# 124-06-68 2:124 ## ÉDITORIAUX ### Précisions sur le national-catéchisme DEPUIS QU'A ÉCLATÉ LE DRAME, d'une profondeur spiri­tuelle insondable et mystérieuse, du nouveau ca­téchisme national français, un certain nombre d'opinions se sont exprimées dont il faut préciser pourquoi elles ne sont pas les nôtres. Nous le faisons parce que ces opinions, bien que défavorables au nouveau catéchisme, risquent à notre avis d'apporter la confusion, ou au moins l'hésitation, là où il est vital de maintenir une entière clarté. On peut, semble-t-il, les résumer et les classer de la manière suivante : 1° Ce nouveau catéchisme pèche seulement par omission, il ne nie aucun dogme révélé. 2° Ce catéchisme est ambigu. 3° Il ne contient aucune hérésie ; ou s'il en contenait, ce serait l'affaire des théologiens de l'apercevoir. 4° L'adoption de ce catéchisme est incompréhensible, mais nous devons nous en remettre les yeux fermés à la décision des évêques. 5° Contre ce nouveau catéchisme, il faut défendre le catéchisme français qui était précédemment en vigueur. Nous allons donc examiner successivement ces cinq opinions. \*\*\* 3:124 I*. -- Les* « *omissions *» *du nouveau catéchisme ne sont pas de simples omissions. --* Dès le 8 décembre 1966, dans *Le Monde,* Henri Fesquet, qui avait eu connaissance plus d'un an avant tout le monde du « Fonds obligatoire », en assurait : « Il va sans dire qu'aucun des dogmes ni qu'au­cune des vérités traditionnelles de la foi ne se trouve rejeté. » Ce n'est pas soutenable. Car le « Fonds obligatoire » déclare en sa page 4 qu'il présente « *tout le contenu de la foi *». Par suite, les dogmes qui ne figurent pas dans le « Fonds obligatoire » sont ipso facto considérés comme ne faisant plus partie du contenu obligatoire de la foi. L' « omission » est ici l'équivalent d'une négation ; elle est un rejet en acte. \*\*\* II*. -- Le nouveau catéchisme n'est pas* « *ambigu *»*.* Il contient assurément de nombreuses ambiguïtés mais justement, ces ambiguïtés s'éclairent les unes par les autres. Le nouveau catéchisme *utilise*, au niveau des moyens employés, beaucoup d'ambiguïtés calculées ; il les utilise d'une manière et pour un résultat qui, eux, ne sont nullement ambigus, mais parfaitement clairs ce n'est plus la foi chrétienne qui est ainsi enseignée. \*\*\* 4:124 III*. -- On ne peut pas dire qu'* « *il ne contient aucune hérésie *»*.* -- l' « omission », dans un « catéchisme » qui est « obligatoire » et qui déclare présenter « tout le con­tenu de la foi », constitue en l'occurrence une hérésie. Il y a hérésie dès que l'on choisit entre les dogmes révélés et que l'on écarte fût-ce un seul d'entre eux. D'autre part, l'hérésie n'est pas une chose ésotérique que seuls les spécialistes de la théologie seraient capables d'apercevoir. L'hérésie est un péché que chaque chrétien peut commettre : et que donc chacun peut reconnaître comme tel dans la mesure et au niveau où il peut le com­mettre. S'il s'agissait d'un traité de théologie savante, il est possible qu'en ce cas seuls les théologiens soient capables de discerner son hérésie : parce qu'il faudrait alors entendre le vocabulaire théologique et le degré d'élucidation scientifique qu'il exprime. Mais nous sommes au niveau du catéchisme. A l'égard et à l'encontre d'un catéchisme hérétique, tout chrétien baptisé et instruit est éclairé et défendu par sa foi. Il ne saura peut-être pas définir exactement lui-même en quoi consiste cette hérésie et encore moins la réfuter (c'est alors la tâche du théologien) : mais il aperçoit en toute certitude le fait qu'il y a hérésie et le devoir de ne pas l'accepter. \*\*\* IV*. -- S'en remettre les yeux fermés à la décision des évêques *: telle n'est pas l'obéissance chrétienne. En matière de foi, saint Paul a donné cet avertissement (Gal., 1, 7-9) : si quelqu'un, fût-ce *moi-même,* disait-il, venait vous prêcher un évangile différent de celui que vous avez reçu, qu'il soit anathème ! 5:124 Si *moi-même ?* Hypothèse extrême, qui est « du plus tel effet litté­raire », remarquent généralement les commentateurs de l'Épître aux Galates. Il est toujours commode, en effet, de prendre les plus fortes affirmations de l'Écriture pour des hyperboles ornementales... Il est en tout cas bien clair que saint Paul tient les simples fidèles pour capables de se rendre compte par eux-mêmes si on leur prêche toujours le même évangile ou si l'on y introduit des changements. Non seulement il les en tient pour capables : mais il leur en fait un devoir. Si les Anglais s'étaient souvenus en temps opportun de l'avertissement de saint Paul, ils ne seraient pas deve­nus anglicans, « les yeux fermés » derrière leurs évêques. \*\*\* Que les auteurs du nouveau catéchisme prêchent *un autre* évangile que l'Évangile de Jésus-Christ, cela est manifeste même *matériellement *: ils ont été obligés, dans l'exécution de leur dessein « catéchétique », de tronquer, mutiler et falsifier l'Écriture sainte, notamment saint Luc (26-38) et saint Paul (Rom., V, 12, 15) : page 46 et page 66 du « Fonds obligatoire ». Cette falsification, il est à la portée de chacun d'en faire lui-même la constatation. Et chacun peut constater en outre que cette falsification est rendue « obligatoire », la page 14 du « Fonds » enjo­ignant d'utiliser désormais seulement ces pseudo-« tra­ductions ». 6:124 A soi seul, cela supprime toute possibilité d'hésitation. \*\*\* Donc, à l'opinion selon laquelle il faut s'en remettre les yeux fermés à la décision des évêques, nous opposons deux considérations, l'une générale et impérative, l'autre particulière et circonstancielle. 1° -- *Considération générale et impérative :* l'autorité épiscopale n'a pas le pouvoir de changer la foi catholique, de censurer la parole de Dieu, de modifier arbitrairement le texte sacré de l'Écriture sainte, de refuser aux enfants les connaissances religieuses qui sont nécessaires au salut. 2° -- *Considération particulière et circonstancielle*. -- Mais en outre, il n'y a pas eu véritablement de DÉCISION des évêques. Cette prétendue décision n'a pas été prise, et encore moins promulguée, en forme légitime : *l'autorité épiscopale n'y est pas engagée en tant que telle*. Nous som­mes en présence, selon l'expression de Mgr Ferrand, d'une « volonté concrète » ou volonté de fait ([^1]), dont on peut certes constater l'existence, mais qui ne s'est traduite en aucun acte légitimement promulgué. 7:124 Il n'est pas physiquement impossible que le nouveau catéchisme soit rendu obligatoire par un acte épiscopal promulgué en forme juridiquement correcte : et si ce malheur arrivait nous serions dans le cas de la considé­ration n° 1 exposée ci-dessus. Mais ce malheur ne s'est pas produit jusqu'ici. Car jusqu'ici le « Fonds » n'est dit « obligatoire » que par un arbitraire et manifeste abus de mot. L'*obligation* ne pourrait résulter que d'un acte épiscopal daté et promulgué : il n'y en a pas. La *personne privée*, la *volonté de fait* des évêques se trouvent enga­gées dans l'affaire : c'est déjà un assez grand malheur pour qu'on n'aille point le majorer artificiellement. La personne privée, la volonté de fait, oui, mais non point *l'autorité épiscopale* en tant que telle. Le nouveau catéchisme est « imposé » par un *état de fait* arbitraire et non par un *acte de droit* régulièrement promulgué. \*\*\* V*. -- L'ancien et le nouveau.* -- La comparaison du nouveau catéchisme français avec le précédent (modèle 1937 réformé 1947) n'a qu'une valeur anecdotique ; à moins qu'à son propos on ne tombe dans le *piège* de *dé­fendre* le précédent catéchisme *français*, qui était encore catholique, mais qui était déjà passablement mauvais. Les vraies références sont les catéchismes *diocésains* et le catéchisme *romain *: ils sont d'ailleurs substantielle­ment identiques. Jusqu'en 1937, nos catéchismes diocé­sains étaient des traductions et adaptations, plus ou moins heureuses selon les cas, du Catéchisme du Concile de Trente. On les reconnaît à ce qu'ils exposent *les trois con­naissances nécessaires au salut* par l'explication des trois textes inspirés qui les contiennent : le *Credo* (ce qu'il faut croire : vertu de foi), le *Pater* (ce qu'il faut désirer : vertu d'espérance), les *Commandements* (ce qu'il faut faire : vertu de charité). 8:124 Nous ne prenons en aucune manière la défense, nous ne réclamons absolument pas le rétablissement de l'ancien catéchisme français, celui de 1937 ou celui de 1947. Nous voulons le catéchisme romain. \*\*\* Ici encore, il convient de maintenir en pleine clarté l'essentiel, brouillé par trop de confusions. Sans doute par ignorance (ou alors pour quel autre motif ?) le P. Holstein assure dans les *Études* de mai 1968, page 730, que l' «* ancienne division *» du catéchisme était : «* dogme, morale, sacrements *». Ce n'est pas vrai. LE CATÉCHISME ROMAIN comportait et comporte toujours quatre parties principales : I. -- Le Credo ; II. -- Le Pa­ter ; III. -- Les Commandements ; IV. -- Les sacrements. C'est à la présence ou à l'absence de ces quatre parties indispensables que l'on peut dès l'abord reconnaître la *doctrine* et la *pédagogie* d'un catéchisme pour enfants. L' « ancienne division » qu'allègue le P. Holstein est celle d'une déviation française relativement récente, *se séparant du catéchisme romain*. Cette séparation a marqué le début de la décadence du catéchisme français, dont les conséquences, s'aggravant rapidement en moins d'un demi-siècle, ont conduit au néant actuel. \*\*\* 9:124 Le national-catéchisme français est un fruit de la religion de Saint-Avold, qui est l'hérésie du XX^e^ siècle. Il n'en énonce pas explicitement les propositions cardinales : il est le résultat de leur mise en œuvre. *Il ne contient plus les trois connaissances qui sont nécessaires au salut*, ni les *sept sacrements* sans lesquels ces trois connaissances demeurent généralement inefficaces. Un catéchisme *sans* le Credo, *sans* le Pater, *sans* les Commandements, *sans* les sept sacrements, cela est bien clair, n'est pas un catéchis­me catholique. J. M. 10:124 ### Précisions sur la religion de Saint-Avold DANS LA CONFUSION présente, un travail de clarification est constamment nécessaire. « *Tout est sens dessus dessous,* déclare Mgr Marcel Lefebvre : *la foi, les mœurs, la discipline*. » Au milieu d'un tel bouleversement, l'HÉRÉSIE DU XX^e^ SIÈCLE n'a aucune peine à multiplier les « ambiguïtés » au profit d'un résultat qui n'est nullement ambigu. Les fauteurs de cette hérésie s'expri­ment souvent dans la plus grande incohérence, ce qui leur permet subsidiairement de prétendre qu'ils n'ont pas dit, ou pas voulu dire, ce qu'ils ont dit à l'instant précé­dent. D'où l'impression que cette hérésie ne se laisse pas saisir en des formules définies, et qu'après tout il n'y a peut-être aucune hérésie. Mais chacun sent bien, et maintenant un peu mieux chaque jour, que nous sommes en présence d'*une autre* religion installée à l'intérieur de l'Église catholique avec de puissants appuis extérieurs. On sait pourquoi nous l'avons nommée : « la religion de Saint-Avold ». Quand nous en ramenons l'essentiel à un petit nombre de propositions simples, nous n'avons pas l'illusion d'en résumer du même coup tous les aspects. Elle comporte un fourmillement de thèses et de théories à éclipses, mises en avant ou reléguées au frigidaire selon l'opportunité. 11:124 Elle a, d'autre part, commencé sa carrière dans l'Église bien avant le Message de Saint-Avold de septembre-octobre 1967. Mais il nous a été donné de pouvoir saisir au passage quelques-unes de ses propositions fondamentales au moment où elles étaient énoncées par une autorité fort supérieure à celle d'un Cardonnel, d'un Oraison, d'un Laurentin ou d'un Monjardet. Sans être inattentif aux exploits de ces comparses, nous pensons que ces exploits sont surtout révélateurs : c'est-à-dire révélateurs d'autre chose qu'eux-mêmes et que leurs auteurs. Ils révèlent, d'ailleurs fragmentairement, un dessein, un courant idéologique, l'*existence d'une religion* qu'ils n'ont pas inventée, qu'ils ont reçue, et dont souvent ils sont les premières victimes : *la religion du mon*de. Nous voulons, dans l'ordre des causes, remonter jusqu'aux causes intellectuelles, c'est-à-dire aux principes, qui les meuvent plus ou moins à leur insu. C'est pourquoi nous entendons tenir à jour le recensement des *propositions* de la religion de Saint-Avold qui ont été *énoncées avec autorité* et qui ont valeur de *principe universel* par rapport à la Multitude des divagations particulières qui nous assaillent. Ces propositions sont maintenant au nombre de six. En voici la récapitulation. \*\*\* ##### I. -- La transformation du monde (mutation de civilisation) enseigne et impose un changement dans la conception même du salut apporté par Jésus-Christ. Cette proposition et la suivante, on le sait, sont tirées du Message de Saint-Avold. 12:124 A notre avis, qui n'a rencontré aucune contradiction motivée, cette première proposition tombe directement sous le coup de l'anathème formulé par le premier Concile œcuménique du Vatican : « *Si quis dixerit fieri posse ut dogmatibus ab Ecclesia propositis aliquando secundum, progressum scientiæ sen­sus tribuendus sit alius ab eo quem intellexit et intelligit Ecclesia, anathema sit* » ([^2]) Le texte même du message de Saint-Avold ([^3]) disait littéralement : « La mutation de civilisation que nous vivons entraîne des changements non seulement dans notre comportement extérieur, mais dans la conception même que nous nous faisons tant de la création que du salut apporté par Jésus-Christ. » On croira peut-être relever une « ambiguïté » dans l'ex­pression : « la conception même que nous nous faisons ». Qui est ce « *nous nous *» ? S'il s'agit des fidèles, des prêtres (et des évêques pris en qualité de membres de l'Église enseignée), il est certain que la conception « que nous nous faisons » subjectivement est toujours susceptible de progrès, d'approfondissements, voire de corrections. *Mais l'ambiguïté apparente est levée* par la considération du Maî­tre qui vient transformer « la conception que nous nous faisons » : ce Maître n'est pas le Christ, ce Maître n'est pas l'Église enseignante, ce Maître c'est le monde, c'est la mutation de civilisation. Le « *nous nous *» ne désigne donc pas la subjectivité individuelle en face de l'Église ensei­gnante, il désigne forcément l'Église en face du monde contemporain. 13:124 Cette première proposition est le principe nécessaire et suffisant de la nouvelle religion. Il n'est pas explicite­ment énoncé, mais il est implicitement allégué dans plu­sieurs des explications que les auteurs du nouveau caté­chisme français ont données de leur travail ([^4]). Ce nou­veau catéchisme est le fruit le plus important à ce jour d'un tel principe. L'hérésie du XX^e^ siècle est assurément gonflée d'une multitude d'éléments adventices : dans ce qu'elle a de spécifique, elle est tout entière dans la pre­mière proposition, de la religion de Saint-Avold. \*\*\* ##### II. -- La transformation du monde nous révèle que la pensée de l'Église sur le dessein de Dieu était, avant la présente mutation, insuffisamment évangélique. Cette seconde proposition, dans le Message de Saint-Avold, se formule par les termes suivants : « Les remises en question les plus fondamentales engagent non seulement une nouvelle pastorale, mais plus profondément une conception plus évangélique -- à la fois plus personnelle et plus communautaire -- du dessein de Dieu sur le monde. » Le progrès de la pensée individuelle consiste à devenir chaque jour « plus évangélique » par une adéquation plus exacte, plus profonde, mieux vécue aux « concep­tions » que nous propose l'Église enseignante. 14:124 Mais dans le Message de Saint-Avold, il ne s'agit pas d'écouter l'Église enseignante, il s'agit d'aligner la pensée religieuse sur la « mutation de civilisation ». C'est la pensée de l'Église qui est invitée à se guider sur cette mutation pour aboutir à « une conception plus évangélique du dessein de Dieu sur le monde ». De tout temps, mais surtout depuis le XVI^e^ siècle, on a fait appel de l'Église à l'Évangile ; on a reproché à l'Église de s'être écartée de l'Évangile ; on l'a exhortée à redevenir évangélique. Mais ces vues étaient fondées *sur une lecture de l'Évangile et non sur une lecture du monde.* Aujourd'hui c'est *le monde,* selon la religion de Saint-Avold ; c'est la « mutation de civilisation » qui doit nous apprendre comment devenir « plus évangélique ». Cette seconde proposition n'est qu'un corollaire ou une variante de la première. \*\*\* ##### III. -- La foi écoute le monde. Cette troisième proposition est littéralement extraite de l'enseignement donné par l'auteur du Message de Saint-Avold ([^5]). Elle est parfaitement cohérente avec les deux premiè­res propositions, qui ont en effet changé l'objet de la foi. La proposition III énonce dogmatiquement ce change­ment. La foi chrétienne écoute Dieu parce que c'est Dieu : c'est ce que l'on appelle *l'objet formel* de la foi. 15:124 La religion de Saint-Avold écoute le monde parce que c'est le monde : l'objet formel a changé. L'*objet matériel* de la foi est *ce que* Dieu fait entendre dans sa révélation, et que l'Église codifie en articles de foi. L'objet matériel de la foi dans la religion de Saint-Avold est ce que le monde contemporain fait entendre, et qui est codifié dans les deux articles de foi de la IV^e^ proposition. \*\*\* ##### IV. -- La socialisation n'est pas seulement un fait inéluctable de l'histoire du monde. Elle est une grâce. Cette quatrième proposition est littéralement extraite de l'enseignement du Docteur de Saint-Avold ([^6]). L'OBJET MATÉRIEL de la foi de Saint-Avold est *la socialisation :* 1° en tant qu'elle est tenue pour *un fait inéluctable de l'histoire ;* 2° en tant qu'elle est tenue pour *une grâce.* Ces deux articles de foi ont été déjà suffisamment étu­diés par moi-même ([^7]) et par Marcel De Corte ([^8]) quant à leur contenu intrinsèque et quant à leurs conséquences. \*\*\* 16:124 ##### V. -- Aucune époque autant que la nôtre n'a été en mesure de comprendre l'idéal évangélique de vie fraternelle. Cette cinquième proposition est littéralement extraite de l'enseignement du Docteur de Saint-Avold ([^9]). Elle a valeur justificative par rapport aux proposi­tions I et II : la *croyance* qu'aucune époque autant que la nôtre n'a été en mesure de comprendre l'idéal évangé­lique de vie fraternelle *explique* que l'Église reçoive de cette époque des « conceptions » nouvelles et « plus évangéliques » en ce qui concerne le dessein de Dieu et le salut apporté par Jésus-Christ. Mais si l'on adopte les propositions I, II, III et V, le « dessein de Dieu » et le « salut apporté par Jésus-Christ » perdent toute réalité transcendante et même toute réalité propre. Ces expressions traditionnelles sont verbalement conservées : plus que transformées dans leur signification, elles sont annulées. *Le monde,* fût-il *moderne,* ne révèle et n'enseigne *absolument rien* sur le péché, la grâce, le salut. Quand l'OBJET FORMEL de la foi est le monde, l'OBJET MATÉRIEL de la foi est purement naturel : une idéologie ou un mythe imaginaires. L'objet matériel de la foi de Saint-Avold a été énoncé par la proposition IV : c'est « la socia­lisation » ; et *la grâce* (nouvelle) est explicitement rame­née au niveau d'un *fait inéluctable de l'histoire.* Autrement dit, dans la perspective de la religion de Saint-Avold, « Dieu » et « Jésus-Christ » ont nécessairement la même sorte de consistance et d'importance intel­lectuelles qu'Hermès pour Platon et Minerve pour Jules César. 17:124 Cette dernière remarque, comme d'ailleurs toutes nos remarques précédentes, porte évidemment sur la logique du système et non sur le for interne des personnes, qui par nature nous échappe. \*\*\* ##### VI. -- Dans un monde tourné vers la prospec­tive, l'espérance des chrétiens revêt sa pleine signification. Cette sixième proposition est littéralement extraite de la note d'orientation « S.N.O.P. 11/68 » datée de « mars 1968 », intitulée : « Vers l'Assemblée plénière de l'épisco­pat » et remise aux « informateurs religieux », à l'issue du Conseil permanent de l'épiscopat des 12, 13 et 14 mars 1968, par le « *Directeur de l'opinion publique *», Mgr Do­minique Pichon ([^10]). Dans la même note, cette proposition est immédiate­ment qualifiée en ces termes : « *Ce programme doctrinal a été approuvé par le Con­seil permanent. *» Aujourd'hui enfin, dans un monde tourné vers la pros­pective, l'espérance des chrétiens a pu pour la première fois revêtir sa pleine signification. L'espérance des chrétiens n'avait jamais encore revêtu sa pleine signification au cours des dix-neuf siècles écou­lés de la vie de l'Église. Pendant dix-neuf siècles, le chris­tianisme n'avait pas bien compris l'Évangile (proposition V) ni pleinement saisi la signification de l'espérance (proposition VI) : 18:124 mais nous accédons enfin aujourd'hui à cette compréhension supérieure ; nous y accédons *parce que le monde actuel est tourné vers la prospective* (proposition IV) et *parce que nous recevons la grâce de la socialisation* (proposition IV), par le sacrement d'un *fait inéluctable de l'histoire* (id.). Que l'idée ait pu venir à quelqu'un de faire le moindre rapprochement entre la « prospective » contemporaine et l'espérance surnaturelle n'est pas plus aberrant que tout le reste, et dénote au même degré, mais de manière sans doute plus spectaculairement visible, quelle absence radi­cale de toute foi chrétienne est nécessairement inhérente à de telles « conceptions ». Que ce rapprochement entre la « prospective » et l'espérance surnaturelle constitue désormais le « programme doctrinal approuvé » ne peut plus étonner que ceux qui ne sauraient pas encore où nous en sommes. \*\*\* Ces six propositions sont cohérentes entre elles. Autrement dit, le « programme doctrinal approuvé » (proposition VI), qui est intrinsèquement, époustouflant, est d'autre part cohérent avec les cinq propositions antécédentes de la religion de Saint-Avold. J. M. 19:124 ## CHRONIQUES 20:124 ### La corruption de l'art par Henri Charlier LE MONDE ENTIER ASSISTE depuis cinquante ans à une transformation des arts plastiques qui n'est autre chose qu'une corruption de l'esprit, la même dont nous voyons les effets dans les autres formes de la pensée. \*\*\* La philosophie, la morale, les belles-lettres sont at­teintes, et la religion elle-même dans les exposés fallacieux qui en sont faits. Cette corruption est cachée dans le langage courant par de belles paroles et des sophis­mes ; elle a pour base, pourtant, l'idéalisme philoso­phique et toutes les manières de penser et de dire insi­nuant le scepticisme dans les esprits, le doute sur la réalité de notre propre être, sur la valeur de notre con­naissance et des principes de notre action ; on aboutit à la morale de situation qui prend pour règle les extrê­mes conséquences d'une casuistique nécessaire sans doute, mais qui ne doit pas voiler les principes. 21:124 L'absurdité de ces positions contraires à la vie sociale, à la vie privée, à toute organisation de la famille, du métier et de l'État est voilée par des raisonnements captieux. Elle est bien visible au contraire dans les arts plastiques : sous prétexte d'un monde nouveau de la pensée (on reconnaît là tous nos mutants), d'une ouver­ture à des synthèses supérieures, à un degré d'intelli­gence encore jamais connu, les arts plastiques modernes aboutissent à se séparer complètement du réel et à se rendre complètement incompréhensibles. Nous sommes en présence d'une imposture. \*\*\* Or il y eut à la fin du XIX^e^ siècle une grande école d'art dont les buts étaient de retrouver les moyens d'ex­pression spirituelle que, depuis l'origine des temps, toutes les grandes écoles d'art ont possédé. Elle a été honnie des critiques d'art, méprisée des hommes qui auraient eu les moyens de la soutenir et des gouver­nements, si bien qu'on lui a enlevé tous les moyens d'enseigner. Il en résulte que ses chefs-d'œuvre sont dans les musées étrangers, que nos monuments ont été décorés ou par des imbéciles ou aujourd'hui par des imposteurs, et que tout enseignement est mort. Nous allons donc exposer d'abord quelle fut la pensée de ces grands hommes défenseurs du spirituel dans une société matérialiste : Puvis de Chavannes, Cézanne, Vau Gogh, Gauguin, Rodin ; et aussi celle de la géné­ration montante derrière eux dont la majeure partie fut sacrifiée dans la guerre de 1914. \*\*\* 22:124 Le public ne connaît guère de l'art que ce qu'on lui en montre ou dont on lui parle dans la presse. Le public cultivé va voir les expositions quand il le peut, souvent par simple curiosité en pour se distraire et parler ensuite de ce qu'il a vu. Dans une lettre à Émile Bonnard, Cézanne écrivait en 1903 : « *Le goût est le meilleur juge. Il est rare. L'artiste ne s'adresse qu'à un nombre excessivement restreint d'individus. *» Ces vrais connaisseurs existent mais ce ne sont pas ceux qui par­lent ; le langage plastique étant celui de leur âme, ils le comprennent sans l'intermédiaire des mots. Ceux qui s'imaginent que la pensée consiste uniquement dans les concepts désignés par les mots parlent beaucoup de l'art, et généralement à côté. Il arrive aux artistes de s'entendre demander : « Mais enfin, qu'avez-vous voulu faire ? Quelle est votre idée ? » Et si l'artiste montre son tableau ou sa sculpture ou son dessin en disant « Voilà mon idée », le visiteur pense en lui-même « Quels idiots que ces artistes, ils ne sont même pas capables de comprendre ce qu'ils font et de l'ex­pliquer ! » La plupart des amateurs eux-mêmes (« il y a plus d'amateurs que de connaisseurs » dit le proverbe) ne se rendent pas compte que les formes plastiques et les couleurs sont par elles-mêmes un langage dont la nature est le dictionnaire et où l'artiste choisit les mots qui lui conviennent. C'et même un dictionnaire universel, commun à toutes les nations. Les facilités pratiques du langage en détournent presque tout le monde ; mais la diversité des langues rend les arts du langage bien moins facilement communicables que les autres. Il n'est pas besoin de traduction pour comprendre la pensée d'un sculpteur égyptien, cambodgien ou maya. L'erreur du public est de croire que ce qui intéresse l'artiste c'est l'objet même qu'il peint, en tant que cet objet est saucisson, pomme ou chaussette. 23:124 Or l'artiste s'y inté­resse comme le philosophe : non en tant que c'est un saucisson, mais en tant que c'est un être en rapport avec d'autres, dans un équilibre fragile ou parfait peut-être, et qui est un cas particulier de l'harmonie du monde, de la complémentarité des êtres, et de l'intérêt tout spéculatif à ce qu'il soit là et à ce moment de la durée. Par quelle chance ? Par quel mystère ? Mais ce mystère est beau, et c'est par là qu'il attache la pensée. \*\*\* Qu'est-ce donc que le beau ? C'est l'éclat du vrai, une qualité sensible à l'esprit qui est celle d'un être existant, qualité qui existe pareillement pour beaucoup de personnes (celles dont l'esprit est capable de la re­connaître), qualité qui n'est pas celle de la matière seulement, mais un accord entre l'esprit et un ordre manifeste dans le monde. Nous avons pris comme exemple un peintre qui travaille sur le « motif ». Il peut faire un portrait ; voilà un « motif » exceptionnel car ce motif est un être doué de conscience. Croyez-vous qu'il s'agisse pour le peintre d'une ressemblance photographique ? Bien sûr il tient à ce que les proches reconnaissent le personnage. Mais il est certain qu'un véritable artiste cherche autre chose, faire une œuvre d'art dont la beauté surprend. Ce n'est pas la ressemblance même qui la donnera ; la vérité de la forme est plus importante que la ressemblance même et la ressemblance peut être obtenue dans une très grande médiocrité de l'œuvre. Dans les musées il y a d'anciens portraits, les uns beaux, les autres mé­diocres. Sont-ils ressemblants ? Impossible de le savoir. Les uns sont puissants, d'autres délicats, suivant l'âme de l'artiste. Des uns l'harmonie est saisissante ; de ceux-ci elle est plus commune. Mais de tous quel est le vrai sujet ? Le problème de l'âme et du corps. Tels artistes le présentent comme insaisissable ; ils voient la personnalité comme toujours changeante et jamais équilibrée. 24:124 D'autres artistes présentent l'âme comme ordonnatrice du développement même du corps et identique à elle-même à travers la durée de la vie... Mais d'autres artistes, doués d'une imagination créatrice analogue à celle des grands dramaturges, inventent des sujets qui apportent par eux-mêmes un complément à leur pensée. L'*Écho et Narcisse* de Poussin, où Narcisse meurt devant son insaisissable image, est évidemment une œuvre qui touche à l'histoire des puissances de l'âme et au désir d'un bonheur qui est un trait du caractère de l'homme. C'est donc chose très sérieuse que l'art, et nous allons maintenant, pour faire comprendre les recherches de l'art moderne, exposer brièvement son histoire. \*\*\* Cette histoire n'offre aucun hiatus depuis l'origine, mais présente cependant de grands changements qui, à distance, paraissent brutaux. L'un de ceux-ci fut la Renaissance. Le nom qui lui est attribué montre en quel mépris furent tenus l'art et la pensée des siècles précédents. On est beaucoup revenu sur de tels senti­ments : la grande et originale architecture de l'Occident est celle des douzième et treizième siècles, et depuis aucune ne l'a égalée. Il en est de même pour la sculp­ture, et les vitraux de ce temps sont incomparables. Le second de ces grands changements, de la pensée est celui que vit la fin du dix-neuvième siècle et le com­mencement du vingtième. Comme il est beaucoup plus proche de nous, les progrès de cette rénovation ne nous paraissent pas avec la brusquerie qu'ils ont dans une histoire déjà lointaine ; la guerre de cent ans est vite passée pour un lecteur de son histoire ; cent ans, pour notre vie propre, deviennent très longs. 25:124 Il se trouve que nous assistons aussi à une période historique qui est précisément l'inverse de cette fausse Renaissance du seizième siècle (Chesterton l'appelait la *Rechute*)*.* Les pensées morales, artistiques, religieuses de cette dernière nous déçoivent complètement et nous nous rattachons à ce que recherchait le Moyen Age. Là Renaissance détournait les yeux de la contem­plation et de la nécessité de se conformer à la pensée divine, pour glorifier l'homme et ses désirs. L'art reli­gieux lui-même ne s'occupait que des sentiments de l'homme au sujet de notre histoire religieuse, au lieu d'essayer de montrer Dieu en toute chose, comme faisait notre Moyen Age. Il avait lâché la métaphysique de l'art pour la psychologie. C'est l'opération inverse qui occupa les artistes à la fin du XIX^e^ siècle. Ce fut là, du moins la pensée de leur élite ; elle ne prétend pas avoir réussi à se faire comprendre, mais elle est représentée dans toutes les formes de la pensée. Car Le Play rattachait le bon équilibre social et la prospérité des nations à l'observation du Décalogue, et La Tour du Pin l'a suivi, ouvrant le chemin devant les encycliques papales. Bergson a voulu mettre en évidence l'existence d'un esprit qui gouverne la matière, Péguy et Claudel ont chanté la gloire de la grâce, Satie et Debussy, en libérant le rythme de la mesure, ont retrouvé le moyen essentiel d'exprimer la vie de l'âme. Mais il ne faut pas croire que ceux qui ont vécu au plein de cette époque ont bien réalisé tout de suite ce qui se passait. Quelques hommes mûrs, en avance sur leur génération, préparent une réforme qui est peu comprise et même à peine distinguée de l'ensemble de leur époque ; c'est ainsi que Chénier parmi les poètes, David parmi les peintres, annoncent les recherches qui devaient suivre sans avoir su en donner la solution. 26:124 Quoi de plus touchant que les paroles de Van Gogh peinant dans la souffrance et la misère pour acquérir l'extraordinaire maîtrise des six dernières années de sa courte vie : « *J'espère bien que plus je deviens dissipé, malade, cruche cassée, plus moi aussi je deviens artiste créateur dans cette grande renaissance de l'art dont nous parlons... Cet art éternellement existant, et cette renaissance, ce rejeton vert sorti du vieux tronc coupé, ce sont choses si spirituelles qu'une certaine mélancolie vous demeure en songeant qu'à moins de frais on aurait pu faire de l'art. *» La jeunesse a seulement des aspirations qui ne prennent forme que chez les meilleurs de cet âge. Quelles pouvaient donc être vers 1900 et dans les années qui suivirent les aspirations de ces jeunes gens ? Leur igno­rance était grande, car il ne faut pas croire que les noms aujourd'hui célèbres fussent connus et que la réforme que ces artistes avaient menée fort loin fût arrivée à la connaissance du public, et même à celle des étudiants. Seuls les premiers impressionnistes étaient connus, mais non leurs intentions. Le prétendu enseignement des écoles et des ateliers, resté figé en des routines sans valeur, empêchait de les comprendre. Les grands hom­mes des Salons de peinture étaient pour la presse et le public : Bonnat, Bouguereau, Cormon, Cabanel ; Jean-Paul Laurens passait pour un artiste d'avant-garde. On ne voyait dans les « Salons » ni Cézanne, ni Van Gogh, ni Gauguin car ils avaient toujours été refusés... L'in­compréhension totale qui fut leur lot fait comprendre l'importance de la rénovation à laquelle ils travaillaient. Ainsi donc les jeunes gens de cette époque ne pou­vaient connaître que par hasard Van Gogh mort à trente-sept ans en 1890 et l'œuvre même de ceux qui allaient bientôt mourir ayant achevé leur course, Gau­guin à cinquante-cinq ans en 1904, Cézanne à soixante-sept ans en 1906. Seules des œuvres comme le *Moulin de la Galette* de Renoir*,* la *Gare St-Lazare* de Monet qui étaient au musée du Luxembourg leur ouvraient les portes sur les recherches profondes de l'art moderne. 27:124 Puvis de Chavannes avait rendu le sens de la déco­ration murale et ses peintures de la vie de sainte Geneviève au Panthéon touchaient la jeunesse par une poé­sie tirée non de la littérature mais du dessin et de la composition plastique même. Mais un des critiques les plus connus, Jules Janin, qui, bien entendu, n'avait jamais touché un pinceau, parlait de « l'ignorance ency­clopédique » de Puvis de Chavannes. Puvis n'était pas naturaliste. \*\*\* Comment accorder ces tendances diverses, que signi­fient-elles et pourquoi les aimait-on ? Un événement bien oublié fit une grande impression en ce temps sur les jeunes artistes : l'exposition des Primitifs français en 1903. Un conservateur de musée, Henri Bouchot (hon­neur à sa mémoire) s'avisa que dans les musées il n'y avait que des primitifs flamands ou italiens, comme si les Français ne s'étaient mis à peindre qu'au seizième siècle. Il faut dire que les professeurs parlaient encore dans leurs cours des « ténèbres du Moyen Age ». Mais Henri Bouchot s'aperçut que beaucoup de ces primitifs manifestement faits en France avaient un certain air de famille ; les recherches faites dans les archives prou­vèrent que tel « Couronnement de la Vierge » étiqueté école flamande, avait été peint à Avignon par un peintre de Laon et ainsi de suite. Les hommes jeunes ont vu de leurs yeux une résurrection de ce genre : la décou­verte des œuvres de Georges de la Tour, dispersées dans tous les musées du monde sous les étiquettes les plus diverses. J'en ai vu une, à Nantes, qui portait l'inscription « école espagnole ». Les conservateurs ont mis trois siècles à s'apercevoir de l'identité de tant d'œuvres particulièrement caractéristiques et qui étaient celles du peintre préféré de Louis XIII. 28:124 C'est ainsi qu'on tira de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon la fameuse *Pietà* et le *Couronnement de la Vierge* qui sont devenus depuis cette exposition la gloire du musée du Louvre. La presse, bien entendu, n'a pu rendre, compte de l'étonnement et de l'émoi des jeunes artistes et de l'effet qu'eut sur eux, et donc sur la pensée de toute une génération, cette apparition comme subite de l'œuvre d'un siècle et demi depuis Jean le Bon, dont le portrait figu­rait à cette exposition, jusqu'à François I^er^. Leur appa­rurent alors l'œuvre de Nicolas Froment dont le *Buisson Ardent* (1475) orne toujours la cathédrale d'Aix-en-Provence, du Maître de Moulins dont le nom est inconnu, d'Enguerrand Charonton, de Jean Fouquet. \*\*\* Seul Péguy se rendit compte de l'extraordinaire portée de cette exposition. Lui si pauvre, fit un cahier grand in-8° contenant trente reproductions et des contes de la Vierge des frères Tharaud. Il écrivit lui-même une introduction dans laquelle il disait : « ...*Je n'avais pas fait deux pas dans le grand vesti­bule d'entrée que j'avais acquis la certitude que cette exposition ferait le cahier de Noël de cette sixième série...* « ...*Puissent nos amis éloignés se réjouir longuement, lentement et profondément à regarder les images essen­tielles devant qui tant de chrétiens, tant d'artistes, et tant d'hommes sont demeurés si longtemps en contem­plation ; puissent-ils enfin, tous, les uns et les autres, et veuillent-ils -- c'est toute la récompense qu'au seuil de cette année nouvelle nous demandons pour le travail dont nous leur envoyons régulièrement* les *résultats -- puissent-ils et veuillent-ils bien reporter sur ce cahier et par lui sur ses frères les autres cahiers, un peu de cette affection que tous nous avons vouée à ces éternelles images. *» 29:124 Que disaient donc les œuvres ainsi rassemblées ? Du premier coup, à première vue, elles faisaient comprendre l'œuvre entreprise par les impressionnistes, car leur couleur était aussi fraîche que celle des trois siè­cles suivants était assombrie ; il y avait, donc là une conception de la couleur analogue à celle des contem­porains. Les dates intervenaient : les plus belles des œuvres exposées étaient contemporaines des œuvres de Léonard de Vinci, dont les théories du « clair-obscur » conçu comme une échelle du noir au blanc avaient enté­nébré la peinture des siècles suivants en les engageant sur une abstraction fausse de la couleur et de la techni­que. Nous nous apercevions que les peintres français de la fin du XV^e^ siècle formaient une grande école d'art, que les maîtres les plus originaux des siècles suivants avaient chez nous plus ou moins consciemment essayé de renouer avec leur tradition. Car Poussin chercha toute sa vie à échapper au clair-obscur. Puvis de Cha­vannes et Cézanne avaient les yeux fixés sur son œuvre. Cézanne écrivait à Joachim Gasquet : « *Poussin refait entièrement sa nature, voilà le classique que l'attends. Je veux la fréquentation d'un maître qui me rende à moi-même. *» C'est-à-dire Poussin débarrassé des erreurs de la Renaissance, tant, pour la théorie de la couleur que pour la technique. Et Cézanne en ce temps-là allait tous les jours au Louvre. Aucun des maîtres postérieurs (Watteau, David, In­gres) ne réussit complètement, soit à se débarrasser du clair-obscur mal compris et à centrer la couleur par la couleur et non, plus par la lumière, soit à : retrouver la qualité de la forme que nous cherchions. 30:124 Car la couleur n'était pas seule à nous parler. Delacroix avait bien enchanté notre prime jeunesse, celle des seize ans. Mais quoi ? Les *Massacres de Scio, l'Entrée des Croisés*, les *Femmes d'Alger* étaient des œuvres émou­vantes, d'un noble esprit, mais elles se cantonnaient dans la psychologie humaine, les émotions intimes de l'exis­tence, les vues historiques et les malheurs de l'humanité. Même Delacroix demeurait à un niveau psychologique excluant ce qui intéresse vraiment la pensée : Pourquoi y a-t-il du malheur, pourquoi suis-je fait, pourquoi la durée, pourquoi l'avenir, pourquoi l'existence ? Les impressionnistes avaient bien rénové la couleur mais en abandonnant la forme (on ne peut faire deux choses à la fois). Pourquoi voulions-nous réunir la forme à la couleur ? Quel est le sens de la forme ? Comment la rénover comme la couleur venait de l'être ? Pourquoi aussi une forme est-elle belle ? Pourquoi seul ce qui est beau est vrai et ce qui est vrai est beau ? \*\*\* Nous cherchions en quelque sorte les moyens d'un art spiritualiste comme les Grecs et les Égyptiens l'avaient connu. *La Victoire rattachant sa sandale,* mo­dèle de la fragilité dans l'équilibre, les *Parques* du Parthénon, l'Aurige de Delphes, le *Scribe accroupi* du Louvre, le *Chéfren*, toutes œuvres où se manifeste un esprit appliqué à sa propre connaissance, et même comme le Scribe à une ATTENTE, nous prouvaient qu'il y avait un autre art plus profond que celui de nos prédécesseurs immédiats. Il y avait une qualité de la forme et donc de la pensée qui s'était perdue. 31:124 L'exposition des Primitifs français nous prouvait qu'il n'y avait pas si longtemps que la perte s'était faite chez les peintres. Mais comment la retrouver ? Tel était le problème pour les jeunes artistes. Il ne pouvait être question de pastiche ; d'ailleurs ce que nous admirions chez le *Scribe accroupi* et la *Pietà* d'Avignon ne pouvait tenir au style particulier d'une école ; et il nous fallait le retrouver DANS LA NATURE D'ABORD puisque le moyen d'exprimer nos pensées était fait de formes et de cou­leurs. Le dessin de Delacroix, si mou, n'y pouvait conve­nir ; sa technique n'était que celle de Véronèse. Ingres s'était rendu compte du problème quant au dessin, mais sa technique n'y était pas adaptée ; elle desséchait la vie dont elle était censée exprimer l'essence. Remarquons qu'un philosophe, pendant que les jeunes peintres faisaient ces réflexions, faisait exacte­ment les mêmes devant les philosophes positivistes, associationnistes, déterministes et mécanicistes de son temps : c'était Bergson. Il restaurait une partie oubliée de la méthode naturelle de la philosophie. \*\*\* Comment donc retrouver les moyens d'un art spi­ritualiste, *dans la nature même* et sans *pasticher* ceux-là même chez qui nous trouvions un encouragement ? Les techniques étaient bien perdues et nous ne connûmes Cézanne qu'à l'exposition qui suivit sa mort en 1906 ; Gauguin, mort en 1904, plus tard encore. Rodin était connu, il réintroduisait dans la sculpture le vrai sens plastique oublié chez nous depuis Jean Goujon ; mais il était en même temps si romantique encore ! Et sa technique excluait la pierre qui, est le vrai matériau de la sculpture monumentale. 32:124 En outre, déjà il n'y avait plus d'enseignement digne de ce nom, Renoir l'expliquait à Vollard : « Mais, tout cela n'empêche pas que la Révolution de 1789 n'ait eu pour effet de commencer à détruire toutes les traditions. La disparition, des traditions en peinture, comme dans les autres arts, ne s'est opérée que lentement, par degrés insensibles, et les maîtres en apparence les plus révolu­tionnaires de la première moitié du XIX^e^ siècle, Géricault, Ingres, Delacroix, Daumier, étaient encore imprégnés des traditions anciennes. Courbet lui-même avec son dessin lourdaud... Tandis que, avec Manet et notre école, c'était l'avènement d'une génération de peintres à un moment où l'œuvre destructive commencée en 1789 se trouvait achevée. Certes quelques-uns de ces nouveaux venus auraient bien voulu renouer la chaîne d'une tradition dont ils sentaient, inconsciemment, les immenses bien­faits, mais, pour cela, il fallait avant tout, apprendre le métier de peintre, et, quand on est livré à ses propres forces, on doit nécessairement partir du plus simple pour arriver au compliqué, pour lire un livre, il faut com­mencer par apprendre les lettres de l'alphabet. On conçoit donc que, pour nous, la grande recherche a été de peindre le plus simplement possible ; mais on conçoit aussi combien les héritiers des traditions d'autrefois -- depuis des hommes chez qui ces traditions, qu'ils ne comprenaient plus, finissaient par se perdre dans le lieu commun et la vulgarité, comme les Abel de Pujol, les Gérome, les Cabanel, etc. etc. jusqu'à des peintres comme Courbet, Delacroix, Ingres -- aient pu se trouver désorientés devant ce qui leur semblait des images d'Épinal. » \*\*\* Nous avons pu constater par nous-même cette absence d'enseignement. La Révolution, en supprimant la cor­poration des peintres du roy, avait supprimé l'appren­tissage et la nécessité d'être reçu maître pour pouvoir vendre sa peinture. Nous avons assisté à l'entretien d'un élève de J.-P. Laurens avec son maître, dans l'atelier où nous nous exercions sur le modèle. 33:124 Ce garçon de vingt-sept ans, qui avait une certaine « patte » et qui était toujours premier au concours de torse, sentait (comme Renoir) le besoin d'une méthode qui lui permettrait de réussir autre chose que des torses. Il demanda conseil à J.-P. Laurens sur cette méthode. Ce peintre, célèbre alors, lui répondit : « Tapez dans le tas, jusque ça y soit. » Un maître n'était pas nécessaire pour étudier ainsi, et nous quittâmes bientôt cette maison de ténèbres. Nous chantions une scie d'atelier : « Pan, pan, pan ! Qui est là ? dit le Sultan. -- C'est moi, J.-P. Laurens. -- Que voulez-vous ? Je veux un tonneau de bitume pour peindre des chairs transparentes. -- Ce n'est pas vrai, dit le Sultan. Et il lui fit couper la tête. A quelque temps de là : Pan, pan, pan, ! -- Qui est là ? etc... » Jean-Paul réclamait deux, puis trois, puis quatre tonneaux de bitume jusqu'à ce que nous fussions las. A quelque temps de là donc, nous fîmes connaissance avec Cézanne qui nous fit penser à la fraîcheur de la nature vue par La Fontaine ; il faisait effort en outre pour réintégrer dans l'impressionnisme, surtout sur ses croquis et aquarelles, le sens de la forme. Mais beaucoup de jeunes hommes cherchaient. Un Anglais, le sculpteur Vernon Blake, esprit supérieur, dessinait à côté de moi et il me dit : « J'ai rencontré à Rome un Français qui dessinait au trait et je lui deman­dai ce qu'il cherchait. -- Je voudrais refaire Ingres spon­tanément. » Le mot décisif était dit. L'essentiel du dessin n'était ni l'exactitude quantitative de la photographie, ni la perfection linéaire obtenue par une soi-disant épuration du trait. La spontanéité du trait était nécessaire. Un trait repris deux ou trois fois a deux on trois qualités, C'est-à-dire qu'il n'en a pas. Car il s'agit d'une connaissance psychologique résumant le mouvement interne d'un corps, celui qui le maintient dans l'être. Concevoir un tel mouvement c'est le faire d'un coup ; ce coup de crayon était en même temps la trace de l'effort de con­naissance interne fait par l'esprit qui commande la main. C'est l'*adæquatio* de l'esprit et de l'objet. 34:124 Ravaisson, le seul philosophe qui ait dessiné et peint, a dit excellemment : « Autrement dit le secret de l'art de dessiner est de découvrir en chaque objet la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue, telle qu'une vague centrale qui se déploie en vagues superficielles, certaine ligne flexueuse qui est son axe générateur. » A cette époque on ne pouvait voir des Gauguin que chez ses amis ou ses anciens élèves ayant conservé qui un pastel, qui une esquisse. L'un d'eux avait le portrait de la mère de Gauguin et une noble tête de Tahitien avec quelques gouaches. J'essayai par l'intermédiaire de Maurice Denis de faire acheter ce précieux ensemble par le Louvre qui refusa. \*\*\* Nous avions donc devant nous l'immense effort de deux générations pour recréer *les moyens* d'un art spiritualiste comme l'ont été les arts de toutes les grandes époques du passé, *toutes, toutes, toutes.* Qu'il s'agisse des Mayas ou des Cambodgiens, des Chinois ou des Égyptiens, sous une forme ou sous une autre, il s'agit de la vie et de la mort, de l'âme, et de Dieu et malgré l'aveuglement des temps modernes, malgré les élucubrations fumeuses qui en sortent abondamment il n'y aura jamais de grand art qui ne s'occupe de ces questions essentielles pour l'esprit. 35:124 Et cela simplement, en dessinant une branche d'ar­bre, car votre dessin vit ou bien est mort, la branche peut n'être qu'un gribouillage, une cône, un cylindre, ou bien une pousse soutenue par une sève. C'est une merveille ; le lieu de l'art et de la pensée est dans la merveille de cette force interne. Il s'agit de hausser l'homme à l'intelligence de sa place dans l'univers et de sa destinée. Comment donc l'admirable effort de nos prédéces­seurs a-t-il pu tourner court et sembler aboutir à une effroyable décadence prônée par l'imposture ? \*\*\* Il faut dire tout d'abord que la guerre de 1914 a supprimé la grande part de la jeunesse française apte à continuer ce travail de rénovation. Un jeune sculpteur, de vingt-huit ans, admirablement doué, André Juin, était tué dès août 1914. L'abbé Marrault, esprit philosophique et ardent apôtre du Souverain Beau, le fut en Argonne comme commandant de compagnie dès octobre. Et combien d'autres que je ne connais pas. Pendant ces années de guerre, les artistes étrangers s'étaient installés. A notre retour tout était joué. La sotte conduite des Français entre les deux guerres vient de l'absence de cette jeunesse sacrifiée. Mais le mal avait commencé avec le cubisme. Dans un mouvement d'art dont le signe était de retrouver les moyens d'expression d'un art spiritualiste, le cubisme fut une contre-offensive du matérialisme et de l'École des Beaux Arts. La vie échappe à la géométrie. Représenter un corps par des assemblages de cônes, de cylin­dres ou de triangles c'est supprimer l'unité interne de la vie et enlever le moyen d'exprimer toutes les délicatesses mentales que vous admirez sur une simple draperie de Chartres, de Reims ou du Parthénon. C'est réduire le dessin à la qualité, c'est systématiser intellectuellement l'enseignement primaire des écoles qui commence par la « construction » d'une figure : début utile, mais simple base matérielle de l'art. 36:124 Il aboutit, comme on sait, à la peinture abstraite qui est une simple imposture, car de l'art abstrait, il y en a tant qu'on en veut le mobilier, l'architecture, la poterie, le fer forgé sont des arts abstraits qui n'imitent rien ; mais pour y réussir il faut les étudier sérieusement, tandis que n'importe qui, sans se donner de peine, du premier coup peut sur une toile faire de la peinture abstraite. Il y eut là aussi un phénomène social très grave : la direction de l'art a échappé aux artistes ; elle est passée aux hommes d'argent. Dès ce temps les jeunes artistes recherchèrent les « contrats » avec les marchands de tableaux. Il n'existe pas de « présalaire » pour eux. Du temps des corporations ils gagnaient leur vie comme apprentis à travailler pour les maîtres. Tous les artistes aujourd'hui au pinacle ont débuté avec des contrats. *Mais ils n'étaient plus maîtres de leur art, il leur fallut faire ce qui se vendait.