# 123-05-68
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## ÉDITORIAUX
### Condamnations du nouveau catéchisme
Donc, le nouveau catéchisme est réprouvé.
La Commission épiscopale française de l'enseignement religieux a publié, contre les erreurs du nouveau catéchisme, un communiqué dont nous extrayons les passages suivants (c'est nous qui soulignons)
« A travers les efforts entrepris ces dernières années pour faire progresser l'enseignement catéchistique (...) se sont introduites *certaines erreurs et insuffisances* que la Hiérarchie a le devoir de signaler pour qu'il y soit porté remède.
« *On ne peut omettre,* ni surtout exclure positivement, *pendant les premières années,* l'enseignement des vérités surnaturelles fondamentales, comme le péché originel, la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ et sa mission de Rédempteur du genre humain, le Saint-Esprit, les commandements de Dieu et de l'Église. »
Voilà qui est parfaitement net et précis.
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De son côté, le Saint-Père a réprouvé l'esprit même dont se réclame le nouveau catéchisme.
Il l'a fait en adressant à un groupe de catéchistes un discours dont nous extrayons le passage suivant (c'est nous qui soulignons) :
« Ils étaient nombreux à Jérusalem, il y a près de deux mille ans, ceux qui voulaient que les enseignements de Dieu *soient formulés en des termes conformes à leur* « *esprit moderne *» *et à la philosophie commode de ce dernier ;* mais jour après jour, avec une patience suprême et une charité exquise et pressante à l'égard de tous, le Christ a continué à prêcher dans le Temple la vérité plénière de la révélation de son Père aux hommes. »
La parole du Pape écarte clairement la requête de ceux qui demandent que « les enseignements de Dieu soient formulés en des termes conformes à leur esprit moderne et à la philosophie commode de ce dernier »...
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-- Mais, dira-t-on, nous n'avons vu ni ce communiqué ni ce discours ; on nous les a cachés.
Point du tout.
Le communiqué de la Commission épiscopale de l'enseignement religieux a paru dans la *Documentation catholique* du 29 septembre 1957, colonne 1271.
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Le discours du Pape a été prononcé le 1^er^ septembre 1948 : il figure à sa place chronologique dans les *Documents pontificaux de S. S. Pie XII.*
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Ce qui s'était déjà passé en France il y a onze ans éclaire ce qui se passe aujourd'hui. Ce fut la triste et fameuse affaire de ce « catéchisme progressif » auquel Pierre Lemaire barra la route. Le numéro de mars 1968 des *Documents-Paternité* en rappelle l'histoire et en redonne les principaux documents. On peut se le procurer aux « Éditions Saint-Michel », 53 Saint-Céneré (Mayenne). Nous recommandons cette lecture : elle est fort instructive.
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Ceux qui possèdent une collection complète de la revue *Itinéraires* se reporteront aux « documents » de notre numéro 17 de novembre 1957. Ils y trouveront le texte intégral du communiqué cité ci-dessus ; ils y trouveront aussi les critiques que Mgr Lusseau, doyen de la Faculté de théologie d'Angers, avait adressées au « catéchisme progressif ».
Dans le numéro 29 de leur revue *Catéchèse,* les responsables et complices du nouveau catéchisme se vantent aujourd'hui, en substance, d'avoir pris leur revanche de leur déconvenue de 1957. En quoi ils se trompent. Leur catéchisme de 1957, modèle réformé et aggravé 1966-1967, ne passera pas.
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### Un catéchisme sans Pater et sans Credo
AUTREFOIS on disait volontiers que tout est dans tout. Maintenant rien n'est plus dans rien. Après « Dieu sans Dieu » inventé par Bonhoeffer et Robinson, nous avons le « catéchisme sans catéchisme » inventé par le national-catéchisme français.
Par ce nouveau catéchisme, les enfants seront privés du *Pater* et du *Credo :* ils en seront privés au moins jusqu'à l'âge de onze ans. Après onze ans, on les leur rendra peut-être ; mais point avant.
Comment cela se fait-il donc ?
Voici comment cela se fait.
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Le *catéchisme,* c'est-à-dire l'enseignement qui est donné sous ce nom et qui est contenu dans un livre ainsi dénommé, a pour but de procurer *les connaissances qui sont nécessaires au salut.*
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TROIS CONNAISSANCES, selon saint Thomas, SONT NÉCESSAIRES AU SALUT (« Tria sunt homini necessaria ad salutem, etc. » ; début du Prologue de son ouvrage *In duo præcepta caritatis et in decem legis præcepta expositio*, dont on peut trouver commodément le texte (latin) au tome II des *Opuscula theologica* de l'édition Marietti, Turin 1954, page 245) ; trois connaissances :
1\. -- la connaissance de ce qu'il faut croire ;
2\. -- la connaissance de ce qu'il faut désirer ;
3\. -- la connaissance de ce qu'il faut faire.
Ces trois connaissances nécessaires déterminent trois parties indispensables du catéchisme. La quatrième partie concerne les sacrements.
*La doctrine chrétienne* se résume en ces quatre parties.
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Les trois premières pourraient en théorie être enseignées de bien des manières différentes ; on peut selon les circonstances préconiser bien des pédagogies diverses pour les enseigner aux catéchumènes adultes.
Mais il se trouve que le contenu de ces trois parties est rassemblé en *trois textes inspirés*. Il se trouve en outre que la plupart des enfants baptisés arrivent normalement au catéchisme en *sachant par cœur* ces trois textes. Il se trouve enfin qu'ils en font un *usage quotidien.*
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Ce sont le Credo, le Pater et les Commandements. Le Credo sous sa forme la plus simple : le Symbole des Apôtres ; le Pater qui est la prière composée et prescrite par Notre-Seigneur ; les Commandements de Dieu, ou Décalogue, qui sont la loi révélée sur le Sinaï que le Christ est venu non pas abolir mais accomplir.
Si bien que les trois premières parties du catéchisme s'établissent et se distribuent de la manière suivante :
1\. -- Explication du Credo, ou ce qu'il faut croire (vertu théologale de foi).
2. -- Explication du Pater, ou ce qu'il faut désirer (vertu théologale d'espérance).
3\. -- Explication des Commandements, ou ce qu'il faut faire (vertu théologale de charité).
A quoi vient d'ajouter la quatrième partie :
4\. -- Explication des sacrements.
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Une telle composition du catéchisme est expliquée en quelques mots dans la Préface du Catéchisme du Concile de Trente :
« C'est avec une profonde sagesse que nos Pères ont ramené toute la doctrine et toute la science du salut à *quatre points principaux* qui sont le Symbole des Apôtres, les Sacrements, le Décalogue et l'Oraison dominicale.
En effet, tout ce que nous devons, croire et connaître de Dieu, de la création et du gouvernement du monde, de la rédemption du genre humain, de la récompense des bons et de la punition des méchants, tout cela est contenu dans le *Symbole.*
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Quant aux signes et aux moyens que Dieu nous donne pour obtenir sa grâce, nous les trouvons dans les sept *Sacrements.*
Les préceptes divins qui ont tous pour fin la charité sont inscrits dans le *Décalogue.*
Enfin tout ce que nous pouvons désirer, espérer ou demander pour notre bien est renfermé dans l'*Oraison dominicale.*
Ainsi lorsque nous aurons expliqué ces *quatre articles*, qui sont comme les lieux communs de la sainte Écriture, il ne manquera presque plus rien au chrétien pour connaître ce qu'il est obligé de savoir.
En conséquence, nous croyons devoir avertir les Pasteurs que chaque fois qu'ils auront à mettre en lumière un passage de l'Évangile ou de toute autre partie de l'Écriture sainte, ils pourront toujours le ramener à *l'un de ces quatre points* et y prendre comme à sa source l'explication désirée. »
Il est odieux de prétendre que ces connaissances nécessaires au salut ne sont pas « accessibles » aux « enfants de neuf à onze ans ». *Personne n'en sait rien.* Personne ne peut l'affirmer. Il n'existe aucun instrument scientifique permettant de mesurer la foi dans l'âme des enfants. La seule chose que l'on puisse savoir à coup sûr, c'est qu'il est toujours criminel de leur refuser la vérité surnaturelle.
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En avertissement à son catéchisme du diocèse de Meaux, publié en 1686, Bossuet déclarait ([^1]) :
« Si vous trouvez dans ce catéchisme des choses qui semblent surpasser la capacité des enfants, vous ne devez pas pour cela vous lasser de les leur faire apprendre, parce que l'expérience fait voir que, pourvu que ces choses leur soient expliquées en termes courts et précis, quoique ces termes ne soient pas toujours entendus d'abord, peu à peu en les méditant, on en acquiert l'intelligence ; joint que, regardant au salut de tous, nous avons mieux aimé que les moins avancés et les moins capables trouvassent des choses qu'ils n'entendissent pas, que de priver les autres de ce qu'ils seraient capables d'entendre. »
Aux quatre points principaux, aux quatre parties essentielles du catéchisme, on ajoutait, bien entendu, l'Ave Maria, des récits d' « Histoire sainte » et de « Vie de Jésus », et des explications de textes liturgiques préparant la messe du dimanche suivant.
Et bien entendu, la personnalité du catéchiste, et d'abord son *esprit de foi,* jouait et jouera toujours un rôle essentiel dans la mise en œuvre d'un tel enseignement ([^2]), qui n'a pas pour but de procurer un savoir naturel, par une pédagogie naturelle, mais de faire grandir, par une pédagogie surnaturelle, les vertus surnaturelles infuses de foi, d'espérance et de charité.
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Et bien entendu encore, l'ordre de succession des quatre parties indispensables n'est pas fixe. Les quatre parties ne sont pas non plus limitatives. Ce qui est certain, c'est qu'il les faut toutes les quatre, et qu'elles constituent le véritable « fonds obligatoire » de tout catéchisme catholique.
Le plan du *Catéchisme du Concile de Trente* est le suivant :
I. -- Symbole des Apôtres.
II\. -- Sacrements.
III\. -- Décalogue.
IV\. -- Oraison dominicale.
Le Catéchisme du Concile de Trente est un catéchisme « pour adultes » à l'usage du clergé et des fidèles, des paroisses, des familles et des maisons d'éducation. »
Le *Catéchisme de S. Pie X* est en somme une adaptation, à l'usage des enfants, du Catéchisme du Concile de Trente. Il comporte notamment un « Petit catéchisme » et un « Grand catéchisme ». Ce « Grand catéchisme » peut très bien servir aussi, aujourd'hui, de catéchisme pour adultes. Que tous les parents commencent par le connaître parfaitement, et ils seront déjà solidement en mesure de faire face à leurs responsabilités présentes.
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Voici le plan du « Grand catéchisme » de saint Pie X :
I. -- Le Symbole des Apôtres.
II\. -- La prière : Pater, Ave, invocation des saints.
III\. -- Les Commandements de Dieu et de l'Église.
IV\. -- Les Sacrements.
A quoi vient s'ajouter une V^e^ partie : Les principales vertus et autres choses qu'un chrétien doit savoir.
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Donc, les trois connaissances qui sont nécessaires au salut étaient données par la triple explication du Credo, du Pater et des Commandements. Un tel catéchisme n'était point « abstrait » au sens péjoratif du terme. Il était fondé sur l'une des plus anciennes, des plus fécondes, des plus permanentes méthodes pédagogiques : *l'explication de textes*. Et cette explication concernait les textes que le petit chrétien avait à utiliser chaque jour : le Credo et le Pater dans sa prière, les Commandements dans son examen de conscience.
La « déviation abstraite » du catéchisme français ne résidait point dans ce plan et ce contenu traditionnels du catéchisme catholique. Elle se fit jour, au contraire, dans la mesure même où l'Église de France s'était écartée du catéchisme romain. C'est une histoire récente, qu'il faut brièvement rappeler.
L'évêque étant docteur de la foi pour son église diocésaine, chaque diocèse de France avait son catéchisme jusqu'en 1937. Ces catéchismes diocésains s'inspiraient plus ou moins directement, plus ou moins heureusement du Catéchisme du Concile de Trente.
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Littéralement, ils étaient plus ou moins différents les uns des autres. Inconvénient pratique pour les enfants qui changeaient de diocèse pendant leurs années de catéchisme ; inconvénient qui préoccupe l'épiscopat français « aux environs de l'année 1930 » ([^3]), en raison de la mobilité croissante de la population. Cette préoccupation avait été celle de saint Pie X un quart de siècle plus tôt. En rendant obligatoire dans les diocèses de la Province de Rome le catéchisme qui porte son nom, il exprimait le vœu, il formulait l'espoir que les évêques du monde entier, ou au moins ceux d'Italie, l'adopteraient chacun pour sa part : « Nous avons confiance que les autres diocèses voudront aussi l'adopter *pour arriver ainsi à ce texte unique, au moins pour toute l'Italie, qui est dans le désir de tous *» ([^4]). Un quart de siècle plus tard, on commença en France à prendre réellement en considération ce désir et ce besoin.
Je connais personnellement l'un des experts qui fut alors consulté. Je tiens de sa bouche que par lui au moins (et peut-être par d'autres) fut donné l'avis suivant :
-- *Si l'on renonce au catéchisme diocésain, il faut alors adopter en France le catéchisme romain : le Catéchisme de S. Pie X.*
Cette solution fut écartée. L'opposition à la mémoire de Pie X était très puissante dans certains milieux dirigeants de l'Église de France (cette opposition n'a d'ailleurs fait que grandir depuis la canonisation...).
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Et puis, on voulait un catéchisme « français ». On eut donc le « Catéchisme à l'usage des diocèses de France », publié en 1937. Repoussant un projet qui se présentait (déjà) comme « plus évangélique » que l'enseignement traditionnel, le Cardinal Verdier avait déclaré : « Ce que nous voulons, c'est le catéchisme de l'Église : dogme, morale, sacrements » ([^5]). -- En quoi il se trompait, non quant à l'intention ni quant à la doctrine, mais quant à la « pédagogie » précisément ; quant à la pédagogie de l'Église. Le catéchisme de l'Église romaine n'était pas ainsi composé. Le Catéchisme du Concile de Trente ne connaissait pas ces trois parties-là, « dogme, morale, sacrements », mais les quatre que nous avons dites. Le Catéchisme romain de saint Pie X était lui aussi fondé principalement sur l'explication du Credo, du Pater et des Commandements. En France, au lieu de faire aux enfants une *explication de textes* concernant les trois textes religieux les plus officiels, si l'on peut dire, et en même temps les plus quotidiens et les plus familiers, on allait se mettre à leur enseigner « le *dogme *» *et* « la *morale *»*,* comme à des élèves de philosophie ou à des étudiants en théologie. C'était passer du concret vécu à un intellectualisme excessif et prématuré.
Les partisans d'un catéchisme « plus évangélique » pouvaient alors reprocher avec raison à ce catéchisme français d'être trop « abstrait ». Plus « abstrait » à vrai dire par son plan, par son orientation, par sa présentation que par son contenu : mais il était en marche vers l'abstraction trop intellectuelle, il était en train de perdre le contact avec le concret vécu du Credo, du Pater, du Décalogue.
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On voulut remédier à cette « abstraction » excessive dans l'édition « revue et corrigée » de 1947 ([^6]) mais on était déjà très enfoncé dans ce verbalisme et ce verbiage qui sont la maladie actuelle des clercs (des clercs laïques et ecclésiastiques). On ne revint pas au concret de la vie religieuse quotidienne. On se contenta de changer les mots. A la place de « dogme », on écrivit : « Les vérités que Jésus-Christ nous a enseignées » ; à la place de « sacrements » : « Les secours que Jésus-Christ nous a préparés » ; à la place de « morale » : « Les commandements que Jésus-Christ nous a donnés ». Dans ce catéchisme de 1947, on expliquait encore les Commandements ; les articles du Credo étaient cités davantage comme ornement épigraphique que comme texte à expliquer point par point ; et le Pater était expédié, avec huit lignes de paraphrase pour toute explication.
Le refus initial avait ainsi progressivement porté ses conséquences -- les conséquences visibles et les conséquences mystérieuses -- jusqu'à l'état de confusion dernière et de dernier dénuement où nous voilà aujourd'hui. Entre 1930 et 1937, l'occasion s'était offerte d'adopter en France le catéchisme romain. L'épiscopat français ne le voulut point. Depuis ce refus, la décadence de notre catéchisme national a été incessante et uniformément accélérée.
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Ce n'est donc point le catéchisme français de 1947 (ni celui de 1937) que nous réclamons ou que nous regrettons. Sans doute, il était encore un catéchisme catholique, alors que nous en arrivons maintenant à un quelque chose qui n'est ni catholique, ni catéchisme. Mais le catéchisme que nous réclamons, c'est celui qui, par son contenu doctrinal et par le réalisme surnaturel de sa pédagogie, est commun à saint Thomas, à Bossuet, au Concile de Trente, à saint Pie X, et qui n'était plus employé en France depuis plusieurs générations.
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Nous l'avons dit : théoriquement, on pourrait enseigner les vérités nécessaires au salut autrement que par une explication du Credo, du Pater, des Commandements.
Mais nous n'avons que faire ici d'hypothèses et de possibilités théoriques. Il s'agit de savoir ce qui est réellement nécessaire aux enfants dans leur vie surnaturelle de chaque jour.
Avec le nouveau national-catéchisme français, jusqu'à onze ans au moins les enfants ne réciteront plus le Pater et le Credo.
Ou bien, ils réciteront un Pater et un Credo qui ne leur auront été expliqués d'aucune manière.
Abîmés, à ce qu'il paraît, dans de hautes spéculations tirées des derniers progrès de la science pédagogique, nos évêques ONT PERDU DE VUE CETTE HUMBLE RÉALITÉ.
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Nous savons bien, nous comprenons bien, on nous l'a assez dit, que le grand dessein, selon les déclarations officielles de 1966, est de faire « bénéficier » le catéchisme de « tous les progrès de la pédagogie » intervenus ces derniers temps dans « toutes les matières profanes ». Car telle fut bien, normale à première vue, fort étrange à la réflexion, l'intention déclarée ([^7]) :
« *La pédagogie a évolué considérablement et très heureusement depuis des années. Il était normal que l'enseignement du comportement religieux bénéficiât de tous ces progrès de la pédagogie dans toutes les matières profanes. *»
Un optimisme aussi assuré concernant les progrès de la pédagogie contemporaine est tout à fait bizarre : bizarre au moment où cette pédagogie, de plus en plus apte peut-être à former en série des techniciens, est en pleine déconfiture, en crise généralisée, partout où il s'agit de transmettre un patrimoine intellectuel et moral. D'autre part, il y aurait certainement lieu d'examiner avec plus de circonspection si les progrès (supposés ou réels) des pédagogies profanes doivent être mécaniquement transposés ou servilement copiés dans le domaine de la pédagogie surnaturelle. On peut en discuter. On en discutera. Mais en attendant il faut immédiatement constater que l'adoption et la mise en œuvre de ces « progrès » dans le catéchisme ont eu pour premier résultat de *faire oublier la réalité même qui est en question*, la réalité de l'enfant et de sa vie religieuse quotidienne.
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Le « comportement religieux » que l'on entend « enseigner » demeure constitué entre autres, jusqu'à nouvel ordre, par la prière de chaque jour et par la pratique de l'examen de conscience : et c'est cela, pas moins, que l'on a complètement perdu de vue dans le nouveau catéchisme, qui se promène au niveau des nuées stratosphériques.
Les enfants réciteront toujours (du moins on le suppose) le Pater et le Credo : mais le catéchisme ne les leur explique plus.
Ils feront toujours leur examen de conscience : mais le Décalogue ne leur est plus expliqué au catéchisme.
Du moins, jusqu'à l'âge de onze ans accomplis.
Un tel chef-d'œuvre d'irréalisme est assuré de demeurer, exemplaire, dans la petite histoire de l'Église. Et aussi, malheureusement, dans la grande histoire, si les responsables s'obstinent à vouloir faire les malins.
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Et puis, assez d'échappatoires. Quand on nous dit que le « Fonds obligatoire » du national-catéchisme ne concerne que le « cours moyen » et qu'il sera ultérieurement complété par des documents irréprochables à l'intention des enfants du « cours supérieur », je demande : -- *Combien d'années faudra-t-il donc attendre ce complément annoncé ?* Je dis et je répète : -- Combien *d'années ?* Je sais ce que je dis. Les responsables le savent aussi. Rien n'est prêt. Il n'y aura rien à la rentrée scolaire de l'automne 1968. Rien que ce « cours moyen » et ses « adaptations ».
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Le « Fonds obligatoire » du « cours moyen » contient tout entière la foi nouvelle de Saint-Avold, qui est l'hérésie du XX^e^ siècle. Il est trop tard maintenant pour le nier, car c'est ce « Fonds obligatoire » qui lui-même le dit : il prétend *présenter à l'enfant tout le contenu de la foi*. Lisez bien, page 4 :
« Le Fonds obligatoire doit servir de base à l'enseignement du Cours moyen, c'est-à-dire des classes de 8^e^ et 7^e^. Il suppose donc un semblable instrument à l'usage du cours élémentaire et appelle une suite au profit des classes de 6^e^ et de 5^e^. C'est dire qu'il saisit simplement un « moment » de l'enseignement et que, si cet enseignement se veut global en présentant à l'enfant tout le contenu de la foi, il veut le faire avec le degré de développement et selon les aspects assimilables par cet âge. »
Une lecture hâtive et superficielle laisserait croire en effet (conformément au communiqué du Cardinal Lefebvre en date du 28 février 1968) que le « Fonds obligatoire » du « cours moyen » s'attend et déclare qu'il s'attend à être *complété* par le cours supérieur. Il n'est lui-même qu'un « moment » et qu'une partie d'un enseignement de la foi qui comporte avant lui des préliminaires, après lui une suite et c'est tout cet ensemble qui contient la foi intégrale. -- Mais lisez plus attentivement : c'est le contraire qui est proclamé.
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D'ailleurs, il ne pourrait en être autrement, aucun cycle de catéchisme n'a *le droit* de remettre à un cycle ultérieur aucune partie essentielle du contenu de la foi. Dans le « Fonds obligatoire » du « cours moyen », *il ne manque rien*, selon lui-même, *au contenu de la foi* qu'il présente, *il n'en a rien omis *: il ne manque que le « degré de développement » et divers « aspects », mais rien de constitutif.
Le « Fonds obligatoire » du « cours moyen » présente donc *tout le contenu de la foi *: « avec le degré de développement et selon les aspects assimilables par cet âge », mais bien tout le contenu de la foi. C'était en effet son devoir. C'est sa prétention déclarée : par lui-même dans son texte même. Alors, assez de diversions, qui sont honteuses, nous renvoyant au futur cours supérieur. Ce dernier ne doit apporter, en plus, qu'un plus grand « degré de développement » et d'autres « aspects » d'une foi dont tout le contenu est déjà présenté dans le « cours moyen ».
C'est ce qui est écrit. Page 4. Si la page 4 n'est plus valable, qu'on la retire. Et les autres avec.
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La prière quotidienne, l'examen de conscience de chaque jour, progressant à mesure que progressent l'explication du Pater, l'explication du Credo, l'explication du Décalogue : cette réalité est parfaitement concrète et vivante, elle est pleinement psychologique, elle est tout à fait pédagogique. *On n'y a même pas pensé*. Fameux progrès de la recherche catéchétique.
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Georges Hourdin assure ([^8]) que le nouveau catéchisme français « est l'aboutissement d'une longue histoire » et que sa « préparation a duré trente ans », avec « une grande somme de recherches et de travail » ; il y a fallu « tout le mouvement de la catéchèse moderne avec les organismes officiels créés l'un après l'autre, ses congrès et ses revues ». Vraiment ? Tant d'efforts et de méditations pour en arriver à ce résultat extraordinaire : tous ces savants pédagogues ont perdu de vue l'élémentaire et l'indispensable, et ils condamnent les enfants à être privés, jusqu'à onze ans au moins, du Pater et du Credo...
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Un journal catholique qui croit que le nouveau catéchisme est seulement ambigu et incomplet écrivait le 17 mars :
« On peut craindre que la réaction spontanée de beaucoup de parents soit de compléter sans attendre les années suivantes ce qui sera enseigné à leurs enfants selon le découpage obligatoire du programme officiel. D'où, peut-être, quelques désordres, ou quelques doutes dans l'âme des petits. »
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Il est évident que les parents ne laisseront pas jusqu'à onze ans leurs enfants sans Pater, sans Credo, sans Décalogue : on *doit espérer,* et non pas craindre, qu'ils ne les laisseront pas dans un tel abandon spirituel. Et les désordres, ou les doutes, ne viendront pas de ceux qui donneront le Décalogue, le Credo et le Pater aux petits enfants : la responsabilité en incombera devant Dieu à ceux qui, en matière de catéchisme, ont « oublié » le concret, le pratique, le vivant, et du même coup, l'essentiel de la foi.
J. M.
*Post-scriptum. -- Les progrès de la religion de Saint-Avold. --* Le Conseil permanent de l'épiscopat français a tenu sa « session de printemps », par anticipation, à la fin de l'hiver, du 12 au 14 mars. Il a décidé que la préparation de l'Assemblée plénière d'octobre 1968 serait au point de vue *doctrinal* notamment, *dirigée* par Mgr Schmitt, évêque de Metz et auteur du Message de Saint-Avold.
*Le Monde* du 21 mars soulignait l'importance manifeste de cette nomination :
« *Mgr Schmitt, qui fait partie du Conseil permanent de l'épiscopat, a reçu une marque de confiance particulière de ses collègues, puisqu'il a été choisi pour assurer la préparation sur le plan doctrinal et pastoral de la prochaine Assemblée plénière des évêques de France. *»
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Les premiers résultats ne s'en sont point fait attendre.
Le « thème » de l'Assemblée plénière d'octobre 1968 avait été annoncé déjà par le Conseil permanent de décembre 1967. *Voici qu'il est changé,* et de manière significative. *La France catholique* le remarque avec une cinglante amertume (numéro du 22 mars, page 7) :
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Le « thème de l'Assemblée plénière de l'épiscopat français d'octobre 1968, « *Exigences doctrinales et spirituelles de l'annonce de Jésus-Christ à l'homme d'aujourd'hui *», vient d'être transformé en celui de «* Jésus-Christ sauveur, espérance de l'homme d'aujourd'hui *», formulation qui peut aiguiller les esprits moins vers les exigences proprement doctrinales de la foi que vers les requêtes des hommes d'aujourd'hui. La première requête des chrétiens reste de savoir *ce qu'il faut croire. *»
L'inquiétude ainsi exprimée à mots couverts par *La France catholique* est pleinement fondée. La promotion de Mgr Schmitt et le changement de thème marquent quelques pas supplémentaires en direction de la religion de Saint-Avold.
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Nous avons d'ailleurs, là-dessus, un document décisif.
Car « le Directeur » de l'opinion publique, Mgr Dominique Pichon, a remis aux « informateurs religieux », à la suite de ce Conseil permanent, une note d'orientation référencée « S.N.O.P. 11/68 », datée de « mars 1968 » et intitulée « Vers l'Assemblée plénière 1968 ».
En voici le paragraphe 2 (c'est moi qui souligne la proposition essentielle) :
« Le thème en sera : « Jésus-Christ sauveur, espérance des hommes d'aujourd'hui. » Il prend la suite des deux Assemblées plénières précédentes sur la présence missionnaire de l'Église. *Dans un monde tourné vers la prospective, l'espérance des chrétiens revêt sa pleine signification :* le Christ est sauveur. Ce programme doctrinal a été approuvé par le Conseil permanent.
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Voilà bien l'obsession temporelle et progressiste de la religion de Saint-Avold. *L'espérance des chrétiens revêt enfin sa pleine signification ; elle la revêt seulement dans un monde tourné vers la prospective*. Auparavant, l'espérance des chrétiens n'avait pas encore revêtu sa pleine signification. Elle n'a pu la revêtir qu'aujourd'hui, et seulement grâce au monde contemporain : parce que ce monde est « tourné vers la prospective ». Une fois de plus, conformément aux principes fondamentaux de la religion de Saint-Avold, *c'est le monde* qui nous apporte la vérité, l'espérance, la plénitude spirituelle. La « pleine signification ! » de l'espérance chrétienne, qui jamais encore n'avait été atteinte, est maintenant accessible grâce à la « prospective » mondaine.
Cette proposition nouvelle de la religion de Saint-Avold : « *Dans un monde tourné vers la prospective, l'espérance des chrétiens revêt sa pleine signification *», s'articule parfaitement avec les propositions déjà connues de la même religion :
*-- La foi écoute le monde.*
-- *Aucune époque autant que la nôtre n'a été en mesure de comprendre l'idéal évangélique de vie fraternelle.*
-- *La mutation de civilisation entraîne des changements dans la conception même du salut apporté par Jésus-Christ.*
*-- La socialisation n'est pas seulement un fait inéluctable, elle est une grâce.*
L'auteur des propositions déjà formulées de la religion de Saint-Avold à donc été promu par le Conseil permanent à la direction doctrinale des travaux actuels de l'épiscopat.
Pour fêter cet important événement, la religion de Saint-Avold a aussitôt émis une proposition nouvelle, celle que nous avons citée, immédiatement devenue « le programme doctrinal » qui a été « approuvé par le Conseil permanent ». Il n'y a ni contexte, ni nuances, ni compléments, ni rien d'autre.
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Selon la note citée du « Directeur », le « programme doctrinal approuvé » tient en une seule phrase qui donc entend résumer à elle seule toute l'orientation nouvelle : Dans un monde tourné vers la prospective, l'espérance des chrétiens revêt sa pleine signification. Tel est le sens dans lequel l'auteur du Message de Saint-Avold a reçu pouvoir de « diriger » les travaux de l'épiscopat français.
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On dira : -- *Ils vont fort*. On dira même : -- *Ils y vont très fort.* On ajoutera sans doute : -- *Mais où vont-ils donc ?* On demandera : -- *N'y en a-t-il point deux ou trois parmi eux, pour les avertir, les retenir, les éclairer, les réveiller ?*
Mais on connaît notre réponse : «* Je vous engage à prier pour nos évêques : jamais peut-être, pour le salut de leur âme et, pour le salut de leur peuple, ils n'ont eu autant besoin de nos prières. *» (LE NOUVEAU CATÉCHISME, page 54.)
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Répétons que ce n'est pas une question de personnes. *C'est une question de religion*. Ce qui est véritablement en question, ce n'est point le cas personnel de Mgr de Metz, sinon comme symptôme et comme révélateur. Ce n'est nullement son cas personnel que nous avons mis en cause : «* Nous n'en avons pas à la déficience personnelle d'un homme parmi d'autres, d'un évêque parmi d'autres. L'évêque de Metz s'appelle légion. *» (LA RELIGION DE SAINT-AVOLD, page 28.) -- Un évêque voisin de Metz a voulu faire mine de comprendre le contraire de ce qui était clairement énoncé. Il a voulu voir « un pamphlétaire de tendance intégriste » qui « attaque ignominieusement » « un » évêque, son vieux camarade des combats conciliaires. C'est passer entièrement à côté de la réalité. Je n'ai pas écrit une attaque contre Mgr Schmitt, mais une réclamation adressée au corps épiscopal tout entier, l'évêque de Verdun y compris : « *Le temps est venu d'adresser au* «* corpus seu collegium *» *la plus solennelle réclamation, explicitement produite devant les hommes, devant l'histoire et devant Dieu. *» (LA RELIGION DE SAINT-AVOLD, page 48.)
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Non, ce n'est pas le seul Mgr de Metz qui est en cause, mais aussi ceux qui viennent de lui conférer approbation et promotion, et dont on était moralement sûr, d'avance, qu'ils allaient le faire : «* N'allez pas dire que je m'érige en juge de la foi des évêques. Je ne m'érige pas du tout et je ne juge aucunement. La question que je soulève et le témoignage que je porte sont radicalement autres : ils sont bien en matière de foi, mais ils ne sont pas de l'ordre du jugement des personnes ; ils sont de l'ordre de la foi, ils sont partie intégrante ou connexe de l'acte et du témoignage de la foi. Il est impossible de croire sur parole ce que plusieurs évêques, notamment français, nous enseignent présentement sans être contredits, à ma connaissance, par aucun autre évêque. Je dis et je professe qu'un chrétien baptisé et confirmé ne peut croire ce qu'ils enseignent, à moins de renoncer à sa foi et de changer de religion. *» (C'EST PAR TOI QUE JE MEURS, page 42.)
Et depuis, et en outre, il y a eu le nouveau catéchisme !
Notre témoignage, notre réclamation, on voudrait les faire passer pour une « attaque » contre « un » évêque. On voudrait escamoter toute l'affaire en la faisant passer pour une simple question de personnes. On n'y arrivera pas. Le nombre augmente chaque jour de ceux qui le voient en toute évidence : *ce n'est pas une question de personnes, c'est une question de religion*. Notre témoignage concerne non pas un évêque, mais le corps épiscopal lui-même, auquel est adressée notre réclamation.
*J. M.*
En réponse aux questions que me posent des lecteurs, je précise que j'ai, plusieurs fois depuis 1966, demandé à être entendu par l'Assemblée plénière de l'épiscopat français. Cette demande, qui n'a reçu aucune réponse, je l'ai régulièrement renouvelée, notamment, dans mon second Mémoire au Conseil permanent (non publié), du 12 juin 1967.
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Ma dernière lettre au président de la Conférence épiscopale française, en date du 12 mars 1968, le rappelait en ces termes :
« *J'ai demandé à être personnellement entendu par l'Assemblée plénière de l'épiscopat. J'ai formulé cette demande avant l'Assemblée de 1966. Je l'ai renouvelée plusieurs fois, oralement et par écrit. Je n'ai à ce jour reçu aucune réponse officielle. Je maintiens cette demande et je la réitère ici. *»
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### Lausanne 1968
On ne raconte pas un Congrès de Lausanne. De moins en moins. Mais cela se sait : aussi l'affluence dépasse-t-elle maintenant les possibilités d'accueil des vastes locaux du Palais de Beaulieu. Pour la première fois cette année, le Congrès de l' « Office international des œuvres de formation civique et d'action culturelle selon le droit naturel et chrétien » s'est tenu à « bureaux fermés ». Quinze jours avant l'ouverture, les inscriptions n'étaient plus acceptées, et le nombre effectif des congressistes présents dut être limité à 2 700. Il fallut pendant les séances placer 200 auditeurs sur la tribune elle-même !
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Le fait, déjà solidement établi, vient d'être confirmé avec un éclat sans précédent : le Congrès de Lausanne, créé, dirigé et présidé par Jean Ousset, est en Europe la principale manifestation publique de laïcs catholiques ; la plus importante ; et la plus significative.
La plus significative, car aucune des méthodes plus ou moins louches de la propagande moderne n'y est employée. Aucune réclame, aucune publicité dans les organes de presse et instruments audio-visuels qui prétendent fabriquer l'opinion. Aucune séduction passionnelle, aucune concession à la facilité. Las congressistes viennent à trois journées de travail intensif et austère, sans aucune place faite ou tourisme, à la gastronomie, au divertissement, contrairement à ce que l'on voit pratiquer maintenant par toutes les « Journées », « Rencontres » et « Semaines » même très religieuses, ou supposées telles...
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Cette austérité volontaire et sans faille est la vraie condition de l'apostolat. C'est elle qui « réussit », même numériquement. Mais il ne suffit pas de le constater pour pouvoir le comprendre...
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Dans le drame actuel, dans la profonde crise spirituelle que nous traversons, on voit une fois de plus où se trouvent le nombre, la jeunesse, le sérieux, le travail, le dynamisme.
Aucun autre groupe de catholiques agissant sous leur propre responsabilité et par leurs seuls moyens ne peut en Europe manifester de tels résultats.
On peut nier cette réalité par le mensonge, et on ne s'en prive pas. On peut aussi feindre de n'en être pas informé, et on ne s'en prive pas non plus. Mais ceux qui ne tiennent systématiquement pas compte des réalités finissent toujours par s'y casser les dents.
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La nouveauté du Congrès fut la présence d'Henri Charlier. Il y exposait ses œuvres, lui qui avait tourné le dos à toutes les expositions. Il y montrait par exemple et il y commentait par la parole la nature, la fonction, les moyens, la finalité d'un art chrétien, éliment essentiel de la résurrection du christianisme dans la société.
L'événement du Congrès fut la lettre du Cardinal Ottaviani, dont la presse, quand elle y a fait allusion, n'a donné que des extraits peu significatifs, surtout « La Croix ». On en trouvera le texte intégral dans les « Actes du Congrès ».
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Le sommet des travaux du Congrès fut comme d'habitude le rapport de clôture de Jean Ousset : et, dans ce rapport, l'extraordinaire envolée qui compose en quelque sorte les litanies de l'Église.
Jean Ousset le fondateur, l'animateur, le rassembleur, est le chef de l'action des laïcs pour la restauration du pouvoir temporel du laïcat chrétien.
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Les « Actes du Congrès de Lausanne 1968 » contiendront le compte rendu des séances et le texte intégral des rapports présentés par Jean Madiran, Jean-Claude Absil, J.-C. Giverdon, l'Amiral Paul Auphan, Marcel Clément, Pierre Virion, Raoul Pignat et Jean Ousset sur « le sens chrétien de l'histoire ».
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*Voici la conclusion du rapport introductif de Jean Madiran sur le sens de l'histoire.*
Aucune philosophie, aucune science, ni même aucune théologie, à aucune époque, n'a pu prévoir le visage que prendrait le monde de demain. Les révolutionnaires de 1789 avaient beaucoup d'idées sur l'avenir : mais, en 1789, ils ne prévoyaient ni la République, ni Bonaparte, ni le Code civil. Les révolutionnaires de 1917 avaient dans leur marxisme-léninisme un instrument « scientifique » de prévision de l'avenir : ils ne prévoyaient ni la longue maladie de Lénine, ni le stalinisme, ni la déstalinisation, ni la révolution culturelle de Mao.
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Les chrétiens ne sont pas plus avancés en ce domaine que les révolutionnaires. Dans les catacombes ou au Colisée, ils n'avaient pas prévu Constantin et l'âge constantinien. Saint Benoît n'avait pas prévu l'Europe chrétienne. Les chevaliers de la dernière croisade n'avaient pas prévu la mort de saint Louis à Carthage sur un lit de cendre. Jeanne d'Arc n'avait pas prévu que les Anglais se feraient anglicans.
Si personne n'a jamais réussi des prévisions de cette sorte, la différence des chrétiens est qu'ils ne se préoccupent pas d'en faire. Le Concile de Trente ne se demandait pas quel serait le monde de demain afin d'y adapter par avance la pastorale, l'apostolat et la prédication : il se préoccupait d'être plus exactement fidèle au même Credo, au même Pater, au même Décalogue, aux sept sacrements toujours les mêmes, à la succession apostolique et à la primauté du Siège romain.
C'est là-dessus que je voudrais vous proposer une double conclusion.
I. -- Quand nous regardons après coup le déroulement de l'histoire de l'Église, il nous apparaît qu'à chaque époque elle a su s'adapter pratiquement aux particularités du temps. Ce sont les saints qui ont le mieux réussi cette adaptation : et elle était pourtant le dernier de leurs soucis. Ils n'y pensaient aucunement. Ce sont les saints qui ont devancé leur temps et travaillé pour l'avenir.
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Mais nous savons quelle était leur règle à cet égard : « Ne vous inquiétez pas du lendemain. Demain s'inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine. » (Mat., VI, 34) C'est saint François de Sales, je crois, qui commentait et développait en ces termes : « A chaque jour suffit sa peine, son cantique et sa demi-lumière. » Les plus vaines des plus vaines spéculations sont celles qui consistent à vouloir caractériser et cataloguer la marche phénoménologique du temps, sur le thème : « *Nous sortons d'une époque, qui était... Nous entrons dans une époque qui sera... *» Personne n'en a jamais rien su à l'avance. Et les saints n'ont jamais pris des spéculations aussi générales et aussi illusoires pour règle d'action, pour critère de discernement, pour lumière de la pensée. Une telle prévision étant *toujours* erronée, on se fourvoie toujours quand on règle une action politique ou religieuse sur telle perspective.
II. -- *Quand il pleut...* dit Jean Ousset dans son dernier éditorial de « Permanences ». Le malheur des temps présents est multiforme. Pour l'essentiel, il se résume en une phrase de Mgr Marcel Lefebvre, supérieur général de la Congrégation des Pères du Saint-Esprit : « *La puissance de résistance de l'Église au communisme, à l'hérésie, à l'immoralité a considérablement diminué. *»
Nous avons vu le même processus plusieurs fois dans l'histoire. Au Moment de l'arianisme ; au moment de l'humanisme du XVI^e^ siècle ; au XVII^e^ siècle. Et ce processus de mort aboutit toujours à la même résurrection.
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En voici le diagramme tracé par Chesterton :
« L'arianisme avait toute apparence humaine d'être la forme naturelle sous laquelle on pouvait prévoir la disparition progressive de la superstition constantinienne. La foi était devenue une chose respectable, puis une chose rituelle. Elle s'était ensuite transformée en une chose rationnelle : et les rationalistes étaient prêts à en effacer les derniers vestiges, tout à fait comme à présent. Lorsque le christianisme reparut soudain et les renversa, ce fut presque aussi inattendu que l'apparition du Christ ressuscité des morts. »
Chaque fois que l'Église s'est « ouverte au monde » au lieu de résister au monde et de convertir le monde, on a vu la religion chrétienne devenir plus naturelle et plus rationnelle ; et chaque fois on a constaté qu'en devenant plus naturelle et plus rationnelle, la religion chrétienne recueillait bien sûr beaucoup d'applaudissements de la part du monde, mais que du même coup elle était en train de disparaître par dilution et par asphyxie. Elle s'approche du Panthéon moderne des idoles profanes, elle est sur le seuil, elle se prépare à entrer, elle a déjà un pied à l'intérieur : tous ses anciens ennemis sont là, ils sont venus l'encourager amicalement, dans la coexistence et le dialogue.
C'est toujours à ce moment-là qu'il se passe quelque chose. Il se passe quelque chose, mais non point au seuil du Panthéon, non point parmi ceux qui sont assemblés à l'entour. Il se passe quelque chose ailleurs, à l'écart, plus loin : le christianisme réapparaît toujours *à l'extérieur* du compromis avec le monde dont on était en train, à la porte du Panthéon, de négocier les dernières stipulations.
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Chaque fois qu'on a vu dans l'histoire le christianisme s'affadir dans un compromis avec le monde, ce n'est point à l'intérieur de ce compromis qu'il a pu survivre ou renaître, malgré les efforts souvent sincères de ceux qui s'employaient à obtenir que le traité de compromis soit le moins mauvais ou le moins dur possible. Le christianisme réapparaît en dehors du compromis dans lequel une foi affaiblie se liait au sort précaire d'un monde en train de passer. Car, voyez-vous, c'est le propre du monde d'être toujours en train de passer, et c'est le propre du christianisme d'être toujours en train de renaître : deux opérations qui sont non seulement distinctes, mais absolument hétérogènes l'une à l'autre. Et le christianisme renaît toujours en faisant référence non point au plus récent état de décadence de la théologie, mais à son premier état de lumière intégrale : non point en faisant référence aux théologiens de la dernière pluie, fût-ce pour les corriger partiellement, mais en faisant référence à la foi de saint Pierre et de saint Paul dans son immuable intégrité et dans son éternelle actualité.
Nous ne sommes donc appelés aujourd'hui ni à une opération de prospective ni à une opération de sauvetage.
Nous ne sommes pas appelés à une *opération de prospective,* visant à naturaliser et à rationaliser l'Église en fonction du monde de demain.
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Nous ne sommes pas appelés non plus à une *opération de sauvetage* comme si nous avions à sauver l'Église, alors que c'est elle qui nous sauve et qui nous sauvera.
Le secret de vie du christianisme n'est pas dans une prospective naturelle et il n'est pas non plus dans une survivance comme purent survivre par exemple, pendant un certain temps, la religion druidique ou la philosophie marxiste. Le secret de vie du christianisme est, pour chaque homme et pour chaque génération, à chaque moment de l'histoire dans une nouvelle naissance, dans une résurrection.
Ce n'est point par survivance ni par prospective, c'est par résurrection que l'âme morte dans le péché renaît à la vie de la grâce.
Et pareillement, ce n'est point par prospective ni survivance, c'est par résurrection qu'une Église ouverte au monde et apparemment promise à la mort renaît dans la splendeur originelle de son institution divine.
Nous sommes appelés à consentir et à participer à une *opération de résurrection.* Et le christianisme, comme le Christ, ne ressuscite pas à moitié, dans un compromis de partage négocié avec la mort ou avec le monde. Nous sommes appelés à une opération de résurrection intégrale.
Par la foi, par la fidélité pleinement confiante au Christ ressuscité, maître de l'histoire par sa Croix, et qui exerce sa seigneurie par la résurrection.
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Pourtant le mal est profond, direz-vous. Je vous réponds qu'il est plus profond encore que vous ne l'imaginez. Car la raison humaine même la plus inquiète n'arrive pas à mesurer la profondeur du mystère d'iniquité. Ce que nous entendons résonner dans le monde d'aujourd'hui, c'est le bruit des marteaux qui frappent sur les clous, les trois clous de la crucifixion. Et puis nous voyons les ténèbres qui envahissent la terre. Et puis voici que les princes des prêtres et les soldats ont pris la précaution supplémentaire de sceller la pierre qui ferme le tombeau. Ils ont scellé la pierre et ils ont posté la garde. Ces signes ne trompent pas : d'une manière ou d'une autre, la résurrection est proche.
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## CHRONIQUES
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### Les deux voies de la musique
par Henri Charlier
LA MUSIQUE subit des changements analogues à ceux qui frappent les arts plastiques, des changements révolutionnaires. Les mots diffèrent puisqu'on nous vante une peinture dite « abstraite » et qu'on nous veut faire goûter une musique dite « concrète ». Bien entendu les sons musicaux n'ont jamais pu être que concrets. Et l'art plastique ou musical résulte toujours d'un *choix* entre les éléments qui composent les différents langages, c'est-à-dire que les arts, à leur base, sont toujours *le résultat d'abstractions *; mais ils usent pour s'exprimer de *moyens concrets,* comme le langage, le dessin ou la musique, telle est la vérité.
Comme tous ces faits sont parfaitement embrouillés dans les esprits même des artistes, il est clair que nous sommes dans tous les arts en présence d'une corruption de l'esprit.
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Pourquoi les arts changent-ils ?
Pour bien des raisons. A cause d'une modification des mœurs par exemple. La facilité des transports pousse beaucoup de gens fortunés à se déplacer plutôt qu'à meubler et décorer avec amour une maison familiale. Plus de fresques comme celles de la villa Lemmi, mais des tableaux qu'il est facile de déplacer (ou de revendre lorsqu'ils ont « monté »).
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Et l'art suit avec peine, car depuis un siècle que dure et s'accroît la décomposition de la famille et l'instabilité générale des « foyers » personne sauf Bernard Bouts n'a trouvé un style convenable pour rendre une peinture vraiment décorative dans un appartement moderne. Van Gogh l'a bien essayé mais d'une manière encore très naturaliste.
Les conditions techniques de l'art ont leur influence. Au XVII^e^ siècle, lorsque l'orchestre symphonique commença de jouer le rôle qu'on lui connaît, les instruments à cordes étaient les seuls qui pussent jouer juste, car la perce des instruments à vent était fort hasardeuse. L'orchestre s'est donc formé autour du quatuor à cordes (ou du quintette).
La qualité actuelle des ciments et des chaux a permis d'alléger la maçonnerie, les meneaux, les claire-voies, ce qui change l'aspect de l'architecture, même si on conserve des plans identiques.
La satiété peut venir à entendre toujours les mêmes accords. C'est ainsi que la septième dominante qui est la dissonance type dans le système tonal, a laissé la place à la neuvième.
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Maie les grands changements viennent de la pensée. L'un des plus connus, connu de tout le monde par l'importance que lui attachent les écoles et qu'il eut en effet, est le renouveau dit de la Renaissance. Le nom qui lui est attribué en dit long. Il voudrait dire que ce qu'il y eut de plus hardi, de plus intelligent dans la pensée et dans l'art du monde occidental, et qui se situe au Moyen-Age, fut une époque de barbarie, de sommeil et de ténèbres. C'était encore ce qu'ou nous enseignait quand j'étais au lycée. Je n'en croyais pas un mot, car il suffisait de passer devant Notre-Dame, de visiter Vézelay, pour se rendre compte qu'on n'avait rien fait de si hardi et de si beau depuis.
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Et qui n'eût frémi à lire la Chanson de Roland :
*Halt sunt li pui et les vals ténébreux*
...
*Compain Rollant car sonnez votre cor*
*Si l'orrat Charles, si retournera l'ost*
...
*Compain Rollant l'olifant car sunez...*
Et nous ne pensions pas que ceux qui avaient créé la polyphonie, depuis Léon Pérotin jusqu'à Guillaume de Machault, étaient des barbares.
Ils connaissaient l'antiquité ; on les accuse assez d'avoir suivi Platon ou Aristote ; que fit donc la Renaissance ? au lieu de placer la fin de l'homme en Dieu, elle la plaça en lui-même et c'est là tout l'humanisme. On voit que notre clergé retarde vraiment beaucoup.
Malgré la vive réaction qui eut lieu en France au XVII^e^ siècle, cet humanisme ne fit que croître et il prit en deux siècles si bien conscience de lui-même que Michelet pouvait écrire : « *Un événement plus grand que tout événement politique est apparu dans le monde : la puissance de l'homme, pourquoi l'homme est Dieu. *» C'était en pleine époque romantique. Quel contraste entre cet orgueil si puérilement manifesté et le pessimisme forcené du siècle où vivait Michelet !
L'humanisme de la Renaissance avait été comme une échappée d'enfants qui partent en vacances dans l'abbaye de Thélème. Ils espèrent beaucoup s'amuser et faire tout ce qu'ils voudront. Plus de devoirs (envers Dieu, ou la famille), plus de fautes, car ils sont bons (pour eux-mêmes), plus de punitions, car ils détestent le mal (celui qu'ils subissent).
Mais après la Révolution française, lorsque toutes les institutions traditionnelles qui protégeaient les hommes les uns des autres et d'eux-mêmes eurent disparu, lorsqu'ils furent seuls contre l'État, contre les puissants, dans une lutte pour la vie où la liberté aboutissait à la loi du plus fort, ces pauvres hommes trompés commentèrent à déchanter. Toute notre littérature de ce temps en fait foi, mais le principal monument de ce pessimisme fut la musique allemande.
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Le grand nom de Beethoven domine cette époque et son génie a si bien prévalu que l'évolution de la musique fut chose allemande. Cet art issu de consciences profondément troublées passe pour l'époque classique de la musique alors que notre art occidental, antérieurement à l'époque romantique, comporte dix siècles de musique.
La musique allemande, par rapport à celle qui l'a précédée, marque une descente d'étage. *Ce n'est plus la musique de l'esprit, c'est celle de la passion ;* elle est pleine de cris de rage ou de colère, subits comme les coups de la foudre, de rythmes de danse grossiers et obstinés qui durent toute une symphonie, de dissonances prolongées pendant des dizaines de mesures, tout ce qu'il faut pour émouvoir la sensibilité et écarter la vie de l'esprit. Malgré son déséquilibre moral Beethoven avait de nobles préoccupations et elles ne cessaient de le tourmenter, la destinée, la liberté, l'amour, mais son tempérament et son époque lui faisaient résoudre tous les problèmes en se cassant la tête contre les murs.
Musicalement, il est, avec Rameau, le plus lucide de tous les compositeurs. Son langage est celui de la tonalité dans le royaume du mode d'*ut*, mais l'esprit romantique allait rapidement désagréger ce langage car les accords les plus expressifs ou les plus séduisants deviennent par l'usage répété (quand on vise surtout à émouvoir) rapidement sans saveur. Il en faut trouver d'autres, toujours plus compliqués.
Ce fut l'œuvre de Wagner ; un de ses ouvrages eut une influence qu'on peut dire désastreuse sur l'évolution musicale, c'est l'opéra de *Tristan et Yseult*. Il est né d'une grande passion amoureuse de Wagner pour la femme d'un de ses protecteurs, et Wagner s'y montre follement absurde. Il en voulait aussi (probablement) à cette femme. Peut-être avait-elle été un peu coquette au début.
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Car dans le roman de Chrestien de Troyes les deux héros pour se rafraîchir boivent, par mégarde de la servante, un philtre préparé pour celui qu'Yseult devait épouser. Dans l'œuvre de Wagner c'est Yseult qui sciemment le fait boire à Tristan et en boit elle-même. La pensée n'a pas gagné en moralité, ni en valeur philosophique.
