# 122-04-68
4:122
## Lorsque Maurras eut les cent ans
NOUS CONSEIL DES PRUD'HOMMES PÊCHEURS du quartier maritime de Martigues représentant 700 pêcheurs, attestons que notre concitoyen CHARLES MAURRAS a, depuis toujours et jusqu'à son incarcération, faisant abstraction de toute opinion politique, fait entendre sa grande voix pour la défense des intérêts de notre corporation. Par la presse il a attaqué les trusts et les autres grands profiteurs, ainsi que certaines administrations qui voulaient nous brimer.
Pour le Conseil des Prud'hommes,
Martigues, le 16 octobre 1944.
Le Président *: Dimille.*
5:122
### Avertissement
Charles Maurras, écrivain français, poète et citoyen : tel est, cent ans après sa naissance le 20 avril 1868, l'objet de ce numéro.
\*\*\*
Sa réalisation n'est pas l'œuvre d'une école orthodoxe, dissidente ni adverse : elle n'est pas l'œuvre d'écrivains qui forment une école dans cet ordre. Ce n'est point dans cet ordre que la revue « Itinéraires » définit sa cohérence et son unité. Notre projet n'est aucunement de situer ici notre pensée ou notre action par rapport à ce que furent l'action et la pensée de Charles Maurras ou par rapport à ce qu'elles pourraient être aujourd'hui : non que nous nous en défendions ; nous n'en éprouvons pas le besoin.
Ce n'est pas non plus le recensement méthodique de ce que plusieurs d'entre nous doivent à Maurras que nous avons tenté. Notre travail et notre intention ne sont pas cette fois-ci du domaine de l'inventaire, encore moins du plaidoyer ou du réquisitoire. Un bilan critique et concerté de l'œuvre maurrassienne aurait bénéficié certes du recul, de la perspective déjà historique où elle nous apparaît maintenant : inévitablement quelque chose d'un tel bilan est implicite ou esquissé dans notre propos. Nous n'avons pas l'illusion de l'avoir conduit jusqu'à un état d'achèvement. Notre travail est plus modeste : quelques jalons, à l'occasion du centenaire.
\*\*\*
6:122
Ce numéro est un hommage à un homme, à une pensée, à un destin dont la place dans notre histoire récente et dans notre histoire présente est artificiellement méconnue par les puissants du jour, par ceux qui gouvernent les cités et par ceux qui gouvernent les âmes, par ceux qui enseignent et par ceux qui manipulent les rumeurs de la renommée.
Un hommage : quel hommage ?
Simplement celui de nos libres réflexions, de notre souvenir, de notre persévérance intellectuelle à interroger les signes qui nous ont été donnés.
Les divers auteurs qui ont apporté leur contribution à ce travail ne se sont concertés ni sur le fond ni sur la manière, et pas même sur la répartition des sujets. Leur communauté d'esprit, régulière ou occasionnelle, est d'une autre sorte. Chacun d'eux s'exprime, bien entendu, sous sa propre responsabilité.
\*\*\*
Mais d'abord, brindilles d'or extraites d'une œuvre immense, nous avons recueilli quelques vers, quelques sentences et quelques proses de Charles Maurras.
J. M.
7:122
*Tu naquis le jour de la lune*
*Et sous le signe des combats,*
*Le soleil n'en finissait pas*
*De se lever sur ta lagune.*
*Le vent d'ouest au seuil béant*
*De ta maison sur le rivage*
*Vint moduler le cri sauvage*
*Et les appels de l'Océan.*
*Mais tu n'as pas quitté ton île*
*Ni fait bataille sur la mer !*
*Jamais la gloire du vrai fer*
*N'a brillé dans ta main débile,*
*Tu ne peux être matelot*
*Que d'imaginaires espaces*
*Où, plus qu'ailleurs, l'aube fugace*
*Est longue à naître sous le flot*
9:122
*Un seul vaisseau fait mille épaves*
*Et, des mille navigateurs,*
*S'il en surnage un seul, esclave*
*De la houle et du vent moqueur,*
*A la dérive sous les astres*
*Le réchappé du grand désastre*
*Chevauchant un mât sans agrès*
*Boit en pleurant l'écume blanche*
*Et vocifère que sa planche*
*Est l'arche même du Progrès.*
11:122
*Chère Psyché, vos yeux qui tremblent,*
*Vos yeux de peur ont peur du vent,*
*Peur et délice tout ensemble*
*Ivres d'espoir dans le levant*
*Ils étincellent au devant*
*Des clartés vaines qui s'élèvent.*
*Ah ! sous ce dôme décevant*
*Luise la lampe de vos rêves !*
*Chaque jour efface*
*Nos jours, et le Temps*
*Recouvre leur trace,*
*La creuse ou l'étend.*
*Mais tout s'y rapporte*
*Au même destin :*
*Les délices mortes,*
*Le douloir éteint.*
13:122
*...Savez-vous ce qu'est devenue*
*La mystique rose au cœur pur*
*Qui, neige et feu, sous de longs voiles*
*Qu'auréolèrent sept étoiles*
*Emparadisa Terre et Mer*
*Et, du péché libératrice,*
*De la douleur consolatrice,*
*Eut pitié même de l'Enfer*
*Dites-nous : la Vierge Marie*
*Ne règne plus dans votre ciel*
*Et votre terre défleurie,*
*Désert de cendres et de sel,*
*Ne mène plus l'ogive en flamme*
*S'ouvrir aux pieds de Notre-Dame,*
*Jurer l'amour entre ses mains*
*Et lui chanter : -- Ô belle, ô claire,*
*Dans la maison d'un même Père*
*Abritez nos cœurs pèlerins !*
15:122
Muse aux sourcils serrés, aux grands yeux lourds de larmes,
Depuis que ces barreaux me retiennent ici,
J'ai longtemps préféré quelqu'autre de tes charmes
A ton front labouré de sévères soucis.
Je me suis enivré de l'odeur immortelle
Que répand jusqu'à moi ta chevelure d'or
J'ai baisé cette épaule et cette gorge telle
Qu'Amour y prodigua ses semences de mort.
Ta grâce, tes beaux yeux, tes rires et tes danses
Ont peut-être permis que j'ai trop ignoré
Ou n'ai pas assez vu que tes saintes cadences
Pour la Patrie en deuil, ô ma Muse, ont pleuré.
Ne crains pas que je tienne à cette vieille vie.
J'ai neuf lustres de plus que mon maître Chénier,
Et s'il est vrai que tout me fait encore envie
Bienvenu soit le jour qui sera le dernier.
J'ai bu trop d'amertume et de mélancolie
D'horreur et de dégoût dans trop de déraison
Qu'ont crochés en passant sur ma race amollie
Les rhéteurs de la faute et de la trahison.
17:122
Seigneur endormez-moi dans votre paix certaine
Entre les bras de l'Espérance et de l'Amour,
Ce vieux cœur de soldat n'a point connu la haine
Et pour vos seuls vrais biens a battu sans retour.
19:122
La carence du pouvoir ressemble à la vacance d'un champ. Le prend qui veut, le tient qui peut.
Pour le succès d'un commandement, il faut que le besoin d'y obéir ait, de lui-même, fait la moitié du chemin.
La vraie tradition est critique, et faute de ces distinctions, le passé ne sert plus de rien, ses réussites cessant d'être des exemples, ses revers d'être des leçons.
Dans toute tradition comme dans tout héritage, un être raisonnable fait et doit faire la défalcation du passif.
Un dédain qui ne s'exprime pas, n'agit pas. Au contraire, une erreur et un mensonge qu'on ne prend point la peine de démasquer acquièrent peu à peu l'autorité du vrai.
20:122
La liberté n'est pas au commencement, mais à la fin. Elle n'est pas à la racine, mais aux fleurs et aux fruits de la nature humaine ou pour mieux dire de la vertu humaine. On est plus libre à proportion qu'on est meilleur. Il faut le devenir.
Le droit pour s'imposer et même pour subsister a besoin qu'on le fasse valoir, qu'on le soutienne et qu'on le publie. Il suppose l'activité, ou s'évanouit peu à peu, dans le sang et les cendres des hommes massacrés et des édifices incendiés, puis dans le froid sublime de ces espaces vides où s'éteint l'éclat de voix du plus véhément des rhéteurs.
Si pour faire une fable, vous prenez dans la main une pincée de sable et que vous écoutiez le murmure confus des atomes innombrables, vous vérifierez si vous êtes sage que, sur cent voix, quatre-vingt-dix neuf conseillent d'avoir confiance. La centième dit : méfie-toi, et le double conseil est juste, rien ne se faisant sans critique, rien sans foi.
Les hautes énergies sont souples. L'homme vraiment fait pour savourer les joies de la vie est celui qui sait s'en passer avec une même allégresse.
21:122
Autant il importe à la justice de ne pas en venir à absoudre le mal, autant le respect filial nous dispose-t-il à toutes les interprétations favorables qui sont compatibles avec la vérité. Les pires choses ont pu être accompagnées d'actions utiles, et saines. Il importe de le dire afin de redresser les cœurs et de les sauver de tout découragement et de toute honte.
Ce n'est pas au moment où la France a besoin de tous ses enfants qu'on peut lui souhaiter d'être abandonnée par ses prêtres.
Il ne s'agit pas d'être en nombre, mais de choisir un poste d'où attendre les occasions de créer le nombre et le fait.
Rien n'est possible sans la réforme intellectuelle de *quelques-uns.* Mais ce petit nombre d'élus doit bien se dire que, si la peste se communique par la simple contagion, la santé publique ne se recouvre pas de la même manière.
Combien d'hommes sont morts et que de peuples se sont succédés depuis Hérodote ! Pareils à son fleuve grossi par l'hiver -- *cheimarro potamo* -- nos vivants n'ont cessé de se remplacer avec une indifférente et mélancolique vitesse : mais les rapports de ces composés fluents étaient immuables et n'ont pas bougé. Nous vérifions chaque jour une loi immortelle. Cesserons-nous de la vérifier à nos dépens ?
22:122
Soit, le monde se développe, nous le savons. Mais nous savons aussi qu'il a pour champ d'évolution deux infinis. La plus légère modification exige des milliers de siècles. Chez les hommes, l'écorce des mœurs tombe assez aisément comme elle se remplace ; mais ce n'est que l'écorce, et que connaissons-nous d'essentiel à l'homme qui se soit altéré depuis quatre mille ans ?
L'antiquité vit bien ce que valurent les écoles d'Athènes, le goût et l'art attiques, lorsqu'il n'exista plus d'indépendance athénienne. Il semble que la vie de la pensée soit bien distincte de ces contingences de politique ? Cependant, c'est un fait d'histoire : il n'y a pas de commune mesure entre Athènes conquise et Athènes libre. Même la pensée s'éteignit, en peu de générations, lorsque le gouvernement macédonien ou le préteur romain eurent remplacé ou domestiqué les archontes.
Un État moderne qui en écrase un autre a les moyens -- moyens scolaires, moyens fiscaux, moyens moraux, religieux et irréligieux -- de lui ravir son cœur et son âme. L'important, c'est de ne pas être écrasé.
23:122
Les philosophes véritables refusent constamment de parler des hommes autrement que réunis en société. Il n'y a pas de solitaire. Un Robinson lui-même était soutenu dans son île par les résultats innombrables du travail immémorial de l'humanité.
L'homme est un animal politique (c'est-à-dire, dans le mauvais langage moderne, un animal social) observait Aristote au quatrième siècle d'avant notre ère. L'homme est un animal qui forme des sociétés ou, comme il disait, des cités, et la cité qu'il forme est établie sur l'amitié.
La religion est le premier des pouvoirs qui se puisse opposer aux ploutocraties, et surtout une religion aussi fortement organisée que le catholicisme : érigée en fonction d'État, elle perd une grande partie de son indépendance et, si l'Argent est maître de l'État, elle y perd son franc-parler contre l'Argent.
En même temps que la liberté politique, chose toute verbale, la Presse a reçu la servitude économique, dure réalité, en vertu de laquelle toute foi dans son indépendance s'efface ou s'effacera avant peu. Cela à droite comme à gauche.
Quelques révolutionnaires purement oratoires peuvent estimer que, fable ou vérité, c'est toujours bien assez bon pour le peuple. Nous croyons que le peuple n'a pas des besoins moins exigeants que l'élite. Il lui faut de la vérité comme du pain.
*24*:122
Nulle opinion, si éloquente et persuasive qu'on la suppose, n'est absolument défendue contre le soupçon de céder, directement ou non, à des influences d'argent. Tous les faits connus, tous ceux qui se découvrent, conspirent de plus en plus à représenter la puissance intellectuelle de l'orateur et de l'écrivain comme un simple reflet des puissances matérielles.
Le désintéressement personnel se préjuge parfois ; il ne se démontre jamais.
Les gouvernements d'opinion ont ceci de terrible que les idées y sont mises au service des intérêts et qu'il est impossible d'aventurer une conception juste sans l'exposer à être captée et détournée au profit de politiciens, serfs des gens d'affaires.
Une Constitution représentative n'est pas une Constitution parlementaire. Quand le Parlement est roi, devant qui représente-t-il la Nation par qui il est mandaté ? Devant lui-même ! Rien d'absurde comme cette confusion.
Jusqu'ici on a posé la question sociale en termes subjectifs, c'est-à-dire par rapport aux sujets en cause : patrons, ouvriers, prolétaires, propriétaires. Ne doit-on pas poser la question sociale en termes *objectifs,* c'est-à-dire par rapport aux objets économiques et politiques à réaliser ?
Il y eut un Ancien Régime. Il n'y a pas de régime nouveau, il n'y a qu'un état d'esprit tendant à empêcher ce régime de naître.
25:122
Il existe un pouvoir international, solide et ancien : pourquoi les internationalistes n'en ont-ils jamais parlé que pour le combattre ? Il existe une institution dont l'influence va aussi loin que les confins de l'humanité : comment les humanitaires n'ont-ils jamais souci de l'institution humaine par excellence, la seule qui puisse se prévaloir d'être à peu près adéquate à l'humanité ?
Il y a, il subsiste dans une mesure sensible une communauté religieuse des âmes supérieure à la communauté des nations. C'est la communauté du catholicisme. Il faut donc être fou pour rêver de paix entre les peuples par une organisation internationale en négligeant la seule puissance organisée qui soit douée de quelque internationalité véritable.
La surenchère ne contient de risques graves que dans tous les cas où elle est utilisée pour faire élire un souverain et nommer un chef : c'est l'une des faces de la nocivité du régime électif.
Ce régime est celui où la question ouvrière ne peut guère être débattue honnêtement ni surtout réglée paisiblement entre autorités sociales, je dis autorités ouvrières et autorités patronales. Elle y devient rapidement un facteur de révolution.
Aussi a-t-on vu des hommes de droite d'un esprit large, d'une charité merveilleuse et même d'une prévoyante et vigilante sagesse, perdre en vérité tout sang-froid au seul énoncé d'un programme social et de réformes ouvrières. Ils se trompent. Ils font erreur. Nous ne les avons jamais suivis. Mails il y a quelque justesse au fond de leur argument favori : -- « On commence par Albert de Mun, et l'on finit par Marc Sangnier et par les abbés démocrates... »
26:122
Ce « développement démocratique malsain » que Renan prévoyait pour la République en France guettait aussi, de manière inévitable, tout mouvement social de tendances républicaines dans les conditions du régime électif. Le programme de revendications justes y est facilement débordé par l'intérêt électoral, et celui-ci, de sa nature, pousse à des hausses folles : rien n'existe qui puisse marquer le point d'arrêt ni jouer le rôle de frein, il s'ensuit que les braves gens y sont destinés, soit à la défaite, soit à la duperie, soit à la corruption et même, fréquemment, à ce triple malheur.
Le développement de ce qu'on appelle la civilisation moderne tend à donner aux forces matérielles un avantage croissant sur les forces morales.
Si l'on se fie à elle pour réaliser la justice sociale ou l'adoucissement des mœurs, on se prépare des déceptions considérables ! Cette civilisation n'égalise ni les fortunes, ni les conditions : sa complexité ne cesse, au contraire, de creuser des différences entre les hommes. Elle n'affranchit pas -- l'autorité de la science et de l'industrie tendrait plutôt à établir de nouvelles races d'esclaves.
Ni le jeu de l'offre et de la demande qui constitua le capitalisme, ni le principe des nationalités qui a créé notre paix armée, ni la guerre de classe par laquelle les masses insurgées répondent au capitalisme affameur, ne sauraient répandre dans le monde moderne une atmosphère de bergerie.
27:122
Les moyens de destruction violente et rapide atteignent à la majesté des autres moyens d'action de l'humanité : aux paquebots géants qui transportent la population d'une ville correspondent des charges d'explosifs capables de les faire disparaître en quelques minutes et qui réussissent, en effet, tout ou partie de ces coups sinistres.
Pour contre-balancer le résultat de ce progrès funeste, il eût fallu qu'à ce progrès tout matériel correspondit, au même degré, l'amélioration, l'éducation et l'embellissement des âmes humaines. Il n'en est rien. Non seulement il n'en est rien, mais il y a pire. Pour des causes historiques -- dont la plus ancienne est la Réforme du XVI^e^ siècle, qui scinda la République chrétienne et dont la plus proche fut cette Révolution dite française qui détruisit le reste d'union européenne et exaspéra les mouvements nationaux -- les hommes d'aujourd'hui se sentent infiniment moins frères qu'il y a cinq cents ans, même qu'il y en a deux cents.
Voici ma part dans l'œuvre commune. Tout mon effort a consisté à dire ce que je voyais ou prévoyais, et c'est en cette considération qu'on s'est groupé autour de moi.
Il est des personnages, plus ou moins honorables, dont le rôle est de rallier autour d'eux leurs concitoyens pour en faire leurs partisans. Ils s'attachent à se montrer, à plaire, à entraîner. Leur personne, leur nom, leur caractère servent de garant au programme de leurs idées. C'est par eux qu'on arrive à elles. Au contraire, on n'est venu à moi que pour mes idées.
Ces idées, je l'avoue, je ne les ai pas défendues sans âpreté (...) Ces idées ont fait du bruit dans le monde ; elles, et non pas moi. Cependant ces idées n'étaient pas de celles qu'il fût facile de « placer », comme on dit et de propager ! Combien durent subir la nécessité de les recouvrir d'une gaze ou de les mutiler prudemment !
28:122
C'est que les uns étaient des candidats briguant un siège ou des publicistes cherchant un public. Ma bonne étoile, m'a gardé des sacrifices qui ne coûtaient qu'à la vérité. Je me suis trouvé être le contraire d'un candidat. Toute ma brigue aura été pour les idées.
Ni orateur, ni conférencier, ignorant des arts de la parole, je fus longtemps à croire qu'il pût m'être possible de dire trois mots en public. Quant à une fonction active autre que celle de conseiller du peuple français la plume à la main, il est trop palpable que je ne l'ai ni désirée ni conçue et que je ne l'accepte en aucune façon. Si les choses écrites, qui démontrent leur vérité, m'ont valu de l'autorité, cette autorité n'est pas à moi, elle est à elles.
Nous assistons au crépuscule de l'esprit, on ne peut s'en dissimuler l'évidence, mais, quelques signes qu'il en donne, nous ne pouvons nous dissimuler non plus que sa destinée dépend aussi de l'homme autant qu'il ne s'y sera pas résigné.
Par quelles voies, par quels moyens les meilleurs et les plus lucides de nos contemporains et de leurs successeurs pourront-ils faire prévaloir la vérité sur l'erreur, la sincérité sur le mensonge, le juste sur l'injuste, le bien sur le mal, nous ne le voyons ni ne le savons. Mais une seule chose compte. C'est qu'ils n'en perdent pas la volonté et que, même vaincus, ils sachent continuer à penser et à agir en vainqueurs, en hommes libres, en justes maîtres du monde matériel, et, à ce titre, imposer sur le point vif des choses, sur tel endroit que la machine-à-tout-plier et à-tout-broyer n'a pu prévoir, auquel elle n'a pu pourvoir, l'intervention décisive d'une volonté et d'une pensée digne d'elle-même.
(...)
29:122
Qu'on ne se laisse pas arrêter par des mots qui couvrent tant de synonymes de rien. Qu'on ose être ce que l'on est. Que l'on dise les choses ! Que, face à des réalités qui sont immondes, on ose dire et écrire : *elles sont immondes.* Que la consigne courre de le répéter, autant et plus qu'il le faudra. Ce sera un premier point de gagné, un premier pas de fait. Et l'on verra ensuite où et comment, dans quel lit de torrent, entre quels bons cuirs de bœuf on pourra choisir exactement le caillou et mesurer, serrer les lanières de la fronde dont les nouveaux David sauront user pour tuer le vieux Goliath.
La journée va finir sans flammes, j'ai prié qu'on n'allumât point. Que le soir monte avec ses fumées incertaines : le détail, l'accident, l'inutile y seront noyés, il me restera l'essentiel. Ai-je rien demandé d'autre à la vie ?
30:122
### Le dessein politique
par Jean Madiran
CE QUE L'ON COMPREND LE MOINS chez Maurras, ce que l'on conteste ordinairement le plus, c'est l'essentiel de son dessein : la politique. Non pas même telle politique qui fut la sienne plutôt que telle autre, mais d'abord ce souci prioritaire, cet engagement total dans la pensée et l'action politiques. Un si grand écrivain ! Un poète ! D'autres poètes et prosateurs du premier rang ont eu des préoccupations politiques, et des engagements : mais secondaires et d'occasion, quelque jour ou quelques années, laissant dans leur bibliographie, en quantité ou en qualité, la première place à l'œuvre littéraire. La plupart des grands esprits ont touché aussi à la politique, ils n'y ont pas voué leur vie entière et le meilleur de leurs travaux. Maurras fait exception, sacrifiant toutes les autres figures possibles de sa destinée à l'unique finalité du dessein politique.
Son art, sa poésie, sa pensée ont fleuri dans la démarche elle-même de l'action politique, ou au bord de ce seul cheminement.
A trente ans, il était déjà « entré en politique comme on entre en religion ». En sa soixante-neuvième année, prisonnier politique du Front populaire, il écrivait comme au premier jour : « Tout m'incite à conduire, aussi profondément que je le peux, cette étude des fondements sociaux de la vie humaine qui a fait mon souci constant » ([^1]). Étude certes, mais poursuivie au milieu des tumultes d'une action politique incessante, mêlée toujours aux débats et aux batailles de chaque jour.
31:122
Une telle carrière, un tel destin, une mobilisation aussi complète paraissent le résultat d'une sombre passion partisane, et font figure d'une déchéance de l'esprit employant à des tâches inférieures ses dons supérieurs.
\*\*\*
**I. -- **Mais on se trompe en cela. D'une erreur qui, en un temps barbare, vient de l'oubli. La démarche politique de Charles Maurras a dans l'histoire de la pensée le plus illustre des précédents, le plus noble des répondants : elle est parfaitement platonicienne. Platon avant Maurras n'a rien fait que pour la politique ; avant Maurras, Platon, inventeur de la philosophie et prince parmi les poètes, sacrifia même la poésie à l'unique finalité du même dessein. Pour Platon comme pour Maurras, l'art, la pensée, le poème ont fleuri dans la démarche elle-même d'une volonté politique. La condamnation de Socrate avait été son Affaire Dreyfus. La déchéance civique d'Athènes l'avait mobilisé au service d'une réforme de la cité. Ce qui devrait nous étonner, ce n'est pas qu'une Affaire Dreyfus ait été décisive aussi bien, encore qu'en sens inverse, pour un Péguy et pour un Maurras, mais plutôt que de grands esprits aient pu être les contemporains et les concitoyens de telles crises, et de la mort de Socrate toujours condamné d'âge en Age, sans rien en ressentir : ils passent à côté du temporel, et du même pas, à côté de l'éternel.
32:122
Platon et Maurras sont semblablement les hommes de la décadence commencée, ils ont le même dessein politique d'interrompre la décadence. C'est Athènes après Périclès et c'est la défaite ; la révolution devant l'ennemi, la tyrannie des oligarques, la décomposition des institutions et des mœurs et l'insécurité grandissante pour les témoins de l'esprit Socrate fut condamné à mort ; douze ans plus tard, conduit par traîtrise syracusaine dans l'île d'Égine alors en guerre contre Athènes, Platon y fut vendu comme esclave en sa quarantième année. Aux Jeux Olympiques de 388, Lysias avait appelé les Grecs à rejeter tout séidisine et à s'unir contre les tyrannies. Racheté par Annicéris, dont nous devrions pour cela honorer la mémoire, Platon fonde en 387 l'Académie, qui dans son intention est un Institut politique, un séminaire d'hommes politiques, une école de pensée et d'action politiques. Par une démarche analogue et dans une intention semblable Maurras fonda l'Institut d'Action française. Car c'est l'heure dans la cité, c'est l'heure de la décadence commencée, c'est l'heure où les plus lucides aperçoivent la nécessité politique d'une réforme intellectuelle et morale. Viendra l'heure suivante, où disparaîtront un à un les moyens espérés de rendre possible ce qui était nécessaire. De Platon il restera, mais pour une autre civilisation, une philosophie et même plusieurs. De Maurras, s'il survit ou revit une civilisation, des poèmes sans doute, des maximes, un exemple peut-être...
33:122
...Une doctrine ? J'ai toujours pensé que ce qu'il y a de doctrinal dans l'œuvre de Maurras survivra de la même manière que la doctrine d'Aristote : intégré par les docteurs catholiques. Mais il faudrait alors qu'il existât de nouveau des docteurs catholiques, et notamment des docteurs ordinaires. Leur actuelle éclipse se prolonge en une nuit
*Où, plus qu'ailleurs, l'aube fugace*
*Est longue à naître sous le flot.* ([^2])
L'échec du dessein politique de Platon fut total. De même, l'échec politique de Maurras, dans une autre décadence, plus avancée. Celle-ci, au somment de sa pente, avait entendu la parole grave et sublime d'un autre doctrinaire : l'échec temporel de Bossuet fut total lui aussi, bien que son dessein principal n'ait pas été politique. Mais l'art survit à l'échec. La mémoire des hommes avait conservé surtout, de Platon et de Bossuet, ce que Maurras appelle « la dentelle du rempart ». Parce qu'il y avait une mémoire historique, dont Maurras fut en son temps le gardien et la voix. Y a-t-il encore une mémoire après la mort de Maurras ? L'histoire elle-même se détourne du passé, elle est devenue la fausse science d'un avenir illusoire ; le voyageur sans bagage de la seconde moitié du XX^e^ siècle n'est plus qu'un barbare somnambule et mathématicien, insouciant de tout ce qui fut, ignorant de ce qu'il est, possédé par les rêveries vainement prospectives que se fabrique une impiété sans remords.
Quand l'oubli règne sur les tombeaux, aucune archéologie ne rendra vie aux mémoires éteintes.
Je parle de Platon à voix basse, sachant bien que mon langage est devenu incompréhensible.
34:122
**II. -- **Sauf pour quelques-uns : et qui sont souvent les plus jeunes.
Pour eux il faut poursuivre le discours. Pour qu'ils restent eux-mêmes et pour qu'ils deviennent ce qu'ils sont, dans la mémoire et dans l'espérance. Et pour ceux qui viendront, autour d'eux et après eux. Nous n'aurons pas empêché notre temps de se dégrader encore et davantage ; mais nous n'aurons pas cessé de porter, devant Dieu et devant les hommes, témoignage contre lui. Pour l'honneur de l'homme et pour l'honneur de Dieu.
Dans le clair-obscur de la raison naturelle que la Révélation n'a pas encore illuminée, Platon a vécu déjà, cette désintégration d'un monde qui n'avait point été parfait, mais qui se mettait à détruire ce que ses coutumes, ses institutions et ses mœurs contenaient de plus amical et de plus tutélaire pour la vie humaine. La cité avait eu quelque chose d'habitable, et c'est cela même que l'impiété du barbare de l'intérieur ne voulait plus ni reconnaître ni supporter. Platon philosophe pour cela, et sa philosophie est destinée à la réforme de l'autorité politique ; tel fut en son intention essentielle l' « ample souhait platonicien », comme disait Maurras : « Lorsque Maurice Barrès constatait qu'il n'y a aucune possibilité de restauration de la chose publique sans une doctrine, il refaisait l'ample souhait platonicien, exagéré dans ses termes, exact au fond : que l'autorité politique et la philosophie se rencontrent et soient réunies ! » ([^3]) Barrès refaisait « l'ample souhait », Maurras le mit en œuvre.
35:122
Son propos était absolument conforme au propos platonicien, et Platon avait plus ou moins dit en substance ce que Maurras déclarait au temps des premières esquisses d'une Action française : « Quand on n'a point de troupes à insurger, ni de bandes populaires à diriger, la théorie demeure le meilleur mode de l'action : elle en étudie le terrain. » ([^4]) Les « bandes populaires » des Camelots du Roi, les « troupes » de l'insurrection de l'honneur français vinrent ensuite, pour trente années de combats civiques, pour mille batailles et pour la dernière d'entre elles, qui fut perdue -- « J'ai tout tenté pour éloigner des lèvres de la France l'amer calice de la guerre de 1939 qui est la cause de tous nos maux. » ([^5]) Pie XII avait crié au monde entier en août 1939 : *Sans la guerre, tout peut être sauvé ; avec la guerre, tout peut être perdu* ([^6])*.* Presque un quart de siècle après la fin provisoire de cette guerre mondiale, ses ruines matérielles maintenant relevées, ses dévastations morales, au contraire, incessamment approfondies, nous voyons mieux encore qu'elle fut, dans l'ordre politique, « la cause de tous nos maux ». Non la seule cause, il n'y a jamais une cause unique, il en faut toujours quatre ; mais la cause efficiente des désintégrations en chaîne qui disloquent les nations d'Europe, la civilisation chrétienne, l'Église romaine. Il y eut Pie XII qui à lui seul tenait et retenait tout à la fois. Ce fut le sursis procuré par son héroïque génie. Pie XII est mort. Ses successeurs n'ont pas empêché l'effondrement.
Nous ne dirons jamais et, pour autant qu'il est en nous, nous ne laisserons jamais dire que la décadence, la dévastation, la désintégration sont un progrès, encore moins la manifestation où se reconnaît « le progrès ». Sinon le progrès de la subversion. Maurras était aussi incomplet que l'on voudra : nous sommes tombés bien au-dessous de Maurras.
36:122
Platon, fondateur de la philosophie par intention politique, n'était que l'aube de la philosophie : nous sommes tombés bien au-dessous de Platon. Je veux dire que ni l'un ni l'autre, aux prises pourtant avec les processus intellectuels et moraux de la décadence politique, n'avaient connu, n'avaient même imaginé sur le sol de leur propre cité, sinon par hypothèse extrême, une barbarie aussi lourde que la barbarie d'aujourd'hui. Au point où nous en sommes arrivés, le dessein platonicien, le dessein maurrassien ne paraissent même plus praticables, *directement* praticables**.** Nous voilà aussi démunis que Clovis la veille du jour où il fit appel au Dieu de Clotilde.
**III. -- **Mais se tourner vers Dieu n'est se détourner de personne. Mesurer l'ampleur du désastre n'est pas non plus se détourner des secours immédiats ou lointains que nous pouvons quotidiennement apporter aux âmes désemparées, aux esprits laissés en friche, aux bonnes volontés abandonnées dans la nuit. L'échec politique de Platon, l'échec politique de Maurras ne frappent d'aucune prescription leurs plus hautes leçons. Parlant de Platon précisément, Maurras parlait aussi de lui-même : « Les naufrages qu'il a vus et ceux qu'il a soufferts ne le détournent pas de nous souhaiter des traversées meilleures, entreprises et mesurées sur de sages divinations. » ([^7]) L'un et l'autre ont fait à l'humanité cette charité naturelle, que l'on suppose bénie par Dieu, de lui conseiller le courage, la sagesse, l'espérance ; et d'en inventorier les moyens.
37:122
Ici Maurras se sépare tout à fait de Platon ; au chapitre même de la politique. La démarche est analogue, le dessein est le même, et semblable la charité qui l'inspire. Mais la politique de l'Action française ne fut aucunement platonicienne. On tient non sans raison Maurras pour un théoricien de l'autorité : contrairement à ce qu'une telle définition laisserait trop facilement supposer, sa théorie n'est pas de consentir et de remettre tout à l'autorité ni de reculer sans fin les limites de son pouvoir. L'autorité n'a pas tous les pouvoirs, elle n'a pas tous les droits. Elle n'a aucun droit contre la loi (morale) naturelle : ce principe n'est point absent de la pensée maurrassienne, comme plusieurs l'ont témérairement imaginé ; mais Maurras place plutôt son insistance sur une vue voisine ou dérivée, plus étroite sous un rapport, plus large sous un autre : l'autorité ne peut pas tout, et dans son propre intérêt comme dans l'intérêt du bien commun dont elle a la charge, elle doit être aussi modeste que ferme, aussi consciente de ses limites restreintes que de son bon droit. L'autorité du chef, celle de la loi humaine doivent à chaque instant apprécier les circonstances et mesurer le cercle resserré des possibilités réelles. Si l'autorité légitime qui doute d'elle-même est un désastre, l'autorité légitime qui se trompe sur la mesure naturelle ou circonstancielle des choses n'en est pas un moins grand. « *Pour le succès d'un commandement, il faut que le besoin d'y obéir ait, de lui-même, fait la moitié du chemin. *» Cette maxime de Charles Maurras est l'une des plus exactement, des plus profondément maurrassiennes qui soient. L'une des moins connues aussi ; et l'une de celles qui, mieux prises en considération, feraient éviter quelques-uns des plus graves contresens sur sa pensée politique. Je vais donc en donner la référence et le contexte, et non par incidente : c'est le point fondamental, marqué par Maurras lui-même, où sa politique se sépare de celle de Platon :
38:122
« Cette intelligence d'aristocrate avait trop cédé à son péché mignon de passer outre aux justes confins de la nature humaine, de la croire indéfiniment modelable, de conférer au législateur, à son autorité, à ses vœux, une puissance d'efficacité absolue. Pour le succès d'un commandement il faut que le besoin d'y obéir ait, de lui-même, fait la moitié du chemin. Le petit-fils des rois d'Athènes n'en doutait pas, il le savait : le sentait-il ? En fait, il ne tenait presque aucun compte de ce dont l'être des choses est tissé, de la tension et de la résistance de cette étoffe, de la réaction de cette matière. *La nécessité de l'arrêt* ne lui était pas aussi sensible qu'à Aristote. » ([^8])
Maurras dirait sans doute, je le crains, que ce sens de la mesure humaine procède de sa chère « physique sociale », ou « science politique ». Sur quoi je me garderai, du moins aujourd'hui, de le quereller de nouveau, me bornant à quelques considérations latérales et principalement sémantiques. Parler de « physique sociale » et de « science politique » dans un monde investi par les physiciens, les sociologues, les nouvelles formes du scientisme et la religion de la science, c'est favoriser toutes les méprises. La *science* aujourd'hui n'est plus le *savoir*, mais une partie du savoir qui se prend pour le tout. Les termes de « physique sociale » et de « science politique » ont l'inconvénient, probablement plus direct et moins évitable en 1968 qu'en 1905 ou 1925, de paraître solidariser le savoir politique avec cette partie « scientifique » du savoir qui, solide, utile et féconde en son ordre, joint au tort de se prendre pour la seule connaissance naturelle fondée en raison le tort connexe et plus grand encore de vouloir se substituer même aux connaissances révélées. J'aimerais mieux parler de « philosophie politique », comme Maurras faisait quelquefois aussi : « Il m'est arrivé de vérifier que de très notables progrès ont été acquis, en matière de philosophie politique, de saint Thomas à Bossuet, de Bossuet à Bonald et à Comte, de Comte à nos jours \[c'est-à-dire à lui-même\], comme il y avait eu déjà des progrès du Stagirite à saint Thomas. »
39:122
Je n'en suis pas convaincu, et je crois que la « vérification » n'en est ni faite ni possible *en matière de philosophie politique*. Je ne crois guère à un tel progrès philosophique, ni à une contribution philosophique (sinon, parfois, implicite et atypique) de Maurras en ce domaine. (C'est la *théologie* politique qui avait fait des progrès.) Pour Platon, il n'y a ni doute ni hésitation : si l'on demande comment il conduisit son dessein politique, la réponse évidente est qu'il l'a conduit en philosophe. Il ne me semble point que Maurras ait conduit le sien en philosophe ; encore moins, malgré la « science politique » et la « physique sociale », qu'il l'ait conduit en savant, ni en physicien. Mais en moraliste. Si l'on entend ce terme non point au sens peu usité d' « auteur qui traite de la morale », mais au sens d' « auteur de réflexions sur les mœurs, sur la nature et sur la condition humaines » ([^9]), il m'apparaît que Maurras écrivain et penseur trouve sa place, personnelle, inimitable, dans la lignée et la tradition des grands moralistes français, Montaigne, Pascal, La Fontaine. Tout ce qui dans Maurras n'est pas le poète en acte, ou le combattant civique en acte, relève du moraliste. Simple question de terminologie ? Maurras répondrait qu'il n'y a guère de simples questions de mots. Les mots entraînent les idées, commandent les attitudes mentales ; qu'ils soient bien ou mal choisis, les voici auxiliaires ou obstacles : la perspective se déplace, le regard n'aperçoit plus les mêmes reliefs et les mêmes défilés. Dans la pensée de Maurras, je ne vois point une « *philosophie *», et c'est lui-même qui nous en a fréquemment avertis ; je ne trouve pas non plus, qu'il me pardonne, la « physique sociale » qu'il annonce. Mais les leçons fragmentaires, et peut-être sans égales dans leur ordre, d'un des plus grands moralistes français.
40:122
**IV. -- **On voudrait s'arrêter ici. La crainte de déplaire aux puissants du jour y inviterait, fortement. Si l'Académie française, par exemple, qui n'est pas au nombre des puissants, mais qui est attentive à ne point leur déplaire, prenait l'improbable décision de célébrer le centième anniversaire de la naissance de Charles Maurras, elle pourrait entendre sans en être offusquée un discours dont les grandes lignes seraient de montrer en Maurras un dessein parfaitement platonicien, conduit dans la tradition littéraire des moralistes français. Et ce discours serait peut-être suffisant, et convenable à lui seul, si Maurras était mort en sa cinquante-neuvième année, le 24 août 1926.
Maurras n'est pas mort le 24 août 1926 : dès le lendemain, le monde moderne, et cela même qui aurait dû être dans le monde moderne sans procéder de lui ni soutenir sa cause, ont commencé de se venger du moraliste, du citoyen, du combattant. Ils n'ont pas encore fini. La vengeance des modernistes, au sens strict et au sens large, ne finira qu'avec eux-mêmes. La haine et le mensonge, par nature, ne désarment jamais : ce n'est (presque) rien de le savoir abstraitement. Nous aurons pu, et nous pouvons chaque jour, le toucher du doigt, en voir la figure concrète, et les visages.
Disons d'abord le résultat : Maurras est devenu un auteur clandestin. Les grands éditeurs, je veux dire ceux qui sont ainsi désignés, mais il est trop clair que ce ne peut être que par antiphrase et dérision, riches à crever sans doute, d'ailleurs ils crèvent, n'éditent plus Maurras.
41:122
La précieuse et souvent utile « Bibliothèque de la Pléiade » a déjà édité, pour le XX^e^ siècle, Valéry, Claudel, Saint-Exupéry, Proust, Alain, Apollinaire, Gide, Larbaud, Céline, Camus ; elle a édité Péguy (et massacré l'œuvre en prose) ; elle a édité, petitement, une mince moitié de Bernanos ; elle édite même des vivants, Montherlant, Malraux ; bientôt Giono. Savez-vous que Maurras n'y est même pas « en préparation » ? Si un écrivain est celui dont les œuvres sont éditées par des éditeurs et vendues par des libraires, Maurras n'est pas un écrivain français. Il n'existe plus. Il a disparu du domaine de la littérature et de l'édition. Il serait bien difficile de déterminer « ce qu'on lit » de Maurras aujourd'hui : il n'est plus en librairie. Et en dehors des partisans déclarés, qui portent dignement leur étiquette avec la fierté d'un drapeau, ou en dehors de l'érudite et pieuse publication des Cahiers Charles Maurras ([^10]), personne n'avoue lire Maurras. (Ou peut-être confesse-t-on quelque souvenir du « voyage d'Athènes » et de « l'Orient vu du Mont Hymette ».) Soit dit en passant, cette situation a commandé notre choix : bien que « choisir ne soit pas exclure », on ne peut tout faire (sérieusement) à la fois, non omnia possumus omnes, et nous avons déserté le centenaire de Claudel, auquel nous aurions aimé apporter la contribution d'un ample hommage. Mais le centenaire de Claudel se prépare avec toutes les pompes officielles de l'État et des Académies, et aussi avec les pompes béotiennes de toutes les sortes de commerce et de mercantilisme, d'imposture publicitaire, d'analphabétisme audio-visuel, rendez-vous de tous les Turelures : la seule contribution possible eût été d'arracher Claudel à ce châtiment posthume, non entièrement immérité par le personnage public (« plus riche que Turelure et plus décoré que Goering, ce vieil imposteur de Claudel », l'apostrophe magnifique et atroce, partiellement injuste, est de Georges Bernanos), mais qui insulte à l'œuvre, une des plus grandes de l'histoire de l'humanité. Puisqu'il fallait choisir, nous avons choisi les catacombes morales où se célèbre le centenaire clandestin de Charles Maurras.
42:122
Vastes catacombes, immenses avenues, où Maurras n'est pas seul. Il y est accueilli par toutes les mémoires, de Boèce à Pie XII, que l'obscurantisme moderne ignore, ou méconnaît, ou insulte. En 1964, nous avons semblablement célébré ([^11]) le cinquantième anniversaire de la sainte mort de saint Pie X, qui dans l'Église universelle, à Rome même et au Vatican, a été volontairement ou involontairement oublié, passé sous silence, rayé de la carte des terres habitées, selon la maxime impie de la plus monotone barbarie, fabricatrice inlassable, aux heures défaillantes de l'histoire humaine, des mêmes déserts : *nihil stat dum voluitur orbis*. Les signes qui nous sont ainsi donnés nous préviennent. L'alternative offerte aujourd'hui, universellement et en tous domaines, est extrêmement simple, il ne peut subsister aucun doute raisonnable : ou capituler, reniant jusqu'à notre dignité et notre vocation même naturelles, ou faire face.
La célébration invisiblement interdite du centenaire de Charles. Maurras doit s'opérer avec boussole et sextant : c'est une occasion supplémentaire de faire le point sur le train officiel que mène le monde.
Car voici où le monde en est. Cent ans après sa naissance, Maurras a toujours contre lui la totalité de l'univers sociologiquement installé ; il a contre lui, aujourd'hui plus qu'hier, les détenteurs du pouvoir temporel et ceux du pouvoir spirituel.
Dans l'État, il a contre lui, les mêmes, ceux qui l'ont chassé de l'Académie française, ceux qui l'ont condamné à la « dégradation nationale » et à la « réclusion perpétuelle » pour « intelligences avec l'ennemi » (avec l'ennemi allemand, figurez-vous !).
43:122
Qu'on n'imagine point que l'État n'eut rien à y voir. Il faudrait imaginer alors que l'Académie française est indépendante du gouvernement et que le pouvoir judiciaire est séparé du pouvoir exécutif. Même dans cette hypothèse bienveillante et outrée, il demeurerait qu'à Lyon, le 25 janvier 1945, c'est à la demande du procureur de la République, c'est à la requête du commissaire du gouvernement qu'il fut condamné. Le même gouvernement qu'aujourd'hui, et qui ne s'en dédit point, au contraire : il voudra donc bien souffrir qu'on lui rappelle ses actes, jusqu'à ce qu'il les désavoue et répare son injustice. On ne les lui rappellerait point au-delà de cette improbable réparation : mais jusqu'à l'accomplissement de cette éventualité peu vraisemblable, le rappel est de droit. Il demeure aussi que l'Académie française se reconnaît en la personne du chef de l'État un protecteur traditionnel capable de lui éviter, si elle le veut et s'il le veut, d'avoir à céder à l'imposture politique du moment. Les hommes et le système qui en 1945 ont retiré à Maurras ses droits de citoyen et ses honneurs temporels d'écrivain français sont au pouvoir en France. N'importe quel discours ministériel, préfectoral, universitaire ou culturel peut faire l'éloge incident de Jaurès ou de Péguy, de Bergson ou de Maritain, de Valéry ou de Claudel, aucun jamais ne peut nommer Charles Maurras qui, par delà les poussières retombées des anciens combats et la pierre du tombeau, reste frappé, par une proscription invisible. A travers ce témoignage involontaire, on constate qu'il est donc vivant parmi nous, et que son implacable contestation est encore ressentie, redoutée, détestée. D'ailleurs on imagine mal pour lui une autre manière de survivre en un temps qui est celui des barbares. Condamné, dégradé, couché enfin dans la mort, un siècle après sa naissance, en un âge qui pourtant se croit et s'affirme sans plus rien de commun avec le passé même immédiat, sa mémoire publique n'est pas apaisée par l'indifférence et l'oubli qui recouvrent les anciens combats politiques d'un Jaurès, d'un Péguy, d'un Malraux.
44:122
Par delà tout ce qui l'a rayé du nombre des citoyens, du nombre des écrivains, du nombre des vivants, il demeure pour notre temps le principal témoin à charge. Quel honneur vrai. Le seul que notre temps pouvait lui décerner : la haine inépuisable du barbare pourtant vainqueur.
Il en va de même dans l'Église. Car si l'autorité temporelle a condamné Maurras pour le contraire même de toute sa vie, pour intelligences avec l'ennemi pangermaniste et nazi, l'autorité spirituelle l'avait devancée de vingt ans dans cette sorte de procédure et d'attendus. Maurras fut condamné en 1926 pour « athéisme », pour « amoralisme », pour avoir « fait table rase de la distinction du bien et du mal », pour avoir « remplacé la recherche de la vertu par l'esthétisme et l'épicurisme », pour avoir divisé « l'humanité en deux classes ou plutôt deux règnes : l'homme non lettré, imbécile dégénéré, et l'élite des hommes instruits ». Condamné pour avoir « présenté une organisation sociale toute païenne où l'État, formé par quelques privilégiés, est tout, et le reste du monde rien ». Condamné pour avoir « osé proposer de rétablir l'esclavage ». Condamné sous l'accusation d'avoir proclamé : « Défense à Dieu d'entrer dans nos observatoires ». Condamné en résumé pour avoir enseigné « athéisme, agnosticisme, antichristianisme, anticatholicisme, amoralisme de l'individu et de la société », condamné pour avoir enseigné la « nécessité de restaurer le paganisme avec toutes ses injustices et toutes ses violences ». Ces merveilleuses imputations sont en propres termes celles de la lettre du Cardinal Andrieu, le 25 août 1926. Aucun historien, même ennemi de Maurras, ne dissimule plus aujourd'hui que ces accusations étaient entièrement erronées. Il n'y a pas davantage de raison de dissimuler que néanmoins c'est bien de tous ces crimes-là que Maurras fut chargé.
45:122
Le 5 septembre 1926, le Pape Pie XI approuvait intégralement le réquisitoire du Cardinal Andrieu : « Votre Éminence énumère et condamne avec raison des manifestations d'un nouveau système religieux, moral et social... Il y a dans ces manifestations des traces d'une renaissance du paganisme à laquelle se rattache le naturalisme que ces auteurs ont puisé, inconsciemment croyons-Nous, comme tant de leurs contemporains, à l'enseignement public de cette école moderne et laïque empoisonneuse de la jeunesse... » ([^12]) Tout cela fut effacé par Pie XII en juillet 1939, et Pie XI lui-même avait préparé, aux dernières années de son règne, le rétablissement de la justice. Nous touchons ici la différence qu'il y aura toujours, ou qui toujours pourra être espérée, entre les injustices de la cité temporelle et les injustices de la partie militante de la cité spirituelle. Dans celle-ci, les procès sont susceptibles d'être révisés, et les excès eux-mêmes d'être pardonnés. Il y a eu le procès de réhabilitation de Jeanne d'Arc, il n'y a pas eu et il n'y aura pas de révision du procès de Louis XVI. Il y a eu la mise à l'Index de l'Action française et il y a eu la levée de l'Index ; et même, un quart de siècle plus tard, sa suppression, par une conséquence qui est passée entièrement inaperçue : au-delà des intentions humaines, qui ne s'en souciaient guère, la conséquence vaut. Mais les justes révisions que l'Église militante fait de ses condamnations n'interrompent pas toujours l'ébranlement qui en a résulté, l'histoire temporelle poursuit son cours dans la voie où des volontés humaines l'ont délibérément engagée, aussi longtemps que des volontés au moins aussi fortes, aidées en outre par des circonstances favorables, ne l'auront pas renversé. On n'a pas eu la faveur de circonstances propices ; on a peut-être manqué aussi, non certes de talents, ni même de génie, mais d'une volonté assez énergique.
46:122
Dans l'Église, la camarilla qu'il avait fallu appeler et installer pour mettre en œuvre la longue persécution de l'Action française était suffisamment établie en 1939 aux postes de commande pour refuser d'admettre l'acte de Pie XII et d'ailleurs en général l'enseignement de ce Pontife. Les hommes de cette secte secrète et puissante ont désapprouvé et pratiquement refusé la levée de l'Index frappant l'Action française : ce sont les mêmes, pour prendre un seul exemple, qui dès le mois d'août 1950 organisaient dans l'Église, et au Vatican même, une opposition sourde et habile à l'Encyclique *Humani generis.* Ils informent, ils influencent, ils orientent le pouvoir spirituel, quand ils ne le détiennent pas eux-mêmes. Ils colonisent depuis plus de quarante ans ces organes et institutions intermédiaires, voire parallèles, qui ces dernières années ont poussé partout dans l'Église leur prolifération cancéreuse ; ils s'y recrutent par cooptation et y font carrière les uns par les autres. Les « cruels sectaires » contre lesquels Maurras éleva des réclamations si motivées ([^13]) ont établi leur despotisme sur des bases sociologiques savamment fortifiées. On subit leur empire sans même en apercevoir les processus. Dans un sermon, dans une lettre pastorale, on peut aujourd'hui alléguer Jaurès, Gide ou Sartre, et Marx et Teilhard, mais une proscription invisible et illégale interdit toute allusion à Maurras, sauf pour l'anathématiser encore et toujours. Maurras se trouve, en fait, condamné davantage qu'il ne l'était entre 1926 et 1939. Car au plus fort du drame de l'Action française, dans son Allocution consistoriale du 20 décembre 1926, le Pape Pie XI déclarait hautement qu'il n'avait ni *méconnaissance ni insuffisante estime des bienfaits que l'Église et l'État ont retirés* de Maurras et de son école ([^14]). Il est maintenant interdit, d'une interdiction clandestine mais efficace, qu'un homme l'Église déclare, fût-ce incidemment, sa connaissance et son estime des bienfaits rendus par Maurras à l'Église et à l'État.
47:122
Les barbares et les impies, surtout depuis 1958, ont acquis une puissance, ils déploient une audace, ils exercent un despotisme dont le métal est d'une essence beaucoup plus compacte qu'il y a quarante ans. Une génération commence de succéder à une autre, formée et mise en place par la précédente à l'intérieur de la même maffia, une génération sauvage, dont le vandalisme universel reconnaît à Maurras mort la qualité inamissible d'ennemi à abattre éternellement.
Double témoignage, au temporel et même au spirituel, de toute une vie de combat : le *rempart* fragmentaire et insuffisant où le franc-tireur tenait sa faction et livrait sa bataille n'était point un rempart imaginaire. Il commandait le défilé par où passait l'invasion. Il marque encore aujourd'hui le point stratégique de la délivrance et de la reconquête. Il y faudra d'autres moyens, d'autres soldats, un autre équipement, et combien de temps, et quelles grâces, et quelles fidélités, mais ce sont les mêmes champs de bataille de l'esprit et du cœur que le fer reviendra labourer. Du moins pouvons-nous dès maintenant y élever une stèle.
Jean Madiran.
48:122
### Maurras et l'Histoire
par Henri Charlier
JE N'AI JAMAIS été maurrassien au sens précis et particulier du mot, parce que ce n'est pas Maurras qui m'a amené à voir les choses comme elles sont, mais l'expérience. Je l'ai admiré, j'ai aimé son patriotisme. Et bien entendu, j'ai profité de son expérience propre et de l'immense quantité de faits que sa situation lui permettait de centraliser et de faire connaître.
J'étais sans le savoir (et dans le petit train-train d'un simple citoyen préoccupé avant tout de son métier) comme Richelieu qui disait : « Je n'ai pas de système, mais une méthode. » Cette méthode consiste à analyser le réel pour y trouver les principes de la pensée et de l'action. Cela prend du temps, car la besogne est malaisée lorsqu'on part de l'agnosticisme enseigné dans l'université, du naturalisme pratiqué en art et enseigné partout, et des idées républicaines que ma famille m'avait enseignées et pour lesquelles elle avait souffert sans y chercher profit. Mais aussi je connaissais à fond la mentalité de ces républicains qui combattaient la religion comme une conséquence de leurs idées républicaines et avaient obtenu qu'on chassât les religieux et dépouillât l'Église. Je ne disais rien, j'observais et j'apprenais mon métier.
49:122
Lorsque je fus fixé sur les bonnes méthodes pour l'exercer convenablement et qu'en même temps je fus bien convaincu qu'il était impossible à l'homme de sortir par lui-même du mal et du péché, sur les trente ans, Dieu me donna la foi et la grâce de comprendre qu'il fallait rapporter toute action au principe de celle-ci.
Je songeai alors à mettre en ordre mes idées politiques faites jusqu'à ce moment d'observations dispersées, à les accorder avec la foi et à les contrôler par l'expérience. Je n'avais aucune objection a priori contre la forme républicaine d'un État. Je me mêlai donc à des politiciens, Marc Sangnier et la Jeune République, et d'autre part à des socialistes chez qui je trouvai beaucoup de facilité à m'introduire, le premier violon du trio que nous formions à mon atelier étant un jeune avocat socialiste, grand électeur de notre quartier. Je suivis les réunions de tout ce monde-là, et il y avait de part et d'autre beaucoup de braves gens. Mais nos institutions elles-mêmes les détournaient d'être des citoyens pour en faire des partisans. Enfin je m'intéressai étroitement, en observateur, à deux campagnes électorales. On ne faisait qu'y exciter les passions, remplacer les faits par des idéologies et salir même les bons arguments par les mensonges qui les entouraient. Sans compter les intrigues qu'on sentait par derrière entre des entrepreneurs, des démolisseurs, des constructeurs, des conseillers, des intermédiaires et autres intercesseurs intéressés.
Ma conclusion fut que de telles institutions amèneraient la ruine du pays (on l'a bien vu depuis) ; en politique, me disais-je, il faut être opportuniste, la chose opportune est de mettre par terre un pareil régime.
\*\*\*
50:122
Voilà comment la simple observation rejoignit l'empirisme organisateur de Maurras. On accuse celui-ci d'être positiviste. Il est facile à ceux qui connaissent la doctrine sociale de l'Église et pour qui la besogne est toute mâchée, de mépriser ceux qui cherchent. Comment s'est formée la doctrine sociale de l'Église ? sinon par des siècles d'observation de la société des hommes ? Et accusera-t-on un paysan d'être positiviste (ou déterministe) parce qu'il laboure pour semer, sème pour moissonner et récolte pour semer à nouveau ?
C'est ainsi que je devins lecteur de *L'Action française* au printemps 1914. Je ne connaissais guère de l'A.F. que son héroïque campagne pour la fête de Jeanne d'Arc. J'avais vu tous les démocrates, y compris Marc Sangnier, combattre en 1913 la loi de trois ans qui devait nous sauver à la bataille de la Marne. Nous savions par Péguy que le chef de la discipline historique en Sorbonne, Seignobos, avait parié un déjeuner avec M. Marcel Prévost qui en fut choqué, que nous n'aurions pas la guerre. Et qu'il avait écrit dans un journal allemand qu' « il n'y aurait pas la guerre parce que la guerre détruit les armées ». Et Péguy ajoutait : « Nous savons goûter le charme d'une telle invention. Mais les Allemands le goûteront-ils ?... ils sont si sots que ce qu'ils attendent d'un vieillard et d'un homme en place, ce n'est peut-être pas des gamineries. »
En lisant ou relisant *L'Argent, suite* de Péguy nos lecteurs pourront voir à quel point convergeaient les idées de son auteur avec celles de Maurras. Ils étaient tous deux à la tête du relèvement moral de la nation, en des portions différentes de celle-ci et voici comment Péguy en parlait :
« Nous assistons indéniablement en ce temps à une profonde et violente renaissance française, à une profonde restauration...
« Rien n'est aussi poignant, je le sais, que le spectacle de tout un peuple qui se relève, et veut son relèvement... rien n'est aussi anxieusement beau que le spectacle d'un peuple qui se relève d'un mouvement intérieur... Mais plus cette rétorsion est poignante, plus il serait tragique de la livrer aux mêmes maîtres des mêmes capitulations. » (*L'Argent, suite*, avril 1913.)
51:122
Ces maîtres étaient bien entendu, les maîtres de la Sorbonne et les politiciens qu'elle avait engendrés. Et il n'est pas impossible que Péguy qui lisait Maurras n'en ait reçu quelques vues analogues aux siennes. Ne faisons-nous pas tous partie, même au point de vue naturel, d'une communion des esprits ? Dans le dernier de ses écrits laissé inachevé sur sa table de travail pour aller rejoindre son régiment (samedi 1^er^ août 1914), dans la *Note conjointe*, Péguy écrivait : « Et aujourd'hui, si l'on nous présentait un roi qui fût de la catégorie de saint Louis, tout le monde en serait. Si l'on nous proposait un roi qui fût de chevalerie, tous les hommes de cœur en seraient. Si l'on nous présentait un roi qui fût de politique, tous les hommes de tête en seraient. Mais on nous présente un roi qui serait le jouet des parlementaires. Et qui serait toujours battu dans un ordre qui n'est pas le sien. Et où ils joueront toujours mieux que lui. »
Tel est le pendant, en politique, de ce que Péguy affirmait dans sa jeunesse socialiste : « La révolution sociale sera morale ou ne sera pas. » Il en sera de même de la révolution politique.
Un historien que Maurras nous a appris à connaître, car l'Université le cachait et le cache encore, le plus grand historien du XIX^e^ siècle, Fustel de Coulanges, écrivait sur saint Louis : « Je négligerai beaucoup de détails, pour n'insister que sur ce qui me paraît de plus saillant, heureux si je puis donner une idée exacte de ce personnage, qui n'eut pas d'autre ambition que celle d'être un honnête homme et qui s'est trouvé être par surcroît le plus habile et le plus heureux de tous les rois de l'Ancien Régime. » Hélas, il faudrait tout citer. Cherchez les *Leçons à l'Impératrice*. C'est là que vous trouverez ces pages admirables sur saint Louis.
52:122
Toutes ces citations, aussi bien celles de Péguy que celle de Fustel sont à l'honneur de Maurras qui a révélé à tant d'esprits honnêtes le sens de notre histoire passée, ce valeureux effort de nos rois, aidés de l'Église ou suivant l'Église, pour unir cent seigneuries hostiles les unes aux autres, y remplacer la vengeance par le droit, donner les institutions fortes et équitables qui manquaient à la Gaule ; et qui nous manquent à nouveau. S. Louis disait : « Bataille n'est pas voie de droit. »
Rien n'est plus significatif pour l'intelligence des idées politiques de Maurras que ce qui est arrivé de lui-même et de Péguy. Ces deux grands Français ont été séparés toute leur vie par la forme républicaine de l'État français qui a placé ces deux très honnêtes gens dans des partis opposés. L'affaire Dreyfus était une affaire judiciaire qui fût restée judiciaire si les partis politiques ne s'en fussent emparés au grand détriment de la patrie.
Heureusement ils ont une œuvre commune qui les rassemble et elle est empruntée à l'histoire. Péguy a célébré nos saints nationaux, Sainte Geneviève, Saint Louis, Sainte Jeanne d'Arc en des œuvres immortelles. Maurras a imposé par force la fête de la bonne Lorraine à un gouvernement qui laissait ses professeurs salir la sainte. Et cette force était si éclatante qu'elle fit se liguer contre lui et les gouvernements et les hommes d'Église qui la bouleversent en ce moment.
\*\*\*
Comment donc célébrerai-je moi-même la mémoire de Maurras ? Voici : Maurras a rendu à toute une élite française le sens de son histoire en la dépouillant des mensonges propagés par l'Université, et c'est là un bienfait qui dure.
53:122
Tous ceux qui ont fait des études secondaires savent à quel point leurs camarades se souciaient peu de l'histoire. Elle est en général profondément ignorée ; son véritable intérêt n'est pas compris, et elle est enseignée d'une manière morne, avec le parti pris de faire mépriser le passé. Et lorsqu'on entend en plein concile un évêque déclarer que c'est le monde qui a enseigné à l'Église à respecter la personne humaine, on s'aperçoit que les ecclésiastiques ne connaissent pas mieux l'histoire que les élèves de nos lycées.
Cet enseignement avait fait considérer comme fatal à presque tout le monde ce qui s'était passé à la fin du XVIII^e^ siècle et les suites de la Révolution comme un gain pour la société. Taine sous le coup de notre défaite de 1870 avait bien écrit un important ouvrage sur les Origines de la France contemporaine. Mais on ne nous en montrait que le premier volume qui est une critique détaillée des anomalies juridiques, politiques, financières, économiques de l'Ancien régime. On laissait ignorer que ces anomalies étaient la suite de la formation pacifique du royaume de France par des traités particuliers avec une multitude de villes ou de provinces ; et que la plupart de ce qu'on appelait des Privilèges (de classes sociales, mais aussi de villes, de communes, de métiers, de simples particuliers) étaient en fait des libertés accordées à la suite d'un contrat par le gouvernement central.
Et on cachait les autres volumes de Taine comme *L'anarchie révolutionnaire*. Nous ignorions que si Louis XVI n'avait pas réagi lors de l'attaque de la Bastille, c'est qu'il n'avait pas droit de garnison dans la ville de Paris et qu'il crut bon de respecter la légalité.
C'était probablement un reste de la reddition de Paris à Henri IV, et de ses conditions.
Maurras fit donc connaître l'esprit de l'Ancien régime qui était simplement d'ordonner les institutions de l'État suivant la nature des choses et non suivant des idéologies qui n'en tenaient pas compte. Voici une page de Maurras qui montre avec quelle sagacité il découvrait la tragique erreur historique que firent les hommes de 1789, erreur qui nous a valu tant de révolutions successives, six invasions, des désastres politiques et militaires, et un abaissement de l'intelligence même. Car celle-ci s'est habituée à de mauvaises méthodes.
54:122
« Lors de la nouvelle division du royaume, le *Moniteur* du 29 octobre 1789 opposait en ces termes le patron à l'ouvrier, le citoyen au professionnel :
*C'était une vue patriotique que d'éteindre l'esprit de province qui n'est qu'un esprit individuel, de ramener à l'unité politique tous les membres de l'État et d'en subordonner les parties diverses au grand tout national... Pour les assemblées primaires, on arrêta que les assemblées ne se formeraient point par métiers, professions ni corporations, mais par quartiers ou arrondissements, parce que ce n'est pas en qualité de membre de telle société, on de tel corps, mais en qualité de citoyen français que l'on a droit d'être représenté ou représentant... Pour les municipalités, exclusivement bornées au soin des affaires privées et locales de leur ressort, elles forment des corps essentiellement séparés et indépendants les uns des autres, des tout* simples *et* individuels *et, par conséquent,* toujours gouvernés...
« Le résultat d'une politique pareille était de faire représenter auprès de l'État, les vœux, les opinions, les volontés, les sentiments, les passions des gens, mais non leur travail, non leur fonction, non leur raison d'être sociale, non leur intérêt, non leur productivité personnelle ou associée... les communes rurales et les communes urbaines, les pays maritimes et les pays industriels recevaient en vertu de l'esprit de cette doctrine, un règlement uniforme, auquel bon gré mal gré il fallait se plier. »
Et Maurras dit ailleurs :
« La révolution française, qui eut le génie de l'erreur et du mal, éleva également au sublime le génie du contretemps : quand elle détruisit les corps de métier, ce ne fut point à une époque où leur institution aurait été inutile, mais au moment précis où ils devenaient au contraire, utiles, nécessaires, indispensables par suite de l'évolution de l'industrie elle-même. »
55:122
Ainsi Maurras rappelait sans cesse qu'il y a une nature des choses à respecter ; que les institutions politiques qui ne la respectent pas aboutissent à la ruine des États et que l'Ancien régime, tout en ayant besoin de réformes, avait des principes de gouvernement qui étaient les principes normaux. Les institutions détruites par la Révolution furent remplacées par des administrations d'État favorables à la tyrannie, et toujours en retard sur les initiatives à prendre parce que jamais au contact des faits comme les simples citoyens. Ce qui faisait dire au comte de Chambord : « *On ne gouverne pas une nation avec des institutions faites pour l'administrer. *»
Nous commençons à nous rendre compte, parce que l'esprit de la Révolution envahit l'Église de France, que Satan, le père du mensonge, se trouve derrière tout ce trafic d'idées fausses. Nous recueillons dans le bulletin du Cercle Fustel de Coulanges de ce trimestre une citation de J.-J. Rousseau donnée par M. François Léger dans un article dont le titre est : *De Rousseau à Mao*. Elle en dit long sur l'affreuse entreprise de dissolution d'un ordre social naturel et chrétien ; nous la voyons se continuer de nos jours :
« *Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu qui par lui-même est un tout parfait et solidaire, en partie d'un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être, d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer, de substituer une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous avons reçue de la nature. Il faut en un mot qu'il ôte à l'homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d'autrui. *» (*Contrat social*, Livre II, chap. VII.)
56:122
A cette abominable tyrannie aboutit pareillement l'évolutionnisme du P. Teilhard et le lavage de cerveau que nos nouveaux prêtres veulent imposer dans l'Église pour lui faire interpréter comme des mythes les faits précis de notre histoire sacrée.
Maurras défendait sans doute l'Église de l'extérieur, mais, disait-il, « Ce n'était pas l'offenser que de l'avoir considérée comme l'arche de salut des sociétés ». Et dans son introduction au *Dilemme de Marc Sangnier* il disait : « Quelque étendue qu'on accorde au terme de gouvernement, en quelque sens extrême qu'on le reçoive, il sera toujours débordé par la plénitude du grand être moral auquel s'élève la pensée quand la bouche prononce le nom de l'Église de Rome... La règle extérieure n'épuise pas la notion du catholicisme, et c'est lui qui passe infiniment cette règle. Mais où la règle cessé, l'harmonie est loin de cesser. Elle s'amplifie au contraire. Sans consister toujours en une obédience, le catholicisme est partout un ordre. C'est à la notion la plus générale de l'ordre que cette essence religieuse correspond pour ses admirateurs du dehors. »
La pensée n'est-elle pas la recherche d'un *ordre *? La science ne cherche-t-elle pas à mettre en *ordre* les faits qu'elle découvre ? La philosophie à *ordonner* le divers pour essayer de le comprendre ?
Et Maurras ajoutait : « La conscience humaine, dont le malheur est peut-être l'incertitude, salue ici le temple des définitions du devoir. Cet ordre intellectuel n'a rien de stérile, ses bienfaits rejoignent la vie pratique. Son génie prévoyant guide et soutient la volonté, l'ayant pressentie avant l'acte, dès l'intention et le germe, et même au premier jet naissant du vœu et du désir. »
57:122
C'est un fait que ces paroles et beaucoup d'autres analogues ont poussé vers la foi des incroyants. Nous avons connu un artiste suisse d'origine protestante, mais sans aucune pratique religieuse, qui suivant ces pensées de Maurras plaça ses deux fils dans un collège catholique ; les deux fils s'y convertirent et le père en fit autant dix ans après ses fils.
Et Maurras dit encore : « le catholicisme a forgé à l'amour les plus nobles freins, sans l'altérer ni l'opprimer... le cœur humain qui est aussi prompt aux artifices du sophisme qu'à la brutalité du simple état sauvage se trouva redressé en même temps qu'éclairé... « Dieu est amour », disait-on. Que serait devenu le monde si, retournant les termes de ce principe, on eut tiré de là que « tout amour est Dieu » ? Bien des âmes que la tendresse de l'Évangile touche, inclinent à la flatteuse erreur de ce panthéisme qui, égalisant tous les actes, confondant tous les êtres, légitime et avilit tout. »
Ces lignes ont soixante ans d'âge ; ne sont-elles pas prophétiques de ce que nous voyons ? Oui, Maurras fut bien le défenseur de l'histoire de la foi. Et ces paroles : « Aux plus beaux mouvements de l'âme, l'Église répéta comme un dogme de foi : vous n'êtes pas des Dieux. A la plus belle âme elle-même : Vous n'êtes pas un Dieu non plus... Les avis de l'Église éloignèrent l'individu de l'autel qu'un fol amour-propre lui proposait tout bas de s'édifier à lui-même. »
Le fol orgueil de se croire un chrétien adulte, alors que Jésus a dit : « Si vous ne devenez semblables à ces enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume », n'est-il pas la cause de la débandade effrénée de l'Église de France, qui aboutit à lui faire contester la foi théologale ?
En cela encore, Maurras a fait comprendre le rôle historique de l'Église, depuis le temps où elle faisait la conquête du monde antique en répandant le sang des martyrs, civilisait les barbares, abolissait l'esclavage, bridait les féodaux, élevait le magnifique édifice de sa théologie, de son chant, de ses cathédrales, de ses universités, et formait des cœurs fidèles.
58:122
Lui qu'on accusait d'être antichrétien avait une telle intelligence de l'histoire qu'il avait écrit : « *Mes idées sociales et politiques tendaient à la défense du Foyer, du Métier, de la Cité, de toutes les institutions qui composent un ordre ou soutiennent la société et la France. Croyant ou non croyant, comment méconnaître que cette France était la fille de ses évêques et de ses moines ? *» Ils avaient en effet assuré, en même temps que l'évangélisation, la permanence d'une ascèse indispensable de l'intelligence à travers l'anarchie mérovingienne et, par-delà la brève renaissance carolingienne, pendant la pénible instauration politique et sociale de la féodalité.
\*\*\*
Enfin Maurras n'a pas seulement fait comprendre aux Français leur propre histoire, dénaturée par ceux qui avaient le désir de les dominer ; mais il appliqua sa clairvoyance historique aux événements qui se déroulaient de son temps, et on peut dire que la justesse de ses prévisions pour l'avenir garantissait la justesse de ses vues historiques. Maurras annonçait dès 1912, en expiation des erreurs socialistes et démocratiques sur l'Allemagne, « *cinq cent mille jeunes français couchés froids et sanglants sur leur sol mal défendu. *» Hélas ! ils furent trois fois autant, et ce sont eux qui ont manqué à la France entre les deux guerres, dans la politique, dans la pensée et dans les arts.
En 1939 au moment de Munich, il écrivait chaque jour « Faisons la paix mais armons, *armons,* ARMONS ! » Hélas nous fîmes la guerre poussés par l'aveugle Angleterre des banquiers et nous n'avions pas d'armes.
\*\*\*
59:122
La connaissance de l'histoire est féconde pour faire comprendre le présent. Maurras a certainement deviné en ces années 1900-1910 ce qui fermentait dans les esprits faux du clergé français. Voici ce qu'il écrivait, parlant de l'Église dans l'Introduction au *Dilemme de Marc Sangnier :* « Sans doute, cette Société spirituelle a un chef, et que vous trouvez trop puissant. Vous plairait-il mieux d'avoir affaire à 39 millions de chefs commandant à des milliards de cellules nerveuses plus ou moins débandées, à autant de chefs que de têtes, dont chacun pourra motiver sa fantaisie par quelque *Dieu le veut* et la pousser légitimement s'il lui plait, aux plus sombres extrémités ? Mais cette anarchie vous effraie, vous admettez l'Église, et vous regrettez seulement qu'elle ne soit pas nationale et qu'elle ait son chef au dehors ; vous souhaitez la messe et les vêpres en français, un clergé autonome absolument soustrait à l'autorité du « Romain ». Là encore, en calculant la ruine de ce qui est, prenez vous bien garde à ce qui succéderait ?... En s'éloignant de Rome, nos clercs évolueront de plus en plus comme ont évolué les clercs d'Angleterre, d'Allemagne de Suisse... » Il est clair que les plus virulents de ces réformateurs prévus par Maurras sont eux-mêmes les victimes des générations antérieures. Nous qui ne sommes que néant, comment les jugerions-nous ? Mais les pensées historiques, politiques et sociales de Maurras sont celles de toutes les sociétés paisibles et prospères ; et Le Play les résumait dans l'observation du Décalogue. C'est la pensée qui se dégage des encycliques des papes et si l'Europe veut naître (ou renaître) elle devra les adopter.
Henri Charlier.
60:122
### Pourquoi ils le détestent
par Jean Ousset
BEAUCOUP PLUS qu'aux excès de sa verve polémique, nous pensons que la haine, dont Maurras fut et reste poursuivi, est imputable au ressentiment dont furent, sont et resteront victimes ceux qui eurent, qui ont, qui continueront à avoir le courage d'attaquer la Révolution à sa racine ; c'est-à-dire à la charnière du politique et du religieux, là où elle apparaît d'abord et surtout anti-catholique.
\*\*\*
Reste que par l'ironie d'une souveraine sagesse, tels arguments de cette haine ont tôt fait de virer à l'éloge de cet homme, mettant en relief l'importance de son œuvre en ce qu'elle a, précisément, d'inattaquable.
Car c'est un fait qu'on ne peut plus, en France, mener efficacement un combat contre-révolutionnaire sans être traité de « maurrassien. »
Telle la savoureuse apostrophe qui nous fut lancée naguère par un respectable ecclésiastique du diocèse d'Arras : « Allez ! Vous n'êtes que des maurrassiens, comme Pie X ! »
61:122
Apostrophe qui n'était qu'un écho des sottises du fameux Nicolas Fontaine. Sottises qui indiquaient l'intention d'une certaine aile triomphante, aujourd'hui, dans l'Église de France. « Il est vrai que, comme le thomisme est fondé sur l'aristotélisme, le maurrassianisme est fondé sur le thomisme... Il est vraiment impossible à un catholique de renier sincèrement le maurrassianisme s'il reste fidèle au thomisme ou de se sentir infidèle au thomisme parce qu'il aura refusé de renier le maurrassianisme. »
Maurras donc, avec saint Pie X, saint Thomas, Aristote... Rien que ça !
Que de lumière dans cette haine !
Et comme Dieu est bon d'avoir permis que cela fut écrit.
Propos qui en disent long sur l'ignorance où tant des nôtres se trouvent à l'endroit de la doctrine sociale catholique.
Propos qui révèlent surtout les intentions profondes de certains.
Car s'il est vrai qu'on s'intéresse beaucoup aux cheminements difficiles de maints écrivains restés au seuil de la Foi catholique : pourquoi ne jamais évoquer Charles Maurras en pareil chapitre ?
Aurait-on peur que sa route ne conduise un peu trop droit à l'Épouse de Jésus-Christ ? Et pense-t-on que Gide, Sartre, Beauvoir, si souvent recommandés en des cercles chrétiens, soient une lecture plus sûre ? Car il est plaisant de voir monter en épingle telles phrases païennes -- certes inadmissibles -- du « Chemin de Paradis », quand la littérature contemporaine, dont on nous abreuve, distille l'erreur, la haine, le stupre à chaque page ?
Et quels rapprochements révélateurs quand on compare aujourd'hui tels propos de Maurras (jugés naturalistes) à ce que chacun peut découvrir sous la plume d'auteurs catholiques adulés, voire de certains hommes d'Église !
62:122
On nous propose de construire l'Europe, sinon l'humanité. On nous propose de dialoguer avec les non-croyants. On nous propose de travailler au progrès, au bien-être, à la paix. Mais sans que Jésus-Christ, sans que Dieu, sans que l'Église soient seulement évoqués, à l'école, dans les corps intermédiaires, encore moins dans l'État et les relations internationales.
Ainsi apparaît-il désormais, d'une façon incontestable, que ce sont moins les erreurs ou les insuffisances de Charles Maurras qui ont le don d'exaspérer tant de bons apôtres, que ce pour quoi Maurras mérite d'être loué et suivi.
Certes il y eut le reste. Et notamment ce risque de naturalisme pratique que cet ami de Maurras -- mais « ami sévère », disait-il -- le Père Descoqs, avait su distinguer et dénoncer bien avant la mise à l'Index de 1926.
Mais, précisément, l'ironie de cette sagesse évoquée plus haut a permis et permet désormais que les plus tenaces à rappeler l'ex-« condamnation » de l'Action française acceptent sans broncher des formules d'action sociale ou politique dont le naturalisme, non seulement pratique mais dogmatique, est tel qu'il semble poutre, et poutre maîtresse, au regard de la paille maurrassienne.
Car cette action commune entre croyants et incroyants qui paraissait constituer une insurmontable difficulté quand l'incroyant était le contre-révolutionnaire Maurras... cette action commune est présentée comme normale, bienfaisante, aujourd'hui que l'incroyant est, pratiquement, révolutionnaire.
Et c'est la très « mandatée » A.C.O. qui déclare, admirative, que « tout l'effort de promotion collective du monde ouvrier se développe au coude à coude avec les non-chrétiens » ([^15]).
63:122
Or loin d'être condamné pour propos naturalistes, M. Félix Lacambre est bel et bien resté secrétaire général de l'A.C.O. avant d'être promu « informateur religieux » (!) au journal *La Croix*, sans que le moindre démenti ait paru de sa célèbre déclaration : « En France, nous avons la chance inouïe de travailler habituellement avec les Évêques. Et c'est un peu grâce à cela que lorsqu'en 1949 un décret du Saint-Office interdit de collaborer avec les communistes, le texte fut interprété dans son sens le plus restrictif, c'est-à-dire la seule appartenance au Parti. » ([^16])
Pauvre Charles Maurras ! Les risques du naturalisme pratique que vous faisiez courir avaient, nous le comprenons enfin, l'impardonnable défaut d'accorder une trop large place aux exigences de la doctrine sociale de l'Église, voire au Syllabus ! Le « pluralisme » que vous représentiez, n'était pas assez « œcuménique », au sens où certains nous infligent ce mot, puisque vous enrôliez effrontément jusqu'à des incroyants, pour la défense d'un ordre civique où la place et le rôle de l'Église étaient prévus... « avec tous les droits, toutes les prérogatives que cette Église prétend lui appartenir ; droits et prérogatives que l'Action française \[tenait\] pour extérieurs ou supérieurs au domaine propre de l'État ».
Mais, cher Maurras, nos clercs en sont à préparer l'absorption de nos écoles libres par la très maçonnique Université ! Et voici que vous viendriez assurer la relance d'un « triomphalisme » honni, surtout en un domaine où, loin de célébrer ces bienfaits sociaux et civilisateurs de l'Église qui vous enthousiasmaient, tant de catholiques aujourd'hui, clercs ou laïcs, estiment qu'il est temps de voir l'Église s'humilier, battre sa coulpe, et demander pardon.
64:122
Car ceux qui prétendent encore que la plupart de vos difficultés ecclésiastiques auraient tenu à la formule : « politique d'abord », sont les mêmes qui ne conçoivent et ne proposent d'autre fin pour l'Église que la construction du socialisme.
Oui, pauvre et cher Maurras, voilà pourquoi ils vous détestent encore et craignent tant de vous citer !
\*\*\*
Mais nous, par contre, qui redoutons fort peu ce grief de naturalisme politique, puisque nous faisons profession de combattre pour une cité conforme au droit naturel et chrétien, nous nous sentons très à l'aise, en dépit des attaques dont nous sommes l'objet, pour souligner un aspect qui nous est particulièrement cher dans le témoignage de Charles Maurras. Et cet aspect le voici.
A l'heure où tant de catholiques, clercs et laïcs, par couardise, lassitude ou trahison, se refusent à combattre pour rendre au Christ l'ordre social et national ; à l'heure où l'argument est devenu classique qui consiste à prétendre que, dans un pays divisé de croyances, la seule formule possible est le laïcisme, il n'est pas d'un mince intérêt que, dans l'histoire contemporaine de notre patrie, la seule organisation politique interconfessionnelle qui, dans son programme, ait fait nettement sa place à l'Église, ait été animée, dirigée par un homme privé des lumières de la Foi.
Et donc quelle honte et quelle leçon pour nous.
Quand on pense que dans le demi-cercle de nos assemblées parlementaires, tant de prétendus « grands catholiques » n'ont jamais osé faire retentir l'hémicycle du nom de Jésus en prenant la défense de ses droits et en invoquant l'autorité de son Église ! Il a fallu que ce soit un incroyant qui, par simple étude de la grandeur française, arrive à cette conclusion que la présence, que l'action de l'Église ne sauraient être passées sous silence dans une charte politique vraiment nationale de notre patrie.
65:122
Et non seulement c'est un fait que cet incroyant est parvenu à cette vérité dont tant de catholiques ne semblent même pas soupçonner l'existence ; mais c'est un autre fait que Maurras a su faire admettre cette vérité à ceux qui le suivirent, de quelque horizon philosophique ou religieux qu'ils viennent : protestant juifs ou incroyants.
Qui dit mieux ?
Et quelle admirable réplique, suscitée par Dieu semble-t-il, pour couvrir de confusion tant de catholiques français, clercs et laïcs, qui au nom du « pluralisme » présentent comme un devoir de taire Dieu, son Christ, son Église dès qu'il est question d'ordre social, civique ou politique.
Quoi d'étonnant dès lors, à ce que dans un document diffusé par le Secrétariat Général de l'Épiscopat, Bureau pour les non-croyants, le R.P. Girardi prétende que « la paix ne consiste pas dans la tranquillité de l'ordre existant mais d'un ordre nouveau à instaurer, par l'action solidaire des hommes à l'échelle mondiale. Dans ce sens, LA PAIX PASSE PAR LA RÉVOLUTION.
L'incroyant Maurras, lui, contrairement au Révérend Père Girardi, estimait que la paix sociale et politique passait par l'Église et par Rome.
« Un siège central dans l'Église et ce siège dans Rome : l'avantage n'est pas pour Rome seule ni pour l'Église seule, ni pour les clercs, ni pour les fidèles tout seuls. Il reste infini pour la société et l'État. Pour la société la plus laïque, pour l'État le plus jaloux de ses droits. Je ne parle, il est vrai, que d'États et de sociétés qui soient intéressés à leur propre bien, ou seulement qui n'y soient pas tout à fait hostiles... » Etc. (Dans *La Démocratie Religieuse*, p. 24.)
Voilà ce que pensait, ce que savait distinguer l'incroyant Maurras.
Combien de catholiques, clercs ou laïcs, savent distinguer désormais ce même bienfait de l'Église de Rome ?
Jean Ousset.
66:122
### Lorsqu'on a approché Maurras
par Pierre Gaxotte\
de l'Académie française.
LES PERSONNES qui ont eu le privilège d'approcher M. Maurras et qui, simplement, ont eu l'honnêteté de le lire, ne peuvent qu'être stupéfaites du portrait qu'on fait de lui et des idées qu'on lui prête. Son nom revient constamment dans les journaux. Mais c'est pour lui prêter des paroles qu'il n'a pas prononcées, des formules qu'on a détournées de leur sens ou mettre sous son patronage des pratiques politiques dont il avait horreur et contre lesquelles il s'est élevé cent fois. Il faudrait un volume pour redresser, avec citations et références, toutes ces erreurs, tous ces contresens, qui s'expliquent encore plus par la malveillance que par l'ignorance. Il ne s'agira donc ici que de quelques contresens qui m'ont particulièrement frappé.
\*\*\*
C'en est un de représenter Maurras muré dès la prime jeunesse dans la surdité, ignorant tout du monde, vivant et construisant des doctrines dans l'abstraction. Il est vrai que la surdité survenue tout d'un coup au collège eut, pour Maurras, une immense importance spirituelle.
67:122
Elle le mit, par force, presque enfant en présence de ce terrible problème : le mal dans la création. Elle explique, en partie, son trouble religieux. Mais enfin cette surdité ne devint totale qu'en prison. Lorsqu'il fut libéré peu de mois avant sa mort et que j'allai le voir pour la première fois à la clinique de Tours où il habitait, après les mots d'amitié, il me dit : « Cette fois, je suis sourd pour de bon. Il faut, écrire ce que vous m'auriez dit. » Et il me tendit un bloc-notes. Mais quand j'étais auprès de lui en 1917-18 et en 1921-23, on se faisait fort bien entendre de lui, à condition de lui parler distinctement, très près et à hauteur du front. Il devait se produire une sorte de vibration osseuse, car un jour, chez Pierre Varillon, après déjeuner, je l'ai vu écouter une fugue de Bach enregistrée, en posant son front tout contre la paroi du phonographe. Il entendit fort bien. Ce qu'il nous dit de Bach prouvait que cette expérience n'était pas la première. Pendant l'occupation, je l'ai vu deux ou trois fois. Rien n'était changé. Quand il dînait, en ville, on plaçait à côté de lui une personne habituée à lui parler, qui répétait ou résumait à son usage ce qui avait été dit autour de la table à son intention. Il aimait s'entretenir avec les visiteurs, à qui il disait d'abord : « Vous, me parlez, ici. » Il craignait tant d'être isolé ou chambré qu'il accueillait toute sorte de personnes.
-- Vous êtes la Providence des raseurs, lui disais-je quand j'étais son secrétaire.
-- J'ai besoin d'écouter, de savoir, de m'informer. Toutes les personnes que je reçois m'apprennent quelque chose, des choses que vous, vous pouvez entendre de loin. Je les entends de près. Jamais un visiteur n'est sorti de mon bureau sans m'avoir enrichi.
Durant l'hiver 1917-18, Paris fut assez souvent bombardé par des avions. Une nuit comme Maurras, qui avait dîné rive gauche, se rendait à l'imprimerie en taxi, une alerte fut sonnée. Le chauffeur se réfugia dans la station de métro la plus proche.
68:122
Maurras, qui restait impavide dans toutes les circonstances, prit à pied le chemin qui menait rue du Croissant. Il se trouvait boulevard Saint-Germain, lorsque tomba la bombe dont les éclats éraflèrent la façade du ministère de la guerre, éraflures que l'on peut voir encore. Nous étions, à l'imprimerie, terriblement inquiets. Maurras arriva enfin triomphant :
-- J'ai vu l'explosion du boulevard Saint-Germain, me cria-t-il. Et je l'ai entendue. Oui entendue.
Il se mit aussitôt à son article. Il décrivait ce qu'il avait éprouvé. C'est une de ses plus belles pages. Et c'est un morceau qui devrait figurer dans les anthologies scolaires.
Ce Maurras, si proche des choses, si ouvert, si accessible était le contraire d'un patron pontifiant. Je ne dis pas qu'il était facile à contenter. Mais, lorsque la confection du journal était terminée, je restais parfois auprès de lui à l'écouter et à discuter. Car il admettait l'objection, la contradiction, même de la part d'un tout jeune homme. Il ignorait l'argument, d'autorité. Il expliquait, réfutait. Lorsqu'il m'avait fait faire des recherches diaboliques dans la collection du journal, pour retrouver un texte dont il avait besoin, il m'est arrivé de lui dire :
-- Ce que vous avez pu être embêtant ce soir !
Il riait et me répondait : « Je crois que vous devenez un peu paresseux. »
Ce qui rendait les rapports si faciles entre les jeunes et lui, c'est que nous savions qu'en dépit de son immense renommée, il vivait aussi modestement que nous et n'avait pas beaucoup plus d'argent. Un jeune pouvait lui confier ses soucis, ses problèmes, comme on dit aujourd'hui, il les comprenait.
