# 125-07-68 1:125 ## Pour que continue la catéchèse catholique  ### Communiqué sur le nouveau catéchisme L'Amiral de Penfentenyo, président de l'Association « Rénovation de l'ordre chrétien », a publié le commu­niqué suivant. Nous y donnons notre entière adhésion nous invitons tous nos amis à le diffuser. Toute la doctrine chrétienne se ramène à quatre points principaux : I. -- Le Credo. II\. -- Le Pater. III\. -- Le Décalogue. IV\. -- Les sept Sacrements. L'explication de ces quatre points constitue en tout temps et en tout lieu le "fonds obligatoire" de tout catéchisme catholique. Tel est le contenu impératif du Catéchisme du Concile de Trente, qui est le seul catéchisme romain, les Conciles suivants, pas plus Vatican II que Vatican I, n'ayant ordonné la rédaction d'un nouveau catéchisme. 2:125 Nous prenons acte du fait que l'explication de ces quatre points est désormais absente du nouveau "fonds obliga­toire" du catéchisme français. En conséquence, nous appelons l'ensemble des fidèles à "exiger" des autorités religieuses le rétablissement de ces quatre points à tous les niveaux du catéchisme et de l'en­seignement catholique. Nous invitons les parents et tuteurs, premiers respon­sables, à prendre toutes mesures pour que l'enseignement de ces quatre points soit assuré aux enfants dont ils ont la responsabilité, et à notifier leur décision aux éducateurs. Ce communiqué est accompagné de quatre pages d'ex­plications, que l'on peut se procurer en écrivant (joindre un ou deux timbres) à l'Association Rénovation de l'ordre chrétien, 14, rue Sainte-Sophie, 78 - Versailles. \*\*\* Plutôt que de reproduire ces quatre pages, nous allons donner nos propres raisons. Le commentaire que nous faisons de ce communiqué n'engage évidemment que notre responsabilité. Particulièrement dans sa troisième partie, quand nous développerons l'alinéa final du communiqué en indiquant les *dispositions pratiques* que nous recommandons à nos lecteurs dans la situation présente. 3:125 ### I. -- Le vrai "Fonds obligatoire" #### 1. -- Les quatre points. La première utilité du communiqué est de mettre en pleine évidence des points que tout chrétien baptisé, confir­mé et instruit du catéchisme a la capacité et le devoir de juger par lui-même. « *Il est dans le trésor de la Révélation, écrivait Dom Guéranger dans un texte que nous citerons plus longuement tout à l'heure, des points essentiels dont tout chrétien, par le fait même de son titre de chrétien, a la connaissance nécessaire et la garde obligée. *» Le Credo, le Pater, le Décalogue, les sept Sacrements sont à coup sûr les plus essentiels de ces points essentiels. Tous les enfants chrétiens arrivent au catéchisme en sachant par cœur le Pater et le Symbole des Apôtres (et plus ou moins souvent le Décalogue). Si le catéchisme n'explique plus le Credo ni le Pater, il se place en dehors de la réalité spirituelle concrète des enfants auxquels il doit donner une instruction religieuse. Rappelons que, selon saint Thomas et toute la tradition de l'Église, il y a trois connaissances qui sont nécessaires au salut éternel : 4:125 I. *-- Le Credo,* connaissance de ce qu'il faut croire (vertu théologale de foi). II *-- Le Pater*, connaissance de ce qu'il faut désirer (vertu théologale d'espérance). III\. *-- Les Commandements*, connaissance de ce qu'il faut faire (vertu théologale de charité). Ces trois connaissances nécessaires au salut demeurent généralement inefficaces sans la connaissance et la fré­quentation des : IV*. -- Sacrements.* Tels sont les quatre points du Fonds obligatoire de tout catéchisme catholique en tout temps et en tous lieux. Les quatre points indispensables de ce Fonds obliga­toire ne résultent pas d'une option, d'une fantaisie, d'une préférence permise mais facultative, à laquelle s'oppose­raient d'autres préférences également facultatives et per­mises. Les quatre points indispensables sont ceux qui, *doctrinalement* et *pédagogiquement*, contiennent toute la foi chrétienne, et c'est le Catéchisme du Concile de Trente, qui déclare avec autorité : « *C'est avec une profonde sagesse que nos Pères ont ramené toute la doctrine et toute la science du salut à qua­tre points principaux qui sont le Symbole des Apôtres, les Sacrements, le Décalogue et l'Oraison dominicale. *» ([^1]) Le communiqué prend acte d'une absence. Il invite tous les catholiques à en prendre acte. Le nouveau catéchisme ne contient plus les connaissances qui sont nécessaires au salut. C'est un catéchisme sans l'explication du Credo, sans l'explication du Pater, sans l'explication du Décalogue, sans l'explication des Sacrements. Tous le monde et chacun peut constater cette absence, tout le monde et chacun peut en toute certitude la juger gravement inacceptable, tout le monde et chacun est dès lors appelé à fixer en conscience, à sa place et selon ses responsabilités, son attitude devant cette désintégration du catéchisme catholique. \*\*\* 5:125 #### 2. -- Le grand dessein "pédagogique". De cette absence du Fonds obligatoire catholique dans le Fonds obligatoire français, une seule raison a été donnée officiellement : une raison « pédagogique ». Au lendemain de l'adoption du nouveau catéchisme par l'Assemblée plé­nière de l'épiscopat français -- « adoption » d'ailleurs suspecte, car elle ne s'est traduite par aucune promulgation ni aucun décret, et sa date exacte elle-même est incertai­ne ([^2]) -- le Cardinal Veuillot commentait officiellement cette adoption en ces termes : « *La pédagogie a évolué considérablement et très heu­reusement depuis des années. Il était normal que l'ensei­gnement des vérités religieuses et l'enseignement du com­portement religieux bénéficiât de tous ces progrès de la pédagogie dans toutes les matières profanes. *» ([^3]) Telle est donc l'intention, officiellement déclarée au nom de l'épiscopat français, qui a présidé et conduit à l'élaboration d'un nouveau catéchisme français ne compor­tant plus aucun des quatre points du Fonds obligatoire de tout catéchisme catholique romain. 6:125 Il s'agissait d'aligner le catéchisme sur l'évolution de la pédagogie profane telle qu'elle était en 1966. Cette évolution était jugée « très heureuse », il fallait que le catéchisme « bénéficiât » sans tarder de « tous ces progrès » de « la pédagogie dans toutes les matières profanes » : C'est-à-dire des progrès pédagogiques mis en œuvre dans les lycées et dans les facultés. C'est pour cette raison que l'on a modifié de fond en comble le contenu du catéchisme. Cette intention clairement définie et motivée repose sur deux erreurs fondamentales. ##### Première erreur Ce que les évêques prenaient en 1966 pour merveilleux « progrès de la pédagogie profane » vient d'apparaître en mai 1968 comme un monstre insupportable : cette pédago­gie a conduit les étudiants à une révolte dramatique, devant laquelle tout le monde a convenu que l'enseignement pro­fane, avec « tous ses progrès » prétendus, ne pouvait plus continuer sans un changement général de ses méthodes, qui aboutissent à un échec pédagogique complet. L'accord est très loin d'être fait entre les esprits sur ce que devrait être une saine et vraie pédagogie à notre épo­que. Mais, depuis mai 1968, l'accord est sans exception sur un point : la pédagogie profane pratiquée dans les Univer­sités françaises, que les évêques avaient prise pour un merveilleux progrès en 1966, est universellement rejetée -- ou vomie -- désormais. Si le nouveau catéchisme français était maintenu, ce serait le seul enseignement en France où l'on conserverait encore des « progrès » pédagogiques qui ont sombré dans le néant, dans l'anarchie, dans la révolution. 7:125 ##### Seconde erreur Succombant à l'illusion de faux progrès dans la pédagogie profane, on a oublié d'autre part que le catéchisme est affaire d'abord de pédagogie religieuse et surnaturelle. En matière de pédagogie religieuse et surnaturelle, l'Église a une expérience deux fois millénaire, marquée par des « progrès » pédagogiques véritables, lentement étudiés et précisés au cours des siècles. Les quatre points auxquels ramener toute la doctrine chrétienne dans l'enseignement du catéchisme ([^4]) n'ont pas été fixés comme tels du premier coup. Les premiers qui aient pris place de points obligatoires dans la catéchèse sont l'explication du Credo et l'explication du Pater ([^5]). L'explication du Décalogue fut la dernière : dès le XIII^e^ siècle, les quatre points sont fixés. On les retrouve dans les catéchismes de saint Pierre Canisius (XVI^e^ siècle). Le Concile de Trente ne fait en somme que codifier le résultat de quinze siècles d'expérience et de progrès dans la pédagogie ca­tholique. C'est cela qui a été oublié ; ou méconnu ; ou rejeté. ##### Objection On dira : -- Pourquoi arrêter ce progrès de la pédagogie catho­lique au point atteint par le Catéchisme du Concile de Trente ? 8:125 Réponse : -- Il ne s'agit pas de l'arrêter : il s'agit de n'en pas faire tout d'un coup table rase ; il s'agit de ne pas jeter par-dessus bord tout ce qui était acquis et tout ce qui de­meure indispensable. On peut toujours perfectionner et adapter les explications. Il serait sans doute opportun et utile : a) de rajeunir le langage de ces explications ; b) d'examiner de quelle manière les récits d' « Histoire sain­te » et de « Vie de Jésus », et les explications de textes liturgiques, peuvent venir étayer l'explication des quatre points ou même s'y insérer plus explicitement. Mais on a fait autre chose. Au lieu de la *perfectionner* ou de l'*adapter,* on a radicalement *supprimé* l'explication du Credo, du Pater, du Décalogue et des sept Sacrements. Au lieu de renouveler le langage de l'explication, on a cessé d'expliquer ce qu'il fallait indispensablement expliquer. On a fait table rase des connaissances nécessaires au salut. Le nouveau catéchisme n'en apporte pas une nou­velle formulation : il ne les apporte plus du tout. #### 3. -- Le Catéchisme du Concile de Trente. Donc, nous ne prétendons en aucune manière qu'il faut pour les siècles des siècles s'en tenir désormais uniquement à la lettre, aux formulations, aux expressions d'une tra­duction française un peu vieillie déjà du Catéchisme du Concile de Trente. -- Nous disons qu'il y a trois connais­sances nécessaires au salut : l'explication du Credo, celle du Pater, celle des Commandements, et que ces trois con­naissances demeurent généralement inefficaces sans une explication et une pratique des Sacrements. Et nous disons que ce nécessaire, dans l'état actuel de la littérature caté­chétique, est donné seulement par le Catéchisme du Concile de Trente et par ses adaptations légitimes. 9:125 Le Catéchisme du Concile de Trente est le seul catéchis­me romain qui soit en vigueur dans l'Église. Les catéchis­mes diocésains en étaient une adaptation légitime, plus ou moins heureuse selon les cas, jusqu'en 1937. Le Catéchisme de S. Pie X en est une adaptation à l'intention des enfants. Des adaptations nouvelles sont possibles ; elles sont même souhaitables, mais dans la mesure où leur fidélité doctri­nale serait à la fois garantie et manifeste. La référence doctrinale au Catéchisme du Concile de Trente s'impose parce que ni les Conciles suivants ni les Pontifes ultérieurs n'ont ordonné la rédaction d'un autre catéchisme. Le Catéchisme de S. Pie X, répétons-le, est une adaptation, destinée aux enfants, de ce « catéchisme pour adultes » qu'est celui du Concile de Trente -- « manuel classique de la religion à l'usage du clergé et des fidèles, des paroisses, des familles et des maisons d'éducation pour la persévérance chrétienne » ([^6]). Ce catéchisme avait été mis en chantier par ordre du Concile de Trente, qui en fixa les principes et en nomma les rédacteurs. Ceux-ci y travaillèrent de février 1562 à décembre 1563, date de la clôture du Concile. Le Pape Pie IV chargea alors saint Charles Borromée de diriger l'achè­vement des travaux, qui prennent fin trois ans plus tard. Le nouveau Pape, saint Pie V, reçoit l'ouvrage et le fait réviser a nouveau. Puis, « mettant à exécution les Décrets et Ordonnances du saint Concile de Trente », il l'approuve et le publie le 24 septembre 1566, afin que « les fidèles puissent y trouver tous les enseignements relatifs aux choses qu'ils ont besoin de connaître, de professer et d'ob­server ». Jusqu'à sa mort en 1572, saint Pie V publie trois Bulles successives qui recommandent l'usage général de ce catéchisme. Son successeur Grégoire XIII le prend pour base de la réforme du Droit canon. 10:125 Le Catéchisme du Concile de Trente est partout en usage jusqu'au milieu du XVIII^e^ siècle. Survint cette grande crise de la foi -- moins profonde et moins grande pourtant que celle d'aujourd'hui -- qui ravage le monde et l'Église, et qui détourne les esprits du catéchisme. Le Saint-Siège appelle toute la chrétienté à le remettre en honneur et à s'y tenir. En 1761, alors que la Révolution française est déjà largement commencée dans les esprits, le Pape Clé­ment XIII écrit à tous les évêques : « Ce Livre \[le Catéchisme du Concile de Trente\] que les Pontifes romains ont présenté aux Pasteurs comme la règle de la foi catholique, de l'enseignement chrétien, et aussi comme le garant de l'accord et de l'harmonie dans la manière de transmettre la doctrine, Nous venons vous le recommander avec force et vous presser vivement d'exiger de tous ceux qui ont charge d'âmes qu'ils l'em­ploient pour apprendre la vérité catholique aux peuples, comme un moyen de sauvegarder tout à la fois l'unité dans la doctrine, la charité et la paix dans les cœurs... » Au siècle suivant Pie IX, dans son Encyclique *Nostis et Nobiscum* du 8 décembre 1849, est aussi précis et pressant : « Que les curés s'appliquent chaque jour davantage à instruire les enfants des éléments de la doctrine chré­tienne, se souvenant que c'est là un des devoirs les plus graves de la charge qui leur est confiée. Vous devrez leur rappeler que, dans leurs instructions soit aux enfants, soit au peuple, ils ne doivent jamais perdre de vue le Caté­chisme romain, publié conformément au décret du Concile de Trente par l'ordre de saint Pie V. » 11:125 Dans son Encyclique *Depuis le jour* adressée le 8 sep­tembre 1899 aux évêques et au clergé de France, le Pape Léon XIII le rappelle : « Nous recommandons que tous les séminaristes aient entre les mains et relisent souvent le livre d'or connu sous le nom de *Catéchisme du Concile de Trente* ou *Ca­téchisme romain*, dédié à tous les prêtres investis de la charge pastorale (...). Qui le posséderait à fond aurait toujours à sa disposition les ressources à l'aide desquelles un prêtre peut prêcher avec fruit, s'acquitter dignement de l'important ministère de la confession et de la direc­tion, des âmes, et être en état de réfuter victorieusement les objections des incrédules. » Le 15 avril 1905, dans l'Encyclique *Acerbo nimis*, saint Pie X « ordonne expressément par autorité apostolique » que les prêtres « se servent du Catéchisme du Concile de Trente » pour enseigner « toute la matière du Symbole, des Sacrements, du Décalogue, de la Prière et des commande­ments de l'Église ». Parlant du Concile de Trente, Pie XII déclarait : « Les fruits spirituels de ce Concile sont si remarquables et si riches *qu'aucun autre, jusqu'à présent, ne lui a été supé­rieur. *» ([^7]) \*\*\* 12:125 Dans la confusion profonde où se trouvent plongées au­jourd'hui la pensée, la catéchèse et les institutions catholi­ques, la question la plus vitale, celle de la foi, se fait en­tendre partout : -- *Que faut-il croire ?* Les réponses trop subtiles, trop floues, trop habiles, ne sont d'aucune utilité aux âmes. Le Catéchisme du Concile de Trente a été composé jus­tement pour répondre à la question sans aucune équivoque et sans aucune omission. De siècle en siècle, les Pontifes romains l'ont impérativement désigné comme le témoin et le moyen de la foi authentique. Nous savons donc en toute certitude où trouver les connaissances nécessaires au salut : dans le catéchisme romain. Donc, le catéchisme romain de saint Pie V, ou « Caté­chisme du Concile de Trente ». Ou bien le « Catéchisme de S. Pie X », adaptation authen­tique, fidèle et opportune du catéchisme de saint Pie V. 13:125 ### II. -- Le droit de réclamation Le communiqué appelle l'ensemble des fidèles à « exi­ger » des autorités religieuses le rétablissement, à tous les niveaux du catéchisme et de l'enseignement, des quatre points qui sont nécessaires au salut. Le terme « exiger » est entre guillemets dans le texte du communiqué : c'est la citation d'un terme juridique, en son, sens juridique, celui du Droit canon. Commentant le Droit canon, Pie XII disait aux laïcs ([^8]) « Le laïc a droit à recevoir des prêtres tous les biens spirituels afin de réaliser le salut de son âme et de parvenir à la perfection chré­tienne : quand il s'agit des droits fondamen­taux du chrétien *il peut faire valoir ses exi­gences ;* c'est le sens et le but même de toute la vie de l'Église qui est ici en jeu ainsi que la responsabilité devant Dieu du prêtre comme du laïc. » Ce droit de réclamation des laïcs, ce droit d' « exiger », n'est pas une sorte de tolérance ou de licence octroyée dans le cadre d'un dialogue consenti par gentillesse ou par indul­gence. Ce droit, dit Pie XII, est inhérent au sens même de la vie de l'Église et à la responsabilité devant Dieu du laïc et du prêtre. 14:125 Ceux qui contestent ce droit ou qui, par ignorance, s'of­fusquent de l'entendre invoquer, ceux qui refusent de le reconnaître dans toute son étendue, renversent en cela l'or­dre de la justice et de la charité dans l'Église, surtout s'ils y détiennent une autorité. Ce droit de ferme réclamation concerne directement et pleinement l'*exigence des vérités nécessaires au salut*, dont l'exposé est de plus en plus absent des différents niveaux du catéchisme et de l'enseignement catholique. \*\*\* S'agissant d'un droit de cette gravité, la question n'est pas de supputer combien de chances, aujourd'hui, une telle réclamation peut avoir d'être entendue. Les laïcs portent devant Dieu la responsabilité d'adresser aux évêques cette réclamation. Les évêques porteront devant Dieu la responsabilité des réponses qu'ils feront ou qu'ils omettront d'y faire. \*\*\* Dans des cas qui deviennent nombreux, non pas seule­ment en France, mais d'un bout à l'autre de l'univers ca­tholique, l'autorité légitime est détenue par des Pasteurs dont la défaillance personnelle, en matière de foi, est pro­fonde et manifeste. 15:125 Pour éclairer les consciences sur la ligne de conduite à tenir, voici ce qu'écrivait Dom Guéranger dans *L'Année liturgique,* pour la fête de saint Cyrille (9 février), au sujet de l'évêque Nestorius : « Le jour de Noël 428, Nestorius, profitant du concours immense des fidèles assemblés pour fêter l'enfantement de la Vierge Mère, laissait tomber du haut de la chaire épiscopale cette parole de blasphème : « Marie n'a point enfanté Dieu ; son fils n'était qu'un homme, instrument de la divinité. » Un frémis­sement d'horreur parcourt à ces mots la multitude ; interprète de l'indignation générale, le scolastique Eusèbe, simple laïc, se leva au milieu de la foule et protesta contre l'impiété. Bientôt une protestation plus explicite fut rédigée au nom des membres de cette Église désolée, et répondue à de nombreux exemplaires, déclarent anathème quiconque oserait dire : « Autre est le Fils unique du Père, autre celui de la Vierge Marie. » Attitude généreuse qui fut la sauvegarde de Byzance, et lui valet l'éloge des Conciles et des Popes. Quand le pasteur se change en loup, c'est au troupeau à se défendre tout d'abord. Régulièrement sans doute la doctrine descend des évêques au peuple fidèle, et les sujets, dans l'ordre de la foi, n'ont point à juger leurs chefs. Mais il est dans le trésor de la Révélation des points essentiels dont tout chrétien, par le fait même de son titre de chrétien, a La connaissance nécessaire et la garde obligée. Le principe ne change pas, qu'il s'agisse de croyance ou de conduite, de morale ou de dogme. Les trahisons pareilles à celles de Nestorius sont rares dans l'Église ; mais il peut arriver que des pasteurs restent silencieux, pour une cause ou pour l'autre, en certaines circons­tances où la religion même serait engagée. Les vrais fidèles sont les hommes qui puisent dans leur seul baptême, en de telles conjonctures, l'inspiration de leur ligne de conduite ; non les pusil­lanimes qui, sous le prétexte spécieux de la soumission aux pouvoirs établis, attendent pour courir à l'ennemi, ou s'opposer à ses entreprises, un programme qui n'est point nécessaire et qu'on ne doit point leur donner. » 16:125 Dans de telles situations, l'exercice du droit de ferme réclamation contribue lui aussi à rétablir l'ordre voulu par Dieu dans l'Église. La réclamation adressée à l'évêque indigne ne s'adresse pas à lui sous le rapport de son indignité personnelle, mais sous le rapport de son sacre et de sa fonction. N'adresser aucune réclamation aux évêques responsables du sabordage du catéchisme est une attitude qui se fonde sur des considérations humaines hélas probables : ils l'ont fait, ils l'ont voulu ou accepté, tels que nous les connaissons ils n'auront pas la force de caractère nécessaire pour se rétracter, même si en secret ils s'aperçoivent qu'ils ont mal fait ; et trop d'entre eux, loin d'éprouver à ce sujet remords ou inquiétude, s'enfoncent avec une obstination entière dans cette désintégration du christianisme opérée de leurs mains ou par leur consentement ; enfin, nous avons l'expérience de leur mauvaise volonté dans le « dialogue » chaque fois qu'il s'agit de dialoguer avec des catholiques fidèles à l'intégrité et à l'intransigeance de la foi. Leur « dialogue » est tout entier tourné vers les intellectuels de la subversion, vers les hommes de l'intransigeance révolutionnaire ; à l'égard du peuple fidèle, ils manifestent des sentiments d'autocrates. Tout cela est vrai quant aux personnes. Il faut pourtant reconnaître en eux la succession apos­tolique et lui rendre le respect qui lui est dû. N'adresser aucune réclamation aux évêques responsables serait une manière implicite, voire involontaire, de récuser la succession apostolique. Au contraire, leur adresser l'*exigence* d'un enseignement des vérités nécessaires au salut, c'est reconnaître que par la succession apostolique ils ont devoir et pouvoir de les en­seigner. Dans des cas nombreux c'est, tout bien réfléchi, la seule manière qui nous reste de reconnaître en certaines personnes le fait de la succession apostolique, et d'exprimer ainsi le respect qui lui est dû, sans y ajouter la grimace d'un respect supplémentaire ou différent qui n'est plus dû. 18:125 ### III. -- Dispositions pratiques La conclusion du communiqué appelle les parents : 1° à prendre *toutes mesures,* 2° à notifier cette décision. Les mesures à prendre ne sont pas autrement précisées : elles dépendent des lieux et des circonstances, et elles re­lèvent de ceux qui ont à les prendre sur place. Notre responsabilité devant nos lecteurs est de leur don­ner les conseils, suggestions et indications qu'ils pourront éventuellement adapter et mettre en œuvre dans chaque cas particulier. \*\*\* D'abord la *notification.* Dans tous les cas locaux où la situation n'est pas encore celle d'une subversion intellec­tuelle, morale et sociale déjà très avancée, il y a lieu que les parents « notifient aux éducateurs », c'est-à-dire à l'école où ils envoient leurs enfants, leur volonté que l'enseignement de la doctrine chrétienne soit centré sur les quatre points du Catéchisme du Concile de Trente. -- Une telle démarche peut aider puissamment l'école auprès de laquelle elle est faite à résister aux pressions tendant à lui imposer l'adoption d'un catéchisme qui n'est plus catholique. Une démarche analogue peut être faite auprès du curé responsable du catéchisme paroissial. \*\*\* 19:125 Dans le cas où le catéchisme catholique n'est plus assuré ni à l'école ni à la paroisse, les parents ont le devoir de se réunir pour enseigner eux-mêmes le catéchisme catholique à leurs enfants. Nous conseillons aux parents de se concerter de toutes les manières, et par exemple d'entrer en contact à ce sujet avec le *Secrétariat d'information et d'études familiales* ([^9])*,* qui dans sa lettre n° 5 (mai 1968) écrit notamment : « Il est toujours permis aux familles de suppléer aux déficiences ecclésiastiques en matière d'enseignement catéchétique. Déjà bon nombre de groupes familiaux de nos amis se sont concertés pour donner à leurs enfants les enseignements qui leur étaient refusés ailleurs (...). Les parents constatent qu'ils ne peuvent plus compter sur telle paroisse ou telle école, religieuse pour certains ensei­gnements. Ils les donnent donc eux-mêmes. » Plusieurs expériences de cette sorte sont commencées depuis des mois. Vous pouvez bénéficier des leçons prati­ques qu'elles comportent en vous adressant au Secrétariat cité. \*\*\* Les concertations nécessaires entre parents seront d'au­tant plus fructueuses qu'elles seront, dans chaque paroisse ou autour de chaque école, plus étendues. 20:125 Il faut donc alerter les familles chrétiennes et l'ensemble des fidèles. Le premier moyen de les alerter est de diffuser très largement le communiqué simple, net et complet de l'Ami­ral de Penfentenyo. Pour participer à cette diffusion, la revue *Itinéraires* le publie pour sa part en une feuille volante que l'on peut nous demander pour la distribuer ([^10]). Nous publions aussi en brochure le présent commentaire. Pour les distinguer l'un de l'autre nous les nommerons : 1*. -- Le tract du communiqué :* feuille volante impri­mée ([^11]). 2*. -- Le commentaire du communiqué :* tiré à part du présent article ([^12]). \*\*\* En ce domaine comme en tous les autres, il faut com­mencer à la base, sur le plan familial et sur le plan local, par : -- vous rencontrer -- vous concerter -- vous grouper. Il existe des organismes et des secrétariats pour vous procurer la documentation nécessaire : -- Le S.I.D.E.F. (Secrétariat d'information et d'études familiales), 13, rue Édouard Lefebvre, 78 - Versailles. -- L'Action scolaire, 134, boulevard Brune, Paris XIV^e^. *-- *La Rénovation de l'ordre chrétien, 14, rue Sainte-Sophie, 78 - Versailles. -- Montalza, 49, rue des Renaudes, Paris XVII^e^. \*\*\* 21:125 Rencontrez-vous. Concertez-vous. Groupez-vous sur le plan familial et local. En petites communautés chrétiennes d'entraide et de soutien mutuel. #### Notules complémentaires Le communiqué sauveur de l'Amiral de Penfentenyo a été plus ou moins reproduit dans la presse : le 13 et le 14 juin, par *Le Figaro,* par *La Croix* et par *Le Monde.* Il est intéressant de remarquer que ces trois journaux : 1° ont immédiatement répondu à ce communiqué ; 2° y ont fait une réponse identique en substance, en des termes analogues. \*\*\* Il est inhabituel qu'un journal d'*information*, publiant un *communiqué*, y fasse en même temps une *réponse,* au même endroit et à la suite, à moins de se sentir lui-même visé par ce communiqué (ce qui n'était manifestement point le cas). Normalement, les communiqués sont publiés à titre informatif ; puis les chroniqueurs ou éditorialistes du journal le commentent à leur gré, s'ils le désirent, dans le même numéro ou plus souvent dans un numéro ultérieur. 22:125 Mais cette fois-ci, ce fut l'alerte immédiate : à la suite du communiqué, ces trois journaux ont publié une réponse. Et ce fut la même réponse : ils ont dit tous trois que le communiqué de l'Amiral de Penfentenyo (juin 1968) trouvait une réponse adéquate dans un certain communiqué du Car­dinal Lefebvre en date du... 28 février ! Autant dire qu'il s'agit de prophétie ; ou de voyance ; ou de magie... Ce communiqué malheureux du Cardinal Lefebvre a été, en son temps, commenté ligne à ligne dans la seconde édition de notre brochure -- *Le Nouveau Catéchisme*. Cette édition est celle qui comportait 96 pages et qui est aujourd'hui épuisée. La troisième édition, comporte 76 pages et ne parle plus du communiqué du Cardinal. En effet, notre analyse de ce communiqué (pages 66 à 69 de la seconde édition) se concluait en ces termes : « *Nous considérerons, par charité, ce communiqué comme ayant été retiré par son auteur. *» Nous avons donc complètement oublié ce fâcheux commu­niqué du Cardinal Lefebvre et, sauf cas de force majeure que nous ne souhaitons pas, nous n'en parlerons plus : il est comme n'ayant jamais existé. \*\*\* Reste ce fait instructif : des quotidiens aussi différents que *La Croix*, *Le Monde* et *Le Figaro* ont éprouvé le besoin de « répondre » immédiatement au communiqué de l'Amiral de Penfentenyo, et ont fait tous trois la même réponse. On peut supposer à ces trois réponses, identiques une ins­piration commune. Il apparaît plus clairement que jamais qu'*en matière reli­gieuse*, ces trois quotidiens si différents par ailleurs se com­portent tous trois comme les *organes officieux*, et disciplinés, *d'un même groupe idéologique*. Celui qui a, en fait, colonisé les rubriques dites d' « infor­mation religieuse » de presque toute la presse française : ce qui fait que l' « information religieuse » dans *Le Figaro* a le même contenu et la même tendance que dans *Témoignage chrétien*. 23:125 Il paraît que c'est le « Directeur de l'opinion », le célèbre Mgr. Dominique Pichon, et son prédécesseur à ce poste, Mgr. Haubtmann, qui sont les auteurs responsables de cet état de choses. C'est en effet vraisemblable. \*\*\* Dans sa reproduction partielle du communiqué de l'Ami­ral de Penfentenyo, *La Croix* du 14 juin a énoncé ainsi les quatre points auxquels se ramène toute la doctrine chrétienne : « *Le Credo, le* *Pater*, LE DIALOGUE *et les sept Sacrements*. » Le « dialogue » à la place du Décalogue ! C'est tout un programme. \*\*\* Autre observation concernant *La Croix*. Le communiqué de l'Amiral de Penfentenyo n'était pas très long. Il est même remarquablement court. *La Croix* aurait faci­lement pu le citer en entier. Elle cite bien, et intégralement, les communiqués des mouvements dits d'Action catholique appelant à se solidariser avec la Révolution communiste de mai ; elle cite non moins intégralement les communiqués de prêtres en faveur de l'intercommunion immédiate avec les pro­testants (etc.). Si elle a coupé une : partie du communiqué sur le catéchisme, c'est sans doute qu'elle avait une raison pour cela. La partie coupée, elle l'a « résumée » en la falsifiant : voici de quelle manière : « *Estimant que la doctrine catholique se ramène à quatre points principaux, le mouvement Rénovation de l'ordre chré­tien... etc. *» Justement : CE N'EST PAS le mouvement Rénovation de l'or­dre chrétien, ni son président l'Amiral de Penfentenyo, qui ESTIME cela. C'est la tradition pédagogique de l'Église qui l'atteste. C'est le Concile de Trente qui l'a codifié et ordonné. 24:125 Mais IL NE FAUT PAS que les lecteurs de *La Croix* le sachent, ou le réapprennent. Il faut le leur cacher. Cela même qui est *la doctrine et la pédagogie de l'Église, romaine*, il faut le leur présenter comme une « estimation », une fantaisie par­ticulière, une option suspecte, propres au mouvement Rénova­tion et à l'Amiral de Penfentenyo. *La Croix* a donc dissimulé et « arrangé » la PARTIE PRINCIPALE du communiqué, celle qui disait à propos des « quatre points », relisons : « *L'explication de ces quatre points constitue en tout temps et en tout lieu le* « *fonds obligatoire *» *de tout catéchisme ca­tholique.* « *Tel est le contenu impératif du Catéchisme du Concile de Trente, qui est le seul catéchisme romain, les Conciles sui­vants, pas plus Vatican II que Vatican I, n'ayant ordonné la rédaction d'un nouveau catéchisme. *» \*\*\* Dans les pages précédentes (notamment page 19) nous avons signalé à nos lecteurs l'existence du SIDEF (*Secrétariat d'informations et d'études familiales*) et nous avons cité un passage de sa lettre n° 5 de mai 1968. L'envoi de cette lettre du SIDEF à ses correspondants lo­caux ayant été perturbé par la grève générale de mai, le SI­DEF en a fait dans la seconde quinzaine de juin une nouvelle expédition, préfacée par quelques lignes de Michel de Pen­fentenyo que nous reproduisons ici : *Notre lettre* « *SIDEF *» *sur le Catéchisme était prête à partir avant les événements de mai. Est-elle actuellement d'un intérêt secondaire ? Certainement pas*. *La violence révolutionnaire qui a ébranlé la France n'aurait pu atteindre un tel effet si l'organi­sation de la subversion n'avait trouvé une société déjà proche de la désintégration, intellectuelle, sociale et religieuse.* *Nous nous trouvons désormais devant le vrai vi­sage de la Révolution. Son élan* a *été stoppé le 30 mai en la fête liturgique de sainte Jeanne d'Arc. Mais la machine infernale reste en place.* 25:125 *Plus que jamais donc il importe de comprendre que la cause première de la Révolution est dans notre apostasie sociale. Il faut lutter contre la Révo­lution partout où elle se manifeste et renforcer les liens sociaux naturels. Mais celle lutte ne prendra sa force et son efficacité qu'en attaquant l'aposta­sie à sa source qui est l'ignorance religieuse. C'est dans la famille que ce travail premier doit être com­mencé. C'est le principal office des parents : com­battre la Révolution en armant leurs enfants contre le tour d'esprit inassimilable aux mentalités devenues réfractaires à la vie surnaturelle.* *Cette lettre SIDEF pourra être utile à ceux qui cherchent à faire de leur famille la première cellule de l'union, du naturel et du surnaturel.* On ne saurait mieux dire. Tel est aussi notre avis, que l'on trouvera développé dans la première partie de l'éditorial ci-après. 26:125 ## ÉDITORIAL *Actualités et consignes* ### Aujourd'hui : le mot d'ordre de Péguy EN MAI 1968, ils ont basculé dans la Révolution, ou ils ont montré au grand jour qu'ils en étaient déjà. Et ils y sont restés. Les masques sont tombés. La trahison est sortie de l'ombre comme elle est sortie du ver­biage suspect où elle s'enveloppait jusqu'alors. En pleine lumière, le visage des traîtres. Traîtres à leur foi, traîtres à leur patrie. Hommes sans foi ni loi. Docteurs ordinaires du mensonge. Imposteurs, parjures, et pourtant *sacerdotes in æternum,* dans la plénitude du sacerdoce. Mystère d'iniquité. #### I. -- Le mot d'ordre de Péguy et les consignes pratiques Faire face. « Il faut que France, il faut que Chrétienté continuent. » Ce mot d'ordre de Péguy est pour notre temps. Car la France, car la Chrétienté sont simultanément attaquées, par agression, par trahison, et cette fois à la racine même de leur être. 27:125 La France de 1918, un demi-siècle plus tard, se retrouve en 1968 ayant presque tout perdu. Passée en cinquante an­nées du premier rang parmi les nations, un instant retrouvé, à un rang tellement incertain que son existence même est menacée de disparition. Mais menacée d'abord dans son âme. Les générations nouvelles, celles qui ont quatorze, dix-huit ou vingt ans, ont été élevées, notamment par les prêtres, dans l'ignorance de la réalité française et des devoirs envers la patrie. C'est ici *la racine* de l'existence nationale. Quand une nation ne sait plus transmettre et éduquer l'amour de la patrie, quand toute une jeunesse grandit dans l'*impiété naturelle* ([^13]) que distillent les écoles, les lycées, les collèges, les Universités, les Facultés profanes et les Facultés catho­liques, le cinéma, les radios, les journaux, les livres, la soi-disant « culture » comme la soi-disant « pastorale », 28:125 -- quand toutes les idéologies, toutes les propagandes, tous les apostolats parlent à jet continu de toutes les communau­tés sociales sauf une : la communauté nationale, alors cette communauté nationale voit sa réalité disparaître, son être se défaire. La « construction européenne », certes néces­saire, n'y pourrait rien : associer des morts ne leur rendrait pas la vie. L'Europe sera une conjonction de piétés natio­nales devenues fraternelles les unes pour les autres. Si elle était un conglomérat de sauvages et d'impies, elle ne serait elle-même qu'impiété et sauvagerie. Partout où le commu­nisme a implanté sa domination totalitaire, c'est le senti­ment national (joint au sentiment religieux) qui a le mieux résisté à la tyrannie et au lavage de cerveau. Une France qui ne sait plus ce qu'elle est, une France dépossédée du sentiment d'elle-même, ne résisterait pas longtemps à la Révolution, et risquerait de n'y pas survivre non plus. D'autre part, la religion chrétienne en tant que *trans­mise à travers une histoire*, c'est-à-dire la Chrétienté, est atteinte elle aussi à sa *racine* même quand l'enseignement du catéchisme est désintégré comme il l'est aujourd'hui. « Il faut que France, il faut que Chrétienté continuent. » A tous nos amis, nous avons lancé et nous lançons un double mot d'ordre : l ° *S'organiser pour faire face à la Révolution par l'édu­cation du sentiment national*. 2 ° *S'organiser pour faire en sorte que le catéchisme catholique continue*. Deux actions distinctes ; deux actions conjointes ; pour lesquelles CHACUN doit, s'il ne l'est déjà, se mobiliser sans retard. Non certes que chacun ait forcément à être mobilisé pour ces deux actions simultanément et au même titre. 29:125 Chacun est mobilisé là où il est, selon sa situation, ses capacités, sa vocation. Les uns se donneront davantage à l'action nationale ; d'autres davantage à l'action catholique ; d'autres aux deux à la fois. La méthode fondamentale d'organisation est la même pour cette action catholique et pour cette action nationale, car c'est une méthode polyvalente : elle consiste à constituer partout et toujours de petites communautés d'entraide, de soutien mutuel, d'étude, d'autodéfense politique ou spiri­tuelle. Ces communautés inter-familiales, locales, amicales, éventuellement professionnelles, composent une réalité vi­vante, spontanée, démultipliée, insaisissable, qui par nature est apte aussi bien à faire face au pire qu'à profiter du meilleur. Cette réalité vivante prolonge, amplifie, fait fruc­tifier les grandes actions spectaculaires à dimension natio­nale quand celles-ci sont possibles ; elle permet de s'en passer quand les circonstances y contraignent. Elle corres­pond parfaitement au double impératif technique des temps révolutionnaires : 1° *ne pas être seul*, 2° *ne travailler qu'avec ceux que l'on connaît déjà*, qu'il s'agisse d'action catho­lique ou d'action nationale. Elle rend possible soit de conjuguer étroitement, soit d'articuler souplement, soit de séparer l'une de l'autre ces deux formes d'action, selon les nécessités locales ou conjoncturelles. Elle s'adapte à tout ce qui est utile, ne nuit à rien de ce qui est bon, ne concurrence aucune entreprise raisonnable, aide spontanément toutes celles qui doivent être aidées ; et elle répond en particulier aux conditions spéciales créées par l'absence ou la défaillan­ce des chefs temporels et spirituels. Quand Charles VII est encore à Chinon et Cauchon déjà traître à la patrie, elle pré­pare une armée et un peuple pour Jeanne d'Arc. Il faut que France, il faut que Chrétienté continuent. Même et surtout quand on sait, comme maintenant nous le savons tous très bien, que nous avons été trahis. 30:125 #### II. -- La trahison devant l'ennemi. Constatation : aucun évêque français, ni pendant la Ré­volution communiste de mai 1968, ni au lendemain de cette Révolution qui a provisoirement échoué, n'a énoncé la vérité sur cette entreprise révolutionnaire ni la doctrine de l'Église sur le communisme : à savoir que *le communisme est in­trinsèquement pervers* et qu'*un chrétien ne doit jamais, en aucune affaire* (« in nulla re ») *collaborer avec lui.* S'ils n'ont pas, dans leurs multiples proclamations, rap­pelé que le communisme est intrinsèquement pervers, la raison en est simple : C'EST QU'ILS NE LE CROIENT PLUS, OU MÊME QU'ILS NE L'ONT JAMAIS CRU. Sous ce rapport, il vaut mieux qu'ils se soient dispensés de rappeler une vérité à laquelle ils ne croient pas. Car il est utile, dans les circonstances présentes, de savoir en toute certitude sur quels hommes on peut compter et sur quels hommes on ne peut pas compter. Il est indispensable d'être en mesure de distinguer, autant que possible, entre les frè­res et les faux frères. Les trahisons ne sont mortelles que lorsqu'elles surprennent la vigilance. Une trahison connue d'avance perd beaucoup de son efficace. S'ils n'ont jamais cru ou s'ils se sont mis à ne plus croire que le communisme est intrinsèquement pervers, c'est essentiellement parce qu'ils n'ont jamais *compris* POURQUOI *il l'est.* Nous n'aurions que faire de docteurs qui nous rabâche­raient que « le communisme est intrinsèquement pervers » mais qui le feraient sans conviction et sans savoir pourquoi, sans comprendre ce qu'ils disent et sans pouvoir en ensei­gner les raisons. Cette formule n'est qu'un résumé de la pensée de l'Église sur le communisme marxiste-léniniste. Si elle est ressassée comme une formule creuse dont on a perdu l'intelligence, il vaut mieux qu'elle ne soit plus énon­cée : les formules incomprises par ceux qui les énoncent ne servent finalement à rien. 31:125 Et il vaut mieux apercevoir et reconnaître, cette fois en toute clarté, sans illusions, la situation telle qu'elle est, et telle que d'ailleurs on la pressentait depuis longtemps : les docteurs de l'Église de France NE CROIENT PLUS que le communisme soit intrinsèquement pervers, et ils ne le croient plus PARCE QU'ILS n'avaient jamais compris EN QUOI il l'est. Nous nous en doutions depuis des années : ils n'ont ja­mais compris que si le christianisme rejette absolument le régime *social* du communisme, c'est pour des raisons *reli­gieuses* qu'il le rejette ([^14]). Ils n'ont jamais compris fût-ce seulement le début de l'Encyclique *Divini Redemptoris* sur le communisme, les trois premiers alinéas, les toutes premières lignes : 1° Le communisme est une extraordinaire régression qui entraîne les peuples « *dans une barbarie certainement plus épouvantable que celle où se trouvaient la plupart des nations avant la venue du divin Rédempteur *». 2° Le communisme n'est pas simplement un athéisme il est cette forme précise d'athéisme qui a un « *dessein par­ticulier *», à savoir : « *bouleverser radicalement l'ordre social et anéantir jusqu'aux fondements de la civilisation chrétienne *». Le communisme est, en acte, -- collectif et social, -- une négation radicale et complète de la loi naturelle, ou Déca­logue. Qu'y pouvez-vous comprendre, à partir du moment où le docteur chargé de la direction doctrinale des travaux de l'Assemblée plénière de l'épiscopat enseigne que, pour l'Église, la loi naturelle n'est rien d'autre et rien de plus que « l'expression de la conscience collective de l'huma­nité » ([^15]) ? 32:125 Ah ! bien sûr, il vous est apparu tout à coup que le communisme propose parfois, propose souvent des « réformes justes » : c'est votre grande découverte de ces dernières années. Vous n'en saviez rien. Vous ne l'aviez point compris. Vous en avez été bouleversés dans votre conscience pasto­rale de docteurs trop ordinaires. Et c'est aux réformes justes que vous prétendez donner adhésion et bénédiction. -- Il faudrait voir de plus près la prétendue « justice » de plu­sieurs de ces « réformes », car vous mordez facilement à n'importe quel hameçon. -- Mais cela même, en l'occurrence, est tout à fait secondaire. Car l'Église vous en avait avertis depuis plus de trente ans, et elle vous avait impérativement chargés de nous en avertir : *c'est précisément quand le communisme propose de justes réformes qu'il est le plus dangereux et qu'il doit être combattu le plus énergique­ment :* parce qu'il MENT, et que, de sa part, c'est un PIÈGE. dans lequel vous tombez. Il ne propose pas ces justes réfor­mes pour les réaliser, mais pour vous faire marcher. Lénine l'a expliqué. L'Église l'a souligné. L'Encyclique *Divini Re­demptoris* vous l'enseigne (§ 57 et § 58) : « *Le communisme... s'efforce de gagner les foules par toute sorte de tromperies qui dissimulent leur dessein sous des idées en elles-mêmes justes et séduisantes... Il arrive qu'il avance des projets en tous points conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église... Vénérables Frères, apportez la plus rigoureuse attention à ce que les fidèles se défient de ces pièges... *» Voilà le devoir que vous venez de trahir une fois de plus. Mais cette fois, ouvertement. #### III. -- La doctrine sociale de l'Église n'est pas "celle de Gaudium et Spes" Parenthèse. Vous prétendez être les témoins fidèles de la « doctrine sociale » de l'Église, « celle de *Gaudium et Spes *», dites-vous, et SEULEMENT « celle de *Gaudium et Spes *». C'est plus qu'une erreur. C'est une sorte d'imposture. 33:125 Car vous savez bien, vous savez les tout premiers, vous l'avez voulu ainsi, que la *doctrine* sociale de l'Église N'EST PAS dans la Constitution conciliaire *Gaudium et Spes :* do­cument « pastoral » et *non* « doctrinal ». Conformément au « genre littéraire » que vous avez voulu pour *Gaudium et Spes,* la DOCTRINE n'y figure le plus souvent que par allusions et références : ces références et allusions risquent, à elles seules, de demeurer inintelli­gibles pour ceux qui d'autre part ne connaîtraient pas déjà la doctrine elle-même, étudiée dans les documents propre­ment doctrinaux. La Constitution pastorale *Gaudium et Spes,* en matière de doctrine de l'Église sur le communisme, fait référence à l'Encyclique *Divini Redemptoris.* Elle y renvoie explici­tement. Point c'est tout. Dans cette Constitution pastorale, vous apprenez le titre d'une Encyclique, mais non pas son contenu : auquel vous êtes invités à vous reporter. Il n'y a pas, sur le communisme, une « doctrine de *Gaudium et Spes *». Il y a la doctrine de *Divini Redemptoris.* Fin de la parenthèse. #### IV. -- Vous avez trahi la contestation chrétienne Le plus pitoyable est votre ralliement massif, tardif et sans discernement à l'actuelle « contestation » de la société. La première contestation de la société moderne, et la plus radicale, est celle qui est résumée dans le *Syllabus.* Car le « *Syllabus *», c'est du latin, n'était qu'un « résumé », qui renvoyait explicitement, pour chacun de ses paragraphes, à tout un enseignement du Magistère. La contestation résu­mée par le *Syllabus* avait un siècle d'avance sur les événe­ments. Elle s'élevait contre les bases, fondements et princi­pes mêmes du capitalisme libéral, du socialisme matérialis­te, du totalitarisme politique, de la société sans âme : bref, contre tout ce qui était encore à l'état naissant et qui allait rendre le monde moderne de plus en plus irrespirable. Seu­lement, c'était une contestation chrétienne, et vous l'avez méconnue puis rejetée pour cela. 34:125 Car vous l'avez rejetée. Vous vous êtes insurgés longue­ment contre cette « condamnation » du projet de « réconci­lier l'Église avec la civilisation moderne ». Vous avez tout fait pour l'annuler et pour donner à croire que c'était arrivé, qu'elle était enfin annulée. Vous ne la compreniez pas. C'est formidable, quand on y pense, le nombre de choses que vous n'avez pas comprises et que pourtant vous étiez char­gés de nous enseigner. Vous étiez conformistes et non pas contestataires, vous vouliez vous conformer et nous confor­mer au monde contemporain. Vous nous avez expliqué en long et en large combien cette contestation chrétienne élevée contre la société moderne était rétrograde, anachronique et dépassée. Vous nous avez dit qu'elle nous enfermait dans un ghetto. Vous nous avez pressés d'être de notre temps et d'accepter le monde moderne tel qu'il est, admirable, mer­veilleux, il fallait de toute urgence entrer à son service. Au nom de l'Évangile ! D'un Évangile peu à peu transformé par vous en religion du monde. Au nom du Concile ! L'encre n'est pas encore sèche de vos proclamations conformistes. Mais la société moderne étant réellement irrespirable pour l'âme humaine, les enfants de cette société, de ce monde, de cette civilisation ont fini eux aussi par les trouver irrespirables et par élever à leur tour leur « contestation » : une contestation aveugle, frénétique, révolutionnaire ; une contestation qui ne conduit qu'à un renforcement indéfini des misères morales contre lesquelles elle s'insurge. Le communisme, en dernière analyse, n'est jamais que l'hyper­trophie sélective des tares de la société libérale, systémati­quement poussées jusqu'à un gigantisme utilisé au profit de la domination totalitaire du Parti. Le passage du libéra­lisme au socialisme est logique et en quelque sorte nécessai­re à l'intérieur d'un même matérialisme : une ou deux dou­zaines d'Encycliques, depuis Pie IX et Léon XIII, l'ont annoncé, elles ont expliqué comment et pourquoi, une ou deux douzaines d'Encycliques dont vous ne connaissez ni le texte ni même le titre. 35:125 Les plus grands esprits de la sève chrétienne, de la sève française au XX^e^ siècle, Péguy et Ber­nanos, et Claudel, et Gilson, et l'Anglais Chesterton, ont orchestré dans tous les registres et toutes les dimensions cette contestation chrétienne élevée contre le monde mo­derne, contre la pensée moderne, contre la société moderne. Vous en avez seulement retenu que c'étaient des auteurs pleins de bonnes intentions que l'on pouvait recommander aux bibliothèques des patronages, du moins jusqu'au mo­ment où vous avez supprimé les patronages. Vous n'avez pas compris. Vous n'avez pas su. Vous n'avez pas cru. Vous étiez déjà le néant. Et hier, en 1940, en 1945, en 1958, et finalement en mai 1968, c'était l'heure où une chance historique était donnée et redonnée à la *contestation chrétienne* de la société moder­ne, si cette contestation était par vous demeurée ferme, fidèle, pure, vraie. Mais ce fut l'heure où, après avoir tant idolâtré ce monde moderne, sans entendre jamais la longue plainte des âmes qui y mouraient d'asphyxié, vous avez brusquement rejoint le camp de la « contestation », de *l'autre* contesta­tion, celle qui est anti-chrétienne. Sans y apporter d'ailleurs une seule idée originale : vous n'apportez que votre adhé­sion, superflue, inutile, sans intérêt pour personne, à une Révolution préparée par d'autres ; vous apportez votre sou­mission servile à une Révolution machinée contre vous, c'est-à-dire contre ce que vous auriez dû être et que vous n'étiez plus. Dans cette crise fondamentale de la civilisation, survenue exactement comme le Magistère catholique l'avait annoncé, vous n'apportez que votre oubli volontaire de tout ce qui avait été annoncé et enseigné en temps utile par le Magistère catholique. Vous avez « découvert » la contesta­tion marxiste, et vous avez « pris en marche » le train révo­lutionnaire. D'abord et avant tout, vous ne savez strictement rien. Car à force et à force de croire astucieux, ou charitable, de faire la bête, on finit par le devenir. Voici ce que vous auriez dû apprendre, puis enseigner, et dont vous n'avez pas le moindre soupçon. 36:125 Dans le monde moderne, la CONTESTATION CHRÉTIENNE et la CONTESTATION MARXISTE ont à peu près le même âge. Le *Syllabus* est le résumé d'Encycliques de Pie IX qui sont contemporaines des œuvres de Marx. Pie IX devient Pape deux ans avant le *Manifeste *; il promulgue le *Syllabus* trois ans avant la parution du *Capital.* Les deux contestations ont commencé à formuler explicitement leurs principes fon­damentaux dans les mêmes années. Et elles ont poursuivi leur marche parallèle, d'un côté les grandes Encycliques sociales, de l'autre les écrits et l'action de Lénine. Mais elles sont, par leur contenu et par leur finalité, ri­goureusement inverses. La CONTESTATION CHRÉTIENNE s'élève contre les injustices et les contresens du monde moderne, et *vise à rétablir l'ordre naturel.* La CONTESTATION MARXISTE prend plus ou moins prétexte de ces contresens et de ces injustices : *mais elle s'élève contre l'ordre naturel et vise à détruire ce qui en subsiste encore.* C'est-à-dire que ces injustices et contre­sens seront finalement amenés jusqu'à un point d'horrible perfection dans le communisme. Vous aviez rejeté la CONTESTATION CHRÉTIENNE, celle du *Syllabus* et d'un siècle d'Encyclique prophétiques, de Pie IX à Pie XII, vous l'aviez rejetée au point de la méconnaître, de vous y rendre étrangers, de n'y plus rien comprendre et finalement de l'oublier, il ne vous restait rien, vous aviez les mains vides, il ne vous restait plus que votre intarissable verbiage de néant, -- et la seule possibilité d'un ralliement honteux au camp de la CONTESTATION MARXISTE. Ce que vous avez fait. Vous êtes des misérables. #### V. -- Votre trahison, cette fois, est bien visible La profondeur de votre trahison était surtout la profon­deur du néant : on pouvait passer et repasser à travers sans la voir. Et puis, qui écoutait ce que vous racontiez, qui arrê­tait son attention à vos kilométriques tartines de textes pastoraux, catéchétiques, sociaux, touristiques, météorologi­ques, climatiques, abouliques ? 37:125 Vous parliez de la pastorale du tourisme et de l'éthique du code de la route. Éventuelle­ment de la nature humaine qui ne saurait plus aujourd'hui, d'après vous, être ce qu'elle était au V^e^ siècle ou au temps de saint Thomas : la nature humaine, c'est bien connu, varie selon le baromètre, la statistique, le denier du culte et les élections. Ceux, nous en sommes, qui d'une main discrète, mais ferme, extirpaient et retournaient en tous sens plusieurs anomalies majeures apparues à quelque dé­tour de cette sorte de littérature, on disait qu'ils exagéraient, ou qu'ils « tiraient les textes », ou qu'ils méconnaissaient vos intentions, qui sont bonnes, bien sûr, et succulentes, et fondantes. Mais il y a eu mai 1968. Le peuple chrétien vous a regardés en face. Vous vous êtes enfin montrés tels que vous êtes. Sans masque ni pré­caution oratoire, cette fois, car vous aviez peur de manquer le train révolutionnaire. En pleine subversion communiste, pas un mot de vous contre le communisme. Au contraire : votre ralliement officiel. Le groupe restreint qui s'est arrogé la direction auto­cratique de l'épiscopat français a fait, après coup, une « Dé­claration » sur la Révolution de mai 1968, une « Déclara­tion » qui renouvelle, ratifie et amplifie le ralliement. Cette Révolution, il en déclare sans vergogne : 38:125 « *Il s'agit d'un mouvement de fond d'une ampleur consi­dérable* ([^16])*. Il appelle à bâtir une société nouvelle où les rapports humains s'établiront sur un mode tout différent. Cette société nouvelle, les évêques de France sont d'autant plus disposés à l'accueillir que le Concile, sensible à la mu­tation du monde, en avait pressenti l'exigence et fixé les conditions essentielles. *» Telle est la « Déclaration » du « Conseil permanent de l'épiscopat français » en date du 20 juin 1968, publiée dans *La Croix* du 22 juin, page 13. Cette « Déclaration » est l'acte, cette fois ni équivoque ni ambigu, par lequel les chefs religieux de la Révolution ont jeté le masque et se sont affirmés en tant que tels. Nous disons bien : ni ambigu ni équivoque. Le « mouvement » dont ils parlent, aucune erreur n'est possible, c'est le mouvement révolutionnaire de mai 1968. La « société nouvelle » que ce mouvement nous « appelle à bâtir », c'est la société nouvelle des Cohn-Bendit, des Sauvageot, des Geismar, de leurs complices avoués de la C.F.D.T. et de l'A.C.O., de toutes les variétés conjuguées, honteuses ou avouées, orthodoxes ou dissidentes, du com­munisme marxiste-léniniste. Au lendemain de trois semaines de Révolution commu­niste, le Conseil permanent de l'épiscopat n'a rien à dire sur le communisme, il n'en prononce même pas le nom, mais il désigne cette Révolution comme « un mouvement d'une ampleur considérable » qui « appelle à bâtir une société nouvelle », et il déclare : « Cette société nouvelle, les évê­ques de France sont disposés à l'accueillir », au nom du Concile, bien entendu. Ce n'était d'ailleurs plus, à la date du 20 juin 1968, une nouveauté absolument inédite. La « Déclaration » le rap­pelle explicitement. Énonçant ce ralliement à la Révolution, elle ne fait que répéter, dit-elle, ce qui avait déjà été pro­clamé, au cours des journées révolutionnaires de mal, « par l'archevêque de Paris et de nombreux évêques ». 39:125 L'énor­mité de cette trahison devant l'ennemi était si visible que le gouvernement lui-même s'en était aperçu : l'ambassa­deur de France auprès du Vatican avait été convoqué à Paris et il était reparti pour Rome, d'après ce que l'on a pu savoir, chargé d'une protestation diplomatique contre l'attitude sans précédent d'un épiscopat qui, au plus fort d'une tentative de subversion communiste visant à prendre le pouvoir par la Révolution, avait ouvertement cautionné ce mouvement révolutionnaire ([^17]). La France demande au Saint-Siège, non pas littéralement, et c'est peut-être domma­ge, mais en substance, d'imposer aux évêques français de rétracter leur prise de position subversive. Les chefs révo­lutionnaires du Conseil permanent, ayant eu vent de cette démarche, ont répondu par avance à toute intervention éventuelle du Saint-Siège en coupant ostensiblement les ponts derrière eux. Ils ont maintenant l'habitude de procé­der de cette façon. Ils l'ont fait pour la liturgie, pour le catéchisme, pour les séminaires. Ils agissent « en pasteurs soucieux de remplir leur mission ». Sic. « En pasteurs soucieux de remplir leur mission », dit le texte de leur « Déclaration » : en cette qualité ils se rallient au mouvement révolutionnaire. Mais du même coup et simultanément, il leur faut crier *raca* aux chrétiens fidè­les. C'est une nécessité de la dialectique marxiste qui s'im­pose irrésistiblement à tous ceux qui en sont devenus pri­sonniers. 40:125 Les chrétiens fidèles à la loi naturelle et à la foi catholique -- fidèles à l'Encyclique *Divini Redemptoris* sur le communisme et au Catéchisme du Concile de Trente qui est à ce jour le seul catéchisme catholique romain -- sont dénoncés au mépris public, en ce même 20 juin, par un autre document du Conseil permanent, qui s'appelle non plus « Déclaration », celui-là, mais qui est intitulé : « Mes­sage ». Le « Message pour la clôture de l'année de la foi » qui a paru dans *La Croix* du 22 juin, lui aussi, en page 12. Ce « Message » dénonce donc au mépris public les chrétiens fidèles, il les dénonce en ces termes : «* Ils reprochent à l'Église de n'être pas assez complai­sante à leur requête de routine sécurisante et l'accusent de modifier son enseignement et sa liturgie. *» Ah ! tiens, tiens, ils accusent l'Église de France de MODI­FIER SON ENSEIGNEMENT ET SA LITURGIE... et ce n'est pas vrai, peut-être, qu'elle les modifie et qu'elle se vante de les modi­fier ? Aux révolutionnaires qui poursuivent leurs menées sub­versives à l'intérieur ou à l'extérieur de l'Église, les mêmes évêques disent en substance, avec des sourires cajoleurs et de louches caresses : -- Mais voyez donc à quel point l'Église *modifie son enseignement et sa liturgie *: ne nous prenez plus pour des conservateurs. Nous sommes des mutants. Puis ils se retournent vers leur peuple chrétien désinté­gré par eux-mêmes, ils se retournent vers leurs séminaires vidés par eux-mêmes, c'est-à-dire par leurs mutations insen­sées, et alors ils protestent : -- Comment ! On ose nous accuser de *modifier notre enseignement et notre liturgie ?* Comédie. Mais gluante. \*\*\* Amis lecteurs, vous connaissez nos préoccupations et nos travaux, qui sont aussi les vôtres. Vous savez quel y est no­tre exceptionnel confort, quelle y est notre douce sécurité bovine, et quelle routine bornée est la nôtre. Nous sommes des abrutis, c'est le Conseil permanent qui vous le garantit, et de surcroît, des abrutis bien tranquilles. 41:125 C'est vraisemblable... Toutes les objections théologiques, philosophiques, reli­gieuses, morales, patiemment et laborieusement élevées jour après jour contre la religion de Saint-Avold et son national-catéchisme, contre le saccage de la liturgie, contre la désin­tégration de la doctrine, contre le ralliement épiscopal au mouvement révolutionnaire, sont définies comme une pure et simple « *requête de routine sécurisante *». On ne vient pas nous dire, comme on pourrait s'y atten­dre de la part de gens qui se déclarent « pasteurs soucieux de remplir leur mission », que nos observations sont inexac­tes, nos diagnostics erronés, nos idées fausses : on décrète qu'il n'y en a pas. C'est plus commode ; et moins dangereux. Car si l'on venait, en « pasteurs soucieux de remplir leur mission », nous dire que nos idées sont lamentablement fausses, il faudrait nous expliquer en quoi et pourquoi elles le sont, et assumer le risque d'une discussion vraie, d'une réfutation réelle. Il est plus facile de décréter auto­cratiquement que nous n'avons aucune existence intellec­tuelle, morale ou religieuse, et que nous n'avons jamais exprimé rien d'autre qu'une « requête de routine sécuri­sante ». Voilà donc la vérité et la justice telles que l'enten­dent et la pratiquent désormais ceux qui sont devenus les chefs religieux d'une faction révolutionnaire. Ils ont adopté jusqu'aux mœurs et aux procédés de la Révolution : c'est bien normal. Et, à moins de se convertir, ils ne peuvent plus désor­mais faire autrement. *Ils ont, à vues humaines et sauf in­tervention miraculeuse, atteint le point de non-retour*. S'ils venaient, « en pasteurs soucieux de remplir leur mission », nous exposer en quoi nos idées sont erronées, il leur faudrait aussi nous dire où sont et quelles sont les idées vraies, il leur faudrait nous enseigner *leurs idées*, nous les enseigner point par point et contradictoirement au lieu de s'en pren­dre par voie administrative aux petits enfants du catéchis­me. Il leur faudrait nous déclarer en face, et en clair, que notre attachement à une loi (morale) naturelle immuable, on Décalogue, est périmé, puisque la loi naturelle n'est plus maintenant pour eux que « l'expression de la conscience collective de l'humanité ». 42:125 Il leur faudrait nous prouver par argumentation, comme ils l'ont écrit sans argumenter, et de loin, au Cardinal Ottaviani, que la nature humaine et la personne humaine ne peuvent plus aujourd'hui être ce qu'elles étaient au temps de saint Thomas... Il leur faudrait nous expliquer, avec science et autorité, que leur « sociali­sation » est tout à la fois « un fait inéluctable de l'histoire » et « une grâce ». Nous inculquer que s'ils ne se réfèrent jamais plus à *Quadragesimo anno,* à *Divini Redemptoris,* et progressivement à *Mater et Magistra* elle-même, c'est parce qu'ils ont souverainement aboli ces Encycliques et leur doc­trine, expédiées dans les mêmes oubliettes que le *Syllabus* et *Pascendi,* et la *Lettre sur le Sillon...* Nous démontrer pourquoi les définitions et le catéchisme du Concile de Trente sont sans valeur. Et que désormais « la foi écoute le monde », le monde étant devenu l'objet formel de la foi. Nous persuader qu' « aucune époque autant » que celle de leurs enseignements inédits « n'a été en mesure de com­prendre l'idéal évangélique » : c'est-à-dire qu'ils sont, dans l'ordre de la pensée, de la spiritualité, de la doctrine, des géants sans précédent ; et que l'Église des siècles passés était méprisable en comparaison de celle qu'ils entendent édifier ; car ils ont changé puisqu'à « la conception du salut apporté par Jésus-Christ ». Et ils ont établi une autorité épiscopale nouvelle, une autocratie collégiale sans limite, supérieure à toute vérité, à toute légitimité, à toute légalité naturelles et surnaturelles. Il leur faudrait enfin argumenter que la Chrétienté, pour eux, et la France, c'est fini. *Il faut que France, il faut que Chrétienté continuent...* Nous savons, maintenant en toute certitude, SANS QUI il fau­dra y pourvoir. Nous savons CONTRE QUI il faudra l'assurer. Ce n'est pas drôle. Ce n'est pas très confortable en fait de « routine sécurisante ». Mais dans une patrie charnelle qui est celle de sainte Jeanne d'Arc, nous sommes prêts en quelque sorte depuis toujours à prendre sereinement les responsabilités d'un tel combat, chaque fois que Dieu per­met qu'il devienne nécessaire. J. M. 43:125 ## CHRONIQUES 44:125 ### Un catéchisme forcé qui n'oblige pas *Notes pastorales et canoniques\ sur le dénommé "Fonds obligatoire"* par Raymond Dulac #### I. -- Le "Fonds obligatoire" considéré sous 1'aspect pastoral. Même forcé, même en passant, on éprouve un sentiment de gêne et de tristesse à dresser le Code face au Catéchisme. ...Le Code, avec sa réputation, n'est-ce pas, de froi­deur, d'inhumanité, face à l'innocent abrégé des vérités dont la contemplation doit faire la béatitude éternelle des hommes. Qu'est-ce que ces termes lourds et durs de loi, de compétence, de *légitimité,* d'*obligation juridique* peu­vent avoir à faire avec le petit livre d'or que l'aumônier nous expliquait, le jeudi matin, entre la classe de dessin et celle de musique ? 45:125 Ne portait-elle pas en soi toute sa légitimité, cette petite géométrie religieuse, qui déroulait ses définitions et ses conséquences avec la rigueur des théorèmes d'Eu­clide, mais avec, en plus, l'assurance heureuse que c'est Dieu qui parlait ? Et puis, le livre nous arrivait, transmis par une mère qui l'avait reçu de sa mère, avec, peut-être, des taches de rousseur aux pages, mais aussi avec les syllabes in­tactes de mots bien limés, éprouvés, reçus, qui nous faisaient rêver quand nous ne les entendions pas, et dont la difficulté même forçait la mémoire. Mais, on nous l'a suffisamment répété : cela c'était « le catéchisme de Papa », et il fallait, dans un temps d'aggiornamento, un catéchisme A-DAP-TÉ aux profondes découvertes de la PÉ-DA-GO-GIE moderne. Et là-dessus nous est tombé un dénommé « Fonds obligatoire » (entendez : de catéchisme), où les futurs auteurs d' « adaptations » *devront*, d'ordre, nous assure-t-on, de l'assemblée épiscopale française, s'approvision­ner, pour rédiger les trois espèces d'ouvrages catéchéti­ques du *cours moyen *: « livre du maître » ; « manuel de l'élève » ; « instrument de travail à l'usage des pa­rents » : triade jusqu'ici inconnue, inventée par la péda­gogie nouvelle. Rien ne manque, tout est prévu dans ce *Fonds.* Non seulement la matière des chapitres (intitulés « *lignes de catéchèse *»), mais les « *textes-sources *» (bibliques*,* litur­giques et même... conciliaires : du seul dernier concile, s'entend !) ; puis la « formulation » ; des recettes aussi, pour la « *mémorisation *», et, pour les presbytes sans doute, la « perspective ». Si l'on pouvait rire sur un pareil sujet, on dirait que c'est le « prêt à porter », ou bien, en pensant aux nourris­sons des Muses, le dictionnaire des rimes, les règles prosodiques et l'inspiration : le tout en 157 pages, en y comptant le « liminaire » du « Président de la Commis­sion », Mgr Ferrand. 46:125 Tout cela, répétons le, réglé comme papier à musi­que, et strictement imposé en termes de lois : Les *orientations* « devront être respectées » (p. 12). Les *lignes de catéchèse* « doivent se retrouver... » (p. 13). Pour les *textes-sources*, « les adaptateurs utiliseront la traduction donnée par le Fonds obligatoire » (p. 14). Les *principes *: on « devra les respecter » (p. 14). Ainsi, presque à toutes les cinq pages, des mots ou des futurs de *commandement.* Mais, dira-t-on, quelque liberté subsiste, puisque l'on prévoit des « adaptateurs » du Fonds ? -- Attendez ! « Les adaptateurs sont AGRÉÉS par *la Commission* épiscopale de l'enseignement religieux. Leur travail est SUIVI par *le Comité* du Catéchisme, AVANT d'être soumis à *la Commission* épiscopale pour en RECEVOIR le VISA. » (p. 15. Cf. **Note I**) ([^18]). Ces douanes superposées et successives n'ont pas pour but de contrôler l'orthodoxie catholique des ma­nuels, mais leur conformité aux étalons de fabrication du laboratoire, qui s'est couvert d'un copyright : « Co. by Association Épiscopale Catéchistique » (p. 2). Ce n'est pas tout : pour ce qui touche encore la liberté des adaptateurs et de leurs adaptations, il faut signaler un nouveau trait, que nous n'avons vu relever nulle part jusqu'ici, et qui fait éclater l'audace tranquille -- la *prepotenza* -- du Laboratoire susdit. Ce trait se trouve dans le « liminaire », plus haut cité, de Mgr Ferrand. Celui-ci déclare (sans autre précision) que le *Fonds*, s'il n'est *publié* qu'en 1967, était *approuvé* depuis 1966. Et il ajoute : 47:125 « S'adressant à DES auteurs de catéchismes, ce texte LEUR a été REMIS DÈS SON APPROBATION, AFIN QU'ILS PUIS­SENT ENTREPRENDRE LA RÉDACTION des manuels (etc.)... » DES auteurs ? Quels auteurs ? On lit, on se frotte les yeux, on relit encore -- De quoi ! Voici une littérature d'intérêt *public*, sinon du domaine public ; elle va être imposée comme obligatoire à toute espèce de chrétiens qui décideraient, un jour, comme ils en ont le droit absolu, de composer quelque manuel, ou livre du maître, ou livre des parents, et cette littérature forcée est « remise », *avant d'être publiée,* à DES « auteurs », qui ont dû, évidemment, se mettre, depuis un an, à la tâche, et terminer aujourd'hui leur « adaptation » ! Mais ce n'est plus seulement un « agrément » que vous accordez à ces élus ! C'est un PRIVILÈGE ! Et un privilège qui équivaut à une exclusivité ! Car enfin, les autres éventuels auteurs de catéchismes qui viennent à peine de recevoir le *Fonds,* se mettraient à la besogne avec presque deux ans de retard : c'est-à-dire au moment où les privilégiés auront déjà mis leurs productions en vente et envahi le marché, (**Note II**). *...Vente. Marché.* Nous avons lâché les mots que tout le monde murmure et qu'il faut aujourd'hui crier. -- Au­jourd'hui : car il y a eu, ces dernières années, tant de précédents qu'il faut parler désormais de récidive, la *dénoncer* très haut, et la *qualifier.* Musiques, traductions, nouveaux textes liturgiques ; tout cela, avec leurs repro­ductions (lesquelles seraient, pour les catéchismes, *an­nuelles*) fait un amas de revenants-bons qui se chiffre par milliards. 48:125 Dans son Liminaire (p. 3), Mgr Ferrand écrit : « Il s'agit d'un Fonds que les auteurs... doivent MONNAYER. » -- Innocent lapsus ou émergence du... *fonds* de la sub­conscience ? Dans tous les cas, les brebis du Peuple de Dieu, obli­gées de brouter une herbe avare dans le parc rigoureuse­ment clos et barbelé de Mgr Ferrand, ont du moins le droit de demander doucement : « Où va mon argent ? » Ce n'est, au demeurant, qu'une question préalable et très secondaire. Jean Madiran l'avait posée à propos de la comptabilité énigmatique des Comités de Presse catholique. Comme on ne lui a pas, nous semble-t-il, encore répondu, il faudra la reposer. Et, à la fin, poser une question plus générale, que, de notre modeste place, nous suggérons aux lecteurs de ces lignes, de répandre à satiété : La voici : *Si l'on doit supprimer* l'usage du catéchisme séculaire et s'il doit y avoir un catéchisme nouveau et « officiel », ne serait-il pas juste d'en réserver *intégralement* l'édi­tion et la vente à un organisme également *officiel*, dont les comptes seraient périodiquement *publiés* et les *revenus versés à une association des prêtres de France,* pour compléter l'actuelle misérable contribution du Denier du Culte ? En attendant cette raisonnable « nationalisation », d'Église, et *toujours dans l'hypothèse d'un changement du manuel traditionnel,* nous considérons que : 1° Le MONOPOLE de fait accordé à quelques élus, dans les conditions que nous venons de souligner, est, d'abord, insolemment contraire à la vertu de *justice.* 2° Ce monopole crée ensuite une contrainte intolé­rable à la *liberté* de tout baptisé, qui a le droit de publier un catéchisme de sa façon, sous la seule réserve de la censure hiérarchique. Une contrainte pareillement into­lérable à la liberté de chaque évêque et de chaque curé. 49:125 3° Dans l'état actuel des choses, ce monopole est, enfin, une cause de *scandale* pour croyants et incroyants, scandale dont on a le devoir de demander l'interruption urgente à toutes les autorités ecclésiastiques compéten­tes. \*\*\* Avant d'en venir à considérer l'obligation du *Fonds* sous un aspect strictement juridique, il convenait de l'examiner sous un aspect moral et pastoral. Nous ve­nons de le faire selon un premier critère : celui de la juste *liberté d'expression* de sa foi, permise (et comman­dée !) à tout chrétien. Nous voulons maintenant, en restant toujours à cet aspect pastoral, apprécier cette obligation d'après un autre critère : celui de la *pédagogie* en général, et celui de la pédagogie religieuse en particulier. Déclarons-le tout d'un coup : l'idée d'imposer à un pédagogue, quel qu'il soit, livre, méthodologie, principes, perspectives, textes-sources, commentaires et, par-dessus le marché, inspiration, cette idée -- qu'on nous pardon­ne ! -- nous apparaît comme une invention de cuistre, au sens étymologique et précis que la langue classique donnait à ce mot. Nous dirions aujourd'hui -- une idée de *pion.* De primaire. Fabriquer déjà un « livre du maître » est une insulte à l'intelligence et à la grâce d'un éducateur. C'est le trai­ter comme un frère-lai ou un *fada* de couvent, adonné à un bas emploi de cuisine. C'est le prendre non point pour une cause vraiment active, mais comme une cour­roie de transmission ou un tuyau. Non point comme un « moteur essentiel », mais comme une « cause par acci­dent » ; un « *removens prohibens* » *:* un écarte-obstacle. 50:125 Nous venons d'employer des termes métaphysiques. C'est en effet, qu'au fond de la pédagogie, il y a plus qu'une psychologie : il y a une ontologie. Que n'avons-nous l'espace de rapporter ici en détail les analyses de saint Thomas dans ce petit traité *de Ma­gistro* qui est l'onzième de ses *questions disputées de veritate !* Comme toujours chez ce docteur vraiment angélique, l'exposé paraît tout simple, enfantin. Or il révèle, à la réflexion profonde, des trésors de sagesse. Pourquoi, au lieu d'aller grappiller dans les vignes hybrides de la psychologie moderne, les laborantins de Mgr Ferrand ne vont-ils pas tout droit aux fruits purs de Thomas d'Aquin, théologien, pédagogue et saint ? Toujours le même respect humain, le même mimétisme, qui font de tant de nos « experts » ecclésiastiques, des pauvres honteux et des plagiaires maladroits ! Voici, du moins en quelques lignes, l'analyse de saint Thomas : La détermination de l'activité propre du *maître* (de l' « enseignant ») rejoint le problème général de *toutes* les « causes secondes » : il en va, en effet, de l'acquisi­tion de la *science*, comme de l'acquisition de l'*être* lui-même. Or il y a, sur ce sujet, trois théories, qui sont elles-mêmes solidaires de trois théories préalables, relatives à *l'origine des* « *formes *» (ou : essences) naturelles. Pour certains philosophes, les formes sont toutes et tout entières reçues *de l'extérieur :* d'un agent trans­cendant, unique, (distinct, d'ailleurs, de Dieu), qui les infuse *toutes faites* dans la matière. -- L'agent inférieur, que l'on appelle communément la « *cause *»*,* ne ferait que *préparer* le sujet à cette infusion : l'adapter, mais sans aucun *influx véritable,* parce que le *sujet* est lui-même purement passif et réceptif. On pourrait dire, sans outrer les choses, que tout le rôle de *la cause* consiste à se laisser faire. 51:125 La deuxième théorie paraît se situer à l'extrême opposé de la précédente, mais en fait elle aboutit au même résultat, qui est de *nier la réalité de la causalité efficiente.* Elle soutient, en effet, que toutes les formes préexistent déjà *en acte* dans la matière, où elles sont comme latentes. La « cause » extérieure n'a pas d'autre emploi que de les manifester au jour. Dans le cas qui nous occupe, l'activité du *maître,* selon ces deux théories, se réduirait à celle d'un excita­teur, d'un animateur, d'un éveilleur. Il ne serait pas une cause véritable, mais une « occasion » : une cause *per accidens*. \*\*\* On saisit l'affinité naturelle profonde de ces deux théories métaphysiques avec ces pédagogies modernes férues de méthodologies, d'artifices, de recettes, asser­vies aux moyens dits « audio-visuels » et même aux moyens simplement moteurs, sans oublier les inévitables composantes « sociologiques » mêlées à toutes les sauces. Malgré leur prétention à un enseignement « vivant et actif », malgré leurs appels à l' « immanence », au dynamisme, à l'existentiel, ces pédagogies sont, en réa­lité, d'inspiration *mécaniciste *: leur élève est un petit animal *tout fait* et passif qui « reçoit », et le maître est un agent d'exécution qui introduit, *de force,* le simple CONDITIONNEMENT nécessaire à l'apparition d'une science *toute construite en dehors de lui*. Un « livre du maître » ! Quel mot ! Quelle invention ! Eh ! bien, c'est à cette *mécanique* que la nouvelle Catéchèse voudrait enchaîner les prêtres de France à cette *meule.* Mais comme il est malaisé de passer des menottes un homme *libre* sans s'exposer à ses protestations, la technique de l'aimable violence consiste à le persuader qu'il ne l'était pas, et... le forcer doucement à l'être. C'est la technique de tous les réformateurs, tyrans et tyran­neaux, doués, un jour, d'un Pouvoir quelconque, politi­que ou religieux. 52:125 Ce fut la technique de M. Annibal Bunigni et de ses complices de la Commission Lercaro. L'analogie est, d'ailleurs, si frappante, de leur réforme liturgique à la catéchétique, qu'on est invinciblement induit à penser qu'il y a quelque guide commun et un mot d'ordre identique : De part et d'autre, l'on commence par une critique acerbe de ce qui existait AVANT (sans considérer que l'on met ainsi en cause l'indéfectibilité de l'Église pendant des siècles) : *rites* et *catéchisme* étaient trop compliqués, abstraits, scolastiques, rubricistes, formalistes, matérialisant les « signes » de la foi ; bref : pas assez naturels et personnels. La liturgie et la catéchèse nouvelles vont insuffler un *esprit* de vie dans cette lettre *morte.* Qui ne croirait des réformateurs animés de si bonnes intentions, et de surcroît, se réclamant du Concile ? on les croit, donc, un moment, sur parole. Mais on en vient, bientôt, à constater que *le nouveau* conserve les défauts prétendus de *l'ancien,* les aggrave, et en ajoute de sup­plémentaires. Nous n'en sommes pas aujourd'hui à la « messe normative » de M. Annibal Bunigni, mais à son jumeau : le *Fonds*, pareillement normatif, de la Commission Fer­rand, et nous recommandons à notre lecteur de lire pa­tiemment ce n° 29 de *Catéchèse*, où les coryphées (appa­rents) du *Fonds* exposent et justifient leur projet. Il y a là 8 ou 9 articles du plus haut intérêt, pour la connais­sance du psychisme réformiste en général et de la catéchèse réformée en particulier (**Note III**). 53:125 Contentons-nous d'encadrer et de clouer côte à côte deux textes proéminents : L'un, de M. R. Macé : « Le caporalisme pédagogique n'est plus de mise... Il est apparu indispensable de lais­ser une grande marge d'*autonomie *» (p. 472). L'autre, de M. L. Gannaz : « Un *contrôle* est d'ailleurs prévu... Les adaptateurs doivent être *agréés* par la Com­mission... Leur travail est suivi par le Comité *avant* d'être *soumis* à la Commission pour en recevoir le visa. » (P. 503). -- Nous savons d'ailleurs, par le même M. Gannaz, que ces « *agréés *», l'étaient déjà et composaient leur adaptation AVANT que le F.O. ait été *approuvé* par l'As­semblée des Évêques. (V. notre **Note II**.). C'est dire qu'on a affaire à des adaptateurs féaux, acquis de toute éterni­té au système et choisis pour cela. Mais les autres, qui solliciteraient *aujourd'hui* un agrément ? -- Les autres ? Ils sont prévenus : on leur laisse une « autonomie », mais « contrôlée ». Soit : une liberté surveillée. Voilà donc le fin mot de la révolution catéchétique. Elle ressemble aux autres comme une sœur : « Quand on suit de près l'histoire de la Révolution, on regrette les temps honnêtes où la violence était le seul moyen de mener les hommes où ils ne voulaient pas aller... On les malmenait quelquefois, on les rendait malheureux, mais on ne prenait pas la peine de leur faire faire à eux-mêmes les sottises qui menaient à ces malheurs. » (Aug. Cochin.) Il dépend de tous les chrétiens de France de ne pas s'abandonner à pareille *aliénation *: théologiens, caté­chistes, parents. -- Et pourquoi pas aussi les innocents petits élèves du catéchisme ? Pauvres enfants ! 54:125 Ils n'ont, eux, qu'un moyen de « contestation » : le bâillement, qui est, pour un élève, la forme inaliénable de la liberté. On peut être sût qu'ils en useraient sans qu'on le leur suggère, en face d'une catéchèse synthétique, ingurgitée de force. \*\*\* Quelle est donc, à l'opposé des théories mécanisantes que nous venons de décrire, la conception traditionnelle du *magistère *? St Thomas va nous la donner dans le plus pénétrant des raccourcis, en répondant à une objec­tion (**Note IV**). *Voici l'objection :* l'enseignant n'a pas d'autre action que d' « exciter » son élève à *connaître* un objet de la même façon qu'on désigne un objet à la *vue.* Or montrer un objet à *voir,* ce n'est pas donner *la faculté* de le voir. Donc aucun homme ne peut être appelé le « *docteur *» (le maître) d'un autre : car il ne lui *communique* rien. *Réponse :* Il y a une différence essentielle entre la faculté sensorielle de la vue et la faculté spirituelle du connaître. La vue n'est pas une puissance apte à *pro­gresser* d'un objet à l'autre, mais elle est en *pure puis­sance* à l'égard de *tous* ses objets *sans distinction :* elle n'a donc pas besoin, pour voir, d'une cause motrice, *autre que l'objet* lui-même. -- Au contraire, l'intelligence n'est pas en puissance *égale* et totale, à l'égard de *tous* les objets intelligibles. Elle peut donc *progresser* de l'un à l'autre, et, à cet effet, elle a besoin d'un *moteur* distinct *qui la fasse passer de la puissance à l'acte :* c'est le maître (le « docteur »). Celui-ci n'est donc pas seulement une « cause *par accident *», comme l'est l'homme qui désigne à un autre quelque objet à voir, que celui-ci n'apercevait pas avant. Il est « motor *essentialis *», parce que l'élève est lui-même « in potentia *essentiali *». 55:125 -- En­tendez par là que le passage, pour *l'intelligence,* de l'état d'ignorance d'un objet à la connaissance de cet objet, est une progression *positive,* tout autre que le passage, pour l'œil, de la non-vision d'un objet à la vision de cet objet : dans ce second cas la progression est purement *acciden­telle*. Voilà, il faut l'avouer, une terminologie et une argu­mentation austères. Mais, quand on les a saisies, il est aisé de donner aux notions de pédagogie et de pédagogue une profondeur et une couleur émotive incomparables. Ainsi comprise, la conduite des enfants revêt une noblesse qui apparente le maître au père, mais avec cette dignité singulière qu'elle touche à l'intelligence et qu'elle est une paternité continue. Que dire, alors, quand il s'agit de pédagogie religieu­se, de cet « engendrement dans l'Évangile » dont parle saint Paul (I^e^ *aux Corinth*. : IV, 15) ? Déjà le maître qui communique à son disciple une science de l'ordre *naturel* crée avec lui une relation où *les âmes* elles-mêmes communiquent bien au-delà des *moyens sensibles* de la communication : au-delà des pa­roles, au-delà des habiletés de l'explication, au-delà même de l'idée abstraite. L'enseignement est, en effet un art, *mais* plus qu'un art. Il suffit de comparer l'art du maître à l'art du médecin. Quelle est l'œuvre du médecin *comme tel *? -- Il aide le malade à retrouver SA santé *perdue *; il ne lui communique pas sa propre santé, à lui, médecin. Il ne donne rien, à vrai dire : il « soigne », et ses remèdes sont un simple *adjuvant* de la nature, un adjuvant *extérieur* et mort. Au contraire, c'est sa propre lumière que le maître *ajoute* aux lumières, innées ou déjà acquises, du disciple, selon une influence vitale et personnelle, dont saint Thomas va chercher l'analogie, pour le maître de la science sacrée, dans *l'illumination* que les Anges des hiérarchies supérieures produisent dans les Anges « in­férieurs. » (**Note V**.) \*\*\* 56:125 On aimerait tirer de cette humble métaphysique les déductions variées qu'elle contient ; montrer, aussi, l'a­nalogie entre le prêcheur de la vérité et le ministre des sacrements de la grâce, selon, d'une part, la théologie catholique, et selon, d'autre part, l'hérésie luthérienne. La nouvelle catéchèse risquerait, nous le craignons, de faire, devant ce parallèle, mauvaise figure. Mais, nous bornant à notre sujet, nous demanderons, pour en finir avec ces considérations « pastorales », à tous ceux qui ont eu, un jour, à enseigner : la condition la plus profonde du magistère, le plus humble soit-il, n'est-elle pas la LIBERTÉ ? Comme celle de la vraie poé­sie ? Comme celle de l'amitié ? Les catéchistes de France, s'ils suivaient Mgr Ferrand, seraient réduits à fignoler des bouts-rimés, et leurs élèves, des mots croisés. Bel acheminement vers le monde socialiste rêvé par les orientateurs clandestins de la nou­velle liturgie et de la nouvelle catéchèse ! A ces porte-lois il y a une loi supérieure à opposer, que nous osons donner aux catéchistes : « *Il n'y a pas de* loi pour prêcher *la Parole de Dieu.* Aimez la clarté dog­matique. Aimez vos petits élèves, et la méthode vous sera donnée par surcroît ! *Ama et quod vis fac ! *» C'est la loi que nous avons suivie nous-même, au cours des quatorze années où nous eûmes la grâce d'enseigner le catéchisme : dans une paroisse de ville, dans une de campagne, dans un collège de garçons, dans un de filles. Comme le temps nous paraissait court ! 57:125 #### II. -- Le "Fonds obligatoire" au regard de la loi canonique. ... « En vérité, je te le dis, lorsque tu étais plus jeune, tu te ceignais toi-même, et tu allais où tu voulais ; mais lorsque tu seras vieux, tu étendras les mains, et un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas. » (*Jean* XXI, 18.) Eh ! bien, soit ! Donnons docilement les mains aux chaînes canoniques et demandons-nous maintenant si le *Fonds* réalise les conditions requises pour être vraiment obligatoire. Comme dirait saint Paul : *vos me coegistis !