# 126-09-68
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## ÉDITORIAL
### La crise des esprits
par Henri Charlier
IL EST VRAIMENT DOMMAGE que nos ministres ne lisent pas *Itinéraires ;* ils s'y instruiraient beaucoup. Ils auraient pu lire au mois de janvier l'article de Thomas Molnar, observateur sagace, sur « *l'Université moderne, centre de subversion *». Cette lecture aurait pu les rendre plus énergiques au début de l'aventure que nous vivons. Tous les hommes d'action ont senti le jour même que la réouverture de Nanterre et de la Sorbonne était la faute à ne pas commettre. On sait quelle immense gaminerie s'en est suivie et une dizaine de millions de travailleurs français ont emboîté le pas plus ou moins contraints, sans avoir aucune idée des conséquences possibles. Les révolutionnaires d'abord surpris et étonnés en ont aussitôt profité pour une répétition générale du « grand Soir », et ils ont espéré un moment réussir devant le désarroi du gouvernement. Celui-ci parut profondément étonné de ce qui lui arrivait ; n'avait-il pas les mêmes idées que ce monde en révolte ? n'accomplissait-il pas lui-même, doucement, la même transformation totalitaire de l'État que les communistes ?
Il faut croire qu'il ignore l'Histoire ; nous sommes en présence de nouvelles féodalités complètement insoucieuses du bien commun. A quand l'Henri IV ? le Richelieu ? le S. Louis ? Probablement quand il y aura parmi les catholiques beaucoup de fidèles attachés à la foi théologale de toujours et observant les promesses du baptême. Alors il y aura les S. François de Sales, les Olier, les Bérulle, les Mme Acarie, les S. Vincent de Paul, nécessaires comme supports et comme exemples à des gouvernements soucieux et du réel et du bien commun.
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Mais notre intention n'est pas de nous engager dans des aperçus politiques sur la crise actuelle. L'observation du Décalogue dans toutes les classes de la société est le seul remède qui puisse amener la paix. Nous ne parlerons que des erreurs dans l'enseignement. Elles sont, bien entendu, non seulement des erreurs pédagogiques mais des erreurs de l'intelligence. Elles atteignent aujourd'hui l'enseignement religieux même, par imitation des erreurs de l'Université. Seule l'assistance du Saint Esprit et les trois Vertus peuvent y remédier. Nous examinerons donc la situation actuelle et ensuite les erreurs dans la conception même de l'enseignement.
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L'ÉTAT DES CHOSES. -- Les conflits actuels dans l'Université ne sont pas bien étonnants. Soixante ans d'erreurs sur les conditions d'un bon enseignement et de tergiversations sur les réformes les plus simples devaient aboutir à une crise.
Le caractère de cette crise témoigne de l'anarchie civique de notre société. On savait à quoi s'en tenir sur l'abaissement intellectuel et moral de notre civilisation. On savait que dans l'Université même, s'étaient longtemps poussés les uns les autres au pouvoir les artisans de cette dissolution de la société.
Car ils visaient à dissocier la famille, le métier, la commune, la paroisse ; la prolongation de la scolarité, sous des prétextes démocratiques, n'était qu'un moyen de séparer les adolescents de leur famille et de leur milieu social pour en faire de parfaits communistes, le cerveau bien lavé de toutes notions naturelles, dociles instruments de technocrates gavés de connaissances et de théories livresques.
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Les universitaires étaient en outre bien persuadés qu'ils étaient les spécialistes de la vraie méthode intellectuelle et même les spécialistes de l'universel. La révolte des étudiants contre l'enseignement qu'on leur donne, de beaucoup de professeurs (parmi même les plus modérés) contre la domination bureaucratique d'une administration très peu au courant des vrais problèmes, montre par sa forme le désarroi moral de notre société et, par son impuissance, son ignorance des conditions du savoir.
Or nos intellectuels sont les spécialistes d'une fausse pédagogie.
Nous mettons de côté ceux qui réclament la liberté de l'Université pour y imposer ensuite leur tyrannie intellectuelle ; ils sont de ceux que décrit saint Pierre dans sa première épître et « *font de la liberté un voile qui couvre la méchanceté *».
Mais les erreurs de notre enseignement officiel sont réelles et aussi les maux qu'elles engendrent. Nous en avions averti dans notre livre *Culture, École, Métier*. Voici p. 21 un fragment de l'introduction de 1940 :
« ...*la réforme de l'enseignement doit-être envisagée de bien des manières. D'abord au point de vue du résultat, sur lequel les parents et les chefs de métiers ont beaucoup à dire. Ils n'ont guère été consultés jusqu'ici : On a subi leur poussée plutôt qu'on ne l'a comprise. Et comme la famille et le métier n'étaient nullement organisés, comme le système politique était fait pour écarter les élites naturelles, les voix qui arrivaient à se faire entendre n'étaient pas les plus intelligentes ni les mieux renseignées. Loin de corriger les insuffisances de l'enseignement, elles ont aidé à l'égarer.*
*Il faut dire qu'elles n'étaient pas non plus très bien comprises. Sous prétexte de rendre l'enseignement plus pratique, on l'a bourré de science pure. Ce n'était pas là ce qui était demandé. La science pure n'est pas plus pratique que la poésie. Ou bien elle est pratique pour établir des programmes d'examens. Mais on ne demandait pas non plus, des examens. On peut donc dire que les fins de l'enseignement ont été abandonnées au jugement de professeurs fort divisés et incertains du but à atteindre*. »
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Lors de la réédition en 1958 nous avons fait une préface dans laquelle nous disions :
« *Les meilleurs maîtres eux-mêmes ne se doutent pas que les méthodes avec lesquelles ils forment les esprits ne sont pas du tout universelles comme ils le croient, mais très particulières aux écoles. Cet art particulier est très favorable à l'exposé didactique et très facile pour former d'autres professeurs ; c'est celui de la logique* interprétée par le langage. Or tous les métiers en ont une autre ; *qui n'est pas enseignée, sinon dans les métiers eux-mêmes et c'est un des aspects de ce qu'on appelle la crise de l'enseignement*. »
« *Un enfant apprend la logique aussi bien à ajuster un tenon et une mortaise qu'au moyen d'une règle de trois ; la nécessité est la même ; mais l'aspect logique est celui d'une interdépendance et non d'une déduction, ou si on veut d'une déduction en deux sens contraires. En fait, on a une vue logique, une nécessité visible qui est le type général de la logique dans presque tous les métiers. *»
Ce n'est pas là une simple vue de l'esprit. *La Vie française* publiait une enquête sur les « Sciences Éco » le 3 mai dernier, huit jours avant que ne se déclenchent les graves événements qui faillirent amener une subversion générale. Nous y apprenions d'abord qu'il y avait en 1967 quatre-vingt-douze mille (92 000) étudiants inscrits pour l'étude du droit et des sciences économiques et qu'il y eut seulement quatre mil-deux cent licenciés (4 200). Comme il y a trois ou quatre années d'études, il n'y aurait que le quart des étudiants à passer l'examen, environ vingt mille. En admettant que beaucoup d'étudiants n'aient pas persévéré jusqu'à la licence, de toutes façons aboutir de 90 000 à 4 000 représente un immense déchet. Que feront après plusieurs années d'études les jeunes gens écartés du diplôme ? Cet état de choses implique une réforme de l'examen ou de l'enseignement et probablement des deux. Et il n'est pas étonnant que ce soient les étudiants qui s'insurgent ; ils sont un millier dans un amphithéâtre à écouter des cours théoriques qui ne leur ouvrent aucun métier.
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Voici leur plainte : « *L'enseignement de la rive gauche, comme celui de Nanterre, reste beaucoup trop théorique. On ne nous fait faire aucun stage. A l'heure des sondages de marché, de la planification, d'une publicité qui avec des méthodes scientifiques jauge la* « *motivation *» *des acheteurs, on nous parle à la* « *fac *» *de la loi de l'offre et de la demande ! Nous ne sommes plus sous Louis XIV... *»
Le début est très juste ; ils réclament un *apprentissage* et non des cours. La dernière phrase montre leur profonde ignorance. Je pense qu'en voyant se raréfier, renchérir certaines denrées depuis leurs manifestations tempétueuses, ils se sont aperçus que la loi de l'offre et de la demande ne datait pas d'une ordonnance de Colbert et n'avait pas été abolie par les « immortels principes » dont leurs cerveaux ont été lavés depuis leur enfance.
Les professeurs bien entendu regrettent l'état de choses qui leur est imposé par les politiciens de l'administration. L'un d'eux dans cette enquête dit très justement : « *A la limite, on est en train de fabriquer des robots et non plus des têtes bien faites. Or notre ambition est de développer l'esprit de synthèse et de jugement, ce que réclament le plus les entreprises. *» Mais comment EXERCER LE JUGEMENT lorsque manque à la base L'EXPÉRIENCE DES FAITS RÉELS ?
L'Université est-elle capable de la donner ? Une autre réponse nous fait craindre que non. L'un des professeurs répond à l'enquêteur comme il suit : « *Un tel objectif* (*pratique*) *est l'affaire des écoles supérieures de commerce* (il a raison). *Les facultés de droit et de sciences économiques ont une autre tâche : maintenir le flambeau des spéculations désintéressées, former des* « *écoles *»... »
Malheureusement la méthode est désastreuse, il n'y a pas en ces matières d'autre moyen d'arriver aux idées générales qu'une connaissance approfondie et *vécue* des faits économiques. Un fonctionnaire ne peut la recevoir que des livres. Enfin les faits économiques intéressent profondément la vie morale des hommes et il est nécessaire de les ordonner aux nécessités de cette vie morale ce qui est très généralement oublié.
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Il est certain que l'État n'a pas su organiser l'enseignement technique. Mais les chefs d'industrie, les patrons dont ce serait la tâche normale ne savent que se plaindre : « *Les élèves des Sciences Éco ne sont pas immédiatement rentables. On doit les embaucher comme apprentis. Ils vont nous faire perdre notre temps. *»
Leur excuse est que l'État les accable d'impôts et que son administration a eu l'intention bien nette d'accaparer toutes les formes d'enseignement, même celles dont le personnel dont elle disposait était parfaitement incapable.
Il y a une quinzaine d'années, devant le succès des écoles d'enseignement rural et d'enseignement ménager libres, subventionnées par le ministère de l'agriculture, l'Éducation nationale fit savoir à ce ministère trop soucieux de faire du bien au moindre prix que c'était à elle que revenait l'enseignement. Elle réussit facilement à installer pour les filles des écoles ménagères pour concurrencer celles qui existaient. Mais son projet, pour les garçons, consistait à donner aux instituteurs qui le voudraient une formation agricole de six mois pour qu'ils puissent enseigner dans ces écoles rurales.
Tous les gens au courant des choses de la terre firent observer qu'un stage de deux ans dans une ferme serait nécessaire pour que ces instituteurs eussent un commencement d'expérience utile. Nous ne savons ce qui se passa ensuite. L'administration eût bien trouvé des instituteurs pour enseigner le classement des terrains et la théorie officielle des engrais, mais en a-t-elle trouvé pour aller travailler deux ans comme ouvriers agricoles dans une ferme modèle ?
Or l'erreur de l'Université est la même aux différents échelons de l'enseignement. Une foule de jeunes gens ont été invités à s'instruire, l'industrie réclamant des ouvriers professionnels instruits, des contremaîtres compétents, une maîtrise de qualité, des ingénieurs au courant des réalités industrielles. Au lieu de demander à ces industriels de les former eux-mêmes, en discutant les conditions financières, bien entendu, l'Éducation nationale a voulu conserver son privilège, elle a hâtivement formé des maîtres n'ayant qu'un savoir livresque.
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Voici ce que disent les jeunes gens à l'enquêteur de la *Vie française :*
« *On nous avait promis une nouvelle orientation, fondée sur les travaux pratiques -- mais il n'a pas été encore possible de constituer un corps d'enseignants convenables pour ces fameux T.P... il semble qu'on embauche les premiers qui se présentent. Ils n'ont pas assimilé leurs connaissances et semblent vivre sur une autre planète ; ils ne rattachent que faiblement ce dont ils parlent à la vie quotidienne... *»
Or les syndicats de l'Enseignement soucieux de leurs privilèges et les dirigeants de l'U.N.E.F. s'inquiétèrent alors du danger de mainmise des entreprises privées sur l'enseignement technique. Les premiers parce que toute administration cherche à grandir (pour faciliter l'avancement) et par esprit de domination idéologique sur la jeunesse ; les seconds payés par l'État, pour plus de « liberté », car ils sentaient qu'un apprentissage dans les corps de métiers serait beaucoup plus strict.
Ces jeunes gens ont de dix-huit à vingt-deux ans environ ; ils demeurent (par la forme même de l'enseignement) des enfants sur les bancs d'une école, et même des pensionnaires. J'avoue que j'aurais très difficilement supporté cette vie après le bachot, et je la supportais avec beaucoup d'impatience à partir de quinze ans. Le 13 juillet je quittais le lycée pour commencer la moisson le 15, avec le désir sans doute d'aider mon grand-père, mais plus encore je m'en rends compte pour faire une vraie besogne d'homme qui m'apprenait la plus ancienne et la plus nécessaire des tâches humaines, cultiver la terre nourricière.
Dans les Universités ces jeunes gens, par la faute des mœurs, *deviennent pères avant d'avoir cessé d'être des enfants*. Ils ignorent tout des exigences de la vie sinon celles de l'instinct animal et leur entrée dans la vie sociale, celle qui impose des conditions, se trouve reculée. Ils sont sans connaissance du réel et de la véritable nature des choses et deviennent facilement adeptes de toutes les théories verbales.
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APPRENTISSAGE-ÉDUCATION. L'apprentissage est tout autre. Le jeune apprenti, au lieu d'être un élève sur les bancs d'une école, écoutant un maître qu'il voit de loin en loin, entre aussitôt dans une société organisée d'adultes. C'est pour lui une promotion. Il travaille avec des hommes ; il y a des compagnons, des maîtres ouvriers, des anciens, un patron. Il entre dans un atelier où tout ce qu'on fait est utile et sert à quelque chose. Je me souviens qu'autrefois, (avant 14) les journaux de gauche avaient véhémentement accusé les Frères des écoles chrétiennes installés à Madagascar d'exploiter les enfants ou les orphelins dont ils s'occupaient parce qu'ils vendaient (pour nourrir leurs orphelins et eux-mêmes) les objets qu'ils faisaient faire dans leurs ateliers d'apprentissage. Et Péguy réagissait à peu près comme ceci : « *Ainsi ces frères enseignent à faire de vraies tables sur lesquelles on peut manger, des bancs sur lesquels on peut s'asseoir ! Quels monstres ! *»
Le jeune homme apprend ainsi non seulement l'usage des outils sur des objets simples, mais il prépare l'ouvrage des compagnons plus âgés ; il a donc très tôt *des responsabilités réelles que sanctionne l'évidence d'une malfaçon ou d'une perte *; il voit comment s'organise le travail, il assiste aux coups du sort, aux « pépins » qu'il n'est pas toujours possible d'éviter, aux commandes ajournées, aux brusques demandes imposées par quelque nécessité subite. Enfin l'apprenti est *entré dans la vie véritable.* Il y reçoit l'éducation que donne par elle-même la hiérarchie dans le travail et dans le savoir, en même temps qu'il s'instruit dans un métier réel. Quel contraste avec les parlotes d'étudiants où on conteste sans expérience.
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Or c'est le moment choisi par l'État pour prolonger la scolarité et supprimer la formation professionnelle jusqu'à seize ans révolus ; et alors les jeunes gens devront choisir parmi les professions sans savoir ce qu'elles sont. Ils ont désappris à se servir de leurs mains, désappris à se nourrir l'esprit par l'observation des faits.
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Du même coup l'État supprime *deux cent mille professeurs bénévoles* qui ne lui coûtaient rien, les artisans formant les apprentis. Et la formation qu'ils donnent est si bonne que la plupart se plaignent de voir les apprentis qu'ils ont formés à un métier complet leur être arrachés par les usines qui manquent de vrais professionnels, et se contentent de former des ouvriers spécialisés sur tel tour ou telle autre mécanique, et qui deviennent eux-mêmes de simples machines : quoi d'étonnant à ce qu'ils finissent par détester le travail ?
Ce désir d'accaparer la jeunesse est d'ailleurs ancien il est constant dans l'Université et il a malheureusement pour origine la volonté d'imposer aux adolescents une métaphysique d'État, un agnosticisme, et puis un scientisme matérialiste et toujours un anticatholicisme.
Avant de supprimer ces artisans maîtres d'apprentissage, le désir de tout monopoliser avait poussé l'Éducation Nationale à les décourager de former des apprentis. Dans les écoles d'apprentissage de l'État, l'enseignement est gratuit ; l'État entretient les bâtiments et paie les maîtres. Mais il force ces professeurs bénévoles que sont les artisans à payer les apprentis et à signer des contrats qui obligent le maître pour deux ans, même si le jeune homme s'avère bon à rien. Enfin un artisan qui n'a qu'un petit nombre d'ouvriers travaille lui-même toute la journée comme ses ouvriers. Eh bien, du bénéfice de l'entreprise, l'État ne défalque pas son salaire. Sa dépense en travail est considérée comme un bénéfice !
Malgré cela, l'institution est si naturelle, elle convient si bien à beaucoup d'esprits qui ne comprennent que s'ils voient, touchent et sentent, elle répond si bien au désir des adolescents de quitter les exercices scolaires pour entrer dans l'étude pratique des métiers, qu'elle a survécu aux persécutions de l'Éducation Nationale jusqu'à sa récente suppression par la prolongation de la scolarité. Et il est probable qu'elle survivra à cette nouvelle épreuve.
Nous ne pouvons que renvoyer à notre livre *Culture, École, Métier* où ces questions ont été traitées avec simplicité.
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Nous savons très bien qu'il importe d'instruire à tous les âges de toutes connaissances théoriques utiles à la pratique. Mais on a mis la charrue avant les bœufs, on a interverti l'ordre naturel de la connaissance. Au lieu de faire de l'enseignement technique dans les écoles du type secondaire, il fallait donner un enseignement général adapté aux âges et aux métiers dans des écoles techniques.
Il est remarquable que les étudiants désirent faire un apprentissage plutôt que suivre des cours ; mais ils s'en prennent aussi aux examens et ils ont entièrement raison. Dans un atelier, sans aucun examen, l'adolescent adroit, actif, intelligent, est vite repéré, et utilisé suivant ses dons ; il s'y forme en même temps le caractère car la nécessité de l'ordre et de l'harmonie est immédiatement ressentie. L'école n'a aucun de ces avantages et il est inadmissible que l'avenir des jeunes gens dépende d'un unique examen et non des notes reçues au cours des années d'étude. La France est la seule nation chez qui subsiste cette stupidité et c'est contre l'enseignement libre qu'elle a été maintenue, parce qu'on ne voulait pas tenir compte des livrets scolaires d'établissements autres que ceux de l'État.
Mais les étudiants (et beaucoup de professeurs) s'en prennent en même temps à la collation des grades par l'État, puisqu'ils veulent un contrôle de la manière dont ils sont accordés.
On a d'excellentes raisons de se défier de la manière dont ces jeunes gens à la fois très ignorants et la tête pleine d'idées fausses engageront le dialogue avec le gouvernement car ils ne savent pas ce dont ils souffrent ni ce qu'ils veulent. Mais il est certain qu'il n'y a pas d'enseignement vraiment libre lorsque l'État a le privilège de la collation des grades. Il est de ce fait le maître des programmes et du sens à donner à l'enseignement, le maître même des horaires à consacrer aux matières qu'il veut faire prévaloir. C'est une pure tyrannie aboutissant à former des robots ou des esclaves. En ce moment les esclaves se révoltent sans savoir au juste ce qu'ils veulent. Mais il est certain qu'une autonomie (si désirable) des universités aboutirait à diversifier les programmes, les examens et les diplômes. Finalement la collation des grades serait arrachée à une administration d'État.
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L'occasion est belle pour l'enseignement libre s'il veut obtenir d'un gouvernement aux abois une révision du statut qui lui est imposé et la reconnaissance des grades qu'il confère. Seulement l'enseignement libre est lui-même dirigé d'une façon tyrannique par des hommes soucieux de s'aligner sur un État incapable et dont on voit présentement le succès.
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Telle est la situation actuelle. Il nous reste à examiner plus précisément les erreurs dans la conception même de l'enseignement.
Nous venons de dire qu'au lieu de vouloir donner un enseignement technique dans des écoles du type secondaire il fallait donner au sein des écoles techniques préparant à telle série de métiers, un enseignement général adapté à l'âge des étudiants et à leurs connaissances du réel, les écoles d'Arts et Métiers, les Écoles supérieures de Commerce étaient un bon modèle.
Mais l'enseignement secondaire lui-même était fort dégradé depuis la réforme de 1903 et beaucoup de professeurs en exercice aujourd'hui s'en ressentent.
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CONSÉQUENCES INTELLECTUELLES. -- On a oublié les méthodes prudentes et profondément réalistes de l'ancien enseignement secondaire et qui étaient très pratiques. Institué pour former les esprits à réfléchir, à distinguer les idées, à juger de leur extension et de leur contenu, de leur contact entre elles et avec la réalité, il ne débutait pas par des théories, il était essentiellement *un apprentissage par l'étude du langage* qui est certainement le moyen le plus favorable pour cette tâche. Le dessin, la musique sont aussi des langages de l'esprit et ils ont l'avantage de pouvoir être compris partout sans traductions, mais il y a beaucoup moins de gens pour les entendre.
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Les élèves passaient donc quatre ou cinq ans à *une besogne toute concrète et pratique qui est l'explication de textes à travers l'histoire.* Les jeunes gens analysaient la pensée d'auteurs de différents âges, de langue différente, de personnalités bien distinctes et souvent géniales.
Quand cette étude, suffisamment prolongée, avait aiguisé les esprits à distinguer les différents sens des mots, d'après le contexte, les différentes formes de la pensée ou des langages différents, alors seulement on y abordait les idées générales, on essayait de classer les connaissances acquises, on abordait tout naturellement la philosophie élémentaire, c'est-à-dire la psychologie.
C'était donc bien un apprentissage pour former le *jugement *; on peut s'apercevoir que de nos jours le jugement est, chez les hommes en place eux-mêmes, beaucoup plus rare que l'intelligence.
Mais lorsqu'on eut donné une place importante aux sciences, cette méthode fut renversée ; on expliqua les théories scientifiques qui avaient cours (trente ans auparavant). Bien sûr on répéta les expériences qui pensaient les fonder ; mais ce n'était plus une méthode *de recherche* comme d'analyser le comportement de frère Jean des Entomneures au clos de Seuillé ; celui du Cid devant les faits nouveaux de son existence ; ou de Xénophon faisant retraite dans les montagnes d'Arménie ; ou de Jeanne d'Arc devant ses juges. L'enseignement des sciences était dès ses débuts une méthode d'exposition *d'idées générales.* Au lieu de montrer la pensée de Galilée, de Képler ou de Descartes se débattant avec les principes de conservation, comme on avait exposé celle d'Eschyle cherchant une solution au déterminisme moral ou de Socrate demandant comment définir une loi, ON PRÉSENTA DES THÉORIES TOUTES FAITES qu'il n'y avait qu'à accepter.
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Au lieu de former des esprits scientifiques par l'observation, par *l'histoire des recherches*, par l'analyse des écrits comme le « Traité du vuide » de Pascal, comme les premiers opuscules de Lavoisier, ce qui correspond à l'étude de la morale de Sénèque (ou d'Homère) ou à l'entretien sur Épictète et Montaigne, on montra la science comme une maîtresse infaillible avançant de découvertes en découvertes par un enchaînement parfait.
Or la science repose sur un postulat métaphysique inavoué : la rationalité parfaite de la nature et donc l'accord parfait des mathématiques avec elle. Un élève intelligent s'aperçoit tout de suite que le nombre pi qui sert aux mesures du cercle est un nombre incommensurable ; de même la diagonale du carré (racine de deux). Ces exemples si simples prouvent que les mathématiques ne donnent qu'une approximation. Elles sont comme une échelle placée le long de la nature pour la mesurer. A mesure qu'on rapproche des barreaux, à mesure qu'on trouve des combinaisons numériques et des rapports plus subtils entre les nombres, on peut serrer de plus près la nature et même on peut découvrir de nouveaux rapports physiques : ce sera toujours une approximation, et la rationalité de la nature (entendue au sens de la mécanique rationnelle) restera toujours une hypothèse de travail qui s'est longtemps montrée fructueuse mais qui ne tient pas compte de ce que l'esprit humain fait partie intégrante de la nature créée. Or aucune explication totale n'est valable sans rendre compte de la sensation, de la perception et de ce fait que sur un point de ce tourbillon de réactions matérielles, il y a *conscience.*
Les sciences furent donc enseignées aux adolescents au rebours de ce qui convient à la formation des esprits. Au lieu que la grammaire et la logique, base de l'enseignement depuis le haut Moyen Age, étaient enseignées, tant à l'école primaire que secondaire, par des travaux pratiques sur des textes, la science fut enseignée comme une théorie massive et sans faille où les étages s'ajoutaient aux étages avec une sécurité entière.
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Hélas ! C'était ce qu'on voulait : fabriquer des scientistes en éliminant les problèmes métaphysiques. La méthode imposait une théorie sans que les incertitudes de la recherche, et de la théorie elle-même, fussent connues ; mais aussi sans que les astuces de l'induction, les richesses de l'invention intellectuelle fussent mises en évidence. C'est ainsi que l'intelligence elle-même s'affaiblit dans une nation lorsqu'elle n'est plus formée à s'exercer à l'interdépendance de toutes les causes. Car tout fut tenté en même temps pour éliminer les particularités gênantes pour la Science rationnelle comme la spécificité des phénomènes vitaux, la finalité manifeste de certains d'entre eux, et l'impossibilité d'expliquer rationnellement la conscience.
Et l'évolution fut alors inventée pour supprimer tout problème métaphysique. Le changement bien entendu n'a jamais été nié, ni l'existence du temps. La Bible elle-même (et les hymnes de saint Ambroise pour les vêpres) présentent la création comme ayant un plan qui se développe dans le temps. Mais la théorie de l'évolution voudrait prouver que ce plan n'a pour raison que les seules causes naturelles matérielles. Le philosophe suisse A. Herren disait pourtant déjà en 1887 : «* Les physiologistes auraient beau étudier objectivement pendant des siècles les nerfs et le cerveau, ils n'arriveraient pas à se faire la plus petite idée de ce qu'est une sensation... si eux-mêmes n'éprouvaient subjectivement ces états de conscience. *» On élimine donc de ces théories scientifiques ce qui permet de les faire et reste le fond du problème.
La Science ne pourrait procéder autrement ; nous ne lui faisons pas un reproche d'avoir une méthode qu'elle est obligée de suivre, mais le fond du réel lui échappe nécessairement. Ses travaux nous intéressent vivement nous-même, mais un enseignement qui cache le véritable caractère de la science est néfaste pour la formation des esprits, néfaste pour l'homme seul en présence des problèmes de sa vie et de sa destinée ; *car il ne résout* SCIENTIFIQUEMENT *ni le choix d'une carrière, ni son mariage, ni ses mœurs, ni sa mort*. Cet enseignement est donc néfaste pour les sociétés entières : il aboutit au fatalisme des instincts et des mœurs, à la morale de situation, à la décadence des nations, à la mort des civilisations, en leur cachant ce qui permet de durer : une règle morale.
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D'ailleurs depuis cent cinquante ans qu'elle s'y essaie la science a échoué à prouver expérimentalement, en biologie, l'hypothèse évolutionniste. Les paléontologues ont beau aligner d'antiques squelettes, trouver de plus en plus de formes intermédiaires entre les espèces, une hypothèse reste une hypothèse tant qu'il n'y a pas de preuves expérimentales. Or, on ne fait pas de la biologie avec de vieux os. Tant qu'on n'a pas vu en vie les êtres qu'on appelle avantageusement des hominiens, on ne pourra savoir ce qu'était leur physiologie pas plus que leur psychologie. On croit avoir fait un grand pas et on est resté à la même place dans l'illusion. Comment tant de prêtres et de religieux peuvent-ils avoir oublié que le postulat sur lequel est fondée la science n'est qu'un postulat, démenti par l'observation de la science elle-même, et par la philosophie. C'est un fait qu'ils l'ont oublié. Mais il leur restait, il faut croire, une inquiétude, et c'est la raison de l'extraordinaire succès des théories de Teilhard de Chardin. Car celui-ci donnait une explication pseudo-philosophique qui supprimait le problème ! Voici des textes :
« *Le Cosmos matériel est* fondamentalement *et* premièrement vivant *et toute son histoire n'est au fond qu'une affaire psychique immense : le lent, mais progressif rassemblement d'une conscience diffuse échappant graduellement aux conditions* « *matérielles *» *dont la voile,* secondairement *un état initial d'extrême pluralité *» (Énergie humaine, 29-30).
« *Abandonnée suffisamment longtemps au jeu des chances et à elle-même, la fantastique masse de l'Énergie granulée formant pour nos yeux dans le passé, la substance cosmique primitive tend naturellement à se grouper et à se resserrer sur soi* (*partout et autant qu'elle peut*) *en systèmes aussi compliqués et centrés que possible, cette* « centro-complexité »*, vite formidable, coïncidant avec l'apparition de foyers toujours plus lumineux de conscience. *» (L'Étoffe de l'Univers, 400.)
« *Dans une perspective cohérente du monde, la Vie présuppose inévitablement à perte de vue devant elle, de la Prévie. *» (Le dedans des choses dans le Phénomène humain.)
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C'est ainsi que finit par apparaître l'homme dans le monde : « *En première analyse, la condensation de la réalité cosmique en personnalité humaine paraît bien trahir une loi de la formation universelle ? *» (Le Phénomène spirituel dans l'Énergie humaine, 72.)
Que peut bien être « une conscience diffuse qui se rassemble » ? Que vient faire « le jeu des chances » dans un exposé à prétentions scientifiques ? Qu'est cette prétendue loi de « formation universelle » qui n'a pour preuve que la rêverie d'une condensation de la réalité cosmique en personnalité humaine ?
Il n'y a là-dedans que des solutions verbales hypothétiques d'un problème considéré avec une sorte d'effroi admiratif par un esprit qui croyait le résoudre avec des suppositions. Et comme l'évolution cosmique de l'*Esprit-Matière* doit aboutir à un point Omega que Teilhard définit : « *Le Terme supérieur cosmique décelé par l'Union créatrice *», nous sommes en présence finalement d'un système d'allure panthéiste : Dieu est l'âme du monde, comme le pensaient les philosophes païens du temps de saint Augustin. Mais en plus, il évolue. Si bien que tout ce que nous apprend la Révélation entre dans une évolution cosmique fatale. Dieu est dans le monde une conscience diffuse, il se personnalise dans la nature humaine, devient dans le Christ le Dieu conscient et se développera vers le point Omega qui est, si on peut dire, le Christ total. Voici encore un texte, : « *Le Christ n'est pas autre chose qu'Omega ; c'est en tant qu'Omega qu'il se présente comme attingible et comme inévitable en toutes choses. C'est pour être constitué Omega qu'il a dû, par les labeurs de son Incarnation, conquérir et animer l'Univers. *» (Science et Christ) ([^1]).
Cette expression « attingible et inévitable » ne veut pas dire, hélas, que Dieu nous a donné les moyens de nous unir à lui, que sa Toute-puissance est irrésistible, que Jésus, par sa vie et sa Passion a satisfait pour nous à la justice divine, mais que, Jésus est le résultat de la condensation cosmique en personnalité humaine d'une Matière-Esprit douée d'une conscience confuse.
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Nous savons par Jésus même (Jean, 5, 17) que son Père et lui-même « opèrent toujours ». Le monde ne se soutient que par là ; il est une création continuée et même continue. Cela rend parfaitement inutile pour nous cette confusion perpétuelle que fait Teilhard d'une hypothèse scientifique non prouvée, instrument de travail nécessaire d'une méthode déterministe, avec ce que la Foi nous enseigne.
D'ailleurs que savons-nous de la matière ? Tous les aspects que nous lui connaissons s'évanouissent sous les microscopes et les calculs des savants. Quoi de plus mystérieux que la notion de force ? et de force potentielle ! Ne serait-ce pas le nom de certaines formules mathématiques devenues des êtres ? Nous connaissons beaucoup mieux et plus directement notre esprit que la matière.
Bien sûr le Christ est inévitable, il viendra juger les vivants et les morts, en même temps qu'un ciel nouveau et une terre nouvelle remplaceront le cosmos de nous connu. Nous le savons par la révélation ; ce n'est nullement une évolution fatale à partir de la Matière-Esprit ou Esprit-Matière. S. Paul présente la destinée de la création comme suspendue à la liberté des enfants de Dieu. C'est le contraire de la pensée de Teilhard, qui élimine pratiquement la chute et la Rédemption. Et comme Jésus a dit que « ses paroles ne passeront point », nous nous contentons d'y croire, non sans voir le mystère qui sourd en chaque point de la Création. La raison raisonnante n'y pénètre jamais que faiblement et jamais davantage qu'à l'aide des dons du Saint-Esprit.
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L'ANALOGIE. -- Le musicien Rameau disait dans son code de musique : « *Le principe de tout est un, c'est une vérité dont tous les hommes qui ont fait usage de la pensée ont eu le sentiment... *» Rameau était cartésien. Pascal avait répondu d'avance, mais sans s'expliquer : « *La nature a mis toutes ses vérités chacune en soi-même. Notre art les renferme les unes dans les autres, mais cela n'est pas naturel, chacune tient sa place. *»
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Cela veut dire que nous voulons les faire dépendre l'une de l'autre, comme nécessitées l'une par l'autre, et partant d'un même principe, alors que nous sommes en présence d'une constante et mystérieuse *analogie.* Le mot grec signifie proportion, rapport. C'est une proportionnalité sans similitude. Les différentes sciences qui ont toutes débuté par l'observation ont chacune leurs lois et elles ont bien du mal à se rejoindre, bien que ce soit leur constant effort, et le langage mathématique, malgré ses succès, ne saurait donner une image de la création. Il serait d'ailleurs impossible de la reconstituer avec des formules mathématiques sans ce monde auquel on les applique, qui est un « donné » restant mystérieux. Quand nous faisions des tonneaux, nous cherchions pour tracer le fond, le rayon du cercle en prenant au compas le sixième de la rainure où le fond doit s'insérer. Nous faisions le nombre *pi* égal à trois. Cette approximation suffit. Le vrai nombre *pi* étant incommensurable, *son emploi reste toujours et à jamais une approximation.* Tel est le fond de la science ; elle est une ANALOGIE QUANTITATIVE des problèmes qu'elle peut aborder, sans jamais les résoudre certainement, sans pouvoir sur les problèmes que pose la conscience et sans signification sur l'ensemble de la Création. Le lien des choses est visible et mystérieux.
Mais tous les langages sont analogiques, celui de la philosophie comme les autres, car elle est obligée d'abstraire du réel des notions ou concepts qu'elle essaie de délimiter le plus parfaitement possible, et qu'il lui est bien difficile de réunir ensuite. La discontinuité du nombre n'est pas pire que la discontinuité du langage parlé pour traiter de ce qui est uni, simultané, continu dans l'homme et dans l'univers.
Je ne fais aucune injure à la philosophie, je pense même que tous les vrais philosophes sont d'accord là-dessus et conscients de ces difficultés. S. Thomas dit (C. Gent. IV. II) : « *J'appelle ici objet d'intellection ce que l'intelligence conçoit en elle-même de la chose qu'elle connaît. Ce* « *concept *» *n'est en nous ni la réalité perçue, ni la substance de l'intelligence, mais une certaine similitude que l'intelligence conçoit de la chose connue et qui se trouve signifiée par des paroles extérieures... *» La connaissance est une analogie réelle, mais une analogie de l'étant.
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Il est certain que la philosophie oublie souvent de s'interroger sur son langage et de le surveiller. Il est forcément un moyen d'art comme la logique elle-même, et il serait très important à l'heure actuelle d'en reprendre l'étude comme M. Gilson l'a essayé au commencement et à la fin de son livre sur *L'être et l'essence* ([^2])*.*
Et quand les progrès matériels et intellectuels de l'humanité lui eurent donné trop d'orgueil, Dieu vint nous avertir lui-même. Car l'unité de Dieu a été connue de peuples nombreux dès le fond des âges. Les sages Égyptiens du temps de Moise l'enseignaient à une élite. Les ethnologues nous disent qu'on trouve cette conception, voilée ou cachée par respect du mystère, chez des peuples très primitifs comme les Pygmées. Et c'est Dieu qui dut nous apprendre lui-même qu'il est Trine et Un, qu'en Lui le Multiple et l'Un sont mystérieusement unis. La Création porte en elle-même l'analogie du mystère de son Créateur.
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Teilhard est victime d'une fausse idée de la science donnée par l'enseignement ; elle lui a donné d'abord cette pensée qu'une simple hypothèse amenée normalement par le mécanisme naturel à la science moderne représentait exactement le réel. Il a voulu lier ces idées à ce qu'il savait par la foi, et même (on le dit) convertir au christianisme en le présentant comme l'aboutissement de la science. Les témoins de sa vie nous disant qu'il était pieux et irréprochable en sa vie de religieux, nous avons toujours pensé qu'il devait être un peu fou, avec une idée fixe lui cachant les vraies réalités de la révélation, et les limites de la science.
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Que n'a-t-il lu attentivement Pascal !
« *Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. *» (Éd. Tourneur, fr. 182.)
Et c'est pourquoi Pascal écrit ces lignes célèbres : « *J'avais passé longtemps dans l'étude des sciences abstraites ; et le peu de communication qu'on en peut avoir m'avait dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que les sciences abstraites ne sont pas propres à l'homme, et que je m'égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant. J'ai pardonné aux autres d'y peu savoir. Mais j'ai cru trouver au moins bien des compagnons dans l'étude de l'homme, et que c'est la vraie étude qui lui est propre. J'ai été trompé : il y en a encore moins qui l'étudient que la géométrie. Ce n'est que manque de savoir étudier cela qu'on cherche le reste... *» (Éd. Tourneur, fr. 396.)
On a beaucoup reproché à Bergson d'avoir méconnu le rôle de l'intelligence parce qu'il a dit que sa véritable fonction était d'étudier et d'organiser la matière. Mais Bergson vivait à l'époque du scientisme triomphant dans l'opinion et chez beaucoup de savants même. L'incroyable naïveté consistant à présenter la science comme une adéquation parfaite au réel explique la réaction du philosophe. Il donnait à « l'intuition » le rôle de pénétrer les choses spirituelles. L'intuition est une vue de l'esprit qui se distingue de la raison discursive par sa soudaineté et sa générosité. La raison ne fait que développer et expérimenter, soit dans le domaine psychologique, soit dans celui des sciences naturelles ; cette intuition base de toutes les découvertes, n'est autre chose que l'*inspiration* des artistes, qui est la solution d'un problème psychologique et métaphysique dans le langage de l'art.
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Bergson avait tort de séparer l'intuition de l'intelligence, car l'intuition n'a d'effets réels dans l'esprit que lorsque celui-ci est suffisamment mûr et développé pour mettre la raison au service de l'intuition et faire sa preuve, c'est-à-dire pas avant l'adolescence. S. Thomas dit lui-même : « *L'intelligence n'est pas même chose que la raison, car celle-ci comporte une démarche de l'un à l'autre tandis que l'intelligence est une appréhension subite de l'objet. *» Et il dit encore (*De Ver*) : « *L'esprit humain ne pourrait aller de l'un à l'autre si cette démarche ne commençait par une appréhension simple de la vérité. *» C'est vrai de la contemplation et c'est vrai de l'étude des sciences naturelles. Seule la terminologie de Bergson est critiquable. Ce philosophe était en chemin dans la voie de la vérité naturelle. Claude Bernard lui-même disait : « *L'idée neuve apparaît avec la rapidité de l'éclair comme une révélation subite. *» Et il ajoutait : « *La méthode expérimentale ne donnera donc pas d'idées neuves à ceux qui n'en ont pas ; elle servira seulement à diriger les idées chez ceux qui en ont et à les développer afin d'en tirer les meilleurs résultats possibles. *»
En ces matières l'homme est toujours orgueilleux et ingrat ; il reçoit ce qu'il croit tirer de lui-même. Pour rendre hommage à notre Créateur disons que, l'intuition, dans le domaine de la Sagesse, celui de la philosophie, des sciences ou des arts est une COMMUNICATION DE L'ÊTRE. Seuls les artistes lui ont conservé son véritable sens. Mais comment considérer cet être ?
Bien malin qui saurait dire ce qu'il y a de naturel ou surnaturel dans cette communication ; elle ne peut venir que d'une intelligence, et comme Jésus-Christ est mort pour tous les hommes depuis Adam, qui départagera le naturel du surnaturel dans l'invention d'un personnage comme Antigone ou Œdipe-Roi, ou même de Nausicaa ? Tout fuit quand Ulysse apparaît, le corps sali par l'écume des mers, le sable du rivage et les feuilles mortes sur lesquelles il avait dormi ; qui retient la jeune fille de se sauver ? sinon une grâce de courage et miséricorde pour un suppliant possible envoyé par les Dieux ? Depuis deux cents ans notre Université présente la pensée de Sophocle ou d'Eschyle ou d'Homère comme un infantilisme intellectuel et au contraire Lavoisier et ses corps simples comme un trésor définitif pour l'esprit humain.
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Or les Anciens ont entrevu par grâce les problèmes du salut, et Antigone a dit avant saint Pierre qu'il valait mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. Étonnez-vous de la barbarie intellectuelle de nos étudiants, habitués par l'Université à *mépriser la pensée de tous les siècles sauf quand elle est destructrice de la pensée*.
On ne demande pas aux enseignants d'avoir des intuitions sur ce qu'ils enseignent, quoiqu'ils pourraient en avoir sur la manière d'enseigner s'ils étaient doués. Forcément l'enseignement est au moins de trente ans en retard sur ce que les découvreurs, savants, artistes, philosophes sont en train d'expérimenter. Mais il ne faudrait pas qu'ils cachent la vraie vie de l'esprit en présentant le savoir comme une déduction rationnelle parfaite et sans mystère : car c'est tromper sur la science elle-même, sur la recherche et se tromper soi-même sur le véritable apprentissage intellectuel. Hélas, il y avait une intention : celle de supprimer tout mystère et de faire pièce à la religion.
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LA DÉMOCRATISATION DE L'ENSEIGNEMENT. -- Elle a amplifié le mal que les méthodes faussant la connaissance scientifique avaient propagé. Sa mise en pratique témoigne d'une grande stupidité, car s'il faut tirer de tout le peuple l'élite possible, il faut avant tout former des élites ; on se l'interdit en mélangeant des enfants sans aptitudes avec ceux qu'ils retardent et on abaisse le niveau des études sans seulement s'en apercevoir. La passion dominatrice et antireligieuse de l'administration d'État fait que l'enfant sorti d'une école de l'État passe en sixième sans examen et reçoit une bourse sans l'examen que doit passer celui qui sort d'une école libre. Étonnez-vous que tant d'enfants soient inaptes aux études qu'ils entreprennent et plus tard, étudiants, s'opposent à toute sélection !
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Nous avons remarqué que les enfants intelligents perdent leur temps après onze ans à l'école primaire à répéter d'année en année le programme du certificat d'études. Il en est de même dans l'enseignement secondaire si l'élite est mélangée à un trop grand nombre d'enfants à l'intelligence médiocre ou ayant une bonne intelligence mais non adaptée à la forme des études qu'on y fait.
Car les aptitudes sont fort diverses, de même que les mémoires, et tel enfant qui comprend par les yeux sera rebuté par ce qu'on voudra lui faire apprendre par l'oreille. L'intelligence du premier se formera plus vite s'il entre promptement dans un métier où l'acuité du sens de la vue est importante.
Sans doute il faut donner à tout homme autant que possible les moyens de se perfectionner en tant qu'homme. Mais les dons sont fort divers et fort inégaux et aussi les points de départ. Nous avons vu des artisans d'une adresse exceptionnelle fort sots dans la conduite de leur vie et inaptes à l'intelligence des possibilités du métier même où leur adresse était enviée. Nous avons constaté le rôle de l'éducation familiale ; c'est dans la famille que se fait la promotion première des jeunes. Un adolescent qui n'a dans sa famille entendu parler que des choses matérielles utiles à la vie est désemparé (à moins de dons extraordinaires) devant les choses de l'esprit. L'ascension progressive des familles dans le peuple est déjà un choix, une élection au développement des facultés intellectuelles. Nous ne comptons pas les familles où la faculté de s'enrichir est la seule qualité ; mais elles ne sont pas tellement nombreuses malgré l'éclat qui les entoure.
Autrefois la religion donnait à tous les enfants, comme a leurs parents, une ouverture sur les choses de l'esprit et le moyen de s'en enquérir. L'examen de conscience est un fameux moyen de perfectionner les hommes. Il est réservé aujourd'hui au petit troupeau, car diaboliquement tout a été fait pour détourner le peuple de son salut. Si bien qu'aujourd'hui l'enfant est très mal préparé à faire ses études : « *Tout le monde en sixième *» : ce programme n'a fait qu'accroître le nombre des sots prétentieux, diminuer dangereusement le niveau des études, rabaisser les esprits. Certains professeurs de l'enseignement supérieur, conscients du danger, devant l'ignorance des étudiants, voudraient mettre un barrage à l'entrée de ces incapables dans l'enseignement supérieur, mais les étudiants eux-mêmes s'opposent à cette solution qui pourtant rendrait leurs diplômes utiles.
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D'ailleurs les professeurs des nouvelles générations, même dans l'enseignement supérieur s'ils sont spécialistes de telle ou telle discipline, sortent souvent directement de l'enseignement primaire ; ils en gardent l'esprit qui consiste à simplifier à outrance les idées générales et se distingue par l'incapacité à en tirer du réel. La manière dont la science, leur était enseignée dans leur jeunesse semble faite pour former d'autres professeurs complètement dépourvus d'inquiétude sur le véritable caractère de la science et persuadés de la valeur absolue de leur savoir ; ils ont appliqué dans les instituts soi-disant techniques les formules pédagogiques qui en avaient fait des professeurs et tout à fait inaptes à ouvrir les carrières pratiques des différents métiers. Et comme devant l'afflux démocratique des étudiants il a fallu improviser des enseignants, on comprend que la situation de l'Université ne soit pas brillante.
Or, avec une population supérieure à la nôtre, l'Angleterre compte 350 000 étudiants, l'Allemagne 285 000. La France moins peuplée en compte 600 000. Il y en a vraisemblablement 200 000 de trop, destinés à faire ou des diplômés au rabais ou des ratés, sans profession, aigris, et des soldats de la révolution. Or ils sont payés par l'État, ils n'apprennent ainsi qu'un métier, celui de fonctionnaire. Telle est leur éducation. Ils devraient être dans les métiers, dans les écoles de commerce de différents degrés et de différent esprit tel que les fonde l'initiative privée quand elle le peut. Car on accable d'impôts les producteurs pour fonder des écoles qui sont bien incapables de remplacer les hommes de métier dans l'enseignement professionnel, tant pour la qualité de la formation que pour l'économie dans les dépenses. Qui empêche de faire des cours de philosophie et d'économie sociale dans une école professionnelle ? Un grand commerçant est tenu en outre non seulement de *savoir* mais de *comprendre* l'histoire et la géographie et cela ne nuit à personne. Mais si l'histoire est enseignée systématiquement comme ayant toujours évolué dans le même sens, comme un progrès continu de la démocratie sans tenir compte des lois naturelles de la morale, il est clair qu'elle ne peut pas contribuer à une formation sérieuse des esprits.
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Le désir de l'Éducation Nationale d'étendre son monopole se conjugue avec la mauvaise formation intellectuelle de ses maîtres pour empêcher les solutions raisonnables.
Tel est le résultat de l'esprit démocratique. Les lois sur les loyers au début de la guerre de 14, ont été prolongées par « esprit démocratique » jusqu'à la guerre de 40 et au delà. Elles ont arrêté la construction pendant trente ans, obligé 400 000 maçons à changer de métier, créé la crise du logement pendant laquelle les jeunes ménages devaient vivre à l'hôtel et en somme à démoraliser une population qui dépensait davantage pour son tabac et ses plaisirs que pour son logement.
Dans l'enseignement il aboutit à dévoyer la jeunesse qu'il détourne du véritable apprentissage des métiers et à la démoraliser aussi car en lui cachant ce qui est la véritable formation de l'esprit qui est en l'étude de la pensée des sages, il lui enlève les moyens de s'adapter à la vie réelle. Les murs de la Sorbonne et du lycée Henri IV sont couverts d'inscriptions ignobles. Il s'en trouve une cependant pour faire croire qu'il y a parmi ces jeunes gens révoltés au moins un d'entre eux qui comprend, le problème : « *Donnez-nous des maîtres à penser *».
Ces maîtres ont existé, existent peut-être même dans le sein de l'Université. La Sorbonne les cache ou les combat depuis cent ans.
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LES UNIVERSITÉS POPULAIRES. -- Contrairement à ce qu'on croit généralement, ce n'est pas d'aujourd'hui, ni d'il y a cinq ou dix ans, que datent les maux de l'esprit dont nous voyons les résultats. Il y eut au début de ce siècle une tentative toute spontanée, généreuse en son origine où beaucoup de jeunes universitaires donnèrent du leur autant qu'ils purent. Ce fut le mouvement des Universités populaires. Elles suscitèrent beaucoup d'enthousiasme et échouèrent rapidement pour les mêmes raisons qu'échouent les efforts du gouvernement actuel : des maîtres formés par de fausses méthodes, incompétents pour enseigner.
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Il faut remarquer que c'était une élite ouvrière qui avait demandé l'ouverture de ces « universités ». Les chefs syndicalistes de ce temps-là n'étaient pas politisés. Le parti socialiste leur faisait la cour, mais ils se tenaient sur le plan professionnel. Et ils se rendaient compte à la fois du désordre social dans lequel ils vivaient, de ce qui leur manquait pour comprendre les principes d'une économie juste et aussi les fondements et les possibilités de leurs propres métiers. Ils ignoraient que tout cela avait été expliqué par les grands économistes du XIX^e^ siècle, Le Play, la Tour du Pin, et par les encycliques des papes. La Sorbonne et aussi le clergé le cachait. Ils le demandèrent à ceux qu'ils croyaient capables de le leur apprendre et qui précisément *nolens aut volens* leur cachaient les bonnes solutions.
Péguy décrit ainsi dans sa *Thèse* (écrite en 1908, publiée en 1956) le début de cette entreprise :
« *C'était le moment où on venait de fonder les universités populaires, il en poussait partout dans tous les quartiers de Paris, au moins dans tous les arrondissements, dans toutes les villes de province* (...) *et tout au milieu de cette chaleur quelques difficultés n'avaient point échappé aux esprits avisés* (...) *disons-le tout de suite, la principale de ces difficultés* (...) *n'était ni plus ni moins que l'absence de la compétence.*
« *Il y avait de tout dans ces universités populaires... la Science en tête, et la Morale et le Civisme et l'Esthétique et cent autres et plus que tout, et le meilleur de tout, la bonne volonté, un dévouement sans borne... tout y était, sauf généralement comme partout la compétence. *»
On voit que les défauts si visibles de l'Université d'aujourd'hui datent de loin.
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Les esprits avisés dont parle Péguy furent entre autres Boutroux et Duclaux. Boutroux était un vrai philosophe, mais considéré comme un retardataire, un ennemi du monde moderne (déjà). Il avait écrit un livre : *De la Contingence des lois de la nature*, qui déplaisait fort aux scientistes. Il s'y trouve cette phrase significative : « *Comment concevoir que la cause ou condition immédiate contienne vraiment tout ce qu'il faut pour expliquer l'effet ? Elle ne contiendra jamais ce en quoi l'effet se distingue d'elle, cette apparition d'un élément nouveau, qui est la condition indispensable d'un effet de causalité. *» La science avait ce postulat inavoué de l'équivalence de la cause et de l'effet. Il était marqué en chimie par le signe =.
Duclaux était un savant, un biologiste, qui avait joué dans l'affaire Dreyfus un rôle marqué pour réunir beaucoup de professeurs du côté de ce qu'ils pensaient être la défense de la justice contre la raison d'État. Il était une des lumières de la jeunesse socialisante.
Il faut croire que ces deux très honnêtes gens soucieux du bien commun, observateurs perspicaces de la réalité et des questions fondamentales du moment présent, s'entendaient très bien, quoiqu'ils fussent classés par l'opinion estudiantine dans deux mondes opposés, car ils fondèrent alors l'École des Hautes Études Sociales. Boutroux présidait le Conseil de Direction, Duclaux était le directeur de l'École. Cette fondation partait d'une initiative privée. C'est elle qui est devenue « l'École des Sciences Po » quand elle fut absorbée par l'État.
C'était le moment où comme suite de la fondation des syndicats commençait une nouvelle période de la question sociale créée par la Révolution française. Dès l'abolition de l'Ancien régime, le monde ouvrier avait durement souffert de cette « liberté chérie » qui livrait le faible au fort sans aucun moyen de défense et n'avait été en fait que la liberté du pouvoir de l'argent. Il avait maintenant un moyen de défense dans la possibilité légale de s'unir en sociétés professionnelles.
La question sociale prenait un nouvel aspect ; ces deux maîtres éminents, Boutroux, Duclaux estimèrent le moment venu de créer une École où on étudiât les faits sociaux. Et que pensez-vous que fût son premier objectif ? Le jour même de l'inauguration Duclaux déclara :
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« *Dans l'École Sociale vous trouverez encore, en tête du programme, les mots suivants : préparation à l'enseignement des universités populaires. *»
« Car on venait de s'apercevoir, dit Péguy, que la bonne volonté ne suffisait pas, même enthousiaste. »
En annonçant ce cours, Duclaux s'adressait à des confrères, à des professeurs du secondaire ou du supérieur qu'il invitait avec beaucoup de précautions, pour ne point les froisser, à redevenir des élèves de la réalité :
« *Il s'agit simplement de leur éviter* (*à ces maîtres*) *les difficultés du début, devant un auditoire qui est différent des auditoires auxquels ils sont habitués, un auditoire qui, déjà aux prises avec les nécessités de la vie... voit les choses autrement, avec un esprit déjà mûr et aiguisé* (...)*. *»
Et la première conférence de Duclaux à l'École des Hautes Études Sociales fut une leçon pour l'inauguration du cours préparatoire à l'enseignement dans les Universités populaires. Grâce à Péguy qui s'était rendu compte de l'importance exceptionnelle de cette conférence, elle a été conservée. Vous la trouverez dans sa *Thèse* (p. 127). Elle explique si bien la maladie des esprits due à un enseignement faussé de la science, à une fausse pédagogie recherchant la facilité de l'enseignement, qu'il est nécessaire d'en donner des extraits.
Nous passons le début de cette conférence ; elle a trait au public d'ouvriers qui avait demandé à l'Université ce supplément de savoir. Il était meilleur qu'aujourd'hui : il n'était pas politisé. Les chefs des syndicats étaient des ouvriers intelligents et dévoués et ne pouvaient récolter que des coups à se mettre à la tête de leurs compagnons contre l'arbitraire et l'injustice de l'économie alors régnante. Et il y avait proportionnellement davantage qu'aujourd'hui d'ouvriers ayant une formation complète dans leur métier.
Le public actuel de bacheliers est beaucoup plus ignare que ces ouvriers, car ceux-ci avaient une expérience de la vie, de l'œuvre à faire et des méthodes. Nous avons expliqué dans *Culture, École, Métier* quelle formation intellectuelle cela donne, à partir du concret. Le défaut des méthodes pédagogiques auquel s'en prend Duclaux est aujourd'hui d'autant plus désastreux que ces méthodes s'appliquent à de jeunes esprits sans expérience d'aucune sorte, sinon, bien souvent, l'expérience préférée du vice.
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S'adressant donc à des professeurs, Duclaux commence ses reproches à l'enseignement des Sciences par la géométrie, et par Euclide même : « *Il s'est donné le soin très précieux qui a servi à des centaines de générations de rassembler tous ces théorèmes et de les réunir à la fois par un fil ténu et fort...* (*en*) *un ensemble tellement parfait au point de vue pédagogique qu'il est impossible de pouvoir échapper à droite ou à gauche...*
« *Très bien, seulement on est arrivé à ce résultat en le promenant pour ainsi dire dans l'obscurité* (...)*. Le côté de lucarnes par lequel le soleil, la lumière passaient* (...) *ont été mastiquées, les portes de sorties et de dégagement ont été bloquées* (...)*. Figurez-vous un hôtel contenant des centaines de chambres, dans lesquelles un commissaire-priseur se promène de manière à ne pas repasser deux fois dans le même endroit et à faire un inventaire exact ; toutes les portes de communication, sauf celles qui vont servir, sont fermées* (...) *et on arrive à finir sa géométrie sans avoir le moins du monde l'idée générale de l'édifice qu'on a parcouru. *»
Duclaux ne donne pas d'exemples. J'en imagine un très simple, d'après mon ignorance ; on pourrait trouver plusieurs définitions du cercle quand ce ne serait que d'avoir la plus grande surface dans le plus petit pourtour. Pourquoi en a-t-on choisi une autre ? Probablement parce qu'elle engendre plus de conséquences, parce qu'elle est plus riche en possibilités et même rappelle le tracé de la figure... C'est cela qui intéressera un esprit curieux. Ce n'est pas cela qu'on expose.
Duclaux s'attaque ensuite à la physique et à la chimie : « *Là aussi la malice des hommes est intervenue ; mon Dieu, toujours dans un but très louable, le sentiment pédagogique l'a emporté ; la physique à l'heure actuelle n'est plus l'étude des corps telle qu'elle devrait avoir lieu, mais l'étude de forces, l'électricité, la chaleur qui ont des noms et sont revêtues d'une sorte d'entité* (...) *ce n'est pas à l'étude d'un corps pesant que l'on procède, mais à celle de la pesanteur* (...) *et si un corps est à la fois chaud et pesant, il faut partager son étude en deux chapitres* (...)*. Cet enseignement* (...) NE MET PAS LE PROFESSEUR EN PRÉSENCE DE LA RÉALITÉ. » (C'est nous qui soulignons.)
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Et Duclaux ajoute à propos des ouvriers mais c'est vrai pour tout enseignement technique : « *il a besoin de réalités ; les problèmes dont il a à s'occuper le mettent en présence de réalités ; nous le mettons en présence d'abstractions qui n'ont aucun substratum physique. *»
Et Duclaux continue (p. 141 de la *Thèse*) *:* « *C'est ici -- pour ne pas trop insister sur ce sujet -- que nous trouvons cette abominable chose qu'on appelle les programmes, qui donnent à l'enseignement sur tous les points de la France exactement la même forme, les mêmes directions, qui font que d'un bout à l'autre de la France ce sont les mêmes problèmes qui sont enseignés de la même façon, qui font que tous les esprits finissent par être coulés dans le même moule, qui font que nous sommes des critiques, que nous savons très bien trouver les points faibles de certaines choses parce que notre éducation nous a appris à être des critiques, mais qui font que nous ne sommes pas autant des* INVENTEURS *que nous devrions l'être, autant que nous l'avons été autrefois ; parce que quand tous les esprits sont coulés dans le même moule, ce n'est pas une raison pour qu'ils se frottent ensemble et se tirent mutuellement des étincelles ; il est nécessaire qu'il y ait des différences dans l'enseignement public, il est nécessaire que des esprits partis de points différents tendent au même but ; c'est de là que vient la lumière, et ce n'est pas en cherchant dans le même sens, même quand on se coudoie, mais en échangeant des idées et des notions qui peuvent être utiles. *»
Ceci fut donc proféré devant une assemblée de professeurs par un des plus éminents d'entre eux en 1900, il y a soixante-huit ans. Et Duclaux achève ainsi : « *En résumé vous voyez que l'éducation que nous avons reçue nous fait vivre dans l'abstrait et dans l'absolu, elle nous donne une vision un peu artificielle des choses, vision que pour rendre concrète, nous avons besoin d'un travail personnel. *»
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Boutroux, Duclaux, l'École des Hautes Études sociales ne voulaient pas diviser, mais unir, et Duclaux disait dans la même conférence que « *ce travail personnel du monde enseignant servirait à unir l'ouvrier au monde extérieur dans une communauté, non seulement avec les choses, mais avec les hommes qui l'habitent avec lui. Ce sentiment que je développe en ce moment n'a pas seulement une portée pédagogique mais une portée sociale... *»
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Qu'en fut-il de ce grand dévouement ? Duclaux fut si peu entendu que les salles des Universités populaires se vidèrent en peu de temps. Beaucoup d'universitaires se lancèrent dans la politique et la marquèrent de la fausseté idéologique qu'ils avaient puisée dans la manière dont étaient enseignées les sciences. Ce fut aussi l'époque où le marxisme prévalut définitivement sur les idées de Proudhon. Ce dernier voulait instituer des mutuelles, des coopératives, des fédérations qui eussent constitué l'État ; c'est-à-dire qu'il voulait faire appel à la responsabilité de chacun. L'état social eût reposé sur une formation intellectuelle et morale de tous les citoyens ; elle s'acquiert par l'exercice d'une responsabilités personnelle dans la profession et dans toutes les institutions de sauvegarde. Le marxisme au contraire est profondément matérialiste et fut adopté par une foule d'intellectuels sans intelligence contre le sentiment des syndicalistes d'alors.
Trois ans après ces cours de Duclaux l'enseignement secondaire était massacré (1903) au détriment de la formation intellectuelle vraiment humble, pratique, concrète et normale de l'ancien enseignement secondaire. On créait trois nouvelles sections où la science devenait prépondérante et malheureusement avec cette fausse méthode dogmatique qui détourne les esprits du véritable caractère de la science et des moyens de la recherche. Or le même diplôme était donné aux quatre sections, à ceux des élèves qui n'avaient qu'une formation fausse ou rudimentaire comme aux autres.
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Les étudiants qui ont provoqué les incidents du mois de mai 1968 furent probablement poussés par des agitateur professionnels, mais l'État lui-même par ses réforme démagogiques et stupides a fait de ces étudiants non sélectionnés, sans formation sérieuse de l'intelligence, sans avenir professionnel, une armée toute préparée pour les révolutions.
Avec leurs « Universités d'été » ils reprennent l'idée des Universités populaires. Mais celles-ci avaient été fondées à la demande d'ouvriers intelligents et modestes qui voulaient s'instruire, et ce ne fut pas de leur faute si on ne sut pas leur donner ce qu'ils demandaient. Aujourd'hui nous sommes en présence d'apprentis qui veulent vivre aux frais de l'État et commander à leurs maîtres. Parmi ces maîtres il y en a certainement qui sont désireux de défendre le véritable apprentissage intellectuel. Mais beaucoup plus nombreux sont ceux qui ont l'esprit détourné par leur formation. A l'origine il y a le monopole de l'Université. Partout en Occident les universités sont libres et les professeurs élisent eux-mêmes leur recteur. Cela n'empêche pas la routine mais facilite le moyen d'en sortir. Napoléon I^er^ fit de l'Université un instrument de règne, et voulut domestiquer pareillement l'Église. Notre gouvernement fait de même sur ces deux points, ce qui nous entraîne à aborder succinctement les problèmes politiques de l'heure.
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Nous avons jusqu'à présent dans cet écrit étudié la crise des esprits, mais il s'agit plutôt d'un abaissement intellectuel général, à quoi aboutit la mainmise de l'État sur l'enseignement. Ce fut déjà le cas sous l'Empire romain.
Tous les despotes, qu'ils soient Henri VIII ou Pierre le Grand ou Napoléon, ont voulu être maîtres du pouvoir spirituel et le faire servir à leur pouvoir temporel. Ils ont fait schisme comme Henri VIII ou bien comme Pierre I^er^ ont manœuvré à leur aise une église nationale autocéphale.
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Le catholicisme maintenait sans faillir, quoiqu'avec beaucoup de souplesse, les traditions de la liberté du pouvoir spirituel, et ne pouvait être réellement soumis. Les despotes l'ont donc combattu avec prédilection et se sont servis pour cela de leur monopole de l'enseignement. Chacun sait que les écoles normales d'instituteurs depuis 1880 étaient des forceries d'où sortaient des maîtres rationalistes et antireligieux qui ont déchristianisé toute la France rurale. Moins directement, l'Université a fait la même besogne jusqu'à nos jours. Le kantisme et le rationalisme ravageaient les esprits. Ce mot : *ravageaient* paraîtrait dur à M. Gilson qui nous fait dans *Le Philosophe et la Théologie* un tableau particulièrement aimable de la société des professeurs de son temps. Parbleu ! Ils régnaient ! Ils étaient d'autre part vraiment cultivés et fort honnêtes gens. Et moi-même j'ai aimé tous mes professeurs de l'enseignement secondaire officiel, bien que je fisse des réserves sur ce qu'ils me disaient. N'empêche que mon professeur de philosophie me rendit (en théorie, car personne ne peut l'être en pratique) kantien pour six ou huit ans ; je m'en sortis péniblement. Et M. Gilson cite une phrase de Marcel Mauss, un des patrons de la sociologie de ce temps, qui donne raison à ce que je dis de l'Université et à ce qu'en disait Péguy. « *Un jour, dans la cour de la Sorbonne, des jeunes gens le louaient* (M. Mauss) *de parler de la religion avec une objectivité toute sociologique. *»
*Mauss répondit gracieusement :* « *C'est vrai, je n'attaque pas la religion, mais je la dissous. *»
Tous ces honnêtes gens étaient eux-mêmes des enfants d'une Université qui n'avait cessé de lutter contre le catholicisme, et les esprits originaux sont bien rares.
Quand il s'en présentait l'administration, truffée de protestants et de francs-maçons, les éliminait autant que possible ; on les écartait de l'enseignement à l'École normale supérieure ; on le fit pour Brunetière qui avait écrit un livre sur la « *Faillite de la Science *», pour Bergson qui fut également écarté de la Sorbonne où le patron de la philosophie fut Brunschvicg, vrai philosophe certes, mais idéaliste. On ne craignait pas un homme qui ne pouvait que pousser à l'agnosticisme, on écartait un homme qui soufflait sur les nuées cachant les données immédiates de la conscience et de la liberté humaine.
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S'y ajoutait l'esprit de toute administration sans responsabilité réelle. Dans le tome II de ses *Mélanges de Linguistique générale,* A. Mallet a donné un article nécrologique sur le linguiste Maurice Cohen ; on laissa ce véritable chercheur scientifique s'épuiser dans l'enseignement secondaire sans lui donner un véritable enseignement de savant. Et Mallet dit : « *L'habitude qui s'est prise de n'accorder de postes scientifiques, même les plus modestes, qu'à des savants qui ont déjà fait ce qu'on appelle leurs preuves, et même quand ces preuves sont faites, de placer des médiocres qui attendent depuis longtemps avant les hommes rares qui sont des créateurs faits pour diriger, n'a pas permis à M. Cohen... *»
On peut lire page 203 et suivantes de *Culture, École, Métier* ce qu'en pensent le physicien anglais Thompson et Aug. Lumière.
