le « swing ») qui l'accompagne toujours ne peuvent être que le fait des *exécutants*, lesquels, dans le jazz, sont en même temps des créateurs. Un Français peut fort bien parvenir à écrire très convenablement l'anglais tout en étant incapable de le parler avec l'accent voulu. Une musique écrite ne peut être du jazz, même si elle a été conçue dans ce but : il faut des interprètes sachant jouet de la façon voulue. « Le jazz n'est pas un texte musical mais une manière de jouer, a dit Jelly-Roll Morton (un des premiers musiciens de jazz) ; on peut prendre n'importe quel morceau et en faire du jazz si l'on sait comment il faut jouer ». Lorsque Louis Armstrong, le musicien de jazz par excellence, s'empare du thème banal, d'un air à succès des plus vulgaires, il le transfigure totalement et en fait du jazz de haute qualité. Inversement, si un trompette reprend note pour note un solo admirable créé par Louis Armstrong dans un disque, sans le jouer avec la pulsation et l'accent voulus, ce ne sera plus du jazz, et toute la beauté du solo d'Armstrong s'évanouira.
152:120
Saint Jean Eudes a fait une constatation du même genre au sujet de la prédication : « Dire mal les plus belles et les meilleures choses du monde, c'est perdre le temps ; mais dire des choses communes et médiocres et les dire d'une manière excellente, touchante et animée, c'est en cela que consiste la perfection de la prédication. » (*Le Prédicateur Apostolique*, Ch. XXIII).
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Certes, Duke Ellington, Benny Carter et d'autres ont écrit de belles et subtiles orchestrations (souvent sur des morceaux de leur composition), et l'on peut à ce sujet parler de partitions de jazz. Encore faut-il que ces partitions soient exécutées par des musiciens connaissant le jazz à fond, car seule la manière appropriée de jouer ces textes leur apportera l'accent et la pulsation ou, si l'on préfère, la prononciation indispensable pour en faire du jazz -- prononciation qu'il n'est pas possible de *noter* sur une partition. Le jazz n'existe qu'en puissance sur une partition. Il faut le faire passer à l'acte, et c'est pourquoi le rôle de l'exécutant, plus encore dans le jazz que dans la plupart des autres musiques, est d'une importance capitale. J'aimerais citer encore Saint Jean Eudes, qui avait, de la musique, une conception très juste et se servait volontiers de comparaisons tirées du domaine musical : « La vie des Saints, c'est l'Évangile mis en œuvre ; c'est une musique non seulement notée sur le papier mais bien exécutée et chantée. » (*Le Prédicateur Apostolique*, Ch. VIII).
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153:120
Il n'y a donc pas, à proprement parler, *d'œuvres* (dans le sens habituel du terme) de jazz. On ne se rend pas à un concert de jazz pour y écouter telle bu telle composition ; on s'y rend pour entendre l'orchestre de Duke Ellington ou celui de Louis Armstrong. Et seul le disque, qui nous permet d'avoir l'interprétation en même temps que le texte, peut conserver la musique de jazz. Comme l'a fort bien dit Marcel Delannoy : « Le disque fixe au fur et à mesure le jaillissement du jazz, il en constitue la véritable et la seule édition. »
Cet accent propre au jazz, il est naturel aux Noirs américains parce qu'ils entendent cette musique depuis leur enfance. Ces Noirs ont appris à s'exprimer, musicalement, dans le langage du jazz comme un enfant apprend sa langue maternelle en entendant parler ses proches. Les Blancs qui veulent devenir musiciens de jazz ont, eux, à fournir un effort d'assimilation aussi considérable que celui nécessité pour acquérir la maîtrise d'une langue étrangère. Lorsqu'il s'agit de *chanter* (que ce soient des spirituals ou des blues), la difficulté devient insurmontable : le timbre vocal des Noirs se prête aux multiples effets subtils qui forment la technique de leur chant et donnent tout leur caractère aux spirituals et aux blues. La voix si différente des Blancs ne leur permet pas d'y parvenir. On a connu d'excellents instrumentistes blancs réussissant à jouer du jazz avec l'accent des Noirs, par exemple le clarinettiste Mezz Mezzrow et le célèbre guitariste gitan Django Reinhardt ; on n'a jamais connu un chanteur blanc qui puisse, quels que soient ses efforts, se faire prendre pour un Noir.
Ce qui s'est révélé impossible à des chanteurs blancs par ailleurs pleins de talent, l'est encore plus, à fortiori, aux chanteurs amateurs que sont les fidèles auxquels on voudrait faire interpréter des « negro-spirituals ».
154:120
Non seulement leur organe vocal ne s'y prête pas, mais l'immense majorité n'ayant jamais entendu -- ou si peu -- d'authentiques chanteurs de spirituals, n'a aucune idée de la façon de phraser, d'accentuer, de faire vibrer ces chants. Les essais auxquels on s'est livré jusqu'à présent ont donné, des résultats pitoyables, pour ne pas dire burlesques. Toute la vitalité, toute la saveur du chant noir a disparu et, bien entendu, avec elles le sentiment religieux si touchant et intense qui se dégage de spirituals interprétés par les Noirs. Encore ne faut-il pas s'imaginer que, n'importe quel Noir interprète les spirituals de façon authentique. Marian Anderson, remarquable chanteuse, toute noire qu'elle est, chante les spirituals comme le font, les Blancs puisqu'elle a travaillé (et réussi) à acquérir la technique de notre chant classique (ce qui est bien son droit) plutôt que de cultiver la technique vocale traditionnelle des gens de sa race ([^73]). John Littleton et John William non plus ne sont pas de vrais chanteurs de spirituals, bien que, contrairement à Marian Anderson, ils se soient efforcés -- le premier surtout -- de chanter dans le style voulu. Pour connaître le vrai negro-spiritual, c'est une Sister Rosetta Tharpe, une Mahalia Jackson qu'il faut entendre, ou des groupes vocaux comme les Clara Ward Singers. Mais, justement, il suffit d'entendre un ou deux disques de ces artistes pour comprendre qu'il est tout à fait chimérique de prétendre faire chanter les fidèles, en France, d'une façon semblable. Dans un disque-démonstration qui accompagne le n° 77/78 de la revue « Église qui chante » (n° consacré en partie à l'utilisation des spirituals et du jazz dans la liturgie), le commentateur déclare :
155:120
« Un negro-spiritual doit être chanté par des Américains, dans leur langue, et par des Américains noirs autant que possible. Nous ne sommes ni Américains ni Noirs, et nous devons donc chanter cela à la française. » Très juste. Mais alors que restera-t-il du « negro-spiritual » ? Rien, dans la plupart des cas, puisque la majorité des thèmes de spirituals sont d'origine européenne. Et s'il s'agit de thèmes composes par des Noirs, la « prononciation » erronée de ces morceaux leur ôtera leur caractère propre.
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Il est ironique de constater que la plupart des gens qui préconisent aujourd'hui l'utilisation du jazz à l'église ne s'étaient jamais jusqu'alors manifestés publiquement en faveur du jazz. Si cette musique leur, paraît si propre à infuser une vie nouvelle dans les chants religieux, pourquoi n'ont-ils pas éprouvé le besoin, depuis des années, de la louer, de la prôner ?
Mais il faut remarquer que ces amis du jazz de fraîche date ne sont, en réalité, que des partisans du pseudo « jazz moderne » ou « jazz progressiste », musique essentiellement différente du vrai jazz. On y emploie souvent la même instrumentation, on y utilise parfois les mêmes thèmes musicaux mais nous avons vu que ce qui fait le jazz, c'est une manière de jouer. Or, les pseudo jazzmen progressistes ne cherchent nullement, à reproduire sur leur instrument la technique vocale noire (avec vibrato, inflexions, etc.). Au contraire, ils condamnent cette technique et ont totalement rompu avec les traditions musicales de leur race. C'est pourquoi la musique des Miles Davis, John Coltrane, Sonny Rollins ; Ornette Coleman, Albert Aylet, Archie Shepp, et même celle du « Modern Jazz Quartet » (en dépit de son nom) n'est nullement du jazz, bien qu'on essaie avec un acharnement suspect à la faire passer pour telle aux yeux du public.
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Or, justement, les quelques « messes en jazz » qui ont été récemment composées aux États-Unis l'ont été par ces pseudo jazzmen progressistes (en majorité des Blancs, d'ailleurs). On n'y retrouve ni le sentiment religieux des « negro-spirituals » ni rien qui se rattache à la bonne musique religieuse européenne. Mais il est à craindre qu'on veuille précisément introduire en France ces œuvres-là.
Est-ce à dire qu'il ne puisse y avoir, sur le plan de la musique religieuse, aucun échange entre les Européens et les Noirs des États-Unis ? Ce serait aller trop loin. S'il est impossible -- j'espère l'avoir démontré -- de faire, sans ridicule, chanter par nos fidèles des « negro-spirituals », on peut très bien concevoir que des chorales de chez nous puissent inscrire à leur répertoire une ou deux *compositions* (ici, c'est le mot propre) de certains Noirs américains ayant une connaissance étendue de notre musique et ayant su conjuguer celle-ci avec leur génie musical propre. Tel est le cas d'une musicienne noire hors pair, Mary Lou Williams (compositeur et pianiste), qui s'est convertie au catholicisme il y a une douzaine d'années et qui a écrit, entre autres, un hymne en l'honneur de Saint Martin de Porres au moment de la canonisation de ce saint noir (plus exactement : métis) il y a quelques années. Cette belle et fort originale composition, intitulée « *Black Christ of the Andes *» a été enregistrée en disque ([^74]) et je crois que les Blancs auxquels la musique noire est étrangère peuvent parfaitement l'apprécier. Reste à savoir si nos chorales n'auraient pas trop de mal à l'interpréter. Je laisse à de plus compétents que moi le soin d'en décider.
Hugues Panassié.
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*Jazz et liturgie*
### La vraie liberté
par Henri Charlier
NOUS PARTAGEONS l'avis d'Hugues Panassié à propos du Jazz ; les Noirs y montrent des aptitudes musicales profondes et originales. Même lorsqu'on écoute à la radio telle ou telle chorale d'un temple protestant où chantent des Noirs, même si la musique est quelconque, même si les exécutants paraissent pris d'une folie collective, très contraire au sentiment spirituel de la présence de Dieu, la qualité des voix est telle, ainsi que la manière de s'en servir, que l'on ne peut qu'admirer un pareil instrument. Enfin la coupe, l'ordonnance de ces pièces musicales est très dramatique, l'union du récitatif et de la musique est neuve et très bonne. Lorsqu'un homme de génie saura s'en servir, il y a là les éléments d'un grand art.
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Trop souvent les œuvres de notre pays et de notre temps sont défigurées musicalement parce que nous sommes obligés de faire chanter les basses par des barytons qui peuvent descendre assez bas, pour que nous n'admirions pas les basses des Noirs et la qualité de son de leurs chœurs.
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Malheureusement la qualité de son de leurs instrumentistes n'est pas bonne parce qu'ils visent trop à la virtuosité. De notre temps et en tout pays, la virtuosité tue la musique. Cette virtuosité est un moyen pour les Noirs de se libérer des rythmes obstinés frappés par la batterie. Et comme dans la musique antique, ces musiciens de Jazz cherchent dans les quarts de tons, les glissements du son, les moyens de traduire une sorte de sensibilité exacerbée aussi loin que possible de la vie spirituelle.
Malgré leurs dons, ils sont victimes de la société qui les a formés, la société américaine dans laquelle la religion se réduit à la morale et où la réussite en affaires est considérée comme le signe de la bénédiction de Dieu. Les Noirs ne peuvent qu'en souffrir ; leur exaspération est signifiée par leur musique et il y a en elle comme une attente d'autre chose. Car cette musique est le seul art original qui soit né en Amérique du Nord. Et il traduit une vitalité terrible qui donnera bien du souci aux citoyens des États-Unis. Mais essayer de reproduire cette musique d'une passion explosive dans nos églises est une folie diabolique.
Les anciens *negro-spirituals* ont souvent une qualité religieuse de premier ordre ; ce n'est pas parce que c'est du Jazz. Il existe un disque de Armstrong (AH 0018) où nos lecteurs pourront vérifier ce que dit Hugues Panassié et ce que nous en disons. Deux des six pièces de ce recueil donnent une idée de ce qu'il y a de meilleur dans ce genre : *New Orleans functio* (un enterrement à la Nouvelle-Orléans) dont le premier mouvement est de toute beauté et l'ensemble très significatif de l'esprit qui anime cet art. Dans *My bucket's Got*... le duo de trompette et de trombone est aussi très remarquable. Mais ce qu'il y a d'excellent pourrait être de la musique européenne ; c'est le contrepoint libre de Rameau.
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Il y a bien quelque chose à en prendre ; non ces rythmes enclos dans une mesure répétée (et c'est ce qu'on imite le plus souvent), non ces quarts de ton admissibles dans une musique monodique (mais qui donnent une harmonie barbare), mais dans le choix des instruments.
Et c'est déjà fait. L'orchestre de Claude Duboscq est à sa base l'orchestre d'instruments à vent du jazz. Car les instruments à vent ont cette qualité de respirer avec le souffle humain ; l'orgue où le souffle est mécanique et sans vie, les instruments à corde nous ont habitués à des mélodies continues et d'une longueur démesurée. Les instruments à vent sont plus près de l'émission naturelle par la voix de ce qu'inspire l'émotion créatrice. Claude Duboscq a enrichi cet orchestre, en instruments, sans doute, mais plus encore en qualité de son. Enfin il y est au service non d'une fantaisie débridée peu soucieuse de la qualité harmonique, mais de la liberté rythmique, seule capable (comme le prouve le chant grégorien) non plus seulement des *émotions* religieuses mais d'exprimer la véritable liberté spirituelle et l'amour de Dieu. Cette liberté rythmique fut toujours le don propre à la musique française, et c'est pourquoi elle est tenue à l'écart, comme avec défiance, par un monde pour qui la liberté est celle non de l'amour de Dieu, mais celle des concupiscences.
Henri Charlier.
160:120
### Le mystère du péché originel
par R.-Th. Calmel, o.p.
1\. Sources scripturaires. -- 2. La génération transmet ce péché. -- 3. Analogie tirée du rapport entre les membres et la volonté dans la même personne. -- 4. Gravité de la génération. La sainteté des parents. -- 5. Le monogénisme. -- 6. Limites de la paléontologie. Les deux modes d'expression dont nous disposons pour parler de l'état premier de l'homme. -- 7. Le commentaire de Dom Calmet sur la Genèse. -- 8. Baptême et limbes.
**1. -- **Le fondement scripturaire tout à fait explicite de notre foi au péché originel n'est pas le livre de la Genèse. Les premiers chapitres de ce premier livre de l'Écriture Sainte sont particulièrement riches ; ils nous enseignent nombre de vérités dont il est facile de dresser la liste ([^75]). Mais on n'y trouve que sous une forme voilée le dogme de foi défini au Concile de Trente : tout homme vient au monde dans un état de séparation de Dieu, marqué d'un péché qui est transmis par génération. Voici du reste le texte conciliaire ([^76]) :
161:120
« Si quelqu'un dit que la prévarication d'Adam n'a été préjudiciable qu'à lui seul et non pas à sa descendance, et que la sainteté et la justice qu'il a perdues il les a perdues uniquement pour lui, et non pas aussi pour nous ; ou si quelqu'un soutient que Adam, souillé par ce péché de désobéissance a transmis seulement la mort et les peines corporelles à tout le genre humain et non pas également le péché, qui est la mort de l'âme, que celui-là soit anathème. Il est en effet en opposition avec l'Apôtre qui déclare. « Par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et ainsi la mort est-elle passée à tous les hommes (par cet homme) en qui tous ont péché (Rom. V, 12) », Canon II. -- « Si quelqu'un affirme que le péché d'Adam, -- qui est un par son origine et qui étant transmis à tous par génération et non par imitation, est propre à chacun, -- peut être enlevé par les forces de la nature humaine ou par un autre remède que les mérites de l'unique Médiateur... qu'il soit anathème », Canon III.
Que tout homme et toute femme, du simple fait de la naissance, hérite d'un châtiment, cela est exprimé avec une clarté suffisante dans la Genèse ; de même l'annonce d'un Sauveur qui brisera l'emprise de Satan est-elle suffisamment claire. Ce qui demeure obscur et enveloppé c'est l'idée très précise d'un péché qui soit transmis par génération ; car c'est dans un état de péché que chacun des hommes est engendré d'Adam, et non seulement dans un état d'humiliation et de peine. Pour que soit mise au jour cette vérité d'ordre surnaturel il a fallu attendre le Nouveau Testament, l'enseignement de saint Paul dans le texte célèbre du cinquième chapitre de l'Épître aux Romains. « Par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et ainsi la mort est-elle passée à tous les hommes, par cet homme en qui tous ont péché. » (Rom. V, 12.)
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Pourquoi pareille révélation, a-t-elle été si longtemps attendue ? Pourquoi différer l'annonce explicite d'une vérité aussi capitale jusqu'après la venue de Jésus-Christ, jusqu'après sa mort et sa résurrection ? Sans doute parce qu'il ne convenait pas de faire savoir à l'homme la portée dernière et l'universalité de sa déchéance avant de lui avoir apporté la libération et la rédemption. L'homme eût été exposé au désespoir, s'il eût connu avec pleine clarté qu'une faute infectait sa nature sans avoir connu que, véritablement, cette faute était heureuse. *Felix culpa*, Cependant, à la considérer en elle-même, et non pas comme occasion d'une miséricorde surabondante, cette faute est infiniment triste ; elle consiste en effet en ce que la nature humaine, qui est transmise à chacun par la génération, se trouve en chacun détournée de Dieu, privée de la grâce et des dons préternaturels qu'elle devrait avoir, affaiblie pour le bien et attirée par le mal. *Gratuitis spoliatus, vulneratus in naturalibus*. -- *Natura in se curva est* ([^77])*.* La nature humaine sera transmise, jusqu'au dernier des humains qui doivent naître, dans un état non de grâce mais de péché, de séparation de Dieu. Une seule exception : la sainte mère de Dieu, Marie conçue sans péché. Elle mise à part, tout homme doit dire : *Ecce enim in iniquitatibus conceptus sum*. Et il doit implorer la purification des tares obscures qui subsistent encore, même lorsque le péché a été lavé : *Ab occultis meis munda me* ([^78])*.*
**2. -- **Saint Paul ne prononce pas le mot génération lorsqu'il parle de la transmission du péché originel. Mais il ressort de son texte inspiré que le péché est transmis en même temps que la nature est communiquée. La faute dérive à chacun en même temps que la nature c'est-à-dire par la génération. C'est bien ainsi que l'Église l'a toujours entendu ([^79]).
163:120
Or comment comprendre que la génération nous mette, dans un état de péché ? On comprend que la génération nous constitue dans un état de santé plus ou moins vigoureux, en relation avec la santé et la vitalité des parents ; mais que la génération constitue dans un état de péché, est-ce possible ? En effet, à la différence de la santé et de la maladie qui, directement, ne concernent pas notre âme, le péché, en lui-même et par définition, engage notre âme même, implique une certaine orientation de l'âme et de la liberté. Comment la génération aurait-elle pouvoir sur l'orientation de l'âme ? Il faut répondre que la génération n'a pas ce pouvoir directement. Sa vertu propre est de transmettre la nature. Mais elle ne peut transmettre la nature qu'en dérivation du premier père et en remontant à lui. Eh ! bien, de même que dans l'hypothèse de la fidélité d'Adam les générations successives eussent communiqué la grâce et la justice originelle en même temps que la nature, de même, dans la situation de fait actuelle, la génération communique l'état de péché en même temps que la nature, c'est-à-dire la séparation de Dieu et l'inclination mauvaise.
Précisons à ce propos que le péché héréditaire et transmis est le premier péché d'Adam, non les autres ; et encore ce péché est transmis, non pas au titre de péché personnel d'orgueil commis par Adam, mais selon le détournement de la volonté et la séparation de Dieu qui faisaient corps nécessairement avec ce péché d'orgueil. Il est impossible de penser que chacun des fils d'Adam aurait commis, serait-ce en vertu de quelque délégation ou de quelque imputation, le péché d'orgueil qui est personnel à Adam ; car c'est bien Adam et Ève qui sont responsables d'avoir voulu faire les dieux et d'avoir mangé du fruit défendu ; ce n'est pas nous. Cependant il est nécessaire de croire que l'état de séparation de Dieu qui était impliqué dans ce péché d'orgueil affectait une fois pour toutes la nature elle-même et devait se transmettre avec la nature et par le même moyen : par la génération.
164:120
Ainsi le premier péché d'Adam se contredivise à tous les péchés qu'il a pu faire jusqu'à sa mort, comme, il se contredivise à tous les péchés de tous les autres hommes ; il est en effet communicable comme étant le premier péché du premier père ([^80]). Et ce premier péché présente un double aspect : en tant que péché personnel d'orgueil il n'affecte pas la race humaine, c'est le fait du seul Adam, il n'est pas héréditaire ; mais en tant que séparation de Dieu, privation de la grâce, il atteint toute la lignée issue de lui, il est hérité par tous.
**3. -- **L'analogie que propose saint Thomas (Ia-IIae qu. 81 et a suiv.) pour introduire à l'intelligence de ce mystère est tirée de la personne individuelle et du rapport qui existe entre la volonté et les membres. De même que dans le péché actuel d'une personne singulière, dans un homicide par exemple, la main devient coupable, non en elle-même et considérée isolément, mais en raison de la volonté qui la meut, de même dans le péché qui affecte les descendants du premier père, chacun de nous est rendu coupable à raison de son lien d'origine charnelle avec ce premier père dont la volonté mauvaise a séparé de Dieu la nature humaine. Enfants d'Adam nous formons en quelque sorte un seul corps avec lui et participons de sa faute de même que, dans une personne individuelle, les membres forment un seul corps et participent du bien ou du mal de la volonté. La différence est grande toutefois, car dans le corps physique de la personne individuelle la main du meurtrier est chargée du péché non comme sujet responsable mais comme simple instrument, tandis que dans le corps mystérieux formé par la multitude des fils d'Adam chacun est bel et bien chargé de péché au titre de sujet, de personne singulière ; seulement, *si chacun est chargé de péché ce n'est pas comme coupable d'un acte de péché, d'un péché actuel, c'est comme héritier d'un état de péché qui tient à la nature qu'il reçoit*.
165:120
L'analogie n'enlève pas le mystère. Il n'y avait pas de nécessité absolue à ce que le péché d'Adam touche et gâte la nature humaine en tous ceux qui la recevraient par génération, sépare de Dieu la nature humaine en tous ses membres ; pas plus qu'il n'y avait de nécessité absolue à ce que la fidélité d'Adam, s'il eût persévéré dans l'amitié de Dieu, se fût communiquée à tous comme un don de naissance. Le mystère reste, du moins apparaît-il que s'il est au-dessus de la raison, il n'est pas contre. Il n'est pas contre la raison en effet que la dépendance dans l'ordre de l'origine nous unisse tellement au premier père qu'elle ait un effet de péché dans notre âme, de même analogiquement que la dépendance des membres du corps par rapport à la volonté entraîne un effet de péché dans les membres. Il serait contre la raison que le petit enfant, encore inconscient et irresponsable, soit coupable d'un *péché actuel* et puni en conséquence, rejeté dans l'Enfer de la haine et des tourments, du fait de son lien avec le premier père. Mais il n'est pas déraisonnable qu'il hérite *d'un état de pêché* en héritant par génération d'une nature qui fut corrompue, au titre de nature, par le premier père.
Si nous nous souvenons que notre solidarité avec Adam et son péché, en raison de l'origine, a été permise en vue d'une solidarité beaucoup plus intime avec Jésus-Christ en raison de la Rédemption et de la régénération par la grâce, alors surtout nous saisissons que si le mystère du péché originel dépasse la raison il ne l'offense pas. La récapitulation en Adam pécheur s'illumine et s'apaise si nous considérons la récapitulation en Jésus-Christ juste et saint ; saint de la sainteté du Fils de Dieu fait homme.
**4. -- **Impossible de méditer sur le péché originel sans être frappé par la gravité de la génération. Il apparaît en effet que l'œuvre de chair transmet la nature humaine au titre de sa destinée suprême, c'est-à-dire dans notre état de fait, au titre où elle est détournée de Dieu, privée de la grâce. Il ne peut en être autrement, puisque la génération s'accomplit dans la dépendance du premier père qui, par son infidélité, a mis notre nature dans un état offensant pour Dieu.
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Que vienne vite le baptême afin que soit rendue par la régénération dans le Christ cette vie surnaturelle dont nous sommes privés par la génération à partir du premier Adam ! -- Si tant de chrétiens ont perdu le sens du sacré dans la génération, s'ils en parlent avec une effrayante impudeur, c'est parce qu'ils ne croient pas plus à Adam notre premier père qu'à notre Jésus-Christ rédempteur, le péché originel leur est devenu aussi étranger que le salut par la Croix ; à les entendre, on dirait qu'un nouveau dogme, celui de la planification des naissances, a remplacé les dogmes révélés de la chute et de la Rédemption.
Vous me direz peut-être : puisque Adam s'est repenti, puisqu'il a engendré des fils et des filles, après avoir été pardonné par Dieu, comment se fait-il, dans ces conditions, qu'il ait transmis non la grâce qu'il avait retrouvée mais le péché, l'état de péché ? La même question se pose, et encore plus pressante, pour les parents chrétiens, régénérés par le baptême, sanctifiés par une vie évangélique. Il faut répondre que le péché a privé Adam de la vie surnaturelle non seulement pour lui, mais au titre où elle faisait corps avec la nature. Le repentir a rétabli Adam dans la grâce de Dieu pour lui-même et à titre personnel, mais non pas au titre où elle était si on peut dire un bien de la nature et se transmettant avec elle. Depuis la faute d'Adam ce qui sera transmis par génération c'est, la nature dans un état de privation de la grâce et de désordre intime, la sainteté personnelle des parents n'y change rien -- encore qu'elle change beaucoup s'il s'agit de l'éducation, et même des dispositions innées à une vie selon la grâce. Le péché originel affecte d'abord la nature et s'étend par suite à chaque personne de cette, nature, tandis que la Rédemption touche d'abord la personne. Un jour viendra où la Rédemption touchera *complètement* la nature, la délivrant non seulement du péché mais de toute peine. Cependant ce jour est différé. Il faut attendre que soit abolie toute génération charnelle, avec la résurrection générale, à la fin du monde.
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**5. -- **Ainsi par un seul homme le péché est entré dans le monde... tous ayant péché en lui (Rom. V, 12). Le Concile de Trente ne fait qu'expliciter ce mot de saint Paul lorsqu'il définit « Unique en son origine ce péché appartient en propre à chacun des hommes » (Canon 3). On voit tout de suite que le monogénisme encore qu'il ne soit pas (pas encore) un dogme défini est nécessairement impliqué dans le dogme du péché originel. Si en effet nous n'avons pas tous la même origine, si nous ne sommes pas tous des enfants d'Adam et Ève, comment le péché d'origine pourrait-il nous atteindre ? Comment parler encore de péché originel s'il y a des parents multiples à l'origine de l'humanité ? Ou bien dirons-nous que ces couples multiples ont tous été élevés à la vie surnaturelle, que tous ils ont péché et nous ont transmis leur péché ? Ce n'est peut-être pas impensable, encore que l'on voie mal comment aucun de ces multiples premiers parents n'aurait été capable de persévérer. Seulement même si c'est pensable ce n'est pas cela qui est affirmé dans la Révélation. En théologie nous n'avons pas à réfléchir sur des choses qui, après, tout, auraient pu se passer ; mais sur ce qui nous est révélé comme étant arrivé indubitablement. La théologie n'est pas une fiction romanesque. Elle ne veut approfondir et raisonner qu'en vertu d'une soumission préalable à un donné certain, attesté par Dieu. Or il est attesté que c'est le péché commis par Adam qui a blessé chacun de nous et non pas que de nombreux Adam ont péché et nous ont transmis leur pêché.
« Les chrétiens ne peuvent pas accepter une théorie dont les partisans soutiennent, soit qu'après Adam il y a eu sur la terre de véritables hommes qui ne descendaient pas de lui comme du premier père commun par génération naturelle, soit qu'Adam signifie un groupe de multiples parents originels ;
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car on ne voit absolument pas comment cette opinion est compatible avec ce que les sources de la vérité révélée et les actes du Magistère ecclésiastique enseignent sur le péché originel, *lequel procède d'un péché réellement commis par un seul Adam, et, transmis à tous par génération, se trouve en chacun comme le sien* (cf. Rom. V, 12, 19 ; Conc. Trid., sess. V, can. 1-4). » (Encyclique *Humani Generis* de Pie XII, en 1950 ; même doctrine dans l'allocution de Paul VI du 11 juillet 1966, après le symposium sur le péché originel, *Doc. Cathol*. du 7. VIII. 66).
L'objection qui est peut-être maintenant la plus répandue contre le monogénisme est tout à fait spécieuse. On prétend garder intactes les définitions tridentines, mais on les frappe de complète inanité au nom des perspectives scientifiques ignorées au seizième siècle. On prétend ne pas supprimer la fameuse définition « ce péché un par son origine et transmis à tous par génération non par imitation appartient à chacun comme lui étant propre », mais on interprète les termes *un par l'origine* d'un point de vue évolutionniste inconnu des Pères de Trente de sorte que, nous affirme-t-on sans rire, *un par l'origine* signifie, en réalité, multiple par l'origine. Les Pères du Concile ne se doutaient pas évidemment qu'une interprétation aussi étrange fut possible. Aussi bien ne pensaient-ils pas que les dogmes avec leurs implications nécessaires fussent soumis aux changements, fluctuations et variations des idées scientifiques pendant le cours des siècles. Or c'est évidemment les Pères du Concile qui avaient raison. La règle de notre foi n'est pas du tout le progrès des sciences mais la Révélation divine telle que le Magistère la garde et la traduit. Ceux qui ont l'audace d'interpréter, au nom des perspectives scientifiques nouvelles, *un par son origine* au sens de multiple par son origine devraient comprendre qu'ils n'ont pas la foi de l'Église ; ils sont tombés dans le modernisme.
Puissent-ils s'en relever. Puissent-ils également renoncer à leur dessein de plaire à la fois à Jésus-Christ et au monde. Car ils ne font pas autre chose lorsqu'ils s'ingénient à trouver *un joint* entre des propositions qui s'excluent. Entre le dogme du péché originel en effet, tel qu'il est défini, et la théorie polygéniste il n'existe pas de joint.
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On accepte l'un et on rejette l'autre, mais on ne peut les admettre simultanément. -- De même et malgré toutes les subtilités, habiletés et arguties on ne trouvera pas le joint entre la fidélité à l'Église et « la construction du socialisme ». L'un chassera l'autre, mais ils n'iront pas ensemble. De même on ne trouvera pas le joint entre les procédés anti-conceptionnels, seraient-ils à base de progestérone, et l'observation de la loi divine sur le mariage : il faudra convenir que l'on manque à cette loi si l'on ne renonce pas à la contraception, mais on ne pourra jamais concilier les inconciliables.
Tout cela est simple si l'on admet, selon la parole du Seigneur, que *nul ne peut servir deux maîtres :* l'esprit du monde avec ses sophismes et le Saint-Esprit qui nous parle par le magistère de l'Église ; -- si l'on accepte que la mission de l'apôtre soit de rendre témoignage à la vérité qui lui est confiée, quitte à être rejeté ou accepté. La grâce de l'apostolat est donnée pour nous rendre capable de cette force et de cette simplicité.
L'argument invoqué pour défendre le polygénisme est vraiment nul. On prétend que la science irait dans ce sens. Or ce n'est pas sûr du tout ; ([^81]) les savants sont très partagés sur cette question ; ils n'apportent pas d'argument décisif. Et puis, quand bien même la science irait dans cette direction, elle demeure à jamais incapable de dire s'il ne faut pas bifurquer avant d'arriver au terme. A supposer que l'étude des fossiles oriente vers le polygénisme, cette étude ne risque pas de nous présenter quelque jour les vingt, ou trente, ou cinquante, ou cinq cents premiers hommes qui auraient surgi à la fois sur la face de la terre et seraient les ancêtres de l'humanité présente. La science n'en saura jamais rien, parce que les fossiles qu'elle découvre ne portent pas au poignet une plaque d'immatriculation. *Pas d'indication chronologique assurée capable de fonder une certitude*.
170:120
La seule certitude nous est donnée par la révélation de celui qui fut l'auteur et le témoin, c'est-à-dire le Seigneur Dieu lui-même. Et sa révélation nous parle d'un seul père et d'une seule mère au principe de toute l'humanité ; Adam et. Ève, et personne d'autre.
D'où vient l'engouement de tant de clercs pour le polygénisme ? Il ne semble pas exagéré de dire que, dans certains cas du moins, devant les hommes de science (ou ceux qui passent pour tels) ils ont peur d'être les hommes de la Révélation ; devant les hommes de la connaissance rationnelle -- (et d'une connaissance rationnelle qui n'est pas la plus haute étant seulement « scientifique ») -- ils rougissent d'être les hommes de la connaissance divine. On se demande s'ils ont le courage de leur dignité. On se demande encore si leur sens de l'adoration n'est pas lamentablement affaibli et s'ils ne méconnaissent pas la souveraineté de Dieu, sa transcendance et sa liberté. Ils admettent à la rigueur que Dieu intervienne à l'origine de l'homme, mais il faut alors une intervention qui n'ait rien de miraculeux, de magnifique, encore moins de surnaturel ; une intervention qui se resserre petitement dans le cercle fermé de ce fameux polygénisme, dont ils ont décidé qu'il était une loi de l'apparition des espèces. Comme si Dieu n'était pas libre de faire exception aux lois de la nature. (Et du reste il n'est pas démontré que le polygénisme soit une loi de la nature, loin de là.)
Avec la sainte Église nous professons le monogénisme.
Non pas ce monogénisme faux et mesquin qui n'admet un couple unique qu'à une condition outrageante : Adam et Ève auraient été des abrutis selon la nature et des inconscients selon la grâce. Tout au contraire, selon le monogénisme catholique, nous tenons qu'Adam et Ève furent créés dans un état splendide de justice et de sainteté, un état de privilège ; ils étaient comblés de grâce, parés de dons préternaturels, très beaux dans leur corps, préservés de mourir, indemnes de toute convoitise, à l'abri de l'inclémence de la nature et des souffrances personnelles. Sur tous ces points l'enseignement de la Genèse est très net. Il est encore confirmé et précisé par les Conciles.
171:120
Le polygénisme s'oppose de front non seulement au dogme défini à Trente, mais encore à la parole formelle du Seigneur sur la monogamie primitive. On ne le remarque pas souvent, mais c'est quand même manifeste. Aux Pharisiens qui entendaient autoriser le divorce, le Seigneur répond avec beaucoup de netteté en affirmant l'institution primordiale du mariage monogamique « Celui qui créa l'homme, les créa dès le commencement homme et femme et il dit : *pour cette raison* l'homme quittera son père et sa mère et il s'attachera à son épouse et ils ne seront plus tous les deux qu'une seule chair. » (Matth. XIX, 4-6.) Ces paroles *impliquent bien* qu'il y eut un seul homme et une seule femme au commencement de notre espèce. Comment les tenants du polygénisme s'arrangent-ils pour faire cadrer leur théologie avec le texte de l'Évangile ? Diront-ils par exemple : même en prenant *homme et femme* en un sens collectif et pluriel nous pouvons sauvegarder la monogamie primitive ; il est loisible de supposer en effet que c'est un nombre rigoureusement égal de petits garçons et de petites filles qui furent engendrés par des bêtes hominiennes ; une fois parvenus à l'âge nubile ces premiers hommes et ces premières femmes furent unis par Dieu, sans difficulté, en des mariages strictement monogamiques. Cette hypothèse ne manque pas de piquant ; elle est passablement étrange Mais surtout elle est grevée d'un vice radical pour les polygénistes parce qu'elle a recours à un miraculisme éperdu.
Il aurait fallu en effet beaucoup de miracles pour obtenir, à partir de l'éclosion polygénétique des humains, une absolue monogamie originelle. Or les polygénistes ne veulent pas du miracle. Ils prétendent enfermer l'œuvre divine dans ce qu'ils supposent être la loi inflexible de l'apparition des vivants : la polygénèse. Mais alors qu'ils s'acharnent à rejeter le miracle simple et harmonieux de la création de l'homme et de la femme, telle que la raconte la Bible, les voici contraints d'imaginer une série de miracles échevelée, pour concilier la monogamie originelle, qu'ils essaient de tenir, et le polygénisme, qu'ils ne veulent pas lâcher. -- On souhaite seulement qu'ils s'aperçoivent de leur propre contradiction c'est-à-dire de ce recours obligatoire à des miracles bizarres alors qu'ils veulent écarter le miracle.
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Et tout cela pour avoir rêvé de concilier les inconciliables : la fable polygéniste et la doctrine de l'Église sur la monogamie originelle.
On souhaite aussi aux polygénistes un peu de modestie. Leur outrecuidance passe toute mesure. Ils font comme s'ils étaient les premiers depuis les Apôtres à savoir lire l'Écriture, les Pères et les Conciles. Depuis bientôt deux millénaires l'Église a expliqué dans un sens monogéniste l'origine de l'homme. Depuis bientôt deux mille ans les commentateurs catholiques et les liturgies unanimes ont parlé d'Adam et Ève comme d'un couple unique dont nous avons hérité la nature et la faute. Et il suffirait maintenant que paraissent les tenants du polygénisme pour que ce soit changé de fond en comble, et nous serions obligés de lire pluralité d'origine là où nous avions toujours lu pendant une vingtaine de siècles, unité, singularité. Vraiment ces messieurs ne doutent de rien.
Sans compter que leur théorie conduit tout droit au racisme. Si nous avons de multiples premiers pères, si nous ne sommes pas tous de la même lignée, ne faisant qu'un en Adam (*en qui nous avons tous péché*) alors il sera fort difficile d'échapper à l'idée raciste de quelque lignée privilégiée, destinée de par son origine *spéciale* à écraser les malheureux descendants d'une autre lignée. Les polygénistes feraient bien de réfléchir à ces conséquences assez effrayantes.
**6. -- **Si la révélation du péché originel, en tant que péché, a pour fondement scripturaire principal le chapitre cinquième des *Romains*, en revanche, quand il s'agit de la justice originelle perdue par le péché, le fondement scripturaire principal se trouve dans les chapitres deux et trois du livre de la Genèse. Nous le verrons encore mieux à la lecture des commentaires de Dom Calmet, cet exégète attachant et si érudit qui vivait au début de XVIII^e^ siècle.
