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### Après la Révolution de mai 1968
#### I
Nous avons vu la Révolution. Non plus à distance d'histoire, dans les livres, ou à l'autre bout du monde. Nous avons vu son visage face à face et senti son haleine. Pour ceux qui avaient étudié ses méthodes et sa machinerie dialectique, ou qui l'avaient déjà vécue il y a un quart de siècle, elle est apparue comme une chose monotone, mortellement ennuyeuse, mécanique, sans imprévu, attendue. Elle est toujours semblable à elle-même. Et elle est décrite d'avance. La comédie feinte de l'anarchie spontanée, l'interruption universelle des activités normales, tout le monde hors de chez soi et hors de soi, fût-ce à domicile par l'ubiquité radiophonique ou télévisée, chacun rendu sociologiquement disponible à n'importe quoi, l'établissement en tous lieux (les soviets partout) d'assemblées, de comités, de commissions,
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la mobilisation dans l'engrenage d'une intense activité verbale de discussions et de motions où chaque individu est emporté hors de son être, hors de ses liens sociaux naturels et hors de ses structures mentales, le lavage de cerveau ainsi institué d'abord sans violence physique, mais non sans contrainte psycho-sociologique, c'est le premier stade, et l'on était en train de passer au second, indissociable, la constitution à tous les niveaux de pouvoirs révolutionnaires désignés par eux-mêmes, anonymes et tyranniques (c'est l'autre fonction, connexe, des soviets partout). Nous avons vécu ce que l'on peut lire dans Cochin et dans Gaxotte, dans Anton Ciliga et dans David J. Dallin, dans tous ceux qui ont parlé sérieusement de la Révolution de 1789 ou de la Révolution de 1917. Nous en avons vécu la phase initiale. Nous entrions dans l'irréversibilité et dans l'insurmontable de la Révolution. Et puis, tout s'est arrêté le 30 mai, jour de la fête de sainte Jeanne d'Arc, en quatre minutes. D'un coup, le flot a commencé à décroître.
Ce que nous avons vécu, aurons-nous la légèreté de l'oublier ?
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Je m'émerveille de l'infranchissable plafond intellectuel qui empêche Raymond Aronde grandir fût-ce d'un centimètre. Je viens de l'entendre à Radio-Luxembourg, en cette vigile de la Pentecôte, samedi 1^er^ juin. Aussi longtemps qu'il ne se passe rien, Raymond Aron est le meilleur analyste que je connaisse. Mais il est patafiolé des pieds à la tête dès qu'il se passe quelque chose.
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Il ne peut ni concevoir ni imaginer qu'il se passe quelque chose ayant une dimension d'histoire, et même après coup il n'arrive pas à réaliser que quelque chose se soit passé. L'événement historique est hors de son univers mental : avant, il le proclame impossible ; après, il n'aperçoit qu'une inintelligible folie, qu'il déclare avoir été imprévisible. Il est le meilleur expert social des époques dormantes. Mais il croit les sociétés engagées dans un sommeil éternel. Avant le 13 mai 1958, il niait qu'il soit possible à la France de sortir du régime parlementaire où s'enlisait la IV^e^ République. Cette fois, il expliquait sur l'antenne que personne n'avait pu prévoir, à chacune des étapes constituées par Nanterre, la Sorbonne, la grève générale, l'insurrection politique contre l'État, quelle serait l'étape suivante. Comme quoi l'auteur de L'*opium des intellectuels* était un auteur en chambre ; logicien et non visionnaire ; or il faut les deux. Pour lui, la Révolution de mai 1968, pourtant si monotonement, si conformistement révolutionnaire, fut un processus démentiel, sans logique interne, et donc imprévisible. Pourtant nos amis le savent : la prévision était facile, elle n'était même pas prévision. Quand on aperçoit qu'un processus connu vient de se déclencher, dire ce qu'il comporte par nature, ce n'est plus prévoir. Mais voir. Ceux de nos amis qui avaient à interroger Jean Ousset ou moi-même au cours des journées de mai, et qui avaient par situation ou par fonction un titre réel à recevoir une réponse explicite, savent que c'était possible puisque cela fut. Nous leur avons dès le début invariablement donné l'avis suivant : -- *C'est une révolution.*
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Nous ajoutions : -- *Nul ne sait si elle avortera, il existe quantité de révolutions qui ont avorté.* Nous précisions : -- *Qu'elle avorte ou non demain, aujourd'hui elle est bien une révolution, et cette révolution, c'est la Révolution.* Donner un tel avis n'était aucunement un tour de force. Nos lecteurs studieux ont tous prononcé le même diagnostic. Il était à la portée de tous ceux qui ont retiré quelque chose, au moins un rudiment, de l'enseignement que Jean Ousset poursuit depuis plus de vingt ans et la revue *Itinéraires* depuis plus de douze ans. L'heure qui sonnait était celle pour laquelle nous avions travaillé : pour éviter qu'elle sonne au cadran de notre histoire, ou sinon, pour être prêts à la vivre.
Les doutes secondaires se résolvaient en autant de confirmations : mais la C.G.T., disait-on, veut maintenir l'ordre, et n'étend la grève que pour mieux la canaliser, et le Parti communiste ne désire pas une révolution en ce moment. -- *Mais leurs manœuvres contribuent en fait à étendre le mouvement. Dans la Révolution, tous les acteurs servent la Révolution, le voulant ou sans le vouloir, et surtout sans le savoir : les vrais révolutionnaires et les faux, les modérés et les enragés, ceux qui y entrent pour la freiner comme ceux qui y entrent pour l'accélérer.* Le processus révolutionnaire n'est jamais si dangereux, si efficace, qu'au moment où ceux qui y participent ne savent pas ce qu'ils font, ni où ils vont, ni ce qu'ils veulent : comme ce fut le cas en 1789. Il y faut et il y suffit un certain processus sociologique se développant à l'intérieur d'un certain état mental et moral de la société. Voir Augustin Cochin, qui est le grand maître en la matière.
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Le génie révolutionnaire de Lénine, faisant en somme à peu près exactement la révolution qu'il avait voulue, est une exception, et qui n'est pas nécessaire : la Révolution de 1789 n'a pas eu son Lénine, mais une collection de médiocres et verbeux fantoches du niveau des Mendès, des Mitterrand et des Georges Séguy, des Sauvageot et des Geismar. Elle est pourtant allée jusqu'à son terme, le terme de la Révolution étant la destruction finale, par elle-même, de ses propres acteurs.
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A l'intention de ceux qui ont vécu les journées de mai 1968 en sachant ce qu'ils vivaient je voudrais proposer quelques réflexions d'actualité. Naturellement, elles seront inintelligibles, ou apparaîtront loufoques, à ceux qui dormaient pendant ce temps-là.
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#### II
Lorsque le 30 mai, en quatre minutes, imprévisibles celles-là, parce qu'elles étaient personnelles, et marquaient l'irruption souveraine d'une liberté à l'encontre d'un processus mécanique, lorsque la tendance a été inversée et la Révolution renversée, nous avons pu nous dire d'abord que nous ne l'avions pas mérité. Nous avions mérité plutôt que la Révolution continue. Et nous avons pu nous dire secondement que la Révolution reprendra demain ou après-demain sa marche en avant si la société française demeure ce qu'elle est, démembrée, vulnérable, criminelle.
-- Vous faites allusion, pour le 30 mai, au discours ?
-- Procédons par ordre. Nous traiterons tous ces points, mais surtout ceux qui concernent l'état révolutionnaire où se trouve la société française.
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Quant au discours du 30 mai, nos lecteurs auront peut-être remarqué que certain nom que vous savez ne figure jamais sous ma plume depuis des années. Ce n'est sans doute pas sans motif. Depuis les *Pages de journal* publiées ici en février 1961 : le motif y figure tout au long, on l'y retrouvera si on le désire. Il figurait même, mais là par anticipation, aux pages 131 à 133 de mon livre intitulé *Brasillach,* paru en décembre 1958. Cela dit, personne d'autre, le 30 mai 1968, n'était à la fois capable et en situation de renverser, en quatre minutes ou même en quatre jours, le processus engagé de la Révolution.
-- Mais il en était le premier responsable : dix ans de régime, dix ans de pouvoir, pour en arriver, là...
-- Les deux sont vrais ensemble : les dix ans et les quatre minutes. A ne retenir que l'une des deux faces de cette situation ambiguë, on ne saisit qu'une moitié de la réalité. Croyant la saisir tout entière, on se fourvoie en cela. On incline alors à une action qui, fût-ce sans le vouloir, fût-ce noblement, est partisane et non plus réglée sur le bien commun.
-- Le coup d'arrêt du 30 mai, c'est reculer pour mieux sauter.
-- Non : c'est la Révolution qui a *reculé,* et c'est la nation française (ce qu'il en reste) qui était menacée de *sauter.* La menace demeure, ou reviendra. La France est en état de désintégration intellectuelle, morale, sociale et religieuse : ce qui appelle en permanence le réenclenchement du processus révolutionnaire. La Révolution peut à tout instant recommencer. Qu'elle ait *reculé* cette fois fait que nous n'avons pas encore sauté.
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Un sursis ou un répit nous est accordé. Plus ou moins long. Pendant lequel il faut travailler. Mais sérieusement. Avec méthode. Et non pas dans l'activisme bourdonnant, l'agitation politicienne ni le romantisme de l'aventure. Travailler. A la réforme des esprits. Au remembrement social. A la restauration du catéchisme : croyez-vous donc qu'une nation chrétienne en train d'apostasier maintenant jusque dans un catéchisme d'ignorance imposé aux petits enfants ne mérite pas de ce fait la plus terrible des révolutions ? Tout compte de ce qui est dans l'ordre de l'être : social et religieux, mental et moral. Que chacun travaille à sa place, dans le domaine de son devoir d'état, selon ses capacités.
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Il n'y a pas de sociétés sans remparts même intérieurs. Mais le rempart n'est qu'une condition matérielle de l'ordre vrai. Il ne peut protéger qu'une réalité vivante. De même qu'il fallait bien sûr « défendre » la liberté d'enseignement : mais cette défense ne défend plus rien s'il n'y a pas des écoles, des parents, des maîtres faisant un droit usage de cette liberté. Il fallait le soldat pour défendre l'Empire : mais le soldat, même héroïque, ne suffit plus à rien quand la volonté, quand la réalité d'une colonisation vraie, humaine, chrétienne s'est trop estompée, fût-ce seulement dans la métropole. Nous l'avons vécu.