* Or la bourgeoisie fut très émue lorsqu'elle s'aperçut que les œuvres qu'on lui avait recommandées pendant les trente années qui précédèrent 1900 ne valaient plus rien, et qu'elle avait été trompée dans ses achats. Elle voyait reconnaître le talent de ceux qu'elle avait cru des révolutionnaires hors de sens et dont les prix montaient. Pour ne pas perdre son argent elle acheta les révolution­naires du jour ; les marchands leur en offrirent tant qu'ils purent et en firent le succès. Car un peintre « arrive » aujourd'hui comme une « brillantine » ou un « rouge à lèvres » : par la réclame. Et les gens habiles comprirent qu'ils ne devaient pas laisser aux seuls mar­chands les bénéfices de l'entreprise. Ils collectionnèrent les inconnus, mais pour les revendre quand ils auraient « monté ». 37:124 Un de mes amis, hélas, enseigne de vaisseau dans notre escadre d'Extrême Orient, acheta pour trois cents francs, dans celle des îles Marquises où mourut Gauguin, et à la vente qui suivit le décès, une « Mater­nité » qui est une des plus grandes et des plus belles œuvres du Maître. Il l'aurait bien gardée, mais quand elle valut huit mille ou dix mille francs or, son père lui dit : « Vous pouvez vous en séparer. » Il a retrouvé au musée de Moscou ce chef-d'œuvre de l'art français et le Louvre n'en à pas de cette valeur. La finesse de ces habiles a de ces défauts. Ils ont depuis engrangé beaucoup d'œuvres « révolu­tionnaires » qui ne vaudront plus rien du tout s'ils laissent, passer la marée et attendent le recul du flot. Les marchands avisés eux-mêmes commencent à se rendre compte que l'art prôné depuis cinquante ans ne peut aboutir à rien. On m'annonce que l'un d'eux qui a des succursales dans le monde entier a résolu de ne plus acheter les œuvres d'artistes vivants. Il change ses bat­teries. Les artistes qui croient (comme nos économistes et technocrates) que le train de ce monde va continuer au même pas, que le « révolutionnaire » va continuer à « rendre », seront déçus. Les marchands vont mainte­nant écrémer le passé. Et bien entendu ils continuent à se tromper, car le marchand cité plus haut faisait cette déclaration à un peintre assez jeune encore dont il avait organisé des expositions en plusieurs capitales, et l'un des rares dont l'œuvre subsistera. Les marchands se con­naissent en matière commerciale. Les laisser diriger l'art est le signe le plus évident de la décadence de notre civilisation. Et ils dédaignèrent durant leur vie les grands artistes qui firent à la fin du XIX^e^ siècle la réforme de l'art pour le ramener à ses fins véritables et les plus profondes. Ils paraissaient des révolutionnaires aux yeux des ignorants, alors qu'ils étaient simplement des restaurateurs. 38:124 Ils ne recherchaient point l'argent et c'est après eux qu'une effroyable misère morale envahit l'art parce que, comme l'écrit Tolstoï dans une lettre à Romain Rolland : « Du jour où les artistes ont eu l'ambition de faire payer le don de Dieu, l'art est tombé en décadence. » L'artiste ne doit faire payer que son travail, non pas le don Dieu. Cézanne écrivait : « *Pendant cette période* (d'étude) *nous allons vers les admirable œuvres que nous ont transmis les âges, où nous trouvons un réconfort, un soutien, comme fait la planche pour le baigneur. *» Et dans cette lettre : « *Dans ma pensée, on ne se substitue pas au passé, on y ajoute un nouveau chaînon. Avec un tempérament de peintre et un idéal d'art, c'est-à-dire une conception de la nature... *» Vau Gogh avait des préoccupations analogues. « *Mais tu sais, écrivait-il à son frère, nous sommes en plein laisser-aller et anarchie. Nous artistes amoureux de l'ordre et de la symétrie, nous nous isolons et travaillons à définir une seule chose. *» Cette chose était l'accord de l'esprit et de la Création, une recherche du vrai. C'est ce que dit ailleurs Van Gogh : « *La nature commence toujours par résister au dessinateur ; mais celui qui prend sa tâche vraiment au sérieux ne se laisse pas dérouter, car cette résistance au contraire est un excitant pour mieux vaincre et au fond la nature et un dessina­teur sincère sont d'accord *» (p. 54) ([^11]). Et voilà dans quelles conditions il travaillait : « Et encore une chose m'a fortement frappé. J'avais dit que le modèle ne devait pas venir aujourd'hui -- je n'avais pas dit pourquoi -- mais la pauvre femme s'amena tout de même et je protestai. « Oui, mais je ne viens pas pour poser, je viens, simplement voir si vous avez à manger. » Elle m'apportait une portion de haricots verts et de pommes de terre. Il y a tout de même dans la vie des choses qui valent la peine » (p. 61). 39:124 Et il disait : « *Et dans un tableau je voudrais dire quelque chose de consolant comme une musique. Je voudrais peindre des hommes ou des femmes avec je ne sais quoi d'éternel dont autrefois le nimbe était le sym­bole *». Aussi ses portraits sont les plus beaux du siècle. Cherchez ce « *je ne sais quoi d'éternel *» dans ceux des artistes prônés aujourd'hui. On voit en même temps par cette réflexion de Van Gogh à quel point il tourne le dos à Rembrandt son compatriote dont les portraits excel­lent à montrer ce qu'il y a de fugitif et d'insaisissable dans ses modèles. La conception de la forme crée cette opposition. Et Van Gogh écrivait encore à son frère : « ...*car les grandes choses ne se font pas par impulsion seulement, elles sont un enchaînement de petites choses réunies en un tout.* *Qu'est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? C'est l'action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce qu'on sent et ce qu'on peut. Comment doit-on traverser ce mur, car il ne sert à rien d'y frapper fort, on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens... Et il en est des choses artistiques comme des autres. Et la grandeur n'est pas chose fortuite ; elle doit être voulue. *» Et ailleurs : « Il faut bien comprendre comment je considère l'art. Pour arriver à la vérité, il faut travailler longtemps et beaucoup. Ce que je veux et à quoi je vise est bigrement difficile, et pourtant je ne crois pas viser trop haut. » 40:124 Cézanne n'était pas moins humble. A soixante-quatre ans, trois ans avant sa mort, voici ce qu'il écrivait à Vollard : « *Je travaille opiniâtrement, j'entrevois la terre promise. Serai-je comme le grand chef des Hé­breux, ou bien pourrai-je pénétrer ? J'ai réalisé quelques progrès. Pourquoi si tard et si péniblement ? L'Art serait-il en effet un sacerdoce qui demande des purs qui lui appartiennent tout entiers ? *» Et il écrivait à une nièce en 1899 : « J'aurai donc le plaisir de t'embrasser bientôt. Je me recommande à tes prières, car une fois que l'âge nous a atteints, nous ne trouvons plus d'appui et de consolation que dans la reli­gion. » Gauguin, malgré ses grossièretés de langage, était de la même lignée. Parlant de Giotto, il dit : « *Devant cette toile, j'ai vu lui, toujours lui, l'homme moderne qui raisonne ses émotions... et me dire : Vous comprenez cela ? Certainement en ce tableau les lois de la beauté ne résident pas en des vérités de la nature* (il veut dire en des lois scientifiques ou une copie photographique)... *Tu vois une tendresse, un amour tout à fait divins. Je voudrais passer ma vie en si bonne compagnie. *» « *Avec les maîtres je cause, leur exemple fortifie. En tentation de péché, je rougis devant eux. *» Et voici une conversation de Rodin avec Paul Gsell (*L'Art*., page 30) : « *Pourtant ce n'est pas la nature telle quelle que vous évoquez dans vos œuvres*. -- Si fait, telle quelle ! répondit-il en fronçant les sourcils... -- *Mais enfin, la preuve que vous la changez, c'est que le moulage ne donnerait pas du tout la même impression que votre travail.* -- C'est juste, mais c'est que le mou­lage est moins *vrai* que ma sculpture... Le moulage ne reproduit que l'extérieur, mais je reproduis en outre l'esprit qui certes fait bien aussi partie de la Nature... Je vous accorde que l'artiste n'aperçoit pas la Nature comme elle apparaît au vulgaire, puisque son émotion lui révèle les vérités intérieures sous les appa­rences. » 41:124 Cette conversation se passait devant une œuvre appe­lée : « Appel suprême » ou « l'Enfant prodigue » et dans laquelle Rodin dit avoir voulu marquer « l'élan de la prière ». Rodin était le plus romantique des artistes de sa génération et s'exprimait difficilement en paroles. Gau­guin est le plus clairvoyant de tous ces grands hommes. Quand Charles Morice fit sa connaissance dans un petit restaurant près de l'Odéon en 1889, « *d'une voix som­brée, un peu rauque, près de la table où une dizaine de poètes et d'artistes l'écoutaient, Gauguin disait :* « *L'art primitif procède de l'esprit et emploie la nature. L'art soi-disant raffiné procède de la sensualité et sert la nature. La nature est la servante du premier et la maîtresse du second. Mais la servante ne peut oublier son origine, elle avilit l'artiste en se laissant adorer par lui. C'est ainsi que nous sommes tombés dans l'abominable erreur du naturalisme... La vérité c'est l'art cérébral pur, c'est l'art primitif, le plus savant de tous, c'est l'Égypte. Là est le principe. Dans notre misère actuelle, il n'y a de salut possible que par un retour raisonné au principe. Et ce retour, c'est l'action nécessaire du symbolisme en poésie, en art... *» On ne saurait mieux dire ; suggérer une âme spiri­tuelle comme font les statues de Chartres demande plus de science que de sculpter les veines sur une main. L'art est une parabole ; les paraboles de Notre-Seigneur sont le modèle de l'art, et toute expression de la pensée est une parabole dans un langage donné (sens, mots, forme, couleur) dont aucun ne peut adhérer au réel sans être une parabole, c'est-à-dire analogique. Un jour Mari­tain, avec cet aveuglement des philosophes qui se croient des spécialistes de l'universel, me disait : « Nous, nous analysons le réel, vous, vous *faites quelque chose *». 42:124 A quoi je lui répondais : Toutes nos études se passent à analyser le réel, nous continuons tous les jours, et vous, vous *faites quelque chose,* sans vous en apercevoir -- Quoi donc ? -- Par le langage, vous transformez du simultané en successif, et beaucoup de vos problèmes naissent de l'ordre que vous êtes obligés de choisir pour mettre à bien cette œuvre d'art. Et vous vous imaginez que cet ordre successif c'est le réel simultané lui-même... Gauguin disait encore : « *L'art comporte la philoso­phie comme la philosophie comporte l'art. Sinon que devient la beauté ? *». Ce qui revient à dire que le beau n'est pas pure fan­taisie : il est objectif. Il est le beau d'une réalité, et Dieu est le souverain Beau. Et Gauguin disait ailleurs : « *L'insondable mystère reste ce qu'il est, ce qu'il sera... insondable. Dieu n'appartient pas au savant, au logicien. Il est au poète... Il est le symbole de la beauté, la Beauté même. *» Ajoutons que Dieu peut appartenir au savant et au logicien, à condition qu'ils se sachent dans l'analogie ou quantitative, ou verbale. Tout ceci montre que les maîtres de cette grande école d'art recherchaient les moyens de rendre aux arts plastiques la vérité des moyens d'expression spirituelle ; non pas la PSYCHOLOGIE des sentiments et des caractères qui reste dans l'INDIVIDUEL et dans l'ACCIDENTEL, mais LA MÉTAPHYSIQUE ELLE-MÊME. Cela demande un *style* et non une *manière.* Ce fut l'œuvre de cette génération d'ar­tistes de réintroduire le sens de la *forme* dans la réforme impressionniste. La forme est à la base de tous les arts plastiques mais on peut dire qu'ils lui rendaient son sens philosophique, car la *tension* de la forme plastique est la trace de ce qui nous maintient dans l'être. 43:124 Les impressionnistes avaient débarrassé la peinture d'une fausse abstraction inaugurée par Léonard de Vinci qui avait assombri toute la peinture pendant près de trois siècles : une échelle allant du noir au blanc était considérée comme un équivalent réel des *valeurs colo­*rées. Et tous les peintres pendant trois siècles ébau­chèrent leurs tableaux en gris, en bistre, ou en jus de pipe. Ce qui transparaît forcément dans l'œuvre achevée, même chez Mentagna. Or rien n'est plus faux que cette équivalence. L'ombre d'un jaune n'est pas ce jaune avec du gris, c'est un autre jaune. Les intensités relatives des couleurs traduites du noir au blanc, ce qu'on appelle les « valeurs » ne répondent pas du tout aux intensités colorées. Un rouge sombre peut avoir bien plus d'éclat qu'un gris clair. Dans le rapport d'une main avec un linge blanc, ce peut être la main qui a l'éclat, elle ne peut être que grise dans un dessin au fusain. Et cepen­dant la *valeur* est une réalité. Or ce sont là si bien des questions intellectuelles d'adéquation de l'esprit au réel qu'elles naissent d'une abstraction primitive et princi­pale : la peinture est née de la SUPPRESSION D'UNE DIMEN­SION DE L'ESPACE. D'où ces explications de Cézanne à Émile Bernard (p. 259 de la Correspondance de Cézanne) : « *Permettez-moi de vous répéter ce que je vous disais ici : traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d'un objet, d'un plan, se dirige vers un point central. Les lignes parallèles à l'horizon donnent l'étendue, soit une section de la nature ou, si vous aimez mieux, du spectacle que le* Pater Omnipotens Aeterne Deus *étale devant nos yeux. Les lignes perpendiculaires à cet horizon donnent la profondeur. Or la nature, pour nous hommes, est plus en profondeur qu'en surface. *» Les cubistes se sont servis de ce texte comme d'une confirmation de leurs théories que dément l'œuvre tout entière de Cézanne. Le peintre donne à ce jeune homme un conseil pour étudier en simplifiant les volumes. L'incidente «* le tout mis en perspective *» montre qu'il s'agit là simplement d'un procédé d'ébauche. \*\*\* 44:124 La réforme du langage pictural était donc vrai­ment une réforme philosophique et comme toujours c'est Gauguin qui sut le mieux s'en expliquer : « *En tant que travail une méthode de contradiction si l'on veut. S'attaquer aux plus fortes abstractions, apprendre à nouveau, puis une fois su, apprendre encore. *» Ces abstractions, nous l'avons expliqué dans la « *Lettre au frère Gérard *» qui a paru dans le numéro 103 d'*Itiné­raires*, sont la couleur, la valeur, la forme. Il est difficile de faire comprendre (à ceux qui n'ont d'autre moyen d'expression que le verbalisme et que la forme ne touche pas) que la couleur peut être une abstraction. Elle l'est cependant puisque c'est *en tant qu'être* qu'elle est étu­diée par les peintres. L'harmonie des couleurs résulte d'une recherche de l'unité dans la diversité, qui est le problème de toute pensée. Un autre artiste, le musicien Rameau, écrivait : « *Le principe de tout est un, c'est une vérité dont tous les hommes qui ont fait usage de la pensée ont eu le sentiment et dont personne n'a eu la connaissance. *» Sauf lui, Rameau, bien entendu. Sa naïveté vient de ce qu'il plaçait l'origine de tout savoir scientifique dans la musique et les proportions mathé­matiques entre les sons. Il en avait fait une théorie, géniale quand même, qui a servi jusqu'à nos jours de base à l'enseignement musical. Les artisans de la grande réforme picturale de la fin du XIX^e^ siècle n'étaient donc nullement des sensualistes (ni des impressionnistes, ce nom leur fut donné après par les littérateurs) mais des esprits profonds qui s'attaquaient aux méthodes intellectuelles. Et ils se donnèrent bien du mal. 45:124 Voici Gauguin : « *J'ai observé que le jeu des ombres et des lumières* (ce qu'on appelle le clair-obscur depuis la Renaissance) *ne formait nullement l'équivalent coloré* \[le terme « équivalent » est signifi­catif\] *d'aucune lumière*. *La richesse d'harmonie dispa­raît, est emprisonnée dans un moule uniforme* \[le concept abstrait de valeur\]. *Quel serait donc l'équiva­lent ? La couleur pure ! *» Cézanne de son côté écrivait : « *L'art est une harmonie parallèle à la nature *». C'est bien là une conception de l'analogie : « *Peindre ce n'est pas copier servilement, c'est saisir une harmonie entre des rapports nombreux, c'est transposer dans une gamme à soi, en les développant suivant une logique neuve et originale. *» Voici maintenant le problème de la valeur : « *Tant que, forcément vous allez du noir au blanc, la première de ces abstractions étant comme un point d'appui autant pour l'œil que pour le cerveau, nous pataugeons, nous n'arrivons pas à nous posséder. *» Il dit que le noir est une abstraction parce qu'il est l'absence de couleur. Il y eut de grandes discussions parmi les peintres à ce sujet. Comme il n'y pas de noir pur ni sur la palette, ni sur les objets, on peut dire que le noir est une couleur... qui n'est jamais un vrai noir. On voit que ces artistes si différents de tempérament poursuivaient les mêmes buts et formaient réellement une grande école d'art. Cézanne leur aîné de dix et treize ans n'aimait ni Gauguin ni Van Gogh. Il n'admet­tait pas leur façon de simplifier, indispensable à un art vraiment décoratif. Mais il leur avait ouvert la voie car son but était comme le leur, de réintroduire l'expression par la forme au cœur des recherches des impression­nistes, ce qui est indispensable à tout art volontaire­ment spiritualiste. \*\*\* 46:124 Cette grande école d'art fut à peu près complète­ment méconnue du vivant des artistes qui la fondèrent. La bourgeoisie riche parmi laquelle eût pu se former une élite était dans son ensemble voltairienne et maté­rialiste, et les institutions n'étaient pas capables de pro­mouvoir une vie de l'esprit. Les académies, celles des Beaux-Arts en particulier, sont recrutées dans les salons mondains à la suite de campagnes électorales conduites dans ces milieux mi-politiques ; elles récoltent et fabriquent une fausse élite qui a son rôle dans la décadence générale de notre civilisation. L'Académie des Beaux-Arts ne saurait remplacer l'ancienne Corporation des peintres du roy, qui faisait elle-même par cooptation le choix des artistes, choix livré aujourd'hui aux marchands et à la presse. Les deux grands artistes de cette génération qui réussirent, assez tard, furent Rodin et Debussy. Ils réussirent à cause de leur romantisme, non à cause de leurs qualités pro­fondes ; et ni l'un ni l'autre ne furent membres de l'Ins­titut, et n'ont pu enseigner. Mais cette école d'art fut rapidement remplacée par une autre, le cubisme, qui était comme nous l'avons dit une revanche du matérialisme, car décomposer la vie en cubes, en cônes et en cylindres c'est s'enlever le moyen de suggérer cet « axe générateur » suivant l'ex­pression de Ravaisson, qui suggère la force interne, la maintenant dans l'être. La vie est même une lutte contre la physique mathé­matique, contre ce que les savants appellent l'entropie. Nous avons cité des textes de Cézanne, Van Gogh, Rodin, Gauguin, qui montrent l'aspiration de ces artistes à retrouver les moyens d'un art capable de suggérer la vie spirituelle. Voici les fragments d'une lettre de Gau­guin au peintre Schufnecker en 1888 : 47:124 « *Ne peignez pas trop d'après nature* \[Aucun fresquiste, aucun des peintres verriers de Chartres, aucun des sculpteurs n'a pu *travailler* d'après nature, ce que ne veut pas dire s'interdire de l'étudier\]. *L'art est une abstraction, tirez-la de la nature en rêvant devant et pensez plus à la créa­tion qui en résultera, c'est le seul moyen de monter vers Dieu en faisant comme notre divin maître : créer. *» L'art est toujours une abstraction : la peinture sup­prime une dimension de l'espace, la sculpture supprime toutes les qualités de la matière sauf la tension de la forme, elle supprime tout mouvement réel. La musique qui s'écoule dans le temps ne peut figurer un *état* que par la répétition. Elle a autant de peine que les arts plastiques à suggérer des tensions différentes ; elle le fait par des rythmes qui la détachent du temps mesure de l'horloge en *créant* une durée psychologique étran­gère au temps. C'est en ce sens que Gauguin parle d'abstraction, c'est-à-dire au sens philosophique, et non comme moyen graphique. Que firent donc leurs prétendus successeurs de toutes les recherches proprement spirituelles de leurs devanciers ? ILS N'Y CROYAIENT PAS. Je cite : « Nous savons maintenant que l'art n'est pas la vérité. L'art est un mensonge qui nous permet d'ap­procher la vérité, au moins la vérité qui nous est dis­cernable. L'artiste doit surprendre la manière de convaincre le public de l'entière vérité de ses men­songes. » (Picasso) « Si je suis amateur de lois et de théories que j'invente pour mon propre usage, ce n'est pas pour demeurer le prisonnier mais bien pour avoir le plaisir de leur être infidèle. » André Lhote) Ces théories n'avaient aucun fondement dans le réel ; elles étaient inventées pour justifier la *manière* du peintre et changeaient avec celle-ci. « Il faut avoir au moins deux idées, l'une pour détruire l'autre » (Georges Braque). 48:124 Voilà pour le scepticisme. Voici maintenant, dans une suite de textes de Picasso, le témoignage de l'incer­titude de leur pensée et même de son incohérence ; cet aveu d'abord : « Quelqu'un me demandait comment j'allais arranger mon exposition je lui ai répondu : « Mal ». Car, une exposition, comme un tableau, bien ou mal « arrangée », cela revient au même. Ce qui compte c'est l'esprit de suite dans les idées. Et quand cet esprit existe, comme dans les mauvais ménages, tout finit par s'arranger. » Cet esprit de suite finit par imposer l'absurde. « Combien de fois au moment de mettre du bleu j'ai constaté que j'en manquais. Alors j'ai pris du rouge et l'ai mis à la place du bleu. Vanité des choses de l'esprit. » Disons : vanité du scepticisme. « Au fond tout ne tient qu'à soi... L'œuvre qu'on fait n'est qu'une façon de tenir son journal. » « Quand on part d'un portrait et qu'on cherche par éliminations successives à trouver la forme pure, le volume net et sans accident, on aboutit fatalement à l'œuf. De même en partant de l'œuf on peut arriver en suivant le chemin et le but opposé, au portrait. Mais l'art, je crois, échappe à cet acheminement trop simpliste qui consiste à aller d'un extrême à l'autre, il faut savoir s'arrêter à temps. » Tout cela nous montre le vague des idées dans le métier même. Jamais ni Giotto, ni Pietro della Francesca ni Fouquet, ni Gauguin ni Van Gogh n'ont procédé, « par éliminations, successives ». Ils ont fait un choix pour montrer la vérité essentielle de l'être considéré. Toute pensée est un choix, c'est la vertu même de l'intelligence. L'habileté à faire ce choix vient d'une longue étude (à la lime dit Van Gogh) ; ce n'est plus l'élimination de détails, c'est devenu l'appréhension d'une qualité dans l'être. 49:124 Picasso avait des dons, mais assez limités ; quand il s'est aperçu que jamais il ne réaliserait des synthèses vivantes comme celles de Gauguin, que jamais ses por­traits n'auraient la profondeur de ceux de Van Gogh, que jamais ses Arlequins ne vaudraient le Gilles de Watteau, que s'il poussait l'étude, toujours le produit puerait le modèle : c'est-à-dire qu'il retomberait tou­jours dans ce naturalisme dont la génération précédente avait essayé de se détacher, une sorte de désespoir l'a pris. Il désirait certes dépasser ce naturalisme, les viandes de Rubens ou de Courbet, sans tomber dans les déliquescences de Greco. Peut-être n'avait-il pas la force intellectuelle et morale nécessaire pour se donner la peine d'arriver au but : extraire de la nature sensible ce mouvement essentiel (cet axe générateur selon Ravais­son) qui, suivant le mot naïf de Rodin est la trace de l'esprit dans la nature. Il s'est mis à faire n'importe quoi dans l'espérance qu'un jour le hasard le ferait tomber juste. Le cubisme est alors arrivé à point pour lui permettre de donner à peu de frais la contrefaçon de ce qu'il cherchait. Il s'est trouvé des marchands pour acheter, louer et faire vendre ces témoignages de l'impuissance d'un artiste. La réclame commerciale a joué son rôle. Depuis, Picasso fait le pitre. En un certain sens il est une victime, mais qui coûte cher à la pensée française. Nulle comparaison à faire cependant entre lui et ce Chagall pour qui notre gouver­nement dilapide nos biens. Car ce peintre n'a pas même cherché quelque perfection, ni étudié pour acquérir même un semblant de maîtrise. Son goût de couleur ne dépasse pas au mieux celui d'un bon décorateur qui sait choisir un papier ou d'une modiste qui arrange un ruban sur la paille d'un chapeau. Il atteint au contraire très facilement la vulgarité dans la couleur. Quant aux formes de ses personnages, elles sont ignobles, les nus sont de la viande, ses corps sont soufflés comme un veau qu'on dépouille, les gestes même dans ces préten­dues histoires sacrées sont souvent obscènes ; sa fan­taisie puérile, sotte, insensée. 50:124 Enfin il n'est pas possible de croire que M. Malraux qui se fait photographier devant un chef d'œuvre de Pietro della Francesca (La reine de Saba et sa suite) puisse aimer ce qu'il fait couver à nos frais, par l'État. Mais les idéologies sans base dans la réalité comme celles qui depuis J.-J. Rous­seau ont gâté notre enseignement et perverti les intelli­gences, sont capables de toutes les acrobaties. Contre la nature, contre le bien, contre l'esprit. Nous sommes au plus bas degré de l'imposture. M. Malraux en sortant de l'exposition de Chagall aurait dit : « Quel jus ! » Il est subjugué par l'impudence. \*\*\* Le désordre dans l'esprit, la négation de la réalité et de toute idée générale cohérente, amènent le désordre dans la société. Ces misères ne font que s'accroître tous les jours ; des États totalitaires s'installent partout dans le monde pour y parer, mais comme ils ne disposent que d'une force matérielle, ils ne peuvent qu'imposer un ordre matériel ; ils essaient par un « lavage de cerveau » de créer une idéologie commune qui puisse amener un ordre. Mais en éliminant la fin morale de l'homme on ne peut que vanter le progrès matériel dont les ré­sultats sont manifestement décevants. Le méconten­tement général et durable, des peuples nantis en est la preuve. D'où l'indifférence accrue de toute l'huma­nité pour les vérités spirituelles qui pourraient lui ren­dre équilibre et joie. Les artistes dont nous venons de parler, s'ils accrois­sent le mal régnant, sont cependant eux-mêmes victimes de cette société en décadence, proche de la chute, contre laquelle ils n'ont pas eu le courage de réagir. Mais en avaient-ils en eux-mêmes le moyen ? 51:124 Van Gogh se rendait bien compte de cela. Dans une lettre à Émile Bernard il disait : « *Cimabue ainsi que Holbein ou Van Dick vivaient dans une société écha­faudée, construite architecturalement où chaque indi­vidu formait une pierre ; toutes se tenaient, formant une société monumentale. Cette société lorsque les socia­listes construiront logiquement leur édifice social, ce dont ils sont passablement éloignés, on en verra, je n'en doute point, une incarnation... *» Nous avons cité plus haut la suite : « *Mais tu sais, nous sommes en plein laisser aller et anarchie. Nous, artistes, amoureux de l'ordre et de la symétrie... *» Notons que la *symétrie* est une *commune mesure* et non comme on le croit généralement, une identité parfaite des parties. Notons aussi que Van Gogh voit l'ancienne Société comme la décrit l'hymne de la Dédi­cace des églises : *Céleste cité, Jérusalem* *Heureuse vision de paix* ... *Taillées par les coups salutaires* *Du maillet de l'ouvrier* *Et polies par ces coups répétés* *Les pierres montent cet édifice,* *Appareillées par des joints convenables* *Elles s'élèvent jusqu'au faîte.* Georges Sorel, esprit très perspicace, observateur avisé quand la passion ne l'aveuglait pas et peu enclin à l'optimisme, qui a écrit les *Matériaux d'une théorie du Prolétariat* mais aussi *les Illusions du Progrès* nous a donné sur ces sujets une vue très profonde. Dans son livre *De l'utilité du pragmatisme* (p. 129), il essaie de faire comprendre ce qu'a été la société savante du XIX^e^ siècle pénétrée de scientisme... 52:124 « Il n'est pas facile de découvrir une organisation se rapprochant de notre exceptionnelle Cité savante pour que sa connaissance éclaire le fonctionnement de celle-ci ; cependant j'estime qu'on ne commettrait pas d'imprudence en comparant la Cité savante du XIX^e^ siècle à la Cité esthétique qui a produit tant de monu­ments admirables au XII^e^ et au XV^e^ siècles... Au Moyen Age des corporations ouvrières, au sein desquelles se rencontrèrent quelques individus d'un talent de premier ordre, imposèrent leurs méthodes de bâtir, leurs goûts décoratifs, leur conception de ce qui distingue le chef-d'œuvre, aux souverains, aux bourgeois, au clergé. Entre les constructeurs de cathédrales et le monde ecclésias­tique il existait une séparation si profonde que la litté­rature du temps ne nous apprend rien sur l'histoire de l'art gothique... L'isolement de la Cité esthétique qui a pour conséquence de priver nos archéologues de mo­yen d'information sur l'histoire de l'art médiéval, a été très utile aux artistes d'autrefois, en leur permettant d'avoir une sérieuse indépendance... On n'aurait qu'une idée imparfaite de l'autonomie de cette Cité esthétique si on ne savait qu'elle possédait une tradition d'une force extraordinaire, qui la protégeait contre les forces extérieures... Grâce à son génie traditionaliste, la Cité gothique a pu aborder, avec un plein succès, de gigantes­ques compositions, alors que les hommes qui font pro­fession d'indépendance, échouent presque toujours dans de telles entreprises. Certains faits très significatifs montrent qu'elle conservait soigneusement des doctrines antiques. » Et Georges Sorel ajoute plus loin : « La décadence de l'art marcha rapidement après que les artistes eurent abandonné la cité ouvrière pour se mêler aux courtisans, aux humanistes, aux riches bourgeois. » 53:124 Nous retrouvons la pensée de Tolstoï « L'art entre en décadence lorsque l'artiste veut faire payer le don de Dieu. » Nous ignorons le nom de nos grands sculpteurs et de nos grands peintres verriers du Moyen Age ; nous ne pouvons que connaître par le style qu'il y eut tel et tel grand artiste inconnu. Mais ils purent donner un enseignement dont la valeur est évidente : *tous les artistes secondaires acquéraient un style de haute qua­lité*, qui les laissait à distance des génies supérieurs sans doute, mais leur permettait de sortir le meilleur d'eux-mêmes. *Aujourd'hui, sans enseignement, les meilleurs bafouillent.* La Cité scientifique payée aujourd'hui par l'État fait respecter son autonomie parce que ses recher­ches ont des conséquences pratiques pour l'économie et la défense. Elle a réussi en même temps à faire accepter une idéologie illusoire où progrès matériel et progrès moral ne sont pas distingués et où le premier étouffe le second. La subordination du progrès moral au progrès matériel entraîne l'oubli réel et profond de toute aspiration spirituelle. Si on voulait dans l'état actuel de la société recons­tituer une corporation d'artistes, toute la presse, animée par les marchands et leurs scribes, crierait à qui mieux mieux qu'on attente à la liberté et aux plus précieuses libertés de l'esprit. Cependant toute l'histoire prouve qu'une discipline est indispensable aux Sociétés pour vivre et aux bommes pour acquérir le savoir. Il n'y a pas de liberté contre la nature des choses, contre ce qui est. 54:124 La doctrine sociale de l'Église se fonde sur les sociétés naturelles, la famille, le métier ; les études supé­rieures dans les arts comme dans les autres formes de la pensée sont des apprentissages ; elles ne sont fruc­tueuses qu'avec un maître dans son atelier, en y travail­lant à des œuvres qu'on voit naître ; non dans des écoles. C'est le système adopté par les savants qui forment ainsi des équipes de recherche. Mais les savants ont des moyens de trier les élèves, en éliminant les uns et en donnant aux autres des diplô­mes et des places. Sorel était clairvoyant en assimilant la Cité scientifique à l'ancienne Cité esthétique du Moyen Age. Il manque aux artistes une hiérarchie constituée au sein d'une corporation. Sans cela aucun enseignement n'est possible, car il faut au maître des garanties. En l'état actuel, les vrais maîtres, depuis cent ans, n'ont pu enseigner. Étonnez-vous de la décadence de l'art ! Que serait la science sans l'enseignement des maîtres ? Il eût fallu, en poursuivant l'œuvre de nos devan­ciers, rétablir les techniques indispensables au dessein qu'ils avaient poursuivi ; l'huile, de par sa matière mê­me, est hostile au dessin spontané. La terre est hostile à la sculpture monumentale, et contraire à l'esprit de synthèse. La transformation des techniques date de la Renaissance ; la préférence pour la peinture à l'huile, pour le modelage en terre, a été commandée par le sensualisme, ces moyens d'art étant plus favorables pour rendre le moelleux des étoffes, l'éclat ou la morbidesse des chairs, pour rendre lumineux les fonds sombres où s'épanouit une psychologie émotive. Au contraire, pour reprendre la grande enquête spirituelle dont s'était occupé le Moyen Age, il fallait revenir aux techniques de la détrempe, de l'œuf, de la fresque, retrouver celles de la taille directe dans le matériau définitif de l'œuvre, la pierre. C'est ce que nous avons essayé. Pour cela il faut beaucoup travailler ; le travail n'est pas suffisant, mais le génie non plus. Nous avons constaté que beau­coup d'artistes très bien doués étaient arrêtés dans leur progrès par une impuissance, soit de constitution physiologique, soit d'intelligence à conduire vaillamment leur travail afin de franchir autant qu'il est possible ce « *mur de fer *» dont parle Van Gogh qui sépare «* ce qu'on sent de ce qu'on peut *». Sentir n'est pas le mot propre, bien sûr ; cette phrase de Van Gogh veut nous faire comprendre la distance qu'il y a entre la percep­tion, la pensée, et son expression par un langage donné. 55:124 Tout se tient. Le renouveau de l'art est lié à la restau­ration de la cité, car, l'admirable effort de toute une génération de grands artistes a été vain. Mais la restau­ration de la cité est liée à l'observation des lois natu­relles et à l'épanouissement de la foi. Il faudrait proba­blement un appauvrissement général pour éliminer les parasites de la pensée et de l'art, riches oisifs qui font de l'art une distraction et un amusement, critiques sans autre moyen de gagner leur vie que de parler en termes obscurs de ce que font les autres, professeurs qui ressas­sent les modes intellectuelles de leur jeunesse. La faim leur fera rechercher d'heureuses besognes comme de cultiver son jardin ; l'art et la pensée étant réservés à ceux qui sont à l'aise dans la pauvreté et sont capables de « perdre du temps » (le temps c'est de l'argent) à réfléchir, comparer, méditer en présence de Dieu. Henri Charlier. 56:124 ### Le marquis de Sade par Jacques Vier #### Avertissement Il existe, on ne le sait que trop, un culte et une liturgie du marquis de Sade. S'il est permis de sourire quand on voit l'un de ses panégyristes lui immoler tour à tour la plupart des écrivains majeurs de notre littéra­ture ou considérer sa cellule comme une fontaine de Jouvence pour le roman français, il faut discerner jusqu'où conduisent d'aussi complaisantes exégèses ([^12])**.** Grâce ou marquis de Sade libéré de l'enfer du bibliothèques et placé par la vogue des éditions à bon marché entre toutes les mains, la sacrilège, conçu comme le carrefour des pires aber­rations sexuelles, devient un thème littéraire aussi essentiel que les grands intérêts et les grandes passions des classiques, le dolorisme ro­mantique, le spleen baudelairien, le repentir de Verlaine, l'homosexua­lité de Proust ou de Gide. Il est permis de croire qu'un souci de repré­sailles à l'égard des lois chrétiennes et humaines, de plus en plus déso­rientées, semble-t-il, par une offensive à la fois brutale et subtile, explique autant que la réparation due au génie (!) méconnu, l'implantation au contre de nos lettres d'un pareil mausolée. Il faut que les historiens littéraires, j'entends ceux qui en pareille matière expriment leur désapprobation par le silence, prennent actuellement leurs respon­sabilités : j'ai pris les miennes. 57:124 ##### *Le personnage.* Essentiellement opiniâtre et enfermé en sa propre manie comme en un donjon intérieur, tel apparaît cet homme, qui devait passer en prison vingt-sept années de sa vie. Il confessait lui-même que son dérèglement d'imagination sur les mœurs n'avait jamais eu son pareil et s'avouait athée jusqu'au fanatisme -- « Tuez-moi ou prenez-moi comme cela, je ne changerai pas... » On ne le tua pas, mais on le mit au pain du Roi et M. de Sartine d'abord, M. Le Noir ensuite, en qualité de lieutenants criminels, furent chargés de lui conserver une existence précaire, de Vin­cennes à Charenton, en passant par la Bastille, parmi les puces, les scorpions et les araignées, bêtes devenues fami­lières et qui posèrent, sans doute, pour la plupart de ses personnages. La forteresse sanctionnait, on le sait plusieurs répétitions de sanglantes orgies à quoi l'entraînait son algo­lagnie. Telle est la source à la fois monstrueuse et dérisoire d'une œuvre que le génie du XX^e^ siècle finissant reconstitue pièce à pièce, comme le seul miroir capable de lui imposer la plus fidèle image de lui-même. Avant de se draper dans le personnage de victime, le marquis de Sade trouva, comme interprète de comédie de salon, un rôle à sa taille, s'il est vrai qu'il joua le *Méchant,* de Gresset, à peine âgé de vingt-trois ans, au château d'Évry, chez l'oncle de sa femme ([^13]). Militaire sans éclat, apparte­nant à une famille très haut apparentée, il s'était marié pour fumer ses terres et pour trancher davantage, en sa Haute Provence natale, du grand Seigneur. Il avait pris femme dans la noblesse de robe sans se douter que la présidente de Montreuil, une belle-mère fouettarde, l'obligerait à donner forme littéraire à ses hurlements. L'enfer sadique emprunte à la condition de gendre la continuité de son paroxysme. Jeune marié il multiplie les frasques qui ne représentent pour lui que des défauts de tempérament dont il n'est pas le maître. Son libertinage accumule les lézardes dans la façade mondaine ; la qualité le sauve de la roue, mais très vite éclate sa propension au sacrilège. L'enlèvement de sa jeune belle-sœur, une chanoinesse, confirme la présidente dans la rigueur. Le marquis met son oncle, l'érudit abbé de Sade, pourtant, fort porté sur la fleurette, à rude épreuve. Finalement, les deux familles s'entendent pour cloîtrer le rebelle dont les exploits ne révèlent, après tout qu'une virilité aussi relative que le courage. 58:124 Don Juan, du moins, ne versait pas que le sang des femmes. Le seul portrait donné pour authentique et qui semble représenter le marquis au temps de sa jeunesse, n'exprime dans le regard à fleur de tête et dans la boursouflure des joues où se noie le menton, que la satisfaction momentanée d'un voyeur ébloui ([^14]). Prisonnier, il correspond avec sa femme, qui le visite régulièrement et ne se séparera de lui qu'en 1789. Les protestations d'amour ne lui coûtent guère, surtout quand il joue, aux intentions de la belle-mère, le rôle d'époux que consume la fidélité ([^15]). Or, l'on sait ce qu'il faisait toutes les fois que le geôlier ouvrait la porte ([^16]). La biche courue n'était guère conjugale. Tartuffe achevé, il n'en recommande pas moins la décence vestimentaire à celle qui porte son nom. Ou bien il multiplie les scènes par écrit, trouvant une amertume voluptueuse à s'imaginer trompé. On l'aime mieux dans ses déchaînements contre la Montreuil. Après 1789, il ira jusqu'à dire que sa belle-famille a inventé le sadisme, et attribuera généreusement à son imagination déréglée les faits authentiques dont il fut le héros et qui alimentèrent ses élucubrations de captif ([^17]). Mais auparavant il avait renvoyé à la présidente le charme diabolique dont on le croit lui-même l'esclave. Cette furie avait, selon lui, de quoi nourrir de son abominable substance la quintessence des maquerelles rassemblées à Silling ([^18]). Ce qui n'empêche pas son gendre de la supplier à genoux ([^19]). Il est possible, après tout, que vingt-sept ans de captivité fassent perdre toute dignité, même à un marquis. Du moins l'éloquence est sauve. Ailleurs, la belle-mère s'attire un aveu capital, à vrai dire bien des fois repris... « Vous avez assez d'esprit pour comprendre qu'une faute dont l'origine est dans l'efferves­cence du sang, ne se corrige pas en aigrissant encore plus ce sang, en allumant le cerveau par la retraite et enflammant l'imagination par la solitude. 59:124 J'en appelle de ce sentiment à tout être raisonnable qui me connaîtra et qui ne sera pas entiché du principe imbécile que, pour corriger ou pour punir un homme, il faut l'enfermer comme une bête sau­vage, et je défie que l'on ne conclue pas que d'un tel procédé il n'en peut résulter pour moi que le plus certain dérange­ment d'organes... » ([^20]) Contraint à l'abstinence, le prison­nier se revanche en donnant l'essor aux fantômes ; il se multipliera désormais dans les tortionnaires du lupanar à Tourelles, qui ne reconstitueront une prison mille fois plus impénétrable que Vincennes ou la Bastille, que pour y transposer, au moyen des plus infernales perversions, les chétives compensations de l'onanisme. Toute seule, la présidente de Montreuil n'eût pas suffi à mettre au jour l'originalité du marquis. L'appoint masculin est fourni par M. de Sartine, ce bâtard de Torquemada et d'une juive séduite dans les caveaux de l'Inquisition, bour­reau raffiné, capable de fournir autant d'innocents à la Grève que d'innocentes au Parc-aux-Cerfs. Ce ménage dé­chaîne dans l'imagination du prisonnier une sarabande qui ne s'arrêtera plus. Il arme le nouvel Archimède du levier qui lui permettra, en soulevant le monde, de découvrir le plus gigantesque grouillement de cloportes éclos sous les Hima­layas de la planète. Privé de lumière et de liberté, il explore la face ténébreuse de la nature et de l'homme et y progresse en suzerain ; ses livres l'affranchissent au point de le pousser à se prendre pour l'incarnation la plus achevée du philosophe. Ses goûts monstrueux, selon la société qui le repousse, l'ont mis sur la voie de principes parfaitement neufs, d'un système qui ne doit rien à personne. Le voilà capable de courage intellectuel et de revendication héroïque : « L'échafaud serait là que Je ne varierais pas... » ([^21]) Or il reniera Justine, attitude qui surprend moins quand on sait que Blangils ([^22]), l'un de ses principaux personnages, est d'abord un lâche : « Quand \[les habitudes\] sont aussi liées au physique d'un être, dix mille ans de prisons et cinq cents livres de chaînes ne feraient que leur donner plus de force. Je vous étonnerais bien si je vous disais que toutes ces cho­ses-là et leur ressouvenir sont toujours ce que j'appelle à mon secours quand je veux m'étourdir sur ma situation... » ([^23]) 60:124 Le plus rigoureux déterminisme conduit Sade à ne s'épanouir que dans l'anormal ; ce ne sont pas ses ennemis, c'est lui-même qui, le plus simplement du monde a logé sa littérature dans la cachette habituelle des forçats. S'il ramène, ce qui va de soi, l'esclavage politique et social où, selon lui, vivent les hommes, à la propre condition de prisonnier, faut-il s'étonner de l'entendre dire : « Si jamais je renais dans le corps de quelque administrateur de ville ou de gouvernement, je laisserai faire aux hommes tout re qu'ils voudront avec les filles... » ([^24]) Il a du bien commun la conception d'un souteneur prodigue, capable d'aller, par excès d'humanité sans doute, jusqu'à l'extinction de son capital. En somme un libertin absolu, qui ne rougit pas de s'avouer tel : « Je n'ai sûrement pas fait tout ce que j'ai conçu et ne le ferai sûrement jamais... » ([^25]) Heureux apaisement dispensé à la marquise de Sade, par lequel il s'interdit, non sans modestie, de s'identifier tout à fait à ses héros, mais précieux aveu d'une paternité littéraire blessée jusqu'au sang, si l'on vient à la priver de l'un de ses enfants. Scribe accroupi, on lui laisse vingt-sept ans pour couver, ou cuver sa paperasse. Libre, il n'eût pas continué d'écrire : du moins, c'est lui qui l'affirme. Faut-il le croire ? Le mar­quis de Sade représente à lui seul, comme Rétif de la Bre­tonne, toute une société de gens de lettres ; le cachot et le cabanon se résolvent en romans ou en pièces de théâtre, son misérable univers n'existe qu'en vue du livre, ses prouesses d'écriture lui font caresser l'illusion d'égaler ou de vaincre des Hercules. Seul le langage lui donne accès dans la surhu­manité dont rêvent ses vices. La graphomanie le libère, mais en vertu d'une homéopathie singulière, il ne peut se guérir de la geôle qu'en inventant toute une hantise de la claus­tration. La Révolution lui offre la pique et le bonnet rouge à planter sur sa Sodome en signe de joyeux achèvement mais peu s'en fallut que Fouquier-Tinville n'en décorât le fron­ton de la tête de l'architecte. On le laissa mourir à peu près tranquille, et ses dernières volontés semblent judicieusentent confondre la fécondité de son héritage avec le re­nouveau de la pâture à porcs ([^26]). 61:124 ##### *La Pensée.* Elle peut s'ébrouer dans un réconfortant conformisme et s'écouter elle-même parmi les vertueuses sonorités de l'éloquence des lumières. A travers son Valcour ([^27]), le marquis plaide pour le mariage d'inclination, bien qu'il n'ait guère, lut-même, prêché d'exemple. Dans un roman de sa vieilles­se ([^28]), il saura faire parler, et en quel langage ! la passion toute pure au sein de l'hyménée. Mais l'autre son de cloche n'est pas loin, et c'est le beau-frère de la dame, abbé à ses moments perdus, fort intéressé à la rupture du pacte matri­monial, qui se charge du carillon. La saine philosophie, celle du jour, enseigne qu'il faut savoir se détacher des femmes après s'en être bien servi. Le mariage peut être pour le libertin, destiné à grimper jusqu'au sommet de la hiérar­chie, le point de départ de complexes jouissances, ou, si la prison s'en mêle, une caution de moralité. Il est vrai aussi que les meilleures épouses peuvent se recruter parmi les filles libertines et qu'un Arnolphe, aussi soucieux que celui de Molière de n'être point trompé, commencerait par donner à son Agnès la clef des champs... Tout s'arrange dans l'État idéal de Zamé le législateur, par l'institution de la polyga­mie, chaque sexe obtenant le droit d'épouser ou de répudier à sa guise. Cette couverture légale ne fait qu'autoriser la gamme la plus complète possible de toutes les expériences imaginables, qui permettent d'épuiser les modes de l'exter­mination. L'impatience du frein, telle est la loi des passions. 