# 121-03-68 16:121 ### Hommage à Marie Noël par Henri Charlier LE PLUS GRAND POÈTE français du second tiers de ce siècle, Marie Noël, a rendu son âme à Dieu l'avant-veille de la Nativité. Son père Louis Rouget était professeur de philosophie au lycée d'Auxerre mais était par sa mère originaire de cette ville. Marie Rouget prit le nom de Noël pour publier son premier recueil de vers. Le professeur de philosophie avait une vocation de sculpteur rentrée et son plaisir était d'enseigner l'histoire de l'art au collège de jeunes filles ; il n'y avait pas d'examen au bout et pas de programmes : sa liberté était entière et au bout d'une année de cours c'est à peine si ses élèves sortaient des mastabas égyptiens. Il était incroyant ; dans sa maison il faisait très adroitement de la sculpture décorative sur bois et lisait Aristophane dans le texte. La mère -- et la grand'mère de Marie Noël -- était une Batat, famille de vignerons et de mariniers originaire de Joigny. C'est la famille de Sainte Madeleine-Sophie Batat, la fondatrice de la Congrégation enseignante du Sacré-Cœur. 17:121 Le père et la mère de la poétesse étaient cousins germains : elle seule, de tous les enfants qui naquirent, se ressentit de cette imprudence. Elle naquit avec une âme forte, un cœur généreux, et de grands dons dans un corps chétif et mal tourné. Le père était un homme très sérieux, la mère était gaie, fantaisiste et très Bourguignonne. La grand'mère « était de ces vieilles familles françaises qui chantaient vêpres tous les dimanches, complies les jours de fête et qui suivaient minutieusement dans leurs livres aux feuillets jaunis, les Ténèbres de la Semaine Sainte et les grandes Matines de Noël et du jour des Morts ». Aussi Marie Noël écrit dans une note : « Je crois que Job et David auront été mes premiers Pères entre tous ceux qui sont pour nous poètes, Prophètes et Génies. » Et la grand'mère était en outre « grande parleuse » et excellente conteuse. En ce temps-là une petite ville comme Auxerre, malgré ses rues étroites et grimpantes, n'avait rien qui ressemblât (sauf sa pente, ses monuments et sa rivière) à la ville d'aujourd'hui. Ce n'était pas la ville qui s'allongeait dans la campagne, c'était la campagne qui pénétrait jusqu'au cœur de la ville. Les paysans venaient eux-mêmes y ravitailler les commerçants, les vignerons déposaient leur hotte à l'entrée de l'église Saint-Pé-en-Vallée (c'était leur paroisse) pour y entrer un moment. Ainsi sans qu'il lui fût besoin de beaucoup sortir la jeune fille était en familiarité constante avec cette vieille société rurale française qui lui apportait à domicile le parfum des prés, des vignes et des bois. Et par goût elle en fit partie jusqu'à sa mort. D'ailleurs franchie la poterne voisine on était aux champs et son père avait des vignes. Enfin les vacances universitaires se passaient chez l'habitant dans le Morvan, alors que le caractère solitaire et même farouche de cette région était intact. \*\*\* 18:121 Marie Rouget eût pu avoir une enfance et une jeunesse très heureuses entre une mère gaie, vive et pleine de fantaisie et un père cartésien mais plein d'entrain, qui aimait le beau bien que ce fût sous la forme la plus sévère et la plus abstraite, l'architecture et sa décoration. La mère ne pouvait qu'entretenir, bien loin de le brider, cet esprit fantasque que la fille garda jusqu'à la fin ; le père lui donna des lumières sur le savoir qu'il aimait et l'exemple du stoïcisme et de la maîtrise de soi ; il ne touchait pas à la religion de sa femme et de sa fille et les grâces du baptême purent librement se développer chez la jeune fille. Mais Dieu lui préparait une dure et haute destinée. Il lui donna de pouvoir aimer beaucoup, d'aimer à aimer et d'en souffrir affreusement dans son corps même jusqu'à ce qu'elle mît en Dieu seul tous ses amours. Et comme elle avait un caractère farouche, elle gardait en elle ses sentiments sans que ses parents se doutassent des tempêtes qui bouleversaient ce cœur juvénile. Car Marie Rouget continuait, suivant sa santé et souvent malgré sa santé, à mener l'existence commune et correcte d'une jeune fille qui aide aux œuvres paroissiales, visite les pauvres et les malades et a bien du mal à se guérir de faire des réflexions sarcastiques sur le prochain. Si bien que lorsque Marie devenue pour l'occasion (et par amour pour le Sauveur) Marie Noël, vit publier ses premiers vers, son père étonné de ce qu'ils contenaient et du mystère de cette existence tranquille lui dit : « Tu en as une arrière-boutique, toi ! » Nous avons dit que cette âme vaillante et énergique habit un corps malingre et mal formé, sans vénusté. Il eût fallu pour s'en éprendre qu'un jeune homme devinât dans ses yeux si vifs, si lumineux, si révélateurs d'une âme non commune, ce que le caractère de la jeune fille lui faisait soigneusement cacher. Ce fut elle qui s'éprit, mais le jeune homme ne s'aperçut de rien et d'ailleurs la jeune fille, de par sa santé, n'était pas prudemment mariable. \*\*\* 19:121 Elle avait vingt ans. Ce fut la première grande crise de sa vie. Sa santé en fut si ébranlée qu'à vingt-six ans, en 1909, à la suite d'une mauvaise grippe, ses cheveux avaient blanchi, sa vue était menacée et le cœur mal en point. Si bien qu'elle devait s'écrier plus tard : « Ô mon corps, tant que tu pourras, garde-moi de mon âme ! » Mais pendant la jeunesse, à moins de grâces exceptionnelles, on est porté, à aimer pour soi. L'amour récipro­que des jeunes gens et des jeunes filles, voulu par Dieu, certes, commence généralement par un égoïsme à deux. La vie, les enfants, quand l'expérience en est acceptée, se charge d'enseigner que l'amour, à l'imitation de celui de Jésus, comporte la nécessité du sacrifice... Dieu en enlevant à Marie Noël toute espèce de consolation na­turelle la préparait au plus efficace usage de ses dons. Des pièces comme celle-ci donnent un idée de sa souf­france : *Va plus loin, va-t-en. Qui te connaît ? Passe* *Tu n'es pas d'ici, cherche ailleurs ta place.* *Ainsi qu'à la Saint Jean les roses du jardin,* *Fleurs doubles dont le cœur n'est plus qu'une corolle* *J'ai regardé flétrir autour de leur festin* *Les reines, les beautés qu'on aime d'amour folle.* *Las je t'ai vue aussi, toi, gauche laideron* *Mal faite, mal vêtue, âme que son corps gêne* *Et que ne goûterait pas même un puceron...* *Va plus loin, va-t-en ! Qui te connaît ? Passe* *Tu n'es pas d'ici, cherche ailleurs ta place.* 20:121 Et cette autre poésie qui commence *ainsi :* *Nous étions deux sœurs chez nous* *La laide et la belle.* *L'une avait les yeux si doux* *Que tous après elle* *Couraient sans savoir pourquoi.* *Sa sœur, l'autre... C'était moi.* Nous étions deux sœurs... C'est une parabole ; la poétesse n'avait que des frères et chaleureusement fraternels. C'est l'un d'eux qui à vingt ans fit le premier connaître les vers de sa sœur aînée. *Va plus loin, va-t-en ! Qui te connaît ? Passe* *Tu n'es pas d'ici, cherche ailleurs ta place.* Dieu la conduisait ainsi par la souffrance et dans son premier recueil (*Les Chansons et les Heures*) elle fait dire à la terre : *Apporte-moi ton cœur ! Je t'attends, je t'attends !* *Et nous travaillerons ensemble à ma poussière.* La pieuse jeune fille qui visitait ponctuellement malades et mourants parlait avec autant de sincérité de la mort que de l'amour, et non sans effroi (Dieu même a craint la mort, dit Néarque à Polyeucte). Grâce à Dieu la foi de Marie Noël était restée celle de l'enfance instruite, par son père sceptique mais lui-même hors du commun, elle demandait cependant toujours à son confesseur ordinaire la permission de lire ou de faire ceci ou cela... Mais, à force de vivre avec une mère aimant la vie et la gaieté avec un père très honnête mais sceptique, les doutes sur la foi s'ajoutèrent à ses déconvenues sentimentales. Ce fut sa deuxième grande épreuve vers ses trente ans. Raymond Escholier, dans le livre qu'il écrivit sur Marie Noël avec la collaboration de celle-ci vers 1950, décrit ainsi cette période : 21:121 « D'avoir perdu à jamais l'affection du parrain, de voir tomber autour d'elle tant d'amis et de proches parents, comme Louis Barat (il s'agit de la grande guerre), de s'épuiser à l'hôpital près des blessés, à l'hospice au chevet des pauvres, enfin -- et surtout -- de se sentir conquise de plus en plus par le scepticisme paternel, de voir s'envoler toutes ses illusions d'enfant, toutes ses espérances de jeune fille, de découvrir que Dieu se retirait d'elle, à l'heure la plus douloureuse de la vie nationale et de sa propre vie, tout cela devait provoquer en Marie un choc terrible. » Et l'âme est si bien l'informatrice du corps que la jeune poétesse entra en grande dépression nerveuse jusqu'à en perdre l'usage de ses jambes ; on dut la placer dans une maison de santé : « Une fois, deux fois j'eus l'air d'entrer en agonie, mais ce n'était qu'une manière -- ma manière à moi -- d'avoir du chagrin. » Le médecin « comme tout bon psychiatre, essaya de découvrir ce qui se passait dans ma tête. Mais je suis par nature peu encline aux confidences. Il ne tira rien de moi. » Une amie de Marie Noël révéla au médecin que celle-ci était poète et avait avec elle un manuscrit. Le médecin exigea de le connaître. « *Le lendemain, écrit notre héroïne, quand il revint, le docteur Page avait quitté son air professionnel d'adjudant de service. Allait-il me faire des phrases ? Pas du tout, il attaqua :* « *Je l'ai la ce manuscrit. Rien ne m'embête autant que de lire des vers, mais les vôtres ne m'ont pas embêté. Je les ai lus la moitié la nuit. Ah cette chanson des deux sœurs* !*... Ça, on peut dire que c'est tapé !... Et je vous connais maintenant... Si tendre, pourquoi faut-il ?... L'adjudant avait l'air ému. A partir de ce matin-là il me traita toujours paternelle­ment, comme une petite fille fragile. Justement ce qu'il me fallait et que personne n'avait tenté. *» 22:121 Son père lui-même l'avait crue « très sage et très positive ». On peut dire que le caractère à la fois timide et farouche de la jeune fille faisait son malheur et armait son talent. « *Nul ne savait ce rêve, dit-elle, que le feu et moi. Alors je me suis racontée à moi-même. *» Elle aurait dû, elle si chré­tienne, trouver appui et réconfort auprès du clergé, mais elle se livrait trop peu, et le clergé, qui à juste titre appli­que des règles de sagesse traditionnelle valables en principe pour tout le monde, n'a pas toujours le discerne­ment psychologique qui permet de deviner la qualité des âmes. La « petite Rouget » était pour lui une bonne en­fant des patronages qui ne donne aucune inquiétude. \*\*\* De cette seconde crise qui dura près d'une dizaine d'années, ce fut l'abbé Mugnier qui la tira... Elle se croyait coupable et damnée ; en fait elle avait la maladie du scrupule. « Il me guérit, écrit Marie Noël, de l'effroi de Dieu et encore plus de l'Église. Il me rendit la liberté. Il me permit d'aimer tant que je pourrais -- qui était bien trop ! Il ne condamna pas mon cœur passionné. » Et la foi de l'enfance lui revint non sans trouble, mais enfantine, comme Dieu la lui avait conservée, et comme il se doit pour entrer dans le Royaume. Dans un poème tardif dédié à la mémoire de son père et intitulé, *Chemins* avec deux épigraphes, l'une de Jérémie « *la voie de l'homme n'est pas en lui *», l'autre de S. Jean : « *Vous n'avez rien pour puiser et le puits est profond *», Marie Noël écrit : 23:121 *Les grands et les petits* *Ont pris chacun leur route* *Qui mène au Paradis,* *Plus loin qu'on ne s'en doute.* *Les petits et les grands* *Avec leurs pas errants.* *Du noir de derrière eux* *Sans feu, ni temps, ni ville,* *Dans le jour, dangereux* *Ils entrent à la file* *Cherchant pour l'habiter* *Chacun leur vérité* ...... *Mais les petits partis* *La tête encore obscure,* *Les petits trop petits* *Pour leur grande aventure* *Dans le brouillard épais* *Ne trouveront jamais.* *Parmi les jours ardus* *Les voilà sur la terre,* *Si pauvres, si perdus* *Que Dieu de son mystère* *Dieu descend par pitié* *Leur frayant un sentier.* ...... *Mais les grands tourneront* *Tout autour de la terre.* *Les grands chemineront* *Dans, l'ombre où le ciel erre* *Sans dire, sans savoir* *Où Dieu loge le soir.* *Chemineront cherchant* *Partout la clef du monde* ...... 24:121 et termine ainsi : *Les grands et les petits* *Ont pris chacun leur route* *Et pour Dieu sont partis* *Va la foi ! Va, le doute !* *N'est pas petit qui veut* *L'homme fait ce qu'il peut.* L'abbé Mugnier l'encouragea à publier ses vers dont il connaissait quelques pièces et qu'il jugeait à leur valeur. Il lui écrivait : « Plus de scrupules : votre valeur a besoin de liberté Vivez ! » C'est en 1929 qu'elle réussit à faire paraître son pre­mier recueil *Les Chansons et les Heures*. Des circonstan­ces providentielles firent qu'après quelque temps un exemplaire prêt à mettre au panier tomba entre les mains d'un jeune député radical qui se prit d'enthousias­me et fit connaître des poèmes dans son monde. Bientôt une foule d'agnostiques lui firent un grand succès, parmi eux Lucien Descaves, la fille de Clemenceau, la comtesse de Noailles, Estaunié, Raymond Escholier. Qu'ils en soient remerciés. Pourquoi et comment ? Cette jeune fille très pure, mais intelligente, sensible et ardente à aimer, douée d'une énergie farouche, dans un corps débile souffrit toujours d'aimer ; elle soignait les malades, visitait les pauvres et souffrait de leur peine. Poète de l'amour et de la mort, elle était au cœur du problème du mal. Elle traitait ce problème sans ménagements comme le montre cette poésie écrite à la suite de la mort subite d'un jeune frère, trouvé sans vie le lendemain de Noël dans son petit lit : *Hurlement* *Le jour s'en va. Sur la montagne* *Es-tu parti dans la campagne* 25:121 *Ô mon petit ?* *Tu n'es pas là, ni dans l'étable,* *Ni dans ton lit.* *Tu ne viens pas te mettre à table* ...... *J'ai ramassé tes hardes vides* *Je les étends* *Je cherche à voir, les yeux avides* *Ton corps dedans.* *Mais du tricot, mais de la veste* *Aux bras pendants,* *Il est parti. Plus rien ne reste.* *Voici pourtant sur une manche* *L'endroit jauni ;* *Taché de beurre un jour, dimanche...* *Je t'ai puni.* *La tâche est là, le pot de beurre,* *N'est pas, fini.* *Toi seul n'es plus et tout demeure.* ...... *Que me veut-on ? Que j'aille et prie* *Quand vient le soir* *Leur Dieu, leurs saints et leur Marie* *Pour te revoir ?* *C'est contre eux tous que mon sang crie* *De désespoir !* *Ces loups du ciel, voleurs de vie !* Lorsqu'elle écrivait cette plainte d'une mère, Marie avait vingt-deux ans. Voici une pièce un peu postérieure appelée Bataille : *La douleur a fondu sur ma chair. La douleur* *A passé renversant mon cerveau d'un coup d'aile.* *Et je me suis battu seul à seule avec elle* *Toute la nuit, sans voir, comme avec un voleur.* 26:121 *La douleur m'a jeté garrotté dans sa forge* *Elle m'a retourné les deux yeux à l'envers* *Pour m'empêcher d'y voir ; elle a tordu mes nerfs* *Pour m'étrangler comme des cordes à ma gorge* ...... *Je brûlerai tes yeux pour éclairer mon livre* *Je marcherai sur toi comme sur un chemin* *Ton sang j'en ferai boire à tout le genre humain.* *Je le lui servirai jusqu'à ce qu'il soit ivre.* *Pour m'élever au ciel j'ouvrirai pas à pas* *Dans ta chair les degrés d'une échelle vivante,* *Je te commanderai, tu sera ma servante* *Et quand je te crierai :* « *Chante ! *» *tu chanteras.* Des esprits distingués mais éloignés de la foi furent touchés par ce génie poétique. Qui n'a souffert ? Et même s'il se sont habitués au péché (un péché efface l'autre) ils ne peuvent l'être au mal qui s'en suit. Sans doute Marie Noël n'avait pas cette paix dont Jésus a dit : « *Je vous laisse ma paix ; je vous donne ma paix : je ne vous la donne pas comme la donne le monde. Que votre cœur ne se trouble pas, ne s'effraie pas. *» Mais Dieu avait prévu qu'elle le connaîtrait, qu'elle l'aimerait en souffrant et qu'il lui fallait gagner cette paix à travers un corps misérable et des sentiments na­turels puissants qui eussent voulu s'assouvir dans le monde. Mais comment ces mécréants sincères, qui tous avaient plus ou moins cherché à se faire sur cette terre une place avantageuse, n'auraient-ils pas été touchés des chants d'une petite provinciale inconnue que sa vie simple (et son génie) entre son église et son foyer, avait préservée de ce monde dont la médiocrité perverse était pour eux comme une chaîne, un licol et des entraves ? 27:121 *Trois peines sont autour de nous :* *Naître, vivre et mourir au bout.* *Trois misères ouvrent leur bec* *Livide pour nous boire avec.* *Trois heures nous attendent, trois nuits* *Pour jeter nos pieds dans leur puits.* *Trois gouffres pour tomber dedans...* *Pourtant j'ai dans le cœur, pourtant* *J'ai dans le cœur un fol chemin,* *Pour nous enfuir, du sort humain,* *J'ai dans le cœur et vous aussi* *Une aile pour sortir d'ici* \*\*\* *J'ai dans le cœur un grand Amour* *Qui de la terre fait le tour ;* *Qui vole au monde, et pleure et prend* *Le mal du monde au loin souffrant* *Pour le porter entre mes bras* *De femme comme un enfant las* (Chant de la nuit) Il faudrait tout citer. Lisons ensemble encore quelques quatrains de la Berceuse de la Mère de Dieu : *Mon Dieu qui dormez faible entre mes bras* *Mon enflant tout chaud sur mon cœur qui bat* *J'adore en mes mains et berce, étonnée* *La merveille, ô Dieu, que vous m'avez donnée.* 28:121 *De fils, ô mon Dieu je n'en avais pas* *Vierge que je suis, en cet humble état,* *Quelle joie en fleur de moi serait née ?* *Mais vous Tout-puissant, me l'avez donnée.* *...De bouche, ô mon Dieu ! Vous n'en aviez pas* *Pour parler aux gens perdus d'ici-bas,* *Ta bouche de lait vers mon sein tournée,* *Ô mon Fils, c'est moi qui te l'ai donnée !* *De main, ô mon Dieu ! Vous n'en aviez pas* *Pour guérir du doigt leurs pauvres corps las.* *Ta main, bouton clos, rose comme gênée,* *Ô mon Fils, c'est moi qui te l'ai donnée !* *De mort, ô mon Dieu ! Vous n'en aviez pas* *Pour sauver le monde... Ô douleur là-bas...* *Ta mort d'homme, un soir, noire, abandonnée* *Mon petit, c'est moi qui te l'ai donnée...* Marie Noël resta toujours en dehors de ce monde qui l'honorait. La fille de Clemenceau disait : « Pourvu qu'elle ne devienne pas une femme de lettres ! » Pas de risque. Plus tard quand les visites affluèrent des deux mondes, elle s'écriait : « *J'ai trahi ma solitude ! *» Et elle devait, en été, partir de chez elle et ne donner son adresse qu'aux amis sûrs, pour pouvoir travailler tranquille. \*\*\* Mais en attendant, le fait de se sentir comprise lui rendit confiance, et la guérit de l'excès de sa sauvagerie. Elle ne cessa pas pour cela de souffrir. Dieu avait con­duit cette âme puissante. Elle avait en nomme passé par une sorte de nuit de l'esprit sans perdre la foi mais sans amitié spirituelle, sans conseiller sagace, jusqu'à ce qu'on lui *fit connaître l'abbé Mugnier.* 29:121 Mais sa santé fut toujours médiocre. Elle eut encore des troubles physiques entre 1925 et 1928 qui atteignirent son âme. Puis elle passa dans la paix la fin de sa longue vie, non sans tou­jours souffrir dans son corps. Elle fut à peu près aveugle les vingt dernières années et ne pouvait plus voir le soleil dorer l'herbe ou ces printemps qu'elle avait craints autant qu'aimés. *Qu'est-ce que le printemps, ô Jésus mon doux Maître ?* *L'Ange des révoltes peut-être,* *Qui change d'un regard et la terre, et les eaux* *Pour me séduire, et m'agite neuve et rebelle.* ...... *Toi qui dans le jardin as rencontré Marie* *Que feras-tu, jardinier de Pâque fleurie,* *Pour me défendre du printemps ?* Aussi disait-elle plus tard, « ...*après Ténèbres je chanterai Laudes parce que les griffes noires du mystère se sont desserrées, laissant mon cœur monter au ciel comme un petit oiseau qui l'a échappé belle. *» Si les « mécréants » firent le succès de la première œuvre de Marie Noël, *Les Chansons et les Heures*, ils n'en parlèrent pas les premiers. Victor Giraud avait fait dans la *Revue des Jeunes* de février 1921 un article qu'il terminait en disant -- « *Si ces vers n'étaient pas demain dans la mémoire de tous ceux qui aiment la grande poésie religieuse, j'en serais bien surpris. *» Mais qui lisait la *Revue des Jeunes* parmi les catholiques ? Cette fameuse « ouverture au monde » dont on nous fatigue les oreilles n'était que trop avancée il y a cinquante ans. Il pouvait y avoir deux cents catholiques pour voir jouer le délicieux *Noël sur la place* de Ghéon ; le même soir ils étaient dix mille à écouter des saletés dans les théâtres du Bou­levard. 30:121 Il y a longtemps que la société chrétienne est à peu près dissoute ; on veut l'achever ; nous ne marchons pas ; car ce qui était « missionnaire » c'était d'écrire et de faire jouer le *Noël sur la place* même devant deux cents personnes, non de recommander à notre jeunesse Gide et Sartre plutôt que Péguy et Claudel. \*\*\* D'ailleurs les catholiques pouvaient tiquer sur cer­taines choses ; d'abord sur des éloges qui portaient à faux et sur des interprétations erronées de la pensée comme de la personne, de Marie Noël. Elle-même donnait prise ; nous avons cité cette chanson. « *Hurlement *» dont la fin décrit jusqu'au blasphème la douleur d'une mère. Mais avec raison l'abbé Mugnier lui avait dit : « Ne changez rien ; ce qui n'est pas permis à un prédicateur, un théologien, est concédé à l'être qui vole entre ciel et terre comme vous. Par vos hardiesses vous atteignez et émouvez des âmes frappées, qui ont à se plaindre de la Destinée et auxquelles nous répétons inlassablement : Soumettez-vous ! Ne touchez pas à votre poésie... Per­sonne comme vous n'interprète nos larmes, nos cris, nos rébellions... »  L'abbé Mugnier avait raison ; il : ne pouvait guérir au­trement cette âme endolorie par le scrupule et la nuit de son esprit. Et puis le succès la rassura sur l'oppor­tunité de son travail. Péguy parlant des personnages de Polyeucte dit à peu près : Polyeucte avant son sacrifice est heureux de laisser dans le noble cœur du païen Sévère un point d'inquiétude par où la grâce puisse pénétrer. C'est ainsi que Marie Noël réussit à se faire écouter des impies et à les toucher. Le *Chant de la divine Merci* n'est qu'une longue prière de Jésus à son Père : 31:121 *Le Dieu qui créa la terre* *Dans la nuit l'entend gémir.* *Son enfant lui dit :* « *Mon Père* *Quand donc pourrons-nous dormir ?* *Si le cri de votre ouvrage* *Ne s'apaise pas un peu,* *Je n'aurai pas le courage* *D'être éternellement Dieu.* *Père, ô Sagesse profonde* *Et noire, Vous savez bien* *A quoi sert le mal du monde* *Mais le monde n'en sait rien.* ...... *Je veux inclinant la tête* *Chercher à travers la Mort* *-- La Mort que pour avez faite --* *Ce cri qu'il pousse si fort* ...... Cette longue prière est suivie de l'*Appel au Berger :* *Berger, Berger solitaire* *Qui songes, autour de toi* *Tout le bonheur de la terre* *S'étend derrière les bois.* *En rond la terre festoie* *Derrière l'humble horizon...* *Berger, quelle est dans sa joie* *La place de la maison ?* *Berger, quelle route ouverte* *Te mène vers quel amour ?* ...... 32:121 *Berger que l'air de la plaine* *Entraîne aux cieux d'alentour,* *Berger je suis une reine* *Qui vient te prier d'amour.* *Berger je pleure à la ronde* *J'ai besoin d'un grand baiser,* *Je suis la Douleur du Monde* *Berger, veux-tu m'épouser ?* *J'ai dans le vent, j'ai dans l'ombre* *Trop de brebis à garder,* *Seule, par un temps si sombre,* *Sans personne pour m'aider.* Suivent vingt-quatre quatrains aussi beaux qui s'achèvent par ceux-ci : ......... *Berger viens !* *Viens dans les ronces, marie* *Tes pieds blessés aux miens,* *Donne-moi tes mains couvertes* *De blessures. Viens et tiens* *La porte du ciel ouverte* *Pour que mes petits -- les tiens --* *Qu'une grande sueur inonde* *Entrent là se reposer...* *Je suis la Douleur du Monde,* *Berger, veux-tu m'épouser ?* \*\*\* 33:121 Marie Noël composait très bien, en véritable artiste consciente de son art, chacun des volumes qu'elle pu­bliait. Elle a dit elle-même en quel ordre : « *Quand vos lecteurs auront admis, une fois pour toutes, ma façon à moi de faire mes bouquets de trois couleurs différentes -- Chants pour moi -- Chants pour les autres -- Chants d'Évangile -- vous n'aurez plus qu'à leur présenter, comme vous voudrez, les thèmes de mon œuvre : l'Amour, ou ce qui m'en tint lieu, la tendresse passionnée, la Pitié, la Mort, le sentiment religieux, la dévotion à Marie... etc. Sans vous inquiéter d'aucune date... *» Le *Chant de la Divine Merci* que nous venons de citer, *l'Appel au Berger*, ainsi qu'un grand dialogue d'Adam et d'Ève achèvent les Chants de la Merci. Le poème appelé « *Jugement *» termine les *Chants et Psaumes d'Automne.* Marie Noël l'appelait sa confes­sion générale. Elle s'y accuse par quatre fois et se défend mêmement à chaque fois. Elle s'accuse en alexandrins et se défend en vers plus courts. Nous laissons au lecteur qui ne les connaîtrait pas le soin de découvrir ces tré­sors. Citons pourtant quelques vers de la seconde Dé­fense qui la font connaître : *Père, Je t'ai livré mon cœur* *Comme un drôle qui ferait peur* *Aux routes, et qu'on emprisonne* *Mais s'il erre, mais s'il frissonne* *De froid pâle, de longue faim,* *Il n'a jamais pris de cœur à personne,* *Ô Père sur le grand chemin.* S'il était des chrétiens pour s'inquiéter des audaces non conformistes du poète, d'autres leur cherchaient un sens religieux. Il parut au Canada une thèse sur la Poésie mystique de Marie Noël. On y interprétait quelques-uns des poèmes comme des cantiques spirituels à la manière de S. Jean de la Croix, ou comme le Cantique des Can­tiques. 34:121 *Ô mon amour, mon seul amour* *Si le savais par quel chemin* *Tu t'es en allé sans retour,* *Je le prendrais, j'irais sans fin...* Et Marie Noël répondait à l'auteur : « *Je fus une jeune fille humaine. Tout simplement. Si je n'ai pas con­nu l'Amour en fait, j'en ai beaucoup rêvé, j'en ai souf­fert, de cœur, comme n'importe laquelle de mes sem­blables du même âge... *» Mais comme elle ajoute dans ses notes : « *L'amour humain, certes, je ne l'ai pas connu, ni même désiré... *» On peut se demander si elle se connaissait bien elle-même et on se dit qu'elle a manqué sur ses vingt ans d'un con­seiller, ou d'une conseillère, charitable et clairvoyant. L'amour dévorant qu'elle portait aux malades, aux pauvres, aux mourants il semble qu'une pichenette eût suffi pour placer la jeune fille sur son axe spirituel. Mais Dieu voulait qu'elle souffrît pour chanter, et finalement cette douleur allait à « *la louange de la gloire de la grâce *». Cet amour qu'elle aimait d'amour, quelle source avait-il sinon d'être l'image de Dieu en nous ? \*\*\* *Le Chants et Psaumes d'Automne* sont au sommet de l'œuvre du poète. Étonnons-nous et admirons. Dieu a donné à une France impie et persécutrice en ce début du vingtième siècle trois grands poètes chrétiens. Satan est le maître de l'État et de l'enseignement (par beau­coup de naïfs et d'innocents, il faut le dire). Dieu a envoyé le contrepoison en ses poètes et Satan les cache autant qu'il le peut. Certes, Péguy, Claudel, Marie Noël n'habitent pas les mêmes cantons de l'âme. Les deux premiers étaient de très grands esprits. Claudel n'a pas caché ses passions et ses faiblesses, mais il en a tiré une vue forte et profonde des voies de la conversion. 35:121 Le Père Cailhava nous disait : « *J'ai déjà converti Claudel trois fois, je ne désespère pas de le faire une quatrième. *» Péguy, si différent, avouait : « *Je suis un pécheur, mais dans mon œuvre il n'y a pas de péché. *» Son œuvre est une épopée du salut. Marie Noël vécut intellectuellement dans l'ombre de la foi des « petits ». Elle n'avait nulle­ment l'esprit spéculatif mais ses dons poétiques sont égaux à ceux des plus grands et pour expliquer ce que j'entends par ces cantons de l'esprit, on peut dire que ce trésor de sentiments, de connaissance et d'amour que Marie Noël a déployé dans son œuvre entière se trouve résumé dans celle de Péguy par quelques quatrains de la Prière de confidence dans la cathédrale de Chartres : *Quanti il fallut s'asseoir à la croix des deux routes* *Et choisir le regret d'avec le remords,* ...... *Vous seule savez, maîtresse du secret* *Que l'un des deux allait en contre-bas,* *Vous connaissez celui que choisirent nos pas* *Comme on choisit un cèdre et le bois d'un coffret* *Et non point par vertu, etc.* Voilà tout ce qu'on sait de ce drame intérieur de la vie de Péguy... de ce drame qui emplit l'œuvre de Marie Noël. Aussi est-elle plus accessible et plus simplement humaine. Ce qu'a été Villon, ce qu'a été Verlaine, elle l'a été pour notre temps. Voyez à quel point Dieu se rit de nos conventions ! Un mauvais garçon, un velléitaire finissant en ivrogne, une enfant de Marie, voilà ses cham­pions. Car Villon reste surtout l'auteur de la *Ballade des Dames du Temps jadis* et de la *Prière de sa Mère à Notre-Dame.* Verlaine est l'auteur de *Sagesse.* 36:121 Mais, la jeune fille est plus forte et plus énergique que ses devanciers, elle voit plus large et plus profond, elle est plus humaine qu'ils ne furent parce qu'elle se laissa mener par la divine Sagesse, et celle qui dans la liturgie se déclare la *Mère du Bel Amour, de la crainte, de la connaissance et de la Sainte-Espérance.* \*\*\* Son art proprement dit serait-il inférieur ? Que non pas. Ses premiers critiques l'accusaient de maladresses parce qu'elle prenait des libertés avec la prosodie et que la rime était souvent remplacée par l'assonance ; ses vers pas toujours égaux. Mais elle se rendait compte, et elle l'a dit, que du mouvement de l'esprit devait se déga­ger un rythme libre qui débordait toute la prosodie. D'où les enjambements, les césures totalement impré­vues, ces vers de neuf pieds, de onze pieds pas toujours réguliers. « *Une nouvelle forme rythmique a traduit pour moi les oscillations de ce combat par l'alternance en des strophes quasi régulières de vers classiquement mesurés et d'autres vers de onze ou neuf pieds, coupés sans règle, alexandrins ou décasyllabes dévoyés, chancelants, qui se perdent, se cherchent, se retrouvent, se reperdent en­core sans pouvoir se poser en paix, si ce n'est parfois à la fin de tel poème comme le* CHANT DANS LE VENT *ou la* PRIÈRE D'APRÈS LA VIE *où le dernier vers reprend pied, retombe d'aplomb et se fixe, après la crise, dans la maî­trise reconquise de soi-même*. » L'art de Marie Noël est, comme on le voit, très conscient, très précis et solidement étudié. Elle mit cinq ans à écrire *Jugement*. Et dans la régularité (qui n'est tou­jours qu'apparente dans le vers français grâce aux *e *muets qui ne sont jamais tout à fait muets) cet art est toujours libre. 37:121 Citons des exemples de ces *Chants inquiets *: *Écolière* *C'est une pauvre petite peine* *Qui revient de l'école ce soir* *À l'heure où le chemin se traîne* *Où le fond des bois est tout noir* *Elle est allée en classe apprendre* *A souffrir grand, à souffrir droit,* *Comme Notre-Seigneur en croix,* *Mais elle n'a pas su s'y prendre.* *C'est l'heure où l'ombre sort du buisson,* *Où le vent qui bouge effraie un saule...* *Elle n'a pas su sa leçon* *Et pleure, sa croix sur l'épaule.* Et voici la strophe dont parle plus haut la poétesse : *Un soupir de vous sera mon dernier être,* *Je passerai... je n'aurai plus jamais de moi* *Plus jamais ni vent ni nouvelle... Mon Maître,* *Voulez-vous, autre chose ? Ah ! Que voulez-vous ?* C'est la liberté rythmique du chant grégorien qu'elle aima et regretta véhémentement. Car elle était musicienne et bonne pianiste. Elle a composé la musique et l'accompagnement de ses « *Chants sauvages *» qui ont été publiés à part et dont le texte se trouve dans les Chants et psaumes d'Automne. *Hurlement* est l'un d'eux. Ce n'est pas une musique ajoutée, elle est venue avec le texte poétique. 38:121 Beaucoup de ses chansons sans musique sont proches par l'esprit de nos anciennes chansons populaires qui sortent du temps où les hommes de génie, au lieu d'aller « dans les écoles », coupaient du bois ou restaient à la queue des vaches. Pour montrer quelle tradition Marie Noël ressuscitait spontanément et comme elle appartenait à son terroir bourguignon, voici le début du psaume de la Vierge folle : *Notre-Seigneur viendra ce soir* *-- Sortez mes sœurs, partez mes sœurs --* *Notre-Seigneur viendra ce soir* *De très loin par les pays noirs.* *J'ai pris ma lampe dans mes mains* *-- Partez mes sœurs, allez mes sœurs --* *J'ai pris ma lampe dans mes mains* *Pour l'accompagner en chemin.* Et voici l'une de ces admirables chansons bourgui­gnonnes recueillies par Maurice Emmanuel : *La maoh mariée* *Mon, père tôt m'a mariée* *Le chœur : Il est temps de nos en aller* *M'a mariée ben tristement* *Le chœur : Allons-nos-en* *Il est temps de nos en aller* *La nuit nos prend.* Les caractères provinciaux sont très accusés en France. C'est très heureux. Marie Noël, malgré sa vie très simple et ce flot de lave brûlante qu'elle cachait dans son cœur, demeurait bourguignonne non seulement par cette force et grandeur naturelle qui est la marque des grande hommes de cette contrée, S. Bernard, Bossuet, Rameau, mais aussi par les manières. 39:121 Elle était affable à la manière du pays et plaisantait même, sans hardiesse quoiqu'avec charité toujours, mais avec la drôlerie parti­culière à la Bourgogne et que vous retrouvez dans les Noëls de Bernard La Monnaye. Et c'est ainsi qu'elle passait inaperçue même des siens. Commit-elle une faute grave dans sa vie ? J'en doute fort, elle garda dans la foi la simplicité d'un enfant. Le jour de sa mort, à deux heures du matin, elle dicta une lettre pour deux vieux amis, leur souhaitant bon Noël, et demandant des prières. La personne dévouée qui la veillait ajouta sa carte avec un mot pour dire que Marie Noël était très mal ; elle cacheta la lettre, mais à cinq heures ajouta au dos que Marie Noël venait de mourir « entourée des anges ». Elle récrivait un peu plus tard que Marie Noël avait reçu la communion en viatique si peu avant de mourir qu'elle avait refermé sa bouche « comme on referme un tabernacle ». Marie Noël avait encore grâce à Dieu réussi sa dernière œuvre, car dans les Chants d'Arrière Saison qui parurent en 1961 il y a un poème appelé *Viatique* qui commence et finit ainsi : *Ô vous qui me donnez à boire,* *Il est trop tard. Je ne bois plus.* *Pain, et vin sont en la mémoire* *De ma chair à jamais perdus.* *Ô vous qui m'essuyez la face* *A quoi bon ce linge ? A quoi bon* *Laver ce visage qu'efface* *Déjà la souillure sans nom ?* *Que faites-vous toutes mains vaines,* *Au bord blême de ce proscrit ?* *Que tentez-vous, ô toutes peines ?...* *Allez me chercher Jésus-Christ !* ...... 40:121 *Pour en ami faire être qui dure.* *Envers et contre mort, jetez* *A corps et âme cette pure* *Parcelle de ressuscité.* *Jetez, en ma perte,* *Dans la béante obscurité* *De ma dernière bouche ouverte* *La semence d'Éternité.* Elle fut ensevelie avec son voile de première com­muniante qu'elle avait conservé à cet usage et sur sa demande l'Église consentit à ce que l'office de ses funé­railles fût l'office latin traditionnel chanté en grégorien. Henri Charlier. Les œuvres de Marie Noël sont publiées chez Stock. Raymond Es­cholier a publié chez Fayard un ouvrage sur Marie Noël, *La Neige qui brûle,* qui est le meilleur et le plus autorisé de ceux qui ont pu paraître ou paraîtront car il a été écrit à l'aide de notes secrètes prêtées par la poétesse qui a dit : « Mes Mémoires, c'est vous qui les écrivez. » Tout ce que nous ne connaissons pas directement vient de ce livre. 41:121 ## ÉDITORIAUX ### La quête en question La revue *Itinéraires* aura été la première, dans la presse française à diffusion nationale ou interna­tionale, à poser le problème de la répartition des fonds de la quête trop souvent dite « pour la presse catholique ». Le débat étant ouvert, *et le tabou levé,* d'autres publications en ont parlé à leur tour ([^1]). Nous avons en effet été les premiers à poser publique­ment la question : -- Cette quête dite depuis des années « quête pour la presse catholique » est-elle donc destinée à MM. Gélamur et Hourdin, à la Bonne Presse, aux *Informations catholiques internationales*, aux firmes commerciales qui offrent l'éven­tail de leurs magazines illustrés sur les « présentoirs » ins­tallés dans les églises ? Nous avons été, simultanément, les premiers à donner la réponse : 1\. -- La presse catholique à diffusion nationale ou inter­nationale ne touche rien sur cette quête, sauf une aumône symbolique, de 300 f attribuée au C.N.P.C. (Centre national de la presse catholique) ; 2\. -- La principale bénéficiaire de la quête est l'organi­sation dite des « Centres diocésains d'information ». 42:121 3\. -- Il était donc abusif de nommer cette quête, comme on l'a si souvent fait les années précédentes : « pour la presse catholique ». *Mais la baptiser :* « *quête de la Journée mondiale des moyens de communication sociale *» *ne lève évidemment pas l'équivoque.* Enhardis par notre intervention publique, la plupart des journaux catholiques ont profité de l'occasion pour préciser à leurs lecteurs, sur un ton généralement mi-figue mi-raisin, que cette quête n'est point à leur profit. C'est donc un premier pas très positif qui a été accompli dans la voie d'une clarification. Depuis notre précédent article, nous sommes entrés en possession d'informations complémentaires que nous com­muniquons à nos lecteurs. #### I. -- Le compte rendu financier adressé aux évêques La quête improprement dite « pour la presse catho­lique », ou équivoquement dite « des moyens de communi­cation sociale », est organisée sous la responsabilité princi­pale du « Directeur » : le « Directeur du Secrétariat de l'Opinion publique », équivalemment dénommé par son appellation ancienne : « Directeur du Secrétariat de l'infor­mation religieuse ». Ce poste fut occupé pendant le Concile par Mgr Haubtmann (aujourd'hui Recteur honoraire de l'Ins­titut catholique de Paris) ; son titulaire actuel et Mgr Do­minique Pichon, auteur des déclarations publiques, non encore rectifiées par lui, du 27 juin 1966 ([^2]). Ce « Directeur » a adressé aux évêques, sous le titre « *Compte rendu global des subventions accordées en 1967 *», un document dont voici la reproduction intégrale : 43:121 **COMPTE RENDU GLOBAL\ DES SUBVENTIONS ACCORDÉES EN 1967** **1. -- Au Tiers-Monde :** 36.400. -- 1 voiture pour distribuer du nord au sud du Togo le journal « Présence chrétienne » : 12 000 -- Salaire d'un propagandiste pour « Ndongo­si », au Burundi : 9 000 -- Bourse de stage de formation pour le direc­teur de l' « Effort camerounais » 3 000 -- Bourse de stage de formation d'un journa­liste de Kompas (Indonésie) : 2 500 -- Subvention à « Afrique nouvelle » (Dakar) : 5 000 -- Subvention à la radiovision africaine (Gitarama -- Rwanda) : 4 900 **2. -- Au National** (90.985 auxquels viennent s'ajouter 52.472 de reliquat de 1966). -- Pour les organismes dépendant de la CCRT (O.C.F.C. -- O.C.F.R.T.) : 64 000 -- Secrétariat de liaison des C.D.I. : 45 000 -- Comité catholique du Livre : 2 000 -- Aide à la mise en place des C.D.I. dans les diocèses de la zone centrale de Paris : 6 000 -- Subventions symboliques au C.N.P.C. et A.N.P.C.P : 600 N.-B. -- Les sommes recueillies par l'appel télévisé du 7 mai ont servi aux émissions catholiques de radio outre­mer. On peut comparer ce compte rendu avec celui que nous avions trouvé dans *Votre Information,* « courrier des Centres diocésains d'information, Corbeil, Pontoise, Versailles », numéro 163 du 1^er^ décembre 1967, et dont nous avions fait l'examen critique. Nous le publions à nouveau : 44:121 **I. -- 20 % sont envoyés au Tiers-Monde **: soit en 1967 : 36.400 F. -- Lomé : Présence Chrétienne  12 000 F -- Burundi : salaire propagandiste  9 000 F **-- **Cameroun : stage directeur journal  3 000 F -- Indonésie : bourse journaliste 2 500 F -- Dakar : Afrique nouvelle 5 400 F -- Ruanda : école audio-visuelle 5 000 F **II. -- 50 % financent les Organismes Nationaux **: soit en 1967 : 143.000 F. -- O.C.F.C. (cinéma) 47 000 F -- O.C.F.R.T. (radio -- télévision) 15 000 F -- Secrétariat liaison des C.D.I. 45 000 F -- Comité catholique du livre 2 000 F -- C.N.P.C. (presse nationale) 300 F -- A.N.P.C.P. (presse de province) 300 F (les soldes sont reportées à l'an prochain) Les fonds envoyés au C.C.P. de l'émission « Le Jour du Seigneur » ont été affectés au soutien de cette émission. **III. -- 30 % servent à couvrir les frais du Centre Diocésain d'information.** Le bulletin *Votre Information* n'a encore publié aucune rectification ni aucune explication concernant l'incohérence de ses chiffres, que nous avons mise en lumière. Ces deux comptes rendus sont sommaires, ou « glo­baux » ; néanmoins, ils s'éclairent l'un par l'autre ; leur comparaison permet d'aboutir aux conclusions suivantes : 1\. -- Nous disions dans certaines éditions de notre précé­dent article : « Cela n'est pas explicitement précisé (par *Votre Information*)*,* mais il s'agit très probablement des sommes recueillies dans l'ancien diocèse de Versailles... » Pas du tout. Il s'agit des sommes recueillies dans toute la France. Cette quête est donc d'un rendement extrêmement faible de l'ordre de seulement dix-huit millions d'anciens francs. La plupart des catholiques n'ont aucun enthou­siasme « pour la presse catholique » ni pour « les moyens de communication sociale » tels qu'ils sont actuellement régentés... 45:121 Cela rejoint la remarque souvent faite à propos de *La Croix *: c'est L'UNIQUE QUOTIDIEN des catholiques : malgré cette SITUATION DE MONOPOLE, et malgré LES INVITATIONS PRESSANTES, IMPÉRATIVES ET RÉPÉTÉES de la plupart des évêques, ce journal n'atteint pas 150 000 lecteurs dans toute la France !... Le moins que l'on puisse con­clure du cas de *La Croix* comme des résultats de la quête, c'est que les « moyens de communication sociale » catho­liques qui nous sont imposés ne correspondent guère aux « aspirations » ou à « l'attente » des fidèles... 2\. -- La somme de 143.000 F (rubrique II des chiffres de *Votre Information*) ne représentait pas 50 % du produit de la quête. Elle se décompose en : *a*) 90 985 F qui sont lesdits 50 % *b*) 52 472 F qui sont un « reliquat de 1966 ». Ainsi se trouve expliquée et résolue l'une des anomalies figurant dans les chiffres de *Votre Information.* Expliquée et résolue par nous : apparemment ni ce bulletin ni ses lec­teurs habituels (s'il en a) n'avaient aperçu la moindre diffi­culté. 3\. -- On constate que les chiffres de *Votre Information* et ceux du « compte rendu global » adressé aux évêques coïncident généralement. Mais c'est tantôt l'un et tantôt l'autre des deux documents qui est le plus détaillé. Celui de *Votre Information* distingue entre l'Office du cinéma et celui de la radio-télévision ; il distingue également entre le C.N.P.C. (Centre national de la presse catholique) et l'A.N.P.C.P. (presse de province). En revanche le compte rendu aux évêques fait apparaître une subvention supplémentaire aux Centres diocésains d'information : une somme de 6.000 F pour « *aide à la mise en place des Centres diocésains d'information dans les diocèses de la zone centrale de Pa­ris *». #### II. -- Les millions baladeurs Mais il y a toujours les millions disparus. La rubrique II du document de *Votre Information* an­nonçait au total 143 000 F. et l'addition des divers postes donnait seulement 109 600 F. 46:121 La même rubrique, dans le « compte rendu global » adressé aux évêques, concerne 90 985 F plus 52.472 F, soit 143 457 F : et l'addition des divers postes énumérés donne seulement 117.600 F. Il y a donc deux millions et demi d'anciens francs dont on ignore où ils sont passés. Ils serviront peut-être de « reliquat » pour l'année sui­vante ; il y avait bien un « reliquat » de cinq millions de l'année précédente. Mais on ne voit pas pourquoi en ce cas, cela n'est pas précisé dans la comptabilité. On ne voit pas non plus ce qui impose de thésauriser (improductifs ? et inutilisés ?) de tels « reliquats ». On ne précise pas davantage quel est l'or­ganisme qui bénéficie de la garde (et de l'emploi ?) d'un « reliquat » permanent. En outre, les termes mêmes du « compte rendu global aux évêques excluent l'hypothèse d'un reliquat. Il s'agit des « *subventions accordées *». Alors ? Nous ignorons si les évêques ont été satisfaits du « comp­te rendu global » qu'ils ont reçu ; nous ignorons s'ils l'ont lu ligne à ligne, avec autant de soin, plus de soin, moins de soin qu'ils n'ont fait pour le « Fonds obligatoire » du nou­veau « catéchisme national français » qu'ils ont adopté en octobre 1966 ; nous ignorons s'ils ont pris la peine -- la peine légère et rapide -- de refaire les additions et de cons­tater, que le compte rendu laisse subsister des zones d'ombre. Mais, à notre avis, les *principaux acteurs,* c'est-à-dire les donateurs, auraient droit à des informations plus précises et plus complètes. Cela s'entend pour cette quête et pour toutes les autres. #### III. -- L'intention des donateurs D'autre part, le principe essentiel à toute quête, : qui est le *respect de l'intention des donateurs,* tend à s'estomper dangereusement. 47:121 La quête est faite pour un objectif très général, et même très vague. Puis, sur le produit de cette quête, des « *subven­tions *» sont « *accordées *». Cela ressort du titre même du document adressé aux évêques : « Compte rendu global des subventions accordées en 1967 ». Les documents que nous avons sous les yeux disent, du moins partiellement, *à qui* les « subventions » sont « accor­dées » ; mais ils ne disent point *par qui*. Quel est l'organisme ou quelle est l'autorité qui dispose à son gré du produit de la quête ? La réponse à cette question est connue des initiés. Elle n'est pas connue de nous et elle n'est pas connue du public. En tous cas, *ce ne sont pas les évêques* qui ordonnent la répartition des fonds : si c'était eux, il n'y aurait alors aucune raison que « le Directeur » les informe, après coup, des subventions qui ont été accordées. \*\*\* Selon *Presse-Action,* bulletin du Comité diocésain d'in­formation de Lyon, numéro de février 1968, page 3, la moi­tié du produit de la quête irait à Mgr Dominique Pichon : « *50 % vont au Secrétariat national de l'Opinion publique à Paris* (*Mgr Dominique Pichon*) *qui s'efforce actuelle­ment de mettre sur pied un apostolat efficace au plan national dans les domaines de la télévision, de la radio, du ciné­ma et de la presse. *» Nous ne sommes pas actuellement en mesure de confir­mer ou d'infirmer cette information donnée par *Presse-Ac­tion*. Si elle s'avérait exacte, il faudrait entendre, croyons-nous, que Mgr Dominique Pichon est celui qui « accorde » les « subventions ». #### IV. -- Une tardive conférence de presse Le « tabou » a été tellement bien levé par notre inter­vention que « le Directeur » lui-même « du Secrétariat de l'Opinion publique » s'est décidé *in extremis* à faire une conférence de presse sur la journée et sur la quête du 4 février. 48:121 Qu'il s'y soit décidé *in extremis*, sous la pression de notre intervention publique, la preuve en est évidente ; il l'a tenue en effet le 1^er^ février, *trop tard pour que les hebdo­madaires puissent en faire état avant le dimanche 4 février.* Les conférences de presse du « Directeur » ont habi­tuellement un net caractère de semi-clandestinité : on est averti de leur existence par la presse, et quand elles ont déjà eu lieu. La revue *Itinéraires* n'y est jamais invitée, pas même quand elle en est le sujet, comme lors de la fameuse conférence de presse du 27 juin 1966. Sans doute, plusieurs représentants de la presse du capitalisme libéral, du protes­tantisme, du marxisme (etc.) y ont leurs entrées et leurs habitudes. C'est un club de privilégiés, auquel nous ne sommes jamais conviés, et pas davantage les plus représen­tatifs de nos amis, de Michel de Saint Pierre à Jean Ousset en passant par André Giovanni et Édith Delamare, dont toutes les publications et tous les organismes, « moyens de communication sociale » s'il en est, sont tranquillement ex­clus en permanence, comme nous-mêmes, des « conférences de presse » en comité fermé tenues par « le Directeur ». La conférence de presse tardive et improvisée du 1^er^ février, la plupart des journaux l'ont complètement passée sous silence. Les renseignements diffusés à l'intention du public étaient au demeurant extrêmement sommaires. Voici ce que cela donne dans *le Figaro* du 2 février, l'un des très rares journaux qui y aient fait écho : « *Les fonds recueillis lors de la journée 1967 dans toute la France ont été répartis de la façon suivante : 20 % pour former des animateurs de presse et audio-visuels dans le Tiers-Monde ; 50 % pour financer les organismes nationaux : cinéma, radio, livres, etc. ; 30 % pour les Centres diocésains d'information. *» Ce qui en définitive ne nous apprend rien. Néanmoins *Le Figaro*, pour une raison inconnue, a réitéré la même in­formation dans son numéro du 5 février, page 4. 49:121 #### V. -- La position de "Témoignage chrétien" L'hebdomadaire *Témoignage chrétien,* numéro du 25 jan­vier, page 22 a publié de son côté des remarques dont il importe de prendre acte : 1\. -- « *La journée de 1967 a permis de rassembler 180.000 F qui ont été répartis pour 3/10^e^ aux diocèses, pour 2/10^e^ afin d'aider des initiatives au Tiers-Monde* (*presse ou radio*)*, et pour 5/10^e^ pour soutenir des organismes nationaux. *» *-- *Ce sont en effet les pourcentages qui ressortent claire­ment des chiffres donnés par *Votre Information,* mais qui, pour les trois premiers dixièmes, ne ressortent pas du tout du « compte rendu global » adressé aux évêques. 2\. -- « *Si l'on admet à la rigueur le bien-fondé d'une subvention de plus de 60.000 F pour soutenir les émissions catholiques de la radio et de la télévision... *» Notez : « *à la rigueur *». Cette subvention ne paraît pas recueillir un en­thousiasme unanime. 3\. -- « ...*On voit moins bien la nécessité de remettre, comme l'an dernier, 45.000 F au Secrétariat de liaison des Comités diocésains d'information* ([^3])*. A quoi sert cet orga­nisme à la mission imprécise ? *» C'est en effet la question. Nous l'avons déjà mis en lumière dans notre précédent article : les Centres diocésains d'information sont, et de très loin, le principal bénéficiaire de la quête. Cela apparaît moins nettement dans le « compte rendu global » -- destiné aux évêques, parce que ce compte rendu passe sous silence les 30 % (rubrique III des chiffres de *Votre Information*). 50:121 Ce silence vient très probablement de ce que ces 30 % sont retenus au passage par les Centres diocésains d'informa­tion dans chaque diocèse (l'évêque le sachant, ou étant supposé le savoir) : il n'y avait donc pas lieu de le mentionner dans la répartition des sommes centralisées au plan natio­nal, et qui ont été préalablement et automatiquement ampu­tées de ces 30 %. #### VI. Précisions et positions de "L'Homme nouveau" Dans son numéro du 4 février, *L'Homme nouveau* parle à deux reprises de la quête : I. -- En page 10, dans sa revue de presse, il reproduit et approuve les réserves formulées par Témoignage chrétien, que nous venons de citer. Ce qui semble indiquer que d'un bout à l'autre de l'éventail des journaux offerts dans les églises, il existe un malaise, ou une sourde opposition, ou un mécontentement concernant cette quête. II\. -- En page 2, il donne sur les « frais d'organisation de la journée » une information que nous n'avions trouvé nulle part ailleurs : « *Cette quête couvre en premier lieu les frais d'organisa­tion de la journée* (*affiches, tracts, etc.*)*, ce qui a mobilisé l'an dernier 30 % du produit de la quête. Le reste remonte aux Comités diocésains d'information* (*C.D.I.*) *qui, en 1967, en a* (*sic*) *fait la répartition suivante : 50 % aux organismes nationaux* (...) ; *20 % sont envoyés au Tiers-Monde... *» A notre connaissance, et d'après l'état de la question que nous ayons rendu public, il n'en est pas ainsi. Les 30 % mentionnés ne servent pas à couvrir les « frais d'organisation » ; ils vont aux C.D.I. ; et ce ne sont pas les C.D.I., ni leur secrétariat central de liaison, qui font la « répartition ». Par quoi l'on voit que, même chez les journaux catho­liques membres du C.N.P.C. (Centre national de presse ca­tholiques), la plus grande confusion règne aussi bien au su­jet des chiffres, de la répartition des fonds, que de l'organis­me répartiteur, des motifs et des finalités. 51:121 Du moins le tabou est levé : maintenant, on en parle ou­vertement. Mais ce que les uns et les autres en disent est fragmentaire et plus ou moins contradictoire. On ne sait pas vraiment ce qu'il en est ; tout se passe dans le brouillard. #### VII. -- A suivre Ces anomalies et ces incertitudes contribuent à rendre très actuelle l'idée lancée par nous d'une *réforme de la quête*. Dans la présente *crise de confiance* provoquée par de trop nombreux motifs, il n'est plus possible de consentir des contributions pour des buts trop imprécis ; il n'est plus possible de se contenter de « comptes rendus » trop « glo­baux », trop peu cohérents, et d'ailleurs généralement con­fidentiels. Nos lecteurs ont commencé à répondre à notre consulta­tion et à notre « recherche » sur les modalités souhaitables d'une réforme de la quête. Nous recevons des informations, remarques et suggestions fort diverses et très intéressantes. Nous en ferons prochainement la synthèse. De toutes fa­çons, la quête ne peut plus être un simple rite habituel au­quel on participe, par conformisme sociologique, dans une obscurité à peu près totale. Il est légitime de savoir exac­tement à qui l'on donne et pourquoi. Faute de quoi, on con­tinuera à réfléchir et à s'organiser pour donner autant, ou davantage, mais *ailleurs* et *directement*. Car dans chaque don, la responsabilité morale du dona­teur est réellement engagée, et elle doit l'être consciem­ment : surtout en un moment où trop d'institutions ecclé­siastiques hier encore honorablement connues se font les relais ou les complices du soi-disant « esprit du Concile », de l' « esprit de l'Évangile en général » et finalement de la religion de Saint-Avold, qui est l'hérésie du XX^e^ siècle. 52:121 ### Appendice : Perseverare... La *Documentation catholique* du 4 février, col. 288, pu­blie la lamentable information suivante : A QUOI SERT LA QUÊTE\ DE LA JOURNÉE DES MOYENS\ DE COMMUNICATION SOCIALE Avant la Journée des moyens de communication sociale, fixée par l'épiscopat français le dimanche 4 février, la *Vie catholique du Berry* (*Semaine religieuse de Bourges*) répond à cette question en donnant la répartition des fonds recueillis en France à la quête de 1967 : **-- 20 % sont envoyés au Tiers-Monde soit en 1967 : 36 400 F** -- Lomé : Présence chrétienne : 12 000 F -- Burundi : salaire propagandiste : 9 000 F -- Cameroun stage directeur journal : 3 000 F -- Indonésie bourse journaliste : 2 500 F -- Dakar : Afrique nouvelle : 5 400 F -- Ruanda : école audio-visuelle : 5 000 F **-- 50 % financent les organismes nationaux : soit en 1967 : 143 000 F.** -- O.C.F.C. (cinéma) : 47 000 F -- O.C.F.R.T. (radio-télévision) : 15 000 F -- Secrétariat liaison des C.D.I. : 45 000 F -- Comité catholique du livre : 2 000 F -- C.N.P.C. (presse nationale) : 300 F -- A.N.P.C. (presse de province) : 300 F (les soldes sont reportées à l'an prochain) -- **30 % servent à couvrir les frais du Centre diocésain d'in­formation.** Cette information met le comble à la confusion, et cette fois d'une manière, quasiment officielle. La preuve est faite par là que tous ces chiffres sont ma­niés avec une entière désinvolture par des personnes qui ne les vérifient pas. (mais il doit bien y en avoir d'autres qui savent à quoi s'en tenir...) Les chiffres, ainsi donnés par le Bulletin diocésain de Bourges et par la *Documentation catholique* ne sont pas ceux du « compte rendu global » adressé aux évêques. Ce sont les chiffres qui avaient paru dans le bulletin *Votre information* (voir éditorial ci-dessus). Il y a donc, sur cette question, une *autre source* d'infor­mation que le « compte rendu » consenti aux évêques (ou à la plupart d'entre eux) : une source autre, mais point meilleure. \*\*\* Point meilleure : comme on le sait, les chiffres donnés par *Votre Information* -- et maintenant repris par le Bulletin diocésain de Bourges et par la *Documentation catholique* -- sont des chiffres *incohérents, contradictoires, inaccep­tables*. Il suffit de refaire les additions pour s'en apercevoir. Nous l'avons fait dans notre éditorial de février, distribué en brochure dans toute la France dès le 1^er^ janvier. Toute la France sait, par nos soins, depuis la première quinzaine du mois de janvier, que ces chiffres sont *manifestement incohérents, contradictoires, inacceptables*. Et pourtant ce sont ces chiffres incroyables, contradictoires, incohérents, que l'on rend en quelque sorte officiels par leur publication dans un Bulletin diocésain et dans la *Documentation catholique* elle-même ! (A la *Documentation catholique*, on sait encore le latin, mais on ne sait apparemment point l'arithmétique. L'arith­métique, le latin : il faut les deux !) 54:121 Est-ce un record de négligence ? un comble de désinvol­ture ? un mépris congénital pour le lecteur et le public ? ou une volonté d'imposer malgré tout, par voie d'autorité, ce qui est évidemment et arithmétiquement faux ? Nous n'en jugerons pas. Nous rappellerons simplement que la *comptabilité* ainsi présentée -- avec une obstination qui devient extraordi­naire -- est une comptabilité *manifestement extravagante.* On nous y assure en effet, à la première rubrique, que 20 % de la quête représentent 36 400 F : ce qui signifie que la quête aurait rapporté au total 182 000 F. Mais à la seconde rubrique on prétend que 50 % de la même quête représentent 143 000 F : ce qui indique que cette quête aurait donc rapporté au total 286 000 F. Telle est la *comptabilité aberrante* que l'on public *officiellement,* sans doute pour *inspirer confiance* au public ! \*\*\* En outre, si l'on *refait les additions*, on s'aperçoit que le total des postes énoncés ne coïncide pas avec le total annoncé par les deux premières rubriques. A la première rubrique, le total annoncé est de 36 400 F, mais l'addition des postes donne 500 F de plus. A la seconde rubrique, le total annoncé est de 143 000 F, mais l'addition des postes donne 109 600 F, soit plus de *trois millions d'anciens francs de moins*. Non seulement cela saute aux yeux de quiconque regarde cette comptabilité extravagante, mais encore c'est cela même dont tout le monde parle depuis la première quinzaine de janvier. Comme si de rien n'était, on continue à publier une comptabilité erronée. \*\*\* Tout se passe en ce début d'année 1968 comme s'il n'y avait plus personne, parmi les responsables, qui soit ca­pable ou qui prenne la peine de relire attentivement soit une comptabilité, soit un catéchisme nouveau. C'est effarant. Du catéchisme à la comptabilité tout se passe comme si des documents pré-fabriqués étaient automatiquement avalés sans aucun contrôle nulle part et à aucun niveau. On se meut ainsi dans la confusion et l'inexactitude permanentes. 55:121 On dirait que désormais *n'importe quoi* sera avalisé, quelles qu'en soient les erreurs arithmétiques les plus évidentes ou les hérésies les plus manifestes. Ceux qui auraient dû -- parce qu'ils en portent la responsabilité -- apercevoir ces énormes anomalies, et qui ne les aperçoivent ni dans le catéchisme ni dans la comptabilité, à quoi s'occupent-ils donc ? et en définitive, ils passent leur temps à quoi ? 56:121 ### La thèse du despotisme dans un journal libéral PAR « despotisme » nous entendons, selon la définition ordinairement reçue, « un pouvoir arbitraire et op­pressif ». Le contraire du despotisme est un pouvoir s'exerçant dans le cadre de lois légitimement promulguées et réellement respectées -- respectées d'abord par le pou­voir lui-même. *Le respect de la loi par le pouvoir est la principale garantie de la liberté des gouvernés et de leur dignité personnelle.* Pour autant que nous sachions, le quotidien parisien intitulé *Le Figaro* est un journal « libéral ». Nous prenons ici le terme LIBÉRAL non point dans son acception philoso­phique, mais dans son sens le plus obvie et le plus courant : « qui respecte les libertés individuelles ». Le pire de tous les despotismes est sans doute le *despo­tisme religieux,* parce qu'il atteint l'âme dans ses parties les plus élevées et qu'il blesse ou supprime les libertés les plus précieuses de toutes : les libertés spirituelles. Dans son numéro du 6 février, en page 4, *Le Figaro* a publié un article soutenant ouvertement la thèse du despo­tisme religieux : non point en termes philosophiques et in­temporels, mais dans le contexte circonstanciel précis où ce despotisme tend trop souvent à s'installer aujourd'hui dans les usages et dans les consciences. 57:121 Cet article est significatif d'un état d'esprit très répandu. En le lisant attentivement, on y verra comment -- inconsciemment sans doute -- il en vient à justifier l'arbitraire. Nous le reproduisons donc intégralement ci-après. RÉPONSE A DES LECTEURS\ LA RÉFORME LITURGIQUE EST CONFORME\ AUX DÉCISIONS DU CONCILE Depuis notre article du. 3 janvier sur les conclusions de l'enquête du « Centre de pastorale liturgique », nous rece­vons tous les jours plusieurs lettres nous disant que la réforme liturgique est en opposition avec les décisions conciliaires. Nos correspondants s'appuient surtout sur le paragraphe numéro 1 de l'article 36 de la constitution « Sacro-sanctum Concilium » : « *L'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera conservé dans les rites latins. *» Ils ne font pas attention à la réserve que contient ce texte et ils oublient de citer le paragraphe suivant : « *Toutefois, soit dans la messe* \[soit dans le reste de la liturgie,\] *l'emploi de la langue du pays peut être souvent très utile pour le peuple : on pourra donc lui accorder une plus large place, surtout dans les lectures et les moni­tions... conformément aux normes qui sont établies sur cette matière... *» Le paragraphe 3 s'exprime ainsi « *Ces normes étant observées, il convient à l'autorité ecclésiastique qui a compétence sur le territoire* (...) *de statuer si on emploiera la langue du pays et de quelle façon, en faisant agréer, c'est-à-dire ratifier ses actes par le Saint-Siège. *» Comme on le voit, la plus large initiative est laissée aux conférences épiscopales, qui doivent seulement faire approuver leurs décisions par le Saint-Siège. 58:121 Leurs pouvoirs ne concernent pas seulement l'emploi du français, mais la liturgie en général. Nous lisons dans l'article 22, paragraphe 1 : « *Le gouver­nement de la liturgie dépend uniquement de l'autorité de l'Église : il appartient au siège apostolique et dans les règles du droit à l'évêque. *» Le paragraphe 2 précise : « *En vertu du pouvoir donné par le droit, le gouvernement en matière liturgique appar­tient aussi, dans des limites fixées, aux diverses assemblées d'évêques légitimement constituées, compétentes sur un territoire donné. *» On pourra lire les textes complets des paragraphes que nous venons de citer dans la brochure *La Liturgie*, collection « Vivre le Concile » (Mame). Bref, les épiscopats de langue française étaient parfaite­ment libres de prendre les décisions qu'ils ont prises. Et c'est à dessein que nous employons le pluriel -- ; la traduction en français du canon de la messe a été approuvée, à des dates différentes par tous les épiscopats de lan­gue française, en Europe et ailleurs. Elle a été confirmée par le Saint-Siège le 6 novembre 1967. Les traductions des lectures ont été confirmées *ad experimentum *: c'est dire qu'on pourra y apporter des modifications dans l'avenir. Enfin, il est dans l'esprit du Concile d'amener les fidèles à « participer » : c'est pourquoi les traductions des psaumes vont leur être soumises. Les toutes premières traductions, il faut le reconnaître, avaient été un peu hâtives. Nous pouvons regretter le latin, nous pouvons souhaiter qu'il soit conservé comme langue officielle de l'Église, nous ne pouvons dire que l'emploi du français dans la liturgie ni la réforme liturgique en général soient con­traires à la volonté du Concile : celui-ci a donné de grands pouvoirs aux évêques, qui ont fait régulièrement approu­ver leurs décisions par Rome. L'agitation que l'on entretient les lettres de nos lecteurs le prouvent -- constitue une opposition inconsciemment dirigée contre l'Église même. Comme Paul VI l'a rappelé, le 2 février, l'Église est hiérarchique et la communauté n'a pas de priorité de foi et d'autorité sur ceux que le Saint-Siège a placé à sa tête. 59:121 L'article que nous venons de reproduire en son entier cite en effet des passages significatifs de la Constitution conciliaire sur la liturgie. Nous y ajouterons encore trois citations qui complètent celles qui ont été faites, afin de placer sous les yeux du lecteur des éléments supplémentaires d'appréciation de ce qui est en question. (Mais nous pensons que ces citations supplémentaires ne changeraient rien au raisonnement développé et à la thèse soutenue par *Le Figaro*.) Article 23 de la même Constitution conciliaire : « ...On ne fera des innovations que si l'utilité de l'Église les exige vraiment et certainement, et après s'être bien assuré que les formes nouvelles sortent des formes déjà existantes par un développement en quelque sorte organique. » Article 54 : « ...On veillera à ce que les fidèles puissent dire ou chanter ensemble en langue latine, aussi les parties de l'ordinaire de la messe qui leur revien­nent. » Article 116 : «* L'Église reconnaît le chant grégorien comme le chant propre de la liturgie romaine ; c'est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales d'ailleurs, doit occuper la première place. *» #### En quoi consistent ici l'arbitraire et le despotisme Or suivez bien le développement de la thèse du *Figaro *: la réforme liturgique est conforme à la Constitution conci­liaire parce qu'elle est faite ou approuvée *par* les autorités auxquelles cette Constitution (et toute la tradition de l'Église) reconnaît le pouvoir de régler la sainte liturgie. C'est, purement et simplement, l'argument d'autorité, mais étendu en fait, ici, jusqu'à un arbitraire sans limite. En effet, il n'y a pas en l'occurrence à considérer *une seule* chose, mais *deux*. 60:121 Il y a premièrement, certes, la qualité de l'autorité qui édicte, approuve ou couvre les réformes. Mais il y a aussi, secondement, la conformité de ces « réformes » avec la loi promulguée, avec la loi en vigueur. Le premier point ne règle pas à lui seul le second. Il faut les considérer tous les deux. \*\*\* Sur le premier point : les autorités qui édictent ou approuvent les « réformes » liturgiques sont effectivement des autorités s'exerçant dans un domaine qui est le leur. Mais sur le second point : les « réformes » ainsi, édictées ou approuvées vont jusqu'à contredire, et jusqu'à abolir pratiquement les articles 23, 36, 54 et 116 de la Constitu­tion conciliaire sur la liturgie. C'est là ce qui fait problème ; et ce qui pose un cas de conscience. \*\*\* L'autorité a pouvoir d'édicter des « réformes », mais *dans le cadre de la loi promulguée*. Si elle en sort, et surtout si elle en sort *manifestement*, il y a difficulté. Prétendre au contraire qu'il n'y a aucune difficulté, et le prétendre par le seul motif que *c'est l'autorité*, c'est alors lui reconnaître un pouvoir arbitraire et despotique : c'est-à-dire en dehors de la loi, au-dessus de la loi. Cela n'est conforme ni au sens commun, ni à la tradition de l'Église, ni à la doctrine théologique et canonique communément reçue. A partir du moment où la messe est célébrée *habituel­lement et intégralement* en français, il est bien évident que les fidèles, les jeunes -- et même à la longue les prêtres -- oublieront le latin et le grégorien, ou même ne les apprendront plus du tout : le latin, restera langue liturgique « officielle » seulement par clause de style et nullement en fait. Les fidèles ne sauront plus « dire ou chanter ensemble en langue latine. » Le chant grégorien, n'étant plus pratiqué suffisamment, ou même plus pratiqué du tout, ne sera plus en fait « le chant propre de la liturgie romaine ». En cela, et d'une manière *pleinement manifeste*, les articles 36, 54 et 116 de la Constitution liturgique sont violés en perma­nence et en quelque sorte pratiquement abolis. 61:121 #### "Le droit canon, c'est moi !" Pour exprimer avec brièveté et clarté ce que nous voulons dire, nous rapporterons une anecdote. Elle con­cerne le Pape Pie XI, qui passait pour singulièrement conscient de son autorité et même, selon certains, pour quel­que peu « autoritaire ». La scène nous a été racontée par des personnes dignes de foi. Est-elle littéralement exacte ? Il arrive que les anecdotes, en se colportant, se transforment. Peu importe en l'occurrence. Car nous alléguons celle-ci non point comme témoignage historique, mais pour la vérité morale qu'elle manifeste. Un Cardinal, dans l'exercice de sa charge, exposait au Pape Pie XI une difficulté : LE CARDINAL. -- *Très Saint-Père, j'ai bien étudié ce que vous m'avez enjoint de faire : or cela est impossible*. LE PAPE PIE XI. -- *Et pourquoi donc ?* LE CARDINAL. -- *Parce que, Très Saint-Père, cela est contraire au Droit canon*. LE PAPE PIE XI. -- *Mais le Droit canon, c'est moi !* LE CARDINAL. -- *Cela est vrai, Très Saint-Père mais il vous faut alors promulguer d'abord la loi nouvelle, et en­suite seulement je pourrai l'appliquer.* On assure que Pie XI renonça à son projet. Une anecdote n'est pas une définition théologique ou canonique. On entend assez en quel sens il est vrai que le Pape peut dire : « Le Droit canon, c'est moi ! » (dans le même sens légitime, Pie IX aurait dit, lors du premier Concile œcuménique du Vatican : « La Tradition, c'est moi ! »). Et on entend assez en quel sens un Cardinal peut lui objec­ter : « Promulguez d'abord la loi, ensuite seulement je pourrai l'appliquer. » Il y a des lois auxquelles l'Église elle-même ne peut rien changer : la loi naturelle et la loi du Christ. 62:121 Mais toutes les lois *positives,* à la seule condition de ne pas contredire aux lois immuables, peuvent être modifiées par l'autorité légitime. Cependant, *aussi longtemps qu'elles n'ont pas été modi­fiées légitimement*, elles gardent force de loi, elles s'imposent à ceux qui ont la charge de commander comme à ceux qui ont la charge d'obéir. Pour pouvoir ne plus s'y conformer, il faut d'abord les abroger. Sinon, on installe des mœurs de désordre, d'arbitraire, de despotisme. #### En ce qui concerne la Constitution liturgique La Constitution conciliaire est la loi liturgique légiti­mement promulguée. On peut à part soi (ce n'est pas une décision infaillible) l'estimer bonne, mauvaise, imprudente, timide, audacieuse, opportune, inadéquate, incomplète, etc., etc. : elle est la loi en vigueur. Si l'on veut, on peut envisager ou proposer sa réforme, son changement, son abrogation, etc. : beaucoup ne s'en privent pas. *Mais elle demeure la loi tant qu'elle n'a pas été modifiée ou abrogée par un acte légitime.* Un autre Concile peut la modifier ou l'abroger. Le Pape lui-même, par son autorité propre et par son seul pouvoir, peut également l'abroger ou la modifier. Mais *aucun décret d'application, quelle que soit l'auto­rité qui l'édicte*, n'a ce pouvoir. Par définition, les décrets d'application appliquent (bien ou mal) la loi, ils ne peuvent pas la modifier ou l'abroger, et ils peuvent encore moins la modifier ou l'abroger *sans le dire*. Quand on modifie ou abroge la loi par des actes, même « officiels », qui n'ont pas en eux-mêmes ce pouvoir, on entre dans l'illégalité. Le sachant ou ne le sachant pas ; le voulant ou sans bien s'en apercevoir. Et quand on *justifie* cette illé­galité par la qualité *subjective* de l'autorité qui édicte de tels actes, on soutient en substance la thèse de l'arbitraire et du despotisme. 63:121 #### Vers quelles barbaries Bien entendu, il serait psychologiquement très délicat de proclamer ouvertement que, moins de cinq ans après la solennelle promulgation de la loi conciliaire, on décide d'en abroger plusieurs articles. De même, on ne peut invoquer valablement « la cou­tume », qui a bien le pouvoir, dans de nombreux cas, d' « abroger la loi » : mais pas en moins de cinq ans ! pas une « coutume » qui a moins de cinq ans d'âge ! Seulement, l'abrogation a lieu tous les jours, *en fait et sans le dire *; réalisée par ceux-là mêmes qui prêchent la plus stricte soumission, à toutes les prescriptions conciliaires ! Et l'unique « justification » possible, *Le Figaro* l'a bien compris, et sa thèse ne lui est pas originale, c'est la thèse plus ou, moins insinuée ou proclamée de trop d'autorités par ailleurs légitimes, -- l'unique « justification » que l'on peut en donner, c'est précisément la thèse du despotisme : *fermez les yeux, obéissez aveuglément, acceptez n'importe quoi, du moment que c'est l'autorité*. Jamais encore l'autorité dans l'Église n'avait prétendu imposer un tel séidisme. Jamais l'obéissance dans l'Église n'avait comporté des exigences qui soient en fait aussi exorbitantes. Ces exigences nouvelles ne sont pas légitimes. Elles ont en outre pour conséquence évidente de faire automatique­ment prévaloir, à l'intérieur de la communauté catholique, l'arbitraire sur le droit et sur la loi. L'une des définitions de la barbarie, c'est l'incapacité à vivre régulièrement sous des lois, c'est le discrédit social et pratique de la loi, c'est le mépris des gouvernants pour la loi. Les conséquences mo­rales ne pourront aller qu'en s'aggravant chaque jour si l'on tarde trop à rétablir l'ordre naturel et l'ordre surnaturel. Il est déjà bien tard : puisque même un journal « libéral », non sans approbations discrètes mais supérieures, considère maintenant la thèse du despotisme comme la seule possible, et comme allant de soi. 64:121 ## CHRONIQUES 65:121 ### Le nouveau catéchisme *Le national-catéchisme français\ pose à tous les catholiques\ un terrible cas de conscience* LE NOUVEAU CATÉCHISME, pour ce qui concerne son « fonds obligatoire » commun aux différentes adaptations qui nous sont promises, est éla­boré depuis octobre 1966. Mais ce « fonds » lui-même n'était pas connu. Dans *Itinéraires*, numéro 110 de février 1967, pages 297 à 300, on pouvait lire ceci que nous reproduisons intégra­lement. La citation est un peu longue, mais on comprendra pourquoi nous l'estimons nécessaire. Selon Henri Fesquet, dans « Le Monde » du 8 décembre 1966 (du 8 décembre !), voici quelques-unes des caractéristi­ques fondamentales du « fonds obligatoire » qui servirait de base à la rédaction des nou­veaux catéchismes (différents suivant les classes sociales) : «* ...A disparu la notion de péché mortel, si traumatisante pour les jeunes enfants... *» (Tous les chrétiens antérieurs étaient des chrétiens « trauma­tisés », bons pour le psychiatre.) 66:121 «* On ne parle plus de péché véniel. Il n'y a pas de définition du péché originel... L'expression* «* Immaculée Conception *», *ju­gée trop difficile, n'a pas été retenue...