Mais la musique s'en est ressentie. Le chromatisme y règne d'un bout à l'autre ; même dans les thèmes principaux. Pas un son pur. On ne peut pas dire qu'ils appartiennent « un ton ou à un mode déterminé, ils *décrivent le trouble de la passion*. Celle de Beethoven toute sauvage qu'elle fût demeurait toujours noble. Ici il s'agit d'une simple passion charnelle qui se déclare être la pureté et le sublime de l'existence.
Wagner avait alors quarante-cinq ans, l'heure du « démon de midi ». Il se reprit ; il avait encore plus de vingt ans à vivre. C'est ensuite qu'il continua sa trilogie de l'*Anneau des Nibelungen.* Elle finit par le Crépuscule des Dieux ; c'est la chute d'une société et d'un pouvoir fondé sur l'or. Et sa dernière œuvre est *Parsifal*. « Un simple et pur qui instruit son cœur » est destiné à sauver la société des adorateurs du Graal, la coupe de la Sainte Cène. C'est encore un roman de Chrestien de Troyes, tiré des légendes celtiques, qui est à l'origine de cette œuvre. Nous ignorons quels étaient au fond les sentiments de Wagner. Je crois qu'il hésita entre une légende bouddhique et la légende chrétienne. Il est certain cependant que la passion charnelle effrénée qui avait donné naissance à *Tristan et Yseult* était loin et qu'il envisageait, tant pour la société que pour l'homme, le besoin d'un salut divin.
N'avait-il pas commencé sa carrière avec *Tanhauser* et *Lohengrin,* par des œuvres dont le fond était chrétien ? Parsifal s'écrie à la fin de sa tentation : « Ô sombre nuit du monde ! Avoir l'espoir du ciel au cœur, et se plonger dans cette fange ! » Et Rundry, figure symbolique de la femme à la fois tentatrice et servante, dit à Parsifal : « Ô sauve-moi, termine ma détresse. Depuis des siècles j'aspire vers toi, Sauveur qui vient si tard ! » La musique est plus simple aussi.
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Mais ce ne furent ni la Trilogie ni Parsifal qui eurent de l'influence sur les musiciens -- le drame héroïque de Siegfried et Brunehilde, la mission de Parsifal touchaient moins une société matérialiste tournée vers les jouissance terrestres que le long duo d'amour de Tristan et Yseult. Ce fut cette œuvre et son chromatisme qui attira les musiciens. Les vingt ans qui suivirent la mort de Wagner furent remplis de son influence, en France comme ailleurs ; les hommes de lettres ne se rendent pas compte du peu de prix que leur attachent les artistes. Ce ne furent pas Hugo ou Verlaine, Zola ou Anatole France qui inquiétèrent les musiciens, mais Wagner. En lisant, dans *Figures et Paraboles,* le chapitre que Claudel écrivit sur Wagner, vous verrez que c'est bien, plutôt Wagner qui eut de l'influence sur les écrivains.
Mais alors qu'en France les meilleurs, comme on le verra plus loin, rejetaient son esprit, en Autriche il eut des disciples qui crurent servir la musique en la poussant dans la voie où Wagner l'avait engagée en écrivant *Tristan.*
Ce fut l'œuvre de Schönberg et de son disciple Alban Berg. Leurs premières œuvres sont dans la lignée des mélodies allemandes du siècle précédent, d'une sensibilité romantique pleine d'elle-même et de grands écarts de voix à l'imitation de Wagner, les *Gurrlieder* de Schönberg furent composés entre 1900 et 1903, c'est encore une œuvre tonale... et l'histoire d'un adultère, comme *Tristan et Yseult*.
Schönberg fit ensuite des œuvres entièrement atonales, comme son *Pierrot lunaire*, qui date de 1913. Plus de tonalité, plus de modes, seulement douze demi-tons chromatiques (les touches blanches et noires de la gamme ordinaire) dont on dispose au gré de son inspiration.
Mais quand ils pratiquèrent vraiment l'atonalité, ils donnèrent l'impression de suivre des impulsions vagues et fugitives sans lien entre elles, c'est-à-dire dans le vide de l'esprit, avec l'anxiété de dire tout de même quelque chose. La véritable atonalité comme l'a pratiquée Webern indique un dérèglement de la sensibilité et elle est la meilleure image de la folie. Il est vrai qu'il y a Picasso ; mais Picasso s'amuse et ces Allemands sont sincères. Ils déraisonnent avec beaucoup d'application dans la méthode.
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Comment expliquer ce résultat ?
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L'art ne peut se passer de manifester l'*unité *: c'est celle de l'esprit. L'esprit *dure*, en changeant certes, mais en conservant soigneusement son *moi*, ce qui fait le caractère et le lien de son comportement dans son corps et dans le monde, ce qui fait le lien de ses pensées. Sans la mémoire qui unit les moments de la durée, il n'y a ni temps ni conscience ; et la mémoire de l'humanité fait aussi durer ce qui est sa NATURE, la conscience de l'être.
Comment manifester cette unité permanente, surtout dans les arts qui s'écoulent dans le temps ? Une ordonnance est nécessaire pour manifester l'unité de l'esprit. Que serait un langage sans verbes, sans adjectifs, sans temps, sans moyens de corrélation entre les mots ? Ne subsisterait que leur sens toujours imprécis et leur sonorité. C'est le cas de la musique réduite à douze demi-tons égaux sans principe d'organisation telle que furent la gamme ou le mode.
Schönberg finit par s'en aviser. Vers 1923 il inaugura la musique dite *sérielle*. Remarquons qu'en 1918 le *Socrate* d'Erie Satie était composé et joué, que lorsque Schönberg écrivait ses *Gurrens-Lieder,* Debussy avait fait représenter *Pelléas et Mélisande.* On voit par ces dates de quel côté était la véritable création. En quoi consistait cette « musique sérielle » ? En un choix entre les douze demi-tons sur lesquels le compositeur établissait son thème et toute son œuvre. Il remplaçait ainsi les modes ou la tonalité traditionnelle par une ordonnance nouvelle, mais qui, au lieu d'être un langage universel, était propre à chaque œuvre particulière. Ce ne peut être un progrès. La série permet cependant de se rapprocher d'un langage intelligible et même de reprendre par endroits le régime de la tonalité, ce à quoi se résignèrent à la fin de leur vie, Schönberg et Alban Berg. Ils laissaient les moyens de la musique un peu plus indécis encore qu'ils ne les avaient trouvés et l'esprit des jeunes musiciens plus troublé. Telle est une des deux voies de la musique.
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La seconde, celle qu'il eût fallu suivre, n'est pas si jeune. Wagner mourut en 1883. Quatre ans après, en 1887, on jouait à l'Opéra comique *Le Roi malgré Lui* de Chabrier qui était une libération ; et un jeune homme de vingt et un ans, Erie Satie, composait ses *Gymnopédies* puis la même année ses trois *Sarabandes* qui portaient en épigraphe : « Soudain s'ouvrit la nue et les maudits tombèrent. » Quelle était l'originalité de ces œuvres ? Tandis que trente ans plus tard les musiciens viennois cherchaient encore comment renouveler la musique, s'y essayaient en prolongeant tous les éléments de décadence contenus dans le style wagnérien, et s'enfonçaient dans l'impasse créée par le chromatisme, un jeune homme renouvelait tout tranquillement le langage musical, en abandonnant lui aussi le régime de la tonalité qui régnait depuis Rameau et Bach, et en redonnant vie aux richesses, perdues à cette époque, de toute la modalité antique.
Car pendant le cours du XVII^e^ siècle on avait abandonné tous ces modes pour ne conserver en fait que le mode d'*ut* et le mode de *la* modifié en le rapprochant du mode d'*ut*. C'est le mode mineur de nos théories. Mais la musique s'est enrichie alors de la modulation tonale qui permettait de varier l'expression en plaçant ce mode d'*ut* sur tous les degrés de la gamme.
Ce n'était devenu possible par l'adoption définitive du tempérament (d'où le titre donné par Bach à son livre de fugues : *le clavecin bien tempéré*)*.* On égalisait les dièses et les bémols qui sont en réalité séparés par un neuvième de ton et on se donnait une faculté supplémentaire pour passer d'un ton à l'autre.
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Mais on avait abandonné tous les modes qui faisaient la richesse de la musique du Moyen-Age et du XVI^e^ siècle. Car on a beau moduler de ton en ton, on reste dans le même mode, C'est-à-dire sur le même plan de l'âme. Pour faire comprendre ceci, il me faut recourir à l'exemple de l'architecture. Tout le monde distingue facilement le style roman du style gothique (encore un nom dépréciatif donné par les littérateurs de la Renaissance). Sans aucun ornement, la proportion des pleins et des vides les caractérise tous deux. Ce sont des systèmes de proportions différents, et il importe à l'unité d'une œuvre d'architecture que la porte soit dessinée avec le même système de proportion que la façade, la serrure que la porte.
Ce n'est pas le lieu d'expliquer ici, sinon succinctement, que l'analogie entre les systèmes de proportion en architecture et les modes musicaux est réelle. C'est la grammaire de ces arts si différents. Et en certains d'entre eux l'analogie va très loin. Par exemple le mode de ré débute et finit par la même tierce mineure. Il n'a pas de pente d'un côté ou de l'autre. Il est très proche du style roman qui est fondé sur la diagonale du carré, un nombre incommensurable, racine de deux. Un rectangle dont les côtés sont 1 et racine de 2 (la nef de Vézelay) divisé par le travers en deux parties égales donne deux rectangles racine de deux. Il a un équilibre interne semblable à celui du mode de ré.
Du fait que les arts plastiques n'utilisent pas le temps, que tout est vu en même temps dans un bâtiment, la modulation musicale d'un mode à l'autre est exclue en architecture. Mais la grandeur matérielle de toute construction (fût-ce celle d'une chambre) permet une variété si grande dans l'emploi du même système, qu'elle exclut la satiété et peut intriguer comme une dissonance.
Les modes musicaux sont des systèmes de proportions différents qui produisent dans l'âme des effets analogues à ceux du style roman ou gothique.
La gamme de sept notes, fixées déjà dans l'univers entier dès le X^e^ siècle avant Jésus-Christ, est un système de proportions ; il y a deux demi-tons qui la divisent en deux parties inégales. Et il y a un fondement naturel à cela dans la résonance d'une corde que l'on divise. L'esprit et le goût des antiques musiciens qui créèrent cet instrument de la pensée, s'emparèrent des observations naturelles qu'ils purent faire pour en former un système musical fondé sur l'imparité que les Viennois cherchent encore.
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Mais en partant de chacun des degrés de la gamme, il est possible d'avoir un nouveau système de proportions entre les notes, car les tierces mineures y sont changées de place comme on le voit ci-après :
ré mi fa sol la si do ré
intervalle 1 ½ 1 1 1 ½ 1
mi fa sol la si do ré mi
intervalle ½ 1 1 1 ½ 1 1
Or Erie Satie, qui utilisa dès ses premières compositions les modes anciens, se rendit compte aussitôt qu'ils étaient des œuvres d'art, comme la gamme de sept notes elle-même était une œuvre d'art primitive et non comme le croyait Rameau fondée uniquement sur la résonance physique d'un son. Oui, bien sûr, il y a des phénomènes physiques à la base, mais pour en faire le langage musical il fallait les modifier (comme le prouvait à lui seul l'usage du tempérament). Mais alors l'harmonie était avant tout elle aussi une œuvre d'art. Rameau (et toute sa génération) croyait que les anciens modes étaient des approximations barbares du seul et vrai mode scientifique, *ut majeur.* Il avait lui-même d'admirables inspirations dans les anciens modes, comme la mélodie par où débute la chacone finale de Dardanus ([^9]).
C'est un mode de *mi.* Il le traite comme un sol majeur. Erie Satie faisait donc une révolution complète de la musique, mais, en la ramenant à ses bases artistiques fondamentales, il ne renonçait à aucune des possibilités d'enrichissement que la modulation tonale avait apportées au dix-septième siècle. Dès ses premières œuvres la solution était trouvée, et la seconde voie de la musique la bonne, était ouverte.
\*\*\*
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Ce sont ces premières œuvres qui furent les plus significatives de toute sa carrière. Fut-il compris, même des musiciens français, même de ses amis comme Debussy ? On peut dire que non. Ils profitaient certes de ce qu'ils appelaient ses trouvailles, surtout harmoniques. Mais l'esprit n'y était pas, ou pas encore. Satie, lorsqu'il fondait, après cent ans de romantisme germanique, les moyens de la musique nouvelle, était un esprit religieux. Son goût pour les modes rejetés par la musique moderne lui venait du chant grégorien dont on voit par là même la puissance de renouvellement musical spirituel. La religion d'Erie Satie était originale et personnelle et (naturellement) à tendance mystique. Mais l'absence d'une formation religieuse sérieuse et profonde le laissait sans défense dans ce monde d'artistes très libres, rejeté par la société. Il était très timide, en outre, et tout de suite rentrait ses cornes devant ses contradicteurs et adversaires. Voici un témoignage de cette incompréhension : en 1910 (plus de vingt ans donc après que Satie eut écrit ces œuvres révélatrices) Maurice Ravel essaya de les faire connaître ; il joua lui-même des œuvres du génial inconnu et voici comment s'exprimait la notice du concert :
« *Erik Satie occupe dans l'histoire de l'art contemporain une place vraiment exceptionnelle. En marge de son époque, cet isolé a écrit jadis quelques courtes pages qui sont d'un génial précurseur. Ces œuvres malheureusement peu nombreuses surprennent par une prescience de vocabulaire moderniste et par le caractère quasi-prophétique de certaines trouvailles harmoniques...*
« ...*M. Claude Debussy rendit un hommage éclatant, au subtil chercheur en orchestrant deux de ses gymnopédies qui furent jouées à la Nationale et M. Maurice Ravel, en exécutant aujourd'hui la seconde sarabande qui porte la date stupéfiante de 1887, prouve en quelle estime, les compositeurs les plus* « *avancés *» *tiennent le créateur qui parlait, voici déjà un quart de siècle, l'audacieux* « *argot *» *musical de demain. *»
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Ces artistes comprenaient Satie par le petit côté. Ils ne voyaient pas dans ses œuvres un nouvel esprit, mais des trouvailles réconfortantes à ajouter au système musical incohérent qu'ils essayaient de construire. Debussy, dans son *Hommage à Rameau* qui débute par deux magnifiques pages où le thème principal est en mode de *mi* très consciemment utilisé, tombe à la troisième page dans un chromatisme désolant, aussi loin de l'esprit de Rameau que de celui de Satie.
De prime abord la science du Conservatoire avait dégoûté Satie ; il en était résulté qu'il avait su noter fidèlement le rythme toujours libre de l'inspiration. Et jamais il n'avait eu envie de le faire entrer dans la cage à barreaux de mesure, de confondre le rythme et la mesure, ce qui est la grande misère apportée par les musiques italiennes et allemandes. En cela aussi, Debussy et Ravel suivirent Satie.
Ils furent admirés pour leur harmonie et peu de gens s'avisèrent qu'ils travaillaient à retrouver ce qu'avait été la musique avant l'orchestique ; depuis la fin du XVI^e^ siècle, la suite d'orchestre était une suite de danses ; la trace de cette origine est bien visible dans la sonate et la symphonie ; la confusion du rythme et de la mesure est une de ses conséquences. Mais Debussy était un très grand artiste. Les désordres conjugaux de la fin de sa vie se mêlèrent de soucis et d'épreuves qu'ils avaient amenés : on ne peut connaître l'état de son âme que par ses œuvres. Or le dernier de ses ouvrages importants, *le Martyre de Saint Sébastien,* qu'il entreprit sans grand goût, pressé par le besoin d'argent, nous révèle une évolution de son âme (peut-être en y travaillant). Le début et la fin de cet ouvrage, *la Cour des lys* et le *Paradis,* sont les grandes œuvres religieuses du début de ce siècle. Il rejoignait les sentiments qui avaient provoqué chez le jeune Erik Satie l'ouverture de nouvelles voies à la musique.
Et, lui, Erik Satie, que faisait-il ? Timide et renfermé (personne n'entra de son vivant dans sa chambre d'Arcueil), ne se faisant connaître en réalité que par ses œuvres, mais incompris en fait de son ami le plus proche, Debussy, qui ne l'aida même pas à percer (ce fut Ravel qui s'y employa), il se contenta d'écrire de petites œuvres (qui valent les fables de La Fontaine) accompagnées de textes fantaisistes ou saugrenus, qui ne furent pas plus comprises des musiciens que La Fontaine par Boileau.
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Jusqu'au jour où les jeunes musiciens (Honneger, Auric, Sauguet, Poulenc) s'aperçurent que Satie les débarrassait complètement du romantisme encore si évident chez Debussy. Ils firent de Satie la bannière de la nouvelle école, au grand étonnement de Debussy qui, très malade, emporta bientôt ses regrets dans l'autre monde.
Mais Cocteau, Picasso, étaient dans l'aventure. Ils entraînèrent Satie dans des œuvres comme *Parade* ou *Relâche* où se montrèrent ses qualités exceptionnelles de musicien, mais qui l'écartaient de l'esprit profond qui était l'âme de la réforme musicale amorcée. Jusqu'au jour où lassé de la « *sauce coctique *» comme il disait, il écrivit *Socrate*. Ce chef-d'œuvre de sa maturité le place très haut dans l'histoire de la musique, de même que les *cinq Nocturnes* qu'il écrivit ensuite.
Le 1^er^ juillet 1925 mourait en chrétien « *un être très modeste, très bizarre, très sensible, très amusant, très bon, qui mit quatre mois à s'éteindre sous nos yeux désolés, sans jamais cesser tout à fait de sourire *» *écrivait* un jeune musicien, Yves Dautun. Un mois avant, nous lui avions écrit une lettre recommandée dont l'essentiel était cette phrase : « *Vous le seul musicien depuis Rameau à qui la grandeur soit comme naturelle, donnez-nous à présent le modèle, de la musique religieuse de notre temps. *» Claude Duhoscq était à mes côtés tandis que j'écrivais ; je le vis tiquer sur cette phrase. C'est lui qui devait relever le gant.
Car même le plus doué des compositeurs de ce temps, qui fut Francis Poulenc, n'avait pas la tête et le cœur pour continuer la réforme musicale telle que l'avait amorcée Satie. Poulenc avait beaucoup d'idées charmantes, un peu précieuses, et lui comme les autres, pour paraître moderne ou avancé, faisait des pas dans l'autre voie de la musique et ne savait pas prendre parti dans cette rénovation de l'esprit musical.
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Dans sa correspondance avec Jacques Rivière, Claudel expose très clairement le problème en 1912 :
« *C'est dommage, dit-il, que le jour où la N.R.F. adopte enfin une doctrine, ce soit celle de l'Art d'abord, de l'Art pour l'Art, en d'autres termes celle du Mercure de France.* (*Au fond il serait plus juste de dire l'Art pour la satisfaction des sens*)*... Dans une société comme la nôtre, c'est-à-dire uniquement orientée vers la jouissance matérielle, l'artiste, s'il n'est pas en possession d'une force morale égale au poids terrible et mortel qui pèse sur lui, est condamné au désespoir et à la destruction, Qu'à un art de pur bibelot... C'est en ce sens que pour lui le vrai est la condition du beau, parce que seul il l'isole d'un milieu délétère et lui permet l'usage de facultés que la grâce lui a accordées.*
« *Un artiste qui ne croit pas en Dieu, aujourd'hui, qui ne travaille pas uniquement pour la gloire de Dieu, pour qui va-t-il travailler ? Pour lui-même ? C'est un cercle vicieux, car soi-même c'est l'ouvrage et non pas le but. Pour les autres ? Pour leur plaisir ? Pour les amuser ?*
« *La religion ne crée pas en nous de nouvelles facultés, mais elle nous permet l'usage de celles que nous avons. *» (p. 246).
Ajoutons que l'amour du vrai est *toujours* la condition du beau et non seulement pour « isoler l'artiste d'un milieu délétère », mais parce que le beau n'est que « l'éclat du vrai ». Les artistes se séparent en ceci qu'ils ne sont pas capables d'atteindre au même degré du vrai. Les uns s'arrêtent au sensible, d'autres au vrai psychologique et d'autres enfin aux vérités spirituelles.
Claude Duboscq avait, en plus de dons naturels exceptionnels, la grâce de la foi et, choisissant la voie étroite, il consentit à travailler pour la gloire de Dieu et la conversion de nos frères à la vraie lumière. Il considéra l'art comme un apostolat. Il commença par le nombre convenable à tout artiste d'essais de jeunesse. Ils n'étaient pas négligeables ; j'ai vu couler des larmes sur le visage de religieux, de graves magistrats écoutant Jane Bathori chanter : *Ô* *toi dont la voix pure est comme une musique...* un sonnet de Shakespeare mis en musique par le jeune artiste qui n'avait pas vingt ans.
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Sa personnalité musicale s'affermit dans les *Cantiques aux saints de l'Hiver*, ses pièces pour piano : *Matines, Sarabandes et Gaillardes* éditées chez Salabert en 1923. Il commença ensuite une année liturgique, d'orgue (*3^e^ dimanche de l'Avent, Épiphanie*) où il utilisait très adroitement la polytonalité et en même temps le *rythme libre dans la polyphonie,* un des problèmes fondamentaux du renouvellement musical. Mais l'usage des timbres de l'orgue, le désir de faire respirer en quelque sorte cet instrument dont le souffle est mécanique, le conduisirent à l'abandonner pour un orchestre d'instruments à vent, qui eux « respirent » normalement avec le souffle humain.
Il avait composé d'autre part une messe à trois voix. Il commença alors ses essais de dramaturgie qui aboutirent à la composition de son drame *Colombe-la-Petite,* martyre à Sens. Ce nom vient de la petite église élevée sur le cachot où la jeune fille avait été prisonnière. Là, tout est neuf ou renouvelé. Les drames de Wagner étaient ou voulaient être des symphonies continues. La danse n'y figurait qu'à l'état d'intention ou de mimique comme au début de la *Walkyrie.* Les passages du drame nécessaires à son intelligence, qu'on a toujours appelés des récitatifs et qui doivent être traités légèrement, distinctement et rapidement, sont traités symphoniquement et deviennent mortellement ennuyeux, comme les débats de Wotan et Fricka. Le spectacle complet, l'union de la poésie, de la musique et de la danse n'était pas réalisé. Debussy avait conçu *Pelléas* comme une suite d'églogues, d'ailleurs admirables. Il y avait à reprendre sur des bases nouvelles ce qu'avaient fait Lully et Rameau. Nos lecteurs peuvent se reporter à-notre article d' « Itinéraires » sur l'*Année Rameau,* numéro 87. Ils y verront que l'opéra français, dont le véritable créateur est Corneille, fut le successeur de notre théâtre du Moyen-Age, qui était un spectacle où s'unissaient et s'accordaient poésie, chant, musique et danse.
Claude Duboscq n'a donc fait que reprendre à sa manière la tradition universelle du théâtre complet qui avait été celle des Grecs aussi. Eschyle et Sophocle ont compris les chœurs tragiques comme chantés par des choristes en mouvement.
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Dans l'opéra français le ballet était parfaitement uni au drame ; il avait pour mission d'exposer de manière dramatique les sentiments des héros de la tragédie. Mêlé de chœurs et de chants sur les airs dansés, il restait un dialogue avec les chanteurs incarnant les principaux personnages, mais ceux-ci étaient quand même des assistants au ballet.
Dans le drame de Claude Duboscq, c'est l'héroïne elle-même, sainte Colombe, qui est la danseuse, et tout ce qu'elle doit chanter l'est depuis la coulisse. Voici le sujet et l'ordonnance du drame :
Colombe fut martyre à Sens au troisième siècle. Elle était Espagnole, d'une famille noble mais païenne. Elle vint dans les Gaules avec plusieurs membres de sa famille dont Un cousin, Sanctien, et sa sœur Béate (qui furent martyrs eux aussi) pour s'instruire de la religion chrétienne. Sur le parcours Colombe fut baptisée en face de Vienne en Dauphiné en un lieu qui est aujourd'hui la paroisse de Sainte-Colombe-lez-Vienne.
La petite colonie s'installe à Sens, ville alors très importante de la Gaule romaine. Mais lors des persécutions contre les chrétiens, Sanctien, Béate et Colombe furent arrêtés. Les deux premiers furent condamnés à mort ; Colombe n'avait que seize ans ; elle fut réservée peut-être à cause de son âge, pour la faire apostasier plus facilement. Interrogée, menacée et enfermée dans un caveau là où, jusqu'à la Révolution, s'éleva l'église de Sainte-Colombe-la-Petite, elle demeura ferme dans la foi. Colombe fut alors conduite aux arènes et le persécuteur ordonna qu'elle fût déshonorée dans la prison.
Elle y fut défendue soudain par une ourse apparue miraculeusement ; le jeune homme qui la poursuivait se convertit et périt martyr lui aussi. A cause de l'ourse personne ne pouvait approcher de Colombe ; on mit le feu à sa prison ; une nuée éteignit le feu et finalement Colombe eut la tête tranchée.
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Le drame suit fidèlement l'histoire traditionnelle et les interrogatoires qui y figurent. Ils sont très simplement chantés, sans accompagnement ou avec quelques touches de cymbales, de triangle, de tambour qui s'accordent avec la couleur des voyelles et les accents. Colombe dans la prison est consolée par le chœur des vierges. Mais la tentative du jeune homme pour pénétrer auprès d'elle devient une danse emportée entre le jeune homme qui veut passer et l'ourse qui se dresse sur ses pattes pour lui interdire le passage.
Ce miracle convertit le jeune homme. Les trois vertus, la foi, l'espérance et la charité naissantes dans son cœur s'avancent vers lui sous la forme de trois enfants revêtus d'une chasuble qui dansent gravement sur le thème musical entonné ensuite par le jeune homme : « Mon Dieu je vous aime ! Que la vie est belle... » Et le chœur des vierges qui assistait Colombe dans sa prison reprend avec lui ce chant.
Tel est le premier acte ; il est séparé du suivant (et dernier) par un « Répons Trinitaire » qui les unit et représente dans ce bref ouvrage les scènes des Champs Élysées qui faisaient pendant à une scène des Enfers dans l'opéra de Rameau. On sait qu'une représentation théâtrale au Moyen Age comportait un décor fixe représentant simultanément l'enfer, la terre, le ciel. Notre opéra avait rendu successive cette ordonnance. Les scènes infernales étaient généralement au second acte, les Champs Elysées, les songes heureux au troisième ou quatrième. Le tout finissait, par une apothéose qui était une sorte de béatification.
Ce « répons trinitaire » pourrait être joué ; il est en réalité une sorte de mouvement perpétuel, une procession de la Fête-Dieu sur les paroles : « Je suis le Pain de Vie. »
Deux admirables psalmodies de Colombe, l'une avant son baptême, l'autre avant son supplice sont comme les centres spirituels du mouvement dramatique. Elles sont accompagnées de harpes, tambour, saxo-alto et sont d'une magnifique grandeur. Dans la première, Colombe chante : *Pendant des siècles, des siècles, j'ai voyagé, Fuyant la lèpre des lèpres, le péché*.
Voilà comment un grand artiste élargit le sens d'un drame personnel. Ainsi Koundry dans Parsifal chante :
« Depuis des siècles j'aspire vers toi, Sauveur qui viens si tard. » Mais tout cela est impur par la qualité même du chant.
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Dans la seconde psalmodie (c'est vraiment une psalmodie sur une tierce majeure, mais combien dramatique !) Colombe chante. *Pardonnez-leur Seigneur, Dieu tout puissant !*
La marche au supplice est une passacaille triomphale de tout l'orchestre pendant laquelle les vierges chantent : « *Vois Colombe, vrai songe, les cieux ouverts...* »
Colombe a la tête tranchée ; son masque tombe et elle chante alors avec son vrai et nouveau visage : *Mon Dieu, je vous aime...*
\*\*\*
Claude Duboscq réussit à faire jouer son drame chez lui, dans les Landes, avec l'aide des musiciens du village voisin qui possédait une harmonie, et celle de ses amis. Il y eut ainsi deux séries de représentations à deux ans de distance.
Henri Ghéon assistait en même temps que nous à la « première ». Et voici quel effet fit l'audition sur cet homme de théâtre qui a tant fait lui-même pour l'art dramatique chrétien. Il le nota dans un article de « Jeux, tréteaux et personnages » :
« *A peine Colombe-la-Petite, la protagoniste du drame, eut-elle paru* *sur la scène, -- fuyant la* *persécution* (*comme vraiment on ne la fuit pas, en dansant, en tournant*), *je ressentis l'ascendant d'un art neuf et sans précédent dans ma mémoire. Avons-nous assez prêché la convention pure et l'antiréalisme ! Nous sommes des timides : Jamais encore en ce sens, nous ne sommes allés si loin. Jamais peut-être nous n'aurions osé. Voici la convention, voici l'antiréalisme exemplaires, Mais au service, hâtons-nous de le dire, de la plus haute des réalités ; au reste le seul moyen de la traduire. Car on pense bien qu'il s'agit de la réalité invisible. Le propos de cet art est de nous la montrer...*
*...*
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« *Notre pauvre psychologie n'a rien à faire avec un pareil sujet. Notre réalisme échoue à la rendre. Il y faut toute la poésie du théâtre, c'est-à-dire le chant, le geste, l'attitude, la danse. Si on veut l'exprimer, qu'on transpose hardiment, que l'on donne à chacun des acteurs sa taille réelle, sa forme spirituelle, sa valeur intrinsèque aux yeux de Dieu ! Et voyez, Colombe dominera de la tête tous les acteurs et porte un masque... Le rôle des soldats bourreaux sera tenu par de petits enfants moitié moins hauts que leur victime : ils sont si peu de chose et ils ne savent pas ce qu'ils font... Et justement le résultat de cette transposition audacieuse est de nous faire oublier la forme ordinaire, la forme réaliste des créatures. Ceci paraîtra bien abstrait, bien antithéâtral. Erreur complète. Il faut l'avoir vu pour y croire, mais je l'ai vu. On se sent porté dans un autre monde, et c'est pourtant le même monde sous l'angle de la grâce et du péché... On ressent une émotion d'une limpidité incomparable parce qu'il semble qu'elle ne trempe pas dans les sens. Et pourtant* (*c'est là le mystère*) *tous ces moyens sont sensuels, le théâtre n'en admet pas d'autres ; déclamation et poésie, danse, instruments et voix, non seulement défigurés, transformés, mais dominés surtout, mais réduits au rôle essentiel, si justes qu'ils atteignent au maximum.*
« *Nous sommes tous hantés par cette parfaite fusion, cet équilibre exact entre les éléments essentiels du drame, parole ou poésie, geste ou danse, musique ou chant, dans une architecture sobre et sûre...*
« *Je n'oublierai pas ce moment. J'en ai vécu d'aussi beaux au théâtre. Pas de plus beaux. Aucun surtout qui emprunte de l'art dramatique tous ses moyens sans les confondre, sans les sacrifier l'un à l'autre avec la connaissance parfaite de chacun, de son pouvoir, de son devoir. Le tranquille triomphe, image de Dieu.*
« *Colombe est morte : on vient de détacher sa tête, c'est-à-dire son masque. Avec son vrai visage elle apparaît : elle chante simplement tandis que les anges l'entourent :* « *Mon Dieu je vous aime. *» *Or dans la salle une voix lui répond, celle de votre cœur ému* « *Mon Dieu je vous aime. *» *Quel chant ! Les larmes montent aux yeux, car on attend ce mot ; on ne trouve rien d'autre à dire.*
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« *Je laisse à des musiciens le soin d'apprécier la valeur intrinsèque de la musique ; sa force concentrée est irrésistible : quelques voix, quelques instruments ; stricte économie des moyens. C'est le dernier secret de l'art. *»
Ghéon parle de *convention* et *d'antiréalisme.* Tout art repose sur des conventions. C'est une convention pour la peinture de supprimer la troisième dimension afin de la rétablir avec un autre sens, par le dessin et la couleur. C'est une convention de faire chanter des gens qui dans le réel se contentent de parler. Mais une fois admise la convention vise-t-elle au naturalisme ou au spiritualisme ? Telle est la question. Tous les arts reposent sur des moyens d'expression sensibles, sons ou couleurs ou formes. Mais rien n'est plus difficile que de faire connaître les réalités spirituelles par des moyens qui ne peuvent être que matériels. C'est le grand art de la sculpture de Chartres.
Tout est juste dans l'éloge de Ghéon.
Claude Duboscq avait su intéresser une élite. Ghéon a bien traduit l'impression d'un public peu banal où se coudoyaient un maître en chant grégorien de Paris, des prêtres du pays basque espagnol émus et graves comme des statues, un statuaire bourguignon, une grande artiste venue du fond de la Champagne pour l'amour de chanter Colombe, leurs amis... et les gens du village.
Nous avons retrouvé aux autres auditions de Colombe l'émotion éprouvée par Ghéon lui-même. Et la profondeur de l'œuvre allait en s'éclairant.
La réalisation plastique laissait à désirer car les moyens du bord étaient réduits, mais l'esprit en était bon : Colombe portait un masque qui la grandissait. Le tyran Aurélien était petit. Vous voyez le même procédé employé par nos sculpteurs sur les tympans de nos églises ; ils grandissaient les personnages importants. Les héros de la tragédie grecque se haussaient sur des cothurnes et portaient des masques.
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L'œuvre est très courte et ne dure que trois quarts d'heure. Il semble à lire la partition que rien n'est développé (à la manière des écoles, c'est vrai) mais à l'audition on n'a nullement cette impression ; LE TEMPS EST EMPLI, la qualité de l'inspiration rend inutile tout développement. La poésie proprement dite, elle-même, n'y est pas sacrifiée comme dans la plupart des opéras ; elle a sa place et ce drame si bref renouvelle tous les éléments de la musique dramatique, le dialogue, le récitatif, l'air, le chœur, la danse. Car la danse aussi est en rythme libre. Aujourd'hui la danse est devenue acrobatique et elle a perdu son rôle de faire voir les rythmes ; si bien que, moins la musique a de rythme, mieux les danseurs font ce qu'ils veulent, ce qui est contraire et fait tort à l'unité dramatique.
Ce n'est pas une mince nouveauté que d'avoir su garder la liberté rythmique dans la polyphonie et de lui assurer l'unité. Dans cette œuvre, toutes les parties obéissent en même temps à la même impulsion rythmique, mais ce mouvement est libre. C'est le contraire de ce qui se passe dans la fugue classique où les rythmes s'enchevêtrent par des répétitions échelonnées dans les différentes parties, ce qui aboutit, sauf dans les mouvements très lents, à rendre nécessaire une mesure régulière.
Il fallait aussi noter ce mouvement libre ; les barres verticales, au lieu de marquer des mesures, indiquent les divisions binaires ou ternaires du rythme et le vrai mouvement de l'inspiration. Et tout est au point. Ce système d'écriture est parfait. Les choristes étaient sur la scène. Immobiles nécessairement pour chanter, leurs gestes minutieusement préparés et les mouvements du buste accompagnaient les grandes incises mélodiques que la danse détaillait. Tout concourait à faire entrer poésie et musique dans l'âme.
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Quant à la qualité du son, elle est inouïe jusqu'à présent. La virtuosité tue la musique. Il est impossible d'avoir une qualité de son avec des instruments qui jouent aux vitesses frénétiques qu'adoptent les instrumentistes. Et des musiciens fort placides écrivent ou jouent ainsi des presto qui ne sont comme dit Satie que « des fantaisies musculaires ». De toutes manières cette œuvre est une leçon pour les artistes. Elle est très simple. Le renouvellement d'un art ne peut se faire qu'en se rattachant immédiatement à ce qui est fondamental. Ici, les sept notes et les modes qui en dépendent, la fidélité à l'inspiration -- sans « trucs » et sans « sauce ».
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Van Gogh vécut trente-sept ans et mourut en 1890 ; il ne vendit qu'une seule toile de son vivant. Après sa mort sa famille voulut brûler tous ses tableaux invendables. Ce fut la belle-sœur de Van Goghe Johanna Banger (honneur à sa mémoire) qui les sauva et plus tard les fit connaître, vers 1914.
Le monde n'a pas changé. Il s'est même encore avili. Claude Duboscq n'a jamais pu entendre sa musique, faite pour la gloire de Dieu, autrement que chez lui. Un clergé qui retourne à la barbarie sous toutes ses formes, s'acharne à détruire les sources d'un renouvellement spirituel et musical en notre temps. Grâce à la générosité de Jane Bathori et à l'intelligence de quelques amis belges, nous pûmes en 1936 faire en Belgique une dizaine d'auditions musicales de l'œuvre de Claude Duboscq ; et les auditeurs furent sérieusement touchés. Ce fut la seule fois où le musicien eut la joie d'avoir un vrai public tout venant et unanime dans son contentement. Voici trente ans cette année que Claude Duboscq est mort, à quarante ans. Il est peut-être temps qu'au moins une élite chrétienne s'avise que Dieu lui a offert depuis cent ans tous les hommes utiles pour l'aider à former une cité de Dieu sur la terre et qu'ils ont été repoussés.
Henri Charlier.
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### Le Feu sacré
par Luce Quenette
Troisième article sur la situation de l'école. Le premier : « Ceux qui massacrent l'école chrétienne » a paru dans notre numéro 120 de février 1968. La second : « La situation des Parents » a paru dans notre numéro 121 de mars 1968.
NOUS AVONS VU LE MALHEUR, il faut voir l'Espérance. Car le secours de Dieu ne nous manquera pas. Comment la sauver, cette jeunesse, dans l'épouvantable misère spirituelle où la conduisent et la maintiennent des prêtres qui ont perdu la Foi et des écoles « libres » du Décalogue, de la Tradition et de la Raison. Il reste la Famille, seule, nous l'avons vu, la Famille à la recherche du bon prêtre, mais qui doit puiser dans sa Foi et la force de s'en passer et l'inspiration de discerner, de préserver, de corriger, de réparer, en un mot d'élever, au milieu des traverses, des tribulations, de l'isolement et de l'hostilité, *une élite chrétienne.*
Nous avons vu le massacre de l'École libre, les responsables qui sont les aumôniers, les maîtres et les parents eux-mêmes. Il nous faut voir aujourd'hui les devoirs de ces parents et de ces maîtres, seuls devant la tâche, avec le secours divin.
Pour que nous gardions bien présent le drame de nos jours, je propose l'histoire d'une école que des parents (justement) m'ont apportée ces jours-ci.
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L'école libre de filles de L... (à une demi-heure de Paris) a compté jusqu'à 160 élèves -- en a encore 130 aujourd'hui. Elle est très ancienne et jusqu'en 1950 environ, a joui de l'estime des familles : etdu clergé ; elle fait partie de l'enseignement diocésain. Mais on y maintient une scolarité très bon marché. La maison qui date du XVIII^e^ siècle demande des réparations. On s'endette jusqu'à plus de trois millions d'anciens francs. En 1959, saisie judiciaire piteuse -- car le bon curé ne peut livrer que 60 000 fr., l'école n'a rien à saisir. En 1961, l'École, toujours presque gratuite, doit solliciter le contrat simple et l'obtient pour ses quatre classes primaires. Quatre salaires de moins. -- Cependant la charge des autres classes, des deux professeurs du cours complémentaire, des professeurs d'anglais, de gymnastique, la femme de ménage et la cuisine suffisent à épuiser toutes les ressources.
En septembre 1965, trois élèves manquent pour le minimum exigé dans les quatre classes sous contrat. Bien que le nombre soit de nouveau complété, le contrat est dénoncé. Plus rien de l'État. Diminution des salaires, remboursement des dettes suspendu.
Juin 1967 : deux jeunes filles professeurs annoncent leur départ : elles veulent se rapprocher de leurs familles. La Directrice demande à la Direction de l'Enseignement libre deux jeunes remplaçantes. Et voilà le drame : on reçoit une jeune fille et une vieille, fin de carrière, lourde charge, salaire élevé. L'École réclame. Paris répond -- nomination irrévocable. Il s'agit d'une étrange personne qu'on soupçonne de recommander aux parents le C.E.G. voisin. La trahison est dans l'école. Pour deux classes, retour de contrat et l'excellente institutrice du cours préparatoire, près de la retraite, annonce son départ. Il faut donc deux maîtresses, pour remplacer l'indésirable et la regrettée.
Voilà pour le péril intérieur. Mais le clergé a changé « Nous en avons un « nouvelle vague », ennemi tout trouvé de l'École Libre. Sous son influence, les parents ébranlés enlèvent leurs enfants. Le curé et le vicaire agissent sournoisement, ils sont astucieux, tout moyen leur est bon : influence perfide sur l'élève un peu grande, ou sur la mère.
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Les nouveautés vont leur train : canon français abrégé, interdiction de faire confesser les enfants de la Communion privée. » A mesure que leur liturgie se charge de fantaisie, leur hostilité s'accentue. Alors, la directrice, faible, malade, clairvoyante et découragée ne s'oppose plus, et « ne pense qu'à sa propre survie ».
Or la gestion de cette école incombe à la famille qui me fait ce récit. Ces gens-là sont « fortes in fide » d'une manière extraordinaire. Ils ont maintenu, aidé, discuté, retenu, prié, supplié. Sur la brèche en toute circonstance, et cependant sans titre d'autorité aucune, bien entendu.
Le plancher des classes du rez-de-chaussée pourrit, la chaise de la maîtresse s'enfonce dans la cave, M. V., le père de famille, consacre *son mois d'août de vacances* à l'arrachage du parquet et, avec ses jeunes fils, dégage, répare, reconstruit. Ces gens-là ont six enfants en appartement de quatre pièces. Ils y endurent l'été pour l'école.
Pauvres, ils supportent cependant l'entretien matériel des bâtiments. Avec quelques familles parentes, ils versent à l'école leur denier du culte (admirable destination) mais leur pauvreté bénie ne peut aller au delà.
Que faire ?
L'ambition de ces chrétiens dans cette misère, c'est de se passer du contrat, de sauver, puis de maintenir une école indépendante, qui résiste à la subversion et sauve les âmes. Ils me demandent conseil.
Nous marquons les impossibilités :
1\) la modicité de la scolarité mine l'école à la base,
2\) l'institutrice traître et le clergé hostile y installent l'impiété et l'abandon,
3\) il manque deux professeurs,
4\) la directrice est découragée,
5\) la direction de l'Enseignement libre est impitoyable.
Je ne vois qu'un remède : Le *Feu sacré.*
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Je leur dis : allumez le Feu sacré, ce Feu s'allume dans la Foi. Vous l'avez, vous, communiquez-le. Réunissez les parents et dites-leur : Voilà que l'école va mourir -- elle est minée, elle est esclave, libérez-la... sauvez vos enfants. Fuyez la gratuité. PAYEZ.
-- Hélas, me dit la dame héroïque, il y a quelques années, ce langage eût été compris « d'un noyau de parents ». Maintenant, jour après jour, le clergé les a installés dans l'indifférence religieuse. L'école ne leur est plus chère et pager quand tout est contrat et gratuité ailleurs, payer pour la Foi, ne peut plus les toucher.
Eh bien, rattrapez ces deux jeunes filles qui sont parties pour leur commodité et inspirez-leur *le feu sacré* du dévouement à cette tâche sublime : 130 âmes d'enfants à sauver...
-- Hélas, me dit la dame héroïque, elles ne comprendront pas. Ce sont des jeunesses très raisonnables, très gentilles, mais qui ne voient gentiment que leur intérêt.
Eh bien, puisque la Directrice est clairvoyante, représentez-lui sa faiblesse, et la valeur immense d'une résolution.
-- Hélas, dit la dame héroïque, depuis que ce clergé est installé à la paroisse, cette pauvre femme est devenue *égoïste*.
Alors réunissez les enfants et parlez à leur jeunesse de Dieu, du salut qui peut venir d'un ardent attachement.
Hélas, dit la dame héroïque, les professeurs sont mornes et les élèves ne cherchent que l'avancement scolaire, dans la plupart, l'enthousiasme s'est éteint.
Eh bien, n'ayez donc qu'un tout petit, petit feu, mais un feu. Parmi ces 130, marquez les quelques-unes qui ont encore un cœur, et suppliez la Sainte Vierge de susciter, une jeune fille au moins qui brûle de travailler sans repos, sans argent, sans souci des blessures, sans attendre d'autre récompense que celle de savoir qu'elle fait la divine volonté. Plus de contrat, plus d'enseignement diocésain, la Foi sans fissure, qui n'écoute pas les traîtres de l'extérieur quand ceux de l'intérieur sont liquidés. La Foi qui croit que la Providence donne tout le nécessaire quand on brûle au « cœur de ce feu sacré -- une âme et quelques enfants, un grain de sénevé, un foyer ardent tout petit, mais pur.
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De nos jours, hors ce feu dévorant, tout est balayé, dissipé, acquis à la subversion. Il est inutile de sauvegarder la quantité, la gratuité, la facilité, tout est esclavage, tout va à la mort. Seul le feu d'une âme décidée à tout dans la Foi peut sauver l'enseignement de Jésus-Christ. La Force souffle dans cette petitesse et attire les fils de la Paix. Un pauvre professeur et des enfants convaincus, résolus à garder la Foi, à respirer la Foi dans tout leur enseignement... et voilà les bénédictions divines qui tombent comme pluie sur cette école naissante...
La dame héroïque, alors, m'a dit : si Dieu nous envoie ce cœur brûlant, nous aurons le courage de sacrifier ce qui doit être sacrifié -- mais où est ce cœur brûlant ?
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Cette histoire vraie m'éclaire sur le Devoir essentiel des parents, allumer dans les cœurs de leurs enfants le Feu sacré. C'est ce que nous allons étudier.
Pour que les parents allument ce feu, il faut qu'il brûle dans leur cœur à eux. Quand on a demandé aux parents du grand collège Saint-Michel à Saint-Étienne de « voter pour le contrat » (pas au sujet du contrat, mais *pour* le contrat) *un seul père* a protesté. Quand on a fait la même proposition à Villefranche-sur-Saône dans une courageuse école qui meurt faute de scolarité suffisante. Deux familles seulement : un père une mère et un père une mère se sont opposés -- les autres ont dit : « Voyons, on paiera moins. » Les religieuses étaient prêtes à refuser, mais alors il fallait augmenter la scolarité et la Supérieure assure : Tous choisiront la gratuité, et donc sa cause : le contrat.
Nous l'avons dit, ceux-là seuls qui acceptent l'état de persécutés, état très dispendieux des biens de la terre, état très enrichissant pour l'éternelle Patrie, ceux-là seuls sauveront l'école et l'âme de leurs enfants, et s'ils ont refusé le contrat et le subissent, et s'ils ont dû choisir le lycée parce que l'école dite catholique était encore pire, pourvu qu'ils aient le feu sacré, les âmes à eux confiées iront où Dieu les appelle.
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Qu'est-ce que ce Feu sacré ?
Pour le bien comprendre, il faut définir clairement les rapports des parents avec leurs enfants et des enfants avec leurs parents -- et pour cela se demander : Quelle est la vraie valeur de la jeunesse ?
Or la jeunesse ne vaut que par l'âge adulte.
Elle ne vaut pas en tant que jeunesse, mais en tant qu'elle est PROMESSE -- comme le bouton de rose est promesse de rose. Même le charme de la jeunesse est celui d'une promesse. C'est une puissance dont on ne saura la valeur que lorsqu'elle sera acte de ce qu'elle promettait. La jeunesse promet aux adultes. Et si la mort la fauche avant la maturité c'est encore à cause de la fermeté de sa promesse, de son élan vers son accomplissement qu'elle est pleurée.
Il y a, en effet, une valeur d'accomplissement dans la jeunesse « qui n'attend pas le nombre des années » -- un accomplissement prometteur, la beauté, dit Platon, « d'une vertu naissante avec la barbe naissante ». -- La jeunesse est essentiellement aimable, comme l'Espérance -- mais la vraie espérance fournit les arguments de ce qu'on attend, la moisson future s'observe dans le sillon. La jeunesse stérile, sans promesse, sans résolution, satisfaite d'elle-même en tant que jeunesse est haïssable, laide, ridicule, « inadaptée » à la vie par sa suffisance même.
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Ce n'est pas ainsi qu'aujourd'hui on apprend aux parents à juger les jeunes. On oublie, ce qui est inouï, leur nature qu'est une croissance vers « l'âge mûr ». On l'imagine comme une classe, une race, une CASTE par opposition à la CASTE des adultes ([^10]), comme une production spontanée, un événement ; la « montée des jeunes », « assaut » avec lequel il faut composer, s'entendre, ou lutter pour ne pas être emporté, une montée qui porte en elle un conflit nécessaire. Reconnaissons vite que c'est un chapitre rebattu de cette « dateuse » dialectique communiste, hégelienne, marxiste, qui ronge la « vieillesse du monde ». -- Conflit, révolution = rédemption nouvelle, écrit, je crois, M. Malraux. Trouver passionnément des « points de division », attiser l'opposition, c'est l'horrible manière, dit-on, et la seule, de produire la vie. Installer la contradiction, la nourrir, l'entretenir, en abrutir l'opinion, voilà le travail « intellectuel » auquel on nous livre et que, à notre insu, nous poursuivons.
Nous commençons à connaître la chanson. La lutte des classes, c'est toute la mystique ; donc inventer des classes, dresser des classes : patrons contre ouvriers, paysans contre citadins, fermiers contre propriétaires, élève contre professeur, femme contre homme, au sein de n'importe quoi trouver n'importe quoi contre n'importe quoi. On connaît le truc, on devrait le connaître, ce n'est pas malin la dialectique de la subversion, c'est étonnamment bête -- et c'est justement parce que c'est bête qu'on s'y laisse prendre. On ne peut pas croire que les humains classés n'étaient pas faits pour être classés, mais unis. On se figure toujours que pour classer puis opposer, il a fallu découvrir une opposition de nature parce que ce serait trop bête de classer d'après rien, d'après le désir, vain pour l'intelligence et subversif pour la vie, d'attiser « un point de division » superficiel, comme si on classait, pour les faire battre, les élèves blonds contre les bruns, les manchots contre les boiteux, les sourds contre les aveugles, les escarpins contre les bottines, les yeux bleus contre les yeux noirs, les Wallons contre les Flamands, les Noirs contre les Blancs.
La classification est un travail rationnel qui suit la découverte de l'essence et de la définition et a pour but de rendre les idées non pas ennemies et exclusives mais claires et distinctes. La mise communiste en classes, en castes, est une mise en bataille, pour instaurer un système d'égorgement réciproque, où la subversion, comme dit l'autre, « se tordant les bras crie sauve qui peut ».
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Je rappelle ce que nous savons tous très bien après avoir lu et étudié *La Vieillesse du Monde. --* mais nous ne nous en souvenons plus *devant les jeunes*, devant nos propres enfants. Et nous nous croyons bien bons, bien chrétiens, bien, anticommunistes quand « regardant la montée des jeunes », leur insolence, leur âpre hostilité, nous cherchons à les comprendre, à les apaiser, à les contenir, ou à les satisfaire selon notre tempérament, notre courage, on notre complaisance. Mais nous avons admis à la base que le conflit est naturel, inévitable, à *cause de la différence des âges*. « Que voulez-vous, ce sont des jeunes ! » Ce qui veut dire : c'est un état dans l'État, c'est une tribu dont il faut admettre les mœurs, incompatibles avec les nôtres.
Marcel Clément a très bien expliqué que les conflits provoqués et entretenus entre patrons et ouvriers par exemple, mettaient en relief une différence secondaire pour mieux faire oublier « la solidarité dans le bien commun » : il faut un patron à des ouvriers et des ouvriers à un patron pour « l'œuvre » commune. C'est une « corporation » s'il y a entente profonde sur la valeur de l'œuvre et la conscience dans le travail, l'articulation naturelle patron-ouvriers dépasse les petits conflits accessoires nés des différences sociales, des humeurs et des déficiences humaines. C'est très vrai, c'est très clair. La dialectique communiste entend séparer ce que Dieu a uni. Plus profondément encore, comprenons que les hommes ayant pour essence la raison, raison incarnée, mais enfin esprit, intelligence, volonté spirituelles, l'union entre eux doit être spirituelle et le véritable conflit est conflit d'esprits, c'est-à-dire d'idées. Bien plus, la Foi, venant là-dessus, nous enseigne que la véritable union entre les hommes ne vient ni de la chair ni du sang, ni même d'eux-mêmes mais de Dieu, de Sa grâce et du Ciel, but unique vers lequel ils doivent tous marcher. En conséquence les conflits, après Jésus-Christ, sont entre Jésus-Christ et Satan -- la Vérité de Jésus-Christ et le Monde -- et non entre la femme parce qu'elle est femme et l'homme parce qu'il est masculin -- le gosse parce qu'il a douze ans et son père parce qu'il a trente-cinq ans. La guerre entre l'adulte et le jeune ne peut avoir comme seul motif la fragile durée de quelques années dans des êtres également caducs et éternels.