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Tout ce que nous avons perdu depuis un demi-siècle exactement, 1918-1968, nous l'avons perdu d'abord dans les cœurs, dans les consciences, dans la réalité spirituelle de la vie intérieure, avant de le perdre sur le terrain. Défendre maintenant sur le sol national, contre le socialisme totalitaire, notre droit aux libertés naturelles est une bataille perdue d'avance, et la Révolution l'emportera immanquablement tôt ou tard, si nous n'apprenons pas à être ce que nous sommes, et à faire vivre nos libertés d'abord en les vivant.
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Le risque politique immédiat est que le gouvernement, voulant se montrer réformateur, fasse des réformes socialistes : des réformes ayant éventuellement une portée, électorale, syndicale, démagogique à court terme, mais qui iraient dans le sens de la Révolution. Il est vrai que le gouvernement a besoin, ou croit avoir besoin, de réformes rapidement visibles. Les vraies réformes, saines et réussies, sont lentes. Elles demandent en outre un personnel dirigeant et un personnel d'exécution qui actuellement, semble-t-il, n'est pas prêt, ou n'est pas en situation. Les meilleures réformes sociales seront d'ailleurs vaines si elles ne s'accompagnent pas d'une réforme intellectuelle et morale des classes dirigeantes, étant entendu que c'est la classe intellectuelle qui a besoin d'être le plus profondément réformée : et d'abord cette sous-section de la classe intellectuelle qui est la classe politicienne, celle des partis, des syndicats et des clubs, des journaux et des radios,
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à supposer que cette sous-section purement parasitaire ne puisse vraiment pas pour le moment être appelée à d'autres occupations.
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Cet ordre qui a été sauvé le 30 mai, cet ordre n'est pas l'ordre. Nous le savons : Nous allons redire en quoi il ne l'est pas. *Une révolution qui est la Révolution se dresse contre un ordre qui n'est pas l'ordre.* Mais il n'est pas vrai, il serait d'ailleurs impossible, que cet ordre ne soit pas du tout l'ordre. Il subsiste toujours, tant que l'on demeure en deçà du chaos absolu, de véritables éléments d'ordre public, insuffisants, mal agencés, qui permettent pourtant la vie quotidienne. Ce sont ces éléments réels, d'ordre public que la Révolution attaquait en mai 1968 pour réduire l'ensemble de la population à l'hébétude, à la peur, au désespoir : la sécurité physique des personnes, leur liberté de mouvement, leur tranquillité, les communications sociales, les échanges, les approvisionnements et jusqu'à la possibilité d'exprimer une opinion individuelle sans être contraint de baisser la tête devant l'opinion collective des soviets anonymes installés partout. Cet ordre réel manque de justice et de consistance : il faut le guérir, non l'assassiner.
Car on ne traite pas la matière sociale comme on traite la matière verbale. Si le brouillon d'un article est trop mauvais, on efface tout et on recommence : ce que l'on ne peut jamais faire avec une société, même si son ordre est très mauvais, même quand son ordre est trop mauvais.
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La Révolution prétend tout effacer, et recommencer. Effacer la société et recommencer la société. Effacer l'homme et recommencer l'homme. C'est une illusion avant d'être un crime. Il faut toujours, partout, dans tous les cas se battre contre la Révolution. Ne posséderait-on qu'un morceau de pain et une fragile espérance, elle les effacerait aussi, à jamais.
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Dix ans après le 13 mai 1958, la France était donc en situation révolutionnaire, et elle l'est encore. Pourquoi ?
Incapable d'analyser ou d'imaginer une société établie sur ses fondements naturels, et puissant inventeur d'absurdités, Karl Marx doit au contraire être attentivement pris en considération quand il expose la démarche et le processus de la Révolution. Si j'étais un familier des grands de ce monde, je proposerais à leur méditation cet extrait du chapitre septième de son livre : *Le 18 Brumaire et Louis Bonaparte,* que voici en traduction libre :
« *La Révolution va jusqu'au fond des choses. Elle mène son affaire avec méthode. Elle avait d'abord perfectionné le pouvoir parlementaire, pour qu'il fût possible de le renverser.*
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*Ce but atteint, elle perfectionne alors le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l'isole, l'oppose à elle-même, dirige désormais contre lui tous les reproches, en fait l'unique obstacle devant elle pour pouvoir concentrer sur lui toutes ses forces de destruction. *»
Du 13 mai 1958 était sortie une certaine restauration de l'État : un renforcement du pouvoir exécutif. Cela ne suffit pas, de soi, à contrarier la Révolution. Cela peut même la servir, si l'État est seul debout.
Les manifestants de l'immense sursaut national qui a déferlé dans Paris, le soir du 30 mai disaient en substance : -- *L'État n'est pas seul.* Mais ils démontraient cela même qu'ils niaient, ils le démontraient *dans le sens* qui importe ici.
L'État est seul en face de la Révolution. Et contre la Révolution, une foule de citoyens inorganisés s'est portée, avec pleine raison, au secours d'un État qui pourtant n'en demeure pas moins seul.
Que ces citoyens s'organisent partout et tout de suite ? Ils le feront en comités d'action civique qui seront forcément de type révolutionnaire ; sans consistance locale et professionnelle, sans autre consistance que celle d'un parti, et un « parti » peut bien être communiste, fasciste, démocrate : tout PARTI, par sa structure, et quel que soit son programme, donne une éducation et des mœurs substantiellement révolutionnaires à ceux qui y militent.
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Je ne dis pas qu'en la circonstance, et dans le désert social français, les citoyens ont tort de manifester en masse leur volonté de barrer la route à la Révolution. Je dis que cela ne suffirait point à tirer réellement et durablement l'État de la solitude sociale où il s'est lui-même installé.
Face à la Révolution, l'État est un obstacle indispensable mais à la longue insuffisant. La Révolution le sait. Elle a le temps ; et elle ne demande pas mieux. Un État sans corps sociaux n'a plus que des préfets, des C.R.S. -- et un appoint éventuel de C.R.S. volontaires et supplétifs. Qu'il en ait autant qu'il lui en faut. Il lui faut aussi autre chose, sans quoi il est battu d'avance non à la première bataille, mais à l'une des suivantes.
Il lui faut une forêt sociale de libres associations de familles et de communes, d'écoles libres, d'universités autonomes, de professions corporativement organisées, toutes les sortes de corps intermédiaires *non politiques,* ayant de réels pouvoirs économiques et sociaux. Non point une « décentralisation » qui se limite à une simple redistribution centrifuge des compétences administratives entre le ministère de l'Intérieur et les préfectures. Mais la recomposition d'un *tissu social.* C'est tout le problème. A la fois : celui d'un ordre humain et juste, et celui d'une société spontanément imperméable à la Révolution.
La Révolution procède et progresse en défaisant les *liens sociaux naturels.* La Contre-Révolution consiste à les tisser inlassablement.
Alors, au travail ?
Au travail !
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#### III
Pendant quelques jours, ah ! s'ils pouvaient n'être pas oubliés mais être compris, pendant quelques jours les moins avertis ont constaté par eux-mêmes la fonction essentiellement subversive de cette « information » moderne, imposée comme un droit et acclamée comme un progrès par tous les partisans conscients ou inconscients de la Révolution. Non pas l'information tendancieuse, trompeuse, perfide, qui ne manque pas non plus : mais l'information en elle-même, et surtout audiovisuelle, qui est par nature un lavage de cerveau et tend à transformer ses auditeurs-spectateurs en autant d'ahuris sans critique et sans défense.
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Ceux qui voudraient approfondir l'impression fugitive, mais intense et vraie, qu'ils ont eue en un éclair, n'ont qu'à se précipiter sur les Actes du Congrès de Lausanne 1965 : *L'information.* Tout a été dit. Il y a trois ans déjà. Vous avez eu en mai la vérification. C'est pourquoi je serai très rapide sur ce chapitre.
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Entre mille exemples de mai 1968, je ne retiendrai que le plus anodin. Les exemples anodins sont les plus clairs, l'émotion, la passion et l'interprétation n'interfèrent pas dans leur examen, le mécanisme y apparaît dans la clarté de son schéma essentiel. Je le tire de la presse écrite, et point n'importe laquelle, *Le Monde* du 25 mai, 1^e^ édition, page 4, un titre sur deux colonnes :
« *Incidents à Lyon, Bordeaux, Caen. *»
Tel est donc le titre, au milieu d'autres titres, à sa place dans l'orchestration, renforçant le ton général et contribuant à amplifier le mouvement.
Mais voici le texte :
1° POUR LYON, je cite littéralement : « *Il n'y a pas eu d'incidents *»*.*
2° POUR BORDEAUX : tout s'est passé ce jour-là « *sans le moindre heurt *»*.*
3° POUR CAEN : «* Il n'y a pas eu d'incidents *».
Sur quoi vous direz sans doute :
-- *Les salauds ! Les voilà pris la main dans le sac. Ils l'ont fait exprès.*
Qu'on les juge ainsi, ils ne l'auront pas volé. Tant pis pour eux.
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Mais ce n'est, à mon avis, même pas cela.
Je ferai en effet deux remarques.
Premièrement, *Le Monde* a l'honnêteté de ne pas transformer le texte des dépêches publiées sous ce titre. Un autre journal, et point seulement *L'Humanité,* aurait volontiers inventé et ajouté des « incidents » dans le texte lui-même.
Secondement, le choix du titre est un réflexe automatique. Ayant trois dépêches d'agence, ou trois communications de ses correspondants, à grouper sous un même titre, le rédacteur responsable n'a même pas lu leur texte en détail, ce texte qui racontait que trois manifestations s'étaient déroulées « sans incident ». Il a titré : « *Incidents *»*,* sans autrement y penser, parce qu'il connaît son métier, c'était le titre intéressant, le titre qui « parle », le titre qui attire l'œil. Voilà tout. Un autre à sa place aurait fait comme lui, sans arrière-pensée. C'est cela le journalisme, et c'est cela l'information.
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Réduisons le schéma à son squelette.
Un journal qui paraîtrait avec la manchette : «* Aujourd'hui, rien de nouveau *», personne ne l'achèterait, personne ne le lirait. Le lecteur au numéro saurait tout ce qui est à savoir en lisant seulement le titre affiché au kiosque. L'abonné jetterait son journal aussitôt ouvert. Pour attirer l'acheteur, pour retenir l'attention de l'abonné, un journal a besoin de titrer sur le thème :
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*Tout est changé,* ou : *Tout est nouveau.* Cette simple nécessité technique est la racine du caractère fondamentalement subversif de ce qu'on appelle « l'information ». Elle ne fonctionne avec quelque réalité psychologique et quelque efficacité commerciale qu'en fonctionnant dans le sens du changement, de la mutation permanente, du cinéma universel, de la Révolution. Ce qui est solide, ce qui est stable, ce qui demeure n'est pas matière à information.