Et Fustel de Coulanges, le plus grand de nos historiens, n'est-il pas exclu des bibliographies dans les livres issus de la Sorbonne ?
Les éditeurs eux-mêmes s'en mêlent. Comment se fait-il que l'un des écrits les plus importants de Péguy, et aussi l'un des plus clairs et des plus concis, des plus fournis de preuves, soit caché ? Ce *Zangvill* est la préface à une nouvelle d'un auteur juif de ce nom. La nouvelle a 45 pages, la préface 90.
Sans avoir d'autre titre que « Zangwill » la préface de Péguy est certainement la première de ses « Situations » et la meilleure. La pensée de Péguy se cherchait souvent et restait parfois longtemps confuse. Cet écrit, trop clair, trop convainquant, où Renan et Taine, ces lumières de L'Université (avant Gide et Sartre) sont disséquées jusqu'à l'os, a été éliminé.
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De même on laissait à Bordeaux Duhem ou plus récemment Bounoure à Strasbourg, car ce dernier pensait que l'évolutionnisme n'était pas prouvé et il avait écrit un livre où la finalité était mise en relief. Car l'évolutionnisme fut toujours doctrine officielle comme un moyen d'écarter définitivement la possibilité d'un Créateur, et de cacher à la jeunesse les doctrines spiritualistes. La Sorbonne n'a rien pu fonder pour la formation morale de la jeunesse et ses critiques aboutirent à l'immoralisme. Si bien que les programmes de l'État obligent à faire connaître à de très jeunes adolescents les doctrines de Gide et de Sartre et il n'est jamais question de Péguy.
Or tout se tient ; le despotisme de l'État dans l'enseignement est rendu possible par les formes politiques de notre société. Les Français ont fait de nombreux efforts depuis cent cinquante ans pour sortir des mauvaises conditions sociales dans lesquelles ils vivaient depuis la Révolution. Nous en sommes depuis ce temps au moins à notre vingtième « constitution ». Tous ces efforts ont été viciés par les idées fausses issues de la Révolution ; car jamais les sociétés naturelles fondamentales, familles, professions, provinces n'ont eu la parole, et on a toujours tenté, bien plutôt, de les faire taire. On rendait impossible toute solution raisonnable qui puisse rendre l'équilibre de la santé au travail et à la vie familiale.
*Les Français ne sont pas représentés.* Quand les agriculteurs veulent se faire entendre, il leur faut barrer les routes et arrêter les trains. Quand les ouvriers ont quelque réclamation à faire, il leur faut, pour qu'on les écoute, occuper les usines.
Les agriculteurs, me direz-vous, ont dans les régions où ils sont la majorité, des députés capables de défendre leurs intérêts. D'abord ces députés ne représentent pas que des agriculteurs, mais principalement les partis qui leur fournissent l'argent de leur campagne électorale. Ce système commence par diviser en partis une population homogène dont, au fond, les intérêts majeurs sont identiques. Au profit d'une race de politiciens dont c'est le métier de vivre de cette division. C'est donc un système de *désorganisation sociale* inventé en 1789 pour désorganiser réellement une société où l'individu était protégé par ces institutions naturelles que sont les organisations professionnelles ou les corps d'état.
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Avec les élections d'un député par district ou arrondissement, la représentation naturelle des groupes sociaux par leur élite était supprimée ; il n'existait plus que des individus divisés par des opinions superficielles ou créées artificiellement et qu'on manœuvrait à loisir. Ce fut l'aubaine des avocats sans causes, des médecins sans clients, de tous les intrigants qui s'unirent aux hommes d'argent pour diriger les États à leur guise. Les grands ambitieux firent de même : la première chose que fit Bismarck en arrivant au pouvoir fut d'instituer le suffrage universel. Il le manœuvra toujours et n'en fut jamais déçu, car cette institution enlève au pays réel tout moyen de se faire entendre.
Il n'est pas étonnant que les réformes se fassent généralement au rebours du bon sens. Les syndicats qui ne représentent guère que 20 % des ouvriers ont obtenu certaines facilités pour opérer à l'intérieur des entreprises. Ils désirent intimider et forcer moralement les ouvriers qui sont réticents à s'inscrire au syndicat et à payer les cotisations.
Mais il est anormal qu'il y ait plusieurs syndicats et que tous les ouvriers n'en fassent pas partie. L'État devrait profiter des circonstances pour en arriver là. Les chefs syndicalistes s'y opposeront violemment, car ils vivent de la lutte des classes et ne cherchent qu'à l'entretenir. Si tous les ouvriers avaient voix au chapitre, il arriverait certainement que les plus raisonnables, qui se tiennent actuellement à l'écart, finiraient par se faire entendre et dépolitiseraient le syndicalisme pour le rendre à sa véritable fonction : discuter avec les employeurs du bon ordre dans le travail.
Une forme d'intéressement (ou de participation, comme on voudra) conforme à la nature des choses serait un bienfait, car comment abolir petit à petit la lutte des classes et retrouver un esprit d'association, si on ne parle pas ensemble ? Seulement les chefs syndicalistes demandent des formes de participation qui les intéressent, eux, dans l'espérance de devenir administrateurs de Renault ou régents de la Banque de France, comme le fut Jouhaux. Ce dont se moquent complètement les ouvriers.
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Au contraire leur élite est très attachée au fait d'avoir UNE INITIATIVE DANS LEUR PROPRE BESOGNE, et aussi d'y trouver UN INTÉRÊT MATÉRIEL. On nous objectera le travail à la chaîne, les prescriptions du bureau d'études et la rationalisation du travail. Mais Hyacinthe Dubreuil qui dans ses ouvrages *L'Équipe et le Ballon, L'Exemple de chez B'ata* a montré comment cela se pouvait faire pratiquement, nous a dit : « *Aux États-Unis, la lecture de mes ouvrages a poussé les ouvriers d'une grande société à offrir à la direction de prendre une chaîne de montage à l'entreprise en respectant toutes les indications du bureau d'études. *» Voilà le genre de solution qui intéresse vraiment les ouvriers : ils gagneraient davantage, organiseraient leur atelier, sans que le prix de revient augmentât pour la compagnie industrielle, car ils produiraient davantage. Même un contre-maître exercé ne peut s'apercevoir des défauts d'organisation qu'un bon ouvrier perçoit aisément.
Les chefs syndicalistes cherchent à entretenir un conflit latent avec l'employeur, et une participation à la direction de l'entreprise causerait certainement des conflits ; incompris sinon comme conflit, par la masse des ouvriers ; les plus révolutionnaires d'entre eux ne sont pas fâchés que ces conflits tournent mal, jusqu'aux violences graves, jusqu'à la répression sanglante. C'est ainsi qu'on entretient et même qu'on crée un état d'esprit révolutionnaire dans toute une population.
En général on se méprend complètement sur les causes du malaise moral des ouvriers de l'industrie moderne. Sans doute à mesure qu'on laisse s'étendre l'immoralité dans la jeunesse, les mauvais sentiments d'envie, de jalousie, de haine, se développent dans la même mesure et dans toutes les classes sociales. Mais le travail, qui est la joie de l'homme sain dans l'utilisation de ses dons, est devenu pour l'ouvrier un esclavage car il n'y a aucune liberté, aucune initiative, les conditions morales du travail sont toujours subordonnées à l'organisation uniquement matérialiste de la besogne. Les vrais désirs de l'ouvrier sont de ne plus être une machine et de trouver un intérêt à ce qu'il fait.
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Hyacinthe Dubreuil écrit dans un autre de ses ouvrages, *Si tu aimes la liberté :* « *Tout examen relatif aux moyens de rétablir l'ordre dans une nation devrait tout d'abord porter sur l'observation suivante : les vicissitudes que les peuples ont traversées, et tous les échecs qui se sont succédés au long de leur histoire sont causés par la réaction de la nature pour obliger l'esprit humain à respecter l'ordre universel. *»
Il y dit encore après avoir fait observer que les producteurs quels qu'ils soient sont comme mis en tutelle perpétuelle par des institutions étatiques (comme la sécurité sociale) : « *En faisant disparaître progressivement toute occasion d'exercer une responsabilité quelconque, c'est comme si on fabriquait automatiquement des irresponsables en développant dans la population une indifférence qui peut s'étendre dangereusement jusque sur le plan de la vie publique. *»
C'est fait, on vient de le voir ; il en serait de même dans le cas d'une guerre étrangère ([^3]).
Dans l'ancienne société où l'agriculture prévalait, beaucoup d'institutions coutumières, existantes, n'avaient jamais été rédigées. Ainsi le batteur au fléau en grange touchait une mesure de blé par sac. Si la récolte était abondante, les épis bien grenés, il touchait le double ou le triple que lors d'une mauvaise année. Les ouvriers agricoles avaient généralement une maison, quelques terres, une vache que la femme menait paître le long des chemins tout en tricotant. La Tour du Pin disait : « *Vous voudriez avoir des ouvriers conservateurs ? donnez-leur quelque chose à conserver. *» L'ancienne société l'avait compris.
Le servage avait fait de l'esclave le possesseur héréditaire et responsable de la terre qu'il cultivait ; du manœuvre charroyant le béton romain un tailleur de pierres irremplaçable, en des bâtiments où chaque pierre portait la marque d'un ouvrier qualifié. Le rejet du christianisme ramène l'ouvrier à l'état de manœuvre.
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Aujourd'hui la rationalisation du travail entraîne des atteintes profondes à la vie morale des ouvriers. Le travail de nuit détruit la vie de famille. Il est nécessaire que les ouvriers puissent faire entendre librement leur point de vue sans qu'il y ait conflit. Mais aujourd'hui il ne faut plus espérer guérir nos maux, dont l'origine est morale, sans faire entrer dans les institutions ce qui peut rendre l'équilibre de la santé au travail et à la famille.
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Nous ne nous dissimulons pas que la concurrence sans frein et sans limite des industriels entre eux est la cause de ces désordres moraux. Les industriels sont, en général, aveugles sur le bien commun qui devrait les unir, non contre leurs ouvriers, comme ils le font bien souvent, mais entre eux (et avec leurs ouvriers) pour supprimer les causes du désordre économique et moral qu'ils entretiennent à qui mieux mieux. Ce ne peut être qu'une entente européenne au moins, qui pourrait limiter la concurrence et même la codifier (comme elle l'était dans l'Ancien régime). Seule une Europe unie pourrait, après avoir restauré un ordre social raisonnable, se défendre de ceux qui ne voudraient pas s'y associer. La mise en ordre de la société suivant les principes chrétiens coïncide avec l'existence même d'une Europe unie.
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Mais qu'attendre des membres d'une chrétienté qui méprise les encycliques pontificales, qui a l'orgueil de se croire ce qu'on a jamais vu de mieux depuis Jésus-Christ, renonce les saints et veut bâtir la tour de Babel de ses propres mains ? Les fils de Lévi, comme le dit Malachie, ont comme nous-mêmes besoin d'être purifiés.
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Que peut-on espérer des financiers qui dirigent l'État et sont habitués à vivre des profits d'un argent qu'ils prêtent et n'existe pas ? Vous les voyez, à commencer par les plus riches, supplier qu'on crée toujours plus de cet argent fictif. Un jour prochain la ficelle cassera. Le crédit est une bonne chose. Il n'a été possible que dans les nations chrétiennes où il est né, car il repose uniquement sur la confiance. Mais il faut qu'il soit surveillé par des gens qui n'en vivent pas. Or à peu près partout le pouvoir est soumis à ceux qui vivent de la finance.
Comment pourraient réorganiser l'Université des hommes formés par elle et qui ont dans l'esprit tous les défauts qu'elle entretient ?
Comment pourraient réorganiser l'État sur des bases naturelles ceux dont l'esprit de domination est la grande jouissance ? Au lieu de donner l'autonomie là où elle est à sa place, ils agissent en démagogues pour gagner des voix et centralisent entre leurs mains tout le pouvoir possible pour parer aux conséquences de leur démagogie.
Comment pourraient réorganiser l'économie des hommes qui n'envisagent que la jouissance des biens terrestres ? Le profit est légitime et nécessaire. Tous frais de travail payés, il représente le prix du crédit et les économies utiles pour financer les moyens de rendre le travail plus efficace. Chacun, chez soi, fait de même autant qu'il peut, pour faciliter les tâches ménagères ou professionnelles. Mais l'ensemble de l'économie doit être dirigé en vue de faciliter la vie morale, l'éducation des enfants, la formation des élites.
Que peuvent attendre les agriculteurs d'intellectuels sans connaissances réelles qui s'efforcent de les chasser de la terre en abaissant leurs revenus (le fameux rapport Rueff en fait foi) pour donner des ouvriers à l'industrie et en faire maintenant des chômeurs ? L'intérêt national est de conserver une population agricole la plus nombreuse possible et instruite, pauvre peut-être mais libre.
Que peuvent proposer à la jeunesse ces technocrates livresques, simples fonctionnaires habitués à éluder les responsabilités, alors qu'ils ont abandonné à la misère les terres anciennement colonisées où notre jeunesse aurait pu mener avec les populations indigènes un travail qui les hausserait tous dans la hiérarchie humaine ?
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Que peut-on espérer d'un gouvernement qui laisse se propager le mensonge et l'immoralité ? Il est maître des moyens les plus puissants de propagande et laisse s'abaisser graduellement la moralité de la nation ; il combat plus ou moins ouvertement l'Église qui devrait pouvoir quelque chose pour relever les mœurs ; il laisse s'avilir le peuple pour le dominer mieux, dépense des sommes considérables à cet usage... et n'aura personne pour le défendre aux jours mauvais car les hommes avilis ne risquent pas leur peau sinon pour piller et détruire quand ils le peuvent sans grand danger.
Toutes les conditions sont réunies qui ont toujours amené la ruine des sociétés : confusion entre le gouvernement et les administrations ce qui rend celles-ci irresponsables, excès de la fiscalité qui s'en suivent, immoralité générale qui enlève aux citoyens le goût de se sacrifier pour sauver la cité, mise à l'écart de tous ceux qui auraient des idées pour travailler à cette œuvre de salut. Ainsi périt l'Empire romain.
\*\*\*
Nous demandons des saints. Dieu ne demandait que dix justes pour sauver Sodome, et il ne les trouva pas. Abraham s'arrêta trop tôt de prier. Mais Sodome n'était qu'un gros village où il y avait plus de moutons que d'habitants. Il faudra plus de dix justes pour sauver ce qu'on appela jadis la chrétienté.
L'aveuglement, qui est le plus grand châtiment que Dieu puisse envoyer à une nation, est manifeste dans l'Église même. N'en soyons pas étonnés ; la France, depuis deux cents ans, est toujours la première à donner le mauvais exemple au monde entier ; il n'est pas surprenant qu'elle soit la plus exposée aux conséquences de l'apostasie. Mais l'erreur se détruira elle-même. Dans quel conflit ? Dieu le sait. Prions et tendons le dos.
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Rattachons-nous aux saints de Dieu, entrons dans leurs sentiments, imitons leur conduite. La création est bonne et excellente lorsqu'on y ramène tout à Dieu. Quand Dieu y manque, elle devient le royaume de Satan.
Voici ce que disait sainte Thérèse d'Avila :
« Je désire plus ardemment que jamais que Dieu ait à son service des hommes qui unissent la science à un entier détachement de toutes les choses d'ici-bas qui ne sont que mensonge et dérision : je sens l'extrême besoin qu'en a l'Église, et j'en suis si vivement touchée qu'il me semble que c'est se moquer que de s'affliger d'autre chose. C'est pourquoi je ne cesse de recommander à Dieu cette affaire, persuadée qu'un de ces hommes parfaits et véritablement embrasés du feu de son amour fera plus de fruit et sera plus utile à sa gloire qu'un grand nombre d'autres tièdes ou ignorants. »
Nous sommes inondés de grâces méritées par Jésus-Christ. Elles abondent et surabondent. Les laisserons-nous toujours s'écouler sans y prêter attention ? Le Christ habite parmi nous, trop souvent solitaire hélas ! La source est là qui peut sauver Sodome, si...
Henri Charlier.
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## CHRONIQUES
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### Le sens de l'histoire
par Jean Madiran
JE NE SAIS PAS si vous avez le sens de l'histoire. Mais si vous ne l'avez pas, c'est que vous n'écoutez pas la radio, ou que vous ne visionnez pas la télévision ; ou pas suffisamment ; ou que vous y mettez vraiment de la mauvaise volonté. ([^4])
Tous les moyens de communication sociale, et spécialement tous les moyens audio-visuels, s'épuisent à vous faire sentir que nous sommes irréversiblement sortis du Moyen Age ; que le passé est mort ; que nous sommes enfin au XX^e^ siècle ; et que l'avenir commence aujourd'hui.
Nous sommes au XX^e^ siècle mais tout le monde n'en est pas encore suffisamment convaincu. Il y a encore trop de gens qui ne vivent pas avec leur temps. C'est pourquoi on met tellement d'insistance à nous rappeler quelle heure il est, quel jour nous sommes et dans quelle direction nous allons. Les fleuves ne remontent pas à leur source et le cours de l'histoire ne reviendra pas en arrière : si vous comprenez ces profondes vues philosophiques, alors vous avez le sens de l'histoire.
Écoutez donc la radio, visionnez la télévision. Quand il y est question de quelque horrible assassinat, ou de prisonniers torturés, ou de tremblements de terre et autres cataclysmes, le commentaire indigné est en substance toujours le même : -- « Comment tout cela est-il encore possible en plein XX^e^ siècle ? »
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Ces lieux communs sont à la fois confus, sommaires et impérieux. Si l'on en analyse le contenu implicite, on s'aperçoit qu'il peut se ramener à deux propositions :
1° Le monde ancien est celui qui a existé jusqu'à nous le monde nouveau est celui qui commence avec nous. Nous sommes ainsi, aujourd'hui, au centre de l'histoire, à la grande ligne de démarcation, au grand tournant, à l'heure de la grande mutation.
2° Pour pouvoir survivre, prospérer et être puissant dans le monde nouveau qui est en train de naître, il faut s'adapter à la mutation en cours et s'y conformer d'avance.
Cela s'appelle *avoir* le sens de l'histoire, *être* dans le sens de l'histoire, *aller* dans le sens de l'histoire.
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Autrement dit, l' « histoire » n'est plus considérée ici comme la science du passé ; et le sens de l'histoire n'est plus le sens du passé, mais le sens de l'avenir : c'est être adapté d'avance à ce qui sera la réalité de demain, c'est anticiper sur les événements futurs de manière à ne pas être dépassé par eux, mais au contraire à conserver et à développer au milieu d'eux son existence, sa situation, son influence, sa prospérité, sa puissance.
Avoir le sens de l'histoire, c'est savoir survivre avec l'histoire, continuer avec l'histoire, au lieu de mourir en chemin, enfermé dans une époque révolue.
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#### I. -- Un fait historique : deux observations.
Dans le monde moderne, tout le monde a le sens de l'histoire. Tout le monde sauf l'Église : mais par charité généreuse, on s'emploie à le lui donner, afin qu'elle puisse, elle aussi, survivre dans le monde nouveau qui est en gestation. L'Église, comme on le sait, n'a jamais eu aucun sens de l'histoire. Le sens de l'histoire est une découverte moderne qui s'est faite en dehors du christianisme, et que d'ailleurs le christianisme avait longtemps empêchée. Il faut se hâter d'instruire l'Église de cette découverte profane, elle aura ainsi, et ainsi seulement, quelque chance de trouver in extremis une place modeste dans l'univers de demain.
Ma *première observation* est que tout cela n'a rien à voir avec la réalité historique, avec les faits historiques, ni avec aucune conclusion tirée de l'histoire.
Le but que se propose le sens moderne de l'histoire est de survivre à travers le déroulement de l'histoire. Or c'est là une opération qui a déjà été réussie par qui ? Si l'on cherche, on trouve précisément l'Église, et c'est tout. Tout le reste est mort. Il y a une seule société, une seule institution qui a traversé les siècles en demeurant substantiellement identique à elle-même. Parmi toutes les sociétés et toutes les institutions qui avaient une existence historique il y a vingt siècles, au moment de la naissance de l'Église, l'Église est la seule qui ne soit pas morte sur les chemins de l'histoire. C'est un record, c'est un monopole : elle seule a été capable de cette réussite-là. C'est donc elle, elle seule, que l'on devrait interroger, c'est à elle que l'on devrait demander le secret de la survie historique.
Pas du tout. C'est elle seule qui n'y connaît rien. C'est elle dont on pronostique la disparition prochaine, si elle ne se hâte pas d'acquérir ce sens de l'histoire qu'elle n'a pas, qu'elle n'a jamais eu.
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Ce paradoxe est d'autant plus paradoxal qu'il se retrouve à peu près à chaque siècle. Même quand on ne nommait pas explicitement le « sens de l'histoire », c'est en substance de ne l'avoir point que l'on faisait reproche à l'Église : on a toujours parié sur sa disparition prochaine, à moins qu'elle ne se mette à l'école des plus récentes découvertes sociologiques et scientifiques de la pensée profane. A chaque époque, on a pensé que le monde avait pour lui l'avenir et que l'Église, faute d'adapter sa doctrine aux temps nouveaux, était en train de disparaître.
Il en est ainsi depuis le début et il en sera vraisemblablement ainsi jusqu'à la fin.
Depuis le début, c'est-à-dire depuis les pèlerins d'Emmaüs. Ils croyaient l'histoire du christianisme finie à peine commencée. *Et ils étaient tristes* (Luc, XXIV, 17). Ils ne pensaient pas du tout, par exemple, que l'Empire romain durerait moins longtemps que le christianisme. De même, au temps de Néron, les puissants de ce monde et les intellectuels à la mode ne pensaient pas davantage que la Rome païenne avait commencé à mourir : mais ils croyaient assister à la fin du christianisme.
L'Église dès sa naissance s'était montrée complètement dépourvue du sens de l'histoire selon le monde. Le Dieu des chrétiens avait pourtant un moyen évident de survivre : c'était d'entrer avec les autres dieux dans le Panthéon romain. Le dialogue, la coexistence étaient possibles sur des bases d'égalité et de respect mutuel, selon un sain pluralisme. Et cela correspondait aux aspirations du monde, à ce que « le monde attend ». C'était la chance historique offerte à l'Église, et que l'Église ne saisissait point, incapable d'être présente aux préoccupations de l'homme contemporain et de participer à sa construction d'un monde nouveau. -- Mais c'est le Panthéon romain qui allait rapidement devenir une curiosité archéologique, tandis que l'Église continuerait son histoire.
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On pourrait multiplier les exemples analogues. Retenons simplement celui de l'arianisme, au Ive Siècle : l'arianisme fut un chef-d'œuvre de présence au monde et de sens de l'histoire. Car les mentalités s'étaient transformées, n'est-ce pas, on n'avait plus les naïvetés d'autrefois, on ne croyait plus au merveilleux, au miraculeux, à tous ces mythes venus d'un univers sacral maintenant révolu. On ne pouvait plus conserver la même « idée de Dieu » qui avait suffi aux âges précédents. Ceux qui avaient le sens de l'histoire voyaient bien que l'heure était venue pour la religion de se faire rationnelle et raisonnable, conforme aux aspirations et aux besoins de l'homme contemporain. L'arianisme était une géniale *adaptation* du christianisme. Sans doute, quelques pamphlétaires intégristes attaquaient « ignominieusement » la personne d'Arius, ce grand théologien moderne qui avait si heureusement introduit dans la pensée religieuse les plus récents progrès de la connaissance scientifique et de la recherche philosophique. Quelques pamphlétaires intégristes -- car cette engeance rétrograde n'avait pas encore complètement disparu au IV^e^ siècle ! -- attaquaient « ignominieusement » des évêques qui avaient garanti la parfaite orthodoxie d'Arius et qui le défendaient contre des calomnies dénuées de toute vérité, répandues dans un climat polémique incompatible avec la charité nouvelle. On accusait Arius sur des citations isolées de leur contexte, et l'on voulait délibérément ignorer qu'il demeurait profondément fidèle à la personne de Jésus-Christ : il en parlait avec une grande estime, il en faisait un éloge sincère, il allait jusqu'à présenter le Christ comme l'homme parfait. La pastorale d'Arius, grâce à sa formulation adaptée aux mentalités nouvelles, apportait efficacement le Christ au monde. Il était manifeste que, pour être présente au monde qui se fait, l'Église devait adopter l'arianisme, seule chance pour elle de survivre dans un univers nouveau qui tournait le dos aux conditionnements sociologiques du passé. L'arianisme était la grande réconciliation, tant attendue, de l'Église et du monde, de la science et de la religion, de la raison et de la foi. « Arius était un homme raisonnable, il avait le bon sens de son côté, car enfin, comment ne pas voir que le Fils ne peut être l'égal du Père dont il tient l'existence ? Humainement parlant, l'Église n'avait d'autre chance de survivre que de se faire arienne, parce que c'était choisir la voie de la raison.
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Et, en fait, il s'en fallut de peu que le monde civilisé ne devînt arien. C'est alors que, s'obstinant invinciblement à prendre le parti de la vérité contre le vraisemblable, l'Église aima mieux courir ce risque terrible que de confier son avenir à la raison de préférence à la foi. *Ce* n'était là que le premier de tant de grands choix, désapprouvés par la prudence humaine. » ([^5])
Selon le sens humain de l'histoire, l'arianisme était la voie de l'avenir. Mais l'avenir ne donna point sa confirmation. Tout cela fut rapidement balayé par l'histoire, et c'est seulement l'Église que le cours de l'histoire a laissé debout.
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Cette *première observation* ne se situe pas au niveau de la foi, mais au niveau des faits historiques. Bien sûr, nous savons par la foi que l'Église c'est le Christ, et qu'elle ne peut mourir. Mais, abstraction faite pour le moment de toute considération religieuse, au seul niveau des faits historiques que croyants et incroyants peuvent constater par la simple raison naturelle, nous nous sommes arrêtés à un fait presque toujours oublié ou mis entre parenthèses, et qui est pourtant LE FAIT HISTORIQUE CAPITAL : l'Église est la seule société, la seule institution qui traverse l'histoire en restant substantiellement identique à elle-même. Presque chaque siècle a voulu lui apporter, soit de l'extérieur soit de l'intérieur, des modifications fondamentales : ces tentatives ont passé plus ou moins vite, mais elles ont toutes passé, et l'Église s'est finalement toujours retrouvée identique, elle a survécu dans son identité à elle-même et non dans ses transformations occasionnelles, avec toujours un seul Credo, un seul Pater, un seul Décalogue, sept sacrements toujours les mêmes, la succession apostolique et la primauté du Siège romain.
Et presque chaque siècle a supposé au contraire que l'Église survivrait non pas dans cette identité et par cette identité, -- mais qu'elle survivrait dans et par des transformations diverses qui furent toutes éphémères.
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Ma *seconde observation*, connexe à la première, et déjà suggérée en exposant la première, est que le mouvement des idées propre à chaque époque est d'aller chercher le secret de la survie historique non point dans ce qui est par nature durable, mais dans ce qui est par nature éphémère : l'arianisme au IV^e^ siècle, l'humanisme au XVI^e^ siècle ; avant-hier le nazisme, qui prétendait nous révéler le sens de l'histoire pour mille ans ; maintenant le communisme. N'importe quoi, sauf cela seul qui a fourni la preuve historique de son aptitude à survivre à travers l'histoire.
Nous sommes ainsi en présence d'une illusion sans cesse renaissante : d'une illusion en quelque sorte permanente, et qui doit donc trouver sa racine dans un caractère permanent de la nature humaine.
#### II. -- Une explication psychologique.
Cette puissante illusion qui a pris aujourd'hui le nom de « sens de l'histoire », consiste, nous l'avons dit, dans le sentiment que tout ce qui a existé jusqu'ici ne compte plus, que le passé est mort, que le présent est radicalement nouveau et que l'avenir commence aujourd'hui pour la première fois.
Or, attention, tout cela est vrai aussi : mais d'une vérité secondaire, circonstancielle, relative au sujet pensant ; d'une vérité psychologique, comme nous pouvons le voir si nous descendons en nous-mêmes et faisons un peu d'introspection.
L'individu humain, le « moi », chacun de nous, est un être temporel, un sujet pensant, une existence nouvelle :
1° *Un être temporel *: existant dans le temps, je n'existe que dans cette partie du temps qui m'apparaît comme étant la seule à exister pour moi : le présent. Le passé n'existe plus, l'avenir n'existe pas encore. Et « le présent », nous l'entendons normalement soit au sens ponctuel -- le strict instant présent, soit au sens étendu : l'heure présente, la journée présente, l'année présente, l'époque présente, le monde présent.
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Ce présent où je suis est pour moi le centre du temps, le centre de l'histoire, le centre du monde.
2° *Un sujet pensant *: je suis au centre de ma propre connaissance, et les choses n'existent pour moi que dans la mesure où je les connais. Le sujet connaissant est, en tarit que tel, au centre des objets connus. Dans la connaissance, l'esprit humain se trouve « placé au centre de tout comme un écho sonore », ainsi que disait Hugo. Je suis le centre du monde : psychologiquement, épistémologiquement, le sujet connaissant est le centre de l'univers connu par lui.
3° *Une existence nouvelle *: chaque âme est créée par Dieu, et Dieu ne fabrique pas les âmes en série comme on fabrique des automobiles. Chaque âme créée par Dieu est différente et nouvelle : comme chaque visage humain, reflet visible de l'âme, est différent de tous les autres. Voyez les saints : ils ont bien sûr la même nature humaine, ils ont tous pratiqué l'imitation du même Jésus-Christ, dans la même doctrine de la même Église, et pourtant la sainteté de chacun est différente, elle est nouvelle.
Voilà donc la situation psychologique du « moi » individuel : et même s'il n'en a pas une conscience claire, même s'il n'y a pas spécialement réfléchi, il en a au moins un sentiment confus. Il est au centre du temps, au centre du monde, et il est nouveau.
Si le « moi » individuel se retranche dans cette particularité (réelle), s'il reste juché sur cette différence (réelle), il en résulte les conséquences les plus navrantes.
#### III. -- L'aplatissement du passé.
La conséquence la plus immédiate, en ce qui concerne la manière d'envisager l'histoire, est un aplatissement du passé, c'est-à-dire la disparition des reliefs et des perspectives : le passé perd son véritable visage.
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Un seul exemple nous le fera toucher du doigt.
On nous dit : -- Nous ne pouvons plus aujourd'hui adopter la philosophie d'Aristote et de saint Thomas. Elle est trop ancienne. Elle appartient au passé. Elle était bonne en leur temps. Mais maintenant nous sommes au XX^e^ siècle.
Le « moi » installé au centre du temps, dans le présent, situe donc Aristote et saint Thomas dans *un même* passé, dans *un seul* passé, dans « *le *» passé *;* ils appartiennent au même univers, à l'univers ancien. Ils étaient valables dans cet univers-là. Nous sommes maintenant dans un autre univers, qui est nouveau et tourné vers l'avenir.
Cette manière de voir les choses, si elle *s'explique* par la situation du « moi » au centre psychologique, au centre subjectif de l'histoire, n'est pas conforme à la *réalité objective* de l'histoire.
On concède donc que la philosophie de saint Thomas était bonne en son temps, mais on ajoute que nous ne pouvons pas aller la reprendre pour le nôtre. Or, en son temps, saint Thomas fit précisément ce que l'on ne veut plus faire aujourd'hui, et il en fit même bien davantage, et on nous dit qu'il eut raison. Il alla reprendre une philosophie aristotélicienne qui était beaucoup plus éloignée de lui dans l'histoire que nous ne sommes nous-mêmes éloignés de lui.
Nous saisissons ici sur le vif ce que j'appelle l'aplatissement du passé. Nous plaçons Aristote et saint Thomas dans *un même* univers ancien, et nous-mêmes dans *un autre* univers. Mais en réalité nous sommes beaucoup plus proches de saint Thomas que lui-même ne l'était d'Aristote. Il n'y a pas sept siècles entre la mort de saint Thomas et notre époque. Il y a seize siècles entre la mort d'Aristote et la naissance de saint Thomas. Selon les mesures numériques du temps, nous sommes deux fois moins loin de saint Thomas qu'il ne l'était lui-même d'Aristote. Et de plus, le grand événement historique, qui sépare toute l'histoire en deux parties, la grande frontière entre le monde ancien et le monde nouveau, l'Incarnation du Fils de Dieu, passe entre saint Thomas et Aristote : ils sont de part et d'autre du *centre objectif* de l'histoire, situés dans deux mondes différents. Même l'histoire la plus profane ne peut dater autrement : Aristote vivait au IV^e^ siècle avant Jésus-Christ, et saint Thomas au XIII^e^ siècle après Jésus-Christ.
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Ainsi, nous aplatissons et nous faussons le passé quand nous imaginons Aristote et saint Thomas dans le même monde ancien. En réalité, saint Thomas a franchi une distance historique incomparablement plus grande que celle qui existe entre lui et nous, lorsqu'il est allé, par delà seize siècles et par delà l'Incarnation du Christ, rechercher la pensée du philosophe grec.
On constate donc ici l'existence de deux regards absolument différents jetés sur l'histoire.
L'un a une perspective *subjective *: les choses se situent dans le temps par rapport au sujet pensant ; elles perdent le relief qui leur est propre.
L'autre a une perspective *objective*, il considère les choses telles qu'elles se situent les unes par rapport aux autres, et non par rapport au « moi ».
Le centre de l'histoire n'est pas le même dans les deux cas : dans le premier, le centre est subjectif, c'est le « moi ».
Dans le second, le centre est objectif, indépendant du sujet pensant : c'est l'Incarnation du Fils de Dieu.
Quand, le « moi » se prend pour le centre de toutes choses, son illusion n'est pas sans fondement, son erreur n'est pas entièrement arbitraire, ce n'est pas une absurdité absolue. Il est réellement au centre de sa propre connaissance, comme il est au centre de son action. Il est un *sujet* connaissant et agissant, un «* je *», première personne du singulier, à l'image de Dieu.
La tentation ourdie par le démon, depuis le premier jardin, suggère au sujet humain d'être « comme Dieu » et non plus seulement à son image.
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Il est vrai que l'homme est libre de son action, responsable de son action : mais qu'à partir de là il prétende aussi se fixer à lui-même sa loi morale, c'est le péché d'Adam.
Il est vrai que l'homme est au centre de la connaissance qu'il a du monde, de l'histoire et du temps : mais si, à partir de là, il prétend aussi être le centre de la réalité même du temps, de l'histoire et du monde, alors c'est au fond la même faute, le même péché d'orgueil.
Voilà pourquoi l'illusion et le vertige recommencent à chaque génération, avec l'homme moderne de chaque époque.
#### IV. -- Le sens de l'histoire dépasse la raison naturelle.
On dit couramment que la « philosophie de l'histoire » est née au XIX^e^ siècle : on pense à Hegel, Marx et la suite, ou encore à Auguste Comte. On dit aussi que le christianisme n'avait de son côté aucune philosophie de l'histoire : depuis lors il s'applique d'ailleurs à en avoir une, à s'en fabriquer une, soit plus ou moins imitée de l'hégélianisme ou du marxisme, soit opposée à eux.
Mais une *philosophie de l'histoire* peut-elle saisir la *signification de l'histoire ?*
Une histoire, c'est quelque chose qui se raconte, avec un début, un milieu et une fin. « La moindre petite histoire, disait Chesterton, commence par une création et se termine par un jugement dernier. »
Si l'on ampute n'importe quelle histoire de la création initiale et du jugement final, *elle perd sa signification*.
Les chrétiens ont été les premiers, dès le début du christianisme, à pouvoir affirmer que la totalité de l'histoire a un sens intelligible et complet. Les chrétiens sont les premiers -- et les seuls -- qui soient informés avec certitude du commencement, du centre et de la fin de l'histoire humaine : or ce sont là trois données essentielles, indispensables, en l'absence desquelles il est tout de même étrange, et extraordinairement présomptueux, de prétendre parler de la signification de l'histoire.
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Mais ces trois données essentielles sont d'ordre religieux et non pas d'ordre philosophique : la philosophie en est privée. C'est seulement la théologie qui peut s'en saisir.
La philosophie est en effet l'usage de la raison naturelle à partir des faits constatables et à la seule lumière des principes de la raison ; tandis que la théologie est l'usage de la raison naturelle à partir des données révélées.
Au début de l'histoire humaine, il y eut le péché originel et ses conséquences : nous le savons par la Révélation, la philosophie n'en sait rien ([^6]). L'humanité pécheresse a été rachetée par un acte gratuit de Dieu. La première partie de l'histoire humaine est l'attente de la Rédemption, la seconde partie de l'Histoire humaine est l'effusion de cette Rédemption. Le déroulement de l'histoire correspond au dessein de Dieu, qui vise à l'achèvement du nombre des élus.
Qu'est-ce qu'une philosophie pourrait nous dire là-dessus ?
Rien.
Ou rien de vraiment important.
Ou rien de vrai.
Ne croyez pas que je sois un détracteur de la philosophie, un détracteur de la raison naturelle : bien au contraire. Mais il y a ce que la philosophie peut faire, et il y a ce qu'elle ne peut pas faire. Sur la signification de l'histoire humaine, la Révélation chrétienne nous apporte d'un seul coup un ensemble de renseignements qui : a) sont hors des prises de la philosophie, et b) déclassent et rendent par comparaison quasiment négligeables les infimes renseignements que la philosophie, avec la seule raison naturelle, pourrait éventuellement nous apporter sur le même sujet.
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Sur la signification de l'histoire, il y a la Révélation ; il y a l'élaboration théologique travaillant sur les données de la Révélation ([^7]) ; en dehors de quoi, il y a rien, ou quasiment rien.
Il n'en est pas ainsi dans tous les domaines. La philosophie a beaucoup à nous dire par exemple sur la *nature* de l'homme : c'est là une connaissance proportionnée aux capacités de la raison humaine ; une connaissance réelle, consistante, que la Révélation vient sans doute compléter et éclairer par en haut, mais qu'elle n'abolit ni ne déclasse ; elle la fortifie au contraire. Nous en avons parlé l'an dernier à propos de la loi naturelle : que la philosophie peut découvrir. La nature, la loi morale, oui. Mais l'histoire en sa signification d'ensemble, non. S'il a fallu attendre le XIX^e^ siècle pour voir apparaître les tentatives d'une « philosophie de l'histoire » cela ne veut pas dire que pendant vingt-cinq siècles les philosophes avaient tous été des sous-développés intellectuels : mais plus simplement qu'ils n'avaient généralement pas prétendu savoir ce qu'ils ne pourraient connaître.
Le sens *chrétien* de l'histoire est donc « chrétien » en un autre sens que la « philosophie chrétienne » :
La philosophie chrétienne est une philosophie naturelle du monde, de l'être, de l'homme, de Dieu, elle existe par elle-même, mais elle reçoit de la Révélation une lumière supplémentaire, comme Étienne Gilson l'a expliqué dans ses ouvrages désormais classiques : la foi vient aider la raison -- comme la grâce guérit la nature -- pour lui permettre de mieux accomplir sa tâche propre. La « philosophie chrétienne » est la philosophie de la raison naturelle aidée, illuminée, fécondée par la lumière de la foi. Il n'en va pas de même pour le « sens chrétien de l'histoire ». Il n'y avait pas un sens naturel de l'histoire que la Révélation chrétienne viendrait semblablement purifier, compléter, couronner : il n'y avait rien. -- La « philosophie chrétienne » est une philosophie, une connaissance naturelle qui n'est pas l'œuvre du christianisme, mais l'œuvre de la raison.
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Le « sens chrétien de l'histoire », au contraire, est tout entier apporté par la Révélation, il est essentiellement religieux et surnaturel : voilà pourquoi je dis qu'il est « chrétien » en un autre sens ; il n'existe pas en dehors de la Révélation, tandis que la philosophie existait déjà en dehors de la Révélation. -- Autrement dit : la « philosophie chrétienne » ne doit pas au christianisme son existence en tant que philosophie ; mais le « sens chrétien de l'histoire » est entièrement tributaire de la Révélation chrétienne, il n'aurait sans elle aucune existence. Si vous enlevez à la « philosophie chrétienne » ce qu'elle doit au christianisme, il reste une philosophie ; si vous enlevez au « sens chrétien de l'histoire » l'apport proprement chrétien, il ne reste rien.
Mais il y a des « leçons de l'histoire » que peut apercevoir et recueillir la raison naturelle ? Certainement. Le moraliste, le politique, le psychologue trouvent dans l'étude de l'histoire un grand nombre d'indications : remarquez pourtant qu'elles portent sur la *nature* de l'homme, sur les *constantes* de la vie en société, sur les *conditions* de la prospérité ou de la décadence ; elles ne disent rien en ce qui concerne la signification de l'histoire universelle ni les lois générales qui président à son développement.
On peut certainement « philosopher » sur l'histoire, on l'a d'ailleurs toujours fait. Avant d'écrire son traité de *La Politique*, Aristote avait étudié 158 constitutions politiques ayant existé dans l'histoire. Ce n'était pas une « philosophie de l'histoire » au sens où nous l'entendons aujourd'hui, mais une philosophie de l'homme en société, fondée sur les faits historiques. On peut même dire qu'une philosophie politique qui croirait pouvoir se dispenser de l'étude des faits historiques aurait toutes les chances d'être fameusement chimérique.
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Mais expliquer le cours total de l'histoire, c'est autre chose. Il y a la « loi des trois états » d'Auguste Comte. Il y a une dizaine de lois énoncées par Maritain ([^8]). Nous n'avons pas le temps de les examiner ici et de les discuter en détail. Je vous indique seulement au passage qu'aucune d'entre elles ne me paraît philosophiquement démontrée. Par sa « loi du progrès de la conscience morale », Maritain veut dire qu'il y a un progrès historique dans la connaissance du contenu de la loi naturelle et de ses implications. Le sens de l'histoire serait sous ce rapport un développement du droit naturel. Par exemple, c'est seulement peu à peu que la conscience morale a compris qu'il est contraire au Décalogue de massacrer les prisonniers. Cela est vrai. Mais l'inverse l'est aussi, et plus gravement : nous voyons la conscience morale perdre radicalement la signification des quatre premiers commandements du Décalogue, comme s'ils étaient sans contenu ou comme s'ils avaient été abolis : il ne s'agit plus là de leurs implications, mais de leur existence même. Quand on s'avise que de tels reculs de la conscience morale peuvent se produire, et prendre une extension quasiment universelle à l'intérieur d'une époque, même dans les nations occidentales et même parmi les chrétiens, on trouve fort aventuré l'énoncé de la « loi du progrès de la conscience morale ».
#### V. -- Le christianisme est le sens de l'histoire.
Le titre qui a été imprimé sur vos programmes pour le présent rapport introductif annonce : « Il existe un sens chrétien de l'histoire. » Il est très mauvais (c'est moi qui l'ai étourdiment donné, quand on m'a représenté que « rapport introductif » ne suffisait point, paraît-il, comme titre).
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Il est très mauvais parce qu'il semble annoncer que par un tour de force acrobatique je vais réussir (peut-être) à vous démontrer cette thèse invraisemblable et difficile : « Il existe un sens chrétien de l'histoire. » Or c'est enfoncer une porte ouverte. Je n'ai ni à vous démontrer ni à vous révéler qu'il existe un sens chrétien de l'histoire : mais tout au plus à vous le rappeler. C'est une évidence immédiate qui apparaît dès que l'on y porte le regard. Le seul problème est de savoir pourquoi le regard s'en détourne si constamment.
C'est une évidence immédiate et même une double évidence :
1\. -- *Le sens chrétien de l'histoire est le seul sens de l'histoire existant*. Il n'y en a pas d'autre. Il n'a pas de concurrents, pas de rivaux. Le christianisme est le seul qui nous fasse connaître l'origine de l'histoire, laquelle remonte, au delà même de l'humanité et du monde matériel, à la révolte des Anges ; il est le seul qui nous fasse connaître la faute originelle, la promesse d'un Rédempteur, l'Incarnation du Fils de Dieu au centre de l'histoire humaine ; et le but de tout cela, la fin de l'histoire : l'achèvement du nombre des élus. On peut refuser d'y croire mais on n'a rien d'autre à proposer, rien à mettre à la place en ce qui concerne l'origine et en ce qui concerne la fin de l'histoire humaine.
2\. -- *La Révélation chrétienne n'est pas autre chose que la révélation du sens de l'histoire.* Non seulement la Révélation chrétienne est la seule qui nous apporte une connaissance du sens de l'histoire, mais encore elle ne nous apporte, en somme, rien d'autre, depuis l'histoire éternelle et immobile de Dieu avec la procession des personnes divines, jusqu'à notre vocation à entrer, autant qu'il est possible à la créature, dans la vie même de la Sainte Trinité. C'est en quelque sorte la spécialité du christianisme, et son unique spécialité, d'apporter aux hommes, sur le sens de leur histoire, une information complète, inédite et sans égale. La Révélation chrétienne, la religion chrétienne, le sens chrétien de l'histoire, c'est tout un, et il n'y a rien à en dire d'autre, sinon à détailler le contenu de cette Révélation.
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Et pourtant nous entendons répéter tous les jours que le christianisme est regrettablement dépourvu du sens de l'histoire. Nous l'entendons dire même par des chrétiens. Une telle dénégation ne peut provenir seulement de l'ignorance ou de la mauvaise foi. Elle doit avoir un motif.
#### VI. -- Les deux sens du "sens"
C'est qu'il y a ici plus qu'une ambiguïté : il y a deux réalités entièrement différentes qui sont toutes deux exprimées par les termes : « sens de l'histoire » ; deux réalités qui sont entre elles sans communication aucune.
Si la pensée moderne assure avec tant de continuité que le christianisme n'a aucun « sens de l'histoire », c'est parce que, plus ou moins consciemment selon les cas, elle recherche sous ce nom *autre chose que la signification* de l'histoire.
Le terme « sens » a de multiples acceptions. Quand il s'agit de l'histoire, il en a deux principales. L'une c'est la « signification intelligible ». Mais ce n'est pas la bonne pour la pensée moderne.
Depuis la fin du XIX^e^ siècle (dans la littérature je pense notamment à la personne et à l'époque d'Émile Zola), on nous invite à *aller dans le sens* de l'évolution, à *aller dans le sens* de la science et du progrès, et finalement à *aller* ou à *être dans le sens de l'histoire*.
Si le mot « sens » voulait dire « signification », on ne parlerait pas ainsi. On ne dirait pas que nous devons « aller dans la signification » de l'évolution, de la science, du progrès ou de l'histoire. Le mot « sens » exprime ici non point la *signification* intelligible d'une chose, mais la direction, l'orientation d'un mouvement ; et plus précisément, la « succession ordonnée et irréversible des états d'une chose en devenir » ([^9]). Cela suppose que le cours de l'histoire se développe *dans une direction qui ne dépend pas de nous *: il dépend seulement de nous d'aller dans la même direction plutôt que d'aller à contre-courant.
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Le sens de l'histoire tel que l'a toujours implicitement entendu le monde, et tel que l'entend explicitement l'actuel monde moderne, consiste à discerner ce cours supposé fatal des choses et à nous situer par rapport à lui de manière à en être favorisé, soit personnellement, soit collectivement. Le sens de l'histoire communiste se résume finalement dans la création et le renforcement du Parti communiste, appelé à étendre sa domination au monde entier : est dans le sens de l'histoire ce qui contribue à cette domination, et contraire au sens de l'histoire ce qui s'y oppose. Mais je ne vise pas un système en particulier, ni une philosophie, ni non plus l'ensemble de ce que l'on nomme la philosophie moderne par opposition à la philosophie traditionnelle. Je parle en général du sens de l'histoire *selon le monde *: le monde qui en son temps et à chaque époque est toujours « moderne », et qui l'était déjà avant la vogue du mot lui-même ([^10]). Et je vise quelque chose d'antérieur à tous les systèmes, et de beaucoup plus général : un état d'esprit, une pente quasi-instinctive du sentiment intellectuel, un préjugé qui nous prédispose puissamment en faveur de telle ou telle idéologie moderne, mais qui existe préalablement dans notre attitude mentale. Les idéologies modernes tirent leur force non pas d'elles-mêmes, mais de ce préjugé plus ou moins conscient qui milite en leur faveur, et qui a pour racine l'orgueil du sujet pensant se prenant pour le centre de toutes choses. Nous retrouvons la perspective analysée tout à l'heure, où le « moi » individuel se croit au centre du temps et au centre du monde, initiateur d'un âge sans pareil et constructeur d'un monde nouveau.
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Dans cette perspective, ce qui intéresse le « moi » c'est sa propre survie, sa propre prospérité sa propre influence, sa propre domination, soit isolément, soit par le moyen du groupe ethnique, idéologique ou politique avec lequel il a partie liée. En dernière analyse, le sens de l'histoire au sens moderne : « aller » ou « se placer dans le sens de l'histoire », consiste à *anticiper sur les résultats ultérieurs* de *la lutte pour le pouvoir sous toutes ses formes* (pouvoir politique, réussite économique, audience intellectuelle, influence morale, etc.).
Si, à une telle préoccupation et à un tel calcul, vous répondez en exposant la signification de l'histoire, de la création au jugement dernier, on vous dira, bien sûr, que vous ne répondez pas à la question posée et que vous n'avez vraiment pas le sens de l'histoire.
De fait, le sens de l'histoire que nous révèle le christianisme ne comporte aucune indication sur le déroulement futur des luttes pour l'influence et le pouvoir temporels ; il ne comporte aucun pronostic sur ce qui réussira demain à s'adjuger la domination du monde. *La domination du monde, ce n'est pas cela que le christianisme promet.*
Car il s'agit bien, il s'agit aussi, il s'agit surtout de PROMETTRE *:* de fabriquer l'opinion, de la faire marcher à son profit, en assurant que l'on détient le secret de l'influence, de la puissance, du succès temporel ; j'en atteste ici le témoignage d'un observateur qui fut l'adversaire de toutes nos idées ([^11]) : « Notre temps a introduit dans la théorisation des passions politiques \[cette nouveauté\] : c'est qu'aujourd'hui chacune prétend que son mouvement est conforme au *sens de l'évolution,* au *développement profond de l'histoire*... » Ce que personne ne peut connaître, prétendre en avoir le secret, c'est un pur charlatanisme : mais le charlatanisme a toujours fait recette. Venir avec nous, dit chaque parti, c'est s'inscrire d'avance dans le camp des vainqueurs de demain.
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Le christianisme ne prétend aucunement indiquer quels Césars il faut adorer d'avance parce qu'ils auront demain les honneurs du triomphe et les réalités du pouvoir temporel. Il vous dirait plutôt que les calculs humains de cette sorte sont généralement vains et trompeurs.
Pour le christianisme, le sens de l'histoire consiste à expliquer le temporel par l'éternel -- parce que le temporel est fait pour l'éternel.
Pour le monde, avoir le sens de l'histoire consiste à se mettre en situation de dominer le temporel à son propre profit.
#### VI. -- La destruction du passé : retour au néant.
Le sens de l'histoire selon le monde est un moyen d'opérer la destruction du passé. -- Mais, direz-vous, le passé est ce qui n'a pas besoin d'être détruit, le passé se détruit tout seul sans qu'il soit nécessaire d'y prêter les mains, le passé est justement ce qui n'existe plus ? -- Le passé est cela mais il est aussi autre chose en même temps. Il est ce qui a existé : et qui n'existe plus *ou qui existe encore.* Tout ce qui a une existence réelle appartient au passé au moins sous un rapport. L'Église existe depuis deux mille ans : elle a deux mille ans de passé. Tout ce qui dure à travers l'histoire nous présente une durée passée. La seule chose qui n'appartienne au passé d'aucune manière, c'est ce qui n'existe pas, ce qui n'a jamais existé, c'est le néant ; ou encore, l'imaginaire. Toutes les réalités connues et tous les faits constatables appartiennent au passé. Le Décalogue, la Rédemption, la civilisation chrétienne appartiennent au passé. Le patrimoine intellectuel, moral et religieux de l'humanité appartient au passé. L'expérience, qu'elle soit personnelle ou historique, nous vient du passé ; la Révélation aussi. Le passé n'est pas seulement ce qui *s'éloigne de nous :* il est aussi et surtout ce qui, à travers l'histoire, est *venu jusqu'à nous*.
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Par définition, l'avenir n'existe pas encore (et n'existera peut-être jamais). Se détourner du passé et se tourner résolument vers l'avenir, dans la perspective qui est celle du monde, c'est se détourner de l'être et se tourner vers le néant. Ce n'est pas l'avenir qui nous apportera ni la loi naturelle ni la Révélation. D'ailleurs l' « avenir » ne vient pas à nous, malgré l'étymologie, et il ne nous apporte rien : c'est nous qui allons à lui.
*L'avenir, fantôme aux mains vides,*
*Qui promet et qui n'a rien...*
(c'est encore Victor Hugo) ; l'avenir ne contiendra, dans l'ordre naturel, rien de plus que ce que nous y aurons apporté. C'est nous qui le faisons. Quand on demande si c'est l'homme qui fait l'histoire ou l'histoire qui fait l'homme, il faut répondre : les deux à la fois, sous un rapport différent. C'est le passé qui nous a faits ce que nous sommes. Et l'avenir sera notre œuvre.
On vous dit que l'avenir c'est la vie, et le passé, la mort. Au sens temporel où on l'entend, ce n'est pas vrai. Le passé, c'est notre naissance, notre éducation, notre apprentissage. Et l'avenir, notre mort. Tout ce qui existe d'une existence temporelle a reçu sa vie du passé et trouvera sa mort dans l'avenir. « Le ciel et la terre passeront... »
#### VIII. -- Deux conclusions.
Je crois aux « leçons de l'histoire », je vous l'ai dit, pour le moraliste, pour le politique, pour le psychologue ; et même pour le philosophe, à condition qu'il n'aille point s'imaginer que la raison naturelle peut découvrir la signification d'ensemble de l'histoire universelle. La principale leçon naturelle de l'histoire humaine est que les sociétés prospèrent dans la mesure où elles observent le Décalogue et qu'elles entrent en décadence dans la mesure où elles s'en détournent ([^12]).
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Mais si l'histoire permet, notamment dans cette perspective, de prévoir les conséquences de certains actes politiques, elle ne permet pas de prévoir le visage concret que prendront ces conséquences, ni les événements particuliers qui viendront les aggraver ou les contrarier. L'histoire ne permet de prévoir ni l'événement à venir, ni ce que sera le monde de demain. Il n'y a pas de science naturelle de l'avenir : l'avenir est le secret de Dieu et le fruit de la liberté humaine.
Aucune philosophie, fût-elle philosophie de l'histoire, aucune science humaine ne peut dire avant l'événement si Achille va rendre à Priam le corps d'Hector. Aucune philosophie de l'histoire ne peut dire avant l'événement si les Troyens vont conduire à l'intérieur de leurs murs cet étrange cheval que les Grecs en se retirant ont laissé sur le rivage. Aucune philosophie, aucune science ne peut dire d'avance quel effet exact produira sur César et sur Antoine le nez de Cléopâtre : mais la face du monde en sera changée.
Et il y aura toujours dans l'histoire le nez de Cléopâtre, l'étrange cheval tentateur et perfide laissé sur le rivage, et la prière du vieux Priam aux pieds d'Achille vainqueur.
Aucune philosophie, aucune science, ni même aucune théologie, à aucune époque, n'a pu prévoir le visage que prendrait le monde de demain. Les révolutionnaires de 1789 avaient beaucoup d'idées sur l'avenir : mais, en 1789, ils ne prévoyaient ni la République, ni Bonaparte, ni le Code civil. Les révolutionnaires de 1917 avaient dans leur marxisme-léninisme un instrument « scientifique » de prévision de l'avenir : ils ne prévoyaient ni la longue maladie de Lénine, ni le stalinisme, ni la déstalinisation, ni la révolution culturelle de Mao.
Les chrétiens ne sont pas plus avancés en ce domaine que les révolutionnaires. Dans les catacombes ou au Colisée, ils n'avaient pas prévu Constantin et l'âge constantinien. Saint Benoît n'avait pas prévu l'Europe chrétienne. Les chevaliers de la dernière croisade n'avaient pas prévu la mort de saint Louis à Carthage sur un lit de cendre. Jeanne d'Arc n'avait pas prévu que les Anglais se feraient anglicans.
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Mais si personne n'a jamais réussi des prévisions de cette sorte, la différence des chrétiens est qu'ils ne se préoccupent pas d'en faire. Le Concile de Trente ne se demandait pas quel serait le monde de demain afin d'y adapter par avance la pastorale, l'apostolat et la prédication : il se préoccupait d'être plus exactement fidèle au même Credo, au même Pater, au même Décalogue, aux sept sacrements toujours les mêmes, à la succession apostolique et à la primauté du Siège romain.
C'est là-dessus que je voudrais vous proposer une double conclusion.
I. -- Quand nous regardons après coup le déroulement de l'histoire de l'Église, il nous apparaît qu'à chaque époque elle a su s'adapter pratiquement aux particularités du temps. Ce sont les saints qui ont le mieux réussi cette adaptation : et elle était pourtant le dernier de leurs soucis. Ils n'y pensaient aucunement. Ce sont les saints qui ont devancé leur temps et travaillé pour l'avenir. Mais nous savons quelle était leur règle à cet égard : « Ne vous inquiétez pas du lendemain. Demain s'inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine. » (Mat., VI, 34). C'est saint François de Sales, je crois, qui commentait et développait en ces termes : « A chaque jour suffit sa peine, son cantique et sa demi-lumière. » Les plus vaines des plus vaines spéculations sont celles qui consistent à vouloir caractériser et cataloguer la marche phénoménologique du temps, sur le thème : «* Nous sortons d'une époque qui était... Nous entrons dans une époque qui sera... *» Personne n'en a jamais rien su à l'avance. Et les saints n'ont jamais pris des spéculations aussi générales et aussi illusoires pour règle d'action, pour critère de discernement, pour lumière de la pensée. Une telle prévision étant *toujours erronée*, on se fourvoie toujours quand on règle une action politique ou religieuse sur une telle prospective.
II -- *Quand il pleut*... dit Jean Ousset dans son dernier éditorial de « Permanences ». Le malheur des temps présents est multiforme. Pour l'essentiel, il se résume en une phrase de Mgr Marcel Lefebvre, supérieur général de la Congrégation des Pères du Saint-Esprit : «* la puissance de résistance de l'Église au communisme, à l'hérésie, à l'immoralité a considérablement diminué. *»
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Nous avons vu le même processus plusieurs fois dans l'histoire. Au moment de l'arianisme ; au moment de l'humanisme du XVI ^e^siècle ; au XVIII^e^ siècle. Et ce processus de mort aboutit toujours à la même résurrection.
En voici le diagramme tracé par Chesterton :
« L'arianisme avait toute apparence humaine d'être la forme naturelle sous laquelle on pouvait prévoir la disparition progressive de la superstition constantinienne. La foi était devenue une chose respectable, puis une chose rituelle. Elle s'était ensuite transformée en une chose rationnelle et les rationalistes étaient prêts à en effacer les derniers vestiges, tout à fait comme à présent. Lorsque le christianisme reparut soudain et les renversa, ce fut presque aussi inattendu que l'apparition du Christ ressuscité des morts. »
Chaque fois que l'Église s'est « ouverte au monde » au lieu de résister au monde et de convertir le monde, on a vu la religion chrétienne devenir plus naturelle et plus rationnelle ; et chaque fois on a constaté qu'en devenant plus naturelle et plus rationnelle, la religion chrétienne recueillait bien sûr beaucoup d'applaudissements de la part du monde, mais que du même coup elle était en train de disparaître par dilution et par asphyxie. Elle s'approche du Panthéon moderne des idoles profanes, elle est sur le seuil, elle se prépare à entrer, elle a déjà un pied à l'intérieur : tous ses anciens ennemis sont là, ils sont venus l'encourager amicalement, dans la coexistence et le dialogue.
C'est toujours à ce moment-là qu'il se passe quelque chose. Il se passe quelque chose, mais non point au seuil du Panthéon, non point parmi ceux qui sont assemblés à l'entour. Il se passe quelque chose ailleurs, à l'écart, plus loin : le christianisme réapparaît toujours *à l'extérieur* du compromis avec le monde dont on était en train, à la porte du Panthéon, de négocier les dernières stipulations.
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Chaque fois qu'on a vu dans l'histoire le christianisme s'affadir dans un compromis avec le monde, ce n'est point à l'intérieur de ce compromis qu'il a pu survivre ou renaître, malgré les efforts souvent sincères de ceux qui s'employaient à obtenir que le traité de compromis soit le moins mauvais ou le moins dur possible. Le christianisme réapparaît en dehors du compromis dans lequel une foi affaiblie se liait au sort précaire d'un monde en train de passer. Car, voyez-vous, c'est le propre du monde d'être toujours en train de passer, et c'est le propre du christianisme d'être toujours en train de renaître : deux opérations qui sont non seulement distinctes, mais absolument hétérogènes l'une à l'autre. Et le christianisme renaît toujours en faisant référence non point au plus récent état de décadence de la théologie, mais à son premier état de lumière intégrale : non point en faisant référence aux théologiens de la dernière pluie, fût-ce pour les corriger partiellement, mais en faisant référence à la foi de saint Pierre et de saint Paul dans son immuable intégrité et dans son éternelle actualité.
Nous ne sommes donc appelés aujourd'hui ni à une opération de prospective ni à une opération de sauvetage.
Nous ne sommes pas appelés à une *opération de prospective* visant à naturaliser et à rationaliser l'Église en fonction du monde de demain.
Nous ne sommes pas appelés non plus à une *opération de sauvetage* comme si nous avions à sauver l'Église, alors que c'est elle qui nous sauve et qui nous sauvera.
Le secret de vie du christianisme n'est pas dans une prospective naturelle et il n'est pas non plus dans une survivance comme purent survivre par exemple, pendant un certain temps, la religion druidique ou la philosophie marxiste. Le secret de vie du christianisme est, pour chaque homme et pour chaque génération, à chaque moment de l'histoire, dans une nouvelle naissance, dans une résurrection.
Ce n'est point par survivance ni par prospective, c'est par résurrection que l'âme morte dans le péché renaît à la vie de la grâce.
Et pareillement, ce n'est point par prospective ni survivance, c'est par résurrection qu'une Église ouverte au monde et apparemment promise à la mort renaît dans la splendeur originelle de son institution divine.
69:126
Nous sommes appelés à consentir et à participer à une *opération de résurrection.* Et le christianisme, comme le Christ, ne ressuscite pas à moitié, dans un compromis de partage négocié avec la mort ou avec le monde. Nous sommes appelés à une opération de résurrection intégrale.
Par la foi, par la fidélité pleinement confiante au Christ ressuscité, maître de l'histoire par sa Croix, et qui exerce sa seigneurie par la résurrection.
Pourtant le mal est profond, direz-vous. Je vous réponds qu'il est plus profond encore que vous ne l'imaginez. Car la raison humaine même la plus inquiète n'arrive pas à mesurer la profondeur du mystère d'iniquité. Ce que nous entendons résonner dans le monde d'aujourd'hui, c'est le bruit des marteaux qui frappent sur les clous, les trois clous de la crucifixion. Et puis nous voyons les ténèbres qui envahissent la terre. Et puis voici que les princes des prêtres et les soldats ont pris la précaution supplémentaire de sceller la pierre qui ferme le tombeau. Ils ont scellé la pierre et ils ont posté la garde. Ces signes ne trompent pas : d'une manière ou d'une autre, la résurrection est proche.
Jean Madiran.
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### La presse, le pouvoir et l'argent
par Louis Salleron
LE TITRE de son livre -- *La presse, le pouvoir et l'argent* ([^13]) -- permet de deviner le propos de M. Jean Schwœbel.
Il cherche le moyen de rendre la presse indépendante -- indépendante du pouvoir (politique) et (du pouvoir) de l'argent.
Problème ardu !
La solution qu'il propose est la création d'un nouveau type de société : la « société de presse à lucrativité limitée et à participation des journalistes ».
La société de presse à lucrativité limitée serait une société civile ou commerciale ordinaire, mais assortie d'un certain nombre de dispositions empêchant que les propriétaires s'enrichissent par la valorisation du capital.
Quelles dispositions ? Les suivantes :
1\) -- « abandon statutaire de l'intégralité du boni de liquidation éventuellement dégagé en cas de liquidation ou de dissolution, au profit d'une œuvre ou d'une institution à but non lucratif, ou d'une société régie par la loi nouvelle » ;
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2\) -- « fixation du prix de rachat d'actions ou de parts en tenant compte de cet abandon du boni de liquidation. » Autrement dit, les « actionnaires » ou les « associés » ne bénéficieraient pas des plus-values, qui resteraient dans l'entreprise ;
3\) -- « limitation du montant des dividendes versés aux actionnaires ou associés » ;
4\) -- « obligation que les actions soient nominatives, et que les statuts contiennent une clause d'agrément d'un tiers cessionnaire et une clause de préemption des associés survivants en cas de décès d'un associé ou actionnaire (ou mieux encore une clause prévoyant la possibilité dans ce cas de « coopter » un tiers à la majorité prévue par les assemblées extraordinaires). »
Quel but poursuit M. Schwœbel ?
Un double but :
-- but de principe : éliminer l'esprit mercantile
-- but pratique : d'une part, éviter qu'à la disparition d'un actionnaire ou associé, quelque héritier indésirable ou non désiré lui succède, mais éviter d'autre part que la valeur de l'action ou de la part empêche l'entrée dans la société d'un associé désiré et oblige la société à des remboursements très lourds aux héritiers de l'associé disparu.
La société à lucrativité limitée serait par ailleurs « à participation des journalistes ». C'est-à-dire qu'elle comprendrait en son sein une « société des rédacteurs » qui serait propriétaire du nombre suffisant de parts ou d'actions pour avoir un droit normal de participation à la gestion du journal et un droit de veto sur les décisions fondamentales engageant le destin même du journal et requérant de ce fait une majorité déterminée. (Pratiquement, cela signifierait que les sociétés de rédacteurs détiennent 26 % du capital dans les S.A.R.L. et 34 % dans les sociétés anonymes.)
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Ceux qui sont familiers du droit coopératif retrouveront dans les quatre dispositions caractéristiques de la société à lucrativité limitée des principes chers à tous les coopérateurs et qui, sous une forme analogue, figurent dans tous les statuts de coopératives.