69:122
Cette volonté systématique de ne jamais s'écarter de la vie et du réel explique pourquoi il n'a jamais écrit un exposé systématique de ce que nous appelons « la doctrine ». Nous nous servions du mot entre nous. Lui, le détestait parce qu'il comporte quelque chose de figé. Ses idées, il les exposait au jour le jour, sous l'empire de l'actualité. Les événements guidaient sa plume. Il les commentait à la double lumière de la raison et de l'expérience. *Antinéa* est un récit de voyages et un reportage à l'occasion des premiers jeux olympiques ; *Kiel et Tanger* une étude d'histoire politique et diplomatique ; *Les Amants de Venise* l'histoire des amours de Musset et de George Sand ; *L'Enquête sur la monarchie*, une véritable enquête, avec discussion des réponses. Le volume intitulé *Mes idées politiques* paru tardivement, en 1937, est un recueil d'articles et de fragments d'articles, classés sous quelques rubriques, *L'homme, La force, La civilisation, Le progrès, L'État,* etc. avec un discours-préface sur la politique naturelle. Rien de plus concret. C'est en partant de ce concret, de ces exemples, de ces faits que Maurras a construit sa critique du romantisme, sa critique de la démocratie, sa « défense et illustration » de la monarchie. On sait d'ailleurs que la monarchie, forte dans son domaine, devait, selon lui, avoir pour corollaire un foisonnement de libertés réelles. Il ne les avait pas imaginées, dans un dessein d'équilibre. Il en avait pris conscience en étudiant les archives de Martigues et en découvrant dans les textes les libertés municipales et corporatives, dont ses compatriotes avaient joui sous l'ancien régime.
En même temps qu'on essaie de nous faire croire à Maurras -- doctrinaire -- pétrifié de la monarchie et du nationalisme, on nous montre, sans souci de la contradiction, un Maurras fasciste et germanophile, au point d'applaudir à la victoire d'Hitler sur la France. C'est une jonglerie un peu trop forte. Maurras se méfiait de l'Allemagne et détestait l'esprit allemand. Je crois que cette aversion lui avait été inspirée par les philosophes germaniques, Kant, Fichte et Nietzsche qu'il ne cite jamais que pour les accabler. Encore compterait-on le nombre de fois où le nom de Nietzsche est venu sous sa plume.
70:122
De la philosophie, il concluait au peuple et dans cette condamnation sans appel, il ne faisait exception que pour Goethe. Encore est-ce parce que Goethe, dans son enfance, avait été ébloui par le comte de Thorenc, Provençal de Grasse, qui logeait chez ses parents, à Francfort, pendant l'occupation française, durant la guerre de sept ans, et parce que ce même Goethe avait subi la fascination de l'Italie et garni sa maison de Weimar de souvenirs italiens. L'anti-germanisme de Maurras était fondamental. Il l'associait à son horreur du romantisme, tous deux ayant à ses yeux des origines intellectuelles germaniques. Cette position, il ne l'a jamais abandonnée. Il n'aurait même pas pu l'abandonner, sans une dissolution de son être. Certes, il lui est arrivé de reconnaître (sans plaisir aucun) les succès de la monarchie des Hohenzollern. Il les expliquait non par les qualités allemandes, mais pan les bienfaits naturels de la royauté. Quand il se voulait expéditif, il disait que les Hohenzollern étaient les singes des Capétiens.
En matière de politique extérieure, il n'avait qu'un étalon de mesure : l'intérêt de la France. La monarchie est le meilleur ou le moins imparfait des gouvernements : donc faisons la monarchie en France et frottons-nous les mains si nos rivaux se mettent en république. Si vraiment Maurras avait été emporté par une idée de solidarité monarchique, ou s'il avait bataillé pour la monarchie-en-soi, sans référence à la France, il aurait dû, de 1914 à 1918, se désoler des revers subis par toutes les couronnes de l'Europe centrale. Or, pendant ces quatre années, il ne cessa d'espérer la victoire des Alliés, d'expliquer pourquoi elle était nécessaire, pourquoi elle était dans l'ordre des choses, pourquoi les souverains coalisés contre nous devaient être battus. Les gens, qui, plus tard, le traiteront de traître l'appelaient alors « jusqu'au boutiste », belliciste, mangeur de mitraille et l'accusaient de vouloir la mort de tous les Allemands.
71:122
Personne n'a jamais pu, ni essayé d'expliquer pourquoi et comment le monarchiste Maurras qui avait voulu de toutes ses forces la défaite des monarchies allemandes, serait devenu tout d'un coup partisan, admirateur, complice des fascismes, alors qu'un bon quart de son œuvre politique est une critique impitoyable, féroce, des dictatures plébiscitaires. On peut même dire que les régimes autoritaires issus du suffrage universel, (tel le régime national-socialiste, tels nos deux empires, sans comparaison avec le nazisme) étaient pour lui pires que la démocratie. Non seulement le Maurras foncièrement anti-allemand aurait été pro-Allemand, mais le Maurras monarchiste et anti-plébiscitaire aurait été le soldat d'une dictature plébiscitaire. Toutes ces imputations ne sont au fond que manœuvres contre la mémoire d'un penseur politique qui domine son temps de très haut. Je comprends, qu'on puisse ne pas être maurrassien. Encore faut-il savoir ce que Maurras a pensé. Sa fidélité au maréchal Pétain s'explique de la façon la plus simple : il espérait que le maréchal ferait passer à la France avec le minimum de dommages le mauvais pas historique et qu'il lui épargnerait les funestes divisions.
A la fin de l'hiver 1943-44, Maurras fit à Clermont-Ferrand (où j'habitais) une conférence sur Mistral. Je n'y assistai pas, parce que je ne comprends pas le provençal. Maurras me fit dire qu'il serait à son hôtel, le lendemain, à telle heure. J'allai le voir. Il me demanda pourquoi, depuis la fin de 1940, j'avais cessé d'écrire dans les journaux.
-- Pourquoi écrire ? lui dis-je. Dès que les Américains et les Anglais auront débarqué, tout ce que nous voyons autour de nous s'effondrera.
-- Je suis bien de votre avis, répliqua-t-il. Mais si la France se divise contre elle-même, la carte de l'Europe se refera sans elle et nous paierons cher nos querelles intérieures.
\*\*\*
72:122
Assez audacieusement, durant l'hiver 1940, à Lyon, je lui avais conseillé de suspendre la publication de *L'Action française*. Si grande était la liberté dont jouissaient auprès de lui ses anciens amis qu'il ne me tînt pas rigueur de ce conseil. Je le revis à Tours et, grâce à un ami possesseur d'une voiture confortable, j'eus la joie de le promener de château en château. Une des dernières images que je garde de lui est la suivante : Nous avions été à Chenonceaux et, comme il avait voulu tout voir, il était assez fatigué. Nous nous étions donc arrêtés dans la maison que je possédais alors aux portes d'Amboise. Il s'était assis sur la terrasse, en face de la petite roseraie et somnolait. Alors entra ma voisine, Jacqueline Apollinaire. J'écrivis pour Maurras : « La veuve de Guillaume Apollinaire ». Elle était charmante, rousse toujours, d'une exquise simplicité et d'une allure bien plus jeune que son âge ne l'aurait voulu. Voilà le cher Maurras, qui s'éveille tout à fait, se lève, rajeunit, caresse du regard la visiteuse, la salue, lui rapporte dans quelle circonstance il a connu son mari et tire de sa mémoire un poème d'Apollinaire, dont il récite les premiers vers.
Ce soir-là, je crus que notre vieux maître vivrait encore dix ans.
Pierre Gaxotte.
de l'Académie francaise.
73:122
### Rencontres
par Roger Joseph
*A la mémoire\
de Jacques Rousselot.*
AU SEIZIÈME JOUR du mois de mars de l'an mil neuf cent soixante-quatre, qui se trouvait être le premier dimanche du Carême, Sa Sainteté le Pape Paul VI se rendait en l'église Saint-Pie X de Rome et, s'adressant aux fidèles de cette paroisse, le Souverain Pontife, au cours de son exhortation, s'exprimait dans les termes suivants :
« ...*Un écrivain moderne très connu termine son livre sur l'affirmation* : Tout est grâce.
« *Mais de qui est cette phrase ? Non de cet écrivain. Il l'a empruntée, comme il le dit lui-même, à quelqu'un d'autre. Elle est de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. Elle figure dans une page de son journal :* « Tout est grâce ». *Tout peut se résoudre en grâce. Du reste, la sainte Carmélite ne faisait à son tour que répercuter une magnifique parole de saint Paul* « Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum »...
Il n'y a aucun doute : « l'écrivain moderne très connu », auquel le Saint-Père faisait allusion s'appelle Georges Bernanos, puisque les mots « Tout est grâce » figurent à l'avant-dernière phrase de son roman, *Journal d'un curé de campagne,* édité en 1936 par la Librairie Plon : « *Qu'est-ce que cela fait ? Tout est grâce. *»
74:122
Nous est-il permis, d'ajouter qu'on les rencontre aussi ailleurs ? -- et précisément *in fine* d'un autre livre, signé d'un autre « écrivain moderne très connu » ?
En 1949, à Paris, la maison d'éditions que Pierre Varillon venait de fonder sous l'enseigne « A la Girouette » a publié un certain recueil d'articles écrits et parus durant l'occupation allemande de la France. Il s'intitule *Inscriptions sur nos Ruines*. L'auteur en est Charles Maurras et la page pénultième, foliotée 87, porte exactement les trois mêmes mots, que nous soulignons en reproduisant ici le passage qui les encadre et les accompagne :
« *Les plus atroces barbaries tiennent le haut du ciel, et l'empire supérieur. Toutefois, les bontés circulent par en bas et des charités peuvent se faire jour. Leur sourire peut scintiller, quelque chose qui n'est que grâce* (*car* tout est grâce*, au fond*) *se faire jour en faveur du misérable peuple des hommes. Le fait qui s'est vu de tout temps doit se revoir du nôtre, et c'est peut-être pour cela que jamais nos anciens n'ont perdu l'espérance. *»
L'ouvrage étant composé de textes très antérieurs à l'époque de sa publication, il devient facile de retrouver l'origine du chapitre « La Figue-Palme » d'où sont extraites les lignes ci-dessus. En effet, il reproduit simplement l'article « Apologue sous un Figuier », inséré en tête de l'hebdomadaire *Candide* le 29 septembre 1943 et les trois mots s'y inscrivaient déjà, dans le bas de la quatrième et dernière colonne.
75:122
Dira-t-on que, de toute évidence, l'honneur de la formule, ou du moins de son remploi public, appartient en priorité au romancier de 1936 plutôt qu'au politique de 1943 et 1949 ? Ce n'est plus si sûr dès qu'on veut bien se souvenir comment le 6 janvier 1937, de la cellule de la prison de la Santé où il résidait alors, écrivant à Sa Sainteté le Pape Pie XI la lettre qui allait lui valoir, le 6 février suivant, la fameuse réponse autographe, en langue française et qui lui accordait « *une grande bénédiction *», Charles Maurras, dès la première phrase, professait : « *Tout est grâce dans la vie *».
Car il y a là plus qu'une banale rencontre, mais l'expression d'une idée familière, si constante et si ancienne qu'on la découvrirait aisément sous la même plume, en remontant... plus de quarante années en arrière.
Il s'agit cette fois d'un tout autre genre de pièce : une chronique « Du plagiat en littérature » suivie de notations relatives à « l'Académie » mais celles-ci se terminent par une identique déclaration « *Tout est grâce, tout est faveur imméritée, tout est bien de fortune... *»
Or, sait-on à quelle date cela fut imprimé ? Le 8 février 1896, dans la *Revue Encyclopédique.* Et se rappelle-t-on quelle fut la période pendant laquelle Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face composa son « journal », plus communément désigné de nos jours sous le nom d'*Histoire d'une Ame* ? La préface mise par l'Office Central de Lisieux à la réédition de 1953 situe cette rédaction entre 1895 et 1897.
Ainsi, quoique sur des objets différents, les méditations privées de la religieuse lexovienne et les réflexions publiques du critique parisien ne laissaient pas, *dans le même temps*, de se rejoindre sur l'essentiel de la philosophie chrétienne de l'existence, par de mystérieux cheminements. S'ignorant certes l'un l'autre, et ne pouvant que s'ignorer, la Sainte et le Héros s'élevaient côte à côte à la même pensée, comme pour préfigurer l'union future des esprits et des cœurs qui, un tiers de siècle plus tard, aboutirait à résoudre heureusement un long malentendu, quand les prières et les instances des sœurs en religion de Thérèse Martin obtinrent du Ciel la réconciliation du Saint-Siège et de l'Action Française, scellée le 10 juillet 1939 par Sa Sainteté le Pape Pie XII, pour premier acte solennel de son pontificat.
76:122
Mais comment en auraient jamais pu douter les disciples et les amis de Charles Maurras, eux qui si souvent, à l'issue d'agapes, où tel compagnon brandissait son verre « A la vérité », entendaient leur Maître, -- ce prétendu « prêcheur d'absolu », -- répondre en élevant à son tour la coupe : « A la grâce ! »
Roger Joseph.
77:122
### Une opinion sur l'Action française
par J'Abbé V.-A. Berto
A la lettre privée que je rends aujourd'hui publique, parce qu'elle peut être utile à d'autres qu'au destinataire, celui-ci n'a pu faire qu'une réponse abrégée : M. Lucien Thomas a été rappelé à Dieu peu de temps après. De cette réponse je détache quelques lignes : « Pour ce qui est des « dangers » que le Saint-Père pouvait discerner du côté de l'A. F., je vous fais pleine confiance. Je suis dépourvu de toute science théologique. Si, quant à moi, je n'ai rien vu de pernicieux, cela ne veut pas dire que des dangers n'existaient pas. Tout ce que je puis assurer, c'est qu'autour de moi, ni en moi-même, je n'ai, sur le plan pratique, fait aucune constatation péjorative. »
Contrairement à ce qu'il dit avec trop de modestie, M. Lucien Thomas n'était pas « dépourvu de toute science théologique ». Ce vétéran d'anciens combats était un chrétien très instruit. J'aime à rendre cet hommage à sa mémoire. Dans la lumière où il est entré, il sait maintenant mieux que moi ce qu'il peut y avoir de fondé dans mes observations sur l'important travail auquel il a employé ses dernières forces.
V.-A. B.
78:122
8 juin 1965.
MONSIEUR,
Avant de vous remercier de m'avoir envoyé votre livre, j'ai voulu prendre le temps de le lire ([^17]) ; il m'a si fort intéressé que ce n'a été l'affaire que de quatre jours, en dépit des quatre cents pages du texte et de mes occupations ordinaires. « Intéressé » est encore trop peu dire. Il m'a semblé que je revivais ces sombres, ces meurtrissantes années 1926-1939 où non seulement les catholiques qui, à un titre ou à un autre, appartenaient effectivement à l'Action Française, mais beaucoup d'autres à qui l'on voulait nuire en leur imputant faussement cette appartenance, ont si durement souffert. Et les derniers, d'une certaine manière, plus que les premiers, puisque, sans qu'ils fussent canoniquement atteints ni même visés par les censures, la meute des aboyeurs redoublait contre eux de clameurs, et les piétinait après les avoir jetés bas. Vous ne prononcez qu'en passant le nom de mon vénéré maître, le T.R.P. Henri Le Floch. Je fus pendant cinq ans son élève ; il m'admit ensuite à l'honneur de son amitié, et cette amitié n'a fini qu'avec sa vie -- encore que j'espère qu'il me la continue au Paradis. C'est un fait certain qu'il avait, comme le saint cardinal Billot, des sympathies pour l'Action Française ; c'est un fait non moins certain qu'il ne lui appartenait pas. Les sympathies suffirent pour qu'on lançât contre lui dans le public la monstrueuse, forgerie de documents recélés, cachés, -- cachés au Pape même et restitués aux archives du Saint-Office seulement sur l'injonction comminatoire de Pie XI. Je ne crois pas que le P. Le Floch ait jamais su qui était l'inventeur de cette perfidie ; pour moi je me demande encore comment il a pu se trouver deux évêques au moins, Mgr Gieure, de Bayonne et Mgr Durand, d'Oran, pour l'accueillir sans contrôle et la répandre avec tant de légèreté.
\*\*\*
79:122
Je vous ferai plaisir, me semble-t-il, en vous rapportant un propos de Maurras que je suis seul à avoir entendu, dans les circonstances que voici : Maurras et Maurice Pujo revenaient de Palerme où ils avaient assisté aux obsèques de Mgr le Duc d'Orléans. Je ne saurais préciser la date à un jour près, c'était en mars ou avril 1926 ; les deux voyageurs firent halte à Rome. Quelques-uns de mes confrères du Séminaire Pontifical Français s'inscrivirent à leur hôtel. Vous savez jusqu'où Maurras portait le souci de la politesse. Le soir même ou le lendemain, il vint au Séminaire, accompagné de Pujo, pendant notre récréation, et l'un de ceux auxquels il rendait leur visite m'offrit d'entrer avec lui au parloir. Je ne me le fis pas dire deux fois et j'assistai à l'entretien, témoin muet, assez embarrassé de mon personnage, mais fort heureux de connaître les visages de deux chefs politiques dont les noms étaient dans toutes les bouches pour la louange ou pour la vitupération.
Cet entretien était d'ailleurs difficile jusqu'à avoir son côté douloureux, puisqu'il fallait que Pujo, qui savait comment l'on pouvait surmonter la surdité de Maurras, répétât à celui-ci bouche contre tempe les phrases des interlocuteurs. Je n'ai aucun souvenir de ce qui fut dit. Quand la cloche sonna la fin de la récréation, nous nous levâmes pour reconduire au portail du Séminaire les illustres visiteurs. Je fermais la marche, ne demandant qu'à passer inaperçu, mais Maurras m'aperçut tout de même, au dernier moment, sur le seuil, et il revint de deux pas en arrière pour me serrer la main comme il venait de faire à mes confrères. Il n'avait rien à me dire, je lui étais tout à fait inconnu, et cependant tandis qu'il tenait ma main dans la sienne, il me dit ces mots que je fus seul à entendre, puisque je me tenais en retrait : « Qui est venu à Rome y revient. »
80:122
Rien ne serait plus plat qu'un pareil propos si on ne l'entendait que d'un voyage à refaire, et d'ailleurs je ne pouvais me méprendre à l'insistance avec laquelle Maurras articula les trois dernières syllabes. A l'opposé, rien ne serait plus étrange qu'un engagement de retour *spirituel* à Rome, énoncé devant un passant par un homme si jalousement réservé sur ses cheminements intérieurs. Au printemps de 1926, Maurras est encore à un quart de siècle de sa conversion. Non, point d'engagement ; mais peut-être, et presque certainement une espérance. C'est du moins l'explication que je me donnai sur-le-champ d'une phrase si surprenante, que rien ne me donnait lieu d'attendre, et que je recevais en pleine poitrine d'un homme auquel je ne pouvais imputer nulle banalité. Aujourd'hui encore, après trente-neuf ans, je demeure persuadé que Maurras, loin de s'être jamais complu dans l'agnosticisme, a toujours espéré qu'il se retrouverait un jour *super hanc Petram*, sur le Rocher romain, et que ce fut cette espérance qui affleura, lorsqu'avec son exquise politesse il chercha ce qu'en guise d'adieu il pourrait laisser à un séminariste inconnu.
Je ne pouvais rien répondre puisque je n'aurais pas été entendu. Je m'inclinai, nos mains se séparèrent, la porte se ferma. Je n'ai jamais revu Maurras, je ne lui ai jamais écrit, et je n'ai donc point reçu de lui-même confirmation du sens que je donnai alors et que je donne encore à son propos. Ce qui est certain et infiniment plus important, c'est que ce sens s'est trouvé confirmé par l'événement. Je ne sais pas si Maurras a jamais refait le voyage de Rome mais *il est revenu à Rome*.
\*\*\*
Je serais infini si maintenant j'entreprenais d'étudier l'explication que vous donnez de la décision prise par Pie XI d'obliger les catholiques à se retirer de l'Action Française. Je suis quant à moi très éloigné de penser que les considérations d'ordre politique aient eu sur l'esprit de Pie XI, l'importance que vous leur attribuez. J'admets volontiers que, Pie XI n'a pas mesuré (et comment eût-il pu le faire ?) de quelles désastreuses conséquences serait pour la France la destruction de l'Action Française.
81:122
Très probablement, il ne s'attendait pas à la détruire ni même à lui faire grand mal, car il la croyait composée principalement d'incroyants alors que les catholiques s'y trouvaient en immense majorité. Mais eût-il connu à une unité près l'exacte proportion des catholiques parmi les ligueurs, les Camelots du roi, les abonnés du journal etc. eût-il été assuré qu'en enjoignant aux catholiques de se retirer de l'Action Française, il portait à celle-ci un coup presque mortel, qu'il n'en aurait, pas moins lancé et maintenu ses décisions, non pour des raisons de politique religieuse, comme l'utilité présumée pour l'Église d'une puissante, « Mitteleuropa », mais pour des motifs d'ordre spécifiquement, directement et immédiatement religieux, Pie XI a cru sincèrement et profondément que la conscience des catholiques et la rectitude de leur jugement était en grave péril à l'Action Française, et d'autant plus qu'à l'Action Française l'éclatante supériorité de Maurras faisait de lui de plus en plus à la fois le chef de l'*action* politique et le docteur de l'*enseignement* politique. Pie XI pensait (ce n'était pas a priori invraisemblable, et on ne négligeait rien du côté libéral pour le lui faire penser) que les catholiques d'Action Française étaient exposés à recevoir un jour ou l'autre de ce chef incroyant des ordres inexécutables pour une conscience chrétienne. D'autre part, péril à ses yeux déjà présent et permanent, ces mêmes catholiques, les jours n'ayant pour eux comme pour tous que vingt-quatre heures, et les options entre les divers ordres d'activité étant pour eux comme pour tous inévitables, s'adonnant à l'action politique, s'enlevaient du temps et des forces pour l'action religieuse catholique. Pour le dire en passant, il était donc tout à fait inopérant aux yeux de Pie XI d'alléguer que le « politique d'abord » ne s'entendait pas dans l'ordre des valeurs, mais dans l'ordre d'exécution, comme on met le bœuf avant la charrue ; car Pie XI n'admettait pas le « politique d'abord », même *dans l'ordre d'exécution*, sous une forme aussi abrupte ;
82:122
et ayant dessein de constituer partout une Action catholique (avec la majuscule), il lui importait extrêmement qu'à cette « participation organisée des laïcs à l'apostolat de la Hiérarchie », fussent employés *d'abord* le temps et les forces que laisseraient aux catholiques de chaque pays leurs occupations familiales et professionnelles.
Enfin et sans doute par-dessus tout, Pie XI jugeait irrecevable la réduction de toute la science politique à n'être qu'une science empiriologique n'ayant avec la foi, la théologie et la morale catholique que des rapports extrinsèques, mais jouissant comme la physique ou la chimie d'une autonomie intrinsèque. Et il faut reconnaître qu'une telle conception est très contestable. Sans que je puisse entrer ici dans une démonstration, il ne me paraît pas niable qu'une science politique *intégrale* n'est pas tout entière empiriologique, et engage des conceptions de l'homme et de la cité qui ne sont pas les mêmes en climat chrétien et en climat non chrétien. Ainsi, plus on répétait au Saint-Père que l'on n'était ni ne voulait être qu'une « école politique », qui n'avait comme telle à être ni chrétienne ni non-chrétienne, non plus qu'une, « école médicale » ou une « école artistique » (sinon bien entendu en acceptant la régulation *extrinsèque* de la morale), plus, dis-je, on répétait cela au Saint Père, plus on le rebutait. Comme, hélas, on le rebuta bien plus encore lorsque, dans « les années sombres », on lui fit grief d'intervenir dans une matière purement temporelle et purement civique dans laquelle son magistère n'avait pas à s'exercer, ce qui était lui donner une leçon de compétence, inacceptable pour lui.
Le plus grand malheur a été que Pie XI ne se soit jamais expliqué doctrinalement. Ni son discours aux tertiaires franciscains, ni l'allocution consistoriale, ni, et encore bien moins, sa lettre au Cardinal de Bordeaux ne satisfont l'esprit.
83:122
Pendant les trois premiers mois de l'affaire, hormis l'affirmation répétée qu'il agissait pour des motifs uniquement religieux, il n'a rien dit de précis, d'éclairant, sur la nature de ces motifs. Après le « *non possumus *» à jamais déplorable de l'Action Française, il n'a plus songé qu'à se faire obéir et à foudroyer les désobéissants.
\*\*\*
Du côté de l'Action Française, qu'y avait-il à faire ? Il aurait fallu -- mais il est vain de récrire l'histoire -- que Maurras, puisqu'il ne se convertissait pas, puisqu'il voulait encore moins faire, la grimace de la conversion, laissât volontairement à un catholique la première place à l'Action Française, mais cela non plus il ne le voulait pas et ses amis catholiques ne le voulaient pas davantage. Ou bien *peut-être* que les catholiques royalistes, ou plutôt les royalistes catholiques, se constituassent en une formation distincte qui n'eût été liée à l'Action Française, que par des cartels temporaires et particuliers. Mais ceci non plus n'était guère praticable et le Saint-Siège n'en aurait pas plus accepté le projet qu'il n'accepta celui de constituer à l'intérieur de l'Action Française des groupes de catholiques pourvus d'aumôniers ([^18]). Quoi donc encore ? Je ne sais. Vous dites que l'Action Française a eu beaucoup de patience ; selon moi pas encore assez. Il fallait attendre, attendre, attendre jusqu'à l'éclaircissement qui aurait bien fini par venir. Certes, il ne manquait pas de gens, et jusqu'auprès du Saint-Père, qui avaient juré la mort de l'Action Française, mais que le Saint-Père, de sa personne, voulût aussi la mort de l'Action Française, ce n'est pas sûr du tout à je n'en crois rien.
84:122
Tout ce qui ressort de ses actes, c'est qu'il a voulu en retirer les catholiques, laissant l'Action Française devenir ce qu'elle pourrait sans eux, mesurant mal probablement, et plus probablement encore peu soucieux de mesurer la gravité du coup qu'elle recevait, convaincu d'ailleurs -- conviction dont il ne se départit jamais -- que le salut même temporel de la France n'était pas tellement lié à la prospérité de l'Action Française que des catholiques dussent se faire une obligation de conscience, sous peine d'incivisme et de trahison, de soutenir et de propager ce mouvement ([^19]).
\*\*\*
85:122
Une dernière réflexion me vient (votre livre m'en a suggéré mille, mais il faut finir). Il vous paraît incompréhensible que l'Action Française, adversaire constante, énergique, judicieuse du modernisme, ait pu être elle-même taxée de modernisme. Reportez-vous cependant à ce que j'ai dit plus haut sur une science politique *intégrale* qui pourrait se constituer exhaustivement sans aucune référence interne aux vérités chrétiennes.
86:122
C'était, au moins à première vue, dire de la politique ce que disaient les premiers modernistes de l'exégèse et de l'histoire biblique qu'ils voulaient faire passer pour des disciplines « indépendantes », dussent-elles aboutir à des conclusions inconciliables avec l'enseignement de l'Église. J'ai dit : à première vue, parce qu'il n'y a là qu'une analogie, que le cas de la politique comme science doit être étudié pour lui-même, et que le grand malheur encore une fois a été que le Saint-Siège n'ait pas fait alors un exposé doctrinal sur une question de cette importance. Il est vrai qu'il ne l'a pas fait non plus depuis, et que les fidèles en sont encore réduits là-dessus aux opinions des théologiens particuliers qui sont loin d'être unanimes.
\*\*\*
Je m'arrête ici puisque j'ai promis de m'arrêter. Ce que j'ai surtout voulu vous montrer et qui n'apparaît pas assez à mon humble avis dans votre livre, c'est que l'appartenance des catholiques à l'Action Française, notamment à « l'école politique » d'Action Française, n'était pas un allant-de-soi d'une évidente légitimité. Oui, les prétendus faits allégués contre elle n'étaient la plupart que de révoltantes forgeries. Jamais l'Action Française n'a eu dessein de rétablir l'esclavage ; jamais il n'y a été imprimé : « Défense à Dieu d'entrer, dans nos observatoires », jamais aucun dogme chrétien n'y a été mis en cause. Ces griefs ne valaient rien, et c'est encore pour moi un scandale et une énigme qu'ils aient été les seuls, ou peu s'en faut, qui aient été expressément articulés. Mais il y avait autre chose, quelque chose que Pic XI semble plutôt avoir senti d'intuition qu'éclairci discursivement, quelque chose qui, n'étant pas d'ordre *dogmati*que, n'en était pas moins d'ordre *religieux*, quelque chose qui concernait l'attitude intellectuelle des catholiques s'ils acceptaient telles quelles les synthèses même partielles de Maurras.
87:122
Pour prendre une comparaison, très imparfaite j'en conviens, les catholiques devaient recevoir Maurras comme saint Thomas d'Aquin a reçu Aristote, c'est-à-dire non seulement en le complétant et le couronnant par des rapports externes, mais en le redressant et corrigeant sur plusieurs points *au-dedans*. Les catholiques d'Action Française de l'époque, tout en affirmant avec force et avec une entière sincérité qu'ils complétaient et couronnaient la synthèse politique maurrassienne par l'acceptation intégrale du dogme catholique, n'ont jamais paru comprendre que ce n'était pas cela qui leur était demandé. Par une erreur inverse, ils se sont totalement mépris sur ce qui leur était demandé. En très grand nombre (et si je ne me trompe ç'a été votre cas), ils ont cru que le Pape voulait leur défendre de partager en matière politique concrète à l'égard des événements du jour les préférences de l'Action Française et de son Chef, comme si le Souverain Pontife eût voulu par exemple leur interdire de combattre le pacifisme de Briand ou de soutenir l'effort de Poincaré pour restaurer les finances ruinées par le cartel des gauches. Ce qui leur était demandé se situait dans l'entre-deux : plus que l'acceptation intégrale de la foi catholique ; moins, et beaucoup moins, que de se laisser dicter par le Saint-Siège leur attitude en « politique événementielle », comme on dit aujourd'hui.
Ainsi, cher Monsieur, à ce « témoignage sincère d'un vétéran » que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer, je réponds par l'appréciation non moins sincère d'un autre vétéran, non d'entre les adhérents à l'Action Française, mais d'entre ses amis, d'entre ceux qui ont compati avec elle, et qui est aussi, et par-dessus tout, un vétéran de la romanité.
Veuillez agréer, je vous prie, cher Monsieur, l'expression de mon reconnaissant respect.
V.-A. Berto.
88:122
#### Note complémentaire
Il me paraît que je ne me suis pas assez clairement expliqué dans les pages qui précèdent. Il n'y a pas eu de condamnation doctrinale de l'*Action française* comme il y en avait eu du Sillon en 1910, parce qu'il n'y avait pas matière. Soit comme mouvement, soit comme journal, l'*Action française* a toujours été très attentive à respecter intégralement la doctrine catholique, et non seulement quant aux vérités proprement révélées, mais quant à ce qu'on peut appeler la philosophie chrétienne et le droit chrétien tels qu'on les trouve exposés dans les documents pontificaux. Il y avait à l'Institut d'*Action française* une chaire du Syllabus et le thomisme y était en honneur. Le journal dans des polémiques sans nombre, a soutenu les droits de l'Église, les revendications des évêques et des catholiques de France, a combattu sans relâche les persécuteurs. Les ennemis de l'*Action française* ont essayé de faire croire à « l'hérésie d'Action française », au « schisme d'Action française » ; jamais ces énormités n'ont reçu du Saint-Siège l'ombre d'une confirmation. Les catholiques d'Action française étaient certainement irréprochables en doctrine.
Mais le « doctrinal » ne recouvre pas toute l'aire du « religieux ». Le même Pontife romain est dans l'Église le suprême Pasteur et le suprême Docteur, mais sa fonction pastorale est beaucoup plus étendue que sa fonction doctrinale. Il peut avoir à blâmer et à corriger chez ses fils autre chose que des erreurs doctrinales, comme par exemple une tournure d'esprit trop peu évangélique, un défaut de zèle apostolique, un engouement trop exclusif pour des objets purement temporels. A tout cela le Docteur suprême peut ne trouver rien à redire, mais le Pasteur suprême, peut trouver beaucoup à redire. Et je pense que c'est cette distinction du « doctrinal » et du « religieux » qui explique le mieux l'attitude de Pie XI.
89:122
En fait, les neuf dixièmes des adhérents catholiques de l'Action française n'étaient pas seulement de doctrine irréprochable, ils étaient des hommes « religieux », souvent parmi les meilleurs chrétiens de leur paroisse, parmi les plus fervents, parmi les plus zélés. Pie XI a cru que, pour établir en France « l'Action Catholique » telle qu'il la définissait : « une participation organisée des laïcs à l'apostolat de la Hiérarchie », il fallait au préalable retirer de l'Action française les catholiques qui y adhéraient -- alors même que cette adhésion se bornait le plus souvent au simple abonnement au journal. Tout au contraire, comme l'a noté Madiran, les catholiques dits « d'Action française » seraient entrés en masse dans « l'Action Catholique ». Il arrive que « les arbres cachent la forêt ». Pie XI a vu la lisière de la forêt : le journal, la Ligue, les Camelots, c'est-à-dire les éléments les plus actifs, les plus passionnés, les plus engagés dans l'action proprement politique ; et par un désastre supplémentaire dans cette désastreuse affaire, on n'est pas parvenu à lui faire voir la forêt, la piétaille d'Action française, monarchiste certes, mais par-dessus tout catholique, non seulement de doctrine, mais d'action quotidienne, et, dans cette action quotidienne, beaucoup plus catholique que royaliste. Car cette piétaille n'avait pas tous les jours l'occasion de s'adonner à l'action monarchiste, mais elle avait tous les jours et ne laissait guère échapper l'occasion de s'adonner à l'action catholique, dans les œuvres de piété, dans les œuvres charitables, dans les œuvres sociales. De ce dévouement même, des ennemis (et non le Saint-Siège) lui firent un crime : c'était « mettre la religion au service de la politique ». Mais cela, c'était la calomnie toute pure, la calomnie la plus noire, non seulement la plus gratuite, mais la plus honteusement contraire aux faits les plus assurés. Il eût été infiniment plus juste de dire que la foule des adhérents « moyens » de l'Action française, mettait la politique au service de la religion ; car si son option politique avait d'abord, comme il va de soi, une raison politique, le bien de la patrie qu'elle voyait, selon une liberté qui lui a toujours été explicitement reconnue, dans la restauration monarchique, cette option, pour un très grand nombre, avait aussi une raison religieuse -- on travaillait au rétablissement de la monarchie, parce qu'on en espérait la fin du laïcisme étatique qui sous le mythe menteur de la neutralité, assassinait le christianisme chez les humbles, les pauvres et les petits du simple peuple de France. Cet espoir était chimérique ? Tant qu'on voudra.
90:122
Chimérique on non, il était un motif *religieux* d'action politique, très puissant chez les catholiques dits d'*Action française*, principal même dans un grand nombre, irréductiblement incompatible dans une même conscience avec la perverse volonté de « mettre la religion eu service de la politique ».
Mais, à l'inverse, ne plaçaient-ils pas trop exclusivement leurs espoirs d'une amélioration religieuse dans le « préalable » d'une restauration politique ? Ce reproche, du moins, pouvait paraître fondé, il semble bien que Pie XI l'ait tenu pour fondé, et mérité en gros, quoique à des degrés divers, par l'ensemble des catholiques adhérents à l'Action française :
a\) le Pape pouvait trouver circonstanciellement inopportun, pour le bien même de la religion, que des catholiques donnassent une motivation religieuse, même accessoire, à une action politique ;
b\) il pouvait trouver mauvais dans l'en-soi, mauvais en principe, que des catholiques donnassent une motivation *religieuse* à un type d'action politique visant le renversement du régime établi, et le cas échéant, par un coup de force (« *Si le coup de force est possible... *» est le titre d'un opuscule de Maurras), alors que selon la théologie catholique l'unique motivation même politique qui rende licite aux citoyens, chrétiens ou non, un pareil type d'action est le caractère évidemment tyrannique du régime établi avec l'espoir fondé d'une amélioration ([^20])
91:122
c\) plus généralement encore il pouvait juger nécessaire de rappeler qu'une amélioration religieuse ne peut avoir pour cause propre (sous la grâce divine bien entendu) qu'une action *religieuse*, et qu'une action politique ne peut jamais, à mettre les choses au mieux, que procurer des conditions favorables, mais extrinsèques, à une amélioration religieuse :
d\) il pouvait craindre que le célèbre mot d'ordre : « Politique d'abord », inlassablement répété et inculqué par le journal, les tracts, les conférences, ne conduisît les « catholiques d'Action française » à employer leurs forces, leur temps, leur argent, uniquement à l'action politique, au point qu'il ne leur restât plus ni argent, ni temps, ni forces, pour l'action religieuse proprement dite ; c'est un point que j'ai touché dans le corps de la lettre précédente, et j'ai dit aussi plus haut qu'en fait ce danger n'existait guère pour la masse des « catholiques d'*Action française *»*,* qui au contraire étaient en très grand nombre engagés dans les œuvres d'action proprement religieuse ;
e\) enfin, et c'est aussi un point dont j'ai parlé, « la vérité du jugement pratique se mesure sur la conformité de celui-ci à la rectitude du vouloir ». Une volonté qui n'est pas aussi fixement orientée que le permet la faiblesse humaine vers la fin dernière est sujette à mal choisir ses fins prochaines, et quand cette volonté est celle d'un chef passionnément écouté, les mauvais choix qu'elle pourra faire entraîneront ceux qui le suivent. Il n'est pas suffisant de répondre qu'un incroyant dont le vouloir est mal orienté par rapport à la fin dernière, demeure aussi capable qu'un croyant de discerner et de poursuivre des fins prochaines honnêtes. Dans des matières d'ordre purement naturel, comme la biologie ou l'astronomie, oui ; dans une matière qui engage à tout moment le jugement moral, comme la politique, non, le danger n'est pas niable que des chrétiens puissent se trouver amenés, sous un chef incroyant, à des attitudes inacceptables pour la conscience chrétienne. Les « catholiques d'Action française » étaient persuadés que cela n'arriverait jamais ; Pie XI ne partageait pas cette persuasion.
92:122
Voilà donc cinq motivations *religieuses* quoique non « doctrinales » qui ont pu les unes ou les autres, ou toutes à la fois, déterminer la décision de Pie XI. Il est possible qu'il y en ait eu d'autres. Je l'ai déjà dit, le Pape ne s'en est jamais expliqué : mais à relire après quarante ans les trois actes pontificaux où il a en vue -- sans les nommer -- les « catholiques d'Action française » on ne voit que trop combien sa pensée demeurait enveloppée et obscure, et que seule sa volonté était claire. Pour moi qui ai « vécu » ces événements, je ne suis pas plus sûr aujourd'hui qu'alors que la « reconstruction » que j'ai proposée plus haut des motivations de Pie XI soit correcte. Elle doit approcher de la vérité en un point ou un autre, et elle a au moins l'avantage de montrer que Pie XI pouvait avoir, selon son affirmation réitérée, des motifs *religieux* de vouloir que les catholiques se retirassent de l'*Action française*, même si celle-ci n'offrait pas matière à une condamnation *doctrinale.*
Les polémiques qui ont rempli l'affaire n'ont rien éclairci, ont plutôt achevé de tout embrouiller. Il n'y avait guère en France d'adversaires déclarés de l'Action française que ce qu'on appelait encore (le terme a vieilli depuis) les « catholiques libéraux ». Pie XI, qui n'avait rien d'un « libéral », avait *probablement* (ici aussi je conjecture) compté pour soutenir ses décisions sur une sorte de « troisième force » ; il fut vite détrompé et déçu. Une fois expulsés de tous les « postes-clefs » les adhérents ou les amis même tièdes de l'Action française, il ne restait plus que des « libéraux » pour remplir ces postés. Ils ne manquèrent pas l'occasion, Le Pontife ne s'était pas attendu à de pareils auxiliaires ; il s'abstint de leur donner sa caution, jusqu'au jour où, comme il était inévitable, il dut marquer son désaveu, après que ces catholiques eurent pris sur la guerre d'Espagne une position contraire à celle que lui-même avait publiquement prise. Depuis plusieurs années déjà, il avait beaucoup adouci sa sévérité, sans toutefois lever les sanctions de for externe. On lui prête d'avoir dit qu'il laissait à son successeur le soin de mettre fin à l'affaire. Effectivement, quelques mois après son exaltation Pie XII leva les sanctions.
L' « affaire d'*Action française* » était finie. Les conséquences, elles, durent encore.
V.-A. B.
93:122
### Le défenseur de la foi
par Henri Rambaud
UN DES ÉLOGES LES PLUS SURPRENANTS qui aient été faits de Maurras est certainement le mot de saint Pie X à Camille Bellaigue dans les derniers jours de 1914. Comme celui-ci, raconte Maurras, implorait du Saint-Père que sa bonté daignât bénir l'écrivain dont six mois auparavant il avait enfermé la condamnation dans ses tiroirs :
-- *Notre bénédiction !* s'écria le Pape. *Mais toutes nos bénédictions ! Et dites-lui qu'il est un beau défenseur de la foi*.
« Défenseur de l'Église » se fût aisément compris mais c'est bien *della fede* qu'avait dit le pontife ([^21]). Maurras le premier s'étonna.
94:122
Les saints voient loin. Un demi-siècle a passé sur ce jugement et, s'il reste paradoxal qu'ait pu être mis au rang des défenseurs de la foi un homme qui s'en était détaché dès l'adolescence et qui, de plus, sera bientôt douze années durant en conflit violent avec Rome pour ne rallier la communion des fidèles qu'aux dernières heures de sa longue et puissante vie, la vérité de ce paradoxe nous est beaucoup plus facilement perceptible depuis que le péril que saint Pie X avait vu poindre et franchement, résolument combattu, qu'il avait réussi à juguler pour un temps, est devenu l'immense entreprise de subversion qui ravage aujourd'hui l'Église... Car de quel côté, dans la présente division des chrétiens, se situent les esprits que Maurras a contribué à former ? Vous en chercheriez vainement parmi les promoteurs de ces nouveautés qui, sous couleur de rendre notre foi plus accessible et plus pure, substituent le culte de l'Homme au culte de Dieu fait homme, cependant que, dans le camp adverse, nous ne sommes pas si peu nombreux, sans que la politique y entre pour rien, à nous reconnaître ses débiteurs, quoique très inégalement. Il faut bien que l'action de cet incroyant n'ait pas été si nocive pour les croyances elles-mêmes qu'il ne partageait pas et tendît plus ordinairement à en préserver l'intégrité qu'à en ruiner le principe.
95:122
Tel étant le fait, je voudrais essayer d'en démêler les raisons en retraçant à grands traits les étapes du cheminement religieux de Maurras. Car ce n'est certes pas à toutes les époques de sa vie qu'il a défendu notre foi. Mais le chemin même qu'il a suivi est riche de leçons, et très précisément, peut-être, pour notre temps.
#### La perte de la foi
Élevé dans le catholicisme, il avait cessé de croire autour de sa quinzième année sous le coup d'une épreuve à la mesure de ses dons. L'enfant était précoce et vif, s'émerveillant de tout comme d'une fête, et, très tôt, s'était montré d'intelligence extraordinairement ouverte, lisant immensément et pensant, raisonnant, ratiocinant plus encore : à la suite de conférences sur Lamennais qui faisaient courir tout Aix, ne s'était-il jeté dès sa douzième ou treizième année sur les *Paroles d'un croyant !* Lecture, soit dit par parenthèse, qui ne sera pas sans conséquences : passons sur le « coup de foudre » de la « théocratie révolutionnaire » qui le fit, quelque trois ou quatre ans, croire dur comme fer à la méchanceté essentielle des puissants dont ne manquerait pas de triompher un jour ou l'autre et pour toujours la sainteté des révoltes populaires ([^22]), il est excusable de bêtifier à cet âge, mais il payera cher plus tard d'avoir reçu la prédication de l'Évangile de l'éloquence de Lamennais. Or, soudain, à quatorze ans, pendant la dictée d'une version latine, les sons ne lui parvinrent plus et, le lendemain, appelé au tableau, de même avec des chiffres. Il fallut promptement se rendre à l'évidence : l'ouie était irrémédiablement gâtée. Adieu la carrière de voyages et de batailles sur mer dont rêvait l'adolescent, adieu toute carrière : partie perdue d'entrée de jeu, il marcherait jusqu'au soir au milieu des décombres de ses ambitions.
96:122
Tel qu'était le jeune Maurras, altéré déjà de comprendre autant que prompt à s'emporter contre ce qu'il ne comprenait pas, il était inévitable qu'un aussi total effondrement de tout ce qu'il attendait de la vie le conduisît à une remise en question non moins totale des suprêmes réponses, et l'on ne peut s'étonner que, sans grand recours semble-t-il, à la piété, l'interrogation ait mal fini ([^23]). Il s'y heurta d'abord à Pascal -- « le funeste Pascal », dira l'homme mûr -- connu dès l'extrême jeunesse par quelques lignes trouvées dans un recueil de « Morceaux choisis », puis à un aperçu de la philosophie de Kant, lequel, une fois étudié directement, le déçut et l'irrita, mais dont « la façon de penser ne laissa pas de l'influencer » ([^24]). Argumentation du pyrrhonisme chez l'un et criticisme de l'autre se conjuguant ainsi pour lui fermer la métaphysique, de son côté sur le plan de l'histoire, Renan, lu dès le collège ([^25]), ruina le témoignage des Évangiles. Au surplus, l'esprit n'était pas seul tenté : il y avait l'amertume d'une vie manquée, il y avait la chair aussi : non que l'appétit du plaisir ait fait rejeter la foi pour s'affranchir de la règle des mœurs ([^26]), mais parce que le péché obscurcit les lumières de l'âme.
97:122
Tout se liguait contre le malheureux enfant. La surdité l'exilait de l'amitié des vivants ; et maintenant après la terre le ciel aussi se dérobait. Sa force intérieure intacte, avec même vigueur dans l'esprit, même générosité dans le cœur, l'infirmité de ses oreilles le condamnait à rester jusqu'à sa mort à l'état d'épave éternellement inutile dans un monde inintelligible. Il en fut précipité, le premier été, dans une telle extrémité de désespoir et d'insurrection qu'il ne saura plus tard l'exprimer que par le plus farouche des non opposé à tout, évidences mathématiques comprises ([^27]). Il ne désirait même plus guérir : il était « un fruit desséché, noué pour toujours » ([^28]). « Un *à quoi bon ?* réglait le compte universel des personnes, des choses et des idées. C'était le néant même, senti et vécu. » ([^29])
Il fut tiré de l'abîme par le génie d'éducateur du futur Mgr Penon, qui, sans perdre sa peine à « catéchiser » tête si fertile à la réplique, voulut du moins la civiliser par le spectacle des œuvres qui « s'imposent à l'admiration, à l'amitié et à l'amour par un ascendant souverain » ([^30]) : devant le beau, l'infatigable raisonneur était sans défense. Ce premier facteur de discipline introduit dans cette âme désordonnée, en même temps se réveilla le patriotisme de l'enfant si tant est qu'il se fût assoupi. Passion littéraire et passion politique, avec ces « deux accès à la vie » ([^31]), le cachot de l'emmuré s'entrouvrait. Mais la foi resta perdue.
#### La recherche philosophique
Maurras arrivait à Paris le 2 décembre 1885, à dix-sept ans. Jusque vers 1891, le plus gros de son travail et de sa méditation sera consacré à la poursuite passionnée de la vérité première et dernière par l'étude des philosophies.
98:122
Il n'en retirera d'autre fruit que la certitude de n'en avoir aucune sur ce qui plus que tout importe. « Je n'ai pas trouvé ce que je cherchais, déclarera-t-il franchement en 1913, (...) En esthétique, en politique, j'ai connu la joie de saisir dans leur haute évidence des idées-mères ; en philosophie pure, non. » ([^32]) Mais on ne voit pas qu'il ait jamais conclu de son échec que l'homme soit radicalement incapable d'atteindre les vérités suprêmes : modestie qui mérite d'être soulignée, son impuissance personnelle ne prouve pas à sa raison que des esprits plus pénétrants que le sien ou plus favorisés du ciel soient dans l'illusion en croyant les détenir.
Deux philosophies toutefois ont obtenu sa considération, sur des plans différents, sans qu'il donne son adhésion à l'une ni à l'autre. La première est le thomisme, auquel il rend un profond hommage pour l' « honnêteté » de son « invariable refus de réduire le tout à l'Un » : « forme et matière, acte et puissance, dieu et monde, son constant résidu de dualités » peut bien le désespérer, du moins s'y retrouve-t-il « en paix avec lui-même et en règle avec la pensée ». « La difficulté du problème n'y était point masquée de rhétorique ou de mystique, d'enthousiasme ou de piété, si enthousiaste et pieuse que fût par ailleurs cette philosophie angélique ; tout y était à sa place, rigueur et netteté qui faisaient honneur à la tradition la plus belle du genre humain. » Cependant « n'étant sûr de rien », il ne peut qu'inscrire « un grand point d'interrogation, de curiosité et de doute au bord de cette voie », sans oser s'y engager ([^33]). A l'autre extrémité de l'horizon philosophique, il a la plus vive admiration du positivisme pour le génie de la synthèse que montre sa classification des sciences, « un des chefs-d'œuvre de l'esprit humain » ([^34]), et pour sa volonté d'organiser rationnellement la société, et nombre de ses vues viendront d'Auguste Comte. Mais là non plus, pas d'adhésion : il ne peut se rallier au « dogme central » du positivisme, la loi des trois états ne lui paraît pas démontrée ([^35]).
99:122
De quelque côté qu'il se tournât, l'absolu lui échappait : ici, une métaphysique qu'il juge correcte, mais qu'il ne peut habiter ; là, une sociologie qu'il tient pour féconde, mais c'est à la critique de la métaphysique qui l'accompagne qu'il ne peut souscrire. De guerre lasse, il relégua la recherche philosophique à l'arrière-plan de ses soucis, assez occupé de travaux et de divertissements pour être sauvé de l'angoisse métaphysique ; mais profondément il continuera d'être « obsédé du problème de l'Unité et de son corollaire, le problème du Mal » ([^36]), et l'heure des combats venue, dédiera chacune de ses trois grandes batailles, d'homme de pensée, d'homme politique et de poète ([^37]) à l'énigme de cet univers où tant de mal se mêle à tant de bien qu'il induit à en concevoir le principe comme le passant infiniment en bonté comme en malice : *Optumo Sive Pessumo Pejori Tamen Et Meliori Utrique Nefundo Numini Vel Monstro Sacrum*. Antinomie si rude que d'évidence, elle n'est qu'une interrogation, et « non la solution, mais la position du problème » ([^38]).
#### Le Maurras du "Chemin de Paradis"...
Essayons maintenant de prendre une vue du Maurras de la période qui s'étend de ses premiers articles de la *Revue encyclopédique Larousse* et de *la Gazette de France* (janvier et février 1892) à son engagement définitif dans la mêlée politique (septembre 1898), soit de sa vingt-quatrième à sa trentième année.
100:122
Période capitale dans la formation de sa pensée, qui, dès 1894, aboutit à la « doctrine » ([^39]), le terme est de lui, professée par *le Chemin de Paradis* et peu après complétée, précisée, aggravée aussi par *Anthinéa* dont les quatre cinquièmes sont des années 1896, 97 et 98, si le volume n'a paru qu'à la fin de 1901 ([^40]). Mais le cas des deux ouvrages est distinct.
Réduite à l'essentiel, la doctrine du *Chemin de Paradis* n'avait rien d'hostile au christianisme, si l'outrance du langage -- c'était la marque de la jeunesse -- et certaine ambiguïté du vocabulaire pouvaient égarer. L'inimitable arrogance d'un ton visiblement inspiré de ce que Baudelaire appelait « le plaisir aristocratique de déplaire » n'empêchait en effet nullement la thèse que le corps du volume cachait sous la brillante lumière de la fable, mais qu'exposait clairement la préface, d'être en son fond beaucoup plus proche d'un rappel à l'esprit de mesure que des turgescences de l'orgueil ou des fureurs de la sensualité. Elle ne faisait, après tout, que dénoncer les périls inverses de la *libido sentiendi* et de la *superbia vitæ*, l'idée maîtresse de l'ouvrage étant que le « désir d'élever toute vie humaine au paroxysme » ([^41]) est chose insensée et qu'il faut au contraire remettre en honneur, comme la seule convenable à l'homme ([^42]), « la belle notion du fini », parce qu'au-delà de leurs justes limites les plus belles réalités se dissocient. Et le jeune auteur de s'expliquer :
101:122
-- Prenez garde, disait-il en substance si vous faites de votre plaisir votre unique étoile, la recherche incessante des frissons de la chair ou des transports de l'âme épuisera votre faculté de sentir et d'aimer ; mais inversement, si vous vous jetez à corps perdu dans les théories et les systèmes sans rien accorder au plaisir, l'inhumanité de votre science ne stérilisera pas moins dangereusement votre effort et lui fera manquer son objet. Le véritable art de vivre est de ne se laisser captiver ni par les Religions (on voit maintenant dans quel sens le mot était pris) ni par les Voluptés, mais « de concilier, de combiner dans nos cœurs le démon religieux et le voluptueux » ([^43]) de façon à les tempérer l'un par l'autre en alliant les vertus et les délices sans excès de mollesse ni d'austérité.
102:122
Accordons qu'il est assez naturel qu'à plus d'un pareille définition de la « vie excellente » ([^44]) ait paru l'impie prétention de marier en soi le Ciel et l'Enfer, le premier des « trois modèles » donnés à la fin de l'ouvrage comme des types d' « intérieures *Harmonies *» ([^45])*, la Bonne Mort*, n'invitait que trop à l'interprétation. Il suffit pourtant de s'interroger sur l'intime origine du conseil pour trouver dans ce partage entre les Religions et les Voluptés moins de diablerie que de résolution de maîtrise de soi, la source en étant manifestement dans l'étonnante richesse de la nature de Maurras, qui l'écartelait, pour ainsi dire, entre l'appel de l'éternel et celui de l'éphémère : car, d'une part, à défaut de cet absolu qui, dans la ruine de la foi et l'incertitude des philosophies, lui échappe, du moins voudrait-il saisir autant qu'il se peut l'universel de l'être par la connaissance des lois qui président à l'ordonnance des choses, tant il lui paraît indigne d'un esprit de ne pas s'élever de ce qui change à ce qui demeure, mais, dans le même temps que son regard reste invinciblement fixé sur la sphère supérieure des essences, tout le sollicite, tout l'amuse, en véritable poète, sans qu'il dédaigne de s'enchanter du charme de l'heure et de mêler à ses gravités les futilités les plus imprévues. Il s'avertissait simplement de la nécessité de la règle et du frein, dans l'un et l'autre sens, pour le garder non seulement du péril de céder sans retenue au « premier mouvement de son cœur », qui fut toujours de « bondir à la volupté » ([^46]), mais aussi du risque de se raidir et de se dessécher par trop de confiance dans le pouvoir de son intelligence et de sa volonté, quand il n'y a que le gracieux sourire des Muses qui détienne le secret d'engendrer de la vie.
103:122
Jusque là, il n'y a donc pas à pousser les hauts cris. Assurément la thèse soutenue ignore le christianisme. Elle serait même bien insuffisante à fonder seulement une morale et ce n'est sans doute pas sans s'amuser de l'hyperbole que Maurras avait qualifié son ouvrage de « traité presque complet de la conduite de la vie » ([^47]) : il n'y allait pas au-delà d'une éthique tirée de l'esthétique, seule lumière qui lui restât pour éclairer sa route. Mais du moins cette éthique n'est-elle antichrétienne ni d'intention ni de fait la poursuite de sa fin dernière ne faisant pas obligation à un chrétien de fuir tous les plaisirs, mais seulement ceux-là qui l'en détourneraient, et, davantage, étant chose éminemment souhaitable, pour lui aussi, de joindre le plaisir au devoir, dans le même sentiment qu'un fils aimant ne témoigne pas sa reconnaissance à son père en boudant ses présents. Mais il y avait le « venin » du *Magnificat*, il *y* avait « les quatre juifs obscurs », paroles sans conteste offensantes pour un chrétien.
Il est nécessaire, pour se faire une idée juste des torts de Maurras, de se replacer dans l'atmosphère du temps, bien oubliée aujourd'hui, où l'on prend inévitablement pour attaque contre le christianisme même des vivacités qui visaient proprement le néo-christianisme qui sévissait alors un peu partout, notamment autour de l'*Union pour l'action morale* ([^48]) et que Maurras suivait avec beaucoup d'attention ([^49]). Je ne dis pas que l'observation suffise à blanchir, les distinctions nécessaires n'étaient pas faites, ou l'étaient mal ; mais l'intention d'offense à l'endroit du christianisme catholique disparaît.
104:122
Le fait est que, par ce qu'il était d'abord et ensuite par ce qu'il n'était pas, le néo-christianisme de ces années-là, première percée du modernisme, avait tout pour exaspérer l'incroyant de formation classique et catholique qu'était le Maurras de la vingt-cinquième année. Son intelligence ne pouvait admettre que, par souci de christianisme intérieur, les dispositions de notre cœur pussent dispenser des certitudes de l'esprit, la sensibilité « laissée à l'état pur, expliquait-il, étant un mobile incontestable d'anarchie » ([^50]), et son amour de l'ordre, poussé jusqu'à la passion, n'éprouvait pas, moins de répulsion pour l'inspiration égalitaire et démocratique des nouveaux réformateurs : comme si tout ordre n'impliquait pas des inégalités ! Mais il leur en voulait aussi de leur éloignement pour cet extérieur du catholicisme, rites et institutions, qu'en dépit de son incroyance il continuait d'aimer comme un des trésors de notre tradition. Ce n'était pas qu'il fût ignorant au point de ne pas savoir que la religion catholique demande davantage, de ses fidèles, et aussi bien ne se targuait-il pas d'en être ; mais, à défaut de pouvoir apporter au catholicisme son adhésion, du moins se félicitait-il d'y être né et le choquait-il qu'on s'en prit à lui, parce que, vrai ou faux, il ne savait,
105:122
le catholicisme est en tout cas « notre religion nationale », en ce sens que chacun restant libre, parvenu à l'âge d'homme, de penser et d'agir à sa guise, le fait, pour la plupart des Français, d'avoir été baptisés, fait leur première communion, de s'être mariés à l'Église et de s'y faire enterrer, institue entre eux une communauté de mœurs et de sentiments hors de laquelle les gens nous paraissent des étrangers ([^51]).
Le Maurras de l'époque du Chemin de Paradis était ainsi partagé entre deux tendances. A l'égard de l'inspiration chrétienne et biblique, sa défiance est parfaitement positive, due, pour une part, à ce qu'il la voit produire dans le néo-christianisme, pour une autre part aux souvenirs de son exaltation mennaisienne de la treizième année, pour une troisième à son aversion du génie sémitique. Mais, d'un autre côté, il constate que, dans le catholicisme, cette inspiration ne produit pas de dégâts, et l'existence de l'Église étant ce qui distingue le catholicisme des autres confessions chrétiennes, c'est nécessairement à elle qu'il attribue que dans le catholicisme le christianisme soit pleinement acceptable. « Si l'esprit chrétien fut, dans les origines, un ferment très vif d'anarchie, écrivait-il à la fin de janvier 1894, personne ne conteste qu'il se puisse plier à de belles combinaisons avec les idées de discipline et d'autorité, puisqu'il si y est plié, en effet, pour la formation du catholicisme. » ([^52]) D'où il concluait que « nos chrétiens et néo-chrétiens sont des types de consciences inachevées et transitoires, qui aspirent à quelque état analogue à celui des fidèles de la religion catholique ou des adeptes de la religion positive » ([^53]). C'est-à-dire que, pour aboutir à « une discipline mieux ordonnée », il voyait deux solutions, la positiviste ou la catholique : ou bien d'éliminer totalement l'élément chrétien, qui, de soi, est facteur d'anarchie, ou bien de le plier aux règles et aux dogmes de l'Église.
106:122
Il est particulièrement remarquable qu'entre les deux solutions, Maurras ne choisissait pas. Il semblait même avoir plus de sympathie pour la seconde.
Cette façon de s'exprimer ne témoignait en tout cas d'aucune agressivité. Mais, cinq mois plus tard, quand Maurras composera la préface du *Chemin de Paradis,* désireux que son premier livre frappe un grand coup, il ne voudra pas seulement que les pages liminaires en brillent d'une grâce et d'une sévérité sans commune mesure avec les improvisations que son incroyable facilité lui fait prodiguer aux journaux et revues, mais encore qu'en un temps où Barrés donnait si joliment l'exemple de l'irrespect, y éclate son mépris des « oies protestantes et néo-chrétiennes » ([^54]). Pourquoi ménagerait-il les dissidents, du moment que l'Église, la seule Église, l'Église romaine, avec tout ce qui la constitue, sera expressément exceptée ? Pourquoi s'offenserait-elle, s'il prend le soin d'en mettre à l'abri le Jésus du catholicisme, qu'il couvrit de brocards « le bizarre Jésus romantique et saint-simonien de mil huit cent quarante » ? « Je connais peu ce personnage et je ne l'aime pas, écrivit-il donc de la plus insolente de ses plumes. Je ne connais d'autre Jésus que celui de notre tradition catholique, le souverain Jupiter qui fut sur terre pour nous crucifié. » ([^55])
107:122
L'exception est donc formellement faite. Elle ne peut cependant suffire à contenter. Il est bien vrai que du Jésus catholique il n'était dit aucun mal, mais c'est d'abord qu'il n'en était rien dit et que, loin de le connaître, l'impertinent auteur l'ignorait et voulait l'ignorer ; de sorte qu'on pouvait se demander si les flèches dont il perçait le faux Jésus de la Réforme et de la Révolution, à travers lui n'atteignaient pas le vrai, la phrase suivante, comme chacun sait, étant celle-ci : « Je ne quitterai pas ce cortège savant des Pères, des Conciles, des Papes et de tous les grands hommes de l'élite moderne pour me fier aux évangiles de quatre Juifs obscurs. » ([^56]) Ce n'était pas que Maurras eût tort de ne pas vouloir quitter ce savant cortège ; mais c'est qu'il le quittait en effet en dissociant l'enseignement de l'Église des livres qui le fondent, ce fondement lui-même faisant partie essentielle de son enseignement. Comme si l'Église n'était pas la première à se fier aux Évangiles et que le tort du libre examen fût d'accorder trop de crédit aux textes sacrés ! Non pas ; mais de trop se fier à soi pour le bien entendre.
Maurras versait donc lui aussi dans l'erreur des novateurs, quoiqu'il en tirât des conclusions contraires. On a fait un sort à la phrase qui inscrit au nombre des « honneurs philosophiques de l'Église d'avoir mis aux versets du Magnificat une musique qui en atténue le venin » ([^57]).
108:122
Il l'avait parfaitement mérité, ce « venin » impliquant du *Deposuit potentes de sede* une interprétation qui ne se distingue en rien de celle que sa jeunesse avait lue dans Lamennais non plus que de celle qu'en donnera bientôt Marc Sangnier en faisant de ce verset une prédication de la démocratie et de la révolution. La différence est que Lamennais et Sangnier déplorent que l'Église se refuse à mettre en pratique l'Évangile, tandis que Maurras l'en complimente ; mais son exégèse n'est pas moins fautive que la leur, étant identique, tort aggravé par Maurras d'un ton injurieux pour l'Évangile, s'il a en revanche l'avantage d'une pensée plus conforme à celle de l'Église sur les nécessaires inégalités de la société ([^58]).
Que si maintenant l'on se demande quelles amorces, sous un langage qui se veut provocant et qu'il faut entendre comme tel, ce premier Maurras présentait de celui qui méritera d'être qualifié par saint Pie X de « beau défenseur de la foi », il faut bien avouer que le butin est mince. Il n'est pas cependant absolument nul, mais il se borne à peu près à un certain attachement à l'extérieur, d'une Église dont l'âme lui échappe totalement. Ne lui reprochons pas de ne pas en entrevoir le mystère, chose inévitable de la part de qui ne croit pas à la divinité de Jésus-Christ ; mais de son esprit même, il ne comprend que fort peu.
109:122
Il faut cependant porter à son actif son opposition aux adeptes du néo-christianisme et l'invitation qu'il leur adresse, s'ils tiennent à rester chrétiens, de conclure, comme Bourget, de ce « christianisme intérieur » à la discipline des « fidèles de la religion catholique ». Il voit nettement la nécessité d'un enseignement qui définisse ce qu'il faut croire et fournisse une règle de vie, sans permettre à chacun de se faire, comme disait l'Anglaise, « son petit religion à soi » ; mais ne paraît pas juger très grave qu'on ne s'y plie pas, ne s'y pliant pas lui-même, pourvu qu'on ait la franchise d'en convenir et de ne pas « pallier d'exégèse son anarchisme ou son péché » ([^59]).
Quant à ses raisons positives d'aimer l'Église, elles ne vont pas encore bien loin. Il a une trop profonde horreur de l'anarchisme pour être insensible au bienfait de son action, mais, à cette date, cette action bienfaisante, sur laquelle il insistera tant plus tard, n'est pas le premier motif de sa sympathie : c'est plutôt sa beauté, l'harmonieuse ordonnance de sa doctrine et de ses institutions si heureusement calculées pour retenir les humeurs d'un chacun de verser au caprice ([^60]). Et plus encore il aime le catholicisme par tradition, parce qu'il y est né et que l'amour des petits, qui est un des traits marqués de sa nature, l'accorde à cette religion des simples, qu'il a trouvée à son berceau, et qu'il rougirait d'offenser, qu'il ne souffre pas que les pédants méprisent.
110:122
Rien de plus révélateur sur ce point que cette fameuse *Bonne Mort* que, sur la demande unanime de ses amis catholiques et pour faire plaisir à sa mère ([^61]). Maurras, sans conviction, se résigna à sacrifier, mais à laquelle il tenait, la rééditant pour les bibliophiles ([^62]) et jusque dans *Le Mont de Saturne* en prenant la défense. Le fait est que l'impertinence de la fable passait les bornes : incapable de résister au démon de la luxure, mais sachant que quiconque mourra revête du petit scapulaire de Notre-Dame du Carmel sera préservé des flammes éternelles, -- *in quo quis moriens æternum non patielur incendium*, -- pour ne pas risquer d'être surpris sans ce talisman par Celui qui vient comme un voleur, le jeune Octave n'imagine-t-il d'aller au-devant de la rencontre et, non sans souhaiter « de commettre quelques péchés encore » ([^63]), mais toutes précautions prises pour que le saint habit ne glisse pas de sa poitrine, de se passer au col le lacet fatal ? Et la Vierge Marie de l'accueillir « en chantant sur les harpes de David : « Béni soit-il, celui qui vient. Il a lié la terre au ciel. » ([^64]) Fiction, en l'absence du moindre mot qui parle de repentir, si révoltante, si absurde ([^65]) qu'on jurerait une atroce décision des pratiques religieuses, n'était qu'en la donnant comme un « modèle » de la conciliation des Religions et des Voluptés ([^66]), la préface interdit l'interprétation. Et l'Avant-Propos de 1920 était plus net encore -- simple variation, dira-t-il, « du vieux thème du Chevalier ayant vendu son âme au diable et gagnant la partie par la grâce de Notre-Dame » ([^67])
111:122
Ne prêtons pas à Maurras tant de sottise qu'il n'ait pas soupçonné que cet impudent mariage du péché et du saint à la faveur du scapulaire en revenait à vouloir « duper la justice de Dieu », comme s'exprimait son héros ([^68]), en forçant les portes du ciel par magie. Mais précisément, nous le savons aujourd'hui, s'il avait poussé jusqu'à l'absurde l'hyperbole, c'était pour la défense de la religion des simples, parce que, prit-elle une forme aberrante, indéniablement superstitieuse, comme il ne pouvait ignorer que ce fût le cas, il aimait leur croyance en la vertu des pratiques, comme leur recours à l'intercession de la Vierge et des saints, fût-elle imparfaitement éclairée. Et, davantage, si l'on pense aux deux strophes sur la Vierge Marie de l'*Ode à la Marne*, d'une si tendre vénération, il est difficile de ne pas se demander si, loin d'être blasphème, cette confiance aveugle en son intervention, ne cacherait pas obscurément la réalité d'un appel, l'imploration désespérée, quoique inconséquente et sans force, d'une âme divisée qui, faute d'avoir le courage de rompre avec son péché, s'en remet à la Toute-Puissante du soin de son salut. Maurras n'était pas tellement sûr, dans son incroyance, que la religion de son enfance ne fût qu'illusion et mensonge ! Trois mois avant sa mort, je lui écrivis dans ce sens : « Ce que vous me dites de *La Bonne Mort*, me répondit-il, me fait un immense plaisir. Non, il n'y avait pas d'intention hostile. *Tout au contraire.* Et je peux vous dire ceci à vous qui me dites cela, ceci que je n'ai dit à personne en ces soixante ans : le petit conte, rêvé depuis longtemps, a été écrit par la mauvaise humeur où m'avait jeté Paul Desjardins en un endroit de son *Devoir présent* où sont critiquées les « amulettes » du catholicisme. C'était la protestation des pauvres, des humbles, des enfants contre le pharisien calviniste. » ([^69])
112:122
*La Bonne Mort*, elle aussi, visait donc le néo-christianisme, auquel elle oppose la religion « des pauvres, des humbles, des enfants », croyances docilement reçues, fût-ce avec peu de critique, menues dévotions, même entachées de superstition : religion sincèrement aimée de Maurras, sans qu'il ait la foi, et cette sympathie pour le catholicisme des petits est signe d'humilité, mais religion, il faut bien le dire, où, telle qu'il la présente, l'amour de Dieu ne tient aucune place ([^70]). Et quant aux dispositions religieuses que révèle *La Bonne Mort*, si l'on se souvient qu'elle est le plus ancien des neuf « mythes et fabliaux » ([^71]), écrite avant l'automne de 1891 ([^72]) et alors « rêvée depuis longtemps », il y a lieu de croire que ces dispositions sont l'écho d'une période antérieure et qu'on ne peut y chercher l'état d'esprit de Maurras à l'époque du *Chemin de Paradis*.
Au fond, il s'agissait de savoir comment les choses tourneraient. Il n'était nullement assuré que ce fût bien.
#### ... et le Maurras d' « Anthinéa »
Cela commença par être fort mal.
*Le Chemin de Paradis* était arrogant, agressif. Le ton d'*Anthinéa* sera d'une sévère dignité ; mais les choses dites seront incommensurablement plus graves.
Le point est que l'exception du Jésus catholique qui sauvait tout au moins les apparences, sans satisfaire plus que les apparences, grâce à l'attachement de Maurras aux dehors du moins du catholicisme, à défaut d'en connaître l'âme, cette exception, pour un temps, ne sera plus faite.
113:122
Ce n'est pas à la pensée du Jésus d'il y a « trois ou quatre cents ans » ([^73]), c'est devant « le buste d'un homme jeune encore » de qui, selon le catalogue, le visage douloureux rappelait l'image de Jésus-Christ, qu'au musée d'Athènes, le 30 avril 1896, le Maurras de la vingt-huitième année, plus proche ce jour-là d'un barbare enivré d'hellénisme que d'un fils de l'Attique se sentit « le besoin de courir au grand air pour dissiper le trouble où le jetait ce brusque retour du nouveau monde et du Nazaréen par qui tout l'ancien s'écroula ». Jusqu'au soir, raconte-t-il, il courut « les monceaux de ruines informes répandus en des terrains vagues », puis, « dans l'enclos déserté de l'ancien gymnase de Diogène, où quelques moutons paissaient l'herbe », s'étant couché au sol, « regarda sans dire ni penser rien, la nuit qui approchait ». Mais il faut ici citer le texte même :
Il me semblait qu'ainsi, sous la croix de ce dieu souffrant, était arrivée la nuit sur l'âge moderne. Mais les nuits de l'Attique ne sont jamais tout à fait sombres. Je fis un mouvement. La fluide clarté que développaient les étoiles me désigna avec insistance et autorité, sur un morceau de marbre pâle, ce mot inscrit en lettres majuscules : *Choros*.
*Choros* veut dire danse. Une danse est un mouvement concerté et réglé qui laisse dans l'esprit le beau rythme de ses figures. Ces lettres assemblées me gonflèrent le cœur d'espérance mystérieuse. Elles me firent voir des générations de morts ressuscités, de dégénérés refleuris. De la terre aux étoiles, tout passe, tout revient, tout est lié en chœur. Des circuits infinis correspondent à tous les vœux. Un chrétien s'afflige, l'impie ! Mais il n'est rien que ne soulève la volonté tendue d'un esprit préparé et fort.
114:122
J'étais entré au gymnase de Diogène, pleurant la mort de Phidias, ou la décadence du monde ; mais le beau mot, répété dans l'ombre brillante, *Choros, Choros* dévora tout ce qui n'était plus digne de Phidias. L'idée des chœurs de l'univers m'ayant éclairci la pensée, je repris passage sur le vaisseau qui me ramena chez les miens, apportant dans mes mains vides plus de trésors que n'en avait Ulysse quand il regagna sa patrie. ([^74])
Il est parfaitement clair que cette page nous emporte plus loin, beaucoup plus loin que les pires endroits du *Chemin de Paradis*. Il ne s'agit plus de la « sorte de nuit » amenée par le prodigieux épaississement des esprits depuis trois quarts de siècle de culture barbare et « tout à fait comparable à celle qui précéda l'an mil » ([^75]) ; il s'agit de celle qui, sous la croix de Jésus-Christ, « s'est répandue ([^76]) sur l'âge moderne », et l'espérance qui gonfle le cœur de l'illuminé ne se borne pas à « souhaiter la ruine prochaine des idées fausses et des mauvais sentiments dont l'ibsénisme et le tolstoïsme remplissaient alors notre politique et nos arts », comme il osera le prétendre en 1913 ([^77]) : c'est la ruine de tout ce qui, dans le nouveau monde « n'est plus digne de Phidias », qu'il appelle de ses vœux, c'est la fin de cette « décadence du monde » due, non pas même au christianisme, mais nommément au « Nazaréen ». Même plus un mot, ni là, ni dans tout *Anthinéa,* de l'aptitude de l'Église à dominer le ferment d'anarchie de l'esprit chrétien, pour reprendre les vues du *Chemin de Paradis*, ni dans les pages sur la Grèce de souvenir de ces œuvres chrétiennes que Maurras sait pourtant être dignes de Phidias ([^78]). C'est à Phidias seul que le malheureux voudrait revenir : nous y gagnerions.
115:122
Comment Maurras a-t-il pu, je ne dis pas vivre pareil moment, ce n'est pas le plus grave, mais le relater sans ombre de regret, mais publier sa relation et en faire la conclusion de son « École d'Athènes » ?
On est tenté d'incriminer le « pèlerinage aux sources » que fut pour lui le voyage de Grèce. On se tromperait : l'aggravation de sa pensée est d'une année antérieure et due, pour la plus large part, à l'influence d'Auguste Comte.
« Nous redevenons des païens, écrivait-il dans la *Revue encyclopédique* du 1^er^ juin 1895 (**78**). Voici plusieurs semaines que je me tiens de vous le dire. J'attendais d'avoir assemblé tous les signes de l'heureuse nouvelle et de quoi faire un trophée d'écrits et de discours à notre terre-mère. Car c'est elle qu'on recommence d'adorer, comme à la jeunesse du monde. Elle est, selon moi, la plus ancienne divinité. Les fabulistes, les historiens et les poètes ont beau dire, le ciel lui-même ne put être vénéré qu'après elle. » A la vérité, le corps de l'article est à peu près innocent, cette religion de la Terre-mère, chez les auteurs allégués, n'étant guère que poétique, Charles de Pomairols, « comtiste orthodoxe » ([^79]) excepté. Mais ce début ne l'est pas, avec sa profession de paganisme. Et pas davantage la conclusion, qui la réitère, ce paganisme s'y précisant en polythéisme spécifiquement comtiste, sans que manquent ni le Grand-Être ni même le Grand-Fétiche, avec une insistance marquée sur le caractère « religieux » de « cette nouvelle philosophie de la nature » ([^80]).
116:122
Il serait donc tout à fait faux de réduire ce polythéisme de Maurras, je ne dis pas, il va de soi, au « Minerve est la sagesse et Vénus la beauté » de l'Art poétique, simple façon de parler à laquelle le poète ne croit pas, mais même à l'évocation imagée des puissances élémentaires par les vocables des dieux. Il est bien véritablement religion, par les sentiments qu'il lui inspire pour « une série d'idoles choisies, dieux, demi-dieux, héros de la vie naturelle » avec qui il ne demande qu'à « entrer en commerce d'hommages et de bienfaits » ([^81]). Autant dire que, pour qu'il adhère à la Religion de l'Humanité, il ne lui manque que de croire à la loi des trois états, et il est vrai que le point est d'importance ; mais, à cette réserve près, cette religion est la sienne.
Le blasphème d'Athènes ne sera d'ailleurs pas le seul. Il lui plaît si bien de se proclamer païen qu'*Anthinéa* devait d'abord s'appeler *Promenades païennes* ([^82]) et de même, en août 1898, le feuilleton qu'après sa visite aux salles de sculpture grecque du musée britannique, il envoya de Londres à la *Gazette de France* et qui y paraîtra le dernier jour du mois, sera intitulé Noël païen ou la *Naissance de la raison* ([^83])*.*
117:122
La première partie du titre disparaîtra quand en 1901, il recueillera le morceau dans *Anthinéa*, mais qui s'en souvient, lorsqu'il en vient à lire de la mise, par les Grecs, de la raison sur leur autel que « l'événement est le plus grand de l'histoire du monde », est bien obligé de penser que cet événement-là dame le pion à la venue de Jésus-Christ parmi nous qu'est le Noël chrétien.
Je ne sais rien de si bouleversant, ni de si doux en même temps, que d'avoir à se souvenir que l'homme que nous avons connu et, sans toujours le suivre, si profondément aimé, qui nous fut si bon et qui nous reste si proche, a passé, lui aussi, par de telles extrémités et, simultanément, qu'à travers obstacles et détours la suite de sa route l'a conduit jusqu'à notre foi : *ubi autem abundavit delictum, superabundavit gratia, ut sicut regnavit peccatum in mortem, ita et gratia regnat per justitiam in vitam æternam, per Jesum Christum Dominum nostrum* ([^84])*.*
Il n'en est pas encore là. Mais l'ange commis à sa garde veille et, d'une main ferme, par le moyen le plus imprévu, va l'empêcher de suivre plus longtemps sa voie détestable.
L'encre de son *Noël païen* n'était pas plus tôt sèche que les exigences de son patriotisme l'orientaient du bon côté.
#### L'entrée en politique et l'alliance avec les catholiques
C'est du mois d'août 1898 ([^85]) -- suicide du colonel Henry -- que Maurras datait son entrée en politique « comme on entre en religion ».
118:122
« On avait tenté de déshonorer ce héros, j'avais eu le bonheur de le couvrir, de sauver son nom, de faire rétablir les honneurs dus à sa noble mémoire, et ce premier service rendu au pays me fit penser que je pourrais en rendre d'autres. » ([^86]) Changement total dans sa vie. Et l'origine aussi, l'origine seulement, mais non douteuse, d'un certain changement dans sa pensée, qui ne se complétera, corrigera, purifiera que lentement. Un simple point de départ, marqué par la publication, en novembre 1898, de ses *Trois idées politiques*, qu'il tiendra plus tard pour le premier ouvrage de sa maturité ([^87]).
En quelque quarante pages de texte et autant de notes, sous « l'expression d'un sentiment qui se cherchait encore », la pensée qui, sept mois plus tard, présidera à la fondation de l'Action française y était déjà nettement formulée.
Maurras n'abandonnait aucune de ses positions antérieures. Même inspiration foncièrement positiviste, et notamment même défiance, venue d'Auguste Comte, du déisme hors du catholicisme, comme déjà le Chemin de Paradis déclinait de « suivre le vague Dieu qui multiplie par l'infini les divers placita de M. Jules Simon » ([^88]). Même hostilité pour les « turbulentes écritures orientales » ([^89]), les « prophètes élus de Dieu en dehors des personnes sacerdotales » y étant qualifiés de « sujets de désordre et d'agitation » ([^90]). Mais le distant hommage rendu naguère à l'Église devenait éloge précisément motivé, d'où toute pointe, sinon toute offense était bannie :
119:122
étaient reconnus au catholicisme « le mérite et l'honneur » d'avoir « *organisé* l'idée de Dieu » en ne laissant pas le croyant seul en face de « l'Être absolu, infini et tout-puissant » au péril que « l'idée de ce maître invisible et lointain l'éloigne du respect qu'il doit à ses maîtres visibles et prochains », mais en l'y conduisant par une « légion d'intermédiaires » terrestres et célestes, qui gardent « à notre univers, en dépit du monothéisme, son caractère naturel de multiplicité, d'harmonie, de composition », et, du même coup, car il en est pour définir la doctrine, réduisent au minimum « la folie du sens propre ». « Admirable système, écrivait Maurras, dans lequel chacun peut communiquer personnellement avec Dieu, à la condition de s'élever par ce nom à des pensées plus générales, à de plus généreux sentiments, mais qui ne permet point qu'on attribue à l'infini ses propres bassesses, ni qu'on en autorise ses rébellions. Le Dieu catholique garde immuablement cette noble figure que lui a dessinée la haute humanité. Les insensés, les vils, enchaînés par le dogme, ne sont, point libres de se choisir un maître de leur façon et à leur image. » ([^91]) Mieux que cela : l'étude elle-même de la théologie la plus traditionnelle y était recommandée pour l'incomparable discipline qu'imposent à l'esprit la précision de ses analyses et la netteté de ses conclusions, la vérité de celles-ci, étant naturellement réservée.
On voit le progrès, on voit aussi son insuffisance. Maurras n'avait pas tort de se défier du déisme hors du catholicisme, le péril qu'il dénonce n'est nullement imaginaire : cependant le risque d'abuser de la vérité n'en fait pas une erreur, et, quoi qu'il dise, mieux vaut croire en Dieu, fût-ce hors du catholicisme, que de n'y pas croire : s'imagine-t-il donc que, chez un animal aussi religieux que l'homme, la disparition de l'idée de Dieu fasse disparaître le besoin, d'adorer et que l'athée ne puisse se faire une idole de ses passions ? Et s'il avait encore pleinement raison de juger périlleux d'aller à Dieu sans le secours d'intermédiaires autorisés, si c'était même vue profonde de voir dans cette prétention l'erreur propre du protestantisme il ne se faisait pas une idée juste de cet intermédiaire.
120:122
Pascal ne répudie pas moins vigoureusement le déisme ; mais pour lui, comme pour tout chrétien, l'intermédiaire essentiel, le Médiateur est la personne humaine et divine de Jésus-Christ, à qui, à son tour, a fonction de nous conduire l'Église qu'il a fondée. Et, sans doute, de ce Médiateur, Maurras ne dit-il ici point de mal, tel du moins que l'Église le conçoit ; mais, précisément, pour lui, l'intermédiaire essentiel est l'Église, de qui la sagesse, nécessairement tout humaine de la part d'un incroyant, nous garde non seulement des périls du déisme, mais de l'esprit d'anarchie qu'inspire l'Évangile dès que ce n'est plus elle qui l'explique.
La méconnaissance de ce qu'est essentiellement l'Église restait donc entière. Mais le sentiment de sa bienfaisance est devenu beaucoup plus vif et il s'accompagne cette fois d'une analyse tout ensemble si pertinente et si bien faite pour déplaire qu'elle crie la conviction : Maurras ne mêlerait pas tant d'épines à tant de fleurs s'il n'avait en tête que de gagner les catholiques à sa cause.
Il n'en est pas moins certain que, dès cette date de 1898, l'Action française n'existant pas encore, il recherche leur alliance, jugée par lui nécessaire à la défense du genre humain contre « l'esprit de l'anarchie mystique » ([^92]). Mais il la leur propose en toute droiture : même franchise sur le désaccord et sur l'entente. Désaccord en matière de religion, certainement, et désaccord proclamé : il n'accepte pas d'être déloyal en professant une croyance qu'il n'a pas, il admire trop la cohérence doctrinale du catholicisme pour en altérer les dogmes en vue de les conformer à sa propre pensée. Entente, en revanche, sur le plan de l'action, ce qui ne signifie pas que cette entente soit de pure opportunité : entente qui implique, qui énonce formellement que le catholicisme défend « les intérêts de la tradition et du monde civilisé » ([^93]).
121:122
Ou, si l'on préfère : entente sur les principes fondamentaux de la société, désaccord sur le fondement de ces principes, l'incroyant ne pouvant que constater la conformité de ce que lui montre la nature des choses avec ce que l'Église enseigne, non remonter de cette nature à son Auteur et faire de l'observation de l'ordre naturel l'obéissance au commandement de Dieu.
On ne pouvait poser plus nettement le pacte qui bientôt, à l'Action française, unira catholiques et incroyants au service de la même cause nationale et humaine. Mais si l'initiative de l'alliance revient personnellement à Maurras, l'idée première en remontait plus haut : il la tenait d'Auguste Comte, lu alors avec plus de vénération que jamais, et d'ailleurs lui en rapportait expressément l'honneur.
Ce n'est pas moins abuser de cette origine que de méconnaître ([^94]) que le but visé par Maurras était chose fort différente de la chimère chevauchée par Comte la dernière année, de sa vie, et c'est pourquoi Maurras réussit où Comte échoua. L'alliance dont rêve Comte est proprement l'alliance de deux religions, et, par suite, c'est très logiquement que, pour la négocier, il ne lui faut rien de moins qu'une conférence au sommet : fondateur et premier grand-prêtre de la Religion de l'Humanité, il la propose donc au général des Jésuites, tenu par lui pour le véritable chef du catholicisme. Le dessein de Maurras est beaucoup plus modeste : il souhaite que les catholiques soient aussi nombreux que possible à marcher avec lui, et, pour cela, s'applique à montrer que catholiques et positivistes ont « au temporel comme au spirituel, de profonds intérêts communs » et qu'à défaut de « tomber d'accord sur ce qui est vrai, il leur reste à s'entendre sur le bon et l'utile » ([^95]), il n'attend pas du Pape qu'il lie l'Église à une doctrine politique, même légitime.
122:122
Mais surtout s'il ne doute pas plus qu'Auguste Comte des vérités auxquelles il a voué sa vie, il sait beaucoup mieux que ce ne sont pas les plus hautes où l'homme puisse atteindre, quitte à ce que, lui, personnellement n'ait pas atteint celles qui les passent ; et il ne croit pas non plus à la loi des trois états, qui condamne le catholicisme à n'être qu'une « religion provisoire » ([^96]).Autant dire, que, malgré tout ce que Maurras doit à Comte, un abîme les sépare. Comte a en tête de traiter avec une religion qui en moins d'un siècle aura cessé d'exister, Maurras avec les membres d'une religion dont la durée, sinon la vérité, ne lui paraît pas douteuse. L'alliance proposée par le premier attend la mort de l'autre partie, ou, pour mieux dire, elle y tend, la croissance de la Religion de l'Humanité l'exige ; Maurras peut bien n'avoir à cette date aucune sympathie pour le christianisme même catholique, c'est assez pour qu'il ne désire pas l'affaiblir qu'il juge son action salutaire à l'ordre français comme au genre humain, et d'ailleurs, même avec son hostilité pour le Christ, il est certain qu'il admire dans le catholicisme ce qu'il y juge proprement catholique et non chrétien.
Ainsi conçue, l'alliance était viable : on savait sur quoi l'on s'entendait, sur quoi l'on différait, et l'accord était assez large pour fournir la base d'une action commune. Elle vécut.
Nous ne savons jamais toutes les conséquences de nos actes. Fondée dans une intention politique, l'Action française allait mettre Maurras sur le chemin de la vérité religieuse, à laquelle toutefois il ne se rendra que devant l'inévitable échéance.
123:122
#### Vers le "défenseur de la foi"
Il devient beaucoup plus difficile, à partir de cette date, de retracer les étapes de l'itinéraire. Engagé à fond dans l'action politique, Maurras livre moins souvent ses propres interrogations, et ce n'est pas seulement parce qu'il lui faut autrement s'employer : il y a une part de secret délibéré pour ne pas troubler de ses incertitudes les esprits qui le suivent ou parce qu'il craint de ne pas en être compris. Sa philosophie personnelle, dira-t-il, est « incommunicable » ([^97]).