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Comme je me trouvais à la bibliothèque plongé avec enthousiasme dans les *in-quarto* de Dom Calmet, comme j'admirais cette pensée si probe et si chrétienne, cette expression limpide, généreuse, détendue, voici qu'un « spécialiste » d'Écriture Sainte vint à traverser et me déclara tranquillement, comme si c'était la chose la plus évidente du monde : « C'est bien dépassé. Ce n'est pas notre problématique. » -- C'est vrai sans doute s'il s'agit de la localisation du paradis terrestre ou de questions semblables. Les exégètes contemporains ont mieux compris comment l'auteur sacré ne prétendait pas apporter de renseignement géographique sur l'Éden. Mais en ce qui touche l'état de justice originelle, la tentation et la chute, et d'abord la création d'Adam et Ève, la problématique de Dom Calmet est aussi juste en notre temps qu'il y a deux siècles. Dom Calmet comprenait fort bien que Moïse nous enseigne un ensemble de faits réels, historiquement arrivés, encore que dans une forme littéraire qui n'est pas celle de l'histoire au sens courant de ce mot. Dom Calmet voit cela tout comme les modernes et il sait le dire dans une langue honnête et reposante que n'ont pas retrouvée les spécialistes contemporains. Nous lirons une partie de son commentaire.
Observons auparavant que, pour connaître les événements de nos origines tels que la foi nous les garantit nous n'avons le choix qu'entre deux formes de présentation ; ou bien une présentation par énoncés abstraits : celle qui se déduit des textes conciliaires infaillibles ; on bien une mise en scène concrète, celle de la Genèse, qui rapporte ce qui est historiquement arrivé, mais sans la rigueur scientifique de l'histoire au sens moderne. La troisième présentation, qui est tant désirée par certains, une présentation *rigoureusement scientifique qui serait pourtant en accord avec la foi* n'a jamais été faite et à notre avis, ne pourra jamais être faite. Rappelons-nous plutôt les énoncés abstraits qui contiennent notre foi et, par manière d'exercice, essayons d'en excogiter *une transcription rigoureusement scientifique.* Comment y parvenir ? Quelle pourrait être la traduction en termes de science des énoncés suivants : Dieu créa un seul homme dans un état d'innocence, de bonheur et de sainteté, lui forma une aide semblable à lui, les unit par un mariage indissoluble, soumit à une épreuve leur amour et leur obéissance.
174:120
Dans la mise en scène biblique ces faits absolument certains sont traduits d'une manière à la fois concrète et fidèle. Cette traduction est-elle possible *dans le langage de la science ?* Dirons-nous par exemple, que Dieu s'est servi d'une bête préexistante, déjà adulte, pour former le corps du premier homme ? Nul ne peut en apporter la preuve. -- Dirons-nous en revanche que le corps du premier homme « résulte de l'infusion d'une âme humaine dans une cellule (germinative d'animal) préordonnée » à cela ? ([^82]) Comment le prouver ? Et de toute façon on ne fait que reculer le problème. Car, à supposer, ce qui est répugnant, qu'un animal mette bas un petit homme, comment nous représenter la conservation et l'éducation de ce premier bébé de notre espèce ? Si vous alléguez une Providence attentive qui prodigue les merveilles pour le défendre et le sauver, vous ne faites que multiplier les interventions miraculeuses, alors que vous cherchiez une vision scientifique qui justement fasse le plus possible l'économie du miracle. Il en est de même pour l'origine de la femme, si vous la faites sortir, au nom de la science, de la cellule germinative de quelque bête qui était préordonnée à cette promotion. Et ce n'est pas tout. Si vous voulez exposer *scientifiquement* comment le premier homme et la première femme, mis au monde par quelque bête, ont grandi au milieu des fauves, dès leur plus tendre enfance, sans se faire dévorer, ensuite comment parvenus à l'âge nubile ils ont fini par se rencontrer sur la vaste planète, -- bref si vous prétendez exprimer *en termes de science* les énoncés de la foi touchant nos origines, vous nous embarquez dans une série d'inventions bizarres et fantastiques, toutes tissées de miracles et qui, finalement, ne reposent sur aucun argument scientifique solide.
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Convenons une bonne fois de ceci : encore que les sciences préhistoriques et paléontologiques aient beaucoup progressé depuis Boucher de Perthes, il est un fait qui reste hors de leur prise : l'apparition sur le globe, avec ses circonstances réelles selon la nature et selon la grâce, du premier homme et de la première femme. Les sciences préhistoriques et paléontologiques sont en mesure de préciser, jusqu'à un certain point, ce qui s'est passé pour les descendants du premier homme et de la première femme ; des preuves existent de leur condition mortelle, de leur sens religieux, de leur intuition artistique ; les fossiles en grand nombre nous apportent leurs témoignages irrécusables. Mais pour les deux premiers de notre espèce, aucun fossile dont nous puissions affirmer : voici le corps des premiers parents. Quand même nous pourrions l'affirmer, le langage de la paléontologie qui est la science des fossiles, ne parviendrait pas à exprimer ce qui se passait pour des hommes qui, justement, étaient soustraits à la nécessité de devenir fossiles. Le langage de la science paléontologique se construit à partir de documents qui révèlent, non point un état quelconque de l'homme, mais un état bien précis : celui où il est devenu mortel et fossilisable. Or ce qui nous occupe c'est, par définition, un état de l'homme tout différent : la condition privilégiée de la justice originelle. Les documents fossiles ne permettent pas de s'exprimer là-dessus. Il reste soit les énoncés des textes conciliaires qui usent d'une langue non pas « scientifique » mais ontologique ([^83]), soit la mise en scène poétique et concrète mais ontologique elle aussi, du début de la Genèse.
Il me semble qu'on ne fait presque jamais remarquer les limites infranchissables de l'expression humaine quand elle emploie un langage scientifique, qu'il s'agisse de biologie ou de paléontologie. C'est cependant assez clair. La biologie par exemple ne peut exprimer ce qui relève de la spiritualité comme telle, et semblablement la paléontologie ne peut décrire ce qui relève d'un état où ses découvertes fossiles n'ont aucune place. -- Si je parle de biologie c'est parce que je songe à l'état des corps après la résurrection générale.
176:120
Il est certain que leur condition sera toute autre que celle de la vie présente : ni alimentation, ni sommeil, ni génération. (I. Cor. XV.) Dès lors la biologie ne peut nous donner ici aucun renseignement valable, car elle étudie la vie seulement dans la condition présente. Nous n'avons que deux sources de renseignements -- d'abord les énoncés du Magistère de l'Église, sur cette question, ensuite les évocations si vivantes des évangiles synoptiques et de saint Jean sur les apparitions de Jésus ressuscité. Or ni dans un cas ni dans l'autre le langage n'est celui de la science.
Ainsi donc il est deux états de l'homme qui ne supportent pas d'être exprimés dans une langue scientifique, pour la raison que les documents de la science feront toujours défaut : l'état de justice originelle avant la chute ; l'état de gloire (ou de damnation) après la résurrection des corps. Mais nous avons le moyen d'exprimer en toute vérité l'un et l'autre état dans le langage du sens commun ; car à la différence du vocabulaire spécialisé des sciences de la vie et de la nature, le langage du sens commun est foncièrement ontologique. Dans les questions qui nous occupent ici il s'exprime sous deux formes, soit les propositions du magistère ecclésiastique, soit les évocations de l'Écriture sainte, si vivantes, si radieuses de poésie.
**7. -- **Nous lirons maintenant quelques extraits du commentaire de Dom Calmet.
« Dieu donna à Adam cet ordre et lui dit : mangez de tous les fruits des arbres du Paradis. Mais ne mangez point du fruit de la science du bien et du mal. Car au même temps que vous en aurez mangé vous mourrez d'une mort certaine. » (II, 16-17.)
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« Les Écritures nous représentent toujours... l'action de la volonté (Adam) comme une action qui influait sur toute la nature humaine... On nous le met en parallèle avec le sauveur, en ce qu'il a perdu sa postérité par sa désobéissance, comme Jésus-Christ l'a rachetée par son obéissance... il est incontestable qu'Adam a encouru par son péché la mort de l'âme, mais il semble que Moïse n'exprime ici directement que l'effet sensible du péché qui est la mort du corps.
« Le Seigneur Dieu dit aussi : il n'est pas bon que l'homme soit seul ; *faisons lui une aide semblable à lui*. (II, 18.)
« Une personne pour lui aider, qui lui convienne, qui soit de même condition, de même nature, de même qualité que lui ; qui ait avec lui les mêmes intérêts et les mêmes inclinations.
« Le Seigneur Dieu ayant donc formé de la terre les animaux terrestres et tous les oiseaux du ciel, il les amena à Adam afin qu'il vît comment il les appellerait. » (II, 18.)
« L'idée que l'Écriture donne de l'état d'Adam durant son innocence nous le fait concevoir comme le maître des animaux : or il n'aurait pu exercer son empire sur eux si Dieu ne leur eût donné une soumission naturelle à la voix et aux signes dont l'homme pouvait se servir pour les commander... L'empire d'Adam sur les bêtes n'était pas un empire violent, difficile, pénible, tel qu'est ce reste de domaine que Dieu nous a conservé sur eux.
« Adam appela tous les animaux d'un nom qui leur était propre. » (II, 20.)
« C'est une marque d'autorité de donner le nom à quelqu'un et c'est une preuve d'une sagesse profonde de savoir nommer chaque chose par son nom ; il a fallu que le premier homme fut rempli d'une connaissance parfaite de la nature des choses pour pouvoir leur donner des noms conformes à leurs propriétés. Les anciens Philosophes ont admiré avec raison l'invention du langage et la pénétration de celui qui l'a formé et qui a nommé le premier les créatures. »
178:120
« Et le Seigneur Dieu forma de la côte qu'il avait tirée d'Adam une femme qu'il lui présenta. Alors Adam dit : voilà à présent l'os de mes os et la chair de ma chair. 3, (II, 23.)
« Adam jusqu'ici n'avait trouvé personne qui lui ressemblât, qui fut de même nature que lui : il se reconnaît dans Ève. Il y voit son sang, sa chair, ses os... » Rechercher si Adam avait une côte de moins que nous... ce sont des questions puériles propres à amuser des gens qui abusent de leurs loisirs.
« Ils étaient tous les deux nus et ils ne rougissaient pas. » (II, 25.)
« Moïse marque ici que nos premiers parents ne rougissaient pas de leur nudité, mais il n'en dit pas la raison. Il marque ensuite qu'ils commencèrent à apercevoir leur nudité aussitôt après leur péché et qu'ils cherchèrent à la couvrir. Par où il insinue que le péché et la concupiscence, qui en est une suite, sont la seule cause du dérèglement et de la rébellion de la chair contre l'esprit *et par conséquent* de la honte qui l'accompagne... il y a une certaine honte vaine et déraisonnable qui n'est fondée que sur l'opinion, la vanité et la mauvaise coutume ; mais il y en a une autre qui est fondée sur la nature et sur l'opposition qu'une chose a avec le bon ordre, la pudeur et la raison ; et cette dernière honte a toujours été commune à tous les peuples raisonnables et policés.
« Or, le serpent était le plus rusé de tous les animaux de la terre que le Seigneur Dieu avait faits. » (III, 1.)
179:120
« La manière dont Moïse raconte cette histoire de la chute de nos premiers pères est tout à fait particulière. Il se sert d'expressions figurées et énigmatiques et il cache sous une espèce de parabole le récit d'une chose très réelle et d'une histoire la plus sérieuse et la plus importante qui fut jamais. Il nous représente un serpent, le plus rusé de tous les animaux, qui parle, qui raisonne avec Ève, qui la séduit et qui attire les malédictions de Dieu. Il semble que l'historien sacré ait oublié le démon, qui était la première cause du mal et que toute la peine que le serpent invisible méritait soit retombée sur un animal, qui n'était que l'instrument dont le démon s'était servi. Moïse dans tout cela ménage si bien ses expressions qu'on s'aperçoit aisément qu'il veut marquer un autre serpent que celui qui parle à Ève ; et entre les malédictions dont Dieu frappe le serpent il y en a qui ne peuvent tomber que sur le démon, par exemple ce qu'il dit de l'inimitié qu'il mettra entre la femme et le serpent...
« La femme lui répondit : nous mangeons des fruits des arbres qui sont dans le jardin. Mais le Seigneur nous a défendu de manger du fruit de l'arbre qui est au milieu du Paradis et d'y toucher, de peur que peut-être nous ne mourrions. » (III, 2-4.)
« La première femme avait déjà laissé entrer dans son esprit quelques nuages et quelque froideur dans son cœur, avant que le serpent s'approchât pour la tenter. Le démon remarqua dans elle des dispositions et des ouvertures pour la porter à la désobéissance à son Créateur. Elle ne tomba pas tout d'un coup dans le crime, elle ne perdit son innocence que par degrés. Elle commença par une vue trop délicate et trop complaisante pour elle-même ; elle eut de la curiosité qui produisit la dissipation dans son esprit ; elle aima sa propre excellence et son cœur eut du refroidissement pour son Dieu, auquel elle devait tout son amour : elle se partagea, elle s'aima trop et insensiblement elle conçut du chagrin d'être obligée d'obéir à Dieu. Le démon survient, il la prend par son faible, il flatte son inclination pour l'indépendance, il augmente sa défiance contre Dieu, il lui promet la science ; toute remplie de ces promesses, elle oublie son devoir, aime son erreur, mange du fruit, et n'eut pas de peine à résoudre Adam, qui pouvait être dans des dispositions semblables, à en manger comme elle...
180:120
Ève donne insensiblement prise au démon en marquant qu'elle doutait que la menace de Dieu fut absolue.
« La femme prit (du fruit de cet arbre) elle en mangea et elle en donna à son mari qui en mangea comme elle. Et en même temps leurs yeux furent ouverts et ils reconnurent qu'ils étaient nus et ayant cousu ensemble des feuilles de figuier ils s'en firent des ceintures. » (III, 6-7.)
« Adam ne succomba pas à la tentation du serpent, mais il n'eut pas la force de résister aux paroles de sa femme. Et si l'homme est au-dessus de la femme par la force de son esprit et par l'étendue de ses connaissances, sa chute n'en est que plus profonde, son orgueil plus insolent et sa désobéissance plus punissable... L'orgueil est la source de tous ces crimes ; il produit l'aveuglement de l'esprit, l'enflure du cœur, la curiosité, la gourmandise, la désobéissance, à laquelle saint Paul attribue tout le mal. (Rom. V, 19) : plusieurs sont devenus pécheurs par la désobéissance d'un seul... Le dérèglement de leurs passions et la révolte de leur chair contre leur esprit, leur donna de la confusion. Ils reconnurent leur nudité. Ils ne s'en apercevaient point auparavant parce qu'elle n'avait rien de honteux.
« Et le Seigneur appela Adam. » (III, 8.)
« Dieu cherche Adam comme s'il ne savait pas où il est. Il veut lui donner une occasion de reconnaître sa faute... Saint Bernard (lib. de proecepto et dispensat. c. 11) a cru que ce qui a rendu la faute d'Adam si digne de la colère de Dieu c'est principalement cette mauvaise excuse qu'il cherche en accusant sa femme, au lieu de reconnaître humblement sa faute. »
181:120
« Et le Seigneur Dieu dit au serpent : puisque tu as fait cette action tu es maudit entre tous les animaux et toutes les bêtes de la terre. Tu ramperas sur ton ventre et tu mangeras de la terre tous les jours de ta vie. »
« Moïse sous l'idée du serpent insinuait aux Israélites la punition du démon. Cela ne doit pas se prendre à la lettre... cela marque seulement que rampant toujours sur la terre (le serpent) ne mange que des aliments sales et gâtés de la poussière... le démon mange la terre dans la rage et le désespoir où il est ; et il se nourrit des ordures et des crimes que les hommes charnels et terrestres commettent... le démon regarde tous les hommes comme ses ennemis et il en est regardé comme un adversaire irréconciliable. Quoique le démon dans l'état de malice inflexible où il était lorsqu'il tenta Ève ne fut plus capable de mériter de nouvelles peines, il est pourtant vrai qu'il sentit un surcroît de rage et de désespoir, lorsqu'il vit que Dieu punissait sa malice en ne permettant pas que la chute de nos premiers pères fut sans ressources, et en promettant à la femme et à celui qui en devait naître la victoire contre lui. »
« ...jusqu'à ce que vous retourniez dans la terre dont vous avez été tirés, car vous êtes poudre et vous retournerez en poudre. » (III, 19.)
« Dieu ne pouvait rien dire à l'homme... qui lui fit mieux sentir son péché et la perte qu'il venait de faire. De terrestre, il pouvait en demeurant fidèle, devenir immortel et éternellement heureux ; et par son péché il devient sujet à la mort et à mille incommodités.
« Adam donna à sa femme le nom d'Ève. »
« D'abord il avait donné à son épouse le nom d'Ischah (c'est-à-dire un être semblable à lui ; un être différent mais en qui il se reconnaît) qui convient à toutes les femmes. Après son péché il la nomma Hievah d'un nom qui marquait sa reconnaissance de ce que Dieu leur avait conservé la vie après leur péché, et l'espérance qu'il avait de perpétuer avec elle son espèce et de transmettre la vie à sa postérité.
182:120
Les septante traduisent *Hevah* par Zoe qui signifie en grec la vie, comme Hevah la signifie en hébreu. Zoe en grec est un nom de femme. Mais *Hevah* signifie quelque chose de plus : elle marque celle qui donne la vie.
« Dieu chasse Adam du Paradis afin qu'il cultivât la terre dont il avait été tiré. » (III, 22.)
« On peut juger de ses regrets, de ses larmes et de sa confusion lorsque de sang froid il vint à envisager l'horrible perte qu'il avait faite et l'abîme de maux où il s'était précipité avec tous ses descendants. Il fallut sans doute une foi bien forte et un secours tout-puissant de la grâce pour empêcher qu'il ne retombât dans le désespoir à la vue d'un si étrange malheur. »
*...Ce que Dieu nous a voulu enseigner par Moïse de la création du monde et de la chute de l'homme.* Nous trouvons dans ce récit la solution de cette foule de difficultés qui avaient occupé pendant tant de siècles les plus grands génies et qui les avaient partagés de tant de manières dans la morale et dans la science naturelle. Nous savons au juste l'auteur et l'origine de l'univers, la cause de ce prodigieux débordement de maux, de crimes et de corruption qu'on a vu régner dans tous les temps, et qui a même donné lieu à quelques-uns de douter de la Providence sur les choses d'ici-bas, puisque selon eux elles paraissent aller d'une façon déréglée qu'il semblerait qu'on ne ferait pas assez d'honneur à Dieu de croire qu'il s'en mêlât... Après le dénouement du péché originel on ne doit plus s'étonner de cette contradiction si étrange dans le même homme... Mais au milieu de notre malheur ce qu'il y a d'heureux et de consolant c'est que nous lisons ici la promesse de notre réconciliation et de notre salut ; nous y trouvons Jésus-Christ promis, vainqueur de la mort et du démon et c'est là la solution de toutes les difficultés de notre sainte religion. Quand on a reconnu l'ancien Adam prévaricateur et le nouvel Adam libérateur, toutes ces contradictions s'évanouissent et tous les doutes se dissipent...
183:120
L'Esprit divin qui gouvernait sa main (celle de Moïse) a tellement dispensé ses vérités, qu'il a répandu autant de lumière qu'il en fallait pour convaincre les esprits bien faits et les âmes bien disposées ; et qu'il y a laissé assez de ténèbres pour aveugler les esprits déréglés et les cœurs ennemis de la lumière. »
**8. -- **Le trait le plus saillant du mystère du péché originel est celui de la continuité avec notre premier père ou de notre récapitulation en Adam pour le péché et la condamnation. Il reste que, dans la foi chrétienne, ce mystère redoutable est absolument inséparable d'un mystère de miséricorde qui l'illumine et l'apaise ; le mystère rédempteur d'une autre récapitulation et d'une autre continuité. En effet la Rédemption par le Christ nous établit en continuité avec le Fils de Dieu incarné, au point de former son corps mystique. Cependant la continuité salutaire avec le Christ, nouvel Adam, n'a pas la même forme que la continuité avec le premier Adam. Alors qu'il suffit d'être engendré, d'être enfant de la race humaine dérivée d'Adam pour entrer en participation de l'état de péché, en dehors de toute initiative personnelle, en revanche pour recevoir de Jésus la grâce divine, être lavé du péché d'origine et de tout péché actuel, une initiative personnelle est indispensable ; il faut croire et se présenter au baptême. Du fait de la venue du Christ la transmission du péché par la génération n'est point changée ; on comprendrait d'ailleurs difficilement qu'elle le fût ; on ne voit pas comment la Rédemption aurait inventé un moyen de transmission de notre nature autre que la génération ; et celle-ci nous met en continuité avec Adam et son péché. Mais tout ce que pouvait faire la venue du Christ, sa mort et sa résurrection, elle l'a fait ; tout ce qui pouvait être changé a été changé : étant donné que notre nature se réalise en des personnes capables d'actes libres et volontaires, le Christ a fait que, par une démarche libre et volontaire, nous puissions recevoir la grâce, être régénérés et récapitulés en lui. Précisons que cette démarché libre et personnelle est l'acte de foi et l'acceptation du baptême. Et si l'acte de foi est impossible faute de l'usage de la liberté, il est nécessaire que d'autres personnes nous présentent au baptême sacramentel, *dans la foi de l'Église.*
184:120
Sur l'absolue nécessité du baptême, les textes sont trop clairs ! « Personne, à moins de naître de l'eau et de l'Esprit, ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. » Jo. III, 5 ([^84]). Sur la nécessité d'avoir la foi en s'approchant du baptême, -- d'avoir au moins la foi de l'Église si l'on est incapable d'un acte conscient, -- la doctrine établie est également très claire : « Quand nous disons que les petits enfants sont baptisés dans la foi de leurs parents, le sens n'est pas qu'ils seraient... fidèles par la foi d'autrui... Aucun catholique n'a jamais enseigné que les petits enfants vivent de la foi d'autrui ; ils vivent de leur propre foi, qui est en eux à l'état d'habitus. -- Le sens n'est pas non plus... que la foi qui les justifie viendrait de la foi et des prières de l'Église et de ceux qui les portent au baptême, car la foi qui les justifie leur est infusée par le sacrement même, *ex opere operato sacramenti* (par l'action du sacrement en lui-même), ils ne la tiennent pas de la dévotion du ministre ou de l'Église. -- *Le sens est que l'acte de foi*, (*la démarche personnelle de foi*) *requis antérieurement au sacrement, est l'acte propre non des enfants, mais d'autrui. Car si les parents, ou ceux qui ont charge des enfants ne croyaient pas, ils ne les présenteraient pas au baptême. *» ([^85])
Nous aimerions montrer ici que la régénération baptismale dans le Christ répare surabondamment la première faute, illumine les souffrances qu'elle a provoquées et nous met dans une condition bien supérieure au bonheur édénique, puisque désormais c'est avec le Fils de Dieu lui-même, devenu homme pour nous, que nous formons un seul corps par la grâce de la croix. *Heureuse faute !*
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Comme nous avons souvent insisté sur ces vérités, nous n'y reviendrons pas maintenant. Nous considérons plutôt un mystère connexe : le sort des petits enfants qui meurent avec le péché originel faute d'avoir été baptisés. Quelle sera donc leur destinée éternelle. l'Église répond : les Limbes. Non pas le bonheur surnaturel ineffaçable du Paradis de Dieu, dans la vision béatifique des Trois Personnes, en compagnie du Verbe incarné, de Marie Mère de Dieu, des anges et des saints. (Ce bonheur leur est inaccessible puisqu'ils n'ont pas été lavés du péché et n'ont pas reçu la grâce du Christ.) Non pas l'Enfer de la révolte, de la haine et des flammes inextinguibles, puisqu'ils n'ont jamais offensé Dieu personnellement ; et même jamais ils n'ont eu l'idée de l'offenser. Il serait impensable que l'âme de ces petits, qui fut toujours en sommeil sur cette terre s'éveille tout à coup dans l'éternité pour détester et pour maudire.
Donc ni le Paradis ni l'Enfer, mais les Limbes ; une connaissance de Dieu proportionnée simplement aux forces naturelles, et rien de plus ; un amour de Dieu simplement naturel ; pas du tout comparable à la charité dont brûlent les saints dès ici-bas et qui resplendit éternellement dans la Jérusalem céleste ; un bonheur certain mais uniquement naturel, pas du tout de l'ordre du bonheur surnaturel des élus qui sont introduits, dans l'intimité des trois divines personnes.
L'état de ces enfants n'est sans doute pas douloureux, il est infiniment au-dessous de ce à quoi nous sommes appelés. Seulement ces petits n'en savent rien et jamais ils n'en auront aucune idée ; ils n'ont pas été illuminés par les lumières de la foi.
A partir de l'idée très juste que les enfants morts sans baptême ne sont pas dans un état d'intégrité mais de péché, certains se sont représenté les Limbes comme un compartiment de l'Enfer des damnés ; un lieu horrible de tourments et de haine. C'était ne pas bien voir que le péché originel, tout péché qu'il soit, ne procède pas d'une responsabilité personnelle ; il est un état de péché hérité sans faute personnelle, un péché de nature.
185:120
Or l'Enfer *avec la haine qui en est constitutive et le feu mystérieux qui en est inséparable* est le châtiment des péchés personnels ; il présuppose la responsabilité du damné, son endurcissement volontaire dans le péché pendant qu'il était encore libre.
Le petit enfant mort sans baptême avant l'usage de la raison n'a jamais eu à faire un acte libre. S'il s'était éveillé sur cette terre à la vie morale, il aurait dû se situer par rapport à l'ordre de la grâce, le seul pourquoi nous soyons faits ; il aurait dû accepter ou refuser la grâce, pratiquer la loi ou passer outre, vaincre la tentation ou succomber. Mais de cet univers de la grâce et du péché il a été exclu, s'étant trouvé inapte à faire aucun acte libre. Il meurt privé de la grâce, mais n'ayant jamais refusé la grâce, n'ayant jamais eu la moindre notion d'un ordre de la grâce. Il meurt n'ayant jamais fait un acte de concupiscence et se trouvant immunisé à jamais contre de tels actes, car la concupiscence ne peut s'exercer dans l'univers d'après la mort. Il n'y a plus, dans cet univers inimaginable, mariage à rechercher ni carrière à poursuivre, humiliation à venger ni ambition à faire prévaloir.
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Le baptême est absolument indispensable (le baptême et la foi) pour être régénéré dans le Christ et purifié du péché originel. Et si le baptême d'eau, le baptême sacramentel, le baptême comme signe sensible déterminé, conféré dans cette société visible, et hiérarchique qui est la sainte Église, si un tel baptême peut être suppléé par le baptême de désir, c'est parce que et désir, qui obtient la régénération dans le Christ, implique absolument (serait-ce de façon implicite) le sacrement du baptême. Les paroles de l'Écriture sont formelles et la doctrine de l'Église on ne peut plus nette sur cette question fondamentale. « Si quelqu'un nie que les enfants nouveau-nés, même s'ils viennent de parents baptisés, doivent être baptisés ; ou s'il dit qu'on les baptise sans doute pour la rémission des péchés mais qu'ils n'ont rien pris du péché originel d'Adam qui soit expié par le bain de la régénération pour obtenir la vie éternelle... qu'il soit anathème. » Concile de Trente, canon 4 sur *le Péché originel.*
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Une participation au salut dans le Christ par la seule attitude intérieure, par la foi seule, indépendamment de tout signe visible et de toute incorporation à l'Église n'est peut-être pas impensable. Elle convient assurément beaucoup moins à des êtres qui ne sont pas des esprits purs, qui dépendent terriblement, surtout depuis la première faute, de l'univers sensible et la vie en société. En tout cas, l'enseignement révélé est tout ce qu'il y a de plus explicite sur la nécessité du baptême dans le Christ pour obtenir le salut.
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Le petit enfant non baptisé qui meurt avant l'usage de la raison ne s'éveillera à la vie consciente que dans l'autre monde, dans un monde où par définition il n'y a pas à choisir. Bien que privé de la grâce qu'il devrait avoir, et du reste sans savoir qu'il en est privé, il ne peut être dans un désaccord avec Dieu qu'il aurait personnellement voulu, n'ayant jamais fait, durant sa vie inconsciente et éphémère, le moindre mouvement contre Dieu. Il s'éveillera à la vie consciente seulement dans l'autre monde, avec cette connaissance naturelle de Dieu qui est propre à l'âme séparée ; l'amour naturel de Dieu éclôt à la suite de cette connaissance et avec l'amour naturel de Dieu le bonheur naturel. -- Ajoutons que lors de la résurrection générale, quand toute la nature humaine, en chacun des individus, les bons et les méchants, sera complètement restaurée dans le Christ par la victoire sur la mort, les petits enfants des limbes ressusciteront eux aussi ; ils ressusciteront non pour être châtiés dans leur corps, mais pour associer leur corps, qui n'a pas servi au péché, au bonheur naturel de leur âme. Ils n'échapperont pas au pouvoir qui appartient au Christ de faire revivre toute chair ; mais ils ne seront pas admis pour autant à la gloire des bienheureux en compagnie du Christ, car ils n'ont rien fait pour cela ;
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ils n'ont jamais eu le moyen de faire un acte libre et donc un acte de foi ; et par ailleurs ils n'ont pas été portés au baptême *dans la foi de l'Église*. Ressuscités, ils seront heureux jusque dans leur corps, mais non pas du bonheur du Paradis. L'abîme restera infranchissable entre le bonheur naturel des Limbes et la béatitude céleste qui est l'entrée ineffable dans la joie réservée à Dieu. (Matth. XXV, 23.)
Ceux qui, par une bonté mal comprise, voudraient donner en partage la gloire éternelle à ces enfants non coupables de faute personnelle, mais cependant non baptisés, ceux-là devraient s'apercevoir qu'ils abolissent l'absolue nécessité du baptême.
Mais si le baptême sacramentel n'est pas d'absolue nécessité pour la vie éternelle, c'est alors la nécessité de l'Église qui est abolie. Une religion définie et visible n'est plus indispensable. Nous tombons dans l'arbitraire et le chaos. Tel est le résultat logique d'un mouvement de bonté qui prétend sauver les hommes autrement que Dieu ne l'a établi.
Le péché originel, avec la privation de la grâce et les convoitises, ne peut avoir la même signification éternelle pour celui qui n'étant pas encore purifié de ce péché, s'engage personnellement par un acte libre et donc met en cause le ciel ou l'enfer, et pour celui qui, n'étant pas davantage purifié, n'aura jamais eu cependant la possibilité d'aucun engagement libre. Malgré l'état identique de péché hérité, de privation de grâce et de convoitise, le sort éternel est nécessairement autre selon que l'état de péché s'est manifesté par un choix personnel, ou selon qu'il ne s'est pas manifesté, faute d'éveil de la raison.
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Il est un ensemble de vérités dont la méditation sur le péché originel nous fait sentir le poids, nous manifeste l'importance capitale ; en voici une liste incomplète -- unité de l'espèce humaine en Adam et Ève ; continuité inéluctable avec nos premiers parents dans l'ordre de la faute, alors que cette continuité devait se réaliser dans l'ordre de la grâce ; continuité avec Jésus-Christ pour le salut surnaturel, mais très différente de la continuité avec Adam : non plus par génération et selon la nature, mais par l'acte personnel de la foi ([^86]) et le sacrement du baptême ; gravité de la génération charnelle ; nécessité du baptême d'eau ; disgrâce de mourir non baptisé, même si en vertu du sommeil de la conscience on est innocent de tout acte mauvais ; conséquences éternelles et irrévocables de la vie d'ici-bas, même pour ceux qui n'auront fait aucun acte libre : rôle décisif de la famille non seulement pour donner aux enfants une éducation honnête, mais d'abord pour leur salut éternel ; privilège inouï d'une fille d'Adam et Ève, la très sainte Vierge Marie, qui, engendrée d'Adam et Ève comme nous tous, a été préservée du péché originel et remplie de grâce.
Sans doute les choses auraient pu être différentes sans être nécessairement absurdes. Elles auraient pu se passer autrement sans être inintelligibles. Et nombre de théologiens ne se font plus, faute hélas ! d'enseigner que les choses se sont passées autrement. D'après eux le péché originel se confondrait avec l'infirmité de notre nature loin d'être un vrai péché, -- encore que différent du péché personnel, -- un vrai péché, c'est-à-dire la mort de l'âme, à partir de la faute d'Adam. L'unité du couple originel ne serait plus admissible, parce qu'elle suppose une perspective fixiste bien dépassée ; il y aurait eu au contraire pullulement de premiers hommes. Ce n'est pas d'abord pour enlever le péché d'Adam, communiqué à nous tous, que le Fils de Dieu serait né de la Vierge et mort sur la croix, puisqu'il n'y a pas de premier Adam unique, ni de vrai péché transmis à ses descendants. Le baptême serait un rite facultatif pour le salut éternel, et les limbes un mythe compliqué. Cette doctrine qui, de plus en plus, est chuchotée ou manifestement proclamée n'a plus rien à voir avec la foi chrétienne ni la saine théologie. C'est du roman, c'est une nouvelle religion.
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Pour nous nous acceptons comme elle est la religion chrétienne et la vérité dont l'Église du Christ a la garde et le dépôt, étant absolument certains que nous ne serons sauvés que par la profession de la foi théologale et par la charité fondée sur cette foi.
De même le monde ne peut-il être sauvé que par l'annonce de la vraie foi. Lui donner autre chose, serait-ce des romans théologiques ingénieusement fabriqués, et qui lui plaisent une saison, c'est le détourner du salut, ce n'est pas avoir pitié de lui, malgré les apparences. La première miséricorde à faire au monde c'est de lui apporter, dans son intégrité et sa transcendance, la foi catholique.
R.-Th. Calmel, o. p.
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### Vie de Jésus (IV)
par Marie Carré
##### *Les béatitudes. *(*Luc VI, 17-23*) * *(*Mt V, 1-12*)
Suivi d'une foule énorme venue de toutes les contrées voisines, et qui le suivait surtout pour son pouvoir de thaumaturge, Jésus monta sur une montagne afin de les enseigner. Car Jésus n'est pas venu rétablir une sorte de paradis terrestre, Il n'est même pas venu pour nous faire de la morale. Il est venu nous enseigner à aimer Dieu, et les exigences de cet Amour vont très au delà d'une bonne petite morale. Il est venu nous enseigner la Sainteté et la Sainteté est très au-dessus de la simple honnêteté.
En huit phrases qui sont la Charte de Chrétienté Il va surpasser toutes les valeurs naturelles. Lui Seul sait où est le vrai bonheur, celui que rien ne peut ravir ou détruire, celui qui s'embarque dès ce monde pour une aventure éternelle. Cette Charte s'appelle : les Béatitudes.
La première, l'indispensable, la fondamentale, sans laquelle toutes les autres ne sauraient être pratiquées :
-- « Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux ».
Il est inutile de vouloir être chrétien en rejetant une partie de ce que Jésus enseigne sous prétexte que ce serait trop difficile, voire impossible. Quand Jésus donne des ordres, c'est parce que nous pourrons trouver en Lui une autre nature qui, de misérables petits grains de poussière, doit pouvoir faire de nous d'autres Christs.
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Ceux qui s'effraient des exigences de Jésus ne comprennent pas qu'il n'a jamais pensé que nous y arriverions sans Lui. Son aide sera puissante, constante, admirable. Le tout c'est seulement de ne jamais perdre confiance. Personne ne peut dire que cela soit trop difficile.
Le fondement du changement de vie qui nous est demandé, c'est l'Humilité, cette vertu si décriée parce que méconnue. Quand le monde méprise l'Humilité, il ne méprise jamais que la fausse et ne le sait pas. Ses mépris raillent une caricature d'humilité qui diminuerait l'homme et le rendrait faible, lâche et veule. Quand Dieu nous propose une vertu, elle ne peut être une perte ou une diminution. Jésus n'a jamais vanté la stupidité d'esprit ou l'imbécillité, ou demandé de singer ces gens-là. Lui qui dira à ses Apôtres qui ne comprennent pas les paraboles : « Êtes-vous encore sans intelligence ? » n'a jamais dit de mettre l'intelligence dans les défauts à rejeter. Le défaut c'est seulement de s'imaginer qu'on est aussi intelligent que Dieu Lui-même et c'est là un défaut fort courant.
Les pauvres en esprit savent que, même avec du génie, ils ne sont Rien en face de Dieu. Les pauvres en esprit savent que, même très savants, ils peuvent avoir plus souvent tort que raison et que la Science est aussi le domaine de Dieu. Les pauvres en esprit savent que la Foi n'est pas affaire de vigueur d'intelligence et doit être demandée et reçue comme un cadeau inestimable et non mérité. Les pauvres en esprit savent qu'ils sont capables de tous les crimes et acceptent cette connaissance comme un état de fait commun à tous les hommes. Les pauvres en esprit savent que leur Bien vient de la grâce et leur Mal d'eux-mêmes. Les pauvres en esprit savent que leurs pensées sont sujettes à désirer ce qu'ils ne veulent pas et que leur volonté est sujette à ne pas pouvoir ce qu'elle voudrait. Les pauvres en esprit savent que la Foi est une fortune qu'il faut protéger. Les pauvres en esprit ne se vexent pas de ne pas être meilleurs que les autres. Les pauvres en esprit ne pensent pas que Jésus puisse avoir besoin d'eux. Les pauvres en esprit s'accrochent à la Foi des ancêtres, transmise de Pape en. Pape et savent que le Saint-Esprit sera leur guide DANS l'Église. Les pauvres en esprit ne peuvent pas imaginer que les Évangiles sont livrés à l'interprétation du premier venu.
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Les pauvres en esprit ne peuvent pas imaginer que Dieu abandonne son Église. Les pauvres en esprit savent que « les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle » et, pour eux, aucune question ne se pose. Les pauvres en esprit préfèrent recevoir que chercher, préfèrent être enseignés que de s'interroger.
Les pauvres en esprit savent avant toutes choses que Dieu ne peut pas nous tromper et que Dieu ne peut pas nous vouloir du mal. Dans cette certitude, leur pauvreté est un enrichissement à la mesure de Dieu, à la mesure de l'infini. Les pauvres en esprit sont les riches entre les riches ; ils sont tellement riches qu'ils souffrent constamment de ne pouvoir communiquer cette richesse à tous les indifférents et à tous les vrais pauvres. Mais leur souffrance est encore une richesse de plus.
Cette Béatitude conditionne toutes les autres. Sans cet état d'esprit, la Foi se perd ou se trompe ou se cache. Sans cet état d'esprit la sainteté est totalement impossible. Sans cet état d'esprit l'Amour de Dieu viendra bon second, l'amour de soi tenant solidement la première place. Sans cet état d'esprit, l'Espérance même devient impossible car notre Espérance est tellement au-dessus de nos mérites qu'il faut savoir rire de soi-même pour y croire.