D'autre part, l'intégration de sociétés de rédacteurs au sein des sociétés à lucrativité limitée donne à la société ainsi constituée une allure qui ressemble à celle des sociétés d'intérêt collectif agricole (S.I.C.A.) prévues par la loi du 5 août 1920 et qui, rares dans l'entre deux guerres, ont pris récemment une certaine extension. La différence entre la « société à lucrativité limitée et à participation des journalistes » d'une part, et la S.I.C.A. d'autre part, c'est que, dans la première, c'est la « société » qui reçoit en son sein les « coopérateurs », tandis que dans la §.I.C.A., C'est la « coopérative » qui reçoit des « associés ». Il y a d'autres différences, mais qui importent peu ici. Ce qui nous intéresse, dans ce rapprochement, c'est la volonté qui se fait jour, dans des milieux très différents, de combiner la *technique capitaliste* et *l'esprit coopérateur.* Tantôt le point de départ est la société capitaliste et tantôt la société coopérative. L'essentiel est d'arriver à la synthèse des éléments en présence.
\*\*\*
Ici, ouvrons une parenthèse.
Si le *but* que poursuit M. Schwœbel est l'indépendance de la presse (par rapport au Pouvoir et à l'Argent), le *mobile* qui l'anime s'enracine dans l'actualité -- une actualité de près d'un quart de siècle.
La « dévolution des biens de presse » qui s'est opérée à la Libération a été une opération de brigandage, analogue à la vente des biens nationaux sous la Révolution. Mais le scandale, en notre cas, est encore plus grand. Car si les acquéreurs des biens nationaux furent naturellement les moins scrupuleux, du moins l'objectif poursuivi par les révolutionnaires fut-il atteint : la propriété terrienne fut répartie et consolidée. A l'inverse, l'objectif mis en avant à la Libération pour justifier l'expropriation des maîtres de la presse fut la « nationalisation » ou du moins la « décapitalisation » des journaux.
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A la presse « pourrie » devait succéder une presse « libre », c'est-à-dire qui ne serait pas « un instrument de profit commercial » et qui ne dépendrait « ni de la puissance gouvernementale ni des puissances d'argent, mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs » ([^14]). On sait ce qui est advenu.
M. Schwœbel -- c'est à son honneur -- ne dissimule rien de « l'échec de la presse de la Libération ». Il montre la « véritable foire d'empoigne » (p. 81) qu'a constituée le régime de la presse depuis août 1944.
Au plan financier, on aura une idée de la situation par l'exemple qu'il nous donne « d'une entreprise comme *Paris-Normandie,* dont personne ne conteste l'honnêteté des dirigeants. Cette entreprise, attributaire des biens du *Journal de Rouen*, s'est constituée avec le capital minime de 370 000 anciens francs. Ce capital a déjà été porté, par simple incorporation de réserves, à 2 019 600 francs 1967 (soit 201 960 000 anciens francs). C'est-à-dire que la valeur de la mise d'origine a déjà augmenté de près de 600 fois. Il n'y a pas de raison qu'elle n'augmente pas encore considérablement, étant donné les très importantes réserves que la Société normande de presse (*Paris-Normandie*) détient encore et qui seront un jour ou l'autre incorporées au capital » (p. 197).
Faute d'indemniser les anciens propriétaires, ce qu'il n'envisage pas, M. Schwœbel entend du moins que les nouveaux ne bénéficient pas d'un « enrichissement sans cause » qui constitue, de surcroît, une trahison de « l'idéal » invoqué pour justifier l'expropriation des anciens. Et comme, à ses yeux, ce sont les rédacteurs qui sont les héritiers de l'esprit originel (en ce sens du moins qu'ils ne bénéficient pas de la plus-value du capital de départ), il propose d'axer la réforme sur les sociétés de rédacteurs. Ainsi pourrait être absoute la presse « issue » de la Résistance et voir enfin le jour cette presse libre qu'avaient voulue, nous assure-t-on, les sincères et les généreux.
\*\*\*
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Où en est-on ?
Sur le plan législatif, rien n'est amorcé. Mais dans les faits, l'ébauche de la réforme se manifeste par la multiplication des sociétés de rédacteurs. Il en existe présentement dix-neuf ([^15]), lesquelles ont fondé à Paris, le 1^er^ décembre 1967, la Fédération française des Sociétés de journalistes.
Il semble que la plupart de ces sociétés soient encore peu actives. Mais elles ont pris une grande importance dans trois journaux : au *Monde,* au *Figaro* et à *Ouest-France.*
Le cas du *Monde* est exceptionnel. Ce journal, en effet, ne comporte pas seulement une société des rédacteurs : il a opéré la révolution complète préconisée par M. Schwœbel. C'est-à-dire que, malgré les difficultés juridiques et fiscales que lui oppose la législation actuelle, il est devenu en fait « une société à lucrativité limitée et à participation des journalistes » (p. 183).
Au *Figaro* et à *Ouest-France,* les sociétés de rédacteurs ont pris un relief particulier parce qu'elles sont en conflit avec la société de capitaux ([^16]). (Le cas du *Figaro* est complexe parce qu'il y a une société de capitaux et une société fermière, mais le fond du problème est le même.) On verra comment les choses évolueront.
\*\*\*
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Pour en terminer avec l'exposé de la réforme proposée par M. Schwœbel, précisons que, dans son esprit, cette réforme ne concerne que la *presse d'information*, c'est-à-dire pratiquement les quotidiens nationaux et régionaux.
Ajoutons que M. Schwœbel envisage que la formule juridique nouvelle puisse être *facultative.* Autrement dit les journaux auraient le choix de se constituer en société ordinaire ou en « société à lucrativité limitée à participation des journalistes ». Mais ce n'est que s'ils optaient pour cette seconde solution qu'ils auraient droit à l'aide de l'État.
Quelle aide ? L'aide actuelle, fiscale, postale et technique -- dont la valeur totale était estimée en 1964 à deux milliards de francs lourds (p. 188) ; mais aussi l'aide escomptée d'une « Fondation nationale de l'Information », organe à créer qui aurait « la charge d'un secteur national d'impression », c'est-à-dire qui « acquerrait les matériels de composition et d'impression les plus modernes » pour les louer « à des équipes de journalistes, associées à des équipes de cadres » offrant « les garanties désirables » (p. 232). Cette Fondation serait un peu comme une A.F.P. (Agence française de presse) qui, au lieu de vendre de l'information aux journaux, leur louerait du matériel.
\*\*\*
Telle étant la réforme, que faut-il en penser ?
Disons tout de suite que ses mérites sont grands. Énumérons les principaux :
1°) Elle existe (en projet), et avec des traits assez précis pour pouvoir faire l'objet d'une proposition de loi.
2°) Elle existe en ébauche dans les faits, ce qui lui donne une chance de réussite si elle passe à l'état de loi.
3°) Son objectif -- l'indépendance de la presse -- ne peut que faire l'accord de tous.
4°) Sa formule est corporative, ce qui ne peut que nous séduire -- même si M. Schwœbel nie la référence « corporative », qui est dangereuse, comme chacun sait.
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5°) Elle associe la notion de « pouvoir » à celle de « propriété », conformément à une idée qui nous est chère.
6°) Au lieu de refuser la technique « capitaliste », elle s'efforce de s'en servir.
7°) Elle reconnaît la distinction des deux réalités que sont la « société » (de capitaux) et l' « entreprise », et essaye de les associer.
8°) D'une manière générale, l'esprit qui l'anime et l'orientation qu'elle indique sont marqués du double signe de l'idéal et du réalisme.
Voilà qui n'est pas rien.
Voilà qui est même beaucoup.
Néanmoins les objections ou, si l'on préfère, les points d'interrogation se pressent en foule à l'esprit.
Quand on fait un « modèle », il ne suffit pas de considérer comment il répond à la réalité du moment. Il faut encore voir comment il peut répondre à la réalité de demain. De l'interaction du Droit sur les faits et des faits sur le Droit que va-t-il résulter ? Comment le modèle risque-t-il d'évoluer ? et son évolution lui conservera-t-il les qualités qui, à l'origine, le signalent à l'attention ?
Tout d'abord quel est le problème ?
Il est de faire en sorte que la presse soit indépendante.
Fort bien. Mais qu'est-ce qui fait l'indépendance ? Deux choses : un *esprit* et la *possibilité* de le manifester.
*L'esprit,* c'est, en général et en tout cas en matière de presse : la volonté de ne pas céder aux pressions extérieures (donc le caractère et le désintéressement), la volonté du bien commun, le sens de la responsabilité à l'égard du public -- toutes ces qualités se greffent sur celles qui sont requises pour l'exercice du métier : compétence, intelligence, etc.
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La *possibilité* de manifester cet esprit, c'est... la possibilité.
La possibilité est une question de degré. En tout, il y a toujours des obstacles, des contraintes. Il faut seulement, pour que la possibilité ne soit pas l'impossibilité, que les obstacles puissent être surmontés et que les contraintes ne soient pas dirimantes.
Ce qui sauve la liberté, d'une manière générale, c'est la rivalité des deux grands pouvoirs, le Pouvoir politique et le Pouvoir économique, celui de l'État et celui de l'Argent. C'est en jouant de l'un contre l'autre que le citoyen défend sa liberté.
Seulement, la pente à l'asservissement est toujours du côté de l'État, qui est permanent et unitaire. Le risque est d'abolir le Pouvoir de l'Argent. C'est alors le communisme ; et la liberté disparaît, parce que le citoyen n'a plus de force à opposer à celle de l'État.
*Il n'y a de presse libre que dans les pays où le Pouvoir économique existe en face du Pouvoir politique.* Cette liberté est imparfaite. Elle porte normalement les stigmates de l'Argent. Mais elle est préférable au néant.
Quand donc dans un régime capitaliste ou semi-capitaliste on veut libérer la presse des puissances d'argent, il faut être très attentif à ne pas tomber de Charybde en Scylla.
A cet égard, on peut faire une double constatation.
1°) La France est certainement beaucoup moins capitaliste en 1968 qu'elle ne l'était entre les deux guerres et avant la première guerre. Or la presse de ces temps anciens était beaucoup plus libre qu'aujourd'hui. Certes elle était « pourrie » (dans l'ensemble) ; mais sa pourriture était encore dénoncée par elle-même (des journaux « pourris » attaquant d'autres journaux « pourris », et des journaux « non pourris » faisant entendre leur voix). Il y avait beaucoup de journaux et de toutes les nuances. Le lecteur était certainement mieux servi qu'aujourd'hui.
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2°) Aux États-Unis, pays sur-capitaliste, la presse est plus libre que chez nous. Elle est asservie à l'Argent ? Peut-être. Mais les clans de l'Argent sont nombreux et leur rivalité recrée la liberté. Et l'idée de service trouve sa place dans un système mercantile. Au fond l'extrême richesse permet tout, y compris le pluralisme et le désintéressement. Louant les « fondations » américaines, M. Schwœbel note que leur liberté est totale. « Le malheur, dit-il, est qu'en France, il n'existe pas un régime aussi libéral de fondations » (p. 178). Cela provient de ce que « dans la Société américaine, imbue des principes du libéralisme et de la démocratie à la base, l'intérêt général n'est pas tant l'affaire de l'État : que plutôt celle des citoyens... » (id.). Ici, nous touchons à la mystérieuse question des différences qui existent entre l'esprit français (et latin) et l'esprit américain (et anglo-saxon). Mais le fait est là : l'argent, perpétuel corrupteur de la presse, est aussi le protecteur et peut-être le fondateur (institutionnel) de sa liberté. On ne saurait en dire autant de l'État -- entendons : en tant que maître des journaux.
On peut donc se demander -- ce n'est qu'un point d'interrogation -- si la suppression de la lucrativité et la dépendance des journaux à l'égard d'une Fondation nationale ne créeraient pas les conditions d'un asservissement rapide de la presse au Pouvoir, sans que d'ailleurs la libération de l'Argent soit certainement assurée.
Certes on peut imaginer qu'une telle Fondation soit créée avec toutes les garanties juridiques désirables d'autonomie. Mais son monopole même pourrait être un danger. Elle risquerait soit de fonctionner comme un service de l'État, soit de devenir un État dans l'État. Dans la mesure où M. Schwœbel envisage le Fonds comme un garant de la liberté de la presse par la location de moyens matériels d'impression à tous les journaux indistinctement, il semble que cette fonction serait mieux assurée par des sociétés privées agissant en concurrence, comme cela se pratique dès maintenant dans le domaine des ordinateurs et de beaucoup d'autres machines onéreuses. Il est probable qu'au triple point de vue de la liberté des journaux du prix de la location et du développement du progrès technique, les services d'une pluralité de sociétés privées garantiraient mieux le pluralisme de la presse qu'une seule Fondation nationale de l'Information.
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Aussi bien, si le concours de la Fondation nationale était réservé aux seules sociétés à lucrativité limitée, est-il certain que cette règle favoriserait les « pauvres » en pénalisant les « riches » ? Ceux-ci peuvent avoir intérêt à créer les journaux sans y trouver un profit *direct.* Pour les empêcher de bénéficier d'un profit *indirect* -- par la publicité, la combinaison des affaires et la simple place occupée dans le secteur de la presse -- il faudrait une série de dispositions qui, de fil en aiguille, développeraient l'étatisation qu'on veut éviter.
Qui sait si, finalement, ce n'est pas le quotidien qui serait touché en tant que quotidien ? La radio et la télévision lui ont déjà porté un coup. Une législation d'exception faite en sa faveur pourrait bien se retourner contre lui au profit des hebdomadaires, déjà florissants... Ou bien l'information n'est vraiment que de l'information, et le quotidien ne peut plus remplacer les ondes, ou bien elle est du commentaire et de l'interprétation -- c'est-à-dire de l'opinion -- et en temps normal, pour le grand, public, l'hebdomadaire suffit à y pourvoir.
En fin de compte, ce n'est pas le problème du grand public qui se pose, c'est celui des minorités d'intellectuels et de militants qui, rédacteurs ou lecteurs, soutenaient autrefois la *presse d'opinion*.
Chaque quotidien répond à un secteur de l'opinion publique. Ils ont tous une tendance. Mais le fait qu'ils ont un gros tirage et un équilibre financier lié à ce tirage leur interdit la liberté totale d'expression qui ne peut correspondre qu'à un petit nombre de lecteurs.
Il est caractéristique que le livre de M. Schwœbel vise d'un bout à l'autre la *liberté d'opinion,* alors qu'il ne parle que de la *liberté d'information.* Sa réforme aurait, semble-t-il, beaucoup plus de sens si elle concernait la *presse d'opinion* plutôt que la *presse d'information.*
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M. Schwœbel nous dirait peut-être que ce qu'il cherche, précisément, c'est à restituer la *liberté d'opinion* à la *presse d'information,* de telle manière que la presse d'information soit en même temps une presse d'opinion. Peut-être pense-t-il à la presse de province. Dans les régions où, depuis la Libération, il n'y a plus qu'un seul quotidien important, il pourrait y en avoir deux ou trois, un peu moins ternes que le quotidien unique d'aujourd'hui. Mais la solution envisagée est-elle la bonne ? Ce n'est pas facile à voir.
\*\*\*
Nous ne nous prononçons pas. Nous nous interrogeons. Un point nous frappe : c'est le rapport qui existe toujours entre la presse et la société.
Telle presse, telle société.
Telle société, telle presse.
La presse est *cause,* à son niveau, mais il semble bien qu'elle soit d'abord *effet.* A cet égard, elle reflète une réalité sociale générale dans laquelle les structures juridiques qui l'abritent n'ont qu'une importance relative -- en ce sens que les mêmes structures, ailleurs ou à une autre époque, n'auraient pas les mêmes conséquences.
Nous avons noté plus haut que la presse d'opinion existait jadis en France alors qu'elle est aujourd'hui morte ou moribonde. Le fait n'a pas manqué de frapper M. Schwœbel, qui écrit, parlant de la presse actuelle : « Que cette presse commerciale est donc loin de celle qui la précéda au XIX^e^ siècle et dans laquelle s'illustrèrent des hommes -- Benjamin Constant, Paul-Louis Courier, Armand Carrel, Roger Collard, Chateaubriand -- qui croyaient profondément à la noblesse de ce métier et qui ne cessèrent de lutter contre les abus du pouvoir et pour une authentique liberté de la presse » (p. 68). Le cadre juridique de leur lutte était bien pourtant la société commerciale, et le cadre économique était le capitalisme. Mais l'esprit général de la société était l'individualisme et le libéralisme, qui favorisaient le journalisme d'opinion ; et les milieux sociaux étaient très variés.
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Certes la concentration n'était pas alors ce qu'elle est maintenant. Mais cette concentration, aux États-Unis, n'empêche pas une diversité de la presse bien plus grande que chez nous. La surabondance de richesse permet la variété de son usage ; et un esprit général de service et de civisme y aide. M. Schwœbel l'a observé, nous l'avons dit, à propos des Fondations. Répétons son excellent jugement : « ...dans la Société américaine, imbue des principes du libéralisme et de la démocratie à la base, l'intérêt général n'est pas tant l'affaire de l'État que plutôt celle des citoyens... » (p. 17 8).
Dans la société française d'aujourd'hui, tout conspire à la médiocrité et au conformisme de la presse. La société de consommation s'est bâtie directement sur la ruine des anciennes hiérarchies sociales et, accédant à l'information par la radio et la télévision, elle n'a pas voulu être troublée dans sa quiétude par l'imprimé. Tout ce qu'elle demande au quotidien c'est le reflet de ses préoccupations quotidiennes de surface et elle se rue sur l'hebdomadaire, plein de belles images, qui la plonge dans l'évasion du sensationnel planétaire et interplanétaire ou dans celle de ses rêves d'avenir et de vacances. Pour le reste on s'en remet à l'État, qu'on veut à la fois révolutionnaire et gardien de l'ordre public, c'est-à-dire de l'ordre de la consommation.
La liberté de la presse, dans ces conditions, peut bien exister, mais comme reflet du genre de liberté désirée par la société : celle de l'insignifiant, de l'extravagant et du conforme. Que le journal soit en société anonyme, en coopérative ou en société à lucrativité limitée, il ne changera guère de ce fait s'il vise à toucher un vaste public. Ce qui le distingue de son voisin, c'est la spécificité du désir de son secteur de clientèle. Mais les différences sont de vocabulaire. Le fond est le même ; c'est toujours : pas d'histoires !
Le problème de la liberté de la presse, de l'indépendance de la presse à l'égard de l'Argent et du Pouvoir est donc très difficile à poser et à résoudre séparément. Quand une société glisse tout entière au socialisme providentiel, comment sa presse pourrait-elle être en opposition avec elle ?
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Certes, pour sortir de l'apathie, de l'erreur et de l'abrutissement il faut combattre sur tous les fronts à la fois. Il y a interaction entre tous les éléments qui composent la société. La presse donc ne peut attendre une mutation sociale pour réaliser sa propre mutation. Elle doit être active à son niveau et à la mesure de ses possibilités. Toute la question est de savoir si la réforme proposée par M. Schwœbel est un instrument qui peut faciliter son action, ou si elle est, au contraire, inutile, ou nuisible. On peut très bien considérer que, parfaitement défendable en elle-même, les suites à en attendre seront différentes de celles qu'elle semble impliquer, à cause du milieu social dans lequel elle se développerait.
Examinons quelques difficultés qui se présentent à nos yeux.
##### *La lucrativité limitée.*
L'idée de lucrativité limitée est séduisante à première vue. Il faudrait l'essayer pour voir si elle est viable autrement qu'à titre exceptionnel. Car on aperçoit certains obstacles qu'elle aurait à surmonter.
L'exemple des coopératives est à cet égard révélateur. Il y a un « secteur » coopératif, comme l'appelait le Dr Fauquet (grand spécialiste de la coopération). C'est principalement l'agriculture et la consommation. Le caractère non lucratif des sociétés coopératives provient du fait que l'*acte sociétaire* est *homogène *; et c'est en quoi, il est *coopérateur*. On met en commun un produit identique (blé, lait, vin) ou une dépense identique (diverse par la nature des produits achetés, mais identique par la nature de l'argent). Un coopérateur ne se distingue d'un autre coopérateur que par le *plus* ou le *moins* de son apport (en produits ou en dépenses). Le capital rassemblé n'est là que pour faire fonctionner le système de cette addition d'actes économiques qui lui restent en quelque sorte étrangers. La coopérative n'est que le prolongement d'actes individuels qu'elle valorise plutôt qu'elle ne les transforme substantiellement. Il est donc normal que le capital soit pour ainsi dire obligatoire. Dans le cas des coopératives les plus pures, on peut se demander si elles ne sont pas des associations, même quand elles prennent la forme juridique de la société. Il est arrivé que des tribunaux le reconnaissent.
83:126
Quand on sort du secteur coopératif, la formule coopérative devient pratiquement impossible. On n'a jamais vu de coopératives dans l'industrie. Et les coopératives ouvrières de production elles-mêmes arrivent vite à faire une distinction entre le noyau des coopérateurs fondateurs et les associés postérieurs. M. Schwœbel le signale lui-même (p. 164). C'est tout à fait normal. On ne voit pas *pourquoi* ceux qui ont pris le *risque* initial et qui ont constitué une affaire qui marche, feraient cadeau de son capital à ceux qui viennent s'y agréger au moment où tout va bien.
Un journal -- s'il s'agit d'un quotidien d'information visant à un tirage important -- est une entreprise qui exige, au départ, des capitaux considérables et dont le développement, hasardeux, requiert des qualités exceptionnelles de « management ». La formule coopérative pure ne lui convient certainement pas. (On pourrait l'envisager cependant pour un journal d'opinion, en coopérative de producteurs, ou pour un grand journal en coopérative de lecteurs-consommateurs ; mais dans ce second cas, il s'agirait d'une simple fiction juridique, le pouvoir appartenant à la direction ou à un petit clan de coopérateurs). M. Schwœbel a donc raison d'écarter cette formule qui du reste connaît toujours des évolutions dont l'expérience nous informe ([^17]).
Mais si l'on écarte la coopération pour rester dans le droit sociétaire traditionnel quel avantage y aurait-il à limiter -- en fait, à supprimer -- la lucrativité ? M. Schwœbel nous dit que les sociétés à lucrativité limitée ne renonceraient nullement à faire des bénéfices. Bien au contraire, elles « viseraient à les accroître le plus possible, d'abord parce qu'ils constitueraient le meilleur atout de leur indépendance, ensuite parce qu'ils seraient consacrés totalement aux investissements, aux réserves et aux répartitions au personnel, voire à des mesures de péréquation en faveur d'autres entreprises d'information nécessaires mais moins rentables » (p. 181).
84:126
En somme ces sociétés seraient en tous points semblables aux sociétés commerciales habituelles sauf que l'accroissement de la valeur du capital n'appartiendrait pas aux propriétaires de ce capital. A qui appartiendrait-il ? Les juristes et les comptables nous l'expliqueraient peut-être. Ce serait une sorte de propriété corporative, tendant à la fondation et à la mainmorte. La gestion n'en conférerait-elle pas plus de pouvoir au « manager » que celle d'un capital ordinaire ?
A la vérité, il apparaît difficile de retenir d'un système *tout sauf un élément*. Garder la technique capitaliste, la forme juridique de la société commerciale, le profit, l'investissement, les réserves, en excluant seulement la propriété de l'accroissement de la valeur de l'actif, semble contradictoire. Si le système fonctionne, on a l'impression que l'esprit mercantile que voudrait éliminer M. Schwœbel fera sa réapparition par des voies détournées ou se muera en une volonté de puissance qui ne vaudra guère mieux, n'en étant pas d'ailleurs très différent dans le fond. Le système, aussi bien, nous l'avons déjà dit, serait peut-être plus facilement utilisable par les riches que par les pauvres. La finance sait se servir de tout. On ne voit pas, du reste, très bien en quoi la moralité serait favorisée par le refus opposé à ceux qui ont créé et réussi de toucher le fruit de leur initiative et de leur travail. Il n'est pas dit que la société à lucrativité limitée ne découragerait pas à l'avance les audacieux. Or pourquoi ceux-ci seraient-ils moins honnêtes et moins conscients de leurs responsabilités que d'autres ?
Une autre objection vient à l'esprit. M. Schwœbel envisage que les sociétés de journalistes soient propriétaires d'une fraction notable du capital. A quoi bon si ce capital n'est pas destiné à se valoriser ? Dans la société à lucrativité limitée la société des journalistes n'a de sens que comme un syndicat. Les droits de cette société ne sont pas différents de ceux qu'aurait un syndicat par la voie d'une loi ou d'une convention collective. Pourquoi participer à la propriété si la propriété est privée de l'essentiel de ses droits ?
85:126
##### *La société des journalistes.*
La société des journalistes, elle aussi, est séduisante.
Elle aussi soulève des questions.
Nous venons de dire que dans une société à lucrativité limitée elle se résolvait plus ou moins en syndicat. Mais c'est un détail. Ce qu'on peut se demander, c'est si une société de journalistes est appelée à manifester nécessairement une homogénéité des consciences au sein de la société de capitaux.
M. Schwœbel raisonne sur des cas actuels. Dans des journaux fondés à la Libération, il y eut, autour d'un directeur, une équipe de journalistes bien intégrée qui s'est senti soudainement, menacée quand le directeur le fut lui-même (cas du *Monde*) ou quand il disparut (cas du *Figaro* et d'*Ouest-France*).
Les sociétés de journalistes s'estiment « les héritières morales des équipes d'origine qui les ont formées » (p. 79).
Elles le sont, très certainement. Mais on remarquera le mot, qui revient constamment sous la plume de M. Schwœbel : il s'agit d'un « héritage ».
Le droit d'héritage suit le droit de propriété.
Dans la société de capitaux, il y a héritage juridique (financier). Dans la société des journalistes, il y a héritage moral -- dont il s'agit de faire un héritage juridique.
On penche invinciblement vers cette solution, qui paraît à la fois logique et hautement morale.
Mais, à y réfléchir, on s'aperçoit vite qu'on se trouve devant le problème classique de la désignation du titulaire du Pouvoir et les modalités de dévolution de sa succession. M. Schwœbel ne s'y trompe pas. Il écrit qu'en 1944 on ne pouvait « que prendre le risque de l'entreprise et attendre que les faits désignent ceux qui auraient vocation à jouer le rôle de successeurs des associés d'origine, et donc à constituer, après eux, la source de légitimité du pouvoir » (p. 108).
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Le problème est donc celui de « la source de légitimité du pouvoir » dans un journal.
M. Schwœbel ne traite, au fond, que de ce problème, mais sans en rassembler les données dans un chapitre. En glanant à travers ses pages, on trouve les idées suivantes : la source de la légitimité du pouvoir dans un quotidien d'information, c'est l'esprit de la Résistance maintenu par les équipes d'origine, renouvelées d'abord par les choix faits par les dirigeants de ces équipes, puis par ces équipes elles-mêmes quand les premiers dirigeants disparaissent. Il y a donc deux phénomènes différents et solidaires : 1°) une *succession légitime,* par la conservation d'un *héritage* moral ; 2°) une démocratisation, par le droit de veto accordé à la société des journalistes, au sein de la société de capitaux, sur les décisions engageant le destin du journal et concernant notamment le choix du directeur.
La solution est élégante, et on voit très bien sa signification *actuelle.* MM. X, Y ou Z, directeurs depuis la Libération de tel ou tel journal, étant menacés ou disparaissant, l'équipe des journalistes qui travaillent avec eux depuis vingt ans et plus ne veut pas qu'on lui impose un nouveau directeur qui n'aurait pas son agrément.
Fort bien. Mais *quid* dans dix ans, dans vingt ans, dans trente ans ? Et *quid* pour les nouveaux journaux ?
En elle-même, la solution paraît bien être plus *conservatrice de la situation présente que créatrice d'un ordre nouveau*.
Peut-être aussi néglige-t-elle l'analyse du phénomène « équipe ». La société des journalistes, en tant qu'elle constitue une équipe, procède d'un chef d'équipe. Elle n'existe pas en soi, comme une réalité naturelle. C'est parce qu'il y a eu M. X, Y ou Z à la tête d'un journal que la société des journalistes est une équipe. La forme juridique n'a qu'une importance secondaire. On le voit dans le cas du *Figaro*. Face à la société de capitaux pure s'est constituée la société fermière qui était aussi une société de capitaux mais qui était pratiquement une société de journalistes. A la mort du directeur de la société fermière une société de journalistes proprement dite entend conserver l'héritage. La décomposition des pouvoirs pourrait continuer.
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Il y a *équipe* quand il y a *un homme* et *une idée.* C'est autour de l'homme et de l'idée que l'équipe s'agrège. Quand l'homme disparaît, l'équipe tente de maintenir l'idée. Elle ne le peut que si un homme nouveau se trouve pour l'incarner, la rajeunir et la faire vivre. Sera-t-il héritier, élu, nommé, coopté ? L'essentiel est que sa personnalité s'impose. Les modalités de son accession au pouvoir sont secondaires. A travers une société de capitaux, à travers une société à lucrativité limitée à participation des journalistes, à travers une coopérative, les difficultés sont à peu près les mêmes. Il y a des situations acquises qui aspirent à se maintenir. C'est normal. Elles invoquent un esprit dont elles sont les gardiennes. Mais ou bien cet esprit est purement historique et l'histoire continue, ou bien il entend incarner des valeurs éternelles, et ce sont ces valeurs qui demeurent, l'esprit héritier risquant lui-même de les perdre en se sclérosant. A ce point de vue, les journaux ne se distinguent pas des autres entreprises, ni même de l'ensemble des institutions humaines.
##### *Le problème de l'information.*
Si les sociétés de journalistes invoquent le droit à l'existence en vertu d'un *héritage moral* et parce qu'elles constituent une formule de *démocratisation* du pouvoir, elles mettent aussi en avant le fait que la conscience des journalistes est seule à pouvoir assurer une *information libre et honnête.*
Caractéristique est le communiqué publié (dans « Le Monde » du 22 mai 1968) par la Fédération des sociétés de journalistes :
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La gravité des événements fait enfin apparaître aux yeux de tous l'importance capitale dans l'information libre et honnête. C'est pourquoi la Fédération française des sociétés de journalistes rappelle une fois encore que l'information constitue un véritable service d'intérêt public dont les journalistes assument les responsabilités intellectuelles et morales. Ce service ne saurait être assuré d'une façon conforme à l'intérêt général que si ces journalistes peuvent exercer leur profession au sein de nouvelles structures garantissant leur indépendance, et les mettant à l'abri de toute censure, d'où qu'elle vienne.
A cet égard, la Fédération des sociétés de journalistes a déjà soumis au Parlement un projet de proposition de loi prévoyant la participation des sociétés de rédacteurs aux responsabilités du service d'information au sein de chaque entreprise. Répondant aux vœux d'une opinion publique, désireuse d'être honnêtement et complètement informée, elle appelle les parlementaires à prendre au plus tôt ce texte en considération. Elle se féliciterait en outre que, sans attendre le vote de ce texte, les directions des entreprises de presse suivent l'exemple du journal Le Monde en reconnaissant les sociétés de journalistes et leur droit à participation.
La Fédération française des sociétés de journalistes affirme en tout cas la détermination de ses membres que soit enfin appliqué le grand principe proclamé à la libération par la Fédération nationale de la presse issue de la Résistance, à savoir que « *la presse est libre quand elle ne dépend ni de la puissance gouvernementale ni des puissances d'argent, mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs. *»
Il faudrait un livre entier pour commenter ce texte qui, en quelques lignes, entend régler le problème de l'information.
Nous nous limiterons à quelques observations.
La Fédération française des sociétés de journalistes rappelle que « l'information constitue un véritable service d'intérêt public ». C'est bien certain. Mais il resterait à définir « l'information » d'une part, et « l'intérêt public » d'autre part. Si ces notions paraissent claires à première vue, si même elles le sont, d'une certaine manière, en tant que notions, elles sont extrêmement confuses quant à ce qu'elles recouvrent.
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Toute communication, toute relation établie entre deux termes est information. Et toute activité normale sert l'intérêt public. Ici, il s'agit de la presse. Nul ne met en doute qu'elle représente un secteur caractéristique de l'information et que son activité constitue un véritable service d'intérêt public. Quelles conséquences en tirer ?
On tend généralement à considérer qu'un « service d'intérêt public » doit être un « service public », c'est-à-dire finalement un service nationalisé. C'est cette considération qui a multiplié, en France et ailleurs, les nationalisations. Rien n'est plus faux que cette liaison qu'on établit entre l'étatisation et la notion d'intérêt public. Mais on est obligé de la constater. Faudrait-il alors penser que l'information, sous les espèces de la presse, devrait être nationalisée parce qu'elle est un service d'intérêt public ? Ce serait absurde, mais logique. Bien entendu ce n'est pas la conclusion à laquelle aboutissent les sociétés de journalistes. Elles aboutissent à la conclusion exactement contraire. Pour elles, les journalistes, qui « assument les responsabilités intellectuelles et morales » de l'information, doivent pouvoir exercer leur profession « au sein de nouvelles structures garantissant leur indépendance, et les mettant à l'abri de toute censure, d'où qu'elle vienne ». C'est la seule manière, à leurs yeux, que l'opinion publique soit « honnêtement et complètement informée ».
Il y a, dans ce vœu, plusieurs illusions.
Quand une collectivité subit *quelque* contrainte, elle s'imagine toujours qu'en s'en libérant elle sera du même coup libérée de *toute* contrainte. Or généralement une contrainte est remplacée par une autre. Certes la nouvelle peut être moindre que l'ancienne, et alors c'est un gain. Mais elle peut être plus grande, et c'est une perte. Les structures, les institutions ont pour objet d'assurer un équilibre où la justice, la liberté et l'efficacité soient combinées avec le minimum de contrainte, mais non pas dans la suppression complète des contraintes.
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On le voit bien en matière de presse en ce qui concerne les deux contraintes de l'Argent et du Pouvoir politique. La suppression complète de la contrainte de l'Argent ne peut être acquise que par l'omnipotence du Pouvoir politique. Quel journaliste prétendrait qu'une presse fonctionnant sous la coupe de l'État lui assurerait la liberté ? La concurrence du Pouvoir économique et du Pouvoir politique, et la concurrence existant au sein du Pouvoir économique lui assurent plus de liberté qu'il ne peut en avoir par la disparition du Pouvoir économique. C'est à peu près la structure actuelle.
Cette structure peut-elle être améliorée ? Sans doute. Toute structure peut être améliorée. Peut-elle l'être par l'institutionnalisation des sociétés de journalistes ? C'est à démontrer. Deux ou trois exemples réunis sont une indication favorable mais ne permettent pas de préjuger de la valeur de la formule. Une institution ne vaut que si elle vaut pour tous (ou pour la plupart) et durablement.
Il y a d'ailleurs deux questions distinctes -- celle de *la liberté des journalistes* et celle de *la meilleure information* (c'est-à-dire la plus vraie, la plus honnête, la plus complète).
Il semble que la société des journalistes soit favorable à leur *liberté.* Mais on n'en peut juger que par le modèle des sociétés existantes, c'est-à-dire celles qui correspondent, à des équipes constituées autour d'un fondateur. Leur cohésion actuelle fait leur liberté et la liberté des individus qui les composent. Mais qu'arrivera-t-il si cette cohésion éclate ? Il y aura des clans, des rivalités. Il faudra de nouveau un « patron ». Des problèmes de majorité et de minorité se poseront comme se poseront les problèmes de rapport avec la société de capitaux et probablement avec la Fédération des sociétés de journalistes. On retombe dans les problèmes classiques du syndicalisme. Peut-être vaut-il mieux que ces problèmes se posent entre journalistes. C'est possible, sans être certain car il peut être plus facile aux journalistes de défendre leur liberté individuelle au sein de forces diverses qui s'opposent qu'au sein de la force unique que constituerait la structure généralisée des sociétés de journalistes. Nous ne tranchons pas ; nous nous posons des questions.
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En ce qui concerne *l'information,* le problème de sa qualité est bien le plus difficile qui soit. Nous l'avons examiné en 1965, à Lausanne, au Congrès de l'Office international des œuvres de formation civique. Nous ne pouvons que renvoyer à cet exposé ([^18]). La difficulté interne de l'information -- quelle est la *bonne* information ? quelle est l'information *honnête* ? -- se complique du fait que l'Information est un Pouvoir. Il y a un Pouvoir de la presse, comme il y a un Pouvoir de l'argent, un Pouvoir du syndicalisme, un Pouvoir politique proprement dit. Un Pouvoir aussi important que celui de l'Information peut-il être totalement indépendant du Pouvoir politique ? Peut-être, mais à condition d'avoir un statut. Pour être indépendante, la Justice a un statut. Un statut quant aux personnes qui composent ce Pouvoir, et un statut quant aux règles qu'elle doit appliquer. Le Pouvoir de l'Information ne saurait être indépendant par « la seule conscience des journalistes et des lecteurs ». Aussi bien, il suffit de réfléchir qu'il y a de nombreux quotidiens d'information. On peut penser que la conscience des journalistes est égale dans chacun d'eux. L'information n'en est pas moins différente. S'il y avait une *information* qui fût la *vraie,* l'*honnête,* la *bonne*, il ne devrait y avoir qu'un journal. C'est dire le problème déontologique et juridique que pose la qualité de l'information. Arriver à définir ce que doit être la *liberté* et la *responsabilité* de la presse n'est pas aisé. Penser que ce problème puisse être résolu par l'institution obligatoire des sociétés de journalistes est illusoire. Que ces sociétés puissent contribuer à la solution du problème, c'est admissible, mais elles ne peuvent certainement pas y suffire.
Il y a un point, notamment, qui devrait être précisé et qui ne l'est nulle part, c'est celui de la *responsabilité.* Qui dit liberté dit responsabilité. Mais responsabilité *devant qui *? Parler de la conscience n'est pas suffisant. Le tribunal de la conscience existe pour tous les hommes, mais son verdict est purement interne.
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Si la liberté du journaliste implique une responsabilité *publique,* cette responsabilité est d'ordre politique. Elle relève d'un tribunal. Ce tribunal est à définir. Les fautes qu'il aurait à sanctionner sont également à définir. Tout cela est déjà amorcé ; mais dans le cas où la mission de la presse et celle du journaliste serait précisées davantage qu'elles ne le sont actuellement, (dans la perspective, pour le citoyen, du « droit à l'information » et, par conséquence, d'une liberté accrue de l'information), la nature de responsabilité publique que prendrait plus nettement l'information obligerait à envisager un type de sanction spécifique, selon un *code* à établir. Certaines fautes, par exemple, pourraient relever d'un tribunal corporatif. Les fautes plus graves ressortiraient à la justice.
Le degré de la responsabilité sociale se mesure aux conséquences de la décision qu'on prend et de l'acte qu'on accomplit. La loi en décide quand les faits ne s'en chargent pas eux-mêmes. Le problème de conscience se pose dans l'appréciation de ce qui est le devoir dans les cas (fréquents) où il n'est pas évident. L'idée qu'en matière de presse le devoir serait tout tracé par l'obligation de l'information « objective », ou « neutre », ou « impartiale » est la plus fallacieuse qui soit. Tous ceux qui ont étudié la question le savent. Ce serait d'ailleurs signifier que le journalisme est le domaine même de l'irresponsabilité. Si donc la responsabilité existe, il faut savoir en quoi elle consiste.
Si la censure a toujours existé dans les moments dramatiques de l'histoire des nations, c'est parce que l'information a une puissance considérable sur l'opinion. Prenons un exemple ancien, celui de la guerre 14-18. Était-il possible de laisser à la seule conscience des journalistes le soin d'informer le public ? Que fut-il arrivé à l'annonce de certains revers, des mutineries, etc. ? En période normale, heureusement, l'information n'a pas d'effets aussi explosifs et la liberté la plus grande est sans doute la meilleure solution parce qu'elle-même rassure. L'émotion est alors, en effet, davantage favorisée par la dissimulation que par la communication des faits. Mais on voit bien ici que l'information est elle-même une notion difficile à cerner, car ce qui permet la liberté de l'information, c'est la liberté de la presse, la même information étant quant à sa signification présentée diversement par les journaux.
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M. Schwœbel insiste à juste titre sur la nécessité d'un pluralisme de la presse. C'est que le monopole, ou l'oligopole, est par nature contraire à la liberté. Dans la mesure où l'on cherche la qualité de l'information par des moyens mécaniques, la concurrence vaut mieux que son absence. Dans la mesure où un mécanisme, quel qu'il soit, est impuissant à dégager des valeurs spirituelles, c'est à la conscience des journalistes qu'il faut faire appel mais en lui assurant des cadres juridiques -- normes et sanctions -- pour lui permettre de s'exercer pour le bien commun.
##### *Conclusion* (*sans conclusion*)*.*
Faut-il conclure ? Nous ne nous sentons pas en mesure de le faire.
Nous avons dit les mérites de la réforme proposée par M. Schwœbel. Nous avons examiné ensuite quelques-unes des difficultés qu'elle nous semble soulever. En prenant maintenant les choses de manière globale, nous voudrions essayer de résumer notre impression d'ensemble.
Commençons par l'examen des dangers.
Alors que M. Schwœbel veut renforcer la liberté de la presse, nous craignons que la pente de la réforme aboutisse à une diminution de cette liberté. Quand on jugule le pouvoir économique, on développe en effet presque nécessairement le pouvoir politique. Et si celui-ci est faible, c'est un pouvoir syndicaliste ou corporatif qui s'impose, la majorité brimant la minorité, ou une minorité dynamique brimant une majorité anarchique. L'argent est toujours détesté (en principe), ce qui est très moral, mais c'est un fait que les libertés civiles et politiques fleurissent généralement davantage dans les sociétés « marchandes » (comme on disait autrefois) qu'ailleurs. Le Pouvoir intellectuel est un des plus redoutables qui soient. Imbue du principe de liberté, l'Intelligentsia oseille entre l'anarchisme critique et le totalitarisme dogmatique.
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Elle est toujours en lutte contre le Pouvoir quand elle n'a pas le Pouvoir, et elle est tyrannique quand elle l'a. Il est donc bon qu'elle ait sa propre liberté dans la société, mais il n'est pas souhaitable qu'elle assume la liberté de la société : c'est la certitude du désordre, puis de la dictature.
L'exemple du *Monde* sur lequel s'appuie M. Schwœbel n'est pas probant. C'est un journal -- peu importe ici sa tendance -- écrit par des intellectuels pour des intellectuels. Sa formule correspond au secteur de l'opinion qu'il occupe. On peut douter qu'elle soit aussi valable pour les autres secteurs.
Au total, les *risques* de la réforme sont la diminution de la liberté de la presse, le conservatisme des situations acquises ou le « révolutionnarisme » de leur changement, l'entrave à la création de nouveaux journaux, une certaine rigidité générale dans un domaine où la souplesse est nécessaire, etc. Il ne faut pas que la presse devienne une « société close » alors que sa fonction et sa nature même exigent qu'elle soit une « société ouverte ».
Tels sont les risques. Mais il y a les *chances.*
Les réformes ne valent pas que par leurs formules juridiques ; elles valent aussi par l'esprit qui les anime. Les formules peuvent changer et s'adapter si l'esprit est sain et puissant. Or, pour autant qu'on puisse en juger, l'esprit de la réforme proposé est un esprit de *liberté* et de *responsabilité* dans la *diversité* des fonctions. Ce sont des gens du métier qui la proposent. Ils ont de l'expérience, et leur esprit est un esprit de... *réforme,* non de révolution ou de chambardement. Un esprit de réforme, normalement, est expérimental. Il essaye, il tâtonne, il corrige, il invente. On peut penser que cet esprit est celui de M. Schwœbel et de ceux qui le suivent dans la Fédération des sociétés de journalistes, puisque c'est précisément par voie expérimentale qu'ils ont procédé jusqu'à ce jour.
Cependant notre lecteur nous demandera peut-être, ce que, malgré nos hésitations, nous serions enclins à proposer en face des idées de M. Schwœbel.
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Ici, il faut distinguer entre le problème général de la réforme de l'entreprise et le problème très particulier de la réforme de cette entreprise, unique en son genre, qui s'appelle un journal.
Sur la réforme de l'entreprise nous ne pouvons que renvoyer à tout ce que nous avons écrit ([^19]).
Sur la réforme de l'entreprise-journal nous ne connaissons pas suffisamment la vie interne d'un grand quotidien d'information pour nous prononcer avec certitude. Néanmoins, *en partant des propositions de M. Schwœbel*, nous envisagerions les deux corrections suivantes :
1°) La « société à lucrativité limitée à participation des journalistes » nous semble une formule bâtarde qui pourrait être remplacée par les deux formules auxquelles elle emprunte.
Il y aurait donc, d'une part, des sociétés de presse de droit commun à participation des journalistes et, d'autre part, des sociétés d'intérêt collectif de presse, du type des S.I.C.A. (sociétés d'intérêt collectif agricole).
Les sociétés de droit commun à participation des journalistes conviendraient bien aux grands quotidiens. Elles seraient moins entravées dans leur création et leur développement que des sociétés à lucrativité limitée.
Les sociétés d'intérêt collectif correspondraient aux nécessités des journaux d'opinion. Elles comprendraient un noyau de coopérateurs journalistes (voire lecteurs) avec des associés sans pouvoir (ou à pouvoir limité) poursuivant un capital obligataire (avec, s'il y a lieu, des obligations participant d'une manière ou d'une autre aux résultats éventuellement favorables du journal).
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En ce qui concerne les avantages divers réservés à la presse (fiscaux, postaux, etc.), ils ne seraient pas *rien* dans le premier cas et *tout* dans le second, mais simplement diversifiés. Pratiquement, c'est simplement sur le terrain de la fiscalité que la différence devrait apparaître.
2°) En ce qui concerne la Fondation nationale de l'Information, nous avons dit que l'idée *technique* nous en paraît ingénieuse. Mais il faudrait remplacer cette Fondation par des centres privés fonctionnant en concurrence, car on ne peut fonder la liberté de la presse sur un monopole étatique. Dans la mesure où, cependant, l'institution de cette Fondation semblerait désirable aux intéressés, il faudrait admettre que des centres privés analogues puissent fonctionner concurremment avec elle. C'est non seulement la condition de la liberté, mais celle du progrès technique et de l'efficacité.
\*\*\*
Telles sont les deux corrections essentielles que nous proposerions au projet de réforme de M. Schwœbel, *en restant dans le cadre de ce projet.*
Mais toutes les réflexions que nous avons émises dans cet article montrent l'étendue du problème.
Des *journalistes libres* (et *responsables*) au sein d'une *presse libre* (et *responsable*)*,* ce n'est pas un problème particulier qu'on peut isoler de l'ensemble des problèmes de la société. Il faut le situer dans une conception générale de l'organisation sociale.
On ne peut conclure sur ce point, sans conclure sur tous les autres.
Louis Salleron.
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### Le parti de la guerre aux États-Unis
par Thomas Molnar
LA FATALITÉ veut que les partis de gauche jouissent dans l'histoire d'une réputation favorable. Ils ont généralement une bonne presse étant donné qu'ils se font les porte-parole du peuple et des intérêts des petites gens. C'était déjà le cas à Athènes et à Rome, et cela n'a guère changé dans la France du Front Populaire. Comme le peuple est bon par définition, le parti qui le représente fait de son mieux afin d'éviter les guerres. Si guerre il y a, c'est que l'ennemi l'a imposée.
Interrogez l'homme moyen, aux États-Unis ou ailleurs, il vous répondra que les agressifs et les violents dans l'Amérique d'aujourd'hui sont les Républicains ; Barry Goldwater n'est-il pas là pour la démonstration, et le sénateur McCarthy avant lui ? Si la contre-démonstration rappelle que McCarthy, étant mort, ne peut pas être rendu responsable de la guerre au Vietnam et que Goldwater n'est même plus sénateur, mais que ses timides propositions ont été reprises et amplifiées par son rival chanceux, un Démocrate, on répondra que l'esprit réactionnaire et agressif est quand même entretenu et encouragé par cet « industrial-military establishment », entité tout aussi difficilement localisable que les auteurs des Protocoles de Sion. Mais comme les riches sont par définition dans le camp républicain, on parvient de toute façon et par n'importe quel biais à rétablir le credo : les fauteurs de guerre, ce sont les Républicains.
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Je lis dans le *Contrat Social* (numéro de septembre-octobre 1967) sous la plume de M. K. Papaioannou qui cite les *Choses vues* de Victor Hugo, que dans une discussion avec le général Bugeaud c'est le soldat qui s'était élevé contre la conquête de l'Algérie, l'écrivain, lui, s'en félicitait car, disait-il, voilà la civilisation qui l'emporte sur la barbarie. « C'est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Notre mission s'accomplit, je ne chante qu'hosanna. »
La réputation d'homme de gauche du Victor Hugo surtout vieillissant n'est pas à faire, tout comme celle de nombreux intellectuels américains protestataires. Ce n'est pas le hasard qui fait que ces belles âmes sont généralement les plus féroces, bien que toujours au nom du progrès et des lumières. Afin de remettre les choses dans l'ordre, disons que les Républicains, dans leur majorité, restent isolationnistes. En partie parce qu'ils habitent l'intérieur du pays où le monde, malgré la télévision et la presse, ne pénètre guère. Comme à Athènes, ce sont les populations côtières qui ont ouverture sur le monde, qui brassent les idées. Un républicain typique (et s'il est vraiment typique il est « conservateur », c'est-à-dire partisan, jadis, de Robert Taft, hier de Goldwater), vous dirait que l'Amérique est l'Eldorado, qu'il nous faudrait modestement mais solidement jouir de notre prospérité et de notre liberté, mais qu'il faut surtout se tenir à l'écart des affaires du monde. Son idéal est la *fortress America* d'où peut-être il est nécessaire de sortir de temps en temps afin, dans un exploit rapide, de défendre nos intérêts, mais autrement il suffit de maintenir et de développer notre marché intérieur derrière la protection contre la marchandise étrangère. Ce conservateur, malgré son dégoût des *hippies* et autres colimaçons, n'hésite guère à afficher son opinion contre l'actuel appel sous les armes car, dit-il, la guerre n'est pas déclarée et le gouvernement n'a pas le droit de vous obliger de risquer votre vie. Bien que conservateur et partant patriote selon les formes traditionnelles, il est aussi individualiste, quelque peu frondeur, et surtout soucieux de ce que les lois soient maintenues et que le gouvernement fédéral ne se permette pas de s'immiscer dans ses affaires à lui.
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A ses yeux le Vietnam est aussi loin que la Rhodésie, au bout du monde, et il s'indignerait au même titre (et pas davantage) si Washington décidait de faire la guerre contre l'Afrique blanche comme il s'indigne à cause de la guerre dans le sud-est asiatique. Que ces gens se débrouillent comme ils peuvent, dit-il, ce n'est pas notre affaire.
\*\*\*
Voilà les réflexions d'un Républicain typique ; on voit qu'il n'est pas trop belliqueux. Il n'a pas d'idéologie, sauf celle commune à tous ses compatriotes et qui s'exprime par l'*American way of life.* Grosso modo, le Démocrate ne dirait guère non à cette liste de préférences et de négations. Il est aussi « Américain » que l'autre ; seulement il mettra l'accent sur le côté messianique. Et c'est un axiome de l'histoire que lorsque les citoyens d'une grande puissance sont possédés de ce zèle, le résultat est mathématiquement calculable : guerres, conquêtes et impérialisme.
D'autant plus lorsqu'ils s'en défendent, lorsque le langage même de la conquête leur est étranger, et surtout lorsqu'ils ont toujours bonne conscience : étant isolationniste, il est vaguement respectueux de l'isolationnisme présumé d'autrui. Il ne dit pas seulement : je n'ai rien à faire au Vietnam ou en Afrique du Sud ; il ajoute : ces gens-là ne veulent pas de moi. Je ne veux pas qu'ils viennent faire la loi chez nous, et je comprends qu'il leur répugne que nous nous mêlions de leurs affaires.
Ce dernier raisonnement est étranger au Démocrate américain, et tout à fait incompréhensible pour l'aile gauche de ce parti. Les États-Unis, aux yeux de cette gauche, celle qui « proteste » actuellement contre l'intervention au Vietnam, ne sont pas impérialistes car ils ne cherchent pas à étendre leur pouvoir par la voie de conquêtes territoriales. Tout comme les Marxistes qui opinent qu'un État socialiste n'est pas impérialiste par définition car il est paisible, sans visées sur le voisin, le Démocrate de gauche aux États-Unis accepte, lui aussi, la définition léniniste de l'impérialisme et proclame en bonne conscience qu'il n'en est pas coupable !
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Avec la même désinvolture il prêche la croisade contre l'Afrique australe. Seulement là encore ses arguments restent « pacifistes » : il ne s'agit pas de faire la guerre contre Pretoria ou Salisbury, mais d'aider ces peuples à comprendre leur propre intérêt, et même, de les défendre contre le communisme qui les engloutirait si leurs « graves problèmes raciaux » ne trouvaient pas, grâce à l'Amérique, une solution égalitaire.
On hésite devant les diverses possibilités de qualifier cette hypocrisie qui dépasse tout ce qu'un Machiavel pouvait imaginer. Le très pacifique *Carnegie Foundation for Peace* a fait préparer par ses collaborateurs et a publié une longue étude, il y a deux ans, où non seulement la guerre (pardon : l'intervention onusienne) a été préconisée contre l'Afrique du Sud, mais même les détails en ont été élaborés selon les perspectives d'une escalade au cas où les Sudafricains seraient assez malavisés pour résister. Une guerre de deux, quatre, puis de six mois fut envisagée, et pour chaque période le nombre de morts probables a été également fixé. La guerre n'a pas eu lieu et n'aura pas lieu ; mais l'agitation entretenue à l'aide de pareils procédés enflamme les passions d'un côté et de l'autre et empêche justement le climat de calme et de compréhension en faveur duquel la gauche ne cesse d'exercer ses talents oratoires.
C'est exactement ce qui se produit dans le débat autour du Vietnam. Nous voulons servir la cause de la paix, déclare la gauche. En un pays libre comme les États-Unis, il est naturel de débattre les choses publiques ; il faut sensibiliser la population estudiantine et autre car seul un peuple bien renseigné est capable d'agir avec sagesse. La rhétorique de la démocratie est intarissable sur ce sujet, et ne se rend aucunement compte que le ver vient justement d'entrer dans le fruit : il faut avoir le cerveau lavé par la doctrine démocratique pour s'imaginer que l'on peut ainsi créer un dialogue public fondé sur des arguments et sans passion. La présentation objective qui s'appuie sur les réalités géopolitiques et diplomatiques, sur l'enseignement du passé, sur la nature humaine, cette présentation elle-même est dénoncée comme « passionnelle », et seuls les arguments basés sur les passions utopiennes sont acceptés comme valables. Ainsi le « public debate » dont on fait si grand cas en démocratie, est totalement vicié, et entraîne non pas l'objectivité mais l'avantage pour les tenants d'une certaine idéologie.
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La confusion ainsi créée devient vite un véritable labyrinthe dont on ne sort pas. D'abord parce que la passion se substitue au raisonnement, ensuite parce que le raisonnement, étant défectueux, suscite les passions. Un exemple pour le premier cas est fourni par le pasteur protestant Robert McAfee Brown, professeur de religion à Stanford University, une de ces notabilités qu'aiment s'annexer -- à quel prix ! -- les milieux progressistes catholiques. Sa « confession » dans la revue de gauche à grand tirage, *Look*, est des plus fallacieuses, un de ces arguments qui poussent une société à son déclin. Je ne suis pas un hippie, déclare le pasteur presbytérien, je porte cravate et prends mon bain, on ne peut donc m'accuser d'être extrémiste. J'ai longuement fouillé ma conscience et je suis arrivé à la conclusion qu'en toute conscience je dois contrevenir à la loi et adopter une attitude de désobéissance civique. C'est le seul chemin honorable qui me reste pour protester contre le mal qu'est en train de commettre mon pays au Vietnam.
Se faire ainsi la publicité dans les pages du *Look* permet d'avoir des doutes sur l'honnêteté du procédé et même de l'intention. Depuis une fameuse déclaration de cette autre haute conscience, Adlai Stevenson, il est de rigueur parmi les politiciens et les professeurs de se procurer une popularité à bon marché en encourageant les jeunes, les Noirs, les étudiants à désobéir à la loi, à adopter la violence sous le prétexte que « la situation est insupportable ». C'est la mode à présent.
Le pasteur Brown ne comprend apparemment pas, malgré son titre de professeur de religion, que la guerre est une attitude passionnelle d'ailleurs parfaitement humaine, et qu'adopter une attitude passionnelle identique quoique d'un signe contraire ne fait que nourrir les appétits agressifs. La désobéissance se répand, provoque des actes de plus en plus violents, divise la société, contraint la majorité indifférente ou passive à prendre position, à augmenter encore la confusion. L'obsession de la croisade en sort renforcée.
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Voyons à présent un exemple d'un raisonnement défectueux qui suscite les passions. M. W.W. Rostow, conseiller très écouté du président et partisan de la guerre faite au Vietnam, a une thèse récente qui provoque partout la discussion. Brièvement, Rostow justifie la guerre totale au Vietnam car, dit-il, elle marque la ligne de partage historique : les Américains vainqueurs, ou bien indéfiniment résistants, vont décourager désormais toute tentative semblable de la part des communistes. Une analyse raisonnée de la situation mondiale montre, en effet, que les assauts du communisme international sont, en grande partie, arrêtés. A Saint-Domingue une nouvelle version de l'entreprise castriste a été étouffée il y a deux ans ; cette année a vu la résistance victorieuse des forces de l'ordre contre la guérilla communiste en Bolivie et en Rhodésie ; et le centre de toutes ces opérations se trouve, en effet, au Vietnam. Mais il ne faudrait pas que M. Rostow oubliât l'entrée de la flotte soviétique dans la Méditerranée orientale, demain occidentale, ni, d'ailleurs, les autres entreprises de subversion qui ne finiront pas pour autant que les Américains contiennent l'invasion Vietcong et le déferlement chinois dans le sud-est asiatique. Le débat autour de la « justification » boiteuse de la présence américaine au Vietnam, donnée par Rostow, prouve que la rhétorique de la gauche ne connaît, ne reconnaît pas les deux termes de l'équation : guerre ou paix, mais seulement l'un des termes, la paix. La guerre étant le Mal absolu, une anomalie dans l'homme non encore complètement divinisé par le progrès, il faut la nier, se voiler les yeux quand elle survient ; alors, comme on ne peut pas la mener selon les règles, c'est-à-dire lentement et systématiquement, avec ténacité, comme on ne peut pas la terminer selon la règle, c'est-à-dire après avoir infligé à l'ennemi une défaite dont il ne se relève pas de sitôt, il faut l'abolir, il faut faire semblant que ni la guerre, ni le conflit d'intérêts, ni même l'ennemi n'existent.
Car on devine que l'argument contre celui de Rostow est que si les États-Unis se trouvent au Vietnam afin d'assurer la paix, il vaudrait mieux, au lieu de se battre et de prolonger la guerre, s'en retirer tout de suite, laissant à la bonne volonté des adversaires locaux, assistés par les Nations Unies, de ramener le calme et le climat de compréhension. Ce qu'on refuse de regarder c'est exactement ce que le bon sens impose : le maintien, indéfiniment, des troupes au pourtour de l'Oeéan Pacifique, que ce soit en guise de colonisateurs, de légionnaires de la *limes,* de protecteurs ou de « conseillers » militaires.
103:126
Bien entendu, ces termes seraient de nature à faire pousser des cris d'horreur à la gauche l'Amérique veut porter aide aux autres qui en ont besoin ; les exploiter, les coloniser, les néo-coloniser ? Jamais ! En attendant, la politique fiscale, l'augmentation des salaires, l'escalade des revendications ouvrières, la concurrence des prix sur le marché intérieur, tout est basé sur la manipulation, et en fin de compte sur la prédominance des États-Unis dans le monde. La simple décision de chaque Américain de boire une seule tasse de café de moins par jour ou une grève du café des grands super-marchés a comme résultat une perte de deux cent millions de dollars pour le Brésil. Une décision semblable de ne pas acheter cette année une deuxième ou une troisième voiture pour l'usage de la famille crée la pénurie, la famine, les grèves, la guerre civile dans les mines d'étain de Bolivie. Lors des négociations internationales en vue de fixer les prix mondiaux des matières premières, le négociateur américain est toujours le plus inflexible, se référant au principe de la liberté du commerce.
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A ce prix s'achète la bonne conscience de la gauche américaine et son « refus » de faire la guerre au Vietnam. Voyons maintenant son argument que la guerre, en soi, n'est peut-être pas tout à fait récusable mais que la guerre au Vietnam n'offre ni l'endroit ni le moment propices pour s'opposer à l'expansion communiste. Bien entendu, les membres de la gauche nient qu'il y ait volonté d'expansion ; à cet égard, leur raisonnement est caractéristique et consiste en des *non sequitur*. Jugeant que les êtres humains sont partout les mêmes (le *New York Times* dixit), la gauche est d'avis que le communisme est un moyen, probablement avorté par le « culte de la personnalité » stalinien, de mener certains peuples qui n'ont pas le bonheur d'être nés américains, au bien-être. Par conséquent, un communisme non combattu, mais au contraire, aidé, pourrait bientôt subvenir aux besoins des populations sous son régime. Rien ne prouve, aux yeux de la gauche, que la théorie dite des dominos, c'est-à-dire le renversement l'un après l'autre des régimes subvertis dans une même région du monde, ait une validité quelconque. La thèse favorite est, au contraire, que le communisme dans chacun des pays où il est installé au pouvoir doit être considéré comme un phénomène spécifique, partant national et nationaliste, sans lien véritable avec le communisme international.
104:126
Selon cette thèse, la meilleure méthode de contenir la Chine serait d'aider Hanoi dans son œuvre de réunification du Vietnam : un Vietnam communiste (pardon, national-progressiste en attendant qu'il se démocratise) neutraliserait les visées de Pékin sur le sud-est de l'Asie...
D'où la thèse majeure de la gauche américaine : il faut mettre fin à toutes les opérations anti-communistes, ouvertes ou camouflées, dans le monde et établir la paix mondiale -- ce qui n'exclut pas quelques expéditions punitives et correctives contre l'Afrique Australe, le Portugal etc. Il suffit, me proposa le Professeur Melman, un des porte-parole de la gauche, lors d'un débat à la radio, que l'Amérique maintienne sa force de dissuasion, c'est-à-dire son arsenal nucléaire, mais qu'elle se désarme, suivie de tous les autres. L'existence des armes nucléaires américaines, déjà capables d'un « *overkill *» (*super-destruction* d'un ou de plusieurs adversaires), suffisent pour décourager un ennemi éventuel. A quoi je n'ai pas pu m'empêcher de riposter que si l'Amérique restait un beau jour réduite à ne posséder comme dissuasion que ses seules bombes nucléaires, la gauche ultra, avec le professeur Melman en tête, serait la première à protester, même en cas d'attaque de « l'ennemi éventuel », surtout de l'ennemi éventuel, contre l'emploi des dites bombes.
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La question se pose, enfin, de savoir s'il y a une commune mesure entre cette gauche irréaliste, ultra et irresponsable et une quelconque cinquième colonne. La réponse doit être catégoriquement négative. La cinquième colonne transmet des renseignements objectivement utiles à l'ennemi et accomplit des actes de sabotage. La gauche américaine agit, sans le savoir et souvent sans le vouloir, contrairement aux intérêts ennemis. D'une part, elle persuade l'ennemi que les Américains ont mauvaise conscience et, partant, qu'ils sont plus faibles qu'on ne pense. Elle fait croire dans le camp qui guette ces signes de faiblesse que si les militaires et les industriels dominent le « pays légal », c'est elle, la gauche, qui représente le « pays réel », celui qui finira par l'emporter. Elle fait croire aussi que le « grand débat » sur le Vietnam divise la nation en profondeur, qu'il provoque une crise, que désormais rien ne sera plus pareil dans la conscience américaine.
105:126
Des membres de cette gauche, des membres moins extrémistes, contribuent puissamment, eux aussi, à la création de cette impression entièrement fausse. Le sénateur Eugène McCarthy, actuellement rival du président Johnson, est un bon exemple de ce que je veux dire. Interrogé, il a proposé de céder certaines régions déjà occupées par le Vietcong à ce même Vietcong comme preuve de la bonne volonté américaine. Après, on attendrait que Hanoi entamât les pourparlers. Des propositions semblables ont été faites par Robert Kennedy (faire entrer le FNL dans un gouvernement de coalition à Saigon) et par le général Gavin (ne maintenir que des enclaves, cédant le reste du territoire vietnamien aux communistes). A rappeler que sous deux présidents démocrates, c'est-à-dire suivant la ligne adoptée par ce parti, deux déclarations ont été faites par des sources autorisées, lesquelles déclarations abondent dans le même sens : en 1963 M. McNamara a dit à Saigon que les « boys » seraient tous ramenés « home » avant Noël 1965 ! Puis il y a six semaines, le général Westmoreland, sans doute aucun sous la pression officielle, a lui aussi déclaré qu'on va ramener l'armée américaine en 1969.
Les quatre déclarations citées ont, certes, eu comme conséquence d'affaiblir l'esprit de résistance de Saigon, et de renforcer la combativité de Hanoi. Or, ces déclarations sont uniquement politiques, faites à l'usage électoral. Lorsque le président Eisenhower, à ce moment-là seulement général, candidat à la présidence, a promis de mettre fin à la guerre de Corée, aussitôt qu'élu, il a entamé les pourparlers qui ont quelque temps après abouti à l'armistice. Goldwater, lui aussi, a eu l'honnêteté de dire en automne 1964 qu'il allait faire en sorte que l'armée américaine gagne cette guerre. Le gouverneur Reagan ne dit pas autre chose à l'heure actuelle.
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Les démocrates, eux, parlent uniquement de la paix. Ils ramènent les soldats, ils cèdent la moitié du territoire, ils désarment ; chaque goutte de sang versée leur répugne chez l'ennemi aussi bien que chez eux, chaque larme de chaque mère crée chez eux des crises de conscience. En attendant ils font la guerre qu'ils ne nomment pas, se précipitent au secours de l'allié dont ils viennent de saper le moral, et déversent des tonnes de napalm sur l'ennemi auquel ils voulaient céder la moitié du pays cinq minutes auparavant.
Je laisse le lecteur juger lequel, du parti démocrate et du parti républicain, est le parti de guerre...
Thomas Molnar.
107:126
### Mémorial pour Chateaubriand
par Jean-Baptiste Morvan
CE N'EST PAS sans émotion que j'ai trouvé dans un article récent de M. Jacques Vier ([^20]) la suggestion d'un rapprochement intellectuel entre Maurras et Chateaubriand. Un tel rapprochement s'imposait à moi, essentiellement et depuis toujours ; mais sans la caution d'un critique ami et de l'historien qui rend à la connaissance de nos lettres une vitalité perdue depuis Thibaudet, je ne sais si j'aurais osé me risquer dans cette entreprise. Évidemment elle ne peut ni ne doit être un simple parallèle ou une synthèse au vrai sens du mot ; mais le terrible jugement porté par Maurras sur l'auteur de « René » semble l'interdire : il restera toujours impressionnant et nous donnera toujours des scrupules. Mais quoi ? je ne puis m'y refuser. Je suis venu à Maurras par Chateaubriand, avec l'étape, probablement nécessaire mais brève, de Barrès ; et je suis venu à Chateaubriand au début de mon adolescence par les visions de mon pays, si différent qu'il fût de ce terroir breton où les intentions secrètes de la destinée devaient m'amener plus tard. La Bourgogne possède aussi son pouvoir d'envoûtement ; ses vignobles, ses rivières et ses églises m'imposaient un devoir de piété encore mal défini. C'est en ces années-là, vers 1936, que l'on retrouva dans les ruines de l'église de Gy-L'Évêque délaissée par un demi-siècle d'anticléricalisme, le fameux Christ de bois sculpté, sous les orties.