**1. -- **Désireux d'obtenir l'appui des catholiques, une certaine retenue s'imposait à Maurras dans l'expression de ses idées. A la vérité, le pacte conclu ne lui demandait pas de changer de sentiment sur le christianisme, le différend religieux étant accepté. Mais entre collaborateurs voués à une œuvre commune et religieusement divisés, il y avait des égards à observer pour ne pas rendre impossible une situation délicate : il fallait se donner mutuellement la preuve de l'estime et du respect dans les contradictions doctrinales les plus vives et il était sage de ne pas afficher des positions propres à blesser l'autre partie.
Les incroyants étaient en majorité parmi les fondateurs de l'Action française et, dans les premiers temps, la réserve de Maurras fut loin d'être suffisante. Il comprit très vite que, dans l'intérêt de l'œuvre commune, il lui fallait se surveiller, sans toujours mesurer bien exactement ce qu'il ne convenait pas de dire. Peu après la publication en volume d'*Anthinéa* à la fin de 1901, un collaborateur catholique y opposa, dans la *Revue d'Action française* elle-même, une *Esthétique de la foi*.
124:122
Le mois suivant, Maurras expliquait en peu de lignes pourquoi il ne répondrait pas sur le fond : « J'ai toujours estimé, s'y lisait-il, que le catholicisme avait sauvé le genre humain. Si je disais de quoi, M. de Lantivy serait probablement choqué. Or, je trouve inutile de choquer aucun d'entre nous, quand nous nous trouvons réunis, comme en une Assemblée nationale, dans les feuillets de l'*Action française* » ([^98]) Texte remarquable, parce que, tout ensemble, il témoigne du désir de ne pas choquer et, néanmoins, donne assez clairement à entendre que ce dont le catholicisme a sauvé le genre humain, c'est du christianisme. Mais remarquez la date : 1902. C'est sauf erreur, la dernière année où l'on peut citer de Maurras, dans la *Revue d'Action française*, des textes nettement antichrétiens.
1902 touchait en effet à sa fin quand eut lieu entre Maurras, Louis Dimier et Lucien Moreau une conversation qui, dit Maurras, fut importante pour lui. Dimier lui opposait qu'il ne pouvait prétendre respecter publiquement le catholicisme aussi longtemps qu'il désignerait les dissidents, hérétiques ou schismatiques, du simple terme de « chrétiens », qui, de ce fait, prenait valeur péjorative, alors que, pour tout catholique, le catholicisme « n'est autre chose que le christianisme pur et parfait ». « Pour critiquer nos adversaires, lui disait-il non sans profondeur, vous en venez à parler exactement comme eux. » L'objection, en réalité, portait bien au delà du langage ; elle s'en prenait à l'une des thèses les plus enracinées de Maurras, pour qui l'esprit d'anarchie propre à l'inspiration chrétienne ne rencontrait que dans le catholicisme un antagonisme d'ordre et de discipline assez puissant pour l'empêcher d'être maître du terrain et de porter son fruit naturel de désordre. Aussi bien sa défense de sa nomenclature, telle qu'il nous la rapporte, à savoir que « chrétien » étant le genre et « catholique » l'espèce, personne ne pouvait se méprendre sur ses intentions, passait-elle à côté de la question.
125:122
Cependant, voyant Lucien Moreau, qui n'était même pas baptisé, du même avis que Dimier, Maurras céda et, de ce jour, n'usa plus du terme de « chrétien » pour désigner les seuls protestants et révolutionnaires ([^99]).
Ce changement de vocabulaire ne suffit pas à prouver que sa pensée eût changé et elle ne changea certainement pas dans l'espace d'un déjeuner amical. Mais le seul fait de ne pouvoir l'exprimer le retenait de s'y enfoncer et de l'aggraver, et surtout, la conversation le fit réfléchir. La preuve en est que, non seulement le vocabulaire justement réprouvé par Dimier, mais la thèse que ce vocabulaire sous-entendait ne reparut plus, alors que sa plume avait bien assez de ressources pour trouver le moyen, s'il l'avait voulu, de la glisser sans offense trop visible. Et bientôt on la vit se changer en une autre qui, pour être issue de sa première position, n'en est pas moins fort différente.
C'était au lendemain du retentissant discours où Clemenceau, alors président du Conseil, prit occasion de l'affaire Montagnini pour accuser le Saint-Siège, puissance romaine, puissance étrangère, de s'immiscer dans nos affaires intérieures. « Vous admettez l'Église, lui criera Maurras, et vous regrettez seulement qu'elle ne soit pas nationale et qu'elle ait son chef au dehors ; vous souhaitez la messe et les vêpres en français, un clergé autonome absolument soustrait à toute autorité du « Romain ». \[...\] Le « Romain » supprimé et, avec ce Romain, l'unité et la force de la Tradition énervées, les monuments écrits de la foi catholique obtiendront nécessairement toute la part de l'influence religieuse enlevée à Rome. On lira directement les textes, on y lira surtout la lettre. Cette lettre qui est juive, agira, si Rome ne l'explique, à la juive. En s'éloignant de Rome nos clercs évolueront, de plus en plus, comme, ont évolué les clercs d'Angleterre, d'Allemagne et de Suisse... » ([^100])
126:122
Je ne dis pas que le passage, d'une si prophétique analyse sociologique, soit irréprochable : il ne l'est manifestement pas vu que toute l'autorité de Rome vient des monuments écrits de notre foi ; mais du moins leur lettre est-elle distinguée de leur esprit, qui sera méconnu si l'Église n'est là pour dire comment il faut les entendre, et l'enseignement du Christ n'est pas mis en cause. L'observation de Dimier avait donc obtenu mieux qu'une rectification de langage : la pensée de Maurras s'était corrigée sur un point capital.
**2. -- **Mais le facteur principal de l'évolution fut le caractère nouveau de l'action politique où Maurras fut engagé par les événements.
L'Action française était née de l'Affaire Dreyfus. Maurras avait cherché l'alliance des catholiques pour mener avec eux une action commune en vue de la sauvegarde de la patrie et de la civilisation, proposition qui ne détournait pas l'Église de sa mission, mais qui ne visait pas à prendre sa défense : ce n'était pas l'affaire d'un incroyant. Or, avec le ministère Combes (1902-1905), puis avec les inventaires (février 1906), la défense religieuse passait, politiquement, au premier plan des urgences. De toutes ses forces Maurras s'y employa. De ce fait l'alliance changeait de sens. Il aurait été parfaitement injuste, même auparavant, de l'accuser de « se servir de l'Église », selon l'expression qui fut employée plus tard ; mais encore était-il vrai qu'il recherchait son appui. Il mettait maintenant à son service son talent et son autorité.
La conséquence en fut que, pendant les années 1903, 1904, 1905, nombre de catholiques viendront à l'Action française, dont certains, catholiques pratiquants, pieux, deviendront ses collaborateurs intimes. Maurras, chef-né, gardait indiscutablement la direction du mouvement ; mais l'air qu'il respire en est renouvelé. Et quant à lui, amené par les circonstances à défendre l'Église, il s'applique à la connaître et, dans une large mesure, la découvre ([^101]).
127:122
Elle avait été jusque là pour lui l'institution qui endigue et organise le christianisme. Il est encore très loin de comprendre qu'elle est le christianisme même, mais il fait cette fois beaucoup plus que de sentir de plus en plus combien son action est nécessaire à la cause de la civilisation : il l'admire, il l'aime pour ce qu'elle est, sans même qu'il ait besoin de penser à ses bienfaits, quoiqu'ils lui soient plus présents que jamais : il lui suffit de la contempler pour s'émerveiller.
Rien ne vaut pour se faire une idée de l'évolution de son sentiment sur l'Église la comparaison du chef-d'œuvre d'éloquence qu'est *Barbares et Romains*, daté du 9 décembre 1906, avec l'*Auguste Comte* qu'il avait publié deux ans plus tôt dans l'*Avenir de l'intelligence* ([^102])*.* Car c'est bien son admiration pour Comte qu'il reporte maintenant sur l'Église, exactement la même, mais avec combien plus de ferveur, comme s'il voyait enfin s'étendre devant lui la vraie patrie de son intelligence et de son cœur, et non plus rêvée ni pensée seulement, mais réelle autant que sublime, mais la plus sublime des réalités, -- et qu'il ne pût en franchir le seuil.
Ce n'est pas pourtant qu'il n'eût été littéralement ébloui par l'immense synthèse de Comte, par son ampleur, par sa finesse : que d'objets elle embrassait, et comme elle savait bien les distinguer, apprécier leur valeur plus ou moins grande, mettre chacun d'eux à sa juste place !
128:122
Mais, visiblement, il trouvait plus vaste encore la synthèse de cette « Église de l'Ordre », les places y étaient plus subtilement déterminées, comportaient de plus exactes gradations. C'est, pour commencer, la « hiérarchie visible des personnes et des fonctions », mais, au-delà de « ces gradins successifs sur lesquels s'échelonne la majestueuse série des juridictions », il aperçoit « les distinctions et les classements que le Catholicisme a su introduire ou raffermir dans la vie de l'esprit et l'intelligence du monde ». « Tout ce que pense l'homme, écrivait-il, reçoit, du jugement et du sentiment de l'Église, place proportionnelle au degré d'importance, d'utilité ou de bonté ! » Et, finalement, ne trouvant « rien, au monde, de comparable à ce corps de principes si généraux, de coutumes si souples », il y saluait « le temple des définitions du devoir ».
Finalement ? Non pas. Car Maurras n'admirait pas moins « l'insigne merveille de la sensibilité catholique ». Là aussi, comme chez Comte, « l'amour pour principe », mais avec quelle supériorité du fait que « tout amour est de Dieu » et que ce n'est pas seulement au Grand-Être, mais à l'Être absolu lui-même que l'homme doit se référer ! comme le catholicisme savait mieux, « dans l'intérêt même d'une passion qui tend bien au sublime, mais dont la nature est aussi de s'aigrir et de se tourner en haine aussitôt qu'on lui permet d'être la maîtresse, forger à l'amour les plus nobles freins, sans l'altérer et sans l'opprimer ».
Cependant, Maurras en avertissait : cette immense admiration restait d'un « admirateur du dehors », il ne faisait que s'expliquer sur ses raisons de vouer au catholicisme « un grand respect mêlé d'une sourde tendresse et d'une profonde affection » ([^103]). Et, de fait, sur le contenu propre de la doctrine catholique, sur ses mystères, pas un mot. Mais l'accent était profond et Maurras ne se défendait pas de savoir gré à Clemenceau (il écrivait au lendemain de son discours) de l'avoir fait « se réveiller un matin les mains jointes, les genoux tout à fait ployés devant la vieille et sainte figure maternelle du Catholicisme historique » et « réciter le symbole attaché à ses deux qualités de citoyen français et de membre du genre humain » ([^104]).
129:122
Ce symbole pouvait bien ne pas être celui de Nicée, n'être encore qu'un symbole philosophique : il exprimait une telle foi en l'Être, il montrait un tel amour de l'Être, expliquait si clairement que nier « le frein, la chaîne, la délimitation, le lien », c'est s'attaquer « à ce que ces négations apparentes couvrent de positif » et au nom de la liberté vouloir le néant que Maurras ne se trompait pas en la disant catholique. « Le *positif* est catholique et le *négatif* ne l'est pas » ([^105]), disait-il, mais sans oublier qu'il n'y a de positif que cerné du trait qui le configure, ou l'être se dissout.
**3. -- **On se demandera comment, avec de tels sentiments a pour l'Église, il n'en franchissait pas le seuil. Vraisemblablement, parce que le problème du mal continuait de l'arrêter, -- ce n'est qu'en 1918, en écrivant le *Colloque des morts*, qu'il retrouvera « les voies royales de l'antique espérance au terme desquelles sourient la bienveillance et la bienfaisance d'un Dieu » ([^106]), -- et, aussi, il faut bien le dire, parce que son antipathie pour l'Évangile n'avait pas cédé encore. Mais, sur l'un et l'autre point, il s'interdira désormais de dire un seul mot qui puisse troubler les âmes. Il ne voulait répandre que ses certitudes, point ses doutes. Les témoignages sont unanimes : personne qu'il ait détourné de la foi. Et il n'était pas sans exemple que son enseignement conduisit à des conversions.
Nous pouvons maintenant répondre à la question posée au début de cet article : comment saint Pie X a-t-il pu qualifier cet incroyant de « beau défenseur de la foi » ?
130:122
La réponse tient dans la vérité qui a dominé la vie de Maurras et dont *Barbares et Romains* contient une expression si frappante. C'est ce que sa jeunesse avait appelé « la belle notion du fini », c'est cette idée que, Dieu excepté, la limite, le frein, l'arrêt sont nécessaires pour que l'être soit, qu'il ne peut rien se construire qu'avec les pierres d'innombrables *non* et qu'à vouloir libérer l'esprit de toute contrainte, on ne l'affranchit pas, on le tue. De là son amour de tout ce qui était durable, où il voyait de l'être et de la force : en politique, des institutions, pour suppléer à l'insuffisance des hommes ; en art de la règle, pour qu'à l'intérieur des conditions de son œuvre, le poète ait la possibilité de la faire, et non pas seulement de la rêver ; de là aussi, lorsqu'il se référait au catholicisme, que ce fût au catholicisme du *Syllabus*, dont il aimait la forme négative : au moins, avec ce catalogue d'erreurs, on savait à quoi s'en tenir.
Il est d'ailleurs clair qu'en vantant le bienfait, la nécessité de justes limites et de définitions certaines, Maurras n'énonçait qu'une vérité philosophique, nullement la substance de notre foi. Celle-là, il eût été ridicule de la lui demander et personne ne le faisait, : ses disciples catholiques la recevaient de l'Église. Mais précisément, du temps de saint Pie X, la méconnaissance de cette vérité philosophique était un péril pour la foi, et c'était bien véritablement défendre la foi que de rappeler infatigablement cette très humble vérité. Car qu'était-ce, en son fond, que le modernisme : la prétention de libérer la vie intérieure en l'affranchissant de la contrainte des règles et des dogmes, un abandon sans réserve à la mobilité pour suivre le train du monde, au mépris de ces fixités nécessaires, qui ne sont pas entrave et carcan, mais ossature et soutien, mais le sol bien assuré qui permet et facilite la marche. Il faut que la Révélation soit immuable pour que la connaissance en puisse progresser.
131:122
Il n'y avait pas de modernistes parmi les disciples de Maurras.
\*\*\*
Voilà la manière très humble, mais point inefficace, qu'avait Maurras de défendre la foi, et c'est pourquoi son enseignement nous reste si nécessaire aujourd'hui. Car nous en sommes au temps que, de son œil d'aigle, le plus grand pape des temps modernes avait vu venir, sans pouvoir que le retarder. Et maintenant, comme aux jours de Pascendi, et plus encore, infiniment plus encore, sous couleur de nous donner une religion plus intérieure, plus riche d'intelligence et de spiritualité, mieux adaptée au monde d'aujourd'hui, le vieil édifice où s'abritèrent tant de générations chrétiennes est jeté bas pièce à pièce, et, dans l'air glacé, libérées des murs qui les protégeaient, les âmes tremblent de froid.
Henri Rambaud.
#### SIGLES
Ouvrages de Maurras ([^107])
*AFRC : L'Action française et la religion catholique :* Nouvelle Librairie Nationale, 1913.
*Anth I : Anthinéa :* Félix Juven, 1901.
*Anth II : Anthinéa,* nouvelle édition revue : Champion, 1919.
*Berre : L'Étang de Berre : Champion,* 1915.
*BP : Barbarie et Poésie :* Nouvelle Librairie Nationale, 1925.
*ChP I : Le Chemin de Paradis,* mythes et fabliaux : Calmann-Lévy, 1895.
132:122
*ChP. II : Le Chemin de Paradis,* contes philosophiques : de Boccard, 1921.
*Dict : Dictionnaire politique et critique *: 4 vol., La Cité des Livres, 1932-1934.
*DR : La Démocratie religieuse* Nouvelle Librairie Nationale 1923.
*Fl : Au Signe de Flore, la* Fondation de l'Action française (1898-1910) : Les Œuvres représentatives, 1931.
*Français : Quand les Français ne s'aimaient pas,* Chronique d'une renaissance (1895-1905) : Nouvelle Librairie Nationale, 1916.
*LPr : Lettres de Prison :* Flammarion, 1958.
*Pie X : Le Bienheureux Pie X, sauveur de la France : Plon,* 1953.
*PR : La Politique religieuse :* Nouvelle Librairie Nationale, 1912.
*RR : Romantisme et Révolution :* Nouvelle Librairie Nationale, 1922.
*Sat : Le Mont de Saturne :* Les Quatre Jeudis, 1950.
*Surd : Tragi-comédie de ma surdité *: Imprimerie Messonnet, Aix-en-Provence, 1951.
*Verg : Les Vergers sur la Mer :* Flammarion, 1937.
Autre ouvrage
*Roud : *Léon S. ROUDIEZ, *Maurras avant l'Action française :* André Bonne, 1957.
133:122
### Maurras poète
par Gustave Thibon
Ceci est une conférence prononcée le 27 octobre 1967 aux « Anciens de la rue Saint-André des Arts » (anciens Étudiants d'Action française), que préside Pierre Tézenas du Montcel. La réunion était présidée par Jean-Louis Tixier-Vignancour qui répondit à Gustave Thibon :
« Quand nous avions quinze, dix-huit, vingt ans, vingt-deux ans, Charles Maurras se déplaçait, oui, se déplaçait précisément rue Saint-André des Arts, pour venir enseigner ces germes insignifiants que nous étions. Sans peut-être comprendre alors l'ensemble de l'enseignement qu'il dispensait, nous avons cependant, tous ensemble, ressenti jusqu'au plus profond de nous-mêmes et pour tous les temps l'insigne honneur qu'un si grand philosophe et un si grand poète faisait à cette jeunesse en venant l'enseigner...
Merci, Monsieur, d'avoir bien voulu, en nous restituant les figures les plus étonnantes de notre Maître, dans le sens de l'amour, de la gloire et de la résurrection, nous rappeler à nous-mêmes ce que fut l'étendue de notre honneur et la somme de notre bonheur. »
Le texte de la conférence de Gustave Thibon a été enregistré par les « Cahiers Charles Maurras » ; et c'est ce texte que Gustave : Thibon nous a donné comme contribution à notre célébration du centenaire.
MESDAMES, MESSIEURS, MES CHERS AMIS,
Laissez-moi vous dire que je me réjouis de me trouver parmi vous, dans un climat que je sens vraiment celui de l'amitié. Personnellement, je ne suis pas un Ancien de la Rue Saint-André. Je dirai même que je n'ai pas été maurrassien pendant la plus longue partie de ma vie ; et ceci n'est ni une gloire ni une honte. C'est tout simplement parce que je n'avais pas rencontré Maurras ni sa doctrine. Je les ai rencontrés tout de même l'un et l'autre assez tard dans ma vie et j'ai été uni à Maurras, quoique je l'ai assez peu vu, par une amitié vraiment profonde et essentielle.
134:122
C'est pourquoi je suis heureux de me retrouver parmi vous qui êtes des rameaux très divers, mais qui procédez tous de la même souche et qui gardez la marque de cette origine commune, et c'est peut-être pour cela qu'en causant avec, l'un ou l'autre d'entre vous, j'ai senti la vibration d'une originalité personnelle, justement, parce que ce qui est original, ce n'est pas ce qui se fait ou se dit pour la première fois, c'est ce qui se rapporte à une origine, comme l'étymologie du mot l'indique, ce qu'on oublie trop souvent. Une nouveauté, si elle est stupide, a beau être dite pour la première fois, elle n'est pas originale, car elle n'a aucun lien avec l'essence originelle des choses.
Ainsi donc, ce soir, je voudrais évoquer Charles Maurras, un peu à bâtons rompus, en ami qui voudrait retrouver l'ami qu'il a été pour moi ; et je voudrais vous parler surtout de Maurras homme de l'esprit, et de l'esprit au sens où Saint-Paul l'entendait : *pneumaticos*, le pneumatique, l'homme qui vit des réalités spirituelles ; et évoquer également Maurras le poète qui nous élèvera dans une zone transcendante et peut-être couronnera notre unité, car là nous sommes vraiment dans le monde où toutes les différences humaines se résorbent dans l'unité de leur source et de leur fin.
Je crois que Maurras est un grand, un très grand poète. Je le vois encore, car nous avons beaucoup parlé de poésie entre nous, dans sa chambre de la clinique de Tours, me récitant -- la dernière fois c'était trois semaines avant sa mort et sa vitalité n'avait pas baissé -- de longs passages de Lucrèce, de Virgile, dans le texte évidemment, de Dante, de Moréas. Il fallait l'écouter scander les premiers vers de Calendal. Je l'entends encore me dire : « Thibon, vous avez un très grand péché, mais il vous sera beaucoup pardonné à cause de ce péché. Vous aimez trop la poésie. C'est un péché qui nous est commun. »
135:122
Eh bien ! Maurras Poète reste étrangement inconnu, et même de ses propres disciples. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Peut-être parce qu'on reconnaît difficilement deux ou plusieurs supériorités dans le même individu et que, quand un homme a atteint la notoriété et même la gloire dans une certaine branche de l'activité humaine, on est un peu réticent à lui accorder une autre supériorité. Je ne sais pas pourquoi on ignore que Louis XIV était tout de même un fort grand écrivain et Napoléon I^er^ aussi. Sait-on également que Michel-Ange fut un des plus grands poètes de la langue italienne ? Et, de plus, en ce qui concerne Maurras, il est certain que les passions de ses adversaires politiques ont jeté une ombre sur sa gloire. J'entends encore le philosophe allemand Landsberg s'écrier, en écoutant les vers de Maurras que je lui citais sans nommer l'auteur : « Mais c'est très beau. » Je lui dis alors. « C'est de Maurras » -- Et il répondit « De Maurras, impossible. En tout cas, ce n'est pas bon. Je répondis : « Mais, vous venez de les trouver bons. -- Eh bien, Monsieur, je n'accorderai jamais qu'un anthropophage ait pu faire de beaux vers. » Belle logique de la passion...
Maurras poète ? Cet homme si lucide -- d'autres diront si sec -- cet homme qui dépouille la réalité de tout mystère, qui refuse les sentiments, surtout en politique -- et Dieu sait combien il avait raison -- pour considérer les choses dans leur objectivité, beaucoup diront : « Comment cet homme pouvait-il être poète ? » Et bien ! en réalité, cet homme était poète, d'abord parce qu'il aimait. La poésie ne peut procéder que de l'amour. Je crois que Maurras aime, qu'il aime profondément, que dans sa politique il est lucide par amour, plus que cela, qu'il est combatif par amour. C'est parce qu'il sait que ce qu'il aime est menacé qu'il réagit si violemment contre ceux qui attaquent son trésor.
136:122
Quand on se bat, mon Dieu, pourquoi se bat-on ? On peut se battre pour le plaisir de se battre, mais enfin cela ne va pas très loin ; disons plutôt que, quand on se bat vraiment, on se bat pour défendre quelque chose, il faut l'aimer. Oui, Maurras avait d'abord, il l'a dit lui-même, il me l'a dit à moi personnellement, la vocation de poète, la vocation d'adorateur de la beauté, mais c'est parce qu'il a senti que cette beauté, qu'il aimait par-dessus tout, et qui était le fruit d'une certaine civilisation était en danger, qu'il s'est jeté dans la politique. Il s'est précipité à la défense du rempart parce que la cathédrale était menacée, car c'est le rempart qui protège la cathédrale. Quand le rempart est abattu, la cathédrale n'a plus beaucoup d'avenir. Les byzantins l'ont bien appris à propos de Sainte-Sophie...
« Hélas, d'aimer la moindre chose, je meurs de haine, jour et nuit » s'écrie Maurras. Donc, l'amour est premier. Et cet amour exclusif, passionné pour une certaine réalité qui était la France, qui était la culture française, la culture latine, la culture grecque, la culture provençale qu'il aimait par-dessus tout, cela explique aussi, ce qui m'a parfois beaucoup choqué -- son étroitesse dans certains domaines. Il était difficile, par exemple, de lui faire attribuer du génie à Shakespeare. J'entends encore Fabrègues me raconter la petite histoire suivante. Il avait fait une citation de Shakespeare dans la Revue de presse de l' « Action Française ». A la parution du journal, la citation avait disparu. Il alla interroger le responsable de l'imprimerie et celui-ci lui dit : « C'est Monsieur Maurras qui a relu les épreuves et qui a fait sauter ce texte. » Il alla donc trouver Maurras, qui s'expliqua ainsi : « Daudet avait déjà cité Shakespeare dans son éditorial, alors c'était beaucoup trop que ce barbare soit cité deux fois dans le même numéro. » Il en allait de même à l'égard des Allemands. Quand on pense que Maurras a été jugé sur le chef de collaboration avec l'Allemagne, je, dois avouer que, littéralement, c'est plutôt du pêché inverse qu'il aurait dû être accusé, car là on peut dire que non seulement il ne comprenait pas, mais qu'il ne voulait pas comprendre.
137:122
J'ai observé le même parti pris à l'égard de certains auteurs français, Hugo en particulier. Je me souviens d'une discussion avec lui -- car j'aime beaucoup certains aspects de Victor Hugo -- où il me dit : « Je ne suis pas de votre avis, mais, toute affaire cessante, faites une anthologie de Victor Hugo, et on jugera sur pièces. »
Mais, dans les domaines qui étaient les siens, quand il s'agissait de Dante, de Virgile de Lucrèce, de Mistral, il allait jusqu'au fond des choses, il était inépuisable. On avait l'impression qu'il s'en était tellement rempli l'âme et l'esprit qu'il n'y avait plus de place en lui pour autre chose. Il ressemblait à ces amoureux exclusifs pour qui il n'existe qu'une seule femme -- aussi longtemps qu'on l'aime, bien entendu. Mais Maurras était fidèle dans ses amours. Donc il aime, et peut-être a-t-il trop aimé la Cité pour se permettre du sentimentalisme dans ce domaine. Car le cœur ne voit pas clair en politique. Là, il a fait taire son cœur, pour mieux embrasser la réalité et pour mieux la dominer. Il a donc mis le positivisme à sa place et le sentiment, la poésie et le mysticisme à la leur. Et c'est dans sa poésie que son cœur a pris sa revanche. C'est là qu'il a retrouvé le mystère. Car Maurras est essentiellement un esprit religieux. Je dirai même un esprit mystique. J'ai rencontré beaucoup d'âmes religieuses dans ma vie -- et je dois reconnaître, en pesant chaque mot de mon témoignage, que les deux êtres qui m'ont le plus frappé, par leur familiarité avec le mystère et l'inconnu, sont Maurras et Simone Weil. Deux esprits irréductiblement étrangers et même opposés l'un à l'autre sur tous les plans et si miraculeusement ressemblants devant l'innommé et l'ineffable. Et c'est ce Maurras qu'on a osé accuser d'athéisme ! Ici, c'est Simone Weil qui répond : « Je dois être athée avec la partie de moi-même qui n'est pas faite pour Dieu. »
138:122
Sinon, on prostitue Dieu en le réduisant aux mesures humaines. Et c'est justement cela que refusait Maurras : son agnosticisme était donc une attente purificatrice qui le préparait à l'étreinte du Dieu inconnu et à celle du Christ à la fin de sa vie.
Seulement, le mysticisme de Maurras ne s'exprime pas, à la manière romantique, par la boursouflure verbale, l'hyperbole et l'extrapolation, il est sobre, il est pudique. Maurras était un être réservé, réservé comme le sont beaucoup de Méridionaux qui parlent beaucoup et qui, au fond, se livrent peu. Unamuno disait, en parlant des Espagnols : « Parce que nous sommes un peuple bavard, on nous prend pour un peuple communicatif. Mais ici, à Salamanque, où je connais tout le monde, depuis vingt ans et où je parle avec tout le monde, je ne connais le secret de personne. » On se masque sous le bavardage, et l'être profond reste secret. Et peut-être c'est dans ce qu'on dit de plus impersonnel qu'on se livre le plus. Et Maurras s'est sûrement plus livré dans ses livres que dans des choses qui avaient l'air de confidences, et, qui la plupart du temps, n'étaient que des anecdotes superficielles. Et en cela il est classique. L'art classique, ne l'oublions pas, consiste à obtenir le maximum d'effet avec le minimum de moyens. Aujourd'hui, dans une certaine littérature, on déploie le maximum de moyens pour obtenir le minimum d'effet. Prenez, par exemple, une tragédie comme Phèdre, que Maurras aimait beaucoup. Racine y décrit la passion la plus sauvagement charnelle qui soit et cela sans un seul mot qui évoque directement les actes charnels. L'impression produite n'en est pas moins extraordinaire. Ce seul vers :
« *C'est Vénus tout entière à sa proie attachée *»
ne précise rien, et révèle tout. Prenez, au contraire, tel roman moderne : tous les gestes de l'amour y sont décrits, détaillés, soulignés -- et rien n'est plus monotone et poussiéreux que ce déballage d'érotisme. Camus disait, de certains livres obscènes, que leur lecture est aussi ennuyeuse que celle d'un manuel de convenances...
139:122
Maurras est pudique dans l'expression de son amour, parce que cet amour est une vérité qui coule dans son sang, et non un fard qui colore son visage. Les couleurs du fard sont plus éclatantes que l'affleurement du sang sous la peau, mais le sang est intérieur et le fard artificiel.
Deux thèses dominent le mysticisme maurrassien et la poésie maurrassienne, d'une part le thème de l'amour, et d'autre part le thème de la mort. Deux thèmes éternels et contradictoires entre lesquels il faut choisir. Si l'amour, avec le vœu d'éternité qui est à sa base, est vérité (aimer un être c'est lui dire : toi, tu ne mourras pas, écrit Gabriel Marcel), la mort ne peut être qu'une apparence, et si c'est la mort qui est vérité, c'est alors l'amour qui n'est qu'une apparence. Il faut choisir. Or Maurras ne choisit pas encore -- et c'est là que se noue le drame. L'amour -- cet amour qui affecte l'esprit plus que la chair et qui est la source des hautes jouissances qui se moquent du tombeau, comme disait son ami Mistral -- lui inspire des vers qui comptent parmi les plus beaux de notre langue :
*Mon malheur est venu d'avoir aimé votre âme*
*Plus que tous vos parfums, plus que votre beauté*
*Comme vous en doutiez dure argile de femme*
*Sachez que votre esclave est dans ma volonté*
*Tout mon cœur n'aspira qu'à votre essence pure*
*Je reconnais en vous l'ordre de mon destin*
*Et le cri du désir de toute ma nature*
*Tout ce qui n'est pas vous est vain.*
140:122
D'où l'appel au dépassement des apparences, à l'éternité :
*Psyché, vous êtes ma pensée.*
*Et Psyché vous êtes mon rêve*
*Ensemençant le ciel léger*
*De vos mépris pour l'heure brève*
*Qui dit que vivre est de changer*
*Psyché, vous êtes ma souffrance*
*Vous vous mourez au vent d'Ailleurs*
*Vos yeux sont las de l'apparence*
*Et vacillants comme des fleurs.*
Surgit alors l'obsession de la mort, qui laisse mutilée à jamais l'âme de celui qui aime.
*Avec les yeux de ma Psyché*
*Tous mes soleils se sont couchés.*
*La bienheureuse et belle flamme*
*Eût entr'ouvert ce que j'ai d'âme.*
*Sur un vestige bien aimé*
*Le vieil enclos s'est refermé*
*Et maintenant il n'y foisonne*
*Qu'un souvenir qui m'empoisonne.*
Oui, c'est vraiment là, tout le conflit entre l'amour et la mort. Vous me direz, et c'est vrai, que ce mysticisme est païen, païen au sens fort du mot, autrement dit qu'il porte sur la terre, sur les choses humaines, qu'il manque à Maurras le sens de la transcendance chrétienne, de ce Dieu dont le royaume n'est pas de ce monde. Maurras, lui, est vraiment de ce monde, et toute sa soif d'éternité se concentre sur le temporel. Ce monde, il l'aime assez pour vouloir l'éterniser. Il ne place peut-être pas son espérance assez haut. Mais de là procède cette tension prodigieuse entre l'espérance mystique et le désespoir qui est l'essence de sa poésie.
141:122
Il l'avoue lui-même : ce sont les choses de la terre qu'il aime : les choses temporelles, les choses éphémères, d'un amour éternel.
*Les vœux démesurés qui m'agitent encor...*
*...Amant désespéré du plus proche des biens...*
Maurras revient toujours sur le thème de l'insatiété, mais cette insatiété, il faut la concevoir, non comme une carence, mais comme un éclatement, un débordement, suivant les vers de Nietzsche :
« *La douleur dit : va-t-en*
*Mais toute joie veut l'éternité*
*Veut la profonde, profonde éternité *»*.*
Car l'instinct religieux procède d'une double source : d'une part l'appel du vide intérieur (le Dieu bouche-trou), et d'autre part l'expérience d'une réalité qui est au-delà du temps. D'un côté la coupe du temps qui est vide et qui se remplit de rêves compensateurs, et de l'autre la coupe du temps qui déborde. Chez Maurras, le mysticisme ne procède pas du vide, mais du débordement. Il a besoin d'éternité, mais comme il ne place pas cette éternité dans le ciel, il la cherche désespérément au niveau des choses d'ici-bas. Il veut retrouver la plénitude, telle qu'il l'a connue dans les suprêmes moments de l'existence. Il suffit de l'écouter :
*Par les grand'routes en lacets*
*Qui, serpentent sous les étoiles*
*Le vent de mer qui frémissait*
*Tendit mon cœur comme une toile.*
*Comme il mettait en mouvement*
*Depuis la cendre dies Ancêtres*
*Jusqu'au brasier du firmament*
*Toutes les sources de mon être*
142:122
*La vie entière m'apparut*
*Sa dureté, son amertume*
*Et quelques lieux qu'on ait couru*
*Cette douceur qui la parfume*
*Enfant trop vif, adolescent*
*Que les disgrâces endurcirent*
*A mon automne enfin le sens*
*Cette douceur qui me déchire*
*Presqu'à la veille d'être au port*
*Où s'apaise le cœur des hommes*
*Je ne crois pas les pauvres morts*
*Mieux partagés que nous ne sommes*
*Je ne conduis vers mon tombeau*
*Regret, douleur ni même envie*
*Mais j'y renverse le flambeau*
*D'une espérance inassouvie.*
Et puis face à ces vœux impossibles ce cri déchirant de l'homme qui a perdu la foi de ses aïeux et qui se heurte aux lois impitoyables de l'être :
*Je ne peux plus même à voix basse*
*Implorer de ces mots fervents*
*Que sut tout homme de ma race,*
*La charité d'un Dieu vivant*
*Et les augustes conseillères*
*Les grandes lois de l'Être font*
*Immobiles dans la lumière*
*Un silence qui me confond*
143:122
Puis défiant l'épaisseur de ce silence, ce cri d'espérance invincible qui surgit des profondeurs de l'être :
...*Le temps m'a fait vieux.*
*La lune, en fuyant, mire une dépouille*
*Qui n'est plus mon corps.*
*Les muscles raidis, les yeux qui se brouillent*
*Contiennent la mort.*
*Quelle est donc pourtant cette ardeur qui monte*
*Plus haut qu'autrefois ?*
*Au secret d'un cœur où rien ne la dompte*
*Quelle est cette voix ?*
Et c'est l'appel vers l'Éternel, avec cette espèce d'obsession de la résurrection des corps car c'est à cela qu'il tient avant tout. C'est la seule chose du dogme chrétien dont il ait toujours fait une exigence absolue. Et, si l'on veut, en effet, sauver ce qu'il y a de plus précieux dans la vie d'ici bas, il faut que les corps ressuscitent. Maurras invoque les morts, non pas transformés, transfigurés, dans une dimension inconcevable de l'être, mais égaux pour toujours à ce qu'ils furent dans les instants privilégiés de leur existence terrestre. Écoutons-le :
*Ils vous revoient tel que vous fûtes*
*A la fleur de vos mouvements,*
*Dans le rayon de la minute*
*Où vous étiez parfaitement.*
*Ce qui n'était que la merveille*
*Des rares fêtes de l'amour*
*Devient quand l'âme se réveille*
*Son pain doré de chaque jour.*
Et l'angoisse de cet appel :
*La rive est creusée en forme de lyre*
*La Bouche du Port*
*Sur l'onde aplanie admet le navire*
*Où flottent les morts.*
144:122
*Adouci, nimbé de tendres lumières*
*Leur visage est beau*
*Tel que l'ont formé le vent des prières*
*Et l'air des tombeaux.*
*Mais qu'y reste-t-il des bonheurs du monde ?*
*L'amitié, l'amour*
*Sont-ils repoussés par la nuit profonde*
*Qu'y fait le vrai Jour ?*
Il ne veut pas que ce que nous avons aimé ici-bas disparaisse ; il s'épouvante à la pensée de voir sombrer les individus dans je ne sais quelle unité où s'effacerait leur différence originelle. Et il continue :
*Ou, comme l'implore un soupir au large*
*De l'immense mer,*
*Leur est-il laissé le souci, la charge*
*L'honneur de la Chair ?*
Et ceci encore, sur la résurrection de la chair :
*Quand, enfin déliés d'une chair qui les voile*
*Les bons, les bienfaisants bienheureux, les élus*
*Auront joint le nocher sur la mer des étoiles*
*Le sourire du Dieu ne leur manquera plus.*
Mais cette éternité de l'âme ne lui suffit pas.
*Mais pour les pauvres os confiés à la terre*
*L'épaisseur de la nuit, le poids du Monument,*
*La sèche nudité de l'adieu lapidaire*
*Font-ils la solitude et l'épouvantement ?*
*Non, vous reconnaissez, mélancolique cendre,*
*Au pas sûr et pieux de nos fidélités,*
*Un murmure de pleurs qu'il est doux de répandre*
*Tant il est clair en nous que vous ressuscitez !*
...
145:122
*Qui niera ce retour, ô lointaines étoiles ?*
*Neuf cieux, vous croulerez sous le Juste et* le *Beau,*
*Vaisseaux du saint-Esprit larguant toutes vos voiles*
*Éperons qui fendrez la pierre du tombeau !*
*Car le Dieu réunit ce qu'a disjoint l'Abîme !*
Ce dernier vers est merveilleux. On songe à Dante, disant que « s'unissent en Dieu toutes les perfections qui sont dispersées dans l'univers » : *ciò che per l'universo è squadernato*. Et quoi de plus religieux que cette poésie ? Ce retour perpétuel au principe, nous le trouvons également évoqué dans « Reliquiæ Foci » :
*Pur et triste, le sang bouillonne. Il recommence*
*Le trajet dur et doux qu'il ne sait pas finir :*
*Ô cycliques retours de la fleur aux semences*
*Ne vous profanons pas du nom de souvenir !*
Là sont à la fois le drame et la grandeur de Maurras. A travers, comment dirai-je, ce paganisme vécu à fond, à travers cet enracinement dans la terre et dans la chair, dans toute la beauté et toute la détresse humaine, il retrouve l'Éternel. Il soulève ce paganisme jusqu'à Dieu, le Dieu inconnu qu'il ne nomme jamais, mais qu'il retrouve, en quelque sorte malgré lui, à reculons, comme il l'a dit de Lucrèce, dans son désir toujours insatisfait d'absolu. Et il aboutit ainsi à cette attitude d'acceptation totale, qui est celle des plus grands mystiques. Maurras devine, pressent ce Dieu qu'il ne peut pas affirmer, puisqu'il ne croit à aucune religion révélée : c'est pour lui une exigence plus vraie que toute existence. Il entrevoit un monde où tout est justifié et racheté, même la douleur, même le mal.
146:122
Même le mal. L'existence du mal était, pour Maurras, la pierre d'achoppement de la foi. Il m'a dit plusieurs fois, « Je ne peux pas admettre l'existence d'un Être infiniment bon, et l'existence du mal ». C'est le *videtur quia non* de saint Thomas, Et l'on n'en sort que par la foi. Le grand argument contre l'existence de Dieu, c'est que, s'il existe un Être infiniment parfait, infiniment bon, cet Être exclut son contraire, c'est-à-dire l'imperfection et le mal. Or, le mal existe : donc le Bien n'est pas infini. C'est le plus impénétrable des mystères. J'ai connu un prêtre anglican qui, ayant perdu la foi et totalement désespéré à cause de ce problème insoluble, fut « reconverti » par cette phrase de Simone Weil : « De même que le mystère contraint la vertu de foi à être surnaturelle, de même le mal contraint la vertu d'espérance à être surnaturelle ». C'est pourquoi tous les essais de glorification et de justification du mal, fabriqués par les apologistes de la foi chrétienne, ne signifient rigoureusement rien. C'est ainsi, et il faut l'admettre dans toute son horreur et dans toute son amertume. Et c'est en cela que l'espérance est une vertu théologale.
Maurras, dans ses plus hauts moments de lucidité religieuse, surmonte cette tentation métaphysique. Cet homme qui avait si sévèrement distingué le bien du mal, le vrai du faux, sur le plan de la sagesse humaine, retrouve leur mystérieuse solidarité sur un plan supérieur : celui de la nécessité divine. Il retrouve en Dieu l'être ayant, suivant le mot de Victor Hugo, « la distance du bien au mal pour envergure » :
*Essence pire que le pire*
*Et meilleure que le Meilleur*
*Quelle est la langue qui peut dire*
*Les deux abîmes de ton cœur !*
Ces vers, que des chrétiens lui ont reproché comme un blasphème, je les interprète plutôt comme une prière. Et encore :
*Dans le cercle des fantômes*
*Où tout n'est plus rien*
*De ce qu'ont nommé les hommes*
*Leur mal ou leur bien.*
147:122
Imaginez-vous ce miracle du dépassement des catégories humaines chez un homme qui, sur le terrain politique et social, n'avait jamais cessé de séparer l'ivraie du bon grain ? Dans l'ordre spirituel, Maurras a horreur de tous les instruments de mesure : le compas, le cadran, la balance. La balance surtout, qu'il récuse comme symbole de la justice divine. Je me souviens de nos conversations sur ce sujet. « Vous y croyez, vous, à la Justice Divine, me disait-il. Eh bien ! le symbole de la Justice, c'est la balance. Mais, pourquoi pèse-t-on les choses ? Parce qu'elles sont en quantités finies, et pour les distribuer équitablement. S'il y avait, par exemple, une quantité infinie de sucre, on ne pèserait pas le sucre. Tout le monde en prendrait tant qu'il voudrait. Si donc vous concevez Dieu comme une bonté infinie, cette bonté ne peut que se répandre sans mesure sur tout le monde. Dieu n'est pas justice : il est amour et accueil. » Ce qu'il a d'ailleurs fort bien exprimé en vers :
*Chère âme, croyez-vous aux célestes balances*
*Cet instrument d'airain n'est rêvé que d'en bas*
*Du Très-Haut, du Très-Grand, du Très-Beau*
*Ne s'élance que l'or du bien parfait qu'il ne mesure pas.*
Et, s'adressant à Dieu, il s'écrie encore à propos du symbole de la balance :
*J'aurai couru la belle aventure*
*Au havre de ta grâce et de ta charité.*
*Et vous, plateaux de vaine justice*
*Sous l'astrale faveur, détraquez-vous enfin.*
*Tes vils plateaux fondent au solstice*
*Balance, le plus faux des symboles divins.*
C'est vraiment admirable. Seulement, tout cela, au fond, il voudrait en quelque sorte le réaliser au niveau de la terre et du temps.
148:122
Et tout cela dans la bouche du doctrinaire de l'Empirisme organisateur ! Voici comment il parle à cette terre qu'il a tant aimée :
*Ô toi que nous appelions Terre-Mère,*
*D'où vient ton vol contraire à mon amour ?*
*Je suis né, je suis fait pour la lumière,*
*Accorde-moi d'éterniser le jour.*
Il ne veut plus de la mesure ni de l'alternance, ni du rythme.
*Équilibré dans la clarté profonde*
*Qui nous sauva des nocturnes horreurs,*
*J'ai renversé la manœuvre du monde*
*Et l'ai soumise à la loi de mon cœur.*
C'est vraiment le défi aux apparences, le défi à l'expérience, le défi de Dieu à la création en quelque sorte. Je l'entends me dire, lui, l'homme de l'empirisme : « La mort, c'est quelque chose de monstrueux ; mais après tout on ne se croit mortel que parce que jusqu'à maintenant on a vu tout le monde mourir, mais ce n'est là qu'une certitude empirique et qu'est-ce que cela prouve ?... »
Je crois qu'il y a là une splendide leçon de religion authentique. Qu'importe, au fond, que Maurras ne nomme pas Dieu par son nom ? Et d'ailleurs, que représentent les noms de Dieu ? N'est-ce pas saint Augustin qui écrivait à l'un de ses disciples à propos de ses conceptions de Dieu : « Réjouis-toi de n'y rien comprendre. Toutes les fois que tu crois comprendre quelque chose, c'est le critère : tu te trompes ». Ce Dieu, Maurras ne Le nomme pas, mais il Le retrouve dans tous ses reflets. Il le retrouve par sa présence et par son absence dans la création. Il y a une manière de nommer Dieu, de l'utiliser, de le mettre à toutes les sauces, de le faire intervenir dans n'importe quelle circonstance, qui est une profanation du divin et le signe d'une ignorance et d'une impiété presque aussi graves que les négations de l'athéisme, ce qui faisait dire au vieux Sénèque de certains dévots : « Quelle différence y a-t-il entre nier les Dieux ou les profaner ? » Cela revient au même : Dieu est trahi dans les deux cas.
149:122
Maurras a retrouvé le ciel en allant jusqu'au bout de l'expérience humaine. « Que sait-il du ciel, celui qui n'a pas traversé la Terre et les Enfers », disait Platon. Ces mots s'appliquent à Maurras plus qu'à personne. Et ne s'est-il pas décrit lui-même dans les vers qu'Il dédie à un autre grand positiviste de l'Antiquité, Lucrèce ? Lucrèce, qu'il aimait autant que Virgile, qu'il récitait sans fin, Lucrèce le matérialiste, le positiviste qui, à la fin du Livre III du *De natura rerum* a des accents religieux qui vont plus loin que la plupart des sermons et des traités de théologie. Marcel De Corte, qui est professeur à l'Université de Liège, me disait un jour : « Si j'interrogeais, au concours d'agrégation, un élève sur Lucrèce, et qu'il me répondît en me récitant des vers de Maurras, je serais sûr qu'il aurait compris Lucrèce et je lui donnerais 18 sur 20. » Voici donc ces vers :
*Ta grande âme élancée aux dieux qu'elle renonce,*
*Lucrèce, les retrouve en un rêve enchanté*
élancée aux dieux qu'elle renonce ! Tout Maurras tient dans ce vers. Et puis :
*Les atomes roulaient dans l'enceinte éternelle.*
*Ils se sont accrochés par un léger décours*
*Et la sainte Vénus éclaire tout en Elle,*
*Matrice de la vie et bûcher de l'amour.*
*Tout, l'espace et ses feux, et la mer et ses voiles*
*L'ample sein de l'espace à la bouche des vents,*
*Et, seul victorieux des magiques étoiles*
*L'esprit de l'Homme Grec intrépide et savant,*
150:122
*Tout ! hormis les tombeaux. Leurs cendres ni leurs flammes*
*N'auront jamais mordu sur tes vastes désirs :*
*Leur insatiété suscite dans ton âme*
*Ces coups d'aile confus qui font tout ressurgir.*
*Cher Lucrèce ! ô brandon qui me glace et me brûle*
*Vol de pourpre noirâtre et d'or incandescent,*
*En vain m'ont endurci tes arides formules,*
*J'entends une Prière au secret de ton sang.*
*Celle qui joint les dieux et qui les persuade,*
*Grave et lente, du poids de nos cœurs dans ses mains,*
*La même qu'après toi chante un autre Aenéade,*
*Plus tendre et bien plus pur, mais non pas plus humain.*
*Car elle renaîtra dans l'âme de Virgile,*
*Que la tienne précède et guide à reculons.*
Admirez ce dernier vers : « que la tienne précède et guide à reculons ». Tout Maurras est là, avec son positivisme, son agnosticisme et son refus des faux dieux qui se brise en adoration devant le vrai Dieu.
Et nous ne pouvons conclure qu'en évoquant la Prière de la Fin, ce chef-d'œuvre qui a été écrit à 82 ou 83 ans et que Maurras m'a lu, lui-même, dans sa petite chambre de Tours, juste après l'avoir composé. Après cette lecture, je n'ai pu lui témoigner mon émotion qu'en me jetant dans ses bras :
*Seigneur, endormez-moi dans votre Paix certaine*
*Entre les bras, de l'Espérance et de l'Amour.*
*Ce vieux cœur de soldat n'a point connu la haine*
*Et pour vos seuls vrais biens a battu, sans retour.*
*Le combat qu'il soutint fut pour une Patrie,*
*Pour un Roi, les plus beaux qu'on ait vus sous le ciel,*
*La France des Bourbons, de Mesdames Marie,*
*Jeanne d'Arc et Thérèse, et Monsieur Saint-Michel.*
151:122
*Notre Paris, jamais ne rompit avec Rome*
*Rome d'Athènes en fleur a récolté le fruit*
*Beauté, raison, vertu, tous les honneurs de l'homme,*
*Les visages divins qui sortent de ma nuit.*
Tout ce qu'on peut savoir de Dieu, ici-bas, et ensuite sur l'essence inconnue de Dieu :
*Car, Seigneur, je ne sais qui vous êtes. J'ignore*
*Quel est cet artisan du vivre et du mourir*
*Au cœur appelé mien quelles ondes sonores*
*Ont dit ou contredit son éternel désir.*
*Et je ne comprends rien à l'être de mon être*
*Tant de Dieux ennemis se le sont disputé !*
Puis, l'appel à la mort, par qui viendra la lumière :
*Mes os vont soulever la dalle des ancêtres*
*Je cherche en y tombant la même vérité.*
*Écoutez ce besoin de comprendre pour croire !*
*Est-il un sens aux mots que je préfère ? Est-il*
*Outre leur labyrinthe, une porte de gloire ?*
*Ariane me manque, et je n'ai pas son fil.*
*Comment croire, Seigneur, pour une âme qui traîne*
*Son obscur appétit des lumières du jour ?*
L'obscur appétit de la lumière ; toute l'infirmité et toute la grandeur de l'homme tiennent dans ces mots. C'est aussi beau que la célèbre définition du Cardinal de Bérulle « L'homme, ce néant capable de Dieu. »
*Seigneur, endormez-moi dans votre paix certaine*
*Entre les bras de l'Espérance et de l'Amour.*
152:122
Mesdames et Messieurs, j'ajoute un simple mot. J'ai essayé de vous montrer que Maurras est aussi, pour nous, un guide vers Dieu, un guide vers l'éternelle beauté, vers l'éternelle lumière. Dans ce guerrier, beaucoup n'ont vu que la dureté et le froid de l'armure. Je voudrais, seulement, avoir contribué à vous faire sentir la tendresse, l'ardeur du cœur qui battit sous cette armure.
Gustave Thibon.
153:122
### Le thème de l'enfance dans l'œuvre de Maurras
par Jean-Baptiste Morvan
Quelques restes de la molle sensibilité de Rousseau, transmise par l'école primaire à tout Français, furent sans doute la cause du petit choc intérieur que j'éprouvais jadis à la lecture des propos de Maurras sur l'éducation dans « La Politique naturelle ». « Il est patent que ce dressage nécessaire limite l'égoïsme, adoucit une dureté et une cruauté animales, freine des passions folles et fait ainsi monter du « petit sauvage » le plus aimable le plus frais et le plus charmant des êtres qui soient : l'adolescent, fille ou garçon, quand il est élevé et civilisé. L'article « éducation » du « Dictionnaire politique et critique » réunit comme à plaisir les jugements impitoyables des sociologues et des cliniciens, de Le Play et de Lombroso ; on songe au mot de La Fontaine : « Cet âge est sans pitié ». Et pourtant c'est le même homme qui voulut qu'en ses « Œuvres Capitales » un tome entier portât pour titre « Le Berceau et les Muses » et qu'il s'ouvrît par ces lignes tirées de la préface de la « Musique Intérieure » :
154:122
« S'il m'était possible de revivre l'une de mes heures passées, je n'hésiterais pas à choisir ma petite enfance. Aussi loin que jy peux descendre, seul désormais, sans le secours des mémoires qui sont éteintes, je vois de longs jours filés d'or que l'hiver même éclaire d'un soleil « luysant, cler et beau » que nul printemps ne ramène... L'événement et le souhait, la réalité et le rêve se tiennent et se suivent par des liens délicats qui ne rompent jamais tout a son sens, son lustre. »
L'enfance est une des clefs de la littérature contemporaine. Et pour juger des auteurs, il conviendrait peut-être à chaque fois de leur poser la question : « Comment vois-tu ton enfance ? » On cite volontiers Proust, Alain-Fournier, Colette, Jules Romains, Duhamel ; on en remplit les anthologies. Sur ce point aussi, Maurras est l'objet d'une exclusion partisane. Pourtant il est passionnant d'essayer de résoudre l'apparente contradiction des textes que nous venons de confronter. Nous y discernons déjà un problème, là où tant d'autres se contentèrent de défiler des impressions et de parier à coup sûr pour leur, succès, sachant bien que là chanson, de l'enfance bénéficierait d'une sympathie spontanée du lecteur. Le passage de la « Musique intérieure » n'est-il pas indispensable à une compréhension d'ensemble de l'œuvre de Maurras ? On lit d'abord, dans ces symétries voulues, le désir d'attribuer une part équitable à la réalité et au rêve, à l'événement et au souhait. Équitable, mais non équivalente. Le « sens » ne saurait à lui seul rendre compte du « lustre », de la lumière ; et pourtant il ne s'y oppose pas. Les liens de l'âme sont délicats, mais ne rompent jamais. Un certain goût du paradoxe stoïcien amena parfois Corneille à exagérer le rôle directeur de la raison, au delà même de sa pensée profonde, et à représenter ces liens comme des câbles assez épais conception non dénuée d'un certain charme juvénile et provoquant. Mais la psychologie maurrassienne, en dépit des affirmations de critiques volontairement inattentifs, n'a jamais consenti à de telles simplifications.
155:122
La lecture des textes recueillis dans « Le Berceau et les Muses » montre assez la nécessité intérieure d'une harmonie musicale chez celui qu'on n'a cessé de dénoncer comme un impitoyable logicien. Les titres mêmes, « Enfances », « L'Étang de Berre », « Suite Provençale », « La Musique Intérieure », « La Balance Intérieure », suggèrent, au chiffre près, et par les résonances poétiques qu'ils éveillent, les éléments d'une symphonie. Les « Enfances », c'est l'allegro ; l' « Étang de Berre », l'adagio ; et la « Balance Intérieure » clora l'ensemble par la « Prière de la fin ». On ne peut comprendre Maurras qu'en unissant toujours à l'aspect polémique l'aspect musical, la symphonie. Un peu plus loin, dans le même prélude du « Berceau et les Muses », il nous confie : « Autant l'avouer tout de suite : je rêve de la vie comme d'une salle de bal et n'ai pas souvenir d'une seule minute où ma joie et ma peine n'aient cessé de dépendre de la rumeur chantante qui se noue, se dénoue autour de mon berceau et de mon petit lit. » Son père « était véritablement possédé de la danse et du chant. » Il y a un aspect beethovénien dans l'âme de celui qui écrivit la « Tragi-Comédie de ma surdité » et choisit le mythe d'Ulysse pour l'exprimer. Mais Maurras était poète et non musicien ; on songe alors à la surdité de Ronsard et de Du Bellay, eux aussi redoutables pamphlétaires quand leur inspiration s'y portait. Semblable au compositeur qui aurait jeté un chien par la fenêtre sous prétexte qu'il aboyait faux, Maurras a défenestré un certain nombre de gens essentiellement inharmonieux. Tragi-comédie ou paradoxe de la Surdité ? Maurras entendait mieux que quiconque les fausses notes des idées fausses : peut-être parce que son enfance avait pu contempler un monde harmonieux.
156:122
Wordsworth a dit : « La poésie est une émotion de l'enfance dont on se souvient. » Mais on ne peut s'en tenir à une émotion. Il y aura forcément autre chose. Pour Maurras, le ressouvenir de l'âge enfantin et le pèlerinage au berceau ne sont jamais l'opium consolant des déceptions de l'âge mûr. L'enfance est toujours en nous comme un problème appelant une solution, comme un prélude qu'attend une continuation. Dans « L'Étang de Berre » après la contemplation de la petite ville endormie, il conclut : « Mais je n'aurai point dépassé la dernière limite du champ maternel que sans doute je songerai soit à l'agitation de l'inerte démocratie, soit à la querelle des sages, me disant selon Taine que si l'homme se distingue de l'animal et le Grec du barbare, ce sera par l'étude de la philosophie et le soin des affaires publiques. »
La Provence ne conçoit pas l'arbre sans le fruit. Ainsi, à propos du Cyprès : « C'est un arbre deux fois vénérable, car il est au moins séculaire et je ne saurais dire à quoi il sert » ; mais une note ajoute aussitôt : « Il sert, répond le Docteur S..., familier de nos champs, parce que tout sert à la campagne. Le cyprès détourne la foudre, comme l'aiguille de Franklin. Et le cyprès bien orienté dessine sur la terrasse nue l'aiguille du cadran solaire. » L'enfance ressemble au cyprès. Une prétendue gratuité a été trop longtemps associée à la poésie. « Gratuité » signifie pourtant indissolublement l'agrément et le sentiment d'une reconnaissance positive qui en résulte. L'enfance provençale de Maurras est un bien qui ne peut être isolé du bien commun, du climat souhaité de la nation. Une dignité allègre y relie comme chez Homère le poétique et l'utile. L'enfant se trouve entouré de figures familières assez pourvues de couleur et de vitalité pour que la poésie, à leur propos, n'ait pas besoin de rechercher la compensation ou l'alibi d'arrière-pensées informes et secrètes. Une claire musique préside aux labeurs des bonnes gens, le vieux Marius, emballeur et fermier à ses heures, les jeunes cueilleuses de câpres et Sophie, la vieille bonne « partie à quinze ans de ses montagnes du Diois » et qui « en route a ramassé tout ce qui se dit et se chante ».
157:122
Et pour lui-même, en qui la mémoire compensera le dommage de la surdité, « l'implacable fidélité de mon souvenir auditif peut me permettre de reconstituer, point par point et nuance à nuance, tout ce que j'ai perçu des airs populaires de France et de Provence. Les visions restent liées aux chants, dans le spectacle de ces gens qui chantent et tiennent aussi en mains, comme les santons, leurs dons et leur travail : « Marius cloue des cassetins de ligues sèches, parsemées d'immortelles et de sombres lauriers. »
Maurras avait d'abord rêvé d'être marin. Son œuvre a gardé de la mer, non de faciles nostalgies, mais le souvenir précis d'une cité maritime. Maurras ou l'Enfant d'un autre Pirée... Son enfance fut attentive aux reflets d'une ville à la mesure humaine, différente de ces lentes érosions de l'âme qui se perd et s'épuise sur les sentiers sableux dans les brumes forestières du « Grand Meaulnes », différente aussi des échos assourdis et dispersés du Saint-Sauveur de Colette dans les œuvres les plus authentiques. Martigues est le fin allègre et matinal d'une ville consciente d'être en même temps une cité. Les cités de la mer concentrent et mettent en lumière les risques et les problèmes, les constituent eh scènes, en choisissent les acteurs. Compte tenu de la différence de perspective, c'est un monde assez semblable à l'Athènes aristophanienne, rencontre du paysan montagnard et du marin, confluent des dictons de la Mer et de ceux du Haut-Pays. Les dignités sociales jouent leur rôle et ont leur costume ; les pouvoirs s'incarnent pour l'enfant dans le personnage de M. Guirard le juge de paix, avec « la prestige de sa belle toque argentée, de sa robe flottante et de la ceinture bleu-ciel qu'on lui voyait à la procession de la Fête-Dieu. » Mais cet univers n'est point celui du conte édifiant, il se refuse à une harmonisation prématurée ; un ardent esprit de contestation, multiple en ses formes, ne cesse de l'animer : rivalités de personnes, de partis, de pays, qui suggèrent à Maurras, le « Dialogue du Guelfe et du Gibelin » en l'espèce, du Provençal et du Marseillais.
158:122
L'aristophanisme est présent dans mainte page de « Marseille en Provence » « et de la « Gourmandise natale ». Ces paysages nous éloignent-ils de l'enfance n'en précisent-ils pas plutôt certains éléments ? Il s'agit d'un monde qui a le don de la parole, du dialogue et de la discussion. Les vrais mystères qui entouraient l'enfance n'étaient point différents de ceux que la cité de Martigues d'abord, la France ensuite, ne cesseraient de poser à l'homme.
Nous arrivons, semble-t-il, à l'explication du problème initial. L'enfance célébrée par Maurras n'est pas une lande d'isolement morose, un repli sur les rêves intérieurs du jeune âge, ceux où se concentrent la violence et l'avidité irritable dénoncées dans son propos de la « Politique naturelle ». Certains le regrettent. Mais si nous voulions les contrarier encore davantage, nous pourrions leur demander si l'enfance qu'ils exaltent si volontiers est plus authentique que celle du « Berceau et les Muses ». Cette enfance romantique n'est-elle pas une perspective de l'âge mûr, armé de toutes ses rancœurs et de toutes ses déceptions ? Un découpage pratique conformément à certaines doctrines éthiques et littéraires acquises ensuite au cours de la vie ? Les milieux littéraires hantés par Colette, pour la prendre comme exemple, n'ont-ils pas sournoisement imprimé un certain choix, un certain sens, à la présentation de l'enfance dans toutes ses œuvres ? Et Maurras ? me répondrait-on. -- Certainement. Mais il n'est que de reprendre nos propres souvenirs pour voir que la présence de la Ville, avec ses tracas, ses disputes, ses plaisanteries, n'est pas ignorée de l'enfant, et le théâtre de sa pensée ne se contente jamais des fièvres de sa propre sensibilité. A moins qu'il ne soit né au fond d'une campagne déserte et n'y ait vécu jusqu'au terme de son adolescence : situation que je ne trouve guère, en tout cas chez les génies les plus complets.
159:122
L'enfance de Martigues est peut-être une enfance « politique » au sens général du mot. Mais en devient-elle pour autant à mes yeux une enfance dévalorisée ? N'est-ce pas plutôt une reconquête psychologique, ? Je serais bien tenté de le croire en écoutant nombre de mélopées mélancoliques ou perverses sur le thème de l'enfance. Un autre effort de restauration de l'enfance est dû à Péguy : n'y découvrirait-on pas, comme chez Maurras, l'influence salutaire du « politique » ? « L'antique Orléans sévère et sérieuse » rejoindrait alors Martigues. Le renouveau politique de la critique et de l'histoire, à partir de l' « Enquête sur la Monarchie », vient filtrer le climat intellectuel de la « belle époque » ; il compense en tout cas une certaine littérature fin-de-siècle vouée aux jeux du dilettantisme et de l'impressionnisme. La politique avec ses pointes sèches représente une antithèse nécessaire au style de Des Esseintes. Elle aide le visage de la France à émerger du flou et du fluent, elle tend à corriger la tentation d'une certaine littérature qui de Huysmans à Bernanos, livre la religion aux délectations noires et aux fantaisies des cauchemars intimes. Une certaine conception arbitrairement réduite de l'enfance à pu servir à d'autres de moyen subtil pour empoisonner toute l'idée que nous pouvons nous faire de notre destinée. L'image que nous gardons des souvenirs et des confidences de Maurras ne détruit aucun charme et rétablit l'unité de l'âme et de la personnalité.
Jean-Baptiste Morvan.
160:122
### Charles Maurras critique littéraire
par Jacques Vier
« J'AI ÉCRIT ET PUBLIÉ BEAUCOUP TROP TÔT. De longues années plus tard, lorsque, l'on a réuni les matériaux de mon gros *Dictionnaire politique et critique,* j'ai fait défense de rien recueillir qui fût antérieur à 1893, l'année de mes vingt-cinq ans, où, commençant à me débrouiller du chaos, je me suis rendu compte de ce que j'écrivais... » ([^108]) La raison de cet examen de conscience sévère, il faut la chercher dans l'aveu confié à Mme de Caillavet : « Tout spectacle me divertit ; je ne sais pas à quoi je ne m'intéresse pas et les gens dédaigneux ou spécialistes me sont des espèces de monstres... » ([^109]) En vertu d'un aussi répréhensible papillonnage, il se hâtait d'expédier en Sorbonne l'un des *Jeunes gens* de son essai d'août 1893 ([^110]), type de l'intellectuel pur, qui discourait de philosophie dans les cafés du quartier latin. C'était sa manière à lui de concevoir le thème des *Déracinés* et de prophétiser l'avenir de sa génération, plus féconde en ratés et désillusionnés probables qu'en conquérants. Le second personnage est un apôtre sans la foi, le troisième un viveur que le plaisir tue, le quatrième retourne au pays pour s'y faire élire conseiller général.
161:122
Quant à la Minerve du groupe, il l'imagine romancière dans le sillage de Paul Bourget. Ainsi le jeune homme, autour de ses vingt et un ans, procédait au décompte de ses propres velléités. Le dilettantisme ne représente pas un mauvais départ pour la critique littéraire, et comment la majorité de Maurras ne se fût-elle pas ressentie de la double tutelle de Barrès et de Renan ? Le danger de l'anarchie guette, il est vrai, quiconque n'aime point s'arrêter en chemin, mais le futur disciple d'Auguste Comte savait ou devinait que des mains vigilantes l'avaient d'avance attaché au mât et prémuni contre les Sirènes. Autrement dit, et compte tenu du caractère antiromantique que devait prendre la critique littéraire de Maurras, un premier séjour parmi les maîtres de la nuance le trempa pour la lutte.
\*\*\*
Son premier article parut dans l'*Instruction publique* du 16 octobre 1886. Le futur Criton de la *Gazette de France* commençait tôt, à peine échappé des bras de son Socrate, l'abbé Penon, le futur évêque de Moulins, maître incomparable s'il en fût et qui attend toujours la consécration cléricale et universitaire de sa mémoire. Car l'aigle et le cygne sortirent de sa classe, l'un et l'autre se faisant des emprunts mutuels, l'aigle capable de mélodies, le cygne non dépourvu de serres. Les luttes de la cité devaient empêcher Maurras de se faire, à la manière de Platon, le biographe de son maître, mais que de fois, au début d'un combat, assure-t-il de sa gratitude le parrain qui l'adouba ! Si l'abbé Bremond eût mené à terme son *Histoire littéraire du sentiment religieux*, ses sympathies pour le modernisme l'eussent-elles empêché de réserver à ce maître d'âmes et d'armes une place aux côtés des grands évêques précepteurs de l'humanité ?
162:122
Mais tandis que le laïque se croiserait pour le succès d'une doctrine, le clerc, un peu trop ouvert aux « âmes fuyantes » se ressaisirait dans l'interprétation parfois audacieuse des cheminements mystiques. Toujours est-il qu'une communauté de tutelle maintint entre les deux condisciples que tout, même les Muses, devait plus tard séparer, des liens étranges que Maurras ne supportait guère mais que l'abbé s'efforçait de renouer.
Ondoyante et diverse telle apparaît la première démarche critique de Maurras. Paul Bourget lui confirmant l'importance de Barrès, il s'oriente sans peine à travers les paysages symboliques du *Culte du moi*, plus ou moins assujettis aux horizons encore vaporeux d'une Grèce indécise. En 1889, il se souciait, -- l'un des premiers, sans doute, à cette date, -- de réhabiliter Villiers de l'Isle-Adam, tout ruisselant du flot wagnérien ([^111]). En 1891, il saluait avec une telle prescience de l'écrivain à naître, les *Cahiers d'André Walter*, que Gide lui gardera toujours de la gratitude, allant jusqu'à dissocier, pour la libre expression de l'hostilité et de la sympathie, le polémiste du littérateur. « Un peu de style sauve tout... », tel est, pour l'instant, son précaire credo critique. D'où une attention provisoire aux tumultueux, Rosny, Zola lui-même ([^112]). Jusque dans la pleine possession de son génie critique, Maurras se souviendra de ses inclinations romantiques. Le premier, mais les nervaliens d'aujourd'hui oublient cette antériorité-là, il pressentit la suréminence de Gérard « ce rare esprit \[qui\] a plus de chance de durée et de gloire vraie et solide que beaucoup de ses plus bruyants contemporains... » ([^113]). En 1886, dans le sillage de Jules Lemaître et d'Anatole France, Maurras semble plus large d'esprit que le premier, moins détaché que le second. Il n'est pas incapable de pressentir, malgré eux, dans les *Châtiments* une grandeur sauvage ([^114]).
163:122
Et le feu de sa *Lettre à Abraham Schrameck* sera beaucoup plus tard emprunté à la torche hugolienne. Prompt à la découverte et à l'exaltation du talent en dehors de toute divergence d'opinions et de convictions, il se résigne très tôt à la partialité. Ou plutôt il la souhaite comme seule responsable de l'émotion, de la passion de l'éloquence, vertus cardinales de la critique. Laquelle, avant de tourner au magistère, donne à l'esprit l'occasion d'une gymnastique incomparable. Brunetière sera raillé comme un bâtisseur inutile ([^115]), Taine comme un doctrinaire qui stérilise le mouvement. En dressant contre celui-ci Émile Hennequin, Maurras prélude à la « sociologie littéraire » dont on nous rebat les oreilles aujourd'hui. Mais il ne s'y arrête guère la considérant à bon droit comme une revanche occasionnelle de l'immobilisme de la race, du milieu et du moment ([^116]). L'heure de Sainte-Beuve, salué comme le maître de l'empirisme organisateur et bien saisi dans le caractère de son œuvre, vrai bélier capable d'ébranler la citadelle romantique avant l'assaut final, viendra plus tard, quand, à travers Renan, le plus grand et le plus cher disciple, Maurras saura remonter jusqu'au maître. Trois ans avant la publication de *Trois idées politiques*, cette « faucille d'or » strictement aiguisée pour couper ras l'ivraie du mal du siècle, en inaugurant sa collaboration régulière à la *Revue encyclopédique* à partir de février 1895, Maurras préludait à ses combats littéraires par une déclaration énergique : « Que l'on me permette, quand il m'arrivera de juger, de juger selon des principes. Si ridicule que cela puisse paraître, je pense qu'il y a en littérature et en art des maximes d'ordre empirique qu'il vaut mieux suivre que violer. Ces maximes... sont les maximes mêmes de l'École romane française... »
164:122
Depuis quatre ans au moins, Jean Moréas et Charles Maurras s'étaient, en effet, rencontrés. Dans la décade 1890-1900 convergent les trois influences maîtresses, qui vont faire de Maurras le gladiateur souverain, rétiaire ou myrmidon, toujours maître de l'arène, sous la conjonction des astres jumeaux, Athènes et Rome. Car si Moréas, révélateur de l'esthétique, atteste la pérennité et la fécondité de l'hellénisme, miraculeusement retrouvé par André Chénier, Auguste Comte cimente le rempart et le Capitole philosophiques et resserre la cohésion doctrinale victorieuse des anarchies germaines ou slaves, tandis que Sainte-Beuve incarne la perpétuité de la recherche, la part du doute bienfaisant, d'avance dissolvant des probables scléroses. Il faut, en effet, que l'eau coule à l'intérieur des aqueducs et que le bien de la cité, toujours présent à l'esprit de l'artiste, tempère, jusque dans l'élaboration de l'œuvre, la rigidité de la foi. La question n'est pas de savoir s'il n'existait pas à l'époque de plus prestigieux génies que ceux de Moréas et même d'Auguste Comte. Que l'on ne dise pas surtout que Maurras a échoué pour avoir exagéré les consécrations magistrales. Le besoin qu'il avait de l'un et de l'autre, les armes qu'il a fabriquées avec une matière aussi ingrate que le style du fondateur du positivisme, doivent seules retenir l'attention.
Or, en 1895, Aristarque régnait dans la personne de Ferdinand. Brunetière. Une bataille pour la prééminence critique ne pouvait pas ne pas s'engager. A sa manière, le directeur de la *Revue des Deux Mondes*, maître de conférences à l'École Normale Supérieure, académicien de surcroît, représentait un Parti intellectuel, plus ou moins candidat au baptême, en tout cas appuyé par les salons bien-pensants, tandis, que Péguy militait furieusement contre l'Intelligence de gauche. En toile de fond, l'Affaire Dreyfus, « ce démon de notre jeunesse » dira Maurras plus tard.
165:122
Offensives naturellement dissemblables puisque celle des *Cahiers* se réclamait de Bergson, mais enfin une tenaille se précisait dont les mâchoires pouvaient se refermer sur l'Université captive. Dans la personne de Brunetière, Maurras étouffait un évolutionnisme ingénu et montrait à tout instant la réalité immolée au système ([^117]). Car sous ce transformisme il n'était pas difficile d'apercevoir la fantaisie d'un maître de ballet, fort doué pour les entrechats inattendus. Le cadre scientifique servait en somme de mauvais masque à un classement capricieux, ce qui, n'empêchait pas la chorégraphie, tantôt soumise tantôt hostile à l'orchestre, de rencontrer parfois, à force de remous, de repentirs, ou d'entêtements, la vérité. Le meilleur du rhéteur tenait dans sa volonté de juger, mais il lui manquait surtout la souplesse d'Ulysse. Ainsi Brunetière préserve Maurras des généralisations creuses. Cela se voit à merveille si l'on compare le sot éreintement des *Fleurs du mal* que perpétra le premier dans sa *Revue des Deux Mondes,* tandis que le second, jusqu'à travers les désaveux d'un poésie à laquelle il tiendra toujours de toutes ses fibres de romantique dompté, se résigne, pour le meilleur ou pour le pire, -- pour le pire plutôt, -- à l'intégrer au génie français ([^118]).
Dans toute la force du terme, la critique de Charles Maurras tend à l'universalité. Avant d'appartenir au juge, elle convient au veilleur, chargé d'éclairer le plus loin possible les alentours de la ville. Attentive aussi au chevet des malades, elle dépiste avec une lucidité implacable les foyers d'infection ; convaincue d'une cure toujours possible, il lui arrive de rabrouer le patient dans l'espoir d'en faire un serviteur repenti de la Beauté et de la Vérité. Malgré les apparences, elle s'inspire autant de la charité que de la justice. Dans les clameurs contrastées qui saluèrent la mort d'Émile Zola, elle accomplit le tour de force d'introduire des balances justes ([^119]).
166:122
Il est impossible de poursuivre la descendance de Baudelaire avec un sens plus délié des prédilections féminines que n'en met Maurras à dire le sortilège des vers de Renée Vivien ([^120]). Et que de nuances dans les diaprures de l'éventail en usage chez les dames ! Sa sévérité, d'ores et déjà acquise à toute tentative de poésie de leur part, sait pourtant noter un progrès d'équilibre de la comtesse de Noailles à Mme Henri de Régnier ([^121]). Aucun des portraits dans lesquels, le dévot de Minerve s'efforce à dégager un visage de déesse sous des fards trop neufs, n'a, que je sache, inspiré de révision. Maurras croyait que le romantisme n'allait pas trop mal au deuxième sexe et qu'on pouvait, après tout, lui passer le plaisir « d'assortir le mot comme des étoffes ». Mais il interdisait aux hommes d'imiter les Ménades et sonnait fréquemment l'alerte aux bacchanales.
Par l'atelier de Moréas, celui d'André Chénier s'ouvrait à Maurras ([^122]). Il y connut de quoi se reposer de ses combats et prendre des forces nouvelles. Il y trouva, parfois un peu trop caressée mais généralement domptée, la phraséologie que le XVIII^e^ siècle distribuait dans les cadres de versification les plus divers, un art poétique où pénétrait à flots, sans courants d'air ni vitres brisées, l'air et la lumière d'une Grèce réinventée par les sens, robustes auxiliaires de l'esprit, une religion et une grâce capables d'affranchir l'artiste de toute démangeaison de cosmopolitisme, en somme une Raison chantée restauratrice de la primauté des poètes. Désormais, le romantisme deviendrait la cible essentielle et Maurras, s'autorisant de son quadruple parrainage provoquerait l'adversaire à la tête et jamais au-dessous du cœur.
\*\*\*
167:122
A la tête, on le vit bien dans l'incessante polémique que Maurras, souvent au plus profond de lui-même, entretint contre Pascal. Il est inutile de se récrier ; c'est bien comme le père du monstre que l'auteur des *Pensées* se voit harcelé et pourchassé au même titre que Jean-Jacques, l'homme des *Confessions* ([^123])*.* L'un des plus grands torts, quasi inexpiable, de Pascal, c'est d'avoir mis l'intelligence en tragédie, et la raison au pilori. Sans doute Montaigne, à la suite des sceptiques grecs, avait emprunté ce chemin facile. Mais l'ironie gardant ses droits, les prérogatives mentales pouvaient être secouées, non détruites. Au lieu que Pascal, sur les ruines du *Logos* intronise le Témoignage ouvrant ainsi la porte à Spinoza et aux sarcasmes du Siècle des « lumières ». Les jansénistes traitaient sans façon leur grand homme de « ramasseur de coquilles » ; Maurras se félicite que tant de bouts de papier n'aient été liés que d'une ficelle. Construits en massive Apologie de la religion, ils n'eussent donné qu'un « fiasco ».
Maurras ne souffre pas davantage la conception pragmatiste de la justice et de la loi ; il accable Pascal de reproches pour son ignorance de l'entre-deux. Les lois ne sont pas des fantaisies des hommes. Entre leurs volontés, leur plaisir, ne règne-t-il pas autre chose ? « Il y a cependant des rapports mi-matériels, mi-rationnels que la sagesse agrée, non comme un pis-aller, mais comme une acquisition précieuse et sacrée... » ([^124])
168:122
Inventeur pour finir de l'antithèse et de trop d'incompatibilités préfabriquées, Pascal, n'est-ce pas sa responsabilité, la plus lourde ? appelle Victor Hugo. Maurras blâme Pascal d'obliger la pensée à se mouvoir dans une atmosphère forcenée ; de lui découlent une littérature, une politique, une religion haletantes. A ce paroxysme n'atteint même pas la conscience de Rousseau dont on connaît pourtant les sources impures. Mais le moi démesurément gonflé de Jean-Jacques sort beaucoup plus du jansénisme pascalien que du laxisme de Montaigne. Avant Maurras, Ernest Hello avait osé dénoncer le psychologisme aigu de Port-Royal, produit d'incessantes hantises peccamineuses. Le disciple encore agnostique de Saint-Pie X voit dans les *Pensées* le berceau de l'évolution des dogmes et le germe du blondélisme ; son *Pascal puni*, fruit des dernières années, demeure comme un persistant témoignage d'intransigeance. On sait que sur cette route impopulaire, Pascal ayant toujours fait le plein de l'Université croyante et de l'Université agnostique, Valéry rejoignit Maurras, mais en négligeant l'intérêt le plus essentiel du conflit, celui de l'Église elle-même.
\*\*\*
Un autre apologiste patenté de la religion chrétienne n'eut pas plus de chance, mais Chateaubriand pèse moins lourd dans les balances maurrassiennes. Un maître à sentir importe moins qu'un maître à penser et l'orchestration de la mort ne se résout qu'en résonances ; en renvoyant dos à dos Chateaubriand et Michelet, Maurras n'instruisait, après tout, que le procès de deux instrumentistes ([^125]). Au lieu que le procès de Pascal relève de l'opération chirurgicale. Si Luther installait la rébellion au cœur de l'Église, les Provinciales mais surtout les *Pensées* insinuent le romantisme en plein dix-septième siècle, alors que Bossuet et Racine allaient surgir.
169:122
Maurras a cru de toutes ses forces à la toute puissance des hérésiarques en politique et en littérature, lesquels, avec un immense génie, ne font que préparer des terrains de décomposition. De sorte que le romantisme se révèle beaucoup moins comme effet que comme cause de la Révolution. Avant de s'imposer comme antirépublicains, les grands livres de Maurras s'affirment comme anti-romantiques, mais si les batailles essentielles se livrent sur le forum, l'auteur des *Amants de Venise* ([^126]) voulut isoler le virus et connaître les composantes précises de la souveraineté passionnelle. D'où, dans la perspective littéraire, une véritable pièce d'orfèvrerie critique, à laquelle la monumentale édition de la Correspondance de George Sand, en cours d'achèvement apporte toute une moisson de confirmations chronologiques ([^127]).
D'emblée, Maurras dépasse les positions rituelles et commodes où s'enferment les champions des deux amants. J'ai dit qu'il traque Pascal, rendant à ce chasseur effréné la monnaie de sa pièce ; mais l'enjeu est cérébral et, à l'égard de la raison ou contre elle, nombre de libertés restent interdites. Pascal s'avance trop loin, tant pis pour lui ! Sa parfaite santé mentale le rend durement responsable. Alfred de Musset, George Sand, deux malades, qui ont droit à l'indulgence du médecin, même si Maurras n'est pas, comme Pagello partie prenante. Et pourquoi ce flot de lumière braqué sur un épisode biographique sinon parce que « l'amour est un des fléaux endémiques du romantisme » ? Avec George Sand, Maurras assistait à l'édification d'un « véritable Néphélococcygie du sentiment, d'un monde sans arêtes, façonné au gré de l'architecte, qui broyait pour construire et construisait pour broyer, agissant au nom du Seigneur, en se divinisant soi-même pour prévenir la lassitude de la création.
170:122
L'expulsion d'Alfred de Musset, son remplacement par Pagello, disent assez, par leur succession symétrique, la constance du démiurge. Le matériel habituel des échafaudages amoureux, effusions, sanglots, invectives, retrouvailles, consolations, offrandes, participe à l'achèvement de l'utopie et c'est ainsi que l'erreur fondamentale du Cœur, détourné de l'Être vers l'Idéal, expression pudique du Non-Être, rejoint la dépravation de l'Esprit que l'on nourrit, loin du Réel, de paradoxes et d'antithèses.
\*\*\*
Ainsi chemine jusqu'aux essences la pénétration critique. Penseur politique, chef d'école, patriote intransigeant, toujours de garde sur le forum, ambitieux de la prison, Charles Maurras peut-il découvrir parmi ses pairs quelqu'un qui plus que lui ait honoré la littérature ? Laquelle, loin de l'occuper comme un souci accessoire, demeura la substance et la forme de son apostolat. Il en subit la fascination dangereuse, celle-là même qui ne met pas tout à fait à l'abri du péril de la mer les hommes divins, Dante ou Mistral, par exemple qui obligent le diable à porter pierre ou qui trouvent en eux-mêmes de quoi créer les circonstances intellectuelles et sociales favorables à leur achèvement ([^128]). Il savait qu'il ne serait ni le Virgile ni le Ronsard d'un siècle trop labouré et à qui serait refusé, à cause de ses complaisances romantiques, justement, l'honneur de se conduire aux clartés d'un poète-phare ; mais contraint à la lampe-tempête pour mieux éclairer tous les fronts de combats, il dissocia le feu du ciel et nourrit ses disciples de poétiques transposées.
171:122
Trop grand pour cette fin de siècle, vautrée dans les impostures de son romantisme viscéral, les reniements de sa politique larvaire, les vagissements de ses Amphions structuralistes, qui sans pierres ni musique, prétendent construire Thèbes, capitale, il est vrai, de la Béotie, Charles Maurras laisse dans la moindre de ses phrase de quoi ne jamais désespérer de la langue ni de la pensée françaises. Cette promesse d'aurore fait le devoir et la gloire du bon guetteur.
Jacques Vier.
172:122
### Le philosophe Maurras
par Louis Salleron
LE MAURRAS qui a toujours obtenu chez moi l'adhésion la plus profonde, c'est le Maurras philosophe.
Le mot « philosophe » n'est peut-être pas le bon -- Maurras n'a pas de système philosophique, il ne disserte pas de philosophie : je n'en trouve pourtant pas d'autre. Si je disais « métaphysicien », la confusion serait pire. Et on ne comprendrait pas que je dise « mystique ». En fait, je pense à l'*intuition philosophique* qui sous-tend toute son œuvre et qui explique toute son action. En parlant de Maurras philosophe, je vise les idées-mères qui furent siennes, et le plus consciemment du monde.
Rappelons-nous ces phrases de la préface de la *Musique intérieure :* « Poésie est théologie, affirme Boccace dans son commentaire de la *Divine Comédie.* Ontologie serait peut-être le vrai nom, car la Poésie porte surtout vers les racines de la connaissance de l'Être. » Maurras poète est « ontologue ». Qu'est-ce à dire, sinon philosophe ? Quand nous lisons la première ligne de cette préface -- « S'il m'était offert de revivre l'une de mes heures passées, je n'hésiterais pas à choisir ma petite enfance » -- nous comprenons que « le secret » de ses six premières années, la « tendre lumière » dans laquelle il vécut pendant tout ce temps-là, étaient d'un ordre ontologique dont le sens plein ne devait lui être révélé qu'au moment de sa mort mais qui l'accompagna toute sa vie et auquel il ne se déroba jamais pour ce qu'il en recevait de mystérieusement évident.
173:122
S'il fallait découvrir le philosophe Maurras à travers quelques confidences perdues dans son œuvre, il y aurait place à discussion. Mais c'est toute son œuvre qui le révèle. Et les soixante années de son combat politique ne peuvent elles-mêmes se « lire » que dans l'éclairage de sa philosophie.
Quelle philosophie donc ? Eh ! bien, précisément la philosophie de sa poésie -- la philosophie de l'Être.
Philosophie n'est pas religion, ontologie n'est pas théologie. Maurras s'arrêta au seuil de la Vérité absolue. Mais, dans le domaine de la raison, il alla aussi loin que la raison menait. Entendant sans l'entendre la musique des sphères, il y accordait sa musique intérieure, la délivrant par le poème et par l'action.
*Et nos augustes conseillères*
*Les grandes lois de l'Être font,*
*Immobiles dans leur lumière,*
*Un silence qui me confond.*
Que la philosophie soit première chez Maurras, la chronologie même de ses écrits en témoigne. Les premiers firent d'ailleurs confusion. La forme qu'il leur donna explique l'erreur d'un Henry Bérenger qui prédisait « que l'auteur finirait par s'enfermer dans une tour d'ivoire ou dans « un château de lumière », et celle d'un Édouard Herriot, « frais émoulu de l'École normale » qui jugeait « qu'à la première alerte le même auteur se réfugierait dans « quelque beau mythe ». C'est que le *Chemin de paradis* reflète encore la manière d'un Renan ou d'un France. L'esthétisme y masque l'esthétique, et l'esthétique, l'ontologie. Mais dès cette époque le Beau, le Vrai et le Bien avaient mordu le jeune Maurras. Toute sa vie allait le démontrer.
174:122
Il s'en est expliqué dans l'avant-propos qu'il donna en 1921 à la réédition du *Chemin de Paradis.* « Le bien qu'il veut \[ce livre\], c'est celui de l'intelligence, *et puis* le bien de la cité. Il aspire à deux choses : la conception juste et correcte de l'idée pure *et* cet avantage commun que les hommes poursuivent quand ils mettent leur vie en société. Bien penser dans la solitude de l'âme, puis, dans la mêlée sociale, réaliser le bien public, ce sont les tendances maîtresses... » C'est moi qui souligne ces *et* et ces *puis*. Ils marquent une relation et une conséquence qui est la clef de toute la vie de Maurras. Tout commence chez lui, par « Bien penser dans la solitude ». Son action procède de la contemplation. Son combat ne s'inspire que de la passion du bien public.
Dans cet avant-propos que je relis, je retrouve cette même philosophie qui inspire toute son œuvre et que cent autres textes révèlent également. Philosophie de l'Être, qui s'oppose à toutes les philosophies du *Devenir,* de l'*Immanence,* de la *Vie,* de l'*Évolution*, et à leurs sous-produits qui ont noms *Démocratie, Progrès, Révolution,* etc. C'est pourquoi il a une sainte horreur de l'*Action* aimée pour elle-même et considérée pour sa vertu propre : « Autant il me sembla toujours beau et bon de vouloir vivre en sublimant tout ce qui vit pour une cause digne d'entiers sacrifices, autant je me sens l'âme entière cabrée et mise en garde contre le vain et vide panégyrique de l'action pour l'action, l'éloge indéfendable de l'effort pour l'effort. »
Maurras aurait-il donc été aveugle aux changements qui affectent notre époque ? Il y est si peu aveugle que c'est à cause d'eux qu'il est descendu dans l'arène. « Certes, le genre humain, l'univers des choses humaines semble emporté et comme soulevé par ses bases, dans une série de vastes déplacements très variés... », mais « avant de rechercher si ces accidents de l'essor vital, ces révolutions de l'Évolution s'enchaînent en un sens qui nous soit favorable, il est bon tout d'abord de voir si l'on y trouve un sens, quel qu'il soit ».