*** **» (Oui, le 8 décembre... Expres­sion trop difficile : c'est pour­tant celle que la T. S. Vierge a dite à Bernadette. Et l'on sait que Bernadette, au jugement de M. Laurentin, était « dépourvue de toute culture humaine... ») «* Le nom même du diable ou du démon ou de l'esprit mauvais n'est pas mentionné... L'ancien chapitre sur les anges et les démons a été supprimé. Seul l'ange Gabriel de l'Annonciation reste mentionné. Les fameux* «* anges gardiens *» *qui ont bercée l'enfance des générations antérieures ne figurent plus dans ce* «* fonds obligatoire *». (Les « fameux anges gardiens » : comme c'est bien dit... mais en disant qu'ils ont « bercé l'enfance des générations anté­rieures », Fesquet confond sans doute. Il confond avec « L'Au­berge de l'Ange gardien » de la comtesse de Ségur). «* Toute question relative à l'Enfer a disparu, ainsi que sa définition comme lieu de tour­ment, de souffrance et de feu... On n'aborde pas la question de l'éternité des peines de l'En­fer... *». Donc selon l' « informateur religieux » Henri Fesquet c'est cela que l'Assemblée plénière de l'Épiscopat français, tenue à Lourdes en octobre 1966, aurait adopté par 104 voix contre une. C'est incroyable. Et, jusqu'à preuve du con­traire, nous refusons de le croire. Car, s'il en était ainsi, on se trouverait en présence d'une si­tuation insurrectionnelle. \*\*\* Henri Fesquet ajoute : «* Il va sans dire qu'aucun des dogmes ni qu'aucune des vérités traditionnelles de la foi ne se trouve rejeté. *» 67:121 C'est encore heureux. Un catéchisme qui mention­nerait les dogmes pour les REJE­TER explicitement ! Mais selon Fesquet plusieurs vérités de la foi chrétienne, si elles ne sont pas ouvertement rejetées, seraient du moins pas­sées sous silence. Par exemple celle des ANGES GARDIENS, attestée par l'Évangile et la parole même du Christ à propos des enfants, serait frau­duleusement dissimulée aux en­fants précisément ! En saint Matthieu, XVIII, 10 «* Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits : car, je vous le dis, leurs anges dans les cieux voient constamment la face de mon Père. *» \*\*\* Sur la doctrine catholique concernant les anges, on se re­portera à l'étude du P. Calmel : *Nos anges gardiens,* dans « Iti­néraires », numéro 103, de mai 1966. Et sur la doctrine catholique concernant les démons, on se reportera à l'étude de Domi­nique Marie : *L'existence de Satan,* dans « Itinéraires », nu­méro 108, de décembre 1966. \*\*\* Adapter le catéchisme est une chose. Le massacrer en est une autre. Et c'en est une troisième de couvrir d'injures et de mépris le catéchisme qui était précédem­ment en vigueur. 68:121 Cette troisième chose serait d'ailleurs extrêmement cocasse, si l'on avait le cœur à rire en cette matière. Car le catéchisme aujourd'hui injurié et méprisé n'est pas le catéchisme du temps de Constantin ou de Charle­magne. *C'est celui des évêques qui sont toujours en fonction.* Le catéchisme à l'usage des dio­cèses de France, « édition revue et corrigée 1947 », a paru avec *l'imprimatur de Mgr Lefebvre*, archevêque de Bourges : ce pré­lat n'était pas un homme des « âges obscurs » et de la « chrétienté sacrale », il n'était pas contemporain des Croisades, et *il est présentement le président de l'Assemblée plénière de l'épiscopat français.* A force de cracher sur l'Église de Constantin et sur l'Église de Charlemagne, puis sur l'Église du Concile de Trente, puis sur l'Église du début du XX^e^ siècle on en vient naturellement à cracher sur l'Église d'aujourd'hui en attendant sans doute de cracher par avance sur l'Église de demain. « *Jadis le catéchisme était l'abrégé d'une théologie notionnelle et donc abstraite. *» Or ce « jadis » vise le caté­chisme de... 1947, approuvé par un épiscopat qui est toujours vivant et par un Cardinal qui est devenu le président de l'actuelle Conférence épiscopale françai­se. Alors il faudrait s'entendre. Si nos enfants ont été, jusqu'en 1966, irréparablement « trau­matisés » par un catéchisme déplorable, *la faute en revient à des évêques qui sont toujours là.* L' « esprit du Concile » exi­gerait alors *qu'ils reconnaissent leurs fautes et qu'ils nous en demandent pardon.* Et qu'ils comprennent spontanément que *leur affreux catéchisme d'hier ne les qualifie pas pour faire le catéchisme d'aujourd'hui.* Cela dans l'hypothèse, que pour notre part nous rejetons, où Henri Fes­quet aurait dit la vérité. Si contre toute vraisemblance Henri Fesquet avait dit la vé­rité, il s'ensuivrait d'abord les conséquences morales et prati­ques que nous venons de dire. \*\*\* L' « ancien catéchisme » -- entendez celui de 1947 -- « *si extraordinaire que cela puisse paraître, n'évoquait le* «* tra­vail *» *que pour dire qu'il était défendu le dimanche *», ose pré­tendre Henri Fesquet. Cette diffamation est une contre-vérité. 69:121 Et ici Henri Fesquet est pris la main dans le sac. En flagrant délit. Dans l' « ancien catéchisme », outre la question 358 qui énonce le devoir de l'État « de pro­téger par ses lois les travail­leurs », et outre la question 417 (« un paresseux est celui qui ne veut pas travailler ou qui travaille avec mollesse »), il y avait la question 421 : «* -- Que ferez-vous pour sanctifier votre travail ?* «* -- Pour sanctifier mon tra­vail, je l'offrirai à Dieu et je le ferai de mon mieux, en y met­tant tout mon cœur et toute mon application. *» Henri Fesquet a *inventé de toutes pièces* que l'ancien catéchisme « n'évoquait le travail que pour dire qu'il était dé­fendu le dimanche ». En fait de « travail », voilà donc à quel travail singulier se livre cet « informateur reli­gieux ». \*\*\* De même, Fesquet nous ra­conte que le plan de l'ancien catéchisme était : « I. -- Le dogme ; II. -- La morale ; III. -- Les sacrements », tandis que le nouveau catéchisme sera « axé sur la personne du Christ ». Passons sur le fond de la question, -- qui passe fort au-dessus de la tête de Fesquet, et qui est évoqué vers la fin du second éditorial du présent nu­méro. Ne retenons ici que l' « infor­mation ». C'est encore une contre-vé­rité. Car voici quel était le plan du catéchisme de 1947 : « I. -- Les vérités que Jésus-Christ nous a enseignées. « II. -- Les secours que Jésus-Christ nous a préparés. « III. -- Les commandements que Jésus-Christ nous a don­nés. » Ici encore, l' « informateur religieux » Henri Fesquet est pris la main dans le sac. \*\*\* 70:121 Alors on respire. On peut lé­gitimement penser que Fesquet a aussi mal lu le nouveau caté­chisme qu'il avait fait pour l'ancien. Ses « informations », fort heureusement, ne méritent pas plus de confiance que l'on vient de le voir. Il nous explique que « le fonds obligatoire adopté à Lourdes... se présente comme un cahier de 127 pages ronéotypées ». A la différence de Fesquet, nous n'appartenons pas à la classe des privilégiés de l'Église de France : nous n'en avons pas eu communication. Mais nous escomptons fer­mement qu'IL N'EST PAS VRAI que le nouveau catéchisme va « sup­primer » les anges gardiens (etc.). Nous escomptons qu'il n'est pas vrai non plus que les commandements de Dieu -- c'est-à-dire le Décalogue -- se­ront désormais rejetés dans « un additif facultatif » (sic). Car il ne serait pas possible en conscience de l'accepter. FIN DE LA CITATION. On en était réduit alors, comme on vient de le voir, aux hypothèses et aux supputa­tions. Et les nôtres voulaient demeurer *confiantes*, conformément aux conseils impérieux du cher Jean Daujat. Nous nous rassurions sur les bévues commises par Fesquet au sujet du contenu de l' « ancien catéchisme » : puis­qu'il se trompait tellement sur ce point, il n'y avait pas lieu de le croire sur parole quant aux autres points... Pourtant ses bévues elles-mêmes étaient trop grosses : elles ne pou­vaient provenir d'une mauvaise lecture. Fesquet avait oublié l'ancien catéchisme et il ne l'avait pas rouvert ; et il avait sans doute écouté les bavardages insensés de quelque « expert » frénétique ou ahuri d'une quelconque « Commis­sion » compétente : ce sont gens à raconter n'importe quoi. Les bévues constatables concernant l'ancien catéchisme nous avaient rassurés à tort en ce qui concerne le nouveau. 71:121 Une fois de plus Fesquet était dans l'ensemble remar­quablement bien informé des intentions réelles de l'épis­copat français. Une fois de plus il en avait eu la primeur et une fois de plus il les exprimait d'une manière finalement assez exacte. Une fois de plus, les évêques qui nous disaient *en privé* qu'il ne fallait pas prendre Fesquet au sérieux, qu'il était énormément tendancieux, que les inten­tions de la majorité de l'épiscopat n'étaient pas du tout cela (etc.), se moquaient de nous ; ou ne savaient pas ce qu'ils disaient. Si l'article de Fesquet contenait quelque inexactitude, ce n'était en tout cas point par exagération ou invention, c'était par pudeur, par réserve, par modération : il restait plutôt au-dessous de la vérité. Dont acte. Nous en serons désormais bien avertis. \*\*\* Voici en effet qu'à la fin de l'année 1967 a discrètement paru un volume intitulé : *Fonds obligatoire à l'usage des auteurs d'adaptation. Catéchisme français du cours moyen.* Le catéchisme n'est plus ni « romain », ni « catholique », ni « diocésain ». Il est « français ». Le devant de la couver­ture ne porte pas d'autre mention. Au dos, nous apercevons qu'il s'agit du « supplément numéro 29 », daté d' « octobre 1967 » de *Catéchèse,* « revue trimestrielle de pastorale catéchétique », publiée 19, rue de Varenne, Paris 7^e^, « sous le patronage de la Commission nationale de l'enseignement religieux, avec le concours de l'Institut supérieur de pastorale catéchétique de Paris ». En tête de la page 1 apparaît le nom de l'auteur : « *Assemblée plénière de l'épiscopat de France *». Un « Liminaire » est signé : « Louis Ferrand, archevêque de Tours, président de la Commission épiscopale de l'enseignement religieux. » Ce liminaire déclare notamment : 72:121 « Un an après son approbation par l'Assemblée Plénière de l'Épiscopat, nous publions le texte du Catéchisme national français pour le Cours moyen. Le caractère particulier du texte explique ce délai il s'agit non pas d'un instrument destiné directement aux enfants et aux catéchistes, mais d'un Fonds obligatoire que les auteurs d'ouvrages d'Enseignement religieux pour le Cours moyen doivent monnayer dans leurs productions. S'adressant à des auteurs de catéchismes, ce texte leur a été remis dès son approbation, afin qu'ils puissent entre­prendre la rédaction des manuels, livres du maître et autres instruments de réflexion ou de travail à l'usage des enfants, des catéchistes et des parents. L'édition de ce Fonds obligatoire a cependant paru nécessaire afin de rendre public l'état de la recherche catéchétique en France pour les enfants du Cours moyen. Le Fonds obligatoire manifeste, dans une réalisation con­crète, les orientations qui avaient été données par l'Épiscopat dans le Directoire de Pastorale catéchétique publié en 1964. Il veut être un instrument pastoral, facteur d'unité et promoteur de recherche. » Plus loin, une « Introduction » précise : « ...L'organisation du catéchisme des enfants va dans le sens d'un regroupement des enfants par classe et non par âge. Ainsi, les étapes de l'enseignement religieux cor­respondent globalement à celles de la scolarité : 1\. -- Le catéchisme du cours élémentaire (10^e^ et 9^e^). 2\. -- Le catéchisme du cours moyen (8^e^ et 7^e^). 3\. -- Le catéchisme des classes de 6^e^ et 5^e^. » Avec le « Cours moyen », « il s'agit de l'étape intermé­diaire du catéchisme, où se rencontrent les enfants âgés de 9 à 11 ans généralement, qui suivent les classes de 8^e^ et de 7^e^ » (page 11). 73:121 Ce volume, par l'ensemble et par le détail, par la lettre et par l'esprit, est extraordinaire. \*\*\* Le chapitre II est un « Recueil de Textes-Sources » : 72 textes tirés de l'Écriture, de la liturgie ou de Vatican II. La citation de *Lumen Gentium* (page 71, numéro 70) n'est pas littérale et nous en sommes prévenus par la men­tion « d'après », : « d'après *Lumen Gentium,* numéros 20 et 22 ». La voici, en respectant sa disposition de prose poé­tique en vers blancs : Dieu a voulu que les évêques soient les successeurs des Apôtres et qu'ils soient les pasteurs de l'Église. Dans le monde entier, les Évêques sont unis entre eux et avec l'Évêque de Rome, successeur de Pierre. Celui qui les écoute, c'est Jésus qu'il écoute ; celui qui les méprise, c'est Jésus qu'il méprise, alors il méprise Celui qui a envoyé Jésus. Ce qui a été ainsi supprimé, c'est la mention si sou­vent répétée dans la Constitution conciliaire, et notamment aux numéros 20 et 22, du pouvoir du Pape : « *Le Pontife romain a sur l'Église, en vertu de sa charge de Vicaire du Christ et de Pasteur de toute l'Église, un pouvoir plénier suprême et universel qu'il peut toujours exercer librement *» (etc. : *Lumen Gentium*, numéro 22, traduction française de Mgr Garrone, Éditions du Centurion-Bonne Presse). Mais le Pape est mentionné ailleurs. Page 157 du *Fonds obligatoire*, question numéro 4, le Pape est mentionné -- et son pouvoir propre est aplati -- de la manière suivante : 74:121 *A qui Jésus a-t-il confié son Église ?* -- Jésus a confié son Église aux douze apôtres et aux successeurs des apôtres, le pape et les évêques. \*\*\* L'Écriture Sainte n'est pas mieux traitée. Elle est même beaucoup plus maltraitée encore. Laissons de côté les citations faites « d'après ». Pre­nons seulement les citations littérales, annoncées comme telles. Nous les comparons à la version française donnée par la Bible de Jérusalem. Non que cette version française nous paraisse la meilleure : mais enfin, malgré ses défauts, elle peut être considérée comme authentique ; et elle est reçue dans l'Église de France, avec la faveur que l'on sait. (Au train où vont les choses, elle risque même d'être la dernière version française authentique de l'Écriture Sainte qui aura été employée en France : les versions maintenant im­posées dans le catéchisme ont été manipulées, censurées, altérées avec une entière « liberté ».) Voici le « Texte-Source numéro 22 », page 46 du *Fonds obligatoire*. Ce sont les versets 26 à 38 du chapitre pre­mier de saint Luc. A gauche ([^4]), nous donnons la nouvelle version du *fonds obligatoire ;* à droite, le même texte dans la version de la Bible de Jérusalem : dans cette dernière, ici et plus loin, nous soulignons ce qui a été omis par la version du *Fonds obligatoire.* 75:121 Luc, I, 26-38 selon le nouveau Catéchisme : L'ange Gabriel fut envoyé par Dieu, dans la ville de Nazareth, à une jeune fille nommée Marie. Elle était fiancée à Joseph, de la famille de David. L'ange entra chez Marie et lui dit : « Je te salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi. Tu vas avoir un fils et tu lui donneras le nom de Jésus. Il sera grand, on l'appellera Fils de Dieu et son règne n'aura pas de fin. » Marie demanda : « Comment cela se fera-t-il ? » L'ange répondit : « L'Esprit Saint viendra avec sa puissance, c'est pour­quoi on appellera ton enfant, Fils de Dieu. » Marie dit alors : « Je suis la servante du Seigneur. Que sa volonté soit faite. » Et l'ange la quitta. Luc, 1, 26-38 selon la Bible de Jérusalem : Le sixième mois, l'ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, à une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David ; et le nom de la vierge était Marie. Il entra chez elle et lui dit : « Salut, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi. » A ces mots elle fut bouleversée, et elle se demandait ce que signifiait cette salutation. Mais l'ange lui dit : « Ras­sure-toi, Marie ; car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. » Voici que tu conce­vras et enfanteras un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus. Il sera grand, et on l'appellera Fils du Très Haut. Le Seigneur lui donnera le trône de David, son père ; il régnera sur la maison de Jacob à jamais et son règne n'aura pas de fin. » Mais Marie dit à l'ange : « Com­ment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d'hom­me ? » L'ange lui répondit : « L'Esprit Saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre, c'est pourquoi l'en­fant sera saint et sera appe­lé Fils de Dieu. Et voici qu'Elizabeth, ta parente, vient, elle aussi, de concevoir un fils en sa vieillesse, et elle en est à son sixième mois, elle qu'on appelait stérile. Car rien n'est impossible à Dieu. » Marie dit alors : « Je suis la Servante du Seigneur ; qu'il m'advienne selon ta parole ! » Et l'ange la quitta. 76:121 Le texte de Luc a donc été gravement tronqué sans au­cun avertissement. Comme par hasard, il a été notamment tronqué de ce qui est relatif à la virginité de Marie. Or les auteurs de catéchismes qui voudront citer ce passage de Luc *seront obligés de le citer dans la version* (*tronquée*) *du* « *Fonds obligatoire *». On y lit en effet page 14 (c'est nous qui soulignons) « Tous ces textes-sources ne doivent pas figurer néces­sairement dans les livres du maître ou dans les manuels de l'enfant (...). Cependant, *lorsque les adaptateurs insére­ront les textes* indiqués au chapitre II dans leurs ouvrages, *ils utiliseront la traduction donnée par le Fonds obligatoire. *» Aucune équivoque ne subsiste donc. Le « chapitre II » du *Fonds obligatoire,* comme nous, l'avons dit, est le chapitre intitulé : « Recueil des Textes-Sources ». On n'est pas obligé de citer tous les textes « indiqués au chapitre II ». On garde encore la ressource de ne pas citer du tout les textes tronqués. Mais si on veut les citer, il faut utiliser la soi-disant « traduction » du *Fonds obligatoire.* Nous sommes donc bien en présence de LA NOUVELLE VERSION FRANÇAISE de Luc, I, 26-38, que l'Assemblée plé­nière de l'épiscopat a érigée en VERSION UNIQUE ET OBLIGA­TOIRE pour tous les livres de catéchisme, qu'ils soient livres du maître ou manuels pour enfants. \*\*\* 77:121 Continuons. On remarquera que nous suivons, pour l'examen de ces textes-sources, un ordre de *gravité croissan­te* dans l'altération. Page 66 du *Fonds obligatoire,* numéro 55, nous trouvons la citation de saint Paul, Épître aux Romains, chapitre V, versets 1, 8, 12, 15. La citation du verset 1 est tronquée, mais passons. La citation du verset 8 est à peu près correcte. La citation du verset 12 est gravement mutilée et celle du verset 15 est largement falsifiée. Rom., V, 12, selon le nouveau catéchisme : Par un seul homme, le pé­ché et la mort étaient entrés dans le monde. Rom., V, 12, selon la Bible de Jérusalem : (...) Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le Péché la mort, et ainsi la mort a passé en tous les hommes (...) Ce qui a été censuré là, c'est la mort comme effet transmis du péché originel. D'ailleurs le PÉCHÉ ORIGINEL n'est ni défini ni enseigné dans le *Fonds obligatoire.* L'auteur du « Liminaire », qui signe « Louis Ferrand, archevêque de Tours, président de la Commission épiscopale de l'enseignement religieux », s'en explique, si l'on peut dire, en ces termes (pages 4 et 5) : « ... Plus d'un lecteur, peu habitué à l'optique catéchétique, cherchera peut-être la place qui est faite, pendant ces deux années, au péché originel. Faut-il rappeler qu'une catéchèse, qui a pour but de favoriser un enseignement unifiant la foi de l'enfant, procède non par découpage de la doctrine chrétienne à la façon des traités de théologie, mais par convergence des réalités fondamentales de foi qui constituent les lignes de catéchèse. 78:121 Le péché, originel est une composante du mystère du Salut en Jésus-Christ. C'est pourquoi la doctrine qui le concerne est liée à tout ce qui est dit des divers aspects de l'histoire du Salut. On expliquera en quoi et comment « Dieu nous sauve en Jésus-Christ » ; on exprimera en termes précis et non équivoques deux aspects de la doc­trine sur le péché originel : 1\. -- C'est la révélation de l'amour de Dieu qui entraîne la révélation du péché originel. 2\. -- La doctrine sur le péché originel implique que chaque homme se trouve dans « une condition de pé­cheur » et que cette condition de pécheur est commune à tous les hommes. C'est l'expression même de la pensée paulinienne et c'est pourquoi le Fonds obligatoire propose à l'enfant le texte de la Lettre aux Romains, de préférence à celui de la Genèse qui présente, pour cet âge, des difficultés insur­montables. » Voilà donc, exposé tout au long, pourquoi votre fille est muette... Muette sur le péché originel. Dont la doctrine est réduite à « deux aspects » qui sont insuffisants : il n'est certes pas suffisant de dire que « cha­que homme se trouve dans une condition de pécheur » et que « cette condition de pécheur est commune à tous les hommes » (ce qui ne fait d'ailleurs que dire deux fois la même chose). Le *Fonds obligatoire* ne dit nulle part : 1\. -- Que le péché originel a été historiquement commis par nos premiers parents alors qu'il pouvait ne pas l'être. 2\. -- Qu'il est *transmis* à tous les humains à l'exception de la Vierge Marie. 79:121 En somme, dans le nouveau catéchisme, le péché originel reste sous-entendu. Ainsi le veut l' « optique catéchéti­que ». Et si le péché originel reste sous-entendu, forcément l'Immaculée-Conception le restera elle aussi. Cette « optique » choisit merveilleusement, et souverai­nement, entre les vérités explicitement affirmées (comme par exemple le pouvoir des évêques, bien sûr !) et les vérités qui sont sous-entendues (comme le pouvoir du Pape ; le péché originel ; l'Immaculée-Conception ; etc.). Ces der­nières vérités sont insinuées par « convergence » implicite. Si même elles le sont... Il est énorme de dire que le récit de la Genèse présente des difficultés insurmontables *pour des enfants de 9 à 11 ans.* Voilà une fameuse découverte qui nous est tombée avec la dernière pluie. Tandis que Mgr de Metz enseigne dogma­tiquement qu' « *aucune époque autant que la nôtre n'a été en mesure de comprendre... *» ([^5]), au contraire le *Fonds obligatoire* de l'Assemblée plénière, pour la première fois dans l'histoire du christianisme, déclare que les enfants de 9 à 11 ans doivent être privés du récit de la Genèse. On ne s'était pas aperçu jusqu'ici que ce récit « présente POUR CET AGE *des difficultés insurmontables* »*.* \*\*\* En revanche, le *Fonds commun* prétend faussement qu'il propose le texte de saint Paul sur le péché originel. Il ne le propose pas, il le camoufle, il le dissimule, il le tronque, il le mutile, il le falsifie. Du chapitre cinquième de l'Épître aux Romains, le verset 12 est gravement mutilé comme on l'a vu ci-dessus ; les versets décisifs : 14, 16, 17, 18, 19 sont passés sous silen­ce. Mgr Louis Ferrand assure que « le texte de la Lettre aux Romains » (sur le péché originel) est « proposé aux enfants » par le *Fonds obligatoire *: c'est faux, et d'abord c'est matériellement faux. 80:121 Le principal du texte de saint Paul sur le péché originel est *absent*. Le président de la Commission épiscopale compétente ne s'en est donc point aperçu ? ni la Commission elle-même dans son ensemble ? ni l'ensemble de l'Assemblée plénière ? Au verset 14 saint Paul déclare notamment, mais le catéchisme « national français » n'en sait rien : « *Cependant la mort a régné d'Adam à Moïse, même sur ceux qui n'avaient point péché d'une transgression sembla­ble à celle d'Adam... *» Aux versets 18 et 19 saint Paul déclare, mais cela est censuré par le national-catéchisme : « *Ainsi donc, comme la faute d'un seul a entraîné sur tous les hommes une condamnation, de même l'œuvre de justice d'un seul procure à tous une justification qui donne la vie. Comme en effet par la désobéissance d'un seul la mul­titude a été constituée pécheresse, ainsi par l'obéissance d'un seul la multitude sera-t-elle constituée juste. *» Mais le verset 15 lui-même aurait été décisif. Il est cité par le national-catéchisme, mais falsifié. Voici : Rom., V, 15 selon le national-catéchisme : Mais, bien plus encore, par un seul homme, par Jésus-Christ, Dieu donne la vie tous les hommes. Rom., V, 15 selon la Bible de Jérusalem. Mais il n'en va pas du don comme de la faute. Si, par la faute d'un seul, la multitude est morte, combien plus la grâce de Dieu et le don confé­ré par la grâce d'un seul homme, Jésus-Christ, se sont-ils répandus à profusion sur la multitude. Le national-catéchisme ose donner sa version pour une traduction ! 81:121 Oui ou non, un évêque, cent évêques, mille évêques si l'on veut, *ont-ils le droit* de trafiquer ainsi, de mutiler, de réécrire à leur gré le texte sacré de l'Écriture Sainte ? Seraient-ils cent mille évêques, ou cent millions d'évê­ques en super-assemblée plénière, auraient-ils le droit de présenter ces arrangements comme une « traduction » de l'Écriture Sainte, et d'ordonner que cette pseudo-traduction soit désormais la seule utilisée dans les ouvrages de caté­chisme ? Car c'est bien cela. Il faut lire et relire la page 14 déjà citée du *Fonds obligatoire*. Les auteurs de catéchismes ne seront pas du tout obligés de citer le chapitre cinquième de l'Épître aux Romains : mais s'ils le citent, il devront utiliser la *traduction qui* a été fabriquée avec le vandalisme que l'on vient de voir. \*\*\* Le national-catéchisme a supprimé l'enseignement des vérités qu'énonçait ainsi le Catéchisme romain de saint Pie X : I. -- Dans le « Petit catéchisme » destiné aux enfants qui n'ont pas encore fait leur première communion : *Combien y a-t-il de sortes de péché ?* -- Il y a deux sortes de péché : le péché originel et le péché actuel. *Qu'est-ce que le péché originel ?* -- Le péché originel est celui avec lequel nous naissons tous et qui nous vient par une sorte d'hérédité d'Adam notre premier père. *Est-ce qu'aucune créature humaine n'a été préservée du péché originel ?* -- La Très Sainte Vier­ge seule a été préservée du péché originel par un privilège spécial, en vertu des mérites de son divin Fils Jésus-Christ. C'est pour cela qu'on l'appelle « Immaculée ». 82:121 II\. -- Dans le « Grand catéchisme », destiné aux enfants déjà instruits de ce qu'on apprend par le petit catéchisme : *Qu'est-ce que le péché originel ?* -- Le péché ori­ginel est celui avec lequel nous naissons tous et que nous avons contracté par la désobéissance de notre premier père Adam. *Quels torts nous a causés le péché d'Adam ? --* Les torts causés par le péché d'Adam sont -- la pri­vation de la grâce, la perte du paradis, l'ignorance, l'inclination au mal, la mort et toutes les autres misères. *Comment est effacé le péché originel ?* -- Le péché originel est effacé par le saint Baptême. \*\*\* Quand on fait des constatations de ce genre, de redoutables questions se posent aussitôt à la conscience. Redoutables, oui, mais *inévitables.* Ce n'est pas nous qui les inventons. On ne peut pas les écarter. Une telle mutilation de l'Écriture Sainte, et le national-catéchisme qui la véhicule et l'impose, à quel titre donc sont-ils *obligatoires ?* Ils sont « obligatoires » au titre de l'autorité qui a fait et ordonné cela. Le *Fonds obligatoire* le rappelle page 17 : 83:121 Tout catéchisme engage la responsabilité de l'Évêque, docteur de la foi et maître de la catéchèse. En adoptant ce Fonds obligatoire et les normes de la réalisation des différentes adaptations, les Évêques de France veulent orienter l'enseignement religieux des enfants dans les perspectives qui leur paraissent, répondre aux besoins actuels de l'éducation de la Foi dans notre pays. » Bien. Mais cette autorité qui s'exerce ainsi dans un do­maine qui est le sien, jusqu'où va-t-elle ? A-t-elle le droit de *changer* l'Écriture Sainte ? Si même elle avait ce droit (ce que nous ne croyons pas), elle n'aurait en tous cas point le droit de changer l'Écriture Sainte *en taisant qu'elle la change *; elle n'aurait point le droit de donner pour « traduction »*,* rendue *obligatoire à l'exclusion de toute autre*, ce qui est mutilation et refabri­cation. Personne au monde, cela relève directement du 8^e^ com­mandement du Décalogue, n'a le droit de falsifier un texte, même s'il est tiré de l'Écriture Sainte. A plus forte raison, personne au monde n'a le droit d'ordonner et d'institution­naliser l'enseignement de ce qui est faux. C'est là un point de droit naturel parfaitement clair. Et nous professons hautement qu'aucune autorité religieuse *n'a le droit de modifier d'un iota la loi naturelle et le texte de l'Écriture Sainte.* Or le national-catéchisme modifie l'Écriture Sainte et le fait d'une manière qui est déjà interdite par la loi naturelle elle-même. Tel est le terrible cas de conscience devant lequel se trouvent placés tous les catholiques de France. Et ce cas de conscience *est d'une nature telle qu'aucun* « *argument d'au­torité *» *n'est susceptible à lui seul de le résoudre.* Devant ce cas de conscience, les catholiques de France sont pour le moment, c'est un fait, laissés sans défense, sans aide et sans lumière, -- sauf la lumière, l'aide et la défense que Dieu lui-même ne refuse jamais à ceux qui les Lui de­mandent dans une prière qui ne se lasse point. 84:121 Les formidables anomalies relevées ci-dessus dans le *Fonds obligatoire* du national-catéchisme ne sont pas les seules, il s'en faut. Nous nous sommes arrêtés à celles-là qui sont en quelque sorte les plus immédiatement visibles et les plus scandaleusement énormes. Mais *une seule* anomalie de cette catégorie, quand il s'agit d'un catéchisme, suffirait à poser un cas de conscience. \*\*\* Une seule suffit. Et en conclusion nous en récapitulons brièvement une seule. Le *Fonds obligatoire* du national-catéchisme s'excuse et s'explique -- si l'on peut dire -- dans les termes que nous avons cités, de taire le dogme du péché originel. Du moins, dit-il, il donne le texte de l'Épître aux Ro­mains sur ce point. Or le texte qu'il donne page 66, numéro 55, *omet* l'essen­tiel du texte de saint Paul sur le péché originel, et *mutile et défigure* ce qu'il en cite. \*\*\* On répondra peut-être qu'il s'agit là d'une simple *erreur matérielle.* Nous voudrions de tout cœur qu'il en soit ainsi, simplement ainsi. Mais à cela il est logiquement et morale­ment obligatoire d'objecter : **1. -- **Il est invraisemblable qu'une « erreur matérielle » aussi énorme n'ait été remarquée jusqu'ici par *aucun* de *tous* ceux qui ont fabriqué, révisé, approuvé, édité ce national-catéchisme. Cela seul est déjà un fait irrécusable et mons­trueux, qui jette une lumière bien singulière sur la situation actuelle du catholicisme en France. 85:121 **2. -- **L' « erreur matérielle » une fois reconnue, il faudrait immédiatement retirer le volume et imprimer à sa pla­ce un volume dûment corrigé. **3. -- **Malheureusement, la correction de l' « erreur maté­rielle » ne suffirait pas. Car dans ce national-catéchis­me, *les allusions faites sans le définir au péché originel,* no­tamment page 85 et page 123, sont faites *conformément* aux omissions, mutilations et tripatouillages de l' « erreur matérielle » de la page 66. Il apparaît donc que l' « erreur matérielle » dans la citation de saint Paul s'accompagne d'une *intention doctrinale* allant dans le même sens. **4. -- **Et si le dogme du péché originel était pleinement a rétabli dans le national-catéchisme, il y aurait encore tout le reste. Il y a l'omission de l'Immaculée-Conception ; il y a l'omission de la Présence réelle au Saint-Sacrement en dehors de la messe il y a les saints mystères vidés de leur transcendance et aplatis au niveau d'aspirations humani­taires généreuses et mal définies. Il y a l'avis explicite d'éviter toute opposition entre l'Église et le Monde (page 131), au mépris des textes les plus nets de saint Jean aux chapitres 15, 16 et 17 de son Évangile. Il y a des questions et réponses comme celles-ci (page 102) : « Pourquoi devons-nous travailler ? -- Nous devons travailler pour que le monde soit plus beau et plus utile à tous », point c'est tout ! Il y en a tant qu'il faudrait des dizaines de pages pour l'énu­mérer. Ce national-catéchisme est *incroyable*. 86:121 Il y a, *au jugement privé de notre équipe théologique*, dans tout ce national-catéchisme, UN NATURALISME SOUS-JACENT ET PLUSIEURS FOIS MANIFESTE*,* nous disons naturalisme au sens théologique du terme. \*\*\* Entre le *Catéchisme romain* de saint Pie X, d'une part et le *Fonds obligatoire* du national-catéchisme français, d'autre part, nous voyons bien une différence d' « optique catéchétique ». Essentiellement et d'abord, cette différence consiste en ce que *ce n'est pas la même religion* qui est enseignée par l'un et qui est enseignée par l'autre. Tel est l'extraordinaire cas de conscience qui est au­jourd'hui posé à tous les catholiques de France. Jean Madiran. 87:121 ### Précisions complémentaires *Avis au lecteur*. -- Une confidence et une explication. Il n'est pas toujours commode de mettre sur le papier, d'une manière qui soit lisible, ce que l'on veut dire. Faut-il résumer ? faut-il détailler ? La difficulté devient cruciale dans les études qui ont trait à une œuvre ma­tériellement importante : le *Fonds obligatoire* comporte 157 pages. Faut-il citer un peu ou beaucoup ? une demi-page ou une trentaine ? Quand j'ai écrit *C'est par toi*..., des lecteurs ont mur­muré : -- Il cite un seul texte, c'est qu'il n'en a point d'autres. J'en citais plus d'un. Et je précisais explicite­ment que j'en avais des quantités d'autres. *La religion de Saint-Avold* a comblé ces lecteurs, parce que les citations étaient plus nombreuses. Mais inversement, quand j'accumule les citations, d'autres lecteurs murmurent : -- Assez ! On a vu, on a compris, cela suffit. Ne multipliez pas ainsi les textes et les preuves. On dirait que vous vous acharnez indéfi­niment sur une cause déjà entendue, sur un cadavre déjà froid depuis longtemps. Je voudrais simplement prier ces deux catégories de lecteurs : -- la première, quand je cite un seul texte en disant que je pourrais en citer beaucoup d'autres, de recevoir avec sérieux ce qui est dit avec sérieux ; quand j'ai un seul texte, je le dis ; quand j'annonce que j'en ai d'autres semblables, ce n'est pas une clause de style ; depuis plus de douze ans que j'en administre la preuve, on devrait le savoir ; 88:121 -- la seconde catégorie : de comprendre que l'accu­mulation des preuves et des documents convergents n'est pas inutile pour ceux qui veulent étudier les choses plus en détail et se faire une idée plus complète. Cette fois-ci, les deux catégories citées de lecteurs seront satisfaites à la fois. L'article que l'on vient de lire aux pages précédentes se suffit à lui-même. Du moins à mes yeux. Il en dit assez. Il assure simplement au passage qu'il pourrait en dire bien plus encore. La preuve qu'il aurait pu en dire bien plus encore, c'est que je vais le dire maintenant. La première catégorie d'esprits pourra donc se dis­penser de lire les présents additifs, et la seconde catégo­rie y trouvera les précisions plus nombreuses auxquelles elle aspire. #### I. -- La Messe et l'Eucharistie Page 143 du *Fonds obligatoire,* question numéro 6 : *Pourquoi allons-nous à la messe ?* -- Nous allons à la messe pour nous réunir autour de Jésus qui nous conduit vers le Père. Et c'est tout. 89:121 Un membre de notre équipe de théologiens me fait observer : « *C'est vague à souhait. Nulle mention du Saint-Sacrifice ni des attitudes intérieures d'adoration, de répa­ration, de supplication et d'action de grâces. Cette réponse conviendrait aussi bien s'il s'agissait d'une représentation scénique de tel ou tel épisode de l'Évangile. *» Voici d'ailleurs, dans la « *formulation obligatoire *» im­posée par le *Fonds obligatoire*, l'ensemble et la totalité des questions concernant la Messe et l'Eucharistie (page 143) 6\. *Pourquoi allons-nous à la messe ?* -- Nous allons à la messe pour nous réunir autour de Jésus qui nous conduit vers le Père. 7\. *Que faisons-nous à la messe au moment de la communion ?* -- A la messe, au moment de la communion, nous allons ensemble recevoir le Corps du Christ. 8\. *Pourquoi Jésus nous invite-t-il à communier ? --* Jésus nous invite à communier pour nous unir à lui et à tous nos frères. C'est tout sur la Messe et l'Eucharistie. Sans doute les « adaptateurs » pourront-ils éventuelle­ment apporter quelques « compléments ». Mais ces ques­tions 6, 7 et 8 entendent énoncer *l'essentiel* dans la *formu­lation obligatoire* à respecter. \*\*\* Comparons avec le *Catéchisme de S. Pie X --* et en nous en tenant seulement au *Petit Catéchisme :* 90:121 *Pourquoi Jésus-Christ a-t-il institué la très sainte Eucharistie ?* -- Jésus-Christ a institué la très sainte Eucharistie pour trois principales raisons : 1° pour qu'elle soit le sacrifice permanent de la nouvelle loi ; 2° pour qu'elle soit la nourriture de notre âme ; 3° pour qu'elle soit un mémorial perpétuel de sa Passion et de sa Mort et un gage précieux de son amour pour nous et de la vie éternelle. *Quels sont les principaux effets produits par la très sainte Eucharistie en celui qui la reçoit ?* -- Voici les principaux effets produits par la très sainte Eucharistie en celui qui la reçoit dignement : 1° elle conserve et accroît la vie de l'âme qui est la grâce, comme la nourriture matérielle soutient et accroît la vie du corps ; 2° elle remet les péchés véniels et préserve des péchés mortels ; 3° elle produit la consolation spirituelle. *L'Eucharistie est-elle seulement un sacrement ? --* L'Eucharistie n'est pas seulement un sacrement, elle est aussi le *sacrifice* permanent de la nouvelle loi. *Et comment s'appelle ce sacrifice de la nouvelle loi ?* -- Ce sacrifice de la nouvelle loi s'appelle la sainte Messe. *Qu'est-ce que la sainte Messe ?* -- La sainte Messe est le sacrifice du Corps et du Sang de Jésus-Christ offert sur nos autels sous l'apparence du pain et du vin, en mémoire du sacrifice de la Croix. *Le sacrifice de la Messe est-il le même que le sacrifice de la Croix ?* -- Le sacrifice de la Messe ressemble au sacrifice de la Croix en ce que, dans l'un et dans l'autre, Jésus-Christ est à la fois le prêtre et la victime ; il en diffère cependant par la manière dont il est offert. 91:121 *Quelle différence y a-t-il dans la manière dont il est offert ?* -- La différence consiste en ce que, dans le sacrifice de la Croix, Jésus-Christ mourut réelle­ment et répandit son Sang, tandis qu'au sacrifice de la Messe, qui en est la commémoration, Il se fait victime sans répandre son Sang. De plus, c'est dans le sacrifice de la Croix qu'il mérita notre rachat, tandis qu'au sacrifice de la Messe Il ne fait que nous appliquer ces mérites. *Pour quelles fins offre-t-on à Dieu le sacrifice de la sainte Messe ?* -- On offre à Dieu le sacrifice de la sainte Messe pour quatre fins -- 1° pour lui ren­dre l'honneur qui lui est dû ; 2° pour le remercier de ses bienfaits ; 3° pour l'apaiser et lui donner une satisfaction convenable pour nos péchés ; 4° pour obtenir toutes les grâces qui nous sont nécessaires. La comparaison entre le Catéchisme de S. Pie X et le *Fonds obligatoire* du « catéchisme national » fait constater un appauvrissement, un aplatissement, une naturalisation de la religion chrétienne. Notamment, la Messe n'est plus un sacrifice. 92:121 #### II. -- Plus de « notions » : c'est l'organisation systématique de l'ignorance religieuse Le plan implicite ou explicite de l'enseignement religieux aux enfants comportait (depuis très longtemps ; je n'ai pas recherché depuis quand ; mais au moins depuis le XIII^e^ siècle : c'était déjà l' « optique catéchétique » de saint Thomas) : -- l'explication du *Credo,* qui indique ce qu'il faut croire (vertu théologale de foi) ; -- l'explication du *Pater,* qui indique ce qu'il faut demander (vertu théologale d'espérance) : -- l'explication des *Commandements,* qui indiquent ce qu'il faut faire (vertu théologale de charité). A quoi s'ajoutait une quatrième partie que je dirai tout à l'heure. Dans le national-catéchisme français : 1° Le *Credo* n'est pas expliqué. 2° Le *Pater* n'est pas expliqué. 3° Les *Commandements* ne sont pas expliqués ; il est même impérativement indiqué (page 84) qu' « *on ne devra pas s'y arrêter au niveau de l'éducation de la conscience morale, qui est assurée par ailleurs, en famille, à l'école...* » Nous sommes dans une société parfaitement chrétienne. Les auteurs du néo-catéchisme, connaissant le monde moderne tel qu'il est, sont sûrs que l'école et que la famille *assurent l'éducation de la conscience morale*. Ils sont satisfaits de l'éducation morale que donnent l'école et (hélas, souvent) la famille... 93:121 Bref, pour ces raisons ou pour d'autres, le « catéchisme français », désormais, n'explique plus les *Commandements* (ni le *Pater,* ni le *Credo*). Si le clergé ne le fait plus, il faudra bien -- c'est un cas de nécessité -- le faire à sa place. Avec sa nouvelle « optique catéchétique », le national-catéchisme nous fait une religion *vague,* vidée de contenu précis, distinct, concret, explicite. *C'est un catéchisme d'ignorance religieuse.* \*\*\* Je vois bien que, parmi toutes ses intentions possibles ou supposées, le national-catéchisme manifeste aussi une intention bonne : mettre son insistance sur l'amour de Dieu pour les hommes et sur la personne de Jésus. Seulement, en un tel domaine, si l'on écarte systématiquement les notions fermes et définies, on tombe dans une rhétorique sentimentale vidée du surnaturel. Le national-catéchisme considère les notions définies comme du « verbalisme » : mais le verbalisme commence au contraire là où, comme le national-catéchisme, on prétend se passer des notions définies. \*\*\* On connaît le mot de saint Augustin : *Ama et fac quod vis*. Il est vrai. Mais d'une vérité à laquelle la plupart des âmes ont normalement besoin d'être *conduites* par le che­minement long et précis d'une *instruction* et d'une *éduca­tion* religieuses. Sans quoi, dans l'ignorance, ce mot les incline presque inévitablement au sentimentalisme et au naturalisme. 94:121 *L'ama et foc quod vis* est comme la devise et finalement le sens contenu du national-catéchisme : il est rhétoriquement développé en variations infinies. Or il n'est certai­nement pas une méthode d'*instruction* religieuse. Livrer un équivalent de l'*ama et fac quod vis* à des enfants systématiquement privés de l'explication détaillée du *Credo*, du *Pater* et des Commandements*, c'est* massacrer les âmes. #### III. -- Les sacrements La quatrième partie traditionnelle de l'enseignement religieux concerne les sacrements, dont l'effet principal est la grâce. Cette quatrième partie est également nécessaire parce que sans le secours de la grâce nous ne pouvons rien faire pour la vie éternelle. On peut chercher les sacrements dans le national-caté­chisme : j'ai cité plus haut les deux questions concernant la communion. Je n'ai rien vu sur la confirmation, l'extrême-onction, l'ordre et le mariage. Je vois seulement deux ques­tions sur le baptême (page 142) : 95:121 *Que fait Jésus pour nous par le baptême ?* -- Par le baptême, Jésus nous donne la vie des enfants de Dieu, il nous délivre du péché et il nous fait entrer dans son Église. *Que fait-on pour donner le sacrement de baptême ?* -- Pour donner le sacrement de baptême, on verse de l'eau sur la tête de celui qu'on baptise en disant : « Je te baptise, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. » C'est tout ! Comparons non pas même avec le *Grand catéchisme,* mais avec le *Petit catéchisme* de S. Pie X : *Qu'est-ce que le Baptême *? -- Le Baptême est le sacrement par lequel nous renaissons à la grâce de Dieu et nous devenons chrétiens. *Quels sont les effets du sacrement de Baptême ?* -- Le sacrement de Baptême efface le péché ori­ginel et aussi le péché actuel s'il existe. Il remet toute la peine due pour ces péchés, imprime le caractère de membres de Jésus-Christ, nous fait enfants de Dieu et de l'Église et héritiers du para­dis, et nous rend capables de recevoir les autres sacrements. *Quel est le ministre ordinaire du Baptême ?* -- Le ministre ordinaire du Baptême est le prêtre et sur­tout, celui qui a charge d'âmes. *En cas de nécessité, qui peut donner le Baptême ? -- *En cas de nécessité toute personne, homme ou femme, peut donner le Baptême, même un héré­tique ou un infidèle. 96:121 *Comment fait-on pour donner le Baptême ? --* On donne le Baptême en versant de l'eau sur la tête du baptisé, ou si on ne peut sur la tête, sur quelque autre partie principale du corps, en disant en même temps : « Je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. », *Quelle intention doit avoir celui qui baptise ?* -- Celui qui baptise doit avoir l'intention de faire ce que fait l'Église dans le Baptême. *Quand doit-on porter les enfants à l'église pour les faire baptiser ?* -- On doit porter les enfants à l'église pour les faire baptiser le plus tôt possible. *A quoi s'oblige celui qui reçoit le Baptême ?* -- Celui qui reçoit le Baptême s'oblige a professer toujours la Foi et à observer la loi de Jésus-Christ et de son Église. *A quoi renonce-t-on en recevant le saint Baptême ? --* En recevant le saint Baptême on renonce pour toujours au démon, à ses œuvres et à ses pompes. *Qu'entend-on par les œuvres et les pompes du démon* -- Par les œuvres et les pompes du démon, on entend les péchés, les maximes corrompues et les vanités du monde. *Sommes-nous obligés de tenir les promesses et renonciations faites pour nous au Baptême par notre parrain et notre marraine ?* -- Oui, nous y sommes obligés, car Dieu ne nous a reçus en sa sainte grâce qu'à ces conditions. La comparaison manifeste une fois de plus à quel point le nouveau catéchisme français est *appauvri, aplati et vidé.* D'autant plus que le *Fonds obligatoire* du « cours moyen » devrait être normalement comparé avec le *Grand* catéchisme de S. Pie X et non avec le *Petit.* \*\*\* 97:121 Une seule question dans le Fonds obligatoire sur le sacre­ment de Pénitence : Pourquoi recevons-nous le *sacrement de Pénitence ?* -- Nous recevons le sacrement de Pénitence pour que Jésus nous donne le pardon du Père. C'est tout pour le *Fonds obligatoire* et pour la *formula­tion obligatoire.* Continuons, par indulgence extrême, à comparer non point avec le *Grand*, mais simplement avec le *Petit Catéchisme* de S. Pie X, qui enseigne : *Qu'est-ce que le sacrement de Pénitence ?* -- La Pénitence qu'on appelle aussi la confession, est un sacrement institué par Jésus-Christ pour remettre les péchés commis après le Baptême. *Combien faut-il de choses pour faire une bonne confession ?* -- Pour faire une bonne confession, il faut cinq choses : 1° faire l'examen de conscience ; 2° avoir le regret et la détestation des péchés ; 3° avoir une ferme résolution de ne jamais plus les commettre ; 4° les confesser tous ; 5° faire la péni­tence imposée par le confesseur. *Comment fait-on l'examen de conscience ?* -- On fait l'examen de conscience en cherchant avec soin devant Dieu à se rappeler les péchés qu'on a commis et dont on ne s'est jamais confessé, en pensées, paroles, actions et omissions, contre les comman­dements de Dieu et de l'Église, et contre les devoirs de son état. 98:121 Nous arrêtons ici la citation. Il y en a encore cinq pages dans le *Petit catéchisme* de S. Pie X. On s'y reportera uti­lement. Car ce n'est plus du nouveau « catéchisme fran­çais » que l'on peut espérer en être instruit. #### IV. -- A qui est envoyé le Saint-Esprit ? *Fonds obligatoire,* « *formulation obligatoire *», page 157, question numéro 1 : *Que nous rappelle la fête de la Pentecôte ?* -- La fête de la Pentecôte nous rappelle que Jésus envoie son Es­prit aux hommes du monde entier. *Aux hommes du monde entier ?* Ce que nous rappelle précisément la fête de la Pente­côte, ce n'est pas cela. La Préface de la Pentecôte (mais sans doute va-t-on nous la changer elle aussi) nous dit que c'est aux enfants de l'adoption, et non aux hommes du monde entier, que l'Esprit Saint est envoyé : *...Promissum Spiritum Sanctum in filios adoptio­nis effudit *: il envoie (ou : répand) aux enfants de l'adoption l'Esprit Saint qu'il avait promis. Le Catéchisme de S. Pie X, dans son « Instruction sur les fêtes », chapitre de la Pentecôte, enseigne : 99:121 *Le Saint-Esprit n'a-t-il été envoyé qu'aux Apôtres ? --* Le Saint-Esprit a été envoyé non seulement aux Apôtres, mais aussi à l'Église et à tous les fidèles. *Quand est-ce que les fidèles reçoivent le Saint-Esprit ?* -- Les fidèles reçoivent le Saint-Esprit dans tous les sacrements et spécialement dans la Confirmation et l'Ordre. Car il est écrit que les hommes qui ne renoncent pas au monde ne peuvent recevoir l'Esprit Saint (Jean, XIV, 15-17) : Si vous m'aimez, vous garderez mes commande­ments. Et je prierai le Père, et il vous donnera un autre Paraclet pour être avec vous à jamais, l'Esprit de Vérité que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit ni ne le connaît. Vous, vous le con­naissez, parce qu'il demeure avec vous et qu'il est en vous. Et voici le commentaire du Père Lagrange, dans son *Évangile selon S. Jean,* deuxième édition, 1925, pages 383-384 : « Par opposition au groupe des disciples, le monde ne peut le recevoir (l'Esprit Saint), car ses yeux ne sont pas ouverts pour le connaître (...). Cette assistance de l'Esprit est accordée à ceux qui, aiment Jésus et observent ses commande­ments Tandis que le monde se débat contre l'erreur et se trouve sans défense parce qu'il n'a pas reçu l'enseignement de Jésus... » Sur ce point aussi comme on le voit, le national-catéchisme a changé la religion chrétienne. \*\*\* 100:121 En vertu de ce changement de religion, le national-caté­chisme peut multiplier les affirmations de ce genre (c'est moi qui souligne) : « L'Esprit Saint anime de l'intérieur la recherche d'unité de la communauté chrétienne *et de l'huma­nité *» (page 145). « Il ne cesse d'*ouvrir l'Église au monde *» (id.) « L'Esprit Saint conduit *tous les hommes* vers l'unité et la paix » (page 148). « ...Lecture des signes manifestant l'action de Jésus et de l'Esprit Saint parmi nous. Ces signes pourront être pris dans l'histoire passée de l'Église, mais surtout dans la vie présente de l'Église *et des hommes* (...), dans *l'activité positive de tout homme *» (page 132). « On aidera les enfants à découvrir, *dans l'activité positive des hommes, même non-croyants,* les signes de la présence et de l'action du Seigneur ressuscité » (page 134). On sait où cet orgueil interprétatif conduit trop sou­vent les ecclésiastiques. Un membre de notre équipe théolo­gique me fait remarquer : « *Toutes les équivoques deviennent alors possibles. En 1848 certains évêques virent un signe de l'action du Saint-Esprit dans la proclamation de la Seconde République, le renversement de la Monarchie de Juillet étant une* « *action positive *». *Trois ans après, les mêmes évêques s'aperçurent que l'action du Saint-Esprit éclatait au contraire dans le renversement de la République par le coup d'État du Prince-Président. Cependant ces prélats opportunistes n'avaient pas encore fait de l'opportunisme et de la prosternation de­vant les* « *activités positives *» *des puissants du jour, un point de catéchèse obligatoire. -- Des textes aussi ambigus, dans le nouveau catéchisme obligatoire, tendent à ne plus présenter l'Église comme une société surnaturelle, transcen­dante par rapport au monde, mais comme une composante du monde. Le mystère de l'Église risque d'être vidé du surnaturel*. » \*\*\* 101:121 Le national-catéchisme prétend en propres termes (page 134) que ses affirmations citées sont « selon l'esprit de *Gaudium et Spes *». Il y aurait lieu de se demander si *Gaudium et Spes* est donc un document DOCTRINAL et DOGMATIQUE sur lequel un catéchisme peut fonder une *nouvelle doctrine religieuse de l'envoi du Saint-Esprit*. Il y aurait lieu de se demander aussi pourquoi Vatican II, qui n'a *défini aucun dogme,* est pour­tant *le seul* Concile, à l'exclusion de tous les autres, qui soit mentionné, cité, allégué par le nouveau catéchisme. Cela fait problème. Et gravement. Et spécialement au niveau catéchétique. Tout se passe comme s'il y avait maintenant *une religion du Concile*, du seul Concile, différente de la religion des Conciles précédents et principalement des Conciles ayant porté des définitions dogmatiques. On peut même dire que tout se passe comme si Vatican II avait eu pour intention, pour fonction et pour résultat *d'abolir tous les autres Conciles et de les remplacer à lui seul*. Mais je n'entre pas ici dans ce problème. Je m'en tiens à beaucoup plus simple. Le national-catholicisme invoque *Gaudium et Spes* et donne en note une référence précise : numéro 22, 5. C'est une fraude. Voici en son entier le texte cité, que je reproduis selon la « traduction élaborée par l'épiscopat français », et c'est moi qui souligne : 102:121 Chapitre 22, paragraphe 5. -- Et cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes *de bonne volonté*, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l'homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l'Esprit Saint *offre* à tous, d'une façon que Dieu connaît, la *possibilité* d'être associés au mystère pascal. La référence du national-catéchisme est donc abusive ici encore. La *possibilité offerte* à tous, il en fait frauduleuse­ment *une offre réellement acceptée par tous.* Le national-catéchisme invoque explicitement et préci­sément ce texte de *Gaudium et Spes*, mais il en supprime les distinctions explicites. Il est vrai que si le national-catéchisme donne la référen­ce précise, il invoque « l'esprit » de *Gaudium et Spes*. On sait ce que cela veut généralement dire. Comme « l'esprit du Concile ». Et comme « l'esprit de l'Évangile en général ». On se moque bien de nous... #### V. -- La prudence mondaine Recommandation du *Fonds obligatoire* aux catéchistes (page 151) « Les enfants peuvent être amenés, en certaines situa­tions, à témoigner de leur foi au Christ, soit individuelle­ment, soit à plusieurs. Cependant, il ne conviendrait pas de majorer pour eux la nécessité d'un témoignage explicite. En effet, les enfants restent très dépendants de leur milieu et ils ne peuvent, sans risque grave, s'en disso­cier totalement. » 103:121 Il ne s'agit pas de « s'en dissocier totalement », mais de témoignage explicite de la foi. L'expression menaçante -- et « majorée », celle-là -- qui dit : « s'en dissocier totalement », est vraiment hypocrite. Mais enfin, selon la nouvelle doctrine, selon le nouveau catéchisme, selon la nouvelle religion, le *risque grave* suffit donc à dispenser du témoignage de la foi au Christ ? Et le témoignage de la foi au Christ ne devra être pru­demment porté qu'à la condition que l'on se soit assuré au préalable qu'il ne comportera pas de risque grave ? Un membre de notre équipe théologique me fait remar­quer : « *Il convient des lors, sans doute, de ne pas proposer à leur admiration ni à leur imitation une sainte Agnès, une sainte Marie Goretti, une sainte Marguerite de Hongrie, une petite Thérèse, ni tant d'autres enfants qui ont témoigné de leur fidélité au Seigneur au mépris de tous les biens d'ici-bas et de la vie elle-même... *» #### VI. -- A quel âge donc faudra-t-il instruire les enfants de l'avertissement de Jésus ? Voici la Parole du Seigneur, en saint Jean, XV, 18 sq. : 104:121 Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous. Si vous étiez du monde, le monde aimerait son bien ; mais parce que vous n'êtes pas du monde, puisque mon choix vous a tirés du monde, le monde vous hait. Rappelez-vous la parole que je vous ai dite : le serviteur n'est pas plus grand que son maître. S'ils m'ont persécuté, ils vous persécute­ront aussi... Ni d'une manière ni d'une autre cet avertissement ne figure dans notre nouveau « catéchisme français » : les enfants sont privés de la Parole dont ils ont besoin. Et pourtant les auteurs du national-catéchisme *savent* que les enfants en ont besoin. Ils savent, et ils disent eux-mêmes, que les enfants *récla­ment une lumière sur le mystère du mal*. Mais ils ordonnent de leur donner *une autre* lumière, purement, simplement naturelle. Je cite, et c'est moi qui souligne (page 99 du *Fonds obli­gatoire*) : « Les enfants constatent autour d'eux, mais aussi par les divers moyens d'information, les efforts entrepris par les hommes pour vivre ensemble : recherche de la paix, coopération, entraide... *C'est dans cette perspective qu'il FAUDRA donner aux enfants la lumière qu'ils réclament sur le mystère du mal*. Dans un monde qui ne sera jamais parfait, CAR il est naturellement limité, les hommes peu­vent entreprendre des efforts pour qu'il y ait plus de joie, plus d'amour, plus de paix. » Voilà donc *la lumière que les enfants réclament sur le mystère du mal !* 105:121 Le national-catéchisme leur donne une lumière purement naturelle, une lumière de philosophie naturelle, une lumière de simple raison, et aucune lumière religieuse et surnaturelle : le monde ne sera jamais parfait car il est naturellement limité. C'est l'unique motif et l'unique lu­mière : motif bien froid, lumière glaciale. Bien sûr -- quand on veut d'une part estomper le pêché originel, d'autre part ne rien dire de la haine que le monde porte à Jésus, il ne reste que la philosophie naturelle. \*\*\* Vérité naturelle certes : le monde sera toujours imparfait parce qu'il est limité. Mais vérité abstraite, notionnelle, de la catégorie de celles que le national-catéchisme ordonne par ailleurs d'exclure systématiquement. *Il ne dit nulle part ce que signifie le terme* «* Dieu *», et il enjoint de ne plus le dire, parce qu'il a excommunié les notions abstraites (page 93) : « On évitera une présentation abstraite de Dieu ; en particulier, on se gardera de présenter les attributs divins sous la forme d'une énumération abstraite ; mais on em­ploiera les verbes actifs du langage biblique : Dieu parle, agit, appelle, prend soin, etc. » Ce qui est ainsi supprimé, c'est l'explication tradition­nelle du premier article du *Credo*. (Mais puisqu'on a supprimé toute explication du *Credo* et du *Pater*, et des *Commandements*, cela n'est sans doute qu'un détail aux yeux de l'assemblée plénière des auteurs responsables.) L'explication du premier article du *Credo*, elle est donnée en ces termes par le *Catéchisme romain* de S. Pie X ; j'en recopie au moins de début ; voilà ce dont on veut nous priver. On ne se lasserait pas de le recopier : 106:121 *Que nous enseigne le premier article :* « *Je crois en Dieu le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre *» ? -- Le premier article du Credo nous enseigne qu'il y a un seul Dieu, qu'il est tout-puis­sant et qu'il a créé le ciel, la terre et tout ce qu'ils renferment, c'est-à-dire l'univers entier. *Comment savons-nous qu'il y a un Dieu ?* -- Nous savons qu'il y a un Dieu parce que notre raison nous le démontre et que la foi nous le confirme. *Pourquoi donne-t-on à Dieu le nom de Père ?* -- On donne à Dieu le nom de Père : 1° parce qu'il est par nature Père de la seconde Personne de la Très Sainte Trinité, c'est-à-dire du Fils qu'il a en­gendré ; 2° parce que Dieu est le Père de tous les hommes qu'il a créés, qu'il conserve et qu'il gou­verne ; 3° enfin parce qu'il est le Père par la grâce de tous les bons chrétiens, appelés pour cela les fils adoptifs de Dieu. *Pourquoi le Père est-il la première Personne de la Très Sainte Trinité ?* -- Le Père est la première Personne de la Très Sainte Trinité parce qu'il ne procède pas d'une autre Personne, mais qu'il est le principe des deux autres Personnes, c'est-à-dire du Fils et du Saint-Esprit. *Que veut dire le mot :* « *tout-puissant *» ? -- Le mot « tout-puissant » veut dire que Dieu peut faire tout ce qu'il veut. *Dieu ne peut ni pécher ni mourir : comment dit-on alors qu'il peut tout faire ?* -- On dit que Dieu peut tout faire, bien qu'il ne puisse ni pécher, ni mourir, parce que le pouvoir de pécher ou de mourir n'est pas un effet de puissance mais de fai­blesse, et ne peut être en Dieu, qui est infiniment parfait. 107:121 *Que veut dire :* « *créateur du ciel et de la terre *» ? -- « Créer » veut dire faire de rien : aussi Dieu est appelé le Créateur du ciel et de la terre parce qu'il a fait de rien le ciel, la terre et tout ce qu'ils ren­ferment, c'est-à-dire l'univers entier. *Le monde a-t-il été créé seulement par le Père ?* -- Le monde a été créé également par les trois Per­sonnes divines, parce que tout ce que fait une Per­sonne concernant les créatures, les autres le font aussi dans un même acte. *Pourquoi la création est-elle donc attribuée par­ticulièrement au Père *? -- La création est attribuée spécialement au Père parce que la création est un effet de la toute-puissance divine et que la toute-puissance est attribuée spécialement au Père, comme la Sagesse au Fils et la Bonté au Saint-Esprit, bien que les trois Personnes soient égale­ment puissantes, sages et bonnes. *Dieu a-t-il soin du monde et de toutes les choses qu'il a créées ?* -- Oui, Dieu a soin du monde et de toutes les choses qu'il a créées ; il les conserve et les gouverne par sa bonté et sa sagesse infinies, et rien n'arrive ici-bas sans que Dieu le veuille ou le permette. *Pourquoi dites-vous que rien n'arrive ici-bas sans que Dieu le veuille ou le permette ?* -- On dit que rien n'arrive ici-bas sans que Dieu le veuille ou le permette, parce qu'il y a des choses que Dieu veut et commande, et d'autres qu'il n'empêche pas comme le péché. 108:121 *Pourquoi Dieu n'empêche-t-il pas le péché ?* -- Dieu n'empêche pas le péché, parce que même de l'abus que fait l'homme de la liberté qu'il lui a concédée, il sait retirer un bien et faire toujours resplendir davantage ou sa miséricorde ou sa justice. *Quelles sont les créatures les plus nobles que Dieu a créées ?* -- Les créatures les plus nobles créées par Dieu sont les Anges. Cela ne sera plus enseigné dans le nouveau catéchisme, afin *d'éviter une présentation abstraite de Dieu*. Mais le nou­veau catéchisme n'hésite pas à donner une « lumière » pure­ment abstraite, et purement naturelle, sur le mystère du mal : *le monde est imparfait car il est naturellement limité*. Parce que le nouveau catéchisme tenait absolument à ne pas enseigner : 1\. -- L'existence des Anges. 2\. -- La chute des mauvais Anges. 3\. -- La faute d'Adam et ses conséquences. 4\. -- La haine du monde pour Jésus et pour son Église. Alors il ne lui restait plus, sur le mystère du mal, qu'une notion abstraite de philosophie naturelle. Et malgré son horreur des notions abstraites, il s'y est confiné plutôt que d'enseigner les quatre points ci-dessus. \*\*\* 109:121 Mais on peut demander : -- Si les enfants de 9 à 11 ans n'ont pas encore le droit -- n'out plus le droit en France -- d'être instruits par le clergé sur les Anges, sur les bons Anges et les Anges gardiens, sur les mauvais Anges et Satan, sur Adam et Ève, sur le péché originel, sur le monde persécuteur de Jésus et des chrétiens, -- à partir de quel âge désormais daignera-t-on leur donner *ces lumières qu'ils réclament et dont ils ont* *besoin ?* #### VII. -- La vie mystique Page 153, le *Fonds obligatoire* recommande aux caté­chistes (c'est moi qui souligne) : « On présentera également la vie religieuse et sacer­dotale, en particulier *dans leurs aspects* de service, de tâche à accomplir et de vie fraternelle -- *ce n'est pas tant les aspects mystiques de ces fonctions qui suscitent l'intérêt des enfants,* que l'aspect de « service », avec le Christ, pour le bien de tous. » *Ce n'est pas tant les aspects mystiques de ces fonctions qui suscitent l'intérêt des enfants*... Qu'est-ce qu'ils en sa­vent donc ? Et qu'est-ce que cette pseudo-psychologie bar­bare qui vient aplatir les mystères vivants de l'âme, de la grâce, de la vocation ? La vocation personnelle ? « *A cet âge on ne peut dévelop­per amplement cette question *» (p. 147) ! A cet âge, selon le nouveau catéchisme, plutôt que de la mystique il convient de faire de l'*anthropologie* (page 96 et page 97) : 110:121 « Il faudra faire une présentation assez complète de l'homme dans le catéchisme (...). On évitera un enseigne­ment abstrait de la nature humaine : avec les enfants du cours moyen, la nature humaine ne peut être évoquée que par référence à des personnes concrètes et dans la description des divers aspects de leur activité humaine (...). ...Il faudra prendre appui sur les connaissances que les enfants peuvent avoir par l'école, le cinéma, la télé­vision (...). S'il est normal de préciser les catégories esprits et corps, on veillera à faire un catéchisme unifié de l'homme, en montrant la complémentarité et la rela­tion de ses activités corporelles et spirituelles. » Après l'anthropologie, la *politique* et le *jugement des événements* (c'est moi qui souligne) « On aidera les enfants à discerner tout ce qui est positif dans *la recherche actuelle des hommes* en vue de la paix, de l'union, de la vérité, de la dignité humaine » (p. 136). « Par les divers moyens d'information (télé­vision, radio, cinéma, illustrés...) l'enfant a *une connais­sance toujours plus vaste du monde*. Aussi le catéchiste saisira-t-il *l'actualité* pour faire percevoir *les valeurs et les besoins spirituels de ce monde *» (p. 151). « ...Les enfants pourront ainsi lire dans la foi *les évé­nements qui marquent la vie du monde* et de l'Église... » (p. 138). On comprend aisément qu'avec tout cela, qu'après tout cela, il ne reste plus de temps pour les « aspects mystiques ». 111:121 #### VIII. -- Vue d'ensemble Un membre de notre équipe théologique me fait observer : « *Il apparaît avec évidence que les auteurs de ce* « *Fonds obligatoire *» *s'intéressent grandement à ce monde, à l'œu­vre temporelle de l'homme, à l'insertion du chrétien dans cette œuvre temporelle. Ils s'y intéressent même tellement qu'ils en viennent à rabaisser les mystères révélés : la nature de l'Église, l'action du Saint-Esprit, la mission rédemptrice du Seigneur Jésus. Ils ont perdu le sens de la transcendance de ces mystères.* « *Et leurs idées sur le monde et ses relations avec l'Église ne sont pas celles de la Révélation.* « *Ils n'ont pas distingué entre :* 1. -- *la finalité propre de l'Église* (*finalité toujours atteinte*) *qui est d'apporter aux hommes les biens célestes et surnaturels ;* 2. -- *et sa mission seconde qui est de faire naître une société temporelle chré­tienne : mission seconde qui est souvent plus ou moins man­quée, soit à cause de l'opposition du monde, soit à cause du péché des chrétiens.* « *Au sujet de la cité temporelle elle-même, les auteurs n'ont pas vu qu'elle est tantôt animée d'une inspiration vrai­ment évangélique, tantôt gâtée et déformée par l'esprit du monde. Surtout ils n'ont pas vu qu'il existe une cité de Sa­tan qui s'acharne à détruire l'Église ; et à détruire la civili­sation chrétienne* (*ou ce qu'il en reste*). « *Privés de ces distinctions entre l'Église, la civilisation, le monde, les auteurs du* « *Fonds obligatoire *» *tombent dans des confusions énormes : attribuant à l'Esprit Saint toute activité des hommes dans le sens de l'unité ; soutenant que de soi le travail et la recherche accomplissent la volonté de Dieu.* 112:121 « *Nous avons ici une conception des mystères entachée de naturalisme parce que, antérieurement, l'idée de l'Église et de la vie chrétienne est déformée par l'erreur du natura­lisme et par les aspirations d'un faux messianisme.* « *Si la mission de l'Église n'est pas d'abord et avant tout surnaturelle et céleste, si le monde n'est pas en opposition avec elle, pourquoi l'Église devrait-elle maintenir dans leur pureté et leur abrupt les vérités qui choquent le plus le monde, et que le monde lui reproche de maintenir. Dans une Église qui n'est plus considérée comme essentiellement dis­tincte du monde et de toute société temporelle, les dogmes chrétiens ne peuvent plus être enseignés et gardés selon leur intégrité : ces dogmes révélée par Dieu, qui heurtent inévitablement le monde et l'* « *homme naturel *»*.* « *Il ne subsiste plus qu'une croyance de plus en plus vague : un Dieu paternel qui veut la concorde et la paix ; un* « *Sauveur *» *qui nous fait savoir cette intention du Père ; un* « *esprit *» *qui anime à la fois l'Église et tous les efforts des hommes pour réaliser sur terre cette concorde et cette harmonie.* *Enfin il est très remarquable que* ce *catéchisme ne fasse même pas allusion à ces attitudes élémentairement chrétiennes, que l'on enseignait depuis toujours aux enfants chrétiens : faire des sacrifices pour Jésus, prier régulière­ment, communier souvent et avec de bonnes dispositions, obéir aux parents, pratiquer l'humilité, la franchise, la pu­reté, avoir le courage de fuir les mauvaises compagnies. Mais cette carence dans l'ordre de l'éducation chrétienne n'est qu'une suite logique d'un mal encore plus grave : l'altéra­tion du contenu de la foi*. » 113:121 #### IX. -- Précisions officielles Concernant ce *Fonds obligatoire* enfin publié, les préci­sions officielles suivantes avaient été données en 1966 (*Docu­mentation catholique* du 20 novembre 1966) : « L'épiscopat a adopté le Fonds commun des manuels pour les enfants et les orientations fondamentales des­tinées aux auteurs de manuels. Ce texte définit le contenu du programme pour les enfants qui se trouvent en classes de 8^e^ et de 7^e^, ou au cours moyen. Il précise pour chaque thème la manière de le présenter et les textes qui devront se trouver dans tout manuel. « Le projet a été établi après examen et critique de la Commission épiscopale de l'enseignement religieux. La rédaction du projet et les expérimentations nécessaires (sur 2000 enfants, depuis deux ans) avaient été confiées par la Commission épiscopale à un Comité de rédaction qui, depuis 1964, comporte six membres : l'abbé Saudreau, directeur du Centre national de l'enseignement religieux ; le chanoine Vimort, responsable du monde scolaire du diocèse de Lyon ; l'abbé Gannas, directeur de l'Ensei­gnement religieux du diocèse d'Annecy ; l'abbé Orchampt, directeur adjoint de l'Institut supérieur de pastorale ca­téchétique ; l'abbé Macé, directeur de l'Enseignement reli­gieux du diocèse de Laval, et Mlle Agnard, catéchiste et spécialiste de pédagogie religieuse. « Le texte adopté est maintenant transmis aux diffé­rents auteurs qui vont, selon ces directives, composer le texte pour les enfants, le livre du maître pour les ca­téchistes et des documents pour les parents. Chaque équipe d'auteurs travaillera en fonction d'une situation pastorale donnée. » (col. 1987) 114:121 « La pédagogie a évolué considérablement et très heu­reusement, depuis des années. Il était normal que l'en­seignement des vérités religieuses et l'enseignement du comportement religieux bénéficiât de tous ces progrès de la pédagogie dans toutes les matières profanes. C'est pourquoi on a voulu refaire un catéchisme national qui soit bien adapté et à la mentalité des jeunes d'aujourd'hui et à ce progrès de la pédagogie. Il y aura des présenta­tions qui seront adaptées aux différents milieux, milieu urbain, ouvrier ou milieu rural, christianisé ou moins christianisé, ou pour les enfants retardés, pour les classes de perfectionnement, etc. » (col. 1991) « Un effort tout particulier a été fait pour présenter à l'enfant les vérités chrétiennes d'une manière compré­hensible pour lui, en fonction de sa psychologie. Le ca­téchisme n'est pas du tout un résumé simplifié de la théo­logie accessible aux adultes. On a tenu compte de la manière enfantine de connaître et d'apprendre. Par exem­ple, on ne parle pas de Dieu en termes abstraits, souvent mal compris des enfants, mais on leur fait connaître qui est Dieu à travers ses actions. Ainsi, plutôt que de dire que Dieu est éternel, on montre Dieu qui depuis toujours pense aux hommes, leur montre toujours sa fidélité et les appelle à vivre toujours avec lui « Il faut maintenant le temps que les auteurs rédigent et expérimentent leurs adaptations du texte voté. Un ca­téchisme ne se fait pas dans un bureau, mais en l'essa­yant avec des enfants réels. Il faut prévoir deux ans, c'est-à-dire que les manuels seront publiés pour septembre 19681. » (col. 1988) La précision selon laquelle le *Fonds obligatoire* a été voté à l'Assemblée plénière de l'épiscopat par 104 voix contre 1 n'est pas, à notre connaissance, une précision officielle ; elle a été donnée dans la presse de l'époque (cf. *Le Monde* du 8 décembre 1966) et elle n'a pas été démentie. 115:121 #### X. -- L'unique objection J'entends bien l'unique objection qui m'est faite habi­tuellement, ou plutôt qui est habituellement faite derrière mon dos, quand j'aborde des questions de cette catégorie : -- Comment peut-il se faire que ce soit *un laïc*, un mina­ble, un pelé, un isolé, un galeux, un avorton qui remarque de telles énormités ? A-t-il autorité pour parler de ces choses ? Et pourquoi, s'il a raison, aucun évêque ne s'en est-il aper­çu et n'a-t-il élevé la voix ? Je connais aussi, substantiellement identique, la plainte du prêtre : -- C'est peut-être bien beau, tout ce qu'écrit Madiran mais ce n'est pas de lui, c'est de mon évêque que je dé­pends... A cela je n'ai aucune réponse. Les temps actuels sont ce qu'ils sont. J'y fais comme je peux ce qu'il m'est donné de faire. Que chacun s'interroge devant Dieu sur son devoir. \*\*\* Mais qu'on n'aille point prétendre que j'inventerais des choses inédites. Tout ce que je dis a déjà été dit des myria­des de fois depuis deux mille ans. Cela ne paraît, nouveau qu'en raison de l'*oubli organisé* où nous vivons : l'oubli or­ganisé par le genre de société, de culture, de technocratie re­ligieuse et de moyens de communication sociale où nous sommes immergés. 116:121 Chrétiens, si ce que je vous dis vous paraît nouveau, rentrez en vous-mêmes : c'est qu'on vous transforme en bêtes et en robots, sourds et aveugles. Réveillez enfin votre âme abrutie par les stupéfiants idéologiques et audio-visuels. Ne demeurez pas en cet état où vous ne comprenez plus rien. Tout ce que je vous dis a été dit, même en notre temps, et généralement en temps utile. Devant la vanité apparente de leurs efforts, ceux qui avaient parlé se sont peu à peu retirés dans le silence d'une vie quasiment érémitique. Gilson lui-même, qui un jour de 1966 a écrit ces quelques mots significatifs : « *Ne désirant pas offrir des services que personne ne nous invite à rendre... *» ([^6]) D'autres sont condamnés au silence par les tyrannies insidieuses mais puissantes du monde moderne, qui s'exercent maintenant sur le clergé lui-même avec une cruauté vigilante. Au fond de leur cœur, beaucoup de prêtres sont épouvantés par la religion de Saint-Avold et par le nouveau catéchisme : mais ils ont les poings liés. Prions pour qu'un ange vienne, comme pour saint Pierre, ouvrir les portes de leur prison. Tout a été dit en temps utile. Voici par exemple ce qu'écrivait Étienne Gilson dans son livre *Le philosophe et la théologie*, paru en 1960 : « Les petits Français de 1900 apprenaient leur catéchisme, ils le savaient par cœur et ne devaient jamais l'oublier. On ne s'inquiétait pas autant qu'aujourd'hui de savoir ce qu'ils en comprenaient alors, c'était pour plus tard qu'on le leur enseignait, en vue du temps où ils seraient en âge de comprendre. En fait, quand une hésitation sur le véritable enseignement de l'Église se fait jour dans l'esprit d'un chrétien formé à cette discipline, il sait toujours à quel endroit de son catéchisme retrouver la question dont il a besoin. Charles Péguy est un illustre exemple de Français dont la religion reste toujours celle de son catéchisme (...). M. le curé de la paroisse Saint-Aignan d'Orléans a fait du bon travail. Il a simplement donné Péguy à l'Église. 117:121 Le catéchisme que l'on enseignait alors était d'ailleurs admirable, d'une précision et d'une concision parfaites. Cette théologie en comprimés suffisait au viatique de toute une vie. Cédant, sur ce point comme sur tant d'autres, à l'illusion que l'esprit démocratique consiste à traiter les citoyens comme s'ils étaient, en principe, autant de débiles mentaux, on a voulu l'abaisser au niveau des masses au lieu de les élever au sien. De là cette diète peu nourrissante qu'on sert aujourd'hui aux enfants sous le nom de catéchisme. C'est oublier que le catéchisme qu'on leur enseigne n'est pas seulement destiné à leur servir au temps de l'enfance ; pour neuf d'entre eux sur dix la vérité religieuse du premier catéchisme restera celle de toute leur vie. Il faut donc que ce soit une nourriture, forte. On ne sait jamais s'il n'y a pas un futur Charles Péguy sur les bancs du catéchisme, assis avec les enfants de « la laïque ». Telle petite fille sera peut-être sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, docteur de l'Église. L'enseignement du catéchisme est donc le plus important de ceux qu'un chrétien est appelé à recevoir au cours de sa vie, si longue et si nourrie d'études qu'elle doive être. Il est d'une importance vitale que cet enseignement soit immédiatement chargé de toute la vérité religieuse qu'on peut lui faire porter. C'est la fin que le catéchisme de notre enfance se proposait d'atteindre. Sachant que le chrétien vit de la foi, et soucieux d'engager l'enfant immédiatement sur la voie du salut, ce qui est l'objet propre de l'enseignement religieux, ce catéchisme mettait d'abord en possession de la vérité de foi, la seule qui soit véritablement salutaire. » (...) 