108:126
Chateaubriand me donnait déjà le sentiment que la patrie est un sanctuaire menacé ; que la patrie, dans ses splendeurs mêmes, cela fait mal. J'ai entendu depuis les mêmes gens louer le mot de Unamuno « Me duole España » et honnir Brasillach pour avoir dit « Mon pays me fait mal ». 1940 amena la crise politique : elle fut pour moi d'abord l'impossibilité de revenir dans ma province natale, pendant des années. Le sentiment blessé amène à rechercher les causes : c'est alors que j'adhérai au maurrassisme pour la défense de la nation.
Il ne saurait être question de lire Chateaubriand comme on lit Maurras. La décadence de la culture va nous contraindre, dès aujourd'hui et demain plus encore, à constituer, que nous soyons ou non universitaires, des sortes d'universités parallèles ; elle me paraît présenter, entre autres déficiences de l'esprit, une abusive réduction des attitudes diverses qui sont nécessaires dans la lecture : elles semblent se ramener à deux perspectives simplistes, l'attente du mot d'ordre ou la volupté fluente du roman feuilleton, et toutes deux supposent chez le lecteur la même réceptivité inerte. Or toute prise de contact avec une œuvre suppose des nuances infinies, un dosage différent de l'attention critique, une définition simultanément élaborée de l'attitude de l'auteur et de celle que nous, lecteurs, devons adopter et éventuellement modeler et infléchir. Chacune de ces expériences a ses tentations et ses obligations, ses facilités et ses rigueurs, ses plaisirs et ses souffrances.
Nous acceptons fort bien qu'on se livre à une analyse critique de Chateaubriand. Mais j'avouerai qu'avant la critique de Maurras j'en ai lu bien d'autres, incorporées désormais comme articles de foi à l'héritage scolaire, et qui m'ont fait sourire ou m'ont indigné. Ainsi en est-il quand j'entends les voltairiens et les lansonistes prendre en pitié la faiblesse théologique du « Génie du Christianisme », et parler de l'authenticité du sentiment religieux comme un aveugle-né pourrait disserter des couleurs.
109:126
Il y a encore de par le monde d'obstinés brûleurs de cierges, au nombre desquels je me range, qui ne peuvent concevoir l'esthétique religieuse comme une sorte de défroque ou de déguisement, mais qui trouvent là souvent la seule manière immédiate et authentique pour l'homme de donner un langage à sa propre durée, et même aux temps morts de cette durée, quand précisément les mots nous manquent, ces mots qui à d'autres paraissent coûter si peu. Chantre du temps fugitif bien plutôt que louangeur du temps passé, il m'arrive, de temps à autre, d'allumer un cierge devant la statue de la Sainte Vierge, sans nul demande ou dessein, pour rien -- simplement parce que la lumière manque dans les salles vides de l'âme, et parce que je sais qu'elle y manquera encore -- afin que je puisse au moins baliser de quelques lueurs les profondeurs différentes de ces gués où passe le pèlerinage de la vie.
Que penser aussi de ces démocrates professionnels et de ces pacifistes théoriques qui toute leur vie signèrent des motions, maudirent les dictateurs et les chefs de guerre, et qui pourtant se gaussent de l'écrivain qui osa dire « Napoléon et moi » et fit surgir dans ses Mémoires, comme le Spectre de Banquo devant Macbeth, un pauvre pêcheur italien fusillé ou le soldat de la Grande Armée abandonné, les jambes coupées, sur le champ de carnage de la Moskowa et retrouvé lors de la retraite ? La sympathie humaine et la liberté deviennent suspectes chez un écrivain qui ne cessa de proclamer sa fidélité catholique. Je n'ai pour ma part jamais eu la pensée de demander à Chateaubriand une doctrine politique ; je sens trop bien qu'il met à chaque fois, dans ses jugements, et ses humeurs et ses souvenirs. Mais précisément il fait comme chacun de nous ; et j'étudie en lui ce que je ne saurais convenablement et judicieusement analyser en moi : ce détour fait de lui un intercesseur de la critique personnelle.
Le tombeau du Grand-Bé reste symboliquement isolé dans nos mémoires. La seule fraternité qu'il évoque est « le des solitudes, mais ces solitudes existent. Et quand les marées de l'âge progressivement recouvrent les grèves, nous ne pouvons éviter ces mouvements d'amertume ou ces élans de rêve à propos desquels il ne sert à rien de dire qu'ils sont bons ou mauvais.
110:126
Ils sont sans doute mauvais, ils ont en tout cas bien des chances de l'être, ils sont chargés des équivoques, des ambiguïtés et des complaisances personnelles dont nous avons couvert les événements de notre existence. Mais comme ils sont spontanés chez tout homme, mieux vaut encore que l'étude de l'écrivain nous fournisse le cadre d'une observation préalable, plutôt qu'un acte machinal de contrition sans lendemain. Après quoi nous irons nous en prendre au Chateaubriand qui est en chacun de nous, qui y fut, qui y sera.
Chateaubriand me semble avoir obéi toute sa vie aux tourments d'un caractère dépressif ; il en a senti les vertiges, et ces dégoûts qui par suite d'une contradiction paradoxale mais réelle, coïncident avec une frénésie de travail, un besoin du monde et des présences humaines. Un tel caractère fait les observateurs passionnés. On voudrait voir en lui un imitateur de Werther, un poseur éternel de la mélancolie, un rhéteur gratuit de la destinée malheureuse. C'est faire vraiment bon marché des emprisonnés, des guillotinés et des fusillés de sa famille. Mais nous savons les raisons pour lesquelles, auprès de certains critiques, ces arguments-là paraissent inopportuns et désobligeants. Je n'arrive pas à me dissuader de croire à une élection particulière, et disons-le, providentielle de Chateaubriand. Au moment où naissait le romantisme des thèmes celtiques, le goût du Moyen Age, de la mer et des voyages, sa destinée le fait naître en Bretagne, parmi les tempêtes et l'emmène tout enfant dans un château fort. A écouter les critiques précités, on croirait, ma foi, qu'il a décidé de son état civil, inventé les marées d'équinoxe et construit Combourg au cours d'une existence qui aurait été une perpétuelle mystification. Car il est bien certain qu'une nuit et une journée de vent breton ne raclent pas les nerfs, que les douceurs humides et tièdes du printemps entre Fougères et Dinan n'ont jamais inspire de tristesse ! Élégies naturelles du pays de Combourg et de Lanhélin, ruisseaux solitaires, carrières de granit gris sombre qui semblent faire sortir des tombeaux déjà équarris, comme une récolte spécifique du terroir, je vous connais assez pour n'avoir point en le lisant le sourire dédaigneux des doctes. Et si la phrase est trop belle, si elle a trop d'opulence dans son déroulement, elle n'en ressemble que plus à ces frondaisons basses des taillis où si souvent le cœur se sent perdu. On voudrait alors se rassurer, et récuser Chateaubriand ; l'ennui, c'est qu'on ne le peut pas.
111:126
Langueurs et regrets : mais quand on a longtemps vécu, parler de sa jeunesse en la rendant assez présente, c'est se placer dans une situation d'observateur fort complexe, où le problème de la sincérité demande à être examiné selon des critères spéciaux. L'homme en proie au souvenir vit en contrepoint. On peut toujours dire que cela n'est pas sain, il faudra en passer par là ; il faudra aller plus loin que cela, mais l'épreuve ne sera pas épargnée. « On ne doit aux morts que la vérité. » -- Certes, mais on leur doit la vérité tout entière.
Chateaubriand homme de désir ? Oui. Autre Don Juan ? Je ne le crois pas. Devant l'histoire de ses amours on peut se voiler la face. Le geste est antique et noble, et sans doute l'autruche l'accomplirait si sa morphologie ne la contraignait pas à une attitude plus burlesque. Un mariage bâclé selon des habitudes provinciales de l'Ancien Régime au moment où ces rites sociaux approchaient de la zone d'effondrement, c'est peut-être un menu détail qu'il convient de prendre en considération. Et n'y aurait-il point autre chose ? De sa vie, Chateaubriand nous a prévenus qu'il ne nous dirait pas tout ; on se demande parfois s'il n'y avait pas chez lui un secret qu'il aurait laissé assez souvent pressentir sans nous l'avoir jamais livré. Je m'abuse peut-être, mais encore une fois l'exégèse profitable de l'œuvre semble permettre des hypothèses poétiques. Les « mensonges » de Chateaubriand sur le voyage américain ne s'expliqueraient-ils pas autrement que par une simple tartarinade ou le désir d'une construction harmonieuse ? Dates truquées, paysages non visités : mythomanie d'auteur ? ou alibi ? L'importance de ce voyage, son caractère obsédant peuvent tenir au prestige unique d'une brillante odyssée de jeunesse dans l'histoire d'une âme ; mais Atala, les Floridiennes des « Mémoires », la Céluta des « Natchez », tous ces visages ne formeraient-ils pas un cryptogramme capricieux, dans lequel celui qui posséderait la grille appropriée pourrait dis-cerner un visage unique ?
112:126
On a parfois l'impression qu'une confidence cherche à se faire jour, impérieusement, et qu'une autre nécessité, celle d'une censure intérieure, vient l'arrêter et la refouler. Y a-t-il eu dans le « folksong » de Chateaubriand un épisode analogue au « partage de midi » claudélien ? Un amour perdu, une morte, une Indienne ? Qui sait ? Un psychanalyste littéraire découvrirait peut-être la vérité, si les spécialistes de cet art ne préféraient généralement déceler d'éventuelles supercheries plutôt que des souffrances profondes.
J'en arrive au point crucial, cette politique à laquelle nous ne saurions nous refuser. L'attitude de Chateaubriand a prêté à des critiques qu'il n'est pas question de rejeter ou d'éluder sur le plan doctrinal ; mais s'il avait été écrivain de doctrine, il eût sans doute réduit ses humeurs flottantes et déconcertantes. Un auteur quel qu'il soit n'échappe pas aux incertitudes ; s'il appartient à la catégorie des écrivains qui racontent et qui se racontent, il lui est difficile de ne pas les laisser paraître. Barrès lui-même, dans ses chroniques de l'autre guerre, révèle souvent ses heures de doute. Un homme politique s'il n'a pas un parti derrière lui, se voit privé d'un poids nécessaire à son rôle, et même d'un élément de son paysage intellectuel. Qu'étaient alors les partis ? Des dîners, des « divans » comme on disait plaisamment des « doctrinaires », des groupes réduits et des conciliabules de couloirs. Chateaubriand héritait un désordre et acquit une popularité dans des milieux où la notion d'un parti traditionaliste ou réactionnaire n'existait pas, alors que l'urgence d'un parti, structuré s'était déjà imposée aux démocrates révolutionnaires. Il n'est que d'avoir œuvré dans les partis dits bien-pensants pour sentir les réticences mondaines qui se manifestent devant toute organisation fraternelle et disciplinée. Et puis la vigilance du clergé s'exerça souvent aux dépens de toute velléité d'organisation -- prudence de l'Église... souvent génératrice de déceptions, non seulement pour les ambitieux, mais pour ceux qui cherchent simplement à exercer dans la politique leur devoir d'état.
113:126
Le monde de la Restauration connaît la Charbonnerie, la « Société des Saisons », le groupe « Aide-toi, le Ciel t'aidera ». La droite attendra l'Action Française -- près de cent ans plus tard. L'Église répugne légitimement à voir un parti se recommander de sa défense en même temps qu'elle se méfie d'un mouvement constitué en dehors d'elle et détaché des références catholiques explicites. Je ne juge point : je mesure la difficulté intellectuelle. Il est dur alors, et bien compliqué d'être un homme seul, et de raisonner sans les suffrages de la jeunesse, qui elle, s'enthousiasme pour les formations organisées. Chateaubriand a eu le tort de méconnaître le réalisme utile des grands hommes d'État de la Restauration. Mais de quel œil l'homme du sentiment pouvait-il voir les dédains ou les démentis assénés par la Monarchie à ses anciens partisans ? Il écrivait dans « Le Conservateur » : « Quoi de plus absurde que de crier aux peuples : Ne soyez pas si dévoués N'ayez pas d'enthousiasme ! Ne songez qu'à vos intérêts... Lorsque l'heure du dévouement arrivera, chacun fermera sa porte, se mettra à la fenêtre et regardera passer la monarchie. » Ce qui fut... et la jeunesse intellectuelle acclamait Lafayette, les médecins politiciens, les juristes libéraux, parce qu'il faut acclamer quelque chose. La crise intellectuelle des Romantiques après 1830, Chateaubriand l'a connue, avant. Il est trop facile de ne voir là qu'égratignures d'amour-propre.
Pour nous, Chateaubriand est-il démoralisant ? Il peut l'être (comme bien d'autres écrivains) pour qui ne philosophe pas assez. Nous ne serons pas Chateaubriand ; mais nous avons l'expérience de Chateaubriand, et cette expérience humaine nous suggère suffisamment qu'il nous sera toujours impossible d'insérer dans le siècle la plénitude d'un idéal national et religieux. Quand ceux qui sont ou devraient être favorables à cet idéal, accablés par la pratique des « affaires courantes » ou troublés par le bruit des acclamations, finissent par dire eux-mêmes : « Adorez-le dans l'âme et n'en témoignez rien », force nous est bien d'emmener les trésors méprisés dans le pan de notre manteau, et cela ne se fait pas avec le sourire aux lèvres et les yeux emplis d'une pétillante gaieté. Mais il est fort possible que ce soit notre lot, un jour ou l'autre. Et pas seulement en France.
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J'ai ouï dire qu'en Espagne une partie des anciens compagnons de José-Antonio dans les débuts de la Phalange se rangeaient aujourd'hui parmi les opposants. Imaginons que Péguy fût revenu de la guerre de 1914 : Qu'eût-il écrit alors ? Il y a là un problème qu'il faut résoudre -- et probablement qu'il ne faut espérer résoudre que partiellement.
« Mais ce qui reste est l'œuvre des poètes » : tant pis si c'est un vers d'Hölderlin qui me revient en mémoire. Le péché des poètes, c'est peut-être de croire leur œuvre trop entière et cohérente, de succomber au vertige pusillanime qui fait toujours craindre que l'œuvre ne vienne à sombrer totalement dans l'oubli et les amène à lui chercher des garanties ou des sauvegardes plus nuisibles que salutaires. Ne découvrirait-on pas dans cette angoisse le secret des coquetteries libérales de Chateaubriand ? Et à l'origine ce danger ne préexistait-il pas dans la matière intellectuelle qu'il avait à élaborer ? En considérant l'histoire des lettres depuis un peu plus de deux siècles on se demande si Chateaubriand n'aurait pas légué un élément valable de Rousseau, métal enfoui dans les scories, transmis ainsi à George Sand et Michelet. Barrès, Claudel, Péguy et bien d'autres comme Henri Pourrat et Bazin auraient médité et épuré cet héritage paradoxal, mais toujours en l'insérant dans la littérature personnelle, lyrique ou fictive, avec parfois de nouvelles équivoques et d'autres dangers.
Il reste évidemment les doctrinaires politiques de la patrie ; mais ont-ils toujours été satisfaisants ? Que la critique de la démocratie chez Taine et Renan nous offre des jugements clairvoyants, je ne le nie point. Mais Taine n'offre rien de positif et le désenchantement qui suit la lecture des « Origines de la France Contemporaine » n'est pas toujours plus réconfortant que les mélancolies du chantre de Combourg. Encore Chateaubriand à la fin des « Mémoires » fait-il preuve d'une singulière prescience relativement au collectivisme des « Sociétés de consommation » et y insère un curieux passage sur les Chinois et les Américains.
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Quant à la « Réforme intellectuelle et morale » de Renan, l'homme de Tréguier dresse un programme dont les résonances étranges font évoquer le mot de Philippe-Auguste : « Trop allemand ! » Des solutions hâtives, nerveuses, marquées de dégoûts ou d'engouements, peuvent fort bien s'allier avec un exercice apparemment pur de la raison. Elles nous font alors désirer la présence de ces signes impondérables, seuls capables de nous restituer la nuance française de la pensée. Peu m'importe qu'il y ait quelques réminiscences personnelles et passionnelles dans ces lignes de Chateaubriand : « Faites-vous aimer et vous verrez qu'un pommier isolé, battu du vent, jeté de travers au milieu des froments de la Beauce, une fleur de sagette dans un marais ;... une mésange dans le jardin d'un presbytère ; une hirondelle volant bas par un jour de pluie, sous le chaume d'une grange ou le long d'un cloître ; une chauve-souris même remplaçant l'hirondelle autour d'un clocher champêtre, tremblotant sur ses ailes de gaze dans les dernières lueurs du crépuscule, toutes ces petites choses, rattachées à quelques souvenirs, s'enchanteront des mystères de mon bonheur ou de la tristesse de mes regrets. » De toute façon, nous aurons des regrets : qu'ils servent au moins à porter les images de la patrie.
« De gueules semé de fleurs de lys d'or sans nombre » avec pour devise « Mon sang teint les bannières de France ! » : telles étaient les armes de Chateaubriand. Nous sommes un peu déroutés, interloqués devant le symbole fortuit d'une alchimie en rouge imposée au blason d'azur de la vieille patrie ; et la splendeur affirmée des souffrances et des sacrifices n'est peut-être pas politiquement acceptable pour qui songe que nous donnerons toujours bien moins à la patrie que nous n'en avons reçu. Mais si nous tenons à ce que, périodiquement, les théologiens et les philosophes politiques redonnent à notre cause sa couleur céleste, nous ne pouvons nier que pour bien des cœurs, la Chrétienté et la France ont été l'objet d'un vrai roman d'amour passionné. Quand le général vendéen Stofflet eut été fusillé, on retrouva sur lui un scapulaire portant le verset : « Seigneur, le zèle de votre maison me dévore. »
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Chateaubriand appartint à la même génération que le fidèle garde-chasse de Maulévrier. On peut sourire de ceux qui portent leur cœur en écharpe, mais il est difficile de juger en oubliant que ces cœurs furent blessés, et que chez eux la blessure ressemble à une mystérieuse vocation.
Jean-Baptiste Morvan.
117:126
### Le carré magique (VII)
par Alexis Curvers
CHAPITRE VII
Les inscriptions « réputées chrétiennes »
La grande levée de boucliers contre le christianisme pompéien avait eu lieu dans les années qui précédèrent immédiatement la seconde guerre mondiale.
Aux hommes menacés qui, dans les ténèbres amoncelées sur le monde comme des nuées d'orage, attendaient sans le savoir un signe, un reflet, un vestige de l'éternelle lumière, la Providence avait offert en gage ce mystérieux « carré » éclairci, déchiffré, daté, éblouissant, porteur d'un message propre à réconforter la foi et à redresser le jugement de beaucoup d'âmes désemparées.
118:126
Opposant à ce don providentiel une fin de non-recevoir, la science moderniste avait séquestré le gage et intercepté dans la fumée de ses inextricables émeutes le rayon de lumière qui bientôt se déroba et s'enveloppa de cette ombre où retournent les grâces refusées. Et déjà la Providence préparait un nouveau don plus précieux encore, plus lumineux, plus convaincant, peut-être aussi inutile.
Intrépidement, à l'improviste, inaugurant à peine son règne, le 28 juin 1939, Pie XII donnait ordre de commencer les fouilles qui devaient aboutir à la découverte du tombeau de saint Pierre, c'est-à-dire confirmer pleinement, comme le « carré magique » de Pompéi venait de le faire en vain, la véracité des traditions qui enseignent à l'homme sa vocation divine.
Accablé des soucis que lui causait l'état de l'Europe, déjà abreuvé d'ingratitudes, humainement désespéré par l'insuccès des épuisants efforts qu'il accomplissait jour après jour afin de sauver la paix, le grand pape se tournait vers le ciel. Et c'est aux entrailles de la terre qu'il demandait obstinément et humblement, avec la merveilleuse assurance de sa foi, de répéter le témoignage qui garantirait à la chrétienté en proie au malheur la bonté du conseil dicté par le ciel au successeur de Pierre. Le ciel exaucerait sa prière, les entrailles de la terre porteraient une fois de plus témoignage, mais les hommes n'y seraient pas plus attentifs qu'aux paroles du pape de la paix.
Quel concours Pie XII rencontrait-il, je ne dis pas dans le monde, mais dans l'Église ?
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En cette même année 1939 paraissait en France le tome XIV, première partie, du *Dictionnaire d'Archéologie chrétienne et de Liturgie*. Il était trop tôt, assurément, pour faire aucune allusion aux prochaines fouilles du Vatican, mais non pour enregistrer le « carré » découvert à Pompéi et connu de dom Leclercq depuis deux ans déjà. L'occasion était belle, puisqu'on en était à la lettre P et que dom Leclercq en profitait pour traiter, dans ce volume, la question de Pompéi en général ; il mentionne même dans la bibliographie de l'article les publications, datées de 1937, de Matteo della Corte (*Il crittogramma del* « *Pater noster *») et du P. de Jerphanion qui n'avait pas encore renié le « carré » chrétien. Mais du « carré » lui-même, pas un mot. Rien à signaler, fût-ce à titre documentaire. Dom Leclercq se réserve. C'est là qu'en revanche il parle longuement des autres inscriptions « réputées chrétiennes ». Parlons-en donc.
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On avait trouvé à Pompéi des inscriptions juives, que dom Leclercq ni aucun critique n'ont mises en doute un seul instant. Les inscriptions juives sont des inscriptions juives, tandis que les chrétiennes sont « réputées chrétiennes ». Mais il me semble que le bon sens commandait d'envisager les choses tout à l'inverse. Car si des inscriptions paraissent chrétiennes, elles ne peuvent être réputées telles qu'en raison de ce qui les distingue des juives. Au contraire, des inscriptions juives ne se distinguent en rien des chrétiennes qu'elles pourraient être, puisque les chrétiens avaient la Bible en commun avec les Juifs et en tiraient une grande partie de leurs idées religieuses, alors que les Juifs n'empruntaient rien à la littérature ni aux idées proprement chrétiennes qu'ils avaient en abomination.
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En imposant d'abord à tous les savants la méconnaissance de cette évidence critique, le modernisme exécutait avec brio une première jonglerie et s'assurait un premier et définitif avantage. Dom Leclercq laissa passer la muscade et rendit aussitôt les armes qu'il ne savait pas qu'il avait.
Par exemple on trouve à Pompéi une fresque bouffonne caricaturant l'épisode biblique de Jonas. Trace de la présence des Juifs, s'écrie-t-on. Soit. Mais tout aussi bien de celle des chrétiens, à qui cet épisode fut toujours particulièrement cher et qui, par la suite, le représentèrent fréquemment sur leurs sarcophages. Ne préfigurait-il pas, sous un voile suffisamment discret, les trois jours que le Seigneur avait passés au tombeau, comme Jonas dans le ventre de la baleine, avant de revenir sur la terre des vivants ? Le Seigneur lui-même avait insisté sur « le signe de Jonas » (Matthieu, XII, 39, et XVI, 4 ; Luc, XI, 29) et, comme à la vue de ce signe les Ninivites idolâtres s'étaient convertis, ainsi se légitimait la conversion des gentils, qui était précisément le point capital sur lequel l'apostolat chrétien rompait avec le nationalisme juif. Sous tous ces aspects, la figure de Jonas ne tarda pas à devenir plus chrétienne encore que juive. Certes, ni juifs ni chrétiens ne l'auraient peinte sans respect ; les juifs d'ailleurs, en principe, ne peignaient pas. La fresque impie fut donc l'œuvre d'un païen, mais comment savoir s'il ne s'y moquait pas des chrétiens plutôt que des juifs de son entourage ?
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Une autre fresque de la même main et du même style vaguement égyptien caricatura le jugement de Salomon, autre scène classique de la Bible. La scène est fort clairement représentée dans tous ses détails, et personne n'en a contesté le sujet. Tandis que certains critiques ont fortement contesté le sujet de la fresque de Jonas, préférant n'y voir qu'une scène de pêche au bord du Nil. Pourquoi ? L'explication est toujours la même. Plus il faut bannir de Pompéi tout indice possible de christianisme, plus il faut y multiplier les indices de judaïsme. Le jugement de Salomon, thème dont les chrétiens ne se sont guère inspirés, inquiète peu les modernistes, et même comble leurs vœux. Mais le thème de Jonas, dans la mesure où il est susceptible d'avoir été exploité contre une minorité chrétienne, tournée en dérision, leur devient aussitôt suspect.
C'est pourquoi dom Leclercq, en 1939, continue d'admettre sans hésitation ni réserve la fresque de Salomon, tandis que sur l'autre il a complètement changé d'avis. « Dans la même série de peintures, nous rencontrons une autre scène tirée de l'Écriture sainte », dit-il. La volte-face qui suit n'est que plus étonnante. « Nous croyons devoir abandonner l'opinion soutenue, en 1907, dans notre *Manuel*. Jonas n'a rien à faire ici. » Pourquoi ? Mystère. Le Jonas de 1907, réengouffré dans les entrailles de la baleine moderniste, est remplacé tout à trac, en 1939, par un « sujet alexandrin » indéterminé. Dom Leclercq n'explique pas comment ce sujet anodin appartient toujours à « la même série de peintures » que le jugement de Salomon, ni à quelle « autre scène de l'Écriture sainte » il se rattache désormais.
*Ces choses-là sont rudes.*
*Il faut, pour les comprendre, avoir fait des études.*
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L'onomastique pompéienne contient plusieurs noms juifs, tels que notamment un *Abner*, un potier *Ioudaïkos*, une *Marthe*, trois *Marie*, et même un *Jésus*. P. Allard en conclut à bon droit que « dans la petite ville campanienne les juifs étaient nombreux », et dom Leclercq surenchérit en présentant comme « chose incontestable » l'existence non seulement d'un groupe juif mais d'une véritable « colonie juive » à Pompéi. A la bonne heure ! Mais, encore une fois, comment savoir si ces noms ne désignaient pas des Juifs gagnés au christianisme ? Pour une seule *Marie* dans l'Ancien Testament (la prophétesse, sœur de Moïse et d'Aaron), on en compte plusieurs dans le Nouveau, et les chrétiens avaient sujet d'honorer ce nom à titre tout à fait particulier.
Comment savoir si des graffiti comme SODOMA GOMORA ou « Salut, Genèse ! » furent tracés par une main juive purement juive ou par une main judéo-chrétienne ? Jésus avait souvent et nommément évoqué Sodome et Gomorrhe, qui sont citées cinq fois dans les synoptiques, une fois dans l'épître de Jude et une fois dans l'Apocalypse. Et les évangiles, les *Actes des* Apôtres et toutes les Épîtres abondent en souvenirs des récits de la Genèse, où les premiers apôtres cherchèrent les fondements de leur apologétique et les thèmes initiaux de leur prédication.
Ainsi tout ce qui vient de la tradition juive appartient par définition au patrimoine chrétien, au lieu que tout ce qui est proprement chrétien est étranger à la tradition juive. Tout ce qui, à Pompéi, porte la marque du judaïsme est peut-être chrétien ; et tout ce qui porte une marque spécifiquement chrétienne n'est certainement pas juif.
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Le modernisme a réussi d'emblée à renverser complètement le sens de ces propositions. Il a décrété que tous les documents pompéiens d'apparence chrétienne étaient certainement juifs, et que tous les documents d'apparence juive n'étaient certainement pas chrétiens. Et le plus fort est qu'on l'a cru sur parole. Et que l'ensemble du monde savant, catholiques compris, s'est réglé sans murmure sur ce nouveau sophisme que la logique moderniste applique non seulement à Pompéi mais en toutes matières, et que voici édicté en termes généraux.
*Ce qui est chrétien n'est peut-être pas chrétien, et ce qui n'est peut-être pas chrétien est nécessairement juif.*
En revanche, *ce qui est peut-être chrétien est peut-être juif, et ce qui est peut-être juif n'est nécessairement pas chrétien.*
Par conséquent, *ce qui est juif est juif, et ce qui est chrétien est également juif.*
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Il était réservé à M. Carcopino de nier à partir de 1948 qu'il y eût eu à Pompéi des chrétiens, même isolés, capables d'entendre *Pater noster* et de copier le « carré magique ».
Le progrès des lumières n'était pas tel en 1939 que dom Leclercq fût obligé d'aller si loin. Il plaida donc la cause des « chrétiens isolés » et cita le texte du fameux graffito où apparaît le mot *chrétiens*. L'incontestable présence des Juifs à Pompéi, dit-il, « incline à faire admettre qu'il se trouvait dans cette ville au moins quelques chrétiens. Sont-ils visés par le mot du texte qu'on vient de transcrire ? Pourquoi pas ?* *»
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C'est le bon sens même, mais ce n'est pas très chaud. Et on se demande pourquoi dom Leclercq se montre encore plus tiède devant l'hypothèse d'une communauté chrétienne à Pompéi. J'avoue ne pas très bien saisir la différence que lui et surtout M. Carcopino font constamment entre une « communauté chrétienne » et « quelques chrétiens », qui pourtant, séjournant dans la même ville, ne manquaient probablement ni de l'occasion de se rencontrer ni du désir de se réunir, précisément pour ne pas rester des « chrétiens isolés ».
La tiédeur de dom Leclercq n'a d'autre motif que la peur de contredire à l'infaillibilité de Renan, lequel, nous dit-il, s'agissant du christianisme pompéien, « n'en voulait pas entendre parler et repoussait les conjectures gratuites ». Le maître avait parlé, et ses conjectures, à lui, n'étaient pas gratuites, comme l'avance dom Leclercq et comme on va le voir.
La mauvaise humeur de Renan avait eu pour objet ce graffito où se lisait le mot *chrétiens*, et que la lumière du jour avait bientôt effacé. Avec une belle probité scientifique, Renan s'était bruyamment félicité de ce bon débarras. Voici ses propos, rapportés par dom Leclercq :
« Ces barbouillages ont disparu, disait-il, et la copie qu'on en possède n'est pas suffisante pour justifier les lectures arbitraires qu'on a proposées. (...) Le *graffito* a été trouvé dans la boutique d'un marchand de vin : on y lit le mot VINA ; peut-être, comme dans les griffonnages des environs, n'y faut-il voir autre chose que les notes de ce marchand charbonnées sur le mur pour la tenue de ses comptes ou le bon ordre de son magasin. »
*Sic*, ajoute dom Leclerq pour tout commentaire.
Jamais le dérèglement mental qu'entraîne la passion moderniste ne s'est manifesté plus ingénument que dans ces propos en l'air (si ce n'est peut-être dans les récentes extravagances teilhardiennes qui semblent l'avoir rendu à la fois plus contagieux et définitivement incurable).
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Avant de mettre sous les yeux du lecteur le graffito en question, je le prierai seulement d'observer l'étourderie avec laquelle Renan exploite à sa guise et sans vergogne les divers éléments dont se compose le document. Le mot « chrétiens », qui le gêne, résulte d'une *lecture arbitraire* et d'une *copie insuffisante,* c'est un *gribouillage* heureusement disparu, le *griffonnage d'un marchand de vin,* peut-être même d'un ivrogne qui, dans son délire, *a charbonné sur le mur* un vocable de son invention, ne correspondant à aucune réalité... Et la preuve, c'est le mot VINA, qui, lui, constitue au contraire dans la même inscription une indication historique de tout premier ordre ! Un seul mot de ce texte sans valeur revêt une authenticité souveraine, et c'est justement celui qui dénonce l'inauthenticité de son contexte. Dom Leclercq a bien raison de dire que Renan « repoussait les conjectures gratuites ».
Ce n'est pas encore tout, car dans la même inscription se lisait aussi le nom de *Maria.* Inauthentique dans le cas où il désignerait une chrétienne, il faut bien que ce nom soit authentique pour servir de preuve à l'importance de la « colonie juive » dont a besoin dom Leclercq pour nourrir avec vraisemblance la dissidence d' « au moins quelques chrétiens », et l'école renanienne pour expliquer par le judaïsme les inscriptions « réputées chrétiennes », c'est-à-dire pour ôter aux chrétiens de Pompéi, n'en déplaise à dom Leclercq, toute chance d'avoir existé. Or l'existence de la colonie juive ne se démontre non plus que par des inscriptions réputées juives qui seraient aussi bien chrétiennes, mais qui, une fois proclamées juives, cessent miraculeusement, comme le mot VINA, de passer pour des gribouillages.
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Dans le *Manuel biblique* (2^e^ édition, 1881, tome IV, page 104), Vigouroux, commentant l'arrivée de saint Paul à Pouzzoles, écrit : « Pouzzoles est à peu de distance de Pompéi. On a trouvé récemment dans les ruines de cette dernière ville, ensevelie depuis l'an 79 sous les laves du Vésuve, une synagogue, et dans une inscription gravée au trait sur le stuc d'une maison, une trace certaine du christianisme à cette époque. *Audi christianos saevos olores*... » En note : « Bull. archéol., 1864, p. 71. » C'est le graffito du marchand de vin.
Vigouroux pense visiblement que l'inscription est l'œuvre d'un Juif insultant les chrétiens, ce qui est tout à fait plausible si sa version est correcte. La phrase signifie en effet : « Écoute les chrétiens, cygnes funestes » (ou cruels, affreux, méchants, horribles, sinistres). Une telle qualification du cygne est également, de la part d'un Juif, tout à fait plausible.
Les Grecs et les Romains tenaient le cygne pour un oiseau divin. Ils le regardaient comme une incarnation du phénix ; sa beauté non moins que sa viande fit les délices de maints empereurs qui lui attribuèrent la vertu de leur conférer l'immortalité ([^21]), et de là vient que les Anciens ont prêté au cygne un chant harmonieux entre tous.
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Le cygne avait beaucoup moins bonne réputation chez les Juifs. Il n'est cité qu'une seule fois dans la Bible, avec d'autres oiseaux dont la chair est impure : l'aigle, le corbeau, l'autruche, la chouette, le pélican, la cigogne, etc. Il est curieux que tous ces oiseaux dont les Juifs n'auraient pas mangé sans contracter de souillure étaient au contraire, dans le monde gréco-romain, substituts du phénix, symboles dispensateurs de sagesse, de fécondité, de longévité ou d'immortalité, objets d'un culte qui souvent s'est perpétué sous quelque forme dans les siècles chrétiens. Les Juifs s'en tinrent à la prescription du *Lévitique* (XI, 18) « Vous aurez le cygne en abomination. » :
C'est donc dans la bouche d'un Juif et seulement d'un Juif que le nom de *cygne* équivaut à une injure. Et il était particulièrement à propos d'adresser cette injure aux chrétiens, accusés de corrompre Israël et de falsifier la Loi par leur doctrine malsonnante. Les Juifs ne partageaient pas les superstitieuses illusions sous l'empire desquelles les oreilles païennes se laissaient charmer par le chant discordant de l'oiseau ; pour eux, les chrétiens, comme les cygnes, chantaient faux, d'une voix pareillement insupportable. Les *saevi olores* sont fâcheux non seulement par nature, mais surtout par le mauvais effet de leur langage, discours amer et pernicieux comme les *saeva verba* d'Horace.
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De même quand nous disons « grossier merle » ou « oiseau de malheur », nous pensons moins aux caractères physiques qu'aux paroles désagréables des personnes que nous traitons de la sorte. Les chrétiens blessaient l'ouïe plus que la vue des Juifs. Funestes, sinistres, ils le sont par leur enseignement comparable au vilain cri du cygne.
Voilà qui, malgré Renan, donnerait beaucoup de poids à la version du graffito adoptée par Vigouroux, et qui serait alors une inscription anti-chrétienne. Mais cette version est-elle exacte ?
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J'ai eu la curiosité de remonter au *Bulletin archéologique* auquel renvoie Vigouroux, c'est-à-dire au *Bulletino di Archeologia Cristiana del Cavaliere Giovani Battista de Rossi* (édité à Rome, mais dont se publiait aussi, me dit-on, une édition française), *anno II, settembre 1864, n° 9*, pages 69-72. La page 71 est illustrée d'une reproduction du graffito : c'est le *gribouillage* que Renan, puis Vigouroux et dom Leclercq ont eu sous les yeux. J'en reproduis ci-dessous ([^22]) le fac-similé publié par de Rossi en 1864. Le lecteur jugera.
L'article est si instructif que je vais tenter de le résumer. Il respire une grande honnêteté. Les Italiens entre eux, même archéologues, se donnent volontiers de l'*illustrissime*. Nous en sourions, mais le *cavaliere* de Rossi montre, sur le fond, une modestie, une prudence et une pondération que beaucoup de Français ont dédaignées sans toujours les égaler.
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La première chose qu'il nous apprend est qu'en 1853, dans le Bulletin archéologique de Naples, le P. Garrucci avait discuté une lanterne de terre cuite ornée du signe de la croix, qu'on venait de découvrir à Herculanum. Non sans d'excellentes raisons (*ottimamente*, dit de Rossi), Garrucci datait cet objet du IV^e^ ou V^e^ siècle. L'explication ne nous étonnera pas : la lampe était de facture grossière (*rozza*) et n'était qu'un des nombreux vestiges laissés sur place par les *antichi scavatori che in quei secoli frugarono il suolo di Pompei*.
Rien de nouveau sous le soleil. C'est une tradition déjà centenaire à quoi M. Carcopino n'aura fait qu'obéir, quand il a attribué le « carré magique » aux explorateurs tardifs du sous-sol pompéien. Encore ne prête-t-il à ces visiteurs clandestins qu'un siècle d'activité ; le P. Garrucci leur en accordait généreusement trois ou quatre. Ce qui est singulier, c'est l'habitude qu'avaient les pilleurs de ruines, dans ces époques bénies, de laisser après eux des traces de christianisme et de n'en laisser presque pas d'autres. Ces gaillards-là ne se doutaient pas qu'une si féconde carrière, à la fois religieuse et scientifique, leur était promise à titre posthume.
A notre connaissance, cette croix herculanienne de 1853 n'est que la première d'une série qui pourra s'allonger sans prendre personne au dépourvu : dom Leclercq n'aura qu'à écarter d'un revers de la main une deuxième croix trouvée à Pompéi, et M. Carcopino une troisième, trouvée à Herculanum par M. Maiuri qui sera « allé trop loin ». Les premiers siècles ont pratiqué les *croix dissimulées*, le nôtre expérimente les croix escamotées. Quoi qu'on trouve encore de chrétien dans les ruines des deux villes, la même explication éprouvée est toute prête à resservir, et chaque fois comme si elle était nouvelle : fresques, inscriptions, croix, *Pater noster* ou « *carrés* magiques », tout ce qu'il n'y aura pas moyen d'attribuer aux Juifs sera l'œuvre des cambrioleurs les plus dévots, les plus diserts et les plus infatigables de l'histoire.
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Le *chiarissimo* P*.* Garrucci n'espérait certes pas que l'explication qu'il proposait pour la première fois dût devenir en France plus célèbre que lui et s'atteler comme un immortel cheval de bataille aux futures victoires modernistes. Il espérait bien, au contraire, que de prochaines fouilles révéleraient à Pompéi d'incontestables vestiges de christianisme (ce qui arriva en effet, mais en vain, puisqu'il avait lui-même fourni l'inusable argument par lequel on les contesterait l'un après l'autre). Et il fondait cet espoir sur les inscriptions déjà connues où il notait quelques indices de la présence des Juifs (*qualche ricordo di Ebrei*), « parce que la prédication de l'Évangile commençait d'ordinaire dans les synagogues ». Il suggérait de pousser les recherches dans la partie basse-de la ville, vers le fleuve Sarno, « où probablement les Juifs avaient habité ».
Dans *La vie quotidienne à Pompéi* (1966), M. Robert Étienne affirmera plus catégoriquement : « Le quartier juif est à placer autour des Thermes de Stabies. » Il faut avouer pourtant que, depuis un siècle, les preuves de l'existence d'une colonie, d'une synagogue et d'un quartier juifs sont restées à l'état conjectural et ne se sont ni confirmées ni multipliées comme le souhaitait Garrucci. Chacune d'elles, somme toute, est moins forte que l'indice de christianisme apporté par le seul « carré magique ». La différence est que celui-ci, répétons-le, pâtit du préjugé défavorable imposé par le modernisme, tandis que les indices de judaïsme bénéficient du préjugé très favorable accrédité par le modernisme. De toute façon, c'est le modernisme qui donnera le ton.
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Et il le réglera, comme à son ordinaire, non sur les faits, mais sur le changeant intérêt de sa dialectique : tantôt diminuant le nombre et l'importance des Juifs de Pompéi, de peur d'avoir à compter parmi eux la même proportion de transfuges chrétiens que partout ailleurs (calcul pourtant inattaquable, qui fut celui des archéologues italiens et sera celui de dom Leclercq) ; tantôt les augmentant, de peur de n'avoir sous la main, en attendant les cambrioleurs, personne à qui endosser la paternité des inscriptions « réputées chrétiennes », et des inscriptions réputées juives qui seraient aussi bien chrétiennes.
Le dilemme sera tranché en 1966 par M. Robert Étienne, lequel opte résolument pour une « communauté juive » organisée à Pompéi, postulée selon lui par « le rôle portuaire de la ville », mais à ce point exceptionnelle que ne s'en serait détachée aucune minorité chrétienne -- alors que, tout près de là, la présence indéniable des chrétiens qui accueillirent saint Paul à son débarquement s'expliquerait également par le rôle portuaire de Pouzzoles...
En tout cas, pour vraisemblable qu'en soit l'existence, la communauté juive de Pompéi ne nous est connue que dans la personne d'un seul de ses membres nommément désigné : c'est, dit M. Étienne, « un homme d'affaires considérable, Fabius Eupor, qui, dans les derniers temps de la ville, est le chef de la communauté des *libertini* qu'il faut identifier avec les *Iudaei,* les Juifs ».
*Fabius* étant un nom romain, et *Eupor* un nom grec, pourquoi FAUT-IL identifier avec les Juifs ces *libertini* (affranchis) dont ce Fabius Eupor était le chef, et qui formaient à Pompéi, on nous le dit d'autre part, une catégorie sociale particulièrement florissante ? Qu'on me permette de reproduire la réponse, extraite de l'article écrit par J.-B. de Rossi en 1864 :
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« ...Que vraiment une synagogue juive ait existé à Pompéi, cela me paraît établi par une sorte d'affiche électorale, dans laquelle j'estime que nous est livrée la dénomination même de cette synagogue. Dans les Journaux des fouilles de Pompéi, édités par l'illustre Fiorelli ([^23]), on lit, plus la date du 1° septembre 1764, que dans la rue de la au-delà de la porte (rue dite des Théâtres) fut découverte l'inscription suivante, en lettres rouges :
CVSPIVM -- PANSAM
AED -- FABIVS -- EVPOR -- PRINCEPS
LIBERTINORVM
(Cuspium Pansam aedilem \[facit\] Fabius, etc. » -- C'est-à-dire : Fabius Eupor nomme Cuspius Pansa édile, ou Fabius Eupor donne sa voix à Cuspius Pansa, candidat à l'édilité.)
« Or pour moi, continue de Rossi, ce *Fabius Eupor princeps libertinorum* (prince ou chef des affranchis) est l'archonte de la synagogue de Pompéi. Car les affranchis, au sens romain et légal du terme, c'est-à-dire les citoyens issus de familles d'affranchis, n'ont jamais constitué un corps, ni, encore moins, eu de *prince* à leur tête. Mais dans les Actes des Apôtres (VI, 9) il est question (à Jérusalem) d'une *synagogue dite des Affranchis*, en même temps que de celle des Alexandrins et des Cyrénéens, et l'on connaît les archontes de ces synagogues, titre qui en latin se traduit bien par *princes*. (...) Et ici je rappellerai aussi que l'illustre Minervini a rassemblé les indices et les preuves du grand nombre des Alexandrins fixés à Pompéi.
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Si bien que, le christianisme s'étant généralement prêché dans les synagogues, et l'Évangile s'étant de très bonne heure propagé à Alexandrie, où prospéra par la suite sa plus fameuse école, la présence d'une synagogue des Affranchis et d'une nombreuse colonie d'Alexandrins à Pompéi nous porte à croire que la doctrine chrétienne y fut, comme ailleurs, annoncée, et qu'elle dut, comme partout, y rencontrer l'opposition des Juifs et la haine aveugle de la population païenne. Les chefs des Juifs de Rome dirent à l'apôtre Paul que la *secte* des chrétiens suscitait de la contradiction dans les synagogues du monde entier (*Actes*, XXVIII, 22) ; pour le peuple païen, au dire de Tacite (Annales, XV, 44), les Chrétiens étaient *per flagitia invisi *» (odieux par leurs infamies, en 64, sous Néron). « Il y a donc lieu de s'attendre à découvrir à Pompéi des témoignages et de la foi au Christ et des moqueries et calomnies que cette foi provoqua partout, dès le premier moment de son apparition dans le monde juif, grec et romain. »
Le raisonnement de J.-B. de Rossi est à la fois très subtil et très sérieux. Il a pour base quelques faits bien réels :
1\) Il y avait à Jérusalem une synagogue des Affranchis, fréquentée par les descendants des prisonniers juifs que Pompée, vainqueur de la Palestine en 63 avant Jésus-Christ, avait emmenés comme esclaves. Ces hommes ou leurs enfants, bientôt affranchis, formèrent à Rome le noyau de l'importante colonie juive que les faveurs de César et d'Auguste contribuèrent à développer. Restées juives, ces familles émigrées retournaient périodiquement en pèlerinage à Jérusalem, mais, devenues romaines, s'y réservèrent une synagogue particulière, qu'on appelait toujours au I^er^ siècle de notre ère la synagogue des Affranchis, c'est-à-dire des Juifs de Rome.
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2\) La colonie juive d'Alexandrie était beaucoup plus importante encore, plus ancienne et plus riche. Jouissant de grands privilèges et de l'autonomie, elle était gouvernée par des alabarques (archontes ou princes) dont le plus célèbre fut Alexandre, ami et banquier de la famille impériale, vrai chef d'État, aussi puissant à Rome qu'à Alexandrie et à Jérusalem.
3\) Il y avait à Pompéi une colonie alexandrine.
4\) Il y avait à Pompéi un *prince des affranchis,* titre et fonction inexistants dans le droit public romain.
Or, puisque ce titre et cette fonction sont en honneur parmi les Juifs d'Alexandrie, et qu'à Jérusalem les Juifs romains portent le nom d'Affranchis, de Rossi n'outrepasse pas les droits de la saine conjecture, quand il incline à penser que, si une classe de citoyens de Pompéi porte le nom d'Affranchis et s'est donné un « prince », c'est à l'exemple des Juifs de Rome et de ceux d'Alexandrie, et que par conséquent cette classe était celle des Juifs de Pompéi, où d'ailleurs la population immigrée, juive ou autre, était en grande partie de provenance romaine et alexandrine. De Rossi n'affirme rien : il suppose, il espère, il prévoit qu'on ne tardera pas à recueillir des preuves décisives à l'appui de son hypothèse, selon laquelle le principat exercé par Fabius Eupor était une magistrature juive, c'est-à-dire exercée par un Juif dans un milieu juif.
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Ces preuves ne feront que confirmer, en ce qui concerne Pompéi, ce que tous les témoignages antiques nous assurent être une vérité générale : qu'il y avait des Juifs partout. Flave Josèphe, dans son *Histoire ancienne des Juifs* ([^24]) raconte qu'en 54 avant Jésus-Christ le Temple de Jérusalem fut pillé par Crassus, lequel y préleva, outre une poutre d'or massif pesant 300 mines (plus de 200 kilos, d'après l'évaluation de Théodore Reinach), des richesses s'élevant au prix fabuleux de 10 000 talents. Et Josèphe d'ajouter : « Qu'on ne s'étonne pas que notre Temple contint tant de richesses, puisque dans le monde entier tous les Juifs craignant Dieu, même ceux d'Asie et d'Europe, y versaient depuis fort longtemps leurs contributions ([^25]). » Sur quoi, pour montrer qu'il n'exagère pas et n'est pas illusionné par la vanité nationale, il invoque le témoignage de Strabon disant que la terre était remplie de Juifs, et il cite de lui textuellement cette phrase : « Les Juifs se sont répandus dans toutes les villes, et il est difficile de trouver sur la terre habitée un lieu qui n'a pas reçu ce peuple et n'est pas dominé par lui (*me d'epikrateitai up'autou*). »
Strabon étant contemporain d'Auguste, et Flave Josèphe vivant dans le I^er^ siècle de notre ère, leurs renseignements soutiennent fortement l'idée que de Rossi a le scrupule d'énoncer comme simplement probable : qu'il y a eu des Juifs à Pompéi, et que parmi ces Juifs il y a eu des chrétiens. Telle était la double et sage hypothèse qu'il proposait, en attendant les preuves.
L'étonnant est que, depuis, les preuves ne sont guère venues dans l'ordre où on les attendait. Elles sont restées faibles en faveur des Juifs, et sont tout à coup, avec le « carré magique », devenues très fortes en faveur des chrétiens. Et cependant, les modernes ont fait des deux parties de l'hypothèse deux certitudes de sens contraire : ils n'ont plus l'ombre d'un doute sur la présence des Juifs à Pompéi, mais ils nient avec une assurance croissante la présence des chrétiens, qui est la conséquence logique de celle des juifs.
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Autrement dit, morcelant l'hypothèse que de Rossi avait conçue comme formant un tout indivisible, ils l'adoptent comme si elle était confirmée à l'endroit des Juifs, et la rejettent comme si elle était infirmée à l'endroit des chrétiens, discrimination que n'autorise par ailleurs aucun fait nouveau.
Par exemple quand M. Robert Étienne, en 1966, affirme l'existence et désigne l'emplacement d'un quartier juif à Pompéi, il emprunte tout simplement à de Rossi, sans le nommer, l'argument relatif à Fabius Eupor, « chef de la communauté des *libertini*, qu'il faut identifier avec les *Iudaei*, les Juifs ». Mais quand il affirme la « non-présence chrétienne » à Pompéi, il emprunte à M. Carcopino les arguments les plus contraires au raisonnement fondé par de Rossi sur ce même Fabius Eupor.
Nous voilà donc priés de croire que dans l'épigraphie pompéienne *libertini* signifie Juifs, mais *christiani* ne signifie pas *chrétiens ;* et que Pompéi est la seule ville du monde où aucun Juif ne se fit chrétien.
Franchement, on raisonnait mieux au XIX^e^ siècle.
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C'est en 1862 que fut mis au jour le graffito où apparaît le mot *chrétiens*, « sur la paroi d'une grande salle située dans la rue qui côtoie les thermes des Stabies », comme de Rossi le dit ; « dans l'*atrium* de la maison n. 22 du *vico del balcone pensile*, désignée sous le nom de *Casa dei Cristiani *», comme dom Leclercq ne craint pas de le préciser en 1907, époque où « la boutique d'un marchand de vin » inventée par Renan n'avait encore éclipsé définitivement ni la grande *stanza* vue par de Rossi, ni l'*atrium* ainsi nommé par dom Leclercq, ni la *Casa dei Christiani* alors communément admise ([^26]).
137:126
Copie de l'inscription fut aussitôt prise par Minervini, lequel, raconte de Rossi, « informé de la découverte, courut à Pompéi et, avant Kiessling, avec un soin très diligent, sans qu'aucune prévention d'esprit dirigeât sa lecture dans un sens plutôt que dans un autre, releva les traces de caractères qui s'inscrivaient sur la paroi ». Ces traces légèrement marquées au charbon étaient déjà « fort effacées (*assai svanite*) ».
138:126
Elles l'étaient encore davantage lorsque Kiessling vint, peu après, copier à son tour l'inscription, du moins les deux lignes de l'inscription qui restaient provisoirement visibles. Renonçant à en déchiffrer les parties indéchiffrables, il nota comme seul susceptible de lecture le fragment central :
...**IGGAUDICHRISTIANI...**
qu'il interpréta hardiment : *Ig*(ne) *gaud*(*e*) *christian*(*e*)*,* c'est-à-dire : *Chrétien*, *réjouis-toi du feu*. Il poussa l'ingéniosité jusqu'à imaginer que le conseil visait un chrétien censé aspirer au martyre et au supplice du feu que Néron infligeait aux chrétiens de Rome, ce qui daterait l'inscription de l'année 64.

Et Kiessling, le premier, publia sa version dans le *Bulletin de l'Institut de correspondance archéologique* de 1862 (page 92). De Rossi a raison de dire que cette lecture partielle et arbitraire n'inspirait pas confiance.
139:126
*Lecture arbitraire *: ce seront les termes mêmes de Renan, mais Renan étendit ce jugement sans appel à toutes les lectures du graffito, y compris celle que de Rossi lui-même proposa ensuite, dans son article de 1864.
Car, dans l'intervalle, de Rossi avait poursuivi son enquête, en consultant plusieurs fois Fiorelli et Minervini, « ces deux lumières de l'archéologie napolitaine », dit-il. Ici je lui cède à nouveau la parole :
« ...Fiorelli lui-même m'a montré l'emplacement de l'inscription qui, sous sa direction sagace, applaudie de toute l'Europe, avait revu pour un bref moment la clarté du jour ([^27]) ; mais j'eus beau écarquiller les yeux pour en apercevoir quelque trace, mes efforts ont été inutiles : il n'en subsistait plus rien. Le savant découvreur m'a rapporté avoir vu et connu, voisinant là sur trois lignes, les groupes de lettres VINA, MARIA (ou VARIA), ADIA.A.V. ; en dessous, sur deux lignes plus longues, il avait lu à la fin de la première :... HRISTIANOS ou... HRISTIANUS ; et à la fin de la seconde : SORORIIS (*sorores*). Mais, les lettres s'étant rapidement effacées au contact de l'air, il n'était pas parvenu à en faire à temps un dessin exact. »
Ce dessin exact, de Rossi l'obtint cependant par une chance extrême (*per somma ventura*) : c'était celui que Minervini avait exécuté en tout premier lieu, et qu'il communiqua à son collègue après l'imparfaite et tardive interprétation hasardée par Kiessling. C'est ce dessin de Minervini, antérieur à tout autre, que je reproduis d'après de Rossi.
140:126
Nous avons d'autant moins sujet de mettre en doute le témoignage des archéologues italiens que les souvenirs de Fiorelli, tout fragmentaires qu'ils sont, concordent parfaitement avec le document d'abord établi par Minervini. Fiorelli ne se rappelait de l'inscription que les mots lisibles : Minervini les avait tous consignés dans son dessin, avec leur contexte illisible. Ils divergent l'un d'avec l'autre sur le nombre des mots, nullement sur l'apparence de ceux qu'ils ont tous deux cru reconnaître.
Je fais grâce au lecteur de la discussion de détail à laquelle de Rossi soumet pour ainsi dire chaque jambage du texte de Minervini, qu'il s'avoue incapable de déchiffrer entièrement. N'en retenons que ce que lui-même, d'accord avec Fiorelli et Minervini, en a retenu de déchiffrable c'est, premièrement, le mot qui signifie *chrétiens.*
Ce mot est précédé du groupe AVDI, lui-même précédé d'une lettre qui ressemble à un grand G. Kiessling avait réuni les deux en un seul mot GAVDI, pour *gaude* (*réjouis-toi*)*.* De Rossi a le sentiment que ce G est plutôt une S (fort pareille en effet aux deux S de *christianos*), et la rattache comme lettre finale à un mot précédent, illisible. Reste donc, de clair : AVDI CHRISTIANOS (*écoute les chrétiens*).
A la ligne suivante, compte tenu de la forme I I qui est souvent celle de l'E dans l'écriture pompéienne, on lit : SEVOSO ORES. Fiorelli y avait découpé SO(R)ORES, voyant en ce mot un rappel du nom de *frères* et de *sœurs* que les chrétiens se donnaient entre eux. Mais de Rossi supplée une L à la place de la lettre manquante, et coupe : SEVOS O(L)ORES.
141:126
De plus, il ne croit pas qu'il y ait eu rien d'écrit devant SEVOS, dans l'espace occupé par la longue queue non effacée du grand G ou de l'E, qui appartiendrait donc à une autre inscription. La nôtre, distincte en effet par le style de l'écriture, serait indépendante de tous les signes environnants et tiendrait tout entière dans les deux lignes lisibles et alignées qui formeraient ainsi la phrase complète :
AVDI CHRISTIANOS
S(A)EVOS OLORES.
*Écoute les chrétiens, maudits cygnes !* Si c'est une conjecture, force est d'avouer qu'elle est conçue avec bon sens et rigueur, sans trahir ni forcer la valeur d'aucun des éléments du dessin originel de Minervini. Personne au surplus ne l'a chicanée à de Rossi par une critique sérieuse, ni n'a proposé mieux.
En 1871, C. Zangemeister, travaillant sur une copie ou un document que j'ignore, reconstitua un texte plus long que celui de Minervini, mais incompréhensible, et, là où de Rossi avait lu CHRISTIANOS, s'arrêta, d'après dom Leclercq, à la forme plutôt bizarre CIIRISTIRAII, ou *christi.aii.* Ce qui n'empêcha pas Renan, toujours complaisamment cité par dom Leclercq, de prononcer, parmi les attendus de son jugement définitif. « C. Zangemeister ne conserve que les lettres HRISTIAN, et, tout en repoussant le reste de la lecture, il admet que ces lettres désignent des chrétiens ; mais réduite même à cela, la thèse est douteuse encore. »
142:126
Elle me paraît, au contraire, aussi parfaitement démontrée que possible par cette remarque même de Renan. Car le mot désignant les chrétiens est justement le seul sur lequel tous les déchiffreurs, Minervini, Kiessling, Fiorelli, de Bossi et Zangemeister, de 1862 à 1871, se sont déclarés constamment et totalement d'accord, si différentes que soient leurs lectures respectives de la désinence et de tous les autres mots de l'inscription. Ce mot, voici en effet comment ils l'ont lu successivement :
1\) Minervini CHRISTIANOS
2\) Fiorelli .HRISTIANOS ou .HRISTIANUS (d'après de Rossi).
« .HRISTIAN.S (d'après dom Leclercq).
3\) Kiessling .HRISTIANI = christiani.
4\) De Rossi CHRISTIANOS (sur témoignages de Fiorelli et Minervini).
5\) Zangemeister .HRISTIAN (d'après Renan).
« CIIRISTIRAII ou *christi.aii* (d'après dom Leclercq).
L'accord est tel que dom Leclercq, en 1939, est obligé d'en convenir honnêtement : « Ce qu'on peut retenir, c'est ce nom de CHRISTIANOS tracé sur une muraille de Pompéi avant 79. » Mais de ce fait « qu'on peut retenir » et qu'il ne retient que du bout des doigts, il n'ose tirer la conséquence, qui est que Renan a menti.
Même si les variantes de Fiorelli et de Zangemeister sont reproduites un peu de travers par Renan ou par dom Leclercq, toutes les variantes concordent sur le principal, qui est le radical de christianus formellement reconnu par tous les lecteurs. Renan, qui n'avait entre les mains nul autre document que les leurs, n'avait absolument aucun droit de s'inscrire en faux contre ce qu'il appelle leur thèse et qui n'a été que leur constatation unanime. Il prétend que cette « thèse » est douteuse. Mais la sienne ? Il l'aurait mieux servie en l'étayant de quelques raisons, plutôt qu'en la laissant lui échapper dans un accès d'imbécillité pontifiante et rageuse. C'est une des traditions du modernisme et sa force principale : il insinue, il nie, il démolit sans jamais dire pourquoi. Ses grands airs entendus lui tiennent lieu d'arguments.
143:126
Le seul argument de Renan, il le tire du mot VINA, auquel, pour comble d'ânerie, il accorde tout le crédit qu'il refuse à l'ensemble de l'inscription, et précisément pour motiver ce refus. La preuve que CHRISTIANOS ne désigne pas certainement les chrétiens, c'est que VINA, dans le même barbouillage, désigne certainement le marchand de vin qui a griffonné CHRISTIANOS sans savoir pourquoi !
On visite à Pompéi plusieurs cabarets toujours intacts avec leur matériel, très reconnaissables à leurs comptoirs de marbre pourvus d'ouvertures circulaires où l'on introduisait les amphores contenant les diverses espèces de vin. Ces locaux exigus, encombrés et populaires, n'ont rien de commun avec la salle spacieuse et nue où s'inscrivait le graffito. Cette salle, comme l'a remarqué de Rossi, semble avoir été plutôt destinée à accueillir « quelque assemblée de nature grave et sérieuse » ; peut-être « ce vaste local, où pour la première fois est apparu à Pompéi un écrit évoquant les chrétiens, fut-il pour eux un lieu de réunion, voire une sorte d'école, où quelque personnage apostolique, comme saint Paul dans la maison qu'il avait louée à Rome, *recevait tous ceux qui entraient chez lui, proclamant le règne de Dieu et enseignant tout ce qui regarde le Seigneur Jésus-Christ, avec une entière franchise et sans empêchement *» (Actes, XXVIII, 30-31).
Que la salle de Pompéi ait été réservée à quelque destination « de nature grave et sérieuse », de Rossi en vit un indice de plus dans une inscription qui ornait le mur extérieur de la maison, en bordure de la voie publique. On avait écrit là, en lettres peintes, ce bel hexamètre :
144:126
*Otiosis locus hic non est. Discede, morator.*
*Ce lieu n'est pas pour les oisifs. Passe ton chemin, toi qui fais perdre du temps aux autres.* Avertissement donné par les occupants de la maison aux flâneurs et aux fâcheux, ou épigramme de solliciteur éconduit, le moins qu'on puisse dire est qu'une telle phrase ne ressemble pas plus à une enseigne de cabaret qu'à une réplique de client indésirable. Elle est au contraire tout à fait à sa place à l'entrée d'un local fermé aux indiscrets.
Mais en ce cas, si la salle pompéienne fut occupée et fréquentée par des chrétiens, comment expliquer qu'on les y ait traités de « vilains cygnes », et que les murs intérieurs soient décorés de plusieurs autres graffiti satiriques, dont deux érotiques ? De cette apparente contradiction, de Rossi dégage un fait qui, loin de ruiner son hypothèse, la fortifie. C'est que les lieux ont brusquement changé d'affectation. En 64, lorsque Néron eut mis les chrétiens au ban de la société, ceux de Pompéi auraient été en butte aux brocards et aux insultes de leurs concitoyens jusque là tolérants ; obligés de quitter pour des retraites plus sûres la maison où ils avaient coutume de se réunir librement (comme les auditeurs de saint Paul à Rome), ils l'auraient abandonnée à la curiosité et aux profanations des visiteurs malveillants, auteurs des injurieux graffiti dont nous allons parler.
Car de Rossi dit en avoir vu trois autres à l'intérieur de la même salle, qui, mieux conservés que le précédent, pourraient, sans que les chrétiens y soient nommés, se rapporter également à eux.
Il y a d'abord les deux lignes d'écriture cursive reprises sous les numéros 2 et 3 de la reproduction photocopiée ci-dessus (page 138). De Rossi les a lues :
145:126
*Mendax veraci ubique salute*(*m*). C'est-à-dire mot à mot : Le menteur au véridique, partout, salut !
*Mendax veraci salute*(*m*) : Le menteur au véridique, salut ! Autrement dit : bien le bonjour !
Ce que de Rossi commente : « L'antithèse de *mendax veraci* est si nette que personne, je pense, ne considérera ces deux mots comme de vrais surnoms, *menteur* étant de toute évidence placé là délibérément en opposition avec *véridique.* Or, puisque les docteurs chrétiens avaient pour devise de prêcher la *vérité* absolue et divine contre l'erreur et le *mensonge* représentés par l'idolâtrie, le trait *mendax veraci salutem* exprimerait bien l'ironique moquerie d'un païen envers un orateur qui aurait enseigné en cet endroit même la doctrine évangélique. »
J'ajouterai que, si tel est bien le sens du graffito, l'orateur ni les auditeurs n'étaient plus là pour le lire, circonstance qui éclaire peut-être l'étrange mot *ubique* (*partout*) : le salut a pour destinataires les chrétiens absents, où qu'ils soient. La raillerie émane en ce cas d'un adversaire qui avait polémiqué contre eux et ne leur pardonnait pas de l'avoir taxé de mensonge, étant de ces païens endurcis, dénoncés par saint Paul, « qui par leur injustice retiennent la vérité captive... et qui ont changé en mensonge la vérité de Dieu » (Romains, I, 18 et 25). Vengé par Néron de l'humiliation que de tels propos lui avaient infligée, on imagine ce polémiste rancuneux revenant toiser les lieux à présent déserté où il l'avait essuyée, et s'amusant à crayonner sur le mur sa riposte mordante et tardive.
146:126
Où se cachaient alors les chrétiens dispersés ? Réduits sans doute à se terrer chacun dans son particulier, fuyant les manifestations publiques et les réunions compromettantes, ils se trouvaient exactement dans les conditions où des persécutés, des proscrits, des suspects ont le plus besoin de se donner signe de vie et de se fixer des rendez-vous secrets, en terrain neutre, à l'aide d'un cryptogramme. Si jamais le « carré magique » fut pour les chrétiens de quelque utilité, voire de quelque nécessité, ce fut assurément à partir de 64 dans les villes d'Italie.
(*A suivre.*)
Alexis Curvers.
147:126
### Vie de Jésus (X)
par Marie Carré
##### *La chaîne apostolique. *(*Jn XIII, 20*)
Étant retourné à table, Jésus leur dit :
-- « En vérité, en vérité je vous le dis : Qui reçoit celui que j'envoie me reçoit ; et qui me reçoit, reçoit Celui qui m'a envoyé. »
Qui sont donc ceux que Jésus choisit, forme et envoie ? Ce sont les Douze, personne ne le niera. On peut même dire les treize car Judas fut remplacé et saint Paul fut ajouté. Ce sont donc ceux-là qu'il faut trouver pour recevoir Jésus, ceux-là ou ceux qu'ils ont eux-mêmes envoyés et qui en ont envoyé d'autres, de génération en génération, par une chaîne sans fin dont le premier et unique maillon est Simon-Pierre, le Prince des Apôtres. Ceux qui s'envoient eux-mêmes, qu'ont-ils à donner si ce n'est eux-mêmes ? Nous n'avons pas besoin de prophètes qui s'envoient eux-mêmes car Dieu n'enverra plus de prophètes après avoir envoyé son Fils unique. Son Fils Unique a clos la série des prophètes et ceux qui, voulant servir Dieu viendront après Jésus, devront d'abord le servir, Lui, Jésus. Car Dieu n'a rien de plus à nous dire que ce qu'Il nous a fait dire par Son fils, et Il n'a rien de plus à donner après nous avoir donné Son Fils.