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On comprendra encore mieux l'action de la dialectique communiste dans la famille par une contre épreuve saisissante.
Entre père et fils où l'union est naturelle et où, aux yeux du sens commun, elle va de soi, la dialectique cherche le point de division, trouve le nombre d'années et, là-dessus, fabrique deux camps opposés.
Partout où les êtres n'ont en quelque sorte qu'à suivre le bon sens pour s'aimer et collaborer, la dialectique attise un point de friction secondaire, matériel, sensible, dont elle fait une incompatibilité fondamentale, étrangère à la raison, et donc irréductible. Si votre fils vous en veut parce que vous êtes plus âgé que lui, qu'y faire, battez-vous, ne vous battez pas, imposez, déposez ; froide ou chaude, la guerre est constitutive. Rien n'y fera, puisque l'adversaire est engendré irrémédiablement.
Voici la contre-épreuve.
Dans les face à face d'hommes où le désaccord, le conflit a pour cause l'*absolue division entre les idées* où la séparation est fondamentale, irréductible, fondée en raison, en foi, en volonté, essentielle, et (à moins d'une conversion) définitive, alors, la dialectique vient raconter que rien ne s'oppose à l'entente, à un œcuménisme de bon aloi ; le progressisme nous jure que la foi en Jésus-Christ et le communisme athée sont faits pour aller la main dans la main, le cœur ouvert en cœur à cœur, non pas un bout de chemin comme en 1960, mais au bout du chemin.
Et la dialectique, en ce mois, va plus outre : les chrétiens non seulement peuvent s'entendre avec les athées, les frères athées, mais encore un chrétien peut être un sans Dieu, et un théologien (theos = Dieu), peut être un théologien de la mort de Dieu. Un chrétien peut porter en lui le Jacob de la Foi et l'Esaü de l'impiété sans qu'ils cessent de s'embrasser dans son sein.
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C'est ainsi que catholiques et protestants font ensemble « des goûters gras ». Il faut que je vous raconte cela. C'est une petite histoire poignante. Dans un joli village de Suisse, M. le Curé et M. le Pasteur décident l'œcuménisme. Ce village s'est toujours, jusqu'ici, gardé en deux religions, soigneusement. Les catholiques saluent les protestants et réciproquement, mais la crainte d'altérer la Foi était vive et si, en privé, on avait de bons amis protestants (dont certains abjuraient leur hérésie), en public, officiellement, religieusement, on ne se mêlait pas. Chaque catholique priait et pénitait pour l'ami ou l'amie protestant à convertir, dans le secret de son cœur. Fi d'un tel repliement ! lequel avait tout de même été fécond si on consulte les statistiques de retours à la religion romaine. Mais enfin Monsieur le Curé et Monsieur le Pasteur veulent aller rondement au dépliement.
Alors Mme la Pastoresse eut une idée œcuménique. Elle invita le cercle des Dames catholiques pour Vendredi. Cette Pastoresse ne savait pas qu'il n'y a plus de maigre le vendredi « chez nous ». Elle fit beaucoup de délicieux petits sandwiches suisses au foie gras. Et les dames catholiques vinrent. Et la dame Pastoresse ainsi que les dames protestantes se payèrent un spectacle deux fois savoureux. On ne parla que de la pluie et du beau temps, mais les dames catholiques, fortes de la permission du gras, engouffrèrent les petits sandwiches, le cœur tranquille, en pensant que cette permission-là aidait pieusement à l'œcuménisme et qu'il eût été bien dur, bien honteux, en refusant les petits fourrés gras, de devoir désobliger Mme la Pastoresse. Les dames protestantes se réjouirent malignement et on proclama l'œcuménisme engagé, parce qu'on s'était entendu à être gentiment carnivores ensemble.
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Seulement, dans cette euphorie lamentable, une âme, veillait. Cette âme avait été protestante et de longues, années, elle avait étudié, souffert, attirée par l'absolue beauté de l'Église catholique, cette forteresse de Foi inchangée deux mille ans -- et enfin, de tout son cœur, elle avait choisi l'unité -- Ce goûter d'entente œcuménique ! un supplice pour elle ! Elle s'en exprima à M. le Curé qui n'y vit pas grand mal.
Alors l'âme, poussée par Dieu, résolut de *rétablir le conflit,* le conflit essentiel entre l'hérésie et la Vérité, et elle alla trouver Mme la Pastoresse qui en était ce jour-là à sa deuxième invitation, pour un vendredi encore, bien entendu.
« Madame, lui dit-elle fermement, Monsieur le Curé désire ces réunions, nous lui obéissons -- mais, je vous en prie, considérez que le Vendredi, tous les catholiques doivent faire pénitence et éviter le gras. Ainsi, la dernière fois, nos dames pour ne pas vous désobliger, ont mangé vos petits sandwiches, par politesse. Ceci ne peut plus se reproduire. *C'est impossible chez nous.* Donc si vous maintenez le vendredi, ne nous offrez qu'un biscuit sec avec votre thé. Nous vous en prions instamment. »
La Pastoresse fut médusée -- et édifiée ; et la leçon de vérité s'imposa à sa malice. La pauvre âme rentra chez elle bouleversée et dit à son mari : « Je n'ai pas pu lui dire que le maigre ne comptait plus, *cela ne lui aurait pas fait de bien*. »
Tout est clair dans cette authentique histoire, si nous la méditons bien. C'est la contre-épreuve -- la *subversion consiste à inventer des conflits là où l'accord rationnel est possible et à promouvoir des unions monstrueuses là où l'accord spirituel est impossible.* C'est le règne du mensonge.
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Bien conscients de cette énorme tromperie, continuons à méditer nos rapports avec nos enfants. Nos enfants sont liés à nous naturellement. Belle découverte -- mais qu'il fallait refaire : la jeunesse est engendrée -- elle ne surgit pas elle reçoit tout ([^11]) -- de Dieu, de la Patrie, de la Famille.
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Tout homme meurt insolvable -- mais il vit pour payer sa dette. La jeunesse reçoit et en recevant, elle doit. Tous ceux qui lui donnent ont à lui apprendre qu'elle doit. C'est un prêt généreux, immense, mais pour un devoir. La conséquence de l'engendrement, soit physique, soit spirituel, c'est l'engendrement : il faut recevoir pour transmettre.
Celui qui est engendré ne peut être considéré comme séparé, et non plus comme valeureux, parce qu'il y a peu de temps qu'il est né ; sa valeur c'est la conscience qu'il a et qu'il prouve déjà de recevoir pour transmettre à son tour. Tradere : « Tradition » est le maître mot de l'engendrement.
La valeur de l'enfant, *c'est la reconnaissance* c'est là s*a vertu*, littéralement, sa permission de recevoir de tous parce qu'il reconnaît selon ses petites lumières, ce qu'il devra, et ce qu'il doit tout de suite : son obéissance, qui est sa soumission et sa gratitude au bienfait démesuré, surabondant où Dieu le plonge dans la famille chrétienne.
Donc le devoir des adultes vis-à-vis de la jeunesse ne se définit pas comme la *compréhension* d'une race nouvelle, mais comme *l'insertion* dans une tradition. L'union des Parents avec les Enfants, quand ils y parviennent malgré la dialectique, n'est donc pas du tout une camaraderie, mais une *transmission* en vue d'*une mission*. Il en résulte que le premier et le principal bien de l'enfant, *c'est l'Autorité* des Parents, à condition que les Parents sachent bien ce qu'ils doivent transmettre et ce qu'il est obligatoire, de continuer. Nous reviendrons peut-être un jour sur ce bien immense, ce trésor principal -- l'Autorité.
71:123
Aujourd'hui, nous affirmons que le lien entre les Parents et les enfants est naturel, mais que « naturel » veut avant tout dire spirituel. Sans doute la chair et la nature sensible établissent une affinité en apparence souveraine entre Père et fils. -- Mais il ne faut pas s'y prendre. -- « La chair n'est rien » : St Paul veut dire qu'elle n'est rien d'absolu, et ne fait que signifier, symboliser, appeler l'esprit. Sans l'esprit, elle n'est qu'élément de fausse union, de division et de colère. Il faut que les enfants, nés dans la chair, naissent de l'esprit. Et comment cela se fera-t-il si ce n'est par la raison, la volonté libre et la Foi consciente de ceux *qui ont voulu les engendrer*. Cette volonté spirituelle établit dès avant la naissance une étonnante disposition d'union. Je n'insiste pas.
Et quand la Grâce envahit l'âme de « l'enfant de colère » pour le donner à Jésus-Christ, la sainte intention spirituelle des Parents prédispose merveilleusement l'âme du jeune à aimer ceux qui l'ont voulu vivant et chrétien.
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Le mot comprendre a deux sens. Le sens « psychiatrique », tout prostitué : se pencher sur ce qui divise -- admettre ce qui est, quel qu'il soit, admettre sympathiquement jusqu'à l'assassin du petit Emmanuel « qui voulait être un tueur » -- et un sens profond, intellectuel, intelligent, bon et humain : comprendre c'est *prendre avec soi* dans la vérité : comprendre un problème, une raison juste, comprendre que les fils et les Pères sont du même voyage, le voyage vers le Salut par le service de Dieu et prendre avec soi ce fils pour l'insérer dans la marche obligatoire qui suit Jésus pour l'atteindre.
« Si les générations restent dans le monde de leurs besoins sensibles, de leur volonté de puissance et de sécurité, elles auront beau se raconter les unes aux autres, elles ne se *comprendront pas* -- même si dans les familles et les travaux, *elles se côtoient.* Ce qui unit, c'est de savoir qu'on marche vers le Vrai, *qu'on s'insère dans le montant cortège*. » ([^12])
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Il faut lire, dans Saint Thomas, la belle instruction sur l'homme voyageur -- sur Jésus-Christ voyageur qui n'a pas avec nous de demeure stable sur la terre -- mais qui avance, portant sa croix, suivi, si elles le veulent, de toutes les générations.
Ne voyons plus nos rapports avec nos enfants comme ceux de deux camps face à face dont l'un veut s'emparer de l'autre et s'en emparera sûrement, mais le veut trop tôt au gré du possédant et l'attaque avant le temps et l'exploite en attendant. J'entends Bossuet, sermon sur la mort : si nous ne regardons que la vie terrestre, que les liens de chair, engendrer est déplorable. C'est faire des voleurs -- duperie cruelle de la nature : « Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu'ils croissent et qu'ils s'avancent, semblent nous pousser de l'épaule et nous dire : retirez-vous, c'est maintenant notre tour. »
Si on ferme l'âme au surnaturel, la nature redemandera la substance qu'elle nous a prêtée, par la voix de nos enfants. Alors, ou nous résisterons dans un combat dont l'issue est fatale, ou nous donnerons notre démission, notre défaite, nous nous mettrons à « comprendre » le camp adverse... tout crûment, dans la crudité de la chair : « Les pauvres petits, ils sont pressés, ils ont les dents longues, n'étions-nous pas ainsi ? n'est-il pas juste qu'ils jouissent ? ne faut-il pas leur donner d'avance, de bon cœur, ce qu'ils auront sûrement et qu'ils ont tant envie de chiper ? Mettons-nous a leur place. Comprenons les cannibales. »
Laissons-leur *développer leur personnalité* -- leurs libres caprices -- exprimer leurs revendications de « frustrés », car la revendication est signe de frustration, ou de « sentiment de frustration » ce qui est la même chose et aussi respectable. Alors c'est le fils qui engendre le Père, il est son maître.
Voilà dans quel désespoir on s'en va souffrir quand-on ne veut pas voir que Pères et Fils sont en marche pour le même voyage spirituel.
« Je suis chargé, mon fils, de t'apprendre à imiter Jésus-Christ et à te mener vers Lui, en te montrant que j'y vais et comment j'y vais. La Mort nous est commune, le Ciel nous sera commun, si tu le veux. »
73:123
Méditer pour soi et avec l'enfant la marche vers la Mort ! Je me souviens d'une pensée là-dessus de D. Minimus (je cite de mémoire) : « La mère dès qu'elle reçoit dans ses bras l'enfant qu'elle vient de mettre au monde *doit penser :* il faut que je le prépare à bien mourir. Il m'a été donné essentiellement pour cela. »
Comme on se garde de méditer la Mort en famille, de faire l'exercice de préparation à la mort, de parler de la mort et des fins dernières aux enfants ! Mais c'est sinistre, dit-on. -- Que signifie ? C'est chrétien, c'est humain ! Peuvent-ils mourir ? oui, et tout de suite ? donc la mort les regarde. N'ont-ils pas au baptême reçu la marque indélébile du Crucifié, ne doivent-ils pas être instruits d'un Dieu *mort pour eux *? Cette identité de condition entre Parents et enfants, cette marche commune produit la seule profonde, grave et douce union. On ne peut être éducateur sans parler familièrement, habituellement des « fins dernières ».
On voit dans quelle impasse le progressisme qui ne veut que « la promotion des jeunes » met les Parents, en faisant silence sur le bonheur éternel et sur l'Enfer. L'enfant aussi transmettra et aussi mourra, et, par-dessus le marché, il faut savoir et lui apprendre, qu'il peut mourir sans transmettre, *qu'il peut mourir avant son père*, qu'il se peut que Dieu s'approche du jeune figuier avant la saison des fruits et les réclame cependant... réclame cet accomplissement prometteur, cette vertu naissante dont nous parlions, seule valeur de la Jeunesse. On voit que la vraie paternité, la paternité spirituelle sauve tout. En marche vers Dieu, le but est commun, et le Père est guide ; la grande affaire, c'est de transmettre Jésus Crucifié, de transmettre le Feu Sacré, l'ardeur du Royaume, l'ardeur de Le servir, jusqu'au jour où la voix, dans le Ciel :
« Ensemble éveillera, ceux qui dorment à l'ombre de l'éternelle croix. »
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Mais cette sainte transmission du feu sacré doit commencer dès le premier jour, dès avant la naissance, il faut se dire ces choses. -- Entre Parents et enfants, pas un mur de gentillesse, de complaisance, de concessions ou d'insolence, mais des paroles habituelles sur la destinée... « le but, n'est-ce pas, mon enfant, c'est pour toi comme pour moi, d'arriver auprès de Dieu, consummatus, tout le monde comprend le vœu d'Augustin : Inveniamur consummati apud te : que nous soyons trouvés bien consumés aux pieds de Dieu. »
Pour illustrer pratiquement cette position d'union réelle et permanente entre les Pères et les enfants, il convient de savoir où appliquer ce feu sacré de l'âme, dans quel patrimoine terrestre, dans quel héritage concret reçu, dans quel métier, dans quel chemin précis -- et nous retrouvons la Vocation, voix de Dieu, mais voix des Parents, qui pressentent l'appel divin dans un désintéressement complet de tout ce qui n'est pas cet appel.
La Vocation devrait être un concert mystérieux où la voix du Père et de la Mère s'unit à la voix céleste et intérieure. Est-il nécessaire de dire que le conflit le plus irrémédiable s'établit là, quand les Pères ont en vue autre chose que le projet divin -- ou quand les enfants renient la sainte ambition des Pères, ingratitude entre voyageurs : et le voyage d'un seul coup devient piège et embuscade haine invraisemblable, dégoût, répugnance, car la nature se venge quand est séparé ce que Dieu a uni.
Il conviendrait aussi d'appliquer ce principe d'union à un cas concret de conflit et de durcissement comme celui des châtiments afflictifs : fouet, correction, privation, martinet, qu'il est convenu, depuis les levées en masse, les génocides et les tortures systématiques, d'épargner aux enfants. Nous y verrions comment les Parents, trompés par le progressisme, ont tendance à s'humilier quand il faut imposer et à imposer quand il faut pratiquer la chrétienne humilité -- ; tant la subversion sèche la Grâce et tourmente la nature.
« IGNEM VENI MITTERE IN TERRAM ET QUID VOLO, NISI UT ACCENDATUR. »
« Je suis venu jeter un feu sur la terre : qu'il s'allume, c'est tout ce que je veux. » (S. Luc, XII, 49.)
Luce Quenette.
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### Les étapes de la déchristianisation d'une paroisse rurale
par Albert Garreau
LES ENSEIGNEMENTS de l'histoire n'ont jamais servi à personne et aujourd'hui les récits historiques ne sont guère admis que sous la forme de romans feuilletons : la vérité est le moindre souci du lecteur, qui ne demande qu'à se distraire. C'est l'Église de demain et d'après-demain, nous dit-on, qui seule doit nous intéresser. Pourtant quelques-uns d'entre nous en ont assez d'entendre répéter que le pharisaïsme de nos parents et de nos grands-parents a déchristianisé la France et désirent voir cela de plus près.
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« Ils ne savaient pas du tout y faire », me dit un jeune curé de campagne, très satisfait de lui-même. Peut-être n'était-il pas si simple de savoir y faire et peut-être aussi les responsabilités sont-elles très partagées. Il s'agira ici de paysans du Centre, voisins de ceux que Daniel Halévy a consciencieusement interrogés vers 1925. On nous excusera de ne pas donner le nom des lieux. Les haines politiques, sociales, anticléricales et hélas aujourd'hui cléricales, sont si vivaces qu'il nous en cuirait ainsi qu'aux nôtres, en dépit de nos efforts d'impartialité.
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Le cas considéré est peut-être extrême, en avance d'une vingtaine d'années sur l'ensemble du pays, mais d'autant plus instructif. Population de bûcherons, de journaliers ; anciennes terres d'Église, occupées par des exploitations d'étendue moyenne se livrant à l'élevage des bêtes à cornes et des pores : « Il est rare, écrit en 1909 un publiciste radical-socialiste, que les originaires du pays aient pu, s'élever au-dessus du prolétariat ou de la toute petite propriété. » Les bourgeois sont les fonctionnaires, les gros commerçants, les marchands de bois, pour la plupart immigrés, « d'où la haine de l'étranger ». Toute différence d'opinion, note le même écrivain, s'aggrave d'un peu de haine ou de mépris pour l'adversaire. « Comme d'autre part, dans son propre parti, on n'est pas toujours à l'abri de commentaires malveillants, de médisances parfois méchantes... la vie n'est pas toujours facile. » L'avarice n'a pas disparu, malgré l'inflation et le début de l'industrialisation.
Le grand notable a été jusqu'à ces dernières années le hobereau du château qui domine la petite ville voisine. Vers 1910, il passait encore pour l'un des plus riches propriétaires fonciers de France ; sous l'Empire ses revenus étaient évalués officiellement de 40 à 50.000 francs par an. Il était sénateur et maire de la ville au début du siècle ; il ne fut plus que conseiller municipal et conseiller général ; il renonça même à ces fonctions, sa réélection devenant difficile. Sa clientèle s'était fort amenuisée, au profit de celle des politiciens de métier, distributeurs de faveurs. Il n'avait plus de contact avec le pays, ne fréquentant que les gens de sa caste et se bornant à soutenir les écoles libres. On lui était en majorité hostile. En 1935 il vendit, après une grève de bûcherons, ses forêts à l'État ; vers 1960 il se débarrassa de ses dernières fermes et mit son château en vente. Le mémorialiste radical avait prévu cette liquidation cinquante ans auparavant et s'en réjouissait. La fortune du hobereau serait aujourd'hui en actions d'immeubles parisiens et de compagnies aériennes.
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Les pays dont les seigneurs avaient été ecclésiastiques étaient réputés pour leur impiété. Réputation justifiée ou non ; de fait, dans notre paroisse la population s'est renouvelée si souvent depuis la Révolution qu'il est difficile de rendre le clergé d'autrefois responsable des sentiments actuels. D'autre part, les acquéreurs de biens nationaux et leurs héritiers n'étaient certes pas de grands cléricaux et leur influence démoralisante sur le petit peuple ne fait pas de doute.
Plus encore : le curé de 1789, à portion congrue, enfant du pays, esprit avancé et revendicateur, fut le rédacteur du Cahier de doléances du Tiers pour sa paroisse. Il prêta le serment constitutionnel puis défroqua et devint juge de paix et conseiller général ; il acheta des biens nationaux et ne fut jamais réconcilié. Son église fut la seule du canton mise en vente et transformée en grange par l'acheteur.
Lors du rétablissement officiel du culte, en 1803, un prêtre âgé de soixante ans qui a été curé d'un village voisin, est nommé dans notre paroisse. Il compte le 15 avril 1803, 550 communiants pour une localité de 8 à 900 habitants. En 1808, il est nommé curé d'un gros bourg assez éloigné. La paroisse demeure sans titulaire jusqu'en 1838. L'accueil qu'elle a réservé à son curé n'a sans doute pas été assez encourageant pour qu'on ait jugé utile de le remplacer. Il n'y a plus de presbytère. Les fonctionnaires qui résidaient au bourg ont été remplacés par une population hétéroclite de pauvres hères refoulés d'un peu partout, résignés aux tâches les plus humbles, sans traditions, sans culture et sans espoir. Les laboureurs qui ont résisté à la tourmente sont craintifs, réservés, toujours respectueux des autorités, quelles qu'elles soient.
Le 1^er^ janvier 1838, un jeune vicaire de la ville voisine, élevé dans la ville épiscopale, est nommé curé. Il va mourir sur place, à la tâche, en 1872. On espérait évidemment beaucoup de la présence et de la continuité des efforts du prêtre.
La population se développe rapidement : elle atteint plus de mille âmes vers 1848 -- aujourd'hui elle est inférieure à cinq cents. Les activités sont très variées car ces gens vivent sur eux-mêmes ; on tisse le chanvre et le lin, on fabrique ses clous, on produit son huile.
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En 1840, l'église est restaurée, repeinte ; on détruit assez malencontreusement des restes de fresques de la Renaissance. Le curé rétablit une confrérie qui existait sous l'ancien régime pour le soulagement des pauvres : chaque fermier donnait un double décalitre de blé par an au bâtonnier qui faisait des bâtons de pain distribués le jour de la fête patronale, Nativité de la Vierge. En 1846, famine, les pauvres vendent jusqu'à la plume de leurs lits ; 1847 et 1848, abondance, le blé se vend 5 francs le double décalitre, le vin vingt centimes le litre.
En 1851, érection d'un Chemin de Croix dans l'église. En 1852 achat d'un ostensoir pour la somme de 1328 francs. En 1870, premier drame de l'anticléricalisme. La naïveté, la rouerie un peu candide du curé et de l'instituteur y ont sans doute prêté le flanc. Ils entreprennent de faire signer une adresse au Saint-Père, pour la défense de l'État pontifical. Un groupe de journaliers et de bûcherons les injurie, les traite de brigands, de Prussiens. Les gendarmes sont chargés d'enquêter. Ils donnent tort au curé et à l'instituteur. Sous prétexte de devoir d'écriture, ce dernier aurait extorqué en classe les signatures des enfants du village il aurait aggravé son cas en jetant la pétition au feu sous les yeux des gendarmes qui voulaient s'en emparer. Le curé nie l'exactitude, du rapport policier : il est évident que les noms d'enfants donnés à l'école n'ont d'autre sens, que celui d'un attachement filial au Pape. Le préfet blâme le curé et l'instituteur ; tous les hommes de la commune, de vingt à quarante ans, écrit-il, sont contre eux. L'instituteur est révoqué, le curé déféré aux autorités ecclésiastiques. Les journaux régionaux font une campagne anticléricale violente. La commission municipale demande le départ du curé, le préfet l'exige. L'évêque le refuse. Il vient donner la confirmation dans l'église le 1^er^ mai 1871.
Le curé meurt le 2 juin 1872, âgé de soixante-huit ans, très découragé d'avoir été abandonné par ses paroissiens après un apostolat de trente ans. Il lègue 400 francs aux pauvres du village et on l'enterre dans le nouveau cimetière qu'il a inauguré en 1863.
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Le 1^er^ octobre 1872 lui succède un jeune curé, entreprenant et, semble-t-il, assez violent et autoritaire. Par malheur il est entouré de têtes chaudes, de fanatiques de la politique la plus avancée. Le presbytère était la propriété du précédent curé. Le nouveau entame des négociations compliquées pour l'achat d'une cure. « veut y faire participer la municipalité, fort rétive.
Il décide de louer les places, les « bancs », à l'église pour se procurer des ressources : 1 franc par an, payable d'avance. La fabrique refuse de prendre position, car la mesure déplaît dans ce pays très pauvre. Il se forme un parti d'opposants dirigé par deux fermiers « rouges ». Le curé les défère au juge de paix. La mère de ces fermiers meurt mystérieusement ; les cléricaux parlent de crime, la presse avancée prétend que les fermiers sont victimes d'odieuses calomnies. L'affaire se termine par un non-lieu.
Le 12 août 1873, le curé note la mort du père Bonlay, qui a été sacristain, sonneur de cloches et chantre pendant trente-deux ans, « sans rémunération ». Ce genre de dévouement se fait sans doute rare. En 1874, le maire avancé, élu en 1871, est révoqué par décision préfectorale et remplacé par un marchand de bois réputé clérical. Sur la place du bourg, deux auberges se font face, l'un de droite, l'autre de gauche, elles se défient, se haïssent, se calomnient et font semblant de s'ignorer.
En 1879, le curé inscrit le décès d'un ancien instituteur qui vivait au village, élève du petit séminaire, frère d'un curé et « mort en odeur de sainteté ». Dès 1869 le curé notait avec inquiétude la multiplication des suicides d'hommes d'une cinquantaine d'années et au-delà : trois cette année-là ; en 1879, il note quatre suicides en six ans, et la série continuera.
L'établissement, des lignes de chemin de fer secondaires permet aux jeunes gens des familles nombreuses d'aller chercher fortune au loin, à Paris. Le chiffre de la population commence à baisser. Les anticléricaux recrutent leur clientèle non seulement parmi les petites gens mais aussi parmi les bûcherons et les journaliers miséreux. Devenir employé, fonctionnaire, est un rêve dorénavant accessible si l'on se rallie au parti de l'avenir. Sur place, on ambitionne le poste de cantonnier, de facteur, ou encore des dégrèvements, des indemnités, des secours.
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Pour obtenir tout cela, la plus stricte orthodoxie anti-religieuse est obligatoire. L'instituteur, secrétaire de mairie inamovible, est le dictateur occulte de la commune. En 1886, on bâtit au centre du bourg une grande école à tourelles, lesquelles signifient évidemment que le pouvoir a changé de mains.
En 1875, le curé fait prêcher une neuvaine pour Noël par un Père Mariste. A l'issue de celle-ci, un Calvaire en fonte doit être érigé sur la place du bourg. Le maire l'interdit ; c'est, déclare-t-il en pince-sans-rire, une nudité à ne pas exposer aux yeux des filles et des enfants du village ; d'ailleurs les marchands et les loteries n'auraient plus assez d'espace pour s'installer. Le curé fait alors ériger le Christ dans l'église, au-dessus du maître-autel et l'évêque accorde 40 jours d'indulgence à qui priera un Pater et un Ave à ses pieds. En 1882, l'agent voyer supprime sur un pont un Calvaire très ancien, sous prétexte qu'il gêne la circulation. La même année, un ouragan abat le clocher du village, qui n'est pas reconstruit. L'évêque rappelle souvent qu'il faut faire la génuflexion en passant devant le Saint-Sacrement.
Les statistiques de Pâques sont de quarante hommes environ et de cent soixante-dix femmes, de 1886 à 1893. Elles fléchissent brusquement passant de 28 hommes et 167 femmes, en 1893, à 3 hommes et 110 femmes en 1894, et 4 hommes et 104 femmes en 1899. Les jeunes ne remplacent pas les vieux qui disparaissent. Et aussi les hostilités entre le curé et les autorités municipales et autres éloignent les calculateurs et les craintifs.
En 1889 un suicidé est retrouvé noyé, une pierre au cou ; le curé refuse la sépulture ecclésiastique. Les enfants lui lancent des pierres et il leur distribue des taloches ; les femmes qui vont à l'église admirent sa vaillance.
Le 1^er^ janvier 1894, la municipalité enlève au curé la jouissance d'un jardin ; il se réfugie dans la paroisse voisine ; trois hommes seulement font leurs Pâques : on ne s'y fie plus, craignant des représailles. De 1894 à 1899, il n'y a plus de curé résident ; peu de gens vont à la messe le dimanche, quelques enfants aux Vêpres, les hommes travaillent dimanches et fêtes.
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Le curé perd son père et sa mère, avec qui il vivait : seule leur présence, écrit-il, lui a permis de durer vingt ans dans cette paroisse. Il démissionne -- ; il meurt deux ans plus tard et il est inhumé sur sa demande au cimetière du village près de ses parents.
La municipalité voulant alors obtenir un curé résident fait des travaux au presbytère. On installe un jeune prêtre qui meurt bientôt ; puis un autre plus robuste et plus âgé. De 1901 à 1906, le nombre des Pâques varie d'une quarantaine d'hommes à une trentaine et de 115 à 160 femmes ; il y a chaque année dix à vingt premiers communiants. Le 16 décembre 1906, le curé reçoit de la municipalité une lettre l'expulsant sous huitaine. Les votes avaient donné une voix pour le curé, huit voix contre. Le curé s'en alla, le conseil municipal lui refusant même l'accès à l'église. Au moins deux curés du diocèse avaient déjà vu leur traitement supprimé par le ministre franc-maçon Bienvenu-Martin sous prétexte qu'ils faisaient de la propagande en faveur du journal *La Croix*.
Aux élections municipales de 1907, six élus sont contre le curé, six pour ; le maire, qui les départage, est un gendarme colonial retraité, franc-maçon notoire. Il fait enterrer sa femme civilement. La paroisse demeurera sans curé de 1907 à 1919. Le presbytère sera transformé en bureau de poste.
En 1908, onze premiers communiants sont préparés par une pieuse catéchiste laïque. L'instituteur retient les enfants pour les empêcher d'aller à la messe et au catéchisme. En 1910, deux mariages civils, celui du facteur et celui d'une pupille de l'assistance publique. En 1911, mariage civil d'un instituteur et d'une institutrice. Le 25 décembre 1910, Maurice Barrès, qui fait campagne sur la grande pitié des églises de France, reçoit une photographie de notre église abandonnée et une note concernant les réparations urgentes. Il ne semble pas en avoir fait usage.
En 1911, le curé de la paroisse voisine, qui fait l'intérim, constate un grand nombre de refus de denier du culte : il collecte au total 120 francs.
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La politique, au village, suit de près les vicissitudes de la grande politique parisienne. Après l'ordre moral, le triomphe du radicalisme anti-clérical, le passage au socialisme unifié. En 1919, l'union sacrée, qui dure encore quelques mois. Le 6 avril, le village accueille son nouveau curé, ancien vicaire de la petite ville voisine. C'est un paysan d'un diocèse contigu, il connaît ses gens et leur ressemble. Il sait très bien compter ; homme de foi et de bonne foi, mais à ras de terre ; roublard comme un maquignon du pays. Il est accepté et réussit assez vite à relever matériellement la paroisse.
En 1920, il enregistre 10 premières communions ; en 1922, 8 ; en 1924, 12. Peu de naissances et peu d'enfants au village l'administration envoie des pupilles de l'assistance publique pour repeupler. En 1922, le curé bénit à l'église une statue de sainte Jeanne d'Arc, ex-voto offert par la paroisse, mais dont il a pris sans doute lui-même l'initiative ; coût -- 360 francs. Le 12 novembre 1922, il est convié par la municipalité à l'inauguration du monument aux morts du cimetière ; il célèbre la messe devant les autorités. Ce monument du cimetière porte 50 noms ; la plaque commémorative de l'église n'en a que 32 : sans doute des familles ont refusé de cotiser ; malgré la prudence paysanne, il s'en est trouvé un tiers qui n'a pas hésité à renier ainsi l'Église catholique. Du reste, un nombre presqu'équivalent de tombes au cimetière est dépourvu de croix.
En 1927, ayant réuni 2 500 francs, par des quêtes et obtenu une subvention de 2 000 francs de la municipalité, le curé fait reconstruire un clocher à l'église. Il l'inaugure par une mission que prêche un Père Franciscain : une quarantaine de communions, dont celles de deux hommes.
Instruit par les déboires de ses prédécesseurs, le curé, réalise pour son presbytère un chef-d'œuvre d'ingéniosité financière. Il achète une vieille maison au moyen d'une tontine, où figurent des notables de la région et trois ou quatre paroissiens, choisis très jeunes ; les participants hériteront les uns des autres, avec l'obligation morale de continuer l'œuvre. Le 13 octobre 1927, écrit fièrement le curé, j'ai occupé le presbytère d'avant la Révolution. Par malheur il a été le dernier curé.
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Les paroissiens donnent à l'église des statues en plâtre colorié : sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus en 1926, sainte Bernadette et le patron de la paroisse en 1927, le curé d'Ars et saint François Xavier en 1932.
A partir de 1933, le curé est aussi chargé d'une paroisse voisine, dont le desservant n'a pas été remplacé. Il possède une petite automobile. En 1936, il fait prêcher une retraite par un missionnaire diocésain, douze personnes communient. Les statistiques de Pâques indiquent en 1919, trois hommes et soixante-quatre femmes ; en 1922, sept hommes et quarante-six femmes ; puis, de 1923 à 1939, elles oscillent de cinq à quinze hommes, y compris les garçons qui font leur « communion », d'habitude la première et dernière, et quarante à cinquante femmes. Il y a environ 500 habitants. Bien sûr, ce sont des communions selon l'ancienne discipline, avec confession préalable.
Les Allemands occupent le village du 16 juin au 3 août 1940. Dix-sept jeunes gens prisonniers sont libérés comme ouvriers agricoles. Il y aura cinq morts à cette guerre, au lieu de cinquante en 1914-1918. Tous les noms figurent sur le mémorial de l'église. Le maire franc-maçon, ancien instituteur, est révoqué et remplacé par un des rares fermiers réputés bien-pensants. Dès la libération un maire communiste militant, maquisard et d'origine hongroise est élu. Le curé, qui s'est prudemment tenu à l'écart de la politique depuis 1939, n'est pas inquiété. Il s'était borné à préconiser la prophétie dite de sainte Odile, sur la fin de la guerre, ce qui à la rigueur pouvait être compté comme un acte de résistance. Il fit placer dans l'église une statue en plâtre de la sainte, après la libération.
Le dimanche 23 juin 1952, pour la fête de saint Pierre et saint Paul, une demi-douzaine de paroissiens et d'estivants attendaient le curé à l'église où il devait célébrer la messe. Il ne vint pas. On alla au presbytère : sa sœur, vivait avec lui, le trouva mort dans sa chambre, pendu par sa ceinture. Tout le village défila devant le cadavre accroché à un porte-manteau et qui grimaçait affreusement. Les gendarmes conclurent au suicide ; la version officielle fut qu'il avait succombé à une congestion cérébrale. Ses confrères lui firent de magnifiques obsèques religieuses.
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Il était âgé de soixante-douze ans, curé de la paroisse depuis trente-trois ans. Cette défaillance confirmait les gens dans leur opinion que les catholiques sont aussi vulnérables et peccamineux que les autres. Le malheureux avait été victime d'une crise de folie sénile et de l'épidémie qui régnait dans ce pays. Il avait été de tout temps d'une vanité et d'une paresse morbides, exaspérées ; il était du reste tuberculeux depuis sa jeunesse. Il avait cessé d'assister aux retraites cléricales et il éludait toutes les convocations de ses supérieurs. Il n'était pas plus abandonné pourtant que les curés des paroisses voisines, il lui restait non seulement quelques vieilles femmes, mais la maison bourgeoise du bourg, où il avait son couvert, la maîtresse, ancienne institutrice libre, tenait l'harmonium à l'église et faisait chanter les jeunes filles à la messe. Le curé se brouilla avec elle pour quelque raison futile. Elle cessa d'aller à l'église. Mais l'épouse du châtelain de la ville continuait d'accueillir le curé, de le pourvoir du nécessaire et du superflu, de le recevoir à Paris. Des scouts, des séminaristes, venaient lui servir la messe. Une vieille fille prenait l'autobus plusieurs fois la semaine et perdait une matinée pour assister à sa messe et qu'il n'y fût pas seul.
De son temps rien n'avait encore été changé aux pratiques. La grand-messe se chantait chaque dimanche en latin ; le curé disait en chaire les interminables prières du prône, pour N. S. Père le Pape, pour Monseigneur notre évêque, pour les soldats de nos armées de terre et de mer, pour toutes les familles qui avaient acquitté la redevance annuelle afin d'être nommées -- beaucoup d'entre elles n'allaient jamais à la messe, mais elles tenaient à cette mention et faisaient des représentations si l'un ou l'autre les informait qu'elles avaient été oubliées. Le curé prêchait très rarement : il parlait mal et il chantait très faux. Il se contentait, après avoir lu en bredouillant l'Évangile du dimanche, de lire encore quelques paragraphes d'une brochure ou du journal *La Croix* ayant des rapports plus ou moins directs avec l'actualité. Ses discours étaient d'argent, de comptes et d'organisations pratiques, excursions, pèlerinages. Il n'aimait pas donner la communion ; il ne visitait guère les malades, ne sachant quoi leur dire. On mourait souvent sans sacrements, mais il ne refusait jamais l'enterrement religieux, ni le mariage, ni le baptême, qui amenaient beaucoup de gens à l'église.
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Depuis 1952, le village n'a plus de curé résident, l'église est fermée à clef. Il n'y est plus guère célébré qu'une ou deux messes par semaine, le soir de préférence. Un prêtre est chargé par le doyen de desservir ainsi quatre ou cinq anciennes paroisses. Il est curieux de constater que les paysans qui n'allaient pas à la messe sont les premiers fâchés de cet abandon.
La formation et les méthodes pastorales sont un domaine réservé, interdit aux laïques. Mais ceux-ci ne peuvent s'empêcher de constater les résultats éclatants à tous les yeux. Autrefois la présence au village d'un curé était par elle-même, ou pouvait être, la meilleure des prédications, efficace et discrète. Il aidait les chrétiens à demeurer fidèles et son action pouvait s'adapter à chaque cas particulier, qu'il connaissait bien, ayant suivi les gens depuis l'enfance jusqu'à l'âge mûr ; nous avons vu de grands mécréants revenir au village pour faire leurs Pâques et se confesser au curé de leur première communion, qui avait enterré leurs morts. Ces contacts sont définitivement rompus ; ce ne sont pas les feuillets autographiés les plus pastoraux, agrémentés d'heures de réception et de numéros de téléphone, qui les remplaceront. De jeunes clercs arrogants, formés aux pratiques missionnaires les plus modernes, parcourent les paroisses en commandos motorisés, accompagnés de dames et de messieurs chargés de dresser le vulgaire aux nouvelles façons, aux nouveaux chants. On prêche la charité aux sous-développés et l'action syndicale. Les journaliers agricoles ne savent ni attaquer ni se défendre. Heureusement, deux usines viennent d'être établies aux environs, avec des capitaux américains ; elles ramassent les ouvriers en autocar dans un rayon d'une trentaine de kilomètres : voilà au moins de la vraie graine de chrétiens. On se modèle rapidement sur les us et coutumes de la grande banlieue parisienne. Les maisons de ces semi-ruraux ressemblent de plus en plus aux villas « Mon rêve » ou « Sam suffit ».
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Partout télévision et réfrigérateurs. La distribution d'eau est prévue, mais elle coûte trop cher pour être établie dans les écarts. Après le nombreux contingent de pupilles de l'Assistance publique, voici que s'installent dans le pays des Arabes, des familles de Tziganes et aussi, meilleures recrues, des pieds-noirs. La sécurité sociale et le secrétariat de la mairie ont depuis longtemps pris la relève de la charité catholique.
La population et les mœurs anciennes n'ont pourtant pas entièrement disparu. Beaucoup de mariages et d'enterrements se font encore à l'église ; l'assistance est très nombreuse, traditionnellement ; mais qu'on ne s'y trompe pas, elle ne se soucie pas du tout de liturgie, de prière même, elle témoigne de sa sympathie pour les familles. On demande des messes pour les morts ; cette coutume sera sans doute l'une des dernières à subsister, tant que le jeune clergé ne l'aura détruite lui-même. Le clergé doit se montrer très conciliant dans toutes ces circonstances ; s'il imposait des conditions ou des questionnaires à l'instar de ce qui se pratique dans les villes, on dédaignerait de faire des réponses plus ou moins hypocrites et l'église serait entièrement désertée. Cette paroisse, vieille de dix siècles, cette église, qui n'est pas classée monument historique, mais où l'on a prié du Moyen Age à nos jours, font-elles partie de ces quelque vingt mille paroisses et églises que les planificateurs du culte, ont décidé de supprimer dans les toutes prochaines années ?
Albert Garreau.
87:123
### Le carré magique (IV)
par Alexis Curvers
CHAPITRE IV\
**Alpha et Oméga**
POUR M. CARCOPINO, le symbole de l'alpha-oméga est « nécessairement issu » des trois passages de l'Apocalypse de Jean (1, 8 ; XXI, 6 ; XXII 13) où le Seigneur se définit en propres termes : « Je suis l'alpha et l'oméga, le commencement et la fin, -- celui qui est, qui était et qui vient, -- le premier et le dernier. »
La tradition chrétienne, depuis saint Irénée jusqu'à Vigouroux, Mgr Duchesne et M. Carcopino inclusivement, date l'Apocalypse des dernières années du I^er^ siècle, conformément à la croyance qui attribue à l'Apôtre Jean une longévité peu commune.
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Tertullien la dit écrite sous l'influence du règne de Néron, soit vers 70 ou un peu plus tôt. Renan et en général l'école moderniste suivent là-dessus Tertullien avec empressement, et pour deux raisons :
1\) Parce qu'il leur est commode de supposer que la prédiction de la ruine de Babylone, la grande Prostituée, fut inspirée à l'écrivain sacré par l'incendie de Rome et la persécution consécutive. Ces événements de 64 lui auraient vivement frappé l'imagination ; et il aurait appelé de ses vœux la vengeance du ciel sur la Ville coupable. (Encore un cas où se seraient mêlées la prophétie *post eventum* et la prophétie par représailles, choses d'ailleurs fort distinctes.)
2\) Parce que l'école moderniste incline à retarder autant que possible les dates de composition du Nouveau Testament, à la seule exception de l'Apocalypse, dont au contraire elle avance la date autant que possible, de manière que les rêveries apocalyptiques aient précédé et produit les récits des évangiles et des *Actes,* et que ces récits par conséquent soient des fictions dénuées de réalité historique.
Le modernisme aurait pu tout aussi bien, et même avec plus de logique interne, faire résulter l'Apocalypse de la chute de Jérusalem, prise par Titus en 70, voire de la catastrophe pompéienne de 79. Mais deux précautions valent mieux qu'une : pour ne pas exposer à d'éventuelles contestations le dogme de la priorité de l'Apocalypse sur les fables évangéliques, le plus sûr était d'en rattacher les prophéties aussi étroitement que possible à l'événement le plus ancien possible. Les méthodes scientifiques du modernisme ne sont pas plus compliquées que cela. Leur candeur simplette n'enlève heureusement rien à l'autorité prestigieuse qu'elles exercent sur ceux-là mêmes des traditionalistes qui les répudient, mais ne les répudient qu'en silence, en tremblant, et pour ainsi dire chapeau bas.
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Cette façon toute mythologique de trancher le « problème » de l'Apocalypse entraîne pourtant quelques inconvénients, dont le moindre n'est pas que, datée de 70 pour les besoins de la chronologie moderniste, elle y contredit d'autre part en attestant l'existence de l'alpha-oméga assez tôt pour permettre à ce symbole d'entrer avant 79 dans le « carré » pompéien, ce qu'il s'agit d'empêcher à tout prix.
Mais qu'à cela ne tienne ! Laissant en balance les deux chronologies, celle de Tertullien-Renan et celle d'Irénée-Duchesne, on passera tour à tour de l'une à l'autre, et inversement, selon que l'une ou l'autre sera plus avantageuse à la polémique anti-traditionnelle, laquelle garde en tout cas le choix des armes et le droit d'en changer au cours du combat. C'est ainsi que, dans son utile *Lexique biblique* (Casterman, 1961) Mgr Albert Vincent se tire d'affaire à la satisfaction générale en coupant la poire en deux : « Une première partie (de l'Apocalypse) aurait été composée sous le règne de Néron ; une seconde, au temps de Vespasien ou au début du règne de Domitien. » Soit une trentaine d'années ou plus, dans l'élastique intervalle desquelles chacun selon ses goûts est libre de chercher et de choisir de quoi se donner à tout propos raison.
Cela ne nous avancera guère, car les trois passages où apparaît l'alpha-oméga se répartissent entre le premier chapitre de l'Apocalypse et les deux derniers. Qu'ils soient de la main d'un seul ou de plusieurs auteurs, voilà du moins, aux deux extrémités d'un ouvrage qui mit si longtemps à s'écrire, un bel exemple de suite dans les idées.
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M. Carcopino se range naturellement au parti de saint Irénée et de Mgr Duchesne, lequel « se prononce pour les dernières années du principat de Domitien, vers 95 ». Cette date paraît suffisamment, tardive à M. Carcopino pour l'autoriser à rejeter loin dans le II^e^ siècle la naissance du « carré magique » porteur de cet alpha-oméga qu'il croit « nécessairement issu » de l'Apocalypse. Ainsi, l'auteur de l'Apocalypse aurait réglé ses visions peut-être sur le souvenir déjà lointain des persécutions de Néron, mais bien davantage sur l'actualité encore brûlante de celles de Domitien. Et presque un siècle plus tard l'auteur lyonnais du « carré magique », initié comme on avait fini par l'être au symbole apocalyptique de l'alpha-oméga, l'aurait à son tour réemployé dans un cryptogramme inspiré des persécutions qui ensanglantèrent la carrière gauloise de saint Irénée.
On n'aurait donc que l'embarras du choix entre les diverses époques de persécution et de malheur où le « carré magique », comme protestation secrète, signe de reconnaissance et moyen de salut, serait également bien à sa place, pourvu que cette place ne soit antérieure ni à l'Apocalypse ni aux dernières années de Pompéi. M. Carcopino l'avoue très honnêtement « Il est naturel que le « carré » se soit reproduit, aux heures de péril, sous les doigts des Chrétiens » (soit à Pompéi *après* la catastrophe, soit à Doura-Europos sous la menace des assiégeants parthes, soit à Cirencester face aux armées de Constance Chlore et aux invasions des Pictes et des Scots). M. Carcopino trouve seulement « plus naturel encore que l'idée en ait été conçue sous la terreur et dans l'exaltation dont les poursuites et les supplices de 177 venaient d'ébranler la capitale des Gaules ».
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Seulement, cet argument qu'il avance en faveur de Lyon vaut aussi bien pour toutes les autres villes où déjà les cruautés de Néron avaient provoqué l'horreur et stimulé la foi des communautés chrétiennes, -- singulièrement pour Pompéi entre 64 et 79, au lendemain du tremblement de terre de 62. Et il en va de même de tous les arguments pro-lyonnais de M. Carcopino.
Il nous dit par exemple que « dans l'église de Lyon, le goût était répandu des emblèmes cachés et d'un langage occulte ». Mais dans quelle église ce goût ne se répandit-il pas et n'eut-il pas mêmes raisons de se répandre ?
Que le « carré magique » implique un « mysticisme de l'alphabet » -- ce qui est vrai --, mysticisme si développé à Lyon que saint Irénée en a combattu les excès, -- ce qui est vrai aussi. Mais les mêmes excès de tendance gnostique, n'ont-ils pas été combattus ailleurs ? Commun à tous les milieux juifs, ce mysticisme de l'alphabet, qui dans le « carré » n'a rien d'excessif ni de gnostique, avait tout lieu de prospérer au I^er^ siècle dans n'importe quel milieu chrétien, c'est-à-dire, au I^er^ siècle, judéo-chrétien. L'alpha-oméga de l'Apocalypse prouve justement que la symbolique juive des lettres n'a pas tardé à se christianiser.
Que le « carré » est construit à la fois sur le rappel du *Pater* et sur le culte de la Croix, « deux pensées auxquelles, d'après M. Carcopino, les Chrétiens de Lyon étaient attachés par toutes les fibres de l'intelligence et du cœur ». Certes, mais les chrétiens des autres villes y étaient-ils moins profondément attachés ? N'eurent-ils, avant le II^e^ siècle, aucune notion de la prière du Seigneur et de la croix rédemptrice ? Le Sermon sur la montagne et le récit de la Passion n'existaient donc pas au I^er^ siècle ? C'est toute la thèse moderniste.
92:123
Enfin M. Carcopino exploite le passage (*Adversus haereses*, II, 24, 4) où saint Irénée, comme il y a cinq lettres dans le mot pater, compte cinq clous enfoncés dans le bois de la croix : deux sur la largeur pour les mains, deux sur la longueur pour les pieds, et un pour fixer à mi-hauteur le *sedile*, croc de bois qui soutenait le supplicié, -- « ces cinq clous, dit M. Carcopino, que le T de *tenet* a plantés dans le carré ». Petite erreur de calcul : la lettre T n'apparaît que quatre fois dans le « carré », et saint Irénée n'y pensait donc pas quand il glorifiait le nombre cinq. Cinq, nombre de l'homme, et quatre, nombre de la nature, ont d'ailleurs des significations bien différentes.
M. Carcopino prend soin de nous avertir que, l'année 70 dût-elle prévaloir définitivement sur l'année 95 comme date de l'Apocalypse et de l'alpha-oméga, sa conviction n'en serait pas affaiblie, et que de toute façon le « carré magique » n'a rien à espérer de lui avant le II^e^ siècle. « Dans les deux cas, dit-il, on est forcé de supposer au symbole de l'alpha-oméga une plus ou moins longue période de maturation avant que, du texte sacré qui le contenait en germe, il se soit élancé à la conquête des consciences chrétiennes à travers le monde. Il lui a fallu assurément plus d'une décennie pour entrer dans leur familiarité (...). D'où il suit qu'on ne saurait remonter l'invention du « carré » construit secrètement sur ce symbole, et sur les sigles qui le résument, au-delà de 125-150, au plus tôt (125 ou 150, selon qu'on adopte la chronologie de Renan et de Puech ou celle de Mgr Duchesne). »
Ce raisonnement est si extraordinaire qu'il mérite que nous nous y arrêtions, moins pour réfuter M. Carcopino que pour observer sur le vif l'étrange logique qui s'y déploie. C'est la logique moderniste, telle que nous la reverrons plus d'une fois à l'œuvre dans le cours de cet ouvrage.
93:123
Elle joue un jeu apparemment serré, dont on n'aperçoit pas tout de suite qu'elle-même fixe et modifie incessamment les règles selon les circonstances, mais toujours à seule fin de gagner la partie. Ceux qui la perdent remarquent à peine qu'elle était jouée d'avance, parce que, éblouis qu'ils sont par la dialectique moderniste, ils se sont laissé imposer par elle une règle du jeu nouvelle à chaque coup, aussi arbitraire que rigoureuse, invariable seulement en ce qu'elle tourne invariablement à leur désavantage, c'est-à-dire au détriment plus ou moins visible du christianisme.
Ainsi en d'autres cas, et nous en rencontrerons, la logique moderniste postule qu'une idée ait longtemps vécu dans l'usage avant de s'exprimer dans un texte. Ici, c'est le contraire : il faut que l'alpha-oméga ait reçu dans l'Apocalypse une consécration explicitement énoncée avant d'avoir quelque titre à exister dans la pensée des hommes et à s'impliciter dans le « carré magique ». De là se dégage une première règle de la logique moderniste, que nous formulerons en ces termes : *Aucun fait intellectuel ou spirituel ne se produit qu'à partir du moment où il a été consigné dans un texte qui sera connu de la postérité*.
\*\*\*
Les métaphores de M. Carcopino sont fort claires. Mais que représentent-elles de concret ? Que l'Apocalypse date de 70 ou de 95, l'alpha-oméga n'y est contenu qu'en germe : germe à vrai dire assez vigoureux pour éclater par trois fois en pleine lumière aux regards du lecteur. Quelle *plus ou moins longue période de maturation* a-t-il dû traverser ensuite avant de *s'élancer à la conquête des consciences chrétiennes*, et à quoi bon *plus d'une décennie* encore *pour entrer dans leur familiarité ?*
94:123
Dès l'instant où le symbole a pris forme dans une âme, quels sont donc les obstacles et les freins mystérieux qui le retiennent si longtemps de se communiquer à d'autres ? Sa révélation occupe par écrit une ligne de l'Apocalypse, et de bouche à oreille une minute d'entretien. Il est, du premier coup, lumineux et inoubliable.