62:124 Seule, la démesure la gouverne. La nature les a mises une fois pour toutes, dans une étroite dépendance de la consti­tution physique, ce qui les soustrait définitivement à tout jugement moral. Zamé peut gémir pour la forme de ne considérer en soi-même qu'un instrument des caprices de la nature ([^29]) ; l'auteur du poème *La Vérité* en exulte : Ce qu'elle grave en nous n'est jamais que sublime En conseillant l'honneur, elle offre la victime Frappons-la sans frémir et ne craignons jamais D'avoir en lui cédant commis quelques forfaits ([^30]). L'épais matérialisme de Sade qui ne connaît que deux fins suprêmes, le meurtre et le sacrilège, pourrait fumer un champ très étendu, un paysage très varié de floraisons possibles. A condition que cette philosophie fût capable du « regard froid » dont seul approche le président de Bla­mont ([^31]). Mais comment exploiter les contradictions sa­voureuses qui naissent du désaccord du cœur et de l'esprit quand en se laisse emporter par « la flamme ardente qui consume tout ce qu'elle rencontre et qui regarde comme un aliment de plus à son ardeur tout ce qu'on lui présente pour l'étouffer ? » ([^32]) Entre l'enfer vécu et l'enfer décrit il fallait choisir. Prisonnier d'une société qu'il exècre, mais surtout captif du monde nouveau qu'il découvre, cet homme dont on console les mânes en le faisant passer pour écrivain et même pour poète, ne suffirait-il pas de le prendre pour un teneur de livres ? Malgré sa protestation bien connue, il n'eût pas été ca­pable des *Liaisons dangereuses*. Certes*,* il sait apprêter le vice dans le cadre souvent laborieux de la nouvelle, mais, sans parler des discours sur le saphisme dont il croit devoir semer l'interminable roman d'*Aline et Valcour*, son Augus­tine de Villeblanche ne s'avise-t-elle pas de plaider ? ([^33]) 63:124 Les doctrinaires intarissables se recrutent ordinairement parmi les réprouvés. Pour rivaliser avec la marquise de Mertreuil, Madame de Verquin devrait économiser les géné­ralités ([^34]). Jamais le marquis de Sade n'arrive à se dépêtrer de la glu du didactisme érotique, qui ne lui sert d'ordinaire qu'à épaissir quelques vérités premières. Il faut bien dire que, chez lui, la compensation du bavardage vertueux ne console guère. L'hypocrisie du marquis de Sade manque de légèreté et son ironie de détachement. De plus il s'embar­rasse de trop de colères et de vengeances. Roué pesant et sanguinaire, il naquit certes trop tard, mais il n'est pas sûr du tout que la Régence eût fait sa fortune. S'il trouve Versailles avilissant pour la noblesse ([^35]), c'est qu'il regrette une féodalité luxurieuse qui lui eût permis d'user et d'abu­ser du droit du Seigneur. C'est derrière la herse que les péchés capitaux s'ébattent ; à l'aisance dans le vice et dans le crime, on reconnaît le suzerain : « Au temps où les sei­gneurs vivaient despotiquement dans leurs terres, dans ces temps glorieux où la France comptait dans son enceinte une foule de \[maîtres\], au lieu de trente mille esclaves bas et rampants... » ([^36]) Ainsi commence l'un de ses contes, mais un Oxtiern ([^37]), un baron de Franval ([^38]) surtout composent le portrait idéal du patricien, celui qui sait encore acheter de quelques risques le droit de mener une existence de voleur, d'assassin et de débauché. Une réclamation continue et monotone circule à travers cette littérature cellulaire. Vingt-sept ans de prison pour quelques coups de pied admi­nistrés à une fille, -- selon les dires du marquis, -- cela suppose un régime définitivement enlisé dans la « robino­cratie » ([^39]). La qualité tient essentiellement au contraire dans une pratique parfaite fondée sur une connaissance intégrale de la libido. 64:124 Le parlementaire, qui s'arroge le droit de juger la noblesse, ne représente avant tout qu'un empêcheur de jouir en rond. D'où un déchaînement de réquisitoires, qui, à travers toutes les formes de l'absurdité, de la démence et de l'ennui, finit par créer une chiourme de la chicane, où la chair grésille encore sous le fer rouge. Insipide au possible dans les interminables mystifications qui accablent un pré­sident désireux de prendre femme ([^40]), le marquis, pour l'opposer à Valcour, chevaleresque projection de soi-même, crée M. de Blamont, le magistrat incestueux, prévaricateur, bourreau revêtu d'hermine, dont la syntaxe, dans le déluge de rhétorique environnante, garde le tranchant de la hache. Pour une fois, entre mille avortements, Sade arrive à faire tenir debout un personnage dont l'âme frémit d'une haine qui dépasse la profession et dévaste la condition humaine en une époque historique donnée ([^41]). Quand il voudra pousser le rôle, il n'obtiendra que de hideux pantins. Bien entendu, le captif se prévaudra de ses combats et de ses geôles pour participer aux fastes révolutionnaires ; curieu­sement, il attend de la Constituante qu'elle rende son lustre à la noblesse et l'on peut se demander si c'est au futur pré­sident de la commission des piques ou au ci-devant marquis qu'est due l'admonestation au Roi de France, au retour de Varennes ([^42]). Décidément peu soucieux de logique avec soi-même, Sade vomit contre Charlotte Corday des impré­cations d'autant plus déplacées que la meurtrière prouvait par son geste qu'elle n'était pas de la race des Justine ([^43]) ; à la supposer criminelle, sans la moindre circonstance atté­nuante, elle eût, dans une perspective sadiste, incarné le génie du mal. De pareils aboiements à la charrette qui passe ne font voir à travers Lucifer qu'un très pauvre diable avant tout soucieux de sauver sa peau. 65:124 Une société où dominent les Sartine, c'est-à-dire les hommes de loi qui s'entendent avec les prostituées pour châtier les menus plaisirs des grands seigneurs, chancelle sur ses bases. A en croire l'auteur, tout le roman d'*Aline et Valcour* est agité de secousses annonciatrices ([^44]) ; et quel­ques personnages s'affairent à la reconstruction de la cité. Un sage, un chef de bohémiens, un renégat prêchent selon des arguments nuancés le bonheur du peuple, lequel tient surtout dans l'absence de juges et de prisons. La « décoloni­sation » y fait l'objet d'un plaidoyer anticipé, l'égalité règne par l'entretien de l'émulation et non par le pacte social principe de subordination du plus faible au plus fort ; le luxe disparaît partout où la culture de la terre préside à la répartition des richesses. Ainsi parle Zamé, qui promène Sainville dans sa Salente, mais, derrière cette façade de civilisation, le sage vieillard lui-même ne saurait nier une redoutable et mystérieuse présence dont il avoue, lui pour­tant le constructeur et l'ingénieur, qu'elle n'est jamais plus belle ni plus grande que « lorsqu'elle s'échappe de ses di­gues... » Si Solon ne croit plus aux lois, Brigandos et Sar­miento pourront impunément célébrer la fécondité destruc­trice de la nature. Le tort des hommes est de parler des catastrophes en termes de jurisprudence et de rétrécir leur vision à leur monde borné. Tout, même et surtout, peut-être, le crime et la mort, concourt à une refonte gigantesque dont le processus même échappe. Si l'on voyait par les yeux de la nature, on justifierait tout et jusqu'à l'anthropophagie. « La nature ne crée que pour corrompre ; or, si elle ne corrompt que par des vices, voilà le vice l'une de ses lois... » ([^45]) Falexelange, un Cartouche à talons rouges, incar­ne un aspect de cette redistribution des valeurs ([^46]) ; sur la voie ouverte par le sacrifice constant de la faiblesse à la force, on trouve d'autres héros en qui s'accumulent les énergies destructrices de la nature, jusqu'au moment où l'homme, ivre de sa conquête et du feu dérobé, s'en prendra, comme tout organisme dru et fort, à sa nourrice. 66:124 A force d'avoir reçu la leçon de la perpétuelle transgression, l'hom­me finira par la tourner contre la nature, attentat final nourri chemin faisant de menus et faciles sacrilèges, car la révolte chronique contre Dieu maintient les muscles en bon état. De là ces constructions délicates ou massives, ces boudoirs où l'on enseigne certaine philosophie ([^47]), cette Sodome en plein maquis suisse où le bourreau, incarcéré avec ses victimes atteint par elles et pour elles sa définitive grandeur ([^48]). Des prisons de la Terreur où l'on massacrait au hasard dans un désordre de couloirs enchevêtrés, aux bagnes soviétiques et aux camps d'extermination nazis, tout le progrès est d'ordre médical, technique, administratif. Il n'y a là que l'extension des Amis du Crime. Les devis d'ins­tallation sont déjà chez le marquis lequel, bien qu'il ait tout prévu, ne saurait encourir le reproche d'avoir omis le cré­matoire. Il ne faut pas dépasser son temps. « Il y a dans la nature une tendance réciproque qui in­vite tous les molécules de la matière à se rapprocher et à s'unir. Donc le mouvement est inhérent à la matière et le prétendu moteur inutile... » ([^49]) On veut bien, comme le réclame un récent exégète du marquis ([^50]), que son athéis­me ne soit pas simplement imaginé pour justifier son vice, encore que le discours inaugural de Blangis ([^51]) ne laisse aucun doute là-dessus. Mais la logique et la rage de Sade se sont trop souvent acharnées sur l'existence de Dieu pour qu'on ne lui laisse pas le bénéfice, d'une dialectique intéres­sée. Tout semble se concentrer autour de la contradiction que représente un Dieu créateur du Néant. Pourquoi le permettre s'il lui déplaisait, le changer dans le cas contrai­re ? Dieu inventeur, du néant, et à plus forte raison du Mal, cette massue de l'athéisme se trempe et se reforge de Fréret à d'Holbach. Le marquis la brandit avec une force accrue par son absolutisme sexuel. 67:124 L'intérêt du dialogue qui oppose le prêtre au moribond ne doit pas sortir de la qualité des arguments ; métaphysi­ques, physiques, politiques, tout le rabâchage du siècle y passe ([^52]). Le principal tient dans la vitalité du discoureur à qui la négation redoublée de l'au-delà rendrait la vie, si la nature ne s'y opposait ; du moins le convertisseur vient relayer le mourant dans l'usage et dans l'abus des biens de ce monde. Telle est la manière de persuader le clergé de changer de camp et de gagner l'enfer après avoir prétendu peupler le ciel. Discussion ou facétie, dans les deux cas le marquis néglige de racheter l'usure des sophis­mes par la rapidité de la démarche. Tous les lieux communs du déisme et de la religion naturelle ici foisonnent. La marquise de Gange peut oublier les infamies de son beau-frère l'abbé en allant écouter les sermons du père Eusèbe, et autour d'Eugénie de Franval s'observent et se répondent le démon et l'ange gardien. Mais l'un des torts irrémédiables du christianisme, n'est-ce pas l'idée même de la prison ? et Sade ne contemple-t-il pas en soi-même une victime achevée du fanatisme ? De Dieu, auteur du mal et d'un mal que l'enfermé ressent en toutes ses libres, à Dieu confondu avec le mal, la distance est brève. Sade la franchit avec d'autant plus d'allégresse, que c'est déjà ruiner Dieu que de lui con­fisquer, pour se l'approprier, l'exercice du mal. C'est le ruiner davantage encore que de transformer par l'abolition de la vertu le mal en bien et la mort la plus ignominieuse en une source de délices. Ainsi progresse l'homme jusqu'à l'in­tégralité de sa nature où le mal qu'il fait aux autres s'appelle volupté, tandis qu'il traite de jouissance celui que lui infli­gent les autres ([^53]). La dépossession de Dieu sera complète quand l'homme aura inventé la spirale infinie où le mal se recrée sans cesse du tourbillon même de sa descente. Dieu anéanti par l'usurpation même de son activité, resté jours la nature qui échappe à la négation. Si le moyen était un jour découvert de pulvériser le cosmos, alors naîtrait l'Unique qui, de sa cellule, parviendrait à travers l'extermination des hommes, de Dieu et de la nature jusqu'au trône dont ces successives étapes lui auraient fait gravir les degrés. 68:124 Alors régnerait l'Apathie. Seul, l'intermédiaire choisi, c'est-à-dire toutes les formes possibles de crime, épanouies dans le sacrilège, -- car enfin c'est encore atteindre très sûrement Dieu que de déshonorer, avant de la détruire, la nature qu'Il créa, -- confère une horrible originalité à la manutention de l'éternel rocher de Sisyphe. Toute atteinte à la transcen­dance divine ne peut, en effet, qu'aboutir à la déification de l'homme. Il n'est que trop évident que Sade, par ces livres dont il avait calculé la puissance de répercussion maléfique, au point d'y découvrir une assez sûre manière de développer l'enfer sur la terre, accélère le mouvement, si prononcé aujourd'hui, d'inversion des valeurs. L'esthétique et l'éthi­que se réfèrent de nos jours à ce théoricien de l'ambivalence, comme à un véritable Aristote de la désagrégation. ##### *L'art.* Ce n'est pas l'une des moindres aberrations de notre temps que de faire sourdre une poétique d'aussi obscènes pierrailles. « Ô cheval Pégase ! toi dont je ne suis qu'un malheureux crottin ! » ([^54]) écrit-il dans un accès de sincé­rité sur soi-même. Sur son métier, comme sur tout sujet, il ne se prive guère de dogmatiser. On lui connaît, un faible, plusieurs fois affirmé, pour le roman historique, mais il revendique très tôt une intégrale originalité d'inventeur, à laquelle les *120 journées de Sodome*, recopiées le 22 octobre 1785, apportent une hideuse justification. Deux ans plus tard commence d'exploiter le thème des *Infortunes de la vertu*, dont il fera sous deux autres formes un second champ d'épandage et qu'il reprendra dans une grande variété de cadres, depuis la nouvelle concentrée jusqu'au roman cons­truit, en passant par l'incroyable désordre d'*Aline et Val­cour* ([^55])*.* Ici plus qu'ailleurs il a conscience d'avoir respecté l'une des données les plus élémentaires de l'élaboration romanesque ; les louanges qu'il se prodigue accusent une sorte de naïveté dans la tartufferie dont le sire est coutumier. Pourquoi, en­tre autres découvertes qu'on lui attribue, oublier celle de « l'auto-publicité ? » ([^56]). 69:124 A l'en croire, il va et lui seul, jusqu'au bout du *castigat ridendo mores*. Si ces peintures du vice charrient l'épouvante, c'est pour mieux te la faire détester, ô mon lecteur ! Il est triste pour ce docteur du genre humain d'avoir cru devoir emprunter au *Petit Chape­ron rouge* l'artifice du loup. Curieux et poltron, le XX^e^ siècle manifeste décidément trop d'intérêt à ce croquemitaine exhibitionniste. Et qui se répète intarissablement au point de n'imaginer que sur des sommaires et de ne s'assouvir que par des programmes, au point surtout de confondre le développement romanesque avec l'horaire d'un préposé au service des mœurs ([^57]). Son jugement dernier finit en tableaux statistiques. A-t-on vu les damnés de la Sixtine se contenter de comptabiliser leurs performances sur double colonne ? Le plus grave, c'est que ce navigateur souterrain emprunte n'importe quelle barque, sans se révéler capable d'équiper un canot personnel. *Aline et Valcour* distend jus­qu'à l'éclatement le roman épistolaire et exagère avec un parfait sans-gêne un procédé usé jusqu'à la corde. Entre différentes formes possibles, Sade tâtonne sans jamais se fixer. La difficulté de découvrir un cadre où faire tenir ses monstrueuses trouvailles dicte ses jugements sur les gloires du roman ([^58]). On s'étonne de l'entendre faire l'éloge de Durfé (sic) ; il y reconnaît le Paradis d'une Divine Comédie du patriciat dont il se propose d'inventer et de peupler l'En­fer. Cervantès qu'il exalte lui en fournit le Purgatoire, mais que retiendra-t-il de son art de narrer, d'entremêler agréa­blement les aventures, et d'instruire en amusant ? Il est possible que le rire, au contraire de la peur, supprime l'éré­thisme, toi suprême de la poétique sadique, comme chacun sait. Sans le moindre retour sur soi-même, Sade blâme le fatras inintelligible de l'équipe Scudéry. La concision de Madame de La Fayette n'est que saluée au passage. On re­grette d'être obligé de donner raison à pareil juge sur le désastreux *Télémaque*, encore qu'il éprouve le besoin de salir la plume du cygne. L'hommage aux Anglais retentit sans nuance puisqu'on leur doit la découverte du dédale intérieur. 70:124 Le marquis tire à lui Richardson et Fielding qui ont enseigné les premiers la fécondité esthétique et morale des défaites de la vertu, et s'il reconnaît à Marivaux l'énergie dans les descriptions sentimentales, il lui reproche un style « précieux et maniéré » qui jure avec une si profonde connaissance du cœur humain. Le vrai maître, c'est l'abbé Prévost qui mérite l'hymne, assez attendu sous une telle plume, qu'il est juste d'adresser à l'initiateur de la terreur. Il lui arrive même de reconnaître et de louer, à propos de *Manon Lescaut,* ce dont il se révèle lui-même radicalement incapable : la juste mesure dans la peinture des prostituées. Quant à la Julie de Jean-Jacques, elle reste hors-concours c'est la sainte de l'infortune dont le sillage, un instant terrestre, se perd dans les cieux. Sous la plume de Sade, elle bénéficié, du culte habituel de latrie ; mais sa perfection même décourage l'imitation, d'où l'anathème lancé à « cette foule d'écrivains éphémères, qui, depuis trente ans ne ces­sent de donner de mauvaises copies de cet immortel origi­nal... ». Dans *Candide* admiré un instant, mais visité au pas de course, le marquis n'a pas su voir le jardin de supplices dont il fera, pour sa part, avec un luxe de détails immondes et fastidieux, une exposition permanente. Restent Laclos et Rétif, les deux hommes à abattre. A propos du premier, qui n'offre aucune prise et qui lui demeure, pour la souveraineté même de l'art, à jamais étranger, il se contentera de soupi­rer, on le sait : « Si la Garonne avait voulu... » Le second se révèle beaucoup plus vulnérable. Le marquis accable de tou­te son obésité ce prolétaire du Pont-Neuf et de Bibliothèque bleue, qui inonde le public de ses « terribles productions » remplies d'aventures dégoûtantes, toujours puisées dans la plus mauvaise compagnie, au style bas, et rampant et d'une prolixité seule capable d'attendrir les marchandes de poivre. On sait aussi que Rétif refit *Justine* en inondant d'injures son auteur. Si l'on avait le cœur à rire devant cette empoignade d'un Trissotin et d'un Vadius de la fange, on applaudirait le règlement de compte en encourageant les deux Jules à se culbuter mutuellement mais, jusque dans l'enfer ou le ruisseau, le talon rouge défend sa préséance. La Révolution achève la vogue du roman noir et assure dé­sormais le règne de l'épouvante en littérature. Mais on confie aux fantômes, aux chimères et aux sortilèges le soin d'évoquer des horreurs que l'on n'ose emprunter à la réalité présente. 71:124 Est-ce pour accréditer la vraisemblance de l'im­monde que Sade inventa de transformer l'imagination et le cœur de l'homme en un cloaque à faire curer en quatre mois par un Hercule du roman ? Mais où est-il cet athlète ? Comment le nomme-t-on ? A quel individu Sade a-t-il donné une identité, un caractère, une âme ou des viscères ? Quelle langue parle-t-il qui lui soit propre ? De quel droit son personnage peut-il se prévaloir pour prendre place à côté de Panurge, de Tartuffe, de don Juan, de Gil Blas, de Figaro, de Quasimodo, d'Emma Bovary, de Coupeau ou de Charlus ? Quelle scène peut-on citer où il s'épanouisse, où il palpite, où il vive enfin, pour le meilleur ou pour le pire ? Qu'on cesse une bonne fois de voir un artiste, un poète dans l'écri­vain qui commence par soustraire ses héros au monde et qui prétend leur tenir lieu de société, de nature ou de Dieu ? Avant de mourir pour de bon, Sade crève littérairement d'obésité. Il assujettit trop bas son face à main pour avoir jamais eu affaire à des visages ; il n'a appris à aucun de ses bourreaux à se souvenir parfois de la condition humaine. En revanche, il suffirait à l'une des victimes de regarder fixement le sodomite pour le voir aussitôt se détourner, comme un chien. Car la bête ne supporte pas le regard de l'homme. Jacques Vier. 72:124 ### La Présidente de Montholon *La femme qui n'a pas choisi la liberté* par Jacques Dinfreville DANS LE SILLAGE de tant de souverains ou de grandes dames considérées comme telles, Anne-Marie-Ma­deleine de Canouville, d'abord Mme d'Esneval puis Mme de Montholon, peut sembler un personnage mo­deste mais c'est en raison même de sa minceur qu'elle inté­resse : mieux que le comportement d'une reine, celui d'une *petite particulière* (pour employer le vocabulaire de Saint-Simon) nous renseigne sur le mode de vie de la femme au XVII^e^ siècle. Successivement l'épouse d'un ambassadeur de Louis XIV et d'un premier président au Parlement de Normandie, Ma­deleine a pris sa part des préoccupations conjugales, coopé­ré à de grandes tâches, mis sa beauté, sa courtoisie, ses talents de maîtresse de maison au service de l'État. Cette grande dame a joué son rôle en pays étranger surtout, à une époque où, beaucoup plus qu'aujourd'hui, l'ambassa­drice représentait la France autant que l'ambassadeur. Son succès montre qu'au Grand Siècle les personnages secon­daires sont aussi bons acteurs que les étoiles de première grandeur. 73:124 L'heureux attachement de cette Cauchoise à sa natale Normandie atteste que la centralisation parisienne n'avait pas encore abouti alors aux anomalies, à ces déracinements définitifs, à cette hydrocéphalie monstrueuse de la capitale dont nous souffrons. Tout en pérégrinant au loin, Madeleine reste fidèle au bercail. Elle est fortement implantée dans sa province. Cette foi normande domine sa vie, lui donne un sens. \*\*\* Anne-Marie-Madeleine de Canouville appartenait à l'une des plus anciennes familles de Normandie : des Canouville avaient pris part à la conquête de l'Angleterre avec Guil­laume le Conquérant et à la première croisade. Née en 1669, elle épousa à Rouen le 13 juin 1684 son cousin Ro­bert Le Roux d'Esneval, vidame de Normandie. Celui-ci était fils de Claude Le Roux, baron d'Acquigny, seigneur de Cambremont, de Becdal et du Mesnil-Jourdain. Originaire des environs de Louviers, la famille le Roux devait sa rapide élévation au mérite et au caractère de ses membres autant qu'à de brillantes alliances avec les Grou­lard, les Bellièvre, les Bretel de Grémonville. De ces parle­mentaires Normands, A. Floquet a écrit : « qu'ils s'étaient toujours montrés de père en fils amis de leur pays et défenseurs du peuple. Aussi, quand vaquaient les premiè­res présidences, n'avait-on garde de les leur donner jamais, non plus qu'aux Bigot, aux Le Roux d'Esneval, aux Bail­leul, aux Bigards de la Londe. Car, au cas de ces résistan­ces, qu'à toute force on ne pouvait plus endurer, quel sup­port attendre contre la province de ces hommes qui y étaient nés, qui y avaient de profondes racines, qui l'ai­maient comme leurs pères l'avaient aimée, et, comme eux, la voulaient défendre ! » ([^59]). Ce jugement coïncide avec une tradition familiale et provinciale. Je le crois plus objectif, plus nourri de témoignages que la diatribe de Philippe Erlanger à propos du Parlement de Paris « Il ne cessait pas d'incarner la tradition la plus *conservatrice*, la plus *immobiliste*. Ces magistrats dont les charges représentaient les grands fiefs de la bourgeoisie et qui ne rougissaient pas de vendre leurs arrêts formaient une caste, soucieuse avant tout d'étendre ses privilèges aux dépens de l'autorité cen­trale... » ([^60]) En face des particularismes des provinces, au XVII^e^ siècle, cette autorité centrale n'avait pas toujours le respect de l'intérêt national ; en tous cas elle ne mono­polisait pas l'honnêteté. 74:124 Destiné dès son plus jeune âge à la magistrature, Ro­bert d'Esneval s'y était préparé en faisant de sérieuses études juridiques et en exerçant dûment la profession d'a­vocat sur les instances de son père. Celui-ci se démit en faveur de son fils de sa charge de conseiller au Parlement de Rouen, sous condition que Robert rapportât cinquante mille livres à sa succession. « Pendant seize ans, écrit le baron d'Esneval, le nouveau conseiller remplit ses fonc­tions judiciaires avec ponctualité consacrant tout le temps dont il pouvait disposer à l'étude du droit des gens et des rapports de la France avec l'étranger ([^61]). » Robert dési­rait en effet être diplomate ; il se proposait comme modèle son aïeul Pompone de Bellièvre, chancelier de France, le négociateur de la paix de Vervins, et comptait dans sa fa­mille nombre d'ambassadeurs. L'un d'entre eux avait tenté d'arracher Marie Stuart aux griffes d'Élisabeth. Ce sérieux, noble et beau juriste, car il ne manquait pas de prestance, était âgé de trente-neuf ans. Madeleine de Canouville en avait quinze ([^62]) : sa signature sur son contrat de mariage est celle d'une enfant. Elle était jolie, gracieuse, faite au tour et le savait. On connaît d'elle de nombreux portraits qui marquent les étapes d'une beauté d'abord un peu étonnée puis triomphante et souveraine. La plus belle de ces toiles, peinte par Largillière, fait va­loir des cheveux blonds vaporeux, soigneusement poudrés à frimas, des yeux décidés, un menton volontaire, d'appé­tissantes mais solides épaules, des mains fines et spiri­tuelles qui retiennent plutôt qu'elles n'appellent. Made­leine donna un autre portrait d'elle au monastère de la Visitation de Rouen où sa demi-sœur, Anne-Françoise de Boishébert, avait fait profession. Notons ce détail qui a sa valeur du point de vue psychologique : notre belle Cau­choise, de préférence à Marie-Madeleine, a choisi d'être représentée en sainte Catherine. Catherine, c'est cette vierge d'Alexandrie, noble et savante, qui conserva sa foi et sa pureté jusque dans le martyre. 75:124 Quand on regarde tous ces portraits, le mot de *divine* vient aux lèvres mais il n'a pas le sens que lui donne Saint-Simon. A n'en pas douter, nous sommes en présence d'une divinité peu accessible du genre de la marquise de Sévigné. Comme l'on comprend que Louis XIV ait utilisé sans tarder les mérites d'un tel couple, capable de lui faire honneur à l'étranger ! Ce couple disposait aussi des mo­yens matériels indispensables pour paraître avec faste, pour transporter au loin, attachée à ses semelles, la pous­sière d'or de Versailles : En ce temps-là, une ambassade coûtait fort cher à l'ambassadeur. Outre ses charmes en­core graciles, et un joli minois d'enfant, encadré par les belles anglaises de sa chevelure, Madeleine apportait en dot la terre de Villettes dans le bailliage d'Évreux, « un fil de perles, deux attaches de diamant, une tapisserie de l'histoire de Pétrarque et un lit en bandes de tapisserie sur du velours vert. » Robert d'Esneval, lui, avait reçu de sa grand'mère la jouissance de la terre de Pavilly, de son père, la grande ferme du Mesnil-Jourdain, les terres de Caillouet, les moulins et la pêche d'Acquigny et de Cam­bremont. \*\*\* Madeleine demeura toujours attachée aux horizons familiers de son pays natal. En quittant son cher plateau du Neubourg, le val de l'Esne auquel son mari devait son nom, ses labeurs, ses prés, ses pommiers, la Normande conservera le regard fixé sur ses plantureux arrières : les plus riches terres du monde à l'époque. En juillet 1688, Robert d'Esneval est nommé ambassa­deur au Portugal. Il ne consacre que peu de temps aux préparatifs de départ. Il emprunte huit mille livres à un ami et collègue du Parlement, donne une procuration à son père pour la gestion de ses biens, s'embarque au Havre dès le mois d'août accompagné de Madeleine et d'un fils, Anne-Robert-Claude, baptisé à Rouen le 21 mars 1686. Le roi lui a fait délivrer un passeport pour son mobilier. 76:124 Voici la teneur de ce long document qui donne une idée de la somptuosité des ambassadeurs eu Roi-Soleil : « un grand tableau du roi avec sa bordure, deux carrosses de velours de Venise tout peints dorés et sculptés avec chacun les harnais de six chevaux couverts de dorures, vingt-quatre mors de brides, soixante aunes tant velours à fond d'or et argent que brocart d'or pour faire des li­tières, quinze marcs d'or filé de Paris pour les dites litières, sept cents aunes de damas de Gênes pour des tentures de tapisserie, quatre cents aunes de toile teinte pour doubler les damas, deux cent cinquante marcs d'or filé de Paris pour les crépines et franges des dites tentures, cent cinquante aunes de drap écarlate pour trente quatre habits de livrée dont partie sont faites, les autres à faire, trois cent vingt aunes de serge verte brodée d'argent cinquante grosses de boutons vert et argent, vingt onces de cordonnet de même, soixante-dix aunes de droguet d'El­beuf, cent paires de bas de laine, tant écarlates que vertes, trente-quatre tours de plumes blanches, vingt chapeaux tant carton que de Caudebec, six vingt paires de souliers, deux cent paires de gants, mille aunes de ruban, trois cent douzaines de serviettes, deux cents nappes de table, deux cents paires de draps, cent aunes de toile d'Irlande, douze paires d'habits brodés ou galonnés d'or et argent, six paires d'habits brodés or et argent pour femme, soi­xante aunes de satin blanc, huit livres de soie, dix livres de laine, dix onces d'or filé, vingt onces de cordonnet pour broder, douze aunes de carreaux, vingt paires de bas de soie, seize aunes de raz de castor, douze aunes de brocart de soie, six pièces de droguet de laine ; douze paires de pistolets, douze fusils, douze mousquetons, huit épées, sept cent cinquante marcs de vaisselle d'argent, six gran­des tentures de tapisserie de haute lice, trois lits de ve­lours avec leurs housses et sièges, dont deux sont garnis de crépine d'or et l'autre de soie, quatre lits de damas avec les sièges et bois tant dorés que non dorés, une tenture de brocatelle de Venise avec les sièges de même, deux lits de brocatelle, une douzaine de tours de lit de serge, drap et toile de coton, vingt rideaux de fenêtres de damassé et toile de coton, soixante matelas et autant de couvertures, six mi­roirs à bordure de glace, deux grands tapis de Perse, qua­tre autres grands tapis de Turquie, deux douzaines du chaises de moroquin, quatre douzaines de chaises de ta­pisserie ; toutes les hardes et linges servant aux domestiques, vingt rames de papier, toute la batterie de cuisine et office, quatre tables de marqueterie, deux bureaux pareillement de marqueterie, dix portières ouvragées de Mes­sine, trois chaînons d'or de vingt onces pour faire des pré­sents... trois bagues de la valeur de six cents pistoles à même intention et soixante aunes de velours ». Et nous en passons... 77:124 Le vaisseau met vingt-deux jours pour gagner Lisbonne. Tandis que Mme d'Esneval installe sa maison, l'ambassadeur prend pied à la cour du Portugal. De cette cour Robert d'Esneval n'ignore pas les arca­nes, l'ambiance rébarbative. Il se rappelle le rôle qu'y joua une grande princesse française, la reine Marie-Éli­sabeth de Nemours et l'échec du mariage de Victor-Amé­dée, fils de Madame Royale, régente de Savoie, avec l'in­fante Isabelle, fille de Marie-Élisabeth. Il connaît aussi le caractère de dom Pedro, Pierre II le Pacifique, qui règne au Portugal. En 1684, dom Pedro a perdu Marie-Élisabeth, la femme de sa vie. Il vient de se remarier avec Marie-Sophie de Bavière, fille du duc de Neubourg (1687), et peu à peu cède à l'attraction de l'Angleterre. Louis XIV a donné mission au vidame d'Esneval de contrecarrer les visées britanniques à Lisbonne et de s'op­poser au mariage de l'infante Isabelle, sa filleule, avec un prince soumis à l'influence des cours de Vienne et de Ma­drid. Les longues et patientes négociations de Robert d'Es­neval, (1683-1692) subiront bien des traverses. Son ambas­sade matrimoniale sera meublée de nombreuses péripéties. Au moment de la mort de la reine Marie-Louise d'Espa­gne, la nièce de Louis XIV, empoisonnée par la comtesse de Soissons à l'instigation des dirigeants de l'Autriche, il renseigne le roi sur les agissements des assassins, en particulier du comte d'Oropesa, un ministre d'Espagne prétendant au trône de Portugal. Il réussit à s'opposer au mariage de l'infante Isabelle avec le roi Charles II devenu veuf. Celui-ci finit par se remarier. Lui aussi est allé cher­cher femme dans ce que l'on pourrait appeler la basse-cour de Bavière-Neubourg. D'emblée l'infante Isabelle accorda une confiance totale au vidame d'Esneval quoiqu'elle ne cessât jamais de parler avec lui en portugais. Elle fut l'amie de Madeleine avec laquelle elle s'entretenait dans le français le plus pur, sans aucun accent. Elle témoigna au ménage une affection filiale, écouta même ses conseils. Qu'importent les détails des négociations maritales, le nombre et la qua­lité des prétendants qui défilèrent ! 78:124 La mort de l'infortunée princesse coupa court à toutes les intrigues diplomatiques, à tous les espoirs et calculs. Épuisée par une phtisie consécutive à la petite vérole, l'enfant s'éteignit sans connaître la personnalité assez falote de celui qu'on appelait le Grand Dauphin, que le vidame d'Esneval se flattait de lui faire épouser. Jusqu'à ses derniers instants, Isabelle mit du rouge à ses joues afin de simuler une bonne santé et conserver ses chan­ces. De son côté l'ambassadeur entretint dans son rêve cette petite Française d'élection, n'eût garde de lui enlever ce qui donnait un sens à sa vie. Elle continua à parer de toutes les qualités « le gros giflard », l'amant de Mlle Choin. M. d'Esneval lui-même ne sut rien du mariage secret du Dauphin avec « la demoiselle aux grosses tim­bales ». Autant que la mauvaise santé de l'infante, cette union clandestine explique l'attitude étrange et cruelle du roi : Après s'être montré très favorable au projet du mariage, après avoir réclamé un portrait de l'infante, soudain il manda à son ambassadeur le 9 juillet 1690 : « Mon intention n'est pas de contraindre l'inclination ni le choix de mon fils. » Quand M. d'Esneval demanda à Louis XIV de préciser ses desseins et de mettre ainsi fin à une situation qui devenait fort gênante -- la cour de Lisbonne manifestait son étonnement devant les atermoiements de Versailles -- il n'obtint que des réponses dilatoires. La douce et suave Isabelle mourut le 21 octobre 1690. Afin de marquer jusque dans la mort sa tendresse pour notre pays, elle voulut être inhumée dans l'église des Ca­pucins français de Lisbonne. Robert d'Esneval écrivit au roi : « De quelque manière que ce soit, Votre Majesté perd une princesse qui lui était entièrement dévouée, indé­pendamment des espérances qu'elle avait. » Attristé par la mort de l'infante, qui réduisit à néant tant d'efforts, l'ambassadeur prit en dégoût la cour de Lisbonne, sollicita son rappel ou tout au moins un congé. 79:124 Au Portugal, Madeleine avait mis au monde un second fils, Claude-Adrien, et choisi, comme parrain de l'enfant, un pauvre Normand, un certain Jean de la Marnière. Voulait-elle ainsi exprimer sa nostalgie du pays natal ? Elle poussa en tous cas son mari à poser sa candidature à la charge de premier président au Parlement de Rouen que la mort de Charles de Faucon, marquis de Charleval, ren­dait vacante. Mais à la fin de 1691, Louis XIV nomma le vidame d'Esneval ambassadeur en Pologne. Il lui écrivait alors : « J'ai résolu -- ce sont là lettres d'honneur -- de vous employer en d'autres pays où vos services me pour­ront être plus utiles que ceux que vous m'avez rendus à la cour où vous êtes, dont je suis d'autant plus satisfait qu'il m'a paru, par le compte exact que vous m'avez tou­jours rendu de votre conduite, que vous n'avez rien omis de tout ce qui pouvait porter le roi du Portugal à prendre de bonnes liaisons avec moi. » Le roi marqua sa satisfaction à son ambassadeur d'une façon plus tangible. En effet, à la fin de son séjour à Lis­bonne, celui-ci fit établir une procuration en faveur du sieur Adelé, bourgeois à Paris « pour recevoir les appoin­tements, ameublements et gratifications dont Sa Majesté l'honorait pour l'ambassade de Pologne ». D'après une tradition transmise oralement dans la famille d'Esneval, Louis XIV fit don à l'ambassadrice de cinq diamants des Indes qu'il destinait à l'infante Isabelle. Enfin, Robert d'Esneval reçut des promesses pour l'avenir au sujet de cette première présidence au parlement de Rouen qui tenait tant au cœur de la belle Madeleine. \*\*\* Le vidame d'Esneval ne fit que passer en Normandie. Il s'embarqua au Havre avec sa femme et son fils aîné sur un yacht danois, s'arrêta à Copenhague où il fut reçu par le célèbre Charles XII. Pour cette tournée de visites Louis XIV avait fait parvenir des instructions à son ambassadeur. Il souhaitait rétablir la paix dans les pays du Nord et obtenir de Charles XII qu'il voulût bien s'intéresser à l'Europe de l'Ouest au lieu de poursuivre ses chi­mères orientales qui devaient le conduire à Poltava. 80:124 Arrivé en rade de Dantzig, Robert d'Esneval eut la bonne surprise de s'y voir rendre les honneurs par Jean Doublet, *un pays*, le célèbre corsaire de Honfleur. Il accepta de dîner à son bord ; tandis qu'il s'y rendait, accom­pagné de notre Madeleine, dans la rade les marins d'un vaisseau anglais insultèrent au passage sa suite : « Chiens de Français, criaient les goddons, nous avons vaincu votre flotte ! » C'est ainsi que le vidame, apprit la triste journée de la Hougue... Le lendemain, les canons de toutes les forteresses de Dantzig tonnèrent pour accueillir l'envoyé du roi de France, que le Sénat avait fait prendre à bord d'une demi-galère couverte de damas rouge aux franges d'or. Robert d'Esneval arrivait en Pologne dans des circons­tances difficiles. Son prédécesseur, le marquis de Béthune, n'avait pu empêcher le mariage de Jacques Sobieski, fils du grand Sobieski, le libérateur de Vienne et de Marie d'Ar­quien (une Française de Picardie !) avec une princesse de Neubourg, belle-sœur de l'empereur, du roi d'Espagne et de Pierre II, roi de Portugal. Le peuple polonais reprochait à Louis XIV son alliance avec les Turcs. Actif et entrepre­nant, le parti autrichien criait bien haut que le roi très chrétien trahissait la chrétienté. Le vidame d'Esneval avait reçu mission de préparer la candidature du prince de Conti au trône de Pologne : une tâche malaisée dans laquelle devait plus tard échouer l'abbé de Polignac. L'ambassade eut cependant d'heureux débuts. Là aussi, la belle et spirituelle Mme d'Esneval fut pour son époux une auxiliaire astucieuse. Elle sut flatter Marie d'Arquien et lui plaire. Quand elle mit au monde une fille, elle l'ap­pela Casimire, l'un des prénoms de la reine de Pologne. A l'occasion du baptême, notre ambassadrice revêtit pour la première fois le costume polonais qui lui allait à ravir ; elle devint aussitôt populaire auprès des grands comme du peuple et dans la suite ne manqua pas de donner souvent cette satisfaction à l'amour-propre polonais. Hélas ! une maladie subite terrasse le vidame d'Esneval tandis qu'il assiste aux séances de la diète de Grodno. Il meurt dans cette ville le 15 février 1693. 81:124 Voilà notre pauvre Madeleine veuve à vingt-quatre ans ! L'énergie dont elle témoigne en l'occurrence est digne d'une fille du Grand Siècle. Elle fait transporter le corps de son mari à Varsovie, où il est inhumé solennellement le 3 mars dans les caveaux de l'église Sainte-Croix, mais elle rapporte son cœur en France pour le déposer dans l'église de Pavilly, le berceau de la famille d'Esneval. Elle veut une fois de plus marquer ses attaches avec la Normandie natale. Du même coup sa carrière diplomatique est finie. \*\*\* A son retour elle doit faire face à une situation financière difficile. Le vidame d'Esneval a contracté de nombreux emprunts afin de représenter dignement la France dans un pays où les seigneurs polonais recevaient avec une prodi­galité sans égale en Europe. Dans l'épitaphe de son époux Madeleine proclame, non sans quelque emphase, mais fort justement : « S'il augmenta la gloire du nom de ses aïeux, Robert d'Esneval diminua les richesses qu'ils lui avaient laissées. » En bonne normande, Madeleine, d'Esneval remit de l'ordre dans une succession obérée, toucha douze mille livres qui restaient dues à son mari sur ses appointements, s'occupa avec diligence et tendresse de ses quatre enfants, dont l'aîné était seulement âgé de sept ans. Ses beaux-frères, Claude Le Roux, devenu l'abbé de Bouges après avoir servi au régiment de Champagne, Pompone Le Roux, vicomte de Comblisy, colonel du régiment du Luxembourg, secondèrent dans sa tâche la mère des jeunes orphelins. Un conseil de tutelle, présidé par l'abbé de Bouges, leur fit attribuer des pensions. Mais, bientôt, Madeleine perd son frère, M. de Boishé­bert et devient fort riche du coup, hérite du marquisat, de Grémonville. Elle prend alors plaisir à augmenter par de nombreuses acquisitions le patrimoine de ses enfants, à embellir ses demeures. Elle habitait d'ordinaire la plus plaisante d'entre elles : le château d'Acquigny qu'un favori des Longueville, Anne du Rollet de La Croisette, avait vendu à Claude Le Roux, seigneur de Cambremont, le beau-père de notre héroïne. C'est là que j'aime vous situer, chère Madeleine que vous me permettrez d'appeler *grand'mère !* 82:124 Vous déambulez à travers les allées du parterre à la française qui s'étend alors devant le château, jusqu'au gué de la rivière (le pont actuel a été édifié sous Napoléon III)... Vous faites de la tapisserie dans le salon où votre portrait préside aujourd'hui, sur la cheminée... Vous donnez vos or­dres à vos gens dans cette vaste cuisine voûtée où le feu flambe, éclaire sur les murs les dessins de briques roses et noires... Près de la fenêtre, vous regardez ces deux cœurs qui vous intriguent ; comme moi, vous cherchez à leur donner des noms ([^63]). Mme de Longueville s'est assise dans cette pièce il n'y a pas si longtemps ! Non moins belle que vous, mais combien moins raisonnable ! Le Grand Siècle se finit, s'assagit... En voilà une preuve de plus... Le 5 janvier 1700, à trente et un ans, après sept années de veuvage, Madeleine de Canouville se remarie avec Char­les-François de Montholon, seigneur d'Aubervilliers, pre­mier président du Parlement de Normandie depuis 1692. Ce mariage étonne les amis de Madeleine. Outre qu'il n'est guère beau, le président passe pour avoir un caractère irascible. Mais que ne dit-on pas de ceux qui se marient sur le tard ! M. de Coulanges ne manque pas cette occasion de potiner... Le 2 février 1700, il écrit à Mme de Grignan, la fille de Mme de Sévigné : « Mme d'Esneval, avant que de partir pour Rouen, nous a priés de croire que l'esprit ne lui avait point tourné et que ce n'était pas sans bonnes rai­sons qu'elle s'était remariée. *Vous vous êtes bien trompée, Madame, quand elle vous a paru aimer sa liberté, car elle m'a dit à moi que c'était une des raisons de son mariage, par n'en savoir que faire, et qu'elle n'en avait jamais connu le mérite *; aussi ne lui doit-on savoir aucun gré du sacrifice qu'elle en a fait à l'homme qui la tiendrait le plus de court. » On dit aussi le président de Montholon fort parcimo­nieux. C'est sans doute pour cette raison que Madeleine a pris tant de précautions : elle se marie sous le régi­me de la séparation de biens, se réserve la libre disposi­tion de quatre mille livres de rente pour sa toilette et fait inventorier tous ses meubles, bijoux et vaisselle d'ar­gent... Son contrat de mariage précise encore « qu'en cas de décès de son futur époux, elle emporterait carrosse et chevaux qui serviraient alors à son usage... » 83:124 Nous sommes en Normandie ! Mais cela ne suffit pas à tout expliquer... Sans aucun doute il faut une clef pour pénétrer le sens mystérieux de cet hymen plein de réserves. Il a été conclu sur l'invitation de Louis XIV lui-même ! Homme de parole, le roi, qui ne dédaigne pas de s'occuper des questions matrimoniales, vent tenir la pro­messe qu'il a faite à Robert d'Esneval au moment de son départ en Pologne : Il était écrit que Madeleine serait pré­sidente du Parlement de Rouen... Elle obéit à la volonté du roi. Elle l'est... De son côté, Louis XIV n'y perd pas dans l'affaire. Il donne des assises locales à M. de Montholon, l'un de ces étrangers au pays normand dont A. Floquet écrit : « qu'ils étaient tels qu'il les fallait au roi, résolu de ne plus donner, désormais, d'autre motif de sa volonté que sa volonté même... » Après la Révocation de l'Édit, Nan­tes, Montholon fit cependant preuve d'un certain courage civique vis à vis du Pouvoir. Le célèbre juriste rouennais Basnage, qui appartenait à la religion réformée, lui dédia son *Commentaire sur la coutume*, en raison de la bonté qu'il lui manifesta au cours de la longue persécution con­tre les protestants à laquelle, hélas ! s'associa le Parlement de Rouen. De son second mariage, la présidente de Montholon n'eût qu'une fille, Madeleine. Veuve de nouveau trois ans après, elle se consacra à ses enfants, soucieuse de leur as­surer un avenir solide, dans ce milieu de magistrats où elle se sentait à l'aise, qui la rassurait : un milieu *d'hon­nêtes hommes.* Les portraits conservés au château d'Acquigny attestent l'élégance, la beauté, le raffinement de toute la progéni­ture de Madeleine. C'est au niveau de la famille -- une famille de province -- qu'on peut apprécier la grandeur du siècle, sa dignité, sa noblesse. Nous sommes à l'apogée de la France. Sa fille Élisabeth d'Esneval, qui était fort jolie, se maria en 1715 à Robert de Catteville, conseiller au Parlement de Rouen. La même année, Anne-Robert, fils aîné de Madeleine, épousa Marie de Bardouville, fille d'un conseiller de Grand'Chambre dans la même compagnie. Il acheta bientôt 45 000 livres une charge de président de cette assemblée. Ce magistrat digne et modéré, nous dit-on, *sut concilier la fermeté sur les privilèges de se compagnie en même temps qu'il se montra ennemi de toute insubordination au roi *: Encore un de ces Normands fort ha­biles à se servir de la balance, l'emblème des Parlements... Mais nous voilà au XVIII^e^ siècle ! 84:124 Deux des enfants de Madeleine moururent jeunes, Hedwig-Casimire, la Polonaise, et Claude-Adrien, le Por­tugais. Reçu chevalier de Malte en 1690, le jouvenceau avait les goûts fastueux de son père. Il sollicita les hon­neurs de la cour, cette faveur insigne qui consistait à monter dans le carrosse du roi ; dans le but de l'obtenir, il fit montre de ses trente-deux quartiers de noblesse. On jugea ses titres insuffisants ! A la cour de Louis XV l'éti­quette louisquatorzienne conservait tous ses droits. Claude se consola de cet échec en servant comme capitaine d'in­fanterie au régiment du roi. Le 25 février 1722, il se noya dans l'Escaut. Quant à Madeleine de Montholon, elle s'était faite reli­gieuse : De même qu'elles payaient sans rechigner leur tribut sanglant dans les armées du roi, toutes les familles bien nées fournissaient alors leur contingent à l'armée du Seigneur. \*\*\* Mme de Montholon a laissé de nombreuses traces de sa générosité en pays normand. En particulier elle a fondé par testament trois écoles dans les paroisses d'Acquigny, du Mesnil-Jourdain et de Villettes. Ses dispositions attestent que notre présidente n'ignorait rien des réalités du milieu villageois de l'époque. Comme dans son contrat de mariage avec M. de Montholon, elle prenait ses pré­cautions en Normande qui ne se fie à personne et pense à tout. Le 6 février 1714, le tabellion a écrit sous sa dictée : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, persua­dée de l'obligation que chacun a de procurer, autant qu'il peut, la gloire de Dieu et l'édification du prochain ; con­naissant le besoin où sont les femmes de campagne, sur lesquelles repose nécessairement l'éducation des enfants, d'être instruites des vérités de notre sainte religion, et les tristes effets que produit l'extrême ignorance où elles sont à cet égard ; je veux autant qu'il est en moi remédier à un si grand inconvénient, dans les trois paroisses appartenantes tant à moi qu'à M. le Président d'Esneval mon fils. 85:124 « Ainsi je déclare donner pour cet effet cent livres de rente à prendre à perpétuité sur mes acquets, payables aux termes de Noël et de saint Jean-Baptiste, par moitié, pour être employé à la nourriture, entretien et logement d'une maîtresse d'école, prise dans la Communauté des filles Charitables qui commence de s'établir à Cahers, sous la conduite de sœur Justine du Vivier. Laquelle maî­tresse sera ténue d'instruire gratuitement les jeunes filles des dites trois paroisses, de leur apprendre à lire et à écri­re ; et même de faire des instructions chrétiennes, les fê­tes et dimanches, après vêpres, aux femmes qui voudront se rendre chez elle. A l'effet de quoi, elle demeurera trois ans successivement en chacune d'icelles paroisses ; vou­lant, pour entretenir le bon ordre, qu'elle soit soumise en toutes choses au sieur curé de chaque paroisse, où elle sera résidente ; lequel aura direction sur elle et sur les écoles ; et qu'en cas de mésintelligence entre le sieur curé et la maîtresse d'école, la dite Communauté soit tenue d'y en envoyer une autre, à peine d'être privée de ma do­nation que je veux en ce cas être transportée à une autre Communauté du choix de mes successeurs ; si néanmoins, il arrivait que les écoles demeurassent suspendues, je veux que le courant des cent livres de rente soit distribué aux pauvres des dites paroisses, mais afin que sous ce pré­texte, peut-être, comme d'un plus grand bien, aucun des dits sieurs curés, ne puisse pas détourner l'effet de ma présente disposition, je veux que les pauvres de la paroisse dont le sieur curé aurait apporté obstacle à la tenue des dites écoles ou dont les habitants auraient été négligents d'y envoyer leurs enfants soient privés de cette distribution, et qu'elle échoit à ceux des paroisses dont les curés, et les habitants auront coopéré à l'exécution de cette bonne œuvre. » La présidente mourut à Paris, en son hôtel, rue Garancière, le 25 novembre 1741, âgée de soixante-douze ans, et fut inhumée dans la chapelle de saint François, à l'Église Saint-Sulpice, sa paroisse. Jacques Dinfreville. 