Parce que le problème paraît insoluble, on préfère n'y point penser. Il est posé pourtant. En termes nets : aucune société soumise au régime de l'information moderne ne peut, à la longue, y survivre.
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Une émeute est une violence localisée. Tous les postes de radio vous la faisant « vivre en direct », c'est de l'information, et peut-être même de l'information objective. Mais c'est la violence de l'émeute instantanément étendue à toute la nation, et chez chacun à domicile. C'est la mise en marche sans limite du psychodrame révolutionnaire. Même si elle est sincère et vraie, une telle « information » est par nature subversive. Ceux qui ont défendu le « droit à l'information » ne l'avaient pas prévu. Ils ne savaient, d'ailleurs pas de quoi ils parlaient.
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Quoi qu'il en soit des intentions et des pensées de chaque personne individuelle, qui n'y peut mais, par structure technique la catégorie des informateurs politiques de presse et de radio-télévision est au bien commun politique exactement ce que la catégorie des « informateurs religieux » est à la foi chrétienne : l'agent manifestement le plus virulent de la désintégration, de la subversion, de la Révolution.
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Au XX^e^ siècle, on a eu plusieurs fois l'idée d'inventer un compte rendu « journalistique » de la Passion de Notre-Seigneur : qui à l'époque n'était pas possible parce qu'il n'y avait pas de journaux. Nous dit-on. Mais un tel compte rendu, c'est pour une autre raison, beaucoup plus fondamentale, qu'il est impossible de le faire au moment même : car au moment même, les apôtres et les disciples eux-mêmes ne savent pas, n'imaginent pas ce qui naîtra de la Croix.
La Passion de Notre-Seigneur n'est pas matière à information. Au mieux et par chance, elle peut faire, au moment même, une information en trois lignes « *Un obscur agitateur juif a été condamné à mort. L'exécution a donné lieu à de légers incidents sans conséquences. *»
L'information, c'est toujours au moment même. Il suffit de quelques jours, voire de quelques heures, il suffit du temps de la réflexion pour qu'elle devienne une information dépassée.
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Les techniques de l'information moderne réclament d'abord de celui qui les manie qu'il se place hors des conditions humaines de réflexion, de méditation, de confrontation permettant de saisir la portée d'un événement.
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On a beaucoup dit, et moi aussi j'ai dû le répéter machinalement, que saint Paul aujourd'hui se ferait journaliste. Mais quel journal donc publierait ses Épîtres, fût-ce comme « lettre de lecteur » ? Aucun. Et de toutes façons, les Épîtres de saint Paul ne sont pas matière à information.
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L'information moderne, par nature, ignore ce qui est important ; ou n'en retient que l'écorce, étrangère à la dimension intérieure et à la dimension historique. Elle est psychologiquement au niveau de l'activité sensorielle, mais envahissante au point de supprimer l'activité proprement intellectuelle. Elle est en permanence le contraire d'une éducation de l'esprit. Elle est une démentalisation. Elle est même, annonçait Péguy, « décréation » : le début de la décréation du monde.
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Informateurs de l'information moderne, vous prétendez faire de moi un homme informé de tout ce qu'il importe de savoir. Où, quand et comment m'avez-vous informé des connaissances nécessaires au salut éternel ? et des conditions de la survie des sociétés ? et de la loi (morale) naturelle ?
Votre information, c'est tout ce qui n'est pas l'essentiel. Ce que Pascal appelait : *le divertissement.*
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Il y a un ministère de l'Information. Mais il y avait aussi un ministère de l'Éducation nationale. La prochaine fois c'est l'information, comme cette fois l'Université, qui s'effondrera dans la révolution et le néant.
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#### IV
Avec une intelligence hors de pair, avec beaucoup de talent, de sang-froid et de conscience de ses responsabilités, oui, avec une parfaite et quasiment géniale adéquation à son rôle, M. Valéry Giscard d'Estaing a porté durant la crise à un point extrême d'exactitude ce rôle de manifestation, d'incarnation visible et tangible de la catégorie nombreuse que Bernanos a nommée : « les imbéciles ». La personne de M. Valéry m'est tout à fait indifférente, je ne lui veux aucun mal, je lui souhaite toutes les prospérités personnelles imaginables ; c'est l'exemplaire importance morale de son personnage que je veux souligner, car elle est infiniment instructive. A aucun moment, et encore au matin du 30 mai, date de sa « déclaration » la plus belle et la plus complète, M. Valéry n'a perçu que nous étions engagés dans une révolution qui était la Révolution.
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Il avait tout compris et tout dit en termes choisis. Tout sauf ce mince détail. Je n'ai aucun dessein de nuire à sa carrière politique, sur laquelle je n'ai d'ailleurs aucune prise et aucune influence. Je dis simplement qu'il est champion de France toutes catégories, ayant déclaré le 30 mai au matin :
« De cette crise peut encore sortir le bien ou le mal. *Le mal, c'est la dislocation politique, l'effondrement de l'économie, de la monnaie et de l'emploi.* Nous n'en sommes pas loin. Le bien, c'est la réalisation en commun d'une démocratie moderne, réformatrice et juste. »
Le 30 mai au matin, après une nuit paisible, un jus de fruit et sa gymnastique quotidienne, M. Valéry Giscard d'Estaing donnait son diagnostic : « dislocation politique, effondrement de l'économie, de la monnaie et de l'emploi ». Déjà des dizaines ou des centaines de milliers de Français subissaient personnellement l'arbitraire révolutionnaire, chassés de leur emploi par décret « syndical », interdits de séjour par le soviet local, déjà le lavage de cerveau et la tyrannie fonctionnaient, sous la contrainte psycho-sociologique, dans des milliers de lieux professionnels, déjà la réalité du système totalitaire installait ses mécanismes, M. Valéry Giscard d'Estaing n'en a rien su et n'en sait toujours rien. Il ignore depuis toujours ce qu'est la Révolution et il ne l'aperçoit même pas quand elle passe sous ses yeux. Il est le prototype du personnage qui ne savait rien mais qui en outre est incapable d'apprendre, les trente jours écoulés du mois de mai 1968 à la date de sa déclaration ne lui ayant rien appris.
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Il tourne à vide comme une machine qui aurait été construite avec les pièces les plus rares et les plus précises mais avec l'intention qu'elle ne puisse jamais servir à rien. Le péril selon lui, le 30 mai au matin, c'était « dislocation politique, effondrement de l'économie, de la monnaie et de l'emploi ». Très juste : au niveau d'un copiste en écritures de bureau des douanes ; à supposer du moins que ce copiste n'ait aucune culture intellectuelle, historique ou sociale ; et à supposer encore qu'il n'ait pas eu un petit soviet local installé dans son bureau, ou qu'il n'y ait rien compris. Mais comme le poste d'employé subalterne des douanes n'est point pour le moment celui qu'il occupe, je déclare que, placé où il l'est, M. Valéry Giscard d'Estaing est objectivement l'allié le plus efficace de la subversion. Il est pire qu'un député communiste : parce qu'un député communiste, ça ne fait en définitive qu'un député communiste, tandis que M. Valéry Giscard d'Estaing, dans un Parlement, vaut à lui seul beaucoup plus, pour la Révolution, que cent députés communistes. Dans une France où les dirigeants politiques et sociaux seraient tous des Valéry Giscard d'Estaing, il ne faudrait pas une semaine à un Parti communiste ayant seulement 500 militants pour s'emparer de la totalité du pouvoir.
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Je n'écris pas pour M. Valéry Giscard d'Estaing ni pour ceux qui sont dans son cas. Parce qu'il n'y a dans ce cas rien à faire, la disgrâce est sans remède. Je n'ai rien à dire, car ce serait au-dessus de mes forces, et probablement au-dessus des forces de qui que ce soit, je n'ai rien à dire à ceux qui, du 10 au 30 mai 1968, n'ont pas vu qu'il se passait quelque chose : quelque chose de *tout à fait autre* qu'une simple menace de « dislocation politique » et d' « effondrement économique ». Je sais qu'il y en a. Beaucoup. Spécialement dans les milieux patronaux. On ne peut rien faire pour eux, on le savait depuis longtemps, on ne peut que les sauver malgré eux et sans eux, par surcroît. Il faut certes que les imbéciles aussi puissent continuer à vivre. Mais comme il n'y a pas une minute à perdre, il y a moins que jamais une minute à perdre avec eux. Sinon pour leur donner un billet d'aller simple à destination du Club Méditerranée d'Agadir ou du Hilton d'Acapulco.
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Ceux qui n'avaient pas étudié la Révolution dans les livres ont eu en mai 1968 cette grâce et cette responsabilité de la vivre pendant vingt jours et puis d'en être délivrés. Elle va revenir : personne ne sait quand ni comment, mais elle reviendra, identique à elle-même, monotone, mécanique, la même, immense marée aveugle dont le flot n'épargne dans sa montée aucune anfractuosité. Car la Révolution ne s'apparente point aux solides, ni aux gaz, elle s'apparente aux liquides, et à l'océan :
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c'est un niveau qui monte, avec une apparence désordonnée d'écume et de vagues en tous sens, dans l'instant on ne sait pas toujours si elle avance ou recule, mais elle submerge progressivement le roc, la digue et le château de sable, du même mouvement uniforme et unique, masqué par la houle, les ondes et le détail des mille drames particuliers où s'ensevelissent et se nivellent les fétus, les galets et la trace des pas sur le rivage. Vous qui l'avez vécue peut-être pour la première fois au mois de mai 1968, vous portez maintenant devant Dieu et devant l'histoire la double responsabilité de tout faire, dès aujourd'hui, pour l'empêcher de revenir, et d'être prêts si elle revient.