Mais tous ces délais retardateurs ne semblent pas de trop à M. Carcopino, que dis-je ? Ils ont à s'étirer encore sur un quart ou une moitié de siècle supplémentaire pour qu'au terme de cette obscure gestation et de cette croissance interminable l'alpha-oméga arrive enfin à l'âge adulte et à la notoriété, dans cette année 177 où M. Carcopino consent à lui ouvrir les barrières lyonnaises du « carré magique ». Il faut croire que les hommes de ces anciens temps n'avaient pas l'esprit rapide, bien que, sur d'autres points, la même logique moderniste leur prête une mémoire de lièvre. Leur fut-il donc si difficile et furent-ils à ce point incapables d'apprendre le sens figuré de deux lettres grecques, et d'en garder souvenir une fois l'ayant appris ? Deux lettres grecques, ainsi que les deux mots latins *Pater noster* qui désignaient précisément le même Dieu : les chrétiens d'Italie et l'auteur du « carré » mirent-ils vraiment une centaine d'années à se familiariser avec un rudiment si simple ? Si pourtant quelque chose nous étonne à bon droit dans l'Antiquité, c'est que l'information tant publique que privée y bénéficiait d'une rapidité qui nous manque étrangement, depuis que la grande presse et la radiotélévision nous ont habitués à la paresse d'esprit, au filtrage des nouvelles et au conditionnement de l'opinion.
Il me semble que les choses ont pu se passer tout au rebours de ce qu'imagine M. Carcopino, parce que toutes les prémisses de son raisonnement, et du raisonnement moderniste en général, reposent, non sur des réalités avérées, mais sur d'arbitraires conventions soi-disant scientifiques.
95:123
**1)** Il n'est aucunement vrai que toutes les prophéties soient postérieures à l'événement qu'elles annoncent. Si c'était vrai, il faudrait tenir pour antidatés les horoscopes que publient nos journaux de fin d'année et dont environ la moitié se trouvent régulièrement confirmés par l'actualité de l'année suivante, phénomène que le simple calcul des probabilités suffit à expliquer. Ainsi il est fort possible que l'Apocalypse ait bel et bien précédé l'incendie de Rome ou toute autre catastrophe qu'elle aurait prophétisée soit par hasard, soit par calcul, soit par miracle. L'esprit scientifique a le devoir d'envisager toutes les hypothèses et plus encore tous les faits d'expérience, y compris l'hypothèse qu'il y aurait des prophéties véridiques et le fait qu'il y en a.
**2)** Il n'est pas vrai non plus que le génie humain s'exerce de la même manière que les forces de la nature ou de la mécanique, dont l'action est déterminée par des facteurs et des conditions mesurables. Il agit au contraire par initiative pure, et le propre de son mode d'action consiste à surpasser et à devancer le jeu des causes qu'il organise plus qu'il ne les subit. On prévoit qu'une plante donnera sa fleur et son fruit en tel terrain, à tel moment, sous tel climat, etc. Tandis que la géniale invention du « carré magique » était parfaitement imprévisible à son auteur même. Celui-ci, pour concevoir et, l'ayant conçue, créer son œuvre, n'a pas attendu d'avoir à sa disposition la totalité des éléments et des circonstances favorables prescrits par M. Carcopino comme n'ayant été rassemblés qu'à Lyon en 171.
96:123
Autrement dit, le génie humain, étant un attribut individuel, et à plus forte raison s'il est animé d'une grâce surnaturelle, accomplit par son opération et ses moyens particuliers tout autre chose que ce qui de toute façon se serait accompli sans lui par les procédés et selon les voies de la nature commune. Rien n'assure que l'auteur du « carré magique » n'ait pas la l'Apocalypse avant tout le monde ; ni que, l'ayant lue, il n'ait pas compris mieux que tout le monde l'importance et la profondeur de l'alpha-oméga ; ni qu'il n'ait pas découvert ce symbole ailleurs que dans l'Apocalypse ; ni qu'il ne l'ait pas lui-même inventé le premier.
**3)** Car enfin et surtout il n'est pas vrai, il est absolument faux que la diffusion des idées et spécialement des idées religieuses obéisse aux mêmes lois et au même rythme que la propagation d'une plante dont la graine portée par le vent se répand de proche en proche à la ronde, par étapes régulières et généralement assez lentes. Le vent de la foi est un vent violent qui brûle certaines étapes et se brise à d'autres contre certains obstacles. L'Esprit souffle où il veut. Il jette la semence des idées dans telle âme de son choix, qui n'est pas toujours une âme d'écrivain. La plupart des idées ont longtemps couvé dans une âme silencieuse et circulé d'une âme à l'autre avant de se fixer dans un texte. Et le premier texte où elles se sont inscrites s'est souvent perdu. Pendant la guerre, nos murs se couvraient toutes les nuits de signes, emblèmes, rébus plus ou moins sibyllins qui nous parlaient tous les matins sans que personne en eût traduit ni déchiffré pour nous, encore moins par écrit, le symbolisme patriotique ou politique. Tout au plus des journaux clandestins, aujourd'hui disparus, les commentaient après coup. Bien malin qui en décèlerait exactement les auteurs, la genèse et la source.
97:123
Beaucoup de ces cryptogrammes nous seraient maintenant à peine intelligibles. Qu'un historien de la guerre s'avise demain de les publier et de les éclaircir, ou un homme politique de les reprendre à son compte en leur conférant une valeur de vérité intemporelle, un Carcopino futur, n'ayant plus en main que le livre de l'historien ou le manifeste du politique, dira-t-il que la pratique de ces graffiti a nécessairement succédé à leur proclamation dans la littérature ?
Il est vrai que c'est parfois le cas. L'écrit parfois prépare l'usage. Plus souvent il s'en inspire et le légalise. C'est dire que s'il en est toujours l'adjuvant, il en est quelquefois la conséquence et plus rarement la cause. Même si les dates étaient moins incertaines, nous ne serions pas en état de décider si l'alpha-oméga a passé des textes dans l'usage, ou l'inverse ; ni de la clandestinité à la divulgation, ou l'inverse ; ni si les textes et l'usage ne l'ont pas recueilli d'une source commune oubliée.
Qu'une source commune ait préexisté, ne fût-ce que dans le langage courant, c'est à tout le moins probable. L'idée d'exprimer une totalité par les première et dernière lettres de l'alphabet venait sans doute à l'esprit des Anciens aussi spontanément qu'au nôtre quand nous disons : *depuis A jusqu'à Z*. Et l'idée que la divinité embrasse la totalité des choses, qu'elle en est le commencement, le milieu et la fin, n'est pas étrangère à Platon ni à Pausanias, pas plus qu'au second Isaïe : « Moi Jéhovah, qui suis le premier, et je serai aussi avec les derniers » (XLI, 4). « Je suis le premier et je suis le dernier » (XLIV, 6). « C'est moi, moi qui suis le premier, moi aussi qui suis le dernier » (XLVIII, 12). Le thème est fréquent dans la littérature apocryphe (Hénoch, LX, 11 ; *Oracles sibyllins*, III, 819).
98:123
Nous aurons à reparler bientôt du verset d'Ézéchiel (IX, 6) où le Seigneur ordonne le massacre de tous ceux qui, dans Jérusalem, ne portent pas la marque du *taw,* nom de la dernière lettre de l'alphabet hébraïque. Les prêtres indignes seront frappés les premiers. Crampon, comme d'ailleurs le Rabbinat français, traduit littéralement l'ordre donné aux exécuteurs : « Commencez par mon sanctuaire. » Or, commentant ce verset, le Talmud (*Shabbath* 55 a) y ajoute cette correction : « Ne pas lire *mon sanctuaire* mais *mes saints,* qui sont les fils des hommes qui ont gardé la Loi tout entière, depuis *aleph,* jusqu'à *taw *» (première et dernière lettres de l'alphabet hébraïque). Ces lettres convenaient d'autant mieux à représenter la Loi, laquelle, comme l'alphabet, forme un tout, une série complète et indivisible, que la dignité du *taw* est suggérée par ce même passage d'Ézéchiel ; celle de l'*aleph* va de soi : c'est « le numéro un » de la catégorie. Mais il est clair que les Juifs hellénisés, lorsqu'à la suite des Septante ils adoptèrent le grec comme langue religieuse, s'accoutumèrent sans peine à transposer en *alpha-oméga* le symbole alphabétique qui dans le Talmud signifie : du commencement à la fin.
Quant à l'idée d'appliquer à Dieu lui-même cette locution symbolique, certains écrits rabbiniques nous en fournissent un exemple particulièrement beau. Ils enseignent que l'attribut essentiel de Dieu est la vérité, qui en hébreu se dit '*emet.* Ce mot ayant pour initiale un *aleph* et pour finale un *taw*, ils en déduisent que l'essence même de Dieu se définit par ces deux lettres. C'est bien là, à l'état spéculatif, le prototype du symbole dont les chrétiens s'approprièrent l'usage.
99:123
Je n'entreprendrai certes pas d'assigner une date à ces fragments d'Isaïe, des talmudistes et des commentateurs juifs de la Bible. Ils témoignent assez de l'environnement intellectuel où s'élabora la pensée chrétienne, pour qu'il ne soit pas téméraire de soupçonner que celle-ci leur emprunta quelques-uns de ses éléments. Les modernistes auront mauvaise grâce à le contester, eux qui ne manquent pas une occasion de soutenir que le christianisme, ayant tout hérité du judaïsme, ne possède rien d'original ni par conséquent de divin qui lui soit propre.
L'originalité des chrétiens, et très audacieuse, et même blasphématoire aux yeux des Juifs, fut de transférer au Christ et à la croix les deux lettres privilégiées et consécratrices, jusque là réservées à la glorification de la Loi et du Dieu d'Israël. Et telle est précisément l'innovation scandaleuse qu'il y avait de fortes raisons d'envelopper tant sous l'aspect volontairement énigmatique du « carré » que dans la vision volontairement hermétique de l'Apocalypse. Par lui-même, hors de son acception chrétienne, le signe alpha-oméga était déjà depuis longtemps en honneur, en usage et, comme on dit, « dans l'air ». L'auteur du « carré magique » n'a pas eu à le recevoir de l'auteur de l'Apocalypse. Les deux auteurs ont pu le rencontrer ailleurs, soit indépendamment l'un de l'autre, soit plutôt en vertu d'une orientation préalable et commune. L'alpha et l'oméga étaient prêts avant eux. L'antériorité de l'Apocalypse reste donc à démontrer par des preuves moins spécieuses que celles dont fait état M. Carcopino.
\*\*\*
J'ai déjà dit que la logique moderniste excelle à changer subrepticement ses principes, ses règles et sa tactique au gré des circonstances et de son intérêt.
100:123
Nous l'avons vue, dans le présent chapitre, exiger un texte à l'origine d'un fait. Nous la verrons bientôt exiger un fait à l'origine d'un texte. Le texte, ce sera l'Évangile et le récit de la Passion. Jésus étant mort sur la croix et les chrétiens la vénérant comme l'instrument de la Rédemption, le modernisme se creuse gravement la tête : d'où les chrétiens ont-ils bien pu tirer l'image de la croix et l'étrange idée de la vénérer ? Et il ira chercher la réponse si loin que j'allais dire au diable, ce qui serait irrespectueux pour l'Ancien Testament, Car c'est l'Ancien Testament que le modernisme fouillera de fond en comble pour réussir à y trouver enfin en exemplaire unique, justement dans le verset d'Ézéchiel dont il vient d'être question, quelque semblant, quelque approximation, quelque ébauche, quelque pressentiment, quelque embryon d'une croix qui ne soit pas chrétienne.
(*A suivre*)
Alexis Curvers.
101:123
### La Chine des magiciens et des charlatans
par Jean-Marc Dufour
ÉTUDIER LA CHINE, c'est comme éplucher un oignon. Pelure après pelure, l'oignon se rétrécit et l'on reste, les doigts poisseux, les yeux brûlants, devant un germe minuscule, un centon, deux vers d'une poésie archaïque, le souvenir d'une fête antique ou d'un sacrifice légendaire. Croit-on que les choses ont changé depuis que Mao Tsé Toung et le communisme ont pris en mains les destinées du continent chinois, une petite phrase vient démontrer notre erreur. A-t-on assez glosé par exemple sur « l'armée qui doit être comme un poisson dans l'eau » ? C'est une phrase que l'on prête tantôt à Mao Tsé Toung, tantôt à Chou en Laï : on la trouve pourtant dans le *Roman des Trois Royaumes* et ce n'est que la répétition de deux caractères auxquels leur ancienneté confère la valeur qui s'attache en Chine aux répétitions littéraires, sources de toute bonne littérature et de toute sagesse. Nous le verrons au cours de cette étude : nulle part ailleurs qu'en Chine, le « monde d'en dessous du nôtre », cet amalgame de traditions demi-sues et demi-oubliées, de règles de sagesse et de superstitions, n'est aussi immédiatement perceptible, continuellement présent.
102:123
C'est cette présence d'un acquis de plusieurs dizaines de siècles qui fait encore l'attrait de la Chine d'aujourd'hui. Sans cela, réduite aux productions de l'actuelle équipe régnante, la pensée chinoise se ramène très rapidement, à la récitation de slogans imbéciles. Car la Chine vit aujourd'hui une époque de crétinisation intégrale : il n'y a qu'à lire les pensées de Mao ou les textes que diffuse, pour notre édification, la revue Pékin Information pour s'en convaincre. Et si, tout au long de ces pages, nous ne volons pas très haut, c'est souvent à l'indigence de la matière première que cela tiendra.
\*\*\*
Sottise prétentieuse, satisfaite d'elle-même, jointe à une entreprise follement prométhéenne, voilà ce qui peut caractériser la révolution chinoise, aussi bien dans la tentative des « hauts fourneaux de poche » que dans le déferlement de la révolution culturelle, cette folie et cette sottise se donnant libre cours de Moukden au Yun Nan, de Changhaï à Rachgar (ce qui correspond à peu près du nord au sud à la distance qui sépare Dublin d'Assouan, d'est en ouest à celle qui va de Brest à l'Oural).
C'est là ce qui rend si graves cette folie, et cette sottise. Qu'un petit État africain ou centre-américain soit saisi d'une frénésie absolue, c'est gênant mais ne menace pas le sort de l'humanité entière. Il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit d'un continent et de six ou sept cent millions d'êtres vivants.
Sottise et folie qui prennent par instant des aspects bien réjouissants. Je ne sais, par exemple, ce que sont devenus les vétérinaires du Sseu Tchouan qui s'étaient engagés à produire, après quelques plans quinquennaux, des cochons de deux mille kilos. Peut-être ont-ils été « réformés » au cours de quelque campagne au titre obscur, mais ils eussent mérité d'être statufiés comme de méritoires précurseurs de la géniale pensée de Mao Tsé Toung.
103:123
#### Une interprétation de Mao Tsé Toung.
Au-dessus de cet océan de passions déréglées, il y a Mao Tsé Toung. Les photographies que nous fait parvenir chaque semaine la revue Pékin Information sont extrêmement décevantes. Cet homme qui a fasciné son peuple, qui impose sa volonté à tous ceux qui l'entourent, qui mène actuellement au sein de son propre parti une lutte acharnée, nous apparaît sous les traits d'une niaiserie éprouvante, affublé de vêtements mal taillés, coiffé d'une casquette de voyou. Mais ce qui frappe le plus c'est l'aspect mou, veule, de cette physionomie sous laquelle se cache, paraît-il, l'un des plus audacieux lutteurs de tous les temps...
Je dis « paraît-il », parce qu'en définitive nous n'en savons rien. Qu'avons-nous pour fonder notre opinion ? Les témoignages ? Ils émanent tous de « compagnons de route » ou de partisans fanatiques. Les textes ? Hélas ! Nous nous heurtons à des difficultés multiples : comment par exemple prêter la moindre créance à un des textes de base du régime communiste chinois, *Les entretiens de Yennan sur l'art et la littérature* qui est censé reproduire des causeries de Mao Tsé Toung, lorsque l'on sait que Mao ne parle pas le pékinois, mais un dialecte de la Chine centrale, ce qui explique qu'il ne paraît jamais à la télévision, ni ne parle à la radio, ses propos étant inintelligibles à la majeure partie de ses concitoyens. Et quel crédit pouvons-nous apporter aux textes qui nous parviennent ? Pour peu qu'ils soient anciens ils ont été réécrits -- il n'y a qu'à voir dans le livre de Stuart Schram ([^13]) les passages en italique indiquant les « repentirs » successifs de Mao -- et lorsqu'ils sont actuels, ils ne sont livrés au publie qu'après avoir été expurgés. Notre étonnement ou notre impatience devant de telles manipulations sont choses incompréhensibles aux Chinois.
104:123
« *L'histoire,* écrit Marcel Granet ([^14]), *en constatant le succès des souverains et des dynasties évalue exactement leur droit à régner. Elle a pour rôle de juger leur vertu.* (...) *Elle ne connaît que des héros typiques et des événements stéréotypés. Elle n'a, au fond, à s'occuper que d'un personnage : le Souverain, l'Homme Unique, dont la vertu est significative d'un moment du temps. L'histoire ne diffère pas d'un calendrier illustré par des images génériques.* »
Examinant les textes historiques anciens, il constate :
« Nous avons affaire à un lot de formules proverbiales » qui peuvent, concède-t-il, servir « à marquer quels sont les rapports entre la mythologie politique et l'histoire » ([^15]). En résumé, il s'agit, pour les historiens chinois de faire rentrer les faits historiques dans le cadre d'un schéma type, celui du souverain modèle bien plus que d'énumérer les faits qui se sont passés et de décrire leur déroulement. C'est pourquoi il est tout à fait logique de rechercher quel est ou quels sont les souverains types de l'actuel régime chinois, quels sont les modèles sur lesquels se règle -- toutes choses inégales d'ailleurs -- Mao Tsé Toung et d'examiner quelle image nous en est parvenue au travers des malaxages des chroniqueurs de l'Empire du Milieu.
Nous savons quels sont les personnages de l'histoire ancienne de la Chine qui ont « fasciné » Mao Tsé Toung dans sa jeunesse, et nous pouvons penser que ces souvenirs de quasi enfance ont échappé aux interprétations, fusions et raccommodages auxquels sont soumis les textes du « souverain » Mao Tsé Toung. Ce sont d'ailleurs les seuls personnages anciens qu'il cite dans son autobiographie, il s'agit des empereurs Tsin Che Houang Ti et Han Wou Ti, et lorsque l'on examine ce que l'on sait d'eux, ce qui nous est parvenu au travers des malaxages historiques, et en définitive ce qui a permis à Mao de se faire une idée d'eux et de fonder son admiration, on s'aperçoit que l'on a trouvé d'assez bonnes grilles pour déchiffrer le caractère et les visées du nouvel empereur chinois.
105:123
#### Le tyran et le légiste
Ces deux mots peuvent définir Ts'in Che Houang Ti et Han Wou Ti. En définitive d'ailleurs ils se confondent et la « loi » du second apparaît fort proche de la tyrannie du premier. Ce sont tous les deux, et avant tout, des souverains qui ont mis fin à un ordre ancien et tenté d'en établir un nouveau, et lorsqu'on les examine, leurs moyens sont étrangement semblables les uns des autres, leurs desseins étroitement parallèles.
« Le prince combat la noblesse et la routine féodale », « le but visé par Wou fut de réduire la féodalité » ces deux phrases de Marcel Granet indiquant bien la similitude d'intention qui présida aux deux entreprises : à quelques mots près elles pourraient servir à caractériser celle de Mao Tsé Toung : féodalité réelle ou féodalité supposée, féodalité des « seigneurs de la guerre » ou féodalités économiques, féodalités intérieures ou « impérialisme » étranger tels sont les ennemis, perpétuels des communistes chinois.
Si nous poursuivons, sur quoi voyons-nous s'appuyer le pouvoir tyrannique de Ts'in Che Houang Ti ? Sur l'administration des choses, la recherche du rendement, le souci économique : ce sont les faits économiques qui commandent la conception de l'État ».
Lorsque nous passons à Wou, nous rencontrons les premières manifestations d'un étatisme que Mao Tsé Toung ne désavouerait pas : « Les montagnes et la mer sont les magasins du Ciel et de la Terre » proclament les légistes de Wou, autrement dit sont la propriété personnelle du prince qui en confie l'exploitation à des organismes étatiques : monopole du sel, monopole du fer, puis monopole des transports, puis création de magasins d'État stockant les marchandises pour pouvoir peser sur les prix, contrôle fiscal, impôt sur le capital, chasse aux oisifs ; tout l'arsenal des pays socialistes est mis en œuvre par le régime des légistes.
106:123
« La situation, écrit encore Granet, socialement, financièrement, monétairement, était révolutionnaire » ([^16]). Sur un point, les deux souverains semblent différer. Tandis que Ts'in Che Houang Ti persécute les tenants de l'ancienne culture, brûle tous les livres qui ne sont pas purement techniques, Wou ne se livre pas aux mêmes persécutions, et pourtant, il semble bien qu'en remplaçant partout les traditionalistes par des plébéiens, des hommes nouveaux, il soit parvenu au même résultat sans l'opprobre qui s'attacha au nom de son devancier.
Est-il besoin d'insister sur les analogies qui existent entre la politique chinoise actuelle et celles des prédécesseurs de Mao ? Sur un point il n'avait pas besoin de suivre leur exemple : en ce qui concerne la création d'un « nouveau langage ». Le Mouvement Chine Nouvelle avait déjà, aux alentours des années vingt, conduit à l'abandon de la langue ancienne pour faire adopter le « langage parlé » dans les œuvres littéraires. Malgré cela la révolution communiste triomphante voulut aussi entreprendre selon les modèles archaïques sa réforme de la langue. Cela aboutit à la création de quelques cinq cents caractères « simplifiés » si laids, mais si laids que lorsqu'on en voit un au milieu d'une page on le reconnaît tout de suite. Cela conduisit aussi, dans une autre discipline, à l'abandon des pièces traditionnelles de l'Opéra Chinois et à leur remplacement par des exercices de maniement d'armes effectués par des ballerines en bandes molletières.
Mais Ts'in Che Houang Ti et Han Wou Ti ne furent pas seulement des souverains révolutionnaires. Là, nous touchons au côté qui peut à première vue paraître incompréhensible de la révolution chinoise ; ce furent des magiciens et on ne peut rien saisir de ce qui se passe en Chine si l'on oublie que la pensée chinoise la plus actuelle est pleine, dans sa négation de la réalité, dans ses entreprises prométhéennes, des rêves d'une magie inavouée.
107:123
#### La recherche de "'Homme véritable"
Cela m'a frappé un jour que je regardais les photographies exposées dans l'entrée d'un cinéma à Phnom Penh. Deux films, deux séries : elles semblaient interchangeables. Dans les deux cas un jeune garçon, recevait l'enseignement d'un « sage » et acquérait des pouvoirs surnaturels. Dans le premier film, il s'agissait d'un magicien et le film venait de Hong-Kong ; dans le second c'était un cadre marxiste et le film venait de Pékin. Mais le résultat était le même : grâce aux formules magiques ou marxistes, les ennemis étaient désarmés, la nature était vaincue.
Ts'in Che Houang Ti fut un magicien. Il désirait devenir un *Homme véritable* capable « d'entrer dans le feu sans se brûler, d'entrer dans l'eau sans se mouiller, de monter sur les nuages et les vapeurs, éternel comme le Ciel et la Terre. » Vivant dans trois cent soixante palais reliés de chemins souterrains afin que nul ne put savoir où il se trouvait, il tentait d'entrer en communication avec les Immortels. Pourtant il mourut et son corps transporté en grand secret au milieu d'un convoi de poisson salé « pour donner le change sur l'odeur » fut enterré et une machinerie enferma dans sa tombe celles de ses femmes qui n'avaient pas eu d'enfants et tous les artisans qui avaient travaillé au tombeau.
Le Ciel fut plus favorable à Wou Ti. N'étant pas un tyran, sa magie fut agréée et il s'éleva dans les cieux porté par une nuée jaune.
C'est là que nous retrouvons nos petits vétérinaires de Sseu Tchouan et leurs cochons de deux mille kilos. C'est là que nous rencontrons les techniciens soviétiques « revenus » de Chine et leur étonnement naïf :
« Les Chinois prétendaient alors, racontent les soviétiques, que dans leur ardeur communiste et grâce à la toute-uissance du parti ils n'avaient plus à respecter ni lois scientifiques, ni normes techniques, ni limites de sécurité. Ils forçaient le rythme des machines, construisaient à la diable et sacrifiaient même des vies humaines. » ([^17])
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Toutes choses qui paraissaient naturelles aux Chinois puisque « grâce à la pensée de Mao Tsé Toung on peut commander aux machines » ainsi que nous l'a appris *Pékin Information*. Ce n'est pas là une vue simpliste de journaliste, elle est fondée sur des textes sacrés du Marxisme. Engels n'a-t-il pas écrit : « les hommes pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maîtres de leur propre socialisation ». Cette phrase est à la base de toute théorie chinoise de la maîtrise prométhéenne de l'homme sur la nature, c'est Wou Jiang, un des théoriciens de la révolution à la chinoise qui l'expose le plus clairement :
« (...) Les hommes ne sont pas esclaves de l'objectivité. Il suffit que la connaissance des gens soit conforme aux lois objectives du développement des choses pour que l'activité subjective des masses populaires puisse se déployer dans toute son ampleur, pour vaincre toutes les difficultés, créer les conditions nécessaires et faire avancer la révolution. Dans ce sens, le subjectif crée l'objectif. » ([^18])
Et Mao Tsé Toung, au retour d'une inspection dans les provinces chinoises, confiait à un journaliste de l'*agence Hsin Houa :* « Les Masses peuvent faire n'importe quoi. »
#### Des Légistes à la révolution permanente,
Les deux plus grands magiciens de la Chine antique, Ts'in Che Houang Ti et, Han Wou Ti furent des princes autoritaires. Le dire de l'un c'est le dire pour l'autre puisque l'histoire de leurs règnes fut sans doute calquée de l'un sur l'autre par les pieux commentateurs. Ils furent l'un comme l'autre les partisans de la loi écrite opposée aux recettes de gouvernement plus ou moins secrètes.
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Loi écrite, mais loi promulguée par le Prince et de sa seule volonté. C'est ainsi que Ts'in fit connaître un code pénal considéré comme le fondement de l'organisation administrative chargée d'abord de redresser les mœurs à l'aide des châtiments. Le magistrat sous leur inspiration n'est plus un conciliateur, la paix civile ne fut plus obtenue par l'influence bénéfique du souverain se propageant sur son empire mais par la crainte des châtiments.
La dynastie suivante, celle des Han à laquelle appartient Han Wou Ti, manifesta la même faveur pour ce qu'on a coutume d'appeler l'École des Légistes. Si le nom de « tyran » a été attaché au fondateur de la précédente dynastie, il ne faut pas croire que la nouvelle eut de la loi, de son application, des nécessités qu'entraînait l'existence d'une règle commune une idée plus clémente.
Déjà, on voit apparaître des méthodes qui seront à l'honneur sous le gouvernement du disciple -- je veux dire de Mao Tsé Toung. -- La loi étant affichée, les châtiments et les peines doivent apparaître inévitables : l'administrateur sujet de la loi doit punir, l'administré, subir. Nul ne peut intervenir dans le leu rigide de la justice : le délateur est juste et le fils doit dénoncer son père.
Même le souverain est tenu de respecter la règle et nous voyons les « cent fleurs » apparaître au deuxième siècle de notre ère, lorsque l'empereur Wen « ordonne à tous de réfléchir aux fautes qu'il a pu commettre, aux imperfections de sa connaissance, de ses vues, de ses pensées, et de les déclarer nettement. » Son but était de faire se révéler les hommes de caractère ; lorsque dix-sept siècles plus tard le souverain encouragea les critiques, le but sera cette fois de démasquer les opposants.
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Car, et nous arrivons là à un des points les plus importants, si l'on peut trouver des similitudes frappantes entre le régime actuel de la Chine et celui sous lequel elle a vécu à l'époque des Légistes : féroce dictature de l'État, brassages de populations forcés qui entraînent le mélange des classes sociales, haine de tout ce qui est commerce, distribution des terres -- on ne disait pas encore réforme agraire -- pour augmenter la puissance militaire et la richesse de l'État, il n'en reste pas moins que le but final était exactement contraire. « Les Légistes se sont appuyés sur les logiciens, écrit Marcel Granet, *que dominait l'idée d'un ordre stable *»*.* La proposition est aujourd'hui renversée : ce que cherchent les dirigeants actuels de la Chine c'est « *un désordre stable *» et cela s'appelle la Révolution Permanente.
#### De la "révolution permanente" à la "révolution culturelle".
« Donc les voyous de partout, Nankin, Changhaï, Tien-Tsin, Pékin, se mobilisèrent, bien résolus à *sauver le pays* une bonne fois. Les étrangers rirent d'abord de ces pèlerinages (sic), mais constatèrent qu'il s'agissait d'une invasion. Trains réquisitionnés, chefs de gare battus, stations occupées, bâtiments officiels dévastés... Ils furent un moment 80.000... »
De quoi s'agit-il ? Du déferlement des gardes rouges au début de la révolution culturelle ? Non. Ce sont là les manifestations qui fin décembre 1931 se produisirent après l'agression japonaise, que nous raconte le R.P. Léon Wieger. D'ailleurs si nous croyons lire la description des marches des gardes rouges sur Pékin, c'est avant tout parce que c'est la même chose, parce que ceux qui ont organisé les marches de 1931 et ceux qui ont encouragé les manifestations de gardes rouges sont les mêmes. Et aussi parce qu'en Chine tout recommence tout le temps.
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Quelles que soient les péripéties de la révolution chinoise, c'est toujours le même scénario qui se répète. Les meetings d'accusation qui suivirent l'arrivée de Mao Tsé Toung au pouvoir -- et cela doit s'entendre de façon très large, cette arrivée au pouvoir s'étendant sur des mois et même des années -- ont déjà eu lieu au cours des années trente dans « les régions libérées » qu'occupait à cette époque l'armée rouge. Il ne sont pas essentiellement différents des réunions qui se sont produites pendant la campagne des « cent fleurs ». Mais là il y avait eu maldonne, nous y reviendrons. Ils sont identiques aux « mises en accusation » de l'actuelle révolution culturelle. Ce sont les diverses étapes de ce « désordre stable », de cette révolution permanente qui s'est installée en Chine.
C'est là une sorte de « quitte ou double » perpétuel, mettant en jeu l'existence même du tiers de l'humanité, et dont le rythme prend au dépourvu les experts les mieux avertis des questions chinoises. Chaque fois qu'une nouvelle poussée de fièvre révolutionnaire est en gestation, et qu'en apparence le cours révolutionnaire se calme, ils se mettent à pronostiquer un retour des dirigeants chinois à une vue plus « classique » du développement de leur entreprise. Ainsi, dans la préface de l'étude qu'il a justement consacrée à la « *Révolution Permanente *» chinoise*,* Stuart Schram, après avoir décrit en détail le caractère inéluctable de cette agitation continue ne peut pas s'empêcher de croire à quelque répit :
« L'ambition des dirigeants de Pékin les a manifestement poussés à forcer au-delà de ce que permettait la situation réelle, le rythme de la transformation économique et sociale de la Chine, et ils sont obligés de réviser leurs projets dans un sens plus réaliste. » ([^19])
C'était écrit en 1963. Deux ans plus tard, la révolution culturelle démentait catégoriquement cette vue optimiste des choses. L'erreur avait été de croire qu'il s'agissait d'une ambition, alors qu'en réalité les dirigeants chinois avaient fait un pari : il fallait pour eux démontrer que leur « volontarisme illuministe » pouvait forcer les barrières que la réalité des choses opposait à leurs desseins.
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Pour eux, la méthode était simple. Il suffisait de pousser les militants révolutionnaires, puis l'ensemble de la population jusqu'à un degré de frénésie tel que la réalité n'ait plus d'importance. Ce point atteint, la réalité était vaincue. D'ailleurs le fait même de dire qu'elle était vaincue entraînait la victoire, le fait même de dire que les « impérialistes » et leur ombre atomique n'étaient que des « tigres de papier » commençait justement à les transformer en tigres de papier. Ce n'est pas par hasard si les militaires de l'armée chinoise portent encore aujourd'hui des titres qui ressemblent comme des frères à ceux qui ont enchanté notre enfance : militaire des cinq perfections, et autres dénominations des Mille et une Nuits : en les nommant on crée leur vertu. « Je nomme mes soldats des tigres, et ils sont des tigres » proclamait déjà un général de l'antiquité chinoise. Sur ce point encore ils n'ont pas changé.
Quelquefois cependant, la recette ne fonctionnait pas : ce fut le cas des Cent Fleurs. Que ce soit manque de « conscience révolutionnaire » du peuple ou erreur dans la présentation de la campagne, ou encore rivalités dans l'équipe gouvernementale chinoise, cette fois là le Chinois moyen n'a pas compris. Alors qu'on lui demandait de manifester son mécontentement au sein de la révolution, que l'on escomptait voir apparaître des « contradictions » qui ne mettraient en péril ni le Parti Communiste, ni ses dirigeants, ce fut justement ce parti et par suite le gouvernement qui se retrouvèrent en posture d'accusés. On vit même à Ou Han, bastion de la révolution chinoise, des étudiants manifester avec des pancartes où étaient inscrits : « Allons à Formose » et « Vive le Kouomintang ».
La réponse du gouvernement de Mao Tsé Toung, une fois passée la répression nécessaire, fut exactement conforme à cette théorie du « parti ». La campagne des cent fleurs ayant échoué, il recommencèrent une nouvelle campagne identique, prenant comme base les éléments mêmes qui avaient été les moins dociles la première fois ; les étudiants et l'armée. La révolution culturelle c'est la campagne des « cent fleurs » qui a réussi.
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#### La sottise, encore la sottise.
Tout cela est saupoudré d'une quantité de sottises assez consternante. Si j'insiste ainsi sur ce côté essentiel de la révolution chinoise, ce n'est pas par malin plaisir. La niaiserie, nous en avons fourni au monde notre contingent et plus. Il n'y a qu'à relire les discours prononcés sous la révolution française (la première), sous la république française (la deuxième) avant d'aboutir aux fleurs de l'éloquence radicale socialiste de l'avant, puis de l'entre-deux-guerres pour s'en convaincre.
L'Union Soviétique nous a fourni quelques morceaux de choix, comme cette hymne transformant Lénine et Staline en mythes solaires, cela à l'usage des populations attardées du grand nord sibérien. Mais cette fois-ci toutes les limites sont dépassées.
Qu'il y ait des idiots en Chine, sur 600 millions d'habitants, c'est chose assurée. Mais que leur production intellectuelle soit prise en considération, qu'elle soit publiée, mieux qu'elle soit exportée comme preuve de la qualité de la pensée chinoise, voilà qui démontre clairement que le règne de la niaiserie est parvenu au zénith de sa gloire.
Qu'un brave homme de paysan pense faire des « expériences » -- puisque Mao a dit qu'il faut en faire -- en faisant pousser deux (2) pieds d'arachides, passe. Qu'il dise à ses amis qu'il est en train d'étudier « les contradictions entre la tige principale et les tiges secondaires de l'arachide » passe encore. Mais qu'on recueille cette perle et qu'on nous l'expédie par avion, voilà qui est confondant.
Que M. Wilcox, secrétaire général du Parti Communiste de Nouvelle Zélande, visite une fabrique de bonnets de nuit chinoise, très bien, mais que cet événement nous soit annoncé dans les termes qui suivent :
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« Le camarade Wilcox a visité les ateliers. Il a pu constater que des portraits du président Mao et des pancartes portant ses citations y étaient suspendus. Après avoir appris que quotidiennement les ouvriers demandent des instructions au Président Mao, lui rendent compte de leur travail et se passent ses citations à chaque changement d'équipe, le camarade Wilcox n'a pas tari d'éloges et dit aux camarades du Comité révolutionnaire de la fabrique et de l'Unité 8341 de l'A.P.L. stationnée dans cette fabrique pour soutenir la gauche : « La victoire remportée par la Fabrique est une victoire de la pensée de Mao Tsé Toung ».
C'est une preuve de plus de ce que nous avançons.
Nous pourrions multiplier les textes. La presse soviétique s'en fit un temps une spécialité. Nous avons eu le vidangeur triomphant puis rabaissé, le coiffeur de choc qui taillait le cheveu en quatre selon la pensée de Mao, et quelques autres gais lurons de la révolution culturelle.
\*\*\*
Le Ciel est rond, la Terre carrée. Sous le Ciel, il y a la Chine peuplée d'hommes. Dans les coins extérieurs, les bêtes et les barbares qui ne sont qu'une espèce particulière de bêtes, et dont nous faisons partie. Telle est la croyance traditionnelle chinoise, et telle est sa croyance actuelle. Il se peut que la nature du ciel ait légèrement changé sous l'influence du marxisme léninisme, et que l'espèce humaine comprenne aussi ceux qui admettent la suprématie de la pensée de Mao Tsé Toung.
C'est là une concession, c'est certainement la seule que soient disposés à faire les Chinois, ceux du moins qui sont communistes. Sous le ciel, il y a six cents millions de Chinois qui agitent des drapeaux et crient « Vive le Président Mao ! » chaque fois qu'ils en ont l'occasion. Le reste du temps ils travaillent dans des conditions qui sont à peu près celles qu'ont connu leurs pères, avec en plus la certitude que leur sort ne risque pas de s'améliorer.
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« Aux approches de la ville, les masures cachèrent les champs et la route s'encombra peu à peu d'une armée de tireurs de pousse et de charrettes à demi nus, parmi lesquels les voitures se ruaient, à longs coups de klaxon impérieux, au risque de les heurter ou de les écraser. On aurait cru que la menace d'une calamité forçait les habitants à déménager, mais il semblait plutôt que nous surprenions le mouvement habituel de la vie à Tsi-Nan. Des hommes, des femmes, et des enfants, attachés à leur véhicule, traînaient de la terre, des cailloux, des tuiles, du ciment, du charbon, des briques, des caisses, de la ferraille, des chiffons, tout ce qui pouvait servir à bâtir et tous les rebuts que les clochards pouvaient encore se disputer ou négocier. (...) Les mandarins de notre escorte feignaient ne rien remarquer. Soudain mon dos me fit mal et le cœur me manqua. (...) C'était ça, la vraie Chine ? C'était ce monde de crève-la-faim attaché à des monceaux de pierre et d'herbes ? » ([^20])
Cela c'est ce qu'on ne voit pas en Chine, ce que l'on peut voir lorsque par hasard l'avion à une panne ou que le conducteur se trompe de route. C'est ce qui paie les paris de la révolution chinoise. Il arrive aussi, avouons-le, que la pièce tombe du bon côté et que le défi au bon sens soit récompensé. L'exemple le plus éclatant de ces réussites, c'est la bombe atomique chinoise. C'est aussi le fait que depuis vingt ans le mélange de sottise, de défis, d'archaïsme ranci, et de révolution marxiste ait pu se maintenir au pouvoir, aux frais d'un peuple intelligent.
Jean-Marc Dufour.
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### Supplément à "La religion de Saint-Avold"
par Marcel De Corte
JEAN MADIRAN a dit l'essentiel sur « La Religion de Saint-Avold » de certaines Excellences sans parler de l'essaim bourdonnant et tourbillonnant, de leurs prosélytes qui ont envahi l'Église en ruines.
Si nos petits-enfants et arrière-petits-enfants ont gardé quelque bon sens et quelque bluette de foi dans l'universelle décomposition des intelligences et des âmes qui va s'accentuant, c'est à son analyse et à sa conclusion qu'ils se reporteront pour juger les évêques mentalement passés à la Barbarie la plus radicale que le monde ait jamais connue. Il faut dire et redire sans lassitude avec Jean Madiran que « la socialisation est le pseudonyme que s'est donné le communisme dans l'Église... C'est le mot de passe : à ce mot les collaborateurs, auxiliaires et agents de l'appareil communiste à l'intérieur de l'Église se reconnaissent entre eux, comme au radar, à distance et même d'un continent à l'autre » ([^21]).
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Ce diagnostic étincelant touche le principal de la crise de foi à laquelle nous assistons. Il n'est qu'à ouvrir nos yeux pour voir, à travers nos larmes, l'Église en proie au délire communautaire et à la déformation caricaturale monstrueuse de son Corps Mystique, répudier le message de salut des âmes, toujours, individuelles dont le Christ l'a chargée jusqu'à la fin des siècles et jusqu'au moment prédit par l'Évangile où il n'y aura presque plus de foi sur la terre, pour prêcher, par la bouche d'Excellences toujours plus nombreuses, la subversion des sociétés humaines et le salut de l'humanité par la collectivisation.
Je dis bien : toujours plus nombreuses. Au moment même où j'écris ces pages, l'émeute gronde à Louvain, les meneurs jettent le masque et, dans leur démesure effrontée, déclarent qu'il s'agit beaucoup moins pour eux de bouter hors du sacro-saint territoire flamand les francophones qui s'y accrochent depuis des siècles, que de renverser par la violence l'actuel gouvernement jugé conservateur et d'instaurer « un socialisme vraiment démocratique où les croyants et incroyants sont conviés ».
Quelques jours auparavant, Mgr de Bruges, issu d'une famille solidement conservatrice sur laquelle il a toujours étendu un manteau épiscopal triomphalement protecteur, déclarait, comme par hasard, avec une onction particulière, qu'il ne voyait aucune objection de principe à la constitution en Belgique d'un parti socialiste élargi en travaillisme qui grouperait les fidèles et les athées.
Nous n'avons pas encore tout entendu ni tout vu. Nous en verrons et entendrons d'autres, et de pires. Cette socialisation, cette religion nouvelle qui refuse de continuer l'œuvre de la Rédemption et de sauver ce qu'il y a d'éternel dans l'homme, pour sauver à l'esbroufe, avec de la salive ou de l'encre, ce qui n'a pas et ne peut avoir d'âme : les sociétés, les nations, les peuples, le prolétariat, le monde ouvrier, le monde du travail, l'humanité, etc., « cette corruption du ferment chrétien » dont parlait Maritain en 1925 se révèle « un agent de subversion d'une puissance incalculable » et *devient épidémique*.
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Les meilleurs esprits en sont contaminés, et non pas toujours par faiblesse, par lâcheté, par « modération », *mais parce que ne sachant point d'où provient cette idolâtrie ou plutôt cette fumisterie de la socialisation, ils sont incapables de résister à l'immense pression sociale que la magie du mot seule exerce sur eux et qu'ils s'abandonnent alors peu ou prou à ses sortilèges*. Que dirait-on d'un médecin qui voudrait enrayer une infection contagieuse, à l'aveugle et sans en connaître la cause ? Il en sera bientôt la victime. J'ai vu, de mes yeux vu, ce renversement du contre au pour. Il est inéluctable, surtout quand il est cautionné, justifié et consacré par des Autorités religieuses qui abusent du pouvoir de lier et de délier qu'elles détiennent.
Si la planète vire au rouge, ce ne sera pas à la suite d'une victoire du communisme sur le monde prénommé libre, mais dans la mesure exacte où des autorités religieuses auront affaibli dans les intelligences et dans les cœurs la résistance naturelle de l'homme au nouvel Islam et qu'elles nous auront empêché, par les fausses doctrines, de connaître à temps la cause même du mal dont elles sont les agents de propagation bénévoles.
Notre dessein est d'ajouter à l'analyse de Jean Madiran quelques notes relatives à l'extraordinaire indigence de la « philosophie » qui sert de servante à la nouvelle théologie de Saint-Avold et d'amorcer peut-être une voie de recherche nouvelle dans l'étude du *fait économique* qui se trouve placé, non point par la « grâce » du marxisme, mais simplement par suite de ce qu'on appelle « le progrès technique », au centre des problèmes de notre époque.
\*\*\*
Notre diagnostic des élucubrations de la religion nouvelle se ramène à trois points :
1°) Les docteurs de la nouvelle religion fondent leurs nouveaux dogmes sur une ignorance non-pareille des réalités économiques de notre époque. Le seul élément positif de leur action est de ramasser en formules destinées à frapper les mentalités chrétiennes, les inepties, les extravagances et les mensonges qui traînent partout à ce sujet, portant ainsi le bourrage de crânes à un point de perfection que la propagande communiste n'a jamais même atteint.
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2°) Cette ignorance, immédiatement métamorphosée en « science » et en « théologie », comme il se doit, les convertit en adeptes de la plus grande mystification de l'histoire, à savoir le communisme, dont ils espèrent partager le futur triomphe, tout en se faisant une bonne conscience de leur apostasie sous le couvert d'une « fraternité » abstraite.
3°) D'une manière plus générale, la crise de la foi au XX^e^ siècle, dont la religion de Saint-Avold nous donne l'exemple suréminent, est due à la méconnaissance radicale des réalités naturelles et leur remplacement par des chimères. La grâce que Dieu répand et qu'Il ne refuse à personne qui en soit digne tombe alors dans le vide. Pareille à la semence jetée en dehors du terrain fertile, elle meurt, mais avant de mourir, elle se mue en facteur de dissolution d'une incomparable efficacité. *Gratia naturam supponit*. Là où il n'y a plus de nature, il n'y a plus que l'illusion de la grâce, et l'illusion de la grâce est le principe même de cette religion nouvelle dont nous voulons croire, jusqu'à plus ample informé, que les perfides qui la diffusent ne savent pas ce qu'ils font.
En un mot, comme en cent, tout ce qui est réel est étranger à nos nouveaux docteurs, tout ce qui est irréel est impavidement attesté, garanti et promis par eux.
Ce diagnostic n'a rien d'outrancier. Il est le résultat d'un demi-siècle d'observation de leurs mœurs et de leur investissement des postes-clefs ; dans l'Église (enseignement, moyens de diffusion, administration, etc.) par leur hiérarchie parallèle, laquelle coïncide parfois avec la Hiérarchie apparente. C'est le même phénomène qu'à l'époque de la Réforme, à cette différence près que les catholiques ne deviennent plus protestants, mais se transforment en agents révolutionnaires d'une efficacité prodigieuse.
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Les preuves ne manquent du reste pas. Les voici en substance.
\*\*\*
Reprenons un des articles de la religion nouvelle : « *Dût notre bonne conscience en être troublée, il nous faut prendre en considération le reproche que nous font les marxistes. Les chrétiens, disent-ils, en dix-neuf siècles, n'ont pas réussi à mettre l'économie au service de l'homme et à répartir équitablement les biens de ce monde. L'exploitation de l'homme par l'homme est encore une tragique réalité en de nombreux secteurs du monde économique... Il serait vain de répondre que les chrétiens ne sont pas les seuls responsables ou de rappeler la lutte séculaire de l'Église contre le prêt à intérêt *».
L'objection, formulée par les marxistes à l'égard des chrétiens est donc exacte et, « *si Marx exagère sans doute en disant que les infrastructures économiques déterminent les superstructures, idéologiques *», il est en plein dans la vérité lorsqu'il déclare que « *la socialisation est un fait inéluctable de l'histoire du monde *».
On va même beaucoup plus loin que Marx. On ajoute que « *la socialisation est une grâce *», autrement dit qu'elle est d'origine surnaturelle et qu'elle exprime le dessein du Christ de faire passer la voie du salut par la collectivisation. Hors du marxisme il n'est point de salut et, si la socialisation est inévitable, le christianisme sera la superstructure idéologique dont le marxisme est l'infrastructure. La doublure et l'étoffe ne se sépareront plus.
Grâce à l'interprétation marxiste de l'économie et aux infaillibles conséquences que le communisme en a tirées nous voyons que *la pensée de l'Église, avant la présente mutation du monde sous le coup de boutoir de la praxis marxiste, était restée insuffisamment évangélique.* Grâce à elle, nous pouvons dire qu' « *aucune époque autant que la nôtre n'a été en mesure de comprendre l'idéal évangélique de vie fraternelle *». La socialisation s'introduit partout dans le monde, par la grâce de Dieu qui pénètre, anime et soulève les réalisations marxistes. Elle est le fondement même du véritable christianisme évangélique auquel nous accédons.
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Il ne faudrait pas beaucoup presser la nouvelle dogmatique pour y découvrir la cascade d'équations suivantes : économie = socialisation ; socialisation = fraternité ; fraternité = accomplissement de l'Évangile ; accomplissement de l'Évangile = incarnation du Christ dans l'humanité entière, établissement du Royaume de Dieu sur la terre.
\*\*\*
Il n'est donc pas un seul instant douteux que la religion de Saint-Avold repose entièrement sur la conception marxiste de l'économie, en ce qu'elle a d'essentiel.
Or, la conception marxiste de l'économie est l'aboutissement et le sommet des aberrations et des préjugés que nous traînons depuis des siècles à l'égard de la production et de la répartition des biens matériels.
Donc, tout l'édifice de la nouvelle religion, reposant sur une bourde et des préventions, s'écroule comme un château en U.R.S.S. ou en Chine maoïste.
La mineure se démontre analytiquement.
**1°)** Le marxisme est une conception rétrograde et prégaliléenne de l'économie. Il *postule* d'un bout à l'autre de son système et de la tentative de réalisation de celui-ci dans les faits, que les biens matériels sont rares et destinés comme tels à être disputés dans une lutte sans merci. De cet axiome tenu subrepticement pour évident, le marxisme tire tout le reste : lutte des classes, victoire du prolétariat, socialisation des moyens de production etc. On y ajoute l'éclatante couronne de « *la grâce *».
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Rien n'est plus contestable que ce postulat. Le marxisme est resté irréductiblement inféodé à la conception *statique* de l'économie, où les biens matériels, sont produits en quantité restreinte. Le gâteau est si petit que personne ne peut agrandir sa part qu'au détriment de celles des autres et que la société se divise infailliblement en exploiteurs et en exploités. Or dès avant Marx et bien avant la déclaration de Saint-Avold, l'économie a perdu, dans des secteurs de plus en plus larges et plus nombreux, son caractère statique. Elle est devenue dynamique ([^22]). Le gâteau devient tellement grand que chacun peut, par son génie inventif, son travail, son goût de l'effort, augmenter sa part sans diminuer celles des autres et même en les accroissant.
C'est ce qui se passe sous nos yeux depuis deux siècles. Marx n'a rien vu de tout cela. En fidèles disciples de leur maître, nos progressistes n'ont pareillement rien vu. A leur décharge, on peut dire qu'ils partagent l'erreur commune : en leur immense majorité, nos contemporains, savants ou ignorants, abordent les problèmes de l'économie dynamique avec une mentalité indéfectiblement enracinée dans une conception statique et périmée de l'économie. Le marxisme entretient avec une ardeur admirable et selon les recettes les mieux éprouvées de la propagande cette prodigieuse méconnaissance de la *réalité* économique. Il lui faut des exploiteurs et des exploités. Il lui faut socialiser. Il lui faut dès lors favoriser par tous les moyens le retour à l'économie statique, soit en entravant la prospérité, soit en la faisant passer comme le résultat de son action propre.
Nos progressistes ignorent que l'amélioration de la condition ouvrière, l'augmentation constante des salaires, la diminution de la journée de travail sont dues, non point au socialisme, mais à la capacité toujours accrue de l'économie dynamique. Sans elle les revendications syndicales seraient restées platoniques ; ils l'ignorent et veulent l'ignorer. La socialisation est pour eux « *une grâce *». Pour obtenir cette « grâce », ils s'efforceront de répandre l'opinion que « *l'exploitation de l'homme par l'homme est encore une tragique réalité en de nombreux secteurs du monde économique *».
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La réalité proclame le contraire ? Eh bien ! la réalité ment, la fiction est véridique. Nos progressistes qui ne mentent pas nous l'enseignent. Ils s'emploient, de tout leur zèle apostolique, à entretenir la plaie toujours ouverte, et la plaie ne se : cicatrisera jamais, en dépit de tous les progrès réalisés en thérapeutique économique, *car elle n'existe que dans l'imagination.* Pour un peu, ils reprendraient la thèse « la paupérisation croissante » du monde ouvrier chère à Maurice Thorez.
La victime du progressisme vit dans un univers mental où non seulement les vessies sont des lanternes, mais où elle fait prendre les vessies pour des lanternes, exactement comme la propagande communiste dont elle est -- sans le savoir, on l'espère -- la courroie de transmission dans le monde chrétien.
**2°)** La méconnaissance épiscopale des réalités de l'économie dynamique contemporaine éclate dans la question du problème du prêt à intérêt. Telle Excellence se refuse à l'évoquer contre les marxistes qui inculpent l'Église d'avoir partie liée avec les « exploiteurs ». Répondre au grief communiste en rappelant « *la lutte séculaire de l'Église contre le prêt à intérêt *» est une riposte parfaitement « *vaine *», sans portée, inutile. Son Excellence ne veut pas savoir que cette proscription du prêt à intérêt -- ainsi que la réprobation attachée à l'avarice et à la lésine depuis la comédie grecque jusqu'à Molière et Balzac -- fut un des moyens les plus efficaces employés par la morale païenne et par la morale chrétienne pour endiguer la tentation que *toute économie statique* subit d'exploiter les faibles. L'usure fut sévèrement limitée et isolée grâce à la flétrissure que les mœurs régnantes lui attachaient. Mais non ! pour son Excellence, il importe que les marxistes aient raison et que l'Église batte sa coulpe pour avoir insuffisamment combattu, faute d'exemple, l'exemple communiste venu d'En-Haut, comme « *une grâce *», bien sûr -- « l'exploitation de l'homme par l'homme ».