Mais, devant la première Béatitude, beaucoup d'hommes se cachent. Ils la lisent sur un ton mineur plein de tristesse, ils la lisent mal. Notre-Seigneur a dit : « Bienheureux » ... Il n'a pas dit : Rendez-vous malheureux vous-mêmes. Ce qu'il nous propose c'est seulement de nous vider de tout ce qui nous encombre pour recevoir la très sainte Vérité et les grâces qui L'accompagnent. Il ne dit pas : Videz-vous pour rester vides. Il dit : Videz-vous pour que je vienne. Sa Béatitude n'est pas triste, elle indique où est la seule vraie joie.
Cette Béatitude rejette dans le domaine de la tristesse toute hérésie. N'est pas pauvre en esprit celui qui pense savoir mieux que l'Église. N'est pas pauvre en esprit celui qui dit : je crois ce que ma conscience m'ordonne de croire. N'est pas pauvre en esprit celui qui pense comprendre la Bible tout seul. N'est pas pauvre en esprit celui qui fonde une secte nouvelle en opposition avec la Foi de la Tradition. N'est pas pauvre en esprit celui qui s'imagine pouvoir rénover le monde avec des moyens humains.
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N'est pas pauvre en esprit celui qui veut avoir raison tout seul. N'est pas pauvre en esprit celui qui entend se faire sa religion personnelle. N'est pas pauvre en esprit celui qui s'indigne des crimes commis par certains chrétiens en vue, parce que, placé dans la même situation il aurait peut-être fait pire. N'est pas pauvre en esprit celui qui n'admet pas que la Vérité ne peut être qu'Unique. N'est pas pauvre en esprit celui qui prône l'irénisme car il met sur le même pied les erreurs et la Vérité révélée.
Et la première Béatitude engendre les autres :
-- « Bienheureux ceux qui sont doux parce qu'ils posséderont la terre ».
La douceur et l'humilité sont tellement importantes en Chrétienté que Jésus dira de Lui-même :
-- « Mettez-vous à mon école parce que je suis doux et humble de cœur. »
Si bien qu'une des prières les plus efficaces pour celui qui a besoin d'une aide constante dans les difficultés de cette vie et les embûches continuelles d'un mauvais caractère c'est : « Jésus, doux et humble de cœur, rendez mon cœur semblable au vôtre. »
Je défie qui que ce soit qui emploierait cette formule avec foi de ne pas en ressentir un grand bien-être. (Les jours où tout va trop mal, il suffit de persévérer un peu dans la répétition lente de cette toute petite phrase.) C'est là une demande que Notre-Seigneur est toujours très pressé d'exaucer.
Mais cette douceur est tout le contraire de la faiblesse. C'est pourtant la faiblesse que les autres voudraient nous voir pratiquer, la croyant tout simplement angélique. La douceur n'est pas une faiblesse, c'est une domination de soi-même. C'est donc une force qui, au lieu de s'attaquer aux autres fait éviter les excès. C'est une force beaucoup plus difficile que de dominer les autres. Mais comme elle n'est pas spectaculaire elle n'est pas très appréciée. La douceur n'est pas une lâche bienveillance pour les péchés du monde. La douceur s'attaque à nos propres péchés, dont la médisance n'est pas le moindre ni le plus rare. Elle s'attaque doucement, mais fermement, sachant que la sainteté personnelle peut seule valoir des grâces aux autres.
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La douceur c'est aussi imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ en période de persécution. La douceur c'est l'Agneau qui se laisse arrêter, flageller, crucifier.
Et Jésus continue :
-- « Bienheureux ceux qui pleurent car ils seront consolés. »
Bienheureux ceux qui pleurent car ils seront consolés. C'est plus que jamais le renversement de toutes les valeurs. Et constamment, il faut rappeler aux chrétiens que les larmes et la souffrance sont leur richesse.
Tous ceux qui ont la vie trop facile devraient être terrorisés et se souvenir de cette autre parole : « Vous avez déjà reçu votre récompense. » Terreur de s'entendre dire cela au jour définitif. Terreur d'être récompensé sur la terre. Tous ceux qui ont la vie trop facile devraient rejeter comme en rejetterait une dangereuse idole, leurs facilités, pour s'empresser de servir ceux qui pleurent. Car s'ils doivent être bienheureux, ce n'est tout de même pas pour que nous nous croisions les bras en disant : Ils ont bien de la chance, laissons-les pleurer. Ceux qui n'auront pas essuyé les larmes ou qui les auront provoquées, quelle récompense attendent-ils ?
La vérité est que toute larme devrait être offerte comme une perle précieuse aux Anges préposés à leur récolte. Pour un chrétien, toute souffrance est une joie, non pas pour la souffrance elle-même (ils ne sont pas tous), mais parce que l'offrande de la souffrance est, avec l'offrande de l'obéissance, la plus grande preuve d'Amour. En nous laissant souffrir, Dieu nous donne un moyen de Lui prouver que nous L'aimons vraiment. Il est trop facile d'aimer quand tout va bien. Il faut aimer les roses mais aussi les épines et plus les épines que les roses.
Que les athées ne prétendent pas qu'ils ont peur d'entrer en Chrétienté parce qu'il y faudrait beaucoup pleurer. Personne sur terre n'est à l'abri des larmes et il ne suffit pas d'être païen pour avoir la vie facile. Mais un chrétien au moins sait que la souffrance est nécessaire car une vigne doit être taillée pour donner du fruit. L'homme aussi, cette vigne du Seigneur, doit être taillé s'il ne veut pas se disperser et s'étouffer dans un inutile et fatigant fouillis d'occupations vaines.
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-- « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés. »
Cette faim et cette soif sont l'adorable tourment de l'Apôtre qui ne peut pas supporter qu'un seul homme sur l'a terre puisse vivre sans aimer Notre-Seigneur Jésus-Christ. Cette injustice est pour lui monstrueuse et il a faim et soif de voir l'Église embrasser le monde. Tout chrétien devrait avoir ce tourment. Il est misérable de ne penser qu'à son propre salut. Ce qui importe, ce n'est pas tant son salut ou celui des autres que la Gloire de Dieu.
La justice c'est que Dieu soit aimé et premier servi même s'il n'y avait pas de promesse de Paradis. La justice c'est que Notre-Seigneur ne soit pas perpétuellement recrucifié par ceux qui le dédaignent ou admettent avec condescendance que sa morale est belle.
-- « Bienheureux les miséricordieux parce qu'ils obtiendront miséricorde. »
Pardonnez-nous nos offenses comme... Beaucoup le répètent tous les jours, demandant sans réfléchir à Dieu de ne surtout pas leur pardonner un certain nombre de leurs péchés puisqu'il en est qu'ils ne veulent pas pardonner aux autres. Ils disent très exactement : Faites bien attention de ne pas tout me pardonner... et même le disent quotidiennement pendant des années puisqu'ils cultivent quotidiennement pendant des années une secrète (ou même ostensible) animosité contre telle ou telle personne.
Dans ce domaine il semble qu'on serait volontiers miséricordieux pour une très grave et spectaculaire offense mais qu'on ne puisse jamais l'être pour les toutes petites offenses pour tous les petits coups d'épingle. Mais là aussi il faut savoir appeler la grâce au secours. Jésus ne nous demande pas de pardonner sans son aide, c'est-à-dire de jouer les fanfarons en lui disant : Constatez comme je suis bon et généreux, maintenant vous allez en faire autant à mon égard. Celui qui voudrait pardonner tout seul ne pardonnerait ni longtemps ni souvent.
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Il nous est seulement demandé de dire au Divin Crucifié que nous voulons le faire mais que nous ne pouvons pas parce que Lui Seul peut nous le faire faire. Et Il donnera le don de Miséricorde qui coulera en nous avec un grand apaisement parce que son plus cher désir est de pouvoir exercer envers nous cette vertu toute divine. La différence entre la Miséricorde divine et la nôtre c'est que celle de Dieu coule de source, ne tarit jamais et ne revient pas en arrière tandis que la nôtre est purement volontaire et, comme notre volonté ne peut rien créer, c'est à la source divine que nous devons la puiser ; et comme notre volonté n'est pas immuable, il est bon d'apprendre à repuiser. Dans ce domaine, comme dans tous les autres, il faut : vouloir, ... ne pas pouvoir, ... et appeler au secours.
Limage devenue classique de la paille et de la poutre illustre cette Béatitude. Tous les mépris, médisances, ironies et vertueuses indignations suscitées par les pailles qui, nous gênent tant dans les yeux des autres, ce flot de paroles qui fait le fond de presque toutes les conversations semblerait prouver que cette Béatitude est la plus difficile des huit. Quelqu'un d'astucieux ne pourrait-il pas nous aider en publiant un aide-mémoire de la conversation mondaine où les « pailles » seraient totalement bannies ? (Luc, VI, 37-42) (Matt., VII, 1-5).
-- « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qu'ils verront Dieu. »
La pureté de cœur c'est la pureté d'intention. Pour un chrétien, le plus important ce n'est pas l'action mais l'intention. Des milliers de secrètes mauvaises intentions vicient beaucoup d'œuvres bonnes en elles-mêmes.
C'est ce que les hommes appellent d'un autre mot : la sincérité. Mais dans ce domaine Dieu Seul est juge et il est à craindre qu'Il soit beaucoup moins aveugle que nous. Il est de mode aujourd'hui de découvrir de la sincérité partout. Mais une hypocrisie secrète anime beaucoup de sincérités. Or l'hypocrisie semble, être le péché contre lequel Notre-Seigneur a le plus tonné. Mais l'homme accepte d'être accusé de presque tous les défauts, sauf de celui-là. L'homme se dira assez facilement : Je suis un orgueilleux il ne se dira jamais : Je suis un hypocrite. (Quand il le dit, tout espoir est-permis).
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L'hypocrisie est le péché le dangereux parce que la raison le camoufle en vertu, la grâce seule peut le combattre mais, bien souvent, la grâce est d'avance repoussée et quand elle parle tout bas, l'hypocrite est tellement décidé à la faire taire qu'il s'arrange pour faire un tel tintamarre que les paroles de la grâce ne peuvent plus arriver jusqu'à son cœur. L'hypocrisie, surtout dans le domaine religieux, fait les Caïphe. L'hypocrisie invente une pureté d'intention qui n'est pas pure et s'obstine et s'acharne. La vraie pureté d'intention c'est de ne vouloir que ce que Dieu veut et de ne pas prendre ses désirs personnels pour la Volonté de Dieu.
Ceux qui ont le cœur pur verront Dieu en ce sens qu'ils recevront la grâce de voir la Volonté de Dieu. Et la Volonté de Dieu est d'abord qu'il n'y ait qu'un Christ, qu'une Foi, qu'une Église, reçus par les hommes comme des cadeaux divins.
Mais au sujet de la pureté d'intention, Notre-Seigneur donnera plusieurs exemples concrets (Matt., V, 21-23) :
« Tu ne tueras pas » englobe également : « Tu ne te mettras pas en colère ». « Tu ne tueras pas » exige également la réconciliation avec toute personne qui aurait sujet de nous en vouloir, notamment avant toute offrande au Seigneur. -- « Tu ne commettras pas l'adultère » englobe le simple désir pour la jolie fille qui passe (on pourrait peut-être ajouter aujourd'hui que les jolies filles devraient veiller à être plus convenablement vêtues. Il me paraît d'autant plus permis de le dire qu'une des voyantes de Fatima nous informait en 1917 que les modes modernes offensaient beaucoup Notre-Seigneur. Et même sans la voyante de Fatima il est facile de le deviner).
Notre-Seigneur demande également que oui soit toujours oui et non toujours non et que soient supprimés tous les serments inutiles. Les serments sont peu de mode aujourd'hui mais le oui qui serait toujours oui et le non qui serait toujours non... c'est une autre question. Et, bien entendu, les actions bonnes ou pieuses peuvent devenir impures si elles sont faites pour la gloriole... (Matt., V, 33-37 ; VI, 1-6)
-- « Bienheureux les Pacifiques parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu. »
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Les Pacifiques sont ceux qui possèdent la Paix du Christ, état qui subsiste au milieu des pires épreuves. Les âmes pacifiques savent que Dieu sera toujours le plus fort et que du Mal il sortira toujours un plus grand Bien. En ce sens ils gardent la Paix sans cependant pactiser avec le Mal. Le communisme même peut nous laisser dans la Paix puisqu'il est visible et logique que cette longue abomination aura pour effet de mettre fin au schisme russe et de ramener un grand peuple dans le sein de l'Unique Église. Les communistes peuvent continuer leurs ravages, nous savons que l'Immaculée aura sa statue au plus haut du Kremlin. Si nous sommes pacifiques c'est parce que nous savons que, contre Dieu, il n'y a rien à faire, et contre l'Église du Christ non plus. Notre Paix est une sérénité que rien d'autre ne peut égaler.
Notre Paix est aussi une certitude de posséder une force infinie dont personne ne peut nous empêcher de nous servir. Aucune Loi ne peut interdire de prier mentalement et contre cette forcé-là personne ne peut rien. Leur seul moyen de défense est de nous tuer pour nous envoyer au Ciel, prier beaucoup plus et beaucoup mieux. Et même si le martyre est camouflé en condamnation politique, l'intention profonde reste seule valable aux yeux de Dieu et donc aux nôtres. On n'a pas encore trouvé un moyen de tuer les chrétiens sans faire, des martyrs et on ne trouvera jamais.
Les persécuteurs se nourrissent de haine et ne sont jamais paisibles. Les indifférents se nourrissent de temporel et ne sont jamais contents. Les hérétiques se nourrissent de négations (étant beaucoup plus sûrs de ce qu'ils ne veulent pas croire que de ce qu'ils croient) et leurs négations étant sujettes à révisions ou à contradictions ne leur donnent pas une paix durable.
Les pacifiques et les doux ne rendent pas le mal pour le mal mais tendent l'autre joue. Cet ordre fait sourire les « forts », mais c'est seulement parce qu'ils ne sont pas assez forts pour l'accomplir. Et comme ils ne se sentent pas assez forts, ils nous énumèrent les exceptions où cette règle ne doit surtout pas être appliquée, de sorte que c'est le commandement de Notre-Seigneur qui devient lui-même exception (Luc, VI, 29-30 ; Matt., V, 38-42).
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Les pacifiques et les doux donnent à quiconque leur demande, et ne redemandent pas leur bien à celui qui le prend. Pour l'accomplir il faut l'esprit de pauvreté, le détachement des biens de ce monde, car les Béatitudes se tiennent fortement la main et il n'est pas possible d'en détacher une sans faire souffrir les autres. Mais il est très possible d'en cultiver une et de voir aussi pousser les autres.
Les pacifiques sont aussi très exactement des artisans de paix. « La Paix soit avec vous » était la salutation de Notre-Seigneur. Pourquoi n'est-elle plus en usage parmi nous ? Que veut dire ce bonjour, bonsoir ? Que ce jour soit bon... Mais qu'y a-t-il de meilleur que la paix, qu'y a-t-il de pire que la haine ? ... Bienheureux seront ceux qui posséderont la paix de Jésus et la communiqueront sans même y penser.
-- « Bienheureux serez-vous quand on vous insultera et persécutera et qu'on dira *faussement* toute sorte de mal contre vous à cause de moi ».
-- Réjouissez-vous et soyez dans l'allégresse, parce que votre récompense est grande dans les Cieux ; car c'est ainsi qu'on a persécuté les Prophètes qui étaient avant vous. »
Et c'est ainsi qu'on persécutera le Prophète qui vous parle. Or le disciple ne doit pas désirer d'être au-dessus du Maître, le disciple doit désirer d'être traité comme son Maître.
Si bien que le chrétien qu'on voudrait ravaler au rôle d'honnête homme serviable et poli, trouve aussi son allégresse à être méprisé, insulté, haï, calomnié, condamné et massacré.
Il n'est pas donné à tous d'entrer au Ciel par la porte du martyre mais il est donné à tous d'accepter de toutes petites injustices, de tout petits mépris, de toutes petites ironies, des petits coups d'épingles, des petites vexations, des petites humiliations, des superbes indifférences et des sereines incompréhensions. Il est donné à tous de se fabriquer des petits bouts de martyre de temps à autre. Martyr voulant dire : témoin (et non pas personne torturée comme on le croit généralement) il est donné à tous de « témoigner » que la Croix est l'unique Histoire qui vaut la peine d'être connue, que l'Imitation de Jésus-Christ est l'unique vie qui vaut la peine d'être vécue et que tout chrétien s'honore de la haine qu'on lui témoigne.
201:120
La marque typique du martyre étant d'être accusé *faussement*, il n'y a donc pas lieu ni de s'étonner ni de s'indigner des milliers de condamnations absurdes inventées par les communistes. Cela est dans l'ordre de Chrétienté.
La seule nouveauté est que les martyrs s'accusent eux-mêmes dans un style uniforme montrant visiblement qu'ils ne sont plus que des perroquets. Cependant le Saint-Esprit a promis de parler par notre bouche quand nous serons persécutés. Il serait néfaste et absurde de ne pas croire d'une façon absolue en toutes les promesses de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le Saint-Esprit n'a jamais promis qu'il soufflerait une réponse à toute question, à n'importe quelle question. La sagesse semble donc de rester dans le silence le plus absolu jusqu'au moment où le Saint-Esprit pousserait visiblement à répondre. Mais le silence est aussi une réponse et il est possible que ce soit actuellement la seule qu'il nous soit demandé de faire. Comme les questions roulent toujours sur des sujets non religieux, le chrétien veut prouver qu'il n'est pas un mauvais citoyen et se croit tenu de répondre. La Vérité est qu'on n'est pas tenu de répondre à un personnage faisant profession d'athéisme, même quand il prétend mensongèrement le contraire. Un tel personnage est d'essence diabolique et il est tout à fait sans importance que le diable nous accuse d'impérialisme ou autre crime politique. Nous n'avons pas à nous défendre contre les crimes inventés par le diable. Laissons-le s'énerver : il a perdu d'avance et il le sait.
Je n'ignore pas qu'il est facile de parler de ces choses dans un pays paisible. Je n'ignore pas que celui qui refuse de répondre est immédiatement torturé. Notre-Seigneur ne répondait pas et Notre-Seigneur fut très exactement torturé. C'est là ce qu'il nous faut particulièrement apprendre dans une période comme la nôtre, c'est-à-dire une période de persécution.
Une autre particularité de la persécution éclate dans l'absurdité des questions posées. Aucun chrétien ne doit s'avilir en répétant dix fois de suite, et sans compter sur ses doigts : Il fait beau dehors. A partir du moment où le chrétien a cédé sur ce point, il devient un jouet dans les mains de ses bourreaux. N'oublions pas que les martyrs de la Primitive Église ne sentaient aucune douleur et que ce fait adorable s'est abondamment reproduit dans les camps nazis (notamment).
202:120
Dans le cadre de cette Béatitude, Jésus précisera le commandement qui place la chrétienté très au-dessus de toutes les autres religions (Matt., V, 43-48 ; Luc VI, 27-36) :
-- « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent ; bénissez ceux qui vous maudissent et priez pour ceux qui vous persécutent. »
L'ordre était tellement surprenant, tellement nouveau, que Jésus, voyant probablement la surprise de la foule, ajoute :
-- « Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, quel mérite avez-vous ? Car même les pécheurs aiment ceux qui les aiment Et si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quel mérite avez-vous, car les pécheurs font de même. »
Et la raison, la grande raison de cet ordre surprenant est que Dieu est bon, même pour les ingrats, même pour les méchants, et que notre règle de vie doit être tout simplement d'imiter Dieu : « Soyez saints comme votre Père céleste est Saint. »
La sainteté n'est donc pas un privilège réservé à quelques-uns, une prédestination arbitraire accessible seulement à un très petit nombre. Certaines vies de saints tendraient cependant à nous le faire croire et donc à nous décourager. Ces vies-là décrivent des saints chargés d'une mission spéciale. Ceci n'est évidemment pas demandé à tout le monde et ne fait du reste pas l'essence de la sainteté. La vérité est que la sainteté est accessible à tous, et qu'il n'existe absolument rien qui puisse l'empêcher. Jésus n'aurait pas donné cet ordre s'il n'était pas praticable et, ayant donné cet ordre, Il est, en quelque sorte, obligé de nous aider. Prétendre donc que la sainteté n'est accessible qu'à quelques privilégiés, c'est nier la puissance du Seigneur, c'est dire très exactement : Je sais que mes défauts sont plus forts que le Tout-Puissant ; je sais que ma volonté de rester dans le mal ou la médiocrité est plus forte que la Volonté de Dieu. En d'autres termes, je suis plus puissant que le Tout-Puissant.
203:120
Notre-Seigneur a déjà répondu à cette crainte absurde quand Il disait à Marguerite-Marie : « Tu ne manqueras de secours que lorsque mon Cœur manquera de puissance. » De sorte qu'il semble que la clef de Chrétienté soit la Confiance. Confiance que Dieu est plus puissant que nous, confiance que Dieu nous aime plus qu'aucun saint ne l'a jamais aimé, confiance que son plus cher désir est de nous avoir tout près de Lui pour toujours ; confiance qu'Il connaît mieux notre incapacité que nous ne la connaissons nous-mêmes ; confiance que Jésus n'est pas mort en Croix pour que nous Lui disions : Mais je sais que pour effacer mes propres péchés, cela est insuffisant.
Il semble du reste qu'aujourd'hui la grosse difficulté ne soit pas tant la hantise de ses péchés et de ses défauts que l'opinion contraire : nous nous croyons sans péché parce que nous n'avons ni tué ni volé. Et encore ! ... Voler ? ... en regardant bien, est-ce si sûr que cela ? ... Et dire du mal du prochain étant mis par Jésus à pied d'égalité avec le meurtre... les meurtriers ne se comptent plus, tant le monde en est plein.
##### *Les Imprécations. *(*Luc VI, 24-26*)
Les huit Béatitudes, Charte de Chrétienté sont renforcées par les quatre Imprécations :
-- « Mais Malheur à vous, les riches, parce que vous avez reçu votre consolation. »
-- « Malheur à vous qui êtes repus maintenant parce que vous aurez faim. »
-- « Malheur à vous qui riez maintenant parce que vous serez dans le deuil et dans les larmes. »
-- « Malheur à vous lorsque les hommes diront du bien de vous ; c'est ainsi que leurs pères traitaient les faux Prophètes. »
Léon Bloy disait : « Je ne voudrais pas être riche pendant un quart d'heure, parce que pendant ce quart d'heure-là je pourrais mourir. »
204:120
##### *L'Obéissance. *(*Luc VI, 46*) * *(*Mt VII, 21*)
Les Béatitudes ne sont pas un code réservé à une élite comme beaucoup cependant le croient. Les ordres de Jésus s'adressent à tous et l'erreur serait de croire qu'un peu de sentimentalisme suffira :
-- « Ce n'est pas quiconque me dit : Seigneur, Seigneur, qui entrera dans le Royaume des Cieux, mais celui qui fait la Volonté de mon Père qui est dans les Cieux. »
Cette Parole renverse, sans discussion possible, toutes les petites religions personnelles. Aimer Dieu c'est très bien, mais si l'on ne cherche pas à faire tout ce qu'Il vent, il manque l'essentiel. Combien cependant disent : Je vous aime, Seigneur, mais... je ne croirai et ferai que ce qu'il me plaira de croire et de faire. Bien sûr, on ajoute : Je croirai ce que ma conscience m'ordonne de croire... comme si la conscience était Dieu Lui-même. Mettre sa conscience à pied d'égalité avec Dieu est une subtile astuce. Mais c'est une astuce ténébreuse puisqu'elle permet de dire que mille variations sont aussi vraies les unes que les autres, que mille opinions contradictoires sont aussi divines les unes que les autres. Chaque conscience prétendant être illuminée du Saint-Esprit, le Saint-Esprit, Lui, n'a plus qu'à se taire et se soumettre. Et pourtant Jésus est formel : la preuve du véritable amour ; c'est l'Obéissance.
La Sainte vertu d'Obéissance concerne d'abord la Foi. Il est absurde de penser que les dogmes puissent varier selon les siècles, les pays ou les races. Il est parfaitement absurde de croire que la Foi est une manifestation sentimentale, sujette à mille interprétations diverses. Oui, c'est *oui ;* non, c'est non, et Dieu ne dit pas oui à l'un et non à l'autre sur le même sujet.
Ceux qui prétendent que la Foi ne peut pas être obéissance se prennent pour des dieux. Après tout, les Empereurs romains ne faisaient rien de plus, quand ils se posaient en dieux, que ceux qui se posent en créateurs de chrétientés nouvelles. Les uns comme les autres croient en leur propre puissance.
205:120
Mais ni saint Pierre, ni les autres Apôtres ne croyaient en eux-mêmes. Ils se présentaient au monde comme l'écho d'une Parole sainte et, de Pape en Pape, cet écho est parvenu jusqu'à nous. C'est un cadeau à recevoir.
La Sainte vertu d'Obéissance est grandement facilitée par le fait adorable que Jésus était l'Obéissance personnifiée. Le Fils de Dieu n'a pas cru déroger en ne parlant et n'agissant que d'après les ordres de son Père. Il n'a pas cru déroger en nous faisant savoir qu'Il n'avait aucune opinion personnelle. Il n'a pas cru diminuer le Saint-Esprit en annonçant que ce dernier ne ferait que répéter les Paroles déjà dites. Et l'Obéissance de Jésus ne peut pas être plus totale qu'elle ne fut puisqu'Il obéit jusqu'à la mort de la Croix. De sa naissance à sa mort, Jésus, Deuxième Personne de la Sainte Trinité, est soumis à son Père et nous, nous dirions que nous ne voulons pas amoindrir notre personnalité en soumettant notre esprit à l'Église fondée par le Christ ! (Jn, IV, 34 ; V, 30 ; VI, 38 ; VIII, 28-29 ; XII, 49 ; XIV, 31 ; X, 17 ; VII, 16 ; Eph., V, 17 ; Jacq., I, 21-22 ; Jn, II, 3-4 ...17 ; Matt., XII, 50 ; Phil., II, 5 ; Héb., X, 6).
Et pourtant l'Obéissance qui nous est demandée ne peut pas être livrée au bon plaisir de quelques hommes, elle impose de toute nécessité, une Autorité (Matt., XVIII, 17)
-- « Celui qui n'écoute pas l'Église, qu'il soit pour vous comme un païen et un publicain. »
Mais le monde, depuis quelques siècles, essaie de nous faire croire que l'Autorité de l'Église est due à l'ambition désordonnée de quelques-uns. Grossière erreur. Si cela était, ces quelques ambitieux ne sauraient vivre, en bonne intelligence. Cela n'existe pas. Ces quelques hommes ambitieux auraient cherché, depuis toujours, à se débarrasser les uns des autres. Ils auraient fait de la surenchère dans un sens ou un autre. La réalité est fort différente. L'Autorité dont l'Église est investie est une Autorité qui ne vient pas des hommes, si bien que chaque ecclésiastique est d'abord une Obéissance et que son Autorité en découle.
Certains pensent que suivre son inspiration personnelle est plus sublime que la toute banale Obéissance. Mais Jésus a déjà jugé ce sublime-là quand Il dit à ses Apôtres (Luc, X, 16) :
206:120
-- « Celui qui vous écoute, m'écoute ; celui qui vous méprise me méprise et celui qui me méprise, méprise Celui qui m'a envoyé. »
Il est donc parfaitement clair que celui qui méprise les Apôtres méprise Jésus Lui-même. Il ne sert à rien de dire que les Apôtres sont morts depuis presque deux mille ans. La perpétuité de la Vérité est aussi un témoignage saint. Et quel serait ce Dieu qui fonderait une Église pour une seule génération et laisserait les siècles à venir se débattre dans le noir ? Pareille supposition est une impertinence (Matt., XXVIII, 20 ; I Pi., I, 25).
Que beaucoup de personnes vivent saintement tout en faisant partie d'une Église séparée prouve simplement qu'elles ne sont pas aussi « séparées » que les apparences pourraient le faire croire. Car elles sont sorties de nous, en emportant beaucoup de nous, et, en fait, nous appartiennent sans le savoir. Et même les saintetés non chrétiennes (je veux dire de ceux qui n'ont pu connaître le Christ) appartiennent aussi au Dieu Unique et Miséricordieux.
##### *Nos miracles.*
Jésus a formellement promis que la véritable Église se reconnaîtrait à ses fruits qui sont la sainteté et les miracles. C'est la marque extérieure, visible, frappante, de la véritable Église. De même que Jésus faisait des miracles pour authentifier sa mission et son origine divine, de même son Église recevra ce don pour authentifier également sa mission et son origine divines (Luc, VI, 43-45 ; Matt., VII, 15-20).
Quand Jésus envoie les Douze prêcher, Il leur donne puissance de guérir les maladies et de chasser les démons. Et Il promet que ceux qui croiront en Lui feront non seulement les mêmes miracles que Lui, mais de plus grands encore. Si bien que l'Église chrétienne doit constamment et jusqu'à la fin du monde posséder des Saints ayant reçu le don des miracles. Et c'est ce qui se vérifié très facilement dans l'Église catholique et nulle part ailleurs (Mc., III, 14-15).
207:120
Plutôt que de répondre que les miracles n'existent pas, il serait prudent d'examiner attentivement et honnêtement cet état de fait. Du temps de Notre-Seigneur, les Juifs hostiles n'avaient pas encore eu l'audace d'inventer que le miracle n'existe pas mais, pour avoir la possibilité de refuser de croire en Jésus, inventèrent qu'il les accomplissait par la puissance du démon. Ces deux échappatoires sont aussi absurdes l'une que l'autre. Déroger aux lois de la nature n'est pas plus extraordinaire que toutes les merveilles qui nous entourent. Mais on ne regarde plus la nature, on n'a pas le temps. Celui qui a créé le monde et le perpétue peut bien guérir n'importe quel agonisant.
Jésus, qui sait que les hommes se laissent facilement prendre aux beaux discours, nous donne ce moyen très simple de ne pas nous tromper de Chrétienté. Jésus, qui sait que les hérésies pulluleront, ne nous dit pas que la sincérité des novateurs (même quand ils prennent le nom de réformateurs) devra être amicalement respectée mais, bien au contraire, que nous devons rester en garde contre les faux prophètes qui viendront à nous sous des peaux de brebis mais au-dedans seront des loups rapaces. Et à quoi les reconnaîtrons-nous ? ... A leurs fruits.
Il reste cependant vrai que même le don des miracles n'est pas suffisant pour donner l'assurance du salut (Matt., VII, 22-23). Même ceux-là peuvent ruiner toute leur vie en cessant de pratiquer la Sainte Vertu d'Obéissance. Le catholique doit être capable de renoncer à toutes ses œuvres, si l'Église le lui ordonne. La Sainte Obéissance est l'Amour en action et elle est la forme d'Amour la plus agréable au Seigneur. La désobéissance d'Adam nous a donné la Mort, l'Obéissance de Jésus nous a rendu la Vie, mais elle ne sauvera peut-être pas toujours ceux qui n'obéissent pas. Et Jésus confirme ce qu'il disait aux Apôtres, quand Il avertit sainte Marguerite-Marie : « J'aime l'obéissance et sans elle on ne peut me plaire. » Et Il aime l'Obéissance à tel point qu'il préfère voir une âme obéir à ses supérieurs légitimes plutôt qu'aux ordres qu'il lui aura Lui-même donnés en apparaissant.
A combien de saints, Jésus n'a-t-il pas répété que la marque de la Charité, c'est l'Obéissance ? A sainte Brigitte disait : « La Charité est comme un arbre ; d'elle procèdent les vertus, entre lesquelles l'Obéissance tient le premier rang. Pour l'amour de l'Obéissance je n'ai pas hésité à subir la mort de la Croix ; aussi l'Obéissance me plaît souverainement. »
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Et à sainte Mechtilde Il promet : « Ainsi que j'ai obéi à mon Père, ainsi j'obéis à tous ceux qui obéissent. »
##### *La maison sur le roc. *(*Luc VI, 47-49*) * *(*Mt VII, 24-27*)
Le sage se fait Obéissance en mettant les paroles de Jésus en pratique et bâtit ainsi sa maison sur le roc. Le roc, c'est Pierre, seul gardien de la Vérité totale. Même en cas d'orage, d'inondation, de persécution, la maison bâtie sur Pierre ne sera pas ébranlée.
Mais l'insensé entend les paroles de Jésus et ne les met pas en pratique, ou met en pratique celles qui lui plaisent (ce qui revient au même). Il bâtit sa maison sur le sable et chacun sait que sa ruine est inévitable. L'Histoire le prouve assez. Car, qu'est-il advenu des centaines de chrétientés qui, avant le XVI^e^ siècle, ont été fondées ici ou là ? Qu'en est-il advenu ? Même les noms des fondateurs sont oubliés de tous. Qui connaît encore Valentin, Marcion, Cerdo, Praxéas, Prépon, Noetus, Sabellius, Théodote, Marcellina et des centaines d'autres ? Leurs sectes n'existent plus, elles n'étaient pas bâties sur Pierre, sur l'Obéissance à Pierre.
Bien sûr, il ne suffit pas non plus d'être soumis à Pierre pour le dogme et de continuer à dire quotidiennement du mal de son prochain.
##### *Les paroles oiseuses. *(*Luc VI, 45*) * *(*Matt., XII, 33,37*)
On veut nous faire croire aujourd'hui que le doute ennoblit l'homme. Qu'il soit supérieur à l'indifférence, je ne le nie pas.
209:120
Mais qu'on se pâme d'admiration devant ceux qui doutent et ergotent et discutent, voilà qui est surprenant. Car non seulement on se pâme d'admiration, mais on voudrait nous faire croire que cet état d'esprit est nettement supérieur à la Foi stable et sereine. On voudrait nous faire croire que les âmes qui doutent font preuve d'un génie particulier qu'il faudrait presque leur envier. On voudrait nous faire croire que la Foi du catholique est un état de stagnation assez voisin de celui du caillou. On voudrait nous faire croire que, chercher Dieu avec angoisse, est plus sublime que chercher la sainteté avec patience. On voudrait nous faire croire que le catholique est un pauvre type qui n'a plus une découverte à faire (sous-entendant par là que les découvertes qu'il a faites sont bien médiocres). Mais Notre-Seigneur a déjà répondu que « l'homme tire de bonnes choses de son trésor qui est bon ».
Et le dogme catholique, et la Vérité catholique, sont exactement pour nous un trésor, un trésor inépuisable. Et le chemin de la perfection est également un trésor dont personne ne pourra jamais voir la fin car le saint ne tend à rien d'autre qu'à imiter la sainteté même de Dieu, ce qui laisse deviner tout de suite qu'il n'aura jamais le temps de s'ennuyer. Peut-être que l'homme qui doute et se complaît dans son doute trouve la vie très palpitante mais cette complaisance est grave, car Notre-Seigneur se montre extraordinairement sévère pour toute parole inutile, pour toute parole oiseuse :
-- « Or, je vous le dis, toute parole oiseuse que prononceront les hommes, ils en rendront compte au Jour du Jugement. Car vous serez justifié par vos paroles et vous serez condamné par vos paroles. »
##### *Le Centurion de Capharnaüm. *(*Luc VII, 1-10*) * *(*Mt VIII, 5-13*)
Le centurion de Capharnaüm avait un serviteur gravement malade et fit demander à Jésus de bien vouloir le guérir.
210:120
Le centurion de Capharnaüm avait, sans le savoir, une mission universelle. Au nom de l'humanité il devait prononcer la parole que toute la Chrétienté reprendrait, génération après génération, au moment de la Sainte Communion. Au nom de nous tous, le Centurion de Capharnaüm dit à Jésus :
-- « Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison, mais dites seulement une parole et mon serviteur sera guéri. »
En parlant ainsi, le centurion collaborait à l'institution de la très sainte messe puisque trois fois le prêtre, répète, avant de nous donner Jésus-Hostie : « Seigneur, je ne suis pas digne de vous recevoir, mais dites seulement une parole et mon âme sera guérie. »
Il n'est peut-être pas inutile de préciser que, dire : « Seigneur je ne suis pas digne » ne suffirait pas à effacer des péchés graves. Pour les péchés graves, Jésus instituera la confession, nul n'en ignore. Mais, même sans péché grave, qui est digne de recevoir Jésus-Hostie ? ... Personne. C'est pourquoi nous lui demandons tout humblement de nettoyer lui-même nos âmes avant d'y venir. Et, comme le centurion, nous croyons que Jésus le peut. Et, comme le centurion, nous savons que Jésus peut tout, même faire un saint avec le plus grand criminel de la terre. Et le centurion continue, donnant une image très vivante de la Foi :
-- « Car je suis moi-même sous une autorité, ayant sous moi des soldats ; je dis à celui-ci : va, et il va ; et à un autre : viens, et il vient, et à mon serviteur : fais ceci et il le fait. » Et Jésus fut dans l'admiration et dit à ceux qui le suivaient : « En vérité, je vous le dis : je n'ai trouvé autant de Foi chez personne en Israël. »
La Foi du centurion annonce aux Israélites ergoteurs que les Gentils sont tout à fait capables d'entrer dans le Royaume qu'ils dédaigneront. Et la Foi du centurion répond d'avance à nos misérables ergoteurs modernes qui ont tout simplement décidé que le miracle ne peut pas exister.
Sans entrer dans la maison du centurion, Jésus lui dit :
« Va, qu'il te soit fait selon que tu as cru. » Et à l'heure même le serviteur fut guéri. »
211:120
Si la terre ne s'est pas faite toute seule et si l'univers accumule les lois les plus extraordinaires pour aboutir à un équilibre et à un ordre parfaits, quelle difficulté y a-t-il de le Créateur puisse, quand Il lui plaît, déroger à ses propres lois. Mais le monde moderne préfère imaginer un créateur impassible, afin de ne pas se sentir obligé de lui obéir dans les diverses lois morales qu'Il nous a fait connaître par son Fils Bien-Aimé. Et se bouchant les yeux et les oreilles, le monde moderne dit : le miracle n'existe pas. Or, à Lourdes et ailleurs, le miracle est aussi visible qu'en Palestine, il y a deux mille ans. Et, à Lourdes comme en Palestine, le miracle n'est pas toujours le résultat d'une foi très vive (quand on ne peut plus nier une guérison extraordinaire, on la met sur le compte d'une surexcitation de la Foi). En Palestine, plusieurs miraculés n'étaient pas présents quand Jésus les guérit, quelques-uns même étaient morts, tout simplement. A Lourdes, beaucoup y vont sans la Foi, pour faire plaisir à leur famille, d'autres sont des petits bébés et d'autres encore ont été guéris au retour alors que tout semblait néanmoins perdu et que, s'ils n'avaient pas perdu la Foi, ils pensaient néanmoins qu'il fallait attendre l'année suivante pour retrouver l'espoir d'une guérison.