148:126
##### *Judas sort du Cénacle. *(*Luc XXII, 21-23*) * *(*Mc XIV, 18-21*) * *(*Mt, XXVI, 21-24*) * *(*Jn XIII, 21-30*)
Comme Il venait de dire ces paroles aux Douze, Jésus fut troublé en son esprit et déclara :
-- « En vérité, en vérité je vous le dis, l'un de vous me trahira. »
Les disciples se regardaient les uns les autres, ne sachant de qui Il parlait. Depuis trois ans Jésus supportait la présence du traître et de ses pensées atroces. Depuis trois ans Jésus ne le traitait pas différemment des autres. Judas avait même souhaité s'occuper des pauvres et on lui avait laissé la cassette. Au fond de son cœur, que voulait donc Judas ? Très probablement une place importante avec grosse solde et beaucoup d'honneurs. Les autres aussi le souhaitaient. Tous continuaient d'espérer que Jésus monterait sur le trône de ses ancêtres. Seulement ils aimaient vraiment Jésus, tandis que Judas aimait l'Argent. Là est probablement la seule différence. On ne peut trouver illustration plus effrayante de ce précepte : « Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent. » Jean se pencha sur la poitrine de Jésus pour Lui demander :
-- « Qui est-ce ? » -- « C'est celui à qui je vais donner la bouchée que je vais tremper » répond Jésus. Et trempant la bouchée, Il la donne à Judas, fils de Simon l'Iscariote, en lui disant : -- « Ce que tu as à faire, fais-le vite. »
Mais aucun des onze ne comprit cette parole ; ils pensaient qu'il s'agissait d'un ordre quelconque à propos des pauvres. Aussitôt la bouchée prise, Judas sortit et il faisait nuit.
Saint Jean précise que Satan entra alors en lui. Saint Luc l'avait déjà précisé au moment où il était allé trouver les prêtres et avait reçu les trente deniers. Mais pourquoi Satan entre-t-il en Judas, pourquoi ? comment ? si ce n'est parce que Judas lui avait ménagé une petite ouverture. Cette ouverture si souvent ménagée dans des cœurs qui, sans cela ne seraient pas mauvais, cette ouverture a nom : l'Amour de l'Argent.
149:126
Judas sort donc pour livrer Jésus, poussé par une sorte de folie démoniaque. Comme on voudrait l'arrêter en chemin ! Combien de fois du reste Jésus n'a-t-Il pas posé longuement son regard sur lui, chaque fois qu'il l'entendait penser horriblement, chaque fois qu'Il l'entendait projeter sa trahison, combien de fois, combien de fois ?... Mais Judas ne regardait pas. Judas ne regardait que lui-même et sa hantise et ses ambitions. Il est bon de ne pas trop se regarder soi-même, sous peine de ne jamais rien trouver de mieux que soi-même. C'est le cas de Judas qui, ayant marché pendant trois années aux côtés de Jésus, ne l'a jamais vu. Il marchait sans voir, écoutait sans entendre, ne suivant que sa propre imagination. L'amour qu'il se vouait à lui-même l'agitait sans le satisfaire, car ce genre d'amour ne peut jamais satisfaire, l'objet choisi étant beaucoup trop pauvre et trop misérable. Alors cet amour insatisfait cherche à combler le vide dû à l'absence de Dieu qui, tant qu'il ne veut pas comprendre d'où vient ce vide, le remplit d'illusions ou de pourriture. D'illusion en pourriture on devient un Judas. Mais, même en étant un Judas, avec les trente deniers dans sa poche, tout n'est pas encore perdu, rien n'est encore perdu, tant que la porte de l'autre vie n'a pas été franchie...
##### *La première Messe. *(*Luc XXII, 19-20*) * *(*Mc XIV, 22-24*) * *(*Mt XXVI, 26-28*) * *(*I Cor. XI, 23-27*)
Jésus a désiré d'un très grand désir (...) prendre ce dernier repas avec ses onze Apôtres car Il allait leur donner la nourriture divine qui transformera le monde. Ayant donc pris du pain dans ses mains saintes et vénérables et rendant grâces, Il le rompit et le leur donna en disant :
« Ceci est mon Corps, qui va être donné pour vous, faites ceci en mémoire de Moi. »
150:126
Ceci que vous voyez entre mes mains, ceci qui a toute l'apparence du pain, ceci est en réalité mon très saint Corps, nourriture céleste que je vous ai promise depuis longtemps et que je désirais d'un très grand désir vous offrir pour que vous-mêmes l'offriez à tous les hommes en mémoire de Moi et de ma Mort. Jésus n'a jamais dit : « Ce pain est mon Corps », car Il ne voulait pas parler d'une image ou d'un symbole. Non, prenant du pain azyme, Il emploie le pronom démonstratif : *Ceci*. Depuis lors, à chaque messe, la même parole est redite, comme si Jésus la disait et pour qu'Il vienne et renouvelle sa Passion d'une façon non sanglante sur tous les autels du monde. Et la Sainte Eucharistie étant son Corps, contient également son Sang, son Ame et sa Divinité. C'est pourquoi il est possible de communier les fidèles avec l'Hostie seule.
Il fît de même pour la coupe après le repas disant :
-- « Prenez et buvez, car cette coupe est la Nouvelle Alliance en mon Sang, qui va être versé pour vous, pour la rémission des péchés. »
Cette Nouvelle Alliance durera plus de quinze siècles sans que la Sainte Cène renouvelée à toutes les messes fasse l'objet de critiques ou de doutes. Mais hélas, après plus de quinze siècles il se trouva quelques esprits agités pour annoncer au monde que Jésus avait voulu parler symboliquement et qu'Il n'a jamais eu l'intention de nous donner son Corps en nourriture et que, par conséquent, depuis le tout premier jour, depuis les Apôtres eux-mêmes, le monde a été entraîné dans une erreur monstrueuse comportant, par voie de conséquence, une idolâtrie scandaleuse. Car, puisque la Sainte Hostie est Jésus en personne, il est normal que nous l'entourions de la plus grande vénération et que nous nous prosternions et que nous l'adorions. C'est ce que nous continuons de faire depuis vingt siècles et, bien que cela ne soit pas nécessaire à la Foi, de nombreux miracles sont venus prouver que nous avons raison. Nous sommes heureux de pouvoir ainsi aider ceux qui cherchent. Ces esprits agités ayant prétendu donc que les paroles prononcées par Jésus à la Sainte Cène n'étaient que symboliques ont été amenés à supprimer la messe. La messe n'est pas autre chose que le Sacrifice de la Croix renouvelé d'une façon non sanglante. Ainsi, par le ministère de ses prêtres, N.-S. lui-même s'offre de nouveau à Son Père, pour Sa Gloire et pour notre salut. « Refaites cela en mémoire de Moi » perpétue cet Unique Sacrifice, par toute la terre et à travers tous les siècles.
151:126
Près de quatre cent mille fois par jour, à raison de quatre par seconde, nos saints prêtres redisent la Parole du Jeudi-Saint : « Ceci est mon Corps, Ceci est mon Sang. » Ainsi, notre Père qui est aux Cieux ne reste pas une seconde sans recevoir le Sacrifice de Son Fils, offert par des mains d'hommes, des mains consacrées. Et cette richesse immortelle est nôtre. Et nous aussi nous l'offrons et la réoffrons car rien ne peut être plus agréable au Père qui nous aima tant que de recevoir Son Fils Bien-Aimé.
En plus, cette richesse immortelle est nôtre en nourriture quotidienne. Il ne fait pas de doute que la demande du Pater : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain de chaque jour » s'applique d'abord et avant tout au Pain Vivant, au Pain qui fera de nous des Vivants. Sans cette nourriture (sauf si son absence est due à la persécution) sans cette nourriture, il est bien vain de vouloir être chrétien. Le chrétien doit être un autre Christ. Comment le sera-t-il s'il ne se nourrit pas du Christ ? Mais, s'il s'en nourrit, le Christ prendra place à l'intérieur du chrétien, Il s'y installera et le chrétien ne vivra plus seul, faible, petit et lâche, comme tout homme en ce monde, mais il vivra avec Celui qui peut tout, s'efforçant de Lui laisser toute la place, de ne pas Le gêner, de ne pas L'encombrer d'inutiles agitations.
##### *Aimez-vous les uns les autres. *(*Jn XIII, 31-35*)
Et Jésus qui vient de donner à ses disciples cette Nourriture nouvelle leur donnera aussi un commandement nouveau :
-- « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. C'est à cet amour que tous vous reconnaîtront pour mes disciples. »
152:126
La mesure de cet amour est d'être sans mesure car s'il s'agit d'aimer comme Jésus nous aima, il s'agit d'aimer jusqu'à la mort. Il n'est même pas nécessaire de remarquer que c'est difficile et de signaler que c'est même très souvent impossible. Si ce n'était difficile, si ce n'était impossible, notre religion serait d'origine humaine, notre religion ne serait qu'une brave petite morale. Mais la morale est ici largement dépassée, puisqu'il s'agit d'être un autre Christ et, pour l'amour de Lui, d'aimer tous les hommes autant que Lui les aima. Le simple bon sens nous dit que Lui seul peut le faire, que Lui Seul peut faire que nous le fassions et qu'en bonne logique il faut le Lui demander. Il le donnera à ceux qui voudront bien n'en pas tirer gloire. Il le donnera à ceux qui insisteront. Il le donnera à ceux qui seront assez astucieux pour demander d'aimer d'abord leurs ennemis. Aimer qui nous aime... Jésus dit que même les païens le font, mais aimer qui ne nous aime pas, voilà ce qui distingue le chrétien du païen ; pardonner à celui qui nous fit du tort, voilà ce qui distingue le chrétien du païen ; prier pour celui qui nous veut du mal, voilà ce qui distingue le chrétien du païen.
##### *L'annonce du reniement de Simon-Pierre. *(*Mc XIV, 27-31*) * *(*Mt XXVI, 31-35*) * *(*Luc XXII, 31-34*) * *(*Jn XIII, 36-37*)
Jésus leur dit :
-- « Vous tous, vous serez démoralisés à mon sujet cette nuit ; car il est écrit : -- « Je frapperai le pasteur et les brebis du troupeau seront dispersées. Mais après que je serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée. » Pierre s'écria -- « Même si tous doivent être démoralisés, du moins pas moi ! » « En vérité -- lui dit Jésus -- toi, aujourd'hui, cette nuit, avant que le coq ait chanté deux fois, tu me renieras trois fois. »
153:126
Et bien sûr, Pierre ne voulait pas le croire car ce sont là des événements qui, avant d'exister, sont tout à fait incroyables, simplement parce qu'on sait, de façon certaine, qu'ils sont le contraire de notre volonté. Qui peut savoir, sans l'avoir expérimenté tragiquement, que le verbe vouloir n'est pas au service du verbe pouvoir. Et pourtant, c'est la principale caractéristique de l'homme. Si l'homme se commandait lui-même, il serait un dieu, mais comme il ne se commande pas, il a besoin de Dieu. -- Et Simon-Pierre disait avec encore plus de force et encore plus de conviction :
-- « Quand il me faudrait mourir avec vous, non, je ne vous renierai pas ! »
Et il était sincère, absolument. Tous les autres du reste en disaient autant et tous étaient sincères. Dans la suite des temps, combien d'âmes feront la même promesse pour aboutir à la même détresse !
Il semble que Jésus ait voulu laisser Pierre à sa faiblesse naturelle comme un enseignement de la plus haute importance, comme un double enseignement, savoir : la faiblesse est dans la nature de l'homme et elle atteint même ceux qui sont haut placés. Le Prince des Apôtres sera le seul à renier Jésus publiquement et avec serment, les autres se contenteront de fuir.
Certains penseront qu'il est désavantageux et même dangereux de trop se méfier de soi, que cela risque d'augmenter la faiblesse naturelle en lui donnant trop d'importance, en lui donnant plus de vie qu'elle n'en a. Cela est juste à condition de savoir où est la Force. La Force est en Dieu et il ne la donne pas à qui proclame : Moi, je suis assez grand pour marcher seul. Il la donne à ceux dont la confiance n'a pas de limites. Si bien qu'il n'est plus du tout désavantageux et dangereux d'accepter sa faiblesse, puisque la confiance que la Force nous sera accordée contrebalance de tout son poids ce que cette connaissance aurait de déprimant.
Tous les Saints ont répété qu'ils n'ont pas commis tout seuls les grandes actions pour lesquelles on les loue. Et tous ceux qui vont répétant : « Mais moi, je ne peux pas » ont oublié que Dieu peut.
154:126
##### *L'Infaillibilité de Simon-Pierre *(*Luc XXII, 31-34*)
Et Jésus dit à Simon-Pierre :
-- « Simon, Simon, voici que Satan a obtenu la permission de vous cribler comme le froment ; mais j'ai prié pour toi afin que ta Foi ne défaille pas. Et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères. »
Le seul qui ait jamais obtenu cette promesse adorable, c'est Simon-Pierre. Chez les autres la Foi peut à la rigueur faillir : on verra des évêques ou des prêtres dont la Foi défaillira, mais on ne verra jamais un Souverain Pontife enseigner quoi que ce soit contre la Foi reçue. Ceci est d'autant plus remarquable que, laissés comme tout le monde à leurs faiblesses et tentations, pour tous les problèmes autres que celui de la Foi, quelques Papes (trois ou quatre) se sont laissé aller à quelques faiblesses humaines. Les ennemis de l'Église en sont tout réjouis. Ils se réjouissent trop vite, car ces Papes-là sont justement une preuve frappante de la constance dans l'infaillibilité des Souverains Pontifes. On dirait que ces hommes-là sont doubles. Ils sont d'abord des hommes comme tout le monde, mais en plus ils sont habités par une faveur constante et sereine que Jésus leur a obtenue. Inutile de dire que c'est par amour pour nous que le Seigneur a bien voulu remédier à la faiblesse humaine. Mais ce qui est grandement surprenant c'est que tant d'hommes refusent de profiter de cette faveur insigne que le Seigneur accorda au Prince des Apôtres et à ses successeurs pour notre joie et notre sécurité.
Quand je dis : ses successeurs, c'est que Simon-Pierre lui-même l'a promis et que, bien entendu, Jésus ne fonde pas une Église, achetée d'une mort atroce, pour une seule génération. A ceux qui disent que Simon-Pierre est mort depuis longtemps et que... etc. etc. je répondrai : Si Simon-Pierre revenait sur la terre, vers quelle Église chrétienne irait-il ?... Vers la seule dont le Chef prétende être son successeur et puisse le prouver. Car, autre remarquable faveur, depuis deux mille ans et malgré cent guerres et cent révolutions, tous les Papes sont connus. Aucun gouvernement temporel ne peut en dire autant.
155:126
##### *Jésus, la Voie, la Vérité et la Vie. *(*Jn XIII, 33-38*) * *(*Jn XIV, 1-7*)
Étant encore au Cénacle, Jésus leur fit ses adieux :
-- « Mes petits enfants, je n'en ai plus pour longtemps à être avec vous. Vous me chercherez... Où je vais, vous ne pouvez venir. » Simon-Pierre lui dit : -- « Seigneur, où allez-vous ? » Jésus lui répondit : -- « Où je vais tu ne peux pas me suivre maintenant ; tu me suivras plus tard. »
Plus tard... Simon-Pierre devenu Évêque de Rome, demandera la faveur d'être crucifié la tête en bas. Et Jésus continue :
-- Que votre cœur cesse de se troubler ! Vous croyez en Dieu, croyez aussi en Moi. Il y a beaucoup de demeures dans la Maison de mon Père. Je vais vous préparer une place. Et quand je serai allé vous, préparer une place, je reviendrai vous prendre avec Moi, afin que, là où je suis, vous soyez, vous aussi. Et du lieu où je vais, vous connaissez le chemin. Thomas lui dit : -- « Seigneur, nous ne savons pas où vous allez, comment en connaîtrions-nous le chemin ? » Jésus lui répondit : Je suis la Voie, la Vérité et la Vie ; nul ne va au Père que par Moi. »
Parole extrêmement grave. Parole qu'il faut méditer. Parole qui n'est pas dans le Coran bien que Jésus soit vénéré, dans ce livre, à titre de très grand Prophète. Il est la Voie, Il est la Vérité et Il est la Vie. Les Prophètes peuvent être la voie, peuvent être l'écho de la Vérité mais ils ne sont pas la Vie. Les Prophètes sont mortels et ne se donnent pas en nourriture. Ils sont mortels et ne peuvent animer les hommes. Ils peuvent seulement parler, prier et donner quelques bons exemples chaque fois que Dieu leur en fait la Grâce. Jésus, Lui, peut parler, peut prier mais Il peut commander aux éléments, à la maladie et à la mort, et acceptant de mourir pour nos péchés, ressusciter le troisième jour, ne nous quittant plus et se faisant spécialement présent sous l'apparence de minces rondelles de pain azyme, notre pain de chaque jour. Jésus est la Voie qui conduit au Père par son Église et par les Saints Évangiles.
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Jésus est la Vérité, la Vérité Unique qui doit réconcilier tous les hommes, leur enlever le goût de se battre sottement entre eux pour de pitoyables prétextes, en leur laissant le désir de combattre en eux-mêmes les seuls ennemis de Dieu, qui sont les péchés (et dont la haine fait partie). L'homme est fait pour combattre sinon il se transforme en mollusque, mais c'est dans le choix du combat, bien plus que dans le combat lui-même, que réside la vraie grandeur de l'homme.
Jésus est la Vie, car Il est Fils de Dieu de toute éternité et, si son passage terrestre ne dura que trente-trois ans, sa Vie nous est quand même toujours présente. Rien n'est plus présent au monde que Notre-Seigneur Jésus-Christ, mort il y a plus de mille neuf cents ans. Jésus est la Vie ce qui signifie que le christianisme se vit. Il ne suffit pas qu'il soit enseigné, il ne suffit pas qu'il soit appris, il ne suffit pas qu'il moralise, il doit donner au Christ l'occasion de revivre mille et mille fois.
Le chrétien est une âme qui s'engage dans la voie de la Vérité, en contemplant le Christ vivant au-dedans de lui-même, et en s'efforçant de lui laisser toute la place. Si le chrétien porte cette vie en lui, il sera petit à petit transformé en un autre Christ, ou du moins il s'y efforcera, tombera et recommencera, sans jamais se lasser, car il n'est personne d'autre sous le Ciel qui puisse nous donner Joie, Amour et Force immortelle que Jésus de Nazareth.
Jésus est la Vie qui se donne à nous dans les sept Sacrements -- dans le Baptême, Il nous lave de notre mauvais héritage et Il nous marque d'un sceau indélébile ; dans l'Eucharistie, Il nous fortifie de Son Corps, de Son Sang, de Son Ame et de Sa Divinité ; dans la Confirmation Il nous envoie l'Esprit Saint et ses sept Dons ; dans la Confession Il nous lave, nous pardonne, nous rend la Grâce ou l'augmente en nous ; dans le Mariage Il établit des familles destinées à Le servir et à Lui procurer de nouvelles âmes à sauver ; dans l'Extrême-Onction Il purifie les malades et les prépare ainsi soit à gagner leur mort soit à repartir d'un pied plus ferme pour un nouveau pèlerinage ; enfin dans le Sacrement de l'Ordre, Jésus se choisit de nouveaux Apôtres auxquels il donne des pouvoirs surnaturels qui nous remplissent de reconnaissance et d'admiration.
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Jésus est la Vie. Comment donc était cette Vie ? Si nous devons nous approprier Sa Vie, en quoi allons-nous changer ? Jésus nous a dit comment est Sa Vie :
-- « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ; et que je fais toujours la Volonté de mon Père. »
Ainsi Jésus est doux et fort, humble et puissant. Doux pour pardonner aux hommes, fort pour obéir au Père.
Humble pour adorer le Père et, fort de la grâce reçue. Et le chrétien priera en ces termes : « Jésus, doux et humble de cœur, rendez mon cœur semblable au vôtre ; Jésus très obéissant, rendez mon obéissance semblable à la vôtre ». Ces petites grandes choses-là sont demandées au chrétien qui doit les vivre fortement. Et Jésus ajoute une Parole extrêmement grave :
-- « Nul ne va au Père que par Moi ! »
Extrêmement grave si l'on compte le nombre de chrétiens sur la terre, deux mille ans après que cette Parole fut prononcée. Bien sûr, ceux qui n'ont jamais entendu parler de Jésus de Nazareth, ne peuvent pas être rejetés par notre Père commun. L'Église n'a jamais enseigné une monstruosité pareille. Mais... mais... il y a les autres, tous les autres... qui ont entendu parler de Jésus de Nazareth, qui parfois même le vénèrent, ou simplement l'admirent, mais ne l'ont pas choisi comme Voie véridique et vivante, conduisant au Père. Il y a, me semble-t-il, dans cette Parole, quelque chose d'extrêmement grave pour les Sémites, qu'ils soient Juifs ou Musulmans.
Si nul ne peut aller au Père que par Jésus, Fils du Dieu Vivant, il n'était pas utile que Mahomet fonde sa religion où Jésus descend au rôle de Prophète. Nous avions une religion, fondée par le Fils de Dieu Lui-même, que pouvions-nous espérer ou souhaiter de plus ? Certains prétendront que justement Jésus n'était qu'un Prophète et que c'est nous qui L'avons élevé, abusivement au rôle de Fils de Dieu.
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Si Jésus n'était qu'un Prophète, il n'était qu'un fou et un fou dangereux et, à ce moment-là, je dis que toute religion qui s'appuie sur Jésus de Nazareth est folle. Le nombre d'occasions où Jésus, s'il n'était que Prophète, peut être accusé de folie pernicieuse est très grand. Il y a toutes celles où d'abord Il se dit Fils de Dieu égal au Père et c'est exactement pour cette raison-là que les Juifs horrifiés l'ont condamné. Il y a toutes celles où Il se met au-dessus des affections familiales disant qu'il faudra savoir tout quitter pour Lui ; il y a toutes celles où Il annonce que la persécution sera le sort extrêmement enviable de beaucoup d'entre nous ; il y a toutes celles où Il encense l'esprit de pauvreté, d'humilité, de miséricorde, de pardon des injures qui sont tout le contraire de l'instinct animal de l'homme ; il y a toutes celles où Il promet de se donner Lui-même en nourriture, ce qui lui fit perdre un grand nombre de disciples ; il y a toutes celles où Il remet les péchés, ce que Dieu Seul peut faire ; il y a toutes celles où Il prétend être le Seul Sauveur du Monde.
Il n'est pas sage de détacher quelques paroles des Évangiles en disant : « Celles-là me plaisent », et de fermer les yeux sur toutes les autres, car c'est par cette méthode qu'on fonde des religions nouvelles, ou qu'on se lance dans des schismes. De religion nouvelle en religion nouvelle, l'humanité, qui n'a qu'un Seul Dieu, se divise sottement et s'affaiblit grandement. Au lieu d'adorer, les hommes discutent et se disputent. Mais ils oublient que leurs croyances, quand elles sont fausses, ne sont pas capables de créer quoi que ce soit. Croire ou ne pas croire en telle ou telle Vérité ne change rien à la Vérité Unique. Quand vous aurez crié sur tous les toits que vous ne croyez pas au Purgatoire, cela ne vous empêchera pas d'y aller, et bien contents serez-vous d'y être. Quand vous aurez crié sur tous les toits que vous ne croyez pas à l'Enfer, vous y serez peut-être envoyé et votre négation ne sera plus qu'un objet de dérision. Quand vous aurez crié sur tous les toits que derrière la mort il n'y a que le néant, vous serez peut-être amené à passer l'éternité à souhaiter une chose qui n'existe pas : votre propre anéantissement. Quand vous aurez crié sur tous les toits qu'on ne vit qu'une fois et qu'il faut en profiter, vous n'empêcherez pas qu'on vit deux fois et qu'il faut employer la première vie à gagner la seconde.
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Bref, vous pouvez toujours vous époumoner à crier que vous ne croyez pas en Dieu, vous n'avez aucun pouvoir, absolument aucun, et vos cris ne changeront rien. Dieu est Dieu et Jésus-Christ est son Fils Unique, descendu du Ciel pour le Salut du monde.
##### *Temple de Dieu. *(*Jn XIV, 7-31*)
-- «* *Si quelqu'un m'aime, dit Jésus, il gardera ma Parole, et Mon Père l'aimera et Nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre Demeure. »
« Si quelqu'un m'aime » dit Jésus... Beaucoup disent l'aimer, mais c'est d'un amour purement sentimental, C'est pour eux une sorte de petite consolation, face aux douleurs de la vie. Ils aiment Jésus et Lui racontent leurs petits et grands chagrins et Lui demandent aide et protection et surtout, surtout, d'arranger toutes choses à leur convenance. Jésus est pour eux une sorte de paratonnerre. Il est aussi un ami secret qui console des ingratitudes et des solitudes...
Mais Jésus précise que celui qui L'aime « gardera Sa Parole ». La gardera et la mettra en pratique... Sa Parole, c'est-à-dire l'Évangile entier et non pas des fragments d'Évangile. Et Sa Parole englobe toutes les activités de la vie. Elle n'est pas, comme beaucoup l'imaginent, un luxe pour certaines heures de la vie, heures qui ignoreraient totalement ce que font toutes les autres heures. Que de gens cependant disent : « Mais telle ou telle chose n'a rien à voir avec la religion !... » En réalité, tout doit être religieusement pensé et religieusement pesé, car tout, sans exception, appartient à Dieu. Tout et pas seulement nos âmes immortelles qui se contenteraient d'un vague sentimentalisme. Non, tout et même nos corps, réceptacles de nos âmes, nos corps intimement unis à nos âmes et qui doivent ressusciter au dernier jour.
Pour Jésus donc, seule l'obéissance est Amour réel car seule l'obéissance fait don de tout l'être, pas seulement le cœur et l'âme mais la volonté, l'intelligence, la mémoire, le raisonnement. Toutes les facultés admirables que le Seigneur nous a données, il est juste qu'elles contribuent à Le servir selon ses désirs à Lui.
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Quand tout l'être est ainsi activement amoureux de Jésus de Nazareth, la Trinité tout entière se précipite pour faire en lui Sa Demeure. Promesse extraordinaire. Promesse que certains Saints ont expérimentée d'une façon sensible -- (par grâce toute spéciale) mais promesse qui, par définition, est insensible : Dieu, Son Fils et le Saint-Esprit vivant bien au delà du sensible.
Il est à craindre que cette absence de sensations soit le plus grand obstacle pour beaucoup de chrétiens. L'homme veut toujours « sentir », ne serait-ce que la ferveur, ne serait-ce que la douceur. Mais s'il s'attache à « sentir », il s'aime lui-même avant tout et redégringole d'où il était venu, dans le terrestre, dans le temporel, dans son effroyable et puissant égoïsme. L'amour de soi-même est le premier à naître et le dernier à mourir. Très souvent il ne meurt jamais. Toute la vie il encombre et gêne et fatigue et complique tout. C'est de ce fait universel qu'est venue la nécessité de créer des monastères où la soumission à une règle aiderait l'homme à lutter contre son embarrassant égoïsme. Bien sûr, la règle n'est pas magique mais, pour ceux qui l'ont choisie, elle est une amie. De l'extérieur, les hommes épris d'indépendance s'en font un épouvantail. Mais à l'intérieur, chacun sait que la règle rend Jésus intimement présent à tout instant et en toute occasion. Et c'est tout ce que souhaitait celui qui a renoncé à son indépendance : trouver la Personne de Jésus plus facilement, plus intimement. Certes, dans la vie ordinaire, beaucoup Le trouvent aussi, Dieu soit loué ! mais généralement ils se donnent une sorte de règle, sinon ils seraient vite accablés et même détournés par l'agitation et le paganisme modernes. Jésus ne nous a-t-Il pas recommandé la simplicité des colombes et la prudence des serpents ? La règle est à la fois prudence et simplicité.
Cette Promesse de Jésus faire de nous la Demeure du Très-Haut, la Demeure de la Trinité Sainte, répond à une accusation fréquente et banale des ennemis de l'Église. Combien de fois n'avons-nous pas entendu dire que la religion chrétienne, en imposant l'humilité, l'esprit de pauvreté, et le pardon des injures, est une religion débilitante, bonne Pour les femmes sentimentales et les enfants désobéissants !
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Et voilà que cette religion fait de nous les temples de Dieu, Maître et Créateur de toutes choses, les temples de Jésus-Christ qui mourut en croix pour nous, les temples du Saint-Esprit qui est la Lumière du monde. Y a-t-il plus puissante fierté que la fierté du chrétien ? Y a-t-il plus puissante ambition que l'ambition du chrétien ? Car, si Dieu désire faire de nous Sa Demeure c'est que nous ne sommes pas uniquement poussière et Péché, c'est que nous sommes ses enfants immortels. Nous passerons par la mort bien sûr, et par le tombeau et par la pourriture mais seulement pour être tout à Lui, pour aller chez Lui, dans notre vrai chez nous... Peut-être irons-nous chez Satan, cet autre immortel, mais ce sera parce que nous l'aurons obstinément voulu.
Bien sûr, il en coûte toute sorte de sacrifices. Il ne saurait en être autrement. La mesure de ces sacrifices se trouve déjà dans l'Ancien Testament quand Dieu dit à Abraham (Gen. XXII, 2) :
-- « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et offre-le en holocauste sur l'une des montagnes que je t'indiquerai. »
Il est fréquent que Dieu demande à l'homme de Lui sacrifier ses préférences. N'a-t-Il pas tous les droits ? N'est-ce pas pour Lui, le seul moyen de voir si nous L'aimons vraiment, le seul moyen pour nous de le Lui prouver pleinement ?... Et n'est-il pas juste que tout ce qui pourrait facilement devenir objet d'idolâtrie soit rayé de la vie du chrétien ? Car il n'est pas permis d'aimer qui que ce soit, quoi que ce soit et soi-même plus que Dieu. C'est pourtant ce vers quoi chacun tend continuellement.
Mais ces sacrifices que Dieu demande, Il les a accomplis le premier, en nous donnant Son Fils Unique. Et Son Fils Unique, Notre-Seigneur Jésus-Christ, s'est Lui-même donné en sacrifice, acceptant l'abominable horreur de Sa Passion... pour nous. Si Dieu et Son Fils ont commencé, nous devons donc Les imiter. Allons-nous rester comme des bouts de bois, allons-nous nous installer dans un fauteuil et dire : Tout va bien, restons sagement dans un juste milieu ; pas trop de péchés (surtout pas de péchés voyants), pas trop de prières, beaucoup de confort et beaucoup de plaisirs...
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Pourquoi craindre les sacrifices puisqu'en échange c'est la Trinité Sainte qui fera en nous Sa Demeure. Que pouvons-nous demander de plus ? Si cela ne nous avait pas été promis nous n'aurions jamais osé y penser et donc jamais osé le demander. Maintenant nous osons.
##### *L'Esprit Saint. *(*Jn XIV, 24-31*) * *(*Jn XVI, 3-15*)
Et Jésus qui vient de nous faire cette promesse répète :
-- « Ma Parole n'est pas mienne, c'est la Parole de Celui qui m'a envoyé. »
Tout le long des Évangiles, cette affirmation reviendra comme un leitmotiv. Et voici que pour protéger, conserver, éclairer Ses Paroles Saintes, Jésus fait à ses disciples une autre Promesse des plus consolantes :
-- « L'Esprit Saint que le Père enverra en Mon Nom vous enseignera TOUT et vous rappellera TOUT ce que je vous ai dit. »
Les disciples sont loin de tout comprendre et de tout retenir, les disciples qui sont encore très humains (au sens exact du terme) les disciples n'ont pas besoin de s'inquiéter. Jésus qui les a choisis ne les abandonnera pas à leur petitesse, sinon la Bonne Nouvelle des Évangiles ne serait jamais transmise aux hommes. Qu'ils ne s'inquiètent donc pas, l'Esprit Saint fondra sur eux comme un aigle sur sa proie et les illuminera pour que le monde entier en soit éclairé jusqu'à la fin des âges.
##### *La Vigne et les sarments. *(*Jn XV, 1-17*)
Et, pour bien marquer la différence entre l'Église qu'Il va fonder et toutes les autres religions (passées ou à venir) Jésus précise :
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-- « Je suis la Vigne, et vous êtes les sarments. «
Ainsi la sève qui coulera dans nos veines chrétiennes sera une sève divine. Nous ne serons pas seulement des sujets obéissants, ni des enfants aimants, nous serons beaucoup plus, nous serons des membres de Jésus-Christ. Dans Son Corps qui est l'Église, car l'Église c'est Jésus continué, nous serons les membres. De même dans cette Vigne qui représente Jésus, nous serons les sarments. Si un sarment ne donne pas de fruits, le Seigneur le coupera et le jettera au feu. Si un sarment donne du fruit, le Seigneur le taillera pour qu'il donne encore plus de fruits. Et cette taille est vraiment la réponse à mille questions angoissées : Pourquoi devons-nous supporter toutes ces douleurs, tous ces deuils, tous ces arrachements ? Pourquoi ?... Simplement, parce qu'il faut qu'une vigne soit taillée sinon elle ne donnerait jamais de raisin. Et comme il est assez rare que la vigne se taille elle-même, Dieu permet que d'autres le fassent, que ces autres soient des microbes, des ennemis ou Satan en personne. Et Jésus ajoute :
-- « De même que le sarment ne peut pas de lui-même porter du fruit, sans demeurer sur le cep, ainsi vous non plus, si vous ne demeurez en Moi. »
Tel est le drame de tous les schismes privés ou publics. Un schisme est un sarment qui veut se débrouiller tout seul pour porter du fruit. Il dit, avec son petit orgueil de sarment : Moi, je crois en Dieu et je suis plein de sagesse et de vertu, en tout cas je suis meilleur que tous ceux-là qui restent attachés à la Vigne et sont pleins de défauts lamentables, je suis meilleur et j'ai le droit d'organiser ma vie comme il me plait. Et le petit sarment se pavane au milieu d'autres petits sarments. Ils se reconnaissent et font un ballet, le ballet des sarments indépendants et beaucoup applaudissent parce que les sarments cultivent la souplesse, la grâce et la coquetterie... mais... l'un après l'autre... sans bruit... ils quittent la scène, ils se dessèchent, ils se ratatinent et ils ne forment plus qu'un petit tas de cendres qui ne pourra jamais dire : J'ai donné des grappes de raisin succulent... un petit tas de cendres... c'est tout. Jésus nous l'a pourtant clairement prédit :
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-- « Sans Moi, vous ne pouvez RIEN**. **»
Rien, c'est simple. Bien sûr, sans nous, Jésus ne pourrait rien non plus, c'est simple également. Tout l'art consiste à se mettre au service de Jésus pour qu'Il fasse quelque chose de nous. Il n'est pas question de tout attendre de Lui, béatement, il est question de tout mettre à son service, même et surtout nos passions.
Jésus précise également que les fruits que nous, sarments, porterons, seront des fruits qui demeurent. C'est la marque du fruit chrétien, il demeure, il ne périt pas, il n'est pas fugitif car il porte en lui l'immortalité du Christ. Le fruit chrétien et spécialement le fruit catholique est un fruit immortel. Il n'est que de lire la vie des Saints pour s'en rendre compte. Un Saint est un chrétien qui porte plus de fruit après sa mort que de son vivant. Ainsi il ne peut pas se glorifier, c'est tout avantage pour lui.
##### *La Haine. *(*Jn XV, 18-27*) * *(*Jn XVI, 1-33*)
Mais Jésus qui va mourir demain, victime d'une haine incommensurable, Jésus nous met en garde contre une illusion, celle d'imaginer que cette haine s'éteindra après Sa mort. Non, les ennemis du Christ ne veulent pas qu'Il continue Sa Vie en nous et, sans bien se rendre compte de ce qu'ils font, ils perpétueront la haine vouée au Christ et ne nous traiteront pas mieux que le Fils de Dieu.
-- « Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous ; s'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi. »
La persécution n'aura pas de fin. Elle n'est jamais complètement éteinte. Elle couve sous la cendre et se rallume périodiquement pour de grandes flambées dramatiques. Mais elle pratique aussi des méthodes sournoises, sous le couvert d'une quelconque légalité.
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En de nombreux pays, même en période de paix religieuse, il est absolument impossible de se convertir au catholicisme sans perdre tous ses droits civiques. Ce fut le cas en divers pays à majorité protestante et pendant fort longtemps. Et c'est encore le cas pour les pays arabes. Un arabe est musulman par définition, car cette religion fait partie intégrante de l'État. L'arabe n'a le droit de se poser aucune question, notamment pas celle-ci : -- « Il y a plusieurs religions sur la terre, quelle est donc la meilleure, celle qui est susceptible de plaire à Dieu plus que les autres ? Pourquoi serait-ce forcément celle dans laquelle je suis né ? Pourquoi ? Dans d'autres pays, d'autres braves gens le pensent de leur propre religion ?... » -- Non, un arabe ne peut pas se poser cette question, et un arabe ne peut pas devenir chrétien sans être rejeté par son pays dans un véritable néant civique. Cet homme, parce qu'il aurait trouvé Jésus-Christ, n'aurait plus a aucun papier d'état civil et ne pourrait pratiquement plus vivre. Ainsi sont brimés et maintenus en laisse quelques millions d'honnêtes et braves gens, quelques millions d'âmes très pieuses qui aiment Dieu de tout leur cœur, le même Dieu, le nôtre, puisqu'il ne peut y en avoir deux.
Nous chrétiens, qui vivons en pays à majorité chrétienne, nous avons la faculté civile de changer de religion sans que nos gouvernements nous chassent. Nous avons donc toute possibilité de nous poser toute sorte de questions sur les religions étrangères. Et cette question-ci nous paraît particulièrement intéressante : Qu'est-ce qui éloigne la religion musulmane de la religion chrétienne ? Où est donc l'obstacle ? Où est le nœud du drame ?
Il réside en ceci que, pour eux, Jésus de Nazareth est un très grand Prophète, né virginalement d'une mère vierge, mais qu'il n'est pas le Fils de Dieu.
Quel chrétien, habitué à discuter, réfléchir, comparer, raisonner, quel chrétien ne saisit pas immédiatement l'extrême fragilité de cet obstacle ? Je le vois, moi, comme reposant sur une pointe d'épingle, dans un équilibre précaire...
Car enfin, ce Dieu qu'ils adorent et vénèrent dans sa farouche et puissante solitude, ce Dieu n'est tout de même pas capricieux. Quand Il agit, c'est par Sagesse et par Amour. Quand Il fait naître Jésus de Nazareth d'une façon si miraculeuse qu'aucun autre exemple de ce genre n'a jamais existé, ce ne peut pas être uniquement pour en faire un Prophète.
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Les Prophètes ont tous été des hommes ordinaires, des hommes comme tout le monde, auxquels Dieu commande de parler en Son Nom. Point n'est besoin d'une Vierge Mère pour parler aux hommes au nom de Dieu. Et pourquoi Dieu ferait-Il des miracles inutiles ? Encore une fois c'est Lui prêter un aspect capricieux extrêmement déplaisant.
Dieu qui déborde d'Amour était tout de même bien libre de s'engendrer un Fils, de toute Éternité. Car il ne faudrait pas croire que Jésus de Nazareth fut engendré le jour où Il prit un corps dans le sein de la Vierge. Mais non, Lui-même explique :
-- « Avant qu'Abraham fût, Je Suis. »
Donc bien avant qu'Ismaël, premier fils d'Abraham et père des Arabes, vit le jour, Jésus est. Ce Fils éternel du Père n'est pas un Fils à demi étranger comme les fils des hommes. Le Père qui peut tout l'a, bien entendu, engendré seul. Absolument rien dans le Fils ne peut contrarier le Père. Jésus le répète à longueur de journée :
-- « Je fais tout ce que mon Père veut. Je ne dis rien de Moi-même. »
Il n'est donc pas comme un Dauphin pressé de régner, ni comme un collaborateur désireux de faire admirer ses petites idées personnelles, ni comme un secret ennemi complotant contre son vieux père, ni comme un ambitieux prenant pour Lui Seul une part du pouvoir, ni comme un dangereux premier ministre dont il faut toujours se méfier.
Dieu est Unique et reste Unique même en ayant un Fils car Son Fils est tellement de Lui, pour Lui, qu'Ils ne peuvent que s'aimer d'un Amour si puissant que nous ne pourrons jamais l'imaginer. Et Dieu Unique avait bien le droit tout de même de vouloir se donner un Fils à aimer. Du reste, croire ou ne pas croire ne change rien à ce qui est.
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##### *La prière sacerdotale de Jésus. *(*Jn XVII, 1-26*)
Après leur avoir fait toutes ces recommandations et promesses, Jésus, levant les yeux au Ciel, supplie son Père d'accorder aux chrétiens une Unité parfaite. Il Le supplie de ne fonder qu'une seule Église afin que tous les chrétiens soient parfaitement UN. Il supplie pour que cette Unité Sainte soit une image de la Très, Sainte Trinité, de l'Unité d'un Dieu en Trois Personnes.
C'est dire combien Jésus attache d'importance à ce mode de vie. C'est dire combien Jésus essaye de nous préserver de tout schisme et de toute hérésie. Il n'est certainement pas impoli de dire que beaucoup de chrétiens ne se soucient pas assez de cette dernière et insistante prière de Jésus, prononcée quelques heures avant sa mort. Ce qui est impoli c'est justement de ne rien faire pour que cette prière soit exaucée. Car enfin, si nous ne pouvons rien sans Jésus, Lui voudrait compter sur nous, et pourtant c'est nous qui lançons les schismes et les hérésies.
Si Jésus a désiré que nous ne formions qu'une seule Église, il est de la plus haute impertinence de ne pas nous en préoccuper. Et l'impertinence est à son comble quand des hommes cherchent des accommodements leur permettant de ne plus voir ce qui crève les yeux. Un hypocrite accommodement tout nouveau serait de considérer l'Église chrétienne comme un seul arbre à trois branches, l'une serait la catholique, la plus ancienne et que l'on mettrait à l'extrême droite, l'autre serait la protestante qui ferait un tri dans les quelques centaines de sectes variées qu'elle comporte et n'en gardant qu'une trentaine formerait une extrême gauche éprise de liberté, et la troisième en la personne de l'Église orthodoxe se mettrait au milieu (peut-être pour empêcher les deux autres de se battre) !
Il y a un seul Dieu, un seul Christ, une seule Foi, une seule Église, un seul Baptême et tout le reste est destiné à s'en aller en fumée. Il est bien évident qu'au Paradis le Seigneur ne sera pas obligé de bâtir plusieurs églises et de mettre des gendarmes à leurs portes pour éviter les batailles rangées.
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Il est bien évident qu'au Paradis nous saurons que Dieu n'est pas lunatique, ni versatile, ni hypocrite et mensonger. Nous saurons que Dieu n'a qu'une parole et quand Il dit « Oui » c'est « Oui », et « Non » c'est « Non », qu'Il n'a pas un « Oui » pour la Méditerranée qui, passant Gibraltar, se transformerait en « Non » -- ; qu'Il n'a pas un « Oui » pour les premiers siècles qui se transformerait en « Non » quand les hommes seraient devenus éblouissants d'une intelligence toute nouvelle ; qu'Il n'a pas un « Oui » pour les Romains et un « Non » pour les Londoniens qui lui permettraient de rire dans sa barbe de ce que les petites gens n'y comprendraient plus rien.
Au Paradis, Dieu donnera raison à ceux qui Lui auront obéi sur cette terre et Il dira aux autres : -- Mon fils, tu aurais pu faire mieux. Tu aurais pu M'écouter un peu plus et t'écouter un peu moins.
(*A suivre.*)
Marie Carré.
169:126
### Le Christ Roi
LA DOCTRINE que nous propose cette fête a été donnée par l'encyclique de Pie XI qui l'institua, et développée en images fécondes parles citations de l'Écriture Sainte dans la messe propre. Le Saint-Père dit très judicieusement, et conformément à la pratique de l'Église dès les origines, que pour affirmer les droits divins de Jésus sur les hommes et les sociétés qu'ils fondent « *une solennité annuelle a plus d'efficacité que tous les documents, même les plus graves, du magistère ecclésiastique *»*.* Très peu de fidèles lisent les encycliques et il faut bien dire que peu sont capables de les lire sans pour cela être inintelligents. L'intelligence spéculative verbale n'est pas toute l'intelligence. L'Écriture Sainte elle-même, l'enseignement du Christ tel qu'il l'a donné sont bien plus accessibles à l'ensemble des chrétiens et ne sont pas moins profonds j'imagine. Encore faut-il qu'on les leur explique. Nous sommes dans le domaine de la foi ; il dépasse la raison, mais la comble au sein de la foi ; il la satisfait au-delà de toute possibilité naturelle dès que le Seigneur a « aidé notre incrédulité ».
170:126
La fête a été instituée contre l'erreur du laïcisme qui croit pouvoir faire vivre la société et lui trouver de bonnes institutions sans qu'il soit utile de rappeler les droits de Dieu et de son Christ et sans soumettre d'abord les lois humaines à la loi divine.
Nous nous contenterons d'effleurer les aspects intimes de la piété que cette fête est chargée de nous rappeler. Car la royauté du Christ est trop souvent envisagée comme un fait lointain elle est confondue avec le dernier avènement où un ciel nouveau, une terre nouvelle recueilleront les morts ressuscités. La royauté du Christ n'apparaît pas clairement en ce bas monde. Les chefs catholiques de deux grands États abandonnent froidement la vie, les biens, et le gouvernement d'un million de chrétiens aux musulmans. Il est clair qu'ils n'ont pas bien présente à l'esprit la royauté actuelle du Christ. Ils s'en remettent au *nombre* de décréter le droit et non à Dieu ; ils n'ont de réelle attention que pour les intérêts pétroliers.
\*\*\*
Or « *le royaume de Dieu est au-dedans de nous *». Il n'apparaît dans la société que dans la mesure où le Christ règne effectivement dans le cœur des chrétiens. Notre conversion consiste à le reconnaître, à vivre en sujets du Christ, à vivre de la foi.
Ce n'est pas si commun, même chez les chrétiens avoués. Bède le Vénérable fait remarquer au sujet de cet « officier du roi » dont le fils était malade à Capharnaüm et qui « crut, lui et toute sa maison » qu'il y a des degrés dans la foi, qu'elle a comme toutes les autres vertus son commencement, sa croissance, et sa perfection. Elle eut son commencement en cet homme lorsqu'il demanda la vie de son fils ; son accroissement quand cet homme crut à la parole de Jésus lui disant : « Va, ton fils vit » ; sa perfection lorsqu'il eut écouté le récit de ses serviteurs et constaté que la fièvre avait quitté son fils à l'heure même où Jésus avait dit : « Ton fils vit. »
171:126
Nous nous arrêtons souvent dès le commencement à demander bien des choses qui ne vont pas au salut et qui par conséquent ne sont pas conformes à la volonté de Dieu. Et nous cherchons toujours un accommodement entre le monde et notre salut. Or Jésus exige la foi pure et simple : « Si tu peux quelque chose, viens à notre aide, par pitié pour nous » avait demandé le père ; et Jésus lui dit : « Si tu peux !... Tout est possible à celui qui croit. » Aussitôt le père disait en criant : « Je crois ! Viens en aide à mon incrédulité. » Admirable parole que nous devrions répéter vingt fois le jour pour nous maintenir dans l'acceptation de la volonté divine.
Aux aveugles qui criaient : « Aie pitié, de nous, Fils de David ! », Notre-Seigneur demande : « Croyez-vous que je puisse faire cela ?... Qu'il vous soit fait selon votre foi. »
Enfin l'importance de la foi est telle que Jésus, après sa résurrection, dit à saint Thomas : « Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru. » C'est-à-dire sans miracles ; Jésus demande la foi du petit enfant et du charbonnier. Souvenez-vous, ou lisez ou relisez de quelle manière brusque (Jean III, 1) il attaque Nicodème, ce pharisien qui vient le trouver la nuit pour lui dire : « Rabbi, nous savons que tu es venu de la part de Dieu, car personne ne peut faire les miracles que tu fais si Dieu n'est pas avec lui » -- « En vérité, lui répondit Jésus, nul s'il ne naît d'en haut ne peut voir le royaume de Dieu -- Comment un homme peut-il naître étant vieux ? »
172:126
Nicodème a l'air plein de foi, cependant quelle cassure Jésus exige dans sa pensée : Nicodème est un homme instruit de la loi et des prophètes, Jésus lui dit qu'il faut naître à nouveau, de l'eau et de l'Esprit... « Tu es docteur d'Israël et tu ignores cela... » L'interprétation des prophéties messianiques et de tout ce qu'ont dit les prophètes est ici en cause. Il faut rompre avec l'interprétation matérielle et charnelle qui était de tradition chez les Juifs. Jésus va les expliquer *en esprit* et *en vérité *; mais pour entrer dans ce nouveau monde il faut croire en lui, complètement, absolument. Cette foi intègre est la condition de ses grâces et il l'offre à tous. Le Juif croyait à une restauration future du royaume de David. Jésus lui oppose on peut dire brutalement un royaume de l'Esprit qui « souffle où il veut » sans donner d'autre explication que de croire en lui qui est descendu du ciel, le Fils de l'Homme.
Il ne traite guère différemment les cinq mille hommes qu'il avait nourris miraculeusement en multipliant cinq pains et deux poissons. Ces bonnes gens espéraient se voir ainsi nourris continuellement en faisant roi Jésus... Jésus leur parle du pain de vie et leur dit : « que le Pain de Dieu est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde ». C'est extravagant pour des gens si charnels qui, après ce miracle de la multiplication des pains, voulaient encore des *signes* pour croire en lui.
Ils lui demandent (Jean VI, 28) : « Que devons-nous faire pour faire les œuvres de Dieu ? -- L'œuvre de Dieu est que vous croyez en celui qu'il a envoyé » Il faut que la foi demeure uniquement foi, car elle ne peut être autre chose. Les hérésies sont très souvent (Arius, Calvin) des essais pour rendre la foi plus acceptable à la raison commune. Après le discours sur, le Pain de Vie, certains des disciples dirent : « Cette parole est dure. » Mais Jésus ne s'explique pas davantage ni autrement aux apôtres : « Celui qui croit au Fils a la vie éternelle ; celui qui refuse de croire au Fils ne verra pas la vie... » (III, 35) « Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi. » (XIV, 2)
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Il nous reste à examiner si notre foi est celle que Jésus demande ; si Jésus est bien notre Roi, pour faire régner en nous Sa paix (je vous donne ma paix). Cette paix est son héritage, car dit-il : « Je ne la donne pas comme la donne le monde. » Cette paix consiste dans l'acceptation amoureuse et attentive de la volonté de Dieu. On s'aperçoit qu'elle est en même temps un abîme de mystères et une montagne de merveilles. C'est à la lumière des *Béatitudes* que vous saurez ce que vaut votre foi : *Bienheureux les pauvres en esprit car le royaume des cieux est à eux ; bienheureux les doux, bienheureux ceux qui pleurent, qui ont faim et soif de la justice, bienheureux les cœurs purs et les pacifiques et ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux est à eux.*
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Nous y voici : le Christ est bien le Roi de l'Univers mais il laisse aller le monde aux conséquences de son orgueil et du mépris qu'il fait de Dieu. Il exauce les chrétiens dans la mesure où ils consentent vraiment à être ses sujets, où ils font partie de son Royaume, où ils acceptent ses Béatitudes. Car le Verbe éternel est impassible. Il s'est incarné pour pouvoir souffrir ; il pouvait convertir les Juifs ; il ne l'a pas fait parce que s'il avait converti les Juifs, il n'eût pas été sacrifié et n'aurait pas satisfait la justice du Père. Or Dieu envoie les chrétiens dans le monde comme lui-même a envoyé son Fils, chacun vers sa Croix. Il l'a dit : « Que celui qui veut être mon disciple porte sa croix et me suive. »
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On ne peut pas dire que les chrétiens qui le pensent vraiment soient en surnombre... Autrefois chacun souhaitait seulement gagner sa vie ; aujourd'hui presque tout le monde veut gagner de l'argent. L'ambition des biens de ce monde est presque considérée comme une vertu. Voilà les erreurs qui retiennent les grâces du Christ-Roi. Anne de Gonzague, princesse de Clèves, après s'être convertie tomba malade. « Cependant si quelquefois elle désirait en être un peu soulagée, elle se le reprochait elle-même. *Je commence,* disait-elle, à *m'apercevoir que je cherche le paradis terrestre à la suite de Jésus-Christ, au lieu de chercher la montagne des Olives et le Calvaire, par où il est entré dans sa gloire*. » C'est Bossuet qui rapporte les paroles de cette princesse dans son Oraison funèbre.
Combien de chrétiens et même de jeunes prêtres, d'ailleurs zélés, « cherchent le paradis terrestre à la suite de Jésus-Christ » ! C'est l'erreur de notre temps. Ils veulent, disent-ils, incarner la religion. Mais le Verbe Éternel s'est incarné pour pouvoir souffrir et mourir, comme tous les hommes, afin de leur annoncer l'autre vie par son triomphe sur la mort. C'est là l'essentiel de la foi chrétienne. Pas d'autre royaume de Dieu que celui des Béatitudes, par d'autre chemin que la foi ; et la foi faiblit lorsqu'on ne fait plus les œuvres de la foi, or *on oublie que l'œuvre principale de la foi est son œuvre surnaturelle,* la vertu d'espérance, l'espérance du ciel et de la résurrection bienheureuse ; qui ne vit pas pour le ciel, qui ne fait souvent des actes d'espérance voit sa foi diminuer et le royaume de Dieu se désagréger en lui.
Or Notre-Seigneur nous a renseignés lui-même sur les causes du manque de foi (Jean V, 44) : « *Comment pouvez-vous croire, alors que vous acceptez de la gloire les uns des autres ? Et que vous ne recherchez pas la gloire qui vient de l'Unique ? *»
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La vie chrétienne consiste à conquérir la gloire du ciel ; toute recherche d'honneur mondain va contre l'augmentation de la foi ; ce n'est pas moi qui le dis. Dieu « qui connaît tout ce qu'il y a dans l'homme » est sensible et délicat en ces matières, parce qu'il est Amour. C'est l'Amour qui a dressé la Croix. C'est dans la joie et l'amour qu'a été formée la pensée de l'Incarnation, dans la joie et l'amour qu'elle a été proposée à la Vierge Marie, et réalisée comme une *onction d'allégresse.* C'est toujours comme une onction d'allégresse qu'elle se reproduit à la messe lors de la consécration ; et cette allégresse est celle de la Croix.
Voilà la source de toute vie spirituelle, mais il ne faut pas croire que cette claire fontaine soit jalousement réservée à quelques privilégiés ; en fait peut-être, en droit non. Tous sont appelés par le baptême, dont les promesses sont tout justement ce que Jésus exigeait de Nicodème : rompre avec les idées du monde, et vivre pour se préparer à la vie éternelle. Pour pousser les chrétiens à user d'un droit qu'ils méconnaissent, l'Église, dans le nouvel office de la veillée pascale, fait renouveler solennellement aux assistants les promesses du baptême, de renoncer à Satan, à ses pompes c'est-à-dire ses séductions, à ses œuvres et de croire en Jésus.
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Et pour aborder la pratique sur un sujet qui n'est délicat que si l'on s'adresse à des personnes sans esprit chrétien, nous dirons aux lectrices de cette revue (s'il en est) : Mesdames, Mesdemoiselles, vous rendez-vous compte que s'il en est d'entre vous qui cherchent à être « séduisantes » elles font simplement ce que Satan a fait pour Ève et Ève pour Adam ;
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cela veut dire pour vous exciter des désirs en des hommes qui ne sont pas votre mari ou votre fiancé, qui ont peut-être une épouse ou une fiancée, et leur faire commettre l'adultère en esprit ? C'est simple prudence chrétienne de voiler sur nous les formes animales qui sont à l'origine d'une grande partie des péchés graves. Et cette prudence a sa source dans le sentiment de la présence de Dieu, la charité pour le prochain, et la vue des fins dernières.
Pour mesurer la décadence des mœurs chrétiennes, le manque de prudence, et l'oubli des fins dernières chez les chrétiens, voici un exemple. Nous avons sous les yeux le portrait de Jeanne Frémiot et de son mari Christophe de Chantal. Elle est peinte aux côtés d'un mari qu'elle aima tendrement et regretta longtemps. Eh bien, le costume de cette jeune et joyeuse épouse est celui des Visitandines actuelles.
Un homme qui commença sa vie comme agnostique et la finit dans les préliminaires de la foi, Henri Bergson, a écrit que notre société est « aphrodisiaque » ; c'est le signe de sa perte.
Car la famille, l'éducation des enfants, repose sur la femme ; sa dignité est la cheville ouvrière de la famille et de toute société chrétienne. Faire paraître en elle la beauté animale ne peut se faire qu'au détriment de la beauté spirituelle que le visage est seul à pouvoir indiquer. Tant que les chrétiennes, se soumettant à des modes diaboliques, préféreront accentuer la beauté animale aux dépens de l'autre, elles seront incapables de donner à leurs enfants la formation morale dont dépend l'avenir d'une société. Or jusqu'à huit ans les enfants dépendent de leur mère ; et à huit ans un enfant doit être habitué à l'obéissance, à l'ordre, au travail, à la piété, sinon, presque, toujours, il ne le sera jamais. Sans la sagesse, la vertu et la modestie des femmes il ne saurait y avoir de société chrétienne et la royauté du Christ sera reléguée dans les souhaits pieux.
177:126
Les hommes ne sont pas exempts des défauts des femmes, et beaucoup même exigent de leurs femmes une immodestie qu'elles n'aiment pas. Ils sont en plus orgueilleux. Tel est le monde. C'est certainement aux hommes que s'adressait Notre-Seigneur disant : « Comment pouvez-vous croire, alors que vous acceptez de la gloire les uns des autres ? »
Or « Mon juste vivra de la foi, dit Habacuc, et s'il recule, mon âme ne prend pas plaisir en lui » ; et saint Paul : « Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu. »
Et Osée l'a prédit (II, 20-22) : « Je te fiancerai à moi dans la foi. » Le Christ montre sa Royauté à ses fidèles, à son Église ; il la découvre au monde dans la mesure où les chrétiens consentent à vivre de la foi qui est, dit saint Paul : la *substance de ce qu'on doit espérer, la pleine conviction de ce qui ne paraît pas*. (Heb. XI, I.)
D'où ces paroles de la préface du Christ Roi : « Afin que soumettant toutes les créatures à son empire, il rendît à votre infinie majesté le royaume éternel et universel ; le royaume de vérité et de vie, le royaume de la sainteté et de la grâce, le royaume de la justice, de l'amour et de la paix. »
D. Minimus.
178:126
### Réflexions sur la science moderne
**Avertissement**
Il y a trois ans, nous avions publié un numéro spécial intitulé « Teilhard et la science », où des hommes de science étaient interrogés «* chacun du strict point de vue de sa discipline scientifique. *»
Nous avions été très satisfaits et très honorés des réponses obtenues, qui étaient celles du regretté Louis Bounoure (professeur de biologie générale à l'Université de Strasbourg), de Raymon a Dark (professeur de paléontologie à l'Université de Wit Watersrand en Afrique du Sud), de Michel Delsol (professeur de biologie à l'Université catholique de Lyon), de Félix Mainx (professeur à l'Université de Vienne, directeur de l'Institut de biologie générale de la Faculté de médecine), de Pierre Niaussat (chef de la direction de biologie générale et écologie du Centre de recherches du Service de santé des Armées), d'André Raymond (directeur adjoint du Museum d'histoire naturelle, chef du laboratoire d'études du Muséum de Brunoy), de Jean Rostand (de l'Académie française) et de George Gaylord Simpson (professeur au Muséum de zoologie comparée à l'Université Harvard).
Ce fut notre numéro 96 de septembre-octobre 1965.
179:126
Les uns et les autres y exprimèrent leurs jugements plus ou moins favorables ou défavorables sur l' « évolutionnisme » en général et sur celui de Teilhard en particulier. Ce numéro spécial demeure comme le monument d'une enquête qui a peu d'équivalents, voire qui n'en a aucun, du moins en langue française.
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Nous n'avions fait aucun commentaire. Nous disions seulement : « Les hommes de science qui ont répondu à nos questions l'ont fait évidemment en toute liberté, y compris la liberté de répondre éventuellement à côté. »
A cet égard aussi, nous pensons que notre numéro « Teilhard et la science » constitue un monument bien intéressant.
Plusieurs des hommes de science interrogés s'étaient en effet empressés de sortir « chacun du strict point de vue de sa discipline scientifique » et d'énoncer toute sorte de vues, d'aphorismes, de jugements philosophiques, assez surprenants.
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Pour prendre un seul exemple parmi quantité d'autres, l'apport *scientifique* de Teilhard se trouvait, à telle page, défini en ces termes :
« Démolition ou du moins reconsidération plus raisonnable de la trop sévère dualité aristotélicienne « corps-âme », qui se traduisait trop dans le monde scientifique par une prise en considération séparée et sans communication intellectuelle... »
Comment, « du strict point de vue de sa discipline scientifique », qu'elle soit la paléontologie, la biologie, l'écologie (etc.), un homme de science pouvait-il porter un tel jugement sur la pensée d'Aristote ?
180:126
Cette dualité « trop sévère », aboutissant à une « séparation », Aristote, comme on le sait, n'y est pour rien : au contraire. C'est le cartésianisme qui était mis en cause sous le nom d'aristotélisme. Ce qui, on en conviendra, est un comble.
Il y en avait plus d'un.
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Nous avions donc décidé de faire un autre numéro spécial : « Teilhard et la science II », qui aurait été celui des philosophes et théologiens : sans questionnaire cette fois ; en proposant, comme point de départ ou occasion de leur réflexion, les vues scientifiques... et autres contenues dans le « Teilhard et la science » des hommes de science.
On ne prépare pas de tels numéros en un jour. Et à mesure que le temps passait, Teilhard s'éloignait de plus en plus derrière l'horizon. Du moins à ce qu'il me semble. Mais certains problèmes posés par la science moderne, et aussi autour d'elle, n'ont pas disparu, ni cessé de nous assaillir.
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Plusieurs des travaux prévus pour « Teilhard et la science II » étaient achevés. Nous n'avons pas poussé les autres. Nous avons renoncé à ce second numéro spécial.
Mais les travaux achevés, les voici. Il nous paraît qu'ils dépassent le cas Teilhard et l'occasion qui les a fait naître ; qu'ils ont une portée plus générale et toujours actuelle : celle d'une réflexion sur la science moderne, ou à son propos.
J. M.
181:126
### Science et philosophie
par Henri Charlier
ON TROUVERA dans le dernier livre de Louis Bounoure *Recherche d'une doctrine de la Vie* ([^28]) une notice importante sur *un maître de la biologie moderne, l'embryologiste Étienne Wolf.* On y trouvera énuméré l'ensemble des travaux de ce savant et l'explication de leur importance ; le titre même du livre montre que son objet est une discussion des théories scientifiques de la vie, ce qui nous ramènerait à Teilhard de Chardin ; mais nous désirons exposer simplement quelques points de vue sur les faits connus.
L'œuvre d'Étienne Wolf dépasse de beaucoup en portée ce qui a pu être dit dans la presse. Débutant par rechercher l'origine des monstruosités naturelles, il a montré que cette origine venait d'un arrêt du développement dans une ébauche embryonnaire non encore différenciée. Passant de l'observation à l'expérimentation, il a pu provoquer ces monstruosités avec une grande sûreté. De là ce savant est passé à l'étude générale de l'embryon, aboutissant à cette conclusion première que « *les tissus et les organes se différencient les uns des autres, de proche en proche par une chaîne d'inductions tissulaires, où chaque terme joue tour à tour le rôle d'induit et d'inducteur *»*.*
182:126
Cet enchaînement rigoureux amène l'embryologiste à constater l'existence dans l'œuf des virtualités supportant « *tous les caractères concrets et spéciaux qui appartiennent à une espèce donnée *». Il y a un patrimoine héréditaire propre à l'espèce.
« Brossant en 1959 un tableau lumineux des vues actuelles sur les problèmes de l'embryologie expérimentale, Étienne Wolf constate que l'acheminement rigoureux par lequel les différentiations se commandent les unes les autres, ramène finalement l'embryologiste à l'existence des virtualités que l'œuf contient au départ, comme support de tous les caractères concrets et spéciaux qui appartiennent à une espèce donnée... » Le développement de l'être vivant, ce « passage de l'être virtuel au réel », est toujours la réalisation d'un patrimoine héréditaire spécifique.
Nous renvoyons à l'étude de Louis Bounoure car la suite coordonnée des travaux du savant est un modèle de méthode dans l'invention. Les recherches cancériologiques ne sont qu'une conséquence de tant de travaux.
Or toutes ces recherches montrent avec évidence que si les faits vitaux ont une interdépendance rationnelle, ils aboutissent à un être viable et d'espèce bien définie ; leur développement suit un plan prédéterminé, c'est-à-dire une *finalité...* Car il n'y a point d'organe préformé dans l'œuf, mais « *ce rudiment d'organisme presque vide est riche de tout un avenir *». A chacun des territoires de l'œuf « *se trouve imposée une destination future *».
Le fait est si bien démontré qu'on voit le germe réparer lui-même les accidents et régénérer les parties amputées pour aboutir à la même fin, ce qui est merveilleux. Aussi Étienne Wolf dit-il -- « *La finalité pose la plus redoutable énigme de l'embryologie. *» C'est en effet un grave problème, car la méthode scientifique normale, la seule possible à la science, est celle du déterminisme.
183:126
Mais le déterminisme est en soi matérialiste, il exclut une fin *prédéterminée.* Si on est obligé de constater scientifiquement une finalité dans la nature matérielle organique, c'est bien une « redoutable énigme » qui se pose. Mais ELLE EST DE NATURE PHILOSOPHIQUE AUTANT QUE SCIENTIFIQUE. Or une étude de l'embryon conduite comme il se doit aboutit à ce fait : qu'il y a dans le *germen* une virtualité qui, malgré de multiples accidents mécaniques, répare et rétablit les conditions d'un but *final.* La philosophie a le droit de partir de là, bien que les constatations de la science puissent toujours être remises en question par quelque fait nouveau.