* Vous nous forcez, vous, qui n'avez pas, en temps ordi­naire, assez de sarcasmes contre le « juridisme » ! -- Mais voilà ! Chassez le droit canon, il revient au galop ! Seulement, n'oubliez pas que, dans cette province, il est plus difficile encore de parler de « lignes » de *Code* que, dans votre nation, de lignes de *catéchèse *: les ter­mes du Droit, les définitions sont pesés sur une balance inflexible, et vous devez vous y soumettre, dès là que vous avez voulu forger une *obligation*. Nous nous en tiendrons au strict nécessaire, les yeux fixés sur un but unique et pratique : démontrer que le *Fonds* dit *obligatoire* est privé du pouvoir juridique d'obliger, et donner, par suite, aux fidèles qui nous li­ront, les motifs d'une vertueuse résistance. Mais nous avons conscience des études que la question exigerait si l'on poursuivait un objectif plus large. Donnons au moins, pour aider les chercheurs, les titres d'une étude qui se voudrait plus développée : Partons du *point de fait *: un manuel de catéchèse dénommé *Fonds* et des manuels de catéchisme, rédigés d'après ce fonds, sont imposés ou vont être imposés comme « obligatoires » aux catholiques de France, au nom d'une « *Commission *» qui déclare avoir reçu l' « *approbation *» quasi unanime de l'*Assemblée* plénière des évêques de France. 58:125 Ce *fait* étant admis, voici les questions de *droit* qu'il pose : 1° Quelle est la *nature,* et quelles sont les *conditions* d'une obligation *juridique* en général ? 2° Quels étaient, jusqu'au récent concile, les *auteurs* légitimes d'une loi ecclésiastique, et leurs *pouvoirs* res­pectifs : Souverain Pontife ; conciles ; évêque ? 3° L'institution désignée sous le nom d' « assemblée (ou : conférence) épiscopale » d'une nation (ou : terri­toriale) est-elle douée d'un pouvoir législatif ? a\) état de la question *avant* le récent concile. b\) décret de ce *concile* sur cette question. 4° *L'assemblée des évêques de France :* a\) son histoire (connue et inconnue) b\) ses statuts actuels. 5° A qui appartient l'autorité législative en matière *d'enseignement* en général, et d'institution *catéchétique* en particulier ? 6° Les conditions juridiques et morales d'une *résis­tance* à une loi injuste ou abusive ? De ces différentes questions, nous n'allons examiner que les suivantes : A. -- Le *décret conciliaire* relatif à l'autorité légis­lative des assemblées épiscopales. B. -- De quelques *lacunes* des *Statuts* de l'Assemblée *française.* C. -- Si le *Fonds* est revêtu des conditions juridi­ques exigées pour qu'il puisse être *obligatoire *? D. -- Dans la négative à la question précédente comment peut-on *résister légitimement ?* \*\*\* 59:125 ##### A. -- Le décret conciliaire Il s'agit du Décret *Christus Dominus*, traitant de : « la charge pastorale des évêques dans l'Église », promulgué par le Pape Paul VI, dans la séance publique du 28 octobre 1965. *L'histoire* de ce décret, sa *teneur,* peut-être même le *texte* de sa promulgation (**Note VI**) appelleraient une longue et délicate étude. Nous nous bornerons ici à rapporter uniquement et analyser l'article relatif au *pouvoir décisif* des Conférences épiscopales. C'est l'art. 38, § 4. Nous le traduisons ici du latin (**Note VII**) : « Les décisions d'une Conférence épiscopale, à *con­dition* qu'elles aient été prononcées *légitimement* et, pour le moins, aux *deux tiers* des suffrages des prélats doués de voix délibérative, *qui font partie* de la Confé­rence ; à condition, aussi, qu'elles aient été revues par le Saint-Siège ; (ces décisions) auront la force d'obliger *juridiquement,* mais *uniquement* dans les cas où *le droit commun* l'aurait prescrit, ou bien *qu'un mandat parti­culier* du Saint-Siège, rendu motu proprio ou à la de­mande de la Conférence elle-même, l'aurait statué. » Nous avons, à dessein et par fidélité, conservé la construction un peu lourde de l'original. Relevons et ordonnons maintenant les points capitaux : 60:125 1° Il s'agit de définir la sphère de *juridiction* des conférences, à l'intérieur de laquelle elles peuvent por­ter des lois obligatoires ; au-delà, donner seulement des *directives,* des exhortations, des conseils, qui n'ont pas d'autre valeur que celle des raisons apportées en leur faveur, et celle de la révérence habituelle due à la hié­rarchie. 2° Cette sphère de compétence est *limitée* de *quatre côtés :* limites rigoureuses marquées par la conjonction : *dummodo* -- « à condition que ». -- C'est dire qu'un acte accompli au-delà de ces limites serait *nul de plein droit, avant* même toute déclaration de nullité par une autorité supérieure. PREMIÈRE LIMITE : que les « décisions » qui se veulent obligatoires aient été prises LÉGITIMEMENT : terme tech­nique qui signifie « conformément à la loi » -- Quelle loi ? -- D'abord la loi *générale* qui régit, selon le droit *naturel* et selon le droit *positif,* toutes les activités légis­latives particulières de l'Église. Ensuite la loi *statutaire* propre à chaque assemblée épiscopale. DEUXIÈME LIMITE : les modalités du vote : a\) Que la décision ait été prise « aux deux tiers, pour le moins, des suffrages » ; b\) Ces suffrages étant comptés non pas seulement sur le nombre des prélats *présents* en séance au moment du vote, mais sur le nombre total des *ayants-droit,* même absents. -- Quels sont ceux-ci, le Concile n'a pas voulu le déterminer et l'a laissé au soin des statuts constitutifs de chaque Conférence. -- Il s'agit, en outre, des suffrages de ceux qui ont voix « *délibérative *», et pas seulement voix consultative : le Concile a admis, en effet, que cer­tains prélats pourraient être admis de fait mais sans droit ou simplement initiés aux séances de l'assemblée, sans autre voix que « *consultative *», et même sans au­cune espèce de voix (des muets). -- Par voix « délibé­rative », le langage canonique moderne entend le vote comptant pour la décision. 61:125 TROISIÈME LIMITE : le *visa* du Saint-Siège. Ce visa est requis pour la *validité* et doit être, évi­demment, *publié* au moment de la promulgation de la décision. Ce visa peut, comme dans tous les autres cas, n'être que « générique », (par opposition à : spécifique)*.* S'il n'est pas *déclaré* spécifique, il *n'ajoute* pas l'autorité du Saint-Siège à celle de l'assemblée épiscopale : l'acte reste donc, alors, strictement épiscopal, *subordonné*, et donc susceptible d'un *recours* à l'autorité *suprême*, même en dehors du cas de nullité pure et simple. QUATRIÈME LIMITE : les « cas » dévolus à une décision obligatoire éventuelle des conférences épiscopales : Il n'y a que *deux* espèces de ces cas, rigoureusement spécifiés, comme le marque l'adverbe DUMTAXAT, qui les introduit, et qui signifie : « exactement ; ni plus ni moins ; en tout et pour tout ». a\) *Premier cas :* quand « le droit commun » confère ce pouvoir législatif aux Conférences -- Par : droit com­mun, on entend une disposition *générale* du Droit ecclé­siastique. Au moment où le Concile énonçait cette précision, il n'existait qu'*un seul* exemple, et tout récent, de pareille attribution par le Droit aux conférences : celle qui est portée dans la Constitution conciliaire relative à la Litur­gie, promulguée deux ans avant. L'art 22, § 2 y conférait « le régime » de la Liturgie aux « diverses assemblées territoriales d'Évêques compétentes, légitimement cons­tituées », et cela « dans les limites fixées ». Soulignons en passant une singularité qui ne man­quera pas de provoquer des gloses nombreuses, quand un certain recul permettra de parler tout à fait libre­ment du récent concile : la Constitution sur la Liturgie conférait un *pouvoir* très important aux Conférences, deux ans *avant* qu'ait été définie la *nature juridique* de cette institution, dont le même concile devait d'autre part renoncer (faute de clartés suffisantes) à simplement indiquer le fondement théologique !... 62:125 Or les discussions *postérieures* et les votes sur les pouvoirs qu'on devait attribuer aux Conférences se considérèrent comme *définitivement liés* par ce texte de 1963 sur la Liturgie, malgré les plus graves objections qui étaient faites par des *épiscopats entiers* contre l'at­tribution d'un pouvoir législatif aux Conférences. b\) Deuxième cas où ces Assemblées ont le pouvoir de légiférer : quand un mandat exprès du Siège Aposto­lique aura conféré ce pouvoir -- Le mot : mandat a évidemment, ici, le sens canonique strict : ordre formel portant une commission précise et en confiant le pouvoir. Quand on embrasse d'un seul regard l'ensemble des clauses, nombreuses, rigoureuses, imposées ainsi par le décret conciliaire à l'exercice d'un pouvoir législatif véritable concédé aux Conférences épiscopales, une con­clusion évidente s'impose : l'exercice de ce pouvoir doit être *exceptionnel.* L'*histoire*, *toute récente*, de cette institution, et d'au­tre part, la réflexion théologique-juridique qu'on peut faire sur leur *nature* mal déterminée conduisent à la même conclusion. Oserons-nous aller plus loin et avancer notre senti­ment personnel ? -- Si la Commission chargée de rédiger le chapitre du Décret traitant de ces Conférences avait tenu scrupuleusement compte des *interventions* faites à la tribune au cours de l'unique discussion relative au su­jet (les 12, 13, 14 et 15 novembre 1963) ; si, surtout, les *amendements* proposés *après* cette discussion avaient pu être défendus à la tribune et soumis *un par un* à des votes *particuliers*, l'histoire dira sans doute que le Concile aurait refusé de donner aux Assemblées épiscopales un pouvoir *législatif*. 63:125 A notre modeste avis, le vote final a manqué de la maturité et même de la liberté requises singulièrement pour une affaire aussi importante. Nous croyons ferme­ment que le nouveau Code de Droit Canonique apporte­ra des précisions et des modifications au Décret conci­liaire. ##### B. -- De quelques lacunes capitales aux Statuts de la Confé­rence épiscopale française. (Note VIII). Nous omettons les observations nombreuses qu'il conviendrait de faire sur une rédaction de Statuts qui ressemblent beaucoup plus au règlement d'une confré­rie de Pénitents et même d'une troupe de scouts-routiers, qu'au droit constitutionnel d'une assemblée épiscopale (**Note IX**) Nous ne retiendrons que trois traits touchant de près notre sujet, parce qu'ils concernent *l'essence* même de l'autorité des décisions prises au nom de « l'Assemblée des évêques de France » : 1^e^ LACUNE : 1° Le Décret conciliaire *Christus Dominus* a défini strictement, comme nous l'avons vu, les CONDITIONS re­quises pour que les DÉCISIONS d'une conférence aient force de loi. Par là, il définissait clairement son ACTION. Mais il est loin d'avoir défini aussi clairement la NATURE spécifique des Conférences. Voici ce qu'il en dit (art. 38, § 1) : 64:125 « La Conférence épiscopale est *une sorte* d'assemblée (*veluti coetus*) dans laquelle les prélats sacrés d'une nation ou d'un territoire exercent en commun (*conjunc­tim*) leur *charge* (« munus ») pastorale, en vue d'accroître *le bien* que l'Église procure aux hommes, *principale­ment,* par des formes et des méthodes d'apostolat *adaptées* aux circonstances particulières d'une époque (*occurrentibus aetatis adjunctis*). » L'art. 37 parlait d'un « *concours des efforts* pour le bien commun de l'Église, par la communication des lu­mières de la *prudence* et de *l'expérience,* et par l'échan­ge des *avis *»*.* Rien, on le voit, dans ces très vagues généralités, qui spécifie l'exercice en commun de l'AUTORITÉ, proprement dite, de gouvernement. Rien non plus qui donne le moin­dre indice de réponse à la question préalable : à qui appartient, *de droit,* le POUVOIR CONSTITUANT de chaque conférence particulière ? Le Décret dit simplement (art. 38, § 3) : « Que chaque Conférence compose ses statuts, qui doivent être revus par le Siège Apostolique. » ...Ce qui suppose que la Conférence existe... avant d'exister ! Afin d'éviter le cercle vicieux, il faut supposer une « assemblée constituante » distincte et antérieure. Mais où donc celle-ci trouvera-t-elle la loi de sa *compo­sition* et de ses *décisions *? Qui a le *droit* d'être membre de cette Constituante ? Quelle sera la loi arithmétique des *suffrages* pour décider ? Dans l'état actuel de nos connaissances (comme di­sent les Physiciens pour les mystères de la nature), il est impossible au Peuple de Dieu de répondre à ces questions pour l'Assemblée épiscopale française. C'est un défaut grave qui affecte son activité tout entière *depuis son origine. --* Rien ne sert de dite que *les Statuts* rédigés par cette Constituante ont été ensuite revus par le Saint-Siège, car *nous ignorons pareillement les termes de ce visa *: s'il donne l'approbation « générique » habituelle (laquelle ne « purge » pas les vices éventuels de l'acte), ou si l'approbation a été « spécifique », enga­geant alors l'autorité papale et donnant pleine validité aux actes, procédures et décrets. 65:125 2^e^ LACUNE : Les Statuts sont muets sur la manière de recueillir les suffrages des prélats doués du *droit* de vote, qui auraient été empêchés d'être *présents* à la séance. 3^e^ LACUNE : Celle-ci touche *à la racine* toutes les décisions. L'art. 1, § 1 des Statuts déclare : « Toute mission (??) ou autorité confiées à un organisme, au nom de l'épiscopat ne lui sont *jamais* confiées QUE PAR DÉLÉGATION de *la Conférence épiscopale... *» ... « Délégation » : voici, pour une fois, un terme précis du vocabulaire juridique. Mais cette précision est redoutable, car, dans toutes les nations civilisées, la délé­gation comporte des *exigences* irrémédiables, connues de tous les novices en Droit. Dans le cas présent, ces exigences soulèvent des pro­blèmes théologiques et canoniques, que le récent Concile a voulu laisser en suspens, et que nous estimons, personnellement, insolubles (**Note X**). En voici au moins trois : 1° Comment la simple somme des juridictions ordinaires des évêques diocésains, qui sont *essentiellement* et, de droit divin, *limitées,* peut-elle produire une juri­diction COMMUNE et DÉLÉGABLE ? 2° Quelle peut bien être l'espèce de juridiction... pré­ventive et universelle énoncée dans l'art. 1, § 1 susdit ? 3° Cette « délégation » unique en son genre se substi­tue-t-elle au pouvoir *ordinaire* de chaque évêque ? -- Si oui : ce n'est plus une délégation d'autorité mais une ALIÉNATION, qui équivaut *ipso facto* à la renonciation de la charge épiscopale. -- Dans le cas contraire, comment concilier cette autorité, justement retenue, avec l'énoncé d'un autre article, le 25^e^ : « Dans le respect de la juridic­tion de chaque évêque et dans les *limites* tracées par les *orientations* et *directives* de l'Assemblée plénière, le président de la Commission est donc investi d'une *auto­rité* qu'il exercera *en accord* avec les membres de sa Commission. » 66:125 Avions-nous exagéré en parlant d'un règlement de boys-scouts ? Quelles peuvent bien être les « limites » d'une AUTORITÉ, « tracées par *des orientations *» ? Trans­posez seulement ce langage dans le règlement d'une une association de pêcheurs à la ligne : il autorise tous les braconnages et fomente toutes les disputes possibles. Nous n'en finirions pas d'épingler les énormités de ces statuts inénarrables. Terminons par un autre exem­ple, en raison de son importance et presque pour nous distraire ; c'est l'art. 23, § 1 : « La COMPÉTENCE des Commissions s'étend à tous les problèmes de pastorale *qui* concernent *tous* et *chacun* de nos diocèses *et qui* requièrent un TRAVAIL suivi, *dont* il faut que le Conseil permanent soit *régulièrement* informé. » Les rédacteurs savent-ils qu'une phrase introduite par un pronom relatif ou conjonctif est susceptible d'un sens *double* (énonciatif ou restrictif) ? Savent-ils que l'adverbe « régulièrement » a un sens précis en Droit ? Quant au « travail suivi », c'est d'un langage plus propre à la maréchaussée qu'à des juristes. ##### C. -- Ce qui manque au "Fonds obligatoire" pour être obligatoire. 1° Le pouvoir de légiférer en matière d'institution catéchétique n'est pas donné aux Conférences épiscopales par *le droit commun*. 67:125 D'autre part, la Conférence française n'a jamais déclaré qu'elle était munie, à cet effet, d'un MANDAT EXPRÈS du Siège Apostolique. La décision de rendre obligatoire le *Fonds* est donc nulle de plein droit et d'une nullité « inguérissable ». Voir le Canon 1680 du Code de Droit canonique. 2° On nous assure que le F.O. a été « approuvé » par l'Assemblée plénière des évêques de France, au cours de sa session d'*octobre 1966*. Or les statuts de l'Assemblée n'ont été « approuvés » par le Saint-Siège qu'un mois *après* (le 21 novembre, nous dit la *Documentation Catholique* du 2 avril 1967, qui use du terme inexact de « ratifiés » : col. 625, note 1.) -- Donc la Conférence n'avait pas d'existence légale à la date où l'on nous dit qu'elle donnait son « approbation » au F.O. : ce qui ne rend peut-être pas *nul*, de ce chef, son acte d'obliger, mais ce qui interdit de parler d'obligation *juridique.* 3° L'obligation du *Fonds* n'a jamais été *promulguée*, au sens propre de ce mot : ce qui rend cette obligation *inexistante*. -- V. le canon 8 du Codex et l'article de J. Madiran (*Itinéraires*, numéro 123 de mai 1968, pages 202-205). 4° Abstraction faite des trois vices précédents, l'église de France ignore encore si la décision épiscopale de rendre obligatoire le *Fonds* a été prise dans les formes requises par le Décret *Christus Dominus*. Plusieurs ques­tions en effet se posent à cet égard : a\) Le texte du F.O. était-il tout rédigé quand il a été soumis au vote de l'Assemblée ? et a-t-il été remis à chacun des évêques *assez longtemps avant* la séance pour en permettre une étude soigneuse ? -- Ou bien l'Assemblée n'a-t-elle donné son approbation qu'à une « orientation » ? -- On est ici contraint de songer à ce vote dit d'orientation, qui eut lieu, à la 58^e^ séance du récent Concile (le 30 octobre 1963), sur la question de la « collégialité » épiscopale : vote surpris, équivoque, qui souleva les plus vives protestations, et fut sévère­ment qualifié. 68:125 b\) La « décision » a-t-elle été prise *aux deux-tiers* des membres de la Conférence ? c\) Comment a été recueilli le vote des *absents ?* d\) La « décision » de la Conférence a-t-elle été « *re­vue *» ensuite par le Siège Apostolique ? Le seul fait qu'on ne puisse répondre à ces interroga­tions avec certitude, rend l'obligation du *Fonds* douteuse. Or on sait qu'une obligation douteuse n'oblige pas. ##### D. -- Comment peut-on résister légitimement à la fausse obligation du "Fonds" ? La réponse est facile et sera brève : 1° Les vices de la prétendue « décision » sont tels et si évidents, que l'obligation tombe *d'elle-même,* sans même qu'il soit nécessaire de faire *déclarer* cette nullité par l'autorité compétente. 2° Au cas où un évêque, un prêtre ou un simple fidèle voudraient néanmoins obtenir un constat formel de cette nullité, il n'aurait qu'à fonder son droit sur le canon 1679 et même s'appuyer sur le canon 1682 pour solliciter l'intervention *d'office* du ministère public. A des égards divers, les deux Congrégations romaines du Concile et des Études seraient compétentes pour rece­voir la requête. 3° Tout ce que nous avons dit dans cette étude a fait abstraction de la valeur DOCTRINALE du F.O. Si ce problème était soulevé, il serait de la compétence de l'ex-Saint-Office. Raymond Dulac, *prêtre.* 69:125 NOTE I. Dans un article publié par « Catéchèse » (n° 29, octobre 1967), Mgr Ferrand précise (p. 392) : « N'est-ce pas déposséder l'Épiscopat de son autorité et de sa responsabilité à l'égard des productions catéchis­tiques ? -- Ce serait à craindre si les rédacteurs étaient abandonnés à eux-mêmes... Mais d'une part, le Fonds obligatoire leur est proposé comme la VOLONTÉ CONCRÈTE des Évêques de France... ; d'autre part, par DÉLÉGATION de l'Assemblée plénière, la Commission épiscopale de l'Enseignement religieux est habilitée pour CHOISIR et LIMITER les adaptations et se prononcer sur leur CONFOR­MITÉ avec le Fonds obligatoire. » Nous examinerons plus bas la... *conformité* de cette « limitation » du POUVOIR ÉPISCOPAL avec le *Droit canoni­que* et la valeur de cette dénommée « délégation ». Nous nous contentons ici, à un point de vue purement *moral* et *pastoral,* de relever ces restrictions à la liberté naturelle de tout chrétien, auteur ou « usager » d'un livre catéché­tique. NOTE II. On lit dans la Revue «* Catéchèse *» (publiée, comme on sait, « sous le patronage de la Commission nationale de l'Enseignement religieux. »), n° 29, oct. 1967, p. 506 : « La Commission épiscopale de l'Enseignement religieux a AGRÉÉ sept équipes d'auteurs pour réaliser des adaptations du Fonds obligatoire. Toutes ces équipes sont *au travail* depuis PLUS D'UNE ANNÉE. Cinq sur sept comptent faire paraître leurs ouvrages dans le courant de l'été 1968... » « ...Depuis *plus* d'une année » : ceci étant écrit à la date d'octobre 1967, et comme Mgr Ferrand nous a appris (*Ca­téchèse,* n° 29, p. 387) que le *Fonds* avait été approuvé « le 22 Octobre 1966 », nous devons conclure : 1° Que les équipes d' « adaptateurs » travaillaient sur ce *Fonds* AVANT son approbation. 2° Qu'ils étaient sûrs de cette approbation. 3° Ou bien, dans le cas contraire, qu'ils passeraient outre, en attendant « des temps meilleurs ». 70:125 Dans les deux cas, on est conduit à se faire une certaine idée soit de la spontanéité soit de l'autorité de l'assemblée des évêques de France. Enfin, nous donnons tout son sens au fait que sept équipes d'adaptateurs avait été AGRÉÉES AVANT l'appro­bation du Fonds lui-même. -- Agréées *par qui *? Agréées selon *quels critères *? Toutes ces remarques mènent à la même conclusion : Sous le couvert d'une « approbation » *générique, intempo­relle* et *présumée,* un groupe d'une cinquantaine d'initiés, inconnu des huit-dixièmes des prêtres et (probablement) des évêques de France, impose des vues, crée des situations, gouverne une pratique qui risquent de bouleverser la péda­gogie chrétienne en France (sans parler d'autres conséquen­ces pour la foi elle-même). Le même phénomène s'est produit pour la liturgie. On en vient ainsi à la question que ne cessent de se poser des milliers de catholiques : qui est-ce qui gouverne l'Église ? NOTE III : Au hasard de la fourchette : « Imaginer du nouveau dans l'Église, c'est RETROUVER le sens de l'essentiel..., c'est plonger PLUS AVANT dans la conscience de l'Église, dans sa VRAIE tradition... *Dès lors,* le manuel a perdu sa prédominance... Le but de la catéchèse n'est pas, à proprement parler, de transmettre des *connais­sances*, MAIS d'*éduquer la foi *; or la foi ne s'arrête pas à des connaissances ; elle est réponse à Dieu. » (p. 425.) Etc., etc., etc. C'est signé J. Colomb, qui pense avoir dé­couvert, lui aussi, un nouveau monde, inconnu de Charles Borromée, de Jean-Baptiste de la Salle, du Curé d'Ars, des aumôniers du collège de notre enfance, et... de nous-même, qui apparemment arrivions à peine à l'âge du silex taillé, quand nous étions curé de campagne. Voyez des propos semblables, dans la même Revue, aux pages : 396 ; 402 ; 407 ; 411 ; 429 ; 434 ; 444 ; 474 (« l'ato­misme du catéchisme d'antan »), et, tout l'article, signé E. Diebold : « La perspective catéchétique du F.O., comparée aux catéchismes antérieurs. » 71:125 NOTE IV : *Quest. disp. : de Veritate *: q. XI : de Magistro, art. I, rép. à la 12^e^ objection. NOTE V : *Quest. disp. : de Veritate *: q. IX : « de cognitione scien­tiae angelicae per illuminationem et locutionem. » : Donnons une simple citation (art. 1, ad 1) : « Il ne se produit pas dans l'Ange illuminé une nouvelle *lumière* de nature ou de grâce ; *mais* la lumière qui était auparavant en lui est confortée *par* la lumière *contenue dans la perception* de l'Ange supérieur. » (per lumen contentum *in cognito per­cepto*.) D'où l'importance du *signe*, du *concept*, de la « leçon », que la nouvelle catéchèse affecte de mépriser. Comme l'ex­plique Cajetan, dans son commentaire d'un passage paral­lèle (*Somme théol. :* Ia, 106,1) : « L'action de l'enseignant, comme tel, n'est point de présenter d'*abord* une lumière, et *ensuite* d'offrir la vérité connue, mais de présenter LA VÉRITÉ connue *jointe à son illumination* (*ut illuminatam*). » La nouvelle catéchèse dit tout le contraire : -- « Autrefois, l'obligatoire pesait d'abord sur les épau­les de l'élève qui devait APPRENDRE CECI, SAVOIR CELA... » (loc. cit. : p. 474.) -- « Continuera-t-on à penser que le catéchisme est un manuel de théologie à l'usage des enfants, ou bien... un catéchisme qui conduise des enfants *selon leurs* VOIES *pro­pres*... » (*Ib*. : p. 475.) -- « Il existe des manières différentes de *transmettre* et de recevoir le CONTENU de la foi. » (*Ib*. : p. 502.) -- Voici, plus clair encore : « A notre époque d'extrême mobilité, des familles changent de domicile en cours d'année scolaire... Alors le petit transplanté souffrira-t-il de n'avoir pas vu *tout son programme *? » -- Non, car, dans la nouvelle catéchèse, le « programme » ne se traduit point « par une *addition quan­titative* (!) de matières, de leçons », mais « par *des lignes* de catéchèse ». Ainsi, « le fait, pour l'enfant transplanté, de n'avoir pas vu *tout* son programme, reste un *inconvénient mineur *». 72:125 -- C'est Mgr Ferrand, président, pour toute la France, de l'enseignement religieux, qui parle ainsi (*l. c.* : p. 994). Oublie-t-il que ce qu'il appelle un « programme » n'est, en fait, que l'ensemble des vérités que Dieu a révélées aux hommes et *commandé* aux Apôtres de prêcher : « Allez, enseignez toutes les nations..., leur apprenant à garder toutes les choses que je vous ai commandées. » (St Matth. XXVIII, 20) ? Mais cette question touche un immense sujet, qui débor­de le problème propre de notre présente étude : Ce qui est en cause, dans la nouvelle catéchèse, quand on dépasse les équivoques et les contradictions de ses théori­ciens, c'est la NATURE de la Foi théologale. Celle-ci, selon la doctrine catholique, est, assurément, l'acte personnel, im­manent d'un SUJET, mais un acte, d'abord, de l'*intelligence*, laquelle est la faculté d'adhésion à une Vérité OBJECTIVE ex­primée dans un CONCEPT et signifiée dans un MOT. En substituant des « LIGNES » de catéchèse (comme ils disent) aux signes expressifs STABLES du vocabulaire théo­logique traditionnel, le catéchisme progressif fait de la Foi un acte des facultés de *l'appétit* ou de *l'action,* selon la pure tradition moderniste, kantienne et luthérienne. NOTE VI : Il s'agit des derniers mots, les plus importants : « ...et *quae synodaliter statuta sunt* ad Dei gloriam promulgari jubemus ». -- Traduction : « ...et ce qui a été *synodalement* statué, nous ordonnons qu'il soit promulgué ». Le mot capital est : SYNODALEMENT. Les historiens et les théologiens savent la portée de cet adverbe, mise en lumière à l'occasion de « l'approbation », par le Pape Martin V, des actes du Concile de Constance (1414-1418), douteusement légitime dans ses premières sessions. Cette approbation ne touche que « ce qui a été fait CONCILIAIREMENT en matière de foi. » -- Cf. Denz-Schön : (éd. 1967) : praenot. ad n. 1151. Or il est remarquable que la promulgation par Paul VI de la Const. dogm. sur l'Église : *Lumen Gentium*, en 1964, porte, avant l'adverbe synodalement, un mot *qui manque* dans la promulgation du décret *Christus Dominus :* le petit mot ITA (= ainsi) : 73:125 « Quae ITA synodaliter statuta sunt... promulgari jubemus. » (A.A.S. : 30 janv. 1965 : p. 8.5.) Il est difficile de penser que cette omission, en 1965, ait été inconsciente et soit indifférente, s'agissant de textes d'une telle gravité. NOTE VII : Voici ce texte en latin : « Decisiones Conferentioe Episcoporum, *dummodo legi­time* et per *duas saltem ex tribus* partibus suffragiorum Praesulum, qui voto *deliberativo* fruentes ad Conferentiam *pertinent,* prolatæ fuerint et ab Apostolica Sede *recognitæ*, vim habeant juridice obligandi, in casibus *dumtaxat* in quibus aut *jus commune* id praescripserit aut *peculiare* Apostolicæ Sedis *mandatum,* motu proprio aut ad petitio­nem ipsius Conferentiæ datum, id statuerit. » Nous avons souligné les mots caractéristiques. NOTE VIII : Nous nous référons au texte paru dans la *Docum*. *Cath.,* n° du 2 avril 1967, col. 625 et suiv. NOTE IX : Les *mots* sont déjà assez révélateurs des *concepts *: ils sont le plus souvent tirés du vocabulaire flasque, bien connu, de l'Action catholique ; et, quand ils sont empruntés au vocabulaire juridique, ils sont pris dans un sens impropre ou approximatif qui fait regretter les termes obscurs. -- Exemples : -- « L'assemblée plénière... est le PIVOT autour duquel tournent tous les autres organismes... » (Art. 4.) 74:125 -- « Pour l'exercice de sa RESPONSABILITÉ, la Conférence épiscopale DISPOSE de Commissions et de Comités. » (Art. 22.) -- Pêle-mêle : « responsabilité » (5 à 6 fois) ; « activité collective » (art. 4) ; « décisions et orientations » (art. 16) ; « qualifié pour... » (art. 19) ; « chargés de... » (art. 26) « compétence » (art. 23 et 27) ; « délégation d'autorité » (art. 25) ; « mission » (art. 1 et 27). Etc., etc., etc. Ce laxisme du langage juridique n'est pas seulement le signe alarmant d'un affadissement de l'esprit. Il doit infail­liblement conduire à des périls redoutables : chez celui qui commande, l'abus de pouvoir, ou, à l'opposé, la démission chez le sujet, la désobéissance ou le conformisme. NOTE X : Voir notre article : « *Le pouvoir pontifical, les Conciles et les Assemblées épiscopales non conciliaires* », publié en 1963 dans *la Pensée catholique* (n° 87 : pp. 22 à 30). R. D. 75:125 ### La septième proposition par Jean Madiran VOICI MAINTENANT la proposition VII de la religion de Saint-Avold, ou hérésie du vingtième siècle. Elle est la plus radicalement subversive qui puisse exister : elle ne laisse rien subsister de l'ordre natu­rel et de l'ordre surnaturel ; elle implique et appelle une barbarie totale, un dénuement moral complet qui ramènent l'humanité plus de quarante siècles avant la venue du Christ. L'auteur de cette proposition, qui est d'autre part chargé de la direction doctrinale des travaux de l'épiscopat français, est intellectuellement le contemporain des géné­rations qui précédèrent le Déluge. \*\*\* Une chose en toutes circonstances dépend de nous : l'or­dre et la clarté de notre pensée. Nous avons donc entrepris de tenir à jour le recensement des propositions par les­quelles l'hérésie du XX^e^ siècle s'exprime avec autorité. Cette hérésie, nous l'avons nommée « la religion de Saint-Avold » pour les raisons que l'on sait ([^19]). 76:125 Notre intention, dans ce recensement, n'est ni psychologique ni phénoménologique, mais doctrinale. Nous n'y recueillons pas systématiquement les manifestations pratiques de l'hérésie, qui sont étendues, diverses, le plus souvent confuses et contradictoires : nous recherchons les principes essentiels dont elle s'inspire et auxquels elle se ramène, en nous limitant aux cas où ces principes sont enseignés magistralement par une autorité doctrinale. Les propositions ainsi retenues sont celles qui figurent soit littéralement, soit en substance, dans des textes publics d'origine épiscopale. Les six propositions de la religion de Saint-Avold déjà recensées sont les suivan­tes ([^20]) : PROPOSITION I. -- La transformation du monde (mutation de civilisation) enseigne et impose un changement dans la con­ception même du salut apporté par Jésus-Christ. PROPOSITION II. -- La transformation du monde nous révèle que la pensée de l'Église sur la dessein de Dieu était, avant la présente mutation, insuffisamment évangélique. PROPOSITION III. -- La foi écoute le monde. PROPOSITION IV. -- La socialisation n'est pas seulement un fait inéluctable de l'histoire du monde. Elle est une grâce. 77:125 PROPOSITION V. -- Aucune époque autant que la nôtre n'a été en mesure de comprendre l'idéal évangélique de vie frater­nelle. PROPOSITION VI. -- Dans un monde tourné vers la prospec­tive, l'espérance des chrétiens revêt sa pleine signification. La *septième proposition* a été enseignée officiellement par Mgr de Metz dans son Bulletin diocésain, numéro 150 du 1^er^ mai 1968, page 2 : Le droit naturel est l'expression de la conscience collective de l'humanité. Cette proposition a pour corollaire inévitable : Il n'existe pas de loi \[morale\] natu­relle objective, promulguée par Dieu et inscrite dans la nature de l'homme. Nous allons premièrement montrer que cette proposition et son corollaire sont bien dans le texte du Docteur de Saint-Avold ; et secondement, en examiner le contenu et les conséquences. 78:125 #### I. -- Le texte Nous prenons le texte en son contexte. Nous suivons le mouvement de sa pensée. Il s'élève d'abord contre la « tendance à donner une interprétation matérialiste de la vie sociale » : « ...Il est si tentant de « chosifier » la vie sociale ! Il devient alors impossible de déga­ger la signification profonde de la vie collec­tive. Tout ce qui est engagé dans la structura­tion de cette vie échappe à un œil non entraîné. Dans cette perspective, l'homme n'est plus qu'un atome social et perd toute valeur pro­pre. La nature, estime-t-on, règle les rapports des hommes comme ceux des animaux ou ceux des molécules. » Soit dit au passage, on ne voit pas bien à qui s'en prend ici le Docteur de Saint-Avold ; sans doute à une arbitraire forgerie inventée pour les besoins du discours. Nous ne voyons pas à quelle école actuelle on peut attribuer la pro­position que « la nature règle les rapports des hommes comme (c'est-à-dire de la même, façon que) ceux des ani­maux ou ceux des molécules » ([^21]). 79:125 Autre remarque incidente : le même Docteur est l'auteur de la proposition IV, selon laquelle *la socialisation est un fait inéluctable de l'histoire*. Cette proposition IV est, parmi tout ce que nous connaissons, ce qui finalement se rappro­che le plus de l'idée que « la nature règle les rapports des hommes comme ceux des animaux ou ceux des molécules ». Pour le Docteur de Saint-Avold, les rapports entre les hommes sont réglés *inéluctablement,* au moins en ce qui concerne la « socialisation ». Que cet *inéluctable* soit imposé non point par la *nature* mais par *l'histoire,* c'est une distinc­tion dont la portée nous paraît pratiquement nulle. Le Docteur de Saint-Avold continue aussitôt : « Les chrétiens n'ont pas toujours résisté avec assez de rigueur à cette tentation du na­turalisme... » (Si le naturalisme c'était cela, s'il se réduisait à cette forme extrême, il ne serait pas bien dangereux. Il est dan­gereux en revanche, pour un Docteur, de parler des choses sans les connaître. Le naturalisme le plus caractéristique qui soit aujourd'hui est assurément celui des sept proposi­tions de la religion de Saint-Avold.) « ...à cette tentation du naturalisme. Cer­tains même ont cru trouver toutes les solutions aux problèmes posés par la vie en société dans la théorie du droit naturel. » 80:125 La précision : « certains *même *» désigne donc les tenants de la « théorie du droit naturel » comme des extrémistes en matière de « naturalisme ». Remarquons en outre que personne jamais n'a prétendu trouver « toutes les solutions aux problèmes posés par la vie en société dans la théorie du droit naturel ». C'est une caricature, arbitrairement forgée pour la commodité du discours. Ce que l'on affirme, c'est que le principe de toutes les solutions sociales réside en effet dans le droit naturel. Suite immédiate : « La doctrine sociale de l'Église se situe en référence au droit naturel et au droit des gens, comme à l'expression de la conscience collec­tive de l'humanité. » « *En référence au droit naturel comme à l'expression de la conscience collective de l'humanité *» : le terme COMME, dans cette phrase, n'indique pas une comparaison, il ne signifie pas : A LA MANIÈRE DE. Il signifie : EN TANT QUE, EN QUALITÉ DE. Pour l'Église, selon le Docteur de Saint-Avold, le droit naturel *est* l'expression de la conscience collective de l'humanité. Il continue : « Elle (la doctrine sociale de l'Église) ne saurait cependant se réduire au droit naturel au point de se confondre avec lui. L'anthropologie chrétienne n'est pas un wa­gon que l'on peut accrocher ou décrocher à loisir... » 81:125 (A loisir ? *A loisir* signifie : « en prenant tout son temps ». D'après le contexte, l'auteur a sans doute plutôt voulu dire (traduction française) : *à son gré*.) « ...du train de la théologie. Elle s'insère à sa place et fait corps avec tout le message qui a sa source dans la Parole de Dieu. » Ces dernières lignes confirment que, pour l'auteur, le droit naturel *n'a pas sa source dans la Parole de Dieu :* il n'est que « l'expression de la conscience collective de l'humanité ». On a *d'un côté* la Parole de Dieu, *de l'autre côté* le droit naturel. \*\*\* Ainsi, par ignorance ou consciemment, ce n'est pas la question, l'auteur nie radicalement toutes les vérités que voici : 1° Le droit se fonde sur la loi (et non sur la conscience). Le droit naturel se fonde sur la loi naturelle. 2° La loi naturelle est *la même chose* que le Décalogue, ou Commandements de Dieu (récemment exclus du nouveau catéchisme français), inscrits dans la nature de l'homme, accessibles à sa raison, mais aussi révélés par Dieu à Molise sur le Sinaï. -- La révélation du Sinaï comportait : *a*) des Préceptes cérémoniels, *b*) des préceptes judiciaires, qui concernaient les uns et les autres la situation historique propre au peuple juif avant la venue du Messie ; et *c*) des préceptes moraux qui sont immuables et qui composent les dix commandements de la loi. Par quoi l'on voit que la loi naturelle *est* parole de Dieu. 82:125 3° La doctrine sociale de l'Église, *sous un rapport,* se « réduit » effectivement au « droit naturel. 4° La conscience de l'homme est libre et responsable, mais il ne s'ensuit pas qu'il lui appartienne de se fixer à elle-même sa loi morale. Quand elle le fait individuellement, c'est le renouvellement du péché d'Adam (récemment exclu du nouveau catéchisme français). Quand elle le fait collec­tivement (par une soi-disant « expression de la conscience collective »), c'est le péché d'Adam décliné au pluriel. La proposition VII et son corollaire sont en contradiction avec la raison naturelle et avec la doctrine révélée de l'Église : de cette dernière, la proposition VII ne laisse rien subsister, nous allons voir pourquoi. #### II. -- Situation et importance de la loi naturelle Aucune négation, dans l'ordre moral et religieux, n'est plus universelle que la négation de la loi naturelle. Sans loi naturelle, pas de loi du Christ. Sans nature, pas de sur­naturel. Sans le Décalogue et sa religion naturelle, plus de religion révélée. C'est une négation qui emporte tout le temporel et tout le spirituel. A celui qui vient demander *Que dois-je faire pour entrer dans la vie éternelle ?* le Seigneur répond d'abord : -- *Si tu veux entrer dans la vie éternelle, observe les commandements,* et il lui rappelle les commandements du Décalogue (cf. par exemple Mt, XIX, 16-19). 83:125 Bien sûr, avec des mots, et dans l'ordre non plus de l'être ni de la pensée, mais du seul verbiage, on peut feindre de tout conserver ou rétablir après avoir rejeté la loi natu­relle, on peut même se l'imaginer. On peut prononcer ou écrire les vocables de « Christ » et de « charité » : mais, le Décalogue ôté, il n'y a plus de charité réelle, et le Christ invoqué en dehors ou à l'encontre du Décalogue est un faux Christ, en contradiction avec ses propres paroles rapportées par l'Évangile. Il ne demeure alors qu'un verba­lisme « chrétien », non pas une pensée ni une religion. Le nouveau catéchisme français est en consonance et en continuité avec cette négation de la loi naturelle : et c'est la raison la plus radicale pour laquelle son contenu réel n'est plus la religion chrétienne... En fait de commandements de Dieu, il isole « le commandement nouveau du Christ » (« l'amour »), ou selon les passages « les deux commande­ments du Christ » (les deux préceptes de la charité). *Cet énoncé est un pur verbalisme dans la mesure où le Décalogue est nié* soit quant à son contenu soit quant à son carac­tère universellement et objectivement obligatoire, désormais exclu de l'enseignement catéchétique, ou maintenu parfois à titre seulement annexe et facultatif. Les préceptes de la charité sont l'accomplissement et non l'abolition des dix commandements de la loi. Ceux-ci, qui ont la charité pour principe, ont aussi la charité pour fin ([^22]) ; c'est-à-dire qu'ils sont sous un rapport les Doyens de la charité ; son expression non pas suffisante mais obligatoire. On ne peut faire aux préceptes de la charité sans accomplir les comman­dements du Décalogue. 84:125 Les préceptes de la charité ne se limitent pas à l'obser­vation des dix commandements de la loi naturelle : mais il ne peut y avoir charité, il y a seulement illusion de charité, là où est absente la justice, que définit le Décalogue. Enseigner les préceptes de la charité dans la méconnais­sance ou le refus des dix commandements de la justice, c'est enseigner une fausse charité ([^23]). Ainsi, un enseignement du « commandement nouveau » (les préceptes de la charité) qui s'établit dans le contexte d'une ignorance ou d'une hostilité à l'égard du Décalogue a pour résultat de dissimuler que ce « commandement nou­veau » n'ignore ni ne déclasse mais inclut au contraire les dix commandements de la loi naturelle. Pédagogiquement, quand on enseigne les préceptes de la charité sans enseigner les dix commandements de la loi, en réalité on n'enseigne plus les préceptes de la charité. 85:125 Un tel enseignement n'est plus un enseignement chrétien, même s'il conserve verbalement l'énoncé de quelques vocables ou de quelques expressions évangéliques. Ce n'est donc pas seulement la « doctrine sociale » de l'Église qui est atteinte par le rejet implicite ou explicite de la loi naturelle : c'est l'ensemble de la doctrine révélée qui est renversée de fond en comble. \*\*\* Par la proposition VII, la loi naturelle (ou Décalogue) n'est pas seulement supprimée : elle est remplacée, le droit naturel étant défini comme « l'expression de la conscience collective de l'humanité ». Ainsi une religion se substitue à une autre. Les formules chrétiennes (plus ou moins « re­formulées ») sont plaquées sur une religion du monde et de l'homme en laquelle la foi nouvelle situe son accent principal. L'affirmation subséquente que la doctrine sociale de l'Église « ne se réduit pas » au droit naturel est répétée par habitude dans un texte et à un stade où elle n'a plus rien à faire. Cette affirmation a joué son rôle les années précédentes ; elle était tournée contre la conception tradition­nelle de la loi naturelle, qu'elle n'osait pas encore rejeter ouvertement. Mais à partir du moment où la loi naturelle est remplacée par la conscience collective de l'humanité, cette affirmation partielle et réticente n'est plus nécessaire. Si l'on prend au contraire les termes dans leur sens chrétien et catholique, il faut alors distinguer : 1° Sous plusieurs rapports, la « doctrine sociale » de l'Église ne « se réduit » pas à la loi naturelle. D'abord parce qu'elle est enseignée avec autorité par une Église fondée par Jésus-Christ. 86:125 Ensuite parce que le Christ a changé *la manière* d'obéir à la loi naturelle (par amour de Dieu et non plus seulement par crainte de perdre les biens tem­porels), et a procuré *le moyen* (la grâce) d'y obéir pleine­ment ([^24]). 2° Mais sous plusieurs autres rapports, la doctrine sociale de l'Église « se réduit » à développer les implications de la loi naturelle : notamment, en tant que cette doctrine est proposée à tous les hommes de bonne volonté, qu'ils aient ou non la foi chrétienne. C'est surtout sous ce rapport-là que l'on considère aujourd'hui la doctrine sociale de l'Église : sous ce rapport, elle est une explicitation et une application de la loi naturelle. Toutes ces choses ici rappelées ne sont que le rudiment d'une pensée catholique, *secundum quod congruit ad eru­ditionem incipientium*. Qu'elles soient couramment ignorées aujourd'hui, embrouillées ou rejetées même par des évêques, et entre autres par celui qui a été chargé en mars 1968, par le Conseil permanent, de la direction doctrinale des prépa­ratifs de la prochaine Assemblée plénière de l'épiscopat, caractérise assez clairement la situation religieuse où nous nous trouvons. Il est possible que l'excuse de l'ignorance doctrinale et historique, et souvent même encyclopédique, soit à retenir. Nous la retiendrions certainement, ne fût-ce que par bien­veillance naturelle, si nous avions à porter un jugement sur les personnes ou à donner un avis sur les fonctions qui peuvent convenir à leurs capacités. Mais ce n'est nullement ce qui nous occupe ici. 87:125 Nous avons à défendre notre foi, notre pensée, notre être contre une agression violente, et à aider dans cette défense nécessaire ceux qui ne trouvent pas ailleurs le secours intellectuel explicite et détaillé dont ils ont besoin : c'est à leur intention que nous devons donc renouveler notre témoignage et multiplier nos explications. Mgr Paul-Joseph Schmitt a été, il y a dix ans, nommé à Metz évêque coadjuteur avec future succession par un décret du Président de la République française en date du 29 mai 1958, selon la procédure prévue par les articles 4 et 5 du Concordat de 1801, qui s'applique toujours aux dio­cèses de Metz et de Strasbourg (Mgr Elchinger avait sembla­blement été nommé évêque coadjuteur de Strasbourg, en 1957, par un décret du Président de la République fran­çaise). Pour nous détendre un peu et sacrifier à l'anecdote, arrêtons-nous quelques instants au petit mystère de cette date du 29 mai 1958. Elle est passée inaperçue ([^25]), la nomination n'ayant été publiquement annoncée que quatre mois plus tard, par le *Journal officiel* de la République fran­çaise et *L'Osservatore romano* du 13 septembre. Délai rendu nécessaire par la procédure concordataire : après la nomination par le Président de la République, il fallut la Bulle pontificale donnant l' « institution canonique » (5 juillet), puis l'enregistrement de cette Bulle par le Conseil d'État français (décret du 11 septembre). Mais le 29 mai ? Le 29 mai 1958 ? 88:125 La veille, 28 mai, à quatre heures du matin, M. Pfimlin, président du Conseil des ministres, avait apporté la démission de son gouvernement au président de la République René Coty, qui la refuse provisoirement, et charge d'autre part MM. Le Troquer et Monnerville, présidents de l'Assem­blée nationale et du Conseil de la République, de pressentir le général de Gaulle. De la place de la Nation à la place de la République, manifestation de masse du Comité de défense républicaine, de la C.G.T. et du Parti communiste. -- Le 29 mai, le président Coty adresse au Parlement un message dans lequel il déclare : « Je demande au général de Gaulle de bien vouloir venir conférer avec le chef de l'État et examiner avec lui ce qui, dans le cadre de la légalité répu­blicaine, est nécessaire à un gouvernement de salut natio­nal. » A l'unanimité, l'Académie française, sur la proposi­tion de Jules Romains, vote une adresse au président de la République demandant que tout soit fait pour « épargner à la France les risques d'une guerre civile ». Le soir de cette même journée du 29 mai, le général de Gaulle est reçu par le président de la République et accepte de former le nouveau gouvernement. Tel est le contexte historique immédiat dans lequel le président Coty a pris le décret nommant le chanoine Joseph Schmitt évêque coadjuteur de Metz. On peut se demander quelles furent, au milieu de telles circonstances, la sérénité et la liberté d'esprit du président de la République pour arrêter mûrement son choix définitif : le choix du dernier évêque concordataire nommé par la IV^e^ République. Com­ment, pourquoi un tel décret a-t-il pu être pris en un tel jour ? Quoi qu'il en soit, Mgr de Metz est d'autre part, dans une certaine mesure tout au moins, un évêque de Pie XII. Candidat choisi et présenté par le dernier gouverne­ment de la IV^e^ République -- par un gouvernement démis­sionnaire à la date du 29 mai 1958 -- Mgr Schmitt a reçu de Pie XII son institution canonique. Il est donc aussi l'un des derniers évêques de Pie XII. C'est à ce titre sans doute qu'il attaque Pie XII dans le texte cité. 89:125 Peut-être sans le savoir. C'est entendu... Cette ignorance éventuelle sera tenue probablement pour une circonstance atténuante sous un rapport, mais singulièrement aggravante sous un autre : cela n'est pas de notre ressort. Mais accuser de *naturalisme* ceux qui ont cru *trouver toutes les solutions aux problèmes posés par la vie en société dans la théorie du droit naturel,* et assurer que *la doctrine sociale de l'Église ne se réduit pas au droit naturel,* c'étaient les formules (la première caricaturale, la seconde masquée) par lesquelles les négateurs ecclésiastiques du droit naturel entendaient contredire clandestinement Pie XII qui avait proclamé au contraire : « *La loi naturelle, voilà le fondement sur lequel repose la doctrine sociale de l'Église *» ([^26]). Dès sa première Encyclique, *Summi Pontificatus*, Pie XII avait affirmé : « *La racine profonde et dernière des maux que nous déplorons dans la société moderne est la négation et le rejet d'une règle de moralité universelle, soit dans la vie indivi­duelle, soit dans la vie sociale et les relations internationa­les : c'est-à-dire la méconnaissance et l'oubli de la loi natu­relle elle-même. *» La méconnaissance de la loi naturelle, « racine profonde et dernière » des maux de la société moderne, tel fut pen­dant, vingt ans le thème de l'enseignement social de Pie XII. C'est la pensée constante de l'Église à toutes les époques. Et c'est un point de doctrine fondamental. Le Décalogue, selon saint Thomas, conduit directement aux biens tempo­rels, la loi du Christ aux biens éternels. Dès lors, il est tout indiqué qu'une doctrine sociale soit directement fondée sur la loi naturelle. 90:125 Donc, dans un premier temps, on répétait avec insis­tance que la doctrine sociale de l'Église « ne se réduit pas » au droit naturel, on caricaturait ceux (c'est-à-dire d'abord Pie XII) que l'on accusait de croire « trouver toutes les solutions » sociales « dans la théorie du droit naturel », comme s'il y avait là un danger réel, consistant, grave de « réduction » mutilante. En vérité, cette insistance allait en sens inverse de celle de Pie XII ; tandis qu'il s'efforçait de ramener la pensée sociale à son fondement nécessaire, qui est la loi naturelle, et tandis qu'il s'efforçait de conduire les responsables sociaux de tous niveaux à la conscience de leur défaillance cardinale, qui est d'avoir plus ou moins perdu le sens de la loi naturelle, toute l'école moderno-progressiste travaillait à en détourner les esprits et à les en­traîner en sens contraire. -- *Le droit naturel, assurément, sans doute, bien sûr, c'est bien connu,* disaient-ils en substance, au moment même où on le méconnaissait de plus en plus, *mais parlez-nous donc d'autre chose, car la doctri­ne sociale de l'Église ne se réduit pas à cela.* La désintégration de la pensée catholique -- qui arrive maintenant à son dernier stade, semble-t-il : on voit mal comment elle pourrait aller plus loin -- a commencé en ce domaine par une extraordinaire ignorance, même chez les docteurs, de ce qu'est la loi naturelle. On pouvait la remar­quer jusque dans le vocabulaire de ceux qui parlaient, par allusion d'ailleurs dépréciatrice, de « droit naturel » comme s'il s'agissait de quelque chose d'autonome, fondé sur soi-même, ou sur la conscience, là où il aurait convenu de parler de « loi naturelle ». On ne savait même plus que la « loi naturelle » et le « Décalogue » sont exactement la même chose. 91:125 On parlait de « théorie du droit naturel », comme fait le Docteur de Saint-Avold, là où il eût été recommandé de dire « Décalogue » ou « Commandements de Dieu ». On s'étendait sur les difficultés d'une connaissance certaine et complète de la loi naturelle par la raison humaine, sans jamais rappeler que, pour les *chrétiens* et dans l'ordre *pratique,* les difficultés de cette connaissance légitime ne sont pas un obstacle, puisque *d'autre part* les dix comman­dements de la loi ont été révélés par Dieu et sont enseignés avec autorité par l'Église : leur explication constitue l'une des quatre parties indispensables du « Fonds obligatoire » de tout catéchisme catholique, comme on peut le voir dans le Catéchisme du Concile de Trente, seul catéchisme romain qui soit en vigueur dans l'Église. (Les Conciles suivants, pas plus Vatican II que Vatican I, n'ont ordonné la rédaction d'un autre catéchisme.) La connaissance du Décalogue, ou loi naturelle, est selon saint Thomas l'une des trois con­naissances nécessaires au salut éternel. Elle est en même temps nécessaire au salut temporel des individus et des sociétés. On comprend mieux alors pourquoi Pie XII avait pu donner l'avertissement que ce sont *de fausses idées sur l'homme et le monde, sur l'histoire, sur la structure de la société et de l'économie* ([^27]) qui en notre temps constituent le péril principal. Il s'agit d'idées contraires à la loi natu­relle sur plusieurs points déterminés ou dans son ensemble ; il s'agit d'idées impliquant plus ou moins directement la négation de l'existence d'une loi (morale) naturelle. Cette négation est destructrice à la fois de la société et de la vie chrétienne ; destructrice de la religion naturelle et de la religion surnaturelle. 92:125 Car Pie XII le disait aussi : « *Selon le plan de Dieu, il y a une relation entre l'observation de la loi naturelle et le chemin que l'homme doit suivre pour tendre à sa fin surnaturelle *» ([^28]). #### III -- Loi et conscience La conscience (même « collective ») n'est pas législa­trice. Elle a besoin d'être éclairée, guidée, éduquée en fonction des *normes objectives et immuables* fixées par Dieu. Il est vrai qu'il faut agir selon sa conscience. Mais il est vrai aussi que chacun a le devoir d'éclairer sa conscience, en sachant qu'elle n'est ni un juge infaillible ni un législa­teur souverain. Une conscience peut être soit coupablement soit innocemment erronée : en ce cas, celui qui agit selon sa conscience sera personnellement coupable ou innocent, mais de toutes façons ses actes contraires à la loi naturelle auront des conséquences malheureuses pour lui-même (dé­veloppement d'un habitus vicieux) et pour la société (exem­ple et installation d'un désordre). Ce qui est vrai au singu­lier pour la conscience individuelle l'est tout autant au pluriel pour ce que l'on appelle la « conscience collective », qui n'a pas davantage d'infaillibilité dans le jugement ni d'autonomie souveraine. L'existence et le degré d'une culpa­bilité morale n'est pas ce que nous examinons ici. Nous disons qu'une conscience humaine, individuelle ou « collec­tive », petit être erronée, et qu'une conscience erronée, coupable ou innocente, doit être redressée. Elle ne le sera jamais si l'on commence par admettre en principe que la loi morale, et les droits qui en découlent, ne sont rien d'autre que « l'expression de la conscience ». 93:125 Or justement, la conscience moderne est profondément erronée. Pie XII a enseigné en quoi et pourquoi en vingt volumes que la Bonne Presse semble avoir renoncé à éditer intégralement, mais que l'on peut se procurer, en français, aux Éditions Saint-Augustin à Saint-Maurice (Suisse) : *Documents pontificaux de S.S. Pie XII,* vingt tomes, un par année. La « conscience collective de l'humanité » n'est pas erronée toujours et en tout : elle l'est gravement dans le monde moderne. En tout temps, il serait faux, et radicale­ment subversif, d'affirmer en principe que la loi naturelle n'est rien d'autre que « l'expression de la conscience collec­tive de l'humanité ». En notre temps, cette affirmation est encore plus rapidement désastreuse, la « conscience collec­tive de l'humanité » étant ravagée par des erreurs morales qui détournent les âmes de la foi chrétienne et provoquent la désintégration des sociétés. Par sa proposition VII, la religion de Saint-Avold a parfaitement énoncé la cause la plus générale et la plus certaine du désastre universel dans lequel s'enfonce le monde moderne en cette seconde moitié du XX^e^ siècle. Elle l'a énoncée non pour la combattre, mais pour s'y rallier ; pour apporter son adhésion et le soutien de son « animation spirituelle » à toutes les forces de mort. Le Docteur de Saint-Avold, qui d'une part a reçu la direction doctrinale des travaux de l'épiscopat français, d'autre part mérite de plein droit le titre de grand vénérable de la subversion mondiale. J'écris « d'une part » et « d'autre part » : le langage discursif oblige à énoncer successivement, et séparément en apparence, les diverses faces d'une seule et même réalité. 94:125 #### IV. -- L'hérésie du XX^e^ siècle et le commandement nouveau Depuis quelques années, divers moralistes ont eu le sentiment plus ou moins vague que l'atteinte portée dans les consciences aux commandements de Dieu était la clef de la crise religieuse contemporaine. Mais leur explication s'est limitée aux deux préceptes de la charité, avec le vocabulaire « horizontal » et « vertical » : elle mettait en cause une concurrence, voire une opposition dialectique, qui s'était installée entre le commandement « vertical » (l'amour de Dieu) et le commandement « horizontal » (l'amour du prochain). En effet, dans ses préparatifs initiaux et encore masqués, l'hérésie du XX^e^ siècle reprochait amèrement au catholicisme (dit constantinien, ou tridentin, ou intégriste) de se confiner dans l'amour de Dieu comme en un alibi contemplatif, ou hypocrite, qui dispensait pratiquement de l'amour effectif du prochain. Dans la suite de sa progres­sion, l'hérésie du XX^e^ siècle s'est orientée vers un amour du prochain tellement coupé de l'amour de Dieu (et de l'amour de Sa volonté) qu'il devient fantaisiste et arbitraire, sans loi objective, facilement dégradé en un simple sentiment na­turel et autonome qui ne se distingue plus de la fraternité démocratique ou de la solidarité socialiste. Cette analyse exacte, mais partielle, aboutissait à une conclusion insuffisante, et dans cette mesure inefficace qu'il faut réconcilier le « vertical » et l' « horizontal » en un équilibre harmonieux, où le second est replacé dans sa dépendance à l'égard du premier. Certes ; mais le détra­quement de cet équilibre n'est pas le fruit d'une simple inadvertance, d'une distraction : le premier des deux pré­ceptes de la charité n'a pas été oublié comme on oublie un rendez-vous ; il n'a même pas été oublié du tout. 95:125 Il n'est ordinairement ni passé sous silence ni explicitement rejeté par l'hérésie du XX^e^ siècle : il est vidé de sa substance, ce qui est bien autre chose, et le rappel de son énoncé ne suffit plus à rien. Examinons donc. \*\*\* Quand le Seigneur énonce les deux préceptes de la charité, littéralement il n'énonce rien de nouveau, il cite l'Ancien Testament : -- « Maître, quel est le plus grand commandement de la Loi ? » Jésus lui dit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton es­prit ([^29]) : voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même ([^30]). A ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes. » (Mt, XXII, 34-40.) Le Seigneur ne paraît pas énoncer un commandement nouveau par rapport à l'Ancien Testament, et pourtant il lui donne le titre de « commandement nouveau » : 96:125 « Je vous donne un commandement nou­veau : aimez-vous les uns les autres. Oui, comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. » (Jean, XIII, 34.) « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les au­tres ». La traduction française par le mot « comme » est faible et incertaine. On pourrait comprendre : puisque je vous ai aimés. On peut surtout laisser le regard et l'attention glisser sans s'arrêter sur ce « comme » un peu indistinct. Mais c'est *sicut* en latin, *kathos* en grec : *de la même ma­nière*. De la même manière ! C'est là précisément ce qui constitue le commandement NOUVEAU. Aimer Dieu par-dessus tout, aimer son prochain comme soi-même appartiennent déjà à la loi naturelle. La nou­veauté du commandement du Christ n'est point cela. Elle est d'aimer à la manière de Jésus-Christ, en imitant Jésus-Christ et par la force (surnaturelle) de Jésus-Christ : avec Lui, en Lui et par Lui. Il est connaturel à l'homme, et plus généralement à toute nature créée, de l'ange au minéral, d'aimer Dieu par-dessus toutes choses : de l'aimer selon sa nature et à sa manière, angélique, animale ou minérale. Mais dans l'état de nature déchue consécutif au péché d'Adam, l'homme n'est plus capable par ses seules forces d'aimer Dieu par-dessus tout. La grâce du Christ vient guérir la nature humaine (*gratia sanans*) et l'élever au-dessus d'elle-même (*gratia elevans*). La *nouveauté* apportée PAR LE CHRIST est que l'homme DEVIENT : 1° à nouveau capable d'aimer Dieu de l'amour naturel que la créature doit à son Créateur ; 2° désormais capable d'un amour surnaturel qui est une mystérieuse et gracieuse participation à la vie de la Sainte Trinité ([^31]). 97:125 L'amour du prochain est lui aussi connaturel à l'homme : traiter autrui comme on désire en être traité, c'est-à-dire l'aimer comme soi-même ([^32]), amour qui s'exprime par l'observation des sept derniers commandements du Décalo­gue. La *nouveauté* apportée ici par le Christ est triple : l'homme redevient capable (par la grâce) d'observer pleine­ment ces sept commandements, alors que dans l'état de nature déchue consécutif au péché d'Adam, et réduit aux seules forcés naturelles qui lui restaient dans cet état, il n'était plus capable de les observer que partiellement ; 2° l'homme devient capable d'observer ces commandements par amour surnaturel de Dieu et non plus seulement par amour naturel du prochain ou par crainte de la perte des biens temporels (perte qui est ordinairement la sanction naturelle de la transgression du Décalogue) ; 3° et en outre, l'homme est appelé à aimer son prochain « de la même manière » que le Seigneur Jésus a aimé les hommes durant sa vie terrestre. On voit dès lors que le « commandement nouveau » de l'Évangile *n'est pas* l' « amour du prochain », contrairement à ce que l'on enseigne trop souvent par imprécision, par ignorance ou par naturalisme inconscient. On voit aussi que le « commandement nouveau » est encore moins *n'im­porte quel* amour du prochain sans règle objective, livré à l'autonomie de la conscience individuelle ou à l'arbitraire du sentiment. 98:125 Le « commandement nouveau » ne *dispense* pas de tout le reste de l'Évangile, il y *renvoie* au contraire, sa nouveauté étant la précision : « de la même manière que je vous ai aimés ». *Le commandement nouveau, c'est l'imitation de Jésus-Christ.* \*\*\* La Révélation de Notre-Seigneur est donc adressée *aux hommes qui connaissent* (fût-ce implicitement et confusément) la loi naturelle et se sentent impuissants, par seules forces, à en observer pleinement ce qu'ils en connaissent. Objection : -- La Révélation ne s'adressait donc point à tous les hommes ? Réponse : -- Elle s'adresse à tous les hommes, mais *en tant* que tout homme a : 1° une certaine connaissance de la loi et 2° une connaissance certaine de son impuissance partielle à observer ce qu'il en connaît. Le Seigneur est venu pour tous, et néanmoins il n'est pas venu pour les justes, et ceci ne contredit pas cela mais l'éclaire. « Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. » (Mc, II, 17) « Soyez béni, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d'avoir caché ces choses aux sages et aux prudents et de les avoir révélées aux tout petits. » (Mt, XI, 25) « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux. » (Mt, XIX, 24) Le juste, le sage, le prudent, le riche ne sont pas exclus du Royaume de Dieu en tant que personnes qui auraient été tenues de toute éternité à l'écart, de la Rédemption : mais chaque homme s'en écarte lui-même *en tant qu'il se croit juste, sage, prudent ou riche par ses propres forces*. 99:125 Celui qui se croit juste refuse de voir qu'il est incapable par ses seules forces d'observer pleinement ce qu'il connaît de la loi natu­relle. Celui qui se croit sage ou prudent a volontairement fermé les yeux sur son infirmité dans l'état de nature déchue consécutif au péché d'Adam. Celui qui se croit riche par lui-même ou par ses propres biens s'est endurci et aveuglé au point de méconnaître sa dépendance naturelle à l'égard de Dieu. *Ils se sont persuadés qu'ils n'avaient aucun besoin d'être sauvés *: c'est en quoi ils se croient « justes ». *Et qu'au demeurant ils se suffisent à eux-mê­mes *: c'est en quoi ils se croient « riches ». Aussi longtemps qu'ils s'enferment dans cette persuasion, ils se ferment au Salut venu en ce monde. Ils peuvent alors entendre l'énoncé des deux préceptes de la charité, ils peuvent le répéter, cela est sans effet sur leur cœur. L'hérésie du XX^e^ siècle, parlant frauduleusement au nom de l'Église, comme toute hérésie, dit en substance aux « hommes de notre temps » : -- L'Église ne vous censure plus, elle ne vous condamne plus, elle ne vous fait plus de reproches. Elle vous admire ; elle vous trouve merveilleux dans vos intentions et dans vos réalisations. Voici enfin qu'elle reconnaît, grâce au Concile, que vous êtes justes, et sages, et prudents, et pleins de richesses de toute sorte. Elle vous en félicite solennelle­ment. Ainsi harangués, les « hommes de notre temps », ceux qui ne sont pas chrétiens, et aussi un nombre de plus en plus grand de ceux qui l'étaient, se font cette réflexion : -- Voilà une Église devenue bien honnête et bien moderne. Désormais elle voit les choses comme elles sont. Elle approuve notre construction du monde et elle fait de nous l'éloge qui nous est dû. Mais à quoi sert alors la religion chrétienne ? 100:125 L'hérésie du XX^e^ siècle répond : Hommes justes, sages, prudents et riches, merveilleux hommes modernes, l'Église moderne et post-conciliaire est avec vous, présente et participante à tout ce que vous faites. Et en outre, elle *ajoute* à vos valeurs admirables, à vos richesses techniques, à votre justice sociale, à votre sagesse philosophique, elle ajoute le commandement nou­veau : aimez-vous les uns les autres. Il n'y a plus rien de chrétien dans une telle prédication, même si elle y joint en annexe quelques conseils très humains de modération. Si une telle prédication n'a plus rien de chrétien, ce n'est point parce qu'elle aurait séparé l'un de l'autre les deux préceptes de la charité. Mais c'est parce qu'elle est radicalement le contraire du christianisme : elle confirme l'homme moderne dans une auto-satisfaction et dans une autonomie qui ferment son cœur à la Parole de Dieu. L'Évangile s'adresse à ceux qui ont compris, senti ou éprouvé : que par leurs propres forces ils n'arriveront jamais à observer pleinement la loi naturelle : et que pour cela ils ont besoin d'un salut venu d'En Haut. « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai » (Mt, XI, 28). Peu importe en l'occurrence que le fardeau de la loi naturelle pour la nature déchue soit connu sous son vrai nom et distinctement. L'Évangile s'adresse, aux hommes qui aperçoivent, fût-ce de manière confuse, que seul dans l'univers, à la différence des arbres et des fleuves, des fourmis et des oiseaux, l'homme héritier du péché ne peut se réussir lui-même, par ses seules forces, dans la plénitude de la nature qui est la sienne. 101:125 L'Évangile n'est pas « un supplément d'âme » offert à une société humaine en voie de réussir ; et une société humaine qui se croit en voie de réussir et qui d'aventure accepte facultativement de chercher « un supplément d'âme » dans l'Évangile n'y trouvera jamais les paroles et les moyens du salut. \*\*\* D'où nous tirons la conclusion que, dans la crise reli­gieuse actuelle, il n'y a pas réellement opposition ou concur­rence entre la « verticalité » du premier précepte de la charité et l' « horizontalité » supposée du second. Ces deux préceptes tirés de la loi naturelle ne prennent leur dimen­sion nouvelle que par le « commandement nouveau » qui se suffit à lui-même et suffit à tout. Nous disions précédem­ment ([^33]) qu'en isolant le commandement nouveau on le réduit à un pur verbalisme. Nous disons maintenant qu'il suffit à tout : *dans sa teneur authentique.* Pour réussir à l'isoler, il faut en effet le mutiler, et le ramener à un « aimez-vous les uns les autres » qui appartient à la loi naturelle et qui, dans un tel énoncé, n'y ajoute strictement rien. Dans sa teneur authentique : « *de la même manière que je vous ai aimés *», le « commandement nouveau » du Seigneur inclut TOUT l'Évangile et y renvoie EXPLICITEMENT ; et l'Évangile à son tour inclut explicitement la loi naturelle. Si le commandement nouveau suffit à tout, c'est parce qu'il contient tout l'Ancien et tout le Nouveau Testament et qu'il ordonne, selon la formule qui était devenue traditionnelle dans la piété catholique, et qui est tombée en désuétude sous l'effet de l'hérésie du XX^e^ siècle, *l'imitation de Jésus-Christ.* \*\*\* 102:125 Le « commandement nouveau » est vidé de sa substance dès lors qu'il omet ce qui lui est spécifiquement propre : « de la même manière que je vous ai aimés ». On peut l'omettre par un énoncé incomplet. On peut aussi l'omettre par un énoncé complet, mais qui place l'accent sur le précepte ancien (et immuable) : « aimez-vous » au lieu de placer l'accent sur le nouveau commandement : « de la même manière ». Nous subissons une prédication, une catéchèse, un apos­tolat dont tout l'accent et toute l'insistance sont tournés vers un amour mutuel au niveau humain, et de plus, sans contenu défini et sans règle objective. Effusion sentimentale, attitude de bienveillance naturelle, livrée au demeurant à son seul arbitraire, et bientôt annexée sans défense, colo­nisée par les mythologies profanes de la démocratie socia­liste, maniées par des puissances de ce monde qui, en dernière analyse, ne sont même pas socialistes, ni démocra­tiques. Dieu ne vient pas s'ajouter de l'extérieur et facultative­ment à la charité envers le prochain ni non plus à la loi naturelle. Il est explicitement et intrinsèquement présent dans le commandement nouveau comme il l'est, intrinsèque­ment et explicitement, dans le Décalogue : « Écoute, Israël, le Seigneur Dieu... » Une charité sans Dieu, une loi natu­relle sans Dieu ne sont pas un commandement *séparé* d'un autre commandement, elles *ne sont plus* ni la loi naturelle ni la charité chrétienne. \*\*\* 103:125 La proposition VII, en réduisant la loi naturelle à « l'expression de la conscience collective de l'humanité », nous incite d'autre part à prendre acte de l'état actuel de cette conscience. Ce qui la caractérise le plus généralement aujourd'hui, c'est la disparition des quatre premiers commandements du Décalogue. Plusieurs autres subsistent partiellement (sans quoi on ne pourrait même plus parler de « conscience »). La survie d'un commandement dans la conscience ne signifie pas, bien entendu, « il soit effectivement obéi, mais qu'on aper­çoit encore un certain sentiment qu'il doit ou devrait l'être. Le V^e^ commandement et le VII, apparaissent comme ceux dont la survivance dans les consciences est encore réelle. Et aussi, dans une faible mesure, le VIII, contredit et ruiné par le marxisme-léninisme qui donne une définition pragmatique, c'est-à-dire, opportuniste, de la vérité. Le VI^e^, le IX^e^ et le X^e^ ont très souvent disparu. On peut le mesurer aux accusations morales qui sont encore en usage et à celles qui ont perdu toute portée psychologique et sociale. *Men­teur, traître, voleur, exploiteur, assassin* gardent une grande efficacité accusatrice, témoignant ainsi d'une certaine pré­sence des commandements correspondants dans les cons­ciences. Mais *impudique, impie, athée* sont devenus des accusations qui laissent indifférent ou qui font sourire témoignant de l'imperméabilité actuelle des consciences aux commandements correspondants. Quand on parle aujourd'hui, pour caractériser l'hérésie du XX^e^ siècle, de « désacralisation » de « christianisme sans religion » on « non religieux », de « foi sécularisée » ([^34]), on ne va pas au fond, des choses dans la mesure où l'on reste dans l'analyse phénoménologique d'une diminution spiri­tuelle. Il y a plus radical : une perte de substance au niveau de la conscience naturelle. 104:125 Quand le Seigneur Jésus révèle aux hommes que *Dieu est notre Père,* cette révélation n'a aucune signification pour des consciences qui n'ont plus aucun sentiment (même implicite) des quatre premiers commandements du. Décalo­gue. -- A quoi l'on peut éventuellement opposer qu'une telle révélation rend du même, coup ce sentiment aux consciences qui l'avaient perdu. -- Mais ce n'est pas le problème pour les nations chrétiennes. Nous sommes en présence de chré­tiens baptisés, laïcs et prêtres, qui parlent du Christ, mili­tent dans des organisations dites chrétiennes, reçoivent et proposent *Club-Inter* et le reste comme une bonne presse chrétienne, annoncent (ou croient annoncer) l'Évangile, agitent un intense verbiage littéralement évangélique, et qui simultanément ont perdu conscience des quatre pre­miers commandements de la loi naturelle. C'est *pour cela* que leur « christianisme » devient « areligieux ». A plus forte raison, ils n'ont pas conscience qu'ils sont incapables, par leurs propres forces, de répondre pleinement aux commandements du Décalogue, c'est-à-dire d'atteindre par eux-mêmes au simple épanouissement naturel de leur personnalité. Ils se croient d'autant plus des *justes* que les comman­dements qu'ils n'accomplissent pas, ils ont perdu jusqu'au sentiment de leur existence. Ils sont *riches* en ce qu'ils n'ont plus le sentiment de leur misère, la principale et la seule vraie misère naturelle de l'homme étant, dans l'état de chute, de ne pouvoir par lui-même *devenir ce qu'il est par nature,* C'EST-À-DIRE *remplir les prescriptions du Décalogue.* 105:125 Le (faux) christianisme ne consistant plus qu'en « un (faux) amour du prochain » s'explique fondamentalement par le fait que les quatre premiers commandements du Dé­calogue ont été estompés dans les consciences modernes ([^35]). C'est la principale mutation du monde contemporain. Elle entraîne évidemment, quand elle est acceptée, une révision complète de « la conception du salut apporté par Jésus-Christ » ([^36]) : elle implique même l'inutilité et l'absence d'un salut venant de Dieu. Pour les justes modernes, pour les sages, les prudents et les riches, pour ceux qui se croient sans péché et qui s'imaginent autonomes, il n'y a pas de salut. Mais s'ils se croient riches, et prudents, et sages, et justes, c'est parce qu'ils ont perdu le sentiment et le sens de la loi naturelle. La proposition VII les enferme dans ce somnambulisme. Voilà pourquoi, en cette seconde moitié du XX^e^ siècle, le monde moderne est entré dans la nuit, au temporel et au spirituel. \*\*\* J'écris ces lignes entre la fête de sainte Jeanne d'Arc et celle de la Pentecôte 1968. La société moderne occidentale est menacée par l'insurrection de sa jeunesse : punie par où elle a péché le plus, condamnée par son plus grand crime, ébranlée par les victimes de ce crime majeur. 106:125 Car cette société est devenue incapable d'enseigner et d'éduquer. Si dans ses Universités on vomit maintenant les « cours magis­traux », si l'on n'en veut plus, ce qui en soi est un non-sens anarchique, c'est parce que la substance de ces cours magistraux était le plus souvent devenue un pur néant, ou une ordure intellectuelle ([^37]). Mais comment se tourner, dans cet effondrement, vers l'Église, dont le visage est masqué par la pourriture de sa pédagogie et de sa catéchèse ? En 1966, les évêques ont adopté un catéchisme entièrement nouveau, aligné sur les « progrès de la pédagogie profane », c'est-à-dire précisément sur cette pédagogie que la jeunesse vomit, et qu'elle a raison de vomir. Sa révolte instinctive, et saine, reste à l'abandon, et colonisée par le communisme. Car tant qu'à faire du modernisme, du scientisme et du socialisme, on le fera avec Marx, Mao et Marcuse plutôt qu'avec des néophytes poussifs en mini-clergymen. Au moment où s'écroule l'Université rationaliste et scientiste, on aperçoit au milieu des mêmes ruines les débris d'un ensei­gnement catholique qui ne rêvait plus que d'être « associé » et « intégré » à ce cadavre. Seulement, nous le disions en 1967 : «* C'est la définition même de la barbarie : quand les générations précédentes renoncent au échouent à trans­mettre aux générations suivantes le patrimoine moral de l'humanité. *» Ce patrimoine est surtout, et en un sens uni­quement, la loi naturelle : avec tout ce qui s'organise en elle et autour d'elle, selon son ordre, et tout ce qui est construit sur elle, l'Évangile y compris. Nous faisions cette remarque dans notre première étude de la religion de Saint-Avold, intitulée : *C'est par toi que je meurs*. 107:125 C'en était même le passage central, celui qui donnait le sens et la raison d'être du titre. Je sais que bien peu l'ont compris dès l'abord. Ils ont vu une polémique personnelle que j'aurais faite, alors qu'il s'agissait de la guerre de religion que l'on nous fait, Malgré mes précisions expresses, ils ont tourné leur regard vers la défaillance individuelle de Mgr de Metz et non pas vers la défaillance collective du corps épiscopal. Mal compris avant l'événement, je le serai peut-être mieux après qu'il a éclaté dans sa fureur et son étendue visibles. Je demande donc au lecteur la permission de me répéter. Ce sont les pages 40 à 45 de notre numéro 118 de décembre 1967, -- pages 35 à 40 du tiré à part *C'est par toi que je meurs* (ou 39 à 44, selon les éditions) : Vous nous dites à jet continu que l'Église nouvelle, n'est-ce pas, schéma XIII, *Gaudium et spes*, signes du temps, *Populorum et cetera*, s'intéresse au sort des hommes et à la marche du monde. La belle nouveauté que vous avez découverte. L'Église romaine a toujours été l'éducatrice du genre humain, « Mater et Magistra » : autrefois elle le FAISAIT réellement, et vous l'ignorez, et vous ignorez comment ; aujourd'hui, avec vous et à vous suivre, elle en viendrait à le « PAR­LER » seulement, sans plus rien faire que de catastrophi­que. Vous êtes en train de ruiner jusqu'à la « concep­tion même », jusqu'à la notion d'APPRENTISSAGE, et d'EN­SEIGNEMENT, et d'ÉDUCATION : et voici pourquoi et comment. Car voici un autre enseignement épiscopal : « Les jeunes qui se présentent au séminaire sont porteurs des réalités du monde présent, de ses aspirations, de ses interrogations, de sa grandeur, de ses faiblesses, de son péché. Ces jeunes sont de leur temps. » ([^38]) 108:125 Ce lyrisme est entièrement inexact. Les jeunes gens sont bien incapables de représenter « le monde présent » avant d'avoir appris à le connaître et avant d'y avoir vécu sous leur propre responsabilité. On disait naguère que la jeunesse est le monde « de demain », et cela avait un sens, au moins chronologique. On dit maintenant qu'elle est le monde d'aujourd'hui ; cela ne veut rien dire. Les jeunes ne sont nullement « porteurs des réalités du monde présent », ils doivent au contraire se préparer à les assumer. Ils n'en sont « porteurs » que sur un point : ils manifestent l'impuissance actuelle des institutions profanes ou ecclésiastiques à leur donner une éducation. Ils sont gentils souvent, et souvent ignorants, et sauvages. Ils sont témoins de notre carence, et « porteurs » d'une absence. Un autre évêque raconte pareillement, selon la relation non démentie de M. Laurentin ([^39]) : « Ses mœurs \[de la jeunesse\] et ses désirs nous étonnent mais reflètent la mutation propre à notre temps. Ils \[les jeunes\] nous mettent en face des réalités du monde d'au­jourd'hui. » Le même évêque ajoute ensuite qu'il faut « LES FORMER SELON LES EXIGENCES DE NOTRE TEMPS EN LEUR TRANSMETTANT LA SAGESSE DE L'ÉGLISE ». Ce qui se décompose en deux parties : 1° On formera les jeunes « selon les exigences de notre temps », mais ces exigences, ce sont les jeunes eux-mêmes qui nous les font connaître (nous dit-on). On ne leur donnera donc rien d'autre et rien de plus que ce dont ils sont déjà « porteurs ». 109:125 2° On y ajoutera une « transmission de la sagesse de 1'Église », mais la sagesse de l'Église (nouvelle manière) consiste avant tout à recevoir des jeunes la révélation des signes du temps. Au mieux, la sagesse de l'Église (nouvelle manière) consiste en outre à prendre acte de la « mutation de ci­vilisation », ou « mutation propre à notre temps », et à transformer en conséquence la conception même du des­sein de Dieu. La « mutation de civilisation » elle-même, ou « mu­tation propre à notre temps », comment la connaître, sinon d'après les jeunes qui la « reflètent » et qui nous « mettent en face des réalités du monde d'aujourd'hui » ? -- Qui la « reflètent » à l'intention des évêques et qui mettent les évêques « en face des réalités ». Nous dit-on. La boucle est bouclée. On n'a plus rien à donner aux jeunes dont ils ne seraient pas déjà porteurs et déten­teurs. On suit le monde. On se fait, sur le monde, ins­truire par les jeunes. On « enseigne » aux jeunes les exigences et réalités du monde dont ils sont déjà porteurs et qu'ils ont eux-mêmes révélées aux évêques. On n'enseigne plus rien et on n'éduque plus personne. Voilà donc des évêques qui se font les apologistes d'un tel système : ils déclarent se mettre religieusement à l'écoute et à la remorque d'exigences modernes et de signes des temps manifestés par la jeunesse avant qu'elle ait reçu enseignement et éducation. A cette jeunesse est conféré le privilège que Molière réservait à ses faux no­bles et à ses précieuses ridicules, celui de « savoir tout sans avoir rien appris ». 110:125 Au vrai, s'imaginer tout savoir avant d'avoir appris rien est la tentation de la jeunesse de tous les temps. Elle la surmonte assez bien si l'on y tient la main. Que si au contraire ses éducateurs eux-mêmes l'y renfoncent, et au nom du christianisme au­thentique, des signes des temps, du souffle de l'Esprit, alors elle est bien excusable d'y succomber, entièrement, et d'abord dans vos séminaires (je veux dire dans ce qu'il en reste). Seulement, c'est la définition même de la bar­barie : quand les générations précédentes renoncent ou échouent à transmettre aux générations suivantes le pa­trimoine moral de l'humanité. A une telle transmission, il faut pour chaque génération les austères cheminements de l'apprentissage et de l'éducation. Si les éducateurs eux-mêmes discréditent aux yeux des jeunes ces chemi­nements austères, s'ils leur donnent à croire qu'avant toute éducation et tout apprentissage « les jeunes » sont porteurs des réalités, des exigences et des signes du temps présent, alors c'est la table rase et le retour à zéro (sauf pour les sciences mathématiques de la matière qui, elles du moins, pour le moment, sont enseignées et apprises et transmises, et peuvent donc progresser, -- dans leur ordre). Ce sont les éducateurs, et quels éducateurs, des évêques, qui capitulent et qui trahissent. Et c'est ainsi, exactement ainsi, aujourd'hui comme une ou deux autres fois déjà dans l'histoire, que l'univers est plongé dans les ténèbres : même au temporel. \*\*\* Par cette disqualification de tout apprentissage intel­lectuel et de toute éducation morale, on ne fait pas pro­gresser la civilisation, on ne la réforme pas, on ne la renouvelle pas, on ne la « mute » pas non plus, on l'assas­sine. 111:125 Sans doute l'Église n'a pas pour principal objet d'être une institution civilisatrice : mais il se trouve qu'elle l'a toujours été jusqu'ici, par surcroît, par voie de conséquence, par fonction connexe, parce que rien ni personne n'était autant que l'Église romaine *Mater et Magistra,* rien ni personne n'était autant que l'Église une ÉDUCATRICE*,* même dans l'ordre naturel. Quand les hommes d'Église bafouent les tâches d'éducation, quand ils en perdent jusqu'à l'idée, quand ils en professent le contraire même, c'est une désertion que rien ne peut véritablement compenser, et le monde entre dans la nuit. La défaillance systématique que vous organisez dans l'Église en ruinant toute possibilité et jusqu'à la notion d'apprentissage et d'éducation porte la responsabilité principale de la retombée actuelle de l'univers dans la barbarie. Au plan de la civilisation temporelle, saccagée par cet évanouissement anarchique, nous pouvons et nous devons vous dire en face le mot de Jeanne : -- ÉVÊQUE, C'EST PAR TOI QUE JE MEURS*.* \*\*\* C'est par les évêques que la civilisation est en train de mourir. Et personne n'y peut rien sauf Dieu car leur rôle de CIVILISATEURS*,* personne sur terre ne peut le tenir à leur place. Même un Charlemagne, que d'ailleurs nous n'avons pas, ne pourrait y suffire, s'il n'avait pas d'évêques, ou seulement des évêques mutants occupés à se faire éduquer par les transformations du monde. (Ce qui en outre est énormément ridicule.) Quand, au plan de la civilisation temporelle, nous leur disons : ÉVÊQUE, C'EST PAR TOI QUE JE MEURS, ils n'entendent pas mieux ce mot que ne l'entendit celui à qui il fut dit pour la première fois. Évidemment. 112:125 Mais ce n'est pas au plan de la civilisation temporelle que tout, et cela même, se noue et se dénoue. C'est au plan de la foi. Les évêques sont « civilisateurs » par sur­croît, par voie de conséquence et par fonction connexe. Quand ils ne sont plus civilisateurs, quand ce surcroît ne nous est plus donné de leur main, c'est que leur fonction principale n'est plus remplie. Depuis que ces lignes furent écrites, nous avons eu premièrement la révélation publique du nouveau catéchisme, qui ne contient plus les trois connaissances nécessaires au salut. Nous avons eu secondement les journées révolutionnai­res de mai, où l'Université s'est effondrée avec ses fameux « progrès de la pédagogie profane », progrès officiellement garantis par nos évêques au point qu'ils y avaient soumis de fond en comble le catéchisme. Quel déblaiement. Mais il faudra que, par la réfutation et la condamnation de l'hérésie du XX^e^ siècle, renaisse hors de toute équivoque une lumière vraie pour tant d'âmes ignorantes, désempa­rées, abandonnées. Jean Madiran. 