118:121 « De ce catéchisme de 1885, si ferme, si plein, si solidement fondé sur une foi amie de l'intelligence, mais qui savait avoir le pas, je n'ai jamais eu à désapprendre une seule ligne ; chose plus impor­tante encore, je n'y ai jamais trouvé l'occasion du moindre doute. Souhaitons que les chrétiens de l'avenir puissent un jour rendre pareil témoi­gnage au catéchisme qu'ils apprennent aujour­d'hui. » Je ne me charge ni d'expliquer ni de comprendre com­ment il se fait qu'aucun évêque en France n'ait repris à son compte, dans l'exercice même de sa fonction pastorale, ce que rappelait Gilson -- et tant d'autres... Je vous engage seu­lement à prier pour nos évêques : jamais peut-être, pour le salut de leur âme et pour le salut de leur peuple, ils n'ont eu autant besoin de nos prières. Je ne me charge ni d'expliquer ni de comprendre com­ment il peut se faire qu'aucun évêque n'ait publiquement élevé la voix, dans l'exercice même de sa charge pastorale, pour défendre le peuple fidèle contre la nouvelle religion et son catéchisme nouveau. Mais comme les abstentions de ce genre durent, et s'aggravent chaque jour, dans tous les domaines, au moins depuis les douze dernières années (où j'ai eu la faculté de les observer de près), je ne pourrais plus quant à moi proposer sans mentir l'hypothèse de la distraction. \*\*\* 119:121 Je vous ai donne le *Catéchisme de S. Pie X.* Je vous ai donné les *Lettres sur la foi* du P. Emmanuel. Et la *Vie de Jésus* de Marie Carré. Et l'explication du *Pater* par saint Thomas. Revenez-y souvent. Écoutez-les. Je suis responsable devant Dieu de mes lecteurs pour la part de confiance et surtout de studieuse, attention qu'ils veulent bien m'accorder. Je leur donne et mes raisons et mon acte de foi catholique. A la grâce de Dieu. Dans la paix et l'espérance. Mais nous ne savons ni le jour ni l'heure où nous pour­rons dire comme mon saint patron : « Voilà ma joie : elle est maintenant parfaite » (Jean, IV, 29). Venez, Seigneur Jésus. Jusque là il faut veiller et prier, dans la fidélité. *En la fête de sainte Agnès,* *21 janvier 1968.* Jean Madiran. 120:121 ### La situation des Parents par L. Quenette Second article de L. Quenette sur la situation *de l'école.* Le premier article : « Ceux qui mas­sacrent l'école chrétienne », a paru dans notre précédent numéro : numéro 120 de février 1968. *Les Parents sont seuls.* Ils doivent se méfier des prêtres. La chose est démontrée. Ils doivent apprendre aux enfants à se méfier, ce qui est beaucoup plus triste et entretient le cœur dans une agonie habituelle. Certains parents m'ont dit : « Eh bien, passons-nous des prêtres -- puisque les prêtres ne sont plus éducateurs chrétiens et qu'on parle tant de la promotion des laïcs -- allons-y sans regret, luttons sans plus tenir compte de ces clercs qui nous tra­hissent. » En effet, les Parents et les maîtres dignes d'être appe­lés éducateurs chrétiens devront marcher seuls, et dé­fendre l'âme de leurs enfants. C'est entendu, c'est évi­dent. On ne peut plus supporter. Chaque jour apporte sa turpitude nouvelle : il faut maintenant mener nos filles aux films érotiques pour qu'elles en admirent la technicité ([^7]), un jeune prêtre recommande aux petits de la Première communion privée de ne pas se gêner pour « mâcher, l'hostie », etc., etc., nous n'y reviendrons pas. 121:121 La marée d'horreur monte à l'assaut de leurs âmes. Il faut nous débrouiller, seuls. Mais se débrouiller le cœur à l'aise ? Non ! Se dire : nous nous passerons aisément du prêtre ? Non ! Ou : nous serons bien plus libres sans les prêtres, ce qui est vrai. Mais le dire de gaîté de cœur ? Non ! *Nous sommes plus libres sans les mauvais prêtres, mais nous sommes très malheureux sans de bons prêtres.* Le catholique a besoin du prêtre, là famille catholique a besoin de la vertu du sacerdoce. Le prêtre est irrem­plaçable. Ceux qui voient enfin l'abomination et la déso­lation dans l'école chrétienne -- et qui voient comment le prêtre en fut, en est une des principales causes, sont tentés par leur clairvoyance même de passer outre, de mépriser la fonction enseignante du prêtre à l'école et de croire que la famille chrétienne se suffit à elle seule. C'est retrouver une des erreurs les plus virulentes du progressisme -- celle qui fit fureur au misérable Congrès pour l'apostolat des laïcs -- c'est croire que la commu­nauté laïque secrète l'Église, secrète le Saint-Esprit. « Vous êtes nombreux, vous avez le Saint-Esprit », com­me le répètent ces clercs hérétiques. Nous ne sommes pas protestants, bien que nous soyons entourés de prêtres pour qui le protestantisme est la première étape vers la totale infidélité. Les Pasteurs, pour les théologiens protestants, ne sont en effet que des mandataires inter­changeables et sans caractère sacerdotal. Ils ne sont pas Jésus parmi les hommes, ils ne sont pas un ordre, ce ne sont pas des oints. Nos prêtres sont des oints. Nous ne pouvons nous passer des prêtres. Toute la doctrine des Sacrements le proclame. Le prêtre, c'est la Messe -- et la Messe, c'est notre Divin Sacrifice. Mais, direz-vous, ce n'est pas l'école ? Assurément. 122:121 Démontrerai-je que la vraie école chrétienne est toute « trempée » de vie sacramentelle -- que rien n'est plus faux, que cet enseignement de tout, séparé du prêtre, et que rien n'est plus piteux que ce prêtre aumônier, étran­ger aux études, qui vient une fois par semaine et fait (pardon ! faisait) le catéchisme, au lieu de « l'heureuse division du travail entre le maître et le prêtre : le maître est le tuteur des faiblesses naturelles de l'intelligence et de la volonté... le prêtre juge le mérite... et fait l'édu­cation de la conscience » (Henri Charlier : *Culture, École, Métier,* page 122). Et il s'agit, maintenant, de ne plus compter du tout sur lui. Il le faut, puisque l'hérésie commande ; nombreux ou non, les prêtres progressistes ont tous les leviers, leur presse, leurs carrefours, leurs rencontres, leurs conseils, leur tenue, leurs allures, leurs sarcasmes détruisent, dé­truisent. Alors, comprenons bien la seule position catholique, la position de la Foi : *Passons-nous du prêtre en gémissant.* Certes le pouvoir temporel du père de famille est réel. Son droit est sacré. Le droit de quoi ? d'élever, de faire élever son enfant chrétiennement. Le prêtre ne peut rien contre ce droit. Seulement, ce droit de gouver­nement temporel, ce droit d'éducation ayant pour der­nier but le salut des âmes ne peut s'exercer totalement sans le prêtre. Alors, direz-vous, vous nous conseillez de nous passer du prêtre en nous convainquant que nous ne pouvons nous en passer : Exactement ! *C'est le cas de nécessité.* 123:121 C'est comme cela qu'on reçoit le baptême de désir et même le baptême de sang. Quand il y a impossibilité de recevoir le baptême d'eau -- le vrai -- celui qui donne leur sens aux autres, l'Église nous ouvre le Ciel par le désir et par le sang -- mais, si revient la paix et la possi­bilité, on court au baptême ordinaire, et s'il y a un prêtre, au baptême par le prêtre ordinaire, par l'*Ordinaire.* \*\*\* Il faudra bien nous passer du prêtre en éducation, si l'hérésie galope ; si nous sommes soumis à une liturgie évolutive comme ils nous le font prévoir. Sans doute la famille exercera ses pouvoirs d'enseignement, elle en­seignera la religion quand elle la saura bien (ce qui est urgent), quand père et mère l'auront étudiée dans le *Catéchisme de Pie X* réédité en ce cas de nécessité par le laïc Jean Madiran. Ils s'éclaireront de leur foi ravivée, pour protéger leurs petits enfants contre le catéchisme faux et tronqué des mauvais prêtres. Mais ils souffriront, ils gémiront devant Dieu, ils soupireront de ce martyre de l'âme pour une mère, un père catholique : remplacer l'irremplaçable prêtre ! Ils supplieront Dieu : « Donnez-nous des prêtres, donnez-nous de bons prêtres, ayez pitié de nous ! Ne nous laissez pas ainsi abandonnés. Notre famille a besoin d'aimer le prêtre, de recevoir le prêtre, d'aller au catéchisme de Monsieur le Curé, de sentir combien notre école est chère à notre Curé, comme il tremble pour elle, comme il la voudrait indépendante et vigoureuse. Notre famille a besoin de la bonté, de la fréquentation, de l'honneur, de la dignité, de la chasteté du prêtre. » Voilà donc la règle -- se débrouiller sans le prêtre, mais avec une telle douleur, une telle foi dans le sacer­doce, une telle supplication pour la sainteté du prêtre, pour l'apparition d'un bon prêtre, que ce sera agir avec héroïsme, dans ce cas de nécessité où nous jette la per­sécution actuelle, que ce sera agir dans l'humilité, atten­dant en espérant ; méfiants, inquiets, sur le qui vive, vérifiant ou refusant le faux catéchisme, mais priant, faisant prier les petits, et guettant le vrai prêtre avec ferveur. 124:121 Cette disposition, je vous l'assure, se cache dans nos cœurs, elle nous est surnaturellement toute naturelle. Il faut que la famille souffre courageusement de la carence du prêtre et qu'elle le demande à Dieu sans se lasser, sans cela elle fera fausse route, ce sera présomption et suffisance. Je connais des familles où l'on a horreur des hérésies actuelles, où chaque soir père et mère interrogent les enfants pour redresser un enseignement funeste, et qui, en même temps, cherchent dans l'angoisse la rencontre d'un bon prêtre. *Et elles le trouvent, car il y en a beau­coup*. Ordinairement, il porte la soutane, il est découragé, abattu, solitaire, surtout solitaire, parfois dans la misère, bref, il est de « *ces prêtres qui souffrent *». Alors la famille se précipite vers lui, le soutient, l'admire, le gronde un peu, exige son courage, sa foi, sa doctrine, sa bénédiction, son autorité, sa place. Cette position de méfiance, de douleur et d'espérance n'est possible que par la Grâce et d'abord par la Foi. Nous verrons tout le long de cette étude que ce qui nous est demandé en ce temps effroyable, à nous parents et maîtres chrétiens, est très, difficile, impossible à la na­ture ; et par conséquent possible seulement dans une vie chrétienne authentique. Les Parents ne sauveront l'éducation de leurs enfants que par la fidélité constante à la grâce. L'éducation par la famille sera surnaturelle ou ne sera pas. Le temps n'est plus aux petites mesures, tout est épineux, difficile, délicat, dangereux, il faut l'attention continue de l'état de grâce. \*\*\* 125:121 Il s'agit donc, en un mot, de *souffrir intelligemment* devant l'agonie de l'école libre. Je dis bien : souffrir intelligemment. Et c'est pour cette intelligence et cette souffrance que j'ai voulu marquer dans quel regret et désir d'un clergé saint, un père et une mère doivent élever maintenant leurs enfants « comme ils peuvent ». Mais nous n'avons pas fini de marquer les motifs de cette intelligente souffrance. Dans la première partie de notre étude ([^8]), nous avons mesuré le désastre. Nous en avons indiqué les causes : les représentants de l'école libre l'ont trahie : -- On a cherché le financement de l'école religieuse par l'État athée : non sens, d'où esclavage. -- On a oublié de surveiller la valeur chrétienne de l'école libre, on l'a méprisée. -- On a admiré l'enseignement laïc, on a sommé l'école libre de l'imiter. Un père de famille qui a lu cette première partie m'a dit : « Tout cela, c'est la faute des prêtres, nous avons pris cette mentalité, poussés par les prêtres. » Je veux bien. Si la direction de l'enseignement diocé­sain avait été absolument orthodoxe, zélée, sans l'ombre de progressisme, et sans cette intention perverse de sa­border ce qu'elle était chargée de diriger, les familles auraient maintenu leur estime, leur secours, leur atta­chement et leurs exigences à la hauteur même des ser­vices rendus par l'école libre. Mais je crois plus juste de dire qu'il y a eu convergence de faiblesse, de complaisance pour l'esprit du monde, de culte pour le laïcisme entre les familles et les clercs. Jusqu'au moment d'aujourd'hui, où les Parents plus humains, plus vertueux, plus droits que les clercs ont crié : halte-là, on nous tue l'école, on nous détruit nos enfants. 126:121 C'est pourquoi, maintenant que nous sommes seuls, maintenant qu'il faut nous débrouiller, il est bon de méditer profondément non plus les causes extérieures, mais bien l'état de notre doctrine d'éducation à nous, de voir comment le progressisme ambiant de ce monde de misère a porté ses fruits empoisonnés jusque dans l'at­mosphère familiale qui se croit la plus chrétienne, comment l'école et la famille presqu'à leur insu avaient dérivé loin de la vraie voie d'éducation telle que la veut la doctrine de l'Église, l'encyclique par exemple de Pie XI *Divini illius Magistri*. Comme cela, si nous avons le courage de bien étudier ce que j'appellerai ces causes intimes, ces mouvements faux de l'amour paternel et maternel, ces « erreurs du cœur » vis-à-vis de nos enfants, erreurs autant des maîtres de bonne volonté que des parents de bonne volonté, nous irons droit maintenant : cette netteté, cette droiture compenseront peut-être, l'isolement qui doit nous faire peur. \*\*\* L'erreur maîtresse qui fausse d'éducation, c'est notre vision progressiste de la Vie. Sans s'en rendre compte, les Parents organisent l'avenir de leurs enfants dans une perspective matérialiste, marxiste, qui n'a plus de rap­port avec la destinée terrestre et céleste chrétienne. Nous sommes sûrs que le monde va vers la « fusion complète des groupes civils et des religions ». Nous pensons va­guement comme dit Arnold Toynbee que « la Volga se jettera dans le Mississipi », bref que « la mondialisation » de ce monde est irréversible. La seule différence entre nous et les auteurs pervers de cette vision, c'est que nous regrettons, nous pleurons cette horrible marche, et que eux, l'inventant et la réalisant, triomphent en insensés. 127:121 Cette loi aveugle et atroce chez eux, s'installe en nous, sous forme de *peur aveugle *: l'Église, par la voix de Pie XII, a beau nous enseigner que le courant de l'histoire, c'est le courant décidé par les volontés libres, nous n'y croyons pas, nous croyons à la fatalité plus que les Anciens Grecs, plus qu'Homère et plus que Virgile. Nous vivons, respirons notre peur et en regardant nos enfants, nous nous disons : ou ils seront atomisés, ou ils devront *percer*, faire leur place dans cet univers submergé, tota­litaire, communiste. La mort dans l'âme, nous préparons nos enfants à *vivre matériellement* quand même dans le fatum communiste. C'est pourquoi, tout tristes, nous parlons ainsi : « Que voulez-vous, c'est affreux, mais c'est inéluctable, nos enfants sont appelés à se débrouil­ler dans ce monde. *Avant tout* savoir s'y maintenir, apprendre à se remuer là-dedans. Aujourd'hui on n'est plus son maître, on ne choisit plus, on doit prendre ce qui se présente, ne laisser mécaniser, enregistrer. Il faut accepter ce temps sous peine de périr. Donc faire passer les enfants *par la filière* et le plus tôt possible. » D'abord les vaccins : leur inoculer tous les virus du siècle, réglementairement, depuis la variole, le B.C.G. et la polio, toutes les radioscopies, tous les examens, toutes les orientations, toutes les psychiatries. La plupart de ces mises en condition des jeunes corps sont gratuites. Comme je disais un jour à un adolescent paysan qui ne voulait pas aller à la Mairie pour la piqûre polio : « Eh bien, n'y allez pas ! » -- « Mon Père veut, me répondit-il, parce que c'est gratuit. » *C'est gratuit*. Vous voyez bien que nous avons l'étati­sation dans le sang. Nous « touchons », on nous alloue, on nous paie *à condition que*... Et nous nous précipitons pour *remplir* les conditions. Telle cette maman qui emmène sa petite fille primo-infection dans un prévento­rium abominable où règne le vice. 128:121 Mais pourquoi, Mada­me, avez-vous choisi celui-là ? « Choisi ! mais la petite est inscrite, elle a sa fiche, je n'y peux rien. *C'est gra­tuit*. » La santé de nos enfants est donc déjà une entre­prise collectiviste, et la famille n'est plus, par là même, une entreprise privée. Elle participe à l'aveuglement de la masse. Je n'en cherche pas les remèdes, j'examine simplement la mentalité. Très très peu de parents, non seulement osent refuser cette mainmise sur le corps des enfants, mais même pensent à la critiquer, ils la regardent comme un progrès, c'est-à-dire comme *un allègement de responsabilité*. Ils sont bien plus soucieux de « remplir tous les papiers » que d'échapper à l'em­prise universelle. \*\*\* Il en est de même pour les intelligences. Passer par la filière, c'est pour la plupart courir au bachot. Ce bachot français est un monstre, il lui reste dans son organisme quelques nobles parties apparentes, quelques voies étroites vers le classique, quelque respect de vieux textes. En fait, des grands ancêtres, il suffit de « posséder » le cher bien aimé Jean-Jacques, l'exquis Voltaire et l'ineffable Diderot qui fait fureur dans les cours universitaires par correspondance, et autres, sur­tout depuis qu'il traîne à l'écran sa Sœur sourire per­sonnelle. Hors ceux-ci, les maîtres, c'est Sartre, Beauvoir, tout le freudisme, tous les toqués... et voilà pour la Psycholo­gie, cette bâtarde de la Philosophie. Et Marx... et voilà pour la métaphysique, l'histoire et la géographie. Le bac est difficile, mort, et adoré. 129:121 Difficile -- je le dis, en une seule proposition : l'ado­lescent doit à l'examinateur *spécialisé* un savoir *global* tel qu'aucun professeur actuel ne peut passer le bachot 67-68 ; Mort -- il ne faut rien *penser de vrai* -- les études bachiques sont *des recherches* dans une approximation, un scepticisme qui avilit l'âme, bourre la mémoire et ne laisse subsister que *l'adoration du Diplôme.* Mais cette adoration dans la Peur possède la famille. Dès l'aurore de ses ans, c'est le Diplôme qu'un fait briller sur la route du jeune, parce que le Bac devient « la porte de tout ». Ainsi, nous faisons vivre nos enfants dans l'angoisse de pouvoir subsister. C'est donc, en partie, notre dévo­tion qui a donné ce prix absolu aux diplômes. Il en est de même dans les familles où on ne vise pas au bac, mais à l'École après l'école primaire, à l'École technique. Ces écoles techniques sont pour la plupart *loin des métiers.* Les pères de famille et les artisans et les ingénieurs ont fait confiance à l'État qui a mis l'École à la place de l'atelier. L'étude de cette substitution a été faite par Henri Charlier parfaitement. J'ai supplié des artisans intelligents de lire et de pratiquer son livre, de méditer ce grand principe : « Les différents corps de métier, sont seuls vraiment compétents pour diriger l'école technique selon les besoins de la corporation. C'est au sein des métiers qu'il faut organiser l'apprentissage. » ([^9]) 130:121 L'esprit de crainte a laissé l'État imposer partout ses C.A.P., légiférer en tout, surtout pour les écoles d'agricul­ture, *à cause des prêts.* Les paysans mettent leurs fils dans ces écoles en soupirant -- comme ils les envoient dans les maisons familiales maintenant totalement conformistes. Les jeunes en reviennent prétentieux, méprisants, apô­tres de Péchiney Progil, ne parlant que chimie, tracteur, épandeur, lactation forcée ; et armés de droits aux prêts selon le degré de leurs études abstraites et forcenées. Alors, c'est l'endettement, l'hypothèque de l'État sur la terre, le découragement, le départ, et, pour les plus malins, l'avenir d'employés de laboratoire. La chimie, achevant son œuvre, a détruit le paysan. Les écoles d'agriculture, qui sont maintenant des écoles de chimie et d'électricité, apprennent donc aux fils de paysan la haine des structures, comme l'école secondaire faite pour former le jugement, apprend à se passer de la vérité. A la place de tout : l'obtention du Diplôme ! ([^10]) Je vous entends : que faire ? C'est bien tard, le mal est si profond, mais le mal est d'autant plus profond que les Parents conditionnés ne songent ni à le reconnaître, ni à le mesurer. Que de fois Olivier Dugon ([^11]) suggère à des familles d'agriculteurs le cours par correspondance qui donne quand même droit aux prêts, et *les stages* au lieu de l'école. 131:121 Ses conseils sont peu suivis, l'École scientifique a tout le prestige. On fait les stages exigés par l'École, mais on n'ose pas décider librement des séjours *prolongés* à travers toute la France et l'Europe, comme formation essentielle. « Le tour de France par deux enfants » : encore un chef-d'œuvre ignoré. Les « deux enfants » faisaient à pied leur tour de France... et les compagnons, instruits au gré du voyage et de l'aventure, revenaient aguerris, expérimentés, réels, modestes, ils avaient vu travailler, ils avaient travaillé ; sans compter que la terre, le paysa­ge, les ciels changeants marquaient d'amour leur cœur français. Les Allemands et les Suisses sont moins fous d'exa­mens et plus ardents que nous aux stages sur plusieurs années. Ce sujet demande un développement qui n'est pas à sa place ici. J'indique seulement et j'assure que nous ne sommes *pas encore* étatisés et que les familles auraient *encore* une grande force si elles voulaient. Qu'elles examinent donc les conséquences de cette vision fausse du monde sur l'esprit et le caractère du jeune et qu'elles voient que si l'école est déformante, l'enfant y apporte déjà une mentalité déformée. En effet, on installe l'enfant dans une carrière d'in­quiétude. Tout petit on lui enseigne qu'*il faut arriver*. A sept ans, c'est déjà l'angoisse : « Pourvu qu'il ne redouble pas sa classe ! » Cela, c'est la hantise. Mon amie, pro­fesseur à Lyon qui a été chargée cette année des 40 petits de 5 ans, c'est-à-dire la 12^e^, fait la chasse aux mères resquilleuses d'une année : « Mais, Madame, Christian a 4 ans, il est pour le jardin d'enfants. » 132:121 -- « Mademoiselle, il a quatre ans et trois mois, il peut bien suivre et gagner un an » -- « Madame, il dort de tout son cœur à son banc. » Après deux jours, la maîtresse retrouve Christian sur ce même banc. « Madame, je vous ai dit de mener Christian au jardin d'enfants ! » -- « Mais, Mademoiselle, je lui ai fait prendre des « avances de sommeil » pour qu'il puisse suivre ! » C'est désarmant. On a déjà calculé pour les Christian l'âge d'entrée à l'HEC ! « Mon Dieu, Mademoiselle, ces résul­tats d'examens de passage me mettent malade, Jeanne va perdre un an, elle a raté son problème. » Pauvre Jeanne, où court-elle ? au diplôme ! Le préjugé des enfants voués au bachot par la nais­sance pousse aux études secondaires des esprits qui s'ou­vriraient bien mieux devant l'établi que devant le livre. Dans telle famille, tous doivent marcher au bac, même ce Roger éminemment bricoleur, même Alain qui dessine « à temps perdu » furtivement, car il sait déjà que cela ne le mènera pas en terminale. Que de fois, quand j'en­tends un médecin, un magistrat trembler pour la « situa­tion future de tel fils réfractaire au secondaire, ai-je envie de dire « faites-en un menuisier, un forgeron d'art, un électricien, un plombier (ce métier si difficile) », mais alors, il faudrait doser l'enseignement secondaire avec l'apprentissage pour ne pas faire des « bourrés » de 17 ans qui ont perdu tout contact avec l'expérience particulière du métier où tout leur cœur les appelait. Là-dessus encore, lire Henri Charlier, s'en pénétrer. \*\*\* 133:121 Mais on est loin de là. Seules, quelques familles de paysans admettent cette distinction entre enfants. Je connais un paysan, père d'un jeune professeur de La Péraudière, qui a vu dès leur petit âge où marchait cha­cun de ses fils : « Celui-ci est pour les études, le second c'est la campagne, il sera avec moi, le troisième veut être boulanger, le quatrième pâtissier. » Pâtissier ? bou­langer ? Comment saviez-vous ? « Ça se voit bien à la maison en les regardant faire, c'est pas les mêmes dispositions ! » Voilà l'exception sage, chez le paysan. Mais pour la grande majorité, il est admis que les études sont affreu­sement ennuyeuses, austères, contraignantes, indispen­sables et pour d'excellents esprits touchés par la beauté d'un artisanat, un vrai supplice. C'est la cruauté de l'enseignement. On sourirait des parents qui croiraient encore que la poésie, l'art, la contemplation et l'amour de la Beauté sont les formateurs par excellence *des âmes.* « Louis veut être marin, n'est-ce pas ? » dis-je à un père très soucieux. Immédiate, la réponse : « Alors, avant tout, les mathématiques ! » -- « Assurément, Mon­sieur, mais enfin, il y a le cœur, l'enthousiasme, l'amour du métier, Louis aime tant la mer ! » Deuxième réponse dans un rire désenchanté : « Vous, savez, Navale et la mer... la mer, l'eau, pour Navale... ce n'est pas grand­'chose !! » Au lycée, le passionné de beauté, celui qui dans la version latine « entend le pas des légions », l'amoureux secret d'Andromaque à qui elle a soupiré : *Captive toujours triste, importune à moi-même,* *Pouvez-vous souhaiter qu'Andromaque vous aime.* ou de Nausicaa : 134:121 « *Jamais je ne vis plus beau surgeon de palmier. Immortelle ou mortelle, heureuse ta mère, heureux ton époux. *» Celui qui laisse chanter en soi un lyrisme indiscret, c'est l'oiseau rarissime, chassé et pourchassé, la race s'en éteint, ce n'est pas l'espoir d'une exacte « terminale » (« terminale » ! -- la fin provisoire de la course haras­sante pour une tête trop pleine, qui va se hâter d'oublier.) Puisqu'il faut leur inculquer cette inquiétude « de percer », toute paix, toute gratuité est donc enlevée à leurs années de classe. La beauté, s'ils la goûtent par hasard, je dirais par effraction, bientôt ils apprendront à la regarder comme *valeur relative*. En effet, on les livre sévèrement à une formation scolaire approuvée du monde, c'est-à-dire où l'absolu du Religieux, du Bon, du Vrai devient un pauvre facteur très relatif, très peu apprécié, du succès. Relativité ! Tout est relatif au Diplôme, seul absolu. Alors, pourquoi s'étonner que, dans ce rythme cruel, les Lettres, la Poésie, la Musique, la Foi qui est beauté suprême soient peu de chose aux yeux de cet adolescent qui se définit lui-même par ce seul titre : *Candidat*. Candidat à être accepté dans le cycle barbare. Candidat à la *Situation.* Voilà le mot clé, le mot fatal ! Pourquoi s'étonner que les pensionnats religieux ren­voient systématiquement tous les bonshommes de troisième jugés inaptes à l'absorption de la classe termi­nale, aux colles, donc au diplôme, non pas inaptes à la vérité, au goût, au bon jugement dont personne n'a cure, mais au « bougre de programme » (évolutif par essence). On entend des voix fraîches de dix ans, de douze ans, parler sérieusement de DÉBOUCHÉS et dire avec tristesse mais résolution : « Il faut que je fasse des maths, il faut que je sois fort en chimie car c'est là maintenant qu'on peut « avoir des débouchés »... 135:121 Hélas, cet affreux mot et l'autre plus distingué « situa­tion », c'est-à-dire place, rang dans l'appareil social in­humain de notre temps, ont remplacé : VOCATION. L'horrible débouché, la sèche situation ont étouffé *la voix divine*, poétique, merveilleuse, qui dit au jeune cœur : Viens, suis-moi... dans le *métier* où tu me ser­viras ! Ne me dites pas que ces mots-là sont interchan­geables. Où va le « Débouché », qu'y a-t-il de désirable dans la « Situation » ? Ne cherchez pas, c'est l'Argent. Une belle situation, pour une maison, c'est face au Mont Blanc, ou aux flots bleus ou « sur le penchant de quel­que agréable colline », mais pour un homme racheté de Jésus-Christ, une belle situation, ce n'est que la galette, la grosse galette. \*\*\* Les pauvres parents crient : « Voilà bien le mépris de ceux qui n'ont pas à pourvoir à l'établissement de leurs nombreux enfants. Il en faut tellement, de l'argent, etc., etc. » Je vous arrête, parce que vous démontrez ainsi que vous ne cherchez pas avant tout le royaume de Dieu et sa justice et que vous ne comptez pas que TOUT LE RESTE vous sera donné par surcroît. Vous dites qu'on ne peut penser « Royaume de Dieu avant tout » dans ce monde-ci où nous sommes, cela était bon autrefois, c'est devenu impossible. Vous voyez bien que nous croyons tous que la parole de Jésus a évo­lué, et que nous n'emmenons plus depuis longtemps nos filles et nos garçons à l'école libre en disant aux maîtres : formez avant tout de bons chrétiens, des esprits justes, des cœurs épris de beauté, des jugements éclairés, pour qu'ils puissent répondre à l'appel de Dieu, à *leur vocation.* 136:121 Pour plus de clarté, je vous donne un petit discours paternel, courant, comme vous avez pu en lire, dire, écrire, entendre. La voilà, cette exhortation contempo­raine qui date étrangement dans le temps de persécution où nous allons vivre : « Mon petit ! travaille ! *comment arriveras-tu ?* Pense à l'avenir. Crois-tu que ce soit facile à l'heure qu'il est de gagner sa vie ? Les places, on se les arrache. C'est dur, crois-le, *de percer*. Il faut être bien *armé*. Combien, pour n'avoir pas travaillé en classe, *végètent toute leur vie*, tandis qu'ils voient leurs condisciples *réussir*. Vois-tu, mon ami, il *faut avoir les pieds sur terre*. C'est très joli d'aimer la musique, l'art et tout cela, mais ce n'est pas la vie. La vie : une lutte terrible. Je dois te mettre en face de la *réalité. Il en faut de l'argent* actuellement, sais-tu ? Vois les sacrifices que nous avons consentis, Maman et moi. Il faut que ça serve, que tu parviennes le plus tôt possible à une *situation rémunératrice*, une bonne situation. Que tu sois *à* l'abri *du besoin*, et *mieux*, si c'est possible. Ainsi tu auras fait *ton devoir*, comme nous l'avons fait. » Si nous avons bonne conscience après cette belle exhortation, nous méritons que l'adolescent nous ré­ponde : « Écoutez, papa, écoutez, maman, j'ai horreur du travail, j'ai horreur des programmes, je n'ai que peur de percer, je demande à ne pas percer du tout, je veux *végéter,* vivre médiocrement ; comme Horace, je tiens la médiocrité loin des palais pour dorée. Les vieux poètes, en ce temps de bavardage, seuls m'ont enivré, je les trouve jeunes. Je verrai avec plai­sir tous les camarades *réussir*. 137:121 « Pour moi j'appelle réussir : ne pas s'en faire, vivre ignoré, chantant des vers, et élevant, par exemple, quelques moutons, pour ne pas mourir de faim, payer peu d'impôts, m'acheter un violon et quelques beaux livres que l'homme qui *réussit* n'a pas le temps de lire. Je ne veux pas de situation, un petit gagne-pain tout petit. Ne faites plus de sacrifices, ça me désole, je n'en ferai pas non plus, car il y a des moments où je ne désire qu'être clochard. » \*\*\* Vous vous moquez, parce que vous croyez que s'il existe des adolescents avides, mûris par le gain, âpres, énervés, exigeants, et d'autres soumis, résignés aux lois affreuses de ce monde, vous ne pensez pas qu'il subsiste des « je m'en foutistes » capables à douze ans de se rebel­ler dans un discours de ce genre. Eh bien, vous oubliez les troupes lamentables de beats, de hippies qui roulent sur nos places leurs cheveux longs, leur ennui, leurs vices, et... leur désespoir. Nous savons bien qu'il y a dedans des fils de famille et des filles, les­quels ont certainement entendu plusieurs discours pater­nels sur la nécessité d'une situation ; on les a certaine­ment suppliés de déboucher dans le cycle infernal de la productivité. Ils connaissent le vide de cette invitation, ils s'en sont foutus, et ils voient aussi le vide de leur triste révolte, de leurs drogues et de leur total ennui. Mais ils n'ont jamais entendu parler de Vocation, ils ignorent pourquoi ils sont sur terre, leurs parents ne le leur ont pas dit, leurs parents croient qu'on est sur terre pour travailler, pour produire, et que du moment qu'on travaille et que ça rapporte, Dieu est content. C'est du Teilhard pratique, mais c'est de l'impiété. \*\*\* 138:121 Cependant, vous ne voulez pas que nous parlions davantage de ces malheureux enfants « dévoyés » parce que toute société a ses tares et qu'au moins, les nôtres n'en sont pas là. Il faut alors que je vous raconte une histoire, pour que vous touchiez du doigt l'ineptie des discours sur le travail, la situation et les débouchés. C'est une histoire absolument authentique. Christophe a dix ans. C'est un rêveur, on a beau lui faire peur d'un avenir sans situation, il ne fait rien en classe, il y souffre et compte les heures. Son grand-père est directeur d'une usine. Dans les mois récents où les porte-clefs tournaient les têtes, il fait cadeau au petit-fils d'un porte-clef rarissime, que peuvent seuls posséder les grands chefs d'industrie : « Voici, Christophe, un porte-clefs qui vaut 250 NF, trouve un amateur, tu pourras acheter un vélo. » Christophe se saisit de ce faux objet précieux sans philosopher sur le snobisme invraisemblable des grandes personnes. Il fréquente un collège libre dont le directeur est un ecclésiastique. Christophe n'est pas un hardi, mais avec un tel porte-clefs, il ne doute de rien et va frapper au bureau directorial : -- « Monsieur le Directeur, dit-il sans hésiter, voici un porte-clefs qui vaut 250 NF, c'est mon grand-père qui me l'a dit, c'est sûr. Je vous le donne tout de suite si vous voulez bien, en échange, me dispenser de toutes les compositions pendant toute l'année. » Le Directeur a beaucoup ri, et il a raconté cette insolite démarche en riant au père et à la mère. Moi, je dis que c'est un poème et une terrible leçon. C'est un poème : Christophe a vu la liberté dans ce porte-clefs stupide qui n'est rien pour lui, mais apprécié des gens à situation. Lui, son trésor, son bonheur, c'est de se retirer de la course aux armements, loin des compétitions. Puisque les gens sérieux donnent du prix à ces sottises, pourquoi, avec, ne pas leur acheter la paix. 139:121 C'est une terrible leçon : de magnifique mépris : le directeur semble corruptible à un gamin de dix ans, pour 250 NF de porte-clefs. C'est logique. Ne travaille-t-on pas pour l'argent, or, aux yeux de dix ans, 25 000 anciens francs, c'est le Pactole, c'est le bonheur pour un directeur d'école libre. Chacun son bonheur. Celui de Christophe n'est pas plus moral que celui des gens dits sérieux mais le leur est sordide, le sien est poétique. Je dis bien, ni l'un ni l'autre n'ont aucune valeur morale. L'exhortation paternelle, (supposée) ci-dessus n'a aucune valeur morale, *rien* de chrétien, rien pour l'âme, elle est *de chair*, née de la volonté de l'homme, non de Dieu, elle est desséchante, et seul l'abrutissement, la routine, l'irréflexion ou la crainte (s'il en reste) empêchent de raisonner, comme le fils qui préfère végéter, ou comme Christophe qui propose la galette à l'autorité en échange de loisirs définitifs. Dans la proposition de Christophe, lisez ce que nous avons tous contribué à faire de l'École libre. Nous avons sacrifié au monde, nous avons demandé à l'école de nous frayer, selon le monde, une place matérielle pour nos enfants, non une révélation de la volonté de Dieu sur eux, mais une « orientation » toute pratique où ils servi­ront le monde. Mais, direz-vous, les orientateurs tiennent bien compte des dispositions, des inclinations des en­fants. Oui, ils en tiennent compte, selon les objectifs du monde, non selon la loi, l'appel de Dieu. Car il est une distinction que seule la doctrine chrétienne permet de faire : la vocation ne coïncide pas forcément avec les attraits, « les inclinations ». Cette distinction sévère a été exposée à des écoliers par un maître qui en savait personnellement l'âpre vérité. Ils me l'ont répétée et en ont été marqués pour la vie. La Grâce de Dieu mord dans l'homme bien plus profondément que les disposi­tions et les orientations spontanées. 140:121 La Loi de Dieu exprimée habituellement, l'amour de Jésus-Christ enseigné sans cesse par l'éducateur, éveille dans l'âme de l'enfant des résonances autrement profondes, puissantes, inattendues que la simple tumeur des dispositions psy­chologiques, sollicitées par des motifs tout charnels ; le grand appel au dévouement, au sacrifice, à l'abnégation totale ne se fait que par l'éducation surnaturelle de la Grâce ; la Grâce baignant, trempant toute la poésie, toute la paix, je dirai la retraite des études classiques faites par amour de leur beauté, gratuitement, sans autre souci que de les aimer, pour aimer la beauté divine qu'elles représentent. C'est là l'idéal obligatoire de l'École chrétienne. Et c'est cet idéal obligatoire qui doit inspirer la digne exhortation du Père chrétien, l'exhortation à laquelle l'adolescent formé à la vertu, mais aussi le fantaisiste et aussi le coupable ne peuvent rien rétorquer : « Mon enfant, l'essentiel de ta vie, c'est de trouver, puis de remplir la fonction pour laquelle Dieu t'a créé. Tu dois faire partie de la Cité de Dieu. Le but, pour toi, n'est pas d'être heureux, ni riche, mais de préparer l'accomplissement de ta VOCATION. Travaille donc afin que les ressources de ton âme se montrent et te servent de points de lumière. Déclare tout de suite à la Vierge Marie que tu ne t'inquiètes pas d'autre chose. Ta Mère et moi, c'est pour ce Royaume que nous nous sommes mariés, pour que vous, nos enfants, y preniez votre place. Nous avons souffert et travaillé, mais rien ne nous a manqué, car Dieu donne le reste, par surcroît Élance-toi donc joyeusement dans le devoir quotidien, cherche dans tes études le goût de la Vérité et de la Beauté. Ce goût, fruit savoureux et principal du labeur. Travaille avec le seul souci de *servir Dieu* et par conséquent la civilisation chrétienne, bien des hommes. Tu trouveras par là sans le chercher, « le seul bonheur permis sur la terre. » \*\*\* 141:121 Il conviendra, la prochaine fois, de démontrer que cette hauteur d'idéal s'installe merveilleusement : 1\) dans notre temps ; 2\) dans le cœur des jeunes -- et des jeunes actuels ; qu'elle est la solution *la plus facile,* car une élite se lève dans la jeunesse, et les paroles d'absolu surnaturel seules peuvent l'entraîner, où Dieu l'attend, pour servir l'Église éternelle et sauver la civilisation chrétienne. Seulement, il faut des familles et des écoles où ces choses seront dites. Des écoles que feront les familles. S'il n'y en a pas -- si personne ne parle ce langage, nous sommes perdus. Mais souffrir intelligemment, c'est espérer. L. Quenette. 142:121 ### Une civilisation de masse par André Charlier QUAND JE PENSE aux grandes civilisations de l'histoire humaine -- civilisations chinoise, égyptienne, hé­braïque, civilisation grecque, civilisation médiéva­le et toutes les autres --, je pense à des sociétés dont le trait essentiel, est une fécondité prodigieuse dans toutes les œuvres de la pensée et de l'art, en sorte que la valeur de l'homme s'y trouve haussée parce que ces œuvres sont d'une qualité exceptionnelle. Chacune de ces civi­lisations se distingue par une unité remarquable de style, qui témoigne d'une même attitude intellectuelle et spirituelle en face des grands problèmes de la destinée humaine, ce qui ne l'empêche pas de laisser une souve­raine liberté d'expression au génie quel qu'il soit : cette unité de style se situe à une hauteur suffisante pour respecter l'originalité profonde des dons et des talents. S'il y a une œuvre collective qui exige un grand nombre d'ouvriers, comme c'est le cas pour les cathédrales, il y a quelques maîtres d'œuvre qui assurent l'unité de la conception, et au sein de cette conception on distingue nettement l'accent personnel propre à tel sculpteur ou tel verrier ou tel céramiste. Il n'y a pas d'œuvre d'art qui vaille si elle ne porte le sceau *de ce qu'il y a de plus per­sonnel* dans le génie de l'artiste. 143:121 Mais quand on parle d'unité de style, il ne s'agit pas simplement de donner au mot style un sens qui soit purement d'art : une civi­lisation se distingue par le style de vie qui lui est propre, c'est-à-dire qu'elle donne aux hommes telles ou telles mœurs. Si je cherche dans son dictionnaire quel sens Littré donne au mot « civilisation », je trouve ceci : « *Civilisation*. Action de civiliser ; état de ce qui est civilisé, c'est-à-dire ensemble des opinions et des mœurs qui résulte de l'action réciproque des arts industriels, de la religion, des beaux-arts et des sciences. » Et au mot « civiliser », je lis : « Polir les mœurs. » Littré met donc en avant le caractère *moral* de la civilisation. Une civilisation oriente les hommes vers ce qu'elle considère comme leur perfection. Une civilisation digne de ce nom doit répondre aux besoins les plus profonds de l'âme humaine. Je me bornerai à énumérer, quelques-uns de ces besoins. Il y a des besoins métaphysiques comme celui de la vérité. L'âme humaine est faite pour le vrai essentiellement, et c'est l'honneur d'une civilisation païenne comme la civilisation grecque d'avoir cherché la vérité par toutes les forces du génie humain : aussi peut-on dire que, du jour où elle honora les sophistes, qui enseignaient qu'il n'y a de vérité que relative et que tout peut se démontrer, c'était une civilisation frappée de mort. Il y a des besoins à la fois moraux et sociaux comme la liberté : l'âme a ce pouvoir, qui est sa suprême dignité, de pouvoir se déterminer librement et de choi­sir sa voie intellectuelle ou morale. C'est son honneur aussi d'être responsable de ses actes, ce qui veut dire qu'il en faut répondre, non seulement devant sa conscience, mais devant l'autorité humaine et devant Dieu. Il y a des besoins à la fois moraux, sociaux et poli­tiques, comme celui de l'ordre. Rien ne contrarie l'har­monieux développement de la personne humaine comme le désordre et l'anarchie. 144:121 Il y a dans l'ordre au contraire quelque chose qui éveille en nous la pensée de Dieu parce que l'ordre dans l'action humaine est un analogue de l'ordre qui règne dans la pensée divine. Ainsi la civi­lisation constitue un capital de trésors qui s'accumulent d'âge en âge. Voilà pourquoi Maurras avait raison de dire : « Un individu qui vient au monde dans une civi­lisation trouve incomparablement plus qu'il n'apporte. » Simone Weil, dans son beau livre *l'Enracinement*, montre excellemment que le bienfait de la civilisation concerne l'avenir aussi bien que le passé : « Le degré de respect qui est dû aux collectivités humaines est très élevé par plusieurs considérations. « D'abord chacune est unique et, si elle est détruite, n'est pas remplacée. Un sac de blé peut toujours être substitué à un autre sac de blé. La nourriture qu'une collectivité fournit à l'âme de ceux qui en sont membres n'a pas d'équivalent dans l'univers entier. « Puis, de par sa durée, la collectivité pénètre déjà dans l'avenir. Elle contient de la nourriture, non seule­ment pour les âmes des vivants, mais aussi pour celles d'êtres non encore nés, qui viendront au monde au cours des siècles prochains. « Enfin, de par la même durée, la collectivité a ses racines dans le passé. Elle constitue l'unique organe de conservation pour les trésors spirituels amassés par les morts, l'unique organe de transmission par l'intermé­diaire duquel les morts puissent parler aux vivants. Et l'unique chose terrestre qui ait un lien direct avec la des­tinée éternelle de l'homme, c'est le rayonnement de ceux qui ont su prendre une conscience complète de cette destinée, transmis de génération en génération. » ([^12]) 145:121 Puisque je suis dans Simone Weil, je ne la laisserai pas ainsi, car elle a diagnostiqué avec clairvoyance les maux dont souffre notre société moderne, et notamment ceux qui découlent d'une rupture avec le passé qu'on s'acharne à consommer, même dans l'Église. « L'oppo­sition entre l'avenir et le passé est absurde, écrit-elle. L'avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c'est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d'autre vie, d'autre sève, que les trésors hérités du passé, et digérés, assimi­les, recréés par nous. De tous les besoins de l'âme humaine, il n'y en a pas de plus vital que le passé. » ([^13]) Elle va plus loin encore : « Le passé détruit ne revient jamais plus. La destruction du passé est peut-être le plus grand crime. Aujourd'hui la conservation du peu qui reste devrait devenir presque une idée fixe. » Ces paroles retentissent singulièrement aujourd'hui, où la grande majorité des hommes considère que le passé est un livre définitivement clos, dont il n'y a plus rien à tirer. L'humanité vieillie attend un rajeunissement hypothé­tique d'un avenir dont elle ne sait rien et auquel elle ignore même quelle forme donner. \*\*\* Une chose me frappe dans ces civilisations de jadis, c'est combien la culture se trouvait généralement répan­due sans aucune distinction de classe sociale. Les gens du peuple se trouvaient soulevés par la civilisation dans laquelle ils étaient plongés jusqu'au plan des œuvres les plus hautes. Il n'y avait pas chez les Grecs d'œuvre plus populaire que l'Iliade et l'Odyssée. Dans l'amphi­théâtre le paysan se désaltérait l'âme avec les vers de Sophocle aussi bien que Xénophon, Platon ou Démosthène. 146:121 Dans la cathédrale de Chartres, l'éclat des ver­rières illuminait le front du plus misérable mendiant qui, y puisait son réconfort intérieur. En ce Moyen Age les chansons populaires, qui étaient comme il se doit des chansons d'amour, avaient une grâce et une noblesse qui nous font rougir quand nous évoquons ce dont le peuple aujourd'hui est réduit à se contenter. Oui, on comprend là comment la civilisation pouvait polir les mœurs : il n'y avait personne qui ne participât à ses bienfaits. La culture n'était pas l'apanage d'une élite intellectuelle, pour cette bonne raison que l'élite était partout. On peut dire qu'en général le rôle des corps sociaux était de faire sortir les élites, ce que nous deman­dons aujourd'hui à l'examen : or on sait combien ce procédé est aléatoire pour dégager les vraies valeurs. Bref ces civilisations étaient populaires au sens plein du terme et c'est en cela que leur exemple est instructif, en ce temps où nous nous efforçons de faire accéder la masse à une certaine forme de culture. Qu'un art soit populaire et qu'il soit du très grand art, c'est là sans doute pour une civilisation un critérium indubitable de valeur. C'est même peut-être le seul. Mais les sociologues m'attendent ici et je les entends dire que je suis un de ceux qu'ils appellent dédaigneu­sement des « culturéistes », que je suis comme eux tourné, avec obstination vers le passé dans la défense d'une culture révolue, entièrement rejetée par le monde moderne. L'homme, disent les sociologues, subit à l'épo­que actuelle ce que les biologistes appellent une *muta­tion*. Nous assistons à une métamorphose de l'homme, à ce que le jargon philosophique appelle un *devenir-autre,* qui fait apparaître un phénomène tout à fait nouveau, la *massification*. La masse n'est plus seulement, comme au XIX^e^ siècle, une partie de la société, par opposition à l'élite, elle tend à devenir la société tout entière. 147:121 Arrêtons-nous un peu à ces conceptions des sociolo­gues : il va sans dire qu'elles sont radicalement opposées à la pensée de Simone Weil. Elles partent d'un principe a priori dont rien ne montre la vérité, c'est que l'avenir de l'homme ne doit pas être conçu à partir du passé ni même du présent. C'est ce qu'on appelle l'attitude *pros­pectiviste*. « Ce n'est *plus le même homme,* disent ces sociologues, qui a inventé et promu hier les techniques industrielles classiques et qui aujourd'hui crée les tech­niques nouvelles, tout en étant créé ou recréé par elles. » ([^14]) Une telle conception est purement anti-natu­relle, parce que, quelque violence qu'on lui fasse, un homme dans son développement dépend toujours de son passé ; cela est dans sa nature, et je pense que, s'il voulait rompre totalement avec son passé, il risquerait simplement d'y perdre la raison. Il ne pourrait imposer cette rupture à son corps même. D'ailleurs l'univers phy­sique lui-même dans son évolution dépend de son passé. Telle révolution géologique survenue il y a un milliard d'années pèse encore sur nous aujourd'hui et nous n'y pouvons rien. Nous sommes ici en présence du caractère le plus frappant de la civilisation moderne, c'est cette volonté de rupture avec le passé. Ce caractère à lui seul suffirait à justifier le désarroi profond et l'angoisse de l'homme qui, sans avoir plus d'attache à rien, se sent projeté vers un avenir dont il ne sait rien. Notre siècle s'efforce de rompre avec les formes du monde extérieur sous prétexte qu'elles sont de pures constructions de l'esprit sans réalité objective. De même il rompt avec la pensée logique et cela non pas simplement par un mouvement de ferveur surréaliste, mais au nom de la science. 148:121 Même si les vues des sociologues nous paraissent délirantes, il nous faut pourtant les examiner. Il est curieux de voir combien le prophétisme est à la mode en ce siècle, voué aux sciences exactes. On nous donne avec autorité l'assurance que nous allons voir se cons­truire sous nos yeux quelque chose comme l'univers de Picasso et des surréalistes, qui n'est pas plus vrai qu'un autre parce que rien n'est vrai sinon pour un instant et pour une personne donnée. L'homme est aujourd'hui tout entier occupé à *devenir autre* qu'il n'était, c'est la science qui nous le dit ; c'est la science qui nous affirme que, si l'homme crée des techniques, il est à son tour recréé par les techniques qu'il invente, de sorte que c'est son être même qui se trouve menacé. Comment cela ? Il y a d'abord ce fait que l'information visuelle a pris dans notre vie une place considérable par le cinéma et la télévision aux dépens de l'information verbale. Or l'information verbale suppose une pensée qui procède par concepts, ces concepts étant des signes vrais, et non arbitraires, correspondant à des réalités indubitables. (Même si on admet avec les physiciens modernes que la matière est de l'énergie, la désintégration atomique n'empêche pas que les objets matériels ne soient réels.) La pensée conceptuelle procède par jugement et raison­nement, elle accepte ou elle n'accepte pas ce qui lui est proposé, vis-à-vis de quoi cette pensée demeure libre, étant juge de ce qui est vrai et de ce qui ne l'est pas. L'information visuelle est tout autre chose. Elle ne pro­pose pas, elle *impose*. Elle est une *imposition de formes*, « elle dispose de l'homme, façonnant ensemble sa re­présentation et son être dans le temps où elle agit sur lui » ([^15]). Elle lui impose une nouvelle vision du monde dans laquelle on ne sait plus ce qui est réel et ce qui est imaginaire, elle le fait passer sur le plan de ce qu'il faut bien appeler un *surréel*, un surréel qui, cela va sans dire, n'a plus aucun lien avec le monde réel ; 149:121 et ce qui est grave, c'est que le flux des images filmiques atteint le spectateur, sans qu'il s'en doute, à une pro fondeur in­soupçonnée et crée une véritable fascination, un envoû­tement qui tendra insupportable la vision du monde réel. L'homme se voit donc arraché aux réalités qui l'envi­ronnent, celles qui sont le point de départ de sa connais­sance du monde. Le voilà projeté dans l'infini du cosmos par l'effet d'une volonté à laquelle il est contraint d'obéir. Il y a un rapport si étroit entre l'intelligence humaine et le monde qu'elle connaît que cet arrachement ne peut se faire sans angoisse. Or cette généralisation de l'information visuelle sur­vient dans une société qui, par l'effet de la concentration industrielle et de la création des grands ensembles ur­bains, est en voie de massification. Les deux phénomènes se renforcent l'un par l'autre pour créer cette réalité de masse qui donne un caractère absolument nouveau au monde contemporain, *Masse et Massification* sont d'ail­leurs, des mots horribles que je ne prononce qu'avec répugnance. L'abbé Huvelin disait avec raison que « masse » n'est pas un mot chrétien. Il suppose que l'homme perd sa personnalité propre pour se noyer dans la collectivité. Et tandis que les communautés tradition­nelles -- celles de la vie familiale, de la vie communale et paroissiale, celle du métier -- étaient visibles et proches, la nouvelle communauté de masse est invisible, et chose remarquable, les individus qui en font partie n'en ont pas conscience. Le résultat de cette massification est naturel­lement une uniformisation générale des individus : ceux-ci ne sont plus libres de repousser leur nouvelle forme d'existence, ils n'ont même pas l'idée qu'ils le pourraient. Cette uniformisation, quand elle sera totale, en admet­tant qu'elle puisse le devenir -- mais les sociologues sa­vent-ils toutes les ressources de la nature humaine ? -- exclut la possibilité pour une élite de se dégager de la masse. 150:121 « Sous l'influence de l'information visuelle, écri­vent nos sociologues, les individus cessent d'être des vivants conscients d'eux-mêmes qui s'efforcent d'ajuster délibérément des moyens à des fins choisies par eux en tout état de cause. Ils deviennent des vivants en proie à un dynamisme issu des profondeurs dont ils n'ont pas le contrôle. » ([^16]) Chez eux la vie intellectuelle s'éteint gra­duellement pour faire place à ce qu'on appelle d'un nou­veau vocable la vie *instinctuelle*. J'aime beaucoup le « dynamisme issu des profondeurs ». Si au moins ce dy­namisme avait pour résultat d'enrichir l'âme humaine et d'en agrandir pour ainsi dire les dimensions ! Mais au contraire il rend l'âme de moins en moins consciente et libre. Il y a un troisième phénomène qui contribue à la transformation profonde de la vie, c'est le développe­ment singulier des techniques. Depuis le XVI^e^ siècle l'hu­manisme s'est proposé de conquérir la maîtrise de l'univers et la science a conçu dans ce but des techniques appropriées. Or il se passe aujourd'hui que les techniques les plus modernes, par exemple celles de l'atomistique ou de la balistique sidérale, non seulement ne sont pas à la mesure de l'homme, mais tendent à échapper au contrôle de son intelligence. C'est ainsi que les techniques de l'information visuelle aboutissent à un tout autre résultat que celui pour lequel elles ont été conçues, puis­qu'en fait elle produisent une mutation de la nature de l'homme, disent les sociologues, et un mode nouveau d'existence qui cause dans l'homme un sentiment d'an­goisse jamais encore ressenti. Elles s'étaient proposé simplement de donner aux hommes une image du monde plus diverse et aussi de créer une nouvelle forme d'art or voici que par un miracle l'homme devient un autre être. 151:121 « L'angoisse nouvelle, nous dit-on, n'est pas vécue seulement par des minorités cultivées, elle est éprouvée par les masses et partagée par l'homme massifié de notre temps. Les peurs que nous avons évoquées l'accompa­gnent ; mais elle ne se réduit pas à ces peurs et elle affecte l'homme d'aujourd'hui à un niveau beaucoup plus profond. Pour une part elle émane d'une expérience existentielle, le plus souvent obscure et confuse, que cet homme fait de son impuissance vis-à-vis des forces qui l'emportent au-delà de la prévision et des limites dans lesquelles il se croyait enfermé. Mais elle participe aussi de l'inquiétude fondamentale -- et fondamentalement distincte de l'insécurité -- qui caractérise la pensée en tant que telle. » ([^17]) Vous me direz : mais dans une société ainsi massifiée que deviendra l'élite ? Comment se formera-t-elle ? Quel sera son rôle ? Voici la réponse des sociologues : « Ainsi la civilisation de masse n'est pas seulement un contexte dans lequel se trouvent placés les individus de notre temps. Elle sera aussi le cadre ou la gangue correspondant à la nature de l'homme massifié. Du point de vue de l'information et de sa portée, il paraît assez vain, dans ce cadre, d'opposer aux masses d'aujourd'hui, comme elle s'y opposait hier, une élite qui aurait elle-même échappé à la Massification. *Sociologiquement* on peut distinguer des minorités qui par leurs fonctions, leurs fortunes, leur pouvoirs, etc. ne se confondent pas avec la masse. *Anthropologiquement* l'académicien, l'in­génieur, le salarié de l'industrie, le cultivateur se prêtent également aux effets de l'information visuelle et la su­bissent d'une manière fort semblable. Par là ils partici­pent d'un même phénomène de massification. Différenciés entre eux sur le plan de l'outillage verbal et mental, ils ne le sont déjà plus sur le plan du monde perceptif et des structures imposées de sa représentation. » ([^18]) 152:121 Il va sans dire que ces sociologues sont marxistes. Pour eux la massification est non seulement un phéno­mène social mais une loi nécessaire du développement de la société : c'est donc une interprétation matérialiste de ce développement. Nous voyous là à l'œuvre la dia­lectique marxiste. Quand on lit cette affirmation que l'homme moderne est en proie à un *devenir autre,* la première réflexion qui vienne à l'esprit est : devenir quoi ? Il n'y a pas de réponse à cette, question, qui est inspirée par une croyance persistante à l'être des créa­tures. Pour un marxiste *rien n'est,* mais *tout devient,* et peu importe ce qu'on devient, parce qu'il y a nécessaire­ment progrès dès lors que quelque chose se détruit : le progrès, qui est l'effet du mode de production des biens matériels, est donc le triomphe du non-être. On peut s'étonner de l'importance attachée par les marxistes aux procédés de l'information visuelle, cinéma et télévision, mais il n'est que de réfléchir pour en comprendre la raison : l'information visuelle accélère la massification, donc le progrès de l'inconscience dans la masse. Car les marxistes ont fait une remarque très profonde. On lit dans l'Histoire du Parti communiste de l'U.R.S.S. : « En perfectionnant tel ou tel instrument de production, tel ou tel élément des forces productives, les hommes n'ont pas conscience des résultats sociaux auxquels ces perfec­tionnements doivent aboutir ; ils ne les comprennent pas et ils n'y songent pas, ils ne songent qu'à leurs intérêts quotidiens, ils ne pensent qu'à rendre leur travail plus facile et à obtenir un avantage immédiat et tangible. » ([^19]) Nous sommes tous concernés par cette observation : son­geons seulement à la satisfaction dont nous accueillons tout ce qui est progrès matériel, sans nous apercevoir que ce qui est gagné sous le rapport de la commodité et du confort l'est très souvent aux dépens de l'esprit et aux dépens de la liberté. 153:121 Ainsi nous travaillons nous-mêmes à cette massification qui nous fait horreur et qui est l'arme la plus redoutable entre les mains d'un pouvoir totalitaire. Qui ne voit d'ailleurs que par une force in­vincible tout pouvoir devient à peu près totalitaire au­jourd'hui, avec des nuances s'entend. Toutes les libertés qui sont reconnues à l'homme et au citoyen par le droit naturel nous sont retirées sans que nous nous en aper­cevions. C'est bien notre faute : nous demandons telle­ment à l'État, nous attendons de lui tant de bienfaits qu'en d'autres temps nous attendions de la Providence, que l'État prend sa revanche sur nous, une revanche que nous lui laissons prendre avec béatitude. « La liberté, pourquoi faire ? » disait Bernanos. L'homme moderne n'a plus besoin d'être libre. \*\*\* Quand on a vécu déjà un long bail, on sait de façon certaine que les biens les plus rares, ceux qui sont les plus précieux au regard de Dieu, sont les plus menacés du monde. Tel est le grand risque de la vie humaine. Il n'est pas question de rejeter les conquêtes du progrès. Mais il faut savoir qu'à côté d'elles les richesses de la vie intérieure sont discrètes et délicates, si discrètes et si délicates qu'on ne les aperçoit pas. On passe à côté sans les voir. On les perd et on ne sait même pas qu'on les a perdues. Quand le monde était pauvre il n'y avait pas de problème, les choix à faire étaient très limités. Aujourd'hui où il y a une profusion de biens matériels qui s'offrent à nous, comment ne serions-nous pas tentés de les choisir ? Ils parlent plus fort que les autres, ils frappent davantage l'imagination et les sens. Jamais au cours des siècles les trésors qui sont un aliment pour l'âme n'ont été aussi menacés que nous les voyons. 154:121 Il y a certainement une angoisse particulière à l'homme mo­derne. Il semble qu'elle provienne des dangers qui me­nacent la vie de l'homme et sa demeure terrestre. Mais je crois plutôt qu'elle est due à ce que l'homme s'est séparé de Dieu d'une manière radicale au point que le fossé entre Dieu et l'homme s'élargit de jour en jour. Il s'est séparé de Dieu, mais il s'est séparé aussi de l'être des choses, tellement que pour lui le mot ÊTRE n'a pour ainsi dire plus de sens. Alors il se pose une question grave : la civilisation moderne, dans laquelle nous vivons et dont nous voyons les traits se préciser sous nos yeux est-elle une vraie civilisation ? La question peut scanda­liser, car les progrès des sciences sont tels, et la connais­sance de l'univers s'est approfondie d'une telle manière qu'il est difficile de ne pas reconnaître que l'homme a remporté d'extraordinaires victoires qui lui donnent une domination de plus en plus complète de la nature. Mais je suis frappé en même temps du désarroi des esprits et des âmes dans notre siècle : on parle beaucoup de l'angoisse moderne, mais c'est un fait qu'elle existe et qu'elle est un signe qu'il y a certains besoins profonds des âmes qui ne sont pas satisfaits. Il n'est que de lire les œuvres littéraires d'aujourd'hui pour s'apercevoir que l'homme ne sait plus qui il est, qu'il ne trouve pas de réponse à ses inquiétudes et que la société moderne ne lui apporte pas l'épanouissement spirituel auquel il aspire confusément. Comment ne pas reconnaître que nous assistons à des prodiges étonnants de la technique ? Mais la technique, si admirable soit-elle, n'apporte rien à l'âme, elle n'a rien à répondre aux questions de l'âme : elle nous laisse sur notre faim. \*\*\* 155:121 Une civilisation vraie est-elle compatible avec la vi­tesse ? Je vois que nous vivons de plus en plus vite, sans nous donner le temps simplement de regarder le monde et surtout de répondre aux questions graves qu'un hom­me doit se poser : comme elles ne sont pas d'ordre pra­tique, l'homme les laisse généralement sans réponse jusqu'au déclin de ses jours. Nous ne savons plus la valeur du temps. Or c'est le temps qui fait les civilisa­tions. Une société vivante, capable de donner naissance à une civilisation vivante, a besoin du temps pour s'éla­borer, pour se créer des traditions, exactement comme l'arbre pousse ses racines dans le sol. Je sais bien que les savants nous disent que l'évolution de l'univers matériel ne cesse de s'accélérer. Mais le temps humain n'a pas varié. Le développement d'un être vivant, homme ou plante, reste soumis aux mêmes lois de croissance et de durée. Une race a besoin de siècles pour s'exprimer et produire ce qu'elle doit produire. Dans le domaine humain il n'y a pas de culture forcée ; il faut que les œuvres viennent à maturité en leur temps, qui est toujours assez mystérieux, comme toute la création est mystérieuse. Pourquoi voyons-nous à un moment donné dans la vie d'un peuple une floraison prodigieuse, d'œu­vres, parfois dans tous les ordres de la pensée ? C'est qu'il y a eu une longue élaboration secrète, une prépara­tion invisible qui a duré parfois des siècles ; et un jour vient où tout éclate en fleurs, comme on voit sur les ar­bres au printemps. Si on considère le siècle de Périclès qui ne dure même pas un siècle -- on voit qu'il a brillé d'une splendeur inégalée dans tous les domaines, poésie, arts, philosophie ; mais il y a au moins cinq siècles entre Homère et Sophocle, et Homère, dans sa pureté et sa grandeur, révèle déjà un raffinement de civilisation qui ne peut être que le fruit de plusieurs siècles. Au Moyen-Age, on voit l'architecture se chercher pendant plusieurs siècles jusqu'au moment où elle aboutit à la splendeur des abbayes romanes et des cathédrales gothiques. 156:121 Quant à l'admirable civilisation chinoise, si mal connue des Occidentaux, il ne lui a pas fallu moins de quatre ou cinq millénaires pour s'exprimer. On ne va pas contre la nature des choses. La lenteur est nécessaire à l'homme pour produire ce qu'il a à produire : or la lenteur nous est on ne peut plus étrangère. C'est une loi de l'industrie moderne qu'il faut produire vite et c'est dans cet esprit que nous conduisons nos vies personnelles. Tout ce qui dure nous fatigue et nous n'aimons rien tant que le changement. Et le silence nous est aussi ennemi que la lenteur. L'homme moderne a besoin de l'excitation sensorielle et notamment du bruit. Il n'est pas de dissonances auxquel­les il ne trouve des charmes. Le bruit des machines, le fracas de la rue ont pour lui des voluptés secrètes ; et la paix de la campagne est devenue pour lui si insolite, peut-être si redoutable, que les touristes la troublent par les éructations de leurs transistors. Paul Valéry, il y a plus de trente ans, avait admirablement analysé cette destruction de la sensibilité à laquelle se livre avec fré­nésie, le monde moderne. « Tout se passe, écrivait-il, dans notre état de civilisation industrielle, comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait d'après ses propriétés une maladie qu'elle guérisse, une soif qu'elle puisse apaiser, une douleur qu'elle abolisse. On nous inocule donc, pour des fins d'enrichissement, des goûts et des désirs qui n'ont pas de racine dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d'excitations psychiques ou sensorielles délibérément infligées. L'hom­me moderne s'enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d'exci­tants... Abus de fréquence dans les impressions, abus de diversité, abus de résonance, abus de facilités, abus de merveilles, abus de ces prodigieux moyens de déclenchement par l'artifice desquels d'immenses effets sont mis sous le doigt d'un enfant. 157:121 Toute vie actuelle est insépara­ble de ces abus. Notre système organique, soumis de plus en plus à des expériences mécaniques, physiques et chi­miques toujours nouvelles, se comporte à l'égard de ces puissances et de ces rythmes qu'on lui inflige à peu près comme il le fait à l'égard d'une *intoxication insidieuse*. Il s'accommode à son poison, il l'exige bientôt. » ([^20]) L'absence de silence, pour ne parler que de cette mala­die, est absolument inhumaine. Le silence est l'asile de la méditation et de la contemplation : non seulement c'est dans cet asile que s'élaborent les œuvres de l'esprit, mais l'homme ordinaire a besoin du silence simplement pour exister et pour savoir qui il est. Car il y a toute une part de nous-mêmes, la plus secrète, celle où nous pourrions rencontrer Dieu, où nous ne descendons jamais parce que les conditions de la vie moderne ne favorisent pas cette exploration intérieure, toutes choses nous attirant vers l'extérieur. La vie mo­derne, avec tout le déferlement des voix qui parlent ou qui chantent à la radio, avec les images, il faut le dire pleines de séduction, que présente le cinéma, s'adresse d'abord aux sens. L'homme moderne, pour échapper à la grisaille de la vie, réclame ce qui peut secouer ses sens. Or ce n'est pas le cinéma, quelle que soit sa perfec­tion technique, qui peut nous donner l'équivalent de l'Iliade, ne serait-ce que parce que l'homme d'aujour­d'hui, dominé par ses sens, ignore l'admiration prolon­gée. Les sens une fois impressionnés sont impatients d'autre chose. Leur plaisir ne peut s'arrêter longtemps sur une œuvre, ils ont besoin du nouveau. De plus, parmi les conditions qui président à l'éclosion d'une œuvre d'art, il en est une qui est une invention moderne et qui règne aujourd'hui en maîtresse, c'est que l'art s'est com­mercialisé : il est devenu une affaire comme les autres. 158:121 Un film n'est accepté par un producteur que si on peut être sûr qu'il garantira des recettes importantes. Voilà le créateur obligé de flatter les goûts de la partie la plus nombreuse, et donc la plus médiocre de son public. Ser­vitude de l'argent, servitude de la publicité, servitude du succès, servitude de l'actualité, toutes les puissances les plus matérielles concourent à troubler la pureté de l'œuvre d'art. Les œuvres du génie humain prennent leur matière dans leur époque, c'est-à-dire dans le fugitif, le passager : elles ne sont rien tant qu'elles n'ont pas arra­ché au temps cette matière qui n'est que d'un moment pour l'élever au rang des choses éternelles. Notre esprit n'est vraiment comblé, notre âme n'est satisfaite que s'ils touchent quelque chose d'absolu. \*\*\* On nous dit que la civilisation nouvelle, grâce à l'au­tomation, va être une civilisation de loisirs. Désormais le progrès technique va libérer l'homme de la contrainte du travail, et la masse va trouver par le moyen des loi­sirs un accès à la culture. On peut ainsi rêver d'un temps où le travail industriel, se mécanisant de plus en plus, laissera une place de plus en plus grande aux loisirs, et où finalement l'homme n'aura plus que des loisirs. Mais c'est une profonde erreur psychologique de croire, en admettant que les choses se passent ainsi, que l'homme en sera plus heureux. Ce n'est pas le travail qui rebute l'homme, mais les conditions dans lesquelles il s'effectue. Ce que l'homme demande, sans en avoir une claire conscience, c'est de pouvoir par son travail exprimer tout le meilleur de lui-même, c'est de donner une forme à ce que le travail seul lui permet de découvrir en lui. 159:121 Il suffit d'ailleurs de lire dans la Genèse le récit de la Création pour voir que le travail n'est pas une servitude, mais qu'il est une loi de Dieu antérieure au péché ori­ginel. Il n'est donc pas une punition, il est vraiment la vocation de l'homme : « Le Seigneur Dieu prit l'homme, dit le Livre sacré, et le plaça dans un paradis de délices, pour qu'il le travaillât et le gardât. » Et quand on parle du travail, on pense immédiatement à tant de beaux textes de Péguy. « Nous croira-t-on, écrit-il dans *l'Argent,* nous avons connu des ouvriers qui avaient envie de travailler. Ils se levaient le matin, et à quelle heure, et ils chantaient à l'idée qu'ils partaient travailler. Tra­vailler était leur joie même et *la racine profonde de leur être. *» C'est par leur travail qu'ils étaient informés et non par les « mass media ». Il a fallu beaucoup moins d'un siècle pour que le progrès technique anéantisse en grande partie cet amour du travail. Il n'est pas étonnant que l'homme de la masse soit désemparé, car si le travail l'ennuie, le loisir produit bientôt sur lui le même effet. Aussi a-t-on inventé une nouvelle profession, celle des « animateurs de loisirs », afin d'occuper pendant leurs loisirs les malheureux condamnés à ne pas travailler Je vous laisse imaginer ce que pourra être une humanité qu'on aura privée de tout travail. Il est tout à fait vain d'espérer que par ce moyen l'homme trouvera l'épa­nouissement de sa personnalité : rien ne peut remplacer pour lui la joie de créer. La culture qu'on espère donner à la masse par les loisirs n'est qu'une culture factice qui consiste à enregistrer des notions d'histoire par exemple, ou d'histoire de l'art. C'est qu'on a une fausse notion de la culture. Il y a une culture passive, formée par toutes les connaissances qui ont été acquises et qui ne sont jamais qu'une vulgarisation. Et il y a une culture *active* qui est tout autre chose, et qui n'a rien à voir avec les connaissances accumulées par la mémoire : elle est une disposition de l'âme et de l'esprit à traduire dans un langage quelconque, 160:121 celui des métiers comme celui des arts, les pensées qui doivent naître quand on cherche à comprendre la création et qu'on s'efforce humblement, en sculptant une porte d'armoire ou en forgeant une clé, à continuer l'œuvre de Dieu. On ne concevait pas alors que l'utile ne fût pas beau : aujourd'hui le beau paraît un ornement superflu, on se suffit du « fonctionnel ». L'artisan qui fabriquait une chaise pouvait être tout à fait illettré, son œuvre pouvait nous parler de la beauté du monde aussi bien et peut-être mieux que le cinéma, et cet artisan par le travail de ses mains donnait une expression à ce qu'il y avait en lui de plus personnel et par conséquent de plus rare. Celle-là est la seule vraie culture. C'est elle qui s'exprime aussi bien dans le Scribe accroupi, dans l'Aurige de Delphes ou dans les Rois et les Reines de Juda de la Cathédrale de Chartres, que dans les peintures des grottes préhistoriques. Ces œuvres si différentes répondent au même besoin chez l'homme, et ce besoin demeure le même à travers les siècles, celui de continuer l'œuvre divine et de modeler ses pensées sur les pensées de Dieu, celui de chanter les splendeurs de l'Être. Ce besoin trouvait son expression dans les ci­vilisations du passé aussi bien pour le grand artiste que pour le plus humble artisan : c'était la noblesse eu mé­tier. C'est parce qu'aujourd'hui il n'est plus satisfait qu'on sent dans les cœurs humains un ennui si profond, une inquiétude si amère. Dieu sait qu'on dépense beau­coup d'argent pour faire accéder la masse à la culture ; mais ces efforts ne sont jamais qu'une vulgarisation et non une formation de l'esprit. Ici je rouvrirai encore Simone Weil, qui a admirablement analysé les difficultés de répandre la culture dans les milieux populaires et la vanité des tentatives pour y parvenir : 161:121 « Ce qui rend notre culture si difficile à communiquer au peuple, ce n'est pas quelle soit trop haute, c'est qu'elle est trop basse. On prend un singulier remède en l'abaissant encore davantage avant de la lui débiter par morceaux. « Il y a deux obstacles qui rendent difficile l'accès du peuple à la culture. L'un est le manque de temps et de forces. Le peuple a peu de loisirs à consacrer à un effort intellectuel ; et la fatigue met une limite à l'intensité de l'effort... « Le second obstacle à la culture ouvrière est qu'à la condition ouvrière, comme à toute autre, correspond une disposition particulière de la sensibilité. Par suite il y a quelque chose d'étranger dans ce qui a été élaboré par d'autres et pour d'autres. « Le remède à cela, c'est un effort de traduction. Non pas de vulgarisation, ce qui est bien différent. « Non pas prendre les vérités déjà bien trop pauvres, contenues dans la culture des intellectuels, pour les dé­grader, les mutiler, les vider de leur saveur ; mais sim­plement les exprimer, dans leur plénitude, au moyen d'un langage qui, selon le mot de Pascal, les rende sen­sibles au cœur, pour des gens dont la sensibilité se trouve modelée par la condition ouvrière. « L'art de transposer les vérités est un des plus essen­tiels et des moins connus. Ce qui le rend difficile, c'est que, pour le pratiquer, il faut s'être placé au centre d'une vérité, l'avoir possédée dans sa nudité, derrière la forme particulière sous laquelle elle se trouve par hasard ex­posée... « La recherche des modes de transposition convena­bles pour transmettre la culture au peuple serait bien plus salutaire encore pour la culture que pour le peuple. Ce serait pour elle un stimulant infiniment précieux. Elle sortirait ainsi de l'atmosphère irrespirablement confinée où elle est enfermée. Elle cesserait d'être une chose de spécialistes. 162:121 Car elle est actuellement une chose de spécialistes, du haut en bas, seulement dégradée à mesure qu'on va vers le bas. De même qu'on traite les ouvriers comme s'il s'agissait de lycéens un peu idiots, on traite les lycéens comme s'ils étaient des étudiants considérablement fatigués, et les étudiants comme des professeurs qui auraient souffert d'amnésie et auraient besoin d'être rééduqués. La culture est un instrument manié par des professeurs pour fabriquer des profes­seurs qui à leur tour fabriqueront des professeurs. » ([^21]) On ne saurait mieux montrer que ce que nous appe­lons culture aujourd'hui n'est rien de vivant parce qu'elle ne produit rien dont l'âme puisse se faire un aliment. La civilisation de masse que nous voyons en train de s'éla­borer et qui est si parfaitement inhumaine, ne peut être à aucun titre une civilisation malgré ses apparences éblouissantes, malgré les victoires remportées par l'hom­me dans la conquête de l'univers. Qu'on se rappelle ce que disait Bernanos : « Je crois, je crois de toutes mes forces que mon pays n'a pas à lier sa cause, ni à asservir sa tradition et sa pensée à une civilisation qui apparaît plutôt en réalité comme une liquidation de toutes les valeurs de l'esprit. Je crois que la mission de la France est de la dénoncer la première. Je crois qu'en la dénon­çant elle reprendra de nouveau la place de maître et de guide spirituel, qu'elle n'a d'ailleurs jamais perdue, car elle n'y a jamais été remplacée. » Mais qui écoute Bernanos aujourd'hui ? Pourtant si on veut sauver l'esprit, il faut que tous ceux qui ont conscience de la gravité du problème résistent de toutes leurs forces à la massification, qui rabaisse les âmes au niveau le plus médiocre parce qu'elle ignore les besoins les plus profonds de l'âme humaine ; elle réalise ce qui ne s'était jamais vu dans aucun temps : l'uniformisation des individus dans le médiocre. 