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D'autres Excellences y vont plus carrément : « *L'Église depuis un siècle a toléré le capitalisme avec le prêt à intérêt légal et ses autres usages peu conformes à la morale des prophètes et de l'Évangile *».
Notons bien : «* depuis un siècle *». Pourquoi «* un siècle *» ? Cherchons. Nous ne trouverons pas, je gage, d'autre réponse que celle-ci : en 1867, Marx publie le livre I de *Das Kapital* consacré à la critique de l'économie politique et au procès de production du capital. On connaît son auteur préféré au bout des doigts et jusque dans les sinuosités de sa chronologie. Modeste comme pas un, on n'en laisse rien paraître.
Rien ne montre mieux cependant jusqu'à quel point nos Excellences se sont laissé contaminer par la propagande communiste. Chacune se transforme en Orgon. Cet homme jadis sage, naguère homme de cœur,
est devenu comme un homme hébété,
depuis que de Tartufe on le voit entêté.
Ah ! ce bon Monsieur Tartufe ! Nos évêques « *se réjouissent de voir apparaître *», grâce à ses œuvres pies : « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline » -- « un autre système social moins éloigné de la morale évangélique » et qui prohibe -- enfin -- « le capitalisme, et le prêt à intérêt ».
Si nos évêques avaient la moindre idée *élémentaire* de la réalité économique, s'ils ne répétaient pas mécaniquement l'évangile marxiste, et ses slogans, s'ils avaient lu Louis Salleron par exemple, ils s'apercevraient que la condamnation du prêt à intérêt est liée au type statique de l'économie aujourd'hui dépassé, tandis que sa tolérance et sa licéité sont les suites parfaitement normales d'une économie de type dynamique.
« Les économistes, depuis deux cents ans, s'étonnent à l'envi, écrit Salleron, que des esprits aussi puissants qu'Aristote et Saint-Thomas aient pu condamner l'intérêt. Ces économistes oublient que l'intérêt (légitime) n'est qu'une participation au profit. Le profit n'est possible que dans l'expansion. Pas d'expansion, pas de profit (durable). Pas de profit, pas d'intérêt (légitime). Dans un monde qui ne s'entretient que par le renouvellement régulier des récoltes et des troupeaux, la proportion des biens aux personnes est invariable et rigoureusement déterminée.
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Il y a, telle année, disons cent unités consommables pour cent personnes. Il n'y en aura encore que cent l'année d'après, et ainsi de suite. Dans ces conditions, comment capitaliser ? Comment prêter ? Quiconque s'enrichit ne peut le faire qu'au détriment d'autrui. Le profit est un crime, l'intérêt également. »
Il n'en est évidemment pas de même si le système économique en vigueur produit un nombre croissant de biens matériels. Loin de n'ouvrir à l'enrichissement aucune autre issue que « l'exploitation », il permet au contraire de « capitaliser » sans léser personne.
On le voit sans discussion possible : faire porter l'accent « évangélique » sur la condamnation du capitalisme et du prêt à intérêt, c'est tout simplement inviter l'humanité à revenir à l'économie statique qui fut la sienne aux siècles de pénurie. Nos progressistes sont décidément des réactionnaires fieffés qui s'acharnent à rétablir des institutions surannées et contraires au progrès.
**3°)** Nos Excellences « *se réjouissent de voir apparaître dans l'humanité un autre système social moins éloigné de la morale évangélique *». « *L'Église* -- dont elles prétendent monopoliser la voix comme toutes les minorités agissantes qui ont subverti le monde et instauré le communisme -- *l'Église salue avec joie et fierté une humanité nouvelle où l'honneur ne va plus à l'argent accumulé entre les mains de quelques-uns, mais aux travailleurs ouvriers et paysans *».
Ce pathos, dont chaque terme est emprunté aux recettes publicitaires du communisme les mieux éprouvées, vaut la peine qu'on l'analyse. Il signifie que le marxisme est non seulement « conforme à l'esprit de l'Évangile », mais qu'il est LA solution du problème économique et social, LA SEULE.
C'est pourquoi « *la socialisation est une grâce *» : elle est indivisiblement socialiste et évangélique. « *Le vrai* « *socialisme *», *c'est le christianisme intégralement vécu, dans le juste partage des biens et l'égalité fondamentale de tous* ». Le christianisme englobe le socialisme. Celui-ci est la préparation de celui-là et celui-là est le couronnement de celui-ci.
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Une société où l'essentiel des biens matériels sera mis en commun réalisera parfaitement « *l'esprit de l'Évangile *».
Nos Excellences l'assurent. Elles ne nous demandent pas de les croire sur parole. Non. *Elles* VOIENT *apparaître dans l'humanité ce système social, cette réalisation du socialisme,* pris en tant que régime assurant « *le juste partage des biens et l'égalité fondamentale de tous *». *Elles* VOIENT « *se développer dans l'humanité des formes de vie sociale où le travail trouve sa vraie place qui est la première *».
Où ? En quel lieu ? Depuis quand ? Silence dans les rangs là-dessus. Mais après la condamnation renouvelée par elles du capitalisme et du prêt à intérêt, qui douterait, une seconde, que cette aube glorieuse se lève en U.R.S.S., en Chine, et dans le système planétaire du marxisme, le seul qui prétende que « *la socialisation est un fait inéluctable dans l'histoire du monde *».
Nous sommes ici en pleine *utopie.* Une fois de plus, nos Excellences ne s'aperçoivent pas (et font en sorte que leurs ouailles ne s'en aperçoivent pas à leur tour) que le socialisme a pour essence d'exister seulement dans l'imagination. Dès que le socialisme veut se traduire dans la réalité, *il se mue en son contraire *: il engendre une classe de partisans et de bureaucrates qui pèsent sur la classe laborieuse et la contraignent à un travail servile. Le phénomène est visible à l'œil nu. Loin d'être dans les mains des travailleurs, tous les leviers de commande de l'économie et de la société y sont monopolisés par des gangs de profiteurs qui s'expulsent les uns les autres dans une épuration sans fin.
Le socialisme est le parasitisme qui renaît sans cesse de ses cendres. Il a pour propriété de n'exister point là où il proclame à cor et à cri qu'il existe -- dans « la patrie, du socialisme » -- et d'exister sous la forme de mots, de phrases, de discours, d'homélies même, au-delà des rideaux de fer et de bambous. Les Russes, les Chinois, etc., sans oublier *les Hongrois*, Messeigneurs ! -- savent *par expérience* que le socialisme n'existe pas chez eux et que le plus effroyable des totalitarismes lui a emprunté son nom magique.
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Nos Excellences, elles, préfèrent saluer en l'utopie véhiculée par un battage publicitaire inouï « *un autre système économique et social conforme à l'esprit de l'Évangile *». La propagande dont elles sont saturées a provoqué chez elles une véritable hallucination.
\*\*\*
Majeure et mineure étant prouvées, la conséquence suit : la religion de Saint-Avold est fondée sur le néant. Elle est un phénomène linguistique. Un cas de glossolalie.
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Le second point de notre diagnostic peut être brièvement établi.
En effet, le propre du néant de pensée et de réalité n'est assurément pas de s'exhiber au grand jour. Il se dissimule. A cette fin, il recourt à ce qui, en chrétienté, incline les fidèles à l'obéissance envers leurs supérieurs ecclésiastiques : l'autorité dont ceux-ci sont revêtus en matière de foi et de théologie.
Le socialisme est « *inéluctable *». Pourquoi ? Parce qu'il se prétend fondé sur la connaissance scientifique des lois de l'évolution des sociétés humaines. Marx l'atteste pontificalement. On le suit. La socialisation est « *conforme à l'esprit de l'Évangile *». L'Agence *Pax* et tous les progressistes de la planète le clament. On les suit. On se persuade que, grâce à cet amalgame, le christianisme sera, à son tour, « *inéluctable *». LA FACILE RÉFORME DE LA SOCIÉTÉ REMPLACE LA DIFFICILE RÉGÉNÉRATION DES AMES. La révolution rend inutile la conversion. A ce prix, « *l'Église *», telle qu'elle est rêvée par nos Excellences, est sauvée. La nouvelle pastorale la fait entrer triomphalement dans l'ère d'un nouveau constantinisme où le commissaire du peuple et le yogi chrétien se regardent sans rire.
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Le troisième point va de soi après cette longue analyse. La religion de Saint-Avold est une mystification. Toutes les tentatives de réconciliation du christianisme et du Communisme sont des mystifications. Elles sont poursuivies avec zèle, par tous les moyens spécieux et fallacieux que la technique moderne de diffusion des contre-vérités, des mensonges et des duperies met à la disposition des volontés de puissance. Elles consistent à priver l'intelligence de son aliment naturel : la réalité, à substituer à celle-ci son image déformée et à métamorphoser de la sorte l'intelligence en imagination.
La crise de la foi dont témoigne la religion de Saint-Avold est très certainement due au refus du surnaturel véritable, mais elle ne s'explique pas moins par *l'atrophie de l'intelligence.* C'est par la tête que le poisson pourrit. Un écran d'une épaisseur monstrueuse se dresse chez ces clercs entre l'intelligence et la réalité. Il est fait d'un magma de mots, de discours, de livres, de revues, de journaux, de rapports, de lectures, mal digérées, de représentations mentales, etc. dont la correspondance avec le monde extérieur est aussi ténue que possible, où l'expérience personnelle intervient pour une dose infinitésimale, où règne la plus affolante inflation verbale que l'humanité ait jamais subie, Cette maladie dont les clercs sont atteints est commune à la plupart de nos contemporains. L'humanité se gave d'illusions, exactement comme elle se repaît de L.S.D., de marijuana, de cocaïne, d'alcool, etc.
L'Église était jusqu'à présent non seulement la gardienne de la Vérité révélée, mais le conservatoire des vérités auxquelles accède l'esprit humain, le refuge des intelligences, le rempart contre la Barbarie. Va-t-elle se transformer en Cité des Nuées et retomber en déluge dévastateur sur l'humanité, babélique ? Il faut bien constater, avec effroi, que nombre de clercs, parfois haut placés, n'ont plus le moindre sens du réel et regorgent d'illusions. Ils sont enfermés dans une subjectivité radicale dont ils s'efforcent de sortir en « dialoguant », comme-ils, disent, avec d'autres subjectivités aussi écervelées que la leur. De ce « royaume », ils détiennent seuls les clefs.
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Ils n'en ouvrent les portes que pour un *aggiornamento* à toutes les chimères du monde. La seule issue qui leur reste est alors la volonté de puissance cléricale. Là où meurt l'intelligence commence l'empire de la volonté arbitraire : *sic volo, sic* *jubeo,* SIT PRO RATIONE *voluntas.*
Et le pire est que cette volonté de puissance est toujours à la remorque de plus puissantes qu'elle-même. Elle est imitatrice. Elle n'a pas la moindre créativité. La religion de Saint-Avold est « quarantehuitarde », à cette différence près que son romantisme est mou, théâtral, artificiel. Cela se comprend : l'extrême irréalisme de ces clercs est tel que ne trouvant plus aucun point d'appui dans l'être, il est livré au paraître.
Tout ce qui en découle alors est factice. La force qui l'anime n'est qu'apparente. De tels clercs ambitionnent de *dépasser* le communisme dans un « christianisme authentique ». Allons donc ! Ils en sont les propagateurs. Ils lui fraient la voie. Leur christianisme « conforme à l'esprit de l'Évangile » consiste à inciter les chrétiens à créer, par la socialisation, les conditions économiques et sociales où le communisme n'aura plus qu'à naître et grandir.
De ce point de vue, la gravité de la religion de Saint-Avold ne doit être en aucune façon sous-estimée. *Le mal est descendu des hauteurs de l'esprit jusqu'au cœur même de la matière où il touche tous les hommes.* Ce sont les fondements *matériels* de la vie humaine que de telles vésanies atteignent désormais.
Marcel De Corte.
*Professeur à l'Université de Liège.*
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### Pages de journal
par Alexis Curvers
LE PAPE SIXTE QUINT, affreux réactionnaire, était de famille si modeste qu'il avait une sœur lavandière.
Le jour même de son élection, il l'installa au Vatican. On vit alors Pasquin, l'amuseur du peuple romain, se promener vêtu d'une chemise crasseuse. Et de répondre aux passants qui s'en étonnaient : « C'est que ma blanchisseuse est devenue princesse. »
Quand Marie-Antoinette, pour complaire au peuple et s'ajuster au goût du jour, renonça aux toilettes somptueuses, elle n'en fut pas moins blâmée. Le portrait où Mine Vigée-Lebrun la montra dans une robe de linon fut chansonné par le public. Une des dernières fois qu'elle parut au théâtre, les spectateurs murmurèrent sur la simplicité de sa mise, si ouvertement que la reine dans le carrosse du retour, dit à Louis XVI qui l'accompagnait : « Ils m'appellent Madame *Déficit,* je m'habille comme une lingère et ils ne sont pas contents. »
C'est ainsi. Tout ce qu'on innove dans l'illusion de se rapprocher du peuple en se réglant sur l'idée qu'on se fait de lui, le porte à rire, l'enhardit et le dégoûte.
Proust a bien raison de dire du marquis de Saint-Loup, lorsque celui-ci se commet dans la politique démocratique, que le peuple ne lui pardonnera ses opinions républicaines qu'en faveur de ses origines aristocratiques.
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Avis aux ecclésiastiques débraillés qui s'évertuent à séduire le peuple par une religion populacière, sans s'apercevoir qu'ils ne doivent un reste de prestige qu'au souvenir de la soutane qu'ils ne portent plus.
\*\*\*
...*Jusqu'à ces dernières années, l'Église offrait à la beauté le rempart de ses traditions ; celui-ci ayant été éventré par les récentes innovations de la liturgie et par le vertige du* « *progressisme *»*, c'est maintenant la débâcle d'un patrimoine jusqu'ici inviolé ; dans toute l'Europe, des prêtres liquident les trésors artistiques de leurs églises ; en Italie, où ce négoce est particulièrement fructueux, la police a découvert récemment des dépôts où des monastères concentraient des œuvres d'art pour en faire des magasins de vente. Ce n'est pas toujours l'idée de lucre qui anime ces ecclésiastiques, mais un esprit iconoclaste qui rappelle celui des huguenots : dans un village des Landes, en France, un curé, pour donner à son église cet aspect d'un garage qui est le dernier mot du temple catholique, a démantelé un retable baroque et, laissant à la nature le soin de détruire un objet qui avait été sacré, il l'enterra dans un champ. En France, on parle de désaffecter dix-huit mille églises. Le chiffre peut paraître énorme, mais quand on lit un article des* Études (*mars 1967*) *écrit par le Père Antoine, de la Compagnie de Jésus, on peut se demander s'il n'est pas plus grand encore. Qualifiant les cathédrales de* « *survivances *»*, impropres à la prière et à la célébration du culte, le Révérend Père ne souhaite pas qu'un cataclysme vienne les détruire toutes ; toutefois,* « *l'Église y gagnerait beaucoup *»*.*
Germain BAZIN,
*Conservateur en chef au Musée du Louvre*
(*Le Temps des Musées,*\
Desoer S. A. Éditions,\
Liège-Bruxelles, 1967).
\*\*\*
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Pascal écrivait dans la seizième *Provinciale* (*Calomnies horribles des jésuites contre de pieux ecclésiastiques et de saintes religieuses*), datée du 4 décembre 1656 :
...*Votre père Meinier vient de soutenir,* comme une vérité certaine, *que Port-Royal forme une cabale secrète depuis trente-cinq ans, dont M. de Saint-Cyran et M. d'Ypres ont été les chefs,* « *pour ruiner le mystère de t'incarnation, faire passer l'évangile pour une histoire apocryphe, exterminer la religion chrétienne, et élever le déisme sur les ruines du christianisme *».
Ne cherchons pas si c'est à tort ou à raison que ce jésuite, champion de l'orthodoxie, imputait aux jansénistes du XVII^e^ siècle un dessein qui est exactement celui des modernistes et des progressistes du XX^e^. Le curieux est que maint de ses confrères ne trouve plus rien à redire à ce dessein réputé naguère subversif, aujourd'hui que nous le voyons enfin se réaliser sous le glorieux patronage de Teilhard de Chardin. *Quantum mutatus ab illo tempore*.
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Pie XI eut le courage de dire que l'Église a pour mission non de civiliser, mais d'évangéliser ; et qu'elle civilise néanmoins, mais par surcroît, et par le moyen de l'évangélisation.
Il faut ajouter que ce moyen est le seul. L'histoire le prouve depuis mille ans et les événements le confirment chaque jour : il n'y a de civilisable que l'homme qui a reçu ou du moins attendu l'Évangile, et dans la mesure où il en garde l'empreinte ou du moins l'espérance. C'est ce que Pie XII a compris parfaitement, pour son malheur et, pour sa gloire.
Aujourd'hui, la nouvelle Église prétend civiliser sans évangéliser. Elle ne trouve à y parvenir que par le moyen de la Révolution, laquelle décivilise tout ce qu'elle touche, à commencer par l'Église elle-même.
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133:123
A l'occasion du centième anniversaire de la naissance d'Alain (1868-1961), Léon Treich rapporte un mot de ce philosophe qui « resta jusqu'à son dernier jour un anticonformiste de principe » ([^23]) :
« Avez-vous remarqué, disait-il en 1957 à Maurois, que le signe de tête qui dit oui est celui d'un homme qui s'abandonne au sommeil ? »
A ce compte, l'homme n'aurait qu'à dire non pour se réveiller. C'est ce que suggère la mimique des Grecs, lesquels, en signe de dénégation, lèvent énergiquement la tête, les yeux et la main vers le ciel.
Comme toute son œuvre l'atteste, Alain pense que l'homme qui dit toujours non est plus actif, plus intelligent, plus généreux, plus libre et plus utile que l'homme qui dit toujours oui. Cette opinion est le comble du conformisme, car la contestation systématique est par elle-même aussi conformiste que l'acquiescement aveugle.
Elle l'est même davantage dans le cas le plus fréquent : quand le contestant n'avoue pas le préjugé sous l'empire duquel il rejette sans examen tout ce qui l'amènerait à contester son propre système... Beaucoup n'ont un œil ouvert que parce qu'ils tiennent l'autre fermé, et ne disent non au blanc que parce qu'ils ont d'abord dit oui au noir. Or il faut autant de courage pour dire oui à la vérité que de servilité pour ne pas dire non au mensonge.
\*\*\*
A la devanture du kiosque, mes yeux tombent inévitablement sur la couverture de *l'Express.* Elle porte, cette semaine, une phrase en exergue :
« Être jeune, c'est pouvoir se dresser et secouer les chaînes d'une civilisation périmée. » C'est signé Thomas Mann.
La phrase, telle quelle, est une ânerie monumentale.
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1°) Il n'y a pas de civilisation périmée. La civilisation n'est jamais périmée. Ce qui se périme, c'est la part de barbarie toujours plus ou moins mêlée aux éléments de la civilisation, lesquels sont immuables.
2°) La civilisation n'impose pas de chaînes. Elle propose au contraire les justes lois par l'observance desquelles on se libère des chaînes de la barbarie.
3°) La jeunesse n'est nullement l'âge le plus propre à secouer des chaînes, mais celui où l'homme, au contraire, se laisse le plus facilement manœuvrer et séduire, c'est-à-dire enchaîner. Toute propagande esclavagiste (autrement dit subversive, ou barbare) s'efforce d'abord de rallier la jeunesse, et n'y réussit que trop souvent.
4°) Le tout, à tout âge, n'est pas seulement de secouer des chaînes anciennes, mais de veiller à ne pas en accepter de nouvelles en échange, au risque de tomber d'un esclavage dans un autre, d'une barbarie dans une barbarie pire encore, et d'une civilisation imparfaite dans une décivilisation totale.
Etc.
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L'hebdomadaire *Dimanche,* bulletin paroissial, est édité à Mons (Belgique), mais répandu, sous différents titres, en de très nombreux diocèses de langue française. Relevé, dans son numéro du 10 mars 1968, -- cette perle :
« *Les disciples de Jésus n'avaient pas de magnétophone et n'étaient pas de grands écrivains. Le plus* « *intellectuel *» *de l'équipe était sans doute Matthieu, de son métier commis des douanes. Ils ont retenu de mémoire, de leur mieux, ce que disait Jésus ; ils l'ont redit forcément avec des variantes, dans leurs prédications après la Pentecôte ; et finalement l'ont mis par écrit. Saint Luc, qui était médecin et cultivé, mais qui n'était pas de la première équipe, a fait un certain effort littéraire, sans être de la classe d'un Français Mauriac. *»
135:123
On se souvient que, pour l'abbé Oraison, les évangélistes, et spécialement saint Luc dans son récit de l'Annonciation, sont des représentants de la « *mentalité prélogique *».
Tels sont les sommets de l'exégèse et de la critique littéraire exercées par des prêtres sur les textes évangéliques. Rappelons le jugement prononcé par Paul Géraldy, écrivain profane et passant pour frivole :
*Q. -- Quels sont pour vous les plus grands poètes ?*
*R. -- Les évangélistes.*
*Q. -- Quels sont pour vous les plus grands prosateurs ?*
*R. -- Les évangélistes.*
\*\*\*
Cité du Vatican, 13 mars 1968 (A.F.P.) :
« Ce qui s'est passé à Hué et en d'autres endroits nous oblige à faire d'amères constatations », a déclaré la Radio du Vatican, après avoir rapporté, avec le bilan de l'agence *Fides*, d'autres précisions sur les pertes subies par l'Église du Vietnam au cours de l'offensive du Têt.
La Radio a souligné que « selon des sources dignes de foi, des centaines de jeunes gens et d'hommes catholiques de Hué ont été déportés par les Vietcong, puis tués, d'autres, sauvagement torturés ».
« Pendant toute la période de l'occupation de l'ancienne capitale, a ajouté la Radio, les Vietcong installés dans le petit séminaire ont obligé les novices à suivre des cours de marxisme, et de fortes pressions ont été exercées pour que les élèves du grand séminaire en fassent autant. Parmi les déportés se trouvent aussi trois prêtres et deux clercs. » (Je n'arrive à comprendre cet *aussi* qu'en supposant que les élèves des deux séminaires, bien qu'obligés à suivre des cours de marxisme, faisaient déjà partie du premier contingent de jeunes gens et d'hommes déportés, puis tués ou torturés, au nombre de plusieurs centaines pour la seule ville de Hué.)
136:123
« Deux prêtres ont été attaqués et blessés à la sortie de l'archevêché de Hué. De nombreux missionnaires ont été arrêtés et soumis à de pressants interrogatoires. »
Le journal où je trouve cette information la publie sous un titre qui, même à l'époque où nous sommes, me surprend par la modération, on pourrait dire par la neutralité des termes : « Le Vatican déplore les excès du Vietcong à l'égard des catholiques. » Ce n'est donc pas le journal, ce ne sont pas ses lecteurs, ce n'est pas l'humanité civilisée, c'est seulement le Vatican qui déplore. Encore ne déplore-t-il que des excès, nullement les principes au nom desquels de tels actes se commettent et se justifient.
Mais je m'étonne à tort. Le titre du journal reflète fidèlement la pensée de Radio-Vatican. En effet, la dépêche comprend encore ce paragraphe :
« Sans vouloir imiter ceux qui voient dans les graves dommages subis par les institutions catholiques le signe d'une volonté bien arrêtée d'anéantir l'Église, a poursuivi la Radio, un fait est certain : dans tous les centres occupés par eux, les Vietcong ont adopté des méthodes extrêmement regrettables. »
C'est très clair : les méthodes sont regrettables, l'Église a subi de graves dommages, mais les intentions sont pures, et bien méchant qui y verrait malice. M. Garaudy lui-même n'espérait certainement pas une absolution si rapide. Les communistes, d'accord en cela avec les papes, ont beau avoir mille fois proclamé et prouvé leur volonté bien arrêtée d'anéantir l'Église, rien n'y fait, Radio-Vatican, pas si bête, ne les en croit ni sur leurs paroles ni sur leurs actes, pas plus qu'il n'en croit les encycliques des papes.
On ne peut donc qu'approuver tant d'ecclésiastiques qui, écoutant la radio et lisant les journaux plus docilement qu'ils ne s'instruisent de la doctrine des papes ni de celle des communistes, appellent publiquement de leurs vœux, en toute sûreté de conscience la victoire de ce Vietcong à la main un peu rude, mais dont les sentiments sont au-dessus de tout soupçon.
Quant aux quelques centaines de catholiques arrêtés, déportés, blessés, tués ou torturés dans la seule ville de Hué, la nouvelle Église, fidèle aux conseils de Radio-Vatican, en prend volontiers son parti.
137:123
Et à cette Église-là, M. Garaudy a bien raison de tendre la main, plutôt que de lui livrer des combats inutiles : il n'a plus longtemps à attendre qu'elle s'anéantisse elle-même.
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PRINCIPIIS OBSTA. -- C'est au moment où on a cessé de réciter les prières de Léon XIII après la messe, c'est à ce moment-là qu'il fallait s'insurger.
On nous disait alors : « Ces prières sont facultatives, elles ne font pas partie de la messe, on peut les dire à un autre moment », etc.
En vertu du même raisonnement, on a ensuite supprimé le dernier évangile, et, au début de la messe, tout ou partie des prières au bas de l'autel. Ainsi grignotée sur ses deux extrémités, la messe, nous disait-on, n'en serait que mieux comprise, plus « authentique » et plus « ouverte », ouverte à quoi, on ne le disait pas.
Puis, sous prétexte communautaire et vernaculaire ; on chambarda toute la messe des catéchumènes devenue « liturgie de la parole », et nous fûmes forcés de nous asseoir pour entendre l'Épître, dont le caractère de texte inspiré n'est guère accusé par cette irrévérence ; cependant qu'à l'autre bout de la messe, la communion se transformait en liturgie de la chansonnette, les communiants en chanteurs ambulants qui mangent debout comme au snack-bar et s'en vont la bouche pleine sans avoir le temps de dire merci.
-- *Rassurez-vous,* nous disait-on, *tout cela ne change que l'accessoire. L'essentiel de la messe, c'est le canon, et le canon ne bougera pas. Il n'en sera que mieux mis en valeur, pour rester seul dit en latin.*
Quand Jean XXIII eut la pieuse pensée d'introduire dans le canon la mention de saint Joseph, un silence poli montra qu'on jugeait assez drôle l'idée d'allonger encore la liste de ces saints qui n'étaient déjà que trop encombrants.
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Le P. Daniélou fut des premiers à s'en consoler et laissa passer le bout de l'oreille dans un article du *Figaro littéraire,* disant que l'addition de saint Joseph avait au moins l'avantage de prouver que le canon de la messe n'était pas intangible. Saint Joseph d'ailleurs était assez bien vu, en sa qualité de « prolétaire ».
Le P. Daniélou ne croyait pas si bien dire, car nous avons maintenant le choix entre deux ou trois canons en langue vulgaire, comprenant des paroles de la consécration ad libitum, d'ailleurs noyées dans les borborygmes inintelligibles d'un microphone, quand ce n'est pas dans un flot toujours nouveau de fantaisies œcuméniques, expérimentales, fonctionnelles, musicales, chorégraphiques, normatives et de plus en plus « ouvertes ».
La question est de savoir si les prêtres qui célèbrent ainsi la messe, donnant par ailleurs tous les signes du relativisme intellectuel, c'est-à-dire de l'incrédulité, croient encore à la transsubstantiation et à la présence réelle, ou s'ils y ont jamais cru, ou s'ils y croiront davantage lors même qu'ils se sentiraient obligés de faire à nouveau semblant d'y croire. Car ils y croient ou ils n'y croient pas. Ce n'est pas notre faute s'ils ont mis le doute dans nos esprits. S'ils n'y croient pas, ils ne peuvent, n'ont pu ni ne pourront jamais avoir l'intention de consacrer. Sans l'intention, la consécration n'est point valide.
Aussi ce moment capital de la messe passe-t-il désormais souvent inaperçu, tant on le dépouille de l'appareil qui en marquait la solennité, par conséquent la signification. On a d'abord çà et là supprimé la musique d'orgue et le tintement de clochette qui l'annonçaient, faisant incliner tous les fronts ; et le microphone qui nous ordonne si volontiers de nous asseoir (et sur quel ton !) ne nous avertit jamais de nous relever, ni encore moins de nous agenouiller.
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Plus récemment, et cette fois par la voie légale, on a supprimé, voire interdit, les deux génuflexions par lesquelles le prêtre avant l'élévation du pain et celle du vin qu'il venait de consacrer, donnait lui-même l'exemple et le signal de l'adoration. Il faut être en bonne place et fort vigilant pour surprendre son geste quand il élève tout à trac l'hostie puis le calice, ou que plutôt il les soulève à peine ; la dernière mode étant même, comme je l'ai vu, de les soulever d'une seule main. Si bien qu'on est parfois tout étonné de s'apercevoir que le canon touche à sa fin, alors qu'on reste à attendre l'instant qui en est le centre et le sommet.
En, revanche, la fin du canon nous est signalée avec un éclat insolite, qui ne réveille peut-être notre attention qu'en faveur des rites qui vont suivre : la récitation du *Pater* (dans sa traduction nouvelle et très fautive) et surtout le « repas communautaire » dont en fait à présent l'essentiel de la messe. La conclusion du canon comporte, comme on sait, une seconde élévation qu'on appelait naguère la petite élévation, mais qui tend de plus en plus à éclipser la grande. Seulement, comme les paroles du *Per ipsum* qui l'accompagne, tout admirables qu'elles sont, n'ont pas de vertu consécratoire, il résulte de tout ce bouleversement que le moment à partir duquel Jésus-Christ est substantiellement présent sous les espèces du pain et du vin ne nous est plus du tout rendu sensible, et que par conséquent notre sentiment de cette présence hésite et s'affaiblit, dans la mesure même où s'est altéré celui du prêtre. C'est peut-être par un reste d'honnêteté que tant de prêtres soustraient maintenant un faux saint sacrement à l'adoration des fidèles, et empêchent, parfois à coups de pied, qu'on s'agenouille pour recevoir l'hostie qu'ils savent n'avoir pas réellement consacrée. Et nous sommes perpétuellement dans le cas de nous demander si nous assistons à de vraies messes, à des pseudo-messes ou à des messes noires.
Nous ne serions pas réduits à de telles extrémités si nous n'y étions arrivés pas à pas, encore qu'à une allure vertigineuse. C'est au premier pas vers l'abîme qu'il eût fallu dire non, sonner fortement l'alarme, entonner le *Salue Regina* et rappeler à grand cris saint Michel archange, sentinelle que Léon XIII avait postée à l'issue de la messe précisément pour *fermer* celle-ci, comme une arrière-garde ferme un cortège menacé.
140:123
Léon XIII devait savoir ce qu'il faisait. Car on n'eût pas plus tôt congédié le Prince de la milice céleste, que la sainte messe qu'il ne protégeait plus*,* attaquée dans le dos par surprise, commença de s'ouvrir toute grande à l'abomination de la désolation.
\*\*\*
C'est entendu : il est conforme aux normes de la liturgie que les communautés religieuses célèbrent en latin et en chant grégorien l'office choral et la grand-messe conventuelle.
Mais qu'est-ce qu'une norme ? *Norma* signifie *équerre*, et de là : *modèle, principe, loi idéale*. Il y a très loin de la norme spéculative à la règle effectivement en vigueur.
Une preuve en est que « les monastères et les instituts religieux qui observent ces normes (quæ has normas observant) et maintiennent (percolunt) le chant propre de l'Église romaine, sont à louer grandement et à encourager fortement dans leur résolution (*valde laudanda et in suo proposito vehementer firmanda sunt*) ».
Ils sont à louer grandement. Ils ne sont donc pas les seuls que la règle autorise. On ne les louerait pas à ce point s'ils ne s'acquittaient que du devoir commun. On les loue de faire davantage. Ils vont au-delà du nécessaire. Ils donnent le bon exemple. Mais c'est un exemple facultatif, puisque les autres, ceux qui n'observent pas les normes, s'ils ne reçoivent pas de louanges, n'encourent non plus interdiction ni blâme.
En effet : « Afin que soit conservé intact (*ut incolume servetur*) le patrimoine si précieux de la prière liturgique de l'Église, il est hautement souhaitable (*summopere optandam est*) que les communautés qui auront obtenu la concession » de pouvoir réciter (*recitandi*) l'office divin dans la langue vernaculaire, emploient la langue latine pour célébrer ledit office en chant grégorien (*linguam latinam adhibeant ad idem officium in cantu gregoriano celebrandum*). »
Il ressort de là :
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1°) Que des communautés ont obtenu, obtiennent et peuvent obtenir la dispense et du latin et du chant grégorien, lesquels ne sont pas de règle.
2°) Qu'il est préférable mais nullement obligatoire (optandum est) qu'elles n'usent de la dispense du latin que dans l'office récité.
3°) Qu'il est préférable mais nullement obligatoire (optandum est) d'employer le latin pour célébrer l'office en chant grégorien.
4°) Qu'il n'est ni obligatoire ni préférable d'employer le latin pour célébrer l'office en chant non grégorien, pas plus que pour le réciter.
5°) Que par conséquent le chant grégorien n'est pas obligatoire.
C'est donc la liberté consentie avec louange à ceux qui gardent le latin et le chant grégorien ; consentie sans louange, mais également pleine et entière, à ceux qui veulent célébrer l'office en langue vulgaire, soit en le récitant, soit en le chantant selon quelque musique autre que grégorienne ; et consentie moins volontiers, comme non souhaitable mais nullement interdite, à ceux qui voudraient l'accommoder en langue vulgaire au chant grégorien (comme d'ailleurs ils le font déjà depuis belle lurette sans attendre aucune permission).
Qu'il soit désormais loisible et régulier de renoncer du même coup au latin, au chant grégorien et au chant, les novateurs les plus audacieux n'en espéraient pas tant. Face à une autorité qui n'exprime plus que des souhaits, ils ont absolument carte blanche.
Et on se demande à quoi rime encore, dans ces conditions, de leur accorder des indults, c'est-à-dire de nouvelles exceptions à une règle d'ores et déjà inappliquée en fait. Celui du 14 décembre 1907 confère à l'abbé général des cisterciens réformés le pouvoir d'accorder aux communautés de son obédience la faculté de réciter l'office en langue vulgaire, « pourvu que les communautés optent pour cette faculté par un vote libre et secret de tous les membres (*omnium sodalium*) ».
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Nous avons vu d'assez près comment se préparent de tels votes libres et secrets, et par quels moyens, surtout ecclésiastiques, se réduit au silence une opposition privée de tout recours, pour ne pas douter un instant de ce que seront les résultats de ces consultations populaires : elles ne feront qu'imposer et consacrer à titre officiel et définitif des réformes déjà entrées dans la pratique à titre prétendument expérimental et provisoire.
L'opération, parfaitement légale, et sur le conseil même du législateur, se décompose donc comme suit :
1°) On cesse de chanter l'office en grégorien.
2°) Le récitant, on le récite en langue vulgaire (traduction ad libitum).
3°) En langue vulgaire, on le remet, si l'on veut, en musique, de préférence non grégorienne.
4°) Une fois le tour ainsi joué, on obtient par indult le droit d'en ériger l'effet en loi, moyennant un vote unanime.
5°) Ce qui n'était que toléré conditionnellement devient alors obligatoire sans exception.
Et le plus fort est que ces mesures sont prises « afin que soit conservé intact le patrimoine si précieux de la prière liturgique de l'Église ». Mais conservé par qui ? Sans doute par les communautés déclarées dignes d'éloges et d'encouragements, qui persévèrent à chanter en latin et en grégorien. Elles se comptent sur les doigts de la main.
Rome certainement ne l'ignore pas. Ni ceux qui, prêtant anxieusement l'oreille à ses incompréhensibles messages, tâchent de lui obéir au prix d'un héroïque optimisme. Nos amis de *Nouvelles de chrétienté* hasardent ce commentaire -- « Même ainsi acceptés à l'unanimité, ces indults ne peuvent concerner que la *récitation* de l'office, non sa célébration *chantée* -- dans ce dernier cas, Rome souhaite (*summopere optandum est*) que l'on observe le latin et le grégorien. »
Rome souhaite... Et qui donc commande à sa place ? Elle n'ordonne pas ce qu'elle dit souhaiter, et elle permet qu'on ordonne ce qu'elle ne souhaite pas. L'indult du 14 décembre 1967 porte « qu'en aucune manière (*nulle modo*) on ne peut le considérer comme s'il abrogeait » les instructions antérieures.
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Or il les abroge bel et bien, puisqu'il indique le moyen de les tourner et même de les annuler finalement par un vote. Ou plutôt il les abrogerait si elles avaient été abrogeables et elles ne l'étaient pas. Car on n'abroge que des lois ou des règles, et l'Église post-conciliaire n'en a édicté que pour imposer des changements ; pour préserver des traditions comme celles du latin et du chant grégorien, elle s'est bornée à constater comme des faits supposés acquis les dérogations qu'elles avaient déjà subies, et à donner là-dessus des « instructions » qui ne sont rien de plus que des *optandum est *: de vagues regrets et des souhaits en sens divers, auxquels il est également difficile d'obtempérer et de trouver à redire, faute d'y voir clair.
Le moins qu'on puisse dire est que les souhaits de Rome ne sont guère exaucés. Ses actes ont malheureusement des suites plus réelles, dont la principale est justement qu'elle ne manifeste plus que par des vœux l'autorité dont elle abandonne l'exercice à des mains de nous inconnues. Comment savoir ce que Rome veut au juste, alors que tant de voix discordantes nous parlent en son nom et que ses actes se règlent sur des silences plus étonnants encore ?
Il importe peu que des textes comme ceux qu'on vient de lire, qui semblent concertés pour fomenter le doute, émanent du pape, du concile, du cardinal Lercaro, du P. Bugnini, de quelque « expert » en théologie ou d'une de ces commissions anonymes, épiscopales et autres, au bon plaisir desquelles la nouvelle Église a commis ses destinées. Une même confusion règne dans ces textes et enveloppe leurs auteurs. Tous ces souhaits, indults, exceptions qui prennent force de loi, formules à double sens, protestations, repentirs, sous-entendus, parenthèses, réticences, allusions voilées mais suggestives, ordres conditionnels et contre-ordres éventuels, s'équivalent et se neutralisent entre eux, concourant à perpétuer l'état d'anarchie tumultueuse qui constitue, dans le champ même de la nouvelle Église, la décisive et l'éclatante victoire des ennemis de l'Église.
Alexis Curvers.
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### Réflexions sur l'éducation
par l'Abbé V.-A. Berto
**I. -- **LES DROITS respectifs de l'Église et des parents catholiques quant à l'éducation des enfants se déterminent comme suit :
A\) Chronologiquement, le droit des parents commence à la naissance de l'enfant. Aussi longtemps que celui-ci n'est pas baptisé, l'Église n'a aucun droit sur lui, selon le principe : « *Ecclesia de iis qui foris sunt non iudicat*, l'Église n'a pas de for, c'est-à-dire de compétence, pour ceux du dehors. » Mais elle impose aux parents chrétiens le devoir de faire baptiser leurs enfants. L'usage de les laisser indéfiniment « catéchumènes » comme ç'a été le cas de saint Augustin, a disparu à mesure que l'Église, dans sa méditation ininterrompue du Dépôt révélé, en explicitait mieux la richesse. L'usage contraire a justement prévalu. Là où le péril d'une *véritable* apostasie ultérieure peut être tenu pour inexistant grâce aux soins des éducateurs, on doit continuer à baptiser les enfants le plus tôt possible après leur naissance. Sans doute le péril n'est jamais spéculativement nul, il y a toujours eu et il y aura toujours des Luther et des Renan ; il n'est pas pratiquement nul quand il est *probable* que le néophyte vivra en milieu non-chrétien, et alors on comprend qu'il faille des garanties spéciales ;
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mais il est pratiquement nul, « *ut in pluribus*, dans la plupart des cas », quand le néophyte, selon les prévisions humaines, est destiné à recevoir une profonde et ferme éducation chrétienne, ou même à en recevoir au moins les rudiments. Abandonner la pratique religieuse n'est absolument pas l'équivalent d'une apostasie, et c'est pourquoi, même si on prévoit que beaucoup d'enfants (principalement dans les classes populaires) ne « pratiqueront » plus après leur confirmation, ce n'est pas une raison pour refuser le baptême précoce à ces pauvres enfants ; c'en est une seulement d'obtenir des parents qui le demandent pour eux qu'ils remplissent les obligations qu'ils contractent, eux parents, du fait même que leur enfant a été baptisé de leur gré, auxquelles obligations nous arrivons maintenant.
B\) Car le baptême change tout. Il faut se souvenir que les parents, même chrétiens, engendrent en Adam, point capital énergiquement enseigné par saint Augustin. L'enfant né de parents chrétiens ne naît pas chrétien, ne naît pas en état de grâce, ne naît pas frère et membre de Jésus-Christ ; la génération naturelle est radicalement inhabile à lui procurer ces biens, qui ne lui viennent que par sa re-naissance « de l'eau et du Saint-Esprit », c'est-à-dire par le baptême qu'il n'appartient qu'à l'Église de conférer (car tout baptême valide, fût-il conféré par un païen ou un a-catholique, est une opération accomplie par l'Église catholique, et fait du baptisé un membre de l'Église catholique aussi longtemps que par un acte formel et personnel il n'a pas adhéré à une religion ou confession non-catholique) ; et nous ne considérons ici que le cas ordinaire où des parents catholiques demandent pour leur enfant le baptême à un ministre de l'Église catholique, lequel doit partager la hâte de l'Église d'avoir un enfant de plus, et d'autant plus de hâte qu'il y a une certitude morale plus assurée que ce nouvel enfant sera élevé selon la Mère de laquelle il re-naît. Bossuet remarque, dans un sermon admirable, que l'Église devient mère non en mettant ses enfants hors de son sein, comme les mères selon la nature, mais au contraire en les mettant *dans* son sein. Cela va loin, *infiniment* loin.
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C\) Ce n'est en effet de rien de moins qu'il s'agit : tout baptême est une actuation de la Maternité de l'Église, un enfantement de l'Église. Comme saint Cyprien avait dit : « *Deum Patrem habere non potest qui Ecclesiam non habet Matrem*, il ne peut avoir Dieu pour Père, celui qui n'a pas l'Église pour Mère », saint Augustin dit d'une manière encore plus forte que les baptisés en tant que baptisés n'ont de mère que l'Église : « *si horum quaeratur matrem, Ecclesia est*, si on cherche qui est leur mère, c'est l'Église ».
Tel est le point par où l'enfant devient l'objet de deux droits : le droit chronologiquement antérieur des parents, celui de l'Église, chronologiquement postérieur, mais transcendant. Ces deux droits ne s'opposent point (ce serait opposer Dieu à lui-même que de le prétendre), mais on est sûr d'avance qu'ils peuvent et doivent se concilier.
Toutefois, avant d'aller plus loin, il faut remarquer que ni l'un ni l'autre de ces droits n'est un « ius in rem », mais un « ius in personam ». Autrement dit, l'enfant n'est pas seulement *objet* de droits, il est *sujet* de droits. Il naît per*sonne,* c'est-à-dire substance individuée dans une nature intellectuelle ; personne au plus bas degré de la personnalité, puisqu'elle est engagée dans une espèce animale, inférieure aux personnes angéliques, inférieure infiniment aux Personnes divines ; personne néanmoins, vraiment et réellement personne. Cela va loin, mais nous ne pouvons ici tout développer, on peut toutefois certainement dire que le droit naturel des parents, s'il est privatif à tout autre droit naturel *sur* l'enfant, n'est pas privatif au droit naturel *de* l'enfant. Pour commencer, l'enfant a le droit de vivre. Les parents qui lui ont donné la vie, n'ont pas le droit de la lui ôter. La « *patria potestas *» des anciens romains, qui admettait cet atroce abus, n'a été réduite que par l'action du Christianisme ? Cela prouve seulement, comme l'enseigne le premier Concile du Vatican, que les vérités religieuses et morales, *en soi* naturelles, ne sont *en fait,* depuis le péché, reçues « par tous, clairement et sans mélange d'erreur » qu'avec l'appoint de la Révélation ; cela ne prouve pas que le droit de l'enfant une fois né à vivre et à être aidé à vivre, ne soit pas un droit naturel, et les parents n'ont pas le droit de le tuer, ni de l'exposer à périr faute de soins.
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En second lieu et plus essentiellement peut-être encore que le droit naturel d'être aidé à vivre, l'enfant a le droit d'être élevé dans la vérité. Plus essentiellement, parce qu'après tout la vie corporelle n'est que le conditionnement et non un élément nécessaire de la personne humaine. Sans entrer dans le problème ardu de ce que les métaphysiciens appellent le « constitutif, formel de la personnalité », il est clair que seules les natures intellectuelles concrètes et individuées sont des personnes. Les esprits purs sont des personnes, à raison de leur intellectualité ; les animaux ne sont pas des personnes, à défaut d'intellectualité. Tenant encore de l'animalité, tenant déjà de la spiritualité, la personne humaine n'est personne que pour ce qu'elle subsiste dans une nature intellectuelle, -- et l'intellect est tout entier finalisé à l'acquisition, à la possession et à la jouissance de la vérité. Enseigner l'erreur est le pire attentat contre la personne ; enseigner le vrai, le plus haut honneur rendu à la personne ; inspirer à l'enfant la volonté sans réserve ni retour de vivre dans le vrai, le principe de toute éducation. D'où saint Paul : « Nous n'avons nulle autorité en dépit du vrai, mais seulement dans le droit fil du vrai », et saint Jean : « Je n'ai pas de plus grande joie que d'apprendre que mes enfants cheminent au sein de la vérité. »
Tout cela, même en pure philosophie. Mais reprenons le cas de l'enfant que ses parents catholiques présentent au baptême catholique dans l'Église catholique. L'Église ne reconnaît qu'à elle-même le droit d'élever les enfants re-nés d'elle dans la vérité catholique, dont elle est la dépositaire exclusive et indéfectiblement fidèle. Mais l'Église dans notre considération présente, c'est une personne morale ; ses organes dans la communication de la vérité catholique, il faut bien en définitive que ce soient des personnes physiques, Lesquelles ?
En premier lieu, sans nul doute, les parents catholiques (laissons de côté le cas des enfants, pourtant innombrables, privés de famille). Eux-mêmes, en présentant leur enfant au baptême, ont reconnu à l'Église son droit transcendant mais l'Église réciproquement reconnaît leur droit naturel elle ne l'annule pas, elle le surélève, et elle constitue les parents premiers éducateurs catholiques de leurs enfants baptisés.
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Il va sans dire que, hors de son domaine propre, instruction dans la foi et éducation selon la foi, elle n'a rien à exiger des parents : ceux-ci déterminent comme ils l'entendent leur mode de vie familiale, supposés saufs, bien entendu, les droits essentiels de l'enfant.
Mais la famille est une société imparfaite, c'est-à-dire une société qui n'a pas en soi tous les moyens d'atteindre ses propres fins, et à laquelle par conséquent il est connaturel de vivre au sein de sociétés plus vastes, l'État et l'Église, qui sont sociétés parfaites chacune dans son ordre, et qui, bien que leur finalité propre ne soit pas seulement d'aider la famille à atteindre la sienne, ont aussi cette finalité-là.
Il est donc non seulement inévitable en fait, mais fondé en droit que les parents aient recours à des éducateurs, notamment, pour nous tenir à notre propos, des éducateurs religieux. Le premier âge dépassé, l'Église est en droit d'exiger, et exige en fait que l'enseignement et l'éducation catholiques donnés par les parents soient en outre au moins contrôlés, et généralement distribués, sous la vigilance des Évêques, par le clergé et par des éducateurs compétents.
Certes l'Église, qui a toujours combattu le monopole de l'État en matière scolaire, ne réclame pas pour elle-même ce monopole. Elle se reconnaît le droit de fonder elle-même des écoles de tout degré et pour toutes les disciplines (car. 1375), et les écoles de ce type constituent l'enseignement publie d'Église, institué, dirigé, entretenu par les autorités publiques d'Église : Saint-Siège, Évêques, Supérieurs majeurs d'Instituts religieux. Mais à côté de ces écoles publiques d'Église, l'Église a toujours admis un enseignement catholique privé. A ses yeux, l'enseignement demeure une entreprise privée, qu'il est loisible à tout particulier de choisir pour métier, comme de vendre de la moutarde ou de fabriquer des pantoufles. A ces écoles qui, par rapport à elle et de son aveu, sont des écoles vraiment privées, elle ne demande autre chose que ce qu'elle demande aux parents : que l'enseignement qui y est distribué, l'éducation qui y est donnée, soient positivement catholiques, de quoi, comme dit ci-dessus, elle se réserve nécessairement le contrôle.
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A ce sujet, on ne saurait trop protester contre la mise en place, à petit bruit et dans les ténèbres, d'un véritable monopole scolaire d'Église. Les « Directions diocésaines de l'enseignement catholique » -- sans parler du comité national idem -- sont en train de se conférer des attributions sans précédent. Au nom de la Liberté -- mais comment donc ! -- c'est un étatisme d'Église, si nous osons risquer cette expression monstrueuse, mais la chose l'est bien davantage, c'est un étatisme d'Église, anonyme comme l'étatisme d'État, tyrannique comme l'étatisme d'État, hypocrite comme l'étatisme d'État, qui s'établit tentaculairement, imposant partout ses conférenciers, ses pédagogues, ses psychologues, ses manuels, sa mixité, sa carte scolaire, ses sessions, le tout parfaitement contraire aux libertés réelles des citoyens de l'Église, avec ces deux aggravations énormes, d'une part que l'étatisme d'Église s'étend à des domaines où l'Église avait jusqu'ici combattu l'étatisme de César, non pour mettre le sien à la place, mais par le sentiment le plus juste de toutes les libertés légitimes, d'autre part que l'étatisme d'Église est plus violemment oppresseur des consciences que ne le fût jamais l'étatisme de César. *Corruptio optimi pessima*, disent nos grands Docteurs, la corruption de ce qu'il y a de meilleur tourne à ce qu'il y a de pire. Hâtons-nous d'ajouter que ce que nous appelons un étatisme d'Église n'est point et ne sera pas un étatisme de l'Église, il faudrait qu'elle ne fût plus Mère : ce n'est ni ne sera que l'étatisme (inconnu à Rome, florissant en France en raison directe de l'antiromanité installée) de rond-de-cuir ecclésiastiques incrustés dans divers, bureaux, officines, secrétariats ou cavernes non moins ecclésiastiques, qui passeront avant d'être venus à bout des résistances de la fierté chrétienne.
En-deçà de ces abus intolérables, un « mandat » émané d'une autorité publique d'Église est-il nécessaire pour l'enseignement et l'éducation catholiques ? Nous avons dit que les parents reçoivent d'office ce mandat, par simple surélévation de leur droit naturel. Pour les autres éducateurs ? Un « mandat » peut être utile, opportun ; les grades en théologie et en philosophie n'étaient pas des ornements pour les titulaires -- c'étaient des garanties pour leurs étudiants.
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Le Doctorat emportait présomption de vérité en faveur de qui l'avait obtenu ; le Docteur était seul affranchi de l'obligation de mettre aux mains de ses élèves un livre revêtu de l'*imprimatur *; tous autres y étaient astreints, en sorte qu'à tout instant contrôlable, leur enseignement fût forcé de rester dans l'orthodoxie. On sait que tout cela est archipérimé, archidépassé, archirévolu. Un petit compagnon qui n'a point pâli sur la grande Théologie émerge du nadir de quelque petit institut « catéchétique », muni d'un diplôme de Second Coupeur-de-cheveux-en-quatre ou de Sous-Gonfleur-de-bulles-de-savon, s'installe en chaire, distribue à son auditoire des libellicules aussi dépourvus de valeur canonique que de valeur doctrinale, et vogue la galère ! D'innombrables passagers tombent à la mer, deviennent des ariens qui s'ignorent, des nestoriens qui s'ignorent des calvinistes qui s'ignorent, deviennent n'importe quoi ; quelquefois c'est tout le bâtiment, pilote compris, qui fait naufrage dans la foi ; aucune importance : on s'est joyeusement passé de grades, on a envoyé au diable *l'imprimatur*, cette double victoire sur l'affreux juridisme vaut bien beaucoup de noyades.
Il nous faut d'ailleurs ajouter avec douleur qu'ici comme ailleurs « la présomption cède à la vérité, *proesumptio cedit veritati *», et qu'en nos temps de déchéance on ne peut guère se fier aux Docteurs plus qu'à ceux qui ne le sont pas.