175:122
Dénonçant les « adorateurs de la Vie », Maurras analyse leur démarche. « Pour voiler le présent certain, ils hypothèquent le futur, mais, pour gager ce dernier gage, les habitants d'esprit religieux leur font concevoir une âme du Monde qu'ils se figurent (mais sans franchise ni précision) comme une espèce de vertébré monstre, invisible, mystérieusement répandu et vaporisé dans les choses afin d'y exaucer (comment et pourquoi) nos désirs. Cette sorte de providence brute tout à fait inintelligible est le simple succédané de l'intelligible providence surnaturelle. On ne la prie pas, on l'atteste pour s'en faire un appui idéal ou verbal contre l'évidence des lois. » Maurras, on le voit, n'avait pas eu besoin d'attendre Teilhard de Chardin pour le démonter et le renvoyer au néant. « Si l'on exclut, comme il le faut, une « préhistoire » qui est toute pourrie d'hypothèses pleines de vent et si l'on tient compte du perfectionnement religieux et moral dû au catholicisme, le type de l'homme se présente comme un composé stable. » Où voit-on « des variations essentielles, inédites, capables de tout transformer » qu'auraient produites les derniers siècles ? « Est-ce la vapeur ? l'électricité ? ou l'aviation merveilleuse ? Est-ce l'espoir que j'ai de visiter ces astres où je me réjouis de retrouver tous nos métaux dont le spectre dit les couleurs ? En quoi la nature des choses et de l'homme peut-elle être tranchée de changements qui n'ôtent ni n'ajoutent à son désir, à son amour, à sa cupidité, à sa peur ? (...) L'homme, l'homme, pensant, consciencieux et sincère, n'a pas le droit de dire des espérances célestes qu'elles n'ont pas d'objet, il sait qu'elles ne sont pas justiciables de l'expérience ni même du calcul. Mais si, par contre, quelque programme d'avenir nous est offert qui sous-entende des changements radicaux dans les lois générales de notre vie, il est du devoir de l'esprit, de les nier du tout au tout (...).
176:122
Toute nécessité de révoquer en doute le chœur des lois connues atteindrait simultanément les génératrices certaines du bien et du beau. L'homme n'a rien créé qu'en fondant les calculs pères de son labeur sur la stabilité des éléments ou la fidélité de leur course. Tout notre pouvoir vient de là. Il disparaîtrait sans cela. »
\*\*\*
Cette attitude fondamentale explique pourquoi tant de catholiques se trouvaient à l'aise dans le mouvement d'Action française. Non seulement leurs croyances étaient respectées par Maurras, non seulement leur religion était considérée par lui comme la seule qui fût entièrement bienfaisante pour la société, mais son affirmation des « lois de l'Être » était en correspondance exacte avec la philosophie commune de l'Église.
Y avait-il, dans son agnosticisme personnel, la menace d'une contagion ? Cette menace eût peut-être existé si Maurras avait tiré quelque fierté de cet agnosticisme. Ce ne fut jamais le cas. Et si l'on arguait que sa révérence à l'égard du catholicisme était un masque, c'est le cas de dire que le masque révélait, bien plus qu'il ne le dissimulait, l'être le plus foncier de l'homme. Aussi bien, l'on ne compte pas les chrétiens qui furent affermis par lui dans leur foi, les incroyants qui se convertirent sous son influence, les vocations religieuses à l'origine desquelles il fut. Je ne vois pas qu'on cite d'exemples inverses.
Ce sont ses « augustes conseillères », les « grandes lois de l'Être » qui, secondées par beaucoup de prières amies permirent à Maurras au seuil de l'éternité de faire la déclaration si longtemps attendue : « Pour la première fois, j'entends venir quelqu'un. » Né du christianisme, le philosophe Maurras mourrait dans le christianisme. Sa philosophie y fut certainement pour beaucoup.
177:122
A notre époque, où les structures du catholicisme sont perpétuellement mises en opposition avec l'esprit du pur Évangile qui constituerait à lui seul tout le christianisme, la leçon de Maurras est plus actuelle encore qu'elle n'était au début du siècle. En clôturant la deuxième session du Concile, le 4 décembre 1963, Paul VI rappelait que l'Église est à la fois « une société religieuse » et « une communauté de prières ». Ce n'est pas en détruisant ou en affaiblissant la société catholique qu'on fortifiera la communauté chrétienne. On ne fera que favoriser le désordre, la révolution et toutes les formes du mal. C'est la tragique aventure de l'Esprit et de l'Amour de toujours sombrer dans la matière et la haine, quand ils refusent de se soumettre aux lois.
Le nom de Maurras est tu, mais son ombre est présente elle ne cessera de s'étendre sur un âge de plus en plus menacé du chaos.
Louis Salleron.
178:122
### La piété contre les mensonges
par Georges Laffly
EN 1904, MAURRAS écrit : « Tout désespoir en politique est une sottise absolue. » En 1951, dans une lettre à P. Boutang, après avoir évoqué la nécessaire construction de « l'arche nouvelle, catholique, classique, hiérarchique, humaine... » il ajoute : « Même si cet optimisme était en défaut et si, comme je ne crois pas tout à fait absurde de le redouter, la démocratie étant devenue irrésistible, c'est le mal, c'est la mort qui devaient l'emporter et qu'elle ait eu pour fonction historique de fermer l'histoire et de finir le monde, même en ce cas apocalyptique, il faut que cette arche franco-catholique soit construite et mise à l'eau face au triomphe du Pire et des pires. »
On ne se lasse pas de considérer l'arc immense qui joint ces deux phrases. Une vie de lutte s'y inscrit, cinquante années, les plus tragiques pour la France et sans doute pour la civilisation tout entière. Ce rapprochement n'a pas pour but de révéler chez Maurras une « contradiction ». Il était l'espérance même. Il n'envisage le triomphe de la démocratie que pour mieux affirmer la nécessité de lutter contre elle.
179:122
Mais quel cri tragique, quel frémissement d'homme qui considère l'abîme. Il est bien rare aussi de voir Maurras se laisser aller à des hypothèses sur la finalité de l'histoire, et parler d'apocalypse : il s'interdit d'évoquer ce qui n'est pas rationnellement prévisible. Ici, est-ce son interlocuteur qui l'y pousse ? Il faudrait connaître la lettre à laquelle celle-ci répond.
\*\*\*
Nous avons entendu ce cri, cet aveu. Il peut y avoir même des jeunes gens qui ont lu le texte « je ne crois pas tout à fait absurde »... avant le texte « tout désespoir en politique est une sottise... », qui ont entendu le cri d'angoisse avant le cri de défi. Depuis 1951, les raisons d'espérer n'ont pas augmenté. Les signes de décadence sont même devenus plus visibles. Les Français semblent s'aimer (s'aimer eux-mêmes) moins que jamais et renient ce qu'ils furent, empruntant à l'Amérique leur mode de vie et à l'Est leurs rêves, mélange qui les fait végéter dans une sorte de révolte confortable. L'ordre ancien ne vit plus que dans quelques cœurs. Rien ne l'a remplacé pourtant. Il n'y a pas de nouvel ordre. Il y a une fausse société : des tyrannies et des mensonges qui prétendent assurer le bonheur des peuples. Mais le langage nous l'enseigne : on ne peut plus parler de peuples, il n'y a plus que des masses.
\*\*\*
Officiellement, la démocratie règne sur le monde. Dans sa version socialiste, elle restaure pour une part « l'hygiène » politique définie par Maurras (organisation, hiérarchie) ; sous sa forme occidentale, elle prétend ignorer cette hygiène mais la compense par une hypocrisie étendue à toute la vie du citoyen. Dans tous les cas, le poids de l'État s'est accru monstrueusement, et c'est là où « l'hygiène » maurrassienne est reniée, oubliée.
180:122
L'ingérence de l'État dans la vie de chaque famille est constante et profonde. La propagande, la publicité, la concentration dans un petit nombre de mains des moyens d'information, et des moyens de décision réels, font que les conditions de la vie sociale n'ont qu'un lointain rapport avec l'idéal affiché. Il n'y a partout que des tyrannies, répétons-le, et Maurras ne les accepta jamais.
Il faut ajouter que ces tyrannies sont la conclusion logique, fatale, de l'idéal démocratique. Il est vain d'en appeler de la démocratie présente, incomplète et faussée, à une démocratie future qui serait enfin véritable et parfaite. Cela, Maurras l'a rappelé cent fois.
Ou anarchie ou asservissement total des hommes, la démocratie est bien le mal et la mort que disait le vieux poète. Nous l'avons vue longtemps, en France, sous sa face d'impuissance plus que sous sa face tyrannique, et il s'ensuit que la critique de Maurras est elle-même plus célèbre comme critique de la faiblesse de l'État populaire. Il n'a pourtant pas ignoré ni oublié l'autre aspect des choses.
Ce qu'il n'a pu voir complètement, c'est comment la société technique où nous sommes entrés favorise la tyrannie. Le progrès technique ne change pas l'homme, il le savait, et il l'a dit. Au moment où l'on s'extasiait sur les premiers avions qui, prétendait-on, effaçaient les frontières, il sut répondre : si l'homme occupe le ciel, il y aura des frontières aériennes, et l'on se battra dans le ciel. Certes, c'était bien voir.
Mais il est vrai aussi que les multiples transformations et inventions qui ont modifié la société depuis cinquante ans ont permis un assujettissement des hommes qui était inconnu et qu'on n'imaginait même pas. Assujetti, le citoyen l'est pour sa sécurité et pour sa sûreté, pour son instruction et pour sa vieillesse, toujours protégé, donc contrôlé : recensé, vacciné, imposé, il en est suivi toute sa vie par des administration vigilantes.
181:122
Il est bombardé de propagandes, soumis à des pressions intellectuelles et émotives constantes. Toujours en état de mobilisation. Il est plus *dépendant* que jamais. En même temps, par la masse d'informations qu'il subit, par leur succession ininterrompue à un rythme rapide, il est devenu aussi plus insensible, plus *oublieux.* Enfin, les mouvements démographiques des campagnes vers les villes, la mobilité accrue l'ont déraciné, coupé de ses particularités, et ce fait se conjugue avec la diffusion de modes, de mots d'ordre qui viennent, pour la terre entière de deux ou trois centres (en France, ils viennent de Paris, qui de plus en plus, est un relais plutôt qu'un centre) : il se crée ainsi des conformismes éphémères, mais d'autant plus féroces.
Fait capital : sous cet assaut, la famille, si elle est toujours la cellule de la vie intime, succombe et se voit dominée par des forces supérieures en ce qui concerne la vie sociale. L'éducation, l'apprentissage de ce qui est bon et mauvais, de ce qui convient et ne convient pas, la transmission d'une sagesse, la famille n'y peut plus prétendre ; le monde est trop changeant pour que les parents restent des modèles, et les prestiges extérieurs trop puissants.
Plus dépendant, plus oublieux, flottant, soumis à des forces massives et sommaires, l'homme d'aujourd'hui est sans doute un être plus docile, plus facile à mener que ses pères. Ses révoltes mêmes en sont la preuve : elles lui sont soufflées du dehors et répondent à des plans lointains.
\*\*\*
Si Maurras n'a pu prévoir la pâte molle d'humanité que malaxent les radios, les télés, la presse et la publicité, il a patiemment, inlassablement montré comment la centralisation et le nivellement démocratiques préparaient cette pâte, réduisaient les héritiers de traditions diverses et de fortes particularités à l'état de grains uniformes et sinon égaux par la taille, du moins imprégnés des mêmes poisons.
182:122
Les gens qui écrivent n'ont pas souvent le souci du vrai. Il est plus agréable, c'est sûr, de surprendre, d'éblouir, de séduire. C'est le plaisir d'une bande de sirènes d'ailleurs laides et griffues. Maurras est d'une autre espèce, d'où l'étonnement où il nous plonge d'abord. Quand on n'a entendu que le mensonge, la vérité paraît d'abord désagréable. Mais cet air neuf retient, il est tonique.
Et par exemple, de la triade démocratique, s'il est une erreur que Maurras se soit acharné à réfuter, c'est l'erreur centrale : l'égalité. Idée consolante, rassurante, bien faite pour apaiser les aigreurs, idée totalement folle. Une des lois fondamentales de la vie, et particulièrement de la vie en société, telle que l'expérience humaine tout entière nous l'enseigne, c'est l'inégalité. Sans elle, on ne peut imaginer qu'un chaos, où nulle mesure n'est possible, où aucun bien, aucun progrès ne peut se concevoir. Un peu d'ordre et de beauté ne sont possibles qu'à partir de la diversité, de la hiérarchie et de la composition d'éléments divers.
Dès son premier livre, le *Chemin de Paradis,* Maurras salue cette vérité essentielle. Le conte s'appelle *les Serviteurs*. Il a permis des calomnies célèbres sur lesquelles nous ne reviendrons pas. L'auteur s'est suffisamment expliqué à ce sujet (voir la postface du *Chemin de Paradis*). Cette fable montre l'échange de services sans lequel le noble Athénien Criton, d'une part, ses serviteurs de l'autre, se sentent incomplets, abandonnés, sans joie et sans but ; elle met en lumière aussi le besoin de dévouement qui anime les hommes.
183:122
Le noble Criton mérite-t-il ces dévouements ? Peut-être non, et nous nous trouvons alors devant une entreprise absurde ou ratée. C'est le cas si n'importe lequel des serviteurs de Criton est plus digne que lui d'être le maître. Mais si Criton est le plus digne, nous voilà en face d'une réussite humaine, d'une possibilité -- la seule -- de perfection. Sans doute Maurras pensait-il que le doute où nous sommes sur le mérite de Criton ne doit pas nous engager à poser d'abord cette question, et à user nos forces et nos chances dans la recherche d'une justice toujours contestable et toujours fuyante. Le jeu naturel des qualités et des efforts personnels met assez vite de l'ordre et réduit les injustices possibles. La vaine recherche d'une justice parfaite ici-bas lui semblait au-dessus des capacités humaines.
Ce conte ne signifie pas que Maurras est un chantre de l'esclavage ; comme l'écrivit un laid imbécile. Ni qu'il pensait qu'il y eût une « race » de Critons et une autre de « serviteurs » : cela, c'est la pensée de Gobineau, qui lui paraissait futile. Maurras, voulait montrer qu'il n'y a une chance de réussite sociale que par le concours et la subordination en vue d'un but commun. Ajoutons qu'il a nettement dit qu'il est des époques où il faut diminuer l'inégalité entre les citoyens, et d'autres où il faut l'augmenter (voir *l'Ordre et le Désordre*) et que l'égalité devant les tribunaux est une autre affaire.
Dire ce qui est tâche, peu plaisante. On s'est attardé sur cet exemple parce qu'il semble épineux à nos sensibilités travaillées. Il est curieux que l'ardeur des esclaves de Criton paraisse scandaleuse à une époque où l'on exige, dans la société libérale, que les employés aient un « patriotisme d'entreprise », où dans la société communiste on sacrifie toutes les vies présentes au bonheur de Critons futurs. (L'esclave antique connaissait son maître au moins, et pouvait en attendre un bienfait, outre la satisfaction immédiate de participer à un ensemble harmonieux. Il y a dans tout homme un besoin de participation, de dévouement à quelque chose qui le dépasse.)
184:122
Notre propre société, fondée en principe sur l'égalité, n'a pas réussi à l'assurer. Elle crée même, en quelque sorte malgré soi, des inégalités nouvelles, violentes, dont certaines croissent dangereusement. Inégalité, en France, entre travailleurs français et étrangers, entre citadins et ruraux. Les pays de l'Est n'y échappent nullement, les efforts absurdes de la révolution culturelle chinoise en témoignent. Transformer, un jour par semaine, un général en simple soldat, un directeur d'usine en ouvrier, cela peut châtier leur vanité, non pas donner à tous les qualités qu'ils doivent en principe posséder. Mao a-t-il un égal ?
Exemple épineux, irritant pour nos vanités, révoltant pour notre accoutumance au mensonge, mais qui finalement nous désigne une vérité, satisfaisante parce qu'il est satisfaisant de n'être plus trompé. Et ce point particulier pourrait nous servir à voir que Maurras, soucieux seulement de ce qui est, ne se contente pas d'en énoncer froidement et durement les règles. Ces grandes lois de l'être imposent une hygiène pratique dont le bienfait est patent, dont la méconnaissance mène au désastre. Mais Maurras ne s'arrête pas là, et ces lois pratiques lui suggèrent, lui font deviner un ordre du monde, un ordre caché qui ne s'impose pas à tous, mais qu'un regard attentif et juste peut parfois contempler. La grâce de la foi ne fut donnée à Maurras que tardivement, mais il posséda toute sa vie la piété antique, païenne, et il me semble que c'est grâce à elle qu'il ne se maintint jamais éloigné du parvis (Païen, oui. Après tout, l'homme païen était baptisable, et il n'est pas certain que l'homme technique le soit, c'est-à-dire soit encore un homme.) Et dès Anthinéa, il écrivait à propos de cette grande loi de l'inégalité : L'homme pieux louera alors la vertu des principes ou des élémentaux qui, au lieu de briguer tous à la fois la même portion de soleil et d'air, reçurent le système d'une inégalité infinie car, en se soumettant de la sorte les uns aux autres, ils permirent à l'ordre et à la beauté de fleurir... Le monde entier serait moins bon s'il comportait un moins grand nombre d'hosties mystérieuses amenées en sacrifice à sa perfection. Hostie ou non, chacun de nous, lorsqu'il est sage et qu'il voit que rien n'est, si ce n'est dans l'ordre commun, rend grâces à la forme qu'a vêtue son sort, quel qu'il soit. »
185:122
On voudrait s'arrêter là. Il faut pourtant bien dire que ces sacrifices, ces hosties offertes à la perfection générale, ce n'est pas un langage moderne. L'an dernier, un ouvrage a paru, qui traitait de la morale de l'avenir. On y disait sans ambages que la résignation, le dévouement, le sacrifice, vertus de la morale traditionnelle, n'avaient plus leur place, et qu'il n'en était plus besoin. Y a-t-il eu des voix catholiques -- de catholiques autorisés -- pour s'élever contre cette énorme impiété ? Pas que je sache. Il est vrai que son auteur, sans faire partie du clan sado-maoïste de la littérature à la mode, est comme on dit, un homme de progrès, un de ceux qui annoncent le paradis pour demain. Triste paradis sans don et sans chaleur.
Contre de tels esprits, Maurras nous a donné de bonnes armes, et son exemplaire refus de céder à l'illusion et au mensonge. Reste qu'il faut que nous tenions, et que nous puissions transmettre cette sagesse, ces vérités. Ce n'est pas facile.
Georges Laffly.
186:122
### L'intelligence en péril
par Marcel De Corte
**1. -- **Toute société gravite autour d'un certain type d'homme qui s'incarne en ses membres avec plus ou moins de chances de réussite et qui est considéré par eux, consciemment ou inconsciemment, comme leur modèle. La Grèce a eu le *kaloskagathos*, l'homme bel et bon qui vise à l'excellence tant dans l'ordre physique que dans l'ordre moral. Rome a eu son *bonus civis dicendi peritus*, le Moyen-Age son chevalier, l'Espagne son *hidalgo*, le XVIII^e^ siècle français l'*honnête homme,* les pays anglo-saxons le *gentleman*. Cette élite moralement et socialement dirigeante se renouvelait sans cesse dans la paysannerie ou par une relation assidue avec elle. Rassemblée en deux classes qu'on peut à la grosse appeler la noblesse et le clergé, elle plongeait ses racines dans une vie constamment vécue en contact avec le monde extérieur, avec la nature, avec l'expérience des êtres et des choses accumulée par les générations et, confusément, avec le Principe de l'être. Elle s'efforçait, avec plus ou moins de bonheur, dans d'innombrables tentatives, à travers d'innombrables échecs, d'orienter les conduites humaines vers le Vrai, le Bien et le Beau.
Cette triple fin vers laquelle se dirigent les activités de l'homme n'est pas arbitrairement définie et choisie. Elle est imposée à chaque être humain par la nature réelle de l'homme et par la nature même de la réalité avec laquelle l'homme est en relation. Être dans la vérité, c'est conformer son intelligence à une réalité que l'intelligence n'a ni construite ni rêvée, et qui s'impose à elle.
187:122
Faire le bien, ce n'est pas s'abandonner à ses instincts, à ses pulsions affectives, à sa volonté propre, c'est ordonner et subordonner ses activités aux lois prescrites par la nature et par la Divinité que l'intelligence découvre dans son inlassable quête du bonheur. Composer une œuvre belle, ce n'est pas projeter n'importe quelle idée dans n'importe quelle matière ni construire un monde qui ne dépend que de l'acte créateur de l'artiste, c'est obéir à la loi de perfection propre à l'œuvre entreprise, qui se révèle, dans l'invention même à l'activité, fabricatrice de l'auteur.
En bref, et sans crainte de se tromper, on peut dire que toutes les énergies de la civilisation que nous avons connue sous le nom de civilisation gréco-latine et chrétienne ou de civilisation traditionnelle, se caractérisent par la soumission de l'intelligence à la réalité et par le refus de la subjectivité dans tous les domaines. Sauf au cours de la brèche ouverte dans la culture par la sophistique, mais qui fut rapidement colmatée par la réaction vitale de tout l'être humain contre les ravages qu'elle annonçait, il n'est pas exagéré de prétendre qu'aucun membre de l'élite de la civilisation traditionnelle n'a eu l'audace de proclamer que l'homme est la mesure de toutes choses par sa raison personnelle ou par une raison impersonnelle et commune à tous les hommes. Au contraire, par sa naissance, l'homme se trouve inséré dans un univers physique et métaphysique qu'il n'a pas fait, dans un ordre qui n'est pas à sa merci, dans une hiérarchie d'êtres dont il ne peut altérer la distribution sans dommage pour lui-même. Quoiqu'il fasse, l'homme ne peut devenir autre que ce qu'il est par nature, par vocation ou par grâce. Personne ne peut s'évader de son être propre. Se dépasser en quelque manière, ajouter une coudée à sa taille, vouloir être plus exclut l'homme de l'univers et de l'ordre. La conception chrétienne du péché comme rupture de la loi imposée par Dieu à chacune de ses créatures rencontre ici la conception grecque de *l'hybris*, de la démesure, selon laquelle tout homme qui excède ses limites est châtié sur-le-champ de sa témérité par l'éclatement même de son être incontinent. En obéissant à la réalité en toutes ses opérations, l'intelligence enseigne à l'homme à devenir ce qu'il est, à « faire bien l'homme » selon l'admirable formule de Montaigne reprise d'Aristote, et à s'accomplir. Le héros, le génie, le saint sont ceux qui y parviennent en perfection. Ils sont l'élite de l'élite.
188:122
Si nombreux que soient les insuccès, les faillites, les chutes, les pastiches, les parodies et les falsifications de cette élite seconde, si décrépie qu'en soit la façade sociale, il reste qu'elle n'a jamais dénoncé le pacte qui l'unit à ses prototypes, à tous ceux qui, avec un réalisme intégral, loin de tourner l'intelligence vers elle-même pour qu'elle s'envisage dans le miroir de sa gloire, l'ont dirigée humblement vers le cœur même der, êtres et des choses, usant d'elle avec modestie comme d'un réceptacle où elle accueille les activités dans tous les champs où elles s'engagent sur les influx de l'univers et de son Principe, et réglant toutes ses injonctions qui émanent des réalités ainsi contemplées. Il n'y a de vérité que si l'intelligence concorde au réel. Il n'y a de bien que s'il est véritablement le bien. Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable. La primauté de l'être sur l'intelligence, la subordination de l'intelligence à la réalité, sa docilité à suivre l'ordre qui rayonne de tout ce qui existe, voilà qui marque les actions de l'homme de la civilisation traditionnelle lorsqu'il vise à l'excellence. L'intelligence obéit à sa nature d'intelligence qui est de se conformer au réel. Elle obéit à la nature de l'homme. Elle obéit à la nature des choses. Elle obéit à Dieu, source de toute nature et de toute réalité.
**2. -- **A cette élite de jadis, notre époque a substitué une nouvelle classe dirigeante, sans exemple dans l'histoire. On peut assigner à ce changement une date assez précise : le XVIII^e^ siècle. C'est alors que commence cette maladie chronique, et qui va s'empirant, de l'intelligence, que Paul Hazard a nommée « la crise de la conscience européenne ». A ce moment, la conduite de la vie humaine est prise en charge par une nouvelle aristocratie : « les philosophes », qui ne cesseront de renaître sous les formes les plus diverses : le parti intellectuel, comme disait Péguy, l'intelligentsia au sens russe, les mandarins de Simone de Beauvoir. Gens de lettres, artistes, savants, penseurs, tous ceux que Thibaudet rassemblera dans sa « République des Professeurs » et qu'il colloquerait aujourd'hui dans la technocratie des spécialistes de « la raison pratique », de la politique, de l'information, des relations sociales, de l'économie, voire de la religion depuis le récent Concile, tous ou quasiment tous apportent à l'homme contemporain leurs messages, mandements, instructions, directives et consignes.
189:122
Ils s'estiment investis d'une mission : réformer les mœurs, changer les idées et les goûts, proposer et imposer une nouvelle conception du monde, faire surgir de l'alchimie de l'Évolution ou de la magie de la Révolution, un « homme nouveau », un « société nouvelle ». Du XVIII^e^ siècle jusqu'à nos jours, le régime le plus général sous lequel a vécu et vit encore, si l'on peut dire, l'humanité, est la dictature de l'intelligence telle qu'elle est devenue depuis qu'elle est monopolisée par les intellectuels développés, sous-développés ou en voie de développement. Il n'est pas d'époque de son histoire où l'humanité ait reconnu aux « lettrés » ce redoutable et exorbitant privilège de la conduire vers un nouveau Paradis terrestre, des lendemains qui chantent, un Point Oméga, une fraternité planétaire, un communisme universel, une démocratie mondiale, une fusion œcuménique de tous les théismes, athéismes, monothéismes et polythéismes. D'un pôle à l'autre de la machine ronde, les voix les plus autorisées comme les braiments des aliborons clament à l'envi, comme le faisait le poète romantique :
Ton règne est arrivé, Esprit pur, roi du monde.
En dépit de tous les démentis étincelants dont fulgure l'expérience d'un quart de millénaire, notre époque incurablement rétrograde s'en tient à la vision de l'homme et du monde propre à l'Encyclopédie. Le jeune Clemenceau la formulait encore à l'aube triste d'un siècle promu à deux guerres planétaires et à l'holocauste de quelque trois ou quatre cent millions d'êtres humains offerts aux Molochs des Idées fixes et obsessionnelles : « La souveraineté de la force brutale est en voie de disparaître et nous nous acheminons, non sans heurts, vers la souveraineté de l'intelligence ».
**3. -- **Charles Maurras nous a décrit dans *L'Avenir de l'Intelligence* l'ascension de la classe de ces intellectuels, souverains plasmateurs de l'opinion par l'Écrit et par la Parole, et sa mérovingienne dégradation au bénéfice des maires du palais qui, détenant l'Or et la Force, manœuvrent les leviers du monde.
190:122
Par un paradoxe inouï, Maurras rencontre ici Marx pour qui la puissance intellectuelle est le reflet de la puissance matérielle et « la superstructure » la projection de « l'infrastructure », à cette différence qu'il s'agit pour Maurras, non point d'une loi universelle régissant la relation de ces deux ordres de puissance, mais de l'intelligence telle qu'elle est devenue en ceux qui auraient dû la sauver et qui l'ont dénaturée. L'époque contemporaine n'a fait que confirmer l'analyse de l'asservissement de l'intelligence à toutes les forces anonymes qui règnent sur la planète : l'État sans tête, la Finance pareillement écervelée, l'Église en proie au mythe du Royaume de Dieu sur la terre, forces derrière lesquelles se dissimulent les volontés de puissance des Césars visibles et invisibles, enivrés de pouvoir, tyrans camouflés en libérateurs qui se soumettent l'humanité en l'étourdissant de la promesse de son apothéose. L'extraordinaire asservissement des clercs, laïcs et ecclésiastiques, aux propagandes idéologiques, aux publicités commerciales, aux réclames tapageuses, à ce que les Anciens appelaient avec dérision « le théâtre du monde », la chasse aux savants à laquelle se livrent les États modernes exploiteurs de ce qu'ils nomment avec mépris « la substance grise », le cortège d'experts, de diplômés, de compétences dont les volontés de puissance se bardent aujourd'hui pour se renforcer, le monopole qu'elles s'arrogent plus que jamais en matière intellectuelle et spirituelle, sont des témoignages assez sinistres de la chute d'Icare. Le ballon de l'Intelligence a rompu ses amarres : il s'imagine planer en dynaste au-dessus de la terre des hommes, alors qu'il est emporté par les cyclones et anticyclones d'une atmosphère plus forte que les gaz rares et évanescents dont il est gonflé. « Il ne faut pas se dissimuler, notait Maurras, que l'on court le risque de voir ainsi s'éteindre l'homme même, l'homme politique et l'homme raisonnable, l'homme artiste et l'homme chanteur. Qui prolonge la double courbe romantique et révolutionnaire ouvre à l'esprit une ample liberté de mourir ».
\*\*\*
**4. -- **Nous voudrions, dans les pages qui suivent, prolonger, sinon peut-être approfondir le diagnostic que Maurras posa sur l'avenir de l'intelligence et, *vox clamantis in deserto*, en supportant avec impavidité les rires et sourires des spécialistes de la « matière grise » et des techniciens de la boîte crânienne, dénoncer le péril mortel que court, en notre âge de ténèbres, l'esprit humain.
191:122
Faute d'une philosophie qui ne s'entr'ouvre à lui que dans les brèves fulgurations du poème, le diagnostic de Maurras reste, il faut bien l'avouer, assez court. Pour *expliquer* la cause de ce règne ostentatoire et présomptueux des intellectuels, il ne suffit pas de découvrir la cause dans l'histoire, d'en constater les ravages et de conclure : « c'est la faute à Voltaire, c'est la faute à Rousseau ». Les raisons morales, si hautes, si aiguës qu'elles soient, n'expliquent pas davantage, à elles seules, le démembrement si prompt de l'empire de l'Esprit. L'Orgueil et la Vanité, auxquels on est si souvent tenté de faire appel, sont des diadèmes en toc dont l'animal raisonnable, se couronne pour faire masquer la blessure qu'il s'est infligée à lui-même. Ils sont les signes extérieurs et brillants d'un détraquement plus essentiel. La vérité est que l'intelligence est en nous une faculté terriblement ambivalente et que, pareille à la langue d'Ésope qui, du reste, la prolonge et l'accuse, elle est la meilleure et la pire des choses.
La moindre expérience que nous pouvons en avoir nous montre que notre intelligence peut s'assigner comme objet tantôt *la présence* des êtres et des choses et leur nature saisies à travers la représentation que nous en avons et que nous déclarons conforme à leur réalité, tantôt cette *représentation* elle-même que nous façonnons à notre guise et à laquelle nous contraignons la réalité de se conformer. Ou bien l'idée que j'en ai est conforme au réel, ou bien le réel se conforme à l'idée que je m'en forge. Ou bien l'idée que j'ai de l'homme est adéquate à sa réalité, ou bien j'oblige la réalité de l'homme à se mouler sur l'idée que je m'en fabrique. Que de fois ne suis-je pas tenté de substituer à la réalité de Pierre, Paul ou Jacques la représentation séduisante ou repoussante, embellie ou enlaidie, mais factice et mensongère que j'en ai composée ? Le théâtre du monde et la scène politique regorgent de ces fantômes ou de ces fantoches que l'intellect humain confectionne en série dans la mesure où il a perdu le contrôle de lui-même et où il se met au service des instincts et des passions qui le pilotent en secret. L'entreprise a aujourd'hui bien dépassé le stade artisanal du producteur individuel qui façonne son idole ou sa tête de pipe.
192:122
De véritables usines ont surgi, pourvues d'équipes spécialisées, instruites de tous les mécanismes du pantin humain, de tous les ressorts de la subjectivité, qui produisent et lancent sur le marché, selon la demande des maîtres de l'heure, des représentations d'évènements, des effigies de personnages, des images d'objets, des conceptions du monde dont la fonction est de supplanter la réalité elle-même et d'empêcher l'homme d'entrer en relation vécue avec elle.
**5. -- **L'ambiguïté fondamentale de l'intelligence est due à sa structure même. C'est un fait que, pour connaître la réalité présente qu'elle accueille et qui la féconde, l'intelligence produit une « représentation » de l'objet dont elle use pour le saisir. Cette représentation est ce qu'on appelle un *concept.* Toute connaissance s'accomplit *par* concept. Tout concept est *moyen* de connaître la réalité. Connaître une chose, c'est « se faire une idée » de cette chose, idée *grâce à* laquelle nous connaissons la chose en question. Toute connaissance s'effectue par engendrement, au sein de la pensée, d'un système de signes par lequel l'intelligence s'exprime à elle-même la réalité qu'elle connaît. Le concept ainsi produit est essentiel à l'intelligence. Sans lui l'intelligence ne saurait se dire à elle-même ce que la réalité est. Mais si essentiel qu'il soit, il n'est pas ce que l'intelligence appréhende, il est ce *par quoi* l'intelligence appréhende la réalité. Quand je me fais une idée d'une chose, ce n'est pas cette idée que je contemple, mais la chose *par* cette idée.
Avant qu'il y ait concept, il faut qu'il y ait conception. Le concept est le fils des noces de l'intelligence et du réel. Pour que cette progéniture naisse, il faut que l'intelligence ait commerce avec la réalité. Il est évident que la vigueur de l'enfant dépendra de la santé du père et de la mère et de la vigueur de leur union. C'est l'intensité, l'ampleur, la profondeur, la richesse, la qualité du rapport noué par les éléments générateurs qui marquera le concept de leur sceau, lui communiquant l'empreinte du réel.
193:122
Il est impossible de sonder ce moment mystérieux où l'intelligence et le réel consomment leur union. L'intelligence ne peut se tourner vers elle-même au moment où elle se tourne vers le réel et où elle s'offre à lui pour être par lui fécondée. Cette relation première de l'intelligence à la réalité est purement et simplement vécue. La conception est une expérience vitale instantanée -- incluant du reste de longs préparatifs antérieurs -- qui ne peut être décrite qu'en métaphores. *Mais c'est elle qui soutient tout l'édifice de la Connaissance*. Les concepts que l'intelligence élabore ne valent que ce que vaut la conception originelle, acte essentiel où l'intelligence et le réel s'étreignent, et dont ils sont l'expression ou le fruit.
**6. -- **C'est ainsi que se noue le drame de l'intelligence. Le propre d'une expression est de pouvoir se séparer de la réalité imprimée dans l'âme et dont elle est corrélative, comme le propre du fruit est de pouvoir se détacher de l'arbre. Toute expression peut s'ériger en entité indépendante. Tout concept peut s'isoler de la conception. Tout signe peut se détacher du signifié. *Il suffit que l'intelligence détourne son regard des êtres et des choses que le concept signifie pour le fixer exclusivement sur le concept lui-même, sur le fruit de ses entrailles, c'est-à-dire sur elle-même et sur sa propre subjectivité créatrice. Le courant d'alimentation qui va de la réalité conçue au concept se trouve rompu et, en même temps, celui qui fait retour de l'expression à la réalité exprimée. L'expérience vitale du réel ne nourrit plus le concept*. *La connaissance dégénère en construction d'échafaudages et en architecture de formules. Des schèmes abstraits remplacent l'énergie et la vigueur de la conjugaison organique de l'intelligence et de la réalité*. Au lieu de jaillir de l'expérience des êtres et des choses et de s'y ravitailler sans cesse dans une sorte de circuit vital, le concept devient un moule usiné par des procédés mécaniques dans le laboratoire du cerveau. Au lieu d'épouser par transparence la réalité, il l'encapsule derrière ses parois opaques.
L'homme en proie à cette déviation s'enferme dans un monde dont la réalité s'exténue au profit d'apparences exsangues. La réalité se transforme pour lui en des combinaisons de signes, de symboles, de chiffres et, à la limite, de mots, qui, se substituent aux êtres et aux choses, dont il ne perçoit même plus l'existence ni la nature.
194:122
L'intelligence formelle, créatrice et organisatrice de ce réseau qu'elle tire d'elle-même et de sa subjectivité, exile dans l'inaction l'intelligence profonde qui se conforme à l'objet. Le mouvement naturel de l'intellect, qui est de s'accorder au réel, s'invertit. C'est désormais à la réalité de s'adapter aux abstractions fabriquées par l'intelligence.
Il en résulte d'abord que le monde n'est plus compris il est pris, fixé, enserré dans des constructions et dans des former qui le prennent du dehors, le cernent, l'encadrent, lui imposent sa configuration, son essence, son être même. Cette table où j'écris n'est plus une planche de bois colorée et dure soutenue par quatre pieds : c'est un nuage d'électrons régi par un système d'équations subtiles. L'intelligence engendre elle-même l'objet qu'elle saisit. Loin d'être mesurée par le réel, elle le mesure et, en le mesurant, elle le crée. Le monde n'est plus la création de Dieu, mais celle de l'homme et de son savoir.
Il en résulte ensuite que la réalité n'a plus rien à communiquer d'essentiel à l'intelligence, elle n'a plus à lui dire ce qu'elle est, ce qu'elle ne peut pas ne pas être, C'est-à-dire la nature stable, invariable, inaltérable. La réalité n'est plus connue en ce qu'elle a d'intemporel et de nécessaire. Elle se liquéfie en une masse fluente et continuellement changeante où l'homme vient poser son empreinte et projeter ses catégories préfabriquées. Pour ne pas laisser fuir cette matière qui s'écoule perpétuellement, l'intelligence multiplie les formes et formules qui l'interceptent. Les structures mentales qu'elle invente à cette fin deviennent de plus en plus nombreuses, de plus en plus complexes. Le monde devient l'histoire du monde. La pensée devient l'histoire de la pensée. En un mot comme en cent, rien n'est : tout est devenir, tout devient. Et c'est l'intelligence formelle, l'intelligence créatrice de formes, de concepts, d'idées qui ne dépendent que d'elle-même, qui confère un sens à ce devenir en le captant.
Il en résulte enfin que l'intelligence privée de sa nourriture naturelle, réduite à se sustenter d'aliments pauvres, insipides, rebutants, se dessèche, se racornit, se dévitalise, et *qu'il lui faut alors les appoints de l'imagination, du sentiment, de la passion, des instincts, de toutes les facultés animales, inférieures qu'elle ne contrôle plus et qui lui prêtent une vitalité factice*.
195:122
La pensée abstraite, déracinée de l'expérience et de cette expérience transmise qu'est la tradition se prolonge toujours en fureur destructrice de la réalité présente, contre laquelle son caractère chimérique vient buter, et en mirage compensatoire d'un avenir fabuleux qui la persuade de son incomparable fécondité. Parce que le monde réel lui inflige sans désemparer les désaveux les plus cinglants, elle doit faire appel aux puissances hostiles du ressentiment et de la haine qui l'anéantiront, mais parce qu'elle ne peut réaliser ses promesses toujours démenties par la force même des choses, elle doit en appeler aux puissances de l'appétit, de la convoitise, de la concupiscence, pour soutenir l'architectonique de ses songes et pour les projeter dans le futur par incapacité congénitale de les incarner dans le présent. Les idéologies modernes, qu'elles soient politiques, sociales, économiques, esthétiques ou religieuses, sont toutes, indistinctement toutes, frappées de stérilité, mais elles sont pareillement toutes affectées d'une grossesse imaginaire qui ne parvient jamais à terme -- et pour cause qui recommence à chaque échec -- et pour cause encore ! -- et qui entraîne l'humanité dans une course haletante où plus rien n'est fixe, où la réalité se mue en fleuve, sinon en torrent, où la vérité se convertit à chaque instant en son contraire, où tout se relativise, où il ne reste plus sur les décombres de l'univers que le spectre de l'homme en proie au délire de la révolution permanente et à l'éternelle évolution.
**7. -- **Si l'on appelle *idéalisme* un système de pensée qui proclame la primauté de l'intelligence sur la réalité, le monde où nous sommes aujourd'hui est un monde idéaliste, bâti par les intellectuels à grands renforts d'abstractions et qui se superpose au monde de l'expérience continuellement remis en question.
Avec ses faux airs sublimes, son pharisaïsme, sa béate élévation de pensée et de cœur, sa tartuferie dont la profondeur est telle qu'elle s'ignore elle-même, l'idéalisme dont meurt l'intelligence moderne est sans doute le plus grand péché de l'esprit.
196:122
Sa gravité est d'autant plus nocive qu'elle est contagieuse. On n'a pas assez remarqué que l'idéalisme -- et ses suites -- *s'apprend*, tandis que le réalisme et sa réceptivité active à toutes les voix du réel *ne s'apprend pas*. L'idéalisme s'apprend parce qu'il est un mécanisme d'idées fabriquées par l'esprit et qu'il est toujours possible d'enseigner un tel art manufacturier, un recueil de procédés et de recettes. L'idéalisme est une technique qui vise à emprisonner la réalité dans des formes préconçues, et le propre de toute technique est d'être communicable. Les idées, les représentations, les connaissances se transmettent aisément d'esprit en esprit dès que leur texture et leur plan sont mis à nu. Mais l'acte même de connaître, la synthèse de l'intelligence et du réel ne passe pas d'un individu à un autre *parce qu'il est un acte vécu *: chacun doit l'accomplir pour son propre compte, chacun doit éprouver personnellement la présence de la réalité et de son contenu intelligible, chacun doit concevoir par soi-même. L'intelligence n'a pas licence de s'abriter derrière le mythe de la Raison universelle que suggère, provoque et intronise la facilité avec laquelle les idées se déversent d'une raison dans une autre. C'est la convergence des actes *personnels* de connaître et des conceptions vécues *vers la même réalité connue* qui soutient la communication entre les hommes. Les uns vont plus profondément et plus loin que les autres, mais tous s'avancent dans la même direction. C'est le réel qui rassemble la diversité des intelligences et non pas un système commun de connaissances techniquement élaborées. En d'autres termes, c'est la finalité des intelligences tendues vers la même réalité à connaître qui est source d'entente, et non pas l'identité des mécanismes intellectuels ou des méthodes. Tous les chemins mènent à Rome. Il n'y a pas de chemin unique, il n'y a pas de pensée ou de conscience collectives, il y a *des* intelligences -- au pluriel ! -- qu'entraîne, par leurs voies propres, l'intelligence la plus vigoureuse vers leur but commun.
C'est pourquoi -- il faut le répéter sans lassitude -- il n'y a pas de tradition spirituelle, intellectuelle et morale de l'humanité sans les saints, les génies, les héros, sans leur exemple, sans leur magnétisme qui suscite de génération en génération un élan similaire vers le Vrai, le Beau, le Bien, vers la réalité à connaître, à faire briller dans une œuvre, à aimer. Leur intelligence a obéi, avec une parfaite rectitude, à la loi qui la régit et qui l'astreint à se soumettre à l'ordre -- dans le double sens du mot -- de la réalité et du Principe de la réalité.
197:122
Elle a respecté, sans jamais le trahir, le pacte originel qui l'unit à l'univers et à sa Cause. Aussi trace-t-elle à sa suite un long sillage de lumière qui oriente les tâtonnants efforts de tous ceux qui, à leur tour, à leur niveau, selon les capacités qui leur sont départies, obtempèrent à la loi ordonnant à l'intelligence de se conformer au réel.
Si la connaissance résulte de la fécondation de l'intelligence par le réel, c'est parce que *l'être* même de l'homme, dont l'intelligence est la marque spécifique, est en relation constitutive et, pour ainsi dire, en connivence préalable avec *l'être* de toute réalité. L'intelligence ne pourrait jamais s'ouvrir à la présence des êtres et des choses si l'être humain qui en est le siège était séparé de la totalité de l'être. Notre être est fondamentalement en relation avec l'être universel et la connaissance n'est en quelque sorte que la découverte de ce rapport. L'intelligence peut *devenir toutes choses*, selon le mot prodigieux d'Aristote, parce que l'être de l'homme, dès qu'il apparaît à l'existence, est articulé à l'être total, y, compris son Principe. Dans toutes ses opérations, l'intelligence atteint l'être, son objet adéquat, parce, que l'univers tout entier et la source transcendante sont *coprésents à l'être humain*. Il est essentiel à l'être de l'homme, comme à tout être, sauf à Celui qui se suffit à Lui-même, d'être *avec tous les autres*. L'intelligence s'exerce sur l'arrière-fond ou, plus précisément, sur l'axe de la co-présence de la réalité universelle. Sans cela, elle ne saisirait l'être que du dehors et jamais en lui-même, elle n'en atteindrait que l'apparence ou le phénomène et non l'essence, que ce qui apparaît et non ce qui est.
Mais ce rapport fondamental et antérieur à la connaissance est en quelque sorte scellé en nous : il est, mais il n'est pas connu pour la cause. La fonction capitale de l'intelligence est de le dévoiler, de s'y conformer, de le connaître et, par là-même, de situer adéquatement l'homme dans l'univers. C'est pourquoi la conception du cosmos ou l'acte par lequel l'intelligence se soumet à l'ordre universel et le comprend est d'une importance inestimable. Sans elle, la vie n'est plus « qu'une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur ». Un monde où ne règne pas une conception du monde adéquate à sa réalité est Iiivré à tous les détraquements.
198:122
**8. -- **C'est notre situation actuelle. Nous errons dans un « monde cassé » ou, plus exactement, nous sommes éjectés du monde réel et nous voguons au hasard dans un monde d'apparences qui se fait et se défait sans cesse, parce que l'homme moderne a refusé la place qui lui est dévolue dans l'ensemble de la nature et que son intelligence n'a pas accepté de fonctionner selon sa nature propre d'intelligence et qui, au lieu de se soumettre aux choses, a prétendu se soumettre l'univers. L'homme n'est plus un *être-dans-le-monde*, il est un *être-hors-du-monde* qui a perdu sa substance et ses caractères d'animal intelligent et qui cherche désespérément ce qu'il est, parce qu'il a choisi de n'être *plus un être-avec-le-monde-et-avec-son-Principe.* La conséquence suit, inéluctable : l'homme moderne est tout ce qu'on veut, sauf intelligent. Il est livré, sans rémission, à une intelligence formelle qui travaille de moins en moins sur le réel et, pour dissimuler son désastre, se dissimule sous les prétendus impératifs d'une « raison » ou d'une « conscience universelle », rendez-vous de toutes les subjectivités affolées.
**9. -- **Nous avons dit que la rupture de la relation de l'intelligence au réel et de l'homme à l'univers s'est consommée au XVIII^e^ siècle. Tous les historiens sont d'accord là-dessus. Mais pourquoi s'est-elle accomplie à cette époque ? Pourquoi la conception traditionnelle et réaliste du monde qui, d'Athènes à Rome et de Jérusalem ; à Rome encore, avait été celle de l'Europe pensante, et agissante, s'effondre-t-elle au XVIII^e^ siècle ?
La raison en est simple. Une conception du monde ne plane pas, désincarnée, dans l'inaccessible éther. Elle s'incorpore à la vie des hommes et, parce qu'elle leur est commune, aux institutions des communautés humaines. Pour peu que les élites porteuses de cette conception du monde et dont l'influence sur la vie quotidienne des autres hommes est immense, s'en détachent, renoncent à la vivre, la remplacent par une autre, moins austère, plus brillante et plus flatteuse pour leur orgueil, voici que la conception du monde accréditée se met à branler. Il suffit de quelques fêlures aux endroits critiques pour que l'édifice s'écroule, corps et âme.
199:122
Lorsque le haut clergé s'amuse à renier Dieu et à exalter l'homme dans les loges, lorsque l'aristocratie se met à l'école des rhéteurs et des barbouilleurs de papier, si talentueux soient-ils, on peut dire brutalement que c'est la fin des haricots. Petites causes, grands effets, dit le proverbe. Et comme l'assure Auguste Comte avec une admirable acuité, « en cette matière, c'est une règle générale qu'il n'y a jamais de proportion entre l'effet et la cause : l'effet est toujours immense par rapport à la cause ». Une femme traverse la vie d'un chef d'entreprise, et voilà une usine qui périclite. Le nez de Cléopâtre est éternel.
Il est superflu de refaire ici les analyses de Tocqueville, de Taine, d'Augustin Cochin et de rappeler la fascination exercée par les hommes de lettres sur l'aristocratie et sur le clergé du XVIII^e^ siècle, leur critique de la civilisation traditionnelle, leur déification de la raison, leur volonté de détruire une société qui ne leur accorde pas la place qu'ils se croient due, leur prurit d'égalité, leur dénonciation des privilèges, et surtout leur prodigieuse habileté à transformer les passions qu'ils éprouvent en principes de droit immuables et à résoudre tous les problèmes humains par le discours l'écrit, la discussion, la conversation mondaine, les colloques de salon, de chapelle, de cercle, de cénacle, les débats d'assemblées, les palabres de société, « le dialogue » universel, comme nous dirions aujourd'hui.
Mais cette ascension inopinée et, spectaculaire des spécialistes de la parole, de la plume, du maniement des idées, des représentations mentales et des mots qui les expriment, n'est que l'aspect sociologique d'un changement beaucoup plus profond. Nous assistons au XVIII^e^ siècle -- et l'aventure n'est pas encore terminée -- à une *mutation de l'esprit humain* que nous pouvons décrire avec précision, maintenant qu'elle est parvenue à son comble, sinon même à son terme.
En effet, jusqu'au XVIII^e^ siècle, les évènements qui ont jalonné l'histoire humaine : guerres, inventions techniques, découvertes géographiques, migrations, établissement de cités, de royaumes, d'empires, apparition de saints, de génies, de héros, transformation des idées religieuses, etc. ont tous affecté l'être humain *dans sa vie même*. Aucun d'eux n'a été un évènement purement intellectuel à son origine, pas même l'invention de la logique par Aristote (dont le moins qu'on en puisse dire est qu'elle a donné à l'esprit humain son statut définitif), puisque l'art de raisonner est non point l'œuvre de la raison,
200:122
mais de l'homme lui-même en chair et en os qui utilise sa raison, et que, selon le mot profond du Stagirite, ce n'est pas la pensée qui pense, mais l'homme par sa pensée. Aucun des évènements n'a jamais atteint l'intelligence en elle-même et, quels que fussent les heurs et malheurs qu'ils provoquèrent, l'intelligence de l'homme n'a cessé d'être après eux la faculté qui connaît le réel en s'y conformant. En aucun cas, la primauté de l'activité propre à l'intelligence, la contemplation du vrai, n'a été remise en question La première fonction de l'esprit humain n'a jamais cessé d'être la fonction de connaître, la *theoria*, et le type de vie le plus élevé : la vie contemplative dont Virgile nous a transmis le secret :
*Felix qui potuit rerum cognoscere causas*,
a toujours été considéré comme le sommet de la sagesse et du bonheur. Cette priorité absolue de l'intelligence soumise à l'objet n'a pas été contestée, quoi qu'on dise, par le Christianisme. L'amour n'a pas supplanté l'intelligence, car si Dieu est Amour, il a fallu qu'il se fit connaître comme tel aux hommes et leur enseignât la Bonne Nouvelle.
Reconnaître sa dépendance à l'égard de la réalité et de son Principe transcendant, confesser le lien nuptial qui unit l'être de l'homme à l'être universel et à sa Cause, au moins de manière implicite, voilà qui est la condition essentielle qui est enjointe à l'intelligence pour s'exercer et qu'elle a toujours observée quels que fussent les évènements. Si l'intelligence, dans son acte premier, ne se tourne pas vers la réalité extramentale, si elle se retourne vers elle-même et projette sur soi un regard nocturne de complaisance, autrement dit et selon la formule antique, si elle se refuse d'être mesurée par les choses pour se dire leur mesure, alors l'intelligence ne connaît plus les choses, elle répudie sa fonction propre en en rejetant la loi. Avant le XVIII^e^ siècle, la connaissance est liée à sa puissance de communion et donc de consentement, d'acceptation et de docilité avec l'univers et sa Cause. Après le XVIII^e^ siècle, ce pacte originel est brisé : l'intelligence se considère comme une souveraine qui gouverne, régente, domine et tyrannise la réalité.
201:122
Elle projette du haut de sa transcendance ses seules lumières sur le monde et l'ordonne selon ses impératifs. La raison se considère comme la force créatrice qui se déploie, se développe, progresse à travers toute l'humanité et tout l'univers pour en *faire* une humanité vraie, un univers véritable. L'intelligence ne reçoit plus du réel sa loi : elle est *la législatrice suprême* qui impose ses normes à la réalité.
Les Philosophes du XVIII^e^ siècle se sont bien aperçus de ce renversement de direction qu'ils opéraient dans l'activité intellectuelle et, de leur propre aveu, *l'Encyclopédie* fut créée « pour changer la façon commune de penser ». De fait, il s'agit d'une inversion, sinon même d'une subversion complète de l'acte de connaître. L'intelligence n'est plus faite pour contempler l'ordre de l'univers et pour le comprendre, mais pour le constituer à partir des règles qu'elle a découvertes en se connaissant *d'abord* elle-même et qu'elle impose ensuite à la réalité. Comprendre, C'est désormais dominer. Descartes a formulé, une fois pour toutes à son sens, la charte nouvelle de la raison : la connaissance que la raison a d'elle-même et de sa méthode de connaître rend l'homme « maître et possesseur de la nature ».
**10. -- **Cet empire de la raison et de ses lumières s'exerce de deux façons, aussi autoritaires l'une que l'autre, anodinement dénommées analyse et synthèse. La première décompose le réel en éléments simples ; la seconde le reconstruit à partir de ces mêmes éléments. Dans ces deux phases, la raison manifeste son omnipotence par un travail de dissolution et de reconstitution effectué selon les normes qu'elle a elle-même édictées. Elle connaît désormais le réel, non point parce qu'elle en a reçu l'empreinte, mais, au contraire, parce qu'elle lui imprime sa marque de fabrique. Pour connaître vraiment, il faut donc, selon l'esprit du XVIII^e^ siècle, *refaire* l'objet, le *produire* en le *composant*, et, pour ainsi dire, le *construire*. Alors, et alors seulement, la connaissance est sans mystère : une réalité qui ne peut être recréée entièrement par l'esprit reste obscure à l'esprit, tandis qu'un être construit par l'esprit lui est entièrement transparent, lumineux de part en part. Ce que l'on fait, on le sait. Savoir, c'est faire. Toute activité de connaissance est une activité constructive. L'activité poétique de l'esprit supplante complètement l'activité spéculative. Elle l'a aujourd'hui radicalement évacuée.
202:122
Le kantisme a systématisé cette nouvelle attitude de la pensée humaine. On peut le ramener à trois propositions : • l'intelligence est incapable de saisir l'intelligible présent dans le sensible et l'ordre « nouménal » lui échappe entièrement ; • la fonction de l'intelligence est d'organiser en un tout cohérent la multiplicité des sensations et des images qui lui apparaissent et, au lieu d'être fécondée par le monde réel, c'est elle qui féconde le monde des phénomènes et lui confère un sens ; • l'homme n'est plus un être en relation fondamentale avec la plénitude de l'être, il est une Raison, identiquement présente dans tous les êtres humains, qui fabrique d'elle-même un système de relations dont elle projette la trame dans la diversité du monde sensible lié par elle.
Adriano Tilgher, historien du travail dans la civilisation occidentale, a remarquablement formulé cette inversion de l'activité intellectuelle chez l'homme moderne : « Kant est le premier à concevoir la connaissance... comme une force synthétique et unificatrice qui, du chaos des données sensibles, extrait, en procédant selon les lois immuables de l'esprit, le cosmos, le monde ordonné de la nature. L'esprit apparaît ainsi comme une activité qui crée de son propre fonds l'ordre et l'harmonie. Connaître, c'est faire, c'est produire : produire unité et harmonie. L'idée de l'action productive s'implante au cœur de la spéculation philosophique et ne la quitte plus. Toute l'histoire de la philosophie moderne, dans ses courants significatifs, du criticisme de Kant aux formes dernières du pragmatisme, est l'histoire de l'approfondissement de cette idée de l'esprit comme activité synthétique, comme faculté productrice, comme création démiurgique... On ne connaît réellement que ce qu'on fait. Mais que fait l'homme vraiment ? Certainement pas les données dernières des sensations ; elles lui sont imposées du dehors ; elles sont *en* lui, mais elles ne sont pas *de* lui. Mais il peut, grâce à son travail, combiner de différentes manières ces données dernières de façon à les rendre obéissantes à ses besoins, à sa volonté, à son caprice ; il substitue ainsi peu à peu à la nature réelle, à la nature naturée, une nature de laboratoire et d'usine, qu'il connaît parce qu'il l'a faite, qui est claire pour lui parce qu'elle est son œuvre. Le problème de la Connaissance reçoit une solution pratique. La technique résout pratiquement le problème de la connaissance. »
203:122
**11. -- **Qu'il s'agisse là d'une véritable *mutation* de l'intelligence humaine et, de ce fait, de l'homme, il n'est pas permis d'en douter. Kant lui-même en était parfaitement conscient : il était convaincu d'avoir procédé en philosophie à une révolution *copernicienne *: au lieu que l'esprit gravite autour des choses, ce sont désormais les choses qui gravitent autour de l'esprit, comme les planètes autour du soleil. Marx n'aura plus qu'à préciser la conséquence de ce renversement : « La critique de la religion désabuse l'homme, afin qu'il pense, agisse, *façonne sa réalité*, comme un homme désabusé, *arrivé à la Raison, afin qu'il se meuve autour de lui-même, autour de son véritable soleil*. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, *aussi longtemps qu'il ne se meut pas autour de lui-même*. »
Mais déjà, avant Marx, Feuerbach avait défini cette mutation et cette subversion de l'intelligence dont les échecs grondent dans l'âme des hommes d'aujourd'hui : « L'objet auquel se rapporte essentiellement et nécessairement un sujet n'est autre que l'être propre du sujet », autrement dit l'objet de l'intelligence humaine, est l'intelligence elle-même qui se saisit dans son élan créateur où elle se rejoint comme principe d'elle-même et du monde. L'intelligence est Narcisse, non point un Narcisse figé dans la contemplation de soi-même, mais un Narcisse qui devant son propre miroir, se crée soi-même en créant le monde et progresse sans désemparer vers sa propre apothéose. « L'être absolu, le Dieu de l'homme, continue Feuerbach, est l'être propre de l'homme ».
Telle est l'infaillible conséquence de la mutation de l'intelligence : elle est acculée à la déification. En effet, si l'esprit est une faculté productrice, si la connaissance est un travail producteur, connaître n'est plus alors, selon le brocard fameux, « devenir l'autre en tant qu'autre », connaître est agir sur les êtres et les choses afin de les rendre intelligibles en leur substituant l'idée qu'on en a et en les transformant selon cette représentation.
204:122
Désormais, on ne connaît plus que ce qu'on fait. Le monde n'est monde qu'en tant qu'il est construit par l'intelligence de l'homme. Sans doute, l'homme ne crée-t-il pas ses sensations. Il les reçoit encore de l'extérieur. Mais ce monde extérieur dont il paraît tributaire n'est pas à proprement parler connu, il n'est qu'une espèce de matière plastique dans laquelle l'intelligence humaine imprime sa forme. Grâce à ce travail de l'intelligence sur les données sensibles, l'homme peut donc transformer le monde extérieur de manière à le rendre obéissant à ses désirs, à ce qu'il estime utile ou nécessaire, à toutes les exigences de sa vie individuelle et sociale. Le monde extérieur ne résiste plus à l'homme. Par la fusion de l'atome, son dernier réduit a été forcé. Le monde est ainsi transformable à volonté. Il n'a plus rien de mystérieux, de sacré. *Caeli et terra NON enarrant gloriam Dei*. Le monde devient ce que l'homme veut le faire devenir. L'homme règne sur lui comme un dieu ou comme un démiurge. Plus il accentue son emprise sur le monde, plus il s'érige en absolu, plus il se substitue au Créateur, plus il s'établit comme un être qui n'a point besoin de Dieu, qui se suffit a lui-même et qui se fait lui-même en toute indépendance et en toute liberté.
Cette immense aspiration à l'aséité et à la déité, cette prodigieuse autosuffisance et idolâtrie de soi-même, inaugurée par le *Cogito* cartésien, intronisée par la Raison kantienne, portée au pinacle par l'Esprit hégélien, magnifiée en l'homme par Feuerbach et incarnée par Marx dans le communisme où l'homme fait complètement retour à lui-même et se reconnaît « pour la plus haute divinité », celle qui « ne souffre point de rivale », n'est pas seulement l'apanage des philosophes. Elle s'est répandue dans l'humanité tout entière, avec une rapidité foudroyante, par là diffusion des « Lumières », autrement dit par l'expansion universelle de l'enseignement et par la prolifération de la classe des intellectuels. Et cela se comprend.
Rien n'est plus difficile que de comprendre la réalité des êtres et des choses dans toute sa profondeur : en face du moindre grain de sable, l'intelligence est renvoyée à la totalité de l'univers et à Dieu. Le réel résiste à l'esprit et saisir sa nature intime est une œuvre de longue haleine où l'expérience a un rôle immense qu'il faut sans cesse raviver.
205:122
Il n'en est pas de même des idées et des représentations mentales. Elles sont les filles de la pensée, elles en sont les dociles servantes, elles se soumettent à ses desseins, à ses vœux, à ses projets, sans rebellion. L'intellectuel règne en dominateur sur son monde intérieur. Rien n'est plus grisant que ce jeu d'idées où le joueur triomphe immanquablement, pourvu que l'idée distende ou rompe sa relation au réel et que soit abolie à l'intérieur du cerveau ou dans le langage la dure loi de la confrontation avec l'expérience qui soumet nos représentations à un implacable contrôle ! Cette tricherie est d'une fréquence inouïe chez l'intellectuel. Le contact sévère et rude avec les êtres et les choses qu'exige la vérité du sens, la relation vécue à la réalité totale et à son Principe que présuppose l'exercice de l'esprit, s'affaiblissent presque toujours chez lui dans la mesure où, enfermé dans son « pensoir », il s'applique à raffiner ses idées et leur expression. Presque toujours, ces signes du réel que sont les concepts et les mots qui les traduisent tiennent lieu pour lui de réalité et remplacent pour lui le monde tel qu'il se révèle à l'observation et à l'intelligence objective. La longue habitude qu'il a de manipuler avec la plus grande aisance ces signes idéaux ou verbaux lui communique l'impression et bientôt la conviction qu'en tenant des formules, il possède la réalité elle-même. Bien plus, il se persuade que la solution des problèmes à laquelle il parvient en agençant les idées entre elles est celle-là même que la réalité réclame mais dont quelque malin génie, diffuseur d'aberrations séculaires, étouffe la voix. La salive et l'encre ont tôt fait de lever les obstacles !
Il n'est nullement étonnant dès lors que la nouvelle conception de l'homme et du monde que nous avons appelée *idéalisme* ait remporté un si vif, un si prompt succès, particulièrement dans la gent enseignante où il maintient, sous des noms divers, qui vont de l'existentialisme au marxisme et au structuralisme, des positions solides et, vu les conditions de recrutement du corps professoral, inexpugnables. L'idéalisme attire tous les esprits qui renâclent devant l'effort à déployer pour épouser le réel et qui prétendent, malgré leur démission ou à cause de leur démission même, offrir une solution à tous les problèmes humains, fût-ce au prix de la suppression de tous les problèmes et de leur caractère humain. Il va comme un gant à tous ceux qui sacrifient les leçons de l'expérience et de la tradition à leurs propres leçons.
206:122
Il suit la pente de la facilité : organiser la poussière des sensations et la multitude des images qui nous assaillent, selon des schèmes superficiels que leur apparence suggère et que l'intelligence élabore au dedans d'elle-même en vertu d'un prétendu pouvoir créateur du d'un soi-disant droit de conquête, ou éprouver la présence des plus humbles réalités de la vie quotidienne dans une expérience profonde où collaborent la sensibilité, l'imagination, l'esprit, et de la surélever au niveau de la pensée qui la conçoit ? Où se trouve la véritable créativité : dans les artifices du discours et de l'écrit ou dans l'acte d'intelligence laborieux où le germe intelligible que contient le sensible donne sa fleur et son fruit ? Qu'y a-t-il de plus malaisé : découvrir l'ordre naturel de l'univers ou enfermer les êtres et les choses dans le cadre des formules, soient-elles mathématiques !
L'idéalisme favorise, de toute son impuissance, la substitution de l'intelligence formelle à l'intelligence profonde. Une conception du monde et de l'homme qui tourne le dos aux sévères exigences d'humilité imposées à l'intelligence en matière de vérité et qui méconnaît que l'esprit humain se situe au niveau inférieur dans la hiérarchie des esprits, tout en permettant à ceux qui la professent d'étaler leur virtuosité, toutes chances d'obtenir l'audience et les faveurs du public. Quand on pense aux générations qui ont été formées -- ou déformées -- depuis près de deux siècles, à tous les degrés de l'enseignement, dans une atmosphère sursaturée de nuées et de fumées idéalistes, on s'émerveille de constater qu'il existe encore quelques réserves de bon sens dans l'humanité.
**12. -- **Le propre d'une intelligence qui se replie sur elle-même et affirme son pouvoir démiurgique est de détruire le monde que le sens commun considère comme réel et de lui substituer un monde artificiel, construit dans le cerveau des philosophes, des savants, des juristes, des hommes d'État, dans les Parlements, les administrations, les *thinking departments*, les laboratoires, etc. voire dans les cellules des couvents ou dans les palais épiscopaux. Personne ne peut vivre sans monde autour de soi.
207:122
Si le monde que l'homme n'a pas fait disparaît, l'homme sera contraint d'en inventer et d'en fabriquer un autre. Ce type d'intelligence ne peut donc enfanter qu'une civilisation de style technique, qui est la nôtre, d'où la sagesse est éliminée, tant au sens métaphysique qu'au sens moral, au bénéfice des méthodes directrices des opérations qui rendent toutes les activités humaines rationnellement capables de construire un monde et une humanité nouvelles où l'homme sera parfaitement adapté. Les techniques de l'intelligence formelle permettent d'ajuster de plus en plus adéquatement l'homme, en ses activités psychologiques, économiques et sociales, sinon même en sa conscience personnelle, au monde extérieur technicisé, à peu près comme une machine à une autre machiné. Dans cette conception du monde et de l'homme, les *sages* qui connaissent la nature et la fin du monde et de l'homme, qui les rapportent à Dieu, et qui réalisent en leur vie, d'une manière éminente, le type moral idéal de celui qui possède en cette matière un jugement sûr, sont remplacés par les *experts,* par les *techniciens* des mécanismes individuels ou sociaux, par des *savants* compétents et qui peuvent donner une solution pratique à l'enchevêtrement des problèmes complexes qu'ils affrontent, par des *ingénieurs de l'âme*, comme disait Staline, qui procèdent devant le monde et l'homme exactement comme l'ingénieur tout court se comporte devant la matière à laquelle son génie industrieux communique une forme artificielle. Tout est déterminé en fonction de décisions inspirées par « *les spécialistes *».
Il importe de le dire et de le redire, tant le fait, d'une évidence solaire, est méconnu : des trois genres d'activités de l'intelligence humaine, à savoir *contempler, agir et faire* (*theorein, prattein et poiein*), seul subsiste le troisième. La vie contemplative a cédé la place à la vie active. Mais si l'on distingue, avec toute la tradition philosophique de l'Occident et avec le langage lui-même, entre le *domaine de l'agir* qui est celui de la vie morale et *le domaine du faire* ou de l'activité fabricatrice de l'esprit dont l'amplitude s'étend des métiers les plus divers aux beaux-arts et à toute modification du monde extérieur par le génie humain, il faut constater, à moins d'aveuglément que les sphères jusqu'ici réservées à l'activité théorétique et à l'activité pratique sont maintenant envahies par la seule activité *poétique* de l'esprit : il n'est rien qui échappe à la transformation universelle entreprise depuis le XVIII^e^ siècle, pas même l'homme.
208:122
Nous sommes entrés dans l'ère du *pragmatisme* anglo-saxon et de la *praxis* révolutionnaire, russe ou chinoise, inaugurée par le cartésianisme (« par la sagesse, on entend... une parfaite connaissance de toutes les choses que l'homme peut savoir... pour la conservation de sa santé et l'invention de tous les arts »), instaurée par la bourgeoisie triomphante et couronnée par le communisme. L'intelligence s'en trouve menacée jusqu'en ses œuvres vives et les mœurs jusqu'en leur racine.
En effet, si l'intelligence n'est plus mesurée par *ce qui est* et qui ne dépend pas d'elle, par des principes immuables, par des natures qui ne changent pas, *il n'y a plus de vérité.* Ostraciser la sagesse spéculative équivaut rigoureusement à bannir toute certitude objective. Or s'il n'y a plus de vérité, il n'y a plus de moralité car l'action morale présuppose que nous connaissons la nature de l'homme qu'il importe de diriger et celle de la fin où il faut qu'il se dirige. *Nihil volitum nisi praecognitum*. Sans sagesse spéculative préalable, au moins implicite, il est impossible de distinguer entre le vrai bien, le bien apparent et le mal. Toutes les conduites se relativisent : ce qui était bon hier devient mauvais aujourd'hui et inversement. Plongé dans un monde où plus rien n'est, où tout devient, l'homme n'a plus aucun point de repère pour s'orienter. Toutes les directions se valent. Sans étoiles et sans boussole, il en est réduit à naviguer au hasard. N'obéissant plus à aucune indication, *il ne lui reste plus que sa subjectivité*, qu'il projette hors de lui-même et dont il extériorise les représentations dans la matière qu'il transforme. Le monde est le résultat de l'objectivation de la subjectivité de l'homme. Il est l'œuvre d'une intelligence que plus rien ne lie, dont l'indépendance est totale, qui ne se soumet à aucune loi, à aucun principe, qui n'en fait qu'à sa guise, qui n'a d'autre ligne de conduite que l'arbitraire pur et simple du sujet. « Sera-t-il dieu, table ou cuvette », comme dit le Fabuliste ? Ce n'est pas en l'occurrence l'intelligence qui tranche : elle ne fournit que l'éventail des représentations à imprimer dans la matière.
209:122
Une décision arbitraire émane de la volonté seule, aimantée et guidée par son seul élan, par sa seule poussée, par sa seule puissante aveugle et irrésistible, sauf si elle rencontre un obstacle plus fort qu'elle-même. *Sit pro ratione voluntas*. Dans toute forme d'activité poétique ou de technique qui proscrit et supplante la contemplation et l'action morale, l'intelligence prise comme faculté du réel se trouve éliminée au profit de la volonté irrationnelle de puissance. L'intelligence le cède à la force, à la force seule qui peut s'envelopper de fumées les plus diverses, les plus séduisantes et les plus abusives au point de ne plus paraître ce qu'elle est, mais qui, rejetant *l'homo sapiens* au niveau de *l'homo faber*, n'en reste pas moins force brute, pouvoir de conquête et de domination. Elle se fait la servante du pouvoir au sens le plus élémentaire, dans un monde régi par des rapports de force.
**13. -- **Dans un tel monde, l'intelligence est non seulement dépouillée de son objet propre : l'être et toutes ces réalités qui nous sont supérieures et dont nous dépendons, mais elle les remplace *par l'imaginaire* auquel la volonté de puissance s'efforce de conférer un statut de réalité et une tournure rationnelle.
On le comprend : l'activité intellectuelle ne peut s'exercer sans objet. Il lui faut donc un produit de remplacement et le seul qu'elle ait à sa disposition pour sortir d'elle-même et pour franchir l'enceinte de sa subjectivité est de convertir ses représentations en réalités. Il faut *qu'elle fasse quelque chose* de ses représentations internes et, pour faire quelque chose qui soit extérieur à elle-même, il faut qu'elle se trace au préalable un schéma, une maquette, un plan, *une image matérielle* quelconque de la chose à faire. *Pour faire, il importe de recourir à l'imagination*. Ainsi, l'intelligence est-elle contrainte, par son refus de se soumettre à la réalité, d'abandonner ses droits, sa priorité, ses prétentions *à la faculté imaginative*. L'objet de l'intelligence et l'objet de l'imagination se mêlent intimement. On peut même avancer que le premier se subordonne au second : la réalité démantelée par l'analyse intellectuelle est recomposée et réarticulée selon d'autres configurations dans une représentation imaginaire dont la volonté de puissance s'empare pour construire un monde qu'elle dominera.
210:122
Bien plus, toute l'activité intellectuelle proprement dite : l'intuition, le jugement, le raisonnement, l'interrogation, la recherché, le calcul, la mesure, la supputation, l'heuristique, l'invention, etc. est mise au service de la production de modèles proposés par l'imagination à la volonté de puissance qui tentera de les traduire dans la réalité.
Nous, vivons ainsi ou plutôt nous faisons semblant de vivre et d'exister dans un monde d'apparences qui se fait et se défait perpétuellement, car le propre de ce qui se fait est de se défaire, le propre de l'artifice est de s'user et de faire place à d'autres artifices soumis au même sort. Seul ce qui est ne change pas, ne se mue pas en autre chose. Aussi, la tentative de substituer au monde des natures et des essences un monde créé par l'homme est-elle vouée à un perpétuel recommencement. A peine réalisé, l'imaginaire éclate au rude contact des réalités permanentes que l'homme se flatte en vain de modifier. L'imagination se remet aussitôt à l'œuvre et le cri du Fabuliste ;
*Il nous faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde,*
devient la devise et le mot d'ordre de l'homme contemporain. Le culte de la nouveauté, du changement, du progrès, de la révolution, qui sévit depuis deux siècles n'a pas d'autre origine que cet asservissement de notre activité intellectuelle opéré par l'imagination et par la volonté de puissance et sevrée de son objet propre, l'intelligence n'est jamais rassasiée des creuses nourritures qui lui sont offertes. Elle en réclame d'autres et s'épuise dans cette immersion au sein d'un monde imaginaire comme un naufragé que la soif torture sur « la mer toujours recommencée ». L'imagination s'exténue à son tour en cette perpétuelle reconduction de sa suppléance. Au terme de l'aventure, comme le chante avec amertume Baudelaire :
*L'imagination qui dresse son orgie*
*Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin.*
211:122
Il se fait toutefois que cette aube ne pointe pas pour nous. « La diffusion de lumières » s'achève dans un crépuscule de la civilisation où non seulement la volonté de puissance de l'homme se déploie dans tous les azimuts, mais où son intelligence déchue. La cécité progressive dont elle est frappée en témoigne. Pour peu que nous ouvrions les yeux cependant, il est manifeste que nous ne nous situons plus dans un monde réel, mais dans un monde d'apparences où la seule vérité que l'homme appréhende est celle qu'il a faite et qu'il a projetée hors de lui-même comme un ectoplasme de la bouche d'un médium en transes. Le travail humain ne s'ajoute plus à la nature pour la mener à son point de perfection, il la remanie et la recrée de fond en comble. La grande convenance et amitié de l'homme avec la nature dont parle Montaigne, est en train de disparaître. Plus exactement, il n'y a plus de nature. Les créations de la technique l'ont remplacée. Mais ces créations sont les images de notre subjectivité. Nous les secrétons pour ainsi dire de nous-mêmes. Nous les éjectons au dehors et nous nous reconnaissons perpétuellement en elles, si bien que nous ne sortons jamais de notre subjectivité et que l'homme se trouve dans ce monde comme en face d'un miroir où il retrouve son image, sa seule image.
Marx a parfaitement raison de dire que, par le travail, la technique, l'activité poétique, l'homme se regarde lui-même dans un monde qu'il a créé et qui n'est plus un monde d'êtres et de choses indépendant de sa pensée et de sa conscience. Le monde moderne, dominé par le primat de l'activité fabricatrice de l'esprit humain, est un monde *fictif* dans la pleine signification du mot. *Mundus est fabula,* disait déjà Descartes. Toutefois, l'homme est tellement incapable de sortir de sa subjectivité et de prendre de la distance vis-à-vis de lui-même et de ses productions, *qu'il ne s'en aperçoit pas*. Ce monde de l'imagination lui est, grâce aux techniques qui lui confèrent une consistance éphémère, plus réel que le monde réel. Narcisse ne voit que Narcisse, mais il ne voit pas que son image n'a d'autre réalité que celle qu'il lui prête. Le monde est *l'alter ego* de l'homme. Il est la représentation de l'homme, sa ressemblance, son effigie, son simulacre, son reflet, sa reproduction, son double, sa copie, son fac-similé. Le monde est l'hallucination que l'homme a de lui-même. Il est l'immense miroir, toujours agrandi, qui lui renvoie l'image *démesurée* qu'il a de soi.
212:122
Aussi faut-il dire, sans le moindre souci des protestations qu'un tel propos peut susciter, que le monde atteint par les sciences modernes, et particulièrement par la science physico-mathématique qui constitue l'idéal de toutes les autres, est un monde imaginaire. Les meilleurs physico-mathématiciens n'en doutent pas. Dès qu'ils réfléchissent sur leur savoir, ils s'aperçoivent que leur pensée ne porte pas sur un objet réel, mais que la connaissance qu'ils en ont est une construction de leur esprit qui se trouve tellement mêlée aux données de l'expérience qu'elle les a pour ainsi dire incorporées à son organisation logique et qu'il est impossible désormais de distinguer la fiction de la réalité. « Il n'y a pas d'expérience objective, écrit M. André Regnier. Les données expérimentales ne sont pas données, mais acquises par notre activité, et elles portent notre marque. Elles sont des abstractions que nous fabriquons. L'expérimentateur crée l'expérience, comme le chimiste crée le corps pur. » « Les lois naturelles que, dans la théorie des quanta, nous formulons mathématiquement, profère Heisenberg, ne concernent plus les particules élémentaires proprement dites, mais la connaissance que nous en avons ». La théorie physique contemporaine n'atteint pas le monde des phénomènes physiques tels qu'ils sont, mais tels qu'ils apparaissent dans les constructions mathématiques qui en tiennent lieu. Il n'y a pas de nature pour le physicien, mais une image de la nature. Toute connaissance physique est métaphorique.
C'est pourquoi il n'y a plus de vérité physique au sens propre du terme. Le principe d'incertitude triomphe sur toute la ligne. Nulle part la réalité n'est saisie comme telle par l'intelligence ni par les instruments de mesure qu'elle utilise. Elle est connue comme une inconnue dont on se fait une image où la cohérence logique importe infiniment plus que l'accord avec la réalité. Comment alors la physique peut-elle encore être une science théorique ? L'intelligence avide de vérité n'en reçoit que des leçons décevantes.
**14. -- **La conséquence suit : la distinction entre sciences spéculatives et sciences pratiques tend à s'effacer de plus en plus. La théorie renvoie à l'application et l'application à la théorie.
213:122
Ces deux aspects de la recherche, naguère encore rigoureusement distincts, tendent à se confondre dans un cercle parfait : la science pure est inséparable de la technique qui lui perfectionne ses moyens d'investigation et la technique l'est à son tour de la science pure qui la définit et la calcule avec une précision toujours accrue. Il est manifeste que les sciences et les techniques contemporaines ont renoncé à la contemplation du monde et visent désormais à sa transformation. La notion de vérité fait place à l'action efficace. Tout se passe comme si la deuxième thèse de Marx sur Feuerbach se vérifiait dans la métamorphose du monde opérée par la science moderne : « La question de savoir si la pensée humaine est objectivement vraie est une question *pratique* et *non théorique*. C'est dans la *praxis* que l'homme doit démontrer la vérité, c'est-à-dire la réalité, la puissance, la précision de sa pensée ». Pour les sciences et pour les techniques contemporaines dépourvues de toute métaphysique, déracinées de la conception spéculative de l'univers qui les soumettait à la réalité, *la vérité devient changement, innovation, réforme, revirement même et, de toute façon, histoire et révolution permanente*. Encore un coup, il est impossible qu'il en soit autrement. Sisyphe, le plus rusé et le moins scrupuleux des mortels selon la Fable, est définitivement attaché à son rocher. Pour rejoindre le réel dont elle s'est séparée, l'intelligence humaine n'a plus d'autre issue que de le faire et, ce faisant, de se soumettre, à l'imagination qui matérialisera en réalité le monde intérieur dont elle est l'absolue maîtresse et fera d'elle, sous la direction de l'image prévalente et du mythe vainqueur, *la servante-dominatrice du monde*.
C'est où nous en sommes : le naufrage de l'intelligence s'accomplit sous nos yeux au moment où elle croit entrer triomphalement au port. Le navire qui n'obéit plus au gouvernail, dit le proverbe portugais, -- et le gouvernail est ici la sagesse contemplative -- obéit à l'écueil. L'intelligence est désormais la proie des images et de la matière qui l'acculent à l'échec renouvelé, baptisé pour la cause Évolution, Dialectique, Histoire. Elle est offerte en sacrifice au Mythe de la Matière. Pour avoir voulu *faire l'ange,* elle *fait la bête.* L'idéalisme, maladie de l'intelligence moderne, subit son dernier avatar : le matérialisme. L'idéalisme devient, ou plutôt *est* le matérialisme Il ne a pas une ombre de différence entre eux.
214:122
Pour avoir récusé le principe d'identité : l'être est ce qu'il est et non pas ce qu'il nous apparaît, l'intelligence est crucifiée sur la contradiction.
**15. -- **Indépendamment de leurs rivales de moindre rang et de moindre virtuosité dans le camouflage, deux philosophies (j'allais dire deux théologies anthropocentriques, si l'on pouvait ainsi parler sans faire hurler les mots) se sont exercées, avec un succès croissant, à masquer cette déchéance de l'esprit et à précipiter sa chute : le marxisme et le teilhardisme. Elles sont l'une et l'autre l'analogue dans l'ordre spirituel de ce que sont, dans l'ordre physiologique, ces produits de la pharmacopée contemporaine qui combinent en une seule action l'effet tranquillisant et l'effet stimulant. Elles sont en effet l'exemple parfait de la mystification qui mystifie le mystificateur lui-même en même temps que ses victimes. Elles communiquent à l'imposteur la bonne conscience inébranlable qu'il a de l'excellence de sa cause et la conviction inflexible qu'il libère ses proies au moment même où il se les asservit.
Comment me pas s'apercevoir que ces philosophies du devenir, sont en même temps des philosophies du rond-carré et, comme dirait Maurras, de la chimère cornue et biscornue ? Si tout est devenir, il faut que l'homme échappe en quelque manière à cet universel écoulement, à peine de le condamner à ne jamais être et à souffrir perpétuellement de cette privation. Ces philosophies sont donc des philosophies de la promesse et, comme elles ne peuvent se permettre d'errer, des philosophies de la fourberie et de l'attrape-nigaud. Il faut qu'elles dessinent sur l'écran de l'avenir *l'image* spécieuse et séductrice de ce que sera l'homme, *s'il* obéit au cours du devenir qui l'emporte et s'il accentue par son effort l'impétueux élan. Plus l'homme s'abandonne au mouvement de l'histoire qui l'engendre comme toutes choses, plus il hâte son propre accouchement, et plus vite parviendra-t-il à cette délivrance du devenir, à cette émancipation totale et à cette plénitude d'être qui lui sont promises et qui ne peuvent être que sa propre apothéose, l'homme n'ayant au fond d'autre fin que Dieu lui-même, son Souverain Bien.
215:122
*Eritis sicut dei*, vous serez comme des dieux, est la devise même de ces philosophies sataniques et la volonté de puissance qui anime ses adeptes sait que la plupart des hommes qui ont renoncé à leur bon sens et à leur intelligence pour se vautrer dans les paradis artificiels de l'imagination succomberont à ce mirage. Consciemment ou inconsciemment, ces philosophes qui se contemplent « dans le monde qu'ils ont créé » et qui n'est que la projection de leur subjectivité, ne peuvent pas échapper à la tentation d'exercer sur l'humanité un pouvoir absolu. L'univers en son histoire totale est leur *moi*-même qui se mire en sa création et, par là-même, s'universalise dans l'espace et dans le temps. Comment leur *moi* ne s'enivrerait-il pas d'une telle vision déifiante ? Comment n'aurait-il pas l'audience de la nouvelle classe des intellectuels avides d'exercer leur principauté terrestre ? Les différences entre croyants et incroyants se fondent ici dans le creuset du totalitarisme. Avec le marxisme, nous sommes en présence du totalitarisme athée, comme avec le teilhardisme nous sommes en face de la forme la plus virulente du totalitarisme clérical. Ces deux totalitarismes se composent entre eux et le second est fatalement enclin à rejoindre le premier dans la négation de la Transcendance et dans l'exaltation de l'Homme majusculaire, qu'il professe.
Qui sera vainqueur ? Lequel des deux dévorera-t-il l'autre ? La réponse est immédiate : même si le teilhardisme et à sa suite le christianisme venait à triompher en se masquant de la nuée divine et en instaurant le Royaume de Dieu sur la terre, ce serait la victoire de l'illusion et de la volonté de puissance conjuguées et la nuit s'étendrait définitivement sur l'humanité gouvernée par le Grand Inquisiteur dont la suprême tartuferie serait de se faire vénérer comme le Sauveur des hommes !
Il faudrait tout un livre pour dénoncer cette haine larvée de l'intelligence, cette diffusion massive de poudre aux yeux, ce prurit de prosélytisme de propagande et de domination qui caractérisent le marxisme et le teilhardisme, particulièrement chez les épigones de ces systèmes, chez les technocrates du nouvel Islam et chez leurs émules du néochristianisme.
216:122
La prolifération des sectateurs et des militants, de ces doctrines, la vogue extraordinaire de ces mythologies, le crédit qu'elles maintiennent et accroissent dans l'opinion malgré les plus sévères démentis que leur infligent les faits, n'a rien de mystérieux. Il suffit de réfléchir un seul instant à cet évènement capital qui commande l'histoire humaine depuis près de deux siècles et dont les conséquences arrivent aujourd'hui à leur terme : la dissolution des communautés naturelles. La nature de l'animal raisonnable ne peut s'épanouir et parvenir à sa maturité que dans un ou des milieux naturels qui lui correspondent et auxquels son intelligence pratique ajoute les prolongements institutionnels qui en soutiennent et en activent la vitalité. L'intelligence de l'homme, prise en tant que faculté capable de s'adapter au réel et singulièrement aux réalités qui la dépassent, a besoin d'une ambiance appropriée où son élan vers les êtres et vers les choses soit conforté. La découverte du monde extérieur n'est pas livrée chez lui aux seules impulsions de l'instinct. Elle s'effectue grâce à l'éducation reçue au sein de ce milieu social originel dont tous les autres ne sont que les séquences et dont nous sommes en train d'oublier jusqu'au nom : la famille, au bénéfice d'une expression dépourvue de toute signification : « familles d'esprit ». Les disciplines reçues n'y sont pas que morales, elles sont intellectuelles. On ne remarquera jamais assez qu'il est impossible de s'abandonner dans la famille aux jeux de l'imagination fabulatrice ni aux impostures de l'illusion. Le mensonge, la hâblerie, la fanfaronnade, la vanité, le bourrage de crâne, la feinte, l'aberration, l'égarement, le sophisme et l'erreur y sont immédiatement dénoncés. Un comportement vis-à-vis des êtres et des choses qui ne serait pas conforme à ce qu'exige la nature même des êtres et des choses y manifeste tout à trac ses écarts. Le milieu familial est celui où se forme l'intelligence, faculté du réel. Tous les autres milieux qui lui sont connexes et qui s'abreuvent à sa source naturelle font de même : ils soutiennent l'intelligence dans son vœu de s'accorder à la réalité sans défaillir.
On comprend alors pourquoi tous les déracinés sont des utopistes : leur intelligence n'est plus nulle part, elle ne s'exerce plus avec l'assistance des milieux naturels propres à l'être humain, elle s'évade dans les nuées de l'imaginaire, elle se construit un univers chimérique dont la volonté de puissance s'empare pour dominer le monde et l'humanité.