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Ces réflexions nous ont remis en mémoire les inquiétudes de Bergson à propos de la finalité, dans son livre *l'Évolution créatrice.* Bergson débute en acceptant le transformisme. Vers 1900 ce n'était qu'une hypothèse de travail avancée par les naturalistes, mais elle paraissait aux savants la plus plausible. Il s'agissait seulement de la vérifier *biologiquement*, ce qui est impossible sur des squelettes. Mais dix ans plus tard on enseignait dans les écoles primaires que l'homme descendait du singe. Car cette hypothèse fut immédiatement proclamée comme une vérité par tous ceux qui combattaient la religion catholique c'est-à-dire l'idée de création. Il est naturel que le transformisme ait paru inévitable à Bergson dont une des vues majeures a été d'attirer l'attention sur le *se faisant* par opposition au *tout fait* sur lequel l'intelligence aime à se reposer. Or cette vue est d'une grande importance ; elle est philosophiquement très fructueuse. Elle rectifie sans les supprimer les notions d'essence et de forme. Tout en les niant Bergson s'en sert constamment (par nécessité conceptuelle). Il dit lui-même que l'aristotélisme est « la philosophie naturelle de l'esprit humain ».
184:126
Mais Bergson combat en même temps le mécanisme qui n'est autre chose que l'application à la philosophie des méthodes de la science. Or le fait de la conscience est inexplicable dans l'hypothèse d'un mécanisme matérialiste ; une conscience insérée dans le monde, en faisant partie et qui n'a pas d'explication scientifique prouve que la science ne suffit pas à nous donner une vue réelle du monde. C'est la gloire de Bergson dès son premier ouvrage d'avoir rendu à la philosophie son objectif véritable et d'avoir, comme le dit Péguy, « brisé nos fers ».
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Dans un très remarquable opuscule sur le dessin, Félix Ravaisson fait une remarque qui, antérieure d'une dizaine d'années à l'*Essai* de Bergson (paru en 1889) contient en germe toute la philosophie de l'*Essai *: « Parmi, dit-il, l'infinité des figures possibles... il en est que nous pouvons définir et mesurer ; ce sont les plus simples ; la science qui les définit et les mesure est ce qu'on appelle la géométrie. Il en est d'autres, bien plus nombreuses, que nous ne pouvons résoudre en leurs derniers éléments ni, par suite, reconstruire, dont nous ne pouvons exécuter la parfaite analyse ni, par suite, la synthèse, et que par conséquent la géométrie n'atteint pas. Telles sont les figures de tout ce qui vit, *peut-être même de tout ce qui est réel*. »
Nous soulignons la dernière ligne. La géométrie n'est pas réelle, il n'y eut jamais de vrai carré ni de vrai cercle, dans la nature ni dans les arts. Le calcul n'est pas une connaissance du réel, c'est un outil de l'esprit, une échelle dressée contre la nature.
Il n'est donc point étonnant que la science de la vie elle-même, la biologie, aboutisse à des *irrationnels*.
La science est *rationnelle* par nécessité, mais la raison n'est pas toute l'intelligence ; celle-ci dépasse la raison. Claude Bernard le dit lui-même ; la connaissance de la méthode expérimentale et sa pratique ne fera rien trouver. Il faut une inspiration dans les sciences comme dans la philosophie et comme dans les arts.
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Nous la définirons une *communication* de l'être, ce qui bien entendu implique une métaphysique ; mais le fait lui-même, avoué par les savants comme par les artistes, montre que l'intelligence est plus vaste que la raison. Celle-ci est un outil de l'esprit pour mettre en œuvre ce qui ne vient pas d'elle. Meyerson l'avait bien remarqué. Dans son livre sur la *Déduction relativiste* (p. 258) il écrit : « Car la raison, Platon nous l'a dit, ne peut entrer en action, raisonner, qu'en partant d'un sensible. Mais ce sensible qui est, en physique, la matière telle que la connaît le sens commun et, en mathématiques, l'espace, tel que nous le fournit notre intuition immédiate, lui apparaît nécessairement, parce que sensible, étranger à son essence à elle... Et alors, se retournant contre lui, elle tente de le faire disparaître à son tour, en l'expliquant. Car la raison n'a qu'un seul moyen d'expliquer ce qui ne vient pas d'elle, c'est de le réduire au néant. Et c'est pourquoi elle comprend le physique, en le dissolvant dans l'espace indifférencié, et le spatial, le géométrique, en le reconstituant à l'aide de points privés de toute dimension spatiale. Ce sont deux manifestations opposées en apparence, mais issues néanmoins d'une unique tendance fondamentale. »
Bergson a malheureusement confondu l'intelligence avec la raison, amputant ainsi la première de la faculté d'intuition, réceptrice de la *communication de l'être *; loin de préciser ainsi sa pensée, il la rendait inaccessible aux esprits routiniers : ceux-ci ne voyaient même pas qu'il se battait à leur place. Il combattit donc le mécanisme si agréable à la raison, et il écrivait :
« Supposons un instant que le mécanisme soit la vérité : l'évolution se serait faite par une série d'accidents s'ajoutant les uns aux autres, chaque accident nouveau se conservant par élection, s'il est avantageux a cette somme d'accidents avantageux antérieurs que représente la forme actuelle de l'être vivant. Quelle chance y aura-t-il pour que, par deux séries différentes d'accidents qui s'additionnent, deux évolutions toutes différentes ([^29]) aboutissent à des résultats similaires ?
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« Plus deux lignes d'évolution divergeront, moins il y aura de probabilités pour que, des influences accidentelles extérieures et des variations accidentelles internes aient déterminé sur elles la construction d'appareils identiques, surtout s'il n'y avait pas trace de ces appareils au moment où la bifurcation s'est produite. Cette similitude au contraire serait naturelle dans une hypothèse comme la nôtre : on devrait retrouver dans les derniers ruisselets quelque chose de l'impulsion reçue à la source. »
Cette impulsion est ce que Bergson appelle l'*élan vital*. Au moment où il pensait cet ouvrage, il l'entendait comme quelque chose qui s'imposait à la matière, quelque chose «* d'immanent et d'essentiel *» qui ne pouvait guère être autre chose que de la même nature que l'esprit ; il ignorait où ses pensées le mèneraient (confirmant ainsi son *Essai sur les données immédiates de la conscience* qui est un essai sur la *liberté*). Les ennemis du spiritualisme le voyaient pour lui et l'écartèrent de l'enseignement à l'École Normale. Cependant une anecdote peut donner quelqu'indication sur la route qu'il suivait.
Nous étions chez le regretté Henri Boegner ; il y avait là quelques philosophes et je m'avisai de dire que, lorsqu'un livre de Bergson paraissait, sa pensée avait fait bien du chemin depuis le jour où il l'avait terminé. Un philosophe alors s'écria : « Comme ce que vous dites est vrai. Quinze jours après la parution de *l'Évolution Créatrice*, je rencontrai Bergson et je lui dis : Votre élan vital, mais c'est Dieu ! Il me répondit : Mais oui. »
Comment à cette époque Bergson comprenait-il Dieu ? Nous l'ignorons ; mais il est certain qu'à la fin de sa vie il envisageait la finalité comme cette finalité intelligente qu'il rejette au début de son livre sur *l'Évolution Créatrice.*
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Mais continuons la citation de la page précédente ; ce passage est important, car Bergson le souligne entièrement, ce qui est rare.
« *Le pur mécanisme serait donc réfutable et la finalité au sens où nous l'entendons démontrable par un certain côté, si l'on pouvait établir que la vie fabrique certains appareils identiques par des moyens dissemblables, sur des lignes d'évolution divergentes. La force de la preuve serait d'ailleurs proportionnelle au degré d'écartement des lignes d'évolution choisies, et au degré de complexité des structures similaires qu'on trouverait sur elles. *» (p. 59)
Voilà donc son programme. Bergson commence par réfuter les explications mécaniques du darwinisme et du lamarkisme en prenant par exemple l'œil d'un vertébré et l'œil d'un mollusque et il montre la nécessité de son *élan vital* pour expliquer la finalité manifeste inscrite dans la nature.
Que dit de cela la science contemporaine, celle des embryologistes, celle de Louis Bounoure et d'Étienne Wolf ? *Elle confirme la finalité, elle contredit le transformisme*. Bergson souhaitait voit la science confirmer la finalité pour prouver l'évolution. La science diverge.
Est-ce à dire que la philosophie dépend de la science ? Pas du tout. Nous venons de dire que la science est comme une échelle posée contre la nature ; à chaque barreau la science fait une mesure ou une expérience. Mais le problème de la nature de l'échelle et de la nature du monde subsiste et c'est un problème métaphysique : Étienne Wolf, quand il dit que la finalité « *pose la plus redoutable énigme de l'embryologie *» ne désespère certainement pas de voir la science s'y attaquer et il a raison, mais ce problème qu'il dit redoutable semble être un problème d'origine auquel seule la philosophie peut mordre. Car chaque nouvelle découverte scientifique ouvre de nouveaux abîmes pour la pensée, et la méthode scientifique, si excellente quelle soit, ne peut recouvrir tout «* *l'*étant *». La raison doit être soutenue « par quelque chose qui ne vient pas d'elle ».
188:126
Nous n'avons quant à nous jamais été transformiste, simplement parce qu'il n'y en avait pas de preuves sérieuses. Nous le serions aussitôt si on nous en apportait. C'est une question biologique et on ne saurait faire de la biologie avec de vieux os. Bergson dit lui-même que le transformisme « n'a rien d'inconciliable, même avec les doctrines qu'il a prétendu remplacer, même avec celle des créations séparées auxquelles on l'oppose généralement ». Car les espèces, étant apparues successivement dans le temps, « il faudrait bien encore, dit Bergson, supposer une évolution quelque part -- soit dans une Pensée créatrice... -- soit dans un plan d'organisation vitale immanent à la nature... » (p. 27-28).
Toute doctrine philosophique est bien obligée de constater le changement ; elle essaie d'en donner une raison, et c'est fort légitime, car notre esprit qui change lui-même, mais *qui dure aussi*, est fait pour la vérité.
Louis Bounoure dit à ce sujet : « Le succès de la théorie évolutionniste, c'est le succès des personnes faciles ;... elle sert le matérialisme de Haeckel et de Lyssenko, le panthéisme de Teilhard de Chardin, le lyrisme éperdu de Saint-Seine, l'anti-hasard de Cuénot, le spiritualisme de Le Roy et de Lecomte du Noüy, l'orthodoxie religieuse des prêtres, moines et princes de grande clergie... Aussi le biologiste est-il tout à fait libre. » Louis Bounoure conclut que cette théorie est « *au service de toutes les philosophies, mais inutile à la science *» (p. 78).
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La finalité a ses preuves scientifiques. Le transformisme n'en a pas. Sans doute Dieu aurait pu, ou a pu mettre dans la vie une potentialité qui permettrait aux espèces d'évoluer de l'une à l'autre, mais cent ans d'observation et d'expérimentation n'ont pu mettre le fait en évidence. Dans le numéro 96 d'*Itinéraires*, on fait état de stratifications calcaires de 121 mètres de hauteur, formées en trois ou quatre millions d'années, où se trouvent, de la base au sommet, une douzaine d'espèces d'oursins évoluant par degrés insensibles ; mais ce sont toujours des oursins ; on ne sort pas de l'espèce ; et tous les éleveurs font du transformisme ainsi compris. Ma grand-mère y excellait ; elle avait une race de poules de sa cour, et on lui demandait des œufs à faire couver.
L'évolution telle qu'on la comprend communément n'est donc qu'une hypothèse sans fondement scientifique dont le rôle est de satisfaire la raison à bon marché. Plutôt que d'avouer son impuissance momentanée ou durable, celle-ci aime mieux créer une force fictive qui explique (soi-disant) tout, comme jadis la *calorique,* la *phlogistique,* et la *virtus dormitiva* de Molière. L'évolution est une force cachée au sein des êtres pour expliquer les changements supposés, mais personne ne l'a jamais vue ni prouvée. L'élan vital de Bergson serait lui-même une *virtus mutativa*, inutile aux savants s'il se prétendait scientifique. Il est l'expression d'une nécessité intellectuelle, d'un acheminement philosophique vers l'intellection d'une *essence*.
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Sans doute il semble y avoir dans la création un plan, et un plan successif. Nous le constatons sans le comprendre et ce qu'on croit en savoir peut être erroné. Pie XII disait dans une allocution aux astronomes le 25 mai 1957 : « *La vérité scientifique devient un leurre à partir de l'instant où elle croit tout expliquer. *» Nous croyons que ce plan successif aboutit à l'homme parce qu'il est le seul animal qui ait conscience de l'univers. L'homme est un cas particulier dans la création et ceci peut se continuer dans une autre lignée que celle des primates.
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Un des faits biologiques les plus extraordinaires est la faculté qu'ont certains genres d'élever leur température interne au-dessus de celle du milieu extérieur. Il y a une échelle montante de cette propriété. Elle n'aboutit pas à l'homme mais aux oiseaux dont la température interne est supérieure à la nôtre. Si, comme certains physiciens le pensent, la vie animale est destinée à lutter contre l'*entropie* sans cesse croissante du monde physique, cette faculté d'élever la température interne pourrait devenir l'origine d'un classement vraiment biologique.
Voici ce que dit au sujet de ce qu'il appelle la *syntropie* le professeur Van Esbroeck, dans une conférence publiée par *La Pensée catholique* (n^os^ 50-51) :
« Mais pour les phénomènes syntropiques de la croissance de la vie, il n'en va pas de même. L'inversion du facteur temps signifie, en toute rigueur, qu'ici l'effet précède la cause. Situation lourde de conséquences, car elle pose des limites à l'emprise de notre raison. Une cause qui se place dans l'avenir, nous ne pourrons jamais la choisir à notre gré. La vie ne suit pas les lois si séduisantes du déterminisme, mais elle répond à des lois finalistes. Et de ces finalités, nous observons les effets dans le présent, sans plus avoir accès aux causes, qui se trouvent dans le but à atteindre et nulle part ailleurs. Notre expérimentation sur les individus vivants se limite forcément, remarquons-le, à l'imposition de circonstances extérieures donc accessoires à la vie, et elle n'atteint jamais le fond du problème. »
Les oiseaux paraissent un genre plus jeune que les mammifères. Les espèces de ceux-ci étaient beaucoup plus nombreuses au tertiaire qu'aujourd'hui. Les mammifères (sauf l'homme et ceux que l'homme protège) sont en décadence. Les oiseaux comme les mammifères au début du tertiaire, ont d'innombrables espèces. Ils ont en outre la faculté de changer de climat. Beaucoup de races d'animaux ont péri faute de ce pouvoir. Qui sait si nous ne réviserons pas nos classifications zoologiques sur des données toutes différentes de celles qui sont aujourd'hui en usage ? Les insectes sont peut-être les futurs vainqueurs dans la lutte pour la vie sur la terre, et nous ignorons s'il en est créé de nouvelles espèces, car, on en découvre chaque jour d'inconnues.
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Louis Bounoure fait remarquer que cette idée du progrès dans la succession des espèces n'est pas biologiquement fondée car, dit-il : « Une telle conception ne correspond nullement à la réalité de l'être vivant concret. Tout organisme véritable est un être de nature, unifié, ordonné, et auto-subsistant... et cette finalité interne, traduisant une nécessité constituante, implique une perfection fermée sur elle-même et une valeur permanente pour l'aptitude à vivre. Cette perspective concrète exclut toute croyance à une hiérarchie des formes vivantes, les unes primitives, les autres supérieures, celles-ci ne pouvant être nées que du perfectionnement de celles-là ; la Ligule, cet humble brachiopode, qui traverse les âges depuis des milliards de siècles, est aussi parfaite dans l'ordre de la vie concrète que le plus compliqué des vertébrés. La vie exige une perfection essentielle dans tous les types d'organisation. » (p. 85)
\*\*\*
Que conclure ? La physique elle-même aboutit à la finalité ; elle nous présente l'accroissement de l'entropie comme devant aboutir à un repos absolu du monde physique : qu'est cela, sinon une fin prédéterminée dans le mécanisme même des lois physiques ? Et l'homme qui fait partie de ce monde physique et d'un autre dont la conscience est le témoignage, se doit de les unir dans sa pensée. La paléontologie est une science fondée sur la géologie qui est elle-même une science d'observation. Elle veut trop prouver. C'est la biologie, science expérimentale, qui peut nous enseigner sur la vie. Pour l'instant elle contredit les thèses des paléontologues. Le transformisme, hypothèse de travail, n'est pas jusqu'ici confirmé par l'expérience. Et Teilhard dans tout cela ? Disons que son œuvre pourrait s'intituler « *Rêveries d'un théologien solitaire *».
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Ce n'est pas de la science, ce n'est pas de la philosophie, qui demande une autre rigueur, mais quelque chose comme ce que Renan dans ses dialogues philosophiques appelait *certitudes, probabilités, rêves*.
Cette œuvre a une tare théologique irréparable : de présenter l'évolution comme une loi naturelle infaillible aboutissant nécessairement au Christ cosmique. La tragique histoire de l'homme usant de sa liberté pour contrevenir à la volonté divine y est oubliée, et les conséquences en sont implicitement contredites. Dieu a évidemment prévu la chute pour un plus grand bien : « *Heureuse faute,* dit la liturgie de Pâques, *qui nous a valu un tel Rédempteur ! *» Il y a là dans l'histoire du monde un fait majeur, hors nature, c'est-à-dire surnaturel. L'œuvre de Teilhard de Chardin est un essai, plusieurs fois renouvelé au cours de l'histoire et toujours sciemment ou inconsciemment hérétique, pour expliquer *naturellement* le *surnaturel.* Comme les philosophes chrétiens seraient sages de partir de la Révélation plutôt que de Darwin ou Lamarck, de Descartes ou de Kant ou d'hypothèses scientifiques toujours transitoires.
Henri Charlier.
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### L'hyperphysique, l'évolution et le problème de Dieu
par J.-M. Oudin et\
M.-L. Guérard des Lauriers, o.p.
TEILHARD DE CHARDIN a souvent répété qu'il ambitionnait d'édifier une « hyperphysique » une « ultra-physique » ou une « phénoménologie intégrale ».
Jacques Madaule écrivait récemment : « Ce point de départ phénoménologique est capital dans la pensée de Teilhard » ([^30]), et « qui ne l'a pas parfaitement saisi ne trouvera en particulier rien à répondre à ceux qui reprochent à Teilhard d'avoir extrapolé indûment des notions scientifiques » (**1**). M. Madaule ne nous dit d'ailleurs pas ce que répondent ces intellectuels privilégiés qui « ont parfaitement saisi » à ceux qui, comme nous, reprochent à Teilhard de Chardin des extrapolations injustifiées...
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Que faut-il entendre par phénoménologie teilhardienne ? D'après l'exégète teilhardien Claude Cuénot « une introduction à une explication du Monde, effort pour établir *autour de l'homme choisi comme centre* un ordre cohérent, pour découvrir entre éléments de l'univers, non point un système de relations ontologiques et causales, mais une loi expérimentale de récurrence exprimant leur apparition successive au cours du temps » ([^31]).
Claude Cuénot justifie par ailleurs la création d'un lexique spécial destiné à déchiffrer les nombreux néologismes du Révérend Père par l'essentielle nouveauté de la pensée teilhardienne. On observera qu'Heisenberg et Einstein sont des auteurs scientifiques difficiles ; cependant, la connaissance de leur pensée ne nécessite pas de lexique spécialisé : Louis de Broglie, par exemple, en a fait la preuve. Et l'on peut se demander si la seule création de Teilhard ne se réduit pas à celle d'un vocabulaire. Quoi qu'il en soit, la définition, donnée par C. Cuénot, de la phénoménologie teilhardienne amène à se poser une double question ; double question dont l'examen constitue l'objet de ce bref exposé.
*La phénoménologie teilhardienne est-elle tellement nouvelle ?* L'anthropocentrisme est une des constantes des théories élaborées par Teilhard. Lui-même a d'ailleurs déclaré : « L'Homme seul peut servir à l'homme pour déchiffrer le monde » ([^32]). Or ce propos n'est pas tellement nouveau ; car, en substance, il reproduit intégralement celui du sophiste, Protagoras, lequel disait au V^e^ siècle avant notre ère « L'Homme est mesure de toutes choses ».
*La phénoménologie teilhardienne a-t-elle un caractère scientifique ?* Il faut ici remarquer que la Physique moderne, à partir de Galilée (dit-on), a au contraire tenté d'éviter tout anthropocentrisme, et de se rapprocher de la plus grande objectivité ; et cela, malgré les difficultés soulevées en microphysique au début du XX^e^ siècle par le couplage de l'observateur et du système mesuré.
En tant que discipline scientifique, ce qui se rapprocherait le plus d'une hyperphysique est la Théorie de l'Information, qui peut être considérée comme une ébauche d'intermédiaire entre Physique et Métaphysique. Il convient en l'occurrence de souligner la rigueur scientifique et la modestie intellectuelle des initiateurs de cette théorie : Wiener, Shannon et Brillouin ; non seulement ils se sont toujours efforcés d'éviter toute contradiction avec les acquisitions de la physique théorique, mais en outre ils ont intégré au mieux ces acquisitions dans leurs propres découvertes, en se gardant de toute extrapolation inconsidérée.
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Notre propos est ici d'examiner quelle valeur scientifique peut présenter l'hyperphysique de Teilhard : compte tenu « de tant de fantaisies, de tant de choses inexactes » ; compte tenu également de certaines intuitions qui éveillent quelques résonances modernes, mais qui ne sont jamais justifiées de manière rationnelle.
La publication posthume des œuvres de Teilhard, voire la publication de réajustements posthumes, a été orchestrée par une trop intense publicité commerciale, et parfois par une trop intense propagande politique. Aussi nous référons-nous au *Groupe zoologique humain*, qui passe pour l'expression la plus rigoureuse et la plus scientifique de la pensée teilhardienne, et qui contient d'ailleurs toute la substance des développements ultérieurs. Nous nous efforcerons de déchiffrer un langage souvent métaphorique et de donner une orientation positive à quelques légitimes observations.
Nous examinerons tout d'abord comme il convient le premier chapitre du *Groupe zoologique humain*. Il s'intitule : « Biologie. Place et signification de la vie dans l'univers. Un Monde qui s'enroule. » Cette propriété d'enroulement n'est d'ailleurs pas définie. Elle est, dans la suite, suggérée du fait que la conscience réfléchie en est rapprochée ; mais, au strict point de vue de la biologie, elle demeure une transposition purement métaphorique d'une notion empruntée au sens commun ou à la mécanique. Le sort épistémologique de ce titre inaugural est, comme nous le verrons, assez symptomatique.
Le premier paragraphe du premier chapitre s'intitule « Physique et Biologie ». Il y est affirmé qu'un pont va être établi entre Physique et Biologie.
Teilhard de Chardin évoque d'abord le phénomène de radioactivité. Ce phénomène ne se présentait-il pas, à l'époque des Becquerel et des Curie, comme une propriété, exceptionnelle de la matière ; or il a été ensuite reconnu comme une propriété en quelque sorte *latente* de toute matière atomique.
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Et Teilhard d'abord insinue modestement, et puis conclut catégoriquement : « la Vie, non point anomalie bizarre, sporadiquement florissant sur la Matière -- mais la Vie exagération privilégiée d'une propriété cosmique universelle, -- la Vie, non pas un épiphénomène, mais l'essence même du Phénomène » (p. 15).
Est-il besoin de faire observer que l'inférence de Teilhard est dépourvue de tout fondement objectif : que l' « exceptionnel » soit l' « habituel », précisément cela devrait n'être qu'exceptionnel, et en tout cas rien ne prouve que ce soit habituel. Que la vie soit *très exceptionnelle* dans l'univers matériel considéré globalement, n'entraîne pas qu'elle soit *inhérente* bien que *latente* en toute matière.
Cette croyance à une latence de la vie n'est d'ailleurs pas chose nouvelle dans l'histoire de la philosophie ; elle est en effet bien connue sous le nom d'hylozoïsme ([^33]). On retrouve l'hylozoïsme chez les physiologues ioniens du VI^e^ siècle avant notre ère. On le retrouve également chez des matérialistes plus modernes comme Diderot, bon écrivain mais philosophe fort médiocre, qui a exprimé l'hylozoïsme de manière particulièrement directe et simpliste.
Pour être objectif, on doit également reconnaître un certain hylozoïsme dans la pensée de certains savants modernes authentiques. Ainsi Jordan, grand disciple d'Heisenberg, suivi en cela par Costa de Beauregard, tend-il à rechercher dans l'indéterminisme quantique le fondement du libre arbitre. Ruyer considère également que l'analogue formel de l'autonomie de la conscience se présente dans le microcosme.
Toutefois il ne suffit pas de récuser la métaphore qui consiste à passer de la radioactivité à la vie ; il faut encore en souligner l'inexactitude. La radioactivité est un phénomène d'instabilité, apparenté au deuxième principe de Carnot ; principe selon lequel le moins probable tend vers le plus probable. On ne peut en aucune façon, et sans contradiction flagrante, tenter d'expliquer la vie par le deuxième principe de Carnot. Schrödinger, dont l'équation célèbre a été en 1926 le fondement de la mécanique ondulatoire, a écrit, quand il s'est intéressé au problème de la vie :
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« Nous ne pouvons espérer que les « lois de physique » qui dérivent du second principe et de son interprétation statistique suffisent en elles-mêmes à interpréter le comportement de la matière vivante. Nous devons nous attendre à trouver une nouvelle sorte de loi physique qui dominerait ces problèmes... » ([^34])
Il n'est donc pas possible que la métaphore teilhardienne, apparemment fondée sur la radioactivité, réalise cette « sorte de nouvelle loi physique qui dominerait ces problèmes ». La radioactivité est un phénomène d'instabilité ; tandis que Schrödinger, comme Brillouin et comme tous les physiciens de valeur qui se sont intéressés au problème de la vie, insistent au contraire sur la métastabilité, ou degré anormal de stabilité propre à la substance génétique, celle qu'implique l'existence et la transmission de la vie.
Teilhard de Chardin, dont la démarche intellectuelle est toujours une sorte de fuite en avant, justement dénommée par Mgr Combes « teilhardogenèse », nous annonce cependant qu' « en se fondant sur un faisceau de solides raisons » il va nous démontrer que la vie n'est qu'un effet naturel de « complexité ».
Il se propose donc de nous définir « exactement techniquement » ce qu'il faut entendre par « Complexité ».
Le deuxième paragraphe du premier chapitre s'intitule « Lemme. Diverses formes d'arrangement de la matière. "Vraie" et "Fausse" complexité ».
Teilhard indique d'abord ce qu'il n'entend pas par « complexité » : c'est-à-dire l' « assemblage quelconque d'éléments non arrangés », ou la « simple répétition géométrique ». Ainsi exclut-il toute la physique macroscopique ; puisque l'assemblage quelconque d'éléments non arrangés correspond aux états gazeux et liquide, cependant que la simple répétition géométrique correspond à l'état solide et cristallisé.
Pourtant cette physique macroscopique présente, elle aussi, une bien réelle complexité, dont l' « arrangement » peut exprimer par l'entropie changée de signe ou négentropie d'un système isolé du reste de l'univers.
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La physique macroscopique étant exclue, il ne reste qu'à considérer la physique microscopique ou chimie de l'atome qui est très rapidement extrapolée à la molécule, à la cellule, au protozoaire, et finalement à la conscience humaine.
Entre temps la Complexité est devenue « Centro-complexité ». Il est honnête de rechercher quelles peuvent être les causes de cette extrapolation. Teilhard semble avoir été influencé par deux choses : d'une part, la considération de l'atome de Bohr dont le noyau pesant se trouve au centre des couronnes électroniques ; d'autre part, la considération d'une conscience autonome humaine dont le catholicisme traditionnel affirme l'existence en même temps que celle de la « Vie intérieure ».
Teilhard extrapole la centréité de l'atome à la conscience. Et cela bien indûment ; car enfin, cette centréité de l'atome n'existe déjà plus pour la molécule, encore moins pour les macromolécules géantes qui sont le support de la vie. L'extrapolation se réduit donc en l'occurrence à une simple projection imaginative : le noyau pesant et matériel de l'atome ne peut être assimilé à la conscience humaine.
Cette assimilation inexacte vise à résoudre, mais de manière extrêmement simpliste et facile, le difficile problème de la matérialité de la conscience, problème qui s'est posé pour tous les philosophes matérialistes et monistes qui comme Teilhard, de Démocrite à Marx, rejetèrent le dualisme de la Forme et de la Matière, et ne reconnurent pas dans l'hylémorphisme le principe d'une unité ordonnée. Ce matérialisme est moniste au moins en fait, en vertu de l'*Évolution* qui constitue le premier article du credo teilhardien. Or, puisque Teilhard se réfère au moins originellement à la physique, ne convient-il pas de consulter les physiciens ? Heisenberg n'a pas examiné comment le pittoresque sinanthrope pouvait éclore d'un atome par « enroulement » et par « pelotonement ». Il a cependant découvert quelque chose de fort important ; et voici ce qu'il écrivit : « Lorsque les sciences expérimentales s'attaquent au problème de la Matière, elles ne peuvent le faire que par l'intermédiaire de la Forme. » ([^35])
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Cela revient à dire que toute matière réellement existante subsiste en vertu d'un principe d'ordre : car la matière est par nature, Aristote le notait déjà, « ordre à la forme ». Il y a un certain hylémorphisme pour l'atome ; il y a un certain hylémorphisme pour l'homme. *Entre l'un et l'autre*, il y a une *analogie*, réelle et selon l'être : cela tient à ce qu'il s'agit ici et là de réalités matérielles. Mais il n'en résulte aucunement qu'il y ait *de l'un à l'autre,* un « passage » réel par évolution, une centréité inchoactive d'abord et puis atteignant un achèvement homogène.
Le paragraphe trois s'intitule « *La courbe de complexité. Vie et Complexité. *»
Ces six pages sont particulièrement caractéristiques, car Teilhard de Chardin tente d'y employer le langage mathématique, c'est-à-dire la véritable langue de cette civilisation scientifique et technique dont on nous parle si souvent ces temps-ci, sans bien la connaître dans la plupart des cas. Teilhard nous convie à nous reporter à certaine courbe dénommée : « courbe naturelle des Complexités » (p. 19).
Il nous fait remarquer : « Cette figure, on l'observera immédiatement, est une courbe construite sur deux axes. » Il pourrait d'ailleurs en être difficilement autrement d'une courbe unique dans l'espace à deux dimensions qu'est une feuille de papier.
Sur l'un de ces axes, celui des ordonnées, « rien de particulier à dire ». Y sont portées en coordonnées logarithmiques (c'est-à-dire les logarithmes des nombres exprimant en centimètres les longueurs indiquées) la dimension des « principaux objets-repères identifiés jusqu'à ce jour par la Science de la Nature » ; ces objets sont d'ailleurs vivants ou non vivants... puisqu'au virus et à l'homme sont ajoutés... l'électron (dont la dimension est pourtant bien incertaine), la Voie lactée et l'Univers. Le deuxième axe, celui des abscisses, paraît par contre constituer pour l'Auteur une découverte fondamentale ; il y porte en effet, en coordonnées également logarithmiques, cette « Complexité » dont il va nous révéler le secret.
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Cette complexité, Teilhard de Chardin l'exprime, « à titre d'approximation grossière », dit-il, par le « nombre d'atomes groupés dans le corpuscule » (p. 20). Cette « approximation grossière », tout à fait inexacte on va le voir, même au point de vue auquel se place Teilhard, ne l'empêche d'ailleurs nullement d'extrapoler sa courbe jusqu'au rayon terrestre qui est pour lui celui de la « noosphère ».
Il convient d'abord d'examiner cette définition de la complexité et de souligner combien elle se rapproche davantage du matérialisme atomistique de Démocrite au V^e^ siècle avant notre être que de la pensée scientifique moderne, laquelle en l'occurrence a pour source Aristote et Pascal.
La Physique moderne, de même que la théorie de l'information, se réfère à la notion de système, système composé d'un nombre N d'éléments ayant des probabilités P~1~ P~2~... P~n~ d'être dans l'état E~1~ E~2~... E~n~. Elle assimile la complexité du système à sa rareté ou à son improbabilité, et l'exprime sous forme logarithmique par une néguentropie ou une information :
I = -- N Σ P~i~. Log P~i~
Dans cette expression, le terme N, nombre d'atomes, est le terme démocritéen pourrait-on dire, de l'atomistique matérialiste, celle à laquelle est limitée la définition teilhardienne.
Par contre, le terme Σ P~i~. Log P~i~ correspond à l'expression quantitative qu'a donnée Pascal sous le nom de probabilité à l'actualisation du « probable », qu'Aristote et S. Thomas d'Aquin rattachaient à la notion métaphysique de puissance, notion qui n'a pas été assimilée par Teilhard de Chardin, dont la pensée est en affinité avec celle des présocratiques.
Cette déficience, tant au point de vue de la science qu'à celui de la philosophie, conduit d'ailleurs Teilhard de Chardin à une conclusion puérile et quasi tautologique. Comme l'a souligné L. Brillouin ([^36]), en réfutant certaines niaiseries d'ailleurs moins enfantines que celle de la « courbe naturelle des Complexités », la densité des corps vivants est toujours très voisine de celle de l'eau. Dans ces conditions, la « courbe naturelle des Complexités », d'après la loi d'Avogadro, n'exprime rien d'autre que la relation qui relie le volume de la sphère à son rayon.
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Cette relation n'est pas quelque chose de bien nouveau, puisqu'elle était connue de Pythagore au VI^e^ siècle avant notre ère, et peut-être même dit-on des mathématiciens égyptiens qui l'ont précédé.
Il faut également remarquer que, dans le système bilogarithmique choisi par Teilhard de Chardin, cette relation se traduit par une droite. Laquelle droite ne comporte évidemment pas d'asymptote ! Tracer cette « courbe asymptotique au rayon de la Terre, pour suggérer que la plus haute et vaste complexité édifiée (à notre connaissance dans l'univers) est ce que j'appellerai plus loin l'humanité planétisée, -- la Noosphère » (p. 21), c'est donc, de la part de Teilhard, « suggérer » à ses lecteurs tant soit peu réfléchis que seule une inimaginable et candide ignorance peut l'excuser de se moquer d'eux.
Notre Auteur est donc bien inspiré, p. 20, en déclarant que cette courbe est une « représentation plus imaginaire que réelle ». Mais Teilhard de Chardin, « qui croit en l'Évolution d'*abord *», se ravise tout aussitôt. Et on lit p. 21 : « Acceptant la valeur de cette courbe, étudions-la maintenant de plus près et cherchons à la comprendre. Que nous dit-elle si nous savons la lire ? » Et voici que cette courbe, en dépit de son caractère purement spatial et euclidien, conduit notre Teilhard qui évidemment « sait la lire » à une nouvelle découverte, celle de l'infiniment compliqué, découverte qui dépasse, nous dit-il, les deux infinis spatiaux de Pascal.
Cet « infiniment compliqué » conduit à une « deuxième remarque plus importante encore que la première. Chaque Infini, nous apprend la Physique, est caractérisé par certains « effets » spéciaux, propres à cet Infini : non pas en ce sens qu'il les possède seul -- mais en ce sens que c'est à son échelle particulière que ces effets deviennent sensibles ou même dominants. Tels les Quanta dans l'Infime. Telle la Relativité dans l'Immense. Ceci admis, quel peut être l'effet spécifique des très grands Complexes (reconnus, nous venons de le voir, comme formant dans l'Univers un troisième infini) ? Est-ce que ce ne serait pas tout justement ce que nous appelons la Vie, -- la Vie avec ses deux séries de propriétés uniques : les unes externes (assimilation et reproduction), les autres internes (intériorisation, psychisme) ? Et voilà bien, en effet, si je ne me trompe la perspective libératrice dont dépendent pour nous la signification et l'avenir du Monde » (p. 22).
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Il n'est pas tout à fait exact de dire que la relativité ou les quanta soient la manifestation de certains effets spéciaux propres à un « Infini » quantitatif. Il s'agit plutôt d'une latence de certains phénomènes (comme celle qu'évoquait d'ailleurs Teilhard de Chardin à propos de la radioactivité) ; latence qui nous est masquée par la valeur trop grande ou trop petite à notre échelle humaine de certaines constantes. Ainsi la grandeur de la constante c (vitesse de propagation de la lumière) nous avait masqué toute la réalité de la mécanique relativiste. Ainsi la petitesse de la constante h de Planck nous a-t-elle masqué d'une part tout l'aspect ondulatoire de la mécanique, et d'autre part tout l'aspect corpusculaire de l'optique.
En ce qui concerne la « Complexité », -- si on la définit de manière simpliste comme Teilhard par un nombre très grand d'atomes ou de particules, l'effet de la grandeur de ce nombre est bien connu, depuis un siècle et de manière définitive, sous le nom de Théorie cinétique des gaz.
Toutefois, si on adopte un point de vue scientifique moins élémentaire que celui de Teilhard de Chardin, la petitesse à l'échelle humaine de la constante k de Boltzmann nous a fait croire à tort, comme l'a montré Brillouin, que l'information était gratuite, alors que ces instruments de mesure qui recherchent une information précise dans le domaine de petite dimension qu'est le noyau consomment déjà autant de « néguentropie » qu'une centrale électrique de puissance moyenne.
Tout cela d'ailleurs, à commencer par la première définition teilhardienne de la « Complexité », ressortit en propre à l'ordre physique. Cependant, Teilhard fait un pas de plus. « Suivant O y, observe-t-il, c'est-à-dire par ordre de taille, les catégories d'objets se succèdent et se mélangent entre elles de façon incohérente : rien de clair. Par ordre de complexité au contraire, tout s'arrange harmonieusement... » (p. 23). Reconsidérant une fois de plus la « courbe de Corpusculisation », on voit s'accomplir cette « découverte de la dimension temporelle... gloire de Teilhard » dont nous parle avec emphase M. Madaule. Cette courbe qui était jusqu'ici purement spatiale et euclidienne devient en effet brusquement temporelle en ce qui concerne l'axe des abscisses. Comment s'accomplit cette « mutation », laquelle s'introduit subrepticement dans un algorithme prétendu mathématique qui devrait rester précis ?
203:126
La mutation s'effectue tout simplement par affirmation catégorique : « *Classification naturelle*, je répète \[il s'agit de la succession par « complexité » croissante, selon O x\]. Et par conséquent, avons-nous le droit d'ajouter (forts d'un des résultats les plus généraux et les plus définitifs de notre expérience biologique la plus actuelle), *ordre de naissance*, et donc *trace de genèse*. -- \[La courbe des Complexités\] exprime en outre -- toute la systématique moderne en fait foi -- la manière dont \[les types corpusculaires\] se sont successivement formés au cours de la Durée cosmique. Attachons-nous, de cette genèse (ou, plus exactement, de cette Cosmogenèse) à préciser un peu le Mécanisme général, -- puis le Dynamisme secret » (p. 24).
Voilà donc, en peu de lignes, deux affirmations qui sont pour la suite d'une importance capitale, et qui ne sont prouvées ni l'une ni l'autre.
La première affirmation, ou plus exactement la première hypothèse, consiste en ce que chronologiquement *les petits précèdent les gros*, ce qui identifie le temps à la dimension purement spatiale de certains systèmes privilégiés. Cette définition simpliste du temps s'écarte trop de celles données par la Physique moderne qui sont : soit le temps quatrième dimension qualitativement distincte de l'espace d'après Einstein, définition qui, quant à la mesure, se rapproche de l'involution entre le temps et l'espace du vieil Aristote ; soit encore le temps de la clepsydre ou de l'universelle dégradation, lié au deuxième principe de Carnot. La définition du temps présentée par Teilhard de Chardin n'a donc aucunement cette évidence qu'affirme habituellement l'Auteur à propos de tout ce qu'il dit.
La seconde hypothèse est qu'une « *Classification naturelle* \[manifeste un\] *ordre de naissance* et donc \[une\] *trace de genèse *» (p. 24). En admettant qu'il y ait là un axiome de la biologie et de la paléontologie, rien n'autorise à accorder à cet axiome dont la justification est purement opérationnelle une portée réelle qu'aucun *fait* n'établit. Comment les évolutionnistes admettent-ils comme allant de soi qu'une « classification naturelle » correspond objectivement à la *nature* des choses, alors qu'ils contestent âprement la stabilité et par conséquent l'existence des *natures *? Cela devrait, pour le moins, être discuté, et non pas admis comme le fait Teilhard (pp. 24, 48), et d'autres après lui.
204:126
L'usage des mots « science », « scientifique » risque en l'occurrence d'être abusif. Si une science consiste à classer, ou bien si une science en est encore au stade de la classification des faits, il est clair que la classification a, dans l'un et l'autre cas, une valeur « scientifique » : « scientifique », eu égard à la science dont il s'agit. Il n'en résulte pas qu'il soit légitime d'attribuer, au nom de la Science, c'est-à-dire au nom du savoir certain, une portée objective à cette classification. La science de la classification apporte une certitude propre, et cette certitude concerne la classification ; si on prétend étendre cette certitude à la portée objective de la classification, il faut donner quelque argument. Faute de quoi, le risque est trop grand -- l'expérience l'a montré trop fréquemment, -- de confondre les catégories de la pensée avec celles de la réalité, de forger les secondes par une simple projection arbitraire des premières. On ne peut s'empêcher d'évoquer la fameuse querelle des universaux, et d'observer que ni Teilhard ni ses émules ne se rangent dans le camp des réalistes !
La « *Classification naturelle* \[manifeste un\] *ordre de naissance* et donc \[une\] *trace de genèse *», affirme Teilhard (p. 24). L' « ordre de naissance » étant distingué de la « trace de genèse », « ordre » doit, dans cette expression, s'entendre de l'ordre chronologique, lequel peut approximativement mais effectivement être observé. Dans ces conditions, les paléontologistes et les biologistes devraient expliquer ou au moins indiquer quels sont les principes de la classification qu'ils appellent « naturelle ». Car si est décrétée « naturelle » la classification qui est conforme à l' « évolution » au cours du temps, il est clair que cette classification « manifeste l'ordre \[chronologique\] des naissances », puisqu'elle coïncide avec lui : l'assertion se réduit à une tautologie qui n'a aucunement valeur de preuve.
Quant à la seconde partie de l'affirmation ou « Ordre \[chronologique\] de naissance, et donc trace de genèse », elle traduit le postulat fameux d'une physique si décriée : *post hoc, ergo propter hoc*. Cet axiome n'est certes pas un principe universel ! Si donc les paléontologues et les biologistes le trouvent évident dans le domaine qui est le leur, ils devraient bien communiquer cette évidence, en mettant en œuvre pour cela les moyens que tout le monde prend : établir un *fait*, et y découvrir l'origine nécessitante d'une induction elle-même nécessaire.
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Or, juste à l'opposé de cette méthode rigoureuse commune à toutes les sciences, les évolutionnistes allèguent, en fait de preuves pour leur *post hoc, ergo propter hoc*, d'autres données aussi vagues, aussi abstraites et aussi improuvées. Ils suppléent à l' « effacement des pédoncules évolutifs » en traçant une courbe qui est une « représentation plus imaginaire que réelle » (p. 20). Ensuite, l' « imaginaire » ne peut évidemment, en vertu de l'Évolutionnisme supposé être la suprême Réalité, qu'évoluer vers le « réel ». Tant pis pour le lecteur « fixiste » qui n'arrive pas à comprendre comment l'Évolutionnisme encore non prouvé constitue le seul argument implicitement allégué en faveur de la réalité subrepticement octroyée à la « courbe évolutive » qui est au vrai, comme le dit Teilhard, « imaginaire » : c'est-à-dire que cette courbe est une image, qui a été réelle dans l'imagination du P. Teilhard, et qui est devenue réelle pour un collectif grégaire parce que le P. Teilhard a confondu le produit de son imagination avec la réalité. On commence -- enfin -- à sourire, et c'est le mieux qu'on puisse faire !
Les mathématiciens sont généralement inculpés d'abstractionisme ; ils pourraient cependant rappeler à la réalité et Teilhard et l'évolutionnisme. Les fonctions dont l'analyse permettrait de déterminer la distribution des nombres premiers sont des fonctions *continues *; nul évidemment n'en conclut qu'il existe, entre les nombres premiers eux-mêmes, une continuité qui appartient seulement à la fonction qu'on leur associe. Et il est bien connu, en général, que le continu, objet d'intuition sensible, constitue un précieux instrument d'analyse et de représentation pour le discontinu dont l'ordre propre n'est pas immédiatement accessible. Mais il est non moins connu que la continuité est *hétérogène* au discontinu : l'instrument de représentation n'est pas ce qu'il permet de représenter.
La courbe d'évolution n'est qu'une « représentation imaginaire » : on ne saurait mieux dire. Elle ne prouve donc rien quant à la réalité de l'évolution : multiplier les points de cette courbe, comme l'allègue par exemple M. Delsol (*Itinéraires,* Sept-Oct. 1965, n°, 96 ; p. 20) *ne fait pas réellement* que le discontinu *réellement* observé devienne une continuité *réelle.* C'est une supercherie... innocente ? que de prétendre lire sur cette courbe une « trace de genèse ». Les récents travaux de l'école américaine montrent, juste à l'opposé, que les « points intermédiaires » figurent des mutations instables qui ont en fait concouru à la stabilité de l'espèce.
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La science à la Teilhard, c'est comme les auberges espagnoles qu'évoque Sainte Thérèse d'Avila à propos de l'amour : « on y trouve ce qu'on y apporte ». Et telle est sans doute la clé du chiffre : la « courbe des Complexités » est une heureuse manifestation de l'incoercible amour professé par Teilhard pour l'Évolution. Cela est certes fort respectable ; à la condition cependant de bien entendre que le respect dont il s'agit n'a rien de commun avec celui qui est dû à la science véritable. Les brillants apologètes de Teilhard estiment à tort justifier une construction fantaisiste par des reconstructions encore plus fantaisistes ; ils serviraient « la cause » beaucoup plus efficacement en ajoutant un appendice au lexique teilhardien. Ils y définiraient, entre autres, les notions « courbe continue », « asymptote », « enroulement » de telle manière que le discours de Teilhard *ait un sens* : condition évidemment requise pour qu'on puisse examiner si ce discours est vrai ou faux.
Le paragraphe quatrième concerne proprement la biologie : « Mécanisme de la Corpusculisation. Le pas de la vie. » Nous renvoyons à l'opinion exprimée par Jean Rostand (*Figaro littéraire*, octobre 1965) ([^37]). Nous nous bornons à observer que le lecteur non biologiste n'est pas mis en confiance par les prétentieuses inexactitudes qu'il ne peut pas ne pas relever.
Teilhard nous affirme « l'envahissement irrésistible de la Physico-Chimie par l'Histoire » (p. 26). De ce « sens de l'histoire », de ce « Vent de l'histoire », le conditionnement audio-visuel des mass-média nous sature et nous obsède de plus en plus. Toutefois, si on considère objectivement l'histoire des sciences depuis le début du siècle, et comme l'ont si bien souligné Meyerson et H. Poincaré, il faut bien au contraire remarquer que les grandes découvertes de la physique ont pour objet une identité ontologique qui domine le Devenir.
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Contrairement à ce qu'affirme Teilhard de Chardin, la Physique moderne -- et c'est en quoi consiste son intelligibilité privilégiée -- recherche des grandeurs invariantes par rapport au temps.
Ainsi en est-il de l'espace temps de Minkovski.
Ainsi en est-il de l'espace des phases de Liouville et de sa cellule de volume invariant définie par Heisenberg.
Dans le dernier paragraphe de ce premier chapitre : « Dynamisme de la corpusculisation ; l'expansion de la Conscience », Teilhard de Chardin nous livre le secret de sa démonstration scientifique.
« Dans l'ancien univers laplacien, la quantité de contingence une fois posée au début reste universellement la même quelles que soient ses indéfinies métamorphoses dans tout état subséquent du système. Dans un univers einsteinien ou heisenbergien la quantité d'indétermination (parce qu'alimentée par chaque corpuscule) varie et est susceptible de croître indéfiniment par meilleur arrangement du système. » (Pp. 36-37.)
Ce propos est faux du double point de vue d'Einstein et d'Heisenberg.
L'univers de la relativité ne présente pour l'espace-temps nulle contingence. Il annule le *cours* du temps ; et c'est l'une des critiques que l'on peut faire à la description qu'il constitue du cosmos.
Heinsenberg a quantifié l'espace des phases de Liouville et y conserve une contingence constante définie par la constante de Planck, conformément au théorème ergodique. On ne voit nullement en quoi « chaque corpuscule alimente la quantité d'indétermination » en pouvant la faire « croître indéfiniment ».
Teilhard de Chardin conclut cet exposé hyperscientifique, si discutable à tout point de vue, par « l'Homme : ce sur quoi, et en quoi, l'Univers s'enroule » (p. 38), revenant ainsi à sa métaphore initiale, laquelle demeure non définie.
Il est bien certain que la spirale, sous des formes diverses (comme celle de la Svastika ou croix gammée) jouait un rôle important chez les peuples préhistoriques ou protohistoriques. Toutefois Teilhard de Chardin a écrit *le Groupe zoologique humain* en 1949, à une époque où il était bien difficile de réduire la Science à ce symbolisme mythologique qui lui était très cher.
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Teilhard de Chardin se montre fidèle, dans la suite de l'ouvrage, à la curieuse méthodologie mise en œuvre dès le premier chapitre. Deux procédés complémentaires sont habituellement employés. Le *procédé intimidation* consiste à affirmer une évidence qui ne répond pas à la question posée. Fixé par cette évidence, le lecteur est censé accepter, sans requérir aucune preuve, la réponse que propose Teilhard. Le *procédé insinuation* est une sorte de captatio benevolentiae d'ordre mental. Une hypothèse est d'abord énoncée sous forme de question. Elle devient, au paragraphe suivant sans qu'aucun argument ait été donné, une vraisemblance. Et puis une possibilité positive, une probabilité, une certitude, une évidence manifeste.
Le « procédé-insinuation » constitue la trame de tout l'ouvrage. « L'onde de complexité-conscience » n'est modestement p. 20 que ce à quoi correspond une « représentation plus imaginaire que réelle ». La même onde a, p. 105, « pénétré sur Terre suivant le phylum des Anthropoïdes, par la percée de l'hominisation ». L'onde est donc devenue une réalité aussi indubitable que sa propre victoire. De plus, elle est devenue « conscience », qualité qu'il était impossible de lui attribuer p. 19, mais qu'elle devait déjà avoir puisque c'est la même onde. Comment la réalité et la conscience se sont-elles progressivement affermies ? Rien n'en est dit. Comment l'onde passe-t-elle d'une « écaille » dans une autre ? Est-ce donc bien la même onde qui traverse tout le faisceau des Hominiens (p. 91) ? Les intervalles entre les « écailles » ne suggèrent-ils pas, au contraire, des discontinuités que rien ne peut franchir ? Aucune explication n'est donnée. L'onde existe et elle est conscience : l'insinuer, et puis l'affirmer, n'a pas à être justifié : car c'est tout simplement « croire en l'évolution ».
Les physiciens ont renoncé à l'éther, mais ils coordonnent des mesures précises ; Teilhard transcende toute observation, et il croit à l'onde. Mais faut-il rappeler que la foi est une grâce ; et que, en lumière naturelle, la science seule est communicable. Il serait inutile, vain et stérile d'insister. La gigantesque extrapolation imaginée par Teilhard étant parfaitement étrangère à la science, il n'est pas surprenant qu'un procédé lui-même contraire à la probité scientifique ait été mis en œuvre pour l'accréditer.
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L'emploi du « procédé-intimidation » est particulièrement manifeste dans deux cas d'ailleurs fort importants.
« Quantitativement, qui ne voit que, si poussé soit l'arrangement des cellules nerveuses dans une tête d'Insecte, cette perfection d'agencement ne saurait compenser une différence en nombre qui se chiffre par milliards en faveur du Vertébré » (p. 59). Tout le monde en effet « voit » cela ! Mais qui ne voit que la question n'est pas là... ? La question, si on veut prouver l'Évolution, est de savoir si il y a eu passage par voie de générations successives de la tête de l'Insecte à celle du Vertébré. Or, pour toute preuve, l'Auteur renvoie à la courbe dont on a vu la haute valeur.
Le « procédé-intimidation » est probablement en affinité avec le système nerveux, puisqu'il est également employé pour introduire celui-ci, sans aucune explication. Changer de paramètre est assez normal dans toute étude quantitative précise. Si on procède à cette opération, on doit évidemment indiquer la relation qui lie entre eux le premier paramètre d'abord utilisé, et le second paramètre qu'on substitue au premier. « La variation du système nerveux... la *Céphalisation*, voilà le fil conducteur dont nous avions besoin ! » (p. 57.) « Paramètre, dira-t-on, bien indéchiffrable (ou du moins bien « inchiffrable ») encore ! Mais extrêmement utile, dans la mesure où il s'exprime concrètement, nous le verrons, en certains caractères morphologiques précis, -- tels que l'enroulement... » (p. 58). Et les pages suivantes reproduisent des cerveaux de plus en plus « enroulés ». L' « enroulement » est en effet évident : il se voit sur les figures. Mais il sert tout juste à faire croire résolue la question qu'il masque, et cela à deux points de vue différents.
*Premièrement*, quel rapport y a-t-il entre l'évolution et les faits évoqués, cela n'est pas expliqué. Pour alléguer en faveur de l'évolution les modèles empruntés à l'anatomie comparée, il faut supposer que les espèces actuellement observées sont celles-là mêmes dont on suppose qu'elles ont évolué. Pourquoi donc une partie des représentants de l'espèce ont-ils évolué, les autres étant demeurés les mêmes ? Il y a là une difficulté contre l'hypothèse de l'évolution, et non une preuve en sa faveur.
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D'autre part, on ne voit pas le service que rend le « développement » supputé du cerveau chez les Équidés (p. 64), attendu que « la difficulté fondamentale où nous nous heurtons dans l'étude d'une Évolution ramenée (dans le cas des « corpuscules supérieurs » et éminemment de l'Homme) à un processus de céphalisation, c'est que nous ne sommes pas encore parvenus à définir le facteur essentiel, et donc le *paramètre vrai* de la cérébration » (p. 96). Teilhard revient donc à l' « enroulement du crâne sur son axe bi-auriculaire \[qui rend\] possible de suivre en gros l'allure du phénomène. Or c'en est assez pour nous permettre de conclure... » (p. 96). La conclusion, c'est qu'il faut avoir la foi en l'Évolution pour la déclarer certaine malgré tant de difficulté et à partir de bases si fragiles, en changeant de paramètre sans aucun égard pour la plus élémentaire rigueur, simplement pour accréditer ce qu'on entend prouver.
*Deuxièmement,* le choix du paramètre « enroulement », lequel est d'ailleurs « inchiffrable » (p. 58) et n'est caractérisé que par une image vague, n'a pas fait quitter la « courbe » originelle, car : « Par élimination, c'est \[la tige des Chordates-Vertébrés\] qui doit représenter le plus exactement l'axe *a b* de notre courbe de Corpusculisation » (p. 60). Le *segment a b* est en effet indiqué, sur la figure p. 19, par un trait plein qui va du virus à l'homme. Comment ce qui est p. 19 un *segment* de courbe devient-il, p. 60, un *axe* de la *même* courbe ? C'est encore un « effet-choc » du « procédé-intimidation ». Le lecteur qui ne se laisse pas abasourdir impute tout d'abord cette métamorphose au changement de paramètre : « c'est par la branche des Mammifères que passe sur Terre l'axe principal d'enroulement (ou de corpusculisation) cosmique » (p. 58) ; c'est cela qui est répété p. 60, et ce « Premier résultat \[est\] obtenu par application du paramètre de cérébralisation » (p. 58). Ce paramètre a donc pour « résultat » de douer la courbe d'un axe. Mais de quelle courbe s'agit-il ? Celle de la p. 19, indubitablement : « l'axe *a b* de notre courbe de corpusculisation » (p. 60, ligne 8) ; or cet *a b* est bien marqué p. 19...
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Mais non, ce n'est pas cela ! car cet axe est un « *axe principal d'enroulement* (ou de corpusculisation) *cosmique *» (p. 58) ; or la « courbe » de la p. 19 est « la courbe naturelle des complexités ». Comment l' « enroulement » qui est « inchiffrahle » s'insère-t-il dans la complexité qui est mesurée par « le nombre d'atomes groupés dans le corpuscule » (p. 20). Aucune amorce de réponse à ces embarrassantes questions n'étant suggérée, le lecteur indulgent pensera : il y a deux courbes... mais notre Teilhard a oublié de tracer la seconde !
Hélas, cette généreuse hypothèse s'avère impossible. La courbe est unique et elle ne peut qu'être unique. Car, bien qu'ayant un axe (a b), elle n'a qu'une (!) asymptote ; et même, elle est *pour l'asymptote*, par laquelle elle se trouve ipso facto désignée. « Je l'(courbe de la p. 19) ai tracée asymptotique au rayon de la Terre, pour suggérer que la plus haute et la plus vaste complexité édifiée (à notre connaissance) dans l'Univers est ce que j'appellerai plus loin (Ch. IV) l'Humanité planétisée, -- la Noosphére » (p. 21). Or, évidemment, l'enroulement culmine dans la Noosphère ; il y devient un enroulement d'enroulements ! Alors l'enroulement et la cérébralisation et la corpusculisalion figurent bien sur la courbe de la p. 19 et sur son asymptote. Cette courbe, appelée p. 19 « Courbe naturelle des Complexités », devient d'ailleurs dès la p. 20 « *la courbe de corpusculisation *», et le mot « corpusculisation » est repris p. 58 comme équivalent de « enroulement ».
Ainsi, aucun doute n'est possible : même si Teilhard a souhaité qu'il y ait deux courbes, il s'est allègrement résigné à ce que lui imposait sa foi en l'Évolution : il ne peut y avoir qu'une seule courbe, car de toute évidence, il y a, du virus à l'homme et à la Noosphère un seul enroulement, « cosmique » par essence. « Acceptant la valeur de cette courbe, étudions-la maintenant de plus près, et cherchons à la comprendre. Que nous dit-elle si nous savons la lire ? » (p. 21). Ô saint Teilhard prêtez-nous vos yeux ! Seul le regard de Teilhard peut déchiffrer « la courbe » inventée par Teilhard : c'est ineffable -- ou bien c'est une grotesque supercherie que de donner pour « Science » une rêverie, en la revêtant vaille que vaille de notions qui « induiront en tentation » les esprits peu avertis. Il est grand dommage que tant d'ecclésiastiques se soient trouvés, malgré leur « caractère », « soumis à cette tentation » : ils y ont succombé. Et convaincus d'être d' « avant-garde », à la faveur d'une ignorance aussi candide qu'invincible, ils feront avant peu rejaillir sur l'Église le reproche trop fondé d'avoir une fois de plus retardé d'un demi-siècle.
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Du modeste point de vue de l'ingénieur spécialisé ou du « scientifique » soucieux de rigueur, il faut bien souligner l'infantilisme de la pensée teilhardienne, tant au point de vue de la science qu'à celui de la philosophie et de la théologie. Cet infantilisme est dangereux en raison même de la difficulté et de la complexité des problèmes que pose notre civilisation scientifique et technique.
Teilhard était un religieux bien intentionné, un héroïque combattant de Verdun et un très pittoresque Jésuite d'une Chine aujourd'hui défunte. Malheureusement, chez lui, la rigueur de l'esprit n'était pas à la hauteur des qualités du cœur. Bossuet a dit autrefois que « le plus grand dérèglement de l'esprit c'est de croire les choses parce qu'on veut qu'elles soient et non parce qu'elles sont en effet » ([^38]). Ce « dérèglement de l'esprit » caractérise parfaitement Teilhard de Chardin comme penseur. N'a-t-il pas « tout dit, et le contraire de tout » en attribuant à toute métaphore par lui imagée la portée d'une loi universelle.
Le grand malheur de Teilhard de Chardin est son succès posthume sous la forme d'un Teilhardisme qui dépasse bien souvent sa pensée incertaine. Ce succès s'explique par le mercantilisme de notre civilisation actuelle ; mercantilisme qui tend à exploiter et à amplifier les *besoins* immédiats par la publicité et par la propagande que servent puissamment les moyens audio-visuels.
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Une cosmologie et une philosophie de la Nature comme celles qu'a ébauchées Teilhard de Chardin (de manière si maladroite et dangereuse à notre avis) répond à un besoin de l'homme moderne, qui souffre de sa condition trop spécialisée d'insecte social. Il n'est que de constater le succès commercial de la revue antirationnelle et mythologique PLANÈTE qui reconnaît d'ailleurs Teilhard de Chardin comme le grand initiateur d'une « Science-Fiction » dont les prétentions ne se limitent pas au roman.
Le danger de telles tentatives est de sombrer dans l'inconsistance : car, visant à tout expliquer, elle induisent à aliéner jusqu'au sens de l'explication propre et véritable. Tout Teilhard est dans « la Courbe ». La Courbe est une farce.
Le Teilhardisme, qui court-circuite toute intelligibilité et animalise l'homme en réduisant son intelligence à une « Vision », constitue un grand danger de l'époque actuelle : danger qui menace la dignité de la Raison humaine... sans parler ici de la Foi catholique. Cette menace est d'autant plus grave que les moyens dits audio-visuels de conditionnement de la Masse sont plus développés ces dernières années.
Ainsi le Teilhardisme converge-t-il avec d'autres infantilismes, vivaces par leur facilisme, tel le matérialisme dialectique.
Ainsi le Teilhardisme est-il également très prisé de certains technocrates, car il constitue un « opium du peuple » et un tranquillisant idéal pour la plèbe des sous-développés intellectuels qui dans la Civilisation future seront de plus en plus voués au « Conditionnement informationnel ».
Ainsi la vague de l'infantilisme teilhardien a-t-elle déferlé sur beaucoup de prêtres de notre Église française... et ceux-ci abordent les problèmes complexes et dangereux de notre Civilisation atomique avec une orgueilleuse puérilité ; puérilité qui fait frémir certains « laïcs adultes » qui connaissent ce « Monde de la Science et de la Technique ».
Il est urgent, nous dit-on, de dépasser Teilhard de Chardin. Ce terme de dépassement, galvaudé par toute la propagande audio-visuelle, n'est qu'une contre-façon de l' « Aufhebung » de Hegel. Il constitue cependant le diagnostic le plus cohérent parce que le verdict le plus juste, à l'égard de Teilhard, créateur du « Dieu de l'En-Avant », du « Christ cosmique » et de l'Oméga biface.
214:126
Dépasser Teilhard, c'est à la fois inéluctable et impossible. Car, si l'on excepte les mémoires techniques non connus du public, les écrits de Teilhard ne ressortissent au vrai, quoiqu'il en soit de l'apparence, ni à la science ni à la philosophie ni à la théologie ; ces écrits décrivent une *mystique du dépassement,* mystique de la terre qui prétend orgueilleusement s'élever jusqu'au ciel, et qui y réussit très exactement comme la tour de Babel. La tour cherche, le ciel fuit !... tout comme « la Courbe » cherche la guignolesque asymptote ! Alors, il faut aller plus avant, dans le dépassement, en demeurant cependant inéluctablement rivé à la Terre embuée. Cette inspiration-là est ce qu'il y a de plus foncier dans le marxisme ; elle n'est pas l'inspiration du christianisme, quoi qu'il en soit d'ailleurs d'une chose dont nul n'a le droit de juger : savoir la foi personnelle du Père Teilhard.
Le R.P. Lubac et le R.P. Rideau ont forgé, de l'œuvre de Teilhard, de savantes reconstructions ; celles-ci manifestent, de la part de leurs auteurs, une habileté dont personne ne doutait, et elles seraient heureuses si on ne lisait qu'elles ! Mais, juxtaposant des pièces détachées, « refaisant un *autre ordre *», ces teilhardogénèses posthumes invertissent l'inspiration teilhardienne ; elles induisent par là à estimer que les écrits de Teilhard sont animés par une intuition toute différente de celle que diffuse en fait leur attrayante lecture.
Il n'y a pas de baptême pour une mystique de la terre : le péché originel, indexé par l'entreprise teilhardienne, omis en conséquence dans les lignes écrites par Teilhard, est là cependant, implacable et narquois, dans les succédanés qu'elles distillent mentalement... Justice immanente.
La vraie mystique comporte certes l' « en avant » vainqueur de l'espérance théologale, et elle œuvre activement dans la ferveur gratuite de l'Amour ; car elle est, en même temps que la vraie religion, fondée sur la foi et sur la Révélation qui descendent du ciel. La mystique du dépassement, qui se veut de l' « en Avant » pour survoler la terre, ne peut qu'y retomber lourdement. Incoercible *arsis* d'une impossible *thesis,* elle est typiquement l'image de l'enfer.
215:126
La lecture de Teilhard peut être exaltante ; elle peut être génératrice de l'opportun « dépassement » d'un moment ; mais de toute cette richesse qu'elle fait miroiter, montant si irrésistiblement de la terre qu'elle est tout près d'investir l'Eternité et d'y perdurer, de cet immense mirage ne filtre pas un rayon de la joie sereine, humble messagère de « la Paix divine qui passe tout sentiment ».
M.-L. Guérard des Lauriers, o. p.\
J.-M. Oudin.
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### Nouvelles notes sur la science
par Dominique Daguet
IL EST D'UNE GRANDE IMPORTANCE que les vues scientifiques ([^39]) les plus profondes puissent être comprises, du moins obscurément, par le plus grand nombre, car cette aventure est une aventure humaine point réservée aux seuls initiés. Elle doit donc être partagée par l'ensemble des hommes. (Mais, dira-t-on, quelles possibilités de faire comprendre ce qui est complexe et difficile, ce qui ne s'entend que lorsqu'on possède parfaitement des outils de connaissance tels que les mathématiques ? Disant cela, on oublie qu'une certaine compréhension des phénomènes du monde est possible sans pour cela nécessiter la possession de ces outils extraordinairement subtils et variés qui permettent d'accéder à la compréhension nouvelle des phénomènes. Ainsi est-il difficile d'explorer le fond des mers ou la surface de la lune : il l'est moins de rendre compte, en termes qui effacent la difficulté vaincue, de la réalité observée à ces profondeurs marines ou cosmiques).
Car il ne serait pas bon que s'enfuient de plus en plus loin dans l'étendue des connaissances scientifiques ces rares hommes capables d'examiner une telle exploration, alors que resterait à la surface, indéfiniment, le reste de l'humanité. (On se demanderait d'ailleurs quelle justification de telles dépenses pourrait alors être donnée !) Cet éloignement de l'explorateur du reste de l'humanité risquerait d'être une source permanente de confusions, au grand détriment de l'esprit, dont l'abaissement provoquerait à son tour un état de médiocrité philosophique, et de pauvreté spirituelle. (Mais n'est-ce pas là ce qui se passe ?)
217:126
Les hommes ainsi doivent rester liés entre eux par de communes connaissances : il ne faut donc pas qu'un des grands espaces de nos connaissances (en quelque sorte l'image plausible du monde dans lequel nous sommes) soit inaccessible au plus grand nombre.
Ah ! objectera-t-on, l'homme n'est-il pas destiné à plus haut que ce monde ? L'homme cependant se connaît d'abord comme étant de ce monde : s'il refuse de le comprendre, comment peut-on imaginer qu'il acceptera de comprendre davantage le monde de l'outre-vie ?