Dieu peut dire à une statuette de sa Mère, dans la bonne ville de Syracuse : « Pleure nuit et jour, pendant quelque jours afin que mon peuple se convertisse et qu'il ne périsse pas. » Et les larmes analysées étaient réellement des larmes.
Dieu peut dire à l'eau de Lourdes : « Tu vas recevoir un nombre incroyable de microbes de toutes les plus grave maladies de la terre, tu seras horrible à voir, mais je t'ordonne de tuer tous ces microbes afin qu'aucun malade n'attrape une maladie nouvelle. » Et, depuis, 1858, l'eau de Lourdes est, après les bains des malades, la plus sale qui puisse se voir sur la terre, mais tous les microbes qu'elle contient sont morts. Je me demande qui a une foi suffisamment surexcitée pour aboutir à la constance de ce miracle-là.
Dieu peut dire à quelques-uns de ses Saints « Désormais tu vivras sans boire ni manger, tu te contenteras du Corps de mon Fils dans la Sainte Eucharistie (là, il faut une Foi vraiment sérieusement surexcitée, d'autant plus que la balance n'accuse jamais d'amaigrissement).
212:120
Dieu peut tout, c'est bien simple, même donner une minute avant la mort des grâces telles que le plus grand criminel peut encore se convertir.
##### *Résurrection du fils de la veuve de Naïm. *(*Luc VII, 11-17*)
Un mois après, Jésus, suivi d'un grand cortège, rencontre un autre cortège, tout en larmes. On porte en terre le fils unique d'une veuve. Et Jésus est saisi de pitié et rend l'enfant à sa mère.
Dieu et son cortège rencontrent la mort. Pour Dieu il n'y a qu'une mort, celle du péché. La mort du corps n'est rien, c'est la mort de l'âme qui est tout. Qu'importe donc de mourir puisque tout le monde doit mourir ? Mais il importe extrêmement de ne pas mourir en état de péché mortel, car cette petite vie sur la terre n'est qu'une bagatelle, mais l'autre, la vraie, n'aura pas de fin. Combien passeront leur éternité à demander la mort ! ... en vain, puisqu'en vérité la mort n'existe pas. Certains qui se plaignent de leur vie actuelle où l'on peut pourtant toujours se dire : Il y a pire que cela, devraient réfléchir que l'enfer est le seul lieu où on ne pourra plus jamais le dire.
Dieu donc rencontre la Mort et lui rend la Vie, nous signifiant par là qu'Il n'a qu'un désir : nous rendre la vie quand nous avons eu le malheur de la perdre par le péché mortel. Car la plus grande joie de Jésus sera d'appliquer les mérites de sa Mort à ceux qui lui diront « Je suis tombé dans la boue du péché mortel, lavez-moi mon âme est morte, ressuscitez-la... » Et ces résurrections-là, Jésus en a déjà accompli un nombre incalculable, ne se lassant jamais, même quand la même personne retombe plusieurs fois. Et Jésus est heureux de rendre ainsi à Marie des enfants qu'on était sur le point d'enterrer pour toujours.
213:120
Combien de fois Jésus n'a-t-Il pas dit à sa Mère (et ce n'est pas fini) : Ne pleure pas... ? Combien de fois Marie n'a-t-elle pas frémi de joie parce qu'un de ses enfants lui était rendu ?
##### *Les disciples de Jean. *(*Luc VII, 18-23*) * *(*Mt XI, 2-6*)
Jean le Baptiste, quoique prisonnier d'Hérode, avait toujours des disciples qui étaient du reste autorisés à le visiter. Que Jean le Précurseur eût encore des disciples, alors que son rôle était uniquement de préparer les voies du Messie, est assez surprenant. Il semble, en bonne logique, que les disciples de Jean auraient dû écouter plus attentivement les paroles de leur Maître et suivre l'Agneau de Dieu. Puisque le Précurseur avait terminé sa mission, il semble que ses disciples n'auraient plus dû avoir qu'un seul désir : suivre le Messie désigné par Jean. Mais la logique ne préside pas toujours aux actions humaines. Les disciples de Jean aimaient leur Maître d'un amour exclusif. Et Jean, pour leur ouvrir les yeux, les envoie demander à Jésus :
« Êtes-vous Celui qui doit venir ou en attendrons-nous un autre ? »
Il est bien évident que Jean ne pouvait pas douter ; depuis le baptême de Jésus, il lui était impossible de douter. Mais comme son témoignage ne semblait pas avoir convaincu tous ses disciples, il les envoie questionner Jésus Lui-même, afin que le Messie en personne leur ouvre les yeux. A ce moment-là, Jésus guérissait beaucoup de malades et Il leur répondit :
-- « Allez, rapportez à Jean ce que vous avez vu et entendu : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent ; les morts ressuscitent et les pauvres sont évangélisés. Et bienheureux celui pour lequel je ne suis pas un objet de scandale. »
214:120
Les miracles de Jésus sont donc considérés par Lui comme la grande preuve de sa mission : les aveugles voient et sont éclairés par la Foi ; les boiteux marchent et s'avancent vers le Royaume ; les lépreux sont purifiés des péchés qui les rongeaient ; les sourds entendent la Parole de Dieu ; les morts ressuscitent à la Vie de la grâce et les pauvres reçoivent la Bonne Nouvelle qui fait d'eux les Bienheureux du Royaume. Et bienheureux sont ceux qui ne sont pas scandalisés parce que le Messie n'est pas dans un palais, occupé à recruter des soldats et à forger des armes pour qu'Israël domine la terre entière. Bienheureux ceux qui comprendront que le Royaume n'est pas de ce monde et que le Roi des Rois est bien au-dessus des plus grands conquérants. Bienheureux ceux qui comprendront que la plus grande défaite de l'Histoire deviendra la plus grande victoire, la seule Victoire.
##### *La mauvaise volonté. *(*Luc VII, 24-35*) * *(*Mt VII, 19*)
Mais hélas, la mauvaise volonté est une plante très vivace, une plante qui recouvre tout. La mauvaise volonté ne veut jamais avoir tort et trouve toujours un biais pour avoir raison. Il lui est complètement égal de se contredire. A n'importe quel prix, il faut qu'elle ait raison et qu'elle le crie sur tous les toits, comme un coq vaniteux de son plumage et très fier de son langage.
Pharisiens et Docteurs de la Loi s'indignaient parce que Jean vivait dans une grande abstinence. Ils s'en allaient répétant : « Il est possédé du démon. » Ils ne remarquent même pas l'absurdité de cette conclusion. La mauvaise volonté qui a pour passion de critiquer les choses saintes ne peut le faire avec sérénité. Étant à base d'amour désordonné de soi-même elle ne peut que faire naître la haine pour toute sainteté.
215:120
La haine ne s'embarrasse pas de logique ; le mensonge, la contradiction et l'absurdité sont ses amis. Aussi, après s'être vertueusement indignés de l'abstinence de Jean, Pharisiens et Docteurs de la Loi s'indignèrent, non moins vertueusement, parce que Jésus mangeait et buvait comme tout le monde. Ils le traitèrent de glouton. Et le fait que Jésus mangeait avec des pécheurs et des publicains augmentait encore leur indignation. Mais ces indignations n'étaient que des prétextes suscités par un orgueil blessé. Si Jean le Baptiste en criant : « Confession, Pénitence » avait admis que quelques-uns n'en avaient pas besoin, ces quelques-uns auraient beaucoup admiré qu'il se nourrisse de miel sauvage et de sauterelles. Si Jésus avait dit qu'Il venait d'abord appeler les justes, Il aurait certainement récolté l'indulgence des Pharisiens et des Docteurs de la Loi.
Mais nous sommes libres, là est le drame et Dieu ne force pas les consciences. Une étincelle de bonne volonté est plus utile et plus précieuse que toute l'intelligence du monde. Pharisiens et Docteurs de la Loi, ayant refusé de recevoir le baptême de Jean, ne recevront plus la grâce et seront en quelque sorte abandonnés à leur mauvaise volonté. Ils ont très exactement refusé la première grâce de Dieu, la grâce d'ouverture et ont ainsi ruiné l'œuvre que Dieu s'apprêtait à accomplir dans leur cœur.
Beaucoup de ceux qui prétendent avoir perdu la Foi et qui disent en quelque sorte que Dieu la leur a enlevée devraient faire un petit retour en arrière, pour rechercher quelle grâce ils ont rejetée ou quel péché ils ont refusé de confesser. Car Dieu n'est pas un tyran versatile qui s'amuse à donner la Foi et à l'enlever, selon son bon plaisir, et qui ensuite punirait pour toute l'éternité ceux auxquels Il l'aurait enlevée. La grâce de la Foi ne se maintient pas toujours quand une autre grâce a été rejetée.
##### *La pécheresse *(*Luc VII, 36-50*)
Or, il y avait, dans ce temps-là, une femme qui ne pouvait pas du tout se donner un brevet de vertu. Jésus, ayant accepté de prendre un repas chez un pharisien, elle vint arroser les pieds de Jésus d'huile parfumée et de larmes, et les essuya ensuite avec ses cheveux.
216:120
Bien entendu les Pharisiens furent scandalisés, car c'est là la fonction du Pharisien. Rien ne dit qu'ils n'avaient pas, dans leur jeunesse, commis les pires péchés, mais cela ne les empêchait pas d'être scandalisés. Ils auraient voulu que Jésus, avec une vertueuse indignation, dît à cette femme de retourner à ses vices. N'ayant pas encore perdu toute pudeur, ils n'osaient pas le dire à haute voix mais s'aperçurent bien vite qu'il est vain de croire que nos pensées n'atteignent pas le cœur de Dieu. Dire ou ne pas dire est sans importance en Chrétienté (sauf la nécessité de ne pas faire de peine aux autres) ... Mais la première nécessité étant de ne pas faire de peine à Dieu, les pensées doivent être considérées comme des paroles prononcées devant Jésus en personne. Quel silence dans les âmes, quelle frayeur dans les âmes si, tout d'un coup, chacun savait que toute pensée volontaire est une parole que Jésus est obligé d'entendre. Car nous, nous pouvons nous laisser rouler par les amabilités verbales mais Lui ne peut pas. Il est un domaine où la Toute Puissance de Dieu paraît totalement inutile, c'est le domaine de la pensée de plus de deux milliards d'humains. Mille fois deux milliards par jour, Dieu est obligé d'entendre des pensées horribles. Si au moins les Chrétiens se surveillaient, les grâces qui en découleraient seraient incalculables.
Or, Jésus entendit les pensées de son hôte, Simon le Pharisien et, comme à l'accoutumée, au lieu de lui expliquer la Vérité, il l'oblige à réfléchir, en lui posant une question. Jésus pose toujours des questions, car c'est là le meilleur moyen de réveiller l'étincelle de bonne volonté qui habite chaque homme, criminels compris. Un des grands drames de notre époque c'est que les gens n'ont plus le temps de réfléchir. Satan est un astucieux bonhomme qui est arrivé à nous faire croire que nous sommes sur terre pour travailler comme des brutes, toujours plus vite, toujours plus vite. Il arrivera un moment où « toujours plus vite » sera trop vite et où tout s'écroulera. -- Et Jésus dit :
-- « Simon, si un usurier remet à l'un une dette de cinq deniers et à l'autre une dette de cinquante, deniers, lequel l'aimera davantage ? »
-- « Celui auquel on pardonne peu, aime peu. »
217:120
Mystère du péché qui concourt à faire des Saints. Mystère du péché qui devient occasion d'humilité, Mystère du péché qui donne lieu au repentir. Mystère du péché que Dieu a tellement envie de pardonner.
Nous savons que Dieu a horreur du péché mais il est une chose qu'Il ne déteste guère moins... : c'est la tiédeur. Dans les visions de l'Apocalypse Jésus s'écriera (Apoc. III, 15-19) :
-- « Je connais vos œuvres, vous n'êtes ni froid ni chaud. Plût à Dieu que vous fussiez froid ou chaud ! Mais parce que vous êtes tièdes, et que vous n'êtes ni froid ni chaud, je suis près de vous vomir de ma bouche... Car vous dites : Je suis riche et opulent et je n'ai besoin de rien ; et vous ne savez pas que vous êtes malheureux, misérable, pauvre, aveugle et nu. »
Malheureux, misérables, pauvres, aveugles et nus sont tant d'hommes de ce temps, et justement parce qu'ils ne le savent pas. Le propre de la tiédeur c'est d'être contente d'elle-même et de mettre son contentement dans des bagatelles. Aujourd'hui les deux-tiers des baptisés font profession de tiédeur et ils commencent tout petits : le lendemain de la communion solennelle. Tel est généralement le jour où des êtres âgés de douze ans et qui viennent de faire des promesses solennelles, décident d'entrer définitivement dans la tiédeur (décision qu'ils ont du reste prise longtemps à l'avance, forts de l'approbation d'un très grand nombre d'adultes).
##### *La parenté. *(*Mc. III, 20-21, 31-35*) * *(*Luc VIII, 19-21*) * *(*Mt XII, 46-50*)
Mais Jésus n'avait presque plus le temps de manger et ses parents étaient inquiets. Ils se disaient : « Il est hors de Lui », et auraient voulu Le ramener à un mode de vie plus raisonnable et moins fatigant. C'est par une semblable sollicitude que les familles essaient souvent d'empêcher une vocation de suivre son chemin. On dit : « Dieu n'en demande pas tant ; ayons une bonne petite religion bien raisonnable à la limite de la tiédeur. »
218:120
La foule était tellement dense autour de Jésus que sa famille ne put pas parvenir jusqu'à Lui, Mais la nouvelle se répandit :
-- « Votre Mère et vos frères sont là et désirent vous voir. »
Mais Jésus ne s'inquiète pas de leur inquiétude toute humaine et dit :
-- « Ma Mère et mes frères sont ceux qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique. »
Pour Jésus la famille ne passe pas avant la Gloire de Dieu. Et la Volonté de Dieu est tellement plus importante que la volonté de la famille, qu'il considérera comme étant de sa parenté tous ceux qui feront la Volonté de Dieu. Si bien que la Gloire de Marie n'est pas d'abord d'être la Mère du Sauveur mais d'avoir toujours fait la Volonté de Dieu.
Comme un leitmotiv et en toute occasion, Jésus ne se lasse pas d'enseigner que l'Obéissance doit être le mode de vie du Chrétien : Obéissance à la Volonté de Dieu, enseignée par son Fils, transmise à Pierre et retransmise d'âge en âge et de Pape en Pape. Car la Volonté de Dieu est Unique et Immuable et ceux qui veulent être les frères de Jésus ne peuvent pas être des frères divisés, des frères hostiles, des frères disputeurs et discutailleurs. Et ceux qui veulent être les frères de Jésus ne peuvent pas l'être de par leur volonté propre (comme si cette parenté pouvait venir de nous). Cette parenté c'est Jésus qui la donne et nul ne peut l'inventer. Cette parenté Jésus la réserve aux obéissants. Des frères de Jésus se reconnaissent à ceci : qu'ils savent ce que Jésus veut et n'ont pas besoin d'en discuter. Et cette parenté nous rend forcément frères les uns des autres ; si bien que les hommes la reconnaîtront à ce que nous nous conduisons comme des frères qui s'aiment, qui s'entraident et qui savent que le Père n'est ni versatile, ni injuste, ni flottant.
219:120
##### *Le Semeur et le terrain. *(*Luc VIII, 4-15*) * *(*Mc. IV, 1-20*) * *(*Mt XIII, 1-23*)
Jésus n'a qu'un seul désir : que sa parenté soit immense.
-- « Et il sortit pour semer. Or, du grain tomba sur le chemin et il fut foulé aux pieds et les oiseaux le mangèrent. Du grain tomba sur du sol pierreux et dessécha. Du grain tomba au milieu des épines et les épines l'étouffèrent. Enfin du grain tomba dans la bonne terre et donna du fruit au centuple. »
A nous d'en tirer la conclusion pratique car enfin il s'agit de notre éternité et cela vaut tout de même la peine de réfléchir un peu. Si Jésus nous a signalé les mauvais terrains ce n'est pas pour nous dire que quelques-uns d'entre nous sont tout à fait inaptes, qu'ils sont ainsi de naissance et qu'ils n'ont qu'à accepter. Ce serait la plus flagrante injustice, la plus décevante ironie. Bien au contraire, Jésus nous indique les diverses difficultés que nous pouvons rencontrer, afin que nous cherchions les moyens de les vaincre. Évidemment si quelques-uns préfèrent s'avouer vaincus d'avance, contre cela il n'y a pas grand-chose à faire. Certains mettent leur point d'honneur à faire de la fausse humilité. Le plus curieux c'est qu'ils trouvent cet état d'esprit très admirable et ne sont pas loin de penser que leur fausse humilité leur confère une supériorité incontestable sur ces pauvres gens qui font profession de s'essayer à la vie chrétienne.
Les terrains durs, les terrains foulés aux pieds sont ceux qui, écoutant, n'ont rien compris tellement leur cœur et leur âme avaient été durcis par les préoccupations de ce monde. Mais il ne leur est pas interdit d'ameublir un peu cette terre en faisant taire tout ce qui les a rendus si durs, en faisant le silence et le vide.
220:120
Les terrains pierreux sont ceux qui acceptent la parole avec joie mais leur esprit est mobile et leur foi superficielle, à la moindre difficulté ils se scandalisent et disent volontiers que Dieu n'est pas gentil. Ils aimeront le Seigneur tant que ce sera facile mais le jour où il faudra en donner la preuve en portant sa croix, il n'y aura plus personne. Il ne leur est pas interdit d'enlever toutes ces pierres qui empêchent les racines de pousser. Il ne leur est pas interdit d'approfondir la doctrine dont ils ont reçu les prémices avec joie.
Les terrains remplis d'épines sont ceux qui ont entendu la parole mais la laissent étouffer sous toute sorte d'occupations vaines, d'agitations temporelles, d'ambitions ridicules et de vanités puériles. Il ne leur est pas interdit de se libérer de leurs épines en donnant tout ce qui n'est pas strictement nécessaire à ceux qui n'ont même pas le nécessaire.
Le phénomène de l'importance du terrain a été remarqué en d'autres domaines. Ainsi on nous enseigne que le microbe n'est rien et que le terrain est tout. Tous les microbes sont là, en nous, mais endormis, profondément en dormis. De même les Paroles de Chrétienté sont là en nous, mais endormies, profondément endormies... Vienne une grosse fatigue, un gros effort ou un affaiblissement, le microbe se réveille et agit. Vienne une épreuve, une croix, une perte de biens temporels, un affaiblissement de la puissance temporelle et la Parole se réveille et agit.
##### *Le Mystère du grain. *(*Mc. IV, 26-29*)
Le terrain de notre petit jardin ayant été bien nettoyé, bien labouré, bien ameubli, le grain germe, lève et grandit et donne du fruit sans que nous sachions comment. Il germe et lève et donne du fruit par grâce toute gratuite. Et cette grâce est double, c'est le soleil et la pluie : le soleil de la Charité et la pluie de l'Humilité. Ces deux grâces sont aussi nécessaires l'une que l'autre. Les ardeurs du soleil feraient dessécher la plante si elle n'était pas continuellement imbibée d'humilité. Et l'eau de l'humilité ferait pourrir la plante si elle n'était pas réchauffée par le soleil.
221:120
##### *L'ivraie. *(*Mt XIII, 24-29*)
Mais, comme la culture, la vie chrétienne n'est pas simple. Sur un champ de froment préparé et semé, l'ennemi vient de nuit et sème l'ivraie avec des sourires ironiques. Dans un champ de froment nous aurons toujours de l'ivraie. Dans l'Église nous aurons toujours des Judas. Si Notre-Seigneur l'a supporté, nous aussi nous devons le faire. Jusqu'à la moisson nous devons les laisser croître ensemble : car ce n'est pas notre travail de séparer l'ivraie du froment de brûler l'ivraie ni d'amasser le froment dans les greniers éternels.
##### *Le grain de sénevé *(*Luc XIII, 18-19*) * *(*Mc. IV, 30-32*) * *(*Mt XIII, 31-32*)
Et comment donc est ce grain dont on nous parle tant ? Il est tout petit, il est minuscule. Mais, en peu de temps il donne un grand arbre où viennent s'abriter les oiseaux du Ciel. En peu de temps la doctrine du Crucifié couvrira l'Empire romain. Cet arbre, personne ne le détruira jamais.
##### *La mort du grain. *(*Jn. XII, 24-25*)
Mais ce petit grain qui peut donner un grand arbre, mais ce petit grain qui peut donner un épi de cent grains... il faut qu'il meure. S'il ne meurt pas, il reste stérile. Il ne faut pas qu'il s'imagine qu'il va germer tout en continuant sa vie propre, sa vie temporellement personnelle. Le grain ne peut avoir deux fonctions, une qui serait de vivre à sa guise, et l'autre qui serait de donner du fruit.
222:120
Pour donner du fruit il faut savoir mourir. Mais combien l'épi doré est-il plus beau que le grain tout seul. On voudrait nous faire croire que le grain tout seul a une telle valeur qu'il doit mener sa petite vie de grain en levant la tête bien haut et en essayant de faire cocorico. On voudrait nous faire croire que chaque grain tout seul peut faire une alliance avec Dieu, alliance pour laquelle Dieu respectera sa conscience de grain. Mais le grain n'est rien. Le grain, s'il ne meurt pas en terre, se dessèchera, perdra son pouvoir de germination et n'embellira, jamais les jardins du monde.
Le grain doit accepter de voir mourir sa volonté propre car sa fonction de grain est de germer. Peut-être aura-t-il un petit pincement au cœur en se disant : je ne ferai plus tout ce qui me plaira. Peut-être... mais, entrer dans le Vouloir éternel ! ... le grain n'aurait jamais osé souhaiter cela si cela ne lui avait pas été offert.
Au lieu de regarder sa taille minuscule et de dire : « je suis bien comme je suis, je me plais et me suffis à moi-même, n'est-il pas plus intelligent de regarder les épis que nous ont donnés d'autres grains et d'accepter joyeusement de mourir, tout en demandant avec confiance le soleil et la pluie ?
Quand un homme trouve un trésor caché dans un champ, il vend tout ce qu'il a pour acheter ce champ-là. Quand un homme découvre une perle précieuse, il vend aussi tout ce qu'il a pour acheter cette perle unique au monde. (Mat. XIII, 44-46.)
La chrétienté est un Trésor, la Chrétienté est une Perle précieuse qui vaut bien plus que tous les trésors du monde. La Chrétienté est un trésor immortel qui vaut la peine de lui sacrifier tous les trésors mortels. Celui qui croit pouvoir acheter ce Trésor-là à bas prix offense Dieu. Il semble que ce serait plutôt à nous de le trouver toujours trop bon marché ! Et ceux qui l'estiment trop cher veulent nous faire croire que zéro et Infini se valent, que zéro serait même plus qu'Infini.
Et ceux qui se sentent d'avance accablés par les exigences du Royaume et proclament que ce n'est même pas la peine d'essayer puisqu'ils sont incapables, doivent savoir que le règne de Dieu dans leur cœur est semblable à du levain caché dans trois mesures de farine (Luc, XIII, 20-21 ; Matt., XIII, 33),
223:120
Le levain c'est la grâce et il suffit de la demander. Il n'existe aucun autre Royaume où il suffirait de demander la Force pour la recevoir. Et même sans que nous la demandions, elle travaillera mystérieusement et silencieusement. La difficulté est seulement de ne pas la jeter à la poubelle quand elle demande un petit effort. Il est pourtant plus simple de la prier d'agir plus fortement, et de se livrer à elle corps et âme. Les Saints étaient des gens comme nous mais ils savaient demander la grâce. C'est là toute leur astuce et elle est à la portée de n'importe quel enfant.
##### *La lampe. *(*Luc VIII, 16-18*) * *(*Mc. IV, 21-25*) * *(*Mt XIII, 12*)
Qui allumerait une lampe pour la mettre sous un lit ? ... La Lumière de l'Église est faite pour briller sur un haut lampadaire afin que tous les hommes puissent la voir. Il est du devoir de l'Église d'éclairer le monde mais il est du devoir de chaque homme de faire attention à la façon dont il l'écoute. Tous les hommes devraient se dire : parmi les milliers de Juifs qui ont eu la chance insigne de voir et d'entendre Celui qui est la Lumière du Monde, bien peu ont écouté, beaucoup ont fermé leurs oreilles et leurs cœurs. Tous les hommes devraient se dire : l'Église catholique est la seule qui prétende avoir transmis le flambeau d'âge en âge, sans interruption, je dois l'écouter de toute mon âme, vidée de préjugés, comme s'il était possible qu'elle ait raison. Si les Juifs n'avaient pas eu autant de préjugés ils auraient écouté la Lumière du Monde. Voyez donc, dit Jésus, comment vous écoutez. Faites attention à ce que vous entendez. Faites attention, soyez prudents, soyez sages, soyez amis de vous-mêmes car :
-- « Celui qui a, on lui donnera davantage et celui qui n'a rien, même ce qu'il pense avoir lui sera enlevé. »
224:120
La grâce est une amie qui, si elle est bien accueillie, convie d'autres amies, si bien qu'il y a surabondance. Mais la grâce est une amie qui ne supporte pas l'arrogance ou le dédain. Celui qui croit posséder cette amitié-là et se trompe, perdra tout. Les Pharisiens se trompaient en imaginant un Messie aussi orgueilleux qu'eux-mêmes... ils ont tout perdu. Et pourtant ils étaient persuadés de posséder la grâce dans toute sa force. Il ne suffit pas d'être persuadé... Tout le long de l'Histoire, d'autres seront, persuadés. Faites bien attention, dit Jésus. Et tout le long des Évangiles et des Épîtres, des moyens simples de pratiquer cette vertu de Prudence nous seront enseignés. Nul ne pourra dire que la Vérité est trop difficile à découvrir.
##### *La tempête. La fille de Jaïre. L'hémorroïsse. *(*Luc VIII, 22-24, 40-56*) * *(*Mc. IV, 35-41, V, 21-43*) * *(*Matt., IX, 18-26*)
Et Jésus qui ne veut pas nous demander une Foi qui ne reposerait que sur des paroles, continue d'agir en Dieu, Maître de toutes choses. Il dit à la tempête : « Silence » et la tempête obéit. Il dit au cadavre de la fille de Jaïre : « Petite, lève-toi » et le cadavre obéit. Et même quand, il ne dit rien, il suffit de toucher la frange de son vêtement pour être guéri, comme le fit l'hémorroïsse.
##### *Les porcs.*
Mais Jésus étant Passé dans le pays des Géraséniens guérit deux démoniaques qui brisaient toutes leurs chaînes. Ces deux malheureux étant possédés d'un grand nombre de démons, Jésus permit à ces derniers de se faire une nouvelle demeure dans un troupeau de porcs. Mais les porcs, au nombre de deux mille environ ([^87]) se précipitèrent dans la mer et se noyèrent...
225:120
Ce que voyant les habitants prièrent poliment Jésus d'aller faire ses miracles ailleurs. Ils estimaient probablement qu'un troupeau de porcs c'était payer trop cher la venue de Dieu.
##### *L'illogisme des Nazaréens. *(*Luc IV, 22-30*) * *(*Mc. VI, 1-6*) * *(*Matt., XII, 54-58*) * *(*Jn. VI, 42, IV, 44*)
Après avoir fait tous ces miracles et bien d'autres encore qui n'ont pas été relatés mais furent connus de tous, Jésus vint donc dans sa patrie, à Nazareth. Il venait là par devoir, ne se faisant aucune illusion sur l'accueil : qui lui serait réservé. Et le jour du sabbat, il se mit, comme à l'accoutumée, à les enseigner dans la synagogue. Et tous étaient, frappés d'étonnement, disant :
-- « D'où lui vient cette sagesse, et comment de tels miracles se font-ils par ses mains ? »
Car, se disaient-ils entre eux, nous le connaissons, il a grandi parmi nous, son père n'était que charpentier, ils n'avaient, pas d'argent toute cette famille n'a rien. D'extraordinaire, ce sont des gens comme nous... Les homes sont tellement bizarres que, d'un côté, ils méprisent les étrangers, et d'un autre côté ils n'admettent pas qu'un des leurs ; dont ils ont connu la vie ordinaire puisse être un homme extraordinaire. Jésus, le savait bien quand Il leur dit :
-- « Un prophète n'est méprisé que dans sa patrie et parmi ses parents. »
Tout en méprisant les étrangers, les gens s'attendent naturellement à ce qu'un homme extraordinaire vienne de l'étranger. Comprenne qui pourra.
226:120
Et Jésus, connaissant leur cœur, leur fit comprendre que si les Juifs refusaient ses miracles et sa Charité, Il saurait trouver hors de Palestine un meilleur accueil. Immédiatement, avec l'illogisme qui caractérise beaucoup de réflexes humains, les habitants de Nazareth furent remplis de colère et conduisirent Jésus sur le sommet de la colline dans le but de l'assassiner. Mais Jésus réussit à s'en aller sans qu'ils s'en aperçoivent, événement miraculeux qui se renouvellera plusieurs fois.
Jésus ne fit pas beaucoup de miracles parmi eux, à cause de leur incrédulité. Car les miracles de Jésus ne sont pas une entreprise philanthropique et la Chrétienté n'est pas non plus une entreprise philanthropique. Beaucoup d'hommes ne considèrent l'Église que sous ce jour-là. Ils cherchent à déceler son utilité et ne lui accordent leur bienveillance que lorsque cette utilité est patente (tout en estimant qu'elle devrait s'amplifier). Mais Jésus ne s'est pas incarné pour être médecin des corps et l'Église ne fut pas fondée pour établir sur terre une sorte de paradis terrestre. Jésus est venu semer la Foi, et l'Église continue. Mais beaucoup d'incrédules disent. « Moi, j'admire les Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul parce qu'au moins elles sont utiles. » Cet « au moins » dénote un monde d'incompréhension. Ces sœurs-là cherchent aussi à semer la Foi et ne sont pas différentes d'une Carmélite qui, dans le même but, prie pour ceux qui ne prient pas, adore pour ceux qui n'adorent pas, espère pour ceux qui n'espèrent pas, obéit pour ceux qui n'obéissent pas.
L'incrédulité, de Nazareth étant tout à fait absurde et perverse, Jésus ne cherchera pas à s'imposer. Jamais Il ne cherchera à s'imposer. Le Tout-Puissant a trop le respect de notre liberté. Tu ne veux pas, dit Dieu ; à ton aise, mon fils, je ne force personne. Tu ne veux pas me connaître, tu es libre. Tu ne veux pas m'aimer, tu es libre. Tu ne veux même pas espérer me voir dans l'autre monde, parce qu'il faudrait faire quelques petits efforts dans celui-ci, tu ne veux pas ? ... Tu ne veux vraiment pas ? ... A ton aise, mon fils, je respecterai ta liberté et te mettrai, pour l'éternité, dans un lieu où je ne suis que Justicier. Et n'oublie pas ceci, n'oublie jamais ceci : ce n'est pas Moi qui condamne à l'Enfer, c'est toi qui choisis l'Enfer. Ce n'est pas du tout la même chose !
227:120
##### *Mission. *(*Luc IX, 1-5*) * *(*Mc. VI, 17-11*) * *(*Mt IX, 36-38, X, 1-15*)
Et Jésus, ayant réuni les Douze, leur donna puissance sur les démons et pouvoir de guérir les maladies et les envoya, deux par deux, prêcher le Règne de Dieu.
De, son vivant même, Jésus donne aux Douze des pouvoirs surnaturels, montrant par là qu'Il est le Maître de toutes choses. Car certains hommes peuvent avoir un pouvoir extraordinaire sur certaines, maladies, mais ils ne peuvent pas communiquer ce pouvoir. Jésus, qui est Dieu, accepte de faire éclater sa puissance plus fortement encore, en donnant aux Apôtres les pouvoirs que tout le monde lui a vu exercer. Ainsi personne ne devrait pouvoir dire que Jésus est un homme exceptionnel et remarquable, doué d'un magnétisme assez rare, mais qu'Il n'est qu'un homme. Aucun magnétiseur, aucun thaumaturge, ne peut transmettre son pouvoir.
Envoyant ainsi ses Apôtres en mission, Jésus leur donne des ordres qui, bien entendu, sont en majeure partie valables pour tous les temps. Donc Il leur dit :
-- « La moisson est abondante mais les ouvriers sont peu nombreux ; priez donc le Maître de la maison pour qu'Il envoie des ouvriers à sa moisson. »
Le premier devoir de l'Apôtre d'aujourd'hui est donc de jeter un coup d'œil imaginaire sur les deux milliards et plus d'hommes qui peuplent la terre et de crier vers le Ciel pour que les vocations soient de plus en plus nombreuses. Le premier devoir de l'Apôtre c'est de se rendre compte de l'immensité de la tâche à accomplir et de son incapacité totale à en accomplir le plus petit morceau. Le premier devoir de l'Apôtre c'est de faire travailler Dieu.
Dans toute autre institution, d'origine humaine, il est à peu près normal que chaque ouvrier se considère comme un ressort indispensable. En Chrétienté, l'ouvrier doit se considérer comme tellement incapable que sa première mission n'est pas tant de travailler que de demander au Seigneur de meilleurs ouvriers.
228:120
La plus grande erreur serait de se prendre pour un personnage indispensable. Et la deuxième erreur serait de se croire propriétaire de son apostolat. Il n'y a d'indispensable que la grâce de Dieu et il n'y a qu'un propriétaire : Jésus-Sauveur, Jésus-Roi.
On a pu dire que « Dieu a besoin des hommes » et c'est, dans une certaine mesure, exact, mais... les hommes ont encore plus besoin de Dieu. Et cette soif de Dieu, dont le monde n'a pas toujours conscience, Dieu Seul peut y répondre. Si bien que l'Apôtre doit être avant tout un homme qui s'acharne à faire agir Dieu, un homme qui s'obstine à toucher le Cœur de Dieu. La plus grossière erreur serait de s'écrier : « Seigneur, comme vous avez de la chance d'avoir trouvé un Apôtre aussi actif et aussi astucieux que moi ! » Il est mille fois plus nécessaire de prier que d'agir, mille fois plus nécessaire de prier que de parler. Et l'Apôtre qui ne consacrerait pas un temps considérable à la prière risque de s'entendre dire au Jour définitif : « Que t'es-tu imaginé ? ... Que tu avais la capacité de distribuer toi-même la grâce ? Que tu en étais propriétaire ? Mais que t'es-tu donc imaginé, mon fils ? Que j'avais besoin de ton agitation ? ... »
Après leur avoir donné des pouvoirs surnaturels, Jésus donne à ses Apôtres des ordres pratiques. Le premier est de ne pas aller vers les Gentils mais seulement vers les brebis d'Israël. Après la Résurrection, cet ordre-là ne sera plus valable mais, à cette époque-ci, Jésus, par charité pour les Juifs, ne veut pas les froisser. Ils sont encore le Peuple Élu, le Peuple de l'Alliance. Dieu les a choisis, Dieu les a préférés et Jésus acceptera de mourir à Jérusalem plutôt que de triompher à Rome.
-- « Et sur votre route, annoncez bien haut : « Le Royaume des Cieux est proche. »
Criez-le sur tous les toits, que nul Juif ne puisse se plaindre de ne pas avoir été averti :
« Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons ; vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. »
229:120
Cet ordre doit s'entendre au propre et au figuré. Comme Jésus, les Apôtres guérissaient et ce miracle se perpétuera dans l'Église (comme Jésus l'a promis). Mais le grand miracle c'est la guérison des âmes ; la guérison des corps n'en est que le symbole. Et dans l'Église, les guérisons d'âmes lépreuses ou mortes seront plus nombreuses, grâce au Ciel, que les guérisons des corps qui n'out qu'une importance secondaire, une importance de signe. Par mansuétude, Jésus continue d'accorder à son Église Première, à son Église-Mère, et à celle-là seule, des guérisons corporelles. Mais aussi remarquables soient-elles, et je ne pense pas que la guérison instantanée d'une fracture ouverte baignant depuis des années dans une pourriture écœurante, la guérison instantanée, et durable, sans convalescence, c'est-à-dire la marche immédiate sur une jambe qui n'a pas marché depuis des années, ne soit pas un événement absolument surnaturel et qui ne peut avoir pour auteur, que le Maître de toutes choses... mais aussi remarquables que soient ces événements-là, ils n'ont qu'une valeur de signe. Ils sont très exactement la signature de Dieu qui continue de dire : Écoutez mon Fils Bien-Aimé, écoutez mon Église Bien-Aimée... Écoutez... écoutez...
Mais des événements semblables, aujourd'hui comme il y a deux mille ans, ne convertissent pas ceux qui ne veulent pas être convertis. Car le drame, le seul, c'est la liberté que nos chansons appellent « chérie. » alors que justement elle paraît si souvent la chérie du diable. Quel pouvoir aurait encore le diable si nous n'avions pas la liberté ? Et si quelques-uns ont choisi librement d'être des saints, ils dont réussi dans cette délicate entreprise que parce qu'ils dont cessé de crier : « Seigneur, méfiez-vous de moi et venez constamment à mon secours. » C'est en se connaissant comme des êtres libres de faire le mal que les Saints ont su s'accrocher à la seule force qui permette d'utiliser dignement cette petite chérie qui a nom : liberté.
La Foi est un don gratuit. Nul n'a jamais commencé par la mériter. L'un l'a reçue au berceau, l'autre dans une illumination soudaine, le troisième par une poursuite divine d'une patience incroyable. Grâces soient rendues au Ciel pour tous, grâces soient rendues pendant toute l'éternité. Jamais il ne nous sera possible de remercier dignement pour une grâce pareille car elle est sans mesure et sans fin.
230:120
Notre seule possibilité est d'essayer de la communiquer aux autres, à tous les autres. Ce que nous avons reçu gratuitement, il faut le donner gratuitement et même il est nécessaire de renoncer à toute autre passion pour se donner entièrement à celle-là.