163:121 Déjà nous voyons s'éta­blir par-dessus les frontières un goût universel. Les mêmes modes, les mêmes manies absurdes se répandent partout. Toutes les radios distillent le même jazz et les mêmes chansons imbéciles, les jupes ou les cheveux s'allongent ou se raccourcissent avec un ensemble im­pressionnant. Comment une telle uniformité ne serait-elle pas le comble de l'ennui ? La valeur personnelle de l'homme se trouve engloutie dans un océan sans lumière et sans joie. C'est la première fois dans l'histoire du monde que le développement du savoir, qui pourtant garde toujours sa noblesse, aboutit à un appauvrisse­ment spirituel de l'humanité, parce que la science devient de plus en plus une affaire de spécialistes, dont l'horizon se rétrécit à mesure que le champ de la science s'agran­dit dans les deux directions, celle du macrocosme et celle du microcosme. Il faudrait à l'homme une sagesse divine pour dominer les forces effrayantes qu'il risque de dé­chaîner. Mais dans l'ivresse de ses conquêtes, il ne s'aper­çoit pas que c'est la technique qui le domine. C'est ce qui faisait dire à Saint-Exupéry ce mot terrible : « Je hais mon époque de toutes mes forces. L'homme y meurt de soif. » Je ne partage pas la haine de Saint-Exupéry parce que les efforts de l'homme pour retrouver le sens de sa destinée sont quand même émouvants et que son an­goisse inspire la pitié. Je lisais dans le dernier livre d'un grand savant incroyant, Jean Rostand, les lignes sui­vantes : « Peu importe quels seront demain l'aspect des cités, la forme des maisons, la vitesse des véhicules... Mais quel goût aura la vie ? Quelles seront pour l'homme les nouvelles raisons de vouloir et d'agit, ? Où puisera-t-il le courage d'être ? » Oui, c'est bien d'être qu'il s'agit, et nous voyons de moins en moins d'hommes qui sont au sens plein du terme, parce que les hommes sont absorbés par la masse. 164:121 Mais il faut tout de même savoir que la masse ne parvient à l'existence que par la démis­sion des hommes. Ce sont les conditions de la vie hu­maine qui rassemblent les hommes dans les centres urbains et qui créent ce que nous appelons une masse ; mais cela ne change rien à la nature de chaque homme pris isolément. Il n'y a pas de masse, mais des hommes qui sont des créatures de Dieu et dont chacun répond à une intention, à une pensée particulière de Dieu. Chacun de nous est une créature unique, et ce que Dieu attend que nous lui donnions, personne d'autre ne peut le Lui donner. La vie n'est donc pas absurde ; elle nous donne au contraire un rôle magnifique à jouer avec l'aide de Dieu, qui nous aime et qui nous soutient de Sa grâce. Notre rôle est de rendre aux hommes que nous appro­chons des raisons d'exister, c'est-à-dire de continuer l'œuvre de la Création. \*\*\* Il n'y a donc pas de civilisation de masse et il ne peut pas y en avoir, mais nous ne savons pas ce que l'avenir nous prépare. On peut penser comme Saint-Exupéry que les temps que nous vivons sont « les plus noirs du monde », des circonstances imprévisibles peuvent ramener des conditions plus favorables à l'éclo­sion d'une civilisation digne de ce nom. En attendant il nous appartient de sauver les éléments qui permettront de refaire cette civilisation, c'est-à-dire de conserver vivantes et de transmettre vivantes à nos enfants les valeurs indispensables à la vie de l'âme. La première de ces valeurs est le goût de la vérité. C'est un goût qui n'est plus commun de nos jours. Nous ne cherchons pas la vérité pour elle-même, nous ne voulons pas d'une vérité transcendante : nous cherchons des vérités qui soient adaptées à nos besoins et à nos exigences ; nous les voulons commodes et pratiques ; 165:121 nous les fabriquons s'il le faut et nous leur faisons prendre la forme qui nous plaît, parce que, sans le savoir, nous pensons comme Protagoras que l'homme est la mesure de toutes choses. Dans l'ordre de la matière comme dans l'ordre île l'esprit, nous réussissons à fabriquer du faux qui a presque l'apparence du vrai, ce qui suffit à contenter les âmes peu exigeantes. Mais c'est d'une vérité sans ombre, inaccessible au flux du temps, que l'homme a faim, et cette vérité-là, on ne la lui donne jamais. C'est là qu'est la source de toute la mélancolie humaine. Il a faim de cette parole de Dieu dont saint Paul dit « qu'elle est plus tranchante qu'un glaive à deux tranchants et qu'elle pénètre jusqu'au point de division de l'âme et de l'esprit » ([^22]). La mesure de l'homme, ce n'est rien de ces vérités fugitives qui brillent un instant pour s'étein­dre aussitôt, mais la plénitude de l'amour du Christ, « qui surpasse toute connaissance » ([^23]). La seconde valeur sans laquelle il ne peut pas y avoir de civilisation véritable, c'est le sens de la gratuité. L'argent a pris dans notre siècle une telle importance qu'il est devenu la mesure universelle. C'est d'après l'argent que coûte un objet, d'après celui que gagne un homme qu'on mesure la valeur des hommes et des objets. Or les vraies valeurs sont gratuites : aucun argent ne peut nous les procurer. Le jour qui se lève pour nous chaque matin est gratuit, l'univers qui nous est donné à contempler est gratuit, l'héritage qui nous est transmis avec la civilisation de nos pères est gratuit, et l'amour n'est rien s'il n'est totalement gratuit. Les chrétiens savent qu'ils ont été rachetés gratuitement, c'est-à-dire par une grâce qui est un mystère insondable, et ce mystère doit nous faire entrer dans une action de grâces sans fin. 166:121 Toute la richesse de la vie est dans le don gra­tuit ainsi que la source de la joie. Pour qui a compris cela, il n'y a plus de place pour l'angoisse ni pour la révolte, mais seulement l'assurance que « Dieu aime celui qui donne avec joie » ([^24]). La troisième valeur est le goût de la liberté, et il faut reconnaître que défendre sa liberté dans le monde d'aujourd'hui est un combat héroïque, car toutes les puissances du monde sont liguées pour ravir à l'homme sa liberté et pour en faire un esclave docile. Elles exercent sur lui des pressions insidieuses pour le faire penser et agir selon l'intérêt de je ne sais quelles forces occultes. Il faut nous défendre et apprendre à nos en­fants à se défendre. Restons souverainement libres. Libres à l'égard des idées à la mode, qui se présentent toujours sous des traits séduisants. Libres à l'égard des mœurs qui se répandent dans la société et qui sont, il faut le reconnaître, une offense aux principes chrétiens. Libres à l'égard des valeurs prônées par le monde et qui sont trop souvent fallacieuses. Libres à l'égard de tout ce qui tente de faire violence à nos âmes et à nos esprits. Avant tout, ne pas céder à la tentation de pen­ser comme tout le monde et de ressembler à tout le monde. La première chose à entreprendre est l'édifica­tion d'une société chrétienne. Quand il y aura une société chrétienne, on verra refleurir une vraie civilisation. C'est l'évangile qui nous dit que la vérité nous délivrera. *Veritas liberabit vos*. \*\*\* 167:121 Nos fidélités seront les plus contrariées, les plus mé­prisées, les plus ridiculisées. C'est dans l'ordre. Notre mission est une mission de solitude. Elle est de consti­tuer, au milieu de cette masse que nous voyous s'épais­sir sous nos yeux, des noyaux de fidèles qui auront compris qu'il faut sauver l'homme d'un désastre sans précé­dent dans l'histoire, et qu'il n'y a qu'un moyen de salut, c'est de résister à tout prix à la massification. Vocation de solitude peut-être, mais c'est une vocation qui a ses grâces particulières : songeons à ce qu'ont été les noyaux de chrétiens dans l'Église primitive. Il ne nous est pas demandé de réussir mais de nous battre. Le prix du salut de l'homme a été payé une fois pour toutes par la croix de Jésus, mais l'accomplissement du salut se dé­roule tout au long des siècles. Nous y avons notre rôle à jouer, qui exigera peut-être des vertus héroïques. Or Péguy disait avec profondeur que la vie d'héroïsme « est infiniment une opération de joie ». C'est ce qui nous permet d'envisager notre vocation avec tranquillité. André Charlier. 168:121 ### Le carré magique (II) par Alexis Curvers Nous avons commencé dans notre précédent numéro la publication de cet ouvrage inédit, et d'ailleurs en­core inachevé, d'Alexis Curvers. Il fait partie d'une série d'études en projet ou en cours auxquelles l'au­teur a donné le titre général : « *De la subversion *». -- Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur. CHAPITRE II Le signe du T. -- Témoignage d'un mécréant. -- Une découverte catastrophique. -- Des cam­brioleurs graphomanes. Le dépérissement d'un symbole se marque à sa vulgari­sation, et à la fidélité des commentaires qu'il suscite. Seule la croix véritable échappe à cette fatalité, parce qu'elle se dévoile elle-même et se livre comme étant la croix du Christ, laquelle n'est pas un symbole mais la réalité même, une réalité à jamais vivante. 169:121 Saint Zénon, qui fut évêque de Vérone en 362, raconte avoir placé une croix de bois en forme de T sur le faîte d'une basilique qu'il avait bâtie. C'était crier sur les toits un secret qui depuis longtemps n'en était plus un. Voilà pour la vulgarisation. Pour les commentaires, ils se firent beaucoup moins attendre. Le premier qui nous soit parvenu n'est qu'une allusion qu'on relève dans l'Épître de Barnabé, du reste à propos d'autre chose. Il s'agit de la valeur numérale et toute profane du T, dont Barnabé a besoin pour tirer une prophé­tie d'un nombre cité dans la Bible. Et c'est afin d'ajouter à l'autorité de sa supputation qu'il rappelle incidemment, en trois mots, le symbole inhérent à la lettre : « la croix dans le tau ». C'est donc que ce symbole était déjà très familier à ses lecteurs. Or, sur la date de l'Épître à Barnabé, l'avis des spécialistes les plus qualifiés se partage entre des con­jectures qui vont de l'année 70 à l'année 130. Tranchons le doute par une moyenne, et concluons que, dès le début du II^e^ siècle, le symbole du T était trop répandu pour qu'il y eût à le taire, par conséquent à l'inventer. \*\*\* Plus révélateur encore est un commentaire indirect et d'un tout autre genre, que nous devons à la plume féconde et sarcastique du païen ou plutôt du sceptique Lucien de Samosate. Sophiste et pamphlétaire itinérant, ce fut le Voltaire du II^e^ siècle. Il se déclare, dit Maurice Croiset, « investi par la Philosophie elle-même de la mission de « démasquer toutes les impostures », ou ce qu'il jugeait tel, dans le christianisme aussi bien que dans les autres reli­gions qu'il ne ménagea pas davantage. 170:121 Ayant vécu à Antioche et certainement fréquenté ou côtoyé des milieux chrétiens, ayant de plus couru tout l'Empire, bon observateur, critique effronté des idées et des mœurs, bravant toute opinion reçue, il brocarda tous les dieux avec une ironie affinée à l'école de l'ancienne Attique. Car cet ennemi des traditions, plus heureux que ses actuels disciples, fut homme de tradition par la perfection de son langage et la culture de son esprit. « Il tourne avec un art merveilleux les ressources du passé à la destruction de ce que ce passé avait édifié », dit Croiset. Ce serait la définition du Moderniste éternel, si l'art de nos actuels modernistes avait quoi que ce soit de merveilleux. Hélas ! le modernisme même finit par pâtir de la décadence qu'il produit. Dans plusieurs de ses ouvrages, Lucien attaque nommément les chrétiens. Mais il évite de les nommer dans l'opuscule où son attaque se fait pourtant le plus perfide. C'est le *Tribunal des Voyelles,* où Maurice Croiset voit une œuvre de jeunesse, donc probablement écrite vers 150, Lucien étant né vers 125. Ce court pamphlet se présente comme une fantaisie de l'imagination, un divertissement de lettré, presque une plaisanterie sans autre intention qu'amusante. L'auteur imagine que la lettre S (*sigma*) en appelle contre le T au jugement des voyelles, reconnues compétentes comme étant les seules lettres parfaites, puisqu'elles se prononcent sans le secours d'aucune autre ; il y a peut-être là une pointe contre les langues sémitiques, où les voyelles n'étaient pas notées. Le S vient donc à la barre exposer ses griefs et ceux des autres consonnes : toutes ont à se plaindre du T qui envahit à leurs dépens le vocabulaire et l'orthographe du grec. Le double sigma, en particulier, est en danger de mort, supplanté qu'il est par le double tau dans beaucoup de mots défigurés. Et de citer maints exemples de l'incivilité de cet usurpateur. 171:121 Plaisante leçon de grammairien, en effet, assez pareille de ton à certaines « chroniques du langage » que publient nos journaux. Le puriste Lucien raille une mode qui se pique alors d'introduire indûment des *tau* dans la langue, comme à d'autres époques des rhô ou des iotas, phénomènes bien connus. Sans doute sous le Directoire persifla-t-on de la sorte les muscadins qui affectaient d'escamoter les *r.* Aujourd'hui encore, les Romains imitent comiquement les Toscans *che mangiano il C.* Jusque là rien de grave. Rien de grave, si Lucien arrêtait là sa petite satire grammaticale. Son insistance nous cause pourtant un léger malaise. On ne voit plus que des T, on n'entend plus que des T, on en a mis partout ! Ce propos ne mérite pas une si grande diatribe, qu'allonge inutilement la liste complète des exemples. On rit un peu jaune. On se dit que Lucien est un rhéteur intempérant. Quand tout à coup, au dernier paragraphe, on sent qu'il ne faut pas rire, que le rhéteur sait où il veut en venir et que l'affaire est sérieuse : « ...Voilà donc comment le T a lésé les hommes en ce qui concerne le langage. Combien aussi dans la réalité ! Les hommes gémissent, déplorent leur infortune et maudissent bien souvent Cadmus d'avoir admis le T dans la famille des lettres. Car les Tyrans (*tyrannous*), qui, dit-on, sont arrivés en sa compagnie et se sont conformés à sa ressemblance, ayant ensuite assemblé des Traverses de bois (*tekténantas*) selon un Tel modèle (*schêmati toioutô*), y suspendent des hommes : et c'est de là qu'à ce méchant Travail (*technémati*) serait venu ce méchant nom. Pour toutes ces raisons, de combien de morts estimez-vous que le T est passible ? Quant à moi, le seul Traitement (*timârian*) que je crois juste de lui réserver... » 172:121 Nous sommes dans la dernière phrase du réquisitoire, le verdict va tomber, et le mot décisif n'a pas encore été pro­noncé. Si nous ne l'avions pas déjà deviné, ce texte serait inintelligible. Car qui sont ces Tyrans innommés qui escortent la lettre maléfique ? Quelle conformité ont-ils avec elle ? Quand et comment ont-ils ajusté des Traverses à ce qui jusque là n'était qu'un pieu ordinaire, un poteau ? Et sur quel modèle nouveau, Tel que quelle autre chose non décrite ? Quel est ce Travail dont le méchant nom ne nous est pas livré ? A quel Traitement enfin peut-on condamner une lettre ? Ces termes volontairement obscurs ne prennent un sens et ne se définissent que par l'allusion de plus en plus claire que contient leur initiale, répétée avec une insis­tance dont l'intention se découvre enfin : tous ces mots commençant par T ont rapport au christianisme. C'est lui qui a lancé la mode du T. Religion tyrannique, il vénère, dans le T une image de l'obsédante et horrible croix qu'il propage pour le malheur de l'humanité. Voilà son crime, et voici son châtiment : « Quant à moi, le seul Traitement que je crois juste de réserver au T, c'est de régler son châtiment sur sa propre forme : or cette, forme est la croix, telle qu'elle fut fabriquée par lui-même et nommée par les hommes. » Le grand mot est lâché : *la croix*, *stauros*, qui renferme aussi la syllabe *taù*, nom grec du T. L'accusateur a ménagé savamment son effet. Il a joué à dessein sur le mot que j'ai traduit par *suspendre*, *anaskolopizein*, dont *anastaurizein* (*crucifier*) n'est qu'une variante fort ressemblante. Car *stauros* et *skolops* ont tous deux le sens originel de pieu, poteau, pal, gibet, et les deux verbes qui en dérivent ont d'abord été synonymes : élever, suspendre, attacher, fixer, accrocher au sommet d'un poteau. 173:121 C'est dans la langue réaliste des évangiles que *stauros* a servi d'emblée à désigner la croix, alors que Diodore de Sicile, au début de l'ère chré­tienne, la désigne encore par *skolops*, le génie grec répugnant au nom plus qu'à la chose. L'auteur des *Actes des Apôtres* emploie le verbe *stauroûn*, crucifier (II, 36 ; IV, 10), mais non le substantif *stauros, la croix,* qu'il appelle simplement *le bois* (X, 39). Saint Pierre, dans sa première Épître (II, 24), dit aussi que « le Christ a porté nos péchés en son corps *sur le bois *», terme générique, et nulle part ailleurs ne spécifie autrement la croix ni la crucifixion. De même dans l'Ancien Testament (Genèse, XL, 19 ; *Deutéronome*, XXI, 22 ; *Josué*, X, 26 ; *Esther*, V, 14), l'ins­trument auquel on pend les suppliciés s'appelle *hès* (*arbre, bois, poteau, gibet*), mot que les Septante traduisent cons­tamment par *xulon, le bois*. Seule la *crux simplex* était alors en usage, faite d'une pièce verticale unique ([^25]). 174:121 Comme le langage n'est ensuite arrivé que graduellement à réserver à *stauros* le sens de croix proprement dite, Lucien a donc gradué ses révélations, s'exprimant de façon vague au début puis de plus en plus claire. Le lecteur du II^e^ siècle pouvait hésiter sur le sens toujours imprécis d'*anaskolopi­zein*, il ne le peut plus sur le sens devenu très précis de *stauros*. Ce trait final dissipe toute ambiguïté : ce sont bien les chrétiens et leur croix qui sont visés, à travers le T qui ne fait qu'un avec elle. \*\*\* Je n'ai pu rendre qu'imparfaitement l'étourdissante vir­tuosité de ce morceau, où tous les mots qui sous-entendent le christianisme, *et eux seuls,* commencent par ce T que j'ai mis en majuscule dans leurs équivalents français. Mais l'al­litération est beaucoup plus saisissante en grec, où elle s'étend aux articles *to, tôn, tous*, etc., soigneusement placés pour en redoubler l'effet, parfois précipités l'un sur l'autre en cascade avec des T non initiaux ; et aux pronoms et ad­jectifs pronominaux (*toutou, toioutô, toutân, touto*, etc.) dont l'accumulation est d'autant plus étrange que leur antécédent inexprimé reste incertain ; n'est-ce que le T si volon­tiers répété par l'orateur, ou n'est-ce pas plutôt le funeste objet dont le nom ainsi suggéré lui brûle les lèvres ? J'at­tends qu'on me réponde que ces coïncidences, comme celles du « carré magique », sont purement fortuites. \*\*\* 175:121 Pour moi, plutôt que de croire au hasard, j'aime encore mieux en croire Lucien. Ennemi des chrétiens, il est vrai, mais par là même témoin lucide de ce qui les distingue. Or que leur reproche-t-il ? Nullement les crimes imaginaires dont on les noircissait, nullement les fables et les pratiques qu'on les disait avoir empruntées à d'autres cultes, mais au contraire ce qu'ils ont de plus caractéristique, de plus original et, pour lui, de plus monstrueux : le culte de la croix évoquée par le T. C'est bien la croix que Lucien persé­cute. Persécution intelligente, habile, qui feint d'égratigner les idées en épargnant la foi, et ne s'abaisse pas aux basses besognes. Digne ancêtre de tous nos Voltaires au petit pied, Lucien persécute la croix sans se souiller les mains. Par un apologue mieux que par une philippique, il touche au cœur ses victimes. C'est un délateur élégant, qui ne dé­nonce personne et respecte les formes. Il n'en voue pas moins les chrétiens au supplice. Puisqu'ils aiment tant la croix, crucifiez-les, insinue-t-il avec un sourire qui n'est même pas hideux. L'accent de ses dernières phrases ne trompe pas : c'est bien celui de la haine. Oui, la passion qui anime cette pédante fiction est la haine du Christ, ou, plus extraordinaire et peut-être plus triste encore, le non-amour, du Christ, passion froide qui ira en s'exaspérant incompré­hensiblement à travers les siècles, d'autant plus violente que s'exprimant toujours à mots couverts. « Ils m'ont haï sans cause » (Jean, XV, 25). On me dira que j'exagère et que je dramatise, que, je tourne au tragique le simple badinage d'un auteur à qui la postérité fera une réputation d'esprit libre !... Toute l'exégèse moderne, tant profane que sacrée, a pour principe fondamental que les écrivains écrivent pour ne rien dire. \*\*\* 176:121 Mais les lecteurs, eux, ne lisent pas pour ne pas com­prendre. Ceux du II^e^ siècle comprirent très bien ce que Lucien voulait dire : il vendait la mèche au public. Mèche à vrai dire déjà éteinte. Le T était percé à jour. Ce n'était plus pour les chrétiens qu'un insigne ornemental et conven­tionnel, qui leur était cher et coutumier encore, mais à l'ombre duquel ils ne se sentaient plus protégés. Il est peu probable qu'ils aient alors perdu leur temps à se confec­tionner un cryptogramme que tout le monde lisait à l'œil nu. Car Lucien était un auteur à scandale, c'est-à-dire à succès. En personne, par la parole et par l'écrit, il répandit lui-même jusqu'en Gaule ses doctrines et ses œuvres. Re­connaissons ici la main de la Providence, qui se plait à retourner contre eux l'entreprise des impies. Nous devons à cet impie, qui combattait le christianisme, l'aveu et la preuve que la croix, la vraie croix, la croix du Calvaire sous les espèces du T, élément capital du « carré magique » ou gît l'essentiel du christianisme, est notoirement antérieure au milieu du II^e^ siècle, ce que contestent sournoisement, même chrétiens, les Luciens du XX^e^. Ceux-ci ne semblent pas éloignés de gagner enfin la par­tie. On voit maintenant, dans nos églises, des « autels » sans crucifix, et des croix d'où le Christ a été arraché. A l'adora­tion de la Croix, cérémonie qu'on célèbre le vendredi saint à trois heures, les fidèles, hier encore, fléchissaient trois fois le genou ; désormais, sur l'ordre des prêtres, une seule fois. Et demain ? 177:121 En février 1937, M. Della Corte, directeur des fouilles de Pompéi, fit savoir qu'il avait découvert successivement deux « carrés magiques » dans la ville ensevelie : l'un, mutilé et d'abord non identifié, inscrit sur le portique d'une maison particulière ; l'autre, en bon état de conservation, gravé sur une des colonnes intérieures de la grande palestre déjà partiellement détruite par le tremblement de terre de 62, puis entièrement engloutie, avec le reste de la ville et ses habitants par l'éruption volcanique de 79. Voilà qui va des mieux, direz-vous. Le « carré magique » existait donc avant 62, en tout cas avant 79. Il n'est pas improbable que dans l'intervalle, la persécution de Néron éclatant en 64, des chrétiens aient élu la palestre pompéienne à demi ruinée ([^26]) comme un lieu de rencontre particulière­ment propice à des réunions clandestines, peut-être comme une « boîte aux lettres » où déposer des messages. C'est justement ici que les savants sont saisis d'épou­vante. Le « carré magique » que Félix Grosser en 1926 et l'archéologie ensuite les avait tous forcés de tenir pour chrétien du III^e^ siècle ou tout au plus du II^e^, dès qu'il semble dûment attesté en 1937 par un spécimen du I^er^, leur fait l'effet d'une catastrophe encore plus effroyable que l'explo­sion du Vésuve : c'est qu'elle ruine jusque dans leurs sacro-saints fondements les dogmes scientifiques mis à la mode depuis Renan. 178:121 Dans cette extrémité, tous se rétractent et se récrient qu'ils n'ont pas voulu cela. Reniant aussitôt Grosser et querellant sur d'accessoires broutilles les fouilleurs de Pompéi, ils prennent le parti désespéré de proclamer que le « carré magique » a cessé d'être chrétien en devenant trop vieux, et l'urgence de cette palinodie les incite à secréter dare-dare les conjectures, les fantaisies et les extravagances les mieux imaginées pour remplacer la vérité d'hier. Pour les uns, la clef du « carré magique » est à chercher maintenant dans les religions païennes ; pour d'autres, dans l'orphisme, dans le culte de Mithra, dans les mystères d'Éleusis, voire dans l'astrologie ; pour d'autres, un peu plus circonspects, dans le judaïsme. Mais toutes ces clefs improvisées fonctionnent mal. Les serrures grincent. Tirés au clair depuis dix ans à peine, les mystères du « carré magique » se renfoncent dans une ombre de plus en plus épaisse et de plus en plus tumul­tueuse. Tout cela pour ne pas toucher au dogme fondamental selon lequel le christianisme, étant l'œuvre des hommes, aurait eu besoin d'au moins un siècle ou deux pour s'élabo­rer ; or, dans le « carré magique », il apparaît déjà forte­ment constitué. L'admirable est que d'aucuns, qui d'abord, faisant la petite, bouche, avaient dédaigné l'amulette comme une su­perstition tardive, étaient à présent si résolus à l'expulser de l'ère chrétienne qu'ils ne balancèrent pas à la rattacher aux antiquités, quasi fabuleuses contemporaines de Pythagore, d'Ézéchiel ou des mages chaldéens. Tout était bon, pourvu qu'elle déguerpit de ce I^er^ siècle où sa présence causait un scandale intolérable, car elle contrevenait par son contenu à la chronologie du Nouveau Testament telle qu'il a plu aux pontifes modernistes de la régler une fois pour toutes sur les postulats de leur incrédulité. 179:121 Presque seul enfin au milieu du tapage, M. Carcopino gardait assez de bon sens pour ne pas se déjuger si précipitamment. Grosser l'avait convaincu, il ne répudia ni Grosser ni l'évidence acquise, et ne changea pas de convic­tion sur ce qui après tout ne dépendait pas essentiellement d'une simple question de date : l'origine chrétienne du « carré ». Inexpugnable sur ce terrain du fait, il fut cepen­dant assez bon prince pour en rabattre sur le terrain de la chronologie. Ses opposants lui soutenaient que le « carré magique » du I^er^ siècle ne pouvait pas être chrétien ; il rétor­qua que le « carré » chrétien ne pouvait pas être du I^er^ siècle ([^27]). Chacun, se piquant au jeu, en arriva à asséner aux thèses adverses des coups qui écornaient la sienne pro­pre, mais qui ménageaient le dogme intangible et commun à tous, et qui en tout cas ôtaient à l'objet de la querelle son principal intérêt. 180:121 Car, en dehors du christianisme, on n'a proposé du « carré » que des interprétations abracadabran­tes ; et, en dehors du I^er^ siècle, des interprétations insigni­fiantes. Au prix d'arguties également vertigineuses, on s'est acharné à démontrer d'une part qu'il ne voulait rien dire, d'autre part qu'il disait hors de saison ce qu'il avait à dire. Comment expliquer alors la vénération que lui témoignèrent tant de générations, la ferveur séculaire qui en réchauffa les vestiges épars sur trois continents ? Pour M. Carcopino, le « carré magique » ne remonte qu'aux années 125-150, au plus tôt, mais de préférence au tout dernier quart de ce II^e^ siècle. Pourquoi ? Moins intimidé que la plupart des savants catholiques par la dogmatique moderniste, si M. Carcopino lui sacrifie pourtant d'un cœur léger le « carré » pompéien du I^er^ siècle, c'est dans le désir de se convaincre que le « carré », bel et bien chrétien au demeurant, a dû naître à Lyon, ce qui n'est plausible que vers la fin du II^e^ siècle ([^28]). 181:121 Il lui faut donc pour cela retarder considérablement l'importation du « carré » à Pompéi, système à première vue paradoxal, puisque, pendant le délai qu'il réclame, Pompéi était déjà effacé de la terre des vivants ([^29]). \*\*\* 182:121 Mais M. Carcopino n'est pas homme à se laisser démonter pour si peu. Il tourne la difficulté par une conjecture qui, lorsqu'il la présenta en 1937 à l'Académie des Inscriptions, « tomba, dit-il, dans un silence qui n'avait rien d'approbateur » : c'est que « nombre de graffiti antiques furent l'œuvre, si l'on peut dire, de visiteurs posthumes, qui, plus ou moins longtemps après 79, ont été poussés par une curiosité plus ou moins désintéressée, à des investigations plus ou moins clandestines dans les décombres de la cité morte ». De ce nombre seraient les « carrés magiques » : simples « souvenirs » crayonnés sur place par des touristes qu'attiraient le spectacle des ruines et quelquefois, on le soupçonne, l'appât du butin qu'ils espéraient y récupérer. Ce n'étaient certes pas des touristes ordinaires, que la seule curiosité eût fait descendre par leurs propres moyens jusqu'à 3 ou 4 mètres sous la surface du sol qui, après 79, recouvrit Pompéi de sa masse compacte. Ce furent des aventuriers entreprenants, bien outillés et quelque peu vandales. Or les inscriptions que leur attribue M. Carcopino révèlent plutôt des âmes religieuses, méditatives et poétiques. 183:121 Qu'en certains endroits, d'accès plus facile, des fouilles individuelles aient été amorcées par des visiteurs, des pillards ou d'anciens habitants, c'est probable. Que ceux-ci aient éprouvé le besoin et cédé au désir de fixer en hâte sur des murs enfouis dans une nuit éternelle l'aveu écrit de leurs émotions, ce serait beaucoup moins naturel. 1\) Il y a d'abord le fameux graffito pompéien SODOMA GOMORA, qui, pour M. Carcopino, « constitue le type même de la prédiction *post eventum *». Mais on y peut voir tout aussi bien la menace d'un châtiment prochain annoncé à la ville dissolue, soit par un Juif rigoriste, soit par un chrétien persécuté, De plus, le tremblement de terre de 62 aurait été un *eventus* très suffisamment désastreux pour inspirer, avant 79, un avertissement prophétique de ce genre : Pompéi avait déjà subi partiellement le sort de Sodome et Gomorrhe, et, à moins de s'amender, mériterait comme elles de périr totalement sous un nouvel et imminent fléau. Il est également concevable que le souvenir des deux villes condamnées soit venu à l'esprit d'un témoin, juif ou chrétien, *pendant* la catastrophe, et que ce témoin ait eu le temps d'en inscrire les noms dans son refuge provisoirement épargné, l'éruption du volcan et la pluie de cendres qui s'ensuivit ayant duré du 24 au 27 août 79. \*\*\* 184:121 2\) « Le commandeur Fiorelli (...) avait, environ 1886, dégagé (...) une maison qui avait appartenu aux Popidii Prisci. Il fut bientôt frappé par le contraste qu'elle lui offrait d'un mobilier misérable dans un fastueux décor ; mais il eut tôt fait d'en apercevoir la raison : la Casa dei Popidii Prisci avait été déménagée, dans l'Antiquité, à travers la brèche que la suite des déblaiements lui révéla dans l'une des murailles. » Soit. La présomption que M. Carcopino tire de là serait plus solide, s'il y avait quelque apparence que les auteurs de ce cambriolage souterrain, postérieur à 79, eussent été des chrétiens. Ils n'ont malheureusement pensé à signer leur travail de rien qui ressemble à un « carré magique ». M. Carcopino assure qu'ils l'ont signé d'un autre graffito découvert dans la même maison, composé de deux mots la­tins transcrits en capitales grecques : *Doummos Pertousa* (*domus pertusa*, maison perforée). Commentaire de M. Car­copino : « Manifestement, ce libellé ne saurait provenir que d'un « antique » cambrioleur qui, tout heureux d'avoir mené à terme sa fructueuse besogne, se serait empressé d'avertir, par cette sorte d'enseigne ou d'étiquette, ceux qui auraient été tentés d'en renouveler l'exploit, de l'inutilité de leur entreprise » (il faut avouer que voilà un cambrioleur bien obligeant), « à moins que, déçu d'avoir été devancé lui-même, il n'ait voulu laisser, sur son passage, une tracé de son dépit. En tout état de cause, ce texte qui lui suppose, soit des prédécesseurs, soit des imitateurs, prouve que, dans l'Antiquité, l'exploitation des ruines de la malheureuse Pompéi était devenue une affaire d'habitude », etc. Retenons de cette ingénieuse interprétation que, de l'aveu de M. Carcopino, il exista dans la région, au II^e^ siècle, des cambrioleurs non seulement obligeants, mais assez let­trés pour improviser ou pour déchiffrer une inscription latine en caractères grecs ; et rappelons-nous d'autre part le « carré magique » de Doura-Europos, pareillement trans­crit du latin en grec. Ces remarques nous viendront à point. 185:121 Quant au « contraste d'un mobilier misérable dans un décor fastueux », rien ne dit que le commandeur Fiorelli et M. Carcopino à sa suite en aient aperçu la véritable raison. Rien ne dit que la maison des Popidii Prisci n'ait pas été endommagée soit par le tremblement de terre de 62, soit par quelque effraction ou accident, et évacuée avant 79. Laissée en l'état par les propriétaires, n'a-t-elle pas servi d'abri à quelque famille pauvre qui s'y serait installée avec son mobilier misérable ? Ou faut-il imaginer que celui-ci y fut introduit par les cambrioleurs en échange du mobilier de luxe dont ils s'étaient emparés ? On se demande cependant pourquoi ces cambrioleurs vraiment exceptionnels n'auraient pas mis à exécution avant le II^e^ siècle des projets de rapines qui, en général, n'exigent pas si longue réflexion. Ne cherchez pas : c'est qu'ils ont dû attendre jusque là l'éclosion du « carré magique » lyonnais et des éléments de christianisme transplantés par leurs soins dans les entrailles de la terre pompéienne ! \*\*\* 3\) « M. Della Corte, relevant avec la minutie et l'habileté dont il est coutumier les *graffiti* de la maison des Poppaei, dite Casa degli Amorini dorati, réussit à restituer à coup sûr deux vers » dont « il a lu le premier ainsi : « *Quinquaginta ubi erant adsunt exinde jacentes*. » Ce que M. Carcopino traduit : « Ils étaient cinquante qui gisent toujours où ils étaient. » 186:121 Soit encore. Seulement cambrioleur ou ancien voisin, l'auteur de cet hexamètre avait de la maison des Poppaei un souvenir assez vif pour savoir que cinquante personnes l'habitaient au moment de la catastrophe. Sa visite semble donc avoir suivi d'assez près la mort qui les y avait surprises. M. Carcopino préfère conjecturer que le visiteur, arrivant un siècle plus tard, prit le temps de déterrer et de compter, sans les connaître, les « squelettes étendus » qu'ils dénom­bre dans son vers. Rien d'impossible. L'autre vers est un pentamètre ainsi reconstitué par M. Della Corte : *Quo bibet pellex saxa cinisque tegunt.* « Ce que l'on entendra, dit M. Carcopino, en conjuguant au passé (*bibit*) le présent bibet : Le lieu où buvait la pros­tituée n'est plus qu'un amas de pierres et de cendres. » Malheureusement, si *bibit* est un passé ou un présent, *bibet* est sans conteste un futur, et la phrase se lit donc : *Ce lieu où boira la courtisane, pierres et cendre le recou­vrent*. Un tel vers a plutôt l'air d'une citation ([^30]) que d'un impromptu et pourrait contenir soit un encouragement épicurien à espérer le retour des jours heureux, soit au contraire, comme SODOMA GOMORA, un avertissement prophétique, donné après 62 par un témoin scandalisé des mœurs licencieuses qui régnaient de plus belle dans la ville en reconstruction : la courtisane reviendra boire dans ces lieux que jonchent encore les pierres et la cendre ([^31]) -- et par conséquent un second châtiment, plus terrible que le premier, est à craindre. Simples hypothèses assurément parmi d'autres possibles, dont celle de M. Carcopino n'est pas la moins téméraire. 187:121 Car, comme il le rappelle lui-même, « les dégâts de 62 ont été si étendus qu'au témoignage d'A. Maiuri (*Notizie degli Scavi*, 1939, p. 167) le mur nord avait été abattu sur plus de cent mètres de longueur ». Sénèque (*Questions Natu­relles*, VI, 1) dit que le tremblement de terre infligea à la Campanie de grandes dévastations (*magna strage vastavit*) ; Tacite (*Annales*, XV, 22), qu'il fit s'écrouler Pompéi en grande partie (*magna ex parte proruit*). Il serait surpre­nant qu'un tel prélude à l'anéantissement n'eût pas impres­sionné les auteurs de quelques-uns au moins des *graffiti* sinistres que M. Carcopino réfère indistinctement à l'anéan­tissement définitif de 79, en leur imputant à tous la même valeur rétrospective. Dans un Guide de Pompéi publié en 1950, M. della Corte écrivait que la maison des Poppaei a été explorée par ses visiteurs poètes *immédiatement* après 79. Non content de cette concession, M. Carcopino répond : « A l'adverbe près, nous sommes d'accord. » Il veut en effet que visites, explora­tions, inscriptions et cambriolages n'aient commencé qu'au II^e^ siècle, et toujours pour la même raison : pour ôter au « carré magique » tout moyen d'avoir pénétré dès le pre­mier dans les ruines de Pompéi, *a fortiori* dans la ville en­core vivante. \*\*\* 188:121 Mais les maigres documents qu'il produit à l'appui de son système sont sujets à caution et nullement probants. Ni SODOMA GOMORA, ni les deux vers de la maison des Poppaei, ni le mobilier déménagé de la *domus pertusa* des Popidii Prisci n'attestent avec certitude l'intervention des « visiteurs posthumes » que M. Carcopino affirme avoir été « plus ou moins nombreux après 79 » ; ni surtout ne sug­gèrent le moins du monde que parmi ces hypothétiques visiteurs se soient glissés des chrétiens propagateurs du « carré magique ». C'est d'ailleurs ce que le P. de Jerphanion eut beau jeu de répliquer à son éminent collègue, dans ce débat de 1937 au cours duquel l'Académie des Inscriptions fut le théâtre du plus étonnant des chassés-croisés : plus le P. de Jerpha­nion se ralliait à la thèse de M. della Corte sur l'authenticité des inscriptions pompéiennes du premier siècle, afin de s'en écarter sur le christianisme du « carré », plus M. Carcopino s'en écartait sur la date afin de s'y rallier sur le christianisme ; et plus l'un et l'autre se liguaient contre M. della Corte pour lui disputer le « carré » chrétien dit premier siècle. M. Carcopino combat donc sur deux fronts : Contre les nouveaux partisans du « carré » juif, les seuls adversaires qui lui paraissent sérieux (en particulier le P. de Jerphanion) Contre les partisans du « carré » pompéien du premier siècle. Étant moi-même au nombre de ces « imprudents néo­phytes », ou peut-être leur seul survivant, je ne serai l'allié de M. Carcopino que dans son premier combat. A mon grand regret, je ne puis défendre ma position qu'en me retournant contre lui dans le second, avec tout le respect que je lui dois et qu'il mérite. 189:121 Nous examinerons plus loin en détail les arguments sur lesquels sa conviction se fonde : le principal est l'étymologie gauloise qu'il suppose au mot inconnu AREPO. Dans l'ordre des généralités, j'ai déjà indiqué pourquoi la naissance du « carré », lyonnaise ou autre, est impro­bable au II^e^ siècle. Il ne répondait plus alors à aucune néces­sité. D'une part, témoin Lucien, les païens avaient démas­qué le T dont la seule vue irritait leurs soupçons plutôt qu'elle ne les eût égarés. D'autre part, les chrétiens lisaient couramment les évangiles, l'Apocalypse et d'autres écrits déjà fort répandus, où se trouvaient explicitement fixés le texte du *Pater noster* et le symbole de l'*alpha-oméga*. A quoi bon dans ces conditions inventer un cryptogramme ardu, pour les païens signal avertisseur, pour les chrétiens aide-mémoire inutile, à seule fin d'y renfermer ce que les uns et les autres pouvaient connaître en clair ? Quant à la Croix, si hermétiquement enclose dans le « carré », elle se manifeste au II^e^ siècle par des symboles d'un tout autre style que le T, assez neutres, assez envelop­pés encore pour donner le change, déjà pourtant assez lim­pides pour constituer un langage populaire : ces haches, ces mâts, ces ancres, ces jougs, ces ailes et ces bras large­ment étendus composent une imagerie sans problèmes et de tout repos, quelle que soit d'ailleurs la multiplicité des sens seconds ou adventices dont elle s'est enrichie. Libérés maintenant des interdictions rabbiniques, les chrétiens débu­taient dans le dessin et la peinture figurative. Au milieu de ces hiéroglyphes simples et parlants, le SATOR paraît par contraste un bloc de pierre archaïque, enserrant entre ses angles son secret descellé, un casse-tête désormais superflu, légué par les militants de cette nuit profonde où le christianisme avait fait ses premiers pas. 190:121 On imagine mal l'homme de génie qui en fut l'auteur consacrant sa peine à ressasser dans un jeu d'esprit des vérités déjà vulgarisées. Certes, son chef-d'œuvre se conserva et se transmit ensuite comme un arcane consolateur, auquel recourir à nouveau dans les moments de grande épreuve. Mais les conditions du souvenir ne sont pas celles de la création. (A suivre.) Alexis Curvers. 191:121 ### Vie et mort de Bossuet par Théo Henusse Leçon inaugurale faite à la séance solennelle de rentrée de la Faculté des Sciences agrono­miques de l'État, à Gembloux (Belgique), le 5 octobre 1967. Excellences, Monsieur le Ministre, Messieurs les représentants des Ministres, Messieurs les Recteurs, Mesdames, Messieurs, En 1625, deux ans avant la naissance de Bossuet, Étienne Bossuet, son père, est chargé par les Dijonnais d'aller à Paris comme leur avocat, afin d'y soutenir leurs privilèges municipaux dans un procès qui les oppose au parlement de Bourgogne. Et, quelques jours avant son départ, dans une lettre qu'on a conservée, il écrit à l'un de ses amis : « Le courage me croît à mesure que le conflit approche et en voyant qu'il va falloir combattre. » Tout Bossuet déjà, deux ans avant qu'il ne vînt au monde, tout Bossuet préfiguré par ce père qui ne tremblait pas, et que l'odeur de la bataille mettait joyeusement en appétit. 192:121 Il tremblait si peu, ce père inqualifiable, que dix ans plus tard, quand Jacques-Bénigne eut huit ans, il le mena d'une main ferme recevoir la tonsure des mains de Mgr de Langres. La tonsure, à ce blondin ! Là-dessus, les bio­graphes, tous les biographes, l'un copiant l'autre, comme c'est leur office, volent au secours du lecteur frémissant. Ils jurent au lecteur frémissant que cette tonsure n'enga­geait à rien. A rien, MM. les biographes ? Hélas, que faites-vous de l'inconscient ? La plus ingénue de nos midinettes vous ferait là-dessus des leçons. Et moi, je dénonce à nos pédagogues à la page et à nos pères dans le vent ce père monstrueux, qui fit tous ses efforts pour influencer son fils, qui pesa d'autorité sur le choix de sa carrière et même, -- j'ose à peine le rapporter, -- ne parut pas craindre un instant que son fils, plus tard, ne lui en fit des reproches. Or cette crainte est le premier commandement de la morale des pères, comme on a dû vous l'enseigner. Vous ne serez pas surpris d'apprendre que, broyé de la sorte, le jeune Jacques-Bénigne, confié aux Jésuites de Dijon, y travailla si fort, si ardemment, si frénétiquement, à travers jours, soirs, nuits et matins, que ses camarades de collège lui donnèrent le sobriquet de *bos suetus aratro *: bœuf habitué à la charrue. En un mot, une vraie bête à concours. Disons pour son excuse que la suppression des exa­mens dans les humanités ne devait être décrétée que trois siècles et demi plus tard et que ce siècle-là n'avait pas besoin, comme le nôtre, de personnalités fortes. Il en fut d'ailleurs cruellement dépourvu, comme chacun sait. Deux traits encore de l'adolescence de Bossuet. Ce père étonnant avait jeté son fils dans l'océan des livres, comme il l'avait précipité d'abord au cœur battant de la religion. Un jour, à quinze ans, dans cette bibliothèque de son oncle Claude où il passait des heures, nageant de livre en livre, roulé par le flot des livres, il en découvre un qui le trans­porte et qui l'engage pour la vie, -- et c'est la Bible. L'an d'après, il compose sa première harangue pour une céré­monie académique et prend pour thème de son discours -- le premier discours de Bossuet ! -- « Craignez Dieu, honorez le Roi. » Et j'ai oublié de vous dire que son père était dévot et royaliste ; mais vous vous en doutiez. Deman­dez, pour voir, à nos brouteurs de bandes dessinées si ce sont là les traits d'un génie-enfant. Ils ont déjà compris que ce génie prétendu ne sera pas un génie original. 193:121 A la fin de ses humanités, les Jésuites dansent en vain devant le jeune Bonnet le pas de la séduction. Mais les aigles ne volent pas en troupe, et les aiglons ont là-dessus de bonne heure des convictions arrêtées. Bossuet leur laisse en fuyant l'honneur insigne d'avoir formé, en quelques années décisives, le plus grand des prosateurs français et de lui avoir inculqué, comme ils firent toujours, que la gram­maire et la théologie sont les deux seules sciences vraiment sérieuses. La théologie, il allait l'étudier à Paris, pendant dix ans, sous Nicolas Cornet, au collège de Navarre. C'était, une admirable maison où les études étaient d'une solidité et d'un fruit exceptionnel parce qu'elle s'inspirait de principes tout juste opposés à ceux qui nous gouvernent lorsque nous réformons les nôtres, c'est-à-dire tout le temps. « Le changement en soi est horrible », a écrit plus tard, profon­dément, Bossuet. C'est peut-être à Navarre qu'il l'avait appris. A vingt-cinq ans il est à Metz, où il prêche sans arrêt, bataille -- déjà -- contre les ministres juifs et protestants ; se nourrit en délices de la Bible et des anciens Pères, qu'il déclare préférer aux scolastiques « parce qu'ils sont plus anciens et par là », ce sont ses termes, -- « plus remplis de la pure substance de la religion, de la sève du christia­nisme primitif ». Tertullien et saint Augustin sont ses grands hommes. En 1659, à trente-deux ans, il s'installe à Paris ; il prêche le carême aux Minimes de la place Royale en 1660, aux Carmélites de la rue Saint-Jacques en 1661. En cette même année 1661, il prêche l'avent au Louvre où le roi a voulu se donner l'honneur de l'entendre. Et c'est l'année du grand tourbillon de feu : la mort de Mazarin, le sceptre nerveusement serré, et cette apparition de douceur et de flamme : La Vallière. Et c'est alors qu'a lieu cette chose extraordinaire : le roi, ayant entendu Bossuet, fait écrire à son, père pour le féliciter d'avoir un tel fils. Et ce roi a vingt-trois ans : et cette pensée qu'il a et cet ordre qu'il donne le couvrent de plus de gloire que celui qu'il prétend honorer. 194:121 « Pour le féliciter d'avoir un tel fils ». Ce sont exacte­ment les mots de Voltaire qui raconte le premier ce haut fait, dans « Le Siècle de Louis XIV ». Et c'est vrai que ce grand roi, excellent entre tous les rois à reconnaître les hautes qualités des grands hommes, à les mettre en forte lumière, à en tirer d'éclatants partis et plus que tout cela, à s'en réjouir avidement, n'a pu manquer d'être ébloui par Bossuet dès qu'il put le voir et l'entendre. Je vais tenter de dire pourquoi cela est sûr, et tout spécialement pourquoi il n'est nullement surprenant que, cette impression prodi­gieuse, Louis XIV l'ait ressentie tout de suite. Chacun de nous, eût-il très peu de pénétration, la ressentira tout de même au premier contact avec Bossuet ; et le commerce le plus long et le plus intime avec les œuvres complètes n'aboutira qu'à confirmer la même impression, sans y rien ajouter d'important. A mon avis, cette impression se laisse analyser très facilement. Elle est due à l'union extraordinaire ; chez Bossuet, de trois éléments extraordinaires eux-mêmes et qui sont : le caractère très particulier de sa foi ; le caractère très particulier de son tempérament physique ; le caractère très particulier de son génie. \*\*\* Et tout d'abord, quelle est sa foi et que présente-t-elle chez lui de spécial, cette foi catholique dont il peut sem­bler à toute première vue qu'elle ait pour loi d'être uni­forme, d'être strictement identique chez tous ceux qui la partagent ? Eh bien, elle a chez lui de spécial, cette foi catholique, qu'elle est absolue, qu'elle est entière, qu'elle est exactement limitée, qu'elle est essentielle, et qu'elle est le principe unique de toute sa pensée et de toute son action. Elle est absolue, c'est-à-dire qu'elle est chez lui une conviction aussi forte qu'une conviction peut être forte ; qu'elle exclut rigoureusement toute forme de doute, et que Bossuet n'était pas plus sûr que le soleil luit et que deux et deux font quatre qu'il n'était sûr que tout ce que l'Église enseigne est la vérité même. Et croyez que cela est rare, à ce degré, chez les croyants, et que cette rareté est très naturelle et nullement scandaleuse. Elle est entière, en ceci qu'elle s'applique, avec cette conviction absolue que je viens de dire, sans aucune réserve ni atténuation, à tout ce qui fait l'objet de la foi catholi­que, et notamment à tout ce que contiennent les Écritures, sans aucune distinction à cet égard entre, l'Ancien Testament et le Nouveau. 195:121 Et soyez sûrs que cela, qui va de soi, en théorie et paraît être, en théorie, le cas de tous les fidèles, est en fait plus rare encore que le point précédent ; et que de nouveau il n'y a rien là d'étrange ni de honteux, rien qui ne soit parfaitement explicable par l'ordinaire infirmité de l'esprit humain en matière de foi. Et encore, la foi de Bossuet est exactement limitée : elle ne s'exerce, avec cette conviction absolue et cette étendue égale à toutes les parties de son domaine, elle ne s'exerce que dans ce domaine même, rigoureusement borné à ce que l'Église commande de croire. Ce que l'Église permet seule­ment qui soit cru, ce que plus ou moins discrètement et par des voies plus ou moins autorisées elle invite à croire sans toutefois y contraindre, tout cela le trouve froid, plutôt indifférent et comme distrait, et le plus libre des libres penseurs. Et ces frontières exactes de la croyance exigée, il les connaît à merveille, et j'ajoute qu'il les sent de sûr instinct, non moins précisément qu'il ne les connaît. Et cela, cette capacité et ce goût naturel de limiter ce qu'on, croit à ce qu'on a pour devoir de croire, est encore dans le peuple fidèle d'une rareté inexprimable. Et je dis aussi que sa foi est essentielle, et je veux dire par là qu'elle est en lui primitive, qu'elle ne dérive en lui, selon toute apparence, d'aucune opération préalable de l'esprit ou du cœur ; en d'autres termes, qu'il ne semble pas du tout qu'il ait cru parce qu'il lui aurait paru aupa­ravant qu'il est raisonnable ou qu'il est doux de croire. La parole du Christ à Thomas : « Bienheureux ceux qui ont cru sans avoir vu » semble s'appliquer à lui littéralement. Et cela n'est pas rare chez les simples, chez les très simples. Mais cela est presque sans exemple chez les doctes, et sur­tout chez les docteurs de la foi. Or qui fut plus docteur de la foi que Bossuet ? Et je dis enfin que la foi de Bossuet a été la principe unique de toute sa pensée et de toute son action. Tout ce qu'il a pensé, en toutes matières, tout ce qu'il a prêché et publié, en toutes matières -- et c'est tout un, car il a prêché, manifestement, et publié tout ce qu'il a pensé, et nul ne semble avoir été plus dénué que lui de toute réticence ou faculté de réticence, de toute pensée de derrière la tête -- tout ce qu'il a pensé, prêché et publié découle de sa foi comme un fleuve provient de sa source unique. 196:121 Un de ses livres est intitulé « Politique tirée de l'Écriture sainte » et voilà bientôt trois siècles que ce titre fait ricaner les sots. Ils ricaneraient bien davantage s'ils observaient que tout ce qu'a produit Bossuet, -- théologie, philosophie, morale, psychologie, histoire, controverse, -- pourrait por­ter des titres tout semblables, pourrait se targuer de la même origine ; et, pour que se glace tout à coup leur rica­nement il faudrait qu'ils fussent capables de s'aviser que, sur toutes ces matières qu'il a touchées, nul, venant ensuite et se réclamant de la seule raison, ou de la raison appuyée sur l'expérience, n'a pu atteindre à sa cheville pour le jeu souverain de l'esprit, pour le respect de l'expérience, pour la vérité et la sûreté des conclusions et, ceci est le comble, pour le bon sens. Principe de toute sa pensée, sa foi fut aussi le principe de toute son action. Et cela est sans autre exemple, s'agis­sant d'un si grand homme, chargé de dons sans nombre et sans mesure. De son adolescence à sa mort, on ne peut citer de lui un écrit, un acte, une démarche ni, semble-t-il, une pensée même qui, tous inspirés par sa foi, n'aient eu pour but unique, direct, évident, le service de Dieu. Pas un divertissement, même innocent, chez ce lettré ; pas le moin­dre équivalent d'un « Télémaque » ou d'un « Discours sur les occupations de l'Académie française » ; pas la moindre curiosité pure des œuvres de l'art -- nul ne fut moins anti­quaire -- ni de la science. S'excusant, dans une lettre à Huet, d'avoir peu lu les ouvrages de physique de Descartes, ce mot adorable de lui : « Je croirais un peu au-dessous du caractère d'un évêque de prendre parti sérieusement sur de telles choses. » Aucun jeu. Aucun loisir. Et non pas « Dieu premier servi » ; mais « Dieu seul servi », pendant plus de soixante ans ! On songe malgré soi à cet autre enragé non moins plein de raison, au grand Paul de Tarse ; et l'on s'aperçoit que le véritable « Panégyrique de saint Paul » n'est pas le chef-d'œuvre oratoire que tous ont connu, c'est ce chef d'œuvre en action qu'on connaît moins, c'est la vie tout entière de Bossuet. Oui, tous les deux harcelés de la même fièvre, brûlés du même feu, jusqu'à leur dernier jour. 197:121 Voilà donc une peinture de la foi la plus parfaite qu'on puisse concevoir, parfaite également sous tous ses aspects ; d'une foi vécue coïncidant en tous ses points avec la défi­nition la plus rigoureuse de la foi. Mais voici du même coup la foi la plus propre à rendre notre grand homme intoléra­ble à deux espèces de gens, et intolérable au point d'être haïssable : les incroyants, qui à cause de cette foi infinie tiennent Bossue pour une manière d'aliéné ; et les croyants, presque tous infiniment moins croyants pour leur part, qui à cause de cela le jugent peu raisonnable, encombrant, com­promettant et qui, n'osant pas le dire et osant à peine le penser, ne l'en haïssent que davantage. A quelques excep­tions près, bien entendu. Il est d'ailleurs intéressant de se demander ce que Bos­suet lui-même eût allégué, si on l'eût prié de s'expliquer là-dessus. Bien qu'une telle supputation soit évidemment aventureuse, je crois pouvoir essayer de vous le dire très sommairement. Je crois qu'il aurait rappelé d'abord, sur le problème métaphysique, l'incertitude et par conséquent la division des philosophes, qui était l'un de ses thèmes favo­ris. Ces philosophes dont chacun produit un système nou­veau, toujours orignal à vrai dire, toujours strictement personnel, chacun ne se réclamant de ses prédécesseurs que pour marquer avec luxe en quoi il s'en écarte, et chacun pouvant constater que ses successeurs le traitent exactement de même ; et donc comparables (la comparaison, je vous en avertis, est de moi, mais je crois que Bossuet l'eût avouée) et donc comparables à des aliénés plantés dans une vaste cour d'asile, chacun à bonne distance de ses confrères, affectant de ne les pas seulement apercevoir ou de leur marquer un mépris hautain, et déclamant son délire person­nel dans un intarissable monologue qu'il n'interrompt que pour huer vivement les autres, tous les autres, sans distinc­tion. Et Bossuet aurait remarqué que cette discorde est un signe certain d'erreur ; que, tous ces philosophes se contredisant, tous ne peuvent évidemment avoir raison ensemble ; et que, s'il est logiquement possible que chacun d'eux ait raison à l'exclusion de tous les autres, encore faudrait-il pour que ce fût croyable que l'un d'eux eût du moins quelques disciples, quelques fidèles en nombre suffisant, illustres ou obscurs, il n'importe, qui, doués de raison comme leur maître, se rendissent sans réserve aux raisons de leur maître comme les disciples : des géomètres se ren­dent aux raisons de leur maître. Mais chaque philosophe rencontre au fond auprès de ses disciples le même accueil qu'auprès de ses confrères faiseurs de systèmes : un accueil qui n'est jamais d'adhésion totale ; 198:121 et chacun de ses disci­ples n'est au fond pour chaque philosophe qu'un hérétique courtois et discret autant qu'on voudra, mais enfin un héré­tique, et donc un ennemi. Au lieu que le système judéo-chrétien, relié à la création du monde par la continuité des Écritures, donne le spectacle et donc l'inappréciable garantie d'une adhésion unanime, continue, étendue, prolongée dans le temps et dans l'espace jusqu'à l'Europe chrétienne du XVII^e^ siècle ; d'une adhésion accordée au même credo général, évoluant sans doute de la Loi ancienne à la Loi nouvelle, mais enfin au même credo général, par tous ceux, ou presque, à qui ce credo a été proposé. Et cette unité dans la croyance, Bossuet nous l'eût sans doute allé­guée comme un signe de vérité, non pas absolument cer­tain sans doute en rigueur logique, mais le plus probable qui soit, et plus entraînant à coup sûr que les ramages discordants des philosophes. Et nous ayant ainsi montré la métaphysique judéo-chrétienne amie en quelque sorte de l'esprit de l'homme, à travers le temps et l'espace, je suis sûr qu'il nous eût montré aussi, en y insistant, la morale judéo-chrétienne accordée mieux qu'aucune autre aux sociétés humaines, et à ce tremblant cœur humain, à travers le temps et l'espace. Et, pour achever de nous expliquer sa foi, je crois qu'il eût invoqué la personne et les paroles et les actions de Jésus-Christ, dont il était exac­tement le prisonnier. Comme tous les grands hommes, Bossuet était infiniment sensible, aux grands hommes. Et, dans la personne du Christ, tant de grandeur et cette figure d'humanité devaient l'enchaîner sans recours. \*\*\* Mais s'il est vrai que ce qui frappe d'abord dans Bos­suet, c'est le caractère très particulier de sa foi, il faut y ajouter, mieux, il faut y joindre étroitement le caractère très particulier de son tempérament et de son génie. Et parlons d'abord de son tempérament, et j'entends par là sa complexion naturelle, oui, vraiment, sa consti­tution physique, sur laquelle je crois qu'on n'a jamais assez insisté. Deux mots le caractérisent à cet égard : l'équilibre et la force. 199:121 L'équilibre : à ce point de vue, c'est un enchantement que de le regarder, tant ses dons se balancent dans une proportion toujours juste, tant on n'en finirait pas d'admi­rer combien chacun fait à son antagoniste un exact contre­poids ; et l'on a plus tôt fait de dire que voilà l'un des plus beaux animaux humains qu'on ait vus et qu'on puisse voir, que voilà enfin l'homme normal, cet homme normal fameux et qu'on ne voit jamais, mais à qui l'on ne se lasse pas de comparer ceux qu'on voit toujours et partout, et qui plus ou moins s'en éloignent. Le corps et l'esprit ; la fougue des instincts et la maîtrise des instincts ; la raison droite et l'imagination puissante, bondissante, mais toujours en bride ; la hardiesse et le bon sens ; l'origi­nalité et la défiance de l'originalité ; la sensibilité et la retenue ; et l'on n'en finirait pas d'énumérer de ces con­traires ou quasi contraires, dont l'un a tôt fait d'écraser l'autre chez les hommes du commun, et qui, chez lui, d'abord on croit qu'ils vont s'affronter et se combattre et peut-être s'entre-détruire : et puis ils se rapprochent, se sourient, se composent et, comme dans un ballet, le duel esquissé s'achève en duo. Mais il faut signaler à part, et sans la moindre honte, et saluer, comme un don excep­tionnel chez un homme de son état, une parfaite organi­sation sexuelle. Chez ce prêtre dont la rigoureuse et conti­nuelle chasteté n'a fait de doute pour aucun historien, et que la canaille de plume, en grondant, a dû épargner à cet égard, qui s'est gardé de tous les frôlements et de toutes les équivoques ; on perçoit une sensibilité à la femme, sen­sibilité juste et forte, qu'il domine, et qu'il n'exténue pas, et qu'on dirait qu'il se dispense d'exténuer. L'Église ro­maine, si sage, a toujours exigé de ceux qui se consacrent à son service une parfaite intégrité sexuelle ; et ce n'est pas sa faute si elle doit, dans les cas ordinaires, borner ses exigences là-dessus à l'assurance et l'intégrité anato­mique, l'intégrité des fonctions et des tendances échap­pant à tout contrôle simple. En ce qui touche Bossuet, le vœu de l'Église a été comblé, et comme il ne l'est presque jamais, il faut bien en convenir, chez les hommes d'Église qui s'avancent dans la foi et s'enfoncent dans le divin au même point que Bossuet. Mille traits en témoignent en ce qui concerne Bossuet ; et à ne retenir que les plus sensi­bles, citons l' « Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre » avec le charmant médaillon du début : « Elle que j'avais vue si attentive pendant que je rendais le même devoir à la reine sa mère... » ; et sa traduction du Cantique des cantiques ; et le passage des Sermons : 200:121 « Qui ne sait que dans les transports de l'amour humain etc. », passage illustre, parce qu'il manque à toutes les anthologies ; ses démêlés avec l'abbesse de Jouarre et la rude façon dont il broya sa résistance ; sa sévérité pour les femmes, -- où il s'égale à saint Jérôme, -- ses colères à leur endroit ; le mépris où il les tient -- sauf, il va sans dire, pour celles qui, dans le monde ou le cloître, se sont plongées en Dieu et pour ainsi dire noyées en lui, et encore à la condition que ce soit avec la modestie extrême qui seule leur convient et qu'elles ne mêlent à leur piété rien de la savante, ni de la théologienne, ni de l'inspirée, ni rien de ce désir passionné de plaire et d'intéresser qui pour lui est le fond de leur nature et qu'il ne leur pardonne pas. « Que veulent », dit-il, « ces gorges et ces épaules, sinon étaler à l'impudicité la proie à laquelle elle aspire ? » Ces soins qu'elles pren­nent à l'infini pour orner « une boue colorée » (ce sont ses mots) ou pour disposer « ces cheveux que la nature jette au hasard sur nos têtes comme un excrément inu­tile » (et c'est encore lui qui parle, vous pensez bien que ce n'est pas moi qui pourrais dire les choses avec cette beauté), voilà ce qu'il méprise avec tant de force, de hauteur et de continuité que nous ne pouvons douter que, ces créatures tant honnies, il eût été capable de les aimer. Il les méprise, et Fénelon les dédaigne, et vous sentez la nuance ; et Féne­lon, -- voyez « L'Éducation des filles », a observé les fem­mes à merveille ; mais soyez sûr qu'il les a à peine regar­dées, et qu'il a passé sa vie sans les voir. Et ce qui caractérise encore le tempérament de Bossuet, outre son équilibre, c'est sa force. Il est plein de force, au point qu'il ne sent pas sa force, comme disent avec admi­ration nos bonnes femmes de leurs rejetons ; il est fort au point d'être malgré lui fracassant, ce qui lui plus d'une fois tiré des yeux les larmes du pot de fer devant son compagnon réduit en miettes ; et sa force déborde au point que cet homme de pensée, et tout en demeurant toute sa vie homme de pensée -- toujours le fameux équilibre ! -- a été toute sa vie un homme d'action ; de sorte que toute sa pensée a sans cesse été tendue vers l'action, s'est em­ployée toute à l'action ; mais de sorte aussi que son action a toujours été et toujours voulu être une action exercée par la pensée sur la pensée d'abord, et exercée enfin sur l'action à condition que ce fût à travers la pensée. Convaincre et persuader, et pour plier enfin les conduites ; mais d'abord convaincre et persuader. 201:121 Et il était, tellement fort, et tellement dans le besoin constant d'user de sa force, que l'action simple ne lui a jamais suffi et que, dès ses débuts, et chaque fois qu'il l'a pu, il y a joint le combat. Parce que le combat est une action plus forte en ceci que, s'exerçant contre un adver­saire, elle est une action qui s'oppose à une action, elle est un action qu'une autre action s'efforce d'empêcher, et donc elle a pour nécessité de se renforcer encore, pour à son tour empêcher l'autre et la réduire. Et le combat est non seule­ment une action plus forte, mais il est aussi une action qui se perçoit elle-même davantage, et prend plus exactement et plus délicieusement sa propre mesure en comparant inévi­tablement sa puissance à la puissance de l'action, adverse. Mais s'il a combattu les protestants, les juifs, les exégètes, les cartésiens, les défenseurs du théâtre, les quiétistes et même, en un sens véritable, croyez-le, son royal élève, pendant dix ans d'un préceptorat dramatique, il n'a jamais abandonné l'action non moins ardente, mais plus paisible, de la prédication et de la conduite des âmes qui se vou­laient dociles. \*\*\* Et enfin, voici le troisième caractère original de Bossuet qui, joint à sa foi exceptionnelle et à son tempérament exceptionnel, achèvera de le peindre et d'expliquer le brus­que émerveillement du roi, et c'est le caractère exception­nel de son génie. Exceptionnel en quoi ? Ah ! Mesdames et Messieurs, on en ferait un livre, un très gros livre, et qui ne courrait d'autre risque que d'être pâle et incomplet. De son génie, je ne vous dirai que quatre traits, et vous m'excuserez si je choisis ceux qui me frappent le plus. D'abord et avant tout, ce génie est à mes yeux le génie de la conséquence. Bossuet voit chaque chose en liaison sûre et étendue avec mille autres choses, qui sont les causes, ou les implications, ou les accompagnements, ou les conséquences inévitables, quoique au besoin infiniment lointaines, de la première. Il a et il entretient et il développe sans cesse ce génie, qui lui est propre, de la conséquence, c'est-à-dire de la liaison nécessaire, naturelle ou surnaturelle, de toutes choses, en vertu de sa double nature d'homme de pensée et d'homme d'action. 202:121 Homme de pen­sée, puissant et infatigable, et à la vue perçante, s'il con­sidère une idée, il a tout à coup la vison de l'immense et complexe réseau logique, en amont et en aval d'elle, auquel cette idée se relie. Homme d'action, non moins puissant et infatigable, s'il considère un acte, il a tout d'un même coup la vision de l'immense et complexe réseau, -- histo­rique, physique, psychologique, -- qui s'étend en amont et en aval de cet acte, dont il aperçoit aussitôt les sources premières et les derniers aboutissements. Et je crois bien que, dans la formation de son esprit, l'homme d'action a énormément contribué à pousser à sa perfection l'homme de pensée, et spécialement à accroître la portée de sa vision spéculative. Car s'il peut arriver à l'homme de pensée de méconnaître impunément les lointaines conséquences logi­ques de ce qu'il pose dans le domaine de l'esprit, la même impunité n'est pas assurée à l'homme d'action, toujours menacé d'expier les conséquences pratiques lointaines de ce qu'il aurait commis par méprise dans le domaine des faits. Et c'est parce qu'il a ce génie et ce besoin de la cohé­rence dans le domaine de la pensée et dans celui des actes, et que partant toute forme de l'incohérence lui fait hor­reur, que Bossuet a été toute sa vie un apôtre de l'unité, en Matière théologique, religieuse, politique, historique, et à vrai dire en toutes matières, et aussi un apôtre de l'auto­rité, l'autorité étant naturellement créatrice d'unité, et gardienne de l'unité une fois créée. Et je ne nomme qu'ensuite, bien que ce soit lui qui jadis m'ait ébloui d'abord, un deuxième trait du génie de Bossuet, le plus illustre pourtant, qui est son génie littéraire. Ce génie est fait surtout à mon sens d'une extrême propriété de l'expression, c'est-à-dire que l'expression est toujours chez lui rigoureusement égale à la chose à exprimer, de telle sorte que les mots ont toujours chez lui, jusqu'à ras bord exactement leur contenu exact de pensée et de sentiment et jamais moins que ce contenu exact. D'où il faut déduire et je déduis que la plus extraordinaire qualité de Bossuet styliste est d'être, de tous les écrivains français, le plus rigoureusement exempt du défaut que les sots lui attribuent plus qu'à tout autre, et qui serait la pompe, l'emphase, la grandiloquence. 203:121 Si ce défaut-là, car ce n'en est qu'un sous trois noms, consiste dans une manière d'inflation verbale aux dépens du sens, en ce cas les grandiloquents ont nom Bergson, Sartre ou Teilhard de Chardin. Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé, et ce reste est d'ailleurs innom­brable aujourd'hui. Et ce génie est fait encore de ce qu'à tout moment, et sans que jamais l'un usurpe du tout l'autre, Bossuet pense en philosophe et sent en poète, comme on l'a si bien dit, et qu'il a su acclimater à l'air des cimes le bon sens, qu'il ne quitte jamais. Et le dernier trait de ce génie, non pas le dernier qu'on en pourrait dire, oh non ! mais le dernier que je vous dirai est son universalité, c'est-à-dire son aptitude égale et par­faite à s'appliquer à n'importe quel genre de pensée, -- théologie, philosophie, histoire, controverse, biologie, -- et à n'importe quelle forme d'art, et d'emblée à s'y trouver à l'aise et à y remporter le prix avec, partout et toujours, l'assurance tranquille d'un demi-dieu. Et je crois donc que ce qui a pu faire, en 1661, l'éton­nement de Louis XIV est exactement ceci, qui ne confond pas moins le lecteur d'aujourd'hui : c'est qu'un homme de cette admirable organisation physique, équilibrée et forte, et d'un génie également admirable de pensée et d'action, cet exemplaire incomparable d'humanité supérieure, qui pouvait mettre le monde à ses pieds et embrasser fortement toutes les grandeurs et tous les plaisirs du monde, a été cet homme de foi infinie, et qu'il a assujetti à cette foi sa chair mortifiée et son génie. \*\*\* Et c'est pourquoi je comprends qu'on soit curieux de connaître sa morale, sa morale à lui, l'exquis de sa morale, dont on sait bien certainement qu'elle est la morale chrétienne, toute la morale chrétienne et rien qu'elle seule, mais dans laquelle il est impossible qu'il n'ait pas marqué, comme tous les moralistes chrétiens, l'ont fait, une prédi­lection personnelle pour certains articles qu'il a dû consi­dérer comme cardinaux, dans l'ensemble du système, ou comme les commandements favoris de son cœur et de sa pensée. 204:121 Et c'est vrai que sa Morale essentielle se laisse réduire à trois articles, tous les trois importants à ses yeux, et le premier de loin le plus important de tous, sinon moralement, du moins philosophiquement ; et tous les trois oppo­sés autant qu'il se peut à la morale d'aujourd'hui, et non seulement à la morale courante et profane d'aujourd'hui, ce qui va presque de soi ; mais même à la morale chrétienne d'aujourd'hui, ce qui est infiniment plus intéressant ; et voilà bien le moment de vous déclarer pour la première fois ceci, que je vous ai fait voir sans le dire dès mes premiers mots, et que vous n'avez pas cessé d'apercevoir, c'est que sur tous les points de sa vie, de sa pensée et de son action, Bossuet est le plus anti-moderne des grands hommes, le plus rebroussant pour l'esprit contemporain et, pour tout dire, le mort le plus scandaleux de l'histoire des idées. Le premier point de sa morale est que l'homme a pour devoir primordial de se pénétrer de la conviction de son néant. Je dis bien de son néant, et non pas seulement de ceci qu'il serait de peu de force, ou de peu de durée, ou de peu de prix, ou de peu de conséquence dans l'ensemble de la création et dans l'histoire du monde ; mais bien exac­tement de ceci qu'il n'est rien, en regard de Dieu -- à moins qu'il ne s'applique, tout entier et de toutes ses forces, à mesurer sans cesse cette distance infinie qui le sépare de Dieu, de Dieu qui seul est, qui seul existe, et à participer de son mieux à cet Être unique en se conformant à sa loi, Et c'est littéralement, vous l'avez peut-être remarqué, l'exhortation même de l'Ecclésiaste : *Deum time, et man­data eius observa : hoc enim omnis homo*. « Crains Dieu et observe ses commandements, car c'est là tout homme. » Vous entendez bien : c'est là toute la substance de l'homme ; et, à moins de cette crainte et de cette observance, l'homme n'existe pas, l'homme est néant. Et de là découlent tout naturellement ces assauts cent fois répétés que Bossuet donne à l'orgueil et à l'ambition, qu'il fait voir en quelque sorte comme le comble de l'absurde, puisqu'ils sont des essais d'exaltation d'une valeur nulle, ou de multiplication d'une quantité nulle. 205:121 Le deuxième point de sa morale particulière est l'hor­reur des voluptés, parmi lesquelles il donne, et, pour les honnir plus que les autres, conforme en cela à toute la tra­dition chrétienne, une place éminente aux voluptés sexuelles, qui sont les plus nettement ennemies de la moralité générale. En quoi il se montre, conforme en cela à toute la tradition chrétienne, profond psychologue ; et ceux qui attaquent là-dessus Bossuet et la tradition chrétienne lais­sent voir par là qu'ils connaissent mal la nature humaine, et qu'ils ne connaissent point, du tout ce que c'est que la moralité. Et enfin le troisième point de la morale de Bossuet est la charité envers les pauvres. Mais il l'entend, naturelle­ment, comme l'Évangile et la tradition chrétienne l'ont toujours entendue, c'est-à-dire, au premier chef, comme une vertu destinée à sanctifier ceux qui la pratiquent, en les faisant se détacher de leurs biens, c'est-à-dire d'eux-mêmes ; en combattant la dureté de cœur naturelle à ceux qui possèdent ; en les invitant à considérer dans le pauvre qu'ils soulagent la figure même de Jésus-Christ, afin que ce pauvre ainsi soulagé puisse devenir plus tard l'avocat du riche compatissant et comme son introducteur dans les tabernacles éternels. C'est donc le profit spirituel du grati­fiant dont cette conception de la charité a principalement souci, et nullement le profit matériel du gratifié, à qui elle ne souhaite tout au plus que le nécessaire. Ce gratifié, ce pauvre, étant convié seulement à se réjouir d'être pauvre, oui, parfaitement à ne point haïr le riche, ni même le riche au cœur dur à ne point l'envier ; et bien entendu à né souhaiter nullement l'égaler, puisqu'il se mettrait en l'égalant, dans une tentation permanente de s'attacher, com­me lui, aux biens périssables. C'est ainsi que, très logiquement, la charité chrétienne est par essence ennemie d'une philosophie sociale qui ferait au pauvre un droit et même un étrange devoir de chercher passionnément à améliorer sa condition au delà du nécessaire, puisque cette recherche passionnée ferait naître et entretiendrait chez ce pauvre, chez ce privilégié du Père, un attachement aux biens, au surcroît de biens qu'il n'a pas encore mais qu'il convoi­terait de plus en plus à mesure, et qui, pour n'être qu'un attachement de désir, n'en serait que plus vif et plus obsédant ; et, pour tout dire, cette philosophie sociale exécrable aboutirait à cette chose monstrueuse de faire de ce pauvre, sinon tout de suite un riche en effet, du moins tout de suite un riche par le cœur, un riche en esprit, plus abominable encore qu'un riche tout court, et donc justiciable du terrible *Vae divitibus !* « Malheur aux riches ! » de l'Évangile. 