113:125 ### Pages de journal par Alexis Curvers Réponse à une enquête de la revue « Sincère » qui posait la question : -- Dieu est-il mort ? (mai 1968.) « Dieu est-il mort ? » -- Non messieurs, rassurez-vous. Dieu ne meurt pas. Tout au plus fait-il le mort, parfois, n'ayant pas l'habitude de s'imposer à des créa­tures qui ne veulent plus de lui. Mais c'est alors qu'il se manifeste par les signes les plus redoutables, comme le soleil quand il s'éclipse et laisse le monde dans les ténèbres. Nous ne nous étonnerons pas que la vérité là-dessus ait été dite par un poète. Dans son recueil *La marche forcée,* éditée (à Bruxelles, chez Georges Houyoux.) en 1954, Liliane Wouters publiait *L'enterrement du Bon Dieu,* d'où j'extrais ces strophes admirables et, pour l'époque, singulièrement prophétiques -- car qui se dou­tait alors, Pie XII encore régnant, que tant de curés petits et grands seraient de la fête ? Tous les anges sont morts et Dieu les a rejoint... J'ai vu son grand cortège De prêtres et de fous, de rois et de témoins, Passer dessous la neige. 114:125 César venait d'abord sur son petit cheval Afin d'ouvrir la route, Ensuite c'est le pape avec son cardinal Qui chante les absoutes. ...... Enfin le voilà mort, enfin nous serons seuls ! Et close est sa paupière. Nous avons joint les doigts et cousu le linceul, Avec, au cou, la pierre. Nous l'avons soupesé avec un peu d'effroi. Nous avons pris mesure De face et de côté, à l'envers, à l'endroit, Sur toutes les coutures. Mais comme il a grandi ! Depuis qu'il n'est plus là, Il prend toute la place. En vain nous avons mis la corde et le holà, Il vit par contumace. Dieu n'est jamais si fort que lorsqu'on l'a tué. Sa ruse est sans limites. Voici qu'autour de nous le sol est bossué, Mieux que par cent termites. Car le cadavre pousse et fait lever autour De soi, comme une cloque, Le sol où nous l'avions jeté sans nul retour, Mais le bon Dieu s'en moque. Qu'avez-vous fait, mortels ? Qu'attendez-vous ici ? Voyez, la terre bouge. Il roulera la pierre où vous étiez assis Dans vos tuniques rouges. Il roulera la pierre et reviendra hanter Nos fronts et nos mémoires. Et s'il ne venait plus, nous devrons inventer, Pour vivre, une autre histoire. 115:125 Le malheur est que cette autre histoire n'existe pas. Les hommes n'ont jamais inventé d'histoire que pour mourir. Aucune n'a remplacé la seule vérité qui soit « pour vivre », celle qui leur vient du ciel. Voyez un peu la belle mythologie moderne que notre XX^e^ siècle est en train de nous fabriquer, d'ailleurs aussi vieille que la tour de Babel et déjà pareillement crou­lante : l'évolutionnisme, l'épanouissement, le progrès scientifique, les lendemains qui chantent et le paradis dans la lune. Ces chimères éculées, ou, comme dit Jean Rostand, ces « contes de fées pour grandes personnes », propres tout au plus à servir de passe-temps à quelques intellectuels désossés, laissent les âmes étrangement froi­des. On crève d'ennui dans la tour de Babel, en attendant de périr tout de bon sous l'avalanche des catastrophes qu'elle appelle. La pire des catastrophes, et qui est la cause de toutes les autres, c'est que l'homme perde le sens et le respect du réel, c'est-à-dire de la substance des choses. Et cela est fatal du moment qu'il ne croit plus en Dieu, qui est l'auteur et le garant de cette substance des choses. Dieu seul crée la substance, et n'accorde à l'homme que la liberté de modifier les accidents qui forment la surface ténue, chatoyante, malléable et trompeuse de la réalité. Parce qu'il s'amuse à jouer avec les accidents dont Dieu l'a rendu maître, l'homme qui refuse Dieu se croit libre aussi d'ignorer la substance, laquelle échappe à son pouvoir et se venge quand elle est méconnue. L'homme sans Dieu se condamne à vivre dans un monde d'apparences où tout est possible parce que tout est relatif, mais où, pour la même raison, rien n'existe ni ne consiste. Les plus grandioses mirages se dressent dans les déserts où l'on meurt dans le délire de la faim et de la soif. 116:125 C'est bien pourquoi l'âge de la grande illusion est l'âge grands malheurs. J'écrivais en 1963, dans l'introduction de mon livre sur Pie XII : « N'est-il pas étrange, n'est-il pas d'un comique effroyable que le siècle qui altère tout et dérègle tout, qui invente la bombe atomique, et fabrique des monstres, qui détruit méthodiquement et dans tous les ordres de choses l'équi­libre de la nature, les ressources de la tradition et les fondements du bien, qui a restauré massivement et léga­lement la torture, la déportation, l'extermination, la pi­raterie, les formes les plus babyloniennes de l'esclavage individuel et collectif, qui manie magistralement tous les arts du mensonge, qui pratique à l'aide de techniques raffinées le conditionnement des esprits et le « lavage des cerveaux », soit aussi le siècle qui s'opiniâtre avec le plus de fanatisme servile à chanter, du reste sur des musiques lugubres, la liberté, le progrès, la vertu, la félicité universelle et l'âge d'or pour demain ? » Il me semble que cinq ans passés n'ont rien ôté de leur actua­lité à ces propos impopulaires. Tout au plus le mal a-t-il empiré, dans la mesure où l'imposture s'est perfec­tionnée. Serait-ce que Dieu punit les hommes ? Il n'a pas à s'en donner la peine. L'aveuglement de ses créatures porte en lui-même leur châtiment immanent. Vérité qu'a exprimée Louis Veuillot, en ces termes inoubliables et par conséquent oubliés : « Quand l'insolence de l'homme, obstinément rejette Dieu, Dieu dit enfin à l'homme : « Que ta volonté soit faite ! » Et le dernier fléau est lâché ; ce n'est pas la fa­mine, la guerre, la peste : C'est l'homme. Et quand l'homme est livré à l'homme, on peut connaître ce qu'est la colère de Dieu. » 117:125 Car l'homme a beau s'émanciper en imagination, il ne fait que changer de maître. Quand Dieu se retire, ce n'est pas l'homme qui prend sa place, c'est le diable sous un masque d'homme. Figurez-vous que je crois aussi au diable, et par simple rationalisme. Comment expli­quer rationnellement, sans un chef d'orchestre qui le manigance, l'énorme et savant concert du mal dont cha­que jour le monde retentit ? Mais quand ce concert devient ouragan, c'est parmi ses grondements sinistres qu'on commence à entendre le bruit par lequel Dieu, que l'on disait mort, annonce qu' « Il roulera la pierre ». Alexis Curvers. 118:125 ### Réponse au « Défi américain » par Marcel De Corte #### Au commencement était la Publicité. Précédé, accompagné, suivi d'un carillon publicitaire peu commun, entouré, comme il se doit, des louanges tapa­geuses (pour le lecteur) et respectueuses (pour l'auteur) d'une publicité auprès desquelles les remugles de la grosse caisse et les stridences de la trompette qui couvraient, dans mon enfance, les triomphales opérations de l'arracheur de dents sur la place municipale ne sont que suave mélodie, le *Défi américain* de J.-J. Servan-Schreiber s'est installé, jus­qu'à la prochaine mode, dans les têtes fashionables et fa­çonnables à merci de notre Occident écervelé. « Avez-vous lu *le Défi américain* ? Comment ? Vous ne l'avez pas lu ? Vous ne le lirez pas ? Mais, cher ami, c'est l'ouvrage-clef, l'ouvrage-pilote de notre temps ! » « Avec lui et par lui et en lui, c'est le souffle de l'*aggiornamento* qui passe à travers l'économie politique ; c'est la base, le noyau, le cœur qui manquait à l'Église post-conciliaire en matière économique ; c'est la dernière porte qui vient de s'ouvrir sur le monde pour compléter à ce niveau ce qui manquait d'esprit œcuménique à la plus grande assemblée de tous les temps, m'ajoutait un abbé très style Directoire, lisez-le, vous verrez dans quelle admirable synthèse se fu­sionnent tous les courants de la pensée économique moderne, d'Adam Smith à Karl Marx ! Nous avons désormais, conclut-il avec majesté, l'infrastructure dont notre progres­sisme chrétien est la superstructure. » 119:125 J'ai résisté pendant six mois, rétorquant à mes interlo­cuteurs que la vie est trop courte à mon âge pour que je gaspille les jours qui me sont encore comptés. A la fin, devant le succès de ce livre, je l'ai lu, plus désireux, n'en déplaise à son auteur, de savoir à quel besoin de mes contemporains correspond la diffusion d'un tel ouvrage d'économie politique, que d'en connaître le contenu dont je devinais qu'il était mince et paré de toutes les grâces du dandysme scientifique cher à l'*intelligentsia* mondiale. Je n'ai pas été déçu, je l'avoue. Ce livre répond à un besoin, j'allais dire à l'exigence la plus impérieuse de l'hom­me moderne : le désir d'être leurré. A une époque qui, par bien des aspects, ressemble à la nôtre, n'étaient son format réduit et l'envergure compensatoire de ses protagonistes -- ses nains sont des géants par rapport à nos coryphées ac­tuels --, le Cardinal de Retz proclamait déjà qu' « il est constant que les hommes veulent être trompés ». Ce rêve atteint aujourd'hui sa plénitude et sa perfection. Notre siècle surpasse tous les autres en imposture et en duperie. Les hommes du XX^e^ siècle recherchent la sécurité mentale, faute d'intelligence qui s'accroche à la réalité, exactement comme ils recherchent la sécurité sociale, faute de société solide qui les conforte. Depuis que le relativisme moral a ruiné la notion de fin dernière qui, tant au niveau de la raison pratique qu'à celui de la foi surnaturelle, confé­rait un *sens* aux conduites humaines, ils accueillent n'im­porte quoi qui puisse, n'importe comment et de n'importe quelle façon, satisfaire ce besoin de finalité individuelle et sociale qui travaille l'être humain et orienter leur vie. Comme ils se refusent à définir et à réaliser ce *vrai* bien qui constitue la fin dernière de tout homme venant en ce monde, ils agréent tout ce qui fait semblant de l'être et d'exaucer leur désir. Ils se fourvoient alors dans des impasses sans issues. Ils sont en désaccord constant avec eux-mêmes et avec les autres. Ils vivent -- si l'on peut dire -- en état de révolution permanente contre leur destin et de guerre perpétuelle avec leurs frères livrés à la même enseigne. 120:125 Pareils aux Romains de la fin de la République, qui ne pouvaient supporter ni leurs maux ni leurs remèdes, ils aspirent à supprimer toutes les affections dont ils souffrent tout en renforçant leur cause et en aggravant leur nocivité. La réalité bannit d'office de telles contradictions. Celles-ci ne peuvent se résoudre *que dans l'imagination,* lieu de coïncidence des représentations les plus antithétiques, où je puis parfaitement concevoir qu'un âne parle ou vole dans les airs, qu'un poétereau est un génie méconnu, que l'exis­tentialisme est un humanisme, que le socialisme est une grâce et, en général, que l'apparence est la réalité. La seule façon d'échapper à cette duperie, lorsqu'on se refuse de la dénoncer, est *de la corser.* Pour évacuer le doute et l'inquié­tude qu'elle pourrait susciter, il faut la raffermir, la conso­lider, lui donner une assurance qu'elle n'a pas et dont l'homme qui la subit est avide. C'est ici qu'intervient la publicité, la propagande, le martelage des cerveaux. La fiction est de toute évidence inséparable du tam-tam. Persuadés que les vessies sont des lanternes parce qu'ils ont divorcé du *vrai* bien, nos contem­porains veulent être sûrs et certains que leur maladie est la santé. C'est pourquoi ils répandent autour d'eux la conta­gion. Ils veulent que leurs aberrations soient universelles. L'expansion œcuménique de leurs égarements transforme leur erreur en vérité en ne permettant plus à celle-ci de sauver leur intelligence. La publicité leur en fournit le moyen en fixant leur attention sur l'image de la réalité et non sur la réalité, sur la marque de savons qui-rend-irrésis­tibles-toutes-les-femmes-au-même-titre-que-telle-actrice-qui, et non pas sur le savon lui-même. Avec les méthodes modernes de propagande, il n'est point de mensonge qui ne puisse passer pour vérité. La connaissance scientifique de la maladie dont meurt l'homme moderne : *l'oubli de son être et de sa destinée,* ne laisse plus en lui le moindre espace rétif à la mystification, et la science elle-même -- ou plutôt ce qui prétend être la science et que les sophistes offrent comme aliment aux intelligences affamées -- devient elle-même mystificatrice. 121:125 Le succès du *Défi américain* est dû non seulement à l'excellence des moyens mis en œuvre pour le lancer, mais à l'art consommé avec lequel son auteur sait fixer l'attention du lecteur sur l'image de la réalité économique qu'il se propose de lui transmettre, et non sur la réalité économique elle-même, sur le modèle américain -- du reste très adroite­ment maquillé --, de la société superindustrialisée qui-sauvera-l'Europe-comme-il-a-déjà-sauvé-les-États-Unis, et non sur la société d'aujourd'hui centrée sur une économie dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est DÉPOURVUE DE FINALITÉ OBJECTIVE. Que le mystificateur soit lui-même mystifié par sa mys­tification n'enlève rien au caractère imaginaire de son dia­gnostic et de la thérapeutique qu'il propose. Au contraire ! C'est même parce qu'il est d'abord sa propre victime que l'auteur du *Défi américain* éprouve la démangeaison de répandre autour de lui ses chimères et de montrer aux au­tres que les constructions de son esprit sont la réalité elle-même. #### Un modèle économique préfabriqué. La thèse de J.-J. Servan-Schreiber est entièrement bâtie en fonction de la vision -- au sens prophétique du terme -- qu'il a de la société de demain. Le « défi » que l'Amérique lance à l'Europe lui sert de prétexte pour proposer aux Européens de bâtir cette société nouvelle dont le développe­ment s'annonce déjà aux États-Unis. Nous en sommes arri­vés en effet à un point de l'évolution historique où l'écono­mie détermine radicalement le social. Le progrès des sociétés humaines est désormais fonction de leur industriali­sation : il y a d'ores et déjà des sociétés pré-industrialisées qui s'orientent vers l'industrialisation, des sociétés indus­trialisées et des sociétés dont l'Amérique est le type qui sont en train de dépasser le stade de l'industrialisation pour se transformer en sociétés *d'une autre nature* que toutes celles que nous avons connues jusqu'à présent et dont les caracté­ristiques principales, outre la richesse et le niveau de vie supérieur, seront : 122:125 « *liberté sans précédent de l'homme à l'égard des contraintes physiques, économiques, biologi­ques ; quasi disparition du travail manuel ; temps libre supérieur au temps de travail ; abolition des distances ; développement spectaculaire des moyens de culture et d'in­formation ; pouvoir décuplé sur la nature et sur la vie, etc. *» (p. 57). En d'autres mots, nous galopons vers « *un autre univers *», celui de « *la civilisation de pointe *» (p. 47) situé à « *l'avant-garde de l'histoire humaine *» (p. 57) dont Marx nous promettait la venue : « *le règne de la liberté *» qui « *commence là où finit le travail déterminé par le besoin et les fins extérieures *» et où sont disparues « *toutes les aliénations *» ([^40]). L'économiste démocrate et libéral -- ou soi-disant tel -- John Kenneth Galbraith nous réitère que ce royaume de l'homme est déjà parmi nous sous la forme d' « une économie sans rareté, une société sans contrain­te » ([^41]), terme ultime des aspirations de l'homme d'aujour­d'hui. Il faut s'attendre ici à voir surgir le vocable prestigieux dont se gargarisent nos intellectuels à la mode : mutation, sans s'apercevoir que, dans le domaine de la biologie où ils l'empruntent et dont ils ne connaissent pas un traître mot, la mutation est considérée comme un phénomène aberrant, « létal » et généralement annonciateur de la mort de l'être vivant qui en est le siège, tel le mouton à cinq pattes : « *une mutation sensationnelle, historique *» nous est « *tran­quillement annoncée *» par l'auteur : « *Il n'y aura plus, en l'espace d'une génération, une différence de degré entre notre situation et celle des pays avancés, mais une différen­ce de nature *» (p. 47). C'est la vieille tarte à la crème dont se pourlèchent depuis Hegel tous les contempteurs de l'Infini divin et les adorateurs de l'infini matériel qui a supplanté celui-ci : à partir d'un certain accroissement quantitatif, l'objet subit une transformation qualitative radicale. « *La qualité n'est qu'un sous-produit de la quantité *», écrit im­pavidement Louis Armand. 123:125 Le même « penseur », sous-produit de la « pensée » progressiste moderne, estime que l'ordinateur, calculant infiniment plus vite que le cerveau humain, va révolutionner le monde : « *Il produira une révo­lution* ([^42]) *beaucoup plus grande encore que la construction en série. Il va s'appliquer à tout, depuis le Droit* ([^43]) *jusqu'à la technique la plus élémentaire* ([^44])* *». Résurgence de la vieille idole du progrès indéfini dont Baudelaire nous avertissait déjà qu'il est « *un mode de suicide incessamment renouvelé *» ([^45]), ce sophisme du saut du quantitatif au qualificatif, qui est si répandu aujourd'hui, symbolise une grande vérité méconnue, celle que La Fon­taine nous conte dans la Fable de la grenouille qui veut de­venir aussi grosse que le bœuf. Le développement quantita­tif illimité aboutit à une mutation totale de la nature de l'être qui l'éprouve : d'un corps vivant limité, il fait un cadavre éclaté. « *Si une chose continue dans la même direc­tion *», notait avec son génial bon sens Chesterton, « *elle arrive à sa propre destruction *». Tel est le présupposé du livre : il est repris du vieux millénarisme de Marx et du prophétisme de Teilhard. C'est l'histoire sainte de l'humanité racontée en langage écono­mique. Le salut de l'homme, et particulièrement de l'hom­me européen, est suspendu à la croissance indéfinie de sa puissance industrielle dont l'Amérique nous fournit le pro­totype. Nous n'avons pas ici à examiner si cette attribution est exacte. Le remarquable est que le modèle de société ainsi offert à l'Europe est *imaginaire*. Il est entièrement préfabri­qué dans le cerveau de l'auteur ou plus exactement de ses maîtres à « penser ». D'un changement incontestable -- analogue, malgré son caractère inédit, à bien d'autres changements qui ont jalonné l'histoire humaine -- dans la production des biens matériels et dans l'activité économique passée d'un rythme statique à un rythme dynamique, *on conclut indûment, en fonction du préjugé progressiste, que la nature de l'homme et l'essence de la société subissent une refonte complète au point de faire surgir du néant un* «* homme nouveau *» *et une* «* société nouvelle *». 124:125 Il est bien vrai que l'économie devient de plus en plus dynamique, mais il n'est pas moins vrai que cet accroissement de puis­sance matérielle *dépourvue de finalité* RÉGULATRICE, ne peut continuer indéfiniment : « la finale crevaison grenouilliè­re », comme disait sarcastiquement Jacques Ensor, est au bout du processus inflatoire. Si l'on récuse l'autorité de l'expérience millénaire de l'humanité en matière de déme­sure et du sort inéluctable qui atteint celui qui outrepasse ses limites, il n'est plus qu'une ressource : construire un homme imaginaire et une société « *post-industrielle *» ima­ginaire qui masquent la présence visible du gigantisme auto-destructeur et d'autant plus suicidaire qu'il se veut toujours plus grand. L'optimisme des « bâtisseurs d'avenir » sur l'éternel écoulement du sable est une façon de dérober à l'attention de l'intelligence cette inéluctable « fin dernière » qu'est la mort. De la fin dernière de l'homme dont la morale païenne la plus noble, celle d'Aristote, savait déjà qu'elle est *le bon­heur* et que la morale chrétienne prolongeait en *béatitude* surnaturelle, il est clair que l'auteur du *Défi américain* n'a cure. « *Une société tout à fait nouvelle est en vue, qui émergera avant que les hommes de trente ans aient pris leur retraite,* annonce-t-il avec superbe, *cette société sera-t-elle plus heureuse ? C'est une autre question, qui ne comporte sans doute pas de réponse. Mais il est certain qu'elle représentera l'avant-garde de l'histoire humaine, et, ceci nous regarde *» (p. 57). J'avoue n'avoir pu lire ces dernières lignes sans nausée. Voici une société dont on nous ouvre l'éventail devant les yeux. Passons même sur la constitution strictement écono­mique qu'on lui attribue. Mais qu'on se refuse à déterminer si cette société qu'on nous somme impérativement d'édifier au nom de la survie de l'Europe sera heureuse ou malheureuse, passe les bornes. Être « *à l'avant-garde de l'histoire humaine *» suffit. 125:125 On s'interdit de poser le seul problème dont il importe de scruter, avec un soin extrême, les don­nées : celui de la destinée de l'homme. « Tous les hommes veulent être heureux, même ceux qui vont se pendre » écri­vait Pascal. *Beatos nos omnes esse volumus*, avait déjà dit Cicéron après tous les Anciens. Cette immense aspiration de l'homme vers le bonheur, enracinée au plus intime de son être est escamotée sans vergogne. *La question essentielle ne sera point résolue*. Il est inutile de chercher midi à qua­torze heures pour en découvrir la cause. Elle est redoutable­ment simple : le visionnaire est sans pitié pour la pauvre espèce humaine sur laquelle il pratique la vivisection. Il lui *faut* voir le modèle économique dont il porte le schème en sa cervelle s'incarner dans les faits. Le prix à payer n'a aucune importance. Pour que l'apparence devienne réalité, il est prêt à tout. Peu lui chaut le malheur où ses songes et ses mensonges plongent *les autres.* L'humanité peut périr pour­vu qu'elle adopte la conception qui la place à « *l'avant-garde de l'histoire humaine *», au bord de l'abîme où l'image de la société future la fait basculer. Il n'est rien de plus mortel pour l'homme que de se nourrir d'irréalité. Il perd son intelligence, tant théorique que pratique, faite pour l'être. Il perd sa sensibilité que l'in­telligence n'éclaire plus. Il rétrograde au niveau de la brute satisfaite d'avoir ses besoins élémentaires comblés et ses réflexes mécaniques bien huilés. Quiconque présente à l'homme un modèle imaginaire de vie, économique ou autre, doit être immédiatement soup­çonné de visées dominatrices sur lui. Un homme adossé au réel résiste aux manifestations de la volonté de puissan­ce. Pauvre homme en sa maison est roi, disait le vieil adage médiéval. Sa propriété, prolongement de son être, est pour lui un rempart protecteur, dans la mesure où elle est re­connue comme réelle dans la société où il vit. Tous les liens effectifs qu'il noue avec autrui dans sa famille, sa commune, son entreprise, sa profession, etc., véhiculent vers lui des énergies sociales qui lui permettent de s'opposer à un pou­voir abusif. 126:125 Mais celui qui s'installe dans le mirage d'une société future n'a que des illusions, des rêves, des fantômes pour se défendre contre les entreprises des volontés de puissance : ses murailles tutélaires sont faites de nuées. Un tel homme est la proie élue du Tyran. *La recette éprouvée des dictatures est de déraciner le citoyen des réalités sociales et de le plonger dans une société imaginaire*, bâtie à l'aide d'encre et de salive : elles n'ont plus alors devant elles qu'un être inconsistant, invertébré, lunaire, qu'elle manœu­vrent à leur gré. La feuille vivante unie à l'arbre et à ses racines tient tête aux souffles des orages qui emportent la feuille morte. Le socialisme, régime le plus despotique qui soit, est spécialisé dans l'exploitation du mythe de la société future. César et l'utopie vont de pair. #### Comment faire de la Cité des Nuées une Cité en bon moellons ? Tel est la seule question que l'auteur du *Défi américain* peut se poser en fonction de son point de départ. Sa réponse se borne à une constatation : les investisse­ments américains se multiplient en Europe ; les hommes d'affaires des États-Unis viennent concurrencer nos indus­triels sur place ; leur tentative est couronnée de succès à peu près partout et la raison de cette réussite est due à leurs capacités techniques supérieures. Il se crée ainsi entre l'Eu­rope industrialisée et l'Amérique en voie de post-industria­lisation installée en Europe un écart technologique tel que la colonisation intellectuelle, politique et sociale de l'Occi­dent par l'Amérique se trouve d'ores et déjà consommée, si l'Europe ne réagit pas. Pour souligner l'incompréhension européenne, l'auteur emploie sans cesse l'expression améri­caine : *technological gap*. « *C'est le problème majeur de notre temps, mais le mot même de* technological gap *n'est pas tout à fait exact. Il ne s'agit pas tellement d'un* gap *technologique que d'un* gap *de* management*, c'est-à-dire de gestion... Quel est le rôle essentiel du management ? C'est de faire face intelligem­ment au changement. Le management est le moyen par le­quel les changements sociaux, économiques, technologiques et politiques, tous les changements humains peuvent être organisés rationnellement et répandus dans l'ensemble du corps social...* 127:125 *Certains critiques aujourd'hui se préoccupent des progrès du management en craignant que nos sociétés démocratiques ne deviennent* « *surmanagées *»*. La vérita­ble menace pour la société démocratique vient de la fai­blesse du management. Elle ne peut se survivre et se déve­lopper que si le management ne cesse de faire des progrès. La sous-organisation, le sous management d'une société, n'est pas le respect de la liberté. C'est simplement laisser d'autres forces que celles de la raison façonner la réalité. Ces forces peuvent être l'émotion, la haine, l'agression, l'ignorance, l'inertie, n'importe quoi d'autre que la rai­son *» (pp. 91-92). Il s'agit donc pour l'Europe de combler promptement ce retard technologique « *de manière à se maintenir au ni­veau américain *» (p. 115) et à « *faire de l'Europe le foyer d'une civilisation autonome *» en refusant de « *la laisser devenir une annexe des États-Unis *» (p. 209). Est-ce possible ? Bien sûr. « *Dieu est démocrate, il a distribué la capacité intellectuelle également dans le monde entier. Mais il s'attend évidemment à ce que nous organi­sions d'une manière efficace cette ressource que le ciel nous a donnée. C'est là le problème du management. Le manage­ment est, en fin de compte, le plus créateur de tous les arts. C'est l'art des arts car c'est l'art d'organiser le talent *» (p. 91). Au surplus, « *l'Europe serait-elle incapable, avec infi­niment plus de moyens, de ressources et de facultés, de ten­ter, comme puissance mondiale, ce que la Suède a réussi en se spécialisant ? Tout en parvenant au niveau de vie le plus relevé du monde, après celui des États-Unis, ce pays de huit millions d'habitants a su se donner une physionomie originale, et profondément différente de la société améri­caine *» (p. 214). Nous commenterons plus loin cette différence. L'auteur est prudent : il ménage ses effets et ne dévoile pas encore ses batteries. Nous n'avons pas le dessein de cacher les nô­tres. Disons donc que la Suède surclasse à ses yeux l'Améri­que par un harmonieux mélange de libéralisme -- au niveau de la concurrence entre les entreprises -- et de socialisme -- au niveau de l'État qui tient en mains tous les leviers de com­mande de la société économique que la Suède est intégrale­ment devenue. 128:125 Les États-Unis sont bien en retard sur elle à cet égard : ils souffrent de leur facilité d'improvisation et d'un *political gap* accusé. La Suède a réussi à organiser ra­tionnellement l'équation : économie = politique. La démo­cratie est parvenue chez elle à son point doré de maturation et de plénitude. Avant d'en arriver là dans sa tentative d'imiter la Suède, l'Europe doit « se faire ». Comment ? Ici l'auteur bafouille. Il s'engage tantôt dans une voie, tantôt dans une autre, parfois dans une troisième. Désireux d'allécher le chaland et de ne point trop effaroucher sa clientèle d'industriels en leur proposant tout de go un socialisme européen, il avance à pas précautionneux, sans souci des contradictions où le mènent ses propos. On a même parfois l'impression qu'en parfait vendeur d'une marchandise publicitairement triomphante, il considère que ses lecteurs sont incapables de les déceler. Ainsi, il nous assure, dès le début de son livre, que « *la Scandinavie fera partie *» indubitablement avec le Japon et le Canada « *des sociétés postindustrielles *» (p. 46), situées à la pointe de l'Histoire. Il réitère la prophétie de cette « *mutation *» en proclamant que « *selon les prévisions actuelles, deux ou trois pays* (*le Japon, la Suède, selon des modèles différents*)*, en concentrant leurs moyens sur quelques secteurs choisis, arriveront à se maintenir au niveau américain *» (p. 115). Un peu plus loin (p. 214), nous venons d'en citer le texte, ce futur est un passé : l'affaire est dans le sac et la Suède a déjà gagné la course. Et il y a mieux. Il est certain en effet que pour combler le retard technologique, il faut *manager* la société. Pour ce faire, il faut des techniciens de haute valeur scientifique, il faut que la jeunesse fasse des études supérieures. Afin de montrer que l'écart technologique de l'Europe vis-à-vis de l'Amérique réside bien dans la dispro­portion numérique d'étudiants préparés à l'effort de « *ma­nagement *», l'auteur nous cite une statistique effroyable : « *Le nombre de diplômés du Marché Commun représente moins du quart des diplômés américains* » (p. 87) : 43 % des jeunes gens des États-Unis font des études qualifiées de supérieures contre 16 à 5 % des jeunes gens européens (ta­bleau p. 86). 129:125 L'auteur en tire triomphalement sa conclusion sur l'état de « *sous-management *» de l'Europe et sur son « *technological gap *». Par malheur, il oublie, en bon sophiste, de tirer la même conclusion au sujet de la Suède qui, dans la statistique qu'il exploite, n'envoie aux études dites supérieures que 11 % de sa jeunesse, c'est-à-dire *le quart* de l'effort accompli par la jeunesse américaine. Où donc la Suède va-t-elle chercher ses « managers » pour être au devenir « *une société post-industrialisée ? *» On ne peut être plus désinvolte envers le lecteur. Le reste est à l'avenant. L'auteur affirme avec assurance que, pour réaliser l'Eu­rope, « *il s'agit exclusivement, et simplement, de transférer, de l'échelle nationale à l'échelle européenne, un très petit nombre de problèmes qui ne peuvent pas être résolus avec efficacité au niveau des nations. Et tout d'abord une poli­tique industrielle et une politique scientifique *» (p. 197). Deux pages plus haut, il s'agit de « *nous débarrasser du Concept d'État-nation *» (p. 195), et deux pages plus bas, « *c'est d'un sursaut politique que doit venir le salut *» (p. 199). Enfin, plus avant encore -- on approche du but : ça brûle, ça brûle ! --, « *le problème qui est devant nous est un problème de transformation de l'ensemble du système : des entreprises, du travail intellectuel, de l'éducation, de la recherche *» (p. 202), bref de « *faire de l'Europe le foyer d'une civilisation autonome *» (p. 209), de « *concentrer les efforts sur les facteurs socio-culturels et politiques qui sont beaucoup plus sérieux que les purs problèmes techniques *» (p. 218) et ainsi d'amener la société industrielle européenne à « *un très haut degré d'intégration sociale *» (p. 221). Il y en a donc pour tous les poissons : on les pêche à la ligne, au lancer, au filet etc. Tous les arguments sont bons pour introduire le mythe dans les cerveaux. 130:125 Mais il y a mieux. Nous avons montré plus haut que l'auteur ne se souciait nullement de la contradiction, la­quelle s'épanouit dans l'espace imaginaire. Les contradictions que nous venons de relever et qui ne sont qu'un échantillonnage sont délibérément étalées, non seulement pour satisfaire tous les goûts, mais pour les amener à savou­rer la contradiction suprême où les convie l'auteur : l'amal­game de « libéralisme » et de socialisme qui cimentera l'Eu­rope et en fera une société post-industrielle où tout le mon­de sera gagnant, où les adeptes du marché libre comme les partisans de l'organisation étatique du marché trouveront leur compte, où la terreur de la révolution éprouvée par les gens de droite sera définitivement exorcisée en même temps que la justice sociale et « *les vieilles valeurs de confiance en l'homme *» (p. 222) seront irrévocablement assurées et contenteront les gens de gauche. #### La dialectique de l'amalgame. L'économie est donc en perpétuel devenir. La société et tout ce qu'elle comporte changent sans cesse. Il s'agit de « manager », « *d'organiser rationnellement *» cette énorme productivité qui s'accroît de jour en jour et fait de nous des *mutants* (p. 92). Il s'agit de faire en sorte que « *la volonté de se déterminer soi-même, en se libérant d'abord des oppressions de la nature physique, puis des contraintes de la nature sociale, qui est la flèche de notre civilisation *» (p. 210), atteigne le centre de la cible : la société post-industrielle à venir. Or, « *les groupes dirigeants européens paraissent n'avoir pas prise sur cette évolution qui leur échappe et à laquelle ils échappent *» (p. 203). Un fossé se creuse de plus en plus large entre la société strictement économique qui s'annonce et la société gouvernée par des forces politiques que nous connaissons encore aujourd'hui. « *Les groupes dirigeants actuels *» sont atteints de « *sclérose *». « *Ils conservent une optique périmée *» et restent obstinément attachés -- partis divers, groupements patronaux, syndicats, puissances financières, etc., qui détiennent les postes de commande dans les pays d'Europe -- « *à leurs vieux moyens de pression *» sur l'État. « *Ils sont totalement inadaptés à la société nouvelle qui est en train de naître *» (p. 203). Leur inertie est en train de faire de l'Europe « *une annexe *» des États-Unis. Sans doute, « *l'Europe a-t-elle créé un marché, elle n'a pas créé une puissance *» politique capable d'affronter la concurrence américaine. 131:125 En effet, le Marché Commun n'est pas qu'un avantage pour les peuples qui en font partie. Il a le mérite incontes­table de supprimer les barrières protectionnistes qui per­mettaient aux industries nationales de vendre très chers leurs produits à la clientèle indigène et d'accumuler sans peine de gros bénéfices. En introduisant le stimulant de la concurrence dans le vaste espace économique européen, il a contraint les entreprises à l'innovation technique, à l'amélioration de leurs méthodes d'achat et de vente, à l'ac­croissement de leur productivité. Mais « *accepter le libre-échange, indispensable à la croissance économique, c'est s'imposer des contraintes extérieures en matière de mon­naie, de budget, de prix, de fiscalité, dont nous n'avons pas encore l'idée. C'est accepter... que ces contraintes-là nous soient dictées par les forces aveugles du marché, par des forces sur lesquelles nous n'avons aucune prise : force des grandes entreprises, forces des ententes et des cartels, force de la domination américaine *» qui installe son indus­trie « *surmanagée *» dans le Marché Commun (p. 196). L'auteur du *Défi américain* accepte donc l'économie de marché. Il la considère comme nécessaire « *à la croissance économique *». Exactement comme l'auteur d'un autre ou­vrage dont il emprunte l'essentiel de la thèse et qui connut un moment de célébrité : *Le Socialisme et l'Europe* ([^46])*,* il réhabilite la concurrence et estime que la compétition entre les entreprises et le maintien de la propriété privée sont les seuls moyens d'assurer l'efficacité à un système écono­mique moderne. Mais exactement encore comme lui, il greffe sur ce « li­béralisme » un socialisme étatique d'autant plus radical qu'il se veut séducteur. Ce socialisme n'abdique ses prétentions à éliminer le marché qu'en renforçant à l'extrême sa détermination de planifier rationnellement l'économie et par elle toute la vie humaine. 132:125 Peu lui compte derechef la contradiction. Au niveau de l'imaginaire, les contradictions, répétons-le, se fusionnent avec aisance et les vocables les plus antithétiques ne laissent pas de s'allier entre eux : le langage se prête à tout. C'est ainsi qu'on nous invite à dominer « les contraintes... dictées *par les forces aveugles du marché *» (p. 196), mais qu'on assigne à l'Europe future la fonction de « *dépasser la ra­tionalité du marché *» (p. 225) et l'organiser plus rationnel­lement encore par l'intervention étatique. De la même façon, on célébrera le changement continuel « *corollaire *» de « *la croissance *» industrielle qui provoque­ra « *la mutation *» des sociétés humaines et leur rationali­sation parfaite, grâce à « *un ajustement incessant *» du travail et du capital « *aux emplois les plus productifs *» (p. 252), mais d'autre part, il faudra payer corrélativement le prix élevé dû « *à la sécurité individuelle et à la sécurité sociale face aux transformations *» perpétuelles des hommes, des choses et de la société (p. 221). Bref, il faudra tout ris­quer et s'assurer contre tous les risques. Il faudra produire de plus en plus, s'organiser de plus en plus, chauffer de plus en plus la machine économique et sociale (car économie et société ne font qu'un) et, en même temps, se prémunir de plus en plus contre les dangers multipliés d'éclatement. Comment y parvenir sans accorder « *une importance particulière... au rôle directeur de l'État *» (p. 222), sans accroître considérablement son pouvoir planificateur et cen­tralisateur des objectifs qu'on se propose d'atteindre (p. 282) ? Il le faut -- et voilà de quoi rassurer les adeptes de l'économie libre, les conservateurs, les timorés, etc. -- « *si l'on veut éviter en Europe l'extension des phénomènes d'aliénation, tels ceux qui ont été à l'origine des partis communistes *» (p. 221). Voulez-vous accroître votre poten­tiel industriel, augmenter vos bénéfices, vous maintenir à la tête de vos industries, il faut vous confier à l'État direc­teur, administrateur, gérant, intendant, régisseur, proviseur, prince, stratège et coryphée de l'ensemble des conduites économiques. 133:125 Voulez-vous éviter le communisme ? Confiez-vous totalement à lui. « *Pour éviter tout ce qui peut susciter la révolte de groupes sociaux victimes du changement, il faut s'appuyer sur des valeurs et des forces politiques qui, à la fois, préservent l'originalité de l'Europe et soient les plus aptes à promouvoir les adaptations à la croissance *» (p. 222) : la social-démocratie, le travaillisme, la gauche, bref sur des vecteurs d'action qui ont toujours fait preuve de « *confiance dans l'homme *», dans ses facultés d'adaptation, de progrès, de conquête de la nature, de transformation sociale, en un mot : d'évolution et de changement continuel. La contradiction surgit : la gauche est fascinée par « *les solutions bureaucratiques *», elle éprouve un goût immodéré « *pour le pouvoir faible *» (p. 232), elle « *refuse la société telle qu'elle est *» et adore « *construire des utopies *» (p. 229). Elle a tellement horreur du changement qu'elle a « *transformé en opium *» l'explosif révolutionnaire qu' « *elle avait jadis entre les mains *» (p. 238) ([^47]). Autrement dit, la gauche est conser­vatrice, immobiliste, elle a horreur du changement, elle vitu­père sans cesse la société industrielle contemporaine, elle se voile la face devant la société post-industrielle de l'avenir (p. 233). D'autre part, « *les réactionnaires d'avant-guerre, les représentants des grandes familles blanches ont évolué : ils acceptent le temps présent, voire le futur, avec confiance *» (*ibid*.) ([^48]). L'auteur se demande même si « *dans le contexte du changement, qui est celui où nous entraîne l'innovation technologique permanente, la droite ne serait-elle pas, enco­re une fois,... plus apte à gouverner ? *» (p. 234). Qu'à cela ne tienne, « *la dialectique *» arrange tout : la gauche deviendra la droite et la droite deviendra la gauche ! Une «* tension *» dialectique encore une fois, leur permettra de se partager les avantages de la société nouvelle et de se faire une félicité en face des perspectives ouvertes par la société de l'avenir. L'auteur du *Défi américain* est à cet égard d'une générosité non-pareille. 134:125 Les « conservateurs » auront tout ce qu'ils désirent -- plus de révolution, « *impraticable et inopportune *», par ailleurs (p. 229) ; « *le vrai Carême consis­tant en une grève générale qui paralyserait la société de profit *» abandonné aux religieux en mal d'exhibitionnisme, et dont rira le peuple ouvrier ; plus de « *critique du capita­lisme qui dégénère en culte de la bureaucratie *» (p. 229) ; un marché européen où la compétition, facteur de progrès technique, et où le progrès technique, facteur d'émulation, pourra voir évoluer à l'aise des mastodontes industriels ca­pables de rivaliser avec leurs modèles américains ; l'assu­rance ferme de bénéfices plantureux ; la garantie de « *collec­tiviser les risques *» (p. 225) et surtout « *le financement par l'État, à la manière américaine, de grands projets visant à transposer de l'invention au plan industriel les dernières découvertes de la Big Science *» (p. 194) ; aucune mise de fonds à cet égard de la part des entreprises privées, la communauté prenant en charge tous les frais de recherche et de mise en application ; une technologie gratuitement mise à la disposition des utilisateurs de manière à concurrencer effi­cacement l'industrie américaine que le budget fédéral a dotée depuis longtemps de cette puissance technologique (*ibid.*). Mais encore une fois, « *la dialectique *» rebondit. « *Cette permanence *» désormais assurée « *d'un état de change­ment *» implique un bouleversement complet « *des idées reçues concernant l'art du gouvernement *». Le gouverne­ment ne peut plus être conservateur. Il doit être dévolu à la gauche, si la gauche est assez intelligente pour se rappe­ler qu'elle a pour destinée de promouvoir, de diriger et de garantir l'incessant progrès de l'humanité. Les représentants de la droite et de l'orthodoxie économique géreront leurs entreprises particulières. Ceux de la gauche veilleront « *sans cesse *», au gouvernement que leur vocation leur prédestine, « *à l'adaptation des hommes et des structures *» à l'évolu­tion économique (p. 252). Ils auront en plus à mettre en pla­ce et à diriger encore tous les mécanismes d'adaptation au progrès technique qui permettront aux « *salariés *» entraî­nés dans ce changement perpétuel de changer une ou plu­sieurs fois de métier grâce à l'instauration de l'école permanente et de recyclages périodiques, 135:125 grâce à l'élargisse­ment des voies d'accès à la culture et à la multiplication des filières de promotion professionnelle, grâce à la garantie de ressources couvrant les périodes de reclassement et de réapprentissage, bref grâce à l'assurance que les travailleurs auront désormais que l'État les affranchira « *des entraves de toute nature -- matérielles et intellectuelles qui brident, avec leur développement personnel, celui de la production *» (p. 260). Point de dynamisme industriel sans cette « *justice sociale *» parfaitement mise au point par la gauche au gou­vernement. Les industriels doivent le comprendre et ils le comprennent de plus en plus et de mieux en mieux. Ils savent que « *la croissance rapide et durable *» à laquelle ils sont attachés est étroitement solidaire d'un pouvoir fort qui contrôle et dirige d'un pôle à l'autre « *la société en expan­sion *» (p. 251) et que la gauche seule est capable de faire accepter par les masses, en détenant ce pouvoir, le régime de la société industrielle moderne en « *mutation *» vers la société post-industrielle. Ainsi tout le monde est content, satisfait, replet, rubi­cond. « Le libéralisme » et le socialisme s'embrassent et s'enlacent. Et tout le monde est dupe. La mystification est consom­mée. Patrons et ouvriers, producteurs et consommateurs passent sous la coupe des marchands d'orviétan de la super­technocratie économique de gauche -- autrement dit en langue vernaculaire : du « gratin » du parti communiste camouflé. LA RÉPONSE AU DÉFI AMÉRICAIN proposée par J.-J. Servan-Schreiber, à la suite de Claude Bruclain, de François Bloch-Lainé, de Pierre Massé, et de tous ceux qui nous préparent « la société de demain », à coups de « prospec­tive » et de « rationalisation », EST TOUT SIMPLEMENT LA COMMUNISATION FARDÉE DE L'ÊTRE HUMAIN SOUS LA DIRECTION DE « SUPERMEN » ([^49]). 136:125 #### La Civilisation de 1985. Le temps est proche. Le Précurseur est venu. Il a égalisé les chemins et raboté les montagnes. Il a tracé l'itinéraire. Avec un certain bagout, concédons-le. Les voyageurs, dûment grisés d'illusions et de chimères par les escamoteurs de la réalité, attendent le départ. Afin de rendre leur crédulité durable, une seconde dose d'images hallucinatoires de l'ave­nir leur est inoculée : ce sont les *Réflexions pour 1985* pu­bliées dans *la Documentation Française* par un groupe de spécialistes de la prospective (de savants et de demi-savants en matière d'horoscope économique, parmi lesquels on re­grette de trouver le nom de Bertrand de Jouvenel), constitué à l'initiative du Premier Ministre, « *pour éclairer les orien­tations générales du V^e^ Plan *» ([^50]). Les Français sont officiellement avertis cette fois : en quelques années, on veut établir « *des modes et des struc­tures de la formation des hommes tout à fait différents de ce qu'ils sont aujourd'hui *» (p. 10). « *L'avenir requiert une mutation de nos mentalités *» (p. 13), une résistance « *à la tentation de prendre pour valeur tout ce qui paraît perma­nent et rassurant *» (p. 14), « *une mobilité *» générale « *des hommes, des capitaux, des idées et des structures *» (p. 20). Afin de rendre certain cet avenir, l'éducation de l'homme sera prise en charge par l'État d'une manière « *permanen­te *» et « *totale *» : son but sera d'apprendre à l'homme à « *s'adapter aux changements *» que requiert la nouvelle civi­lisation (p. 37). L'urbanisation de la vie sera poussée à l'extrême au point de créer de véritables « *déserts *» inter­urbains (pp. 71-76). L'agriculture sera industrialisée et ses effectifs « *réduits de moitié *» (p. 130). On organisera « *la disparition des techniques périmées *» et « *des unités de production... trop petites pour supporter la charge des équipements à la mesure des besoins nouveaux *» (p. 105). 137:125 Le commerce de détail déclinera de plus en plus : « *La concentration s'accentuera ; il y aura de plus en plus de super­marchés, de centres commerciaux *». « *La profession médi­cale pourra changer de visage *» : elle ne sera plus « *artisa­nale *», mais scientifique (p. 106). L'homme de 1985 sera essentiellement un être mobile, en perpétuel devenir tant au point de vue professionnel (p. 98) qu'au point de vue intellectuel et culturel (p. 107). Il faudra qu'il s'habitue à procéder continuellement à la « *révision de ses valeurs *». Devant les possibilités toujours neuves qui montent à l'horizon du futur déjà commencé, il faudra des interprètes qui les saisissent, les actualisent, leur donnent un sens : « *ce sera... la fonction des savants, mais aussi des philosophes, des théologiens et des artistes qui seront plus que jamais nécessaires *» (p. 107). Il est impossible que cette mobilité professionnelle, cette révision constante des valeurs anciennes et cette exégèse des valeurs nouvelles soient abandonnées à l'arbitraire d'un chacun. C'est à l'État qu'ap­partient de diriger et de stimuler la culture, tant en ses fondements matériels qu'en son épanouissement intellectuel. L'homme de 1985, dans la période des loisirs où il pourra se cultiver, sera intégré dans « *des structures-pilotes de for­mation *» qui fonctionneront sous la direction d' « *anima­teurs culturels *» (p. 82) et dont le mécanisme moteur central sera constitué par « *un Conseil culturel *» (*ibid.*). L'État ne peut continuer de laisser « *au marché la satisfaction des besoins en loisirs *» et en culture (p. 61). Bien entendu, la famille n'aura plus guère qu'un rôle accessoire à jouer en matière d'éducation et de formation de l'homme (pp. 33-34). Comme l'écrivent les *Documents-Paternité*, « l'asservis­sement des Français est dès maintenant en cours de réali­sation ». Il est indispensable, pendant qu'il est encore temps, et dans la mesure où s'opère le conditionnement préalable des esprits par des mouvements convergents et concertés, « que l'opinion publique soit alertée et réagisse avec vigueur devant la terrible oppression étatique qui me­nace les Français de demain dans leur vie individuelle, familiale et professionnelle ». 138:125 #### Poser le problème. Un problème bien posé implique sa solution, si les don­nées en sont exhaustivement énumérées et ne sont pas gauchies par une interprétation fallacieuse. Or dans le *Défi américain*, comme dans les élucubra­tions de la prospective technocratique, il manque des don­nées essentielles et la plupart des autres sont sophistiquées. La première, et la plus visible, est *l'absence radicale d'une conception de l'homme et de sa destinée qui corres­ponde à la réalité humaine et à sa finalité objective.* La seconde, non moins manifeste, est *la parfaite carence d'une conception de la société* et des comportements sociaux de l'homme qui corresponde à sa nature d'*animal politique* et au bien commun qu'une telle nature implique. Ces données fondamentales, nos bâtisseurs de la Cité future s'en moquent éperdument. J.J. Servan-Schreiber, avec le tranchant scepticisme de l'homme gorgé de tous les biens accessoires et qui manque de temps pour réflé­chir sur son bien essentiel, déclare sans ambages que la question ne sera pas posée : il n'importe nullement que la société de l'avenir soit heureuse, c'est-à-dire réponde à ce que l'homme attend réellement d'elle, il suffit qu'elle se situe à la pointe du progrès économique -- quantitative­ment défini et assimilé dogmatiquement au progrès social (p. 57). Les auteurs des *Réflexions pour 1985* et du V^e^ Plan sont à peine moins désinvoltes. Leur vœu est tout uniment de « *rendre la société de demain agréable pour l'ensemble des hommes *» (p. 11). Passez muscade ! Que le journaliste qu'est J.J. Servan-Schreiber esquive la question essentielle, on le comprend : c'est son métier d'amuseur public qui le veut. Mais que les savants, ou présumés tels, commis à la préparation « intel­ligente » du V^e^ Plan nous embobelinent d'un mot : *agréa­ble*, cela laisse planer un doute sérieux sur la qualité du menu sociologique qu'ils proposent à l'État, promu au rang de fournisseur de plaisirs, de nous servir gratuitement. 139:125 Car enfin, cette « société agréable » n'évoque-t-elle pas agréablement le bon Paradis Terrestre promis par Marx à ceux qui, l'écoutant jusqu'au bout, bondiront « du règne de la nécessité dans celui de la liberté », comme de petits dieux canins sans souci ? Ne nous rappelle-t-elle pas ces contes de fées de notre enfance où un brave petit gueux est intro­duit, au terme d'aventures extraordinaires, dans un jardin de délices où coulent des fontaines de lait et de miel, où des montagnes de gâteaux plantées d'arbres porteurs de caramels et fruits conflits s'offrent inépuisablement à ses désirs ? Nous voilà réduits, par la plus scientifique des prospectives, à l'état d'enfance ! On le présumait. Ces fa­bles sont les appâts qui détournent notre intelligence du réel et la dévient vers l'imaginaire. Elles permettent à l'État-nourrice-et-instituteur de pourvoir à tous nos besoins et de nous commander sans discussion à nous, les mou­tards et les morveux de l'orphelinat que gèrent les dévoués planistes. Au surplus, et sérieusement, nos dix ou vingt auteurs des *Réflexions pour 1985* pourraient-ils nous dé­finir cette « société agréable » ? Ils s'en gardent bien ! Et pour cause ! Ne pas poser le problème de l'homme et de la société, c'est duper le lecteur. « Pensez-en ce que vous en voulez, lui dit-on en substance. Chacun d'entre vous y trouvera son compte. Il y a mille et un agréments. Les bonheurs sont innombrables. Nous nous refusons à vous dire le bonheur réel qu'il vous faudrait viser pour être heureux. Ce n'est pas notre affaire. Nous déployons sous vos yeux un espace imaginaire où n'importe qui peut rêver à n'importe quoi -- vous avez simplement à nous lire, à vous fier à nous, à tenir pour exacte la merveilleuse perspective qui s'ouvre sous vos yeux. Nous sommes des sa­vants, que diable : *votre salaire* *Sera force reliefs de toutes les façons,* *Os de poulets, os de pigeons,* *Sans parler de mainte caresse.* 140:125 Si vous désirez un autre agrément, si vous espérez un autre bonheur -- pourvu que ce ne soit point le bonheur réel -- vous l'aurez. L'inconnue de notre équation couvre un nom­bre infini de solutions. Et même celle-ci, précieuse, incom­parable : vous ne verrez même pas votre cou pelé, vous n'apercevrez même pas le collier où vous êtes attaché... Croyez-nous : vous ne vous enfuirez pas ; la servitude avilit les hommes, au point de s'en faire aimer. » Ce silence sur l'homme et la société est révélateur de la conception qu'ils en ont et qu'ils dissimulent : chacun peut se tracer en imagination la figure de l'homme qu'il veut être et celle de la société où il désire vivre. *L'individualisme le plus radical est sauf*. Il n'y a plus de bien commun. Il n'y a plus d'intérêt général. On peut même se demander s'il y a encore des intérêts particuliers, si le bien singulier de la personne singulière est encore pris en considération dans une telle perspective oublieuse de l'essentiel. Car enfin si l'homme est conditionné par son milieu économique tou­jours mouvant, s'il est contraint de s'adapter sans cesse au devenir du monde extérieur, il dépend de l'action exer­cée sur lui par l'évolution des techniques, il est façonné par les mécanismes qui l'entourent, par les structures qui le cernent, par le moule de la société industrielle on post-industrielle où il fait semblant de vivre. Il perd sa personnalité, puisque son intelligence est soumise à un remodelage continu ou à tout le moins périodique, et qu'assuré de tout, il n'est plus responsable de rien. Un César anonyme pense et veut à sa place... La conséquence n'étonne pas. Le moindre raisonne­ment nous en avertit : si un ensemble quelconque est composé d'individus *sans lien préalable entre eux*, il faut de toute nécessité *une force extérieure* pour les agglomé­rer en société. La même argumentation vaut pour la nature humaine. Si l'homme n'a pas de nature qui le définit et le limite, s'il est un je ne sais quoi qui change sans cesse, un *perpetuum mobile* dans une société affligée du même devenir et en continuelle « restructuration », il n'est plus qu'une entité *liquide* à laquelle on peut faire prendre n'im­porte quelle forme. L'individualisme va de pair avec l'étatisme, avec « l'asservissement planifié » sous la direction d'une technocratie triomphante. 141:125 Pour n'avoir point introduit dans le problème du dyna­misme économique contemporain la donnée essentielle de la nature raisonnable et sociale de l'homme, nos auteurs se sont dirigés droit vers la solution du despotisme éta­tique. Répétons-le : s'il n'y a pas de nature de l'homme, c'est-à-dire de principe interne de développement qui réa­lise en lui ce qu'il est, il est rigoureusement impossible de canaliser et d'orienter le mouvement qui affecte son être temporel. Les inévitables changements qui jalonnent son histoire individuelle et collective, n'étant pas contenus dans des limites qu'ils ne peuvent franchir sans dommage pour le type de l'homme à réaliser, sont sans mesure et virent à l'informe et au monstrueux. Le seul ordre possi­ble en une telle humanité livrée à la licence et à la ségrégation doit lui être imposé du dehors par une force *de plus en plus matérielle*, par des techniques de plus en plus complexes et puissantes qui traitent l'homme comme une chose, et par un État transformé en gigantesque machine de régulation de la vie humaine dont les technocrates détiennent les leviers de commande. Dès que nous insérons cette donnée essentielle dans le problème à résoudre, tout s'illumine au contraire. Comme tous les êtres de la nature, l'homme est appelé à devenir ce qu'il est, à réaliser son essence d'animal raisonnable : ainsi que le souligne Étienne Gilson dans une belle formu­le, il ne s'agit pas seulement là d'une définition, *mais d'un programme.* L'homme n'y parvient pas en obéissant aux seules pulsions de l'instinct comme l'animal, mais en obtempérant aux ordres de son intelligence pratique qui, axée sur cette fin, décide de choisir des moyens capables de l'atteindre et les y adapte, retranchant ce qu'ils ont d'insuffisance par excès, ajoutant, à ce qu'ils ont d'insuffisance par défaut, grâce à cette vertu de commandement qui est en nous la « droite détermination des actes à exé­cuter », à la *recta ratio agibilium*, dont nous avons perdu le souvenir et que les Anciens appelaient *la prudence.* 142:125 La nature sociale de l'homme y aide puissamment. Si on la nie, on oblige chaque individu à recommencer pour son propre compte, à partir de rien, les marches, démar­ches, contre-marches, essais, échecs de ses prédécesseurs, à retrouver des choses connues pour aussitôt les perdre, à ne jamais tirer la moindre leçon de l'histoire et à se borner à une expérience personnelle étriquée. Au contraire, si on l'affirme, les réussites et les insuccès du passé, ainsi que leurs causes, deviennent transmissibles, l'intelligence prend plus nettement conscience de ses pos­sibilités, la prudence s'affine et se fortifie, la comparaison des moyens employés s'effectue dans la clarté. La raison humaine est essentiellement une raison *enseignée* et elle ne pourrait jamais accomplir son œuvre de raison sans la présence, concomitante à chacune de ses activités, de la société médiatrice et communicatrice des savoirs. C'est sur les nécessaires et fragiles artères des relations sociales, tarit dans l'espace que dans le temps, que l'intelligence se développe. Et à son tour, comme en un circuit vital, l'intel­ligence ainsi mûrie alimente et fortifie les rapports inter-humains. L'animal raisonnable et l'animal politique ne font qu'un. \*\*\* C'est une des ironies les plus tragiques de l'histoire d'a­voir fait coïncider le passage de l'économie statique à l'é­conomie dynamique, qui s'accomplit sous nos yeux depuis plus de deux siècles, avec une méconnaissance inouïe de la nature raisonnable et sociale de l'homme. Comme l'é­crivent Henri de Lovinfosse et Gustave Thibon dans *Solu­tion Sociale* ([^51])*,* « les freins ont sauté au moment où la ma­chine allait le plus vite ! L'homme, doté d'un pouvoir matériel sans mesure et sans contrepoids, a basculé du côté de la matière -- de cette matière qui, livrée à elle-même, est le principe de la division et de la mort ». 143:125 Depuis le XVIII^e^ siècle, comme je l'ai répété mille fois, nous vivons sur une conception de l'homme et de la société qui s'est efforcée, avec une ténacité extravagante, de s'in­carner dans les institutions, et qui est tout bonnement imaginaire : l'animal raisonnable, au lieu d'être mesu­ré par la réalité, s'est proclamé mesure de toutes choses, ce qui est rigoureusement impossible, et la tentative, pour peu qu'on ait quelque mémoire, s'est traduite dans les faits par une régression morale sans précédent, corrélative à son outrecuidance et à son obésité « scientifique » ; l'animal politique s'est lancé, tête baissée, dans l'édification d'une « *société *» démocratique en recourant au principe des « Partis », des sectes, des clans, des factions, des ligues, etc. à tout ce qui *dissocie*, et il a sottement dé­claré qu'il est possible d'unir les hommes en communauté en les séparant et en les opposant les uns aux autres. Il serait difficile de trouver dans l'histoire du monde pareil mépris du principe de contradiction, loi suprême du réel et de la pensée. Vouloir être *autre* que ce qu'on est, vouloir construire une société sur la dissociation ! Ajoutons à cela la déchristianisation accélérée de l'huma­nité et le refus du surnaturel qui naguère encore surélevait la nature, la purifiait de ses scories, la rendait plus féconde et plus capable d'atteindre sa fin ! « Ôtez le surnaturel, disait Chesterton, il ne reste que ce qui n'est pas natu­rel. » Comment le sens du dynamisme économique n'en serait-il pas *dénaturé *? Au lieu d'alléger la peine des hom­mes et de les aider, à son niveau, à *bien* vivre, selon le vœu même de leur nature raisonnable, il sert de tremplin aux plus folles divagations sur le progrès indéfini et sur l'avenir édénique qui nous attend. Ainsi projeté dans l'imaginaire, il est non seulement utilisé par l'État moderne et par ses manœuvriers comme une mine d'or destinée à nourrir ses parasites et que sa fiscalité estime inépui­sable, mais comme un moyen de gouvernement incomparable par toutes les captieuses extrapolations vers l'avenir qu'il semble autoriser. 144:125 Au lieu d'alléger les difficultés qu'a la nature sociale de l'homme à s'épanouir et d'écarter les obstacles qu'elle rencontre et dont la pénurie des biens matériels disponibles n'est pas le moindre, le dynamisme économique les aggrave, une fois capté par le mythe de « la société industrielle » et par l'État moderne coiffé de son conseil d'administration de technocrates. Il faut crier sur les toits que « la société industrielle » dont la plupart des clercs laïcs et ecclésiastiques d'aujourd'hui nous célèbrent l'avènement tout en nous promettant la lune de « la société post-industrielle », est une échappa­toire pour les sophistes empêtrés dans leur négation de la nature raisonnable et sociale de l'homme : nous ne sommes pas, mais pas du tout, membres de « la société industrielle » actuelle, ni futurs bénéficiaires de « la société post-industrielle », mais des éléments épars, vaille que vaille rassemblés dans des groupement occasionnels, d'une *dissociété,* dont le dynamisme de l'économie parvient encore à soutenir le poids écrasant, avec des fléchissements et des rebondissements alternatifs. Jusques à quand ? Jacques Bainville n'était sans doute pas loin de la vérité lorsqu'il disait que « la civilisation moderne périra sans doute parce qu'elle aura coûté trop cher ». Il est en effet impossible que ce dynamisme se main­tienne indéfiniment malgré l'énorme ponction fiscale sans cesse accrue qu'il subit et qu'exige « l'assurance contre tous les risques » de vivre avec démesure et sans l'appoint des communautés naturelles ou semi-naturelles en voie d'hibernation prolongée ou de disparition. Il est impossible qu'il continue sous le carcan de la planification étatique qui le prend en mains et le stérilise. C'est une loi évidente, que les beaux esprits planificateurs oublient sans cesse, que *la participation sociale est en raison inverse de l'extension de la société *: comment l'immense société industrielle qu'est l'État moderne pourrait-elle être une société véritable ? Que la planification ait sa raison d'être dans une entreprise se comprend, mais l'étendre à un État transformé en direction industrielle implique le communisme *et toutes ses consé­quences*. Une structure efficace dans une dimension donnée se révèle perturbatrice et paralysante dans une dimension différente. 145:125 D'autre part, la communication à l'intérieur de vastes entités selon un plan général dépersonnalise la communion d'interdépendance et de solidarité réciproque qui est la mar­que des sociétés organiques et saines. Elle les remplace par une épure, un schème abstrait, un « organigramme » qui ment à la première partie de son nom et qui n'est que mécanique. Or, comme le notait naguère Bertrand de Jou­venel, la caricature de la Communion est la pire des cho­ses. Prétendre introduire dans la société industrielle, com­me le veut l'auteur du *Défi américain,* « *un très haut de­gré d'intégration sociale *» qui permettrait « *une forte adhé­sion du corps social aux nécessités du changement *» selon un plan préconçu (p. 221), est une absurdité qui ne résiste pas un seul instant à l'examen. Comment encore une fois intégrer ce qui se désintègre, sinon en ameutant la folle du logis et en recourant au dopage d'une « mystique » mystificatrice ? Une communauté sans affinité préalable telle que les technocrates rêvent de l'instituer en Europe et dans le monde sur une échelle planétaire est un songe qui, sous d'autres formes, a fait souvent ses preuves dans l'histoire et a engendré plus de discorde que d'harmonie. « L'union sans amour, disait Augustin Cochin, est la définition même de la haine ». Ce n'est pas un plan ima­giné par la mystique technocratique qui en atténuera les effets néfastes. Au contraire, il les portera au comble, ren­versant tout ce qui s'oppose à sa réalisation. Ordonner le dynamisme de l'économie, dans l'état ac­tuel des choses où la conception dominante de l'homme et de la société est aussi peu conforme que possible à la réalité, équivaut à barrer un torrent avec la maquette d'une digue. Toutes les sciences économiques et prospectives accumulées et mises dans des ordinateurs n'arrêteront pas le désordre endémique qui s'installe et se mue -- là est la « *mutation *» ! -- tantôt en marécage, tantôt en crue dévas­tatrice. 146:125 Il s'ensuit que la seule issue qui s'offre au défi que nous lance l'économie dynamique est philosophique, mora­le et, au risque d'effarer les économistes, *chrétienne.* C'est dans la mesure où les individus et les sociétés n'obéissent plus au droit naturel et chrétien qui fut l'âme et le principe moteur de la civilisation occidentale (de l'excellence de la­quelle nous n'avons pas à rougir en dépit de ses défail­lances), que dérive l'oscillation entre l'anarchie et le tota­litarisme, entre la liberté et la planification et, d'une ma­nière générale, entre l'individualisme et le socialisme, dont le monde a la nausée. La connaissance des sciences et des techniques économiques n'est sans doute pas à dédaigner en l'occurrence, mais l'expérience montre que, si elle par­vient à maintenir en vie le malade, *prise à elle seule* elle est incapable de lui restituer la santé. C'est à une thérapeu­tique d'ensemble, fondée sur la connaissance de l'homme sain et de la société saine, qu'il faut recourir. En dépit de tous les sourires en cape des savants et des techniciens qui nous taxeront d' « infantilisme », c'est aux principes les plus simples -- d'aucuns diront « simplistes », mais nous nous en moquons -- qu'il importe de faire appel. Le dynamisme de l'économie n'a pas à évacuer la con­ception traditionnelle de l'homme et de la société qui nous vient de la philosophie grecque et du christianisme et dont l'influence persistante, si réduite qu'elle soit, parvient encore, vaille que vaille, à nous sauver de la catastrophe. Pour peu que nous adhérions encore à cette conception et que nous soyons attentifs au réel, il permet de la revigorer dans la mesure où il est assimilé et incorporé pour ainsi dire en la seule fin que sa nature assigne à l'homme : devenir un animal raisonnable, capable d'atteindre un savoir supérieur à celui des sens, et un animal politique, capable de vivre sous un système de lois conforme à l'ordre naturel voulu par Dieu. 147:125 Ce n'est pas le dynamisme de l'économie qui en­traîne des effets néfastes, comme le pensent trop souvent les esprits courts, mais l'idée fausse qu'on s'en fait et que répandent autour d'eux les « intellectuels » du type de l'auteur du *Défi américain* ou des auteurs de *Réflexions pour 1985*, dont la tournure d'esprit s'apparente plus à la magie, à la voyance ou à la vaticination qu'au « savoir ob­jectif ». La matière est par elle-même innocente. Elle aspire même à la forme, c'est-à-dire au bien, comme disaient les Anciens. Et ce n'est pas par hasard si l'on parle des « biens matériels » plutôt que des « maux matériels » : l'opposi­tion entre le bien et le mal ne s'effectue pas au niveau de la matière, mais à celui de l'esprit. Ce sont là des évidences. Le dynamisme de l'économie régularisé par une concep­tion de l'homme adéquate au réel n'est pas le progrès et moins encore le Progrès majusculaire : il est *un* progrès. En dépit des frénésies chardinesques et des adorateurs de l'Évolution, il faut affirmer avec la sagesse maurrassienne ([^52]) qu'il existe *des progrès* et que le dynamisme de l'économie en est un. Maurras va jusqu'à écrire que « Guizot n'avait pas tort de recommander à tous de s'enrichir par des mo­yens honnêtes : l'art du gouvernement est tout autant de stimuler la production et les bénéfices de la production, *véritables bienfaits publics*, que de les maintenir ou de les orienter dans les voies de la justice, du respect de la per­sonne humaine et de l'intérêt général » ([^53]). On peut se demander à cet égard si les progressistes, chrétiens ou autres, qui s'emparent du progrès technique et économique pour le placer « à la pointe la plus avancée de l'Histoire » et lui faire jouer un rôle qu'il est incapable de remplir ne visent pas secrètement à en ralentir les effets et à le ramener au stade de l'économie statique, d'autant plus génératrice de divisions et de luttes que la perspective du Paradis terrestre recule davantage dans l'avenir : une telle tactique leur permet de gagner sur les deux tableaux et d'exercer leur volonté de puissance sur les masses mystifiées. 148:125 C'est une vieille ruse communiste, mise au point par Maurice Thorez et reprise par les propagan­distes de la « religion de Saint-Avold », que de lancer simul­tanément le bobard de « la paupérisation croissante » et la carotte des « lendemains qui chantent ». Il n'est point de moyen plus impudent et plus efficace pour conquérir ou reconquérir une influence. C'est un progrès que la disparition des famines qui sévissaient encore en Europe voici un peu plus d'un siècle et qui seraient vraisemblablement éliminées du reste du globe sans une décolonisation hâtive et arrogante, juste capable de donner aux peuples dits « en voie de développement » des pierres idéologiques au lieu de pains. C'est un progrès que les biens matériels, loin de constituer une *fin* pour l'homme, comme il en était trop souvent ainsi aux époques antérieures de pénurie, deviennent des *moyens* et soient restitués à la véritable fonction que les moralistes, païens et chrétiens, leur ont toujours assignées -- celle d'ins­trument, d'utilité, de service. C'est un progrès que l'écono­mie dynamique trace autour de la planète un réseau de relations réelles, infimes sans doute quant à leur contenu ontologique, mais infiniment plus consistantes et plus soli­des, en dépit de leur précarité, que les chimères de l'esprit désincarné, Comment ne point voir qu'elle rend les hommes plus solidaires les uns des autres à son humble niveau ? Une crise économique en quelque endroit un peu important de la planète s'étend de méridien en méridien : l'exemple de Wall street en 1929 en témoigne, comme l'actuelle fièvre de l'or, l'anémie de l'Angleterre ou le malaise agricole dans tel pays du Marché commun. C'est encore un progrès qu'en économie dynamique les hommes se révèlent différents les uns des autres et que l'expérience y réfute sans désemparer le mythe de l'égalité : le progrès économique, comme le progrès moral, ne résulte pas de l'emprise emboutisseuse et niveleuse d'une abstraction -- fût-elle nommée « jus­tice » -- sur les conduites humaines, mais des dons, des vocations, des facultés, des « vertus » -- dans tous les sens du terme -- inégalement répandus chez les hommes. 149:125 *Universalia non movent *: ce sont les hommes en chair et en os, tous porteurs d'une nature humaine sans doute, mais tous différents les uns des autres quant à leurs disposi­tions natives, à l'intensité et à la manière avec lesquelles ils deviennent ce qu'ils sont, qui sont facteurs d'avance­ment dans les divers secteurs de l'activité humaine. La mo­rale élémentaire nous l'enseigne et l'économie moderne en est la preuve : il est inutile ici d'accumuler des noms tant la vie et la survie de la moindre entreprise démontrent la nécessité d'une hiérarchie. On pourrait dénombrer d'autres bienfaits dus à ce type d'économie dont l'excellence tranche si fortement sur le déclin de la sagesse philosophique, le crépuscule des religions, la décadence des arts et la désa­grégation des mœurs. Ces *faits* attendent la philosophie de l'homme et de la société qui leur donnera un sens et qui régularisera leur cours en les finalisant. Le malheur des temps est que « *ce véritable bienfait public *» -- ultime libéralité, sans doute, de la Providence offensée -- soit tombé des cieux à l'instant où l'homme, égaré par une philosophie et une politique imaginaires, a perdu la notion même de son être et de sa finalité, en rom­pant avec une tradition qui fit sa grandeur et lui inculquait ce qu'il est et ce qu'il doit être. La raison -- sans parler de la foi au surnaturel qui n'abolit pas la nature, mais la surélève -- nous ordonne de lui rappeler que « le progrès n'est que le développement de l'ordre », selon l'admirable formule d'Auguste Comte que le jeune Maurras en quête de certitude se répétait « à mi-voix dans le silence de la nuit » ([^54]). Citons-en quelques autres : « L'ordre constitue sans cesse la condition fon­damentale du progrès, et réciproquement le progrès devient le but nécessaire de l'ordre, comme, dans la mécanique ani­male, l'équilibre et la progression sont mutuellement indis­pensables. » « L'ordre sera rétrograde tant que le progrès sera anarchique. » \*\*\* 150:125 Cet réfection de l'ordre naturel -- et chrétien -- ne se fera pas en un jour. Elle se fera moins encore si l'on conti­nue à le méconnaître -- je songe en particulier aux philo­sophes et aux théologiens catholiques d'aujourd'hui qui contribuent de toute leur impuissance à l'accentuation des vésanies à la mode, je songe à tel évêque qui proclame avec importance que « la nature de l'homme a bien changé depuis le XIII^e^ siècle » -- et si l'on persiste à négliger ce point d'appui dans le réel que nous offre le phénomène économique. Les esprits sont tellement faussés par l'inces­sant tintamarre de la propagande marxiste et par l'optique générale du subjectivisme inhérent à presque toutes les formes de pensée contemporaine qu'il devient quasiment impossible de se faire entendre d'eux et que les meilleurs se réfugient, pour retrouver quelque débris du réel que le délire de l'imagination a miraculeusement épargnée, dans une science économique de plus en plus hermétique, de plus en plus inaccessible, qui en analyse et en dilapide en mille éléments la teneur. La carence de la philosophie (et de la théologie) devant le dynamisme économique accorde toute licence à l'idéologie communiste, à la volonté de puissance technocratique et à l'État-Léviathan. \*\*\* Il faut commencer par le commencement et le commen­cement en matière d'action est la fin : *quod ultimum est in executione est primum in intentione*. Qu'est-ce que nous voulons ? Un homme en perpétuel devenir comme les technocrates de tout acabit le créent dans leurs plans, ou un homme digne de ce nom ? Un État sans société régis­sant des masses et les pétrissant à son gré, ou une société dont le génie humain a toujours à consolider et améliorer l'ordre naturel ? Nous avons choisi et ce choix même nous impose de prendre notre part dans une idée d'ensemble de la fin poursuivie. 151:125 Celle-ci se précisera à mesure que nous approcherons du but et trouvera son commencement d'exé­cution dans des circonstances de temps et de lieu données, indépendantes de nous, lesquelles, en cette année 1968 où nous sommes, se rassemblent presque toutes dans la hantise du problème économique dans le monde contemporain. Telle est la véritable prospective, conforme à la morale. Tous les actes humains -- raisonnables, volontaires et libres -- se situent *au point de jonction de l'éternel et du temporel*. C'est à nous, à chacun d'entre nous, au moins en intention et en nous traçant en esprit une ligne d'action présente et future, à opérer leur liaison. Nous n'avons pas à nous engager dans l'impossible modification de la nature humaine et de la société. Laissons cette prétention démiurgique à « l'escrivaillerie » comme dit Montaigne, des « intel­lectuels » dont « l'ineptie et l'inutilité » appelleraient, en temps meilleurs, « la coercition des lois », parce qu'elle « semble être quelque symptôme d'un siècle débordé ». Nous n'avons pas davantage choisi de naître en ce siècle affligé de caractéristiques aussi contradictoires. Mais nous pouvons et nous devons harmoniser ces deux nécessités, « en commençant par bien penser » à la voie, si longue et sinueuse soit-elle, qu'elles nous imposent de suivre et dont nous avons à dessiner librement la construction, les dimen­sions, la disposition des matériaux, les courbes, etc.... N'est-il pas étonnant de voir un facteur du dynamisme de l'économie aussi important que le marché abandonné aux pressions les plus disparates des individus, des groupes économico-sociaux et de l'État, alors qu'un Code du Marché -- auquel chacun serait soumis, et l'État lui-même -- pour­rait en régulariser le cours ([^55]) ? On pourrait citer d'autres carences analogues. 152:125 Nous n'avons que trop tardé à les pallier, faute d'une philosophie de l'économie qui nous soit propre : nous l'empruntons alors à nos pires ennemis, en l'édulcorant sans succès, voire en la « baptisant ». Si nous ne voulons pas être acculés à opter entre deux formes de la techno­cratie, l'américaine et l'européenne, prélude à l'esclavage communiste, nous avons, comme nos pères, placés devant d'autres « défis », l'ont fait victorieusement, à répondre au « *défi américain* », en retrouvant dans notre civilisation européenne et chrétienne le secret de « bien faire l'hom­me » : il est en nous et, si nous ne laissions pas recouvrir notre âme des sédimentations des propagandes, des modes et des adaptations au goût du jour, nous en aurions déjà projeté la lumière sur notre temps. Marcel De Corte. Professeur à l'Université de Liège 153:125 ### Le déclin des États-Unis d'Amérique par Thomas Molnar LE DÉCLIN ACTUEL DES États-Unis d'Amérique du Nord a pour cause certaines erreurs fondamentales de la démocratie que Charles Maurras avait mises en lumière. Les secousses se poursuivent à un rythme accéléré, et une sorte de terme se dessine déjà sur l'horizon. Les grands Empires, du moins les États-Unis d'Amérique, ne semblent plus avoir l'instinct et l'intelligence de résister à ce qui ruine leur équilibre. Un Empire est une structure de conquête qui doit parvenir à sa plus vaste expansion avant que le doute sur sa légitimité ne s'empare des milieux dirigeants. C'est donc une course de vitesse entre l'expansion et l'essoufflement. Maurras critiquait la démocratie jacobine, et avait, tout comme Tocqueville et Paul Bourget, beaucoup d'admiration pour ce qui, justement, n'est pas d'essence démocratique dans la Constitution, écrite et non-écrite, de l'Amérique, notamment les associations volontaires, l'initiative locale, l'autonomie des plus petites unités. Vers la fin du siècle dernier, le grand homme d'État russe, K. Pobiedonostsev, maudit comme le pire réactionnaire, a lui aussi reconnu que la démocratie est « native » aux Anglo-Saxons car ils n'en font pas une idole abstraite comme les continentaux inspirés par Rousseau. 154:125 Ainsi, la démocratie américaine avait pres­que toujours bonne presse ; elle est même devenue fétiche depuis 1945 dans une Europe vaincue et imitant son vrai vainqueur. Il apparaît aujourd'hui de plus en plus clairement que même la démocratie américaine est soumise à la loi de la durée des choses terrestres et que les éléments auxquels elle avait donné naissance et qui la travaillent depuis des dé­cennies ont réussi à la corrompre. Un des « secrets » de cette démocratie a été son pluralisme qui persuada Jacques Mari­tain (il y a vécu pendant et après la guerre) que sur cette terre est en train d'éclore « la nouvelle civilisation chrétien­ne » (dans son ouvrage, datant de 1958, *Réflexions sur l'Amérique*). L'erreur de Maritain est instructive ; il dé­couvrit un pays où la paix sociale a été maintenue par la tension même des groupes jaloux les uns des autres ; un mélange pragmatiquement admis entre capitalisme et ce que le naïf Maritain voulait bien appeler « socialisme » ; un esprit public non-religieux, mais du fait même que les Églises n'étaient pas politisées, pénétré d'un respect non-formulé, pourtant authentique, de la morale à base reli­gieuse ; finalement, une classe ouvrière chrétienne (irlan­daise, polonaise, italienne, etc.). A l'opposé du catholique Maritain, le philosophe marxiste des Indes, M. Roy, s'est également « converti » à l'américanisme et déclara qu'il abandonnait le marxisme car la conception américaine sor­tira victorieuse de la grande confrontation du siècle entre riches et pauvres. Le secret, vu et formulé par M. Roy, est que l'Amérique réussira à répandre le bien-être partout dans le monde, grâce à l'absence d'idéologie et à la présence de techniques nouvelles. \*\*\* Réduites à leur formulation locale, américaine, ces cons­tatations se résument dans l'expression « if you cannot beat them, join them » : si l'adversaire se révèle plus fort, rallions-nous à lui. Ce n'est pas exactement l'éthique des chevaliers, mais plutôt des businessmen qui ont de quoi acheter l'entreprise leur faisant concurrence. Bref, c'est l'art de céder et d'y trouver avantage. 155:125 Et cela réussissait assez bien, à l'intérieur ainsi qu'à l'extérieur : toutes les tensions créées par les vagues d'immigrants ont été finale­ment absorbées dans l'expansion du marché ; dès lors que les nouveau venus se mirent à frapper un peu fort à la porte des privilèges : Juifs à New York, Irlandais à Boston, catholiques dans le Sud protestant, Chinois en Californie -- cette porte s'est ouverte et ces plébéiens redescendus de leur montagne sacrée, c'est-à-dire de leurs quartiers du ghetto, obtinrent le droit de cité et leurs tribuns. De même en politique extérieure (qui est une sorte de business, elle aussi) : la prescription, depuis 1945, était que s'il y avait désordre et rébellion dans n'importe quelle par­tie du monde, Washington payait les frais de la casse, puis les frais de reconstruction. Plan Marshall en Europe, Allian­ce pour le progrès en Amérique latine, A.I.D. en Afrique et en Asie. Nasser rapporte les propos que lui a tenus Tito : *Il faut apprendre à donner des coups de pied dans le derrière des Américains, et ils ouvrent leur bourse*. Il y a trois ans, et depuis à maintes reprises, le président Johnson offrit des sommes miraculeuses à Hanoï et au Vietcong pourvu qu'ils s'attablent avec lui autour du tapis vert. On dira que ce n'est pas exactement de la sorte que Rome, que Tolède, que Londres ont créé leur Empire, et que ces Empires duraient plus longtemps et plus solidement que celui, à peine esquissé et déjà éphémère, de Washington. Mais admettons que Teilhard ait eu raison, que nous sommes en mutation, et que désormais les Empires seront des commencements de noosphère. La réfutation immédiate vient de l'intérieur du pays. Car la religion ou l'Université sont des réalités d'un autre ordre que les affaires, et même que la politique étrangère. Or, l'Amérique aujourd'hui cède sur tous les points : à peine formulées, les exigences les plus absurdes, les plus humiliantes obtiennent satisfaction. On boycotte les classes, on tire sur les enseignants, on occupe les bâtiments en obstruant toute activité : les auto­rités ne répondent plus par des concessions, mais par un abandon ouvert, total et absolu de leur responsabilité. Les professeurs qui déplaisent au groupe agressif et minori­taire des étudiants sont renvoyés ; les cours les plus saugre­nus (sur les techniques de guérilla, sur le racisme, sur l'impérialisme américain) sont insérés dans le programme. ; la grève qui avoue ouvertement son inspiration communiste est encouragée et proclamée « vacances officielles ». 