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Laissez les morts enterrer les morts. Il n'est pas en notre pouvoir de ramener à la vie les cadavres intellectuels encore ambulants dans le cirque politique ou à tous les niveaux de la hiérarchie sociale. Le temps presse, il faut faire la chaîne entre tous ceux qui ont reconnu ou appris à connaître le visage de la Révolution. Hâtons-nous, mais hâtons-nous lentement. Il ne sert à rien de faire de grands pas si ce sont de grands pas dans l'absurde, comme dit saint Augustin : *magni passus, sed extra viam.* Quand on comprend CE QU'EST la Révolution, on comprend dans la même mesure ce qui est RÉELLEMENT contre-révolutionnaire. Cette Révolution manquée de mai 1968 avait une différence radicale, une seule il me semble, avec celle de 1789 et avec celle de 1917 :
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pour la première fois, ce fut une Révolution *comprise en tant que Révolution* au moment même où elle s'engageait. Pour la première fois, les contemporains et les victimes de la Révolution n'étaient pas tous radicalement ignorants du processus révolutionnaire au moment même où il se mettait en marche. C'est le seul facteur qui ait changé dans la genèse des révolutions modernes. Il y aura toujours un grand nombre de Valéry Giscard d'Estaing : mais il y a maintenant, à tous les niveaux, des citoyens plus ou moins avertis de la subversion. C'est sur ce facteur nouveau que l'on peut influer : en augmentant son poids, sa consistance, son étendue ; en perfectionnant sa lucidité ; en instruisant sa volonté d'agir et de réagir, de combattre et de vaincre. A la grâce de Dieu, qui aime bénir les travaux les plus modestes et les plus humbles, et leur conférer quand il lui plaît une mystérieuse et souveraine efficacité. La Contre-Révolution, cela se fait en allant voir son voisin, en prenant contact avec son collègue, en recréant à la base de petites communautés vivantes d'entraide, de soutien mutuel, d'autodéfense. Il faut, en temps de Révolution, premièrement *ne pas être seul* là où l'on est à sa place, professionnelle, sociale ou civique. Il faut secondement ne travailler *qu'avec ceux* que l'on a appris à connaître avant la Révolution. Prenez vos dispositions pour la prochaine fois. Si vous ne savez comment faire, lisez *L'action,* le livre de Jean Ousset.
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Et s'il vous faut des exemples concrets, vous les trouverez dans le livre posthume d'Antoine Lestra : *Histoire de la Congrégation de Lyon* ([^1])*.* Vous y verrez qu'on peut survivre aux révolutions, tout en y faisant ce qui doit être fait. Et s'il faut mourir, on peut, selon le mot célèbre du général de Castelnau, y « mourir puissamment ».
Le pire est d'y mourir pour rien, dans la peau d'un Girondin, d'un Giscard, d'un imbécile.
Amis lecteurs, calmement, résolument, devant Dieu, préparez-vous.
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#### V
Le crime majeur de la société française depuis dix ans, et depuis vingt-cinq ans, est celui qui est commis chaque jour contre la jeunesse. Son droit principal est le droit à l'éducation intellectuelle et morale. C'est le fondement du lien social : qui avant d'être une solidarité entre égaux, est un agencement organique de droits et de devoirs dissymétriques, de dettes insolvables et de tendresses gratuites, où le perfectionnement de chaque individu est reçu avant d'être assumé. Quand manque ce fondement, quand disparaît ce *contrat social* qui n'est conclu par personne mais qui s'impose à tous, la subversion est déjà réalisée.
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Dans les sociétés animales, les petits reçoivent la vie physique, et puis s'en vont très vite chacun de son côté, ou entrent automatiquement dans la ruche ou la fourmilière. Dans la société humaine, les enfants reçoivent en outre la vie morale et l'éducation, qui comporte toutes les formes d'apprentissage et d'instruction, et qui est principalement l'éducation de la liberté. Car on apprend à devenir libre : il y faut des maîtres et des disciplines. La liberté de l'âme est une conquête difficile et longue, où l'enfant est d'abord strictement conduit, puis souplement aidé, puis discrètement étayé : au bout de quoi, au bout seulement, il commence à s'intégrer par lui-même à une civilisation tout en y faisant éventuellement un apport original.
Quelles vérités, quelles mœurs, quels livres, quels journaux, quel cinéma, quels loisirs, quels travaux notre société a-t-elle offerts aux jeunes depuis dix ans, depuis vingt-cinq ans. La jeunesse vit pour apprendre et pour se perfectionner, dans les livres ou sans les livres, dans la famille et dans la cité, dans les écoles ou dans les métiers, à quels apprentissages dignes de l'homme avons-nous conduit la jeunesse. On la gavait d'ordure et de néant. Elle a vomi le néant et vomi l'ordure. Comme elle a pu. Elle a bien fait. Et c'est bien fait.
L'Université rationaliste et scientiste, devenue en outre marxiste, nymphomane, audio-visuelle, analphabète et délirante, s'est effondrée. Il n'en reste rien. Celle-là, on ne la reverra plus.
-- Alors, il faut pardonner leurs violences aux étudiants ?
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-- Quels étudiants ? L'information disait : « les » étudiants, « les » travailleurs, mensonge automatique et consubstantiel des techniques informatives. Il y avait en mai 1968 plusieurs catégories d'étudiants qui étaient diversement révolutionnaires et plusieurs catégories qui diversement ne l'étaient pas. Il y eut l'installation violente d'une minorité décidée. (Mais il en est toujours plus ou moins ainsi.) Les étudiants révolutionnaires, il faut les combattre comme n'importe quels révolutionnaires, et au même titre. Ils ont pris leurs responsabilités, qui comportent des risques. Les responsabilités de la révolution violente appellent sur ceux qui les prennent les risques de toutes les contre-offensives opportunes de la légitime défense. Mais leur pardonner ? *Nous n'avons rien à leur pardonner.* Ils ne sont pas coupables. Dans leur conscience individuelle et devant Dieu, personne n'en sait rien. Mais devant la société, ils sont d'abord des victimes. Des victimes, à Paris comme à Rome, à Louvain comme à Berlin, du plus grand crime de nos sociétés occidentales qui ne savent plus quoi enseigner à leurs jeunesses, et dont les Universités n'enseignaient plus, indirectement ou même directement, que la Révolution. Jamais peut-être à ce point d'exactitude une jeunesse étudiante n'avait été fidèle et conforme à ce qui lui était enseigné par l'ensemble de la classe intellectuelle en place, de l'éditorialiste du *Figaro* à l'animateur culturel en passant par toutes les catégories de professeurs, de philosophes, de bavards, de clercs : le néant, l'ordure intellectuelle, la subversion.
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Aucune mesure administrative, aucune réforme administrative n'y changera rien. On ne réforme pas les intelligences par décret. C'est toute l' « intelligentsia » française qui est sous le régime mental de la révolution permanente, prêtres et professeurs, journalistes et cinéastes, romanciers et philosophes. Nous le disions ici depuis douze ans. Mais les plus grands esprits de notre pays, et les plus divers, de Maurras à Péguy, de Claudel aux Charlier, annoncent depuis plus d'un demi-siècle la nécessité d'une réforme intellectuelle, ce qui veut dire la réforme des intellectuels *par* les intellectuels. Cette réforme, même un Charlemagne ne pourrait la faire par les moyens d'État : il pourrait seulement la favoriser plus ou moins dans l'ordre de la causalité matérielle. Dans l'immédiat, et pour la survie de la nation française, il serait plus sage, si c'était possible, de mettre tous les intellectuels au rancart eux aussi, comme les politiciens, les laissant soit aller en vase clos jusqu'au bout de leur propre anéantissement, soit entreprendre leur réforme intérieure dans le travail et dans l'humilité.
Ne rêvons pas. Les intellectuels dégradés en techniciens de l'information, en animateurs culturels ou spirituels, en psycho-sociologues et radio-parleurs, en charlatans de toutes sortes, détiennent toujours les moyens de communication sociale et maintiennent l'opinion publique en état de somnambulisme. C'est toujours le même verbalisme, le même cinéma, le même univers fantomatique, névrosé, éroto-publicitaire, le même académisme et le même conformisme de la dégradation mentale.
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Du *Figaro* à *L'Humanité,* de l'ORTF aux soviets de la Sorbonne, il n'y a AUCUNE DIFFÉRENCE FONDAMENTALE, car les rôles divers qu'ils détiennent sont tous *pour* la Révolution. Je l'entends de la même manière qu'il n'y avait aucune différence fondamentale entre les Feuillants, les Girondins, les Montagnards : tous ayant, dans des rôles distincts, servi à ses différents stades la Révolution de 1789 à 1795, avant d'en être, chacun à son tour et selon un processus logique, les victimes nécessaires. Car la Révolution, implacable pour ses ennemis, l'est tout autant pour ses serviteurs conscients ou inconscients. Qui tous la servent *sans le vouloir :* il y a ceux qui la servent en croyant la modérer ou l'apaiser, du *Figaro* aux Feuillants, des Girondins aux Mendès ; et il y a ceux qui, la servant volontairement, servent en fait, toujours, *une autre* Révolution que celle qu'ils avaient imaginée. Le cas de Lénine, je le répète, réalisant et maîtrisant à peu près la Révolution qu'il avait voulue, est à la fois unique et superflu. Il n'y a eu aucun Lénine pour la Révolution de 1789 : tous sont allés là où ils ne savaient pas qu'ils allaient, guillotine comprise. La Révolution a son processus sociologique (réellement diabolique) plus fort que la volonté des hommes qui y sont engagés. L'important n'est pas de *se croire* révolutionnaire ou anti-révolutionnaire, l'important est de *savoir* ce qui sert véritablement la Révolution, sous l'étiquette anti-révolutionnaire aussi bien que sous l'étiquette révolutionnaire : une Révolution qui *n'est pas* davantage celle que les uns croient préparer que celle que les autres croient combattre ou freiner.
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La classe intellectuelle tout entière, telle qu'elle est aujourd'hui, sert constamment la Révolution. Les exceptions y sont individuelles, et d'ailleurs peu nombreuses, elles ne tiennent pas aux étiquettes éventuellement libérales, centristes, modérées ou temporisatrices. Ce qui compte c'est l'être et non le paraître, la substance et non les accidents visibles ; le poids réel, l'authentique densité. La philosophie de Descartes, lui-même homme d'ordre et de raison, prépare la Révolution. L'apparente anarchie d'un saint François d'Assise la contrarie radicalement. Le philosophe moderne, lui, est un malfaiteur public : « *Le plus dangereux de tous les criminels,* disait Chesterton, *est le philosophe moderne, affranchi de toute loi. *» Affranchi de la loi naturelle, ou Décalogue, le philosophe moderne subvertit toute possibilité d'éducation et détruit, en pensée et par la pensée, les conditions de la vie. Cela demeurait théorique, rhétorique, virtuel, implicite, inconscient, et perceptible seulement au génie d'un Chesterton ou d'un Péguy, d'un Blanc de Saint-Bonnet ou d'un Claudel. Le poids réel, la portée véritable d'une pensée n'apparaissent pas souvent aux professeurs qui la monnayent en formules toutes faites, en tranches de mots enfilés les uns aux autres, en chapitres de manuels : cette monnaie n'en reste pas moins une fausse monnaie, qui chasse la vraie, désintègre la pensée, dégrade les âmes. Vient un jour, le nôtre, où la philosophie moderne atteint normalement son terme ultime de mûrissement, de pourrissement, et où, enfin consciente de ce qu'elle portait en elle, on l'entend annoncer en clair ce qu'elle était, sans trop bien le savoir, depuis toujours.