Quoi qu'il en soit, on ne peut dénier aux autorités publiques d'Église le droit de décerner leur mandat ou leur garantie à tels éducateurs, tout en maintenant que ce mandat ou cette garantie ne doivent point tourner au monopole. Tout chrétien agissant suivant sa conscience et selon les normes objectives de l'éducation chrétienne, lesquelles n'ont rien de secret et se trouvent exposées au long dans une foule de documents du Magistère ecclésiastique, peut faire métier d'éducateur chrétien sous les lois de la libre concurrence, et pourvu qu'il demeure soumis au contrôle des pasteurs légitimes.
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Agit-il alors, dans sa tâche, en vertu d'une délégation ou d'un mandat des parents ? En un sens, oui, puisqu'il dépend des parents que ceux-ci lui confient ou non leurs enfants, et que, s'ils les lui *confient,* c'est qu'ils lui donnent leur *confiance*, précisément pour leur donner une éducation dans la foi qu'ils ne peuvent leur donner eux-mêmes, faute de compétence ou faute de temps. D'une autre manière, non, parce qu'à parler en rigueur ce ne sont pas les parents qui confèrent à l'éducateur le *droit* d'élever chrétiennement leurs enfants ; ce « droit » est en lui l'exercice d'une de ses *libertés* de chrétien. Il n'est pas le délégué ou le subordonné des parents, il est leur libre collaborateur ; il se trouve analogiquement à l'égard des parents dans la situation où un publiciste catholique est à l'égard de ses lecteurs. Ce publiciste, dans les matières proprement religieuses, est soumis au contrôle de l'Église, non à celui de ses lecteurs. Il n'est pas requis qu'il ait un « mandat » officiel ou officieux ; il exprime son opinion à ses risques et périls, il s'emploie à la faire partager, ceux qui ne sont pas contents se désabonnent, et il n'en advient autre chose, tout comme il est loisible aux parents mécontents d'une école d'en chercher une autre.
La différence est que le droit des parents ne s'arrête pas sur le seuil du collège, il y pénètre avec eux, mais non inconditionnellement, et il est de règle que les parents s'engagent de leur côté à respecter le règlement de l'établissement, le type et les modalités de l'enseignement qui y est donné, et choses de ce genre ; autrement la seule diversité des vues et des désirs des parents rendrait purement et simplement impossible de réunir vingt enfants pendant huit jours dans une même classe. En outre, et plus profondément, le droit des parents ne *fonde* pas celui des éducateurs catholiques. Dans le cas de ce que nous avons appelé les « écoles publiques d'Église », c'est de celle-ci directement que les éducateurs tiennent leur mandat éducatif ; dans le cas des « écoles privées d'Église », le droit des parents *rencontre* la juste liberté des éducateurs, liberté qui, en matière d'éducation chrétienne, ont pour norme le droit transcendant de l'Église à exercer, soit en surélevant le droit naturel des parents, soit en supervisant la liberté d'éducateurs auxquels elle aura fait confiance, sa fonction maternelle sur les baptisés.
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Il faut enfin se souvenir que, contrairement à la société civile, qui est une société de familles, l'Église *n'est pas* une société de familles ; elle est une société de personnes : différence capitale, qui veut être étudiée de près.
**II. -- **L'ÉGLISE EST UNE SOCIÉTÉ DE PERSONNES ; nul ne naît chrétien ; on n'entre pas dans l'Église du seul fait de naître dans une famille catholique ; l'enfant nouveau-né de parents catholiques et le fétichiste octogénaire deviennent chrétiens exactement de la même manière, par un rite sacramentel d'initiation qui atteint immédiatement leur personne, avant la célébration duquel tous deux sont également hors de l'Église, par la célébration duquel tous deux sont également constitués « personnes dans l'Église ». Et ce *personnalisme-là* est de droit divin. Le canon 87 s'exprime ainsi : « C'est par le baptême que l'être humain est constitué personne dans l'Église, avec tous les droits et devoirs des chrétiens, à moins qu'en ce qui concerne les droits, ne se rencontre un obstacle à la communion ecclésiastique, ou une censure portée par l'Église ». La réserve « en ce qui concerne les droits » signifie que, même si ceux-ci sont retirés, les devoirs sont maintenus.
Il est clair que, chronologiquement, les devoirs sont postérieurs aux droits. Les droits de l'enfant comme personne doivent être respectés dès qu'il existe comme personne, c'est-à-dire dès avant sa naissance ; pour qu'il devienne un sujet de devoirs, il faut qu'il ait acquis l'âge de raison, le discernement du bien et du mal, et la capacité de vouloir librement le bien ou le mal.
On voit combien il est inadéquat, et selon nous, peu conforme à la nature des choses, de parler des droits restrictifs des parents, de l'État, de l'Église même sur l'enfant sans parler aussitôt des devoirs respectifs envers l'enfant de ces diverses personnes physiques ou morales, -- comme, l'âge de raison venu, des devoirs de l'enfant envers elles.
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Il est excessif de dire que le droit des parents n'est que le devoir de respecter et de faire respecter les droits de l'enfant : ces droits comportent une trop large part d'indétermination, que le droit certain des parents est de réduire par des options par lesquelles l'enfant sera « déterminé » bien avant qu'il soit en mesure de faire un choix vraiment personnel. L'enfant n'a pas demandé à venir au monde ; mais avant lui, ses parents non plus. Il ne dépend pas de nous d'être nés à Dunkerque ou à Tamanrasset, d'aoir pour langue maternelle le norvégien ou le ouolof. Un million d'éléments de notre destin ne relèvent que de la Sagesse, seule parfaitement libre de se jouer dans l'orbe des terres, « *ludens in orbe terrarum *». Cela, c'est la condition humaine, et fou qui prétend s'en affranchir. Notre libre arbitre, lui, ne *joue* que dans des limites étroites, encore que suffisantes à notre salut ou damnation. Le droit des parents ne se fonde donc pas sur leurs devoirs envers l'enfant ; son vrai fondement, c'est une nécessité de nature. Un changement de résidence ou de métier, des amitiés nouées ou dénouées, la présence ou l'absence d'un piano dans l'appartement, tout détermine ce déterminable qu'est le somato-psychisme primitif de l'enfant. Il n'en deviendra pas *un autre*, son identité métaphysique subsistera, mais il sera, pour avoir vécu sous tel climat, entouré de telles personnes, *autre* qu'il n'aurait été, si ses premières expériences avaient été différentes. Ni les parents, ni personne n'y peuvent rien ; encore une fois cela est la condition humaine. Le droit des parents d'entraîner leurs enfants dans leur mouvance, et par conséquent d'engager en mille façons leur avenir sans leur participation, se fonde sur ce qu'ils ne peuvent faire autrement. Ce qui est vrai, c'est qu'eux seuls, les parents, ont ce droit à cause de la dépendance ontologique des enfants à l'égard de ceux qui les ont appelés à l'existence. En tous autres, État compris, ce qui est droit dans les parents est, violence atroce, dont il n'y a, hélas, que trop d'exemples, des convois de déportations d'enfants au dressage des enfants à la délation, de leurs parents.
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Il est rigoureusement IMPOSSIBLE que l'enfant ne soit pas « orienté » ; il faudrait qu'il fût à l'abri de toute influence, et cette impossible absence d'influence serait encore une influence qui ferait de lui un Kim ou un Tarzan.
On nous parle maintenant d' « éducation non-directive ». Ce qui est une contradiction dans les termes : on ne nous explique pas, et pour cause, comment une éducation peut n'être pas une direction. Nous doutons fort de la bonne foi des promoteurs ; nous soupçonnons qu'il y a là-dessous quelque entreprise pour *robotiser* plus sûrement l'espèce humaine. Mais à les supposer de bonne foi, nous les tenons, Rogers en tête, pour de malfaisants rêveurs qui nous offrent une version améliorée, c'est-à-dire détériorée, d'*Émile*. Que des chrétiens s'en mêlent, on n'a pas lieu d'en être surpris ; ce n'est qu'une manière comme une autre de marcher sur la tête, procédé dont des gens d'Église vraiment « ouverts au monde » ne peuvent que recommander la pratique comme ils en donnent l'exemple. On n'est pas surpris, mais on est indigné de cette « chronolâtrie », comme dit M. Jacques Maritain, qui ressemble de plus en plus à une anthropolâtrie, elle même de plus en plus semblable à la pure et simple idolâtrie. L'homme est de plus en plus un dieu pour l'homme, et, simultanément et inévitablement, l'homme est de plus en plus un loup pour l'homme. L'on s'entre-tue en même temps que l'on s'entre-adore, et l'entre-adoration cause l'entre-tuerie qui en est le châtiment ; car on ne se moque pas de Dieu, du vrai Dieu, et il est écrit : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras, Lui seul. »
Ce n'est pas par hasard que la « pédagogie non-directive » coïncide avec la « théologie de la mort de Dieu ». Le Dieu vivant ayant sa pédagogie à lui, qui est très directive, comme on peut le voir à toutes les pages de l'Écriture, tant qu'on n'a pas dressé en due forme le constat de son décès, on ne saurait savourer assez pleinement les joies de la non-directivité de l'éducation dans tous les azimuts. Il n'y a pas que les rivières qui montent en ce moment nous assistons indubitablement à ce que Léon Bloy appelait « une crue extraordinaire de bêtise ».
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Pour nous, qui avons reçu une éducation *militairement directive* (ce qui nous fera prendre en pitié par quelques « non-violents », mais nous le leur rendons bien, et nous voilà quittes) ; pour nous qui avons eu pour premier gagne-pain un emploi très directivement pédagogique de pion de lycée, et qui nous retrouvons, cinquante ans plus tard, avec ce demi-siècle de pédagogie directive sur les épaules, ayant fait subir les tourments de la directivité pédagogique à d'innombrables enfants et adolescents, au lieu de les laisser se non diriger tout seuls sur de pédagogiques trottoirs de haute non-directivité, nous pensons que de tant de calottes qui se perdent un bon nombre devrait tomber sur la joue des « pédagogues non-directifs », dussent-ils s'évanouir sous cet outrage à la non-directivité pédagogique. On les ferait peut-être taire, ce serait toujours cela de gagné.
Nous avons déjà dépassé les bornes de notre sujet. Juvénal disait que, la colère rend poète, *facit indignatio versum*, il est certain qu'en prose elle fait surabonder. Nous nous arrêtons, par égard pour nos lecteurs ; mais qu'ils sachent que nous ne sommes pas à bout de raisons, et que rien ne nous paraît plus cruel, plus inhumain, moins catholique et plus imbécile que la « pédagogie non-directive ». Contrairement à l'inepte vaticination de Hugo, ouvrir une école, ce n'est pas fermer une prison. Mais ouvrir une école « non-directive », c'est s'engager à ouvrir beaucoup, beaucoup de prisons. Celles qui existent refuseraient du monde.
La *personne* de l'enfant est un sujet métaphysique achevé dès qu'il existe ; la *personnalité* psychologique est un devenir « ployable à tous sens », comme dit Pascal. Le respect véritable de l'âme de l'enfant ne consiste pas à le laisser devenir ce que feraient de lui, abandonnées à l'état brut, ses fonctions de connaissance et d'appétition ; ce serait au contraire « mépriser une âme pour laquelle le Christ est mort » ; nous ne faisons ici que traduire saint Jérôme qui, dans son âge mûr, demandait encore (quoique fort impérieusement, à sa manière), des *directions* à saint Damase. La fin de l'éducation est que l'enfant en vienne à préférer librement pour toujours le vrai au faux, le bien au mal, le juste à l'injuste, le beau au laid, et Dieu à tout.
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En un sens très vrai, il n'y a d'éducation qu'autonome, puisque les vertus acquises ne sont pas des mécanismes que l'on puisse monter du dehors, mais des dispositions immanentes au sujet, à qui il appartient de s'en orner ou de les rejeter, auquel cas d'ailleurs il ne demeurera point à l'état de nature, et prendra des vices au lieu de vertus. Mais cette autonomie n'est point celle d'une monade leibnizienne « sans portes ni fenêtres par où quelque chose puisse entrer et sortir », la nature aussi a pourvu à la communicabilité des personnes. Même les anges communiquent, eux qui sont bien plus pleinement que nous des personnes. Bien avant l'éveil de la conscience réflexe, l'enfant a la conscience spontanée de sa faiblesse, de son impuissance à se suffire, du besoin qu'il a en tout des adultes de son inclination de nature à recevoir d'eux ce qu'il est incapable de se donner. Et c'est cette inclination naturelle qui à la fois constitue en fait le point d'application du levier éducatif, et qui, quant aux jugements de valeur, fonde à la fois le droit de l'enfant et celui de ses éducateurs. C'est une nécessité de nature, nous ne le redirons jamais assez, que l'enfant change sous l'influence des adultes, et un changement sans direction, c'est un cercle carré. Sans doute, c'est improprement que l'on dit d'un enfant qu'il a été élevé à mentir ou à voler ; il conviendrait de dire qu'il a été, contre-élevé, c'est-à-dire abaissé à ces pratiques. Mais la contre-éducation est aussi directive que l'éducation, ce qui suffit à notre propos. Dans la langue chrétienne, cette éducation prolongée qui se donne aux jeunes adultes, notamment dans les séminaires ou les noviciats, s'appelle, très proprement cette fois, la direction ; et nous avons écrit nous-même autrefois un petit livre dont le seul titre, *Principes de la direction spirituelle*, est la négation de la « pédagogie non-directive ». Ainsi, comme Bossuet disait « Rois, gouvernez hardiment », nous disons -- « Parents et maîtres chrétiens, dirigez hardiment. »
157:123
Vos enfants en seront « moins libres ? Quelle sottise ! La confusion entre la liberté morale et la liberté psychologique est un sophisme énorme et il est à peine croyable que la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse n'en ait pas fait justice une fois pour toutes, malgré les efforts d'un nombre considérable de Pères. A en lire certains passages, heureusement, corrigés par d'autres, on dirait qu'une obligation morale est une atteinte à la liberté *psychologique*, considérée, à tort d'ailleurs, comme l'élément constitutif de la dignité de la personne humaine. Le libre arbitre est certainement une dignité de la nature humaine ; mais par rapport à la personne qui subsiste en cette nature, il fait indifféremment sa dignité ou son indignité, selon qu'elle fait des choix libres bons ou mauvais. Combien plus justement s'est exprimé l'auteur inconnu mais génial de la prière de la bénédiction de l'eau à l'Offertoire qui a bien su parler de « la dignité de la substance humaine, *humanæ substantiæ dignitatem *», substance signifiant ici la nature dans ses conditions concrètes d'existence, -- et se garder corrélativement de parler de « la dignité de la personne humaine », personne désignant directement le sujet et ne connotant qu'objectivement la nature ! Nuance ? C'est une « nuance » qui met un abîme entre le thomisme et le kantisme. L'auteur de la magnifique expression « *humanæ substantiæ dignitatem* » ne doit rien à saint Thomas, et pour cause, ayant quitté ce monde quelques siècles avant que saint Thomas n'y entrât ; sa formule n'en est pas moins thomiste en plein, simplement parce qu'elle est vraie avec précision, et saint Thomas n'aurait pas mieux dit. Depuis saint Thomas la situation est différente. C'est très bien porté de ne pas vouloir être thomiste, et encore mieux porté de vouloir avec affectation n'être pas thomiste ; seulement on est alors sujet à d'étranges brouillaminis, fût-on la majorité d'une Commission conciliaire, et on fait voter à un Concile des Déclarations circonstancielles où sans doute aucune erreur n'est formellement enseignée (encore que de tels documents ne soient point proposés sous la garantie du charisme d'infaillibilité), mais dont la consistance et la densité doctrinales sont si fort au-dessous de ce qu'on doit attendre d'une Assemblée si solennelle et des quelques quatre milliards qu'elle a coûtés. C'était chèrement payer cette montagne de discours aboutissant à des textes où l'enflure des superlatifs prodigués ne parvient pas à cacher la médiocrité du fond.
158:123
Il est vrai que c'était la montagne d'Éole, la quelle, comme chacun sait depuis Virgile, était creuse, et où les vents contraires, rugissant d'être enfermés ensemble, tournoyaient furibonds. Éole (c'est notre Mgr Felici) assis sur un trône élevé, *celsa sedet Aeolus arce*, (la tribune du Secrétaire Général) domine de là les vents qui se combattent et les tempêtes hurlantes, *luctantes ventos tempestatesque sonoras*, jusqu'au jour où, frappant de sa lance le flanc de la montagne, *cavum converso cusipide montem*, c'est-à-dire lisant le décret de clôture, il ouvre une brèche par où s'échappe enfin un tourbillon qui met le monde à l'envers, *ruunt ac terras turbine perflant*. Les lettrés pourront pousser l'étude de cette figure mythologique. Au Moyen-Age, Virgile passait pour avoir annoncé les âges chrétiens, *novus rerum nascitur ordo*, ce pourquoi Dante ne l'a point logé dans l'Enfer et se fait conduire par lui au seuil du Paradis. Peut-être bien qu'il a aussi pressenti Vatican II, encore qu'il n'ait point deviné que Neptune, c'est-à-dire le Saint-Office, ayant senti la mer soulevée à grand fracas, *magno miscerit murmure pontum*, n'aurait pas la permission de fulminer le *Quos ego*...
Tout se passe temporairement, comme si Rome même avait effacé les vers les plus romains, les plus majestueux (et, transposés, les plus chrétiens) de la romaine et majestueuse *Énéide :*
*Tu regere imperio populos, Romane, memento,*
*Parcere subiectis et debellare superbos,*
ce que, par respect pour l'Altissime poète, nous voudrions ne pas même essayer de traduire, ce que pourtant, par respect aussi pour nos lecteurs dont les études sont un peu lointaines, nous traduisons, le rouge au front :
Toi, Romain, souviens-toi de gouverner le monde,
(ou bien : Romain, ton vrai métier est de régir le monde,)
Doux à qui t'obéit, et terrible à l'orgueil.
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Fin du divertissement littéraire, dédié à la mémoire de notre professeur de Quatrième, merveilleusement prénommé et nommé Anthime Bonhomme qui nous tritura si impitoyablement la cervelle, à douze ans que nous avions, de ses mains pétrissantes et repétrissantes, avec l'implacable volonté de nous rendre consubstantielle -- la religion virgilienne, que de virgilien plus que récalcitrant, nous ne devînmes que trop passionné virgilien. Nous n'avons pas même besoin de les articuler, il nous suffit de les retrouver en nous, pour être intérieurement ravi de ces allitérations enchanteresses, en *t, et terras turbine,* en *c*, *cavum converso cuspide*, en *m*, *magno misceri murmure*, dont M. Anthime Bonhomme nous ensorcelait, non sans nous écraser de son mépris, comme s'il eût été Virgile en personne, sur ce que pas un d'entre nous n'eût été capable d'en faire autant, vérité dont nous n'avons pas besoin de dire que nous étions très persuadés, mais aussi propre que le fouet à nous entretenir dans la salutaire conscience de notre néant. C'était un terrible maître que M. Anthime Bonhomme ! Il nous souvient que l'un de nous récitant le passage même que nous venons de tourner en allégorie, commit le forfait au lieu de *misceri murmure*, de dire *murmure misceri*.
L'allitération demeurait, mais le vers devenait faux, on ne pouvait plus le scander. *Proh pudor !* Il n'alla pas plus loin. Il fut interrompu par un tonitruant « Monsieur ! » (car il disait *Monsieur* à ses bambins) qui glaça d'épouvante la classe entière, tout accoutumée qu'elle fût à deux ou trois orages par heure.
« -- Monsieur, vous massacrez Virgile ! Monsieur, vous ravagez l'Énéide ! Faire de *misceri* un dactyle cinquième ! *Misceri* est tout en longues, Monsieur, et nous sommes en Quatrième. C'est scandaleux, mais je ne me laisserai pas faire. Vous êtes un cancre, Monsieur. Asseyez-vous, Monsieur, et vous me scanderez vingt fois le vers par écrit, vous m'entendez bien, vous ne le copierez pas, vous le scanderez par écrit :
Intere-/a ma-/ gno, mis-/sceri / murmure / pontum
Mettre *murmure* avant *misceri !* Fausser un vers de Virgile ! Mais en quel lieu sommes-nous, comme Cicéron l'a dit l'autre jour, je veux dire dans le passage que nous expliquions l'autre jour, *ubinam gentium sumus *? Suis-je dans ma classe ? Êtes-vous Catilina ? Non, Monsieur, ne vous prenez pas pour Catilina.
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Je le répète, vous n'êtes qu'un cancre, un misérable, un détestable, un exécrable, et peut-être, hélas, un indécrottable cancre. *Murmure misceri !* Notez bien (ici, légère accalmie, M. Bonhomme étant repris par sa passion d'instruire) notez bien qu'en prose oratoire, *murmure misceri* ne ferait pas une mauvaise clausule, et meilleure que *misceri murmure*. En prose, on ne finit pas sur un dactyle. Le dactyle s'évapore, il vous glisse entre les doigts sur ses deux brèves, allez le rattraper ! Demain, en classe de prose, nous étudierons les clausules de la première Catilinaire. Mais il s'agit bien de cela ! (Retour d'indignation). Nous sommes en poésie, Monsieur, que dis-je, en poésie, nous sommes au sommet de la poésie, que dis-je au sommet de la poésie, nous sommes dans l'épopée, que dis-je, dans l'épopée, nous sommes au sommet de l'épopée. Je vous vois encore debout, Monsieur, comme si vous aviez la moindre raison de dépasser les autres. Asseyez-vous, vous dis-je, au suivant ! »
Pour achever, puisque nous y sommes, le portrait de M. Anthime Bonhomme, il faut décrire un de ses mouvements. Il faisait classe debout en se promenant, et comme nos tables étaient disposées en fer à cheval, il tournait le dos à l'une en allant vers l'autre. Pour maintenir dans l'ordre les élèves qu'il ne voyait pas, il avait coutume d'opérer brusquement, lorsqu'on s'y attendait le moins, sans cesser de marcher, un retournement de la tête si poussé, et une torsion du buste si extrême, que pendant une seconde, son visage à barbiche noire paraissait -- aïe, comment nous exprimer honnêtement ? -- son visage paraissait situé, enfin oui, au-dessus du fond de son pantalon. La première fois, l'excès de nôtre surprise nous évita bienheureusement le moindre sourire ; la deuxième, nul moyen de ne pas nous sourire à tout risque. Mais M. Bonhomme, quelle que fût la souplesse de sa personne trapue, ne pouvait soutenir longtemps cette posture extraordinaire de mannequin de vitrine en deux parties dont on aurait facétieusement posé le côté face de la partie supérieure sur le côté pile de la partie inférieure.
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Et tandis qu'ayant repris une attitude normale il regardait la table opposée, nous pûmes, le nez sur la nôtre, et nous comprimant les côtes jusqu'à nous cramoisir -- car il n'eût pas fait bon éclater -- nous livrer à un rire muet qui figure en belle place dans nos souvenirs du lycée. Ensuite... eh bien, ensuite, on s'habitue à tout, sans compter que les dévissements et revissements de M. Bonhomme eurent bientôt fait de nous inspirer plus de sérieux que de gaieté. Nous étions là pour travailler, il nous le faisait bien voir.)
On dira tout ce qu'on voudra, la pédagogie directive a du bon. Car de vouloir nous persuader qu'en nous non-dirigeant nous serions venu tout de même à avoir *envie* de lire, de comprendre, d'admirer Virgile, lanlaire ! Virgile n'est pas nécessaire au salut ? Oh non ! L'arche de Noé reçoit les plus incultes animaux. Seulement il faut les y faire entrer à coups de pied, et on ne sort pas de la pédagogie directive.
Ce point réglé de la fausse estimation du libre arbitre comme élément constitutif de la dignité de la personne humaine (Pascal disait beaucoup plus justement : « Toute notre dignité consiste en la pensée » et ce n'était pas un thomiste profès ; mais au moins n'était-il pas un aveugle contre-thomiste) il reste à remarquer qu'en tout état de cause l'obligation morale favorise, loin de la diminuer, la liberté psychologique. Non seulement je suis aussi libre en obéissant qu'en désobéissant, je le suis davantage, car l'obligation morale m'aide à surmonter les inclinations, les passions, les émotions et les vices qui sont les vrais ennemis du libre arbitre et le corrompent en serf-arbitre. Les saints sont, moralement, les plus libres des hommes, parce que l'amour de Dieu les affranchit de la crainte des puissants. Mais psychologiquement aussi, ils sont les plus libres des hommes, parce que, aussi libres que nous de vouloir pécher, ils sont bien plus libres que nous de vouloir ne pas pécher. « Celui qui fait le péché est l'esclave du péché : ce qui vous rendra libres, c'est la vérité. »
Mais n'avons-nous pas dit, il y a longtemps, que nous allions finir ? Eh bien, nous avons fini.
V.-A. Berto.
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### Je crois à la sainte Église
par R.-Th. Calmel, o.p.
L'ÉPREUVE ACTUELLE de l'Église est profonde et universelle. C'est au point que des prélats et des théologiens, hier encore incroyablement optimistes, commencent de laisser percer une certaine inquiétude dans leur conversations, leurs conférences ou leurs articles. Sans doute l'Église, née du côté ouvert de Jésus en croix et assistée par l'Esprit Saint, ne saurait être abolie ; d'autre part, la misère des temps, la faiblesse des hommes, la rage du démon n'empêchent pas que, même de nos jours, elle ne fasse germer des saints dans toutes les conditions de vie. De cette rare merveille peut-être avons-nous des preuves tangibles. Il reste que l'épreuve de l'Église nous atteint au fond de l'âme, nous blesse, nous meurtrit. La foi, le courage, la décision de persévérer dans la tradition reçue des Apôtres, rien de tout cela ne parvient à supprimer la peine, parfois l'angoisse. Dans ces conditions, le lecteur voudra bien m'excuser si je commence *ex abrupto.*
Que des clercs abusés osent donc exprimer clairement ce qu'ils insinuent avec beaucoup, de réticence, qu'ils proclament, s'ils en ont le courage, qu'ils fassent réciter et chanter un *Credo* mis à jour et qu'ils disent : je crois à une Église mutante, qui doit rattraper son retard par rapport à l'histoire et se convertir de ses péchés ; pour nous, insérés dans la tradition de deux millénaires, nous continuons de croire à l'Église sainte, une à travers tous les siècles, ne commettant pas de fautes et n'ayant pas à se convertir, mais ne cessant de rendre plus effective la conversion de ceux qu'elle a enfantés à la vie surnaturelle ; une Église qui n'est jamais en retard pour apporter aux pécheurs le salut ; une Église dont le mouvement et la marche ne sont pas déterminés par l'histoire, mais par l'Esprit de Dieu ; (l'histoire est une occasion non une cause efficiente).
163:123
Que des clercs illusionnés, qui jamais n'ont porté le poids d'aucune institution d'Église : paroisse ou monastère, collège libre ou orphelinat, que des clercs sans nulle expérience, nulle souffrance d'aucune réforme réelle s'occupent fiévreusement à tracer sur le papier (qui accepte tout) les plans et théories, à la fois simplistes et compliquées, si ce n'est hérétiques, des « ressourcements » et mises en place, révisions et mises à jour, pour nous, nous continuons à penser que les vrais et saints réformateurs commencent par se réformer eux-mêmes, respectent l'héritage des siècles incorporé au trésor ecclésial, portent en vérité le poids des âmes afin de répondre à leurs besoins spirituels ; ces besoins qui pour le fond sont toujours identiques, encore que tel besoin se fasse davantage sentir à telle époque.
Il arrive parfois que des chrétiens qui se plaignaient hier de sclérose et d'abus, se trouvent aujourd'hui désemparés en présence de réformes rongées par la subversion, comme l'organe par le cancer qui le dévore. Vont-ils perdre pied, céder au vertige du doute ou peut-être du désespoir ? Qu'ils reprennent plutôt courage et assurance, et nous avec eux, en affirmant notre foi dans l'Église sainte et indéfectible, en nous souvenant qu'elle détient tout ce qu'il faut pour nous défendre aujourd'hui des fausses réformes, comme elle nous défendait hier de la sclérose et de la routine ; elle nous en défendait, mais nôtre cœur n'était pas toujours assez pur pour s'en apercevoir.
La protection de l'Église, aujourd'hui comme hier, deviendra efficace pour nous, si nous veillons d'abord à la réforme intérieure, si nous préservons avec amour le dépôt inaliénable qui nous fut transmis.
\*\*\*
164:123
Nous connaissons tous, hélas ! les changements radicaux que la subversion, surtout depuis le Concile, s'efforce de nous imposer. Prenons quelques exemples. *Au point de vue dogmatique* le bouleversement se poursuit en deux directions : ou bien remplacer les formules définies et irréformables par des expressions lâches et molles, véhicules de l'hérésie ; ou bien observer un silence systématique sur certains dogmes, comme le péché originel, la maternité virginale de Notre-Dame, la surnaturalité intrinsèque du Royaume de Dieu. -- *En liturgie* on instaure selon une gradation savante et insidieuse ([^24]) un genre de célébration de la Messe qui méconnaît de plus en plus la réalité du Saint Sacrifice, la présence réelle du corps et du sang du Seigneur sous les saintes espèces, le rôle du prêtre ministériel qui est sans commune mesure avec celui des simples fidèles. Si vous demandez la raison des altérations dogmatiques ou liturgiques on vous répond par trois séries d'arguments. (La conclusion logique, même si on n'en vient pas à cette extrémité, est *l'abolition pure et simple de la foi dans l'Église.*) On invoque donc, tantôt les exigences de la pastorale, tantôt les requêtes de l'histoire et de l'homme « d'aujourd'hui », tantôt le « ressourcement » évangélique.
Voici ce qu'il convient de répondre à partir de l'article du *Credo : et unam, sanctam, catholicam et apostolicam Ecclesiam.* Que serait une Église qui, pour des raisons *pastorales,* ne donnerait plus aux âmes la même vérité selon le cours des siècles ou les ferait participer à un culte différent, comme si les âmes ne devaient plus être éclairées par les mêmes dogmes, sanctifiées par le même culte, ramenées à Dieu par la même conversion ? Comment considérer encore l'Épouse du Christ, vivante dépositaire de sa vérité, dans une Église qui *appellerait ténèbres la lumière et lumière les ténèbres* ([^25]) ; qui ayant proclamé au temps de saint Athanase que le Christ est *consubstantiel* au Père, se résignerait à laisser dire, au temps de Paul VI, qu'il est seulement de *même nature.* Tout pareil en cela aux enfants selon la génération humaine, qui sont bien de même nature que leur père, mais ne laissent pas pour autant de former des substances irréductibles ?
165:123
Si maintenant, pour légitimer les mutations que l'on cherche à introduire, on tire argument des *requêtes de l'histoire,* je demanderai alors : qui donc est le guide et l'inspirateur de l'Église : le devenir de l'humanité ou l'Esprit Saint donné aux apôtres au jour de la Pentecôte ? -- Que, dans son assistance infaillible, le Saint-Esprit tienne compte des vicissitudes de notre histoire, qu'il ait suscité par exemple de nouveaux ordres missionnaires lors de la découverte du nouveau continent, personne ne songe à le nier et c'est du reste normal, puisque l'action féconde du Saint-Esprit est promise pour tous les siècles. Mais c'est une action qui donne à l'Église de transcender les siècles, de les juger, de répondre d'en haut à l'imploration des âmes. Cette assistance est tout le contraire d'une animation qui se fusionne avec le devenir de l'humanité, se dissout dans le flux des idéologies et des événements, ignore toute forme de condamnation, accélère tout ce qui va dans le sens d'une prétendue « construction de la terre ».
Quand il s'agit des bouleversements liturgiques « post-conciliaires » ce n'est pas toujours en vertu des requêtes de l'histoire qu'on prétend les imposer ; on se réclame, ou bien d'une certaine, pastorale, dont j'ai dit plus haut ce que je pense, ou bien du « ressourcement » évangélique. Je demande alors : Qu'est-ce qu'une Église dans laquelle, pour retrouver l'Évangile et sa pureté, il est loisible de faire table rase de douze ou quinze siècles de développements homogènes ? Un tel « ressourcement », dans la discontinuité absolue et dans la négation, impliquerait à coup sûr que la société surnaturelle fondée par le Seigneur ne soit pas une et définitive, ne pouvant connaître de croissance sinon homogène et harmonieuse. -- Cette société surnaturelle n'a donc pas à remettre en cause les traits essentiels de son culte ; à moins de se renier -- ce qui est impensable -- l'Église ne saurait donc altérer, quelque précaution que l'on prenne ([^26]) une célébration de la Messe qui rend admirablement sensible et qui sauvegarde notre foi immuable au sacrifice de nos autels.
\*\*\*
166:123
Rappelons ici le lien indissoluble qui existe entre renouveau évangélique et développement ecclésiastique. Pour être mieux compris je me permettrai une allusion personnelle. Je suis donc prêtre et prêtre dominicain. Si je veux revenir à l'Évangile, est-ce que par hasard je dois dépouiller la robe blanche choisie par notre saint fondateur, briser le rosaire qui fut ajouté à notre costume vers le XV^e^ siècle, endosser la tenue du commis-voyageur ou de l'agent de change ? Est-ce que je dois aussi ne plus prêcher dans les églises, surtout quand elles sont de beaux monuments ([^27]), mais simplement aller faire des discours à la bourse du travail ou dans les salles de cinéma ? Plus encore, si je veux être « évangélique », est-ce que, dans ces discours, je dois proscrire systématiquement toute formule dogmatique, comme *péché originel, maternité virginale, rédemption du péché *?
167:123
Ne devrais-je pas aller jusqu'à remettre en cause la spécificité irréductible de mon Ordre ? Le retour à l'Évangile n'impliquerait-il pas, logiquement, la rupture avec un héritage théologique, disciplinaire, liturgique qui, après tout, ne se trouve pas déployé dans les textes des quatre évangélistes ? Il s'y trouve toutefois en germe et *comme destiné à se déployer harmonieusement* ([^28]) au cours des siècles. Dès lors il est inadmissible de pratiquer le retour à l'Évangile comme si l'Église n'était pas une société qui a grandi, qui s'est exprimée en des institutions homogènes aussitôt qu'elle a joui de la liberté en tant que société. Ces déploiements qu'elle s'est donnés, qu'elle a consacrés dans les définitions des dogmes et les points majeurs de la législation canonique, n'ont pas à être remis en cause. L'Église a grandi comme elle en avait la capacité et le devoir de par l'Évangile même ; il serait anti-évangélique d'essayer de la ramener à une stature de naine ou de rachitique pour lui faire découvrir l'Évangile. Les accroissements inévitables et harmonieux de l'Église, loin de contredire l'Évangile l'accomplissent en toute vérité. Il ne servirait de rien de faire observer que ces accomplissement prêtent à des empâtements et des abus ; car ces abus l'Église ne cesse pas de les corriger ; (du reste je voudrais bien savoir s'il est une institution que les hommes, ne finissent point par empâter et alourdir, en notre *vallée de larmes*).
168:123
Ainsi donc ces développements harmonieux ne sont pas en contradiction avec l'Évangile ; ils ne sont pas non plus de simples réalisations contingentes que l'on bouleverserait à volonté selon le temps et les lieux. Ils sont nécessaires à l'Église ; homogènes à sa nature. -- Des persécuteurs qui la détestent, des fils qui la trahissent, peuvent bien tenter de les supprimer ; aussitôt que l'Église recouvre un peu de liberté elle les fait renaître et refleurir. C'est ainsi par exemple que, la tourmente révolutionnaire à peine calmée, l'Église rouvre les couvents, redonne aux moines un habit distinctif, fonde des universités catholiques, bâtit des écoles et des hôpitaux, sonne de nouveau les cloches et recommence les processions publiques en l'honneur du Saint Sacrement. L'Église fait cela parce qu'elle est évangélique. Le déploiement ecclésiastique est un effet normal de la vie évangélique. -- Il serait absurde de chercher le retour à la source par le tarissement du fleuve, car la source ne peut pas éviter de devenir un fleuve. L'antinomie est illusoire et désastreuse entre la pureté de la source et l'abondance du fleuve, entre la simplicité de l'Évangile et le déploiement de l'Église dans l'ordre de la discipline, du culte, de la doctrine. Comme si dans ce vaste déploiement la simplicité de l'Évangile n'était point présente et transparente. Comme si, lorsque la simplicité de l'Évangile est menacée, l'Église n'était pas toujours en mesure de la sauvegarder, non par une impossible amputation, mais par un renouveau de ferveur et par une purification qui condamne les fausses doctrines et réprime les abus ; en un mot par une vraie réforme. Car les vraies réformes ne se font pas contre le développement, mais en maintenant la pureté à l'intérieur du développement même.
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Une cassure, un clivage, une dislocation sont en train de se produire et s'élargissent peu à peu, entre ceux qui croient à l'Église de toujours et ceux, qui, volontiers ou à contrecœur, ont accepté de réviser l'article du *Credo* relatif à l'Église.
169:123
Le débat ne porte point principalement sur la pastorale, « l'homme d'aujourd'hui » et le devenir historique, ni même sur le « ressourcement ». C'est en réalité la foi dans l'Église qui fait le fond de la querelle présente. Pour les uns, dont nous sommes grâce à Dieu, il est admis pour jamais que l'Église fondée par le Seigneur, avec les accroissements merveilleux qu'elle s'est donnés, surtout lorsqu'il lui a été loisible de se *déployer* comme société parfaite, -- la sainte Église catholique, apostolique et romaine, -- quelle que soit l'époque, et serait-ce dans les temps modernes, n'a jamais failli à sa mission, a gardé inviolable la pureté de la source évangélique, a rempli sa charge pastorale d'une manière adaptée, reconnaissable et féconde. Cependant d'autres chrétiens se sont mis à douter de la perfection qui est celle de l'Église. D'après eux, elle fournit dans tous les secteurs, des preuves manifestes de ses insuffisances et incapacités. Pour y remédier, ils tentent de provoquer des mutations dont ils s'interdisent d'ailleurs d'assigner le terme, ou plutôt le seul terme assignable ce sont les exigences, toujours sujettes à révision, d'un monde plus heureux à édifier. En réalité ils ne croient pas en une Église libre et indépendante par rapport à l'histoire, qui transcende et qui juge le monde afin de pouvoir le sauver. Ils croient à l'histoire qui s'impose à l'Église, qui la domine et la transforme.
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On objecte parfois que la thèse traditionnelle d'une Église société sainte et parfaite, et qui transcende l'histoire, serait inadmissible parce qu'elle paralyserait toute réforme. La seule thèse valable serait celle d'une Église assujettie aux « requêtes de l'histoire ». Si c'était vrai, comment se fait-il que les réformes dignes de ce nom, les seules qui n'aient pas trahi l'Église, se soient accomplies précisément non pas en cédant aux « requêtes » de l'histoire, mais en vertu de l'autorité et de la sainteté dont les mesures ne sont pas prises du temps mais de l'éternité. (Je ne dis pas que toutes les réformes aient été décidées par des saints.
170:123
Les Pères du Concile de Trente -- Concile réformateur s'il en est -- sont bien loin d'être tous canonisables. Cependant le Concile mérite le titre de saint parce que, ayant été légitimement convoqué et approuvé dans le Saint-Esprit, ses décrets réformateurs se sont traduits dans les actes grâce à l'impulsion et aux épreuves des saints.) Il est donc bien légitime de dire que les réformes véritables dans l'Église, encore qu'elles soient promulguées par l'autorité légitime, sont un fruit de la sainteté.
Or les réformateurs que l'Église a reconnus et approuvés, saint Bernard ou saint Dominique, sainte Catherine de Sienne ou saint Jean de la Croix ont recherché avant tout, dociles à l'autorité légitime, la conversion personnelle et la fidélité à la grâce de Dieu. On ne voit pas que le motif déterminant de leur action ait été la docilité à l' « attente du monde », ni aux « requêtes de l'histoire ».
Puis que nous parlons de Conciles et de réformes, disons qu'il importe assurément de distinguer entre conversion personnelle et réforme des abus. Mais il n'importe pas moins de saisir le lien entre les deux. C'est ainsi que, pour le Concile de Trente, la réforme des abus n'a fini par aboutir que grâce à la vertu de quelques grands saints et à l'amendement intérieur de beaucoup de fidèles. C'est ainsi que, de nos jours, inversement, la fausse réforme que l'on veut imposer après le dernier Concile, ne saurait être arrêtée si la résistance ne procédait pas d'une volonté délibérée de conversion personnelle. Sans une telle conversion comment échapper longtemps au scandale de certaines défections de l'autorité, aux pressions aussi tenaces que perfides d'une Église apparente ? Par ailleurs la réforme personnelle est le grand moyen, -- non pas le seul, mais le premier de tous -- de préparer les voies à la condamnation des erreurs, le démasquage et l'évincement des autorités parallèles, la mise en œuvre, assez vaste et au grand jour, de la tradition véritable.
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171:123
Au sujet des réformes et de la sainteté de l'Église on fait souvent observer que de saints réformateurs furent arrêtés net dans leurs tentatives, aussi sages que nécessaires, de redresser telles coutumes abusives, de rajeunir tel organisme d'Église sclérosé. Je n'ignore pas ce malheur ; je vois même un malheur encore plus lamentable lorsque des réformes, qui allaient se faire dans un sens traditionnel, sont empêchées par des hommes d'Église médiocres ou jaloux, et bientôt après prises en main et gâtées par de véritables révolutionnaires. Tout cela est incontestable, mais que conclure ? Mettre l'Église en accusation, lui reprocher d'avoir été en dessous de sa mission divine, d'avoir déçu des âmes ? La simple justice n'oblige-t-elle pas au contraire à reconnaître que de telles iniquités l'Église n'est point coupable, car ces iniquités ont été commises malgré elle, contre sa loi et son inspiration. La part qui revient à l'Église dans ces malheurs, ce que l'on doit faire remonter jusqu'à sa vérité, sa sagesse et sa sainteté, ce ne sont pas les jalousies, médiocrités ou forfaitures de ces pauvres hommes d'Église qui ont combattu les saints réformateurs, mais bien plutôt d'abord le zèle de ces réformateurs eux-mêmes, leur patience, leur humilité, ensuite la conversion (quand elle arrive) de leurs calomniateurs et de leurs ennemis. En cela seulement se reconnaît l'Église, avec la charité qui l'anime, la vérité qu'elle dispense, l'effet sanctifiant de ses pouvoirs hiérarchiques.
Du reste ceux qui font grief à l'Église de retards ou de paresse dans l'œuvre du Salut ont-ils vraiment éprouvé le poids de cette théorie, son poids de mort ? En effet leurs considérations aboutissent tout juste à donner aux fidèles et aux clercs, qui seront victimes des dignitaires ecclésiastiques, des raisons plausibles de briser avec l'Église. Du jour où tel petit vicaire, tel curé, tel supérieur d'institution religieuse se trouveront frappés par une mesure absurde ou inique, il ne leur restera d'autre recours, *si du moins ils ont pris au mot nos théoriciens,* que de tirer les conclusions pratiques ; conclusions qui mènent droit à l'apostasie : « Tout ce qui m'arrive là, c'est la faute de l'Église. Rien à attendre d'une société qui se dit sainte et apostolique, alors qu'elle est gouvernée par des prélats tellement indignes des saints et des apôtres. Rien d'autre à faire que de me sortir de là et un peu vite. »
172:123
Il est tout à fait logique de quitter l'Église lorsque, ayant fait l'expérience que tels de ses dignitaires n'ont pas l'intelligence des besoins des âmes ou manquent d'esprit évangélique, on fait retomber sur l'Église elle-même ces insuffisances et ces fautes. La raison de rester dans l'Église, quels que soient nos péchés et ceux de nos frères, la raison de gagner les âmes à l'Église et de les retenir dans son bercail c'est que l'Église, selon le mot impérissable de Bossuet, est purement et simplement *Jésus-Christ répandu et communiqué*. Si l'Église est aussi autre chose, si c'est *aussi* l'inintelligence, la malice, le mensonge doucereux répandus et communiqués, que faisons-nous encore dans sa communion ? Pourquoi travailler à étendre une société religieuse qui, tout bien pesé, ne vaut ni plus ni moins qu'une autre ? Laissons les musulmans à leur islamisme, les animistes à leur animisme et les bouddhistes à leur Bouddha, puisque, en somme, la religion que nous voudrions leur apporter se trouverait elle aussi, un jour ou l'autre, très en dessous de sa tâche et faillirait à sa mission. -- Si c'était l'Église qui entravait sanctification et réforme, qui n'arrivait pas à temps pour sauver les âmes qui se perdent, alors elle ne serait pas la société surnaturelle, sainte et définitive, fondée par le Fils de Dieu notre Rédempteur. Place à une forme mieux conçue et plus adaptée de société religieuse, du moins à supposer qu'elle existe.
Il ne conviendrait pas de dire à ce sujet que les fautes morales et « historiques » de l'Église ne doivent pas nous détourner d'elle, pas plus que les insuffisances et les travers de n'importe quelle autre société n'empêchent ses membres de continuer d'y vivre. L'argument ne tient pas, car l'Église n'est pas n'importe quelle autre société. Elle se dit elle-même sans commune mesure avec les autres sociétés, elle se donne comme *la demeure de Dieu parmi les hommes, l'Épouse de Jésus-Christ.* Rien de moins. Elle revendique pour soi la prérogative Confondante de combler les aspirations de l'homme à l'absolu, ou plutôt de lui apporter les biens surnaturels, de le justifier et de le sanctifier par ses pouvoirs divins.
173:123
L'Église en un mot se donne comme une société de l'ordre de la grâce : *Jésus-Christ répandu et communiqué.* Or si une société ayant ces prétentions est convaincue de péché et se montre insuffisante à sa tâche, incapable de la remplir à certaines époques, cette société nous trompe. Nous ne sommes plus assurés de trouver en elle les biens divins qu'elle nous promet. Demeurer dans son sein serait nous rendre complices de son imposture. -- Ainsi mettre l'Église en accusation comme une société pécheresse et prévaricatrice, et cependant persévérer dans cette même Église comme si elle était sainte et messagère infaillible de sanctification, est une attitude contradictoire et logiquement intenable.
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Pour nous, reprenant les thèmes Classiques du Cardinal Journet ([^29]) nous dirons volontiers pour exprimer le mystère de l'Église : l'Église ne pêche pas. Elle demande pardon au Seigneur *non pas pour les péchés qu'elle a commis*, mais pour les péchés que commettent ses enfants, dans la mesure où ils ne l'écoutent pas comme leur mère. -- L'Église n'est pas impure ; *elle se purifie non en ce sens qu'elle se laverait de ses souillures,* mais en ce sens qu'elle rend purs les enfants qu'elle a engendrés, ou bien en ce sens qu'elle grandit en sainteté, à partir non de l'impureté mais d'une sainteté antérieure. -- L'Église n'est jamais déformée ; elle se réforme *non en ce sens qu'elle retrouverait une doctrine qu'elle aurait laissé corrompre, ni en ce sens qu'elle se corrigerait d'habitudes coupables*, mais en ce sens qu'elle ne cesse pas de ramener ses enfants à l'intégrité de la doctrine, à la droiture des mœurs, au sentiment de la noblesse et de la dignité dans l'exercice de leurs charges. -- L'Église n'est jamais en retard sur sa mission ; si l'on tient à dire qu'elle « rejoint le siècle », il est indispensable de le comprendre *non pas en ce sens qu'elle aurait autrefois perdu du temps et, à certaines périodes, n'aurait pas apporté au monde l'immuable vérité et le salut définitif* dont chacun des siècles de l'histoire est terriblement privé, mais en ce sens qu'elle donne à ses enfants, à toutes les époques, de répondre à la détresse des âmes avec une pitié pure, et l'Église, à toutes les époques, fait surgir un grand nombre de chrétiens, clercs et laïques, qui comprennent le cri d'angoisse de leur mère : *quid fient peccatores* (que deviendront les pécheurs ?).
174:123
L'Église n'a pas une doctrine nouvelle à apprendre, ni de nouveaux moyens de salut à découvrir ; elle progresse cependant en doctrine et en charité ; *mais en ce sens que le même contenu de la foi -- invariablement le même -- est mieux explicité ; en ce sens également que la fructification de la grâce est multiforme, aussi variée que chacun des élus et chaque grande famille spirituelle.*
Telle est notre foi dans l'Église : une et sainte, sans tache ni ride, sans lenteur ni vieillissement, sans à-peu-près ni insuffisance ; sans complicité pour l'erreur ni accommodement au péché, sans naïveté ou sottise en présence des sophismes captieux ou des organisations occultes d'une fausse église, d'une *église apparente. --* L'Église en laquelle nous croyons est toujours prête pour toutes les heures du temps du Salut, invulnérable aux erreurs et aux péchés du monde, d'une miséricorde que rien ne fatigue pour les âmes qui ont recours à elle. Son visage et son cœur gardent inaltérée la ressemblance de Notre-Dame, la Vierge Mère de Dieu qui est son refuge, sa mère et sa reine.
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Avant de clore cet article, que je dise un mot de quelques propositions du Père Congar au sujet de la réforme. -- Le Père a écrit dans *Vraie et Fausse Réforme* :
« Ce qui est mis en question ce sont certains traits du visage temporel que (le christianisme) a reçu d'un autre monde historique que celui dans lequel nous avons conscience d'être entrés. Il est possible que beaucoup de nos contemporains rejettent le christianisme lui-même C'est-à-dire Dieu et Jésus-Christ Mais il est certain que ce qu'ils rejettent leur est apparu *jusqu'ici enveloppé dans les formes sociologiques qu'ils estiment inacceptables. *» ([^30])
175:123
L'ensemble du livre montre suffisamment que le Père ne condamne pas cette appréciation. Pour ma part je ne l'accepte pas. Ce n'est pas en effet *jusqu'ici,* c'est jusqu'à la fin des siècles que les *formes sociologiques d'une société surnaturelle,* quoi que l'on fasse, quels que soient les efforts tentés et les précautions prises resteront immanquablement, sur un point ou un autre, inacceptables au monde. Si l'on veut que les *formes sociologiques* de l'Église deviennent acceptables au monde à mesure que se poursuivent ses variations, il ne reste plus qu'à détruire l'Église, « faire muer » l'Église comme, société surnaturelle et transcendante. -- Dans les premiers siècles, ce fut la *forme sociologique* de la virginité consacrée qui fut jugée inacceptable ; au Moyen-Age ce fut la juridiction souveraine de la papauté ; de nos jours c'est tantôt une liturgie commandée par la réalité du saint sacrifice et la fonction irréductible du célébrant, tantôt des formules dogmatiques qui ne se laissent pas accommoder aux théories philosophiques « modernes », tantôt une discipline qui impose aux clercs un genre de vie à part. Demain ce seront d'autres *formes sociologiques* de l'Église qui seront insupportables au monde, conformément à la prophétie du Seigneur : « Si vous étiez du monde le monde aimerait ce qui est sien ; mais parce que vous n'êtes pas du monde et que je vous en ai retirés, le monde vous hait. » (Jo. XV, 19-20). Que conclure sinon que les *formes sociologiques, même dans les cas de réforme souhaitable*, doivent être révisées non d'après le critère de ce qui *est acceptable* au monde, mais de ce qui est salutaire aux âmes ; *or ce qui est salutaire aux âmes est déterminé dans l'Écriture et la Tradition.* (*Cela revient toujours, en conformité avec cette règle, à ranimer la ferveur, anathématiser les hérésies, corriger les abus.*)
176:123
Le Père Congar écrit encore : « Pas de pleine adaptation, pas de pleine réforme d'adaptation sans que l'Église, soutenue par un élan de ressourcement évangélique, n'accepte très généreusement de *s'harmoniser aux structures d'un monde nouveau* et d'une société renouvelée qu'elle doit aussi baptiser. » ([^31]) Mais les structures de ce monde nouveau, -- (c'est-à-dire du monde issu des principes de 1789 comme le laisse entendre la suite du livre) -- sont-elles en accord avec le droit naturel, la *constitution naturelle des États*, selon l'expression de Léon XIII ? Sur bien des points il faut répondre non. Dès lors l'Église trahirait l'Évangile si elle acceptait de *s'harmoniser* à de semblables structures : étatistes, laïcistes ou même athées. -- Baptiser ces structures ? Mais il n'y a pas de baptême sans exorcisme, par simple harmonisation de la grâce à une âme immaculée. Pareillement on ne baptise pas une société asservie *institutionnellement* au laïcisme ou même à l'athéisme, sans la délivrer de ses démons. Les « ressourcements » les plus évangéliques ne changeront rien à cette obligation ; ils la feront au contraire pleinement observer. Une *harmonisation* de l'Église avec un monde opposé à la loi de Dieu, qui ne commencerait point par condamner et rejeter les péchés et les erreurs de ce monde, serait une harmonisation de décomposition, pareille à celle du pécheur qui s'harmonise aux sollicitations du Malin. Pour l'Église, qui est indéfectible, cela ne peut arriver. -- Il reste donc que la « pleine réforme d'adaptation » se réalise sur le type de toujours -- quels que soient les *mondes nouveaux* -- : définition de la vérité, maintien des dogmes définis qui sont irréformables, anathématismes contre les erreurs.