Mais les connaissances scientifiques n'offusquent-elles pas aux hommes le monde surnaturel ? C'est alors que la science est entendue d'une façon erronée, qu'en son nom sont déduites des conclusions qui lui sont étrangères. Ne pas rencontrer Dieu dans l'espace, et de là affirmer qu'Il n'est pas, est évidemment l'exemple type d'une grossièreté d'esprit qui n'a que trop tendance à se développer aujourd'hui.
Pour des savants éminents dans l'ordre des connaissances scientifiques, il arrive aussi que « tout soit preuve de Dieu ».
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-- On voit bien ce que beaucoup de scientifiques, dont l'idéal humain semble se borner à l'accroissement indéfini et illimité des budgets de recherches, voudraient faire croire : que le développement des connaissances améliore l'homme, c'est-à-dire en fait un être différent de ce qu'il était avant de posséder ces connaissances, un être meilleur dans tous les ordres. Et certes il est différent, car un certain nombre de pensées lui sont interdites à partir du moment où il sait que c'est la terre qui tourne autour du soleil et non l'inverse. Mais qu'il soit de ce fait capable de plus de bonté, la chose est évidemment trop claire pour qu'on ose le formuler si nettement. Alors on fait intervenir le temps, une évolution très longue : croyance (et non certitude scientifique) en une sorte de rédemption par la science, qui rendait inutile par exemple la Rédemption du Christ.
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L'homme faillible et mortel serait ici le propre ouvrier de la métamorphose qui le conduirait vers un état humain sublime. Cependant le constant spectacle de l'ambiguïté fondamentale de toute connaissance scientifique (dont l'usage, le développement technique, peut être aussi bien tourné au mal qu'au bien), aurait dû depuis longtemps faire justice d'une aussi consternante pensée.
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Perpétuellement aussi il nous faut nous opposer à cet affreux poncif que l'homme est désormais entré dans « l'ère des mutations », provoquées par la « puissance créatrice » d'une technique en constante évolution, suivant des trajectoires diverses sur lesquelles le mouvement naît des vitesses variées. Or ces « mutations » n'affectent essentiellement que les outils dont dispose l'homme, que ce soit pour son travail, ses loisirs ou justement son apprentissage constant du monde dans lequel il vit. Chaque fois on veut laisser croire, mais dans quel but, que c'est l'homme lui-même qui est affecté en profondeur, alors qu'en réalité il ne l'est même pas dans la mesure où il admet cette modification. Mais on habitue l'homme à penser possible cette transformation progressive et essentielle au bout de laquelle il ne serait plus l'homme mais un autre être, fondamentalement différent de celui qui lui aurait donné naissance.
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Expliquer ce qui se passe : le rêve est impossible, car plus la science va profond dans le réel, moins elle explique ce qui se passe : elle se contente de décrire les phénomènes de la façon la plus satisfaisante possible. Elle mesure donc, elle prédit des effets (sans savoir dire pourquoi ces effets et non d'autres) point c'est tout. La science, en somme, peut-être dite la description de comportements divers dont certains relèvent de causes identiques. Causes, hélas, inexplicables par la Science.
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La difficulté est donc de formuler des lois assez générales pour qu'elles puissent s'appliquer aussi bien au domaine de l'infiniment petit (les atomes, la particule, aujourd'hui les constituants de la particule) qu'à celui de l'infiniment grand (les étoiles géantes, les nébuleuses, les galaxies, même les groupes de galaxies).
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L'histoire de la Science a consisté en ceci : passer du *pourquoi* des événements au *comment.* Encore faut-il ajouter que l'expression de ce *comment* risque d'être influencée par celui qui observe la façon dont les choses se passent. (Quoiqu'il y ait là nouvelle matière à développement, car l'ensemble formé par le phénomène observé et l'observateur est lui-même un ensemble susceptible de provoquer des recherches). Si bien que du *comment* on est passé à la description pure et simple sans prétendre déceler les causes des phénomènes ou démonter leur mécanisme. Qui peut en effet dire *comment* est émise la lumière des atomes ? On dit donc que les atomes émettent un rayonnement lumineux dans telles et telles circonstances...
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La nature obéit à des principes mathématiques : voilà probablement la découverte fondamentale qui permet tout le progrès de notre siècle dans la connaissance de cette nature. Il suffit donc, disent les scientifiques, de connaître ces principes mathématiques pour prévoir ou découvrir les lois de la nature, parfaitement décrites par des systèmes d'équations.
Alors le profane questionne : comment se fait-il que la nature obéisse à des principes justement aussi intelligibles que les principes mathématiques ? A des principes dont on peut dire qu'ils sont les moins susceptibles d'être posés par une suite hasardeuse d'événements ?
220:126
Et le profane, qui s'embarrasse peu, il faut le dire, et à juste titre, de préjugés, conclura de ces questions restées sans réponse (car il serait bien étrange qu'un scientifique au nom réel de sa science osât seulement une réponse) que si la nature cède aussi ses secrets à l'Intelligence, et que l'Intelligence découvre dans ces secrets un ordre proprement intelligible, c'est donc que la nature est l'œuvre d'une Intelligence. Car le profane raisonne par analogie : or il s'aperçoit que s'il agit sans réflexion, le résultat de son action se caractérise par le désordre, et que s'il applique au contraire son intelligence à une action, à une œuvre, l'observateur de cette œuvre, (qui cependant ne connaît pas son auteur), pourra découvrir, appliquant lui-même son intelligence à cette recherche, les principes intelligibles de cette œuvre. Ainsi donc, dit-il, de la nature.
Là-dessus viennent d'étranges personnages qui usurpent avec allégresse -- mais on les laisse faire -- le nom de philosophe, et ils déclarent : la nature témoigne de l'intelligibilité de son organisation. Cela ne signifie pas que cette organisation soit l'œuvre d'une Intelligence extérieure à la nature, mais simplement que cette nature secrète en quelque sorte l'ordre intelligible qui lui est propre.
Mais le profane, qui pense toujours à ces analogies, objecte que si l'œuvre humaine témoigne d'une organisation intelligente, elle témoigne bien entendu pour une Intelligence qui lui est extérieure : ici l'homme, et son œuvre, là Dieu et la nature.
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L'homme, lieu géométrique entre l'étoile rouge géante et l'électron.
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La constante de Planck, la vitesse de la lumière ; comme pour chacune des lois naturelles, on peut dire que le choix fait aurait pu être différent. Une vitesse autre pour la lumière, un nombre plus grand ou plus petit pour la constante. Il serait vain de chercher pourquoi ces choix plutôt que d'autres.
Mais il est beau de constater que tout cela forme l'admirable harmonie du monde créé.
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221:126
Il nous est loisible, puisque l'univers est tout ceci à la fois, de le décrire comme un univers d'ondes, ou un univers de particules. L'une ou l'autre description est convenable puisqu'elle rend compte des phénomènes, et permet d'assurer la recherche. Mais des phénomènes ondulatoires présentent des caractéristiques corpusculaires : il faut donc en quelque sorte faire appel à des inconciliables pour expliquer ces phénomènes apparemment porteurs en eux-mêmes de contradictions.
Les scientifiques ne pouvaient se satisfaire de cette cohabitation de contraires. Il leur fallait pour leurs descriptions des termes sûrs, afin de donner des images justes de ce qu'ils découvraient. En somme, l'approfondissement des connaissances nécessitait l'élaboration d'un nouveau langage dans lequel les contradictions seraient résolues.
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Plus loin le chercheur ira dans le microcosme, plus le principe d'incertitude d'Heisenberg sera vérifié : car s'il est déjà impossible de localiser un électron particulier (une sorte de fantôme) en précisant sa place et sa vitesse, combien plus sera-t-on dans l'obscurité quand on en viendra à vouloir préciser l'architecture des composants propres aux particules dites élémentaires ?
Si les deux piliers de la science ancienne, la causalité et le déterminisme, restent debout pour ce qui est de rendre compte des phénomènes observés à notre échelle, ils ont été jetés à bas pour ce qui concerne les phénomènes du microcosme, où l'on s'appuie sur les notions de « statistiques » et de « probabilité », notions qui ne permettent plus de dire qu'il y a une liaison inexorable de la cause à l'effet.
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« Nous apercevons au cœur même du monde physique la fin de cette causalité complète qui nous avait paru la caractéristique même de la physique newtonienne. » Oppenheimer ajoute cependant :
222:126
« Si l'on peut prévoir statistiquement comment un grand nombre de systèmes de même histoire et de même état se comporteraient s'ils étaient abandonnés à eux-mêmes, ou réagiraient à une intervention, notre batterie de bombardements expérimentaux ne permet pas de dire ce que ferait un atome isolé. »
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Dire que l'introduction de la notion de statistique dans le compte rendu des événements du microcosme permet de « réaffirmer l'existence de la libre volonté » me semble particulièrement naïf. Car enfin c'est de l'indépendance relative des éléments constitutifs de la matière que l'on prétend tirer l'assurance de la liberté humaine ? Un esprit d'homme serait donc libre dans sa volonté parce qu'un certain hasard serait décelable dans l'évolution des particules ? Il suffit presque d'exprimer la « chose » pour s'apercevoir de son inconséquence.
Deux remarques s'imposent alors : d'abord, que s'il règne une certaine indétermination dans les mouvements des particules élémentaires, les lois statistiques observées à ce niveau rétablissent, à l'échelle supérieure, un déterminisme rigoureux. Or l'homme vit à cette échelle supérieure, au sein d'un monde où les événements qui affectent la matière ont toujours les mêmes causes et toujours les mêmes effets... Puis on peut dire que dans le monde matériel le plus déterminé, une des causes de ce déterminisme peut être la libre volonté, le libre choix d'un esprit doué de puissance. On peut par là beaucoup mieux rendre compte de l'existence d'une volonté libre. Enfin la liberté s'exerce-t-elle essentiellement, pour l'homme, au niveau de la matière ?
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Si les physiciens ont en tête de décrire comment se comportent les choses (grâce aux mathématiques par exemple), il faut ajouter à cela que dire ce que sont les choses ne les intéressent guère. Et même s'y intéresseraient-ils qu'ils ne pourraient rien en dire.
223:126
« Je ne peux pas croire, dit Einstein, que Dieu joue aux dés avec le monde. » Mais il joue si peu aux dès que les fameuses lois statistiques qui troublaient le génial savant permettent d'obtenir, à coup sûr, toujours les mêmes résultats quand on passe à l'échelle supérieure. Ainsi le hasard décelable dans le microcosme est si peu le hasard que l'ensemble de tous les comportements élémentaires forme un tout prévisible. La méthode qui permet une telle sûreté, j'allais dire une telle sécurité, en vaut bien une autre. (Preuve peut-être que ce n'est pas en fonction de tel ou tel comportement de la matière que Dieu a organisé le monde, mais peut-être simplement en vue de la vie de l'homme ?)
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Si dans l'univers un corps pouvait n'être affecté d'aucun mouvement, le cosmos apparaîtrait très différent de ce qu'il nous présente comme image à un observateur situé en ce point immobile. Peut-être un gigantesque feu d'artifice d'étincelles projetées dans de multiples directions, vers l'indéfini...
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Mais rien n'est immobile, que Dieu.
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Il fallut attendre Einstein pour que soit exprimée convenablement l'intuition fondamentale de la science, à savoir que la nature forme un tout unifié, que l'œuvre de Dieu n'offre pas de visages contraires. Comment en effet n'être pas frappé de la simplicité admirable de ce postulat qui affirme que « toutes les lois de la nature sont identiques pour tous les systèmes qui se meuvent uniformément l'un relativement à l'autre » ?
224:126
La lumière, constante dans sa vitesse au travers de l'univers, que rien ne fait varier, ni le mouvement de sa source ni celui de son terme, image de Dieu, que rien n'affecte mais qui révèle tout.
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L'espace ainsi n'est que dans la mesure où quelque la chose l'occupe : et le temps ne nous apparaît que dans la mesure où il est marqué par des événements dont nous nous apercevons.
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Dieu seul peut connaître l'état de l'univers pris dans sa totalité : la science doit se refuser cette ambition.
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Aucun corps matériel ne peut se déplacer à la vitesse de la lumière. S'il atteint cette vitesse, il est comme anéanti, passé au delà du temps.
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Lorsqu'Einstein unifia les conceptions contradictoires que l'on avait de l'univers, ce dut être pour des savants comme cet instant attendu, dans l'épaisseur d'un orage qui monte, où le souffle du vent, apparu soudain, permet que se déclenchent les événements, la suite des éclairs, la venue de la fraîcheur, plus tard le nouveau soleil. Et que fit-il ? Seulement confondre en un seul terme l'énergie et la masse, l'énergie et la matière, (l'onde et le corpuscule), qu'il affirmait ainsi n'être qu'une seule et même réalité. On le savait, mais on ne savait comment le dire.
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Le scientifique en est donc arrivé à poser cette question à laquelle cependant il ne pourra jamais répondre, disposât-il de mille existences et d'une puissance de mémoire mille fois plus grande, cette question prodigieuse qui lui fait demander quelle est l'essence de la substance masse-énergie.
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« Les idées scientifiques ont renouvelé la conception que les hommes se font d'eux-mêmes et de l'univers », dit Oppenheimer, mais il faut bien remarquer l'étroitesse de ce renouvellement, et pour l'essentiel, il faut tout de même oser le dire, l'homme du XX^e^ siècle ne se sent pas différent de l'homme du XIII^e^ ou du contemporain de Platon. Or il est vrai que cet homme si semblable à son frère de l'antiquité vit dans un monde où les conditions de la vie sont totalement différentes des conditions qu'éprouvaient les Grecs du IV^e^ siècle ou les Germains du temps de César... quoiqu'il ait fallu, dans ces temps-là aussi se nourrir, aussi se chauffer, s'habiller, se soigner. Les façons de faire ces choses ont été radicalement modifiées, mais est-ce que cela peut légitimement changer la façon de penser ? Écouter la radio, voir la télévision, utiliser une voiture automobile, prendre l'avion, résoudre des problèmes grâce aux machines électroniques, etc. en quoi est-ce que cela change l'homme ? Il va plus vite, en tout : c'est vrai. Mais la plus ou moins grande vitesse d'un mouvement ne change pas la nature de ce mouvement.
On pourrait ajouter qu'il y eut un moment de l'histoire où la conception que l'homme avait de lui-même a changé infiniment plus que n'a pu changer cette même conception grâce aux connaissances scientifiques multipliées : parlant de ce changement qu'a produit la venue de Jésus-Christ, et sa Croix, et sa Résurrection, on ne fait qu'énoncer une évidence. Mais une évidence qui nous importe, et qui ne doit pas être offusquée par la répétition excessive de celle formulée par Oppenheimer. Car enfin Oppenheimer, et surtout à sa suite différents commentateurs enthousiastes (dont il n'aimait pas la simplicité), se laissent-ils aveugler par ce qui bouge au point de ne plus remarquer ce qui est immobile.
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Les anciens grecs voyant arriver saint Paul et embrassant la foi dans le Christ ressuscité entraient dans un univers plus radicalement différent, et de loin, de celui qu'ils abandonnaient que le monde moderne, issu du progrès scientifique n'est différent du monde connu alors ou au XVII^e^ siècle. Car ils entraient dans le monde de l'Espérance et de l'Amour, tandis que les modernes, déjà situés dans cet univers de l'Espérance et de l'Amour (et peu importe que beaucoup le refusent : ils le connaissent), n'ont fait qu'ouvrir davantage l'univers de la connaissance, point totalement fermé même dans l'Antiquité.
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Einstein atteste que le seul vrai mystère du monde c'est que ce monde soit intelligible. Ce mystère de la compréhension du monde est en quelque sorte la grande provocation lancée en permanence aux forces du doute, aux théoriciens de l'absurde.
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Il est devenu de plus en plus évident que la Science n'est pas la seule voie possible pour atteindre à une connaissance authentique : les arts en forment une autre, aussi la philosophie, sans rien dire des poussées de connaître que donne la religion veuve d'une révélation. Il est donc tout à fait évident que pour résoudre les grands problèmes moraux qui se posent à l'homme, la science ne sert à rien, car elle ne peut rien par elle-même, que nous dire : ces choses se passent ainsi que nous observons dans le monde. Il faut aller au-delà d'elle pour ce faire : en somme après avoir déchaîné les puissances de la matière, et risqué ainsi de faire sombrer l'humanité, (risque dont la science, ou les savants, n'a fait que peu de cas), dans la folie et le suicide, après avoir exploré jusqu'à ses plus extrêmes limites le monde physique, il faut franchir, encore une fois, le seuil, et s'occuper de « métaphysique ».
Dominique Daguet.
227:126
### Réflexions sur un livre
par Paul Grenet
Sur le livre du Dr Paul Chauchard : « La pensée scientifique de Teilhard » (Éditions universitaires, 1965).
NE PLUS CRITIQUER TEILHARD, mais le dépasser... Pour cela, discerner mieux que lui ce qu'il a voulu faire, et, partant, réaliser mieux que lui ce qu'il aurait dû faire... Pratiquement ? retrancher de la pensée teilhardienne tout ce qu'elle charrie de philosophie et de théologie, de telle sorte qu'elle reste ce qu'elle voulait être : une épure expérimentale, fournissant d'elle-même son sens à tout regard attentif aux ensembles. C'est à cette condition, enfin, que le philosophe et le théologien pourraient prêter l'oreille au cri et à la vision de Teilhard, après les avoir délivrés des prolongements hâtivement ajoutés par quelqu'un qui n'était ni philosophe ni théologien.
Tel était le programme que nous proposions dans nos derniers articles de l'*Ami du Clergé* (21 oct. 65, p. 619 ; 25 nov. 65, p. 704 ; 20 janv. 66, p. 45).
Or, c'est ce programme que réalise, nous semble-t-il, le Dr Paul Chauchard dans un livre copieux, peut-être un peu bavard, qui nous présente enfin la véritable clé, la seule capable d'ouvrir toutes les portes de l'œuvre teilhardienne. Ouvrir les portes,...n'est-ce pas le seul moyen de pénétrer dans l'intérieur, mais aussi d'en sortir ensuite (selon le vœu de Teilhard, qui n'a jamais prétendu retenir ses lecteurs prisonniers) ?
228:126
Ce que Paul Chauchard nous montre avec toute la clarté souhaitable ([^40]) c'est que Teilhard n'est en rien un philosophe, ni un théologien.
C'est ce qui lui permet, notons-le en passant, d'être parfaitement d'accord avec le fameux « monitum. » du Saint-Office (30 juin 1962). Celui-ci déclare que « les œuvres de Teilhard regorgent d'ambiguïtés et même d'erreurs graves, telles qu'elles offensent la doctrine catholique ». Ce que Chauchard comprend : si l'on prête à Teilhard des solutions de problèmes philosophiques et théologiques, sa pensée est alors tellement courte, partielle, incomplète, qu'elle est en effet ambiguë et erronée. C'est notamment l'erreur que commet Cuénot dans son *Lexique Teilhard de Chardin* (que Chauchard critique sans ambages page 25, note 14 et 263, note 1). « C'est être à la fois fidèle à Teilhard et au Saint-Office, dit Chauchard, p. 26, que de lutter contre ce faux teilhardisme afin de restituer la pensée vivante et le témoignage de Teilhard dont notre époque a tant besoin. En tant que philosophie et théologie, le teilhardisme est erroné, mais précisément Teilhard ne s'est pas situé au plan philosophique et théologique ».
A vrai dire, nous ne serions pas d'accord sur cette dernière formule. Il est évident que Teilhard n'avait ni l'intention ni les moyens de faire *ex professo* de la philosophie et de la théologie. C'est ce que disait excellemment le Père Arruppe, général des jésuites : « (Teilhard) n'était ni un philosophe ni un théologien de métier, il est donc possible qu'il n'ait pas vu toutes les implications et les conséquences philosophiques et théologiques de certaines de ses intuitions ». Mais, justement, plusieurs de ses intuitions avaient des conséquences sur les deux terrains qu'il connaissait mal. Je maintiens que, « malgré lui », Teilhard a été hissé par la curiosité passionnée qu'il portait à son immense objet, jusqu'au niveau philosophique et théologique. Mais je ne reprendrai pas ici cette vieille querelle avec le Dr Chauchard, puisque nous sommes d'accord sur ce point essentiel : Teilhard ne voulait pas se situer sur le plan philosophique et théologique...
229:126
On voit par conséquent l'erreur grave que commettent tels professeurs qui mettent entre les mains de leurs élèves, à titre de « texte philosophique », l'œuvre de Teilhard de Chardin.
Est-ce à dire que cette œuvre soit dénuée de toute importance et de tout intérêt pour le philosophe ? Bien au contraire : en rappelant, ou en révélant la portée complète de la science, comme nous allons le dire, Teilhard montre que n'importe quelle philosophie n'est pas compatible avec la science, et que seule est digne de considération une philosophie qui tient le plus grand compte des découvertes scientifiques.
Et c'est sans doute cela même que Teilhard avait voulu : jeter un pont entre science et philosophie. Comment cela ? en obligeant, d'une part, les savants à faire mieux, c'est-à-dire plus intégralement, leur travail propre de compréhension scientifique ; en obligeant, d'autre part, et par là même, les philosophes à tenir compte de la totalité du réel exploré par les sciences.
Allant jusqu'au bout de la pensée de Teilhard, telle que Chauchard nous la manifeste dans ce livre, nous dirions volontiers : elle est une puissante réaction contre les excès de la science des « faits », et contre les excès de la philosophie du « Cogito ». Après Descartes, la philosophie des XVIII^e^ et XIX^e^ siècles avait pris son essor dans la direction de la pensée pure : le penseur humain donnait l'impression de survoler toutes choses et de reconstruire, par voie de déduction, tout le système du monde, en le tirant de sa pensée. Pendant le même temps, la connaissance scientifique du monde se purifiait, elle aussi, mais de manière inverse : elle se purifiait de tout ce qui sentait l'humain, en éliminant les causes finales, en renonçant aux formes substantielles (le seul cas de forme substantielle reconnu par Descartes est l'âme humaine, nulle part ailleurs il n'y a de forme, ni d'âme), en supprimant les qualités, en ne considérant plus dans le réel que l'aspect mécanique et mathématique, et en négligeant même la petite circonstance futile qu'est l' « existence ». Bref, en deux mots qui peuvent tout résumer provisoirement : une philosophie de la pure intériorité, désincarnée, et désocialisée ; une science de la pure extériorité, totalement déshumanisée.
230:126
Serpent qui se mord la queue, qui tourne en rond, et se condamne à la stérilité par excès de réflexivité, telle pouvait apparaître à un jeune homme de la fin du XIX^e^ siècle, la philosophie de son temps ; nous autres connaissons maintenant les derniers avatars du Cogito dans la phénoménologie pure à laquelle les Allemands nous ont habitués, et que Sartre a su acclimater en France : que de trésors de subtilité sont ainsi dépensés pour nous installer en marge du réel et pour faire de l'homme une pure conscience, une pure liberté, sans nature, sans but, sans signification...
Contre cette totale vacuité d'un Homme absurde dans un monde absurde, ce sont toutes les sciences qui protestent, pourvu qu'on veuille bien leur rendre leur objet dans sa plénitude, qui ne peut exclure toute référence à l'Homme, sous peine de perdre tout ou partie de son intelligibilité. Le seul point de départ d'une philosophie réaliste et féconde est là. Le réel total et intégral n'exclut ni le « cogito », ni les « faits » de la science positiviste. Mais il les englobe dans un tout homogène, précisément par la médiation de l'Homme, auteur de toute science, et qui ne saurait être étranger à l'objet d'aucune.
Or, ce que nous venons d'exprimer-là, semble bien avoir été l'intuition de base qui polarisa toute la réflexion de Teilhard d'un bout à l'autre de sa carrière de chercheur indépendant. De cette intuition, lui sont venues et ses faiblesses, et sa force. Ses faiblesses, parce qu'obligé de toucher à toutes les sciences, Teilhard ne parvient à en posséder aucune en perfection, et qu'il fait ainsi figure, aux yeux des spécialistes, d'un profane qui se mêle de ce qu'il ne connaît pas ; sa force, parce qu'à travers toutes ses maladresses d'expression, à travers ses ambitieuses et présomptueuses anticipations, on pressent qu'il s'est attaqué à l'un des grands préalables de la philosophie de demain : à quelle condition une philosophie pourra-t-elle se présenter comme science ? A la condition, répond-il, qu'elle puise sa sève non seulement dans le pré-scientifique, non seulement dans le réflexif et le préréflexif, mais aussi et peut-être surtout dans le scientifique. Une philosophie coupée de la science, nos scolastiques s'en sont trop facilement contentés, nos existentialistes s'y sont trop décidément installés ; pour les premiers, la rançon fut une partielle, mais réelle stérilité ; pour les seconds, ce fut le truquage de l'Homme jusqu'à l'absurdité. Il est temps de revenir au réel, décortiqué, analysé, prédigéré par les sciences...
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231:126
La démarche du Dr Chauchard, dans ce livre sur la *Pensée scientifique* de Teilhard, consiste à passer en revue successivement toutes les sciences, un peu comme on gravirait les marches d'un grand escalier. De la paléontologie, qui était la « spécialité » de Teilhard (I, 1), on monte à la psychobiologie (I, 2), qui reçoit alors une confirmation de la neuropsychologie (I, 3). Débordant alors les frontières de la biologie, on redescend à la physique (II, 1), puis on accède au palier de la « prospective » (II, 3). De là, on atteint la morale (III, 1), et la politique (III, 2). Le sommet est alors tout proche : une fois la science rendue à son intégralité (IV, 1), on peut logiquement passer de la science à la foi (IV, 2), et exprimer certaines exigences de la science par rapport à la foi (IV, 3). On est prêt, à ce moment, pour l'acte suprême du scientifique chrétien, véritable liturgie qui comporte offertoire (V, 1), consécration (V, 2), communion (V, 3).
On pourrait peut-être faire tenir toute la signification du livre dans une équation que l'on trouve page 175 : le caractère *complet* de la science, joint à la vision *génétique* du monde par la science, produit aux yeux du savant le *devoir* humain de constituer la noosphère d'amour. En d'autres termes, si toutes les sciences se raccordent, au point de replacer l'Homme dans le devenir universel, comme, par ailleurs, elles concordent toutes dans une certaine vision évolutive, c'est l'Homme même qui reçoit de toutes les sciences intégrées notification de ce qu'il lui reste à faire.
Algébriquement : science *complète + vision génétique* = *devoir* humain. De ces trois sections, nous n'avons pas l'intention de développer la troisième, où Teilhard, et Chauchard après lui, nous paraît céder à un optimisme facile. Nous nous en tiendrons aux deux premières, qui nous semblent contenir plus d'une notation suggestive.
232:126
##### I. -- Vision génétique...
De ces deux termes, le second ne demande pas de nous ici de plus ample considération. De toute évidence, si quelqu'un estime ne pouvoir admettre l'évolution, il peut arrêter ici sa lecture, et renoncer une fois pour toutes à lire l'ouvrage du Dr Chauchard et les œuvres de Teilhard de Chardin. Il doit seulement savoir qu'il se met ainsi en marge de toutes les sciences, contemporaines. Toutes, en effet, sont bien obligées de reconnaître que le devenir est la condition d'existence des choses observables ; mais non pas n'importe quel devenir : un devenir qui suit une même direction, celle qui va du plus simple au plus complexe. L'état actuel du monde n'est pas son état primitif. La matière inorganisée, est, déjà, dans un état beaucoup plus complexe que la matière des nébuleuses primitives. Les formes vivantes sont à plus forte raison dans un état beaucoup plus différencié et plus synthétique que les organismes d'il y a cinquante millions d'années. Les formes et structures sociales que nous connaissons aujourd'hui sont dans un état infiniment plus organisé que les peuplades qui dès le début prenaient position sur les différents points de la surface terrestre.
On voudra seulement bien remarquer qu'en disant cela, l'on pose au moins autant de problèmes que l'on en résout. Car si les sciences constatent l'évolution ([^41]), il ne s'ensuit pas nécessairement qu'elles expliquent comment l'évolution s'est produite. L'évolution est un fait. Les explications proposées ne sont que des hypothèses, comme c'est le cas spécialement du « transformisme », lequel, on ne le dira jamais assez, n'est qu'une hypothèse pour essayer d'expliquer par voie de descendance le fait de l'évolution des espèces biologiques (à quoi il faut toutefois ajouter que c'est la seule hypothèse actuellement connue, ce qui la met dans une condition très forte).
233:126
Quoiqu'il en soit de l'explication qu'on en propose, le fait lui-même ne laisse pas de s'imposer : pour reprendre deux expressions du Nouveau Testament, « la figure de ce monde passe », mais « toute créature gémit, dans les douleurs de l'enfantement ». Ou, pour parler sans métaphores, le monde d'aujourd'hui est la complication du monde d'hier, et le monde de demain ne pourra manquer d'être la complication du monde d'aujourd'hui. Sur tout cela, voyez, dans notre auteur, les pp. 41 sqq.
##### II. -- Science complète...
Rien de ce qui précède n'est propre à Teilhard, et nul ne peut reprocher à Jean Rostand d'avoir refusé d'inscrire au compte de Teilhard une nouvelle théorie de l'évolution.
Ce qui constitue, et croyons-nous, constituera dans l'avenir, l'apport personnel de Teilhard, c'est une conception renouvelée de la science, de toute science. Teilhard, dirons-nous en bref, réclame une science « complète », il estime que dans l'état actuel, les sciences sont incomplètes. C'est ce qu'il faut brièvement faire comprendre, en suivant l'exposé de Chauchard.
Pour éviter tout malentendu, il doit être bien compris d'abord que Teilhard ne condamne nullement l'aspect inévitablement analytique de la science expérimentale. L'expérience donne des « faits ». Elle n'en saisit qu'un petit nombre à la fois. Par ailleurs, l'art de laisser parler la Nature en lui posant par l'expérimentation, des questions auxquelles elle ne puisse se dérober, est un art délicat, et différent selon les domaines explorés. Il est donc fatal, que l'étude expérimentale du réel se morcelle en spécialités bien définies. Nul chercheur ne peut prétendre être « spécialiste en tout ». Contre cet esprit d'analyse, et contre la spécialisation qui en est la condition, Teilhard n'a en principe, rien à objecter.
Ce que Teilhard objecte à la spécialisation telle qu'elle est entendue et pratiquée en fait aujourd'hui, c'est qu'elle permet d'entasser des faits, mais qu'elle empêche de les comprendre, au sens étymologique de « prendre ensemble ». On sait que c'est au positivisme, issu d'Auguste Comte, qu'est due la décision systématique de ne jamais chercher à connaître plus loin que ce que les sens armés d'instruments permettent d'observer ou d'enregistrer.
234:126
Aujourd'hui les adeptes du néo-positivisme, gravitant autour du « Cercle de Vienne », estiment seule valable la connaissance qui s'en tient aux « protocoles d'expérience ». L'être, l'essence, la nature, les causes, autant de termes dépourvus de sens, et en tous cas inaccessibles à la connaissance humaine. C'est manifestement contre un tel positivisme que Teilhard élève une vigoureuse protestation.
Le but de chaque science est de « comprendre ». Pour cela, il n'est question ni de tout confondre, ni de tout séparer. Confondre les spécialités serait faire jouer, à l'orchestre, du violon par le timbalier, et du trombone par le pianiste. Mais les séparer ne serait pas meilleur : chaque instrument jouerait sa partie sans tenir compte de la partition d'ensemble.
Teilhard refuse donc « les fausses facilités des confusions et des séparations » (p. 13). Il découvre un point où tous les modes de connaissance concordent et convergent. C'est là un « point de vue » où atteignent les sciences quand elles acceptent d'être plus « complètes » que ne le leur permet la doctrine positiviste. Mais, ce que Teilhard ajoute, c'est que, à ce « point de vue », atteint également une foi chrétienne plus réaliste, qui suit la ligne de descente allant du Créateur à la créature (pp. 13-14). Et Chauchard d'ajouter : « ...c'est tout l'intérêt de son œuvre pour l'homme d'aujourd'hui » (*ibid.*)*.*
Singulier amalgame, s'écriera quelqu'un de justement attaché aux nécessaires distinctions ! Non, répond Chauchard, inévitable conséquence de la décision prise par un savant chrétien de n'être pas coupé en deux. Quiconque refuse de suivre Pasteur ou Lachelier, qui avaient décidé de fermer leur oratoire quand ils ouvraient leur laboratoire, ne peut échapper à la nécessité de penser ensemble sa foi et sa science. Au nom de quoi peut-on interdire à un esprit sérieux de « raisonner sur le sens du savoir scientifique et (sur) le sens de la foi chrétienne » (p. 14) ? Tant qu'un scientifique s'en tient là, nul ne peut prétendre qu'il s'immisce dans la théologie. Pas davantage, ne fait-il de la philosophie technique : « il s'agit... d'un pouvoir de réflexion de bon sens, évidemment indispensable aux scientifiques : ceux-ci oublient trop souvent de s'en servir et se transforment en simples artisans de la science, coupables alors de sa mauvaise et incomplète utilisation » (p. 37).
235:126
Fort bien, dira-t-on alors ; mais quel est ce fameux « point de convergence et de concordance », ce « point de vue » où peut s'installer aussi bien la foi que la science ? *C'est l'homme,* répond Teilhard de Chardin.
\(A\) -- Comment la place de l'Homme dans l'évolution oblige le paléontologiste à cesser d'être un pur spécialiste du détail.
Pour Teilhard lui-même, tout commence par la Paléontologie qui est sa spécialité (p. 17). Encore faut-il que le paléontologiste ne se contente pas d'être un collectionneur d'ossements. Trop de paléontologistes « ne veulent pas aller jusqu'au bout de leur science » (p. 18). « Au niveau géologique et paléontologique, il savait voir haut et loin » (p. 36). Il est ce géologue « qui, au lieu de simplement décrire, s'efforce de donner son plein sens à un terrain, à un plissement », ce « paléontologiste qui débrouille l'évolution d'un phylum (p. 37) ». En ce faisant, il ne fait pas de la philosophie, il prend simplement ses distances par rapport au détail des faits, et porte ainsi sur les résultats de sa science le regard intelligent que n'importe quel non spécialiste pourrait porter sur eux, pourvu qu'on les lui présente en ordre (cf. p. 179). Que si, maintenant, le paléontologiste insère l'Homme à sa place dans le déroulement des faits, si, par exemple, la capacité crânienne et la stature verticale de l'Homme paraissent continuer et achever la courbe des évolutions précédentes, de quel droit empêcher le spécialiste d'avouer qu'il y a continuation, progrès, aboutissement ?
Dire que ce n'est plus là de la paléontologie, comme le disent d'excellents paléontologistes, qui ne s'occupent pas de l'évolution, ou qui s'accommodent fort bien que l'évolution soit absurde et incohérente, c'est se satisfaire à bon compte d'une paléontologie « incomplète ». Incomplète parce qu'elle se résigne à ne pas comprendre. Un savant qui refuse de comprendre, ou admet de ne pas comprendre, n'est qu'incomplètement savant. Or, bien sûr, la spécialité du paléontologiste est de rechercher les fossiles et de les classer ; pour bien faire ce travail, il faut qu'il se spécialise dans un certain terrain, et qu'il n'en sorte pas. Mais s'il s'en tient là, il saura beaucoup de choses, et n'y comprendra rien.
236:126
« L'analyse de détail où excellait Teilhard », « n'est complète que si on se décide à survoler l'histoire de la Terre pour demander à la paléontologie un essai de signification complète ». « Alors seulement, dans le survol des millions d'années (...) sans nier les incohérences de détail, on aperçoit les grandes lignées évolutives des orthogenèses, et, plus encore, la grande ligne de montée ininterrompue par relais successifs qui laisse les puissants et les bien adaptés à leur destin de mort pour utiliser les indifférenciés encore disponibles » (p. 45).
Ainsi, simplement parce qu'il n'oublie pas qu'au bout de la lignée l'Homme est apparu, le spécialiste d'un petit segment a des chances de rencontrer enfin l'intelligibilité de son objet...
\(B\) -- Comment, pour comprendre l'Homme, le biologiste doit sortir de sa spécialité, même s'il est spécialiste d'anatomie et de physiologie humaines.
L'étude biologique de l'Homme est un cas typique où le schéma positiviste est révélé intenable. Bien sûr il est possible de passer sa vie dans un laboratoire d'anatomie et de physiologie humaines et d'accumuler d'innombrables faits, puis d'en tirer quelques lois. Mais le spécialiste ne comprendra rien à son objet s'il se contente de ce qu'il apprend au laboratoire. Bien mieux, son travail de laboratoire restera simplement impossible s'il ne sait pas, avant même d'y entrer, quelque chose d'essentiel sur l'objet de son étude. Car enfin, s'il ne sait pas ce que c'est que d'être un Homme, et la différence qu'il y a entre un Homme normal et un Homme anormal, tout le travail d'analyse auquel il peut se consacrer n'apprendra rien à notre biologiste.
Normalement, donc, c'est au biologiste que le paléontologiste devrait s'adresser pour savoir si tel fossile est ou non humain. Mais, ô paradoxe, ce biologiste est incapable de lui répondre s'il ne sait pas ce que c'est que l'Homme, et ce n'est pas la biologie qui le lui apprendra. « Devant un fossile hominidé, le paléontologiste doit se poser la question : est-ce ou non déjà un homme ? » (p. 50). « Pour la paléontologie humaine, l'appartenance à la nature humaine n'est pas un problème métaphysique, mais un problème scientifique, une nécessité de classification zoologique » (p. 52).
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Partant du Cogito, Descartes n'en sortait plus. « Une coupure s'introduisait au cœur de l'être entre le matériel, la mécanique du corps, et le spirituel, l'âme qui ne concerne pas les sciences de la matière » (p. 54). A partir de ce préjugé cartésien, les biologistes ont pris l'habitude de croire que leur spécialité était le corps humain, étant bien entendu que les différences anatomiques et physiologiques entre l'animal et l'homme autorisaient à ranger l'homme à côté des autres animaux.
C'est tout cela que récuse Teilhard. Du simple point de vue de son système nerveux et de son anatomie cérébrale, l'Homme ne saurait être compris par un spécialiste qui ignorerait la subjectivité humaine. Quand il s'agit de l'animal humain l'appel aux renseignements fournis par le dedans, par l'intériorité, par la conscience réfléchie, devient essentiel : à quoi bon savoir que l'homme a un cerveau énorme, par comparaison avec les autres animaux, si c'est pour oublier qu'il s'en sert pour penser 9 si c'est pour négliger la corrélation et la fonction régulatrice qui met entre cerveau humain et corps humain une liaison de finalité évidente ? Déjà, en dessous de l'Homme, toutes les fonctions dans un vivant ont une finalité évidente : la défense de la vie. Donc déjà, à ce niveau, une étude biologique reste incomplète tant qu'elle se tient à une description des phénomènes pris un à un. A plus forte raison, quand il s'agit de l'animal à cerveau énorme, une biologie qui constate le fait, mais se refuse à dire à quoi il sert, est-elle une science tronquée. En dernière analyse, « le but de la biologie est... de nous préciser ce qu'est un bon fonctionnement normal, et, au contraire, un mauvais fonctionnement pathologique » (p. 57). En d'autres termes : « une étude biologique complète »... « comporte un *jugement de valeur biologique* ([^42]) sur la manière dont ces phénomènes assurent la sauvegarde de l'ensemble, de l'individu » (*ibid*.). « L'objet de la biologie, ce ne sont pas des structures qui fonctionnent, ce sont des structurations spatio-temporelles régularisées, source et aspect matériel d'un fonctionnement organisé où s'expriment l'existence et la réalité d'un être. »
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Et Chauchard en arrive à cette formule qui peut sembler une vérité de La Palisse, tellement ce qu'elle dit est conforme au bon sens, mais seulement pour ceux qui ont tourné le dos au préjugé cartésien qui animait la physiologie du début du siècle : « Ce que recherche le biologiste, ce qui est le vrai objet de sa science, c'est la connaissance des êtres vivants » (p. 58). Et, quelques lignes plus bas « A son plan, *la biologie est une science de l'être*. »
Entendons-nous bien, cependant ; Chauchard ne soutient pas que la biologie est une petite métaphysique. La métaphysique étudie l'être en tant qu'être. La biologie n'étudie que l'être vivant, et, encore en tant que structuration ordonnée à une intégration normale. Il précise d'ailleurs aussitôt (p. 59) : la biologie est, non l'étude de la notion d'être, mais bien l'étude *des êtres* qui sont vivants. C'est qu'en effet, étudier la vie comme unité d'être, organisée pour sauvegarder son intégrité, c'est obligatoirement découvrir que certains êtres sont *mieux* équipés que d'autres. On retrouve l'inévitable jugement de valeur. Finalement, « Il n'y a de vraie biologie que la biologie comparée » (p. 59).
Une spécialisation biologique qui empêcherait le biologiste de faire des comparaisons avec les formes vivantes qui ne sont pas « de sa spécialité » serait donc une spécialisation stérilisante. Stérilisante, elle le serait surtout si elle conduisait le biologiste à oublier l'Homme. Au contraire, un biologiste qui n'oublie pas la présence, au bout de la série animale, de l'extrême valeur biologique représentée par l'Homme, se sent obligé de comprendre la série tout entière par comparaison avec ce terme suprême (p. 59). « Le vrai point de vue naturaliste, c'est celui qui met l'Homme à sa place objectivement supérieure dans la série des vivants (...) à cause de la surcomplexité d'organisation de son corps, et surtout de son cerveau, condition de sa spiritualité. » (p. 60) Tant il est vrai que l'Homme, ce n'est pas « un animal, plus : une âme », mais : « un organisme porté au maximum de perfection requise pour l'exécution corporelle des opérations spirituelles ». Ces formules ne sont pas dans Chauchard, mais elles expriment ce que veut dire Chauchard, quand il exclut que la supériorité de l'Homme soit due à l'addition d'une âme spirituelle à un corps animal (*ibid*.). Le biologiste, pourvu qu'il ne soit pas victime d'une spécialisation aveuglante, est fort capable de faire ressortir la supériorité humaine sur toute la série animale, et cela sans aucune intrusion en philosophie, du seul point de vue de la biologie.
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Il n'y a donc aucun orgueil, de la part de l'Homme, à se dire supérieur à l'animal. Ce n'est pas là un préjugé spiritualiste. Et il n'est pas besoin d'être matérialiste pour être biologiste. Bien au contraire, « le point de vue biologique sur l'Homme (...), étant obligatoirement psychobiologique, rencontre les pleines dimensions de la personne humaine mais dans leurs conditions matérielles » (p. 62). De ce point de vue d'une biologie totale ou complète, il devient impossible de méconnaître que, moins doué que les autres animaux en pinces, en canines, ou en muscles, l'animal humain est infiniment plus doué qu'eux, parce qu'il a un meilleur cerveau. « Avoir des canines, des ailes, des nageoires plus perfectionnées, cela facilite une certaine vie, mais avoir plus de cerveau, c'est avoir toute la vie facilitée (au prix d'un effort de réflexion et de maîtrise) (*ibid.*) ». Le « niveau de cérébralisation » est donc « un moyen objectif d'apprécier la supériorité d'un être » (p. 63).
Chauchard n'a pas de peine à montrer que la neurophysiologie moderne, dont Teilhard n'était pas un spécialiste, confirme la vue hiérarchique des êtres vivants en précisant l'existence d'un triple étage d'intégration nerveuse, à quoi correspond l'existence d'un triple cerveau : cerveau primitif, cerveau poétique, cerveau noble (ou préfrontal) (p. 73).
Ainsi, le spécialiste de zoologie est prié de ne pas oublier le cerveau humain, et le spécialiste de physiologie humaine est prié de ne pas perdre de vue la subjectivité humaine, la conscience, la pensée, qui donnent son sens au cerveau. On est donc loin de Descartes : la subjectivité n'est pas chasse réservée au philosophe ; la biologie n'est pas une partie de la mécanique : elle est une science de l'être, un et intégré ; on est très loin du positivisme : les faits sont porteurs de valeurs, ils ont un sens, ils répondent à la question « pourquoi ? »...
\(C\) -- Comment la biologie, ainsi rendue à la plénitude de son objet, peut éclairer par surcroît les sciences non-biologiques.
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Le point de vue humaniste peut-il être étendu à ce qui n'est plus science de l'Homme, c'est-à-dire aux sciences de la matière ? A cette question d'apparence saugrenue, Teilhard est allé jusqu'à répondre affirmativement. C'est jusque là que l'a conduit la volonté de rendre les sciences plus complètes en les rendant toutes solidaires, à partir de la compréhension de l'Homme comme sommet de la série animale.
Il est évidemment beaucoup moins facile encore de faire accepter les conséquences de cette option aux physiciens qu'aux biologistes. C'est qu'il y a longtemps que la physique s'est séparée de la philosophie. Cela remonte à Descartes qui a notamment décidé de ne plus s'occuper des « formes » ni des « fins », mais exclusivement des mouvements, qu'il concevait d'ailleurs comme de purs déplacements.
On trouve dans cette décision l'acte de naissance d'une physique positive telle que deux cents ans plus tard Auguste Comte la définira. Une physique de l'être et de ses causes, donc des formes et des fins, serait entachée de métaphysique, et appartient par conséquent à l'état métaphysique. La physique de l'état positif ou scientifique ne peut plus s'occuper de l'être ni de ses causes, formes ou fins, mais exclusivement des faits constatés, mesurés, et mathématiquement formulés.
On retrouve chez un physicien contemporain, A. Astier ([^43]), cette persuasion empruntée à Descartes et à Comte que la physique mathématique est la seule science parvenue à l'âge adulte ([^44]). Si l'on cherche comment se caractérise l'âge adulte pour une science, on trouve en tout, sous la plume d'A. Astier, l'idée suivante : la physique a renoncé à dire *ce qu'est* la matière, elle se contente de dire comment elle est (ce qui est d'ailleurs une formule marxiste : Ce que dit la science, c'est comment la matière est).
On peut, croyons-nous, exprimer la même idée en disant qu'une science devient adulte en déshumanisant son objet. L'âge théologique, selon Auguste Comte, se caractérisait par la projection mythique des sentiments ou mobiles humains dans la nature.
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L'âge métaphysique commence le processus de déshumanisation en passant du concret à l'abstrait : on y parle encore de forces et de fins, mais il ne s'agit plus de personnages mythiques ; forces et fins sont prêtées à des « essences », « natures », ou « causes ». Enfin l'âge positif ou scientifique (adulte !) est atteint quand tout le résidu humain ainsi conservé par la métaphysique, est totalement éliminé : il n'y a plus, à l'âge positif, ni nature, ni essence, ni cause, ni fin : il n'y a plus que des abstractions mathématiques utilisées pour résumer et pour prévoir des déplacements mécaniques. Ce fait que l'Homme ne peut plus du tout se reconnaître dans cet « objet » totalement non-humain, constituerait l'accès d'une science à l'âge adulte.
Or, c'est justement contre cette déshumanisation que proteste Teilhard. Aux physiciens de ce type purement analytique, mathématique, et mécanique, Teilhard « manifeste une certaine mauvaise humeur de ne pas trouver chez eux ce dont il a besoin. Leur physique (...) ne « colle » pas avec sa vision. Et il a la prétention apparemment orgueilleuse de faire appel à leur attention afin de rectifier et de compléter leur science » (p. 86).
Mais de quelle manière précise les reproches et les exigences de Teilhard se formulent-elles ?
a\) Tout commence avec une idée très simple : le biologiste et l'anthropologiste ne peuvent ignorer que le vivant, et l'Homme en particulier, est un corps parmi les autres, qu'il est fait de corpuscules matériels, et qu'il n'entretient sa vie qu'en puisant dans la matière qui l'entoure : s'il est impossible de séparer la série animale de son sommet humain, est-il davantage possible de séparer la série animale, homme compris, de la table des éléments ? « La vie n'existe pas », déclare M. Kahane, biologiste rationaliste de Montpellier, président de l'Union rationaliste. -- D'accord, répond Chauchard, en bon thomiste : ce qui existe, ce sont des êtres vivants qui résultent de l'assemblage de corpuscules inanimés. Les corpuscules inanimés, objet de la physique, ne sont donc pas étrangers à l'objet de la biologie ; et de la physiologie humaine en particulier.
Il s'ensuit que quelque chose de « ce qu'est la matière » est saisi par nous de l'intérieur, dans la conscience même que nous avons d'être des corps différenciés et intégrés (pp. 9,0 à 92).
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b\) une seconde idée se greffe sur la première. C'est que si la biologie (et spécialement humaine) veut devenir adulte à la manière de la physique mathématique, si par conséquent elle prend la Physique comme *modèle,* et se met à mimer le processus de déshumanisation et de désanimation suivi par la physique, on assistera à ce spectacle étrange d'une biologie qui tourne résolument le dos à son objet : c'était assez exactement le cas de cette biologie matérialiste et analytique qui, au début de ce siècle, réduisait la vie à la chimie générale parce qu'elle ne s'intéressait à la vie qu'à partir du moment où elle était morte. Le même spectacle désolant était donné, vers le même temps par la Psychologie qui, elle aussi, mimait la physique en désanimant et déshumanisant son objet : ainsi le *Behaviorisme* ignorait systématiquement le « dedans », pour s'en tenir à enregistrer du dehors les comportements, réflexes et réactions.
Dès lors, au lieu que ce soit la biologie qui s'inspire de la physique, ne serait-il pas souhaitable que ce soit la physique qui s'inspire de la biologie, voire même de la psychologie ?
c\) Mais, dira quelqu'un, qu'allez-vous nous chanter là ? allez-vous préconiser l'extension faite par Teilhard de la « conscience » à toute réalité, même matérielle ? Teilhard s'est couvert de ridicule en parlant de « conscience intraatomique » !
-- Laissons, en effet, les formules vulgarisées de Teilhard, qui expriment très mal une pensée fort juste,... et suivons la voie indiquée par la biologie elle-même. Elle enseigne que les propriétés des tissus vivants sont définies par la structure des mégamolécules dont ces tissus sont constitués. Mais en même temps, elle nous inculque que les tissus ne sont ce qu'ils sont et ne font ce qu'ils font qu'à raison de leur intégration dans l'ensemble vivant. De là nous sommes logiquement conduits à l'idée d'une homologie des structures : les structures inférieures au vivant et dont le vivant est constitué doivent être des homologues (inférieurs !) des structures vivantes. Ce qui vaut de la haute complexité organique vaut, toutes proportions gardées, de la moindre complexité atomique. L'atome, comme l'organisme est une intégration d'éléments.
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Le physicien, qui veut bien se rappeler que le vivant est fait de matière sait, par là même, quelque chose de très important sur « ce qu'est la matière ». Car il ne peut ignorer, étant lui-même un vivant, ce que c'est que d'être le résultat d'une union. Ce disant, le physicien ne fait que retrouver une très ancienne vérité, vérité vécue avant d'être sue, qui n'a pas besoin d'appareils pour se manifester, mais qui n'en est pas moins certaine. Formés que nous sommes d'anciens individus qui ont perdu leur individualité pour prendre la nôtre, nous devons reconnaître que les individus dont nous sommes formés (les a-tomes, transcription d'individuum) sont eux-mêmes formés d'individus plus simples. Ils jouissent donc à leur niveau d'une certaine in-dividualité. Et de même dans l'organisme, cellules et tissus n'agissent qu'en fonction de l'ensemble, de même dans l'atome les particules élémentaires n'agissent qu'en liaison avec le tout atomique.
Cette intériorité, cette liaison organique, cette organisation unificatrice, cette coordination, cette intégration, ne sont-elles pas des faits ? Le physicien qui ne veut pas en parler, sous prétexte que sa science est adulte, est un savant qui se ferme à une évidence, sous le prétexte que cette évidence ne se présente pas à lui « dans les formes ». On peut se demander, si, sous prétexte de spécialisation, un tel homme ne finit pas par préférer la science à la vérité...
Le tort de Teilhard n'est donc pas d'en parler, mais de désigner cette intériorité par le nom de « conscience ». Le vieux mot, aristotélicien et scolastique, de « forme » aurait mieux fait l'affaire, s'il n'avait été philosophique. Mais, par un paradoxe étrange, dont nous reparlerons dans un instant, voici que la partie la plus récente de la Physique moderne, la *Théorie de l'information,* ou *Cybernétique,* est en train de rendre à ce vieux mot toute son actualité, sans aucun appel à la philosophie. Ce que Teilhard appelle maladroitement « conscience » appelons-le tout simplement « forme », malgré le danger de faire *trop vite* de la philosophie.
d\) On peut d'ailleurs aller plus loin, en suivant à la fois. Teilhard et la tradition philosophique la plus ancienne et la plus constante. Rappelons-nous cependant qu'il ne s'agit pas encore de philosopher, mais simplement d'intégrer les résultats de toutes les sciences.
L'union, mode d'être fondamental de la matière, est, aussi la loi de son devenir. Et, ce devenir par union reçoit en physique et en chimie, les noms d'attraction et d'affinité. Bien sûr, une science « adulte » récuse le contenu imaginatif, animiste, anthropomorphique de ces termes.
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Or, on lit sous la plume de Teilhard : « De l'amour, nous ne considérons d'habitude que la face sentimentale... Considéré dans sa pleine réalité biologique, l'amour (c'est-à-dire l'affinité de l'être pour l'être) n'est pas spécial à l'Homme. Il représente une propriété générale de toute vie... Si, à un état prodigieusement rudimentaire sans doute, mais déjà naissant, quelque propension interne à s'unir n'existait pas jusque dans la molécule, il serait physiquement impossible à l'amour d'apparaître plus haut, chez nous, à l'état hominisé » (Cité, p. 98).
On reconnaît la vieille intuition qui s'exprimait dès les mythes hésiodiques, et qui trouve une formulation déjà moins mythique dans Empédocle : les corps s'unissent régulièrement et sélectivement ; c'est donc qu'ils sont régis par l'Amour quand ils s'attirent et par la Haine quand ils se repoussent.
Ici, le chœur des adversaires de Teilhard se recrute chez les ennemis de tout romantisme imaginatif et chez les dévots de la Physique mathématique. Il est plus inattendu d'y rencontrer aussi des personnes qui se réclament de la tradition aristotélicienne et scolastique... Car s'il est une notion importante en philosophie péripatéticienne de la nature, c'est bien celle d'*appétit naturel *; or qu'est cela sinon l'extension analogique de la notion d'appétit ? L'expérience psychologique fournit la notion d'appétit. Le principe universel de finalité oblige à étendre la notion d'appétit au-delà du domaine psychologique.
Le P. Dubarle (cité p. 87) a donc raison d'écrire : « la compréhension exagérément vitaliste des réalités infra-biologiques n'est pas chose souhaitable ». Mais à partir de quel point, la « compréhension vitaliste » devient-elle exagérée ? Si, avant ce point, la « compréhension vitaliste » reste admissible, pourquoi la physique « adulte » se priverait-elle de cette compréhension ? Certes, c'est à la philosophie qu'il appartient de dégager dans tout sa généralité le principe de finalité et de montrer que, s'il est plus manifeste dans le domaine biologique, il est tout aussi valable dans le domaine infra-biologique : il n'est pas nécessaire d'être *vivant* pour être *finalisé*, il suffit d'être une nature, c'est-à-dire un être qui tient de sa *forme* une *tendance* à sa *fin*.
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Et puisque Teilhard n'avait pas à faire de philosophie, ce n'était pas à lui de fonder métaphysiquement et de formuler sans métaphore la notion d'appétit naturel. Mais ce qu'il appartenait à Teilhard de montrer c'est qu'à se priver de la notion d'appétit, sous prétexte qu'elle est d'origine psycho-biologique, la physique se prive d'une part importante de l'intelligibilité de son objet. Une physique des mouvements et des forces, qui refuse d'être, si peu que ce soit, une physique des tendances, est une physique qui s'installe délibérément en marge du réel intégral, tel qu'il est expérimenté par l'Homme intégral.
e\) Aussi bien, c'est la Physique contemporaine elle-même, comme nous l'annoncions tout à l'heure, qui est en train de redécouvrir, sur son propre terrain, et par ses méthodes les plus « adultes », indépendamment de Teilhard, indépendamment de toute tradition philosophique, et indépendamment de toute contamination biologique ([^45]), la notion de forme.
Le Dr Chauchard écrit « c'est à la *théorie cybernélique de l'information* issue de la théorie mathématique des communications qu'il revenait, notamment grâce à L. Brillouin, de faire accepter par la physique moderne, en dehors de tout accord préétabli, l'essentiel de la conception teilhardienne » (p. 101). Il va peut-être un peu trop vite. Tout d'abord, il doit être bien entendu que la découverte de l' « Information » au sens physique, n'est pas une découverte ou une redécouverte philosophique. Ensuite, il est clair que la notion ainsi redécouverte n'est pas personnelle à Teilhard, mais qu'elle est le bien commun de l'humanité pensante : chaque fois que la pensée humaine rencontre l'ordre, c'est-à-dire la différenciation, elle ne peut échapper à l'évidence qu'il y a là quelque chose d'improbable, et qui ne saurait arriver « tout seul » : la « matière » à elle seule retombe à l'indifférencié, au désordre. Pas besoin d'être philosophe, ni cybernéticien, pour trouver cela !
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Mais, sous ces réserves, il est vrai que « la branche marchante et prospective de la physique moderne » (p. 100) nous éloigne encore un peu plus de Descartes. Dans sa description mécanique du monde (Homme compris), Descartes avait oublié que la machine ne peut se déclencher ni se diriger seule, qu'il lui faut recevoir perpétuellement de l'information : l'idée que Dieu, au début de la création, puis l'âme humaine au cours de la vie, donnent aux machines naturelles (le monde et les corps) toute l'information suffisante, apparaît aujourd'hui beaucoup trop courte : c'est à chaque instant que tout « ensemble en mouvement » requiert une double forme d'énergie : l'énergie d'exécution et l'énergie de commande. Cela est manifeste dès que l'on se penche sur le problème des machines automatiques : leur « automaticité » consiste en effet en ce qu'elle prélèvent elles-mêmes de l'information dans le milieu ambiant, et que cette information commande l'utilisation ou l'orientation de l'énergie d'exécution.
C'est la thermodynamique qui oblige d'aller plus loin. La dégradation de l'énergie conduit à affirmer dans tout système clos l'existence de l'entropie, quantité qui peut croître, mais ne peut jamais décroître. L'augmentation d'entropie signifie une *diminution de qualité*, une perte d'ordre, un retour au plus probable, pour l'énergie totale du système. Si deux vases communicants contiennent l'un de l'eau bouillante, l'autre de l'eau glacée, au bout de peu de temps les deux vases seront à la même température ; et comme le système formé par les deux vases communique avec l'air ambiant, au bout de peu de temps le tout sera à la même température que l'air. La loi de la dégradation de l'énergie (parfaitement conciliable avec celle de la conservation de l'énergie) est la loi de la mort inévitable par perte d'ordre.
Chaque fois donc qu'un facteur intervient pour « re-grader » l'énergie qui tend à se dégrader, on peut dire que ce facteur injecte au système considéré une quantité contraire à l'entropie. Et si l'entropie c'est le retour au désordre, la marche à l'ordre pourrait être appelée, comme on l'a proposé, « entaxie ». Mais le mot qui a prévalu est celui qui désigne tout simplement le contraire de l'entropie, l' « entropie négative », la « néguentropie ».
De toutes les définitions qui précèdent, il suit qu'introduire de la différenciation, de l'organisation, dans l'énergie d'un système, c'est faire diminuer son entropie, ou augmenter sa néguentropie. Ou, pour redire la même chose en d'autres termes, c'est lui donner de l'information. Information est ici prise au sens aristotélicien de détermination interne, ou de structuration immanente.
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Mais ce qui est curieux, et même étonnant, c'est que l'autre sens, également aristotélicien, et toujours universellement compris, du mot « information » nous ramène lui aussi à l'idée de néguentropie -- quand, par la connaissance, et plus précisément par l'observation, un savant acquiert une information, il fait baisser la néguentropie du système qu'il observe. On voit donc l'espèce de transitivité qui permet de passer de l'information-structuration à l'information-acquisition de connaissance : l'acquisition d'une information n'est jamais gratuite, elle coûte une quantité, faible mais réelle de néguentropie ; inversement, injecter de la néguentropie dans un système présuppose que l'on ait obtenu beaucoup d'information, pour pouvoir ensuite la réinvestir dans le système sous forme d'organisation, de différenciation.
Toutes ces remarques sont faites par M. Olivier Costa de Beauregard dans sa thèse complémentaire *Le second principe de la science du temps*, pp. 76 et sq., qui conclut : « les physiciens n'ont jamais aimé l'aristotélisme, et ils ont pour cela les meilleures raisons. S'il est pourtant un chapitre nouveau de la Physique où une théorie d'inspiration très aristotélicienne de la matière et de la forme -- de l'*énergie* et de la *néguentropie* -- semble être en voie de constitution, c'est bien la Cybernétique, cette plus aristotélicienne des théories physiques » (p. 77).
Or, cette redécouverte de la vieille équivalence mise par l'aristotélisme entre information-ordre et information-connaissance, rejoint également l'hypothèse teilhardienne du « dedans », de l' « intérieur », des corps inanimés, ces tous petits systèmes naturels. En trois mots : la Physique redécouvre la subjectivité.
Certes la définition mathématique de l'information ne s'occupe aucunement de la valeur humaine de telle information, pour moi et non pour mon voisin : c'est là valeur relative et subjective dont la Physique mathématique n'a point à connaître. La Cybernétique ne s'intéresse qu'à la définition de l'Information absolue. « L'élimination de l'élément humain permet précisément de répondre à un ensemble de questions » (Brillouin, *La science et la Théorie de l'information*, Masson et Cie, Introduction, p. IX).
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Mais Brillouin reconnaissait, lui-même, à la page précédente que « l'élimination de l'élément humain se présente comme une très sérieuse limitation ». C'est avouer que la déshumanisation rend la physique incomplète. Et cet aveu apparaît explicitement sous la plume de Brillouin (*ibid*, p. IX) : « Tous ces éléments, relatifs à la valeur humaine de l'Information sortent du cadre de la présente théorie. Ceci ne veut pas dire qu'on doive les négliger définitivement, mais seulement que pour le moment, il n'a pas été possible de les étudier sérieusement et de les classer. Ces problèmes feront, à n'en pas douter, l'objet des recherches à venir, et il est à souhaiter qu'ils soient étudiés selon des méthodes scientifiques. » Et il ajoute : « La présente théorie s'étend sur le « no man's land » de l'information absolue, sur un ensemble de problèmes que ni les scientifiques, ni les philosophes n'avaient jusqu'à présent étudiés. Si nous pouvons l'étendre jusqu'à des problèmes de valeur, nous empiéterons sur un domaine réservé à la philosophie. Pourrons-nous un jour traverser cette frontière et reporter les limites de cette science dans cette direction ? C'est à l'avenir de nous répondre. »
A cette question posée en 1959, est-ce que la thèse de Costa ne répond pas en 1963 ? « Nous avions pourtant écrit que la Physique, par définition même, semble être le lieu de l'objectivité ; il est certainement exclu de remettre en question les reconquêtes de l'objectivité sur la subjectivité... Mais ici le cas est différent : la place où se loge l'*information* était bel et bien laissée vacante -- que dis-je, béante -- par la Physique : c'est le formidable déficit du bilan de la néguentropie universelle » -- (Cité par Chauchard, p. 103).
En la personne de M. O. Costa de Beauregard, maître de recherches au C.N.R.S., professeur de théorie physique à l'Institut Henri Poincaré, et en celle de M. Léon Brillouin, professeur honoraire au Collège de France, on peut dire que prend corps en France, car c'est chose faite en Italie, depuis Fantappié. *Teoria unitaria del mondo fisico e biologico*, Rome 1944, l'idée teilhardienne reprise par Chauchard, d'un physicien soucieux de tenir compte de l'existence des vivants, et même des connaissants. C'est le physicien Costa de Beauregard qui a écrit (*le second principe de la science du temps* p. 132) : « Le bloc spatio-temporel se conçoit y compris les effets de la présence des vivants. » Évoquant le problème de la conversion possible de l'information en néguentropie, c'est-à-dire finalement le problème de l'action des vivants dans l'univers, il est amené à les concevoir comme des sources de néguentropie :
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« Et qu'est-ce, tout bien réfléchi, qu'une action d'homme ou d'animal sinon une production de néguentropie ? Par opposition à l'« action » physique inerte, l'« action » d'origine biologique peut très aisément répéter des occurrences dont la répétition est improbable : c'est la définition même d'une *néguentropie*, ou de la mesure d'une *organisation.* -- Action et organisation, dans notre thèse, c'est tout un. L'acte « délibéré » d'un homme, l'acte « adapté » d'un animal, l' « acte » à *tempo* déjà beaucoup plus allongé de la plante parasite qui croît en lançant à tâtons ses vrilles (...), les constructions de l'ontogenèse et celles, enfin, de la phylogenèse, dont le *tempo* est du même ordre que celui de l'évolution du Cosmos ; tout cela, pensons-nous, procède d'une même nature, ayant bien sûr un avers matériel mais aussi un *revers* psychique ou infra-psychichique. (Ce mot, très heureux, à notre sens, est de P. Vignon, *Introduction à l'étude de la biologie expérimentale*) » (pp. 79-80).
A « l'implacable logique interne de la théorie du déterminisme et de la conscience épiphénomène, qui considérait l'observation comme gratuite et l'action comme impossible », Costa opposerait donc une théorie de la contingence permettant à l'information de se convertir en néguentropie. « Il y a au sein du psychisme, circumincession constante de l'observation et de l'action, par où la représentation, *l'information*, manifeste indissolublement son double aspect « courant » et « aristotélicien ». Au sein du cosmos, les sources locales de néguentropie ne sont que de bien petites résurgences de la perte immense de la néguentropie universelle, qui s'échappe de l'évolution de la matière inerte comme l'eau fuit à travers le sable d'un désert. » (*Le second principe,* p. 91.)
Sommes-nous loin de Teilhard ? En le suivant, nous avons découvert qu'il n'était ni le seul ni le premier à sentir les limites de la science cartésienne, et à vouloir les transgresser. L'une des clés de son succès auprès du grand public et auprès de plusieurs pionniers de la recherche, est là : Teilhard dit tout haut ce que tout le monde ressent tout bas : on ne peut se satisfaire d'un idéal d'objectivité inhumaine, comme si ce qui est propre à l'homme n'avait aucun analogue du haut en bas de la Nature.
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L'Homme n'est pas étranger, ni donc étrange dans la Nature. Il y a du quasi-humain partout. L'Homme n'est pas la mesure de toutes choses, mais il y a dans l'Homme une incarnation des transcendantaux (être, unité, vérité, bonté) qui lui permet de lire dans les choses non-humaines une incarnation similaire des mêmes transcendantaux : non pas « vie intérieure », mais intériorité donnée avec la structure unitaire ; non pas conscience, mais information ; non pas amour, mais finalité, dont tendance, donc tout de même appétit.