86:124 ### Lettre d'Amérique par Thomas Molnar PLUSIEURS fois chaque année je pars en tournée de conférences vers une certaine région du pays, pres­que toujours une nouvelle région non encore visi­tée. Il s'agit, en ces occasions d'un voyage de trois à cinq jours, en avion, et en voiture, et je m'arrête à plusieurs Universités, invité par des groupes d'étudiants et de pro­fesseurs. Ces excursions sont proprement inappréciables quand on veut connaître l'état d'esprit du pays à un mo­ment donné, surtout chez ses intellectuels, eux-mêmes re­flétant pourtant une opinion plus vaste : de la région, du parti politique régnant, de tel ou tel mouvement d'idées. Vers la fin du mois de février j'ai ainsi visité un cer­tain nombre d'universités du Sud, notamment des deux Carolines (du Nord et du Sud), anciens États de l'Union constituée en 1776. L'œil nouveau et inexpérimenté en choses américaines n'y pourrait guère déceler de diffé­rence d'avec les autres parties du pays ; pourtant, il y a une nuance non pas de pauvreté, mais de moindre richesse, car le Sud a été, depuis la guerre civile qui avait mis fin à sa prospérité (agriculture, plantations de coton, tabac), nettement distancée par le Nord industriel. Autrement, c'est la même uniformité que dans le Nord, des bourgades qui se suivent presque sans interruption, et où l'œil ne s'arrête sur rien qui puisse l'accrocher : architecture sans aucune originalité, pur utilitarisme, ennui qui se dégage des supermarchés ainsi que de l'expression faciale des clients, des passants, des usagers de l'avion. 87:124 Une certaine opinion prétentieuse veut, cependant, que le Sud ait gardé quelque chose de son ancienne gloire et de son mode de vie plus élégant, moins commercialisé que celui du Nord. A mon avis, il n'en est rien ; les gens sont peut-être plus lents, non seulement dans leurs mouve­ments mais aussi dans leur pensée. C'est à peu près tout. L'accent, le « southern droll », est moins agaçant que le parler de New York, façonné par les immigrants, par con­tre la cuisine du Sud est d'une monotonie déplorable tan­dis que les immigrants du Nord ont accoutumé la popu­lation à des goûts et saveurs plus nuancés. Mais je voulais parler des Universités et des étudiants. Je souhaite que de nombreux Européens puissent voir, rien que l'espace de quelques heures, la vie qu'on y mène, et comparer ensuite ce qu'ils ont vu avec les reportages des journaux parisiens, munichois ou milanais sur les ma­nifestations dites « de masse » contre la guerre du Viet­nam, ou autres choses « progressistes ». Ces manifesta­tions existent, certes ; mais rarement, et ne mobilisant que quelques douzaines d'étudiants. Cela fait partie du folklore estudiantin, et rares sont les Universités où la main d'agitateurs communistes soit visible derrière les événements. Qu'est-ce qui met fin à ces manifestations ? Certainement pas les professeurs ou l'administration universi­taire, et encore moins la police. Ce qui y met fin c'est l'ennui que ressentent les étudiants, car le climat dans toutes ces Universités sans exception est quelque chose de tellement bourgeois (dans les attitudes), apathique (dans les idées), conformiste (dans tout) que la foule morne de ces futurs citoyens rangés et tranquilles bureaucrates découragerait Lénine lui-même ou un Trotski. A pre­mière vue c'est sympathique : entre ou après les cours de nombreux jeunes déambulent sur le « campus », main dans la main, s'embrassant lorsqu'ils prennent congé pour rentrer dans leurs dortoirs respectifs luxueusement aménagés avec radio, télévision, salons, salles de billard, de spectacles et de danse. L'immense majorité de la population estudiantine est faite de ces couples mariés avant de l'être. Ils n'auront qu'à se déplacer de quelques centaines ou milliers de kilomètres à la fin de leurs études et à s'installer, le même jeune homme et la même jeune fille, dans une ville comme dans une autre et à mener leur vie placidement, sans autre remous que l'arrivée des deux enfants plus ou moins réglementaires et indiqués sur les pancartes de publicité comme constituant la famille amé­ricaine idéale. 88:124 Voilà qui explique en partie le désespoir des révolu­tionnaires et agitateurs. Je suis loin de les approuver, je les combats -- oralement -- à chacune de mes visites. Mais cela n'empêche pas que je me sente un peu leur complice car remuer cette pâte de jeunes indifférents vous tente. Ce n'est plus le désir d'épater le bourgeois car ces jeunes gens ne peuvent pas être classés tout à fait comme tels ; ils sont plutôt des êtres humains soigneusement hygiéni­sés, à l'esprit desquels rien n'est jamais arrivé ! La « re­cherche de nouveautés » à laquelle la publicité est faite jour et nuit dans les Universités autant que dans le com­merce, revient à une permutation perpétuelle des mêmes propos usés. Je suis fermement convaincu que si jamais une seule idée vraiment neuve et originale leur tombait sur le nez... mais non, que dis-je, ils ne n'en apercevraient pas. Alors tout continue selon la routine. Voilà qui est effrayant. La mode est incontestablement à la discussion de la guerre du Vietnam, pour ou contre. Mes propres conférences ayant trait à la philosophie poli­tique ont été présentées sur les pancartes et à la radio locale comme concernant le problème que pose la guerre. « Ainsi nous pourrons attirer un public plus large », m'a-t-on, dit, car dans l'occurrence comme dans toutes les au­tres occasions précédentes le conférencier, prestigieux ou non, peu importe, doit rivaliser avec la partie de danse or­ganisée par tel groupe ou avec le match de rugby, seul événement capable de mobiliser toute la population estu­diantine ainsi que les habitants des bourgades voisines. La mode, dis-je, est d'être « concerné » par la guerre mais voilà ce qui empêche que soit la gloire, soit la misère de la guerre pénètre jamais dans les consciences. Prenons l'Université D... une des meilleures dans tout le Sud, vieille de plus de cent ans et ne permettant l'inscription qu'à mille étudiants, chiffre qui la range parmi les petites, parmi l'élite aussi. On m'y a raconté fièrement que bon nombre des grands hommes américains ont été diplômés à D..., y compris des membres du gouvernement actuel. L'un d'eux, et non le moins prestigieux, pourrait même revenir en qualité de recteur si M. Johnson en venait à perdre les élections prochaines. 89:124 L'Université D... est située sur un terrain deux fois plus grand que la Place de la Concorde, et elle est pro­priétaire d'autres territoires encore dans le voisinage. J'ai compté plus d'une trentaine de gros bâtiments : salles de classe, dortoirs, salles de conférences, de réunion, de spec­tacle ; des cafétérias, l'union des étudiants, une maison de deux étages pour visiteurs, terrains de sport et plusieurs bâtiments pour loger les « fraternities », organisations na­tionales des étudiants jouant, chacune, le rôle des clubs en Grande-Bretagne. Tout pour l'usage exclusif des étudiants qui ont voiture, s'adressent sans formalité aucune aux professeurs lesquels, à leur tour, parlent aux étudiants sur le ton habituel dans ce pays, mélange de camaraderie empressée et de souci de ne pas se trouver désavantagé par l'âge et les fonctions. Bref, sur un ton anxieusement démo­cratique. J'ai pris un de mes repas dans une « fraternity house » aménagée avec salle de réfectoire, cuisine, cabinets d'é­tude, salon, fumoir, salle de lecture, de jeu, etc. Le tout meublé soigneusement, et bien entretenu. Un seul Noir parmi les membres de cette fraternité-là, l'une des rares du campus qui admette des Noirs parmi ses membres, et celui-ci seulement l'un des cinq Noirs admis sur mille étudiants blancs. Raison de cette exception dans son cas : ses longs bras et ses longues jambes le qualifient comme joueur de basket-ball dans l'équipe du collège qui pourra ainsi remporter des victoires plus faciles. Autour des tables les jeunes gens prennent leur repas, servi par d'autres. A ma question s'il y a rotation de serveurs parmi les membres de cette « fraternité » je reçois la réponse, le plus naturellement du monde, que ce sont des serveurs permanents, des étudiants pauvres qui ne pourraient payer autrement les frais d'inscription. C'est selon la justice, mais est-ce cela la démocratie ? Si on leur décrivait cette même situation comme ayant cours dans un autre pays, ces étudiants si confortablement, attablés ne seraient-ils pas scandalisés par l'absence de procédés démocratiques ? 90:124 Précisément : leur mode de vie et leur mentalité permettent à ces jeunes gens -- et à des millions comme eux -- de ne rien comprendre au monde, de considérer leur petit monde à eux comme contenant les seules cons­tantes de l'existence. L'*American Way of Life* à tous les niveaux, puis dans sa totalité, est une philosophie vécue à l'intérieur et un bandeau sur les yeux vers l'extérieur. Des « problèmes » viennent s'y greffer comme le problème noir, le Vietnam, la politique de la France sous de Gaulle, le modus vivendi avec les Russes, l'intégration raciale chez les écoliers ; mais même si ces problèmes se tradui­sent par des milliers de morts, la violence dans les rues, la menace nucléaire, ils restent voilés par une sorte de distance intérieure que chaque Américain porte en son âme. Nous nous entretenons avec un jeune homme qui a visité la Hongrie l'été dernier. Il a été agréablement sur­pris de ce que la population l'a entouré de beaucoup de sympathie, même les quelques membres des forces armées qu'il a eu l'occasion de rencontrer. Quand je lui explique qu'il n'y a rien d'étonnant à cela car tous les Hongrois sont anti-communistes, donc amis -- désespérés mais amis quand même de l'Occident, il me regarde poliment et me croit -- avec la surface de son cerveau ; mais en dessous il me tient pour un extrémiste ; après tout, n'est-ce pas au fond le peuple qui choisit son gouvernement ? N'est-ce pas le credo américain ? Peut-il en être autrement ailleurs ? En Hongrie ? En Russie ? Au Vietnam de Ho Chi Minh ? Plus tard, autre conversation avec les membres de la Gauche dite « nouvelle ». Je répète que nous sommes dans une dès meilleures écoles du pays, où chaque année les au­torités sélectionnent 270 nouveaux inscrits sur plus de 1500 candidats anxieux d'y poursuivre leurs études. Donc ce n'est pas une quelconque Berkeley où l'éducation de masse pourrait être tenue responsable de la présence de vulgaires agitateurs. Les deux représentants de la nouvelle gauche sortent devant moi absolument tous les clichés sur l'immo­ralité de la guerre, l'inclination de la majorité, vietnamien­ne pour le communisme, la corruption du Sud, etc. Ce qui est effrayant c'est que ces jeunes gens ultra-privilégiés légi­fèrent et moralisent sur le destin des peuples. Le Tiers-Monde est en faveur du communisme, me dit-on ; on ajoute que les paysans illettrés du Vietnam n'ont cure s'ils tombent sous l'un ou l'autre régime ; que seuls les gens culti­vés (comme mes interlocuteurs) savent de quoi il retourne dans le monde. 91:124 Je me mets en rage et les accuse de racis­me : sinon l'argument qui suit, du moins le terme les arrê­te ; je leur explique, ou plutôt je leur crie, que c'est du racisme que de mépriser à tel point les paysans analpha­bètes, qu'on les oblige de vivre sous un régime rejeté pour eux-mêmes par messieurs les étudiants de la nouvelle gau­che. Là-dessus j'interromps le « dialogue » et quitte la pièce ; je suis absolument certain qu'ils ne m'ont pas compris. Un peu plus tard j'apprends d'un autre étudiant, de droite celui-là, que l'étudiant de gauche avec qui je me suis entretenu est son meilleur ami. Ils sont les chefs de file, respectivement, de la droite et de la gauche à D... L'autre jour ils ont été les vedettes d'un « fun-party » organisé pour une cause charitable. Les deux jeunes gens se tenaient devant un mur de la cafeteria, et chaque étu­diant fut invité, contre versement de 10 cents la pièce, à leur jeter au visage autant de tartes à la crème qu'ils dési­raient. On a ainsi gaspillé des tartes à la crème pour quel­ques centaines de dollars mais on s'était bien amusé. Il ne paraît pas que le leader local de la nouvelle gauche ait déploré que les dites tartes n'aient pas été envoyées aux petits Vietnamiens victimes uniquement des atrocités amé­ricaines. L'après-midi, entretien à la radio locale avec le chef du programme politique. Cette fois il ne s'agit pas d'un étu­diant, mais d'un journaliste, obligé par sa profession de comprendre un peu ce qui se passe dans le monde. On ne pourrait être plus gentil et accommodant, et nous avons parlé de tout : du Vietnam, de la politique gaulliste, de Cuba, de l'avenir des États-Unis après le Vietnam. Tout ce que je dis est accueilli avec le plus profond étonnement, et les nuances que j'apporte à mes dires (notamment, que l'armée américaine devra garder l'Asie orientale pendant des décennies sinon des siècles, que l'Océan Pacifique est et restera un « lac américain », que de Gaulle n'a pas du tout l'appui des Français dans sa politique anti-U.S., etc.) lui font tellement oublier le temps que l'interview se prolongera au-delà des dix minutes prévues jusqu'à trente-cinq de ses minutes précieuses. J'en ai gardé un souvenir agréable car il était plus gentil, moins hostile que la plupart des types arrogants et progressistes qu'on a l'habitude de ren­contrer dans les studios. 92:124 Mais aussi quelle naïveté, quelle innocence jamais remuée, quelles idées reçues et jamais mises en question ! les étudiants, de droite et de gauche, les étudiants indifférents et apathiques, le monsieur de la radio -- ils sont identiques dans leur attitude de détache­ment fondamental. Et dire que le destin du monde est entre de telles mains... Entendons-nous, le monde n'a jamais été en de bonnes mains ; cette fois-ci, pourtant, le monde n'est pas pris tout à fait au sérieux. Les Américains y apportent une immense bonne volonté, des ressources puis­santes, et même une stratégie, sinon subtile, du moins ins­tinctivement appliquée. Il y a même des chances que cette stratégie réussisse, et quelle finisse quand même par assu­rer la protection du monde. En attendant, et malgré l'ac­cueil chaleureux, j'ai senti le froid à l'Université D..., le froid que l'on ressentirait, devant un médecin-robot qui vous sauve la vie mais seulement parce qu'il était ainsi « pro­grammé ». Thomas Molnar. 93:124 ### Le carré magique (V) par Alexis Curvers CHAPITRE V Consultation d'un dictionnaire catholique. Les suites d'une erreur byzantine. La charrue fantôme. Essai d'interprétation. Avant de quitter l'alpha-oméga, ne manquons pas d'ouvrir le *Dictionnaire d'Archéologie chrétienne et de liturgie*, inestimable ouvrage patronné par dom Leclercq, dont la publication s'échelonna depuis 1907 jusqu'à 1953, en quinze tomes de deux volumes chacun. Nous aurons à y recourir quelquefois encore en suivant un ordre à la fois chronologique et alphabétique, puisque nous nous arrêterons successivement aux articles *Amulettes, Ane, Chrisme, Croix, Pompéi* et *Sator.* 94:124 Cette consultation régulière nous aidera à compléter notre calendrier pompéien, je veux dire à mesurer pas à pas l'évolution des idées chrétiennes sur Pompéi et, du même coup, les progrès accomplis depuis le début du XX^e^ siècle par le modernisme au sein même de l'Église -- *ïn sinu gremioque Ecclesiæ*, comme l'avait génia­lement annoncé saint Pie X. \*\*\* Justement, le tout premier volume, paru en 1907, com­mence par l'article AO, rédigé par dom Cabrol. Celui-ci traite ensemble, comme il est naturel, l'alpha-oméga, le T, la croix et le chrisme : ![](media/image1.png) (combinaison des deux premières lettres de CHR(istos), Christus, dont la première affecte par bonheur la forme d'une *crux decussata* ou croix de Saint-André). Tout ou partie de ces quatre signes sont en effet réunis dans quantité d'inscriptions dont le savant dom Cabrol reproduit des spécimens variés. Nombre d'entre comportent une croix grecque ou *quadrata*, aux bras de laquelle sont comme suspendus l'alpha et l'oméga. Le groupe  ![](media/image2.png) exactement, comme dans le « carré ma­gique », apparaît dans une inscription romaine publiée par Boldetti et qu'on a datée de 370, mais « dont on peut rap­procher, dit dom Cabrol, un *titulus* très antique d'un cime­tière de Rome », disposé à peu près comme ceci : ![](media/image3.png) 95:124 Agapis est-il le nom du signataire ou du destinataire de la dédicace ? Ou est-ce la transcription latine du géni­tif grec *agapês,* nom chrétien de la charité fraternelle et de l'amour du prochain ? En tout cas, l'auteur de ce *titulus* me semble avoir mélangé des motifs hérités de plusieurs époques ou milieux différents. Le T est certainement très ancien, mais les deux petits pendentifs semi-circulaires qui ornent les extrémités de ses bras ne sont déjà plus qu'un souvenir de l'alpha et de l'oméga primitifs dont c'était la place réservée, et qui, ici, sont reportés de part et d'autre du *chrismon*. Quant au *chrismon* lui-même, dom Cabrol ne rejette pas l'idée qu'il soit « le signe dont il est parlé dans l'Apoca­lypse », En quel endroit ? J'avoue n'en rien savoir, malgré quelques recherches. Les « signes » que décrivent les cha­pitres, XII à XV sont tout différents. Mais si vraiment le *chrismon,* aussi bien que l'alpha-oméga, était figuré quelque part ailleurs dans l'Apocalypse, dom Cabrol aurait raison d'ajouter : « Ainsi on pourrait faire remonter à l'époque apostolique l'usage de l'accoster des lettres AO. » Éventua­lité à se brûler les doigts, s'il en fut. Comme effrayé de l'audace qu'il a de seulement l'envisager, et pour s'en excuser auprès des modernistes à venir, dom Cabrol se couvre aussitôt par une expresse précaution : « Ceci n'est qu'une conjecture. » Conjecture pourtant bien innocente en 1907, alors que M. Carcopino n'avait pas encore décrété que l'alpha-oméga eût mis plus ou moins un siècle à se dégager de l'Apocalypse, et qu'au surplus on tenait de Renan la permission de dater l'Apocalypse d'environ 70, c'est-à-dire d'avant la fin de l'âge apostolique. 96:124 Ce beau reste de liberté dont jouissaient les penseurs catholiques au début du siècle ne devait guère survivre à la découverte de Grosser qui, en 1926, confirma partiel­lement la conjecture rapportée par dom Cabrol. Et le dernier vestige de cette précaire liberté devait voler en éclats lors de la découverte du « carré » pompéien, qui en 1937 confir­ma entièrement et cette conjecture et les prévisions de Grosser sur l'antiquité du cryptogramme. Car plus autour de celui-ci s'accumuleraient les indices et les marques de son ancienneté, plus la méfiance et l'hostilité des moder­nistes à son égard se feraient intransigeantes, plus il y au­rait de raisons de le « faire remonter à l'époque aposto­lique », plus on serait obligé de l'en faire redescendre. Dom Cabrol n'en était pas là. Et l'on s'étonne un peu de « voir, en manière de conclusion, résumer ainsi sa pensée : « Le symbole (AO) n'a commencé à se fixer, tel que nous l'employons encore, que vers le temps où il fit son appari­tion sur les monnaies impériales, c'est-à-dire après la paix de l'Église. » On s'en étonne, car dom Cabrol nous signale lui-même « une évolution préconstantinienne de l'alpha-omé­ga, amorcée bien avant le IV^e^ siècle ; à ceci près que « les monuments les plus anciens, antérieurs à la paix de l'Église », offrent : plus fréquemment les deux lettres dans l'ordre inverse (OA). L'interversion ne change rien au sym­bole ; j'y verrais même un indice supplémentaire de sa très, haute antiquité, les judéo-chrétiens, nombreux dans les églises primitives, ayant accoutumé de lire l'hébreu de droite à gauche. Il n'y a donc chez dom Cabrol qu'une con­tradiction apparente, aussitôt résolue par la suite de son propos : « On ne peut songer à épuiser ici la longue série des variations d'un type avant l'époque où il commença à se fixer. » C'est dire que l'alpha-oméga, s'il ne revêtit au grand jour sa forme officielle et définitive qu'après Constantin, avait d'abord longtemps hésité entre diverses formes d'autant plus éphémères que clandestines. Les monnaies impériales où il se fixa enfin pour les rehausser et les consacrer, loin de contredire à son passé vénérable, nous le garantissent. 97:124 Retenons simplement de tout ceci qu'en 1907 l'opinion catholique, en la personne très autorisée de dom Cabrol, osait sans trop de bravade considérer comme non impos­sible l'existence d'un christianisme constitué au I^er^ siècle, c'est-à-dire fondé par le Christ. \*\*\* Il n'en allait déjà plus tout à fait de même en 1913, quand dans le tome III du même Dictionnaire, à l'article *Chrisme*, dom Leclercq écrivit : « J'ai montré qu'à s'en tenir aux inscriptions à date certaine, le symbole AO n'était en mesure de se réclamer d'aucun témoignage antérieur au IV^e^ siècle. Voir *Dictionnaire*, tome I, colonne 7. » Cette référence nous ramène à l'article AO précité où nous venons de voir que dom Cabrol admettait la pré­sence des deux lettres dans un *titulus* romain « très antique », dans des monuments « antérieurs à la paix de l'Église », voire peut-être contemporains de « l'époque apostolique ». Six ans plus tard dom Leclercq n'accorde plus rien de pareil. Sans tempérer d'aucune réserve sa déclaration péremptoire, il s'en tient aux « inscriptions à date certaine » (ce sont les « monnaies impériales » de dom Cabrol) et ne fait plus la moindre allusion à « la longue série des variations d'un type avant l'époque où il commença à se fixer ». 98:124 A ne lire que l'article de dom Leclercq, on ne se douterait pas que l'alpha-oméga figure par trois fois, énoncé et expliqué dans l'Apocalypse, ce qui rend assurément superflu tout autre « témoignage antérieur au IV^e^ siècle ». On se douterait encore moins qu'il était à la veille de réap­paraître aussi dans le « carré magique », et celui-ci à Pompéi. Mais n'anticipons pas, et revenons à 1907. \*\*\* Dans la seconde partie du même premier tome du Dic­tionnaire, F. Leclercq avait signé l'article *Amulettes*. Il y rangeait le SATOR parmi « d'autres textes d'un caractère prophylactique évident » dont on possède une collection entière conservée en plus ou moins bon état dans des manuscrits éthiopiens d'époques assez tardives ; sur quoi on a daté le SATOR du X^e^ siècle à Byzance. Avec beaucoup plus de circonspection, avec même une nuance de respect, dom Leclercq soulignait « l'importance des textes coptes, trop méconnue de la plupart de ceux qui étudient les antiquités du christianisme ». En écrivant cela, L'auteur a présent à l'esprit l'exemple de Cirencester, Gravé sur le plâtras d'une maison, romaine du III^e^ siècle, et qu'il cite sans date. Le SATOR éthio­pien, s'il n'est pas très ancien, provient donc d'un modèle qui peut l'être bien davantage. Ce n'est pourtant qu'une « amulette très répandue et assez énigmatique », et « si les chrétiens ont fait usage de cette formule, c'est avec une intention toute superstitieuse et très probablement sans en comprendre le sens littéral ». Personne ne soupçonnait en 1907 que le SATOR eût jamais été plus qu'un simple talisman employé notamment comme « un moyen de se défendre des reptiles nuisibles ». (Je prie le lecteur de se rappeler ce détail curieux, qui revient plus d'une fois sous la plume des commentateurs. Nous aurons à y chercher plus loin quelque lumière.) 99:124 Pour terminer, dom Leclercq avait la bonne idée de nous mettre sous les yeux un exemplaire de « l'amulette » reproduit en minuscules grecques, tel qu'il figure dans un manuscrit grec du XIV^e^ siècle (à la Bibliothèque Nationale, n° 2511, folio 60). Le copiste byzantin a eu l'obligeance non seulement de transcrire mais d'accentuer à la grecque les mots latins du carré, de noter en regard de chacun d'eux son équivalent grec ou présumé tel et de séparer par une virgule les deux propositions, ou présumées telles, de la phrase ainsi composée. ![](media/image4.png) Le document est instructif à plus d'un titre. Ici comme dans l'exemplaire grec de Doura-Europos, le son O, quelle qu'en soit la longueur, est toujours rendu par *omicron*... Au contraire, dans un autre exemplaire grec trouvé par W. Deonna dans l'Ile de Thaos (*Bulletin de Correspondance hellénique*, XX, 1907), les quatre O sont transposés en *oméga*. Transcription très tardive sans doute puisque cet exemplaire appartient à une série d'amulettes des XVI^e^ et XVII^e^ siècles. 100:124 Cette différence indique que, pour des oreilles exercées au grec, les quantités des voyelles du « carré » n'importait guère, parce que la lon­gueur ou la brièveté des syllabes ne modifiait pas le sens que les Grecs prêtaient aux mots latins où ces syllabes entraient. Le carré est donc bien latin. Mais il pouvait -- être lu superficiellement par l'œil d'un Grec, aussi bien d'ailleurs que par celui d'un Juif habitué à lire de droite à gauche. Il est intéressant et, assez consolant d'observer que le copiste byzantin ou son annotateur éventuel n'a pas été moins embarrassé que nous par la construction et la signification des mots, lesquelles sont tout aussi obscures, sinon plus, dans phrase grecque que dans la phrase latine. Il n'y en a que trois dont la fonction soit clairement exprimée : SATOR = \[ σάτορ = \] ho speirôn, nominatif sujet = *le semeur*. TENET = \[ τένετ = \] kratei, verbe = *il gouverne, il tient*. ROTAS = \[ ροτας = \] trochous, accusatif complément direct = *les roues*. Jusqu'ici tout va bien : *Le semeur tient les roues*. La traduction de TENET en *kratei* est particulièrement bonne, ce verbe grec, quand il est suivi d'un nom de chose complé­ment direct à l'accusatif, signifie *tenir ferme, tenir forte­ment*, avec puissance et autorité. Mais quelles, sont ces roues ? Là commence la difficulté et la divergence des interprétations. Car *rota* signifie aussi bien roue de char que *roue de machine, roue de potier*, *roue de supplice, roue de la Fortune*, plus tard *roue de moulin à eau *; et de là, par extension, *voiture, char* ou *disque du soleil, étoile du matin, rotation, orbite, révolution*, etc. Et les sens le *trochos* sont encore plus variés. 101:124 Par association d'idées avec *le semeur*, on a pensé à des roues de charrue, sans remarquer qu'il est sans exemple qu'un semeur laboure en même temps qu'il sème, ni que, de tous les sens possibles de *rota* et de *trochos*, celui d'instrument aratoire est à peu près le seul que ces mots n'aient jamais, et pour cause, les charrues n'étant généralement pas montées sur roues. Je vois avec stupeur dom Leclercq reprendre à son compte, ou du moins rapporter sérieusement, sans marquer la moindre réserve, l'assertion d'un M. Lewis, selon laquelle la charrue à roues serait déjà dans Virgile ! « D'après le vers 170 de la III^e^ Géorgique, avec le vers 77 du XII^e^ livre de l'Énéide, *rotae* peut se traduire par charrue. » Allons voir. A cet endroit des Géorgiques, le poète conseille de dres­ser aux travaux des champs le bétail encore jeune (*Dum faciles animi juvenum, dum mobilis aetas*...) et, pour cela, d'habituer les taurillons à porter d'abord des colliers d'osier ; puis à marcher à deux du même pas, attachés ensemble par de vrais colliers ; si bien qu'enfin : *Atque illis jam saepe rotae ducuntur inanes* *Per terram, et summo vestigia pulvere signent.* « Que souvent ils aient à mener sur le terrain des roues vides, et laissent à la surface du sol des traces de leur passage. » Il est évident que ces « roues vides » sont des roues de chariot et, par synecdoque, des chariots vides, car on n'imagine guère ce que pourrait être une charrue pleine... Le passage de l'Énéide est encore plus clair : *Cum primum cælo* *Puniceis invecta rotis Aurora rubebit* (*Aussitôt que, transportée au ciel par ses roues empourprées, rougeoiera la prochaine Aurore*...) Quoi de commun entre une charrue et ce char céleste ? 102:124 C'est pourtant cette confusion, cette fausse piste agri­cole, qui a dirigé vers les Gaules l'enquête de M. Carcopino, lequel, du reste, ne demandait pas mieux que de s'y laisser pousser. On sait en effet que des Gaulois avaient inventé une charrue à roues (signalée comme une nouveauté par Pline l'Ancien, mort à Pompéi en 79), et c'est même un des traits d'ingéniosité par lesquels le matérialisme historique justifie la « supériorité technique » qu'il attribue aux Gaulois et dénie aux Romains, voués dès lors, comme nous aujour­d'hui, à courber un front rouge de honte devant les bons barbares. Le raisonnement de M. Carcopino pèche malheureuse­ment par pétition de principe : le SATOR est né en Gaule puisqu'il tient les roues d'une charrue, et les roues qu'il tient sont celles d'une charrue puisqu'il est né en Gaule (où le christianisme ne rejoint la charrue à roues que dans la dernière moitié du II^e^ siècle). Ni l'une ni l'autre de ces deux propositions ne sont aucunement démontrées, et elles ont contre elles le « fait » matériel de la présence du SATOR à Pompéi, au I^er^ siècle avec ou sans charrue. *Inde iræ*. Les partisans de la métaphore agricole ont néanmoins pour eux l'autorité du copiste byzantin ou, de son traducteur, qui l'a suggérée tout le premier en proposant *arotron*, *charrue*, pour équivalent d'AREPO. Voilà certes en leur faveur un précurseur respectable, mais plus imposant peut-être que compétent. Car je crains que ce traducteur ne se soit embrouillé dans les vraies difficultés, celles dont les mots AREPO et OPERA sont littéralement hérissés. 103:124 Précisément parce que le mot AREPO lui était aussi inconnu qu'à nous, le traducteur lui a cherché dans le grec un équivalent plausible. S'il s'est arrêté à *arotron* (*charrue*), c'est qu'il y trouvait, pour l'oreille, une consonance et une allitération satisfaisantes, et, pour le sens, un rapport également satisfaisant, quoique vague, avec l'idée introduite par *le semeur*. Encore a-t-il jugé opportun de rendre par un accusatif (*arotron*) cet AREPO où les modernes voient plu­tôt un datif ou un ablatif, d'ailleurs peu réguliers. Le début de sa phrase signifie donc : *Le semeur tient la charrue*, et non pas, comme le voudrait C. Wescher (que dom Leclercq cite sans le critiquer) « Le semeur (est) à la charrue » ([^64]). Ni, comme le voudrait M. Carcopino : « Le semeur avec sa charrue », ou même, de préférence : « Le semeur veillant à sa charrue ». Tout cela est fort tiré par les cheveux. M. Carcopino fait ses choux gras de l'*arotron* qui fraie la voie à sa chère charrue gauloise à roues. Mais, s'il e'em­presse d'accepter le mot, il ne craint pas d'écrire que le traducteur grec du XIV^e^ siècle « s'est visiblement trompé » sur le cas. Et de même il s'est à nouveau trompé en traduisant OPERA par *erga*, c'est-à-dire en le lisant comme le pluriel du neutre *opus* (*œuvre, ouvrage, travail*), alors que M. Carco­pino le lit comme l'ablatif singulier du féminin opera (action, opération) qui lui permet de traduire « Le semeur veillant à sa charrue, tient *avec soin* ses roues. » Dom Leclercq ne rejette pas *erga*, qui a l'avantage de pouvoir être indifféremment complément direct ou sujet du verbe. Mais le pluriel *opera* n'a pas cet avantage, le latin n'admettant pas le neutre pluriel comme sujet d'un verbe au singulier. Ce qui n'empêche pas C. Wescher, tacitement approuvé par Dom Leclercq, de traduire gaillardement « Le semeur est à sa charrue, le travail (du labour) occupe les roues. » mot à mot littéral : le semeur (tient) la charrue, les travaux *tient* les roues. Correcte en grec, la tournure est aussi anormale en latin qu'en français et le SATOR est en latin. Si *erga* était la bonne traduction d'OPERA, le verbe aurait trois compléments directs. 104:124 Si donc le traducteur byzantin a commis deux erreurs, pourquoi serait-il infaillible sur le sens de AREPO, qui est justement le point le plus difficile ? Reprenons la phrase : *Ho speirân arotron, kratei erga trochous*. En français Le semeur (conduit) la charrue, les travaux conduisent les roues. On cherche en vain une autre construction convenable au grec. Mais cette construction qui convient au grec ne convient plus du tout à l'original latin du SATOR, à moins de supposer que, comme *arotron*, AREPO, soit un accusatif (sans autre exemple en latin) et qu'OPERA soit un nominatif, mais un nominatif singulier, sujet de TENET, comme *erga*, nominatif pluriel, peut l'être de *kratei*. On a été jusqu'à supposer, tout à fait gratuite­ment, que *erga* et OPERA, *le travail*, signifieraient l'ouvrier (*operarius*), second sujet de la phrase comme *le semeur* en est le premier. Pour vouloir à toute force concilier le grec avec le latin, et tous deux avec le bon sens, on aboutit à ce pur non-sens : Le semeur conduit la charrue, l'ouvrier conduit les roues (de la charrue). Tâchez de vous figurer la scène. La vérité est que tout le monde, au XIV^e^ siècle aussi bien qu'au XX^e^, n'y a vu que du feu. Peut-être n'y a-t-il rien d'autre à voir. Peut-être l'auteur du cryptogramme s'est-il délibérément résigné à en sacrifier le sens apparent au sens caché qui seul lui importait. Peut-être, dans la mesure où il parlait en clair, a-t-il mieux aimé ne rien dire que dire une absurdité. 105:124 Il serait assez naturel que, songeant surtout à répartir dans son « carré » le double alpha-oméga et les lettres du double *Pater noster* cruciforme, heureux déjà d'en avoir assemblé quinze dans une phrase cohérente (*Le semeur tient les roues*), il n'ait réussi à loger les deux autres que dans les mots OPERA et AREPO, d'ailleurs commandés par les nécessités de l'anagramme. OPERA (*par son travail*) représentait encore une victoire sur la difficulté. AREPO, en désespoir de cause et faute de mieux, fut une défaite qui n'avait rien de déshonorant, parce qu'elle était inévitable -- exactement comme celle de nos auteurs de « mots croisés » quand ils sont forcés de caser dans leurs grilles un dernier mot inexistant mais indispensable à l'agencement des autres, et qu'ils définissent tant bien que mal. Il se pourrait fort bien qu'un de ces virtuoses eût à fabriquer le mot AREPO (« morceaux d'aéroplane ») et que des exégètes futurs, n'ayant sous les yeux que la solution du problème, s'escriment un jour à pourvoir d'une valeur, d'une signifi­cation et d'une étymologie propres cette fortuite rencontre de lettres qu'ils auraient prise pour un vrai mot. On a torturé ce malheureux AREPO de mille manières sans parvenir à lui arracher aucun aveu décisif. Peut-être les questions étaient-elles mal posées, parce qu'à l'exemple du copiste byzantin on les a toutes orientées vers le domaine de l'agriculture à quoi l'on a préjugé que le métier du Semeur limitait les recherches. Fautes d'y trouver trace d'AREPO, C. Wescher a cru y reconnaître au moins cer­tains membres de sa famille. « On rencontre dans la basse latinité des mots tels que ARAP, ARAPENNIS ou AREPEN­NIS. » C'était préparer le terrain à M. Carcopino. \*\*\* 106:124 L'*arepennis* est le nom gaulois latinisé d'une mesure agraire égale au semi-jugère romain, soit environ 13 ares. Le *jugerum*, évalué à quelque 25 ares, était la surface que pouvait labourer en un jour une paire de bœufs attelés sous le joug (*jugum*). Si M. Carcopino a raison de définir l'*are­pennis* comme la surface parcourue en un jour par la char­rue gauloise, il faut admettre que celle-ci, contrairement à la légende, était deux fois moins rapide que la charrue ro­maine. M. Carcopino n'hésite pas à braver ce risque, tant est grand son désir qu'*arepennis* dérive d'un synonyme de *charrue* comme *jugerum* dérive de *jugum*. Il suppose donc à l'origine du mot une « charrue gauloise appelée d'un pho­nème celte, *arepos*, qu'il a été facile aux Romains de lati­niser en *arepus*, et dont les lexicographes se sont empressés de consigner l'acception dans leurs glossaires ». L'acception, mais non l'existence. Car ces mots *arepos* et *arepus* n'ont que l'inconvénient de n'exister nulle part, si ce n'est dans l'imagination de M. Carcopino et des lexicographes celtisants qui les ont reconstitués par la même induction fondée uniquement sur *arepennis*. Ce dernier n'apparaît qu'une fois en latin clas­sique, dans le *De re rustica* (V, 1) de Columelle, agronome espagnol du I^er^ siècle. Il prolifère en revanche dans le bas­latin et le latin médiéval, et Du Cange en recense les formes *arapeninis*, *arepennis*, *aripennis*, *aripennus*, *arpennis*, *arpen­turm*, *agripennus*, liste que Littré, à l'article arpent, accroît encore d'*aripendium*, *arpennum*, *arpentium* (provençal : *aripin*, *arpen *; ancien espagnol : *arepende*). Quant à l'étymologie, voici comment Littré l'élucide : « Columelle dit que ce mot est gaulois. Un auteur, dans les *Agrimensores*, le dit espagnol. Le renseignement de Columelle, qui cite exactement d'autres mots gaulois, mérite confiance. Columelle ajoute que *arepennis* vient de *arare*, labourer ; or le radical, qui est dans *arare*, est celtique aussi : kymri, *aru *; bas-breton, *arat *; gaélique, *ar*. Quant à la deuxième partie, *penn* ou *pent*, elle signifie, dans les langues celtiques, tête, chef, bout. » 107:124 Exactement comme notre mot *are* (de *area*, surface en général), *arepennis* aurait donc originellement désigné les limites indéterminées d'un terrain de culture, limites qui se sont ensuite déterminées dans l'usage, mais en se prêtant à d'infinies variations selon les temps et les lieux. En effet, si l'*arepennis* de Columelle fut égal à 13 ares, l'arpent au cours des âges et au gré des coutumes en contiendra jusqu'à plus de cinquante. Le mot n'était donc pas senti comme exprimant une mesure fixe. Une mesure aussi diversement, arbitrairement et conventionnellement extensible ne résulte pas d'un calcul réglé sur la nature des choses. La capacité journalière de travail d'un homme, d'une paire de bœufs et d'une charrue, munie ou non de roues, n'est pas illimitée. Il est impossible d'y faire correspondre une surface de terre assez élastique pour s'agrandir du simple au triple et au quadruple, c'est-à-dire de 13 à 50 ares. Et par conséquent la dénomination d'une telle surface n'a pas rapport à l'idée de charrue, mais seulement à l'idée générique de culture. Les dimensions du jugère romain, au contraire, sont demeurées stables, soit d'environ 25 ares, parce que liées au rendement d'un attelage de bœufs. Et c'est en fonction du demi-jugère et non du jugère que Columelle, bon connais­seur de mots gaulois, a défini l'*arepennis* tel qu'on l'éva­luait de son temps dans une province gauloise. Aussi en rattache-t-il le nom à *arare* et non pas à un nom de charrue, comme le note Littré et comme M. Carcopino le passe sous silence. 108:124 Les variations innombrables du mot sont le signe de l'extrême imprécision de la chose. Du Cange dit clairement que certaines sont déjà attestées chez les auteurs anciens, comme noms d'une mesure agraire « *quam cum* jugero *vel* jurnali *vulgo confundimus *». C'est dire qu'une confusion toute populaire a identifié l'*arepennis* ou *arpent*, mesures éminemment variables, avec le *jugère* et son synonyme *journal*, mesure délimitée par le parcours quotidien de la charrue. Contre Columelle, Du Cange et Littré, M. Carcopino prétend discerner dans *arepennis* l'unique trace d'une char­rue appelée *arepo*, qui elle-même n'aurait eu dans le lan­gage d'autre témoin qu'*arepennis*. On ne perd jamais son temps à feuilleter Du Cange. Autour d'*arapennis*, il convoque tels groupes de mots qu'il croit apparentés. Ainsi *arao*, *arrao *: mixture de blé, méteil ; *arapagare *: *effodere*, *sculpere ab area* (creuser, sculpter, découper dans une surface), censément dérivé de *area* + *pagus* = *villa* (domaine). Tous ces termes ont trait soit aux produits de la terre, soit à la délimitation des surfaces culti­vées, nullement à la charrue qui les laboure. Les étymo­logies ont beau être fantaisistes, les associations d'idées qui les suggèrent n'en sont que plus révélatrices. Du Cange, qui a la tête farcie de mots latins médiévaux, et pour qui l'*arpent* est une réalité encore usuelle, ne le met pas une seule fois en relation avec *la charrue*, mais constamment avec l'idée de *conquête*, d'appropriation par la force. Tellement que, ayant besoin d'un exemple classique pour illustrer son *arapagare*, il n'a pas résisté à la tentation de l'introduire fautivement dans le vers 201 de l'*Aulularia* de Plaute, où l'avare Euclion s'écrie : « Misère de moi ! On m'a crocheté mon or, là-dedans ! » Du Cange cite en latin : *Aurum mihi intus Arapagatum est*. « Éditio habet : *Harpa­gatum *», (ajoute-t-il aussitôt, honnêtement mais à regret). *Harpagatum* est en effet la bonne et même la seule leçon, mot forgé par Plaute sur le grec *harpazein, enlever de force*, ravir, d'où Molière a tiré le nom d'Harpagon. Le cri d'Eu­clion se traduirait assez bien : « On m'a harpagonné mon or ! » -- le harpagonneur étant ici le voleur. 109:124 Il est très significatif que Du Cange réfère à *arepennis* cet *arapagatum* qu'il substitue au *harpagatum* de Plaute pour qualifier l'objet du larcin. Cette référence et cette sub­stitution impliquent, dans son esprit, que l'arpentage des terres fut l'œuvre non du laboureur avec sa charrue, mais du premier occupant qui se les appropria à main armée, et qu'en somme « la propriété, c'est le vol ». Et cette con­ception nous est confirmée par le mot ARAP où C. Wescher voyait le radical d'*arepennis*, alors qu'il est manifestement issu de *rapere* (prendre par surprise et par violence). En effet, l'*arap* n'est autre chose qu'un *rapt*. L'*homme d'arap*, c'est le ravisseur, soit ravisseur de femmes, soit ravisseur de terres. On disait aussi en ce dernier sens : *homme de brisure de chemin*. Littré*,* au mot *brisure*, s'accorde là-dessus avec Du Cange par un exemple du XIII^e^ siècle : « *Homme de rap, ou de brisure de chemin, ou de force quelle qu'elle soit. *» Et de même au mot *rapt*, par un exemple tiré de Marot, bon entendeur de la vieille langue : *Ce qu'ils ont fait, car par rap, tromperie,* *Ont augmenté et creu leur seigneurie.* L'homme d'arap, ou briseur de chemin, est donc celui qui s'empare d'une terre et en interdit aux usagers l'accès jusque là légitime, -- comme l'auteur d'un rapt frustre le mari des droits qu'il avait sur son épouse. Et il est très beau que se rencontre ici, une fois de plus, la métaphore séculaire qui fait de la terre une image de la femme. 110:124 Du Cange cite par surcroît une forme gauloise relatinisée du mot *raptus : Arap, arapis*, qu'il traduit en italien : *lo uncino de ferro* (*le crochet de fer*). *Les mani a uncino* équi­valent aux mains crochues des harpagons français. Égale­ment courants sont en italien : *uncinare* (*crocheter, dérober*) et *uncinato* (*rapace, voleur*). Le *Dictionnaire étymologique de la langue latine* d'Er­nout et Meillet (1939) se règle sur Columelle en donnant *arepennis* comme formé « d'après *arare *», et ménage M. Carcopino en ajoutant : « à rapprocher peut-être de *arepo *». Mais il ne légitime ce *peut-être* que par référence seule et unique au *Sator* (CIL, XII, 202). Le *Thesaurus liguae latinae* (1900-1906) ne montrait pas moins de prudence en définissant *arepo* « *vocabulum galli­cum ut videtur, cf. arepennis *», et n'en fournissait non plus d'autre exemple que le *Sator* avec sa traduction grecque du XIV^e^ siècle. Jamais auteur ne fut copié avec autant de cons­tance ni ne fit école avec autant de succès que l'obscur By­zantin qui un jour, à tout hasard, prit *arepo* pour une charrue. Mais le *Thesaurus* nous met sur une piste plus intéres­sante en citant *arvipendium* comme une variante d'*arepen­nis*, attestée par le grand Scaliger en personne à propos du vers 1407 du *Soldat fanfaron* de Plaute (acte V, vers 14). En scène, le vieillard Périplectomène ordonne à ses gens de châtier le matamore : « Étirez-moi cet homme jusqu'à le mettre en morceaux, écartelez-le ! » Les mots latins sont évidemment choisis pour la consonance : *Distendite hominem divorsum et dispennite*. La remarque porte sur *dispennite*, forme archaïque de *dispando* (*ouvrir*, *éventrer*). J'ai retrouvé la note de Scaliger, recueillie dans l'édition de Plaute procurée par Gronove (Leyde, 1664). En voici la traduction : 111:124 « En Italie, on mesurait anciennement les terres avec des perches (Properce, IV, I, 130 : *la sinistre perche t'a soustrait ces riches cultures*) ; chez les Barbares, avec des cordes, ainsi qu'il en est dans les Livres saints et chez Héro­dote... Plus tard, je trouve cette corde employée aussi par les Romains sous le nom d'*arvipendium*, mot qu'un excellent glossaire ancien traduit par *schoïnos geômetrikos*. C'est pourquoi, alors même qu'en Gaule on disait *arpennium* pour *jugère* ([^65])*,* je ne crois pas préférable d'y voir un mot gaulois plutôt qu'un mot latin repris par les Gaulois sous la forme *arvipennium*. Ainsi chez Plaute, *dispennere*, dans ce vers, est pour *dispendere *» (ou plutôt *dispandere*). 112:124 L'idée est claire. Tout au rebours de M. Carcopino qui fait d'*arpent* (*arepennis*) un mot gaulois latinisé, Scaliger le tient pour un mot latin déformé par l'usage gaulois. *Arpennium* serait une altération d'*arvipennium*, lui-même altération d'arvipendium (comme *dispennere* de *dispande­re*). *Arvipendium* n'est pas ou n'est plus dans nos diction­naires. Qu'il ait été connu ou non du temps de Scaliger, le sens que celui-ci lui attribuait se dégage facilement de ses composantes étymologiques : champ (*arvum*) + instru­ment de mesure (-*pendium*, de *pendere*, peser, et de là *esti­mer*, *évaluer*). L'image d'une charrue n'effleure pas l'esprit de l'illustre humaniste. Résumons et concluons. De quelque manière qu'on re­tourne le mot *arepennis*, jamais les anciens n'y ont perçu quoi que ce soit de commun avec le parcours d'une charrue. Il n'évoque pour eux qu'une unité de surface plus ou moins vaste, délimitée selon les moments, selon les provinces et selon les circonstances par la seule décision des propriétai­res terriens. L'idée de charrue s'y est accolée par contre­sens, ensuite de l'initiative d'un Grec du XIV^e^ siècle mal instruit de la langue latine, comme le prouve sa mauvaise traduction du « carré magique », et de la gallo-romaine à plus forte raison. Ce latiniste de fortune a pourtant fait école chez les modernes, lesquels, sauf Littré, se sont obsti­nés à remonter d'*arepennis* à une problématique charrue gauloise *arepos* latinisée en *arepus*. 113:124 M. Carcopino la garnit d'une paire de roues qui le mène à situer dans la Gaule lyonnaise, et par là dans la fin du II^e^ siècle, le mystérieux AREPO du « carré magique », et avec lui l'ABC du christia­nisme, aux applaudissements du peuple immense des mo­dernistes. \*\*\* Alors, me dira-t-on, que proposez-vous ? et que signifie AREPO en fin de compte ? j'ai déjà répondu : peut-être rien. Peut-être l'auteur du « carré magique » n'a-t-il pu faire autrement que de renverser en AREPO les cinq lettres d'OPERA, ayant déjà réussi par miracle à former avec les lettres prescrites quatre mots dont trois réversibles. Ceux qui ont essayé de composer seulement une anagramme de leur nom, qui n'est qu'un jeu d'enfant par comparaison, savent quelle difficulté insurmontable se rencontre presque toujours à la fin de ce genre d'exercice. Pourquoi exiger à tout prix que tous les mots d'un langage chiffré aient par eux-mêmes un sens propre, indé­pendant du sens second, qu'ils ont pour les initiés ? Il me souvient d'un « message personnel » que la radio de Londres répéta plusieurs fois, comme se préparait, le débarquement du 6 juin 1944 : « L'épagneul se baignera dans la Loire. » La phrase avertissait, par exemple, qu'on eût à recueillir un détachement de parachutistes sur telle plage normande. Imagine-t-on un herméneute de l'an 4000 cherchant à établir que, pour surplus de vraisemblance, il y avait réellement en Touraine un élevage d'épagneuls que l'on entraînait à nager en eau douce ? C'est ainsi que sur AREPO, on raisonne et on déraisonne. 114:124 Je suis donc tout prêt d'abandonner l'hypothèse qu'à mon tour, et au risque de déraisonner j'ai cependant à présenter sur AREPO. Franchement, je n'y tiens guère, l'objet de la présente étude étant moins de résoudre un problème que d'examiner des opinions. Mon ambition se borne à débrouiller l'écheveau des erreurs et des extrava­gances que les préjugés modernistes ont ourdies contre le « carré magique », en tant qu'il est un témoin du christia­nisme originel. Je ne me flatte point d'en avoir percé l'énig­me ; et je livre ici ma tentative d'explication pour ce qu'elle vaut, ne fût-ce qu'afin de montrer que l'explication par la charrue n'est pas la seule concevable. \*\*\* Rappelons-nous que le SATOR de Pompéi était destiné à des lecteurs judéo-chrétiens à qui le grec n'était pas moins familier que le latin ([^66]). A Doura-Europos, comme plus tard à Thasos et dans le manuscrit de la Nationale, il se transcrira tout naturellement en caractères grecs, à ce détail près que la distinction des voyelles longues et des brèves n'y sera pas marquée, comme nous l'avons vu. Et ce détail n'était pas pour embarrasser des yeux accoutumés d'autre part à la lecture de l'hébreu, où les consonnes seules comptaient, les voyelles à l'époque n'étant même pas notées. 115:124 Rien de plus facile par conséquent, pour les chrétiens polyglottes de Pompéi*,* que de lire à la juive le premier mot du « carré », en ne gardant que les consonnes, et d'y suppléer les voyelles qui seraient celles du mot grec construit sur ces mêmes consonnes ([^67]). Ainsi SATOR devient *Sôter, le Sauveur.* Et toute la suite de la phrase latine s'éclaire beaucoup mieux que par la charrue désormais inutile : Le *Sauveur... tient, par son œuvre, les roues.