J'ai beau interroger les annales de l'Église ou ma propre expérience, je n'arrive pas à trouver d'autre type de réforme véritable que celle qui procède d'une ferveur ravivée, d'abus corrigés, d'erreurs combattues ; bref une réforme sur le type de celle de Grégoire VII, du Concile de Trente ou des saints réformateurs d'ordre, tel le Bienheureux Raymond de Capoue ou sainte Thérèse.
177:123
La réforme qui consiste pour l'Église à battre la coulpe à cause de ses retards et « fautes historiques » puis à régler sa marche d'après le cadran de l' « Histoire » me paraît une grande nouveauté et une nouveauté illusoire. -- Autre chose en effet l'adaptation au besoin des âmes en vue du salut éternel, autre chose l'adaptation à l' « Histoire » comme telle, *c'est-à-dire au flux du devenir indéfiniment variable et terriblement mélangé*. Une adaptation commandée par l' « Histoire » ne peut pas, de soi, trouver de critère ni de limite. -- Une adaptation commandée par les nécessités des âmes en vue du Salut éternel, -- nécessités essentiellement identiques, mais dont tel aspect apparaît mieux à telle époque, -- une telle adaptation implique de soi un but et un critère qui dominent le temps. Rien n'est périlleux comme de brouiller et confondre ces deux espèces d'adaptation ([^32]).
Dès l'instant où l'on entreprend de réformer par alignement sur l' « Histoire », il devient logiquement impossible d'assigner un terme. On instaure un changement effréné et comme une révolution permanente. Comme on a commencé à le dire au temps de Jean XXIII : « Toutes les vannes sont ouvertes. » Avec le principe des *retards historiques* à rattraper, jusqu'où peut aller par exemple le saccage de la Liturgie ? Ou bien la transformation du genre de vie des religieuses ? Comme l'a écrit une supérieure : après la sœur en tenue post-conciliaire, on aura la sœur en tenue civile, après la sœur en civil, la sœur intégrée dans les organismes de l'État, et pour finir la sœur qui n'en est plus une, qui a tourné totalement au vent de l'histoire et qui s'est défroquée. Jusqu'où peut aller la transformation des ordres voués à la sainte prédication ? Que vont-ils prêcher pour gagner l'audience de l'homme *d'aujourd'hui *? Et même vont-ils continuer de prêcher ? Dans quelles expériences vont-ils se lancer car, selon la phraséologie des sessions et des « recyclage », ce qui importe c'est de *faire des expériences, d'être en recherche*, de lancer des *équipes pilotes*.
178:123
Et les naufrages se multiplient : naufrages personnels, dans la foi et les mœurs, naufrages de paroisses, de communautés religieuses, de maisons d'enseignement ou d'assistance.
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Que faire dans ce désarroi ? Avant tout persévérer dans la foi qui nous a été transmise, *avec ses définitions et ses anathèmes*. On a beau promouvoir des réformes, si l'on ne fait plus cas des dogmes définis ni de la condamnation des erreurs, -- comme si le monde cessait d'être le monde -- ces réformes ne méritent plus leur nom elles deviennent des mouvements subversifs.
Que faire encore ? -- Nous étant attachés à la foi de toujours, tendre à nous convertir ; *faire pénitence*, car le Royaume de Dieu, c'est-à-dire l'Église sainte, *est réellement venu et il est toujours au milieu de nous ; chercher d'abord le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste, notamment la force de persévérer, nous sera donné par surcroît*.
Enfin, troisième attitude en présence d'une réforme qui est passée aux mains de la subversion : garder une fidélité vivante à l'héritage séculaire de l'Église. On prétend nous ramener, en vertu du « ressourcement » évangélique, aux formes de vie chrétienne, non encore pleinement explicitées. On voudrait abolir formulations dogmatiques, discipline strictement codifiée, état de vie ascétique des clercs, chant grégorien, langue liturgique particulière, détermination des droits de l'Église dans la société civile. Il s'agirait de nous « ressourcer » en remontant à une source qui serait, paraît-il, la véritable, la seule évangélique, et qui cependant n'aurait point donné naissance au fleuve qui nous porte. Or c'est une interprétation absurde de l'Évangile que celle qui commence par refuser les développements qui en procèdent et qui, par exemple, sous prétexte de retrouver le culte *en esprit et en vérité*, promis par le Christ à la Samaritaine, rejette la forme du culte catholique qui a commencé de se fixer au V^e^ siècle ; comme si la phalange innombrable des saints prêtres qui ont célébré la messe d'après le Canon n'avaient pas rendu au Seigneur un culte *en esprit et en vérité*.
179:123
Ce type de « ressourcement » a un nom : c'est le protestantisme ; l'Évangile sans l'Église ; ou plus exactement une interprétation arbitraire de l'Évangile qui entend ignorer l'Église, sa croissance, son héritage, sa législation. Le vrai « ressourcement » au contraire -- si du moins on tient à ce mot -- est celui qui ayant d'abord reçu en toute piété l'héritage de l'Église, le délivre s'il y a lieu de surcharges déformantes, le remet dans son plus beau jour ; et cela, conformément à la tradition et non point en vertu des requêtes de « l'Histoire ». De cette fidélité vivante à la source évangélique, toujours jaillissante au sein d'une Église qui grandit, nous avons des signes admirables. Pensons aux documents disciplinaires comme, au début du siècle, le *Motu Proprio* de saint Pie X sur la Musique sacrée et, tout récemment, la Constitution *Veterum Sapientia* de Jean XXIII sur la langue latine.
Les réformateurs qui furent des saints, les seuls auxquels nous soyons attachés, ont tous procédé de la même manière. Qu'ils aient réformé un Ordre, le clergé d'un pays, le gouvernement ecclésiastique, ils ont tous cherché, en premier lieu, leur propre réforme personnelle ; puis, en accord avec le Magistère légitime, ils ont jeté l'anathème sur le monde, ses fausses maximes et ses scandales institutionnalisées ; enfin ils ont maintenu, dans une fidélité vivante, l'héritage sacré d'une Église qui a grandi selon l'Évangile, depuis ses premiers pas dans la Judée et la Samarie, depuis la première reconnaissance de ses droits et privilèges à la suite des grandes persécutions romaines.
Le type de réforme que l'on voudrait maintenant introduire dans l'Église ne peut qu'amener de terribles dégâts parce qu'il est commandé par des principes faux : on présuppose en effet ou bien que l'Église avec ses développements disciplinaires, dogmatiques et cultuels a cessé au cours des siècles d'être homogène à l'Évangile ; ou bien qu'elle se rend coupable de péché, notamment qu'elle est paresseuse et retardataire pour apporter au monde les biens célestes.
180:123
Ces présupposés à leur tour dérivent d'une foi très insuffisante dans l'Église, une foi diminuée, rabaissée, ne percevant pas bien l'élévation et la pureté surnaturelle de son mystère. Or l'Église est une société vraiment surnaturelle, vraiment, sainte, -- *corps mystique* du Christ, *épouse du Christ* d'une fidélité intacte, à l'image de celle de la Vierge Marie. Elle est à travers tous les siècles, sans exception, et jusqu'à la fin du monde, *Jésus-Christ répandu et communiqué.* Cela et rien d'autre.
R.-Th. Calmel, o. p.
181:123
### Vie de Jésus (VII)
par Marie Carré
##### *L'Enfant Prodigue. *(*Luc XV, 11-31*)
Ce qui frappe le plus dans l'histoire de l'Enfant Prodigue, c'est le même phénomène que dans l'histoire de la Brebis perdue et retrouvée : la Joie, la Joie immense, débordante, du Père. Une Joie qui se répercute chez tous les Saints et tous les Anges, une Joie qui nécessite un grand festin, et des cadeaux et des chants. Une Joie démesurée :
« Il était perdu et il est retrouvé ». Alleluia !
Les enfants ne veulent pas voir que Dieu n'a pas envie de les perdre, que Dieu ne reste pas indifférent devant tant de départs, tant de mépris, tant de dédains. Les enfants, même quand ils ont depuis longtemps atteint l'âge adulte, agissent bien souvent comme si Dieu n'avait pas de Cœur, comme si Dieu était si loin, si loin, que sa création lui échapperait totalement comme si Dieu était un vieux pacha suprêmement dédaigneux. Et, sans plus de réflexion, ils s'en vont déchirant à belles dents ce Cœur de Père, riant, se moquant et s'acharnant même à entraîner à leur suite tous ceux qu'une juvénile ardeur pousse à vouloir goûter toutes les nouveautés. Ces pauvres ignorants prennent le péché pour une nouveauté ! En fait il n'y a rien de nouveau que l'Évangile. L'Évangile est une Parole qui se laisse relire et redire en rendant chaque fois un son de parole neuve parce qu'éternellement vivante.
182:123
Nous l'avons lu ou écouté des milliers de fois (ne serait-ce qu'à la messe) et chaque fois notre cœur s'ouvre comme un cœur d'enfant à qui on va re-raconter la plus belle histoire du monde. A chaque fois nous sommes émerveillés de voir combien nous aimons ces textes, combien ils nous sont nécessaires, combien ils recèlent d'immortel Amour.
Tout en étant pleins de l'Amour de Dieu, ils sont pleins d'humanité aussi. Ainsi le frère de l'Enfant Prodigue, qui paraissait avoir toutes les qualités, n'était au fond qu'un mesquin rempli de jalousie.
Mon père terrestre avait accoutumé de dire (ce que j'ai mis un certain temps à comprendre) : Je ne peux pas supporter les gens sans défauts. (En fait, il disait « je déteste » ce qui est beaucoup plus frappant.)
##### *L'économe infidèle. *(*Luc XVI, 1-12*)
Un homme riche avait un économe infidèle qui dilapidait ses biens. Il le menaça de renvoi. Cet intendant, pour assurer son avenir, ne trouva rien de mieux que de voler un peu plus, de la façon suivante :
-- « Il fit venir un à un les débiteurs de son maître et dit au premier : Combien dois-tu à mon maître ? -- Cent mesures d'huile, lui répondit-il. L'intendant lui dit : -- Prends ton billet, assieds-toi et écris vite cinquante. Puis il dit à un autre : -- Et toi, combien dois-tu ? -- Cent mesures de blé, répondit-il. L'intendant lui dit : -- Prends ton billet et écris quatre-vingts ».
Il agissait ainsi pour se faire des amis, obligés en quelque sorte de le recevoir chez eux après son renvoi. Et le maître fit cette réflexion :
-- « Les enfants de ce monde sont plus habiles entre eux que les enfants de lumière ».
183:123
Sur un tout autre plan, dans une tout autre dimension, une semblable habileté est recommandée aux enfants de lumière puisque Jésus ajoute :
-- « Eh ! bien, moi je vous dis, faites vous des amis avec les richesses d'iniquité, afin qu'au, jour où elles viendront à manquer, ceux-ci vous reçoivent dans les demeures éternelles ».
Sur le plan surnaturel il est donc recommandé, sage, prudent de se faire des amis avec les richesses qui donnent lieu à tant d'iniquité, c'est-à-dire avec ce que nous ne possédons pas. Et il est bien certain qu'aucune richesse temporelle ne nous appartient puisqu'elle, appartient d'abord à Dieu. Il est bien certain également que la source des fortunes est souvent impure et leur accroissement lié à toute sorte de ruses. Pour nous faire des amis qui prieront pour nous dans l'autre monde (car il serait invraisemblable qu'on puisse prier dans ce monde pour ses amis et que cela devienne impossible dans l'autre monde) et qu'ils nous reçoivent au jour où l'Argent ne nous sera d'aucun secours, donnons et redonnons...
##### *Dieu et l'Argent. *(*Luc XVI, 13*)
L'argent, ce terrible obstacle sur le chemin du Ciel, n'est qu'un moyen d'échange et il ne devrait pas être plus. L'Argent n'est pas fait pour être mis en bocal comme des cornichons, il est fait pour servir, et surtout pas pour être servi.
-- « Nul ne peut servir deux maîtres ; ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent ».
Il semble qu'une des grandes erreurs contemporaines soit l'Argent déguisé en personne vivante au mépris de tout ce que Jésus nous enseigna. De nos jours, on dit que l'argent « travaille », ce qui est une monstruosité. On donne à l'argent une sorte de traitement beaucoup plus élevé que celui qui est accordé aux employés, ouvriers et autres pauvres simples hommes.
184:123
Et cet Argent qui soi-disant « travaille » a tellement tourné la cervelle des hommes qu'on les entend faire, à tout propos, des raisonnements prouvant que l'Argent doit être le premier servi. Ainsi, on ne bâtira des maisons que si cela est rentable, en d'autres termes : si l'Argent dépensé pour la construction gagne, en location, une somme suffisante pour assurer, non seulement l'entretien de la maison, mais en plus une rente honorable. « personne ne veut voir que le fait d'avoir (en propriété on en location, peu importe) un logis agréable, représente une valeur morale et psychique tout à fait incalculable. Il faudrait pouvoir mesurer la joie, la santé, la paix, l'épanouissement que procure à une famille un logis bien conçu.
Certains objets se mettent aussi, en certaines circonstances, à valoir, un prix factice exorbitant. Et chacun de s'extasier et d'obéir. Ainsi, par exemple, le sol de nos villes. Ce sable et ces cailloux valent de l'or et des pierreries si bien que l'homme, obéissant jusqu'au bout à son dieu préféré, est obligé de se priver et de priver tout le peuple d'espace, d'avenues, d'arbres et de jardins. L'homme ne peut plus étaler les villes, ni les aérer, ni les embellir, ni faciliter la circulation car la poussière du sol lui dit : Attention, je vaux trop cher... et il obéit à la poussière.
L'Argent est même tellement démoniaque qu'il se livre sans limite ni mesure aux hommes de guerre, si bien que l'excès de dépense n'est jamais un obstacle à la continuation d'une guerre... Il est plus facile de transformer l'Argent en fumée que de le transformer en Joie. Personne ne se demande jamais si la transformation d'une partie du monde en fumée est « rentable » ?... Incohérence des esprits qui n'ont pas dominé l'Argent en servant Dieu...
L'Argent déguisé en personne vivante et agissante est aux mains de ceux qui sont assez astucieux pour le manœuvrer. Mais, tout en le manœuvrant ils en sont esclaves car ils lui ont quand même donné une puissance dont les caprices ne sont pas toujours prévisibles. Ils jouent à se voler mutuellement leurs richesses d'iniquité et, quand ils mourront, ils n'auront pas un seul ami.
185:123
La primauté de l'Argent a quelque chose de fantastique quand on veut bien ne pas la considérer comme un état de fait sans lequel la terre ne tournerait plus. Monsieur A prête de l'argent à Monsieur B pour établir une industrie quelconque. C'est parfait : Monsieur A a de l'argent et Monsieur B du talent, ils vont donc s'entraider. Si Monsieur B, par pure malchance, rate complètement, le prêt est perdu. Monsieur A le sait. Il a donc espoir que Monsieur B réussira et pourra le récompenser de son aide. C'est légitime. Mais, souvent, Monsieur B réussit. Alors commence la danse de l'argent, le règne de l'Argent. Monsieur A a prêté gros comme un petit pois, ce petit pois s'enfle jusqu'à devenir une montgolfière. Et non seulement, il s'enfle et peut être revendu pour l'énorme valeur fictive qu'il a atteinte, mais il est censé « travailler » et en conséquence il reçoit un salaire proportionnel aux bénéfices. Pendant ce temps, ingénieurs, employés et ouvriers nous assurent que l'esclavage est aboli.
Ensuite, avec tous les prêts de tous les messieurs A, des Messieurs C vont jouer et ce sera même leur unique gagne-pain. Ils jouent à gonfler et dégonfler toutes ces montgolfières par divers procédés dont le plus fréquent est la fausse nouvelle habilement répandue. Des inquiétudes sur l'avenir de telle ou telle entreprise ont-elles été lancées que, vite, les possesseurs de montgolfières, terrifiés à l'idée qu'il faudrait peu de chose pour les dégonfler, vite, ces détenteurs vendent. Ils vendent à perte bien entendu (sauf ceux qui ont acheté la montgolfière au stade de petit pois). Et plus ils vendent plus ils perdent. Il arrive même que des paniques prouvent que l'Argent n'est pas une divinité aussi solide qu'on se l'était imaginé. Toutes ces pertes (même celles qui provoquèrent des suicides et des milliers d'autres drames) toutes ces pertes se transformeront en gains entre les mains des messieurs C dont c'est l'unique gagne-pain.
Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent. Non, vous ne pouvez pas.
Certains pensent que ce système doit être « guillotiné » au profit d'un État Tout Puissant, lui-même en marche vers un Règne d'Utopie, où une vertueuse Liberté serait Reine.
Il n'est pas raisonnable de donner à l'État une puissance égale à celle actuelle de l'Argent. Toute puissance vient de Dieu. C'est pourquoi il est insensé d'installer des puissances en dehors de Lui. Ni l'État, ni l'Argent, ni la Vertu, ni la Loi du plus grand nombre, ni les Soldats, ni la Police ne doivent diriger le monde. Le monde est à Dieu qui l'a créé pour sa Joie, et la Joie de Dieu ne peut être qu'immortelle et sainte comme Lui.
186:123
Pourquoi perdre son temps à refuser d'entrer dans cette Joie dès ce monde ? Pourquoi gaspiller le peu de vie terrestre qui nous est accordé en faveur d'un monstre sans cœur qui s'appelle l'Argent ou l'État, même et surtout si cet État nous baratine en nous promettant le Paradis terrestre pour nos arrière, arrière, arrière-petits-enfants ?
D'abord, pour supposer l'éternelle Béatitude, il faudra que Dieu nous transforme, pour le moment nous sommes bâtis pour combattre. Sans luttes et sans difficultés l'homme devient une méduse échouée sur le sable. Mais lutter pour accumuler l'argent, quelle sottise ! Au Jour définitif, on nous demandera non pas ce que nous avons entassé mais ce que nous avons donné et seuls nos dons, même d'un simple verre d'eau, même d'un simple sourire, auront droit d'entrée. Seul l'Amour passera la Porte dont Saint Pierre détient les Clefs. L'astuce est donc de transmuter l'Argent en Amour. « Faites-vous des amis, dit Jésus, avec les richesses d'iniquité. » Et les Pharisiens qui aimaient l'argent se moquaient de Lui. Il leur dit :
-- « Vous êtes, vous, ceux qui se donnent pour justes aux yeux des hommes, mais Dieu connaît vos cœurs. Car ce qui est élevé pour les hommes est objet de dégoût aux yeux de Dieu. »
Il semble que cet amour de l'Argent fut une des causes de l'hypocrisie des Pharisiens. En effet, s'ils aimaient l'Argent, ils ne pouvaient être libres d'aimer Dieu. Mais, comme ils avaient envie de passer pour aimer Dieu (à cette époque, servir Dieu était une grande gloire) ils furent amenés à multiplier les pratiques extérieures afin de camoufler leur misère intérieure. Il eût mieux valu qu'ils avouent carrément préférer l'Argent à Dieu, car de l'Argent on se lasse souvent, et il ne reste que Dieu dont personne ne saurait se lasser, puisque nous avons été créés uniquement pour être à Lui, avec Lui, chez Lui. Comme ils aimaient l'Argent, ils n'ont pas aimé Jésus pauvre, Jésus ouvrier, Jésus vagabond, Jésus sans feu ni lieu, Jésus sans compte en banque. Ils ne l'ont pas aimé et se sont même mis à le haïr de plus en plus. Telle est la mystérieuse puissance de l'Argent.
187:123
Cet Argent reste cependant, comme le diable, soumis à la Puissance de Dieu. Ni l'un ni l'autre de ces ennemis de l'homme ne peuvent jamais détruire l'Amour. Mais, par contre, si l'Amour manque, l'Argent, aussi bien que le diable peuvent s'en donner à cœur joie.
Au fond, ce n'est pas l'Argent lui-même, en tant que moyen rapide d'échanges, qui est pervers, mais, comme il peut être accumulé, il représente alors tous les biens périssables et rien que ceux-là, et les hommes, comme des enfants fascinés par une vitrine de jouets, se mettent à le désirer avec toujours plus de passion. Cet argent périssable, cet argent qui a coûté tant de fatigues, de larmes et de sang devient objet d'amour, unique objet d'amour et par conséquent destructeur de toute spiritualité. Le Diable qui n'a pas d'amour-propre, offre souvent l'Argent sans se montrer lui-même. De lui et de sa doctrine de haine beaucoup pourraient avoir peur, mais de l'Argent les hommes n'ont pas de méfiance. Ils le croient inerte et maniable alors qu'il est un tyran plein de ruse et de cruauté. Saint Paul disait à Timothée : « A la racine de tous les malheurs du monde il y a l'amour de l'Argent. » (I, Tim 6, 10).
A la racine des guerres, il y a l'amour de l'Argent. A la racine des révolution, il y a l'amour de l'Argent. A la racine des haines familiales, des disputes crasseuses autour d'un cadavre, des vieillards laissés sans soins, des naissances refusées ; à la racine des calomnies et de tous les crimes, à la racine de beaucoup de divorces, à la racine de beaucoup d'apostasies, à la racine de toutes les chatteries ; à la racine de l'esclavage antique et du prolétariat moderne ; à la racine des tricheries, des tromperies et du jeu ; à la racine d'une accablante publicité et d'une incroyable, universelle et obsédante pornographie ; à la racine de tous les malheurs du monde, il y a l'amour de l'Argent.
Mais, que Dieu dans sa Toute Puissance, reste Maître de l'Argent quand il Lui plait, cela est attesté par tous les Saints. On ne compte plus le nombre de Saints qui ont toujours reçu, à la dernière minute, à la dernière seconde, l'argent que leur pauvreté, absolue leur permettait d'espérer du Ciel pour leurs œuvres, quand ces œuvres étaient voulues de Dieu. On ne compte plus le nombre de Saints qui, particulièrement en période de calamités, ayant distribué toutes leurs provisions ou tous leurs revenus, ont dû constater qu'ils devenaient inépuisables (aussi longtemps que nécessaire).
188:123
Si nous aimions Dieu de tout notre cœur et Le servions uniquement, Il ne nous laisserait manquer de rien puisque tout lui appartient. Seulement nous nous attachons trop vite aux biens de ce monde, sans même voir le danger... l'immense et terrifiant danger...
##### *Le mauvais riche. *(*Luc XVI, 19-31*)
Et Jésus choisit une autre parabole pour dévoiler un deuxième danger qui paralyse ceux qui servent l'Argent. Et c'est un danger probablement plus fréquent que l'hypocrisie, puisque c'est le tout banal et tout commun égoïsme.
Le mauvais riche laisse le pauvre Lazare, gravement malade, mourir de faim à sa porte. Et quand lui-même meurt, puisque tout le monde meurt, il est naïvement étonné de se retrouver en enfer. Son farouche égoïsme seul a suffi pour l'y conduire. Et là, il supplie Abraham d'envoyer Lazare avertir ses cinq frères qui sont encore sur cette terre. Mais Abraham refuse, disant :
-- « Du moment qu'ils n'écoutent ni Moïse ni les prophètes, même si quelqu'un ressuscite d'entre les morts, ils ne seront pas convaincus ».
Il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Combien ont au moins entendu dire que Jésus est ressuscité d'entre les morts après avoir souffert pour nous et par nous... Mais combien écoutent ?...
##### *Les serviteurs inutiles. *(*Luc XVII, 7-11*)
Parmi ceux qui écoutent et qui servent Jésus de tout leur cœur et de toutes leurs forces, quelques-uns dont pas retenu un nouveau paradoxe :
189:123
-- « Vous, lorsque vous aurez fait *tout* ce qui vous aura été ordonné, dites : nous sommes des serviteurs inutiles ».
C'est une évidence qui ne nous est cependant pas toujours très familière. Dieu n'a pas besoin de nous, tout en agissant comme si il en avait besoin. Et, de toutes façons, Dieu est la cause du bien que nous faisons. Il est au commencement, au milieu et à la fin du bien que nous faisons. Au commencement, en nous le suggérant ; au milieu, en nous donnant la force (surtout si nous savons la demander) ; et à la fin, en faisant germer, croître et fructifier ce misérable petit bien que nous avons essayé de faire et qu'un autre aurait probablement fait beaucoup mieux... mais, Dieu ne rebute pas les bonnes volontés.
##### *Le dixième lépreux. *(*Luc XVII, 12-19*)
Dix lépreux supplient de loin Jésus de les guérir. Il leur dit :
-- « Allez, montrez-vous aux prêtres ».
Ils eurent confiance, semble-t-il, puisqu'ils y allèrent et qu'à cette époque, tout lépreux guéri devait se montrer aux prêtres. Or, ils furent guéris en chemin et l'un d'eux, un seul, revint sur ses pas, glorifiant Dieu, pour se prosterner aux pieds de Jésus, Jésus dit :
-- « Où sont les neuf autres ? N'ont-ils pas tous été purifiés ? »
Personne n'osa répondre, d'autant plus que le lépreux reconnaissant n'était encore une fois qu'un étranger, qu'un Samaritain. Dieu Seul sait combien de fois les hommes L'ont supplié « Sauvez-nous, ayez pitié de nous »... combien de fois Il a eu pitié de nos détresses et de toutes nos lèpres... Lui Seul sait aussi combien L'ont remercié ; Lui Seul sait combien ont continué à Le servir, L'adorer et Le préférer quand tout allait de nouveau bien !
190:123
##### *La venue du Royaume. *(*Luc XVII, 20-21*)
Les Pharisiens, entendant Jésus parler constamment du Royaume de Dieu, Lui demandèrent quand ce Royaume arriverait. Jésus leur répondit :
-- « La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer et on ne saurait dire. Le voici, ou : Le voilà ! car le Royaume de Dieu est au-dedans de vous ».
A cela les Pharisiens ne pouvaient rien répondre car, au-dedans d'eux-mêmes, se cachaient toute sorte de pourritures : l'amour de l'Argent, l'orgueil, la vanité, l'arrogance et par-dessus tout l'hypocrisie. Même pour eux, il devait être évident que, si le Royaume de Dieu se cache dans chaque cœur d'homme, il ne saurait subsister à côté de toute sorte d'immondices. Non, il faudrait balayer les immondices et peut-être même recommencer tous les jours... avec l'aide de Celui qui ne méprise aucun effort.
##### *Le Retour de Jésus. *(*Luc XVII, 22-36*) * *(*Mt XXIV, 26-40*)
A ses disciples, Jésus parle de son retour et donne quelques précieuses indications. Il les met en garde contre toute sorte de personnages qui se prétendront le Christ :
-- « Ne le croyez pas, n'y allez pas car, ainsi que l'éclair sort de l'Orient et brille jusqu'au Couchant, de même sera l'avènement du Fils de l'Homme ». -- Il précise : tout d'abord il faut qu'Il souffre beaucoup et soit rejeté par cette génération... »
Comme au temps du déluge, les hommes ne se doutaient de rien jusqu'à ce que vînt le déluge qui les emporta tous, ainsi en sera-t-il à l'avènement du Fils de l'Homme. Et Jésus répète ce qu'Il a souvent dit et qui est valable pour tous les temps :
191:123
-- « Celui qui chercherait à sauvegarder sa vie la perdrait ; et celui qui aurait perdu, sa vie à cause de Moi la trouvera. »
Il semble que cette fois Jésus ne veuille pas parler uniquement de « ceux qui perdront la vie par une persécution puisqu'Il précise :
-- « En ce jour-là, que celui qui sera sur la terrasse et aura ses affaires dans la maison ne descende pas les prendre, et pareillement, que celui qui sera aux champs ne retourne pas en arrière ».
Si donc une grande calamité doit précéder le Retour du Fils de Dieu, il serait très peu sage de se précipiter pour sauver un manteau ou des bijoux et perdre son âme. Mais, pour que le salut de l'âme soit le réflexe premier, il faut que cette pensée ait été familière tout le long de la vie, fût-elle facile ou difficile... Il vaut mieux ne pas compter sur un déluge ou une bombe atomique pour se convertir et pour préférer le Seigneur aux fragiles biens de ce monde fragile :
##### *Toujours prier. *(*Luc XVIII, 1-8*)
Tout ce que Jésus enseigne et commande se demande car tout ce qu'Il enseigne est Sainteté et la Sainteté vient de Dieu Seul. Mais comment faut-il demander ? Jésus nous l'a déjà dit et nous le redit :
-- « Il faut toujours prier sans jamais se lasser ».
C'est là une des Paroles-Clef de la Chrétienté : « Toujours prier ». Le chrétien doit arriver à se mettre en état de prière constante même quand ce ne sera plus que d'une façon presque imperceptible à cause des occupations légitimes. Le chrétien doit être constamment relié à la Trinité Sainte par cette respiration de l'âme qu'est la prière. Sans respiration, l'âme s'étouffe jusqu'à paraître morte. Et si la respiration est rare, l'âme est languissante et se plaint bientôt disant que la religion chrétienne était bonne pour les ignorants du Moyen Age et ne peut plus convenir à des gens qui savent vivre sans respirer.
192:123
Ce qu'ils appellent « vivre » consiste en beaucoup de bruit, beaucoup d'agitation et une vitesse toujours croissante. C'est seulement l'illusion de la vie car la vraie Vie est en Dieu. La vraie Vie vient de Lui, pour rester avec Lui et retourner tout près de Lui.
La qualité de la prière sera donc sa constance, sa persévérance, comme celle de cette veuve qui importune un juge jusqu'à ce qu'il vienne à son secours. C'est simple, il s'agit d'avoir toujours dans le cœur, le premier verset du Psaume 69 :
-- « Ô Dieu, venez à mon aide,
« Seigneur, hâtez-vous de me secourir ! »
Mais, bien entendu, sans cette misérable et pernicieuse ambition qui consiste à mettre le Notre Père sens dessus dessous en disant : « Que ma volonté soit faite et que la vôtre, Seigneur, s'y soumette. » La prière n'a jamais eu pour but d'apprendre à la Trinité Sainte ce qui serait bon pour nous. Saint Augustin nous en prévient et nous fortifie quand il enseigne : « Lorsque Dieu ne nous accorde pas ce que nous voulons, c'est pour nous donner ce que nous aimerions mieux, si nous savions toutes choses... »
##### *Le Pharisien et le Publicain. *(*Luc XVIII, 9-14*)
Un pharisien priait ainsi :
-- « Mon Dieu, je vous remercie de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes qui sont rapaces, injustes, adultères, ni comme ce publicain. Je jeune deux fois par semaine, je donne la dîme de tous mes revenus ». Le Publicain se frappait la poitrine en disant : -- « Mon Dieu, ayez pitié de moi qui suis nu, pauvre pécheur ! »
193:123
Le publicain seul retourna dans sa maison justifié car il avait dit vrai. L'autre, à part sa dîme et ses jeûnes (qui sont relativement faciles), n'avait dit que des mensonges. Ce n'est pas la peine d'essayer de faire croire à Dieu que nous ne sommes pas tous pécheurs. Il n'aime pas qu'on se moque de Lui. Et non seulement le Pharisien ne voyait pas ses défauts, ses faiblesses, ses omissions et ses lâchetés mais il méprisait tranquillement les autres, ce que Dieu a en horreur. Il n'est pas permis de mépriser, ni de critiquer, ni de juger. Dieu aime tous ses enfants et souhaite les garder tous auprès de Lui. Si notre ennemi est « rapace, injuste et adultère », il faut vite appeler au secours pour lui et le Seigneur fera peut-être un jour de cet homme notre meilleur ami.
##### *Le divorce. *(*Mc X, 2-12*) * *(*Mt V, 31-32*) * *(*Mt XIX, 3-12*) * *(*Luc XVI, 18*)
Les Pharisiens demandèrent à Jésus s'il est permis à un homme de répudier sa femme. Et Jésus dit « Non. » Tout tranquillement non :
-- « Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni. »
C'est simple, c'est clair, c'est net. Trois évangélistes précisent même :
-- « Celui qui répudie sa femme et en épouse une autre commet un adultère et celui qui épouse une femme répudiée par son mari commet un adultère ».
Il n'empêche que, depuis quatre siècles, certains chrétiens remarient les divorcés aussi souvent que ceux-ci le désirent, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui l'a formellement et clairement défendu. Ils s'appuient sur une parenthèse de saint Matthieu. Mais une parenthèse ne peut pas détruire une thèse. Une parenthèse signale seulement un détail susceptible d'apporter une plus grande précision. La parenthèse de saint Matthieu est la suivante :
194:123
-- « Celui qui répudie sa femme (si ce n'est pour mauvaise conduite) et en épouse une autre commet un adultère. »
D'abord il est bien évident qu'aucun texte évangélique ne peut entrer en contradiction avec les autres ou alors il faut fermer ce livre définitivement. Ensuite jamais un ministre des églises séparées n'a exigé que les divorcés qu'il remariait fussent séparés pour cause d'inconduite. Ils ne demandent jamais la cause du divorce.
Et, par-dessus tout, jamais l'Église catholique n'a compris ce texte comme une autorisation de divorce en cas d'adultère. Il y aurait là une telle effarante contradiction qu'elle ne peut même pas venir à l'esprit. Non, le mariage est indissoluble : « Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni ». Jamais, en cas de conduite trop gravement mauvaise l'Église n'interdit pas une séparation. Il arrive qu'il soit préférable de se séparer, mais il reste toujours interdît de se remarier.
Il arrive aussi que des mariages doivent être dissous parce qu'ils n'ont jamais eu d'existence selon la Loi de Dieu. Tel était par exemple le mariage d'Hérode avec Hérodiade, épouse légitime du frère d'Hérode, mariage scandaleux que Jean-Baptiste voulait interdire, ce qui lui a coûté la vie. Pour un seul mariage scandaleux, Jean-Baptiste le plus grand des Prophètes, le Précurseur, propre cousin de Notre-Seigneur, Jean-Baptiste a perdu la liberté, puis la vie. Depuis lors, combien de centaines de milliers de mariages scandaleux n'ont-ils pas tenu le haut du pavé en terre chrétienne ? Il est à craindre que quelques-uns n'aient à donner leur vie, comme Jean-Baptiste, pour expier l'impudence et l'impudeur de ces crimes-là.
##### *Le célibat religieux. *(*Mt XIX, 10--12*)
Les disciples se dirent entre eux :
195:123
-- « Si telle est la condition de l'homme avec sa femme, mieux vaut ne pas se marier ! »
(On ne nous dit pas ce que les femmes présentes pensèrent. Personne n'aurait du reste eu l'idée de s'y intéresser.) Jésus, sans s'émouvoir de la déception de ses disciples, qui trouvent préférable de rester vieux garçons plutôt que de supporter la même femme pendant toute l'existence, Jésus lance tranquillement sa célèbre prophétie sur le célibat religieux :
-- « Il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels à cause du Royaume des Cieux. Que celui qui peut comprendre, comprenne ! »
Bien entendu, ce jour-là, personne ne comprit. Cette obscurité n'était pas exceptionnelle. Ils n'ont compris qu'après la venue de l'Esprit Saint. Et cependant Jésus annonçait un phénomène surnaturel des plus remarquable. Il annonçait la continence et même souvent la virginité de milliers d'hommes (et de femmes) qui choisiront d'aller jusque là pour être d'autres Christs, qui choisiront ce qu'il est humainement impossible de supporter, et que pourtant ils supporteront, car Dieu ne se laisse jamais vaincre en générosité.
Depuis lors, les hommes de Dieu portent le long vêtement presque deux fois millénaire, ce vêtement qui est leur armure et que nous vénérons, ce vêtement qui parle et qui fait même peur à certains car il parle d'un état surnaturel qui, par sa nature même, fait honte à toutes les gourmandises et à toutes les luxures, dont le monde voudrait bien être autorisé à ne pas se priver.
Quand l'homme de Dieu paraît lui-même ne se passer d'aucune gourmandise, même si cette apparence est trompeuse, un certain peuple applaudit et dit : Enfin, nous nous comprenons, enfin vous vous rapprochez de nous, enfin, nous n'aurons plus ces petits pincements de cœur, ni ces petits remords, ni ces petites inquiétudes, ni ces petits agacements. C'est pourquoi ce même peuple, dans sa faiblesse, suggère aux hommes séparés de paraître moins séparés, de paraître plus hommes comme tout le monde. Ainsi, pensent-ils, nous pourrons parler avec eux sans avoir toujours présent à l'esprit ce fait remarquablement agaçant de leur célibat volontaire.
196:123
Il est pourtant logique que l'homme, qui s'est « séparé », pour être l'homme de Dieu, le fasse sans bruit de parole. Il est même honnête, pour la sauvegarde des jeunes filles qui rencontrent ces hommes par hasard dans la foule, il est honnête que leur vêtement les décrive et les marque. Il est prudent que ces hommes qui ne veulent vivre que pour Dieu, et se passer de tout amour humain pour mieux aimer tous les hommes, il est prudent qu'ils s'interdisent d'avance toute sorte d'imprudences, par un vêtement particulier. Le Seigneur y a pourvu.
##### *Le pauvre jeune homme riche. *(*Luc XVIII, 18-23*) * *(*Mc X, 17-22*) * *(*Mt XIX, 16-22*)
Un jeune homme riche voulait être parfait. Il pria Jésus de lui indiquer le chemin. Jésus lui répondit :
-- « Observe les commandements : Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne déroberas pas, tu ne rendras pas de faux témoignage ; honore ton père et ta mère et tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Le jeune homme répondit : -- Tout cela je l'ai observé, que me manque-t-il encore ? Jésus, fixant sur lui son regard, l'aima. Puis il dit : -- « Une seule chose te manque. Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et donne le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le Ciel ; puis viens et suis-moi ».
Mais le jeune homme devint sombre et s'en alla tout chagrin, car il possédait beaucoup de biens.
A cause de ses immeubles, de ses domaines et de ses troupeaux, le pauvre jeune homme riche ne devint ni disciple, ni Apôtre, ni Évangéliste, ni même simplement un grand Saint. Et pourtant il brûlait du désir de la perfection, et pourtant il était sur la bonne voie, et pourtant son cœur était sincère et bon puisque Jésus, l'ayant regardé, l'aima.
197:123
Combien de fois, tout le long des âges, Jésus sera-t-il déçu par ceux qu'il aime et auxquels Il aura suggéré de choisir la Sainteté plutôt que l'Argent ! Combien il est dramatique d'être riche ! Quel encombrement, quelle épreuve, quel fardeau !
Entre Jésus et mille vaches, le jeune homme riche a choisi les mille vaches. Il a tourné le dos à Jésus pour retrouver ses troupeaux et l'encens puant des parasites déguisés en amis, et les courbettes des serviteurs envieux et les roueries des économes infidèles et les chatteries des femmes sans pudeur. Il s'est condamné lui-même à tout ce misérable et terrifiant ennui. Il ne lui reste qu'à faire le maximum de bruit, et boire le maximum d'alcool, s'il veut supporter le fardeau de ce choix.
(*A suivre.*)
Marie Carré.
198:123
## NOTES CRITIQUES
### L'énigme des fameuses "années 50"
Le P. de Lubac ayant reçu le « Grand prix catholique de littérature », *La Croix* du 22 mars 1968 a publié sa photographie (page 8), commentée par une légende qui dit notamment :
« ...Quand on sait tout ce que cet homme, entièrement au service de l'Église, a souffert pendant les années 50, alors qu'on soupçonnait de modernisme toute pensée originale et profonde, on n'en est que plus admiratif, etc. »
Fin de la citation.
#### I. -- "Toute"
Selon certains, c'est le P. de Lubac lui-même qui a rédigé sa propre légende. Selon d'autres, il y a simplement collaboré. Mais ni les uns ni les autres ne peuvent en apporter la preuve. Il est en tous cas probable que *La Croix* n'a rien voulu écrire qui soit contraire aux pensées du P. de Lubac ni blessant pour sa délicatesse.
Laissons pourtant de côté le cas personnel du P. de Lubac ; l'affirmation de *La Croix*, quel qu'en soit l'auteur, a une portée générale et même universelle : *dans les années 50, toute pensée originale et profonde était soupçonnée de modernisme.*
199:123
Si vous n'avez pas été « soupçonné de modernisme » pendant les années 50, c'est que votre pensée n'est ni profonde ni originale, voilà tout.
Étienne Gilson, Henri Charlier, André Charlier, Charles De Koninck, Marcel De Corte, Gustave Thibon, Louis Salleron, Alexis Curvers, le P. Garrigou-Lagrange (etc.) n'ont pas été « soupçonnés de modernisme » : ni pendant « les années 50 », ni à aucun autre moment. Ce n'est pas bon signe pour eux. Puisque *La Croix* vous le dit : *toute*, oui, *toute* pensée originale et profonde était soupçonnée de modernisme pendant les années 50.
#### II. -- "On"
Autre considération : qui donc était ce « on » soupçonneur ?
« *Dans les années cinquante, ON soupçonnait de modernisme toute pensée originale et profonde. *»
La date de 1950 vous rappelle quelque chose. Oui : la confession rétrospective de Georges Suffert, ancien rédacteur en chef de *Témoignage chrétien,* expliquant après coup dans *l'Express* du 6 juin 1963 :
« A partir de cette date (1950), tous les articles parus en France se lisent dans une perspective de résistance à Rome. La vérité n'a plus grand chose à voir avec ce qui est écrit. »
(Texte cité et commenté dans *Itinéraires*, numéro 77 de novembre 1963, pages 133-136. -- On se reportera entre autres, page 135, aux révélations de Georges Suffert sur ce qu' « *un ecclésiastique, proche de l'évêque coadjuteur de Toulouse *» faisait alors, « *avec l'accord de son évêque *», en matière de « *résistance à Rome *»*...* L'histoire ultérieure et présente s'en trouve singulièrement éclairée.)
200:123
Quand on rapproche le texte de Suffert du texte de *La Croix*, ce dernier acquiert une certaine « perspective ».
L'année 50 est celle de l'Encyclique *Humani generis*, contre laquelle s'organisa à l'intérieur de l'Église et à Rome même une puissante opposition. On peut relire aujourd'hui cette Encyclique ; on peut relire également -- si l'on possède la collection de la revue *Itinéraires* -- la lettre du T.R.P. Janssens, Préposé Général de la Compagnie de Jésus, en date du 11 février 1951 : elle n'a pas été publiée, sauf dans *Itinéraires,* numéro 109 de janvier 1967, pages 243 et suivantes. Il faut toujours s'y reporter quand on parle des « années 50 ».
Ce sont les Supérieurs généraux d'Ordres religieux, ce sont les Dicastères de la Curie romaine, c'est le Saint-Siège, c'est le Pape Pie XII qui firent ce que *La Croix* caricature en le présentant, comme « soupçonner de modernisme toute pensée originale et profonde. »
Ce qui est objectivement visé dans le texte de *La Croix,* c'est Pie XII.
#### III. -- "Cinquante"
Mais tout n'est pas éclairci pour autant. Le Pape Pie XII régnait déjà avant 1950. L'opposition à sa personne et à son enseignement fut toujours très vive dans certaines hautes sphères ecclésiastiques qui, ne l'oublions pas, *s'étaient trompées* sur la personne même du Cardinal Pacelli : il avait été élu Pape aux applaudissements enthousiastes du *Populaire* et de *L'Humanité,* mais l'organe socialiste et l'organe communiste n'avaient pas inventé eux-mêmes ces illusions sur le nouveau Pontife ; ils les avaient reçues des « milieux bien informés », et même très bien informés, et même les mieux informés, ou supposés tels. Quand on eut bien compris que Pie XII n'était pas -- mais pas du tout -- l'homme que l'on escomptait, on s'organisa fameusement pour annuler, dans la pratique, tout ce qui venait de lui. Sans en avoir trop visiblement l'air, bien sûr.
201:123
A un visiteur français et laïc en audience privée, le grand Pape fit une allusion mélancolique et précise au fait que sa volonté n'avait guère de pouvoir effectif à l'intérieur même de l'Église. C'est pourquoi il essaya de *gouverner* l'Église par *la parole publique quotidienne*, lancée à la cantonade et passant par-dessus les canaux administratifs, atteignant *directement* les âmes attentives et fidèles.
Cette situation était bien antérieure à 1950.
Et c'est à partir de 1950 seulement, au témoignage de Georges Suffert, que commence cette « *résistance *» qui n'est plus seulement à la personne même du Pape Pie XII, mais qui est désormais une « *résistance à Rome *». De son côté, *La Croix* parle en effet des années « *cinquante *».
Il s'est passé quelque chose en 1950.
L'Encyclique *Humani generis *? Oui, bien sûr, bien sûr... Nous l'avons mentionnée plus haut. Mais cette Encyclique n'innovait rien par rapport à l'enseignement constant de Pie XII.
Quelque chose, en 1950, quelque chose d'autre avait *changé.* Quelque chose avait fini quelque part en 1950, pour ne recommencer, au même endroit, qu'en 1959-1960, grâce au progressif dessaisissement de fait, malgré sa démission refusée, du fonctionnaire, et factionnaire, qui mourut finalement le 30 juillet 1961. La désignation des *années cinquante* est donc d'une précise exactitude.
\*\*\*
Voilà donc les éléments de recherche qui nous sont donnés. Eh ! bien, cherchons, et nous trouverons.
J. M.
202:123
### L'obligation du nouveau catéchisme n'a pas été légitimement promulguée
*Nous sommes en présence\
d'une cascade anarchique\
d'abus de pouvoir en chaîne*
Jusqu'à présent, on n'a publié aucun acte officiel attestant valablement que le « Fonds obligatoire » du national-catéchisme est réellement et légitimement obligatoire.
On sait seulement qu'il aurait été « adopté ou approuvé » par un acte non précisé survenu à un moment incertain de l'Assemblée plénière de l'épiscopat lors de sa réunion d'octobre 1966.
On le sait :
1\. -- Parce que la Documentation catholique l'a rapporté en termes imprécis dans son numéro du 20 novembre 1966 ;
2\. -- Parce que le « Fonds obligatoire » lui-même le rappelle, en termes vagues, dans son « Liminaire ».
Néanmoins, pour qu'un « Fonds » de quoi que ce soit, ou n'importe quoi d'autre, soit reçu comme obligatoire, il faut que l'obligation résulte d'un acte légitimement promulgué.
203:123
Or, il n'y a eu aucune promulgation. Nous ignorons quelle forme a prise l'acte d' « adoption » ou d' « approbation ». Les principaux intéressés en ignorent la date, ou tout au moins ne s'accordent pas à son sujet. Il n'existe aucun document public -- décret, ordonnance, etc. -- qui établisse l' « obligation ».
\*\*\*
**1. **Il y a contestation et désaccord sur la date du seul « acte » dont il ait été fait mention : l' « adoption ». Selon le Cardinal Lefebvre, président de la Conférence épiscopale française, le « Fonds obligatoire » aurait été « adopté » le *vingt et un* octobre 1966 (communiqué du Cardinal en date du 28 février 1968 paru dans *La Croix* du 1^er^ mars). Mais selon Mgr Ferrand, préfacier du « Fonds obligatoire », et, à l'époque, « président de la Commission épiscopale de l'enseignement religieux » ([^33]), il aurait été « adopté » le *vingt-deux* octobre 1966 (revue *Catéchèse*, numéro 29, page 387).
Alors : le 21 ou le 22 ? Les responsables eux-mêmes ne sont pas d'accord.
\*\*\*
**2. **Si la date de l' « adoption » est incertaine, le fait lui-même est sujet à caution... Ce qui s'est passé réellement à cette Assemblée d'octobre 1966 demeure, dans l'état actuel des informations, assez suspect. Le *Courrier de Rome* le rappelle dans son numéro 24 :
204:123
« *Les journaux s'étaient fait l'écho des plaintes de nombreux évêques : l'ordre du jour était trop abondant ; il n'avait pas été communiqué en détail avant l'assemblée ; les séances paraissaient aux uns trop longues, aux autres trop courtes, à tous confuses *». Que peut valoir, dans de telles conditions de hâte et de désordre, l' « adoption d'un catéchisme entièrement nouveau ? Qu'a-t-on réellement « adopté » ? Et pourquoi le texte « adopté » n'a-t-il été publié que quatorze mois plus tard ?
\*\*\*
**3. **Selon des informations non officielles parues dans *Le Monde* du 8 décembre 1966, le « Fonds obligatoire » aurait été adopté par 104 voix contre une.
Selon Mgr Ferrand (*loc. cit*.), il aurait été adopté « *à une majorité voisiné de l'unanimité *».
Ce qui veut dire qu'un ou plusieurs évêques ont refusé d' « adopter » le nouveau catéchisme.
Sera-t-il néanmoins rendu obligatoire dans le ou les diocèses dont l'Ordinaire ne l'a pas accepté ?
A notre avis, aucune Assemblée épiscopale n'a un tel pouvoir.
\*\*\*
**4. **En l'absence de toute promulgation, il n'existe et ne peut exister actuellement aucune obligation.
D'ailleurs, aucune Assemblée épiscopale n'a le pouvoir, par elle-même, à elle seule et sans l'accord en forme du Saint-Siège, de rendre « obligatoire » un catéchisme pour tous les diocèses français.
C'est peut-être la raison pourquoi on n'a promulgué aucun acte il eût été manifestement nul.
On s'est contenté de parler en termes vagues d'une « adoption », ou d'une « approbation » (le terme « approuvé » figure dans l'article cité de Mgr Ferrand, page 391).
\*\*\*
205:123
**5. **Il existe donc une suspicion légitime concernant la valeur, la portée, la date même et la réalité de cette « adoption » ou « approbation ». -- Le « Fonds obligatoire » apparaît ; jusqu'à plus ample informé, comme radicalement dépourvu de valeur juridique ; et par suite, malgré son nom abusif, comme dépourvu de tout caractère obligatoire.
\*\*\*
Mgr Ferrand, dans le numéro déjà cité de la revue *Catéchèse*, donne page 392 ces extraordinaires précisions, sur lesquelles nous attirons instamment l'attention :
*Le nouveau Catéchisme national a ceci de paradoxal que l'Assemblée s'est prononcée sur un texte qui s'adresse non pas aux enfants, mais à ceux qui rédigeront les manuels des enfants et les livres des maîtres. N'est-ce pas déposséder l'Épiscopat de son autorité et de sa responsabilité à l'égard des productions catéchistiques ?*
*Ce serait à craindre si les rédacteurs étaient abandonnés à eux-mêmes en face d'un texte froid et anonyme. Mais, d'une part, le Fonds obligatoire leur est proposé comme la volonté concrète* ([^34]) *des Évêques de France pour unifier l'enseignement religieux et promouvoir la recherche légitime ; d'autre part, par délégation de l'Assemblée plénière, la Commission épiscopale de l'Enseignement religieux est habilitée pour choisir et limiter les adaptations et se prononcer sur leur conformité avec le Fonds obligatoire.*
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*En un mot, seule peut légitimer une telle décision et permettre de l'envisager avec optimisme, la collaboration confiante des évêques et des prêtres dans l'exercice d'une de leurs plus graves responsabilités.*
Donc, les manuels pour enfants et les livres du maître qui, issus du « Fonds obligatoire », entreront en service à la rentrée scolaire de l'automne 1968, auront été choisis, contrôlés et imposés *par la seule Commission*, agissant *par délégation* de l'Assemblée plénière. *Ni chaque évêque pris séparément, ni tous les évêques pris ensemble n'ont plus rien à y voir désormais*. Ou si un évêque entend s'en mêler au niveau de son propre diocèse, il lui faudra imposer son intervention en surmontant les plus épineuses difficultés : car il a été dessaisi. Plus rien ne sera demandé aux évêques concernant ce catéchisme : ni avis, ni contrôle, ni approbation, pas même une décision conforme. Mgr. Ferrand a exposé le merveilleux processus qui a été mis en place. Tout est réglé. La Commission est *habilitée*, elle l'est *par délégation*.
On ne nous dit ni la date, ni le contenu exact de l'acte qui aurait procédé à cette époustouflante délégation de pouvoir. Car il faudrait alors nous dire aussi *comment l'Assemblée plénière a bien pu s'y prendre pour déléguer un pouvoir qu'elle ne possède pas*...
\*\*\*
Nous sommes donc en présence d'une cascade anarchique d'abus de pouvoir en chaîne. L'obligation dont on prétend revêtir le nouveau catéchisme n'a pas été légitimement promulguée et, selon les projets et processus annoncés, elle ne le sera pas. D'après les précisions officielles elles-mêmes, tout s'est passé, tout se passe et se passera dans un arbitraire complet.