217:122
A cet égard, le prêtre que sa vocation supérieure déracine et qui ne se réenracine pas *en toute humilité dans le surnaturel*, devient l'agent de dissolution et de destruction par excellence du monde et de l'homme, l'utopiste, le révolutionnaire consommé, le meneur de foules fieffé, insurpassable.
Dans une société telle que la nôtre qui n'en porte que le nom et dont l'appellation véritable serait *dissocié,* la Révolution française n'a pas seulement ravagé les communautés naturelles, *elle a construit à leur place des collectivités rigoureusement et strictement imaginaires dont l'existence fictive accorde toute licence de se déchaîner aux volontés de domination*.
**16. -- **Notre intelligence de la réalité est à ce point obnubilée par les prestiges de l'imagination que nous sommes convaincus que la plus grande innovation sociale et politique des temps modernes, *la démocratie*, pour laquelle des millions d'êtres humains ont versé leur sang, a une existence réelle, alors qu'elle n'est qu'une chimère dont l'existence ne dépasse pas les confins de notre boîte crânienne ou celles des constitutions, des discours et des paperasses qui en diffusent le nom aux quatre coins de l'univers. Le gouvernement par « le peuple » n'existe que si le peuple gouverne. Il est trop clair que cette capacité ne s'exerce que dans des limites très étroites et sur des territoires relativement bornés où le citoyen peut *avoir l'expérience* des problèmes qui se posent et des solutions à prendre. La démocratie est un régime qui convient à la commune, voire à la région. Au delà d'une aire géographique restreinte, elle n'est qu'un mot : selon la formule sarcastique de Valéry, elle est le régime où le citoyen est sommé de répondre à des questions sur lesquelles il n'a aucune compétence, et empêché de répondre à celles qui sont de son ressort. « Et le second principe se combine avec le premier ». Dès que « le peuple » est gracieusement nanti de responsabilités qui dépassent son pouvoir d'expérimenter et de comprendre, la politique change de sens. « Le peuple » ne gouverne plus effectivement, et ses délégués pas davantage. Ils font semblant de gouverner. Ils se donnent et ils donnent l'illusion de gouverner.
218:122
Les structures « démocratiques » subsistent, mais ne sont plus qu'une enveloppe qui couvre un système différent dont la dénomination, de plus en plus accréditée, est *technocratie*. En dépit des cataractes de salive et d'encre qui sont quotidiennement déversées sur nos têtes, quiconque a gardé un jugement objectif ne peut pas ne pas voir que la société évolue vers une division en deux groupes : « ceux qui savent et commandent » ; « ceux qui ne savent pas » et obéissent.
Cette technocratie se compose elle-même de deux types de techniciens dont les fonctions sont complémentaires l'une de l'autre avec subordination du premier au second : le technicien du conditionnement des esprits et le technicien du conditionnement des choses. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de *faire* une société nouvelle destinée à remplacer la société d'Ancien Régime disparue et de s'emparer à cette fin du pouvoir des pouvoirs qu'est l'État. La société n'est plus une donnée de la nature que l'art humain perfectionne, elle est un *produit* perfectible du génie industrieux et organisateur des techniciens de la machine, sociale. Ici comme ailleurs, il s'agit de se représenter l'image idéale de la communauté, puis de la matérialiser dans des structures, de telle sorte que les individus puissent être, corps et âmes, des citoyens parfaitement manœuvrables, autrement dit de parfaits robots, dépourvus d'intelligence et transformés en esclaves, avec leur propre assentiment.
**17. -- **Le rôle du technicien du conditionnement des esprits, c'est de substituer à l'exercice de l'intelligence (qui ne peut, *en aucune manière*, s'effectuer sous un régime démocratique à vaste rayon d'action comme le sont tous les États modernes, faute de l'expérience qui la mettrait en branle) le règne de l'opinion dite souveraine. Le propre de l'opinion est d'être essentiellement malléable : les rapports ténus qu'elle entretient avec la réalité font d'elle une entité ductile, fluide, façonnable à l'extrême, à laquelle la volonté de puissance la plus forte impose sa forme. Au sens le plus rigoureux du terme, on *se fait* une opinion et on *fait* l'opinion. L'opinion est le produit d'une activité poétique et fabricatrice.
219:122
Avec les moyens matériels dont les techniciens disposent aujourd'hui, la presse, la radio, la télévision, etc. il n'est pas exagéré de dire que l'opinion *est fabriquée à la chaîne* avec un art consommé de la manipulation, du tripotage et du truquage, dans les officines d'information qui abondent sur la planète. Notre siècle est celui de *l'information déformante*. Selon toute vraisemblance, il sera impossible à l'historien de l'avenir de connaître la vérité historique sur les évènements qui se déroulent sous nos yeux depuis un demi-siècle.
Mais ce n'est pas seulement la connaissance des faits qui se trouve profondément altérée. C'est la conception que nos contemporains *se font* de l'homme et du monde. La relation de la pensée au réel est rompue à l'envi par les professionnels de la pensée : savants, philosophes, théologiens, et leurs innombrables acolytes majeurs et mineurs qui voguent dans leur sillage. Le pétrissage et la refonte de l'opinion concernant les évènements s'accompagnent d'opérations parallèles dans tous les domaines de l'esprit. Pour faire l'opinion, il faut que tous les liens qui unissent l'intelligence à l'être soient brisés. Réduit à la subjectivité, amputé de ses racines, dépouillé de toutes ses amarres, l'homme n'est plus alors qu'une marionnette à l'entière discrétion de ses manipulateurs. Sa mutation en pantin est d'autant plus facile qu'il ne lui reste plus que l'élan *informe* de son intelligence et de sa volonté vers leur objet propre disparu. C'est ce que les techniciens de l'opinion appellent avec superbe « les exigences de la pensée moderne » ou « les revendications de la conscience contemporaine » ou « les aspirations de l'homme », etc. Ils se saisissent de cette coulée amorphe et y impriment du dehors, par toutes les techniques de la persuasion ouverte ou clandestine, l'image de l'homme et du monde futurs la plus fascinante qu'ils puissent élaborer et qui se couronne de la promesse : *haec omnia tibi dabo*. La réussite de leur entreprise leur est assurée dans le domaine social. L'homme est à ce point un *animal politique* que toute privation de ses communautés naturelles l'incite aussitôt à bâtir des communautés artificielles et des châteaux en Espagne.
220:122
C'est dans le malaxage de l'opinion en matière politique et sociale que triomphe le technicien du conditionnement des esprits, ainsi que le prouve trop bien l'expérience. Tenir l'homme contemporain toujours en haleine en lui présentant sur l'écran de son imagination une société future dont l'avènement est reporté sans cesse et où il se retrouvera surhomme, demi-dieu, ou dieu, est l'enfance de l'art. Le mythe d'une société où l'homme a tous les droits et aucun devoir, toute liberté et aucune responsabilité, où le *moi* coïncide avec le genre humain, selon la promesse de Marx, où il se découvre simultanément « personnaliste » et « communautaire », selon le décalque qu'en effectue Mounier, a toutes les chances de triompher dans un régime où il n'y a plus de société, où l'État, n'étant plus limité par des communautés sous-jacentes, détient un pouvoir sans limites, où cet État se voit chargé, par l'opinion publique conditionnée, de l'effarante mission de créer un homme nouveau et un monde nouveau. « Fais-moi dieu dans un monde sur lequel je régnerai en dieu », voilà le vœu, l'adjuration, la requête impérieusement formulée à l'État par le citoyen mécanisé par les techniciens de la propagande. Il n'y a pas de plus éclatante vésanie, de démence plus meurtrière de la raison humaine. Elle court aujourd'hui les rues, ses ondes se répandent de ciel en ciel, et la vessie se gonfle aux dimensions de l'univers.
**18. -- **C'est ici qu'interviennent les techniciens du conditionnement des choses ou technocrates proprement dits. En effet, pour mener une telle entreprise et pour faire passer le rêve dans l'existence où il tend, il faut de toute évidence une organisation, et donc des organisateurs. Pour que l'image que l'homme conditionné a de lui-même et du monde se traduise dans la réalité, il faut ménager l'évènement, le préparer en disposant tout pour qu'il se produise, élaborer un plan, en calculer les phases, concerter les efforts, commander les opérations, diriger les conduites, détenir un savoir et des méthodes infaillibles, disposer d'un pouvoir absolu. La représentation que l'homme a de lui-même et du monde ne procédant plus du réel ni de l'expérience est une pure construction de l'esprit, Il faudra donc l'incorporer à la matière extérieure exactement à la manière de la technique qui élabore des modèles mathématiques rigoureux pour les appliquer à une matière quelconque qu'ils informent. Les technocrates proprement dits sont ceux qui possèdent cette science de l'efficacité.
221:122
Ils sont portés au pouvoir suprême, non seulement par la vacance perpétuelle de pouvoir propre au régime démocratique, mais par l'opinion que les intellectuels ont façonnée. Dans les pays dont la façade démocratique n'est pas trop délabrée, ils doublent les démagogues et les politiciens de métier qui subsistent encore. Ailleurs, ils occupent les avenues du pouvoir. Leur secret est simple : traiter l'homme et le monde comme des choses, comme une matière à exploiter, comme un ensemble de rouages agencés mécaniquement, regarder la société comme la résultante d'un organigramme et d'une planification ; supprimer toute tentative de retour aux activités contemplatives et morales de l'esprit ; instaurer la primauté sans rivale de l'activité productrice ; transformer l'humanité en une immense usine dont ils détiendront le gouvernement mondial.
La technocratie, qu'elle soit celle de l'esprit ou celle de l'esprit converti en chose, inclut manifestement la socialisation intégrale de la vie humaine. La pensée devient collective puisque toutes les pensées sont identiques, étant passées dans le même moule et constituées dans la même et inénarrable « noosphère » que Teilhard a inventée pour notre conditionnement. Toutes les activités de l'esprit collectivisé deviennent collectives du même coup : l'activité contemplative ou ce qui en reste, réduite à la vision narcissique, de la Raison commune à tous les hommes dans un miroir qui n'est autre qu'elle même ; l'activité pratique où le bien est remplacé par l'utile et le bonheur par l'assujettissement à la Sécurité Sociale complète, du berceau à la tombe ; l'activité poétique et productrice surtout qui célèbre son triomphe. Les travailleurs sont considérés comme un seul et gigantesque travailleur qui, en travaillant de plus en plus, finira par se libérer de tout travail et mener une existence idyllique dans un Paradis terrestre reconstruit pour l'éternité.
Il n'est qu'un seul défaut à cette socialisation dite inéluctable : c'est qu'elle n'existe pas parce qu'elle ne peut pas exister, sauf à l'intérieur de l'imagination sous forme de mythologie. La pensée collective qui commande -- la socialisation intégrale de la vie humaine n'existe pas pour la bonne et simple raison qu'il n'existe que des pensées individuelles, irréductiblement unies à un cerveau individuel et à un corps individuel.
222:122
Derrière cette prétendue pensée collective, derrière ce soi-disant labeur collectif, il y a tout uniment, encore une fois, la volonté de puissance de quelques-uns qui s'assemblent dans ce qu'on appelle « une direction collégiale dont la remise entre les mains d'un tyran unique -- *ouk agathou polykoiranein, heis koiranos estô !* -- est prévisible.
Il y a les meneurs qui pensent et agissent, il y a, selon la formule implacable de Goethe, « le cerveau qui suffit pour mille bras ». Il y a, d'autre part les menés, le troupeau bêlant en route vers la Terre promise. Quand Mgr de Metz affirme impavidement que « la socialisation est une grâce » et que Mgr de Bruges le suit dans cette voie, déclenchant une réaction en chaîne que la lenteur et la prudence épiscopales d'aujourd'hui nous dissimuleront longtemps encore, soyons assurés qu'ils posent leur candidature au titre de « princes de ce monde », de coryphées d'une humanité écervelée, et qu'ils tendent la main aux technocrates de tout acabit pour leur proposer l'aide inappréciable d'un cléricalisme *new-look* qui pénètre jusqu'au fond des âmes, au nom même du Christ travesti en instrument de domination pour en manœuvrer les plus intimes ressorts.
**19. -- **Une société à deux compartiments imperméables est en train de naître sous nos yeux de la décomposition de la Société d'Ancien Régime abattue par la Révolution Française et dont les ultimes réserves vitales, naguère encore éparses, sont aujourd'hui quasiment épuisées. La société sans classes dont rêvaient, la Démocratie et cette logique vivante de la Démocratie qu'est le Communisme, est le rideau de fumée qui masque *l'ascension de la caste la plus despotique que l'histoire aura jamais connue*, caste sans cœur, sans âme, sans vie spirituelle, composée d'individus dont l'intelligence restreinte à sa seule dimension technique est l'esclave d'une volonté de puissance démesurée.
On s'aperçoit de plus en plus de cette révolution en cours : le député n'est plus fait pour le peuple, mais le peuple pour le député ; le chef de syndicat pour les ouvriers, mais les ouvriers pour le chef de syndicat, le professeur pour le cours, mais le cours pour le professeur ; l'enseignement pour les élèves, mais les élèves pour l'enseignement ; les programmes pour la vie, mais la vie pour les programmes ; le prêtre pour les fidèles, mais les fidèles pour le prêtre, la société pour la personne, mais la personne pour la société. L'expression assez ignoble : *assujetti à la Sécurité Sociale,* trahit ce renversement.
223:122
Lorsque l'intelligence invertit son mouvement naturel vers la réalité pour soumettre la réalité à ses représentations mentales, il faut s'attendre à la contradiction dans tous les domaines et à « un monde à l'envers ».
La ligne de démarcation entre la caste dirigeante et la condition de dirigé, entre les détenteurs effectifs et reconnus du pouvoir et ceux qui le subissent, entre « la hiérarchie parallèle » qui exerce le pouvoir réel et ceux qui s'imaginent encore obéir de leur plein gré à un pouvoir désormais décoratif, est généralement constituée par la présomption d'intelligence formelle et technicienne que confère *le Diplôme*. Entre le Parchemin et l'intelligence coupée du réel, mais désireuse de le remplacer par ses propres constructions, il y a aujourd'hui des affinités évidentes, sinon identité. On comprend alors que *l'intelligentsia* technocratique se recrute principalement chez les diplômés. Pour entrer dans cette *intelligentsia*, il faut faire la preuve, non point de sa faculté de pénétrer le réel, mais de son aptitude à manier les images, les idées, les mots, les mécanismes mentaux ou matériels. La peau d'âne ne se confère d'ailleurs que par une conversion du qualitatif en quantitatif. Tout ce qui est inconvertible en chiffres, les impondérables tels, que le caractère, la vocation, le don, l'ouverture d'esprit, la curiosité, le goût, l'honneur, le devoir, le sens moral et esthétique, etc. se trouvent relégués à l'arrière-plan. La fausse grossesse de la connaissance encyclopédique et de sa sœur jumelle affligée de nanisme : la spécialisation, a éliminé la conception du monde propre à « l'honnête homme ». L'élite est racolée et jugée en fonction de ses capacités techniques : le monde artificiel que bâtit l'homme moderne ne tolère pas d'autre critère.
Les Facultés deviennent ainsi des écoles professionnelles supérieures. Si la philosophie y est encore tolérée, c'est dans la mesure où elle contribue à la dénaturation des esprits et où elle tente de justifier par ses sophismes que l'homme est la mesure de toutes choses. Le saint, le génie, le héros, le sage ou, plus simplement, l'esprit libre et le créateur en un domaine quelconque n'ont plus guère qu'une influence minime. La société tout entière bascule du côté du Diplôme et du Mandarinat.
224:122
Les titres scolaires sont désormais exigés partout, et ils le sont avec d'autant plus de rigueur que les esprits uniquement formés (ou déformés) par des cours, des discours, des leçons, par des « cyclages » et des « recyclages », etc. sont séparés des réalités par un écran de représentations mentales parlées, ou imprimées dont l'épaisseur s'accroît sans cesse et qu'ils conviennent particulièrement bien à la fabrication d'un homme nouveau et d'un monde nouveau. L'intellectuel moderne passe la majeure partie de son temps loin des réalités, dans la lecture des journaux, des revues, des livres, dans des réunions, des conversations, des colloques, des « dialogues », etc. La présence du monde réel et de l'homme réel n'a plus pour lui le moindre sens. Il n'est à l'aise qu'en face d'un monde artificiel et d'hommes artificiels où il retrouve sa propre image. On peut dire à cet égard que l'intelligence est la faculté dont l'intellectuel use le moins. « Je tiens l'intellectuel moderne pour le dernier des imbéciles jusqu'à ce qu'il ait fourni la preuve du contraire », rugissait Bernanos.
**20. -- **On oublie de plus en plus qu'une certaine dose de spontanéité, d'originalité, d'anarchie naturelles, naïves et jaillissantes est nécessaire à toute société humaine, à peine de la voir dégénérer en société animale stéréotypée. Sans ces forces créatrices, la société se fige : le mécanique supplante alors le vital et le stérilisé, souvent sous le couvert de non-conformisme dont le caractère artificiel et prémédité accentue les automatismes sociaux qu'il prétend briser. La remarque vaut pour tous les types de communautés : il n'en est aucune qui ne doive tôt ou tard se revigorer à l'aide d'éléments exogènes. On sait assez le rôle des mariages consanguins dans les dynasties et dans les aristocraties. Les universités, les administrations, les corps constitués, les entreprises, etc. se durcissent sous l'effet de règles d'admission rigides. Un appel à des personnalités, « hors-série » est nécessaire pour leur restituer l'élan et le souffle. Le monde des techniques et des artifices où nous sommes, exclut ce recours.
225:122
Il est l'œuvre des spécialistes qui en détiennent les plans et il faut que chacun se spécialise à son tour pour y entrer. Comme les techniques qui l'ont fait naître et en renouvellent constamment l'existence se multiplient et deviennent de plus en plus complexes, il faut de plus en plus d'études et de diplômes pour pénétrer dans le Saint des Saints et dans la Chambre des Machines de la Société contemporaine. Une vie humaine tout entière ne suffit plus désormais pour accéder à la dignité de technocrate supérieur. La société se compose ainsi de techniciens qui s'échelonnent de son sommet et qui pèsent de tout leur poids sur la base formée du commun des mortels, Elle progresse rapidement vers « la parfaite et définitive fourmilière » où chacun a sa place et sa fonction étiquetée selon des règles que personne ne peut transgresser.
L'État qui organise et dirige ce type de société en formation ne s'arroge pas seulement le droit de conférer le brevet qui permet à chacun d'y occuper sa place et d'y exercer sa fonction, il n'en contrôle pas seulement l'emploi, il s'attribue la direction de toutes les transformations de la vie professionnelle à quoi se réduit la vie sociale d'aujourd'hui. Naguère encore, il assurait le bien commun d'une société naturelle relativement stable qui produisait d'elle-même ses propres organes selon les nécessités des temps et des lieux. Actuellement, l'État examine, inspecte, vérifie, calcule, prévoit, provoque et détermine tous les changements qui s'opèrent dans le monde fluide soumis à son pouvoir. Le monde fonctionnel où nous sommes est en fait un monde fonctionnarisé sous l'égide et sous l'impulsion de l'État. Les citoyens deviennent des fonctionnaires directs ou indirects de l'État : les patrons sont les employés du fisc pour leur personnel, ils sont les employés de la Sécurité Sociale, etc. Un économiste russe a calculé que la population entière de son pays ne suffira pas en 1980 pour accomplir les tâches dévolues à la bureaucratie étatique. On en arrive à cette situation bouffonne où le mot de Péguy : « il y a ceux qui sont devant le guichet et ceux qui sont derrière le guichet », n'est plus vrai : tous ceux qui sont devant sont passés derrière et, dans nos pays moins bureaucratisés, la loi célèbre de Parkinson : un + un = trois joue à plein, et ceux qui se trouvent devant le guichet font des efforts désespérés pour être de l'autre côté. La dénaturation du monde qui les cerne les angoisse. Ils se précipitent dans le secteur abrité de la fonctionnarisation étatique.
226:122
Il leur faut s'abandonner au Pouvoir suprême de l'État pour que les mécanismes qu'ils déclenchent et auxquels ils ne renoncent pas puissent être disciplinés. Rien ne peut les rendre heureux en ce monde dit nouveau qui est leur œuvre. Avides de stabilité au sein du changement perpétuel qui les emporte, Ils recourent à l'État, puissance de stabilisation. Ainsi se dresse le grand dieu moderne : l'État-Providence qui assure le bonheur des hommes, mais dont l'ombre immense et tutélaire stérilise l'intelligence en la mécanisant et, puisque la racine de la liberté est tout entière dans l'intelligence, tue toute liberté.
La prophétie de Tocqueville s'accomplit : « L'État travaille au bonheur des hommes, mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; *que ne peut-il leur ôter le trouble de penser et la peine de vivre ?* C'est ainsi que tous les jours *il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre-arbitre*, qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen *jusqu'à l'usage de lui-même* ».
**21. -- **La situation de l'intelligence est d'autant plus dramatique que l'Église catholique qui, jusqu'à présent, s'était toujours présentée à l'opinion publique universelle, aux fidèles des autres religions, à ses propres fidèles, comme la gardienne des vérités de la nature et de la grâce, la dispensatrice de la sagesse naturelle et surnaturelle, la conservatrice de la foi et des mœurs, voit une notable partie de son clergé, de ses prosélytes, sinon de ses adeptes, avec une désinvolture et une impudence non-pareilles, faire fi de cette tradition qui fut la sienne et collaborer à la transformation radicale de l'homme et du monde sous le signe de la Révolution technocratique triomphante.
L'Église catholique contemporaine et ses relations avec l'intelligence ; son investissement par une hiérarchie parallèle contemptrice des valeurs de vérité, qui se substitue à la Hiérarchie véritable ; l'extraordinaire isolement de celle-ci par rapport au monde réel et à l'homme réel ; le rideau d'illusions, de chimères, de mirages, voire même de visions, qui l'aveugle, parfois chez ses plus éminents représentants ;
227:122
son incapacité qui s'accentue de jour en jour à discriminer la vérité de Ferreur ; les exercices de haute voltige, souvent extravagantes, que les clercs les mieux intentionnés exécutent sur le fil de la niaiserie, de l'ignorance, de la compromission, voire de la trahison ; le culte qu'ils vouent publiquement à tous les veaux de la nouveauté ; la frénésie de *l'aggiornamento* à tout prix qui les agite et qui témoigne de leur peu de discernement intellectuel et spirituel, tout cela forme un sujet immense dont on ne peut ici qu'esquisser une ou deux lignes maîtresses.
La première est sans aucun doute possible l'orientation imprimée par le récent Concile à l'Église universelle où les valeurs de la contemplation ont été reléguées à l'arrière-plan au bénéfice des valeurs de l'action, et celles-ci, dans la mentalité dite postconciliaire, ont reculé à leur tour devant les valeurs de la fiction et la volonté de puissance. Cette chute et cette rechute étaient fatales. Dès qu'en ses premières séances, la majorité des Pères eut rejeté le schéma d'allure scolastique sur la définition de l'Église, sous le prétexte qu'il était inaccessible à l'esprit moderne, la vérité devait céder la place à l'efficacité, l'intelligence au vouloir, l'éternel au temporel. Le propre de la philosophie et de la théologie scolastiques est en effet d'exalter la différence spécifique de l'homme et de faire de l'intelligence -- éclairée par la grâce -- l'instrument le plus parfait dont nous disposons pour comprendre la nature de Dieu et de tout ce qui est. Tous les autres instruments lui sont subordonnés.
Il suit de là que, pour l'Église catholique, le savoir conforme à la réalité naturelle et à la réalité surnaturelle est le cadre où toutes les autres activités humaines se développent et qu'elles ne peuvent déborder sans dommage. L'Église a toujours réprouvé le fidéisme : elle le considère comme indigne de l'homme dont la fonction principale est la raison. Aussi, quelle que soit la part de la volonté dans l'acte de foi, cette intervention du vouloir n'est pas un saut dans l'inconnu. L'acte de foi se fonde sur des données qui, sans être ni évidentes ni démontrables, sont des signes de vérité pour la raison ; les miracles et la résurrection du Christ sont les signes de sa divinité. La contemplation reste la première activité de l'esprit livré à lui-même ou illuminé par la grâce, et l'action est placée sous sa dépendance.
228:122
En s'engageant dans la voie de « la pastorale », de *l'aggiornamento* et de l'adaptation au « monde moderne », à la suite et à l'invitation du Concile, bon nombre de clercs sont portés à sacrifier les valeurs de vérité aux valeurs d'efficacité. Pour atteindre l'homme contemporain, il faut laisser tomber les parties des dogmes auxquelles sa mentalité ne peut plus consentir, il faut atténuer les existences des autres et les infléchir de telle sorte qu'elles puissent être acceptées, il faut réformer la conscience morale de manière à ce qu'elle s'adapte aux impératifs de la vie moderne, etc. L'essentiel n'est plus de présenter le Vrai Dieu à l'homme contemporain pour qu'il soumette son intelligence à la Révélation comme il la soumet aux données de l'expérience et aux principes qui régissent toute réalité et toute connaissance qu'il en a. Il est d'aménager et d'accommoder l'Évangile, et Dieu lui-même qui s'y révèle, à la subjectivité de l'homme d'aujourd'hui, à ses aspirations, à ses désirs, à ses desseins. Autrement dit, pour atteindre son but et pour restituer à nos contemporains la religion qu'ils ont délaissée ou reniée, le clerc se soucie moins de la vérité qu'il dit que de la réussite de son action. A la limite de cette perversion de l'intelligence, on se trouve devant une religion sans Dieu, une religion où le Christ est ramené à l'homme, une religion de l'homme. Mais comme une religion de l'homme est inévitablement une religion qui érige l'homme en seigneur de l'univers et comme l'action la plus efficace est celle qui soustrait l'homme à sa nature et en opère la refonte radicale, les valeurs de l'action font place aux valeurs de création d'un monde nouveau et d'auto-création de l'homme par l'homme. Autrement dit encore, le seul christianisme qui soit aujourd'hui « valable » est le christianisme révolutionnaire où le pouvoir de l'homme sur le monde, sur soi-même et sur autrui se manifeste pleinement.
Tel est le gouffre ou dégringole le clerc qui subordonne la contemplation à l'action et l'action à la volonté de puissance. En cet abîme d'iniquité, il n'y a plus la moindre place pour l'intelligence.
229:122
La seconde ligne de faite que nous voudrions également souligner dans le catholicisme contemporain est parallèle à la première : c'est la subversion de la liturgie. Le sujet en est à son tour très vaste. Contentons-nous d'en dégager ce qui en est, selon nous, l'essentiel : l'abandon, voire la proscription du latin. Au centre de l'argumentation dialectique, employée pour le justifier, on découvre aisément un seul motif : il importe de faire connaître le christianisme à tous les hommes quelle que soit la civilisation à laquelle ils appartiennent et de renoncer pour la cause aux valeurs périmées de la civilisation gréco-latine dans laquelle la foi chrétienne a pu plonger ses racines à un moment donné de l'histoire. La répudiation du latin -- et du chant grégorien qui en est le diadème -- s'inscrit dans le courant -- nous allions dire : le torrent -- qui emporte le christianisme loin de ses bases *naturelles.*
Car enfin, ce n'est point, pour un croyant, par hasard ni en vertu d'un décret arbitraire que le Christ est né à tel endroit de l'espace, à tel moment du temps, *dans l'orbe de la civilisation de l'intelligence et du réalisme de l'esprit*. La disposition providentielle est visible : la civilisation gréco-latine est la seule qui, faisant confiance à l'intelligence humaine, à sa capacité d'être mesurée par le réel et de le comprendre, a une amplitude universelle et dont l'universalité fondée sur la définition de l'homme comme animal raisonnable puisse servir de socle à l' œcuménicité de l'Église. La civilisation gréco-latine est *la* civilisation par excellence, celle où tous les hommes peuvent communier en vertu de leur nature, et la civilisation chrétienne qui l'a en quelque sorte sublimée en est l'expression la plus parfaite.
C'est si vrai, si prodigieusement vrai, que nous assistons aujourd'hui *à son extension et à sa corruption planétaires.* Le mythe de la démesure et de l'activité démiurgique triomphante de l'homme n'aurait jamais pu naître sans l'intelligence théorique des Grecs et sans l'intelligence pratique des Romains dont il dénature, falsifie et dilapide les immenses ressources. Le mythe de la déification de l'homme par le travail collectif n'aurait jamais pu se répandre dans le monde sans l'Évangile, dont il est la perversion et la prolifération cancéreuse. Maritain l'a dit avant nous : « Les idées révolutionnaires ne sont pas des idées chrétiennes, mais ce sont des corruptions d'idées chrétiennes. A ce point de vue, il est vrai de dire que la Révolution ne sait rien inventer, et qu'il lui a fallu tout emprunter de son vieil ennemi le Christianisme.
230:122
Son mythe de *l'Humanité* et de la *Cité future,* c'est l'idée de l'Église et celle de la Jérusalem céleste, tombées du plan divin dans le plan terrestre ; la *Révolution* elle-même est conçue comme un Jugement dernier ; la *Régénération* de l'espèce humaine, assignée comme terme à nos espoirs, est la contre-partie de la régénération baptismale ; et quant au *Progrès nécessaire*, c'est tout bonnement un ersatz malheureux de la Providence... La raison de ce processus d'affalement et de dégradation subi par les idées chrétiennes au cours des temps modernes... est fort claire. C'est que le Christianisme ne conserve son essence et sa vie que dans l'Église. La laïcisation du christianisme, qui a commencé à la Réforme, a donc eu pour conséquence une corruption simultanée de celui-ci. *Or un ferment divin corrompu ne peut être qu'un agent de subversion d'une puissance incalculable* ».
Je continue la citation, car elle confirme notre diagnostic de la maladie mortelle dont l'intelligence est atteinte et qui la transforme en faculté démiurgique de la nature : « L'ordre de la grâce est *autre* que celui de la nature, mais étant *surnaturel*, il s'y ajoute, il le parfait sans le détruire. *Qu'on regarde maintenant comme* naturel *ce qui est de la grâce, et qu'on prétende en même temps en conserver le fantôme, et l'imposer aux choses, alors on entreprendra de substituer de force un autre ordre à l'ordre de la nature, et l'on ruinera l'ordre naturel, au nom d'un principe divin et d'une vertu divine : c'est toute la Révolution *».
Ce texte date de 1925. Il est éminemment actuel. La pastorale et la liturgie abandonnées au zèle bilieux des novateurs, aux ténèbres d'une intelligence gorgée d'illusions et à la volonté de puissance cléricale, incitent en bien des cas -- les exemples sont innombrables ! -- les fidèles à collaborer de toutes leurs forces avec ceux qui rêvent de changer nomme et le monde.
A quels lavages de cerveaux, à quels déluges de démagogie cette « religion de Saint-Avold » nous fait-elle assister ! Comme la démocratie et comme le communisme dont elle prétend prendre la relève et qui lui préparent le terrain, l'Église devient, dans le dessein de ses falsificateurs, une gigantesque machine emboutisseuse des âmes dont les clercs détiennent les leviers de commande. « Le peuple de Dieu » subit les avatars que tous les peuples ont traversés et traversent encore dans les mains de ses meneurs démocrates ou communistes. Il est la pâte molle et docile où s'imprime un moule unique.
231:122
Il se transforme en robot géant, en Léviathan mécanique que les clercs dirigent à leur gré. « La volonté générale » dont cet appareil est prétendument pourvu n'est autre que la volonté de puissance des ingénieurs de la nouvelle intelligence humaine, : celle qui n'en a plus que le nom au moment même où on l'exalte ! Il suffit d'assister à telle messe dite « communautaire », d'entendre telle homélie, de lire tel bulletin épiscopal ou paroissial, pour s'apercevoir que la hiérarchie parallèle qui s'est introduite dans l'Église mène la guerre à l'intelligence en « démythologisant » et en humanisant l'Évangile d'une part et, de l'autre, en « mythologisant » l'humanité et en la divinisant. Le mythe communautaire prêché à tort et à travers est le plus sûr moyen de supprimer en l'homme sa différence spécifique, radicalement individualisée, et de transformer l'humanité en troupeau.
\*\*\*
**22. -- **Quelle conclusion peut-on tirer de cette analyse ? Comme le prévoyait Maurras, l'Intelligence est entrée dans « son âge de fer ». Elle propage aujourd'hui sa propre défaite. Elle s'avilit au point de ne plus être que l'ombre d'elle-même, son rêve, son cauchemar et son mensonge. Comment « demander un acte de bon sens à ce qui est privé désormais de sens », à ce qui n'atteint plus que ses propres constructions, à ce qui n'atteint que soi-même, à ce qui est son propre prisonnier ?
Mais Maurras nous indique la voie. Du fond de la tombe, nous entendons son inextinguible espérance : « Il appartient à l'Intelligence de mener la réaction du désespoir. Devant l'horizon sinistre, l'Intelligence nationale -- j'ajouterais aujourd'hui : l'Intelligence universelle -- doit se lier à ceux qui essayent de faire quelque chose de beau avant de sombrer. Au nom de la raison et de la nature, conformément aux vieilles lois de l'univers, pour le salut de l'ordre, pour la durée et les progrès d'une civilisation menacée, toutes les espérances flottent sur le navire d'une Contre-Révolution. »
Marcel De Corte.
Professeur à l'Université de Liège.
232:122
### Bibliographie posthume
ORIGINAUX DE MA PROVENCE
TYPES ET PAYSAGES
Marseille, Éditions Albert Detaille, 1^er^ décembre 1952
(Textes non reproduits en librairie jusqu'à cette date)
LE BIENHEUREUX PIE X, SAUVEUR DE LA FRANGE
Paris, Librairie Plon, 5 janvier 1953.
(Texte entièrement inédit).
VERS L'ÉTANG DE BERRE
Paris, Camille-P. Josso et Pierre Lanauve de Tartas, mai 1952.
(Édition de luxe réunissant divers textes antérieurement parus dans *L'Étang de Berre, Nouveaux méandres, Marseille-en-Provence* et *Où suis-je*).
PASCAL PUNI
CONTE INFERNAL
Paris, Librairie Flammarion et Pierre Lanauve de Tartas, juin 1953.
(Texte entièrement inédit, dont l'achèvement a été interrompu par le décès de l'auteur).
233:122
AUX AMIS DU CHEMIN DE PARADIS
POÈMES
Roanne, aux dépens de l'Association « Les Amis du Chemin de Paradis », 4 novembre 1953.
(Tirage limité de trois poèmes non reproduits en librairie jusqu'à cette date : *A la belle âme de Charles de Bonnecorse, Le Résistant catapultueux* et *Mon Amnistie.*)
VOTRE BEL AUJOURD'HUI
> DERNIÈRE LETTRE A MONSIEUR VINCENT AURIOL, PRÉSIDENT DE LA QUATRIÈME RÉPUBLIQUE
Paris, Librairie Arthème Fayard et Pierre Lanauve de Tartas, 10 novembre 1953.
(Texte entièrement inédit.)
MAÎTRES ET TÉMOINS DE MA VIE D'ESPRIT
BARRÈS -- MISTRAL -- FRANCE -- VERLAINE -- MORÉAS
Paris, Librairie Flammarion, 1^er^ trimestre 1954.
(Textes en partie inédits, groupés sur les thèmes des conférences faites jadis par l'auteur, au Théâtre de l'Avenue, à Paris, les 2, 9, 16, 23 et 30 avril 1932.)
L'ACTION ROMAINE
Roanne (édité par les soins des « Amis du Chemin de Paradis »), mai 1954.
(Tirage à part de la préface à la deuxième édition de *L'Action romaine et l'Amphithéâtre d'Arles*, de Jacqueline Gibert.)
234:122
EX-VOTO A NOTRE-DAME DE MISÉRICORDE
Roanne (édité par les soins des « Amis du Chemin de Paradis »), 15 août 1954.
(Tirage limité d'un florilège témoignant du culte marial de l'auteur.)
ANTHINÉA
D'ATHÈNES A FLORENCE
Paris, Camille-P. Josso, 15 septembre 1955.
(Réédition de luxe du livre célèbre de 1901, moins les passages volontairement supprimés des éditions successives par l'auteur.)
ŒUVRES CAPITALES
En quatre tomes :
I. -- SOUS LE SIGNE DE MINERVE
II\. -- ESSAIS POLITIQUES
III\. *--* ESSAIS LITTÉRAIRES
IV*. --* LE BERCEAU ET LES MUSES.
Paris, Librairie Flammarion ; 1954.
(Morceaux choisis par l'auteur dans l'essentiel de son œuvre et dont il a lui-même déclaré : « Il s'agit là de mon avenir total ». Certaines ablations de détail ont toutefois été pratiquées à la veille de la publication.)
LETTRES DE PRISON
(8 SEPTEMBRE 1944 -- 16 NOVEMBRE 1952)
Paris, Librairie Flammarion, 2^e^ trimestre 1958.
(Choix important prélevé sur une immense correspondance inédite.)
235:122
INTRODUCTION A L' « ENQUÊTE SUR LA MONARCHIE »
Paris, « Amitiés Françaises Universitaires », juin 1959.
Avec introduction de Pierre Debray.
(Brochure formée d'extraits de *l'Enquête sur la Monarchie* et publiée en supplément du n° 44 du journal *Amitiés Françaises Universitaires*.)
A MARTIGUES
Liège, Éditions Dynamo, Pierre Aelberts, 16 novembre 1959.
Collection « Brimborions », n° 58.
(Tirage limité de l'article naguère paru dans l'Illustration du 2 octobre 1926.)
SELECÇAO : CHARLES MAURRAS
Avec préface de Jacques Ploncard d'Assac.
Lisbonne, Ediçoes Panorama, 1960.
Collection « Defesa do Occidente », n° 25.
(Choix de textes puisés dans *Mes Idées Politiques* de 1937*.*)
LETTRES A HENRI MAZEL
Liège, Éditions Dynamo, Pierre Aelberts, 8 octobre *1960.*
Collection « Brimborions » ; n° 68.
(Tirage limité d'une correspondance inédite avec le directeur de la revue *L'Ermitage*.)
DICTIONNAIRE POLITIQUE ET CRITIQUE
COMPLÉMENT ÉTABLI PAR LES SOINS DE JEAN PÉLISSIER
Paris, « Cahiers Charles Maurras », à partir d'avril 1961 ([^129])
236:122
(Le premier *Dictionnaire Politique et Critique,* établi par les soins de Mme Pierre Chardon, fut édité de *1932 à 1934* par la Cité des Livres. Jean Pélissier \[ le 1^er^ décembre 1967\] a poursuivi un travail de sélection identique sur tous les textes publiés postérieurement ; c'est cette somme nouvelle qui paraît en supplément d'une livraison sur deux des *Cahiers Charles Maurras,* depuis leur n° 2 daté de septembre 1960 et publié en réalité en avril 1961. A la fin de 1967, on comptait vingt-trois *Cahiers* et onze fascicules du complément au *Dictionnaire.* Rappelons que le précédent comprend vingt-cinq fascicules, foliotés en cinq tomes.)
LES TRENTE BEAUTÉS DE MARTIGUES
Martigues, Syndicat d'Initiatives, juin 1961.
(Reproduction en langue d'oui du chapitre fameux inséré sous ce titre dans *l'Étang de Berre* de 1915.)
TÉMOIGNAGE POUR LA VARENDE
Liège, Éditions Dynamo, Pierre Aelberts, 8 juin 1961.
Collection « Brimborions », n° 78 bis.
(Tirage limité du texte inséré dans le recueil collectif *L'Œuvre de La Varende devant l'Opinion,* par Pierre Dolley, Rouen, Éditions Maugard, 1952.)
PORTRAIT DE MONSIEUR RENAN
Liège, Éditions Dynamo, Pierre Aelberts, 27 février 1962.
Collection « Brimborions », n° 83. z. z
237:122
(Tirage limité du texte extrait de la conférence donnée par l'auteur sur Anatole France, au Théâtre de l'Avenue, à Paris, le 16 avril 1932, et repris de *l'Action Française* du 21 avril 1932 mais non reproduit dans *Maîtres et Témoins de ma vie d'esprit*.)
AU SOUVENIR DE JACQUES BAINVILLE
Liège, Éditions Dynamo, Pierre Aelberts, 4 juin 1962.
Collection « Brimborions », n° 87.
(Tirage limité du texte paru dans 1'*Action Française* du 10 février 1944.)
MIS IDEAS POLITICAS
Traduction de Julio Irazusta.
Buenos Aires, Éditorial Huemul, 30 novembre 1962.
(Traduction espagnole de *Mes Idées Politiques* de 1937.)
SOLILOQUE DU PRISONNIER
Paris, « La France Latine », 4^e^ trimestre 1963. (Texte entièrement inédit.)
EL ORDEN Y EL DESORDEN
Traduction de José-Luis Munoz-Azpiri.
Buenos Aires, Éditorial Heumul, mars 1965.
(Traduction de *L'Ordre et le Désordre* publié à Paris par les Éditions Self en 1948.)
EL PORVENIR DE LA INTELIGENCIA
Traduction de Julio Irazuste.
238:122
Buenos Aires, Éditorial Nuevo Orden, 1965.
(Traduction espagnole de *L'Avenir de l'Intelligence*, paru en 1905, à Paris, chez l'éditeur Albert Fontemoing.)
REFLEXIONES SOBRE LA REVOLUCION FRANCESA
Buenos Aires, Éditorial Nuevo Orden, 1965.
(Traduction espagnole de *Réflexions sur la Révolution Française*, paru en 1948, à Paris, aux Éditions Self, dans la collection « Les Iles d'Or ».)
LA IGLESTA CATOLICA Y LA DEMOCRACIA
Buenos Aires, Éditorial Nuevo Oriden, 1965.
(Traduction espagnole d'extraits de *La Démocratie Religieuse*, parue en 1921, à Paris, à la Nouvelle Librairie Nationale.)
DEAR GARMENT
Traduction du comte Geoffroy-Wadislas-Vaile Potocki de Montalk. Dorchester, Melissa Press, 1965.
(Traduction anglaise de dix poèmes d'*Au-devant de la nuit* de 1946 et de *La Balance Intérieure* de 1952, empruntant pour titre général les premiers mots du poème *A son corps, sonnet cartésien *: « Cher vêtement qu'il faut que je dépose... ». Rappelons que le même traducteur avait publié en 1946, sous le titre *Music within me*, aux éditions de « *The Right Review *», à Londres, douze poèmes tirés en partie de la *Musique Intérieure* de 1925 et des *Quatre Poèmes d'Eurydice* de 1937.)
239:122
LETTRES PASSE-MURAILLES
CORRESPONDANCE ÉCHANGÉE ENTRE CHARLES MAURRAS
ET XAVIER VALLAT DE MARS 1950 A NOVEMBRE 1952
Paris, Éditions de La Table Ronde, 15 décembre 1965.
(Texte entièrement inédit en librairie.)
SAPORE DI CARNE
E ALTRI RACONTE
Milan, Edizioni del Borghese, 1966.
(Morceaux choisis dans l'œuvre maurrassien, traduits et présentés par Jean Chuzeville.)
INTRODUCTION A LA POLITIQUE DE CHARLES MAURRAS
Paris, La Restauration Nationale, septembre 1967.
(Brochure de propagande assemblant divers textes civiques de l'auteur.)
QUAND MOURUT ARISTIDE BRIAND
par Léon Daudet et Charles Maurras.
Liège, Éditions Dynamo, Pierre Aelberts, 16 novembre 1967.
Collection « Brimborions », n° 160,
(Tirage limité des articles publiés dans l'*Action Française* du 8 mars 1932 : « L'ennemi de son pays » par Léon Daudet et « D'une injuste mort naturelle » par Charles Maurras.)
240:122
*Cette liste serait incomplète si l'on omettait de mentionner les trois disques de phonographe suivants :*
> DISCOURS ENREGISTRÉ A LA CLINIQUE DE SAINT-SYMPHORIEN LE 3 NOVEMBRE 1952 POUR SA DIFFUSION AU BANQUET D' « ASPECTS DE LA FRANCE » DU 16 NOVEMBRE 1952 ET SOUVENIRS D'ENFANCE
Enregistrements de la voix de Charles Maurras.
Paris ; Production Pathé-Marconi, 1952.
Collection « Témoignages », TEX 1, M, 2 T 1 et 2 T 2, 78 tours.
> DESTINÉE -- LA DÉCOUVERTE -- JE NE REDIRAI PLUS... -- LA ROSE DE L'IDÉE -- RISIT APOLLO -- LA PRIÈRE DE LA FIN.
Six poèmes de Charles Maurras dits par Alain Roy.
Paris, Disques Saint-Urbain, 1966.
N° 7 ESU 6011 et 6012, 45 tours.
> ALLOCUTION PRONONCÉE DANS LES BUREAUX DE L'ACTION FRANÇAISE LE 8 JUIN 1938, JOUR DE SA RÉCEPTION A L'ACADÉMIE FRANÇAISE.
Enregistrement de la voix de Charles Maurras, entre plusieurs autres.
Paris, S.E.R.P., 1967.
Collection « Hommes et Faits du XX^e^ siècle », disque n° 33 HF 16 A et B, 33 tours.
(Il s'agit du jour de l'élection, et non de celui de la réception qui eut lieu sous la Coupole un an et un jour plus tard, le 9 juin 1939.)
*Bibliographie établie\
par Roger Joseph.*
241:122
## ÉDITORIAUX
### L'heure de la décision
Nos pensées, nos vœux vont à ceux qui luttent pour empêcher le barbare de se rendre maître de l'Institut catholique de Paris. Qu'ils l'emportent ou qu'ils soient vaincus, ils garderont l'honneur de n'avoir pas capitulé sans combat dans une bataille dont la portée dépasse infiniment les personnes des protagonistes. Parfois ils s'en doutent à peine, mais c'est le mouvement d'un instinct juste qui les a mis debout, et sans le savoir peut-être ils répondent à l'appel d'une tradition française et chrétienne qui ne veut pas mourir. L'Institut catholique de Paris ! A travers ses misères, ses faiblesses, ses erreurs, il était le chaînon reliant le passé à un avenir possible. A la condition d'avoir des *élèves ;* d'avoir des *étudiants*. Distraits, négligents souvent, comme nous l'avons été presque tous aux temps trop gaspillés où la grâce nous était donnée de n'avoir guère autre chose à faire qu'à *étudier*, et le jour vient très vite où l'on entend murmurer à son oreille certaine chanson mélancolique de François Villon :
> *... Si j'eusse étudié*
>
> *Du temps de ma jeunesse folle*
>
> *Et à bonnes mœurs dédié*
>
> *J'eusse maison et couche molle.*
242:122
> *Mais quoi ? Je fuyais l'école*
>
> *Comme fait le mauvais enfant.*
>
> *En écrivant cette parole*
>
> *A peu que le cœur ne me fend...*
Le mensonge qui nous est fait est celui d'un Institut catholique maintenu. Mais où il n'y aurait plus d'étudiants un Institut de « recherche », comme on dit, sans élèves ni maîtres, une académie de colloques à la mode, vaseux et invertébrés. Un institut qui commence sa nouvelle carrière de néant en chassant progressivement ses maîtres et ses étudiants. Ceux qui pourraient enseigner et ceux qui voudraient apprendre sont invités à s'en aller n'importe où ailleurs, on n'a plus besoin d'eux : l'enseignement ex-catholique a d'autres soucis et d'autres projets que d'enseigner.
Les maîtres et les professeurs sont peu à peu catalogués, d'ores et déjà, « éléments extérieurs » à l'Institut catholique.
Premièrement on les chasse.
Secondement, et en conséquence, on les considère comme des étrangers, qui n'ont plus voix au chapitre.
Les étudiants de première année de droit n'ont pas pu s'inscrire à la rentrée de l'automne 1967 : la première année de droit avait été supprimée. S'ils réclament ou s'ils protestent, ils sont dénoncés comme autant de méprisables « éléments extérieurs ».
Tous les étudiants et tous les professeurs de droit sont virtuellement, déjà, des « éléments extérieurs » à l'Institut catholique : puisque leur Faculté « maintenue » sera, à partir d'octobre 1968, s'ils n'y mettent le holà, *une Faculté sans étudiants qui étudient et sans professeurs qui enseignent*.
243:122
Les lettres, la philosophie, toutes les disciplines du savoir profane » auront successivement le même sort on l'ont déjà.
On ferme. Enfin. Pour toujours.
#### Deux prêtres jetés à la rue
D'abord, de préférence, les prêtres. C'est plus simple : ils sont sans défense contre l'autorité supposée ecclésiastique.
M. Maurice Testard, prêtre de Saint-Sulpice, est reconnu par ses pairs comme l'un des meilleurs latinistes contemporains. Docteur ès-lettres, lauréat de l'Académie française, membre du Conseil d'administration et secrétaire général de la chère, vaillante, illustre et laborieuse Association Guillaume Budé, il était Directeur de l'Institut de latin chrétien à l'Institut catholique de Paris. L'Institut de latin chrétien et son Directeur ont été jetés dehors. On n'a plus besoin, de latinistes du premier rang, ni de latin chrétien.
C'est facile, pour une autorité ecclésiastique, de persécuter un prêtre, de supprimer sa chaire et son, Institut de le faire silencieusement disparaître. Trop facile. Si l'on sauve l'Institut catholique, il faudra y établir une direction paritaire et laïque ; le pouvoir ecclésiastique, démissionnaire de tout enseignement catholique des matières profanes, n'y gardera que la direction religieuse, réglementée par un sérieux concordat.
244:122
La Sorbonne s'est émue du traitement infligé à M. Maurice Testard. Ne pouvant l'accueillir elle-même, elle l'a recommandé à l'Université de Louvain, qui l'a reçu avec éclat et reconnaissance. Mais l'Université de Louvain, comme on le sait, risque elle aussi de ne pas survivre longtemps, et elle aussi en raison des carences de l'autorité ecclésiastique.
*M. Maurice Testard*, en décembre 1966, avait publié dans le Bulletin de l'Association Guillaume Budé une savante étude sur « La traduction française des textes liturgiques » que les lecteurs d'*Itinéraires* connaissent bien ([^130]). L'Inquisition mise en place par l'obscurantisme triomphant ne pouvait le lui pardonner. Il n'y aura plus en France, il n'y aura plus dans l'Église de France aucune chaire où M. Maurice Testard puisse encore enseigner.
*Mgr Robert Jacquin*, docteur ès-lettres, licencié en droit canonique et en philosophie scolastique (a-t-on idée, aujourd'hui !), lauréat de l'Académie française et de l'Académie des sciences morales, est le grand spécialiste (et même, on le craint, l'unique spécialiste français) de Taparelli d'Azeglio. On n'a évidemment que faire désormais d'une telle spécialité, qui vous déshonore radicalement un homme aux yeux des Vandales installés à la tête de l'enseignement ex-catholique. Taparelli est ce docteur jésuite qui a inventé au XIX^e^ siècle la « justice sociale », le mot et la chose ([^131]). Ce n'est pas rien. Il est l'irremplaçable et quasiment le seul docteur catholique du droit naturel à l'époque moderne, et presque l'unique docteur, en dehors des Papes et avant eux, d'une doctrine sociale catholique dans le monde moderne.
245:122
Léon XIII fut son élève avant d'être Pontife, et construisit ses Encycliques sociales sur la doctrine de Taparelli. En France et en langue française, sur Taparelli, il n'existe que l'ouvrage monumental de Mgr Robert Jacquin : *Le Père Taparelli d'Azeglio* (*1793-1862*)*, sa vie, son action, son œuvre* ([^132])*.* Mgr Jacquin a traduit en français, de Taparelli, l'*Essai sur les principes philosophiques de l'économie politique* ([^133])*.* Quand on a le bonheur et la grâce d'avoir sous la main un homme comme Mgr Robert Jacquin, on lui confie aussitôt, et à vie, une chaire de droit naturel, ou une chaire de philosophie sociale, on plutôt on fonde pour lui une « chaire Taparelli », qui serait à la fois une chaire de « recherche » vraie et d'enseignement de la vérité. Mgr Robert Jacquin n'avait rien de tout cela à l'Institut catholique : Il y était professeur à la Faculté des Lettres. C'était encore trop.
Il a été jeté à la rue avec une retraite misérable de 150 F par mois.
L'autorité ecclésiastique sait fort bien comment s'y prendre avec les prêtres : puisqu'ils ne protesteront pas.
Il appartient donc aux laïcs, qui en ont la liberté publique, de manifester publiquement ce qu'ils pensent d'une telle cascade de bêtise, d'injustice et d'infamie.
246:122
#### Puisqu'on en est à jeter dehors...
On ferme ! On ferme ! Tout le monde dehors !
Et si la réponse des étudiants et des maîtres était de jeter dehors, au contraire, le vandalisme, l'obscurantisme, le despotisme rusé et persécuteur qu'impose l'arbitraire insensé de l'actuel Recteur ?
#### Un héroïsme, c'est-à-dire : une fermeté exceptionnelle
Ils le *peuvent,* maîtres et étudiants unis, ils le peuvent s'ils l'osent. Oseront-ils ? Sauront-ils ?
Ce n'est point le courage qui leur manque. Mais ils n'ont pas été intellectuellement préparés aux décisions exceptionnelles et presque sans précédent que réclame d'eux aujourd'hui le salut public de l'enseignement catholique. Ils étaient sagement modérés, normalement confiants. Ils avaient en principe raison. Voici que la confiance et la modération ne sont plus sagesse, mais son contraire, face au vandalisme délibéré, à la trahison certaine. Dur apprentissage à faire tout d'un coup, et en somme avant l'âge, pour les étudiants ; réveil en sursaut pour leurs maîtres. Ils désiraient dialoguer et argumenter : mais c'était avec des interlocuteurs qui n'ont cessé de les tromper. Alors ? Abandonner ce qu'ils défendent, et qui est infiniment plus précieux que leur sort personnel lui aussi menacé, ou bien *se battre vraiment *? Se battre par les méthodes légitimes et nécessaires de la lutte revendicative, du combat civique, de la bataille sans esprit de recul ?
247:122
Il ne leur suffit plus d'avoir raison et de le démontrer : cela ne leur sert plus qu'à ceci, qui est essentiel et indispensable, d'être en règle avec leur conscience dans les déterminations sans retour qui leur incombent. La situation où se trouve l'Institut catholique ne leur demande plus d'être raisonnables, documentés, bons avocats, négociateurs sérieux. *Elle leur demande d'être héroïques*. Non pas d'un héroïsme physique, du moins à ce qu'il semble pour le moment, mais d'un héroïsme intellectuel et moral. L'héroïsme n'est pas autre chose qu'une *fermeté exceptionnelle devant un danger exceptionnel.* Personne ne peut agir à leur place, et rien d'autre ne sera suffisant. C'est pourquoi, aux pensées et aux vœux qui les accompagnent, nous devons ajouter nos prières. Entre leurs mains, avant la fin de la présente année scolaire -- car plus tard il sera trop tard -- ils détiennent une part capitale de notre avenir chrétien.
#### Après le 13 février : reprendre l'action, discerner les objectifs
Comme nous l'avions prévu et souhaité, le mouvement du 24 octobre 1967 a poursuivi son action et porté ses fruits.
Le 13 février, la grève avec occupation était générale à l'Institut catholique, et elle était unanime, appuyée et conduite par les « corpos » et par les professeurs les plus représentatifs.
248:122
Le 14 février, le deuil du diocèse de Paris venait interrompre le mouvement.
Il faut le reprendre, sous une forme ou sous une autre.
Étudiants et professeurs n'ont plus qu'un recours, ce n'est pas nous qui le disons, c'est l'analyse de la situation qui l'indique : répondre à l'offensive par la contre-offensive, occuper *leurs* locaux et *en chasser ceux qui veulent les en chasser.*
Les trois objectifs de la lutte revendicative demeurent :
1. -- Le départ du Recteur actuel.
2. -- La suspension générale de toutes les mesures dites d' « aggiornamento » et l'annonce de leur ré-examen paritaire par toutes les parties intéressées.
3\. -- La réforme paritaire des statuts de l'Institut catholique.
Toute négociation acceptée avant la réalisation de ces trois objectifs ne serait qu'une capitulation plus ou moins camouflée.
Tout serait vain, et défaite certaine, sans la réalisation de ces trois objectifs.
Peregrinus.
Aux pages suivantes, nous publions et nous analysons les documents -- généralement mutilés ou passés sous silence par la presse -- qui concernent les événements survenus à l'Institut catholique en février 1968. L'étude de ces documents confirme que l'heure est à l'épreuve de force.
249:122
### Ce qui s'est passé, à l'Institut catholique en février 1968
#### I. -- L'entretien du 2 février et la lettre du 3 février
Le Bureau de la C.E.D.I.C. (Corporation des Étudiants en Droit de l'Institut catholique) a publié, le 13 février, le communiqué suivant :
Monsieur le Doyen de Font-Reaulx, avant son travail pratique du vendredi 2 Février, a eu une entrevue avec Monseigneur Haubtmann. Ce dernier a signifié à Monsieur le Doyen que le régime transitoire actuel ne saurait durer.
Le lendemain Samedi 3 Février, Monsieur le Doyen recevait une lettre du Recteur lui disant en substance : Comme nous en étions convenus dans notre entretien du 2 février, je vous confirme que l'enseignement de Licence de la Fac de Droit sera supprimé à partir de l'année prochaine.
A la suite de quoi le Doyen a rectifié par lettre cette déformation des propos tenus lors de l'entrevue.
250:122
Nous nous solidarisons entièrement avec Monsieur de Font-Reaulx, et nous faisons hautement savoir que c'est sans l'accord, ni même la consultation du Doyen et des Professeurs et bien sûr de la Corpo et des étudiants que cette décision arbitraire sera imposée.
Le Bureau de la CEDIC.
Puis la C.E.D.I.C. a diffusé, un second communiqué à l'intention de la presse :
Le Bureau de la Corporation des étudiants en Droit et en Sciences Économiques de La Faculté de Droit de l'Institut Catholique de Paris tient à vous informer qu'en dépit des affirmations répétées de Monseigneur Haubtmann, la Faculté de Droit n'existera plus l'année prochaine.
La décision vient d'être prise à l'insu des étudiants, des professeurs et nous ne pouvons que nous indigner devant de telles méthodes. Malgré le dévouement sans bornes des professeurs, malgré le désir de dialogue maintes fois exprimé par les étudiants et les parents d'élèves, en invoquant de fausses raisons financières et des statistiques truquées ; le Recteur est arrivé à la réalisation d'un plan que nous avions dénoncé.
En s'attaquant tout d'abord à la Faculté de Droit qui était la plus solide de toutes les Facultés profanes, le Recteur montre là son désir de supprimer tout l'enseignement des licences à l'intérieur de l'Institut Catholique. C'est une véritable liquidation.
Cette, liquidation est faite en dépit du Droit et des statuts de la Faculté de Droit (loi du 18 juin 1941) qui exigent un décret en Conseil d'État pour la suppression d'une Faculté. C'est la violation de l'engagement moral pris envers les étudiants inscrits. Il est de notre devoir de dénoncer cette violation des statuts et d'alerter 1'opinion tout entière afin que tous les recours soient envisagés face à cette décision illégale.
Le Bureau de la CEDIC.
251:122
La décision du Recteur est « illégale », bien sûr, mais un pouvoir arbitraire se moque de la légalité : il ne reconnaît que la force. Seule, une force opposée à la sienne et plus grande que la sienne peut faire reculer son despotisme. Quant aux « engagements moraux » qu'il prend, il est tout naturel qu'il les « viole ». C'était prévu. Le verbalisme moral et les bonnes promesses sont la ruse la plus ordinaire de l'arbitraire : c'est un devoir de s'en méfier.
\*\*\*
Voici le texte intégral de la lettre que le Recteur Pierre Haubtmann avait envoyée au Doyen du Droit, le 3 février, sous le timbre « R 200.68 » :
Cher Monsieur le Doyen,
L'importance et la difficulté des sujets abordés entre nous hier soir me poussent à mettre par écrit ces quelques notes pour éviter toute équivoque :
1°) Compte tenu des assurances formelles du Doyen BARRÈRE relativement à l'avenir de nos étudiants, dont les études ne doivent aucunement souffrir de la réforme en cours, nous sommes l'un et l'autre entièrement d'accord pour estimer nécessaire de mettre un terme, dès la fin de cette année universitaire, au régime de transition inauguré en octobre.
252:122
2°) Le cas du B.D.P. doit être soigneusement distingué de celui de l'enseignement préparant directement à la licence d'État. En effet, selon les décisions prises par la Hiérarchie, et solennellement réaffirmées à l'unanimité des Évêques présents à Lourdes, le 15 Novembre 1967, le B.D.P. continue sa course, sous des modalités toutefois de plus en plus autonomes ; tandis que l'enseignement de la Faculté de Droit préparant directement à la licence d'État disparaît pour faire place à un type d'enseignement distinct et complémentaire de celui dispensé par la Faculté de l'État, et essentiellement axé sur l'aspect chrétien des problèmes juridiques.
3°) En conséquence, une lettre dont nous arrêterons les termes d'un commun accord, devra être envoyée à tous les professeurs, sans exception, qui dispensent un enseignement de licence, pour les informer en temps opportun qu'à notre grand regret, nous ne pourrons plus avoir recours à leurs services l'an prochain.
Toutefois, il va de soi que si les besoins de la nouvelle organisation le postulent, l'Institut Catholique ne manquera pas de recourir à la compétence de l'un ou de l'autre.
De même si des cas particuliers (situation familiale, sociale) devaient se présenter, ils seraient étudiés par les responsables de l'Institut Catholique avec la plus grande attention et le maximum d'humanité.
4°) Si quelques aménagements devaient se produire dans le corps professoral du B.P.D., non atteint par les mesures ci-dessus indiquées, ces aménagements seraient effectués en plein accord avec le Doyen responsable de la mise en place de la nouvelle Faculté de Droit, avec Mlle Reglade, actuellement responsable du B.D.P., et avec le Recteur.
En vous remerciant encore, cher Monsieur le Doyen, de votre amical concours et de votre dévouement, je vous, prie de trouver ici l'expression de mon cordial respect.
Mgr Pierre Haubtmann.
253:122
Pour apprécier avec une exacte précision la fausseté d'une telle lettre, il suffit de la comparer à la lettre que le Recteur Haubtmann écrivait le 20 décembre 1966 sous le timbre « R. 145.66 », lettre reproduite à la page 173 de notre *Dossier de l'Institut catholique* ([^134]) ; et à la lettre du même Recteur en date du 17 mai 1967, « R 396.67 », reproduite aux pages 186 et 187 de notre même « Dossier ».
\*\*\*
Le Doyen de la Faculté de Droit répond au Recteur Haubtmann le 12 février :
> Monseigneur,
J'ai bien reçu la lettre du 3 Février 1968, relative à l'entretien que nous avions eu le 2.
Je suis tout à fait d'accord avec vous pour que nous évitions toute équivoque, c'est le motif pour lequel je crois préférable de vous répondre par écrit.
Tout d'abord, dans mon esprit, nous avions eu une simple conversation sans qu'aucune décision n'ait encore été arrêtée. Voici donc très franchement mon sentiment sur chacun des points de votre lettre
1° Vous aviez envisagé de mettre fin, dès cette année, à la période transitoire de trois ans prévue par la décision de l'Assemblé des Évêques du 17 Mai 1967, ce qui aurait entraîné, à la fin de cette année, la suppression des enseignements de Licence qui, normalement, auraient dû se poursuivre pendant deux ans encore.
254:122
Je ne peux cacher que cette solution heurtera vivement mes Collègues, ainsi que nos étudiants qui étaient absolument en droit de voir respecter le minimum laissé par la décision du 17 Mai 1967. Il ne m'est donc pas possible de vous donner mon accord sans consulter le Conseil de Faculté.
Lorsque vous m'avez fait part de cette solution, au moment de la rentrée, je l'avais envisagée, certes, mais à la condition expresse qu'avant la cessation des enseignements de Licence la structure de la Faculté dans sa nouvelle orientation ait déjà été mise sur pied. C'est seulement dans le cas où la Faculté pourrait fonctionner dans son organisation définitive, après avoir trouvé son assise dans de nouveaux enseignements que l'on aurait pu penser qu'il valait mieux ne pas laisser, subsister l'ancienne structure en même temps que la nouvelle.
Nous pensions, à ce moment, que la nouvelle structure pourrait être rapidement mise sur pied. Malheureusement, rien n'a pu être arrêté lors de la Table Ronde du 5 Décembre 1967, et la deuxième réunion qui devait avoir lieu en Janvier ne s'est pas encore tenue.
Or, la fermeture complète conduirait à une solution de continuité qui serait en tout cas très fâcheuse pour l'avenir de notre Faculté, si l'on en croit les décisions qui veulent la maintenir. Je précise ici que la reconnaissance d'utilité publique de l'Institut Catholique a pour condition le maintien des Facultés existantes (dont la Faculté de Droit) au moment où elle est intervenue.
J'attire, d'autre part, votre attention sur le fait que les déclarations verbales de Monsieur le Doyen Barrère ne sont pas toujours suivies par ses services, et que l'expérience montre qu'il y aura à craindre de très fâcheux inconvénients pour nos étudiants qui poursuivront leurs études à la Faculté de l'État. Il y a eu déjà des difficultés pour les inscriptions d'étudiants de l'E.S.S.E.C. qui n'ont pas profité de la dernière chance de s'inscrire en 1^e^ année de Licence à notre Faculté Libre, la Faculté de l'État ayant refusé systématiquement le moindre changement de série de travaux pratiques, même lorsqu'il était justifié par les horaires de l'E.S.S.E.C. Il faudra des engagements précis et écrits de Monsieur le Doyen BARRÈRE.
255:122
2° En ce qui concerne le Brevet de Droit Pratique, s'il doit conserver et développer une certaine autonomie, on ne saurait oublier qu'il comporte dans sa partie théorique les enseignements de Capacité. Par conséquent, pour tous les cours de Capacité, il doit subsister une Faculté d'Enseignement apte à prendre des inscriptions et à présenter les candidats aux examens sans que ceux-ci aient à prendre les inscriptions à la Faculté de l'État.
3° et 4°, A raison de ce qui précède, et à raison également des statuts du Corps Professoral de l'Institut Catholique, il m'est absolument impossible d'accepter comme critérium que sera licencié tout Professeur assurant un enseignement de Licence, et sera conservé, en revanche, tout Professeur assurant un enseignement de Capacité.
En premier lieu, avant de procéder à des licenciements, il faudra déterminer les besoins de la Faculté en ce qui concerne la nouvelle orientation, et spécialement la recherche.
En second lieu, les Professeurs du B.D.P. font partie du Corps Professoral pour tout ce qui concerne les cours de Capacité proprement dits, il conviendrait donc, au moment de procéder à des licenciements, d'effectuer une distribution des enseignements restants entre les Professeurs les plus qualifiés, quelle qu'ait été leur affectation antérieure.
A cet égard, c'est au Conseil des Professeurs titulaires qu'il appartient, statutairement, de faire des propositions. Bien entendu, elles seront faites en accord avec Mademoiselle RÉGLADE, Directrice du L.D.P., et qui, elle-même Professeur titulaire, participera à la nouvelle délibération.
256:122
Aussi bien, comme vous m'en avez donné l'assurance, aucune mesure de licenciement ne devra intervenir avant qu'un Conseil de Faculté régulier n'ait élu le nouveau Doyen devant diriger la Faculté transformée.
De plus, aucune mesure de licenciement ne peut intervenir avant que les justes compensations ne soient arrêtées dans le cadre de l'aménagement des retraites actuellement discuté entre M. CEDIÉ, premier Assesseur, et M. le Secrétaire Général. Vous avez dit vous-même très justement que certaines situations particulières devraient être examinées avec la plus grande attention et le maximum d'humanité. M. CEDIÉ a fait un tableau complet de la situation de chaque Professeur, qui permettra au Conseil des Professeurs Titulaires de vous soumettre des propositions raisonnées, fondées à la fois sur les besoins de la Faculté, les mérites et l'ancienneté des Professeurs, et précisément les situations individuelles qui doivent être envisagées pour atténuer, dans la plus large mesure possible, le préjudice causé par les licenciements notamment en ce qui concerne la perte des droits à la retraite.
Il était de mon devoir de vous soumettre toutes ces réflexions, et, bien entendu, je suis à votre entière disposition pour vous apporter mon concours pour la préparation de toutes les décisions importantes. Vous avez d'ailleurs jusqu'au 31 Mai pour les prendre. Nous avons suffisamment de temps pour faire quelque chose de raisonnable.
Veuillez agréer, Monseigneur, l'expression de mes sentiments respectueusement dévoués.
257:122
#### II. -- La chèvre de Monsieur Seguin
N'a-t-il pas été soutenu assez tôt par une opinion publique assez vive, par un mouvement, étudiant assez énergique ? Ou que lui aura-t-il manqué d'autre ? Le Doyen du Droit se bat avec la vaillance même de la chèvre de -- Monsieur Seguin et la certitude qu'au matin il sera mangé.
Cela est parfaitement honorable peut-être. Mais la défaite finale est alors assurée.
Le corps professoral et l'ensemble des étudiants doivent réchauffer, de leur affection vigilante et de leur soutien efficace, les ardeurs trop moroses et trop mesurées du Doyen de Font-Réaulx.
Il ne s'agit pas de représenter diplomatiquement au bourreau qu'il est un bourreau, ni de lui demander un sursis : -- Encore un instant, Monsieur le Bourreau... Encore un petit aménagement, une petite transition, vous l'aviez promis, veuillez nous couper la tête non point demain mais après-demain...
Une faculté de Droit (en attendant le tour des autres Facultés) qui est étranglée doit se dresser unanime contre l'étrangleur et non discuter avec lui. Elle doit passer de la contestation verbale à l'opposition active, et de la résistance à la contre-attaque.
Aucun secours *prévisible* ne viendra de l'extérieur... L'Institut catholique de Paris est acculé, le dos au mur, à se sauver lui-même. Nous lui répétons qu'il le *peut.* Encore faut-il le vouloir et en prendre les moyens.
#### III. -- Décréter d'urgence la déchéance du Recteur
Si le recteur actuel, malgré la démonstration publique qu'il a perdu toute autorité morale sur les professeurs et sur les étudiants, s'obstine à ne point s'en aller, *pourquoi donc une assemblée plénière des Conseils de Facultés tarde-t-elle encore à décréter sa déchéance ?*
258:122
#### IV. -- La grève du 13 février
Communiqué commun des Bureaux des « Corpos » :
Le Bureau de la Corporation des étudiants en Droit et en Sciences Économiques de la Faculté de Droit de l'Institut Catholique de Paris, le Bureau des étudiants de la Faculté des Lettres de l'Institut Catholique de Paris, les étudiants de la Faculté de Philosophie et leurs représentants, tiennent à vous informer que, soutenus par leurs professeurs, ils se sont associés à la grève qui s'est spontanément déclarée ce mardi 13 février. Le matin même, les professeurs -- reconnaissant le bien-fondé de la réaction des étudiants -- décidaient de ne pas assurer les cours. Des tracts étaient distribués par les Corporations pour demander :
1° Le respect des STATUTS de la Faculté de Droit (conformément à la loi du 18 juin 1941 -- Statuts de l'Institut Catholique).
2° Le respect des engagements moraux pris envers les étudiants inscrits (notamment lors du discours rectoral du 23 octobre 1967).
3° Le respect de la parole donnée comme quoi la réforme envisagée n'était pas la suppression.
4° Le respect des droits acquis des étudiants de licence à terminer leurs études sous le régime qu'ils avaient choisi.
259:122
Le matin même, le doyen de la Faculté de Droit, considérant la décision de la suppression de la Faculté de Droit comme officieuse, a pris la parole lors du meeting organisé par les Corporations, et a déclaré notamment qu'il comprenait « l'émotion qui s'était emparée » des étudiants, « émotion que je partage...Et je comprends que les étudiants doivent former l'aile marchante ».
M. Dauphin-Meunier, directeur du département économique, assisté de Mlle Vanel et de M. Tricaud, représentant respectivement les professeurs de Droit Privé et de Droit Public, a ensuite affirmé le soutien total des professeurs à cette grève. Le Corps Professoral a pris « l'engagement solennel » d'utiliser tous les recours possibles contre là décision illégale du recteur de supprimer la Faculté de Droit, et de faire appel à l'autorité suprême, c'est-à-dire au Souverain Pontife.
A la suite de quoi, une fois annoncée une réunion extraordinaire du Corps Professoral, la manifestation s'est poursuivie dans la cour de l'Institut Catholique, et se continuera ce mardi après-midi et mercredi matin ; les professeurs et les étudiants sont prêts à poursuivre leur action au maximum face à l'illégalité de la décision rectorale.
LES BUREAUX DES FACULTÉS.
Compte rendu de la manifestation de masse du 13 février ([^135]) :
La grève organisée par les corporations des étudiants en Droit, en Lettres et en Philosophie a été triés largement suivie. Aucun cours n'avait lieu en Faculté de Droit ; un cours à destination des étrangers regroupait trente personnes en Faculté de Lettres.
260:122
La manifestation s'est déroulée dans le calme le plus complet avec le soutien de la totalité des professeurs de la Faculté de Droit et de la majorité de ceux de la Faculté des Lettres.
Au cours d'une réunion d'information organisée par la Corporation des étudiants en Droit, M. de Font-Réaulx, doyen de la Faculté de Droit, et M. Dauphin-Meunier firent d'importantes déclarations dont on trouvera l'essentiel ci-dessous.
ALLOCUTION DE M. DE FONT-RÉAULX :
Après avoir félicité les étudiants de leur attachement à leur Faculté libre, le Doyen retraça l'historique des derniers mois :
« *Je me suis efforcé d'assurer la vie de cette Faculté, c'est-à-dire de maintenir une faculté vivante cette année... Il s'agit d'obtenir au* moins *l'exécution de ce qui avait été décidé... *»
Faisant ensuite allusion à une lettre reçue de Mgr Haubtmann et aux propositions qu'elle contenait, M. de Foont-Réaulx ajoutait :
« *J'ai répondu négativement à cette proposition en indiquant qu'il y avait dans certains problèmes des choses qui dépassaient notablement, à la fois les pouvoirs de celui qui voulait les prendre et d'autre part les décisions prises... J'enregistre de la manière la plus nette votre protestation... J'ai d'ailleurs dit que si certaines décisions étaient déjà à exécution, cela ne se passerait pas tout seul. *»
261:122
Évoquant les négociations en cours avec les autorités rectorales :
« *Je vous donne l'assurance la plus franche qu'avec l'appui unanime de mes collègues, elles seront menées de la manière la plus ferme pour que les intérêts de la Faculté en général, et des étudiants en particulier ne soient pas méconnus. Je ne me bornerai pas à certaines assurances verbales et je demanderai des écrits. *»
Puis le Doyen porta à la connaissance des étudiants quelques passages de sa réponse à Mgr Haubtmann :
« *Vous avez envisagé de mettre fin à la période transitoire de trois ans. Je ne peux vous cacher que cette solution heurtera vivement mes collègues ainsi que vos étudiants qui étaient absolument en droit de voir respecter la décision qui concernait leurs études... Je préciserai que la reconnaissance d'utilité publique de l'Institut Catholique a pour condition le maintien des Facultés existantes, dont celles de la Faculté de droit, au moment où cette reconnaissance est intervenue. *»
M. de Font-Réault termine en indiquant qu' « *il y a une menace sérieuse contre laquelle je lutte... je me refuse absolument à toute solution brusquée imposée de manière unilatérale *»
Allocution De M*.* DAUPHIN-MEUNIER
C'est au nom de l'ensemble des professeurs de la Faculté de Droit que le professeur Dauphin-Meunier s'adressa aux étudiants :
« *Je tiens tout de suite à vous dire que non seulement tous les professeurs du département Sciences Économiques sont solidaires de vous, mais en outre que mes collègues publicistes et civilistes dont deux des plus éminents représentants sont ici présents à mes côtés, sont également avec vous. Nous sommes bien entendu tous solidaires du doyen dont nous connaissons la tâche particulièrement difficile puisqu'il s'obstine à poursuivre un dialogue dont on lui refuse la contrepartie...*
262:122
*Parce que je suis l'un de ceux qui sont le plus convaincus de la nécessité de profondes réformes de structure dans cette Faculté, je m'étonne de n'avoir jamais été appelé en consultation par un Recteur et des autorités qui se disent progressistes.*
*Unanimes nous pensons que le temps est venu de tirer les conclusions de l'abstention des uns et de la stupidité des autres !*
*Mes collègues dont Mlle Vanel et M. Tricaud ont demandé la convocation extraordinaire d'un conseil de Faculté, jeudi soir, conseil ne réunissant que les Professeurs titulaires.*
*Nous sommes par ailleurs très émus de la façon indigne selon laquelle ont été congédiés certains de nos collègues de la Faculté des Lettres, dont le plus remarquable latiniste de France.*
*Nous allons immédiatement informer les évêques protecteurs de la situation réelle de cette maison ! *»
M. Dauphin-Meunier évoque ensuite les conversations et les tables rondes qui ont amené les décisions que l'on sait :
« *Cette table ronde à laquelle étaient convoqués nos collègues de l'État et où nous n'étions représentés que par un professeur trop longtemps éloigné de nous... Or, s'il semblait anormal que le doyen et les professeurs titulaires ne fussent pas convoqués à cette table ronde, il a encore été plus singulier que la défense de notre faculté ait été exposée, et en termes indiscutables, par nos collègues de l'État et plus particulièrement Par le professeur Imbert et le professeur Mazeaud qui en outre ont fait observer :*
1° *que notre Faculté était une véritable faculté par le nombre de ses étudiants et la qualité de ses enseignements ;*
2° *que notre enseignement ne pouvait être discuté puisqu'aux examens nous avions* un *taux moyen de résultats de 80 %*.
263:122
*Ils ont fait remarquer que toutes les réformes introduites dans les Facultés de l'État n'ont été que des adaptations des réformes introduites chez nous et ont même dit :* « *Si nous perdons la Faculté catholique, nous perdons un banc d'essai scientifique. *» *Qu'il s'agisse des travaux dirigés, qu'il s'agisse du monitorat, qu'il s'agisse des groupes de travail, qu'il s'agisse des cours du soir, C'est notre Faculté qui la première en France a donné l'exemple...*
*Je me permets aussi de vous rappeler que dans cette Maison nous avons eu pendant plusieurs années la honte d'une Association générale des Étudiants dirigée par des garçons inféodés au parti communiste et au P.S.U. et dont un aumônier, hélas, orientait l'action. Or ce sont des étudiants de notre Faculté qui ont mis fin à ce scandale.*
*Ce sont des maîtres de notre Faculté qui ont multiplié les travaux sur les enseignements juridiques et économiques des papes contemporains. Ce sont encore des étudiants de notre Faculté qui, cette année même, ont entrepris des recherches originales sur les diverses formulations, au cours des siècles, de la doctrine sociale de l'Église.*
*Surtout notre Faculté peut s'enorgueillir d'avoir donné à l'Église des prêtres, des religieux et des moniales.*
*Et c'est au nom d'un prétendu enseignement chrétien que l'on vent nous faire disparaître !*
*C'est au nom d'un prétendu enseignement chrétien que l'on veut nous faire disparaître ? C'est une absurdité monstrueuse ! La Faculté se maintiendra ! J'EN PRENDS ICI DEVANT VOUS L'ENGAGEMENT SOLENNEL.*
*Et d'ailleurs, nous sommes disposés non seulement à avertir tous les évêques protecteurs de nos intentions, mais aller à Rome voir l'autorité suprême,* le *Pape lui-même.*
264:122
*Alors maintenant mes chers amis, après ce que je viens de vous dire, et les sentiments du corps professoral et notre attachement à l'Institut. Catholique, je vous demanderai de poursuivre cette manifestation dans le calme et dans la dignité comme vous avez su le faire jusqu'à maintenant. *»
La réunion se termina à 11 h. 30... Un certain nombre d'étudiants prenait ses repas sur place. Dans l'après-midi, de nombreux témoignages de solidarité furent apportés aux manifestants.
#### V. -- La lettre tristement comique du 15 février
En date du 15 février 1968, sous le timbre : « Cabinet du Recteur R 245.68 », le Recteur Haubtmann a encore écrit au Doyen de Font-Réaulx :
Cher Monsieur le Doyen,
L'agitation déployée en mon absence par un certain nombre d'étudiants de l'Institut Catholique, avec hélas l'appui public et inadmissible de trois ou quatre professeurs de notre Faculté de Droit, et l'intervention d'éléments extérieurs, m'oblige une fois encore à vous préciser la position des Évêques responsables, unanimes, et du Recteur.
1° La Faculté de Droit ne doit pas être supprimée, mais elle doit être profondément transformée, en ce sens que les enseignements préparant directement à la licence d'État doivent cesser pour laisser la place à des activités de recherche et d'enseignement visant à éclairer, à la lumière de la pensée chrétienne, certains problèmes majeurs du monde juridique.
265:122
2° A plusieurs reprises, en privé et en public, vous m'avez vous-même fait remarquer que la phase intermédiaire actuelle « n'était pas saine » et qu'il convenait d'y mettre un terme dès que possible. Vous rejoigniez ainsi ma propre position. Les derniers événements, qui nuisent au prestige de notre Maison, et créent un climat d'insécurité déplorable, renforcent encore ma conviction.
3° Comme vous le savez, tout est prévu pour que nos étudiants ne souffrent, pas de cette situation nouvelle, et je veillerai personnellement au strict respect des mesures envisagées à cet effet.
4° Nous serons amenés à procéder de la façon régulière exposée dans ma lettre du 3 février 1968, en agissant, comme je l'ai précisé dans le paragraphe cinq de cette même lettre, avec le maximum d'humanité.
Veuillez trouver ici, cher Monsieur le Doyen, l'expression de mon cordial respect.
Mgr Pierre HAUBTMANN.
Lamentable numéro de théâtre, dans le rôle classique du personnage visiblement suspect d'une comédie mélodramatique.
A plus d'un égard, ce texte est définitif.
1. -- « *L'agitation déployée en mon absence... *» Le Recteur sait parfaitement que l' « agitation » se manifeste aussi bien, mais plus cruellement pour lui, en sa présence. Il l'a vu le 24 octobre. Il le reverra. Sa clause de style est digne de Matamore.
2. *--* « *La Faculté de Droit ne doit pas être supprimée, mais profondément transformée. *» *A* ce degré, la mutation est une suppression ; conserver le titre de « Faculté » serait une simple dérision, d'ailleurs probablement destinée à être elle aussi très vite abandonnée.
266:122
Le Recteur agite cette carotte au nez des professeurs, qu'il prend pour des ânes, et qu'il veut faire marcher comme tels : il laisse entendre qu'il y aura encore une place pour quelques-uns d'entre eux, ceux qui auront été dociles, ceux qui auront été serviles, ceux qui seront restés neutres et ne seront pas entrés, quand il en était temps, dans la bataille contre le Recteur...
3. -- « *Les derniers événements, qui nuisent au prestige de notre Maison... *» Ils nuisent au seul prestige du Recteur, maintenant réduit à néant. C'est l'honneur de l'Institut catholique de résister à sa propre suppression et de se battre contre le despotisme obscurantiste des Vandales.
\*\*\*
Mais vous avez bien lu. Le Recteur indigne a encore écrit :
« *Tout est prévu pour que nos étudiants ne souffrent pas... *»
Il ose !
Il a osé !
Mais c'est qu'il le croit : il croit que des étudiants catholiques pourront NE PAS SOUFFRIR DE LA SUPPRESSION DE L'ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE.
Comprend-il ce qu'il affirme ?
Le malheureux ! Il s'est peint là tout entier ; il a révélé son cœur ; signé de sa main l'aveu de sa propre et radicale indignité pour tout poste, même modeste et subordonné, dans un enseignement CATHOLIQUE.
Cela n'appelle qu'une réponse :
-- A la porte !
267:122
## CHRONIQUES
268:122
### La Robe et le Latin
par Jean-Louis Tixier-Vignancour
J'AI CONNU, il y a quelques jours, le bonheur bien trop rare de rencontrer Jean Madiran. Nous avons devisé de quelques inconvénients du temps présent parmi lesquels la « nouvelle religion » occupe une place de choix. Je lui contai une sorte d'apologue et il me demanda d'en tirer un article pour ITINÉRAIRES.
Seule l'amitié profonde m'a décidé. Je n'ai en effet aucun titre pour écrire dans cette revue vivante mais savante. Je ne suis titulaire d'aucun certificat d'études primaires de théologie ; catholique, bien sûr, mais, comme l'écrivait un bienveillant ecclésiastique, point trop dévot.
C'est dans une église du sud-est, en Avignon, je crois au printemps de 1965, que j'entendis pour la première fois « Que le Seigneur soit avec vous ». Ces mots étaient prononcés avec le solide accent d'un personnage de Pagnol. Je pensai qu'au même moment tous les accents de France, et tous ne sont pas mélodieux, devaient accompagner désormais les paroles sacrées.
C'est alors que me revint à l'esprit une question qui me fut souvent posée : « Pourquoi les Avocats ont-ils une robe ? »
269:122
Dans des temps déjà très anciens, nos confrères avaient observé que certains d'entre eux venaient plaider en habits somptueux, d'autres en costumes de marchands, d'autres enfin en misérables souquenilles. Il fallait donc faire en sorte qu'aucun plaideur ne pût faire exposer son affaire par un avocat dont la vêture pouvait, par son aspect, augmenter ou diminuer la valeur des arguments.
Bien avant que la Révolution française ne proclamât l'Égalité, les Barreaux de France l'avaient réalisée dans leur costume. Ils avaient eu l'élégance de choisir le plus simple, laissant au Siège et au Parquet le privilège relatif de l'or et de la pourpre.
\*\*\*
Tout a été dit sur le prestige d'universalité dont jouissait le Latin, depuis plus de mille ans, dans l'usage qu'en faisait l'Église. A Tokyo ou à Beaumont de Lomagne, l'expression du *Credo*, dans son texte et dans son chant, était identique. A New York ou à Bombay, à Marseille ou à Lille, c'était l'expression d'une même sécurité, d'une même pérennité « *Gloria in excelsis Deo* ».
Mais là n'est point mon propos. Les prêtres parce qu'ils sont des hommes, répondant certes à l'appel d'une même vocation, avaient et ont des origines différentes. Ils venaient au sacerdoce de toutes les classes sociales avec leurs accents nobles ou rocailleux, avec leurs manières frustes ou élégantes de s'exprimer. Ils étaient en somme aussi différents les uns des autres que les costumes des avocats, avant la Robe, dans la richesse ou le dénuement relatif de leurs propos.
270:122
Ces différences, inhérentes à la nature humaine, existaient dans l'expression de l'homélie, du sermon ou de la confession, mais s'atténuaient dans une volonté apostolique de bien faire. Par contre, dans la formulation liturgique, la réduction des disparités était due à la langue commune à tous, donc universelle. Le prêtre, fils de duc ou de vacher, avait accès à la langue sacrée qui effaçait précisément les inégalités d'origine dans l'essentiel de la liturgie. Le latin, c'était la robe du prêtre
Quant à la compréhension par le « Peuple de Dieu » de la liturgie en latin, il y avait plus de mille ans que le livre de messe en traduisait les paroles à son usage. Par ailleurs, il y avait 400 ans que les Calvinistes célébraient le culte en français « pour être mieux compris ». Les hautes eaux de la marée catholique romaine recouvrirent peu à peu leurs espoirs. Il demeure, en 1968, 1200 protestants à Orthez sur 8 500 habitants. Il en existait 4 000 sur 5 000 habitants sous Louis XIII.
\*\*\*
Pourrais-je ajouter une observation qui touche davantage à la civilisation qu'à l'Église proprement dite ? On s'est efforcé de démontrer que le Moyen Age n'avait pas été une époque de ténèbres, et il serait par trop scolaire l'énumérer les exemples fournis à l'appui de cette thèse. Il n'en est pas moins vrai que le Moyen Age fut un temps de mœurs brutales et sommaires. Les lumières qui traversent ce temps sont exclusivement dues à l'Église Catholique. C'est la Foi qu'elle inspira qui permit d'édifier. Ce sont les monastères qui conservèrent les trésors de la civilisation romaine et en premier, la langue latine elle-même.