156:125 Voilà pour les écoles. Même empressement à l'égard des Noirs. J'étais à Washington le lendemain de l'assassinat de Martin Luther King. C'est une ville « sudiste » avec des Blancs crâneurs. Mais ce jour-là on attendait l'explosion de la « colère noire » comme on attend le jugement de Dieu ou un tremblement de terre, c'est-à-dire dans la peur et la passivité. Une poignée de Noirs, des jeunes garçons, se mi­rent à piller, à abattre les Blancs qui les regardaient faire, a incendier les magasins défoncés. Aucune réaction. La radio transmettait la déclaration du chef de police que ni les agents de l'ordre ni la gendarmerie (state troopers) ne devaient intervenir afin de ne pas donner prétexte à une violence plus grande. Il y a quelques mois, les Blancs cru­rent malin de nommer un Noir maire de la capitale. La population noire n'en est pas devenue plus raisonnable. D'ailleurs, il faut le dire, les Noirs sont les premiers à souffrir de la violence, à en subir les conséquences : leurs maisons, leurs boutiques sautent de préférence, et c'est eux qui fournissent la majorité des victimes. Ainsi les autorités ne favorisent pas la communauté noire par leur attitude passive : seule une minorité d'agitateurs profite de leur démission. \*\*\* Minorité d'agitateurs à laquelle on prépare déjà des pos­tes de commande, c'est-à-dire qu'on les achète. La Commis­sion présidentielle formée à la suite des violences de l'été 1967 afin d'en étudier les causes a conclu après sept mois d'investigations que le racisme blanc est responsable de la violence noire. Pas un mot de blâme ou d'avertissement à l'adresse de ceux qui ont commis pillages, incendies, massa­cres. Mais, « impressionné » par cette conclusion (qu'il avait connue, l'ayant prescrite), le président Johnson de­mande au Congrès de nouveaux milliards inutilement dé­pensés mais dont le rôle principal sera d'aboutir dans les poches insatiables d'une nouvelle bureaucratie, cette fois-ci de direction noire. Le meilleur symbole de cette morale de commerçant est la photographie publiée dans tous les Journaux de New York après l'assassinat du pasteur King : 157:125 on y voit le maire, le nouvel archevêque, Terrence Cooke, l'évêque protestant et le grand rabbin (ainsi qu'une foule d'autres opportunistes) chantant, la main dans la main comme des gosses, le chant du radicalisme noir, We Shall Overcome... Au prix de n'importe quel reniement, de n'im­porte quelle vulgarité, on croit dur comme fer que tout ennemi est achetable. \*\*\* Le lecteur dira que cela s'est déjà vu ailleurs, partout. Oui, mais cette fois-ci cela se passe dans un pays anglo-saxon, puritain, ce qui appelle les remarques suivantes. L'équilibre dans l'âme puritaine s'établit finalement en­tre une conscience individuelle quasiment divinisée, d'une part, et, d'autre part, la discipline dans la communauté, c'est-à-dire le civisme. Cet équilibre est aujourd'hui rompu en faveur du premier terme. Ainsi se déchaîne moins la passion spontanée (le puritain ne fait jamais confiance à ces forces souterraines) que la sexualité la plus obscène justement parce que la passion et les émotions n'y ont guère de rôle. La passion est chose intime, incontrôlable ; la sexualité est concrète, elle s'enseigne dans les écoles, elle est monnayable sur le marché, elle se prête à la spéculation « scientifique ». Le civisme étant liquéfié, ce n'est même plus l'anarchie qui s'installe à sa place mais, sautant les intermédiaires, tout de suite l'obscénité, le dévergondage, la messe noire en place publique. Un exemple que le lecteur saura apprécier : le candidat à la présidence, le sénateur McCarthy, homme de toutes les gauches par une certaine veulerie écrite sur son visage, envoya sa fille de 18 ans à Columbia University, nid de pacifistes et de hippies de tou­tes les couleurs, afin de répondre aux questions des étu­diants dans le cadre d'un grand meeting. Question : « Est-ce que votre papa, devenu président, sévirait contre les homosexuels ? » -- « Mon papa ne sévit jamais contre quoi que ce soit. » J'ajoute que Columbia University possède le plus grand prestige, qu'elle ne partage qu'avec Harvard, Princeton, Yale et Berkeley. En voilà le niveau moral. \*\*\* 158:125 Pourquoi cette débandade, dont je pourrais, le lecteur peut me faire confiance là-dessus, donner des milliers d'exemples ? Je réponds que c'est dans la logique de la démocratie, jacobine ou autre, non pas parce que cela s'ap­pelle « démocratie » et que le mot soit néfaste, mais parce que la démocratie encourage les ferments spécifiques qui travaillent toute société et qu'il faudrait, justement, com­battre. La démocratie américaine, par son calme, sa prospérité, le contraste qu'elle proposait à une Europe cent fois déchi­rée, invitait tous les peuples, comme le proclame fièrement l'inscription sur la statue de la Liberté, à l'entrée du port de New York. Il est évident que ce n'est pas l'élément culti­vé qui prit le chemin de l'émigration ; ainsi le processus d'américanisation fut spectaculaire et total ; ce n'est que plus tard, aujourd'hui peut-être, que se manifestent les divergences n'osant pas dire leur nom. L'américanisation était-elle bâclée ? Difficile à dire ; il n'en reste pas moins qu'en cas de crise certaines minorités (et je ne parle pas des Noirs !) parlent d'une Amérique qui n'est pas la leur et pour laquelle ils refusent, en bonne conscience, tout sacri­fice. « Nous sommes libres, n'est-ce pas, de dire ce que nous voulons, et personne n'a le droit de nous contraindre contre notre conscience ! » C'est avouer que l'Amérique est établie sur un contrat, et que si mon intérêt personnel n'y trouve pas son compte, eh bien je rétracte ma signature. C'est le langage d'une compagnie d'affaires, non pas d'une nation forgée dans la souffrance et le sacrifice. La pluralité, tant vantée, devient déloyauté, difficilement identifiable et im­possible à dénoncer car, justement, où est la ligne de démar­cation, au nom de quoi peut-on pénaliser la sacro-sainte conscience individuelle ? Mais, objectera-t-on, si la démocratie est encore une réalité, ou même un mythe agissant, toutes les minorités ont un droit identique ; pourquoi les « nationaux », le parti loyal, ne combattront-ils pas pour *leur* vision de l'Amérique, pour *leur* version du patriotisme ? Ici nous entrons au cœur même du problème. Oui, la dé­mocratie est un mot d'ordre d'une puissance extraordinaire. Elle équivaut à la force imposante de l'expression « Senatus populusque romanus ». Mais la démocratie, davantage qu'un autre régime, a besoin d'être vécue, a besoin de vertus car elle est la chose la plus difficile en matière politique, elle est même impossible. 159:125 Or, la centralisation jacobine (réelle en même temps qu'idéologique) est aujourd'hui irréversi­ble : tout, de la médecine jusqu'aux arts, en passant par la recherche scientifique et la construction des blocs d'habi­tation, se trouve entre les mains du gouvernement fédéral de Washington. Cela aussi s'est déjà vu ailleurs ; d'accord, mais il s'agit d'une Amérique fondée justement sur le principe contraire et déclaré. La question n'est plus : Comment financer un projet ? Mais : Quelle est la priorité du finan­cement vue par Washington ? Un nombre grandissant d'Américains se rend compte que désormais on ne peut rien entreprendre sans l'immix­tion, sans la volonté expresse de Washington. Mais ce nombre est quand même une minorité, et cette minorité elle-même est encore loin, si elle y parvient jamais, de tirer les conséquences de cet état de choses. C'est dire que l'on continue à être enfermé dans le cadre des idées simplis­tes de la démocratie, tandis que la réalité démocratique elle-même ne cesse de se rétrécir. L'énergie politique des jeunes non-infectés d'idéologies de gauche est ainsi gas­pillée dans les vains combats électoraux comme si tel député local, tel maire ou conseiller municipal, et à plus forte raison, tel sénateur ou président pouvait changer grand, chose. La démocratie, faut-il encore le répéter, fait le vide sur la place publique, c'est-à-dire elle secrète un personnel de plus en plus avili, attire le démagogue vers les postes de commande. Si l'on veut examiner la causa proxima de cette dégéné­rescence, logique mais accélérée, de la démocratie améri­caine, il faut avant tout découvrir la République des Pro­fesseurs. Dans *Aspects de la France* du 29 février 1967, j'ai trouvé la première et seule indication à l'étranger (sous la signature de « Senceras ») que le déclin des États-Unis se trouve, comme plante dans la semence, dans son système scolaire. Je n'ai jamais pu persuader mes amis étrangers, distingués et donc influents dans leur pays, lors de leurs visites en Amérique, de s'asseoir, rien qu'une matinée, sur les bancs d'une classe élémentaire, secondaire ou de collège. Tout sur les États-Unis leur aurait été clair en un clin d'œil, y compris la politique étrangère de ce pays. Que d'heures gaspillées dans les cocktails de journalistes ou de politiciens sophistiqués, quand une simple salle de classe est de nature à leur enseigner l'essentiel. 160:125 « Senceras » pense que la formation qu'ont reçue jus­qu'à maintenant, dans leurs écoles et Universités, la majo­rité de leurs cadres, ne prédispose pas les Américains à ce sens de l'homme... à cette intuition indispensable pour promouvoir des procédés de combat adaptés à la situation créée par les Vietcongs. Observation d'une lucidité parfaite et qui en quelques mots a le mérite de résumer l'anti-pro­gressisme. Pourtant, observation nécessairement incomplète pour notre étude ici, car il ne s'agit pas uniquement d'une réalité intellectuelle, mais aussi sociologique. Si la dégéné­rescence américaine se manifeste aujourd'hui et ne s'est pas manifestée hier, c'est que nous sommes devant le phéno­mène d'une rupture entre générations. Celle des parents (et grands-parents) avait créé l'image de l'Américain un peu lent mais solide, bon enfant mais sachant la valeur du dollar, pragmatiste jusqu'à l'inculture, mais possédant un fonds indestructible de sens commun. Entre temps cet Américain « vieux jeu » a envoyé ses enfants au collège. Des millions, des dizaines de millions de garçons et de filles, dont l'esprit critique n'a jamais été fort développé et qui sont plongés dans le climat le plus em­poisonné (des collèges) que je puisse imaginer. Toute com­paraison avec les instituteurs marxistes en France est déri­soire : le professeur américain n'est pas marxiste, il est sans convictions, se laissant entraîner par le courant de la veulerie intellectuelle. Si le « produit », l'étudiant diplômé, se révèle pourtant marxiste ou progressiste, c'est qu'on a savamment décomposé les fibres de son cerveau en y intro­duisant non pas le nihilisme mais le Nihil. Les vertus prag­matistes des parents en sortent pulvérisées à tel point que *seule une société imposant sa discipline en dehors des classes* pourrait rétablir l'équilibre. Ce n'est pas le cas. Cela ne peut pas être le cas car l'éducation a valeur de religion aux États-Unis où les experts monstrueux des écoles normales imposent, dès le jardin d'enfant, leurs notions freudiennes, leur vue mécaniciste des êtres humains, leur jargon effarant. Puis, par osmose, ces notions, cette vue et ce jargon s'introduisent chez les parents. La famille est donc ébranlée depuis que l'enfant commence à aller à l'école, et jusqu'au moment où il obtient son diplôme le plus avancé. Le poison des intellectuels circule ainsi dans les artères de la société à tous les niveaux. 161:125 Arrêter ou changer cela est impossible, ne fût-ce que parce que *cela est devenu une industrie dont les consommateurs ne cessent d'augmenter et d'en redemander*. La vie de famille n'a pas toujours été très puissante aux États-Unis, à cause des distances, de la mobilité sociale et de l'esprit d'indépen­dance jadis inculqué chez les jeunes, futurs « self made men ». A présent la famille se défait sous l'influence d'au­tres facteurs, moins vigoureux, moins éprouvants : le mé­pris des parents subtilement introduit dans l'esprit des jeunes, flattés comme *la première génération* d'une huma­nité sans classes, sans liens autres que la fraternité cosmi­que et érotisée. \*\*\* Je suis raisonnablement certain que ces propos ne tom­bent plus dans des oreilles incrédules chez le lecteur euro­péen. Les phénomènes ici décrits sont d'ores et déjà si évidemment présents en Europe qu'il serait criminel de dire que cela ne le concerne pas, que c'est l'affaire des Américains. En un sens oui, c'est l'affaire des Américains car c'est chez eux que sévit et sévira la démocratie sans qu'ils sachent d'où vient le poison et comment en entraver le progrès. La famille européenne n'a pas encore cédé, et le fonds paysan n'est pas encore tout à fait extirpé. Une civilisation se dessèche, disait Spengler, en proportion de son éloignement de la terre, du sol. Cependant, surtout si l'on observe l'Europe depuis l'autre côté de l'Océan, certaines choses sautent aux yeux. L'attitude américaine que j'ai signalée au début de cet essai -- acheter les bonnes grâces de l'ennemi -- est en train d'être adoptée et appliquée avec une certaine lenteur, bien sûr, mais adoptée quand même. Il y a quelques mois, quelle fut ma consternation en lisant dans les journaux allemands qu'à Berlin-Ouest la police a trouvé une nouvelle méthode pour disperser les manifestants estudiantins : l'un des agents, ayant une expérience de la scène, se met à raconter des blagues devant le microphone, se moque gentiment de messieurs les étudiants assis en masse sur le pavé, obstruant la circulation. Il les prie de bien vouloir circuler car on sera obligé de les faire arroser par les pompiers. En effet, les manifestants finirent par se disperser. Quelle réussite des nouvelles méthodes inspirées de la philosophie d'outre-Atlantique ! 162:125 Inutile de dire que depuis les choses ont empiré et qu'à présent il y a des batailles rangées entre les agitateurs communistes joliment appelés « étudiants », et la police. On ne répond pas par des blagues du côté des étudiants, mais on incendie les voitures, on malmène les socialistes Brandt et Wehner, on hurle à la mort contre la République Fédérale allemande. Le chancelier Kiesinger parlemente avec ces messieurs, espérant peut-être leur raconter des plaisanteries comme le fit le bon agent doué de veine comique à Berlin. Ce que les communistes ne parviennent pas à liquider, leurs alliés involontaires le complètent à leur place. *La réforme de l'enseignement en France va directement dans le sens du système américain *; je ris, mais amèrement, soyez-en sûrs, à la lecture du compte rendu des colloques sur la réforme scolaire, et d'ailleurs je dois regarder deux fois pour voir si l'auteur de telle réforme s'exprime en français ou bien s'il est traduit d'un américain jargonné, baptisé ici même comme « éducationese » (comme on dirait *chinese*). Pour finir, il y a l'Église qui a bien appris la nouvelle méthode : laisser tout le monde parler et agir à sa guise, céder sur toute la ligne, ne présenter aucun front reconnaissable et clair. Se dissoudre dans le milieu teilhardien -- c'est le grand slogan destructeur de civilisations. Cela apaise-t-il l'ennemi ? C'est exactement ce que pensent les civilisations et les institutions quand elles en sont à leur déclin. Thomas Molnar. 163:125 ### Société technique... par Georges Laffly LA SOCIÉTÉ OÙ NOUS VIVONS nous apporte d'immenses avantages, mais les fait payer chèrement. Les machines, qui multiplient notre puissance et notre bien-être, qui créent de nouveaux divertissements et de nouvelles obligations, le changement des modes de vie qui s'en est suivi, tout cela fait que l'homme a comme changé d'élément. Cette société exerce une pression sur nos vies, si forte et si constante que malgré les biens qui nous sont prodigués nous la supportons impatiemment. \*\*\* Il n'est pas exclu qu'un jour on ne la supporte plus du tout, parce qu'elle contrariera trop des besoins et des instincts élémentaires. Mais peut-être aussi, l'habitude nous fera-t-elle nous adapter à ces exigences, et nos petits-enfants comprendront mal (s'ils s'en soucient) nos refus et nos tentatives d'évasion. Pour le moment du moins, nous ne sommes pas à l'aise dans cette société. Le langage familier l'exprime en disant que « le rythme de la vie » est épuisant, ou que la vie est beaucoup plus fatigante qu'autrefois. On désigne ainsi tant bien que mal les rigueurs et les contraintes sur lesquelles s'édifie le monde technique. Sous cette pression inhabituelle, l'homme éclaterait, comme un poisson descendu trop loin sous la mer, à une profondeur qui ne convient pas à son espèce, s'il n'y avait moyen de compenser ce poids énorme. 164:125 Le meilleur de ces recours est l'espoir d'une ère d'abondance et de puissance sans frein, d'un nouvel âge d'or. De là, l'enthousiasme avec lequel les sacrifices sont consentis. Mais la vie quotidienne comporte d'autres voies d'évasion. La première, c'est l'abandon aux spectacles, aux effets euphorisants de la technique. Chacun peut disposer ainsi d'un bain de rêve et de merveilleux. La seconde voie est la conséquence du morcellement des groupes sociaux anciens et de l'affaiblissement de l'individu. Il s'agit d'une sorte de frivolité, d'une *gaminerie* propre au temps où nous sommes. Ainsi la société technique semble-t-elle apporter les remèdes en même temps que le mal. Mais ne s'agit-il pas d'autres maux, qui risquent d'atteindre profondément l'humanité ? \*\*\* La société industrielle implique une précision surhumaine des mesures, et en particulier de la mesure du temps. E. Jünger (voir *L'homme et le temps, t. II : Traité du sablier*) a dit à ce sujet tout ce qu'il fallait et l'on ne peut que reprendre ses remarques. Nous avons des « horloges » qui mesurent le temps au cent milliardième de seconde. Mais il ne s'agit pas là d'un exploit isolé, qui n'aurait d'intérêt que pour quelques laboratoires. Ce souci d'exactitude extrême domine notre vie quotidienne dans la mesure où celle-ci est liée aux machines. Les horaires d'usine, de bureau, des moyens de transport, des spectacles nous font vivre constamment sous la domination, la menace des aiguilles. Il est significatif que les postes de radio précisent l'heure exacte un grand nombre de fois chaque jour. Il est rarement possible de se consacrer à une action en lui consentant le temps nécessaire, comme fait le chasseur, ou le peintre devant son tableau. (C'est ce que Jünger appelle le temps ad hoc). Au contraire, nous sommes presque toujours obligés de trouver à chaque action une place dans notre « emploi du temps » : même le loisir y est compris et limité. D'où l'impression de manquer de temps, d'être à l'étroit dans ce cadastre rigoureux. 165:125 L'ancienne disponibilité paraît fabuleuse. Nous sommes constamment rappelés à l'ordre par le temps. Si bien que dans cette étendue rigoureusement déterminée à l'avance, un moment libre inattendu (un rendez-vous manqué, par exemple) ne devient qu'un temps creux. Il n'y a pas libération, mais ennui. La contrainte de l'heure reste présente. De même, pendant les « vacances », de nombreux hommes continuent de vivre en surface comme pendant leur travail ; déshabitués, ignorant du vrai loisir, de la véritable *vacance*. Ils ne savent plus plonger, oublier le temps social. L'abandon à une activité déterminée, en oubliant l'heure, la parfaite coïncidence avec l'occupation immédiate, est une vertu rare. Berl, dans *Lignes de chance*, affirme que la civilisation des loisirs masque l'affaiblissement des valeurs religieuses. Il faut du temps pour lire Racine, dit-il, pas pour prier. C'est négliger le fait que plonger hors du temps social demande aussi du loisir, dans les conditions où nous vivons. Nous sommes retenus dans les filets de ce temps des horloges, il ne nous permet pas de l'oublier. C'est notre mode d'esclavage, un esclavage auquel nul n'échappe complètement. Tout l'effort de notre civilisation va pourtant à nous libérer des contraintes naturelles, à recréer le jour là où est la nuit, la chaleur au milieu du froid etc. Mais cette libération a entraîné une nouvelle contrainte. Nous portons notre maître sur nous, attaché au poignet dans sa petite boîte ronde, mais il est notre maître et nous lui obéissons. C'est la marque au flanc du bétail. La forme d'exploit caractéristique de cette forme de société, c'est le record. Évaluer une course en fractions de seconde, comparer les « temps » d'athlètes qui ont couru dans des lieux divers, à des mois ou à des années de distance, voilà de quoi nous enivrer. Plaisir purement abstrait, chiffré, auquel on peut s'intéresser sans même avoir mis les pieds sur un stade. Plaisir de serviteurs des machines. Et l'on se tromperait en pensant que la nécessité de concourir, que le besoin d'un record, n'intéresse que les sportifs. Toute notre activité est stimulée par ce souci. Concurrence entre les entreprises, concurrence à l'intérieur des entreprises entre ceux qui y participent, stakhanovisme, ou cette autre concurrence qui s'appelle expansion, qui consiste à faire mieux (c'est-à-dire à faire plus) que l'année précédente, tout nous rappelle que le record est un fait social capital. Impossible de s'arrêter sans tomber. Il faut dépasser les autres, se dépasser soi-même. L'idée de limite, l'idée de perfection font partie d'un autre monde. 166:125 L'importance du temps mesuré, on la voit aussi par la place que tient la prévision, et par la création de la pros­pective. Dans le monde pré-technique, la prévision ne dépas­se pas l'année en cours : le temps que lève une moisson, le temps de gestation. Il faut Joseph pour que le Pharaon prévoie sept années à l'avance, et amasse le blé pour cette semaine d'années. Et lorsque Colbert fait planter des fo­rêts, il pense à la marine, mais il ne calcule pas combien de frégates et de vaisseaux de haut-bord il tirera de tant de chênes et de châtaigniers. Dans notre société, un tel calcul est règle nécessaire. Un avion conçu en 1960 volera en 1971 ou 1972. Il en va de même partout ou interviennent de grands investissements. Il ne faut pas se tromper sur les besoins futurs, et y répon­dre d'avance. La prospective nous est aussi nécessaire qu'au laboureur la connaissance de l'ordre des saisons. Il nous faut supputer dix ans, vingt ans à l'avance l'évolution d'une population, d'une économie, et il nous paraît indis­pensable de planifier et de diriger le cours des choses, de fixer déjà le nombre des Parisiens en l'an 2000, leur répar­tition dans les diverses catégories d'emploi et l'organisation des lieux où ils iront se promener le dimanche. Il faut orienter les désirs, susciter des vocations, décourager cer­tains goûts. Voilà donc l'avenir à son tour mesuré et cadastré, même si ces prévisions sont déjouées, comme il arrive le plus souvent. Une conséquence annexe est même que cet avenir, mâché d'avance, n'étonne plus. L'imagination est en avance de plusieurs années sur la réalité. Les autoroutes futures font les gros titres des journaux, et le présent, par suite, est toujours décevant. « Tu ne prendras pas demain à l'Éternel. » On ne le prend pas, mais on tente de le coloniser. Encore une fois, il ne s'agit pas d'une domination du temps, mais d'une prétention à cette domination. Il serait trop facile de mon­trer au contraire à quel point notre société est imprévoyan­te, combien elle hypothèque légèrement cet avenir. 167:125 Cette entreprise de connaissance du présent et de prévi­sion de l'avenir donne toute son importance à la statisti­que. Aucune de nos activités n'y échappe. Nos choix politi­ques, le goût des fraises, la pratique de la bicyclette ou le penchant au suicide sont enregistrés, peuvent être prévus. D'où le sentiment d'une perte de liberté, d'une dépendance et d'une impuissance qui sont celles de la goutte d'eau emportée dans un courant. L'idée grandit en nous de l'irres­ponsabilité, et de notre écrasement par des forces énormes. L'homme ne se sent plus qu'une unité interchangeable, unité productrice, reproductrice, consommatrice. L'accent est mis sur l'uniformité, et de fait les hommes se ressem­blent de plus en plus, modelés par l'État (enseignement, ad­ministrations), les moyens d'information de masse et les puissants outils des publicités et des propagandes. Ce n'est pas un hasard si l'on parle de moins en moins du « prochain » et de plus en plus du « semblable ». Telles sont les contraintes du monde rationalisé : con­trainte du temps mesuré, (celui du présent vécu comme celui de la prévision), uniformisation, souci du record. A cela il faut ajouter que ce monde est fondé sur le change­ment rapide. Il est essentiel à notre société que ses normes, et ses ambitions ne durent pas. Expansion et progrès tech­nique modifient sans cesse la vie quotidienne, les mœurs, l'idée du possible et même notre image du monde. Cette civilisation est une aventure, dans le sens le plus précis. On ne sait ce que sera demain. On l'imagine. On l'espère. Mais ces imaginations, ces espoirs, sont souvent déçus, et cela aussi fait partie de la règle du jeu. Il n'y a aucun repère, aucune sagesse éprouvée qui soit utilisable. On le nie du moins. Et l'image qui nous plaît le plus, quand nous pen­sons à cette situation, est celle d'une voiture lancée à toute vitesse sur une route inconnue. \*\*\* Plus cette formidable pression pèse sur nous, plus nous ressentons le besoin, pour rétablir l'équilibre, d'une évasion dans l'irrationnel sous toutes ses formes. On a vu l'étude des rêves se développer au moment même ou naissait le monde le plus contraire aux forces nocturnes. L'importance que l'on accorde aux images du sommeil vient de leur rôle libérateur et compensateur. 168:125 Ainsi dans notre société, le rêve, le merveilleux, la magie, chassés du devant de la scène prennent leur revanche. La ville, où règne la contrainte technique, est en même temps le liu où, par les spectacles, les lumières, le bain de musique des radios et des grands magasins, s'épanouit une efficace et euphorisante magie. Ses moyens sont innombra­bles. Parlant des romans, Roger Nimier écrit : « Là, l'écri­vain contribue à quelque rêve éveillé, dont nos contempo­rains ne sauraient sans doute se passer et qu'ils absorbent à travers le cinéma, les journaux, la publicité, le roman policier » (*Jules César,* éd. Hachette). C'est dans les villes aussi que les vacances prennent toute leur valeur : elles sont rupture avec le temps et le lieu du travail, elles introduisent une séparation analogue à celle de la veille et du sommeil -- même si cette rupture n'est pas parfaite pour les raisons que nous avons vues. La ville serait un séjour insupportable si elle n'était aussi cette prodigieuse machine à rêve -- des rêves à bon marché -- qui nous propose la machine à sous et le match de football, le cinéma et les affiches, les grands magasins. Le métro, à Paris, y joue son rôle, faisant alterner au milieu d'un tintamarre hypnotique, les couloirs nocturnes et les îlots pleins de couleurs, remplis d'appels au bonheur, au bien être, spectacle que l'on subit dans l'immobilité, dans un état de demi-sommeil. Une ivresse différente nourrit l'enthousiasme du temps et contribue à faire oublier ses rigueurs : la science est devenue fantastique. Transmettre et conserver les images et les voix, construire des machines qui calculent cent mille fois plus vite que l'homme, envoyer des engins sur la lune, tout cela est bien étonnant, d'autant que nous savons mal par quelles lois et quelles propriétés naturelles on obtient ces résultats. Nous nous servons d'un transistor exactement comme Aladin se servait de sa lampe. Nous ne savons pas pourquoi nous entendons de la musique après avoir tourné le bouton, et Aladin ne savait pas comment le djinn apparaissait après le frottement de la lampe. Mieux -- nous ne nous posons pas plus la question que lui, si l'on excepte quelques enfants curieux. Je sais qu'il y a une différence : si nous voulons nous mettre à l'étude de quelques parties de la physique, nous comprendrons parfaitement le fonctionnement du poste. Il y a pratiquement magie, mais chacun sait que cette magie n'est qu'apparence, et que la réalité est très ration­nelle. N'empêche que -- lorsque nous n'y pensons pas -- la part de magie l'emporte sur la part de raison. 169:125 Vivant au milieu de phénomènes extraordinaires, qu'on n'osait rêver il y a un siècle, nous sommes portés à croire qu'il n'y a pas de bornes au possible, que *ce n'est qu'une question de temps.* L'immortalité, les voyages dans les étoiles, ou plus platement la richesse pour tous, avec, au­tour de chaque homme, une foule de petits serviteurs que nous savons déjà nommer robots, rien de tout cela ne nous paraît invraisemblable. Divers auteurs ont déjà dressé des calendriers de ces conquêtes. Un exemple entre cent. Roger Marc Gowan, dans un ouvrage intitulé *Sciences et technologie de l'espace*, aux Presses Universitaires de New York -- avouons que tout cela a les apparences du sérieux -- écrit froidement : « Avant vingt ans, l'humanité aura pris contact avec les puissantes intelligences extra-terrestres. Celles-ci ne sont sans doute pas des êtres organiques, mais des machines qui pensent. Tout nous incite à croire que ces intelligences nous observent déjà. Tout nous invite à imaginer qu'elles nous gouvernent. » Nous voilà bien en plein merveilleux. On peut penser que ce texte incroyable (que sont ces machines qui pen­sent ? Qui les a façonnées ? Comment nous gouvernent-elles ?) relève de la science-fiction. Mais il n'est pas proposé comme tel. Ces intelligences qui nous observent, cela fait penser aussi aux soucoupes volantes, dont justement des personnalités fort sérieuses se préoccupent (en France, c'est le général Chassin qui préside la société d'études). Tel est ce nouveau merveilleux. L'extraordinaire, l'in­vraisemblable à portée de la main, c'est de quoi exalter les hommes, et leur faire oublier les tristes contraintes du monde mécanique. Elles ne sont plus alors que le prix qu'il faut payer pour participer à une aventure unique et qui donne le vertige aux meilleurs. Sur un plan plus modeste, la machine à rêves qu'est la ville distribue son merveilleux quotidien. Il suffit au plus grand nombre pour accepter la vie « à la chaîne » qui est le lot commun. Dans les deux, cas, l'espoir et l'ivresse qui sont ainsi dispensés sont des sous-produits de l'aventure technique et industrielle, qui, à la fois, crée les contraintes, les rigueurs dont nous avons parlé et trouve en elle-même de quoi les adoucir ou les tromper. \*\*\* 170:125 La rationalisation de nos vies (horaires, produits stan­dardisés, contrôles administratifs de toute sorte), l'unifor­misation, le fait que nous sommes modelés sur un type commun par toutes les forces de l'industrie et de l'État, que nous sommes de plus en plus des unités statistiques et de moins en moins des personnes, ces faits ont modifié notre univers moral. On s'est plaint du sentiment de solitude, de vide, d'an­goisse que développe notre civilisation. Les anciens liens rompus, les communions évanouies, nombreux étaient les hommes qui en souffraient plus ou moins consciemment. Mais nous sommes déjà plus loin. Après l'étape de l'angoisse qui était nostalgie d'un accord nous voyons ap­paraître une nouvelle réaction. La nostalgie était souvenir d'un ordre. Nous en sommes à l'oubli complet, à la frivolité. Le refus du sérieux, le refuge dans l'irresponsabilité sont les traits de cette frivolité, que nous appellerons gaminerie, pour marquer qu'elle est une parodie de l'état d'enfance, une négation de l'état adulte, qui paraît impossible. Ainsi un peuple dominé par l'étranger, s'il ne choisit pas la révolte se réfugie dans les futilités. Ici, c'est la ma­chinerie sociale, omniprésente, toute-puissante, qui ne lais­se pas la possibilité du choix et de la responsabilité. Ce sentiment d'impuissance devant les forces qui nous manœu­vrent, sentiment d'un esclavage qui paraît d'ailleurs bien­faisant, d'ailleurs nécessaire, explique la gaminerie. Elle se manifeste de mille façons, depuis « les histoires drôles » dont la charge d'humour noir a singulièrement grandi ces dernières années (mais c'est à cause de l'indiffé­rence du public) jusqu'à des propos comme : « Hitler, con­nais pas » ; depuis le ton des publicités jusqu'à l'ignorante et facile insolence de tant d'articles. Elle est le ton à la mode. 171:125 Ce n'est même plus la dérision. La dérision joue un grand rôle à l'époque de l'angoisse et de la nostalgie, quand il reste encore des vestiges de l'ordre ancien. C'est une attaque rageuse contre le vénérable, le sacré, catégories que l'on refuse d'admettre mais que l'on constate encore en les niant. Elles sont encore présentes à l'horizon. La littérature de dérision ne trouve sa raison d'être que dans une diffé­rence de niveau entre l'auteur et le lecteur, entre l'auteur et la société où il vit. Le blasphème ne porte que si celui qui le prononce ou l'écoute croit en Dieu, ou s'il peuvent évoquer un tiers qui y croit. Un Patagon qui n'a jamais entendu parler de la France, s'il se mouche dans un dra­peau tricolore, n'offense en rien l'emblème des Français. La gaminerie intervient au stade suivant. C'est la déri­sion sans horizon de sacré. Celui-ci est suffisamment effacé, oublié pour que l'intervention des réalités qui le symboli­sent ou le portent ne soit qu'un jeu, et non la violation d'un tabou. Tout se passe en surface. La gaminerie, c'est le divertissement, au sens de Pascal, mais qui a oublié sa raison d'être, qui a oublié la mort. Une fuite dont on a oublié la cause. Se souvient-on de *Pierrot-le-fou *? C'est un film de Go­dard. On y voit plusieurs meurtres, une scène de torture, enfin le suicide du personnage principal. Ces morts, ces cruautés sont montrées comme un jeu, en refusant d'émou­voir. Ce ne sont que de bonnes farces, analogues à celle des Pieds-Nickelés. « Pierrot » transporte d'ailleurs dans sa fuite à travers la France un album de ces bandes dessinées, célèbres avant 14, et qui mettent en scène trois joyeux escrocs. C'est le climat de la gaminerie : cette dévaluation du cadavre, par exemple, et la référence aux bandes dessinées qui restituent un monde enfantin, sans attaches avec le réel, sans pesanteur. Ce n'est pas un hasard si cette litté­rature de moutards connaît une grande vogue aujourd'hui. Preuve par neuf : dans le même film, il est plusieurs fois question du Viet-Nam. Là, la mort retrouve son sérieux et si j'ose dire son poids de sacré. L'auteur se montre même pompeux. Il sait les égards qu'il doit à la Révolution. D'où vient une telle légèreté ? C'est que ce sont les ma­chines qui décident, et l'État. L'homme, le grain de foule n'est plus rien. Il a abdiqué, et il ne lui reste que le jeu mo­rose avec les anciens attributs de sa souveraineté : sa liber­té, le sens qu'il pouvait donner à sa vie, et à sa mort. \*\*\* 172:125 Sur les marges de notre vie apparaissent ainsi des phé­nomènes bizarres, fort bien acceptés, après tout. Les jour­naux nous présentent chaque jour cette glace à trois faces. Le monde technique, avec les problèmes économiques, les statistiques, les nouveaux modèles d'autos ou d'avions (quant à la politique, à l'histoire, c'est le cauchemar, que l'on re­fuse de toutes ses forces, mais qui fascine). Le merveilleux on le retrouve avec certaines informations scientifiques, avec la chronique des vedettes, et aussi avec l'horoscope : l'astrologie persuade chacun d'un destin particulier, d'un rapport personnel avec l'univers (personnel du point de vue du lecteur. Le fait même que l'horoscope est imprimé à des centaines de milliers d'exemplaires rappelle à l'esprit critique la présence des machines). Le mnonde de la gamine­rie enfin, avec l'humour, les bandes dessinées, et aussi le tiercé, qui révèle le besoin d'échapper à la norme économi­que sans imprévu, l'appel au dieu Chance pour nier le dieu Calcul. Ainsi, à leur manière les journaux reflètent-ils la réa­lité quotidienne. Georges Laffly. 173:125 ## Chronique de la Révolution de mai 1968 Aux pages suivantes : trois articles d'images et d'analyses documentaires. JEAN-MARC DUFOUR Grand voyageur, qui a vécu depuis vingt ans un nombre respectable de révolutions sous diverses latitudes et notam­ment en Amérique latine, il était à Paris en mai 1968. Avec sa grande habitude du reportage au milieu des émeutes et des combats de rue, avec son coup d'œil expéri­menté, il était sur place et à son affaire « Dans les rues de Paris ». ROLAND GAUCHER Il est l'un des meilleurs spécialistes de l'étude des appareils communistes. Il a publié cette année chez Albin Michel un volume considérable et qui fait déjà autorité : « L'opposition en U.R.S.S, 1917-1967 ». Il était lui aussi sur le terrain. Il nous donne une analyse précise des « groupes révolution­naires ». 174:125 ÉTIENNE MALNOUX Il était également sur place, pour d'autres raisons, que sa­vent ceux qui le connaissent. Il avait publié dans « Itinéraires » (numéro 104 de juin 1966 et numéro 105 de juillet-août 1966) une analyse détaillée de « la réforme Fouchet ». Il étudie la Révolution universitaire de mai 1968 sous l'angle d'une suite naturelle de cette « réforme » subversive, créatrice de sub­version : « Deux ans après la réforme Fouchet ». 175:125 ### Dans les rues de Paris par Jean-Marc Dufour JUCHÉ SUR LA DERNIÈRE VESPASIENNE du boulevard Saint-Michel, un disciple de Daniel Cohn-Bendit harangue dans la nuit ses troupes indisciplinées. Quelqu'un a dû lui dire qu'il ressemble à Lénine jeune. Il a soigné son apparence : barbichette rousse taillée en pointe, casquette rejetée en arrière ; une seule note discordante : ce nouveau Lénine est revêtu d'un treillis de l'armée américaine. « *Camarades,* crie-t-il dans la nuit, *camarades, aujour­d'hui nous vous demandons de vous disperser. Nous ne sommes plus en force, les combattants de la rue Gay-Lussac ont dû aller se reposer. Camarades, nous avons remporté cette nuit une grande victoire. *» Le soir même, rentré à Paris, le chef du gouvernement français, qui avait assisté en Afghanistan aux festivités de la course au veau, contresignait ces déclarations, retirait les forces de police du Quartier Latin, faisait libérer les prisonniers -- qu'ils fussent étudiants ou rôdeurs de bar­rières, et la Cour d'Appel, au cours d'une audience de pure forme, remettait en liberté provisoire ceux qui avaient été condamnés à des peines de prison sans sursis. Examinant l'action du chancelier de l'Hospital aux temps troublés de la Ligue, Jacques Bainville écrit : 176:125 « Les pouvoirs des municipalités furent accrûs : c'est comme si, dans des temps troublés, la police intérieure était abandonnée aux communes. L'Hospital pensait que la liberté arrangerait tout : il désarmait le gouvernement et il armait les partis. Michelet, presque malgré lui, traite ce libéral comme un imbécile : « Aux flots de la mer sou­levée, aux éléments furieux, au chaos, il dit : « Soyez rois. » Il n'y a qu'à remplacer le mot « municipalités » par le mot « Universités ». \*\*\* L'incendie a pris à Nanterre. Incendie préparé, incen­diaires tolérés par « les autorités universitaires » comme on dit. Tout était cédé, tout était permis, et M. le doyen Grappin bénissait les préparatifs de la petite guerre civile qui s'organisait sous ses yeux. Là, nous cédons la parole à un professeur de cette Faculté, qui écrivit au *Monde* pour protester contre les « informations » que publiait ce jour­nal. Laissons parler M. Alexandre Micha, professeur de littérature du Moyen Age et du XVI^e^ siècle : « *Que n'était-il* (il s'agit de M. Girod de l'Ain) *le jeudi 2 mai vers 16 h. 30 à Nanterre ? En fait de* « *lassitude *»*, il aurait pu voir la guerre civile se préparer, et par tous les moyens. Que n'a-t-il assisté à la discussion où l'étau s'est refermé sur le doyen et sur le directeur de l'enseignement supérieur ? Que n'a-t-il assisté à l'entrevue qui m'a opposé il y a dix jours à trois énergumènes qui venaient me de­mander le micro pour diffuser un appel au meurtre et à la violence ?* *Il aurait vu de près ces trois faciès rageurs et inspirés : il aurait constaté que le dialogue que je leur offrais, ils l'ont refusé.* « *Pourquoi la presse, y compris* LE MONDE, *n'a-t-elle jamais dit en clair ce qui a été accordé aux étudiants de Nanterre, et qui n'existe nulle part ailleurs, pas même en France. Pourquoi ?* « 1 -- *Le droit de faire de la politique à la Faculté même ; une salle, la* E 1*, a été réservée aux étudiants à cet effet ; le droit d'affichage sur des panneaux qui leur sont attribués. Liberté d'expression ? Liberté de réunion ? Ils l'ont. Mais il est intolérable que, quand on leur accorde l'amphithéâtre A, ils veuillent à tout prix l'amphithéâtre B, qui est identique, mais où un cours doit se dérouler.* 177:125 « 2 -- *Des comités de liaison ont été institués à Nanterre, où les problèmes ont déjà été et devaient être discu­tés. Nous avons passé de longues heures, de longues se­maines, à mettre sur pied cette nouveauté que les* « *enra­gés *» *ont boudée.* « *Eh nous manquons de patience ? *» Que l'on excuse cette longue citation : je crois qu'elle était indispensable. \*\*\* Nanterre fut fermé. L'agitation se transporta à la Sor­bonne. Un meeting se tint dans la vénérable cour de cette institution. Le Recteur demanda aux protestataires de l'évacuer ; ils refusèrent. Il fit appel à la police. Tout cela n'était guère nouveau. Des manifestations et des bagarres dans la cour de la Sorbonne j'en ai vu des dizaines, je dois même avouer que je n'ai pas fait que les « voir ». La police pénétrant sous l'œil de Pasteur et de Victor Hugo dans cette même cour, je l'ai vu aussi un certain nombre de fois. Rien ne semblait dépasser le cadre des agitations habi­tuelles du Quartier Latin. Le hasard fit que ce jour-là, je regagnais le métro Châte­let, lorsque j'entendis des sirènes de police. Puis je vis arri­ver sur le boulevard du Palais, une longue file de cars, précédée de motocyclistes toutes sirènes hurlantes, emprun­tant la gauche de la chaussée pour aller plus vite, à croire que l'émeute était déjà née, et la rive gauche en feu. Cette colonne était en avance de quelques heures sur le cours des événements. Je remontai vers le « Quartier » et arrivai au carrefour des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain juste à temps pour assister à la première intervention de cette colonne de police. Précédés d'un commissaire en civil porteur d'un bouclier, brandissant à la fois une matraque et son écharpe tricolore, les policiers faisaient penser à un chien qui aboie aux pigeons. Allaient-ils à droite que la manifesta­tion se regroupait à gauche, couraient-ils à gauche que les cris reprenaient à droite. 178:125 Rien que de très « traditionnel ». A peine pouvait-on noter quelques signes d'une tension plus grande que d'ha­bitude : les pierres ou les briques jetées sur le service d'ordre depuis les plus hauts étages du Lycée Saint-Louis, par exemple, et l'apparition de slogans repris en chœur -- ce qui indique une certaine organisation chez les mani­festants ; d'abord « C.R.S. ! S.S. ! » (cela laissait indiffé­rent le service d'ordre composé de gardes mobiles et de policiers parisiens) plus « La Sorbonne aux étudiants ! » et surtout « Libérez nos camarades ! ». La lecture de la presse du lendemain était pleine d'ensei­gnements. Elle est encore plus intéressante lorsqu'après quinze jours on prend le temps de la parcourir à nouveau. Il y a les textes inoubliables des organisations et publi­cations communistes sur les « groupuscules » « anarchistes trotskistes, maoïstes », etc. « composés de fils de grands bourgeois et dirigés par l'anarchiste allemand Cohn-Ben­dit » qui se font « les complices du pouvoir et de la poli­ce ». Cela, c'est la municipalité (communiste) de Nan­terre ; *L'Humanité* elle, demandait « comment qualifier ceux qui par leurs agissements irresponsables, leurs vio­lences, leurs injures, ont provoqué cette situation ? » Et les Étudiants communistes s'en prenaient aux « responsables gauchistes » qui entendaient « bloquer le fonctionnement des facultés et empêcher la masse des étudiants de travail­ler et de passer leurs examens. » Il y a surtout le fait que les deux organisations qui allaient utiliser cette agitation et en faire leur miel n'appa­raissaient qu'en bas de la page, en caractères minuscules : le Bureau national du Syndicat national de l'enseignement supérieur, et l'U.N.E.F. moribonde étaient les premiers à prendre le train, en marche et à se rallier aux « enragés de Nanterre ». Tous deux appelaient à la grève et à la mani­festation pour le lundi suivant, 6 mai. Enfin, premier bilan : cinq cent quatre vingt seize personnes arrêtées, vingt sept porteurs d'armes prohibées, et deux garçons équipés de postes radios émetteurs-récepteurs... \*\*\* 179:125 *Lundi* 6 *mai*. -- Le Quartier Latin a pris le visage qu'il conservera tout au long de la semaine : cars de police et barrage sur la Place de la Sorbonne, barrages et cars de police dans toutes les rues qui mènent à cet établissement, police et cars sur le Boulevard Saint-Michel, et ce parfum aigrelet des gaz lacrymogènes à demi éventés. Tout un déploiement de forces qui resteront immobiles ou presque, engluées dans leurs ordres, tandis qu'autour d'elles s'orga­nisera l'émeute. Plus que le boulevard Saint-Michel, c'est le boulevard Saint-Germain, de « la Maube » à Saint-Germain des Prés, qui sert d'axe aux manifestants. Tout l'après-midi va se passer à d'étranges parties de barres. Réfugiés dans les ruelles du quartier Saint-Séverin à chaque charge de la police, les « étudiants » en ressortent l'injure à la bouche et les projectiles plein les mains, dès que celles-ci se sont repliées. Il pleut des pavés et bien d'autres choses : mor­ceaux de bitume arrachés aux trottoirs, débris de vitres qui scintillent au soleil, tiges de fer prises à des magasins et que les émeutiers lancent comme des javelots... Boulevard Saint-Germain, à la hauteur de l'ancienne Faculté de Médecine, un mince cordon de gendarmes mo­biles repousse à coups de grenades lacrymogènes l'émeute qui occupe le carrefour de l'Odéon. De trois heures de l'après-midi jusqu'à la nuit tombante les gendarmes res­teront là, recevant les pavés enlevés aux rues latérales, et chaque fois que l'un d'entre eux sera emporté vers les ambulances je penserai aux batailles d'autrefois et aux officiers qui commandaient « Serrez les rangs ! » lorsqu'un boulet avait balayé une file de soldats. Vers la place Maubert, des flammes s'élèvent dans le lointain. On apprendra que c'est une baraque de canton­niers qui flambe. Les pompiers venus éteindre le feu sont pris à partie par les manifestants et c'est grâce à l'inter­vention d'un photographe de presse qu'ils peuvent proté­ger les automobiles voisines. Brusquement, le carrefour de l'Odéon se vide : on voit passer dans le fond du décor les casques d'une colonne de gardiens de la paix qui se dirige vers la Seine. Derrière eux l'émeute revient occuper le carrefour. 180:125 Enfin, sur le tard des renforts de police arrivent. Une moto-pompe s'engage sur le Boulevard Saint-Germain. Accueillie par une grêle de pavés qui brisent ses glaces et sonnent comme de gigantesques coups de poing sur sa carrosserie, elle hésite puis fait demi-tour. Un instant après elle revient accompagnée d'une équipe de protection. Les gendarmes mobiles atteignent le carrefour de l'Odéon. Des pavés tombent des rues latérales où des émeutiers injurient les gendarmes et les accueillent avec des gestes obscènes. Déjà, apparaissent les voyous de bistrot et tout ce que Saint-Germain-des-Prés peut compter de roulures et d'écume sociale. La police dépasse l'Odéon et atteint les grilles de Saint-Germain-des-Prés. Il y a là, en première ligne, une qua­rantaine de C.R.S, des gendarmes mobiles sur l'un des trottoirs et au centre de la rue cent cinquante à deux cents gardiens de la paix en masse compacte. Devant eux, des voitures ont été traînées au milieu de la rue par les mani­festants ; certaines sont retournées A l'intérieur de l'une d'elle, qui gît sur sa toiture, l'éclairage s'est mis à fonc­tionner. Tout le boulevard est noyé d'un brouillard de gaz lacrymogènes et le soleil couchant transforme cette fumée en une brume d'or. Soudain, surgit de ce nuage une fille, ou saoule, ou dro­guée, ou folle. Elle danse au milieu du boulevard avec des gestes à la Loie Fuller, entraînant derrière elle un peuple d'ombres à demi devinées. Une pluie de pavés s'abat sur le service d'ordre. Alors c'est la panique. La police fuit devant cette armée d'ombres folles. Ce n'est qu'au carrefour Mabillon passé que les officiers de paix arriveront à arrê­ter leurs hommes et à les ramener au combat. Après ? après ce fut la répétition de ce qui devait se jouer bien des soirs sur le théâtre des rues parisiennes. Dans la nuit, des ombres s'agitent. Elles dépavent la rue ou accumulent au centre de la chaussée ce qui peut brûler ou constituer un obstacle. La police noie de gaz lacrymo­gènes la fraction de rue, les pavés pleuvent, ou les pierres, ou les boulons, la police charge et les ombres s'enfuient. Puis tout recommence. \*\*\* 181:125 Ici, je voudrais m'arrêter quelques instants. D'abord pour parler de la police. C'est devenu une habitude assez pharisaïque chez le « bourgeois » que de taper sur le « flic ». Lorsqu'il n'a pas le courage de descendre dans la rue, il encourage ceux qui y sont -- et qui s'apprêtent à le pendre le lendemain -- ; et puis, surtout, il est horrifié par la « violence du service d'ordre ». Oui, il y a des « vio­lences du service d'ordre ». Comment croyez-vous, bon­homme, que l'on s'oppose à une révolution ? En offrant des fleurs aux émeutiers ? En leur criant « Petit ! Petit ! » comme pour rattraper votre chat qui s'est sauvé ? Et si vous êtes de « droite », bonhomme, vous êtes-vous assez attendri sur les Suisses abandonnés par Louis XVI ! Eh bien vous êtes Louis XVI et ces gens sont vos Suisses : *Soldats rougeauds, croisés de blanc,* *Au vin toujours nouveau, toujours, toujours dignes ivrognes...* ainsi les a chantés Arthur Nicolet. Ceux-ci ne vous plai­sent pas ? Dites-vous que chaque régime a les Suisses qu'il mérite. Et si vous êtes « de gauche » votre indignation devient comique. Vous voulez la révolution, *mais une révolution sans risques*. Les pavés contre le service d'ordre c'est bien, mais si celui-ci contre-attaque, c'est mal. Dans les deux cas, cela revient au même : de gauche comme de droite le « bourgeois » refuse le terme du contrat qui le gêne : il veut la révolution, mais sans que l'ordre soit défendu ; il veut l'ordre, mais sans que soit combattue la révolution. Ensuite pour parler des manifestants. « Manifestations d'étudiants », telle fut l'étiquette accrochée par la plupart des journaux. Certes, il y avait des étudiants, une majorité même en ce lundi 6 mai. Mais il n'y avait pas que des étu­diants. On voyait apparaître tout ce qui surgit en périodes de troubles. « Katangais » sans Katanga, trafiquants de tout poil, pâles gouapes et blousons noirs ; et déjà ce jour là l'étrange faune de Saint-Germain-des-Prés, filles aux lunettes énormes et dandys aux culottes sales, ce qui allait donner à cette révolution ce côté mi-drogué, mi-réaliste : Dada plus le L.S.D. \*\*\* 182:125 *Mardi* 7 *mai. --* Retenu ce jour là par d'autres obligations je n'ai pu me rendre sur les lieux des manifesta­tions. J'écoute, dans la soirée, la radio d'État dont le reporter affirme que des « étudiants non-violents » se sont inter­posés entre les manifestants et le service d'ordre. Le lende­main, un ami me téléphone : ces étudiants « non violents » sont des membres du service d'ordre communiste qui tentent de reprendre les choses en main. En fait, la manifestation, partie de Denfert-Rochereau, aura été maîtresse de ses mouvements à travers tout Paris : Invalides, Champs Élysées, Étoile, rue de Rennes. Seul le Quartier Latin lui fut interdit. C'est ce soir là que M. Daniel Cohn-Bendit acquit la faveur des âmes progres­sistes : il pissa sur la Tombe du Soldat Inconnu. *Le Monde,* par la suite, eut beau affirmer qu'il n'avait fait qu'un simu­lacre, cette manœuvre de la réaction ne pouvait réduire un tel geste aux proportions d'un acte manqué. \*\*\* *Mercredi* 8 *mai.* -- A peine arrivé place Saint Michel je rencontre des vendeurs de *l'Humanité,* et des distributeurs de tracts communistes : « L'union des étudiants commu­nistes de France appelle tous les étudiants à se rassem­bler à 18 h. 30 ce soir à la Halle aux vins... » Dès cinq heures du soir, les premiers militants com­mencent d'arriver. Ce ne sont pas apparemment ceux du Parti Communiste mais des communistes pro-chinois. Ils occupent en force le trottoir en face de l'entrée de la nou­velle Faculté des Sciences. L'un d'eux, drapé dans un drapeau rouge, vend à la criée *L'Humanité Nouvelle.* On croirait une illustration pour calendrier des P.T.T. chinois. La foule s'accumule dans la faculté. Des professeurs de Nanterre, précédés d'une banderole afin que nul n'en ignore, viennent se joindre au meeting ; on applaudit sur les trottoirs ; ils sont contents. A l'intérieur de la Faculté, les discours sont retransmis par haut-parleur ; l'intervention du délégué de la C.G.T entraîne des mouvement divers mais bruyants « Nous sommes un groupuscule ! » scandent les « enragés » puis les autres. La première tentative communiste de prendre le train en marche se solde par un échec évident. 183:125 Puis le cortège s'ébranle. Tenant toute la largeur du Boulevard Saint-Germain il se dirige vers le Quartier Latin. A l'entrée de chaque rue transversale, un barrage de police ou de gendarmerie mobile. Chaque fois, un cordon de ser­vice d'ordre viendra se placer devant eux pendant tout le défilé du cortège, boulevard Saint-Germain, rue de Tour­non, rue Médicis. Arrivé au Luxembourg, le cortège s'arrête. Le haut du boulevard Saint-Michel est barré par une haie de dix rangées de policiers derrière lesquels on aperçoit les masses luisantes des motopompes et des autocars de la Préfecture. C'est un nouveau meeting qui s'organise entre respon­sables à vingt mètres de la police. Car les dirigeants de l'U.N.E.F. et du Syndicat national de l'enseignement supé­rieur, le SNES-Sup., se sont singulièrement engagés. « Libérée par la police ou non, a déclaré Geismar, ce soir la Sorbonne sera à nous, enseignants et étudiants, (cité par *Le Monde*). « Ce soir, la Sorbonne sera à nous ! » s'est écrié Sauvageot à la fin de son discours de la Halle aux Vins. -- Nous n'avons qu'à mettre les professeurs au premier rang, suggère un des « chefs ». -- Tu parles, réplique un autre ! Monod et Kastler sont partis apprendre le Karaté ! L'un des discuteurs est particulièrement logique et agressif : -- Personne ne forçait Geismar et Sauvageot à faire de semblables déclarations ; maintenant qu'elles sont faites, il faut y aller ou c'est un échec et vous porterez la respon­sabilité d'une attitude démobilisatrice... Je le regarde : cheveux longs et sales encadrant une figure qui frappe par l'intelligence du regard et la finesse des traits, celui là y croit. De la poche de son imperméable américain sort le manche d'un lance-pierre et je devine l'autre poche gonflée de boulons et de pierres. Finalement, repoussée par son propre service d'ordre, la manifestation se disperse... \*\*\* 184:125 *Vendredi* 10 *mai.* -- Ce jour là un élément nouveau est venu s'ajouter : les Comités d'Action Lycéens ont décidé de se joindre aux manifestants. Décision singulièrement favorisée par certains proviseurs. C'est ainsi qu'au Lycée Henri Bergson les demi-pensionnaires furent jetés à la rue à midi sans que les parents fussent le moindrement infor­més de ce qui se passait. Le Quartier latin, en fin d'après-midi, offre un curieux spectacle : toute la tribu des petits prophètes barbus se hâte vers Denfert-Rochereau. Autour du Lion de Belfort, une foule de très jeunes gens s'agglomère peu à peu. -- Combien croyez vous que nous sommes ? me de­mande l'un d'entre eux. -- Cinq à six mille. -- Pas plus ? Il paraît sincèrement déçu. Les groupes d'étudiants apparaissent ; d'autres groupes aussi, y compris celui du garçon qui voulait en découdre place Edmond Rostand l'autre soir. Discours, discours, dis­cours, puis le cortège se met en marche descendant le bou­levard Arago, précédé de son service d'ordre : casque de moto sur la tête, visage fardé de bicarbonate de soude (contre les gaz lacrymogènes) veste de cuir ou impermé­able des surplus américains, et précédé aussi de ses provo­cateurs, -- même uniforme mais lance-pierre surajouté. La manifestation n'est qu'à cent mètres de la rue de la Santé lorsqu'un officier de C.R.S. s'aperçoit que ses hommes sont mal placés et que le cortège va passer entre eux et l'entrée de la prison. Les sections de C.R.S. traver­sent le boulevard à toute allure cependant que les acti­vistes tentent de presser la colonne des manifestants qui avance toujours à pas comptés derrière la haie de son ser­vice d'ordre. Je retrouve mon agitateur : -- Trop tard, me dit-il, mais -- et il me montre son lance pierre -- je leur ai tout de même envoyé quelques boulons... Carrefour des Gobelins, la colonne marque un moment d'hésitation. Les estafettes en vélo-moteur viennent de prendre les consignes auprès d'un monsieur bien habillé, costume gris, cheveux coupés court, visiblement un cadre du P.C. qui avance environ à cent mètres devant la mani­festation. 185:125 Rue Monge, boulevard Saint-Germain. C'est le même tableau que la veille : des barrages d'agents ou de gen­darmes dans les rues transversales conduisant vers la Sor­bonne, « contre-barrages » de manifestants pendant que s'écoule la manifestation, immense colonne qui, au moment où nous arrivons place Maubert, occupe toute la lon­gueur de la rue Monge. Combien y a-t-il de manifestants ce jour-là ? Peut-être trente mille, ou quarante mille. Et d'étudiants parmi eux ? enlevons les six mille lycéens, dix mille « n'importe quoi » venus s'agréger à la colonne, quel­ques milliers de professeurs du SNES-Sup., et nous trouvons au maximum vingt mille étudiants. Vingt mille sur cent soixante mille que compte l'Université de Paris. C'est un minorité de cette minorité qui, par la suite, va imposer sa volonté. Carrefour Saint-Germain -- Saint-Michel. Dans le soir on aperçoit les barrages de police qui interdisent l'accès vers l'Odéon ou vers la Seine. Une minute, je pense que la manifestation est encerclée, mais, stupeur, le haut du bou­levard Saint-Michel, interdit la veille, est libre de forces policières. La colonne s'y engouffre saluant au passage la police des cris habituels : « C.R.S. -- S.S. ! », « de Gaulle ! Assassin ! », « Libérez nos camarades ! », et de celui-ci, cher aux Trotskistes « A bas la -- répression -- policière et patronale ! » Maintenant, tout le boulevard Saint-Michel, de Saint-Germain à la gare du Luxembourg est occupé par les mani­festants. Ceux-ci s'engagent dans la rue Gay-Lussac et dans toutes les petites rues qui séparent cette rue de la rue Soufflot. Un panneau de sens interdit commence à vacil­ler au-dessus de la foule, puis disparaît, arraché. Des coups sourds retentissent, puis d'autres semblables à des coups de pioches : à l'aide de barres de fer, de plaques qui entou­rent les arbres, ou des poteaux de signalisation qui viennent d'être arrachés, les manifestants commencent à dépaver le boulevard Saint-Michel. Non qu'ils soient tous d'accord. Certains appellent à la dispersion, d'autres s'engagent, drapeaux rouges en tête, vers Denfert-Rochereau et je crois un instant que la mani­festation, revenue à son point de départ n'aura plus qu'à recommencer son périple. Toutefois un fait capital va jouer : la présence des éléments, des C.A.L. : les *Comités d'Action Lycéens.* 186:125 D'où sont surgis ces C.A.L. ? Des *Comités Viet-Nam de base*. Et quelle était l'orientation politique de ces Comités Viet-Nam de base ? En grande partie favorable aux commu­nistes pro-chinois. C'est leur présence qui permettra aux hommes de Cohn-Bendit, aux trotskiste, aux pro-chinois de déborder le service d'ordre si gentiment prêté à l'U.N.E.F... Par qui ? « Par la Fédération » me dira innocemment un « responsable ». Et qui l'a prêté à la Fédération ? mais voyons : les jeunesses communistes. Il n'y a pas qu'elles, non, mais il y a surtout elles. Ils jouent le rôle d'éléments modérateurs et incarnent ainsi la première tentation du Parti communiste : apparaître comme un « parti d'or­dre », un parti de gouvernement, aux yeux de ceux qui demain -- croit-il -- devront partager le pouvoir avec lui. Première tentation et première erreur : demain, ce n'est pas vers le Parti communiste devenu sage que se tournera Mendès-France, mais vers les énervés de l'U.N.E.F., les enragés de Nanterre, les excités de la C.F.D.T, et, au Stade Charléty, c'est la « modération » communiste qui sera mise en accusation. Au moment où je quitte la Place Edmond-Rostand, ce sont ces C.A.L. qui font circuler les ordres. A côté de moi, j'en entends qui interviennent dans une discussion : « Le mot d'ordre du *22 mars,* c'est de faire un barrage devant chaque barrage de police. Occupez le Quartier Latin ! » \*\*\* Lorsque je reviens vers minuit sur le Boulevard Saint-Michel, les barrages de police qui interdisent toujours le passage vers la Place Saint-Michel et le carrefour de l'O­déon semblent avoir triplé d'épaisseur. Masses noires des cars de police qui reluisent sous la bruine devant et en dessous d'eux une plage de galets noirs les casques ; les figures des hommes paraissent blêmes, surmontant les cirés noirs et luisants eux aussi. Dans les mains, des boucliers noirs, des matraques noires. Face à ces barrages monstrueux une foule descend le Boulevard Saint Michel. Foule contenue par un service d'ordre qui fait la chaîne et resserre les manifestants. On les entend crier dei slogans que l'on ne comprend pas encore. 187:125 Au-dessus d'eux flottent des drapeaux rouges com­me tachés de noir. Des lambeaux d'*Internationale* se mê­lent aux slogans. Dans la nuit, ce groupe compact d'envi­ron mille à deux mille personnes fait penser à un navire surmonté de fumées et de flammes. Le groupe descend toujours. Je suis sûr qu'il va tenter de forcer le barrage de police. On comprend maintenant les slogans : « Cinq cent mille ouvriers au Quartiers Latin ». Les premiers rangs arrivent à la hauteur des grilles de Cluny. Sur les drapeaux rouges tendus par le vent, on peut lire : F.E.R. (Fédération des Étudiants Révolutionnaires). Ils sont maintenant à quelques mètres des matraques de la police, et tout ce bloc, massif, farouche, le poing levé, l'*Internationale* à la bouche, s'engage résolument dans la partie libre du Boulevard Saint-Germain : les trotskistes, ce soir là, allaient simplement se coucher. Place Edmond-Rostand, il n'en était pas de même. Les forces de police, stationnées rue Soufflot et rue Médicis, attendaient, l'arme au pied. A quelques mètres ou dizaines de mètres d'elles, le spectacle était incroyable. D'abord, la faune. Des étudiants et des lycéens, certes, mais aussi les plus étonnants spécimens de l'humanité « dans le vent » : « Nanas » en pantalons de velours vert pistache ou violet tendre, juchées sur des talons aiguille, des lunettes « gros­ses comme ça » sur le nez, font la chaîne pour transpor­ter les pavés de la rue Royer-Collard à la barricade (la première) en construction rue Gay-Lussac. Les petits pro­phètes barbus y travaillent comme s'ils n'avaient rien fait d'autre de toute leur vie. Boulevard Saint-Michel, un ouvrier a mis en marche un compresseur et c'est au marteau-piqueur que se pour­suit, à cinquante mètres du service d'ordre, le dépavage de la chaussée ! Il y a mieux, d'ailleurs ! A cinq mètres devant les gendarmes mobiles qui barrent la rue Soufflot, une barricade s'élève. Petite, mais barricade ; quelque cinquante centimètres à un mètre de haut, en ce qui con­cerne le tas de pavés, qui est surmonté de fils de fer, de tringles métalliques, et aussi, à hauteur du cou, d'un fil de fer que l'on ne distingue pas dans la nuit et qui devrait arrêter une charge des mêmes gendarmes. 188:125 Un gentil jeune homme arrive pour ajouter sa pierre à l'édifice, mais aupa­ravant il même face aux gendarmes la chute du pavé sur sa propre tête et leur fait comprendre que c'est ce qui les attend. Puis il part en riant, et lorsqu'il se retourne je vois une croix d'or briller dans le col ouvert de sa chemise. Pourquoi se priverait-il du plaisir de jeter « des pavés sur les flics » ? Le R.P. Varillon lui en a donné, à l'avance, l'autorisation. « *Supposons,* a déclaré ce Père, le 17 janvier 1967, dans l'Église Saint Jean-Baptiste de Belleville, *que la place de l'église et la rue du Jourdain soient transformées en bar­ricades. Vous arrachez des pavés, vous prenez un pavé dans votre main et vous vous apprêtez à le lancer sur les adver­saires qui sont de l'autre côté de la barricade. Et tout d'un coup vous vous dites :* « *quand même ! ce C.R.S. ou cet agent qui est là, en face, c'est un père de famille, il a des enfants, je ne veux quand même pas, moi, faire une veuve et des orphelins ! *» *et vous laissez tomber votre pavé à vos pieds. C'est bien gentil, mais ça équivaut à lui donner le pavé pour qu'il le lance sur vos amis. Je ne dis pas que dans certains cas, ce n'est pas ce qu'il faut faire. Cela peut se trouver, de façon exceptionnelle et à la manière d'un saint. Il y a des cas où il faut manifester une sorte de toute-puissance de la charité, mais ce sera exceptionnel et de toute façon ce n'est pas ce qu'il faut conseiller, disons, à un syndicat ou à une force de grève. Vous ne pouvez quand même pas donner des armes à vos adversaires. Les veuves et les orphelins, ils seront de notre côté, c'est tout ce que vous aurez comme résultat*. » « Lundi de Pâques 16 avril 1917, écrit Maurice Paléolo­gue (*La Russie des Tsars pendant la révolution*), j'ai croisé non loin du monastère de Saint-Alexandre Newsky, une longue file de pèlerins qui se rendaient au Palais de Tau­ride en psalmodiant. Ils portaient de grands drapeaux rouges sur lesquels on lisait : « Christ est ressuscité ! Vive l'Église libre ! » ou « Au peuple libre, Église libre et démocratique. » Revenons au Quartier latin, revenons aux conséquences. Rue Gay-Lussac, je rencontre des jeunes gens visible­ment intéressés par le spectacle. Je m'approche d'eux et la conversation s'engage : l'un est ingénieur des Travaux publics, l'autre candidat au notariat ; ce dernier me ra­conte : 189:125 -- Au début, je me promenais à pied lorsque je fus abordé par un inconnu. « Venez avec moi, me dit-il, j'ai des laissez-passer pour ma voiture et je me fais ouvrir tous les barrages. » Curieux, j'y fus. C'était vrai. Pour les manifestants, il agitait un brassard rouge ; l'effet en était magique. On nous mit à un moment devant une ambulance pour lui ouvrir le chemin, car les manifestants respec­taient plus le brassard rouge que la croix rouge. Et pour la police, c'était encore mieux », mon conducteur présen­tait un certificat médical sur lequel il était écrit : « Je suis un malade mental, je vais avoir ma crise, je dois de toute urgence me rendre à l'hôpital de... » « Eh bien, tous les barrages de police s'ouvraient sans discuter ! » Autour de nous, les bâtisseurs de barricades s'affai­rent. « Les curieux à la chaîne » nous crie l'un d'eux. Nous gagnons un endroit plus calme. -- Voyons, me dit le futur notaire, tout cela va mal finir. Vous connaissez un État au monde qui laisse faire des barricades sans que la police intervienne ? Je m'approche d'un officier de gendarmerie et lui de­mande ce qu'il se passe : -- Il paraît qu'ils discutent, me dit-il avec un geste en direction de la Sorbonne. Ce n'était qu'en partie exact. Le recteur Roche avait demandé aux « responsables » de la manifestation de venir s'entretenir avec lui. Deux avaient été joints ; « les deux dingues », me dira un étudiant : Geismar et Cohn-Bendit ; le troisième, Sauvageot, était introuvable. Il resta introu­vable toute la nuit et même je crois une partie de la mati­née, au point que son organisation -- l'U.N.E.F. -- lança un communiqué pour assurer qu'il avait disparu. La chose était moins tragique : fatigué, épuisé, conscient de la né­cessité de conserver à ses troupes un chef frais et dispos, M. Sauvageot était tout simplement allé se coucher. Il se reposait donc chez son correspondant à Paris, M. Sarda, tandis que le recteur attendait et que ses partisans bâtis­saient. Il y avait même des célébrités qui étaient venus colti­ner le pavé : M. Godard, cinéaste, par exemple. J'ai long­temps espéré qu'il avait poussé la cohérence idéologique jusqu'à amener sa voiture pour qu'elle brûlât dans les barricades. Mais non. La cohérence idéologique de M. Godard s'arrête au niveau du pavé. 190:125 Au milieu de la place Edmond-Rostand, où s'agitent encore quelques troupes, un garçon équipé d'un haut-parleur portatif lance un appel « Retirez-vous derrière les barricades ! la police va charger ! » ; quelques retar­dataires tendent encore des fils de fer et des cordes dans l'entrée de la rue Gay-Lussac, puis se retirent. Entre la police massée rue Médicis et la première barricade, qui s'élève à environ deux mètres de hauteur, un « no man's land » saccagé. Becs électriques abattus, rue dépavée, feux de signalisation arrachés avec leur base de granit et incorporés à la barricade ; les bouches d'incendie ou­vertes déversent des torrents d'eau sur les trottoirs dé­vastés. Soudain, la police part de la rue Médicis et s'avance vers les insurgés. Flaubert décrit, dans Salammbô, les mer­cenaires partant au combat en frappant de leurs épées sur leurs boucliers. Je doute que les policiers aient lu Salammbô, mais c'est pourtant le même geste qui scande le premier assaut de la police. A peine la barricade est-elle franchie que les pavés se mettent à pleuvoir ; la seconde fois, je vois la police municipale se replier, avec une telle hâte cette fois-ci que je manque d'être renversé tant sa fuite est fougueuse. Ce sont les C.R.S. et les gendarmes mobiles qui vont la remplacer. Jusqu'au petit jour, les mêmes scènes se répéteront ; le service d'ordre noiera de gaz lacrymogènes les barricades successives, puis les enlèvera sans qu'il y ait de résistance ni de corps à corps. Chaque fois, les principaux obstacles à l'avance des C.R.S. seront les voi­tures incendiées dont le réservoir d'essence peut faire explosion à tout instant. Chaque fois, après avoir abreuvé d'insultes le service d'ordre et l'avoir lapidé -- de loin ; les troupes de la révolution se retireront à toute allure dès que les C.R.S. feront mine d'avancer. La « glorieuse résistance » des insurgés naîtra, le lendemain matin, dans les colonnes de la presse. 191:125 Au petit matin, je me retrouve au coin de la rue des Feuillantines et de la rue Saint-Jacques, soumis à un bom­bardement de bouteilles et de pavés lancés du toit de la Maison des Mines. A côté de moi, un pavé crève le toit d'une voiture. Un peloton de gendarmes mobiles arrive par la rue Saint-Jacques, salué d'injures, et continue sa route vers Denfert-Rochereau. Quelques heures plus tard, M. Pompidou arrive à Paris. \*\*\* Déjeunant quelques semaines après avec des intimes, le même Pompidou reconnaissait les erreurs de son gou­vernement. Entre autres d'être parti pour l'Afghanistan en plein milieu de la crise. Nous estimons qu'une autre série d'erreurs est représentée par les mesures qu'il prit à son retour. Face à la Révolution, il céda tout et sur tout. La Sorbonne fut réouverte après, il est vrai, que M. Sauva­geot se soit engagé à ce que les cours y reprennent norma­lement. Visiblement, il n'en croyait rien ; le tort du gou­vernement fut d'être moins perspicace que lui. Les « étudiants », ou assimilés, pris les armes en poche furent libérés d'urgence avant d'être amnistiés en bloc. La magistrature fut priée de s'en tenir au rôle de concierge des prisons que lui a assigné le pouvoir. Elle s'y tint. Elle condamna lorsqu'il fallait condamner et libéra lorsque le propriétaire demanda le cordon. On promit des réformes, celles qu'avait proclamées quelques mois plus tôt le colloque de Caen et qui avaient été accueillies avec méfiance par les bonzes du Ministère de l'Éducation Nationale tout occupés à « défendre l'école laïque ». Alors, devant cette carence de l'État, devant le trou par en haut, les chefs de la Révolution devinrent plus assurés ; leurs prétentions se firent plus audacieuses. Une manifestation des « centrales syndicales réunies » fut annoncée pour le lundi 13 mai. Son itinéraire fut tracé au milieu du Quartier latin où étaient encore visibles les traces de l'émeute, et où le passage des manifestants con­firmait la démission du pouvoir. Tous purent se rendre compte qu'il y avait eu violence et que comme me dit un ouvrier ce jour là : -- « Eh bien, la violence paie ! ». 192:125 La leçon fut écrite sous une autre forme, le lendemain sur les murs de la Sorbonne : « On ne compose pas avec une Société en décomposition. » \*\*\* La manifestation défila pendant trois heures et quart ; elle rassemblait donc environ trois cent vingt-cinq mille personnes, étant donné qu'on ne peut faire passer plus de cent mille personnes à l'heure par le Boulevard Saint-Michel. Trente mille étudiants l'autre fois, trois cent vingt-cinq mille personnes ce jour-là, ce sont des chiffres im­pressionnants. Sauf si on les rapproche des cent soixante mille étudiants de la région parisienne -- et je n'ai pas le compte des lycéens -- et si l'on pense qu'il y a dans la même région quatre millions de gens en âge de mani­fester. Ces manifestations, lorsqu'on en a vu une, on les a vues toutes. Regarder pendant plus de trois heures défiler ran­gées après rangées, n'est pas un spectacle bien varié, que les manifestants brandissent les drapeaux rouges de l'Internationale ou les voiles de veuve des drapeaux noirs. Ce sont les incidents qui comptent, mais comme on ne peut se trouver dans tous les points du cortège on n'assiste qu'à ceux que le hasard vous octroie. C'est ainsi que je vis un brave homme annoncer à un officier de police que l'on avait oublié de faire fermer une armurerie, juste à côté de la Place de la République, sur le trajet du cortège. Ainsi je vis aussi défiler une foule immense entre le Palais de Justice et la Préfecture de Police qui criait au passage « A bas l'État policier ! ». Et cet homme tout petit, rond, rouge, un peu essoufflé qui avançait au milieu d'un grand silence, le poing brandi, et criant tant qu'il pouvait : « Ouniversidad popoular ! ouni­versidad popoular ! » Et les ânes du Luxembourg tra­versant « cortège pour regagner leur étable aux cris de « Fouchet ! Fouchet ! » Mais le spectacle n'était pas là. Il était place Denfert-Rochereau, à l'arrivée de la manifestation. Là, les militants de la C.G.T. voulaient que le cortège se disloque, mais les militants « étudiants » voulaient, eux, rejeter vers le Quar­tier latin cette masse avec laquelle ils venaient de défiler. 193:125 « Dislocation Boulevard Arago ! » criaient les premiers, « Ceux qui veulent aller voir la télé, Boulevard Arago » ripostaient les seconds, « les manifestants au Champ de Mars ». Tiraillés, affolés, fatigués, les bons manifestants communistes filaient aussi vite que possible de cette place qui sentait la poudre et la Révolution. Il y eut du monde au Champ de Mars, et le soir même, la crasse s'emparait de la Sorbonne. Crasse matérielle : jamais en un temps si court autant de papiers déchirés, de morceaux innommables de je ne sais quoi ne jonchèrent un lieu public. Crasse intellectuelle aussi. A ce qu'affirmè­rent les journaux, Sauvageot réclama deux heures de radio chaque jour pour les « étudiants » ; jamais le gou­vernement ne manqua une si belle occasion : brancher un micro dans le Grand Amphithéâtre et diffuser tout, mais tout ce qui s'y disait. En deux jours les « penseurs » de la Sorbonne eussent vu la population s'esclaffer sur leur passage ; au troisième, ils partaient d'eux-mêmes. Certains se sont ingéniés à recopier les inscriptions sur les murs de la Sorbonne, je leur laisse volontiers cette partie du travail, mais cependant voici une ou deux cita­tions qu'il ne faudrait pas laisser perdre : « *Dieu n'a jamais existé, mais les prêtres étaient ventriloques,* *Maintenant les sociologues ont des magnétophones, Après Dieu, l'art est mort : que les curés ne la ramènent pas.* *Nous crèverons les profiteurs des idéologies refuges des nouvelles religions,* *Les sociologues n'échapperont pas aux massacres. *» ou encore : « *La société est une fleur carnivore. *» ou encore : « *On était venu pour rigoler. *» Pauvre garçon ! Ou encore : « *A bas le sommaire, vive l'éphémère. *» *signé : Jeunesse Marxiste Pessimiste.* 194:125 Collée sur les fresques qui se trouvent au fond de la Cour, sous le préau, une recette de coquetail Molotoff -- mauvaise. Rentré chez moi je cherche dans mes docu­ments rapportés d'Amérique latine : c'est celle donnée par le colonel Bayo dans le livre d'agitation cubain : « *Cent cinquante questions à un guérillero. *» La cour de la Sorbonne devient rapidement le lieu de distraction favori des habitants des arrondissements limi­trophes. Le premier soir, un piano fut hissé devant la chapelle, le second c'était un groupe de hippies qui chan­tait. Ils -- ou elles ? -- étaient cinq ! l'un restait en extase les yeux mi-clos, bouche bée, les autres jouaient du tam­bour de basque ou faisaient tinter des clochettes ; ils chantaient des mélopées monotones et belles. Puis s'installa le groupe d'Agitation culturelle, le C.R.A.C. On voudrait l'inventer qu'on n'y arriverait pas ! De jour, la Cour était transformée en Foire aux jam­bons intellectuelle. Toutes les charcuteries marxistes éta­laient leur production sur des tréteaux, toutes sauf une : je vis « vider » proprement un garçon qui voulait installer un stand de l'*Humanité*. -- Ça fait trois fois qu'on le vide, et trois fois qu'il revient, commenta un « chinois » à côté de moi. Hors cela, tout y était : les deux, trois ou quatre (on ne sait plus) dissidences de dissidences trotskistes, les anars, les chinois de deux espèces, auxquels s'ajoutèrent bientôt les terroristes arabes d'El Fatah, ce qui entraîna l'installation de Sionistes marxistes. Et au milieu de la Cour, les clients ou les agitateurs discutaient de tout sans jamais s'arrêter : c'était la démocratie directe. Pourtant, me dira-t-on, il y avait des gens sérieux qui travaillaient en commission. Tous les journaux l'ont dit, cela doit-être vrai. Peut-être, mais je ne les ai pas vus. A moins qu'il ne s'agisse des Étudiants de sociologie en grève qui accouchèrent d'une motion reproduite par le journal Action n° 3 du 21 mai ; en voici un fragment : « (...) *D'où la solution adoptée en Assemblée générale nous continuons le travail cet été* (*transformation de la Sorbonne en Université critique*)*. Nous invitons nos cama­rades ouvriers, instituteurs, étudiants étrangers à venir travailler avec nous, et nous ne resterons pas enfermés dans nos université : nous formerons des groupes de travail. Thèmes du travail d'été : répression policière et État policier, étudiant et travailleur, Analyse critique du système global de l'enseignement* (*primaire, secondaire, supérieur*)*.* 195:125 *L'examen* (*le mot est discuté*) *d'automne portera à la fois sur ce travail estival et sur les programmes étudiés jus­qu'au 3 mai. La forme de cet examen provisoire sera défi­nie au cours de ce travail d'été ; les assistants ont promis leur collaboration ; les professeurs* (*absents*) *sont invités à participer.* (...) » « (...) *La solution est proposée aux autres disciplines il faut que l'université prenne son sort en main et s'ou­vre.* (...) » Comme une huître. \*\*\* Je ne parlerai pas de ce qui s'est passé à l'Odéon : chaque fois que je m'y suis rendu le spectacle était si ennuyeux que je me suis cru à un spectacle Jean-Louis Barrault-Madeleine Renaud et que je m'y suis endormi. \*\*\* Il faut maintenant quitter le côté « folklore » de cette révolution, même si c'est par l'intervention d'éléments aussi qualifiés que Daniel Cohn-Bendit qu'il se manifeste, et en arriver à ce qui fut l'épreuve de force, épreuve d'où la révolution sortira momentanément vaincue. Le 15 mai, l'usine Renault de Cléon en Seine-Maritime était occupée par ses ouvriers en grève ; le 17, arrêt à Sud-Aviation et à Rhodiacéta. Le 18 grève des transports publics. Je ne sais pas comment se sont déclenchées les occupa­tions d'usine de Cléon ou de Sud-Aviation. Mais j'ai eu le bonheur de savoir de source très informée comment l'affaire s'est déroulée au Centre Atomique de Saclay. Le 20 mai, des travailleurs appartenant soit aux ser­vices de l'Énergie Atomique, soit à des entreprises liées par contrat avec l'Énergie Atomique ont occupé le Service de Documentation du Centre de l'Énergie Atomique de Saclay. Le lieu était parfaitement choisi car c'est là que sont placés les micros qui correspondent à la sonorisation de tout le centre. 196:125 Ils annoncent au directeur que « les travailleurs, en liaison avec la lutte des autres travailleurs » prennent en main le C.E.N. de Saclay pour étudier les nou­velles structures du Centre de l'Énergie Atomique et éta­blir les structures nouvelles du pouvoir des travailleurs. Puis ils convoquent les travailleurs à un meeting au Ser­vice de documentation. Dès cet instant, quelques constatations s'imposent : a\) les gens qui ont pris l'initiative ne sont pas des mili­tants syndicalistes connus, il n'est même pas sûr qu'ils aient une carte syndicaliste dans la poche. b\) les gens qui ont pris l'initiative ne s'étaient, avant, jamais fait remarquer par une quelconque attitude reven­dicative. c\) le « noyau dur » est composé de gens appartenant aux entreprises extérieures au Centre de l'Énergie Atomi­que, mais travaillant sous contrat avec lui. Un meeting permanent est institué, d'où sont éliminés les dirigeants syndicaux « en tant que tels » même s'ils sont admis, quelquefois, à parler en leur nom individuel. Après quoi, le meeting et la contestation permanents, servent à user physiquement et moralement les cadres administratifs et syndicaux. Toute cette affaire fut certainement menée par des dirigeants qui ne se sont pas dévoilés. Voilà en gros ce qui s'est passé à Saclay. Jusqu'à ce jour, la plupart des renseignements que j'ai pu recueillir montrent que ce n'est pas un cas isolé ; je connais une bonne demi-douzaine d'entreprises où nous nous trouvons en face de la même tactique, de la même doctrine révolutionnaire. Il est impossible que ce soit là pure coïncidence. Il s'agit donc là d'une nouvelle force révolutionnaire, admirablement camouflée jusqu'ici, *ou qui a su se concilier, dans l'État, sa police, son administra­tion, des complicités telles que les rares rapports annon­çant pour le printemps une tentative révolutionnaire ont été* « *mis sous le coude *» *et ne sont jamais parvenus à ceux qui auraient dû en connaître.* \*\*\* 197:125 *Jeudi 23 mai.* Le gouvernement qui n'a pas su faire reconduire à la frontière M. Cohn-Bendit entre deux gen­darmes lorsqu'il en était encore temps, a profité du fait que celui-ci était retourné dans son pays -- l'Allema­gne -- pour prendre contre lui un arrêté d'interdiction de séjour. Il n'en faut pas plus pour remettre le feu aux pou­dres. Manifestations le 22, manifestation « spontanée » le 23. C'est la première fois que l'on voit apparaître, je dirais officiellement, ces « éléments inconnus qui disent venir d'usines de la région parisienne. Ils ont les cheveux longs, portent des blousons kakis, certains d'entre eux sont munis d'énormes chaînes » ; ce sont les « katangais » -- une bande de voyous et de blousons noirs mieux orga­nisée que les autres -- qui fait son apparition. Je ne peux pas dire comment, ce jour-là, commença l'affrontement avec les forces de l'ordre : lorsque j'arrivai boulevard Saint-Michel, la bataille était déjà commencée. La police se trouvait au carrefour Saint-Germain-Saint-Michel. Face à elle, une gigantesque barricade ; derrière les premiers rangs de policiers, monstre noir dans la pénom­bre, un bulldozer énorme est encadré par deux moto­pompes. La police remonte le boulevard Saint-Michel et le bulldozer s'attaque à la barricade maintenant désertée. Les réverbères ont été brisées à coups de fronde, la nuit est presque complète sur cette partie du boulevard Saint-Michel. Seuls la percent les phares jaunes du bulldozer. Pendant vingt minutes, le monstre va se battre avec les troncs d'arbres abattus, les pavés accumulés, les grilles de fonte entassées. A le voir soulever et laisser retomber les arbres enchevêtrés, à entendre rugir son moteur, on croirait un gigantesque fauve gris pris dans un filet et qui se débat. Sur les trottoirs, la police est massée. Du haut des toits de courageux garçons, à plat ventre, jettent des morceaux de cheminée, des pots de fleurs, ou des bouteilles. A côté de moi, la police enfonce la porte d'une maison pour aller déloger ces nouveaux « tireurs des toits ». Il tombe des projectiles d'une autre maison ; nous sommes à la hauteur du cinéma Le Latin. Brusquement, c'est la ruée. Depuis un moment j'entends les agents de police se dire : « Cette fois-ci, on y va pour de bon », et, malgré les efforts des gradés, la charge de police balaye le boulevard Saint-Michel, d'un trait jusqu'aux grilles du Luxembourg. 198:125 Derrière eux, c'est un spectacle invraisemblable : des sacs, des souliers, des serviettes jonchent le sol ; ici et là, des gens couchés ! certains blessés d'autres prudents -- il arrive que ces derniers se relèvent un peu trop tôt, les policiers n'étant pas partis encore. Un confrère me prend par le bras et me confie : -- Faites attention, les manifestants ont des bouteilles d'acide et des coquetails Molotoff, puis il repart à la recher­che de son soulier droit qu'il a perdu et qu'il retrouvera devant le Lycée Saint-Louis. Je comprends alors les flammes qui avaient jailli devant le bulldozer, on me confirmera qu'il avait commencé de brûler. Sur un des côtés du boulevard les restes d'une bar­ricade brûlent. Soudain une explosion et des flammes jail­lissent : une touque d'essence avait été dissimulée en dessous. Le barrage de police est maintenant au-dessus de la place de la Sorbonne, les émeutiers occupent la partie située entre la rue Monsieur le Prince et la rue Soufflot. Trois messieurs bien mis arrivent, l'un d'entre eux se diri­ge vers l'officier de paix : -- Je suis, lui dit-il, Charles Hernu et voici Léon Hov­nanian. Nous vous donnons l'ordre d'évacuer le Quartier Latin au nom du Contre-gouvernement. A cet instant un journaliste lui fait remarquer qu'il ferait mieux d'aller dire aux gens qui lancent des pavés du haut des toits de s'arrêter. -- Vous êtes un provocateur, vous n'êtes pas un vrai journaliste, crie Hernu. -- Mais Monsieur le député, intervient l'officier de paix, si vous voulez aller discuter avec les manifestants je vous laisse bien volontiers passer. Le barrage s'ouvre, j'accompagne les députés vers le groupe qui lance des pierres et des boulons. A peine est-il arrivé et a-t-il décliné son identité que la réception se fait houleuse : -- Les députés on en a rien à f... -- C'est un démobilisateur ! -- T'as qu'à retourner d'où tu viens ! -- Mais, camarades, intervient un journaliste, c'est Hernu... 199:125 Rien n'y fait, Hernu et sa suite disparaissent dans la rue Monsieur le Prince ; je revins, quelques instants plus tard, demander aux émeutiers ce qu'ils en avaient fait. Un dur, coiffé d'un casque romain venant en droite ligne des costumes de l'Odéon me répond : -- Il est par là-bas à endoctriner quelques attardés mentaux. Nous ce qu'on veut, c'est casser du flic ! \*\*\* *Vendredi 24 mai. --* Ce jour-là, l'U.N.E.F. avait appelé ses troupes à se rassembler devant la Gare de Lyon. J'y arri­vai avec le contingent qui venait de la faculté de la Halle aux vins. La place était déjà noire de monde. J'entends des cris d'encouragement, je regarde et je vois un garçon, coiffé du bonnet des pécheurs portugais de Nazaré, qui grimpe après un poteau. Arrivé en haut, il arrache le dra­peau tricolore et le jette à la foule qui le déchire. Il redes­cend, remonte encore et fixe un drapeau rouge, aux applau­dissements des spectateurs. De l'autre côté, on distribue quelque chose. Je vais voir : ce sont des lunettes de plon­gée sous-marine que l'on donne au « service d'ordre » pour se protéger des gaz. -- Faites-y attention, dit le distributeur, ça coûte cher. On va en avoir besoin ce soir, mais aussi les jours qui viennent... Une voiture arrive, équipée de haut-parleurs : -- Camarades, voici une déclaration de Cohn-Bendit que vous n'entendrez sur aucune radio ; ce sont les cama­rades du Comité de l'O.R.T.F. qui sont allés en Allemagne pour l'enregistrer... Suit le discours de Cohn-Bendit, assez anodin au demeu­rant. Pourtant, dans la rue de Lyon, un cortège semble s'or­ganiser. J'en gagne la tête, qui s'avance dans la direction de la Place de la Bastille. Au débouché de la rue de Lyon, sur la Place, un barrage de police interdit le passage. Nous nous regardons entre confrères, assez interloqués. Aucun d'entre nous ne pouvant comprendre pourquoi ce barrage est placé là, où il transforme en impasse l'extrémité de la rue de Lyon et non deux cents mètres avant, là où il y aurait des voies de dégagement latérales. 