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Voici ce qu'un philosophe moderne a écrit en 1966, dans un numéro de revue consacré à un certain Jean-Paul Sartre :
« Se faire entendre n'est pas attirer la sympathie. C'est répandre la terreur. La philosophie de demain sera terroriste. Non point philosophie du terrorisme, mais philosophie terroriste, liée à une pratique politique du terrorisme. »
C'est toute la philosophie moderne qui était liée substantiellement à la pratique politique du terrorisme qu'elle a enfantée. Une telle déclaration n'eût point étonné un Charles De Koninck, elle n'étonnera pas un Gilson. Le ressort principal et dernier de la philosophie moderne n'est pas dans une erreur de l'intelligence mais dans une révolte de la volonté, c'est un *non serviam* universellement destructeur. De Descartes, qui certes en eût été horrifié, de Descartes à Kant, de Kant à Hegel, de Hegel au cocktail Molotov, la conséquence vaut.
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Je ne viens pas vous dire : « je » vous l'avais dit. Est-ce qu'il s'agit de moi. Je sais bien que je n'ai rien inventé. Je viens vous dire : -- Tout cela est dans Péguy. Notamment. Et dans Chesterton. Et dans Charles De Koninck. Et vingt autres. Cent fois annoncé, démonté, démontré. Quarante et cinquante et soixante ans à l'avance. La pièce que nous joue la Révolution, les rôles en ont été écrits point par point depuis longtemps, avec toutes les notes explicatives en bas de page. Il est temps enfin de comprendre. Il n'est que temps.
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#### VI
Faut-il maintenant, faut-il en outre, à mi-voix et pour mémoire, évoquer l'Église de France ? Serait-il nécessaire d'expliquer pourquoi nous n'attendons aucun secours des hommes qui la dirigent présentement ? N'est-il pas assez clair qu'ils jouent, d'ailleurs sans franchise, la carte d'une Révolution à laquelle au demeurant ils ne comprennent rien ? Ils ont parlé au cours des journées de mai 1968. Tristes pages ; nous les abandonnons aux historiens.
Jean Madiran.
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## DOCUMENTS
### L'Université moderne, centre de subversion
par Thomas Molnar
Cet article avait paru dans « Itinéraires », numéro 119 de janvier 1968. Nous le reproduisons intégralement et sans y rien changer.
A CÔTÉ, mais en conjonction avec les *mass media* notre époque voit surgir une institution nouvelle, l'Université. Je dis « nouvelle » car l'Université contemporaine n'a, au fond, que peu d'attaches avec celles qui ont existé pendant des siècles. Il est vrai que l'Université du XIX^e^ siècle, par exemple, ne ressemblait pas tellement à ce qu'ont été, au Moyen Age, la Sorbonne ou Oxford, et qu'ainsi les changements, même profonds, dans la vie institutionnelle des Universités sont, apparemment, dans la nature des choses. Il n'en est pas moins vrai qu'il faut examiner cette institution dans ses formes actuelles afin de ne pas se tromper sur ses caractéristiques qui jouent et joueront dans l'avenir un rôle tout à fait spécial dans la vie des nations.
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Le fait le plus significatif depuis deux décennies environ est que l'instruction obligatoire embrasse aujourd'hui les Universités dans son ambition d'inculquer dans toute la jeunesse, les connaissances et attitudes requises dans le monde moderne.
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Cela a commencé aux États-Unis où aux anciens combattants, au sortir de la seconde guerre mondiale, le gouvernement a octroyé les frais d'inscription et un minimum de maintien à l'Université de leur choix afin que les années « perdues » puissent être ainsi « rattrapées ».
Ce geste de Washington a eu comme résultat l'ouverture de centaines de nouvelles écoles pour dispenser telles ou telles connaissances. C'était du bon « business », et il n'y avait personne pour imposer au moins un certain niveau. Le deuxième résultat a été l'habitude prise par les parents et les jeunes de continuer les études au-delà de l'enseignement secondaire, de toute manière extrêmement pauvre comme préparation intellectuelle et culturelle. De nombreuses bourses de plus en plus généreusement distribuées permirent aux Universités d'augmenter le nombre des inscrits, et partant leur propre prestige.
Cette véritable inflation dans le nombre des étudiants n'allait pas sans une inflation correspondante dans le nombre et la qualité -- des professeurs. Il est regrettable mais normal que dans ces conditions l'orientation et des professeurs et des étudiants devienne extra-universitaire, et, à cause de la pente du siècle, idéologique. Il est plus facile à un professeur et à une classe inadéquatement préparés dans telle discipline de discuter « informellement » des affaires du monde en général que de se consacrer à la grammaire, à l'histoire de l'Antiquité ou à telle autre matière. En outre, la « population » universitaire ainsi accrue tente par son nombre même les agitateurs politiques qui ont, parmi ces étudiants futurs électeurs, un public facilement impressionné, influencé, persuadé. Bref, nous sommes devant le phénomène non seulement de la politisation, mais aussi de l'idéologisation (si l'on me permet ce barbarisme) de la population universitaire.
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En Amérique latine ce processus est beaucoup plus avancé, d'ailleurs, qu'aux États-Unis. Là ce n'est pas l'invasion du nombre qui l'avait déclenché mais le marxisme après la révolution de 1917. Ce qui a frayé passage à ce marxisme, c'était la haine des intellectuels sud-américains contre le capitalisme des États-Unis. Dès 1919 des lois sont passées (en Argentine d'abord, puis dans les autres pays) selon lesquelles chaque Université serait gouvernée par une commission composée de professeurs, d'étudiants et d'anciens étudiants. C'était, en peu de temps, laisser la main presque libre aux étudiants, c'est-à-dire au groupe radical qui clamait le plus fort et qui devint « représentatif ».
Une des raisons de la tolérance des professeurs se trouve dans la structure même de l'économie. Les professeurs, afin de subvenir aux besoins de leur famille, cumulent trois, quatre, cinq « jobs », ce qui est phénomène courant dans ces pays. Ce cumul ne leur permet pas de devenir compétents dans la matière qu'ils enseignent, et ne leur permet pas non plus de passer davantage que les quelques heures requises dans l'enceinte de l'Université. Cet état de choses les rend, évidemment, très vulnérables : même s'ils voulaient voter contre les propositions adoptées par les étudiants, ils ne s'y risqueraient guère, de peur d'être soumis au chantage au bout duquel se trouve leur renvoi pur et simple. Car ces « commissions mixtes » ont même l'autorité d'engager et de renvoyer les enseignants, avec les conséquences qu'on devine : le nombre des professeurs communistes et d'extrême-gauche est en croissance.
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Ajoutons que depuis les années 1950 le nombre des étudiants enrôlés augmente lui aussi. L'urbanisation des couches populaires, l'industrialisation qui exige certaines compétences théoriques ouvrent plus larges les portes des Universités à des gens que mobilise assez facilement la propagande extrémiste. C'est à tel point vrai que la majorité des guérilleros latino-américains se recrute parmi les étudiants. Au Guatemala j'ai entendu dire à un industriel, séquestré pendant plusieurs semaines par un groupe de guérilla avant que sa famille n'ait payé la rançon, que ses gardiens parlaient de leurs études et que certains disparaissaient de temps en temps pour être présents aux examens.
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Malgré leur structure moderne, ces Universités gardent encore leur privilège traditionnel d'extraterritorialité. Comme la police n'y pénètre pas, les étudiants établissent à l'intérieur des Universités des places-fortes, des arsenaux d'armes légères, et même, à Caracas, par exemple, des chambres de torture où sont exécutés leurs adversaires politiques kidnappés en pleine rue. Ce n'est qu'avec la prise de pouvoir du gouvernement Ongania qu'en Argentine la police est venue à bout de la résistance « estudiantine » avant que les forces rouges ne puissent se barricader et se servir de leurs armes. Et à Caracas, le gouvernement du socialiste Leoni envoie des troupes afin de déloger les étudiants de leurs positions de défense.
En Afrique et en Asie les Universités sont, elles aussi, en une période de transition. Là où elles sont de fondation catholique et dirigées encore par les Pères (Lovanium près de Kinshasa, Saigon, l'Université Sophia à Tokyo, etc.), l'agitation politique est nettement moindre quoique étudiants et professeurs en bon nombre soient ouvertement des radicaux. Mais dans la plupart de ces pays dits du Tiers-Monde un régime plus ou moins dictatorial impose des limites assez strictes aux activités des étudiants, même dans les Universités non-catholiques. Ce n'est qu'au Japon, pays « occidentalisé », que nous voyons de nouveau les Universités comme centres explosifs de l'agitation de gauche.
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Avant de tourner notre attention vers les Universités d'Europe et vers leur avenir déjà prévisible, ajoutons encore quelques remarques sur ces Universités américaines auxquelles celles de l'Europe ressemblent davantage, et d'ailleurs de plus en plus.
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L' « inflation », dans le nombre des professeurs entraîne, nous l'avons dit, une nette détérioration de leur qualité et leur compétence. Cela devient évident quand nous réfléchissons à ceci : cette catégorie, presque seule aujourd'hui parmi les catégories d'intellectuels, n'est guère attachée à la société et ses fonctions par des liens de responsabilité directe. Aux États-Unis tous ceux qui manipulent des idées (*idea-men, opinion makers, opinion leaders* sont déjà les termes qui les désignent), à l'exception des professeurs et des journalistes, sont devenus ou sont en train de devenir des fonctionnaires quasi-publics. C'est, paraît-il, inscrit dans la structure même des sociétés de masse, industrialisées, où même les grandes féodalités (entreprises, syndicats, fondations culturelles, armée) collaborent afin d'éloigner les périls de conflit grave et d'anarchie. Peu à peu les *idea*-*men* deviennent les représentants des groupes, des représentants élus et responsables, de sorte que leur liberté de manipulation se restreint, leur fonction devient circonscrite. C'est que les *interest groups* derrière eux n'ont plus le champ pratiquement libre comme au bon vieux temps de la libre entreprise ; ces *interest groups* doivent à présent réaliser leurs objectifs dans les couloirs étroits que la compression de la société leur réserve mais où d'autres cherchent également à pénétrer.
Les Universités ne constituent guère une exception à cet égard, du moins les Facultés de science pure et appliquée. Le recteur et son administration ne sont plus libres de la pression sociale qui se manifeste par les commandes passées par les grandes entreprises et, toujours davantage, par le gouvernement lui-même. Ainsi les Facultés de science se dégradent à n'être que des laboratoires au service de l'industrie privée et du gouvernement (par exemple de l'armée).