Les auteurs et bâtisseurs de la Renaissance et du Grand Siècle sont les fils directs et les dignes héritiers de ceux qui conservèrent le trésor. Ni Bossuet, ni Corneille ne peuvent parler ni écrire si la culture latine dont ils sont imprégnés n'a pas été conservée dans les temps destructeurs par l'Église tout entière.
271:122
Or, je considère que la seconde moitié du XX^e^ siècle est un temps de destruction non seulement parce qu'il existe une figuration moderne d'Attila sous les espèces du communisme mais parce que cet Attila est armé et motorisé presqu'à l'égal des défenseurs des valeurs de civilisation.
C'est aussi et surtout un temps de destruction parce que sous la poussée de la technique, sous l'exigence du confort, le doute et en tout cas l'amollissement envahissent l'esprit et le cœur de ces défenseurs. La valeur fondamentale de la culture latine est battue en brèche au nom de l'efficacité dans la lutte pour la vie. 15 % seulement des candidats au Baccalauréat avaient choisi le latin en 1967. Aucun examen ne sanctionnait d'ailleurs l'étendue ou l'indigence de leurs connaissances.
Le droit romain, origine et fondement du droit européen, n'est plus une matière obligatoire. L'abandon du Latin dans l'enseignement secondaire ne rendait-il pas cette mesure, hélas, indispensable ?
Le seul lien entre les jeunes générations et le trésor authentique et immortel de la culture demeurait l'Église et sa liturgie. Un lien modeste, ténu peut-être, mais qui, par l'intermédiaire des prêtres dépositaires, donnait encore aux oreilles contemporaines un témoignage générateur d'une admiration féconde.
C'est ce qu'avait compris ce que Daniel-Rops appelait dans son beau titre « l'Église des temps barbares ». C'est ce que se refuse à comprendre l'Église des temps barbares d'aujourd'hui. Elle ne veut plus conserver le trésor. Elle remplace l'or de la parole latine par le plexiglas de la traduction. Elle imite sans recréer.
272:122
La Providence a sans doute voulu que tous les périls se manifestent à la fois. Sur la Famille, sur l'Armée, sur l'Église, et sur la Culture.
Puisse-t-elle, grâce à la mince mais dure phalange de ceux qui dénoncent les périls, inspirer à ceux qui s'abandonnent l'énergie nécessaire au salut de la civilisation chrétienne.
Alors, pape, Cardinaux, Évêques et Prêtres pourront à nouveau satisfaire à la belle devise de Mgr Houbaut jadis Évêque de Bayonne « *Exiit seminare semen suum *».
Et d'être, enfin entendus.
Et à nouveau respectes.
Jean-Louis Tixier-Vignancour.
273:122
### L'avenir du Canada
par Henri Charlier
LA DERNIÈRE conférence de presse du président de la République a répété et amplifié par la répétition l'erreur qu'il a commise lors de sa visite au Canada.
Nous avons fait un séjour de plusieurs mois au Canada en 1937. Nous y étions appelé, en même temps que l'architecte dom Bellot, à la reprise des travaux de l'Oratoire Saint Joseph à Montréal.
Nous logions à l'Oratoire, c'est là un milieu privilégié pour connaître le Canada et même l'Amérique du Nord ; car chaque matin au petit déjeuner nous rencontrions des pèlerins qui le prenaient en même temps que nous après la messe matinale. Nous avons donc pu parler tous les jours pendant plusieurs mois, sans nous déranger de notre travail, avec de nouveaux pèlerins venant de toutes les régions du Canada et de l'Amérique du Nord. Et sur la terrasse, après le dîner, nous pouvions interroger celui des frères qui avait été pendant longtemps le secrétaire du célèbre frère André, dont la cause de béatification est en bonne voie.
Tous deux appartenaient à la Congrégation de Sainte-Croix fondée au Mans par le T.R.P. Moreau et à qui nous devons les collèges Sainte-Croix de Neuilly et de Dijon. Expulsée de France, elle est prospère au Canada et aux États-Unis, où la grande université catholique Notre-Dame, d'Indiana lui appartient. La province canadienne est revenue en France et a fondé un noviciat au Mans, lieu d'origine de la Congrégation.
274:122
Celle-ci comporte des prêtres, et des frères qui sont chargés des classes primaires et des écoles techniques. Le frère André était simplement portier du collège Notre-Dame, au pied de la Côte des Neiges à Montréal. Il faisait des miracles et les attribuait à Saint Joseph, par sa médaille, et l'huile de la lampe qui brûlait devant sa statuette ornant la loge. Il eût été bien sot de croire qu'il en était l'auteur. La Sainte Vierge elle-même ne fait que les suggérer : « *Ils n'ont plus de vin *», disait-elle à Cana.
Mais enfin les miracles se faisaient par lui, cause instrumentale. Les supérieurs n'aimaient pas trop cela, et, me disait son secrétaire : « Ça allait raide en ce temps-là : c'était des Français (sic), (il voulait dire que les Supérieurs étaient encore des Français) ; frère Yacinthe (c'était lui), baisez la terre ! ». Nous nous entendions bien malgré sa surdité. Ne pouvant plus enseigner on l'avait donné comme secrétaire au frère André. Celui-ci avait commencé les travaux de l'actuelle basilique et il était débordé par la correspondance de tous ceux qui avaient une demande instante à faire à Dieu.
Le frère André avait été accordé à la foi des Canadiens français de Montréal pour les protéger des influences libérales, protestantes et mercantiles du monde anglo-saxon. Car Montréal est bien la plus grande ville française après Paris, mais elle est aussi le siège de la bourse la plus importante de l'Amérique du Nord après celle de New York. Avant que le canal (tout récent) qui relie les Grands Lacs, des État-Unis à la mer par le Saint-Laurent, ne fût achevé, Montréal était le grand entrepôt des céréales amenées par chalands du centre des États-Unis et la tête de ligne de tous les navires de mer. Le canal a encore accru son importance commerciale et bancaire, mais toute cette organisation est anglo-saxonne. Les Canadiens français y représentent les « services ».
Qu'en est-il aujourd'hui ? Il semble que la foi ait baissé, que les institutions chrétiennes soient atteintes (et par le gouvernement du Québec), que des religieux, jeunes alors, que nous avons connus zélés mais sans jugement soient devenus les propagateurs de nouveautés absurdes et profondément contraires à l'esprit du Christ... et du frère André. Les mœurs américaines, le règne de l'argent ont pourri les villes. Il y a sûrement de bien belles âmes comme en témoignent le journal *Vers Demain* ou ce religieux que j'interrogeais sur le frère André. Il me répondit : « C'est bien simple, J'ai vécu vingt ans à ses côtés : il faisait des miracles et je n'en faisais pas ».
275:122
Le frère André était mort en janvier 1937 et les obsèques avaient amené à Montréal 500 000 pèlerins bien qu'il y eût alors un mètre de neige. Ils mirent plusieurs jours à défiler devant le corps du frère mort en odeur de sainteté. Telle était la popularité du thaumaturge.
\*\*\*
Nous avons gardé de ce séjour de bons amis qu'il nous a été donné d'accueillir en France. A notre retour nous eûmes un élève canadien aujourd'hui professeur à l'École des Beaux-Arts de Québec, et avec qui nous sommes toujours en amitié.
C'est dire que nous avons du Canada une connaissance non livresque, et cela nous permet de dire que l'incartade de notre Président va contre l'intérêt des Canadiens français eux-mêmes. L'accueil chaleureux que lui fit Montréal l'a décidé à parler contre la civilité puérile et honnête vis-à-vis d'un gouvernement ami, et contre la prudence.
Car l'accueil de Québec et de Montréal fut un accueil fait à la France et non à la personne de notre Président. (Il eût été encore plus chaleureux si Pétain eût représenté notre pays). En dépit de son patriotisme réel, il l'a probablement pris pour lui ; telle est l'erreur.
Sans doute l'évolution des esprits au Québec nous a un peu surpris, quoiqu'un de nos amis, religieux et professeur de philosophie, nous eût averti il y a une quinzaine d'années. Il disait que la jeunesse était maintenant attirée par les questions politiques et que somme toute, cela était préférable à la situation antérieure pendant laquelle la réussite pécuniaire, à l'imitation des Américains, avait semblé la captiver.
C'est en effet ce que nous avions remarqué lors de notre séjour, ainsi qu'une certaine acrimonie contre le clergé qui accaparait toutes les fonctions de l'enseignement. C'était pour ce clergé une nécessité pécuniaire car il en assumait alors toute la charge. Depuis les choses ont changé ; pas en mieux, car il est bon que les âmes ouvertes par le baptême aux réalités surnaturelles n'aient jamais à les oublier pendant leurs études.
276:122
Le Canada avait été heureusement protégé, par sa séparation d'avec la France, de la catastrophe que fut la Révolution pour les institutions chrétiennes et l'esprit chrétien, mais il y eut toujours au Canada des esprits dits « libéraux », c'est-à-dire voulant créer eux-mêmes leur propre hiérarchie de valeurs morales et impatients de tout ordre, même naturel. Comme en Europe ils sont devenus les esclaves de l'argent, et il semble qu'ils prédominent aujourd'hui.
Mais nous avions pu déceler aussi une jeunesse ardemment patriote. L'abbé Groult, historien éminent et orateur incomparable, était salué, lors de son entrée au Congrès du langage français, par l'hymne canadien chanté par toute l'assistance, si bien que le gouverneur anglais et toutes les autorités devaient se lever pour accueillir ce petit homme qui représentait l'âme du Canada français.
\*\*\*
Comment cela a-t-il tourné ? Nous ne le savons que par la presse car nos amis sont silencieux, et probablement inquiets ; le mouvement qui nous paraît vraiment représenter ce qu'il y a de meilleur au Québec est celui du journal *Vers Demain,* car c'est un mouvement qui ne sépare pas l'esprit religieux, l'esprit charitable de l'esprit social, et qui est patriote avec la fermeté et la modération qui est le propre des chrétiens : « *modestia nostra nota sit omnibus hominibus *».
Le Québec se rend compte qu'il est sous la domination économique des Anglo-Saxons. L'élite du Canada français est composée de professeurs religieux ou laïques, de médecins, d'avocats, d'ingénieurs, mais la direction de toutes les grandes affaires industrielles et commerciales lui échappe, et même la propriété des richesses du Québec, chutes d'eau, mines, etc.
Le gouvernement actuel a nationalisé la production d'électricité. Cette mesure, si contestable en Europe, était au Québec le seul moyen de défense d'une population dépouillée de longue date des richesses du sol qu'elle avait défriché.
277:122
Mais notre Président fait erreur lorsqu'il oppose le Québec au gouvernement fédéral et lorsqu'il le pousse au séparatisme ; et voici pourquoi.
\*\*\*
Les découvreurs du Canada furent des Français. Le plus connu fut Jacques Cartier (1535) sous François I^er^. Puis Champlain fonde Québec en 1608 ; Chomedey de Maison-Neuve fonde Montréal en 1642, aidé de Sainte Marguerite Bourgeois et Jeanne Mance. Les premiers colons du Canada et de l'Acadie (aujourd'hui Nouvelle Écosse) furent donc Français. Ils étaient 65.000 lorsqu'après de longues guerres le Canada fut cédé à l'Angleterre en 1765. Leurs descendants occupent toujours la vallée du Saint-Laurent jusqu'au-delà de Montréal et ont essaimé dans tout le Canada.
Les Anglais venus directement d'Angleterre ou des États-Unis s'établirent vers la mer d'où ils chassèrent les Acadiens, et dans l'Ontario entre les Grands Lacs, la partie la plus méridionale et la plus fertile du Canada. Beaucoup d'Écossais y émigrèrent au cours du dix-neuvième siècle. La population anglaise de l'Ontario a pour origine les nombreux colons qui quittèrent les États-Unis après la guerre d'Indépendance, par fidélité à la couronne anglaise ; ils sont donc, par tradition, particulièrement fidèles à l'Angleterre.
Enfin, depuis que la facilité des communications rend l'émigration facile et sans danger, beaucoup de colons de l'Europe surpeuplée se sont établis au Canada ; un peu partout, mais surtout dans l'Ouest alors presque désert.
Ceux-là, qu'ils soient d'origine latine (surtout Italiens), allemande ou slave, ne sont pas spécialement attachés à leur origine, comme les Anglais de l'Ontario ou les Français du Québec. Et si les États-Unis les sollicitaient d'entrer dans leur Fédération, ils y verraient d'autant moins d'inconvénients que les deux tiers de l'industrie canadienne sont commandés non pas par l'Angleterre, mais par les États-Unis. Il y a donc une partie importante de la population au Canada qui est indifférente à la nationalité canadienne (sinon au sujet du service militaire). Enfin la situation du Canada dans le Nord de l'Amérique le rend solidaire pour sa défense et son développement de son puissant voisin.
278:122
Rien ne s'oppose à ce que le Canada reste indépendant sinon le besoin qu'auraient les États-Unis d'assurer leur défense contre les Russes, et d'occuper pour cela certaines parties du territoire canadien. Sans compter l'avidité des hommes d'affaires des État-Unis si l'élite canadienne entendait résister à une domination économique trop contraignante.
Et pour résister à l'attrait d'appartenir à la nation la plus puissante du monde, il n'y aurait que les populations d'origine anglaise et française, les unes par fidélité à leur origine nationale, les autres pour conserver une religion, un esprit, et une langue dont ils connaissent la valeur éminente.
Car les Canadiens français font le tiers des Canadiens. Ils ne seraient que le trentième aux États-Unis, seraient contraints d'apprendre l'anglais pour servir dans l'armée américaine, enfin subordonnés en tout à une politique tournée vers l'Asie qui ne les intéresse pas.
La couronne anglaise s'est bien aperçue depuis la guerre de 1914 que l'existence d'une population française au Canada était une des meilleures garanties de l'indépendance du pays des États-Unis, et elle en a donné des marques bien qu'elle ne puisse à peu près rien.
Mais les dirigeants anglais, de la Fédération le savent ; ils sont disposés à éviter une mauvaise querelle avec le Québec, sauf en ce que leurs habitudes et leur instinct les pousse à toujours résister à ce qui est d'origine française. Chesterton, converti au catholicisme, le mieux disposé pour la France de tous les Anglais, ne dit-il pas dans ses mémoires que « *le plus étranger des peuples étrangers pour les Anglais est le peuple français *» ?
Il ne faut pas oublier en outre que la moitié des Canadiens français habitent en dehors du Québec ; que deviendraient-ils si cette province se séparait des autres ? Ils seraient certainement opprimés au sujet de leur langue et de leurs écoles. Le Canada n'est nullement bilingue. Il l'est dans le Québec à l'avantage de l'anglais mais non dans les autres provinces où les Canadiens français ont à lutter pour faire respecter et admettre leur langue.
279:122
Car les Anglais de l'Ontario (et d'ailleurs) ont réellement opprimé les Canadiens français pendant cent ans, interdisant l'introduction de livres français ; je me souviens d'une école de filles montrant comme une relique l'unique grammaire française qui avait servi pendant un siècle : elle était placée sur un pupitre. Les élèves venaient à tour de rôle apprendre la leçon, et nulle n'avait le droit d'en tourner les pages à cause des brusqueries enfantines. La maîtresse seule le pouvait.
Il y a cent ans, quand on ne put faire autrement, on accorda aux Canadiens français la Constitution fédérale actuelle, une Chambre des représentants et un ministère propre ; -- mais l'esprit n'avait pas changé. Il y avait une vingtaine de mille habitants de langue française à qui on refusait des écoles de leur langue. Ils firent la grève de l'école et finalement eurent satisfaction. Il y a aujourd'hui cent mille Canadiens français à Ottawa.
On voulut agir par le clergé et le cardinal anglais Mgr Bourne vint pour persuader les évêques de pousser la population à s'angliciser. On le fit recevoir par une notabilité de la province qui lui déclara dans son discours d'accueil qu'il n'avait jamais lu dans l'Évangile, qu'il fallait parler anglais pour faire son salut.
Tous ces faits sont relativement récents ; ils sont plus facilement oubliés des Anglais qui les provoquèrent que des Français qui durent s'en défendre. Les Anglais ne résistent pas à une obstination légitime et constante lorsqu'ils voient de graves inconvénients à faire autrement. Mais il arrive comme chez tous les peuples qu'un état d'esprit subsiste des deux côtés alors que des circonstances nouvelles demanderaient d'en changer.
Je crois ce moment venu, car c'est l'indépendance de leur patrie canadienne qui sera mise en cause dans l'avenir, pour ceux qui sont fidèles à leur ascendance anglaise comme pour ceux qui le sont au « Vieux Pays » (C'est pour eux le nom familier de la France). Leur union est souhaitable : et pousser les Canadiens français au séparatisme est une erreur car elle ne peut que leur nuire comme à tous les Canadiens. Nous en avons vu d'autres qui sont comme celle-là des actions diaboliques.
280:122
Les Québécois semblent désirer une autonomie interne de leur province ; eux seuls savent sur quels points elle peut porter. Ils ne doivent pas oublier que la moitié de leurs frères n'habitent pas le Québec. Le gouvernement fédéral se doit de garder l'unité du Canada et il sait que les partisans les plus convaincus de l'indépendance de leur pays seront toujours les habitants de langue française. Il faut satisfaire à leurs demandes en ce qu'elles auront de légitime et se garder de l'ancien esprit des « orangistes ». Auront-ils les uns et les autres assez d'esprit chrétien pour se souvenir du psaume 132 (de la Vulgate) : « Comme il est bon, comme il est agréable pour des frères d'habiter unis ensemble ».
Qu'ils se gardent surtout de laisser s'introduire dans leur pays toute forme de la lutte des classes, soit entre riches et pauvres, soit entre Anglais et Français, car cela fut toujours pour la ruine des cités, et des nations, dans le monde païen comme en chrétienté. Les cités grecques y perdirent leur indépendance, comme les républiques italiennes. Vous pouvez lire dans les prophètes d'Israël que l'oppression des pauvres ne fut pas moins châtiée que l'idolâtrie. Écoutez Saint Paul : « *Travaillez avec soin à conserver l'unité d'un même esprit dans le lien de la paix *».
Or les principes sociaux qui dirigent la société des États-Unis sont entièrement faux et aboutiront à la tyrannie économique et politique la plus cruelle.
Un gouvernement français ami du Canada ne peut que lui souhaiter d'éviter l'exemple des États-Unis et pour cela aider à unir et non à diviser.
Imaginons un État de Québec entièrement indépendant du reste du Canada ; il occuperait tout le cours du Saint-Laurent qui est le débouché maritime non seulement du Canada mais de tout le centre des États-Unis. Croyez-vous que ceux-ci laisseraient à une nation indépendante, capable de s'allier à un pays puissant de l'ancien monde, le soin de décider seule de la destinée d'une position stratégique et commerciale si importante ? Le premier résultat d'une indépendance réelle du Québec serait une intervention immédiate des États-Unis. Elle pourrait être discrète, mais serait certainement très efficace, et le Québec aurait un collier plus étroit et une chaîne plus lourde. Le Québec aurait été le premier à compromettre l'indépendance du Canada vis-à-vis des États-Unis.
281:122
Les problèmes du Québec doivent rester des problèmes intérieurs du Canada. Les aspirations de ses habitants sont légitimes. Ils ont su maintenir leur religion et leur langue contre des voisins qui détestaient l'une et l'autre, et voulaient les absorber. Ils ont à gagner leur indépendance économique, sans abdiquer quoi que ce soit de leurs traditions. C'est un grave problème. Disons qu'il est universel ; c'est celui d'un ordre social chrétien. Ce ne sont ni de Gaulle ni Malraux qui le résoudront, car ils font le contraire *chez* nous. Et souvenez-vous du sort, en 1962, des Français d'Algérie.
\*\*\*
Eu 1939, six mois avant la guerre, nous écrivions dans le journal de la J.E.C. canadienne des *Remarques sur le Canada* que les dirigeants nous avaient demandé de leur adresser. Nous en extrayons les lignes que voici, toujours actuelles :
« Il y a deux dangers principaux pour le Canada : 1° L'affaiblissement de la prière. 2° Le libéralisme économique de la classe bourgeoise. Le Prince de ce monde n'est pas toujours tenu au Canada pour ce qu'il est. Le libéralisme économique si bien établi dans les esprits est une doctrine contestable, source de conflits dont la religion pâtira... !
« Car le laissez-faire, laissez-passer, la loi de l'offre et de la demande, c'est généralement le nom économique de la loi du plus fort. Quand le libéralisme s'installe dans les esprits, c'est que la notion de société chrétienne en a disparu, et avec elle celle du bien commun, du juste prix, du juste salaire. Il est le père du socialisme et du communisme. La tyrannie du nombre, ou de ceux qui parlent au nom de la foule, est engendrée par la tyrannie de l'argent. Les formes de l'ancienne société chrétienne, reçues par tradition avaient été transmises jusqu'à nos jours par routine.
282:122
« N'étant plus nourries de leurs principes, elles n'ont pas résisté aux changements des habitudes agricoles, commerciales et industrielles qu'amena le progrès. Ce progrès était bon en soi, mais il fallait l'informer des principes chrétiens de la société, ce que la surprise a empêché de faire chez vous. Si bien que, vous, qui avez été peut-être la dernière société vraiment chrétienne de l'univers, l'avez laissé ruiner sans vous en apercevoir.
« Votre mission claire et évidente est d'en fonder une nouvelle, dont les matériaux sont, d'une part le nouveau monde économique et d'autre part la loi éternelle de Dieu.
(...)
« Pour suivre sa vocation, le peuple canadien doit réussir matériellement, sans doute, mais nullement sous la forme économique qu'a fondée la société mercantile anglo-saxonne. Cette grandeur fondée dans le sang et les armes des pauvres ne tiendra pas. La crise (celle qui a suivi 1930) fait la preuve de sa fragilité. Le Canada ne peut réussir en suivant Mammon. Vos pères n'avaient ni la force ni le nombre et ils ont triomphé de leurs adversaires par la seule fidélité à leurs devoirs chrétiens et à la langue qui formait leur esprit. Vous ne dominerez pas les trusts par la puissance d'un gouvernement qu'ils sont généralement en état d'acheter, ni en faisant d'autres trusts ou en vous assurant la majorité des actions, mais en organisant le travail chez vous, du haut en bas de chaque corporation, de telle manière que les trusts n'y puissent point mordre, mais devront servir la nation au lieu de s'en servir. Organisez-vous à tous les degrés sous l'étendard « *d'un ordre social chrétien *», et vous aurez la force de dominer ces entreprises qui ne sont capables que de créer de nouveaux esclaves attachés à la machine et moins considérés qu'elle, la force de briser ces liens d'argent que Mammon a formés, mais qui ne pèsent pas lourd à l'homme de cœur. Vous imposerez vos volontés à vos politiciens, à vos maîtres, à Mammon.
......
« De nouvelles épreuves arrivent pour la France. Priez pour elle. Et sachez que c'est à vous maintenant, nation libre et adulte, d'accomplir en Amérique. « *gesta Dei per Francos *».
283:122
Lors d'une récente entrevue avec le premier ministre de Québec, celui-ci a dit que le général de Gaulle leur avait rendu service. Ce peut être de bonne guerre vis-à-vis d'un gouvernement fédéral obstiné ; ce peut être le désir de faire plaisir aux électeurs. Au Canada comme ailleurs, la démocratie a comme moyen principal d'action d'exciter l'envie et les passions populaires, et elle aboutit comme partout à la tyrannie visible ou cachée.
D'après les nouvelles qui nous parviennent la situation du Canada français ne paraît pas meilleure qu'en France. Il semble que le clergé y passe par la même crise que le nôtre. Après le départ du Canada de dom Bellot et de moi-même, les mêmes Pères Dominicains qui ont tout gâté en France sont allés au Canada pendant la guerre et y ont accompli la même besogne néfaste aussi bien chez les artistes que dans le clergé.
Chez nous on rejette toutes les disciplines indispensables à la formation simplement morale, ou spirituelle, ou à la formation intellectuelle sauf pour les sciences de la matière. L'intelligence s'égare hors des voies naturelles de l'expérience. Ainsi la doctrine sociale de l'Église dont le dernier résumé est l'encyclique *Mater et Magistra* est fondée sur les bases naturelles de la société, la famille, la commune ou paroisse, le métier. Jamais une société humaine n'aura d'autres sociétés élémentaires à sa base. On s'efforce de les dissocier sous prétexte d'évolution et le résultat est l'effondrement moral de notre civilisation. On veut lui substituer une société sans famille et sans classes qui ne peut réussir que par le nivellement, un esclavage doré ou misérable et toujours sans liberté, soit au niveau du métier, soit à celui de l'entreprise, et au détriment de la liberté spirituelle. Or la grâce ne détruit pas la nature, elle la couronne.
De même pour les disciplines intellectuelles. Les arts plastiques en offrent un témoignage éclatant ; ils-renoncent, aux bases naturelles sensibles de leur langage pour une idéologie qui n'en a pas et qui est contraire à l'expérience de l'humanité depuis le fond des âges.
284:122
Que Dieu protège le Canada ! Que les Canadiens se souviennent que nous avons les mêmes saints protecteurs, S. Germain l'Auxerrois, S. Louis, Ste Jeanne d'Arc, S. François de Sales, Ste Marguerite Bourgeois, Ste Marguerite-Marie, le Saint Curé d'Ars, et qu'ils se raccrochent aux éternelles leçons qu'avec la Vierge Marie ils ont reçues du Verbe fait chair.
Henri Charlier.
285:122
### Aux enfants de Bolivar, Castro frères successeurs
par Jean-Marc Dufour
PRÊCHER LA RÉVOLUTION en Amérique Latine, c'est apporter un bonbon dans une confiserie. C'est pourtant à cette tâche que se consacrèrent dès 1959 les *barbudos* avec la vigueur d'une poule qui gratte la paille pour poser son œuf. Leur chef jouissait alors dans tout le continent d'un extraordinaire prestige.
« *Songez,* me confiait Rodolfo Puyggros, ancien membre du Comité Central du Parti Communiste argentin, *songez qu'il avait réussi la première révolution socialiste d'Amérique Latine, et cela contre l'avis du P.C. cubain, qui était le P.C. le mieux organisé de tout le continent ! *»
Cette phrase résume tous les avantages dont jouissait Fidel Castro, explique toutes les jalousies qui naîtront dans le camp de la révolution, souligne toutes les oppositions qu'il rencontrera. L'ironie de toute cette histoire étant que, bien souvent les avantages lui furent concédés par ceux qui eussent dû être ses ennemis et que les oppositions vinrent de ceux que l'on eût pu, a priori, considérer comme ses partenaires.
286:122
##### Les révolutions précédentes
La révolution, cubaine n'était pas la première à secouer l'Amérique Latine depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Mis à part les « golpes », les coups d'État tentés et souvent réussis par tout ou partie des forces militaires d'un pays, deux véritables révolutions s'étaient produites dans la région des Caraïbes : les révolutions vénézuélienne et guatémaltèque.
Nous parlerons plus tard de la première, lorsque nous en viendrons aux maquis qui hantent les montagnes du Venezuela. Mais il faut s'arrêter dès maintenant sur la révolution guatémaltèque, car son déroulement -- et son échec -- eurent sans doute une grande influence sur les conceptions politiques de « Che » Guevara et, par conséquence, sur les thèses cubaines relatives aux relations entre les maquis et les partis révolutionnaires.
La révolution guatémaltèque ne fut pas une révolution à la Fidel Castro. Pas de coups de fusil, ni de « barbudos » hirsutes descendant des montagnes, pas de chansons et pas de danses, pas de « pachanga », pour reprendre le mot de « Che » Guevara quand il parle de cette exaltation, semi-hystérique qui s'empara de Ebom un beau jour de 1959. La révolution guatémaltèque fut exactement l'inverse de la révolution cubaine.
Elle fut l'œuvre de trois professeurs : Carlos Manuel Pellecer, José Manuel Fortuny, Victor Manuel Guttierez. Ce fut un extraordinaire travail de sape et d'infiltration, les camarades en place au sein du gouvernement et de l'administration servant à faire pression sur les « masses » et les manifestations des « masses » servant à faire avancer le gouvernement. Le noyau communiste agissait comme un parti unifié, mais il avait en même temps glissé ses adhérents dans les autres partis politiques guatémaltèques, en attendant de partir à la conquête du pouvoir. Celle-ci se fit sans à-coup.
Au cours de la campagne pour l'élection présidentielle de 1951, le parti communiste avait été le plus ferme soutien de Jacob Arbenz ; celui-ci, qui avait bon cœur, trouva tout naturel d'associer aux tâches gouvernementales des partisans aussi fidèles.
287:122
Avec son accord, les communistes contrôlèrent la presse et la radio d'État, les tribunaux d'arbitrage des conflits du travail, la garde civile, la police -- grâce aux compagnons de route les Colonels Cruz Wehr et Jaime Rosenberg -- la Sécurité Sociale, le ministère de l'Éducation nationale et surtout le *Conseil National de la Réforme Agraire*.
Ce dernier bastion était le plus important, car la loi de réforme agraire prévoyait que les paysans ne recevraient pas la propriété des terres, mais leur usufruit. Contrôlant les deux tiers des inspecteurs agraires, le parti communiste pouvait faire retirer leur lot à tous ceux qui ne se montraient pas assez intelligents pour fournir le « petit effort » et aller manifester, ou cotiser.
Les résultats ne se firent pas attendre : le parti communiste multiplia par 14 le nombre de ses cotisants et, le 1^er^ mars 1954, Jacob Arbenz reconnaissait dans un de ses discours qu'il dût été paradoxal et ingénu de lutter contre « certaines forces démocratiques et progressistes » qui l'avaient soutenu avant son arrivée au pouvoir et qu'un tel geste de sa part équivaudrait à un suicide politique.
Tout cela s'effondra en quelques jours. Ce fut l'arrivée dans les proches de Puerto Barrios du navire suédois *Alfehm* qui mit le feu aux poudres.
Ce navire avait été chargé à Stettin de deux mille tonnes « d'appareils optiques ». Dirigé d'abord sur Dakar, il avait été dérouté sur le Honduras, puis sur Puerto Barrios au Guatémala, tandis que les services de renseignements nord-américains acquéraient la certitude qu'il transportait, en fait de matériel optique, deux mille tonnes d'armes légères, artillerie de campagne et munitions d'origine tchécoslovaque. -- Il semble bien que les dirigeants guatémaltèques aient eu l'intention « d'exporter » la révolution, au Honduras d'abord, et plus loin si possible, après.
C'est alors que quelques tonnes d'armes furent fournies par les États-Unis au colonel Castillo Armas qui entraînait au Honduras un groupe de Guatémaltèques anti-communistes. Ce colonel passa la frontière et tout s'écroula devant lui : l'armée ne voulut pas se battre, les paysans déchirèrent en hâte leurs cartes du Parti et bientôt le groupe révolutionnaire de la capitale se trouva isolé et n'eut d'autre choix que la reddition ou l'exil.
288:122
Dans ce groupe se trouvaient des Guatémaltèques mais aussi des professionnels de la révolution venus des quatre coins de l'Amérique Latine. Parmi eux, « Che » Guevara. Pris dans la débâcle, il en conçut une haine farouche contre tout ce qui s'était ligué pour écraser le régime de Jacob Arbenz et contre toutes les institutions qui n'avaient pas esquissé le moindre geste pour le défendre. De là, ce côté « libertaire » de la révolution vue par Guevara, ce désir de tout raser pour faire place à des constructions vraiment révolutionnaires, qui ne pactiseraient pas au moment du danger, qui n'auraient pas la nostalgie d'un ancien régime et il convaincra facilement Fidel Castro qu'il n'y a rien à attendre de ceux qui ont pactisé avec les dictateurs, ce qui ne laissera pas de mettre en fâcheuse posture la plupart des partis communistes d'Amérique Latine.
Ces partis ne jouissaient pas d'une réputation à toute épreuve. Les années qui venaient de s'écouler les avaient vu collaborer avec la majeure partie des régimes dictatoriaux, que ce soit celui d'Odria au Pérou, de Péron en Argentine ou celui de Porez Jimenez au Venezuela. Pour sauver la face, ils avaient inventé ce que l'on peut appeler « la politique de la Révolution en partie double ». Il se produisait une scission au sein du Parti Communiste, une fraction collaborait avec le dictateur, l'autre rejoignait la résistance. Le dictateur abattu, les deux fractions se réconciliaient, l'une servant de caution à l'autre. C'est ainsi qu'au Venezuela, il y eut deux partis communistes -- le rouge et le noir -- les communistes noirs soutenant Jimenez, les rouges le combattant.
A Cuba, d'ailleurs, le Partido Socialista Popular n'avait même pas pris une aussi élémentaire précaution : Juan Marinello et Carlos Rafael Rodriguez avaient été ministres de Batista, Lazaro Pêña avait joué sans discontinuer un rôle de premier plan dans les syndicats de 1938 à 1947 et tout le monde se souvenait des termes dans lesquels Blas Roca (aujourd'hui directeur du quotidien communiste *Hoy*) avait présenté en 1940 la candidature du colonel Fulgencio Batista :
« *Il ne faut pas oublier que le colonel Batista est fils du peuple. *» Et puis l'envolée lyrique : « *Cubain à cent pour cent, gardien scrupuleux de la liberté de la patrie, tribun éloquent, idole du peuple... *»
289:122
Tous ces souvenirs ne rendaient pas les Partis Communistes du Continent sud-américain capables de soulever l'enthousiasme de la jeunesse.
Il en allait tout autrement des *barbudos*. Ils étaient jeunes, ils traînaient derrière eux tout le romantisme de Robins des Bois à mitraillettes, même leur tenue « vert olive » soulignait le côté « hommes de la forêt », redresseurs de torts, qui contribuera tellement à la faveur dont ils jouirent et à la ferveur dont leur chef fut entouré. Aussi, dès les premières années de son existence, la révolution cubaine tenta-t-elle d'essaimer dans les pays les plus proches : ceux de la région des Caraïbes et, pour commencer, dans les Grandes Antilles.
##### Tentatives révolutionnaires dans les Grandes Antilles
Premiers pays visés : Haïti et Saint-Domingue. Les débarquements eurent lieu dans les premiers mois qui suivirent la victoire de Castro. De ce qu'il advint des *barbudos* débarqués à Hatti sous le commandement, écrit Claude Julien dans le *Monde*, d'un français originaire d'Algérie, nul ne sait rien. Ils disparurent dans les ténèbres de la République du Vaudou et je ne crois pas que qui que ce soit ait cherché à se renseigner sur leur sort. Quant à Castro, il les désavoua.
Pour Saint-Domingue, les choses furent un peu plus compliquées.
Dans l'Amérique de 1959, Saint-Domingue était un pays coupable. Nulle voix ne s'élevait en sa faveur et tous demandaient la mise à mort. Peu importait que le régime du Généralissime Trujillo, succédant à une anarchie traditionnelle qui avait ruiné l'île décennie après décennie depuis sa tardive indépendance, ait rétabli les finances, élevé le niveau de vie, industrialisé l'île et lui ait donné le visage d'un pays moderne, personne ne pouvait pardonner à ce régime de n'être pas au goût du temps et d'avoir quand même réussi son entreprise.
290:122
Le principal adversaire de Trujillo était le gouvernement vénézuélien de Romulo Betancourt -- protégé par le gouvernement de Washington --, on put croire un moment qu'une alliance allait se nouer entre le Venezuela et Cuba pour régler son sort au dernier groupe de dictateurs centraméricains, Trujillo en tête.
Au début, il sembla que Fidel Castro allait jouer le rôle d'exécuteur public. Dès qu'il prit le pouvoir, des rumeurs coururent en République Dominicaine que les barbus allaient arriver ; il n'en fut rien ; mais, quelques mois plus tard, en juin 1959, un débarquement eut lieu, non de barbus, mais d'opposants en exil, qui disposaient visiblement de soutiens financiers importants : ils avaient pu fréter un avion de transport. Tout le monde pensa à Castro et à Cuba, où, justement, au même moment, une conjuration était découverte, ourdie par d'anciens officiers de Batista et soutenue par Leonidas Trujillo lui-même.
Et puis, le temps passant, les choses évoluèrent à l'opposé de ce que l'on avait pu croire. Trujillo et Fidel Castro se retrouvèrent tous les deux en août 1960 au banc des accusés de la réunion des chanceliers de l'O.A.S. (Organisation of American States). Le premier avait, disait-on, organisé un attentat contre Romulo Betancourt, le président de la République du Venezuela. Ses arsenaux avaient fourni les explosifs, ses services secrets les conseils, et quelques officiers vénézuéliens peu satisfaits de leur président avaient miné une voiture qui fit explosion au passage de son cortège. Cela fit beaucoup de bruit et des victimes innocentes. Betancourt, qui échappa à la mort, exigea la condamnation des Dominicains.
Fidel Castro, lui, était accusé d'introduire les Soviets dans « l'hémisphère » américain. Trujillo plaida non coupable. Castro s'emporta et déclara ne pas renoncer à la protection des forces soviétiques. Ils furent tous les deux condamnés.
Alors, se produisit un très curieux revirement.
Sous la direction d'un certain Maximo Antonio Lopez Molina, un groupe d'exilés dominicains -- le Mouvement Populaire Dominicain qui avaient combattu à Cuba sous les ordres de Castro, s'installa en pleine ville de Saint-Dominique (alors Ciudad Trujillo) et commença à faire de la propagande dans les rues, distribuant des tracts et haranguant la foule à l'aide de hauts-parleurs. Tout cela se passa d'ailleurs sous la protection « effective » de l'armée et de la police de Trujillo. Ils étaient, disaient-ils, de simples « réformateurs agraires ».
291:122
A Cuba, on put observer un mouvement parallèle. « Che » Guevara parlait -- le 6 janvier 1961 -- de « notre nouvel ami » Trujillo et, trois mois plus tard, Raul Castro expliquait les raisons qu'avait eues Cuba de considérer Trujillo comme un allié ; il faisait son éloge, reconnaissant en lui « un individu audacieux et même personnellement courageux ».
C'est à ce moment que le secrétaire particulier de Castro, Juan Orta, décida de quitter Cuba et de secouer la poussière de la révolution. Il confia à ses amis qu'en octobre 1960 un pacte avait été signé entre Trujillo et Castro. Selon l'usage de certaines tribus, des victimes avaient été immolées à cette occasion : il s'agissait, en l'espèce, d'un Major William Morgan, citoyen américain au service de Castro, qui avait défrayé la chronique un an plus tôt en démasquant la conjuration des officiers de Batista financée par Trujillo. Celui-ci avait demandé la tête de Morgan et Castro, en signe de bonne volonté, l'avait fait fusiller avec quelques « complices ».
Ainsi se termina la première phase des tentatives cubaines d'instaurer un régime « démocratique » en République Dominicaine. L'assassinat de Rafael Trujillo devait donner un nouveau cours aux évènements politiques dans ce pays et l'on retrouvera quelques années plus tard les jeunes gens du *Mouvement Populaire Dominicain *; ils ne se présenteront plus alors comme des « réformateurs agraires ». Ils seront « constitutionnalistes », aux côtés du colonel Caamano. Mais, dans l'intervalle, l'intérêt s'était porté ailleurs, d'autres pays étaient en butte aux attaques de la propagande et de la subversion castriste ; la conférence de San José de Costa Rica qui s'était terminée sur la condamnation du régime cubain avait creusé un fossé entre La Havane et les autres capitales. Ainsi en était-il entre la Havane et Caracas.
##### Révolution chez les descendants de Bolivar
En Amérique latine, comme ailleurs, les lendemains de révolution sont des jours d'idylle. On fusille les vaincus, les vainqueurs sont frères. Ce sont les surlendemains qui sont difficiles et les jours suivants. Après la chute de Pérez Jimenez, le Venezuela se conforma à la tradition.
292:122
Il fallait un chef d'État provisoire ? On trouva un contre-amiral qui, justement, avait de bons sentiments. Jusque là, il dirigeait le Cercle Militaire de Caracas. Il passa de cette limonade à la piquette politicienne sans hésitation ni murmure, se prit au jeu et, comme il avait une jolie voix de ténorino, fit par la suite ses campagnes électorales en charmant les citoyens et les citoyennes de chansons de sa composition. Il en fit même presser un disque ; je l'achetai Avenida Urdoneta et le garde précieusement, en souvenir de l'Amiral Larrazabal, drapeau des forces démocratiques extrémistes dans les premières années de la République du Venezuela.
Si l'anecdote est amusante, il ne faut pourtant pas croire que le personnel vénézuélien se résumait en un amiral chantant. Il y avait dans ce pays des gens sérieux, des gens qui avaient passé le temps de la dictature, soit en exil comme Romulo Betancourt, soit en prison avec Alberto Carnevale -- mort d'un cancer dans sa cellule --, soit dans la clandestinité. Ces gens-là savaient parfaitement ce qu'ils voulaient et se retrouvèrent tous, une fois la dictature renversée, dans les rangs du parti qui apparaissait comme l'artisan principal de la révolution : l'*Accion Democratica.*
Ils savaient parfaitement ce qu'ils voulaient. Mais ils ne voulaient pas tous la même chose. Leurs opinions s'étalaient du réformisme socialiste de Romulo Betancourt au marxisme le plus pur. Il arriva alors ce qui arrive toujours en pareil cas : chaque fraction tenta de s'emparer de l'appareil du parti. La gauche se regroupa autour de Domingo Alberto Rangel, ce qui était moins à gauche, autour de Romulo Betancourt.
Tout cela se passait avant l'arrivée au pouvoir de Fidel Castro et de ses barbudos. Le gouvernement vénézuélien était alors rempli de sympathie pour les combattants de la Sierra Maestra ; Caracas était pour eux un point d'appui solide et Betancourt leur faisait parvenir les armes et l'argent dont il pouvait disposer. Après la chute de Batista, les choses ne tardèrent pas à changer d'allure. Fidel vint à Caracas. Il y fut reçu triomphalement. Trop peut-être, car la fraction de gauche de l'Accion Democratica et le P.C. Vénézuélien étaient ravis d'avoir un répondant de l'envergure de Castro.
293:122
Fidel parla. Trop peut-être. Il rassembla peut-être trop de monde. Aussi, lorsque l'occasion se présenta, le gouvernement Betancourt ordonna-t-il à son représentant à l'Organisation des États Américains de voter contre Cuba. Celui-ci ne le fit pas ; il fut rappelé ; et son retour donna lieu à une série d'émeutes et de manifestations qui prouvaient que la fraction de gauche de l'Accion Democratica et le Parti Communiste avaient sérieusement organisé leurs troupes.
-- *Nous avions commencé à travailler dans tout le pays*, me confiait à Caracas l'un des chefs de la « tendance molle » du M.I.R. ; *nous avions des sections partout, des cadres partout, trois cent mille adhérents, même chez les Indiens de l'Orénoque et des Guyanas ! C'était une apothéose !...*
Et alors ? Comment se fait-il que ce mouvement si puissant ne l'ait pas emporté ? Tout simplement, parce que ses chefs crurent que la victoire était à portée de la main et commirent une série d'erreurs dont la principale fut sans doute d'approuver et de soutenir le soulèvement militaire de Carupano, puis celui de Puerto Cabello.
Alors naquirent les premiers groupes terroristes : Triangle noir, Front uni de la Libération, etc. Groupes anarchistes sans formation ni affiliation politique précise, la plupart du temps composés d'anciens résistants, de jeunes, mais aussi de membres des Jeunesses Communistes, de membres de cette fraction d'extrême-gauche de l'Accion Democratica qui se donna le nom de « *M*ovimiento *de Izquierda Revolucionaria *» (le M.I.R.). C'est alors que les dirigeants prirent peur.
Peur de voir toutes leurs troupes déserter ; peur de se retrouver du jour au lendemain sans autre importance que celle d'un état-major qui n'a plus de soldats à lancer dans la bataille. Ils donnèrent à ceux qui leur restaient fidèles l'ordre de se joindre aux groupes terroristes urbains, de les noyauter, d'en prendre la tête et de ramener les égarés au sein de leurs partis respectifs. En somme, les directions des partis cédaient sur la tactique révolutionnaire à suivre pour assurer la continuité de leur recrutement. Pour être tout à fait juste, il faut ajouter que cela fut plus vrai pour la direction du P.C. que pour celle du M.I.R. qui, à la suite de son échec pour s'emparer de la direction de l'Accion Democratica, était plus favorable peut-être au passage à la lutte armée. Et puis, on ne hait bien que ce que : l'on connaît bien : entre militants d'un même parti, on se connaît.
294:122
Alors vint le premier stade, le temps où tous les journaux de la planète titraient sur les « batailles de rues à Caracas », celui de l'enlèvement de Si Stefano, du vol des tableaux de l'Exposition de peinture française. Ce fut la grande époque du terrorisme urbain, terrorisme qui se poursuit actuellement, mais qui se trouva relayé par l'apparition des premiers maquis dans le Lara et le Falcon.
Je fus dans la région où eut lieu la première tentative de création de maquis.
-- Tu vois, me disait un guerillero, c'était là, dans le massif du Petit Diable.
Il avait pris part à l'affaire et me la raconta : c'était épouvantable. Ils avaient appliqué à la lettre les théories de Che Guevara, -- « *Tu prends un fusil et tu attends *» -- bien qu'elles ne fussent pas encore émises sous cette forme. Ils avaient des fusils ; ils avaient un poste de radio -- énorme -- ; ils abandonnèrent leur ravitaillement pour porter le poste. Puis ils abandonnèrent le poste. Ils se mirent à errer dans la montagne inconnue, mangèrent des vers blancs -- « *C'était délicieux* », me confia mon camarade. Ils finirent par se faire prendre. Celui qui me raconta l'affaire s'évada et prit le maquis.
Car les maquis avaient continué de s'implanter. Plus habilement, organisant les paysans en comités, faisant régner à la fois la terreur et l'entraide. Ils se répandaient dans toutes les zones montagneuses -- et Dieu sait s'il y en a -- dans le Falcon, dans le Lara, dans les montagnes d'El Baschiller, dans les llanos, ces plaines à demi inondées de la vallée de l'Orénoque. Leurs premières actions éclatantes avaient eu lieu au moment de la crise des fusées, lorsqu'il s'était agi pour eux de créer un « second front » et de secourir Cuba. Puis Cuba n'eut plus besoin de soutien et la guérilla vénézuélienne se poursuivît avec des alternatives de toute sorte.
Pourtant, les chefs révolutionnaires avaient bien cru tenir leur victoire : aux plus beaux jours du terrorisme urbain, juste avant l'élection du président Leoni. Ils avaient lancé un appel au monde, qui était, avant la lettre, un bulletin de victoire :
295:122
«* L'un quelconque des jours qui viennent, proclamaient-ils, le gouvernement du Président Romulo Betancourt peut être renversé ; les Forces Armées de Libération se préparent pour la dernière et décisive bataille... *»
Ils avaient même persuadé Castro que ça y était, que l'armée allait basculer ; Castro avait envoyé des armes, beaucoup d'armes, débarquées dans une presqu'île du côté de Maracaibo. Et les armes avaient été prises.
« *Ils pensaient gagner, alors il n'y aurait jamais eu d'enquête,* me dit-on, *sans ça... *»
Sans ça, ils auraient continué comme d'habitude, avec les armes que des camarades achètent aux soldats américains saouls à Panama, avec les armes que font passer au compte-gouttes les partis communistes de Colombie ou du Brésil.
«* Mais ils suivent une ligne politique erronée *» m'expliqua Jacinta « La Negra », commissaire politique du Frente Guerillero, où je me trouvais. Comme je lui demandais de quelle ligne il s'agissait : «* Celle de Krouchtchev *», me répondit-elle.
Puis la fatigue vint. C'est bien beau vingt ans de guerre en perspective, l'exemple de Mao, celui des Vietnamiens, cela vous remonte le moral lorsque l'on est à courir la montagne, le fusil et le pistolet au côté. Mais ceux de l'arrière ? Je veux dire ceux des villes. Ils s'habituaient à l'idée d'une trêve. Bien sûr, on ne cédait rien ; les guérilleros restaient dans la montagne ; on créerait pour eux des zones de sécurité où l'armée ne pénétrerait pas... Mais ce serait fini de cette vie atroce, de la crainte de la dénonciation, de la perquisition, de la peur des interrogatoires, de la prison. Pourtant, les gens qui me tenaient ces propos étaient des durs parmi les durs. C'étaient eux qui m'avaient ouvert l'accès des maquis. Ils n'avaient que mépris pour les gens de la « lînea blanda », la ligne molle, celle du retour à la légalité, aux comités, aux réunions, aux manifestations « de masse ». Du fond de son île, Fidel Castro lançait ses avertissements : « *On ne peut pas replier une guérilla ; les guérilleros peuvent quitter un pays, non se replier *». S'il était toujours entendu du M.I.R. -- et encore, le principal doctrinaire de ce mouvement, Alberto Domingo Rangel, rejoignait la « ligne molle » -- la direction entière du P.C. vénézuélien se décidait pour le retour à la légalité.
296:122
Toute la direction, même ceux qui étaient connus pour être partisans de la lutte armée, comme Pompeyo Marquez, Gulliermo Garcia Ponce, ou Teodoro Petkoff. Tous, sauf un : le chef de l'appareil militaire, le commandant des guérilleros des montagnes du Falcon, Douglas Bravo.
Douglas Bravo fut exclu ; Fidel Castro soutint Douglas Bravo et rejeta de l'église révolutionnaire les dirigeants « de droite » du P.C. vénézuélien. Ceux-ci répondirent en rejetant la prétention du « Pape » révolutionnaire à tout régenter, des protestations, on passa aux menaces, puis aux reproches et aux invectives.
« Et puis après, qu'est-ce que tu veux que ça fasse ? me disait récemment un révolutionnaire vénézuélien. La « direction » peut adopter la ligne molle, mais ce sont les partisans de la ligne dure qui contrôlent l'appareil militaire, l'appareil financier... Ils nous ont absorbé, mais nous avons occupé les postes qui nous intéressaient, et que veux-tu qu'ils fassent ? »
Ils peuvent se tourner vers la Mecque des révolutions, tout affaiblie qu'elle soit par le schisme chinois et l'hérésie cubaine. Ils peuvent, comme le disait un des membres du Comité Central du Parti Communiste vénézuélien à un correspondant de l'agence américaine « *Associated Press* » : « demander à l'Union Soviétique de les débarrasser de Fidel Castro »... En attendant, tandis que le Parti Communiste Vénézuélien se propose d'animer « le développement d'un grand mouvement national en faveur d'un changement progressiste, national et démocratique », (on croirait la motion d'un congrès radical) Fidel Castro envoie ses spécialistes de la guérilla renforcer les Frentes Guerilleros et continue de prophétiser cette révolution qui doit se faire, parce qu'elle est, dit-il, inscrite dans la structure même de la société.
##### Au pays des orchidées, la violence règne depuis cent cinquante ans
J'étais dans le bureau du directeur du journal conservateur de Bogota, *El Siglo*. J'avais l'impression que je demandais à celui-ci l'impossible ; comme si, juste débarqué en France, un Colombien demandait une explication claire et rapide des relations entre la Fédération, le Parti Socialiste et le Parti Radical. De quoi décourager le plus aimable des interlocuteurs.
297:122
-- La violence ? me dit cet homme. Vous savez depuis combien de temps elle déchire notre pays ?
Je passai en revue les dates fatidiques que j'avais lues dans les livres traitant du sujet. Chaque fois, mon vis-à-vis hochait négativement la tête :
-- Elle dure depuis cent cinquante ans, finit-il par me dire, depuis notre indépendance.
Il y eut, au début, la guerre des libéraux contre les conservateurs. Puis il y eut la guerre traditionnelle des fils des libéraux contre les fils des conservateurs. Suivit la vendetta des villages « libéraux » contre les villages « conservateurs ». (Tout cela ne se faisait pas à sens unique, bien sûr, mais chacun son tour : un jour, les conservateurs vont massacrer un village libéral et, le mois qui suit, l'inverse se produit). Il y eut aussi, jusqu'à ces dernières années, l'utilisation de ces vendettas à des fins électorales. Un quelconque fonctionnaire, voyant venir les élections et craignant que son parti perde la majorité -- et lui-même son poste -- organise quelque massacre d'adversaires politiques pour être plus sûr du résultat du scrutin.
Telle était, telle est la violence traditionnelle, dont l'espèce se perd sous l'influence du progrès et de la politique internationale. Car, soulignons-le, la violence, telle qu'elle a existé jusqu'à ces dernières années, était un phénomène essentiellement colombien, sans connexion aucune avec les mouvements révolutionnaires internationaux ; c'était le meilleur moyen de se débarrasser d'un voisin qui n'était pas du même parti que vous -- parti qu'on ne choisissait pas, mais dans lequel on naissait et mourait, à un âge plus ou moins avancé, selon sa chance et son habileté au *machete* et au pistolet.
Aujourd'hui, la police avoue sa perplexité : une « nouvelle vague » de violence caractérisée par une abondance de délinquants juvéniles, sans attaches réelles avec ce que l'on a connu auparavant vient compliquer la situation.
298:122
D'autre part, le Parti Communiste Colombien a fait son miel des égorgements réciproques des libéraux et conservateurs. Il y a, en Colombie, un certain nombre de « Républiques Indépendantes Communistes ». Ce sont des territoires qui échappent à la juridiction colombienne, à la surveillance de la police, à l'action de l'armée. Du moins, cela était vrai, il y a encore peu de temps.
Comment sont nées ces « républiques indépendantes » ?
Du besoin de tranquillité et de protection des paysans fuyant les massacres de leurs semblables et la répression des forces de l'ordre. On ne demanda pas, au début, à ceux qui se réfugiaient de renier leur appartenance politique : c'eut été leur demander de renier leur famille. On leur demanda d'assister aux cours de formation politique, et d'ajouter « communiste » à leur appartenance passée. Il y eut des « conservateurs-communistes », des « libéraux-communistes » et aussi des « catholiques-communistes » et des « protestants-communistes ».
Il ne faut pas croire cependant que les chefs communistes aient fait mener à leurs ouailles une vie paisible inspirée des bergeries du dix-huitième siècle. Les « zones d'autodéfense paysanne » -- c'est ainsi que le Parti Communiste colombien les appelait -- étaient des centres d'entraînement militaire et le siège des écoles de cadres. Mais les paysans y trouvaient un certain ordre, au milieu d'un pays anarchique.
Ces républiques se trouvaient situées dans les montagnes et, en général, assez loin de Bogota. Il y eut pourtant des exceptions : la République de Sumapaz, où je me rendis pour rencontrer son chef incontesté, Juan de la Cruz Varela, se trouvait à 80 kilomètres de la capitale. Il y eut même mieux, les bidonvilles qui champignonnent au cœur de Bogota à une vitesse déconcertante ont été l'objet de tentatives d'organisation par les communistes sur le modèle des « républiques indépendantes ». Dans certains cas, ce fut un échec ; mais une, au moins, celle de Polycarpo, résista, il n'y a pas si longtemps, aux assauts de la police et de l'armée réunies.
299:122
Il est certain que les paysans colombiens réfugiés ou annexés dans les « zones d'autodéfense paysanne » (et souvent leurs chefs) se moquent bien de la querelle sino-soviétique. Cependant, leur dénomination même indiquait clairement que le Parti Communiste colombien avait fait un choix, qu'il était ennemi des aventures et qu'il ne demandait qu'une chose : maintenir ses républiques intactes sans heurts avec qui que ce soit. Des heurts, il s'en produisit néanmoins chaque fois que l'armée colombienne voulut pénétrer dans le « domaine réservé » du Parti Communiste. C'est ainsi, par exemple, que commença la campagne de Marquétalia, qui ne semble pas encore terminée aujourd'hui.
Cette attitude passive ne fut pas sans provoquer de vives critiques parmi les Intellectuels de Bogota ; il naquit un certain nombre de groupements révolutionnaires qui devaient au cours des années s'affirmer qui prochinois, qui procastristes, comme le F.U.A.R. -- les Forces Unies Armées Révolutionnaires ; le M.O.D.E.C. -- Movimiento Obrero Estudiantil y Campesino, le mouvement ouvrier, étudiant et paysan ; le P.C.C. M-L. -- Parti Communiste Colombien Marxiste-Léniniste d'inspiration chinoise.
Ce dernier trouva un porte-drapeau de choix dans la personne de l'Abbé Camilo Torrès.
J'ai rencontré l'Abbé Camilo Torrès alors qu'il était encore recteur de l'École d'Administration de Bogota. Ses sentiments ne pouvaient faire de doute. Il déplorait le manque de mordant, d'organisation de la gauche, comme de l'extrême-gauche colombiennes. Nous parlâmes des maquis : « *Peuh,* me dit-il, *il n'y a rien de bien sérieux *». Il réfléchit un moment, puis il ajouta :
« *Vous savez, il paraît que les Cubains passent des* « *contrats de maquis *». *Oui, si vous vous engagez à créer un maquis, ils subventionnent vos activités politiques. On le dit du moins *».
Ce ne fut pas de ce côté que l'abbé Camilo Torrès chercha sa voie et trouva la mort.
Il demanda d'abord, et obtint, d'être réduit à l'état laïque. Il organisa des réunions politiques qui entraînèrent quelques troubles, notamment à Medellin, la grande ville industrielle de la Colombie. Il eut des démêlés avec la police et la justice militaire. Mais il n'avait pas quitté la soutane pour tenir quelques réunions si agitées fussent-elles. Il voulait unifier la gauche colombienne, créer une opposition monolithique au régime du « Front National » et à ses combinaisons politiques. Alors, il lança le *Frente Unido* -- le Front Uni et annonça une grande manifestation de masse à Bogota. Il y vint 50 personnes... La police dispersa les manifestants, encercla l'immeuble où l'abbé s'était réfugié et ne le laissa partir qu'à minuit.
300:122
Alors Camilo Torrès disparut. On sut qu'il était entré en relations avec le P.C.C.-M.L. (le Parti Communiste Colombien -- Marxiste Léniniste), c'est-à-dire avec le groupe pro-chinois des jeunesses communistes qui avait fait scission au début de 1964.
C'étaient des purs. Ils avaient décidé de limiter volontairement le nombre de leurs adhérents en refusant tous ceux qui avaient joué un rôle politique quelconque, tous ceux qui s'étaient présentés à la moindre élection. Pourquoi ? Pour rompre, disaient-ils, avec « la fiction de la démocratie parlementaire », en réalité pour éviter d'être noyautés par les communiâtes orthodoxes et surtout, surtout, pour ne pas retrouver dans leurs rangs d'anciens coupeurs de routes « convertis » au marxisme et devenus guérilleros avec la bénédiction du Parti. Ce qui est, là-bas, assez fréquent tout de même.
Puis ils constituèrent un maquis et une armée : l'E.L.N., l'Armée de Libération Nationale. Cette armée alla s'implanter dans la province de Santander et commença d'occuper des villages, de récupérer des fonds dans les bureaux de poste -- il faut bien vivre --, de réunir les populations et de leur faire des discours sur les beautés du régime à venir, mais aussi ils coururent la montagne, poursuivis par les patrouilles de l'armée colombienne.
C'est là que s'était réfugié Camilo Torrès après son échec de Bogota et d'où, au début de janvier 1966, il lança un manifeste, appela à la lutte armée. Il fut nommé « chef suprême » de l'E.L.N., ce qui surprend un peu lorsque l'on songe que Camilo Torrès était un spécialiste de la sociologie urbaine, mais qui s'explique lorsque l'on sait que ce n'était là qu'un titre honorifique, le commandement véritable restant entre les mains de Fabio Wasquez Castano et de V. Alfons Medina Moron, militants éprouvés du P.C.C.-M.L.
301:122
Dire que le passage de Camilo Torrès dans les rangs des maquisards fit l'effet d'une bombe, c'est vouloir rester volontairement au-dessous de la vérité. Les seuls qui trouvèrent qu'il n'avait pas fait tout ce qu'il aurait pu furent les chefs du P.C.C.-M.L. L'un d'eux confiait froidement à l'un de mes amis résidant alors à Bogota, que c'était bien, que cela permettait au mouvement de se faire connaître, que c'était un bon porte-drapeau, mais que l'abbé ferait un bien plus beau martyr...
Les vœux de ce camarade n'allaient pas tarder à être exaucés : à peine deux mois après son passage au maquis, Camilo Torrès tombait dans une embuscade. Il était tué.
Alors commença l'exploitation éhontée du cadavre. Tous ceux qui avaient laissé Camïlo Torrès manifester à peu près seul dans les rues de Bogota et ne lui avaient offert le choix qu'entre le ridicule de rentrer chez lui ou la mort aussi certaine que représentait le maquis, tous ceux-là se mirent à arborer son image, sûrs de faire recette. Il y eut, il y a des « Congrès Camilo Torrès » où tous ceux qui veulent à toute force faire bénir une révolution, qui n'est souvent que l'alibi politique de coupeurs de route chevronnés, se réunissent à l'enseigne du martyr rouge.
Pauvre Camilo Torrès ! Je le revois dans son bureau, au dernier étage de l'École Supérieure d'Administration. En bas, dans la rue, le Bataillon-Garde-Présidentiel défilait musique en tête ; comme je me penchais pour mieux voir le joueur de xylophone qui précédait le cortège, il me dit :
« *Cela vous amuse ; moi, je hais l'armée *».
Comme s'il avait eu une prémonition du sort qui l'attendait.
##### Des mineurs et de la dynamite
Sur la place Murillo de La Paz, deux soldats montent la garde au pied d'un joli réverbère rococo. C'est là qu'en 1946 fut pendu le Président de la République. Il y eut, à l'occasion, d'autres pendus à d'autres réverbères, mais seul celui du Président Gualberto Villaroel a droit à sa garde.
Peut-être pour raisons d'économies, car la Bolivie est un pays pauvre, un pays, me disait Victor Alba, où « *même les riches sont pauvres *».
302:122
Il y eut cependant de grandes fortunes, celle des Patino par exemple, modèles des seigneurs de la « rosca », des « seigneurs de la rouille » -- comme on nommait les propriétaires des mines d'étain. Hélas, les mines d'étain sont nationalisées et, depuis lors, en déficit constant. Les mineurs ont arraché un certain nombre de réformes, d'avantages sociaux qui paraîtraient sans doute dérisoires en Europe, mais qui en font, sur les Hauts-Plateaux andins, des privilégiés et qui suffisent à rendre « non compétitif », comme on dit, le prix de l'étain bolivien.
« Il faudrait, assurent les experts, licencier 5.000 employés sur 27.000 ». Mais chaque fois que se précise cette menace, les mineurs se mettent à manifester, brandissant leurs armées « professionnelles » et les rues de La Paz se peuplent de petits hommes bruns tenant haut levés les bâtons de dynamite avec lesquels « ils ont littéralement pulvérisé » une colonne militaire venue réprimer un soulèvement.
« D'un côté les mineurs, de l'autre les paysans, il n'y a pas assez de gâteau pour tous ; alors, il faut choisir et ce que l'on donne à l'un, il faut le prendre aux autres. C'est tout le drame de la Bolivie ».
Ajoutons que toute l'histoire de la Bolivie est un drame, que ce pays est la véritable patrie des héros comme les concevaient les romantiques et qu'avec un peu moins de deux cents coups d'État et révolutions depuis son indépendance, il est un sérieux concurrent au titre de champion des deux Amériques. C'est le pays des « caudillos barbares », comme Melgarejo, qui faisait présider les conseils des ministres par sa maîtresse nue. Il eut un geste qui devrait le rendre cher au cœur de tous les Français. Lorsqu'il apprit le désastre de Sedan, il décida de venir au secours de cette France qu'il aimait tant. Il mobilisa l'armée bolivienne, se mit à sa tête et partit... pour revenir bientôt dans ses tristes casernes, car il n'avait pas de bateaux.
Troisième pilier de la vie politique bolivienne, l'armée. C'est elle qui fournira les cadres gouvernementaux de toute la période qui s'étend de la prise du pouvoir par Gualherto Villaroel en 1943 à l'élection de Paz Estenssoro en 1952. C'est d'elle que sortira l'actuel Président de la République : René Barrientos, général.
303:122
Ce sont de jeunes officiers, amers de la défaite de leur pays dans l'horrible guerre du Chaco, qui entraînent le pays dans une série de coups d'État : 1934, 1936, 1937, 1939, 1943... Et puis, en 1952, C'est l'arrivée au pouvoir d'un civil, même de deux civils : Paz Estenssoro et Juan Lechin Oquende, l'un Président et l'autre vice-président ; l'un s'appuyant sur les paysans et l'autre -- autrefois chef incontesté des mineurs -- symbolisent parfaitement la vie politique de ce pays où la plus grande activité des présidents est de se défendre contre les intrigues des vice-présidents.
Intrigues compliquées, que vinrent encore embrouiller les querelles que suscita le personnage de Juan Lechin. Pour les « purs », les irréductibles de la révolution violente, Lechin est un traître. N'est-il pas allé à Formose et n'a-t-il pas prononcé un discours souhaitant que les forces de Tchang-Kai-Chek reconquièrent le plus vite possible la Chine de Mao Tse Toung ? N'a-t-il pas pris position contre l'offre soviétique de renflouer l'économie bolivienne et de moderniser l'industrie de l'étain ?
La campagne dirigée contre lui atteignit son paroxysme lorsque les mineurs de Gatavi et de Siglo XX décidèrent qu'il ne remettrait plus les pieds sur le territoire de ces deux mines. C'est alors que le gouvernement, pour lui éviter des ennuis, le nomma ambassadeur à Rome et tenta, en son absence, de briser l'organisation syndicale qui faisait sa force.
Paz Estenssoro fit mieux que se défendre au jour le jour ; il organisa ses troupes. Le M.N.R., son parti -- cela veut dire, bien sûr, Mouvement National Révolutionnaire -- plaça des cadres, des « comandos » dans chaque village, les forma au cours de sessions d'études dans la capitale, leur apprit à faire de bonnes élections (des chapeaux de couleurs différentes où l'on met son bulletin, selon que l'on est pour ou contre), recruta et surtout arma des milices paysannes.
Cela n'alla pas sans que se créent des postes aux prérogatives enviables. « *La lutte pour les postes au sein du M.N.R.,* écrit le journaliste mexicain Luis Suarez, *est plus âpre et coûteuse qu'une élection à la chambre des députés. Il existe dans certaines régions, comme on peut le constater à Santa-Cruz, sur les* « *llanos *» *tropicaux, une rivalité qui en arrive à ce que s'établisse une sorte de frontière entre chefs locaux :* « *Toi, jusque là ; moi, jusqu'ici *». *Il y a des dirigeants qui contrôlent de véritables milices armées, comme José Rojas à Cochabamba, dont l'appui est fondamental pour le gouvernement *».
304:122
Jamais démocratie ne tut mieux défendue que celle de Paz Estenssoro ; lorsque le général Barrientos prit le pouvoir, on découvrit les tables d'écoutes téléphoniques, les enregistrements sur bandes, les rapports des innombrables « comandos » et la mise en fiche de 700.000 citoyens boliviens... sur une population d'environ trois millions et demi d'habitants.
Paz Estenssoro fit aussi une réforme agraire. Réforme difficile, car les terres à cultiver abondent, mais dans les plaines tropicales du sud-est du pays, alors que les Indiens Aymaras ou Quechuas sont habitués à vivre sur les plateaux, à 4.000 mètres d'altitude, dans le froid et le vent. Ajoutons que l'on essaya, au début, le système des fermes collectives et que les résultats furent désastreux : sur 24 familles de la Base d'Action Andine de Cotoca, par exemple, il n'en resta que 3 qui acceptèrent de se plier à des conditions de vie « scientifiques ».
Enfin, ce fut l'effondrement du régime de Paz Estenssoro. Les mineurs, sur lesquels Juan Lechin avait péniblement rétabli son influence, ne bronchèrent pas pour soutenir un gouvernement qui avait favorisé les paysans ; l'armée se trouva derrière le vice-président, qui était justement le général Barrientos. Les milices paysannes du M.N.R. n'osèrent pas bouger devant la conjuration de l'armée, des mineurs et des étudiants.
La popularité du nouveau chef d'État bolivien venait d'un incident peu connu : Des accidents s'étaient produits au cours de sauts en parachute. Les parachutes ne s'étaient pas ouverts ; il y avait eu des morts ; la presse s'était emparée de l'affaire et accusait justement Barrientos d'incapacité. Celui-ci convoqua les journalistes au terrain de saut, fit choisir au hasard un parachute dans le tas, l'endossa, monta dans un avion et sauta. De cet instant, le petit orphelin élevé par les Pères Franciscains, le général sorti du rang, devint une sorte de héros national.
305:122
##### "Le devoir de tout révolutionnaire..."
Tel est, brossé à grands traits, le « background » de la dernière aventure castriste. Précisons d'abord que l'existence de guérilleros en Bolivie n'est pas un phénomène récent. Dès 1963 et 1964, les dépêches d'agences signalaient l'existence de groupes armés « dans l'est du pays » et, inévitablement, le lendemain, faisaient état « d'opérations militaires » destinées à éliminer les « hors la loi ».
Cette fois, un élément étranger à la Bolivie et à ses complications politiques allait transformer ce qui n'était d'habitude qu'opération de police et de routine en un événement d'intérêt mondial -- la présence et la mort de « Che » Guevara.
Ce fut là l'ultime échec de celui dont le nom reste inséparable de ceux de Raul et Fidel Castro. Ultime échec, après celui de ses expériences bancaires, après l'évaporation de l'industrialisation cubaine au soleil soviétique, après l'échec encore de la transformation de la société cubaine selon les normes anarchomarxistes qu'il défendait. Battu sur tous les terrains, il restait à « Che » la révolution.
Là, il faisait figure de spécialiste. Spécialiste discuté, mais spécialiste quand même. Je me souviens que, lorsque je citais son nom dans le maquis vénézuélien où je passai quelque temps, les guérilleros faisaient la grimace. « *Le livre de Che et ses théories ne sont pas assez enracinés dans le marxisme léninisme *», me disait le Dr Mujica, alias Commandant Tancredo ; lorsque je poussais un peu ses compagnons ils me racontaient l'histoire du premier maquis vénézuélien, de l'affreuse aventure du massif d'El Diablito, de ceux qui avaient cru aux théories cubaines.
La doctrine cubaine en matière de révolution est assez simple. Elle a été définie tout au long dans un document de base intitulé : « *La seconde Déclaration de La Havane *», lu par Fidel Castro le 4 Février 1962. Le texte en est fort intéressant. « Vous dites que Cuba exporte la révolution, déclare en substance Castro. C'est une folie, car la révolution est déjà chez vous ». Et c'est un appel aux 32 millions d'Indiens, aux 45 millions de métis, aux 15 millions de nègres, aux 14 millions de mulâtres, pour la plus grande guerre raciste qui se puisse imaginer.
« *Qu'enseigne la révolution cubaine ? poursuit-il. Que la révolution est possible, que les peuples peuvent la faire, que dans le monde contemporain il n'y a pas de force capable d'empêcher la libération des peuples... *»
306:122
Et il lance cet appel que le parti communiste mexicain crut bon de caviarder en publiant le texte de la déclaration :
« *Le devoir de tout révolutionnaire, c'est de faire la révolution *».
Ajoutons à ce texte primordial la phrase prononcée par Fidel Castro le 26 juillet 1960 à Mercedès, lors d'un discours prononcé pour le septième anniversaire du soulèvement de la Moncada :
« *Ici, face à cette Sierra Maestra invaincue, nous voulons que la Cordillère des Andes devienne la Sierra Maestra du continent américain *».
Le petit frère, Raul Castro, ajoutait sa modeste pierre à l'édifice avec une phrase à vrai dire empruntée aux Chinois :
« *L'étincelle mettra le feu à toute la plaine *», affirmait-il. Tels sont les textes sacrés de la révolution latino-américaine, type marxiste, variante fidéliste. Ils déchaînèrent l'admiration et le scandale.
L'admiration, chez les révolutionnaires non communistes, chez les plus jeunes surtout, qui eurent l'impression de se trouver en face de gens qui voulaient vraiment faire quelque chose. D'autant que les diplomates cubains prenaient des initiatives hardies, ce qui conduisait bon nombre de pays à expulser tel où tel attaché, à suspendre les relations diplomatiques, etc. Il n'y eut que l'Égypte de Nasser pour inscrire autant d'incidents peu agréables à son palmarès.
Le scandale, chez les membres des « vieux partis » communistes qui virent d'un très mauvais œil ce nouveau venu leur donner des leçons de révolution. Ils devaient pourtant faire taire leur aigreur et leur ressentiment : le nouveau venu, « el loco », le fou, comme l'appelaient les communistes cubains au début de sa tentative, avait réussi la seule révolution marxiste d'Amérique Latine. Une révolution « hors les règles », une révolution qui renversait les techniques savantes et prudentes du noyautage à longue échéance, de la mainmise sur les syndicats et surtout du jeu subtil de la « révolution en partie double », tel qu'il avait été joué en Argentine, au Pérou ou au Venezuela pendant les dictatures.
307:122
Gerardo Molina, le très marxiste doyen de l'Université Libre de Bogota, conseiller du Parti Communiste colombien, me glissa un jour « en passant » :
« Il faut bien le dire, la révolution cubaine a plus servi la réaction que la gauche sud-américaine ».
Pour tous ces fonctionnaires de la révolution remise, Fidel Castro c'est le pavé dans la mare ; la révolution cubaine : un reproche continuel ; les mouvements castristes : des concurrents redoutables. Mais le pire, c'était « Che » Guevara.
En effet Castro fait de la stratégie révolutionnaire. Lorsqu'il hurle dans le micro (17 janvier 1963) : « *Ce sont les masses qui font l'histoire et pour faire l'histoire, il est indispensable d'amener les masses latino-américaines au combat *», cela ne force personne à quitter son lit pour prendre le maquis. Mais « Che », lui, faisait de la tactique insurrectionnelle. Il était le théoricien du « foquisme », une nouvelle méthode pour faire la révolution. Son expression la plus concise nous est donnée par une confidence que rapporte Jean Ziegler. Revenant d'un voyage en Afrique, « Che » lui aurait dit : « *Tu prends un fusil, tu t'installes parmi les paysans, n'importe où, au Brésil, au Congo -- et tu attends. Le reste viendra tout seul *».
C'est là une autre face de l'affirmation de Castro selon laquelle Cuba n'exporte pas la révolution, mais que celle-ci existe à l'état latent dans toute l'Amérique Latine (« Che » y ajoutait l'Afrique). S'il y a révolution latente, il doit suffire d'un révélateur pour qu'elle apparaisse : le guérillero est ce révélateur, le maquis crée autour de lui les conditions de la révolution.
##### *Le tombeau de "Che" Guevara*
Aussi, lorsque l'on sut que « Che » Guevara était à la tête des bandes boliviennes, l'émotion fut grande à Saint-Gerniain-des-Prés et dans tous les lieux gagnés à la-gauche-qui-pense.
Les premières informations concernant sa présence dans la région de Camiri vinrent de l'état-major de l'armée bolivienne. On n'y crut pas, la source étant impure. Pourtant, l'arrestation d'un philosophe français, accompagné d'un photographe chilien et d'un révolutionnaire argentin, donna à penser. Un tel groupe ne va pas communément endoctriner les paysans des confins argentino-chilio-péruviano-boliviens.
308:122
L'arrestation de Régis Debray devint l'objet de manifestes à signatures et de pétitions multiples. On reste aujourd'hui confondu lorsque l'on relit toute cette prose. Tout d'abord à cause de ses incohérences.
D'un côté, on affirme que Régis Debray est un simple et honorable journaliste qui ne faisait que son métier, ce qui permet de traîner dans la boue le gouvernement obscurantiste de la Bolivie qui garde en prison, au secret, un intellectuel sans liens avec ces maquisards qu'il a pu, le cas échéant, rencontrer par hasard au gré de ses rêveuses promenades. La caution de tout cela, c'est MM. Sartre (Jean-Paul) et Maspéro (François), ainsi qu'un énergumène qui dirige à Mexico une feuille pro-castriste nommée *Sucesos*. De quoi rassurer.
Au même moment, ou presque, l'hebdomadaire *Le Nouvel Observateur* révèle que, à tout bien peser, la promenade n'était pas si innocente qu'on veut bien le dire, que Régis Debray avait été convoqué par « Che » Guevara -- la librairie Maspéro servant de boîte à lettres -- et celui-ci voulait simplement discuter avec lui des thèses contenues dans son livre : *La révolution dans la révolution.*
A lire cela, je me demandais quel intérêt pouvaient bien avoir les rédacteurs de cette feuille à aggraver les charges qui pesaient sur Régis Debray et si, en fin de compte, ils n'étaient pas ravis d'avoir « leur martyr ». Philosophe, normalien, jeune et barbu, Régis Debray, s'il était condamné à 30 ans de prison, leur permettait quelques années de belle rhétorique.
Il n'y avait d'ailleurs pas trop à s'alarmer : nous n'étions pas à Cuba. Là, son cas eut été plus désespéré et les délais judiciaires moins longs. Il existe des exemples. Ainsi, lorsqu'en octobre 1960, trois jeunes nord-américains furent arrêtés à Cuba, en liaison avec les maquis anti-castristes, leur sort fut rapidement réglé. Condamnés à mort, leur appel fut examiné et rejeté en quelques instants : *cinq minutes* pour Zarba qui n'avait pas eu l'autorisation de rencontrer son avocat avant le procès et n'avait donc pas pu préparer sa défense ; *dix minutes* pour Fuller et Thompson. Après quoi, on les fusilla.
309:122
Ajoutons qu'il y aurait une escroquerie certaine à assimiler le cas de Régis Debray à celui des intellectuels récemment condamnés en Union Soviétique et à « pétitionner » pour les deux ensemble par raison de symétrie : Régis Debray n'est détenu ni dans un camp de travail, ni dans un asile de fous. Il purge sa peine au mess des officiers de Clamiri, le portrait du général de Gaulle orne le mur de sa cellule -- ce qui est curieux pour un si farouche révolutionnaire --, il vient de se marier. Que l'on veuille bien croire que nous sommes ravis de tout cela et, lorsque le *Figaro* nous apprend qu'à l'occasion de son mariage, il a déjeuné avec sa femme à la table du colonel qui présidait le tribunal qui le jugea, nous sommes encore plus heureux. Nous nous demandons seulement quelle figure font les pétitionnaires d'antan. Il n'y a que le souvenir de Zarba, Fuller et Thompson qui continue de nous chiffonner. Il nous empêche même de nous passionner sur les conditions exactes de la mort de « Che » Guevara.
Car « Che » est mort au fond d'un ravin perdu dans la région de Camiri. Les informations diffusées par le commandement bolivien étaient exactes. C'était bien lui qui, sous le nom de « Commandant Ramon », essayait de transformer la Cordillère des Andes en Sierra Maestra du continent. Sa mort n'est que le couronnement du dernier échec de sa carrière. La jungle et ses pièges, qui devaient, selon Marcel Niedergang du *Monde,* permettre l'installation « *d'une base inexpugnable *», se sont retournés contre les guérilleros et leur chef. Pourtant, sur le papier, à jouer les stratèges en chambre devant une carte d'état-major, il semblait que tout dût jouer en leur faveur : c'est du moins ce qui était admis, selon le même Marcel Niedergang, par « des hommes bien placés pour connaître les intentions des guérilleros ». Écoutons-le ;
« *Cette zone n'a pas été choisie au hasard, non seulement en raison du terrain mais surtout en fonction des voies de dégagement. Du Nancahuazu, il est possible de rejoindre facilement les trois étages de la Bolivie : les plaines orientales par les vallées de Cochabamba et l'Altiplano par des défilés.* (...) *A long, terme, si le foyer se maintient, il sera possible de former des colonnes marchant parallèlement vers la capitale. Cela implique évidemment une liaison avec les mineurs des mines d'étain de l'Altiplano. Certains d'entre eux ont déjà pris le maquis. On parle d'étrangers dans la guérilla. Quelle importance ? N'y a-t-il pas des étrangers aux côtés de l'armée bolivienne ? *»
(*Le Monde*, 18 mai 1967).
310:122
Ce beau discours s'est révélé faux d'un bout à l'autre. Le terrain semble bien avoir été choisi sur la carte, et non d'après les facilités qu'il offrait réellement. Sur la carte, il est parfait ; les frontières d'Argentine et du Paraguay sont proches ; il existe à proximité un objectif pour les actions de sabotage : les pétroles de Camiri. Mais la réalité ne tient pas compte des cartes, fussent-elles d'état-major. Dans les fonds étouffants du Nancahuazu, les guérilleros de « Che » Guevara ont été isolés du monde, pris au piège le plus effroyable et, de plus, abandonnés par ceux-là même qui semblaient devoir les épauler.
Des mineurs sont venus se joindre à eux : une vingtaine. Ils ne sont pas restés. Avant tout pour la raison très simple qu'on ne fait pas vivre sans préparation dans la jungle tropicale des hommes qui sont habitués à l'altitude des plateaux boliviens ; on ne les fait pas passer de 4.000 mètres à quelques centaines de mètres d'un coup et on ne leur demande pas, alors, de supporter les fatigues inséparables de la vie de guérillero. Ils quittèrent la zone de guérilla.
Leur ahandon ne fut pas le seul. Lorsque « Che » Guevara arriva en Bolivie, il dut traiter avec ceux qui représentaient « la révolution », c'est à dire avec le Parti Communiste bolivien. Le Parti Communiste bolivien est un parti de tendance soviétique ; dans la querelle qui opposait castristes et communistes au Venezuela, il s'était rangé du côté du P.C. vénézuélien. Lorsqu'il vit arriver la troupe des Cubains -- parce que « Che » Guevara n'était pas seul, mais avait avec lui tout un état-major, aujourd'hui mort ou en fuite -- il posa ses conditions pour soutenir le « Frente guerillero ». La première était inacceptable : c'était le contrôle politique des nouveaux maquis ; bien sûr, « Che » la refusa. Ce fut l'étranglement.
*Il est certain,* dit Debray à un journaliste qui s'entretint avec lui dans sa prison de Camiri, *que de sérieux problèmes se sont élevés entre* « *Che *» *Guevara et le Parti Communiste bolivien. Ils étaient arrivés presque à la rupture trois mois avant le début des hostilités et, bien sûr, cela a dérangé considérablement et profondément les relations entre les guérilleros et les autres forces politiques du pays. Il est certain que cette quasi-rupture a joué un râle capital dans la liquidation des guérillas *»*.* (*Times,* 28 octobre 1967).
311:122
Abandonné par les meneurs, abandonné par le Parti Communiste bolivien, le groupe des guérilleros se heurte aussi à la méfiance, sinon à l'hostilité des paysans. Ici, c'est le journal de « Che » qu'il faut citer :
« *Notre isolement demeure total, la masse paysanne ne fait pas le moindre geste. *»
Et, le 20 mars, un mois et demi avant que M. Niedergang n'explique que l'on se trouve en présence du « *foyer de guérilla le plus important de tous ceux qui ont surgi depuis dix ans, avec des fortunes diverses, au sud du Rio Grande *», il ajoute :
« *Il règne ici une atmosphère de déroute, une impression de chaos *»*.*
Redonnons la parole à Régis Debray :
« *Le* « *Che* » *voulait en finir avec tout. Pessimiste quant à l'issue du combat qu'il entreprenait, déçu par la façon dont évoluait la cause révolutionnaire en Amérique Latine, Guevara a voulu, en quelque sorte, jeter le manche après la cognée. *»
Et comme le journaliste qui l'interroge lui demande :
« *La mort de Guevara serait donc une longue marche vers le suicide ? *»
Debray répond :
« *Oui, c'est à peu près cela. *»
Ce sont alors les lamentations de Fidel Castro devant les caméras de la télévision. Lamentations, mais aussi menaces : les responsables de la mort de Guevara seront châtiés, affirme-t-il en substance et c'est l'affolement dans les « vieux partis » qui multiplient les déclarations :
« *Notre peuple a été moralement aux côtés des guérilleros*, confie Jorge Kolle membre du secrétariat du Parti Communiste de Bolivie au journal chilien *El Siglo*, *ce qui est regrettable c'est que ce soutien moral, comme nous l'avions prévu, n'ait pu être concrétisé de façon active*. »
312:122
Après les déclarations, les reportages : *L'Humanité* nous en offre un, réduit par le malheur des temps à un seul article « de son envoyé spécial Jacques Arnault ». De tous les étonnements qu'il confesse éprouver au contact de la réalité bolivienne -- « dans les rues de La Paz, l'Indien ne semble pas rôder : il est chez lui » ; « l'armée bolivienne n'est pas composée de soldats de métier mais de soldats du contingent » ; « il y a eu une réforme agraire » -- nous n'en retiendrons qu'un :
« *Autre élément inattendu pour un Européen non spécialisé dans les affaires latino-américaines : la force du sentiment national dans chacun des pays d'Amérique Latine. *»
Lisant ce texte, je me rappelais un soir de 1962 à La Havane. C'était sur le Paseo José Marti, les « négritos » (c'est ainsi que l'on appelle les moineaux de Cuba) avaient fini de se nicher dans les arbres, je me promenais avec un ami cubain dont l'admiration pour « Che » Guevara était sans égale :
-- Tu vois, me disait-il, le rôle de Cuba, le rôle essentiel de Cuba c'est de créer un nouveau type de révolutionnaire latino-américain. Il existe des révolutionnaires, de bons révolutionnaires dans chaque pays. Mais ce sont des révolutionnaires chiliens, ou colombiens, ou salvadoriens. Alors, on les fait venir à Cuba et Cuba est le creuset où nous les fondons ; lorsqu'ils repartent, nous n'avons plus que des révolutionnaires sud-américains...
-- Comme le « Che » ?
-- Comme le « Che ». Il est argentin de naissance, il a débuté au Guatémala son action révolutionnaire ; il est ministre à Cuba. Ce sont des hommes comme lui dont nous avons besoin.
La mort de « Che » Guevara, c'était le démenti sanglant aux thèses castristes selon lesquelles il n'y avait qu'à paraître pour que naquit la révolution, mais c'était aussi la mort de ce rêve d'un autre homme sud-américain, interchangeable, omni-national, bon pour tous les maquis et toutes les dictatures du prolétariat.
« Ce qui paraît vrai, continue l'envoyé spécial de *L'Humanité*, c'est que l'arrestation de l'étranger Régis Debray et de l'étranger Bustos, puis la confirmation de la présence de l'étranger « Che » Guevara permirent au gouvernement d'utiliser l'arme redoutable du sentiment national sous sa forme nationaliste. »
313:122
-- La révolution en Amérique Latine sera continentale...
Je me retrouvais en pensée sous les arbres de La Havane ; la mort de Guevara était le troisième échec que je constatais de ces tentatives de « révolution sans frontière » depuis que je me promène au travers de l'Amérique Latine :
Il y a eu l'aventure du « Plan Cinturon Rojo », qui devait regrouper dans un ensemble puissant les troupes de Juliao (le chef des ligues paysannes brésiliennes), les colombiens de Juan de la Cruz Varela et ceux du chef de bande Sangre Neggra. Juliao est en exil. Sangre Negra est mort, dénoncé par son frère qui a réclamé aux autorités colombiennes qu'on lui verse le prix du sang. Le Plan « Cinturon Rojo » s'est effondré.
Il y a eu le projet de maquis communs entre le Venezuela et la Colombie. Cela échoua pour une raison que je connus, étant à Caracas et recevant les plaintes des deux parties : les négociateurs colombiens ne trouvant plus de place à l'hôtel convenu allèrent loger ailleurs et les hommes de liaison des maquis vénézuéliens ne parvinrent jamais à remettre la main dessus.
Cette fois, ce n'était ni la mort inopportune, ni les hasards de l'hôtellerie qui étaient responsables de l'échec, mais la méfiance obstinée du paysan pour ceux qui ne sont ni de son sang ni de son terroir, pour ceux qu'il ne connaît pas. C'était la réalité quotidienne qui faisait échouer le dernier rêve de « Che » Guevara.
Jean-Marc Dufour.
314:122
### Aggiornamento de Fatima
par Édith Delamare
1917 : la Vierge apparaît à Fatima et confirme en quelque sorte la doctrine de l'Église sur le sens divin de l'Histoire :
« *Si l'on écoute mes demandes, la Russie se convertira et l'on aura la paix. Sinon... *» Cette même année, la révolution implante en Russie un régime qui désacralise le sens de l'Histoire et la « Déclaration Balfour », contresignée par tous les Alliés, crée en Palestine un « Foyer national pour le peuple juif ».