200:125 Sous nos yeux, une discussion s'engage entre Geismar, Sauvageot et un officier de paix : -- Vous pouvez aller où vous voulez : boulevard Dide­rot, avenue Daumesnil, mais j'ai l'ordre de ne pas vous laisser passer place de la Bastille... -- Comment voulez-vous que je fasse reculer les gens, répond Sauvageot, c'est impossible ! Ce qui est assez inexact, il suffirait de trois drapeaux et de quatre banderoles pour que la foule suive n'importe où. C'est alors que sous mes yeux un groupe de choc passa à l'action. Ils étaient trente ou quarante que je connaissais bien depuis que je traînais dans ces manifestations. Coif­fés de casques de moto, vêtus d'imperméables de l'armée américaine, le manche de pioche ou la barre de fer coincés dessous, un lance pierre dans une poche et les boulons dans l'autre ; je les avais vus dix fois au moins. Un cordon du « service d'ordre de l'U.N.E.F. », se tenant par le bras faisait la chaîne en travers de la rue et empê­chait les policiers de bien voir ce qui se passait. Dix des « durs » gagnèrent alors le premier étage d'un dépôt d'eaux minérales désaffecté. Une chaîne leur fit parvenir des pavés. Les autres commencèrent à construire une barricade. Pen­dant ce temps, me raconta par la suite un confrère, un membre du « service d'ordre », muni d'un haut-parleur portatif, criait devant la gare de Lyon : -- Camarades ! la police laisse passer à la Bastille ! Dans la rue de Lyon, tout éclata d'un coup : pavés lan­cés du premier étage « occupé », grenades lacrymogènes de la police. Et puis ce fut la longue course dans les rues de Paris. Partout brûlaient des cageots, les ordures entassées depuis la grève des éboueurs. Voitures de pompiers, voitures de police, devant lesquelles les émeutiers fuient pour allu­mer plus loin d'autres incendies dérisoires. Après avoir arpenté bien des rues, j'arrive à la Gare de Lyon. Une escouade de la police municipale occupe le terre-plein. Un homme en descend, furieux, vociférant, l'accent barbé d'ail : -- Vous allez faire descendre vos hommes tout de suite, vous n'avez rien à faire ici, ici c'est *le territoire de la S*.*N.C.F. *; je vais téléphoner au syndicat. 201:125 Le chef du détachement de police rappelle ses hommes aventurés « sur le territoire de la S.N.C.F ». Trente se­condes plus tard, le même territoire est rempli de curieux « voyageurs » qui bombardent tout ce qui est en bas avec des bouteilles et des pavés. Cela commence à tomber de plus en plus près et de plus en plus fort, lorsqu'apparaît une compagnie de gendarmes mobiles qui nettoie la place à la grenade offensive. Le « territoire de la S.N.C.F. » reste provisoirement contrôlé par les forces françaises. L'émeute se déplace vers la Nation, je retourne vers le Quartier latin. Là le spectacle est inimaginable. La folie qui semblait latente depuis plusieurs jours (Ici, il y a soixante-dix pour cent d'anormaux mentaux » confiera un médecin à un de mes amis. « Ils nous volent la morphine, et puis il y a ceux qui fument de la mari­juana, ceux qui se dopent, et puis les fous... ») éclate brus­quement. On construit des barricades partout, on dépave les rues partout, on fait la chaîne dans tous les sens, quitte à tout laisser en plan dix minutes plus tard, mais on re­commence une barricade, on dépave un autre carré, on refait une nouvelle chaîne, et on abandonne à nouveau. Place Saint-Michel, un escadron de gendarmes mobiles occupe le pont qui conduit à la Cité. J'apprendrai qu'il n'y a plus personne pour garder la Préfecture de Police, et que cet escadron a été rameuté à toute allure pour évi­ter que l'émeute ne s'en empare. A l'autre bout du Quar­tier, c'est le poste de police du Panthéon qui est attaqué, des cars brûlent... Quelques heures après, les bulldozers et les moto-pom­pes viendront déblayer les barricades et éteindre les incen­dies. Il y aura encore moins de monde pour jeter des pier­res que d'habitude, il semblerait que l'émeute ayant atteint sa folie culminante s'est vidée. \*\*\* Il resterait à raconter la fin de ces manifestations. L'é­meute est tellement identique, ses maîtres sans imagina­tion que je ne m'en sens pas le courage. L'Odéon a été réoccupé par la police et la sortie de ses occupants a été aussi ridicule que le départ de Jean-Louis Barrault et de Madeleine Renaud. 202:125 La veille, l'U.N.E.F. avait chassé de la Sorbonne ses alliés trop encombrants, les blousons noirs de la bande des « katangais ». Là on avait vu la Révolu­tion à l'œuvre. Avaient-ils crié contre les « brutalités des forces de l'ordre », avaient-ils analysé les gaz lacrymo­gènes, eh bien d'un coup, ils se sont trouvés « force de l'ordre » à leur tour. Ça n'a pas traîné : les coquetail Mo­lotoff en avant. Et c'est à coup de projectiles incendiaires que les pauvres crétins de l'équipe des katangais, encore saouls de leur beuverie de la veille, mal réveillés, piteux, mal en point ont été jetés à la rue. Après l'Odéon ce fut au tour de la Sorbonne d'être évacuée. Nous en a-t-on dit de belles paroles. Je revois encore la déléguée du « service de presse » nous assurer dans le hall du Lycée Saint-Louis où nous nous étions abri­tés : « La Sorbonne ne sera pas l'Odéon » telle était la fière parole du « Comité d'occupation ». Hélas, une heure plus tard le comité était sans occupation, et n'en cessait pas de pérorer, car la première vertu révolutionnaire c'est de ne point souffrir du ridicule. Jean-Marc Dufour. 203:125 ### Les groupes révolutionnaires par Roland Gaucher AMENER LES TUMULTES dont l'Université, les lycées et la rue ont été le théâtre, à la seule entreprise des « groupuscules » est assurément une explication simpliste. L'explosion à laquelle nous venons d'assister a sans aucun doute des causes profondes. Il n'est pas ques­tion de les examiner dans les limites de cet article. Croire que les manifestations étudiantes peuvent s'ex­pliquer par la seule spontanéité des masses n'est pas moins naïf. En pareil cas quiconque possède un peu d'expérience politique sait que rien n'est possible sans un minimum de *cadres,* sans *organisation* fût-elle embryonnaire, sans une certaine *technique* de l'agitation et sans *les moyens maté­riels* de cette technique. L'objet de cette étude se limitera donc à donner une analyse sommaire des groupuscules politiques qui sont apparus dans un milieu sociologique donné -- celui de la jeunesse, et d'abord de la jeunesse étudiante -- à l'extrême gauche du Parti communiste français, d'éclairer l'activité de ces groupements et de cerner dans la mesure du possi­ble les traits de leurs animateurs. 204:125 Cette première analyse nous paraît d'autant plus néces­saire que ces groupes, considérés jusqu'alors comme insi­gnifiants ont avec une rapidité stupéfiante atteint un triple objectif : -- répandre -- sous prétexte de « contestation » -- le chaos dans les Facultés, les grandes Écoles et les lycées ; -- créer un désordre prolongé dans la rue, défiant ainsi le Gouvernement ; -- déclencher une vague de grèves d'une ampleur ex­ceptionnelle, semant ainsi l'alarme chez les diri­geants du Parti communiste et de la C.G.T, menacés souvent à la base dans le contrôle de leurs troupes. \*\*\* ##### *La crise de l'U.E.C.* Pour comprendre la formation de ces groupes et l'in­fluence qu'ils ont acquise, il faut remonter à la guerre d'Algérie et à la crise que celle-ci provoqua dans les rangs de l'U.E.C. (Union des Étudiants Communistes). Durant la guerre d'Algérie, le P.C.F. observe une politi­que prudente, manifestement soucieux de ménager l'opinion métropolitaine. Un certain nombre d'étudiants, au contraire -- et parmi eux nombre de « chrétiens » -- se montrent partisans d'action immédiate : collusions directes avec le F.L.N, réseaux de soutien, désertions, transport de fonds, etc. Le P.C. est contre ces « aventures ». Il est, par exem­ple, hostile à l'objection de conscience et à la désertion, « ac­tes individuels », et prêche l'observance des règlements mi­litaires parce que, conformément aux vieilles consignes de l'Internationale, le soldat communiste participe aux côtés des masses à la « guerre impérialiste » pour (éventuelle­ment) transformer celle-ci en guerre civile. Il est difficile cependant que l'U.E.C. ne soit pas ébranlée par les controverses et les activités qui occupent l'extrême-gauche. La querelle avec Pékin n'arrange pas les choses. Et l'on verra un des plus brillants espoirs du Parti, M. Vergès, quitter ses rangs par sympathie pour le F.L.N., puis rejoindre les maoïstes. 205:125 Dès cette époque, un philosophe formellement membre du Parti exerce une grande influence intellectuelle, que le Bureau politique considère avec une inquiétude soupçonneuse. Il s'agit de Louis Althusser, professeur de philoso­phie à l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm. Dans ses ouvrages (*Pour Marx*, *Lire Le Capital*) et dans ses cours, Althusser donne du marxisme une interprétation terrible­ment abstraite, mais qui incite aux déviations extrémistes. Esprit faux comme l'Université en secrète tant, mais bril­lant, il impressionne un auditoire de jeunes intellectuels qui prennent la cohérence du discours pour un reflet de la réalité. Althusser devient ainsi, tout en restant membre du P.C.F., le maître à penser d'un Régis Debray et de dizaines d'autres qui rejoignent les rangs des trotskistes, des pro-castristes, ou des pro-chinois. Il joue dans les rangs du P.C. un rôle éminemment démobilisateur. Le rôle d'Althusser, les démêlés avec Pékin, les rancœurs engendrées par la guerre d'Algérie, la fin du culte stalinien, les controverses sur le castrisme, autant de ferments qui peu à peu dissolvent l'U.E.C., provoquent en son sein schismes et exclusions, -- et, singulièrement dans ce fief de l'extrême-gauche la F.G.E.L. (Fédération Générale des Élèves de Lettres). Ces éclatements entraînent la naissance de groupes d'étudiants qui se situent à la gauche de l'U.E.C. C'est d'eux qu'il faut à présent parler. \*\*\* ##### *La Jeunesse Communiste Révolutionnaire* De tendance trotskiste, héritière du parti communiste internationaliste (P.C.I.) que dirige un certain Frank, la J.C.R. a été constituée par des dissidents gauchistes de l'U.E.C. On note aussi dans ce groupe des influences cas­tristes. La J.C.R. publie un journal assez bien présenté, *Avant-Garde Jeunesse.* Il est toujours difficile de savoir combien de membres un tel mouvement est susceptible de regrouper. Peut-être 1500 ou 2 000. Dès avant les événements de mai la J.C.R. possédait un service d'ordre actif et bien organisé. En fé­vrier, une délégation de ce mouvement, forte de 300 mem­bres, et transportée à bord de cinq cars Mercedes, se rendit en Allemagne pour participer aux manifestations du mou­vement d'extrême-gauche S.D.S. du célèbre Rudi Dutchke, dit Rudi-le-Rouge. Il est vraisemblable que l'organisation allemande assura les frais de ce déplacement coûteux. 206:125 De ces manifestations d'outre-Rhin, Avant-Garde Jeunesse dégageait cette leçon : « *Si elles* (les différentes organisations de la jeunesse) *confrontent leurs expériences, si elles se montrent capables d'apprendre les unes des autres, si elles parviennent à coor­donner leur action, elles peuvent jouer un rôle décisif dans la mobilisation de la jeunesse contre l'ordre existant... Le mouvement lancé à Liège et à Bruxelles en automne 1967 prend de l'ampleur et donne des fruits*. » ([^56]) A Liège, à Bruxelles en effet, se rencontrèrent différentes organisations de la jeunesse européenne d'extrême-gauche. On y confronta les expériences diverses, et il est probable que ces rencontres hâtèrent la « prise de conscience » d'une certaine force de la jeunesse révolutionnaire. La J.C.R. a naturellement participé aux manifestations de rues et aux barricades du Quartier Latin, où elle joua un rôle de premier plan. On a beaucoup parlé dans la presse d'un certain Ben-Saïd, principal agitateur de la J.C.R. à Nanterre et qui par­ticipa aux côtés de Cohn-Bendit et du professeur américain Marcuse au meeting de la Mutualité. Mais à la vérité, le personnage réellement important de la J.C.R. est un long jeune homme pâle venu de l'U.E.C. et doté du profil aigu de Trotski : Alain Krivine. Krivine est le principal théoricien de la J.C.R. Il a épousé la fille de Gilles Martinet, qui fut un moment un des direc­teurs du *Nouvel Observateur*. Assistant à la Faculté des Lettres en Sorbonne, il dirige également une collection chez Hachette. On doit aussi signaler le rôle de Pierre Rousset, fils de David Rousset. Certaines rumeurs accusent les J.C.R. d'être secrètement subventionnés par Pékin. Les communistes chinois utili­seraient ainsi un mouvement trotskiste volontiers provo­quant pour accomplir certaines opérations, sans que la res­ponsabilité des groupes officiellement maoïstes soit impliquée. 207:125 Comme inspirateur de ces tractations un nom circule, celui de l'ancien communiste orthodoxe Jacques Vergès, à présent rallié à Pékin. Dans l'état actuel des connaissances, ces rumeurs sont toutefois invérifiables. \*\*\* ##### La Fédération des Étudiants Révolutionnaires (F.E.R.) De création récente (cette année), la F.E.R. n'est que le prolongement du C.L.E.R. (Comité de Liaison des Étu­diants Révolutionnaires), constitué dès 1961. A l'origine le C.L.E.R. procède d'une autre fraction trotskiste : les « Lambertistes », du nom de leur animateur, un certain Lambert ouvrier du Livre et syndicaliste Force-Ouvrière. Pour d'obscures raisons entre lesquelles les ini­tiés ne se retrouvent pas toujours, les « Lambertistes » et les « Frankistes » se haïssent depuis des années. Aussi la scission du mouvement trotskiste entre J.C.R. et C.L.E.R. apparaît-elle difficilement réparable, d'autant que ces jeunes gens s'abreuvent volontiers d'injures : gauchistes, aventuristes, opportunistes, capitulards, petit-bourgeois, etc. Moins doctrinaire que la J.C.R, le C.L.E.R. a voulu s'imposer par un activisme constant. Très disciplinés, ses membres ont formé rapidement des groupes de choc, armés de barres de fer, de manches de pioches, entraînés au combat de rues. De multiples rencontres les ont opposés aux militants du groupe « Occident » (du reste des mem­bres du C.L.E.R. sont passés à « Occident » et inversement). Souvent très jeunes, courageux, persuadés que l'action, et singulièrement l'action violente, payait, les membres du C.L.E.R. sont ainsi devenus -- bien que cette comparaison soit de nature à provoquer leur fureur -- quelque chose comme la S.A. de l'extrême-gauche. Avant même les évé­nements de mai, ils possédaient une structure clandestine. Plusieurs de leurs militants vivaient d'une existence com­munautaire, à leur siège 5, rue de Charonne. On dit aussi qu'ils possédaient près de Caen une villa où s'entraînaient leurs commandos, dirigés par un certain Rémi, un grand type blond, étudiant en lettres, spécialiste en karaté. Par­mi leurs principaux dirigeants il semble qu'on puisse citer le fils Lambert, Chisseray et Argentin, ce dernier récemment arrêté. 208:125 Le C.L.E.R. paraissait disposer de moyens financiers beaucoup plus réduits que ceux de la J.C.R, et son organe *Révoltes* était assez pauvrement présenté. Le C.L.E.R. a joué un rôle important, en général assez mal connu, dans la crise de l'U.N.E.F. L'influence de celle-ci, minée par des querelles byzantines et par d'énormes dettes, n'avait cessé de s'amenuiser depuis la fin de la guerre d'Algérie. A sa tête on trouvait des jeunes gens très politiciens, en général de tendance P.S.U, comme Péninou, Perraud ou Sauvageot (l'actuel président) qui cherchaient à manœuvrer entre l'U.E.C., fortement implantée dans cer­taines sections de province, et une extrême gauche trotskis­te ou maoïste fort agitée. Les militants de la F.E.R. en profitèrent pour exercer une sorte de terreur sur la direction de l'U.N.E.F, faisant à plusieurs reprises irruption à son siège, rue Soufflot, pour menacer voire molester ses dirigeants. On vit même en décembre dernier, des voisins, lassés par ce tumulte, faire appel à Police-Secours. La situation était telle que la direction de l'U.N.E.F. fut obligée de se réunir à Bois-Colombes, cité qui n'est pas typiquement universitaire. En revanche, les communistes y font la loi. Quand les commandos C.L.E.R, alertés, dé­barquèrent à Bois-Colombes avec la ferme intention de sabo­ter la réunion ils tombèrent là sur un service d'ordre très costaud, mis en place par les Jeunesses Communistes. Dans les cafés voisins, les « gros bras » du Parti constituaient la réserve. Trop peu nombreuse, l'équipe du C.L.E.R. dut battre en retraite. Elle se vengea quelques jours plus tard, en Sorbonne, en contraignant Perraud, jugé trop mou, à démissionner. C'est à cette occasion que le vice-président Sauvageot prit sa place. Ce fut aussi ce jour-là qu'Ollivier Noc, membre de l'U.N.E.F, dirigeant de la Fédération des Étudiants de Paris, de tendance modérée, fut brutalement expulsé de la salle avec ses amis. 209:125 L'attitude de la F.E.R. au cours des journées de mai a été très vivement critiquée. Le 8 mai, le jour où la Sorbonne fut fermée, et alors que commençaient les bagarres, nous avons pu entendre ses orateurs, boulevard Saint-Michel, dissuader les étudiants d'entamer la lutte ce jour-là. Le 10 mai, les membres de la F.E.R. refusèrent de participer aux barri­cades. Ils pensent en effet qu'il faut sortir du Quartier Latin et participer à la lutte sur le plan de travail aux côtés des ouvriers. Leur objectif avant la dissolution était de constituer « une organisation révolutionnaire de la jeu­nesse ». Les J.C.R. poursuivent le même dessein, ainsi que l'ancien communiste Jean-Paul Vigier, qui dirige le journal *Action* et qui s'efforce de constituer des « comités d'action » dans les quartiers et les entreprises. \*\*\* ##### *Les Maoïstes* En milieu étudiant l'U.J.C.L.M. (Union de la Jeunesse Communiste-Marxiste-Léniniste) constitue la principale or­ganisation pro-chinoise, à côté de laquelle il faut citer les *cercles marxistes-léninistes* (souvent accusés d'être au ser­vice du gaullisme) et le « parti communiste marxiste-léni­niste », de création récente (fin 1967). La grande controverse entre Pékin et Moscou est évi­demment à l'origine du maoïsme français. Ses diverses branches ont toutefois été formées dans des circonstances particulières. Les cercles marxistes-léninistes ont ainsi été constitués par des militants venus d'une organisation an­nexe du P.C. : les *Amitiés franco-chinoises*. Au « parti communiste marxiste-léniniste », on trouve des intellectuels comme Baby et Gilbert Mury (ce dernier étant chargé au P.C.F. de tendre la main aux catholiques), et d'anciens chefs des F.T.P. comme Jurquin et Bergeron. Le noyau créateur de l'U.J.C.L.M. s'est situé au contraire à l'École Normale, où un certain nombre d'élèves rédigeaient les *Cahiers marxistes-léninistes,* tandis que d'autres ratiocinaient dans les *Cahiers d'épistémologie* sur la pensée d'Althusser. Certains dirigeants sont aussi venus de l'U.E.C. Ces différents groupes sont apparus divisés sur la tac­tique à suivre, et s'accusent volontiers plus ou moins ouver­tement d'être des « aventuristes » ou des « révisionnistes ». Au maximum, ils groupent quelques centaines de membres. Le P.C.M.L. publiait un hebdomadaire, *L'Humanité Nouvelle* et l'U.J.C.M.L. un bi-mensuel, *Servir le Peuple,* ceci du moins jusqu'à leur dissolution intervenue en juin. 210:125 Jusqu'aux récents événements de mai, la tendance de l'U.J.C.M.L. a été de faire un travail en profondeur en direction des jeunes ouvriers. On affirme même que plu­sieurs dizaines d'étudiants pro-chinois -- dont les élèves de la rue d'Ulm -- ont abandonné leurs études et passé un C.A.P. professionnel pour pouvoir aller travailler en usine. Il est certain en tout cas que des militants pro-chinois ont fait avant les événements de mai un gros effort de pénétra­tion chez les jeunes travailleurs et chômeurs, d'une façon fort discrète. Ce fut le cas à Nanterre, où l'U.J.C.M.L. noyauta en par­ticulier les milieux des travailleurs étrangers dans les bi­donvilles, et aussi au Mans, chez Berliet, et à Caen, théâtre de grèves mouvementées et de violentes bagarres en 1967. C'est pourquoi le point de départ des événements de mai doit être cherché, à notre sens, davantage dans ces manifes­tations de province que dans l'agitation suscitée à Nanterre. L'avantage des Maoïstes sur les autres mouvements d'extrême-gauche (trotskistes, anarchistes) provient avant tout des appuis internationaux dont ils disposent. Le centre de ces contacts paraît être actuellement la Belgique, où opère en particulier Jacques Grippa, ancien responsable du Parti communiste belge, qui dirige la plus importante section au maoïsme européen : le P.C.B.-M.-L. (Parti Com­muniste Belge-Marxiste-Léniniste), forte dit-on de 2 000 à 3 000 adhérents. C'est en Belgique également que se serait trouvé, au moment des événements de mai, Jacques Vergès, qui aurait joué le rôle de chef d'orchestre de la subversion en France avec les fonds venus de Pékin. Nous dirons plus loin ce que nous pensons de cette thèse. Rappelons simplement qu'en 1964, Vergès fut le directeur en France d'un mensuel lu­xueusement présenté et intitulé *Révolution,* auquel collabo­raient également le neveu de Kessel et le dessinateur Siné. Il contenait dans chaque numéro des articles sur les insur­rections révolutionnaires dans le monde. Il a fini par être interdit. Il est assurément très douteux que les frais de cet or­gane aient pu être couverts par ses lecteurs. \*\*\* 211:125 ##### *Le Mouvement du 22 Mars et Cohn-Bendit* Aucun des mouvements que nous venons de citer ne tint pourtant le premier rôle dans l'éclosion du *Printemps des Enragés*. Le coup d'envoi fut apparemment donné par une Université de banlieue, celle de Nanterre, par un étu­diant insolent et tapageur et par un mouvement créé sur place à l'issue d'une manifestation, le 22 mars. La gloire douteuse de Dany Cohn-Bendit vient, dit-on, de ce qu'il interpella un jour à Nanterre le secrétaire d'État à la Jeunesse, Missoffe, en lui faisant non sans grossièreté grief de n'avoir pas abordé dans *Le Livre Blanc* les problèmes se­xuels. Mais depuis un an déjà, la « contestation » s'était lar­gement développée par une agitation permanente, les inci­dents avec l'Administration et les appariteurs (la plupart retraités de la S.N.C.F. et membres du Parti communiste), la mise en accusation du Doyen Grappin, traité de « nazi » sans égard pour sa déportation, les troubles apportés à certains cours, où les « contestataires » interrompant un professeur, s'emparaient du micro pour parler de la guerre au Viet-Nam. Ces turbulences auraient pu être rapidement stoppées avec un minimum de fermeté. Les agitateurs qui récla­maient le « dialogue » démontraient assez leur mauvaise foi puisque lorsqu'on leur offrait une salle pour tenir leurs réunions, ils la refusaient et prétendaient s'installer dans l'amphithéâtre de leur choix. Rien ne fut fait, soit par faiblesse, soit qu'on ait cru utile en haut lieu d'entretenir, pour des desseins obscurs, un foyer d'agitation. Dans l'enchaînement des incidents de Nanterre, la per­sonnalité de Cohn-Bendit a joué assurément un rôle non négligeable, déjà favorisé par le développement depuis quel­que temps des mouvements « situationnistes » à Strasbourg et à Nantes, du mouvement « provo » en Hollande, bref par une poussée anarchiste ou anarchisante. Cette person­nalité toutefois reste assez mystérieuse, et la « bio » (biogra­phie) du jeune Dany Cohn-Bendit comporte quelques trous. 212:125 On naît orateur. Incontestablement Cohn-Bendit est à cet égard doué, avec un sens indéniable de l'à-propos. Mais il nous est avant tout apparu Comme remarquablement armé sur le plan de l' « Agit-Prop », et cultivant avec habileté les coups de théâtre. Or l'*Agit-prop* est une tech­nique. Elle ne s'invente pas. Elle s'apprend. Où ce garçon de 23 ans a-t-il fait ses classes ? Il n'y a pas jusqu'à présent de réponse. Nous avons vu opérer de près Cohn-Bendit le soir du 10 mai (les premières barricades). Armé d'un porte-voix, entouré de ses partisans, il se déplaçait place Edmond-Rostand, donnant avec maîtrise ses consignes : « Ne restez pas ici ! Participez aux barricades. Groupez-vous derrière elles et entamez la discussion par petits groupes de 20 ou 30. Ce sont des barricades défensives, etc. » Que savons-nous de lui ? Peu de choses. Il est né en France en 1945 de parents Juifs réfugiés d'Allemagne en 1933. Ceux-ci auraient appartenu à un parti trotskiste alle­mand et auraient adhéré en France au P.C.I. de Frank. Ré­cemment, *Paris-Normandie* a révélé que les parents de Cohn-Bendit avaient, à la fin de la guerre, dirigé un centre de réfugiés juifs près d'Évreux. Un habitant d'Évreux se souvient d'avoir tapé à la machine un manuscrit du père de Cohn-Bendit portant sur l'intégration des juifs en Europe depuis Napoléon. Par la suite le père de Cohn-Bendit, avocat de son métier, retourna en Allemagne, à Frankfort, où il ouvrit un cabinet qui s'occupait de la distribution de fonds aux Juifs à titre de réparation. Et c'est à Frankfort que le jeune Dany aurait fait ses études, dans un collège internatio­nal, jusqu'à quatorze ans. Quant à sa mère, également avo­cat, elle se serait retirée en Angleterre où elle mourut en 1962. Ces origines pourraient expliquer que Dany ait trouvé sa première formation politique dans un milieu familial. Mais il est possible qu'elle ait été complétée en Allemagne, où il aurait fait plusieurs séjours et pris contact, à Pâques, avec le S.D.S. de Rudi Dutchke. Pas de mystère en tout cas sur les raisons qui lui ont fait choisir la nationalité allemande, tandis que son frère adoptait la nationalité française : cela lui évitait de faire son service militaire. 213:125 L'apparition soudaine de ce petit bonhomme grassouillet n'est certes pas sans précédent. On se souvient peut-être du pope Gapone qu'écoutaient des foules en délire à Pétrograd, dans les premières années du siècle. Gapone lui aussi était un orateur-né ; mais sa personnalité politique fut façonnée par *l'Okhrana,* en particulier par le fameux policier Zouba­tov, qui comptait se servir du prêtre pour détourner la colère des ouvriers sur les patrons. Calcul qui devait aboutir au « Dimanche Sanglant »..., Gapone basculant dans le camp de la révolution avant de retomber dans les filets de la police. Aucun élément ne permet jusqu'à présent de penser que la comparaison entre Cohn-Bendit et Gapone soit justifiée. Certes on l'a dit manipulé par la police. Mais d'autres ver­sions, aussi vagues, font de lui un agent de Pankow, ou du Shinbett (service secret israélien). A notre connaissance, aucune de ces versions ne repose sur un commencement de preuve. Il serait beaucoup plus intéressant de pouvoir ras­sembler des éléments biographiques précis sur Cohn-Bendit et sa famille ([^57]). Derrière Cohn-Bendit s'est constitué le « Mouvement du 22 mars », qui à Nanterre rassemblait anarchistes, situa­tionnistes, J.C.R, etc., et qui s'est situé rapidement à la poin­te de la violence. Nous avons vu ces jeunes gens former, le jour du rassemblement de la Gare de Lyon, la tête de co­lonne de cette manifestation. Rue de Lyon, ils occupaient toute la chaussée, sur dix ou douze rangs de profondeur. Casqués, le foulard anti-lacrymogène noué sur le visage, armés de manches de pioche ou de barres de fer, parfois de boucliers, ils ne donnaient pas l'idée, formés en cohorte, d'un pacifisme absolu. Ils chantaient du reste un vieux chant révolutionnaire, abandonné par les communistes français dès les années 30, sans doute en raison de son caractère trop agressif, le *Chant du Komintern :* *Quittez les machines* *Dehors prolétaires,* *Marchez ! Marchez* *Formez-vous pour l'attaque* *Drapeaux déployés et les fusils chargés* *Ouvriers, avancez..., etc.* 214:125 Ce chant était évidemment destiné à entraîner les jeunes ouvriers dans la rue et à les lancer au combat. Au reste, un des slogans favoris des manifestants était : « Le pouvoir est dans la rue ! » Je n'ai pas souvenir qu'aucun grand journal, qu'aucun poste périphérique ait relaté ces scènes, en ait dégagé en tout cas les leçons évidentes. J'ai plutôt lu ou entendu des couplets sur les bons petits jeunes gens « victimes dès odieu­ses brutalités policières » (qui existèrent en effet). Nous retrouvons là le problème de l'information et de la désinformation... \*\*\* ##### *Les Comités d'Action Lycéens* Un des phénomènes importants de ces journées de mai et de juin, c'est que l'agitation, débordant le milieu universitaire proprement dit, a gagné les lycéens, rassemblés eux aussi dans des groupes, et acquis à la « contestation ». Le fait n'est pas absolument neuf. En 1937, avec l'appui de Jean Zay, alors ministre de l'Éducation Nationale, furent créés les « Lycéens Antifascistes », que les jeunes commu­nistes noyautèrent rapidement ([^58]). Ceux-ci toutefois n'envisagèrent jamais d'occuper les lycées, ni d'y développer une propagande que proviseurs ou professeurs de l'époque eussent jugée indésirable. Les premiers « Comités d'action lycéens » d'aujourd'hui furent constitués au début de l'année 1968, à partir des « Comités Viet-Nam de base ». La guerre du Vietnam fut en effet le prétexte pour introduire chez les lycéens l'agitation et l'organisation révolutionnaires. 215:125 Dans le sillage du Comité Vietnam National, animé par le Professeur Laurent Schwartz (et fort mal vu par la direction du P.C.F.), quel­ques extrémistes (J.C.R., F.E.R, Maoïstes) se glissèrent et constituèrent les Comités Vietnam de base. Une lutte féroce s'engagea entre ces groupes pour le contrôle de ces comités qui, selon tel ou tel lycée, étaient dominés par l'un on l'autre. A la suite de l'exclusion d'un élève de Condorcet, mem­bre de la J.C.R, à la fin de 1967, et de bagarres qui se dérou­lent à la sortie de ce lycée -- avec l'appui de l'U.N.E.F. les premiers Comités d'action lycéens se constituent. En février 1968, ils devaient tenir à Lancry un meeting de constitution auquel assistèrent des représentants de la S.D.S. (le groupe extrémiste des étudiants allemands). Le bruit courut alors que la S.D.S. avait financé ce meeting. Les communistes virent d'un fort mauvais œil la constitution de ces C.A.L. : ils avaient l'habitude de former dans les lycées les futurs cadres étudiants, opération de longue haleine qu'ils menaient fort discrètement. Le tapage qui accompagnait la création des C.A.L, l'importance que se donnait par là l'extrême-gauche ne pouvaient que les irriter et les inquiéter profondément. Avec les journées de mai, les C.A.L. ont pris une exten­sion foudroyante, ont occupé les lycées, constitué des pi­quets de grève, se sont signalés par des manifestations vio­lentes, que des « profs » flagorneurs ont aussitôt encoura­gées. Nous avons ainsi vu naître un peu partout une série de petits soviets, à la fois odieux et grotesques. L'extension galopante du mouvement posa d'ailleurs une série de problèmes difficiles aux groupements extrémis­tes. Les communistes travaillèrent, avec l'aide des profes­seurs membres du Parti ou sympathisants, à récupérer ces garçons, les difficultés des groupuscules d'extrême-gauche avec la police depuis leur dissolution facilitant évidemment cette tâche. Mais d'un autre côté, comme la « ligne » des professeurs communistes a consisté à cesser la grève des cours, cette reculade des enseignants a été fort mal prise par les « En­ragés ». Certains professeurs se sont fait publiquement traiter de « lâcheurs » et de « salauds ». 216:125 Au point où l'on en était, ces injures sont passées à peu près inaperçues, et ont glissé sur l'épiderme d'enseignants désormais rompus à toutes les surprises du dialogue. \*\*\* ##### *La prise du pouvoir* Tous les professeurs, certes, n'eurent pas cette attitude. Ceux qui s'abstinrent de faire grève, qui refusèrent de s'abandonner au courant, eurent à lutter dans des condi­tions particulièrement difficiles, et d'abord contre leurs propres collègues qui, dans certain cas, n'hésitèrent pas à dresser contre eux les élèves. D'autres (proviseurs, professeurs de lycées ou de Facul­té) s'effondrèrent complètement, et furent réduits à l'état de loques. Enfin, il y eut le clan des meneurs, dont nous avons déjà parlé ([^59]). On peut évidemment se demander pourquoi les groupus­cules ont pu s'imposer aussi facilement, alors qu'ils étaient loin de représenter la majorité. Nous ne prétendons pas éclairer ici tout le problème, mais le cas de Nanterre apporte sur ce point quelques éclaircissements édifiants. D'abord les professeurs. Seule une minorité d'entre eux s'est solidarisée avec les « Enragés ». *Mais c'est cette mino­*rité qui *a eu les faveurs de la* publicité. La radio, la presse ont en effet annoncé que 54 professeurs de la Faculté de Nanterre approuvaient le mouvement de contestation. Ils se sont gardé de préciser qu'il s'agissait de 54 sur 180, soit *moins du tiers* ([^60])*.* 217:125 Parmi les autres, nombreux étaient ceux qui n'admet­taient pas les insolences de Cohn-Bendit et autres agita­teurs. Ces hommes -- pour la plupart « de gauche » -- ont eu la douloureuse surprise de constater que leurs protesta­tions faites sous forme de communiqués n'étaient pas insérées dans *L'Express ou Le Nouvel Observateur*. *Le Monde* se borna à publier la lettre d'un de ces professeurs, qui eut droit aussitôt à sa ration d'injures anonymes, télé­phonées ou écrites ([^61]). La minorité agissante des professeurs de Nanterre, guidée par un certain Michaud -- qui convoitait dit-on le poste de Grappin -- avait donc la partie belle. Chez les étudiants, le *Mouvement du 22 mars* ne repré­sentait lui aussi qu'une minorité, peut-être 700 à 800 mili­tants sur plusieurs milliers d'élèves, dont une centaine pour former le S.O. (Service d'Ordre). L'immense majorité des étudiants ne souhaitaient que poursuivre leurs études dans le calme. D'autre part, la Corpo de Lettres, de tendance apolitique, avait placé au cours de l'année 700 à 800 cartes, contre 300 seulement à l'U.N.E.F. Pourquoi dans ces conditions ces étudiants furent-ils balayés ? La réponse, c'est qu'il fut impossible, face à la mino­rité agissante des Enragés, de constituer un front défen­sif efficace. Le seul groupe décidé à répondre aux coups par les coups (voire peut-être à les provoquer) était, à droite, celui d'*Occident*. Il ne rassemblait qu'une trentaine de membres. Il était impossible d'amener les autres étudiants, de ten­dance modérée, à agir avec *Occident,* car ils refusaient de se compromettre avec un groupe extrémiste. 218:125 Mais d'un autre côté, ces mêmes étudiants apolitiques n'eurent jamais la volonté de constituer un S.O. efficace. L'absence chez eux d'une véritable passion politique, sem­ble les avoir rendus inaptes à la formation d'un groupe d'auto-défense. Ceci pose, et pas seulement à Nanterre, un sérieux pro­blème pour l'avenir : *savoir si l'apolitisme peut rester face aux Enragés, une base d'organisation suffisante.* ([^62]) \*\*\* ##### *Faut-il croire à un chef d'orchestre ?* L'ampleur prise par la révolte étudiante et lycéenne, son extension dans un mouvement de grèves, amènent évi­demment à examiner si nous ne sommes pas en présence d'un plan de subversion organisée. Cette thèse, on le sait, a été assez largement répandue, en particulier par le Premier Ministre, qui a fait allusion à des influences étrangères. Jusqu'à présent, toutefois, au­cune preuve sérieuse n'a été fournie à l'appui de ces affirmations. Pour notre part, nous ne croyons pas à la version du chef d'orchestre et du plan minutieusement coordonné. Nous avons suivi de près plusieurs manifestations étu­diantes (notamment le jour de la fermeture de la Sor­bonne, le 10 mai -- nuit des barricades ; les 22 et 23 mai). Il est évident que la plus parfaite harmonie n'était pas précisément le fort de ces jeunes gens. Les groupes étaient divisés, les consignes confuses ou contradictoires. La nuit du 23 mai, par exemple, nous avons pu assister à de violentes disputes entre des chefs de groupe, les uns étant partisans de défiler sur les Grands Boulevards, d'au­tres de se replier aussitôt sur le Quartier Latin pour y construire des barricades. La participation de nombreux étudiants étrangers à ces manifestations n'est pas, elle non plus, très significa­tive. Il est vrai que participèrent aussi aux bagarres nom­bre de jeunes ouvriers ou chômeurs, et de blousons noirs. Ils étaient plutôt attirés par le goût de la bagarre que conduits par des meneurs. 219:125 On notait aussi la présence d'adultes, et peut-être de quelques anciens des Brigades. Il semble qu'ils aient saisi l'occasion de renouer avec une action violente dont ils conservaient au fond d'eux-mêmes la nostalgie, plutôt qu'ils aient obéi à des consignes *professionnelles.* Il y avait toutefois, parmi les jeunes, des garçons qui avaient étudié la tactique des combats de rues. Ils avaient dû le faire au sein de leurs groupements respectifs, en rêvant à Che Guevara ou à Rudi Dutchke. A la vérité, ces groupes s'étaient déjà formés soit au cours de heurts avec la police lors des manifestations pro-Viets, soit dans les rencontres avec Occident. Une minorité de jeunes gens (quelques centaines, peut-être) possédaient déjà une for­mation rudimentaire d'autodéfense et de combat de rues. Il est probable qu'ils servirent de moniteurs à tous ceux qu'attiraient les batailles avec les C.R.S. Sur la guérilla urbaine, les barricades, il a été écrit un certain nombre de commentaires pour le moins légers. Ainsi, un quotidien a présenté Guevara comme une sorte de stratège de la guérilla urbaine. Or c'est tout le contraire. Guevara est le théoricien de la guerre hors des villes. Mais il a écrit aussi quelques pages sur les combats de rues -- parce qu'il peut arriver aussi qu'on se batte dans les rues. Détachées de leur contexte, elles ne signifient rien. D'autres ont fait des Maoïstes les protagonistes des barricades. Ceux-ci ont beau jeu de répondre que la doc­trine Maoïste réprouve la défense statique des barricades et préconise au contraire l'organisation de groupes mobiles qui mènent une bataille de harcèlements. Si toutefois les pro-chinois de l'U.J.C.M.L. ont effectivement participé aux barricades, c'est, expliquent-ils, qu'ils ont constaté que les masses choisissaient ce mode de lutte et qu'ils n'avaient pas voulu en conséquence se couper de ces masses. Expli­cation qui paraît assez vraisemblable ([^63]). 220:125 Dans les combats de rue, il semble que la J.C.R. et le « Mouvement du 22 Mars » se soient placés à la pointe de la bataille. Dans un tract publié après la nuit des barri­cades, le « Mouvement du 22 Mars » écrivait que les C.R.S. « ...avaient connu les délices des cocktails Molotov ». Dans une feuille intitulée *Le Pavé*, et qui semble d'inspiration « 22 Mars », toute une page était consacrée aux enseigne­ments tirés des combats de rues précédents. On pouvait lire ainsi une série de réflexions « prati­ques » sur les barricades de la rue Gay-Lussac. On trouvait aussi ce passage très *technique :* « Pour pallier le danger de l'utilisation des bouteilles incendiaires, aux effets limités, certains manifestants avaient préconisé les jerricans de dix à vingt litres munis de torchons enflammés et destinés à être projetés du haut des immeubles. Ce matériel aurait, paraît-il, un effet de déflagration considérable, suivie d'incendies. Ils n'ont pas été utilisés. » *Le Pavé,* faisant l'autocritique de ces journées, consta­tait également que : « les règles de la guérilla urbaine n'ont pas été appli­quées : la tactique des manifestants a toujours gardé un caractère d'improvisation et défensif, manquant de coordi­nation... Ils ignoraient en fait la position des différentes barricades et *aucune équipe ne s'est trouvée en charge d'un ensemble de combattants. Il n'y avait pas de respon­sables précis. *» (souligné par nous) Nos observations personnelles recoupent entièrement cette autocritique. Au reste, les divergences entre les grou­pes rendaient fort difficile la création d'un état-major de la guérilla urbaine. La direction de l'U.N.E.F. n'était pas à même de constituer cet état-major. Nous ajouterons qu'à notre avis le niveau combatif des manifestants atteignit son plus haut degré lors de la nuit des barricades du 10 au 11 mai. La bataille avec les C.R.S, qui dura trois heures, fut d'un acharnement et d'une vio­lence difficilement égalables. Au reste, derrière les barri­cades, ne se trouvaient à partir d'une heure du matin que des garçons décidés à se battre. Tout ce qui contestait et « bavassait » dans les rues était allé se coucher. Au petit matin, alors que les C.R.S. hagards guettaient nerveusement les toits, le climat, près de la Place de la Contrescarpe, était subjectivement celui de la guerre civile. Dans les journées suivantes, les foyers d'agitation se multiplièrent et les engagements prirent une plus grande extension, mais sans atteindre jamais à la même violence. 221:125 Certains éléments étrangers n'ont-ils pas toutefois cher­ché soit à provoquer ces événements, soit, une fois déclen­chés, à les exploiter ? C'est en effet une hypothèse *proba­ble.* La publication d'un grand nombre de journaux, de tracts, d'affiches, n'a pu se faire sans moyens financiers. S'il est vraisemblable que des *infiltrations* étrangères aient pu se produire, il nous paraît peu croyable que l'ensemble du mouvement ait pu être téléguidé. \*\*\* ##### *Un champ d'action international* Au fond, la soudaineté du mouvement étudiant et son ampleur ont surpris la plupart des observateurs. C'est pourquoi il est difficile d'en donner une image précise. Un peu plus haut, nous avons déjà indiqué qu'à notre avis l'origine du mouvement partait des manifestations violentes qui s'étaient déroulées, l'année dernière, *en mi­lieu ouvrier*, à Caen et au Mans par exemple, secteurs où des contacts avaient été déjà établis entre jeunes ouvriers et jeunes étudiants. De même, ce n'est pas tout à fait un hasard si la pre­mière grève avec occupation éclata à Nantes, dans les ateliers de Sud-Aviation. Les grévistes allèrent même jus­qu'à séquestrer le directeur, pendant plusieurs jours. Il faut ici se rappeler qu'à Nantes, le leader F.O. Hé­bert, de tendance anarcho-syndicaliste, a toujours eu une position en flèche. Il est probable que des étudiants prirent contact, avant même le déclenchement de la grève, avec les ouvriers de Sud-Aviation. Dans un numéro de *Révoltes* (organe de la F.E.R.), un des envoyés de ce journal relatait une visite aux usines de Sud-Aviation où il était très ami­calement accueilli (ce qui n'avait pas été le cas chez Re­nault). Il racontait avec détails que l'usine avait été trans­formée en blockhaus, que chaque atelier constituait un fortin, etc. Une fois encore la grande presse a passé ces aspects inquiétants de la crise sous silence. 222:125 Pour une meilleure connaissance du mouvement extré­miste, il serait également utile de rechercher si parmi ses inspirateurs on ne trouve pas des jeunes gens ayant appar­tenu aux réseaux de soutien du F.L.N., type réseaux Jean­son. Il est fort possible qu'on ait là l'occasion de retrouver un certain nombre de jeunes « chrétiens » progressistes comme Nicolas Boulte, qui s'occupa des Comités lycéens Vietnam de base. Il semble en tout cas que nombre d'entre eux, dans leur zèle révolutionnaire, regardent davantage à présent du côté de Pékin ou de La Havane que du côté de Moscou ([^64]). Mais ce serait une erreur considérable que de limiter cette étude à la France. Les événements qui viennent de se dérouler font incontestablement partie d'une vague inter­nationale. Il y a eu par exemple, l'an dernier, à Bruxelles des contacts entre plusieurs mouvements de jeunes d'ex­trême-gauche. Londres est une autre plaque tournante. La technique même de l'occupation des locaux a été utilisée, il y a déjà trois ans, à l'Université américaine de Berkeley. Il serait évidemment intéressant de savoir quel groupe fut aux États-Unis à l'origine de cet essai, qui con­trôlait ce groupe, de quels appuis il bénéficiait, etc. De même, il faut essayer de retracer les étapes des principales manifestations étudiantes dans le monde, les échanges qui existent entre eux, leurs agents de liaison, etc. Un article comme celui de Thomas Molnar ([^65]) contri­bue grandement à nous éclairer sur le fonctionnement des Universités sud-américaines ; or ce type d'Université se­crète, de par son fonctionnement, l'agitation révolution­naire. A partir de là, on peut de demander si des *révolution­naires professionnels* (agissant pour le compte de Mao ou de Castro ?) n'ont pas délibérément lancé des mots d'ordre, suivis d'expériences pratiques, elles-mêmes imitées avec certaines variantes dans d'autres pays -- phénomène clas­sique de contagion révolutionnaire. 223:125 Ce n'est là que pure hypothèse. C'est pourquoi une des premières tâches à accomplir, avant d'envisager les moyens de lutte, c'est d'acquérir une exacte connaissance du problème. Ce qui n'est possible que par l'échange de renseignements de pays à pays. \*\*\* ##### *Perspectives* Cette connaissance n'est pas seulement d'intérêt his­torique. Elle est un des moyens de lutte, dans la perspec­tive de prochains affrontements. Nous ne prenons pas en effet la révolte étudiante en France pour une flambée sans lendemain. Elle constitue à notre sens une simple phase dans un vaste processus de lutte, qui affectera dans les années à venir les principales puissances occidentales. Chaque combat mené dans un pays donné : aura des réper­cussions dans un pays voisin. Il est tout à fait vain en tout cas d'espérer que les choses vont s'arranger aisément. A partir du moment où l'armée révolutionnaire dispose d'une puissante base d'appui (la Chine), d'un milieu très réceptif (les étu­diants), d'une audience grandissante chez les jeunes ou­vriers, à tel point que les vieux appareils de la C.G.T. et du P.C. en sont durement secoués, à partir de ce moment là, il est nécessaire d'organiser la résistance sur tous les fronts : sur le plan de la propagande écrite et parlée, à l'Université même, dans les lycées, dans les entreprises, dans les corps professionnels, etc., étant entendu que cette résistance peut devenir aussi -- si nécessaire -- une résistance armée. La dissolution des groupuscules, l'épisode des Katan­gais à la Sorbonne, l'occupation de celle-ci pratiquement sans opposition, le désaveu éclatant de l'émeute par le corps électoral, tous ces signes témoignent certes d'un évident recul de la marée révolutionnaire, et montrent l'isolement des groupuscules. 224:125 Mais on sait aussi que les défaites permettent de faire un tri parmi les émeutiers, et que les épreuves durcissent les plus résolus. Parmi les groupes dissous, nul doute que certains de leurs membres ne s'organisent -- si ce n'est déjà fait -- dans la clandestinité. Ils peuvent pour cela disposer d'un certain nombre d'appuis, en particu­lier auprès de l' « intelligentsia », chez nous ou dans des pays étrangers. Cela s'est déjà vu pour les « réseaux de soutien » au moment de la guerre d'Algérie. La situation économique de la France, dans quelques mois, permettra peut-être de nouvelles entreprises auprès des jeunes ou­vriers. Enfin, il n'est pas exclu que les plus durs des Enra­gés s'orientent vers le terrorisme. Quelques actes avaient d'ailleurs déjà été accomplis en ce sens, en France, en Belgique, en Angleterre, à propos de la guerre du Vietnam. Quel que soit l'avenir en tout cas, les journées de mai et de juin auront projeté une lumière brutale et cruelle sur l'extraordinaire vulnérabilité du corps social, situa­tion qui ne peut être réglée ni par des opérations de police, ni par des bulletins de vote. Roland Gaucher. 225:125 ### Deux ans après la réforme Fouchet par Étienne Malnoux L'AVEUGLEMENT DE L'ÉTAT en matière d'enseignement a été total. Les causes immédiates de la Révolution univer­sitaire de mai 1968 sont en gros les suivantes : 1\. -- un légitime mécontentement provenant de la mi­se en application de la réforme Fouchet ; 2\. -- une tolérance coupable (voire des encouragements) à l'égard des organisations universitaires de gauche les plus révolutionnaires. #### I. -- Une lamentable réforme de l'enseignement. Il y a deux ans, nous avons exposé dans cette revue ([^66]) tous les dangers que nous semblait comporter la Réforme Fouchet. Pour sévère qu'il ait pu paraître, notre jugement a été encore au-dessous de la réalité. Nous n'en finirions pas d'énumérer toutes les critiques de détail qui ont provoqué l'irritation des étudiants et des professeurs. On s'est aperçu à l'usage que ce projet de réforme avait été bâclé par des gens imprévoyants et irréalistes, qui avaient tout simplement oublié que ladite réfor­me ne devait pas rester sur le papier mais entrer dans les faits. 226:125 Or, pour avoir quelques chances de réussite, la réforme des études universitaires de lettres et de sciences, qui coïncidait avec l'afflux massif des étudiants victimes de la « ré­forme », c'est-à-dire, de la destruction de l'enseignement secondaire, eût nécessité un personnel d'enseignement con­sidérable, au moins trois fois plus nombreux que le per­sonnel actuel, et évidemment les crédits appropriés. Ces crédits n'ont pas été fournis. A supposer même qu'ils l'eus­sent été, il est vraisemblable que le corps professoral n'aurait pu être trouvé. Pour ne prendre qu'un exemple, dès l'année scolaire 1966-67, pour la mise en place de la première année du premier cycle à la Sorbonne, on avait mobilisé tous les professeurs agrégés d'anglais des lycées de Paris pour assurer seulement le tiers des horaires ma­xima prévus. A la rentrée universitaire de 1967-68, il fallut mettre en route, en plus de la première année, la deuxième année du premier cycle. Les cours n'ont commencé que fin novem­bre, car dans la pratique rien n'avait pu être organisé, faute de crédits et de personnel. En anglais toujours, la plupart des assistants et maîtres-assistants, sur qui repose en fait le fonctionnement de la réforme, ne savaient pas, à la fin novembre, ce qu'ils enseigneraient. Il leur fallut donc à longueur d'année improviser sur des sujets ou des enseignements tout à fait nouveaux qu'ils n'avaient pas eu le temps de préparer. Même si la révolution n'avait pas éclaté, l'année universitaire devait finir le 18 mai. Compte tenu des vacances de Noël et de Pâques, et de quelques jours de grève, l'année universitaire aurait donc duré effec­tivement cinq mois. Elle a en fait duré, quatre mois. En ce qui concerne les langues vivantes, et en parti­culier l'anglais, qui constituent dans toutes les licences une épreuve d'examen obligatoire, aucun cours n'a pu être pratiquement assuré cette année pour les étudiants non spécialistes de langues vivantes. Pour les licences de langues vivantes, en deuxième an­née du premier cycle, la nouvelle organisation prévoit une épreuve de version de seconde langue d'un coefficient égal aux deux autres épreuves de première langue : or, aucun cours de seconde langue n'avait pu être organisé avant la mi-février. 227:125 Ce ne sont là que quelques exemples parmi d'autres de ces inconséquences et imprévoyances fâcheuses qui, à juste titre, ont pu inquiéter et irriter les plus sérieux et les plus paisibles des étudiants. L'incertitude et l'ignorance des étu­diants sur la nature des examens qu'ils allaient subir, le sentiment d'y être mal préparés, que leurs professeurs ne pouvaient pas dissiper, sont parmi les causes directes du malaise étudiant. Avec l'arrivée de M. Peyrefitte rue de Grenelle, on vit d'autre part s'installer au ministère de l'Éducation Natio­nale des manières nouvelles auxquelles les enseignants n'é­taient pas habitués. Lorsque telle ou telle organisation professionnelle ou syndicale désireuse d'exprimer ses do­léances ou ses vœux avait obtenu à grand'peine une entre­vue avec le Ministre, son secrétaire ou son représentant, et que sa délégation se présentait au rendez-vous fixé, au bout d'une longue attente, on apprenait que Monsieur le Ministre, ou son représentant, était retenu par d'autres obligations ; Monsieur le Ministre avait besoin à l'instant même de son secrétaire. Une fois passe encore. Mais cette désinvolture cavalière était entrée dans les mœurs. Ce mépris outrecuidant manifesté par un ministre à l'égard des représentants du personnel des Facultés n'a pas gagné de sympathies à M. Peyrefitte. La prétention du ministère et de ses services à tout régler de façon autoritaire et autocratique, sans consulter personne et au mécontentement général, a beaucoup con­tribué à faire apparaître l'autonomie des Universités com­me la panacée. Bien des enseignants et étudiants estiment que l'Université fonctionnerait mieux s'ils la géraient eux-mêmes, sans le contrôle des services ministériels. ##### *Comment on fabrique une intelligentsia révolutionnaire.* Ce qu'on a pompeusement appelé la démocratisation de l'enseignement, pièce maîtresse de la Réforme Fouchet et grand cheval de bataille de la Gauche, s'est révélé particulièrement néfaste. Le complot contre la Nation, c'est d'a­bord ici qu'il faut le chercher. 228:125 Il faut s'entendre sur les termes. Notre condamnation de la démocratisation de l'enseignement ne signifie pas que l'enseignement supérieur doit être le privilège de la fortune, *ce qu'il n'a jamais été d'ailleurs *; tout enfant intelligent qui manifeste le désir de faire des études supérieures et en possède les capacités doit être généreusement aidé et secondé dans son effort par la société. Il serait fâcheux tou­tefois qu'un écrémage systématique prive le commerce, l'artisanat, les professions manuelles de toute espèce d'in­telligence au nom d'un « *élitisme *» malfaisant. Or, la démocratisation telle qu'elle est pratiquée n'est pas cette juste possibilité d'ascension intellectuelle ; elle est la prétention chimérique de pousser, massivement, la quasi-totalité de la jeunesse dans l'enseignement secon­daire long, puis dans les facultés, sans contrôle suffisant des aptitudes, sans sélection réelle, surtout sans assurance de débouchés. Dès octobre 1966 (début de la mise en train de la réfor­me des Facultés de Lettres et Sciences), il y avait 460 000 étudiants inscrits pour toute la France, soit une augmen­tation de 50 000 étudiants par rapport à l'année, précédente. Contrairement aux recommandations et aux prévisions du Plan, le Droit représentait 21,5 % de cet effectif, les Scien­ces 30,2 % ; les Lettres 33 % ; l'augmentation était de 15 % pour le Droit, 11 % pour les Lettres, 7 % seulement pour les Sciences. Ces statistiques révèlent un accroissement d'effectifs plus important dans les matières qui offrent peu de débou­chés que dans celles qui sont censées en offrir. Ce qui prouve qu'il ne suffit pas de décréter qu'il faut plus de scientifiques et d'ingénieurs pour que ce vœu soit exaucé ipso facto. La difficulté des études scientifiques modernes, l'abstraction croissante de l'enseignement des mathémati­ques dès les petites classes ne peuvent qu'éloigner des disciplines scientifiques un nombre grandissant d'élèves. La démocratisation se heurte ici à d'inéluctables impossibi­lités. Il ne suffit pas de se proclamer prolétaire et révolu­tionnaire pour être bon en mathématiques révolutionnaires. C'est donc vers le Droit et les Sciences économiques, les Lettres et les Sciences humaines que refluent les masses de bacheliers et bachelières qui découvrent que le diplôme qu'ils viennent d'obtenir ne leur donne à peu près aucun débouché pratique en dehors d'un poste d'instituteur et d'une inscription en Faculté. 229:125 En 1966-67, la répartition des élèves dans la première année du premier cycle à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de la Sorbonne était la suivante : -- 8 522 étudiants inscrits : -- Lettres classiques 368 -- Lettres modernes 1 527 -- Langues vivantes 2714 : -- Allemand 479 -- Anglais 1 591 -- Espagnol 416 -- Italien 102 -- Russe 94 -- Histoire 818 -- Art et Archéologie 424 -- Géographie 380 -- Philosophie 477 -- Psychologie 1 324 -- Sociologie 490 Ces chiffres sont instructifs. Il n'y avait au total que 1895 étudiants de français (let­tres classiques et lettres modernes) contre 2 714 étudiants de langues vivantes. Inquiétant symptôme de l'amoindris­sement national et du déclin, en France même, de la lan­gue française ! Il y avait 477 étudiants de philosophie pour 1814 en psychologie et sociologie. C'est dans les matières traditionnelles et difficiles, en lettres classiques, en géographie, en philosophie que les étudiants sont les moins nombreux. C'est en anglais, en lettres modernes, en psychologie qu'ils sont les plus nom­breux. Un certain nombre de licences prévues par la réforme Fouchet, correspondant aux anciennes licences d'enseigne­ment, ont un débouché naturel dans l'enseignement : c'est le cas de l'histoire, de la géographie, des langues vivantes, des lettres classiques et modernes, de la philosophie. 230:125 Mais l'Art et l'Archéologie, la Sociologie, la Psychologie ? Ces études ne préparent pas à un professorat de l'enseignement secondaire. Quelques postes d'enseigne­ment supérieur, dans la Recherche, les musées, l'orienta­tion professionnelle etc. ne peuvent absorber les quelques 2 500 étudiants inscrits annuellement, à la Sorbonne seule­ment, dans ces disciplines. Ce n'est pas par hasard que le Kamarad Cohn-Bendit est étudiant de sociologie. Ce n'est pas par hasard que le Mouvement du 22 mars a pris naissance parmi les étu­diants de sociologie de l'Université-bidonville de Nanterre. Nous ne « contestons » pas l'intérêt intrinsèque de l'histoire de l'art et de l'archéologie, de la sociologie et de la psychologie. Mais à quoi mènent pratiquement ces étu­des ? L'ancien système des certificats de licence permet­tait, à ceux que ces matières intéressaient, de se spécialiser dans leur étude qui était sanctionnée par des licences « libres », dont les titulaires savaient qu'elles ne leur don­naient aucun droit. La création de sections d'histoire de l'art et archéologie, de sociologie, de psychologie, dans le premier cycle de l'enseignement supérieur, a entraîné un grand nombre d'é­tudiants mal informés, dans une impasse. Titulaires de diplômes sans valeur pratique, sans utilité réelle, ils ont le sentiment d'avoir été trompés et grossissent les rangs des prolétaires intellectuels mécontents. Il eût fallu au moins, avant de s'engager dans ces voies presque sans issue, que les étudiants fussent avertis de ce qui les attendait ; et sans tomber dans le dirigisme d'une orientation autoritaire, qu'ils fussent dissuadés de faire des études qui, pour la majorité d'entre eux, n'auraient aucun débouché pratique. A quoi bon, par conséquent cette fameuse *Orientation*, qui devait être la grande innovation de la Réforme de l'enseignement ? Non seulement, on vient de le voir, elle a laissé s'engager trop d'étudiants dans des impasses, mais elle s'est signalée par son absurdité et son inefficacité. De sa qualité médiocre les exemples burlesques abon­dent : un professeur de lycée vit disparaître de sa classe son meilleur élève de latin. Après enquête, il apparut qu'une jeune orienteuse professionnelle, ignorante elle-même du latin, avait décrété du haut de sa licence de psy­cho-pédagogie que l'élève en question était incapable de faire du latin. 231:125 D'une façon générale, on a laissé accéder jusqu'au bac­calauréat, sans contrôle, sans sélection suffisante, une quantité considérable d'élèves, qui en des temps moins ambitieux et plus sages se fussent arrêtés au certificat d'études primaires, au brevet simple, ou même supérieur. Ayant péniblement obtenu leur baccalauréat vers l'âge de vingt ans, sans culture, sans méthode de pensée, sans savoir sérieux, ils s'aperçoivent que leur peau d'âne est un titre sans valeur qui ne leur donne à peu près rien de tangible, aucune profession. Ils n'ont d'autre issue que de continuer dans une faculté, et comme ils ne sont bons en rien ni à rien, ils choisissent les sciences humaines en s'imaginant que c'est facile. Malheureusement, il faut passer des examens. La grande revendication de l'U.N.E.F, syndicat des étudiants médio­cres et mécontents, c'est, sinon de supprimer purement et simplement les examens, du moins de leur ôter toute valeur sélective (ce qui revient au même), au nom de la démocra­tie, de façon que tout le monde ait son diplôme. La faillite de ce qui fut l'enseignement secondaire, mis à la réforme dès 1959, a pour suite normale l'effondrement de l'enseignement supérieur. On voit maintenant arriver dans les Facultés les fruits de la « démocratisation » : une « intelligentsia » médiocre, inculte, ignare, sans jugement, sans esprit de logique, sans bon sens, sans esprit critique, bourrée de vagues notions disparates par des pédagogues fabriqués précipitamment et dépourvus des qualifications suffisantes pour mériter le nom de professeurs. Comment ces malheureux pourraient-ils supporter avec profit un en­seignement supérieur qui, en dépit des séances de répé­tition ou d'*études surveillées* que sont les travaux prati­ques, se réduit à l'acquisition hâtive et superficielle de connaissances confuses et hétérogènes, quand il ne tombe pas au niveau intellectuel d'une classe de quatrième, comme c'est le cas de l'épreuve de *compréhension*, en deu­xième année du premier cycle d'Anglais à la Sorbonne. Doit-on s'étonner que des propagandes politiques et sociales brutales et simplistes trouvent dans ce prolétariat intellec­tuellement sous-développé et inquiet de son avenir un ter­rain particulièrement propice ? 232:125 Ce qui frappe en effet dans les événements de ces der­niers jours, c'est l'absence de défense intellectuelle des étudiants dans leur ensemble, leur perméabilité à n'importe quel slogan, leur docilité, leur naïveté, leur absence d'es­prit critique et de sens comique, leur illogisme, leur incon­sistance et leur inconstance, leur verbalisme. Les intermi­nables débats cafouilleux et verbeux, où la réalité cède la place à la rhétorique, à la dialectique verbale et creuse, à l'abstraction vide, constituent sans doute la plus sévère condamnation de l'enseignement français, fruit des réfor­mes de la V^e^ République. Nous avons vu du jour au lende­main une assemblée *plénière* d'étudiants d'Anglais passer d'une quasi unanimité en faveur du maintien des examens aux dates fixées à une quasi unanimité pour le report de ces mêmes examens en septembre... Il eût fallu un autre enseignement, une formation solide du jugement intellectuel, moral, esthétique, pour que la jeunesse étudiante résiste à l'atmosphère générale de décom­position qui caractérise notre époque. Quant tant de points qu'ils avaient cru solides et fixes s'effondrent en même temps autour d'eux, famille, patrie, Églises ; quand d'une aimée à l'autre ce qu'on leur a présenté comme vérité de­vient une contrevérité, quand toutes les vertus sont mises en doute, tout honneur ridiculisé, toutes les valeurs contes­tées par ceux-là même en qui les jeunes ont tant besoin d'avoir confiance, leurs parents, leurs maîtres, leurs prê­tres ; quand toute la civilisation humaniste et chrétienne de l'Occident chancelle et bascule, détruite par ceux-là même qui avaient mission de la défendre ; comment les jeunes si mal éduqués, si démunis intellectuellement, si déconcer­tés, si désorientés, si désarmés, ne céderaient-ils par aux voix trompeuses de toutes les sirènes : tentation de l'érotisme et de la pornographie qui s'exhibent dans les salles de cinéma du Quartier Latin, fleurissent dans la littérature et les revues ; tentation des extases et paradis artificiels ; tentation de la nouveauté à tout prix ; tentation de la vio­lence et du sadisme ; tentation de l'héroïsme révolutionnaire et des utopies politiques et sociales ; tentation du nihilisme et de la destruction soudaine et brutale de tout ce qu'on leur a enseigné à ne plus respecter. 233:125 Une civilisation qui se donne pour fin un bonheur tout matériel, le plaisir et la consommation des biens, une civi­lisation qui n'est plus qu'hédoniste et économique finit par se détruire elle-même, rongée de maladie honteuse. Telle est la jeunesse dorée qui joue à la révolution et rêve de détruire la société dont elle est le fruit monstrueux tout en étant la première à jouir de ses abus. #### II. -- Une place de sûreté du communisme : la Sorbonne. En même temps qu'il a accumulé par une mauvaise réforme de l'enseignement tous les motifs de mécontente­ment et favorisé la création d'une intelligentsia médiocre et insatisfaite, l'État a laissé le marxisme s'installer tran­quillement à la Sorbonne, et à un degré moindre dans les autres facultés, par le double canal du S.N.E. Sup. et de l'U.N.E.F. Un parti étudiant unique : l'U.N.E.F... Dans les années 1958 et suivantes, l'État avait toute lati­tude de crever cet abcès et de liquider la minorité marxiste qui, par le moyen des syndicats de la Fédération Nationale (F.E.N.) : le Syndicat national des Instituteurs (S.N.I.), le Syndicat national de l'enseignement secondaire (S.N.E.S.), le Syndicat national de l'enseignement supérieur (S.N.E. Sup.) a noyauté et contaminé l'enseignement public fran­çais. Non seulement il ne l'a pas fait, mais il a systémati­quement écarté, découragé, brisé tous les syndicats qui s'opposaient à l'emprise marxiste sur l'enseignement public, et protégé et aidé la F.E.N. ; l'U.N.E.F, en dépit d'appa­rents rappels à l'ordre et de suspensions de crédits, a béné­ficié des mêmes faveurs, en particulier du privilège d'instal­ler ses permanences, ses organes de propagande, en toute sûreté, dans les locaux universitaires et d'y régner despoti­quement en parti unique, en dépit de sa faible représen­tativité (à peine 10 % des étudiants, pourcentage optimum à la Faculté des Lettres). A partir des barricades d'Alger, et plus encore du soulèvement de 1962 et de l'O.A.S, *le gouvernement s'est appuyé sur l'U.N.E.F. et les mouvements d'extrême gauche pour bri­ser, parmi les étudiants, tout ce qui pouvait paraître de* « *droite *» *ou d'* « *extrême droite *»*.* 234:125 Bénéficiant d'une scandaleuse immunité à la faveur des privilèges médiévaux de la Sorbonne, l'U.N.E.F, et par son intermédiaire le P.C.F, puis les communistes prochinois ou autres, ont installé leur appareil subversif et leurs officines de propagande à la Sorbonne, au Centre Censier et dans les différents instituts, avec la protection et la bénédiction des autorités universitaires. Le recteur Roche, avec l'accord du Ministère, était complice, le doyen Aymard fut complice, comme son successeur le doyen Durry. Il n'y avait aucun danger à gauche. Ce qu'il fallait abattre c'é­taient les vilains « fascistes » de l'O.A.S, puis d' « Occi­dent » et de la « Restauration Nationale ». *Le gouverne­ment voyait d'un bon œil s'organiser dans la cour de la Sor­bonne des manifestations anti-américaines en faveur du Viet-Cong et des communistes chinois.* Depuis le début de 1968, la Sorbonne et le Centre Censier, ainsi que la Faculté de Nanterre, se transformaient en casernes de « Gardes Rouges », sous la protection de la police qui alors n'avait de consigne répressive qu'à l'égard des mouvements de « droite ». L'atmosphère de la Sorbonne devenait de plus en plus étouffante. Il fallut que de véritables commandos armés de matraques se constituent dans la cour de la Sor­bonne et lui apparaissent comme une menace de vandalisme pour que le Recteur affolé, se décide à demander l'inter­vention de la police. On conçut l'étonnement et la colère des dirigeants révolutionnaires qui, depuis si longtemps, faisaient la loi à la Sorbonne lorsqu'ils se virent expulser *manu militari.* Ils n'eurent de cesse de rentrer en possession de leur fief. Que représente exactement l'U.N.E.F. à l'heure actuel­le ? D'une façon générale, un activisme révolutionnaire. Les communistes P.C.F. y sont sûrement minoritaires et dépassés par les néocommunistes pro-chinois, cubains, tro­tskistes, etc., et des anarchismes incontrôlés. L'U.N.E.F. a entraîné dans son action une certaine quantité de sympathi­sants inhabituels, qui a suivi par hostilité à la police et au régime, ou par affinité d'âge et de situation. Cette audience est vraisemblablement en régression. 235:125 L'U.N.E.F. de toute façon ne serait que peu de chose, sans l'appui du S.N.E. Sup., qui fournit à l'organisation étu­diante ses conseillers et sa caution. Le recrutement de ce syndicat varie beaucoup d'une section à l'autre ; il ne représente, semble-t-il, que 20 % environ du personnel enseignant de l'enseignement supérieur, à peu près à égalité avec la fédération des syndicats autonomes du personnel ensei­gnant des Facultés des lettres et des sciences. Les vérita­bles dirigeants du S.N.E. Sup. sont généralement commu­nistes ou communisants, même s'ils entraînent avec eux un nombre assez grand de modérés. Ils ont mené une poli­tique très habile de noyautage, s'introduisant dans tous les postes importants. Un certain nombre de « patrons » influents sont assez bien placés pour introduire à la Sor­bonne, depuis quelques années, des fournées d'assistants communistes ou assimilés qui grossissent les rangs du S.N.E. Sup. et aident de leur mieux l'emprise de l'U.N.E.F. en milieu étudiant. La responsabilité du S.N.E. Sup. a été pré­pondérante dans les émeutes qui sévissent depuis le début de mai, le rôle du camarade Geismar en particulier a été essentiel. Il est déplorable que des professeurs aient pu exploiter la crédulité et l'ardeur de la jeunesse avec autant d'insouciance et de légèreté. Bien ; des adhérents du S.N.E. Sup. sont atterrés de l'attitude de leurs dirigeants syndi­caux, ce dont profitent les syndicats autonomes qui depuis quelques jours sortent de leur léthargie ; ils peuvent jouer un rôle important pour un retour au bon sens et au sérieux dans l'Université. Beaucoup d'étudiants qui refusent l'em­brigadement de l'U.N.E.F. attendent de leur professeur des idées claires, de la fermeté et du sérieux, autre chose que de la démagogie nébuleuse. #### III. -- Remèdes ? L'expérience prouve que, dans le domaine particulière­ment délicat de l'éducation nationale, il faut agir avec pru­dence et une sage lenteur ; se méfier des mots et des for­mules tant qu'ils n'ont pas une signification parfaitement claire, précise et n'aboutissent pas à des conclusions d'ap­plication pratique. Quelle que soit la réforme envisagée il conviendrait de tenir compte : 1\) des structures existantes ; 236:125 2\) d'une situation révolutionnaire, et en particulier de l'occupation de fait de la Sorbonne par des groupes mar­xistes ; 3\) de la nécessité de trouver des solutions pratiques et efficaces qui assurent un fonctionnement de l'Université, service public au service de l'ensemble de la nation, et sup­priment en fait, et non seulement en théorie, les princi­pales causes de mécontentement et de malaise. De l'énorme logomachie dont se saoulent à longueur de jour et de nuit les scolastiques marxistes de la Sorbonne occupée, un certain nombre de maître-mots émergent char­gés d'une sorte de puissance magique : *autonomie des Uni­versités, Pouvoir Étudiant, Co-gestion*. Nous nous proposons d'abord de « contester » ces slo­gans, de « démystifier » les formules. Autonomie des Universités = Cogestion = Pouvoir étu­diant. L'analyse du Comité des Étudiants pour les Libertés Universitaires (*le Marxisme dans l'Université*) est tout à fait juste ; il ne s'agit, « les choses étant ce qu'elles sont », que de « l'*autonomie de groupes de pression marxistes, utili­sant les finances publiques pour l'instauration d'une Uni­versité communiste, sans crainte de la tutelle gouvernemen­tale *» ([^67]). On ne saurait mieux dire. Cela devrait donc inciter dans l'immédiat tous les gens honnêtes et sérieux à refuser des décisions hâtives à ce sujet. Car, à la Sorbonne du moins, l'état de fait, c'est un devenir révolutionnaire, dans lequel la « cogestion pari­taire », admise dans un premier temps, a été presque aussi­tôt « contestée » par le « pouvoir étudiant » et dialectique­ment dépassée par la mixité. Une assemblée plénière extra­ordinaire de tout le corps enseignant de la Faculté des let­tres avait *décidé*, en présence et sous le contrôle de « délé­gués étudiants », d'admettre le principe d'une cogestion paritaire ; l'élaboration de nouvelles structures associant étudiants et enseignants fut confiée à une commission pari­taire de 50, puis 84 membres (42 enseignants, 42 étudiants) élus dans les différentes sections par 2 collèges électoraux distincts. 237:125 Cette commission devait présenter ses travaux le 30 mai à une nouvelle assemblée générale. Or cette assemblée se vit signifier que le « pouvoir étudiant » « contestait » toute décision prise à une assemblée de professeurs. La cogestion paritaire était déjà dépassée. Les « étudiants » avaient refusé d'élire leurs délégués, exigeaient un collège élec­toral unique des professeurs et étudiants et des listes mix­tes comprenant professeurs et étudiants, sans que la parité y soit respectée. Ainsi la commission constituante pourrait être composée uniquement d'étudiants, ou admettre à la rigueur quelques « camarades enseignants » dûment sélec­tionnés par le S.N.E. Sup. et l'U.N.E.F. Il apparaît clairement que le but des groupes de pres­sion révolutionnaire et de l'U.N.E.F. et du S.N.E. Sup. est l'établissement d'une dictature marxiste qui entend nom­mer et révoquer les professeurs *selon des critères marxistes*, dicter ses programmes, imposer ses méthodes d'enseigne­ment, contrôler le contenu des cours magistraux, *selon des critères marxistes*, organiser ou supprimer les examens et en surveiller les jurys *selon des critères marxistes*. Des prétentions aussi exorbitantes ne satisferaient évi­demment que la minorité ultra révolutionnaire du S.N.E. Sup... Leur mise en pratique aurait pour effet de vider l'Uni­versité de la plupart de ses professeurs, et on aurait finale­ment des Facultés révolutionnaires sans professeurs, où les étudiants n'étudieraient plus, mais « contesteraient » entre eux à perdre haleine et raison la société bourgeoise, etc. Bref, des casernes de gardes rouges. Quant à la Réforme des Universités, il n'en serait plus question. La vraie Révolution est une fin en soi, et non un moyen ; elle ne vise pas à réformer, car une vraie réforme arrêterait la Révolution. Or, selon la dialectique marxiste, il ne doit pas y avoir de réforme, mais un constant mécon­tentement pour entretenir une révolution, ou « contesta­tion » permanente. \*\*\* La *cogestion* de l'Université par des assemblées paritaires d'enseignants et d'étudiants est une séduisante tarte à la crème. Mais là encore il faut en étudier avec soin toutes les incidences pratiques -- à supposer levée l'hy­pothèque de l'occupation marxiste des facultés. 238:125 L'U.N.E.F. étant le « pouvoir étudiant » de fait, orga­nisant des simulacres d'élection à main levée, en l'absence de la majorité inorganisée ou terrorisée des étudiants non marxistes, deviendrait, avec le S.N.E. Sup., cogestionnaire légal de la Sorbonne et de la plupart des universités. On peut imaginer ce qui en résulterait si cette assemblée de cogestion s'attribuait le pouvoir de nommer et de révoquer le corps enseignant, de dicter ses programmes d'études, ses méthodes d'enseignement, de contrôler le contenu des cours magistraux, d'intervenir dans les jurys d'examen ; les Facultés ne seraient plus que des écoles supérieures de marxisme et de révolution. Telles sont pourtant les revendications que l'on entend formuler dans les innombrables assemblées et colloques qui se tiennent à la Sorbonne. Il semble difficile, en mettant les choses au mieux, d'éviter une participation des étudiants au fonctionnement des Universités. Mais il faudrait que les étudiants com­prennent qu'il ne saurait s'agir vraiment de cogestion, beso­gne administrative qui incombe à un personnel qua­lifié. Un étudiant ne vient pas à l'Université pour admi­nistrer mais pour étudier ; ses rapports ne sont pas du type ouvrier-patron. Il est l'usager d'un service public pour quel­ques années. Il vient y recevoir l'enseignement qui lui est dispensé. Son opinion et ses suggestions sont désirables dans bien des cas. Mais il faut que cette représentation soit appliquée aux domaines où elle peut être compétente et pro­fitable, qu'elle émane d'élections sérieuses, à scrutin secret, avec tous les contrôles nécessaires pour en garantir l'honnê­teté, afin d'éviter qu'elle ne devienne la dictature brouil­lonne et tumultueuse d'un parti unique. La fureur cogestive s'est étendue à l'enseignement se­condaire. Comme on s'en doute, elle ne le cède en rien en sottise et en prétention aux élucubrations sorbonnardes. Le problème des structures pour intéressant qu'il soit à long terme, n'est pas le plus urgent ni le plus fonda­mental. Ce qui importerait d'abord, dans l'autonomie ou non, par la cogestion ou non, c'est de supprimer les causes im­médiates de l'irritation, du soulèvement des étudiants : 239:125 1\. -- renoncer à la dangereuse chimère d'une acces­sion massive et incontrôlée d'élèves inaptes dans l'ensei­gnement secondaire puis supérieur ; en d'autres termes rétablir des sélections échelonnées au cours de l'enseigne­ment secondaire, et, parallèlement, créer, ou recréer des enseignements pratiques, professionnels, techniques, etc., dès la fin de l'enseignement primaire ; 2\. -- renoncer pour les lettres et les sciences à la ma­lencontreuse expérience de la réforme Fouchet, et revenir dès la prochaine rentrée à l'honnête et libéral système des certificats qui fonctionnait efficacement à la satisfaction générale ; 3\. -- se préoccuper des débouchés pratiques de tous les types d'enseignement et, sans recourir à une orienta­tion autoritaire, avertir les étudiants des possibilités d'emploi qu'ils trouveront à l'issue des études qu'ils voudraient entreprendre. Aucune de ces décisions simples et sages, ne sera prise par des gouvernants captifs de la de démagogie révolution­naire. Ils ne pourront pas non plus, dans l'état de crise économique dont souffrira le pays, trouver les crédits nécessaires à la bonne marche de l'Éducation nationale. Aucun vrai remède n'étant apporté, le mécontentement subsistera, la situation révolutionnaire se prolongera, ainsi que l'occupation des Universités par un « pouvoir étu­diant » marxiste de fait. Il semble donc indispensable comme ultime voie de salut contre la dictature de l'U.N.E.F. et du S.N.E. Sup., que les étudiants et professeurs qui se refusent à subir l'oppression du parti unique constituent leurs groupes d'au­todéfense, dans la carence des pouvoirs publics. Ce mouvement est déjà commencé, tant parmi les professeurs que parmi les étudiants. Son ampleur et son succès en indi­quent la nécessité. Aura-t-il assez tôt assez de force pour sauver de l'obscurantisme marxiste des universités encore dignes de ce nom ? Étienne Malnoux. 240:125 ### Destruction des pèlerinages parisiens par Albert Garreau LE CONCILE l'exigeait-il vraiment ? Cela, comme beaucoup d'autres « réformes » qu'on lui attribue, *a commencé une quinzaine d'années avant lui,* pour prendre ces derniers temps un train d'enfer. A Paris il ne subsiste plus çà et là que quelques rampes de cierges, piè­ges à sous, rapportant, paraît-il, des sommes rondelettes à qui de droit. En ces heures où la *sociologie* coule à pleins bords, comment se fait-il que des autorités ecclésiastiques aient décidé et entreprennent la destruction des pèleri­nages religieux ? Rien de plus *sociologique* pourtant, de plus permanent et universel. Veut-on laisser place nette aux seuls pèlerinages non catholiques, à celui du soldat inconnu ou trop connu, du mur des Fédérés, de Bayreuth, ou de Buchenwald ? Peut-être. Mais plus simplement et œcuméniquement on ne veut faire nulle peine à nos frères séparés qui jugeraient ces manifestations ridicules -- à moins qu'il ne s'agisse de pèlerinages à Wittenberg ou Noyon. On sait d'ailleurs qu'ils n'admettent pas le culte des saints, ni celui des reliques, ni la prière pour les morts, ni même le surnaturel dans notre vie quotidienne. 241:125 Toutes ces superstitions, nos pèlerins y croient et les pratiquent. Ils font en outre marcher le commerce et fra­terniser les populations ; mais tant pis, avant tout l'ouverture au monde et le triomphe du progrès. L'empereur Jo­seph II, après avoir réglementé le nombre de cierges qui pouvaient être allumés à l'autel -- le roi de Prusse Frédé­ric II l'avait à cette occasion surnommé le sacristain en chef du Saint-Empire -- interdit les pèlerinages, puis il ferma les maisons de religieux et de religieuses contem­platifs, qui ne servaient à rien, en attendant de suppri­mer les autres. \*\*\* Vainement les poètes, les historiens, les politiques di­ront qu'il est des saints qu'il faut qu'on honore et des lieux où souffle l'esprit. Il n'y a plus de saints que ceux de la libre pensée et plus d'esprit que le nôtre. L'homme doit être imperturbablement façonné aux idéologies dites marxistes, tympanisé, tyrannisé, tourniqué et vire-volté en troupeaux dociles, qui seront admis à pèleriner en masses et par ordre aux temps fixés en haut lieu. Plus de familles, de cités, de corps intermédiaires, une multitude de grains de sable tous pareils et parfaitement mobiles. N'est-ce pas aussi, actuellement, une ambition cléricale d'en venir là ? \*\*\* Il y aurait encore environ 1500 pèlerinages religieux plus ou moins grands à détruire en France. En 1900, l'abbé Duplessy en dénombre une trentaine dans le dio­cèse de Paris. Les personnes d'un certain âge se sou­viennent combien ils ont contribué à maintenir le moral des futures victimes des deux dernières guerres. Il y avait lieu, n'est-ce pas, d'y remédier. Depuis quelques temps, le pèlerin de Paris n'ose plus franchir le seuil de nos églises, craignant de s'indigner et de se ronger inutilement devant les dégâts qui s'y accumulent. Dévastations matérielles, qui ne sont que l'expres­sion et le témoignage de dévastations spirituelles accom­plies ou en cours aux points les plus sensibles et peut-être les plus vitaux. 242:125 Cela a débuté, bien sûr, par les saints rayés du calen­drier. Plus de sainte Philomène ; ses reliques, sa neuvaine ont disparu à Saint-Gervais et rue de Dantzig, dans la chapelle qui portait son nom et qui a été débaptisée et reconstruite en forme de garage ou de cinéma. On sait que la sainte favorite du curé d'Ars n'a décidément pas existé. Par la même occasion, le bon curé a été éclaboussé et les chances de béatification de M. Le Prévost, fondateur des Frères de Saint-Vincent-de-Paul, se sont évanouies. La vieille église Saint-Séverin a été l'une des premières ravagée, par un agitateur breton bien connu, qui, voilà plus de dix ans, a imposé à une paroisse sans paroissiens un grand nombre des innovations liturgiques aujourd'hui tout à fait à la mode. En particulier, il a été le précurseur de la messe sur un établi, démolissant non seulement le grand autel, marbre et bronzes dorés, offert par un gro­tesque bourgeois de 1880, mais aussi les clôtures du chœur dessinées par Lebrun et payées des deniers de la grande Mademoiselle. Il avait bien entendu omis de demander l'accord des Monuments historiques. Il a reçu depuis un avancement mérité ; mais son esprit continue, au nom du Concile, à planer sur les lieux. Le Saint-Sacrement a été plusieurs fois déplacé « à titre d'essai », pour se voir relégué dans une chapelle latérale où personne ne soupçonne­rait qu'il peut se trouver. Toutes les chapelles absidiales ont été vidées, les vitraux détruits et remplacés par des panneaux non figuratifs de l'illustre Bazaine, de couleurs criardes et discordantes ; un ami me disait : au moins, depuis que les figurations sont abstraites, c'est comme pour la messe en français, enfin, on comprend. Le pèlerinage de Notre-Dame de Sainte-Espérance vient d'être supprimé en catimini. Il faut être un peu au fait de l'histoire de Paris pour comprendre l'injure : à Saint-Séverin existait dès 1311 une confrérie de l'Immaculée-Conception, la plus ancienne que l'on mentionne en France. Le Jansénisme l'avait affai­blie. Au XIX^e^ siècle, un curé anti-Janséniste rétablit l'ancienne confrérie sous le titre d'archiconfrérie de Notre-Dame de Sainte-Espérance. L'image vénérée était une vierge à l'enfant de Bridan, bon sculpteur du XVIII^e^ siècle. Le pape Pie IX lui offrit une couronne d'or et de pierres précieuses lors de la proclamation du dogme de l'Immaculée-Conception. 243:125 Elle vient de disparaître, avec les 1200 et quelque ex-votos d'étudiants qui l'entouraient. Disparues aussi sur les murs les peintures du fort Mottez qu'Ingres et Maurice Denis estimaient. Disparue la statue de Vierge qui l'an dernier trônait encore au centre du cloître. Elle n'était pas d'un grand artiste, mais elle était décente, et à sa place. Pourquoi cet acharnement anti-marial ? \*\*\* Les deux pèlerinages plus particulièrement parisiens, fort fréquentés jusqu'à ces derniers temps, étaient ceux de Sainte Geneviève et de Saint-Louis. Il était difficile de nous dire que ces deux saints n'avaient pas existé, ou de nous insinuer qu'ils avaient pris dans notre panthéon, la place de divinités païennes mal camouflées. Ce fut, après les avoir exploitées à fond, nos manières de prier qu'on incrimina. La destruction de Paris facilita les choses, voyez autour de Saint-Étienne-du-Mont ces grandes percées, ces espaces vides, ces grues et ces bulldozers encore en action aujour­d'hui. Les Parisiens qui n'ont pas été tués sont chassés, dispersés dans les banlieues les plus perdues pour faire place à des nouveaux venus, « qualifiés par leur seule riches­se », et qui se moquent bien de nos saints. Rien de plus faci­le, dans ce monde disloqué, désorganisé, que de détruire nos cultes domestiques. Il suffisait de priver les dévots tradi­tionnels de temps et de moyens de transport, ce qui fut fait. L'histoire de la dévotion à sainte Geneviève se mêle étroitement à l'histoire de Paris et à celle de la France. La neuvaine à la patronne de Paris, au début de janvier, a été rétablie dès le Concordat. Elle a été pratiquement sup­primée en 1968, par des ordres venus, me dit-on, de très haut. Dans notre enfance, chaque jour, des paroisses, des confréries ou associations de tout le diocèse venaient prier à tour de rôle, avec messes et vêpres chantées, panégyriques, sermons et processions. Des baraques, sur la place, vendent des objets de piété et les fameux pains de sainte Geneviève traditionnels. Ces dernières années encore, les banlieues déversaient leurs pèlerins en autocars, dont les voyageurs égayés par cette visite à la capitale donnaient à la fête des airs de kermesse. 