Cela n'est évidemment pas le cas des Facultés de lettres, de philosophie, d'histoire et de politique, etc. Les professeurs de ces sections sont encore libres, mais cette liberté se traduit surtout par l'irresponsabilité idéologique. D'abord, ils n'ont de compte à rendre à personne. Ensuite, l'organisation croissante de la vie, académique et extra muros, les rend rebelles, rébellion qu'ils poussent jusqu'au nihilisme, d'autant plus que devant eux ils n'ont pas des électeurs attentifs mais des étudiants eux-mêmes en pleine insurrection, ne fût-ce qu'à cause de leur âge.
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Je répète que la raison la plus sérieuse de cette attitude des professeurs est le nombre de positions universitaires ouvertes à n'importe qui pourvu qu'il soit muni des diplômes requis mais aujourd'hui trop faciles à obtenir sans compétence véritable.
L'atmosphère à l'intérieur des Universités n'est pas, par conséquent, pénétrée par la soif authentique des connaissances et de la vérité. Les jeunes gens y arrivent afin de faciliter l'obtention d'un job, et, d'ailleurs, l'Université américaine les pousse à ne chercher que cela, car elle leur offre un choix multiple digne d'un super-marché étalant ses marchandises. Ce qui est étonnant c'est que la survie d'une habitude terminologique nous oblige encore à parler d'études, de formation intellectuelle, de personnes doctes, et en général d'élites -- quand, au fond, il s'agit de petits fonctionnaires futurs auxquels un personnel plus ou moins étroitement spécialisé communique des bribes d'information plus ou moins monnayables. « Monnayable » se réfère, par ailleurs, non seulement à ce que l'on peut convertir en salaire, mais aussi à ce qui aide à formuler les idées reçues et les slogans idéologiques en usage dans les grands journaux et petites revues, aux meetings politiques, aux manifestations de rue et aux cocktail-parties. De cette façon le professeur contribue à alimenter, en chair humaine et en idées prétentieuses, la révolution permanente.
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Cette tendance, je n'en doute pas, va bientôt envahir les Universités européennes également. Nombre croissant d'étudiants, baisse de niveau chez eux ainsi que chez les professeurs, Universités en symbiose plus ou moins volontaire avec l'industrie et avec l'État -- ce sont les étapes, ou plutôt les phénomènes parallèles de l'évolution. Il est vrai, les Universités européennes sont depuis longtemps politisées, leurs corporations et syndicats estudiantins sont inféodés aux partis politiques de préférence extrémistes.
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Et les professeurs de même. Mais ce qui est nouveau, d'ailleurs aux États-Unis aussi, c'est le début d'une prise de pouvoir à l'intérieur des Universités par les étudiants. « L'expérience » sud-américaine est donc à craindre. Elle pourra se répéter.
A l'Université de Californie (Berkeley) le groupe radical de l'agitation Mario Savio était à deux pas du « pouvoir » (appuyé par beaucoup de professeurs, surtout les jeunes assistants) lorsque la crise éveilla quand même les autorités. A New York et dans plusieurs autres villes les éléments ultra-gauche établirent, plus ou moins simultanément avec les événements de Berkeley, une « Université Libre » où sont enseignées des « matières » comme action révolutionnaire, structure de la société bourgeoise, bouddhisme Zen, psychanalyse, drogues (*sic !*) et existentialisme. (N'oublions pas que Fidel Castro a été étudiant de l'Université marxiste-léniniste au Mexique, et que les Universités « libres » un peu partout en Occident, même si elles s'enorgueillissent d'un curriculum grotesque, sont encadrées par les marxistes. N'oublions pas non plus que la « révolution culturelle » en Chine communiste mobilise, contre le Parti et l'Armée, même contre les ouvriers, les universitaires et les lycéens pour lesquels la révolution servira « d'éducation ». Or, ces événements à l'échelle mondiale, et glorifiés dans la presse de nos pays, exercent une forte influence sur la jeunesse des « sociétés d'abondance » que la vie trop confortable énerve et désaxe.)
Pour revenir aux Universités d'Europe, nous y voyons déjà les tendances à l'anarchie et à la démagogie. Ces phénomènes commencent, en règle générale, par être « officialisés » par les autorités universitaires qui, primo, n'ont pas le courage d'y résister, secondo, ne veulent pas perdre la face. (Encore une fois, c'est le modèle sud-américain.) Ainsi en Suède, le programme des classes universitaires est établi collectivement par le professeur et les étudiants. Ces derniers élisent deux délégués qui vérifient au cours du semestre que le professeur se tient au programme convenu.
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Cette même caricature de l'enseignement sera bientôt suivie dans plusieurs Universités américaines où les étudiants exigent le droit de « co-gestion », notamment un ou plusieurs sièges à la commission qui élabore le programme. En outre, les étudiants de chaque cours donneront des « notes » au professeur selon qu'ils le trouvent acceptable, médiocre ou inacceptable.
Une étape considérable dans cette « escalade » sera réalisée à Berlin-Ouest cette année. Là, on se rappelle, se trouve depuis les débuts de l'occupation une Université Libre (Freie Universität Berlin), autorisée et financée par les Alliés, surtout les Américains, et dont les Facultés sont peuplées par les anciens émigrés de l'Allemagne nazie ainsi que par la crème de l'Europe et de l'Amérique progressiste. Tout comme Berlin-Ouest forme une enclave de liberté en territoire communiste, la Freie Universität constitue une enclave marxisante dans Berlin-Ouest. Notre siècle a de ces paradoxes...
A présent les étudiants de la F.U. ont décidé de mettre sur pied une « Université critique » (Kritische Universität), laquelle ne sera pas, comme à New York, une « contre-université » mais s'installera, justement, à l'intérieur de la F.U., transformant en partie celle-ci en une K.U. ! Le baccalauréat ne sera pas requis pour qui veut s'inscrire, et seront admis « étudiants, ouvriers, fonctionnaires et professeurs ». Les séminaires, les groupes de travail, les colloques et les « forums » seront organisés uniquement par les étudiants eux-mêmes qui éliront un directeur de cours dans leurs propres rangs. Les professeurs véritables ne pourront jouer que le rôle de « spécialistes » associés aux études.
Pour le semestre 1967/68 trois « matières » seulement ont été mises au programme : 1) Critique permanente des Universités et réforme pratique des études ; 2) Intensification de l'action politique spontanée à partir de Centres militants ; et 3) Préparation des étudiants à la pratique (!) des sciences sociales en vue de leur profession future. Un cercle d'étude est prévu avec ce titre : « La démocratisation, des écoles par l'action politique des élèves et des étudiants. »
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Dans ces quelques pages j'ai attiré l'attention du lecteur uniquement sur les phénomènes les plus saillants de la vie universitaire de nos jours. Je n'ai pas parlé de la salle de classe moyenne où la pensée de gauche (pas nécessairement marxiste) est inculquée aux étudiants sous une forme ou une autre. (Et je n'ai pas parlé non plus de la résistance à cette pensée dans d'autres salles de classe et dans d'autres cours.) Ce qui saute aux yeux, cependant, c'est que des millions et des millions de jeunes gens et de jeunes filles sont assujettis à la propagande nihiliste et révolutionnaire sous prétexte d'un enseignement universitaire. Cela se fait, comme j'y ai déjà fait allusion, moins dans les Facultés de science que dans celles dites d'arts libéraux et d'humanités. D'où la jonction, mentionnée au début, de cet enseignement et des *mass media,* revues à grand tirage, journaux progressistes, radio et télévision. Il suffit qu'un groupe d'étudiants et de professeurs de ces Facultés descende dans la rue portant pancarte, signe un manifeste ou donne une conférence de presse, pour que la télévision braque sur lui ses antennes et que de doctes éditorialistes de gauche lui consacrent des textes obscurs quant au style mais clairs quant à la signification et surtout à l'intention. L'Université est ainsi érigée en haut lieu de la conscience morale de l'humanité, sans que les gens se rendent compte de la tricherie perpétrée, notamment que ces Universités ont cessé depuis longtemps d'être les centres désintéressés des études, de la recherche et de la réflexion honnête.
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On peut alors envisager deux solutions entre lesquelles nos sociétés devront tôt ou tard choisir : l'une serait de créer des « contre-Universités » sérieuses où les matières et disciplines seraient remises à l'honneur, où l'on poursuivrait des études sérieuses au lieu de « s'engager ».
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Il faudrait, dans un deuxième temps, chercher à placer les diplômés de ces écoles dans les postes universitaires où ils exerceraient une attraction certaine sur les étudiants authentiques. Il s'agirait donc d'une autre « prise de pouvoir » à l'intérieur des Universités, cette fois par les hommes instruits, consacrés aux études dans le sens traditionnel de ce terme. Cette solution peut paraître utopique dans l'Europe des Universités d'État et, d'ailleurs, fortement structurées, mais elle est déjà dans la phase de l'expérimentation aux États-Unis, patrie de l'initiative privée.
La deuxième solution se réalisera peut-être automatiquement lorsque les dirigeants responsables de la société se rendront compte que la population universitaire, censée fournir à la société ses cadres, devient de plus en plus inutilisable, intellectuellement et moralement dévoyée, professionnellement instable. Il faudra alors retirer son prestige à l'enseignement universitaire et découvrir des moyens nouveaux pour canaliser et développer les talents et les bonnes volontés.
Une chose est certaine : nos sociétés complexes et hautement développées ne pourront longtemps subir l'invasion des barbares de l'intérieur qui en dévorent la substance. Les gardes rouges diplômés à l'intérieur de la Cité sont infiniment plus dangereux que les hordes en armes devant les portes.
Thomas Molnar.
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### C'est par toi que je meurs
Ces lignes ont été écrites en octobre 1967, publiées en novembre : ce sont les pages 40 à 45 de notre numéro 118 de décembre 1967 (pages 35 à 40, ou 39 à 44 selon les éditions, du tiré à part : « C'est par toi que je meurs »).
Vous nous dites à jet continu que l'Église nouvelle, n'est-ce pas, schéma XIII, *Gaudium et spes*, signes du temps, *Populorum et cetera*, s'intéresse au sort des hommes et à la marche du monde. La belle nouveauté que vous avez découverte. L'Église romaine a toujours été l'éducatrice du genre humain, Mater et Magistra : autrefois elle le faisait réellement, et vous l'ignorez, et vous ignorez comment ; aujourd'hui, avec vous et à vous suivre, elle en viendrait à le « parler » seulement, sans plus rien faire que de catastrophique. Vous êtes en train de ruiner jusqu'à la « conception même », jusqu'à la notion d'APPRENTISSAGE, et d'ENSEIGNEMENT, et d'ÉDUCATION : et voici pourquoi et comment.