L'Apôtre ne doit pas tirer profit pour lui-même du don qu'il a reçu. On ne vend pas le don de Dieu. L'Apôtre ne doit pas non plus s'inquiéter, de sa nourriture ou de son vêtement ou de son logement car toutes ces choses lui sont dues. L'Apôtre travaillant uniquement au bien des âmes, c'est à nous de le faire vivre. On oublie un peu trop, de nos jours, que l'Apôtre n'est pas un pur esprit. La règle, extrêmement, modérée, de donner une journée de son salaire par an pour faire vivre le clergé ne semble pas être observée. Honte, trois fois, aux pays où le clergé est dans la misère. Honte aux pays dits chrétiens où le clergé doit s'arranger pour vivre avec un traitement dont aucun manœuvre ne voudrait, Honte aux pays où les couvents sont dans une telle misère que la nourriture y est notoirement insuffisante, tellement insuffisante que la maladie et même la mort en sont parfois le résultat. Tout chrétien devrait d'abord et avant toute autre dépense, réserver une partie de son salaire pour faire vivre ceux que Dieu a choisis pour son service (et pour beaucoup, la dîme -- comme chez les Juifs -- est dans les choses possibles). Voulons-nous, au Jour définitif, avoir à répondre de l'accusation d'assassinat, et d'assassinat sur des personnes qui renoncent à tout peur se consacrer à Dieu et servir Celui que d'autres oublient ?...
L'Apôtre est même en droit de demander l'hospitalité. Et, entrant dans notre maison, il doit dire : « Que la paix soit sur cette maison. »
Et si cette maison n'en était pas digne, la grâce ainsi demandée ne serait pas perdue mais lui reviendrait. Aucune prière n'est jamais perdue. Et celui qui s'inquiéterait de savoir si cela vaut la peine de prier pour un tel, perdrait son temps. C'est une inquiétude vaine. La prière qui ne peut pas être exaucée pour une raison que Dieu Seul connaît n'est jamais perdue. Avec le Seigneur, rien ne peut jamais être perdu. Sa magnificence ne lui permet pas de mettre une partie de nos prières au rebut comme des choses inutiles.
231:120
Et si la maison ou la ville où l'Apôtre est venu offrir l'éternité de Dieu, refuse de recevoir ce cadeau, que l'Apôtre ; en sortant, secoue la poussière de ses pieds, car Sodome et Gomorrhe seront moins durement jugées que cette ville-là. Ainsi la Foi ne peut pas être seulement considérée comme un cadeau très précieux mais aussi comme une offre refusée ou dédaignée. Nul ne peut dire aujourd'hui qu'il n'a jamais entendu parler de Jésus de Nazareth, qu'il ne sait pas que cinq cents millions de catholiques l'adorent, d'un seul cœur et dans un même esprit. Au jour définitif, il ne servira donc à rien de dire : Je ne savais pas, je n'avais pas compris. Au Jour définitif, craignons de nous entendre dire : Tu n'avais pas la Foi, l'as-tu seulement cherchée ; t'es-tu seulement un tout petit peu inquiété de savoir si Moi, l'Auteur de toutes les merveilles dont tu t'es servi sans jamais dire merci, si Moi, ton Père, je n'avais pas envoyé un jour mon Fils Unique et très aimé mourir en croix jour le salut de ton âme ? Dis-moi que jamais, au grand jamais, tu n'en as entendu parler et alors seulement je ne te jugerai pas sur ta Foi. D'autres peuvent craindre de s'entendre dire : Tu as perdu la Foi ? Comment l'as-tu perdue ? Vas-tu prétendre que je te l'ai un jour retirée comme un tyran retire ses faveurs pour le plaisir de me moquer de toi ? N'est-ce pas plutôt toi qui t'es un jour moqué étrangement de la Foi que je t'avais donnée ? N'as-tu pas un jour décidé que certains de ces commandements étaient par trop désagréables ? Ou t'es-tu sottement scandalisé parce que tous ceux qui se disent mes enfants ne sont pas toujours des Saints ; parce que le pharisaïsme n'est pas mort et n'en as-tu pas conclu que dans ces conditions-là, Moi le Dieu de Patience et de Miséricorde, je ne valais plus la peine d'être servi ? Mon enfant, mon enfant, si ceux qui t'entouraient n'étaient pas saints, combien ton devoir était de compenser par ta sainteté personnelle. Mais tu t'es sottement scandalisé et ce n'était souvent qu'un faux prétexte. Je suis Celui qui sonde les reins et les cœurs, alors ne me raconte pas des boniments. Tu avais perdu la Foi, dis-tu ? Mais dis-moi maintenant, quand tu avais perdu un chien ou un sac ou un bibelot, ne faisais-tu : pas mille démarches pour les retrouver, ne promettais-tu pas une sérieuse récompense à qui te les rendrait ? Mais moi, le Dieu d'Amour, mais Moi, le Crucifié, Mais Moi, l'Esprit de Paix et de Force, je n'en vaux pas la peine ? ...
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##### *Persécutions. *(*Mt X, 16-39*) * *(*Mc. XIII, 943*) * *(*Luc XXI, 12-19, VI, 40, XII, 2-12, 51-53*)
Jusqu'ici les recommandations du Maître paraissent simples et on pourrait s'attendre à ce que la vie apostolique soit une petite vie agréable et plutôt facile : l'Apôtre annonce hautement la parole de Dieu et, quand on ne veut pas l'écouter, se retire avec une fierté légèrement dédaigneuse... Ce n'est pas cela du tout.
-- « Je vous envoie, comme des brebis au milieu des loups. »
Il est vain d'espérer que la race des loups disparaîtra un jour. Chaque loup peut devenir agneau mais d'autres loups prendront sa place si bien que cette race sera aussi indestructible que la race chrétienne.
« Comme des brebis au milieu des loups. » Et la brebis sait qu'elle n'a rien et n'aura jamais rien pour se défendre. La brebis sait que son sort le plus fréquent est d'être mangée par le loup. Et la brebis accepte d'avance, joyeusement amoureusement, car l'Agneau en Croix est la plus grande des victoires, la seule. A ces brebis qui vont partir au milieu des loups, Jésus dit cependant :
-- « Soyez prudents comme les serpents et simples comme les colombes... Quand on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre. »
Ne faites pas les fanfarons, ce serait le meilleur moyen de devenir apostats. Ne courez pas au devant du martyre, ce serait un abominable orgueil. Méfiez-vous de vous-mêmes, si vous voulez recevoir mon secours. Mais en étant prudents, soyez simples. Car la prudence que je recommande n'est pas cette dissimulation pleine de mauvaises intentions qui se pratique dans le monde. C'est une prudence simple. Une prudence qui n'a pour raison d'être -- que, votre faiblesse naturelle et l'extrême générosité que je manifeste toujours envers ceux qui attendent tout de moi. Mais que votre prudence éclairée par un cœur simple n'essaie jamais de mentir. Ce vice est une abomination à mes yeux. Le plus petit mensonge éloigne de moi et sent tellement mauvais qu'il fait fuir la grâce. Mentir, même à moitié, est donc très imprudent.
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La prudence qui consisterait à parler de ma doctrine avec ambiguïté, sous le fallacieux prétexte de ne froisser personne, me froisserait, moi, terriblement.
Que votre simplicité de cœur, que votre simplicité d'intention éclairent seules votre prudence. Ayez la simplicité qui ne peut pas croire qu'un péché, même véniel, puisse aboutir à un plus grand bien.
Ayez la simplicité de ne pas vous croire capables de transformer les loups en agneaux, ni même de donner aux loups le désir de la neutralité bienveillante. Ces choses sont entre mes mains. Soyez assez simples pour penser que je désire convertir les loups et que si, Moi, je permets le Mal, c'est seulement parce que j'en tire un plus grand bien, parce que je suis le Tout-Puissant. Soyez simples devant les loups. N'essayez pas de leur céder un petit bout de terrain car alors ils vous prendront tout et vous dévoreront quand vous ne pourrez, plus leur être utiles à autre chose. Et parce que vous aurez lâchement cédé, Moi, je me détournerai.
Soyez simples dans vos désirs. Ne vous croyez pas capables de vaincre la persécution par des moyens humains, Livrez-vous simplement à ma grâce et à ma Force avec une confiance absolue, fruit de votre simplicité de cœur. Croire en Moi est simple, mourir pour Moi est simple et le reste n'a pas d'importance. Et, dans les périodes de calme, gardez prudemment la pensée toute simple que cela ne saurait durer, toujours. Soyez assez simples pour ne pas vous scandaliser, assez simples pour ne pas avoir peur. Et si la peur cherchait quand même à troubler votre imagination, criez vers Moi tout simplement.
Et Jésus brosse pour les Apôtres et pour chacun de nous un vivant tableau des persécutions futures :
-- « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive. »
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Tel est le Premier grand paradoxe du catholicisme, le paradoxe de Celui qui saluait ses amis par ces mots : « La paix soit avec vous. » C'est qu'il y a deux sortes de paix, celle de l'âme et celle du corps. Jésus nous donne la première et ne nous garantit pas la seconde. Bien au contraire, Il nous promet que nous serons en haine à beaucoup à cause de son Nom. De sorte que notre Divin Sauveur peut être la cause de tous les tourments qu'on nous fera subir. Mais comme Il les a Lui-même supportés, il faut nous tenir prêts à les supporter aussi (Jn., XV, 18-20).
-- « Le disciple n'est pas au-dessus du Maître. Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous. S'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi. »
Et cette haine dépassera tout ce que vous pouvez imaginer car, non seulement vous serez traduits devant les gouverneurs et les rois, mais des parents très chers s'acharneront aussi contre vous jusqu'à vous faire mourir (Luc, 16)
-- « Vous serez livrés par vos parents, vos frères, vos proches, vos amis, et plusieurs d'entre vous seront mis à mort. »
Et l'amour que je suis en droit d'attendre de vous doit être plus fort que toutes les tendresses familiales. Cet amour doit savoir renoncer à tout, et non seulement à votre propre désir de vivre, mais à l'amitié de vos pères et mères, frères et sœurs, fils et filles. Celui qui aime un membre de sa famille plus que moi n'est pas digne de moi.
Vous verrez de vieux parents vous supplier à genoux de me renier pour ne pas les abandonner. Vous verrez une femme très chère entourée de nombreux enfants, qui sont aussi vos enfants crier de désespoir parce qu'on vous emmène aux travaux forcés et que tous vos biens seront confisqués. Vous verrez de petits enfants trop jeunes pour comprendre et qui n'auront plus qu'à mendier tout seuls, risquant en plus d'être recueillis par de véritables païens. Vous verrez même vos filles condamnées à la prostitution.
Les horreurs que vous aurez à supporter, le raffinement dans la torture, les accusations mensongères, les lentes agonies, les mépris, les crachats, tout cela n'est rien puisque je suis mort pour vous. Une seule chose est nécessaire : Ne rien aimer plus que Moi, même pas vous-mêmes, car Moi, je vous ai aimés le premier. (Mc. VIII, 38.)
235:120
-- « Ce lui donc qui rougira de moi et de mes paroles, Moi aussi je rougirai de lui. »
Si vous m'aimez quand la vie est facile, quel mérite avez-vous ? Si vous m'aimez quand la vie est facile, comment pourrai-je savoir si vous m'aimez réellement, si vous m'aimez plus que tout ? Comment pourrai-je le savoir tant que vous n'aurez pas eu une croix à porter, des larmes à verser, une injustice à subir, des méchancetés à pardonner ? Si vous n'avez pas d'ennemis comment me prouverez-vous que vous m'aimez plus que vous-mêmes ? Les ennemis, les injustices et les persécutions sont mes plus riches cadeaux. Vous ne pouvez rien recevoir de plus précieux. Vous devez les considérer comme des joyaux.
Le Prince des Apôtres, premier Pape de la Chrétienté martyrisé sous Néron, et qui a vu tout le long de sa vie, nombre de ses amis mourir pour Jésus, proclama bien haut que tel est le sort normal du chrétien :
« Car le mérite consiste devant Dieu à supporter pour lui plaire les peines qu'on nous fait souffrir avec injustice. En effet, quelle gloire y a-t-il si c'est pour vos péchés que vous endurez ces outrages ? Mais si, faisant bien, vous les souffrez ave, « patience, voilà votre mérite devant Dieu. Et c'est à cela que vous avez été appelés puisque Jésus-Christ a souffert pour vous, vous laissant un exemple pour que vous suiviez ses traces. Lui qui n'a pas commis le péché, et de la bouche duquel aucune parole trompeuse n'est jamais sortie. Quand on le maudissait, Il ne répondait point par des injures ; quand on le maltraitait, Il ne menaçait pas, mais Il s'abandonnait au pouvoir de celui qui le jugeait injustement. »
Et il insiste (reprenant la Huitième Béatitude) sur l'état d'esprit qui doit soutenir les martyrs :
-- « Mes Bien-Aimés, lorsque Dieu vous éprouve par le feu des afflictions, ne soyez pas surpris, comme si quelque chose d'extraordinaire vous arrivait. Mais réjouissez-vous plutôt de ce que vous avez part aux souffrances de Jésus-Christ, afin qu'à la manifestation de sa Gloire vous vous réjouissiez avec transports. Si on vous outrage pour le nom de Jésus-Christ, soyez bienheureux, parce que l'honneur, la gloire, la vertu de Dieu et de son Esprit reposent sur vous. »
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Cette joie qui distingue le martyre chrétien du stoïcisme nous est une grâce surnaturelle des plus précieuses et que nous sommes en droit d'exiger. Car nous avons aussi des droits qui découlent des promesses de Notre-Seigneur. Dans le domaine de la persécution sa promesse est formelle (Jn. XVI, 33) :
-- « Vous aurez à souffrir des afflictions dans le monde ; mais ayez confiance, j'ai vaincu le monde. »
La confiance absolue, la confiance totalement abandonnée, est pour les martyrs une nécessité vitale. Cette confiance est la Force nécessaire car Dieu ne donne pas sa Force à ceux qui la cherchent ailleurs. Les martyrs de la primitive église ont prouvé au monde païen stupéfait que la Force de Dieu était supérieure aux souffrances effroyables qu'on leur faisait subir et que parfois ils ne sentaient même pas.
Dans cette histoire de martyrs et de persécutions, il y a deux erreurs à éviter : croire qu'on sera capable de supporter et croire qu'on ne le sera pas. Ces deux positions ne peuvent aboutir qu'à un désastre, La vérité est que c'est Jésus Lui-même qui doit venir en nous supporter toutes ces choses. Il est donc extrêmement important de Lui préparer la place, de la Lui donner avant qu'il ne soit trop tard. La méthode est simple et accessible à tous. La méthode consiste à supprimer carrément toutes les prières inutiles qui demandent la santé, les succès et la facilité, et de les remplacer par une oraison quotidienne qui doit tendre à se maintenir, même d'une façon imperceptible, tout le long de la journée. Cette oraison peut et doit se résumer en quelques mots faciles, qui englobent tout. Elle doit être calme, lente, abandonnée :
Jésus, je vous aime, Jésus aidez-moi Jésus, je veux faire tout ce que vous voulez, Jésus, aidez-moi. Rien d'autre n'est nécessaire que la persévérance et le refus de toute agitation (encore que l'agitation soit aussi une épreuve fréquenté qu'il faut vaincre par la persévérance et sans lui donner plus d'importance qu'elle n'en a en la considérant comme un petit démon dont il faut, rire).
237:120
Celui qui persévérerait cent mille fois par jour, même au milieu du bruit à penser : Jésus je vous aime... ne garderait pas longtemps des intentions et des projets anti-chrétiens ; il ne pourrait plus médire, il ne pourrait plus mépriser, ni s'indigner, ni se venger, ni détester, ni se moquer, ni se fâcher, ni se plaindre, ni mentir, ni s'acharner à rechercher des biens temporels. Il n'aurait plus à lutter avec fatigue et nombreux découragements contre ses défauts naturels, c'est Jésus Lui-même qui ferait ce travail qui est un travail d'Hercule, un travail que seul Dieu peut accomplir. La seule erreur serait de croire que cette méthode nous rendra angéliques. Jésus a trop d'amour pour nous, pour nous rendre angéliques sur cette terre. Il sait que nous en serions tellement contents que le résultat serait des plus désastreux. Non, les défauts ne mourront jamais complètement ils servent à crier : Jésus, aidez-moi... S'ils mouraient tout à fait on s'imaginerait bien vite ne plus avoir besoin d'aide.
Il faut à tout prix trouver tous les jours un moment, de calme et de silence pour cette oraison afin qu'elle puisse persévérer dans l'agitation de ce siècle et que nous ne soyons pas de misérables esclaves. N'importe qui, même un manœuvre, même une vieille femme illettrée, même un enfant, peut entrer dans cette voie. On ne dit pas assez que le Christianisme n'est pas une question d'intelligence ou de culture mais une Vie accessible à tous. L'ouvrier peut conquérir le monde s'il se dit cette toute petite chose facile et simple : J'aimerai l'Ouvrier qui est mort pour effacer mes fautes et m'ouvrir les portes de l'autre vie où la Charité seule régnera... On s'imagine, dans le monde ouvrier que le christianisme est une affaire de bourgeois, mais les bourgeois sont ceux qui s'assurent la sécurité sur terre et qui en font le but principal de leur vie. Laissez donc certains bourgeois faire du christianisme à rebours, Jésus a suffisamment répété qu'Il invitait les pauvres, les malheureux, les infirmes, les boiteux et que si les autres préfèrent leur confort, leurs affaires et leur compte en banque, c'est tant pis pour eux.
Dans le domaine de la persécution, comme dans le domaine de la sainteté, la Parole Clef est la suivante « Sans Moi, vous ne pouvez Rien. » Et le corollaire est vrai : Avec Jésus n'importe qui peut tout. Dans cette association, le capital que nous apportons est tellement insignifiant qu'il n'est même pas besoin de le peser.
238:120
Disons tout de suite que c'est zéro et plutôt moins que zéro, beaucoup moins, chaque défaut naturel s'inscrivant en dessous de zéro. Aussi le grand art c'est de faire travailler Celui qui peut tout. Deux choses nous sont seulement demandées : l'Amour et la Persévérance, et même ces deux choses-là se demandent et se redemandent. Ce n'est pas la peine d'essayer de faire croire au Seigneur Tout-Puissant que nous avons quelque chose de personnel à Lui donner. Ce que nous Lui donnerons vient quand même de Lui et jamais personne ne pourra dire : Je suis propriétaire de telle qualité ou de telle vertu et Dieu a bien de la chance parce que je lui en ai fait cadeau. Ceux qui prétendent donc ne pas être capables de faire quelque chose pour Dieu ont simplement découvert une vérité universelle et qui ne comporte aucun exception. Et ceci posé, puisque Jésus donne des ordres extraordinairement difficiles c'est qu'il existe, pour tous, un moyen de les accomplir. Ce moyen c'est la Confiance et l'Abandon qui ont fait de Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus « la plus grande Sainte des temps modernes ».
En période de persécution, cette Confiance et cet Abandon sont indispensables. En période de paix, si on veut faire marcher côte à côte le christianisme et la médisance, le christianisme et l'égoïsme, le christianisme et le veau d'Or... la Confiance et l'Abandon paraîtront tout à fait superflus. Mais justement nous sommes en période, de pré-persécution. La moitié de l'humanité est sous la botte. Il n'est pas impossible que toute la planète y passe... Il serait imprudent d'attendre l'arrestation pour commencer à crier au secours. Il est plus sage de s'y préparer à l'avance car Dieu ne sera pas forcément à notre service à l'heure du danger si nous n'avons pas été au sien aux heures de paix.
Jésus Lui-même nous donne cet avertissement des plus précieux (Luc, XII 11-12, XXI, 12-15 ; Mat. X, 19-20) :
-- « Gravez donc cette pensée dans vos cœurs, de ne point préméditer ce que vous aurez à répondre ; car je vous donnerai moi-même une bouche et une sagesse à laquelle tous vos ennemis ne pourront résister et qu'ils ne pourront contredire. »
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Gravez cette Confiance et cet Abandon dans vos cœurs. Ne perdez pas votre temps à imaginer des réponses sublimes. Le sublime sera peut-être uniquement de vous taire. Et si je veux que vous parliez, le Saint-Esprit parlera par votre bouche. Mais, tant que le Saint-Esprit ne vous poussera pas, taisez-vous.
Cette puissance du Saint-Esprit éclate dans les procès des martyrs. Quand on demande à Jeanne d'Arc : « Croyez-vous être en état de grâce ? », on posait une question des plus dangereuses pour elle. Si elle avait dit « oui » elle faisait preuve de présomption, d'arrogance et d'orgueil. Si elle avait dit « non » on était en droit de lui dire : Confessez vos péchés et notamment ceux dont nous vous accusons. La question était tellement captieuse qu'un des théologiens présents eut le courage de conseiller à Jeanne de se taire. Mais le Saint-Esprit parla par sa bouche, disant : -- « Si je n'y suis que Dieu m'y mette, si j'y suis que Dieu m'y garde. » Comme Notre-Seigneur l'a promis, il n'y avait, à ceci, absolument rien à répondre.
Mais les réponses que le Saint-Esprit peut être amené à nous souffler sont, je pense, des réponses concernant le domaine chrétien. Aujourd'hui, les accusations lancées contre les chrétiens sont d'ordre purement temporel. Il est possible que le Saint-Esprit refuse de répondre dans ce domaine-là. Il est possible également qu'il Lui arrive de souffler quand même des réponses auxquelles nul n'aurait pu penser. Mais l'important est justement de ne jamais chercher aucune réponse. L'important est d'attendre que le Saint-Esprit parle. Et il faut prendre cette promesse au pied de la lettre. Quand le Saint-Esprit parle, les mots sortent, sans que nous ayons eu la faculté de les penser, et le chrétien s'entend alors parler lui-même comme si un autre parlait. Au fur et à mesure que les mots sortent de sa bouche, il les apprend comme s'ils sortaient d'une bouche étrangère. Et tant que ce phénomène ne se produit pas, le silence est de rigueur.
Évidemment tout cela est facile à dire dans un bon fauteuil. On m'objectera que les communistes ont aujourd'hui des méthodes savantes pour annihiler la volonté et transformer les chrétiens en perroquets du diable. Chacun sait que le style employé par ceux qui se sont accusés publiquement des plus absurdes péchés est un style spécifiquement communiste et qui fait éclater une monstrueuse supercherie.
240:120
Tout se passe comme si le diable, prenant la place et le rôle du Saint-Esprit, parlait par la bouche de ces malheureux. Les faibles en sont scandalisés. Mais, le diable n'étant que le singe de Dieu, il est tout à fait normal que, pour fonder le communisme, il imite la structure de l'Église et que, pour essayer de détruire le martyre, il le tourne en dérision. Cela ne me paraît pas avoir du tout l'importance que Satan voudrait nous voir donner à cet état de fait. D'abord Dieu est assez juste pour ne tenir compte que de la volonté réelle des martyrs, même si à partir d'un jour X cette volonté n'est plus libre. Ensuite le fait que les martyrs actuels soient condamnés pour crimes politiques imaginaires ne peut tromper le Tout-Puissant. Du reste, cette dernière clause est tout à fait dans l'ordre de chrétienté tel que l'a prophétisé Notre-Seigneur Lui-même (Matt., V, 11)
-- « Vous serez bienheureux quand les hommes diront mensongèrement toute sorte de mal de vous à cause de moi. »
La marque du persécuteur est donc celle même qui caractérise Satan, : le Mensonge. Il n'y a pas lieu de s'en étonner. Reste seulement le fait que Satan arrive à obtenir des aveux mensongers. Il semble donc que l'attitude nécessaire soit le Silence, un Silence qui se fortifie par une Confiance et un Abandon intimes, persévérants, absolus, dans la puissance du Saint-Esprit. Je pense même qu'il n'est pas interdit de crier intérieurement : Tenez votre promesse pour la plus grande gloire de votre Église. Et même si des médicaments nouveaux viennent annihiler notre volonté, il reste quand même vrai que rien n'est impossible à Dieu, même annihiler l'action d'un médicament. Quant aux souffrances physiques dont on croit pouvoir se débarrasser en donnant quelques petites réponses qui, au début, traitent toujours de sujets anodins (mais cependant subtilement dangereux) ce n'est pas ainsi qu'il faut s'en débarrasser. Jésus seul peut agir de telle sorte que nous ne sentions pas ces souffrances physiques et c'est à Lui seul qu'il faut carrément le demander. Puis qu'Il accordait cette faveur dans la primitive Église, il n'y a aucune raison pour qu'Il ne l'accorde pas aujourd'hui.
241:120
Quand un magistrat persécuteur exige que nous répétions dix fois : Il pleut dehors... ; que ce soit vrai ou faux cela paraît anodin et ne l'est pas. Un homme n'a pas le droit de transformer un autre homme en stupide perroquet (même s'il pleut réellement dehors). Je suis chrétien et par conséquent libre dans le domaine de la pensée. Que vous vouliez me faire parler contre ma pensée, (car je sais qu'il est absurde de répéter dix fois la même chose) est donc une action antichrétienne. Ce n'est pas du tout une action indifférente et anodine. Un chrétien refuse par son silence de commettre une action antichrétienne. Et contre le silence, il ne reste que la torture et tout revient toujours au même point, gravement important, que l'oraison de Confiance et d'Abandon est la seule défense parce que le Christ est seul capable de subir et de se taire ou de trouver, en temps voulu, les réponses définitives.
Quand sainte Félicité, dans sa prison, fut prise des douleurs de l'accouchement, elle fit comme tout le monde et cria tant et plus. Un païen ne put s'empêcher de lui dire avec quelque ironie : « Si tu ne peux supporter en ce moment la souffrance, que feras-tu en face des bêtes féroces ? » Mais elle répondit : -- « C'est moi, en ce moment, qui souffre mes douleurs ; mais alors un Autre sera en moi, qui souffrira pour moi, parce que je souffrirai pour Lui. »
Et cette réponse était tellement vraie que nombre de païens se convertiront, frappés uniquement par la sérénité des martyrs en proie aux pires tortures. Sénèque lui-même le dit : « Qu'est-ce que la maladie, auprès de la flamme, et du chevalet, et des lames ardentes, et des fers appliqués aux blessures à peine cicatrisées, pour les renouveler et les creuser plus avant ? Parmi ces douleurs, quelqu'un n'a pas gémi, c'est peu ; il n'a pas supplié, c'est peu ; il n'a pas répondu, c'est peu ; il a souri, et souri de bon cœur. »
##### *Mort de Jean le Baptiste. *(*Mc. VI, 14-29*) * *(*Mt XIV,142*) * *(*Luc IX, 7-9*)
Le premier qui eut à subir l'emprisonnement et la mort fut saint Jean le Baptiste.
242:120
Il est assez remarquable que la cause unique de ce crime fut l'ardeur avec laquelle saint Jean reprochait à Hérode et Hérodiade leur faux mariage. Le premier martyr de Chrétienté est un martyr de l'indissolubilité du mariage. Il ne serait pas mauvais aujourd'hui, où la tendance générale, même chez les pratiquants, est une indulgence soi-disant charitable pour les incompatibilités d'humeur et autres petites épreuves de la vie conjugale, de méditer sur l'intransigeance du Précurseur. Celui qui venait préparer la voie pour l'Église en formation non seulement mettait l'accent sur la confession et la pénitence mais n'hésita pas à donner sa liberté d'abord, sa vie ensuite, pour protester contre un adultère royal.
Dans cette mort de saint Jean-Baptiste, Hérode représente le type même de l'individu qui n'a pas le courage d'accomplir le bien que cependant il connaît. Hérode n'aurait pas voulu tuer Jean le Baptiste. Et la promesse ridicule qu'il avait faite à Salomé de lui donner tout ce qu'elle voudrait, même la moitié de son Royaume, cette promesse, il n'était pas obligé de la tenir du moment que la jeune fille lui demandait de commettre un péché grave. Toute promesse sous-entend : à condition que ce ne soit pas un péché.
Mais Hérode aurait naïvement voulu vivre en état de péché tout en étant ami avec Jean le Baptiste. C'était incompatible et la logique a voulu qu'il fit assassiner celui qui était l'écho de sa conscience.
Hérode, après avoir fait décapiter Jean n'eut pas la paix. Se débarrasser d'un chrétien actif c'est risquer d'en voir dix autres prendre la place. En l'occurrence, celui qui prenait la place de Jean, c'était Jésus Lui-même. Et Hérode, terrorisé, se disait « C'est Jean ressuscité des morts. » Ce n'était pas Jean néanmoins toute l'Histoire prouvera qu'il est inutile de chercher à se débarrasser des chrétiens, c'est une race indestructible. On peut même dire qu'ils font beaucoup mieux que de ressusciter, ils poursuivent, quand ils sont morts martyrs, leur œuvre apostolique avec combien plus de force et combien plus de facilité que lorsqu'ils étaient soumis aux contingences terrestres. Un martyr n'a pas besoin de ressusciter pour continuer son œuvre et la perfectionner et l'amplifier. C'est une grande naïveté de donner aux chrétiens la palme du martyre pour les faire taire. C'est une autre naïveté que de les accuser de crimes temporels inexistants dans l'espoir que personne ne les prendra pour des martyrs de la Foi.
243:120
Il vaudrait mieux admettre que lutter contre Dieu, contre son Fils et contre l'Église est une guerre perdue d'avance. Mais la naïveté de l'homme n'a pas plus de bornes que son orgueil. Croire que les morts s'anéantissent à jamais ne change rien à la réalité. Il serait certainement plus sage de méditer les preuves inverses.
##### *1e Multiplication des pains. *(*Luc IX, 10-17*) * *(*Mc. VI, 31-34*) * *(*Mt XIV, 13-21*) * *(*Jn. VI, 1-15*)
Jésus n'a pas sauvé Jean le Baptiste. Certains, voyant sa puissance, ne le comprendront pas. Mais Jésus n'utilise sa puissance que pour des fins de sanctification. Avec cinq pains et deux poissons, Il va nourrir cinq mille hommes (sans compter les femmes et les enfants) et, de ces pains miraculeux, il en restera encore douze corbeilles. Aussitôt, les cinq mille hommes, dans un réflexe tout humain, voulurent le faire Roi. Pour avoir des réflexes divins, il faut prendre le temps de prier et de prier convenablement, non pas en essayant de convaincre Dieu qu'Il ferait bien d'avoir des réflexes humains.
Jésus, dans cette multiplication des pains, annonce le Mystère de l'Eucharistie où Il se multipliera Lui-même pour notre nourriture. Et de cette Sainte nourriture nous laisserons toujours douze corbeilles pleines pour les douze tribus d'Israël qui sont aussi invitées.
##### *La confiance de Pierre. *(*Mc. VI, 45-52*) * *(*Mt XIV, 22-32*) * *(*Jn. VI, 16-21*)
Devant cette foule enthousiaste qui veut le forcer à monter sur le trône de David son père, Jésus oblige ses disciples à passer sur la rive opposée, pendant que Lui-même congédie la foule. Après s'être débarrassé de cet excès d'enthousiasme temporel, Jésus se retire sur la montage pour prier.
244:120
Au commencement de la nuit, la barque étant déjà au milieu du lac, Jésus vit les Apôtres se fatiguer à ramer car le vent leur était contraire. Et Il vint vers eux marchant sur les eaux. Eux, complètement épouvantés, crurent voir un fantôme et se mirent à pousser des cris. Mais Jésus leur dit :
-- « Courage, c'est Moi, n'ayez pas peur. »
Pierre, toujours spontané, répondit :
-- « Seigneur, si c'est vous, ordonnez-moi d'aller vers vous sur les eaux. » Et Jésus lui dit : -- « Viens ». Mais Pierre, après avoir marché sur les eaux eut peur, à cause de la violence du vent et, ayant commencé à s'enfoncer, s'écria : -- « Seigneur, sauvez-moi ». Aussitôt Jésus, ayant étendu la main, le saisit et lui dit « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? »
Pierre, Prince des Apôtres, semble destiné à expérimenter, pour l'utilité de la Sainte Église, la vertu de Confiance. Il a douté, en ayant peur du vent, comme si le vent était plus fort que Dieu. Et le drame de ce doute c'est qu'il empêche la grâce de Dieu. Dieu n'accorde une certaine qualité de grâces qu'à ceux qui lui font confiance, absolument. Certains voient là un mécanisme psychologique qui jouerait sur nos facultés physiques, intellectuelles et morales, en dehors de toute intervention divine. Ils attribuent à la Foi confiante un pouvoir mystérieux mais tout à fait indépendant. C'est une erreur. La confiance en Dieu consiste à croire que Dieu le peut mais non pas que certainement Dieu le veut. Pierre le savait quand-il demandait à Jésus de lui ordonner de marcher sur les eaux. Mais à partir du moment où Jésus a dit « oui », la confiance de Pierre n'aurait pas dû se préoccuper du vent.
Mais il est un domaine où nous savons, de source certaine, que Dieu n'est pas libre de nous dire non. C'est le domaine de la sainteté. La Sainteté étant ordonnée à tous sans exception (« Soyez saints comme votre Père céleste est saint ») il faut, en la recherchant, pratiquer une Confiance paisible.
245:120
Il ne faut pas froisser le Cœur de Dieu, et le fermer, en se disant : Mais le vent impétueux de mes défauts naturels sera peut-être le plus fort. Si Dieu devait être embarrassé et gêné dans son action par la vue de nos défauts naturels, il n'y aurait pas un seul Saint sur la terre. La seule chose qui peut nous nuire c'est de penser que nos défauts, ou nos péchés passés, ou nos tentations peuvent être un obstacle à la grâce de Dieu. En le pensant nous avons l'air de dire : Mais... je sais qu'au fond vous n'êtes pas tellement puissant, ni tellement bon, ni tellement miséricordieux, ni tellement patient qu'on veut bien le dire...
De même que Pierre n'aurait pas marché sur les eaux simplement parce qu'il l'aurait voulu, de même nous ne marcherons pas dans le chemin de Sainteté simplement parce que nous l'aurons voulu. Cela est notoirement insuffisant. L'important est d'abord de croire que Dieu le veut et que Dieu le peut et, dans cette Confiance inébranlable, lui dire sans cesse : Aidez-moi. A ceux qui s'enfoncent et se laissent couler, Jésus sera en droit de dire. « Hommes de peu de Foi, pourquoi avez-vous douté ? » Mais, même quand nous sommes enfoncés dans les eaux jusqu'au cou, même quand il ne reste plus que quelques secondes avant la noyade définitive, il est encore temps de crier, comme Pierre « Seigneur, sauvez-moi. »
Le Cœur de Jésus n'entend jamais ce cri sans avoir envie de se précipiter au secours de l'âme qui se noie. Et plus l'âme est lourde de fardeaux répugnants et presque inimaginables (de ces fardeaux qui font l'indignation des repus vertueux) plus Jésus brûle du désir d'alléger cette âme et de la faire marcher sur les eaux. « Aurais-je commis tous les péchés qui se sont accumulés depuis le commencement du monde que je ne perdrais pas confiance », disait sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. Elle avait d'autant plus raison que c'est souvent avec les plus grands pécheurs que Dieu se plaît à faire les plus grands saints. Au moins ceux-là ont compris que, sans la grâce, ils seraient dans la boue jusqu'au cou. Au moins, ceux-là savent qu'on peut avoir confiance dans la Bonté de Dieu. Et Dieu aime cette confiance.
246:120
##### *Le Pain de Vie. *(*Jn. VI, 22-71*)
Le lendemain, la foule toujours enthousiasmée par ce Prophète, créateur de pains qui n'avaient nécessité ni labours, ni semailles, ni moissons, ni battage, ni aucun travail fatigant, la foule, bien décidée à profiter au maximum d'une pareille aubaine, cherche Jésus partout. Les Apôtres étaient passés sur l'autre rive, aux yeux de tous, mais, de Jésus, il n'y avait plus trace. En désespoir de cause la foule prend des barques pour retrouver au moins les Apôtres et les questionner au sujet du merveilleux Prophète qui semblait Maître d'une nourriture inépuisable. Et là ils trouvent Jésus et veulent savoir comment Il a traversé le lac. Mais Jésus, qui connaît leurs pensées, ne satisfait pas leur curiosité. Il montre tout de suite le fond du problème :
-- « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous me cherchez, non parce que vous avez vu des miracles, mais parce que vous avez mangé des pains et avez été rassasiés ; procurez-vous, non la nourriture périssable, mais la Nourriture qui demeure pour la Vie éternelle. »
Aux pensées humaines Jésus oppose constamment les pensées divines. Car Il n'est pas venu seulement pour guérir quelques milliers de malades et nourrir cinq mille hommes mais pour guérir des milliards d'hommes et nourrir des milliards d'hommes jusqu'à la fin des temps. L'œuvre de Jésus est une œuvre qui déborde le temps. Le tort des auditeurs de ce temps-là était de se prendre pour des privilégiés du Ciel et d'avoir le désir d'en profiter largement sur le plan temporel, local et passager. Ils étaient certes des privilégiés, mais pas dans le sens qu'ils pensaient. Et leur privilège se transformera, pour la plupart, en malédiction dont nous voyons encore le résultat deux mille ans après. C'est qu'il est très grave d'être un privilégié de Dieu et de Lui répondre par des demandes de facilités et de réussites temporelles. Certains, encore de nos, jours, font de leur christianisme une sorte d'assurance contre le malheur. Et ils s'étonnent que les pains tout cuits ne pleuvent pas. Les Juifs, après cette première réprimande demandèrent :
247:120
-- « Que ferons-nous pour accomplir les œuvres de Dieu ? » Et Jésus répondit : -- « l'œuvre de Dieu est que vous croyez en Celui qu'Il a envoyé. »
Le désir de Dieu est donc en tout premier lieu la Foi en Jésus Sauveur, la Foi en toutes les paroles de Jésus, sans exception. De cette Foi découleront nos autres actions. De cette Foi découleront nos œuvres. Mais, avec impertinence, les Juifs osent répliquer à Jésus :
-- « Quel signe faites-vous afin que nous croyions en vous ? Nos Pères ont mangé la manne dans le désert... »
Les Juifs demandent un signe et Jésus va leur promettre la Très Sainte Eucharistie.