* Non plus les roues d'une barbare et terrestre charrue. Mais les roues d'un char, tel le char du soleil, image noble et par elle-même quasi divine dans l'esprit des Anciens. Il ne s'agit plus d'agriculture, mais de la conduite de l'univers. Comme quand nous di­sons : *tenir les rênes,* et que Bossuet, dans l'oraison funèbre de Henriette de France, parle de « cette main souveraine qui tient du plus haut des cieux les rênes de tous les em­pires »... Reste AREPO, que j'expliquerai de la même façon comme une transcription de l'adverbe grec *arrepôs, sans pencher, sans dévier, sans verser ni d'un côté ni de l'autre, avec fermeté, en ligne droite, inflexiblement, inébranlablement* (de *rhepô*, *pencher, incliner*). 116:124 Cet adverbe, ainsi que l'adjectif correspondant *arrepês*, fait son apparition dans le vocabulaire grec précisément, au I^er^ siècle, chez Philon le Juif, chez Plutarque. Au siècle suivant, fréquent chez Clé­ment d'Alexandrie, il appartient en propre à la langue chré­tienne. Il exprime d'ailleurs une idée essentiellement reli­gieuse, d'origine juive : « Nous n'obéirons pas aux ordres du roi, pour nous écarter de notre culte soit à droite soit à gauche » (I *Macchabées*, II, 22). Ce roi était Antiochus Épi­phane, qui voulait contraindre les Juifs à sacrifier sur l'au­tel de son dieu Modin. Quelle parole eût mieux symbolisé la résistance des chrétiens persécutés par Néron, pressés d'abjurer le Christ et d'adorer les dieux de Rome ? Ils avaient d'autre part à se défendre des faux prophètes, des fausses doctrines, des hérésies, des déviations de la foi, des « autres Évangiles » contre lesquels saint Paul, dans ses Épîtres, ne cesse de les exhorter à la vigilance (*II Corin­thiens*, XI, 4 ; *Galates*, I, 6). S'étonnera-t-on que l'auteur du « carré », le latin ne lui offrant pas tous les mots palindromes dont il avait besoin, en ait emprunté deux au grec ? C'est ainsi que nous substi­tuons un mot anglais à son équivalent français quand celui-ci embarrasse notre phrase. Notre auteur n'avait pas d'autre moyen de sortir d'embarras que de recourir à un bilinguis­me d'ailleurs coutumier à Pompéi. C'est pour la même raison que grilles de nos « mots croisés » fourmillent de mots étrangers, à l'orthographe souvent approximative. 117:124 L'orthographe d'*arrepôs* phonétiquement simplifiée en AREPO ne fait pas difficulté ([^68]). Abréviations et réductions de ce genre sont monnaie courante dans l'épigraphie, surtout quand l'espace réservé aux mots d'une inscription est strictement calibré. On connaît à Pompéi le graffito SODO­MA GOMORA (pour *Gomorra* ou même *Gomorrha*), dont l'auteur a eu le souci évident de donner aux noms des deux villes maudites un nombre égal de lettres. (Soit dit en pas­sant, ce graffito, parce qu'il a l'air plus juif que chrétien, n'a pas suscité d'objections.) On trouve une seule fois le mot *arepos*, du reste inexpli­qué, dans un fragment du grammairien Théognoste, lequel remarque qu'il n'existe que deux mots de ce type : *khalepos*, (*difficile, pénible*) et *arepos.* Le premier est aussi commun et classique que le second l'est peu. Il était facile et tentant de remodeler le rare et tardif *arrepês* en *ar*(*r*)*repos* (comme le français tend à remplacer *frêle* par fragile sous l'influence d'*utile*, *agile,* etc.). Ou plutôt le grammairien partant des deux adverbes analogues *khalepôs* et *arrepôs,* a pu les supposer issus de deux adjectifs également analogues *a*(*r*)*repôs* de *a*(*r*)*repos* comme *khalepôs* de *khalepos.* Il n'y a rien à tirer de l'accentuation. Elle est certaine­ment erronée dans la version byzantine du « carré » (*arépo*) et elle est douteuse dans le fragment de Théognoste (árepos) où elle a pu être calquée par assimilation sur celle de *khále­pos*, Dans les deux cas, elle révèle un mot mal connu des deux seuls auteurs qui nous l'ont transmis, après celui du « carré magique », lequel en latin ne l'a pas accentué. Je crois donc que rien n'empêche et que tout permet de considérer ARERO comme une transcription Latine de l'adverbe *arrepôs*, lequel, bientôt tombé en désuétude devint méconnaissable dans la transcription (comme nous em­ployons certains mots anglais en les retraduisant autrement que par les vieux mots français que nous avons oublié qu'ils furent). 118:124 Que SATOR soit le Sauveur, et qu'AREPO soit adverbe, la construction de la phrase n'y gagne pas moins que la ri­gueur et la richesse du sens : Le Sauveur sans dévier conduit par son œuvre le char. Le Sauveur, c'est le Christ. Son œuvre, c'est la Révélation rédemptrice. La ligne droite, c'est celle qui ne dévie ni vers le paganisme, ni vers le judaïsme, ni vers l'hérésie. Le char, c'est l'Église. Et cependant, ô merveille, ce premier sens caché ne se dérobe si bien sous les déconcertants dehors du sens appa­rent, que pour masquer lui-même le sens second que le cryptogramme, recèle comme un trésor enfermé à double tour : *le Pater noster*, l'alpha-oméga et la croix, Encore une fois, ce n'est là qu'une hypothèse. Je laisse au lecteur à décider si elle est plus ou moins heureuse que, la fable agricole d'un semeur qui manœuvre les roues d'une charrue présumée gauloise. Cette fable a du moins un mé­rite, qui est de montrer combien l'auteur du « carré ma­gique », sans dévier, lui non plus, de son propos, a su parfaitement brouiller les pistes et durablement égarer les imaginations. (*A suivre.*) Alexis Curvers. 119:124 ### A propos de la "maïeutique" par Jean-Baptiste Morvan LA PÉDAGOGIE a été jadis illustrée par Montaigne, qui ne savait plus très bien le nombre de ses enfants morts en bas âge ; par Rabelais, célibataire théorique, et qui avait fait en somme bien des choses en sa vie aventureuse, mais pas d'enseignement au *sens* véritable du mot ; par J.-J.. Rousseau, pédagogue malchanceux dont la carrière de père de famille est si connue qu'elle sert de repère folklorique aux connaissances flageolantes des lycéens parvenus à l'âge du bachotage. Il semble donc que l'on n'ait quelque chance de garder auprès de la postérité le renom de pédagogue génial qu'à condition de ne jamais avoir valablement enseigné, de ne pas avoir eu d'enfants ou de les avoir délaissés. Une légende court dans l'Université disant que la pédagogie est l'asile consolateur des profes­seurs chahutés. Elle constitue en tout cas un genre idyllique et romanesque ; et à choisir, je préfèrerais encore écrire des romans d'aventure ou des élégies, et je me demandé jusqu'à quel point on a le droit moral de participer à un édifice, in­tellectuel, si riche de mystifications, La pédagogie serait-elle un alibi pour éviter de se préoccuper de l'éducation, qui, elle, pose des problèmes de fond, religieux et civiques ? J'ai du moins eu tout le loisir de suivre l'existence d'un vieux monstre immortel, vieux mais toujours puéril, traî­nant, comme l'Ibrahim de « Bajazet », « une éternelle enfance » : c'est le mythe de la « maïeutique ». Oh ! la redécouverte, c'était déjà un prestigieux vocable. 120:124 A l'entendre, on se sent devenu Christophe Colomb, ou l'un de ces conquérants célébrés par Heredia, « comme un vol de ger­fauts hors du charnier natal ». Une sommité (maintenant retraitée) de l'Université prétendait exiger d'un professeur nanti d'une cinquième peu douée qu'il lui fît « redécouvrir les mathématiques ». Les bambins n'étaient point conqué­rants, et le professeur trop pourvu d'expérience pour jouer les bateaux ivres, « martyr lassé des pôles et des zones ». Redécouverte, c'est le mot-clef de l'illusion épique dans le domaine universitaire ; mais « maïeutique » est encore meilleur. De crainte que vous n'ayez trop peu de lettres, on vous expliquera que Socrate proclamait qu'il « accouchait les esprits » comme sa mère, sage-femme, facilitait l'arrivée des enfants sur notre inoubliable planète en un temps où l'on n'avait point découvert la pilule. Ne coupez pas la parole au théoricien en disant que vous connaissez suffisamment l'anecdote. Vous priveriez peu charitablement votre édifiant interlocuteur du plaisir visible que lui procure son garga­risme accoutumé. Et ne demandez pas non plus le détail des applications pratiques. Il joue un rôle à ses propres yeux, non plus celui de découvreur de terres ignorées, mais de grand patron de la chirurgie obstétricale, à la fois pen­seur et manipulateur, malaxeur de vivantes réalités ; il y a des images derrière tout cela, ressurgies de manuels de lectures primaires ou de visions cinématographiques. La psychanalyse appliquée aux apologistes de la maïeutique pourrait déjà nous mettre en défiance : on y trouverait, dan­gereusement reversée dans la réalité, l'éternelle tendance à être autre chose que ce qu'on est. Mais voyons un peu les sources. Les origines rousseauistes -- ou roussiennes, comme préférait dire Maurras -- sont beaucoup plus évidentes dans le concept de maïeutique que les origines platoniciennes. Si l'étiquette est fallacieuse, elle a du moins cette première vertu de ménager les bonnes grâces des fidèles de l'humanis­me, qui tiqueraient peut-être devant l'autorité de Rousseau, mais ne songeraient pas à récuser Socrate et Platon. Ces braves gens, oublieux de la formule d'Horace, « nullius addictus jurare in verba magistri », marchent souvent au mot comme les chevaux de cavalerie marchent au clairon. 121:124 Par quel miracle une théorie fondée sur la réminiscence platonicienne et sur la contemplation préalable dans une vie antérieure des « idées » vient-elle s'incorporer au systè­me philosophique de Rousseau, dont « L'Émile » reste très fidèle aux doctrines des sensualistes anglais, opposés aux « idées innées » de Descartes ? La maïeutique appliquée par le Socrate de Platon à la seule redécouverte du Bien, est appelée en fait, dans le système encyclopédique, à faire ressurgir les éléments d'une science proprement « scientifi­que » et non morale relative à cette « physis » dont Socrate justement ne se souciait guère et dont il s'est défendu dans « l'Apologie » d'être un adepte : il la méprisait, Mais en fait une certaine idéologie officielle a volontairement con­fondu les principes d'une pensée scientifique avec ceux d'une réflexion morale. La notion platonicienne du Bien y est remplacée par l'impératif catégorique de Kant ; et l'impératif catégorique est devenu lui-même une sorte de « religion pour le peuple » de type voltairien, destinée à enraciner solidement, comme une superstition rationnelle­ment calculée et préparée, quelques saines directives qui deviendront vérités indiscutables dans les cervelles les plus rétives. Ainsi s'impose un ensemble de régulations matéria­listes de la vie quotidienne dont nous ne songeons pas un instant à nier l'utilité ; elles sont du genre de « Lavez-vous les mains avant les repas ! » « Et n'oubliez pas de vous brosser les dents », disait naguère le Nounours de la Télé­vision, ce qui remplaçait la prière du soir : morale anti­microbienne... J'ai toujours été frappé précisément par le fait que les apôtres de la maïeutique étaient aussi les fermes tenants de la facilité et de la simplification pour les connaissances enseignées. La maïeutique correspond à un dogme de l'éga­lité en matière de recrutement. On considère que l'être inculte est aussi capable que le plus doué de « redécouvrir » les éléments de telle ou telle discipline. On s'y appliquera avec patience, avec une patience qui finit par se teinter d'ironie, mais d'ironie discrète, chez un certain nombre de pédagogues qui, ayant fait un pacte avec leurs yeux, se refusent à confronter les observations fournies par leur tra­vail avec un certain catéchisme politico-sypdicaliste. Pen­dant que les « intellectuellement faibles » vont leur train de tortues poussives, on oblige pour leur tenir compagnie, ceux qui savent déjà ou qui ont compris, à articuler lentement les phrases d'une « redécouverte » qui est pour eux une marche arrière. 122:124 La maïeutique devient ainsi une sorte de robinsonisme artificiel, un camping intellectuel. Il faudrait faire la psy­chanalyse de Rousseau, et montrer comment « L'Émile » dose savamment les regrets et les insatisfactions, (par exem­ple de ne pas avoir subi la direction suivie et cohérente d'un maître attentif) avec les prétentions provocantes de l'ancien « beatnik » qui incorpore à sa doctrine pédagogique les schémas d'une éternelle errance. A voir la lenteur des apprentissages d'Émile, on se sent tenté de susurrer les railleries décochées par Voltaire aux figurations naïves du Paradis et aux frugalités primitives célébrées par Fénelon : *Est-ce vertu ? C'était pure ignorance.* *Quel idiot, s'il avait eu pour lors* *Quelque bon lit, aurait couché dehors ?* Les thuriféraires de la maïeutique moderne nous répon­draient que c'est défendre la paresse ; à moins qu'ils ne nous vantent le dynamisme allègre insufflé aux enfants par de telles expériences. Nous rétorquerions alors que la maïeutique-divertissement est à la fois une diversion et du temps perdu, Mais ce que les « maïeutistes » n'avoueront certainement pas, C'est l'opération d'arasement qu'ils in­fligent ainsi à des élèves de recrutement social différent. Beaucoup y perdent, peu y gagnent, et gagnent peu : mais tous sont égaux. Les familles sont corrigées, non seulement de certaines supériorités de fortune, mais aussi d'une plus grande somme d'acquisitions intellectuelles. Maurras disait : « Au fond, si enviables que soient les grandeurs sociales, le sentiment des infériorités personnelles reste le plus cuisant de tous, pour qui interroge la vérité des cœurs... Se savoir idiot près de Mistral, de Barrès ou d'Anatole France est autrement dur que de vivre en petit bourgeois dans le même quartier que M. de Villars. » La maïeutique officielle se propose aussi de remédier à sa façon à cette inégalité-là. La préoccupation de l'égalitarisme apparaît dans la maïeutique avec la prédominance de l'élément manuel, avec l'impératif de la manipulation, avec le bric-à-brac des ma­quettes de terre à modeler ou de papier mâché. Que vaut tout cela pour l'intelligence ? Comme dans Rousseau, le document est toujours préparé, isolé, c'est-à-dire truqué. 122:124 Les pédagogues reconstruisent forcément le monde pour leurs disciples en éliminant, au moins provisoirement, bien des choses ; ceux qui se vantent de leur livrer l'univers à l'état natif se trompent ou nous trompent. La maïeutique est un effort tyrannique pour faire surgir une adhésion, ou plutôt pour la former lentement : adhésion à un schéma préétabli, dogmatisme insidieux et déguisé. L'habileté dans l'utilisa­tion du « document » est en fait une manipulation, une prestidigitation acceptée comme un dogme par le pédagogue actif et par son pédagogue en chef. Faire surgir pour l'élève la vérité que celui-ci contient en lui-même, au moyen de questions bien choisies ? Il n'est pas un seul professeur qui ne sache que l'inertie naturelle de l'élève s'observe dans ses réponses, quand on lui fait dire « oui » ou « non » en variant simplement l'intonation dans la question posée. La dialectique même de Platon me paraît souvent suspecte. On arrive, la sueur au front, à faire dire à l'élève la solution cherchée ; mais un mot soufflé n'est pas un mot découvert. C'est dans certains domaines, une véritable intoxication prise pour une initiation. Les apôtres de la maïeutique se veulent partisans de la liberté et se contentent en fait du simulacre, prenant finalement le trémolo traditionnel des leçons récitées « avec expression », pour de la sincérité. On n'échappe pas à l'autorité. La pire chose serait en­core d'être dupe du système, et au lieu de dissimuler l'auto­rité, de n'y pas croire, et de laisser voguer la galère en se figurant naïvement que la liberté complète permettra à la bonne nature de nos disciples de découvrir finalement l'ina­nité des chimères malfaisantes que d'autres leur suggèrent. On dit parfois que l'éducation doit remplacer la leçon dog­matique de morale par l'exemple. Alors, autant que l'exem­ple soit cohérent, solide, et laisse paraître les structures de son intime conviction. Si le disciple veut déployer son esprit critique, il pourra le faire en connaissance de cause, et non dans une sorte de combat obscur et feutré où le guet-apens intellectuel remplacerait la profession de foi. Jean-Baptiste Morvan. 124:124 ### L'Institut supérieur d'études féminines par André Récipon LES LAMPIONS de l'appareil publicitaire de la fête des mères viennent de s'éteindre, mais quoi qu'on dise, quoi qu'on écrive, quoi qu'on veuille faire croire, il n'en reste pas moins que la femme est, de par sa nature même, normalement destinée à être épouse, mère, maîtresse de maison, animatrice du foyer. Un maître de notre temps, Mgr Calvet, qui consacra toute sa vie à l'Enseignement et fut Recteur de l'Institut Catholique de Paris, ajoutait : « Si le programme et l'esprit de l'éducation de la femme « ne sont pas commandés dans ce but, l'éducation est « manquée... » Après avoir rappelé que la tradition humaniste reste le boulevard avancé de la défense de nos âmes, le rempart de sagesse humaine qui tient éloignés du centre où nous vivons avec le Christ, le naturalisme, le positivisme, l'esprit de lâcheté et de jouissance, Mgr Calvet ajoutait : « La formation intellectuelle de la femme doit très poussée car il faut beaucoup de culture à la femme pour rester chez elle, pour élever ses enfants, pour garder sur eux l'esprit et pour exercer autour d'elle l'in­fluence à laquelle sa situation sociale -- quelle qu'elle soit -- l'appelle. » 125:124 Des conditions économiques de plus en plus sévères et aussi une mode de plus en plus tyrannique autant que ce qu'une terrible pression publicitaire nous présente comme une libération, arrachent la femme à son foyer et l'amènent à chercher un travail lucratif pour aider à l'entretien d'un foyer qui n'en est plus un puisqu'elle n'y paraît plus. Si ce mouvement s'accélère encore, il aboutira inévitable­ment à la suppression de la famille. La Revue de l'Éducation Nationale écrit tout net : « La Famille était jadis un temple, un état un atelier. Elle a cessé de l'être. Elle est encore une hôtellerie, mais elle perdra à son tour ce caractère. La famille n'est plus une école, à peine une nursery. » Tout cet enchaînement implacable, Mgr Calvet l'avait prévu et cherchait à y remédier. Dès avant 1900, il ensei­gnait et depuis 1920 il professait à la Faculté de Lettres, ce qui lui donnait, l'occasion de former chaque année une nouvelle génération de jeunes filles, épouses et mères de demain. Ses étudiantes, il les suivait ensuite, dans la vie, avec souvent le regret de constater que, si elles étaient suffisamment munies de connaissances littéraires, elles se trouvaient en d'autres domaines prises au dépourvu devant les problèmes de l'existence quotidienne. C'est bien là qu'on mesure toute la perversion d'un sys­tème d'éducation qui ne fait aucune différence entre le garçon et la fille et qui aboutit logiquement à la mixité. Mgr Calvet, après une enquête menée dans un certain nombre d'enseignement secondaires féminins, décidait en 1944 de créer l'Université Féminine, dont il traçait lui-même les buts et le programme : *-- L'Université Féminine assurera d'abord aux jeunes fil­les une culture générale :* « Quand elle existe, on la sent d'abord : le moindre geste, le moindre mot, le moindre détail la révèle. Quand elle manque, on en remarque très vite l'absence... On peut la décrire d'une manière générale en disant qu'elle est faite d'une certaine ouverture d'esprit qui dispose à tout com­prendre, et d'une certaine variété en même temps que d'une certaine originalité de points de vue. » -- ensuite la culture ménagère. On remarquera que Mgr Calvet se plaît à unir les deux termes : culture appelle aussi bien l'épithète ménagère que l'épithète intellectuelle. Et ces cultures, il les veut, toutes deux au degré supérieur : 126:124 « D'un côté les sciences familiales, la science ménagère, la pratique du ménage, la science de la vie matérielle dont il faut avoir, de ses mains, manié tous les rouages, et, de l'autre, la science des spéculations humaines dans leur « ensemble et dans tout ce qui concourt à l'exaltation de l'esprit. Et ces deux cultures ne sont pas juxtaposées, dis­c posées chacune à sa place sur des plans linéaires ; elles seront simultanées, chacune apportant à l'autre ses précisions à la fois et ses lumières. » Et Mgr Calvet continue : « On peut retrouver cet idéal dans l'Évangile. Dans cette scène lumineuse où nous voyons Jésus chez Marthe et Marie, ne croyez pas que Jésus blâme Marthe de mettre tous ses soins à préparer le repas en attendant Lazare qui travaille au dehors. Ne croyez pas non plus qu'il soit insensible à l'empressement qu'elle met à donner à son repas et à sa maison, pour lui, un air de fête. Ce qu'il lui reproche c'est de s'agiter, et de ne pas faire dans son tra­vail une place à ces besoins de l'âme auxquels seule Marie est attentive. Ce n'est pas lui qui blâmerait Marie qui l'écoute avec tant l'amour, mais il accepte que la raison­nable Marthe la blâme et lui reproche de la laisser tra­vailler seule. Il y a là, dans la bénignité d'un sourire, le désir du cœur du Divin Maître : une Marthe qui, dans l'affairement de sa besogne domine assez ses tumultes pour écouter les appels de l'Esprit, et une Marie qui sans cesser de s'entretenir, à l'intérieur, avec le Maître et de se remémorer la beauté de la Création, met la main à tous les travaux du ménage : La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d'amour. » \*\*\* C'est ainsi que depuis 1944, pendant, vingt-deux ans, sous l'admirable direction de Mlle Chalendard, Docteur es Lettres, que Mgr Calvet, avait lui-même choisie. Elle a suscité la curiosité et l'intérêt en France et à l'étranger. Ses anciennes étudiantes font honneur à la formation qu'elles y ont reçue et les foyers harmonieux qu'elle a préparés expriment en toute rencontre, à l'adresse du Fondateur comme de la Di­rectrice, leur vibrante et unanime reconnaissance. 127:124 Il en fut donc ainsi jusqu'à ce funeste jour de juin 1966 où l'Université Féminine fut la première victime du soi-disant aggiornamento de l'Institut Catholique. De cet aggiornamento, la revue *Itinéraires* a parlé à plusieurs reprises. Nous sommes un certain nombre à considérer que, de tout ce vent qui souffle en tempête et qui pour le moment ne fait que détruire, l'histoire ne retiendra, même en l'an 2 000, que très peu de choses, à condition cependant de prendre les mesures nécessaires. C'est ainsi que l'Université Féminine fermait à la Catho le 30 juin 1967, mais rouvrait dès la rentrée d'octobre sui­vante avec la même Directrice, les mêmes professeurs, les mêmes buts ; avec en plus une année préparatoire, et une structure juridique qui la rend véritablement libre et indé­pendante. Le terme d' « université » étant réservé par la loi aux seules facultés d'État, il a fallu donner à l'Université Fémi­nine le nom d'*Institut Supérieur d'Études Féminines* ([^69]) dont les buts sont restés strictement identiques à ceux qui lui ont été assignés par son fondateur. Pour être admise, il faut être titulaire du diplôme de bachelière ou bien passer avec succès le concours d'en­trée qui a lieu en juin, avec possibilité de le repasser en septembre, en cas d'échec. Les études durent deux années et les élèves reçoivent un enseignement qui comprend : 1° -- sciences religieuses -- droit -- littératures française et étrangères -- langues (anciennes et modernes) histoire -- géographie -- initiation artistique -- biologie générale, -- bio­logie humaine -- sociologie -- psychologie de l'enfant ; 128:124 2° -- des cours de langue commerciale préparatoire au diplôme des Chambres de Commerce franco-britannique et franco-espagnole ; 3° -- des cours de Secrétariat (sténographie et dactylo­graphie) et des cours de sciences familiales et ménagères. En fin d'études, les élèves doivent obtenir quatre certi­ficats de fin d'études : -- culture générale, -- langues vivantes, -- langues commerciales, -- études ménagères qui constituent le Diplôme d'Études Supérieures Féminines. \*\*\* Le 7 mars dernier, S. E. le Cardinal Cicognani écrivait au Président de l'Université Catholique du Sacré-Cœur à Milan et il disait notamment : « Devant les hésitations et les discussions qui semblent surgir au sujet de la raison d'être des universités catholiques, l'Auguste Pontife considère qu'il est nécessaire avant tout de réaffirmer l'enseignement du II^e^ Concile du Vatican... » Cet enseignement, la revue ITINÉRAIRES l'a longuement rappelé dans son n° 115 : « Le dossier de l'Institut Catho­lique ». En maintenant l'Université Catholique, la directrice, les professeurs, les Anciens élèves et ceux qui y ont contri­bué n'ont fait que suivre les enseignements de l'Église et du Concile. Ils attendent en retour que les parents chrétiens continuent de confier à L'INSTITUT SUPÉRIEUR D'ÉTUDES FÉMININES l'éducation et l'instruction, de leurs filles. André Récipon. 129:124 ### Pages de journal par Alexis Curvers CE 23 AVRIL, à l'aube, ayant à peine dormi trois heures, je suis réveillé en sursaut par une voix que j'en­tends me dire en rêve : « On vendait autrefois au marché de Waremme, pour les fêtes, une image qui repré­sentait *Le cercueil de Notre-Seigneur porté en terre par les hérétiques*. » J'essaie en vain de me rendormir, et l'émotion me met debout. Je ne connais rien ni personne à Waremme, gros bourg hesbignon de la province de Liège. Je n'arrive plus à me rappeler par qui la phrase m'était dite. Enfin je n'ai jamais vu d'image qui ressemble à celle-là. Sauf peut-être celle qu'une de mes belles-sœurs hérita naguère de sa famille suisse : *L'enterrement du chasseur par les animaux de la forêt*. Mais les deux sujets sont de significations in­verses. A n'en pas douter, l'image évoquée dans mon rêve est également ancienne, de l'âge et du style des images d'Épinal ; mais elle eut pour auteur un prophète, qui a peint notre époque plus que la sienne. Si la voix entendue en rêve m'avait dit que Notre-Sei­gneur est mis à mort *par les pécheurs,* je n'aurais que trop de raisons d'y sentir un reproche direct et personnel à mon adresse. Mais c'est *par les hérétiques*, dont j'espère ne pas être. Cependant les pécheurs entrent dans le jeu des héré­tiques, tellement que sans nos péchés il n'y aurait sans doute jamais eu d'hérésies, meurtrières du Christ. Héré­tiques ou pécheurs, nous sommes donc tous complices. Quels qu'en soient les destinataires, l'avertissement me bouleverse. 130:124 Pour un moment encore, les bruits de la ville sont en­dormis. Seul, dans le jour qui se lève, un coq chante. Où et comment un coq peut-il vivre sur ce quai de la Meuse, dans ce quartier modernisé où le béton recouvre jusqu'au dernier pouce du sol des jardins d'autrefois ? D'ici, l'an dernier, à pareille heure, j'entendais encore un merle. Le merle a fini par renoncer. Reste ce coq, prisonnier de Dieu sait quel destin. Fenêtres ouvertes, j'ai beau tendre l'oreille, je n'arrive pas à distinguer l'endroit d'où monte ce cri invraisemblable. Il se répète avec insistance et préci­pitation. La voix est exténuée, métallique et courte. *L'enterrement du Bon Dieu,* c'est aussi le titre d'un grand poème de Liliane Wouters, publié en 1954 : *Tous les anges sont morts et Dieu les a rejoints...* Des théologiens, en toute tranquillité de conscience, ne spéculent-ils pas aujourd'hui sur « la mort de Dieu », et pour s'en féliciter ? Un vers du poème me revient à l'esprit chaque fois que le coq chante : *Dieu n'est jamais si fort que lorsqu'on l'a tué.* L'ART DE BIEN POSER LES QUESTIONS ET DE BIEN PRÉPA­RER LES RÉPONSES. -- Reproduction intégrale et textuelle d'un Bulletin paroissial édité dans la province de Liège : *Par monts et par vaux,* numéro 5. NOUS NOUS DEMANDONS... Il suffit d'être un peu au courant de ce que les moyens de communication modernes apportent dans les familles, pour être à même d'énumérer toute une série de points sur lesquels il y a des doutes chez les chrétiens d'aujourd'hui. La chaire de vérité ne paraît pas toujours capable de les éliminer. Parfois même elle y ajoute encore des difficultés. Voici un inventaire abrégé des difficultés et des incertitudes que nous rencontrons actuellement sur le terrain de la foi chrétienne. 131:124 Dieu, qu'est-ce qu'Il a à faire avec le monde ? L'univers suit sa propre évolution, Dieu n'intervient pas. Nous sommes nous-mêmes responsables de ce monde. C'est mieux de « faire » quelque chose que de « prier », parce que la prière ne change quand même rien à révolution de l'histoire. C'est pourquoi-nous devons diriger toute notre attention sur notre prochain. Le Christ a été l'exemple de cela. Mais est-ce qu'il a encore une influence sur notre action ? L'idée qu'il nous a rachetés, par son sang, n'appartient-elle pas à un mode de raisonnement qui n'est plus le nôtre ? Et si nous persistions dans la conviction que le Christ vit toujours, comment est-il alors présent dans l'Église ? Comment devons-nous comprendre sa présence dans l'Eucharistie ? Est-ce qu'on peut vraiment parler d'un change­ment qui ferait du pain le corps du Christ ? Quand, nous portons toute notre attention sur « nos pro­chains », y a-t-il encore des normes éthiques en dehors de ce que l'amour nous demande ? Que faisons-nous des lois, en général ? Est-ce qu'on peut donner, dans la morale conjugale, des lois qui disent quelque chose de plus que le principe géné­ral que les époux doivent s'aimer ? En quoi le célibat trouve-t-il sa justification ? N'est-ce pas renoncer à une partie de l'hu­main ? Comment situer les moines contemplatifs ? Comment penser l'avenir de l'homme après la mort ! Celui-ci a-t-il une âme immortelle ? La mort n'est-elle pas la fin et ne devons-nous pas voir notre vocation en ceci : essayer de rendre le monde un peu plus vivable pour les hommes qui viendront après nous ? Le Christ est-il bien ressuscité ? L'histoire du tombeau vide n'est-elle pas un conte ? Devons-nous penser la résurrection du Christ comme une communication mystérieuse du Christ avec ses apôtres ? Pouvons-nous encore parler d'enfer et de purgatoire ? N'est-ce pas en contradiction avec la raison de penser que Dieu punit les pécheurs éternellement, et encore avec du feu ? Pouvons-nous dire que nous « possédons » la vérité ? Ne sommes-nous pas toujours à la recherche de la Vérité ? N'est-il pas possible que les autres religions soient aussi valables que la nôtre ? Pourquoi sommes-nous allés prêcher l'évangile dans d'autres continents où l'on croit d'une autre manière à Dieu ? 132:124 Le communisme et l'humanisme athée (conceptions du mon­de dans lesquelles on ne parle pas de Dieu) ne contiennent-ils pas de bonnes choses qu'on ne retrouve pas dans le christia­nisme ? Un communiste et un humaniste sincères ne sont-ils pas aussi bons qu'un chrétien sincère ? La foi, à quoi sert-elle encore ? Que devons-nous penser du dogme du péché originel, si Adam et Ève n'ont jamais existé ? Que penser des dogmes relatifs à Marie ? Jésus n'a-t-il pas été conçu d'une façon naturelle ? L'Église est-elle infaillible ? Est-ce qu'elle n'est pas toujours en retard parce quelle ne sait pas ce qui se passe dans le Monde actuel ? \*\*\* LA VIE PAROISSIALE Comme vous venez de le lire, bien des questions se posent au chrétien à l'heure actuelle. Il y en a encore d'autres. L'ar­ticle, paru dans « La Meuse » concernant le nouveau catéchisme des évêques de France, a retenu l'attention de beau­coup. On en a parlé... Et vous ? ? ? Quelle est votre attitude vis-à-vis de tous ces problèmes ? Vous-y intéressez-vous ? Est-ce que vous essayez d'y répondre ? Dans quel sens ? Ne serait-il pas plus utile d'en parler tous ensemble ? Dans ce but nous vous, proposons d'organiser mensuellement un carrefour où on essayera de voir plus clair dans tout cela. Nous commençons le *mardi 12 mars* 1968 à 20 h. au Cercle. Le sujet en sera celui-ci : Pourquoi ces changements interviennent dans l'église à l'heure actuelle et surtout dans la liturgie ? Et nous vous proposons de réfléchir d'avance aux questions que voici : Quels changements avez-vous remarqués ? Lesquels avez-vous approuvés, lesquels vous ont déplu ? Pourquoi ? Quels semblent être les motifs de ces changements ? A quoi doit servir la liturgie ? Quel sujet aimeriez-vous voir traiter la fois suivante ? ÉDITEUR RESPONSABLE : H. DAUNE, CURÉ, VAUX-SOUS-CHÈVREMONT 133:124 ##### Première anecdote. Une jeune mère va trouver le curé et lui demande le bap­tême pour son nouveau-né. -- Et pourquoi voulez-vous le faire baptiser, cet enfant ? La femme croit que la question lui est faite de bonne foi, pour éprouver ses connaissances religieuses, comme autrefois au catéchisme. Elle répond sérieusement : -- Pour effacer en lui le péché originel. Le curé n'attendait que cela pour éclater de rire. -- Quel péché a-t-il donc commis, ce cher enfant, pour avoir besoin de baptême ? A son âge !... Elle est bien bonne ! Le curé n'arrive pas à se ravoir. Il n'en finit pas de rire, de ce rire bravache qui, chez les nouveaux prêtres, sonne aussi creux et aussi faux que leurs idées avancées, leur boni­ment scientifique, leur érotisme de patronage. La femme s'en va tout effrayée, trop timide, trop respectueuse encore d'un sacerdoce prostitué, pour faire remarquer à ce prêtre qu'il est, outre un goujat, un imbécile et un âne dans sa spécialité même, ignorant ce qu'on apprenait et comprenait parfaitement bien naguère au petit catéchisme : que le péché originel n'est pas de ceux que les fils d'Adam aient encore à commettre. Elle s'en va sous les rires cruels de cet impudent charlatan. L'enfant ne sera pas baptisé, ou sera baptisé par elle, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Elle rapporta le fait à l'un de ses proches, et celui-ci le raconta peu après dans un salon ami où plastronnait un dominicain en veston. A la stupéfaction générale, les sentiments de la jeune femme provoquèrent chez cet ecclésias­tique « très ouvert » le même rire, exactement le même rire, que chez le curé sans entrailles ni cervelle. Le dominicain riait toujours quand survint un invité de marque, très lettré, à qui l'on demanda tout à trac s'il avait reçu le baptême au berceau, et pourquoi. Il répondit comme la jeune mère : -- Pour me délivrer du péché originel. 134:124 Le monsieur n'était pas de ces pauvres gens qu'on s'amuse à scandaliser. Le dominicain mouché cessa de rire et, s'envolant soudain parmi les nuées douceâtres de la nouvelle théologie, se mit à disserter sur le plus on moins d'utilité du baptême ; avec une suffisance dont eurent honte pour lui les incroyants qu'il y avait dans l'assistance. D'après ce docteur, le baptême des petits enfants n'est souhaitable et opportun que dans le cas de nécessité, par exemple en danger de mort. Il n'échappa à personne que, de toutes les façons de trancher la question, celle-ci est assu­rément la plus bête. Car si la grâce du baptême opère sur un enfant qui doit mourir, qu'opère-t-elle de moins sur un enfant qui doit vivre ? Si elle est facultative, efficace ou non selon les circonstances, c'est que le baptême n'est plus un sacrement, et quelle en est alors la véritable fin ? ##### Seconde anecdote, de même source absolument sûre. -- Savez-vous pourquoi Jésus est venu au monde ? demande un autre curé aux élèves de ce qu'on appelle en­core le catéchisme. Les enfants savent que la question est oratoire et laissent au curé le plaisir d'y répondre : -- C'est pour dire aux hommes que Dieu les aime. Silence. Un enfant lève la main. -- On m'a dit aussi qu'il était venu pour racheter les hommes. Cette fois encore, le curé éclate de rire. Toujours le même rire. Éberlués, les enfants ne rient pas. Ils cherchent en quoi il y a là sujet de rire. Ils attendent l'explication de ce rire de comédie. -- Et qui t'a raconté ça ? demande enfin le curé. La réponse tombe, énorme, sans malice : -- C'est mon instituteur de l'école communale. Le curé ne se trouble pas pour si peu. -- Tu diras à ton instituteur qu'il n'est pas à la page. 135:124 ##### Épilogue. Le, soir, je raconte à mon tour les deux anecdotes à quelques amis. J'ai tort sans doute. A quoi bon nous ren­foncer dans le sentiment qui ne nous déprime déjà que trop, et jusqu'au haut-le-cœur permanent de vivre dans un monde qui pourrit de plus en plus par la tête ? Pourtant, c'est la semaine de Pâques. Cette nuit de mi-avril est extra­ordinairement belle et douce. Nous sommes assis à la ter­rasse d'un petit café, au bord d'une place où quelques marronniers en sursis, derniers témoins de ce qu'aurait pu être un monde en bonne santé, répandent courageusement sur nous le fugace parfum du printemps. Mes deux anecdotes n'étonnent plus personne. Je dis qu'elles ont un trait commun qui en aggrave terriblement la signification : c'est le rire, le rire sardonique de ces prêtres jouissant de l'effarement des âmes qu'ils blessent au plus intime. Ce rire claironnant et gras de l'imposteur qui se démasque en toute impunité, après qu'on l'a cru sur parole. Ce rire de voyou. Ce rire sadique. Jacques Wergifosse intervient : -- *Sadique* n'est pas le terme propre. Le terme propre est *diabolique.* Mais on n'ose plus employer ce mot mainte­nant que le laïcisme l'a banni du langage de bonne compa­gnie. Resté que Sade est l'un des dieux de l'athéisme. Ce rire singulier détonnant et toujours pareil qui se répercute à travers vos deux histoires et tant d'autres, c'est le signal caractéristique de la jubilation du véritable Auteur qui les a toutes manigancées. Il rit ainsi chaque fois qu'il marque un point. Jacques n'a pas l'habitude de parler sur ce ton. Il a l'air, comme on dît ici, de penser très loin. Je songe à l'immense rire méphistophélique dont eussent tremblé la terre et les cieux, si le diable était arrivé à décontenancer Notre-Seigneur ne fût-ce qu'un moment, par surprise, dans le désert. Du reste, Jacques évite de nommer le diable : C'est là, me dira-t-il, la première précaution à prendre pour ne pas l'évoquer. 136:124 -- Il n'est pas naturel, poursuit-il, que vos prêtres aient tous le même rire, et toujours si mal à propos. Ils ne sont que les interprètes de l'hilarité de Quelqu'un d'autre, de Quelqu'un qui est une personne et se tient invisiblement derrière eux, les forçant à rire à sa place. Et ce Quelqu'un s'en donne à cœur joie depuis qu'on ne croit plus à la réalité de sa personne, qu'on ne le menace plus du signe de la croix, qu'on ne le chasse plus avec de l'eau bénite et qu'on ne recourt plus contre lui au puissant renfort de saint Michel archange, puisque l'on conteste même l'existence des anges, bons au mauvais. Nous demeurons un long instant rêveurs. -- Remarquez bien, me dit Jacques, que vos deux anec­dotes se complètent parfaitement, bien qu'indépendantes l'une de l'autre. Dans la première, nous voyons un prêtre se moquer du péché originel et du baptême, ainsi que des fidèles qui y croient. Dans la seconde, un autre prêtre se moque de la Rédemption, ainsi que des fidèles, des enfants, voire des instituteurs qui y croient. Voilà qui fait admira­blement l'affaire de Qui vous savez. Si le baptême ne sert à rien et si la Rédemption est inutile, le péché originel est une fable : par conséquent il n'y a rien à craindre du diable, qui gagne ainsi sur toute la ligne. Le Prince du mensonge a donc bien raison de rire, et d'exiger de ses courtisans qu'ils fassent écho à son rire, chaque fois qu'en son nom ils offusquent dans une âme la vérité de Dieu. -- En effet, dis-je, les millions d'anecdotes véridiques qui circulent sur les nouveaux prêtres, et qu'on se lasse de recueillir tant l'horreur en est monotone, rentrent dans la logique de ce dessein très simple, qui tend à la désintégra­tion interne du christianisme. Du moment que le diable n'est plus le diable, il n'y a plus aucune nécessité que Jésus-Christ soit Dieu pour le vaincre. Si l'auteur surnaturel du mal n'est qu'un produit de l'imagination humaine, l'auteur surnaturel du bien lui livre un vain combat et n'est lui-même qu'un dieu imaginaire. Et ainsi la première condition de la victoire du diable et sa première ruse de guerre est de nier sa propre existence, non seulement pour les avantages évidents qu'il trouve comme tout malfaiteur à n'agir que sous le masque, mais parce qu'en se dérobant à nos regards il nous fait paraître absurde l'ensemble des vérités révélées qui le confondent mais dont il est partie intégrante. 137:124 Ôté le diable, l'édifice des dogmes porte à faux. Par son absence simulée, il réfute le plan divin comme nul et non avenu. Or donc il est d'autant plus redoutable qu'il se défend de l'être. Son influence grandit d'autant plus que diminue son prestige. Et il se manifeste précisément dans la mesure où il s'efface. Un monde sans diable devient un monde sans Dieu, et ce monde sans Dieu se révèle être l'empire du diable que nous voyons chaque jour au sommet de sa puis­sance. C'est dans l'incognito qu'il prépare le plus active­ment son apothéose. Tard dans la nuit, je raccompagne Jacques jusque vers les hauteurs où il habite. Je lui conte que Mayou Iserentant, il y a plus de vingt ans déjà, m'avait fort étonné en me disant reconnaître distinctement dans les peintures de Picasso (si différentes de ses belles peintures à elle, qui fai­saient aimer le Créateur dans les créatures) la main et la marque du diable, qu'elle n'appelait d'ailleurs pas autre­ment que le Cornu, si bien qu'il m'avait fallu un moment pour comprendre de Qui elle parlait. -- Oui, répond Jacques, et le curé d'Ars, qui avait affaire à lui tous les soirs, le surnommait aussi le Grappin. -- Jeter ou mettre le grappin sur quelqu'un, c'est « se rendre maître de son esprit ». De là sans doute que les nou­veaux prêtres nous semblent si souvent délirer plus encore que trahir. Le vide et l'insanité de leurs discours, leurs con­tinuels défis au bon sens font craindre qu'ils ne soient vic­times d'un véritable envoûtement. -- Le rival de Dieu n'a certainement d'autre ressource que d'entraîner les hommes dans sa révolte insensée. Contre Dieu en personne, il ne peut rien et il le sait. Il ne peut rien sur les esprits célestes, que le spectacle de son orgueil et de sa chute a mis en garde. Les hommes sont pour lui les seuls instruments, les seuls alliés possibles. A leur endroit et par eux seuls, il ne désespère pas de dégrader l'œuvre divine et de la vouer à l'échec. Lui qui a tout perdu par sa faute, il ne veut pas que les hommes soient plus heureux que lui. Il échouera pourtant, et Dieu aura le dernier mot. Mais en attendant, que de malheurs !! 138:124 -- Et comme il n'est pas dans la nature de l'homme, créature raisonnable, de vouloir son propre malheur, la seule manière de l'y amener est de le pousser à déraisonner. Ce qui s'obtient par l'appât du fruit défendu. Les sept péchés capitaux, les trois concupiscences de l'esprit des yeux et de la chair introduisent dans l'homme le germe de folie qui, si l'homme n'y résiste pas avec le secours de la grâce, finit par lui tourner littéralement la tête. Ainsi meurt Faust entre les mains du diable qui lui tord le cou, moins pour l'étrangler que pour signifier qu'il l'a contraint à marcher vers l'abîme sans le voir, regardant toujours vers l'arrière. De même les magiciens de Dante ont le visage fixé sur la nuque ([^70]). La femme de Lot et l'enchanteur Orphée se perdent pour n'avoir pas regardé devant eux. Chacun d'eux, chacun de nous, la face retournée vers les biens qui le séduisent, avance en aveugle, à grands pas, vers le terme inaperçu qui est le plus opposé au seul bien véritable. Toute perdition commence par une rétroversion du regard et une désorienta­tion des facultés mentales. Mais qui donc a faussé la vue aux hommes faits à l'image de Dieu et leur a déréglé le jugement, au point qu'ils croient et fassent le contraire même de ce qu'ils souhaitent et que Dieu leur propose ? S'ils sont plus bêtes que méchants, quel Méchant les a ren­dus bêtes ? -- Voyez un peu, dit enfin Jacques, ce qu'il advient du curé d'Ars. On le portait encore aux nues il y a quelques années. Mais ce qu'on exaltait en lui n'était plus que les vertus du cœur simple, du prêtre un peu rustre, bon papa, paysan, populaire, « ouvert au concret », censément démo­crate ; on souriait indulgemment de sa théologie à la bonne franquette, de ses visions qu'on expliquait naturellement comme les suites hallucinatoires d'une austérité excessive. 139:124 Mais tout à coup l'on s'avisa que l'humble et doux curé, malgré ses « qualités d'accueil », risquait de faire plus de mal que de bien à la cause progressiste : nul moyen de cacher qu'il croyait dur comme fer à diable comme à Dieu, et que cette croyance qu'il professait, en plein accord avec la théologie la plus intransigeante et la plus traditionnelle, était justement le fondement de sa charité exemplaire. Dès lors on n'a plus hésité à balancer le bon curé dans les ou­bliettes des églises et les marchés aux puces, pêle-mêle avec les autres saints, généralement suspects d'avoir affronté le diable et de nous rappeler qu'il existe. La sainte Vierge a pris le relais. Elle qui doit un jour écraser la tête au diable, elle revient de plus en plus souvent nous avertir qu'il est urgent que nous l'aidions à nous sauver. Mais dans ce com­bat elle est désormais presque seule. -- L'abbé Jean Boyer disait qu'elle n'a pas beaucoup de monde, et qu'elle n'a plus beaucoup de temps. -- Ainsi s'explique le soin avec lequel les nouveaux prêtres s'emploient à étouffer sa voix et ses messages. LE FIGARO des 6-7 avril 1968 publie un compte rendu, signé F.B., de la séance d'inauguration du huitième congrès international de l'Association Guillaume Budé, tenue le 5, à la Sorbonne, sous la présidence de M. Georges Pompidou. M. Alain Peyrefitte, ministre de l'Éducation nationale, « a insisté particulièrement sur le rôle de vulgarisation que l'Association doit désormais remplir ». « *Vous ne devez plus,* a-t-il dit aux congressistes, *être seulement des défenseurs des humanités, mais des diffu­seurs d'humanisme*. » 140:124 Je ne sais ce que les disciples de Guillaume Budé auront pensé de la nouvelle fonction de diffusion ou de vulgarisation qui leur est ainsi assignée. Dans l'esprit de M. Peyre­fitte, en tout cas, cette fonction nouvelle semble surpasser l'ancienne sans l'annuler, puisque, d'après lui, il ne s'agit plus *seulement* de défendre les humanités, mais aussi, et donc *par surcroît*, de diffuser l'humanisme. Cela signifie que cet humanisme n'exclut par les humanités, mais qu'il les embrasse au contraire. Cependant, M. Pierre-Henri Simon avait ouvert la séance en donnant de ce même humanisme une idée assez curieuse : «* Je ne vous apprends pas que le mot d'humanisme est aujourd'hui frappé d'un discrédit général. C'est une sorte de diplodocus empaillé, le témoin bavard et ridicule d'un ordre périmé. *» On comprend dès lors qu'il y a deux humanismes : le traditionnel, auquel pense M. Pierre-Henri Simon, et qui est le mauvais humanisme ; et le nouveau, que M. Peyrefitte propose de diffuser, et qui sera le bon humanisme. Entre les deux, l'allocution finale de M. Pompidou ne permet plus guère d'hésiter. Il a dit en effet : « *Peut-être l'étude du grec sera-t-elle réservée aux* « *hap­py few *», *et le latin lui-même est menacé. Mais je ne crois pas que nous devions nous limiter à un combat d'arrière-garde en défendant l'un après l'autre les remparts qui pro­tègent le donjon, lequel finirait par être pris. En gardant au latin et au grec une part suffisante et attrayante dans notre enseignement, nous devons faire en sorte que toute la jeu­nesse puisse connaître sinon la langue, du moins la civilisa­tion grecque et latine. Pour cela, même de bonnes traductions ne suffisent pas. Il faut veiller à ce que la connaissance de l'histoire et de la pensée de Rome et d'Athènes permette au plus grand nombre de pénétrer la profondeur des textes*. » Si ce n'est peut-être au concile, l'art de dire le contraire de ce qu'on semble dire n'a jamais été porté à ce degré de perfection. En effet : 1°) Le grec sera réservé (par qui ?) à des spécialistes (désignés par qui ?). Le latin est menacé (par qui ?). Simple affaire d'évolution, dont personne n'est responsable et qu'il faut donc subir. 141:124 2°) Il ne suffit pas de livrer pour la défense du grec et du latin des combats d'arrière-garde : le résultat serait que les remparts tomberaient l'un après l'autre, le donjon serait pris (par qui ?). Bien que ces métaphores donnent à penser que le grec et le latin soient chose médiévale, la con­clusion logique serait qu'il faut les défendre surtout par des combats d'avant-garde. 3°) Pour cela, il faut les enseigner dans une mesure suffisante (mais suffisant à quoi ? selon le jugement de qui ?) et attrayante. Or le grec et le latin n'ont rien d'at­trayant par eux-mêmes. On devine qu'il sera besoin d'y ajouter quelque chose qui leur confère de l'attrait. 4°) Ce quelque chose n'est autre que la connaissance de la civilisation grecque et latine (laquelle d'ailleurs n'existe pas : il n'existe que la civilisation tout court, laquelle s'est donné, dans ses formes grecque et latine, des instruments exemplaires). 5°) Ici a lieu le tour de passe-passe par lequel, loin de s'y ajouter, la connaissance de la civilisation se substitue à la connaissance des langues et la rend inutile. En résumé, il faut enseigner le grec et le latin en sorte que la jeu­nesse ne connaisse pas ces langues, mais connaisse la civili­sation dont ces langues sont pourtant l'expression et la clef. 6°) Pour accéder à la civilisation grecque et latine des traductions ne suffisent pas. Ce qui semble nous ramener à la nécessité d'apprendre les langues. 