Car voici un autre enseignement épiscopal :
« Les jeunes qui se présentent au séminaire sont porteurs des réalités du monde présent, de ses aspirations, de ses interrogations, de sa grandeur, de ses faiblesses, de son péché. Ces jeunes sont de leur temps. » ([^2])
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Ce lyrisme est entièrement inexact. Les jeunes gens sont bien incapables de représenter « le monde présent » avant d'avoir appris à le connaître et avant d'y avoir vécu sous leur propre responsabilité. On disait naguère que la jeunesse est le monde « de demain », et cela avait un sens, au moins chronologique. On dit maintenant qu'elle est le monde d'aujourd'hui ; cela ne veut rien dire. Les jeunes ne sont nullement « porteurs des réalités du monde présent », ils doivent au contraire se préparer à les assumer. Ils n'en sont « porteurs » que sur un point : ils manifestent l'impuissance actuelle des institutions profanes ou ecclésiastiques à leur donner une éducation. Ils sont gentils souvent, et souvent ignorants, et sauvages. Ils sont témoins de notre carence, et « porteurs » d'une absence.
Un autre évêque raconte pareillement, selon la relation non démentie de M. Laurentin ([^3]) :
« Ses mœurs \[de la jeunesse\] et ses désirs nous étonnent mais reflètent la mutation propre à notre temps. Ils \[les jeunes\] nous mettent en face des réalités du monde d'aujourd'hui. **»**
Le même évêque ajoute ensuite qu'il faut « *les former selon les exigences de notre temps en leur transmettant la sagesse de l'Église *».
Ce qui se décompose en deux parties :
1° On formera les jeunes « selon les exigences de notre temps », mais ces exigences, ce sont les jeunes eux-mêmes qui nous les font connaître (nous dit-on). On ne leur donnera donc rien d'autre et rien de plus que ce dont ils sont déjà « porteurs ».
2° On y ajoutera une « transmission de la sagesse de 1'Église », mais la sagesse de l'Église (nouvelle manière) consiste avant tout à recevoir des jeunes la révélation des signes du temps.
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Au mieux, la sagesse de l'Église (nouvelle manière) consiste en outre à prendre acte de la « mutation de civilisation », ou « mutation propre à notre temps », et à transformer en conséquence la conception même du dessein de Dieu.
La « mutation de civilisation » elle-même, ou « mutation propre à notre temps », comment la connaître, sinon d'après les jeunes qui la « reflètent » et qui nous « mettent en face des réalités du monde d'aujourd'hui » ? -- Qui la « reflètent » à l'intention des évêques et qui mettent les évêques « en face des réalités ». Nous dit-on.
La boucle est bouclée : on n'a plus rien à donner aux jeunes dont ils ne seraient pas déjà porteurs et détenteurs. On suit le monde. On se fait, sur le monde, instruire par les jeunes. On « enseigne » aux jeunes les exigences et réalités du monde dont ils sont déjà porteurs et qu'ils ont eux-mêmes révélées aux évêques.
On n'enseigne plus rien et on n'éduque plus personne.
Voilà donc des évêques qui se font les apologistes d'un tel système : ils déclarent se mettre religieusement à l'écoute et à la remorque d'exigences modernes et de signes des temps manifestés par la jeunesse avant qu'elle ait reçu enseignement et éducation. A cette jeunesse est conféré le privilège que Molière réservait à ses faux nobles et à ses précieuses ridicules, celui de « savoir tout sans avoir rien appris ». Au vrai, s'imaginer tout savoir avant d'avoir appris rien est la tentation de la jeunesse de tous les temps. Elle la surmonte assez bien si l'on y tient la main. Que si au contraire ses éducateurs eux-mêmes l'y renfoncent, et au nom du christianisme authentique, des signes des temps, du souffle de l'Esprit, alors elle est bien excusable d'y succomber, entièrement, et d'abord dans vos séminaires (je veux dire dans ce qu'il en reste). Seulement, c'est la définition même de la barbarie : quand les générations précédentes renoncent ou échouent à transmettre aux générations suivantes le patrimoine moral de l'humanité. A une telle transmission, il faut pour chaque génération les austères cheminements de l'apprentissage et de l'éducation.
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Si les éducateurs eux-mêmes discréditent aux yeux des jeunes ces cheminements austères, s'ils leur donnent à croire qu'avant toute éducation et tout apprentissage « les jeunes » sont porteurs des réalités, des exigences et des signes du temps présent, alors c'est la table rase et le retour à zéro (sauf pour les sciences mathématiques de la matière qui, elles du moins, pour le moment, sont enseignées et apprises et transmises, et peuvent donc progresser, -- dans leur ordre). Ce sont les éducateurs, et quels éducateurs, des évêques, qui capitulent et qui trahissent. Et c'est ainsi, exactement ainsi, aujourd'hui comme une ou deux autres fois déjà dans l'histoire, que l'univers est plongé dans les ténèbres : même au temporel.
Par cette disqualification de tout apprentissage intellectuel et de toute éducation morale, on ne fait pas progresser la civilisation, on ne la réforme pas, on ne la renouvelle pas, on ne la « mute » pas non plus, on l'assassine. Sans doute l'Église n'a pas pour principal objet d'être une institution civilisatrice : mais il se trouve qu'elle l'a toujours été jusqu'ici, par surcroît, par voie de conséquence, par fonction connexe, parce que rien ni personne n'était autant que l'Église romaine *Mater et Magistra,* rien ni personne n'était autant que l'Église une *éducatrice,* même dans l'ordre naturel. Quand les hommes d'Église bafouent les tâches d'éducation, quand ils en perdent jusqu'à l'idée, quand ils en professent le contraire même, c'est une désertion que rien ne peut véritablement compenser, et le monde entre dans la nuit. La défaillance systématique que vous organisez dans l'Église en ruinant toute possibilité et jusqu'à la notion d'apprentissage et d'éducation porte la responsabilité principale de la retombée actuelle de l'univers dans la barbarie. Au plan de la civilisation temporelle, saccagée par cet évanouissement anarchique, nous pouvons et nous devons vous dire en face le mot de Jeanne : -- Évêque*, c'est par toi que je meurs.*
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C'est par les évêques que la civilisation est en train de mourir. Et personne n'y peut rien sauf Dieu car leur rôle de *civilisateurs,* personne sur terre ne peut le tenir à leur place. Même un Charlemagne, que d'ailleurs nous n'avons pas, ne pourrait y suffire, s'il n'avait pas d'évêques, ou seulement des évêques mutants occupés à se faire éduquer par les transformations du monde. (Ce qui en outre est énormément ridicule.) Quand, au plan de la civilisation temporelle, nous leur disons : -- *Évêque, c'est par toi que je meurs*, ils n'entendent pas mieux ce mot que ne l'entendit celui à qui il fut dit pour la première fois. Évidemment.
Mais ce n'est pas au plan de la civilisation temporelle que tout, et cela même, se noue et se dénoue. C'est au plan de la foi. Les évêques sont « civilisateurs » par surcroît, par voie de conséquence et par fonction connexe. Quand ils ne sont plus civilisateurs, quand ce surcroît ne nous est plus donné de leur main, c'est que leur fonction principale n'est plus remplie.
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### Le marxisme dans l'Université
Les deux documents précédents avaient été publiés cinq et sept mois avant la Révolution de mai 1968.
Celui-ci, au contraire, a été écrit et diffusé pendant les journées révolutionnaires, dans les lieux mêmes et les professions de la région parisienne -- fût-ce en dehors de l'Université -- qui subissaient le plus durement la Révolution.
Ce texte a pour auteur un de nos jeunes amis, étudiant à Paris. Les actions pratiques qu'il recommande étaient, bien entendu, entreprises en même temps avec la vigueur nécessaire.
Au yeux de certains, il n'est pas clair que l'inspiration de l'insurrection étudiante soit marxiste. Le drapeau rouge, l'Internationale, les portraits de Trotski, Che Guevarra, Mao, et les drapeaux Vietcong qui décorent la Sorbonne, les déclarations répétées des dirigeants du mouvement (« Nous ne voulons pas une réforme mais une révolution ») ; tout cela n'est pas suffisant.
Il apparaît donc important de démonter la tactique marxiste dans le déclenchement et l'exploitation de cette grève.
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Pour le marxisme, la LUTTE est la racine de tout mouvement et de toute vie ; la dialectique, qui est « l'étude de la contradiction dans l'essence même des choses » (Lénine) est, comme l'écrivait Staline, « le fondement du marxisme léninisme ».
Dès lors, le marxisme va tenter d'exacerber les conflits sociaux, raciaux, nationaux... ou de les susciter s'ils n'existent pas, afin de dégager deux forces antagonistes susceptibles, par leur affrontement, de faire progresser le mouvement et donc la Révolution.
Ce tour d'esprit est essentiel au marxisme ; Mao Tsé Toung y voit la condition de la vie du Parti lui-même : « S'il n'y avait pas de contradictions dans le Parti, et pas de lutte pour les résoudre, ce serait le signe que la vie du Parti est arrêtée. »
Aussi, n'ayons pas d'illusions sur les querelles, quelquefois profondes, entre marxistes de diverses obédiences castristes, maoïstes, yougoslaves, trotskistes, PCF., etc. Ils sont d'accord sur un même tour d'esprit : dialectique, exploitation des luttes et des contradictions.
Au XIX^e^ siècle, dans les pays industrialisés ou en voie de l'être, la force révolutionnaire par excellence était le prolétariat industriel. parce qu'il était une classe sans « racines » dans l'ordre social.
C'est pour cela, et uniquement pour cela que Marx s'est intéressé au prolétariat : « Le Marxisme n'apporte pas un humanisme sentimental et pleurard. Marx ne s'est pas penché sur le prolétariat parce qu'il est opprimé, pour se lamenter sur son oppression... Le marxisme ne s'intéresse pas au prolétariat en tant qu'il est faible (ce qui est le cas des gens « charitables », de certains utopistes, des paternalistes sincères ou non), MAIS EN TANT QU'IL EST UNE FORCE. » (Le Professeur marxiste Henri Lefèvre).
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Or, la Force révolutionnaire, aujourd'hui, n'est plus la seule classe ouvrière. Le marxisme sait utiliser d'autres forces : le patriotisme (Chine), les milieux agricoles (Cuba), les populations sous-développées. En Europe, la JEUNESSE est l'une de ces forces. Pourquoi ? Parce qu'elle est « libre », ayant renoncé à tout héritage ; elle ne participe plus au monde des adultes ; les gouvernements successifs ont peu à peu détruit les valeurs essentielles sur lesquelles se fonde toute société : les valeurs personnelles, familiales, professionnelles, nationales, religieuses, pour instaurer à leur place la dictature de l'État totalitaire. Au plan de cette jeunesse, les étudiants étaient particulièrement vulnérables : ils n'ont en effet aucune responsabilité, sociale ou politique et le plus souvent aussi, aucune responsabilité familiale. Rien donc pour les rattacher à ce monde qu'ils voient s'étioler.