Ces Juifs, avaient vu de très nombreux miracles, des milliers de miracles et notamment la multiplication des pains. Cela ne leur suffisait pas. Ils veulent bien condescendre à croire en Jésus de Nazareth mais à condition que cela leur rapporte des avantages terrestres. Jésus dont la patience est sans limites leur répond :
-- « Moïse ne vous a point donné le pain du ciel, mais mon Père vous donne le véritable Pain du Ciel. Car le Pain de Dieu est celui qui est descendu du Ciel et qui donne la vie au monde. »
Continuant de penser au pain terrestre et aux travaux de la terre qui sont tellement fatigants, les Juifs s'écrient, : -- « Seigneur, donnez-nous toujours de ce pain. » Et Jésus qui brûlait du désir de nourrir le monde entier leur dit et nous dit :
-- « Je suis le Pain de Vie, je suis le Pain vivant descendu du Ciel. »
Les Juifs frémissent d'indignation vertueuse. Car le propre de l'homme est de s'indigner quand Dieu ne se laisse pas diriger par la sagesse humaine. Ils se disent entre eux :
248:120
-- « N'est ce pas là Jésus, fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ? comment donc dit-il : je suis descendu du Ciel ? »
Dans leur dépit ils deviennent parfaitement illogiques. Ce Jésus, soi-disant fils de Joseph, ils viennent de Lui demander de faire pleuvoir la manne et, comme Il ne semble pas accéder à ce désir, ils lui reprochent de n'être qu'un fils de charpentier, rien du tout en somme. On aurait pu leur répondre : Pourquoi avez-vous commencé par Lui suggérer de faire pleuvoir la manne, puisque maintenant vous prétendez savoir qu'Il n'est qu'un homme comme les autres, et même un peu moins que beaucoup d'autres ? C'est vous qui êtes des sots, vous voulez bien la manne mais à condition que cela ne vous coûte rien. Or, quand Dieu donne la manne, Il demande la Foi, ne le savez-vous pas ? -- Jésus, toujours plein d'une patience admirable, leur dit :
-- « Ne murmurez point entre vous. Personne ne peut venir à-moi, si mon Père, qui m'a envoyé, ne l'attire. »
Qu'est-ce à dire ? Dieu est-Il un tyran despotique qui se laisse aller à des sympathies et des antipathies, irraisonnées, distribuant la Foi en Jésus à qui Lui plaît et punissant pour toute l'éternité ceux auxquels Il ne l'aurait pas donnée ? Poser la question c'est trouver la réponse.
Il y a certitude absolue que Dieu, qui est Amour, désire sauver tous les hommes et particulièrement les plus mauvais (Mat XVIII, 14) (I Tim. II, 3-4) : -- « Votre Père qui est dans les Cieux, ne veut pas qu'un seul de ces petits périsse. » -- « Dieu notre Sauveur veut que tous les hommes soient sauvés et viennent à la connaissance de la Vérité. » Quand Jésus dit à la foule : -- « Vous ne pouvez croire en moi si Dieu ne vous en donne la grâce », Il cherche à faire pénétrer dans des cœurs orgueilleux la sainte vertu d'Humilité. Il veut faire comprendre à cette foule, avide de réaliser ses projets de réussite temporelle, que les pensées de Dieu ne peuvent pénétrer un cœur tout imbu de lui-même. Il les met donc en garde contre l'illusion de leur orgueil. Et, poursuivant son enseignement, Il montre clairement quel était le symbolisme de la multiplication des pains :
249:120
-- « Je suis le Pain de Vie. Vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils sont morts. Voici le Pain descendu du Ciel afin que Celui qui en mange ne meure point. le suis le Pain Vivant qui suis descendu du Ciel. Si quelqu'un mange de ce Pain, il vivra éternellement et le Pain que je donnerai est ma chair pour la vie du monde. »
La Sainte Eucharistie, qui est bien l'acte d'Amour le plus étonnant qui se puisse concevoir, est annoncée. Qu'un Dieu veuille s'abaisser jusqu'à se faire nourriture pour les hommes, personne n'aurait jamais osé le demander, personne n'aurait même jamais osé y penser. Bien entendu, les Juifs, toujours bouffis d'orgueil et d'admiration pour leur propre intelligence, s'esclaffent :
-- « Comment celui-ci peut-il nous donner sa chair à manger ? »
Loin de chercher à calmer les esprits par des paroles qui donneraient à comprendre que cette nourriture sera purement symbolique, Jésus insiste avec une grande force :
-- « En vérité, en vérité je vous le dis Si vous ne mangez la chair du Fils de l'Homme et ne buvez son sang, vous n'aurez point la vie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour ; car ma chair est vraiment nourriture et mon sang est vraiment breuvage. »
Ainsi cette nourriture est nécessaire pour le chrétien (c'est pourquoi l'Église en fera une obligation annuelle, qui est seulement un minimum). Elle est nécessaire et elle n'est pas symbolique. Chacun sait que le verbe « être » est souvent employé, dans la Bible, dans le sens de « signifier, représenter ». Ici, Jésus n'a pas encore dit comment il donnerait sa chair à manger, mais, avant de dire « comment », Il précise que ce sera vraiment une nourriture et non pas un symbole. En vérité, en vérité, nous mangerons sa chair et boirons son sang, nous nous nourrirons du Fils de Dieu en personne et :
-- « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en Moi et je demeure en lui. »
250:120
Ainsi l'immense espoir de l'homme, qui est de vivre dans l'intimité de Dieu, se réalisera d'une manière à la fois simple et merveilleuse. Ce Jésus, que peu de gens ont pu connaître pendant sa courte vie terrestre, tous les hommes, jusqu'à la fin des âges, pourront obtenir de Le recevoir tout entier et même quotidiennement s'ils le veulent. Et Jésus compare la puissance de vie que nous donnera la Sainte Eucharistie à la Vie qu'il tient Lui-même de son Père.
-- « Comme mon Père, qui est Vivant, m'a envoyé et que je vis par mon Père, de même celui qui me mange vivra aussi par Moi. »
La puissance de vie que donnera le Fils de Dieu dans la Sainte Eucharistie est telle que certains ont pu vivre des années sans aucune autre nourriture ni aucun autre breuvage. Que le fait soit rare ne change rien. Que certains aient essayé de jouer cette horrible comédie de manger la nuit, en cachette, ne change rien non plus. Les Saints qui ont reçu la grâce exceptionnelle de se nourrir exclusivement de la Sainte Eucharistie ont été soigneusement surveillés nuit et jour et une supercherie se découvre très rapidement. L'Église est assez prudente pour choisir, parmi les surveillants, un nombre respectable de non-catholiques. L'Église ne cherche pas la propagande spectaculaire ; la meilleure preuve est que le miracle dont je viens de parler est très peu connu. Beaucoup de catholiques même ignorent son existence. Je ne pense pas qu'une imagination, même très exaltée, puisse permettre de vivre sans boire ni manger et ce, pendant des années, et non pas en se reposant dans la demi-mort qu'est la catalepsie mais en travaillant comme tout le monde, sans du reste jamais maigrir.
Mais beaucoup de ses disciples, en L'entendant, dirent :
-- « Ces paroles sont dures et qui peut les écouter ? »
Ainsi l'incompréhension ne se manifeste pas seulement dans le peuple mais aussi parmi les disciples. Jésus, voyant leurs pensées, leur dit :
-- « Cela vous scandalise ? Et si vous voyez le Fils de l'Homme monter où Il était auparavant ? C'est l'esprit qui vivifie ; la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous et adressées sont esprit et vie. »
251:120
Jésus, qui vient de scandaliser son auditoire et même beaucoup de ses disciples, n'atténue pas ses promesses en demandant de les entendre dans un sens symbolique. Il ne dit pas : cette nourriture sera une nourriture en esprit. S'il l'avait dit l'auditoire aurait poussé un soupir de soulagement et personne ne serait parti. Les paroles que Jésus vient de prononcer ne peuvent être saisies par l'homme animal, elles ne peuvent être saisies que par l'homme dont l'esprit s'offre à la grâce de Dieu ; par l'homme dont l'esprit n'a pas décidé d'avance de ce qu'il croirait ou ne croirait pas ; par l'homme dont l'esprit est soumis au Saint-Esprit. A ce moment-là seulement, les paroles de Jésus deviennent des paroles de vie. Et de ces paroles l'homme se nourrit, les répétant dans son cœur pour en être imprégné, leur donnant dans la conduite de sa vie la place qui leur revient : la première. Mais Jésus ne se fait aucune illusion sur les qualités spirituelles de son auditoire. Il les connaît intimement et leur dit :
-- « Mais il y en a quelques-uns parmi vous qui ne croient pas. »
Dès lors beaucoup de disciples se retirèrent, ne voulant plus suivre un Messie qui leur paraissait parfaitement absurde. Jésus va-t-il les rappeler ? Jésus va-t-il dire : Ne soyez ras absurdes vous-mêmes. tout ce que je viens de vous dire doit s'entendre symboliquement parlant ? ... Non, Jésus les laisse croire qu'il veut *vraiment* donner sa chair à manger, qu'il caresse *vraiment* ce projet qui, pour tout homme sensé, n'est qu'une folie impossible à réaliser. Et Jésus se tourne vers les Douze Apôtres et leur demande :
-- « Et vous, voulez-vous aussi me quitter ? »
Il les laisse libres, Il ne force personne.
Les Apôtres n'ont certainement pas très bien compris toutes ces dernières paroles de Jésus, comme du reste, avant la Pentecôte, ils ne comprendront pas non plus bien d'autres paroles. Mais Simon-Pierre, prenant la parole au nom de tous, prenant la parole au nom de l'Église future dit :
-- « Seigneur, à qui irions-nous ? Vous avez les paroles de la vie éternelle. Nous croyons et nous savons, que vous êtes le Christ, Fils de Dieu. »
252:120
Nous croyons, dit Pierre, que vous ne pouvez ni vous tromper ni nous tromper. Nous croyons que vous êtes le Seul à connaître Dieu. Nous croyons que personne ne peut donner un enseignement supérieur au vôtre, Nous croyons que, sans Vous, nous serions comme des brebis errantes, ballottés d'une doctrine à l'autre et jamais satisfaites. Nous savons que vos paroles sont éternelles, immuables et définitives. Nous croyons que vous avez la Clef du Mystère d'Éternité. Nous croyons et savons que vous êtes le Messie, le Sauveur, le Fils de Dieu. Nous croyons et savons que vous êtes le seul Espoir de toute l'humanité jusqu'à la fin des temps.
Et Jésus leur fit une réponse qui dut en remplir onze (et peut-être même les Douze) du plus grand étonnement :
-- « N'est-ce pas Moi. qui vous ai choisis, tous les Douze ? Et cependant l'un de vous est un démon. »
C'est là le premier des nombreux avertissements de Jésus à Judas. Que de fois Judas eut l'occasion de faire un examen de conscience et de crier : Pardon pour mes mauvaises pensées. Car, avant le péché, sévit la pensée et c'est elle qu'il faut surveiller, dominer, forcer à vouloir imiter les propres pensées de Jésus sous peine d'être, soi-même dominé par elles et conduit sur le chemin de la perdition. Le secret de nombreuses chutes retentissantes, d'êtres qui avaient tout reçu pour devenir des saints, est dans l'habitude de se laisser aller à des pensées que l'ou n'oserait pas articuler. Le chrétien est d'abord une âme qui pense à haute voix parce qu'il sait que Jésus entend ses pensées, et qui crie « au secours » quand une pensée perverse cherche à s'insinuer. Nul ne peut être maître d'une façon absolue, de ses pensées, mais tous doivent veiller à ce que seules les pensées que nous pourrions dire à haute voix devant Jésus Lui-même, prennent empire sur la volonté. L'avertissement de Jésus ne valait donc pas seulement pour le pauvre Judas Iscariote, mais pour nous tous, car nous sommes fréquemment en passe de nous abandonner à des pensées perverses et démoniaques, il suffit de penser habituellement : Je n'aime pas telle personne... ou : je ne pardonnerai jamais telle chose... pour que Jésus puisse à nouveau nous dire : « L'un de vous est un démon. »
(*A suivre.*)
Marie Carré.
253:120
### Les Sept Paroles (IV)
La troisième parole du Christ en croix rapportée par l'Évangile est celle qu'il adresse au bon larron « *En vérité je le te dis, aujourd'hui, tu seras avec Moi dans le Paradis. *» S*.* Luc seul rapporte cette parole qui ne fut entendue ou retenue que par la Sainte Vierge. S. Jean dit simplement -- « ...*ils le crucifièrent et avec lui deux autres, un de chaque côté et Jésus au milieu. *» Il n'a pas fait tellement attention à eux ; la Sainte Vierge au contraire était au pied de la Croix, dans tout l'éclat de la charité parfaite ; elle rayonnait d'amour, elle exultait dans l'union à Dieu, et les mérites de son Fils la faisaient ainsi coopérer au rachat des membres du Christ. Elle vit quelle chance insigne, quel bonheur, quelle grâce étaient offerts à ces malheureux de subir le même supplice en même temps que son Fils. Elle les vit souffrir, crier sous les coups de marteau qui enfonçaient les clous. Et il est probable qu'elle fit comme à Cana, où elle dit simplement, « ils n'ont plus de vin » ; il lui suffisait de penser : ils ne savent pas, ils ne comprennent pas, et son Fils en tint compte.
254:120
S. Luc appelle les deux larrons des malfaiteurs. S. Marc et S. Matthieu des brigands, et il s'en faut qu'ils fussent résignés ; la rage et la haine emplissaient leur cœur. Ils connaissaient certainement Jésus de réputation. La manière dont le bon larron interpelle Jésus sur la croix en est la preuve ; il le croit innocent de toute faute. Jésus avait fait tant de guérisons ! et tout le monde en parlait. Ils l'avaient peut-être fui de peur qu'il ne les convertisse. Ils se joignirent donc aux Juifs qui insultaient Jésus en branlant la tête. « *De même les grands prêtres aussi, se gaussant entre eux avec les scribes, disaient* « *Il a sauvé les autres, il ne peut se sauver lui-même. Que le Christ, Roi d'Israël, descende maintenant de la croix, afin que nous voyions, et croyions ! *» *De la même façon, les larrons qui avaient été crucifiés avec lui, l'outrageaient aussi. *»
Et c'est tout ce qu'en disent S. Marc et S. Matthieu. S. Jean qui a voulu compléter les autres évangiles et non les remplacer, ne dit rien.
Seul S. Luc qui eut le désir, ou l'avantage, ou la possibilité de rencontrer la Sainte Vierge avant d'écrire son évangile raconte ainsi les faits : « *Or l'un des malfaiteurs qui étaient en croix l'insultait, disant --* « *N'es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même et nous aussi. *» *Mais l'autre prenant la parole pour le faire taire, dit :* « *Tu n'as donc pas même la crainte de Dieu, toi qui endures le même supplice ? Et pour nous c'est justice, car nos actions nous ont mérité le châtiment que nous recevons ; mais lui n'a rien fait de mal. *» *Et il disait :* « *Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans l'éclat de ton règne. *» *Et il lui dit :* « *En vérité, je te le dis, aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis ! *»
255:120
Quelle grâce ! Pour un brigand : le Paradis ! pour un après-midi de souffrances méritées et sans purgatoire ou si peu ! Voilà le privilégié du ciel ! Nous autres, espèce inférieure et inconsistante de Pharisiens, nous serions presque indignés ; nous sommes si oublieux de la toute puissance de la miséricorde divine, sur laquelle seule nous pouvons fonder notre salut !
Puissance de la grâce et puissance du repentir. Cet homme qui insultait Jésus peu de temps auparavant -- se trouve gagné par la contrition. Elle est parfaite. Le principe en est le regret d'avoir offensé Dieu ; il accepte le dur châtiment qui lui est imposé. « C'est justice » dit-il. Il a reçu le don de la foi et l'espérance est née aussitôt en ce Jésus qu'il voit pourtant cloué près de lui sur une croix semblable à celle dont il meurt.
Il n'est pas dit que l'autre larron demeura mauvais jusqu'à sa mort. Trois évangélistes ne parlent pas du repentir de celui que la tradition appelle « le bon ». Il fallait être bien près pour entendre ce que pouvaient dire des malheureux épuisés par le supplice même qu'ils enduraient. A trois heures de l'après-midi, Jésus rendit l'esprit ; le soir tombant, il fut descendu de la croix et les larrons n'étaient pas morts. On leur brisa les os pour hâter leur fin et on les descendit de leurs croix sans se soucier beaucoup qu'ils fussent réellement passés de vie à trépas. Le mauvais comme le bon eut encore du temps pour accepter la miséricorde de Dieu.
La présence de la Sainte Vierge en ce moment unique de l'histoire du monde et dont tous les personnages étaient choisis de toute éternité par la Providence nous fait penser que les deux larrons furent sauvés, eux dont la destinée humaine fut si semblable et accompagna celle du Fils de Dieu.
256:120
Les Pères de l'Église s'appuyant simplement sur le silence de l'Évangile déclarent mauvais le second larron et voient dans cette scène une image du Jugement dernier : à droite les bons, à gauche les méchants, et bien souvent l'art a traduit cette idée en image et donné au second larron l'attitude et l'expression d'un réprouvé. Mais c'est une simple allégorie ; elle part de ce fait que Jésus fut crucifié entre les deux larrons. Trois des évangélistes ne disent même pas qu'il y en eût un bon, et rien ne dit que l'autre ne s'est pas converti avant sa dernière heure. Il en eut le temps et Dieu seul sait ce qu'il en est.
Un détail de l'apparition de Pontmain nous fait penser qu'il fut sauvé. Un grand crucifix rouge apparaît devant la Sainte Vierge « *Vlà qu'é tombe dans l'humilité *» disent les enfants. Et Marie saisit à deux mains le crucifix, le penche vers les enfants, semblant prier avec toute l'assistance qui chantait le cantique de S. Louis de Montfort :
Mon doux Jésus, enfin voici le temps
De pardonner à nos cœurs pénitents...
qu'elle alternait avec le *Parce Domine.*
Puis le crucifix disparut et deux petites croix blanches apparurent sur les épaules de la Sainte Vierge, paraissant avoir une vingtaine de centimètres « Ell'taient piquées sù bout sur les épaules » disent les enfants. Les trois croix du Calvaire sont là représentées. Celles des deux larrons portées sur les épaules de Marie sont blanches. Si Judas allant se pendre avait été vu de la Sainte Vierge, il ne se fût point pendu. Un mystère caché en Dieu n'a pas permis qu'il en fût ainsi.
257:120
Il nous faut revenir sur l'extraordinaire conversion de ce mourant et la magnifique promesse de Jésus. Elle fut faite pour nous rappeler que Dieu est amour, que cet amour est tout puissant, qu'il déborde tout sentiment que nous pouvons en avoir et qu'à l'heure dernière de chaque homme il offre avec une insistance incroyable pour augmenter le nombre des élus. L'amour de Dieu pour nous n'est-il pas méconnu ? Il fait dire à Isaïe : « (*Dieu*) *recueillera les agneaux dans ses bras et les portera dans son sein *» et dans le dernier chapitre de ses prophéties Isaïe ajoute « *et vous serez allaités, portés sur le sein, caressés sur les genoux. Comme un homme que sa mère console, ainsi je vous consolerai *» (66, 12-13). Et Dieu a institué un sacrement où sa charité nous lave de nos erreurs et de nos fautes pour qu'il puisse nous recevoir, à son tribunal comme il reçut le bon larron. C'est le sacrement des malades qui est souvent l'extrême-onction.
Voici ce qu'en dit S. Thomas dans la Somme contre les Gentils (IV, 73)
« ...L'infirmité du corps est parfois utile à la santé de l'âme. Dans la mesure où l'homme supporte avec humilité et patience son mal physique, il lui en est rendu compte comme d'une peine satisfactoire. Mais ce mal peut aussi parfois faire, obstacle à la santé de l'âme, dans la mesure où cette infirmité du corps empêche le jeu des vertus. Il convenait donc qu'on pût employer contre le péché, dans la mesure où c'est du péché que provient la maladie du corps, un certain remède spirituel, remède auquel il peut arriver de guérir la maladie du corps lorsque cela convient au salut. C'est à quoi est destiné le sacrement d'Extrême-onction.
258:120
« ...Parce que l'homme, soit négligence, soit multiplicité de ses occupations, soit même brièveté de la vie, ou pour toute autre cause de ce genre, n'arrive pas à se guérir complètement de ses défauts, il a été pourvu de manière avantageuse (*salubriter*) à ce que cette guérison s'accomplisse par le moyen d'un sacrement et qu'ainsi *on soit libéré du châtiment de la peine temporelle* au point qu'il ne reste rien qui puisse empêcher l'âme, lors de la sortie du corps, d'atteindre la gloire...
« Il arrive aussi que l'homme n'ait plus connaissance ou mémoire des péchés qu'il a commis et qu'il ne puisse plus les soumettre tous à la pénitence pour en être purifié. Il y a encore des péchés quotidiens qu'on ne peut éviter en cette vie. De tous ces péchés, ce sacrement va purifier l'homme lors de sa sortie d'ici-bas, si bien qu'il ne se trouve rien en lui qui puisse faire obstacle à l'entrée dans la gloire. S. Jacques ajoute donc : *S'il est dans le péché, son péché lui sera remis*.
« Il est donc manifeste que ce sacrement est le dernier et d'une certaine manière la consommation de toute la cure spirituelle qui prépare l'homme à entrer dans la gloire. »
Ainsi la grâce du bon larron est bien extraordinaire et semble même scandaleuse à l'étroite justice humaine parce que nous voulons ignorer l'immensité de la bonté divine. Or cette grâce finale est offerte à tous. Jésus abandonne quatre-vingt-dix-neuf brebis sages pour rechercher celle qui était perdue ; il nous dit qu'il y a plus de joie dans le ciel pour la brebis perdue et retrouvée que pour les quatre-vingt-dix-neuf autres qui n'ont pas donné d'inquiétude. Le sacrement des malades est un trésor dont nous devons être avides et que nous devons guetter avec contentement. On voit quelle malice vraiment démoniaque pousse des chrétiens à en retarder l'administration jusqu'au moment où le malade semble avoir perdu toute connaissance.
259:120
Profitons de ce divin amour dévorant qui brûle de nous faire partager sa joie. Soyons cette brebis, soyons ce bon larron. La foi de celui-ci bravait la justice humaine, le scandale des Juifs et ce que les Gentils appelaient folie (ou mythe). Sa foi est la nôtre et dans l'état actuel de l'Église c'est aux pécheurs que nous sommes à proclamer à la face du monde que nous ne pouvons sortir du péché que par la croix de Jésus.
D. Minimus.
260:120
## NOTES CRITIQUES
### Sur l'athéisme scientifique
Le vendredi 3 novembre 1967, le professeur Jacques Monod inaugurait la chaire de biologie moléculaire au Collège de France. «
La leçon magistrale qu'il prononça à cette occasion, -- dont « le Monde » a publié le texte presque intégral dans son numéro du 30 novembre -- est une *profession de foi* dans la « connaissance objective », définie comme « n'ayant pas d'autre source que la confrontation systématique de la logique et de l'expérience ».
Je parle de « profession de foi », parce que c'en est une. La « connaissance objective » définie par le professeur Monod, c'est celle de la nature. S'agissant de la nature, la définition est valable. Son domaine est celui de la Science, au sens communément reçu de ce mot -- qui est la science de la nature, dans sa réalité physique. Mais la leçon du professeur Monod vise autre chose. Pour lui, cette connaissance est la seule qui existe. Il n'en est point d'autre. Et l'objet de cette connaissance est le seul qui existe. Il n'en est point d'autre. Qu'en sait-il ? Rien. Mais il le croit. D'où sa profession de foi. Le mot vient d'ailleurs sous sa plume : « Disons que je serais surpris, et ma foi dans l'unité du monde vivant déçue, si ce prodigieux organe de coordination téléonomique, le système nerveux central de l'homme, n'utilisait pas lui aussi ce moyen de communication moléculaire, déjà découvert par les bactéries, que représentent les interactions allostériques.
« Supposons cette spéculation vérifiée. Aurions-nous alors le droit de dire que nous connaissons le support physique ultime de la pensée, de la conscience, de la connaissance, de la poésie, des idées politiques nu religieuses, comme celui des projets les plus nobles où des ambitions les plus basses ?
261:120
« Oui, certes, nous devrions dire que tout cela, tout ces êtres qui nous habitent sont en effet contenus, inscrits dans les déformations, géométriques de quelques milliers de milliards de petits cristaux moléculaires. »
Toute la leçon est du même genre.
\*\*\*
Alors je pose la question : de quoi s'agit-il ?
Que la science pénètre chaque jour plus avant dans les secrets de l'univers, c'est certain, et c'est admirable. Qu'elle connaisse chaque jour un peu mieux les « supports physiques » de tout ce qui n'est pas physique, nul n'en doute. J'en doute si peu pour ma part que, plus confiant que le professeur Monod dans sa propre science et dans celle de ses successeurs, je suis tout à fait convaincu que les savants d'aujourd'hui n'ont pas découvert le support physique « *ultime *» de la pensée, de la conscience, etc. On en trouvera d'autres. Le mot « ultime » ne doit jamais être prononcé en matière scientifique.
Mais, malgré l'ambiguïté des termes employés par le professeur Monod, j'ai l'impression qu'il entend nous proposer la Science comme une réponse au mystère universel. Autrement dit, son discours ressemble fort à la profession de foi suivante : « Dieu est inutile, la Science suffit. » C'est la profession de foi de l'athéisme scientifique.
\*\*\*
L'athéisme scientifique était extrêmement répandu au XIX^e^ siècle. Il est en recul aujourd'hui, mais il subsiste. Plus exactement, il est en recul chez les savants (tout en subsistant), mais il a pris une extension considérable dans le grand public.
Pourquoi ?
J'y vois une double explication.
262:120
Tout d'abord, la théologie, ou l'apologétique, a toujours eu tendance à prolonger la présence et l'action de Dieu dans la nature *sous la forme explicative* --, soit en présentant, à partir de la Bible, certains systèmes explicatifs généraux que la Science a montré être erronés (le soleil tournant autour de la terre, Adam créé quatre mille ans avant Jésus-Christ), soit en *expliquant* certains phénomènes ou événements par une intervention directe de Dieu. Au fur et à mesure que la Science découvrait la nature, révélant des faits et démontant des mécanismes, Dieu semblait disparaître. Sa disparition créait un vide que la Science remplissait. Au *théisme se* substituait l'*athéisme.* Une religion cédait le pas à une autre religion. La théologie qui s'était faite science était vaincue par la Science qui du coup se faisait théologie, sous les espèces de l'*athéologie*.
L'exemple le plus parfait de ce renversement est fourni par l'évolutionnisme. Dieu, disait la religion chrétienne, a fait l'homme du limon de la terre il y a quelques millénaires. L'homme procède de l'évolution durant des millions d'années des espèces vivantes, répliqua la Science. Quelles que soient les incertitudes qui affectent l'idée et le fait de l'évolution, il est indiscutable qu'une création de l'homme très récente et sans relation avec la vie animale est désormais exclue. C'est l'apport de la Science. Mais les apports de la Science ne vont qu'au domaine scientifique. L'évolution n'est pas une réponse au mystère de l'homme, pas plus qu'elle n'est une réponse au mystère du cosmos. C'est pourtant ainsi qu'elle fut reçue au XIX^e^ siècle. Auparavant, il y avait Dieu. Désormais, il y a l'Évolution. Auparavant, Dieu expliquait tout. Désormais, c'est l'Évolution qui explique tout. Parce qu'il y avait conflit entre la Religion et la Science, et parce que, dans ce conflit la Science l'emportait, elle devenait Religion. L'Évolution apparaissait comme une réponse à tout parce qu'elle délogeait Dieu de terrains scientifiques où l'avait aventuré la théologie, ou l'apologétique. En fait, après quelques décennies, on s'aperçut que l'évolution, qui, hypothèse scientifique, fournissait *des* réponses à *des* questions, posait à son tour mille questions et que le problème de Dieu se retrouvait, après comme avant elle, identique à lui-même. Mais l'histoire explique bien pourquoi l'athéisme scientifique a fleuri au XIX^e^ siècle.
Il y a une seconde explication à l'athéisme scientifique. C'est le monde d'images dans lequel nous plonge la Science. Si, au XIX^e^ siècle, la Science se faisait religieuse (athée) parce qu'elle remplaçait la Religion, elle se fait religieuse au XX^e^ parce que l'homme est naturellement religieux et que, ne vivant plus que dans la Science et dans la merveille perpétuelle de ses perpétuelles découvertes, il en fait sa religion, qu'il appelle athéisme.
263:120
Dans le fond, le phénomène est le même qu'au XIX^e^ siècle, mais le processus psychologique est différent. Au XIX^e^ siècle, il y eut choc. L'Évolution se fit religieuse par contact avec la Religion. Au XX^e^ siècle, la Science occupe le terrain. Il y a encore des chocs, mais non plus au sommet. Ce sont les couches sociologiques inférieures où se collètent encore le Christianisme et l'Évolution. Mais, globalement, nous sommes entrés dans l'ère du constantinisme scientifique. C'est l'ère d'un athéisme à la portée de tous. De l'école au magazine et à la radio, nous y vivons dans l'explication scientifique qui explique tout ou qui expliquera bientôt tout, et qui en conséquence exclut Dieu.
Chez, les savants, on est plus circonspect. Certes le climat reste athée. Mais sa nuance est plutôt agnostique. Il y a encore des athées déclarés et militants. Ils sont assez rares. Pratiquement, le plus grand nombre des savants ne se posent pas de question. Leur athéisme virtuel provient du fait que toute leur activité se déroule dans un système d'enquête et de raisonnement qui ne sort pas du domaine scientifique. Ils sont clos dans une logique qui est celle de la connaissance scientifique, c'est pourquoi ils sont normalement agnostiques, sans plus. Si les uns inclinent au déisme, et les autres au matérialisme athée, c'est pour des raisons sociologiques. L'agnosticisme est leur véritable attitude fondamentale. Mais on n'en rencontre pas souvent l'expression claire, parce qu'ils ne sont guère exercés à s'exprimer en ce domaine ([^88]). Un cas comme celui de Jean Rostand est tout à fait exceptionnel. Il est l'agnostique pur, mais la pureté même de son agnosticisme rend un son presque religieux. C'est que la reconnaissance de l'inconnaissable est comme un témoignage de l'existence possible d'un domaine autre que celui du scientifiquement connaissable. Il faut être singulièrement sincère et singulièrement intelligent pour écrire des phrases aussi variées que celles-ci : « Le front de l'homme est fait pour se cogner à des murs derrière lesquels il ne se passe rien. » -- « Ce n'est pas parce qu'on a écarté les enfantillages qu'on a avancé d'un pas vers la compréhension de l'homme.
264:120
En repoussant les naïvetés métaphysiques, on fait assurément une épargne d'erreur, mais on n'y gagne pas une vérité. » -- « L'humanité est encore assez jeune pour que certains veuillent s'en remettre à l'avenir de résoudre les grands problèmes qui la travaillent ; mais quelle sera son attitude lorsque, dans mille ans, dans dix mille ans, elle devra bien convenir qu'elle n'en sait pas plus qu'au premier jour ? » -- « Je n'admets aucun dogme, et je ne comprends rien. Entre ce refus et cette ignorance, il y a place pour bien des doutes. » « Moins un croit en Dieu, plus on comprend que d'autres y croient. » ([^89])
\*\*\*
Aujourd'hui où l'Église se préoccupe de l'athéisme, il me semble que c'est par le biais de l'agnosticisme qu'elle pourrait le mieux l'affronter et le combattre.
Certes, en tant que l'agnosticisme est une prise de position radicale, on ne peut jeter de pont entre lui et le christianisme. Mais en tant qu'il n'est, inconsciemment, que l'affirmation de la valeur exclusive de la méthode scientifique dans le domaine de la connaissance scientifique, il peut être le point de départ d'un « dialogue » permettant de dissiper un préjugé très répandu sur les modes d'approche de la connaissance de Dieu. Et je crois que ce serait du même coup l'occasion de révéler à tous, sans en exclure les catholiques « l'actualité de Thomas d'Aquin », comme dit Étienne Gilson.
C'est précisément Étienne Gilson que j'invoquerai pour commencer.
Il nous assure qu'il y a des propositions fondamentales de Thomas d'Aquin « qu'il est difficile de rapporter sans soulever les protestations de certains esprits soucieux d'orthodoxie ». Il en cite deux. Voici la seconde : « Dans une réunion de philosophes et théologiens catholiques, voire thomistes, dites que ce que Dieu *est* nous reste tout à fait inconnu ; vous pouvez être assuré de vous entendre ensuite accuser d'agnosticisme.
265:120
Les choses n'iront pas mieux, si, cherchant une autre expression, vous dites : je sais bien que l'existence de Dieu nous est connue, je dis seulement que *ce que Dieu est* nous est inconnu, et même entièrement inconnu, on répétera que vous êtes un agnostique et vous ne vous laverez jamais de l'accusation. Soit, mais ce qu'il m'est impossible de nier, c'est que telle soit la doctrine de saint Thomas d'Aquin. Nous savons ce que Dieu n'est pas, dit le Docteur Commun dans l'édition Léonine de *La Somme contre les Gentils* (III, 49, 9) : « quid vero sit *penitus* manet incognitum ». Il ne dit pas « mal connu », « presque inconnu », mais tout à fait inconnu. Il n'est pas possible de connaître moins quelque chose que ce qui nous est *penitus ignotum*. *Omnino ignotum*, dit ailleurs saint Thomas (*In lib. de Causis*, prop. 6), et encore : *sicut ejus substantia est ignota, ita et esse* (Q. D. *de potentia*, 7*,* 2, ad 1m). Est-ce vrai ou non ? Mon opinion personnelle sur la question est sans aucune importance ; mais saint Thomas l'a-t-il dit ou non, c'est une autre question et, là-dessus, je peux assurer qu'aucune hésitation n'est possible : il l'a dit et redit... ([^90])
J'ai été heureux de lire ce texte récent de Gilson, car pour ma part, sans être savant en thomisme, voilà bien longtemps que c'est ainsi que j'ai lu saint Thomas, et beaucoup d'autres. En 1963, m'interrogeant sur l' « ultime réalité » qui, pour l'évêque de Woolwich, devait remplacer Dieu. je citais ce texte de saint Thomas d'Aquin : « Vouloir signifier au moyen de nos mots le mode même de suréminence que revêtent en Dieu les notions que ces mots expriment, c'est une chose impossible. On ne le peut que négativement par exemple, quand nous disons Dieu « éternel » (pour dire qu'il n'est pas dans le temps) et « infini » (pour dire qu'il n'y a pas de bornes à son être) ; ou encore en signifiant la relation que Dieu entretient avec le reste, comme lorsqu'on dit « cause première » ou « souverain Bien ». Nous ne pouvons en effet comprendre de Dieu *ce qu'il est* mais seulement qu'*il est* et quelle relation entretient avec lui tout le reste. » (*Somme contre les Gentils*, Livre I, chap. 30) ([^91]).
J'espère que ma référence est exacte. Je ne l'ai pas prise directement dans la Somme contre les Gentils, mais dans la citation qu'en fait le R.P. Sertillanges. Dans le même sens, le P. Sertillanges signale : *Abrégé de théologie*, ch. 24-*37 ; Commentaire sur les Sentences,* Livre 1, Distinction 22 ; Qu. 2 ; Qu. 7 *De Potentia*, art. 4 à 7.
266:120
De la dernière phrase (« Nous ne pouvons en effet comprendre de Dieu *ce qu'il est*, etc. »), le R.P. Sertillanges écrit qu'elle « contient, bien comprise, toute la philosophie de saint Thomas relativement à la connaissance que nous avons de Dieu. Nous ne savons pas *ce que Dieu est ;* nous ne le savons à *aucun degré,* et nous ne pouvons donner de Dieu aucune *définition, même partielle*. » ([^92])
Il va de soi que, comme celles de saint Thomas les phrases du P. Sertillanges doivent être « bien comprises ». Je ne me lancerai pas dans leur exégèse, car je n'en sortirais pas. Si l'on veut discuter, il y a matière. Mais chacun sent bien que, d'une certaine manière, Dieu peut être connu, sans quoi, il n'y aurait pas de théologie, ni même la possibilité de dire qu'il *est.* Mais d'une autre manière, et plus profondément, il ne peut être connu, sans quoi il n'y aurait ni problème, ni religion, ni foi, ni même Dieu.
Aussi bien ce que dit saint Thomas d'Aquin, tous les théologiens, tous les pères de l'Église, tous les mystiques le disent également, et saint Paul, et saint Jean. « Dieu, nul ne l'a vu. »
N'insistons pas. Tout cela est indiscutable. Si nous le rappelons, c'est parce que ces vérités traditionnelles sont ignorées des scientifiques. Or, aujourd'hui où leur athéisme vire plutôt à l'agnosticisme, il serait possible de leur expliquer, que l'autonomie de la connaissance scientifique, qui est au fond leur seul *credo,* est pratiquement sans rapport avec le problème religieux.
Si saint Thomas d'Aquin revenait parmi nous il serait merveilleusement à l'aise en face de l'athéisme contemporain. Ce n'est certes pas lui que gênerait l'acide désoxyribonucléique (f...u nom). Je l'imagine même exultant devant les découvertes de la science et en tirant des *Sommes* encore plus riches et plus belles que les précédentes. Car enfin plus les « comment » intermédiaires apparaissent, plus le « comment » ultime, le « pourquoi » final, le « par quoi » ou « par qui » suprême devient obsédant.
267:120
A telle enseigne que les preuves classiques de l'existence de Dieu retrouvent une actualité à laquelle certains devraient être sensibles. Un livre comme celui que Claude Tresmontant a consacré à la manière dont se pose aujourd'hui le problème de l'existence de Dieu devrait faire réfléchir croyants et incroyants.
Quant à l'athéisme proprement dit, en tant qu'il n'est qu'un durcissement de l'agnosticisme, il devrait être ébranlé par la considération du phénomène religieux tel que le traduisent sans ambages les contemplatifs et les mystiques. Autrement dit, si on peut l'attaquer par la voie rationnelle pour le réduire en quelque sorte à l'agnosticisme, on peut aussi l'attaquer par la voie religieuse en lui montrant ce qu'est la « connaissance » de Dieu chez ceux qui sont typiquement et incontestablement des « hommes de Dieu ». A cet égard, je voudrais citer le curieux « message » de religieux contemplatifs transmis, le 10 octobre 1967, au Synode par Mgr Charrière, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg. Reproduisons-en ici quelques lignes.
« Le contemplatif chrétien, lui aussi, a conscience de cette donnée fondamentale, si ancrée dans la tradition mystique, que le Dieu qui s'est révélé à nous dans sa Parole s'est révélé lui-même comme « Inconnu » en tant qu'inaccessible en cette vie à nos concepts (Ex. ; 33, 20) ; il passe infiniment nos moyens, comme il est au-delà de tout être. Familier d'un Dieu qui est « absent » et comme « inexistant » pour la nature, le contemplatif est mieux à même peut-être, de saisir l'attitude de ceux que ne satisfait point une présentation du mystère ramené au niveau de *chose*. Mais il sait bien que Dieu donne cependant à l'esprit attentif et purifié de l'atteindre au-delà des paroles et des idées.
« ...La connaissance mystique chrétienne n'est pas seulement la connaissance obscure du Dieu invisible ; elle est, dans la rencontre d'un amour personnel, une expérience de Dieu qui s'est révélé et nous a sauvés afin de nous faire participer au dialogue du Père et du Fils dans l'Esprit Saint... » ([^93]).
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Si vraiment les chrétiens se soucient de convertir les athées ce n'est pas en se faisant athées eux-mêmes et en se précipitant dans une action équivoque qu'ils y parviendront. La raison et la contemplation sont les remparts les plus assurés contre l'athéisme, étant entendu que le christianisme vécu est toujours, quel qu'en soit le mode, le moyen sans rival de convertir autrui.