244:125 Le cardinal Feltin et quelques membres indépendants du conseil municipal en mal de voix cléri­cales pensèrent ressusciter timidement la procession officielle qui conduisait chaque année la châsse de la sainte à Notre-Dame, visiter celle de saint Marcel. Point de cortège à pied ; pour éviter les embarras de la circulation, la châsse, le cardinal et les conseillers furent embarqués dans une auto qui roula le plus vite possible parmi les autres ; cela manquait de solennité, mais l'intention y était. Cette année, la fête patronale était reportée au dimanche et célébrée avec le minimum de triomphalisme. Une petite châsse était posée sur une desserte à l'entrée du chœur, non loin et au-dessous de l'autel face au peuple, pour la mise en valeur duquel on voudrait bien démolir le jubé. Quelque bonne âme avait éparpillé autour de pauvres mar­guerites blanches coupées, qui achevaient de se faner : coût environ 200 francs anciens. Un jeune dominicain qui m'accompagnait, ému de tant de dénuement, tomba à ge­noux, priant avec ferveur ; c'était, dans la demi-obscu­rité, une prédelle de fra Angelico. L'église était non seu­lement sombre, mais sale, car ces gens commencent tou­jours par négliger et abandonner ce qu'ils veulent détruire. Dans la chapelle absidiale de la Vierge, où était peut-être le Saint-Sacrement, entre les tombes de Racine et de Pas­cal, trois ou quatre vieilles femmes récitaient le chapelet à haute voix. Des prêtres habillés en civil passèrent vite pour aller à la sacristie, sans recueillement, sans génu­flexions ; un ami me demanda : ce clergé croît-il encore à quelque chose ? La Saint-Louis a été plus facile à enterrer, car elle était avant tout locale. L'île a pourtant été à peu près res­pectée par les démolisseurs, à l'exception du côté méridional de la rue des Deux-Ponts, où Rothschild a construit avant 1939 des habitations à bon marché pour ses coreligionnaires. Les anciens habitants ont été chassés par la ré­novation, les achats obligatoires d'appartements, prohibifs pour les petites bourses, et les ravalements. Des amateurs, américains et des hommes politiques engoués de pittores­que et d'art les ont remplacés. La paroisse leur est fort indifférente. 245:125 Nous nous souvenons de la première Saint-Louis de l'occupation, en 1940, présidée par Mgr Beaussart, qui était resté seul avec nous, sans craindre d'être pris comme otage, déporté ou fusillé. L'église était comble ; la procession des reliques eut lieu à l'intérieur, si chaleureuse qu'un officier allemand entré par curiosité demeura figé d'étonnement au pied de la grande statue de saint Louis. Il se disait évi­demment que ce peuple n'était pas aussi dévirilisé qu'on le lui avait affirmé. Plus tard, les processions se firent dans la rue, autour de l'île, jusqu'au pont de la Tournelle, où, au pied de la pauvre statue de sainte Geneviève de Lan­dowski, le prélat qui présidait la cérémonie bénissait Paris. Une année ce fut l'abbé du Bec-Hellouin, Olivétain ; le peuple chantait alternativement les hymnes latines et de vieux cantiques français, portant de petits cierges, comme à Lourdes. La neuvaine fut supprimée vers 1950 déjà, sans explications, et en même temps le culte de la bienheureuse Isabelle sœur de saint Louis, fondatrice de Longchamp. Il existe pourtant une société des Amis de saint Louis qui tente de maintenir sa mémoire : elle organise des exposi­tions, des messes de musique ancienne à la Sainte-Cha­pelle ; l'intention est pieuse ; mais n'est-ce pas cette fois tout à fait l'esthétisme et le folklore qu'on nous reproche comme des crimes ? Quel intérêt à ce divorce de la piété et de l'art, de la prière et de la beauté ? C'est sans nul doute la prière qui y perd le plus. L'un des derniers grands curés de l'île Saint-Louis, l'abbé Bossuet, a collectionné à ses frais des œuvres d'art religieux, qu'il a données à son église ; notamment des broderies du XV^e^ siècle, faites par les Clarisses Urbanistes de Longchamp, qu'il a remontées en chasubles. Était-ce donc un hérésiarque et va-t-on démé­nager tout cela pour le vendre aux enchères, ou plutôt à la sauvette ? L'autre année, nous sommes allés naïvement à l'église Saint-Louis-en-l'île pour la Saint-Louis ; l'après-midi, il n'y avait aucune cérémonie. Le curé était dans son église, ce ne doit pas être un barbare puisque ce serait le propre fils d'un lettré un peu oublié de nos jours, André Beaunier. Il nous dit que toutes ces solennités, qu'il pa­raissait blâmer, avaient été supprimées depuis déjà quatre ou cinq ans et ensuite il nous vit avec étonnement allumer un cierge devant la statue du pauvre roi méprisé. Est-ce un progrès nécessaire que ce dédain de nos ancêtres et cette aliénation de notre âme ? \*\*\* 246:125 Il existe encore à Paris deux ou trois Pèlerinages où les fidèles viennent de toute l'Europe chrétienne. Ceux-là, s'il est un peu plus difficile, il n'est pas du tout impossible de les détruire. Le plus menacé immédiatement est Notre-Dame des Victoires. Nous la fréquentons moins depuis que nous avons gagné toutes les guerres ; et surtout la conversion des pécheurs n'est plus à l'ordre du jour depuis qu'il ne s'agit plus que de nous mettre à leur remorque, de nous ouvrir à eux et au Monde. Il suffira donc d'un « bon » curé, pour affubler son église à la mode huguenote et multiplier les manifestations vernaculaires et œcuméniques. Aussi bien, tant d'ex-votos militaires sont-ils une injure à la conscience universelle depuis que Sabaoth n'est plus le Dieu des armées, tant de drapeaux, d'épées, d'épaulettes, de cœurs dorés ou dédorés. La statue couronnée, fâcheusement entachée de triomphalisme, ne doit même pas être protégée par les Monuments historiques, puisque c'est une œuvre du début du XIX^e^ siècle, d'auteur italien inconnu, A la casse. Et à la casse aussi les autels latéraux, avec leurs idoles, le grand autel invisible au fond du chœur ; car le lieu où s'assemble la Communauté ne doit posséder qu'une seule table pour le banquet. On brûlera ces alignements préhistoriques de stalles et ces fameux confessionnaux où tant d'imbéciles ont défilé. Et alors on pourra commencer à avoir un Temple digne de ce nom ; la question se posera de savoir à quelle entité ou abstraction le dédier. Apportons notre petite contribution au progrès : le local a déjà servi de Bourse sous le premier Empire on pourrait y ouvrir une annexe de celle-ci. Aux Filles de la Charité, rue du Bac, dans la chapelle où les premières apparitions de la sainte Vierge ont eu lieu au siècle dernier, des transformations importantes sont prévues et déjà en cours. Il faut redouter le pire, car les études ont été entreprises par des personnages tout à fait dans le vent de l'histoire. Il était évidemment d'une sentimentalité ridicule de conserver le petit chœur de la Restauration où les apparitions avaient eu lieu et scandaleux d'exposer au public le fauteuil où Marie s'était soi-disant assise. Puisque les pèlerins s'obstinent à affluer, sans comprendre que « leur devoir serait de se mêler au monde -- sans doute d'aller au cinéma et au bal, et de s'y distinguer par leur entrain, ohé, ohé ? -- on entreprendra ici leur éducation sociale ou sociologique ; on leur prêchera l'épanouissement. 247:125 De même que les servantes des pauvres seront muées ou mutées en assistantes sociales, de même les visiteurs devront comprendre qu'ils sont ici pour participer à de grandes manœuvres et non pour prier individuellement et stupidement, dans leur coin, en silence ; et moins encore de déposer des messages puérils sur le fameux fauteuil. Voilà trente ans déjà qu'un publiciste qui avait reçu commande d'un article sur sainte Catherine Labouré s'entendit dire par le prêtre qui le documentait : « *J'espère que vous n'êtes pas dupe. *» Étant un peu moderniste, il s'empressa de me le répéter avec satisfaction ; il se tira de son article avec des louanges et des superlatifs concernant les vertus de la sainte. Quelle duperie ? J'étais trop jeune et de trop peu de poids pour le demander. Mais j'imagine que ces gens tenaient déjà la visionnaire pour une hystérique et tout croyant à ces visions ou révélations pour un peu demeuré. Puisque les foules aiment encore les contes de fées, on leur en donnait. D'autant, aurait ajouté Voltaire, que cela rapporte. \*\*\* Le Sacré-Cœur de Montmartre est un gros morceau : on le grignote. C'est en effet une accumulation de scandales, ce culte Cordicole, comme disaient les anti-cléricaux d'hier, après les Jansénistes d'avant-hier, cette France pénitente et reconnaissante, cette adoration perpétuelle du Saint-Sacrement de l'autel, cette profusion de mosaïques, de marbres, de bronzes, de dorures... Un vœu national, de nos jours, où les nations sont si bien dépassées, cela a beau avoir été sanctionné par une loi, il faudrait en finir avec cette superstition et nous dilater aux dimensions de la Charité nouvelle, qui veut du bien tout d'abord à ceux qui sont le plus éloignés de nous. La France entière a été sollicitée plus de cinquante ans pour l'achèvement de cette église ; enfants, on nous apprenait à nous priver parfois de friandises pour sauver les petits Chinois et pour décorer le Sacré-Cœur. Il est bien temps qu'on le démolisse. La valse a commencé par le mobilier, banc d'œuvre, chaire de vérité, lampes votives du chœur ont disparu, pour mettre en valeur, nous disait-on, cette architecture grandiose, qu'avant-hier on trouvait si laide. Mais Rome n'exige-t-elle pas que le Saint-Sacrement disparaisse au cours des offices ? 248:125 Comme il y a constam­ment des offices, le mieux serait de le reléguer dans une petite chapelle où les adorateurs seraient si tranquilles pour prier. Le Dôme a été édifié pour abriter l'Hostie en son centre ; mais ce sont là des enfantillages d'un autre temps. En attendant une solution plus heureuse, il est né­cessaire de simplifier, d'alléger la monstrance qui est trop lourde et peu maniable. Et de badigeonner ces mosaïques ridicules, qui rappellent tant de mauvais souvenirs ; des crédits viendront bien un jour pour les arracher. Quand on aura fait l'éducation d'une nouvelle génération d'adora­teurs, plus éclairés et plus raisonnables, on pourra placer le saint sacrement quelque part dans la crypte et faire dans l'église, outre de splendides célébrations vernaculaires, des cours de sociologie appliquée. Il ne restera plus qu'à reprendre au dépôt des fontes la statue du chevalier de la Barre et à l'exposer au centre du bâtiment, en gage de réconciliation avec nos frères séparés, les derniers cheva­liers de l'Esprit, a dit le R.P. Riquet. Cette volonté de désagrégation de l'âme traditionnelle, que nous exagérons à peine, demeure un mystère. Sans dou­te, on détruit pour édifier à la place quelque chose de meil­leur et de plus beau ; mais nous avouons ne pas savoir quoi. On nous reproche avec dédain et parfois avec fureur d'être des croyants grégaires, sans esprit, sans égards pour le Monde, sans véritable Charité pour les Hommes. Cette guerre de piqûres d'épingles ne nous amuse pas et cette propagation d'erreurs mortelles nous désole. Plus de piété individuelle, plus d'indépendance et de diversité des per­sonnes, dont s'accommodaient admirablement ces dévotions anciennes. Les robots communautaires n'y ont pas droit. Des superstitions cruelles et imposées par la force ne tarde­ront pas à remplacer la prière et le culte légués par nos pères, que nous aurons été incapables de transmettre. Albert Garreau. 249:125 ### Observation, témoignage et présence par Jean-Baptiste Morvan NOUS ARRIVONS à un moment où la culture admet, d'une façon naturelle et quasi-réflexe, des princi­pes qu'elle emprunta il y a plus de vingt ans à des œuvres qui parurent alors révolutionnaires. Il peut même se produire que ces attitudes d'esprit, considérées dé­sormais comme fondamentales et presque tutélaires, ne soient plus clairement rattachées aux noms de leurs prophè­tes et aux titres de leurs œuvres. Les bases sont enfouies, mais comme celles d'un édifice ; et un conservatisme nou­veau, irraisonné, ne va-t-il pas s'émouvoir par exemple des attaques dirigées contre l'existentialisme sartrien, par le structuralisme ? Le respect des « Valeurs » prendra-t-il comme critère et comme devise ce vers de Jules Laforgue : « Gloire aux vieilles catins, d'ans et d'honneurs char­gées » ? \*\*\* 250:125 Ces beautés défraîchies ne nous ont pas séduits quand la verdeur de leur printemps triomphait à Saint-Germain-des-Prés. Il nous paraît aujourd'hui utile de discuter les dignités de leur vieillesse académique ; les erreurs ne reçoivent pas de la main du Temps une promotion dans la vérité, et elles nous gênent plus aujourd'hui, par le con­sentement scolaire dont elles sont nanties, qu'à l'époque de leurs combats crasseux et difficiles. Il était d'ailleurs possible autrefois de prévoir que les âmes prudes qui s'effarouchaient, accepteraient plus tard les mêmes idées en vertu du conservatisme de la lassitude et de la facile mystique du tassement. D'autres esprits plus avisés com­mençaient déjà à courir au-devant des nouveautés ; cet exercice entretient la santé et la jeunesse : les mêmes gens courent toujours à de nouvelles embrassades. L'âge n'a pas ralenti leurs ardeurs, et ils serrent sur leur cœur, à une cadence accélérée, les « hippies », les structura­listes, les situationnistes, et toutes les philosophies, graves ou folles, que la Providence semble multiplier malicieu­sement. Et nous les observons avec un intérêt sportif non exempt de mépris intellectuel. Connaissant leurs origines et leur formation, nous nous demandons en effet si leur course à la révolution ne provient pas du désir de faire plus vite entrer les théories sanguinaires ou farfelues dans un con­servatisme rassurant. \*\*\* Les méthodes d'observation et d'analyse des existen­tialismes athées sont devenues maintenant une sorte de pain quotidien, et ceux qui s'en nourrissent acceptent difficilement qu'on les discute. Telle était l'attitude des dévots du réalisme flaubertien ou du naturalisme au temps de notre jeunesse ; ils se fâchaient très vite... Pour­tant nous oserons dire que ce qui nous frappe d'abord c'est la difficulté que nous éprouvons à accepter les con­ditions premières d'une méthode d'observation critique dont le Roquentin de la « Nausée » est le représentant typique. Et tout d'abord à propos de la manière dont se situe l'observateur. Dans toute la littérature qui a subi, consciemment ou non, l'influence sartrienne, l'observateur par son caractère et sa profession, appartient à un uni­vers intellectuel pour lequel on pourrait forger le néolo­gisme « atopique ». Une tendance psychologique essen­tielle le voue à un refus du lieu qu'il observe. Roquentin est venu dans la ville avec une sorte de mission qui exige en somme qu'il reste extérieur à elle, qu'il la juge avec froideur et dans des conditions d'étrangeté. 251:125 L'observateur existentialiste adhère à un climat moral spécial qui re­pousse et tend à ruiner la coutume et l'accoutumance : son univers est incomplet, d'une durée toujours avortée, dépourvu de la musique de continuité qui anime l'uni­vers vivant. Influence du spectacle désordonné et fragmenté d'un monde en guerre ? Désir de rompre avec le bergsonisme ? Plus encore, un refus révolutionnaire, théo­rique, imposé à tout instant, néglige, dédaigne ou attaque les thèmes, il les classe en fiches mais croirait trahir sa mission en admettant leur perspective mélancolique. Il convient à ce propos de remarquer combien on aime le mot de « thématique » dans ce climat intellectuel où les thèmes vont se raréfiant en nombre et s'appauvrissant en valeur. N'y a-t-il pas une déformation dans le sens d'une cuis­trerie envahissante ? Il semble que ces observateurs, pro­fesseurs, chercheurs, reporters, bricoleurs variés situés sur la frontière indécise de la littérature et des arts fonction­nels, soient tous prédestinés à considérer l'existence d'au­trui, ses pensées et ses affections comme des devoirs à corriger. La coutume et l'accoutumance sont traitées par eux comme des fautes d'orthographe invétérées, des bévues de style ou des répétitions d'idées appelant la mention à l'encre rouge : « redites ». Quand un personnage, le Meur­sault de Camus, par exemple, n'est pas un intellectuel professionnel, il semble avoir été arbitrairement vidé de sa substance pour laisser la place au théoricien qui, à l'arrière-plan, interprète ses silences, ses lacunes inté­rieures. Le malheur des temps nous a permis de mieux connaître les Français d'Algérie et de nous rendre compte qu'ils ne ressemblaient nullement au compatriote imagi­naire de Camus. De même il fallait que dans la fiction la peste régnât à Oran -- et qu'Oran ne fût plus vraiment Oran, pour devenir le terrain d'un exposé philosophique. Il en est de l'extériorité du héros existentialiste par rapport au monde observé comme de la solitude morale du héros romantique ; il peut en gémir, elle est cependant affectée d'un coefficient de supériorité. Une telle situation peut s'imposer à des personnes réelles, ou à d'autres per­sonnages littéraires ou à d'autres écrivains sans qu'ils cherchent, à la manière Kantienne, à l'ériger en exemple de morale universelle. L'extériorité par rapport au monde observé semble être un refus de principe de ce que Gabriel Marcel appelle « l'intersubjectivité ». 252:125 Celle-ci est obligée de concevoir une géographie au sens propre et au sens figuré. Le roman Anglo-Irlandais de Joyce, tout indési­rable qu'il nous paraisse, gardait au moins avec le milieu observé une complicité un peu canaille. Il n'y a même plus cela chez Roquentin. J'ai connu plusieurs exemples de jeunes gens qui à l'âge de la révélation philosophique furent traumatisés par la littérature existentialiste athée. Chose étrange appa­remment, ni eux ni leurs parents ou leur entourage ne se révoltaient intellectuellement. Une sorte de respect d'ordre religieux (oserai-je dire clérical ?) transposé dans l'ordre intellectuel, les figeait dans une déférence crain­tive. Et puis toute cette littérature était venue derrière les mitraillettes résistantes : le prestige des idées et des doctrines tient toujours pour une part à des contingences qui, si elles ne mettent pas nécessairement en cause le fond de la pensée, sont néanmoins sujettes à quelques révisions ultérieures. A cette époque donc s'imposa un ensemble assez restreint et sommaire d'attitudes psycho­logiques, au profit desquelles on oublia tout le reste. Pour­tant l'on sentait bien toujours que par nous passe une cer­taine musique d'espérance dont nous ne savons exacte­ment rendre compte. Nous ne pouvons dire ni d'où elle vient, ni où elle va, et nous pourrions cependant jurer qu'elle a un sens et un but. Par-delà même la certitude isolée du « Cogito ergo sum » cartésien, nous éprouvons le sentiment à certaines heures, d'élaborer notre propre pensée pour obéir à des ordres secrets, liés à notre exis­tence et concernant autrui en même temps. Mais une pareille conception de l'univers intellectuel se prête mal à la fragmentation préalable qui est nécessaire aux pen­sées hégéliennes pour monter ensuite leur petite méca­nique thèse-antithèse-synthèse. On comprend assez bien pourquoi aujourd'hui les chrétiens intoxiqués en sont arrivés à trouver encombrante la présence des Anges dans les vérités de la Foi. 253:125 Le prestige n'est pas la seule cause de l'intoxication. Si les attitudes et les méthodes de l'existentialisme athée connurent une destinée aussi florissante, si l'on vit une telle extension de cette discipline sèche et rageuse de l'esprit, c'est que le terrain était souvent bien préparé, pour les uns, par la pratique méthodique et mécanisée de certaines recherches intellectuelles ; chez d'autres, par la manie continue de l'attention critique. Et chez les chré­tiens, une certaine claustration pascalienne née du mépris métaphysique du « divertissement » pouvait y contribuer. Ce mépris ne demeure pas métaphysique. Pascal a beau démontrer que le divertissement est un caractère de la nature déchue du fait du péché originel, et que nous ne saurions y échapper : on éviterait difficilement que l'âpre critique qu'il développe ne crée une tendance à s'ériger en juge. L'intellectuel observateur de l'humaine nature est amené à considérer tout état de conscience chez autrui comme une opinion, toute situation comme un cas de responsabilité intellectuelle. Si, de plus, l'observateur est obsédé par l'idée de l'absurde, par quelle espèce de juges l'humanité va-t-elle être jugée ? On songe à La Roche­foucauld, impitoyable et gratuit ; au Monsieur Teste de Valéry. « qui a tué la marionnette » ou à ce personnage de Bosco qui dit complaisamment : « Je mourrai sec ». Celui qui se vante de tuer la marionnette en lui-même verra toujours la marionnette en autrui. La métaphysique de Pascal s'y serait refusée ; mais si l'on réfléchit à une certaine tradition de description sarcastique qui prévaut dans la lignée voltairienne et flaubertienne du roman français, à la contagion aussi des techniques photogra­phiques ou cinématographiques de l'art moderne, on peut fort bien arriver à une méthode d'observation humaine qui mériterait le nom de jansénisme athée. \*\*\* Un mot a été souvent employé aussi par les intellec­tuels dans les années qui suivirent la guerre : celui de « témoin ». Si Roquentin était seul en cause, nous hési­terions instinctivement à considérer ce personnage de Sartre comme un témoin. L'intention négatrice rend le témoin suspect. Il n'est pas, dira-t-on, suspect d'atta­chement au milieu ; il est, en quelque sorte, aseptisé. Mais la pureté dans l'ordre intellectuel semble aux yeux du chrétien constituer une notion différente. Bien sûr, je ne sais quel diable vient toujours nous suggérer que le témoin défavorable est plus sûr que le témoin favorable, et plus digne d'audience. 254:125 Notre sentiment instinctif de la justice est mêlé d'une aveugle intention de répression et de châtiment immédiat qui se traduit par la recherche du premier venu comme boue émissaire. La « pureté » agres­sive, le détachement passé à l'état d'impératif catégorique, sont-ils une liberté acquise, ou un poids, une oppression intérieure ? L'observateur existentialiste daube volontiers sur les juges et les jurés, mais il semble se contraindre à garder la froide impassibilité, la réserve absolument silencieuse imposée au juré désigné dès qu'il a reçu de la main du gendarme sa convocation pour les assises. Que vaut cette confusion préalable du témoin et du juré ? Le témoin est témoin par le hasard des circonstances. L'homme qui traverse la vie en l'observant dans un état d'esprit de juré virtuel est-il encore un témoin, ou un policier philo­sophique ? En fait, si le mot « témoin » a eu tant de succès, c'est parce que les chrétiens, reprenant la phrase de Pascal sur « les témoins qui se feraient égorger » ont voulu attribuer à « témoin » (terme uniquement juridique et romain) le sens du grec « martyr ». C'était pour « martyr » une signi­fication fort oubliée ; et elle ajoutait à « témoin » une valeur tout à fait inusitée. Ainsi s'établit un de ces so­phismes spontanés et inconscients qu'on nomme « amal­game ». Et nous nous sommes trouvés en face de quantité de « témoins » dont il était admis en principe qu'ils étaient témoins de Dieu et capables de sacrifier leur vie -- en même temps qu'ils se conduisaient à l'égard des hommes en témoins juridiques. Comme la géographie intellectuelle ne connaît point de frontières infranchissables, une œuvre comme « La Peste » de Camus servit de zone de passage. L'attitude de perpétuelle censure de Roquentin, la disponi­bilité absolue de Meursault, finirent par déteindre sur les héros chrétiens de plusieurs fictions romanesques. Il y avait là un paradoxe que l'on ne s'est guère soucié de jus­tifier en profondeur. Le témoin juridique est l'homme qui n'a pas parti­cipé à l'événement qu'il raconte. Nous sommes arrivés en vertu de l'amalgame précédemment décrit à une concep­tion du « témoin engagé ». Cette notion apparemment con­tradictoire recouvrait en fait la vieille idée d'exemple. Le témoin en question était le témoin du Christ ; il s'engageait dans un milieu qui ignorait Dieu et à l'égard de ce milieu, devait normalement mettre une sourdine à l'intention d'ob­servation critique et de censure au moins dans l'ordre immédiat. 255:125 Tout cela, était acceptable, malgré l'équivoque sur « témoin ». Mais l'équivoque, ce monstre perfide mau­dit par Boileau, ne lâche pas facilement sa proie. Il arriva que nos « témoins » ne renoncèrent point à leur attitude de censure ; mais ils la réservèrent aux autres milieux que celui où ils s'étaient engagés. Peut-on être « témoin » à l'état pur ? Et sur un autre plan peut-on « s'engager », à proprement parler, par une sorte de choix soudain et délibéré, dans la destinée collec­tive d'un milieu humain ? On s'est fait une idée souvent abstraite et simpliste de l' « option » (autre mot-clef de ce temps). De toute façon, celui qui voudrait jouer le rôle de témoin au sens « exemplaire » sera amené à connaître une suite d'engagements et de dégagements, pas toujours ration­nellement décidés, relatifs, partiels, multiples et divers. Et s'intégrer, durablement ou brièvement à un milieu, c'est toujours s'intégrer à des coutumes et à des accoutumances. Le « témoin » chrétien-révolutionnaire croit pouvoir tour­ner le problème et résoudre la question en s'intégrant à un milieu où les coutumes n'osent pas ou ne savent pas en­core dire leur nom, où ces coutumes n'ont pas été officiali­sées par une sanction historique, où elles ne constituent encore que la nébuleuse d'un conformisme. Mais dès qu'elles parviennent à un début de cristallisation, elles reçoivent des consécrations intermédiaires, par exemple celles offertes par les structures de la politique militante, en attendant mieux. C'est ainsi que les uns avec malice et les autres avec hypocrisie ont nommé « conservateurs » les staliniens tchécoslovaques. Or, qu'attend un tel milieu du chrétien qui veut s'y enga­ger 9 Un dynamisme révolutionnaire supplémentaire ? ou une garantie apportée à un conformisme déjà établi ou en voie d'établissement ? Si le milieu en question attend le chrétien en tant que chrétien, c'est qu'il espère de son « té­moignage » et de sa « présence », une sorte de diplôme de valeur éternelle, une adhésion réconfortante à la dignité permanente des tendances ou des options du milieu. « Présence » a souvent servi d'équivalent à « témoi­gnage ». Or une présence implique une durée. Bénéficier d'une « présence » de valeur exemplaire, c'est pouvoir tra­vailler avec plus de sécurité aux structures d'un conservatisme supérieur. 256:125 Dans les sociétés issues de révolutions mar­xistes ou apparentées, la main tendue à la présence fra­ternelle du chrétien peut constituer une hypocrite mendicité, ou tenir profondément à l'inquiétude de l'âge chez des tyrans vieillis, ou bien encore traduire dans la niasse une revanche de la nature humaine assoiffée de dignité à travers une superficielle respectabilité. Mais au sein des sociétés rouges comme des sociétés blanches, une présence exemplaire ne peut être conçue que comme conservatrice. On attend du chrétien qu'il soit la valeur stable, le commun dénominateur et la commune mesure dans un pacte -- sou­vent qu'il en fasse les frais, car le pacte rouge comme le pacte blanc révèle dans la durée de l'existence ses hypo­crisies, ses insuffisances, ses compromissions acceptées que Diderot appelait les « idiotismes moraux ». Le pacte tru­qué voudrait devenir authentique, le pacte fondé sur l'éter­nel s'use et s'encrasse et tend à se réduire à des mots. Le chrétien ne saurait adorer ces pactes : à l'heure où ils réclament sa présence, c'est que l'inquiétude met en lu­mière leurs faiblesses. Et il ne peut en somme exalter un état de choses. Le pacte rouge cependant offre une diffi­culté majeure, l'obligation d'avaler une hypocrisie théorique et doctrinale en plus de la nécessité de coexister avec le monde varié des hypocrisies personnelles et quotidiennes. Si, dans la société politique inspirée des principes révo­lutionnaires, tout le monde était d'accord pour s'en tenir loyalement au régime du pain de ménage fade et honnête, celui de la fameuse solidarité humaine conçue comme un axiome, l'engagement du chrétien serait déjà discutable mais nous voyons les mêmes milieux célébrer tour à tour, les anarchismes culturels et les disciplines écrasantes. Or on ne peut être à la fois stakhanoviste et vagabond. La « présence » du chrétien au sein des milieux révolution­naires devient facilement une acrobatie, une tentative pénible pour concilier des inconciliables. Il est possible qu'alors la situation gratuite, l'interrogation solitaire des personnages des fictions existentialistes puissent être con­sidérées comme d'honorables faux semblants, comme des attitudes littéraires douées d'une certaine capacité conso­lante pour le « témoin » qui n'est plus l'arbre qu'on doit reconnaître à ses fruits, ni même l'arbre sans fruit, mais un poteau indicateur amovible qui n'indiquerait plus rien car on aurait de plus en plus effacé l'inscription de son écriteau. 257:125 Certains chrétiens rêvent d'une collectivité pure ; et leur présence dans une communauté marxiste leur paraît une chance de revivre le mythe doré de la « primitive église » avec d'autant plus de sécurité que cette collecti­vité serait plus atone, plus accaparée par la mécanique et la matière, et -- tranchons le mot -- plus bête. Confon­dant pureté et simplisme, ils ignorent que de toute façon une collectivité vivante n'est pas simple et posera toujours des problèmes ambigus. Elle est une mosaïque de commu­nautés partielles dont chacune s'est formée avec des hésita­tions, des retours, des regrets, voire des rancunes, plus importants pour sa construction et sa cohésion interne qu'une agglomération mécanique. Ce qui fait les commu­nautés, c'est aussi, dans le monde du péché originel, ce qu'elles ont en elles-mêmes à corriger et à rectifier. Et il n'y a pas un contrat social, comme le voyait Rousseau ; il y en a plusieurs, coexistants et solidaires, parfois très mystérieusement : autres « consensus » au moins tacites, que l'on pourrait appeler contrats moraux ou sentimentaux auxquels ont travaillé les créateurs connus ou inconnus dans l'ordre spirituel, ou intellectuel, ou aristocratique, ou tout simplement dans l'implantation de ces mystérieuses accoutumances dont la vie familière est tissée. Aucune loi de compréhension n'expliquerait facilement pourquoi on les adopte, pourquoi on y tient et pourquoi, soudain, on y renonce. Observation, témoignage, volonté de présence exemplaire, tout cela demanderait une connaissance variée et profonde de ces liens. Les attitudes ou démarches rudi­mentaires proposées depuis trente ans ont pu, par leur sim­plicité, fournir de belles situations de roman ou de théâ­tre. Elles ne sauraient nous procurer pour notre conduite dans le monde humain, que le mécanisme d'un cabotinage inefficace et intellectuellement appauvri. Jean-Baptiste Morvan. 258:125 ### Le carré magique (VI) par Alexis Curvers CHAPITRE VI\ **Escamotage de la croix du Christ** Vous croyez ingénument que, si l'on déterre un objet profondément enfoui dans les cendres d'une ville disparue en l'an 79, cet objet date plutôt de 78 que de 177 ; et vous ferez bien de persévérer dans ce sentiment jusqu'à preuve -- je dis preuve -- du contraire. Vous croyez ingénument que la croix du Christ est la cause nécessaire et suffisante de la croix que les premiers chrétiens ont vénérée ; et que, si les chrétiens vénèrent encore la croix, c'est qu'ils adorent depuis toujours en elle le sang du Christ dont elle est imprégnée. Et vous ferez bien de persévérer dans ce sentiment jusqu'à preuve -- je dis preuve -- du contraire. 259:125 Si l'objet qu'on a trouvé dans la ville disparue contient la croix des chrétiens, vous en concluez ingénument que le Christ a été connu et honoré dans cette ville avant 79, ce qui d'ailleurs est hautement vraisemblable, le Christ étant mort vers l'an 35, et sa doctrine s'étant répandue avec rapi­dité, tout spécialement dans les environs immédiats de cette ville et dans les années qui en ont précédé la dispa­rition. Erreur. Le modernisme vous dit que vous êtes dans l'erreur. Il ne vous le dit pas brutalement, il vous le démon­tre encore moins et n'oppose à vos certitudes ingénues pas l'ombre d'un commencement de preuve. Mais il arrange les choses de telle façon que tout se passe comme si vous étiez dans l'erreur. Il le pense, il le sait, il le dit, il le répète, et vous commencez à le croire. Bien plus, il n'a même pas besoin de le dire. Il l'avait décrété d'avance, prévu, prescrit et préétabli avant que vous et lui fussiez en possession des éléments de la question. Avant que Félix Grosser déchiffrât le « carré magique » et que M. della Corte le découvrit à Pompéi, le modernisme avait promulgué la non-existence d'un christianisme pom­péien. Et, loin que ce déchiffrement et cette découverte l'aient fait changer d'avis, c'est lui qui a fait douter de leurs yeux et de leurs oreilles ceux qui d'abord en avaient tiré la conclusion logique. Il y a dans cette puissance du modernisme quelque chose de surnaturel. On ne peut expliquer autrement les précautions qu'il a multipliées, les sûretés qu'il a prises, les jalons qu'il a posés, la garde qu'il a montée autour de Pompéi pour prévenir le démenti qu'il ignorait encore qu'il dût en recevoir. 260:125 Depuis très longtemps, au moins depuis Renan, sans que personne au monde devinât qu'on parlerait un jour d'un « carré » chrétien et pompéien, le modernisme en avait si délicatement éludé toutes les données, avait si savamment préparé l'opinion à en récuser le témoignage, que ce témoin importun se trouva disqualifié d'office et que les négateurs du fait nouveau qu'il révélait n'eurent pas à justifier leur *veto.* Le garant du christianisme pompéien ne pouvait être qu'un faux témoin. C'ytait comme ça parce que c'était comme ça, de mémoire d'homme scientifique. Le modernisme a ses traditions, son orthodoxie, sa loi et ses prophètes, son tribunal du saint-office veillant sur la foi et les mœurs, son Inquisition flairant de loin l'hérésie, son petit catéchisme, sa foi du charbonnier, sa légende dorée et ses contes de nourrice où les chrétiens de Pompéi jouent le rôle du loup-garou. \*\*\* En 1914 paraît la seconde partie du tome III du *Diction­naire d'Archéologie chrétienne et de Liturgie.* L'article *Croix et crucifix* y est signé de dom Leclercq, à qui seul appartiendra désormais de traiter je ne dis pas seulement de Pompéi dont on ne parle guère, mais de tout ce qui à partir de 1937 entrera en ligne de compte au procès de Pompéi. 261:125 Dom Leclercq ni personne ne sait qu'au nombre de ces choses en litige il y aura, éminemment, la croix. Mais il écrit, vingt-trois ans plus tôt : « La première représentation *datée* de la croix sur un monument chrétien se trouve sur une inscription palmyrénienne », dont suit la reproduction : la croix y figure en effet sous forme de deux petites croix de Saint-André servant de signes de ponctuation, le texte est chrétien et la date, libellée selon le calendrier juif, correspond à notre année 134. Antiquité déjà très vénéra­ble assurément devant laquelle dom Leclercq ne réprime pas son émotion de croyant : « Le petit autel de Palmyre et son inscription nous ont conservé le plus ancien monu­ment chrétien connu, élevé au grand jour et portant le signe plus ou moins déguisé de la croix. » C'est parfait. Et c'était, semble-t-il, réserver l'avenir, ne pas exclure que des monuments plus anciens, élevés dans la nuit ou porteurs d'un signe mieux déguisé encore, vinssent à la faveur d'une nouvelle découverte archéologique, imprévisi­ble en 1914, attester la présence de la croix chez les chré­tiens du I^er^ siècle. C'était, en un mot, laisser sa chance au « carré pompéien », messager inattendu d'un christianisme à peine sorti des origines. Mais non. Perdons cette espérance. D'un ton soudain tranchant et glacé, dom Leclercq nous prévient aussitôt : « Il n'y a pas lieu de discuter au sujet d'une croix en relief sur un fond de stuc blanc, découverte à Pompéi dans les ruines de la maison de Pansa. » Voilà. C'est sans réplique. Le lecteur se demandera toujours pourquoi « il n'y a pas lieu de discuter ». Je vais le lui dire : c'est parce que Renan et les modernistes avaient décidé qu'il n'y aurait jamais de croix à Pompéi ni nulle part avant 79, et que cela n'était pas discutable, parce que cela ne se discuterait pas. Le modernisme a aussi ses tabous. Et non seulement dom Leclercq ne discutait pas, mais, obéissant à ce qu'on n'appelait pas encore un conditionnement de l'opinion, il se soumettait et tremblait de déplaire aux censeurs invisibles qui interdisaient la discussion. 262:125 Le plus fort est qu'il ne s'en doutait pas. Dom Leclercq n'était certainement pas moderniste, pas plus d'ailleurs que M. Carcopino. Mais tous deux ont accepté comme parole d'Évangile les consignes que le modernisme avait mises en circulation et qu'il a réussi à imposer par l'autorité des catholiques les mieux placés pour lui résister. M. Carcopino n'est certainement pas moderniste. Son étude sur les *Fouilles de Saint-Pierre* est un admirable exemple de vertu intellectuelle éclairée par la foi, une su­perbe victoire remportée sur l'esprit de négation. Mais son étude sur le « carré magique » brûle, pour une moitié, ce que l'autre adore. Il ne s'est pas rendu compte qu'en pu­bliant les deux dans un même volume il aboutit à cette incohérence -- démontrant d'une part que dès avant 70 les chrétiens de Rome vénèrent au Vatican la sépulture du chef des Apôtres, lieutenant et compagnon de Jésus, il affir­me d'autre part que dix ans plus tard nul chrétien à Pompéi ne connaissait le premier mot de la prière de Jésus ni de la doctrine de Pierre. Nous verrons dom Leclercq cruellement partagé entre des positions pareillement inconciliables. Mais à de telles contradictions c'est toujours le modernisme qui gagne, car il n'en retient que la partie négative qu'il avait d'avance érigée en dogme : que de l'aveu des catholiques il n'y a pas eu de chrétiens à Pompéi, ni de *Pater noster* latin avant le II^e^ siècle, ni d'alpha-oméga avant Constantin, ni de croix avant 134. Malgré toutes évidences et probabilités contraires. D'où il suit implicitement, et bientôt explicitement, que saint Pierre n'est jamais venu à Rome et que l'Église est fondée sur le sable. Le modernisme ne subsiste et ne triom­phe que par les concessions bénévoles, la candeur, la docilité, les scrupules et les cadeaux des chrétiens dont il a juré la perte. 263:125 A propos de la croix chrétienne, quelques points de repère nous permettront de mesurer le succès du procédé moderniste qui consiste à utiliser l'adversaire. **1. -- **En 1905, Mgr Louis Duchesne écrit au chapitre II de sa monumentale *Histoire ancienne de l'Église *: « Ces premiers fidèles (qui vivaient à Jérusalem dans les dernières années de l'empereur Tibère, 30-37) se réclamaient du nom et de la doctrine de Jésus de Nazareth, récemment supplicié par ordre du procureur Pilate à l'instigation des autorités juives. Bon nombre d'entre eux l'avaient connu vivant ; tous savaient qu'il était mort crucifié ; tous aussi croyaient qu'il était ressuscité, encore qu'une partie seulement d'entre eux eussent joui de sa présence après sa résurrection. Ils le considéraient comme le Messie promis et attendu, l'envoyé, le Fils de Dieu », etc. C'est la doctrine traditionnelle. Il est clair que, si les chrétiens des années 30 ont su que Jésus était mort sur la croix, certains pour l'avoir vu de leurs yeux, c'est en mémoire de cet événement qu'ils ont aussitôt adopté le signe de la croix. **2. -- **En 1914, la notice ambiguë de dom Leclercq se résume à dire que la plus ancienne croix *datée* apparaît en 134, ce qui est vrai, mais qu'une croix pompéienne, donc antérieure à 79, ne mérite pas la discussion, ce qui est in­vérifiable en l'absence de tout argument. 264:125 **3. -- **En 1925, M. Sulzberger publie dans *Byzantion* (2, 1925) un article intitulé, *Le symbole de la croix,* dont M. Car­copino détache cette phrase : « En règle générale, on ne trouve ni croix, ni monogrammes de Jésus, ni représenta­tions de la Passion avant le IV^e^ siècle. » Cela signifie qu'on en trouve et qu'on peut en trouver, puisque c'est seulement « en règle générale » qu'on n'en trouve pas. Et même le fait qu'on n'en trouverait pas dans les monuments figurés ne prouve absolument rien contre l'ancienneté des textes où la croix du Christ est manifestée et exaltée bien avant le IV^e^ siècle, ne serait-ce que dans les Épîtres de saint Paul. De fait, M. Carcopino signalera à M. Sulzberger, qui l'ignorait, une croix du début du III^e^ siècle, découverte en 1918 par Mgr Wilpert « sur le mur peint d'une cage d'es­calier, dans le tombeau gnostique du Viale Manzoni ». Néanmoins, M. Carcopino met en doute la croix palmy­rénienne de 134, reconnue authentique par dom Leclerq, ainsi que deux autres croix précédemment relevées dans des épitaphes du II^e^ siècle, l'une en Syrie encore, l'autre dans l'hypogée romain de Lucine. **4. -- **En 1948, fort de ces précédents, et sur le même ton péremptoire que dom Leclercq refusant en 1914 de discuter la croix découverte à Pompéi, M. Carcopino s'ins­crit en faux contre une croix semblable que M. Maiuri, en 1939 « avait cru déceler » à Herculanum. Déjà en 1945, devant le « beau tapage » provoqué par cette seconde croix du I^er^ siècle, Mgr De Bruyne avait publiquement rétracté ses premiers acquiescements. 265:125 Il serait toutefois intéressant d'apprendre par quelle illusion M. Maiuri a cru déceler cette croix, à moins peut-être qu'il ne l'ait réellement décelée : c'est toute la question. Question sans réponse. M. Carcopino tranche que M. Maiuri « est allé trop loin », en compagnie de M. della Corte. Et il déboute à son tour sans autre forme de procès la croix du I^er^ siècle, « faute de pouvoir admettre, à Herculanum et à Pompéi, des communautés chrétiennes déjà organisées ». La négation se confirme par la négation répétée. Pourquoi ne peut-on admettre ? Parce que les modernistes ne le veulent pas et qu'ils sont maintenant les maîtres. C'est tout. Point de croix puisqu'il n'y a pas de chrétiens, et point de chrétiens puisqu'il n'y a pas de croix. **5. -- **Tant et si bien, qu'en décembre 1957, en conclusion d'un article publié dans le n° 120 de *la Table Ronde* (et repris en 1961 dans *les Symboles chrétiens primitifs*)*,* le P. Daniélou ose écrire ces lignes qui durent beaucoup peiner Pie XII, alors entré dans la dernière année de sa vie : « *Le signe de la croix évoque aujourd'hui pour nous normalement le gibet sur lequel le Christ a été suspendu. Mais nous avons à nous demander si c'est là la première origine du signe de croix marqué sur le front dans la pre­mière communauté chrétienne. Or il semble bien qu'il n'en soit pas ainsi et que nous ayons affaire à l'origine à un signe qui avait une autre signification. *» ([^68]) C'est la thèse de Mgr Duchesne exactement renversée. \*\*\* 266:125 Et le tour est joué. Graduellement délogée du I^er^ siècle en l'espace de moins de cinquante ans, la croix des chré­tiens s'est tellement éloignée de la croix du Christ qu'elle cesse, en 1957, d'en être l'image et de lui rien devoir. Cette évolution formidable de l'opinion catholique s'est accomplie sans se justifier par aucune espèce de raison. (Car pourquoi « avons-nous à nous demander » ? A qui et pourquoi « semble-t-il bien » ?) Chacun des auteurs qui l'ont menée à terme s'est contenté de faire dans la voie de la négation un pas de plus que son devancier. Aucun n'appuie son dire que sur ce qu'un autre a dit avant lui. Aucun non plus n'est responsable d'une idée qu'il n'a pas entièrement innovée. Le modernisme s'est contenté de met­tre cette idée à la mode, et de laisser exécuter le travail, à coups de pouce, par des catholiques dont pas un ne se donne pour moderniste. Le résultat est là : nous avons désormais à chercher à la croix chrétienne « une autre signification », c'est-à-dire une « première origine » étran­gère à la croix du Christ, laquelle n'a plus, avec le Christ lui-même, qu'à s'évanouir dans la fumée des légendes con­trouvées. C'est justement à cela que le modernisme médi­tait d'arriver. Cette méthode éprouvée de la sophistique moderniste est d'une si grossière et monotone ineptie qu'on s'étonne que ceux qui en sont les dupes n'en aient pas cent fois éventé le piège. Au nom de la rigueur scientifique, parce que les textes et les monuments se conservent inégalement bien, on invoque l'archéologie défaillante pour dater par les monuments tel élément du christianisme, comme la croix ou l'alpha-oméga, au mépris des textes antérieurs qui l'attestent, comme l'Évangile ou l'Apocalypse. 267:125 On déduit de là, d'abord par insinuation, que l'influence de ces textes a tardé à s'exercer ; ensuite, par affirmation de moins en moins sous-entendue, que ces textes eux-mêmes sont plus tardifs qu'on n'avait cru. Survienne enfin une découverte archéologique qui rétablisse l'ancienneté de la croix ou de l'alpha-oméga, on la déclare irrecevable, cette fois au nom des textes devenus tardifs auxquels on décerne maintenant la priorité sur les monuments. Autrement dit, on conteste tour à tour les textes par les monuments et les monuments par les textes, l'âge variable des uns et des autres faisant alternativement autorité selon les besoins de la cause. La méthode est donc limpide et toujours la même : il suffit de passer d'un terrain à l'autre en temps opportun. Et la cause aussi est toujours la même : il s'agit de décon­sidérer le christianisme, de le déraciner de ses traditions et de ses origines divines. Mais cette belle victoire n'a de prix que si des chrétiens y ont prêté main-forte. \*\*\* Il tombe sous le sens que textes et monuments forment deux séries séparées, entre lesquelles se produisent des correspondances fortuites mais nullement nécessaires, en­core moins régulières. Et l'usage en forme une troisième, également autonome. Un usage ou un monument peut longtemps dormir dans un texte et ne s'en éveiller que très tard, ou jamais. Inver­sement un texte peut germer longtemps dans l'usage et ne l'expliquer que très tard, ou jamais. 268:125 Vous soulevez votre chapeau pour saluer les gens, mais vous remuerez en vain toutes les littératures pour y surpren­dre la première esquisse de ce geste quotidien, qui remonterait à des époques bien différentes selon qu'on en juge­rait pas les premiers tableaux où il est peint, les premiers romans qui l'ont décrit ou les premiers manuels de politesse qui l'ont codifié. Plus près de nous, l'impérialisme commu­niste a pour symbole une étoile rouge ; rouge en est aussi le drapeau, mais je ne sache pas que le mot *étoile* se lise une seule fois chez les prophètes marxistes, qui d'ailleurs réprouvent toute symbolique. Inversement les littératures fourmillent de lieux com­muns qui n'ont rien enfanté dans l'usage. Les amants du temps de Corneille et de Racine n'ont pas suivi la mode de porter *des fers* ni de sécher dans *les feux.* Certains hé­ros homériques sont entrés dans la décoration des vases grecs, qui ne sont pas pour cela contemporains de l'Iliade ; d'autres n'ont pas eu cet honneur, ou, s'ils l'ont eu, les vases qui les représentaient se sont tous brisés ; d'autres héros enfin n'ont fait carrière qu'aux flancs des vases et nous en ignorons même le nom, parce que les céramistes ont exploité des thèmes dont le traitement littéraire, s'il a eu lieu, s'est perdu dans l'oubli. Un thème quelconque mène dans l'usage, dans la litté­rature et dans l'art, du moins dans celles des parties de leur histoire qui ne nous sont pas inconnues, trois sortes de vies bien distinctes, qui souvent ne commencent, ne se développent ni ne finissent en même temps, sauf le cas où quelque étroite connexion historique se marque entre elles par des coïncidences manifestes. Le modernisme applique cette règle tout à rebours, car, s'il y a une coïncidence manifeste, c'est bien celle qui unit aux évangiles la croix des chrétiens, alors qu'il s'au­torise tantôt de l'archéologie pour en retarder l'invention, tantôt du livre d'Ézéchiel pour en anticiper la naissance, et des deux à la fois pour la désunir d'avec le Christ. 269:125 Je dis encore une fois que le modernisme triche, parce qu'il joue sur plusieurs tableaux et modifie à chaque coup sans préavis la règle du jeu qu'il a lui-même engagé. Tantôt il pose en principe qu'une prophétie est néces­sairement postérieure à l'événement qu'elle dépeint, et tan­tôt qu'un fait consacré par l'usage ou par un monument n'est jamais antérieur au texte qui l'enregistre : car l'A­pocalypse résulte d'une ville détruite, mais l'alpha-oméga résulte de l'Apocalypse. Tantôt que le texte a engendré l'usage, et tantôt que l'usage a motivé le texte : car le signe de la croix résulte d'Ézéchiel, mais au contraire l'Évangile résulte d'un signe de la croix bien plus ancien que lui. Dans un pareil système logique ou plutôt dans un pareil chaos, il est des plus facile de prouver et de réfuter indifféremment n'importe quoi. La conclusion seule ne change pas : le christianisme est toujours confondu, mis en échec et en défaut. Si bien que, ne démontrant absolu­ment rien par ses arguments de circonstance, l'école mo­derniste démontre au moins une chose par son exemple permanent : c'est que son propre système ne résulte ni des textes ni des faits, mais d'une intention préconçue, et que pour lui la fin justifie les moyens. Et je fais trop d'hon­neur au modernisme en l'appelant une école. Une école se définit par une doctrine, au lieu qu'il en a dans sa manche mille toutes prêtes, pareilles à un trousseau de clefs passe-partout. Le modernisme n'est pas une école, mais une secte. 270:125 De là son succès. Car on combattrait mieux une doc­trine déclarée qu'une doctrine cachée, et qui ne s'exprime que par des objections de détail contradictoires entre elles. Les défenseurs désignés du christianisme n'y savent répon­dre que par des réponses également contradictoires, parce que, n'ayant pas l'avantage de l'offensive, ils se prêtent à la discussion sur les différents terrains successivement choisis par l'adversaire, sans même observer que celui-ci tout le premier se contredit d'un terrain à l'autre. Et cette position de vaincus, cette position fausse les plonge dans un embarras dont ils ne se soulagent que par de nouvelles concessions, faites aux dépens non seulement de la cause qu'ils disent être la leur, mais de la vérité qu'ils trahissent en même temps. (*A suivre.*) Alexis Curvers. 271:125 ### Simone Weil et Vatican II par Louis Salleron Le mal est à l'amour ce qu'est le mystère à l'intelligence.\ S. WEIL SIMONE WEIL est née à Paris le 3 février 1909. Elle est morte le 24 août 1943, à Ashord, dans le Kent, en Angleterre. C'est en hommage à sa mémoire, pour le vingt-cinquième anniversaire de sa mort, que nous écrivons cet article. \*\*\* Vatican II est une réflexion de l'Église sur elle-même. Les cinq dernières années de la vie de Simone Weil ont été une réflexion ininterrompue sur l'Église. N'y a-t-il pas des rapprochements à faire ? Simone Weil, apparemment toute proche du catholicis­me, ne s'est pas fait baptiser. Elle est demeurée sur le seuil de l'Église -- à cause de l'Église elle-même, de ses dogmes, de ses exigences, de son comportement. 272:125 Vatican II l'eût-il convertie ? Comment se fait-il qu'il ne fut jamais question d'elle au Concile ? Et comment se fait-il que ses objections par­ticulièrement nettes et violentes, n'aient jamais été invo­quées par l'armée des post-conciliaires qui ne rêvent que d'un Vatican III pour parachever ce qu'ils estiment avoir été l'œuvre entreprise par Vatican II ? Pourquoi ce silence autour de Simone Weil ? \*\*\* ##### *Les* «* hérésies *» *de Simone Weil* S'il fallait relever toutes les « hérésies » de Simone Weil, on n'en finirait pas. J'emploie d'ailleurs un mot impropre. On n'est héréti­que qu'à partir du catholicisme. Simone Weil, ne venant pas du catholicisme, mais étant en marche vers lui, ne sau­rait être à proprement parler hérétique. D'autre part, il ne s'agit pas que de positions relatives au dogme. Il s'agit de positions de tous ordres, philosophi­ques, sentimentales, polémiques. Il s'agit d'un combat in­térieur où se manifestent également les idées, les goûts, les hypothèses, les préjugés, les violences. Si je dis « hérésies », c'est pour simplifier et pour mar­quer sans ambiguïté que nombreuses sont les orientations de Simone Weil qui, sur les terrains les plus variés, sont divergentes des orientations de l'Église, ou en opposition avec elles. Il suffit d'ouvrir n'importe quel livre de S. Weil et d'en lire quelques pages pour tomber sur des affirmations ou des propositions qui feraient sauter au plafond le plus libéral des théologiens. Dans sa « Lettre à un religieux » elle a elle-même énuméré les principales idées qui sont siennes et qui lui semblent peu compatibles avec l'orthodoxie. Rele­vons-en quelques-unes. 273:125 -- « Si l'on prend un moment de l'histoire antérieur au Christ et suffisamment éloigné de lui -- par exemple éloigné de cinq siècles -- et qu'on fasse abstraction de la suite, à ce moment Israël a moins de part à Dieu et aux vérités divines que plusieurs des peuples environnants (Inde, Égypte, Grèce, Chine) » (p. 11). Elle se demande si Israël n'a pas appris « la vérité la plus essentielle concernant Dieu (à sa­voir que Dieu est bon avant d'être puissant) de traditions étrangères, chaldéenne, perse ou grecque, et à la faveur de l'exil » (p. 13). -- « Les cérémonies des mystères d'Éleusis et d'Osiris étaient regardées comme des sacrements au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Et *peut-être* étaient-ce de vrais sacrements, ayant la même vertu que le baptême ou l'eucha­ristie, tirant cette vertu du même rapport à la Passion du Christ » (p. 15). -- « Il y a eu *peut-être* dans divers peuples (Inde, Égypte, Chine, Grèce) des Écritures sacrées révélées au même titre que les Écritures judéo-chrétiennes » (p. 17). -- « ...il n'est pas certain que le Verbe n'ait pas eu des incarnations antérieures à Jésus, et qu'Osiris en Égypte, Krishna en Inde n'aient pas été de ce nombre » (p. 18). -- « Notre civilisation ne doit rien à Israël et fort peu de chose au christianisme ; elle doit presque tout à l'anti­quité pré-chrétienne (Germains, Druides, Rome, Grèce, Égéo-Crétois, Phéniciens, Égyptiens, Babyloniens...) (p. 19). -- « ...il est écrit que l'arbre est jugé à ses fruits. L'Église a porté trop de fruits mauvais pour qu'il n'y ait pas eu une erreur au départ ». (p. 32). -- « Personnellement, jamais je ne donnerais fût-ce vingt sous à une œuvre de missionnaires. Je crois que pour un homme le changement de religion est chose aussi dan­gereuse que pour un écrivain le changement de langue » (p. 34). 274:125 -- « La conception thomiste de la foi implique un « totalitarisme » aussi étouffant ou davantage que celui de Hitler » (p. 40). -- « La contemplation pratiquée en Inde, Grèce, Chine, etc., est tout aussi surnaturelle que celle des mystiques chrétiens » (p. 49). Des phrases de ce genre, on en relèverait des centaines. Dans leur variété elles expriment toujours une phobie de l'Église, dont Simone Weil ne peut supporter le « tota­litarisme », hérité, selon elle, de Rome et surtout d'Israël (sa bête noire). Elles manifestent, d'autre part, une revendi­cation : celle de la liberté absolue de l'intelligence, seule juge de la vérité (laquelle donc peut être proposée, mais non pas imposée par quelque autorité que ce soit). ##### *Son expérience mystique* Cet échantillon est éloquent et, avec Gustave Thibon, on peut dire de Simone Weil que « son refus permanent du baptême et les jugements qu'elle porte sur l'Église prouvent suffisamment que sa pensée consciente et doctrinale n'était pas catholique » ([^69]). Sans doute, mais il y a le reste. Le reste -- c'est-à-dire son œuvre entière et sa vie. Cette vie est un *cheminement*, et ce cheminement est une *ascen­sion*. On ne peut rien comprendre à Simone Weil si on oublie d'où elle est partie et où elle est arrivée. De naissance, elle est juive. D'éducation elle est agnos­tique. Elle l'écrit au P. Perrin : « ...j'ai été élevée par mes parents et par mon frère dans un agnosticisme com­plet » ([^70]). Elle l'écrira également à Xavier Vallat (à propos de sa révocation de l'Université) : « ...je ne suis jamais entrée dans une synagogue, j'ai été élevée sans pratique religieuse d'aucune espèce par des parents libres-pen­seurs »... ([^71]). 275:125 Son agnosticisme se nuance, à l'occasion, d'anticlérica­lisme. « ...elle était même assez antireligieuse, nous ap­prend le P. Perrin, pour se brouiller quelques mois avec une camarade se convertissant au catholicisme » ([^72]). C'était à Normale. Elle avait alors dix-neuf ou vingt ans. « Dès l'adolescence, confie S. Weil au P. Perrin, j'ai pensé que le problème de Dieu est un problème dont les données manquent ici-bas et que la seule méthode certaine pour éviter de le résoudre à faux, ce qui me semblait le plus grand mal possible, était de ne pas le poser. Ainsi je ne le posais pas. Je n'affirmais ni ne niais. » Professeur de philosophie, elle se refusait à parler de Dieu, déclarant « qu'on ne parle pas de ce qu'on ne connaît pas » ([^73]). Notons ici une contradiction. (Ce ne sont pas les con­tradictions qui manquent chez Simone Weil.) Si, d'un côté, elle se désintéresse de Dieu, d'un autre côté, elle estime avoir une « attitude chrétienne ». « ...J'ai tou­jours adopté comme seule attitude possible l'attitude chré­tienne. Je suis pour ainsi dire née, j'ai grandi, je suis toujours demeurée dans l'inspiration chrétienne. Alors que le nom même de Dieu n'avait aucune part dans mes pensées, j'avais à l'égard des problèmes de ce monde et de cette vie la conception chrétienne d'une manière explicite, rigoureuse, avec les notions les plus spécifiques qu'elle comporte. Cer­taines de ces notions sont en moi aussi loin que mes souve­nirs remontent » ([^74]). Paroles très mystérieuses, car Simone Weil n'écrit pas pour ne rien dire. Que signifient-elles exactement ? Nous n'en savons rien. Mais le mysticisme y est déjà sensible. 276:125 Après Normale, sa vie de professeur est celle d'une mili­tante révolutionnaire. Elle est anarcho-syndicaliste. Elle défile dans les cortèges de grévistes. Elle travaille en usine (chez Renault notamment). Elle participe à la guerre d'Es­pagne pendant quelques semaines, ne se laissant évacuer qu'après s'être brûlé le pied dans une marmite d'huile bouil­lante (elle est myope et maladroite). Pendant tout ce temps là les questions religieuses ne semblent pas la hanter. En 1936 (?), au Portugal, elle assiste à une procession. Les femmes des pêcheurs faisaient le tour des barques en chantant des cantiques. « Je n'ai jamais rien entendu, écrit-elle, de si poignant, sinon le chant des chanteurs de la Volga. Là j'ai eu soudain la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi les au­tres. » ([^75]) En 1937, elle passe à Assise « deux jours merveilleux ». Et elle raconte que, « étant seule dans la petite chapelle romane du XII^e^ siècle de Santa Maria degli Angeli, incompa­rable merveille de pureté, où saint François a prié bien souvent, quelque chose de plus fort que moi m'a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux » ([^76]). En 1938, elle est à Solesmes du dimanche des Rameaux au mardi de Pâques. Elle suit tous les offices, souffrant de « maux de tête intenses ». « ...un extrême effort d'attention me permettait de sortir hors de cette misérable chair, de la laisser souffrir seule, tassée dans son coin, et de trouver une joie pure et parfaite dans la beauté inouïe du chant et des paroles. Cette expérience m'a permis par analogie de mieux comprendre la possibilité d'aimer l'amour divin à travers le malheur. Il va de soi qu'au cours de ces offices la pensée de la Passion du Christ est entrée en moi une fois pour toutes » ([^77]). 277:125 A Solesmes, elle fait connaissance d'un jeune Anglais qui lui révèle un poème du XVII^e^ siècle, *Love,* qui la frappe beaucoup. Elle l'apprend par cœur et le récite souvent. « Je croyais, confie-t-elle au P. Perrin, le réciter seulement com­me un beau poème, mais à mon insu cette récitation avait la vertu d'une prière. C'est au cours d'une de ces récita­tions que, comme je vous l'ai écrit, le Christ lui-même est descendu et m'a prise. » Elle précise : « Dans mes raison­nements sur l'insolubilité du problème de Dieu, je n'avais pas prévu la possibilité de cela, d'un contact réel, de per­sonne à personne, ici-bas, entre un être humain et Dieu. J'avais vaguement entendu parler de choses de ce genre, mais je n'y avais jamais cru. Dans les *Fioretti* les histoires d'apparition me rebutaient plutôt qu'autre chose, comme les miracles dans l'Évangile. D'ailleurs dans cette soudaine emprise du Christ sur moi, ni les sens ni l'imagination n'ont eu aucune part ; j'ai seulement senti à travers la souffrance la présence d'un amour analogue à celui qu'on lit dans le sourire d'un visage aimé » ([^78]). Est-ce cette même expérience dont elle fait confidence à Joë Bousquet ? « Dans un moment d'intense douleur phy­sique, lui écrit-elle, alors que je m'efforçais d'aimer, mais sans me croire le droit de donner un nom à cet amour, j'ai senti, sans y être aucunement préparée -- car je n'avais jamais lu les mystiques -- une présence plus personnelle, plus certaine, plus réelle que celle d'un être humain, inac­cessible et aux sens et à l'imagination, analogue à l'amour qui transparaît à travers le plus tendre sourire d'un être aimé. Depuis cet instant le nom de Dieu et celui du Christ se sont mêlés de plus en plus irrésistiblement à mes pen­sées » ([^79]). En septembre 1941, elle découvre la prière. Jusqu'alors, dit-elle, « il ne m'était jamais arrivé dans ma vie de prier même une seule fois, du moins au sens littéral du mot » ([^80]). (Il faut vraiment qu'il s'agisse du sens « littéral » du mot, car apparemment elle priait à perpétuité. Disons qu'elle faisait oraison, mais qu'elle ne récitait pas des prières). Elle connaissait le *Pater.* Elle l'apprend par cœur. « Je récitais le *Pater* en grec chaque jour avant le travail, et je l'ai répété bien souvent dans la vigne. » (C'est l'époque où elle est chez Gustave Thibon, ou aux environs.) 278:125 « Depuis lors je me suis imposé pour unique pratique de la réciter une fois chaque matin avec une attention absolue. » Et cette révé­lation : « Parfois les premiers mots déjà arrachent ma pen­sée à mon corps et la transportent en un lieu hors de l'es­pace d'où il n'y a ni perspective ni point de vue. L'espace s'ouvre. L'infinité de l'espace ordinaire de la perception est remplacée par une infinité à la deuxième ou quelquefois troisième puissance. En même temps cette infinité d'infinité s'emplit de part en part de silence, un silence qui n'est pas une absence de son, qui est l'objet d'une sensation positive, plus positive que celle d'un son. Les bruits, s'il y en a, ne me parviennent qu'après avoir traversé ce silence. « Parfois aussi, pendant cette récitation ou à d'autres moments, le Christ est présent en personne, mais d'une présence infiniment plus réelle, plus poignante, plus claire et plus pleine d'amour que cette première fois où il m'a prise » ([^81]). Nous sommes donc en présence d'une expérience mys­tique. De quelle nature ? Aux experts d'en décider. Mais la netteté, la simplicité, la pureté de la confidence excluent le mensonge, la supercherie et l'illusion. Les excluent égale­ment, et davantage encore, l'ensemble de son œuvre et toute sa vie. A ma connaissance, aucun de ceux qui ont quelque compétence pour examiner ce genre de problèmes n'a mis en doute le caractère surnaturel de l'expérience mystique de S. Weil. L'un des plus réservés quant à l'in­fluence que ses écrits pourraient avoir, Dom Frénaud, pense qu'il faut « tenir pour probable (en ce domaine, il n'y a pas de certitude absolue, si ce n'est chez des saints cano­nisés) que Simone, malgré ses déficiences doctrinales, a vécu, au moins pendant les années où se sont réalisées ses expériences mystiques, une vie surnaturelle élevée, puis­qu'elle atteignait parfois l'union d'amour avec Dieu » ([^82]). 279:125 Cette « vie surnaturelle élevée » lui arrache parfois (très rarement) des cris qui ne trompent pas. Celui-ci par exemple : elle n'est qu'au seuil de l'Église, « seulement mainte­nant, dit-elle, mon cœur a été transporté, pour toujours, j'espère, dans le Saint-Sacrement exposé sur l'autel » ([^83]). Et cet aveu révélateur : « ...toutes les fois que je pense à la crucifixion du Christ, je commets le péché d'envie » ([^84]). ##### *Son Credo* On se demandera comment S. Weil peut avoir une vie mystique authentique en professant des idées différentes de la doctrine catholique. C'est une question très compliquée, à laquelle nous n'avons pas l'ambition d'apporter une réponse. Mais quel­ques observations peuvent être faites à son sujet. Tout d'abord « mystique » et « doctrine » sont deux secteurs différents. Il n'est pas toujours facile de les accor­der. Cependant il va de soi qu'une expérience mystique authentiquement chrétienne ne peut être en opposition avec la doctrine chrétienne. En second lieu, une expérience mystique peut être une parenthèse dans une existence. En tant qu'elle implique la réception de grâces spéciales, elle peut n'être pas suivie d'un comportement intellectuel ou moral correspondant à ces grâces. (Ce ne semble pas être le cas de S. Weil.) En troisième lieu, il faut se rappeler que S. Weil est « en route ». Il peut y avoir un décalage entre l'exercice de son intelligence et une adhésion au catholicisme qui lui est invisible à elle-même. En quatrième lieu, il ne faut pas oublier qu'elle insiste continuellement sur le fait que tout ce qu'elle écrit est toujours marqué, à ses yeux, du doute. Elle s'interroge tout haut, en donnant le maximum de netteté et de violence à ses objections. Dans sa « lettre à un religieux » d'où nous avons extrait un résumé de ses principales « hérésies » elle écrit au début : 280:125 « Les opinions qui suivent ont pour moi des degrés divers de probabilité ou de certitude, mais toutes sont accompagnées dans mon esprit d'un point d'interro­gation. Je ne les exprimerai à l'indicatif qu'à cause de la pauvreté du langage (...) Dans le domaine des choses saintes je n'affirme rien catégoriquement. Mais celles de mes opi­nions qui sont conformes à l'enseignement de l'Église sont aussi accompagnées dans mon esprit du même point d'in­terrogation. » ([^85]) Enfin il faudrait s'interroger sur l'importance relative de ses opinions extravagantes et de son Credo fondamen­tal -- leur importance relative quant à la vigueur de son adhésion et leur importance relative quant à leur objet. On ne saurait oublier, en effet, l'admirable profession de foi qui commence par ces mots : « Je crois en Dieu, à la Trinité, à l'Incarnation, à la Rédemption, à l'Eucharistie, aux en­seignements de l'Évangile » ([^86]). Qu'importe alors le reste, est-on tenté de dire. A la vérité, le reste importe aussi, et notamment les commentaires qui accompagnent cette pro­fession de foi. Mais enfin la profession de foi est là, et c'en est une. Car il ne s'agit pas en l'espèce d'opinion ; il s'agit de foi. C'est une certitude de foi qu'elle exprime. Cette certi­tude est pleine, entière, absolue. Combien de catholiques qui inclineraient à trancher rapidement de son catholicisme oseraient le faire dans une rigueur de foi supérieure ou seulement égale ? Nous ne présentons pas ces observations dans le dessein de concilier les inconciliables. Nous voulons simplement montrer qu'il ne faut pas se hâter de juger. La question est réellement très difficile. ##### *Son attitude devant le baptême* C'est à propos du baptême qu'on aperçoit le mieux la difficulté de saisir la personnalité de Simone Weil. 281:125 Si elle se voulait et se sentait catholique, elle n'avait qu'à demander à être baptisée. Or les obstacles au baptême lui parurent si précis et si grands qu'elle ne put se résoudre à faire cette demande. Quels obstacles donc ? Le premier, c'est celui qui apparaît à tout ce que nous venons d'écrire. Sur une foule de points, elle était en désaccord avec l'enseignement de l'Église. Était-ce un obstacle infranchissable ? On peut penser que non. A les regarder de près, il s'agit souvent de détails. L'adhésion profonde qu'elle donnait à l'essentiel des vérités chrétiennes pouvait être considérée comme suffisante. Une fois bapti­sée, et par la vertu des sacrements, elle eût mis en place ses idées. Sa conception même de la manière dont la vérité peut entrer dans une âme était de nature à lui faire comprendre qu'elle pouvait se faire baptiser sans que le catalogue de ses convictions correspondît exactement au Concile de Trente. Quoi qu'il en soit, cet obstacle ne fut pas levé. Mais il y en avait un second. C'est l'Église elle-même, dans son ensemble, dans l'ensemble de ses attitudes, qui lui était insupportable. L'Église, pour elle, c'était le tota­litarisme. On se demandera alors pourquoi elle ne se con­tente pas d'être protestante. Son Credo s'épanouirait tout tranquillement dans le protestantisme. C'est ne pas la con­naître. C'est vouloir lui imposer une logique qui n'est pas sa logique. Elle n'a aucun goût pour le protestantisme, dont elle ne parle d'ailleurs que très rarement. (Elle lui reproche de mettre la morale au premier plan, de tendre à se dégra­der en religion nationale et d'affaiblir la notion de sacre­ment) ([^87]). Pour elle le christianisme « ne peut être vrai­ment incarné que s'il est catholique » ([^88]). Elle admet, elle réclame l'Église, mais elle se hérisse aux deux petits mots *anathema sit,* pas à leur « existence » peut-être, mais à leur « usage » ([^89]). 282:125 Elle admet, elle proclame que « la fonction de l'Église comme conservatrice collective du dogme est indispensable » ([^90]), mais elle estime que l'Église « commet un abus de pouvoir quand elle prétend contraindre l'amour et l'intelligence à prendre son langage pour norme » (**90**). Disons, pour résumer, que S. Weil, en face du Magistère de l'Église, admet le *droit* et refuse le *fait.* C'est pourquoi elle peut écrire à Thibon : « Je serais plutôt disposée à mourir pour l'Église si elle a besoin, un jour prochain, qu'on meure pour elle, qu'à y rentrer » ([^91]). Le troisième obstacle, c'est l'addition des deux premiers et leur mutation dans une conclusion subjective. S. Weil pense que sa « vocation » la situe « au seuil de l'Église » et lui interdit l'entrée dans l'Église. Cette vocation, ce n'est pas seulement l'effet d'une loyauté dans le constat de ce qui la sépare de l'Église. Son humilité et son esprit d'obéis­sance lui eussent fait peut-être franchir le pas d'un baptê­me dans la nuit. Mais elle ne peut consentir à se séparer des malheureux ; et pour elle les malheureux, dans leur immense majorité ne sont pas dans l'Église. Sa vocation, c'est le malheur. Adhérant de toute son âme au Christ, incarnation du malheur, elle en arrive à penser que d'être privée, sans qu'à ses yeux ce soit de sa faute, des sacrements du Christ et de l'Église du Christ, c'est épouser le malheur dans toute son étendue et toute sa profondeur. Placée, sans qu'elle ait cherchée cette place, « à l'intersection du chris­tianisme et de tout ce qui n'est pas lui » ([^92]), elle est crucifiée. « C'est pour le service du Christ en tant qu'il est la Vérité que je me prive d'avoir part à sa chair de la manière qu'il a instituée. Il m'en prive, plus exactement, car jamais je n'ai eu jusqu'ici même une seconde l'impression d'avoir le choix » ([^93]). Devant la double égalité : la Vérité est le Christ, le Christ est la Vérité, elle va au Christ par la Vérité, n'ayant du reste nul doute, par son expérience mys­tique, d'appartenir au Christ, et ne doutant pas davantage que le Christ soit dans les sacrements de l'Église. Orgueil de sa part ? Certainement pas. Dérèglement ? Certainement. On ne peut que la prendre telle qu'elle est. 283:125 Peut-on dire que Simone Weil a eu le baptême de désir ? Il semble qu'il y ait contradiction dans les termes. Le baptême de désir existe quand le baptême concret est im­possible. Ce n'était pas le cas. D'un autre côté son désir du baptême et des sacrements est intense. Dans le « dernier texte » (qui est effectivement une des dernières pages qu'elle ait écrites), elle dit éprouver, « depuis déjà long­temps, un désir intense et perpétuellement croissant de la communion » et, redisant les raisons qui l'empêchent de demander le baptême, elle déclare : « Néanmoins j'éprouve le besoin, non pas abstrait, mais pratique, réel, urgent, de savoir si, au cas où je le demanderais, il me serait accordé ou refusé » ([^94]). Ne tranchons pas. D'un côté, on peut dire, on doit dire avec Gustave Thibon : « Nous n'avons pas à baptiser, morte, celle qui n'a pas voulu être baptisée vivante. » ([^95]) D'un autre côté, on peut dire, on a le droit de dire : « Sa vie et son œuvre témoignent qu'elle a eu le baptême de désir. » Le mystère de son être profond apparaît jusque dans sa mort. Elle qui condamnait le suicide se vit dresser l'acte de décès suivant : « The deceased did kill and slay herself by refusing to eat whilst the balance of her mind was dis­turbed. » (La défunte s'est condamnée et tuée en refusant de manger, dans une période de trouble de l'esprit) ([^96]). Lors de l'émission de la télévision consacrée à Simone Weil le 18 avril 1968) une vieille dame anglaise qui l'avait connue dans les dernières semaines de sa vie déclara éga­lement qu'elle s'était suicidée en refusant de manger. 284:125 Matériellement, c'est vrai. Elle refusa la nourriture, comme elle refusa le baptême. Dire qu'elle s'est suicidée est une autre affaire. A la télévision, Maurice Schumann s'éleva, en termes élevés, contre cette manière de dire, qui constitue une sorte de jugement. Mais, il est caractéristique que tout l'essentiel, chez Simone Weil, soulève toujours des pro­blèmes. ##### *Simone Weil et Vatican II* Les pages que nous venons d'écrire ont un inconvé­nient. A ceux qui ne connaissent pas Simone Weil, elles ne peuvent donner d'elle que la plus vague idée. Aux autres, elles sembleront simplificatrices à un degré frisant la ca­ricature. Nous ne pouvions éviter cet écueil. Il nous fallait faire ce rappel pour expliquer la question que nous nous posons : n'y a-t-il pas un lien entre les contradictions intérieures de Simone Weil et la « démonstration » qu'a voulu faire Vatican II ? Le problème de Simone Weil n'est-il pas le problème qu'a tenté de résoudre le Concile ? Nous avons toujours, nous autres catholiques, quelque difficulté à parler des questions essentielles touchant à l'Église. Car l'Église, c'est à la fois « Jésus-Christ commu­niqué et répandu » et l'ensemble des hommes qui composent l'Église. On ne peut aisément dissocier ce qui substan­tiellement et concrètement ne fait qu'un. Quand nous parlons des hommes, des structures et des institutions, nous ne pouvons le préciser indéfiniment, d'autant qu'à la longue ce serait réduire à l'abstraction l'Église, corps du Christ. Acceptons donc l'infirmité du langage. L'Église ne change pas. Et elle change. Elle ne change pas dans son essence, elle ne change pas dans la garde du « dépôt ». Elle est immuable comme la Vérité qui la fonde et qu'elle a pour mission de communi­quer au monde. 285:125 Elle change en surface, à la mesure d'un monde qui se transforme continuellement, et notamment sous l'effet de la connaissance. Elle change dans la correspondance qu'elle doit assurer entre l'immuable qu'elle a à donner et le mou­vant qui est destiné à le recevoir. La transmission de l'immuable au mouvant est marquée du double caractère des deux termes de la relation. C'est toujours la même chose. C'est toujours différent. Il va de soi que le « même » est la vérité et ce qui touche du plus près à son expression. Le « différent » concerne la périphérie du social. Entre les deux, entre le divin et l'humain, entre le centre et la périphérie, les difficultés se présentent. Elles constituent la trame même de l'Histoire de l'Église. Depuis quatre siècles, et surtout depuis le début du XX^e^, l'accélération de l'Histoire, devenue vertigineuse, crée une tension qui s'accroît chaque jour entre l'Église et le monde et, au sein de l'Église, entre l'Église éternelle et l'Église contemporaine du monde. Le Concile a eu pour objet de répondre à ce problème L'Église s'est interrogée sur la meilleure manière d'accorder l'éternité de son message à l'actualité de sa mission. Quel­ques mots qui reviennent constamment disent son souci : aggiornamento, œcuménisme, ouverture au monde... On peut être certain que Simone Weil aurait accueilli le Concile avec un intérêt intense. On doit ajouter immédiatement qu'elle eût été rapi­dement déçue. Pour mille raison, ses exigences ne pouvaient être satisfaites. ##### *Simone Weil et l'esprit post-conciliaire* Nous ne chercherons pas à découvrir ce que Vatican II peut apporter de réponses positives aux questions que posait à l'Église ou que se posait à elle-même Simone Weil. Le bilan, pour autant qu'on puisse l'établir, serait vraisem­blablement assez maigre. 286:125 C'est dans une autre direction qu'on peut trouver un enseignement sur l'apport du Concile, enseignement qui éclaire à la fois la nature profonde de Simone Weil et celle de l'Église (que nous ne mettons pas sur le même plan) ([^97]). L'après-Concile est, à cet égard, révélateur. Si on prend un certain nombre de thèmes chers à ceux qui se flattent d'être dans la ligne du Concile, on les retrou­ve dans Simone Weil et on pourrait faire une moisson (ou du moins un bouquet) de phrases d'elle qui ne dépareraient pas la littérature post-conciliaire la plus « engagée ». Tout ce que nous avons cité ci-dessus, au chapitre de ses « héré­sies » le montre surabondamment. Mais donnons quelques autres exemples. Teilhard voulait que le christianisme opère une muta­tion radicale. Il devait, à ses yeux, devenir une religion nouvelle. Cette idée est maintenant partout répandue. Or Simone Weil l'exprime dans des termes explosifs : « De toute manière, il faut une nouvelle religion. Ou un christia­nisme modifié au point d'être devenu autre ; ou autre chose » ([^98]). Teilhard n'a pas dit mieux. Ce changement, dans l'esprit de S. Weil, est lié à la nécessité de rendre le catholicisme digne de son nom, c'est-à-dire vraiment universel. D'où chez elle un œcuménisme qui laisse loin derrière lui celui du Concile. Toutes les religions ne se valent peut-être pas, mais elles sont toutes valables pour ceux qui par elles accèdent à Dieu. « Quand on est né dans une religion qui n'est pas trop impropre à la prononciation du nom du Seigneur, quand on aime cette religion natale d'un amour bien orienté et pur, il est difficile de concevoir un motif légitime de l'abandonner, avant qu'un contact direct avec Dieu soumette l'âme à la volonté divine elle-même (...) Dans tous les cas, changer de religion est une décision extrêmement grave, et il est encore bien plus grave de pousser un autre à le faire. Il est encore infiniment plus grave d'exercer en ce sens une pression officielle dans des pays conquis » ([^99]). 287:125 Son « ouverture au monde » est totale. C'est toute son œuvre et toute sa vie. Elle est de plain-pied avec toutes les idées, avec tous les milieux. Elle est avec les intellectuels, avec les bourgeois, avec les ouvriers, avec les militants syn­dicalistes, avec les vignerons, avec les miliciens espagnols, avec les « vichyssois », avec les « gaullistes » -- toujours identique à elle-même. C'est le monde des malheureux qui, naturellement, l'attire le plus. Pendant les quelques semaines qu'elle passe à New York en 1942, elle va chez les noirs. « J'explore Harlem, écrit-elle à un de ses amis, je vais tous les dimanches dans une église baptiste de Harlem où, sauf moi, il n'y a pas un blanc. » ([^100]) Tout ce qui l'oppose à l'Église et tout ce qui la distin­gue du catholique habituel procède chez elle d'un sens aigu de la liberté intellectuelle. « En fait, écrit-elle, il y a depuis le début, ou presque, un malaise de l'intelligence dans le christianisme. » ([^101]) Quel moderniste, quel progressiste, quel clerc ou quel laïc d'esprit soi-disant post-conciliaire ne souscrirait d'enthousiasme à cette déclaration ? Résumons : toutes les extravagances qui ont fait irrup­tion dans la littérature catholique sous le couvert de l'*ag­giornamento,* de l'œcuménisme et de l'ouverture au monde, on les trouve, vingt ans avant le Concile, chez Simone Weil. On les trouve avec une violence d'expression qui n'est dé­passée par personne. Alors nous posons la question : comment se fait-il que Simone Weil ne soit pas la grande référence de la théolo­gie post-conciliaire ? Comment se fait-il qu'elle ne soit pas citée en long et en large dans les livres, dans les revues, dans les magazines où le retour au pur Évangile est proclamé jour après jour pour purifier l'Église de vingt siècles d'iniquité et lui permettre de se reconstituer dans une reli­gion nouvelle ? 288:125 Pourquoi ? La raison est bien simple. C'est qu'à la citer on risque de la faire lire dans son œuvre même. Or le lec­teur s'apercevrait vite que cette pensée révolutionnaire est en même temps une pensée résolument antiprogressiste et antimoderniste. Le risque alors serait grand qu'un retour­nement se fasse dans l'esprit du lecteur et qu'en fin de compte on le retrouve aux antipodes des positions où on voulait le mener. Car la pente des post-conciliaires, c'est l'apostasie ; et la pente de Simone Weil c'est la foi absolue. Oui, on peut trouver dans Simone Weil bien des phrases qui sont presque identiques à celles qu'on relève dans Teilhard de Chardin et tous ses successeurs. Mais que pen­se-t-elle du monde, des lendemains qui chantent, du progrès, du sens de l'histoire, de la science, du collectivisme, de tous les dogmes de la démocratie ? Il suffit de feuilleter ses ca­hiers pour être éclairé ! « Le social est irréductiblement le domaine du prince de ce monde. » Le Christ « n'a pas prié pour le monde ». « Le collectif est l'objet de toute idolâtrie, c'est lui qui nous enchaîne à la terre. » « Une société bien faite serait celle où l'État n'aurait qu'une action négative, de l'ordre du gouvernail... » « Le matérialisme athée est nécessairement révolution­naire, car pour s'orienter vers un bien absolu d'ici-bas, il faut le placer dans l'avenir. » « L'idée athée par excellence est l'idée de progrès... « Le totalitarisme moderne est au totalitarisme catholi­que du XII^e^ siècle ce qu'est l'esprit laïque et franc-maçon à l'humanisme de la Renaissance. L'humanité se dégrade à chaque oscillation. Jusqu'où cela ira-t-il ? » « Avenir combleur de vides. » « La science, aujourd'hui, cherchera une source d'inspi­ration au-dessus d'elle ou périra. » ([^102]) 289:125 Nous cueillons ces quelques phrases dans « La pesanteur et la grâce », mais c'est le livre entier qu'il faut lire. Et dans le domaine politique proprement dit, on retrouve­rait tous ces thèmes traités avec une richesse et une variété infinie dans *L'enracinement*, comme aussi dans *Op­pression et Liberté*. Disons, pour faire court, que si on prend le mot « progressisme » dans son sens usuel où d'une part s'identifient le progrès matériel et le progrès spirituel, et où d'autre part, ce progrès général est considéré comme fatal (dans l'évolution), Simone Weil est l'anti-progressiste née. On conçoit qu'elle fasse peur. Or de même qu'elle est anti-progressiste, elle est anti­moderniste -- au sens où le mot « modernisme », dans le domaine religieux, évoque le relativisme, le naturalisme, une diminution de la foi et, pour tout dire, une apostasie immanente. Oui, considérée du point de vue de la doctrine catholi­que, Simone Weil est hérétique. Oui, il y a des dogmes qui lui sont indifférents ou auxquels peut-être elle ne croit pas. Mais elle croit de toute son âme au Dieu de la Trinité, de l'Incarnation, de la Rédemption et de l'Eucharistie. Et tout ce qu'elle écrit à son sujet, elle l'écrit en lettres de feu. Ce que nous avons cité plus haut de son expérience mys­tique et de son Credo est suffisamment clair. Mais il faut lire in extenso *Attente de Dieu*, *La pesanteur et la grâce*, *La connaissance surnaturelle*, *Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu*. Quelques phrases cependant, pour le plaisir de les relire : « La Trinité et la Croix sont les deux pôles du christia­nisme, les deux vérités essentielles, l'une joie parfaite, l'au­tre parfait malheur. La connaissance de l'une et de l'autre et de leur mystérieuse unité est indispensable, mais ici-bas nous sommes placés par la condition humaine infiniment loin de la Trinité, au pied même de la Croix. La Croix est notre patrie ([^103]). 290:125 « Ceux qui préfèrent apercevoir la vérité et mourir que vivre une existence longue et heureuse dans l'illusion verront seuls Dieu. Il faut vouloir aller vers la réalité ; alors, croyant trouver un cadavre, on rencontre un ange qui dit : « Il est ressuscité. » ([^104]) « La croix seule n'est pas susceptible d'une imitation imaginaire (...) Ève et Adam ont voulu chercher la divinité dans l'énergie vitale. Un arbre, un fruit. Mais elle nous est préparée sur du bois mort géométriquement équarri où pend un cadavre. » ([^105]) « L'Église n'est parfaitement pure que sous un rapport ; en tant que conservatrice des sacrements. Ce qui est parfait, ce n'est pas l'Église, c'est le corps et le sang du Christ sur les autels. » ([^106]) « ...les paroles de la liturgie sont merveilleusement bel­les ; et surtout la prière sortie pour nous des lèvres mêmes du Christ est parfaite. De même l'architecture romane, le chant grégorien sont merveilleusement beaux. » ([^107]) « Musique grégorienne. Quand on chante les mêmes choses des heures chaque jour et tous les jours, ce qui est même un peu au-dessous de la suprême excellence devient insupportable et s'élimine. » ([^108]) Et ces deux lignes, qui sont peut-être les plus belles et les plus profondes qui se puissent trouver dans toute la littérature consacrée au « problème » du mal. « Le mal est à l'amour ce que le mystère est à l'intelligence. » ([^109]) Arrêtons-nous là. On imagine sans peine que l'esprit soi-disant post-conciliaire, imprégné de la mort de Dieu, démythologisant, évoluteur, bâtisseur du monde, teilhardi­sant, bultmannisant, marxisant et maoïsant, tienne Simone Weil en suspicion. Mieux vaut la confiner dans le silence. 