1967 : le Portugal fête le cinquantenaire des apparitions, l'U.R.S.S. celui de la révolution et Israël, la reprise de Jérusalem perdue depuis Titus. Cette année 1967, nous avons « scruté les signes des temps » comme nous y exhorte le Concile.
#### I. -- Repenser le Message
En ce qui concerne Fatima, hâtons-nous de scruter, car le Message de la Vierge est « *repensé *» : « *Le cinquantenaire des apparitions, occasion unique pour, à la lumière du Concile, repenser le Message de Fatima et rénover la pastorale du sanctuaire *». Tel est le titre-programme d'un article anonyme paru dans les numéros de juillet-août-septembre 1966 du BOLETIN DE INFORMACAO PASTORAL (B.I. P.), organe du Secrétariat de l'Information religieuse de l'Épiscopat portugais dirigé par le chanoine Falcao (élevé depuis à l'épiscopat). Cet article a été reproduit partiellement dans un « Dossier » anonyme des INFORMATIONS CATHOLIQUES INTERNATIONALES du 15 mai 1967.
315:122
N'était le poids d'un article paru dans un organe officiel de l'Épiscopat portugais, des âmes simples demanderaient comment il est possible de « repenser » le Message de la Vierge. Et même de penser à le repenser. En outre, ce Message est la clarté et la simplicité mêmes, apparemment rebelle à toute casuistique. Reprenons-le, tel qu'il figure à la page 39 du livre de Michel de Saint Pierre, *J'étais à Fatima, de la prière à l'outrage* ([^136]) :
« *Si l'on écoute mes demandes* (*prière et pénitence*)*, la Russie se convertira et l'on aura la paix. Sinon, elle répandra ses erreurs par le monde, provoquant des guerres et des persécutions contre l'Église. Beaucoup de bons seront martyrisés, le Saint Père aura beaucoup à souffrir, plusieurs nations seront anéanties... mais finalement, mon Cœur Immaculé triomphera. *»
« *Le Message *» ? demandent les I.C.I., « *mais quel message ? Ce n'est pas nous qui posons la question, mais les meilleurs spécialistes. Ils ne nient pas l'existence d'un message, mais ils nient qu'on puisse l'identifier purement et simplement à tout ce qui s'est dit et écrit depuis les apparitions. Les apologies et les exégèses qui se sont multipliées en toutes langues ne sont que* « *vulgarisation erronée *» *tout juste bonnes à justifier les critiques sérieuses*. »
Supposons que la Vierge très sainte ait dit : « *Les États-Unis répandront leurs erreurs par le monde, provoquant des guerres... *», son Message retentirait dans toutes les églises du globe sans plus d'examen critique. Seulement, un témoin encore vivant affirme depuis 1917 que la Vierge a bien dit : « la Russie ». Alors que faire ? Il n'y a pas trente-six solutions : il faut « repenser » le Message. Des gens, au Portugal et ailleurs, s'y emploient. D'abord, il ne peut s'agir que de « déviations », affirment les I.C.I.
« *Les deux déviations les plus souvent relevées mobilisent Fatima au bénéfice du régime portugais actuel d'une part, contre la Russie communiste d'autre part *». Conclusion : «* Fatima, c'est une mobilisation politique de la superstition. *»
316:122
Comme le dit Michel de Saint Pierre, « *même de la part des défenseurs de Pax, le propos étonne *». Il se trouve que son livre, paru à La Table Ronde en juillet 1967, soit devenu un témoin irrécusable. 1° Parce qu'en première partie, il publie les témoignages authentiques recueillis sur les prodiges de 1917, 2° parce qu'il atteste ce qu'il a vu à Fatima en mai 1967, 3° parce qu'il reproduit l'essentiel des horreurs publiées dans la presse française déchaînée par le pèlerinage du Pape, 4° parce qu'il donne en annexes les documents pontificaux sur Fatima, de Benoît XV à S.S. Paul VI, des textes épiscopaux et enfin les textes des discours échangés entre le Pape et les autorités portugaises. Quand Fatima et son Message ne seront plus qu'un souvenir vite estompé dans la mémoire des foules, « J'étais à Fatima » sera un document d'Histoire.
Voici en effet ce que devient le Message de Marie « repensé » dans des officines que les I.C.I. disent portugaises :
« *Et la* « *conversion de la Russie *» *?... Il ne s'agit pas, pour un État, maintenant officiellement athée, de devenir catholique, étant donné que la thèse de la confessionnalité des États ne constitue plus aujourd'hui une opinion dominante dans l'Église*. »
Mais Marie a bien prononcé les mots : « *Conversion de la Russie *». A quoi on lui rétorque : « Il ne s'agit pas ». Les laïcs portugais l'entendent « *comme la décision de respecter la liberté religieuse et tous les droits fondamentaux de la personne humaine. De ce point de vue, ce ne serait pas seulement la Russie, mais tous les États dans lesquels ces droits sont violés, notamment dans les régimes totalitaires, qui ont besoin de se* *convertir. *»
Que la Vierge souveraine se le tienne pour dit. Quant au triomphe de son Cœur Immaculé, voici :
« *Les mêmes militants s'attachent, dans le même sens, à faire mieux comprendre ce mot de la Vierge :* « *Finalement, mon Cœur Immaculé triomphera *» *:* « *Ni la Vierge très sainte, ni la sainte Église, n'ont la promesse révélée de triomphes simplement terrestres. Le triomphe de la Vierge doit se concevoir comme essentiellement lié au triomphe du Christ et non à certains objectifs de nature terrestre, comme le seraient des victoires des* « *États catholiques *» *sur les* « *ennemis de la foi *», *ou la domination de l'Église sur les pouvoirs civils.* »
317:122
Malgré l'attachement des « militants » à « faire mieux comprendre », les I.C.I. doutent que nous ayons compris :
« *Il n'en manque sans doute pas pour qui toutes ces explications ne tendent à rien d'autre qu'à vider le message de Fatima de son contenu. Pour ceux qui les avancent, cependant, il ne s'agit de rien d'autre que de retrouver dans ce message un chemin vers l'Évangile. Pour l'épiscopat portugais, deux mots suffisent à exprimer le message :* « *Suivre l'Évangile. *»
Les Évêques portugais, depuis qu'ils sont collégialement réunis en Conférence épiscopale, sont, de ce fait, dispensés de penser individuellement. Avec, l'aide du laïcat adulte, c'est la Société de pensée épiscopale qui fabrique en commissions et sous-commissions et leur pensée collective et le Message de la Vierge, Trône de la Sagesse
« *Approfondir le sens pénitentiel de Fatima en l'orientant dans la ligne de rénovation, de la Metanoia*... *ce terme de metanoia est considéré par l'épiscopat portugais, dans une pastorale collective, comme le plus propre à exprimer le message de Fatima. Des militants d'Action Catholique le mettent en relation avec l'aggiornamento de l'Église. *»
« Metanoia », « aggiornamento », voilà bien le vernaculaire à la portée de tous et surtout des petits et des pauvres qui composent la majorité des pèlerins de Fatima.
#### II. -- Rénover la Pastorale
Que les petits et les pauvres composent la majorité des pèlerins, ce n'est pas nous qui le disons, ce sont les I.C.I. :
« *On avance que 80 % des Portugais ont fait le pèlerinage de Fatima. D'un peu partout, et surtout des provinces du Nord, plus rurales et plus croyantes, les gens se mettent en route, dès le 8 ou le 9 du mois* (*l'anniversaire des apparitions est le 13*), *surtout en mai et en octobre. Ils vont à pied. Ils couchent dehors, par petits groupes. Ils se nourrissent de ce qu'ils portent avec eux : souvent du pain et de l'eau. *»
318:122
Pour bien comprendre ce dont il s'agit, il faut lire la description de ces pèlerins dans l'une des plus belles pages de Michel de Saint Pierre :
« *Le soir descend avec lenteur sur l'esplanade bruissante. Ces pèlerins que je vois sont presque tous portugais. Nombre d'entre eux, simples paysans, gens du peuple, qui ont parcouru des dizaines de kilomètres, achèvent le voyage* à genoux. *Les yeux fixés sur la Capelinha, ils se traînent, elles se traînent laissant parfois des traces sanglantes. Leur chemin de croix me fait honte pour notre mollesse et notre indifférence. Ils vont, ces agenouillés qui ont usé sans calcul et sans réserve leur propre chair. J'en aperçois tout un groupe, lui, très lentement, gravit les marches de pierre de la basilique. Cette femme en noir, qui gémit à chaque* « *pas *» *-- si l'on peut appeler ainsi la progression tragique de ses genoux à vif -- est si visiblement à bout de forces que je m'avance vers elle pour la secourir. Du geste elle me repousse ; elle sourit au seul but qu'elle s'est fixé ; elle passe devant moi, sans plus me voir, souffrant* et souriant.
*Des campements s'improvisent un peu partout... Ici, une famille entière qui doit venir de loin, s'est abattue comme un vol de migrateurs épuisés ; là, le feu d'un réchaud s'allume pour un dîner, plus que frugal. Je vois plusieurs femmes sortir en boitant d'une infirmerie, les jambes enveloppées de pansements, se soutenant l'une l'autre. Afin d'endormir sa douleur, une vieille femme solitaire chantonne ; elle exhibe des pieds si abominablement écorchés que je détourne les yeux. Un peu plus loin, toute une série de pèlerins s'adossent à un mur ; passant de l'un à l'autre, un vieux Monsieur élégant et suprêmement distingué -- qui transporte des bassines d'eau tiède -- leur lave les pieds. Il va, vient, s'agenouillant, lavant et essuyant ces pieds qui saignent, avec les gestes mêmes de l'Évangile. *»
En ce lieu où Marie demanda à trois petits enfants « *s'ils voulaient souffrir pour obtenir la conversion des pécheurs, la réparation des blasphèmes et les offenses faites à son Cœur Immaculé *», ces gens témoignent que « *le christianisme est la religion de la douleur sanctifiée et sanctifiante *».Cette définition est du R.P. Raymond-Léopold Bruckberger à la page 453 de sa récente et magnifique « Histoire de Jésus-Christ ».
319:122
Il ajoute : « *Plus librement on entre dans la douleur et dans la mort, plus grand et valeureux est l'amour du chrétien. *» (Ah ! si le P. Bruckberger était le scénariste d'un « Roi des Rois » ou d'un « Signe de la Croix » !) Autrement dit : le christianisme est la religion de la Croix. Tel est le Message de l'Évangile, tel est le Message de Marie. C'est cela qu'il faut « repenser ».
On sait que Jacinta et Francisco, sur leur réponse affirmative, tombèrent malades et moururent peu après. Mais ce n'est pas important :
« *La conversion des mentalités, le changement de vie est beaucoup plus important que la mortification corporelle *». Ce sont des militants d'Action Catholique portugais qui le disent. « *Il faut, disent-ils, développer les exigences de renouvellement sur lesquelles l'Église insiste le plus aujourd'hui, parce qu'elles correspondent aux nécessités du monde contemporain : le respect de la dignité humaine, la promotion des droits fondamentaux et des valeurs humaines et chrétiennes, vérité, justice, amour, liberté. *»
Mais pour remplacer la Croix par le développement des peuples, il faut de la technique :
« *Aujourd'hui, le leitmotiv c'est* « *Il est urgent de donner une nouvelle orientation pastorale à Fatima... La pastorale actuelle est adaptée aux besoins d'une chrétienté rurale traditionnelle. Mais le Portugal évolue, il s'urbanise ; les mentalités changent ; l'Église aussi évolue. *»
Si les structures traditionnelles du Portugal font place à une société de masses urbaines amorphes, faciles à conditionner, faut-il s'en réjouir ? Le premier constructeur de ville n'est-il pas Caïn ? (Genèse 4-17). C'est ici que la technique intervient :
« *Question :* « *Pourquoi le sanctuaire ne se transformerait-il pas en un centre de réflexion et de documentation sur la vie de l'Église au Portugal à la lumière du Concile ? Quand viendra l'heure où nous verrons se multiplier à Fatima des cours et des rencontres avec un véritable rayonnement dans tous le pays ? *»
Pourquoi pas, en effet, remplacer les processions de la Vierge, et le rosaire par toutes les techniques du conditionnement, avec révision de vie (en russe : autocritique), cours, carrefours, dialogues et rencontres ? Bref, faire d'un « *centre de piété *», « *un centre de pastorale et de spiritualité *» avec « *une prédication et un enseignement systématiquement organisés et dispensés *» *?*
320:122
La première forteresse à emporter est la Liturgie : une brèche, dans la liturgie et le torrent passe :
« *Ce qui est le plus souvent mis en cause à propos de la pastorale de Fatima, c'est la liturgie. Ou plutôt : les carences de la liturgie. La Vierge, dans les esprits, occupe facilement la place du Christ.* (A Fatima, le Christ doit être « au cinquième rang », comme dans le questionnaire du cardinal Ottaviani). *Le rosaire suffit à tout. L'accomplissement des vœux personnels fait oublier la communauté. Tout un travail est en cours, notamment à travers l'Action Catholique, pour rectifier dans l'esprit du concile les déviations d'une religiosité traditionnelle. *»
Avant que « le travail de rectification » ait porté ses fruits (on reconnaîtra l'arbre à ses fruits), consultons Michel de Saint Pierre à la page 53 de « J'étais à Fatima » :
« *Quand Lucia, lors de la troisième Apparition, demande humblement :*
« *Que voulez-vous de moi, Madame ? *»*, l'Apparition insiste* SUR LA RÉCITATION QUOTIDIENNE DU CHAPELET. »
Autre manifestation de religiosité à extirper : la manie qu'ont les pauvres gens de brûler des cierges.
« *Nous savons bien qu'une grande partie des* « *promesses *» *de Fatima est constituée de cierges qui brûlent devant la chapelle des apparitions. Nous pensons cependant qu'il serait possible d'orienter la charité des fidèles vers une collaboration consciente aux grandes œuvres caritatives de notre temps. *»
Pour collaborer consciemment, encore faudrait-il que les I.C.I. précisent ce qu'elles entendent par les « grandes œuvres caritatives de notre temps ». Quelles sont-elles ? Le soutien à la presse catholique ? Le milliard pour le Vietnam ? Les bicyclettes pour le Vietcong ? (Souscription ouverte dans TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN) Les mitrailleuses pour les guérilleros ? A ce dernier propos, nous ne résistons pas au plaisir de citer cette information parue dans LA CROIX du 17 janvier 1968 et qui aurait pu s'intituler : « L'Allemagne paiera » :
321:122
« *270.000 dollars volés aux évêques du nord-est du Brésil. 270.000 dollars provenant des collectes organisées en Allemagne occidentale* (*Misereor et Adveniat*) *ont été volés aux évêques du Nord-Est brésilien par un escroc auquel ils avaient confié cette somme, sans doute imprudemment. Mgr Costa, Secrétaire de la Conférence Épiscopale, est parti pour l'Allemagne afin d'expliquer aux donateurs comment les évêques ont été surpris dans leur bonne foi. *»
Et un voyage en Boeing en plus, au compte des grandes œuvres caritatives de notre temps. Mais que les petits et les pauvres de Fatima se hâtent de brûler des cierges et de réciter le chapelet, avant d'être orientés vers les grandes œuvres et soumis à « *un enseignement systématiquement organisé et dispensé *».
\*\*\*
Tout cela, les processions de la Vierge, le rosaire et les cierges, est résumé en un mot : « superstition ». « *Fatima, c'est une mobilisation politique de la superstition *». A cette définition lapidaire de l'un des plus célèbres sanctuaires du monde, le « Dossier » des I.C.I. ajoute ce complément dans un paragraphe intitulé : « *L'efficacité magique *» *:*
« *Lecture magique : l'expression n'est peut-être pas très heureuse ni exacte ; elle est empruntée à une réaction assez vive de laïcs contre une croyance répandue en l'* « *efficacité magique *» *de certains rites liés au culte de Fatima : la communion réparatrice des premiers samedis de mai à octobre, ou la consécration au Cœur Immaculé de Marie. On voudrait faire comprendre que la foi ne consiste pas à attendre de miracles la solution de problèmes qui sont posés par des défauts de structure dans la société. *»
Cette fois, Michel de Saint Pierre nous épargne la peine de nous fâcher. Collectant les égouts dans le chapitre « Fatima outragée », il écrit :
« *J'avoue que j'ai lu cela en me frottant les yeux. Même de la part des défenseurs de Pax, le propos étonne. La communion réparatrice, la consécration au Cœur Immaculé de Marie sont donc, ici, dans une publication vendue à l'intérieur de nos églises, qualifiées de certains rites liés au culte de Fatima *» *-- et nous, la population naïve et superstitieuse, nous nous donnons encore le ridicule de croire en leur* « *efficacité magique *»*. S'il y a pas de blasphème en tout cela, alors, pour paraphraser saint Paul, la parole de l'Église est vaine, et notre foi est vaine. *»
322:122
Le paragraphe précédent du précieux « Dossier » donne des précisions bien intéressantes et notamment une précision de date sous le titre : « *La liturgie, la formation des pauvres *» *:*
« *A partir des années 50, un effort a commencé à se développer, notamment de la part des dominicains, des carmes, des missionnaires de la Consolata... Fatima est une des principales écoles de formation pour l'Action Catholique. *»
Or, cette date de 1950 est une année à retenir pour l'Histoire de l'Église contemporaine, car elle marque le début de la crise en Hollande. Voici le commentaire qu'en donne la revue MISSI d'août-septembre 1965, sous la photo de la princesse Irène et le titre : « *Situation chrétienne explosive *» *:*
« *S'il faut marquer une date, c'est, peut-être, l'année 1950 qui peut servir de repère. Cette année-là, le Synode de l'Église réformée avait fait une déclaration très offensante pour l'Église catholique de Hollande, accusée de superstitions, de formalisme, d'intolérance, de volonté de puissance, de politique, de natalité, etc. Cette attaque, après avoir provoqué une vive irritation, a stimulé les catholiques au dialogue et à l'examen de conscience salutaire. *»
L'accusation de « superstition » portée contre l'Église Catholique remonte à Luther, mais c'est en 1950 qu'elle a été prise au sérieux. Quant aux résultats de « l'examen de conscience salutaire », MISSI poursuit :
« *Les années qui suivirent furent nerveuses et manifestèrent une crise difficile à préciser. Elle portait sur la foi, l'Église, la morale sexuelle, le célibat du clergé, etc. Elle tendait à tout* « *revaloriser *» *à l'exception de l'homme, devenu un absolu... Les conséquences ne tardèrent pas. Un Hollandais les résume :* « *Incertitude et angoisse, apathie chez les laïcs, diminution des vocations. La liberté est le grand slogan, mais on y reconnaît peu la liberté des enfants de Dieu. *»
On a reconnu le programme de « l'aggiornamento » de Fatima d'après les I.C.I. : « *Respect de la dignité humaine, promotion des droits fondamentaux et des valeurs humaines, vérité, justice, liberté... *»
« *Je veux un document *», disait Fustel de Coulanges, cité sur la couverture du livre de Michel de Saint Pierre. Les documents, les voilà.
Édith Delamare.
323:122
*Lettres de Poulandrec'h (III)*
### Le printemps et la liberté
par Jean-Baptiste Morvan
Chère cousine,
Vous trouvez l'hiver trop long, et pénible dans ses retours : au début de mars, quand ce n'est à la fin de février, ou plus tôt encore, le printemps trop tôt éveillé se rendort et l'hiver revient. Nous attendrons bien des jours avant que sur le ciel bleu les nuages n'en soient plus que l'arrière-garde fugitive : une bannière d'azur timbrée de « lions passants » de neige, comme nous disions autrefois en nous amusant à créer une héraldique imaginaire... Les bourgeons des arbustes, déjà près d'éclore au jardin de Poulandrec'h échapperont-ils aux retours des vents glacés ? Là-bas, l'autre jour, je pensais au printemps ; à partir d'un certain âge, il me semble que je trouve moins d'enthousiasme lyrique pour l'appeler de mes vœux ; il m'arrive même, je crois bien, de nourrir une sombre dilection pour l'hiver qui procure une plus longue présence de l'étude et de la nuit. Mais j'avais relu le Psaume 65 : « Les pâturages du désert sont arrosés et les collines se revêtent d'allégresse ». Tant de pages écrites ou lues deviennent à nos yeux ces pâturages presque désertiques, cet univers intellectuel périodiquement stérile dont l'ampleur ne compense pas les sécheresses et les solitudes, et qui attend, qui attend tout d'abord comme prémices d'un renouveau l'heure où il retrouvera la conscience d'attendre et de désirer !
324:122
Ce qui revient d'abord, c'est comme des échos de voix diverses, anciennes, les voix des aïeux sortant sur le pas de leurs portes aux jours de mars ; et puis le cri des hirondelles, avec le vers de Swinburne : « Hirondelle ma sœur, ô ma sœur Hirondelle -- Comment ton cœur peut-il être rempli du printemps ? »
. How can thine heart be full of the Spring ?
Le mot anglais que j'ai retrouvé comme un présage secret, un symbole intérieur, « Spring », signifie tout à la fois le printemps et la source. Voici que s'ordonne autour de lui un chœur d'images nées de la saison et de ces eaux qui par tous les ruisseaux, à Poulandrec'h, se précipitent vers le golfe. Voici le vert du printemps, et le vert du drapeau ancien d'Irlande, où s'inscrit la harpe d'or ; le vert lumineux de cette fontaine de Tobernault près de Sligo, vasque naturelle au pied d'une statue de Notre-Dame de Lourdes et des deux tables chargées de petites bougies... Là, on disait la messe, au temps des persécutions : « Lavabo manus meas inter innocentes ». Ainsi s'élabore ce que j'appelle mes « paraliturgies ». « Spring », source, jaillissement, générosité largement épandue : je crains de laisser prescrire un don supérieur. « Si scires donum Dei... » Mais comment peut-il venir encore, ce surgissement du réveil, au milieu de tant d'espérances trahies ? Les mots de « Pâques » et d' « Irlande » associés évoquent soudain la Pâque de 1916, les fusillades, la révolte sans espoir ; en notre siècle, combien de peuples ont-ils ainsi imaginé leur printemps ? Pourtant ce vert est aussi symbole de paix. Le trèfle vert légué comme signe trinitaire par Saint Patrick me rappelle alors ma ville d'Auxerre, où l'apôtre de l'Irlande étudia et reçut la consécration épiscopale de son maître Saint Germain ; sans doute, parce que je revois -- il y a longtemps, très longtemps -- le vert éclatant d'une herbe fine et drue, semée d'une multitude de pâquerettes, au « bord de la petite rue des Clairions, alors toute champêtre. Le printemps à souhaiter, est-ce maintenant ce simple et discret retour à notre enfance ?
325:122
Il est bon de laisser, ainsi radoter son âme ; mais le printemps ne sera-t-il plus que réminiscences, bribes de chansons, résurgences fortuites d'images, un univers de refuge en marge de l'univers qu'on doit subir ? Ai-je eu tort autrefois de m'exalter à des récits de surgissements violents comme les Pâques dublinoises de 1916 ? Dois-je en sourire ? Nous ne pouvons rêver au renouveau sans espérer voir se dresser une liberté neuve. Quel est le visage que j'imagine aujourd'hui pour ma liberté ? Ma vérité d'autrefois valait probablement sur ce point ma vérité d'aujourd'hui. La liberté intérieure est à reconquérir, et tout d'abord sur nous-mêmes, contre nous-mêmes peut-être, contre cette molle complaisance qui se pare des noms de résignation ou de philosophie, et qui conduisait Renan à la conclusion de sa « Prière sur l'Acropole ». A cette heure de la vie, nous sentons plus nettement que la revendication de notre liberté est une obligation morale, un service à rendre à autrui plus encore qu'à nous-mêmes. Mais l'énergie est diminuée ; alors la liberté aussi attend son printemps, comme l'espérance.
Il en est de la liberté comme de l'or : on en trouverait moins dans les coffres des banques et dans les entrailles de la terre que dans les métaphores et les proverbes. Nous avons pu croire pendant quelques saisons de notre vie qu'elle consistait à faire ce que nous voulions. Nous nous croyions alors assez pourvus de ressources intérieures pour vouloir toujours, et pour vouloir glorieusement, triomphalement, Vouloir signifiait décider et choisir ; et nous pensions choisir toujours avec assez d'assurance pour adopter avec joie et sans arrière-pensée la solution élue. Nous savions certes que choisir, c'était s'intégrer à une loi, adhérer à la dureté d'un principe, à un certain renoncement. Mais la jeunesse ignore encore que le choix consiste à assumer aussi un certain nombre d'éléments inertes en des jeux monotones et somnolents de la vie et de la pensée, à parier souvent en des jeux monotones et communs. Ainsi en va-t-il pour certaines approbations politiques utilitaires, passagères et superficielles : ces adhésions-là, et d'autres en des circonstances analogues, furent approximatives et réticentes. Un peu plus de la moitié de l'âme pour l'acceptation, un peu moins de la moitié pour les regrets... Une liberté ? A peine un assentiment. C'est trop peu pour que l'on puisse y voir la liberté des enfants de Dieu.
326:122
Nos espérances aussi nous ont souvent semblé inadéquates à la vertu d'espérance. Les grandes espérances ? Combien aussi de petites espérances en demi-teinte ! Et ce que l'esprit s'était fixé pour but lui parut rétrospectivement ne pas lui avoir exactement convenu. L'élan printanier qui avait d'abord soulevé Pâme postulait autre chose. L'espérance aurait-elle été trahie par la liberté, et la liberté trahie elle-même par les ressources réelles de l'âme ? En de pareilles, situations, deux tentations peuvent s'offrir : la première cherche sournoisement dans les illusions du regret et de « l'histoire recommencée » la plénitude que le choix pourtant libre s'était vu mystérieusement refuser ; l'autre suggère la profanation rageuse des espérances révolues. Nerval ne peut choisir entre les deux figurations idéales de son destin, Adrienne et Sylvie, et son Valois unit dans le monde enchanté de la légende intérieure deux options contraires et également irréelles, un rêve et un refus : domaine charmant et périlleux pour la raison. Vautre tendance se lirait dans la dramaturgie d'un Sean O'Casey (je reviens encore à l'Irlande) : il trouve une secrète complicité chez son public quand il transpose les amères déceptions consécutives aux Pâques de 1916 dans les continuels sarcasmes de « La Charrue et les Étoiles ».
Nous ne pouvons retenir aucune de ces deux attitudes pour une construction sincère de notre monde intérieur. Nous savons bien que le péché originel nous impose une essentielle déception ; mais le prestige de la liberté et de l'espérance demeure cependant en nous. Elles sont toutes deux enfermées dans le monde social comme bêtes en cage. Elles sont frustrées dès qu'on prétend leur assigner un but limité, précis, connu d'avance. Peut-être Rabelais entrevoyait-il, une part de la vérité quand il parlait de la confiance dans les choses fortuites ; et La Fontaine quand il évoquait la paradoxale sagesse des imprévoyants. Mais cette confiance-là n'est réconfortante que si elle appelle au-delà d'on ne sait quel mécanisme des hasards une Providence inventive et souriante, imaginant à notre place quand notre imagination se révèle trop courte. Alors l'espérance et la liberté se confondent. Je ne puis sérieusement prétendre que j'assurerais la plénitude de mon destin en plaçant mon espérance sur quelque chose que les programmes ou les maximes qu'on claironne à mes oreilles ne pourraient qu'amoindrir ou décevoir, Échapper à la société par la révolte ou la fugue intellectuelle ne seraient pas des solutions moins trompeuses : l'homme seul est incapable de se faire des surprises à soi-même.
327:122
A la limite, l'espérance peut apparaître comme la solution mystérieuse réalisant l'harmonie et le charme profond de ces contradictions dont nous sommes faits et que nous irritons à les vouloir totalement résoudre. Après tout, nous tenons à nos chaînes et nos propos amers n'y changent rien. Un jour ces liens nous apparaîtront semblables aux lianes du chèvrefeuille sur la tonnelle d'un jardin d'enfance ; elles traceront leurs circuits lentement élaborés comme une guirlande autour d'un blason. « Je te mènerai où tu ne voudras pas aller » disait Notre-Seigneur à Saint Pierre. Saint Patrick fut-il toujours tellement heureux de se trouver en Gaule ? Et moi, quand je me décidai à visiter son Irlande, dont j'avais autrefois si longtemps rêvé, je n'avais plus tellement envie de m'y rendre. Pourtant aujourd'hui ce voyage me paraît indispensable, irremplaçable. Les apparentes fantaisies de la Providence sont directrices. Nous n'y souscrivons toutefois qu'après coup, et quand nous nous apercevons que l'évènement suscité aura été valable pour nous dans la mesure où il aura été aussi valable pour d'autres, où il aura préparé de nouveaux relais ; dans la mesure où cet évènement aura été pour nous un messager, et aura fait de nous, d'une manière ou d'une autre, des messagers.
Le Printemps est messager, comme l'hirondelle. L'événement ne reçoit sa couronne que quand il est devenu message (si l'on ose employer ce mot, si souvent enveloppé de pédantisme et de fausse majesté). C'est ce que j'appellerais la dialectique de « l'Angelus » : « Angelus Domini nuntiavit Mariæ et concepit de Spiritu Sancto. Ecce ancilla Domini fiat mihi secundum verbum tuum. Et Verbum caro factum est et habitavit in nobis. Ora pro nobis Sancta Dei Genitrix. Ut digni efficiamur promissionibus Christi. »
Il y a deux présences véritables au monde : Le Messager et la Servante, l'événement ayant pris valeur de signe, et l'événement resté jusque là dans le monde du quotidien, mais dans l'attente. Il n'est pas jusqu'au souvenir qui dans ses retours chroniques ne devienne souvent un élément du quotidien, humilié, terni, machinal, et qui ait besoin d'être illuminé ; il suffit parfois d'une conjuration opportune avec le présent, pour qui sait voir et veut voir. Quant au fait nouveau, fortuit, mal débarrassé de sa gangue, il attend de nous, plus encore, cette invention docile qui consiste à être attentif au sacré.
328:122
Souvenir fruste, événement fruste, attendent également cette sanctification à la fois ingénieuse et suggérée d'en haut. Le Message vient habiter dans l'événement intériorisé, mais l'âme l'attendait pour l'accueillir, « afin d'être digne des promesses du Christ ». Oiseleurs de ces visiteurs ailés de l'âme, nous connaissons maintes heures creuses de veille et d'affût ; il nous faut faire l'apprentissage d'une certaine frugalité de peur d'exalter de faux événements sans vertu de message, et découvrir la passion de l'espérance dans un monde qui semble insuffisant. Ne serait-ce pas cela, la liberté ?
Il nous arrive de rêver le printemps au cœur de l'hiver, tout en nous demandant : « Et quand Mai sera venu, penserons-nous encore à l'hirondelle ? » Pâques est souvent réduit à un évènement trop vite absorbé dans les rites uniquement sociaux. Pourtant Pâques reste étonnant, tous les ans. « Pâques est revenu -- Déjà ? » Ah ! Si nous pouvions avoir la joie que procuraient les œufs découverts dans la paille par les enfants, qu'on envoyait les chercher ! Eux savent s'étonner de trouver ce que pourtant ils s'attendent à découvrir. « Va voir si nos poules ont pondu » leur disaient les vieilles, dans ces propos que je crois encore entendre avec les voix familières et les rumeurs du printemps. Nous reviendrons aux demeures campagnardes, et nous en repartirons encore, avec le signe du printemps, de l'espérance et du don. « Vous emporterez bien quelques œufs frais pour les enfants.
Jean-Baptiste Morvan.
329:122
### Le carré magique (III)
par Alexis Curvers
CHAPITRE III
État de la question. -- Chrétiens à Pompéi : entrée interdite. -- Quatre arguments de M. Carcopino.
Il ne fut pas difficile à M. Carcopino de réfuter les théories qui, moyennant un défi au bons sens, ont assigné au « carré magique » diverses origines non chrétiennes. Les auteurs de ces théories s'étaient encore mieux réfutés eux-mêmes par l'inanité de leurs élucubrations. N'ajoutons pas à leur déconfiture.
330:122
Plus considérables sont les modernistes qui, sans nier dans les éléments du « carré » un certain christianisme, en cherchent la genèse dans quelque obscur passé pré-chrétien de leur invention, mythe commode et indéfiniment extensible, merveilleuse corne d'abondance où puiser à point nommé tout ce dont ils ont besoin pour nourrir à leur guise un christianisme sans le Christ. Fabrication purement mythologique, où l'on ne démêle guère si le modernisme se déconsidère par plus d'imposture ou par plus de jobardise.
C'est pourtant sous l'empire du prestige usurpé par cette école que Franz Cumont et le P. de Jerphanion abdiquèrent sans coup férir, pour ainsi dire les yeux fermés, l'idée que le « carré magique » était chrétien, et M. Carcopino, l'idée qu'il fût du I^er^ siècle. Cette seconde idée n'était cependant pas moins digne d'égards que la première. En principe, sauf preuve éclatante du contraire, les inscriptions relevées dans les ruines d'une ville sont antérieures à la disparition de cette ville. Pourquoi ce principe, si bien appliqué par M. Carcopino à Doura-Europos, ne s'applique-t-il plus à Pompéi ? Ou du moins pourquoi ce principe, si bien appliqué à Pompéi, y devient-il inapplicable aux seules inscriptions « réputées chrétiennes » ? (Nous verrons fleurir cette expression suavement renanienne sous la plume de dom H. Leclercq, ainsi que les « preuves » très peu éclatantes dont elle s'autorise.)
Pourquoi ? Toujours pour la même raison. Parce que récole moderniste, du haut du château de cartes dont elle s'est fait un Sinaï, a décrété une fois pour toutes que le noyau du christianisme, tel qu'on le trouve déjà solide dans le « carré magique », est incompatible avec le I^er^ siècle. On l'a donc transféré avec obéissance en des lieux et des temps où il ne risquât plus d'incommoder l'école moderniste, les uns dans l'antiquité judaïque, M. Carcopino, poussé d'ailleurs par son patriotisme lyonnais, dans la Gaule du II^e^ siècle.
331:122
Les deux hypothèses ne se fondent que sur les raisons négatives dictées par l'école moderniste, et n'ont pour elles de positif que des justifications conjecturales qui en établissent tout au plus la non-impossibilité, ou qui l'établiraient en l'absence d'une solution plus sûre. Mais ces deux solutions de fortune, qu'il serait légitime et intéressant d'envisager faute de mieux, obligent leurs auteurs à rejeter comme nulles et non avenues tout ou partie des excellentes raisons, celles-ci très positives et quasi matérielles, qui militent en faveur du « carré » pompéien.
L'école moderniste accueillit les deux hypothèses, la judaïque et la lyonnaise, avec une satisfaction presque égale, plus marquée toutefois envers la judaïque, qui lui ouvre une voie nouvelle, une de plus, vers le pré-christianisme de ses rêves. M. Carcopino, pour sa part, lui rend le non moins signalé service de rabattre vers un post-christianisme de circonstance le « carré » qui ne la gêne vraiment qu'au I^er^ siècle. Dans la mesure où les deux systèmes s'accordent à contester l'authenticité du « carré » pompéien, il nous suffira, pour défendre celle-ci, de réfuter ensemble les objections communes aux deux parties adverses. Et C'est à M. Carcopino que nous en demanderons la formule, puisqu'il a parfaitement exposé tous les éléments de ce procès, les arguments de la partie judaïsante aussi bien que de la lyonnaise qui est la sienne. Voici donc ses arguments résumés et, si on me le permet, discutés point par point.
332:122
**I. -- **M. Carcopino tient pour « plus que douteux que Pompéi et Herculanum aient abrité les Chrétiens avant de disparaître sous les cendres et les laves du volcan réveillé ».
\*\*\*
Je réponds que l'absence de chrétiens est plus douteuse encore, bien qu'affirmée par Renan lorsqu'on découvrit à Pompéi les premières inscriptions « réputées chrétiennes ». M. Carcopino nous rappelle lui-même que saint Paul, débarquant à Pouzzoles en 59 ou 60, y fut accueilli par des « frères » qui le prièrent de « passer sept jours avec eux » (*Actes,* XXVIII, 14). Or la distance entre Pouzzoles et Pompéi ne dépasse pas une journée de marche.
Est-il vraisemblable que cette distance n'ait pas été franchie par quelques messagers du christianisme, soit avant l'arrivée de Paul, soit au cours de la vingtaine d'années qui s'écoula encore avant le désastre de Pompéi ? Et que jamais d'autres messagers n'y soient venus de Rome, où la colonie, chrétienne était assez ancienne, assez nombreuse et assez remarquée pour que Néron, en 64, lui imputât l'incendie de la Ville ?
Nous découvrirons plus loin, inespérément démontrées par un partisan convaincu de la thèse de M. Carcopino, les multiples relations très actives, on pourrait dire intimes, que Pompéi ne cessa d'entretenir avec Pouzzoles et avec Rome ; plus loin aussi, les indices qui portent fortement à croire qu'un foyer de christianisme existait à Rome peu de temps après la mort du Christ ([^137]). Pour le moment, bornons-nous à rappeler quelques points de repère classiques.
333:122
Saint Paul étant resté sept jours parmi les chrétiens de Pouzzoles, le narrateur des Actes continue : « Nous partîmes ensuite pour Rome. Ayant entendu parler de notre arrivée, les frères de cette ville vinrent au devant de nous jusqu'au Forum d'Appius et aux Trois-Tavernes, Paul, en les voyant, rendit grâces à Dieu et fut rempli de confiance. » L'accueil romain fut donc très bon. L'Apôtre ne tombait pas en pays étranger. Il connaissait déjà beaucoup de ces chrétiens de Rome, soit de réputation, soit pour les avoir rencontrés en Orient où lui-même en avait converti plus d'un. On est d'ailleurs étonné de la facilité avec laquelle les gens, en cette époque inquiète, voyagent, émigrent, communiquent rapidement entre eux à grande distance et participent aux mouvements de la vie internationale.
Quand de Corinthe, en 57, Paul avait écrit son *Épître aux Romains*, il s'adressait à une communauté déjà constituée et florissante, qui lui était familière sans qu'il l'eût jamais visitée : à la fin de sa lettre, il salue nommément et personnellement, comme de vieux amis très chers et quasi célèbres, une trentaine de frères et de sœurs, sans compter familles et entourage. Ce sont ces chrétiens qui enverront une délégation lui souhaiter la bienvenue sur la voie Appienne.
Plus tôt encore, en 49, l'empereur Claude avait expulsé la colonie juive de Rome, à cause des conflits que la dissidence chrétienne y occasionnait (*Actes*, XVIII, et Suétone, *Claude*, XXV). Au nombre des exilés furent Aquila et sa femme Priscille qui allèrent s'installer à Corinthe, chrétiens assez notoires pour que saint Paul, lors de son premier séjour dans cette ville, vers 50, élût domicile chez eux et demeurât leur hôte pendant près de deux ans.
334:122
Ils l'accompagnèrent ensuite à Éphèse, puis le quittèrent pour le précéder à Rome. Ils y étaient rentrés en 57, car ils figurent dans l'Épître (XVI, 3) au premier rang des Romains que Paul honore d'une mention particulière : « Saluez Prisca et Aquila, mes coopérateurs en Jésus-Christ, eux qui, pour me sauver la vie, ont risqué leur tête ; ce n'est pas moi seul qui leur rends grâces, ce sont encore toutes les Églises des gentils. Saluez aussi l'Église qui est dans leur maison. »
Si le Christ comptait de tels disciples et de tels apôtres dès avant 50 à Rome, et dès avant 60 à Pouzzoles, où de plus Aquila, Priscille et leurs compagnons avaient probablement fait halte au cours de leurs pérégrinations, pourquoi M. Carcopino veut-il que leur enseignement, leur exemple et leur zèle n'aient pu rayonner jusqu'à Pompéi avant 79 ?
C'étaient là, répond-il, des villes cosmopolites à grand trafic, tandis qu'Herculanum et Pompéi étaient « des villes de bourgeoise villégiature », une « confortable retraite de stations à la mode », de « douillets séjours » où, pour cette raison, saint Paul n'eût sans doute pas rencontré des « frères ».
C'est raisonner comme si les bourgeois villégiateurs ne s'entouraient pas, en général, de toute une population de marchands, d'artisans et d'esclaves ; et comme si d'autres villes aussi petites, aussi épicuriennes, n'eussent pas été dès lors perméables au christianisme. C'est raisonner comme des historiens de l'an 4000 qui, lisant nos journaux, statueraient que, sous la présidence du général de Gaulle, tout élément de vie religieuse était évidemment exclu d'une ville nommée Saint-Trop.
335:122
**2. **-- « En tout cas, poursuit M. Carcopino, c'est un fait qu'à la fin du II^e^ siècle Tertullien niait que, cent ans plus tôt, des Chrétiens eussent assisté à l'asphyxie de Pompéi ; et même il s'est emparé de cette absence comme d'une preuve sans réplique pour fermer la bouche des persécuteurs toujours prêts à rejeter sur les Chrétiens la responsabilité des fléaux qui frappaient l'humanité. *Non*, s'est-il écrié, *ni la Toscane ni la Campanie ne se sont plaintes des Chrétiens lorsque le feu du ciel a incendié Volsinies et que Pompéi fut submergée par les flammes descendues de sa montagne.* »
\*\*\*
Bien loin de nier par là qu'il y ait eu des chrétiens à Pompéi, tout au contraire Tertullien se montre persuadé qu'il y en avait faute de quoi il raisonnerait à vide. Son raisonnement est apologétique : la preuve que les chrétiens n'attirent pas le malheur, c'est que les païens ne les ont pas accusés de l'avoir attiré sur Pompéi. Tertullien vivait en Afrique, plus d'un siècle après l'événement sur lequel les témoignages écrits ne lui en apprenaient ni plus ni Moins qu'à nous. S'il tire argument de leur silence, c'est pour établir que l'innocence des chrétiens n'a pas été contestée, nullement pour contester leur présence. Celle-ci pu être ignorée. Mais de ce que les auteurs contemporains ne mentionnent pas de chrétiens à Pompéi, à une époque où les chrétiens se cachaient, il n'est pas légitime de conclure qu'il ne s'en cachait pas à Pompéi.
336:122
C'est pourtant ce que la critique moderne est unanime à conclure. Du silence des contemporains sur les chrétiens de Pompéi, elle déduit hardiment qu'il n'en existait pas. Mais un égal silence sur les juifs (attestés seulement, eux aussi, par des peintures et des inscriptions) ne l'empêche aucunement de les supposer nombreux, actifs et florissants. L'existence qu'elle dénie systématiquement aux chrétiens, elle n'hésite pas à la prêter d'autant plus généreusement aux juifs. Et pour cause ! N'admettant pas de chrétiens, à qui donc attribuerait-elle, si ce n'est à des juifs, la paternité des inscriptions « réputées chrétiennes ».
\*\*\*
**3. **-- « Croirait-on, malgré les dénégations de l'apologiste, à la présence de Chrétiens isolés, qu'on n'acquerrait point, pour autant, le droit de prêter à ces individus une cohésion et une force déjà suffisantes pour combiner et propager le langage secret inhérent aux « carrés » de Pompéi. »
\*\*\*
Certes. Mais l'inscription du « carré » sur le mur d'une maison privée ou dans les débris d'une palestre ne requiert ni cohésion ni force. Il n'y faut qu'une main pour le tracer et qu'un regard pour le lire, fût-ce à des moments successifs, pourvu que la même foi ait éclairé ce regard et guidé cette main. Là foi est une vertu individuelle qui s'accommode de la solitude, parce qu'elle la sait peuplée de rencontres imprévisibles.
337:122
**4. **-- « Comment pourrait-on, sans absurdité, rapporter au troisième quart du I^er^ siècle, c'est-à-dire à une époque où les Chrétiens priaient toujours en grec, l'invention du « carré » dont le cryptogramme repose sur une oraison dominicale énoncée en latin ? » (Cette objection de M. Carcopino en embrasse deux autres analogues, relatives au T et à l'alpha-oméga, que nous traiterons à part.)
\*\*\*
Une telle question néglige le fait, constamment oublié de M. Carcopino, que le « carré magique » a pour auteur un homme et non pas l'Église. Rien n'empêchait cet homme d'exprimer en latin, langue usuelle, ce que l'Église, dans sa liturgie, récitait encore en grec. Plus d'un Italien, plus d'un barbare, sans doute, eurent assez naturellement l'idée d'employer dans la prière privée leur idiome familier, comme tous les peuples ont toujours fait. Le cryptogramme n'était pas destiné à l'usage rituel, mais s'adressait sur le mode profane à des individus qui ne pratiquaient pas tous le grec dans la vie laïque. Il était conçu justement pour envelopper, sous les dehors d'une amusette populaire, une pensée profonde dont une forme plus savante, comme était le grec, eût dangereusement trahi la singularité. Nombre des premiers chrétiens se recrutèrent, il est vrai, dans les classes humbles, qui pourtant n'étaient pas toujours les plus incultes dans cette Italie où le savoir et l'enseignement furent longtemps un monopole d'esclaves.
338:122
Il n'était toutefois pas nécessaire d'avoir fait de fortes études pour comprendre que les mots *Pater noster* équivalaient à *Pater himôn*, début de l'oraison dominicale qu'on lisait aux assemblées en version grecque originale. Les assemblées d'Église avaient lieu dans le secret, tandis que le cryptogramme complice du Crucifié s'exposait au grand jour sous son déguisement latin qui ne trompait pas les initiés, pas plus qu'il n'éveillait les soupçons des autres.
Le vrai est que, dans cette Italie du Sud hellénisée depuis des siècles, le grec et le latin étaient pratiqués presque à égalité, souvent même mélangés. Et il serait bien singulier que des chrétiens n'eussent pas été capables de lire *Pater noster*, alors que des malandrins l'étaient d'écrire *Doummos Pertousa*.
Du reste, au II^e^ siècle comme au I^er^ « les Chrétiens priaient toujours en grec », du moins dans la liturgie, et surtout à Lyon. M. Carcopino n'explique pas pourquoi une traduction qu'il juge impossible dans l'Italie de saint Paul lui paraît aller sans difficulté dans la Gaule de saint Irénée. Évêque de Lyon après 177, témoin des persécutions qui décimèrent l'Église de cette ville, Irénée était un Grec de Smyrne, venu comme missionnaire en Gaule où il vécut parmi des compagnons et des fidèles en majorité grecs. Tous ses écrits sont en grec, même le fameux récit du martyre de sainte Blandine. M. Carcopino a beau conjecturer qu'il « n'en a pas moins secondé les progrès de la latinisation de son église » et que celle-ci « a dû accorder au latin une place dans sa liturgie », ces conjectures, si elles sont convenables pour la Gaule, le sont à plus forte raison pour l'Italie où le christianisme s'était acclimaté au moins un siècle plus tôt et où la pratique du latin était certes plus naturelle, et plus en honneur. Dans la Gaule du II^e^ siècle, le latin était doublement concurrencé par le grec d'une élite et par les parlers celtiques toujours vivaces.
339:122
Mais il n'est aucunement incompatible, il est même tout à fait normal que les premiers chrétiens aient célébré leur liturgie en grec et que cependant ils aient employé leur langue maternelle dans leurs entretiens, leurs commentaires et leurs inscriptions à sujets religieux. Il est très certain que ce bilinguisme fut en vigueur depuis l'origine, puisque nous avons d'antiques textes chrétiens rédigés en latin et en d'autres langues locales bien avant que le grec cessât d'être langue officielle. Le grec prédomina dans l'Église de Rome jusqu'au milieu du III^e^ siècle, et dans sa liturgie jusqu'au milieu du IV^e^. Le latin était pourtant la langue usuelle de ses membres, avant de devenir à son tour langue sacrée. Peut-être le serait-il devenu plus tard encore, sans l'exemple et l'impulsion de l'Église d'Afrique, laquelle, née au II^e^ siècle et ralliant d'emblée une masse de colons et de paysans, résista la première à l'hellénisation. Tertullien n'écrit qu'en latin. Pourtant, à l'aube du III^e^ siècle, il se plaint de ne pas disposer encore d'une version canonique des Écritures en langue latine. Saint Jérôme se faisait attendre.
Si Tertullien réclamait une version canonique, c'est qu'il en circulait d'autres, partielles, improvisées et d'autorité insuffisamment garantie, grâce auxquelles les chrétiens qui ignoraient le grec avaient du moins chance d'acquérir, en dehors de la liturgie, l'intelligence des textes évangéliques essentiels, et avant tout de l'oraison dominicale. Ces traductions élémentaires, catéchétiques et pour ainsi dire spontanées, si elles eurent cours dans la jeune Église d'Afrique du II^e^ siècle, n'avaient pas été moins utiles aux jeunes églises italiennes du siècle précédent.
340:122
Non seulement il n'y a aucune raison de douter, mais il y a toute raison de ne pas douter que les mots *Pater noster* aient été les premiers qui se rendirent familiers à l'esprit, aux lèvres, aux oreilles et aux yeux des chrétiens de langue latine.
\*\*\*
Cependant, en refusant aux chrétiens de Pompéi le droit de parler latin, M. Carcopino achevait d'ébranler la position déjà désespérée du P. de Jerphanion et des autres savants que la découverte de Pompéi avait brusquement convertis à une interprétation judaïque du « carré ». Celui-ci, d'après leur hypothèse, serait à rattacher directement (par une préhistoire toute mythologique de ses « roues » et de son T) aux chapitres IX et X d'Ézéchiel. Cette école n'hésita pas à admettre comme allant de soi chez les Juifs de Pompéi l'idée qu'elle excluait comme prématurée chez leurs concitoyens chrétiens : celle de transposer un texte sacré en un cryptogramme latin. M. Carcopino a bien raison de relever cette inconséquence : « Il ne subsiste que peu de probabilités que la colonie hellénisante des Juifs de Pompéi, dont les membres connaissaient la prophétie d'Ézéchiel, soit par le texte hébraïque, soit plutôt par la version grecque des Septante, en ait extrait, vers 60, dans la langue des Romains, la leçon que comporte le « carré ». En arriver à cette hypothèse pour se soustraire à l'intolérable obligation de faire, à la même haute époque, parler latin aux Chrétiens d'Italie, n'est-ce pas, proprement, fuir Charybde pour se briser sur Scylla ? »
341:122
Mais ici j'objecte à mon tour à M. Carcopino que, du point de vue linguistique où nous nous tenons en ce moment, si l'hypothèse judaïsante du P. de Jerphanion est bien Scylla, l'explication du « carré » par un christianisme pompéien n'est pas du tout Charybde. L'obligation de reconnaître aux chrétiens encore mieux qu'aux juifs de Pompéi la faculté de parler latin n'est intolérable que pour les modernistes. Les Juifs de Pompéi possédaient au Moins une synagogue et jouirent toujours, que l'on sache, de la liberté du culte. On se demande pourquoi, dans ces conditions, ils auraient utilisé un cryptogramme pour dissimuler ce qu'il leur était parfaitement loisible de professer en clair ; pourquoi surtout un cryptogramme en latin, langue vulgaire qu'ils n'avaient aucun motif de préférer à la langue sacrée, hébraïque ou grecque, qui leur était familière par tradition. Une telle transposition en langage profane et obscur se justifie infiniment mieux si elle est une précaution des chrétiens que si elle est une fantaisie des Juifs. Ceux-ci n'avaient pas à cacher leur religion. Quelle raison, quel besoin et quelle permission avaient-ils de maquiller un texte dont la citation en langue originale n'était pour eux ni difficile, ni insolite, ni dangereuse ? Tandis que des chrétiens minoritaires, suspects et menacés, avaient les meilleures raisons de cacher, aux yeux des Romains et des Juifs eux-mêmes, leur prière, leur doctrine, leur secte, leur emblème et jusqu'à leur nom. Comment des gens rendus ingénieux par le péril n'auraient-ils pas été capables de traduire dans leur langue de tous les jours les deux mots si simples qui résumaient leur Évangile secret ?
(*A suivre.*)
Alexis Curvers.
342:122
### Enquête religieuse à Troyes
par Jean-Loup Perret
Du referendum de janvier dernier élaboré par le C.N.P.L. (Centre National de Pastorale Liturgique) et portant sur la réforme ([^138]) liturgique, il ressortait, entre autres faux résultats ou interprétations tendancieuses, qu'un doyenné du diocèse de Troyes détenait la palme de l'opposition avec quelque 6 % de réponses émanant de catholiques fidèles à la tradition. Pour faire état d'une telle proportion, il était bien possible en effet que la hiérarchie y fût contrainte par le poids d'une opposition pouvant prétendre à beaucoup davantage. Le diocèse de Troyes étant en outre réputé d'esprit avancé, il n'en fallait pas plus pour nous mettre la puce à l'oreille et nous conduire à effectuer nous même une petite enquête dans ce diocèse champion.
La providence aidant, nous n'avons pas été long à avoir entre les mains un document assez révélateur d'une situation peu conforme aux résultats obtenus par le C.N.P.L.
En automne dernier, le 22 octobre 1967, l'Évêché fait procéder dans les paroisses de Troyes et de sa banlieue à une consultation des fidèles portant sur les trois questions ainsi libellées en référence à l'Année de la Foi :
343:122
1° Pour vous qu'est-ce que l'Église ?
Le corps du Christ -- La gardienne de la vérité -- Une source de lumière et d'unité pour le Monde ([^139]) -- Le peuple de Dieu entraînant les hommes dans sa marche vers le Royaume -- La société des baptisés sous l'autorité du Pape, des évêques et des prêtres -- Le seul moyen d'aller ou ciel -- Une école de morale, rempart contre le désordre.
Si vous le voulez, dites en quelques lignes, comment vous voyez l'Église.
2° A votre avis, qu'apporte le baptême ?
Il nous inscrit parmi les chrétiens -- Il nous fait fils de Dieu, en Jésus -- Il donne une vie nouvelle -- Il donne le droit de faire sa communion solennelle et de se marier à l'Église -- Il efface le péché originel -- Il fait membre de l'Église -- Il donne une garantie pour aller au ciel.
Si vous le voulez, dites en quelques mots ce que représente VOTRE baptême.
3° Pour vous, avoir la Foi, à quoi ça oblige ?
Chercher à mieux connaître Dieu -- aller à la messe et faire ses pâques -- Faire connaître l'amour du Père -- Croire que le Christ est ressuscité et vivant -- Travailler ensemble à un monde meilleur -- Être témoin du Christ par notre manière de vivre -- Prier -- Admettre tout ce qu'enseigne et commande l'Église -- Imiter le Christ -- Croire que nous ressusciterons.
Quelles difficultés rencontrez-vous pour croire et vivre votre foi ?
Le fidèle était invité à numéroter par ordre préférentiel quatre suggestions choisies parmi celles proposées à la suite de chaque question. Ensuite, (sur une autre feuille de papier) il prenait sa plume et notait quelques-unes des impressions que lui inspiraient l'Église, son baptême et les vicissitudes de sa Foi.
344:122
Les réponses obtenues ne furent pas, de loin, celles qu'on attendait à l'Évêché. Du moins sommes-nous enclins à le croire puisqu'on n'a pu se résoudre à les rendre publiques. Le même jour à la sortie des messes et le lendemain dans les écoles libres, une autre enquête sous forme de questionnaire était menée auprès des enfants, ([^140]). Même silence, même éteignoir. Nous connaissons : la nouvelle église consulte le peuple de Dieu pour obtenir son quitus, non, sa désapprobation.
Nous savons comment les choses se sont passées :
1° La Maison des Œuvres de Troyes propose un projet de questionnaire, le fait réviser par quelques laïcs, le soumet aux curés des paroisses qui émettent quelques remarques.
2° Le 22 octobre 1967 il est distribué à la sortie des églises. Le dimanche suivant le dépouillement commence. D'abord à l'intérieur de chaque groupe de paroisses par les curés. Ensuite et définitivement par les aumôniers, à la Maison des Œuvres. (On peut estimer que les réponses reçues correspondent à 6 % de la population. C'est ainsi que pour une paroisse de 3 200 habitants -- Saint-Nicolas -- 700 questionnaires ont recueilli 110 réponses.)
Le document qui nous est échu est une synthèse (effectuée par cette Maison des Œuvres) des réponses obtenues à la troisième partie de l'enquête, à savoir :
« *Quelles difficultés rencontrez-vous pour croire et vivre votre Foi ? *»
Le scribe d'Action Catholique auteur de ce travail a donc classé et choisi 236 réponses par lui jugées « les plus significatives » parmi les 450 environ ([^141]) que recueillit cette troisième question.
345:122
Trop nombreuses pour que nous puissions les publier toutes, assez cependant pour nous permettre d'en tirer à notre tour les plus significatifs, les réponses que nous vous livrons ont été sélectionnées avec la même honnêteté qui semble avoir présidé à l'élaboration de la synthèse. Honnêteté d'autant plus appréciable que la Maison des Œuvres est entre les mains, répétons-le, de l'Action Catholique ([^142]).
Nous garderons la division qui a été faite, en huit chapitres, non que ceux-ci soient toujours judicieux mais afin de suivre au plus près la présentation générale du document. Dans chacun de ces chapitres, nous prendrons donc les réponses qui nous auront paru, les unes témoigner d'un esprit de fidélité à la tradition, les autres d'une attitude contraire. Nous couperons court à toute accusation de partialité en publiant toutes ces dernières, leur nombre est assez petit pour que nous puissions nous offrir ce luxe. A la fin de chaque chapitre, nous préciserons pour notre compte le nombre des réponses imputables aux catholiques, aux progressistes et assimilés ou à leurs victimes et enfin le nombre des réponses inclassables parce qu'ambiguës, contradictoires ou résolument stupides dont nous vous aurons épargné la lecture. Ces chiffres porteront sur l'ensemble des réponses contenues dans le document et non sur notre propre travail. Celui-ci comprendra, s'il y a lieu, quelques commentaires.
Encore une fois, la marge qui satisfait à la tradition catholique est assez généreuse pour nous mettre à l'abri de toute tentation. Au moins le résultat obtenu concordera-t-il avec celui qui nous est offert par les praticiens accrédités de l'Évêché, ce qui fera en l'occurrence notre meilleure garantie.
346:122
#### I. -- Obstacles venant de nous-mêmes.
2\) A vivre en chrétien, à regarder autour de nous, à aimer notre prochain, à donner le bon exemple et ainsi entraîner les autres à être de vrais disciples du Christ, en attendant la résurrection bienheureuse. Certes, les difficultés sont nombreuses mais avec la confiance en Dieu, on peut tout.
3\) Étant imprégnée de la foi depuis mon enfance, je ne rencontre pas de difficulté pour croire. Mais, faire entrer le Christ dans toute ma vie, familiale et sociale et vouloir l'imiter la plus possible est une route très difficile ; surtout lorsque l'on est seul, au foyer, à suivre cette route...
8\) La vie dans le monde laïcisé, le poids du péché originel, la tenue de certains prêtres, la désobéissance dans l'église.
9\) La plus grande difficulté pour vivre ma foi, c'est de vivre en état de sainteté, c'est-à-dire de lutter pour combattre mes péchés.
10\) Aucune difficulté autre que les conséquences du péché originel avec la triple concupiscence. (Cette enquête est trop orientée : ce qu'il « ne faut pas dire » est trop mis en évidence !
12\) La puissance de la chair, en nous et chez les autres.
13\) Les difficultés de vivre ma foi sont celle d'une célibataire de 32 ans pour qui les aspirations humaines sont en conflit croissant avec le neuvième commandement.
15\) Il faut lutter journellement pour vivre la vie que notre Seigneur nous a indiquée et accepter tous les revers avec sourire et courage.
16\) Difficultés : la faiblesse, le monde extérieur, le manque de confiance en la bonté de Dieu le père, la vanité et l'orgueil terrestres.
18\) Vie matérielle trop abondante. Manque de volonté, d'organisation ? pour réserver chaque semaine par exemple un certain temps pour approfondir les « choses de Dieu » et cela en famille.
347:122
19\) L'abstrait de certaines situations qui nous font manquer de clairvoyance. Le dénuement, le détachement de tout et surtout ce à quoi nous sommes attachés le plus.
26\) En ce qui concerne les difficultés pour croire, c'est beaucoup plus délicat. La foi en Dieu éclaire une vie, mais il faut se débattre sans arrêt contre le doute, l'angoisse. A tout moment ne pas flancher.
29\) *La routine due à une éducation religieuse* ([^143])*.*
31\) La connaissance insuffisante de notre religion d'où nécessité d'apprendre notre « catéchisme » toute notre vie.
32\) La méconnaissance de tout l'Évangile.
34\) Un peu de paresse, due à mon âge, à ma mauvaise santé et à me solitude qui m'est à charge !!
35\) *Tout d'abord de l'éclairer, de la faire devenir adulte, d'approfondir les nouvelles lignes tracées par le Concile... alors que le travail de chaque jour nous laisse bien peu de temps !*
39\) Aucune difficulté pour croire. Trop prise par le travail, la méchanceté, la cruauté des collègues. Pas assez de temps pour se ressaisir.
Aimer son prochain, comme c'est difficile.
Voir Dieu dans le prochain, c'est presque impossible.
40\) Pour moi, la grande difficulté est la Charité.
Aimer ses frères comme Dieu !!! Aimer ceux qui nous font souffrir !!!
42\) Pas assez de confessions, non pas par la faute du prêtre, mais trop loin, ou trop tard. Pour compenser, j'offre le sang du Christ versé pour moi. Je communie et je tiens pour lui, par lui.
44\) Pas de difficulté pour croire ; pour vivre ma Foi. C'est parfois plus difficile par négligence, certains jours et parce que je ne passe que peu de temps, à la méditation et à la prière trop peu fervente parfois.
45\) De croire tout ce qui est enseigné par l'Église et d'avoir la Foi, de faire ses Pâques et d'aller à la messe.
348:122
82 réponses ont été classées dans cette rubrique. Le document en a sélectionné 47.
*Réformistes. --* Deux d'entre elles (29 et 35) seulement. La première se passe de commentaires ; la seconde par son charabia progressiste : « la faire devenir *adulte *», « approfondir *les nouvelles lignes* tracées par le concile... »
*Catholiques. --* Les 45 autres réponses émanent, et celles-là franchement, de catholiques traditionnels, de l'éternel peuple de Dieu en face des problèmes millénaires posés par la sainteté nécessaire (3, 9), la pureté (10, 12, 13), la persévérance et le doute (15, 16), l'amour du prochain (39, 40) etc. Absolument étrangères au Concile, à l'aggiornamento, au dialogue et à l'ouverture, toutes ces réponses montrent assez que la religion n'a pas changé, que les grands problèmes humains demeurent, que les difficultés de l'Église sont toujours les mêmes et que les principaux obstacles de la Foi émanent de soi, de sa lenteur, de son ignorance et de sa misère.
#### II. -- L'Église
1\) Je crois réellement à la présence de Dieu, mais les nouvelles formules de l'Église Catholique me font parfois défaillir.
Je ne comprends pas non plus le tutoiement envers Dieu, alors que l'on continue à dire Vous à notre mère du Ciel. C'est illogique.
3\) Disparition des offices du dimanche en dehors de la messe.
Sermons prononcés si faiblement et si mal articulés, malgré les micros. De sorte qu'on ne les entend qu'à peine dans les premiers rangs. Incompréhension des chants français remplaçant les chants latins dont on avait au moins la traduction dans son paroissien.
4\) L'incompréhension de l'Église (de France) actuelle, qui rejette de son sein les bourgeois, mais en vit toujours !
5\) Ce n'est pas en désacralisant, en se tamisant que le règne de Dieu viendra. Ce ne sont pas des procédés, des moyens qui sont à rechercher. Il faut être saint, et cela est bien difficile.
349:122
6\) Le doute apporté par les décisions trop hâtives du Concile « Vatican II ». Les diverses tendances dans l'Église qui se font jour depuis le Concile. La fréquentation des prêtres qui paraissent être « dissidents » en allant au-delà des prescriptions données par Sa Sainteté le Pape.
7\) Je fais plus de péché en allant à la nouvelle messe que si je n'y allais pas du tout. Ne connaissant ni l'allemand, ni l'anglais, ni l'espagnol, ni le hollandais, je n'ai plus à l'étranger aucun point de repère pour suivre ma messe, ce bon vieux latin que je connais mal me suffisait dans le monde entier.
8\) Il faut vraiment avoir la Foi chevillée au corps devant le spectacle actuel de l'Église.
10\) Les divisions de l'Église. Le fanatisme de certains prêtres qui font table rase du passé.
11\) Les changements même de dogmes troublent ma foi en l'unité et la pérennité de l'Église. Que penseraient les Saints qui ont suivi les croisades, des baisers de paix donnés aux infidèles. Une armée doit-elle : essayer de rallier les troupes ennemies lorsqu'elles perd ses fidèles ?
14\) Avoir la Foi c'est croire que Dieu existe, qu'il est mort pour nous, qu'il est ressuscité et qu'il nous ressuscitera pour une vie nouvelle. Pour cela nous avons besoin de l'affirmer. Autrefois, les habitudes, les traditions conduisaient à l'Église les familles. On était entraîné à prier, à se recueillir, aujourd'hui on y est distrait, on y parle tout le temps, l'élévation était un moment solennel, dans un silence absolu alors que maintenant !!! Je ne peux concevoir une messe sans Credo, une messe de minuit sans « Minuit chrétien », Lourdes sans « Ave Maria ». Combien de jeunes connaissent ces chants, ils ont leurs livres à la main mais ils ne l'ouvrent jamais car ce qu'on dit n'est pas écrit dedans et ça ne les intéresse pas.
20\) Les divergences de vue des prêtres sur le dogme et la morale. La suppression du pêché et des mystères. Les essais pour expliquer les mystères, le meilleur moyen pour conduire ou doute et à la négation.
22\) La crise de l'après Concile et la division qui en résulte chez les chrétiens. Ces éternelles discussions et remises en -- question surtout celles, particulièrement pénibles et déroutantes pour le troupeau, qui opposent entre eux les membres du clergé, nos pasteurs (conservateurs... modernistes). Faudrait-il quitter l'Église pour rejoindre Dieu ?
350:122
On est parfois tenté de se séparer de cette « famille » et de se retirer au « désert » pour avoir la possibilité d'atteindre ou le droit d'adorer un Dieu qu'on n'atteint pas et qu'on adore encore moins en le « sécularisant ». Nous voudrions mettre en premier : admettre tout ce qu'enseigne et commande l'Église, mais nous sommes perturbés par la nouvelle orientation de l'Église et du clergé qui dans certains cas nous déconcertent.
27\) Trop d'exigences dans l'Église actuelle.
27 bis) *Pour croire en la Trinité : aucune. C'est une grâce qui remonte à mon enfonce. A l'enseignement de l'Église : certaines erreurs commises par la hiérarchie* (*L'Inquisition par exemple*)*, l'erreur est humaine.*
*Où commence l'infaillibilité pontificale ?* (*Je ne doute pas de Paul VI que je vénère profondément.*)
33\) Le grand miracle de l'Église est qu'elle subsiste, subsistera toujours malgré ceux qui la représentent bien souvent.
34\) Nouvelles tenues fantaisistes de certains prêtres qui empêchent le grand respect qu'on leur doit.
36\) La hiérarchie semble être dépassée devant l'ampleur de la tâche à accomplir pour remédier à la dégradation de la Foi. Elle paraît vouloir y palier par des moyens de fortune (peut-être propres à satisfaire l'homme du siècle) mais aux dépens de la doctrine.
37\) Le manque de Foi de nos prêtres.
La vitesse que certains prêtres disent leur messe surtout au moment de la consécration, ils ne disent pas tout.
39\) Ce qui fait la Foi de l'Église se sont ses prêtres. Un saint prêtre peut de merveilleuses conversions. La prêtrise est un sacerdoce et non un métier. Le laisser-aller de l'habillement, manque de col, suppression de la soutane, enlève le respect que l'on avait pour le clergé. Les jeunes voient en eux des copains ; ce n'est pas la religion.
40\) Nous sommes souvent déconcertés en observant l'attitude de certains prêtres et leur comportement :
a\) Pour pénétrer dans la masse, ils ont adopté un costume (pas souvent réglementaire) qui leur permet de passer partout.
351:122
b\) Dans les sermons nous n'entendons pas assez parler du Christ crucifié, de la présence réelle, de l'horreur du péché, de la vie intérieure. Le monde et l'homme sont exaltés.
c\) La presse dite catholique qui dans sa majorité cherche à s'aligner sur la presse indifférente, ferait bien de se surveiller. Elle fait de la publicité commerciale (voyez les hebdomadaires illustrés) très payante, excite la dignité de l'homme, du laïc, de la femme, elle fait de la politique.
d\) Dans beaucoup trop d'églises, afin de faire plaisir aux protestants sans doute, on a saboté, défiguré, vidé ce qu'elles avaient de religieux. Les statues des saints ont été expédiées au grenier, au clocher, ou vendues sans autorisation. Le maître-autel est représenté par une planche sur deux pieds, la messe célébrée « face au peuple » sauf dans certaines églises troyennes quand il s'agit de service funèbre où on ne la célèbre même pas car l'assistance -- très mélangée -- ne comprend rien à la communion du prêtre sous les deux espèces. C'est tout de même dommage pour le défunt dont l'âme aurait sans doute préféré le sacrifice de la messe.
e\) Il y a encore trente ans on faisait aux parents chrétiens l'obligation morale d'envoyer leurs enfants dans les écoles chrétiennes du quartier. Cela était souvent au prix de sérieux sacrifice, maintenant cela n'a plus d'importance, on dit -- certains prêtres le disent -- que les écoles laïques sont très bien, question dépassée !!
f\) Et les religieux, pas tous bien sûr -- mais trop nombreux -- intellectuels réformateurs, écrivains intarissables qui abordent tous les sujets avec une hautaine assurance dont l'effet le plus immédiat est de jeter le trouble dans les consciences chrétiennes, inquiètes de ce chambardement. Le mal est très grand.
Pour résumer, que demandons-nous à l'Église de Dieu : la Foi, mais pas une religion de l'évolution progressive, les paroles de la vie éternelle pas les plans d'une nouvelle tour de Babel, les sacrements du salut sans nouvelle formule. Il dépend de nous de garder la Foi que nous avons reçue, nous réclamons que nous soit enseignée aujourd'hui comme hier, la doctrine de la Foi inchangée depuis 1000 ans. Les dogmes ne doivent pas faire l'objet de toutes les options ou d'expériences. Pas d'omission, ni d'adjonction dans l'enseignement de ce qui est certain aux yeux de la Foi.
41\) *l'infaillibilité pontificale qui devrait permettre à l'Église de prendre des initiatives heureuses ne paraît pas jouer dans ce sens, bien au contraire.* « *Le plus grand malheur de notre temps est que* «* Le Capital *» *ait été écrit par Karl Marx et non par un chrétien *» (*Carrel*)*.*
352:122
*Oui hélas, et l'encyclique sociale est venue plusieurs années après et n'a pas rencontré grand écho. Pourquoi l'Église paraît-elle toujours agir sous la pression des circonstances ? Et les communistes progressent toujours tandis que le nombre des catholiques pratiquants diminue en pourcentage par rapport au nombre d'habitants. Voyez comme le Pape hésite sur la question de la contraception. Les protestants ont pris rapidement position. Peut-être sont-ils mieux informés, les pasteurs n'étant pas astreints au célibat. Qu'est-ce qu'une connaissance qui n'est que théorique *? *On n'apprend pas à nager à l'aide d'un manuel et d'une carpette ! On nous parle constamment d'unité, mais pratiquement on adopte des solutions divergentes. Et pourtant les faits sont éloquents : les jeunes se marient et on ne les revoit à l'église que quand leurs tempes commencent à grisonner* (*pour ceux qui y reviennent un jour*)*. L'Église le sait, le constate et en prend son parti* (*avec sérénité*)*. C'est de l'hypocrisie ou la politique de l'autruche. Pour ceux qui veulent malgré tout continuer, la confession devient une corvée. Il y a aussi ceux qui luttent désespérément au risque d'y laisser leur santé, ou encore de voir, comme tel ingénieur que j'ai bien connu, sa jeune femme disparaître après cinq maternités.*
*Il y a d'autres choses qui font obstacles à la Foi. Que doit-on penser de l'Église d'Espagne, liée au pouvoir, soucieuse de conserver ses privilèges, ses bénéfices, dénoncés courageusement par certains prêtres qui n'ont pas dû se faire bénir par la hiérarchie. Alors que l'ai connu des ouvriers ruraux qui faisaient 20 à 40 km chaque jour pour se rendre à leur travail, dont le lieu changeait constamment -- Ponts et Chaussées, en vélo pour un maigre salaire de manœuvre, et qu'à l'heure actuelle je vois chaque jour passer des ouvriers se rendent eux aussi à leur travail en vélo ou en mobylette, de nuit et de jour...*
*Nous sommes très sollicités pour la construction d'églises, on en construit beaucoup. Tant mieux si elles servent à quelque chose. Mais le recrutement sacerdotal est difficile. Se trouvera-t-on un jour avec des églises neuves ayant coûté très cher, et dépourvues de prêtres ?*
*Le manque d'ouverture de l'Église vers les pauvres, les opprimés, les petits en général. Les liens qui lient encore l'Église aux monopoles et aux richesses. La sclérose de l'Église envers les courants nouveaux d'idée marxisme, socialisme, vie collective et coopérative, etc.*
353:122
42\) Minimisation du péché originel, de la présence réelle, de l'utilité du chapelet. Du dogme marial -- par ex. Marie serait « une femme comme les autres ». Satan ne serait qu'un mythe (?). Oubli de l'obligation de la présence. Désacralisation des offices dans bien des paroisses. Alors, que croire ? ? ?
57 réponses ont été classées dans cette rubrique. Le document en a sélectionné 42.
*Réformistes. --* Réponses n° 27 bis et 41.
On retiendra surtout la longue réponse n° 41 qui, en dehors de quelques lieux communs sur l'Espagne et les ouvriers développe un réquisitoire contre le Pape et le Concile *dans ses options les plus importantes*. Ce progressiste ne dit pas : depuis l'ouverture, depuis le Concile, les problèmes de la Foi posent moins de problèmes. Non, il critique l'encyclique sociale d'être venue trop tard, après le *Capital *; il critique le pape d'être indéterminé sur l'usage de la contraception et demande que les prêtres puissent avoir la même « expérience » que les pasteurs, il critique encore la sclérose de l'Église envers le socialisme, etc. Il se plaint encore, il demande davantage. Il veut que l'on soit marxiste et il demande la pilule.
*Catholiques.* -- 39 réponses.
Seconde allusion au Concile (n° 6). Elle peut être comparée à la longue réponse progressiste qui lui fait écho dans le mécontentement. Échec de l'aggiornamento pour les catholiques qui se plaignent des décisions trop hâtives, des multiples tendances du clergé, de l'ouverture au monde. Échec également pour les progressistes qui taxent le Concile d'hypocrisie et accusent l'Église de n'avoir pas assez trahi son dogme et sa morale. La réponse n° 8 pourrait être mise en exergue. Critique générale des réformes liturgiques, de la tenue des prêtres, de l'exigence de l'Église actuelle (n° 27), totalitaire et sectaire derrière ses professions de foi conciliantes, œcuméniques et libérales, des divisions et du fanatisme renaissant (n° 10) de la primauté du social sur le spirituel (n° 40 b).
2 réponses (6 et 22) parlent explicitement du Concile pour le critiquer.
354:122
#### III. -- Attitude des Chrétiens (41 réponses)
1\) *Mes difficultés ? au départ : vivre au milieu des* «* pratiquants *» *et faire cette décevante découverte :* «* pratiquant ne veut pas dire chrétien *» *et combien de fois ai-je pensé que le plus proche de Dieu était bien ce grand-père, radical-socialiste et anticlérical, il était bon, généreux, désintéressé.*
2\) *L'indifférence de certains soi-disant grands chrétiens devant la souffrance et les épreuves de leurs frères.*
3\) *Plus difficile est de vivre sa Foi, dans un monde où le chrétien rencontre souvent l'inconscience, l'insouciance, l'indifférence, voire même l'hypocrisie chez d'autres baptisés.*
4\) *Les catholiques sont les plus grosses difficultés que le puisse rencontrer pour vivre ma foi.*
5\) *Le comportement de certains chrétiens soit dans leurs paroles ou dans leurs actions fait naître des doutes quant à la route que l'on doit suivre.*
6\) *Pour croire : aucune* (*on croit, ou on ne croit pas : don de Dieu*)*. Pour la vivre, l'amour immodéré de l'argent des chrétiens, aussi fort que celui des non-chrétiens.*
7\) *Plus, que les incroyants, c'est l'indifférence des chrétiens qui rend difficile de vivre sa foi.*
9\) *Un manque d'unité entre les chrétiens. Trop souvent l'absence de la charité chez les chrétiens.*
10\) *Heureusement que j'ai la foi que je demande à Dieu de me conserver, car lorsqu'on constate autour de soi parmi les chrétiens qui ne cherchent qu'à se faire du mal, qu'à se haïr. Faire des médisances et aller communier, voilà les chrétiens. Hélas.*
11\) *Pour ma part, je comprends difficilement le nouveau régime de l'Église, nous devons tous être sincères pour faire partie de l'Église catholique, nous devons faire baptiser, faire faire la communion à nos enfants, pour plusieurs motifs, l'enfant a la crainte de Dieu, et du prêtre à la confession. Je trouve la communion pour beaucoup de monde une mode, on va à la communion pace que beaucoup de monde qui va à la messe communie, mais souvent avec un cœur en mauvais état, j'ai une voisine, elle n'est pas aimable, même, méchante, elle a toujours le chapelet en mains, cela me fait, mal.*
355:122
12\) *Je trouve que beaucoup de catholiques pratiquants se font remarquer par leur vie extérieure alors qu'ils devraient donner le bon exemple.*
14\) *Il y a encore trop de chrétiens* (*reniant les préceptes du Christ*) *à la foi tapageuse et ostentatoire, triomphante, embrigadante et autoritaire, porteurs de bannières et batteurs de tambours rêvent à on ne sait quel collectivisme temporel et spirituel, témoins bruyants régenteurs indiscrets et envahissants.*
15\) *L'épreuve, la souffrance et la misère... les mauvais catholiques.*
18\) *La conduite de certains prêtres qui scandalisent trop facilement les fidèles et les non-fidèles, soit par leur langage, soif par leur façon de vivre.*
19\) *Le manque de charité de certains prêtres et chrétiens pratiquants et même d'honnêteté.*
20\) *Le comportement de quelques prêtres aussi. Les uns paraissent incapables d'aimer, de pardonner, de donner, de recevoir, de partager. Les autres ne semblent pas y croire tellement, alors...*
22\) *Aujourd'hui, à 50 ans, j'ai encore des étonnements de novice dans mon milieu de travail : des religieuses. Le Christ est accroché partout, mais combien le témoignage d'amour et de charité est pauvre vis-à-vis du personnel ! Le Christ serait-il prisonnier dans le cœur de ses épouses ?*
41 réponses ont été classées dans cette rubrique. Le document en a sélectionné 22.
5 d'entre elles sont nulles ou ambiguës. Toutes les autres témoignent d'une attitude contraire à la vraie morale catholique. Leurs auteurs ne sont peut-être pas progressistes mais ils en récitent les leçons plus ou moins consciemment apprises. Parce que l'Église n'a jamais dit que les vertus et la sainteté du voisin dussent être une preuve ou une raison de la Foi, celle-ci tenant par elle-même. Toutes ces réponses, teintées d'une bonne dose d'hypocrisie, sont des réponses d'orgueil, on remarque leur uniformité, toutes disent la même chose : je ne crois pas parce qu'il y a des catholiques qui ne sont pas des bons catholiques.
356:122
(N° 10 : le progressiste se pose en pharisien, fait l'autocritique de l'Église et bat la coulpe, sur la poitrine du voisin). Ces militants à qui l'on a appris à dauber sur le prochain et à le rendre responsable de tous les péchés d'Israël -- asociaux, injustes, patrons, pas assez pacifistes, pour la guerre d'Algérie, etc. -- ne disent pas pour autant : avant le Concile j'avais des difficultés à croire à cause des mauvais chrétiens, mais depuis le miracle de la rénovation de l'Église s'est opéré. Non, les fidèles, catholiques ou progressistes ont complètement enterré leurs espérances d'un renouveau de l'Église.
Nous avons voulu prendre à notre compte les accusations contenues dans certaines réponses qu'il nous eût été facile de classer ailleurs. C'est ainsi que l'on pourrait citer (n° 2) bon nombre de chrétiens illustres et assidus à la Sainte Table dont l'indifférence est notoire à l'égard des misères de leurs frères. Nous admettons volontiers que ces chrétiens ne soient pas les progressistes. Quoiqu'il en soit, les remarques que nous avons faites plus haut sur la Foi ne sont pas à sens unique. Il en va de même pour les réponses n° 5, (certains chrétiens : lesquels ?), n° 18 particulièrement (on sait quel genre de prêtres scandalisent aujourd'hui) n° 20 enfin. La dernière est un modèle. Aucune allusion au Concile.
#### IV. -- Le monde moderne
1). Pour vivre : le monde (au sens de saint Jean : le monde vous hait). Ce monde qui essaie de présenter et de mettre comme essentielles et seules valables des valeurs, des manières de penser ou de vivre qui obscurcissent, distraient, détournent l'homme de l'enseignement de l'Église qui doit donner le message du Christ et l'empêchent de trouver la certitude de la foi en Jésus-Christ. Tout n'est pas mauvais, mais la foi demande le concours de l'intelligence éclairée par les dons du Saint-Esprit.
357:122
2\) Difficulté de ne pas me laisser happer par le « monde » dont la mentalité, les attitudes, sont contagieuses.
Par exemple : une conversation où l'on dit du mal de son prochain : je me laisse entraîner, j'en dis autant. -- ou -- d'une façon plus générale : dans la recherche avide du superflu, je m'agite, j'use mon âme, je perds la notion des choses de Dieu.
7\) L'attraction du monde moderne au niveau duquel il faut bien vivre et évoluer et qui fait tout ce qu'il faut pour nous persuader que « Dieu est mort ».
8\) Le monde et sa soif d'argent, son égoïsme, sa publicité, le veau d'or (télé, cinéma). Pour croire, aucune, il suffit du Saint-Esprit.
9\) La vie moderne qui par sa facilité met sous nos yeux, et dans notre esprit, des apparences de vérité, il faut sans cesse se rétablir, veiller à ne pas se laisser entamer.
15\) Trouver le temps de l'approfondir.
Ce qui m'empêche : -- la vie et ses exigences profanes ; -- ma profession qui m'oblige à y consacrer tout mon temps ; -- mon foyer et l'éducation de mes 4 enfants.
16\) La vie matérielle trop absorbante. Manque de volonté, d'organisation ? pour réserver chaque semaine par exemple un certain temps pour approfondir les « Choses de Dieu » et cela en famille.
21\) La vie contemporaine... Toujours courir... manque de temps pour réfléchir, pour prier. Après une journée de travail, nous avons envie de nous détendre et nous recherchons malgré nous la solution de facilité (lecture facile, télévision, etc.)
24\) Le travail et la vie de tous les jours sont organisés de telle sorte qu'on vive humainement bien sans la foi, qu'elle paraisse inutilité et, en tous cas, qu'on n'ait pas besoin de l'exprimer.
29\) Je crois comme vérité tout ce que m'enseigne ma religion, faisant partie d'une famille foncièrement pratiquante. Mais il me semble que nos prêtres ne reviendront jamais trop sur « la foi », tarit le péril est grand aujourd'hui. Je n'ai pas la Télé ; mais j'entends souvent à la radio des causeries, principalement sur le poste « culture », fragments de textes tendancieux, littérature sous toutes ses formes, poèmes bien entendu, qui peuvent être très préjudiciables, même d'un chrétien et éteindre pour toujours l'étincelle de foi qui pourrait exister chez les sujets de bonne volonté. Sans parler du théâtre et du cinéma qui sont parfois de grands dangers. Peut-être y aurait-il possibilité de faire entendre, par la voix de la radio, des causeries très « convaincantes » pour le plus grand bien de tous.
358:122
30\) Deux obstacles essentiels : l'immersion dans un monde indifférent et matérialiste. La sollicitation du progrès, dirigé presque uniquement vers une civilisation du confort.
31\) Dans un monde déchristianisé, comme le nôtre, vivre en chrétien suppose un véritable héroïsme. Il faut une volonté constante au croyant d'aujourd'hui pour suivre le droit chemin. Tout nous sollicite au dehors et nous conduit insensiblement au désordre : milieu de travail, loisirs, presse, radio, télévision, cinéma ; seul le Saint-Esprit, si nous avons la Foi, peut nous garder de tout moi.
93 réponses ont été classées dans cette rubrique. Le document en a sélectionné 31.
2 réponses sont nulles. 29 autres émanent de tous ces catholiques qui sentent bien que l'opposition est constante et absolue entre la vie du monde et la vie chrétienne, entre les tentations matérielles et la Foi. Nous avons vu dans un chapitre précédent que beaucoup de catholiques donnaient comme première difficulté à croire et vivre leur Foi, leur misère et la faiblesse de leur chair. Ces réponses viennent donc les compléter en ajoutant à ces difficultés ; celles du monde qui est mauvais, du manque de temps, des exigences matérielles, de la télévision et du progrès. Voilà des gens qui ne comprendront jamais que leur curé les envoie au cinéma ou devant leur télévision. Ils sont contre le progressisme mais ils n'en savent rien, (n° 30). Personne au monde, pensent-ils, surtout pas leurs évêques et encore moins leurs curés ne leur conseilleront de se jeter dans ce monde indifférent et matérialiste qu'ils rejettent ou tentent de rejeter, d'embrasser cette civilisation du confort en disant que c'est le plan de Dieu. Ils sont donc profondément réactionnaires à la réforme. Mais ils ne le savent pas.
Aucune référence au Concile.
359:122
#### V. -- Le milieu ambiant athée
2\) L'indifférence de mon proche entourage.
4\) Indifférence religieuse totale de mon mari.
5\) La Foi nous oblige à chercher Dieu à tout instant de la journée et à la propager chez tous nos frères en Jésus-Christ. Les difficultés que j'éprouve sont d'abord avec mes collègues de travail, qui ne parlent jamais de Dieu et aussi avec ma famille qui me délaisse parce que le suis catholique pratiquante.
6\) L'hostilité religieuse plus ou moins explicite de l'entourage oblige parfois à un certain repliement ou silence qui ressemble peut-être à du respect humain, à une pauvreté de Foi.
10\) La plus grande, c'est le monde du travail et les voisins dans les H.L.M. qui ne croient pas en Jésus et qui nous considèrent pour des anormaux.
11\) Je vis dans un monde matérialiste, au milieu d'athées. Cela ne m'empêche pas de croire en Dieu ; mais il m'est difficile de vivre pleinement ma Foi, ne pouvant pas partager mes opinions.
14\) L'indifférence du milieu. Voir que d'autres semblent heureux, et réussissent brillamment sans religion.
16\) La difficulté qui oppose le matériel au spirituel. Dons un monde matérialiste, il est dur de vivre en chrétien, mais il y a la grâce qui nous aide et la Charité du Christ à notre égard.
18\) Avoir la Foi c'est déjà croire que le Christ est ressuscité et croire aussi que nous ressusciterons, c'est aussi chercher à mieux connaître Dieu et être les témoins du Christ par notre manière de vivre, c'est-à-dire essayer d'imiter le Christ. Dans ma famille, ils ne sont pas pour, à l'usine, ils ne croient pas non plus, aussi il m'arrive d'avoir des moments de découragement et quelquefois, j'éprouve le besoin d'aller à la messe la semaine pour retrouver des forces et pour prier pour mes frères autour de moi.
21\) Je souffre des personnes qui me contrent, ou qui me tournent comme en ridicule, en regardant ma foi.
24\) L'ironie du monde sans Foi.
360:122
62 réponses ont été classées dans cette rubrique. 25 ont été retenues pour le document.
1 réponse nulle. Les autres émanent de chrétiens de tous temps : le monde comme toujours, se moquera des chrétiens et le Concile n'y a pas remédié parce qu'il ne pouvait pas y remédier. La religion n'a pas changé. Les fidèles du peuple de Dieu se moquent des progressistes et de leurs « problèmes ».