7°) Pas du tout, il faut seulement que la jeunesse con­naisse l'histoire et la pensée de Rome et d'Athènes, ce qui lui permettra de pénétrer la profondeur des textes qu'elle ne lira plus. Autrement dit, le nouvel et bon humanisme ne doit plus être qu'un département de la sociologie officielle. Un en­doctrinement nécessairement arbitraire, auquel ni la jeu­nesse ni l'âge mûr n'auront plus le moyen de résister en se référant aux textes. En un mot, ce qu'il y a de plus violem­ment contraire à la « civilisation grecque et latine », c'est-à-dire à la civilisation, laquelle a pour principe fondamental d'assurer à l'homme l'exercice de la liberté de comprendre, de choisir, de vérifier et de juger en connaissance de cause. 142:124 Or cette liberté s'éduque principalement sur le modèle des langues latine et grecque, et se règle sur les mêmes lois qui en régissent le génie, beaucoup plus qu'elle ne trouve à se nourrir de l'histoire de Rome et d'Athènes -- histoire d'ailleurs toujours susceptible d'interprétations plus ou moins tendancieuses ; ou de leur pensée qui, détachée des textes, perd sa vertu majeure et la plus singulière. La véritable profondeur des textes classiques est moins dans leur contenu que dans leur structure même. Les langues anciennes sont plus civilisées que ne l'étaient les mœurs de ceux qui les parlèrent, et par conséquent plus civilisatrices que les exemples qu'il nous ont laissés. On peut dire que les anciens eux-mêmes se sont civilisés à l'école de leur propre langage, chef-d'œuvre inégalé dans l'ignorance du­quel leurs autres leçons ne sont plus qu'un objet de vaine curiosité et de vulgarisation anecdotique. Une Europe qui renonce à penser selon les archétypes grecs et la grammaire latine se conditionne pour l'esclavage. DANS LE CHAOTIQUE débat qui s'est rouvert sur l'ensei­gnement, on peut décerner la palme à ceux qui viennent de poser la question : « A quoi servent les humanités, si l'étudiant sortant de rhétorique ne sait pas faire un virement postal ? » Il faut exactement trois minutes pour apprendre à faire un virement postal, à condition d'avoir appris d'abord à lire, à écrire, à calculer, à rédiger, à raisonner, à juger, à décider, à être honnête, en un mot à être homme. Si l'école doit exercer la jeunesse à la pratique du vire­ment postal, il n'y a aucune raison qu'elle ne doive pas l'habituer aussi à recoudre les boutons, à élever des canards ou à bricoler des parlophones, toutes choses assurément utiles, mais pour lesquelles il est absolument superflu de dilapider des milliards, étant de ces choses qui s'apprennent à la maison beaucoup mieux qu'à l'école. \*\*\* 143:124 C'est du temps perdu que de vouer l'école à des appren­tissages pratiques que les enfants n'y prendront jamais au sérieux : ils sentent trop bien que le virement postal fait en classe est un virement postal pour rire, et que ce genre d'amusettes sont préfabriquées à leur intention par des cuistres qui croient que les enfants ne sont pas intelligents. La seule occupation qui ne soit pas ennuyeuse à l'école, ni stérile, c'est l'exercice intellectuel qui mène à la connais­sance des principes, de ces principes qui règlent aussi bien le mouvement des astres que la confection des virements postaux. Contrairement au mensonge des pédagogues, l'en­fant ne s'intéresse qu'aux idées générales : elles sont pour lui le seul vrai « centre d'intérêt ». Il demande d'abord à comprendre. Et la première question qu'il pose n'est pas *comment ?* mais *pourquoi ?* C'est d'ailleurs aussi la question des adultes, mais ils n'osent plus le dire. \*\*\* Ce que l'enfant attend de l'école, c'est qu'elle lui ap­prenne à penser. Le reste vient par surcroît, ou plutôt par voie de conséquence. \*\*\* Une école qui prétend apprendre à vivre, sans apprendre à penser, prépare une société de manœuvres obéissants. Elle recrute pour la termitière. Jusqu'au jour où la termitière elle-même se détraque, faute de trouver quelqu'un qui soit encore capable de penser pour elle. C'est ce que Hernann Hesse a prévu dans son admirable roman d'anticipation, *Le jeu des perles de verre :* 144:124 ... « l'expérience ne tarda pas à démontrer que quelques générations d'une discipline intellectuelle relâchée et sans scrupules avaient suffi à causer des torts sensibles, même dans le domaine de la vie pratique, et que la capacité et le sens des responsabilités dans toutes les carrières d'un ni­veau supérieur, y compris dans celles des activités techni­ques, se faisaient de plus en plus rares. (...) On le sait, ou on le soupçonne : quand la pensée manque de pureté et de vigilance, et que le respect de l'esprit n'a plus cours, les navires et les automobiles ne tardent pas non plus à mal marcher, la règle à calcul de l'ingénieur comme la mathématique des banques et des bourses voient leur valeur et leur autorité chanceler, et c'est alors le chaos. Il fallut pourtant longtemps pour qu'on admît que les formes exté­rieures de la civilisation, la technique, l'industrie, le com­merce, etc. avaient besoin, elles aussi, de cette base commu­ne de morale et de probité intellectuelles. » Nous n'en sommes pas encore là. Mais nous n'en sommes pas éloignés. On s'est demandé si les catastrophes qui ont désolé la Belgique avec une fréquence remarquable au cours de l'année 1967 n'ont pas eu pour cause, entre autres, une défaillance de la moralité publique. Mais personne ne s'est demandé si elles n'auraient pas eu pour cause une décadence intellectuelle de plus en plus générale. D'ailleurs, ces deux causes possibles ne s'excluent pas entre elles. Elles sont, au contraire, généralement concomitantes. \*\*\* Cette « base commune de morale et de probité intellec­tuelles », espérons que l'Europe de 1968 en détient encore assez d'éléments et de souvenirs pour pouvoir fonder sur eux quelques chances de relèvement. Il semble malheureu­sement qu'elle n'ait pas de plus pressant désir que de s'en dessaisir à jamais. \*\*\* 145:124 Ne cherchez pas, il n'existe que deux moyens d'appren­dre à penser : ce sont les mathématiques et la grammaire, en quelque domaine qu'elles s'appliquent. Ces deux disciplines sont les seules qui forment l'esprit, à la fois par leur objet et par leur méthode. Elles contiennent la clef de toutes les autres et ouvrent tous les chemins du vrai, vers lequel d'ailleurs elles avancent du même pas. \*\*\* Les mathématiques n'ont pas changé depuis Euclide, et la grammaire n'a pas eu d'expression plus parfaite que dans la langue latine. Au lieu d'adapter les études aux « besoins du monde moderne », il faudrait au contraire adapter le monde moderne aux nécessités de la sagesse immortelle. \*\*\* Les arguments qu'on avance pour la défense du latin sont souvent plus impertinents encore que ceux qu'on allè­gue pour sa perte. Toute discussion est oiseuse. Vous n'avez qu'à comparer n'importe quoi où se sente l'empreinte du latin à n'importe quoi où s'en perçoit le mépris. Comparez et concluez. C'est un peu comme l'existence de Dieu, qui ne se dé­montre jamais si bien que par l'état où tombe un monde dont les hommes l'ont chassé. \*\*\* Il n'est ni souhaitable ni possible que tous connaissent à fond les mathématiques et le latin ; mais que tous vivent dans un monde qui en respecte la leçon. Il y va du bonheur et de la dignité de l'ignorant lui-même. \*\*\* 146:124 Les démagogues et les pédagogues qui déclament contre le latin doivent leurs talents et leur carrière aux humanités que leurs parents ont eu la générosité de les obliger à faire, souvent sans avoir eu la chance de les faire eux-mêmes. Ces ingrats sont bien contents d'avoir tiré de l'étude du latin le bénéfice dont ils veulent ensuite priver sinon leurs propres enfants, en tout cas les enfants des autres, et particulière­ment des pauvres. \*\*\* Au lieu d'empêcher le latin aux enfants de la bourgeoisie, qui s'arrangera toujours pour leur procurer le complément d'éducation d'où leur avenir dépend, la vraie démocratie voudrait qu'on en étendît le bienfait aux enfants d'ouvriers. C'était l'idée de Péguy. Elle se réalisait autrefois par l'ini­tiative du curé qui montrait le latin aux petits prolétaires et aux petits paysans bien doués. Cette fonction sociale n'est plus remplie par personne, depuis que les curés eux-mêmes se sont mis à haïr le latin qui faisait toute leur force. \*\*\* A quoi l'on ne s'attendait pas, c'était que l'enseigne­ment dût être enfin démoli par des enseignants, comme la religion par des prêtres. \*\*\* L'Ennemi du genre humain a fini par comprendre que, pour dominer le monde, le plus urgent était d'introduire ses créatures dans les écoles et dans les séminaires, -- c'est-à-dire dans les lieux où l'on sème. Le diable dans l'Évangile est figuré par un semeur, dont tout le travail se fait en une seule nuit. La mauvaise graine une fois jetée, il n'a plus qu'à laisser pousser l'ivraie qui gâtera la moisson. \*\*\* 147:124 Dans l'enseignement comme dans la liturgie, la seule réforme utile serait d'abolir toutes les réformes. \*\*\* Une réforme, par définition, est un *changement en bien.* Or on nous fait admettre, sous le nom de réformes, quantité de changements dont le principe annonce et dont les résul­tats prouvent que ce sont des *changements en mal.* Alexis Curvers. 148:124 ### Le catéchisme du nouvel arianisme par Louis Salleron A PREMIÈRE LECTURE, le Nouveau catéchisme ne m'a­vait pas déplu. J'étais sensible à une certaine qualité de la présentation et à un christocentris­me affirmé. Il me semblait qu'une fraîcheur nouvelle colo­rait ces vieilles vérités que nous connaissons depuis notre enfance. Bref je trouvais que ce Nouveau Catéchisme avait du bon. A la relecture et à la réflexion, j'ai compris pourquoi une nuance d'insatisfaction s'était, dès le début, mêlée à mon plaisir. A côté du bon, le mauvais m'apparaissait progressi­vement, et il devint si obsédant qu'il me porta à écrire deux articles, l'un que publia « Le Monde » du 20 février 1968, l'autre qui parut dans le numéro du 13 mars de « Carre­four ». J'y disais nettement mon sentiment. On s'étonnera peut-être qu'une impression première re­lativement favorable ait pu être effacée par un jugement final contraire. Je n'en suis, quant à moi, nullement étonné. Dans le domaine religieux, il est normal qu'on accueille spontanément avec sympathie une manifestation de spiritua­lité dont ensuite on se méfiera ou qu'on condamnera parce qu'on en aperçoit les implications. Combien de personnes, par exemple, séduites par le mysticisme de Teilhard de Char­din, se sont rapidement rendu compte qu'à s'y laisser prendre elles risquaient fort d'abandonner l'essentiel de leur christianisme ! 149:124 J'imagine donc sans peine que le Nouveau Catéchisme ait ses partisans. Qui le lit sans l'analyser et sans s'interro­ger sur la mission qu'il doit remplir pourrait même être surpris qu'on trouve à y redire. M. Étienne Diebold écrit : « Il est bon de noter, sans doute, que le futur catéchisme national n'est pas à lire avec une mentalité traditionnelle qui risquerait d'en faire une vague lecture spirituelle dans le style d'autrefois. » ([^71]) Soyons certains que les esprits non prévenus s'y seront trompés. Ils auront fait une « lecture spirituelle » de ce catéchisme et, forts de leur propre foi, n'y auront trouvé qu'un aliment pour leur piété. Tout est saint aux saints et on n'ignore pas que de bonnes chrétiennes trouvent un sujet d'édification dans la « vie de Jésus » de Renan. C'est pourquoi le mot « ambiguïté » est probablement celui qui caractérise le mieux le Nouveau Catéchisme. Sans avoir la prétention de les énumérer tous, relevons quelque traits de cette ambiguïté. ##### I. -- *Le Nouveau Catéchisme n'est pas un catéchisme.* Mais qu'est-ce qu'un catéchisme ? demandera-t-on. On peut en discuter, et proposer des définitions différentes. Le précédent catéchisme disait, en réponse à la question : « où trouvez-vous un résumé de la religion catholique ? » -- « Je trouve un résumé de la religion catholique dans un petit livre, qui s'appelle le catéchisme. » On peut tenir cette ré­ponse pour une définition. Le catéchisme est un résumé de la religion catholique. Des définitions différentes seraient assez semblables. Dans cette optique, le Nouveau Catéchisme n'est pas un catéchisme. Nous pouvons le dire d'autant plus nettement que ses auteurs le confessent ou s'en flattent. 150:124 « Le lecteur non prévenu qui ouvrira les pages du « *Fonds obligatoire *» (F.O.), écrit M. Roger Macé, sera sans doute étonné par le genre littéraire qui a été adopté. Ce n'est pas un catéchisme, ce n'est pas un ouvrage de théologie, il ne se présente pas comme un traité de pédagogie, fût-elle caté­chistique. » ([^72]) Qu'est-ce donc ? M. Roger Macé, qui est « secrétaire du Comité de prépa­ration du nouveau catéchisme du Cours moyen » nous four­nit les éclaircissements suivants : « Le *Fonds obligatoire* est très marqué par sa destination ; il veut être le document de base pour les futurs catéchismes des enfants du Cours moyen ; les seules qualités qu'on doive lui demander, c'est d'être utile aux rédacteurs de caté­chismes et d'être capable d'assurer une unité profonde entre les diverses adaptations qui en découleront. « Le texte du F.O. est donc encore assez loin du texte définitif remis aux catéchistes et aux enfants. Une pédagogie du catéchisme doit y être présente, mais il faut un petit effort de réflexion pour la retrouver. » ([^73]) Ainsi le « Nouveau Catéchisme » n'est qu'une dénomina­tion globale couvrant toute sorte de documents parmi lesquels il y aura des « catéchismes » proprement dits, le « Fonds obligatoire » publié, celui du Cours moyen, n'est que le document de base qui servira à l'établissement des divers catéchismes de ce même Cours moyen (car il y aura plusieurs catéchismes, sept en principe, selon les catégories sociales visées). Faut-il alors attendre d'avoir le texte des catéchismes pour faire la critique du « Nouveau Catéchisme » ? Sans doute, pour ce qu'ils contiendront de particulier. Mais on peut déjà faire deux observations : -- d'une part, le nombre des catéchismes envisagés -- sept par Cours, c'est-à-dire vingt et un au total -- risque de briser l'unité d'un enseignement qui doit être fondamentale­ment le même pour tous, même si la présentation doit en être adaptée à la diversité des âges et des milieux ; 151:124 -- d'autre part, le *Fonds obligatoire*, s'il comporte des explications qui ne concernent que les adaptateurs, contient aussi et d'abord des textes qui seront incorporés tels quels, sans changements, dans les divers catéchismes. Le *Fonds obligatoire*, donc, n'est pas qu'un catéchisme. Mais il est aussi et d'abord un catéchisme. Il est le fonds commun obligatoire de tous les catéchismes. A cet égard il est la quintessence du Nouveau Catéchisme. Ce qui s'y trouve devra se retrouver dans tous les catéchismes. Ce qui ne s'y trouve pas se trouvera peut-être dans certains caté­chismes, mais pas dans d'autres. S'il s'agit de vérités chré­tiennes essentielles, comment pourrait-on admettre qu'elles soient enseignées à certaines catégories d'enfants et pas à d'autres ? On voit la série d'ambiguïtés que, dès l'abord, on ren­contre dans ce Nouveau Catéchisme, qui n'est encore que le Fonds obligatoire du Cours moyen, document de base qui n'est pas un catéchisme, et qui en est un cependant. ##### II. -- *Le Nouveau Catéchisme confond tous les genres.* Les auteurs du Nouveau Catéchisme tiennent beaucoup à souligner son caractère synthétique et dynamique. « Désormais : thème doctrinal, attitude spirituelle, initiation à la prière, conscience éclairée par la Parole de Dieu et formée par son Esprit, réponse de la conscience intériorisant et s'appropriant la Parole de Dieu, entrent dans une trame continue. » ([^74]) 152:124 C'est fort bien ; mais *à côté* de cette synthèse dynamique, éminemment pastorale, il est tout de même nécessaire de présenter les choses aux enfants dans un certain ordre. Dans une « catéchèse » complète il y a le catéchisme, l'Histoire sainte, l'Histoire de l'Église, la prédication, etc. Quand on prépare des enfants à la première communion, tout cela est mené de front, mais selon un plan, avec des horaires diffé­rents. On a toujours procédé ainsi, pour la bonne raison qu'on ne peut faire autrement. Le Nouveau Catéchisme veut tout réduire à l'unité. Il n'aboutit qu'à la confusion. Ou bien, alors, s'il n'entend être que le fil conducteur d'une caté­chèse complète, on devra retrouver, *à côté* de lui, *le caté­chisme*, l'Histoire sainte, les prières, etc. Mais où est ce caté­chisme ? Peut-être le trouverons-nous dans les manuels Mais en ce cas ils devront être *substantiellement* différents du Fonds obligatoire. Ce que celui-ci contient d'impératif -- d'obligatoire -- ne nous permet guère de l'espérer. L'am­biguïté est en ce point comme dans tous les autres. ##### III. -- *Le Nouveau Catéchisme brise l'unité catholique,* Il est évident qu'on ne peut « faire le catéchisme » de la même manière tout le monde -- enfants et adultes, païens des : terres lointaines et fils de vieilles chrétientés tradition­nelles. Mais s'il est nécessaire de s'adapter à la diversité des milieux quand on fait le catéchisme, il est non moins néces­saire que les catéchismes (les livres) soient, quant à leur contenu, aussi semblables que possible puisqu'il s'agit d'une seule et même vérité à présenter. La présentation peut varier, le fonds ne peut être qu'identique. Ce problème n'a pas échappé aux auteurs du Nouveau Catéchisme. Ils l'ont, au contraire, examiné avec le plus grand soin, mais pour s'arrêter à la solution la plus fâcheuse qui soit. Qu'il y ait trois manuels prévus (7 à 9 ans, 9 à 11 ans et 11-13 ans) est admissible, à condition que ce qui sera commun soit identique. Mais les sept adaptations prévues pour chaque âge constituent une gageure. Il suffit de réfléchir au simple fait qu'il y aura 3 7 = 21 manuels de catéchisme pour se rendre compte qu'on met en pièces l'unité catholique. 153:124 C'était bien pire, dira-t-on, du temps des catéchismes diocésains. Non, car alors la population était très stable et, de toute façon, l'unité de l'objet de foi était bien plus forte­ment soulignée que dans le Nouveau Catéchisme. L'optique sociologique à laquelle celui-ci entend se soumettre risque de donner des colorations très différentes aux divers ma­nuels. Or les familles se déplacent beaucoup et les mélanges sont beaucoup plus grands au sein des mêmes paroisses. Simultanément la presse, la radio et la télévision homogé­néisent les sensibilités. L'unité et la diversité qu'on veut sauver à la fois dans chaque manuel ne correspondront pas au genre d'unité et au genre de diversité qu'on rencontrera dans les groupes d'enfants. Le caractère subjectif et existentiel du Nouveau Caté­chisme rend ce défaut particulièrement grave. L'explosion permanente qui bouleverse la société moderne imposait plus que jamais un catéchisme objectif et centré sur l'unité de la vérité chrétienne, quitte à fournir aux catéchistes les moyens d'adapter leur enseignement à la variété des audi­toires. Mais les manuels ne peuvent suivre cette variété, et il est dangereux qu'ils essaient de la suivre. En compa­rant leurs livres, les enfants peuvent avoir l'impression qu'on les instruit de religions différentes. Il n'est pas dit, d'ailleurs, que la diversité géographique ne continue pas de l'emporter sur la diversité des milieux. Tous les enfants du Finistère, se ressemblent peut-être plus entre eux, et tous les enfants des Basses-Pyrénées se res­semblent peut-être plus entre eux que les enfants des villes du Finistère ne ressemblent aux enfants des villes des Basses-Pyrénées et les petits paysans bretons aux petits paysans basques ou béarnais. Les appartenances géographiques, historiques, ethniques, linguistiques l'emportent vraisemblablement sur les appartenances sociologiques ([^75]). 154:124 Ajoutons qu'en répudiant la géographie, on diminue le pouvoir des évêques. Ceux-ci n'auront le choix qu'entre des adaptations nationales. Ou bien ils s'en accommoderont, ce qui est un transfert d'autorité sans précédent, ou bien ils ajouteront des adaptations, diocésaines aux adaptations nationales et on rentre dans la pulvérisation de la catéchèse. Bref, ne subsiste que l'unité du Fonds obligatoire, laquelle est une unité minimisante au point de vue catho­lique ; et la diversité qui existe est étrangère à la diversité épiscopale. Ce qui constitue la structure de l'Église catho­lique, tant au plan du Magistère qu'au plan du dogme, est ainsi atteint. Est-il manière plus ambiguë de concilier l'unité et, la diversité ? ##### IV. -- *Le Nouveau Catéchisme sacrifie trop à la mode* Que le catéchisme ait besoin de se rajeunir de temps à autre, tout le monde l'admettra. Mais ce rajeunissement ne peut guère intervenir que dans la présentation, puisque sur le fond il n'y a rien à changer. En admettant que, sur les points les moins importants, des courants d'idées puissent modifier certaines formula­tions, il ne peut s'agir que de modifications mineures... Or le Nouveau Catéchisme cède à des modes psycho­sociologiques qui majorent à l'excès la *méthode* catéché­tique au détriment de l'*objet* de la catéchèse. M. Joseph Colomb nous dit que « le but de la catéchèse n'est pas, à proprement parler de transmettre des connais­sances, mais d'éduquer la foi » ([^76]). Or, ajoute-t-il, « la foi ne s'arrête pas à des connaissances ; elle est réponse à Dieu qui nous parle, nous appelle et nous juge ». C'est opposer ce qui va ensemble. Comment éduquer la foi sans transmettre des connaissances ? Bien sûr, la foi ne s'arrête pas à des connaissances, mais comment répondre à Dieu qui nous parle si nous n'entendons pas la plénitude de sa parole ? 155:124 M. Colomb écrit : « Toute éducation pourtant et tout aspect de l'éducation est progressive (sic), ce qui veut dire qu'elle se développe du développement même de l'édu­qué. Il ne s'agissait absolument pas de ne présenter aux plus petits qu'une partie du message du Christ et de laisser une autre partie, jugée trop difficile ! Comme si on pouvait dire que tel aspect du message chrétien est plus difficile à comprendre que d'autres ? » ([^77]) Voilà qui est parler d'or. Alors pourquoi le Nouveau Caté­chisme ne dit-il pas aux petits que Jésus est vrai Dieu et vrai homme, et que la Sainte Vierge est mère de Dieu ? Comment ces vérités pourront-elles se développer « du développement même de l'éduqué » si elles ne lui ont pas été communiquées dès l'origine ? Il risque bien plutôt de s'y fermer plus tard, faute de trouver place pour elles dans la religion qui se sera formée en lui. M. Colomb continue : « Il s'agissait seulement d'une vérité pédagogique élémentaire : celle dont parle saint Paul aux Corinthiens (I. Co., III, 2), celle dont parle le Concile de Trente dans sa préface, n° 17, celle que légiti­ment les articles de la Somme théologique sur l'implicite et l'explicite dans la foi : le message total du Christ doit être présenté selon le degré d'explicitation et d'analyse, selon les manières de parler requises par les auditeurs (IIa-IIae, q. 1 et 2). » ([^78]) C'est mêler tous les plans. Il est bien évident qu'on ne peut expliciter et analyser le message du Christ de la même façon à tous les auditeurs, mais les vérités fondamentales doivent être dites, et dites explicitement, pour que l'ensei­gnement catéchétique atteigne son but qui est de « rendre chez les hommes la foi vivante *explicite* et active », comme l'énonce le Concile (*Christus Dominus*, § 14). 156:124 La volonté de s'adonner à une méthode subjective, exis­tentielle et anthropologique aboutit à vider le Nouveau Catéchisme d'une bonne partie des vérités chrétiennes. C'est ce qui le rend ambigu, malgré son « caractère évangélique in­contestable » ([^79]). Ajoutons qu'on est surpris et presque ahuri de l'impor­tance unique qui est donnée à la notion de « signe ». « Cet exercice de lecture des signes dans la vie courante constitue l'une des orientations essentielles du catéchisme », nous dit le Fonds obligatoire (p. 31). On n'en saurait douter à la lecture des articles du n° 29 de « Catéchèse » consacrés au Nouveau Catéchisme ! De quels signes s'agi-t-il ? Des signes d'Église et des signes des temps. « Notre pédagogie, soucieuse des signes d'Église, l'était moins des signes des temps. Et l'un de ceux-ci était l'attitude de l'homme d'aujourd'hui devant les valeurs qui appartiennent à sa condition d'homme dans le monde. La conversion à l'évangile et à l'Église n'a de chance que si elle assume ces valeurs. En tant que la catéchèse suppose le lien effectif d'appartenance à l'Église, elle requiert le préa­lable d'un éveil de la conscience à sa propre réalité humaine. » ([^80]) D'autre part, si la foi « se fonde bien sur une connaissance objective de faits, de rites, de doctrines », elle est « animée par une intention interpersonnelle ; elle est connaissance par signes entre deux personnes, pour la com­munion de l'homme accueillant en lui l'amour sauveur de Dieu ([^81]). Tout cela est bien savant, bien obscur, et bien contestable. Or, pour les auteurs du Nouveau Catéchisme, il ne s'agit pas là de quelque chose de secondaire, mais d'essentiel : « ...lire les signes, afin de croire et d'avoir la vie, écrit Roger Macé, tel est le vocabulaire retenu par le F.O. pour décrire la pédagogie du catéchisme. (...) croire, c'est reconnaître Dieu qui se révèle à travers des signes ; exercer la foi, c'est lire les signes de Dieu (...) 157:124 La lecture des signes appa­raît ainsi non comme une simple préparation à la foi, une pure méthode pédagogique, mais comme l'exercice même de la foi ; elle n'est pas un artifice, mais la réponse même du croyant qui est attentif à Dieu et à son Fils » ([^82]). Il est inquiétant de penser que les centaines de millions de catholiques qui existent actuellement, sans parler des milliards qui les ont précédés, n'ont jamais su qu'ils pas­saient leur temps à la lecture des signes et qu'il ne se trou­verait probablement pas un fidèle sur mille pour expliquer aujourd'hui ce que peut signifier l'expression « lire les signes ». Il est plus inquiétant encore de penser que la lec­ture des signes apparaisse à ce point capitale en cette fin du XX^e^ siècle qu'elle soit retenue comme la base de la pédagogie du catéchisme. Comment donc avait-elle pu être ignorée jusqu'à présent ? La foi était-elle inexistante depuis deux mille ans, ou est-ce une foi nouvelle dont il s'agit ? Insérer la mode à un tel degré dans le catéchisme a quel­que chose de suspect. Sans compter que si tous les enfants se mettent à lire les signes des temps, on se demande où cela les mènera ! ##### V. -- *Le Nouveau Catéchisme se caractérise par ses omissions.* C'est le trait le plus visible, et le plus caractéristique de l'ambiguïté. Le Nouveau Catéchisme, dit-on, est orthodoxe. Mais la question est de savoir s'il enseigne l'ensemble des vérités majeures qui sont celles de la religion catholique. Or on est bien forcé de répondre par la négative. 158:124 Contentons-nous de citer trois omissions de taille. Le Nouveau Catéchisme ne dit pas que Jésus-Christ est vrai Dieu et vrai homme ; il ne dit pas que la Sainte Vierge est la mère de Dieu ; il ne parle pas du péché originel. Après ces omissions-là, toutes les autres paraissent mi­neures. ##### VI. -- *Le Nouveau Catéchisme altère la Bible* Le Nouveau Catéchisme, nous dit Mgr Ferrand, est « un catéchisme biblique, liturgique, ouvert au monde, par son esprit œcuménique et missionnaire » ([^83]). Ouvert au monde, il l'est, sans doute, au sens qu'on donne aujourd'hui à cette expression ; et c'est dans le même sens qu'il est œcuménique et missionnaire. Liturgique, on ne voit pas très bien en quoi il l'est. Biblique, il l'est d'une manière qui prête singulièrement à critique. En quoi, d'abord, un catéchisme peut-il être dit « bi­blique », par rapport à un autre qui ne le serait pas ? Tout catéchisme est nécessairement biblique, en ce sens qu'il se fonde toujours sur la Révélation. Si on entend mettre en avant le caractère biblique d'un catéchisme, c'est probable­ment pour signifier une référence immédiate et directe à la Bible, avec les conséquences que cette méthode entraîne dans la présentation, et notamment une certaine primauté donnée à l'ordre chronologique sur l'ordre logique. Un caté­chisme non biblique a une certaine architecture où se dis­tinguent les éléments qui proviennent soit de l'Ancien Tes­tament, soit du Nouveau, soit de l'Église. Un catéchisme biblique suit la Bible. Les deux méthodes ont leurs avantages et leurs incon­vénients. La première est plus rationnelle, mais risque de couper l'enseignement de sa source. La seconde puise à la source, mais risque d'obscurcir l'objet de la foi en minimi­sant l'apport de la Tradition et du Magistère. 159:124 En réalité, la base de tout catéchisme est forcément l'Évangile, qui éclaire à la fois ce qui le précède et ce qui lui succède dans le déroulement historique. Pour le reste, c'est une question de présentation, plus ou moins heureuse. C'est aussi et surtout une question de contenu, l'intégralité du catholicisme devant être respectée. Quoi qu'il en soit, le Nouveau Catéchisme, se voulant biblique, commence par présenter un « recueil de Textes-Sources » qui émanent, pour la plupart, de la Bible. Un recueil, c'est un choix. Tout choix pouvant être cri­tiqué, nous nous abstiendrons de critiquer celui-ci et nous l'admettrons tel quel. Mais ce qui est inadmissible, C'est l'altération des textes cités. Pour certains d'entre eux, (très rares), les auteurs in­diquent « d'après » ce qui signifie que le texte est arrangé. Par exemple, le premier « texte-source » se présente ainsi : « GENÈSE, I, 3-25, 26-31 (d'après). » Ainsi sommes-nous avertis que le texte n'est pas celui de la Genèse même. Mais pour les autres, le texte est donné comme authentique, alors qu'il est souvent tronqué ou mutilé. En fait tous les textes auraient dû porter la mention « d'après ». Si, en toute hypothèse, il est grave de citer inexactement des textes de la Bible, c'est évidemment plus grave encore quand on entend faire un catéchisme biblique. Prétendre asseoir le principal de l'enseignement sur la Sainte Écriture implique, un respect particulier du texte original. Le plus fort, c'est que les auteurs du Nouveau Caté­chisme enjoignent aux « adaptateurs » d'utiliser « la tra­duction donnée par le Fonds obligatoire » ([^84]) ! Ainsi, grâce au Fonds obligatoire, ce sont des textes mutilés de la Bible qui vont aller dans les livres du maître et les manuels de l'enfant. Quand le maître ou l'enfant aura la curiosité de vérifier dans la Genèse, dans saint Luc, dans saint Paul, le texte-source que son livre lui aura fait connaître, il sera tout étonné de trouver des différences notables avec ce qu'on aura jugé bon de lui offrir. 160:124 On se demande pourquoi les auteurs du Nouveau Caté­chisme n'ont pas présenté leurs textes-sources comme des « condensés » ou des « résumés », ou des « traductions libres », en le spécifiant expressément. Ils eussent ainsi évité une bonne part de l'ambiguïté qu'engendre cet arran­gement de la Parole divine. ##### VII. -- *Le climat du Nouveau Catéchisme est moderniste* C'est l'aspect le plus subtil des ambiguïtés du Nouveau Catéchisme. Qu'il s'agisse d'omissions, d'explications ou de formulations, on évite constamment la précision qui mani­festerait la foi. La piété de l'expression dissimule cette carence. C'est pourquoi le lecteur inattentif s'y laisse pren­dre, et risque même de s'y laisser prendre à proportion qu'il est croyant ; car l'objet de sa foi étant acquis, il n'est plus sensible qu'au christocentrisme d'un texte où, effective­ment, Jésus-Christ se rencontre à chaque page. Mais l'enfant qui sera enseigné selon ce catéchisme en sortira-t-il catho­lique et chrétien, ou simplement déiste et admirateur de Jésus ? Pascal et Bossuet, pour ne pas parler des saints, seront-ils chez lui logés plus tard à la même enseigne que Jean-Jacques Rousseau et Victor Hugo ? Et mettra-t-il sur le même plan sa religion et le Réarmement moral ? Cette ambiguïté est caractéristique au sujet de l'Incar­nation. Nous l'avons déjà dit : le Nouveau Catéchisme ne dit nulle part que Jésus est vrai Dieu et vrai homme. Dans les questions et réponses on lit : « Comment s'appelle le mystère du Fils de Dieu venu parmi nous ? » -- « Le mystère du Fils de Dieu venu parmi nous s'appelle le mystère de l'Incarnation. Ce « venu parmi nous » est bien vague. Certes dans les « expressions » nous lisons : « Le Fils de Dieu est venu dans la monde, il est né de la Vierge Marie (il s'est fait homme) », mais pourquoi ne pas dire qu'il s'est fait homme dans la définition du mystère de l'incarnation ? 161:124 Aussi bien si l'expression « Fils de Dieu » est partout, nulle part il n'est dit que Jésus est Dieu. Cela va sans dire ? Cela irait mieux en le disant. Manifestement les auteurs du caté­chisme veulent s'en tenir à l'Évangile, en négligeant les grandes définitions dogmatiques des Conciles. Il est tout de même incroyable que ce Nouveau Catéchisme n'enseigne ni que Jésus est Dieu, ni qu'il est Dieu et Homme. Ce n'est pas dit expressément dans l'Évangile, rétorqueraient proba­blement ses auteurs. Mais alors que font-ils de l'enseigne­ment de l'Église ? Même chose donc pour la Vierge Marie, dont on ne nous dit pas qu'elle *n'est* pas la mère de Dieu, mais dont on ne nous dit pas davantage qu'elle *l'est.* Sur l'Eucharistie, cette question et cette réponse : « Que faisons-nous à la messe au moment de la communion ? » -- « A la messe, au moment de la communion nous allons ensemble recevoir le Corps du Christ. » Bien sûr, c'est vrai. Mais le principal et l'accessoire ne sont-ils pas mélangés ? Sur l'Église : « A qui Jésus a-t-il confié son Église ? -- « Jésus a confié son Église aux douze apôtres et aux succes­seurs des apôtres, le pape et les évêques. » Rien d'autre sur le pape ? Non, rien d'autre. Les anciennes fins dernières de l'homme et son salut sont remplacés par des fins plus prochaines que résument ces deux questions et réponses. « Pourquoi Dieu donne-t-il le monde aux hommes ? » -- « Dieu donne le monde aux hommes pour qu'ils soient heureux et qu'ils chantent sa gloire. » -- « Pourquoi devons-nous travailler ? » -- « Nous devons travailler pour que le monde soit plus beau et plus utile à tous. » On pourrait multiplier les citations de ce genre. Celles-ci suffisent pour faire comprendre que nous parlions d'un cli­mat moderniste. \*\*\* 162:124 Toutes ces observations notons-le, laisseraient froid les auteurs du Nouveau Catéchisme. Ils nous rétorqueraient : « Vos critiques sont faites en fonction d'une conception du catéchisme qui est celle de l'ancien catéchisme. Or notre conception est autre. Nous supprimons l'amas des connais­sances élaborées depuis la proclamation de l'Évangile, pour retourner à l'Évangile lui-même. Notre catéchèse est la transmission du message du salut. La doctrine y est donc virtuellement incluse. Nous voulons faire des chrétiens et non pas enseigner l'arsenal des vérités catholiques. » C'est bien ce que nous comprenons. Et c'est sur quoi porte notre contestation. Car il faut les deux. Or la méthode actuelle revient à *bâtir le christianisme contre le catholicisme* et à en appeler *de l'Église à l'Évangile.* S'il s'agissait de prêcher une retraite de six jours à des adultes ou à des jeunes gens, les six lignes de catéchèse seraient un thème parfait -- admettons-le pour faire court -- de prédication. Mais les enfants ont besoin d'être ins­truits. Si la transmission des connaissances n'épuise certes pas l'éducation de la foi, elle y est nécessaire. Nous sommes en 1968 et non pas en l'an 40 ou 50 après Jésus-Christ. Ce qui était implicite dans l'enseignement du Christ a été explicité pour une bonne part par l'Église. N'en pas tenir compte, ou n'en tenir compte que d'une manière infime, ce n'est pas éduquer la foi, c'est la livrer à toutes les fantaisies du sentiment et à l'infirmité de l'intelligence. Si, dès les origines du christianisme, nous voyons saint Paul bâtir la théologie et lutter pour la garde du dépôt, c'est que l'Évangile peut être mal compris et que, au gré de ses passions ou de son imagination, chacun peut en tirer la religion de son choix. Les premiers siècles du christianisme qui sont, par excel­lence, les siècles de l'annonce de la Bonne Nouvelle, sont en même temps ceux de la grande construction théologique de base et des définitions dogmatiques fondamentales. Vouloir faire un catéchisme qui mette entre parenthèses toute la vie du catholicisme entre l'Évangile et Vatican II est un défi au bon sens, si ce n'est pas un défi à la foi elle-même. 163:124 Ajoutons que, du même coup, la théologie qui se lit en filigrane dans le Nouveau Catéchisme apparaît éminemment suspecte. La combinaison des omissions (quant à l'objet de foi) et des orientations (quant à la méthode) compose ce climat moderniste dont nous avons déjà parlé. L'*implicite* n'y tend pas à un *explicite* catholique ; il débouche bien plutôt dans un humanisme chrétien où l'humanisme, à l'usage, risque de l'emporter largement sur le christianisme. \*\*\* Ici, deux questions se posent qu'il nous faut bien évoquer car elles nous ont été posées plusieurs fois, par lettres ou en conversation : 1\) Si nos critiques sont fondées, comment se fait-il que les évêques français aient adopté -- à l'unanimité moins une voix, nous dit-on -- le Nouveau Catéchisme ? 2\) Si le Nouveau Catéchisme a été adopté par l'épiscopat français, avons-nous encore le droit de le critiquer ? A la première question nous répondrons que nous ne pensons pas que nos évêques approuvent le Nouveau Caté­chisme. Sans doute, leur vote est acquis. Mais on sait comment travaillent les assemblées. Elles font confiance aux rapporteurs et aux experts. En l'espèce, il est vraisemblable que nos évêques aient acquiescé au Nouveau Catéchisme tel qu'il leur a été présenté. Le texte leur en a peut-être été distribué. Mais combien l'auront étudié, ou simplement lu ? Il s'agissait d'une question depuis longtemps débattue. Elle finissait par se résumer dans l'esprit de la plupart à une orientation. On brisait le vieux cadre du catéchisme tradi­tionnel. On repartait de l'Évangile. On élaguait et on simpli­fiait pour mieux mettre l'essentiel en relief. Sur quoi les évêques se sont déclarés d'accord et ont voté l'adoption du Nouveau Catéchisme, sans se préoccuper de ce qu'il conte­nait effectivement et surtout de ce qu'il ne contenait pas. Nos évêques se trouvent donc aujourd'hui en présence d'un catéchisme dont ils ont approuvé l'esprit dans la pré­sentation qui leur en a été faite, mais non pas l'esprit tel qu'il ressort du texte. 164:124 Simple hypothèse ? Oui, simple hypothèse, mais dont on admettra qu'elle a quelque vraisemblance. Supposons cependant que nous nous trompions. Supposons que nos évêques approuvent l'esprit et la lettre du Nouveau Catéchisme dont ils ont voté l'adoption, avons-nous alors le droit de le critiquer ? C'est la seconde question. Nous pensons avoir ce droit, que nous considérons même comme un devoir, parce que le droit des laïcs à s'exprimer sur ce genre de questions a toujours existé et que le dernier Concile l'a affirmé avec force. Nous pensons avoir ce droit parce qu'il s'agit des enfants et que les parents ont leur mot à dire en la circonstance. Nous pensons avoir ce droit parce que nos critiques ne tendent pas à détruire, altérer ou minimiser la vérité chré­tienne, mais au contraire à la maintenir et à la confirmer dans sa plénitude et son intégrité. Nous pensons avoir ce droit parce que le précédent du catéchisme hollandais nous avertit que les vents de la sub­version peuvent souffler dans les catéchismes comme ail­leurs. Nous pensons avoir ce droit et ce devoir, parce qu'il s'agit de la Foi, et que tout chrétien a le droit et le devoir de défendre la Foi menacée. \*\*\* Quelques jours après le Nouveau Catéchisme nous avons lu le « Jésus » de Rudolf Bultmann, dans la traduction qui venait d'en paraître aux éditions du Seuil. Le paragraphe suivant nous a frappé : « La tentative de démythologisation prend son point de départ dans cette idée essentielle : la prédication chrétienne, pour autant que la Parole de Dieu soit prêchée sur son ordre et en son nom, n'offre pas une doctrine qu'il faudrait accep­ter soit par un acte de raison, soit au prix d'un *sacrificium intellectus*. La prédication chrétienne est un *Kerygma*, c'est-à-dire une proclamation qui ne s'adresse pas à la raison théorique mais à l'auditeur saisi dans son ipséité. Ainsi Paul se recommande-t-il à toute conscience humaine devant Dieu (2 Co 4, 2). La démythologisation veut mettre en évidence cette fonction de la prédication comme message person­nel... » (p. 205). 165:124 Ce passage nous a paru jeter une vive lumière sur le Nouveau Catéchisme. Non que celui-ci soit expressément bultmannien. Mais il y a un air du temps, et l'air actuel est très bultmannien. On nous dira que le texte de Bultmann que nous citons n'a rien de spécifiquement hétérodoxe. Si l'on veut ; mais il n'y a qu'à considérer où Bultmann ensuite nous mène. Aussi bien parle-t-il, lui, de prédication ; et nous sommes, nous, en face d'un catéchisme, et d'un catéchisme pour enfants. Que l'air du temps bultmannien l'imprègne, on le voit dès le premier « texte-source », donné « d'après » la Genèse. Les auteurs du Fonds obligatoire « interprètent » ainsi la Genè­se : « Dieu dit : Que la lumière soit ! et la lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne. -- Dieu dit : Qu'il y ait un ciel ! qu'il y ait la terre et la mer ! Et Dieu vit que cela était bon. -- Dieu dit : Qu'il y ait de l'herbe et des arbres ! » etc. Bref, les rédacteurs suppriment le «* Au commence­ment... *» comme ils suppriment les *jours* de la création. Pourquoi, sinon pour démythologiser ? Un commentateur, M. Léon Gannaz, nous explique qu'il ne faut pas que la créa­tion apparaisse « comme un acte du passé, ni comme le sim­ple résultat matériel d'un acte divin » ([^85]). Ainsi pour affirmer l'actualité permanente de la présence créatrice de Dieu, un catéchisme qui se dit biblique n'hésite pas à mutiler la Bible ! On ne fait qu'invoquer le retour à la Parole de Dieu, et c'est pour l'altérer afin de l'accommoder à la philosophie du jour ! Pourquoi alors ne pas supprimer le « qui es in cœlis » dans le *Pater *? Car cette localisation du Père dans les cieux est terriblement mythologique ! Aussi bien, la notion même de « père » ne l'est-elle pas ? 166:124 Oui, vraiment, la pente du Nouveau catéchisme mène à l'abîme. Il prétend retourner aux sources. Seulement, comme le rappelait Pie XII dans *Mediator Dei* à propos de la litur­gie, il y a un bon et un mauvais retour aux sources. Retourner à la Bible en sélectionnant, en adaptant, en démythologisant, C'est se moquer de la Parole de Dieu. Retourner à l'Évangile de Jésus-Christ en oubliant que l'Église est « Jésus-Christ communiqué et répandu », c'est altérer le message chrétien. Le retour aux sources ne peut être que le retour à la pureté de la vérité. \*\*\* Il y a quatre ans, en février 1964, nous écrivions dans *Itinéraires* un article : « Le monde va-t-il se réveiller arien ? » Nous y rappelions comment l'arianisme avait été introduit en Occident par l'ambiguïté de la formule de Ri­mini qui, sans rejeter expressément le « consubstantiel » du symbole de Nicée, se contentait de le supprimer, On dirait désormais que « le Fils est semblable au Père en toutes choses, comme le disent et l'enseignent les Écritures. » « Le vague de la formule, écrit Mgr Duchesne, permet­tait de l'entendre dans les sens les plus divers, même les plus opposés... » Ce fut naturellement le sens arien qui l'emporta. Nous en sommes là. Déjà le « consubstantiel » a disparu de la traduction française du *Credo*. Le Fils y est « de même nature » que le Père, comme Il Lui est « semblable » dans la formule de Rimini. Le Nouveau Catéchisme, maintenant, va introduire l'arianisme (ou le modernisme, ou le robinsonisme, ou le bultmannisme) dans le cœur et la cervelle des enfants, par une distribution générale d'*ambiguïtés* dissimulant toutes les vérités du catholicisme. 167:124 Le Nouveau Catéchisme évite soigneusement toute profession explicite de l'hérésie. Il dilue le poison et le répand dans toutes ses formules. La situation est la même aujourd'hui qu'hier. Quand, en 359, les évêques se réunirent à Rimini, ils adhéraient pratiquement tous au symbole de Nicée. Mais l'empereur Constance ne voulait pas de division dans l'empire. Il obtint une formule minimale que les évêques votèrent, parce qu'elle n'était pas expressément hérétique. A leurs propres yeux, ils demeuraient orthodoxes. Seuls, dans cet abaissement d'où l'arianisme allait tirer toute sa vigueur, restèrent debout un saint Athanase et un saint Hilaire qui sauvèrent le christianisme. L'empereur, en 1968, s'appelle « l'opinion publique ». On cherche les Athanase et les Hilaire. Nous sommes à la veille d'entrer dans un nouvel aria­nisme. Si nous y entrons, ce sera par les *ambiguïtés* du Nou­veau Catéchisme, après l'*ambiguïté* du « de même nature » que le Père. Je ne peux que reprendre ici les quatre lignes par les­quelles je terminais mon article de 1964 : « Craignons qu'en 1980, quelque nouveau Jérôme, faisant le récit des années que nous vivons, pousse de nou­veau le cri de son prédécesseur : *Ingemuit totus orbis et arianum se esse miratus est*. » Louis Salleron. 168:124 ### Le Christ puissance de Dieu (*I Cor. I, 22-26*) par R.-Th. Calmel, o.p. PUISQUE LA NÉGATION DU MIRACLE, toute hérétique qu'elle soit devient d'un enseignement courant parmi le peuple chrétien, puisque cet enseignement est de plus en plus distribué par de faux apôtres de l'église apparente aux vrais fidèles de la sainte Église, puisque des spécialistes, jouis­sant d'une immunité totale, récusent non seulement les apparitions des anges de Dieu, mais jusqu'à la résurrection du Seigneur et son ascension, le moment nous semble très opportun pour méditer, à la suite de saint, Paul, sur le Christ, *puissance de Dieu* ([^86])*.* Sans doute, le Verbe s'étant incarné pour notre salut penserons-nous que Jésus-Christ est d'abord pardon et mi­séricorde de Dieu ? C'est vrai. L'aspect des mœurs divines, qui ressort le plus immédiatement du mystère de l'Incarna­tion rédemptrice c'est l'amour ; l'amour sous la forme suprême du pardon accordé gratuitement au pécheur. *Et misericordia ejus a progenie in progenies timentibus eum,* chante la Vierge dans le *Magnificat.* 169:124 Cependant nous n'au­rions pas eu de moyens assurés de savoir que la miséri­corde de Dieu se révélait en plénitude dans la personne de Jésus s'il n'y avait pas eu le sceau du miracle pour confir­mer la réalité du mystère. Or le miracle relève de la puis­sance, parce qu'il est selon la définition apprise au catéchisme, « un fait extraordinaire, qui a Dieu seul pour au­teur, parce qu'il dépasse les forces de la nature dont Dieu seul est le maître ». Ainsi dans l'Incarnation rédemptrice la puissance ne se sépare pas de l'amour et Notre-Dame, après avoir exulté en Dieu qui fait miséricorde, ajoute aussitôt : *quia fecit magna qui potens est.* \*\*\* Du reste, en revenant sur notre propre vie, il ne nous est peut-être pas impossible d'observer, le cœur bondissant de gratitude, que le Seigneur a mis en œuvre sa puissance, même si ce n'est pas en forme de miracle et de prodige, afin de nous toucher ensuite par sa miséricorde. Si dans telle circonstance il n'avait *déployé son bras* pour nous soustraire de *force* à tel danger corporel, tel scandale apparemment insurmontable, telle influence malé­fique, il est à peu près sûr que nous ne serions pas au nom­bre de ceux qui maintenant le bénissent ; nous aurions sans doute à notre tour rejoint vaille que vaille, l'âme désespérée et le regard absent, morne, l'interminable troupeau qui pié­tine sur les grandes routes du péché dans la direction de l'Enfer. *Bien nous tient à sa cordelle* *La dure mort des damnés* *Nous l'avons desservie telle* *A lui nous sommes donnés...