206:121 Eh bien, je crois que vous avez pu mesurer combien cette morale essentielle de Bossuet est opposée autant qu'il est possible à la morale de notre temps, laquelle invite l'homme à se considérer lui-même, en soi et dans autrui, comme une valeur suprême et comme une fin suprême, et par là le divinise presque impudiquement, et donc fait de l'orgueil et de l'ambition des vertus cardi­nales ; laquelle lui enseigne, sous le nom de confort et de progrès technique et de civilisation des loisirs, la religion du plaisir, et tout particulièrement révère la sexualité jusqu'à l'obsession et à coup sûr jusqu'au delà du ridi­cule ; laquelle enfin ne vante la charité humaine qu'en tant qu'elle peut améliorer de plus en plus, et jusqu'à l'infini s'il se peut, le sort du gratifié, et ne se préoccupe de stimuler l'esprit de charité dans le gratifiant que dans la mesure ou cette stimulation est nécessaire ou utile pour améliorer le sort du gratifié, et principalement son sort matériel. On ne peut donc rêver d'antagonisme plus absolu que celui de Bossuet moraliste et de la sensibilité morale moderne. Car la morale moderne est beaucoup plus une sensibilité qu'un système de pensée. Et, avant de laisser Bossuet moraliste, permettez-moi d'ajouter que ce rigoureux, que cet austère, que cet inflexi­ble était, dans la direction des consciences qui se con­fiaient à lui, le plus modéré, le plus humain, le plus sensé et le plus délicieusement bonhomme des conseillers ; et qu'il n'y a là aucune contradiction. Je vous recommande, -- car c'est un régal de connaisseurs, -- le recueil de ses lettres de direction adressées à la sœur Cornuau, qui était bien, comme toutes les dirigées du monde, et avec par-ci, par-là de brefs aspects touchants, la personne la plus lancinante, la plus fatigante, la plus empoisonnante qui se puisse rêver. Et, avec cela, aucune grâce profane. J'ai décidé qu'elle était rougeaude, avec, des traits épais et de grandes mains. Et j'ai ajouté de grands pieds, parce que les grandes mains m'en donnaient le droit. Je devais avoir mes raisons, jointes à celle-ci que, charmante et charmeu­se, Bossuet l'eût rebutée ou menée à coups de trique. N'en doutez pas, car je le connais un peu. 207:121 Et c'est parce que je crois le connaître un peu que je voudrais le défendre contre quelques griefs qu'on lui a faits. Et je dis bien qu'on lui a faits, car on ne lui en fait plus, ce serait trop d'honneur ! On lui a reproché d'avoir élevé très maladroitement le dauphin, pour lequel il a tout quitté, dix années durant, de 1670 à 1680, et dont on convient qu'il était indolent, d'esprit lourd et complètement fermé au sublime. Et l'on en convient, même un peu trop, parce qu'on donne ainsi le double coup de pied de l'âne au précepteur homme d'Église et à l'institution monarchique. Et l'un des historiens les plus intelligents de Bossuet, Alfred Rébelliau, que j'honore et que d'ailleurs je vous recommande, a dit à cette occasion une sottise, à savoir que ce jeune, prince semblait avoir quelque goût pour les arts mécaniques, comme ce fut plus tard le cas de Louis XVI, et que Bossuet eût été mieux inspiré en tâchant de le diriger de ce côté-là. Eh bien, je ne suis pas de cet avis et vous n'en doutez pas, puisque j'ai dit que c'est une sottise. Je pense, -- si le portrait qu'on nous fait de ce prince est fidèle, et, je crois qu'il l'est, du moins en gros, -- que Bossuet a fait preuve, comme toujours d'ailleurs, d'une admirable péné­tration en composant comme il l'a fait l'éducation de son élève. Et si vous voulez savoir comment il l'a entendue, vous lirez ce chef-d'œuvre qu'est sa lettre sur l'éducation du dauphin au pape Innocent XI, lequel d'ailleurs, et ce n'est que trop sûr, se fichait complètement de ces admi­rables détails et, plus encore, de l'admirable liaison qui les unit. Vous y verrez la place éminente qu'il y donne à la religion, dont le dauphin écoutait chaque jour une longue leçon, debout et chapeau bas, et vous remarquerez que Bossuet (tout comme Fénelon d'ailleurs, dans son traité « De l'Éducation des filles ») donne à la religion cette place éminente, non pas du tout parce qu'il le fallait bien, façonnant, lui, évêque, un prince chrétien, mais parce qu'il pensait, lui, Bossuet, que cette grande part faite à la religion dans toute éducation est à peine suffisante, et parce qu'il eût continué de le penser sans doute, dans sa tête d'homme, si par quelque sortilège il lui fût arrivé tout à coup de n'être plus ni évêque, ni prêtre, ni même chrétien. Et vous verrez aussi la part à peine moins grande que, pour ce prince disgracié de la nature, Bossuet fait à la langue latine, comme si elle pouvait être, pour cet esprit défaillant, le miraculeux cordial, l'eau-de-vie Suprême. 208:121 Et cette grande part s'explique encore par ceci qu'enseigner profondément la langue latine, c'est ensei­gner encore la religion, et c'est ce que Bossuet savait, et c'est ce que sentent (car savoir n'est plus guère leur lot), c'est ce que sentent et n'oublient jamais tant de malins d'aujourd'hui, qui rêvent de les ruiner toutes les deux ensemble. Et vous verrez encore que Bossuet était ennemi des « morceaux choisis », qu'il faisait apprendre et reco­pier, et traduire par son royal élève, toujours des ouvrages entiers, « de sorte », écrit-il au Pape avec un peu de gloire, « que nous avons toute l'histoire de France écrite (enten­dez : recomposée), écrite en latin de la main de ce prince ». Et, comme Bossuet ne mentait pas, cela nous donne quand même une fière idée de ce que pouvait faire, dans cet étonnant XVII^e^ siècle, et fût-ce dans un très gros latin, un adolescent un peu faible d'esprit ; et je voudrais voir dans un tel exercice nos petits forts en thème d'aujourd'hui, pour qui ce serait une riche occasion de justifier leur nom. Vous apprendrez aussi, parce que Bossuet en instruit le pape en propres termes, que « le prince a vu », sous son égide, « les trompeuses amorces de la volupté et des femmes », -- car il est vrai que les voluptés ont leurs amorces et que les femmes ont les leurs, et que ce ne sont pas les mêmes ; et vous vous demanderez quel prêtre écrirait encore aujourd'hui, et au pape, s'il vous plaît, des trompeuses amorces des femmes, -- mais c'est peut-être qu'elles n'ont plus d'amorces ou que leurs amorces ne sont plus trompeuses. Et enfin vous joindrez à cette lettre au pape une lettre de Bossuet à son élève lui-même, où il lui explique, avec la patience et la sagesse d'un ange, pourquoi il doit mettre l'orthographe, et le rapport qui est entre le respect, de l'orthographe et les devoirs d'un roi. Et je ne sais pas ce que vous penserez d'une éducation royale ainsi comprise, s'agissant d'un prince peu doué, mais si l'un de vous trouvait cela stupide, il faudrait qu'il eût l'équité de m'envelopper dans le même reproche, et j'en serais flatté au-delà de l'exprimable. 209:121 Et l'on a dit aussi que Bossuet était naïf et qu'il avait été roulé proprement par la Montespan, lorsqu'il avait tenté de la séparer du roi. Et je dis qu'en le roulant la Montespan a été dans son rôle, qui était celui d'une garce, et, que, avec la connaissance qu'il avait du cœur des hommes et des femmes, Bossuet a pu prévoir et a certainement prévu qu'il perdrait sans doute la partie, et avec quelque humiliation apparente ; et qu'il est admirable qu'il ait méprisé cette perspective et qu'au lieu de se tenir peinard il ait fait son devoir à l'extrême, parce qu'il s'agissait du roi de France et parce qu'il était homme de Dieu. Et je dis qu'il n'a pas montré plus de naïveté en pour­suivant contre Claude, contre Jurieu et contre Leibniz des controverses infinies, visant à la réunion des Églises protestantes ; que les chances de succès de telles entre­prises ne feraient pas la moindre illusion au plus obtus de nos syndicalistes d'aujourd'hui, et que dans ces condi­tions il serait trop surprenant vraiment que le grand Bos­suet eût pu recevoir de si bas des leçons de clairvoyance ; et que sans doute c'était là et c'est encore le rêve le plus chimérique du monde, et que le jour où les Églises protes­tantes feront retour à Rome, c'est qu'il n'y aura plus ni foi protestante, ni foi catholique. On peut penser tout cela mais on doit penser néanmoins, quand on est un prêtre catholique, quelque juste défiance qu'on ait de la raison et des raisons comme conductrices des sectes, qu'il faut en jouer pour l'honneur de l'homme et pour l'honneur de Dieu et lui laisser d'achever l'ouvrage, s'il lui plait, après qu'on s'est admirablement battu. On a dit aussi, et c'est peut-être ce qui me donne le plus de joie, que Bossuet avait été un évêque de cour, un adulateur du roi-soleil, et quelqu'un -- n'est-ce pas ce coquin de Saint-Simon ? -- a même proféré qu'il n'avait point d'os ! Mais nous avons des témoins plus irrécusa­bles ; nous avons ses sermons devant la cour, avec leurs dates, et leurs circonstances, et les corrélations qu'ils font voir entre leur contenu doctrinal et les épisodes de la vie du roi. Je supplie qu'on me désigne, après lui et dans les trois derniers siècles et jusqu'à nos jours, -- et surtout de nos jours, ô mon Dieu ! -- un prêtre plus justement audacieux devant un souverain même infiniment moins redou­table. Nul, ni même ce demi-fol de Fénelon, n'a égalé sa fermeté, son intrépidité en même temps que son respect. Mais précisément c'est ce respect qui déconcerte nos cen­seurs et qui les trouve inexorables. Incapables qu'ils sont de respect, qui est une vertu réservée aux âmes hautes et à quoi le vulgaire ne comprend rien, ils le confondent avec la bassesse, qui fait dans cette gamme toute leur expérience ; 210:121 et si vous les poussez un peu, ils ne vous cacheront pas qu'ils eussent aimé de Bossuet, en plein carême du Louvre, à l'adresse de son maître, quelque engueulade somptueuse à la Hugo, bien colorée, truculente et interminable, quelque chose comme la tirade de Saint Vallier dans « Le Roi s'amuse ». Ils croient d'ailleurs ou feignent de croire, -- mais je crois plutôt qu'ils croient, -- qu'il est de l'office des hommes d'Église, non seulement de proclamer la doctrine, mais de requérir contre les infrac­tions particulières à la doctrine, et spécialement quand il s'agit de chefs d'État, exception faite, comme il convient, pour les chefs des États dits populaires. Ils ne se doutent pas un instant qu'un homme comme Bossuet, qu'ils ne connaissent que par ouï-dire et sont d'ailleurs hors d'état de connaître autrement, est aussi incapable de bassesse qu'ils le sont eux-mêmes de s'élever au-dessus de la bas­sesse ; et ils ne se doutent pas davantage que Bossuet aimait son roi, qu'il l'aimait aux larmes, et d'abord parce qu'il était son roi, et donc le légat de Dieu ; et ensuite parce qu'il était aimable au point que tous les grands hommes de son règne l'ont aimé comme d'amour ; et enfin et surtout, et en dépit de tout, parce qu'il était un grand homme comme lui, comme lui plein de force et de feu, buisson ardent d'instincts, monstre comme lui d'in­vention, d'énergies physiques et morales, comme lui, com­me Condé, comme Turenne, qu'il a aimés aussi et qui l'ont aimé aussi pour la même raison ; et que ces êtres étince­lants-là communiquent et se répondent, dans la nuit des hommes de peu, comme on voit, dans la nuit des Pyrénées, les feux des bergers se répondre de sommet en sommet. Et c'est pourquoi vous ferez bien de croire que si, dans la « Politique tirée de l'Écriture sainte », Bossuet a vanté la monarchie absolue, ce n'est pas pour complaire au monar­que absolu, c'est parce qu'il pensait ainsi, comme Homère, qui n'avait personne à flatter, et pour les mêmes raisons qu'Homère, mais que Bossuet a dites de telle sorte qu'on n'y peut, pour toujours, ni ajouter ni retrancher rien. 211:121 Et voici, pour finir ce recensement des griefs articulés contre Bossuet, un grief qu'on ne lui a jamais fait, et qu'on ne lui a jamais fait parce qu'il était impossible qu'on le lui fit. On ne l'a jamais taxé d'hypocrisie, j'entends d'hy­pocrisie religieuse. Et c'est vrai que nul ne fut plus que lui à même de s'exposer à ce grief, s'il l'eût voulu, et que nul n'en fut plus exempt. Rien chez lui des yeux perpétuel­lement baissés de Bourdaloue, rien des contorsions de crucifié qui me gâtent Fénelon, ni de ce cabotinage de Pascal malade, près de mourir, et réclamant qu'on allât quérir un pauvre quelconque, malade lui aussi, et qu'on le couchât dans sa chambre pour qu'il bénéficiât des mêmes soins. Chez Bossuet ni cilice, ni discipline, ni carême emphatique, ni mines extatiques ou pénitentes, ni regards levés au ciel. Une sainteté bourgeoise, tranquille, faite de l'observance stricte et infatigable des plus humbles devoirs, une douceur naturelle, cet aveu ingénu au maréchal de Bellefonds, pour s'excuser bonnement d'être incapable de pauvreté absolue : « Je perdrais plus de la moitié de mon esprit, si je me sentais à l'étroit dans mon domestique ». Et ceci, que j'aime plus que tout et que je vous invite à aimer : ne se croyant nullement forcé, parce qu'il prêche une morale austère, de pousser l'austérité au degré où il la prêche ; et ne songeant pas plus à renoncer à la prêcher parce qu'il ne l'observe pas, qu'il ne songe à affecter de l'observer pour continuer à la prêcher. Le plus libre des hommes, le plus honnête, le plus simple, et pareillement à l'aise, enveloppé la nuit, pour écrire, dans la peau d'ours qui lui servait de robe de chambre, et dominant de son bel œil les falbalas tumultueux du portrait de Rigaud. \*\*\* Vous me direz : « Tout cela est fort bon. Mais enfin cet homme d'action, cet homme qui toute sa vie a tendu à l'action par la pensée, qu'a-t-il réalisé au bout du compte ? ». La réponse est fort simple. Il a laissé cent chefs-d'œuvre de pensée, et davantage, et qui sont en même temps des chefs-d'œuvre de style, qui sont l'honneur de la prose française. Et, dans le domaine de l'action, le résultat de tant d'efforts et de tant de génie a été nul, ou impercep­tible. En un mot, l'échec de Bossuet est exactement immense. Il a échoué dans les efforts qu'il a multipliés pour rappeler le roi au respect de la foi conjugale, et aussi au respect des ménagements qu'il devait à son peuple. 212:121 Il a échoué, nous l'avons dit, dans l'éducation du dau­phin, qui semble avoir très peu profité de ses leçons, et qui d'ailleurs n'a pas régné. Il a échoué dans ses innombrables tentatives de réconciliation avec les protestants, et c'est donc en vain que cette réconciliation a été l'effort et la pensée de toute sa vie. Il a échoué dans sa défense de l'Église gallicane, et de la manière la plus mortifiante pour lui. Il a échoué dans ses controverses avec Richard Simon à propos de l'exégèse biblique. Il a tenté de tuer dans l'œuf l'exégèse biblique indépendante, ayant admirable­ment compris, et l'ayant marqué dans une lettre célèbre, qu'à moins d'y réussir tout était perdu pour l'Église sur ce terrain dangereux, entre tous. Et il n'y a pas réussi, et il a vu qu'il était impossible d'y réussir. Il a échoué contre Malebranche, dans sa tentative de préserver la philosophie chrétienne des infiltrations du cartésianisme et de la descendance infinie du cartésianisme. Et il a mesuré avec son admirable prescience les suites meurtrières de cet échec. Il a échoué, ou du moins il a échoué finalement, contre le Père Caffaro, dans la guerre qu'il a faite à Caffaro au sujet du théâtre et qui nous a valu les incomparables « Maximes et réflexions sur la Comédie ». Il a terrassé Caffaro, qui d'ailleurs a fait le mort dès le premier coup d'estoc, mais il n'a pas réussi à faire croire à l'Église et au peuple chrétien que la comédie honnête et les spectacles honnêtes (car, pour les autres, la question était d'avance tranchée) sont un poison pour la vie chrétienne, et que « Le Cid » et « Polyeucte » doivent être proscrits avec rigueur. Proposition très vraie, que Nicole avait conçue et démontrée d'abord, et que Bossuet a démontrée magni­fiquement après lui et jusqu'à l'évidence, -- mais inutile­ment. 213:121 Et surtout il a échoué ou du moins, encore une fois, il a échoué finalement dans sa controverse avec Fénelon à propos du quiétisme. Vous savez que Fénelon, soumis à une illuminée du nom de Mme Guyon, -- comme sont soumis aux femmes, dans l'occasion, les hommes qui sont incapables de les aimer, -- avait, sous son étrange empire, soutenu une doctrine qui faisait (oh ! je simplifie énor­mément) qui faisait de l'amour de Dieu le commandement unique de la vie morale et, moyennant qu'on aimât Dieu de tout son cœur, permettait de faire bon marché des actes, de ne plus s'attacher à l'exercice des autres vertus, de s'en remettre là-dessus à la conduite et à la bonté divines, et même au besoin de renoncer au salut pourvu que telle fût la volonté de Dieu. Vous imaginez sans peine quel accueil Bossuet fit tout de suite à ces extravagances, et combien un système qui faisait fi des actes moraux et de l'exercice continuel de la volonté forte était peu fait pour le séduire. Joignez qu'il s'ajoutait à son indignation de théologien et d'homme de bon sens, une jalousie affreuse à l'égard de cette visionnaire qui lui ravissait de la sorte, à lui Bossuet, un disciple naguère bien-aimé ; et une désespérante amer­tume à ce spectacle exemplaire du triomphe de la sexua­lité, du triomphe de la sexualité non par voie ouverte, où la contre-attaque eût été possible, mais par une de ces voies secrètes que Bossuet moraliste sondait si lucidement et redoutait si fort. En un mot, Bossuet savait mieux que personne qu'entre Fénelon et Mme Guyon rien n'excédait et ne pourrait excéder l'emmêlement des âmes ; mais il savait aussi que cette union mystique était un fruit du sexe et d'autant plus vénéneux que la chair en paraissait absente. Et Bossuet, au terme d'un insensé carrousel diplo­matique, put arracher à Rome la condamnation de Fénelon ; mais l'opinion profane et même l'opinion ecclésiastique fut, presque tout entière et tout de suite, pour Fénelon, vic­time sublime et résignée et d'ailleurs merveilleux comédien, et elle est encore pour Fénelon à l'heure où je vous parle. Et Bossuet échoua encore, comme tout prêtre catholique échoue plus ou moins, dans sa prédication morale, parce que la chair des hommes est tenace et sourde. Mais peut-être a-t-il eu conscience qu'on ne pouvait mettre plus de génie qu'il n'avait fait dans l'ouvrage de leur salut, et donc que son échec à lui était, plus que tout autre, déses­pérant. Joignez que cet homme, qui eut toujours pour lui le roi, souvent quelques amis en petit nombre, et toujours aussi l'assentiment presque forcé de ses confrères en épis­copat et de Rome même, n'eut jamais, ni dans l'Église ni dans le monde, un parti. Il n'était pas sympathique, il était trop grand et trop fort : et ce fut sa principale faiblesse. 214:121 Et Il faut que je vous dise encore une chose étrange. Ce grand et puissant orthodoxe, ce dernier des Pères de l'Église, comme on l'a souvent nommé, s'est de son vivant fondu avec l'Église traditionnelle à un degré incroyable. Il a été l'Église même et, en nombre d'occasions, par ses interventions promptes et fulgurantes, par sa vigilance, par sa prescience, infiniment plus pape que le pape. Ce mimétisme est allé jusqu'à ce point qu'il a épousé, non seulement les innombrables et hautes qualités de l'Église traditionnelle, mais, si je l'ose dire, ses défauts, ce que l'opinion commune nomme ses défauts et que je préférerais nommer ses préjugés nécessaires parce que ces défauts prétendus ont été les conditions de sa vie. Et c'est ainsi, entre mille exemples, que, tout comme l'Église traditionnelle, Bossuet eut une sage horreur de l'exégèse biblique indépendante et ne laissa pas de soutenir qu'une exégèse biblique indépendante et néanmoins orthodoxe est possible, ce qui ne tient pas debout ; que tout comme l'Église traditionnelle, il eut une morale de la sexualité d'une sévérité extrême, évidemment inacceptable par le monde et qu'il prétendit faire accepter au monde ; qu'il creusa sans relâche, entre l'homme et l'animal, un fossé de nature qu'il voulait infranchissable et qu'il était trop clair que la science franchirait d'un pas ; qu'il a pu, le plus gravement du monde, extorquer à Rome par les intrigues les moins honorables, et parce que ces intrigues sont de tradition à Rome, des décisions d'ailleurs excellentes, et les imposer tout aussitôt au respect de tous comme le prononcé même de Dieu. Et j'en passe, vous le pensez bien. Et voici que, dès l'instant de sa mort, ce profond accord où il était avec l'Église a été rompu par l'Église. Sans le renier jamais d'ailleurs, ce qui peut-être eût exalté son nom aux yeux de beaucoup, l'Église s'est détournée de Bossuet parce qu'elle s'est détournée de l'esprit de Bossuet, qui avait été le sien pendant dix-sept siècles ; elle s'est détournée et s'est éloignée de lui de plus en plus, et le monde avec elle, à pas feutrés ; elle a donné sa dépouille en pâture aux potaches, qui d'ailleurs la vomissent, sous l'œil compatissant des maîtres ; et il n'y a pas, dans ses Oraisons funèbres, un exemple comparable au sien d'un être humain promis en apparence à plus de gloire durable, et précipité par la mort dans un anéantissement plus complet. Et l'on songe par force à ce verset de l'Ecclésiaste que certainement Bossuet lui-même eût pris pour texte dans un tel cas : « j'aurai le même sort que l'insensé. Pourquoi donc ai-je été plus sage ? » \*\*\* 215:121 Il est mort, après s'être fait relire plus de soixante fois, dans ses derniers jours, l'Évangile de saint Jean. Il est mort et, par une dérision toute particulière, tandis que sa gloire est morte dans les esprits et dans les âmes, il se trouve que son corps n'est pas devenu, selon sa parole, « ce je ne sais quoi qui n'a de nom dans aucune langue ». Son corps embaumé le jour même de sa mort, c'est-à-dire le 12 avril 1704, est parfaitement conservé et nous en avons l'assurance, puisqu'il a été exhumé en 1854, Mgr Allou étant évêque de Meaux, exhumé et exposé deux jours durant à la vénération des fidèles, et rendu ensuite au tombeau avec des précautions extrêmes. Le cercueil ouvert l'a fait voir intact, sa belle tête encapuchonnée du suaire, les yeux entrouverts, car il semble qu'aucune main pieuse ne les lui ait fermés, la bouche grande ouverte, car sans doute on a négligé de même, dans les heures qui ont suivi son dernier souffle, de la maintenir serrée, comme c'est l'usage, par une mentonnière. Et rien n'est plus noir que ce double témoignage de l'indifférence parmi laquelle sa vie s'est achevée. La nuit qui a précédé sa mort, nous savons que sa nièce, la petite Mme Bossuet, donnait un bal dans l'appartement voisin. Et lui, seul dans sa chambre, et nous le savons aussi, par le journal de Ledieu, agonisait au son des violons. Au moment de l'exhumation, un excellent dessinateur a fait un croquis parfait de son visage. Vous le trouverez, reproduit en hors-texte, dans l'édition Didier-Privat du « Sermon sur la mort » et vous verrez cet air qu'il a de pousser et de prolonger, à travers les espaces sombres, un dernier cri désespéré. \*\*\* Dans sa cathédrale de Meaux, point folle, mais sérieuse, de grandeur raisonnable, avec ses tours inachevées et tirant de cet inachèvement, à la française, une beauté de plus, j'ai vu sa tombe, dans le chœur, du côté de l'épître, car c'est de ce côté réservé au commentaire de la Parole que le plus grand, commentateur de la Parole, depuis l'apôtre Paul, a voulu vivre sa vie d'outre-tombe. 216:121 *Hic quiescit, resurrectio­nem expectans, Jacobus-Benignus Bossuet*. « Ici repose, attendant la résurrection, Jean-Bénigne Bossuet. » Ah ! Je ne crois pas qu'il repose, ni que la mort plus puissante, comme il l'a nommée, nous l'ait changé à ce point. Mais je crois en revanche qu'il attend la résurrection, et qu'il l'attend avec toute la fièvre et toute cette certitude active et ardente qui ne l'ont jamais quitté aux jours de la terre ; et je crois qu'il éperonne, comme une monture trop lente, la durée qui le sépare du Jugement. Ce jour-là, qui était un dimanche, je dois bien vous dire qu'en redescendant la nef, je me répétais une phrase de l'épitaphe que je venais de déchiffrer longuement. *Virtu­tibus, verbo et doctrina claruit*. « Il a brillé par ses vertus, par sa parole et par sa doctrine. » Et je suis tombé en arrêt, parvenu au pied de la chaire de Bossuet, devant une longue table qui en barrait l'accès et qui était chargée de piles de périodiques, placées là à la disposition des fidèles. La pas­sion que j'ai de l'imprimé a fait que j'en ai feuilleté quel­ques-uns, qui ne m'ont paru briller ni par la parole, ni par la doctrine, ni moins encore par la vertu, car l'amour y était célébré presque à toutes les pages, et ce n'était pas l'amour de Dieu. Je me souviens notamment d'un numéro de « Télérama » daté du 26 août 1966 dont la couverture en couleurs montrait, dans « Les demoiselles de Roche­fort », Catherine Deneuve et Françoise Dorléac ; et le respect m'interdit de vous dire dans quel appareil elle les montrait ; mais Bossuet, plus hardi, va vous l'expliquer : elle les montrait « jouant passionnément le personnage d'amantes, avec tous les malheureux avantages de leur sexe ». Une sébile contenant quelque monnaie, placée en évidence parmi ces accessoires de la piété nouvelle, rap­pelait qu'ils n'étaient pas distribués gratis par Mgr de Meaux et qu'une offrande, au moins, serait la bienvenue. Et je me rappelais l'apostrophe des « Maximes et ré­flexions sur la Comédie » : « Quelle mère, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n'aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre ? Quoi ! l'a-t-elle élevée si tendrement et avec tant de précaution pour cet opprobre ? L'a-t-elle, tenue nuit et jour, pour ainsi parler, sous ses ailes, avec tant de soin, pour la livrer au public, et en faire un écueil de la jeunesse ?... Et fallait-il prendre le nom de prêtre pour achever d'ôter aux fidèles le peu de componction qui reste encore dans le monde pour tant de désordres ? » 217:121 Mais quelqu'un s'était mis à parler haut dans la cathé­drale ; et, toujours embusqué derrière ma chaire, ou plutôt derrière la chaire de Bossuet, je vis que c'était un homme jeune qui parlait, juché sur ce qu'on nomme au théâtre un petit praticable, qui parlait à une centaine de personnes assises. Il ressemblait à Adamo, et je vous supplie de con­sidérer que ce n'est pas ma faute, et même que ce n'était pas tout à fait la sienne. Mais ce n'était pas Adamo, c'était le successeur de Bossuet, -- oh ! je ne dis pas comme évêque, ou du moins pas encore, -- mais enfin comme pré­dicateur dans la cathédrale de Meaux. Et il s'était perché sur cette sorte de petite caisse à oranges, -- je l'ai compris tout de suite, -- parce que cette attitude médiocre favorise le dialogue et l'ouverture, tandis que l'ancienne chaire, belle, haute, noble et sculptée, quoique modérément, rappelle insupportablement l'ancien régime, le régime du « triomphalisme », le régime de Bossuet. Et voici, -- je vous le jure, -- ce qu'il disait, d'un ton d'ivrogne, -- oh ! il était à jeun, naturellement, et ce ton d'ivrogne, il le contrefaisait, et la preuve d'ailleurs qu'il le contrefaisait, c'est qu'il le contrefaisait assez mal, -- voici ce qu'il a dit, le temps qu'il m'a fallu pour achever de des­cendre la nef, il a dit exactement : « La charité, savez-vous ce que c'est ? Je parie que non. La charité, ce n'est pas ce que vous croyez. Je vais vous dire, moi, ce que c'est, la charité. La charité, ça consiste à prendre le type par le bras, à l'emmener au bistrot, à lui payer un verre, bien entendu, et puis alors, à le prendre par les épaules, à bien le regarder dans les yeux, et à lui dire : « Écoute, mon vieux, écoute-moi, écoute-moi bien... » \*\*\* 218:121 Et je vous demande pardon, Mesdames et Messieurs, de vous avoir raconté en terminant ce que j'ai vu et entendu ce dimanche-là dans la cathédrale de Meaux. Mais j'avais promis de vous parler de la mort d'un homme qu'on a pu croire immortel, de la mort de Bossuet. Eh bien, la mort de Bossuet, la voilà ! Théo Henusse. 219:121 ### Les Maisons de la culture par Marie-Claire Gousseau « LA MAISON DE LA CULTURE est en train de devenir -- la religion en moins -- la cathédrale, c'est-à-dire le lieu où les gens se rencontrent pour rencontrer ce qu'il y a de meilleur en eux. » ([^32]) Nul, évidemment, mieux que M. Malraux ne pouvait ainsi ramasser en une formule brève et percutante le rôle des Maisons de la Culture... La Maison de la culture « est en train de devenir c'est dire qu'une période s'achève où la M.C. (maison de la culture) parvient à un certain stade d'évolution. La Maison de la culture devient donc « la religion en moins -- la cathédrale », c'est-à-dire un monument expri­mant, dans la société, une foi et permettant la découverte de l'expression de cette foi : « c'est-à-dire le lieu où les gens se rencontrent pour rencontrer ce qu'il y a de meilleur en eux ». Ainsi ne nous reste-t-il qu'à suivre ce fil d'Ariane que M. André Malraux remet entre nos mains, tandis que nous cherchons à explorer le moderne labyrinthe « culturel ». -- Quelles sont les origines des maisons de la culture ? -- A quelle stade d'évolution sont-elles parvenues ? -- De quelle foi veulent-elles témoigner ? -- Comment l'expriment-elles ? 220:121 Ce qui nous conduit à poursuivre nos investigations à l'aide d'un plan très simple : -- Les origines des M.C. -- Comment se présentent les M.C. en 1967-1968 ? -- Qu'offrent-elles au public ? -- Qui anime les M.C. ? -- Les M.C. et la création artistique. -- Les attitudes du public face aux M.C. ##### *Les origines des Maisons de la Culture.* Les M.C. doivent être replacées dans le long et patient mouvement de planification de la culture qui du rapport Condorcet (1792) sur l'organisation générale de l'Instruc­tion publique, préconisant « l'instruction universelle... à tous les âges de la vie » aboutit à la création d'un Ministère d'état, chargé des Affaires Culturelles, le 24 juillet 1959 « chaque dimanche l'instituteur ouvrira une conférence publique à laquelle assisteront les citoyens de tous les âges... » décidait Condorcet. L'idée d'instruction permanente est née mais dans un cadre scolaire. Elle y demeurera tout au long du XIX^e^ siècle sous forme d'associations ou institu­tions destinées à dispenser « une instruction populaire » : -- le ministère Guizot avait créé des classes pour adultes que Victor Duruy développera après 1866 ; -- en 1830 s'était créée l'Association polytechnique pour le développement de l'instruction populaire ; -- la ligue de l'enseignement (1866) tout en créant le climat qui doit permettre à Jules Ferry l'établissement des lois laïques de 1881-1882 soutient parallèlement l'effort de scolarisation des adultes ; -- les Universités populaires, naissent en 1898 de « la ren­contre du peuple et des intellectuels » provoquée par le « J'accuse » d'Émile Zola en pleine affaire Dreyfus ; -- les Instituts populaires du Sillon (1901) expriment le désir « d'éducation sociale du peuple » de leur fonda­teur, Marc Sangnier. 221:121 D'instruction universelle, à instruction populaire puis à éducation du peuple, la conception s'élargit et tend à se dégager du contexte scolaire : la bombe culturelle peut éclater. Elle éclate en 1936 sous la forme du Loisir. A dire vrai le sport et les loisirs de plein air paraissent à l'époque prendre le pas sur « Les Loisirs culturels ». Cependant « Mme Madeleine Léo Lagrange qui a été en 1936 la colla­boratrice dévouée du premier sous-secrétaire d'État aux Loisirs » écrit à M. Benigno Cacérés : ([^33]) « Pour ce que nous appelions les « Loisirs culturels », c'était le plus difficile, et pourquoi nous étions le moins armés. D'ailleurs, nous touchions au domaine de l'Éducation nationale et aux Beaux-Arts. « Je note pour mémoire que Léo a aidé comme il a pu un théâtre populaire à naître, donné ses premiers vingt mille francs à Jean Dasté, quelque chose à Douking... et si Malraux n'était pas allé faire la guerre d'Espagne, ils auraient fait ensemble du Musée imagi­naire. » Jean Dasté, Douking ([^34]), Malraux, ces inconnus ou en­core mal connus de 1936 ont fait depuis leur chemin : depuis les « Loisirs culturels », style « congés payés », dont ils avaient dès cette époque la conscience très exacte du cadre trop étroit dans lequel les circonstances d'alors les enfermaient, jusqu'à cette vision totale d'une « Action Culturelle », expression d'une foi en une « certaine » con­ception de l'homme, dont la Maison de la Culture devient la Cathédrale. Nous avons eu l'occasion d'exposer dans *Itinéraires* d'avril 1967 ([^35]) les origines et le processus de développement du Loisir culturel, devenu « Animation » puis « Action Culturelle », pièce maîtresse de la moderne sociologie du Loisir. 222:121 « L'espoir au cœur » relatant « *l'autre bataille du Ver­cors *» sous la plume de M. Benigno Cacérès, secrétaire général de « Peuple et Culture », aux éditions du Seuil, vient tout récemment d'en retracer tout le récit détaillé des origines au sein de l'école des cadres d'Uriage et des maquis. Il y rappelle notamment la fondation à Grenoble en 1945 de la première Maison de la Culture, par M. Jean Dasté : de ce prototype, l'effort de recherche et d'adaptation de « Peuple et Culture » devait conduire aux formes actuelles qui durent attendre la V^e^ République et M. André Malraux pour devenir une réalité vivante et en expansion constante. Frap­pante analogie avec la Réforme de l'enseignement qui se trouvait textuellement dans les cartons de M. Blocq-Mascart et des compagnons de l'Université nouvelle, en 1945 et qui dut également prendre patience jusqu'à l'avènement de la V^e^. La maison de la culture marque donc l'ultime étape de cette évolution qui conduisit la volonté d'instruction uni­verselle et populaire de la Révolution de 1792 jusqu'à « *l'Action culturelle *» entreprise par le ministre d'État, chargé des Affaires culturelles, créé en 1959. L'éducation populaire, devenue l'éducation perma­nente ([^36]) a largement débordé de son cadre scolaire d'origine, elle l'abandonne définitivement peut-on même affirmer : « La révolution culturelle française est en mar­che » ([^37]) : les Maisons de la Culture semblent son terrain de manœuvre de prédilection, l'instrument idéal, adapté à cet usage. « L'action culturelle passe par les Maisons de la Cul­ture », titre M. André de Baecque dans les *Maisons de la Culture*, Seghers 1967. Il cite ainsi M. Blasini qui dut quitter en 1964 la direction du théâtre, de la musique et de l'action culturelle, au sein du Ministère de M. Malraux et qui vient de se voir chargé en octobre 1967 de l'Action Cul­turelle au sein de l'O.R.T.F. et dont le rapport *L'Action culturelle 1961-1962* est « la bible en la matière ». 223:121 « En créant le nouveau ministère d'État, le gouverne­ment s'est reconnu une charge nouvelle consistant à rendre les biens de la culture accessibles à tous les Français par des voies autres que celles de la connaissance » ([^38]). Les Maisons de la culture marquent un premier pas fonda­mental sur une voie neuve : *la reconnaissance par l'État d'une obligation transcendant celle qu'il assume depuis longtemps déjà dans le domaine de l'enseignement... Trans­former en un bien commun un privilège, tel est le but des Maisons de la Culture*. Ainsi les Maisons de la culture comblent-elles, et au-delà, les vœux de Condorcet, Jules Ferry et autres grands ancêtres. Les dates de 1959-1961 doivent être mises en parallèle avec celles de 1880-1881 : elles auront le même retentissement sur la vie de notre pays. « La culture, a conclu M. Jean Vilar, au congrès des Centres culturels communaux en octobre 1967, est un fait aujourd'hui aussi important que l'enseignement à l'avène­ment de la III^e^ République. » ##### *Comment se présentent les M. C. en 1967-1968* Distinguons au préalable les Maisons de la Culture des Maisons des Jeunes et de la Culture (ou M.J.C.). Ces der­nières, au nombre d'environ 850 dépendent du ministère de la Jeunesse et des Sports. Groupées au sein de la Fédération française des M.J.C. elles sont issues de la République des Jeunes, fondée en octobre 1944 à Lyon par M. André Philip. La circulaire ministérielle du 13 novembre 1944 qui appuyait cette initiative qualifiait ainsi la Maison des Jeunes : « elle serait le point d'appui de nos grandes organi­sations de jeunes dont par ailleurs nous avons la charge ». La M.J.C. joue donc le rôle de foyer destiné à occuper les jeunes sur place et non celui de lieu de diffusion culturelle que veut être la M.C. 224:121 L'amateurisme est pour la M.J.C., l'art professionnel pour la M.C. Différence essentielle de méthode et de public mais non pas l'esprit, celui-ci demeurant commun à toutes les entreprises « culturelles » de l'heure. Les Maisons de la culture s'installent sur l'ensemble du territoire selon les prévisions primitives du IV^e^ Plan, très élargies par celles du V^e^. Vingt M.C. avaient été prévues pour le début de 1966. En réalité, en 1967 : sept sont en fonctionnement : Le Havre (1961) -- Caen (1963) -- Bourges (1963) -- Théâtre de l'Est Parisien M.C. (1963) -- Amiens (1966) -- Thonon (1966) -- Firminy (1966) ; huit en cours de construction : Saint-Étienne (achevée mais ne fonctionnait pas encore jusqu'ici par suite du conflit avec la municipalité) -- Sarcelles -- Rennes -- Angers -- Nevers -- Grenoble -- Lyon -- Villeurbanne ; dix-huit seront réalisées dans un très proche avenir, les études préalables étant largement engagées : Mar­seille -- Lyon -- Strasbourg -- Bordeaux -- Longwy -- Pau -- Chalon-sur-Saône -- Créteil -- Chambéry -- Besançon -- Brest -- Clermont-Ferrand -- Mâcon -- Mende -- Nantes -- Valenciennes -- Angers -- Papeete -- Saint-Denis de la Réunion ; huit autres villes ont demandé à posséder leur M.C. : Meudon -- La Rochelle -- Nîmes -- Orléans -- Toulouse -- Tours -- Valence et Fort de France. Enfin le V^e^ Plan prévoit engager des pourparlers en vue de création prochaine à : Ajaccio, Dijon, Limoges, Lille, Roubaix, Tourcoing, Montpellier, Nancy, Perpignan, Poitiers, Compiègne. Il estime par ailleurs, théoriquement nécessaire un équipement en M.C. pour la région parisienne ainsi réparti : Ceinture périphérique : Plessis-Bouchard, Vitry, Drancy-Bobigny, Colombes, Boulogne, Massy-Sceaux-Antony. Ceinture extra-périphérique : Pontoise, Mantes, Corbeil, Melun, Meaux, Chelles. Cinquante-neuf M.C. devraient donc se dresser sur le territoire métropolitain d'ici 1970. Il est d'ores et déjà, peu probable que cet ambitieux programme ne se réalise pour cette date. Cependant plus de la moitié d'entre elles devien­dront certainement une réalité pour les environs de la date prévue. Le choix de l'implantation des M.C. répond à des critères bien précis. 225:121 Trois types de M.C. s'en dégagent suivant le rayonne­ment qu'elles sont destinées à exercer. Les M.C. *à rayonnement national :* Bourges, T.E.P., Rennes, Saint-Étienne, Marseille, Lyon, Villeurbanne, Stras­bourg, Bordeaux, Grenoble, Lille, Roubaix, Tourcoing sont ou seront équipées pour recevoir 20 à 30 000 adhérents et coûtent ou coûteront de 20 à 30 millions de francs. Les M.C. *à rayonnement régional :* Caen, Amiens, Tho­non, Reims, Longwy, Chalon-sur-Saône, Pau, Nancy, Brest, Limoges, Nantes, Clermont-Ferrand, Montpellier, Perpignan, Poitiers, Ajaccio, La Rochelle, Dijon, Besançon, Orléans, Papeete, Saint-Denis de la Réunion, Fort de France, sont ou seront équipées pour recevoir de 10 à 15 000 adhérents et ne coûteront que 10 à 15 millions. Ces deux types de M.C. comprennent le même genre d'installations et seront des Centres de *création* artistique. Les M.C. *à rayonnement local :* Le Havre, Firminy, Nevers, Angers, Chambéry, Nîmes, Tours, Compiègne, Mende, Mâcon, Menton, Valence, Valenciennes, M.C. de la région parisienne, équipées pour recevoir de 5 à 10 000 adhérents, d'un coût d'environ 8 à 10 millions, ne seront pas des centres de création originale et vivront dans l'orbite des M.C. des catégories supérieures. Mais, si l'on considère les sept maisons actuellement en fonctionnement on peut les classer à nouveau selon deux types bien distincts : les M.C. créées de toutes pièces : deux seulement, Amiens et Thonon ; les M.C. créées autour d'un Centre Dramatique National (C.D.N.), de ce que les milieux culturels appellent la décen­tralisation théâtrale ou bien autour des troupes perma­nentes subventionnées. Ainsi, Caen, Bourges et le T.E.P. Maison de la Culture du 200 arrondissement parisien ont-ils été des théâtres avant de s'intégrer dans une M.C. Remarquons cependant que Caen n'était qu'un Théâtre municipal. On reproche à la M.C. de l'avoir absorbé. Les C.D.N. actuels sont tous destinés à devenir les troupes permanentes de M.C. : Grenier de Toulouse, Comédie de l'Est (Strasbourg), Comédie de Saint-Étienne, Comédie de l'Ouest (Rennes), Théâtre populaire des Flandres (Lille), Centre Dramatique du Sud-Est (Aix en Provence), Théâtre quotidien de Marseille (suspendu en 1966), Compagnie du théâtre de la Cité (Lyon Villeurbanne), Comédie des Alpes (Grenoble), Centre Dramatique du Nord (Tourcoing), Théâ­tre de Bourgogne (Beaune), Théâtre de Champagne, Comé­die de Reims, Centre Dramatique de Limoges. 226:121 La M.C. du Havre présente l'originalité de s'être formée autour d'un musée : raison pour laquelle d'aucuns lui con­testent de jouer le véritable rôle d'une M.C. Différentes par leur origine et l'étendue de leur rayon­nement, les M.C. présentent cependant des caractéristiques communes. ##### *Qu'offrent au public les M.C.* Revenons à quelques définitions des M.C., elles nous expliqueront leur organisation et leur fonctionnement. Au­cun détail n'y est laissé au hasard. Les M.C. jouent bien le rôle de la cathédrale qui fut jadis un véritable lieu de for­mation de l'intelligence et de la sensibilité pour tout le peuple chrétien. M. André de Baecque écrit dans *Les Maisons de la Culture* : « Sur le plan culturel, nous voici arrivés à l'époque de Jules Ferry. De même qu'on est passé, au siècle dernier, du stade de précepteur pour fils de seigneurs au stade de l'instruction obligatoire pour tous, de même, nous devons aujourd'hui passer de la culture pour privilégiés à la culture pour tous ». M. de Baecque, lui, a oublié la cathédrale et son rôle éminemment populaire ! Mais il poursuit en citant la déclaration de M. E. Bia­sini au *Monde* le 24 juillet 1966 : « Une Maison de la Cul­ture n'est pas seulement un bâtiment que l'on construit, c'est aussi une entreprise que l'on crée, une action que l'on mène. » Puis la communication du 18 mai 1966 à l'Académie des Beaux-Arts de M. Gaétan Picon, alors directeur des Arts et Lettres au Ministère des Affaires culturelles : « Les Maisons de la Culture se distinguent des établissements traditionnels (Musées, Théâtres) par une *polyvalence* qui doit faire apparaître moins la juxtaposition des Arts que leur relation qui est le nœud de l'esprit créateur. » 227:121 Pour mener à bien l'Action Culturelle, la M.C. doit se présenter selon des normes adaptées à sa vocation propre. La *polyvalence* nécessaire pour faire apparaître non pas la juxtaposition des Arts mais la synthèse de l'esprit qui l'anime lui impose ses structures. Les M.C. à rayonnement national ou régional com­prennent donc deux vastes salles avec scènes permettant deux spectacles simultanés -- théâtre, cinéma, concert -- puis une petite salle à usage essentiel de théâtre d'essai, ou de salle de conférences, une bibliothèque, une discothèque avec salle d'écoute, une galerie d'exposition, un bar-cafete­ria et des salles annexes à usage de réunion (dont une avec télévision). Les autres M.C. ne comprennent qu'une seule salle de spectacle mais le reste de l'équipement demeure le même. Une M.C. n'est donc pas avant tout une aire propice au délassement, au « loisir » pris en son sens d'origine. Elle est adaptée au sens moderne du « loisir », à cette nouvelle forme d'activité humaine où s'estompent les frontières entre ce qu'on appelait le travail... et le reste -- du moins selon les sociologues qui s'entendent à nous le définir. La M.C. veut créer « une civilisation nouvelle », un nouveau type de société dans laquelle les relations humaines ne connaissent plus aucun de ses supports naturels : famille, métier, etc. La M.C. suscite par l'attrait du milieu ambiant qu'elle crée de nouveaux liens sociaux sans classe, sans dis­tinction aucune. La force des relations humaines est utilisée au maximum dans les M.C. « Après le spectacle la cafeteria reste ouverte. Il n'y a ni hiérarchie, ni protocole. Acteurs, spectateurs, ani­mateurs, auteurs s'il s'agit d'une pièce contemporaine, sont là au coude à coude. Toutes les questions peuvent être posées. C'est « le théâtre et la soupe » dont parlait Jean Vilar à propos des premiers week-ends du T.N.P. » (André de Baecque) D'ailleurs, là où ne peuvent se monter pour le moment des M.C. les animateurs culturels ne voudraient-ils pas susciter des cafés-clubs ? La bonne vieille formule des clubs et salons pré-révolutionnaires et révolutionnaires ne cesse donc pas d'être utilisée sous des formes renouvelées. 228:121 Ajoutons que M.C ou Centre Dramatique destiné à animer, une M.C. possèdent souvent une publication mensuelle : *Almanach* de Bourges, *Cité-Panorama* de Lyon, *Approches* (Théâtre du Cothurne de Lyon), *Loisirs* puis *Cahiers* du T.M.C. de Caen, *T.E.P.* du Théâtre de l'Est Parisien, *la Voix* du C.D.N. de Tourcoing, le *Courrier du G.D.O.* de Rennes, *Public* de Saint-Étienne, *Cahier-In­formation* du C.D.E. de Strasbourg, Grenier de Toulouse : *Informations*. Il ne s'agit donc pas d'une simple organisa­tion de spectacles mais d'une « Action Culturelle » en pro­fondeur autant qu'elle cherche à s'étendre en surface. ##### *Qui anime les Maisons de la Culture ?* Avant d'aborder vraiment la question de l'animation des M.C. jetons un coup d'œil sur leur mode de financement : ses modalités nous expliqueront en effet certains aspects de leur animation et surtout les difficultés que rencontre parfois cette animation. La charge de la construction des M.C. incombe en principe pour 50 % à l'État, 50 % à la Municipalité du lieu. Les frais de fonctionnement se trouvent partagés en trois parts : subventions de l'État, subventions de la Municipalité, recettes -- provenant des cotisations et des entrées de spec­tacles. Tout va bien jusque là. Mais en fait deux conceptions provenant de ces dispositions ne tardent pas à s'affronter. Le conflit entre ces deux conceptions s'est produit à Caen, au bout de quelques années et à Saint-Étienne, avant l'ou­verture de la maison, lors du choix du directeur. M. Biasini a ainsi défini ce que le Ministère entendait par M.C. : « Une Maison de la Culture n'est pas la salle des fêtes, le centre culturel communal, le siège des associa­tions, ou le foyer tant attendu par les vaillantes cohortes littéraires ou musicales de l'endroit ; elle n'est pas le local rêvé par les comédiens amateurs, les professeurs de cours du soir, les peintres du dimanche ou les sociétés folklo­riques, ni le conservatoire dont-on-a-un-cruel-besoin, ni même l'espace culturel, jumeau de l'espace vert, sans lesquels les plans d'urbanisme ne seraient pas tout à fait ce qu'il sont. » 229:121 Tandis que M. Durafour, maire de Saint-Étienne et pré­sident de la Fédération des Centres culturels communaux, lui rétorque : « La Maison de la Culture est la Maison des Associations culturelles. Je souhaite que toutes les asso­ciations préexistantes de qualité soient autorisées à par­ticiper activement à l'élaboration et à la réalisation des programmes. Nous n'allons pas financer des associations culturelles, leur payer des salles, si elles ne peuvent pas se produire à la maison de la culture qui est la leur... Nous voulons que cette Maison de la Culture soit un lieu de rencontre de la cité en dehors des Maîtres à penser de métier. Accueillir les tournées ? Il le faudra bien... » Le Directeur selon M. Durafour sera donc un adminis­trateur, « pas un maréchal, mais un capitaine ». M. Biasini, M. Jean Dasté (directeur proposé) se réfèrent pour eux à la charte élaborée par la direction du Théâtre, de la musique et de l'Action culturelle qui inspire la con­vention liant la Comédie de Bourges à l'Association Maison de la Culture de Bourges : « La convention consacre le théâtre comme lieu privilégié de rassemblement et de confrontation des hommes, de leurs expériences, de leurs œuvres. *Elle illustre la structure architecturale de l'édi­fice*. L'Association Maison de la Culture de Bourges assi­gne au Centre Dramatique le rôle prépondérant d'anima­tion que lui confèrent ses fonctions techniques et sociales. Le Directeur du Centre Dramatique assume les fonctions de Directeur de la Maison de la Culture... Le Centre Dramatique, ses instructeurs, ses comédiens, ses techniciens sont de fait au service des sections d'activités de la Maison de la Culture. La Maison de la Culture met à la disposition du Centre Dramatique les moyens nécessaires à cette diffusion... Les spectacles du Centre Dramatique bénéficient d'une priorité parmi ceux présentés par la Maison de la Culture. » A la même époque (été 1966) le Conseil d'Administra­tion de la M.C. de Grenoble en construction nommait, sans la moindre difficulté, son directeur, à la fois administrateur et homme de théâtre et précisait que « les associations culturelles locales, intégrées à l'Association de gestion représentée au Conseil d'administration, ne peuvent prétendre disposer des locaux pour y organiser des manifestations... Elle sera réservée aux créations artistiques professionnelles... » 230:121 M. de Baecque citant ces textes, conclut : La Maison de la Culture de Grenoble est une victoire sur le conformisme et la routine. Nous lui souhaitons un rayonnement international et un destin qui ait l'éclat de la provocation. Mais, d'autres antagonismes, se manifestent encore... plus haut. M. Biasini présentait ainsi en 1962, le Centre National de Diffusion Culturelle (C.N.D.C.) : « Poste d'aiguillage de l'action culturelle, il devra veiller à ce que rien d'important ou d'intéressant ne se passe en France qui ne soit aussitôt mis à la disposition de la France entière. » Le C.N.D.C. doit donc jouer le rôle d'une véritable agence de diffusion culturelle. Mais les Directeurs des M.C. et des Centres Dramatiques redoutèrent rapidement que « le C.N.D.C. centralise les responsabilités et prenne des initiatives qui le condui­raient à un dirigisme de fait alors que l'État s'est donné pour règle de respecter les personnalités locales » ([^39]). Ainsi le C.N.D.C. dut-il se dissoudre en octobre 1966, peu après le départ de M. Biasini de la Direction du Théâtre, de la musique et de l'Action Culturelle au Ministère des Affaires Culturelles. Un an plus tard se formait pour le remplacer, l'Associa­tion Technique pour l'Action Culturelle. « Autant les objectifs, du C.D.N.C. étaient ambitieux, autant ceux de l'A.T.A.C. sont modestes et rassurants... se situant sur un plan rigoureusement technique », écrit M. André de Baecque. On comprend pourquoi la dite A.T.A.C. fait d'expresses réserves sur certaines interprétations de M. de Baecque et n'apprécie guère son livre sur les M.C. Tout ne va pas tou­jours tout seul du côté de « l'Action Culturelle »... 231:121 ##### *Les Maisons de la Culture et la Création Artistique.* Rappelons-nous la définition de M. Gaetan Picon : « Les Maisons de la Culture se distinguent des établissements traditionnels... par une polyvalence qui doit faire apparaître moins la juxtaposition des Arts que leur relation qui est *le nœud de l'esprit créateur*. » Sans jeu de mots, voici bien aussi le nœud de notre sujet. Nous n'avons jusqu'ici vu les M. C. que de l'extérieur. Pour en saisir l'esprit profond il nous faut rechercher quelle idée on s'y fait de la création artistique. Cependant abordons une dernière fois la question de l'extérieur en remarquant un déplacement des lieux de création théâtrale. La plupart des auteurs « nouveaux » se jouent, au préalable dans les Centres Dramatiques Natio­naux, ou chez les troupes permanentes subventionnées ou les Maisons de la Culture de Province, avant de l'être à Paris. Fait qui fournit à M. André Malraux d'augurer, à plu­sieurs reprises, de la proche disparition du « terme hideux de Province ». La décentralisation théâtrale a permis de repeupler le désert culturel français en ce sens qu'il est possible maintenant de voir les mêmes spectacles à Paris et ailleurs qu'en Province. Est-ce dire que les créations des Centres locaux expri­ment une vie provinciale, autochtone et originale ? En aucun cas puisque la disparition de la Province consiste à la faire vivre comme à Paris. Il ne s'agit donc que d'un transfert géographique puis­qu'il n'y a aucune raison pour que telle pièce soit créée à Saint-Étienne plutôt qu'à Strasbourg. En fait, il semble que les scènes non-parisiennes servent de banc d'essai avant d'affronter la consécration de la capitale. *Les foyers de création de l'art contemporain :* voilà la raison d'être profonde des M.C. Outre qu'elles jouent un rôle social essentiel en faisant disparaître toute trace de communautés naturelles de-base, le second enjeu de « l'aven­ture artistique » risquée par les M.C. c'est celui de provo­quer l'occasion d'une contestation, d'une révolution permanentes, comme l'écrit M. de Baecque. Celui-ci ne craint d'ailleurs pas les expressions les plus violentes, qui expri­ment très exactement la pensée des animateurs de M.C. ou des Théâtres de la décentralisation. 232:121 « La M.C. est une construction nouvelle destinée à créer un choc, à susciter des curiosités, des controverses, à permettre le développement d'une culture vivants. » « Nous préférons... considérer les M.C. comme de véritables centres de création avec tout ce que cela comporte de fragile, de contestable, de déroutant, d'imparfait, de fragmentaire. La M.C. ne saurait être un tableau des tendances de l'état de l'art aujourd'hui, où l'on montrerait toutes les tendances. Elle doit être orientée par une équipe. Elle doit soutenir une certaine direction, avoir sa ligne per­sonnelle... Nous défendons le point de vue qu'une forme artistique est discutable et que justement cette discussion par le public est fondamentale ; chaque fois (que l'on joue un auteur nouveau) il s'est agi d'un choc, d'une provo­cation. » Que le théâtre redevienne vivant, que le public s'y affir­me au lieu de tout recevoir passivement comme malheureu­sement, il arrive trop souvent pour ne pas dire presque toujours, ce n'est pas nous qui le regretterions. Mais il faudrait en ce cas que la contestation ne joue pas toujours en sens unique. Pour se contenter de la position libérale demandée à M. Jean Dasté par M. Durafour, maire de Saint-Étienne, il faudrait qu'après V... comme Vietnam quelque auteur puisse présenter au public A... comme Amnistie. Il faudrait aussi que les contestateurs ne soient pas toujours sur la scène mais aussi dans la salle et que, s'il arrive grâce à Dieu, qu'il s'en trouve, les contestateurs sur scène ne fassent pas appel aux forces de la police pour soutenir leur propre contestation. Honnêtement ! où sont alors, les sales conservateurs épouvantés par le choc des contestations, comme on nous le dit si bien ? Du « Vicaire » aux « Paravents », qui furent les défenseurs du conformisme, ceux qui applaudissaient ou ceux qui précisément contestaient ? Il est vrai que les contestations en question s'estompent rapidement lors­qu'elles doivent chaque soir se heurter « aux forces de l'ordre ». 233:121 Mais si le public s'accoutume à tout et ne réagit plus au bout de quelque temps, fort heureusement aussi, se fatigue-t-il, peu à peu, de ce théâtre de choc et se prend-il de nostalgie soudaine pour « Les Cloches de Corneville » ou « Patate » ! La Maison de la Culture de Caen vit exactement cette expérience depuis quelques mois. La contestation en question s'applique évidemment à tous les arts, quoiqu'à un moindre degré, en ce qui concerne la musique. Celle-ci jouit d'une relative autonomie au sein du ministère et la bonne musique trouve souvent un accueil intéressant dans les M.C. Il semble que ce domaine Intéresse moins nos ani­mateurs culturels, surtout portés vers le théâtre et les arts plastiques. Mais revenons encore une fois à M. A. de Baecque décri­vant « l'aventure artistique » des M.C. : « Qui dit aventure, dit « risques », imperfection, illogisme. La Maison de la Culture n'a de sens -- et ce n'est pas nous qui le déclarons, ce sont les plus hautes instances culturelles -- que si elle crée quelque chose de nouveau. Elle reflétera les préoccupations et la sensibilité de la société contemporaine. Or quel que soit leur génie, ni Eschyle, ni Shakespeare, ni Molière, ni Beethoven, ni Michel-Ange n'ont composé d'œuvres pour traduire nos déchirements, nos espoirs, nos raisons de vivre. Certes on peut toujours tricher, trouver des analogies, des anticipations fulgurantes entre les thèmes qu'ils ont développés et ceux qui nous concernent ; mais la culture vivante se satisfait mal de ce confort d'esthète, de cette érudition de pacotille. Les vieilles pierres, les chefs-d'œuvre poussiéreux, la seule contemplation des trésors du passé ne sont pas son affaire. Elle représente la synthèse des activités des artistes contemporains pour créer, élaborer de nouvelles formes d'expression et faire participer le plus grand nombre de personnes à cette recherche, à cette création. » Les M.C. jouent cependant : Eschyle, Shakespeare, Mo­lière, Beethoven ! Qu'elles ne s'en tiennent pas là ! Fort heureusement ! Qu'elles suscitent un style, un art contem­porain. Mille fois d'accord ! Mais qu'elles contribuent à mettre en dialectique, de principe, le passé fut-il celui des chefs-d'œuvre, salués au passage, avec une nécessaire acti­vité créatrice, voilà bien un point qu'il nous sera, à notre tour, permis de « contester ». 234:121 Pour que nous soyons sûrs d'avoir vraiment compris sa pensée, M.André de Baecque revient sur *la* même question à Propos des activités du Théâtre de la Commune d'Auber­villers ([^40]) « Pour son directeur, Gabriel Garran,... la culture n'est « pas un académisme commode permettant *de s'abriter derrière l'universel,* c'est un témoignage sur notre temps, avec ce que cela comporte d'émotionnel, de contestable, de fragmentaire. » « *S'abriter derrière l'universel ! *» Nous y voilà enfin ! Comme nous pourrions évidemment nous en douter par avance, une attention quelque peu sou­tenue portée sur les M.C. nous conduit, non pas à ergoter sur de menus détails d'ordre « particulier » mais à poser ce problème essentiel du rôle de « l'universel » et de ses rap­ports avec la création originale. Nous laisserons aux philosophes le soin de démêler ce problème et nous nous contentons de marquer à quel niveau se situe en réalité la controverse autour des M.C. Les contradictions ne manquent pas -- et quoi de plus normal en effet -- à l'intérieur de ce système, refusant l'abri confortable de l'universel. Le théâtre contemporain ne néglige pas en effet d'user de l'universel à ses fins propres, ce qui, après tout est son droit. C'est ainsi que Brecht, a très particulièrement utilisé « le mythe universel » d'Anti­gone ! L'actualisation des thèmes universels constituera toujours le mobile de la création de toute œuvre artistique ou littéraire. Ne nous laissons donc pas enfermer, une fois de plus, dans une ridicule et stérilisante querelle des Anciens et des Modernes. De fait en jetant un coup d'œil sur les programmes des M.C. on ne peut manquer de remarquer la permanence des thèmes... très universels mais aussi... la convergence des attitudes des auteurs devant ces thèmes : décolonisation, anti-militarisme virulent, impuissance des êtres à se trouver -- surréalisme, culte de l'absurde, procès de l'autorité. Et d'appeler à la rescousse Molière, Labiche et Marivaux pour régler son compte à la bourgeoisie. Attitude curieuse qui consiste à user de critiques visant des types particuliers pour les généraliser et ridiculiser une classe sociale dans son ensemble ! Ne serait-ce pas *là* précisément « s'abriter derrière l'universel » ! 235:121 De fait toutes les attitudes de révolte, quelles qu'elles soient, forment le fond de tableau de toute cette création originale des M.C. ([^41]). On pourrait d'ailleurs appliquer le même jugement au choix des films projetés. « La création est par essence contestation des valeurs établies, subversion »... pour conclre avec M. André de Baecque. ##### *Les attitudes du public face aux M.C.* Le succès immédiat des M.C. paraît incontestable. L'op­timisme des statistiques officielles exprime fort probable­ment dans un premier temps du moins, une réalité. Comment des villes de Province, dépourvues de salles de spectacles de quelque importance et régulièrement ani­mées, n'accueilleraient-elles pas en effet avec enthousiasme ce que leur proposent les M.C. : cinéma, théâtre, exposi­tions conférences, discothèque, plus les avantages pratiques de snack-bar et garderies d'enfant ? En 1967 : La M.C. du Havre (190 000 hab.) comptait 4 665 adhé­rents. La M.C. de Caen (100 000 hab.), 9 514 adhérents. Le T.E.P.-M.C. Paris (pour un million d'hab.), 18 126 adhérents (au 31-1-1966). La M.C. de Bourges (65 000 hab.), 8 919 adhé­rents (au 31-1-66). La M.C. d'Amiens, 6 000 adhérents (au 15-2-66). La M.C. de Thonon, 8 200. 236:121 Le chiffre des adhérents doit être multiplié par six à huit pour obtenir le nombre de personnes ayant assisté à un spectacle. A Caen, il faudrait le multiplier par 15 ou 16. Les moins de vingt ans forment environ le quart des adhérents. Ceux de vingt à trente ans constituant un second quart, la majorité étant les gens âgés de plus de 40 ans et la minorité ceux de 30 à 40 ans. Une exception étant encore une fois à signaler pour la Maison de Caen, ville universitaire : 65 % des adhérents ont en cette ville de 20 à 30 ans et 8 % au-delà de 40 ans et 5,5 % entre 30 et 40 ans. L'exactitude de ces statistiques n'est vérifiable qu'en ce qui concerne les adhérents. Car, nous avons pu le vérifier à Caen ; si, bien souvent, le Théâtre de la M.C. joue à bureaux fermés c'est parce que les comités d'entreprise, membres de l'Association de la M.C. retiennent un certain nombre de places, qui, de fait, demeurent inoccupées. Le nombre des étudiants adhérents semble aux dernières nouvelles y devoir considérablement diminuer. La direction de la M.C. en accuse l'obligation où elle fut de relever le montant des cotisations. Un malaise est certain. Le jeune public, toujours épris de nouveau, commence cependant à se fatiguer de la péren­nité des thèmes déprimants : après le snobisme, une réac­tion de santé se laisse deviner. Quant au public plus rassis, qui n'occupa jamais, à Caen, une part déterminante dans la fréquentation de la M.C. il paraît réagir vigoureusement, puisque la municipalité vient de décider d'équiper une nouvelle salle de Théâtre, véritable contre-M.C. Les animateurs culturels, témoins de ce « lamentable » échec, le recon­naissent volontiers en l'expliquant par le caractère routinier, « bourgeois », conservateur, rétrograde d'une population particulièrement obtuse. Le cas de la M.C. de Caen est, d'ailleurs, fréquemment cité comme exemple des difficultés auxquelles se heurte « l'éducation permanente ». Tous en concluent que c'est bien là œuvre de longue haleine et que ces échecs montrent encore mieux que des considérations abstraites, l'absolue nécessité de l'entreprendre pour mettre au pas « culturel » l'ensemble des Français. 237:121 Comment mieux conclure ce tour d'horizon sur les Maisons de la Culture qu'en remarquant que cette « Culture » devient en outre notre meilleur produit d'exportation ? Privé par la décolonisation, de ses terrains d'expansion des XIX^e^ et XX^e^ siècles, l'effort révolutionnaire d'origine française trouve là un remarquable et illimité champ d'action. Comment ne pas être frappé par le rapprochement d'évé­nements, ne présentant à première vue, aucune commune mesure : -- l'implantation et le développement de « Peuple et Cul­ture » au Canada en 1961 ; -- la présentation essentiellement « culturelle » du Pavillon français à l'Exposition Universelle de Montréal en 1967 ; --...et un certain discours de Québec, qui fit quelque bruit ! Encore une de ces curieuses coïncidences dont notre histoire « culturelle » semble décidément ne pas devoir manquer ! Marie-Claire Gousseau. 238:121 ### Lettres de Poulandrec'h (II) ***Les départements*** par Jean-Baptiste Morvan CHÈRE COUSINE, Vous vous plaignez d'être maintenant contrainte d'habi­ter Sarcelles, et peut-être m'y trouverais-je moi-même assez mal à mon aise : encore que ce retour de quelques jours à Poulandrec'h en hiver ne soit pas non plus très sou­riant ! Je voudrais vous offrir au moins la consolation d'une exégèse poétique et fantaisiste de ce nom de Sarcelles : en face des blocs des « grands ensembles », et de votre me mise en cage, évoquez donc le monde indistinct et intermé­diaire des « humides bords des royaumes du vent », des marais intérieurs et de nos fonds d'estuaires où passent depuis toujours les intercesseurs du rêve, les poules d'eau, les râles, les foulques appelés ici judelles -- et les Sarcelles... J'ai été assez heureux de voir ressurgir ces noms d'Yve­lines et d'Essone, pour désigner les nouveaux départements. Il y a comme un parfum nervalien sur ces vieux noms de « pays » chers au géographe Foncin, et dont Maurras a parlé dans l' « Enquête sur la Monarchie » : ils semblent réconcilier la France avec son passé. Rassurez-vous pourtant, vous qui trouvez mes propos trop souvent austères, trop portés aux matières religieuses, politiques et philosophiques ; je ne veux pas faire un cours de régionalisme. Non, mais à propos de Sarcelles, et des départements nouveaux, comme Montaigne « à un sujet vain et de néant, j'essaie voir si mon esprit trouvera de quoi lui donner corps et de quoi l'appuyer et étançonner. » C'est parfois sur la zone frontalière des songes que l'âme se reconstruit, qu'elle négocie et fait la paix avec ses sou­venirs. 239:121 Les départements ont fait partie de notre folklore enfantin, comme la table de multiplication et bien d'autres rites et disciplines qui nous font hésiter aujourd'hui entre l'attendrissement et la sévérité. Je parle des gens de mon âge et non du vôtre, évidemment : nous avons suivi la France, nous l'avons cherchée sur des tracés incertains, des lignes en pointillé. La littérature écrite ou simplement pensée, notre bien commun, doit s'élaborer de façon à ménager des étapes de conversion spirituelle ; elle nous amène à rendre, par un rajeunissement de nos intentions profondes, leur pureté à des miroirs ternis. Il me semble que l'inspiration littéraire gagnerait à reprendre et à éclaircir deux de ces miroirs : la notion d'actions de grâce et le Quatrième Commandement « Tes père et mère honoreras -- Afin de vivre longuement » : nous avons répété au catéchisme la deuxième partie de la formule sans trop bien la comprendre. Il me semble qu'à un certain âge, et vous le verrez à votre tour, elle soit une invite à étudier les lois de continuité intérieure de notre propre existence ; d'autant plus que l'on nous rebat les oreilles de divers impératifs révolutionnaires et qu'on a découvert une nouvelle vertu théologale appelée « fermenta­tion »... Certaines rencontres sont pour moi des signes. Nous avons vu, il y a peu de temps, la version cinématographique du « Grand Meaulnes » ; hier en procédant à un inventaire partiel d'une de mes bibliothèques (épreuve qui me fait tou­jours mesurer l'importance de mes changements et le nombre de mes oublis), j'ai redécouvert un petit livre orange, un aide-mémoire de géographie de la France, acquis pour mon bachot à la veille de la guerre ; et sur le même rayon, une brochure jéciste de 1942, « Fidélité à la France », du R.P. Beirnaert. Le tableau géographique de Gallouédec semble appartenir à un monde révolu, et les trente pages du Père paraîtraient bien « nationalistes » aujourd'hui. Mais ils appartiennent l'un et l'autre à un monde que nous nous sentons incapables de renier pour faire plaisir à qui que ce soit : le monde des parents et des grands-parents, soli­daire du monde de nos vingt ans. « La France, c'est aussi ce village banal et cher, cette plaine entrevue entre deux fûts de hêtre par la fenêtre d'une salle à manger, ce ciel gris et doux ; c'est cet hexagone parfait de mon atlas d'écolier, avec ses départements (il en manquait alors deux) et les vieilles provinces par en dessous. » 240:121 Les sentiments d'un étudiant de la zone occupée se reconnaissaient dans l'évocation d'une géographie d'avant 1914 ; la France de 1968 retrouvera-t-elle dans le « Grand Meaulnes » de l'écran d'indispen­sables et, mystérieuses réminiscences ? A l'école de Monsieur Seurel, on devait réciter avec une solennité quasi-liturgique ces départements dont nous relisons la liste pour deviner le sens des numéros de voiture. Ces découpages géogra­phiques souvent arbitraires, avec leurs doubles vocables mal reliés par l'artifice des traits d'union réunissant des rivières divergentes, me paraissent prendre un aspect de vie plus intime ; leur gaucherie et leur humilité convient sou­dain au chant modeste de nos déconvenues et de nos hési­tantes destinées. Il nous est impossible de considérer avec une grande satisfaction d'esprit la dégringolade des régimes depuis 1789, ou de l'unir à grands coups de formules lénifiantes dans un panthéon radieux et réconcilié. Les régimes que nous aurons connus nous-mêmes nous font songer aux errances désabusées du personnage de Huysmans en quête d'un restaurant. Force nous est de nous constituer un capi­tal moral situé en marge de ces agitations. Nous ne pou­vons récolter que sur notre petit arpent, en donnant les raisons de nos attachements à la patrie en dehors des sché­mas officiels de son histoire. S'il s'agissait de la politique au sens exact du terme, cet individualisme serait puéril, et je mériterais la plaisanterie que vous rites un jour, quand vous avez prétendu que je finirais par créer un parti natio­nal-surréaliste dont je serais l'unique adhérent. Mais der­rière les apparences changeantes, on cherche toujours une politique parallèle, personnelle et intérieure. L'adolescent qui repassait en 1938 l'aide-mémoire de Gallouédec ne peut être en 1968, absolument, ni l'homme de son présent, ni l'homme de son passé, trop clairvoyant pour dire du Front Populaire et de la guerre que « c'était le bon temps », trop marqué aussi par ce temps-là pour en rien pouvoir oublier. En 1940 on ne parlait que de reconstituer les provinces. L'idée sans doute était bonne, puisqu'on n'a pas cessé d'uti­liser les cadres régionaux alors constitués. Mais les pro­vinces étaient des châteaux et des palais où nous nous sen­tions gênés : toute province représentait une somme de luttes, de souffrances, d'art, de grandeur en un mot. Cette image de grandeur était exemplaire pour une génération humiliée, mais nous y étions mal préparés. 241:121 « La République n'a d'ailleurs créé que deux provinces : la Vendée Militaire et l'Algérie » dit sarcastiquement un de mes amis. Les régions qui reprennent parfois ce nom des anciennes pro­vinces sont de « grands ensembles », comme Sarcelles. Les départements ont l'apparence de vieilles « maisons de maître » campagnardes, ou de villas pour retraités comme au temps de François Coppée, avec le jet d'eau faisant tour­ner son œuf, et des parements de briques autour des portes et des fenêtres, alternant avec le crépi. Ils sont désuets sans doute, mais je devine en moi bien des choses désuètes dont je voudrais rendre compte pour le mieux, afin d'accom­plir la remontée, de mériter la province à travers le dépar­tement. On sent se former en soi-même la part historique de son être, tantôt comme un élément tutélaire et rassurant, tan­tôt comme une inquiétude et une menace. La France de Gallouédec est un monde auquel j'ai déjà survécu. Et le département s'incorpore lentement au monde légendaire du « Vase de Soissons ». Il y a quelques années, sur l'initia­tive de certaines préfectures, on décerna aux départements des blasons pouvant servir de plaques d'automobiles. Cette immatriculation artistique n'était qu'un prétexte. Le temps était sans doute venu de leur donner une sanction histo­rique anoblissante, on recourut alors instinctivement au vieux rite héraldique. Mon département natal reçut ainsi le « pairle » d'azur, la lettre Y en somme, mais rappelant les confluents de l'Yonne avec la Cure, l'Armançon, le Serein, schéma géographique d'un ensemble par ailleurs assez hété­roclite. Et le vieux pays épiscopal et jacobin, partagé entre Saint-Germain et Paul-Bert se trouva pourvu d'armoiries réunissant en « chef » l'ancienne Bourgogne, au-dessous un symbole nouveau : comme si la Province avait épousé le Département. Je songeais aux personnages de Claudel : Sygne de Coûfontaine épousant le Baron Turelure... Dépar­tements, provinces du pauvre ? Pour d'assez pauvres en­fants, ceux de la Troisième République ? Après tout, si les provinces avaient été, selon le mot de Victor Hugo « de vieilles rebelles », les départements avaient-ils été toujours de dociles fonctionnaires à casquettes ? Progéniture incertaine et rêveuse, ils avaient, dès la Révo­lution, révélé des arrière-pensées séditieuses, comme le jeune Charles Nodier à l'égard de son papa. Les Jacobins ne prononçaient pas sans méfiance le mot « département », ils y subodoraient des nostalgies qui, de fédéralistes, deve­naient, vite réactionnaires. 242:121 Le Grand Meaulnes, bon élève de la civilisation départementale, rêve d'Yvonne de Galais et du château lointain. Les petits chemins de fer départe­mentaux, dont la fumée se confond maintenant avec les *nuages* de la légende -- tel le fameux train de Charbuy, thème de l'humour auxerrois -- ne mènent plus qu'au pays indécis du souvenir ancestral. Comme Mallarmé en proie aux réminiscences obsessionnelles de la phrase absurde « la pénultième est morte », j'ai été pendant quelque temps hanté par celle-ci : « On ne prie pas pour les départe­ments ». Et je crois que je commence à en discerner le sens. Aux jours de notre enfance, la liste des départements s'allongeait comme la suite des platanes à Auxerre, le long de l'avenue de Paris. Malheur à l'homme qui n'a plus rien à répéter ! Ces litanies-là en appellent d'autres. Nous allons à la cueillette de souvenirs qui sont à peine encore ou ne sont déjà plus les nôtres, dans ce jardin où la friche gagne ou recule suivant les heures et les années. Tout n'y est pas également agréable à contempler, il y a des détails vains et des traits maussades. Mais il nous faut rassembler toutes nos raisons d'avoir envie de la France, sans quoi nous ne serions plus rien. Les chemins que nous parcourons sont incertains et lents, comme ces canaux dont nous suivions la ligne bleue sur notre géographie écolière. Le « pairle » d'azur de l'Yonne m'en a fait souvenir et m'a donné l'idée de vous offrir, à propos de Sarcelles, le complément et l'anti­dote de la rigueur dure et pesante que vous trouvez à votre paysage, urbain : une évocation d'eaux lentes, de brises, de brouillards et de végétaux flexibles. Nous nous sommes donné bien du mal pour rabâcher la liste de ces canaux, maintenant désertés la plupart du temps par les anciennes péniches. Demain peut-être ils seront dis­putés par les pêcheurs de carpe et les navigateurs de plai­sance. Ils représentent pour l'instant le tableau d'une attente muette et recueillie, un paysage assez en accord avec nos réflexions, nos examens de conscience et nos bilans. Nous n'avons peut-être pas fondé sur le roc ; nous ressen­tons le même climat d'incertitude qu'illustre une promenade sans but sur un chemin de halage. A l'école primaire la leçon sur les canaux venait tard dans l'année, précédant d'assez peu la page des deux cartes conjointes des départe­ments et des anciennes provinces aux contours simplifiés. 243:121 Les canaux étaient l'ultime voyage avant ce couronnement civique de l'année, cette synthèse de la France à laquelle nous pouvions croire que nous avions travaillé, étant partis de la roche, devenus moissonneurs et vendangeurs par ci, mineurs de fer et de charbon par là. Voies navigables... On ne manquait pas de nous citer le proverbe des chemins qui marchent, que j'ai retrouvé mystérieusement isolé dans les pensées de Pascal, où l'on ne sait s'il concerne la Grâce ou la rhétorique : peut-être une rhétorique servante de la Grâce ? La synthèse de la France n'allait pas sans ces itiné­raires de fluidité, ces rivières que complétaient nos précieux canaux finement ou lourdement tracés en bleu sur le blanc de l'hexagone, et qui ne mènent plus aujourd'hui qu'au pays de notre passé : viviers pour les poissons de la mélancolie dans le bestiaire de Guillaume Apollinaire, voies faites de miroirs glauques, apparemment décevantes. Des chevelures d'herbes vertes s'y étendent parfois avec la mollesse des tristesses prolongées, des problèmes non réso­lus, interminablement renouvelés comme dans le dicton des cheveux d'Eléonore... Ils amènent une modification insolite dans le tracé rigoureux, indéterminé, univoque, des vallées. Nous nous sommes toujours amusés à chercher comment relier des éléments que l'état présent des choses semblait séparer pour toujours. Et je crois que nous avons parfois réussi à tracer le parcours d'alliances nouvelles. Heureuse­ment car le monde ne devait plus nous suffire, soit par ses complications, soit par ses simplifications. Il nous man­quait des voies mystérieuses et obscures qui dussent se révéler limpides et transparentes à l'examen. Creuseurs de canaux, ingénieurs d'inconnues libertés, nous ne croyons plus aux impossibilités ni à l'implacable rigueur des lois du temps. Jean-Baptiste Morvan. 