Louis Salleron.
##### *Lettres conjointes*
Cher Salleron,
Sur la connaissance de Dieu, Gilson entend ce qu'il dit, et vous l'entendez aussi. Mais il me semble qu'il faut prendre le temps d'expliquer, pour les lecteurs les plus jeunes, ou les moins philosophes, en quoi consiste le piège.
Ou la malice. Je pense qu'à la page que vous citez de ses *Tribulations de Sophie*, Gilson fait de la « métaphysique amusante » au sens où on parle de « physique amusante ». Il n'écrit rien que de vrai, mais de manière à mystifier le lecteur, car il ne donne pas la clef.
Page 23 de ses *Tribulations*, Gilson a imprimé en italiques, mais une seule fois : *ce que Dieu est.* C'est la traduction littérale, équivoque en français, d'une expression scolastique qui a un sens précis en latin, les italiques y renvoient implicitement mais sans y insister. *De Deo* non possumus scire *quid est :* de Dieu, nous ne pouvons avoir une connaissance du *quid est*, c'est-à-dire de son *essence.* La connaissance de l'essence, avec si possible sa définition par le genre prochain et la différence spécifique, est une connaissance parfaite (au niveau de la raison humaine) : c'est de cette connaissance-là que saint Thomas nie la possibilité pour l'homme au sujet de Dieu. Mais ce n'est point la seule connaissance positive que la raison puisse avoir d'une réalité.
Et cette remarque suffit à éclairer le sens du passage cité du *Contra Gentiles*, III, 49.
Quant à votre citation, reprise de *Planète,* du *C. Gent*., 1, 30, elle donne à entendre que l'on en est réduit à la seule « voie négative » ; mais ainsi présentée elle suggère le contraire de ce qu'affirment les phrases immédiatement précédentes de saint Thomas :
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« Les noms (donnés par nous à Dieu), on pourra donc, comme l'enseigne Denys, *aussi bien les affirmer* que les nier de Dieu : *l'affirmation est justifiée du point de vue du sens* même du nom, la négation se légitime à raison de la *manière* dont le nom exprime son sens. »
Vient immédiatement ensuite le début de votre citation, et alors on comprend : c'est *seulement* pour signifier « *le mode même de suréminence* que revêtent en Dieu les notions que ces mots expriment », que l'on en est réduit à la seule négation. Saint Thomas distingue deux points de vue, l'un qui fait place à une connaissance réelle et positive, encore qu'infirme, l'autre où seule la voie négative est possible.
Vous avez pris, dites-vous, cette dernière citation dans Sertillanges, qui justement est assez défaillant sur ce point précis, spécialement dans l'édition dite de la Revue des Jeunes, et notamment dans l'Appendice II auquel vous renvoyez.
Gilson, qui ne dit rien de faux dans son texte cité par vous, y tait ceci : qu'entre ne pas connaître du tout (ou encore, connaître seulement par négation) et connaître le *quid est*, il y a place pour une connaissance réelle, imparfaite, affirmative. C'est la doctrine de saint Thomas. Et c'est celle de Gilson lui-même, *passim*, et par exemple dans *Le Thomisme*, pages 150-159 de la 5^e^ édition, pages 121-129 de la 6^e^ édition ; et notamment quand il écrit :
« Dire : *Dieu est bon*, ce n'est pas dire simplement *Dieu n'est pas mauvais *; ce n'est même pas simplement dire *Dieu est cause de la bonté*, etc. » (Page 158 de la 5^e^ édition page 128 de la 6^e^ édition.)
Gilson manie redoutablement les nuances presque imperceptibles. Souvent, pour les personnages contemporains, il énonce ses critiques par litotes, ou encore, avec un art extraordinaire de douceur et d'efficacité, par limitations virtuellement illimitées de l'approbation exprimée. A mon avis, il ACCORDE MOINS QU'IL N'EN A L'AIR à Sertillanges d'une part, à Maritain d'autre part, dans la discussion de cette question. Il est intéressant de comparer ce qu'était la note 2 de la page 155 de sa 5^e^ édition avec sa nouvelle rédaction dans la note 69, page 125 de la 6^e^ édition.
270:120
En résumé, écrire en français : « Nous ne savons pas ce que Dieu est », cela est équivoque et incline au contresens, si l'on ne précise pas que l'on veut parler du *quid est* scolastique. Gilson ne le précise pas à l'endroit cité, parce qu'il entend, à ce qu'il me semble, lancer une « attrape » ou une « colle » à l'intention de ceux qu'il vise dans ce passage (voir sa page 22), et qui sont les « illustres théologiens » inférieurs à leur réputation.
Vous le dites très justement : « *Chacun sent bien que, d'une certaine manière, Dieu peut être connu, sans quoi il n'y aurait pas de théologie. *»
Ce qui est finalement en jeu, c'est le point de savoir si la seule science légitime est la connaissance scientifique moderne, la seule apportant des certitudes recevables par la raison naturelle, -- tout ce qui n'est pas cette « science » étant ou bien *foi*, ou bien *poésie*, ou bien *sentiment*. Y a-t-il des certitudes objectives de la raison autres que celles du type mathématico-expérimental ? Ou bien, en dehors de la « science » d'une part, de la foi d'autre part, n'existe-t-il donc que la « vision » comme dirait Teilhard ?
La science mathématico-expérimentale d'aujourd'hui ne s'annexe pas seulement la religion, mais tout le domaine de la philosophie de la nature, de la métaphysique, de la philosophie morale. C'est la barbarie mécanisée.
Vôtre.\
*J. M.*
*Cher Madiran,*
*Bien d'accord avec votre mise au point, laquelle est fort utile.*
*Tout est* « *piège *» *en ce domaine. Et il est certain que ceux qu'on appelle les scientifiques ont trop tendance à identifier la connaissance à la connaissance dite* « *scientifique *» (*c'est un cercle vicieux*)*, c'est-à-dire à la connaissance mathématico-expérimentale. Mais la logique de cette erreur doit les amener à l'agnosticisme, non à l'athéisme. D'où le raisonnement en tenaille que je leur oppose. Car, ou bien ils sont athées, et alors ils sont en contradiction avec eux-mêmes et proclament la valeur de la* « *foi *» (*l'athéisme étant une foi*) *; ou bien ils sont agnostiques, et on peut leur montrer qu'ils se trompent sur la notion de connaissance et sur ce qu'est la connaissance de Dieu.*
*Bien, amicalement à vous.\
L. S.*
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271:120
### L'enseignement est un apprentissage
Nous recevons du Syndicat général de l'Éducation nationale (C.F.D.T.) ([^94]) une note sur *L'Accès à l'Enseignement Supérieur et la réforme du baccalauréat*. Les idées en sont justes. Nous voulons seulement les indiquer à nos lecteurs.
Voici la première page de ce texte :
L'ACCÈS A L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR\
ET LA RÉFORME DU BACCALAURÉAT
Les difficultés actuellement rencontrées par les Facultés proviennent de deux causes : d'une part, l'absence ou l'insuffisance grave d'enseignements latéraux, *à vocation professionnelle*, comme les I.U.T., entraîne un gonflement anormal des branches d'enseignement théorique. D'autre part, une crise de l'enseignement des mathématiques dans le secondaire a fait refluer nombre d'élèves vers les lettres, augmentant sensiblement le contingent des bacheliers en philosophie.
Reconnaître l'importance de cette seconde cause, c'est dire qu'on ne saurait prétendre y répondre au seul niveau de l'enseignement supérieur, par exemple en refoulant ces bacheliers. On n'empêcherait pas ainsi qu'ils n'aient été formés en vain, ce qui serait une déperdition scandaleuse d'intelligence et de travail.
Quelle sélection d'ailleurs serait possible ? Vouloir s'assurer de la culture générale des futurs étudiants reviendrait à instaurer un nouvel examen global, auquel les facultés ne pourraient suffire, faute de correcteurs ; elles devraient donc faire appel aux professeurs du secondaire, et ce serait réinventer la seconde partie, du baccalauréat.
On pourrait en revanche concevoir une sélection limitée à une ou deux épreuves, qui prouveraient une aptitude à suivre les études souhaitées : une version et un thème en langues par exemple. *Mais, pour que les candidats puissent s'y préparer, il faut leur consentir un horaire aménagé dans le second cycle secondaire *: cette sélection, même limitée, conduit ainsi nécessairement à remettre en question l'organisation de l'enseignement secondaire lui-même.
272:120
L'exemple anglais peut ici nous être utile. Les études secondaires se terminent en effet outre-Manche par un certificat général d'éducation, dont les épreuves dans chaque matière peuvent se passer *au niveau ordinaire* ou au *niveau avancé*. Les établissements d'enseignement supérieur formulent des exigences précises quant aux épreuves que leurs étudiants doivent avoir passées avec succès. Pour faire telles études, à Oxford, il faut *trois épreuves de niveau ordinaire* et *trois autres, nommément désignées, de niveau avancé*. Naturellement, les universités les plus recherchées exigent plus que les autres. Mais un équilibre s'établit entre les épreuves de niveau ordinaire, qui garantissent une culture générale, et celles de niveau avancé, qui attestent une aptitude précise pour les études envisagées.
A notre connaissance (mais cela pourrait avoir été modifié depuis une quinzaine d'années) l'examen qui correspond à notre baccalauréat en Angleterre comporte cinq épreuves mais *au choix du candidat*. C'est le bon sens même.
Nous imposons à nos adolescents une idée de l'homme cultivé qui est fausse ; elle date du XVIII^e^ siècle, d'un temps où les sciences naturelles paraissaient extrêmement simples aux beaux esprits. Il fallait avoir une idée de tout et même son idée sur tout. La Science a fait tant de progrès depuis lors qu'une connaissance même élémentaire de ses résultats impose à notre jeunesse un écrasant labeur ; car il faut bien lui apprendre à *penser*, par la connaissance de son langage, et à *juger* par celle de l'histoire et de la littérature. Ce qui demeure l'essentiel. S'en tirent les enfants qui ont une très bonne mémoire ; ils ne sont pas forcément intelligents.
Or les esprits sont. très divers ; ils ont des moyens très différents, de pénétrer le réel ; les sens qui nous renseignent ont une acuité très différente suivant les individus et ceux-ci n'ont pas les mêmes moyens de les utiliser. Un artiste et un artisan peuvent *voir* le dixième de millimètre ; le second se sert de cette faculté pour la perfection matérielle de son travail ; le premier voit de rapides et infimes modifications d'un visage qui sont des renseignement psychologiques ou des qualités de tension de ce qui nous maintient dans l'être. Les musiciens ont de même des moyens à eux d'information. Il y a enfin des esprits qui sont doués pour l'analyse sans fin de la quantité pure ; ce sont les mathématiciens.
273:120
Péguy disait : « *La culture est une opération de nourriture et non d'enregistrement. *»
Laissons donc chaque esprit se nourrir suivant ses aptitudes. Chacune des disciplines, dans son ordre, par des moyens différents mène à une connaissance universelle ; même la quantité car son moyen, le nombre, est une création de l'esprit (dans la nature il n'y a pas *trois*, il y a un, un et un) et la mathématicien qui ne se contente pas d'appliquer des formules connues a de quoi réfléchir, s'il veut, sur son art, et par son art devenir métaphysicien.
Imposer trop tôt un savoir encyclopédique est néfaste parce que cela consiste à enseigner des théories qui bloquent. la curiosité intellectuelle. Car les théories enseignées sont. généralement en retard de trente ans sur ce qui est le véritable état du savoir. Un savant anglais à qui on faisait compliment de la gloire que se sont attirée les physiciens anglais contemporains répondait à peu près ceci : « Cela tient à ce qu'on ne nous ennuie pas avec la physique dans notre jeunesse ; lorsqu'elle commence à nous intéresser, nous, y arrivons l'esprit frais et sans idées préconçues. »
C'est pourquoi le projet du Syndicat général de l'Éducation nationale (C.F.D.T) nous paraît devoir être pris en considération. C'est un pas de fait vers une intelligence meilleure de ce que doit être l'enseignement : un apprentissage.
*Henri Charlier.*
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### Sur la nouvelle liturgie
*La Documentation catholique* du 17 décembre 1967 (n° 1507) publie le texte intégral de l'allocution prononcée à la fin du troisième Congrès mondial pour l'apostolat des laïcs (à Rome, en octobre dernier) par M. Hans Rudi Weber. observateur consulteur du Conseil œcuménique des Églises au Congrès.
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Le pasteur Weber dit ses impressions, comparant notamment ce troisième Congrès au premier qui avait eu lieu il y a dix ans.
« Il y a dix ans, le Congrès débuta par la messe en latin et un discours de votre Saint-Père le Pape Pie XII.
« ...Il y a dix ans, cela m'a été impossible de prier avec vous. Non seulement j'étais gêné par des questions de langue, mais je me sentais exclu de votre culte, j'étais un spectateur étranger aux cérémonies qui se déroulaient, aux actes des prêtres et des évêques ; tout cela me paraissait sans rapport avec le monde qui nous entourait et avec les questions dont nous débattions.
« Cette fois, rien ne m'a plus impressionné que nos services religieux. Je dis intentionnellement *nos* services, parce que, malgré le triste fait que nous, observateurs, n'avons pas pu participer à la communion, nous avons néanmoins pu nous unir de tout cœur à vous dams les cantiques de louange, les prières d'adoration et les lectures bibliques, et nous avons été présents, en prière avec vous, quand vous avez reçu le corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ...
« ...Si ce Congrès est devenu un remarquable événement œcuménique, ce n'est pas seulement ce n'est pas d'abord à cause de la prière œcuménique d'hier soir, c'est parce que pendant toute la durée du Congrès, nous avons redécouvert la joie liturgique. »
Voilà un texte bien intéressant et qui soulève de nombreuses questions sur lesquelles on aimerait être éclairé.
I. -- Il y a dix ans, le pasteur Weber s'est senti dans l'impossibilité de prier avec les catholiques, gêné qu'il était « par des questions de langue ».
Pie XII avait dit sa messe en latin. C'était apparemment un obstacle insurmontable pour le pasteur Weber.
L'obstacle n'existait plus en 1967.
Quelle est donc la langue qui l'a réuni aux catholiques ? Est-ce l'allemand ou l'italien ? ou le français ?
Ou bien le pasteur Weber comprend-il toutes les langues, sauf le latin ?
Quand le *Credo*, si j'en crois les journaux, a été chanté en latin par le Congrès unanime, est-ce le seul moment où le pasteur Weber s'est senti de nouveau exclu du Congrès ?
Ou bien, le pasteur Weber estimant qu'on ne peut prier qu'en langue vernaculaire, ne se sent-il uni à d'autres chrétiens que quand ceux-ci prient dans leur propre langue, même si cette langue lui est inconnue ?
Finalement, le latin n'est-il pas condamné par lui pour la seule raison qu'il est la langue traditionnelle du catholicisme ? et l'œcuménisme commence-t-il pour lui à la reconnaissance de la tradition protestante qui veut que le latin soit banni de la liturgie ?
275:120
Mais alors « œcuménisme » signifie-t-il simplement « protestantisme » à ses yeux ?
II\. -- Il y a dix ans, le « culte » et les « cérémonies » dont le pasteur Weber était témoin lui demeuraient étrangers parce que « tout cela paraissait sans rapport avec le monde et avec les questions dont \[il était débattu\] ». Mais dans un congrès religieux, il y a des mo**ments réservés à la prière et d'autres moments réservés aux débats. En quoi la prière, sinon par ses intentions, peut-elle être affectée par le monde qui nous entoure et les débats que nous menons ? Pour prendre le cas de la messe, en quoi la messe du troisième congrès des laïcs a-t-elle pu différer de la messe du premier congrès ? Par la langue employée. Bon. Et puis par quoi ?
III\. -- Ce troisième Congrès a été, pour le pasteur Weber un « remarquable événement œcuménique », non pas *seulement,* non pas *d'abord* à cause de la prière œcuménique, mais parce qu'il y a « redécouvert la joie liturgique ».
De quelle manière ?
Où se situe cette redécouverte ? Dans une liturgie nouvelle ? laquelle donc ?
Est-ce chez les catholiques du Congrès, que le pasteur Weber a observé une « joie liturgique » qui n'existait pas dans les précédents congrès, et qui n'existe peut-être pas ailleurs ? Ou est-ce lui-même qui, à un spectacle nouveau, a éprouvé une joie dont il avait été précédemment privé ?
Tout cela mériterait quelques éclaircissements.
Tout cela, en tout cas, ne peut qu'attirer l'attention des catholiques sur l'importance de la liturgie et sur la nécessité de méditer et de respecter la Constitution conciliaire qui en traite.
*L. Salleron.*
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### Le sottisier
Lu dans IDOC, dossier 67-44/45 du 30 novembre 1967, sous la signature de l'abbé René Laurentin :
La crise actuelle de la foi tient à « *une mutation de la culture : la plus radicale que l'homme ait traversée depuis la naissance il y a environ douze siècles, de la civilisation agraire *».
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Oui : douze siècles.
Un lapsus ?
Mais non. Car l'abbé Laurentin insiste et y revient :
« ...*il y a douze siècles, lorsque l'homme, chasseur et aventureux, peintre génial des grottes préhistoriques, s'installe dans l'agriculture et l'élevage. *»
Cette mutation s'est donc produite il y a douze siècles seulement !
Comme chacun le sait, l'abbé Laurentin est un historien diplômé, professeur de Faculté.
Il semble n'avoir jamais lu ni Hésiode ni Virgile. Ni même la Bible...
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### Bibliographie
#### André Pieyre de Mandiargues : La Marge (N.R.F.)
Nous ne songeons pas à demander à Pieyre de Mandiargues une œuvre qui corresponde à notre sens chrétien de la destinée. Cependant nous ne désespérions pas de prendre chez cet artiste du surréalisme « notre bien où nous le trouvons » selon le mot cynique de Molière, valable pour les lecteurs et même pour les écrivains qui consentent à reconnaître leurs dettes envers leurs devanciers. Le surréalisme pouvait servir à une mutation de l'expression littéraire et concourir à un classicisme nouveau, comme les expériences choquantes ou contestables de Rabelais n'avaient pas été inutiles à Du Bellay, Ronsard et Montaigne. A un moindre degré que Julien Gracq, Mandiargues dans ses travaux poétiques de l' « Age de Craie » offrait une incontestable virtuosité nécessaire à une élaboration, puis à une construction. Sa manière pouvait être comparée à la technique de Dali en peinture, avec la même ironie, souvent la même tendance mystificatrice, à mon sens nécessaires au filtrage des premiers apports surréalistes.
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Or Mandiargues paraît effectuer une marche arrière ; on attendait une réflexion, une méditation sur le surréalisme aboutissant à une sortie victorieuse, avec des gains assimilés -- et on revient au roman naturaliste : « La fille Elisa à Barcelone ». Il semble vouloir « démythifier » les étrangetés poétiques qu'il cultivait naguère (parfois de façon déplaisante il est vrai) en les ramenant à un reportage que son talent d'écriture éloigne seul de la platitude. Ce qui était bizarre et inquiétant devient quotidien et narratif. L'insertion de cette fugue du personnage entre le moment où il ouvre la lettre annonçant le suicide de sa femme, et celui où une nouvelle lecture lui révélera en outre la mort de son fils, est d'une composition discutable ; non pas invraisemblable psychologiquement, mais la vraisemblance psychologique n'est pas toujours vraisemblance littéraire. Nous admettons la traumatisation, mais le film a plus d'importance que l'observateur. Nous ne retrouvons pas l'étrange décalage des essais poétiques, cette déception inquiétante et constante du lecteur qui entendait la narration minutieuse et son ton matériel tout en contemplant des visions horribles ou baroques. Il n'y a plus qu'un récit bien écrit, qui nous irrite peu. Fallait-il que le surréalisme déployât tant d'efforts pour arriver à un reportage curieux sur les bas-fonds de Barcelone, assaisonné de quelques humeurs anti-franquistes qui viennent là comme les cheveux sur la soupe ? A vrai dire, quelques écrits précédents laissaient prévoir chez Mandiargues l'enfant prodigue destiné au rôti de veau gras du Goncourt. Mais plus qu'un pavé, ce prix Goncourt est peut-être la pierre tombale du Surréalisme. L'indigence de la présente faune romancière nous fait souhaiter qu'il n'en soit rien. Mais « la Marge » n'amènera pas le dégel.
Jean-Baptiste Morvan.
#### Michel Tournier Vendredi ou les limbes du Pacifique (N R. F.)
Nul doute que l'académie Française n'ait voulu récompenser la maturité artistique d'un style et le souci d'une certaine pensée dans le roman. Ces deux qualités ne sont point tellement communes et nous ne les dénions pas à « Vendredi ou les limbes du Pacifique ». Mais au point où nous sommes arrivés, ces sortes d'éloges, si mérités qu'ils soient ne peuvent nous consoler du reste et il faut bien chercher ce que nous apportent cette maturité et cette pensée. Les structures morales et mentales du temps ne nous laissent pas libres et rassurés au point de pouvoir juger d'un roman (surtout primé par l'Académie) comme du galbe d'une commode Louis XV.
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Il était légitime de reprendre le mythe de Robinson ; comme Antigone ou Don Quichotte, il est assez riche de suggestions pour permettre ces renouvellements d'interprétation qui tentent les plus grands écrivains ; et c'est faire œuvre classique. Mais si la narration pittoresque dans le style du roman de voyage et de navigation est brillante et attachante, la philosophie qui nous est ensuite infligée est propre à nous faire regretter le début. Rousseau aimait « Robinson Crusoé » ; Michel Tournier, faisant de Vendredi le héros véritable, et l'éducateur naturiste de Robinson, a suivi la leçon de Jean-Jacques au-delà de ce que celui-ci -- eût osé écrire et peut-être penser.
Nous sommes dans le vent et le sens de l'Histoire, à n'en pas douter. Le labeur organisé de Robinson, qui nous paraît conforme à la vocation humaine, est ridiculisé comme l'expression désuète d'un moralisme anglo-saxon. Le folâtre Vendredi vide les rizières de leur eau : ne voilà-t-il pas le Congo justifié, et l'Algérie de Boumedienne ? Vendredi fait exploser la poudrière : joyeux feu d'artifice rédemptionnel ! « Burn, baby, burn ! » crient les agitateurs de Détroit pour encourager les incendiaires. La paresse est prise pour la nature, dans une philosophie de la « décontraction » et de la « relaxation ». Choisissant dans la formule mémorable de Lévi-Strauss, « Le Cru et le Cuit », on retourne à une humanité crue au point d'être indigeste. Les pages consacrées à la sexualité tellurique de Robinson révèlent une obscénité littéraire renchérie, et travaillée, dont le pédantisme laborieusement orné est d'un Trissotin devenu structuraliste. Quand l'homme veut retourner à la bête, quelque chose vient toujours prouver qu'il n'est pas doué. En France en tout cas, l'éloge de la presse est toujours plus lourd et forcé que celui de « l'ouvrage bien faite » comme dit Péguy -- le farniente littéraire est apprêté et peu sincère. « Vendredi ou les limbes du Pacifique » c'est l'artificielle négritude des Blancs, transposée en fiction académique. J'ai envie de relire « Robinson Crusoé » ...
*J.-B. M.*
#### Jean Montaurier Ils luttèrent jusqu'à l'aube (N.R.F.)
Si vous aimez Bernanos, vous aimerez peut-être ce livre. Il n'est pas indigne des meilleurs romans de l'auteur de « Monsieur Ouine » et du « Journal d'un curé de campagne ».
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Le malheur veut que je n'aime pas Bernanos : c'est peut-être pour cela que l'incontestable densité littéraire du roman de Jean Montaurier me laisse peu satisfait -- et pas du tout convaincu. L'œuvre de Bernanos et de ses disciples est habitée par le paradoxe. Après tout, me dira-t-on, celle de Corneille aussi ; mais les paradoxes bernanosiens ont quelque chose de janséniste, et je ne lui trouve pas, Dieu me pardonne, toujours un accent de vérité. Il a légué un schéma désormais traditionnel où le paroissien exact est immanquablement assimilé au cafard et devient l'ennemi n° 1 du prêtre. Bernanos du moins n'était pas prêtre, et quand je vois les mêmes thèmes sous une plume que l'on sait ecclésiastique, je ne puis m'empêcher de penser : « Nos prêtres nous méprisent-ils donc tant ! Ont-ils si souvent l'occasion de voir le Diable sous l'apparence de leurs ouailles ? » J'avoue que la perspective de rencontrer fréquemment le diable dans mon prochain ne m'incline guère à la charité. La diffamation. systématique est-elle un moyen sûr d'édification ? Des esprits malveillants et critiques jugeraient que cette campagne romancée vise surtout à l'établissement d'un tabou : ne jamais penser quoi que ce soit du prêtre. Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés dans leurs romans. Car ce n'est pas au confessionnal que l'on nous dit cela. Mieux vaut sans doute ne pas nous mêler des affaires de l'Église, nous serions trop tentés.
Diffamation : je ne dis pas calomnie Nous ne sommes pas bons. Il est, je le reconnais volontiers, possible que nous dégoûtions nos prêtres et qu'ils nous préfèrent les athées qu'ils ne connaissent pas. Il me revient fâcheusement à la mémoire ce propos d'un clinicien : « Le médecin que le malade dégoûte n'a qu'à changer de métier. » Enfin, acceptons la pénitence -- ou la condamnation. Le seul espoir qui me reste, c'est que je n'arrive point à trouver les prêtres aussi ridicules ou farfelus que nous les voyons dans les romans bernanosiens, et dans celui-ci le pauvre abbé Forestier se trouve par sa myopie intégré à une scène de fabliau que je n'aurais pour ma part jamais osé écrire.
Et je les préférerais encore à ces prophètes paradoxaux qui surgissent pour faire la morale à tous, prêtres compris. Mais existent-ils ? Ici l'ex-servante maîtresse de l'usurier Pommard est un personnage qui ne tient pas debout, sans cohésion ni vraisemblance. Plus encore je m'effare à la vue de ce paysage humain, cette patrie aux moissons maudites. On voudrait bien que l'on ne nous présente pas tout à fait la vie du croyant comme une damnation en ce monde. Pascal reprochait aux Jésuites de ne pas insister assez sur la nécessité d'aimer Dieu ; nos Jansénistes littéraires semblent prendre à tâche de nous donner toutes les raisons de ne pu aimer ce Dieu incompréhensible et piégeur. De la gratuité de la grâce, du caractère imprévu de sa venue, le roman moderne croit bien faire en donnant une image qui a les couleurs de l'absurdité humaine.
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L'abbé Forestier, héros de ce roman s'aperçoit que son sacrifice révélait un immense orgueil, et la servante diogénique lui révèle la fausseté de sa crucifixion ! Le lecteur de roman qui n'est pas théologien -- et ne doit pas avoir besoin de l'être -- en conclura que le plus sûr et le meilleur est de ne pas se crucifier du tout. Il y a Voltaire au bout de Port-Royal, et peut-être au bout du bernanosisme. Un tel roman peut être de valeur, et cependant la perspective dans laquelle il se situe me paraît être une ornière ou une voie de garage.
*J.-B. M.*
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## DOCUMENTS
### Liturgie : l' « application » qui va contre la loi
La réforme liturgique est un désastre universel.
Les « décrets d'application », et principalement ceux qui proviennent du « Consillum » que présida, et malencontreusement, le Cardinal Lercaro, imposent en fait AUTRE CHOSE et même LE CONTRAIRE de ce qui est stipulé dans la loi liturgique régulièrement promulguée par le Concile.
Ou alors, la Constitution conciliaire sur la liturgie n'avait pas force de loi ? Qu'on le dise enfin ; et qu'on dise pourquoi.
\*\*\*
Le CEDIC (Centre d'études et d'informations postconciliaires, à Rome, Viale Vaticano 48) a publié le 11 décembre 1967 une analyse d'un ton très mesuré, mais qui laisse apercevoir assez clairement le processus de la catastrophe universelle dans laquelle on a illégalement engagé la liturgie catholique.
En voici la reproduction :
Au point où en sont venues les choses il ne semble plus guère possible de continuer l'aggiornamento de la liturgie sans, au minimum, modifier la manière de faire et d'agir que le Consillum a adoptée et dont les résultats deviennent perceptibles.
Il semble sage de faire un bilan de ce qui a été réalisé, d'en tirer la leçon et, dans la mesure opportune, de modifier les orientations qui se seraient révélées inadéquates.
1\. -- *Nature des documents d'application.*
On ne saurait le dissimuler -- par sa nature même, un document d'application tend, dans la pratique, à se substituer à la Constitution dont il applique les normes, ou du moins à la laisser dans l'ombre.
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Plusieurs raisons d'ordre psychologique expliquent ce phénomène :
-- le document d'application est plus récent ; c'est spontanément au document le plus récent que l'on se réfère habituellement, même si ce document est par sa nature incomplet.
-- il est plus court ; sa consultation est donc plus aisée et il est plus facile d'en garder le contenu présent à la mémoire.
-- il est essentiellement pratique, et quotidiennement ce dont on a le plus besoin c'est de la solution de problèmes pratiques.
-- il donne une interprétation autorisée.
Les éditeurs catholiques ont fait un gros effort pour mettre à la portée de tous les documents conciliaires ; tous peuvent avoir sous la main Constitutions et Décrets.
Cependant la plupart des prêtres et des laïcs se sont contentés, soit d'une première lecture approfondie, soit d'une étude initiale à l'aide de commentaires, mais se reportent pour la pratique aux seuls documents d'application.
Or les documents d'application, si bien élaborées soient-ils, ont un objet limité ; ils ne disent pas tout ce que contient le document conciliaire ; ils se bornent aux normes pratiques concernant tel point déterminé.
Les rédacteurs d'un document d'application doivent donc avoir toujours sous les yeux la considération suivante : comment le document d'application va-t-il être compris par ceux qui l'utiliseront ? Étant donné le caractère nécessairement circonscrit de son objet, reflète-t-il exactement toute la pensée de la Constitution conciliaire sur les points particuliers qu'il envisage ?
Il semble que cet objectif n'ait pas toujours été perçu lors de la rédaction d'application de la Constitution conciliaire sur la sainte liturgie.
L'indice le plus net de ce fait est l'écart qui existe actuellement entre la pratique liturgique concrète et la volonté d'équilibre que l'on rencontre à chaque article de la Constitution conciliaire.
-- Il serait injuste d'en faire retomber la responsabilité sur les documents d'application ; cependant ils ont contribué pour une part à cet état de fait dans la mesure où ils ne reflètent pas parfaitement la volonté d'équilibre manifestée par la Constitution.
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Les domaines où de larges couches de fidèles éprouvent un malaise sont ceux : de la langue liturgique, du chant sacré, de l'aménagement des églises, des formes extérieures du culte rendu à l'Eucharistie, des saintes images, du caractère d'intériorité que doivent revêtir les célébrations liturgiques. Or, sur tous ces points la Constitution conciliaire manifeste une volonté d'équilibre très apparente.
II. -- *L'Instruction* « *Musicam Sacram *».
Parmi les documents d'application, l'un des mieux conçus est certainement l'Instruction « Musicam Sacram », du 5 mars 1967 ; pour chaque point abordé, l'Instruction rappelle la position nuancée de la Constitution conciliaire, sa volonté d'unir harmonieusement tradition et renouveau ; ainsi :
-- l'art. 17 rappelle l'importance du silence sacré (cf. C.C. art. 30)
-- l'art. 41 et l'art. 47 rappellent la place que la C.C. ([^95]) a faite à la langue latine dans les rites latins (C.G. art 101-1 et art. 36-1) ;
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-- l'art. 48 propose un moyen de rendre ce maintien effectif (messes célébrées eu latin en certaines églises, à certaines heures on en certains lieux) ;
-- l'art. 50 rappelle la place du chant grégorien, chant propre de l'Église romaine (cf. C.C. art. 116) ;
-- l'art. 62 souligne l'estime pratique que l'Église a pour l'orgue (cf. C.C. 1.19) ;
tout cela au moment même où l'on précise les normes qui régiront ce que l'Église entend faire de neuf.
Cette Instruction n'a malheureusement pas obtenu toute l'audience qu'elle méritait ; ce sont beaucoup plus les musiciens que les pasteurs qui se sont sentis concernés par elle.
III. -- *L'instruction* « *Tres abhinc annos *».
A l'inverse, l'Instruction « *Tres Abhinc *» du 4 mai 1967 respecte moins l'équilibre de la Constitution conciliaire, principalement du fait de son laconisme. Elle semble même dépasser sur un point la Constitution -- à l'art. 28 a et b, elle autorise la langue vernaculaire au Canon de la Messe ; si l'on tient compte des facultés antérieurement accordées, toute la liturgie peut désormais être célébrée en langue vernaculaire, moins les parties dites secrètement par le prêtre à la Messe, et l'Office divin récité en privé ou en commun par les clercs. L'art. 36-2 de la C.C. disait : « Toutefois, soit dans la Messe, soit dans l'administration des sacrements, soit dans les autres parties de la liturgie, l'emploi de la langue du pays peut être souvent utile pour le peuple : en pourra donc lui accorder une plus large place, surtout dans les lectures et les monitions, dans un certain nombre de prières et de chants, conformément aux normes qui sont établies sur cette manière dans les chapitres suivants, pour chaque cas ». « Amplior locus » de la C.C. a été interprété pratiquement par l'Instruction comme s'il y avait « totus locus ».
Par ailleurs, l'Instruction « Tres abhinc » ne contient rien d'analogue à ce qu'on dit dans l'Instruction « Musicam sacram » pour rappeler toute la pensée de la Constitution conciliaire sur les points abordés. Cette rupture apparente de l'équilibre conciliaire est dangereuse : elle a été exploitée et amplifiée dans la pratique.
L'Instruction « Inter œcumenici » du 28 septembre 1964 rappelait à l'art. 59 la nécessité de maintenir chez les fidèles la connaissance du texte latin des parties de l'Ordinaire qui leur reviennent (cf. C.C. art. 54) ; faute de normes précises, ce point tend à tomber en désuétude et n'est pas rappelé par l'Instruction « Tres abhinc ».
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Les normes données par cette même Instruction sur la célébration face à l'assemblée et sur le lieu de la réserve, en application de C.C. art. 128, sont remarquables de discrétion (art. 95) : la Réserve est normalement conservée dans un tabernacle sur un autel (majeur ou mineur) ; les autres modes de conservation sont admissibles « selon les coutumes légitimes et dans des cas particuliers approuvés par l'Ordinaire du lieu » ; la célébration face à l'assemblée est permise...
Si l'on se reporte au « ritus in concelebratione Missae » promulgué le 7 mars 1965, n° 4, cette célébration face au peuple devient le seul, mode normal de célébration lorsque la Messe est concélébrée ; les nombreuses réponses « indicatives » données dans les *Notitiae* par le Secrétaire du *Consilium ad exsequendam Constitutionem* renchérissent encore ; l'équilibre originel tend à se rompre.
Sans doute, l'Instruction « de cultu Mysterii eucharistici » du 25 mai 1967 reprend textuellement à l'art. 54 les termes de l'art. 95 de l'Instruction « Inter œcumenici » ; seulement rien n'est dit pour corriger les majorations données à ce texte dans la pratique depuis trois ans.
Enfin aucun document d'application n'a précisé l'art. 128 de la Constitution conciliaire sur « la distribution harmonieuse des images sacrées » dans les églises, alors qu'une vague iconoclaste a déferlé depuis le Concile.
CONCLUSIONS
En conclusion, il serait tout à fait souhaitable :
1\. -- Que les documents d'application qui touchent un point déterminé rappellent toujours toute la pensée de la Constitution conciliaire sur le point abordé.
2\. -- Que ces documents ne craignent pas de signaler les erreurs pratiques commises dans l'interprétation de la Constitution conciliaire, afin d'y remédier dans la mesure du possible.
3\. -- Que des mesures pratiques accompagnent les rappels sur la place que doit conserver dans la liturgie la langue latine et le chant grégorien.
4\. -- Qu'un document d'application traite sans tarder de l'aménagement des églises, d'une façon moins sommaire que l'Instruction « Inter œcumenici » ; ce document pourrait être l'analogue des *Directives pratiques pour l'aménagement des églises* données par la Commission épiscopale de liturgie de l'Assemblée des évêques de France ; il vaudrait évidemment pour l'Église universelle.
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5\. -- Puisque la Constitution conciliaire définit la liturgie comme l' « actio sacra praecellenter », il faudrait remédier sans tarder à l'offensive tentée pour « désacraliser » la liturgie.
6\. -- En aucun cas, l'équilibre voulu par la Constitution conciliaire de liturgie ne devrait être mis en question.
Dans leur sécheresse un peu technique, ces six points constituent, semble-t-il, la formulation de la leçon à tirer de l'expérience acquise dans le domaine des actions et réactions qui succèdent, dans le peuple de Dieu, à la publication des documents d'application.
Il est à peine besoin de souligner que, compte tenu du contexte polémique de l'interprétation du Concile, un déséquilibre, même relatif, dans un document d'application se répercute, amplifié, et multiplié, dans la réalité sociologique. C'est dire l'importance capitale des six points qui précèdent.
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### La disparition du "Nouveau Candide"
#### I. -- Un de moins
*Le Nouveau Candide *: c'était l'obèse publication qui étalait son indécence charnue, graisseuse et transpirante sur tous les kiosques à journaux. Certes il n'était pas le seul ; depuis sa disparition, le spectacle qu'offre les kiosques à journaux n'a pas substantiellement changé.
Cet obèse dégoûtant détenait en ce qui nous concerne le record de la fausse nouvelle : il avait annoncé que la revue *Itinéraires* ne paraissait plus. Non qu'il ait jamais annoncé auparavant notre parution réelle. Il a seulement fait croire à notre disparition prétendue. Il n'a mentionné notre existence qu'une fois, pour assurer qu'elle avait cessé. Acte de pure malveillance, comme la suite l'a montré : sommé de rectifier ce mensonge et les diverses calomnies qui l'accompagnaient, le dégoûtant obèse, placé par -- lui-même très au-dessus des lois et très au-dessous de l'honneur, s'était obstinément dispensé de cet élémentaire devoir.
C'est lui qui a disparu à la fin de l'année 1967. Cela fait un dégoûtant obèse de moins. Mais cette existence sans vergogne et cette fin sans gloire auront apporté trop de précisions sur la situation actuelle de la presse pour que l'on puisse négliger d'aller en extraire, avec, des pincettes, quelques indications.
#### II. -- Il a coûté deux milliards en six ans
Selon *Le Monde* (23 décembre) et selon *L'Écho de la Presse* (25 décembre et 1^er^ janvier) voici quelques lumières sur cette publication à laquelle Jean Ousset écrivait en 1965 qu'elle « ouvrait une ère de muflerie peu ordinaire ».