* Si la « cordelle » fut un jour cassée, ou même si jamais elle ne réussit à se nouer complètement à notre cou, recon­naissons à ce signe l'intervention victorieuse de la puissance de Dieu. Dieu a fait miséricorde, mais c'est bien sa puis­sance qui est entrée en action pour que la miséricorde soit efficace. *Omnipotentiam tuam parcendo maxime et miserando manifestas*... ([^87]) 170:124 Cet excursus dans le domaine de la subjectivité voulait faire entrevoir seulement ceci : les négateurs des miracles, aussi bien dans la vie terrestre de Jésus que dans l'histoire de son corps mystique c'est-à-dire la sainte Église, ne semblent pas avoir fait retour à leur propre cœur, de manière à se rendre attentifs avec simplicité aux conduites de Dieu dans leur propre histoire. Sans cela ils y auraient découvert des preuves certaines de la puissance et de la gloire de Dieu en faveur de leur salut et sanctification ; et ils auraient alors conclu : Quelle apparence y a-t-il que ce grand Dieu qui s'est intéressé à la chétive créature que je suis, au point de lui faire sentir le pouvoir de sa majesté, ne se serait point intéressé à son Fils Jésus, devenu homme pour notre rédemption, au point de le désigner aux yeux de tous par des prodiges et des miracles ? Une telle abstention n'aurait pas le sens commun, ne serait pas raison­nable ; encore moins serait-elle digne de Dieu. -- D'une manière générale le reproche que je fais aux expurgateurs diligents de tous les récits de miracles, de toutes les appari­tions d'anges et d'archanges, et des apparitions de la mère de Dieu elle-même, dans le dernier siècle de notre histoire, c'est de passer à côté de l'expérience chrétienne la plus commune, et sans doute à côté de leur propre expérience ; c'est de travailler des jours et des mois dans leur bureau ou leur bibliothèque pour démontrer fort pédantesquement que la lumière n'existe pas, alors qu'ils ne peuvent écrire qu'à la faveur de la lumière. Ainsi donc la simple attention à notre cœur, à notre vie, nous dispose à admettre sans chicane ni restriction les miracles attestés dans l'Évangile et rapportés dans l'histoire de l'Église. Je sais bien que beaucoup d'entre nous peuvent dire : « Seigneur vous n'avez pas fait de miracle en moi. » Qu'ils ne se bornent pas à cette pensée. Qu'ils ajoutent plutôt : « Seigneur, encore que vous n'ayez pas fait tel ou tel miracle que je souhaitais ardemment, je ne fais aucune difficulté de reconnaître que votre puissance m'a conduit, entouré, défendu, abrité, afin que je puisse recevoir les bienfaits de votre miséricorde. » -- « Toutes mes humilia­tions ont été des grâces de Dieu », avouait un poète pitoyable, à la fin d'une courte vie de détresse et de péché. Il au­rait pu ajouter avec autant de vérité : c'est parce que le Dieu tout-puissant est intervenu jusqu'au sein de mes humiliations que, malgré les probabilité contraires, le diable n'a point prévalu contre moi. \*\*\* 171:124 Que les miracles de l'Évangile soient entièrement commandés par la finalité spirituelle du mystère du Verbe in­carné rédempteur, c'est là une vérité patente ; que, du fait d'être ordonnés à la manifestation du Fils de Dieu fait homme, et rédempteur du péché par la croix, les miracles de l'Évangile gardent un aspect de modestie et d'humilité et ne servent jamais à l'éblouissement des yeux charnels, c'est là une exigence de l'économie de la Rédemption. *Vere tu es Deus absconditus, Deus Israël Salvator ; Vous êtes vrai­ment un Dieu caché, Dieu d'Israël notre sauveur.* Mais vous n'en faites pas moins des miracles. Ces miracles vous les faites de telle sorte qu'ils conduisent les âmes droites à vous adorer comme caché et à se cacher en vous ; mais la finalité spirituelle de vos miracles loin de diminuer leur réalité prodigieuse, la présuppose au contraire dans son in­tégrité. Comment la guérison du paralytique par exemple, si elle n'eût été que fugitive ou à moitié réussie, l'eût-elle disposé suffisamment à recevoir le pardon de ses péchés ? « *Tu es Deus qui facis mirabilia*. Il eût été inutile à Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi ; mais il y est bien venu avec l'éclat de son ordre » ([^88]) L'éclat, la splendeur dans la venue de Jésus-Christ, saint Paul ne reproche pas aux Juifs de les rechercher ; ce qu'il blâme dans leur attitude c'est de les rechercher en dehors de la croix rédemptrice et de la grâce sanctifiante, et comme s'ils devaient combler leurs ambitions terrestres et les convoitises de leur cœur de chair. C'est ainsi qu'il faut entendre, me semble-t-il, la tirade célèbre : « Les Juifs demandent des miracles et les Grecs recherchent la sagesse : mais nous, nous prêchons le Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folle pour les Gentils, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs ou Grecs, il est le Christ puissance de Dieu et sagesse de Dieu. » 172:124 Le tort des Juifs n'est point de demander des miracles, mais de les vouloir en dehors de l'ordre de l'incarnation et de la rédemption, lequel est un ordre de charité théolo­gale et d'humilité Le tort des Gentils n'est pas de s'appli­quer à la sagesse, mais de la rechercher dans les limites closes de leur propre entendement, en déniant par avance à la sagesse incréée le droit d'illuminer cet entendement par la révélation de ses mystères les plus secrets, impéné­trables en eux-mêmes à toute créature, mais pénétrables à la lumière de la grâce. Cependant l'appel salvifique ; de Dieu ne laisse pas d'être adressé aux Juifs et aux Grecs. Et ceux qui l'entendent, ceux qui reçoivent le Seigneur Jé­sus, ne manquent pas d'éprouver qu'il est la puissance et la sagesse de Dieu. Ils perçoivent avec une grande consola­tion que les prodiges qu'il accomplit, pour être ordonnés à la vie spirituelle, n'en sont pas moins réellement des prodiges ; de même que sa sagesse, pour ne point procéder de ce monde, n'est pas absurde pour cela mais au con­traire souverainement intelligente. \*\*\* Pour saisir plus clairement le bien fondé de tous ces propos, rappelons-nous maintenant quelques-uns des mi­racles de l'Évangile. C'est la Vierge Marie qui devait con­naître la première l'Incarnation rédemptrice parce que son consentement était requis à l'accomplissement du mys­tère. Voyez comme elle est rendue certaine du don ineffa­ble de Dieu, -- l'union hypostatique (c'est-à-dire en unité de personne) de la nature humaine et de la nature divine -- par le miracle si beau de la conception virginale. Le même Dieu qui fait miséricorde par le mystère d'une communi­cation inouïe de lui-même déclare aussitôt sa Puissance suprême par un miracle sans précédent. *Fecit mihi magna qui potens est... Gloria tibi Domine qui natus es de Vir­gine... Nec primam sibi visa est nec similem habere sequentem* ([^89])*.* 173:124 C'est Jean-Baptiste, le dernier des prophètes, et plus grand que tous les prophètes, qui devait désigner au peuple Juif la venue du Rédempteur et annoncer le baptême nouveau dans l'eau et le saint Esprit. Or ni le Précurseur, ni les foules des Juifs accourues sur les rives du Jourdain, n'auraient obtenu une certitude suffisante de ces mystères si la puissance de Dieu ne les eût confirmés par un mira­cle. C'est pourquoi : « Jésus ayant été baptisé, pendant qu'il priait, le ciel s'ouvrit et l'Esprit Saint descendit sur lui en forme corporelle comme une colombe, et une voix venant du ciel se fit entendre : tu es mon Fils bien-aimé, en toi j'ai mis toutes mes complaisances. » (Luc, III, 21-23.) La mort de Jésus devait être un comble d'humiliation. Eh ! bien comment savoir sans crainte d'erreur qu'elle différait à l'infini de la simple mort d'un juste innocent, comment savoir que l'eau et le sang jaillis du cœur trans­percé étaient efficaces, et seuls efficaces, pour la purifica­tion de tout homme (puisque l'immolation du vendredi saint constituait le sacrifice parfait et définitif) en un mot comment être sûrs que l'abaissement du Golgotha s'iden­tifiait en toute vérité au mystère de miséricorde de la Rédemption, si la puissance de Jésus-Christ ne se fut pas déployée dans le miracle des miracles, la résurrection au matin du troisième jour, rendue certaine par les appari­tions et parachevée par l'ascension à la droite de Dieu ? Sans doute on ne saurait trop insister sur ceci : même le miracle par excellence, la résurrection, porte les livrées d'humilité d'un Dieu qui se cache ; on ne méditera jamais avec assez de recueillement les allusions à la Passion et à la Croix qui sont inséparables des apparitions radieuses. Ces observations toutefois n'enlèvent rien de la puissance et de la gloire, du miracle pascal ; on comprend mieux seulement que ce miracle, surtout celui-là, est ordonné au mystère de la Rédemption par la croix. Toutes proportions gardées, on ferait des remarques analogues pour la transfiguration, comme pour chacune des merveilles accomplies par Jésus durant la vie publi­que : changement de l'eau en vin, sur la demande de la Vierge, à un repas de noce ; multiplication des pains ; apaisement de la tempête ; pêche extraordinairement fé­conde dans le lac de Génésareth guérison d'aveugles, de paralytiques et de sourds-muets délivrance de possédés ; enfin les trois résurrections : celle de la petite fille de douze ans, celle du fils unique de la veuve, celle de Lazare. \*\*\* 174:124 Après avoir rappelé comment le Christ est *puissance de Dieu* dans le cours de sa vie terrestre, il resterait à voir comment il l'est encore dans l'histoire de son Corps mystique, la sainte Église. Ce ne sera pas pour aujourd'hui. Disons simplement que cette histoire n'est autre que celle de la vérité et de la grâce de Dieu, dans leur plénitude, apportées aux hommes par une société surnaturelle assistée par l'Esprit Saint ; or ce mystère de la miséricorde est rendu possible et devient reconnaissable par les interventions miraculeuses de la toute-puissance. Dans la lutte héroïque des premiers martyrs, dans la prompte ruine de l'arianisme qui avait submergé la romanité, dans la limite imposée aux progrès foudroyants de la Réforme protestante, dans l'opposition qui n'a jamais désarmé aux manœuvres du laïcisme et du communisme, bref tout au long de l'histoire de l'Église et à toutes les étapes, le Seigneur a déployé la puissance de son bras pour que sa miséricorde apparaisse aux regards non prévenus et continue de sauver les âmes. Et s'il est vrai, comme certaines paroles autorisées nous le suggèrent ([^90]) que nous soyons entrés désormais dans la phase de préparation de la grande apostasie, il n'en demeure, pas moins que le mystère de la miséricorde rédemptrice, grâce à la prédication de la vraie foi et à la célébration des sacrements, continuera victorieusement d'être à l'œuvre parmi les hommes, parce que la puissance du Seigneur ne sera, jamais amoindrie. *In manu potenti et brachio extento* (Ps. 135, v. 12.) Le Bon Pasteur appelle ses brebis *chacune par son nom,* parce qu'il est la miséricorde de Dieu ; et ses brebis *nul ne pourra les ravir de sa main,* parce qu'il est la puissance de Dieu. R.-Th. Calmel, o. p. 175:124 ### Vie de Jésus (VIII) par Marie Carré ##### *Le danger des richesses. *(*Luc XVIII, 24-26*) * *(*Mc X, 23-27*) * *(*Mt XIX, 23-25*) Jésus, l'ayant vu dans cette tristesse, dit à ses disciples : -- « En vérité je vous le dis, un riche entrera malaisément dans le Royaume des Cieux. De nouveau je vous le dis : il est plus facile à un chameau d'entrer par le chas d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume des Cieux. » Il est possible que Jésus n'ait pas parlé d'un chameau mais d'une corde en poil de chameau qu'Il aurait eue à ce moment-là devant, les yeux. Il paraît que les deux mots se ressemblent. Corde ou chameau, peu importe ; cela ne change pas la difficulté puisque cela ne change pas l'ouverture du chas. Aujourd'hui, que nous connaissons par cœur l'histoire du chameau et de l'aiguille, beaucoup en font une simple plaisanterie inoffensive. Mais du temps de Notre-Seigneur, personne n'était assez fou, pour plaisanter de son salut éternel. Les auditeurs de ce temps-là furent dans la stupeur, et se disaient entre eux : -- « Et alors, qui peut être sauvé ? » Jésus, fixant sur eux son regard leur dit -- « Aux hommes cela est impossible mais à Dieu tout est possible. » 176:124 Ce qui revient toujours au même enseignement : il faut faire la Volonté de Dieu, il faut la chercher, il faut la préférer, il faut l'accomplir, il faut l'accepter. ##### *La récompense. *(*Luc XVIII, 28-30*) * *(*Mc X, 28-31*) * *(*Mt XIX, 27-30*) -- Prenant alors la parole, Pierre lui dit : -- « Pour nous, nous avons tout quitté, nous vous avons suivi ; qu'en sera-t-il de nous ? » Jésus lui dit : -- « En vérité je vous le dis : nul n'aura quitté maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de l'Évangile, qui ne reçoive le centuple dès maintenant, en ce temps, en maisons, frères, sœurs, mère, père, en­fants et champs, avec des persécutions et, dans le siècle à venir, la vie éternelle. » Tout quitter pour Jésus n'a jamais été une forme supé­rieure d'égoïsme mais une ouverture plus grande sur l'amour universel. Mais c'est la première fois que Jésus promet le centuple dès ce monde, à ceux qui auront tout quitté pour Lui. Entrer dans une famille religieuse c'est réellement trouver le centuple en frères, sœurs, père, mère et enfants... « avec des persécutions » ajoute Jésus car cela est indispensable. La contradiction et la persécution sont la marque immortelle de ceux qui veulent suivre le grand Contredit et le grand Persécuté. Mais la Vie Éternelle, sera aussi l'héritage de ceux qui auront suivi le Crucifié-Ressuscité. ##### *Les ouvriers de la onzième heure. *(*Mt XX, 1-16*) La vie éternelle, cette récompense qui n'en est pas une, sera aussi accordée aux ouvriers de la onzième heure, à ceux qui n'auront travaillé qu'une heure, à ceux qui seront arrivés à la toute dernière minute. Il paraît que les ouvriers de la première heure seront jaloux, un peu comme le frère de l'Enfant prodigue. Ils auront une âme mesquine et calcu­latrice. C'est faute d'estimation. La vie éternelle n'est pas, ne peut pas être une récompense car elle est hors de pro­portion avec tout ce que nous pourrons faire de plus grand, de plus pur, de plus difficile. 177:124 La vérité est que Dieu brûle du désir de nous donner cette vie éternelle, c'est-à-dire de nous avoir près de Lui pour l'éternité, et qu'Il ne cesse de nous envoyer des ten­tations propres, à nous la faire désirer aussi. Même à la dernière heure, même à la dernière minute, Dieu dit : -- Ne veux-tu pas, mon fils, m'aimer un petit peu ? Il semble que les ouvriers de la onzième heure doivent être plus particulièrement les Juifs qui viendront au Chris­tianisme peu de temps avant la fin du monde. Quoi qu'il en soit, à toute heure, Jésus appelle tous les hommes, leur demandant de venir travailler à sa vigne. Ceux qui refu­sent auraient bien tort de se plaindre par la suite s'ils n'en­trent pas dans la Béatitude éternelle. Dieu ne force person­ne, Il offre, Il suggère, Il excite, Il pousse, Il aide, Il for­tifie, Il patiente, Il pardonne, Il repatiente et repardonne et ce, jusqu'à la cinquante-neuvième minute... Ceux qui auront persévéré dans leur refus seront exaucés. Il leur dira : Comme vous l'avez désiré jusqu'à la dernière mi­nute, je vous mets dans un lieu où je ne suis pas, où vous ne me verrez jamais... Mais le bonheur ne vient que de l'Amour et l'Amour c'est Dieu Lui-même. Tout Bonheur est en Lui, vient de Lui, retourne à Lui. Tout le reste est fumée, perte ou illu­sion. Si bien que ceux qui auront refusé Dieu auront refusé l'Amour, et se placeront eux-mêmes dans un lieu aride et sans bonheur que nous appelons le feu éternel, car on y brûle du désespoir d'avoir perdu Dieu qui est l'Unique Amour, on y brûle de ne plus avoir rien à aimer. ##### *La résurrection de Lazare *(*Jn XI, 1-59*) Jésus avait des amis au village de Béthanie, près de Jérusalem. C'étaient Lazare et ses deux sœurs Marthe et Marie-Madeleine. Chacun sait que Jésus ressuscita Lazare qui était au tombeau depuis quatre jours et sentait déjà mauvais. 178:124 Ce miracle eut lieu devant une grande foule et fit d'au­tant plus de bruit que Lazare était un homme riche et connu. Les Pharisiens furent tellement furieux qu'ils re­nouvelèrent, ce jour-là, la résolution de faire mourir Jésus. Qu'est-ce que l'homme, Seigneur, mais qu'est-ce donc que l'homme ? Qu'est-ce que cet être qui se ment à lui-même, qui trouve des prétextes pour refuser l'évidence et qui est incapable d'accepter la Foi comme on accepte un ca­deau. Qu'est-ce donc que l'homme, Seigneur, cet animal plein d'absurdités et de contradictions ? Comment ne pas être effrayé devant tant de misère ? Comment ne pas être angoissé devant tant de stupidité ? Les hommes qui n'ont pas la Foi se sentent à eux-mêmes comme les Pharisiens devant la résurrection de Lazare. Ils devraient dire qu'ils ne veulent pas recevoir la Foi, comme les Pharisiens ne voulurent pas recevoir la résurrection de Lazare, que cependant ils ne niaient pas. Ils ne pouvaient pas la nier. Simplement ils n'en veulent pas, c'est tout. Cela ne les arrange pas, c'est tout. Ils se disaient entre eux : -- « Cet homme, fait beaucoup de miracles. Si nous le laissons faire, tous croiront en Lui. » Autrement dit : Moi, je ne serai plus rien, il faudra aussi que je croie en lui, et par voie de conséquence que je lui obéisse. Ceux qui n'ont pas la Foi l'ont seulement refusée, ou repoussée, ou rejetée, parce qu'ils ne veulent faire que ce qui leur plait. Et ils s'en vont répétant : Ce n'est pas ma faute si je n'ai pas la Foi. D'autres diront : Pardon, par­don, j'ai la Foi, mais... Pour eux ce n'est pas la Foi qui compte, c'est ce « Mais ». Ils ont la Foi, *mais* ils sont assez grand pour savoir ce qu'ils ont à faire ; ils ont la Foi, *mais* ils n'approuvent que la philanthropie ; ils ont la Foi, *mais* ils ne croient pas aux miracles ; ils ont la Foi, *mais* ils n'approuvent pas les exigences de l'Église ; ils ont la Foi mais... Les Pharisiens de ce temps-là, ne voulant pas de Jésus et de ses miracles, inventèrent un prétexte pour se donner l'illusion de la vertu. Ils dirent : 179:124 -- « Tous croiront en Lui et les Romains viendront et détruiront notre temple et notre Nation. » Prétexte fallacieux. C'est alors que Caïphe qui était Grand Prêtre cette année-là prophétisa (sans le vouloir), disant : -- « Il est avantageux qu'un seul homme meure pour tout le peuple et que la nation ne périsse pas. » ##### *Nouvelle prédiction de la Passion. *(*Luc XVIII, 31-34*) * *(*Mc X, 32-34*) * *(*Mt XX, 17-19*) *--* « Or Jésus, prenant les Douze auprès de Lui leur dit : Voici que nous montons à Jérusalem et que va s'ac­complir tout ce qui a été écrit par les Prophètes au sujet du Fils de l'Homme. Car Il sera livré aux Princes des Prêtres et aux scribes. Et ils le condamneront à mort et le livreront aux Gentils. Et ceux-ci se moqueront de Lui et cracheront sur Lui et le flagelleront et Le feront mourir. Mais Il ressuscitera le troisième jour. » Mesure-t-on que Jésus savait tout cela, qu'Il l'avait toujours su, qu'Il s'est livré de son plein gré à l'effrayante cruauté humaine ? Quant aux Apôtres, ils ne comprirent rien de tout cela. Ils ne comprirent rien, parce qu'ils ne voulaient pas com­prendre, tellement, cela, leur semblait impossible. Il est vrai qu'il y a un abîme entre un Dieu qui guérit les incurables, apaise les tempêtes et ressuscite les morts, et un Dieu qui se livre aux mains des hommes. Jusqu'à la mort de Jésus il semblait que pareille chose ne pût pas exister, c'est pour­quoi les Apôtres la refusent d'instinct. Aucun homme n'au­rait jamais osé inventer un Fils de Dieu qui meurt pour eux et par eux, afin d'expier leurs horribles et continuels péchés. 180:124 ##### *La meilleure place. *(*Mc X. 35-41*) * *(*Mt XX, 20-24*) N'ayant rien compris à tout cela, les Apôtres se dispu­tèrent. Jacques et Jean, fils de Zébédée, demandèrent à être assis à droite et à gauche de Jésus, dans sa Gloire. Les dix autres s'irritèrent contre les deux frères. Ceci n'est pas neuf mais ce qui est étonnant, c'est qu'ils le racontè­rent dans tout l'Empire et l'écrivirent pour que nul n'en ignore, jusqu'à la consommation des siècles. Les diverses faiblesses des Apôtres, qu'ils nous racontent tout simplement, sont à elles seules une signature de Vérité sur tout l'Évangile. A cette demande de Jacques et Jean, Jésus répond : « Vous ne savez pas ce que vous demandez... Pou­vez-vous boire le calice que je dois boire ? » Et eux de répondre bravement : -- « Nous le pouvons. » Au fond, c'était vrai, mais pas tout de suite et Jésus leur dit : -- « Vous le boirez. » Quant aux premières places, Jésus dit que c'est Son Père qui s'en occupe. Jésus sait bien qu'après la Crucifixion ils cesseront d'ambitionner les premières places. Mais pour cela, comme pour tout, c'est à Lui de donner l'exemple. Pour que les hommes l'acceptent, Lui et Son Évangile, il faut qu'Il accepte de subir les hommes et leur effrayante cruau­té. A Celui qui est mort par nous et pour nous, qui osera dire encore : Je ne veux pas vous recevoir ? ##### *Le petit homme. *(*Luc XIX, 1-10*) Et justement il était, un petit homme qui désirait beaucoup non pas recevoir Jésus, mais seulement le voir. 181:124 Comme il était chef des publicains, autrement dit douanier-chef, métier honni par les Juifs, il ne pouvait pas espé­rer recevoir Jésus. Mais... Le voir ?... personne ne pouvait l'empêcher de monter dans un arbre, ce qu'il fit. Et là, ni sa petite taille, ni son métier, ne pouvaient plus le gêner. Il était tout content quand Jésus, passant au pied de cet ar­bre, leva les yeux et dit : -- Zachée, descends vite, car il faut qu'aujourd'hui, je demeure dans ta maison. » Il y avait de quoi descendre vite, il y avait même de quoi perdre la tête. Et, bien entendu, les « gens bien » recommencèrent de murmurer, disant : -- « Il est allé loger chez un pécheur. » Les « gens bien » sont souvent accablés par une mala­die extrêmement grave : ils n'ont pas de péché. N'ayant pas de péché, ils s'occupent de ceux des autres. Le petit homme Zachée avait donc la chance d'être un pécheur comme tous les publicains de ce temps-là (paraît-il). Fou de joie de cette visite du Seigneur, fou de joie parce qu'il ne l'avait pas méritée (ô bonheur de savoir qu'on n'a pas mérité) fou de Joie, il dit à Jésus : -- « Voici, Seigneur, je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres et si j'ai fait du tort à quelqu'un je lui rendrai le quadruple. » Comme c'est simple au fond de confesser ses fautes et de les réparer ! Il suffit d'imaginer que Jésus est là, qu'Il est entré dans notre maison. Personne ne saurait rester assis, content de lui si tout d'un coup Jésus entrait, di­sant : Veux-tu me recevoir ?... ##### *Les talents. *(*Luc XIX, 11-28*) * *(*Mt XXV, 14-30*) Mais par contre, il serait absurde de dire : Comme il est bien passé le temps où Jésus visitait les hommes, je suis libre d'utiliser ma vie comme il me plait. 182:124 Justement non, car Dieu nous a donné des talents et nous devons les faire fructifier pour Sa gloire à Lui. Il est horrible de pen­ser que tant et tant de talents qui sont autant de gracieu­setés que Dieu fit aux hommes, que tant et tant de talents, ou bien sont enfouis par paresse, ou bien sont détournés de leur Créateur par malice. Si Jésus récompense magnifiquement ceux qui ont fait fructifier leur talent, Il se montre de la plus extrême sévé­rité avec celui qui l'a caché par lâche fainéantise. Non seulement Il dit : -- « Jetez-moi ce serviteur inutile dans les ténèbres extérieures, là où il y aura des pleurs et des grincements de dents. » Mais Il ordonne : -- « Enlevez-lui le talent et donnez-le à celui qui a dix talents, car à quiconque possède, on donnera et il aura en surabondance ; mais à qui n'a rien, on enlèvera même ce qu'il a. » Le talent inutilisé doit donc être donné à celui qui en ayant reçu cinq les a fait valoir pour en gagner cinq autres. A celui-là qui a déjà été récompensé il sera en plus donné le talent inutilisé, car aucun don de Dieu ne doit se perdre. Et le Cœur du Seigneur est tellement grand que ses pro­pres grâces en appellent d'autres et recueillent celles que certains ont dédaignées. La naturelle mesquinerie humaine est choquée par cette divine largesse, comme elle fut choquée pour les ou­vriers de la onzième heure et pour l'Enfant Prodigue. Tout le long des Évangiles nous retrouvons ces étonnements mesquins qui voudraient apprendre à Dieu à se conduire avec plus de sagesse, raisonnable. C'est que les hommes ne sont jamais contents, parce qu'ils veulent tout mesurer. Dieu ne mesure pas Son Amour. C'est par Amour que le talent inutilisé est donné à celui qui en avait déjà beau­coup et qui deviendra, de Saint encore plus Saint. Dans les Saints, il faut admirer avant tous les dons de Dieu. La parabole des talents est d'une extrême importance en terre chrétienne pour la conduite de la vie, car elle marque l'équilibre entre la grâce et l'action. C'est à Dieu qu'il faut demander tout talent, et c'est avec ce talent qu'il faut travailler de tout cœur pour produire d'autres talents, et ainsi de suite par un accroissement continu. Dans le domaine de la sainteté, le fainéant perd et recule. 183:124 En Saint Luc la parabole comporte en plus un ensei­gnement sur celui qui vint pour être sacré Roi, qui fut haï de ses propres serviteurs comme Jésus fut haï des Juifs qui ne voulaient pas de sa Royauté. Jésus ([^91]) dit : -- « Quant à mes ennemis, ces gens qui ne voulaient pas que je règne sur eux, amenez-les ici et égorgez-les devant moi. » Cette prophétie s'accomplira, hélas, quand les armées de Titus, moins de quarante ans plus tard, investiront Jérusalem. ##### *L'onction de Béthanie. *(*Mc XIV, 3-9*) * *(*Mt MVI, 6-13*) * *(*Jn XII, 1-8*) -- « Six jours avant la Pâques, Jésus vint à Béthanie chez Lazare qu'Il avait ressuscité des morts. Marthe ser­vait. Marie, prenant une livre d'un parfum de vrai nard, très coûteux, en oignit les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux ; et la maison s'emplit de la senteur du parfum. Une autre année, une pécheresse avait déjà parfumé les pieds de Jésus, et les avait arrosés de ses pleurs. S'agis­sait-il de Marie-Madeleine, grande pécheresse, sœur de Marthe et de Lazare ; ? Était-ce la même qui, par la suite, écoutait Jésus, Pendant que Marthe, s'affairait ?... Est-ce la même qui, aujourd'hui, accomplit cette onction sur le corps de Celui qui sera bientôt au tombeau ?... Peut-être... Il est vain, du reste, de vouloir percer ces petits mystères. Toujours est-il que quelques-uns des disciples, et particu­lièrement Judas, s'indignèrent vertueusement parce que cette femme avait gaspillé un argent qu'on aurait pu don­ner aux pauvres. Saint Jean ajoute que, du reste, Judas ne se souciait pas des pauvres, mais qu'étant voleur et ayant la cassette, il dérobait ce qu'on y mettait. 184:124 Le comportement de Judas est un enseignement des plus utile. Judas, lui aussi, aimait l'argent, lui aussi avait besoin d'argent. Déjà, l'Argent est à l'origine de l'hypo­crisie des Pharisiens et voilà maintenant qu'il est à l'ori­gine de la trahison de Judas. Cet Argent maudit traîne dans son sillage toutes les malédictions. Et dire qu'à l'origine, il ne représente qu'un moyen pratique d'échanger un travail contre un autre ! Jésus entendant Judas et quelques disciples murmurer contre ce « gaspillage », Jésus prit la défense de cette femme, disant : -- Laissez-la, pourquoi la tracassez-vous ? C'est une bonne œuvre qu'elle a accomplie sur moi ; les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous et, quand vous le voudrez, vous pourrez leur faire du bien, mais moi vous ne m'aurez pas toujours. Elle a fait ce qui était en son pouvoir. D'avance elle a parfumé mon corps pour l'ensevelissement. En vérité, je vous le dis, partout où sera proclamé l'Évangile, dans le monde entier, on par­lera aussi de ce qu'elle a fait, en souvenir d'elle. » Le reproche de Judas et de ses amis n'est pas mort. Jusqu'à la fin des temps aussi on entendra de pieuses indi­gnations sur l'argent dépensé pour orner les Maisons de Dieu et pour honorer le Très Saint-Sacrement. Tout ce qui est raconté dans les évangiles se renouvelle constamment. Pas seulement le Bien, que les apprentis-Saints cherchent à imiter, mais aussi le Mal, que beaucoup de naïfs pren­nent pour des découvertes personnelles tout à fait remar­quables et sages. Du reste, tous ceux qui critiquent la Sain­te Église et ses enseignements le font pour se justifier de divers péchés. Judas aussi voulait faire croire qu'il aimait les pauvres et savait les défendre. Il croyait ainsi étouffer ses vols. Mais un vol est un vol, un mensonge est un men­songe et aucune rouerie ne peut détruire ces choses. Quand elles ont été, Dieu Seul peut les effacer si nous le Lui deman­dons humblement. Mais quelle humaine et trop fréquente sottise que de se charger en plus d'un péché d'hypocrisie pour faire croire (et à qui donc ?... à soi ?... aux autres ?... ou à Dieu ?... ou aux trois ?...) pour faire croire à l'inexis­tence d'un précédent péché. 185:124 ##### *La haine grandit. *(*Jn XII, 9-10*) La foule apprit que Jésus était à Béthanie et se préci­pita pour Le voir, et surtout pour voir Lazare qu'Il avait ressuscité dès morts. Les princes des Prêtres, voyant cela, résolurent de tuer aussi Lazare. C'est le commencement d'une longue série de crimes absurdes car, jusqu'à la fin du monde, l'homme ne verra qu'un moyen de se débarrasser des exigences célestes : l'assassinat. Froidement, on décide d'assassiner Jésus, puis, voyant que Lazare, le ressuscité, parlerait par sa seule présence, on décide de l'assassiner également. Quand les hommes verront-ils que c'est là une guerre perdue d'avance ? Satan le sait bien que sa guerre est per­due, mais ce qu'il veut, c'est entraîner le plus de compa­gnons pour partager sa propre immortalité. Satan n'aime pas la solitude. Il n'aime pas non plus que le Cœur de Dieu soit content. Et les hommes naïfs l'aident à satisfaire ses deux passions au prix de leur propre bonheur, non seulement céleste mais terrestre... Croyez-vous que les Grands Prêtres étaient heureux d'avoir décidé la mort de Jésus, non, puisqu'ils sont amenés à décider la mort de Lazare et qu'ils ne pourront plus s'arrêter sur ce chemin sanglant. ##### *Le dimanche des Rameaux. *(*Luc XIX, 29-45*) * *(*Mc XI, 1-11*) * *(*Mt XXI, 1-16*) * *(*Jn XII, 12-19*) En approchant de Jérusalem, face au Mont des Oli­viers, qui est le lieu de sa très prochaine Agonie, Jésus envoya deux de ses disciples en leur disant : -- « Allez au bourg qui est en face de vous, vous trouverez un ânon attaché sur lequel aucun homme ne s'est encore assis. Détachez-le et amenez-le. Et si quelqu'un vous dit : « Qu'est-ce que vous faites ? » dites : « Le Seigneur en a besoin et le renvoie aussitôt. » : 186:124 Tout se passa comme Jésus le désirait, Les disciples mirent leurs manteaux sur l'ânon et Jésus s'assit. -- « Et, dans la foule, un grand nombre étendirent leurs manteaux sur le chemin. Et d'autres coupèrent des branches aux arbres, et ils en jonchaient le chemin. Et les foules qui le précédaient et celles qui le suivaient criaient. -- « Hosannah au Fils de David ! Béni soit, Celui qui vient au Nom du Seigneur ! Hosannah au plus haut des Cieux ! » Quelques Pharisiens mêlés à la foule lui dirent : -- « Maître, mettez vos disciples à la raison ; » Et Il répondit : -- « Je vous le dis, si ceux-ci se taisent, les pierres crieront. » L'enthousiasme et la Joie qui accompagnent Jésus dans son entrée humblement solennelle à Jérusalem prennent d'autant plus d'importance que nous savons que la Croix n'est pas loin. Lui aussi le savait. Et le sachant, Il ne pleure pas sur Lui-même, mais sur sa ville qui sera investie et détruite par les armées romaines (juste ce que les Grands Prêtres prétendaient éviter en faisant mourir Jésus). -- « Comme Il entrait à Jérusalem, toute la ville fut en émoi. Des aveugles et des boiteux s'approchèrent de Lui dans le Temple et Il les guérit. Et les enfants même criaient : -- « Hosannah au Fils de David ! » Personne n'ignorait que Jésus ne fût de race royale. Et personne non plus n'ignorait que le Messie tant désiré dût être un descendant de David. Scribes et Grands Prêtres le savent bien mais s'indignent à nouveau. Ils voudraient que Jésus fasse taire les enfants. Mais Il leur répond : -- « N'avez-vous jamais lu : De la bouche des petits enfants et des nourrissons tu as fait sortir la louange ? » Les Scribes et les Pharisiens avaient d'autant plus lien d'être indignés qu'entrant dans le Temple, Jésus avait chassé les acheteurs et les vendeurs et culbuté les tables des changeurs, disant : -- « Ma Maison sera appelée Maison de Prière et vous, vous en faites une caverne de voleurs. » (Il est possible que Jésus ait déjà agi ainsi une autre année, c'est du reste sans importance.) 187:124 ##### *Le sens de la Mort, *(*Jn XII, 20-28*) Quelques Grecs, probablement des prosélytes, puisqu'ils étaient venus à Jérusalem pour adorer, manifestèrent le désir de voir Jésus. Ils le dirent à Philippe, qui le dit à An­dré et tous deux vinrent le dire à Jésus. Jésus leur répon­dit : -- La voici venue l'heure où le Fils de l'Homme doit être glorifié. En vérité, en vérité je vous le dis, si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; s'il meurt il porte beaucoup de fruit. » Jésus prépare ses disciples à comprendre sa mort et par voie de conséquence à comprendre leur propre vie. Personne ne peut avoir une notion juste de la vie s'il ne garde et médite cette parole : « Si le grain de blé ne meurt, il reste seul. » Seul et inutile. Seul et détourné de sa voie. Seul et misérablement petit. Seul et desséché. Mais : « S'il meurt, il porte beaucoup de fruit. » Pourquoi ? Parce qu'il aura laissé Dieu faire le travail. Parce qu'il aura ac­cepté de n'être qu'un instrument dans les mains de Dieu. Et surtout parce qu'il l'aura voulu. Jésus continue : -- « Qui aime sa vie la perd ; et qui hait sa vie en ce monde la conservera pour la vie éternelle. » Tel est le principal, drame de l'homme : ce désir ins­tinctif d'aimer sa vie, et d'aimer mille choses inaccessibles ou défendues, et cet autre désir instinctif : que cela dure toujours. Le moyen de concilier ces deux désirs est d'en­fouir en terre le premier afin de gagner le second, celui qui dure toujours. La vie des Saints est une preuve vivante de la véracité de cet enseignement. Les Saints sont morts à eux-mêmes, afin de laisser Dieu vivre et agir en eux. Personne ne pré­tend que cela soit facile. Mais si la religion était facile, elle nous abêtirait. 188:124 La vie des Saints prouve également que si Dieu se montre exigeant au sujet de la réalité et de la sincérité de cette mort, Il se montre des plus généreux dans l'aide vivante qu'Il apporte. Il ne s'agit que d'être un mort qui laisse la place au Maître de toutes choses et qui, au besoin, L'appelle et Le supplie et L'importune. Il s'agit d'une mort continuelle, et qui représente le plus grand exercice de volonté que les hommes soient capables d'accomplir. Et c'est une volonté dirigée vers la plus grande ambition que les hommes puissent imaginer. Et Jésus continue, appelant, les hommes dans cette voie : -- « Si quelqu'un veut me servir, qu'il me suive ; et où je suis, là aussi sera mon serviteur. » Pour servir Jésus, il faut être où Il est. Et où est-Il principalement ? constamment ? volontairement ? Il est dans l'obéissance. Il est (les textes s'accumulent par di­zaines, tellement Il a fréquemment insisté), Il est dans une très sainte et très constante obéissance à la Volonté de Dieu. A ceux qui prétendront que la Volonté de Dieu n'est pas facile à trouver, il est aisé de répondre que c'est justement pour cela que Notre-Seigneur a institué la Sainte Église avec son Chef, pierre immuable. Et Jésus promet : -- « Si quelqu'un me sert, mon Père l'honorera », ce qui du reste donne envie de rentrer sous terre. Et Jésus, qui connaît sa Mort prochaine et toutes les ignominies dont elle va être entourée, Jésus dit : -- « Maintenant mon âme est troublée. Et que dire ? Père, sauve-moi de cette heure ?... Mais, c'est pour cela que je suis arrivé à cette heure. Père ! glorifie ton Nom. » Jésus est troublé, et non seulement Il est troublé mais, humainement parlant, Il n'a pas envie d'être flagellé, in­sulté et crucifié. Jésus n'est pas fou. Personne ne peut avoir envie de subir ces choses. Mais Jésus sait aussi que Dieu veut, de toute éternité, que Lui, Son Fils Unique et Bien-Aimé soit vainqueur de la Douleur et de la Mort en les subissant volontairement. La Douleur et la Mort qui ne sont que la conséquence du péché, et qui ne seraient pas entrées dans le monde si le péché ne les avait traînées à sa suite, la Douleur et la Mort qui accablent tout homme en ce monde, et sont détestées de tout homme en ce monde, sont également détestées de Dieu. Dieu qui est la Vie et l'Auteur de toute Vie et le continuateur de toute vie, Dieu a horreur de la Mort. Dieu qui est l'Amour, Dieu qui est donc le Bonheur (mais un Bonheur que notre pauvre mot terrestre décrit mal et qu'on remplace généralement par Béatitude), Dieu qui est donc le vrai et puissant bonheur, Dieu a horreur de ces pertes de Bien que sont le Péché, la Douleur et la Mort. 189:124 Sans le péché, les deux autres ne seraient pas entrées dans le monde. C'est donc le péché qu'il faut vaincre à tout prix, le péché qu'il faut fuir à tout prix, si l'on veut faire reculer l'activité de la Douleur et de la Mort. Cela est vrai sur le plan de Dieu mais bien sûr pas sur un plan mesquinement arithmétique. Je veux dire : Il n'est pas vrai que fuir le péché donnerait une vie sans douleur. D'a­bord parce que nous sommes responsables de quelques autres, plus ou moins, selon la Volonté de Dieu. Et ensuite parce que Dieu est trop généreux pour récompenser la fuite du péché par une vie terrestre sans Douleur. Il a beaucoup plus à donner. Ensuite parce que, de toutes fa­çons, la Mort est entrée dans le monde et nous aurons tou­jours la Douleur de voir mourir les autres (même si notre propre mort devait être douce et facile). ##### *La Voix de Dieu. *(*Jn XII, 28-30*) Comme Jésus disait ces mots : -- « Père, glorifie Ton Nom » une voix vint du Ciel, disant : -- « Je l'ai glorifié et je le glorifierai à nouveau. » C'est la troisième fois qu'une Voix, venue du Ciel, se fait entendre à la foule on présence de Jésus. La première fois, quand Jésus sortait du Jourdain après avoir été bap­tisé, le Saint-Esprit descendit sur Lui en forme de colombe et une Voix venue du Ciel dit : -- « Celui-ci est mon Fils Bien-Aimé en qui j'ai mis toutes mes complaisances. » La Voix annonce le mystère de l'Incarnation. La deuxième fois, sur une haute montagne, après que Jésus eut été transfiguré en présence de Moise, d'Élie et des trois Apôtres, Pierre, Jacques et Jean, une Voix venue d'une nuée lumineuse se fit entendre disant : 190:124 -- « Celui-ci est mon Fils Bien-Aimé, écoutez-Le. » La Voix annonce le Mystère chrétien, c'est-à-dire que, pour plaire à Dieu, il ne suffit pas de l'adorer Lui Seul mais qu'il faut « écouter » Son Fils Bien-Aimé. Désormais le Père ne sera pleinement satisfait que par ceux qui obéiront à Son Fils. La troisième fois, à Jérusalem, au Temple probable­ment, après que Jésus eut annoncé sa Mort prochaine et demandé : « Père, glorifie Ton Nom », la Voix annonce : -- « Je l'ai glorifié et je le glorifierai à nouveau ». La Voix annonce les Mystères qui font Sa Gloire, le premier, celui de l'Incarnation de Son Fils dans le sein d'une Vierge très pure, et les Mystères qui vont bientôt compléter sa Gloire, celui de la Passion et de la Résurrection. Parmi la foule qui se tenait là, certains disaient : -- « C'est un ange qui Lui a parlé. » D'autres croyaient à un coup de tonnerre. Il y aura tou­jours des gens sur la terre pour confondre la claire Parole de Dieu ave « un bruit sans importance. A ceux-là Jésus dit : -- « Ce n'est pas pour moi que cette voix s'est faite entendre, c'est pour vous. » De même ce n'est pas pour Lui que Jésus s'est fait en­tendre, c'est pour nous. Ce n'est pas pour Lui que Jésus a enseigné l'Évangile pendant trois ans, c'est pour nous. Ce n'est pas pour Lui que Jésus s'est choisi douze Apôtres, c'est pour nous. Ce n'est pas pour Lui que, contrevenant à la Loi sur la liberté humaine, Jésus a accordé l'infaillibilité doctrinale au Prince des Apôtres et à ses successeurs, c'est pour nous. Ce n'est pas pour Lui que Jésus va mourir en Croix, c'est pour nous. ##### *Le Fils de l'Homme. *(*Jn XII, 31-36*) Cette Croix, Jésus l'annonce à la foule : -- « C'est maintenant le Jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde va être jeté bas ; et Moi, élevé de terre, j'attirerai tous les hommes à Moi. » 191:124 L'expression : « élevé de terre » voulait dire crucifié. La foule ne l'ignore pas et comprend très bien par quel genre de mort ignominieuse le Christ va gagner l'amour des hommes. Et la foule n'est pas contente. Elle discute. Avec une certaine logique elle s'inquiète : -- « La Loi nous a appris que le Christ demeurera toujours... » Pour ces gens qui viennent d'assister à la résurrection de Lazare, on ne peut demeurer toujours qu'à la condition de ne pas mourir. Misère du raisonnement humain qui tou­jours revient, redescend et s'embourbe dans les lois tempo­relles. Ils ajoutent : -- « Comment pouvez-vous dire : « Il faut que le Fils de l'Homme soit élevé (c'est-à-dire crucifié) ? » -- « Qui est ce Fils de l'Homme ? » Les Juifs savaient bien que Jésus de Nazareth était Fils de David puisqu'ils l'acclamèrent sous ce nom à son entrée à Jérusalem et puisque également de nombreux malades l'interpellaient ainsi. L'appeler « Fils de David » c'était Lui dire : Il n'est pas impossible que vous soyez le Messie, il n'est pas impossible que nous nous mettions à croire. Par contre, Jésus, s'intitule Lui-même très fréquemment : le Fils de l'Homme. C'est une expression qui fait allusion à des textes messianiques et qui a quelque chose de discret et de mystérieux, convenant à la foule de cette époque. En effet le Prophète Daniel avait dit (Dan VIII, 13-14) -- « Tandis que je regardais dans les visions de la nuit, sur les nuées vint comme un Fils d'Homme ; il s'avança jusqu'au vieillard et on l'amena devant lui. Et il lui fût donné domination, gloire et règne, et tous les peuples, nations et langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle qui ne passera point, et son règne ne sera jamais détruit. » Tout y est, la Divinité et l'Humanité du Messie et même l'extension de son Église à tous les peuples de la terre... Et pourtant les Juifs lisaient et relisaient leur Ancien Tes­tament. 192:124 Un autre livre, celui d'Hénoch, mais apocryphe, quoique beaucoup lu à cette époque, parle encore plus longuement de ce Fils de l'Homme. Un Messie qui régnerait même sur les Romains et qui transformerait ces oppresseurs en esclaves du Peuple Juif, du seul Peuple Élu ; du seul Peuple capable de comprendre et d'adorer le Dieu Unique. Mais les Juifs gardent au fond du cœur l'image d'un Messie vraiment royal, avec tout l'éclat d'un conte des Mille et Une Nuits, un Messie avec des palais fastueux et une armée caracolante. En plus, ils savent que son Règne ne doit pas avoir de fin... Cela leur plaît. Ils gardent tout ce qui leur plaît sans même voir que ces différentes choses une se concilient pas. Jésus leur répondit : -- « La lumière n'est plus avec vous que pour peu de temps. Marchez tant que vous avez la lumière, de peur que les ténèbres ne vous atteignent : Celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va. Tant que vous avez la lumière croyez en la lumière, et vous deviendrez fils de lumière. » Puis Il se déroba à leur vue. Jésus ne répond pas aux questions oiseuses, aux questions qui découlent d'une volon­té mauvaise, aux questions qui sont franchement de la plus haute impertinence. Il est la Lumière du Monde, face à une foule qui ferme les yeux et se bouche les oreilles. La Lu­mière du Monde n'est pas reçue. Misère de l'homme qui se croit si malin. S'il voulait bien ne pas se croire malin, il recevrait la Lumière. Mais l'homme préfère marcher dans ses ténèbres à lui, qu'il camoufle avec des noms ronflants propres à faire croire qu'il se crée sa propre lumière. En fait : « il est dans les ténèbres et ne sait pas où il va ». En ce dimanche des Rameaux les Juifs ne savent pas qu'ils viennent d'entrer dans la Semaine Sainte, celle où ils vont assassiner la Lumière du Monde, assassiner le Fils de l'Homme, assassiner le Fils de David. Non vraiment, ils ne savent pas vers quelles ténèbres ils marchent. (*A suivre.*) Marie Carré. 193:124 ### Les Sept Paroles (VI) CES pages paraîtront peut-être pendant le temps pas­cal ou pendant celui de la Pentecôte... seront-elles déplacées ? L'Église, il n'y a pas si longtemps, nous faisait mémoire de la Croix, pendant tout le temps pascal aux laudes et aux vêpres. Sage prudence spirituelle de nous rappeler au milieu des joies de la Résurrection tout ce que notre salut a coûté au Fils de Dieu. Péguy écrivait dans cette partie de *Clio* qui fut publiée quarante ans après sa mort : « Vous autres, vous lisez l'office du Vendredi-Saint. Et au fond vous vous en fichez, vous autres pécheurs. Voilà, vous lisez l'office du Vendredi-Saint c'est au printemps (...) Vous chantez même cet office des morts, cet office de la mort ; et vous n'y êtes point. Vous n'entendez point cet office effroyable, écho rituel, écho solennel d'une mort mémo­rable ; d'une effroyable agonie. Vous autres chrétiens, vous autres pécheurs, au fond vous vous en fichez. Le printemps s'avance... Déjà les cloches de Pâques sonnent dans votre mémoire. » 194:124 Il en fut ainsi de tous les temps. Les premières pousses de lilas, les premières fleurs de cerisier sous la lune de nizan ont toujours poussé les hommes aux espérances terrestres, et l'Église au milieu des joies pascales où nous vivons avec Jésus ressuscité faisait ainsi mémoire de loi Croix à Laudes : « Le Crucifié ressuscite des morts et nous rachète, alle­luia, alleluia. Dites parmi les nations alleluia Que le Seigneur a régné par le bois, alleluia. » Prions : « *Dieu qui pour nous avez voulu que votre Fils endu­rât le supplice de la Croix afin de nous délivrer du pouvoir de l'ennemi, accordez à vos serviteurs de nous attacher à la grâce de la résurrection *» ; et voici l'antienne de vêpres : « Celui qui subit la Croix sainte, a ruiné l'enfer ; revêtu de puissance il est ressuscité le troisième jour, alleluia. » \*\*\* Il est donc toujours temps de parler de la Passion, car, hélas ! nous oublions très facilement le prix de notre salut et les souffrances atroces de l'homme de douleur. Écoutons donc ses dernières paroles. Nous voici arrivés à la cinquième : « Sitio, j'ai soif ! » Après cela, dit S. Jean, « *Jésus, sachant que désormais tout était consommé, afin que fussent accomplies les Écritures, dit : J'ai soif. Il y avait là un vase rempli de vinaigre. Fixant à un Javelot une éponge remplie de vinaigre, ils l'approchèrent de sa bouche... *» Le passage de l'Écriture auquel fait allusion S, Jean est un verset du psaume 68 : « *Pour ma nourriture ils m'ont donné le fiel* (hébreu : l'herbe amère) *et dans ma soif ils m'ont abreuvé de vinaigre*. » Il paraîtrait bien étonnant qu'il y eût du vinaigre au pied de la Croix ; mais on sait que la boisson des soldats romains était la *posca*, un mélange de vinaigre et d'eau. 195:124 Ces soldats étaient de garde depuis le matin ; il était alors trois heures de l'après-midi. Ils avaient sûrement emporté de quoi se soutenir, ce qui permit à un soldat pris de pitié de tendre à Jésus au bout d'une pique un peu de leur boisson dans une éponge. Car Notre-Seigneur souffrait cruellement. Il n'avait rien pris depuis la Sainte Cène, passé la nuit debout, il avait été giflé, conspué, couronné d'épines qu'on enfonçait sur sa tête à coups de bâton, bafoué, flagellé ; enfin, sous le ciel, il perdait son sang par quatre blessures. Tout fiévreux qui eut soif et sentit sa langue comme un morceau de rôti dans sa bouche, peut avoir quelque petite idée de la soif d'un supplicié. Mais Jésus était en même temps très conscient qu'il lui fallait par ses actes confirmer les prophéties, comme il venait de le faire quelques instants plus tôt en entonnant le psaume. « *Eli, eli lamma sabactani *». N'avait-il pas annoncé qu'il n'y aurait pas un *i* de l'Écriture qui ne s'accomplît ? N'était-il pas tout près de la fin, de cette violente séparation de l'âme et du corps, de la mort enfin, terreur de tous les hommes et que sa nature humaine allait expérimenter pour la première fois dans une expérience aussi nouvelle pour lui qu'elle l'est pour nous ? Nous savons tous que nous mour­rons certainement. Mais qui le croit avant de passer par là ? La vie est un tel mystère dans le monde physique, et fait pour durer contre le monde physique ! Or notre Sauveur était le Verbe éternel incarné. « *Il était au commencement avec Dieu, tout s'était fait par Lui et sans Lui rien n'a été fait de ce qui existe. *» Jésus en passant par l'expérience de la vie et de la mort nous ache­tait de pouvoir vivre avec lui de sa vie, et mourir avec lui pour trouver « *la place qu'il nous a préparée *». Mais était-ce la seule soif physique qui étreignait Jésus ? Nous sommes au plus haut point d'un acte d'amour et Jésus avait soif des âmes et soif de la paix de Dieu. Cela aussi est marqué dans les Écritures. 196:124 Le psaume 62 débute ainsi « Ô Dieu, ô mon Dieu, je veille dès le point du jour. » Quelle veille venait de faire Notre-Seigneur depuis le soir du Jeudi-Saint ! « Mon âme a soif de toi, ma chair languit après toi. » Quelle divine péné­tration de l'unité du composé humain ! L'âme de l'homme est faite pour tel corps, et le développement, la vie de ce dernier est commandée par l'âme. La chair elle-même lan­guit après Dieu parce que la résurrection lui a été promise. « *Dans cette terre déserte, sans vie et sans eau, je me pré­sentais devant toi comme dans le sanctuaire afin de voir ta miséricorde et ta gloire. Parce que ta miséricorde est meil­leure que la vie, mes lèvres te loueront. *» Quelle maîtrise de sa pensée au milieu des tourments montrait Notre-Seigneur ! Il souffrait de la soif, tout lui annonçait la mort effrayante prochaine et voulue... Et il accomplissait sciemment les prophéties, soucieux de n'en oublier point, il rappelait aux hommes l'éternel besoin qu'ils ont de Dieu, la vraie fin de leur appel à l'existence, et la sainte espérance qu'il avait offerte à tous les hommes depuis Adam, celle d'un salut venant de Dieu même, par Dieu lui-même pour nous unir à Dieu. Et c'est dans cette espérance même qu'il avait inspiré aux fils de Coré ce cantique : « *Comme le cerf soupire après les sources d'eau, ainsi mon âme soupire après toi, mon Dieu.