291:125 ##### *Un témoin pour notre temps* Il n'est pas question de dissimuler ou de minimiser les erreurs, voire les aberrations de Simone Weil. C'est une âme de l'absolu. On doit constater ses excès. Mais on a le droit d'être plus sensible à l'excès de sa charité qu'à ses excès de langage. Elle réclamait « la sainteté que le moment présent exige, une sainteté nouvelle » ([^110]). Au seuil de l'Église, c'est bien celle qu'elle nous apporte. Car enfin, si elle est un des plus puissants génies de ce siècle, elle en est aussi un témoin exemplaire. « Simone Weil appartient sans contre­dit à l'espèce des témoins, écrit Gustave Thibon. Son œuvre et sa personne s'éclairent l'une par l'autre » ([^111]). L'héroïsme quotidien de sa vie illumine son message écrit. Puisque nous sommes de toutes parts et très instamment invités à « lire les signes des temps », nous ne saurions nous dérober à « lire » Simone Weil -- à la lire dans son œuvre et dans sa vie, à la lire dans son temps. Que nous révèlera cette lecture ? A chaque lecteur sa révélation ! Au congrès de Lausanne 1968, Jean Madiran disait : « Quand nous regardons après coup le déroulement de l'histoire de l'Église, il nous apparaît qu'à chaque époque elle a su s'adapter pratiquement aux particularités du temps. Ce sont les saints qui ont le mieux réussi cette adaptation : et elle était pourtant le dernier de leurs soucis. » Ces lignes ont paru dans le numéro de mai d'*Itinérai­res* où, de son côté, le R.P. Calmel rappelle que les « réfor­mateurs » que l'Église a reconnus et approuvés, saint Bernard ou saint Dominique, sainte Catherine de Sienne ou saint Jean de la Croix « ont recherché avant tout, dociles à l'autorité légitime, la conversion personnelle et la fidélité à la grâce de Dieu ». 292:125 Le défi que lance Simone Weil, c'est, en somme, aux catholiques qu'elle le lance. Non pas à l'Église, mais au peuple de Dieu qui compose cette Église. Il est peut-être plus facile d'écouter le prêtre Teilhard que Simone la catéchumène ([^112]). Il est sans doute plus ras­surant de se fier au Nouveau Catéchisme et à la presse vendue dans les églises que de lire des pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu. Mais à chacun de nous de sa­voir où il trouvera la source de réflexion qui l'orientera plus sûrement vers sa propre conversion dans l'Église. Certes on sursaute quand on voit Simone Weil déclarer : « ...quant à la direction spirituelle de mon âme, je pense que Dieu lui-même l'a prise en main dès le début et la conserve » ([^113]). Mais sainte Thérèse de l'Enfant Jésus ne disait-elle pas la même chose, et presque dans les mêmes termes ? La déclaration n'est-elle pas plus « scandaleuse » dans la bouche d'une catholique que dans celle d'une hé­rétique ? Et n'y a-t-il pas comme une juste proportion entre le désir de celle qui, au Carmel, voulait être l'amour dans le cœur de l'Église, et le désir de celle qui, vagabonde, voulait être le malheur à la porte de l'Église ? Apparemment nous ne voyons que ruines autour de nous et le Concile nous est presque incompréhensible. Mais les saints sont plus visibles après leur mort que de leur vivant. L'aspiration désolée de Simone Weil, hors de l'Église, se perd comme une lueur dans les profondeurs insondables du mystère de l'Église. Louis Salleron. 293:125 ### Lettre sur Simone Weil par Dom G. Aubourg O.S.B. Au printemps 1964 paraissait chez Aubier un livre intitulé « Réponses aux questions de Simone Weil ». C'était un recueil d'opinions diverses sur l'attitude de Simone Weil à l'égard du catholicisme. Dom Aubourg goûta peu ce livre qui lui paraissait être un examen trop superficiel d'un problème méritant l'étude la plus approfondie. Il estimait qu'on ne pouvait porter un jugement sur Simone Weil sans connaître parfaitement ses écrits, lesquels d'ailleurs n'étaient pas encore tous publiés ou soulevaient certaines difficultés (dates, textes divers, contextes, etc.). Les points de vue exprimés dans le livre par les Pères Perrin et Daniélou lui semblaient, à cet égard, prêter le flanc à la critique. Il contestait formellement certains aspects. A sa manière, vive et spontanée, il s'en expliqua dans une longue lettre adressée à une amie de Madame Weil (la mère de Simone). Cette lettre avait du reste un double objet. Pour lui-même, c'était l'occasion de fixer, du moins à titre d'ébauche, certaines pensées qu'il roulait depuis longtemps dans sa tête. D'autre part, c'était le moyen de les faire connaître par une voie détournée à Madame Weil. Si, en effet, il entretenait une correspondance avec celle-ci, il ne pensait pas pouvoir lui parler ainsi directement du mystère chrétien de l'âme de sa fille. 294:125 Aujourd'hui Madame Weil et son amie sont mortes l'une et l'autre. Dom Aubourg avait fait des copies de sa lettre... (qui ne les concerne personnellement ni l'une, ni l'autre) et il en avait communiqué des exemplaires à certains de ses amis. Nous la publions comme une contribution, très importante, à l'étude qu'il faudra faire un jour du mysticisme de Simone Weil. Les quelques brèves coupures que nous avons faites ne touchent qu'à des points de détail, notamment sur les positions des Pères Perrin et Daniélou. -- L. S. 16 mai 1964 Mademoiselle, Votre lettre m'a bien touché et je suis heureux de ce contact pris à propos de Madame Weil. Oui, j'ai une très grande admiration et une égale affection pour elle. Elle ne vit que pour assurer la diffusion des écrits de Simone. Et nous lui devons qu'ils nous soient donnés comme ils sont sortis de la plume, et, bien sûr, de l'intel­ligence et du cœur de sa merveilleuse fille. Car je suis intégralement de cet avis que tout ce qui subsiste d'écrits soit publié, et dans leur intégrité. Il y a une vérité qui est celle de Simone, celle qui la définit, et elle seule importe. Elle nous la donne avec la transparence très pure de ses intentions de fond, et celles-ci vont tout droit, toujours disposées à se redresser, si la lumière les y invite. Et je pense que les limites, dans les formula­tions de sa pensée chrétienne, ne sont que de l'inachevé. Cet inachevé, elle a cherché près de nombreux prêtres à le combler, et il semble que personne ne s'en soit bien soucié. La hauteur de son âme et de son esprit décon­certait, et peut-être même éloignait des hommes qui n'étaient pas de sa taille. C'est l'histoire de la Lettre à un Religieux où elle supplie qu'on lui aide sur ce che­min montant, rugueux, où sa foi cherche un passage au travers de son immense culture (...) 295:125 ...Ce livre « Réponse à Simone Weil » qui arrive 22 ans après l'interrogation, et alors que l'interrogatrice a depuis vingt ans accompli son don jusqu'à la mort, est un livre méchant, et c'est pourquoi il me tourmente et que je cherche par quelle voie efficace le désarmer. Vous avez sans doute raison, et c'est le signe d'une victoire déjà remportée ; ce qui de-ci de-là avait été écrit pour le vingtième anniversaire de la mort de Si­mone portait la marque de cette compréhension et, je dirai, de cette vénération. Oui, ces messieurs ont bien dû rendre hommage et s'incliner. Et de cela, on pourrait faire un florilège. Ils ne doutent pas même, si je ne m'abuse, que Simone soit « sauvée ». Ce qui suppose, en fait, et pour s'en tenir à la rigueur théologique, que *sa charité assurait la nécessaire et suffisante rectitude à sa foi*. Je me réjouis beaucoup que la très chère \[Ma­dame Weil\] ait consenti à ce que le texte « je crois... » etc., si étonnamment retrouvé, ait pris place dans le dernier recueil publié (*Pensées sans ordre...*) ([^114]) (...)*.* Je demeure toujours confondu que ces hommes d'église qui ont eu contact avec elle ne lui aient jamais ouvert la voie qui conduit au cœur de la pure révélation de l'Ancien Testament, tout en laissant subsister la gangue du « gros animal » israélite, au travers de laquelle aussi le mince filet de l'authentique connaissance du Dieu unique a dû tracer sa voie ardue. La profonde conviction que Simone avait de cette singulière vocation d'être au seuil de l'Église, prête à mourir pour elle sans pourtant le franchir, comme nous devrions la considérer, prosternés et transpercés d'hu­milité ! Ainsi Dieu, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, mais le Dieu de Jésus-Christ, aurait eu besoin de ce témoin sacrifié et contesté (signe de contradiction, disait Siméon à Marie de son Fils !) face au vacillement des consciences et des esprits de ce temps ! Quels abîmes de mystère ! Et comme Simone s'y tenait sûre et droite et cachée dans la secrète lumière. 296:125 Où était sa force ? Dans sa rencontre unique, person­nelle -- d'être à être --, d'elle-même avec Dieu ! Jamais elle n'en fait une description, mais, après en avoir fait l'affirmation au P. Perrin (lettres d' « Attente »...) et surtout à Joë Bousquet ([^115]), l'expression voilée en revient partout et avec une simplicité quasi naïve, (ainsi « At­tente de Dieu » page 79, éd. 1950) à propos de la récita­tion du Pater en grec, c'est comme de l'extase sans phénomènes extérieurs, et elle ajoute :... « le *Christ* est présent en personne mais d'une présence infiniment plus réelle, plus poignante, plus claire et plus pleine d'amour que cette première fois où il m'a prise ». (...) (Type de la prière hésychaste dans cette répétition de la formule sacrée, mais Simone semble n'avoir pas eu con­naissance de cette technique, du moins je n'en trouve nulle trace dans ses écrits). Ce qu'a été la continuité et la montée spirituelles de Simone se révèle sans bruit, à cette heure où elle touche « la vérité », comme elle l'entendait à la dernière page de la lettre à Schumann. Aux dernières feuilles de son cahier, (*la Connaissance surnaturelle, in fine*), écrites si je ne me trompe au crayon, (peut-être à Ashford), monte sa suprême médi­tation du *Pater* ([^116]). Elle atteint une hauteur sans fond qui donne le vertige. C'est autour et en fonction de cette expérience de Dieu et du Christ, que lentement s'édifie, veut s'édifier, héroïquement, la croyance chrétienne et catholique de Simone, comme toute la théologie de St Paul s'est faite à partir de sa connaissance du Christ, reçue dans l'expérience au chemin de Damas. Une clai­rière à lentement tracer à coups de hache dans la forêt de sa pensée et de ses connaissances acquises -- (Des hommes comme Claudel et Maritain ont eu besoin d'an­nées après le « choc » original, pour accommoder le monde de leur intelligence à la croyance catholique. 297:125 Et pour le second j'en tiens la confidence de lui-même.) -- Le temps ne lui en fut pas accordé, et elle n'eut pas les guides favorables, comme si dans cette étrange pri­vation, se dessinait le singulier dessein que Dieu avait sur elle. C'est la prise de conscience de ce dessein qu'elle appelait son étrange « Vocation ». Rappelez-vous com­me elle en parle en fin de la lettre à Schumann, (*Écrits de Londres*), comme d'une vocation contraignante à la vie religieuse ! (...) Il n'était pas besoin qu'elle achève intellectuellement cet édifice de la croyance et personne ne l'achève, ce serait contradictoire, notre destin sur terre est défini rigoureusement par St Anselme. C'est *fides quaerens intellectum !* Notre foi cherche l'intel­ligence, c'est-à-dire l'évidence dont se nourrit l'intel­ligence. Chez Simone, comme chez les Saints, la charité avait devancé l'œuvre, et je reprends la formule donnée plus haut, la charité, parvenue à un don parfait, avait assuré la nécessaire et suffisante rectitude de sa foi. Il faut dire plus fort, elle avait comblé le propre besoin de la foi infuse, et la plus intime, par l'évidence muette qui lui est particulière, celle de la possession de son objet même de charité. L'amour donne une évidence, irréfu­table (car elle n'a rien à faire avec aucune dialectique) à la foi. Comme si ces vertus « théologales » pouvaient vivre séparées et non de la même racine ! Il suffit de lire le chapitre XIII^e^ de la Première aux Corinthiens dans sa totalité (et non pas seulement dans la première partie d'où on ne tirerait, comme on le voudrait, que du moralisme teinté plus ou moins de « surnaturel »). *Amor transit in conditionem objecti* (si je puis me le permettre, je renvoie à une étude de cette formule qui paraîtra, prochainement, j'espère, dans un ouvrage d'en­semble) ([^117]). Mais -- juste ciel ! -- comme cette souffrante perfection de l'amour chez Simone ne se ramène pas a une simple expérience mystique. 298:125 Sûrement, celle-là demeure au centre, elle est substance dynamique, moteur. Mais elle passe à l'acte total. Nous voilà en plein réalisme chrétien et il n'est pas besoin de croire pour en faire la constatation. Simone aspirait au sacrement, au baptême et au-delà et surtout à l'Eucharistie. Je pense qu'il n'est plus nécessaire d'y insister, les docu­ments abondent de plus en plus. Et ils devraient suffire à mettre fin à certaines interprétations. Songez ce qu'a été la course de Simone aux derniers temps de son exis­tence en France. Une course en quête du baptême, plus brutalement : d'un baptiseur. Elle pose sa condition, bien sûr, incomparable honnêteté de l'intelligence ! Elle n'entend pas « subtiliser » le sacrement ; en vérité elle ne peut le recevoir qu'en pleine lumière, là où la croyance explicite, après tant de purification laborieuse des connaissances, viendra rejoindre la « vérité » (...) dans la mesure du moins de la condition terrestre. Elle s'en ouvre donc \[au P. Perrin\], elle va trouver un autre prêtre qui en a donné témoignage dans un texte inédit (conservé par \[M.\]), elle s'en va à Encalcat, ce jour où, arrivée de soir à Carcassonne, elle passe la première partie de la nuit avec les Roubaud et Jean Paulhan, la seconde chez Joë Bousquet (ce qui nous valut l'éton­nante lettre !). Et enfin au monastère, quatre ans après Solesmes (Pâques) (comme ses pieds restent dans la même trace sur la même piste !), elle rencontre le Père dom Clément, juif comme elle, et lui présente son ques­tionnaire, ce questionnaire qui prendra à New York la forme de la « lettre à un Religieux » (cf. *Pensées sans ordre*...). Nous savons quelle fut la réaction de ce moine musicien. Depuis que le mystère est accompli, il emploie ses beaux talents à mettre des mélodies sur des textes qui étaient chers à Simone. Et elle revint l'âme en quête vers Marseille. 299:125 Quelle puissante résolution, radicale décision, se formait en elle sous l'impulsion de la charité explosive, de la foi se concentrant, de la poussée nor­male, logique, de la réalité chrétienne, poussée faite de ses forces spirituelles, mais autant et conclusivement des sacrements désirés ! Quelle logique du réalisme chrétien, logique vitale, en elle ! Il semble que son âme sainte se noue alors. « L'amour est une chose divine. S'il entre dans un cœur humain, il le brise » (*Connaissance sur­naturelle*). Le 17 mai 1942, elle est au port de Marseille, sur le point de quitter pour toujours le sol natal (elle le sait, Lettres au P. Perrin), elle tend la main à travers la grille à une amie et lui dit : « Ne croyez-vous pas que la mer serait un beau baptistère ? » Sa pensée et son cœur en sont pleins, ce baptême d'eau, non impossible quand tant de bâtiments sur la mer sont envoyés par le fond, comme il est en elle baptême de désir et désir de bap­tême ? Et qu'on nous épargne les subtiles distinctions dont a joué X. à propos de Henri Bergson dans un livre où il s'en faut que tout soit admirable ! Qu'en face de ces drames spirituels aux prises avec l'appel impla­cable du Christ, on fasse trêve des controverses apolo­gétiques, surtout si elles sont brillantes ! Simone tra­versa l'océan et elle ne fut pas en lui baptisée. Sa quête dura, rongeant ses jours, ses nuits, son cerveau, son souffle. Sa charité et sa foi enfin nouées, continuèrent irrésistiblement à tendre vers l'acte qui tout résout : le sacrifice total de soi. « Vous proclamerez la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne ! » -- et c'est d'abord la lettre à Maurice Schumann, (non datée, *Écrits de Lon­dres*, pages 201-215) (...) -- Simone se brise : « j'éprouve un déchirement qui s'aggrave sans cesse, à la fois dans l'intelligence et au centre du cœur par l'incapacité où je suis de penser ensemble dans la vérité le malheur des hommes, la perfection de Dieu et le lien entre les deux. 300:125 « J'ai la certitude intérieure que cette vérité, si elle m'est jamais accordée me le sera seulement au mo­ment où je serai moi-même physiquement dans le malheur, et dans une des formes extrêmes du malheur présent. « J'ai peur que cela n'arrive pas. Même quand j'étais enfant et que je croyais être athée et matérialiste, j'avais toujours en moi la crainte de manquer, non ma vie, mais ma mort. Cette crainte n'a jamais cessé de devenir de plus en plus intense. « Un incroyant pourrait dire que mon désir est égoïste, parce que la vérité reçue dans un tel moment ne peut plus servir à rien ni à personne. « Mais un chrétien ne peut pas penser ainsi. Un chrétien sait qu'une seule pensée d'amour élevée vers Dieu dans la vérité, quoique muette et sans écho, est plus utile même pour ce monde que la plus éclatante action. « Je suis hors de la vérité ; rien d'humain ne peut m'y transporter et j'ai la certitude intérieure que Dieu ne m'y transportera pas d'une autre manière que celle-là. Une certitude de la même espèce que celle qui est à la racine de ce qu'on nomme une vocation religieuse. « C'est pourquoi je ne peux pas m'empêcher d'avoir l'impudeur, l'indiscrétion et l'importunité des mendiants. Comme les mendiants, je ne sais, en guise d'ar­guments, que de crier mes besoins. » Tous savent, ceux qui veulent savoir du moins « par le cœur » dirait Pascal, ce que Simone sollicitait en de tels cris de Maurice Schumann -- le plus obscur sacrifice sanglant d'elle-même, parachutée avec un groupe de militaires sur la terre occupée de France, pour y de­meurer à la merci de l'ennemi et laisser ainsi à la troupe le temps de se disperser et d'échapper à l'alle­mand... Ce baptême dans l'amour et la vérité, dans le malheur extrême, le malheur présent... « Pas d'une autre manière que celle-là »... Ce baptême dans le sang ! Ce baptême du sang ? Qu'importe les technicités des « maîtres » dans leur chaire ! Comme ce réel les déborde infiniment ! 301:125 Simone n'obtint pas ce qu'elle sollicitait avec un si véritable pathétique. On lui demandait tout bonnement d'écrire et elle écrivit autrement qu'il ne plût. Ses amis continuèrent leur carrière politique... Simone demeure un témoin, si puissant, jamais ab­sent, au fond de leur conscience. Et pour tant d'autres, qui n'étaient pas à Londres alors. Qui ne devrait savoir qu'Albert Camus vint passer une longue heure dans la chambre de Simone à Paris avant de prendre l'avion pour la Suède où il devait recevoir le prix Nobel ! Simone eut sa certitude accomplie de façon bien plus humblement chrétienne, plus basse, plus « malheu­reuse », qu'elle n'avait osé le demander. Et c'est ainsi, au-delà de tout, que son amour fut comblé. *Exinanivit... humiliavit*... comme le dernier de ce peuple ouvrier si chéri d'elle qui s'en va s'éteindre à l'hôpital. Auparavant, elle écrivit encore cette « confession de foi ». (Dans le volume « *Pensées sans ordre... *» sous le titre « dernier texte ») ([^118]). Selon son geste habituel de détachement, (...) elle donne ce texte à on ne sait vraiment trop bien quelle personne, et c'est miracle qu'il ait été sauvé et soit parvenu à notre connaissance : « je crois en Dieu, à la Trinité, à l'Incarnation, à la Rédemption, à l'Eucharistie, aux enseignements de l'Évangile. « Je crois, c'est-à-dire, non pas que je prenne à mon compte ce que dit l'Église sur ces points, pour l'affirmer comme on affirme des faits d'expérience ou des théorèmes de géométrie ; mais que j'adhère par l'amour à la vérité parfaite, insaisissable, enfermée à l'intérieur de ces mystères et que j'essaie de lui ouvrir mon âme pour en laisser pénétrer en moi la lumière. » 302:125 Y a-t-il définition plus parfaite de la foi, non pas seu­lement en théologie « pratiquement pratique » comme disait jadis Jacques Maritain, mais aussi en théologie formelle ? On croit entendre dans cette définition un écho des questions sur la foi au début de la *Secunda Secundae* de St Thomas d'Aquin. Il n'y a sans doute aucune preuve que Simone les ait lues. Elle a en elle cette substance inchoative de « vérité », (selon son sens, qui l'éclaire en raison même de son effet sur son esprit). Il lui dicte la nature et l'expression de son authentique analyse (*inchoatio vitæ æeternæ*... dit en termes plus longs S. Thomas en l'article I^er^ de la question 4 *Secunda Secundæ*) ([^119]). Il serait bon en effet de faire une étude qui commenterait le texte de Simone avec les articles de St Thomas. Ce qu'il faut d'abord noter, c'est la place que Simone fait à l'Église dans la proposition des objets de la foi : objet entendu ici au sens cognitif, St-Thomas dit des « énoncés » (ceux du credo), on dit couramment les vérités de foi. Naturellement l'Église ne propose pas ces vérités comme on affirme des faits d'expérience, ou des théorè­mes de géométrie (...) Simone dit : « la *vérité* parfaite... enfermée à l'intérieur de ces mystères ». Mystères ici est le mot propre, c'est celui du catéchisme. Il faudrait le commenter en fonction du dogme et de la liturgie en rappelant que c'est la « *lex orandi *» qui détermine la « *lex credendi *»... 303:125 Il est vrai que dans les paragraphes qui suivent, Simone précise avec sa loyauté, transparente, les limites qu'elle croit nécessaire d'imposer à la fonction de l'Église en tant que dépositaire et définitrice des vérités-mys­tères. Le premier paragraphe, « je ne reconnais... », bien examiné, serait sans doute reconnu par les meilleurs théologiens. Dans « le domaine de notre pensée », l'Église n'entend rien limiter : c'est la *fides quærens intellec­tum*, à travers quels échecs fréquents, Dieu le sait. *As­sensus cum* COGITATIONE, la recherche la plus contem­plative rejoint souvent ce « déchirement » qui distend l'esprit entre la certitude de foi et l'exigence de la rai­son. La foi vivante est une dialectique souvent doulou­reuse, souvent illuminée, illuminée mais toujours par la charité et dans la charité. (Voir plus haut *amor transit* etc.) Simone : « J'adhère par l'amour... pour en laisser pénétrer en moi la lumière. » Le paragraphe suivant reconnaît à l'Église la mission, de formuler des décisions sur quelques points essentiels, en tant que dépositaire des sacrements (*lex orandi*), et gardienne des textes sacrés (*lex credendi*). C'est la doctrine reçue, l'Église ne définit que sous pression de l'événement hérétique. Simone cependant pose une res­triction « mais seulement à titre d'indication pour les fidèles ». Ce qu'elle explicite dans les paragraphes sui­vants : (*Pensées sans ordre,* pages 149-151) ([^120]). Je n'ai pas le temps d'entrer dans un examen ap­profondi de ces paroles si graves, il y a là l'inachevé, dont je parlais plus haut, mais il n'y a pas déviation ni erreur. Elle réclame pour la foi sa liberté d'exercice : que cette liberté comporte dans un cerveau meublé comme celui de Simone un immense discernement, c'est une évidence psychologique. Le va-et-vient entre la donnée de foi et la donnée de raison est perpétuel, c'est la « cogitatio » de saint Augustin (*assensus cum cogitatione*). 304:125 Simone analyse cette dialectique telle qu'elle se déploie, *hic et nunc*, dans son esprit. Sa droi­ture et sa sincérité sont absolues. Et il fallait ce débat. La prédominance de la vérité de foi est absolue et affirmée dans le premier paragraphe du texte : « je crois... », ce sont les mystères de la foi, ils reparaissent dans la phrase « les commentaires dont elle entoure les *mystères de la foi *». Ceux-ci sont donc la masse lumineuse « insaisissable... vérité parfaite ». Que faut-il entendre par « les commentaires » ? ce sont seulement ces commentaires qui « *dans l'effort de réflexion *» (la dialectique !!!) peuvent entraîner désaccord et être motifs de suspendre longtemps la pensée... etc. Le paragraphe page 150 : « à cela près, je médite tous les problèmes, etc. sans souci... ». C'est la méthode nécessaire de tout ouvrier de foi en exégèse comme en théologie. Il faut aller en pleine lucidité jusqu'au bout de la confrontation. J'en donnerai un exemple minime : c'est à propos des décisions de la Commission Biblique. On y dit, pour retenir ce cas, que le Pentateuque est « en substance » l'œuvre de Moïse. Il faut être du mé­tier pour savoir à quelle élasticité est soumis ce terme substance... Ce que Simone dit du « doute », après Descartes, n'est pas autre chose à propos de ces « com­mentaires » qu'un usage légitime, nécessaire, des lois de la méthode. Et longtemps la pensée reste en suspens. Et durant même des générations. Pour moi ainsi toute ma vie. Je crois pourtant savoir aujourd'hui en quoi consiste la substance mosaïque du Pentateuque, même si littérairement il était admis que pas un mot n'a été écrit par Moïse des Cinq Livres. Ah, comme j'aimerais, hélas ! en parler avec Simone, si elle était là en face de moi ! 305:125 Et que lui demande-t-on ? L'humilité. Ses difficultés, elle les a dites sur le ton offensif au Père Couturier, de façon qu'il ne lénifie pas, et lui réponde par oui et par non. C'est sa pureté. Mais déjà elle dit son irrémé­diable faillibilité à ce Père. Et voici que près d'un an plus tard, mûrie dans le « déchirement du cœur » et le martyre de sa chair, elle reprend son hymne d'humilité « faillible... ce mal... lâcheté... mensonge... erreur... ». Bien sûr ! il ne lui faut pas moins cribler, vanner tout ce qu'elle porte dans son cerveau, tout ce qu'il possède et tout ce qu'il devine, sous la lumière de la « vérité parfaite », *veritas prima*, dit l'Aquinate (loc. cit.), à laquelle elle ouvre « son âme pour en laisser pénétrer » en elle « la lumière ». « Aucun péché ». -- C'EST VRAI ! Et là est sa vocation, « cette probité intellectuelle ». Et qui, vivant de foi, et dans la recherche de l'intelligence, ne voudrait pou­voir signer l'admirable déclaration de la page 151 « l'orgueil... etc. jusqu'à : je suis la vérité ». Il n'y a place qu'à l'humiliation et à la souffrance, et cette phrase si complète et si profonde « ...on est aux yeux des incroyants un cas pathologique, parce qu'on adhère à des dogmes absurdes sans avoir l'excuse de subir une emprise sociale... ». Elle savait trop bien ce qu'elle disait. Et l'admirable « confession » se continue : « j'éprouve, depuis déjà longtemps, un désir intense et perpétuellement croissant de la communion ». C'est mieux ici qu'au temps où elle parlait du Saint-Sacrement exposé ([^121]). Mais je reviendrai dans un texte plus long sur cette dernière parole ([^122]). Du reste : toute l'œuvre divine prouve son authen­ticité en Simone dans son absolue sacramentalité. Elle a une intelligence admirable et pure de ce que j'ai ap­pelé ailleurs « la signification médiatrice ». Et là est la pierre de touche décisive de sa catholicité, car il est remarquable que Simone à aucun moment ne pense à une retraite vers le protestantisme. Constatation elle aussi capitale ! 306:125 Et revient le problème dévorant du baptême, porte des sacrements, de la communion (les pages admirables du P. de La Taille dans *Mysterium fidei !*) La voilà avec sa « vocation » : au seuil de l'Église, elle est un « test ». 17 siècles, dit-elle. Oui à peu près, je dirais 16, quand Marius Victorinus, le néo-platonicien qui disait : seraient-ce les murailles qui font le chré­tien ? monta enfin dans l'ambon entre les parois de la basilique du Latran pour y proclamer sa « confession de foi baptismale ». On ne lui en demanda pas davan­tage, et c'est celle de Simone en son « credo ». Voire même qu'on ne lui en demandait pas tant. (Cf. saint Augustin, *Confessions,* livre 8, ch. 2). Et voici ce que sollicite l'incomparable fille... « Néanmoins, j'éprouve le besoin, non pas abstrait, mais pratique, réel, urgent, de savoir si, au cas où je le demanderais il me serait accordé ou refusé. » Ce grand texte de Simone planera sur les destins de l'Église dans les ans qui viennent (...). G. Aubourg. 307:125 ANNEXE ### Le « dernier texte » de Simone Weil C'est sous le titre de « Dernier texte » que ce texte de Simone Weil figure à la fin du volume : « Pensées sans ordre » paru chez Gallimard. Il est certainement un des derniers textes écrits par Simone Weil. Je crois en Dieu, à la Trinité, à l'Incarnation, à la Rédemp­tion, à l'Eucharistie, aux enseignements de l'Évangile. Je crois, c'est-à-dire, non pas que je prenne à mon compte ce que dit l'Église sur ces points, pour l'affirmer comme on affirme des faits d'expérience ou des théorèmes de géométrie ; mais que j'adhère par l'amour à la vérité parfaite, insaisissable, enfermée à l'intérieur de ces mystères, et que j'essaie de lui ouvrir mon âme pour en laisser pénétrer en moi la lumière. Je ne reconnais à l'Église aucun droit de limiter les opéra­tions de l'intelligence ou les illuminations de l'amour dans le domaine de la pensée. Je lui reconnais la mission, comme dépositaire des sacre­ments et gardienne des textes sacrés, de formuler des décisions sur quelques points essentiels, mais seulement à titre d'indi­cation pour les fidèles. Je ne lui reconnais pas le droit d'imposer les com­mentaires dont elle entoure les mystères de la foi comme étant la vérité ; encore beaucoup moins celui d'user de la menace et de la crainte en exerçant, pour les imposer, son pouvoir de priver des sacrements. 308:125 Pour moi, dans l'effort de réflexion, un désaccord apparent ou réel avec l'enseignement de l'Église est seulement un motif de suspendre longtemps la pensée, de pousser aussi loin que pos­sible l'examen, l'attention et le scrupule, avant de rien oser affir­mer. Mais c'est tout. A cela près, je médite tous les problèmes relatifs à l'étude comparée des religions, à leur histoire, à la vérité enfermée dans chacune, aux rapports de la religion avec les formes profanes de la recherche de la vérité et avec l'ensemble de la vie profane, à la signification mystérieuse des textes et des traditions du christianisme ; tout cela sans aucun souci d'un accord on d'un désaccord possible avec l'enseignement dog­matique de l'Église. Me sachant faillible, sachant que tout le mal que j'ai la lâcheté de laisser subsister dans mon âme doit y produire une quantité proportionnelle de mensonge et d'erreur, je doute en un sens de choses mêmes qui m'apparaissent le plus manifeste­ment certaines. Mais ce doute porte à un degré égal sur toutes mes pensées, aussi bien celles qui sont en accord que celles qui sont en désaccord avec l'enseignement de l'Église. J'espère et je compte fermement demeurer dans cette attitude jusqu'à la mort. J'ai la certitude que ce langage n'enferme aucun péché. C'est en pensant autrement que je commettrais un crime contre ma vocation, qui exige une probité intellectuelle absolue. Je ne peux discerner aucun mobile humain ou démoniaque susceptible d'être la cause d'une telle attitude. Elle ne peut produire que des peines, de l'inconfort moral et de l'isolement. L'orgueil surtout ne peut pas en être cause, car il n'y a rien qui puisse flatter l'orgueil dans une situation où on est aux yeux des incroyants un cas pathologique, parce qu'on adhère à des dogmes absurdes sans avoir l'excuse de subir une emprise sociale, et où on inspire aux catholiques la bienveillance protec­trice, un peu dédaigneuse, de celui qui est arrivé pour celui qui est en marche. Je ne vois donc aucune raison de repousser le sentiment qui est en moi, que je demeure dans cette attitude par obéissance à Dieu ; que si je la modifiais j'offenserais Dieu, j'offenserais le Christ, qui a dit : « Je suis la vérité. » 309:125 D'autre part j'éprouve, depuis déjà longtemps, un désir intense et perpétuellement croissant de la communion. Si on regarde les sacrements comme un bien, si je les regarde ainsi moi-même, si je les désire, et si on me les refuse sans aucune faute de ma part, il ne se peut pas qu'il n'y ait pas là une cruelle injustice. Si on m'accorde le baptême, étant dans l'attitude où je persévère, en ce cas on rompt avec une routine d'au moins dix-sept siècles. Si cette rupture est juste et désirable, si aujourd'hui précisément elle se trouve être pour le salut du christianisme d'une urgence plus que vitale -- ce qui est manifeste à mes yeux -- il faudrait alors, pour l'Église et pour le monde, qu'elle s'opère d'une manière éclatante, et non par l'initiative isolée d'un prêtre accomplissant un baptême obscur et ignoré. Pour ce motif et pour plusieurs autres d'espèce analogue, je n'ai jamais fait jusqu'ici à un prêtre la demande formelle du baptême. Je ne la fais pas non plus maintenant. Néanmoins j'éprouve le besoin, non pas abstrait, mais prati­que, réel, urgent, de savoir si, au cas où je le demanderais, il me serait accordé ou refusé. ([^123]) -- \[L'Église aurait un moyen facile, de se procurer ce qui serait pour elle-même et pour l'humanité le salut. Elle reconnaît que les définitions des Conciles n'ont leur signification que relativement à l'entourage historique. Cet entourage est impossible à connaître pour le non-spécialiste, et souvent même pour le spécialiste à cause du manque de documents. Dès lors, les *anathema sit* ne sont que de l'histoire. Ils n'ont aucune valeur actuelle. On les considère en fait ainsi car on n'impose jamais comme condition, pour un baptême d'adulte, d'avoir lu le *Manuel des décisions et symboles des Conciles.* Un catéchisme n'en est pas l'équivalent, car il ne contient pas tout ce qui est technique­ment « de foi stricte », et il contient des choses qui ne le sont pas. 310:125 Il est d'ailleurs impossible de découvrir, en interrogeant des prêtres, ce qui est et n'est pas « de foi stricte ». Il suffirait donc de dire ce qui est déjà plus ou moins pra­tiqué, en proclamant officiellement qu'une adhésion de cœur aux mystères de la Trinité, de l'Incarnation, de la Rédemption, de l'Eucharistie, et au caractère révélé du Nouveau Testament, est la seule condition pour l'accès aux sacrements. En ce cas, la foi chrétienne pourrait, sans danger de tyrannie exercée par l'Église sur les esprits, être placée au centre de toute la vie profane et de chacune des activités qui la composent, et tout imprégner, absolument tout, de sa lumière. Voie unique de salut pour les hommes misérables d'aujourd'hui.\] 311:125 ### Maximes pour la vie spirituelle par R.-Th. Calmel, o.p. La première Section de ces « Maximes pour la vie spirituelle » a paru dans notre numéro 118 de décembre 1967. #### 1. Prière de demande et saint désir. Nous ne risquons pas d'exagérer l'importance du saint désir. Si les saints ne furent pas des chrétiens médiocres mais des saints, c'est-à-dire des martyrs, des confesseurs, des vierges ou des saintes femmes, l'une des raisons déter­minantes c'est qu'ils avaient désiré sans relâche ne jamais échapper à Dieu. Touché par ce désir inlassable, le Sei­gneur a accordé aux uns d'être martyrs : non pas des brebis d'abattoir plus ou moins résignées à la mort, mais des témoins de la foi, tellement épris de lui-même et de sa vérité qu'ils donnent généreusement leur vie en témoi­gnage. Le Seigneur a accordé à d'autres de devenir con­fesseurs : beaucoup plus que des chrétiens consciencieux, désenchantés du monde et lucides sur eux-mêmes, mais des amis de Dieu qui le connaissent d'expérience, qui sont totalement dépris du monde et qui livrent tout pour l'a­mour du Bien-Aimé. 312:125 Le Seigneur a accordé à des chrétien­nes qui lui ont voué leur virginité d'être beaucoup plus que des femmes honnêtes, mais ses véritables épouses dans la foi et la charité. Enfin, le Seigneur a accordé à des veu­ves de fixer exclusivement leur cœur en lui ; ne s'occupant que pour son amour de leurs enfants et des choses de la terre. En accordant aux saints et aux saintes de devenir ce qu'ils sont devenus le Seigneur a exaucé une prière ardente et inextinguible qu'Il ne cessait lui-même d'inspi­rer. *Clamaverunt ad Dominum et exaudivit eos*. *Ils ont crié vers le Seigneur et il les a exaucés.* (Psaume 106, *Confite­mini* du Samedi au 3^e^ nocturne.) \*\*\* #### 2. Toute-Puissance de la Grâce. Les péchés, les convoitises, les retards dans notre édu­cation vertueuse, les malfaçons, les complications psycho­logiques non encore aplanies, l'hostilité de certains, les malheurs présents de l'Église, tout cela est une réalité qui s'impose cruellement, qui est même écrasante à certaines heures. Cependant tout cela, est comme rien devant la puis­sance du Seigneur et de sa grâce. Il y aurait quelque chose d'encore plus trompeur et plus dangereux que de nier ces maux, ce serait de ne pas les tenir comme rien devant le Seigneur. *Tanquam nihilum ante te* devons-nous dire en reprenant un mot du Psaume ([^124]). C'est une grande vérité, une vérité première qui nous est rendue sensible par l'image de l'*Enfant-Jésus de Pra­gue *: l'Enfant-Dieu porte l'univers dans sa petite main ; l'univers entier, avec toutes les créatures, toutes les forces bonnes ou mauvaises, tous les hommes et leur destin éter­nel tiennent en vérité dans le creux de cette main divine toute menue ; le globe formidable, les libertés humaines plus formidables encore, lui pèsent moins qu'une petite boule, une de ces billes en terre cuite avec lesquelles nous avons tant joué. 313:125 La même vérité m'est souvent revenue à l'esprit en re­gardant une statuette d'ivoire de la Vierge et de l'En­fant ([^125]). Notre-Dame tient le globe et le présente à Jésus qui le caresse. On a l'impression que l'Enfant-Dieu a re­mis à sa Mère l'empire du monde et qu'il ne s'inquiète de rien ; simplement il s'amuse à caresser le globe de la terre que lui offre la Vierge Marie. C'est ainsi qu'il caresse notre âme par les visites de sa grâce toute-puissante, si du moins nous voulons bien que notre âme lui soit présentée par les mains de la Vierge. \*\*\* Alors que nous sommes faits pour Dieu et rachetés par lui, il est irritant, il est insensé de nous attacher à ceci ou cela et au fond de nous attacher à nous-mêmes. D'autre part, bâtis comme nous le sommes (*in iniquitatibus con­ceptus sum*) ([^126]), il nous est absolument impossible de nous détacher de nous. On peut nous démontrer que si nous ne nous attachons pas au Seigneur nous nous attachons à rien et moins que rien, nous tomberons sans doute d'accord, mais cette certitude même n'aura pas d'efficacité pour nous détacher de nous. Sommes-nous alors condamnés à ne pas trouver d'issue ? En vérité la grâce de Dieu fait une brèche ; elle ouvre une issue. Pour prendre une autre image, elle fait bondir par-dessus la muraille qui nous enserre. C'est pourquoi le psalmiste nous assure : *par vous, Seigneur* (*par votre grâce*) *je serai arraché à la tenta­tion et je sauterai par-dessus le rempart* ([^127]). Ailleurs, le psalmiste demande et espère être délivré des entraves qu'il ne peut briser lui-même, car elles sont devenues comme une *nécessité* de nature ([^128]). Et le Seigneur lui affirme qu'il le délivrera certainement ([^129]). \*\*\* 314:125 #### 3. Recueillement. La profondeur du recueillement n'est pas une preuve infaillible de la profondeur de l'amour ni de la pureté intérieure. Même sans être très purifiés, certains arrivent à se recueillir avec intensité parce qu'ils sont doués d'une grande force psychologique. Quoi qu'il en soit nous ne pouvons douter que l'amour ne tende au recueillement et ne le fasse rechercher avec ardeur, car le vrai recueillement est une des lois premières de l'amour ; il n'est rien d'autre que le souvenir du Bien-Aimé humble et adorant, la remise à son bon plaisir confiante et sans condition. Cette attitude de prière très aimante est ainsi décrite dans les psaumes : J'écouterai ce que dit en moi le Seigneur Dieu, parce qu'il parle de paix pour *son peuple, pour ses saints et pour tous ceux qui reviennent à leur propre cœur* ([^130])*. A* quoi le Seigneur répond qu'il préservera ceux qui l'écoutent de se fabriquer toujours de nouvelles ido­les ([^131]). Si tu m'écoutes, Israël, tu n'*auras plus de nouvelles idoles*. Cette promesse est extrêmement précieuse. Pour l'apprécier à sa juste valeur il suffit de nous souvenir de notre tendance misérable à ne sortir d'une idolâtrie que pour tomber dans une autre, ne quitter une convoitise que pour en trouver une autre, réassortir sans fin notre provi­sion d'idoles. Mais la prière, l'entretien avec le Seigneur, le vrai recueillement nous font échapper à cette loi inexo­rable de la nature déchue. Comme il importe de bien accueillir l'invitation du Sei­gneur à vivre dans le recueillement si l'on veut être puri­fié de soi-même et transformé en lui : Écoute, ma fille, regarde et prête l'oreille... et le Roi sera épris de ta beau­té ([^132]). 315:125 Comment grandir dans le recueillement ? On connaît la réponse de saint Jean de la Croix qui va droit à l'essen­tiel : « A vos appétits dites non. » on peut encore ajou­ter : désirez le recueillement de toutes vos forces ; dites et redites au Seigneur votre désir ; autant que vous le pou­vez, taisez-vous sur vous-même au dedans et au dehors ; en particulier, dans votre conversation intérieure, évitez à l'égard du prochain les querelles vaines et insolubles ; évitez, à l'égard de vous-même, de vous glorifier ou de vous attendrir. \*\*\* #### 4. Croire aux promesses de Jésus-Christ. Les promesses du Seigneur sont confondantes : « Nous viendrons en lui, nous ferons notre demeure chez lui... Je prendrai le repas avec lui et lui avec moi » et tant d'autres textes qui annoncent une expérience d'amitié ineffable. Or puisque ces promesses sont adressées à tous ceux qui croient et puisque nous sommes de ce nombre, nous ne devons point douter de leur réalisation dans notre cas particulier ; nous devons même y aspirer de toutes nos forces. Prenons garde toutefois que l'intimité sublime n'est point séparable d'une fidélité très humble. C'est le même qui a promis la plus haute union avec lui, et qui a commandé de pardonner soixante-dix sept fois, de prendre la dernière place, de nous occuper en son nom des plus faibles et des plus petits. -- Dès lors, il est deux disposi­tions d'âme qui ne doivent pas être séparées : aspirer de toutes nos forces à la plus grande intimité avec le Sei­gneur, nous appliquer de tout notre amour à la fidélité dans les petites choses. \*\*\* 316:125 #### 5. Notre Sauveur est un Dieu caché. Que l'on médite le mystère de la Nativité et la conduite de Jésus à l'égard de la Vierge et de saint Joseph, des bergers et des mages ; que l'on médite le mystère de la Résur­rection et les circonstances des apparitions miraculeuses, que l'on réfléchisse sur les paraboles du Royaume de Dieu : les serviteurs chargés de faire valoir les talents pendant que le maître est parti dans un pays lointain les vierges qui attendent dans la nuit l'arrivée de l'Époux l'homme ennemi qui sème l'ivraie pendant que le père som­meille ; que l'on inédite sur ces paraboles et sur d'autres encore et l'on prendra davantage conscience que notre Dieu est un Dieu caché. Il faut donc le chercher dans la foi. -- Que la charité nourrisse inlassablement la foi pour faire chercher et rencontrer le Bien-Aimé, à l'imitation des vier­ges sages. Que la charité fasse pénétrer toujours plus avant dans l'épaisseur de ce mystère d'un Dieu qui se cache. *Entremos mas adentro en la espessura*. \*\*\* #### 6. Et iterum venturus est cum gloria judicare vivos et mortuos. Je crois, Seigneur, que vous jugez chacun de nous, en toute miséricorde et toute justice, après son dernier souf­fle. Je crois aussi que vous exercerez en plénitude votre pouvoir de juge et de roi sur tout et sur tous lors de votre Parousie et de votre retour en gloire. Mais jusque là, je veux dire jusqu'au jugement particulier et surtout jus­qu'au jugement général, votre souveraineté et seigneurie, encore qu'elles s'exercent d'une manière effective, demeu­rent souvent très cachées ([^133]). Elles sont objet de foi. Nous vous bénissons de ce qu'il en est ainsi. D'aucuns voudraient maintenant nous changer cela. Ils nous parlent de votre seigneurie et souveraineté comme si vous alliez abolir, dès maintenant, le mystère de la croix ; comme si votre puissance, devenue *ordinairement* miracu­leuse (si l'on peut dire) allait s'imposer à nous dans une clarté aveuglante et non plus dans la nuit de la foi. 317:125 Ceux qui détournent de la sorte la doctrine catholique au sujet de votre souveraineté et votre seigneurie ne veu­lent pas de votre croix ; ou du moins voudraient-ils qu'elle ait cessé désormais d'être notre partage. Le moment serait venu, d'après eux, où votre Église ne pourrait plus se ré­duire à ce à quoi vous l'avez réduite : le Royaume de la grâce, le Royaume du messianisme spirituel et crucifié et nullement le royaume de ce messianisme charnel, que Sa­tan vous proposait dans les trois tentations. Seigneur je vous bénis de ce que votre seigneurie et votre souveraineté demeurent objet de foi ; je vous bénis de ce que la manifestation éclatante et plénière de votre royauté soit différée jusqu'à votre Retour. Comme il est beau qu'il en soit ainsi. Je perçois trois grandes raisons de convenance. Tout d'abord, enfants d'une lignée péche­resse, d'une race coupable, il est normal que, même si nous sommes délivrés du péché par votre mort, nous fas­sions l'expérience que *nous avons été conçus avec le péché*. Nous faisons cette expérience à partir de la lutte contre nos convoitises et à partir des misères du monde présent : la mort et l'injustice ; les famines, les maladies et les guerres. Par ailleurs, il est normal que, rachetés par votre souffrance et votre mort, nous ayons à unir à votre divine Passion nos épreuves et nos sacrifices. Il convient enfin que l'éducation de notre amour et notre formation aux mœurs divines s'accomplissent dans l'épreuve. Comment serait-il possible de vous aimer en vérité, Seigneur, si votre victoire de Pâques transfigurait dès maintenant notre condition de vie au lieu simplement de l'illuminer ? Nous serions séduits par l'intérêt de cette transfiguration sans parvenir à vous aimer pour vous-même. Nous vous bénissons d'a­voir différé jusqu'à votre retour en gloire la réalisation plénière de votre pouvoir royal, parce que cette disposi­tion de votre sagesse nous permet de vous aimer en vérité. Ce que le monde appelle le scandale de la croix nous le tenons pour un mystère d'amour. \*\*\* 318:125 A la vue de la crise présente de l'Église, de cette épreu­ve à laquelle nous nous attendions si peu, nous pouvons mieux comprendre ce que cela signifie de vous bénir pour le mystère de votre croix. Du fait que la manifestation *plé­nière* de votre prérogative de juge et de roi est différée jusqu'à votre retour glorieux, l'Église n'est soustraite que *partiellement* à cette loi des sociétés d'après le péché : le mensonge et la trahison. Chaque jour, depuis quelques, an­nées, nous le constatons un peu plus. Mais nous vous bé­nissons dans cette épreuve et nous ne craignons pas. Nous ne craignons pas parce que nous croyons. Nous croyons notamment que votre pouvoir ne laisse pas de s'exercer dans le gouvernement de votre Église, encore qu'il n'éclate pas avec les feux de l'évidence. Il y a cependant assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir. Nous voulons être de ceux-là, mais augmentez notre foi. Donnez-nous de voir que vous êtes toujours à l'œuvre dans la con­duite de votre Royaume surnaturel, *pérégrinal et crucifié*. -- Vous êtes à l'œuvre, Roi souverain, dans la force et la fierté de ces prêtres, de ces religieuses, de ces laïcs qui vous gardent une fidélité inflexible malgré l'isolement, les moqueries, les persécutions. -- Vous êtes à l'œuvre en ceux qui refusent de trahir. Nous vous reconnaissons dans ce témoignage indomptable et dans la patience des saints. Vraiment il y a assez de lumière pour ceux qui ne dési­rent que voir. Nous savons que votre Église ne faillira pas, même en cas de trahison généralisée et nous acceptons en paix que *l'éclat total* de votre puissance soit différé jusqu'à votre Retour. Nous vous supplions, ô notre Souverain Roi, par Notre-Dame du Calvaire et de l'Assomption, de manifester votre puissance dans notre faiblesse en nous accordant de vous demeurer fidèles, au sein de votre véritable Église, jusqu'à la mort. Nous avons confiance qu'il en sera ainsi. Parce que vous tardez à revenir dans votre gloire nous devons porter la croix avec vous et de cette manière gran­dir en Charité. -- Dans ce qui pour le monde est le scan­dale de la croix, donnez-nous de ne voir jamais autre chose que le mystère de l'amour. R.-Th. Calmel, o. p. 319:125 ### Vie de Jésus (IX) par Marie Carré ##### *Le figuier maudit. *(*Mc XI, 11-26*) * *(*Mt XXI, 17-22*) Jésus passa cette nuit-là à Béthanie avec les Douze. Le lendemain, de bonne heure, comme ils sortaient de Bétha­nie Il eut faim. « Apercevant de loin un figuier qui avait des feuilles, il alla voir s'il y trouverait quelque fruit, mais s'en étant approché, il ne trouva rien que des feuilles : car ce n'était pas la saison des figues. Et, prenant la parole, il dit « Que jamais plus personne ne mange de tes fruits ». Les disciples entendaient et ne comprenaient pas. Mais le lendemain, en passant de bonne heure, ils virent le figuier desséché depuis la racine. Image de Jésus qui ne fait pas de miracle pour apaiser sa faim et qui ne songe qu'à éclai­rer l'aveuglement des Juifs, le figuier était couvert de belles feuilles comme les Juifs étaient couverts de pratiques osten­tatoires. Mais ni l'un ni l'autre ne donnaient de fruits. Pour le figuier, on nous dit que ce n'était pas la saison. Peu importe. Les fruits de la Sainteté ne tiennent pas compte des saisons. Et la Puissance de Dieu n'a pas de limites. Les disciples s'étonnèrent : 320:125 ##### *La Foi. *(*Mc XI, 20-26*) * *(*Mt XXI, 19-22*) « Comment le figuier a-t-il été desséché ? » Jésus leur dit : En vérité je vous le dis : si vous avez la Foi et si vous n'hésitez pas, vous ne ferez pas seulement comme le figuier ; mais quand bien même vous diriez à cette mon­tagne : « Lève-toi et jette-toi dans la mer », cela se fera. Et tout ce que vous demanderez avec Foi dans la prière, vous l'obtiendrez ». C'est donc que nous n'avons pas la Foi, c'est donc que nous avons une Foi tout à fait insuffisante, c'est donc que nous nous sommes encombrés de mille inutilités, détournés par mille faiblesses. Si nous n'avons pas la Foi, je ne vois qu'une solution : il faut la demander. Car la Foi n'est ni un doux sentiment ni une science apprise. La Foi est d'un autre do­maine. Combien de jeunes gens savent le catéchisme par cœur et sont même capables de répondre fort correctement aux questions d'un programme supérieur et ne croient abso­lument à rien de ce qu'ils savent, parce qu'ils ne veulent pas croire ? Et combien de jeunes filles notamment se laissent bercer par un doux sentiment d'amour de Dieu dans les chapelles parfumées d'encens où tremble la mystérieuse flamme des cierges et où les Saints rose bonbon drapés de bleu d'azur lèvent les yeux au Ciel avec une douceur pleine de mollesse ! Mais le jour où la petite fille reçoit sa pre­mière croix, elle pleure d'être privée du rêve moelleux dans lequel elle se prélassait jusque là et elle accuse le Ciel de manquer de gentillesse et, bien entendu, elle va chercher ailleurs ce qu'elle appelle le bonheur. La Foi n'est ni une connaissance, ni un sentiment, elle est au-dessus, elle est au-delà, mais elle est accessible à tous tandis que la connaissance ne l'est pas. Et si la connaissance n'est souvent qu'un luxe, la Foi n'a pas le droit de l'être. Et c'est pourtant de cette façon que beaucoup galvaudent la Foi qu'ils ont reçue, et qu'ils devraient servir avec amour et reconnaissance. Au lieu de cela ils acceptent cette Foi comme un héritage légitime et s'en font un petit luxe de plus, pas plus important que le cinéma et moins important que la voiture. 321:125 Une Foi pareille ne transportera jamais les montagnes et même elle fait pire, elle ferme la porte à beaucoup de ceux qui, nés hors de l'Église, accablés souvent par l'abrutissant travail mo­derne, se disent que la Foi n'est qu'un luxe de plus auquel ils n'ont pas droit. Alors que la Foi est justement la seule et unique richesse qui ne demande aucune compétence particulière. La Foi ne demande rien, absolument rien pour vous être accordée, elle ne demande ni votre sexe, ni votre âge, ni votre race, ni votre passé, ni votre culture, ni vos qualités, ni vos défauts, ni votre force, ni votre santé. Elle ne demande rien, elle s'offre. Que celui qui la désire la demande, sans se lasser, car Dieu a pour accou­tumé d'agir lentement et doucement. Que celui qui n'est pas absolument sûr de la désirer la demande quand même car, que peut-il espérer de plus grand sur la terre ?... Que celui qui ne la désire pas du tout se méfie de ce sentiment, Dieu Amour ne peut pas en être l'Auteur. Que celui qui a peur de la Foi craigne justement que Dieu ne lui envoie l'épreuve qui le jette à genoux et le libère de sa peur. Que celui qui dédaigne, méprise et honnit la Foi me dise combien de fois par semaine il a peur de la Mort, secrètement peur de la Mort... Pauvre de lui ! Pauvre entre les plus pauvres. Pauvre celui qui a peur de l'unique but de notre existence. Car la Foi est l'unique moyen de comprendre l'unique but et, si le but est unique, ce que personne ne peut nier, pourquoi ne pas saisir la corde qui nous est jetée 9... ##### *La haine complote. *(*Luc XIX, 47-48*) * *(*Mc XI, 18*) Pendant que Jésus continuait d'enseigner chaque jour dans le Temple, les Grands Prêtres et les Scribes cher­chaient à se débarrasser de Lui mais ils ne savaient comment faire, la foule étant suspendue aux paroles de Jésus et ravie de son enseignement. Les pauvres puissants et arrogants Prêtres de cette épo­que ne savent pas qu'ils sont considérés par Jésus comme un figuier stérile, comme un figuier incapable de porter du fruit et qui sera desséché en un instant. L'année précédente, Jésus, après leur avoir dit : 322:125 « Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous », leur avait raconté la parabole d'un figuier qui depuis trois ans ne donnait pas de fruits et que son maître voulait faire arracher. Le régisseur avait prié : « Laissez-le encore cette année, le temps de creuser tout autour et de mettre du fumier. Peut-être donnera-t-il des fruits. Sinon vous le couperez ». Tout le long des Évangiles les images se multiplient qui incitent les Juifs à se méfier de leur mauvaise volonté. Ces images valent pour tous les temps car la mauvaise volonté se glisse partout où l'orgueil s'est fait une bonne ouverture. Elle se glisse par derrière sachant que son compère l'abreu­vera d'éloges et de justifications. Mille fois hélas pour les Juifs, qui sont plus enfants de Dieu que nous, qui sont frères de Jésus, de Marie et de Joseph, qui sont le peuple par lequel Dieu s'est fait connaî­tre, mille et mille fois hélas, le figuier est desséché et... un autre arbre va devoir porter du fruit, un arbre plus grand, plus haut, plus spectaculaire, un arbre dont les branches recouvriront la terre entière. Celui-là donnera toujours des fruits, même quand on lui cassera des branches, même quand on prétendra faire des boutures florissantes avec les branches ainsi séparées... ##### *Par quelle autorité ? *(*Luc XX, 1-8*) * *(*Mc XI, 27-33*) * *(*Mt XXI, 22-27*) Or, comme Jésus enseignait de nouveau dans le Temple, les Grands Prêtres et les Anciens, toujours à la recherche d'un moyen de se débarrasser de ce gêneur, s'approchèrent de Lui pour Lui demander : « Par quelle autorité faites-vous ces choses et qui vous a donné cette autorité ? » Car, avait-on remarqué souvent, Il enseignait « comme ayant autorité ». Il enseignait comme quelqu'un qui sait, comme quelqu'un qui est sûr de Lui, comme quelqu'un qui ne fait pas d'hypothèses. Cela avait toujours beaucoup frappé la foule et beaucoup énervé les scribes et les docteurs de la Loi. 323:125 C'est assez logique du reste. La foule des simples aime la clarté et les savants la redoutent. Jésus, qui connaissait les pensées de leurs cœurs, ré­pond, comme Il le faisait souvent, par une question. « Je vous poserai moi aussi une question ; si vous m'y répondez, je vous dirai, moi aussi, par quelle autorité je fais cela. Le baptême de Jean, d'où venait-il, du Ciel ou des hommes ? » Très embarrassés, ils se disaient entre eux : « Si nous disons du Ciel, Il nous dira : « Pourquoi donc n'avez-vous pas cru en lui ? » mais, si nous disons des hommes, le peuple entier nous lapidera, car il est convaincu que Jean était un Prophète ». Comme des hommes sans courage ou comme des enfants arrogants ils répondirent à Jésus : « Nous ne savons pas ». Et Jésus leur dit : « Moi non plus je ne vous dirai pas par quelle autorité je fais cela ». ##### *Parabole des deux fils. *(*Mt XXI, 28-32*) Mais pour bien mettre en lumière l'extrême imprudence de cette réponse hypocrite, Jésus leur demande leur avis sur la parabole suivante : « Un homme avait deux fils. S'adressant au premier, il lui dit : « Mon enfant, va aujourd'hui travailler à la vigne. -- Je ne veux pas » répondit-il. Mais, plus tard, pris de remords, il y alla. S'adressant au second il lui dit la même chose. L'autre répondit : « Oui Seigneur ». Et il n'y alla point. Lequel des deux a fait la volonté du père ? » -- « Le premier » répondirent-ils. Jésus leur dit : « En vérité je vous le dis, les publicains et les prostituées arrivent avant vous au royaume de Dieu. 324:125 Car Jean est venu à vous dans la voie de la justice et vous n'avez pas cru en lui tandis que les publicains et les prostituées ont cru en lui ; et vous, devant cet exemple vous n'avez même pas eu un remords tardif qui vous fît croire en lui ». L'invitation au remords tardif n'ayant eu aucun écho, Jésus leur raconta une autre parabole. ##### *La parabole des mauvais vignerons. *(*Luc XX, 9-19*) * *(*Mc XII, 1-12*) * *(*Mt XXI, 33-46*) Le maître de la Vigne envoya serviteurs sur serviteurs pour percevoir sa part. Mais tous furent, soit abattus, soit massacrés par les vignerons. Finalement il envoya son fils en se disant : « Ils auront des égards pour mon fils ». Dieu espère que nous aurons des égards pour Son Fils. Dieu espère... cela est proprement écrasant. Car Il continue d'espérer. Il espère que nous aurons des égards pour l'Église de son Fils qui est son Unique Épouse (car son Fils n'est pas un dieu polygame). Il espère que nous aurons des égards pour le Vicaire de son Fils et pour ceux qui tiennent son Fils entre leurs mains consacrées et pour les Maisons où son Fils s'est constitué Prisonnier, et pour les Paroles de son Fils et pour la Sainte Mère de son Fils... Dieu espère... voilà, Dieu espère que nous aurons des égards. « Mais les vignerons voyant le fils, se dirent entre eux : « Voici l'héritier, allons-y, tuons-le, que nous ayons son héritage ». Et le jetant hors de la vigne, ils le tuèrent. Et Jésus leur demanda : « Lors donc que reviendra le maître de la vigne, que ferait-il à ces vignerons-là ? » Ils lui répondirent : « Il fera misérablement périr ces misé­rables, et il louera la vigne à d'autres vignerons qui lui en livreront les fruits en temps voulu ». 325:125 Quand il s'agit de vendanger, les docteurs de la Loi répondent avec bon sens et dès qu'il s'agit du Royaume de Dieu ils perdent tout sens commun. L'homme est tout de même un animal étonnant. Et Jésus insiste : « Je vous le dis : le Royaume de Dieu vous sera retiré pour être confié à un peuple qui lui fera produire ses fruits ». Les Grands Prêtres, les scribes et les Pharisiens compri­rent parfaitement bien, mais seule la peur de la foule les empêcha de s'emparer de Jésus. ##### *Rendez à César. *(*Luc XX, 20-26*) * *(*Mc XII, 13-17*) * *(*Mt XXII, 15-22*) Ces mêmes Pharisiens s'étant retirés tinrent conseil pour trouver un moyen de perdre Jésus en lui posant une ques­tion dangereuse, c'est-à-dire une question à laquelle il paraît impossible de répondre sans s'attirer soit les foudres de l'autorité soit la haine du peuple. Pour ce faire, les Phari­siens durent s'entendre avec leurs ennemis : les Hérodiens. Les Hérodiens, partisans d'Hérode, (le Roi semi-étranger) et partisans des Romains, ces envahisseurs païens détestés, ces envahisseurs qu'il fallait se garder de frôler dans la rue sous peine de grave impureté, les Hérodiens méprisés de tous les Juifs pieux mais... pour perdre Jésus, toutes les compromissions sont permises... Ils Lui envoyèrent donc une députation de Pharisiens accompagnés d'Hérodiens qui, prenant des mines de suave piété, l'encensèrent, disant : « Maître, nous savons que vous êtes sincère et que vous enseignez en toute vérité la Voie de Dieu, sans vous préoccuper de qui que ce soit, car vous ne regardez pas au rang des personnes. Dites-nous donc ce qui vous en semble : Est-il permis de payer le tribut à César, oui ou non ? » 326:125 Eût-Il dit : « non », qu'ils L'eussent immédiatement dénoncé à Pilate, gouverneur romain, pour haute trahison et incitation à la rébellion. Eût-Il dit : « oui », que la foule des Juifs brimés par une puissance étrangère, par une puis­sance affichant un révoltant paganisme, la foule des pieu­ses gens eût perdu toute confiance en la pureté de cœur de Jésus. Mais Jésus, connaissant leur perversité, riposta. « Hypocrites, pourquoi me tendez-vous un piège ? Faites-moi voir l'argent de l'impôt » -- Ils lui présentèrent un denier. Et Il leur dit : « De qui est l'effigie que voici et la légende ? » -- « De César » répondirent-ils. Alors Il leur dit : « Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Saisis d'admiration pour sa réponse, ils gardèrent le silence. Cette qualité de clarté se renouvellera tout le long des âges dans les interrogatoires des martyrs. C'est que Dieu, Son Fils et le Saint Esprit sont toute Lumière et rien que Lumière, et une des grandes preuves de la Véracité de l'Église catholique est sa clarté. ##### *La résurrection des morts. *(*Luc XX, 27-40*) * *(*Mc XII, 18-34*) * *(*Mt XXII, 23-33*) Ce jour-là, des Sadducéens, gens qui disent qu'il n'y a pas de résurrection, l'interrogèrent sur ce sujet. Ils choisi­rent l'exemple de la femme qui épouse successivement sept frères et meurt sans enfants. A la Résurrection, de qui sera-t-elle la femme ? Jésus leur dit : « Ne seriez-vous pas dans l'erreur ? parce que vous ne comprenez ni les Écritures, ni la Puissance de Dieu ? » Ne seriez-vous pas dans l'erreur, vous qui cherchez à interpréter les Écritures sans tenir compte de votre petitesse et de vos diverses incapacités ? Ne seriez-vous pas dans l'erreur, vous demande Jésus, quand vous faites dire aux Écritures exactement le contraire de ce que mon antique Église enseigne ? 327:125 Ne seriez-vous pas dans l'erreur quand vous reniez Pierre ? Ne seriez-vous pas dans l'erreur quand vous acceptez le remariage des divorcés ? Ne seriez-vous pas dans l'erreur quand vous refusez de rétablir la Confes­sion ? Ne seriez-vous pas dans l'erreur quand vous prétendez que la Vérité est multiple et l'erreur unique ? Et Il leur explique : « Lorsqu'on ressuscite d'entre les morts, on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges dans les Cieux. Quant au fait que les morts ressuscitent, n'avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, au passage du Buisson, cette Parole que Dieu lui a dite : « Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob ». Il n'est pas un Dieu de morts mais de vivants. Vous êtes grande­ment dans l'erreur ». ##### *Fils de David et Seigneur de David. *(*Luc XX, 41-44*) * *(*Mc XII, 35-37*) * *(*Mt XXII, 41-46*) Les Pharisiens étaient certainement enchantés de cette leçon donnée aux hérétiques Sadducéens ; alors Jésus les interrogea, disant : « Quelle est votre opinion au sujet du Christ ? De qui est-Il le Fils ? » En parlant du « Christ » aux Pharisiens, Jésus voulait parler du Sauveur qu'ils attendaient tous et que les Saintes Écritures avaient prophétisé. Il ne parlait donc pas de sa personne mais d'un point dogmatique soulevé par les Pro­phéties au sujet de ce Christ tant désiré. Ils Lui répon­dirent : « De David ». En effet, le Saint Roi David qui fut choisi par Dieu pour succéder à Saul, reçut la promesse qu'un de ses descendants serait le Christ, Roi dont le règne n'aura pas de fin. 328:125 Tous les Juifs savaient donc que le Messie serait de race royale et même qu'il devrait naître à Bethléem, ville du Roi David. Ils répondirent sans hésitation à la question de Jésus. Alors Jésus leur dit : « Comment donc, David, parlant sous l'inspiration, l'appelle-t-il Seigneur dans ce texte : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Siège à ma droite, jusqu'à ce que j'aie mis tes ennemis dessous tes pieds ». (Ps 1,10) Si David l'appelle « Seigneur » comment est-il son fils ? » Nul ne fut capable de répondre un mot. Et, à partir de ce jour, personne n'osa plus l'interroger ». Si Dieu qui est le Seigneur appelle le fils de David : « Seigneur », c'est que le fils de David, quoique réellement homme, homme mangeant et buvant, homme pleurant et dormant, homme souffrant, ô combien souffrant, homme mourant, est aussi réellement Dieu. C'est l'Homme-Dieu adoré de quelques centaines de millions d'hommes (sans compter les milliards de trépassés) et que les Juifs refusent. Ils voulaient un Roi énergique et fort, on leur offre un Dieu charitable et doux. Ils disent : Non merci, nous attendons que notre rêve se réalise ! Ils attendent toujours... Il est vrai que leur rêve se réalisera en partie dans la personne de l'Antéchrist qui se fera passer pour le vrai Messie. Les Juifs qui sont le peuple le plus intelligent de la terre s'y laisseront prendre. Tout ceci prouve une fois de plus que l'excès d'intelligence est un lourd fardeau. ##### *Jérusalem, Jérusalem ! *(*Luc XIII, 34-35*) * *(*Mt XXIII, 37-39*) * *(*Jn XII, 37-43*) Jésus sachant qu'il est monté à Jérusalem pour la der­nière fois, Jésus sachant qu'Il n'a plus que trois Jours à vivre, Jésus pleure sur cette sainte ville, sur Sa ville et sur ses habitants. Jésus juif pleure sur les Juifs. Jésus juif pleure sur ceux de son sang qui n'ont pas voulu le recevoir. Il s'écrie : 329:125 « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les Prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes... et vous ne l'avez pas voulu ! » Le drame de tous les hommes est dans ce seul verbe, le verbe : *vouloir*. Dieu peut parler, Dieu peut supplier, Dieu peut offrir, Dieu peut suggérer, et si l'homme ne veut pas, il arrive que la Patience divine se lasse. « Toutefois, même parmi les Chefs, beaucoup crurent en Lui. Mais, à cause des Pharisiens, ils ne l'avouaient pas, de peur d'être exclus de la synagogue ; car ils préférèrent les honneurs qui viennent des hommes aux honneurs qui viennent de Dieu ». Le phénomène de la peur renforce la puissance et l'au­dace des méchants. Ce n'est donc pas une faiblesse dont il soit permis de minimiser la gravité comme cela se fait trop souvent. Pour la minimiser, on la déguise en vertu de Prudence. Mais la vraie Prudence s'accompagne de Paix tandis que la peur s'accompagne de trouble. Pour vaincre la peur il faut demander la Paix et lui permettre ainsi d'être transformée en Prudence, par la Sainte Grâce de Dieu. Et cette Paix fera découvrir que la peur courbe l'échine quand la Prudence se tient debout ; que la peur bafouille des paroles dangereuses quand la Prudence se tait ; que la peur contribue à combiner des plans, compli­qués, rusés et instables, quand la Prudence se contente d'augmenter ses prières. ##### *La Parole de Jésus. *(*Jn XII, 44-50*) * *(*Luc XVI, 17*) * *(*Mt V, 18-19*) Et Jésus s'écria : « Qui croit en Moi, ce n'est pas en Moi qu'il croit mais en Celui qui m'a envoyé ; et qui me voit, voit Celui qui m'a envoyé ». 330:125 Et voilà pourtant qu'on entend dire, à tous les carre­fours, en ce siècle si savant Moi, je n'ai jamais vu Dieu... vous croyez en Dieu, vous moi je ne l'ai jamais vu !... Et ils le croisent tous les jours, à tous les carrefours, tel que les hommes l'ont traité. Ils le voient sur Sa Croix tout en disant : Je ne l'ai jamais vu... ce qui sous-entend : je ne peux donc pas le servir... Ah mais, pensent-ils, si Dieu était gentil, s'Il se montrait à moi ou si seulement Il s'occupait de moi, comme je Le servirais ! Comme je saurais être reconnaissant !... Et Jésus continue : « Moi, la lumière, je suis venu dans le monde afin que quiconque croit en Moi ne demeure pas dans les ténèbres... Qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles a son juge : la Parole que j'ai fait entendre, voilà qui le jugera au der­nier jour ; car je n'ai pas parlé de moi-même, mais le Père qui m'a envoyé m'a Lui-même prescrit ce que je devais dire et faire entendre ; et je sais que son, ordre est Vie éternelle. Les paroles que je dis, c'est comme le Père me l'a dit que je les dis ». Jésus, Fils de Dieu, ne revendique pas le droit au libre examen des Saintes Écritures. Il se reconnaît uniquement le droit d'obéir à son Père en nous répétant ses Paroles. Et ces Paroles-là, Il les juge assez claires pour nous promettre qu'elles seront nos juges. Il serait donc d'une extrême gravité de jouer avec ces Paroles-là. D'autant plus qu'elles dureront autant que la terre et que pas un iota n'en sera effacé. Que répondrez-vous, ô pasteurs du Deuxième Royaume quand, aux portes de l'Éternité, vous entendrez proclamer : « Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni. Celui qui épouse une femme renvoyée commet un adultère ». « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église ». « Que tous soient Un, comme Toi, ô Père Tu es en Moi et Moi en Toi ; afin qu'eux aussi soient en Nous ». Que répondrez-vous ?... 331:125 ##### *L'obole de la veuve. *(*Luc XXI, 1-4*) * *(*Mc XII, 41-44*) Jésus, s'étant assis, regardait la foule mettre de la mon­naie dans le tronc. Et beaucoup de riches donnaient beaucoup. Mais une pauvre veuve jeta deux petites pièces, tout ce qui lui restait pour vivre. Cette pauvre veuve a mis toute sa confiance en Dieu, elle n'a donc pas peur de donner son nécessaire. Du reste, quand on y réfléchit bien, si peu de choses sont nécessaires ! Celui qui met sa confiance dans l'Argent ne peut pas, en plus, mettre sa confiance en Dieu. C'est l'un ou l'autre, mais jamais les deux à la fois. Si le riche voulait bien cesser de croire que l'Argent lui est dû, il découvrirait la Faim du monde et saurait enfin que Dieu ne lui a fait qu'un prêt dans l'espoir qu'il saurait le mettre au service des vivants. Car l'Argent inerte et sans âme doit être notre esclave, doit nous servir en guise d'esclave et, quand il menace de se reposer, et propose de s'entasser, il faut le faire taire et lui rappeler que l'homme, sur terre, passe avant toute autre considération ; que l'homme a d'abord le droit de vivre et de respirer et de trouver le temps de chercher l'amitié de Dieu. Tant que tous les hommes n'auront pas acquis ces droits élémentaires, que ceux qui auront laissé l'Argent dormir craignent le Jugement définitif. ##### *La fin des temps. *(*Luc XXI, 5-36*) * *(*Mc XIII, 1-32*) * *(*Mt XXIV, 1-42*) Comme les disciples admiraient la beauté du Temple de Jérusalem, Jésus en profite pour leur parler de la fin des temps. Il leur raconte d'abord la ruine du Temple, dont il ne restera pas pierre sur pierre (ce qui eut lieu effectivement en l'an 70 de notre ère) et Il montre ce désastre comme une image de la fin des temps. Cette époque dramatique sera particulièrement dangereuse pour la Foi car il surgira beaucoup de faux prophètes et la persécution fera rage. La date ?... Dieu Seul la connaît. 332:125 La date est-elle tellement importante ? Demain ou dans mille ans il faudra se méfier des faux prophètes et s'accrocher fermement au roc de Pierre car : « Le ciel et la terre passeront mais mes paroles ne passeront pas », dit Jésus. L'important est donc que l'Église doit durer jusqu'à la dernière minute du dernier jour. L'important est que l'Église survivra à la dernière minute du dernier jour. L'important est de rester fidèle et d'avoir confiance. L'important est de ne pas oublier que Jésus reviendra, mais cette fois Il se montrera dans toute sa gloire, descendant du Ciel avec une grande puissance, si bien que personne ne pourra s'y tromper. ##### *Le jugement dernier. *(*Mt XXV, 1-46*) Jésus sachant bien qu'avant la fin du monde des cen­taines de chrétiens vont mourir et passer en jugement, Jésus nous met en garde contre l'incertitude de cette heure et la nécessité d'être toujours prêts. Et Il nous décrit la scène pathétique et simple du jugement dernier. Lui, Jésus sera assis sur son trône de gloire entouré de tous ses anges. Et toutes les nations seront rassemblées devant Lui. A ce moment-là, il sera trop tard pour dire : Seigneur, je ne savais pas que vous vouliez me faire vivre éternellement, j'ai seulement cru à ma courte vie terrestre et forcément j'étais acharné à la rendre aussi agréable que possible... en écrabouillant un petit peu les autres au passage... A ce moment-là personne n'osera plus parler, c'est certain, et les grands baratineurs ne seront pas plus favorisés que ceux qui ne savent ni lire ni écrire. Le Christ-Roi séparera les brebis des boucs. Il mettra les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. Et Il prononcera les mots si simples que nous savons par cœur et qui cependant nous émeuvent toujours : « Venez les bénis de mon Père. Prenez possession du Royaume qui vous a été préparé dès la création du monde. Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais étranger et vous m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez visité, prisonnier et vous êtes venu me voir ». 333:125 Comme il est donc facile d'aimer Jésus puisqu'Il est réellement tous les malheureux, tous les gueux, tous les malades, tous les infirmes, tous les abandonnés, tous les prisonniers de la terre. Nous le rencontrons plus que quoti­diennement. Et quotidiennement Jésus nous dit : « Ce que vous n'avez pas fait à un seul de ces petits, c'est à Moi que vous ne l'avez pas fait ». Cette description spectaculaire du Jugement dernier détruit sans discussion possible les pauvres rêveries de Luther qui voudrait nous faire croire que la Foi seule peut sauver, sans les œuvres. Saint Jacques, propre cousin de Notre-Seigneur, a proclamé depuis longtemps que la Foi sans les œuvres est une Foi morte (alors son Épître fut retirée des Bibles protestantes pendant deux siècles). Et si Saint Paul nous dit que les œuvres de la Loi ne peuvent pas sauver, il parle de la Loi avec un L majuscule, de la Loi mosaïque, de la Loi juive, que les premiers chrétiens d'ori­gine juive voulaient conserver et qui prescrivait des œuvres compliquées et devenues inutiles. Jusqu'à Jésus, ces com­plications servaient à garder le Peuple hébreu à l'abri des autres peuples, il s'agissait d'en faire un peuple à part. Depuis la venue du Messie, l'Amour est la seule Loi et l'Amour se prouve, car ce ne sont pas ceux qui disent : « Seigneur, Seigneur », qui trouveront grâce devant Dieu mais ceux qui font la volonté du Père. Et la volonté du Père n'est certainement pas que les chrétiens se divisent en reniant Pierre et en interprétant la Bible selon leur propre esprit. La Volonté du Père ne peut jamais se contredire, Il ne peut ni se tromper ni nous tromper. Seuls les hommes se trompent eux-mêmes et s'enfoncent et s'enlisent et en entraînent beaucoup d'autres. Car l'homme joue facilement la comédie, même à lui-même, ce qui est bien le comble de ce qu'on puisse imaginer. De temps en temps, comme Luther, il s'écrie : Et pourtant, si je me trompais, si moi tout seul contre quinze siècles de chrétienté, si moi tout seul j'avais tort ! 334:125 ##### *Judas. *(*Lac XXII, 1-6*) * *(*Mc XIV, 1-11*) * *(*Mt XXVI, 1-16*) Or la Pâques juive approchait et les Grands Prêtres et les Scribes cherchaient à s'emparer de Jésus par ruse, à l'insu de la foule. Et, ce mercredi saint, Jésus annonce de nouveau à ses disciples qu'Il sera livré dans deux jours pour être crucifié. Il semble qu'ils entendaient cette prédiction sans jamais vouloir y croire. « Alors, Judas Iscariote, l'un des Douze, s'en alla trou­ver les Grands Prêtres et leur dit : « Que voulez-vous me donner et moi je vous le livrerai ? » Ceux-ci lui versèrent trente pièces d'argent. Et, de ce moment, il cherchait une occasion favorable pour Le livrer ». Beaucoup s'apitoient sur Judas et cherchent à expliquer sa conduite. Je crois qu'il faut faire exactement le contraire en reconnaissant que nous sommes tous des Judas en puis­sance. Là est la Vérité et là uniquement. ##### *Le Jeudi Saint. Le repas pascal. *(*Luc XXII, 7-18*) * *(*Mc XIV, 12-25*) * *(*Mt XXVI, 17-29*) Le premier jour des Azymes, Jésus envoya Pierre et Jean préparer le repas pascal. Il leur dit : « Quand, vous entrerez dans la ville, vous rencontre­rez un homme portant une cruche d'eau(rencontre excep­tionnelle car ce sont les femmes qui portent les cruches d'eau). Suivez-le dans la maison où il pénétrera et vous direz au propriétaire de la maison : Le Maître te fait dire : Où est la salle où je pourrai manger la Pâque avec mes disciples ? Et celui-ci vous montrera, à l'étage, une grande pièce garnie de coussins ; faites-y les prépara­tifs ». 335:125 Un ami secret de Jésus lui avait donc promis une belle grande salle pour cette dernière Pâque, sans se douter que cette Pâque allait clore la Pâque juive pour ouvrir la Pâque chrétienne. Il aime Jésus en secret (peut-être parce qu'il a peur des Pharisiens). En prêtant cette salle, il croit accom­plir un simple geste de courtoisie, légèrement dangereux du reste, car les préparatifs d'un repas pascal pour treize hommes ne se feront pas sans bruit. Cependant il prête cette belle grande salle toute garnie, cette belle grande salle qui sera la première église catholique où va se dire la pre­mière messe. Le soir, Jésus se mit à table avec les Douze et leur dit : « J'ai désiré d'un très grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir car, je vous le dis, je ne la mangerai plus jusqu'à ce qu'elle trouve son accom­plissement dans le Royaume des Cieux ». ##### *L'humilité. *(*Luc XXII, 24-30*) * *(*Mc X, 42-45*) * *(*Mt XX, 25-28*) * *(*Jn XIII, 1-20*) Jésus a désiré d'un très grand désir... Et que désirent donc les Apôtres ?... Savoir lequel d'entre eux est le plus grand ! Il faut croire que c'est vraiment délicieux de se prendre pour un grand homme puisque, même à ce moment solennel, ils en sont encore là. Jésus leur ayant dit que, toute leur vie, ils ne devraient être que les serviteurs de tous, leur promet cependant qu'ils seront assis à ses côtés pour juger les Douze tribus d'Israël. Puis, sachant que les paroles sont insuffisantes pour enseigner l'humilité, Jésus se lève de table, quitte son manteau, prend un linge, verse de l'eau dans un bassin et se met à laver les pieds de ses disciples. « Il vient donc à Simon-Pierre qui lui dit : « Vous, Seigneur, me laver les pieds ! » Jésus lui répondit : « Ce que je fais, tu ne le sais pas maintenant, tu comprendras plus tard ». -- « Vous ne me laverez pas les pieds, lui dit Pierre, non jamais ». Jésus lui répondit : « Si je ne te lave pas, tu n'as pas de part avec moi ». -- « Alors Sei­gneur, pas les pieds seulement mais les mains et la tête ». 336:125 Les abaissements volontaires de Jésus sont une source où désormais les hommes puiseront une Vertu nouvelle et méconnue jusqu'alors : l'Humilité. Non pas que les Juifs ne l'aient jamais pratiquée, mais ils n'avaient pas pour elle l'estime et l'attrait que les abaissements de Jésus sauront lui donner. En Chrétienté les Saints seront follement épris de tout ce qui peut procurer la dernière place, la place du serviteur des serviteurs et, en jouant ce jeu-là, ils laisseront la première place au Seigneur. L'Humilité n'est au fond qu'un moyen astucieux de dire à Dieu : Montrez que vous êtes le Roi des Rois, le Tout-Puissant, Maître de toutes Choses. Dieu, qui a pour accoutumé d'aimer la Vérité et la Justice, récompense la pratique de l'Humilité parce qu'elle met l'homme à sa vraie place. L'Humilité est peut-être la vertu la plus décriée, parce qu'étant la plus invisible, il est facile d'en faire une caricature. La fausse humilité fait le plus grand tort à la vraie, d'abord parce qu'elle nous donne des Tartufe, ensuite parce qu'elle aide les orgueilleux à refuser les avances de Dieu. Malheureusement les orgueil­leux ne voient pas à quel point ils sont comiques. S'ils pouvaient s'en rendre compte, ils se mettraient en imagination à la place de Simon-Pierre et verraient le Fils de Dieu à genoux devant eux, occupé à leur laver les pieds... Ils pourraient même parfois se mettre à la place de Judas, auquel Jésus lavait aussi les pieds, à la place de Judas qui avait déjà ses trente deniers dans sa poche et regardait son Maître avec une terreur sans nom, la terreur de celui qui n'a pas encore tout à fait accompli son crime, de celui qui peut encore revenir en arrière... (*à suivre*) Marie Carré. 337:125 ### Les sept Paroles NOUS VOICI PARVENUS aux dernières paroles du Christ en Croix, toutes proches l'une de l'au­tre, séparées seulement par un grand cri. Voici comment les rapportent les évangélistes : Jean : « *Lors donc que Jésus eut pris le vinaigre, il dit :* « (*Tout*) *est achevé*. » Luc : « *Et poussant un grand cri, Jésus dit :* « *Père, je remets mon esprit entre vos mains*. » Jean transmet cette dernière parole en style indi­rect : «* Et ayant incliné la tête il remit l'esprit à son père *». Seul il ne parle pas du cri qui a si fortement frappé les autres : il méditait déjà la sixième parole car il était tout près et cette parole ne fut pas criée comme l'avait été le « *Eli, Eli, lamma sabactani *». Les autres apôtres étaient plus loin. Saint Luc le dit : « *Tous ses amis se tenaient à distance... *» le plus près possible, évidemment. Ils entendirent cependant la dernière parole, car ils la connaissaient déjà et la com­prirent plus facilement. Jésus citait la moitié du verset 6 pris au psaume 30 ; nous le chantons en entier au répons bref de complies : 338:125 « En tes mains je remets mon esprit : tu m'as racheté, Seigneur, Dieu de vérité ». C'est pour nous la prière du soir au moment d'entrer en ce mystérieux sommeil des êtres vivants où ils re­prennent des forces en abandonnant la conscience de leur être même. Quel avertissement ! Les êtres vivants pour pouvoir continuer de vivre doivent s'abandonner complètement au soin de leur Créateur, sans savoir même qu'ils vivent, et leur vie continue par Dieu seul. Mais les hommes réveillés doivent comprendre la leçon et abandonner à Dieu leurs soucis, leurs besoins, leurs désirs, pour demeurer dans la paix. Jésus l'a promis vingt-quatre heures seulement avant de pousser le grand cri de l'hu­manité divinisée. Il a dit : « *Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix : je ne vous la donne pas comme la donne le monde... *» car ce n'est par rien de sensible, ni par aucune lumière naturelle que nous pouvons être unis à Dieu, mais seulement par la foi nue. Ainsi fait Jésus ; il remet son esprit d'homme entre les mains de son Père pour les trois jours où il sera un homme mort parmi les hommes : il n'avait pas à citer tout le verse, du psaume, car c'est Lui-même qui a racheté. Qu'Il en soit béni et glorifié ! \*\*\* La sixième parole : « *Tout est achevé *» (*consumma­tum est*) est traduite excellemment par le P. Lagrange : « (*Toutes choses*) *sont parfaitement accomplies *». Tel est en effet le sens profond. Saint Jean rapporte la cinquième parole en disant : « Après *cela, sachant que désormais tout était consommé, afin que l'Écriture s'ac­complît il dit :* « *J'ai soif *». Au milieu des plus grandes douleurs Jésus n'a jamais perdu la maîtrise de sa pen­sée. Il était Dieu, il savait d'avance ce qui lui devait advenir ; il ménageait à ses apôtres les preuves de ce dont ils devaient être les témoins pour l'éternité. 339:125 Il emmena Pierre, Jacques et Jean assister à sa Transfi­guration afin qu'ils vissent une fois la gloire qui lui était connaturelle et qu'il cacha durant toute sa vie sur la terre. Car il voulait faire de ces trois apôtres les témoins de son agonie, de la réalité de sa nature humaine. Sur la croix même il entonna le psaume 21 jamais compris jusqu'alors, où le prophète décrivait ce que tous les as­sistants voyaient s'accomplir. Pendant que les Juifs criaient : « *Descends donc de la croix et nous croirons en toi *» à côté des mains et des pieds percés, les soldats se partageaient les vêtements, tiraient au sort la robe sans couture, se versaient un coup à boire, l'eau vinai­grée que l'un d'eux, dans un mouvement de pitié, offrit à Jésus. « Ô magnum mysterium. Ô grand mystère ! Que ces paroles soient attendues comme on attend la pluie ; qu'elles tombent comme descend la rosée, com­me la neige tombe sur l'herbe des champs, car je vais invoquer le nom du Seigneur. » Ainsi Jésus affirmait au moment de mourir que tou­tes les prophéties concernant le Messie et le salut du monde étaient accomplies. Cherchez, maintenant, lisez les histoires et les prophètes, et admirer. Le grand cri qu'alors poussa Jésus en disant : « Père, je remets mon âme entre vos mains » a ému depuis bientôt deux mille ans tous les hommes qui avaient conscience de leur misère et de leur faiblesse. Les anciens Pères ont estimé que ce cri par sa force était miraculeux. Jésus était exténué par le jeûne, par les sévices endurés (le Cyrénéen avait dû se charger de la Croix), il perdait son sang par quatre blessures, la fièvre et la soif n'étaient pas épargnées à son humanité... 