Aucune allusion au Concile.
#### VI. -- Le mal
1\) Dans les grandes épreuves, comme on a besoin d'un prêtre pour conserver la foi.
4\) Contraste entre ce que nous préconise l'Église et la réalité. La mort de parents ayant famille en bas âge. La mort d'enfants, la souffrance physique et morale, nous amène à penser : Mon Dieu, qu'ont-ils fait pour être si éprouvés ? et on est tenté d'écouter ceux qui nous disent : s'il y avait un Dieu, on ne verrait jamais cela !
5\) Pourquoi Dieu permet-il ce que l'on voit faire à des enfants martyrs innocents, si incapables de réagir.
6\) Difficulté de faire comprendre le pourquoi des misères, des souffrances de tant d'innocents que Dieu impose aux hommes. Nous prions ardemment pour que Dieu entende nos prières pour tous les hommes.
7\) Nous nous posons souvent des pourquoi ? Pourquoi certaines familles ou certaines personnes sont-elles si éprouvées ? Pourquoi tant de souffrances ? Pourquoi tant de haine ? Pourquoi tant d'injustices ? Dieu seul en connaît les causes et pourrait nous répondre. Nous, nous sommes incapables de comprendre.
11\) Lorsqu'on voit toutes ces guerres, ces crimes, ces haines, il est difficile de croire à l'amour de Dieu.
361:122
12\) Pour croire : difficulté d'ordre philosophique, le mal indépendant de la volonté des hommes : cataclysmes, épidémies, semblent faire injure à la bonté de Dieu.
14\) La faire arriver à l'âge adulte, car on a plus de mal à comprendre l'inégalité qui règne parmi les hommes, en se demandant pourquoi les uns sont plus ouverts à l'Amour de Dieu et pas tous.
17\) Souvent la réussite n'est pas pour ceux qui vivent en chrétiens, et ça décourage à la longue.
28 réponses ont été classées dans la rubrique. Le document en a retenu 17.
1 réponse nulle. 16 autres font état des traditionnelles préoccupations des catholiques devant la souffrance des innocents et le mal dans le monde qui font obstacle à leur foi. Ce sont les grands problèmes que soulevait déjà le livre de Job. Gaudium et Spes n'a pas résolu le problème : il y a toujours du mal dans le monde, aucun Concile ne fera disparaître les guerres et les injustices. N° 14 : cette réponse soulève l'éternel problème métaphysique de la prédestination. Le grand obstacle à sa Foi est l'inégalité des hommes. Il ne s'agit pas là de dialectique marxiste mais de métaphysique, non de social mais de religieux. Ce fidèle est meilleur que son prêtre parce qu'il pose le problème de l'inégalité dans l'amour de Dieu dont l'aumônier d'Action Catholique n'a que faire parce qu'il ne pense qu'à l'inégalité entre patrons et ouvriers. Ce qui fait réfléchir le catholique, C'est qu'il y a des sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et des Judas.
Aucune référence au Concile.
#### VII. -- Difficultés diverses
5\) Croire à la résurrection de la chair.
6\) Il est difficile de croire que, tel Jésus-Christ, nous ressusciterons. Cependant, je désire le croire.
7\) J'ai peine à croire que l'on ressuscitera.
362:122
9\) *Je crois à la résurrection de Christ tout-puissant mais non à notre résurrection ; cela n'empêche pas de travailler ensemble à un monde meilleur.*
16\) *Aucune difficulté pour croire. Difficultés pour vivre ma foi : les patrons chrétiens qui n'appliquent pas la justice sociale, la position de certains chrétiens sur la guerre, la guerre des Français contre l'Algérie, la guerre des Américains au Vietnam, ils soutiennent la thèse d'une guerre juste.*
17\) *L'injustice sans cesse grandissante des classes supérieures se disant croyantes, et dont une partie ne viennent aux offices que pour parader et ne sont en réalité que des* «* *CHRÉTIENS DE FAÇADE » *que l'époque actuelle en fait de vrais seigneurs.*
18\) *L'injustice de personnes dites chrétiennes donnant les salaires les plus bas. L'image, fausse sans doute, donnée par quelques-uns de ceux qui s'affirment chrétiens.*
20\) *Bien souvent la conduite peu sociale des dirigeants ou chefs d'entreprise qui se disent de fervents chrétiens, paralyse notre croyance.*
12\) La confession au prêtre : comprends mieux la confession directe à Dieu. La vie solitaire qui nous renferme en nous-même.
Pas ou peu de dialogue avec le prêtre. Nouvellement arrivés dons la paroisse aucun contact avec les militantes ne s'étant pas fait connaître, ni visite du prêtre. En un mot nous sommes seuls.
L'origine de l'homme, créature de Dieu. La lenteur de la propagation de la Foi.
Les mystères de l'au-delà surtout après le décès d'un proche. Les préoccupations matérielles.
Nous croyons, nous espérons, nous aimons Dieu ; mois c'est toujours l'énigme au sujet de la création de l'homme, que nous espérons connaître après notre mort. Qu'en penseront nos enfants ?
Je regarde sur telle image ces bouddhistes si recueillis, figures intensément priantes, donc croyantes. Je pense à tels amis nés protestants. Pourquoi est-ce que je suis catholique ? Parce que le suis née dans cette famille de croyants. Pourquoi est-ce moi et pas eux qui détiens la vérité ? Qu'est-ce qui me le prouve ? Les mystères sont pierres d'achoppement. Évidemment, Dieu ne serait pas Dieu si l'homme pouvait le comprendre. Mais quand je récite le Credo, je demande « est-ce que je crois vraiment tout cela que je comprends si peu ? » La parole du Christ, je l'accepte. Je crois en Lui, et je ne comprends même pas ce que veut dire : « Fils de Dieu ».
363:122
Pourquoi les gens supérieurement intelligents, de grands savants, demeurent-ils incroyants, ex. : les Curie, J. Rostand ?
Pourquoi les juifs instruits, les rabbins par exemple, ne croient-ils pas encore au messie ? Si c'était difficile à comprendre et à accepter du vivant de celui-ci, n'est-ce pas ensuite devenu plus accessible à l'entendement ?
Ne peuvent-ils toucher du doigt, pour ainsi dire, des prophéties se sont réalisées.
Mais pourquoi N.-S. parlait-il souvent de façon déroutante, pour que voyant ils ne voient pas, entendant ils ne comprennent pas ? Cette parole n'est-elle pas dure ? Comment par exemple, parlant du Temple, eussent-ils pu concevoir qu'il ne s'agissait pas de leur temple de pierre, n'était-ce pas impossible à comprendre ?
A la fin des temps, les corps ressusciteront. Il y aura donc un changement puisque jusque là les âmes seules sont au Paradis. Comment l'expliquer puisque pour Dieu il n'y a pas de temps. La prédestination de quelques-uns existe-t-elle ? Certes ils étaient libres de correspondre ou non au dessein de Dieu. Mais ils ont tout de même été appelés à quelque chose d'exceptionnel. Avant Abraham, nous ne savons strictement rien. Péché originel ? Un seul « Adam » ? Est-ce pensable ? L'éternité. Sa seule pensée donne le vertige. Beaucoup de religions admettent les incarnations de leurs dieux. Pourquoi le rachat par la souffrance ? Le catéchisme disait de celles de N.-S. : « pour nous faire comprendre l'offense faite à Dieu, la grandeur de cette offense ». Est-ce proportionné ? On en revient au péché originel. Comment l'homme a-t-il pu mesurer cette offense ? Les êtres ayant été créés pour donner la vie, le cycle même n'impliquait-il pas la mort ?
Le document ne précise pas le nombre de réponses classées dans cette rubrique. Il en a retenu 20.
Cinq d'entre elles sont progressistes. Pour les autres, on retiendra surtout la longue réponse 12 qui montre à quel point les catholiques se meurent d'ignorance religieuse. Ils ont une foule de problèmes parce qu'ils ne connaissent pas cette religion catholique à laquelle ils appartiennent. Ils sont donc tentés d'aller chercher ailleurs puisque les prêtres leur font du « social » et ne répondent pas à ces problèmes. Ils font l'école buissonnière avec Freud et Marx.
364:122
Les prêtres progressistes sont en rupture totale de dialogue avec leurs fidèles : c'est pourquoi ils ne veulent pas publier cette enquête.
Aucune allusion an Concile.
#### VIII. -- Joie de croire
3\) Pour croire, je n'ai pas de difficultés. Je crois que Dieu est là. C'est tout simple, quand je suis heureuse, je lui dis merci, quand j'ai un chagrin, je lui demande son aide, souvent par l'intermédiaire de N.-D. de Lourdes quant aux ennuis de tous les jours, je me défends comme je peux, seule...
6\) Aucune difficulté. Je crois comme l'Église, avant le Concile, m'a enseigné.
7\) La Foi, c'est être témoin du Christ, par notre manière de vivre. Les paroles portent peu, mais nos actes nous suivent. Prier Dieu, chercher la force auprès de Lui, car nous sommes bien faibles. Aider notre prochain, ceux qui souffrent, qui sont seuls, qui sont malades, qui vieillissent, sans reculer devant l'effort à fournir et la fatigue en résultant, et savoir garder le sourire.
8\) Aucune, ayant eu le bonheur de naître dans une famille catholique, d'être instruite par des religieuses avec le souci constant d'approfondir sans cesse ma Foi et de la rayonner autour de moi.
9\) La Foi est toute personnelle. Pourquoi aller chercher des difficultés ? Aimer son Dieu est tout simple. Les doutes doivent être vite éloignés. Regarder toutes les beautés de la nature sans les artifices humains est bien la preuve de l'existence de Dieu. Aucun homme ne saurait faire éclore une fleur ! Rien de ce que Dieu nous a donné que nous ne trouvions naturel.
11\) Je n'ai pas de difficultés pour croire. J'ai toujours cru, pourtant mes parents étaient l'un catholique, l'autre protestant. A sept ans j'ai reçu Jésus la première fois. A dix ans la croisade eucharistique m'a marqué pour toujours. Cette formation m'a été salutaire 20 ans après. Quant à vivre sa foi et être témoin du Christ, Le faire connaître, chercher soi-même à mieux connaître Dieu, prier et aimer l'Amour. Naturellement on ne réussit pas toujours avec nos faiblesses, caractères, fatigues, pas assez de volonté aussi.
365:122
12\) Aucune. Bon départ. Famille chrétienne. Les doutes de ma jeunesse provenaient des contacts avec le milieu de travail. Ils ont été éclairés au fur et à mesure par un prêtre en qui j'avais confiance. Des amitiés nourries chez les Enfants de Marie et subsistant après 50 ans m'ont aidée à ce moment. La charité et la prudence sont nécessaires en ce moment.
14\) Ayant compris la vérité de cette phrase : « tout est possible à celui qui croit », nous n'avons aucune difficulté pour croire et exercer nos exercices religieux (même si nous n'approuvons pas certaines méthodes actuelles) car la Foi imprègne et imbibe notre vie tout entière.
16\) J'ai à remercier Dieu de ne point connaître ces difficultés. Née de parents chrétiens pratiquants j'ai été élevée dès mon plus jeune âge en enfant de Dieu et de la Sainte Église. Depuis, avec la grâce divine et la pratique des sacrements de pénitence et d'eucharistie, je continue à maintenir et à améliorer ma vie chrétienne. Je demande à Dieu de me préserver du respect humain et de la vaine gloire. Actuellement, j'ai à développer une meilleure connaissance de ce que le Saint-Père et le Concile nous proposent, d'y souscrire avec fidélité, confiance et action de grâces.
21\) Le Credo énumère nos obligations : croire en Dieu, le Père, le Fils... Saint Jean nous enseigne que la vie éternelle, c'est croire en Dieu et en Celui qu'Il a envoyé. Il ne nous est pas demandé de croire au monde, de croire à l'homme... Certes, nous devons travailler au salut de nos frères et donc à rendre le monde meilleur, c'est-à-dire plus chrétien. Je ne te promets pas d'être heureuse sur la terre, disait la Vierge à Bernadette.
24\) *Pour moi, l'Église est avant tout une source de lumière, c'est le peuple de Dieu, un peuple qui ne se limite pas à ceux qui vont à la messe et reçoivent les sacrements* (*la vie moderne est si accaparante, si exigeante, si fatigante pour beaucoup*) *mais se compose de tous ceux qui croient en Jésus-Christ, Fils de Dieu et Sauveur, même s'il leur arrive de tenir des propos désabusés comme l'Ecclésiaste, qui se tournent avec confiance vers les mystères de la religion et du salut, et qui, à leur manière, marchent en entraînent le reste des hommes vers la Royaume.*
366:122
27\) *Nous sommes des Chrétiens terriblement gâtés. 63 messes le dimanche pour la place de Troyes et l'agglomération sans compter celles dites dans les ; collèges et couvents.*
*Comme tout ce qui est facile, n'est-ce pas devenu une routine, une habitude pour nous. Ce qui relèguerait la Messe au second plan dans notre conception de vie chrétienne. Face au monde sous-développé* (*matériellement mais spirituellement aussi*) *que penser de cela.*
*Puisqu'on nous incite à proposer des thèmes, nous aimerions :*
a\) *Revaloriser la Messe et tout particulièrement la consécration et la communion, les deux actes qui nous semblent les plus beaux et les plus extraordinaires de notre Foi, et pourtant auxquels on s'est si vite habitués, sans toutefois que ces thèmes soient doctrinaires et arides.*
b\) *La sens de Dieu. On est devenu plus humain, plus frères et c'est tant mieux. La charité est essentielle. Mois croit-on encore en Dieu *? *Si j'osais, je dirais même : le prend-on au sérieux *? *Avons-nous conscience de sa grandeur, avons-nous le temps de l'aimer ?*
c\) *Nos campagnes sont dépeuplées, c'est vrai. Mais la proportion entre le nombre des offices en ville, et celui des campagnes est-elle normale ?*
d\) *La présence de Dieu : croit-on encore à l'efficacité de cette présence *? (*comme Charles de Foucauld à Tamanrasset*)*.*
31\) *Ne serait-on pas tentés, quelquefois de nous trouver un peu comme l'apôtre Thomas *? *Pour moi, faire connaître l'amour du père, c'est* *aussi mieux connaître Dieu. Croire que le Christ est ressuscité et vivant, c'est aussi admettre tout ce qu'enseigne et commande l'Église, et aussi que nous ressusciterons. A mon idée, imiter le Christ, c'est bien travailler ensemble à un monde meilleur et étant témoin du Christ par notre manière de vivre.*
32\) *C'est merveilleux d'avoir la Foi. Le plus difficile c'est de vivre en témoin du Christ. Ce doit être pour un chrétien uns idée constante et tous ses actes doivent se contrer sur un seul but : être digne d'être catholique. Le principal est de vivre, non pas en reclus mais au milieu du monde, sans mysticisme, mais avec les pieds sur la terre ; ne pas faire du tort à son prochain, mais essayer de lui rendre service. Éviter par-dessus tout le scandale.*
367:122
Le document ne mentionne pas le nombre de réponses classées dans cette rubrique. Il en retient 32.
4 réponses nulles. 4 réponses progressistes. 24 réponses catholiques.
Aucune allusion au Concile en dehors de la réponse N° 6 qui, justement, veut n'en pas tenir compte.
Les fidèles vivent leur foi sans aucune référence, sinon désastreuse, à la nouvelle religion.
#### Conclusion.
Les 236 réponses sélectionnées par le document de la Maison des Œuvres que nous venons d'examiner se départagent donc de la manière suivante :
*Catholiques : 193.*
*Progressistes : 30.*
*Nulles : 13.*
Nous avons vu que le nombre total des réponses classées dans cette troisième partie de l'enquête est de l'ordre de 450. Six des huit chapitres du document mentionnent en effet les chiffres précis et globaux des réponses. Soit un total de 343. Quoiqu'il en soit nous ne tiendrons pas compte du chiffre supposé mais seulement des 236 réponses que contient très exactement le document.
On a remarqué que, pour leur grande majorité, toutes ces réponses témoignent d'une préoccupation semblable à celle qui motiva le referendum du C.N.P.L. dont cette enquête non publiée constitue en quelque sorte la réponse anticipée. Plus que les chiffres indiqués plus haut et qui font état d'un pourcentage d'environ 15 % de réponses progressistes ou du moins favorables à la réforme, on retiendra l'état d'esprit général qui se dégage de la lecture du document que nous vous avons présenté.
368:122
On pourrait penser sans grand risque d'erreur que ce questionnaire a été inspiré par la hiérarchie diocésaine dans l'espoir que les fidèles feraient chorus. Qu'ils exprimeraient leurs difficultés de croire parce que la mentalité et le monde avaient changé, les formules étaient inadaptées, qu'il fallait mettre la foi au goût du jour, que les institutions, le ghetto catholique etc. Or c'est bien le contraire qui s'est produit et cette enquête ne sera pas publiée pour avoir opposé aux sollicitations progressistes qui leur demandaient un blanc-seing, une fin de non-recevoir.
Nous constatons que la majorité des réponses donnent comme obstacles à la foi et à la vie de foi, toutes les difficultés inhérentes à la religion. Difficulté de croire à ce qu'on ne voit pas, de pratiquer un idéal surnaturel. Tous ces braves gens consultés constituent le tout-venant des paroisses et non des militants « progressistes » ou « intégristes ». C'est le peuple de Dieu. Et quand on demande aujourd'hui au peuple de Dieu de quel ordre sont ses problèmes, à Troyes mais pourquoi pas ailleurs, il répond comme il y a mille ans : « *C'est difficile de croire vraies les choses invisibles, c'est difficile de pratiquer la sainteté et la vertu évangélique. *» Ce qui prouve que l'Église n'a pas changé, qu'elle ne changera jamais et que le péché, la pureté nécessaire, l'obéissance sont et seront toujours les problèmes de l'éternel peuple catholique en face d'une religion immuable. Tous les problèmes sociaux, matériels, temporels du Concile ne les intéressent pas.
*Trois réponses sur 236* font référence au Concile. (N° 6 et N° 22 du chap. II et N° 6 du chap. VIII). Ces trois réponses émanent de catholiques hostiles aux bouleversements qui l'ont suivi. Quant aux réponses « progressistes » elles n'abordent ces sujets de l'ouverture, du dialogue, de la contraception, du mariage des prêtres, que pour critiquer la lenteur de la trahison. L'âme des fidèles en face du problème de son salut, en face de l'obéissance à la loi de Dieu et à la Foi que propose l'Église, n'intéresse en rien les nouveaux prêtres. Les braves gens sont en face de leurs éternels problèmes sans aucun secours du clergé.
Jean-Loup Perret.
369:122
### Vie de Jésus (VI)
par Marie Carré
##### *L'Autorité de l'Église. *(*Mt XVIII, 15-18*)
L'Église fondée par Jésus ne sera pas composée d'anges. Et Jésus donne des ordres sur la façon dont l'Église devra procéder avec les grands pécheurs. D'abord, le pauvre homme sera repris seul à seul. S'il n'écoute pas, il faudra s'adjoindre deux ou trois témoins. S'il n'écoute toujours pas, il faudra le dire à l'Église. Et s'il n'écoute pas l'Église, qu'il soit considéré « comme un païen et comme un publicain », c'est-à-dire comme un homme séparé de l'Église et que l'Église, par conséquent, brûle du désir de convertir.
Et Jésus, pensant ensuite à tous ces pécheurs, à ces innombrables pécheurs qui viendront eux-mêmes vers l'Église, accuser leurs péchés et en demander l'absolution, Jésus dit à ses Apôtres :
-- « Tout ce que vous lierez sur la terre sera aussi, lié dans les Cieux, et tout ce que vous délierez sur la terre, sera aussi délié dans les Cieux. »
Il s'agit d'une promesse à caractère prophétique. Ce n'est qu'après la Résurrection qu'elle prendra vie, quand Jésus soufflera sur ses Apôtres pour leur donner les pouvoirs d'absoudre ou de retenir les péchés. Ces pouvoirs se sont transmis en ligne directe jusqu'à nos jours car nous ne sommes pas plus angéliques que les premiers chrétiens, et il est vain d'espérer que l'Église, un jour, pourra faire un feu de joie avec les confessionnaux.
370:122
##### *La première pierre. *(*Jn VII, 1-11*)
Les scribes et les Pharisiens, jamais contents des paroles de Jésus et de la propension qu'il semble avoir à pardonner les péchés, lui amènent un jour une femme surprise en flagrant délit d'adultère. La Loi de Moïse leur prescrivait de lapider de telles personnes. En demandant à Jésus ce qu'Il en pense, ils espèrent, une fois de plus, le faire tomber dans un piège où ils pourront l'enfermer, triomphants, et résolus à faire comprendre à la foule des humbles que Jésus n'est en réalité qu'un grand pécheur.
La réponse de Jésus est une de ses plus célèbres paroles, peut-être même la plus célèbre (avec : « Rendez à César ce qui est à César »). Mais Sa réponse n'est pas une simple parole, aussi, admirable soit-elle, car, comme toute parole divine, elle déclenche un mouvement de foule qui ne s'est pas encore éteint à ce jour. Et, dans mille ans, même ceux qui ne sont pas chrétiens s'entendront souvent dire, secrètement ou même ouvertement :
-- « Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre. »
Le plus admirable dans cette histoire est que de grands savants croient avoir découvert qu'elle n'est pas de la plume de saint Jean mais de celle d'un copiste. Le brave homme aura dû l'entendre (là, ce n'est plus le savant qui parle, c'est seulement pauvre moi) aura donc dû l'entendre prêcher et se dire qu'il serait dommage d'en priver les générations à venir.
371:122
##### *L'Enfer. *(*Mt XIII, 36-50*)
Il ne faudrait cependant pas s'imaginer que, parce que Dieu est miséricordieux, le péché n'a qu'une importance secondaire et passagère. Beaucoup voudraient bien croire qu'un Dieu si bon ne pourra pas faire autrement, à notre arrivée dans l'autre monde, que de dire : Effaçons, oublions... afin de nous avoir près de Lui. L'Enfer n'est pas un mythe pour enfants désobéissants et femmes volages. L'Enfer est un lieu dont Jésus a parlé, à plusieurs reprises, avec la plus tranquille précision : « Les méchants iront dans la fournaise de feu où il y aura des pleurs et des grincements de dents. »
L'Église a toujours enseigné le dogme de l'Enfer et a même précisé qu'un seul péché mortel y conduit. Certains péchés sont dits mortels, parce qu'ils conduisent à la séparation d'avec Dieu, ce qui est une mort et même une mort éternelle. Ces péchés que nous nommons mortels (tous les autres étant véniels) pourraient ne pas être très fréquents car ils demandent, pour être commis, trois conditions, savoir : la gravité, la pleine connaissance et la pleine volonté.
C'est probablement pour exciter les pauvres hommes à ne pas craindre le péché mortel que certains ont largement propagé un enseignement nouveau qui tend à remplacer la pleine volonté par un irresponsable subconscient. Il est dangereux de se fier à l'excuse du subconscient pour gagner le Paradis. Ce n'est pas une méthode enseignée dans les Évangiles. Je classerais plutôt le subconscient dans la famille des tentateurs. Que les tentations dues au subconscient soient plus subtiles et plus embrouillées que les autres, personne ne le nie mais, quoi qu'il en soit, il ne fait jamais de mal, même aux personnes accablées d'un actif subconscient, d'aller confesser tranquillement au représentant de Dieu : je m'accuse de ceci, je m'accuse de cela. S'accuser libère, s'excuser embourbe. Notre-Seigneur savait bien l'immense service qu'Il, nous rendait en créant le sacrement de Confession.
##### *La Persévérance et la Prudence. *(*Luc XIV, 25-33*)
Pour marcher dans le chemin de Chrétienté, deux qualités doivent être appelées à nous donner la main, ce sont la Persévérance et la Prudence. Ceci est illustré par les paraboles de la tour et de la guerre.
372:122
Celui qui veut bâtir une tour doit examiner avec prudence s'il a les moyens de pratiquer la persévérance. Celui qui veut partir en guerre doit examiner avec prudence si le nombre de ses soldats lui permettra de persévérer dans cette entreprise. Et s'ils doivent se battre à dix contre vingt, Jésus ne conseille pas du tout de les faire tuer jusqu'au dernier mais d'envoyer une prudente ambassade. Dans la lutte contre nos ennemis spirituels, la prudence nous conseille d'éviter les rencontres trop dangereuses et les combats trop difficiles, et la persévérance nous met en garde contre des projets mirifiques au-dessus de nos forces.
Ainsi celui qui veut être disciple du Christ doit savoir qu'il devra renoncer à tous ses biens et il devra y réfléchir à l'avance. Il faudra qu'il s'examine pour voir s'il pourra, avec l'aide de la grâce, pratiquer cette prudence avec persévérance.
##### *La Prudence et la Justice. *(*Luc XII, 41-48*) * *(*Mt XXIV, 45-51*)
La Sainte Vertu de Prudence devrait nous accompagner aussi fidèlement que notre Ange Gardien car chacun de nous peut mourir dans cinq minutes... et même avant. Qui sait si j'écrirai la ligne suivante, qui sait si vous la lirez ?... Il est nettement préférable de ne pas être occupé à « battre les serviteurs ou à s'enivrer » quand l'heure de rendre des comptes sera venue. Mais que tout le monde sache qu'à ceux qui ont peu reçu, il sera peu demandé, mais à ceux qui ont beaucoup reçu, il sera beaucoup demandé. Il est donc bien plus grave d'être un apostat que d'être né dans le paganisme ou l'indifférence.
373:122
##### *Le Débiteur impitoyable. *(*Luc XVII, 3*) * *(*Mt XVIII, 15-35*)
Pierre s'étant inquiété de savoir combien de fois il devrait pardonner : « Sera-ce sept fois ? », Jésus lui répondit :
-- « Non pas sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois. »
Et Il leur raconta la parabole du débiteur impitoyable, cet homme auquel Dieu avait remis une dette énorme et qui s'en fut aussitôt faire mettre en prison son compagnon qui lui devait une somme légère. Le nombre de fois où Dieu nous a remis nos dettes, par l'intermédiaire de ses prêtres, est bien plus grand que celui où nous avons dû (ou aurions dû) remettre celles qu'on nous devait. Du reste, puisque Dieu doit se baser sur la façon dont nous pardonnons aux autres pour établir son propre pardon, il serait simplement prudent d'employer la méthode qui nous est la plus avantageuse. Mais, bien entendu, nous ne réussirons à l'employer que si nous aimons le Seigneur par-dessus toutes choses et voulons Lui plaire avant tout. Sans ce motif, et la grâce qui en découle, nous serions tous trop petits et trop faibles pour exercer un droit proprement divin. Quand nous pardonnons, nous sortons de l'humain pour nous essayer à la Sainteté de Dieu, selon les ordres de l'Évangile.
C'est là un des aspects où le Christianisme s'élève au-dessus de terre sans que bien souvent personne d'autre que Dieu ne puisse s'en apercevoir.
##### *Le Royaume divisé. *(*Luc XI, 14-23*) * *(*Mt XII, 22-30*)
Et Jésus continue ses miracles. Les aveugles voient, les muets parlent et les démoniaques sont délivrés.
374:122
En passant il n'est peut-être pas inutile de remarquer que la guérison d'un sourd-muet de naissance qui se met brusquement à parler comme vous et moi ; la guérison d'un paralytique qui se met brusquement à marcher bien qu'il n'ait plus depuis longtemps de muscles susceptibles de le porter... ces guérisons-là ne peuvent s'expliquer par un peu ni beaucoup ni énormément de surexcitation nerveuse.
Mais les Pharisiens de ce temps-là n'avaient pas inventé cette nouvelle méthode de nier les miracles. Ils n'ont pas l'audace de les nier mais, comme ils ne veulent pas aimer Celui qui les accomplit, ils se persuadent et veulent persuader la foule que le démon en est l'auteur. Jésus, connaissant leurs pensées, leur dit :
-- Tout royaume divisé contre lui-même court à sa ruine, et ses maisons croulent l'une sur l'autre. »
Aux yeux des païens de notre époque, il faut avouer franchement que notre Royaume de Chrétienté semble divisé contre lui-même. Il est donc logique que les païens attendent sa ruine et souhaitent ne pas être ensevelis sous les décombres. Gandhi disait : « Je me ferai chrétien quand vous vous entendrez entre vous. »
-- « Qui n'est pas avec moi est contre moi, dit Jésus. Qui n'amasse pas avec moi dissipe. »
##### *Le Purgatoire. *(*Mt XII, 31-32*)
Le Purgatoire est justement un de ces dogmes que beaucoup aiment à supprimer disant qu'ils refusent d'y croire car il serait d'invention humaine. D'abord, Jésus y a fait allusion quand Il a dit :
-- « Quiconque dira une parole contre le Saint Esprit, cela ne lui sera remis ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir. »
375:122
Donc certains crimes peuvent être remis (heureusement) dans l'autre monde. Autrement dit, le Purgatoire est bien utile. A ceux qui n'y croient pas, je dirai : Pensez-vous aller directement au Ciel, au milieu des anges et des saints ?... A ce moment-là, ils réfléchiront et me répondront probablement qu'ils ne sont pas tout à fait sûrs de croire en la vie éternelle et que (jouant les autruches), ils préfèrent n'y pas penser. Ayant supprimé le Purgatoire, Calvin fut amené à décréter la peine de mort contre ceux qui s'obstinaient à prier pour les morts. C'est ainsi qu'un royaume divisé contre lui-même s'écroule.
##### *La méthode satanique. *(*Luc XI, 24-26*) * *(*Mt XII, 43-45*)
Jésus, qui chassait tant de démons, ne veut pas laisser ses auditeurs dans l'ignorance des dangers qu'ils courent. Car le démon n'a pas accoutumé de s'avouer battu. Le démon chassé, cherche du repos et ne le trouve pas, car le repos n'existe qu'en Dieu. Alors, fou de rage, il court chercher sept autres esprits plus mauvais que lui afin de pénétrer à nouveau dans la maison dont il a été chassé. Cet avertissement est donné principalement pour les Juifs de cette génération-là, mais elle vaut pour tous ceux qui aimeraient croire qu'une tentation vaincue est une tentation morte. Non, le diable aussi est immortel.
##### *La lumière qui est ténèbres. *(*Luc XI, 33-36*) * *(*Mt V, 14,23*)
-- « Vois donc -- dit Jésus -- si la lumière qui est en toi n'est pas ténèbres. »
376:122
Vois donc d'où vient ta lumière : est-ce de toi, est-ce de Moi ? Est-ce d'un quelconque professeur, est-ce d'un excès d'imagination, est-ce d'un excès d'orgueil, est-ce d'un ami beau parleur, est-ce d'un ancêtre autoritaire, est-ce d'un royaume divisé contre lui-même, est-ce une lumière dont tu changeras plusieurs fois dans ta vie... ou est-ce de Moi ?... Attention, attention, que ta lumière ne soit pas ténèbres.
##### *Malheur aux hypocrites. *(*Luc, XI, 37-52*) * *(*Mt XXIII, 25-36*)
Sur ses paroles, un Pharisien l'invita à déjeuner. Jésus se mit à table et le Pharisien s'étonna qu'il ne se fût pas d'abord lavé. En ne se lavant pas les mains, Jésus veut frapper les imaginations des formalistes et enseigner la propreté du cœur. Et ce sont les imprécations :
Malheur à vous, hypocrites,
Malheur à vous, sépulcres blanchis,
Malheur à vous, dont l'intérieur est rempli de malveillance,
Malheur à vous qui omettez la justice, la compassion et la bonne foi,
Malheur à vous, Hypocrites !
Jésus pouvait crier : « Malheur » avec d'autant plus de force que le véritable hypocrite ne se connaît pas pour tel.
##### *Les biens de ce monde. *(*Luc XII, 13-21*)
Un homme riche eut de telles récoltes qu'il dut démolir ses greniers pour en bâtir de plus grands. Et il dit :
377:122
-- « Mon âme, tu as beaucoup de biens mis de côté pour de nombreuses années : repose toi, mange, bois, prends du bon temps. » -- « Insensé, dit Dieu, cette nuit on te redemandera ton âme. »
##### *Ton cœur et ton trésor. *(*Luc XII, 32-34*) * *(*Mt VI, 19-21*)
-- « Où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. N'amassez pas des trésors sur la terre, où les vers rongent et les voleurs volent. »
Des cœurs de millions d'hommes brûlent du désir d'amasser, tout en étant tourmentés de la crainte de perdre. Il n'y a plus de place dans leur cœur pour un autre amour.
##### *Veillez. *(*Luc XII, 35-48*) * *(*Mc XIII, 33-37*) * *(*Mt XXIV, 43-51*)
Beaucoup se disent : J'ai le temps... Mais Jésus répond :
-- « Veillez, car le Fils de l'Homme doit venir à l'heure qui n'est pas celle que vous pensez. »
##### *Le feu sur la terre. *(*Luc XII, 49-53*) * *(*Mt X, 34-36*)
-- « Je suis venu jeter un feu sur la terre et combien je désire qu'il soit déjà allumé »... « Je ne suis pas venu jeter la paix mais le glaive. »
378:122
Terrible et merveilleux paradoxe que rejettent ceux qui voudraient se créer une petite religion angéliquement sucrée. Jésus qui est la Paix, l'Amour et la Miséricorde, est en vérité également cause de guerres, de haines et de persécutions. Car la Foi est un Feu qui brûle les cœurs et qui ne saurait se cacher ou faire semblant d'être éteint. Car la Foi est un Amour qui doit dépasser et dominer tout autre amour, même les plus naturels, principalement -- quand ils se montrent hostiles. Car la Foi est un zèle qui dévore, et ne saurait rien mettre à pied d'égalité avec elle :
-- « Désormais, dans une même maison, cinq personnes seront divisées, le père contre son fils et le fils contre le père, la mère contre la fille et la fille contre la mère ; la belle-mère contre la belle-fille et la belle-fille contre la belle-mère. Et l'homme aura pour ennemis ceux de sa maison. »
Quelle terrible preuve de la réalité et de l'activité de cet esprit du Mal dont la toute dernière astuce est d'essayer de faire croire à sa non-existence. Mais l'extravagance de la méchanceté humaine en est une preuve qui se renouvelle en tous lieux et en tous temps.
##### *Mon Père et Moi sommes Un. *(*Jn X, 22-39*)
Lors de la fête de la Dédicace, les Juifs questionnèrent Jésus :
-- « Si tu es le Christ, dis-le nous franchement. » Jésus leur dit :
-- « Voyez mes œuvres. » Ce sera toujours sa toute simple et toute logique réponse. Et Il ajoute :
-- « Je fais les œuvres de mon Père. Mon Père et Moi ne sommes qu'UN. »
379:122
Vite, les Juifs coururent chercher des pierres pour le lapider. C'est là un événement qui se renouvellera très souvent dans l'Histoire de l'Église, avec des variantes bien entendu. On ne lapide ni le Pape ni les Évêques (ou du moins c'est assez rare) : mais on prend quand même des pierres pour les leur jeter en criant : cessez de parler de votre Unité, cessez de dire que vous obéissez au Père, cessez de prétendre que vous faites des miracles, cessez de canoniser vos saints et de nous les donner en exemple, abandonnez donc votre intransigeance car nous en avons assez de vous...
Alors, Jésus leur demanda pour laquelle des œuvres bonnes, venant de son Père, ils voulaient le lapider. Ils répondirent :
-- « Pour un blasphème, parce que n'étant qu'un homme, vous vous faites Dieu. »
Mais Jésus ne chercha pas à se faire passer pour un simple Prophète. Il dit et dira toujours :
-- « Je suis le Fils de Dieu. Mon. Père est en Moi et je suis dans mon Père. »
De même l'Église n'acceptera jamais de renier son origine, sa mission et sa Foi. Elle dira : « Je fus fondée sur Pierre qui est la pierre inébranlable... » De même l'Église n'acceptera jamais d'étouffer ou de détourner ce que Jésus lui enseigna comme venant du Père. Elle dira toujours : « Oui, c'est oui, non c'est non », même si on doit la lapider...
Ce jour-là Jésus échappa miraculeusement de leurs mains.
##### *La Porte étroite. *(*Luc XIII, 23-30*) * *(*Mt VII, 13-23*) * *(*Mt VIII, 11-12*)
Quelqu'un demanda (ce que tous auraient souvent envie de demander)
380:122
-- « Seigneur, dites-nous s'il y en aura peu de sauvés. »
Mais Jésus ne répond jamais aux questions indiscrètes. Il leur dit :
-- « Luttez pour entrer par la porte étroite. »
Autrement dit : C'est à vous de prendre les mesures nécessaires pour être sauvés. Il n'y a pas d'arbitraire divin. Il y a une porte étroite et une lutte contre soi-même et contre les suggestions du Mal pour y passer, c'est tout. Cela est donc à la portée de tous. Mais, pour éclairer cette génération du Peuple Élu qui semblait vouloir refuser le Messie qu'elle attendait pourtant avec impatience depuis tant de générations, Jésus leur dit :
-- « Vous verrez Abraham, Isaac et tous les prophètes dans le Royaume de Dieu, et vous, jetés dehors. »
Car ne croyez pas qu'il suffit d'être Juif pour être automatiquement sauvé, mais ne croyez pas non plus que Dieu va rester sans amis et que Son Fils se sera incarné en vain, non, non, car :
-- « On viendra de l'Orient et de l'Occident et du Nord et du Sud pour prendre place à la table dans le Royaume de Dieu... Et voici que les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers. »
Autrement dit : les Juifs qui auraient dû être les premiers seront les derniers, viendront au Christ à l'approche de la Fin des Temps. Car Dieu ne se passera pas éternellement de son Peuple Bien-Aimé. « Le Salut vient des Juifs » et bien sûr les *Juifs* viendront au Salut. Même nous savons que, ce jour-là, ils seront plus saints que nous. Qu'ils se dépêchent donc !...
##### *La dernière place. *(*Luc XIV, 7-11*) * *(*Mt XXIII, 12*)
Et Il leur disait :
381:122
-- Quand vous êtes invités, prenez la dernière place. Car quiconque s'élève sera abaissé et celui qui s'abaisse sera élevé. »
Ce sera la constante tactique des saints. Aucune sainteté n'est possible sans ce désir, ce besoin même de la dernière place. C'est pourquoi aucun saint ne peut tomber dans le péché d'hérésie qui est une façon de prendre la première place avant tous les Papes et tous les Évêques réunis.
##### *Invitez les pauvres. *(*Luc XIV, 12-14*)
Et Jésus ajoute :
-- « Quand vous donnez un dîner, n'invitez pas vos amis, vos frères, vos parents ni vos amis riches, car ils pourraient vous le rendre. Invitez les pauvres, les estropiés, les boiteux, les aveugles. Vous serez heureux qu'ils ne puissent vous le rendre, car on vous le rendra à la résurrection des Justes. »
Heureusement que quelques grands saints ont obéi à ses Paroles. Cela nous console un petit peu de ne l'avoir jamais fait.
##### *Les Invités discourtois. *(*Luc XIV, 15-24*) * *(*Mt XXII, 1-10*)
Dieu, ayant invité tous les hommes à un grand festin de noces, ils s'excusèrent, disant
-- « J'ai acheté un champ, il faut que j'aille le voir. J'ai acheté cinq paires de bœufs, je vais les essayer. J'ai pris une femme, je ne puis donc venir. »
382:122
Alors Dieu envoya chercher les pauvres et les estropiés. Autrement dit, les Juifs étant trop occupés des biens de ce monde, Dieu envoya chercher les pauvres païens. Dans le cours des âges le travail harassant imposé par les biens de ce monde (difficiles à gagner et encore plus difficiles à garder) coûtera bien souvent de rater le festin de Dieu. C'est rudement cher payé. Il semble que les hommes soient très très faibles en arithmétique.
A ce festin le Roi entra et trouva un convive qui n'était pas revêtu de la robe nuptiale et il le fit jeter dans les ténèbres où il y aura des pleurs et des grincements de dents. Ce n'est pas la peine de prétendre que l'Enfer est une invention humaine. Jésus en a parlé souvent. Même les Pharisiens ne l'ont pas contredit. Et Jésus ajoute :
-- « Beaucoup sont appelés mais peu sont élus. »
##### *Sainte Jalousie. *(*Luc XIV, 25-26*) * *(*Mt X, 37*)
Et, toujours avides de salut, des foules nombreuses le suivaient. Jésus leur dit :
-- « Si quelqu'un vient à moi et cependant ne hait pas son père et sa mère et sa femme et ses enfants et ses frères et ses sœurs et même encore sa vie, il ne peut être mon disciple. »
C'est la Sainte Jalousie de Dieu, ce sentiment que Lui Seul a le droit de manifester, car Lui Seul a tous les droits, étant le Créateur de toutes choses. Si donc Dieu veut être préféré, en toutes circonstances, c'est son droit et nous serions même étonnés et vexés qu'Il ne l'exerce pas. Car nous serions en droit de Lui dire : N'êtes-vous pas plus que nos parents, nos amis et nous-mêmes qui tous ne sommes que vos créatures ?
383:122
##### *La Croix. *(*Luc XIV, 27*) * *(*Mt X, 38*)
Et Jésus ajoute :
-- « Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas ne peut être mon disciple. »
Pour la première fois il est question de Croix. Personne ne devait comprendre pourquoi ils devraient tous porter une croix comme s'ils devaient tous être crucifiés... -- Et en effet, c'est ce que nous serons, le long des âges, d'autres Christ recrucifiés ; c'est ce que nous voudrons être chaque fois qu'une épine nous piquera, qu'une douleur nous pèsera, qu'une injure nous atteindra, qu'une défaite nous frappera...
##### *La Prudence *(*XIV, 28-33*)
Mais rien de tout cela ne se fera dans l'exaltation de l'orgueil et la gloriole qui sont deux attitudes compatibles seulement avec le Mal. Aussi Jésus nous dit : Réfléchissez, si vous voulez bâtir une tour, calculez d'abord la dépense ; si vous voulez partir en guerre, voyez si vous êtes en mesure de tenir tête à l'ennemi... Les Sages sont prudents. Les Saints ont été prudents. Ils ont fui ce qu'ils se savaient incapables de faire. Ils ne se sont pas précipités sur les tentations et les épreuves par exaltation et gloriole.
##### *Brebis, retrouvée. *(*Luc XV, 3-9*) * *(*Mt XVIII, 12-14*)
Vous-mêmes, dit Jésus, vous laissez quatre-vingt-dix-neuf brebis dans le désert pour courir après celle qui est Perdue et l'ayant retrouvée, vous êtes remplis de joie.
384:122
-- « C'est ainsi, je vous le dis, qu'il y aura plus de joie dans le Ciel pour un pécheur repentant que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de pénitence. »
Le repentir est l'action merveilleusement puissante que le diable cherche à empêcher par tous les moyens. Quelques-uns, écoutant ces suggestions imbéciles, vont jusqu'à dire qu'il serait déshonorant de renier sa vie ou partie de sa vie sur son lit de mort et que, même si le prêtre vient, ils désirent qu'il fasse preuve de compréhension et qu'il ne demande pas ce repentir que, étant en bonne santé, ils ont toujours repoussé. C'est la sottise des sottises, car il est tellement évident que tout le monde (même les saints), a des défauts que, refuser de se repentir de ses erreurs, faiblesses, méchancetés, omissions et lâchetés, c'est prétendre, ou que ces choses n'ont pas existé, ou qu'elles sont sans importance.
Pauvre, misérable, aveugle et nu est celui qui se prend pour un saint. Encore plus pauvre et plus misérable et plus aveugle est celui qui prétend que le péché est sans importance. Le péché est une perte de Bien et il est toujours malheureux de perdre. Le repentir nous a été donné en guise de rachat. Double est la perte de celui qui refuse de se repentir.
Car il est des brebis qui fuient au galop quand elles s'aperçoivent que le Seigneur est à leur recherche. Elles fuient comme des possédées... Mais qui donc a intérêt à empêcher les hommes de regretter leurs fautes, qui donc a intérêt à présenter le confessionnal comme un objet de terreur, qui donc a intérêt à prétendre que Dieu n'en demande pas tant, qui donc avait un puissant intérêt à supprimer le sacrement de pénitence dans les Églises séparées ?
Et les malheureux qui sont privés depuis quatre siècles du saint exercice de la confession sont empêchés de se poser beaucoup de questions utiles, toutes celles que s'est posées l'Enfant Prodigue et qui lui ont permis de prendre le chemin du retour.
(*A suivre.*)
Marie Carré.
385:122
### Les Sept Paroles (V)
LA quatrième parole du Christ en *croix est celle-ci* « *Eloi, Eloi, lamma sabactani. *» Elle est rapportée par Marc et Matthieu qui l'expliquent *ainsi :*
« *Mon Dieu, Mon Dieu ! Pourquoi m'as-tu abandonné ? *» Nous en avons déjà parlé dans le numéro 111 de cette revue (mars 1967) et nous ne répéterons pas ce que nous y disions. Nous avions laissé délibérément de côté le premier verset du psaume-entonné par Notre-Seigneur parce que le commentaire en est trop difficile à notre misère et aussi parce que nous voulions attirer l'attention sur l'enseignement donné et sur l'effet que nombre des assistants en ressentirent.
La foule qui avait crié au procès : « *Enlevez-le, crucifie*z-le » et qui assistait au supplice, n'était pas tellement une foule de pèlerins et de petites gens. Car tout s'était passé avec une extrême rapidité, intentionnellement**.** « *Et les grands prêtres et les scribes cherchaient comment en s'emparant de lui par ruse, ils le feraient mourir car ils disaient :* « *Pas pendant la fête car le peuple pourrait bien s'agiter. *»
386:122
Jésus fut arrêté de nuit par le Sanhédrin, au petit jour par Pilate et à neuf heures du matin il était en croix. Quel beau travail ! Quels habiles politiques étaient ces grands prêtres et ces pharisiens.
Les assistants au supplice étaient donc en majorité des membres du sanhédrin, leur clientèle et ceux des Juifs que la Providence avait placés ce matin-là sur la Voie douloureuse. Parmi eux, certains n'avaient pas la conscience tranquille, car il n'y avait pas trois semaines que le condamné avait ressuscité Lazare. Six jours avant la Pâque, ils avaient voulu voir. Apprenant que Jésus était à Béthanie (juste avant les Rameaux) « *la multitude des Juifs apprit donc qu'il était là. Et ils vinrent non pas seulement à cause de Jésus, mais afin de voir aussi Lazare, qu'il avait ressuscité d'entre les morts *»*.*
Ils étaient inquiets. Qu'allait faire un homme ayant un tel pouvoir ? Était-ce vraiment un prophète qu'ils avaient condamné ? Était-ce le prophète annoncé par Moïse ? (Deut. XVIII, 15-18.) Comme certains de nos lecteurs ne connaissent point ce texte ou n'auront pas le temps de le chercher, nous le transcrivons en entier :
*Yaweh, ton Dieu, te suscitera du milieu de toi, d'entre tes frères, un prophète tel que moi ; vous l'écouterez. C'est ce que tu as demandé au Seigneur en Horeb, le jour de l'assemblée en disant :* « *Que je n'entende plus la voix de Yaweh, mon Dieu, et que je ne voie plus ce grand feu, de peur de mourir. *» Yaweh me dit : « *Ce qu'ils ont dit est bien. Je leur susciterai du milieu de leurs frères un prophète tel que toi ; je mettrai mes paroles dans sa bouche et il leur dira tout ce que je lui commanderai. Et si, quelqu'un n'écoute pas les paroles qu'il dira en mon nom, c'est moi qui lui en demanderai, compte. *»
387:122
Et comme il y eut nombre de prophètes en Israël, de vrais et de faux, le texte ajoute : « C*omment connaîtrons-nous la parole que Yaweh n'aura pas dite ?* -- *Quand le prophète aura parlé au nom de Yaweh si ce qu'il dit n'arrive pas et ne se réalise pas, c'est la parole que Yaweh n'a pas dite... *»
Mais voici : la suite du psaume entonné par Jésus, jamais comprise, qu'aucune mémoire, aucun texte de la Sainte Écriture ne rappelait qu'elle eût été réalisée, venait de s'accomplir sous leurs yeux : les mains et les pieds percés, le partage des vêtements, la tunique tirée au sort, la dérision des assistants... Et ensuite la grande obscurité -- en plein jour, le tremblement de terre qui déchire le voile du temple... Tous furent saisis. Les purs politiques, les sadducéens, avaient réussi, mais restaient inquiets : ils firent sceller la pierre qui fermait le tombeau. « *Le centurion qui s'était tenu en face de lui* (de Jésus) *voyant qu'il avait expiré ainsi, dit :* « *Vraiment cet homme était Fils de Dieu ! *» Il l'entendait probablement en païen prêt à transformer un héros en demi-dieu ; mais tous comprirent qu'un événement extraordinaire venait de se passer. Les Juifs pieux et instruits, même, parmi ceux qui avaient jugé Jésus, se dirent qu'il était vraiment un prophète : « *Et tous les groupes qui avaient assis té à ce spectacle, considérant les choses qui s'étaient passées, revenaient en se frappant la poitrine. *» (Luc, 23-48.)
Et nous, quand nous frappons la nôtre, songeons-nous au voile du temple et au Calvaire dans la nuit ?
\*\*\*
Tel fut le comportement des Juifs, venons-en au cri même de Notre-Seigneur, à la parole même qu'il prononça et au premier verset du psaume qui en est le développement.
388:122
Les anciennes versions diffèrent : le texte le plus ancien est celui de la traduction des Septante : elle date du règne de Ptolémée Philadelphe vers 175 avant Jésus-Christ. Le texte hébreu usuel date du cinquième siècle après Jésus-Christ et ses rédacteurs travaillaient après l'expansion et la réussite du christianisme. Ils eurent tendance à éliminer les prédictions messianiques qu'on trouve dans la traduction des Septante. Celle-ci par contre, comme toute œuvre collective, est de valeur inégale suivant les parties et cela est attesté dans le prologue même de l'Ecclésiastique par le petit-fils de l'auteur du livre dans la traduction grecque qu'il en fit. Voici donc les deux versions. D'abord l'hébreu littéral. : «* Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? les paroles de mon gémissement sont loin de mon salut ! *» Et voici le texte lu par les Septante : «* Mon Dieu, mon Dieu, regarde-moi, pourquoi m'as-tu abandonné ! le cri de mes péchés éloigne de moi le salut ! *»
Jésus était tout près de sa mort lorsqu'il s'adressa à son Père. Il avait été mis en croix à neuf heures du matin, à midi les ténèbres couvrirent toute la terre « jusqu'à la neuvième heure », trois heures après midi. « *Et la neuvième heure Jésus cria d'une voix forte :* «* Eloi, Eloi lamma sabactani ! *» Les anciens Pères pensaient que ce cri puissant d'un homme affaibli par le supplice était miraculeux, comme son dernier cri quelques minutes après, au moment de rendre l'esprit. La force de ce cri était miraculeuse en effet, elle annonçait l'importance des paroles prononcées, et de ce moment unique de l'histoire universelle.
Dans quel abîme de perplexité nous plongent ce cri et cette parole ! Il est impossible que le Verbe Éternel fût abandonné par le Père, car les trois personnes de la Sainte Trinité agissant à l'extérieur, agissent conjointement.
389:122
A l'heure même où Jésus poussait ce grand cri le Père engendrait éternellement ce Fils, et au moment où j'écris, au moment où vous lisez, ce mystère continue de s'accomplir, réjouissant éternellement l'Esprit d'amour qui en procède.
Et le Verbe fait homme, Jésus, pouvait-il être abandonné ? Car, l'union de la nature divine et de la nature humaine en lui est inséparable. Son âme d'homme ne pouvait être privée de la vision béatifique, de la grâce et de l'amitié de Dieu, à cause de sa parfaite innocence. A sa mort l'âme fut séparée du corps, « *j'ai le pouvoir de déposer mon âme et de la reprendre *», mais ni le corps ni l'âme ne furent séparés de la divinité.
Quel était donc cet abandon ? Le Père laissait son Fils, l'homme sauveur, sensible, passible, tendre et aimant, doux et humble de cœur, sans secours contre les maux qu'il souffrait, sans consolation devant la mort imminente. Jésus avait sué une sueur de sang dans le jardin des Oliviers rien qu'à la pensée de ce qu'il allait avoir à supporter et qu'il connaissait d'avance. Voici les dernières gouttes du calice à boîte, voici venir cet état violent pour tout homme de la séparation de la chair et du sang, de l'âme et du corps. Jésus par miracle eut à le souffrir comme s'il n'était pas Dieu.
Nous retrouvons alors la version des Septante : « les paroles de mes péchés éloignent de moi le salut ». Jésus endosse nos péchés, tous ceux qui ont été commis depuis Adam et le seront jusqu'à la fin des temps, ceux que peut-être, nous sommes prêts à commettre nous-mêmes tant notre faiblesse est inimaginable par la raison. Et cette faiblesse est irrémédiable naturellement. Avec quoi payerions-nous la dette qu'Adam a laissée ? Nous somme tels qu'il nous a faits ; nous ne sommes pas héritiers de la grâce originelle, mais du péché dont Il a laissé le prix à payer.
390:122
Le sacrifice des boucs et des veaux, la privation que cela implique pour l'homme, et toute privation, acceptée comme un acompte de nos dettes est agréable à Dieu mais entièrement incapable de nous acquitter. Et c'est pourquoi le Verbe Éternel, s'en est chargé. Pour cela s'est incarné en Jésus.
Dans un psaume (39) qu'on croit être de Jérémie, le prophète l'annonce et dit pourquoi :
« *Tu n'as pas voulu de sacrifice ni d'oblation,* Hébreu : *tu m'as percé les oreilles* (comme à un esclave à toujours) Septante : *tu m'as façonné un corps.*
*Tu ne demandes ni holocauste ni sacrifice expiatoire. Alors j'ai, dit : Voici, je viens.*
*Dans le volume du Livre, il est écrit de moi que je ferai ta volonté. Mon Dieu je l'ai voulu ainsi et ta loi est au fond de mon cœur. *»
Au sujet de l'instant tragique auquel nous sommes arrivés, s. Jean de la Croix écrit dans la Montée au Carmel : (L. 2. 7) :
« ...il est avéré qu'au moment de sa mort il fut aussi abandonné et comme anéanti dans l'âme quand son Père le laissa sans consolation et sans soulagement, envahi par une sécheresse absolue...
« Au point de vue de sa nature humaine il éprouve alors l'abandon le plus complet de sa vie. Mais aussi il accomplit l'œuvre capitale qu'il n'avait réalisée ni, au ciel, ni sur la terre par les miracles et les merveilles de son existence, et qui fut de réconcilier et d'unir le genre humain par la grâce avec Dieu. Et cette œuvre s'acheva au moment, à la minute où le Seigneur se trouva le plus anéanti de tout. Il l'était dans l'opinion des hommes qui le voyaient mourir sur le gibet, où il recevait l'insulte, et non la gloire ; il l'était selon la nature humaine puisqu'il s'anéantissait en elle en mourant. Quant à la protection et la considération spirituelle de son Père, elle lui était retirée afin que la victime fut tout entière à l'acquittement de la dette qui devait réconcilier l'homme avec Dieu. Par là il se trouve, détruit et comme réduit à rien. (Ps. 72, 22). Dieu veut faire comprendre ainsi à l'homme spirituel le mystère de la Porte et le chemin qui est le Christ pour s'unir à Lui. »
391:122
Après ces explications si justes, le mystère reste entier parce que sa profondeur reste inaccessible à l'intelligence humaine ; nous n'y pénétrons un peu que par la foi nourrie de charité. Que la considération spirituelle et la protection de son Père « *fussent retirées au Verbe incarné *» n'est pas pensable, car la personne, car la personne du Christ est faite de deux natures liées ensemble. Mais que la nature humaine du Christ ait pu souffrir à un degré inimaginable parce qu'elle était parfaitement renseignée sur la malice du péché, sur l'immensité de l'offense à Dieu, sur sa durée jusqu'à la fin des temps, et qu'enfin il en avait la charge, qu'il était traité comme si lui-même l'avait commis, avait commis personnellement tous les péchés, oui, cela hélas est vrai, car nos péchés actuels et à venir eux-mêmes figuraient dans la charge qui faisait pousser à Jésus ce cri d'angoisse. « *Mon Dieu ! Pourquoi m'avez-vous abandonné, ! *»
Le nouvel Adam pur et impeccable préparait ainsi à travers la mort sa naissance si proche à l'immortalité en nous en ouvrant à nous-même la porte. Sommes-nous bien, sûrs d'avoir de ce mystère contrition et reconnaissance ? Au moins demandons-les.
D. Minimus.
============== fin du numéro 122.
[^1]: -- (1). La politique naturelle (janvier-février 1937), préface à Mes idées politiques, Fayard 1937, page XC.
[^2]: -- (1). La Musique intérieure, Grasset 1925, page 126.
[^3]: -- (1). Le Pape, la guerre et la *paix*, Nouvelle Librairie Nationale, 1917, p. 267.
[^4]: -- (1). Mademoiselle Monck, chap. III, dans *L'*Avenir de l'intelligence, Flammarion 1927 (première édition 1905), p. 253.
[^5]: -- (2). Mon jardin qui s'est souvenu, écrit en 1945, publié en 1949 par Pierre Lanauve de Tartas, sans pagination.
[^6]: -- (3). Radio-message au monde entier, 24 août 1939.
[^7]: -- (1). *L'Amitié de Platon*, dans *Les Vergers sur la mer*, Flammarion, 1937, pp. 103-104.
[^8]: -- (1). L'Amitié de Platon, seconde partie, dans Les Vergers, sur la mer, édition citée, pp. 73-74.
[^9]: -- (1). Cf. Dictionnaire Robert, article : « moraliste ».
[^10]: -- (1). Cahiers trimestriels : 13, rue St-Florentin, Paris VIII^e^.
[^11]: -- (1). Numéro spécial sur S. Pie X : notre numéro 87 de novembre. 1964.
[^12]: -- (1). *Actes de S.S. Pie XI*, édition Bonne Presse, t. III, p. 255. (Le texte officiel de la lettre de Pie XI est en français).
[^13]: -- (1). Cf. Le Bienheureux Pie X, sauveur de la France, Plon 1953, notamment le chap. VII : « Les cruels sectaires ».
[^14]: -- (2). Actes de S.S. Pie XI, édition citée, t. III, p. 295.
[^15]: -- (1). Documents *A.C.O.*1^er^ avril 1966, p. 21.
[^16]: -- (2). Déclaration faite en octobre 1963.
[^17]: -- (1). Lucien THOMAS : L'Action française devant l'Église, de Pie X à Pie XII, Nouvelles Éditions Latines, 1965.
[^18]: -- (1). Arrangement proposé à l'époque par M. Jacques MARITAIN, dans l'opuscule *Une opinion sur l'Action française et le devoir des catholiques*, et expressément rejetée par le Saint-Siège. (Note de 1968).
[^19]: -- (2). Le Pape disait « Obéissance d'abord ». L'Action Française disait : « Explications d'abord ». Était-ce au Pape à céder ? Et un autre Pape eût-il cherché quelque moyen de résoudre cet affrontement ? Mais c'était Pie XI qui régnait, et nul autre, Pie XI, pénétré aux moelles de l'idée qu'un Pape a pour premier devoir de se faire obéir, que l'apparence même d'une faiblesse serait un attentat perpétré par lui-même contre l'autorité dont il est divinement revêtu et dont il n'a que le dépôt, Pie XI qui, au long d'un règne de dix-sept ans, mit au service de cette haute et juste idée de la Souveraineté pontificale une « volonté d'airain ».
Je mets ces derniers mots entre guillemets, voici pourquoi :
En juillet 1927, Pie XI décida la révocation du P. Le Floch, depuis vingt-trois ans supérieur du Séminaire français. Mandé à Rome pour exécuter cette dure sentence, Mgr Le Hunsec, Supérieur Général de la Congrégation du Saint-Esprit eut audience le matin du 5 ou du 6 juillet. Il supplia le Saint-Père de le décharger d'une mission d'autant plus douloureuse pour lui qu'avant de devenir le supérieur du P. Le Floch, il avait été son sujet au Scolasticat de Chevilly.
Pie XI donna du poing sur la table et dit avec irritation : « Je suis le Pape »
Mgr Le Hunsec trouva le courage d'insister. Voyant que la résolution d'écarter le P. Le Floch était prise à n'y pouvoir revenir, il demanda qu'au. lieu d'avoir à signifier une révocation, il fût autorisé à requérir du P. Le Floch la démission de sa charge.
-- « C'est un rebelle, dit le Pontife sans se radoucir, Il n'obéira pas. »
-- « Très Saint-Père, j'ose Vous répondre de son obéissance. Je supplie Votre Sainteté de me permettre au moins d'essayer. »
-- « Soit, dit enfin Pie XI, mais vous verrez, je vous dis que c'est un rebelle, il ne vous écoutera pas. »
Le Supérieur Général était bien sûr du contraire. En sortant du Vatican, il se jeta dans l'un des rares taxis qui fussent alors dans Rome, gagna le Séminaire et dit au P. Le Floch qu'il avait ordre du Pape d'exiger à l'heure même sa démission. Le P. Le Floch se mit à son bureau, lut la lettre par laquelle il remettait sa charge entre les mains du Pape, que Mgr Le Hunsec porta sur le champ à l'auguste destinataire, lequel non seulement se montra satisfait, mais fit écrire par son Secrétaire d'État une lettre où Il déclarait « rendre hommage au long, intense et méritoire travail » du P. Le Floch à la tête du Séminaire et dans les Dicastères romains.
J'ai mis au style direct uniquement les phrases que je suis en mesure de rapporter telles, mot pour mot, que je les entendis de la bouche de Mgr Le Hunsec dans une longue conversation que nous eûmes tête à tête (nous étions compatriotes, et il m'honorait de sa bienveillance) quelque temps plus tard à l'évêché de Vannes, où il était l'hôte de Mgr Tréhiou.
Il acheva son récit sur ces mots « Maintenant qu'on me fasse ce qu'on voudra ; il ne peut m'arriver pire ; je suis blindé. »
Le blindage cachait mal la meurtrissure.
Le P. Le Floch quitta Rome vers la mi-juillet. Dès que je sus qu'il était arrivé dans sa maison familiale de Kerlaz, et que mon recteur (comme on nomme, en Bretagne les curés des paroisses rurales) put me donner quelques jours de liberté, j'accourus auprès de lui. Il était seul. Nous nous embrassâmes tendrement, et comme pour couper court à toute question sur les moyens possibles d'obtenir son retour à Rome, ses premiers mots furent. : « Tout est inutile, il n'y a rien à essayer, le Pape a une volonté d'airain. »
En tant qu'appliquée à Pie XI. l'expression est donc du P. le Floch et c'est pourquoi je l'ai mise plus haut entre guillemets.
J'aurais pu m'expliquer moins longuement ; j'ai saisi l'occasion de parler d'événements déjà lointains, et. pour les historiens futurs les moindres témoignages auront leur prix. (Note de 1968).
[^20]: -- (1). Je m'exprimerais avec plus de nuances aujourd'hui. D'une part, un « coup de force » n'est pas nécessairement une révolution violente et sanglante : il y en a des exemples récents. D'autre part, il peut y avoir, du côté du pouvoir établi, une injustice si cruelle et si persévérante que, même en deçà de la « tyrannie » au sens strict, il soit chrétiennement permis de la faire cesser par la force ; on bien. au contraire le pouvoir peut tomber dans un tel état de décomposition que la nation se trouve dans l'anarchie, qui est un mal non moindre que la tyrannie, n'étant autre chose que la tyrannie des pires ; et dans ce cas encore, étant sauve la moralité des moyens, le « coup de force » est chrétiennement légitime de la part des meilleurs. (Note de 1968).
[^21]: -- (1). Le dernier mot a été contesté par M. Adrien Dansette, dont l'*Histoire religieuse de la France contemporaine sous la Troisième République* (Flammarion, 1951), II, 574 cite le propos sous cette forme différente, qui se trouverait dans les notes de Bellaigue : « C'est un beau défenseur de l'Église et du Saint-Siège. » Mais della fede est attesté : 1° par la conversation de Bellaigue avec Maurras dès son retour en France, conversation non. seulement relatée par Pie X, 55-56, mais dont l'écho se retrouve antérieurement dans la lettre de Maurras à Pie XI du 12 octobre 1926 : «...la parole mystérieuse par laquelle, en juillet 1914, Sa Sainteté le Pape Pie X daigna parler de ces modestes travaux comme d'une défense de la « foi ». (*Dict*., I, 22 b) ; 2° par le livre de Bellaigue, *Pie X et la France* (Nouvelle Librairie Nationale, 1916), p. 310, chapitre daté de « juillet 1914 » : « Et tel autre dont le Souverain Pontife nous disait hier même « *E un bel difensore della fede*, n'arrivera-t-il point à la posséder, cette foi qu'entre tous Il excelle à défendre ! » ; 3° par une lettre de 1926 de Bellaigue au *Rappel* de Charleroi, nommant le ici Maurras et citant la traduction française de la parole du Pape : « Dites-lui qu'il est un beau défenseur de la foi. »
D'après Maurras, la note de Bellaigue se rapporterait à un autre propos, celui-ci de 1911. Voir la discussion dans *Pie X*, 56, 1.
Voir à la fin de l'article la table des sigles, abréviations et ouvrages cités.
[^22]: -- (1). Fl., 8-9.
[^23]: -- (1). Le texte le plus explicite de Maurras sur sa crise religieuse est, dans *l'Action française et la religion catholique*, ouvrage capital et très véridique dans le fond, quoiqu'il ne faille pas oublier que c'est un ouvrage d'avocat, le chapitre intitulé *L'incroyant et le bienfait du catholicisme* (AFRC, 655-74 ou DR, 461-468). Il ne dit manifestement pas tout. A compléter par Léon S. Roudiez, *Maurras jusqu'à l'Action française*, particulièrement 63-108.
[^24]: -- (2). *AFRC*, 66-67 ou *DR*, 462.
[^25]: -- (3). Non mentionné dans *L'Action française et la religion catholique*. Je m'appuie sur une lettre de Mgr Penon à dom Besse.
[^26]: -- (4). A Léon S. Roudiez, 28-7-50 (*LPr*, 360 on *Roud*., 76-77) « Ce n'est pas le libertinage de l'imagination qui a suscité, stimulé, éperonné le libertinage de l'esprit et de la raison ; c'est, au contraire, celui-ci qui a libéré l'imagination et les sens. »
[^27]: -- (1). Le Sacre d'Aix, juin 1911 (*Berre*, 245).
[^28]: -- (2). Surd., 30.
[^29]: -- (3). *Le Sacre d'Aix* (*Berre*, 245).
[^30]: -- (4). Ibid. (*Berre*, 246).
[^31]: -- (5). AFRC, ou DR, 463.
[^32]: -- (1). AFRC*, 66-67 ou* DR*, 461-462.*
[^33]: -- (2). Fl*, 135-136.*
[^34]: -- (3). Av*, 122 ou* RR*, 102.*
[^35]: -- (1). AFRC*, 67 ou* DR, 462. Confirmé dès 1904 par Av, 144 ou RR, 117.
[^36]: -- (2). Fl, 134-135.
[^37]: -- (3). A savoir : 1) L'Étang de Marthe et les hauteurs d'Aristarché, 1900, (Anth *I*, 289-319 et Anth *II*, 217-345), œuvre que sa brièveté n'empêche pas d'être une œuvre majeure, la plus vaste synthese, sous forme de mythe, que Maurras eût encore donnée de sa pensée sur l'ordre de l'univers ; 2) L'Enquête sur la Monarchie, -- 1900, mais l'épigraphe ne figure que sur la première édition en librairie, Nouvelle Librairie Nationale, 1909 ; 3) La Musique intérieure, 1925, en conclusion.
[^38]: -- (4). Fl, 135.
[^39]: -- (1). *ChP II*, XVI ; *ChP II*, CXXVI.
[^40]: -- (2). Je n'oublie pas que les deux ouvrages sont séparés par le voyage d'Athènes (avril-mai 1896), duquel Maurras data plus tard sa maturité, tenant le seul *Chemin de Paradis* pour un livre de jeunesse. Il avait raison en ce sens que d'*Anthinéa* a disparu. cet excès de plaisir à jeter sa gourme dont sa vingt-sixième année n'avait pas au se défendre et que la pensée y est plus mûre, l'art plus savant ; en cet autre aussi que c'est de ces premières semaines « vécues hors de France » que date sa conversion à la monarchie (*Fl*., 43-49). Mais le point est que, comme le *Chemin de Paradis*, le principal d'*Anthinéa* date d'avant l'action politique, qui sera le vrai facteur de renouvellement de sa pensée religieuse. Jusque là, elle se développe dans la même direction.
[^41]: -- (1). *ChP I*, XXIV, *ChP II*, LXXXIII.
[^42]: -- (2). Je dois cependant avertir qu'en m'exprimant ainsi je ramène la pensée de Maurras an sentiment profond qui l'inspirait. Son expression allait plus loin et n'était pas sans reproche. Car voici en -quels termes il justifiait son éloge de « la belle notion du fini » :
L'infini ! comme ils disent. Le sentiment de l'infini ! Rien que ces sons absurdes et ces formes honteuses devraient induire à rétablir la belle notion du fini. Elle est bien la seule sensée. Quel Grec l'a dit ? La divinité est un nombre ; tout est nombré et terminé. » (*ChP I*, XII-XIII ; *ChP II*, LXXII-LXXIII.)
Maurras a plus tard défendu le paragraphe en le présentant comme « une simple sortie contre le mécanicisme anglais et l'idéalisme allemand » et en expliquant que « l'infini est pris ici dans un sens assez particulier, l'infini en puissance, celui que l'on peut appeler romantique, exactement l'indéfini » (*AFRC*, 29-31 en DR, 435-436). Défense qui n'était que partiellement fondée. Il est exact que les lignes immédiatement précédentes visent expressément les philosophes « nés en pays tudesque on breton » qui « entreprennent de nous glacer l'univers, ne permettant d'y voir qu'une conjonction de solides atomistiques, ou nous perdent dans leur astrologie de l'infini ». Mais la question est de savoir si le terme d'infini ne peut avoir un autre sens que celui que Maurras déclarait « avoir en horreur » et son texte tendait nettement à l'exclure.
[^43]: -- (3). *ChP* I, XVI -- ; *ChP* II, LXXVI.
[^44]: -- (1). Ibid.
[^45]: -- (2). Ibid.
[^46]: -- (3). Les deux testaments de Simplice (*ChP* *I*, 180 ; *ChP* *II*, 172).
[^47]: -- (1). *ChP* I, XIV ; *ChP* II, LXXIV.
[^48]: -- (2). Fondée par Paul Desjardins en 1892.
[^49]: -- (3). Il consacre aux « Néo-chrétiens » tout le dernier chapitre de sa grande étude, Les Jeunes revues, histoire de dix ans, publiée dans la Revue bleue des 30 décembre 1893 et 13 et 27 janvier 1894. Voir aussi, dans le numéro du 6 août 1892, son article sur Le Baptême de Jésus, de Teodor de Wyzewa. Article parfaitement respectueux du texte sacré, s'il traite Wyzewa en doux rêveur un peu fol qui des Évangiles « retient ce qui lui plaît et répudie le reste » (p. 185). On pourra juger des dispositions de Maurras à l'endroit des novateurs par les premières lignes : « Êtes-vous néo-chrétiens ? Acceptez-vous la loi du nouvel Évangile ? Le nouvel Évangile est en préparation. Il ne s'agit point des récits apocryphes qu'ont réunis Voltaire et M. Catulle Mendès. Les néo-chrétiens ont assez peu d'estime pour l'auteur de Candide et ils forment des ligues contre l'auteur de Lesbia. Ils se réclameraient plutôt des bons Jaochimites du XIII^e^ siècle, qui annonçaient l'apparition d'un troisième Testament ; si parfait et si clair que sa splendeur devait effacer les deux autres. Etc.
[^50]: -- (1). Les Jeunes revues (Revue bleue du 27 janvier 1894, p. 119)..
[^51]: -- (1). D'après la citation faite par Roud., 68-69 de l'article de Maurras, dans le Soleil du 29 juin 1895, Notre religion nationale. Noter toutefois la date qui rattache cet article à la période suivante, marquée par un détachement plus profond du catholicisme.
[^52]: -- (2). *Les jeunes revues* (*Revue bleue* du 27 janvier 1894, p. 119).
[^53]: -- (3). Il félicite sans réserve Paul Bourget de l'évolution qui l'a fait aboutir au catholicisme : « C'est bien ainsi que, de la pleine intelligence du néant de la vie, M. Bourget parvint d'abord à cet état où l'anarchisme et le pessimisme deviennent doux, des dilettantes, des analystes, des contemplateurs désintéressés ; puis, dès que la piété se fut glissée en lui, cet esprit d'une conséquence admirable, conclut rapidement de son christianisme intérieur à la morale, à l'esthétique et à la hiérarchie catholiques. Depuis ses premiers Misereor (antérieurs à ceux de M. de Vogüé) jusqu'au *Disciple*, aux *Sensations d'Italie*, à *Cosmopolis*, tel fut son beau, logique et harmonieux mouvement. »
[^54]: -- (1). *ChP* *I*, XXI. Mots supprimés de la seconde édition.
[^55]: -- (1). *ChP* I. XXIX-XXX et *ChP* II, LXXXVIII- LXXXIX. Pour que le lecteur de peu d'instruction ne prît pas pour blasphème les mots entre guillemets, l'édition de 1921 en ajoutait en note l'origine :
Ô somme Giove
Che fosti in terra per noi crucifisso...
DANTE
L'apostrophe vient de la fameuse apostrophe de Dante à l'Italie de son siècle : *Purg.*, VI, 119-120.
[^56]: -- (1). *ChP* I, XXX. Phrase disparue de la seconde édition. \[manque l'appel de note\].
[^57]: -- (1). *ChP I*, XXIX. Phrase également disparue.
[^58]: -- (2). Il reconnaîtra à demi son erreur en 1913. AFRC, 82 ou *ChP* II, 264 : « Franchement, si des catholiques croyants et pratiquants s'égaraient jusque là, comment la confusion inverse aurait-elle été épargnée à des Français fidèles à l'ordre, mais sans foi religieuse ? » Mais la même page contient une phrase qu'on, ne peut juger satisfaisante : « La pointe de mon épigramme tournait contre tout autre que l'Église. » Bien sûr ! Mais ce n'était pas l'Église qu'il lui était reproché d'attaquer : c'était l'Évangile.
En 1931, il s'exprimera bien plus justement en reprochant à Lamennais de « détourner le Sermon sur la Montagne et le Magnificat du sens spirituel et céleste ». (Fl., 9.)
[^59]: -- (1). *ChP* I, XXX ; *ChP* II, LXXXIX^e^
[^60]: -- (2). A Léon S. Roudiez : « C'est la beauté catholique, bien avant la bonté du catholicisme, qui me retint toujours de toute hostilité contre l'Église. » (*Rond*., 93-94.)
[^61]: -- (3). *ChP* II, XXXIV-XXXV, à Léon S. Roudiez, 5 décembre 1947 (*Roud*., 94, et *LPr*, 104).
[^62]: -- (1). Édition de la Chronique des Lettres Françaises, 1926.
[^63]: -- (2). Éd. de 1926 : « de moissonner quelques douceurs encore ». Dans l'Avertissement : « Je n'ai pu faire abstraction de mon grand désir d'éviter toute offense aux catholiques et au catholicisme. J'ai donc effacé quelques mots qui n'ont jamais correspondu à une vraie pensée. » (p. 16.) C'est la seule correction de fond.
[^64]: -- (3). *ChP* I, 268-269.
[^65]: -- (4). Il le dira sans équivoque en 1944 : « cet enfantillage n'est pas tout à fait idiot parce qu'il rentre à quelque degré, dans le cas traditionnel des bons chevaliers médiévaux qui, pécheurs endurcis, ne se sauvaient qu'en se pendant au ruban bleu de Notre-Dame, et leur pieuse fraude était rachetée par la foi. Octave a retrouvé l'équivalent du ruban bleu dans le noir scapulaire de saint Simon Stock, moine du Carmel. Le thème reste absurde en soi parce que -- par définition -- l'on ne vainc pas Dieu, on ne ruse pas avec Dieu, on ne se bat pas contre Dieu. » (*Sat*., 187.)
On ne peut douter qu'en écrivant *La Bonne Mort*, Maurras n'eût déjà pleine conscience de cette absurdité.
[^66]: -- (5). *ChP* *I*, XVI ; *ChP* II, LXXVI.
[^67]: -- (1). *ChP*II, XXXII-XXXIII.
[^68]: -- (2). *ChP* I, 248.
[^69]: -- (1). 24 août 1952 (*LPr*, 346).
[^70]: -- (2). *ChP* I, 238 : « Croyez, mon Père, que c'est vrai : je manque de l'amour de Dieu. Je ne puis rien faire à cela ! »
[^71]: -- (3). *ChP* II, XXXII.
[^72]: -- (4). Date de la composition des *Serviteurs* (*ChP* I, 325 ; *ChP* II, 253).
[^73]: -- (1). *ChP* I, XXIX ; *ChP* II, LXXXVIII.
[^74]: -- (1). *Anth I*, 124-126.
[^75]: -- (2). *ChP* I, IX ; *ChP II*, LXIX.
[^76]: -- (3). Selon la très heureuse correction de style de l'édition de 1912.
[^77]: -- (4). Faut-il dire que la défense de cette page présentée par *L'Action française et la religion* catholique (AFRC, 149-152), en n'en citant que le dernier paragraphe, est d'une insigne mauvaise foi ? Il le fallait bien, la page ne pouvant être défendue ; mais il eût évidemment été plus honnête de plaider coupable.
La page ayant disparu de la réédition d'*Anthinéa* en 1919, la défense disparaît pareillement (avec tout le chapitre *Réimpressions et corrections*) dans la réimpression d'AFRC dans DR en 1921.
[^78]: -- (1). Article intitulé Le paysage maître de l'âme et recueilli dans BP, 111-113. Nombreuses corrections, la plupart de pure forme, d'autres importantes ; en particulier, la profession de paganisme n'est plus dans le volume...
Je cite le texte de la Revue : ici, p. 199 b.
[^79]: -- (2). Av., 134-135.
[^80]: -- (1). Revue encyclopédique, p. 203 a : « j'en vois qui reconnaissent en M. Charles de Pomairols un aîné véritable ; Ils admirent cette façon d'entendre la mythologie. S'ils évitent comme lui de nommer le grand fétiche, ils éprouvent devant cet objet mystérieux une émotion toujours nouvelle ; et la loi de continuité du grand être, servie par des traditionnistes du mérite de M. Bladé, leur inspire un respect profond... Est-il rien de plus positif, de plus scientifique ? Est-il rien de plus poétique ?
« Cette nouvelle philosophie de la nature est, on le voit, de tendances très religieuses. Elle pourrait aussi se montrer très intelligente, de façon à mériter sans trop de contradictions l'épithète d'idéaliste. Elle vénérerait les antiques volontés célestes et terrestres béatifiées par Auguste Comte. Elle les appellerait du vocable simple et uni de dieux. Elle-même se nommerait de son vrai nom, le paganisme. » (Cf. *BP*, 123, où la dernière phrase a naturellement disparu.)
[^81]: -- (2). Revue encyclopédique, p. 200 a ; BP, 112-113.
[^82]: -- (3). *AFRC*, 148.
[^83]: -- (4). *Fi*, 76.
[^84]: -- (1). Rom., V, 20-21.
[^85]: -- (2). Il aurait dit plus exactement septembre, le suicide étant du 31 août et les fameux articles de Maurras, Le premier sang, ayant paru dans la Gazette de France des 6 et 7 septembre (*Fi*, 79) mais sa première collaboration politique régulière, au Soleil, remontait à 1896 (Français, 388).
[^86]: -- (1). *Verg*., XI-XII.
[^87]: -- (2). *Anthinéa* ne paraîtra qu'en 1901.
[^88]: -- (3). *ChP* I, XXX ; *ChP II*, LXXXVIII.
[^89]: -- (4). *ChP I*, XXIX ; *ChP II*, LXXXIX.
[^90]: -- (5). *RR*, 275.
[^91]: -- (1). RR, 273-275.
[^92]: -- (1). *RR*, 288
[^93]: -- (1). *Ibid*.
[^94]: -- (2). Ainsi le P. LABERTHONNIÈRE, *Positivisme et Catholicisme* (Bloud et Gay, 1911), 264 : « Quand A. Comte essaya d'entrer en relation avec les Jésuites, l'alliance qu'il avait à leur proposer était exactement du même genre que celle-ci... »
[^95]: -- (1). *RR*, 288.
[^96]: -- (2). Auguste Comte à Alfred Sabatier, 8, Archimède 69 (2 avril 1857). \[manque l'appel de note\]
[^97]: -- (1). *AFRC*, 66 ; DR, 461.
[^98]: -- (1). *PR*, 23. Chapitre supprimé de *DR*.
[^99]: -- (1). AFRC, 94-97. Chapitre supprimé dans *DR*.
[^100]: -- (1). Barbares et Romains, (PR, 392 ; DR, 23-24).
[^101]: -- (1). Cf. AFRC, 97 : « Le gouvernement combiste accélérait les persécutions ; il obligeait l'Action française à prendre chaque jour plus vivement le parti de l'Église, nous obligeant aussi à serrer de plus près l'intelligence de l'objet que nous défendions : il eût été plus que pénible de blesser d'une main quand l'autre, si faible fùt-elle, s'efforçait de couvrir. »
[^102]: -- (2). Je n'ai pu retrouver la date de la publication en revue.
[^103]: -- (1). PR, 885-386 ; DR, 17-20.
[^104]: -- (1). PR, 395 ; DR, 25-26.
[^105]: -- (2). PR, 398-399.
[^106]: -- (2). \[ même appel de note (2) que pour la précédente. (Note de 2002)\]
[^107]: **\*** -- *L'avenir de l'Intelligence* (*Av*) omis ci-dessous dans l'original.
[^108]: -- (1). 1931.
[^109]: -- (2). J.-M. POUQUET, Le Salon de Mme de Caillavet.
[^110]: -- (3). Revue illustrée.
[^111]: -- (4). Un mort, Observateur Français, 27 août 1889.
[^112]: -- (5). Sans oublier Drumont, qui ne compose pas, mais qui détaille de façon exquise, Observateur Français, 21 mars 1890.
[^113]: -- (6). Les Rosali, Soleil, 16 juin, 1897.
[^114]: -- (*7*). Les Fêtes félibréennes, Observateur français, 10 juillet 1889.
[^115]: -- (8). La décadence de M. Ferdinand Brunetière..., *Revue encyclopédique*, 1899. Cf. L'Allée des philosophes.
[^116]: -- (9). Émile Hennequin, Observateur français, 22 juillet 1888. « Hennequin fait mieux que de critiquer la théorie de Taine, il la remplace avantageusement. Il ne considère plus l'entourage de l'artiste, mais les admirateurs de son œuvre... »
[^117]: -- (10). La Décadence de M. Ferdinand Brunetière, *op. cit.*
[^118]: -- (11). La maladie de Baudelaire, 20 octobre 1902. Cf. *L'Allée des* philosophes.
[^119]: -- (12). Sur la mort de M. Zola : l'enfance de l'art, 2 octobre 1902. *Cf.* L'Allée des philosophes.
[^120]: -- (13). Le Romantisme féminin. Cf. L'Avenir de l'Intelligence.
[^121]: -- (14). Même ouvrage.
[^122]: -- (15). Ayant rouvert André Chénier, 4 septembre 1904. Cf. L'Allée des philosophes.
[^123]: -- (16). L'essentiel du réquisitoire de Maurras contre Pascal. Se trouve dans le conte infernal, Pascal puni, admirablement éclairé par Henri Massis, Flammarion, 1953.
[^124]: -- (17). Pascal puni, *op. cit.*
[^125]: -- (18). Trois idées politiques, 1898, *op. cit.*
[^126]: -- (19). 1902.
[^127]: -- (20). *Cf.* Correspondance de George Sand, présentée par Georges Lubin, Garnier, 4 vol. parus. Il est dommage que la bibliographie, au tome I, omette l'indication du livre de Maurras.
[^128]: -- (21). Un débat sur le romantisme, 1920-1921.
[^129]: -- (1). Fondés par Georges Calzant, puis dirigés par Pierre Sortais, ces cahiers trimestriels sont régulièrement édités par la Société de Documentation et d'Étude de l'Œuvre Maurrassien (S.D.E.D.O.M.), 13, rue Saint-Florentin, Paris VIII. Le n° 1, daté d'avril 1960, paru en réalité au mois d'août de la même année, a publié sous le titre « Pour les nouveaux lecteurs » la nomenclature des ouvrages du Maître alors disponibles en librairie. Les numéros suivants tiennent périodiquement à jour la cote bibliographique des livres annoncés par les catalogues de bouquinistes.
[^130]: -- (1). L'étude de M. Maurice Testard sur « La traduction française des textes liturgiques » a été Intégralement reproduite dans les « Documents » de la revue *Itinéraires*, numéro 112 d'avril 1967, pages 283 et suiv.
[^131]: -- (2). Voir Jean MADIRAN : *De la justice sociale*, Nouvelles Éditions Latines, 1961, page 16.
[^132]: -- (1). Lethielleux 1943. On peut encore en trouver quelques exemplaires chez l'éditeur.
[^133]: -- (3). \[*sic*\] Même éditeur, même année. Les autres traductions françaises de Taparelli sont, à notre connaissance, épuisées, y compris celle (qui n'était pas très bonne) de l'Essai théorique de droit naturel, *Casterman*, Tournai 1875. Il vaut mieux se reporter directement à l'original Italien : Saggio teoretico di dritto naturale appogiato sul f*atto*, édition de la Civiltà cattolica, Rome 1855. On trouve tout cela, de temps en temps, dans les librairies d'occasion. ; mais de plus en plus difficilement et dans les bonnes bibliothèques**.**
[^134]: -- (1). Le dossier de l'Institut catholique, numéro 116 de juillet-août 1967.
[^135]: -- (1). Ce compte rendu a été établi par les étudiants responsables. Nous y ajouterons à sa place un passage important et qui mérite également d'être consigné, de l'allocution de M. Dauphin-Meunier. Ce passage ajouté par nos soins commence aux mots : « Je me permets aussi de vous rappeler... », et se termine par « ...que l'on veut nous faire disparaître ».
[^136]: -- (1). Michel de SAINT PIERRE : *J'étais à Fatima. De la prière l'outrage*. La Table Ronde, 1967.
[^137]: -- (1). Voir les chapitres suivants.
[^138]: -- (1). Il conviendrait d'écrire ici Réforme, comme n'ont pas craint de la faire les responsables de ce referendum, la majuscule indiquant assez, s'il était besoin, l'exacte ambition du mot.
[^139]: -- (2). « vérité » et « lumière » n'ont pas, comme le « Monde ». les bonneurs de la majuscule.
[^140]: -- (3). Ce questionnaire posait, entre autres questions : Un croyant peut-il vivre Isolé (?) -- L'Église, le peuple des croyants, aide-t-elle l'homme d'aujourd'hui à trouver le bonheur ? -- Penses-tu que la Messe soit nécessaire pour vivre en chrétien ? Le Christ a-t-il besoin de toi pour construire un monde meilleur ? Paul VI intervient pour la paix au Viet-Nam. Est-ce son rôle ? Comment peux-tu dans ta vie être militant du Christ ? -- Etc.
[^141]: -- (4). 3117 réponses de laïcs ont suffi au C.N.P.L. pour établir la photographie religieuse de la France. Ce chiffre de 450 pour la seule ville de Troyes et pour la troisième question de l'enquête est donc considérable. Précisons que l'Aube est le département à plus faible pratique religieuse (10 %).
[^142]: -- (5). Dans le cas -- que nous ne retenons pas -- où la Maison des Œuvres se serait montrée malhonnête dans le dosage de son choix, elle ne pouvait faire mieux que d'insérer systématiquement toutes les réponses réformistes. leur petit nombre, on le verra, n'en rendrait alors cette enquête que plus révélatrice.
[^143]: -- (1). Toutes les réponses pouvant être retenues comme « progressistes » ou « réformistes » sont imprimées en caractère gras.