* *Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant ; quand irai-je et paraîtrai-je devant la face de Dieu ! *»  \*\*\* 197:124 Mais quel mystère encore ! L'Ame de Jésus n'était-elle pas unie au Verbe éternel d'union indissoluble à travers la Mort même du corps ? Et le Verbe éternel uni dans la Très Sainte Trinité aux deux autres Personnes ? L'âme de Jésus ne jouissait-elle pas de la vision béatifique au moment même où chargé d'une cruelle mission transitoire il sauvait l'hu­manité, lui donnant le moyen d'être unie à Dieu, et souf­frait mort et passion pour accomplir cette œuvre surna­turelle ? Et cette œuvre était extérieure à la vie propre de la Sainte Trinité ; les trois Personnes agissaient donc en com­mun dans les actes de Jésus, lorsqu'il criait « *Mon Père, mon Père, pourquoi m'avez-vous abandonné *» En ce mo­ment même le Père engendrait le Fils, et le Saint-Esprit, comme une flamme d'amour, procédait du Père et du Fils. Par un acte d'amour commun à toute la Trinité Sainte, Jésus était chargé de tous les péchés comme s'il les avait commis lui-même. Le Verbe incarné abandonnait son huma­nité à la justice divine. Au jardin des Olives, pour l'édifi­cation des apôtres, il avait publiquement consenti à ce qu'il connaissait depuis toujours : « *Non pas ce que je veux, mais ce que toi, tu veux. *» Il adoptait pour nous en justifier tous les péchés commis depuis celui d'Adam, et ceux que nous commettrons encore nous-même, hélas, avant le juge­ment. Car les hommes ont eu mille occasions de constater qu'il leur est impossible de sortir du péché par eux-mêmes. Il y faut une grâce de Dieu méritée par le Verbe Incarné se substituant aux hommes pécheurs. Tel est le mystère insondable à la nature humaine. La Personne du Christ, notre frère par l'humanité, notre Sau­veur par l'union en Lui de la vie divine et de la vie humaine, est d'une étrange grandeur. Elle donne envie de répéter la prière de S. Denys l'Aréopagite : « *Ô Trinité qui es par-dessus et plus que l'être, par-dessus et plus que la Divinité, qui êtes la surintendante et la directrice de la divine sapience des chrétiens... *» 198:124 Et la mission de Jésus issue de l'amour divin pour com­muniquer aux hommes la vie divine sur cette terre et dans l'éternité, accomplie une fois pour toutes au temps préparé, se continue pourtant, de manière à ce que nous puissions tous assister à la Sainte Cène, avec les apôtres, et au sacri­fice de la Croix avec Marie, Jean, et les larrons. Hélas, il existe toujours des scribes et des docteurs de la loi pour insulter Jésus et mépriser la doctrine dont il a dit : « *Le monde passera, mais mes paroles ne passeront pas. *» Ils essaient d'éviter le miracle sauveur qui est tel que Dieu ne pouvait faire plus, mais tel que Dieu pouvait le faire. En son obscurité il ne saurait être pénétré par la raison humaine dont nous connaissons la limite et les faiblesses, mais l'in­telligence qui n'est pas la raison et la dépasse reste confon­due par les prévenances d'un amour dominateur qui nous donne tous les moyens d'accéder librement à la vie divine elle-même. Puisse la grâce de Dieu nous donner soif du Dieu vivant et désirer de paraître devant Sa face comme le cerf soupire après l'eau des fontaines. (*A suivre.*) D. Minimus. 199:124 ## NOTES CRITIQUES ### Les actions "irresponsables" de Rome Le catéchisme français a été rejeté par le Saint-Siège en 1957. Dix ans plus tard, on a rétabli le catéchisme rejeté, en y aggravant ce que le Saint-Siège en avait réprouvé. Il y a donc une nette rupture avec Rome en matière de doctrine de la foi. Non une rupture de hasard ou de distraction, mais une rupture longuement préparée, maintenue, renforcée. Si nous le disions seulement de notre propre autorité, quel­ques malveillants hésiteraient peut-être à nous croire, -- malgré les preuves que nous en avons données. Mais c'est l' « abbé René Laurentin » qui l'assure, dans *Le Figaro* du 18 avril (page 10), en un raccourci historique très suggestif et très dense, qu'il faut méditer ligne à ligne (c'est nous qui soulignons) : « En France, les deux pionniers de ce renouveau des perspectives (catéchétiques) furent deux sulpiciens : M. Coudreau, fondateur de l'Institut catéchétique de l'Institut catholique de Paris (1950) et M. Colomb, qui donna son essor au Centre national (...). Les deux pionniers n'échappèrent pas à l'incompré­hension, *à la persécution*. Qu'ils aient invité à dépasser le langage tout fait pour restructurer l'enseignement selon les capacités des enseignés, ce fut matière à procès. *Malgré le soutien d'abord très encourageant de l'épiscopat français,* les deux hommes furent liquidés en 1957 par *une de ces actions irresponsables que Rome multipliait alors à l'abri des secrets du Saint-Office*. 200:124 On remplaça M. Colomb par l'abbé Honoré (aujourd'hui recteur de l'Uni­versité d'Angers) et M. Coudreau par l'abbé Brien. Ce furent les deux hommes d'une transition méritoire et dif­ficile. *Ils continuèrent la ligne commencée, discrètement mais efficacement. *» Selon l' « abbé René Laurentin », on a donc refusé de se soumettre réellement au Saint-Siège en ce qui concerne le caté­chisme. Après que Pie XII eut rejeté le nouveau catéchisme français, l'Église de France *n'en continua pas moins dans la ligne commencée :* elle continua *discrètement,* bien sûr, c'est-à-dire en dissimulant sa rupture et sa révolte, mais elle continua *efficacement *: on peut mesurer cette efficacité aux résultats présents. L'intervention de Pie XII est bafouée avec un mépris affiché : elle est qualifiée « *une de ces actions irresponsables que Rome multipliait alors à l'abri des secrets du Saint-Office *». N'allons pas croire que ce soit là une thèse extrême ou exces­sive. Ce que l' « abbé René Laurentin » exprime ainsi, c'est la thèse de la religion nouvelle SOUS SA FORME LA PLUS MODÉRÉE. Il écrit dans *Le Figaro*, c'est-à-dire à l'intention de conserva­teurs libéraux, de bourgeois paisibles, et il sait bien qu'il lui faut régler son enseignement « selon les capacités des enseignés », ainsi qu'il le rappelle au même endroit. Il modère donc sa formulation de manière qu'elle soit *à l'usage* des bourgeois libéraux et des conservateurs paisibles. -- Que l'intervention du Saint-Siège contre le catéchisme français, en 1957, ait été *une action irresponsable de Rame*, c'est la thèse prudente, diplomatique, mesurée qui est destinée aux « catho­liques de droite » et au public « conservateur » auquel s'adresse *Le Figaro...* \*\*\* 201:124 On demandera : -- En quoi, pourquoi « *Rome *» peut-elle être dite « *irres­ponsable *» en matière d'enseignement de la doctrine chrétienne, et qui donc alors est « responsable » ? C'est en effet la question cardinale. Selon la religion nouvelle, le responsable de l'enseignement de la doctrine chrétienne est l'épiscopat. On ajoutera volontiers, si vous y tenez : l'épiscopat « en communion avec Rome ». Mais cela est vrai ? C'est l'orthodoxie même ? Oui, cela est vrai. Seulement on donne à ces formules une interprétation de fait qui est *l'inverse* de l'interprétation orthodoxe. Cela n'apparaît pas toujours : cela est même conçu de manière à n'apparaître point. Mais quand on aboutit à l'affirmation qu'une action de « *Rome *», en matière de caté­chisme et donc de foi, est une action « *irresponsable *», on dé­montre par le fait qu'il existe donc une interprétation clandes­tine susceptible d'aboutir à une conclusion aussi inattendue. Nous sommes toujours soumis à un « épiscopat en communion avec le Pape ». Mais au lieu que ce soient les évêques qui aient obligation d'être en communion avec le Pape, c'est maintenant au Pape que l'on entend imposer l'obligation d'être en communion avec les évêques. -- Cela n'apparaît point dans l'article de l' « abbé René Laurentin » ? Cela n'y apparaît point, en effet. C'est l'interprétation que nous en donnons. Qualifier d'*irresponsable* une action du Magistère romain en matière de foi suppose nécessairement que la responsabilité appartient aux évêques, le Pape n'étant en quelque sorte que leur président, et un président tenu de se conformer au sentiment de ceux qu'il préside. Quand le Pape se prononce contre le sentiment des évêques, on tient alors son action pour « irresponsable ». \*\*\* 202:124 Mais ne faut-il pas plutôt entendre que ces « actions irres­ponsables que Rome multipliait alors à l'abri des secrets du Saint-Office » voulaient désigner des initiatives de l'administra­tion vaticane, prises sans l'aveu de Pie XII ? -- Thèse insoutenable. C'est Pie XII lui-même qui s'est opposé aux prêtres-ouvriers, à la liturgie nouvelle, au teilhar­disme, à l'ouverture au monde, etc., etc., bref *à tout ce que l'on a remis en circulation depuis sa mort.* Il n'est pas difficile de savoir ce que pensait et ce que voulait Pie XII. Il s'en est expliqué par un enseignement quotidien, recueilli en 20 volumes qui ne laissent aucun doute sur sa doctrine et sur son, action. Ce que nous vivons aujourd'hui dans l'Église va résolument contre ce qu'il avait enjoint, ordonné ou exposé. Concernant le catéchisme, dès 1948 (1^er^ septembre), s'adressant à des caté­chistes, Pie XII avait eu ce mot décisif : « Ils étaient nombreux à Jérusalem, il y a près de deux mille ans, ceux qui voulaient que les enseignements de Dieu soient for­mulés en des termes conformes à leur « esprit moderne » et à la philosophie commode de ce dernier. » On peut citer 20 volumes de textes tous semblables. Pie XII, pensant cela, disant cela, était évidemment opposé aux initia­tives soi-disant apostoliques dont le catéchisme de 1957 était un exemple parmi d'autres. Dire que les actes par lesquels Pie XII s'opposa au néo-modernisme, français étaient des « *actions irresponsables *», cela ne peut pas vouloir insinuer que de telles actions étaient entreprises par l'administration vati­cane à l'insu du Pape ou contrairement à son avis : plus de cinq mille pages de Pie XII attestent qu'il était en désaccord fondamental avec les folles initiatives en question. Donc, dire que c'étaient des « actions irresponsables » de Rome, cela insinue que le Saint-Siège n'avait pas *le droit* d'agir contrai­rement au sentiment de l'épiscopat local. 203:124 Il y avait déjà, sous Pie XII, deux religions à l'intérieur de l'Église. L'une était celle du Pape. L'autre s'exprimait notamment dans le catéchisme « progressif » de 1957. \*\*\* Cette opposition entre Rome et plusieurs épiscopats locaux est, à sa racine, une opposition en matière de foi -- bien que les protagonistes de cette opposition n'en aient pas toujours une conscience claire. Selon la pensée catholique de toujours, des épiscopats entiers peuvent défaillir, c'est Rome qui les restaure et les confirme dans la foi. La nouvelle religion pense au contraire que, de Grégoire XVI et de Pie IX à Pie XII, le Saint-Siège a été défaillant, et qu'il doit se redresser en recherchant la communion avec l'épisco­pat. Une telle prétention a toujours plus ou moins existé dans l'Église. Depuis la mort de Pie XII, elle s'affirme avec arro­gance, sans être décisivement contredite. *J. M.* ### Sur la tombe de Psichari A Rossignol, au cimetière de l'entrée de la forêt, j'ai prié sur la tombe de Psichari... 204:124 Tous les récits que j'ai pu lire de sa dernière bataille ([^92]) évoquent un officier souriant, commandant le tir pendant douze heures, avec une sérénité inaltérable, alors même qu'il ne doute plus de l'anéantissement des troupes jusqu'au dernier homme, à l'exception de quelques-uns qui seront faits prisonniers ou que l'on aura transportés au poste de secours. Le jeune officier est tout à fait sûr de ne connaître jamais la victoire ; il voit tout le long de cette longue journée d'été que les deux régiments, à une cadence inexorable, sont fauchés par la mort. Cependant il continue de faire face avec le sourire. Je pense qu'il est visité par l'ange des batailles. Je pense que la Vierge Marie, dont il porte le Rosaire enroulé au poignet, lui obtient la joie très douce de ceux qui acceptent d'être sacrifiés sans attendre aucun succès dans l'immédiat. Les troupes sacrifiées, privées de renforts, manquant de vivres, abandonnées par leurs chefs après avoir été jetées dans un combat sans issue, les troupes sacrifiées sont des troupes ra­dieuses lorsqu'elles sont animées de l'espérance surnaturelle des saints martyrs : *Te martyrum candidatus laudat exercitus Domi­ne*. Leur espérance est celle des pauvres entre les pauvres : ceux qui ne recevront aucun encouragement, ne verront venir vers eux aucun secours, n'apercevront jamais à l'extrême horizon les premières heures d'une victoire irrésistible. Dans la simplicité de leur cœur ils ont reçu la lumière ineffable de Dieu ; ils la gardent avec humilité, avec tendresse ; cela leur suffit ; Dieu ne leur fera pas défaut. Ils savent, d'une expérience plus forte que la mort, plus profonde que le pire désarroi, que Dieu est inépuisable en force et en miséricorde, en sagesse, en douceur et en justice et qu'il nous a tout donné en son Fils né de la Vierge. Dès qu'ils ont pris conscience de leur fragilité sans borne, de leur impureté, de la trahison du monde, ils se sont tournés vers le Seigneur ; ils ont cru jusqu'au fond de l'âme en la vérité de ses paroles : *Je suis avec vous jusqu'à la fin... Je suis vainqueur du monde *; à chaque battement du cœur ils reviennent à la vérité, à la stabilité de Dieu et ne veulent pas entendre parler d'autre chose. Comment pourraient-ils ne pas goûter la joie ? Ils sont entrés dans la joie de Dieu par la porte de leur néant. 205:124 Que tel ou tel de leurs compagnons d'armes rugissent comme un furieux, qu'il soit au bord du blasphème et du désespoir, ils le comprennent trop bien. Eux-mêmes -- ils n'ont aucun doute sur cela -- si la grâce ne les eût saisis à l'heure effrayante de l'effondrement intérieur, ils auraient été happés inexorablement par un vertige sans fin. Et ce ne sont pas les développements irréels des grands docteurs de la cité désarmée et pacifique qui leur auraient apporté un atome de réconfort et d'espoir dans la noire mêlée, alors que tout les trahissait, à commencer par leurs propres forces et par les ordres de leurs chefs. Des docteurs pleins de chimères peuvent tracer à leur guise les plans d'un nouveau monde, qui serait délivré de la souffrance et de la guerre, de la persécution et du martyre. Le monde où nous sommes, le seul où nous ayons à vivre et à mourir, n'en demeure pas moins ce qu'il fut toujours : un champ clos et une vallée de larmes. Cela depuis le premier père, depuis le premier péché et sa transmission inexorable. La venue, la présence du Christ, réelle et permanente, ne l'a pas transformé en congrès de professeurs. C'est assez beau que la venue, la présence du Christ réelle et permanente, ait *donné le pouvoir, à ceux qui croient en son nom, de devenir enfants de Dieu*. Jésus n'a pas dispensé ses fidèles de la lutte et de la résistance, ni de connaître bien souvent le sort des troupes sacrifiées sans attendre aucun succès dans l'immédiat. Mais il a mis dans le cœur le pouvoir de bondir vers lui et de se reposer en lui, au sein même des luttes les plus meurtrières et des défaites inéluctables. Le combat chrétien, la paix dans la lutte, la joie dans le dénuement alors que tout est brisé et emporté : images trop guerrières, nous disent certains, et qui ne s'appliquent, en toute hypothèse, qu'à des époques révolues ou des personnages rétro­grades. Mais qu'attendez-vous, leur dirons-nous à notre tour, pour vous apercevoir que, dans l'Église militante, le combat est toujours la part de tous, sans exception. 206:124 *Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups... Je suis venu apporter le glaive... Dans le monde vous aurez des persécutions... Sachez que le monde vous hait.* Depuis quand ces paroles du Maître ne seraient-elles pas valables pour chaque fidèle : pour la sœur cloîtrée comme pour l'apôtre, pour le moine dans son couvent comme pour le curé dans sa paroisse, pour le chrétien en pleine force chargé du temporel comme pour le vieillard sur son lit d'agonie. Disons seulement que les formations de combat et les méthodes ne sont pas les mêmes pour les apôtres, par exemple, et pour les moniales. Il serait ridicule, il serait funeste de les croire interchangeables. L'est ainsi que l'apôtre est chargé de tellement regarder le Seigneur qu'il soit capable « annoncer sa parole inflexiblement, en livrant de la sorte sa vie pour le troupeau, alors que la moniale est uniquement chargée de regarder le Seigneur sans être occupée à la sainte prédication, en laissant le Seigneur mettre sur ses épaules le fardeau qui lui plaît, pour l'intention connue de lui ; c'est de cette manière-là que la moniale livre sa vie pour le troupeau. Mais enfin elle livre sa vie. Nul n'en est dispensé. Les corps de troupe sont différents et différente leur manœuvre, mais ce sont toujours des troupes au combat et la consigne est identique pour chacun « ne pas livrer la place que le Roy m'a confiée. » Ermite ou frère prêcheur, mère de famille on vierge consacrée à Dieu au milieu du monde, chacun d'eux a reçu la garde d'une place, chacun d'eux a pour premier devoir de mourir à son poste plutôt que de livrer la place que lui a confiée le Roi des Rois. L'Église de la terre sera toujours militante parce qu'elle sera toujours le Royaume de Dieu dans un monde de péché. Le combat chrétien ne cessera pas avant que nous soyons entrés dans le Paradis. Mais, au sein même, de la lutte, lorsque nous faisons l'expérience que tout manque et que, dans l'immédiat, la défaite est assurée, il nous est possible non seulement de ne pas rugir de fureur et de désespoir, mais de goûter la joie que Dieu donne et la douceur de sa consolation, si du moins nous recevons avec foi l'illumination de sa parole dans la simplicité de notre cœur. R.-Th. Calmel, o. p. 207:124 ### Lettre sur l'arbitraire dans la liturgie La lettre ci-après est parvenue à Louis Salleron après ses deux articles : « Subversion de la liturgie » (numéro 117 de novembre 1967) et « Le contexte des mutations liturgiques » (numéro 120 de février 1968). Dans sa simplicité, cette lettre est si représentative d'un état de fait qui se retrouve aujourd'hui dans d'innombrables paroisses, que plus d'un lecteur se demandera si ce n'est pas lui-même qui l'a écrite. ...C'est avec un vif intérêt que j'ai lu vos deux articles sur la liturgie parus dans *Itinéraires *: subversion et mutations de la liturgie. Quoi­que je ne sois qu'une très modeste personne, voulez-vous me permettre de vous dire ce que j'ai pu constater, c'est-à-dire le parti pris, dès le début, de supprimer purement et simplement le latin. Ce que j'ai pu constater à l'inauguration de la « nouvelle liturgie » dans notre région, c'est une stupeur et une consternation générale de tous les milieux, au point qu'ayant eu l'occasion de rencontrer un prêtre d'une certaine notoriété, quelques mois après, je lui ai demandé de me dire si c'étaient les fidèles ou les prêtres qui étaient dégoûtés du latin. Il m'a répondu textuellement : « Pas de doute que ce sont les curés, les fidèles n'ont jamais rien demandé, ce sont les curés qui ont fait campa­gne pour l'abandon du latin pour la raison bien simple qu'ils ne le savent plus. » Vous citez, parmi les raisons qui font préférer le latin au français à nombre de fidèles, la formidable pression qu'on a exercée sur eux par tous les moyens. Pour illustrer cela je puis vous dire que dans ma paroisse, notre curé a fait à ses paroissiens, au cours d'un prône, une obligation grave de conscience de répondre et chanter en français à la messe, s'abstenir de le faire c'était pécher gravement contre le concile (en dehors de cette faute, on ne nous dit jamais qu'il peut y en avoir d'autres). 208:124 A moi personnellement, notre curé a fait la même obligation, me traitant d'hérétique, de séparée de l'Église, etc., parce que je lui ai répondu ne pas reconnaître cette obligation parce que le Concile autori­sait mais ne commandait pas. Un de nos vicaires m'a écrit ensuite qu'il avait vraiment mal au cœur d'être obligé de me donner la communion parce que j'étais en état de faute grave parce que je ne chantais pas et je ne répondais pas à la messe. La première fois je me suis adressée à mon confesseur qui m'a répondu : « Si vous chantez vous ferez très bien. Si vous ne chantez pas vous ne faites aucun mal. » La deuxième fois j'ai écrit à mon évêque qui m'a répondu qu'on ne pouvait certainement pas m'imputer cela comme péché. De plus on ne cesse de nous répéter que ceux qui n'apprécient pas la nouvelle liturgie sont des sclérosés, des retardataires. Actuellement c'est certain qu'un certain nombre d'âmes s'est laissé mettre en condition, parmi les membres d'Action catholique surtout. Je ne parle pas de notre pauvre jeunesse qui ne peut être autre que ce qu'elle est puisqu'on ne lui donne plus aucune formation, puisqu'on ne lui apprend plus rien. Un exemple parmi tant d'autres : une petite fille disant en sortant de la messe de sa première communion : « Mais, maman, qu'est-ce que c'est donc cette communion, c'est pas bon ce qu'on nous a donné. » Depuis quelques mois notre curé ne nous dit tout de même plus en face des innovations qu'on « doit » les faire pour obéir au Concile, il se contente de dire qu'il use des permissions accordées. La semaine dernière, il m'a quand même raconté une chose que j'ai trouvée un peu forte : dès que l'autorisation de dire le canon en français lui avait été donnée, il en avait usé avec la même joie qu'il se précipitait sur la place, lorsqu'il était enfant, pour faire une partie de ballon lorsque sa mère lui en donnait la permission. Il assimile dont la messe à une partie de ballon ? Il la dit donc pour son plaisir personnel (admettons encore que cela plaise à un nombre important de ses paroissiens) ; que deviennent la gloire de Dieu, la plus grande utilité pour l'Église, le vrai bien des âmes ? 209:124 Résultat pratique de tant de pressions, d'efforts exercés chez nous : un \[certain\] nombre d'âmes certainement s'est laissé endoctriner parmi l'Action catholique ; pas très important je crois en dehors de la jeunesse. L'année dernière lorsqu'il s'est agi de « rajeunir » notre église, les fidèles se sont défendus avec la dernière énergie, on en a parlé jusque dans les diocèses voisins. Ils n'admettent pas nombre d'innovations litur­giques, reprochent à leur curé de ne plus enseigner les vérités de la foi. S'ils avaient lutté pour le latin comme ils ont lutté pour les trans­formations de notre église, le latin n'aurait pas été balayé entièrement. Là ils ne comprennent pas la valeur des raisons en faveur du latin. Ils n'aiment pas la nouvelle liturgie et se contentent de rester amorphes. En dépit des pressions, combien est minime le résultat acquis. Malgré tous les efforts nombre de paroissiens s'obstinent à rester au fond de l'église. Dans une réunion générale d'Action catholique ils ont carrément refusé le service d'accueil que le curé leur proposait pour les faire placer. Très minime est le nombre des bouches qui s'ouvrent pour répondre, ou pour chanter. A l'heure qu'il est maintes fois « l'homme du micro » en est réduit à faire un véritable solo. Sans cette psychose d'obéissance qu'on a créée au début, il me semble que la résistance aurait été bien plus efficace. Je puis vous dire encore que me déplaçant beaucoup j'ai assisté depuis le Concile à un très grand nombre de messes en des lieux très différents. Je connais bien peu d'églises où on puisse parler de chant du peuple, tellement clairsemé. Est-ce donc un résultat si merveilleux pour la nouvelle liturgie, étant donné la force des moyens dont elle dispose pour s'imposer ? ### Notules **Même « La Croix » s'y perd.** -- Dans « La Croix » du 11 avril, pa­ge 8, on pouvait lire la fausse nou­velle que voici : « Paul VI a reçu Mgr Ferrand, archevêque de Tours et PRÉSIDENT DE LA COMMISSION ÉPISCOPALE DE L'ENSEIGNEMENT RELIGIEUX, à quelques jours du Congrès qui doit réunir 10.000 catéchistes à Paris ». 210:124 C'est une fausse nouvelle en ce que Mgr Ferrand n'est plus le président de la Commission épiscopale de l'enseignement religieux. Il avait accédé à ce poste en 1958, il y est resté jusqu'en 1967. Il a présidé à la fabrication du nouveau catéchis­me. En avril 1968, il y avait déjà plus de cinq mois que Mgr Gand lui avait succédé à cette présiden­ce. Même « La Croix » se perd dans l'édifice compliqué des hiérarchies de surcroît. Il n'y a plus guère que la revue « Itinéraires » pour s'y reconnaître exactement... \*\*\* **Le texte de la constitution sur la liturgie : « servetur » et non « ser­vabitur ».** -- Dans son numéro 19 de mars-avril, l'excellent Bulletin de l'Association « Una Voce » de France (44 boulevard Péreire, Pa­ris XVIIII), fait remarquer que la traduction habituellement reçue est incorrecte : « L'usage de la langue latine, sauf droit particulier, sera conser­vé dans les rites latins » (article 36). Cette traduction serait correcte si la Constitution liturgique disait « servabitur ». Mais elle dit « SERVETUR ». Au lieu d'un indi­catif futur, qui pourrait rester ou­vert à des accommodements, il y un subjonctif impératif dont la raison d'être est de les exclure. Non pas une prévision plus ou moins souple, mais *un ordre*. La langue latine *doit être conservée.* ([^93]) Cette précision est à la fois capitale et vaine. Car de toutes façons, tout se passe, on le sait, comme si l'article 36 de la Consti­tution conciliaire sur la liturgie avait décrété que la langue latine ne doit pas être conservée. ### Bibliographie #### Georges Bordonove Molière génial et familier (Robert Laffont) L'histoire de Molière est en proie à des accès chroniques de fiè­vre mélodramatique : Corneille auteur présumé des comédies de Mo­lière, le mystère du mariage de Molière, Molière faussement décédé et réellement embastillé, Molière incestueux, Molière masque de fer... 211:124 On a envie parfois d'inventer, dans le style de Ponson du Terrail, deux ou trois « révélations » sup­plémentaires pour renouveler le stock, et, après avoir alléché l'opi­nion, de publier une réfutation qui en étalerait l'absurdité ; mais cette deuxième phase de l'opération ris­querait d'échouer, tant il est difficile de convaincre les âmes en mal de romantisme noir ! Je gage que Bordonove a pensé aux fictions dernièrement ressurgies quand il écrivit son livre et en choisit le titre. Une étude attentive et sé­rieuse de la vie de Molière ménage autant de pittoresque et de Pa­thétique que les forgeries trop faciles, et l'intérêt en est plus dura­ble et plus prenant. Et parce que le destin de Molière et ses pièces tentent également nos songes et nos interprétations renouvelées, il faut périodiquement, refaire le point : l'ouvrage de Georges, Bor­donove nous satisfait car il sait allier la rigueur et la séduction lit­téraire. On peut toutefois se demander si les oppositions, parfois violentes et même fanatiques suscitées par certaines pièces, surtout par « Tar­tuffe » ne méritaient pas une explication plus approfondie que la réaction rageuse d'un conformisme hypocrite. Dans ce monde du XVII^e^ siècle, encore très paysan même à Paris, le clergé ne pouvait manquer d'avoir, attitude parfois rude du curé de Compagne ; sa rigueur l'in­clinait à voir dans un libéralisme intellectuel et moral, la tentation mal déguisée des débouchés et des violences dont la France sortait à peine : le climat du temps de la Fronde, saugrenu, miséreux, san­glant et crasseux. On s'était don­né tant de mal pour en émerger difficilement ! Saint Vincent de Paul lui-même n'avait-il pas été au nombre des fondateurs de la « Société du Saint-Sacrement » ? L'autorité chancelante du pouvoir officiel n'avait-il pas trouvé dans cette coalition de bonnes volontés l'appui d'un pouvoir supplétif, et l'amélioration sensible d'une partie de la population ? Le persiflage exercé aux dépens d'une morale rudimentaire mais indispensable dut leur apparaître comme un retour des dangers avec au bout du comp­te, non point quelque atticisme souriant, modéré et nuancé, mais les duels, les tavernes et les en­fants abandonnés. Ils ne jugeaient point un auteur longuement pesé et commenté par des générations de maîtres et élèves, mais un acteur à succès qui jouait souvent dans un style clownesque. Aujourd'hui, nom dégageons mieux l'image d'un Molière fils de son temps. Le mot de « familier » est important. La famille demeure en fait chez Molière une structure essentielle. Quand elle nous fait, rire, c'est parce que sa constitution est menacée. Dans « L'avare », ce n'est pas la famille qui a tort, c'est Harpagon, le père destructeur, au­toritaire à contre-temps et fabri­cant de désert moral. 212:124 Les théories sentimentales des précieuses, qui préfiguraient le romantisme des droits sacrés de la Passion, étaient en certains cas plus dangereuses que la revendication moliéresque pour une certaine émancipation de la jeune fille : et Rousseau, gavé de « L'Astrée » en ses jeunes ans, n'aima jamais Molière. Il n'y a point non plus de démocratie rous­seauiste chez Molière ; quand les valets ont raison, c'est en vertu d'un bon sens paysan originel, et non de la lutte, des classes. Si le Bour­geois Gentilhomme est ridicule, c'est qu'il ignore que les dignités sociales exigent service et durée. Que dire de « Tartuffe » ? Le per­sonnage est éternel, et tout militant chrétien l'a vu ou le verra rôder autour de quelque association, li­gue ou parti. Molière protégé par le Roi, c'est le comique intégré à une tradition créatrice, mon sans difficulté, mais selon un processus nécessaire. La sanction royale dépasse les chocs intérieurs des familles et les aspects immédiats d'une société. Il fallait faire surgir dans un domaine clair et réglé de l'esprit les équivoques, les contestations et les acrimonies éternelles qui ne gagnent rien à rester dans l'ombre. Le « farceur » usurpait-il pour autant la place du prédicateur ? Il y a des procédés que le prédicateur ne peut employer pour éclairer les points de contact entre les Principes et la vie humai­ne fluente et inconséquente. L'en­treprise ne va pas sans l'usage d'un burlesque parfois cynique. A la lec­ture de « Molière génial et fami­lier » on est moins tenté de repro­cher à Molière de n'avoir pas ba­layé d'abord devant sa propre por­te. Et l'audace parfois, effrontée du clown est elle-même réclamée par une société hypocrite qui ré­clame secrètement la censure, mais exige en même temps que l'acteur s'écarte d'elle, qu'il en soit violem­ment différent. Elle le met à part, comme le bourreau : le « farceur » exécute en elle ce qui doit être supprimé, mais le public ne l'écoute qu'à condition de pouvoir en ap­parence ne point le prendre au sé­rieux. Dans la mesure où un Mo­lière renonce au rôle unique de fabricant de rire pour assumer la tâche austère et ambiguë de cri­tique des mœurs, même s'il choque souvent, même s'il n'est pas suf­fisant, il demeure pour nous indis­pensable. J.-B. Morvan. #### Hervé Bazin Le matrimoine (Éd. du Seuil) Les voyages en chemin de fer m'ayant parfois suggéré des songeries intéressantes, je ne classerai pas les ouvrages d'Hervé Bazin dans la littérature-à-lire-dans-les-trains. 213:124 L'exclamation du lecteur satisfait « Ça, au moins, ça se lit ! » ne me paraît pas constituer un argument suffisant et je ne vois nulle raison pour choisir en­tre la prose de M. Claude Simon (par exemple) qui ne se lit point, et celle de M. Hervé Bazin, qui est d'autant plus dépourvue de mystère qu'on y entend les échos des papotages de deux ans de ma­gazines. M. Hervé Bazin cherche le vent de l'histoire et s'arrange pour que le roman arrive sur l'ac­tualité comme la pomme soufflée sur le rôti. « Le Matrimoine » est le roman pour le temps de la pi­lule, et je m'en féliciterais au be­soin s'il contribuait à éclaircir les problèmes. Mais la stratégie litté­raire de l'auteur nous situe le do­cument. La France de l'après-guer­re s'est repeuplée, et les enfants sont arrivés ou fur et à mesure que les idées tutélaires et direc­trices s'en allaient ; les existences se multipliaient tondis que les rai­sons d'être perdaient de leur vi­gueur et de leur conviction. On pourrait, grâce à Hervé Bazin et peut-être sans qu'il l'ait voulu, se poser d'étranges questions sur le bonheur relatif des peuples heureux. Le personnage central du « Ma­trimoine » tient registre des griefs, et note les progrès de l'envahis­sement de la maison par les enfants, de l'épouse par la maternité ; mais on se demande ce qu'il sou­haiterait sauver de l'invasion. Rien n'échappe à sa verve critique, ni les amis, ni la profession, ni même sa liaison extra-conjugale. A tout cela il ne croit guère, et je ne vois pas que sa femme et sa paren­té soient beaucoup plus riches de structures morales et de convic­tions. Si les enfants font figure d'envahisseurs ou de tyrans dans la France contemporaine, c'est peut-être en vertu d'une applica­tion au monde psychologique de la loi des vases communicants. Le mérite relatif du « Matrimoine » réside d'abord dans les trouvailles comiques (souvent faciles) de l'ex­pression, et plus encore dans cette sténographie des clichés de la con­versation qui charmait l'humeur satirique de Flaubert ; il n'y a pas que la puériculture ou l'intimité conjugale qui soient encombrés d'une thématique préfabriquée, ti­rée des fameux « moyens de com­munication sociale ». Pour l'avocat Abel Bretoudeau, c'est le cli­mat qui entoure les drames inté­rieurs de la quarantaine ; d'autres romanciers, naguère évoqués ici, en ont mieux et plus fortement parlé. Les audaces réchauffées d'Hervé Bazin n'approfondissent rien, et ce n'est pas la demi-page de conclusion lénifiante et péni­blement attendrie qui sauvera le reste. Encore cette fiche de conso­lation est-elle assez révélatrice du genre de l'ouvrage. Certains écri­vains satiriques sont des éveil­leurs ; chez d'autres, le burlesque à jet continu est essentiellement endormeur dans le domaine moral : une hypnose hilarante, la chroni­que goguenarde d'un monde avachi. 214:124 Il reste le problème de la vé­rité : si Bretaudeau avait été vrai­ment l'avocat provincial, et non le porte-voix d'Hervé Bazin, eût-il ainsi écrit, ou simplement eût-il ainsi pensé ? Considération évidemment sans portée pour quantité de lecteurs sensibles à la photogra­phie élémentaire du détail et qui ne manqueront pas de s'exclamer. « Comme c'est bien vu ! Comme c'est topé ! » *J.-B. M.* 215:124 \[Avis pratiques : Les lettres sur la foi du Père Emmanuel, « Le nouveau catéchisme », la « collection Itinéraires »...\] ============== fin du numéro 124. [^1]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 123. de mai 1968, pages 202 à 200. -- Mgr Ferrand, qui présidait la Commission épiscopale responsable du « Fonds obligatoire », reconnaît qu'il n'y a pas eu de « décision » qui soit « légitime » par elle-même, puisqu'il écrit : « Seule peut légitimer une telle décision et permettre de l'envisa­ger avec optimisme, la collaboration confiante des évêques et des prêtres... » (Revue *Catéchèse*, numéro 29, page 392). -- La soi-disant « décision » a donc, besoin d'être « légitimée ». Et « seule » peut la légitimer « la collaboration confiante »... Nous sommes donc manifestement en plein arbitraire. [^2]:  -- (1). Denzinger, éd. de 1960, n° 1818, id. de 1955, n° 3043. [^3]:  -- (2). Qui n'a été ni expliqué ni rétracté par son auteur, même après plus de six mois de réflexion, [^4]:  -- (1). Notamment dans le numéro 29 de la revue *Catéchèse*. [^5]:  -- (1). Voir notre volume : *La religion de Saint-Avold ou l'hérésie du XX^e^ siècle*. [^6]:  -- (1). Voir *La religion de Saint-Avold*, chap. II (et chap. III). [^7]:  -- (2). Ibid. [^8]:  -- (3). « Supplément à la religion de Saint-Avold », par Marcel De Corte, dans *Itinéraires*, numéro 123 de mai 1968. [^9]:  -- (1). Voir *La religion de Saint-Avold*, chap. IV : « La proposition pré-requise ». [^10]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 123 de mai 1698, pages 21 à 26. [^11]:  -- (1). Cette pagination est celle du volume des lettres de Van Gogh à son frère. (Grasset). [^12]:  -- (1). A titre d'exemple, Cf. Maurice HEINE, préface au *Dialogue entre un prêtre et un moribond *: «* *Non seulement l'anarchie de Sade est incommensurable avec les grandeurs astronomiques, mais la conception de l'homme qui est la sienne ferait éclater les voûtes de tous les temples... » Maurice Heine et Gilbert Lély sont les princi­paux exégètes de Sade. Le second a dirigé l'édition en quinze volu­mes des *Œuvres* complètes, aux Éditions du Cercle du Livre précieux, 1962-1964. La *Vie du marquis de Sade* qui constitue une vé­ritable somme hagiographique est due à G. Lély. Elle forme les tomes I et II de l'édition des *Œuvres complètes.* Quant au livre de Pierre Klossowski, inutile de dire qu'il ne nous satisfait nullement. [^13]:  -- (2). En avril-mai 1764. [^14]:  -- (3). Portrait reproduit pour la première fois sur la couverture du livre de Jean-Jacques Brochier, *Sade*. Classiques du XX^e^ siècle, Éditions Universitaires, Paris, 1966. [^15]:  -- (4). Lettre à Madame de Montreuil, 2 septembre 1783. [^16]:  -- (5). Lettre à un abbé entre le 8 et le 13 février 1777. [^17]:  -- (6). Lettre du 22 mai 1790. [^18]:  -- (7). C'est le château fortifié et isolé des *120 journées de Sodome*. [^19]:  -- (8). Lettre de fin février 1777. [^20]:  -- (9). Lettre du 13.mars 1777. [^21]:  -- (10). Lettre du début novembre 1783. [^22]:  -- (11). L'un des tortionnaires des *120 journées*. [^23]:  -- (12). Lettre à Mme de Sade, 1782. [^24]:  -- (13). Lettre à Mme de Sade, 30 avril 1781. [^25]:  -- (14). Lettre à la même du 20 février 1781. [^26]:  -- (15). « Il faudra chercher mon corps pour être transporté au bois de ma terre de la Malmaison... où je veux qu'il soit placé sans aucune espèce de cérémonie dans le premier taillis fourré, qui se trouve à droite... La fosse une fois recouverte, il sera semé dessus des glands, afin que, par la suite, le terrain de ladite fosse se trou­vant regarni, et le taillis se retrouvant fourré comme il l'était au­paravant, les traces de ma tombe disparaissent de dessus la surface de la terre, comme je me flatte que ma mémoire s'effacera de l'es­prit des hommes... » [^27]:  -- (16). *Aline et Valcour*, roman par lettres.., [^28]:  -- (17). *La Marquise de Gange*, 1813. [^29]:  -- (18). *Aline et Valcour*. Lettre 35. \[manque l'appel de note\] [^30]:  -- (19). *La Vérité*, poème composé à la Bastille aux environs de 1787. [^31]:  -- (20). Personnage du roman *Aline et Valcour*. [^32]:  -- (21). *Aline et Valcour*. Lettre 38. [^33]:  -- (22). En faveur des « femmes damnées. » *Augustine de Villeblan­che* fait partie du recueil *Contes et nouvelles* ou *Contes et Fabliaux du XVIII^e^ siècle par un troubadour provençal*, 1787-1788. [^34]:  -- (23). *Florville et Courval ou le Fatalisme*. *Les Crimes de l'amour*. [^35]:  -- (24). Cf. *Le Cocu de lui-même* dans *Contes et Fabliaux du XVIII^e^ siècle*. [^36]:  -- (25). *La Châtelaine de Longeville*, dans *Contes et Fabliaux*. [^37]:  -- (26). Personnage principal du drame du même nom. [^38]:  -- (27). Cf. Eugénie de Franval dans *Crimes de l'amour*. [^39]:  -- (28). C'est-à-dire l'empire des gens de robe. Cf. encore cette pro­fession de foi aristocratique : « J'appelle Peuple, dit un seigneur, cette classe vile et méprisable qui ne peut vivre qu'à force de peines et de sueurs ; tout ce qui reste doit se liguer contre cette classe abjecte... » Pourtant, il y a une promotion de la classe populaire à l'aristocratie, quand elle l'a méritée à force de crimes. Dans les *120* journées de Sodome, la Dubois devient baronne. Cf. chez Marcel Proust, La Verdurin, autre maquerelle qui devient princesse de Guermantes. [^40]:  -- (29). Cf. *Le Président mystifié* dans *Contes et Fabliaux*. [^41]:  -- (30). *Aline et Valcour*. Lettre 23. [^42]:  -- (31). Adresse d'un citoyen de Paris au roi des Français, 1791. [^43]:  -- (32). Discours prononcé à la fête décernée par la Section des piques aux mânes de Marat et de Le Pelletier, 1793. Rappelons qu'il y a trois rédactions de *Justine :* d'abord une nouvelle, *les Infortunes de la vertu*, écrite en 1787 à la Bastille ; ensuite *Justine ou les Malheurs de la Vertu*, roman publié en 1791, enfin *la Nouvelle Jus­tine ou les Malheurs de la vertu, suivie de l'Histoire de Juliette, sa sœur*, 1797. [^44]:  -- (33). Aussi bien Sade antidate en 1789 la composition de ce roman. [^45]:  -- (34). *Aline et Valcour*. Lettre 35. [^46]:  -- (35). *Faxelange* dans *Crimes de l'amour*. [^47]:  -- (36). *La Philosophie dans le boudoir*, 1795. [^48]:  -- (37). *Les 120 journées de Sodome*. [^49]:  -- (38). *Notes littéraires*. [^50]:  -- (39). Antoine Adam dans la préface du tome XIV des *Œuvres complètes*. [^51]:  -- (40). *120 journées de Sodome*. [^52]:  -- (41). *Dialogue entre un prêtre et un moribond,* écrit au donjon de Vincennes en 1782. [^53]:  -- (42). *120 journées de Sodome, Histoire de Juliette*, etc. [^54]:  -- (43). Lettre à l'abbé Amblet, avril ? 1784. [^55]:  -- (44). *Aline et Valcour* renferme un second roman consacré aux aventures de Léonor et de Sainville. [^56]:  -- (45). *Aline et Valcour*, préface. [^57]:  -- (46). *Les 120 journées de Sodome* se terminent en effet sur un simple sommaire. [^58]:  -- (47). Dans son écrit théorique : *Idée sur les romans*, 1801. [^59]:  -- (1). *Histoire du Parlement de Normandie*. Édouard Frère, Rouen, 1842. [^60]:  -- (1). *Louis XIV*. Fayard. [^61]:  -- (2). Les seigneurs de Pavilly. *Revue catholique de Normandie*, 1930. [^62]:  -- (3). On se marie très jeune à l'époque : Anne d'Autriche, Mme de Verue, Marie d'Arquien... [^63]:  -- (1). Sans doute ceux d'Anne de Laval et de son mari Louis de Silly, en souvenir duquel elle a construit Acquigny. [^64]:  -- (1). *Bulletin de la société des antiquaires de France*, 1874. [^65]:  -- (1). Il est curieux que Scaliger ait senti entre arpent et jugère la même confusion et par conséquent la même différence de nature qui se marque en grec entre *schène* et *stade*. Le stade, désignant la dis­tance qu'un homme peut franchir à. la course sans reprendre haleine, est, comme le jugère et pour la même raison, une mesure à peu près fixe, qui n'a varié qu'entre 150 et 200 mètres. Le schène (*jonc, corde*, et de là *cordeau de géomètre*), désignant une mesure itinéraire d'ori­gine égyptienne et perse, varie de 30 stades chez Strabon à 60 chez Hérodote, c'est-à-dire de 6 à 12 kilomètres. C'est donc, comme l'ar­pent une mesure conventionnelle, sans rapport à la nature des choses. Même différence, notée par Scaliger, entre la *perche* romaine, li­mitée par la croissance du jonc ; et la *corde* gauloise, extensible à volonté. Tout indique que l'unité île mesure est voulue constante par les Romains, qui la règlent sur des réalités naturelles (la *perche*, le *jugère*), et indéterminée chez les Gaulois, qui en laissent l'apprécia­tion aux coutumes locales et particulières. Rien ne permet donc de conjecturer une relation entre l'arpent gaulois et la charrue, encore moins entre l'*arepennis* et l'imaginaire *arepo*. Le rapprochement de *schène*, mesure de longueur, et *arpent*, me­sure de surface, n'est nullement gratuit les deux mesures ont en commun leur caractère conventionnel. La distinction n'est d'ailleurs pas nette entre mesures de surface et de longueur. En de nombreux textes, *schoînos* doit se traduire par *arpent*. Grégoire de Tours CV, 28) dit qu'un stade contient 5 arpents (*unus stadius habet agripennes quinque*). Cet *agripennis* nous ramène encore à l'idée de *champ*, nul­lement à celle de *charrue*. L'historien des Francs est pourtant bon connaisseur des choses gauloises. [^66]:  -- (1). M. Carcopino constate avec raison « le bilinguisme qui affecta la création du carré ». D'après lui, le texte « s'en est établi en un latin émaillé de réminiscences grecques, un latin où survit le sou­venir du *tau* et transparaît l'ineffable grandeur de l'alpha et de l'oméga, symboliques. Et de cette contexture hétérogène les inventeurs du « carré » appartenaient à une génération qui, sans avoir oublié le grec, langue maternelle de l'Église, avait commencé non seulement de parler et d'écrire le latin, mais encore de prier en latin. » M. Carcopino vent qu'une telle génération se soit produite seulement en Gaule lyonnaise au II^e^ siècle. A plus forte raison s'était-elle produite à Pompéi, où l'immigration grecque était continuelle. [^67]:  -- (1). Procédé courant chez les exégètes juifs et dans les targums, traductions paraphrasées de la Bible hébraïque en araméen. Dans *Liturgie juive et Nouveau Testament* (Rome, Institut biblique ponti­fical, 1965), R. Le Déaut, parlant de « la liberté que garde le traduc­teur vis-à-vis de l'original hébreu qu'il commente ». en donne préci­sément cet exemple : le traducteur « possède certaines techniques traditionnelles d'exégèse qui lui permettent de dépasser le sens obvie pour découvrir des significations nouvelles, auxquelles un exégète moderne ne saurait atteindre. L'une des plus communes consiste à munir le texte consonantique de plusieurs vocalisations successives, de façon à en épuiser toute la signification ». Rien n'empêchait l'au­teur du « carré » de pratiquer le même exercice sur les mots grecs ou latins qui s'y prêtaient. [^68]:  -- (1). Le non-redoublement du *r* après *a* privatif est une licence poétique dont n'a pas à rougir un auteur d'anagrammes. On trouve dans l'Iliade *arektos* pour *arrektos* (*inaccompli*). Dans l'Anthologie Palatine, arôstos pour arrôstos (sans force). Chez saint Grégoire de Naziance, *areustos* pour *arreustos* (*qui ne s'écoule pas*) et *arabdos* pour *arrabdos*, (*sans bâton, imbécile*). Voir ces exemples, et d'autres, avec leurs références, dans le dictionnaire grec de Bailly. [^69]:  -- (1). Le siège de l'I.N.S.E.F. (ancienne Université Féminine -- Fon­dation Mgr Calvet) est provisoirement fixé 22, rue N.D. des Champs, Paris -- dans une célèbre maison d'éducation parisienne, qui a bien voulu accepter de nous recueillir. [^70]:  -- (1). « Car du côté des reins était tourné leur visage, et, il leur fal­lait marcher à rebours, parce que la faculté de voir en avant leur avait été ôtée. De telle sorte que les pleurs des yeux coulaient le long du dos... Amphiarus a fait de ses épaules sa poitrine : parce qu'il voulut voir trop loin devant lui, Il regarde en arrière et fait son chemin à reculons... » (Enfer, XX.) [^71]:  -- (*1*). *La perspective catéchétique du fonds obligatoire*, par Étienne DIEBOLD, in « Catéchèse » n° 29, p. 467. [^72]:  -- (1). *La pédagogie du catéchisme dans le Fonds Obligatoire*, par Roger Macé, *op. cit.* p. 469. [^73]:  -- (2). *Id*. [^74]:  -- (1). *La perspective catéchétique* etc. par Et. DIEBOLD, *op. cit.*, p. 464. [^75]:  -- (1). Dans son étude sur « l'originalité d'une adaptation », M. Léon Gannay dit qu'on n'a pas voulu « retenir une différenciation selon les milieux sociologiques » (*op. cit.*, p. 504). En fait, c'est tout de même à quoi l'on a abouti. [^76]:  -- (1). *Les grandes orientations du mouvement catéchétique français*, *op. cit.*, p. 425. [^77]:  -- (1). *Id.*, p. 429. [^78]:  -- (2). *Id.*, p. 420. [^79]:  -- (1). Henri HOLSTEIN : « *Le contenu doctrinal du cycle du cours moyen *», *op. cit.*, p. 446. [^80]:  -- (2). Jean HONORÉ : « *L'histoire du Nouveau Catéchisme de 1946 à 1966 *», *op. cit.*, p. 417. -- Relevons les beaux intertitres de cet arti­cle : « Le temps des Impatiences », « La révolution culturelle », « La longue marche » etc. [^81]:  -- (3). Joseph COLOMB : « *Les grandes orientations* etc., », *op. cit.*, p. 425. [^82]:  -- (1). Roger MACÉ « *La pédagogie du catéchisme *» etc. *op. cit.* p. 476. [^83]:  -- (1). *L'Épiscopat français et le Catéchisme national*, par S.E. Mgr FERRAND, archevêque de Tours, Président de la Commission épisco­pale de l'Enseignement religieux, *op. cit.*, p. 895. [^84]:  -- (1). *Fonds obligatoire*, p. 14. [^85]:  -- (1). *L'originalité d'une adaptation*, *op. cit.*, p. 501. [^86]:  -- (1). On peut compléter ces réflexions en lisant dans la IIIa Pars les questions 43-44 sur les miracles du Christ et 53-59 sur la résurrection et l'ascension. -- Voir aussi dans notre livre *Sur nos routes d'exil : les Béatitudes* (Nouvelles édit. latines, Paris) au chapitre *sur le Dieu caché*, la section sur les miracles. [^87]:  -- (1). Ô Dieu qui manifestez votre toute puissance surtout en pardonnant et en faisant miséricorde... X^e^ dim. ap. Pentecôte. [^88]:  -- (1). Pascal, *Pensées*, n° 793. [^89]:  -- (1). Avant Marie il n'est pas de femme qui lui soit semblable et après non plus. [^90]:  -- (1). Voir « Théologie de l'Histoire », *Itinéraires* sept.-oct. 66, chapitre V, citations de St Pie X et de Pie XII. [^91]: **\*** -- En fait, le *roi* de la parabole. \[2005\] [^92]:  -- (1). Voir, par exemple, Raïssa Maritain : *Les grandes amitiés*, chap. V (Desclée de Brouwer) ; Mademoiselle Goichon : *Ernest Psi­chari*, nouvelle édition (1933), Paris, Librairie-édition Louis Conard, 6, place de la Madeleine ; Henriette Psichari : *Ernest Psichari mon frère*, Paris, Plon, 1933. [^93]: **\*** \[cf. *Itin*. n° 117, p. 87, note 1 : non pas *conservé* mais *observé*. -- note de 2002\]