340:125 Jésus a marqué ainsi l'instant solennel où il achevait sa tâche et où tout homme achevant la sienne passera aussitôt devant Dieu. Ce cri est la dernière prière que fit Jésus dans son humanité pour que son Père prît en pitié notre mort et nous apprît à mourir avec Jésus. Mais c'est en même temps un cri de délivrance. Jésus n'a-t-il pas dit : « *Jusqu'à quand vous supporterai-je, race in­crédule et perverse ? *» Le prophète n'a-t-il pas dit et pour Lui et pour nous : « J'ai habité longtemps un pays étranger... mon âme a été longtemps exilée... Incolatus meus prolongatus est. » L'exil prenait fin pour Jésus. N'avait-il pas souffert toute sa vie de la présence des pécheurs et l'offense faite à Dieu qu'est le péché ? Il eut certes des parents incomparables, mais les bergers de Bethléem étaient des pé­cheurs, les rois Mages aussi, et Jésus « savait ce qu'il y avait dans l'homme ». Il était venu pour aimer et il aimait ces pécheurs. Mais ne souffre-t-on pas davantage des imperfections de ceux qu'on aime ? L'obscurité de la neuvième heure qui ensevelissait le Calvaire et tous les assistants de la grande aventure qui est au centre de l'histoire du monde, figurait pour jus­qu'à la fin des temps cette obscurité où le mystère est caché par la raison, celui de Dieu même souffrant, mourant, puni pour nous sauver. Ne quittons pas la nuit du Calvaire sans demander pardon aussi au plus important des témoins de notre crime. Il n'a pas parlé. Les larrons ont parlé, les soldats ont parlé, les Juifs ont crié et insulté, la Très Sainte Vierge n'a pas proféré une parole. Parmi tous ces gens agités dont les uns craignaient un miracle et les autres l'espéraient, Marie était la seule qui comprît. Jésus avait annoncé trois fois aux apôtres Sa Passion et Sa Résur­rection et ils avaient si bien chassé cette idée de leur esprit qu'ils passèrent le Samedi Saint « dans le deuil et dans les larmes ». Les saintes femmes se préoccupaient d'acheter des aromates pour ensevelir Jésus convenable­ment, dès la fin du sabbat. 341:125 La place éminente de la Très Sainte Vierge est ici bien visible et dans l'instant mémorable où nous sommes arrivés, et dans l'Église jusqu'à toujours. Son rôle avait commencé dès sa conception ; elle vécut simple et im­maculée sur la terre pendant quatorze ans, ignorant quels seraient le temps et les moyens du salut promis, ignorant qu'elle en serait l'instrument. Or la chape du péché des autres avait opprimé la Vierge depuis sa plus tendre enfance. Elle en avait souffert journellement comme en souffrit son Fils, associée déjà ainsi, sans le savoir, au rachat de ses frères ; elle fut le premier « autre Christ » de l'histoire et le plus grand. L'Annonciation la soulagea et l'espérance grandit en elle ; elle vit alors comme toute prochaine la régénération de l'humanité. Son Fils ne lui ménagea pas les grâces et l'instruisit ; nous en avons le témoignage aux noces de Cana. Elle connaissait le pouvoir de son Fils et avait une idée de son rôle dans l'église qu'il fondait avec ses disciples. Sur la Croix, la confier à Jean, c'était lui confier le rôle d'instruire Jean. Elle a entendu les dernières paroles et priait le Père pour le Fils. En ce moment unique de l'histoire du monde, l'Épouse du Saint-Esprit s'unissait à la Très Sainte Trinité en seule véritable adoratrice, et s'associait un victime d'amour au sacrifice de Jésus. Dans le moment même où tout semblait perdu, elle nous donnait le modèle de l'action la plus fructueuse et la plus agréable à Dieu. D. Minimus. 342:125 ## NOTES CRITIQUES ### Le recyclage des prêtres enfin démasqué Nous ne manquions pas d'informations sur l'abominable « recyclage » des prêtres systématiquement entrepris pour les avilir : mais elles provenaient de témoignages privés dont nous ne voulions pas désigner les auteurs à la persécution. Grâce à Mgr d'Arras, nous avons un texte public et officiel, une preuve irrécusable : qui figure dans *Église d'Arras*, bulle­tin diocésain, numéro du 19 avril 1968, pages 308 à 310, sous le titre : « *Session de recyclage à Bruges *». Un liminaire précise tout d'abord : « Il n'est pas trop tard pour revenir sur la session de recyclage de Bruges. Elle concernait les prêtres ordonnés entre 1936 et 1945. Elle s'est déroulée en trois étapes, d'une semaine chacune : juillet, septembre, décembre 1967. Tour à tour, le Père Liégé, les Abbés Oraison, Rousseau, Régnier, Toulat, le Père Georges ont assuré les conférences et animé les carrefours. C'est devenu un banalité de dire : « On ne raconte pas une session, on la vit... » Aussi bien s'agira-t-il seulement de nous faire l'écho des participants, et cela, de deux manières ! -- Tout d'abord, cet article reproduira les notations de l'un d'entre eux. Il a voulu mettre au clair ce qui fut pour lui une remise à jour sur des points d'ordre doctrinal. -- Dans un prochain article (etc.). » 343:125 Il s'agit donc de «* doctrine *». Et il s'agit de notes d'un des participants, mais de notes suffisamment authentiques et carac­téristiques pour que Mgr l'évêque d'Arras les publie dans son Bulletin diocésain, rubrique des «* réflexions doctrinales *». \*\*\* C'est donc bien, pour une fois, non pas de la « pastorale », mais de la « doctrine » qui va couler à pleins bords. Lisons : « *Le monde change, mettons-nous dans le mouvement*. -- Nous avons été tentés de l'immobiliser... Nous avons canonisé la pro­priété, condamné le socialisme, défendu l'exploitation familiale, affirmé l'autorité paternelle. Au contraire, entrons dans l'effort des hommes pour un monde meilleur... » *Le monde change, mettons-nous dans le mouvement, nous autres prêtres* : proposition I de la religion de Saint-Avold. L'effort des hommes pour un monde meilleur, effort dans lequel il faut entrer, est *le contraire* de la propriété privée, de l'ex­ploitation familiale et de l'autorité paternelle. Et *le contraire* de la « condamnation du socialisme ». Remarquons au passage que la « condamnation du socia­lisme » la plus récente est celle de Jean XXIII dans *Mater et Magistra*. Le monde « meilleur » sera un monde *sans* autorité pater­nelle, *sans* exploitation familiale, *sans* propriété privée, mais *avec* le socialisme. En trois lignes, le prêtre « recyclé » rejette la loi naturelle, ou Décalogue. C'est la religion de Saint-Avold en sa *septième proposition*. \*\*\* 344:125 Paragraphe suivant : *De saint Augustin au contrôle des naissances*. -- De saint Augustin au XIII^e^ siècle, les théologiens ont pensé que l'acte conjugal était mauvais, mais excusable car il fallait bien assurer la continuité du genre humain. Saint Thomas a dit : « Non ! Ce qui est naturel est bon. » C'était un pas en avant formidable, on l'a traité d'hérétique. « Il change la doctrine », disait-on. Mais saint Thomas n'a pas tout vu. Il a dit que l'acte conjugal était voulu par la nature (donc par Dieu) pour procréer des enfants. Mais il n'a pas vu qu'il était aussi voulu comme un témoignage d'amour. » Non certes, saint Thomas n'avait pas *tout vu *: il n'avait pas vu les « recyclages » de cette sorte, qui recyclent jusqu'aux morts, avec effet rétroactif. Voilà saint Augustin et saint Thomas « recyclés » par l'igno­rance autoritaire des Liégé, Oraison, (etc.) : recyclés selon les besoins de la cause, qui est de faire apparaître qu'il n'y a en que des imbéciles avant l'époque bienheureuse des Oraison, des Liégé, des Paul-Joseph Schmitt : « *Aucune époque autant que la nôtre n'a été en mesure de comprendre... *» (proposition V de la religion de Saint-Avold). Et voilà huit siècles de théologie catholique passés, en une phrase, au laminoir de l'analphabétisme ecclésiastique et de la sottise triomphante : « de saint Augustin au XIII^e^ siècle, les théologiens ont pensé que l'acte conjugal était mauvais » ! Saint Thomas, en outre, n'a pas dit que l'acte conjugal était *seulement* pour procréer des enfants : voir sa *Somme de théologie*, notamment l'article 4 de la question 49 du Supplément. Personne au demeurant ne disait de saint Thomas à ce propos : « Il change la doctrine », personne ne l'accusait d'être hérétique sur ce point. Tout cela est inventé, pour donner à croire que la doctrine peut et va encore changer. 345:125 Avec la bénédiction et les encouragements de Mgr d'Arras, responsable direct des « réflexions doctrinales » de son Bulletin diocésain. \*\*\* Troisième note « doctrinale » (doctrinale, ne l'oubliez pas, nous sommes en pleine *doctrine*) *:* « *De Gutenberg à la Télévision.* -- Depuis 400 ans nous vivons sous le règne de l'imprimerie. Celui qui ne lisait pas était un sous-développé. Aujourd'hui nous vivons à l'heure de la Télé. Un prêtre qui ne regarde pas la Télé est un prêtre qui ne sait pas lire. » Bien sûr, on ne réussirait pas l'avilissement des prêtres sans travailler à leur abêtissement. \*\*\* Et ça continue pendant deux pages. Mais je crois en avoir suffisamment cité. Ce bourrage de crâne, ce lavage de cerveau est d'abord infiniment *bête.* On sait bien qu'il n'y a plus pour le moment d'autorité en acte dans l'Église de France : en voilà une preuve supplémentaire. Il serait donc vain de faire appel au néant. Mgr. Marcel Lefebvre l'a dit en termes discrets : « *Tout est sens dessus dessous : la foi, les mœurs, la disci­pline... Paralysie du Magistère et affadissement du Magistère... La puissance de résistance de l'Église au communisme, à l'héré­sie, à l'immoralité a considérablement diminué. *» Mais la puis­sance de résistance à la BÊTISE a diminué plus encore. \*\*\* Une dernière citation : « Le salut qu'apporte l'Église... ne ressemble pas au salut qu'attendent les marxistes, les indiens, les magiciens de la revue « Planète », les fervents de Fatima. » 346:125 Après la gifle à Jean XXIII pour la « condamnation du socia­lisme », voici donc l'insulte à Paul VI, le plus illustre des pèle­rins et fervents de Fatima, et qui s'est montré tel devant le monde entier, comme n'ont pas pu ne pas le voir les recyclés qui « regardent la Télé ». Le salut apporté par l'Église (par l'Église recyclée) non seulement *n'est pas*, mais en outre ne « *ressemble *» *même pas* à celui qu'attendent les fervents de Fatima : et Paul VI est ainsi culbuté pêle-mêle avec les « mar­xistes, les indiens, les magiciens ». De par l'autorité de Mgr D'Arras. Dont acte. \*\*\* Qu'ils ne viennent pas nous dire maintenant que l'abbé de Nantes insulte le Pape. Ah ! non. *Pas ça ou pas eux*. Mais juste­ment ils viennent nous le dire. Alors ça ne va pas. La raison principale alléguée publiquement par Mgr de Beau­vais pour interdire la procession du Saint-Sacrement à Montja­voult est que le curé du lieu, l'abbé Coache, avait *cité le nom de l'abbé de Nantes.* Qu'est-ce que ces nouvelles prétentions de ter­rorisme intellectuel ? Les homélies, même épiscopales, ruissellent de citations de Luther et de Marx, de Mao et de Marcuse, de Gide et de Sartre, de Chenu et d'Oraison. C'est très bien. Mais citer l'abbé de Nan­tes, c'est très mal. Eh ! bien zut. Je refuse cette mascarade. Qu'on ne s'y trompe pas. Je n'était point à Montjavoult, ni disposé à y aller (en quoi il m'apparaît maintenant, grâce aux efficaces explications de Mgr de Beauvais, que j'avais peut-être tort). Je crois d'autre part n'avoir jamais ou quasiment jamais cité l'abbé de Nantes. Mais devant l'interdiction abusive, je vais le faire maintenant, au besoin en me forçant. Et chaque citation de l'abbé de Nantes dans cette revue sera dédiée, implicitement ou de préférence explicitement, à Sa Grandeur Mgr de Beauvais. Parce qu'il est odieux, et plus qu'odieux, de condamner un prêtre et une procession sur un procès de tendance, pour avoir cité un nom. 347:125 Et parce qu'il est misérable qu'un épiscopat qui nous assas­sine de citations de Marx et de Mao, de Luther et de Sartre, prétende simultanément interdire la citation du seul abbé de Nantes. L'abus est trop répugnant : il impose le devoir de le renverser en y passant outre ouvertement. Je rappelle que l'élaboration du nouveau catéchisme fran­çais, dans son « commentaire autorisé » ([^134]), *nous a été présentée sous des citations de Mao-Tsé-Toung* : « la longue marche », « la révolution culturelle » ([^135]). C'était pousser vraiment très loin la provocation. Les « citations » indéfiniment répétées de Mao et de Marx (etc.) sont devenues une sorte d'hystérie ecclésiastique qui passe les limites du grotesque. Et *simultanément* un seul auteur devrait n'être jamais cité : l'abbé de Nantes ? \*\*\* « On connaît les propos infamants qu'a tenus l'abbé de Nan­tes contre le Saint-Père », assure Mgr de Beauvais. Lit-il les Bulletins diocésains officiels de ses collègues ? celui d'Arras ? celui de Metz ? et vingt autres ? Où Pie XII, Jean XXIII, Paul VI sont méprisés, tancés, bafoués, insultés ? Est-il au courant ? De toutes façons, il est insupportable que l'on prétende au même moment et tout à la fois nous donner l'*exemple* de citer Marx, Mao et Sartre et nous faire l'*interdiction* de citer Georges de Nantes. 348:125 Je prétends au contraire avoir le droit de citer l'abbé de Nantes *au moins autant*, et même davantage, que les évêques nous citent Sartre et Gide, Mao et Marx. Un droit se défend d'abord par son exercice. Voilà qui est fait. Par la grâce de Mgr de Beauvais, il y a en France un endroit de plus où l'abbé de Nantes aura été cité. \*\*\* Quant aux grimaces autocratiques à sens unique que plu­sieurs tentent encore d'un seul côté, à l'encontre seulement de ceux qui ne démordent pas de la foi authentique, il est urgent de les prévenir qu'ils aient à s'en abstenir : on les y aidera autant qu'il le faudra. Après leur en avoir montré par argumen­tation l'abus intolérable, on leur en prouvera par des actes l'entière vanité. Qu'ils s'occupent donc de leur propre crime, je dis leur *crime *: le « recyclage » diabolique de leur clergé, opéré par leur ordre de la manière qui vient d'être, sur pièces, révélée. \*\*\* Et puisque l'occasion s'en est présentée, j'ajoute encore un mot. Quoi que l'on pense des idées ou du style de l'abbé de Nantes, il est devenu *odieux* qu'il soit le seul prêtre privé de dire sa messe en un temps où disent leur messe des prêtres qui ne croient plus à la présence réelle, qui rejettent la loi naturelle, qui prêchent le communisme, l'insurrection, la violence, l'ona­nisme modéré, ou immodéré, -- et j'en passe... Le moment est venu où tous ceux qui entretiennent encore des relations mondaines ou protocolaires avec l'épiscopat fran­çais doivent lui adresser des suppliques, ou des requêtes, ou des remontrances, ou des mises en demeure, l'invitant à faire cesser les cruautés infligées à l'abbé de Nantes. Elles sont bêtes. Elles sont méchantes. Elles sont intolérables. Elles soulèvent le cœur, d'indignation et de dégoût. *Elles ont trop duré et il n'est que temps de les effacer.* J'en donne ici l'avertissement pesé. Jean Madiran. 349:125 #### La "gêne" d'un professeur de théologie Le R.P. Labourdette, o.p. écrit dans la *Revue Thomiste*, 1968, numéro 1, page 147, note 4) : « S'il n'y a aucune *gêne* à écri­re tout ce qui *tend à justifier une position traditionnelle*, surtout si elle est soutenue par des textes récents du Magistère, il n'en va pas de même pour qui pense qu'on doit en venir à prendre les choses autrement. » -- Donc nous croyons, puis­qu'il nous le dit qu'il n'y eût aucune gêne pour le Père, dans les années 50, à publier des livres qui *tendaient à justi­fier des positions tradition­nelles,* comme le commentaire d'*Humani Generis* (*Foi catho­lique et problèmes modernes chez Desclée et Cie*) ou le *Pé­ché Originel* (Chez Alsatia -- épuisé). Nous croyons en revanche que le même Père, dans les années 1967-68, a éprouvé beaucoup de gêne, a dû sur­monter des difficultés terribles pour publier des chroniques non défavorables (loin de là) soit au teilhardisme, soit à l'usage vertueux de « la pilule ». Nous verrons bien s'il nous ex­pose dans une prochaine chro­nique pourquoi donc, en 1968*,* il faudrait une grande force d'âme pour abandonner les po­sitions traditionnelles, à l'heu­re même où elles sont rejetées *impunément* par un très grand nombre de théologiens ; en particulier, les positions tra­ditionnelles au sujet de la mo­rale conjugale, au sujet des er­reurs de Teilhard ou du péché originel. Est-ce que le *confor­misme,* notamment *le confor­misme dans le mépris des po­sitions traditionnelles, exige­rait par hasard un courage à toute épreuve ?* 350:125 Cela dit, il n'est que juste de recommander le commentaire du même Père Labourdette sur les trois vertus théologales se­lon la seconde section de la seconde partie de la *Somme de théologie* (cours polycopié, non édité en libraire ; trois fascicules, chez l'auteur : Cou­vent des Pères dominicains, avenue Lacordaire à Toulouse). Ce n'est pas en publiant des chroniques au goût du jour sur « les problèmes du couple », c'est au contraire en publiant son commentaire des vertus théologales que le P. Labour­dette aura quelques chances d'attirer les vrais étudiants en théologie à la tradition tho­miste véritable. *R.* #### De la rue Monsieur a la via di Porta Pinciana La « Civiltà cattolica » est la revue bi-mensuelle éditée à Ro­me par des Pères de la Compagnie de Jésus, au numéro 1 de la Via di Porta Pinciana. Dans son fascicule du 4 mai 1968, elle a publié un article du P. Henri Hols­tein intitulé : « Un nuovo cate­chismo francese ? ». \*\*\* Cet article n'est que la traduc­tion italienne de celui que le même auteur avait donné quelques jours plus tôt dans la revue « Études » de la rue Monsieur à Paris sous le titre : « Un nouveau catéchisme français ? » La « Civiltà cattolica » n'a pas informé ses lecteurs de ce détail, qui sans doute les aurait mis en garde, la revue « Études » ayant, comme on le sait et comme nous le rappelons plus loin, perdu par sa faute, au cours des dernières an­nées, son ancienne autorité morale. On peut même se demander si, en l'occurrence, la bonne foi du Directeur de la « Civiltà cattolica » n'a pas été surprise. Il a fallu en tous cas une étonnante intrigue pour faire insérer un tel article dans la vieille revue romaine. \*\*\* L'article du P. Holstein s'ouvre par des diffamations sans vergogne contre ceux qui, en France, ont élevé de justes critiques contre le nouveau catéchisme. Après avoir lu ces diffamations en français dans les « Études », nous les relisons en traduction italienne littérale dans la « Civiltà cattolica ». Nous n'avions pas relevé ces diffamations quand elles avaient paru dans les « Études » : en rai­son de la bassesse, récente mais manifeste, du lieu où elles se pro­duisaient. 351:125 En effet, la revue « Études » a fait, ces dernières années, un naufrage complet. Le début en remonte au virage spectaculaire de cette revue dans l'affaire du teilhardisme : nous avons analysé ce virage sur pièces, en son temps (voir notre numéro 67 de novembre 1962, pages 294 à 318), et puis, nous avons laissé cette revue suivre son destin et s'enfoncer dans son discrédit. Le teilhardisme est aujourd'hui bien mort. Mais il a rempli son rôle : ouvrir les portes à toutes les subversions. Et ce rôle, il l'a parfaitement rempli dans l'antique revue de la rue Monsieur, grand-mère qui couvre son visage de fard et découvre ses jambes par des mini-jupes chaque jour plus cour­tes. La revue « Études », après sa crise de teilhardisme virulent, a laissé tomber Teilhard quand la mode s'en est retirée, mais point pour faire oraison : elle s'est en­gagée dans la plupart des formes de subversion religieuse, intellec­tuelle et sociale qu'apportaient l'air du temps et la dernière pluie. A ce point, cela est devenu sans importance. \*\*\* Mais voici la « Civiltà cattolica ». Jusqu'à preuve du contraire, c'est autre chose. Elle *reproduit* in­nocemment les diffamations fabri­quées par les « Études ». Ceux qui s'opposent au national-catéchisme français sont déclarés plus connus pour leurs «* préfé­rences politiques *» que pour leurs «* préoccupations religieuses *» : goûtez la perfidie de ce mensonge hypocrite. Il est de la même eau, il est vrai, que ceux qui ont été -- et demeurent -- cloués au pilori dans les *Provinciales* de Pascal. On assure en outre que les criti­ques contre le nouveau catéchisme français sont des « *calomnies *» et qu'elles « *ne méritent pas davan­tage *» que d'être ainsi qualifiées. Ce qui d'ailleurs est bien com­mode, et dispense tout à la fois du « dialogue », de la discussion et de la réfutation. La « Civiltà cattolica » ne ga­gnera rien, mais perdra beaucoup, à faire entrer dans ses colonnes et à reprendre à son compte la bas­sesse polémique des Holstein, des Rouquette et autres aboyeurs ecclé­siastiques de la subversion retran­chés dans les « Études » de Paris. Quant au fond, aucun des argu­ments avancés contre le nouveau catéchisme n'est honnêtement re­produit, sérieusement examiné, réel­lement discuté. Pas plus là que nulle part ail­leurs. \*\*\* L'article repris, avec des pin­cettes, on veut le croire, par la « Civiltà cattolica » fait du nou­veau catéchisme lui-même une pré­sentation biaisante, ambiguë, floue, bavarde et inconsistante, sans rap­port avec la réalité de ce qui est en question. Naturellement, on ne nous y ex­plique pas pourquoi le nouveau ca­téchisme a tronqué et falsifié plu­sieurs passages de l'Écriture Sainte. On ose nous dire simplement qu'ils « ne sont pas intégralement cités » ! 352:125 On ne nous y explique pas pour­quoi ce prétendu catéchisme *s'abstient* de dire que Jésus-Christ est « vrai Dieu et vrai homme » et que Marie est « Mère de Dieu ». Ni pourquoi, en fait de sacre­ments, il ne retient que ceux qui sont plus ou moins admis par les protestants. Ni de quelle manière il rabaisse, jusqu'à l'annuler, le pouvoir du Pape. Un tel catéchisme est approu­vé par la « Civiltà cattolica » ? \*\*\* A Rome, le scandale a été vive­ment ressenti dans tous les milieux un peu informés des affaires françaises et du contenu de cet incro­yable catéchisme. Certains en ont proposé une ex­plication ingénieuse : ils pensent que c'est là, pour la « Civiltà cat­tolica », une manière subtile de ne *pas se prononcer :* reproduire pure­ment et simplement un article des « Études » serait une façon de s'en laver les mains et de ne rien dire de soi-même. Mais reproduire cet article-là ! avoir l'air de le reprendre à son compte ! « La Civiltà cattolica » n'avait pas l'habitude, moralement ni in­tellectuellement, de descendre à un tel niveau. ### Notules et informations **Retraites pour dames et jeunes filles. --** Du 31 août au 4 sep­tembre 1968 : retraite prêchée par le R.P. Calmel O.P. sur le thème : « Gardez par le Saint-Esprit qui habite en nous le précieux dépôt de la foi qui vous a été confiée (II Tim, 1, 14). Pour tous renseignements, écrire à Mlle Farel, Maison de retraites de Prouilhe, 11 -- Fanjeaux (Aude). \*\*\* **Une initiative fraternelle du R.P. Barbara. --** Voir à la fin de nos « Avis pratiques », sous le titre : « La messe du dernier vendredi du mois et l'Angelus trois fois par jour ». \*\*\* **Vers l'action politique. --** Relisons, dans l'éditorial de « Perma­nences » qui a suivi le Congrès de Lausanne, ces lignes de Jean Ous­set : « *Il est des gens qui parlent d'une chose sans la faire, et d'au­tres qui la réalisent, ou du moins la préparent, sans en parler.* *Combien pensent* «* faire *» *de la politique et de la* «* politique concrète *» *parce qu'ils en par­lent seulement.* *... Quels sont donc les meilleurs agents d'une* «* politique con­crète *» *? Ceux qui en parlent sans plus s'attacher à la préparation de la politique envisagée ? Ou ceux qui parlant et écrivent moins peut-être, s'attachent à former les hom­mes et les instruments indispensables au plein succès de cette politique ?* 353:125 Lorsque les moyens d'une poli­tique font défaut, ou ne tiennent qu'en paroles et articles, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir la « politique concrète » correspon­dante : on ne peut avoir alors que la politique des stratèges de brasserie. Politique de phraseurs ; po­litique de ce qu'on dit qu'il fau­drait faire, mois qu'on reste inca­pable de réaliser « concrètement » par manque de moyens. » \*\*\* **Un nouveau « calomniateur » ?** -- *L'Ami du clergé*, « revue des sciences ecclésiastiques » (pu­bliée à Langres, Haute-Marne, Boî­te postale 4), donne dans son nu­méro 24 du 13 juin un article inti­tulé : «* Vers un nouveau caté­chisme *». L'auteur déclare d'abord que s'il en traite, c'est parce que M. l'abbé Michel Sudreau, « directeur du Centre national de l'enseignement religieux », a communiqué à *L'Ami du clergé*, «* pour les faire connaître à ses lecteurs *», le fameux Fonds obligatoire et le non moins fameux numéro 29 de la re­vue « Catéchèse ». Il n'est pas précisé à quel degré ce «* pour les faire connaître *» était facultatif, suggestif ou impératif. Mais il laisse rêveur, et on peut méditer là-dessus. \*\*\* « L'Ami du clergé » expose donc le contenu du Fonds obligatoire. Puis il présente quelques « ré­flexions », en déclarant hautement qu'elles «* ne sont en aucune façon des critiques, mais de simples demandes d'éclaircissement ou de précision *». Bien sûr : car dans l'autocratie ecclésiastique qui dirige actuelle­ment l'Église de France, les « criti­ques » sont aussitôt qualifiées « calomnies », comme on l'a vu dans cette affaire et dans la plu­part des autres. -- Les seules « cri­tiques » qui soient honorablement accueillies sont celles qui viennent de la subversion : à celles-là, d'ail­leurs, on se rallie à tout coup, par­tiellement ou totalement, mais au­tomatiquement. \*\*\* Les «* simples demandes d'éclaircissement ou de précision *» que formule « L'Ami du clergé » con­cernent le péché originel, la messe, la personne du Christ, les sacre­ments, la prière, la grâce, etc. Ces simples demandes d'éclaircissement seront-elles, elles aussi, traitées comme toutes les précé­dentes, c'est-à-dire soit par un si­lence méprisant soit par une furi­bonde accusation de « calomnie » ? Car dans leur formulation extrê­mement modeste et modérée, elles n'en conduisent pas moins à con­clure que le nouveau catéchisme est gravement insuffisant et erroné. \*\*\* **Les grotesques. --** Le petit il­lustré des familles qui s'intitule « Paris-Match », numéro 998 du 15 juin, nous révèle en propres ter­mes que depuis sa naissance, son unique souci est d'être « un maga­zine de haute culture. » Il dit bien : « de haute cul­ture »... \*\*\* 354:125 **Les grotesques (suite). --** Lu dans une chronique de première page du « Figaro », le 25 juin : «* Un signe qui a échappé aux sociologues : avez-vous vu, il y a six mois, Week-End, le film de Go­dard ?* *Week-End est un film terrible et prémonitoire. On y voit des jeunes formés en comités de libération de la Seine-et-Oise, capturer les adul­tes et les faire bouillir dans des marmites. Pour prendre leur place. C'est simple, brutal et vrai... *» Le film de Godard n'était nulle­ment *prémonitoire***.** Il était consciemment *préparatoire ***:** il prépa­rait la Révolution, comme *la plu­part* des films, des livres, des arti­cles de journaux et des émissions de radio ou de télévision produits par notre « intelligentsia » pourrie. Quelle que soit l'intention subjec­tive de chacun des auteurs qui travaillent dans ce cirque, leur tra­vail prétendument intellectuel ou artistique est un travail révolutionnaire, destiné à pervertir et à in­surger surtout les jeunes. Pour Go­dard, au demeurant, l'intention ne fait aucun doute, puisqu'il l'a ex­primée vingt fois. Le chroniqueur du « Figaro » bourgeois, conservateur et libéral, n'y voit rien que du « prémonitoire », qu'il trouve « simple et vrai ». La différence spécifique des chroniques du « Figaro », qui tra­vaillent pour la Révolution tout au­tant que les révolutionnaires paten­tés, est d'y travailler, elles, sans le savoir. Lisez donc le « Figaro » ; puis allez visionner Godard en famille, le drapeau rouge à la main, en chantant l'internationale. \*\*\* **Les grotesques (nouvelle suite). --** Pour les Jésuites de l' « Action populaire » de Vanves, dans leurs *Cahiers d'action religieuse et sociale* (numéro du 15 juin), la Révolution de mai est « *une révo­lution sociale et culturelle qu'il fau­dra prendre en charge *». La Révolution communiste « pri­se en charge » par les Jésuites, ceux de Vanves et d'ailleurs aussi ceux de la rue Monsieur, on s'en doutait depuis quelques années, à lire où à entendre leur verbiage si­byllin. Ils se sont démasqués tout d'un coup, par crainte eux aussi de « manquer le train ». \*\*\* Grave remarque des mêmes au­teurs, dans le même numéro : « *La personnalisation du pou­voir est un fait universel, partout : qu'on songe à MM. Mitterrand, Mendès-France, Séguy, Cohn-Ben­dit... *» La personnalisation du pouvoir chez Monsieur Mitterrand... Et chez Monsieur Cohn-Bendit... ! Les Jésuites de l'Action popu­laire croyaient vraiment que c'était arrivé... Donc, ayant « pris en charge » la Révolution communiste, les Jé­suites de l'Action populaire lancent à leurs dirigés le mot d'ordre : « *L'action doit continuer dès maintenant à tous les niveaux *». Pour une démocratie populaire ! Pour un gouvernement populaire ! Tous derrière les Jésuites de l'Action populaire ! \*\*\* 355:125 **Le Christianisme comme force d'appoint pour la Révolution. --** Les doctrinaires sont d'ailleurs au travail sur le plan international. Dans IDOC, numéro du 2 juin 1968, une étude de J.-M. Gonza­lez-Ruiz sur le thème : *les chré­tiens doivent participer au mouve­ment révolutionnaire pour l'incar­nation du socialisme.* Conclusion de cet effort doc­trinal : « *Le croyant devra s'em­ployer dans la révolution sociale sans jouer à l'autoritaire en sa qualité de croyant, et en même temps il apportera le précieux appoint de sa mystique de fra­ternité universelle et d'espérance totale. *» Voilà les « nouveaux prêtres » qu'on nous fabrique. Michel de Saint Pierre, dans le livre qui porte ce titre, était *ex­trêmement modéré...* \*\*\* **« La position des journalistes de la Bonne Presse. » --** Sous ce tire, « La Croix » du 9 juin a pu­blié à nouveau une « motion » dotée du 20 mai 1968, qui disait notamment, au sujet de la Révolu­tion de mai : « *Les journalistes de la Bonne Presse affirment leur solidarité avec les travailleurs, étudiants, ouvriers, paysans actuellement en lutte. *» Dont acte. \*\*\* **Et encore d'autres.** -- Les « In­formations catholiques internatio­nales » et la « Vie catholique il­lustrée » ont publié le 21 mai un communiqué reproduit dans les I.C.I. de juin (n° 313-314). En face de ce qu'ils appelaient « *l'ac­tuelle protestation *», et qui était la Révolution communiste, ils décla­raient : « *Un tel horizon ne saurait effrayer les chrétiens, au contraire. Les textes du récent Concile ou­vrent, du reste, des perspectives de cette nature. *» Cette Révolution leur apparaît pourtant « ambiguë ». Mais il n'en choisissent pas moins la Révolu­tion : « *À choisir entre les ambiguïtés d'hier et celles d'aujourd'hui, nous préférons ces dernières, parce que nous préférons l'espérance incer­taine et fragile de l'homme libre* (sic) *à l'équivoque satisfaction de la société conditionnée. *» La « société conditionnée », qu'ils font mine de récuser est une société *conditionnée à la Révolu­tion***,** et notamment *par eux***.** Ils y sont étalés et installés. Ils y rè­gnent sur l' « information » catho­lique ; ils y font ce qu'ils veulent, au milieu de tous les honneurs temporels et de toutes les puis­sances matérielles. C'est dans le capitalisme de presse, c'est par leur capitalisme de presse qu'ils travaillent à la Révolution. On remarquera au passage, pour mémoire, que le Conseil permanent de l'épiscopat français (voir l'édi­torial du présent numéro, in fine) n'a fait en somme, dans sa « Dé­claration » du 20 juin, à propos du « Concile » et de la Révolution, que recopier le communiqué du I.C.I. du 21 moi. Une fois de plus. \*\*\* 356:125 **Bientôt : plus de bénéfices à la « Vie catholique illustrée ».** -- Ce groupe I.C.I.-V.C.I. tire toute sa puissance financière des bénéfices de la vente dans les églises de la « Vie catholique illustrée » pré­sentée comme « le magazine de la famille » (!!!) Mais la vente de la « Vie catho­lique illustrée », malgré des cen­taines de recommandations épis­copales, est en baisse régulière de­puis des années. Si elle perd encore 50 000 lecteurs, c'en est fini des bénéfices, et du même coup de la puissance financière dans l'Église de ce groupe capitaliste travail­lant pour la Révolution. La « Vie catholique illustrée » s'est suffisamment démasquée par son communiqué de solidarité avec la Révolution communiste de mai 1968 : il est normal que mainte­nant elle en subisse les conséquen­ces. \*\*\* **Le nouveau parti « catholique », c'est le P.S.U. --** Officiellement, il n'y a jamais eu un « parti ca­tholique ». Mais il y avait, par exemple avec le M.R.P, un parti politique qui avait toutes les com­plaisances de la hiérarchie ecclé­siastique et qui correspondait à peu près à ses vues du moment. Aujourd'hui c'est le P.S.U, le parti de Geismar. En effet, quand on examine les déclarations politiques publiées au mois de juin par les commissions et conseils de l'épiscopat français, on aperçoit sans erreur possible que *leur problématique et leur formula­tion sont telles que le programme politique qui s'en rapproche le plus est celui du P.S.U.* Même remarque pour la grosse presse catholique et pour les agi­tateurs frénétiques qui dirigent la C.F.D.T. D'autre part, le P.S.U. déclare volontiers qu'il « ne refuse aucun dialogue avec les formations de gauche ». C'est exactement le dia­logue unilatéral tel que le prati­quent en fait les organismes diri­geants de J'épiscopat français. Voilà donc un élément de cla­rification. \*\*\* **L'aveu du P. Chenu. --** Avec quelques laïcs, quelques pasteurs et quelques prêtres, le P. Chenu a signé un communiqué qui va loin, paru dans « La Croix » du 14 juin, notamment quand il déclare sans ambages : « *La connivence de l'opinion et la complicité de ceux qui sont sortis dans la rue ont plus de poids pour nous que les craintes gênées de ceux qui fréquentent nos tem­ples et nos églises. *» Admirable. Et clair. Et décisif. Voilà donc à quel point le P. Chenu et ses obscurs cosignataires *méprisent les* *fidèles.* \*\*\* 357:125 ### Bibliographie #### Philippe de la Trinité O.C.D. : Teilhard de Chardin vision cosmique et critique (La Table fonde) Dans le numéro de mai 1968 d'*Itinéraires*, nous avons pré­senté le premier des quatre vo­lumes que le P. Philippe de la Trinité consacre à l'étude cri­tique de Teilhard de Chardin : *Foi au Christ universel.* Le second volume vient de paraître : *Vision cosmique et christique*. Sujets traités : l'Union créatrice, la transfor­mation créatrice, la Centrogé­nèse et toute la « cosmo-dog­matique christique évolutive » (ouf !) Ce qui me frappe peut-être le plus dans ce livre, c'est la patience infinie du P. Philippe. Il cite scrupuleusement non seulement tous les textes de Teilhard, mais ceux de ses commentateurs les plus favo­rables (Mme Bathélémy-Ma­daule, les P.P. de Lubac et Ri­deau, Mgr Bruno de Solages) afin de ne rien laisser dans l'ombre. Mais dès l'abord tout est clair comme le jour. Quand Teilhard parle de la « troisième » nature du Christ -- « nature, ni divine, ni humaine mais « cosmique » -- il dit parfaitement ce qu'il veut dire (p. 259). De même vingt, cent, mille textes de Teilhard nous montrent qu'il ne croit pas à la création *ex nihilo*. « Le mystère de la création *ex ni­hilo* (écrit le cardinal Journet se référant à la vision teilhar­dienne) en est intégralement et en reste radicalement exclu » (p. 62). Comment contester ces évidences ? Teilhard est cent pour cent évolutionniste. Il « devrait logiquement profes­ser le matérialisme » (p. 120). Il se contente d'être panthéiste, ce qui revient à peu près au même. Le bon sens et le catéchisme ne nous laissaient pas le moin­dre doute sur la question. Mais nous le saurons maintenant avec plus de certitude, grâce à l'étude exhaustive et à la haute autorité théologique du P. Philippe. La partie la plus enrichis­sante du volume est sans doute celle qui est consacrée à la « plérômisation » teilhar­dienne. Elle prend tout son relief par de nombreux textes cités en conclusion et qui nous permettent de nous faire l'idée la plus claire sur « le plérôme selon saint Paul et le deuxième Concile du Vatican. » Louis Salleron. 358:125 #### Maurice Jallut La France à la recherche de sa Constitution La clarté et la précision de cet ouvrage (paru aux Éditions Philippe Prévost, 23, rue Jean de Beauvais, Paris V^e^) nous font en­core davantage regretter que Mau­rice Jallut ne soit plus là pour diriger les études et les débats de ceux d'entre les jeunes intellectuels qui se proposent de raisonner véri­tablement sur la politique, et pour reprendre un mot de Maurras, de « penser fortement ». Mais peut-être le diable portera-t-il pierre, et dans la cure de déraison bestiale et de gâtisme expérimental dont M. Cohn-Bendit aura été le mé­morable initiateur, beaucoup auront pu, si Dieu le veut, sentir le néant du verbalisme politique et le re­trouver dans les élucubration qui présidèrent jadis à nos diverses constitutions « démocratiques » dont on trouvera ici l'histoire. Le refus buté, la contestation méca­nique et généralisée pourraient, la fièvre passée et la Grâce aidant, amener alors à remettre en cause cette fois les idoles intellectuelles de l'éternelle gauche, et les premières d'entre elles, Montesquieu et Rous­seau. Notre génération avait trouvé cette critique sous une plume allègre noble et spirituelle, celle de M. de la Bigne de Villeneuve, dans ses « Lettres aux Constituants », pu­bliées en 1941 et qu'on souhaite­rait voir rééditer un jour. Maurice Jallut, bon connaisseur des besoins de son public, consacre les pre­miers chapitres à l'aspect théori­que, puis passe en revue les consti­tutions précaires ou mort-nées, pour retrouver enfin dans les pro­pos de M. Mendès les infirmités intellectuelles d'une pensée politi­que où la France tourne comme un vieux cheval de manège. Jallut nous a quittés avant qu'une opinion béate et dûment abrutie songeât joyeusement à remettre le soin de son organisation future à ce pen­seur ou à quelque autre de la même farine. Nous avons intérêt à lire ce livre, et plus encore à le faire lire. *Jean-Baptiste Morvan.* #### Paul Guimard Les choses de la vie (Denoël) L'accident d'auto est le visage contemporain et quotidien de la mort, et il fournit le sujet de ce roman, Prix des Libraires 1968. Un avocat célèbre, joyeusement lancé à 140 à l'heure sur la route du Mans, rencontre une bétaillère. 359:125 Les traumatismes physiques (dé­peints avec un précision destinée à solliciter efficacement les nerfs du lecteur.), les épisodes revécus de son existence, l'attachement à la vie tenace dans son illusion, s'or­chestrent dans un désordre semi-comateux où repassent et ses amours, et le spectacle des morts auxquelles le personnage a lui-même assisté. La lettre de rupture jadis écrite à sa maîtresse, mais non envoyée, sera trouvée sur lui après son trépas et remise à Hé­lène : ultime épisode ressemblant un peu trop à l'anecdote finale du disque dans le « Rocher de Brighton ». Un tel roman n'est pas sans intérêt critique pour le lec­teur chrétien. On aurait pu croire que ce siècle matérialiste avait accepté le conseil du poète Lucrèce, enseignant que l'homme devait éli­miner une crainte puérile de la mort qui consiste à s'imaginer re­gardant son propre cadavre. Or ni l'esprit humain en général, ni la littérature en particulier ne peu­vent échapper à cette angoisse ; ils n'ont éliminé que les promesses éternelles ! On a si bien arrangé les « choses de la vie » qu'on situe volontiers la fiction dans le cau­chemar d'une avant-mort, dans une zone où la mort rayonne en noir. Et les héros abordent la mort dans un costume qui n'est pas le lin blanc de l'homme rénové, mais la veste de mouton de M^e^ Delhom­meau... Le monde présent devient encombrant pour l'homme du fait de cette vision rétrospective, de ce reflux sur la vie d'une mort sans signification. On est tenté de de­mander à l'écrivain : Qui vous a chargé de ce message ? Aucun mortel n'a été l'amant de la Mort, ni son héraut d'armes ! « Il faut laisser maisons et vergers et jar­dins, Vaisselles et vaisseaux que l'artisan burine » : On savait tout cela, et même avant Ronsard ; mais l'idée ne pouvait avoir un sens que quand à travers la mort c'était le Christ qui rayonnait. Elle n'en a plus quand paraît on ne sait quelle mort « avec sa gueule de raie ». Les propos deviennent alors aussi absurdes que ceux des bavards évo­qués par Bossuet, et qui s'éton­naient « que ce mortel fût mort » ; on est réduit à découvrir géniale­ment, comme Caligula, « que les hommes meurent et ne sont pas heureux ». Glorieuse découverte ! Et la dignité gourmée des rhéteurs et des philosophes athées ne leur sert qu'à tenir en main le trépas com­me une vérité qui se déforme, un serpent qui se retourne et qui les mord. *J.-B. M.* #### Léon Daudet Souvenirs littéraires présentés par Kléber Haedens (Grasset) C'est avec joie que j'ai relu, dans ces quelques trois cent cin­quante pages de Léon Daudet, à peu près tous les textes que j'aurais moi-même choisis ; et je regrette seulement que l'épithète « littéraires » paraisse restreindre la variété des sujets et de l'inspira­tion. 360:125 On y saisit bien la nature des problèmes que pose le génie parti­culier de Daudet, et tout d'abord le paradoxe apparent constitué par l'insertion dans une vie de polé­mique active, d'une nature riche­ment nuancée, aux goûts multiples. Il fut célèbre par ses violences, à propos desquelles on est tenté de redire le mot de Paul Morand sur les prétendues méchancetés d'un autre écrivain : « Qu'elles nous paraissent aujourd'hui anodines, au prix de nos complaisances ! » Comment concilier cette vigueur partisane avec la sympathie lar­gement compréhensive qui lui fit vanter -- et parfois découvrir des auteurs tels que Proust, Berna­nos, Céline ? Je serais tenté de le définir comme un tempérament littéraire du type aristophanien : il représente une certaine façon d'être classique qui s'apparente à celle du comique grec, et qui, tout en impliquant la violence des mots et des images, lui permet de goûter la singularité et le pittoresque dans des domaines étrangers ou contrai­res à ses options doctrinales. Le porte-parole du nationalisme inté­gral sait aussi apprécier l'univers humain, esthétique et moral de la Grande-Bretagne. Étant parent d'Aristophane, et par conséquent de Rabelais, il sait aussi compren­dre Shakespeare, mais avec la dose nécessaire de culture qui permet d'en retirer un bien personnel et français : n'est-ce pas une scène shakespearienne que la triple déca­pitation des survivants de la « bande à Bonnot » pendant qu'un merle chante dans les arbres au-dessus de la guillotine ? Daudet fait songer parfois, par sa culture encyclopédi­que, à un Diderot sans emphase et sans affectation, avec un sens artis­tique plus spontané. Quand il dé­peint le groupe des belles bai­gneuses de la plage de Zoute, l'al­lemande, l'anglaise et la flamande, il apprécie les races sans racisme, en médecin qui connaît bien aussi les peintres impressionnistes. Les pages écrites durant son exil belge sont-elles « européennes » ? Oui, sans doute, selon la bonne manière, qui répugne aux « européismes » abstraits, hâtifs, politiques ou tech­nocratiques ; il savoure cette petite Europe qu'est la Belgique en gas­tronome et aussi en flâneur. Il y a un Ulysse, voyageur et narrateur-né, chez Daudet. Et là est peut-être le secret de sa collaboration avec Maurras. Maurras fixait les ur­gences de la Cité, Daudet connais­sait et goûtait la vie de la rue, et non seulement celle du « Boule­vard » comme bien des écrivains du temps de sa jeunesse. Il repré­sentait une autre façon d'être et de se sentir méridional, une autre face de l'atticisme, un as­pect complémentaire de 1'esprit d'Action Française, le style poéti­que et littéraire du Camelot du Roi. Et la lecture de ces « Souve­nirs » politiques, journalistiques, voyageurs et toujours « littéraires » montre combien la présence insé­parable au journal de Maurras et de Léon Daudet tenait aux néces­sités les plus profondes de l'âme française. *J.-B. M.* 361:125 #### Jean Guéhenno : La mort des autres (Grasset) Fallait-il que les méditations de Guéhenno sur la guerre de 1914 prennent si souvent l'aspect indi­rect d'un commentaire appliqué à Péguy, Romain Rolland, Barrès, Alain ? On peut préférer dans ce livre les pages trop rares où il évoque ses propres souvenirs. Il est vrai qu'il a voulu se mettre à l'ar­rière-plan, lui, le survivant. Il s'y montre fidèle à des rancunes glo­bales qui coexistent avec un souci de justice à l'égard des personna­lités : je crois bien que c'est là son « complexe » particulier, qui le rend pour moi irritant et atta­chant. Il ne réussit point à me persuader que la sottise butée, voire féroce, qu'il attribue généreusement aux nationalistes et aux monarchistes français ait pu en­traîner ou enfermer dans la guerre les politiques républicains tels que Poincaré et Clemenceau ; et il serait plus difficile encore de croire qu'une mystique de la revanche et de l'Alsace-Lorraine ait fait entrer dans le conflit l'Empire Britannique et les États-Unis. Où je suis tenté de me fâcher, c'est quand il cite pieusement Michelet. Si l'on croit à une « intoxication », à une mystique militariste de la guerre du Droit et de la Liberté, c'est trop peu de Déroulède pour tout expli­quer, et une certaine thématique des « Soldats de l'An II » vient tout droit du romantisme, et de Michelet en particulier -- dont je crois qu'il me faudra parler tout spécialement un jour. « Cherchez le drame » : c'est, m'a-t-on dit, le conseil que Gué­henno donnait à ses élèves pour expliquer les textes. Le drame ici, pour Guéhenno lui-même, c'est le rapprochement inévitable des deux guerres, et la crainte secrète d'un « renversement du pour au contre » à la manière pascalienne, qui con­duirait à lui reprocher d'avoir joué pour la résistance un rôle ana­logue à celui des écrivains qu'il condamne à propos de la guerre de 14. Les lettres d'Alphonse de Cha­teaubriant à Romain Rolland n'ex­pliqueraient-elles pas, après tout, vingt ans après, le rôle du direc­teur de « La Gerbe » ? J'admire particulièrement chez Guéhenno les maladresses, je le dis sans ironie aucune. A propos de la révolution russe de 1917 il dit : « Il ne s'agit plus de raisonnement. Je dois bien m'avouer que je n'ai pas eu des guerres civiles la même horreur que des nationales. » Je ne crois pas tout à fait à cet aveu brutal, et je préfère hautement ses propres « contradictions » ou « hésita­tions » à la « lucidité et dureté exemplaires » du texte de Lénine qu'il a cité. 362:125 Je ne songe pas à reprocher une critique souvent âpre de Péguy et de Barrès. Il serait dommage qu'ils fussent ensevelis dans un linceul de respect froid. Mais si bien des gens se sont trouvés dans la situation de Barrès en ses « Cahiers », amenés à se faire tresseurs de cou­ronnes funéraires avec rubans tricolores, c'est peut-être le revers et la rançon d'une volonté d'expli­quer par des schémas rationnels l'humanité en proie à ses grandes catastrophes. Guéhenno, lui aussi, cherche à rendre compte des évé­nements par des éloges ou des con­damnations, sans se demander si ses « contradictions » et « hésita­tions », (qu'il paraît regretter com­me le péché mortel du révolution­naire efficace) ne tiennent pas justement au fond du problème -- ou plutôt, intellectuellement par­lant, à leur absence de fond. Dans les événements qui agitent encore la France à l'heure où j'écris, un esprit libre peut pressentir, isolées et paradoxalement réunies, des in­trigues politiques ou universitaires, des menées des divers communis­mes, et qui sait ? des influences économiques étrangères. Après quoi on peut aussi bien penser que les causes essentielles résident dans des vides, des lacunes de l'esprit indi­viduel et collectif, augmentant par déséquilibre le poids inerte d'élé­ments psychologiques tenant de l'inconscience, des routines et des habitudes. Il est vexant pour l'hu­maniste de constater dans les gran­des heures de l'humanité l'impor­tance de l'irrationnel amorphe, le manque de présence de l'homme à soi-même. Je me méfie pour cela de l'antinomie péguyste des « épo­ques » et des « périodes » ; je me sens plutôt l'homme des « pério­des », et Montaigne a peut-être été dans ce cas. Les vides cons­tatés dans l'histoire sont irritants même pour celui qui sait que la providence y joue son rôle trans­cendant ; et l'on préfère évoquer les bons et les méchants. La jeu­nesse de 1914, nous dit Guéhenno, ne souhaitait pas la guerre, et n'y croyait même pas. Mais nos « hip­pies » prodigues de fleurs et d'em­brassades ? Nos idéalistes qui pro­clament qu'il est « interdit d'in­terdire » ? il suffit d'un quart d'heure pour les verser dans le combat de rues. Un Péguy en proie à ses drames et à sa solitude de­vinait peut-être le vertige secret. Que d'écrivains ont été ainsi les médiums infortunés de leur siècle. *J.-B. M.* 363:125 ## AVIS PRATIQUES ##### Appel à tous nos abonnés Pour ceux qui ne l'auraient pas reçue -- et aussi pour tous ceux qui voudront bien la relire avec attention -- nous redonnons ici le texte de la lettre envoyée à nos abonnés au mois de juin. Ce qu'elle propose, ce qu'elle demande, reste d'une urgente actualité. Nous y ajoutons au passage, entre crochets, quelques précisions de diverses sortes. « Au plus fort du péril, en mai 1968, ni d'ailleurs les jours suivants, on n'a entendu aucun évêque français proclamer la vérité. « Il y a eu quantité de déclarations épiscopales, indi­viduelles ou collectives. Aucune n'a énoncé la doctrine de l'Église sur la Révolution en cours : *que le com­munisme est intrinsèquement pervers ; qu'un chrétien ne doit en aucune affaire* (« IN NULLA RE ») *jamais col­laborer avec lui, que le christianisme, pour des motifs* RELIGIEUX, *rejette absolument le régime* SOCIAL *du communisme ; que la propagande et l'action communistes, essentiellement criminelles, doivent être combattues par tous les moyens légitimes ; que le communisme est une barbarie épouvantable, plus épouvantable que celle où se trouvaient les nations les plus barbares avant la venue du Christ Notre-Seigneur.* 364:125 « Pie XII, en 1945 et les années suivantes, s'était engagé personnellement et à fond dans le combat spirituel et civique qui sauva l'Italie du communisme. Nous autres, Français, en 1968, les hommes qui dirigent l'Église de France nous ont laissé seuls. « Face à la Révolution communiste, nous avons été abandonnés par nos évêques. Nous avons même été positivement trahis par ceux d'entre eux qui ont basculé dans le mouvement révolutionnaire, et qui continuent. « Au même moment, ils s'efforcent d'imposer un « catéchisme » qui ne contient plus les connaissances nécessaires au salut : un catéchisme désormais sans l'explication du Credo, du Pater, des Commandements, des sept Sacrements. « Je ne vais pas les prendre à partie sur cette double trahison : ce serait légitime, mais dans l'état psycholo­gique où ils se trouvent, ce serait parfaitement vain. » \[Cela était écrit avant le 15 juin 1968. De même, au début du mois de juin, notre supplément « Après la Révolution de mai 1968 » se terminait par ces lignes (page 36) : « *Ils ont parlé au cours des journées de mai 1968. Tristes pages : nous les abandonnons aux historiens. *» Telle était notre indulgente bénignité : elle n'a pas été récompensée. Il s'est produit au contraire, depuis lors, un fait nouveau : la « Déclaration » du « Conseil permanent de l'épiscopat français » en date du 20 juin, publiée le 22. Cette « Déclaration », faite non plus à chaud, mais après mûre ré­flexion, amplifie et aggrave le ralliement épisco­pal à la Révolution communiste de mai 1968. Elle exprime un ferme propos ; elle est un élé­ment capital de l'entreprise de subversion. Garder plus longtemps le silence eût été manque­ment à un devoir évident. D'où les chapitres II à V de l'éditorial du présent numéro.\] 365:125 « Nous voulons vivre. Nous voulons vivre en chrétiens et en Français. Nous ne les suivrons pas dans les ténèbres de la mort. Je vous appelle à *remédier*, de toute urgence, à cette double carence, à cette double trahison. « Il faut d'une part *s'organiser et travailler contre la Révolution*. Il faut d'autre part *que le catéchisme ca­tholique continue*. Sur celui de ces deux plans qui correspond à la vocation et à la situation de chacun, il importe, sans perdre une minute, que chacun passe à l'action, avec une résolution sans retour. » \[Les deux plans de cette action nécessaire : action nationale et action catholique, sont précisés dans l'éditorial du présent numéro, cha­pitre I.\] « Dans la vive lumière de l'événement, il faut autour de vous alerter les consciences, les éclairer, les ins­truire : grouper les bonnes volontés en petites com­munautés de travail, de soutien mutuel, d'autodéfense spirituelle et civique. -- Diffusez partout notre brochure -- *Après la Révo­lution de mai 1968.* *-- *Diffusez partout notre tract : *communiqué sur le catéchisme,* et la brochure de *commentaire.* 366:125 *-- *Groupez-vous et organisez-vous à la base, sur le plan interfamilial, local, professionnel. -- Aidez tout de suite la revue ITINÉRAIRES à pour­suivre et à étendre son action. « Pratiquement, je demande deux choses à chacun de vous : « 1° Faites-nous tous parvenir des listes d'adresses auxquelles envoyer nos brochures, nos tracts et la revue. « 2° Adressez à la revue ITINÉRAIRES une contri­bution *civique* volontaire, en plus de votre abonnement, si minime soit-elle, aussi importante que possible : pour une diffusion urgente, pour une propagande ac­crue, qui dépendent matériellement de votre contribu­tion immédiate. « Faites ce que vous pouvez : mais tout ce que vous pouvez, faites-le sans retard. » \[Beaucoup d'abonnés ont aussitôt répondu à notre appel sur l'un ou l'autre de ces deux points ou sur les deux. Nous demandons à tous une réponse d'une ampleur aussi considérable que possible, dès maintenant et dans les prochains mois. Un effort soutenu est absolument nécessaire.\] « N'allons pas oublier les journées révolutionnaires que nous avons vécues. Nous sommes avertis. Il faut travailler. Il faut être forts. Il faut être prêts. Dieu, qui est le maître de l'Histoire, ne nous demande que notre contribution active selon nos moyens : 367:125 à cette contribution Il donnera, à Son heure, l'efficacité victorieuse, souveraine, mystérieuse qui dépend de Lui seul. Mais qu'Il ne donne pas à ceux qui ne font rien. » ##### Le fait nouveau : la proclamation du Conseil permanent en faveur de la Révolution Ainsi donc, comme on vient de le voir, le fait nou­veau du 20 juin a eu une importance décisive dans la détermination de notre attitude. Qu'on ne s'y trompe pas : *les conséquences de la* « *Déclaration *» *du 20 juin sont et seront d'une portée sans précédent en ce qui concerne la vie nationale et la vie religieuse de la France.* On n'a pas le droit de « fermer les yeux ». Car il y va de tout. Cette « Déclaration » du « Conseil permanent », vingt jours après la Révolution, ne peut plus être le fait d'un entraînement passionnel au milieu du tourbil­lon des événements. C'est un choix délibéré au profit de la subversion, et qui fera basculer dans la subversion tous ceux qui suivront ce choix politique des évêques. 368:125 Pour le lecteur de l'éditorial du présent numéro qui craindrait d'avoir été mis en présence de « phrases isolées de leur contexte », voici tout le morceau initial de la « Déclaration », avec son mouvement et son contexte. On ne le relira jamais trop : « Les Cardinaux et les Évêques du Conseil permanent, réunis pour leur session habituelle d'été, ont examiné attentivement la situation présente, non en économistes ou en sociologues, mais en pasteurs soucieux de remplir leur mis­sion. « Ils ont constaté que les événements récents ont été diversement interprétés par l'opinion pu­blique. Les réactions sont divergentes parmi les jeunes, les adultes, les ruraux, les citadins, les étudiants, les ouvriers, les cadres, les chefs d'entreprise. Là où certains n'ont vu que désor­dre, d'autres ne perçoivent que promesses de renouveau. Une grave division risque de séparer les Français : elle serait préjudiciable au bien commun de la nation. Une grave division me­nace les chrétiens : elle compromettrait l'unité et la mission de l'Église. « Comme l'ont déjà souligné l'Archevêque de Paris et de nombreux Évêques, par-delà l'explo­sion soudaine des contestations, il s'agit d'un mouvement de fond d'une ampleur considérable. Il appelle à bâtir une société nouvelle, où les rapports humains s'établiront sur un mode tout différent. « Cette société nouvelle, les Évêques de France sont d'autant plus disposés à l'accueillir que le Concile, sensible à la mutation du monde, en avait pressenti l'exigence et fixé les conditions essentielles. Par ailleurs, depuis longtemps, des chrétiens, jeunes et adultes de tous les milieux, présents dans les structures temporelles, leur faisaient part de leurs inquiétudes et de leurs recherches. » 369:125 Le contexte éclaire le texte, et le mouvement de la pensée est très clair : 1° Il s'agit indiscutablement de la Révolution com­muniste de mai 1968. 2° Sur cet événement, il y a eu divergences d'inter­prétations, les uns n'y voyant « que désordre », les autres que « promesse de renouveau ». 3° D'où une division qu'il faut surmonter. Les évê­ques la surmontent en rejetant la première interpréta­tion et en imposant le ralliement à la seconde ! 4° Au nom du bien commun de la nation et de la mission de l'Église, les évêques rétablissent l'unité en décrétant et en ordonnant de croire que cette Révolu­tion est « un mouvement de fond d'une ampleur consi­dérable » qui « appelle à bâtir une société nouvelle » : et cette société nouvelle de la Révolution, ils se décla­rent «* disposés à l'accueillir *». 5° CONFIRMATION ÉCLATANTE : les évêques ne font au­cune allusion au *mouvement de fond* d'une ampleur *beaucoup plus considérable* qui a *refusé la Révolution communiste*. Ils n'en veulent rien savoir, ils ne veulent pas en entendre parler, cela n'existe pas pour eux, *ils ne sont pas disposés à l'accueillir.* C'est cynique, mais parfaitement net. Nous en prenons acte. Et désormais nous agirons en conséquence. 370:125 ##### Dernières parutions Notre supplément : « *Après la Révolution de mai 1968 *» a été envoyé à tous nos abonnés. Si quelques-uns ne l'ont pas reçu, ils peuvent nous le réclamer. Les « Avis pratiques » de ce supplément vous donnaient toutes les nouvelles nécessaires sur la revue et annonçaient le retard de nos numéros 124 et 125 : « *Notre numéro 124 de juin 1968 était entièrement com­posé avant la paralysie générale du mois de mai. Il paraîtra inchangé, mais sera fabriqué et acheminé aux abonnés avec un retard pouvant aller jusqu'à un mois.* *Notre numéro 125 de juillet-août 1968, qui devait paraî­tre le 1°° juillet, subira lui aussi un retard analogue. *» De fait, notre numéro 124 de juin a paru au début du mois de juillet. Notre numéro 125 de juillet-août paraît avant la fin du mois de juillet. ##### En juin... Pendant ce temps-là : D'une part, nous avons publié notre supplément : *Après la Révolution de mai 1968. *» D'autre part, nous avons publié et diffusé *le tract* du communiqué sur le catéchisme : il a été envoyé à tous nos abonnés en même temps que la première de nos lettres (celle qui est reproduite dans les « Documents » de notre supplément « Après la Révolution »). Cet envoi, fait comme « imprimé », a subi des retards postaux énormes, de plu­sieurs semaines, et il nous semble même qu'en beaucoup de cas il n'est pas encore arrivé, comme s'il avait été carrément intercepté. -- C'est pourquoi la seconde de nos lettres aux abonnés -- celle qui est reproduite ci-dessus -- a été en­voyée comme lettre, sous pli fermé. 371:125 Et nous avons en outre, toujours au mois de juin, publié et commencé à diffuser notre brochure : *Commentaire du communiqué sur le catéchisme,* qui est reproduite aux 21 premières pages du présent numéro. ##### N'attendez pas pour commander : soyez patients pour recevoir... Cette brochure n'est pas automatiquement envoyée à nos abonnés (puisqu'ils en trouvent le texte dans le présent numéro). Ils peuvent nous la demander, ainsi que des exem­plaires du tract, aux conditions indiquées page 20. Il est important de se munir en abondance d'exemplaires du *tract* et d'exemplaires du *commentaire* en vue de la prochaine rentrée scolaire. Ne tardez pas à nous adresser vos commandes, n'attendez pas le dernier moment : nos expéditions sont lentes quand les commandes, comme en ce moment, sont très nombreuses, et elles sont parfois re­tardées encore par les délais de réimpression. Et puis, attention à la fermeture de nos bureaux. ##### Fermeture annuelle de nos bureaux. Nos bureaux seront fermés cette année du 15 août au 15 septembre. C'est-à-dire que pendant cette période aucune expédition ne sera faite. Mais le courrier sera normalement reçu, ainsi que les chèques postaux : les commandes arrivées entre le 15 août et le 15 septembre ne seront servies que dans la seconde quinzaine du mois de septembre. 372:125 ##### La brochure : Le nouveau catéchisme Notre brochure intitulée : *Le nouveau catéchisme* est l'étude critique la plus détaillée du national-catéchisme. La seconde édition s'est trouvée épuisée en juin, beaucoup plus rapidement que nous ne l'avions prévu : d'où le retard de livraison des commandes, en raison des délais de réimpression. L'édition actuelle (3^e^ édition) a fait l'objet de remanie­ments importants. Nous y avons supprimé la « revue de presse », qui risquait de s'allonger indéfiniment et qui tendait à composer une brochure à la fois trop volumineuse et trop coûteuse. L'édition actuelle comporte 76 pages (nu­mérotées de I à XVII puis de 1 à 55) et, sauf cas de force majeure, elle ne sera plus augmentée. L'exemplaire : 3 F franco. ##### Prochaines parutions Comme chaque année, nous publions un seul numéro « juillet-août » et un seul numéro « septembre-octobre ». Notre prochain numéro sera donc le numéro 126 de septembre-octobre 1968, et sa parution est prévue pour le 1^er^ octobre. 373:125 ##### La messe du dernier vendredi du mois et l'Angelus trois fois par jour La revue *Forts dans la foi,* « revue bimestrielle de catéchèse catholique », éditée par le R.P. Barbara, 6, rue Madame, 37 - Bléré, que nous avons déjà signalée et recommandée à nos lecteurs, a publié dans son numéro 4 de mai-juin 1968 la page suivante : Dans les périodes de trouble et de calamité publique c'est toujours dans une prière plus intense que l'Église a cherché du secours. Il nous paraît évident que nous persévérerons dans la Foi catholique et l'Église ne sortira de la crise qu'elle traverse que par un secours très spécial du Ciel que tous nous devons implorer avec persévé­rance. L'union dans la prière étant particulièrement agréable au Seigneur (Mt. XVIII-19/20) nous enga­geons très vivement les lecteurs de « Forts dans la Foi » à se retrouver aux pieds du Maître, en par­ticulier le dernier vendredi de chaque mois, avec les « *amis de la revue Itinéraires *» qui sont engagés dans le même combat de la Foi et qui ont déjà choisi ce jour-là. Avec l'accord de M. Jean Madiran, Directeur d' « Itinéraires », nous reproduisons son invitation que nous faisons nôtre dans un esprit d'union : « *Le dernier vendredi de chaque mois, les rédac­teurs, les lecteurs, les amis de la revue* « *Itinéraires *» (et de « *Forts dans la Foi *») *vont à la messe dans leur paroisse, ou là où ils se trouvent, priant les uns pour les autres et aux intentions de l'œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise par* (*ces deux*) *revues.* « *Que nos lecteurs veuillent bien comprendre et accepter que nous les engagions à un redoublement de prière. Nous proposons à nos amis de remettre en honneur la prière de l'Angelus, trois fois le jour.* Nous remercions de tout cœur le R.P. Barbara, direc­teur de *Forts dans la foi*, et nous unirons nous aussi dans nos prières les intentions des deux revues et de leurs lec­teurs. ============== fin du numéro 125. [^1]:  -- (1). Le Pater est l' « *Oraison dominicale *»*,* c'est-à-dire la « prière du Seigneur », donnée par le Christ lui-même (Mt, VI, 9-13). [^2]:  -- (1). Selon Mgr Joseph Lefebvre, président de l'Assemblée plénière, cette adoption aurait eu lien le 21 octobre 1966. Mais selon Mgr Ferrand, qui était alors président de la Commission épiscopale compétente, cette adoption aurait eu lieu le 22 octobre. -- Ce détail n'est pas sans importance : en effet, la réalité et l'authenticité d'un acte officiel s'attestent notamment par sa date. (Sur cette question de date, voir *Itinéraires*, numéro 123 de mai 1968, page 203.) [^3]:  -- (2). *Documentation catholique* du 20 novembre 1966, col. 1991. [^4]:  -- (1). Ces quatre points qui constituent le Fonds obligatoire propre­ment dit de tout catéchisme catholique doivent être normalement complétés, comme Ils l'ont toujours été, par des récits, d' « Histoire sainte » et de « Vie de Jésus », par des explications liturgiques sur les textes de la messe du dimanche suivant, par l'enseignement et la pratique da Rosaire, etc. [^5]:  -- (2). Voir saint Augustin, sermons 56, 57, 58, 59, 212, 213. -- C'est au moins à saint Augustin que remonte la « pédagogie » consistant à enseigner la foi par l'explication du Credo et l'espérance par l'explication du Pater. [^6]:  -- (1). Nous citons le Catéchisme du Concile de Trente dans l'édition Marbeau, traduction française Carpentier (1906), d'après la réédition Desclée et Cie 1936. -- Le Catéchisme du Concile de Trente était destiné en premier lieu aux curés de paroisse : *catechismus ad parochos*. [^7]:  -- (1). Lettre pour le IV^e^ centenaire du Concile de Trente, 21 novembre 1945. -- Dans la même Lettre, Pie XII dit encore : « *Il semble d'une certaine façon que Dieu lui-même a approuvé et confirmé tout ce qui a été décidé au Concile de Trente, du fait que par suite d'une nouvelle et très ample effusion de la grâce divine dans tous les peuples et toutes les nations de la chrétienté, ont surgi d'innombrables apôtres et des religieuses, modèles éminents de vertu, et d'œuvres remar­quables. Jamais peut-être dans le jardin de l'Église n'ont resplendi autant de fleurs de sainteté. *» C'est en effet à cela que se mesure la « réussite » d'un Concile, et non pas à l'intensité du verbiage qui l'accompagne ou lui fait suite. Et Pie XII ajoutait : « *Notre époque a elle aussi beaucoup et sans cesse à apprendre et à mettre en pratique à l'école de ce Concile. *» [^8]:  -- (1). Discours en français au second Congrès mondial de l'apostolat des laïcs, 5 octobre 1957. [^9]:  -- (1). Adresser la correspondance à Mlle J. David, 13, rue Édouard Lefebvre, 78 - Versailles. [^10]:  -- (1). Prière d'envoyer un ou quelques timbres pour les petites quantités, et une participation aux frais pour les quantités plus importantes. [^11]:  -- (2). Voir la note précédente. [^12]:  -- (3). 1 F. franco l'exemplaire. [^13]:  -- (1). Nous appelons « impiété naturelle » l'absence ou le contraire de la *piété naturelle*, laquelle *n'est pas* une vertu *religieuse*. (On la confond, quand on ne l'oublie pas tout à fait, avec le *don -- *surna­turel -- *de piété*, qui est l'un des dons du Saint-Esprit.) La *piété naturelle* comporte principalement la *piété filiale* et la *piété natio­nale*, lesquelles nous inclinent à rendre un *culte* à ceux qui nous ont donné *la vie et l'éducation*. Elles relèvent de la loi naturelle, ou Décalogue : du IV^e^ commandement, qui est le fondement de toute vie sociale et de toute civilisation. -- On peut se reporter là-dessus 1° à «* La civilisation dans la perspective de la piété *», dans notre numéro spécial sur la civilisation chrétienne : numéro 67 de novem­bre 1962 ; 2° aux pages 14 à 16 des Actes du Congrès de Lausanne 1967 sur « la loi naturelle ». -- Le fondement naturel et nécessaire de ce que l'on appelle couramment le « patriotisme » est le *culte de la patrie*, qui est un acte de la vertu de piété naturelle. A cette vertu viennent s'ajouter la vertu de *justice sociale*, ou générale (dont l'acte est d'*imposer tout ce qui est nécessaire au bien commun*) et la vertu de *prudence politique*. Ces trois vertus naturelles -- qui se dé­veloppent et s'éduquent comme les autres vertus -- sont la règle et l'âme de la *vie politique*. Bien entendu, cela n'est plus enseigné ni expliqué nulle part, d'où le naufrage des institutions et des compor­tements politiques. C'est pourquoi une *action nationale* devra être d'abord éducatrice. [^14]:  -- (1). Pie XII, Message de Noël 1955 : « Nous rejetons le communis­me en tant que système *social*, en vertu de la doctrine *chrétienne. *» Cette formule de Pie XII est un exact résumé du contenu *doctrinal* de l'Encyclique *Divini Redemptoris* de Pie XI sur le communisme. [^15]:  -- (2). Voir sur ce point, dans ce numéro : « *La septième pro­position. *» [^16]:  -- (1). Pour ce qui est de l' « ampleur considérable », on peut se reporter à *La Croix* elle-même, où M. Pierre Limagne écrivait coura­geusement le 25 juin : « Bien des salariés étaient sortis mécontents d'une grève longue, *dans laquelle on les avait entraînés ou maintenus contre leur gré*, en refusant des votes à bulletin secret. » Mais cette *information* n'était pas parvenue aux évêques à la date de la « ses­sion d'été » du « Conseil permanent » (18 au 20 juin). Ils étaient informés par les mensonges de l'A.C.O. (Action catholique ouvrière) dont les communiqués transformaient vaillamment les neuf mil­lions de travailleurs *empêchés* de travailler en « neuf millions de grévistes ». L'A.C.O. s'engage à fond dans la Révolution communiste avec les méthodes mêmes du mensonge communiste : elle a la bé­nédiction et le mandat de l'épiscopat ; mais l'épiscopat lui donne ce mandat et cette bénédiction sur le vu des « informations » qui lui viennent de l'A.C.O. : bel exemple de l'interdépendance et de l'intercausalité des causes... [^17]:  -- (1). En raison de l'intervention politique ouverte de l'épiscopat français au profit d'une entreprise de subversion communiste dirigée contre l'État français, plusieurs hommes politiques influents se pré­parent à lancer une campagne d'opinion pour réclamer la *rupture des relations diplomatiques avec le Vatican*. Nous comprenons leurs motifs. Mais un tel remède serait pire que le mal. Il faut au con­traire, par delà les hontes. du présent, préserver l'avenir : et pour cela maintenir l'ambassade française auprès du Saint-Siège. -- Cela dit, il appartient évidemment au pouvoir politique, s'il est fidèle aux devoirs de sa charge, de faire en sorte que les chefs religieux de la subversion soient ramenés à la raison ou mis hors d'état de nuire. [^18]:  -- (1). Les notes sont à la suite de l'article. [^19]:  -- (1). Voir notre opuscule : *La religion de Saint-Avold ou l'hérésie du XXe siècle*, 71 pages. [^20]:  -- (2). Voir *Itinéraires*, numéro 124 de juin 1968 : « Précisions sur la religion de Saint-Avold. » [^21]:  -- (1). Il y a des conceptions sociales (par exemple marxistes) aux­quelles on peut reprocher -- mais plutôt par métaphore légitime que stricto sensu -- d'avoir pour conséquence inévitable de tendre à ré­gler les rapports des hommes « comme ceux des animaux ou des molécules ». Mais les auteurs de ces conceptions ne formulent pas la proposition consciente et explicite que leur prête le Docteur de Saint-Avold quand il écrit « La nature, *estime-t-on*, règle les rap­ports, Etc. » En écrivant *estime-t-on*, le Docteur de Saint-Avold suppose et critique une théorie consciente et explicite qui n'existe actuellement dans aucune école connue ayant une influence sociale. Bref, il rêve. [^22]:  -- (1). Cf. saint Thomas : « Les commandements du Décalogue ont la charité pour fin » (*Somme de théologie*, II-II, qu. 122, art. 1, ad 4). « Les trois commandements de la première table ont pour fin l'amour de Dieu ; les sept commandements de la seconde table ont pour fin l'amour du prochain » (*Op. theol*, éd. Marietti, tome II, § 1193). Cf. aussi le Catéchisme du Concile de Trente : « Les préceptes divins qui ont tous la charité pour fin sont inscrits dans le Décalogue » (éd. française Desclée et Cie 1936, page 10). -- Voir *passim* dans saint Thomas la citation fréquente de saint Paul : « La fin du commandement, c'est la charité » (I Tim. 1, 5) et son commentaire de ce passage de saint Paul (*Super epistolas S. Pauli lectura*). -- Voir saint Augustin, *Commentaire de la 1^e^ épître de S. Jean*, spécialement les pages 418-421 de l'édition « Sources chré­tiennes » 1961. -- Voir Pierre Lombard, *S. Sententiarum*, III, 36, 3 : « *Omnia moralia ad caritatem referuntur *» ; « *omnia ergo ad duo mandata caritatis pertinent quia per caritatem implentur et ad caritatem tanquam finem referri debent *». Etc. Etc. [^23]:  -- (1). Cf. par exemple Encyclique *Divini Redemptoris*, § 49 : « La charité n'est authentique qu'à la condition d'être en règle avec la justice », et la suite. (« *Caritas hoc nomine gloriari non potest, nisi justitiae rationibus innitatur*... ») [^24]:  -- (1). Sur ces points et sur tous ceux qui concernent la loi natu­relle, on peut se reporter à notre *Rapport introductif sur la loi naturelle*, dans les « Actes du Congrès de Lausanne 1967 », pages 6 et suiv. -- Voir d'autre part -- *La morale évangélique*, par R.-Th. Calmel o.p, dans *Itinéraires*, numéro 65 de juillet-aoùt 1962. [^25]:  -- (1). Elle est même dissimulée. Par exemple, l'*Annuaire catholi­que de France*, édité par « Publicat », prétend sans autre précision que Mgr. Schmitt a été « nommé le 5 juillet 1958 ». C'est inexact. Sa *nomination*, (par le président de la République) est du 29 mai. C'est son *institution canonique* (par le Souverain Pontife) qui est du 5 juillet. [^26]:  -- (1). Discours du 25 septembre 1949. Texte officiel en français. [^27]:  -- (1). Cf. notamment son discours du 1^er^ mai 1955. [^28]:  -- (1). Discours du 2 novembre 1954. [^29]:  -- (1). Citation du Deutéronome, IV, 5. Le verset précédent est lui aussi rappelé en Mc, XII, 29 « Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur. » [^30]:  -- (2). Citation du Lévitique, XIX, 18. [^31]:  -- (1). Cf. saint Thomas, notamment *S. de théol*, I-11, qu. 109, art. 3 et art. 4 ; *Super* Joannem, XIII, 34 (§ 1836 et § 1838 de l'édition Marietti). [^32]:  -- (2). Ce qui ne signifie pas autant que soi-même. Il y a un *ordre de la charité *: cf. saint Thomas, *S. de théol*, II-II, question 26 (et spécialement les articles 4 et suivants sur l'amour du prochain). [^33]:  -- (1). Dans la section II : « Situation et importance de la loi natu­relle. [^34]:  -- (1). Par allusion implicite ou explicite aux théories (plus ou moins distinctes les unes des autres) de Tillich, Bonhoeffer, Robinson, Van Buren, Dorothée Solle, Van Leeuwen, etc. [^35]:  -- (1). Sur IV^e^ commandement voir notre étude : « La civilisa­tion dans la perspective de la piété », dans *Itinéraires*, numéro spécial sur la civilisation chrétienne (numéro 67 de novembre 1962). -- Voir aussi, dans notre « Rapport sur la loi naturelle », les pa­ges 14 à 16 des « Actes du Congrès de Lausanne 1967 ». [^36]:  -- (2). Proposition I de la religion de Saint-Avold. [^37]:  -- (1). Voir Thomas Molnar : « L'Université moderne, centre de subversion », dans *Itinéraires*, numéro 119 de janvier 1968. [^38]:  -- (1). Cité par *La Croix* du 17 octobre 1967, page 5. Cet évêque est même archevêque, et « animateur » des travaux de la Conférence épiscopale. [^39]:  -- (2). *Le Figaro* du 12 octobre 1967, page 8. Cet évêque est même archevêque, et même Cardinal, et même Cardinal de Curie. [^40]:  -- (1). *Das Kapital*, éd. Kautsky, Stuttgart, 1914, t. III, p. 355. [^41]:  -- (2). *Passim* dans *The Affluent Society* et Fr. Perroux, *Économie et société*, Paris, 1960, ch. 1. [^42]:  -- (3). Il ne *produit* certes pas un style autre que plat chez Louis Armand ! [^43]:  -- (4). C'est écrit noir sur blanc sans que le papier frémisse sous l'ânerie ! [^44]:  -- (5). Cité par J.-J. Servan-Schreiber, p. 219. [^45]:  -- (6). *Œuvres Complètes*, Paris, La Pléiade, 1961, p. 968. [^46]:  -- (1). Claude BRUCLAIN, *Le Socialisme et l'Europe*, Paris, 1966, p. 128 -- « Nous sommes à l'époque de Démosthène... La pente qu'elle décrit nous voue à la colonisation. » C'est déjà tout le thème du « *Défi américain* ». Il eût été honnête de le dire. [^47]:  -- (1). Rien d'original à nouveau. Cf. BRUCLAIN, *op. cit.*, c'est l'idée centrale de son livre. [^48]:  -- (2). Voici maintenant « la droite » à la pointe du « Mouvement de l'Histoire ». Cela lui fera bien plaisir. [^49]:  -- (1). Et la bénédiction de certains hommes d'affaires prêts à tou­tes les servitudes pourvu qu'on individualise les bénéfices et socia­lise les pertes. [^50]:  -- (1). Paris, 1967, Quai Voltaire, 31. On lira avec beaucoup de pro­fit la remarquable réplique à cette brochure que viennent de pu­blier les *Documents-Paternité*, Mensuel n° 131, Spécial Avril 1968, sous le titre justifié : *L'Asservissement planifié*. [^51]:  -- (1). Éditions « Les Journées de Waasmunster », Waasmunster, 1951, p. 15. Ce diagnostic, posé à un moment d'euphorie économique cependant, est plus que jamais exact. [^52]:  -- (1). Cfr. notre article sur ce thème dans *Cahiers Charles Maur­ras*, n° 25, 1968, p. 9. [^53]:  -- (2). *L'Action Française* du 13 février 1919, article recueilli dans le *Dictionnaire Politique et Critique*, établi par les soins de Pierre Chardon, Paris, 1932, tome I, p. 401. [^54]:  -- (1). Sur ce thème, cf. la remarquable étude de Chr. RUTTEN, *Ordre et Progrès dans la philosophie d'Auguste Comte*, dans *Giornale di Metafisica*, XVIII^e^ 1963, 4-5, p. 463-476. [^55]:  -- (1). Cf. H. DE LOVINFOSSE et G. THIBON, *op. cit*, p. 75 « Un tel arbitrage était inutile dans l'économie statique des siècles passés. Un ensemble d'usages et de mœurs transmis par la tradition et plutôt vécus que codifiés, suffisait à assurer l'équilibre d'un mar­ché où les échanges, soumis à des constances séculaires, s'opéraient en circuit fermé et à portée d'homme. Il n'en va plus de même dans notre économie dynamique : l'ampleur et la rapidité toujours accrues des échanges et la disparition trop fréquente du contact personnel exigent des règles plus nombreuses et plus strictes et un contrôle plus universel... On n'avait pas besoin de code de la route il y a cent ans... Le rôle de l'État apparaît ici dans son vrai jour­... Un code du marché ne peut être juste que si l'autorité qui l'appli­que se situe en dehors et au-dessus du marché... » [^56]:  -- (1). *Avant-Garde Jeunesse*, n^os^ 10-11, février-mars 1968. [^57]:  -- (2). Certains bruits prêtent une influence décisive aux adjoints de Cohn-Bendit : Olivier Castro, fils d'un avocat, et Fleish, récem­ment arrêté. Ils seraient les véritables cerveaux du Mouvement du 22 Mars. Tout cela reste hypothétique. [^58]:  -- (3). Au Congrès des Lycéens Antifascistes, le professeur Prenant et Marceau Pivert, alors leader de la *Gauche Révolutionnaire* (ten­dance la plus extrémiste de la S.F.I.O.) prirent la parole. Vers la même époque, fut également constituée une *Fédération des Étu­diants Révolutionnaires* (F.E.R.), provenant dune dissidence des étudiants S.F.I.O. Outre ceux-ci, la «* F.E.R. *» groupait des anar­chistes, des trotskistes, des pacifistes, des frontistes, etc. et publiait un bulletin mensuel, *Essais et Combats*. [^59]:  -- (4). La crise a eu comme conséquence d'amener les professeurs non-grévistes, et en général non-syndiqués, à se rapprocher et à se grouper, soit dans des syndicats autonomes, soit dans une formation, le S.N.A.L.C, qui dépend de la C.G.C. [^60]:  -- (5). Cette publicité *unilatérale* donnée, par la radio et la presse soit « bourgeoises », soit d'État, à une minorité subversive, est un *phénomène général*, déjà observé en Amérique et ailleurs par Thomas Molnar dans son article : «* L'Université moderne, centre de sub­version *» (article, paru dans notre numéro de janvier 1968 et re­produit dans l' « édition complète » de notre supplément « Après la Révolution de mai 1968 »).  [^61]:  -- (6). Aussitôt après l'occupation de la Sorbonne, un tract commu­niquait les adresses et les numéros de téléphone d'un certain nombre de doyens et de professeurs. [^62]:  -- (7). Les mêmes problèmes se posent au niveau *enseignants*, [^63]:  -- (8). La F.F.R, au contraire, n'hésitera pas à adopter la position inverse. [^64]:  -- (9). Dans le domaine religieux, la vague de « contestation », au Centre Saint-Yves ou à Saint-Séverin, s'est déclenchée avec un certain retard sur les barricades. Il est toutefois curieux de constater que dans un modeste bulletin intitulé *Phoenix*, un ancien pasteur protes­tant du nom de Bouberot, qui continue d'animer des groupes de jeunes protestants, invitait ceux-ci à organiser la « guérilla anti­religieuse » et à constituer des « maquis idéologiques ». [^65]:  -- (10). Article cité plus haut, note 5. [^66]:  -- (1). Numéro 104 de juin 1966 et numéro 105 de juillet-août 1966- [^67]:  -- (1). Texte intégralement reproduit dans l'édition complète de notre supplément : «* Après la Révolution de mai 1968 *». [^68]:  -- (1). Dans une note de son livre réédité en 1963 (page 57), M. Carco­pino reprend à son compte, en en restreignant un peu l'énormité, l'idée du P. Daniélou. Celui-ci voulait que le signe de la croix eût eu, *à l'origine*, une première signification indépendante de la croix du Christ. M. Carcopino consent qu'il a eu les deux significations, la chrétienne et l'autre, *en même temps*. C'est beaucoup de bonté envers le christianisme. Nous aurons à reparler de cette note. [^69]:  -- (1). *Simone Weil telle que nous l'avons connue*, par J.-M. Perrin et G. Thibon, p. 173. [^70]:  -- (2). *Attente de Dieu*, p. 101. [^71]:  -- (1). *L'expérience vécue de Simone Weil*, par Jacques Cabaud, p. 236. [^72]:  -- (2). *Simone Weil, telle que, etc*...., p. 27. [^73]:  -- (3). *Op. cit*, p. 35. [^74]:  -- (4). *Attente* de Dieu, p. 71. [^75]:  -- (1). *Attente de Dieu,* p. 76. [^76]:  -- (2). *Op. cit.,* p. 75. [^77]:  -- (3). *Op. cit.,* p. 55. [^78]:  -- (1). *Op. cit.*, p. 76. [^79]:  -- (2). *Pensées sans ordre, concernant l'annonce de Dieu*, p. 81. [^80]:  -- (3). *Op. cit.*, p. 78. [^81]:  -- (1). *Op. cit.*, pp. 78, 79. [^82]:  -- (2). *Revue des Cercles d'Études d'Angers*, n° 7, mai 1950-1951. [^83]:  -- (1). Attente de Dieu*,* p. 88. [^84]:  -- (2). *Op. cit.*, p. 89. [^85]:  -- (1). *Lettre à un religieux*, pp. 10 et 11. [^86]:  -- (2). Publié sous le titre « Dernier texte », aux pages 149-153 des «* Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu *». -- V. ce texte ci-après, en annexe. [^87]:  -- (1). Cf. *la Connaissance surnaturelle*, p. 261. [^88]:  -- (2). *Attente de Dieu*, p. 82. [^89]:  -- (3). *Op. cit.*, p. 84. [^90]:  -- (1). *Op. cit.*, p. 86. [^91]:  -- (2). *Simone Weil telle que nous l'avons connue*, p. 189 [^92]:  -- (3). *Op. cit.*, p. 83. [^93]:  -- (4). *Op. cit.*, p. 94. [^94]:  -- (1). *Pensées sans ordre*..., pp. 151 et 152. [^95]:  -- (2). *Simone Weil telle que nous l'avons connue*, p. 173. [^96]:  -- (3). *L'expérience vécue de Simone Weil*, par Jacques Cabaud, p. 381. -- Le verbe « to slay » est très fort : « La défunte s'est littéralement tuée et assassinée elle-même... » -- Sur la fin de S Weil, voir aussi le dernier livre de Jacques Cabaud : *Simone Weil à New York et à Londres, 1942-1943* (Plon). [^97]:  -- (1). Comme dit très bien Thibon : « Simone Weil a eu besoin de l'Église (...) ; l'Église n'a pas besoin de Simone Weil » (en rigueur de termes, s'entend), in *Simone Weil telle que nous l'avons con­nue*, p. 173. [^98]:  -- (2). *La connaissance surnaturelle*, p. 266. [^99]:  -- (1). *Attente de Dieu*, pp. 185, 186. [^100]:  -- (2). *Attente de Dieu*, p. 32. [^101]:  -- (3). *Lettre à un religieux*, p. 66. [^102]:  -- (1). Pour chacune de ces citations, cf., dans l'ordre, *La pesanteur et la grâce*, pp. 183, 183, 182, 196, 198, 199, 202, 22, 153. [^103]:  -- (1). *Pensées sans ordre*... p. 113. [^104]:  -- (1). *Op. cit.*, p. 124. [^105]:  -- (2). *La pesanteur et la grâce*, p. 103. [^106]:  -- (3). *Lettre à un religieux*, p. 46. [^107]:  -- (4). *Attente de Dieu*, p. 187. [^108]:  -- (5). *La pesanteur et la grâce*, p. 171. [^109]:  -- (6). *Op. cit.*, p. 88. [^110]:  -- (1). *Attente de Dieu*, p. 105. [^111]:  -- (2). *Simone Weil telle que nous l'avons connue*, p. 150. [^112]:  -- (1). Cf. *Simone Weil,* par V. H. Debidour, *in fine* (Plon). [^113]:  -- (2). *Attente de Dieu*, p. 80. [^114]:  -- (1). Il figure à la page 149 de *Pensées sans Ordre*... [^115]:  -- (1). Cf. page 73 de *Pensées sans ordre...* [^116]:  -- (2). A la page 333. [^117]:  -- (1). Il s'agit des *Entretiens sur les choses de Dieu* (Nouvelles Édi­tions latines). Le texte en question se trouve à la page 130. [^118]:  -- (1). Pour la clarté de cette lettre, nous reproduisons en annexe ce « dernier texte », qui figure à la fin des *Pensées sans ordre*... [^119]:  -- (1). Exactement 2a-2ae, qu. 4, art. 1 : *fides est habitus mentis quo inchoatur vita aeterna in nobis, faciens intellectumi assentire non apparentibus* (note de Dom Aubourg). [^120]:  -- (1). Il s'agit du « dernier Texte » que nous reproduisons ci-après. [^121]:  -- (1). *L'Attente de Dieu*, p. 83. [^122]:  -- (2). Nous n'avons pas ce texte. [^123]:  -- (1). Le tiret, et les crochets qui mettent entre parenthèses la fin du texte, sont dans le manuscrit de Simone Weil. On peut penser que sa profession de foi s'arrête ici, et que la suite n'est qu'une ad­dition explicative sur un point particulier. [^124]:  -- (1). Psaume 38, *Dixi custodiam vias meas*, du 3^e^ nocturne du mardi, [^125]:  -- (1). Musée Lazaro Goldiano de Madrid. [^126]:  -- (2). Ps. *Miserere*. j'ai été conçu dans le péché originel. [^127]:  -- (3). In Deo meo transgrediar murum, *Psaume 17*, Diligam te Domine, lundi second nocturne. [^128]:  -- (4). De necessitatibus meis erue me, *Psaume 24*, ad te Domine, levavi, mardi à Prime. [^129]:  -- (5). De nessitatibus eorum liberavit eos, *Psaume 106* Confitemini, samedi troisième nocturne. [^130]:  -- (1). Ps. 84, *Benedïxisti Domine terram tuam*, vendredi à Laudes. *Audiam quid loquatur in me Dominus Deus*. [^131]:  -- (2). Ps. 80, *Exsultate Deo*, vendredi troisième nocturne. [^132]:  -- (3). Ps. 44, *Eructavit cor meum*, mercredi premier nocturne. *Audi filia, et vide, et inclina aurem tuam*. [^133]:  -- (1). Sur la puissance judicative du Christ dont *le plein effet* est retardé jusqu'à la Parousie, v. *IIIa Pars*, qu. 89, 4. ad 1 et 2 ; qu. 69, 3. [^134]:  -- (1). C'est-à-dire dans ce numéro 29 de la revue *Catéchèse* (déjà souvent cité ici), qui est, aux dires répétés de la revue *Études* et de la revue *Civiltà cattolica*, le « commentaire autorisé » du nouveau catéchisme. Cela est affirmé deux fois dans les *Études* de mai 1968, page 724 et page 726, et deux fois dans la *Civiltà cattolica* du 4 mai 1968, page 248 et page 250. [^135]:  -- (2). Numéro cité de *Catéchèse*, page 411 et page 414.