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La publication est morte, mais on peut compter que la « muflerie peu ordinaire » dont elle était l'organe saura survivre, avec les mêmes hommes, dans d'autres journaux.
Le déficit que laisse *Le Nouveau Candide* est de l'ordre de vingt millions de francs (soit deux milliards d'anciens francs) -- peu de chose en vérité pour la Maison Hachette, qui possédait la majorité des actions de la société éditant l'obèse muflerie ([^96]). On nous apprend par la même occasion qu'un certain Ithier de Roquemaurel a remplacé un certain Meunier du Houssoy au poste de président-directeur-général de la Maison Hachette : le nouveau patron a décidé la fin du trop coûteux *Nouveau Candide*.
-- Comment dites-vous, m'objectera-t-on : « un certain » Meunier du Houssoy ? « un certain » Ithier de Roquemaurel ? Vous faites semblant, ou bien vous ignorez vraiment, qui sont ces éminentes personnalités ?
-- Je ne l'ignore peut-être pas tout à fait. Mais je constate que le public du *Nouveau Candide* ne connaissait même pas leur nom. Véritables maîtres successifs de ce journal, ils n'apparaissaient nulle part dans ses colonnes. D'eux, et d'eux seuls, dépendaient l'existence, l'orientation et la manière, du *Nouveau Candide*. Mais qui en était averti ? Pas un lecteur sur cent. On pouvait tout au plus apercevoir le nom de Philippe Boegner au titre de la « direction générale » -- c'est la sorte de généraux qui dirigent en sous-ordre -- et ce Philippe Boegner, célèbre assurément à plus d'un titre dans les milieux de presse, était aussi inconnu du public que les deux patrons successifs. Les journaux de cette catégorie sont dirigés par des gens qui n'y écrivent jamais une ligne.
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Il y avait aussi au *Nouveau Candide* quelques bons écrivains -- Kléber Haedens, qui faisait la chronique littéraire. Pierre Marcabru, qui est aujourd'hui le premier critique théâtral de Paris. Ils servaient de décor provisoire, interchangeable voire superflu aux yeux de leurs employeurs. *Le Nouveau Candide* vendait surtout du sexe, dit *Le Monde *: « Ses préoccupations sexuelles faisaient l'objet d'un étalage permanent » ; et *L'Écho de la Presse *: « Le sexe servait constamment d'appât à la clientèle. »
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Selon *L'Écho de la Presse*, organe professionnel généralement bien renseigné, *Le Nouveau Candide* avait environ 100 000 lecteurs effectifs. Avec cent mille lecteurs, un puissant hebdomadaire géré par une sur-puissante maison n'arrive qu'à produire un énorme déficit ? Voilà qui est instructif.
Encore selon *L'Écho de* la *Presse* M. Ithier de Roquemaurel est « plutôt de tempérament puritain » et il n'appréciait pas un journal où « le sexe servait constamment d'appât à la clientèle ». Puritain, soit. Mais faut-il donc entendre que M. Meunier du Houssoy, ou Grenier du Moussois, je ne sais, qui supportait fort bien ce journal et lui procurait de quoi combler deux milliards de déficit en six ans, était plutôt, lui, « de tempérament catholique » ? Du nouveau catholicisme, sans doute.
Quoi qu'il en soit, il apparaît que lors que *Le Nouveau Candide* levait la tête un instant, lâchant ses sexes étalés et pointant vers nous un index humide et accusateur, pour lancer sur notre compte un paquet de mensonges, le vrai responsable, sinon légal, du moins moral, et effectif, était M. Grenier du Moussois : en tout cas le véritable patron de cette officine, celui qui la faisait exister telle qu'elle était, au prix de deux milliards en six ans. Un homme au demeurant honorable et respecté, ce bon monsieur Grenier du Moussois, beau type d'aristocrate de la finance et du capitalisme de presse, mais dont le journal n'insérait pas les lettres de rectification.
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Après la mort du *Nouveau Candide* et avant la sienne propre, ce bon monsieur devrait bien s'interroger lui-même sur ce qu'il a fait de son pouvoir, de son argent, de ses journaux.
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Il y eut trois lettres au *Nouveau Candide *: celle de Jean Ousset, celle de Louis Salleron et la mienne. Chacun de nous les fera figurer dans ses œuvres complètes pour que l'on se souvienne, même lorsque *Le Nouveau Candide* sera complètement oublié, que de telles choses peuvent exister dans le capitalisme de presse. Et pour que la mémoire de M. Grenier du Moussois et de ses comparses en soit durablement honorée selon leurs mérites.
De ces trois lettres, pas une ligne n'a paru dans *Le Nouveau Candide.* Elles ont paru seulement dans *Itinéraires,* numéro 99 de janvier 1966, pages 205 à 211. Nous les redonnons plus loin en appendice.
En les relisant aujourd'hui, on comprendra mieux pourquoi nous tenons la suppression du *Nouveau Candide* pour une mesure de salubrité publique.
Nous en féliciterions M. de Roquemaurel si nous étions sûrs que les mêmes Boegners et autres artistes semblables ne vont pas continuer à exercer leur industrie dans un autre secteur ou une autre filiale de la Maison Hachette.
#### III. -- Cela valait bien deux milliards
Les journaux de la catégorie du *Nouveau Candide* sont un symptôme et simultanément un facteur de décadence. Ils contribuent à laminer le sens critique et le sens moral de tous ceux, qui. se résignent à une telle évolution de la presse sous le prétexte, maintenant. religieux, qu'il faut être de son temps et accepter le monde moderne tel qu'il est.
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Ce *Nouveau Candide* si « sexuel » n'en a pas moins servi de support à des opérations de grande envergure. Principalement à nos yeux, il fut le héraut de la menace explicite de schisme sous laquelle se déroula l'élection du successeur de Jean XXIII. Ailleurs la même menace était voilée ou sous-entendue, elle était notifiée à voix basse par les « leaders » de la « majorité » et du « courant dominant ». C'est chez le dégoûtant obèse qu'avant même la mort de Jean XXIII entré en agonie, à la fin du mois de mai 1963, l'ultimatum s'affichait à visage découvert :
« *L'élection d'un Pape conservateur provoquerait un schisme. *»
Ils s'étaient tellement pressés que Jean XXIII a pu lire ce numéro avant de mourir, il a pu s'y voir enterré à l'avance et vivre en anticipation les péripéties d'un Conclave clairement placé sous la menace.
Placé sous la menace exprimée par un hebdomadaire qui passait pour refléter les vues gouvernementales françaises.
En tout cas il n'y avait aucune contradiction interne dans *Le Nouveau Candide* on y était progressiste de la même façon en matière de sexe, en matière de gaullisme et en matière de religion.
#### IV. -- Un progressisme à la fois sexuel et religieux
Malgré tout M. Philippe Boegner écrit quelquefois, dans les journaux qu'il ne dirige pas, quand les journaux qu'il dirigeait sont morts sous lui ou se sont passés de ses services.
M. Philippe Boegner a donc écrit une lettre au *Monde*, parue le 27 décembre.
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Sur deux points, cette lettre apporte des précisions complémentaires dignes d'être retenues.
Premièrement, sur l'échelle hiérarchique du « groupe de presse » :
« Je voudrais préciser, en complément de votre information, que je n'ai pris la responsabilité de ce journal, au sein du groupe de presse dont M. Pierre Lazareff est le directeur général, qu'au moment du passage du grand au petit format... »
M. Boegner avait donc la « responsabilité », mais relative et subordonnée : au sein d'un groupe dont M. Lazareff est directeur général, et dont M. Grenier du Moussois était président-directeur général. Cela fait beaucoup de généraux. Leur hiérarchie s'établit donc ainsi :
-- Le général, ou « président-directeur général », Grenier du Moussois, puis Ithier de Roquemaurel ;
-- l'adjudant de service, ou « directeur général du groupe de presse », Lazareff ;
-- le caporal de semaine, ou « directeur général du journal », Boegner.
Ces précisions auraient été à leur place dans *Le Nouveau Candide* lui-même. Mais on ne les y a point vues.
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Second point, la sexualité boegnérienne, qui est expansive, progressiste et religieuse :
« ...Je m'insurge contre votre commentaire indiquant que notre journal manifestait « des préoccupations sexuelles qui faisaient l'objet d'un étalage permanent. »
Il est parfaitement exact que comme un grand nombre de périodiques de renommée mondiale (...) nous avons dans beaucoup de numéros attiré l'attention de nos lecteurs sur l'évolution des mœurs actuelles, les problèmes du couple et l'éducation des enfants.
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Mais vous conviendrez avec moi, si vous feuilletez la collection de *Candide*, que l'expression « étalage permanent » ne concorde en rien ni avec l'esprit, ni avec la forme de notre journal, ni d'ailleurs avec le goût et la qualité de nos lecteurs, dont une récente enquête du C.E.S.P. vient d'établir qu'ils avaient doublé en un an et qu'ils appartiennent pour plus de 50 % à la catégorie des cadres.
Au demeurant je m'étonne qu'un journal comme *Le Monde*, si soucieux de défendre le progrès sous toutes ses formes, ironise sur une publication dont l'un des objectifs est d'informer ses lecteurs de problèmes que plus personne ne songe à ignorer aujourd'hui, à commencer par les Églises, ce qui constitue, au dire de tous les spécialistes et de bien des parents, un réel progrès. »
Autrefois, on ignorait donc les problèmes du sexe (au point que l'on se demande comment l'humanité faisait alors pour se reproduire). Heureusement *Le Nouveau Candide,* attaché au « progrès sous toutes ses formes », a révélé le sexe d'une manière. qui enchante « tous les spécialistes ». Tous les spécialistes du sexe : lesquels *ne sont* pas les parents, ces derniers n'ayant évidemment aucune connaissance de la sexualité spécialisée...
Quand un Boegner, qui ordinairement n'écrit rien, se met par exception à écrire, du. premier coup il produit une page d'anthologie.
*Le Monde* lui répond :
« ...C'est sous la responsabilité directe de M. Philippe Boegner que *Le Nouveau Candide* s'est efforcé d'étendre sa clientèle en modifiant sa présentation, son style, et en ouvrant aussi largement et aussi constamment ses colonnes à l'exposé de questions, voire de dépravations sexuelles. Il paraît pour le moins douteux que, compte tenu précisément de l' « esprit » et de la « forme » de ces publications, beaucoup d'éducateurs ou hommes d'Église même spécialisés aient pu les considérer comme un instrument de « réel progrès ».
294:120
*Le Monde* répond ainsi avec bon sens ; mais sans s'apercevoir qu'il adopte de ce fait, sur ce point et pour cette fois, une attitude réactionnaire, allant à l'encontre de la « défense du progrès sous toutes ses formes » telle qu'on l'entend aujourd'hui même à l'intérieur des Églises.
Pour un Philippe Boegner, le progressisme sexuel et le progressisme religieux vont ensemble et du même pas, la main dans la main, les yeux dans les yeux, et cetera. Là contre qu'est-ce donc qu'une « dépravation sexuelle » comme dit *Le Monde *? Si elle ne se définit pas d'abord en fonction du Décalogue, elle n'est plus qu'un non-conformisme -- sociologique, variant au demeurant selon l' « évolution des mœurs ». Il n'y a *dépravation* qu'au regard d'une morale naturelle, et d'une nature humaine ayant son essence et sa finalité : notions que les hommes d'Église les plus visibles, même non « spécialisés » dans le sexe, jettent aujourd'hui par-dessus bord. Un Boegner est logique dans son progressisme, *Le Monde* a raison contre lui, mais sa raison est sans fondement explicite et contraire à sa « défense du progrès sous toutes ses formes » que le Boegner lui oppose logiquement. Il y aurait donc un ordre moral ? *Le Monde,* qui s'y réfère implicitement, nous l'avait caché.
#### Appendice : trois lettres au « Nouveau Candide ».
Dans son numéro 237, semaine du 8 au 14 novembre 1965, « Le Nouveau Candide » avait écrit notamment ceci :
Les « intégristes », eux, se tiendront à l'écart des élections.
-- Pour nous, déclare Jean Ousset, animateur de la revue « Permanences » (avec Louis Salleron, Jean Madiran, Gustave Thibon) accusée d'avoir cherché à intoxiquer à coups de tracts le Concile, les élections font partie de l'accidentel. Nous nous contenterons du plan doctrinal.
295:120
Seulement, au plan doctrinal, le groupe Ousset s'oppose au régime gaulliste. « La France en liberté surveillée ? » C'est le titre à peine interrogatif d'un article de la revue d'octobre sur le Plan. « Permanence » qui a succédé à « Verbe » et à « Itinéraires » s'est placée dans un domaine plus temporel pour échapper aux coups de crosse des évêques. De même, le dernier congrès de ce mouvement, la Cité catholique, s'est tenu à Lausanne, hors de la juridiction de l'Épiscopat français. Une organisation annexe, la Conjugaison, est à Saint-Mards (S.-M.).
Le groupe Ousset a pris un nom si compliqué qu'il a l'air d'un camouflage : « Office international des œuvres de formation civique et d'action doctrinale selon le droit naturel et chrétien. » Il est aujourd'hui implanté dans l'ensemble du pays, distribue généreusement ses études dans les cures, se ramifie dans des clubs laïcs où travaillent aussi des religieux de tous les ordres, jusqu'à des dominicains. Intégristes ou non tous ces mouvements paraissent disposer de grands moyens. Ils soutiennent un grand nombre de publications et utilisent l'arme des lettres confidentielles pour atteindre les milieux patronaux : celle du « Cercle lyonnais de formation politique et sociale » ou celle de « l'Abbé de Nantes » intitulée « A mes amis » et tirée à 6 000 exemplaires par un prêtre grenoblois frappé de sanction ecclésiastique. Cette droite, qui superpose les trois couches de l'Action Française, de la Révolution nationale de Pétain et de l'Algérie française, a cependant moins d'influence que de moyens.
Lettre de Jean Madiran
Lettre en date du 12 novembre 1965 adressée au Directeur du « Nouveau Candide » :
Monsieur le Directeur,
Les soi-disant informations que vous donnez sur moi-même et sur la revue *Itinéraires*, en page 12 de votre numéro 237, sont radicalement erronées, comme il vous arrive ordinairement en ces matières.
296:120
Je ne suis pas un animateur (ni un rédacteur) de *Permanences*.
La revue *Permanences* n'a aucunement succédé à la revue *Itinéraires*, qui se porte bien, merci.
Je n'ai d'aucune manière, ni pour moi-même ni pour la revue *Itinéraires*, exprimé la volonté de « me contenter du plan doctrinal ».
Je n'ai jamais manifesté ni l'intention que vous me prêtez de me tenir « à l'écart de la campagne électorale » ni d'ailleurs l'intention contraire.
Tout cela n'est même pas de votre part erreur ou malentendu, mais pure invention, fabrication gratuite, imagination arbitraire. Libre à vous de raconter n'importe quoi, dans une magnifique indifférence au vrai ou au faux de ce que vous donnez à croire à vos lecteurs. Mais fichez-moi la paix dans vos histoires, voulez-vous ?
Vous me rangez parmi les « intégristes ». Ce terme est pour les catholiques une « étiquette injurieuse » ainsi que l'atteste le P. Rouquette dans les *Études*. Vos injures ne me font ni chaud ni froid.
Mais je proteste contre l'indécence extraordinaire qui vous fait me mettre au nombre de ceux qui « disposent de grands moyens ». La revue *Itinéraires*, ainsi que *Permanences* et les autres publications avec lesquelles il vous plaît de la confondre ou de l'amalgamer, n'ont certainement pas, toutes ensemble, le centième des « moyens » qu'a étalés *Le Nouveau Candide* depuis son laborieux lancement. Je sais bien qu'il est normal que les riches crachent sur les pauvres : ce n'est pas à moi que vous aurez à en rendre compte. Mais que vous, *Nouveau Candide*, vous feigniez d'être financièrement de petites gens, et cherchiez à faire croire que les « grands moyens » seraient à notre disposition, c'est une mise en scène inédite. Même le mauvais riche de l'Évangile n'avait pas inventé cette mascarade.
297:120
D'ailleurs vous-même, hein ? si nous avions les « grands moyens » que vous dites... Vous auriez pour nous au moins quelque respect, n'est-ce pas...
Je vous requiers, et simultanément je vous mets au défi, de publier intégralement la présente lettre, sans coupure ni omission, en mêmes caractères, dans votre prochain numéro. Je vous interdis en tous cas de la manière la plus formelle d'en publier seulement un extrait ou un passage isolé.
Agréez, Monsieur le Directeur, l'expression de toute la considération à laquelle vous avez droit,
Jean MADIRAN.
Lettre de Louis Salleron
Lettre en date du 12 novembre 1965, adressée au « rédacteur en chef » du « Nouveau Candide » :
Monsieur le rédacteur en chef et cher confrère,
Avec un peu de retard j'ai connaissance du numéro 237 de « Candide » (semaine du 8 au 14 novembre) où vous publiez l'enquête de M. Henri Marque sur l'Église et l'élection présidentielle.
J'y lis, à la page 12 :
« *Les* « *intégristes *»*, eux, se tiendront à l'écart des élections.*
298:120
« *-- Pour nous, déclare Jean Ousset, animateur de la revue* « *Permanence *» (*avec Louis Salleron, Jean Madiran, Gustave Thibon*) *...* *les élections font partie de l'accidentel. Nous nous contenterons du plan doctrinal. *»
Voudriez-vous avoir l'obligeance de porter à la connaissance de vos lecteurs les rectifications suivantes :
1\) Pour autant que je sache ce qu'est un « intégriste » je ne suis pas un intégriste.
2\) Je n'anime ni de près ni de loin la revue « Permanences », à laquelle je n'ai jamais collaboré (même si elle a pu reproduire des textes de moi). Par contre, j'ai, à l'égard de Jean Ousset, des sentiments de grande admiration et de vive estime.
3\) En ce qui concerne les élections, je considère effectivement qu'elles font partie de l'accidentel. Mais les accidents sont des faits. Il faut les rendre aussi bénins que possible. C'est pourquoi, dans le numéro du 4 novembre 1965 de « La Nation française » j'ai été amené à écrire « incidemment » les quelques lignes suivantes : « *L'élection du 5 décembre fait couler beaucoup d'encre. J'épargnerai la mienne. Qu'il me suffise de dire qu'en aucun cas, ni au premier, ni au second tour, je ne voterai pour de Gaulle ou son candidat. Très assuré qu'à vouloir reculer l'échéance de l'après-gaullisme on ne fera que l'aggraver, je n'y contribuerai pas pour ma part. *»
Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur en chef et cher confrère, l'expression de mes sentiments très cordiaux.
*Louis SALLERON.*
Lettre de Jean Ousset
Lettre en date du 12 novembre 1965, adressée au « rédacteur en chef » du « Nouveau Candide » :
299:120
Monsieur,
Vous avez si bien écrit de l'Église et du catholicisme que vous ne serez pas surpris qu'un admirateur de vos ouvrages prenne votre titre de chrétien au sérieux. Et comme vous êtes « rédacteur en chef » de *Candide*, vous comprendrez que je m'adresse à vous.
Il s'agit en effet de l'article paru dans votre numéro 237, pages 11 et 12.
J'ai beau savoir que ce qui est péché devient vertu dès qu'on s'en prend aux « intégristes » il me semble pourtant qu'un certain excès dans l'injuste et le faux impose à celui qui en est victime un devoir d'avertissement amical à celui qui l'accable ainsi. Non certes pour lui demander de réparer le mal accompli. Nous n'y comptons plus guère ! Et nous y sommes tellement habitués ! Mais devoir d'avertissement amical pour signaler au responsable combien il risque de se déconsidérer à ce jeu.
Soit en exemple, l'article envisagé...
Arrêtons-nous sur la première phrase qui nous concerne.
« ...La revue *Permanences* (avec Louis Salleron, Jean Madiran, Gustave Thibon) ... »
Hélas, aucun de ces auteurs prestigieux ne collabore à notre revue. Première fausseté.
La revue *Permanences...* « accusée d'avoir cherché à intoxiquer à coups de tracts le Concile... ».
Accusée ? Oui ! accusée par M. Fesquet, dans *Le Monde*, d'avoir signé un tract dont le même M. Fesquet, quelques jours plus tard, était contraint de reconnaître qu'il s'agissait d' « un faux ». Et de cela votre rédacteur ne dit rien... Si au *Monde* on a fait machine arrière, à *Candide* on continue de diffuser la calomnie.
300:120
Passons sur les « groupes Ousset » qui s'opposent au régime d'un « cinquième plan » prometteur de centres d'élevage de nourrissons... et d'activités spirituelles incorporées au chapitre « tourisme ».
Votre rédacteur poursuit : « Permanences qui a succédé à *Verbe* et à *Itinéraires ! *»
*...*A *Itinéraires !* ... Qui paraît toujours !
Mais où les prenez-vous ? Est-il permis d'ignorer aussi péremptoirement ce dont on parle ?
Quant à *Permanences...* elle se serait « placée dans un domaine plus temporel pour échapper aux coups de crosse des évêques ». Car on sait, bien sûr, qu'une position plus engagée dans le temporel a su mettre le communisme, ou l'Action Française naguère, à l'abri de tous ennuis épiscopaux, voire pontificaux !
Et quant au congrès que nous tiendrions à Lausanne, par crainte de la vindicte épiscopale française... que votre rédacteur ait la bonté de nous désigner en France un palais de congrès susceptible d'offrir une salle de conférences (pour plus de 1600 personnes), une salle à manger avec cuisines (pour plus de 1600 personnes), une salle convenable pour être transformée en chapelle (pour plus de 1600 personnes), avec des services, dégagements, halls, havres de silence et de repos pour cette foule. Sans oublier une vingtaine au moins de salles moyennes ou petites pour abriter les travaux de commissions. Un espace, enfin, où l'on puisse sortir et s'aérer sans être au contact immédiat de la rue. Etc. Que votre collaborateur nous trouve cela, en France. En un seul enclos ; car nous tenons à l'unité de lieu des travaux de ces journées... Et le tout au prix du « Palais de Beaulieu », à Lausanne.
301:120
Pour ce qui est des « coups de crosse » que nous aurions fui, rappelez à votre auteur que notre dernier congrès en France, à Issy, fut honoré par un représentant officiel de S. E. le cardinal Feltin, Monseigneur Hamayon. Et cela pour nous venger, en quelque sorte, des bruits désobligeants répandus contre nous à l'époque.
Je passe sur le ton fielleux de ce qui suit dans votre article, pour me contenter de récuser « l'amalgame » ... notamment avec l'abbé de Nantes. Pour protester surtout contre l'attaque sur nos prétendus « grands moyens ».
Et c'est dans *Candide* qu'il faut lire ça !
Manqueriez-vous à ce point de glaces dans vos locaux ?
Et voulez-vous que nous comparions ce que peuvent rapporter à leurs auteurs les articles publiés chez vous ou chez nous ?
Voulez-vous que nous comparions le pourcentage de ceux qui, chez vous et chez nous, se dépensent sans espoir de gagner un sou, par simple amour d'une cause ?
Il semblait admis jusqu'ici que les pauvres puissent être excusés d'insulter à la fortune des riches et des « bien en cour ». Mais que les « puissants de l'heure » viennent reprocher aux « fauchés » d'oser faire quelque chose malgré tout, voilà qui ouvre une ère de muflerie peu ordinaire.
Tel est le bel ensemble de faussetés et calomnies réalisé en moins d'une colonne dans un périodique dont vous êtes « rédacteur en chef ».
Comme j'ai du mal à croire que vous puissiez consciemment présider à tout cela, je me suis fait un devoir de vous avertir...
...sans illusions et respectueusement.
Jean OUSSET.
*Naturellement,* « Le Nouveau Candide » *n'a rien répondu à ces lettres, n'en a rien publié, et n'a procédé à aucune rectification.*
============== fin du numéro 120.
[^1]: **\*** -- original : Je le pensais...
[^2]: **\*** -- *Itinéraires* n° 118, p. 325.
[^3]: -- Ils la quittèrent définitivement en 256, quand les Perses de Sapor l'eurent détruite par le feu, et la ville fut dès lors totalement abandonnée. Les inscriptions chrétiennes (entre autres) y sont donc certainement antérieures à la seconde moitié du III^e^ siècle : raisonnement tellement sûr que nul rationaliste ne s'avisa d'en prévenir les risques. Septime-Sévère fut l'un des empereurs qui persécutèrent le plus cruellement les chrétiens
[^4]: -- (1). Dans son curieux livre *Le Royaume et les Prophètes* (Robert Laffont, 1963), où d'ailleurs le « carré magique » n'est cité qu'incidemment, à l'appui d'une explication astrologique et nullement chrétienne de l'histoire. L'auteur traite le christianisme avec intelligence et respect ; mais c'est pour lui une religion parmi d'autres, la religion de l'ère des Poissons, qui n'est pas la dernière.
[^5]: -- (1). Dans *Les symboles chrétiens primitifs* (Éd. du Seuil, 1961).
[^6]: -- (1). Sur l'histoire du pèlerinage de Lourdes, voir nos précédents articles dans *Itinéraires*, numéros 85, 87, 90, 92, 93, 95, 96, etc. Rappelons que nous y utilisons, entre autres, les Archives Lasserre et Peyramale, que le plus récent historien de Lourdes a ignorées ou méconnues.
[^7]: -- (2). 10 février 1862. Louis Veuillot à Henri Lasserre.
[^8]: -- (3). 5 août 1962. M. Thiers à H. Lasserre. Les archives Lasserre conservent depuis 1859 plusieurs lettres de M. Thiers.
[^9]: -- (4). 8 juin 1862. Dom Bérenger à H. Lasserre.
[^10]: -- (5). 12 septembre 1862. Charles de Freycinet à H. Lasserre. M. de Freycinet, polytechnicien, pouvait parler d' « expérience scientifique. Il occupait déjà de hautes fonctions et il parviendra à la Présidence du Conseil.
[^11]: -- (6). 26 septembre 1862. L'abbé Macerouze à Lasserre. Il a laissé une grande réputation de sainteté dans tout le diocèse de Périgueux.
[^12]: -- (7). 21 septembre 1862. Wladimir Czacki à Lasserre. Vingt ans plus tard il sera cardinal et nonce à Paris.
[^13]: -- (8). 2 octobre 1862. Lasserre à l'abbé Peyramale. Texte : de la main de Charles de Freycinet ; signature : de Lasserre.
[^14]: -- (9). 5 octobre 1862. L'abbé Peyramale à Lasserre.
[^15]: -- (10). Cette préface est datée du 6 août 1863.
[^16]: -- (11). 28 octobre 1863. L'abbé Peyramale à Lasserre.
[^17]: -- (12). 31 octobre 1863. L'abbé Peyramale à Lasserre.
[^18]: -- (13). *Notre-Dame de Lourdes*, par H. LASSERRE 1869, pp. 411 à 426. *Vie de M. Dupont*, par l'abbé JANVIER, pp. 289 à 296. Dans ces deux textes les personnages ne sont pas tous nommés. Les Épisodes Miraculeux, par H. LASSERRE, 1883. Tous les personnages ont alors accepté d'être nommés.
[^19]: -- (14). 4 décembre 1863. Lasserre à l'abbé Peyramale.
[^20]: -- (15). Publié le 10 janvier 1864 dans la Revue du Monde Catholique et aussitôt après en librairie.
[^21]: -- (16). Fin août 1864.
[^22]: -- (17). Septembre 1864.
[^23]: -- (18). Les archives Lasserre conservent à ce sujet des centaines de lettres d'Évêques, de prêtres et de laïcs.
[^24]: -- (19). Cette longue procédure s'étendra jusqu'en 1866.
[^25]: -- (20). 13 octobre 1865. Lasserre à Dom Guéranger.
[^26]: -- (21). Fin octobre 1865. Lasserre à Henri d'Ideville.
[^27]: -- (22). 23 octobre 1865. L'abbé Peyramale à Lasserre.
[^28]: -- (23). Il s'agit d'une notice sur les Apparitions publiée en 1862 par le Chanoine Fourcade, secrétaire de a Commission Épiscopale de Tarbes.
[^29]: -- (24). 9 décembre 1865. Lasserre à l'abbé Peyramale.
[^30]: -- (25). 13 décembre 1865. L'abbé Peyramale à Mgr Laurence.
[^31]: -- (26). 19 juin 1866. M. Dupont à Lasserre.
[^32]: -- (27). 29 mai 18,66. L'abbé Peyramale à Lasserre.
[^33]: -- (28). 14 janvier 1867. Lasserre à l'abbé Peyramale.
[^34]: -- (29). 19 janvier 1867. Lasserre à l'abbé Peyramale. Écrit à St Germain de Belvès, Dordogne.
[^35]: -- (30). 6 février 1867. Lasserre à l'abbé Peyramale.
[^36]: -- (31). 5 mars 1867. *Id.*
[^37]: -- (32). 27 mars 1867. *Id*.
[^38]: -- (33). *Bernadette*, par H. LASSERRE, 1879, pp. 238, 239.
[^39]: -- (34). Le testament d'un antisémite, par Ed. Drumont, 1891, pp.295296.
[^40]: -- (35). *Bernadette*, id., p. 248.
[^41]: -- (36). 3 novembre 1869. La Supérieure Générale à H. Lasserre.
[^42]: -- (37). 10 mars 1872. Id.
[^43]: -- (38). Déposition de Sœur Valentine Gleyrose au Procès de Béatiflcation.
[^44]: -- (39). *Bernadette*, id., 268
[^45]: -- (40). 26 juillet 1869. Dom Timothée Arnould, ancien procureur de Vauclaire, à Lasserre : « Je vois que vous avez terminé votre ouvrage sur Notre-Dame de Lourdes, qui a été commencé à Vauclaire et dont la première page vous coûtait tant. »
[^46]: -- (41). C'est le terme qu'emploie Dom Ambroise Pujols, profès de Vauclaire, dans une lettre du 17 mars 1897.
[^47]: -- (42). Cf. *N.-D. de Lourdes*, par H. LASSERRE, pp. 426 et ss.
[^48]: -- (43). Id., pp. 381 et ss.
[^49]: -- (44). Id., pp. 369 et ss.
[^50]: -- (45). Id. pp. 211 et ss.
[^51]: -- (46). 1^er^ septembre 1867, Lasserre à l'abbé Peyramale. -- 6 septembre 1867, l'abbé Peyramale à Mme Alexandre Peyramale.
[^52]: -- (47). Mémoires manuscrits d'H. Lasserre, p. 52.
[^53]: -- (48). Le Lavedan -- Journal de Lourdes, 19 septembre 1867.
[^54]: -- (49). 5 mars 1867, Lasserre à l'abbé Peyramale.
[^55]: -- (50). 8 août 1866, P. Mariote au P. Sempé.
[^56]: -- (51). 12 décembre 1867, Lasserre à l'abbé Peyramale.
[^57]: -- (52). 13 janvier 1868, P. Sempé à Lasserre.
[^58]: -- (53). N-D. de Lourdés, par H. Lasserre, p. IX.
[^59]: -- (54). 14 janvier 1868 : l'abbé Peyramale à sa belle sœur, Mme Alexandre Peyramale -- « Depuis le mois de septembre, j'ai eu du monde chez moi. M. Henri Lasserre y a passé près de trois mois. »
[^60]: -- (55). 12 décembre 1867, Lasserre à l'abbé Peyramale.
[^61]: -- (56). 1^er^ décembre 1867, Lasserre à l'abbé Peyramale.
[^62]: -- (57). Bernadette, id., p. 248.
[^63]: -- (1). Dans *Itinéraires*, numéro 115 de juillet-août 1967, pages 164 à 214.
[^64]: -- (2). Voir *Itinéraires*, numéro 118 de décembre 1967, pp. 300 à 303.
[^65]: -- (1). Cf. *La Croix* du 18 novembre 1967, page 4. -- D'après ce journal, « *cette déclaration a été adoptée à l'unanimité des vingt-huit évêques protecteurs présents *». Ces 28 présents unanimes sont devenus trente-cinq dans la lettre de Mgr Haubtmann que nous citons plus loin. Nous sommes habitués à ces... incertitudes au sujet des documents « collectifs » de l'épiscopat. -- *La Croix* précise que cette déclaration « *a été prise* (*sic*) *à la suite des incidents qui se sont produits ces dernières semaines à l'Institut catholique* après *l'annonce de la suppression des cours de la première année à la Faculté de Droit de cet Institut *»*.* On ne saurait plus clairement avouer qu'il a fallu mobiliser au moins 28 évêques, ou 35, pour essayer de faire le poids en face de ces « incidents » raisonnables et légitimes.
[^66]: -- (1). Cf. *L'Homme nouveau* du 3 décembre 1967, page 1. -- Le Recteur agissait ainsi pour écraser, sous le poids de l'argument d'autorité, Marcel Clément qui avait, dans ce journal, manifesté une opposition radicale et résolue à l'aggiornamento-liquidation. En publiant aussi la lettre comminatoire du Recteur, *L'Homme nouveau* a utilement -- et décisivement -- démasqué les procédés de l'autoritarisme.
[^67]: -- (1). Voir Henri CHARLIER : *L'Action* scolaire, supplément de la revue.
[^68]: -- (1). Cet exemple parmi d'autres montre à quel point il est urgent que les laïcs prennent en main la réforme de la quête. Voir sur et point l'éditorial du présent numéro.
[^69]: -- (1). Louis Salleron : « Lettre à Jean Madiran », dans *Itinéraires*, numéro 4 de juin 1956, pages 97 à 104.
[^70]: -- (2). Mise en garde contre « *Club-Inter *».
[^71]: -- (3). Sur Georges Hourdin voir L'Affaire Pax en France.
[^72]: -- (1). Le 7 mars 1965, Paul VI, parlant aux fidèles rassemblés sur la place Saint Pierre de l'introduction du vernaculaire à la messe, déclarait : « C'est un sacrifice que l'Église accomplit en renonçant au latin. langue sacrée, belle, expressive, élégante. Elle a sacrifié des siècles de tradition et d'unité de langue pour une aspiration toujours plus grande à l'universalité. »
[^73]: -- (1). L'exemple de Marian Anderson -- et quelques autres -- prouve qu'il est plus facile pour des Noirs de chanter comme les Blancs que l'inverse. Cela provient-il du fait que les voix noires sont, en général, plus flexibles que les nôtres, ou du fait que notre chant classique est généralement moins hérissé de difficultés que le chant noir ? Ou les deux ? Je laisse aux experts le soin. d'on décider.
[^74]: -- (1). Publiée en France successivement sous les étiquettes « Chant du Monde » et « Saba », et récemment couronnée par l'Académie du Disque Français.
[^75]: -- (1). Voir notre article sur le Premier Adam, pages 162-163 dans de décembre 1966.
[^76]: -- (2). Nous ne saurions assez recommander le recueil des définitions conciliaires de Dumeige s.j., la *Foi* Catholique (édit. de l'Orante, 23, rue Oudinot, Paris). C'est comme un équivalent du Denzinger.
[^77]: -- (1). Dépouillé de la grâce et blessé dans sa nature. -- La nature est (après le péché) recourbée, repliée sur elle-même.
[^78]: -- (2). J'ai été conçu avec le péché. -- Purifiez-moi de mes désordres cachée.
[^79]: -- (3). Relire le canon 2 du Concile de Trente, cité plus haut.
[^80]: -- (1). Notons à ce propos que tout le mal du monde n'est pas réductible au péché originel. Les péchés personnels en particulier les pêchés qui s'institutionnalisent (si on peut dire) en des législations et des coutumes ou bien en des religions fausses tiennent, à coup sûr, un rôle déterminant dans le mal du monde. Seulement le péché originel a ceci d'unique qu'il prive de la grâce l'espèce humaine tout entière en chacun de ses membres, la blesse par les convoitises et l'assujettit à la souffrance et à la mort. En ce sens, il est bien le grand mal du monde, le plus grand, comme l'expose saint Thomas (IIIa Pars, qu. 1, art. 4).
[^81]: -- (1). Voir par ex., R. Thompson, *The status of species*, (Entomology Research Institute, Ottawa, Canada) : cette étude remarquable montre que le polygénisme n'est point une vérité scientifique ; édité à St Johns University Press, Jamaïca. New York, 11.432
[^82]: -- (1). Voir citation complète dans notre article d'*Itinéraires*, déc. 1966, page 165.
[^83]: -- (1). « Poésie est ontologie » de Charles Maurras cité par Maritain, dans Frontières de *la Poésie*, page 13, (édité à l'Art Catholique, 6, place Saint-Sulpice, Paris VI^er^, 1935).
[^84]: -- (1). Voir aussi Matth. XXVIII, 19 ; Marc XVI, 16
[^85]: -- (2). Saint Robert Bellarmin s.j. Les Controverses. Sur le *baptême*, livre 1, chap. 2. Cité dans Journet : la volonté divine salvifique sur les petits enfants, pp. 74-75 (Desclée de Brouwer, édit. à Paris), -- Voir aussi Concile de Trente, canon 18 sur baptême, et canon 4 sur le péché originel, dans le Dumeige, pp. 390 et 178.
[^86]: -- (1). Au moins dans la foi de l'Église. (Trente, du baptême, can. 13.)
[^87]: **\*** -- Voir dans Carmignac la traduction de ce passage.
[^88]: -- (1). Il faut lire, dans *Réalités* de juin 1966, les déconcertantes réponses de « 50 sages dont 25 prix Nobel et le Dalaï-Lama » à un questionnaire sur « les questions qui passionnent l'humanité ».
[^89]: -- (1). Jean ROSTAND : *Inquiétudes d'un biologiste*, (pp. 71-79)
[^90]: -- (1). Etienne GILSON : *Les tribulations de Sophie*, pp. 22-24.
[^91]: -- (2). *Planète*, n° 13 (nov.-déc. 1963), p. 48.
[^92]: -- (1). Saint Thomas d'Aquin *Somme théologique*, Dieu, t. II de la petite édition de la Revue des jeunes (Desclée et Cie) -- Appendice II, p. 382.
[^93]: -- (1). *Documentation catholique*, n° 1604, 6 nov. 1967, col. 1907-10.
[^94]: -- (1). 5, rue Mayran, Paris 9^e^. -- Il -s'agit bien du « S.G.E.N. », avec lequel nous avons habituellement fort peu d'idées communes, comme on le sait.
[^95]: -- (1). Le sigle : C.C. désigne la Constitution conciliaire.
[^96]: -- (1). La Maison Hachette, malgré les déficits du *Nouveau Candide*, fait plus d'un milliard et demi d'anciens francs de bénéfices par an : 16.450.000 F en 1965, 16.700.000 F en 1966, précise *L'Écho de la Presse* du 1^er^ janvier (page 2, en note).