244:121 ### La politique étrangère de Fidel Castro par Jean-Marc Dufour Au début de cette année, il y aura eu juste huit ans que les troupes de Fidel Castro, conduites par Camilo Cienfuegos, pénétraient dans La Havane, tandis que le commandant Cubela prenait possession du Capitolio. Camilo Cienfuegos est mort dans des conditions mysté­rieuses ; Cubela est en prison pour avoir comploté la mort de Fidel. Ce sont là les grands vaincus de l'affaire. Depuis huit ans, Castro s'est maintenu à la tête du gouvernement cubain ; il a su conserver à 150 kilomètres des côtes de Floride, malgré les imprécations et les menaces des chefs du gouvernement de Washington (et John F. Kennedy fut le plus véhément), un régime ouvertement communiste. Communiste, il s'est glissé entre les mailles de la querelle sino-soviétique avec une telle habileté que l'on peut se demander aujourd'hui encore vers qui il penche, et peut-être n'est il favorable à aucun des deux compétiteurs. En­detté au-delà de toutes les capacités de paiement que peuvent représenter les récoltes sucrières à venir, il a tenu tête à Krouchtchev pendant l'affaire des fusées, et il vient encore de mener au milieu des récifs marxistes une péril­leuse navigation. 245:121 ##### I. -- *Fidel Castro et les Américains* Cela fait rêver quand on y songe -- il n'y a pas eu un chef d'État sud-américain dont l'arrivée au pouvoir ait ré­joui à ce point le cœur des Américains du Nord. Il suffit de relire la presse d'alors pour s'en convaincre : « Un dictateur sans pitié et corrompu a été rejeté de Cuba, écrivait l'Atlanta Constitution, Fidel Castro et les jeunes Cubains ont gagné la révolution. (...) Il est évident que Fidel n'a pas l'intention de devenir communiste. Il est un produit de la Civilisation Occidentale. » De son côté le *Miami News* affirmait que la révolution castriste « était peut-être la meilleure chose qui soit arrivée à Cuba depuis que la flotte espagnole avait été envoyée par le fond au large de Santiago ». Le magazine *Look* écri­vait, avec un sens des comparaisons historiques que l'on appréciera : « Maintenant, Castro est pour Cuba ce que de Gaulle fut pour la France en 1944. » Il ajoutait avec le sérieux des consciences tranquilles : « L'opposition sera composée par les communistes qui ont vainement tenté de sauter dans le train de Castro. » *Newsweek* prophétisait aussi : « Ici, rien n'indique que Castro cherche à devenir dicta­teur. Mais il sera inévitablement la banane de tête s'il n'est pas tout le régime... Castro n'a pas l'intention de nationa­liser la propriété, soit étrangère, soit cubaine... Les investis­sements seront bien accueillis et bien traités. » *The New Republic* affirmait tout ensemble que : « Le fait que les États-Unis aient annoncé officiellement leur neutralité six mois plus tôt, et qu'ils aient imposé l'em­bargo sur les armes (à destination de Cuba) sont les signes qu'il n'existe aucune preuve d'une pénétration communiste importante dans le mouvement castriste. Washington ne tolérerait pas plus une Cuba communiste que la Russie ne pourrait admettre qu'une Pologne anti-communiste vît le jour. (...) Ni le frère de Castro, Raul, ni son lieutenant-aventurier, l'argentin Che Guevara -- souvent décrit comme pro soviétique -- n'ont assez de pouvoir (ou ne sont assez pro-communistes) pour constituer un sujet d'alarme. » 246:121 Si nous alignons ces citations, choisies parmi bien d'au­tres, ce n'est pas par plaisir pervers, mais pour que l'on saisisse bien d'où sont partis les honnêtes lecteurs de la presse yanquie, et qu'on se rende compte de l'amère désillu­sion qui fut la leur. C'est certainement un élément primor­dial si l'on veut comprendre la fureur anti-castriste qui suivit. La même année vit Castro effectuer un voyage d'agré­ment aux U.S.A. Il y fut reçu le mieux du monde. Toute la « société » américaine se fit un devoir de donner à ce si jeune chef d'État sud-américain la meilleure impression. Les journalistes yanquis, toutefois, lui posèrent, dès qu'il eut mis le pied sur le sol américain, la question suivante : « Combien d'argent pensez-vous nous demander ? » Plus tard, Fidel Castro déclarera qu'un tel sans-gêne le heurta. Pourtant, le 2 avril, soit quelques jours avant de quitter Cuba, il avait déclaré tout de go à la télévision de La Hava­ne qu'il partait pour les États-Unis afin de régler des pro­blèmes financiers. Il avait même précisé qu'il espérait obte­nir, par le truchement de la Banque Mondiale et de la Banque Export-Import les fonds nécessaires « pour défen­dre Cuba et la révolution ». De plus, les journalistes améri­cains avaient tellement l'habitude de voir débarquer des chefs d'État, sud-américains ou non, jeunes ou moins jeu­nes, mais tous ardents chasseurs de dollars, qu'il leur sem­blait naturel de demander au nouvel arrivant le montant de la note qu'il allait, en fin de compte, faire payer au contri­buable nord-américain. Malgré cet impair, le voyage commença sous d'excellents auspices. L'opinion qui prévalait à l'époque ne peut être mieux : résumée que par ces paroles du sénateur Charles Porte (démocrate de l'Oregon) « Demain soir, Fidel Castro arrivera à Washington, ve­nant de La Havane, (...) Il a restauré les libertés civiles, et promis des élections libres, il a donné à Cuba l'honnêteté dans le gouvernement. (...) Je crois à la bonne foi de Castro. Je crois qu'il est un homme qui désire la démocratie et une vie meilleure pour les Cubains et pour les autres citoyens d'Amérique Latine. » En attendant, si Fidel Castro n'avait pas été invité par le gouvernement américain mais par le *Président de l'Association américaine des Éditeurs de Journaux*, les officiels du Département d'État se pressaient pour recevoir Fidel. Il y avait le chef du protocole, le secrétaire d'État adjoint pour les affaires inter-américaines, le chef du bureau s'occupant du Mexique et des Caraïbes. Et Castro trouva aussitôt le ton juste, les mots qui devaient séduire tous ces gens qui ne demandaient que cela : 247:121 « J'espère que le peuple des États-Unis comprendra mieux le peuple de Cuba, et j'espère mieux comprendre le peuple des États-Unis », déclara-t-il. Cela dura pendant tout le séjour de Castro. Inlassable­ment, il répétait que le Mouvement du 26 juillet n'était pas communiste, « il y avait de nombreux catholiques parmi ses membres », qu'il n'avait pas l'intention d'exproprier les propriétés américaines, et qu'il indemniserait pour chaque expropriation, qu'il ne voulait pas réclamer la base de Guan­tanamo, qu'il ferait procéder « aussitôt que possible » à des élections libres ([^42]). Il fut, en résumé, si bon garçon que le représentant républicain de Pennsylvanie confessait après l'avoir entendu : « Avant, j'étais neutre et soupçonneux, mais aujourd'hui je suis favorablement impressionné. Je pense que nous devons l'aider. » L'aider ? Tout le monde y était décidé. Mais comment s'y prendre, car ce Cubain, rompant avec toutes les habitudes reçues, ne parlait pas argent. Mieux, il interdit à ses colla­borateurs chargés de responsabilités économiques -- Lopez Fresquet et Felipe Pazos -- de discuter « argent » avec leurs interlocuteurs américains. Les avances que firent le ministre des Finances américain, Robert A. Anderson, et le sous-secrétaire d'État aux Affaires Interaméricaines, Roy Rubot­tom, tombèrent dans le vide. Pourtant, tout le monde, j'en­tends le monde financier, la Federal Reserve Bank, la Ban­que Mondiale, le Fonds Monétaire International, tout le monde, donc, n'attendait qu'un signe pour apporter les millions de dollars qu'on leur reprochera amèrement, un peu plus tard, de ne pas avoir donnés. 248:121 Arrivé là, on doit se demander si l'attitude de Fidel Cas­tro était tout entière de duplicité, s'il était déjà un commu­niste camouflé (communiste d'une espèce un peu spéciale, mais communiste tout de même) ou s'il s'agissait seulement d'un « nationaliste » un peu excité, traînant dans ses baga­ges tout ce que le mot « nationaliste » représente, en Amérique Latine, de passion explosive et d'insatisfaction maladive. Un texte doit nous tirer d'embarras. Son auteur est Che Guevara. Racontant comment il rencontra Fidel Castro et comment il s'engagea dans ce qui allait devenir l'aventure du *Granma,* Guevara écrit : « Je fis sa connaissance par une de ces froides nuits mexicaines et je me souviens que notre première discussion roula sur la politique internationale : sur les petites heures du matin, j'étais l'un des membres de la future expédition. » Et, pour que l'on ne se trompe pas sur le sens que put avoir cette discussion, Che Guevara poursuit : « C'était une époque de régression des régimes démocrati­ques, en 1954, lorsque la dernière démocratie révolutionnaire américaine à tenir debout dans l'hémisphère -- celle de Jacob Arbenz Guzman -- succombait à l'agression froide­ment méditée, réalisée par les États-Unis derrière le rideau de fumée de leur propagande continentale. » Il convient de préciser ce qu'était la « démocratie révo­lutionnaire » chère au cœur de Che Guevara. Le régime d'Arbenz au Guatemala a été défini par un homme de gauche -- celui-là même qui installa Arbenz au pouvoir -- Juan Jose Areval, dans les termes suivants : « Le régime d'Arbenz a visiblement dévoyé la république lorsqu'il intervint officiellement dans la vie syndicale que l'Arévalisme avait parfaitement respectée ; lorsque commen­ça la répression contre les partis politiques qui, sous le même Arévalisme, jouirent de la vie et de la liberté ; lors­qu'une excellente loi de Réforme Agraire fut mise entre les mains d'un militaire qui instaura un système de pots de vin officiels ; *lorsque les chefs communistes furent invités à partager le bureau présidentiel et à exercer une tutelle ou­verte sur les autres partis gouvernementaux ;* 249:121 lorsqu'on procéda à un achat fictif d'armes en Tchécoslovaquie, qui ser­vit à faire transiter quelques millions de dollars dans les banques suisses au nom de particuliers ; lorsque la police fut obligée à pratiquer de répugnantes tortures et à attenter à la vie des adversaires politiques ; lorsque, finalement, ce même Président (Arbenz), effrayé par un ambassadeur étran­ger, renonça à sa charge et oublia ses devoirs de chef et de soldat. » Il paraît difficile, lorsque l'on a lu de tels textes, de sous­crire à la légende qui veut que Fidel Castro ait été innocent réformateur agraire réduit au communisme par l'intransi­geance nord-américaine. Il l'est tout autant de croire que la conversation entre Che Chevara et Fidel Castro -- qui précéda l'engagement du premier dans l'expédition projetée, et qui roula sur « la po­litique internationale » -- n'ait pas prévu cette « rupture des relations commerciales avec les États-Unis » que l'inef­fable Raul Roa, ministre des Affaires Étrangères de Cuba, assignait comme but à la révolution castriste, le 10 juin 1959, lors de son passage à Montevideo. Le plus étonnant est que, pendant deux ans pleins, le gouvernement de Washington regarda grandir le pouvoir castriste sans oser s'avouer que l'oiseau n'était pas de la couvée « américaine » classique. Deux ans pendant lesquels l'honorable Philip Bonsal, nouvel ambassadeur des États-Unis à Cuba, fera antichambre soit chez Fidel Castro, soit chez Che Guevara, sans pouvoir obtenir de ses interlocuteurs autre chose que de bonnes paroles au début, de vagues pro­messes par la suite et, pour terminer, des fins de non rece­voir chaque fois qu'il abordait un problème important. Tel était évidemment celui de l'indemnisation des biens américains nationalisés. Fidel Castro, lors de son passage aux États-Unis, s'était bien engagé à indemniser les expro­priés. Mais, de son côté, Che Guevara avait proclamé dès le mois de janvier 1959 qu'il n'était pas question de verser la moindre compensation aux propriétaires de terres confisquées. Vint la loi de réforme agraire, le 17 mai 1959, et il fut presque certain que, des deux, c'était Guevara qui avait révélé les véritables intentions du gouvernement révolution­naire. Le 10 juin de la même année, le gouvernement de Washington « manifestait son inquiétude quant à l'indemnisation des terres confisquées ». Inquiétude que la suite des événements justifiera amplement. 250:121 Dès ce moment, si Fidel Castro et les ministres cubains conservent une apparence de courtoisie lorsqu'ils parlent du peuple et des gouvernants nord-américains, les sous-ordres, devançant le mouvement, se livrent à des facéties du plus mauvais goût. Une histoire assez comique en donne la preuve. Un homme d'affaire américain, M. Bill Garnes, de Shre­vreport (Louisiane), avait mis sur pied un projet mirifique. Il ne proposa à Fidel Castro rien de moins que la formation d'une société anonyme chargée de gérer Cuba « sur une base commerciale rentable et de verser des dividendes aux ac­tionnaires ». Il proposait au chef barbu dix milliards, sur lesquels il se réservait cinq millions à titre de commission. La réponse, venue du secrétariat de Fidel, comprenait cette phrase : « De toute façon, votre projet frise la folie, ce qui n'est pas surprenant, compte tenu de la nationalité de son au­teur. » Pendant que se produisaient ces incidents, les transfuges du camp fidéliste se multipliaient. Les plus habiles ou les plus chanceux parvenaient à rejoindre les États-Unis. D'au­tres se terraient, ou cherchaient une ambassade latino-américaine pour s'y réfugier et bénéficier des accords sur le droit d'asile. D'autres enfin étaient arrêtés, jugés et quelque­fois fusillés. Tous ceux qui prenaient leurs distances avec Castro et son gouvernement manifestaient leurs craintes de­vant la monté progressive des communistes et l'influence qu'ils prenaient à La Havane. Ces avis ne provenaient pas du premier venu. C'était Pedro Diaz Lanz, chef des Forces Aériennes Cubaines, qui se réfugiait aux États-Unis ; c'était Manuel Urrutia, président de la République Cubaine, con­traint par Castro de donner sa démission, qui se réfugiait à l'ambassade du Venezuela, puis à celle du Mexique ; c'était le commandant Hubert Matos, arrêté, condamné et qui crou­pit encore au bagne de l'Ile des Pins ([^43]). 251:121 Le *statu quo* se maintint à peu près jusqu'au mois d'octobre 1959. Le 21 de ce mois se produisit un incident qui mit le feu aux poudres et transforma radicalement les relations cubano-américaines, en même temps qu'il ouvrit encore da­vantage les portes du pouvoir aux membres du *Partido Socialista Popular*, autrement dit du *Parti Communiste Cubain.* Ce jour-là, en effet, un avion ayant décollé d'un ter­rain d'aviation privé des États-Unis et piloté par Pedro Diaz Lanz vint jeter des tracts sur La Havane. Deux jours plus tard, dans un discours qui dura quatre heures et demi, Fidel Castro annonça qu'un incident « *plus grave que Pearl Harbour *» s'était produit, et que des avions américains, « en pleine paix », avaient « bombardé et mi­traillé » La Havane, que ces bombardiers avaient décollé de Floride et que cela prouvait que les États-Unis étaient com­plices, ou que cette « prétendue grande puissance » était in­capable de surveiller son territoire. Ce fut, dès lors, une débauche d'injures déversées par Fidel Castro sur les institutions et le gouvernement améri­cains ([^44]). La Maison Blanche devint « la Maison Noire » ; les notes les plus anodines de la diplomatie américaine fu­rent qualifiées, dès qu'elles contredisaient une affirmation du gouvernement de La Havane, de « cyniques, calomniatri­ces, effrontées et dégoûtantes » ; le Président des États-Unis couramment représenté dans la presse cubaine « orné » de croix gammées jusque sur ses pyjamas -- cela commença avec Eisenhower, et continua avec John Kennedy --. L'un des plus fermes soutiens de Castro, H. Matthews du *New York Times,* écrira : Castro a « poursuivi une politique qui provoquait délibérément une réaction américaine », « il a fait et dit des choses, à nous, Américains, qui nous paraîtraient incroyables si l'on ne savait pas qu'il est capable de n'importe quoi ». Il ajoutait que Krouchtchev, à la place d'Eisenhower, aurait agi plus tôt et plus impitoyablement. \*\*\* 252:121 Pourtant, les États-Unis avaient entre les mains une ar­me qui, maniée à temps, eût pu causer de graves soucis à la révolution cubaine -- le fameux « quota » sucrier. De quoi s'agit-il ? En gros, le marché sucrier mondial ayant été réglementé pour lutter contre la surproduction et l'effondre­ment des cours, Cuba avait accepté de limiter sa production et les États-Unis avaient en retour accordé à leur voisin un régime de faveur en lui achetant au-dessus du cours mon­dial un « quota » de 700 000 tonnes de sucre. Il est bien certain que la générosité n'était pas seule entrée en jeu lors­que fut décidée cette mesure : les propriétaires nord-améri­cains de plantations cubaines de canne avaient dû faire pres­sion sur le gouvernement de Washington, mais le fait est que cette politique avait permis aux Cubains de jouir du plus haut niveau de vie de toute l'Amérique Latine au cours des années qui précédèrent la révolution ([^45]). Les États-Unis auraient pu annuler cette mesure de faveur. On en parla. On ne fit rien. Pendant ce temps, Cuba trouvait d'autres clients, et, en février 1960, Anastase Miko­yan signait à La Havane un accord prévoyant l'achat d'un million de tonnes de sucre par an et l'octroi d'un crédit soviétique de cent millions de dollars remboursables en 12 ans. Ce fut à cette occasion, semble-t-il, que Krouchtchev décerna à Castro le titre de « patriote flamboyant ». Le gouvernement des États-Unis se décida, cinq mois plus tard, sous la pression de l'opinion publique à l'approche des élections, à supprimer le « quota » sucrier. Mais, déjà, se greffait une nouvelle querelle qui allait entraîner la saisie de tous les biens américains à Cuba, puis la rupture des relations diplomatiques entre la Havane et Washington. Pour payer le sucre, Moscou envoya du pétrole. Ce pé­trole soviétique devait être raffiné à Cuba, et les seules ins­tallations existant dans ce pays étaient la propriété de com­pagnies anglaises et américaines. Or, ces compagnies n'étaient tenues de raffiner que le pétrole qu'elles impor­taient ou le « pétrole de l'État cubain », c'est-à-dire le pétro­le provenant des gisements cubains, pensaient-elles. C'était compter sans la logique extensive des régimes marxistes. Pour Castro, le pétrole de l'État cubain, c'était tout aussi bien celui qui était extrait du sol cubain que celui que son gouvernement achetait en Russie. Les compagnies refusèrent de raffiner, Castro saisit leurs installations avec d'autant plus de satisfaction que cela le dispensait de payer ses dettes : 16 millions de dollars de pétrole importé et 60 millions de dollars pour des raffinages antérieurs. 253:121 Après cela, la pompe cubaine étant amorcée, elle se mit à fonctionner à plein rendement. Selon l'expression de Cas­tro, les Américains devaient cracher « jusqu'aux clous des semelles de leurs souliers ». Tranches par tranches, tous les biens américains furent progressivement confisqués. Et, lorsque l'on posait à La Havane la question des indemnisa­tions, la réponse était que ces indemnisations seraient « d'un quart des revenus produits par les achats nord-américains de sucre cubain au-dessus de trois millions de tonnes ». \*\*\* C'est l'époque de la grande « pachanga » cubaine, celle où tombent dans la caisse de la révolution toutes les fortu­nes, toutes les usines, toutes les plantations, l'époque où Jean-Paul Sartre, en visite à Cuba, écrit : « Si les États-Unis n'existaient pas, peut-être que la révolution cubaine les in­venterait ; ce sont eux qui lui conservent toute sa fraîcheur et son originalité » (*Sartre visita a Cuba*, p. 200). Et puis on peut tout se permettre, on a trouvé un protecteur puissant : le 5 mai 1960, les relations diplomatiques ont été rétablies avec l'U.R.S.S., et, le 3 septembre (deux précautions valant mieux qu'une), Cuba a reconnu la Chine de Mao Tse Toung. \*\*\* Pendant ce temps, à Washington, le brave général Eisen­hower se perd en méditations. Il lance des avertissements solennels : les États-Unis entreprendront une « action bien déterminée » si Cuba ou un autre pays de « l'Hémisphère » tombe sous le contrôle de l'internationale Communiste. Mais lorsqu'on lui demande « si un tel régime n'existe pas à Cuba ? », la réponse est écrasante : 254:121 « Le Président fait une distinction entre le communis­me imposé de l'extérieur et, le communisme choisi du dedans. Néanmoins, il dit ne pouvoir indiquer dans quelle catégorie doit être placé le régime du premier ministre Fidel Castro. » \*\*\* Celui qui profère les menaces le plus précises, qui apparaît comme l'homme qui veut abattre Castro, ce n'est ni Eisenhower, ni le candidat républicain à la présidence des États-Unis R. Nixon, c'est le candidat démocrate : John Kennedy. « Pour la première fois de notre histoire, déclare-t-il devant les Vétérans des Guerres Étrangères le 28 août 1960, l'ennemi tient les États-Unis à la gorge. L'orientation com­muniste du gouvernement de Castro ne fait aucun doute. C'est notre ennemi et il fera tout ce qui est en son pouvoir pour nous abattre. Ce n'est pas un simple satellite ; il est en train d'essayer de fomenter la révolution dans toute l'Amérique du Sud. » Et il ajoutait : « Nous devons essayer de consolider les forces démo­cratiques antifidélistes et anti-bastistiennes qui existent à l'intérieur et à l'extérieur de Cuba en leur offrant un éven­tuel espoir de renverser le gouvernement de Castro. Jus­qu'ici, ces combattants de la liberté n'ont virtuellement pas été soutenus par notre gouvernement. » A quoi Richard Nixon répondait : « La position de J.F. Kennedy sur Cuba viole en tout cinq traités signés par les U.S.A. (...) Cela donne une bonne excuse à M. Krouchtchev, pour intervenir à Cuba aux côtés du gouvernement de Castro, disant que les U.S.A. y sont intervenus en violant leurs engagements et tentant de ren­verser le gouvernement cubain. » Une si ferme détermination devait se perdre quelques mois plus tard dans les marécages de la Baie des Cochons. \*\*\* 255:121 Cependant, la diplomatie américaine cherchait à isoler Cuba en se servant pour cela de l'O.A.S. (*Organisation of American States*), dont une conférence allait s'ouvrir à San José de Costa-Rica. Tentative bien timide : une résolution fut déposée, qui ne condamnait pas le régime castriste, mais se contentait de repousser toute intervention soviétique ou communiste dans « l'Hémisphère ». Ce texte anodin ne passa pas sans quelques soubresauts. Le délégué du Venezuela, Ignacio Luis Arcaya refusa, malgré les ordres de son gouvernement, de signer la résolution ; il préféra partir « car ses convictions l'inclinaient à la sympathie pour la révolution cubaine et il lui était impossible de signer la réso­lution au nom du Venezuela... » Ignacio Luis Arcaya s'en alla, la résolution fut signée, même par le Venezuela, où commencèrent les troubles qui sont à l'origine des actuels maquis. Quant à la délégation cubaine, elle avait claqué les portes, avait refusé de prendre l'avion qui lui était réservé ; un complot fut ainsi déjoué, affirma par la suite Castro : l'avion avait été saboté. Puis Fidel Castro rassembla un meeting à la Havane. 250.000 personnes furent réunies sur la place de la Révolution le 4 septembre 1960. « M. Fidel Castro, écrit le correspondant de l'A.F.P., a invité le peuple de Cuba à exprimer son avis sur la décla­ration de Costa-Rica dont l'article premier condamne toutes les interventions extra-continentales. « Il pose ainsi la question : « Dans le cas où notre île serait envahie par les forces impérialistes, accepteriez-vous l'aide soviétique ? » « La foule répond oui pendant cinq minutes. « M. Fidel Castro déclare alors que le peuple cubain réuni en assemblée générale a accepté l'aide soviétique en cas d'invasion. » Pendant ce temps, le *New York Times* ne pouvait que se lamenter : « A la conférence des ministres des Affaires Étrangères de San José de Costa-Rica, le mois dernier, Raul Roa déclara que son gouvernement était toujours prêt à négocier les points litigieux avec les États-Unis, mais que Washington avait refusé les offres cubaines. » « Les faits ne coïncident pas avec ces affirmations. De­puis vingt mois que Fidel Castro est au pouvoir, les U.S.A. ont formulé neuf offres officielles de négociation, et seize offres officieuses. La première fut faite le 2 mars 1959 lorsque M. P. Bonsal présenta ses lettres de créance : la dernière le 17 mai de cette année. 256:121 « Note après note, déclaration après déclaration, les États-Unis ont indiqué leur sympathie pour les objectifs économiques de la loi de réforme agraire dont l'application fit exproprier des Américains. Ils demandaient simplement que l'on négociât leur indemnisation... » Et le journal libéral new-yorkais précisait qu'une seule réponse avait été fournie par La Havane, réponse inaccepta­ble car son application eût permis à Cuba de bloquer la poli­tique sucrière des États-Unis. Le 20 octobre 1960, les confiscations se poursuivant et les indemnisations ne venant toujours pas, le gouvernement de Washington prit la première mesure de rétorsion : le Blocus de Cuba fut décidé. On a beaucoup parlé de ce blocus, Fidel Castro parlant à Sartre se serait écrié : « Le blocus est l'arme la plus ignoble : elle profite de la misère d'un peuple pour le soumettre par la faim. » Il faut toutefois remettre les choses au point. Le blocus n'a pas eu pour objet d'empêcher Cuba de s'approvisionner ailleurs qu'aux États-Unis ; il ne s'agissait nullement d'em­pêcher les bateaux qui voulaient se rendre dans les ports cubains de se dérouter ; les démocraties populaires pou­vaient -- et elles ne s'en privaient pas -- commercer avec Cuba. Le blocus consistait dans le fait que « le gouverne­ment des États-Unis avait décidé d'interdire toute exporta­tion vers Cuba *à l'exception des produits pharmaceutiques et alimentaires*. » Ce fut là le titre de l'article du *Monde* résumant les dépêches des agences A.F.P., A.P., U.P.I., et Reuter. Le but du blocus n'était pas, comme le prétendait Castro, de « soumettre un peuple par la faim », mais de stopper le courant de biens d'équipement en provenance des États-Unis et à destination de Cuba, y compris les nièces de re­change pour toutes les usines et toutes les installations déjà en place. L'arme n'était pas sans valeur et les ambassadeurs des diverses puissances qui durent, un beau jour, gagner par le monte-charge à légumes le restaurant qui leur était réservé au 32^e^ étage de l'immeuble Foxa -- l'ascenseur ne pouvant être réparé -- comprirent tout de suite ce que représentait le blocus pour l'industrie cubaine. 257:121 Ce fut l'avant-dernier acte des relations américo-cubai­nes. Au mois de janvier suivant, le gouvernement cubain ayant décidé que le personnel de l'ambassade des États-Unis était trop nombreux et qu'il devait être réduit à onze per­sonnes, le gouvernement du général Eisenhower décida de rompre les relations diplomatiques avec La Havane. ##### II. -- *Fidel Castro et les Soviétiques* Avec l'U.R.S.S. aussi, tout commença par une lune de miel. Mikoyan avait apporté l'or soviétique, Krouchtchev promettait l'appui de ses fusées ; grâce au Père Noël soviétique, Fidel Castro pouvait mener sa révolution à la barbe des États-Unis, « dans les narines du monstre », se plaisait-il à dire, reprenant une phrase de José Marti, héros national de l'indépendance cubaine. Si quelque témoin grincheux se mettait à murmurer que « tout ce qui luit n'est pas or », son « grinchement » -- était étouffé par le remue-ménage de l'amitié cubano-soviétique, les discours-fleuves de Fidel Castro, les témoignages des invités du *Habana Hilton* -- devenu par la force des choses le *Habana Libre* -- et l'évidence d'une présence soviétique chaque jour plus étalée. En attendant, l'Union Soviétique achetait le sucre cubain. Elle l'achetait *moins cher que le cours mondial* et, de plus, payait ce sucre grâce à des accords de troc, *par des marchan­dises soviétiques facturées au prix fort.* D'ailleurs les Cu­bains auraient eu mauvaise grâce à se plaindre : depuis la révolution, les récoltes sucrières étaient on ne peut plus catastrophiques et il leur fallait gratter les fonds de tiroirs pour livrer aux Soviétiques les quantités que ceux-ci s'étaient engagés à acheter, et encore n'y parvenait-on pas toujours. Les « usines » soviétiques ou tchèques ou est-allemandes étaient livrées. Quelquefois, le matériel fourni pourrissait des mois durant sur les quais de La Havane, mais les con­trats étaient respectés. Déjà Che Guevara avouait que le retard d'un seul bateau pétrolier pouvait avoir de fâcheuses conséquences. 258:121 Les fusées soviétiques protégeaient toujours Cuba. En principe, du moins. Carlos Franqui, directeur de *Revolucion*, ayant été reçu par Krouchtchev et, à la suite de cette en­trevue, ayant publié un article « à la cubaine », l'agence Tass fit paraître le 27 octobre 1960 un bien curieux commu­niqué. Il y était affirmé que « M. Krouchtchev avait sou­ligné que les dirigeants cubains comprendraient parfaite­ment que seul le peuple peut assurer la victoire dans le combat obstiné contre l'impérialisme et le colonialisme ». (On croirait entendre Mao Tse Toung parler aux Vietna­miens). Et la direction du gouvernement soviétique signa­lait « qu'elle espérait bien que ses déclarations relatives à l'aide à Cuba dans le cas d'une agression resteraient réelle­ment symboliques... » Il faut poursuivre la citation : « Pour cela, M. Krouchtchev déclarait qu'il était essentiel que les menaces d'interventions impérialistes contre Cuba ne soient pas suivies d'effet », ce qui permettait de sauver la face de tout le monde. Pourtant, la première crise dans les relations entre l'Union Soviétique et Cuba ne vint pas de l'extérieur de l'île, mais de l'intérieur. Il s'agit de l'affaire Anibal Esca­lante. En gros, Anibal Escalante, secrétaire générale des O.R.I. (*Organisaciones Revolucionarias Integradas*), parti of­ficiel et seul parti cubain, avait organisé un noyautage savant du mouvement en remplaçant les fidélistes du Mou­vement du 26 juillet, par les fidèles du *Partido Socialista Poputar*, le Parti communiste cubain. Il ne manquait plus un bouton de guêtre aux « purs » du P.S.P. lorsque Castro s'aperçut de la menace, se mit à fulminer contre les « sec­taires » (on disait aussi « les staliniens ») et contraignit les communistes du « vieux parti » à capituler. Ils le firent avec empressement. Je pense même qu'entre le premier et le second discours de Castro quelque âme aimable était allée lui fournir des renseignements sur le passé de militant d'Anibal Escalante, ce qui permit de faire la part du feu. Anibal Escalante se trouva en exil à Prague ou à Moscou, et les autres, les « staliniens » : « Ils sont toujours là, me disait un ami cubain, impassibles, silencieux, attentifs... ». 259:121 Affaire intérieure ? Peut-être, mais l'ambassadeur d'Union Soviétique, qui venait d'annoncer qu'il passerait ses vacances à Cuba, S.E. Segei Mihailovitch Roudryatsev (qui s'était fait un nom dans les affaires d'espionnage atomique au Canada), décida brusquement de faire ses valises et de profiter de l'avion. Du coup, les diplomates soviétiques et les experts se mirent à parler de l'invraisemblable gâchis qui régnait à Cuba, de la négligence de ces gens-là, du matériel soviétique en caisse depuis des mois sur les ports cubains, de la géné­rosité mal récompensée, etc. Et puis, tout se calma. Cela se calma par la force : le 13 mars 1962, Castro avait lancé sa première attaque contre Anibal Escalante et les sectaires, mais le lendemain, 14 mars, il avait dû annoncer au peuple de Cuba l'instauration des cartes de rationnement ; le temps était loin où il s'écriait : « Nous produirons l'an prochain tout ce que nous importions auparavant. » (9 novembre 1960). La disette était là. Les Soviétiques promirent de construire un port de pêche, et livrèrent des harengs salés. En même temps que les harengs salés, de curieux tou­ristes débarquaient à Cuba. Vêtus en civil, mais tous de chemisettes identiques et de pantalons semblables -- il y avait une chemisette violine et jaunâtre, qui, portée par trente ou cinquante jeunes Soviétiques, fleurissait dans les rues de La Havane -- des garçons blonds et jeunes déam­bulaient dans les villes cubaines, et sur les routes on croisait des camions militaires remplis des mêmes citoyens. Des bruits curieux couraient dans l'île. L'existence de bases militaires russes était communément admise. Certains avaient vu des Chinois et des Africains débarquer des ba­teaux en provenance de l'Europe de l'Est. Un jeune Cubain les décrivit même à un de mes amis et à moi : « Ils étaient, nous dit-il, tout nus ; et ils avaient des doigts de pied com­me le diable. » Hors ces fantaisies, il s'avérait bientôt que des maisons avaient dû être démolies dans certains ports, afin que puissent virer les camions transportant d'immenses caisses contenant on ne savait quoi : fusées ou carlingues de bombardier. Castro se mit à annoncer des préparatifs d'invasion nord-américaine, et le gouvernement soviétique publia un communiqué mettant en garde Washington con­tre les conséquences d'une action contre Cuba. 260:121 Ce fut alors du délire. *Revolucion* titrait sur toute sa première page : « Des fusées russes sur Washington s'ils envahissent Cuba. » Et par un beau jour d'automne eut lieu le discours de Kennedy : il y avait des fusées à Cuba. Dans la nuit du 27 au 28 octobre 1962, une tornade poli­tique s'abattit sur La Havane et sur Cuba tout entière. Dans tous les lieux publics où la veille encore on pouvait admirer, affichés aux murs, les portraits gigantesques des hommes d'État soviétiques, lire leurs paroles historiques, ou les « con­signas » -- les slogans -- exaltant l'amitié de l'U.R.S.S. et de Cuba, il ne restait que la barbe fleuve de Karl Max et la barbichette de José Marti. La révolution cubaine revenait aux origines : le prophète de Londres et l'apôtre de la liberté cubaine, tous deux morts mettaient de ce fait leurs zélateurs à l'abri de toute surprise. De toutes les affiches proclamant « Cuba no esta sola. » -- « Cuba n'est pas seule » -- et appuyant leur dire par l'image d'un soldat russe, il n'en restait qu'une, oubliée, sur le journal mural du cabaret « Monseigneur ». Nous nous y rendions en pieux et ironique pèlerinage. Que s'était-il passé entre ces deux jours ? Simplement : M. Krouchtchev avait acquiescé aux demandes améri­caines et annoncé qu'il retirait sans contre-partie les fusées et les avions soviétiques qui se trouvaient à Cuba. Cette décision fit l'effet d'une bombe. Il m'était d'autant plus facile de me rendre compte des réactions de la population cubaine « à l'état brut » que les journalistes étrangers avaient connu la décision soviétique avant tout le monde. Il n'y a pas, en effet, de journaux à Cuba le dimanche matin et la nouvelle que j'avais lue sur les télescripteurs de l'agence *Associated Press* était inconnue de la plupart des Cubains, de ceux qui n'avaient pas écouté, ce jour-là, les émissions radiophoniques nord-américaines. Quelques mois plus tard, Fidel Castro raconta au cours d'une conversation sans protocole ce qu'il avait constaté à ce moment-là : « Avant de prendre une décision, j'ai sondé les réactions du peuple. Je suis allé à l'Université et je me suis promené dans la rue pour demander leur avis aux passants et aux étudiants. J'ai trouvé un sentiment unanime : il fallait gar­der les fusées, ne pas céder à la menace et certains vou­laient même, au besoin par la force, empêcher leur retrait. 261:121 « Kennedy faisait un chantage auquel à ne fallait pas céder et il aurait reculé s'il s'était heurté a une attitude ferme. Le peuple cubain était très hostile à la décision de Krouchtchev. Sa fureur était bien naturelle, et j'ai com­pris que j'apaiserai la colère populaire en exprimant publi­quement ce que chacun pensait. » ([^46]) C'était en effet la réaction populaire. Ce que Fidel Castro avait constaté chez les étudiants -- en principe fidélistes grâce aux épurations subies par l'Université -- ou parmi les passants représentant le tout venant de l'opinion, j'avais pu le remarquer de mon côté chez les opposants au régime qui se cabraient, eux aussi devant le « lâchage » soviétique. Si nous faisons le bilan des griefs que La Havane pou­vait nourrir contre Moscou, nous trouvons essentiellement le fait que l'Union Soviétique avait pris la décision de reti­rer les fusées et les avions sans en discuter et même sans en informer Cuba. Dans la conversation déjà citée, Fidel Castro est formel sur ce point : « Nous ne pouvons pas être d'accord avec Krouchtchev ; il n'aurait pas dû retirer ses fusées sans nous con­sulter. Cuba ne veut pas être un pion sur l'échiquier mon­dial. La souveraineté cubaine est une réalité, c'est pour elle que nous nous sommes battus... Toutefois, en réduisant ses divergences à ce seul grief, Fidel Castro cachait soigneusement une partie de la vérité, la plus amère. D'abord, les Russes avaient offert à U Thant de faire inspecter le territoire cubain par les observateurs des Nations Unies sans en référer à La Havane, si bien qu'à la veille de s'envoler pour Cuba, U Thant recevait « MM. Ta­rabanou (Bulgarie), Fabregat (Uruguay), Chakravat (Inde) et Mme Supent, ministre adjoint des Affaires Étrangères d'Indonésie. On pense que ces entretiens ont pour objet -- écrivait le correspondant de l'A.F.P. -- de mettre sur pied un corps d'observateurs des Nations Unies (...) pour con­trôler le démantèlement des bases de fusées à Cuba. La Suède a déjà accepté de fournir sept officiers ». Nous re­viendrons sur cette affaire qui a sans doute eu plus de répercussions qu'on ne peut le croire à première vue. \*\*\* 262:121 Ensuite, il y eut la mission de M. Mikoyan. Tous les observateurs se sont demandés ce qu'avait bien pu venir faire à Cuba le vice-président du gouvernement soviétique. La plupart d'entre eux se sont ralliés à l'hypo­thèse que le gouvernement de Moscou avait envoyé auprès du chef « Barbudo » celui de ses membres qui le connais­sait le mieux, celui qui était le meilleur négociateur, l'homme le plus souple et le plus adroit pour désarmer la colère de Fidel et le convaincre du bien-fondé de la poli­tique soviétique. Cela impliquerait que Moscou ait voulu apaiser Castro, mener vis-à-vis de Cuba une politique de douceur et de ménagements. Il semble bien, à examiner la suite des événements, qu'il n'en était rien. Alors, qu'était donc venu faire à Cuba Anastase Mikoyan ? La vérité est quelquefois fort longue à se révéler. C'est deux ans plus tard, au cours d'un nouveau voyage en Amé­rique Latine, que je pus recueillir d'abord des rumeurs puis des renseignements assez substantiels sur la véritable mission de M. Mikoyan. En résumé, le gouvernement soviétique avait décidé de se débarrasser du trio de gêneurs qui gouvernaient La Havane : Fidel Castro, Che Guevara, et le petit frère Raul Castro. La mission de M. Mikoyan consistait à examiner avec les membres du « vieux parti », du parti communiste, les moyens à employer pour remplacer cette équipe par une autre, communiste certes, mais qui se contenterait de gou­verner Cuba et ne chercherait pas à déclencher de nouvelles révolutions sur le continent sud américain. Puis, sans doute, de passer aux actes. La première chose que fit M. Mikoyan fut de réunir les camarades du « vieux parti » et de leur faire part de ses intentions. Ce fut alors l'affolement. Tous lui expliquèrent qu'un régime communiste sans Fidel Castro était voué à un échec rapide ; qu'une telle opération comblerait les vœux de la contre-révolution, et qu'ils n'étaient pas tentés par le rôle de bouc émissaire qui semblait leur être réservé. Mieux, dès la fin de cette réunion amicale, l'un d'entre eux se préci­pita chez Fidel Castro et le mit au courant de tout ce qui s'était passé. \*\*\* 263:121 Cette, opération n'ayant pas réussi il restait aux dirigeants soviétiques à user des moyens toujours à leur dispo­sition, les moyens économiques. En effet, la situation économique de Cuba dépendait encore plus du bon vouloir de Moscou qu'avant la crise des fusées. La mobilisation avait ralenti la production cubaine, la récolte de sucre était encore une fois catastro­phique -- elle était, avoua Castro, « la plus mauvaise depuis son arrivée au pouvoir » -- ; le volume des échanges mari­times avec l'Union Soviétique, au lieu d'atteindre les 750 millions de dollars prévus, ne s'élevait qu'à 550 millions, soit 30 millions de moins que l'année précédente. Une mission économique cubaine partit pour Moscou. Elle était dirigée par Carlos Rafael Rodriguez, membre du « vieux parti » mais solidement encadré de fidélistes fidèles. Ce ne fut pas un succès. Aucune précision chiffrée ne fut d'ailleurs fournie -- contrairement à ce qui avait eu lieu en 1961 et 1962 -- lors de son retour. Cependant, au bout de la ligne, le poisson cubain se débattait. *Revolucion* reproduisait les articles du *Quotidien du Peuple* de Pékin ; un accord culturel était signé avec l'Albanie -- et il faut se rappeler qu'à cette époque Moscou n'attaquait pas directement la Chine, mais « les Albanais et ceux qui les soutiennent » -- ; Che Guevara se faisait photographier aux réceptions des ambassades albanaise et chinoise et ces photos étaient reproduites dans la presse. Le poisson se débattit jusqu'à la fin du mois d'avril au plus tard. Un beau soir, cherchant de la musique sur mon poste de radio, j'entendis une voix connue s'exprimer en espagnol sur un poste soviétique : Fidel Castro était arrivé en U.R.S.S. où il allait figurer sur la Place Rouge à côté des officiels soviétiques au défilé du Premier Mai. Le rebelle avait capitulé. « *Vingt mille kilomètres de fraternité *», titrait la presse cubaine. Vingt mille kilomètres chèrement payés. Sur le plan doctrinal, Fidel se rangeait inconditionnellement aux côtés de Krouchtchev. Lui qui proclamait deux mois aupa­ravant : « Ce n'était pas pour notre défense, mais pour renforcer le socialisme à l'échelle mondiale » ([^47]) que les fusées avaient été installées à Cuba, déclarait maintenant avec autant de conviction : 264:121 « L'Union Soviétique avait envoyé des fusées à Cuba parce que nous avions appris les projets américains concernant une nouvelle invasion. » Le collier était si bien serré que, même sur le plan économique, les concessions soviétiques n'étaient guère avantageuses. Cuba était autorisée à vendre un million de tonnes de sucre sur le marché mondial, ce qui voulait dire qu'elle était au­torisée à diminuer d'un million de tonnes au moins, compte tenu de la mauvaise récolte, ses livraisons là l'U.R.S.S. ; celle-ci acceptait de verser six centavos au lieu de quatre pour chaque kilo de sucre qu'elle achèterait. Cela, c'était le côté positif de l'opération. Mais il fallait le payer, et le payer cher. De retour à Cuba, Fidel Castro se mit à prôner le retour à la terre. « La paysannerie, s'écria-t-il, est le pilier de la révolution. » Cela signifiait tout simplement l'abandon des projets grandioses d'industrialisation, l'abandon du complexe sidérurgique de l'Oriente, enfant chéri du Minis­tère de l'Industrie dirigé par Che Guevara, et pour lequel l'U.R.S.S. s'était justement engagée à fournir des plans « pour le milieu de 1963 ». Le rebelle était momentanément vaincu. Momentané­ment, car il n'avait certainement rien oublié de ce qui s'était passé d'octobre 1962 à avril 1963. Deux ans plut tard, le 25 janvier 1965, se rappelant sans doute que le gouverne­ment soviétique avait écrit au président Kennedy pendant la crise des fusées « que tout usage accidentel de ces fusées était exclu puisqu'elles n'étaient pas aux mains des Cubains, mais d'officiers soviétiques », Fidel Castro s'écriera, mena­çant de faire abattre tout avion américain venant inspecter Cuba : « Nous avons des moyens, des moyens efficaces, et de bons avions -- qui volent de nuit comme de jour ; et qui interceptent n'importe quel avion -- de nuit comme de jour -- (...) *et qui sont entre nos mains ! Écoutez bien : qui sont entre les mains de techniciens cubains ! Ils sont entre les mains de techniciens cubains disciplinés et, en plus, de techniciens de* « *Patria o Muerte *». \*\*\* 265:121 Fidel Castro revenu à La Havane, les rapports entre Cuba et Moscou parcoururent une longue courbe, ascendante d'abord, très rapidement descendante par la suite. On peut fixer approximativement le sommet de cette trajectoire à la réunion de la Conférence Tricontinentale de La Havane, en janvier 1966. Je passerai vite sur les événements qui marquèrent, au cours des années 1964 et 1965 les étapes du flirt renouvelé de Cuba et de l'Union Soviétique. Chaque mois, ou à peu près, apportait une confirmation. Il y eut le retour d'Anibal Escalante. Il y eut la dissolution du P.U.R.S., le Parti Uni de la Révolution Socialiste (parti d'un nouveau type, sorte de chevalerie ouvrière révolutionnaire qu'avaient voulu créer les fidélistes en remplacement des O.R.I.) et l'instau­ration d'un Parti Communiste Cubain de l'espèce la plus banale. Il y eut encore, en avril 1964, la déposition de Fidel Castro au procès du délateur Marcos Rodriguez (Marquitos), au cours de laquelle il attaqua, et avec violence, le journal *Revolucion*, organe des fidèles du fidélisme, qui avait osé insinuer qu'il pouvait y avoir eu des délateurs au sein des jeunesses communistes. Il faut avouer qu'il n'eût pas été nécessaire de pousser très loin certains de ses rédacteurs pour leur faire dire que le Parti Communiste avait quel­quefois toléré certaines délations qui lui déblayaient le terrain. Curieuse conférence de La Havane : elle manqua se tenir au Caire. Ce fut l'évidence du rapprochement momentané, qui se dessinait alors entre la Chine et la République Arabe Unie, qui poussa les Soviétiques à soutenir à fond leur ami cubain et à obtenir que La Havane fut choisie comme siège de la dite conférence. Il apparut bientôt que Moscou tenait là une machine destinée à relayer les organismes créés après la Conférence de Bandoung, lesquels allaient d'ailleurs bientôt s'effondrer, victimes des révolutions algé­riennes et des intrigues chinoises. Cette Conférence de La Havane devait être présidée par Ben Barka, qui disparut à Paris comme on sait. En fait, la conférence fut une défaite pour la Chine. L'agressivité des délégués chinois, leurs méthodes annonciatrices des exploits du Gardes Rouges ne firent que braquer contre eux les révolutionnaires sud-américains habitués, tout de même, à plus de rigueur intellectuelle. 266:121 De plus, les Chinois avaient commis la suprême maladresse d'introduire à Cuba des brochures et du matériel de propagande anti-soviétique et de les avoir répandus parmi des officiers de l'armée cu­baine, avec un certain succès, semble-t-il. Ils se trouvaient, à trois ans de distance, exactement dans le même cas qu'Anibal Escalante et les « dogmatiques » avec, comme circonstance aggravante, que Fidel Castro tentait de main­tenir Cuba en dehors de la querelle sino-soviétique, et, aussi, que l'armée cubaine était toujours restée « sa chose », com­mandée par ses plus anciens fidèles, les survivants de l'affaire de la Moncada ou du débarquement du « Granma ». A cela vint s'ajouter, une affaire de riz que les Chinois cessèrent de livrer, s'étant aperçus que, malgré l'augmen­tation de leurs fournitures, la ration des Cubains demeu­rait identique, et soupçonnant Fidel de recéder aux Russes une partie du riz qu'ils envoyaient. « A Cuba, c'est une gageure de vouloir dépolitiser quoi que ce soit », écrit l'économiste argentin Adolfo Gilly. Comme en Chine c'est également une gageure, la querelle prit bientôt un tour épique. « Le gouvernement chinois s'est rangé aux côtés de l'impérialisme yankee ! » proclama Castro. « M. Fidel Castro a joint sa voix au chœur anti-chinois des impérialistes des États-Unis, des réactionnaires de tous les pays et des révisionnistes Krouchtcheviens... », écrivit en réponse le *Quotidien du Peuple* de Pékin. Rien ne pouvait mieux répondre aux vœux des Soviétiques... Cependant, de ce côté-là aussi, les nuages étaient en train de s'amonceler et il ne fallut pas plus de dix-huit mois pour que l'orage fût prêt à éclater. Le différend était évident, la conflagration prévisible. Le seul choix -- chaudement soutenu par les Soviétiques -- de La Havane comme siège de l'organisation qui devait coor­donner l'action révolutionnaire sur « les trois continents » (Asie, Afrique, Amérique du Sud) était un défi au bon sens si l'on voulait mener une lutte révolutionnaire sérieuse. Comment penser que, de cette ville coupée presque entiè­rement du monde extérieur -- où l'on arrive au moyen des rares avions de la *Cubana de Aviacion* et en faisant le détour de Prague, ou bien en se faisant photographier par la police mexicaine à l'aéroport de Mexico ; les courriers, tout ce que comporte de liaisons clandestines, de voyages incognito, une entreprise subversive à l'échelle d'un continent, puissent s'organiser ? 267:121 Il est bien certain que les caciques de la révolution, les « vieux crabes » des partis communistes qui pratiquaient depuis des décennies la « révolution en partie double » ne pouvaient que se réjouir de voir cantonnés dans leur île ce Fidel Castro et cette nouvelle organisation dont ils n'atten­daient rien de tellement bon. Fidel pouvait bien crier que « El deber de todo revolucionario es hacer la revolucion ! » (« Le devoir de tout révolutionnaire est de faire la révolu­tion ») ; de l'autre côté du détroit du Yucatan, le parti communiste mexicain censurait froidement cette phrase explosive dans son édition de la « Seconde Déclaration de La Havane ». Et Moscou, Moscou qui savait ce que coûtait La Havane et la révolution de Castro (un million de dollars par jour), Moscou ne tenait pas à devoir subventionner une seconde entreprise révolutionnaire dans ces terres exotiques. \*\*\* Alors se produisirent, au cours des derniers mois, deux événements, sans doute d'inégale importance, mais qui augmentèrent encore la tension. D'une part, Che Guevara disparut de La Havane et rejoignit le continent sud-amé­ricain pour « transformer la Cordillère des Andes en Sierra Maestra de l'Amérique Latine », selon la prophétie de Fidel Castro ; d'autre part, le Parti Communiste Vénézuélien ré­pudia la lutte armée et se déclara partisan des méthodes légales de conquête du pouvoir. Che Guevara ! Le théoricien de la guérilla, qui confiait à l'un de ses amis : « Tu prends un fusil, tu t'installes par­mi les paysans, n'importe où, au Brésil, au Congo, et tu attends. Le reste viendra tout seul... » Il s'était fait à Cuba la spécialité des discours grinçants, des rappels à la réalité, des commissions désagréables. « Je ne sais pas, déclara-t-il tout de go, au *Premier Congrès de la Production*, si vous m'applaudissez comme ministre ou comme complice... » Il n'y eut pas de *Second Congrès de la Production.* 268:121 Sa disparition permit à toutes les divagations de se faire jour : il était mort assassiné, on le voyait dans les bour­gades les plus reculées des pampas ou des llanos -- et quelquefois ce devait être exact ; de temps en temps, des textes étaient publiés sous son nom à La Havane, textes brûlants, appelant à la guerre, aux soulèvements, parlant de dix ou vingt Vietnams qu'il fallait allumer en Amérique du Sud pour disperser la puissance de l'impérialisme et le vaincre. Par son absence même, par cette espèce de con­trainte morale qu'il exerçait sur la politique de La Havane, il poussait Fidel Castro à radicaliser son attitude, et le me­nait au divorce d'avec les doctrinaires paisibles de la con­quête pacifique du pouvoir. \*\*\* C'est alors que le Parti Communiste vénézuélien renonça à la lutte armée. Il faut souligner dès maintenant que la défection du Parti Communiste vénézuélien était celle qui pouvait le plus toucher Castro. Dans ses entretiens avec les étudiants, à l'Université, pendant la crise des fusées, il avait exhalé sa colère contre les partis soi-disant révo­lutionnaires : « J'en ai par-dessus la tête de ces partis d'Europe et d'Amérique ! s'était-il écrié. Si demain les Marines dé­barquent à La Havane et qu'il y ait des milliers de morts dans les rues, il ressortiront leurs petites pancartes, en criant « Cuba si ! Yankee no ! » Camarades, il est l'heure de se jeter dans la rue avec les bombes et les mitraillettes ! » En reprenant presque textuellement la première partie de ces phrases dans une conversation avec un rédacteur du *Monde*, il ajouta : « Seuls les Vénézuéliens ont réagi. » Un chef du *Movimiento de Izquierda Revolucionaria*, le M.I.R., me le confirma plus tard, d'ailleurs. « Nous avons déclenché la violence pour détourner les U.S.A. de Cuba. Oui, c'était parfaitement conscient dans l'esprit des dirigeants. » C'est pourquoi l'abandon de la « ligne dure » par les chefs du P.C. vénézuéliens, les exclusions qui suivirent, furent ressentis comme une véritable trahison. Les invec­tives attinrent rapidement une méchanceté calculée, les Vénézuéliens jetant à la figure de Castro son commerce avec l'Espagne de Franco ou l'Angleterre impérialiste, Fidel Castro accusant le P. C. du Venezuela « d'avoir touché des millions » pour les guérillas et d'avoir laissé les maquis « sans vêtements, sans souliers, sans nourriture et sans les choses les plus élémentaires », et s'indignant, par-dessus la tête de ses adversaires, des aides financières consenties par l'U.R.S.S. aux régîmes qui luttent contre les guérillas : « Car la guerre se fait, entre autres choses, avec de l'argent... » 269:121 Vint la mort de Guevara. La querelle n'en fut pas cal­mée pour autant. L'un après l'autre, les partis communistes « classiques » d'Amérique Latine prenaient leurs distances d'avec les révolutionnaires cubains. Pour certains, la *Pravda* ouvrait ses colonnes à leurs dirigeants afin de donner un tour officiel aux thèses qu'ils défendaient. Les Colombiens, les Chiliens, les Argentins et les Boliviens affirmaient tour à tour que la lutte armée n'est qu'un des moyens de faire triompher la révolution, contrairement aux assertions de Fidel Castro et des théoriciens de La Havane. La révolte cubaine qui, pour beaucoup de latino-américains -- entre autres -- avait marqué une mutation de la stratégie révolu­tionnaire mondiale, redevenait l'aventure paradoxalement heureuse d'un groupe d'excités. Du côté de Moscou, on songeait aux moyens de ramener à la raison l'énergumène qui risquait de ruiner dans des aventures impossibles les savantes stratégies des fonction­naires de la révolution. Un moyen très simple se trouvait à la disposition des hommes du Kremlin, un moyen qui avait déjà servi et s'était toujours montré efficace : ce que l'on appelle poliment « les pressions économiques », et qu'en termes un peu plus crus on peut désigner comme le chan­tage au ravitaillement. Il semble bien que l'on en soit arrivé là. Le discours prononcé par Fidel Castro le 2 janvier 1968 peut difficilement s'interpréter d'une autre manière. Il convient de placer ce discours dans son contexte : il a suivi un article de la Pravda célébrant le fleuve de pétrole que l'U.R.S.S. déversait généreusement sur Cuba, qui rappelait étrangement la publication du montant des dettes chinoises par la même U.R.S.S. -- ce fut, on s'en souvient, le signe le plus révélateur des « divergences » sino-soviétiques. Un tel étalage par le Kremlin de sa propre générosité prélude, la plupart du temps, à la cavatine : « Et l'ingrat qui me fuit, qui me fuit... » Là-dessus, les explications de Castro prennent un tour qui ne peut que surprendre. Le pétrole ? L'Union Sovié­tique ne l'a pas donné, mais vendu ; il précise même « inno­cemment » que, durant les années 1961-1962-1963, « où sont survenues les diminutions de notre production sucrière (...) pour ces trois années, l'augmentation globale (des fourni­tures de pétrole soviétique) fut de 1 % ». 270:121 Et il poursuit : « Il faut ajouter que l'Union Soviétique a réalisé un effort considérable pour nous approvisionner en combus­tible (...) mais tout paraît indiquer que les possibilités actuelles de ce pays, pour nous approvisionner au rythme croissant de nos nécessités, sont limitées. » On croit rêver. La consommation cubaine de combus­tibles (essence, kérosène, fuel-oil et gas-oil réunis) s'élève à 4 667 000 tonnes ; c'est Castro qui le dit lui-même au cours de son discours. La production soviétique de pétrole fut, en 1966, de 265 millions de tonnes environ. Alors ? Alors, si nous remplaçons dans le discours en question le mot « possibi­lités » par un autre, et si nous écrivons : « Tout paraît indiquer que les intentions actuelles de ce pays pour nous approvisionner, au rythme croissant de nos nécessités, sont limitées », tout s'éclaire et devient parfaitement vraisemblable. Il semble d'ailleurs que le robinet de pétrole se soit déjà légè­rement refermé. « Nous ne pouvons continuer dans cette tension, avec des réservoirs vides, en attendant l'arrivée d'un bateau, jour après jour, et semaine après semaine, en sachant que le retard d'un bateau crée des difficultés. » -- « Cuba esta sola ! », « Cuba est seule ! » s'est écrié Castro l'automne dernier ; cette parole revêt une actualité de plus en plus grande à mesure que s'écoulent les mois. La « fraternité socialiste » s'est évanouie devant les néces­sités quotidiennes de la politique. Certes, les apparences sont encore sauvegardées, le « patriote flamboyant » de M. Krouchtchev réserve à « l'impérialisme nord-américain » les invectives de ses discours. Mais le carcan soviétique est aussi pesant aujourd'hui que pouvait l'être la tutelle amé­ricaine du temps de Théodore Roosevelt et de la politique du « gros bâton ». Cuba est seule, seule avec le fantôme de « Che » Gue­vara, dont on ne sait qui l'a le mieux tué, des balles des mi­litaires ou de l'abandon du Parti Communiste Bolivien fidèle à Moscou. Jean-Marc Dufour. 271:121 ### L'Évangile de l'Enfance *Vérité historique ou mythe ?* par Hugues Émile Lattanzi Mgr Hugues Émile LATTANZI, Docteur en Écriture Sainte et en théologie, est Doyen de la Faculté de Théologie de l'Université pontificale du Latran à Ro­me. Il a précédemment publié dans ITINÉRAIRES une importante étude : Les Synoptiques et l'Église selon Bultmann (numéro 109 de janvier 1967). Le présent article a été écrit en italien. Le traduc­teur, qui est cette fois-ci M. l'abbé Raymond Dulac, a en certains cas remplacé, avec l'accord de l'auteur, la traduction littérale par une adaptation paraphrasée. Je m'empresse de le dire : le terme de *mythe* est pris ici selon la définition qu'en donne Strauss, dans sa *Vie de Jésus *: un récit qui se rapporte immédiatement ou médiatement à Jésus, et qu'il faut considérer non pas comme l'expression d'un *fait,* mais comme la traduction d'une *idée* de ses premiers disciples ([^48]). 272:121 Deux éléments composent ainsi le mythe : l'un néga­tif, *il n'est point* un rapport de faits historiques ; l'autre positif : *il est* l'expression d'idées des premiers disciples de Jésus. Dans le but d'exposer ici une critique des conceptions exégétiques courantes sur l'Évangile de l'Enfance (Mat­thieu et Luc), j'ai cru opportun de formuler mon thème en recourant au terme de *mythe* chez Strauss, plutôt qu'à celui de *midrash*, courant aujourd'hui, et qui, sauf erreur, fut, pour la première fois, employé par Box ([^49]) : Je prétends, en effet, pouvoir démontrer que la notion de mythe, chez Strauss, coïncide exactement avec celle de midrash. Il me semble qu'en montrant les liens profonds qui existent d'une part entre les exégèses de ce qu'il faut désormais nommer l' « *école de la Midrash *» et*,* d'autre part, l'interprétation hétérodoxe de Strauss, je pourrai amener un esprit réfléchi à considérer sérieusement un problème d'importance capitale, soit pour la Foi chré­tienne, soit pour le culte à la Très Sainte Vierge, Mère de Dieu ([^50]). #### La Notion de Midrash Je me réfère à un auteur d'une compétence excep­tionnelle : le P. J. Bonsirven. Voici ce qu'il écrit : 273:121 « Le programme des études complètes comprenait : l'Écriture (*migrâ*), la loi morale, en sa forme simple (*mishna*) ou plus développée (*talmudh*), l'interprétation de l'Écriture (*midrash*), la *halakha* et la *haggadha*). (...) « La Haggadha, difficile à définir positivement, com­prend tout ce qui n'est pas la Halakha, c'est-à-dire les considérations morales, dogmatiques, édifiantes, histo­riques et folklore... *Dans ses débuts,* la Haggadha s'est constituée *indépendamment de toute exégèse ; elle crée* ses propres traditions en matière d'histoire, de piété, de morale, de polémique. Puis les Docteurs s'appliquent à *rattacher ces traditions* à l'Écriture, à *les en déduire* et par le même moyen à les développer : c'est le *midrash.* Le midrash, examen, approfondissement de l'Écriture, sert à appuyer également halakha et haggadha... » ([^51]) Ainsi, le midrash haggadhique est essentiellement une tradition CRÉÉE, fabriquée, que les Rabbins, dans une seconde phase, cherchent à intégrer à l'Écriture. La notion donnée par Bloch ne semble donc pas exacte : selon lui le midrash haggadhique prendrait sa source dans un texte biblique ([^52]). Selon Bonsirven le texte biblique n'est pas un point de départ pour le midrash, mais un point d'arrivée et donc de dévelop­pement. 274:121 En conséquence le midrash est une *fable inventée* pour illustrer un point quelconque d'histoire, de piété, de morale, de doctrine. Pour ce qui regarde l'Évangile en général et l'Évangile de l'Enfance, en particulier, il n'est point un récit de faits historiques, mais une fable forgée pour illustrer un point quelconque de la vie et de la doctrine de Jésus. C'est dire que le midrash vérifie substantiellement la notion de mythe selon Strauss. Sans doute les exégètes catholiques qui adhèrent à « l'école du Midrash » ne sont peut-être pas convaincus de la notion de midrash, telle que nous venons de la donner. Mais ce qui importe, ce n'est pas tant la conviction des hommes, que la réa­lité des choses. Or la réalité, comme je crois pouvoir le démontrer, c'est que tout ce que ces exégètes écrivent *implique exactement cette notion de mythe*. #### La pensée de l'École du Midrash Je vais me servir, pour exposer rapidement cette pensée, de l'opuscule du P. Ortensius de Spinetoli ([^53]) d'autant que cet auteur ne se borne pas à admettre le midrash dans l'Évangile de l'Enfance, mais croit en retrouver aussi dans le reste de l'Évangile. ##### *Contenu midrashique de Matthieu* (*chap. I et II*) 1\. -- L'annonce de la Naissance de Jésus est calquée sur l'Annonce de personnages de l'Ancien Testament. 275:121 Le P. X. Léon-Dufour en retrace ainsi les cinq moments, dans la succession suivante : *apparition *; *trouble* du pro­tagoniste ; *message *; *doute* du protagoniste ; *signe* et imposition du *nom* ([^54])*.* 2\. -- Les songes de saint Joseph (Matthieu : 1, 20 ; II, 13 ; II, 19 ; II, 22) s'inspirent des midrashim de la nais­sance de Moïse ([^55]). 3\. -- Le récit des persécutions d'Hérode évoque les midrashim relatifs à l'enfance de Moïse, recueillis dans le Targum de Jérusalem, la chronique de Moïse et le Midrash Rabbah ([^56]). 4\. -- L'apparition de l'étoile regarde quelques midras­him qu'il n'y a pas lieu de décrire ici ([^57]). 5\. -- La fuite en Égypte a son modèle dans un midrash (Deut : XXVI, 5-8), où il est dit que Jacob se réfugia en Égypte pour échapper aux persécutions de Laban ([^58]). 6\. -- Le massacre des Innocents se rattache aux mi­drashim des persécutions de Laban contre Jacob ([^59]). ##### *Contenu midrashique de Luc :* 1\. -- Ses deux Annonciations -- celle de la naissance de Jean-Baptiste et celle de la nativité du Seigneur -- sont calquées sur le schéma des annonces de l'Ancien Testament, spécialement celles d'Isaac, de Moïse, de Gédéon, de Samson ([^60]). 276:121 2\. -- La *Visitation* est copiée sur le parcours de l'Arche de Yahweh, partie de la maison d'Obededom vers Jérusalem (2 Sam : VI, 11). Il en est de même pour ce qui regarde *les 3 mois* de la demeure de l'Arche chez Obededom ([^61]). 3\. -- Le cantique d'Élisabeth reproduit des formules de bénédictions qu'on trouve dans l'Ancien Testament, en particulier celle de Judith : XIII, 18 ([^62]). 4\. -- Les deux Cantiques du *Benedictus* et du *Magni­ficat* ne furent pas prononcés par Zacharie et par la Vierge ([^63]). 5\. -- La Nativité de Jésus est un midrash au texte prophétique de Michée (IV, 7 -- V, 5). Luc décrit un évé­nement sur la base d'un texte prophétique auquel il adapte un sens nouveau ([^64]). 6\. -- L'Annonce aux bergers rentre dans le genre des annonces d'où résulte le processus déjà décrit dans ses phases ([^65]). 7\. -- La Rencontre avec la prophétesse Anne est un midrash qui est une sorte de *Rabbala* (étant donnée l'allusion au nombre des années d'Anne) ([^66]). 277:121 L'École du Midrash ne semble pas avoir trouvé des correspondants plausibles à ses yeux, pour les récits suivants : présentation de Jésus au Temple ; chant du *Nunc dimittis ;* Jésus perdu et retrouvé au Temple ([^67]). En conclusion : l'Évangile de l'Enfance, tout entier, n'est pas autre chose que midrash haggadhique. La brève exposition que je viens de faire suffit à démontrer que la notion de midrash, présupposée par l'École de ce nom, coïncide exactement avec la *partie négative* de la notion de *mythe,* décrite par Strauss ; à savoir : récit relatif à Jésus, mais qui n'est pas à prendre pour l'expres­sion d'un fait historique. Ainsi ne nous reste-t-il plus maintenant qu'à nous assurer si le midrash doit être considéré *positivement comme traduction d'une idée chrétienne.* ##### *Signification du midrash dans l'Évangile de l'Enfance.* Étant donné, que, suivant l'École du Midrash, les récits de l'Enfance ne sont pas des récits complètement historiques, mais des midrash, une question se pose : qu'est-ce donc que les Évangélistes ont voulu exprimer en se servant si abondamment de ce procédé ? A cette question, que répond l'École ? -- Elle ne ré­pond guère qu'avec des expressions tantôt vagues, tantôt hermétiques, tantôt euphoriques et grandiloquentes. Mais, en réalité, elle est, ici et là, forcée de dire que les Évan­gélistes ont eu recours au midrash *pour* exprimer leurs *idées* personnelles. 278:121 Leur foi chrétienne a façonné, modelé -- ou, pour mieux dire, a *idéalisé* les faits historiques de l'Enfance de Jésus. Je veux citer, ici, un auteur qui parle clair : J. Schierse. Il écrit : « Celui qui aurait lu les textes en vue de satis­faire sa soif de savoir d'historien, même avec l'intention la plus pieuse qui soit, de suivre exactement la vie ter­restre de Marie, d'en décrire les pensées, les impressions, les sentiments, celui-là aurait fait fausse route. La rela­tion que nous avons avec Marie n'est pas différente de celle qu'on a avec le Jésus de l'Histoire et le Christ de la Foi. Marie, elle aussi, entre dans le processus pneuma­tique de formation qui, dans son ensemble, a intéressé la tradition de Jésus, et qui nous laisse une marge bien petite par rapport à l'historicité des faits. » ([^68]) 279:121 Il poursuit : « Le Jésus de l'Histoire s'est transformé dans le Jésus de la Foi, ou encore, pour user des termes du Symbole des Apôtres : Jésus-Christ, né de la Vierge Marie, etc. est ressuscité des morts le troisième jour, est monté aux cieux, est assis à la droite de Dieu le Père Tout-Puissant. Les Évangiles annoncent ce vivant Sei­gneur Jésus, qui continue à agir dans Son Église comme sauveur et comme maître, même dans les fausses notes de l'Enfance. Leur théâtre n'est donc pas, en première ligne, Nazareth, Bethléem et Jérusalem, mais *l'Église.* C'est dans l'Église que se vérifie l'annonce de l'Ange ; c'est là que le Christ naît ; c'est là qu'il est présenté au Père ; c'est là qu'il doit être cherché et trouvé. Les localités historiques de la vie de Jésus et de Marie se trans­forment en symboles du ciel et de la terre, de l'espace illi­mité de l'Église, où les événements du passé sont pré­sents et se perpétuent comme mystères du salut. » Voici maintenant ce que le P. Ortensius écrit dans sa préface : « L'Évangile de l'Enfance n'est pas venu au jour dans le temps même des faits qu'il narre, mais bien après ; postérieurement aux récits eux-mêmes de la vie publique. La lumière de Christ ressuscité a non seule­ment illuminé l'intelligence des Apôtres, mais elle a atteint aussi la grotte de Bethléem et la chaumière de Nazareth, en y apportant ses bienfaisants reflets. » ([^69]) Assurément ce texte est ambigu : il pourrait être interprété soit dans le sens de Bultmann, soit dans le sens catholique. En tout cas, le P. Ortensius, parlant de Luc, affirme que le recours qu'il fait à la Bible « ...n'est pas un fait apologétique, mais théologique, c'est-à-dire ordonné non pas tant à souligner l'historicité des événements évan­géliques (ce qui est hors de discussion), qu'à en offrir un commentaire exhaustif, à la lumière des *Prototypes*, réels ou supposés, de l'Ancien Testament... 280:121 Peu importe avec quelles méthodes subjectives -- on pourrait dire arbitraires, si elles n'étaient basées sur une réalité essen­tielle (la personne et l'œuvre du Messie), l'interprétation est obtenue : ce qui compte, c'est qu'elle ne soit pas, du moins théologiquement, fausse. » ([^70]) Qu'on me permette de revenir à Schierze, en raison de sa clarté : Il se demande si, peut-être, son affirma­tion d'un « processus pneumatique de formation » (je dirais, plus simplement, d'idéalisation), n'implique pas l'acceptation d'une exégèse mystique ou, simplement, allégorique ; et, corrélativement, le rejet des sains principes de l'interprétation littérale historico-critique. Et il répond négativement, en tant qu'il *suppose* que les Évan­gélistes ont entendu annoncer des mystères *de Foi*. L'Évangile de l'Enfance n'est donc pas un ensemble de récits historiques, à interpréter selon une exégèse littérale, mais un ensemble de mystères de Foi. Strauss affirmait substantiellement le même principe : les récits de l'Évangile doivent être interprétés comme une traduction d'idées. Peu importe si les idées signifiées par la naissance, la vie, la mort, la résurrection, l'ascension de Jésus, sont, pour lui, les idées chères au monisme idéaliste, tandis que, pour l'*École du Midrash,* ces idées sont des mystères de Foi, ou bien des doctrines théolo­giques : de part et d'autre, en effet, le principe est le même. Qu'on le veuille ou non, le *mythe* de Strauss coïncide donc avec le *midrash.* Et qu'on ne dise pas : l'École du Midrash admet qu'il y a dans l'Évangile de l'Enfance un « noyau historique ». Car Strauss aussi admet un noyau historique, et beau­coup plus riche qu'on ne le croit communément. 281:121 ##### *Le problème de l'existence d'un* « *noyau historique* ». Il faut s'arrêter à ce problème, car il dissimule les plus dangereuses équivoques. L'École des Midrash réduit le problème à la recherche de *la ligne de démarcation* entré le réel et le fictif. Mais nous demandons : quelles sont les preuves sé­rieuses, objectives qui ont permis de démontrer l'exis­tence de ce « noyau historique », distingué du midrash ? Je connais suffisamment les tentatives acrobatiques de l'École à cet égard, mais je ne parviens pas à décou­vrir la preuve et la place de la distinction, d'autant que l'étendue du midrash recouvre, selon ces auteurs, l'Évangile de l'Enfance *tout entier*. Où peut donc, dès lors, se trouver le coin infime où est forcé de se réfugier le *noyau historique ?* En fait je ne crois pas que l'École se contente de ré­duire ce noyau aux « communs événements humains » dont parle Schierze dans les termes suivants : « Les récits de l'Enfance sont, de leur nature, desti­nés, comme l'ont déjà montré les exemples de l'Ancien Testament, à tracer un portrait-programme (*ein programmatisches Bild*) de la personnalité et des œuvres du «* Héros *». Comme base historique initiale à cette ébau­che les *événements communs* humains (*die allgemein menschlichen Vorgänge*) de la conception, de la nais­sance, et de l'imposition du nom, sont suffisants. » A lire les auteurs de l'École du Midrash, on perçoit le grand embarras où ils sont en face de cette ligne de démarcation à tracer. Le texte suivant du P. Ortensius est particulièrement symptomatique : 282:121 « Après le préambule généalogique, l'Évangéliste (Matthieu) nous introduit dans les faits de l'Enfance, en commençant par le récit de la conception et de la nais­sance du Sauveur. Certes, ici aussi, la dramatisation peut avoir eu sa part, mais pas au point de créer, d'un bout à l'autre, la narration tout entière... On peut avoir un doute sur les détails, principalement sur l'expérience de Joseph et sur les circonstances qui l'ont caractérisée. La même alternative revient toujours : s'agit-il d'histoire ou d'*historisation *? En soi, aucune question ni aucune supposition ne sont impossibles. Le but de l'auteur est de «* démontrer *» la naissance surnaturelle du Christ, et non de «* raconter *» les détails de la vie privée de Joseph. Or une *démonstration* peut aussi bien se baser sur des faits historiques que sur des fictifs. » ([^71]) Mais que signifie donc, en fin de compte, ce discours ? Si je voulais l'examiner du point de vue dialectique, je devrais énoncer un jugement sévère ; mais je ne le ferai pas, d'autant que le P. Ortensius semble considérer la dialectique aristotélicienne-thomiste comme sans fon­dement ([^72]). Je me bornerai à examiner son texte du point de vue de son contenu. Étant donné la manifeste absurdité qu'il y a à supposer que la « vérité historique » de la nais­sance surnaturelle de Jésus puisse être «* démontrée *» en faisant appel à des faits «* inventés *», il faut dire que le P. Ortensius ne considère pas ici la naissance de Jésus comme une *vérité historique*, mais uniquement comme une *doctrine*. Et de fait, c'est seulement de *doctrines* que l'on peut donner des « illustrations -- non démonstrations », comme il dit, qui soient basées indifféremment sur des faits historiques ou sur des fictifs. Qu'on pense, par exemple, aux grandes doctrines, *illustrées* par Jésus, au moyen des paraboles évangéliques : elles semblent énoncer des faits réels, qui ne le sont pas vraiment. 