Systématiquement, la presse (même catholique) entretint la lutte entre « monde des jeunes » et « monde des adultes » sous prétexte de conflit de générations.
Les jeunes furent traités comme d'éternels adolescents, comme s'ils n'allaient jamais rencontrer un jour leurs responsabilités d'adultes.
Coupés des adultes pour la préparation à leurs tâches professionnelles et civiques, véritables déracinés sociaux, ces jeunes étaient la proie de meneurs révolutionnaires.
Restait à trouver le point de friction qui permettrait aux marxistes de faire des étudiants une masse révolutionnaire, une force à dresser contre la société. Ce « révélateur », qui devait permettre à la masse étudiante de « prendre conscience » d'elle-même, fut la crise de l'Université.
L'acuité du problème, la perfection du travail préparatoire permirent de déclencher l'action révolutionnaire. Mais ce que trop de gens ne voient pas, c'est que *cette action révolutionnaire dépasse de beaucoup la réforme universitaire dont se moquent les marxistes ;* où a-t-on vu que les Universités, dans l'un quelconque des pays actuellement communistes, fussent *libres ?* D'où vient ce soudain engouement pour *l'autonomie ?*
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Quelle autonomie ? Celle d'universités vraiment LIBRES ? Ou l' « autonomie » de groupes de pression marxistes, utilisant les finances publiques pour l'instauration d'une Université Communiste, sans crainte de la tutelle gouvernementale ?
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Pour un marxiste, la réforme n'est rien et l'action révolutionnaire est tout.
« La réforme agraire est une lutte systématique et farouche contre la féodalité... Son but n'est pas de donner des terres aux paysans pauvres ni de soulager leur misère, cela c'est un idéal de philanthropes, non de marxistes. Le partage des terres et des biens peut profiter aux paysans, ce n'est pas le but poursuivi. Le vrai but de la réforme agraire, c'est la LIBÉRATION DES FORCES du pays. » (Liou Chao Tchi).
Et Staline avait écrit avant lui :
« Pour le réformiste la réforme est tout... Pour le révolutionnaire, au contraire, le principal c'est le travail révolutionnaire, et non la réforme. Pour lui, la réforme n'est que le PRODUIT ACCESSOIRE DE LA RÉVOLUTION. C'est pourquoi, avec la tactique révolutionnaire, dans les conditions d'existence du pouvoir bourgeois, UNE RÉFORME DEVIENT NATURELLEMENT UN INSTRUMENT DE DÉSAGRÉGATION DE CE POUVOIR, UN INSTRUMENT DE RENFORCEMENT DE LA RÉVOLUTION, UN POINT D'APPUI POUR LE DÉVELOPPEMET CONTINU DU MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE. »
L'analogie est particulièrement frappante : il faut se boucher les yeux pour ne pas voir.
D'autant plus que Cohn Bendit déclarait dans le *Nouvel Observateur* (n° 182) à propos de la critique de l'Université : cette critique « N'EST EFFECTIVE que si elle est reprise par les exploités, DANS LA CITÉ RÉVOLUTIONNAIRE ».
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#### QUE FAIRE
##### I. -- Faut-il coiffer le mouvement pour le récupérer ?
Avant de répondre à cette question, il convient d'analyser les méthodes employées par les dirigeants actuels du mouvement révolutionnaire.
Pour entretenir le mouvement révolutionnaire, but essentiel, deux techniques sont utilisées :
-- la revendication « idéelle »,
-- le Soviet.
1\. -- *La revendication idéelle, utopique.*
Il s'agit de proposer, au milieu de revendications légitimes, une ou plusieurs revendications « idéelles », c'est-à-dire concevables au plan des idées, mais parfaitement irréalisables au plan concret.
Par exemple, on exige un avocat à l'oral de chaque examen ou un collège de trois professeurs.
Ou bien comme cela s'est fait à l'école dentaire, on glisse, au milieu de revendications raisonnables, l'exigence de l'autonomie de l'école, légitime en elle-même, mais autonomie que l'on rend idéelle, irréalisable, en réclamant qu'elle soit immédiate.
Ou encore, l'on demande des réformes parfaitement imprécises, sans le moindre contenu défini : « Démocratisation de l'Université », « Structures nouvelles » etc.
Cette technique permet de rendre les saines réformes solidaires de ces propositions démesurées ; c'est-à-dire qu'il sera possible soit d'anéantir, de minimiser, les revendications souhaitables, soit de faire participer malgré eux les étudiants à la défense de celles-ci.
C'est là le travail du Soviet.
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2\. -- *Le Soviet et sa version étudiante, la commission.*
« Partout, formez des commissions », « Allez travailler en commission », « Même si vous n'êtes pas avec nous, même si vous êtes contre la grève, venez quand même proposer vos idées dans les commissions ».
De tels propos, nous ne cessons de les entendre depuis une semaine.
La « commission » est ainsi le cadre imposé, avec ses rites de vote, de motions, d'élections et de responsables. -- Souvent les modérés, les adversaires un peu tièdes, sont invités à y présenter leurs idées, voire à prendre des présidences.
Technique traditionnelle de l'agitation marxiste. Lénine répondait à qui lui écrivait qu'en Ukraine, les « blancs » se mêlaient aux soviets et participaient à leurs travaux en voulant infléchir le cours des idées, qu'il fallait les y laisser et qu'*ainsi ils participaient suffisamment à la Révolution et l'entretenaient malgré* *eux.*
C'est à un échelon plus modeste ce que l'on retrouve aujourd'hui, exécuté d'une façon studieuse, presque scolaire. On réplique souvent que « les débats sont très constructifs », les motions très « valables ». Et cela se peut ; mais cela importe peu au marxisme.
Pragmatisme pur, il ne veut que l'action et encore l'action. Il ne veut que faire participer les gens à l'action qu'il mène, quels que soient les *motifs* de leur participation.
« Il ne faut pas vous présenter à la jeunesse chrétienne avec des propositions de lutte antireligieuse », écrivait Galpérine, « ce serait une grosse erreur psychologique. Mais c'est facile de l'entraîner pour quelque chose, pour la conquête du pain quotidien, pour la liberté, pour la paix, pour la société idéale... Dans la mesure où nous attirerons les jeunes chrétiens dans cette lutte pour des objectifs précis, nous les arracherons à l'Église. »
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De même dans les commissions, on ne vous demande nullement d'adopter des motions révolutionnaires ; *on vous demande simplement de participer.* Et puis, quand vous présenterez votre texte, il le sera à côté d'autres moins acceptables ou même parfaitement inacceptables. Au nom de la solidarité on vous demandera de les défendre en bloc ; puis, s'ils sont attaqués, on vous demandera de défendre les meneurs qui ont donné naissance à ces commissions.
Vous serez ainsi amené à défendre malgré vous des idées et des gens que vous récuseriez en temps normal, ou vous serez débarqué comme « jaune » refusant de participer au mouvement. C'est ce qui vient d'arriver à ceux des étudiants en médecine qui ne s'étaient pas défiés de cette technique très éprouvée et très efficace des sociétés de pensée étudiée par Augustin Cochin.
N'ALLEZ PAS DANS LES COMMISSIONS, NE VOUS LAISSEZ PAS « MOUILLER » PAR DES AGITATEURS POLITIQUES QUI CONNAISSENT LEUR TRAVAIL.
Qui plus est, ces commissions font étrangement penser aux meilleures techniques du « lavage de cerveau » ; il faut parler sans cesse, de tout et de rien, mais parler, entretenir l'agitation intellectuelle jusqu'à ce que l'esprit ne sache plus du tout à quelle réalité il doit s'appliquer. Il sombre dès lors dans un idéalisme d'autant plus intransigeant qu'il est coupé de toute donnée concrète. Les commissions sur « la réforme des structures » et même celles portant sur un problème aussi pratique que l'examen ; en offrent de saisissants exemples.
Face à ces données, quelle action peut-elle être menée ?
##### II. -- *L'action à mener *»
1\) Qu'il s'agisse d'une répétition générale ou d'une Révolution, il faut se rendre compte de la gravité de la situation. Il convient donc de se compter, et de voir qui est en face, de l'étudier pour mieux le combattre.
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2\) Il faut ensuite dénoncer le caractère fallacieux et révolutionnaire des thèmes utilisés à des fins politiques par des meneurs qui excellent à « mouiller » ceux qui ne sont pas prévenus.
Il faut démontrer sans relâche que tout le travail proposé est truqué et combien le but réel est différent du but avoué.
3\) Il faut proposer, *en dehors* des structures révolutionnaires imposées par les comités de grève, et selon d'*autres* méthodes, la vraie réforme de l'Université, envisagée non pas dans l'absolu, mais selon les données existantes. C'est un problème vaste qui ne se résoudra ni en 48 heures, ni en trois mois, ni à coup de motions.
L'Université totalitaire napoléonienne est morte. C'est tout le problème des libertés pédagogiques, scolaires, universitaires qui se pose dans toute la France et à tous les degrés, de l'enseignement élémentaire à l'enseignement supérieur, du technique à l'agricole, de la culture générale aux spécialisations professionnelles.
4\) Il faut enfin mobiliser et représenter, à *côté et en dehors des organisations révolutionnaires,* l'immense majorité des étudiants.
Jean-Marie Schmitz.
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\[A nos lecteurs, A nos abonnés...\]
63:124s
Notre numéro 124 de juin 1968 était entièrement composé avant la paralysie générale du mois de mai. Il paraîtra inchangé, mais sera fabriqué et acheminé à nos abonnés avec un retard pouvant aller jusqu'à un mois.
Notre numéro 125 de juillet-août 1968, qui devait paraître le 1^er^ juillet, subira lui aussi un retard analogue.
Le présent supplément, par son contenu, répond à l'intention d'aller au plus pressé.
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============== fin du supplément au numéro 124.
[^1]: -- (1). Ces deux ouvrages sont en vente au « Club du Livre civique », 49, rue Des Renaudes, Paris 17^e^.
[^2]: -- (1). Cité par *La Croix* du 17 octobre 1967, page 5. Cet évêque est même archevêque, et « animateur » des travaux de la Conférence épiscopale.
[^3]: -- (2). *Le Figaro* du 12 octobre 1967, page 8. Cet évêque est même archevêque, et même Cardinal, et même Cardinal de Curie.