J. M.
207:123
### Bibliographie
#### Philippe de la Trinité O.C.D. Teilhard de Chardin Foi au Christ universel (La Table ronde)
Le P. Philippe de la Trinité O.C.D. qui, à diverses reprises, nous avait donné de substantielles études sur Teilhard de Chardin, publie enfin la synthèse qu'on espérait de lui.
Il s'agit d'un ouvrage qui, pour la commodité du lecteur, est présenté en quatre volumes relativement légers et suffisamment distincts pour que chacun compose un tout.
Le premier volume, qui vient de paraître, est consacré à la *Foi au Christ Universel*. Le second portera sur la *Vision phénoménologique de l'union créatrice*. Le troisième, *Pour et contre*, fera écho aux diverses réactions suscitées par Teilhard. Le dernier, *Catéchèse évolutive*, traitera de quelques points essentiels : le péché originel, la rédemption, l'eucharistie et la « troisième vie » cosmo-mystique.
Ces quatre volumes paraîtront successivement dans le courant de l'année 1968. Mais nous jugeons préférable de dire, sans attendre, tout le bien que nous pensons du premier.
L'introduction, assez longue (70 pages), est divisée en quatre chapitres : I. La crise de la foi ; II. Teilhard et teilhardisme ; III. Teilhard et la crise de la foi ; IV. Comment procéder en cette étude ?
Le corps de l'ouvrage comprend, lui aussi, quatre chapitres qui sont l'analyse des œuvres de Teilhard par ordre chronologique : I. 1916-1918 ; II. 1919-1927 ; III. 1933-1937 ; IV. 1940-1955.
Une brève conclusion et quatre annexes documentaires terminent ce livre qui ne dépasse pas 250 pages.
Que veut montrer le P. Philippe ? Tout simplement que le thème du « Christ Universel » est fondamental chez Teilhard et qu'on le trouve d'un bout à l'autre de son œuvre.
On pourrait dire (c'est moi qui parle) que, tandis que selon l'Évangile chrétien « le Verbe s'est fait chair », selon l'Évangile teilhardien Dieu se fait Univers.
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Les textes de Teilhard sont surabondants. Citons en quelques-uns :
« Le Christ-Universel tel que je le comprends, c'est une synthèse du Christ et de l'Univers. Non point divinité nouvelle, mais explication inévitable du Mystère en qui se résume le Christianisme : l'Incarnation. » (p. 165).
« L'essence du Christianisme, ce n'est ni plus mi moins que la croyance à l'unification du Monde en Dieu par l'Incarnation. » (p. 172).
« Sous un pessimisme, un individualisme, ou un juridicisme de surface, le Christ-Roi d'aujourd'hui *est déjà adoré par ses fidèles comme le Dieu du Progrès et de l'Évolution*. (p. 174).
On conçoit que le P. Philippe écrive : « Avec un tel pan-christisme cosmique on est aux antipodes de la Révélation évangélique. » (p. 136).
Très brièvement, le P. Philippe rappelle, d'abord, que « le *Verbe Seul* s'est incarné », et ensuite qu' « en s'incarnant, il n'a pas assumé l'Univers, mais seulement une âme et un corps semblables aux nôtres, dans le sein de la Bienheureuse Vierge Marie. Tel est le mystère de l'union hypostatique (personnelle et substantielle) d'une nature humaine au Verbe de Dieu. Tel est le cas unique et incommunicable de Notre-Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme. » (p. 211).
On ne saurait trop louer la manière dont le P. Philippe mène son étude. Il cite largement Teilhard et ne le commente qu'avec sobriété. D'autre part, c'est en partant des catégories mêmes de la pensée de Teilhard qu'il le juge. « Il m'a paru, écrit-il, que son option la plus profonde n'était ni d'ordre philosophique ni d'ordre scientifique au sens classique de ces termes, mais de l'ordre de la foi, -- d'une foi religieuse : sa foi au Christ traditionnel agrandi et transformé en Christ-Universel. » (p. 83).
Je crois cette réflexion très juste. Teilhard, pourrait-on dire, s'est fait hérétique pour rester chrétien. Ce qui, à tout prendre, est peut-être la meilleure justification qu'on puisse trouver de son œuvre.
Attendons maintenant la *sui*te de l'ouvrage *du* P. Philippe.
*Louis Salleron.*
#### Étienne de Sainte-Marie O.C.D. Pas à pas avec Jean de la Croix (Nouvelles Éditions Latines)
A quiconque ne connaît pas encore Saint Jean de la Croix, on ne saurait conseiller meilleure présentation de l'homme et de l'œuvre que la magistrale Introduction qui ouvre ce livre.
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Elle est suivie d'un choix des plus beaux textes du grand mystique. Anthologie précieuse, par conséquent. Mais il y a plus. Ces textes sont ordonnés suivant une progression telle que l'ouvrage constitue une méthode pratique de contemplation et d'union à Dieu...
Le P. Étienne de Sainte-Marie cite deux propos qui définissent bien le plan qu'il s'est tracé. Celui-ci, d'Angelus Silesius : « En tout homme se trouve l'image de ce qu'il veut devenir. Tant qu'il n'y est pas parvenu, sa paix n'est pas parfaite. » Et celui-ci, de Maritain : « Nous tenons Saint Jean de la Croix pour le grand Docteur du suprême savoir incommunicable, comme Saint Thomas d'Aquin pour le grand Docteur du savoir communicable. » De là les trois parties de cette anthologie : le but, qui est la jouissance de Dieu ; la voie à travers les nuits des sens et des facultés de l'âme ; enfin la rencontre et la brûlure d'amour. Alors éclate le Cantique de la complaisance éternelle :
*Jouissons de nous, Aimé,*
*Admirons-nous en ta beauté...*
J. Thérol.
#### André Brissaud 1918 Pourquoi la victoire (Plon)
André Brissaud a obtenu le prix Henry Malherbe pour ce beau livre. Celui-ci mérite une large audience, parmi les Anciens, comme chez les jeunes de France. Aux combattants de la *Grande Guerre*, *Pourquoi la victoire* rappellera le souvenir de leur glorieux passé, des succès triomphaux dont ils ont été les artisans ; il leur remémorera leurs chefs maintenant disparus, des chefs qui se souciaient peu de briller sur l'agora, qui payaient de leur personne, agissaient, commandaient. Quant aux jeunes, dont la plupart ignore l'histoire de la I^re^ guerre mondiale, en lisant le livre d'André Brissaud, ils pourront combler les lacunes d'un enseignement trop souvent consacré à des leçons sur les sciences humaines dont l'humanité est absente.
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André Brissaud a toutes les qualités nécessaires pour retenir l'attention de nombreux lecteurs. Cet historien objectif est aussi un bon reporter et un journaliste chevronné. Il ne se contente pas de puiser aux sources officielles, il se penche sur les témoignages des acteurs qui ont joué la pièce, quelle que soit leur renommée. Chemin faisant, il ne craint pas de réhabiliter des personnages jusqu'ici voués à la vindicte publique et même de leur tresser des couronnes, en arrachant quelques lauriers aux héros consacrés. Les précédents livres d'André Brissaud, *La dernière année de Vichy* et *Pétain à Sigmaringen,* ont ainsi restitué les véritables images d'un passé récent que certains visionnaires d'une optique partisane, fournisseurs attitrés d'un pouvoir fugitif ou de la mode, avaient quelque peu déformées.
Dans *Pourquoi la victoire*, la méthode de l'auteur s'apparente à celle de Lenôtre, cet historien sérieux dont un critique mal intentionné (tel n'est pas notre cas) écrivait : « Prenant un peu du mien, beaucoup du tien, très peu du sien, il signe Lenôtre. » Plutôt que de se livrer à des débordements d'un romantisme à la Michelet, André Brissaud préfère s'effacer devant les grands témoins de la victoire de 1918, Clemenceau, Poincaré, Foch, Pétain, Fayolle, Mangin, Weygand et d'autres noms moins connus, Mordacq, Serrigny, Laffargue, Doumenc, Bugnet. Il puise également aux sources anglaises, américaines, allemandes, cite le Kronprinz, Ludendorff comme Pershing et le maréchal Douglas Haig. Il faut beaucoup de courage pour résister ainsi aux démons de l'écrivain. Le résultat de ce travail considérable -- l'auteur a dépouillé deux cents livres -- est une synthèse complète et claire des faits.
En dépit de son masque de reporter, André Brissaud n'en exprime pas moins sa personnalité d'historien. D'une part, il choisit les témoins, met en valeur leur caractère, leur comportement en face des événements ; d'autre part, il recherche avec lucidité les causes de la victoire de 1918, discerne l'essentiel de l'accessoire.
Au demeurant, André Brissaud, en réaction contre le déterminisme historique, s'attache à démontrer que la bataille de France a été gagnée de justesse, qu'elle aurait fort pu se terminer par notre défaite, compte tenu de la supériorité des moyens de l'Allemagne après la défection de la Russie. Suivant l'expression populaire : « Ce n'était pas du tout cuit. » l'impression qui se dégage du livre est donc réconfortante. Clemenceau et Foch ont vaincu Ludendorff à cause de leur foi, de leur volonté, de leur génie. Ils ont renversé un courant défavorable, retourné une situation contraire. Et la France s'est sauvée elle-même, grâce à l'esprit de sacrifice des « poilus », à leur patriotisme. L'Histoire n'est pas un livre dont les pages se tournent sous le souffle d'événements inéluctables qui échappent au contrôle des hommes. Il n'y a pas plus de génération spontanée en matière d'Histoire qu'en fait de biologie.
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Le livre a un prenant accent de sincérité, de vérité. André Brissaud peint les hommes tels qu'ils sont, non tels qu'ils devraient être. Les chefs militaires ou politiques, les représentants nationaux, Clemenceau, Poincaré, Foch, Pétain, Pershing, les Britanniques, les Américains, les Français réagissent suivant leur tempérament. Parfois ils se chamaillent, s'opposent les uns aux autres, mais, lorsque le sort de la guerre est en jeu, ils font taire leurs dissentiments.
L'écrivain laisse parfois percer une préférence discrète pour les hommes de guerre au détriment des politiques. Dans sa galerie de portraits, Foch et Pétain sont à la place d'honneur. Tandis qu'ils imposent leur volonté aux Allemands, Clemenceau, si grand soit-il, se borne à défendre les arrières. S'il ne subit pas, lui non plus, les événements, il est surtout bon stratège face aux parlementaires. De cette préférence pour l'épée, tous ceux qui ont combattu, ne serait-ce que quelques journées dans leur vie, sont reconnaissants à André Brissaud.
Un livre d'heures à la gloire de nos aînés, un guide des hauts-lieux où ils ont remporté une victoire chèrement payée, mais à part entière.
Jacques Dinfreville.
#### Pierre Nourry : A la Martinique ant'isle de l'Amérique (Plon)
Je ne connais pas beaucoup d'ouvrages traitant d'un sujet profane dont l'auteur ait reçu la bénédiction pontificale. L'exception prend encore plus de valeur quand le livre fait, somme toute, l'éloge de la colonisation française à la Martinique.
Son auteur, Pierre Nourry, est à la fois un industriel sachant fouiller les problèmes tout en restant sensible aux beautés de la Création, un officier de la marine de stricte tradition, c'est-à-dire avant tout humain, un chrétien profondément enraciné dans sa foi et dans la dévotion à Notre-Dame à laquelle son livre est consacré.
A part la Réunion ou Tahiti, je ne connais pas beaucoup d'îles où la nature soit aussi belle qu'à la Martinique. L'auteur nous en décrit les sites ou les itinéraires, nous en fait admirer de magnifiques photographies, nous dépeint de façon pittoresque les mœurs des deux ethnies qui en constituent la population.
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Aucune d'elles n'est autochtone puisque les Caraïbes originaux n'existent presque plus. Il n'y a donc pas matière à revenir à une situation antérieure à la colonisation. Toute décolonisation est impensable. Le doyen respecté des quelques anciens ministres du maréchal Pétain qui survivent encore, mon ami Henry Lémery, originaire de la Martinique, qui a préfacé l'ouvrage, écrit avec raison que « toute propagande d'autonomie est une propagande de sécession ».
A mon avis le principal mérite de ce livre à la fois coloré et judicieux est de nous rappeler que si la Martinique offre encore tant de charme et de fraîcheur, c'est qu'elle est comme une fleur attardée de l'ancien régime.
A la différence de la Guadeloupe ou de notre Saint-Domingue (aujourd'hui Haïti), la Martinique n'a pas connu les horreurs et les saccages de la Révolution. Elle est demeurée une zone protégée, devenue aujourd'hui folklorique, dans un monde qui glissait vers la corruption. A contempler le produit émouvant du mélange, pourtant bien fruste à l'origine, des créoles émigrés de France et des noirs importés d'Afrique, on se prend à rêver de ce que serait la France si elle n'avait pas connu la Révolution.
Le problème des deux ethnies, le temps et la charité chrétienne le résoudront peu à peu si l'on n'accule pas la population de la Martinique au désespoir.
« On ne peut assimiler au département de la Seine-et-Marne, écrit très justement Henry Lémery, une province située à sept mille kilomètres du continent ».
C'est tout le problème. La disparition de notre empire colonial l'a encore compliqué, car beaucoup de jeunes antillais ou antillaises faisaient carrière dans l'administration coloniale.
Il faut assurer l'avenir de la Martinique, qui offrira alors à la métropole, comme un surcroît, écrit Pierre Nourry, « un retour à la pureté, à la charité, à la contemplation dans la joie et la bonté de l'œuvre admirable du Créateur ».
L'ouvrage s'achève par l'évocation d'un cargo sous-marin propulsé à l'énergie nucléaire pour assurer le transport rapide des produits tropicaux vers la métropole. En temps de paix, la partie médiane militaire consacrée aux armes et aux fusées serait remplacée par un tronçon commercial.
Sous-marinier « préhistorique » de la première guerre mondiale, je ne suis pas capable de dire si le projet est réalisable et rentable. Il me suffit de savoir que mon jeune camarade l'a étudié avec des ingénieurs compétents pour souhaiter que son idée aboutisse un jour à établir entre les Antilles et la France des liens assurant, d'une manière heureuse pour tous, l'amarrage définitif de la Martinique à la mère-patrie.
Paul Auphan.
213:123
#### Georges A. Groussard L'armée et ses drames (La Table ronde)
« La plupart de nos chefs militaires d'avant-guerre n'avaient pas de caractère » (il s'agit de la guerre 1939-1940) -- « La sclérose de la pensée, la mollesse de l'âme voilà les deux cancers de notre armée de 1940 ».
C'est par ce diagnostic que le Colonel Groussard commence cet ouvrage aussi passionnant qu'irritant. Et, sans barguigner davantage, il le termine sur cette constatation : « Les évènements d'Algérie et d'Indochine ont montré aux cadres que beaucoup de leurs chefs, officiers supérieurs et généraux n'avaient pas les qualités morales et intellectuelles nécessaires et n'étaient pas dignes du rang qui leur était attribué ».
Il est même extraordinaire qu'une nation dont les enseignants de tout degré n'enseignent guère, depuis si longtemps, autre chose que l'égoïsme et le scepticisme, qu'un peuple que, depuis si longtemps, on s'ingénie à démoraliser et à pourrir aient encore fourni de ces hommes qui se sont si admirablement battus en Indochine et en Algérie. En fourniront-ils encore qui vaudront ceux-là, le cas échéant ? Les choses étant ce qu'elles sont, c'est de plus en plus douteux. La dignité n'est-elle pas le dernier des soucis de notre époque ? Tandis que notre unique déesse, la technique, met au point des fusées capables d'aller frapper à 3 000 ou 5 000 km et plus, l'ennemi, ô dérision ! est dans la place. Et les consuls lui laissent toute liberté de mentir, d'énerver, de miner les âmes.
Aussi, comme je vous donne raison, mon Colonel, quand nommant enfin le vrai coupable, vous écrivez. « Aucune organisation de l'Armée ne vaut si le gouvernement qui en est responsable n'a pas su donner aux cadres d'abord une mission, ensuite la force morale qui les rend capables de remplir cette mission. Car, même en plein âge atomique, alors que les peuples qui s'affrontent en arrivent à l'égalité (Hum !) dans les domaines scientifiques, ce sont sans aucun doute ceux qui auront la foi la plus ardente qui sauront imposer leur loi ».
J'aurais pourtant placé la force morale avant la mission. N'a-t-on pas vu d'ailleurs -- et vous en parlez longuement à propos de l'Algérie -- les mêmes hommes chargés successivement de missions contradictoires ? Ce qui est vrai, c'est qu'un peuple sans vertu ne produit pas de serviteurs sans peur ni reproche. Et ce ne sont pas des Bayard que nous fabriquent maintenant ces écoles du vice et de la trahison que sont devenus la Presse le Cinéma et ce Théâtre qui ose monter les Paravents, ou « Marat-Sade ». On ne pourra recommencer à croire à une Armée française -- avec un grand A -- que lorsque l'État musellera les pourrisseurs, ce qui ne représente que le premier pas vers la réforme nécessaire.
J. Thérol.
214:123
#### Renée Casin : Naufrageurs de la foi du neutralisme à l'apostasie (Nouvelles Éditions Latines)
L'abus des fameuses libertés de la presse et de la parole -- les procès qu'elles entraînent ne sont jamais de lèse-vérité -- devait tout naturellement, par réaction, conduire à la tyrannie totalitaire, laquelle, par le monopole des procédés d'information supprime jusqu'à la liberté de pensée.
C'est à cette constatation que mène d'abord la lecture de cet ouvrage. Respectueux des trois racines du mal qu'expose Renée Casin -- rationalisme, esprit de profit, laïcisme -- le libéralisme n'était, n'est au fond que neutralisme. C'est grâce à sa complicité que progressivement les chrétiens ont pu être « anesthésiés », et que tant d'entre eux, maintenant, vont chercher dans les mensonges du marxisme les espérances qu'ils demandaient à la Foi.
Comment le monde, « branloire pérenne » (dixit Montaigne) reviendra-t-il de cet égarement ? A Fatima ce n'est pas le marxisme, erreur lui-même, que la T.-S. Vierge a désigné comme l'agent de l'erreur ; elle a désigné la Russie, pour qui le marxisme n'est qu'un instrument du panslavisme. Elle a énoncé les conditions d'une conversion de la Russie -- Et si ces conditions ne sont pas remplies, y aura-t-il donc affrontement sanglant entre la Russie et le monde encore libre (?) mais déjà profondément anesthésié ?
Renée Casin ne pose pas ouvertement la question, ce n'est pas de son propos. Elle y répond pourtant, et c'est la troisième partie de ce très intéressant essai ; elle montre que l'espérance est dans la solidité romaine et la fidélité à Rome. « Sur cette Pierre je bâtirai mon Église et les Portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle ». Tout imprégnée de cette prophétie de Notre-Seigneur, Renée Casin, dans ses dernières pages qui sonnent comme une hymne à l'Église Catholique, en renvoie cet écho : « Saint-Pierre de Rome, pour qui sait voir, représente la force éternelle de l'Esprit ».
*J. T.*
#### Yvonne Baby Oui, l'espoir (Grasset)
Ce « prix interallié » vaut moins par le style que par ses réflexions sur une nouvelle perspective du temps actuel. L'expression littéraire y papillonne, agréablement parfois, avec un arrière-goût de Sagan mais une ligne moins précise.
215:123
Nous mesurons la difficulté qu'il y a pour une femme écrivain à faire parler un homme au long d'un monologue intérieur. Les « dit-elle » de Laurence, les « dis-je » de Vincent le narrateur suffisent mal parfois à séparer les tons, les idées, les propos. Un homme écrirait-il ainsi, en laissant fuir l'anecdote dansante sur un arpège, comme un « domino » du « Carnaval de Venise » chez Théophile Gautier ? Ce n'est pas sans charme, mais le style paraît se tromper de personnage. On a l'impression que l'auteur a mis du communisme dans un vaporisateur.
Très consciemment d'ailleurs : il s'agit d'une vaporisation du souvenir et de l'impression, correspondant à une évaporation doctrinale dont il semble que Simone de Beauvoir avait dépeint les prodromes. La question n'est pas encore de s'en réjouir ou de sen inquiéter : de l'initiation d'une jeune génération marxiste à l'instabilité. Quelles pourront être les conséquences ? Et le problème ne concerne pas seulement les marxistes dans leur génération d'héritiers. Le monde que nous entendons parler à tous les coins de rue, à tous les coins de bar ou de salon, de magasin ou de magazine, ne ressemble pas plus au communiste de 1936 qu'au nationaliste de la même époque. Trente ans sont bien passés... Ce monde est-il celui de la frivolité ? Alors, pourrions-nous offrir à la conscience religieuse un mode de symbiose avec la frivolité, et comment ? Est-ce d'ailleurs une vraie frivolité ?
Ou nos yeux, trop neufs et trop vieux, ne savent-ils pas en reconnaître l'intérêt original ?
Il est un passage très important à mon sens, la page 135 du roman : « La guerre, la résistance, le romantisme révolutionnaire, l'engagement, tout ça c'est fini pour nous, etc. ». Le plus étrange, c'est que dans ce monde, il y a un peu de tout ce que nous avons voulu faire, les uns et les autres, anciens ennemis ou adversaires paradoxalement déçus tous ensemble. Je dis « étrange » pour ne pas dire drôle : il y a un malaise, mais une part de comique. Le gaullisme a présenté les plats que d'autres avaient préparés, comme l'esclave Pophlagonien des « Cavaliers » d'Aristophane. Menu assez mal équilibré, mais où les uns et les autres retrouvent leurs recettes. Il est curieux de voir ce sentiment apparaître aussi dans l'intéressant ouvrage du Docteur Philippe Rudaux « Les Croix-de-Feu et le P.S.F. » (Éditions France-Empire). Il n'y a pas qu'une déception superficielle, mais un état d'âme riche de problèmes et le témoignage communiste d'Yvonne Baby a son prix. Devrons-nous tous reconnaître en fin de compte que nous n'avons jamais lutté que pour des bonheurs individuels en entretenant des visions de tragédie collective ? Alors le chrétien garderait encore l'avantage, car c'est à chaque âme en particulier que s'adresse la Rédemption ; pour croire que l'épreuve communautaire a toutes les vertus et est seule à les posséder, il faudrait une naïveté que, décidément, nous n'avons plus.
J.-B. Morvan.
216:123
#### Salvat Etchart Le monde tel qu'il est (Mercure de France)
Le titre même du roman primé par le Jury « Renaudot » est déjà remarquable par son assurance pédante et sa platitude banale ; l'ouvrage est une cacographie qui ne serait pas plus méritoire si l'on était sûr qu'elle fût volontaire. Les éructations agressives, sanglantes, obscènes ou joviales sont fort loin des patientes marqueteries, tatillonnes, agaçantes mais efficaces de Nathalie Sarraute ou des cheminements angoissés de J.-P. Faye. Est-ce du « nouveau roman » que cette truculence, voulue, trop longtemps et trop péniblement soutenue, d'un auteur qui se déguise en anthropophage révolutionnaire ? Il n'est conforme ni à La nature de l'âme ni à celle du langage de s'exclamer toujours. Le style pitre, au nez barbouillé de rouge, aux cabrioles indécentes, convenait-il particulièrement à l'expression volcanique d'un anticolonialisme antillais ? Je n'en crois rien. C'est un style de diversion, commode pour maquiller le cours de la pensée quand on veut empêcher le lecteur d'en contrôler le contenu, la justesse et même la probité -- littérature « à l'estomac »... C'est peut-être un legs de L.-F. Céline : écrivain puissant, peut-être, mais qui a contribué à désapprendre l'exercice de la pensée à toute une génération de « jeune droite » qui se trouva ensuite dans un état de frivolité frileuse quand elle fut confrontée aux dialecticiens blindés du marxisme. Un style qui devait finir par être une courroie de transmission. Faut-il encore parler de Solvat Etchart ? J'ai assez souffert, et la souffrance de mes lecteurs ne me consolerait pas...
J.-B. Morvan.
#### Claire Etcherelli Élise ou la vraie vie (Denoël)
Encore que ce roman, honnêtement écrit, contienne d'autres éléments, il paraît probable que les dames du « Fémina » ont souhaité donner leur précieuse et majestueuse sanction au conformisme profellagha en couronnant l'histoire d'Élise. Ce récit sans éclat assez nourri de reportage banal en milieu ouvrier, se situe dans la tradition populiste et ne prétend sans doute pas atteindre à la hauteur d'une épopée des banlieues. Ni bon ni mauvais, il est typique d'une littérature progressiste devenue maintenant officielle, et il est à souhaiter que cet académisme nouveau soit de plus en plus chargé de couronnes ;
217:123
en pareil cas la saturation est un phénomène salutaire, la multiplicité fait mieux sentir le poncif, et une nouvelle génération littéraire peut trouver là de quoi nourrir sa critique d'abord, puis par contre-coup, son initiative créatrice. Comme le diable porte pierre, les derniers « porteurs de valise » porteront-ils ainsi sans qu'ils s'en doutent, le renouveau dans leurs bagages.
J.-B. M.
#### Claude Simon Histoire (Éd. de Minuit)
L, « histoire » est ici fracassée et pulvérisée autant qu'il est possible, avec une référence à Rilke, en épigraphe : « Cela nous submerge. Nous l'organisons. Cela tombe en morceaux. -- Nous l'organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux ». Ce qui constitue un acte de foi de valeur négative que l'on n'est point obligé d'accepter comme tel ; actuellement la seule classification possible des œuvres, pour le « nouveau roman », semble résider dans les arrière-pensées : satire anti-bourgeoise, tragédie existentielle, ou destruction de l'humain. Ce dernier thème rejoint la « mort de l'homme » déjà puissamment élaborée par les philosophes structuralistes pendant qu'en quelques sacristies de province certains dindons et bécasses rédigent des bulletins pour convertir les chrétiens à la « religion de l'homme ».
« Histoire » est d'une lecture pénible, généralement décevante, malgré la puissance des images charriées au hasard des retrouvailles de la conscience et du monologue intérieur. Je le lisais fin décembre dans un hôtel méridional fort bruyant en ces soirées, et le film incohérent des associations intellectuelles de Claude Simon se trouvait scandé par les annonces du micro, avec commentaires gaulois, des chiffres d'une formidable partie de loto. Ce n'était peut-être pas la plus mauvaise façon de le lire, et l'auteur ne pourrait que se réjouir de l'apport, à la technique du nouveau roman, d'une contribution née d'interférences incongrues. L'ensemble du livre m'est incompréhensible car les trois quarts des éléments sont pour moi d'une glaciale étrangeté.
Pourtant, là où quelque contact est possible, je constate que la « réorganisation » précaire de l'Univers tentée par l'auteur -- précaire pour l'existence, mais littéralement définitive pour l'œuvre -- aboutit à une nouvelle construction, celle d'une « thématique » des images ; construction élémentaire, non sans puérilités. Ainsi en est-il des collections de cartes postales, revenant périodiquement, et dont les légendes ou la correspondance prennent un sens forcément satirique dans leur choix bizarre, et leur libellé banal : « démythification » du souvenir.
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Là par exemple je puis mesurer mon désaccord. Si j'avais le loisir de reprendre mon fonds familial de cartes postales, j'y trouverais des mentions analogues : « Vichy, Source Lucas -- Karisbad, Café Kaiserpark -- Brive (Corrèze), Lavoirs publics -- Marseille : Un coin des Messageries Maritimes... ». C'est le procédé plus vieux que Rabelais lui-même, de l'inventaire comique. Simon a su discerner dans celui-ci l'impression étrange et lancinante de posséder les souvenirs d'autrui et d'avoir des souvenirs inconnus. Mais il craint d'être dupe, et devant cette imagerie désuète accompagnée au verso de tendresses stéréotypées, il adopte l'attitude du refus. De même pour le féroce et remarquable tableau des vieilles dames en leurs réunions mondaines, : aucun auteur d' « histoire » ne saurait se passer des grand-mères et des cartes postales. Si l'univers ainsi narré est promis à un deuxième écroulement, le sarcasme est aussi artificiel et simpliste que n'importe quel attendrissement. On dirait un roman antiproustien fabriqué avec du Proust. Il fait rêver à ce que seront de telles recherches le jour où une philosophie véritable en criblera les apports. Il en est du « nouveau roman » comme de l'actuel magma philosophique du « structuralisme » ; avec l'étrange libre-arbitre dont paraît jouir parfois l'histoire littéraire indépendamment des auteurs, il peut en sortir n'importe quoi, et les initiateurs pourraient avoir de singulières surprises.
*J.-B. M.*
219:123
## DOCUMENTS
### La Curie romaine : autorité hiérarchique ou « carrefour » ?
Sur cet important sujet, nous reproduisons ci-dessous les principaux passages du « Courrier de Rome », numéro 23 du 15 février 1968.
#### I. L'aggiornamento de la Curie romaine aux yeux du simple fidèle.
Nous n'avons pas beaucoup parlé, dans notre Courrier, des innovations apportées à la Curie romaine. Pour deux raisons principales : la première, c'est qu'il s'agit là d'un sujet qui, dans son détail technique, passe l'intérêt et la capacité du simple fidèle. La deuxième, parce qu'il nous semblait voir une impertinence à manifester une opinion quelconque sur une affaire qui regarde strictement le Pontife romain.
Entendons-nous. Il y a deux aspects dans la Curie, c'est-à-dire cet ensemble d' « offices » (ou bureaux) qui assistent le Pape dans le gouvernement de l'Église universelle : il y a, d'abord, l'*institution* elle-même, dans son essence ; il y a, ensuite, l'*organisation concrète* de cette institution.
Prenons, par exemple, la Congrégation dite, jusqu'ici, « des Séminaires et Universités ». L' « institution » trouve sa raison d'être et son statut essentiel dans sa finalité : ordonner, promouvoir, contrôler le régime des études et de l'éducation, dans toutes les maisons de formation du monde catholique. L' « organisation » concrète, elle, concerne la répartition des tâches et des offices à l'intérieur de cette institution, sa méthode de travail ; ses rapports avec les églises locales ; le mode de recrutement et le statut personnel de ses officiers, etc.
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Il est évident que cette deuxième face des Congrégations romaines relève de la libre disposition du Pape comme -- toutes proportions gardées -- l'organisation des curies *diocésaines* appartient à l'évêque du lieu, et celle des activités *paroissiales* au curé (... si, du moins, dans ce dernier cas, l'on voulait, comme on le *doit*, laisser au chef ordinaire de la paroisse l'autorité que la tradition séculaire n'avait cessé de lui conférer jusqu'au récent remue-ménage de ce qu'on appelle la « pastorale d'ensemble »).
Cette liberté toute naturelle du Pape dans l'organisation de son gouvernement démontre ce qu'il y avait de déplaisant et, quelquefois, d'insolent dans les propositions de réforme et dans les critiques de la Curie qui s'étaient répandues, à l'ombre du récent Concile, dans les journaux et jusqu'à la tribune. Un chef, dans quelque hiérarchie qui soit, peut, à son échelon, disposer a son gré les modalités d'exercice de son autorité, pourvu qu'il garde, avec les autres échelons, les subordinations et coordinations indispensables *au degré* de pouvoir où il est placé lui-même.
...POURVU, aussi, que l'*organisation* ne soit pas telle qu'elle aille compromettre l'*institution *!
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Nous voici au point sensible de l'affaire.
Le Modernisme, qui n'est que le Protestantisme poussé à ses dernières conséquences logiques, n'a cessé d'opposer ce qu'il appelle « l'église institutionnelle » à « l'église spirituelle » ; l'église « hiérarchique » à « l'église charismatique ». Tout ce qui serait règles extérieures, institutions, cadres hiérarchiques, manifesterait l'intrusion dans le pur christianisme évangélique, du vieux légalisme judaïque ou bien du « juridisme » des romains. Pour ces disciples du libre Esprit, l'idée d'une « société » religieuse organisée est en opposition absolue avec l'intériorité et l'individualisme foncier du « message » chrétien.
Les déclamations du Paraconcile sur « l'ère constantinienne », le « triomphalisme » l' « Église des pauvres » n'étaient que des variations sur ce même thème, consciemment ou inconsciemment ressassées par des bouches catholiques, même épiscopales. Mais le fond -- et peut-être l'inspiration secrète étaient protestants.
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Quant à l'offensive contre la Curie romaine, elle n'était pareillement qu'un épisode de cette opposition entre « l'Évangile de l'esprit » et « l'Église de l'institution ». Les slogans sur la nécessité de *décentraliser, internationaliser, rajeunir* les « cadres » de la Curie n'étaient, aussi bien, qu'un prétexte ou un masque. C'est à la Curie comme telle qu'on en voulait et, à travers la Curie, à une papauté *monarchique.*
La meilleure preuve de la feinte, c'est que les mêmes adversaires de la « bureaucratie romaine » installaient, dans le même temps, à l'intérieur des églises nationales, une immense toile d'araignée de conseils, de commissions, de secrétariats. C'était, avec une effronterie cynique, le « ôte-toi de là que je m'y mette ».
Nous sommes revenus assez souvent, dans ce Courrier, sur cette bureaucratie de l'Église de France, pour n'avoir pas à y insister aujourd'hui. Ce que nous en disons n'est qu'un rappel pour aider au dévoilement des cœurs par la mise à nu de la contradiction des têtes.
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Mais la question demeure : des institutions sont-elles nécessaires à la vie de l'Église ? Si oui, *lesquelles *? Et si l'on doit, un jour, les « mettre à jour », quelles sont les parties de ces institutions qui doivent *subsister* intactes ?
1° L'histoire la plus ancienne et la plus constante de l'Église montre que certaines institutions n'ont cessé d'exister dans son sein. Nous n'en citerons qu'une : le sacerdoce hiérarchique, muni de « pouvoirs » -- non seulement celui d'annoncer l'Évangile et d'administrer les sacrements mais aussi celui de *gouverner* avec *autorité* la pensée et la conduite des fidèles, dans tout ce qui se rapporte à leur vie religieuse, conformément à la révélation de Jésus-Christ.
2° La même histoire montre que, depuis l'origine, (depuis saint Clément, premier ou second successeur de saint Pierre), l'évêque de Rome est « consulté » par les églises locales d'Occident et d'Orient. Consulté non pas à la manière des jurisconsultes de la Rome impériale, pour donner la réponse spéculative d'un « Prudent » sur quelque cas de droit controversé, mais pour résoudre *pratiquement* avec *autorité* un conflit survenu en matière dogmatique, morale ou disciplinaire.
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3° On reconnaît à l'évêque de Rome, en tant que successeur de Pierre sur *ce siège*, la même autorité que Pierre avait sur les autres Apôtres. Cette autorité n'est pas seulement celle d'un surintendant, d'un arbitre ou d'un suppléant, mais celle d'un chef souverain qui peut intervenir en tous lieux et auquel on peut aussi, de tous lieux, recourir. Son « diocèse » s'étend sur toute la terre. Il est l'évêque des évêques.
4° C'est dire qu'il n'est pas le président d'un « collège », et son autorité, ni dans son principe ni dans son exercice, n'est « collégiale ». Mais, d'autre part, on voit, dès l'origine, l'évêque de Rome toujours associé à SON « église » dans l'exercice de cette autorité. Qu'il nous suffise, là-dessus, de rappeler le texte illustre de St. Irénée :
« C'est avec *cette église* (romaine) que toutes les églises et tous les fidèles, qui sont par *toute* la terre, doivent s'accorder, à cause de sa principale et excellente principauté ».
On connaît l'opposition abusive que les Gallicans mettaient entre le « siège » (épiscopal) de Rome et le pontife éphémère qui occupait ce siège : selon eux, les prérogatives données par le Christ à Pierre ne passeraient pas proprement à la personne singulière des Papes successifs, mais à l'institution abstraite, permanente, de la Papauté, incarnée dans l' « église de Rome ».
Il est possible de purifier cette interprétation, des erreurs qu'elle recèle. Il est possible d'affirmer le pouvoir « personnel » du Souverain Pontife, et, en même temps, reconnaître, en cette personne, une institution supérieure à la personne. Institution qui *lie* le Pape aux lois fondamentales de l'Église, établies par son divin Fondateur. Institution assez forte par elle-même pour compenser, dans le cours des siècles, les incapacités, les lâchetés ou les indignités de l'homme d'un jour. En ce sens, le siège, le Saint-Siège, l'emporte sur celui qui est assis sur le siège. Rien là qui fasse de la monarchie ecclésiastique une monarchie *tempérée*, et nul besoin d'un contrepoids « collégial », pour modérer le pouvoir du Pontife ou corriger ses erreurs : c'est l'institution qui modère la personne c'est la Papauté qui corrige les Papes.
L'erreur de tous les antipapistes a été de reporter sur l'institution les reproches mérités par le seul Pontife. A l'inverse, l'erreur de certains ultramontains a été d'identifier invariablement avec le pontife les qualités et propriétés de l'institution (...).
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Il faudrait appliquer en détail ces vues à la subversion collégialiste, et à toutes celles qui se camouflent sous le masque de l'aggiornamento des « structures » de l'Église, en particulier sous celui de la « réforme » de la Curie romaine.
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Cette Curie, en pourrait l'identifier à l' « église de Rome », dont parlait Saint Irénée dans le texte cité plus, haut, et dont parlent des textes semblables, d'une haute antiquité. Cette « église », c'est l'évêque de Rome *uni à son Presbyterium* d'évêques « cardinaux » (*et d'eux seuls*) ; c'est le Synode, le Concile *romain,* composé non point de *délégués élus* par les « conférences épiscopales » de toutes les nations -- conception qui, dans chacune de ses parties aurait abasourdi toute l'antiquité, -- mais composé strictement du clergé de Rome, ordonné à Rome, incardiné à Rome, engendré spirituellement, canoniquement, dans l'intervalle des Sept collines, de la semence des martyrs romains et, d'abord, de Pierre et de Paul.
Notre conviction de simples fidèles n'ose avancer plus loin. Aux théologiens de nous dire ce qui, dans cette église, est immuable et ce qui ne l'est pas ; quelles institutions le Pape d'un jour peut « mettre à jour », et quelles non. Mais qu'il y ait, dans cette église, des choses qu'il n'a pas *le pouvoir* de toucher, cela nous paraît certain.
Nous disons bien : *le pouvoir *: ce n'est pas proprement une affaire d'infaillibilité, mais de capacité : il y a de certains changements qui seraient autre chose et plus qu'une faute ou une erreur : qui seraient un acte *nul, sans valeur et sans effet*. Ce que le Pape d'un jour attenterait à cet égard, le Pape du lendemain le déferait. Il le déferait sans un acte véritable d'autorité : par une simple déclaration, un simple constat, comme on souffle, et volatilise une bulle de savon.
Ainsi, dans un mouvement de « charité », un *Pape pourra,* un *jour* faire cadeau de sa tiare à un pays sous-développé, il ne pourra, par humilité, renoncer, même partiellement à l'autorité que cette tiare représente** :** on ne peut faire cadeau de *ce qui ne vous appartient pas.*
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#### II -- Carrefour cosmopolite ou voie romaine ?
Nous avons bien peur que ce terme de carrefour ait pris naissance en Gaule. Nous disons bien, : le *terme,* car pour ce qui est du *concept*, il est apatride. Nous ferions injure aux Africains catholiques en le rattachant aux palabres chères à quelques-uns de leurs frères de race : l'un ou l'autre mis à part (déformés d'ailleurs par des colporteurs européens), les évêques noirs ont donné, au Concile, puis au Synode d'octobre 1967, un modèle de la « sobre sagesse » dont parle Saint Paul. -- Non ! cette problématomanie, ce prurit de discussions, ces tables rondes, ces « entretiens du polyèdre » (qui est la forme distinguée du même bla-bla-bla lancée, le mois dernier, par les Jésuites des *Études*), toute cette logorrhée ou logomachie résumées dans le mot de « carrefour » est, exactement et hélas, un *morbus europaeanus*.
Le bouillon de culture qui lui a donné naissance s'est développé dans les cercles d'études des « mouvements » d'action catholique. De là, il s'est propagé dans les Sessions, d'où il est passé dans les Commissions, puis dans les Assemblées plénières de l'épiscopat de France.
Le *morbus* va-t-il passer les Alpes et toucher la Curie romaine ?
Quand il n'était encore qu'un orateur au Concile, Mgr Gabriel Garrone avait, parlant de la réforme de la Congrégation des Études, lancé l'idée et le mot d'une « Congrégation-Carrefour ». L'archevêque de Toulouse a, depuis, été nommé Préfet précisément de ce célèbre Dicastère. Nous ne saurions dire si le nouveau ministre a gardé les idées hardies qu'il publiait ainsi quand il était « dans l'opposition ».
Mais l'idée de carrefour fait, si l'on ose dire, son... chemin, Mgr Villot, passé du Rhône au Tibre, et nommé, lui aussi, Préfet d'une Congrégation romaine -- celle dite aujourd'hui « du Clergé », après avoir été appelée jusqu'ici : « du Concile » -- Mgr Villot, disons-nous, a repris, pour son discastère, le mot de son collègue et voisin des *Études.* Dans une de ces interviouves qu'il paraît donner complaisamment au spiqueur de Radio-Vatican -- sur le ton assuré et presque le son de voix de notre ministre de l'Agriculture, l'honorable Edgar Faure -- il a parlé de l'aggiornamento de son dicastère, illustré, dans le passé, par tant de grands canonistes.
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« Cette Congrégation, dit-il, tend à devenir une sorte de carrefour des initiatives pastorales dans l'Église contemporaine. » (*La Croix,* 19 janvier 1968.)
On savait que, depuis le pontificat de Jean XXIII, une section chargée de la « Pastorale du Tourisme » avait été adjointe à la Congrégation du Concile. Le tourisme ouvrait, en effet, la voie aux carrefours. Mais ceux-ci suffiront-ils quand on en viendra à la Pastorale du Thermalisme, ou Pastorale des villes d'eaux, dont quelques pionniers parlent déjà en France ? Peut-être pas, mais nous pouvons être sûrs que l'origine auvergnate de Mgr Villot saura trouver l'élixir de ce nouveau rajeunissement : entre le Mont-Dore et Châtel-Guyon, les sources ne manquent pas, ni les ressources, et Mgr Villot aura de quoi répondre alors aux esprits exigeants qui reprochaient au nouveau Préfet d'être un peu... court de science canonique pour la plus juridique des Congrégations romaines.
Nous tenons pour certain qu'un Pape peut modifier l'*organisation* de sa Curie. Mais il n'a pas le pouvoir de changer les *institutions essentielles* de cette Curie, pas plus qu'il n'a le pouvoir de changer les attributs de la puissance souveraine dont la Curie, à quelque degré, est une émanation.
Disons, plus concrètement, pour le temps étrange où nous vivons :
1° Un Pape n'a pas le pouvoir de PARTAGER, au sens de ce mot dans les régimes politiques modernes, cette puissance souveraine, avec un « collège » quel qu'il soit.
2° Un Pape peut, s'il en a le goût, la curiosité et le temps, transformer en « carrefours » ses Conseils et ses organes d'exécution, mais il ne peut modifier ce qui est ici une loi non pas de l'ordre juridique, mais, de la nature même des choses : à savoir qu'un « parlement », même épiscopal, même intitulé « synode », tourne infailliblement au babillage, puis à la division, puis à la confusion, et, enfin, à l'indifférence des idées, devenues des opinions par le seul effet de la discussion.
3° Et ceci nous conduit à une troisième limite d'un aggiornamento des institutions fondamentales de la Curie : pas plus qu'aucun évêque, et moins, *infiniment*, qu'aucun autre, l'évêque de Rome, successeur de Pierre, ne peut changer *le pouvoir de Magistère* en une chaire académique. Les Canonistes diront, en leur langage : le magistère épiscopal n'est pas un enseignement de professeur, mais l'affirmation d'autorité d'un Apôtre et d'un Juge.
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Comme apôtre, un évêque doit pouvoir affirmer, comme le Christ, et au nom du Christ -- « Ma doctrine n'est pas ma doctrine, mais la doctrine de Celui qui m'a *envoyé*. »
Comme juge, un évêque doit pouvoir instruire, quand le cas se présente, une cause doctrinale litigieuse, la résoudre, la décider, et, s'il le faut, condamner (...).
Ceci soit dit en pensant particulièrement à un rajeunissement du Saint-Office qui transformerait l'organisme essentiel de la Curie romaine dans un carrefour de « commissions » : une académie *de'Lincei* ou de Sainte Cécile, pour poètes et mélomanes de théologie...
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\[Avis pratiques : « Le nouveau catéchisme », la « collection Itinéraires »...\]
============== fin du numéro 123.
[^1]: -- (1). Cité par le Courrier de Rome, numéro 24 du 5 mars. -- Ce numéro du Courrier de Rome, consacré au catéchisme, est intégralement reproduit dans la nouvelle édition de notre brochure : Le nouveau catéchisme.
[^2]: -- (1). Voir là-dessus les *Lettres sur la foi*, du Père Emmanuel, publiées dans notre numéro 117 de novembre 1967 et dans notre numéro 118 de décembre 1967. Elles viennent de paraître en volume chez Dominique Morin.
[^3]: -- (1). Selon le témoignage du Chanoine André Boyer dans la revue numéro 29, p. 401.
[^4]: -- (2). Lettre de saint Pie X au Cardinal Pierre Respighi, 14 juin 1904.
[^5]: -- (1). Mot attesté par le chanoine André Boyer, toc. cit., p. 402.
[^6]: -- (1). « Catéchisme à l'usage des diocèses de France », « édition revue et corrigée 1947 », Éditions Tardy 1947, imprimatur de « Joseph Lefebvre, archevêque de Bourges ».
[^7]: -- (1). Documentation catholique du 20 novembre 1966, notamment col. 1991.
[^8]: -- (1). Dans *Le Monde* du 12 mars 1968.
[^9]: -- (1). Voyez l'excellent disque d'*Harmonia Mundi* 30.671. Sélection de Dardanuus.
[^10]: -- (1). Là dessus, il s'est dit des choses très intéressantes et très confuses à la Semaine Sociale de Reims en 1961. M. Luc Baresta en a rendu compte dans *Itinéraires*, n° 56 de septembre-octobre 1961. De tout ce qui s'est dit le plus clair vient du Commentateur. On peut s'y reporter avec fruit.
[^11]: -- (1). A la Semaine Sociale de Reims, le P. Congar affirma très bien ce « reçoit tout » mais pour en tirer l'étonnante conclusion que la jeunesse était indûment entraînée « à des guerres non seulement lointaines, mais mauvaises » (sic), Indochine et Algérie (on était en 1961), et qu'on lui devait « une analyse et une critique du colonialisme ». Bien entendu ! Ah, qu'il est difficile de citer le Père Congar !
[^12]: -- (1). Luc BARESTA, *op. cit.*, c'est-moi qui souligne.
[^13]: -- (1). Stuart SCHRAM *Mao Tsé Toung,* Armand Colin éditeur.
[^14]: -- (2). Marcel GRANET *La Civilisation chinoise*, Albin Michel éd.
[^15]: -- (3). Marcel GRANET : Danses et Légendes de la Chine ancienne.
[^16]: -- (4). Marcel GRANET : *La civilisation chinoise*.
[^17]: -- (5). Robert GUILLAIN : Chine nouvelle an XV, brochure éditée par *Le Monde*.
[^18]: -- (6). WOU JIANG, cité par Schram : La révolution permanente.
[^19]: -- (7). Stuart SCHRAM : *La révolution permanente*, Mouton éd.
[^20]: -- (8). Jules Roy : *Le voyage en Chine*, Julliard éd.
[^21]: -- (1). Jean MADRAN : *La Religion de Saint-Avold ou l'hérésie du XX^e^ siècle*.
[^22]: -- (1). On pourra se reporter sur ce point aux travaux bien connus de mon ami Henri de LOVINFOSSE fondés sur sa longue expérience d'industriel. Voir notamment l'ouvrage : *Solution sociale*, par Henri de LOVINFOSSE et Gustave THIBON, paru il y a quinze ans aux Éditions « Journées de Waasmunster ». chez Manta-Waasmunster.
[^23]: -- (1). *Le Soir* de Bruxelles, 25-26 février 1968.
[^24]: -- (1). Preuves fournies dans les Documents d'*Itinéraires*, numéro 118 de décembre 1967 (p. 307) : Vers une liturgie carrément hérétique.
[^25]: -- (2). Isaïe ; V, 20.
[^26]: -- (1). Voici un bel exemple de précaution dans le chambardement liturgique « post-conciliaire » : « Il ne faut certes pas moderniser indûment des textes inspirés (dans la traduction pour la liturgie en français)... est-il nécessaire cependant de *respecter tous les détails rédactionnels, quand ceux-ci présentent des inconvénients pastoraux* et ne contribuent pas à une intelligence plus profonde du texte ? Gardons les trompettes de la Bible quand elles font partie d'un ensemble qui les explique *mais reléguons sans regret au magasin des accessoires celles qui, pour le public de nos enterrements, ne servent qu'à présenter la parole de Dieu dans un langage archaïque et obscur.* » (Père, ROGUET, *op. cit.*, dans *Vie Spirituelle*, de décembre 1967, pages 594 et 595).
[^27]: -- (1). A ce sujet voici la position du Père Congar : « Et dans leur volonté « d'être avec en vue de Jésus-Christ », (beaucoup de clercs) ressentent un malaise devant certaines formes au moins de l' « à-part » de l'Église : le costume qui ne met pas à part seulement, mais qui isole et rend étrange ; le logement, un certain style de vie ; le vocabulaire ou plutôt -- cela englobe plus de choses ! le langage, qui est d'un autre monde que celui des hommes. Est-ce nécessaire ? La Foi implique-t-elle cela ? Certains iraient même jusqu'à mettre en question la convenance d'avoir des églises comme édifices particuliers. Ils ne mettent pas en cause seulement le caractère monumental et prestigieux que nous accepterions de critiquer avec eux, mais l'existence d'un local « à part », du moins en dehors de son utilisation fonctionnelle le dimanche. Ici, nous ne serions plus d'accord. Nous pensons que la question posée atteint un certain fond des choses : le caractère « à part » de l'Église, même comme affirmation dogmatique, et le rôle de la visibilité de l'Église comme signe du Royaume qui n'est pas de ce monde. « On a déjà compris que la question des Prêtres-ouvriers telle qu'elle s'est posée de fait, rentrait dans les perspectives que nous venons d'évoquer... Est-ce qu'on n'a pas mêlé certaines formes historiques, contingentes et relatives avec l'essentiel ? C'est une question qui s'éclairera un jour. » (Le Père CONGAR, *op. cit.*, *Esprit*, février 1965, article intitulé : « Église et Monde », pp. 351-352).
[^28]: -- (1). Souvenons-nous des paraboles du grain de sénevé, du levain, de la semence et relisons, dans le discours après la Cène les passages sur l'action du Saint-Esprit,
[^29]: -- (1). *L'Église du Verbe Incarné*, t. II, pp. 904 à 910.
[^30]: -- (1). *Vraie et Fausse Réforme* (édit. du Cerf, à Paris, 1950), pages 186-187 (les soulignements sont de nous).
[^31]: -- (1). *Vraie et Fausse Réforme*, p. 195 (les soulignements sont de nous). -- Dans Sainte Église (édit. du Cerf, 1963) le Père maintient et renforce même ses positions : il écrit Histoire avec une majuscule il parle de *fautes historiques*. (Voir par exemple pp, 132, 145-147.)
[^32]: -- (1). Sur le mirage dont on est victime en faisant de l'histoire un critère de vérité, nous avons présenté quelques remarques dans notre *Théologie de l'Histoire*, surtout au chapitre quatrième, *Itinéraires*, numéro 106 de septembre-octobre 1966.
[^33]: -- (1). Il ne l'est plus aujourd'hui. Il avait été nommé (par qui ?) à ce poste en 1958, succédant à Mgr de Provenchères, archevêque d'Aix, qui en avait été écarté en raison de ses responsabilités dans la scandaleuse affaire du « catéchisme progressif », rejeté par Rome. On peut voir, par tout le numéro 29 de la revue *Catéchèse*, et en particulier par l'article qu'y donne Mgr Ferrand, que les responsables avaient seulement fait mine de courber la tête pour un temps. Ils ont continué à travailler dans la ligne des erreurs du « catéchisme progressif », en les aggravant notablement.
[^34]: -- (1). Les termes de « volonté concrète », dans ce contexte et dans ces circonstances, ne peuvent avoir que le sens suivant : volonté de fait, exprimée en dehors de tout acte en forme juridique. Plus loin, il est précisé que seule une « collaboration confiante » peut « légitimer » (!!!) une telle « décision ». C'est-à-dire qu'elle n'a aucune légitimité, et qu'elle compte, pour s'imposer, sur une attitude « confiante », c'est-à-dire, en fait, passive, de tous. (Cette note n'est pas de Mgr Ferrand, mais de nous.)