283:121 Je ferai, sur ce point, un rapprochement symptoma­tique de textes : je citerai Strauss et Holtzmann. Pour prouver que l'exégèse mythologique n'implique pas la ruine du Christianisme, Strauss écrit : « L'essence intime de la foi chrétienne est totalement indépendante de ses recherches critiques. La naissance surnaturelle du Christ, ses miracles, sa résurrection, son ascension restent toujours des vérités éternelles, quel que soit le doute auquel est soumise la réalité de ces choses, en tant que faits historiques. » ([^73]) Et Holtzmann : « Le charme de ces narrations de la nativité ne dépend pas de leur vérité *historique*, mais de leur signification intérieure... Du moment que ces *idées* sont et restent vraies, nous ne sommes point tenus à déclarer faux ces récits, même si, du point de vue historique, ils ne sont pas conformes à la réalité. » ([^74]) 284:121 Concluons : le problème de trouver la ligne de démarcation entre noyau historique et broderies midrashiques ne peut avoir de solution rationnelle : c'est un problème inexistant, à moins qu'on en vienne à reconnaître que le noyau historique se concrétise dans les « communs faits humains » énumérés par Schierse. L'impossibilité où se trouve l'École du Midrash à donner des critères objectifs de la ligne de démarcation, démontre, du même coup, l'impossibilité de prouver l'existence elle-même d'un noyau historique. Strauss lui-même s'était heurté au même em­barras ([^75]). Le P. Ortensius n'évite pas une semblable inconséquence : « Si les récits actuels de Luc I-II résultent d'une su­perposition de couches variées, il n'est pas toujours facile de déterminer quels sont les traits originaux et quels sont ceux qui proviennent de vieux prototypes utilisés ou ajoutés, à des fins didactiques, par l'Évangé­liste. Il faut tracer une ligne ferme entre *l'artifice,* la réalité *objective* et la réalité *biblique *: les trois couches qui actuellement apparaissent dans l'ouvrage. » ([^76]) Encore une fois : quelle preuve apporte-t-on de la distinction, ainsi désignée et chiffrée, de ces couches qui apparaissent « actuellement » ? Quel critère de cette distinction, autre que celui invoqué par le P. Hortensius, « à titre d'hypothèse » ? ([^77]) 285:121 #### La question décisive Mais, ce que l'École du Midragh n'a pu jusqu'ici réussir à démontrer, peut-on du moins espérer qu'elle y parviendra un jour ? Il faudrait, pour cela, que, soit Matthieu soit Luc aient manifesté, par une *déclaration* expresse, ou bien par la *texture même* de leur composition, qu'ils n'enten­daient narrer les récits *apparemment* réels de l'Enfance du Christ, que comme le support imagé d'une doctrine. Or il ni en est rien : les descriptions relatives à l'Enfance se déroulent très exactement de la même manière que celles du grand Évangile. A cet égard, le Prologue de Luc est décisif. Il est comme la clef d'une musique. Or ce Prologue ruine, à la base, le présupposé du Midrash : il exprime avec une parfaite clarté *le moment historique* de la composition de l'Évangile de Luc ; le *motif *; le *contenu *; la *méthode *; le *but* de cet écrit. « Comme *plusieurs ont entrepris* de composer le récit des choses qui se sont accomplies parmi nous ; selon que nous les ont *transmises* ceux qui, dès le commencement, les ont *vues eux-mêmes* et qui ont été les ministres de la parole ; *j'ai eu moi-même la pensée*, après avoir suivi *exactement* toutes ces choses *depuis leur origine*, de vous les raconter *par ordre,* très excellent Théophile, *afin que* vous reconnaissiez pleinement *la vérité* de ce qui vous a été enseigné. Il y avait, du temps d'Hérode, roi de Judée... » A quoi bon s'épuiser à découvrir le « genre littéraire de Luc, à travers ses intentions *supposées*, alors que lui-même les manifeste aussi clairement ? 286:121 #### Déductions logiques 1\. L'Évangile de Luc, en son entier, y compris l'Évangile de l'Enfance, contient donc des *narrations* de *faits* (Pragmata) qui se sont vérifiés au milieu des con­temporains du Luc, et qui sont décrits sur la base soit de la transmission orale faite par les Apôtres, soit, pour l'Évangile de l'Enfance, du récit fait à peu près certaine­ment par la Très Sainte Vierge : (II, 19 : « Or Marie conservait toutes ces choses, les repassant dans son cœur. » Cf. verset 51.) 2\. -- Visant à obtenir que Théophile « connaisse pleinement (*epignôs*) le fondement solide (*asphaleïan*) » des enseignements déjà reçus par ce disciple, Luc a conscience d'avoir recueilli dans son Évangile, non pas des *doctrines* théoriques, mais des faits historiques certifiés par des témoins *oculaires.* 3\. -- Loin d'être le *produit* imaginatif de la foi, les faits que Luc va narrer sont ceux auxquels se réfère, sur lesquels se fonde, desquels se nourrit la foi chré­tienne. 4\. -- Aucune différence entre la partie de l'Évangile qui raconte l'Enfance de Jésus et le reste : aucune trace, dans tout cet ensemble, d'une ligne de démarcation en­tre « noyau historique » et « broderies midrashiques » : tout est présenté comme événements. 5\. -- La prétention contraire, non seulement est *faus­se,* parce que dénuée de preuve, mais *injuste* à l'égard de Luc, dont elle ferait un imposteur. Il n'y a pas d'ex­plication lénitive capable d'édulcorer ce jugement sévère à l'égard d'un Luc faisant le contraire de ce qu'il affirme avec une pareille solennité. 287:121 #### Le dilemme fondamental et le juste choix On est ainsi conduit à un inévitable dilemme : ou l'Évangile de Luc, *dans son intégralité*, est un tissu *in­discernable* de mythes, ou l'on doit le considérer comme le rapport de faits historiques, relatifs à l'histoire du message chrétien. L'introduction par Luc *d'un seul* midrash, de son invention, *sans un* *avis préalable* au lecteur corrigeant la déclaration catégorique du Prologue, le disqualifierait *pour tout l'ensemble*. On connaît le jugement du P. Lagrange sur la grande valeur, à tous égards, du Prologue de Luc : « Quand on a écrit un prologue comme celui de Luc, on ne saurait être un fabuliste qui divertit son public. On est historien comme Polybe, ou un imposteur comme Philostrate. » ([^78]) Du reste Bultmann lui-même n'hésite pas à reconnaî­tre : « ...Luc, comme historien, se propose de narrer dans son évangile la vie du Christ, et, dans son Prologue, comme un scrupuleux historien, il certifie à ses lecteurs, qu'il a cherché à user de sources sûres. » ([^79]) 288:121 Quant à Matthieu, il est vrai qu'il n'a pas écrit un prologue comme celui de Luc ; mais il concorde avec lui sur tous les points fondamentaux : La conception et la naissance surnaturelles (Mt. I, 8-20 -- Lc : I, 26-38). La conception de Jésus eut lieu durant les fiançailles de Marie avec Joseph ; tandis que la naissance arriva quand ils habitaient la même maison (Mt : I, 24 -- Lc II, 5). La naissance de Jésus eut lieu au temps d'Hérode (Mt : II, 1 -- Lc : I, 5). Le nom de Jésus avait été indiqué par l'Ange à Joseph (Mt. : I, 21) ; à Marie (Lc : I, 31). Jésus est descendant de David (Mt. : I, 1 : -- Lc : II, 11). Il est né à Bethléem, dans la tribu de Juda (Mt. : II, 23 -- Lc : II, 39). Quant au reste des récits, on relève des différences nombreuses, mais non des contradictions. C'est dire que Matthieu et Luc sont *complémentaires.* #### Conclusion Nous sommes donc parfaitement fondé à conclure : l'interrogation qui fait le thème de notre étude est d'une logique rigoureuse : l'Évangile de l'Enfance *mythe* ou *vérité *? Il n'y a pas de milieu. Et quant à la ré­ponse, il n'y en a pas d'autre que celle de l'exégèse catho­lique traditionnelle. Hugues Émile Lattanzi. 289:121 ### Vie de Jésus (V) par Marie Carré #### Troisième Chapitre En Pérée et en Judée ##### *La piscine miraculeuse, *(*Jn V, 1-18*) Puis, Jésus monta à Jérusalem, probablement pour la Pâque. Or, près de la Porte des Brebis, la piscine de Beth­saïda attirait des foules de grands malades, comme celles de Lourdes de nos jours. Cette piscine avait la réputation de guérir quand l'eau bouillonnait, agitée par un Ange. Mais le plus remarquable est que ces eaux guérissaient, comme celles de Lourdes, n'importe quelle maladie. Il n'existe pas et ne saurait exister une eau médicinale qui guérisse à la fois : la tuberculose, le cancer, la paralysie, la cécité, la surdité et autres maladies graves arrivées à leur dernier degré. C'est cependant ce que faisaient les eaux de la piscine de Bethsaïda et ce que font les eaux de Lourdes. Pour Lourdes le plus remarquable encore est qu'elles peuvent aussi bien être utilisées en compresses qu'en boisson et qu'en bains. Et le plus frappant est qu'elles se conservent indéfiniment sans s'altérer. Doit-on dire que les eaux de Lourdes sont tellement imprégnées de la Foi surexcitée de plusieurs que, lorsque l'un d'eux en emporte une bouteille chez lui, cette eau garde une telle Foi en elle-même que cela l'empêche de s'altérer ? 290:121 ##### *L'Égal de Dieu. *(*Jn V, 16-47*) A la piscine de Bethsaïde, Jésus guérit un infirme, ma­lade depuis trente-huit ans, et qui n'avait pas d'amis pour le jeter dans la piscine au moment où l'eau bouillonnait. Ce miracle eut encore lieu un jour de sabbat et les Phari­siens s'en indignèrent, mais ce qui les indignera plus forte­ment encore fut que Jésus disait que Dieu était son propre Père, se faisant ainsi l'Égal de Dieu. Et pour ce soi-disant blasphème, ils n'auront plus qu'une pensée : le faire mou­rir. Il semble que très peu de Pharisiens, et autres savants, se soient posé la toute simple question : Peut-être est-ce vrai ?... Par une jalousie féroce ils partaient de ce principe que cela ne devait pas être vrai et en conséquence ils ne pou­vaient plus être impressionnés par les nombreux miracles de Jésus puisque, par définition, Jésus n'étant pas Dieu, ses miracles ne pouvaient venir que de la force adverse c'est-à-dire du démon. A leur image, d'autres partent de ce prin­cipe que l'Église catholique n'est pas d'origine divine, qu'elle n'est pas divinement protégée par l'institution de la Papauté et que, par conséquent, les miracles très nombreux qu'elle prétend faire, viennent d'une autre origine. On ne dit pas qu'ils viennent du diable, parce qu'on ne croit plus beau­coup au diable, mais qu'ils viennent d'une surexcitation de la Foi. Or la surexcitation n'est pas un état d'esprit qui puisse durer. Ceux qui paraissent ainsi guéris (car ce phé­nomène existe tout de même) retombent à bref délai et généralement dans un état pire que le premier, à cause de la déception. L'Église ne donne pas à ce phénomène le nom de miracle. Mais les Pharisiens n'osaient pas dire à Jésus : Dieu n'est pas votre Père... car ils craignaient la foule. Ils se contentaient donc de l'accuser sur un plan plus banal où ils espéraient avoir facilement raison, ce qui leur aurait permis de dire ensuite aux simples : Constatez vous-mêmes que vous ne devez pas écouter cet homme. Le même phénomène se reproduit constamment. On accuse la Sainte Église, ou quelques-uns de ses membres, d'actions plus ou moins mauvaises, réelles ou exagérées, ou même imaginaires, mais qui permettent de laisser complètement de côté le seul pro­blème qui compte : 291:121 Cette Église est-elle ou n'est-elle pas d'origine divine ? Peu importe que tel prêtre vive dans la mollesse, peu importe que tel chrétien ne soit qu'un phari­sien, que tel autre ait l'extérieur pieux mais l'âme sale. Ces choses et autres semblables ne nous regardent pas... Mais... l'Église catholique est-elle d'origine divine ?... Si oui, il est urgent que je désire recevoir la grâce d'en faire partie. Et alors il ne me sera pas défendu de suivre la trace des Saints. ##### *La Pureté d'intention. *(*Mc VII, 1-23*) * *(*Mt XV, 1-20*) Les Pharisiens donc, accusent Jésus de laisser ses Apôtres manger sans se laver les mains. Et Jésus, appelant la foule leur dit : « Écoutez-moi tous et comprenez. Il n'est rien hors de l'homme qui, entrant en lui, puisse le souiller, mais c'est ce qui sort de l'homme qui souille l'homme. Si quelqu'un a des oreilles pour entendre, qu'il entende. » « Car du cœur des hommes sortent les mauvaises pen­sées, les adultères, les fornications, les homicides, les larcins, l'avarice, la cupidité, les méchancetés, la fourberie, les débauches, l'envie, les médisances, les diffamations, les faux témoignages, l'orgueil et les blasphèmes. Toutes ces mauvaises choses sortent du dedans et souillent l'homme. » Il semble donc chrétiennement, urgent de surveiller ses pensées, son cœur, ses désirs, et de rejeter tout ce qui ne pourrait être dit à Jésus Lui-même s'Il venait à passer. Bien entendu nous n'éviterons jamais totalement les tentations, ce serait dire que ce phénomène peut et doit être supprimé. Sans la tentation nous serions tellement bouffis d'orgueil, que Satan n'aurait plus qu'à se reposer sur ses lauriers. 292:121 La seule chose qui nous est demandée est de ne jamais cultiver les intentions dont nous savons très bien qu'elles ne viennent pas de Dieu, et de ne pas dire : « Je ne peux pas » sans ajouter aussitôt : « Mais vous, Seigneur, vous pouvez et je vous appellerai au secours jusqu'à ce que vous m'aidiez. » Mais les disciples, s'approchant de Jésus lui dirent : -- « Les Pharisiens, entendant ces paroles, ont été scan­dalisés ». Jésus leur répondit : -- « Laissez-les, ce sont des aveugles. Or si un aveugle conduit un autre aveugle, tous deux tombent dans la fosse. » Le drame c'est que beaucoup d'aveugles se croient une mission de guides. Et beaucoup de borgnes, et beaucoup d'aveugles se laissent conduire par le premier venu. Celui qui se sait borgne ou aveugle, celui qui n'est pas certain, si saint Pierre revenait, de lui entendre dire : C'est bien, tu es dans la seule véritable Église, tu es dans la Lumière, tu suis la doctrine de vie qui est l'Unique et adorable Véri­té... celui-là, pourquoi suit-il sans réfléchir le premier aveugle venu ? Pourquoi suit-il sans réfléchir le guide que ses parents ont suivi, ce n'est pas une référence suffisante. Pourquoi suit-il celui qui ne suit personne ? -- Et celui qui désire faire profession de guider les autres doit d'abord se demander (Luc XI, 35) : -- « Vois donc si la lumière qui est en toi n'est pas ténèbres. » Avant de guider (continue de nous dire Jésus), examine d'où te vient ta lumière. Vient-elle d'un homme qui, des siècles après ma Mort, décréta qu'il savait mieux que tout le monde ? (Mc XII, 24 ; Mat. 29) -- « N'êtes-vous pas dans l'erreur parce que vous ne comprenez ni les Écritures, ni la Puissance de Dieu ? » Les Pharisiens et les Sadducéens croyaient interpréter lumineusement les Saintes Écritures et ils se trompaient lourdement (et du reste ils n'étaient pas non plus du même avis sur des points importants) -- ils croyaient adorer la Toute Puissance de Dieu, mais la limitaient par leurs préjugés. D'autres, plus tard, interprèteront les Saintes Écritures de cent façons diverses sans voir qu'une seule et unique Interprétation peut être celle du Dieu Unique. 293:121 D'autres, plus tard, croiront adorer la Toute Puissance de *Dieu,* mais lui dénieront le pouvoir d'accorder l'infaillibilité aux succes­seurs de Pierre. Et Jésus dit encore (Mat. XV, 13) : -- « Toute plante que mon Père céleste n'a point plantée sera arrachée. » Il est facile de voir que toutes les hérésies qui ont été plantées dans le monde pendant les quinze premiers siècles de l'ère chrétienne ont été si bien arrachées que, pour la majorité des chrétiens, c'est comme si elles n'avaient jamais existé (et pourtant quelques-unes d'entre elles firent, en leur temps, des ravages terribles). Il est bien évident que le Père Céleste a planté le chris­tianisme une fois pour toutes et qu'Il ne peut pas s'amuser à planter d'autres christianismes pour mettre les hommes dans l'embarras et rire dans sa barbe parce que tant et tant ne savent pas quel est le vrai. Le vrai ne peut être que celui qu'il a planté le premier jour car celui-là seul ne sera jamais déraciné. Penser un seul instant que ce premier christianisme puisse être déraciné avant la fin du monde, c'est admettre que Dieu peut se moquer de nous. ##### *L'étrangère. *(*Mc VII, 24-30*) * *(*Mt XV, 21-28*) Et Jésus se rendit dans la région de Tyr et de Sidon et une étrangère vint le supplier : -- « Ayez pitié de moi, Seigneur, Fils de David, ma fille est tourmentée par un démon ». Jésus fait semblant de ne rien entendre et ne répond pas, expliquant à ses disciples. « Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la Maison d'Israël. » L'étrangère, proster­née, insiste, bien décidée à obtenir ce qu'elle veut. Jésus lui oppose une fin de non-recevoir : -- « Laissez d'abord les enfants se rassasier car il n'est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » 294:121 Les Israélites sont comparés à des petits enfants, tous les autres à des petits chiens, mais l'étrangère ne se laisse pas décourager. Elle accepte la comparaison mais elle n'ac­cepte pas le refus : -- « Justement Seigneur, et les petits chiens sous la table mangent les miettes des enfants. » Et Jésus répondit « Oh Femme, ta Foi est grande, à cause de cette parole, va, le démon est sorti de ta fille. » L'étrangère a, en quelque sorte, vaincu Dieu qui ne demande, dans un certain domaine, qu'à être vaincu. Au­jourd'hui encore, les étrangers sont nombreux, mais ils sont beaucoup moins intelligents que cette femme. Les étrangers qui disent : « Je n'ai pas reçu la Foi, je suis en dehors de la chrétienté », ne voient-ils pas qu'il faut savoir forcer le Cœur de Dieu, qu'il faut savoir insister, qu'il faut savoir se prosterner et dire : « Je ne me relèverai pas avant que vous ne m'ayez donné ce que je vous demande. » Pourquoi se considèrent-ils si souvent comme des étrangers définitifs ? Pourquoi resteraient-ils en dehors du Royaume, sous prétexte que personne n'est venu les chercher, que personne ne les a invités ? L'étrangère n'était pas non plus invitée, elle fut même d'abord repoussée, mais elle ne s'est pas découragée. La grande astuce, avec le Seigneur, c'est de né jamais se décourager et de lui dire : « Puisque vous avez donné la Foi à quelques-uns, vous me la donnerez à moi aussi. » Il est adorablement certain que Dieu ne dira jamais non, que jamais, au grand jamais, Il ne décidera que quelques-uns ne recevront pas la Foi et en seront ensuite punis. Il faut savoir Lui dire -- Bien sûr, je ne suis pas encore votre enfant, je ne suis même qu'un petit chien, mais j'ai droit aux miettes. Et il faut insister. Jésus n'a laissé cette femme dans l'attente, que pour nous donner une leçon. Car Jésus ne sait pas dire non, quand on Lui demande avec insistance, ce que justement Il brûle d'envie de nous donner. Il ne faut pas aller Le trouver avec cette idée qu'il est peut-être un dieu lunatique, versatile et sujet aux crises de mau­vaise humeur. Il faut Le prendre par son côté faible qui est l'amour qu'Il nous porte. S'il suffisait d'aller trouver le Roi et d'insister un peu pour devenir, son enfant très cher, pour vivre dans son palais, partager ses repas et être protégé par lui dans chaque nécessité, qui donc hésiterait ?... 295:121 ##### *2^e^ Multiplication des pains. *(*Mc VIII, 1-10*) * *(*Mt XV, 32-39*) Et justement, Jésus, après avoir guéri des foules de grands malades, dont un sourd-muet, renouvelle la multi­plication des pains. La première fois il en restait douze corbeilles, cette fois-ci, sept. C'est dire que de ce pain-là il y en aura toujours plus que le nécessaire, c'est dire que ce pain-là n'est pas seulement pour les enfants du Royaume mais que, tous les autres étant amoureusement attendus, ce Pain de Vie leur est préparé d'avance. En fait il n'y a déjà plus d'étrangers, puisque le Pain de Vie peut se multiplier à l'infini, et que nos tabernacles en contiennent toujours des ciboires pleins. Le Cœur de Dieu est tellement avide de se donner, qu'il se multiplie en quantités plus grandes que nécessaires, afin que les affamés puissent être rassasiés. Et il ne s'agit même plus de demander des miettes, mais de Le demander Lui tout entier. Si ceux qui se nourrissent de ce Pain peuvent se dire : Pourquoi moi ?... les autres ont encore plus de raisons de se dire : Pourquoi pas moi ? Personne n'en est digne et tous en ont besoin. ##### *Un signe dans le Ciel. *(*Mc VIII, 11-13*) * *(*Mt XVI, 1-4*) * *(*Luc XI, 29-32*) * *(*Mt XII, 38-42*) Et Jésus parcourait toute la Palestine, en laissant derrière Lui comme une traînée de miracles. Cependant les Phari­siens et les Sadducéens, mécontents de ce genre de Messie, (à la place de Dieu, ils auraient fait beaucoup mieux) eurent l'audace d'exiger de Lui un signe dans le Ciel. Si Jésus avait manifesté sa puissance par des signes dans le Ciel, ils auraient, bien entendu, réclamé de Lui qu'Il guérisse les malades. 296:121 Ceux qui ne veulent pas croire trouvent toujours « moyen de réclamer une preuve différente de celles qu'on leur donne. Du reste leur donnerait-on un signe dans le Ciel, qu'ils trouveraient encore le moyen de dire qu'il leur faut mieux que cela. Celui qui ne veut pas recevoir la Foi n'est jamais à court d'excuses. Mais, ceux-là ne veulent pas voir qu'un jour il leur sera demandé compte des signes et des preuves qu'ils avaient reçus. Un jour, il sera, à beaucoup, impossible de répondre : Mais je ne savais pas ; mais... je n'ai jamais entendu dire... Ce jour terrible est déjà passé pour les Pharisiens et les Sadducéens qui avaient demandé un signe dans le Ciel et certainement ils auront dû se contenter de rougir comme des pivoines, sauf ceux qui auront, par la suite, compris la réponse de Jésus : -- « Cette génération perverse et adultère demande un signe, et il ne lui sera donné que le signe de Jonas. » Le signe de Jonas, ce sont les trois jours de sépulture du divin Crucifié. Le signe de Jonas, c'est le tombeau vide, c'est la Résurrection. Car c'est le signe par excellence qui permet de dire que le Crucifié était bien la Deuxième Per­sonne de la Très Sainte Trinité. C'est le seul signe qui accrédite tous les autres et c'est le seul qui permette d'accep­ter de porter sa croix. Jésus, qui connaît la perversité de ses interlocuteurs, et leur arrogance et leur incommensurable orgueil, ne refuse pas de mourir pour eux ; au contraire, Il leur annonce (ce qu'ils pourront comprendre plus tard) qu'Il va donner sa vie pour racheter toute cette perversité et tout cet orgueil et que, pour eux aussi, Il ressuscitera d'entre les morts et leur préparera une demeure dans le Ciel. Il n'est pas un péché, aussi abject soit-il, que Jésus n'ait expié ; il n'est pas un péché, aussi abject soit-il, qui puisse fermer la porte du Ciel ; mais encore ne faut-il pas s'obstiner à dire : Mais *moi je* suis quelqu'un de très bien et je serais même chré­tien en plus, si l'Église voulait bien comprendre ma valeur et si tous les gens qui se disent chrétiens étaient aussi « bien » que moi. 297:121 ##### *Méfiez-vous des hypocrites. *(*Luc XII, 1-3*) * *(*Mt XVI, 5-12*) * *(*Luc XX, 45-47*) * *(*Mc XII, 37-40*) * *(*Mt XXIII, 1-36*) Après cette arrogante intervention, Jésus dit à ses disciples : -- « Gardez-vous du levain des Pharisiens qui n'est qu'hypocrisie. » L'hypocrisie est le seul défaut contre lequel Notre-Sei­gneur ait tonné. C'est probablement le défaut le plus grave puisque sa particularité est de se déguiser en vertu. Un défaut visible peut toujours être combattu, mais un défaut qui consiste à se promener avec une auréole sur la tête est grave, infiniment. Quand les voisins suggèrent qu'il vau­drait mieux enlever l'auréole, on leur lance à la tête leurs propres défauts (tout le monde en a) ou des défauts ima­ginaires, afin de consolider le droit à l'auréole. De soi-même il est à peu près impossible de se débarrasser de cet encom­brant ornement ; il y faut une grâce du Ciel, mais juste­ment, cette grâce ne peut agir comme elle le voudrait puis­que le bonhomme à auréole crie sur tous les toits : Admirez-moi... et répète dans le fond de son cœur au Seigneur Tout Puissant : Quelle chance vous avez de m'avoir rencontré ! Par charité, Notre-Seigneur tonnera plusieurs fois contre le péché d'hypocrisie, essayant de faire entrer la grâce dans ces cœurs contents d'eux-mêmes mais, en plus, Notre-Seigneur met en garde ses disciples contre le terrible danger que les hypocrites font courir aux simples. Car les hypo­crites ne se contentent pas d'être contents d'eux-mêmes, ils veulent en plus être admirés des autres et se prennent sou­vent pour Dieu le Père en personne. 298:121 Méfiez-vous, dit Jésus, des doctrines des hypocrites. Mé­fiez-vous de ceux-là qui viendront vous dire : Moi, je sais mieux que les autres. Méfiez-vous, car il n'y aura rien de caché, rien de secret dans ma doctrine. Elle sera publiée sur les toits, dans une grande lumière, et les prudents ne se tromperont pas. Soyez prudents : les Pharisiens disent partout : N'écoutez pas ce Jésus de Nazareth ; nous savons mieux que Lui. D'autres, tout le long des âges, vous diront : N'écoutez pas l'Église, nous savons mieux qu'elle. D'autres vous diront que l'Église s'est trompée pendant plusieurs siècles, ils me traiteront, comme les Pharisiens, de menteur, puisque j'ai exactement dit que je ne le permettrai pas. D'autres vous diront qu'on peut interpréter ma doctrine selon son jugement propre alors que j'ai exactement ensei­gné le contraire. Mais ma doctrine ne sera pas secrète et, comme les Pha­risiens, d'autres resteront silencieux devant nombre de mes Paroles. Gardez-vous donc avec prudence de ceux qui se prétendent purs et ne sauront pas répondre à toutes vos questions. Car ma doctrine est une réponse qui se criera sur les toits et nul ne pourra s'y tromper, s'il ne veut pas se laisser tromper. Ne courez pas comme des insensés après n'importe quelle doctrine, qui porterait le nom de chrétienne. Je suis Unique et ma doctrine ne peut pas être autrement qu'Unique. Mé­fiez-vous, méfiez-vous, tout le long des âges et jusqu'à la fin des temps, car des Pharisiens viendront vous dire. J'ai étudié les Saintes Écritures et je les comprends mieux que les ancêtres... Méfiez-vous de ce levain car c'est un levain puissant. Soyez assez humbles pour ne pas vous jeter la tête la première dans un abîme de contradictions. Méfiez-vous grandement car, une fois que vous aurez accueilli ce levain, il travaillera vos âmes et vous aveuglera. Méfiez-vous, ce n'est pas un petit danger. Voyez jusqu'où les Pharisiens ont été entraînés, jusqu'à me crucifier, croyant plaire ainsi au Seigneur Tout Puissant. L'hypocrisie est plus dangereuse que tous les autres défauts réunis, l'hypocrisie est le dan­ger des dangers, parce qu'il est celui qui ne se connaît pas lui-même. Chacun sait qu'il est dangereux de voler, d'assas­siner et de commettre l'adultère, mais l'hypocrisie peut aller jusqu'à bénir des adultères au nom de mon Père Très Saint. 299:121 ##### *Tu es Pierre. *(*Luc IX, 18-20*) * *(*Mc VIII, 27-29*) * *(*Mt XVI, 13-20*) « Et Jésus interrogeait ses disciples disant : « Qui les foules disent-elles que je suis ? » Ils répondirent : Les uns disent : Jean le Baptiste, d'autres, Élie ; d'autres encore Jérémie ou quelqu'un des Prophètes. » Mais Il leur dit : « -- Mais vous, qui dites vous que je suis ? » Simon Pierre, prenant la parole dit « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu Vivant. » Simon-Pierre, au nom de tous, affirme le premier la divi­nité de Jésus et le Seigneur lui répond : -- « Tu es bienheureux, Simon, fils de Jean, car ce n'est pas la chair et le sang qui te l'ont révélé mais mon Père qui est dans les Cieux. » Ainsi c'est Simon, fils de Jean, qui a été choisi de Dieu pour proclamer la divinité de Jésus, et désormais il va prendre le nom de Pierre, ce nom mystérieux que Jésus lui donna la première fois qu'Il le vit, ce nom que nul n'a porté avant lui, ce nom qui est un roc inébranlable, ce nom qui renferme tant de grâces universelles que nul chrétien ne devrait pouvoir s'en sentir le bénéficiaire sans en remercier quotidiennement l'Auteur de toute grâce. -- « Et Moi je te dis que Tu es PIERRE et que sur cette *pierre* je bâtirai mon Église et les Portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Je te donnerai les CLEFS du Royaume des Cieux : et tout ce que tu lieras sur la terre sera aussi lié dans les Cieux et tout ce que délieras sur la terre sera aussi délié dans les Cieux. » 300:121 La Deuxième Personne de la Très Sainte Trinité em­ploie un jeu de mot adorable et qu'un enfant même peut comprendre, pour nous expliquer comment Il va bâtir son Église, qui est aussi son Épouse très chère, celle qu'Il achè­tera de son sang. Car Jésus n'a pas fondé une Église pour les savants et pour les ergoteurs, mais pour nous qui sommes très petits et qui aimons la clarté. Il n'a pas fondé une Église secrète où toute sorte de mystères ne seraient dévoilés qu'à quelques privilégiés. Il a fondé une Église où les en­fants, les vieilles femmes et les illettrés sont aussi invités. Il n'est pas nécessaire de savoir lire pour comprendre que Pierre est le roc sur lequel il faut s'accrocher. Il n'est pas nécessaire de savoir lire ni de savoir discuter de la traduc­tion d'un mot hébreu ou de l'interprétation d'une virgule grecque pour connaître tout ce que Jésus a voulu dire, il suffit d'écouter Pierre, ce Pierre qui dira (II Pi I, 15) : -- « J'aurai soin que, même après ma mort, vous puissiez toujours vous rappeler ces enseignements. » Par une générosité dont nous ne devrions jamais cesser de rendre grâces, la Sainte Trinité va établir l'Église sur un miracle perpétuel. La Sainte Trinité, pourtant très dési­reuse d'être suivie librement et par pur amour, va enlever, pour nous protéger tous, à un homme, un seul, la possibi­lité de se tromper dans le domaine de la Foi. Car : « Dieu notre Sauveur veut que tous les hommes soient sauvés et viennent à la connaissance de la Vérité » (I Tim II, 3). Et, pour nous faciliter la connaissance de cette unique et adorable Vérité, le Seigneur ira jusqu'à supporter patiem­ment des Papes scandaleux dans leur vie privée, perpétuant quand même en eux sa promesse d'infaillibilité. Si bien qu'une des preuves les plus curieuses de la Vérité catho­lique ce sont justement les Papes scandaleux (mais, grâces soient rendues au Ciel, il n'y en a tout de même pas beau­coup). Aucun n'a jamais autorisé les chrétiens à croire n'importe quoi. Ils n'ont même pas dit : J'autorise le divorce et le remariage. Et Pierre, choisi, ainsi comme premier Pape, Pierre choisi comme Représentant de Dieu sur la terre, détient seul les Clefs du Royaume. C'est lui qui ouvre, c'est lui qui ferme. Je ne dis pas qu'il n'ouvrira qu'à des catholiques (et surtout pas à des catholiques pharisiens), ce serait une monstruosité que l'Église n'enseigne pas. Mais Pierre pourrait reve­nir sur la terre, cinq cents millions de catholiques seraient les seuls à n'avoir aucune question à lui poser. 301:121 Et Pierre détient non seulement les Clefs mais il détient la certitude. Il sait que son Église vivra jusqu'au dernier jour. Il sait que « les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle ». Il sait que d'âge en âge on s'acharnera à la détruire, il sait que de temps à autre on prophétisera sa mort il sait que les mensonges les plus inimaginables essayeront de la salir ; mais il sait aussi qu'il est le grand vainqueur, celui qui a vaincu d'avance parce que cette victoire fut achetée du sang d'un Dieu. Il n'a donc pas besoin de s'inquiéter ; le voudrait-il qu'il ne pourrait pas être inquiet. On peut l'emprisonner, on peut le tuer, il sait que c'est inutile. On peut mettre à sa place un homme per­vers, il sait que les chrétiens ne pourront pas s'y tromper. Car un Pape n'est pas infaillible pour lui-même, pour sa propre gloire, dans une superbe et orgueilleuse indépen­dance, il est d'abord un autre Pierre et ne peut pas parler différemment de Pierre, il est d'abord un homme qui reçoit, qui succède, qui continue, qui maintient, qui perpétue et, quand il proclame un dogme, ce n'est jamais une nouveauté mais un développement, implicitement reçu depuis toujours. L'institution de la Papauté, c'est aussi l'institution de la clarté. Et plus nous nous éloignons dans le temps, plus cela éclate aux yeux. Une seule Église chrétienne date de la Pentecôte, un seul homme sur la terre se prétend le suc­cesseur de Pierre. C'est parce que l'institution de la Papauté est une œuvre de clarté que tant d'hommes se sentent tout joyeux d'obéir au Pape. Car il y a plusieurs façons d'obéir, Une naît de la peur n'en parlons pas. Une autre naît d'une certaine forme de stupidité qui empêche de voir que nous sommes dirigés par quelqu'un qui ne saurait prouver son droit à l'autorité. Cette forme d'obéissance, en partie inconsciente, est celle même contre laquelle Jésus nous a mis en garde quand Il disait : « Méfiez-vous du levain des Pharisiens. » Mais il est une troisième obéissance, entièrement volontaire, réfléchie, et pleine d'amour et de joie : c'est l'obéis­sance, du catholique envers le Souverain Pontife. Nous lui obéissons parce que nous l'aimons, nous l'aimons parce que ses droits sont lumineux et pleins de grâce. 302:121 Lui seul Peut dire : Si vous m'obéissez, vous ne formerez qu'un seul corps, une seule âme et non seulement dans le présent mais *dans* le temps ; si vous m'obéissez, vous serez unis de cœur avec tous mes prédécesseurs et donc avec tous les saints connus et inconnus qui sont déjà dans la Gloire. Si vous m'obéissez, vous obéissez à Jésus, de qui je tiens mon autorité. Si vous m'obéissez, vous bénéficierez des grâces de Foi, de Lumière et de Vérité que le Christ, par ses saintes promesses, est obligé de m'accorder. Si vous m'obéissez, tous les doutes et angoisses qui accablent les hommes, quand ils cherchent à comprendre le sens de la vie et le sens de la mort, vous seront inconnus, et vous y gagnerez la très sainte et adorable Liberté de travailler à marcher dans le chemin de la perfection. Si vous m'obéissez, vous vous libérerez, car vous saurez très clairement ce que Dieu veut de nous, et c'est là l'unique nécessaire. Si vous m'obéis­sez, vous marcherez dans la Joie, et vos croix deviendront plus légères (car une seule croix au monde peut vraiment être nommée « insupportable », c'est celle du doute). Et cette clarté, qui illumine l'Autorité du Souverain Pontife, s'étend encore par le fait que tous les autres ensei­gnements du Christ convergent vers elle. L'obéissance absolue exigée de nous ne se conçoit que si un homme a pleine autorité sur tous les chrétiens. L'ordre d'enseigner toutes les nations ne se conçoit que si un homme est là pour garantir que cet enseignement sera toujours le même, sinon les personnes enseignées auraient largement le droit de dire : Je ne crois pas vos histoires puisque vous les racontez différemment dans le pays voisin. L'ordre de « garder le dépôt » (I Tim VI, 20-21), de « conserver les Traditions, écrites et orales » (II Thes II, 14) ne se conçoit que si un arbitre est là pour terminer les discussions tou­jours possibles. Tous les ordres concernant l'Unité de Foi, l'Unité de doctrine, l'Unité de sentiments ne sont réalisables que si un homme, un seul, est là pour veiller, avec la grâce de Dieu, à ce que l'instabilité, l'imagination, la vanité et l'orgueil humains ne viennent pas diviser les chrétiens. Sans un chef, l'Union absolue dans la Foi serait Impossible, ce qui du reste se voit clairement dans la multiplicité des sectes qui ravage le protestantisme. On dit : « l'erreur est humaine », c'est justement pourquoi une Église d'institution divine doit être protégée de Dieu contre toutes les possibilités d'erreur humaine. 303:121 Si Notre-Seigneur Jésus-Christ n'avait pas institué la Papauté et ne lui avait pas promis une perpétuelle infaillibilité, nous serions en droit de nous plaindre et de lui dire : Ne savez-vous pas que nous sommes petits, que nous ne pouvons pas comprendre les Saintes Écritures, si personne ne nous les explique ? Ne savez-vous pas que nous sommes influençables ? Ne savez-vous pas que nous oublions vite ? Ne savez-vous pas que nous pre­nons volontiers nos désirs pour des réalités. Ne savez-vous pas que nous avons de grosses difficultés à nous entendre entre nous. Ne savez-vous pas que vos paradoxes sont troublants et que nous avons besoin d'un appui visible pour ne pas tomber. Oui, si le Souverain Pontife n'existait pas, nous serions en droit de le réclamer au Seigneur Tout Puissant et de lui dire : Nous sommes trop malheureux car, sur cette terre, cent hommes enseignent différemment ; alors, nous autres, pauvres petites gens de rien du tout, nous cherchons le mieux et nous ne sommes pas en mesure de le trouver. Mais loin d'avoir ainsi à nous plaindre à Notre-Seigneur, nous devons Lui rendre grâces, car les pouvoirs accordés à Pierre et à ses successeurs sont bien plus étendus que nous n'aurions nous-mêmes osé le demander : -- « Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux ; et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux. » Par ces paroles Jésus se lie définitivement. Tout ce que Pierre liera ou déliera sera ratifié par le Ciel. TOUT. Ainsi il n'est pas un pardon accordé par le Pape qui ne soit ratifié aussitôt dans le Ciel. Il n'est pas un ordre émanant du Pape qui ne soit aussitôt dans le Ciel. Cela est profondément mer­veilleux. Et ainsi il est visible que, pour plaire à Jésus, il suffit d'obéir au Pape. Si bien que toute œuvre qui s'installe­rait contre la volonté du Pape est une œuvre vouée à l'échec : Dieu ne la protégera pas. Et une des preuves les plus certaines de la sainteté est le renoncement absolu à toute œuvre même excellente (même ordonnée par une ap­parition de Notre-Seigneur), si l'autorité soumise à Rome n'en veut pas. 304:121 C'est du reste bien pourquoi la majorité des œuvres bonnes ont d'abord été combattues par l'autorité, la pierre de touche de la valeur réelle d'une œuvre étant l'obéissance absolue (jusqu'au renoncement absolu). Chacun sait bien que si l'œuvre est voulue de Dieu, Il est assez puissant pour la faire revivre et prospérer où et quand Il voudra. Et si l'œuvre n'est pas voulue de Dieu, il est d'ex­trême urgence d'y renoncer. Toute œuvre qui n'a pas l'ap­probation de Rome est désobéissance et donc perversité, disgrâce et source de tentations graves. Il est à remarquer que l'obéissance ne peut jamais provoquer de tentation d'orgueil, qui est la tentation la plus commune. Mais par contre, la désobéissance (même minime) étant une première touche d'orgueil, fait croître cette mauvaise plante avec une rapidité étonnante. Tous les Saints sans exception ont pra­tiqué l'amour de l'obéissance. Tous les Saints sans excep­tion ont proclamé que cette Vertu était la seule façon d'ai­mer Dieu véritablement. Une des marques visible et simple de l'autorité univer­selle du Souverain Pontife est l'usage de la langue latine. Cela est proprement merveilleux et je crois qu'un catholique devrait tenir au latin comme à un bien de famille. Le latin est là marque visible de l'universalité de l'Église et de l'union de doctrine qui nous distingue et nous enchante. C'est du reste parce que l'usage d'une langue unique et par­faitement claire (parce que morte) est une force, que beau­coup essaient de nous faire croire que cette langue morte empêche les simples de se convertir. Si notre liturgie était entièrement vulgaire, il faudrait constamment la remettre au point, pour qu'elle soit claire. Dans une langue vivante, les mots changent de sens, ce qui expose aux glissements doctrinaux. Le Seigneur Très Miséricordieux nous a donné l'avantage du latin sans que nos ancêtres aient même pu se rendre compte de l'importance de cette grâce. Le latin est cette langue merveilleusement stable qui permet à chacun de voyager dans le monde entier et de n'être un étranger nulle part. Les cérémonies catholiques, et tout particulièrement le Saint-Sacrifice de la Messe, où tous les fidèles chantent leur Credo dans la même langue sont un avant goût du Ciel où il n'y aura plus ni questions, ni discussions, ni incompréhensions et murmures. 305:121 ##### *La Prédiction de la Passion et de la Résurrection. *(*Luc IX, 22*) * *(*Mc VIII, 31-33*) * *(*Mt XVI, 21-23*) A partir de ce moment où Jésus Dieu institua son Église sur la primauté de Pierre, Il commença à montrer à ses Disciples qu'il fallait qu'Il allât à Jérusalem pour y souffrir beaucoup, être mis à mort et ressusciter le troisième jour. Après la Joie, la Douleur ; en même temps que la Joie, la Douleur ; tout le paradoxe du christianisme est là, D'un côté un Messie qui fonde une Église pleine de grâces et promise à une royauté universelle et indestructible, de l'autre, la mort ignominieuse de son divin fondateur. Dans les pro­messes de succès et de durée, ni la douleur, ni la mort ne sont supprimées. Mais la douleur, et la mort sont rendues saintes par les mérites de Celui qui s'y soumet pour nous. Car, en se livrant à la douleur et à la mort, Il montre qu'Il ne les craint pas. Toute sa vie prouve qu'Il aurait pu éloi­gner de sa personne ces deux tourments de l'homme. Il aurait pu, après nous avoir enseignés, remonter au Ciel, dans un geste glorieux. Mais, non seulement Il n'aurait pas expié nos fautes mais, nous aurions été en droit de Lui dire : Tout ce que vous commandez est admirable mais trop difficile car, étant Dieu, vous ne connaissez ni les larmes, ni la douleur, ni la mort, et ces choses sont pour nous tellement intolérables qu'elles nous dominent et nous accablent. Beau­coup auraient été en droit de Lui dire : La vie est trop dure pour moi et je ne puis plus croire que l'Auteur de la Vie ait pour moi le moindre amour... Plus personne n'est en droit de le dire. Absolument personne. Toute douleur, même petite, peut être sanctifiée parce qu'elle est Imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Toute douleur, même petite, est une faveur du Ciel car, au lieu de la subir avec révolte ou bien essayer de la dédaigner avec orgueil, il nous est possible de l'accepter avec amour, comme Jésus accepta de se livrer aux mains de ceux qui Le condamnaient injustement. Si bien que la douleur la plus sanc­tifiante est précisément celle qui paraît injuste. 306:121 Il est remarquable que Jésus et son Église soient seuls à pouvoir donner un sens à ce qui a si large place dans la vie : les larmes, la douleur et la mort. Personne, en dehors de Jésus et de son Église, ne peut donner une explication satisfaisante de ces choses. Et, si l'instinct normal de l'hom­me est de rechercher le bonheur, il semble très important de lui montrer comment la douleur peut se transformer en bonheur. Car la recherche pure et simple du bonheur con­duit soit au crime, soit au désespoir, soit à la descente dans une vie purement animale. Mais il faudra quand même souffrir et quand même mourir. Rechercher le bonheur ter­restre, en faire le but principal de sa vie, c'est jouer les autruches. Seules les directives de Jésus peuvent permettre d'attein­dre sur terre une qualité réelle et puissante de bonheur et de Joie. La première, c'est l'acceptation de tout, en offrande d'Amour au divin Crucifié, offrande qui permet de marier la douleur à la joie. La seconde c'est l'amour du prochain qui s'évertue à atténuer les douleurs des autres. Et, au lien de s'indigner de ce que les autres n'agissent pas ainsi, commençons nous-mêmes et nous verrons que nous aurons toujours assez à faire à nous indigner contre nous-mêmes et nos lâchetés et nos faiblesses et nos omissions. Mais Jésus, ayant ainsi prédit à ses disciples les douleurs immenses qu'Il acceptait d'avance, les pauvres apôtres, qui n'avaient pas encore reçu les lumières du Saint-Esprit, eurent le réflexe tout humain de s'indigner contre de tels projets. Et Pierre, qui aimait Jésus plus que les autres, se mit à réprimander son Maître, disant : -- « A Dieu ne plaise, Seigneur, il n'en sera pas ainsi ! » La réponse de Jésus est surprenante au premier abord : A cet homme qu'Il vient de nommer le Chef de son Église, à cet homme auquel Il vient de donner des pouvoirs immen­ses, Jésus répond : -- « Arrière de moi, Satan ; tu m'es un scandale ; car tes sentiments ne sont pas ceux de Dieu, mais ceux des hommes. » 307:121 Cette réponse foudroyante est des plus intéressantes car elle certifie la véracité des textes évangéliques. Si les Apôtres avaient inventé après coup, que Jésus connaissait sa Passion future et l'avait annoncée, ils n'auraient *jamais* osé inventer la réplique que nous venons de lire. Et si les Apôtres avaient inventé les pouvoirs suprêmes accordés à Pierre et à Pierre seul, jamais ils n'auraient osé mettre dans la bouche de Jésus ce qualificatif terrible de « Satan ». Tout ceci plonge dans un climat de vérité et de vie. Pierre est qualifié de Satan, tout simplement, et les Douze ne craindront pas de le faire savoir au monde entier. S'ils s'étaient entendus entre eux pour inventer la primauté de Pierre, ils se seraient aussi entendus pour taire tout ce qui pouvait diminuer la gloire et le prestige de Pierre. Ja­mais un fondateur d'œuvre ne se montre dans un vilain rôle, il cherche au contraire à camoufler tout ce qui, dans sa vie, peut diminuer son prestige. Mais quand Dieu fonde une œuvre, sa Puissance se manifeste plus clairement si les hommes qu'il choisit montrent leur faiblesse. Que les Douze, et même Pierre, n'aient rien compris avant la Pentecôte est une preuve des plus formelles de la divinité de l'Église Mère, de l'Église Première, de l'Église bâtie sur Pierre. Mais cette réplique de Jésus ne s'adresse pas uniquement a Pierre et aux disciples, elle s'adresse à nous tous. Chaque fois que nous nous plaignons, chaque fois que nous nous ré­voltons, chaque fois que nous refusons la croix, Jésus nous dit : « Arrière de moi, Satan, tu n'as pas les sentiments de Dieu. » Arrière de moi, puisque tu ne sais pas encore que les croix que je te donne sont la preuve de mon Amour, puisque tu ne sais pas encore que les croix que tu acceptes sont la preuve de ton amour. Arrière de moi, parce que tu ne m'aimes pas, Moi qui suis mort pour toi ; arrière de moi, parce que tu ne veux rien me donner. Arrière de moi, parce que j'étais en droit d'espérer que tu me donnerais tout, même ta vie. ##### *L'Imitation. *(*Luc IX, 23-26*) * *(*Mc VIII, 34-38*) * *(*Mt XVI, 24-27*) * *(*Jn XII, 25*) Et après avoir ainsi tonné contre les sentiments tout humains de Pierre, Jésus explique quels devront être les sentiments. Ce sera à la fois très simple et très difficile. 308:121 -- « Si quelqu'un veut venir derrière moi, qu'il se renonce, qu'il se charge de sa croix et qu'il me suive ! » C'est très simple car chacun peut comprendre qu'il faut imiter Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais très difficile parce qu'il faut rejeter tous les réflexes de nos instincts. Personne n'imitera jamais Notre-Seigneur s'il ne deman­de, avec confiance, un perpétuel secours à Celui-là même qui nous donna cet ordre. Il s'agit d'acquérir une volonté conforme à celle de Dieu, nul ne peut se lancer dans une telle entreprise en s'appuyant uniquement sur ses propres désirs, aussi véhéments soient-ils, car ils ne dureront pas. Mais celui qui préfère s'avouer vaincu avant que d'avoir commencé, ou après une très passagère tentative, celui-là fait injure à la miséricorde du Seigneur. Jamais le Seigneur ne se laisse vaincre en générosité et chacun doit croire que lorsque Jésus donne de tels ordres Il est obligé d'exaucer ceux qui crient « au secours ». Sans Lui nous ne pouvons pas porter notre croix, Il le sait bien et ne peut pas nous le reprocher, mais ce qu'il pourrait nous reprocher ce serait de manquer de confiance en sa bonté. Lui-même nous le dira : -- « Venez à Moi, vous tous qui êtes fatigués, et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le repos de vos âmes. Car mon joug est doux et mon fardeau léger. » ##### *Doux et humble. *(*Mt XI, 28-30*) Si bien que celui qui craint d'entrer en Chrétienté parce qu'il n'a pas envie de porter sa croix fait un calcul tout à fait insensé. Dans le monde, il portera quand même des croix. Il ne faudrait pas croire que la Chrétienté est un organisme pour ceux qui ont le goût du malheur. Tout le monde a un jour une croix à porter. 309:121 Celui que la traîne, en se lamentant, l'alourdit considérablement. Celui qui l'ac­cepte, par amour pour Jésus, et qui donc la porte au lieu de la traîner, la trouvera bien plus légère qu'elle n'est en réalité. Et celui qui désirera savoir aimer la croix pour l'amour de Dieu, parce qu'il sait que Jésus aima la sienne pour l'amour de nous, doit simplement reprendre les paro­les du Christ pour les transformer en prière constante : -- « Ô Jésus, doux et humble de cœur, rendez mon cœur semblable au vôtre. » Ce sera la meilleure façon de crier : au secours... dans toutes nos difficultés, parce que si les croix nous paraissent si pesantes, c'est seulement parce que nous ne sommes ni assez humbles, ni assez doux. N'étant pas humbles, nous sommes vexés de ne pas avoir toutes les facilités dont nous rêvons. N'étant pas humbles, nous oublions que nous mériterions tout l'enfer si Jésus n'était pas mort pour nous. N'étant pas humbles, nous apprendrions volon­tiers au Maître de toutes choses comment Il doit conduire le monde. N'étant pas humbles, nous croyons volontiers que beaucoup de croix sont injustes et, quand elles le sont réellement (par accusations mensongères), nous estimons que Dieu devrait nous traiter mieux qu'Il ne traita son Fils Unique. N'étant pas humbles, nous croyons que nous pouvons être chrétiens d'extérieur et païens d'intérieur et que Dieu devrait nous en récompenser dès cette vie. N'étant pas humbles, nous croyons pouvoir juger de ce qui serait bon pour notre salut éternel et, ne connaissant pas l'avenir, ni même tout le présent, ni le futur possible (ce qui arriverait si...) nous ne voulons pas renoncer à nos petits programmes. N'étant pas doux, nous nous impatientons. N'étant pas doux, nous critiquons. N'étant pas doux, nous estimons que les autres n'ont jamais fait leur devoir envers nous. N'étant pas doux, nous voulons bien être chrétiens, mais à condition de ne jamais avoir d'ennemis. N'étant pas doux, nous ne trouvons pas la force de pardonner (ce qui cependant per­met aux Anges d'emporter la croix et de nous laisser libres et légers). -- « Ô Jésus, doux et humble de cœur, rendez mon cœur semblable au vôtre. » 310:121 Le motif surnaturel de porter sa croix est l'amour que nous devons rendre à Jésus qui nous aima tant. Mais il existe un autre motif surnaturel, que Jésus enseigne et qui ne doit donc pas être dédaigné, c'est le désir de gagner le Ciel. Beaucoup essayent de nous faire croire que c'est là un motif misérable et que nous sommes comme des enfants qui ne travaillent que si on leur promet un bonbon. Le désir de gagner le Ciel paraît être un froid calcul qui voit bien que quelques petites souffrances et privations et même quelques grandes souffrances et privations ne sauraient être comparées à une éternité de bonheur. Mais ce calcul qu'on nous reproche n'est pas, ne peut pas être, n'est jamais un froid calcul. Car c'est Jésus qui nous a enseigné que l'éter­nité est plus longue que la vie. Non, le désir de faire son salut renferme les trois vertus théologales de Foi, d'Espérance et de Charité. C'est d'abord et avant tout parce que nous aimons la Très Sainte Trinité que nous désirons si fort passer l'éternité auprès de notre amour. Et le désir instinctif de bonheur, désir qui est commun à tous les hommes, est une des plus grandes preuves de la réalité de ce Paradis dont on nous dit sottement que personne n'en est jamais revenu. Ce désir de bonheur, est une preuve que nous sommes faits pour vivre en cet état. Et, comme ce désir n'est jamais satisfait sur cette terre, il y a là une apparente anomalie qui nous prouve que ce bonheur doit être recherché ailleurs. Et il est tout à fait remarquable que ceux qui n'ont travaillé et peiné et souffert que pour la gloire de Dieu nous disent tous unanimement qu'ils ont trouvé dès cette vie des Joies qui ne peuvent se comparer à aucune autre joie connue. La grande erreur serait de croire (et c'est une erreur très fréquente) que le paradis s'achète au prix d'un perpétuel et lassant malheur, que le paradis s'achète par une vie qui recherche le malheur et s'y enfonce jusqu'au cou, sans jamais recevoir ni recher­cher la moindre Joie. Ce n'est pas vrai. Personne ne saurait résister à un pareil programme. Le saint n'est pas un être abandonné à une fatalité tragique, mais un être soutenu, guidé, fortifié par la grâce de Dieu. Et tous, non par humili­té, mais parce qu'ils le sentaient d'une façon évidente, ont dit que la grâce faisait en eux ce que seuls ils n'auraient jamais pu faire. Les saints ne sont pas autrement faits que les autres, ils ont seulement eu la persévérance de demander la grâce. Cela est à la portée de tout le monde. 311:121 ##### *La Transfiguration. *(*Luc IX, 28-36*) * *(*Mc IX, 2-11*) * *(*Mt XVII, 1-13*) Et pour nous donner une idée de la Gloire du Ciel, Jésus prit avec Lui Pierre, Jacques et Jean et les conduisit à l'écart, sur une haute montagne. Là, Il fut transfiguré devant eux ; son visage brilla comme le soleil, ses vêtements de­vinrent blancs comme la neige. Et Moïse et Élie apparurent, s'entretenant avec Lui. Pierre était tellement émerveillé qu'il proposa à Jésus de dresser trois tentes, une pour Jésus, une pour Moïse et une pour Élie. Il ne pensait pas à lui-même et à ses compa­gnons. Il espérait certainement rester en contemplation, car c'était là un avant-goût de Paradis. Mais Jésus s'entretenait de la mort qu'Il devait subir à Jérusalem, et sa Transfiguration n'était qu'un encourage­ment pour les trois Apôtres préférés, encouragement qu'Il se plaira à donner souvent par la suite aux âmes qu'Il veut soutenir dans une mission difficile. Pendant que Pierre parlait, ne sachant pas du reste ce qu'il disait, une nuée les couvrit et une voix se fit entendre : -- « Celui-ci est mon Fils Bien-Aimé, écoutez-Le. » Dans la vie de Jésus, c'est la deuxième fois que Dieu le Père en personne nous parle. « Écoutez-Le », nous dit le Maître de toutes choses, car il n'y a pas d'autre moyen de me plaire. « Écoutez-Le », car il n'y a pas d'autre moyen de me connaître. « Écoutez-Le », car je vous L'ai envoyé non pour vous juger mais pour vous sauver. « Écoutez-Le », car Il aura pouvoir de vous ressusciter au dernier jour. « Écoutez-Le », car Il va souffrir et mourir pour vos péchés. « Écoutez-Le », car Il sera votre Avocat (mais pour qu'un avocat s'occupe de nous défendre encore faut-il le lui demander). Et, comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur défendit de raconter à personne ce qu'ils avaient vu, si ce n'est quand le Fils de l'Homme serait ressuscité des morts. 312:121 Et ils gardèrent le secret mais continuaient à se demander ce que pouvait bien vouloir dire : « ressuscité des morts »­. Ils ne comprenaient pas du tout que Jésus, qui semblait tout puissant, puisse être livré à la douleur et à la mort. Cela les dépassait. Leur admiration pour un tel Maître, leur Foi en Lui, les empêchait de comprendre les prédictions de la Passion. Ce jour-là encore, Il leur dit que, de même que le Précurseur n'a pas été reçu, le Messie sera méprisé, bafoué et mis à mort. Mais ces paroles ne les pénétraient pas, elles devaient leur paraître absurdes. Jésus n'était-Il pas capable de dire au vent : « Tais-toi. » Ne guérissait-Il pas les incu­rables et pas seulement deux ou trois mais des milliers. N'était-Il pas en réalité aussi puissant que Dieu Lui-même. Dans ce cas, qui choisirait de se livrer aux insultes et à la mort ignominieuse de la Croix. Les Apôtres devaient penser que c'était là un langage mystérieux, qu'il ne fallait pas prendre au pied de la lettre. Combien de fois déjà Notre-Seigneur ne leur avait-Il pas dit : « Êtes-vous encore sans intelligence ? », parce qu'ils ne comprenaient pas le sens symbolique de beaucoup de paroles. Ils devaient donc espérer un symbolisme quelconque dans cette mort et cette résurrection. Du reste, il ne leur aurait pas été possible de résister au chagrin que la hantise de l'exacte vérité aurait fait naître en eux. Jésus seul était capable de porter une connaissance pareille. C'est pourquoi Il ne donna pas à ses disciples la grâce de comprendre ces choses. Ces prédictions sont seulement destinées à faire ressortir son acceptation de la Croix. Car, s'Il ne l'avait pas su d'avance, Il aurait manqué quelque chose à ce sacrifice. Mais Il le savait, même avant de se faire homme ; Il le savait en acceptant de s'in­carner, Il l'a toujours su, et c'est par là que son Sacrifice est vraiment divin, adorable, unique et sans mesure. ##### *L'incrédulité. *(*Luc IX, 3745*) * *(*Mc, IX, 14-32*) * *(*Mt XVII, 14-23*) Le jour suivant, Comme ils descendaient de la montagne, une foule nombreuse se précipita au-devant de Jésus. Et un homme fléchissant le genou, lui dit : 313:121 -- « Maître, ayez pitié de mon fils unique car il est lunatique, il tombe souvent dans le feu et dans l'eau, il écume, grince des dents et devient raide. Et je l'ai amené à vos disciples, et ils n'ont pas pu le guérir. » Et Jésus s'écria : -- « Ô génération incrédule et perverse, jusque à quand vous supporterai-je ? » Cette plainte de Jésus retentit à nos oreilles comme une plainte qu'Il pourrait à nouveau proférer de nos jours. On se demande même comment Jésus-Hostie, Jésus présent dans tous les tabernacles du monde ne s'écrie pas : « Ô génération incrédule et perverse. » Où est notre Foi alors que vous nous avez dit que nous ferions des œuvres plus grandes que les vôtres ? Où est notre Foi puisque si peu d'entre nous ont reçu le don des miracles ? Si Jésus pousse cette exclamation devant la foule et devant les disciples déçus de n'avoir pas pu guérir cet en­fant, c'est qu'Il veut donner une leçon de Foi. La Foi, comme la Charité, doit être quelque chose d'absolu, qui ne connaît pas de limites, puisque Dieu n'a pas de limite. Jésus avait dit à ses disciples : « Guérissez les malades », ils devaient donc guérir les malades, un point c'est tout. Mais là, ils se sont probablement laissé impressionner parce que l'enfant, en plus de la possession, était lunatique, c'est-à-dire épileptique. Ils connaissaient la gravité de cette mala­die (ce qui prouve en plus qu'ils savaient faire la différence entre l'épilepsie et la possession) et, par manque de Foi, ne peuvent pas la guérir. Mais existe-t-il au monde une seule maladie que Dieu ne puisse pas guérir ? Existe-t-il une seule Puissance qu'Il ne puisse pas vaincre ? Peut être oui... la force de l'incrédulité est une sorte de force à rebours qui lie les mains de Dieu et l'empêche de nous faire tout le bien qu'Il voudrait, parce qu'elle Lui déplait souveraine­ment*.* Dieu semble nous dire : « Je ne ferai que très rare­ment les miracles que vous me croyez incapable de faire. » Jésus, par son explication, surprend ses auditeurs et les met en mesure de comprendre que la Foi n'est pas un petit bien ni même un bien définitif que nous soyons assurés de posséder, mais un bien qui, étant à la mesure même de Dieu (c'est-à-dire sans mesure) doit passer sa vie à s'efforcer d'at­teindre son véritable climat, qui est la démesure. 314:121 Après son exclamation qui a dû remplir tous les audi­teurs d'une sainte humilité, Jésus dit : -- « Amène ton fils. » Et quand l'enfant vit Jésus, l'esprit mauvais aussitôt le secoua et, tombant à terre, il se roulait en écumant. Et Jésus demanda à son père : -- « Combien y a-t-il de temps que cela arrive ? » -- « Dès son enfance, dit le père, et l'esprit l'a souvent jeté dans le feu et dans l'eau pour le faire périr ; mais si vous pouvez quelque chose, ayez pitié de nous, secou­rez-nous. » « Si vous pouvez, dit le père... Malgré les reproches de Jésus, son incrédulité persiste. Ce n'est pas « si vous pou­vez » qu'il fallait dire mais : si vous voulez... Jésus aurait pu se fâcher une deuxième fois, Il ne le fait pas. Il pose les données du problème : -- « Si tu peux croire, tout est possible à celui qui croit. » Et le malheureux homme donne la solution. « Sei­gneur je crois, aidez mon incrédulité. » Tout le problème de la Foi est dans ces deux répliques. Jésus dit à chacun d'entre nous : « Tu peux croire. » Et chacun d'entre nous devrait répondre : « Je veux croire, mais aidez-moi. » Vouloir et ne pas pouvoir, c'est le sort de l'homme. Mais n'importe qui peut vouloir, ou à tout le moins désirer, et comme Dieu peut tout, si nous avons la persévérance de demander, tous les problèmes sont résolus. La réponse du père est un des enseignements les plus utiles qui soient. Et c'est bien pour obtenir cette réponse que Jésus a commencé par se mettre en colère. Le chrétien qui ne dirait pas pour toutes choses : « aidez-moi » n'arri­verait à rien. Je n'ai pas la Foi, donnez-la moi. Ma Foi est faible, augmentez-la. Je veux aimer mon prochain, aidez-moi. Je veux pardonner, secourez-moi. Jamais, au grand ja­mais, on n'a entendu dire que Dieu ait refusé d'accorder la Foi et la Charité à qui les Lui demandait patiemment. Mais malheureusement, on Lui demande surtout le paradis ter­restre et le Seigneur nous aime trop pour nous accorder un si funeste cadeau. Alors Jésus commanda à l'esprit sourd et muet de sortir de cet enfant. Et poussant un grand cri et l'agitant violemment, l'esprit sortit et l'enfant devint comme mort de sorte que beaucoup disaient : « Il est mort. » Mais l'enfant est guéri et de son épilepsie et de sa possession, puisque Jésus le prend par la main et l'oblige à se lever. Quand les disci­ples purent parler au Maître en secret, ils lui demandèrent : 315:121 -- « Pourquoi n'avons-nous pu chasser ce démon ? » Et Jésus répondit : -- « A cause de votre peu de Foi ; car je vous le dis en vérité, si vous aviez de la Foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Va-t-en d'ici là-bas et elle irait. Et rien ne vous serait impossible. Quant à ce genre de démon, il ne peut être chassé que par la prière et par le jeûne. » Jésus enseigne la Foi absolue, la Foi sans hésitation ni crainte, mais Il enseigne aussi le mode de vie qui doit donner à cette Foi puissance sur le Cœur de Dieu. Et ce n'est pas une vie de paresse, ni une vie de mollesse. Il serait trop commode de dire : J'ai la Foi jusqu'à transporter les mon­tagnes mais je vais en plus profiter au maximum de toutes les satisfactions qu'on peut trouver sur cette terre. La Foi n'est pas un bien acquis une fois pour toutes et qu'on peut déposer dans une banque avec l'espoir qu'elle donnera des rentes sans que nous ayons à lever le petit doigt. Les rentes que la Foi peut donner, c'est dans le Cœur de Dieu qu'il faut aller les chercher et on ne touche le Cœur de Dieu que par la prière et le jeûne, car la prière et le jeûne sont deux moyens de nourrir l'âme. Il serait faux de croire que l'âme n'a pas besoin d'être nourrie et si le corps est trop bien, l'âme étouffe. Il serait faux de croire que le corps seul ait besoin de respirer pour vivre, la respiration de l'âme c'est la prière qui doit être constante comme la respiration du corps. C'est ce que Jésus dira plus tard. Pour le moment, Il nous enseigne que certains démons ne peuvent être chassés que par la prière et le jeûne, et c'est toujours ainsi que l'Église catholique fortifiera ses exorcismes. Mais le démon n'agit pas seulement par le moyen de la possession, le démon sait aussi s'emparer des âmes par l'accoutumance au péché mortel. La encore, la prière et le jeûne sont les meilleures armes. Ce sont celles qu'employait le Saint Curé d'Ars et c'est par milliers que les très grands pécheurs sont venus de tant de pays, se confesser à lui, afin de commencer une vie nouvelle. Mais Jésus, sachant que leur Foi aurait à subir une terri­ble épreuve, les avertit de nouveau : 316:121 -- « Mettez bien dans votre cœur ce que je vais vous dire : Le Fils de l'homme doit être livré aux mains des hommes et ils le tueront. Mais, après trois jours, Il res­suscitera. » De nouveau ils ne comprirent pas ces paroles, en furent tout attristés et craignaient de l'interroger à ce sujet. Leur Foi n'était pas encore assez puissante pour englober la no­tion de Sacrifice. Telle est encore la Foi de bien des chré­tiens. Ils la considèrent un peu comme un des luxes de la vie qu'il est agréable de posséder à côté d'autres luxes. Mais ils ne la considèrent pas dans ce qu'elle comporte : le sa­crifice. Tant que la Foi n'est qu'un luxe de plus, elle est mé­prisée des humbles, mais encore faudrait-il admettre que beaucoup de sacrifices ne sont vus que de Dieu... ##### *L'enfance spirituelle. *(*Luc IX, 46-48*) * *(*Mc IX, 33-37*) * *(*Mt XVIII, 14*) * *(*Luc XVIII, 15-17*) * *(*Mc X, 13-16*) * *(*Mt XIX, 13-15*) Mais les disciples, quoique attristés des paroles de Jésus, trouvèrent plus simple de n'y plus penser et de choisir un sujet de discussion moins décevant, à savoir le­quel d'entre eux était le plus grand. Et Jésus, ayant connu la préoccupation de leur cœur, appela un petit enfant, le plaça auprès de Lui et dit : -- « En vérité je vous le dis, si vous ne changez pas et si vous ne devenez pas comme les petits enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux. Celui donc qui se fera humble comme cet enfant, c'est celui-là qui est le plus grand dans le Royaume des Cieux. » Le petit enfant est essentiellement quelqu'un qui a pleine confiance en ses parents. Il a confiance et ne se préoccupe absolument de rien. D'eux, il attend tout, il espère tout ; il ne critique pas, il ne s'inquiète pas. 317:121 Et c'est la voie que Jésus enseigne à celui qui ne voudrait pas être un chrétien superficiel ou un chrétien découragé. Le chrétien superficiel est celui qui ne retient des Évangiles que ce qu'il est agréable de retenir. Le chrétien découragé est celui qui a voulu entrer dans le chemin de la perfection et qui, voyant ses défauts plus grands qu'il ne l'avait cru précédemment, se dit : Non, je ne pourrai pas, alors ce n'est pas la peine... La voie d'enfance évite ces deux graves écueils et bien d'autres encore. Du reste, Jésus dit que c'est le seul moyen d'entrer dans son Royaume... Si c'est le seul moyen, il est urgent de l'employer. Urgent de savoir que pour chaque difficulté, pour chaque tentation, il faut appeler -- au se­cours... avec la certitude qu'une Mère tendre viendra... Seu­lement voilà, on appelle « au secours » quand on a une maladie corporelle et si rarement quand on a une maladie spirituelle. La maladie spirituelle, on la traite de deux fa­çons bizarres : ou bien on s'arrange pour lui donner une petite place bien confortable et on finit par s'en faire une amie ; ou bien on nie sa présence et on se croit en excellente santé. La voie d'enfance ne permet pas toutes ces tricheries. Il ne saurait venir à l'idée du petit enfant de tricher pour faire croire qu'il sait marcher tout seul, alors que justement il ne sait pas. La voie d'enfance spirituelle prend ce chemin-là, le chemin de la toute simple simplicité. Et comme Dieu est la Simplicité même et qu'Il est très bien informé de nos incapacités, il est évident qu'Il ne va pas s'amuser à répon­dre : Marche tout seul... à un petit enfant qui sait à peine faire quelques pas quand deux personnes le tiennent soli­dement par la main... Ceux qui hésitent à prendre cette voie d'enfance qui consiste à tout demander avec Confiance et Abandon s'imaginent tout simplement qu'ils vont pouvoir éblouir le Seigneur en Lui montrant les grandes choses qu'ils vont faire avec leur seule volonté. La volonté !... misère de nous, n'est qu'une petite sotte vaniteuse et arrogante qu'il faut marier très jeune avec la grâce. Et il faut dire à cette péronnelle que pas une bonne pensée, pas une bonne action ne surgit, ne pousse, ne gagne, sans que la grâce ne soit à l'origine, au milieu et à la fin (II Cor. III, 5 ; I Cor. XII, 3). 318:121 Et toujours à cause de cette humaine préoccupation de savoir lequel d'entre eux était le plus grand, Jésus leur dit (Mc LX, 34) : -- « Si quelqu'un veut être le premier, il sera le dernier de tous et le serviteur de tous. » Si bien que l'humaine et légitime préoccupation de donner de la grandeur à la vie n'est pas étouffée par un humilité mal comprise, mais dirigée vers le service de tous, ce qui ne laisse plus beaucoup de temps pour poser de questions oiseuses. Le chrétien est donc un serviteur, mais qui n'a pas à se préoccuper, ni de manquer de travail, ni d'être exploité. Il y aura toujours des brebis perdues vers lesquelles il fau­dra courir dans les déserts et sur les montagnes. Il y aura toujours des passants tombant sous le poids de croix trop lourdes... Et un seul verre d'eau ne sera pas sans récom­pense (Me IX, 41 ; Mat. X, 41). Mais le chrétien est encore plus qu'un serviteur, il doit être un exemple, il ne doit pas scandaliser et surtout pas les enfants. Malheur à celui qui fait perdre la Foi à un seul enfant. Mais qu'aussi les enfants se disent que pas un adulte ne vaut la peine qu'on perde la Foi à cause de lui (pas plus pour une grande éloquence que par une habile hypocrisie). Les enfants de ce demi-siècle doivent avoir la sagesse de ne pas se scandaliser mais de cultiver en eux la volonté d'être meilleurs que nous. Car la volonté de se maintenir chré­tien, envers et contre tous, doit aller jusqu'à supprimer tout ce qui est occasion de chute. -- « Il vaut mieux entrer dans la Vie, manchot ou boiteux que d'être jeté dans le feu éternel... » Beaucoup de choses qui ne sont pas mauvaises en elles-mêmes doivent être supprimées, quand elles tendent à nous détourner ou nous affaiblir. 319:121 ##### *Le sel de la terre. *(*Luc XIV, 34-35*) * *(*Mc IX, 49-50*) * *(*Mt V, 13*) Car le chrétien doit être le sel de la terre et que devien­drait cette pauvre terre si le sel s'affadissait ? Et si le sel s'affadit, à quoi donc peut-il servir ?... A rien... il est tout juste bon à être jeté dehors et foulé aux pieds par les hommes. Et le monde est toujours à l'affût de tout affadis­sement dans une vie chrétienne. C'est même curieux à quel point le monde se croit obligé, en conscience, de surveiller les âmes chrétiennes et de signaler rapidement toute tiédeur. C'est qu'il est une chose que le monde semble avoir bien comprise : que le chrétien ne doit pas accepter de faire comme tout le monde. Et la tiédeur, généralement habillée de formalisme, lui paraît quelque chose d'assez horrible... Jésus dira qu'Il est près de vomir les tièdes (Ap III, 15-16) et le Saint-Esprit, tout au long de l'Histoire de l'Église enverra périodiquement de nouveaux saints pour réveiller les endormis et secouer les satisfaits. Ces saints n'auront jamais rien de nouveau à dire, puisque après le dernier mot de l'Apocalypse la Révélation est close, et cependant leur parole sera nécessaire, tellement la tiédeur a de gentillesse pour s'insinuer et s'installer. Périodiquement, il faudra quelqu'un pour crier : Réveillez-vous ! ##### *Mystérieux privilège de Simon Pierre. *(*Mt XVII, 24-27*) A Capharnaüm, ceux qui percevaient la redevance des « didrachmes » pour le Temple, s'approchèrent de Pierre et lui dirent : 320:121 -- « Votre Maître ne paie pas le tribut ? » Il répondit : « Il le paye. » Comme il entrait dans la maison, Jésus lui dit : « Simon, que t'en semble ? De qui les rois de la terre reçoivent-ils le tribut et l'impôt ? De leurs enfants ou des étrangers ? » « Des étrangers », répondit Pierre. Jésus lui dit : -- « Les enfants en sont donc exempts. Mais afin que nous ne les scandalisions pas, va à la mer et jette l'hameçon et le premier poisson que tu tireras, prends-le et ouvre-lui la bouche, tu y trouveras un statère. Prends-le et donne-le pour *MOI* et pour *TOI. *» *Nous*, dit Jésus, en parlant de Pierre et de Lui-même, nous, les enfants du Roi, nous n'avons pas à payer l'impôt mais comme ceux qui nous entourent et nous observent n'ont pas encore bien compris que je suis, Moi, le Fils de Dieu et que tu seras, toi, mon représentant sur la terre, comme ils ne peuvent pas encore comprendre ces choses, il convient que nous ne les scandalisions pas. ##### *La Doctrine. *(*Jn VII*) A la fête des Tabernacles, Jésus monta en secret à Jéru­salem. Tous se disputaient à son sujet. C'est là un événe­ment qui durera autant que la terre. Il y aura toujours quel­qu'un pour ramasser le flambeau de cette discorde-là et crier que Jésus de Nazareth n'a qu'à se taire ou disparaître. Mais Jésus ne peut pas se taire et comme tous s'étonnaient, disant : -- « Comment cet homme sait-il l'Écriture, lui qui ne l'a point étudiée ? » Il leur répondit : -- « Ma doctrine n'est pas de Moi. » Car tout le monde peut étudier la Bible et se faire une ou plusieurs opinions sur tout ce qu'elle renferme. Phari­siens et Sadducéens se disputaient sur l'interprétation de certains passages du Saint Livre. Jusqu'à la fin du monde, cette dispute durera. Il y aura toujours quelqu'un qui pensera savoir mieux que tous les ancêtres et voudra en infor­mer le monde. 321:121 Jésus n'étudie pas, Jésus ne discute pas : Il sait. Si sa doctrine venait de sa propre intelligence et de toute la peine qu'Il aurait prise d'étudier, de méditer, de comparer..., Il ne serait pas tout à fait sûr de savoir. Un savant n'est jamais sûr de savoir. Tout ce qu'un savant peut affirmer, c'est qu'il y aura toujours, et dans tous les domaines, des mystères très au-dessus de la compréhension humaine. Mais Jésus n'est pas un savant, sa doctrine ne vient pas de Lui, elle vient directement de Dieu. Très exactement, Jésus est la Parole de Dieu et cette Parole, qui osera prétendre qu'elle peut varier, osciller, se contredire, se dédire, s'enfuir et revenir ?... ##### *La Soif. *(*Jn VII, 37-38*) Et sa doctrine, Il l'offre au monde entier, criant, debout, sans se lasser, les bras grands ouverts : -- « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive. » Si quelqu'un a soif de Vérité, si quelqu'un a soif de Joie, si quelqu'un a soif de Paix, si quelqu'un a soif d'une soif inexplicable... qu'il vienne à moi et qu'il boive, Et Jésus ajoute cette promesse admirable : -- « Si quelqu'un croit en moi, comme dit l'Écriture, des fleuves d'eau vive sortiront de son cœur. » Le chrétien ne boit pas seulement pour lui-même, il boit aussi pour tous les autres, et souvent sans s'en rendre compte. L'eau vive ne reste pas stagnante dans le cœur du chrétien privilégié, elle s'écoule dans d'autres cœurs... ##### *La Lumière du monde. *(*Jn VIII, 12-55*) Et Jésus leur parla de nouveau, disant : 322:121 -- « Je suis la Lumière du monde : celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie. » Jésus ne prétend pas être une des lumières du monde, ni même une lumière essentielle... Il est *La Lumière*, un point c'est tout. Comment peut-on imaginer un seul instant que cette Lumière Unique puisse se diviser en flambeaux variés qui danseraient en se raillant : Éteignez-vous, voi­sin, votre lumière me fatigue, la mienne est la seule bonne !... Il n'y a qu'un Jésus, il n'y a qu'une Lumière, et celui qui veut porter le flambeau doit d'abord aller l'allu­mer à Rome, et non pas prendre n'importe quelle étincelle jaillie de n'importe quelle pierre. Car il n'y a aussi qu'une seule pierre. Et Jésus continuait de les enseigner avec patience, lan­çant ce défi que personne avant Lui ni après Lui ne pourra reprendre : -- « Qui de vous me convaincra de péché ? » Et Il essayait de leur faire comprendre qu'Il est l'Envoyé de Dieu et que Dieu est Son Père, mais les Juifs ne goû­taient pas du tout cet enseignement, car ils avaient d'avance décidé que le Messie tiendrait un tout autre langage. Aussi attendaient-ils avec résolution qu'un Messie conforme à leurs goûts se présente. Ils attendent encore. ##### *Abraham et Jésus. *(*Jn VIII, 31-59*) Et une grande discussion s'ensuivit au sujet d'Abraham, que Jésus termine en disant : -- « En vérité, en vérité je vous le dis : *Avant qu'Abra­ham fût, je Suis*. » Jésus Dieu *est* de toute éternité. Les Juifs furent horri­fiés de cette prétention et prirent des pierres pour le lapider, mais Jésus se déroba miraculeusement, car son heure n'était pas encore venue. ##### *L'aveugle-né. *(*Jn IX 1-49*) Et Jésus, voulant prouver qu'Il est la Lumière du monde, rend la vue à un aveugle-né. 323:121 Bien entendu c'était de nou­veau un jour de sabbat. Les Pharisiens furent terriblement effrayés. Un miracle de ce genre ne s'était encore jamais vu. Il était à craindre que tout Jérusalem ne se mit à chan­ter : Hosannah au Fils de David. Que deviendrait dans tout cela l'honorable profession de Pharisien ? Cet homme une fois proclamé Messie, une fois sacré Roi, il faudrait cer­tainement Lui obéir. Et non seulement il faudrait Lui obéir, mais il faudrait le faire de bon cœur, on ne pourrait pas faire semblant, avec Lui il était tout à fait impossible de faire semblant, Il lisait en vous comme dans un livre ou­vert et tout tranquillement avec son regard à la fois ferme et doux vous posait des questions auxquelles vous ne pou­viez pas répondre... D'autres dangers plus graves se devi­naient aisément. La foule des humbles, joyeuse d'avoir découvert elle-même le Messie, se mettrait à mépriser ouver­tement tous ces savants qui n'avaient jamais fait que con­tredire Jésus. Il faut un certain courage pour ne pas persé­vérer dans l'erreur quand elle fut publique. Combien d'hommes s'accrochent à une croyance perdue, simplement parce que le voisin pourrait se moquer ! Pour étouffer ce nouveau miracle qui les gêne, les Phari­siens se démènent. La même scène se renouvellera tout le long des âges, je ne sais combien de fois, car l'Église catholique, tout comme Jésus, fait un peu trop de miracles. Cela finit par agacer ceux qui n'en font jamais. Les Pharisiens interrogeront d'abord l'aveugle-né qui ne pouvait dire qu'une seule chose : -- « Il a mis de la boue sur mes yeux et je me suis levé et je vois clair. » Et les Pharisiens se disputaient parce que c'était de nouveau un jour de sabbat. Quelques-uns cependant disaient : -- « Comment un homme pécheur pourrait-il faire de tels miracles ? » Comment une Église idolâtre c'est-à-dire gravement pécheresse (car c'est ce dont on nous accuse) pourrait-elle faire plusieurs fois par an, et, en plusieurs points du globe, tant de miracles ? 324:121 Aussi les Pharisiens ne voulurent pas croire que cet homme avait été aveugle de naissance et firent venir ses parents. Et les deux pauvres vieux comparurent, presque comme des criminels, car les Pharisiens avaient déjà mena­cé de chasser de la synagogue tous ceux qui reconnaîtraient Jésus pour le Messie. Les deux vieux n'avaient pas envie d'être chassés ; ils auraient peut-être préféré que leur fils reste aveugle, en tout cas cette guérison absolument extra­ordinaire ne paraît leur apporter aucune joie ni aucune force. Certains préfèrent la tranquillité à n'importe quel prix... même au prix du malheur des autres. Les deux vieux répondirent donc : -- « Nous savons que c'est bien notre fils et qu'il est né aveugle. Mais comment se fait-il qu'il voit clair maintenant, nous ne le savons pas, ni qui lui a couvert les yeux. Inter­rogez-le, il a l'âge. Il parlera pour lui. » Ils durent être assez contents d'eux, contents de s'être sortis de cette difficile affaire sans mensonge. Et ils ren­trèrent vite, vite chez eux, s'enfermer à double tour afin que personne ne puisse leur demander : Que pensez-vous de Jésus de Nazareth ? Ils ne veulent pas penser quelque chose au sujet de Jésus de Nazareth. Ils n'osent probable­ment même pas en parler entre eux, car un voisin pour­rait les entendre. Et, vieux ménage uni, ils doivent main­tenant se regarder comme deux étrangers, comme deux pauvres misérables qui ne peuvent pas parler de tout, qui ne peuvent surtout pas parler du Prophète auquel ils pensent tout le temps, du Prophète qui a guéri leur fils aveugle-né, leur fils qui, de sa vie, n'a jamais vu une fleur... et maintenant ils ne peuvent pas se réjouir avec lui, ils ne peuvent pas l'inviter, ils ne peuvent pas, ô comble de l'hor­reur, lui dire : Viens voir les bonnes vieilles figures de ton père et de ta mère que tu n'as jamais vues... Et, traversant leur esprit comme des flèches empoisonnées, un regret passe : Leur fils aurait pu rester aveugle puisqu'il y était si bien habitué... et l'autre, le compagnon de toujours, a-t-il eu la même pensée, l'a-t-il chassée aussi vite, ou serait-il scandalisé ?... Ils ne le sauront jamais. Mais le témoignage prudent des parents n'est pas suffi­sant pour calmer les craintes des Pharisiens. Ils font donc revenir l'aveugle-né pour lui dire que Jésus est un pécheur. Ils espèrent terroriser cet homme, mais leur manœuvre se retourne contre eux quand l'aveugle répond : 325:121 -- « S'il est pécheur, je n'en sais rien, je sais seulement que j'étais aveugle et qu'à présent je vois. » Et que voit-il pour le moment ?... Des hypocrites. Le pauvre homme, à peine aura-t-il recouvré la vue qu'il devra contempler des lâches et des hypocrites. Mais lui n'est pas un lâche, la Vérité, il la proclame : -- « Au grand jamais on n'a entendu dire que quelqu'un ait ouvert les yeux d'un aveugle-né. Si celui-ci n'était pas de Dieu il ne pourrait rien faire de semblable. » Et ils le chassèrent hors du Temple. Heureusement Jésus connut le chagrin de cet homme et vint le trouver pour se montrer à lui et l'aveugle se prosterna pour l'adorer, disant : -- « Je crois, Seigneur ! » Si l'aveugle-né a gagné de voir des yeux du corps, il a surtout gagné de voir des yeux de l'âme. Il a vu la Lumière du monde et il témoigne que cette Lumière est la seule, la seule qui puisse prendre un aveugle de naissance et lui dire : « Vois ». Mais quand la Lumière dit : « Vois » elle veut dire en même temps : « Crois ». Nous croyons, Seigneur, que vous êtes la Lumière du monde et que vous ne pouvez ni vous tromper, ni nous tromper. ##### *La porte du bercail. *(*Jn X, 1-10*) Il y a un bercail qui est d'abord le Peuple d'Israël, il y a des brebis lointaines qui sont tous les païens à conver­tir et, dès la Pentecôte, le bercail ne sera plus seulement le Peuple d'Israël mais l'Église universelle. Et ce bercail a une porte, tout bercail doit en avoir une, et le maître des brebis entre par cette porte. Maïs hélas, les brebis sont convoitées, il ne saurait en être autrement. Ceux qui les convoitent, ceux qui veulent les faire changer de bercail n'entrent évidemment pas par la porte, mais se faufilent par derrière. Mais les brebis savent que celui qui n'est pas entré loyalement par la Porte n'est pas le maître mais un étranger ; elles craignent, elles fuient, elles ont peur de l'étranger, elles ne connaissent pas sa voix. 326:121 Comme les disciples ne comprenaient pas ce que tout cela voulait dire, Jésus s'expliqua plus clairement : -- « En vérité, en vérité, je vous le dis, je suis la Porte des Brebis ! » Si Jésus est la Porte, par où tous doivent passer, il n'y a donc qu'une Porte. S'il n'y a qu'une Porte, il n'y a qu'un portier. Et Jésus ne craint pas d'affirmer : -- « Il n'y aura qu'un seul Troupeau et qu'un seul Pasteur. » D'aucuns prendront la liberté d'en rire, car il suffit d'un bref coup d'œil sur le monde pour dénombrer plus de cent troupeaux et plus de cent pasteurs. On pourrait donc dire que Jésus n'a pas été obéi mais cette parole rapportée par saint Jean n'est pas un ordre, c'est une affirmation prophé­tique. Les mêmes personnes pourraient donc rire de plus belle, mais ce ne serait qu'un manque de prudence. Il est évidemment très facile de ne garder des textes évangéliques que les passages qui conviennent à la doctrine dans laquelle on a envie de vivre. Le reste sera dit : inter­polé, et il ne sera pas étonnant que, pour certains, la Bible devienne une immense interpolation entre l'homme raison­nable et une Puissance vaguement créatrice à laquelle on accorde le droit de recevoir différents noms. Or, après avoir dit : -- « Je suis le Bon Pasteur ; je connais mes brebis et mes brebis me connaissent... » Jésus promet : -- « Et je donne ma vie pour mes brebis. » Jésus a-t-Il donné sa vie pour que les brebis se disputent autour de plusieurs bercails ? Jésus a-t-Il donné sa Vie pour que tant de pauvres brebis ne sachent pas dans quel bercail se trouvent les meilleurs pâturages ? Jésus a-t-Il donné sa Vie pour que tant d'incertitude et de contradictions viennent offrir aux païens un Dieu Unique qui ne sait pas ce qu'Il veut ? 327:121 Quand nous disons chaque jour : « Que Votre Volonté soit faite sur la terre comme au Ciel », nous disons tout particulièrement : « Qu'il n'y ait qu'un seul Troupeau sous un seul Pasteur ; une seule Foi, une seule Église. » Et, bien sûr, nous ne sommes pas inquiets du tout au sujet de cette Église. Nous savons où elle est, de quand elle date, qui détient les Clefs. Nous savons qu'elle durera jusqu'à la fin du monde. Mais nous savons aussi que quelques-uns ont une très grande crainte de s'approcher de cette Église, s'en font un épouvantail et enseignent à leurs enfants à fuir ce croquemitaine. Il ne faut pas avoir peur de l'Unique Pasteur. Dans ce Bercail tout le monde est invité, mais per­sonne n'est retenu de force. ##### *En avant. *(*Luc IX, 57-62*) * *(*Luc X, 1-24*) * *(*Mt VIII, 18-21*) Et beaucoup, ayant envie de devenir les disciples d'un tel Maître, offrent leurs services. Et ceux-là, Jésus cherche d'abord à éprouver leur sincérité. -- « Les renards ont des tanières, et les oiseaux du Ciel des nids ; mais le Fils de l'Homme n'a pas où reposer sa tête. » Sous-entendu : les disciples doivent s'attendre à pareille pauvreté et même, en quelque sorte, la souhaiter. Et non seulement les disciples ne doivent pas s'attendre à trouver le long de leur route toute sorte d'agréments temporels, mais ils doivent être sûrs de ne rien regretter de ce qu'ils auront laissé : -- « Quiconque, après avoir mis la main à la charrue, regarde derrière lui n'est point propre au Royaume de Dieu. » Le Royaume a des exigences divines, et qui s'en étonne­rait ? Regretter ce qu'on a laissé, c'est faire injure à Dieu. De sorte que, lorsque Jésus semble décourager les hommes de bonne volonté, c'est en réalité pour les lancer vers une plus grande audace. La pauvreté, les persécutions, êtes vous capables de les accepter d'avance ? Les fauteuils et les comptes en banque, êtes-vous capable de ne jamais les regretter ? 328:121 Ô vous qui commencez à tracer le sillon, derrière vous sont les fauteuils, si vous vous retournez, le sillon ne sera pas droit. En avant pour le sillon droit, en avant pour le sillon plein d'inconnu... ##### *Toute la Loi. *(*Luc X, 25-29*) * *(*Mc XII, 28-34*) * *(*Mt XXII, 34-40*) Un docteur de la Loi, ayant entendu les sages réponses de Jésus, veut l'éprouver en lui demandant : -- « Maître, quel est le plus grand commandement de la Loi ? » Jésus lui dit : -- « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ton âme et de tout ton esprit. C'est le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes. » Aujourd'hui nous croyons tous savoir ces choses, mais il est si facile de les détourner de leur vrai sens. Pour quel­ques-uns, aimer Dieu, c'est remplir un certain nombre de formalités (du reste faciles). En manière de réprobation contre cette première attitude, d'autres ne voudront envisager que le bien du prochain, le bien de l'Humanité en général. Ils estimeront même qu' « aimer son prochain » est nettement supérieur à l'attitude intérieure qui consiste à aimer Dieu. Cette opinion, très répandue de nos jours, fait partie d'un mouvement général qui pousse l'homme moderne, à rechercher en tout l'efficacité. Et, jusque dans les religions, il ira voir quelle utilité l'homme, le pays ou l'humanité en retire, et les jugera d'après ces résultats (résultats qu'il croit connaître et dont beaucoup sont restés secrets, ce qui fausse, en plus, tous les calculs). Par un che­min ou un autre, on en revient toujours à ceci : l'homme veut bien permettre à Dieu d'exister, à condition que cela serve à quelque chose de palpable. 329:121 Du temps de Notre-Seigneur, un Juif ne mettait pas en doute l'existence de Dieu ; un juif ne mettait pas en doute la nécessité d'aimer Dieu, Créateur de toutes choses et il savait bien qu'aimer veut dire : Faire ce que veut l'être aimé... mais il n'était pas très fixé sur l'existence du pro­chain. ##### *Le Bon Samaritain. *(*Luc X, 29-37*) Aussi ce même docteur de la Loi demande-t-il à Jésus : -- « Et qui est mon prochain ? » Aujourd'hui nous savons fort bien que le terme de « pro­chain » ne comporte pas d'exception et que les plus loin­tains sont aussi les prochains. Seulement, si nous savons ces choses, nous n'avons pas le temps de les mettre en pratique. Je ne sais par quel monstrueux engrenage, l'homme moderne, du moins dans la race blanche, n'a plus le temps d'aimer. La parabole du bon Samaritain est probablement la plus populaire de toutes celles que Jésus nous raconta. Cer­tains même, rabaisseraient volontiers le christianisme à l'unique pratique enseignée par cette parabole. Tous les prétextes sont bons qui peuvent détruire la notion de Dieu pour déifier l'homme. Et, dans ce même esprit, le qualifi­catif « humain » tend à remplacer le qualificatif « chari­table ». Il faut vraiment manquer de tous sens de l'humour pour faire de ces deux adjectifs des synonymes. Il est bien connu que tous les prochains ne seront vrai­ment aimés que si nous les aimons pour et par l'Amour de Dieu. De même, notre Amour de Dieu, sous peine de n'être qu'une variante de notre naturel égoïsme, se prouvera sur­tout par l'amour du prochain. ##### *La Règle d'Or. *(*Luc VI, 31*) * *(*Mt VII, 12*) Cet amour, si difficile à pratiquer, s'inscrit dans la Règle d'Or qui n'a jamais besoin de commentaires : -- « Faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fassent. » 330:121 ##### *Une seule chose est nécessaire. *(*Luc X, 38-42*) Étant en voyage, Jésus entra dans la maison de Marthe, sœur de Lazare. Marthe avait une sœur, nommée Marie, qui s'assit aux pieds du Seigneur pour écouter Sa Parole. Pendant ce temps, Marthe était occupée par les nombreux soins du service. Il semble qu'elle était un peu jalouse de sa sœur puisqu'elle vint dire à Jésus : -- « Seigneur, vous n'êtes pas en peine que ma sœur me laisse seule pour assurer le service ? Dites lui donc de m'aider. » Mais Jésus lui répondit : -- « Marthe, Marthe, vous vous inquiétez et vous agitez pour beaucoup de choses alors qu'il n'en faut que peu et qu'*une seule même est nécessaire*. Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera point ôtée. » Si cette Marie-là a choisi la meilleure part, peut-être serait-il urgent que nous fassions le même choix. Mais il faut remarquer que la race blanche a plus de dispositions pour s'agiter comme Marthe que pour écouter et contem­pler comme Marie. C'est même un tel besoin que, générale­ment, on insiste sur le fait que Marthe avait quand même bien raison de préparer un bon repas et que ce n'est pas le travail qui est ici dédaigné par Notre-Seigneur, mais seule­ment l'agitation. Il est vrai que Notre-Seigneur ne reproche à Marthe que son agitation et ses inquiétudes mais, juste­ment, cette agitation et ces inquiétudes viennent d'un excès de travail. Elle veut en faire trop et elle veut faire trop bien et c'est là très certainement l'état d'esprit habituel de la race blanche. C'est même un état d'esprit qui a pris des pro­portions gigantesques, livrant l'homme en esclavage au dieu de la production. Ce dieu a pour conjoint l'Argent, si bien que tout le travail est dirigé par l'objectif : rentabi­lité. Ce sont là des soucis, des inquiétudes et des obsessions mille fois pires que ceux qui agitaient l'esprit de Marthe et l'empêchaient d'écouter Notre-Seigneur. 331:121 Tout se passe comme si nous nous éloignions délibérément de la seule chose nécessaire, comme si nous lui tournions le dos avec ce mauvais prétexte : pas le temps. Pas le temps de prier, pas le temps de réfléchir, pas le temps de méditer, pas le temps de chercher Dieu, pas même le temps de faire son propre salut... « Une seule chose est nécessaire » : aimer Dieu, recher­cher son intimité, se livrer à ses désirs et à sa Gloire. C'est l'Unique Nécessaire et c'est justement ce que beaucoup de chrétiens gardent comme unique superflu. Cette petite scène entre les deux sœurs gêne beaucoup de prédicateurs qui ont peur de nous induire en tentation de paresse. Il est peut-être difficile d'enseigner que la contem­plation n'est pas une paresse, qu'elle demande bien au con­traire une persévérance et une énergie certaines, mais je ne vois pas pourquoi on renoncerait à cet enseignement sous prétexte qu'il risque d'être mal compris. Tout risque d'être mal compris. C'est un risque qu'il faut déposer dans le Cœur de Dieu ; une inquiétude dont il faut se débar­rasser en faisant confiance à Jésus. Il n'est pas raisonnable de nous dire que Jésus ne re­proche pas à Marthe son travail, puisque c'est justement par excès de travail que Marthe était si agitée. Elle prépa­rait certainement un repas beaucoup trop copieux et beau­coup trop compliqué. Et c'est donc aussi à une plus grande simplicité de vie que Jésus nous convie. Car, pour pouvoir trouver « l'unique nécessaire », il faut se libérer de tout ce qui n'est pas indispensable. Il faut supprimer ces escla­vages que sont le luxe, la gourmandise, la coquetterie, les rentes, la vitesse et les compétitions. Déjà l'Ancien Testament nous enseignait (Ps. 126) « Si Dieu ne bâtit pas la maison, Ç'est en vain que travaillent les bâtisseurs. Si Dieu ne garde pas la ville, C'est en vain que veille son gardien. En vain vous levez-vous à l'aurore Et, vous couchez-vous tard, Mangeant le pain de la fatigue Dieu donne le nécessaire à son ami qui dort. » 332:121 ##### *Le Reste. *(*Luc, XII, 22-31*) * *(*Mt VI, 25-34*) Plus tard Jésus reviendra sur toutes ces inquiétudes, anxiétés et agitations vaines, quand il dit à ses disciples : -- « Cherchez d'abord, le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le *reste* vous sera donné par surcroît. » Mais il est bien connu que ce fameux Reste est l'objet de huit dix et même douze heures de travail acharné par jour, l'essentiel recevant une petite heure le dimanche ma­tin et encore pas toujours. Il viendra un moment où ce Reste sera tellement exigeant que nous risquerons tous d'en mourir. Car ce Reste cherche à développer, éteindre, asservir de plus en plus les facultés naturelles de l'homme, qui vit comme un arc dont la corde serait toujours plus tendue... Cette tension donne à l'homme l'illusion d'être une force quand, en réalité, elle lui enlève celle qu'il devrait em­ployer à gagner le Royaume de Dieu. Car ce Royaume, nous dit Jésus « est pris de force et ce sont les violents qui s'en emparent » (Luc XVI, 16 ; Mat. XI, 12). ##### *La Prière. *(*Luc XI, 5-13*) * *(*Mt VII, 7-11*) Ces violents sont ceux qui prient, selon les ordres de Jésus, avec une inébranlable confiance et une absolue per­sévérance. Ils savent que Dieu ne leur donnera pas une pierre en guise de pain ni un serpent en guise de poisson. Ils savent que Jésus a promis de toujours exaucer les obs­tinés et les importuns. Ils savent que l'Esprit Saint nous inspire les demandes qu'Il désire exaucer. C'est pourquoi le sage demande à Dieu les richesses que la Trinité Sainte brûle du désir de faire pleuvoir sur tous. L'entrée en Chré­tienté est donc d'une extrême simplicité puisqu'il suffit de demander : 333:121 -- « Demandez -- dit Jésus -- et on vous donnera. Cherchez et vous trouverez ; frappez et l'on vous ouvrira. » Quelle est la société, la science, la fortune, la joie qui puissent tenir un tel langage ? Demandez la fortune et vous ne l'aurez pas, cherchez la science et elle se rira de vous, frappez aux portes des palais et la sentinelle lèvera sa baïonnette. Demandez quoi ?... Demandez ce pour quoi vous êtes sur cette terre, car c'est là l'Unique Nécessaire : ne pas rater sa vie. Cherchez quoi ?... Cherchez Celui qui vous donna la vie et vous la retirera pour vous en donner une meilleure. Frappez où ?... Frappez à la porte du Royaume, de celui qui n'est pas divisé contre lui-même, de celui qui ne forme « qu'un seul Troupeau sous un seul Pasteur ». Frappez à la porte de Simon-Pierre car il est toujours vivant et il vous attend. ##### *Notre Père. *(*Luc XI, 14*) * *(*Mc XI, 25-26*) * *(*Mt VI, 7-14*) Avec sagesse, les disciples demandèrent à Jésus de leur enseigner à prier, et Il le fit en ces termes : -- « Notre Père qui êtes au Cieux Que Votre Nom soit sanctifié, Que Votre Règne arrive, Que Votre Volonté soit faite sur la terre comme au Ciel. Donnez-nous aujourd'hui notre pain, de chaque jour, Pardonnez-nous nos offenses Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé Et ne nous laissez pas succomber à la tentation Mais délivrez-nous du mal. » 334:121 Notre Père, qui êtes en ce lieu de Béatitude qui est l'unique raison d'être de notre passage sur la terre, Notre Père, qui nous attendez en ce lieu préparé pour nous, Que votre Nom soit sanctifié, Que Votre Règne arrive, Votre Règne d'Amour, Votre Règne d'Union Votre Règne sans fin ni doute. Que Votre Volonté soit faite. Sur la terre comme au Ciel. Sur la terre tout à fait comme au Ciel, Sans discussions *ni* murmures. Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour Le pain terrestre, Mais aussi et surtout le Pain Céleste qui est Votre Fils Bien-Aimé en chaque Hostie, donnée. Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Donnez-nous la grâce de pardonner comme vous, de tout cœur et sans limites. Ne nous laissez pas succomber à la tentation. Ayez pitié de nos faiblesses De nos défauts, De nos misères, Mais délivrez-nous du Mal, De tout Mal, Délivrez-nous, Seigneur ! ##### *Au milieu de nous. *(*Mt XVIII, 19-20*) Et à ceux qui se seront réunis, même à deux ou trois seulement, en Son Nom, Jésus promet d'être au milieu d'eux. Donc, des milliers de fois dans notre vie, Jésus fut là, tout prés de nous, si près que nous aurions pu le toucher. 335:121 Et cependant, nous gardons toujours la tentation de l'ima­giner comme vivant très, très loin de nous. Si nous pou­vions prendre l'habitude de le voir, en imagination, au mi­lieu de nous, nous ne saurions plus Lui faire des prières médiocres, égoïstes, pusillanimes et vaines. Nos demandes seraient dignes de Lui, dignes de Sa Mort et des promesses de la vie éternelle. Et nous serions toujours exaucés, comme il l'a promis. (A suivre.) Marie Carré. 336:121 ## NOTES CRITIQUES ### Jusqu'où ? Sous le titre « Anatole France intégriste... » *La Libre Belgique* du 5 janvier 1968 publie un article anonyme, peut-être une lettre de lecteur, dont nous détachons ce passage : « Le 24 décembre, veille de Noël, à 19 heures 30, prenant au hasard la radio, j'obtins Europe 1. Une émission religieuse était en cours. Elle consistait en demandes et réponses. Un Jésuite français très connu, dont les livres sont fort appréciés et qui y présentait son petit dernier, y expliquait l'Évangile aux auditeurs qui avaient des problèmes. Des mots volaient : folklore, anachronique, scientifique, etc. Certains questionneurs s'efforçaient, parfois sur le ton le plus trivial, d'embarrasser le prêtre. Celui-ci, descendu dans l'arène, y déployait beaucoup de vaillance et, dans la meilleure intention du monde, tâchait de se mettre au niveau de ses interlocuteurs, pour garder le contact. On l'interrogeait sur la famille de la Vierge, sur le mys­tère de sa virginité qui, pour d'aucuns, niant la virginité, n'était pas un mystère. Et le prêtre d'Europe 1 de rappeler sur un ton enjoué que des Juifs avaient prétendu que le Christ était né d'une prostituée et d'un soldat romain. Et d'ajouter textuelle­ment : « *C'est une hypothèse difficile à admettre *». Là-dessus ma femme, qui depuis quelques instants manifestait des signes d'agitation, fondit en larmes. » Elle ne fut certainement pas la seule. J'en connais d'autres qui, lisant cela, ont pleuré après elle et avec elle. Moins sur « cette hypothèse d'impiété » que sur le scandale causé par l'orateur : « *Il ne fallait pas la relever, mon Père, et d'ailleurs elle n'a été évoquée que par vous. Il fallait ne pas l'accueillir. *» 337:121 L'étonnant est que l'auteur de l'article puisse croire que ce ragot sacrilège, rapporté « sur un ton enjoué », l'ait été « dans la meilleure intention du monde », non pas comme une ordure à repousser du pied au fond de l'égout d'où elle est sortie, non pas comme une hypothèse impossible à admettre, mais seulement et textuellement comme « *une hypothèse difficile à admettre *». L'auteur ajoute cependant -- « Le goût de l'indécence et de l'irrespect conduit peu à peu au blasphème proféré en sou­riant comme une hypothèse qu'on ne peut pas admettre, mais qu'on lance tout de même dans la circulation. Au temps d'Ana­tole France, un impie dans un salon n'eût pas osé hasarder, par respect pour ses hôtes et pour leurs invités, une grossièreté comme celle que je viens de relever ; en 1967, dans la sainteté de la nuit de Noël, un prêtre la jette en pâture à des millions d'auditeurs, pour prouver que le clergé d'aujourd'hui est à la page et que ses plus éminents représentants ne sont pas des Pères La Pudeur. » Nous en sommes bien convaincus. Alexis Curvers. ### Bibliographie #### Marie Noël Le cru d'Auxerre (Éditions Stock) L'article que je voulais consacrer à ce livre de souvenirs était déjà rédigé quand, au retour d'un voyage sans radio ni journaux, j'ai appris la mort, l'avant-veille de Noël, de celle qui avait pris en poésie le nom même de cette fête également chère aux artistes et aux enfants. Sa fidèle présence en notre commune ville natale me faisait parfois songer à sainte Gene­viève en son extrême vieillesse, veillant encore sur Paris. Puis­que ces notes de lecture doivent être un adieu, j'aurai moins de scrupules à évoquer un patriotisme de clocher qui lui était aussi essentiel qu'à moi. 338:121 C'est un clocher qui figure sur la photographie de couverture, la Tour Saint-Jean de l'ancienne abbaye de Saint-Germain, un des plus anciens foyers intellec­tuels de l'Occident. Et l'Yonne au pied de la vieille ville double son image ainsi que les tours de Saint-Pierre et de la cathédrale. A l'heure où tout s'agite en d'absurdes ou artificielles trépida­tions, le symbole des clochers debout sur le terroir prend une valeur renouvelée ; c'est un droit d'asile que nous sommes tentés de réclamer en nos anciens sanctuaires. Il me semble que le sanctuaire est au cœur de l'œuvre de Marie Noël, comme au centre de toute œuvre qui aspire à exprimer l'âme fran­çaise éternelle. Impératif artistique et signe d'une hiérarchie des valeurs, l'église en son univers propre ne suggère pas seu­lement une exaltation lyrique : elle préside au monde familier, elle impose la nécessité de la poésie à la simplicité quotidienne, et on peut même penser que le comique ne trouve son exacte coloration que s'il contient un rayon réfracté du spirituel. C'est ainsi que j'ai parfois songé au « Lutrin » à propos des souvenirs humoristiques évoqués dans « Le Cru d'Auxerre » : querelles des chantres, épisode burlesque des gaufrettes accom­pagnant la liqueur du sacristain, élaboration des mises en scène et répétitions agitées de la « Passion d'Auxerre ». L'humour ne réussit que dans la mesure où le monde qu'il décrit ou censure nous appartient plus pleinement, et cette possession se réfère au sacré. Et nous n'aimons pas tellement que dans une œuvre l'humour règne seul : le « Cru d'Auxerre » l'associe à d'autres nuances. Plaisante ou mélancolique, c'est ma propre « recherche du temps perdu » qui se trouve inscrite en ces pages de Marie Noël : là surgissent des personnages qui ne m'étaient connus que par les propos des parents ou des grands-parents, des événements que j'étais trop enfant pour percevoir nettement et d'autres, comme les tumultes de la dernière guerre, qui se situèrent en un temps où je venais de quitter Auxerre. La poétique gardienne de ma cité me rend tout dans une mira­culeuse et simple unité -- « Tels qu'en eux-mêmes l'éternité les change. » Mais cette familiarité implique la longue expérience d'une vie consacrée à la poésie ; évoquer un monde estompé, les charmes de la désuétude, c'est un honneur qui se mérite longuement. Si je voulais faire le procès d'une fausse spontanéité littéraire, j'opposerais à mainte œuvre récente ce dernier livre de Marie Noël qui rejoint et complète « Petit-Jour » publié il y a plus de vingt ans. Que d'écrivains veulent créer une littérature « à la mesure de notre temps » sans penser que notre temps se fait lui-même de grandes illusions sur ses propres mesures ! 339:121 L'humilité même a sa part dans la création littéraire : elle est un élément de l'atticisme chrétien et bourguignon de Marie Noël : elle est pour beaucoup dans la grâce d'un style toujours allègre et discret, même quand la poésie atténuée et confiden­tielle est traversée d'une plainte ou quand elle fait place à quelque vivacité. Car un vieux dicton d'Auxerre nous attribue un caractère parfois peu accommodant. Marie Noël était bien fille du terroir -- nul ne doit s'y tromper : ce n'était pas une âme moutonnière et passive. Sa docilité à la Providence est une conquête personnelle et, je crois, difficilement acquise. Elle avait souffert, au point d'exhaler sa souffrance dans des vers et des phrases qui frappent et brûlent. Peut-être un jour me sera-t-il donné d'évoquer, tel que je crois le comprendre, cet arrière-fond commun d'angoisse chez les enfants d'une vieille terre vigneronne, janséniste, anticléricale, héritage mêlé, source de contradictions. Mais de Marie Noël qui saurait mieux parler qu'elle même ? Laissons pour l'heure au « Cru d'Auxerre » le charme prenant de ses lumières et de ses ombres, en méditant sur la décence que la foi donne à la gaieté comme aux tris­tesses de la vie, et sur le paradoxe apparent d'une résignation toujours vibrante. Tel fut sans doute l'éternel message pour une âme de bonne volonté qui fit de Noël son nom et son symbole. *J.-B. Morvan.* #### Jacques Cabaud : Simone Weil à New York et à Londres, 1942-1943 (Plon) Simone Weil quitta la France en mai 1942 pour atteindre Londres à la fin de décembre de la même année, après un séjour de quelques mois à New York. Elle travailla à la France libre, tomba malade, entra à l'hôpital le 15 avril 1943, puis fut dirigée sur un sanatorium, dans le Kent, où elle mourut le 24 août. Son activité, pendant cette courte période fut intense. C'est, en effet, à cette époque qu'elle écrivit la plupart des textes qui ont été publiés dans « L'enracinement », les « Écrits historiques et politi­ques », les « Écrits de Londres et dernières lettres », « Op­pression et liberté », « La con­naissance surnaturelle » et « Pensées sans ordre concer­nant l'annonce de Dieu ». Jacques Cabaud s'est livré à une enquête minutieuse pour reconstituer l'emploi du temps de Simone Weil dans ces quin­ze derniers mois de son exis­tence -- l'enquête est d'ailleurs loin d'être terminée, mais les résultats acquis lui ont, à juste titre, paru suffisants pour qu'il nous en fasse part. 340:121 Son petit livre sera lu sur­tout par ceux qui s'intéressent à la pensée religieuse de Si­mone Weil. Quoique les écrits de celle-ci fussent suffisants pour nous donner l'essentiel, nous trouvons ici un certain éclairage qui en favorise la compréhension. On sait que, finalement, elle ne fut pas baptisée. Mais je suis tout à fait d'accord avec Jacques Cabaud quand il écrit qu' « un chrétien ne saurait douter qu'à défaut d'une récep­tion visible, la vertu du sacre­ment ait été accordée à Simone Weil au travers des modalités mystérieuses de ce qu'on a cou­tume d'appeler « le baptême de désir » (p. 78). Il serait trop long d'expliquer pourquoi. Le livre de Jacques Cabaul aide à le comprendre, mais aussi quantité d'écrits de Simone Weil, sa vie elle-même, et peut-être d'autres informa­tions qu'on pourra avoir sur la question. Non baptisée, Simone Weil connut encore l'ultime disgrâce d'être enterrée comme suicidée « dans une période de trouble de l'esprit » ! Le fait est qu'elle s'était positivement laissée mourir de faim, et on conçoit que les médecins n'aient pas voulu endosser la responsabilité de mauvais soins. Elle refusait les soins comme la nourriture. Pauvre Simone Weil ! C'est un témoin gênant. On l'enfouit maintenant sous le silence mais dans le silence elle con­tinue d'être lue. On reparlera d'elle. *Louis Salleron.* #### Roger Joseph : Qui est Jacques Bainville (Éd. Amis du Chemins de Paradis) Roger Joseph qui, en plus de son œuvre poétique personnelle, est sans doute le meilleur con­naisseur de Maurras et de la lit­térature d'Action Française en général, nous présente en une centaine de pages un remarqua­ble essai. Il était bon que dans le même temps où l'on vient de commémorez le centenaire de Léon Daudet, en attendant celui de Maurras, le trentenaire de la mort de Bainville fournit un repère chronologique de même nature qui permette de restituer à la fois, pour la génération nou­velle, les visages des trois écri­vains. De l'essai de R. Joseph, on ne peut mieux faire que d'énu­mérer ici les titres : « La con­naissance du monde ou le voyageur. -- Les leçons du passé ou l'historien. -- L'art de gouverner ou la politique. -- L'expérience du danger ou le germanisme -- La science des nombres ou l'écono­miste. -- La morale des fables ou le conteur. -- Les Jeux de l'esprit ou le poète. -- Les mouvements du cœur ou l'ami. » N'oublions pas une précieuse bibliographie complète. Si l'on voulait trouver une for­mule qui caractérisât à la fois Maurras, Daudet, Bainville, et opposât leur école à ce qui depuis 1945 a été surtout proposé à la jeunesse, il me semble que ce pourrait être celle-ci : « Un mon­de pensé au lieu d'un monde subi. » 341:121 Qu'il s'agisse de philo­sophie allemande, d'économie politique ou de gastronomie, leur at­titude est conquérante et forte, alors que la génération marxiste et sartrienne témoigne de la même servilité essentielle et triste devant l'objet de ses méditations, aussi bien dans ses acceptations que dans ses révoltes. Les maîtres de l'Action Française pouvaient ressentir -- et terriblement -- la souffrance, ils ne s'en tenaient jamais à cette forme indéfinis­sable qu'on appelle le malaise, état bien commode d'ailleurs car il donne matière à d'abondantes analyses descriptives qui dispen­sent de chercher des raisons. Les mélancolies incoercibles ont tou­jours un prestige facile, la méta­physique matérialiste du pessi­misme est un mol oreiller pour des têtes mal faites ou pour des cerveaux trop roublards. Ceci éclaire peut-être la controverse relatée par Maurras dans « Poé­sie et Vérité » où des lycéens d'une ville de province en 1940 s'opposaient en se référant res­pectivement aux noms de Bain­ville et de Baudelaire. Bainville historien ne pouvait manquer d'être plus qu'un historien : le centre d'une amitié. La distinction aristocratique du maître, sa pré­tendue sécheresse ironique, n'em­pêchaient point le bon cordonnier de Vichy de montrer fièrement la collection de ses livres à Mme Bainville. Tout bon esprit sait reconnaître les défenseurs de sa vie, de son espérance et de sa durée : ce que nulle affectation démagogique ne remplacera ja­mais. (En vente chez l'auteur : 2, rue Saint-Étienne à Orléans). *J.-B. M.* #### R.P. Jean Damascène de la Javie : Prêtre-ouvrier clandestin (Éditions France-Empire) A Munich, pendant la der­nière guerre mondiale. La vie des requis du S.T.O. vue par l'un d'entre eux. Celui-ci est un capucin, ce P. Jean Damas­cène lui-même qui, dissimulant à la police allemande son sa­cerdoce et sa qualité de reli­gieux, a réussi à passer comme ouvrier volontaire sous son nom de famille, Alfred Besson, pour aller porter aux expatriés les consolations de la charité et les secours de la religion. Dans la ville bombardée et bientôt blessée à mort, le voilà missionnaire, mais aussi ma­nutentionnaire dans une usine, puis infirmier dans une clini­que. Il est aidé dans son dif­ficile apostolat clandestin non seulement par d'admirables militants -- ceux, en particu­lier des chantiers de la jeunes­se, parmi lesquels l'actuel ani­mateur de cette marque Martin Morin dont Itinéraires a déjà parlé plusieurs fois -- mais encore par des Allemands, reli­gieux, religieuses et même sim­ples laïcs, comme ce docteur Lebsché, chef de clinique et chrétien exemplaire. Arrivent enfin les libéra­teurs. Hélas ! Contre les partis pris et la haine de certains, il faut que cet apôtre défende ses camarades et se défende lui-même. 342:121 Vingt ans et plus ont passé sur ces tragédies. Le P. Jean Damascène publie aujourd'hui ce précieux témoignage. Tout est à retenir, bien sûr. Mais ce qui importe le plus actuellement est la conclusion. Elle petit se résumer en ces quel­ques lignes : « s'il n'y a au­cune incompatibilité de droit entre la prêtrise et la vie du travailleur manuel, il semble, à travers mon expérience per­sonnelle, qu'il y ait incompati­bilité de fait. » Les deux der­niers chapitres expliquent pourquoi. *Qui habet aures au­diendi, audiat.* J. Thérol. 343:121 ## DOCUMENTS ### Que va devenir "Club-Inter" ? Magazine catholique-sic pour les jeunes catholiques, « Club-Inter » se présentait comme un organe « de ré­flexion » (!), différent en cela du magazine pour Jeunes « Formidable » dont l'irréflexion a provoqué bien des protestations. On sait que « Club-Inter » s'est illustré en 1967 par des prises de position religieuses contraires à la foi catholique et par l'éloge sans réserve de la révolution communiste. D'où la MISE EN GARDE CONTRE « CLUB-IN­TER ». Depuis lors, et malgré cette mise en garde, « Club-Inter » n'a fait aucune rectification. Il s'obstine et per­siste. Toujours sous la signature de M. Jean Gélamur, président directeur général, il refuse toute explication et toute excuse. Anti-catholique et pro-communiste, il l'entend bien ainsi. \*\*\* Dans son numéro 12 de Janvier 1968, « Club-Inter » a publié (page 2 couverture) l'avis que voici, intitulé « En surmultipliée » (sic) On disait, vous disiez : « *Club*, c'est formidable ». On dira aujourd'hui : « *Club,* c'est *Formidable* » et « *Formidable*, c'est *Club *». Non, ce n'est pas un mauvais jeu de mots, et c'est plus qu'une question de majuscule. *Club Inter* et *Formidable* se ressemblent désormais comme deux jumeaux qui ne se dis­tinguent -- c'est pratique -- que par un tout petit grain de beauté sur leur couverture, selon leur circuit de distribution. Ils ont grandi ensemble. Ils ont beaucoup appris l'un de l'autre. Ils se sont fait une âme commune. Et voilà qu'ils entrent dans leur nouvelle série avec le même air de fête. 344:121 Comme çà, sans crier gare, en surmultipliée. L'espérance qui est en nous, vous la connaissez. Rappelez-vous notre premier cri : « le monde ne fut jamais aussi jeune ni aussi riche d'espoir ». Notre chance aujourd'hui est de le redire pour l'essentiel aussi fort et plus loin, d'un seul et même cœur. A notre manière, hors des routines et dans la joie d'inventer librement. Nous sommes heureux de vous offrir ce nouveau visage pour cette nouvelle année. Elle sera bonne. Vous nous la ferez meilleure. CLUB INTER. On voit bien que le style cherche à être tonitruant. Mais on serait bien en peine de dire quelle est la signification exacte de ce verbiage délirant. Il veut annoncer quelque chose ; ou faire semblant de l'annoncer. Mais quoi ? \*\*\* Alors en se reporte à l' « Écho de la presse », numéro du 22 janvier, page 2, qui donne les précisions suivantes : Les deux mensuels de jeunes *Club Inter* et *Formidable* ont décidé, tout en continuant à s'adresser à leurs lecteurs respectifs sous leur titre habituel, d'harmoniser leur contenu et leur format et de coupler leur publicité. Ces deux magazines s'adressent, en effet, à la même tranche d'âge (14 à 21 ans) majoritairement féminine (60 % pour *Club* et 68 % pour *Formidable*). Ils diffèrent par deux données : -- *Formidable* accorde plus de place à la variété ; *Club* à la réflexion et à la culture ; -- *Formidable* est surtout vendu au numéro et par réseau N.M.P.P. ; *Club* l'est davantage par abonnements et par le ré­seau « enseignement » de la Bonne Presse. Divers sondages ayant permis de constater que les lecteurs de *Club* souhaitaient voir entrer un peu de fantaisie dans leur revue et que ceux de *Formidable* n'étaient pas opposés à ce que soient abordés des sujets plus sérieux, les éditeurs ont décidé d'harmoniser le format, qui devient celui de *Formidable* (203 253) et le contenu, une série de pages communes passent dans lu deux mensuels qui conservent chacun son titre et son mode de distribution. 345:121 Rappelons que les chiffres de diffusion contrôlés par l'O.J.D. des deux titres sont pour *Club Inter,* 81.021 exemplaires, pour *Formidable*, 180.235 exemplaires, dernier numéro contrôlé : 247.528 exemplaires. En ce qui concerne la régie publicitaire, un accord amiable est intervenu entre Inter-Régies (742-35-39) et Régie-Promotion (225-61-20), qui géraient respectivement *Formidable* et *Club Inter*. Les deux agences auront la possibilité de prendre la publicité couplée pour les deux titres. « Club-Inter », donc, accorde plus de place « à la réflexion et à la culture » !... Et il est vendu « par le réseau « enseignement » de la Bonne Presse » ! Qu'est-ce que ce « réseau enseignement » ? Le nouveau nom donné au trafic dans les églises, ou quoi ? \*\*\* On suivra avec curiosité les évolutions ultérieures de cette intéressante publication, la plus intéressante peut-être -- en tous cas la plus révélatrice -- de toutes celles que publie et dirige M. Jean Gélamur. A notre connaissance, M. Jean Gélamur est plutôt catholique, et point communiste. Mais il n'a publié aucune rectification (ni explication) aux positions anti-catholiques et pro-communistes prises par « Club-Inter ». Est-ce parce que ces positions correspondent finalement aux visées réelles de la *nouvelle religion* et du nouveau catéchisme que l'on travaille à nous imposer ? 346:121 ### La Constitution sur la liturgie est abrogée La Constitution conciliaire sur la liturgie, adoptée par les Pères et solennellement promulguée par le Pape Paul VI en la session publique du 4 décembre 1963, est maintenant abrogée. Abrogée moins de cinq ans après sa promulgation ! Abrogée non pas en droit, mais EN FAIT, par la pratique liturgique qui nous est imposée. \*\*\* Voici à ce sujet le texte intégral du communiqué qui a été rendu public le 19 janvier par l'Association fran­çaise UNA VOCE (il avait été adressé aux évêques le 17 Janvier) : Depuis le 26 novembre, le Canon de la messe peut être lu ou chanté en français par le prêtre célébrant ([^80]). Or nous constatons que cette *autorisation* s'est traduite immédiatement dans la pratique par une généralisation massive des messes dites désormais à peu près intégralement en français, et donc par l'élimination correspondante du latin liturgique et du chant grégorien. Ainsi une suite de simples permissions aura *pratiquement* suffi pour rendre caduc un acte conciliaire, la Constitution sur la Sainte Liturgie, signée il y a quatre ans par plus de deux mille évêques, et ratifiée par le Souverain Pontife, Constitution que seul un document de même nature ou une décision pontificale solennelle pourrait annuler. 347:121 La Constitution sur la liturgie prévoit en effet que : « *L'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera conservée dans les rites latins.* « *Toutefois, soit dans la messe, soit dans l'administration des sacrements, soit dans les autres parties de la liturgie, l'emploi de la langue du pays peut être souvent très utile pour le peuple : on pourra donc lui accorder une plus large place, surtout dans les lectures et les monitions, dans un certain nombre de prières et de chants, conformément aux normes qui sont établies sur cette matière dans les chapitres suivants pour chaque cas. *» (Art. 36 -- § 1 et 2.) Et en ce qui concerne le chant : « *L'Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine ; c'est donc lui qui, dans les actions liturgiques, toutes choses égales d'ailleurs, doit occuper la première place. Les autres genres de musique sacrée, mais surtout la polyphonie, ne sont nullement exclus de la célébration des offices divins, pourvu qu'ils s'accordent avec l'esprit de l'action liturgique, conformément à l'article* 30. » (Art. 116.) Au sujet de l'emploi de la langue du pays, la Constitution précise : « *On pourra donner la Place qui convient à la langue du pays dans les messes célébrées avec le concours du peuple *» *surtout pour les lectures et la* « *prière Commune* », *et, selon les conditions locales, aussi dans les parties qui reviennent au peuple, conformément à l'article* 36 *de la présente Constitution. On veillera cependant à ce que les fidèles puissent dire au chanter ensemble en langue latine aussi les parties de l'ordi­naire qui leur reviennent. Mais si quelque part on juge opportun d'employer plus largement dans la messe la langue du pays, on observera ce qui est prescrit à l'article 40 de la présente Cons­titution*. » (Art. 54) ([^81]). L'article 40 auquel l'article 54 renvoie, traite plus spéciale­ment des pays de mission. 348:121 La Constitution considère donc le latin comme la langue liturgique normale, la langue vulgaire n'étant admise qu'à titre d'auxiliaire facultatif et occasionnel. Nulle part, la Constitution ne prévoit que la messe puisse être dite intégralement en langue vulgaire, ce qui depuis l'introduction du Canon en français tend à devenir l'usage normal, usage qui, s'il n'est pas limité, aboutira rapidement à l'élimination totale du latin liturgique, ce que le Concile n'a jamais voulu. Les avantages escomptés par les partisans de l'usage exclusif de la langue vulgaire pourraient bien être trompeurs, et ne légitiment pas un changement qui porte atteinte à la loi solen­nellement promulguée et à la « saine tradition » de l'Église (Constitution, art. 23), et l'on entretient de graves illusions en pensant qu'un progrès spirituel durable pourrait en résulter. C'est pourquoi l'Association UNA VOCE se permet d'attirer d'une manière pressante l'attention des autorités ecclésias­tiques : 1° sur la violence qui est faite actuellement aux fidèles pour qui le latin liturgique est le véhicule normal vénéré de la prière commune de l'Église. 2° sur les conséquences graves qu'auraient pour la qualité de la vie chrétienne dans notre pays, et même pour la Foi, l'élimination totale du latin dans les célébrations liturgiques paroissiales. G. CERBELAUD SALAGNAC, Professeur J. CHAILLEY, Yvan CHRIST, Jean DAUJAT, Louise André-DELASTRE, Jacques DHAUSSY, Maurice DURUFLE, Dr J. FOURNÉE, Stanislas FUMET, Berthe GAVALDA, Général DE GRANCEY, Mme B. GUILLEMOT, Auguste LE GUENNANT, Henri MASSIS, Jean MICHAUD, Pierre MOENECLAEY, René NICOLY, Professeur J. PERRET**,** Charles RICHARD, Henri SAUGUET, Maurice VAUSSARD, A. DE VALLOMBROSA. On se moque de nous et en veut nous faire marcher avec « l'esprit du concile » : ceux qui l'invoquent en prennent et en laissent selon leur arbitraire. Ils imposent « au nom » du Concile LE CONTRAIRE de ce que prescrit la loi promulguée. Selon l'apostrophe célèbre de Louis Salleron : « on entend nous tromper, et nous tromper par un mensonge. Nous en rougissons doublement, comme hommes et comme catholiques. » \*\*\* 349:121 Oui, on entend nous tromper, et nous tromper par un mensonge. Il n'est plus possible de faire l'hypothèse du malentendu, du quiproquo ou de la distraction. Le nouveau catéchisme « national français » affirme EN DOCTRINE et impose d'enseigner la même fausse religion qui se manifeste d'autre part dans la pseudo-liturgie nouvelle. \*\*\* L'Association française UNA VOCE (109, rue de Gre­nelle, Paris 7^e^) a été fondée en 1964 « pour la sauvegarde du latin et du chant grégorien dan la liturgie catholique »­. C'est l'une des formes les plus nécessaires et les plus utiles de la défense de la foi. Sur ce point comme sur tous les autres, il importe de ne grouper, s'organiser et s'unir pour ne défendre. 350:121 ### Place à la Télévision Par la « Documentation catholique », 21 janvier 1968, col. 192, nous apprenons ceci : *Église de Bayeux* (24 décembre 1967) publie la note suivante, pour laquelle la Télévision française a remercié Mgr Jacquemin, évêque de Bayeux et Lisieux, au cours du journal télévisé quelques jours avant Noël. Voici donc le mandement de Monseigneur L'Évêque : La direction de l'O.R.T.F. pour le district de Basse-Nor­mandie nous a informé qu'elle avait reçu de nombreuses récla­mations au sujet des perturbations apportées dans la réception des images télévisées et dues aux sonneries de cloches qui occasionnent des parasites auxquels il est pratiquement im­possible de remédier. Monseigneur l'Évêque attire donc l'atten­tion du clergé et des communautés religieuses sur cet état de fait et demande qu'aux heures des émissions télévisées, tout particulièrement le dimanche après-midi, on veille à ne pas prolonger les sonneries de cloches dans les églises et les chapelles. Qu'on « veille à ne pas prolonger », nous entendons ce que parler veut dire et nous connaissons ce langage. Comme les « permissions » qui sont devenues universel­lement obligatoires et ont imposé l'intégralité de la messe toujours en français... \*\*\* Depuis des siècles, les cloches ont toujours fait « du bruit » et ont toujours « dérangé » les gens. Elles sonnaient sur les croyants et sur les incroyants, comme Dieu donne le soleil et la pluie aux bons et aux méchants sans distinction. 351:121 Les cloches ont pendant des siècles réveillé des malades qui avaient pu trouver au milieu de leurs souf­frances quelques instants de fiévreux sommeil. C'était sans importance. Mais des « perturbations apportées » (pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, bien entendu) « dans la réception des images télévisées », ce n'est pas tolérable plus longtemps. \*\*\* A notre goût, le mandement de Monseigneur l'Évêque, qui est bien sûr parfait en son genre, ne l'est néanmoins pas tout à fait. Il y manque une clause de style sur « l'esprit du Concile » et, une autre, analogue, sur « l'esprit de l'Évangile en général ». \*\*\* Pendant des siècles, les cloches ont rappelé que le monde est sauvé s'il y consent, parce que Dieu s'est fait homme pour nous en naissant de la Vierge Marie. On les fera taire « aux heures des émissions télévisées », qui sont notamment les heures de l' « Angelus », et qui seront bientôt toutes les heures du jour. 352:121 ## AVIS PRATIQUES Retards AU COURS du mois de janvier et pendant la première quinzaine du mois de février, nos expéditions de tirés à part, suppléments et numéros spéciaux ont subi de grands retards. Que nos lecteurs veuillent bien nous en excuser et qu'ils en trouvent ici les motifs. D'abord notre imprimerie a été débordée par le nombre et l'importance des tirages ou retirages que nous lui deman­dions : et premièrement par le nouveau tirage du *Catéchis­me de S. Pie X.* Sur les bulletins de commande de la première série, nous avions annoncé qu'il serait livré « au plus tard le 15 janvier ». En fait le tirage a pris plus de temps que nous ne l'escomptions (chaque exemplaire a 400 pages) ; puis les P.T.T. nous ont infligé des retards supplémentaires par des formalités imprévues d'expédition. Finalement tou­tes les commandes qui avaient été faites en 1967 ont été livrées durant la seconde quinzaine de janvier (pour la France ; pour l'étranger, il s'y ajoute un délai supplémen­taire d'acheminement, qui par exemple est d'environ trois semaines pour le Canada). *C'est par toi que je meurs* s'est trouvé épuisé en décem­bre : au moment où nous avions à préparer le tirage de *La religion de Saint-Avold,* le nouveau tirage de *Subversion de la liturgie* et celui, ci-dessus cité, du *Catéchisme de S. Pie X !* *Subversion de la liturgie,* nouveau tirage (identique au précédent) est sorti au début de janvier. Le nouveau tirage de *C'est par toi que je meurs* et le tirage de *La religion de Saint-Avold* n'ont été achevés qu'au début de février. A partir de ce moment il a fallu procéder aux expédi­tions : nouveaux retards en raison de l'encombrement causé par le grand nombre des commandes accumulées. 353:121 D'autant plus que tout cela se trouvait en concurrence avec le tirage et l'expédition de la circulaire et de la brochu­re sur « la quête ». Sans oublier notre numéro 120 de février, qui a paru à sa date sans aucun retard. La quête Notre circulaire sur la quête invitait à nous demander la brochure avant le 15 janvier. Or en plusieurs lieux *de France* cette circulaire est arrivée *après* le 15 janvier. Elle avait été postée le 23 décembre, comme l'ont remar­qué, par le cachet de la poste, ceux qui l'ont reçue tardivement. Nous ne pensons pas que ce soit forcément l'effet d'un sabotage spécial. Ce sont les usages de la poste française en ce qui concerne l'acheminement des « imprimés », qui peu­vent être, en fait, indéfiniment retardés. (C'est même, souvent, le sort de la revue. Étant mensuelle, elle ne bénéficie pas de l'acheminement dit « accélé­ré » qui est réservé aux quotidiens et aux hebdomadaires. Nous en sommes à notre 121^e^ numéro à depuis le début, *il s'est produit très rarement, que la revue n'ait pas été mise à la poste plusieurs jours avant le 1^er^ du mois.* L'expérience montre qu'elle arrive à peu près aux environs du 1^er^ dans la région parisienne, mais qu'il lui faut quatre, huit et parfois quinze jours pour parvenir dans la plupart des dé­partements de province. Pour l'étranger, les délais sont encore plus irréguliers et imprévisibles. Seule, une réforme fondamentale des postes françaises pourrait améliorer la situation.) Aux environs du 15 janvier, la circulaire et la brochure sur la quête étaient épuisées, et nous n'avons pu satisfaire de très nombreuses demandes. Nous n'avons pas procédé à un nouveau tirage, car nous n'aurions pas eu la possibilité de le diffuser utilement avant le 4 février. La circulaire a été diffusée à 23.000 exemplaires et la brochure à 12 400 exem­plaires. Ces chiffres auraient pu être supérieurs si nous avions disposé de moyens matériels plus étendus : cela concerne d'une part les moyens financiers, d'autre part l'organisation de groupes de « Compagnons d'Itinéraires », dont dépend l'amplitude de nos interventions de cette ca­tégorie. 354:121 En effet, une revue mensuelle n'a pas pour tâche principale des interventions rapides et numériquement étendues dans la vie publique ; une revue mensuelle n'est pas équipée pour cela. Nous sommes plus normalement aptes à des publications comme celle du *Catéchisme de S. Pie X,* dont la parution ou les nouveaux tirages peuvent s'effectuer à n'importe quelle date et gardent un effet prolongé : que le *Catéchisme* soit publié le mois dernier ou le mois prochain, cela ne comporte pas d'inconvénient véritable. Au contraire, s'agissant de la quête du 4 février 1968, il fallait une inter­vention rapide et relativement massive. D'autres circons­tances pourront se présenter où des interventions de cette sorte seront nécessaires. Elles auront toujours pour limites d'une part la dimension des moyens financiers que nos lec­teurs mettent à notre disposition (principalement par les « abonnements de soutien » à 250 F), d'autre part par l'état d'organisation et d'extension des « Compagnons d'Iti­néraires ». Sur ces deux points, il y a beaucoup à faire pour ceux qui ont compris la nécessité d'un tel effort et qui veu­lent s'en donner la peine. Nous allons affronter les prochaines semaines et les prochains mois en étant, dans l'ordre matériel, plus ou moins *désarmés *: les moyens financiers dont nous dispo­sons, et l'organisation des « Compagnons d'Itinéraires », cela dépend de chacun de vous. ============== fin du numéro 121. [^1]:  -- (1). Voir notre éditorial du n° 120 de février. -- Pour l'appréciation exacte de la chronologie, on se souviendra que le texte de cet éditorial a d'abord été diffusé en brochure dans toute la France à partir du 1^er^ janvier 1968. [^2]:  -- (1). Voir à ce sujet notre supplément hors commerce : *Ubi cari­tas et amor*. \[105-bis\] [^3]:  -- (1). Témoignage chrétien écrit : « Comités diocésains d'informa­tion ». Mais leur titre exact est bien : « Centres diocésains d'in­formation ». Cependant ces « Centres » sont généralement administrés par un « Comité diocésain ». D'autre part, au niveau parois­sial, nous trouvons les « comités de presse ». -- A Lyon, le Centre diocésain d'information a pris pour dénomination : « Centre lyon­nais d'information presse » (C.L.I.P.). [^4]: **\*** -- ici : d'*abord*, en caractères gras, et *ensuite*. [^5]:  -- (1). Voir *La religion de Saint-Avold*, chapitre IV. [^6]:  -- (1). Étienne Gilson, dans *La France catholique* du 18 février 1966. -- Voir notre commentaire dans *Itinéraires*, numéro 102 d'avril 1966, éditorial II : « Quelques mots de Gilson ». [^7]:  -- (1). Voir Défense du Foyer, décembre 1967. [^8]:  -- (1). Cf. *Itinéraires*, numéro 120 de février 1968 : « Ceux qui massa­crent l'école chrétienne. » [^9]:  -- (1). En milieu professionnel de l'industrie, ce principe est bien admis. Il est à souhaiter que les écoles actuelles d'apprentissage créées dans l'usine même se multiplient. Elles sont sous contrat, bien entendu, mais l'atmosphère du métier est efficace sur les jeunes têtes. On y poursuit un honnête primaire. Il faudrait le souffle de l'art, et surtout le christianisme, la piété, la formation du cœur... [^10]:  -- (1). Le Règne du diplôme commence avec Napoléon : La Création du « parchemin », Sésame indispensable, reconstitue le cloisonne­ment social. Sous l'ancien régime, n'importe qui pouvait faire n'im­porte quoi et accéder aux plus hautes fonctions : témoins les officiers roturiers de l'Armée royale devenus pour la plupart maréchaux de l'Empire. Depuis Napoléon, qui n'a pas le diplôme décerné par l'État et l'État seul est considéré comme un incapable et parvient difficilement aux carrières de responsabilité. [^11]:  -- (2). Voir : *Entre* Paysans, bulletin d'étude et de formation chré­tienne publié par Olivier Dugon. Adresse : La Péraudière, 69 -- Mon­trottier. [^12]:  -- (1). Simone WEIL, *L'enracinement*, p. 13. [^13]:  -- (1). Ibid., p. 51. [^14]:  -- (1). Gilbert COHEN-BEAT et Pierre FOUGEYROLLES, *L'action sur l'hom­me *: Cinéma et Télévision, p. 20. [^15]:  -- (1). Ibid., p. 43. [^16]:  -- (1). Ibid., p. 87. [^17]:  -- (1). Ibid., p. 123. [^18]:  -- (2). Ibid., p. 62. [^19]:  -- (1). Cité par Jean MADIRAN**,** La vieillesse du Monde, p. 152. [^20]:  -- (1). Paul VALÉRY, *Variété III*, p. 282. Le Bilan de l'intelligence. [^21]:  -- (1). Simone WEIL, *op. cit.*, pages 63 -- 64 -- 66. [^22]:  -- (1). Épître aux Hébreux, IV, 12. [^23]:  -- (2). Épître aux Éphésiens, III, 19. [^24]:  -- (1). 2^e^ Épître aux Corinthiens, IX, 7. [^25]:  -- (1). Sans doute sont-ce les Romains qui importèrent en Judée la croix à deux dimensions. Mais, alors qu'ils avaient l'habitude d'y laisser mourir les condamnés au bout d'un temps parfois très long, ils se conformèrent, dans le cas de Notre-Seigneur et des deux larrons, à la prescription du Deutéronome : « Quand un homme ayant commis un crime capital aura été mis à mort, et que tu l'auras pendu à un bois, son cadavre ne passera pas la nuit sur le bois ; mais tu ne manqueras pas de l'enterrer le jour même, car un pendu est l'objet de la malédiction de Dieu, et tu ne souilleras pas ton pays, que Jéhovah, ton Dieu, te donne pour héritage. » Josué en usa ainsi à l'égard des cinq rois qu'il avait fait prisonniers et tués à Macêda. Ce n'est donc pas par bonté pure que Pilate permit aux disciples d'ensevelir le corps du Sauveur dès le vendredi soir, mais à la requête des Juifs pour qui l'exposition nocturne du cadavre eût constitué une souillure. La pendaison judaïque, qui ne se prolongeait pas au-delà d'une journée, était d'ailleurs moins un supplice qu'un opprobre infligé à des corps de condamnés déjà exécutés, comme le montre l'exemple de Josué. Celui de la Genèse montre qu'il en était de même en Égypte, mais que la limite de temps n'y était pas observée : « Pharaon enlèvera ta tête de dessus toi et te pendra à un bois, et les oiseaux dévoreront ta chair de dessus toi. » Notre-Seigneur mourut donc dans des conditions singulières, déterminées par un compromis entre la cruauté romaine et le légalisme juif. [^26]:  -- (1). En 79, « la Grande palestre, lieu des exercices, concours et jeux de la *juventus*, n'était pas encore terminée ; elle n'avait pas reçu son alimentation hydraulique et le sol encore recouvert de ruines n'était pas nivelé ». (Robert ETIENNE, *La vie quotidienne à Pompéi*, Hachette, 1966.) [^27]:  -- (1). « M. Della Corte, écrit M. Carcopino, en avait aussitôt inféré la preuve d'une activité exercée par les Chrétiens dans Pompéi, antérieurement à l'éruption dévastatrice de 79 (..). M. Mainri avait cru déceler, au premier étage d'une auberge récemment fouillée en la cité voisine d'Herculanum, un étrange sanctuaire où, devant l'emblème de la religion nouvelle, une croix dont l'empreinte creusait toujours la surface du mur de fond, les fidèles avaient aménagé une sorte de prie-Dieu. Mais MM. Della Corte et Maiuri étaient allés trop loin ; et faute de pouvoir admettre, à Herculanum et à Pompéi, des communautés chrétiennes déjà organisées à une époque plus ancienne que la catastrophe de 79 et le séisme de 62, la critique, passant d'un excès à l'autre, ne se contenta point de rejeter une chronologie aussi téméraire ; elle voulut, de surcroît, déduire de ce légitime refus une obligation de dénier au « carré », qu'attestaient maintenant les fouilles de Pompéi, les origines chrétiennes qu'après les fouilles de Doura elle s'était hâtée de lui attribuer d'après les explications de Grosser. » On voit la force du raisonnement sur lequel « la critique » fonde le refus que M. Carcopino trouve « légitime » : il n'y a pas trace christianisme à Pompéi parce qu'il n'y avait pas de chrétiens, et il n'y avait pas de chrétiens puisqu'il n'y a pas trace de christia­nisme. Sur les propositions contraires et « allant trop loin » de MM. Della Corte et Maiuri, voir les Comptes rendus de l'Académie Pontificale d'Archéologie romaine, années 1936 et 1939. [^28]:  -- (1). Dès 1934, à la Société des Antiquaires de France (séance du 14 novembre.), M. Carcopino déclarait : « Le cryptogramme du Sator a peut-être été inventé en Lyonnaise au temps de la persécution de Marc-Aurèle. » Dans son livre (1953-1963), ce sentiment initial n'a pas changé, sauf à ne plus se nuancer d'aucun peut-être -- « Tout de suite, la présence dans les palindromes du « carré » d'un mot celtique ou calqué sur le celtique -- arepo -- m'avait orienté vers la Gaule, et, en Gaule, vers la capitale, Lugdunum (Lyon), qui, au III^e^ siècle, en Occident, se dresse au premier plan de l'histoire du Christianisme. Dans son mémoire de 1935, le R.P. de Jerphanion, qui avait subi la contrainte de l'évidence linguistique dont j'avais été frappé, accueillit à son tour (...) l'hypothèse qui suppose au « carré » la Gaule comme lieu d'origine. En revanche, dans sa communication à l'Académie des Inscriptions de 1937, il l'a repoussée comme il abjurait toutes ses convictions antérieures » (sur le christianisme du « carré » découvert depuis peu à Pompéi).  Le P. de Jerphanion proposa alors de « cesser d'expliquer le mot arepo par le celte » et trouva « peu vraisemblable qu'une invention gauloise ait pu atteindre Pompéi au I^er^ siècle ». M. Carcopino n'en demandait pas tant, l'invention gauloise étant pour lui et ne pouvant être que du II^e^ siècle. Quant à « l'évidence linguis­tique » sur laquelle se fonde cette opinion, nous verrons ci-dessous (chapitre V) si elle est aussi frappante que M. Carcopino le dit. Pour le P. de Jerphanion, l'évidence était que le « carré » de Pompéi était pompéien, mais à condition de n'être plus chrétien et de devenir juif séance tenante. Ces deux évidences contraires s'accordaient parfaitement sur le postulat non moins « évident » de l'inexistence d'un christianisme constitué au I^er^ siècle : c'est le premier postulat du modernisme. M. Carcopino a du moins eu le mérite de ne pas démordre de la théorie qu'il avait conçue *in tempore non suspecto*. Le retournement du P. de Jerphanion fut d'une soudaineté dont on aura idée en lisant ses déclarations successives dans *Recherches de Sciences reli­gieuses* (25, 1935) et *Comptes* rendus de l'Académie des *Inscriptions* (1937). M. Carcopino reconnaît là, chez son adversaire et collègue, « une admirable probité ». Au risque de paraître moins galant homme, je regrette de ne pas trouver aussi, dans cette volte-face du P. de Jerphanion, la marque d'un jugement très ferme. Mon appréhension est la même à propos du revirement par lequel, en 1945, Mgr de Bruyne, devant l'Académie pontificale d'ar­chéologie romaine, se frappa la poitrine et désavoua, après l'avoir acceptée, la croix chrétienne que M. Maiuri « avait cru déceler » en 1939 à Herculanum ; « le beau tapage soulevé autour d'elle par la communication de M. Maiuri est aujourd'hui très apaisé », veut bien nous dire M. Carcopino. Sans avoir compétence sur le fond de ces questions, j'observe que les revirements auxquels elles donnent lieu vont tous dans le même sens et sont toujours sollicités par un « beau tapage » préalable, moins propice à la réflexion des savants chrétiens qu'à leur capitula­tion Précipitée. J'attends qu'on me montre un seul moderniste qui, « avec une admirable probité », se serait une seule fois rallié à quelque thèse favorable au christianisme. fût-ce la mieux assurée et la moins onéreuse. L'apaisement ne s'obtient jamais qu'aux dépens du christianisme. [^29]:  -- (1). Comme il arrive toujours, M. Carcopino ne s'est fait écouter que dans la partie de sa thèse qui versait de l'eau an moulin des modernistes. Ceux-ci ont retenu l'idée que le « carré magique n'était pas du I^er^ siècle et rejeté l'idée qu'il était chrétien. Cette conclusion s'est accréditée chez les non-initiés. Recevant M. Carcopino à l'Académie française, le 16 novembre 1956, M. André François-Poncet lui objecta que « si le carré était chrétien, on l'aurait trouvé dans les catacombes, où il n'apparaît point » (propos rapporté par M. Léon, Treich dans Le Soir du 18 février 1967). Mais c'est justement si le « carré magique » est du I^er^ siècle qu'il a moins de raison d'apparaître dans les catacombes, qui sont du II^e^ ; et les chrétiens n'avaient non plus de raison de chercher à se reconnaître entre eux par un cryptogramme, dans ces catacombes qu'ils étaient seuls à fréquenter. Tous les exemplaires connus du « carré magique » figurent à l'air libre, dans des endroits publics, ouverts aux profanes dont il avait pour but de tromper la méfiance. [^30]:  -- (1). Extraite, par exemple, d'un des ouvrages de circonstance où sans doute plus d'un poète local commémora le tremblement de terre ; ou d'une œuvre classique, comme ces vers d'Homère que Néron chanta, sur la lyre, dit-on, pendant l'incendie de Rome. [^31]:  -- (2). *Cinis* évoque, Il est vrai, la cendre que le Vésuve répandit sur la ville. Mais tout aussi bien le résultat d'un Incendie causé dix-sept ans plus tôt par le tremblement de terre. Le-mot a pu être préféré à *pulvis* (poussière), soit qu'il fût dans l'original si le vers est une citation, soit pour les besoins de la prosodie si le vers fût improvisé. [^32]:  -- (1). André Malraux, cité par l'Evénement, numéro 14, mars 1967, p. 35. [^33]:  -- (2). Histoire de l'éducation populaire. Ed. du Seuil, p. 103. [^34]:  -- (3). Actuellement, M. Douking est un des animateurs du Centre dramatique du Sud-Est. M. Jean Dasté, animateur de la Comédie de Saint-Étienne, a fait parler de lui récemment à cause de ses démêlés avec la Mairie de Saint-Étienne, au sujet de la direction de la M.C. de cette ville. Nous y reviendrons plus tôt. M. Jean Dasté, gendre de Créau, est certainement un des plus représentatifs personnages de la « Culture ». [^35]:  -- (4). Tiré à part : « Planification de la culture et des loisirs » en vente au C.L.C., 49, me Des Renaudes, Paris XVIM [^36]:  -- (5). A noter que la revue trimestrielle publiée par « Peuple et Culture » sous le même titre est devenue en octobre 1967 : *L'édu­cation permanente*. Sur « Peuple et Culture » voir Permanences, décembre 1967. [^37]:  -- (6). Jean Leloup, L'Evénement, n° 14, mars 1967. [^38]:  -- (7). Nous reviendrons sur la fin de cette affirmation qui soulève l'énorme problème des humanités esthétiques succédant aux huma­nités classiques (intellectuelles) et aux humanités modernes (techniques). [^39]:  -- (8). Cité par Perspectives pour le cinquième Plan -- Ministère des Affaires culturelles. Rappelons que les M.C. et des C.D.N. sont des Associations loi 1901. [^40]:  -- (9). Les animateurs de ce Théâtre sont parfois appelés « les clandestins de la culture » car les Affaires culturelles ne lui ont prêté qu'une très lointaine attention et leur espoir de voir leur entreprise devenir une M.C. n'a jusqu'ici pas fait l'objet d'études sérieuses. [^41]:  -- (10). Quelques classiques de toute cette production mériteront d'ailleurs une étude particulière ultérieure. [^42]:  -- (1). Fidel Castro ne faisait que reprendre et répéter ses déclarations du 11 janvier 1959 à Richard Bates, reporter de la C.B.S. : Bates. -- Vous avez dit qu'il y aurait des élections libres à Cuba d'ici 18 mois ? F. Castro. -- Oui. R. Bates. -- Le moment venu, tous les partis politiques pourront-ils présenter des candidats à ces élection ? F. Castro. -- Oui, bien sûr... R. Bates. -- Tous les partis politiques, y compris le Directorio ? F. Castro. -- Naturellement. Si nous ne donnons pas à tous les partis politiques la liberté de s'organiser, nous ne sommes pas un pays démocratique. Nous avons combattu pour donner la démocratie et la liberté à notre peuple... » [^43]:  -- (2). Le frère et le cousin d'un de mes amis cubains furent envoyés à l'île des Pins. Entre Noël 1962 et février 1963, ils avaient maigri de 20 kilos. [^44]:  -- (3). Cela n'allait pas sans ressembler parfois à la fin de l'immortelle scène XI, acte 3 de *Célimare le bien aimé*, de Labiche nous y renvoyons le lecteur. [^45]:  -- (4). Che Guevara le reconnut lorsqu'il déclara à la Nueva Prensa de Bogota : « La révolution cubaine montre que la révolution est possible même dans un pays jouissant d'un haut niveau de vie, bien planifié... » [^46]:  -- (5). « Sept heures avec Fidel Castro ». *Le Monde*, 22, 23 man 1963. [^47]:  -- (6). *Ibid*. [^48]:  -- (1). D. F. STELAUSS, *Das Leben Jesu*, Tübingen, 1838, 1 p., page 113. Scrive : Evangelischen Mythus nennen wir eine solche, auf Jesus ummittelbar oder bittdelbar sich beziehen de Erzahlung, welche und so weit wir sie nicht ais Abdruck einer Tatsache, sondern als Niederschlag einer Idee seiner frühesten Anhänger betrachten dürfen. [^49]:  -- (2). G. H. Box, *The Gospel narratives of the Nativity in ZNW-6* (1905), pp. 80-101. [^50]:  -- (3). Les exégètes qui recourent au midrash, pour interpréter l'Ancien Testament, étant assez nombreux, j'estime qu'on peut parler d'une « École du Midrash ». L'Écriture (*migrd*), la loi morale, en sa forme simple (*mishna*) ou plus développée (*tabnudh*), l'interpréta­tion de l'Écriture (*midrash*), la halakha et la haggadha. [^51]:  -- (4). Le Judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ. Paris, 1934, p. 1, p. 293. Dans son ouvrage « *Textes rabbiniques des deux premiers siècles chrétiens *», le P. Bonsirven écrit : « La Haggadah est parfaitement étudiée dans un livre récent d'HEINEMANN (« Darkey ha-Aggada », Jérusalem,1950) ; produit d'un esprit oriental primitif, incapable de s'astreindre aux principes objectifs de la science et d'une saine exégèse, elle s'attache, par des procédés arbitraires, à dégager des livres sacrés des enseignements, à résoudre des objections : c'est une philologie non philologique, une histoire non historique ; on a l'im­pression que les auteurs de ces propos confondent histoire et légende, parabole et langage littéral ; tel ce rabbin affirmant que les ossements vivifiés par Ézéchiel s'étaient transformés en hommes réels, dont l'un d'eux était son aïeul. -- Plus simplement, la haggadah est une mani­festation de la « fonction fabulatrice » définie par Bergson. » [^52]:  -- (5). R. BLOCH, In DBS, V, 1265. [^53]:  -- (6). *Introduzione ai Vangeli dell'infanzia*, Bescia, 1967. [^54]:  -- (7). Cf. Annonce à Joseph, in *Études d'Évangile*, Paris, 1965, p. 77-78. [^55]:  -- (8). Cf. W. L. DUBIÈRE, La révélation par songe dans l'Évangile de St Mt, in Mélanges S. Levy, Bruxelles, 1955, pp. 665-670. [^56]:  -- (9). Cf. R. BLOCH, Quelques aspects de la figure de Moïse dans la tradit. rabbinique Cahiers sion., Paris, 8 (1954), p. 95-118. [^57]:  -- (10). V. X. MUNOZ, Iglesias : El genero literario. del Evang. de la Inf. en S. Mat., in Estud Bibl. 17 (1958), pp. 264-268. [^58]:  -- (11). Cf. D. DAUBE, The earliest structure of the Gospels, in N.T. Studies 5 (1959), pp. 174-187. [^59]:  -- (12). Cf. D. DAUBE, art. cit. [^60]:  -- (13). Cf. X. MUNOZ, Igleslas El Evangelio de la Inf en S. Luca, in Est. Bibl. 16 (1957), pp. 329-382. [^61]:  -- (14). Cf. R. LAURENTIN, Structure et théologie de Luc 1-2, Paris, 1957, pp. 79-81. [^62]:  -- (15). Cf. *op. cit.*, R. LAURENTIN, pp. 81-82. [^63]:  -- (16). J. T. FORESTELL, *Old Testament background of the Magnificat*, in Marianical Studies 12 (1961), p. 205-244 ; e M. GERTNER : Midras­him, *in the N. T*., in The Journal of Semitic Studies 7 (1962), p. 282 per il midrash del Benedictus. [^64]:  -- (17). Cf. R. LAURENTIN, *op. cit.*, p. 86-88. [^65]:  -- (18). Cf. F. NEIRYNCX, *L'*Évangile de Noël, Paris, 1960, p. 42-45. [^66]:  -- (19). Cf. E. BURROWS, The Gospel of the Infancy, London, 1940, p. 42. [^67]:  -- (20). Cf. toutefois : Ortensio DE SPINETOLI, *op. cit.*, p. 88. Il tient que l'épisode de Jésus perdu et retrouvé au Temple, signifie des événements futurs plus que des faits : ils ont une valeur plus prophé­tique que rétrospective. [^68]:  -- (21). Nell'art. Weihnachtliche Christusverkündigung in Bibel u. Leben 1 (1960), pp. 221-222 egli scrive : « Wer die Texte nur liest, un seinen Wissensdurst als Historiker zu befriedigen -- und sei es in der frömmsten Absicht, um das Erdenleben Mariens möglichst genau zu verfolgen, ihre Gedanken, Empfindungen uns Gefühle aufzuzeichnen ; der bat den Ansatzpunkt verfehlt. Es verhält sich nämlich mit Maria nicht anders als mit dem historischen Jesus und dem Christus des Glaubens. Auch Maria nimmt teil an sem pneumatischen Gestaltungsprotze, der die gesamte Jesus-Überlieferung erfat hat und der uns nur sehr bedingte Rückschlüsse auf das historische Geschehen gestattet. Der historische Jesus ist aufgegangen in den Christus des Glaubens, oder um es mit den Worten des Apostolischen Glaubensbekenntnisses Zu sagen : Jesus Christus... geboren ans Maria der Jungfrau, gelitten unter Pontius Pilatus, gekreuzigt, gestorben und begraben, ist am dritten Tage auferstanden von den Toten, aufgefahren in den Himmel, wo er sitzet zur Rechten Gottes, des allmächtigen Vaters. Diesen lebendigen, in seiner Rieche als Heiland und Lehrer fortwirkenden Herrn Jesus Christus verkünden die Evangelien Baer auch in den Kind heitsgeschichten. Ihr Schauplatz ist deshalb in erster Linie nicht Nazareth, Bethlehem oder Jerusalem, sondern die Kirche. Dort geschieht die Verkündigung durch den Engel, dort wird Christus geboren, dort wird er dem Vater dargestellt, dort mu man ihn suchen und finden. Die historischen Orte des Lebens Jesus und Mariens werden zu Sinnbildern des Himmel und Erde umspannenden Raumes de Kirche, in dem die Ereignisse der Vergangenheit als Heilsgeheimnisse gegenwärtig sind und weiterleben. [^69]:  -- (22). P. ORTENSIO DA SPINETOLI, *op. cit.*, p. 8. [^70]:  -- (23). *op. cit.*, p. 90. **-- (24). **Dans l'art. cité, en note. \[manque, p. 282, l'appel de note\] [^71]:  -- (25). *Op. cit.*, p. 45. [^72]:  -- (26). *Op. cit.*, p. 116. [^73]:  -- (27). Il écrit, dans la préface à la 1^e^ édition, p. IX : « Den inneren Kern des christlichen Glaubens weis der Verfasser von seinen kritis­chen Untersuchungen völlig unabhängig. Christi übernatürliche Geburt, seine Wunder, seine Auferstehung und Himmelfahrt, bleiben ewige Wahrheiten, so sehr ihre Wirklichkeit ais historischer Facta angez­weifelt werden mag. [^74]:  -- (28). Das Leben Jesu 1901, p. 68 Scrive : « Der Zauber dieser Weihnachtserzählungen beruht nicht auf ihrer geschichtlichen Rich­tigkeit, sondern auf ihrem tieferen Sinn ; sie zeigen die Mitfreude der göttlichen Welt an der Erlösung der Menschen... Da diese Gedanken Wahrheit sind und bleiben, wird man, auch Weihnachtserzahlungen nicht für unwahr erklären dürfen, wenn sie gleich geschichtlich un­richtig sind. [^75]:  -- (29). Nelle *op. cit.*, 1, p- 124 scrive : « immer aber wird die Gränzlinie zwischen dem Geschichtlichen um Ungeschichtlichen in Berichten, welche, wie die evangelischen, dieses letztere Element in sieh aufgenommen haben, eine schwankende und fliesende bleiben am wenigsten kann man von dem. ersten umfassenderen Versuche, die Berichte von kritischem Standpunkte zu bearbeiten, bereist eine scharfgezogene Gränze verlangen... [^76]:  -- (30). *Op. cit.*, p. 92. [^77]:  -- (31). *Op. cit.*, p. 92. [^78]:  -- (32). M. J. LAGRANGE, Évangile selon St Luc (études bibliques), Paris, 1921, p. CXXX. [^79]:  -- (33). B. BULTMANN in History and Eschatology, Edinburgh, 1967, p. 38 : « Luke, as a historian, undertakes in his Gospel to, represent the life of Christ. He assures us in his preface that he endeavoured, as a scrupulous historian, to use trustworthy sources for his report » [^80]:  -- (1). Ordonnance du 10 novembre 1967, de la Conférence épiscopale française, texte de la *Documentation catholique* du 3 décembre, col. 2043. [^81]:  -- (2). Traduction de la Constitution publiée dans la *Documentation catholique* du 15 décembre 1963.