L'absence d'une formation scientifique approfondie et encyclopédique chez Teilhard l'a malheureusement conduit à se contenter trop souvent d'approximations métaphoriques et de prouesses verbales. C'est en ce sens très précis, -- et qui ne doit rien à Hegel -- que, après avoir critiqué Teilhard en philosophie et en théologie, je dis maintenant qu'en matière de philosophie des sciences, il faut le dépasser, c'est-à-dire, au lieu de refuser ses positions, aller plus loin qu'elles. Il ne faudrait pas que, sous prétexte d'anti-teilhardisme, des penseurs qui se réclament d'Aristote et de saint Thomas nous lient à Descartes et à Comte. Il ne faudrait pas que sous prétexte de fidélité à Aristote et à saint Thomas, des antiteilhardistes passionnés négligent les signes de thomisme et d'aristotélisme inconscients que nous révèle le succès de Teilhard, : les esprits du XX^e^ et du XXI^e^ siècles ressentent et ressentiront plus que jamais le besoin connaturel d'habiter dans un monde d'êtres, de causes et de fins. Le monde est un milieu irrespirable pour l'homme si chaque chose n'a pas sa forme, si chaque action n'a pas sa fin, si chaque être ne jouit pas de son unité interne, et si tous les êtres ne sont pas reliés entre eux par des attractions, des affinités, des correspondances, des analogies.
La science ne cessera de nous faire un monde inhabitable, si elle continue à pousser ses recherches et leurs applications pratiques dans le sens d'un monde purement mécanique où tout ce qui est humain apparaît comme étranger.
Paul Grenet.
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### Le Romantisme de la Science
par Marcel De Corte
**1. -- **L'influence qu'exerce « la science » sur les comportements spirituels et intellectuels, sur les conduites morales, politiques et sociales des hommes est un phénomène récent. L'empire de « la science », son expansion universelle, la tyrannie qu'elle fait peser sur les esprits et sur les mœurs, la réduction totalitaire à ses normes, à ses méthodes, à sa façon d'appréhender et de concevoir le monde, à son mode d'argumentation et jusqu'à son langage qu'elle inflige à tous les autres types de savoir et à tous les genres d'activités humaines, datent de deux ou trois siècles à peine. Des femmes « savantes » de la comédie, où s'amorce l'événement, à l'humanité « savante » que la sociologie actuelle prospecte et que l'extirpation systématique de l'analphabétisme célèbre statistiquement chaque année, l'Évolution majusculaire qui emporte la planète a parcouru son avant-dernière étape, prélude de la mutation définitive de l'homme en surhomme et de la machine ronde en paradis terrestre. *Rerum novarum nascitur ordo*, cette devise que Diderot assigne à la conception de la nature dont il est le protagoniste, signifie que l'humanité a franchi la phase « pré-scientifique » de son histoire pour accéder à son apothéose sous l'égide de la science.
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Nous sommes tellement habitués à ce phénomène qu'il nous faut faire effort pour nous représenter comment l'homme antique, l'homme médiéval et même l'honnête homme de la culture classique ont pu vivre en dehors de cet univers de la science qui est désormais le nôtre, dans un monde que leur « physique » a cru, pendant plus de deux millénaires, composé des quatre éléments : la terre et l'eau, le feu et l'air, sans parler de la « quintessence », du cinquième élément, l'éther, dont la matière noble des astres, soumise à la parfaite régularité, devait être constituée. Nous sourions de ce savoir puéril. Nous condamnons sans appel l'ignorance et la crédulité naïve qu'il étale. L'âge mental d'Aristote, profère impavidement Léon Brunschvicg, est celui d'un enfant de six ans. L'homme adulte d'aujourd'hui, formé par la science, a complètement banni de son champ de vision cette conception archaïque qui ne correspond en rien à l'univers réel que la science moderne pénètre et maîtrise. Entre la physique des Anciens et la physique des Modernes, la rupture est totale.
**2. -- **Est-ce sûr toutefois que l'antique conception du monde que nous méprisons au nom de la science ne s'accorde en rien à la réalité ?
Sans doute n'a-t-elle rien de scientifique, au sens que nous donnons à ce mot. Elle répond cependant au monde directement perçu par nos sens et immédiatement récapitulé par notre intelligence classificatrice. Elle est radicalement et de fond en comble réaliste. La réalité qu'elle exprime est appréhendée sans la moindre déformation. C'est le monde tel qu'il est qu'elle nous présente et représente, au moment où il surgit dans nos facultés de connaissance.
Jamais je n'ai mieux compris ce type de savoir qu'un jour où je me promenais de grand matin sur une vaste grève déserte avec une vieille et alerte paysanne de mes parentes. Elle rompit le silence émerveillé que nous observions face à l'immense nature qui nous enveloppait, en me disant : « Comme on sent jusqu'au plus profond de soi-même les éléments nous envahir : la terre, l'eau, le soleil et le vent, on ne fait plus qu'un avec eux. »
Les éléments sont les objets de l'expérience sensible instantanée que nous avons de la nature autour de nous et avec lesquels nous communions sans intermédiaire. Nous les saisissons sur-le-champ et en présentons l'organisation et les relations mutuelles à l'intelligence avide d'être. Ils constituent à ce point le milieu d'être le plus approprié à notre être que, pour exprimer l'idée de « se trouver là où l'on s'épanouit le mieux », le langage populaire emploie l'expression dont nous pouvons encore à peine percevoir la profondeur -- « être dans son élément ».
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Et cet harmonieux rapport réciproque où l'être humain coexiste avec l'être universel retentit incontinent dans l'esprit comme s'il était l'objet, l'étalon et l'idéal de toute connaissance parfaite où la réalité s'offre à nous sans être dénaturée, puisque la même expression, dans ce conservatoire des expériences vécues les plus profondes qu'est la langue, signifie que nous discourons avec aisance et méthode de choses que nous connaissons particulièrement bien.
S'il est vrai que la langue est un système de signes articulés par lesquels l'homme communique à l'homme ses pensées, les éléments ont dû provoquer l'apparition des premiers signes que l'homme ait utilisés pour se faire connaître à lui-même et faire connaître à autrui l'être de la nature : le monde des éléments fut, selon toute vraisemblance, la toute première réalité, l'être originel que l'être humain a pu saisir, dans une expérience vécue et raisonnée primordiale, et qu'il s'est exprimé à lui-même et aux autres hommes.
Leur nature de constituants sensibles, et donc matériels, de l'univers s'est d'autant plus imposée à la réflexion que l'absence ou la prédominance exclusive de l'un d'eux au détriment des autres rend toute vie humaine impossible. Comment ne pas percevoir et comprendre que nous vivons dans un monde que la terre et le feu, l'eau et l'air composent par leur mélange et leur union ? La toute première intuition de l'*être* des choses du monde sensible a été celle des éléments. C'est sur cet être-là que la certitude initiale de l'être et l'irrécusable expérience du principe d'identité, loi du réel et de l'esprit, se sont fondées : il y a de l'être et l'être ne peut pas ne pas être.
**3. -- **Le monde des éléments fut le premier monde de l'être et il le reste en dépit des railleries des philosophes et des savants modernes qui l'oublient. L'homme de la civilisation paysanne qui fut la nôtre jusqu'à ces deux derniers siècles s'est toujours senti en relation fidèle et persévérante avec les éléments. A chaque instant, ils submergent ses sens et imposent leur présence à sa méditation. Il suffit de se promener à la campagne pour découvrir leur ubiquitaire et perpétuelle manifestation.
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Nous avons beau ironiser sur cette connaissance élémentaire du monde qu'un enfant de l'école primaire a largement dépassée aujourd'hui, sa disparition ne fait-elle pas problème ? Dans la civilisation urbaine où l'homme moderne se trouve pris au piège, les éléments négligés, oubliés, ostracisés par la science, ne se vengent-ils pas ? Comment vivre sans terre et sans espaces de verdure ? Comment échapper à la minéralisation dans cette lumière artificielle quasi constante où nous sommes plongés ? Comment s'accommoder d'un air pollué, d'une eau elle-même lavée de ses souillures à grand renfort de chimie ? Cette création de la science et de la technique modernes, victorieuses de toutes les résistances de la nature, qu'est la grande ville d'aujourd'hui, ne devient-elle pas invivable ? L'exode hebdomadaire des foules et leur fuite annuelle massive ne montrent-ils pas, si vains que soient leurs mobiles, qu'elles obéissent à une impulsion profonde, jaillie du tréfonds de l'homme, mais aussitôt dénaturée, qui les pousse à retrouver leur milieu naturel de vie où l'être humain se reconnaît à nouveau dans son élément ?
L'homme de la civilisation traditionnelle se contentait sans doute de peu en se limitant à cette connaissance globale de la nature qu'il tirait de son commerce familier avec les éléments. En comparaison avec les connaissances du monde matériel que nous avons accumulées, il n'est pas exagéré de prétendre que son savoir était nul et son ignorance totale. Il tenait cependant l'essentiel : l'*être*, l'objet propre de l'intelligence humaine, l'*être intelligible* appréhendé confusément et pour ainsi dire en vrac dans les choses de l'univers sensible. A partir de là, il pouvait bâtir cette philosophie du sens commun, du bon sens, immunisée contre les divagations et les mirages, que Bergson a justement appelée « la métaphysique naturelle de l'esprit humain » et qui est la racine de toute pensée avide de vérité. Cette physique, aussi peu scientifique qu'elle soit pour nous, aussi enfantine que nous la jugions, forme l'assise solide de la *métaphysique,* de la science des causes ultimes, sinon de la théologie naturelle, et ses affirmations irréfutables, inaccessibles à la corrosion sophistique, contiennent implicitement, à l'état fruste, mais salubre, qui lui communique la santé indispensable à l'exercice normal de notre faculté la plus haute, les conditions de certitude qui lui permettent d'accéder à la cime du suprême savoir.
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Au sein de la nature irriguée par les énergies élémentaires qui y dessinent un arrangement, des suites, des liaisons, des récurrences, des rythmes, l'intelligence de l'homme perçoit la présence d'un ordre qui ne dépend pas d'elle-même et dont elle se demande alors si elle ne dépend pas de quelque cause qui la dépasse. Cette utilisation spontanée du principe de causalité peut sans doute être grossière, brutale et défectueuse. Elle n'en trace pas moins la voie ascendante qu'il suffira de débroussailler et de baliser pour atteindre à la certitude définitive : l'être contingent renvoie à l'Être nécessaire.
C'est du reste de cette façon que s'est développée en Grèce la première et la seule conception du réel fondée sur l'expérience et sur la raison que l'humanité ait connue et connaisse encore. Ce qu'on appelle « philosophie présocratique » n'est autre, comme le montre Aristote, que l'application du principe de causalité effectuée par l'intelligence de l'homme à la réalité du monde sensible dont elle n'a encore qu'une connaissance élémentaire et rudimentaire, mais vraie dans l'ordre de l'*être.* Aussi, l'essor de cette première philosophie, qui préfigure tous ceux qui le perfectionneront, culmine-t-il dans l'affirmation de l'existence d'une Intelligence suprême ordonnatrice, proférée par Anaxagore, dont le Stagirite nous dit qu'il apparut de la sorte comme un homme resté sobre dans un banquet où tous les autres convives étaient ivres.
**4. -- **C'est sur cette lancée que le savoir humain poursuivit sa course jusqu'à une époque récente. La science, au sens moderne du mot, prise comme étude des phénomènes envisagés dans leurs corrélations quantitatives, est restée à peu près pratiquement inconnue des Anciens. Si l'on excepte l'astronomie et les rares spécialistes qui la soumirent au traitement géométrique, toutes les connaissances de l'homme étaient englobées dans la sphère de la philosophie.
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La démarche de l'intelligence était verticale : elle allait de l'expérience commune aux principes supérieurs qui la commandent et l'éclairent. Il importait peu à l'homme de la civilisation paysanne, constitutivement soumis aux grands rythmes de la nature et suspendu à un ordre de l'être immuable, de connaître les lois qui régissent les phénomènes d'un secteur déterminé du réel et de pouvoir agir sur eux grâce à ce savoir. On ne commande pas aux saisons ni à cet entrecroisement de causes diverses qu'on appelle le hasard ou la fortune ! On ne fait pas pousser les feuilles en tirant dessus ! L'obéissance au Destin ou à la volonté de Dieu, autrement dit en langage philosophique : le respect de la nature des choses et le rattachement de leur être à des causes transcendantes détournaient ce type de mentalité de l'analyse horizontale et détaillée des phénomènes naturels. A quoi bon s'acharner à la recherche de minuties, alors qu'on atteint l'Essentiel et l'Unique Nécessaire ? Lorsqu'on sait qu'il est impossible et vain de vouloir changer les alternances que les éléments impriment à la nature et que ces pulsions ne peuvent tirer leur origine que d'un ou de plusieurs Moteurs universels transcendants, ne possède-t-on pas le savoir par excellence ? « Nous estimons posséder la science d'une chose d'une manière absolue, et non pas, à la façon des Sophistes, d'une manière purement accidentelle, quand nous croyons que nous connaissons la cause par laquelle la chose est, que nous savons que cette cause est celle de la chose, et qu'en outre il n'est pas possible que la chose soit autre qu'elle n'est », écrit Aristote, définissant méthodiquement et rigoureusement les démarches spontanées de l'intelligence commune.
Contrairement à l'opinion aujourd'hui répandue, ce type d'expérience qui se fonde sur des faits absolument généraux et radicalement premiers, accessibles à l'observation immédiate, dont la simple et universelle présence s'impose sans contestation possible au regard le moins averti, et ce type d'argumentation qui remonte, en s'appuyant sur le principe de causalité, jusqu'aux raisons d'être des choses, engendrent des certitudes plus consistantes et plus irréfragables que les sciences expérimentales toujours astreintes à recourir à des théories changeantes afin de coordonner et de systématiser leurs données. C'est pourquoi l'humanité formée par la civilisation paysanne n'a guère accordé de crédit aux sciences proprement dites de la nature. Son sens du réel, son goût de l'être solide qui ne trompe pas, sa passion des vérités éternelles qui éclairent le cours général des choses étaient plus comblés par l'enquête philosophique et ses conclusions irrécusables que par la recherche scientifique.
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Ce type de savoir dont elle s'est contentée pendant des millénaires exclut en outre toute subjectivité. Le paysan sait qu'il ne peut commander aux faits et aux événements qu'il affronte. Ceux-ci sont indépendants de son intelligence et de sa volonté. L'expérience directe qu'il en a est aussi objective que possible, et les conséquences qu'il en tire en y appliquant le principe de causalité ne sont pas, quant à leur contenu philosophique implicite, à la merci de sa fantaisie : elles lui sont prescrites avec l'autorité même qui émane des vérités supérieures et non point en fonction des appétits de son moi. Se soumettre aux injonctions du moi équivaut du reste pour lui à une condamnation à mort. Sans une constante et sévère soumission au réel et à la nature des choses, il ne subsisterait pas un seul instant. Sans doute, cette expérience et cette argumentation auront-elles besoin d'être épurées de toute l'imagerie où elles s'expriment et aux rallonges de laquelle une intelligence indisciplinée les contraint d'avoir recours. Mais elles restent, quant à leurs racines et à leur élan vers les principes explicateurs absolus, d'une rigueur et d'une vérité hors de pair.
Toutes les civilisations paysannes comportent une métaphysique et une théologie naturelles identiques sous le revêtement bariolé qui les distingue, parce qu'elles répondent de la même manière aux exigences objectives de la réalité par une même obéissance à ses lignes de force. Il n'est pas exagéré de dire que les certitudes les plus hautes en matière de métaphysique et de théologie naturelle procèdent, quant aux conditions psychologiques et sociologiques qui les commandent concrètement, de la mentalité paysanne. La contre épreuve le montre également : c'est dans la mesure même où la civilisation paysanne régresse que ces certitudes lâchent pied et se défont.
**5. -- **On comprend ainsi pourquoi l'homme de la civilisation traditionnelle s'est peu soucié de la mesure qui est à la base même de toutes les sciences modernes de la matière et qui constitue le pôle d'attraction des sciences de la vie incomplètement mathématisées à bien des égards : un tel type d'homme, loin de mesurer les choses, est continuellement mesuré par elles.
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Il faudra attendre Protagoras pour proclamer que l'homme est la mesure de toutes choses, mesure de leur être pour celles qui sont, mesure de leur non-être pour celles qui ne sont pas. La sophistique est un phénomène urbain, qui présuppose le rassemblement de grandes foules faciles à duper, et comme l'assure Platon qui en observa la naissance, la manipulation du « gros animal » démocratique et de sa capacité d'illusion. Elle requiert l'existence d'un terrain favorable où la volonté de puissance des uns puisse manœuvrer afin de se soumettre l'aptitude à l'impuissance et à la mystification des autres. Elle exige que les uns soient suffisamment libérés des contraintes imposées par la nature des choses et qu'ils tirent de leur déracinement même leur propension à la démesure, tandis que les autres, débilités par leur avulsion hors du milieu naturel de vie qui les porte, deviennent infailliblement leur proie. L'homme ne s'affranchit des conditions physiques et métaphysiques de son environnement naturel que pour en transposer l'empire, plus impitoyable encore, au sein de la vie sociale.
Lorsque la société se développe au-delà de ses limites et permet à la démesure de se déployer sans se heurter immédiatement à la résistance du réel, les seuls moyens dont le sophiste dispose pour déployer sa volonté de domination sont la violence et la parole qui lui donnent d'atteindre autrui et de se le soumettre. Le plus souvent, il s'agit d'une combinaison des deux et d'un savant dosage de violence et de paroles de violence. C'est pourquoi Gorgias proclame le *logos* qui est discours « le grand Prince » (*mégas dynastès*) qui plie la vie des hommes aux injonctions de sa force persuasive et en fait ce qu'il veut. L'être humain qui se soustrait aux lois de l'être se conforme aux séductions du langage que le sophiste manie en maître et qui l'enveloppent et le captent. Ce n'est pas l'homme qui devient mesure de toutes choses, mais le spécialiste de la parole et le manieur des foules désencadrées.
Les prestiges de la sophistique ont été longtemps tenus en échec grâce aux puissantes réserves accumulées dans les âmes par la métaphysique naturelle de l'esprit humain. L'homme mesuré par les lois de l'être et par Dieu résista pendant des siècles à la tentation de mesurer autrui et les choses et ainsi de les dominer.
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Ce n'était pas qu'il ignorât la mesure, mais cette mesure régulatrice il la tourna vers lui-même et vers ses propres activités. Loin d'être un instrument de fascination, de tromperie ou de tyrannie, la mesure fut inviscérée par l'homme au sein de ses propres conduites à l'imitation de la mesure qui fait de l'univers un ensemble harmonieux dirigé par un Principe supérieur. La mesure du microcosme fut empruntée à celle du macrocosme et devint ainsi le facteur essentiel de l'ordre moral : pour faire régner l'accord entre la multiplicité des tendances qui se partagent l'être humain et pour imposer une direction aux mouvements qui l'emportent, il faut une mesure qui provienne à son tour de la faculté supérieure qu'est la raison en l'homme, capable elle aussi d'atteindre et de connaître la nature de l'animal raisonnable et de mesurer à ses normes les conduites humaines.
Si ce sens de la mesure appliquée à l'homme et non point au monde extérieur est apparu pour la première fois en Grèce, c'est parce que l'homme formé en ce lieu privilégié du globe par les certitudes spontanées du sens commun et par la métaphysique qui les prolonge, a ressenti profondément qu'il était plus urgent de se discipliner lui-même que de régenter le monde. Dans une civilisation gouvernée par le principe de réalité, l'acte humain par excellence est l'harmonisation de l'homme afin de la faire concorder à l'harmonie universelle. Comment y parvenir sans soumettre les diverses parties de son être à la mesure de manière à ce qu'aucune d'entre elles n'empiète sur les autres et se les assujettisse, et qu'un ordre s'établisse entre elles, analogue à celui qui régit les éléments de la nature ? L'homme sait, par l'expérience qu'il a de lui-même et par le raisonnement qu'il tient sur soi, qu'il ne peut vraiment être ce qu'il est qu'en s'intégrant à son tour à l'ordre universel, et que cette incorporation ne peut s'accompagner que s'il mesure ses actes à l'étalon de son être. La démesure est l'anarchie introduite dans l'être et par là même la ruine de l'être humain.
**6. -- **Toute la civilisation occidentale s'est ainsi orientée à la fois, en fonction de ses sources, vers l'explication de la réalité par le savoir métaphysique et vers l'accomplissement de la réalité humaine par la science pratique de la mesure.
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Les exceptions individuelles à cette double et unique direction sont évidemment nombreuses et aussi nombreuses qu'on voudra. Elles ne font que confirmer la règle : sans cette orientation, les œuvres les plus significatives et les types humains les plus représentatifs de cette civilisation sont inintelligibles. La science, dans la signification actuelle du terme, n'y a joué qu'un rôle effacé, tant au point de vue de la spéculation qu'à celui de l'action. Ce genre de savoir que l'homme de la civilisation traditionnelle a peu pratiqué ne s'est diffusé qu'avec Léonard de Vinci et Galilée, et surtout avec Descartes et Newton.
La chronologie est ici révélatrice. C'est à partir du moment où la religion chrétienne a commencé de perdre sa vigueur et son influence que la science au sens moderne du mot a gagné du crédit. L'affaiblissement du christianisme a entraîné le décri de la métaphysique naturelle de l'esprit humain et de la morale de la mesure. Il est symptomatique que les promoteurs de la Renaissance tirent la justification philosophique de la nouvelle conception de l'homme et du monde qu'ils se font, non point de l'aristotélisme ni même du platonisme, mais des doctrines néoplatoniciennes : la métaphysique fondée sur les principes de causalité s'y efface au profit d'une philosophie réflexive de type idéaliste. La connaissance du monde se libère ainsi de la perspective théocentrique. La contemplation fait place à l'action et le primat de l'objet à celui du sujet. C'est un lieu commun que l'exaltation de l'homme à l'époque de la Renaissance. Non seulement l'homme est au centre du monde, mais il se dépouille de ses limites. Pic de la Mirandole proclame que Dieu accorde à l'homme de décider de sa nature et de se façonner lui-même, selon la forme qu'il préfère, en accord avec le libre-arbitre qui lui est propre. L'homme est de la sorte un être qui s'actue et se fait soi-même, sans être contraint par aucune nécessité. Comment ne s'élancerait-il pas à la conquête du monde et comment le monde ne lui apparaîtrait-il pas comme une sorte de matière plastique et malléable qu'on peut manipuler à son gré, à condition de la connaître en elle-même et pour elle-même en abandonnant la vieille relation de la nature à sa Cause première, désormais inutile ?
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Il est évident que l'humanisme qui érige l'homme en *causa sui* est à l'origine de la nouvelle conception scientifique du monde telle que nous la connaissons aujourd'hui et des techniques qui l'accompagnent. Les crises internes du christianisme en expliquent seules l'apparition. Elles n'ont pas seulement ébranlé les croyances, elles ont miné les certitudes naturelles de la philosophie et de la morale que la foi présuppose et qu'elle surélève dans la lumière du surnaturel. Et comme l'homme ne peut vivre sans certitudes, c'est en lui-même et dans un nouveau type de savoir qu'il tentera de les trouver.
**7. -- **Il n'y a pas d'autre alternative au théocentrisme que l'anthropocentrisme et cet anthropocentrisme se revêt immanquablement de la causalité divine qu'il a répudiée. Il ne s'agira plus désormais de contempler la nature dans la relation à la cause transcendante qui l'ordonne, ni d'accomplir par des actes humains l'être qui a été départi à l'homme avec mesure dans l'économie générale du *cosmos,* mais de suivre la seule voie qui reste encore disponible lorsqu'on a quitté les chemins de la spéculation et de l'action : être celui qui déploie son activité *poétique* dans un univers considéré dans sa seule constitution matérielle et se comporter à son égard comme le démiurge ou le sculpteur vis-à-vis de la glaise qu'il informe. *Faire* va monopoliser toutes les énergies contemplatives et actives de l'homme à son profit. La *théoria* et la *praxis* se confondront avec la *poésis*, à un point tel que toute pensée sera désormais une sorte d'œuvre d'art et toute action fabrication d'un monde et d'un homme nouveaux. Telle est la science moderne. L'*homo faber* évince l'*homo sapiens.*
Avec son prodigieux génie intuitif, Descartes l'avait pressenti. Le *Discours de la Méthode* en témoigne dans un passage dont notre époque n'a pas encore épuisé les virtualités magiques :
« Au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.
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Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé... » etc.
C'est ici que s'étale, visible, mais inaperçu, le romantisme de la science dans lequel patauge notre époque et dont les miasmes entêtants affolent les esprits faux et faibles. Toutes les activités de l'homme vont désormais être détournées de la connaissance spéculative et de l'exacte observance des règles qui permettent à l'homme d'exécuter sa tâche d'homme et de remplir sa mesure humaine en orientant son être vers la contemplation. Un nouveau type de savoir apparaît : la science moderne, que nous nous obstinons à diviser, selon des normes qu'elle récuse et qui ne peuvent plus être en aucune manière les siennes, en sciences « théoriques » et en sciences « appliquées », alors qu'elle est *connaissance poétique de la nature,* c'est-à-dire connaissance qui rend l'homme maître des formes qu'il imprime au monde, exactement comme l'artiste est maître des figures et des images dans lesquelles il encadre la matière de son œuvre. A l'*intelligibile* et à l'*agibile* fait place le *factibile.*
Toute l'erreur -- à notre sens énorme, et qui vicie complètement l'interprétation des avatars de l'esprit humain depuis la Renaissance et sous le choc du cartésianisme -- est de croire que la nouvelle science de la nature s'est définie en divorçant de la métaphysique (et de la morale) et en contractant mariage avec les mathématiques. Sans doute, les mathématiques étaient la seule science qui subsistait, intacte, du naufrage de l'ancienne conception de l'univers, et pouvaient-elles, à ce titre, s'ériger en pôle d'attraction pour toutes les connaissances empiriques de la nature abandonnées à l'incertitude et à la précarité qui résultaient de leur découronnement. Mais la victoire des mathématiques sur l'explication métaphysique et théologique de la nature est due à un autre facteur. Elles n'ont triomphé du principe de causalité que dans la mesure où l'homme -- que les disgrâces du christianisme détournaient de sa finalité naturelle et affranchissaient de ses normes -- n'a plus perçu le monde extérieur comme objet de contemplation, mais comme une matière destinée à recevoir l'empreinte de ses intentions conquérantes.
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Un monde qui n'est plus formellement appréhendé dans sa subordination à une Cause suprême qui lui confère son existence et son intelligibilité, n'est plus un monde, un cosmos, un ensemble, un arrangement, un système de parties congruentes. Privé des lumières supérieures qui dessinaient en lui un ordre, il devient un chaos, un flux de phénomènes sensibles insaisissables, un pêle-mêle d'énergies disparates qui sus-citent, abandonnées qu'elles sont à leur cours en apparence incohérent et confus, la volonté de puissance de l'homme. Quand la foudre n'est plus l'arme de Zeus, Prométhée s'en empare. L'homme ne peut pas vivre « sans monde » autour de lui. Puisqu'il n'a plus de « monde », il s'en créera un. Au monde consonantique de la nature et de la surnature qui disparaît à l'horizon, il substituera un monde qui sera autant que possible son œuvre et qui, dès lors, sera de part en part transparent à sa raison, de plain pied avec elle, soumis à ses injonctions et à ses desseins. En un univers où le Dieu de la nature et de la grâce, de la métaphysique et de la Révélation, s'estompe dans les dernières lueurs du crépuscule, où les lanternes du sens commun et les fanaux de la foi s'éteignent peu à peu, l'homme se doit de gonfler les vessies dont ils s'imagine qu'elles répandront quelque clarté sur le devenir des choses, et de se prendre pour un démiurge. Après avoir désenchanté le monde et l'avoir privé de son sens, il s'en proclame l'enchanteur et lui donne un sens, celui de sa volonté créatrice.
Ce monde nouveau, ce monde renaissant entre les mains de l'homme doit avoir un sens. Il doit suivre des règles, obtempérer à un ordre, se soumettre à des lignes directrices de manière à redevenir un *cosmos,* mais un cosmos humain. D'où lui viendra cette disposition méthodique qui le rende habitable sinon de l'homme lui-même, réinstauré dans sa fonction de « roi de la création », au titre de créateur, dont la volonté de puissance sur tout ce qui n'est pas lui se dirige vers la fin qui est désormais la sienne et recherchera *les moyens* de l'atteindre ? L'homme commence de façonner un monde qui soit digne de sa superhumanité, sinon de sa divinité.
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**8. -- **Tous les problèmes se ramènent ainsi au seul problème de l'art, de la technique, de la méthode, des voies, moyens et instruments qui assureront à l'homme la régence d'un monde privé de transcendance et de mesure, devenu malléable et disponible, voué à la sujétion, à « l'hominisation ». Nous sommes dans l'âge de l'activité transitive, du *poiein*, du *faire*, qui se subordonne toutes les autres activités, qu'elles soient spéculatives ou morales. Voici désormais la seule question qui se pose à l'homme : « *Comment* FAIRE *pour* AVOIR *un monde*, alors que je me trouve devant un flux de phénomènes dont les changements, les variations, les vicissitudes m'assaillent sans relâche ? » Tout est remis en question en fonction de ce renversement des axes du réel, aussi bien l'existence politique et sociale que la conception de la nature et de l'homme. Les ressources de vie paysanne et religieuse, les réserves de sagesse, de jugement, de bon sens, amassées au plus secret des âmes, la communion vécue avec l'univers et avec le Principe de l'être, l'obéissance à leurs impératifs, la conception du savoir comme réception et comme soumission au réel pourront sans doute subsister longtemps dans les mentalités. Elles ne joueront plus de rôle directeur et régulateur. Il s'agit de *construire*, d'*inventer*, de *créer*. De quels *moyens*, encore un coup, l'homme dispose-t-il à cet égard ? Ce sont ces moyens-là que sa volonté de faire et donc de manipuler le monde nouveau afin d'en être le maître utilisera sans lassitude jusqu'aujourd'hui.
Ces moyens ne sont pas nombreux.
**9. -- **Il y a de toute évidence la raison de l'homme. Sa fonction ne sera plus d'abstraire l'intelligible hors du sensible et de s'engager de la sorte sur la voie qui mène vers le savoir métaphysique. La raison n'a plus d'objet *qui lui soit donné*, antérieurement à son exercice. Il n'y a plus d'*être*, au sens fort du mot, qui soit la nourriture de l'intelligence. Il n'y a plus que du sensible, objet de sensation. N'importe ! La raison engendrera d'elle-même son objet. Elle bâtira des plans, édifiera des modèles, forgera des idées, échafaudera des systèmes logiques, tracera des cadres, dessinera même des utopies, et tirera d'elle-même les archétypes rationnels auxquels le monde neuf aura à se conformer pour être un monde humain.
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La raison sécrétera en quelque sorte le milieu universel dans lequel toutes les connaissances humaines prendront place, *avec leurs objets*. Rien ne sera désormais réel qui ne réponde adéquatement à cette structure générale du monde. Sa force agissante et dominatrice en établit les normes. Elle les édicte elle-même afin de s'en assurer la possession et la compréhension parfaites. Dans le dessein totalitaire qu'elle a de construire un monde qui lui soit habitable, elle ne peut rien laisser en dehors de sa juridiction. Elle est le milieu dans lequel tout ce qui méritera d'être se classera. Non seulement elle est ce milieu qui n'en souffre point d'autre en son voisinage, mais elle est à elle-même *l'instrument* par lequel ce milieu se dessine, se fait, s'étend. Le *rationalisme* qui germe de la décomposition de la métaphysique, de la morale de la mesure et de l'éthique est un savoir *poétique*, une activité démiurgique. Toutes les sciences particulières qui graviteront dans son orbite seront astreintes à cette discipline qui les mue chacune à son tour en activité fabricatrice, en savoir ouvrier de son objet. En s'assignant comme fin la construction et la possession d'un monde qui lui soit homogène, la raison *instrumentalise* toutes les sciences et *s'instrumentalise elle-même*. Le monde devient ainsi un chantier de construction, où tout se métamorphose et se transforme selon les canons de la raison. Pour appréhender *le devenir* où l'univers a sombré par mépris et oubli de *l'être*, la raison n'a pas d'autre outil que le filet de relations logiques qu'elle tisse inlassablement : est réalité ce qu'elle saisit en ses rets. Comme le disait un ichtyologiste à Sir Arthur Eddington l'interrogeant sur l'objet de sa science : « Ce que mon filet ne peut pas attraper n'est pas poisson. » Les *modèles* que la raison élabore ne sont pas seulement des images, des doubles idéaux de la réalité, des formes platoniciennes sublimées, ils sont surtout les ruses que trame la raison, les machinations qu'elle ourdit, les pièges qu'elle tend pour capturer l'insaisissable devenir des choses et le rendre intelligible.
**10. -- **Cette raison poétique et créatrice qui sera la seule conception de l'intelligence nantie de valeur fiduciaire dans le monde moderne, ne peut tout de même pas se croire capable de tirer un monde du néant. Si « divine » qu'elle se proclame, et son infatuation ira parfois jusqu'au délire, il lui faut une « matière » où imprimer ses formes, et cette « matière » doit elle-même être apte à les recevoir.
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Les phénomènes sensibles auxquels se réduit le monde dénoyauté de son être et de ses « formes substantielles » sont-ils en ce cas ? On peut en douter. Le sensible, en tant que sensible, n'est pas accessible à l'intelligence. Pour que la raison l'atteigne, le domine et se le rende conforme, il faut le rationaliser, introduire en lui quelque chose qui soit l'acte de la raison, le produit de sa puissance fécondatrice, le réseau de ses idées factives qui puisse ravir dans le phénomène ce dont l'énergie de la raison créatrice de formes peut précisément s'emparer.
Or, dans tout phénomène sensible, il existe un aspect qui s'offre pour ainsi dire aux prises de la raison architectonique et conquérante : *la quantité,* dont la scolastique aristotélicienne souligne avec force qu'elle est *le premier accident* de tous les corps matériels. Cet aspect quantitatif de la réalité sensible est de toute évidence réel, mais sa réalité ne peut être saisie que par les artifices de la raison. Toutes les déterminations quantitatives de la fluente fugacité des choses (nombre, grandeur, volume, poids, densité, vitesse, fréquence, proportions, etc.) sont mesurables, mais pour les capturer, il faut que la raison élabore des mesures, le réel ne fournit que le mesurable. La mesure n'existe pas comme telle dans la nature. Elle est l'œuvre de l'esprit, le résultat d'une convention arbitrairement établie par lui. Et cet instrument -- qui peut être aussi appareil ou machine -- que l'esprit a inventé lui permet de dominer non seulement les aspects quantitatifs du réel, mais les qualités de celui-ci, lorsqu'il les compare entre elles au point de vue du plus ou du moins selon leur degré d'intensité. C'est le cas de la chaleur par exemple.
Grâce aux étalons ainsi instaurés, aux appareils de mesure et aux machines construites pour les mêmes fins, la raison calculatrice s'introduit au cœur même des phénomènes en tant que métriquement déterminés et y découvre des relations constantes qui deviendront à leur tour des moyens qui serviront à étendre son empire. Toutes les entités mathématiques qu'elle enfante sont des êtres de raison, des créations de l'esprit qui se fondent en dernière analyse sur un certain aspect du réel, des *entia rationis cum fundamento in re* dont elle tisse les filets qui lui servent à saisir les propriétés mesurables des choses et à bâtir de la sorte un monde qui vient doubler le monde de l'expérience journalière et, en fin de compte, le supplante.
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**11. -- **La nouvelle conception physique n'a cessé, depuis Galilée, Descartes et Newton jusqu'à la physique contemporaine, d'avancer dans cette voie où les mathématiques sont tenues et employées comme un instrument destiné à scruter les propriétés mesurables de la matière. Le mobile qui l'emporte n'est théorique qu'en apparence. Ce savoir n'atteint en rien la nature de la matière, mais seulement les objets qui, en elle, rentrent dans la catégorie de la quantité. Il n'atteint pas davantage la nature des déterminations quantitatives qu'elle rassemble et dont elle découvre les lois *au niveau quantitatif*. Non seulement il n'a donc rien de théorique -- on de spéculatif -- au sens propre du mot, mais l'objet indubitablement réel qu'il rejoint et définit se trouve agglutiné aux procédés techniques et aux artifices qui le capturent de telle façon qu'il en est indissociable et qu'il devient du coup *un objet technique*, une sorte d'œuvre d'art où l'activité constructrice de l'esprit s'accroît fatalement en proportion de la volonté qu'éprouve le savant d'atteindre l'objet qu'il poursuit *tel qu'il est en lui-même.*
Autrement dit, plus la nouvelle physique se veut théorique et, à ce titre, aspire à pénétrer les secrets de la matière et la constitution intime de celle-ci, plus elle devient une connaissance poétique qui transforme son objet. « La théorie classique du microscope, écrit Filippi, nous apprend que le corpuscule est d'autant mieux localisé dans l'espace qu'on l'éclaire avec une radiation de plus courte longueur d'onde, c'est-à-dire de plus haute fréquence. Mais envoyer sur un corpuscule un photon de haute fréquence, c'est lui faire subir le choc d'un photon de grande énergie, c'est par conséquent modifier sa vitesse. La conséquence est claire : diminuer l'incertitude sur la position, c'est accroître l'incertitude sur la quantité du mouvement. »
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Tel est l'obstacle auquel se heurte la physique contemporaine et dont Heisenberg, dans une démonstration célèbre, a prouvé qu'il est infranchissable. Aussi Louis de Broglie écrit-il justement que « les résultats des mesures constituant les connaissances du savant ne décriront pas *l'univers physique tel qu'il est,* mais *tel qu'il est connu par le savant à la suite d'expériences comportant des perturbations inconnues et incontrôlables *». Il n'y a donc pas connaissance des propriétés intrinsèques de l'électron ni d'aucune des particules qui composent la matière, mais saisie de la matière par l'appareil qui, en la mesurant, la transforme.
Ce n'est pas seulement l'appareil matériel qui perturbe la réalité observée et la fait autre, mais l'instrument mathématique utilisé pour la comprendre. En s'approchant de la réalité, l'appareillage mathématique se fait si dense, si serré, si complexe, qu'il ne saisit plus, à la limite, que lui-même. L'électron s'évanouit en quelque sorte comme tel pour n'être plus qu'un « paquet de probabilités », un faisceau d'équations, un symbole.
Citons encore ici trois déclarations d'Heisenberg : « Les lois naturelles que nous formulons mathématiquement dans la théorie des *quanta* ne concernent plus les particules élémentaires proprement dites, *mais la connaissance que nous en avons...* La conception de la réalité objective des particules élémentaires s'est donc étrangement dissoute, non pas dans le brouillard d'une nouvelle conception de la réalité obscure ou mal comprise, mais dans la clarté transparente d'une Mathématique qui ne représente plus le comportement de la particule élémentaire, *mais la connaissance que nous en avons...* S'il est permis de parler de l'image de la nature selon la Physique de notre temps, il faut entendre par là plutôt que l'image de la nature *l'image de nos rapports avec la nature*. »
Cette relation du physicien avec la réalité ressemble fortement à la relation de l'artiste à son œuvre, à cette réserve près que l'œuvre physique n'est pas quelconque, qu'elle n'est pas le produit de l'imagination déréistique, qu'elle est prégnante d'une certaine entité mesurable, indépendante, quant à son existence, de l'esprit qui la mesure, et dépendante par contre des constructions de ce même esprit, quant à la connaissance qu'il en a. Il est évident que la chaleur ou la pesanteur *existent* dans l'univers en dehors de tout appareil de mensuration ou de toute équation mathématique, c'est-à-dire en dehors de la pensée qui les mesure, mais la connaissance que le savant peut en avoir relève d'une série d'opérations qu'il exécute,
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exactement comme la connaissance qu'a l'artiste de la réalité appréhendée dans son œuvre est corrélative à son travail d'une certaine matière, à ce qu'il *a fait*, à ce qu'il *a produit.* C'est une connaissance *poétique* ou, si l'on veut un terme plus pédant, une connaissance *poématique,* qui *fait* l'objet, non sous le rapport de l'être, mais sous le rapport du savoir.
Eddington nous confirme cette interprétation : « La grandeur physique ainsi découverte est tout d'abord le résultat de nos opérations et de nos calculs ; elle est, pour ainsi dire, un *article manufacturé* -- manufacturé par nos opérations. »
**12. -- **Il est donc impossible de dissocier dans la connaissance physique que le savant moderne a de la réalité et qui sert de maquette à quelque degré à toutes les autres sciences positives, la part de la nature et celle de l'artifice, pas plus que nous ne pouvons dissocier dans la connaissance que l'artiste a de l'objet qu'il représente -- figurativement ou non -- la part de cet objet et celle de l'invention de l'auteur. Ce que la pensée physique appréhende est à la fois le produit de la réalité mesurée et de l'instrument utilisé, lequel est l'œuvre de l'esprit. Aucune physique -- au sens moderne du mot ; aucune science positive, pour autant qu'elle tende au statut de la reine actuelle des sciences, ne peut être classée dans la division du savoir parmi les connaissances spéculatives qui n'ont d'autre objet que de connaître et d'expliquer en fonction de la réalité telle qu'elle se présente à l'esprit, ni parmi les sciences pratiques au sens de savoir qui détermine les conduites humaines en tant que telles. La physique et ses émules sont des *sciences poétiques* qui résultent d'une activité intelligente et volontaire œuvrant sur le monde qui nous entoure de manière à le modifier, à le transformer, à le métamorphoser. Il n'y a pas -- sauf abus de mots -- de physique pure, de recherche physique exclusivement théorique : la théorie physique *inclut de soi* une construction de l'esprit qui façonne en quelque manière le donné et qui en constitue le monde où il prend une forme accessible à la pensée. La théorie et la pratique -- dans la signification ordinaire du terme -- sont indivisibles.
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Tous les concepts fondamentaux de la physique se définissent ainsi d'une manière *opérationnelle :* « Si vous voulez connaître *l'essentiel de la méthode scientifique,* n'écoutez pas ce que le savant pourra vous dire, observez *ce qu'il fait *»*,* déclare justement Einstein. Comme le souligne Bridgman dans sa *Logic of Modern Physics*, il n'est pas un seul concept de physique qui ne soit lié à une série d'opérations effectuées sur un substrat matériel. La notion de longueur est typique à cet égard : il est impossible de la définir sans recourir à un étalon concret fabriqué par l'homme. De même, la notion de température ne peut se définir sans recourir au thermomètre. L'objet et l'instrument constituent une unité. Et l'instrument, qu'il soit matériel comme un cadran ou intellectuel comme un système d'équations, est une *œuvre* de l'esprit. Auguste Comte avait déjà défini son positivisme comme une généralisation de l'attitude opérative de l'homme devant le monde, ainsi que l'a bien vu Ducassé.
**13. -- **Le savant moderne ne fabrique pas seulement des mesures et des lacets mathématiques capables d'emprisonner les phénomènes sensibles qui leur prêtent avec complaisance leurs aspects quantifiables. La démarche d'ensemble de sa pensée est commandée par la construction d'un *modèle* intellectuel -- toujours axé sur la mathématisation -- de l'objet concret qu'il tente de connaître. Mais, vu l'absence de frontières fixes entre le sujet et l'objet dans l'acte même de la pensée physico-mathématique, le savant oscillera sans cesse entre la construction d'un modèle réel et celle d'un modèle nominal, toutes deux aussi impossibles l'une que l'autre.
Le savant de tendance expérimentale essayera de dessiner un modèle qui soit le reflet aussi exact que possible de la véritable structure du réel et qui puisse être retraduit dans un langage adapté à l'univers sensible où nous vivons. Mais si scrupuleuse que soit son intention, il ne pourra jamais réduire la part d'artifice que comporte sa méthode. Son modèle se rapprochera sans doute de l'image que nous avons du monde grâce au réalisme des mots dont le langage courant est lesté. Mais qui pourra garantir que le modèle intelligible est conforme à la réalité alors que celle-ci n'est perçue que par les sens ?
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L'*adequatio rei et intellectus* qui définit la vérité ne sera jamais qu'hypothétique puisqu'il s'agit de rendre conformes l'un à l'autre deux domaines du réel radicalement différents. La « vérité » du modèle ainsi élaboré se tirera des résultats expérimentaux que l'on tire des hypothèses formulées. Elle n'est toutefois qu'une « vérité » précaire puisque rien ne prouve qu'un autre modèle n'aurait pas aussi bien « sauvé » les aspects observables de la réalité.
Le savant dont la tournure d'esprit est plus mathématique se propose de mettre systématiquement en ordre par leur mathématisation intégrale, les données de l'expérience. Il élaborera un modèle qu'il est impossible de retranscrire dans le langage que nous utilisons couramment pour exprimer les perceptions que nous avons du monde et qui exclut toute représentation concrète de la réalité. L'atome en ce cas ne sera jamais qu'un système d'équations. Il est évident qu'une telle tendance équivaut pratiquement à l'abandon de la notion d'objectivité. Celle-ci est remplacée par la cohérence et par la rigueur de la systématisation. La physique mathématique est un langage créé par l'homme qui nous révèle l'existence d'un monde scientifique dont les relations avec notre monde familier sont aussi distendues que possible. « La physique moderne a été forcée, écrit Eddington, de reconnaître qu'il existe un abîme entre le monde extérieur tel qu'il apparaît dans l'histoire familière de notre perception et le monde extérieur qui présente ses messages à la porte de notre esprit. Pour cette raison, l'histoire scientifique n'est plus un rafistolage de l'histoire familière, mais elle suit ses propres voies. Il n'y a rien dans les descriptions du monde physique que nous acceptons, qui doive son accès au fait que nous possédons un sens de la couleur. Tout ce que nous affirmons peut être vérifié par une personne aveugle aux couleurs... »
Un événement est donc *physique* lorsqu'il est décrit en termes physiques, dans le langage logico-mathématique propre à la physique et dans les formes symboliques que la physique manie. Or, ces symboles sont de toute évidence des signes *artificiels,* inventés pour désigner un ensemble de facteurs dont l'unité dépend de la seule raison *qui la fait* et l'instaure. Ainsi le symbole T tient-il lieu tout ensemble de la chaleur existentiellement saisie dans tel objet déterminé, des appareils de mesure qui l'appréhendent, des « théories » concrétisées dans ces instruments et de tous les éléments adventices qui interviennent dans le processus de mensuration.
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Ce symbole se combine avec d'autres symboles qui représentent d'autres facteurs, dans des groupes d'équations. Ainsi s'édifient des constructions de signes et de signes de signes où le symbole tient lieu de l'objet défini, *exactement comme l'œuvre d'art tient lieu de l'objet qu'elle représente*. A la limite, le signe a complètement absorbé la chose signifiée. Le modèle mathématique qui met en œuvre l'ensemble des signes se suffit à lui-même dans l'accord et la cohérence de toutes ses parties.
Dans le cas du modèle réel, le problème de la correspondance à la réalité ne peut jamais recevoir de solution. Dans le cas du modèle nominal, il n'y a pas davantage de solution à ce problème parce que le problème n'est plus posé.
Il ne peut en être autrement. Dès que l'on construit un modèle, qu'il soit réel ou nominal, on se place dans la perspective de la connaissance poétique où le sujet ne peut atteindre dans l'objet que *les constructions* qu'il en effectue sur la base d'expériences limitées aux aspects mesurables des phénomènes sensibles, exactement comme l'artiste n'atteint en l'objet de son art que l'idée factive et matérialisée en une œuvre, qu'il s'en est fait. La comparaison du modèle avec la réalité est infaisable puisque la réalité n'est jamais perçue directement comme telle.
Comme l'écrit Einstein, « les concepts physiques sont des *créations* libres de l'esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l'effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l'homme qui essaie de comprendre le mécanisme d'une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n'a aucun moyen d'ouvrir le boîtier. S'il est ingénieux, il pourra *se former quelque image* du mécanisme, qu'il rendra responsable de tout ce qu'il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d'expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d'une telle comparaison ».
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**14. -- **C'est pourquoi la nouvelle science physique n'est pas et ne peut pas être, en dépit des aspirations des savants eux-mêmes, une connaissance spéculative de l'univers. Par une pente fatale, inscrite dans sa structure épistémologique même, dans les opérations et les manipulations de l'expérience qui lui sont inexorablement connexes, elle est entraînée vers ce qu'on appelle aujourd'hui « la pratique » et qui n'est, ainsi que nous l'avons longuement établi, qu'un savoir poétique, transformateur de la matière, combiné avec un désir plus ou moins larvé, plus ou moins véhément, de maîtrise du monde, auquel l'intention de connaissance spéculative se subordonne.
Il est clair que le savant cherche à connaître l'univers du mesurable d'une manière désintéressée et qu'il est généralement indifférent quant aux résultats pratiques de ses investigations. *Mais autre chose est l'état d'esprit du savant, autre chose est la méthode qu'il adopte et qui le contraint, à peine d'échec, dans des voies que sa mentalité récuse*. On pourrait même dire que la passion de la vérité qui anime le savant est précisément ce qui incline la science qu'il édifie à la transformation du monde. La curiosité intellectuelle qui le meut le force, étant donné son point de départ qui est de connaître le phénomène sensible en renonçant délibérément à l'éclairage métaphysique, à découvrir un mode de savoir nouveau, qui était resté en tout cas en friche jusqu'alors sans sortir de la brousse de l'empirisme artisanal, et dont le nom véritable est *technique*. La méthode n'est scientifique que si elle *applique* rigoureusement ses règles, et la science nouvelle ne peut, *en appliquant les sciences*, qu'amorcer le grand mouvement de *création* d'un monde nouveau (distinct de l'univers familier, et s'il n'est contenu par la raison métaphysique et morale, hostile à cet univers) qui caractérise l'âge moderne.
Dans sa biographie d'Einstein, Philip Frank note que le grand titre de gloire de l'illustre savant est d'avoir déduit la fameuse loi E = mc^2^ du principe de relativité, mais il ne le fait qu'après avoir signalé les applications pratiques de la formule parmi lesquelles se situe en bonne place la bombe atomique. « Les spéculations, *en apparence* les plus détachées de tout souci utilitaire, de la science pure », souligne également Louis de Broglie, ne tardent guère à se développer en « applications pratiques ».
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De fait, il n'existe pas une seule théorie physique qui ne soit articulée, d'une manière intrinsèque et en quelque sorte organique, à l'effectuation dans l'existence, matérielle ou mentale, d'une œuvre quelconque qui se prolonge le plus souvent en réalisations utilitaires. Une théorie qui se révélerait incapable d'expliquer les faits scientifiques, d'éveiller la créativité de l'esprit et de susciter des inventions en tissant le filet des hypothèses et des relations mathématiques qui lui servent à capter la réalité mesurable des phénomènes, serait stérile et aussitôt abandonnée par le savant. Toute théorie doit être *vérifiée*, c'est-à-dire soumise à une série d'épreuves qui la montrent capable de « faire du vrai », de *produire* quelque chose qui puisse être contrôlé. Il faut tenir fermement à cette évidence -- méconnue à un point inimaginable -- que la science physique ne nous dit jamais de la réalité *ce qu'elle est*, mais ce *qu'elle devient* lorsque le savant la manipule.
**15. -- **La vérité physique n'est donc jamais vérité spéculative. Elle est vérité pratique ou, plus exactement, vérité poétique. Le savant ne ressemble pas au philosophe. Il est la réplique supérieure et perfectionnée de *l'artisan* ou de *l'artiste* au sens le plus universel du mot. La vérité qu'il découvre ne consiste pas à connaître d'une manière conforme à ce qui est, mais à *produire un modèle* -- une *œuvre* -- qui réponde aux règles qui gouvernent les mensurations qu'il opère dans les phénomènes sensibles. Si l'on définit l'art comme l'exacte détermination rationnelle des choses à faire, la science moderne en son archétype physico-mathématique est un art au sens le plus strict du terme. Elle est, comme dit Aristote, de la *technè*, une *hexis tis meta logou alethous poiètikè*, « une activité poétique de l'esprit qu'accompagne un discours vrai ».
Dans son vocabulaire scolastique si précis, Jean de Saint-Thomas dira : « *Proprie enim intellectus practicus est mensurativus operis faciendi et regulativus. Et sic ejus veritas non est penes esse, sed penes id quod deberet esse juxta regulam et mensuram talis rei regulandae*. Le savant n'atteint à la vérité que s'il sait produire une œuvre, un modèle qui réponde à sa fin : mesurer l'aspect quantitatif des phénomènes, comme l'artisan n'y atteint à son tour que s'il sait produire une œuvre : une maison qui soit habitable, un couteau qui puisse tailler.
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La vérité n'est ici -- répétons-le sans nous lasser, mais aussi dans l'appréhension de n'être pas entendu, tant le préjugé est tenace -- que vérité pratique ou poétique. Quoiqu'il prétende, son savoir lui donne pouvoir sur la nature, non seulement parce que ce pouvoir est la seule preuve qu'il puisse réellement avancer de la vérité de son savoir, lequel s'en trouve immédiatement coloré d'un caractère pratique et poétique, mais parce que ce pouvoir est incorporé dans la structure même de son savoir : la science physique bâtit un monde dont l'homme est le maître comme l'artiste est le maître de son œuvre.
C'est ce qu'a généralement exprimé, en termes aussi nets que possible, le fondateur de la médecine expérimentale : « Dans les sciences d'expérimentation, l'homme observe, *mais de plus il agit sur la matière*, en analyse les propriétés, et *provoque à son profit l'apparition de phénomènes*, qui sans doute se passent toujours suivant les lois naturelles, mais dans des conditions que la nature n'avait pas encore réalisées. A l'aide de *ces sciences expérimentales actives*, l'homme devient un *inventeur de phénomènes*, un véritable *contremaître de la création *; et l'on ne saurait, sous ce rapport, *assigner de limites à la puissance qu'il peut acquérir sur la nature*, par les progrès futurs des sciences expérimentales. »
**16. -- **Jacques Maritain a décelé admirablement « la parenté si frappante » qui unit « la physique moderne et ses découvertes les plus géniales » à « la création artistique », mais peut-être n'en a-t-il pas suffisamment mis en relief la cause : la dissolution des liens qui unissaient l'homme à l'univers et à Dieu obligeait l'homme à créer un monde nouveau dont il serait à lui seul la mesure et qui devrait être *le vrai* monde, celui auquel son savoir flambant neuf, débarrassé des limites que lui imposaient la métaphysique et la morale traditionnelles, allait s'ajuster. Seulement, ce monde-là, le savant le considérait toujours -- et le considère encore, s'il n'y prend garde -- dans l'optique de la vieille philosophie de la nature ostracisée pour son impuissance à saisir les essences dont l'univers physique foisonne et pour son abdication devant l'ontologie et la théologie. Autrement dit, la science nouvelle, en occupant la place de la philosophie de la nature périmée, inepte et inapte à découvrir les secrets de la matière, reprenait à son compte l'aspiration à être la véritable explication du réel et à dévoiler la structure intime des choses.
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Cette prétention n'a cessé, depuis Galilée, d'animer la physique moderne et, en particulier, la plupart de ceux qui mesurent la vérité au succès qu'elle remporte. C'est ainsi qu'en dépit des avertissements des connaisseurs, tel Poincaré, sur l'incapacité des théories physico-mathématiques à nous « révéler la véritable nature des choses », tel Eddington sur la recherche scientifique qui « ne conduit pas à la connaissance de la nature intrinsèque des choses », tel encore Claude Bernard, sur la « foi aveugle dans les théories, qui n'est au fond qu'une superstition scientifique », un R.P. Rideau n'hésitera pas à déclarer, dans un beau zèle d'ouverture de la foi au monde de la matière, que la théorie physique contemporaine, « bien au-delà des rapports superficiels et empiriques atteint peu à peu l'essence même des choses ». On pourrait citer d'autres exemples, innombrables, particulièrement dans un clergé avide de s'allier au communisme dans l'œuvre de conquête des masses, c'est-à-dire de la quantité. Ce clergé bée d'admiration devant la « science » à la portée de tous.
La physique moderne *s'érige ainsi en science spéculative*. Elle prend la place de la philosophie spéculative de la nature. Elle renonce à être seulement spécifiée par son objet : la quantité, car la quantité renvoie à la substance corporelle dont elle est le premier accident, et la substance corporelle renvoie par sa contingence à un Absolu métaphysique dont la nouvelle science devrait alors reconnaître la juridiction. En cherchant alors son objet, elle s'aperçoit que le fait scientifique est une synthèse de symboles, de lois et de théories qui résulte de l'activité constructive de l'esprit. Elle ne trouve dans le fait, baptisé réalisé, que ce qu'elle y met. En mathématisant la réalité mesurée, elle bâtit quelque chose à sa place. « Lorsque Regnault faisait une expérience, écrit Duhem, il avait des faits devant les yeux, il observait des phénomènes ; mais ce qu'il nous a transmis de cette expérience, ce n'est pas le récit des faits observés, ce sont des symboles abstraits que les théories admises lui ont permis de substituer aux documents concrets qu'il avait recueillis.
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Ce que Regnault fait, c'est ce que fait nécessairement tout physicien expérimentateur ; voilà pourquoi nous pouvons énoncer ce principe dont la suite de cet écrit développera les conséquences : *Une expérience de physique est l'observation précise d'un groupe de phénomènes accompagnée de l'*INTERPRÉTATION *de ces phénomènes : cette interprétation substitue aux données concrètes réellement recueillies par l'observation des représentations abstraites et symboliques qui leur correspondent en vertu des théories admises par l'observateur*. » «* Voilà pourquoi, complète d'autre part Louis de Broglie, la découverte expérimentale, au moins dans la science affinée de nos jours, a pour condition l'activité créatrice de notre pensée et possède par là-même les caractères d'une invention*. »
**17. -- **Nous sommes ici au cœur même de notre sujet : *la tentation romantico-idéaliste* que subit le savoir nouveau et à laquelle il succombe infailliblement dès qu'il prétend remplacer la philosophie, devenir comme elle une connaissance spéculative du réel et atteindre l'être même des choses. Si l'on définit l'idéalisme comme la doctrine qui ramène toute existence à la pensée et pose l'être non pas comme une réalité indépendante pourvue d'une existence et d'une essence propres, mais comme exclusivement relatif à l'esprit, et si l'on prétend que la physique parvient à saisir la nature intime des choses, on est immédiatement acculé à cette conclusion énorme, bouleversante, que l'être physique est l'être même de la pensée et que celle-ci engendre le monde scientifique -- « le vrai monde » qui supplantera bientôt le monde familier et quotidien -- à la façon d'un démiurge ou d'un dieu. Si la physique est une science spéculative qui porte sur l'essence des choses, c'est parce qu'elle enfante cette essence et la pose dans l'existence comme fille de ses œuvres. Selon la formule de Kant, « la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans ».
L'univers de la science, qui est l'univers réel, est donc celui que l'homme construit par un labeur incessant dont les résultats s'ajoutent les uns aux autres dans la ligne, d'un progrès sans fin de son intelligence créatrice. A l'univers « naturel » de l'animalité succède l'univers « réel » de la rationalité.
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La pensée met au monde l'objet de la pensée et l'homme devient, au sens le plus rigoureux, le plus fort et le plus exact du terme, « mesure de toutes choses, pour celles qui sont, mesure de ce qu'elles sont, pour celles qui ne sont pas, mesure de ce qu'elles ne sont pas ». C'est Protagoras qui a raison. La sophistique n'est plus désormais, grâce à la science, la falsification de la vérité, elle est la vérité. Il n'y a d'être que par la libre décision de l'homme. Il n'y a d'univers que parce que l'homme, par la science, est devenu Prométhée. « La grande leçon philosophique de la théorie d'Einstein, glose Léon Brunschvicg, c'est une conception générale de la mesure... Einstein a su orienter la définition de la mesure vers la réalité à mesurer et définir cette réalité en fonction même de l'instrument de mesure. » » Désormais, l'homme sait que « le temps naît du moment où il est mesuré » et que « l'espace, loin d'être antérieur à la mesure, naît de la mesure ». Il n'y a plus de « choses en soi », de « natures », de « formes substantielles » indépendantes de l'esprit humain, comme le croient les aristotéliciens attardés dans l'infantilisme, mais des phénomènes où la raison introduit sa propre mesure et ses propres lois, engendrant ainsi l'univers de la science dont l'univers quotidien n'est même pas la promesse, mais simplement l'attente passive, l'indétermination qui reçoit la détermination de l'esprit, la matière amorphe que la pensée de Prométhée fait accéder à la forme.
« Ce n'est pas ce que les faits ont d'objectif qui intéresse la science, renchérira Édouard Le Roy, un des pères du modernisme et du progressisme chrétien, c'est *ce qu'ils ont d'artificiel*... Le « donné » de la pensée scientifique n'est pas la réalité immédiate, *mais la représentation positive que nous en avons formée*. Substituer à cette dernière *une nouvelle représentation qui soit l'œuvre de notre seule raison*, voilà le problème à résoudre. Rejeter le psychique trop fuyant, le concret impénétrable à nos regards logiques, le corporel relatif à nos besoins inférieurs, telle est l'épuration subtile qui résulte, pour nos idées, de la cristallisation scientifique... Intégrer le monde à l'esprit, résoudre schématiquement l'univers en une hiérarchie de moments logiques, *établir une image de la nature par la seule activité du Moi* et parvenir de la sorte à ne dépendre que de soi-même dans l'œuvre de la Connaissance, c'est le programme et l'ambition de la Science... Son but suprême est *la réduction totale de l'univers à l'esprit*...
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La vérité scientifique ne consiste pas en un décalque scrupuleux d'une matière donnée : elle est la cohérence, la stabilité, le progrès harmonieux d'une certaine démarche de l'esprit, *elle est le succès grandissant de notre conquête du monde*. La vérité scientifique, en un mot, ressemble au bien moral : on ne la reçoit pas du dehors, on la pratique et *on la fait*. »
On comprend qu'en réfléchissant sur sa science et en se convainquant qu'elle est capable d'étreindre la réalité ultime des choses, le savant n'y découvre que le monde des symboles qu'il a créés, se persuade alors qu'il en est *l'artifex* et s'enferme dans un idéalisme constructif où l'être visé dans le phénomène n'est autre que l'être produit par la pensée. La nouvelle physique, si elle se proclame détentrice des clefs spéculatives qui forcent les secrets de l'univers, ne peut pas ne pas pousser jusqu'à sa plus extrême conséquence le caractère poétique qui affecte tout idéalisme cohérent : s'il n'y a pas d'au-delà de la pensée, comme l'idéalisme l'affirme avec superbe, l'être miré par le physicien est l'être fabriqué par lui. La présence est la progéniture de la représentation et l'univers scientifique l'expression ontologique de l'idée.
**18. -- **Tel est le monde de la science lorsque le savant refuse, implicitement ou explicitement, la compétence de la métaphysique et qu'ignorant l'ivresse que lui communiquent ses découvertes, il glisse pas à pas dans la démesure. On aura beau dire, beau faire, ce monde-là est celui qui s'impose de plus en plus aux savants et à l'humanité dont ils sont de plus en plus les conseils, dans toute la proportion, qui est énorme, où la métaphysique et la morale de la mesure ont perdu leur crédit. La propension d'une science qui rejette cette métaphysique et cette morale comme dépassées est infailliblement de s'ériger en philosophie « prométhéenne », en règle des mœurs, autrement dit, à faire graviter toutes choses autour des exigences de la subjectivité humaine prise comme absolue.
Pour ne pas s'être avouée modestement et véridiquement connaissance poétique de l'aspect mesurable, en tant que mesurable, des phénomènes, pour ne pas s'être bornée à être ce qu'elle est, la science du premier accident des substances corporelles sur lequel se greffent les autres, sans jamais atteindre l'immuable nature des choses sauf d'une manière indirecte ou oblique en tant que l'accident est concrètement inséparable de la substance elle-même ;
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pour n'avoir pas reconnu que l'information et la transformation des choses (que les mesures, les appareils et les machines qu'elle invente lui permettent) sont de ce fait assujetties à l'ordre métaphysique de l'univers et à la mesure qui doit caractériser moralement toute activité humaine ; pour avoir outrepassé les limites de sa structure épistémologique, la science nouvelle allait d'une part, métamorphoser la nature et, de l'autre, troubler les esprits jusqu'au vertige.
Nous ne parlerons guère ici des prodigieuses transformations que la science nouvelle a fait subir à ce qu'on appelait jadis la nature, à l'environnement humain, au milieu où l'homme *demeure,* où il *reste* ce qu'il est. « C'est un lieu commun que d'affirmer aujourd'hui, disions-nous ailleurs, que le rapport de l'homme avec la nature est complètement inversé. L'homme moderne ne suit plus la nature comme son ancêtre grec, il ne s'éprouve plus comme un élément naturel d'un monde naturel créé et racheté par Dieu à la manière de son aïeul chrétien, il ne domine même plus la nature en lui obéissant comme le prescrivait son précepteur Bacon. L'homme moderne est parvenu au point exact où son exploitation de la nature transforme la nature en son contraire, en un lieu artificiel qui refoule progressivement la nature hors de la sphère humaine. Il n'est pas exagéré de prétendre qu'entre l'homme et la nature tend aujourd'hui à s'instaurer une absence de relations aussi radicale que possible. Le rapport familier, intime, charnel de l'homme avec la nature que la civilisation paysanne de l'Europe a connue pendant des millénaires, régresse constamment. Déjà au début de ce siècle, Ramuz constatait que « le paysan est en train de mourir ».
Il n'est pas douteux que la science nouvelle n'ait fortement contribué à sa mort. Car la physique et ses satellites ne consistent pas seulement à construire une architecture d'êtres de raison en lieu et place de la réalité sensible, mais à bâtir un monde qui est uniquement la création de l'homme et qui se substitue à la nature exilée ou réduite à l'état d'esclave par le technocrate. Le paysan, lui, ne crée rien. Il s'éprouve accordé à la nature, enraciné en sa réalité, en continuité avec elle, et il l'amène par son activité à la perfection de sa forme qu'il humanise.
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Son milieu de vie garde ainsi les caractéristiques de la nature : la stabilité, le rythme, l'harmonie -- qui dominent tout de même ses violences et ses colères, sinon elle serait invivable -- et reçoit en même temps un visage humain.
Cette « grande convenance et amitié » entre le paysan et la nature comme dit Montaigne, ce pacte nuptial multimillénaire a été rompu au bénéfice -- ou au maléfice -- d'appareils de prothèse et d'artifices que la science produit sans lassitude. La ville moderne, création spectaculaire de la science et de la technique, engendre un type d'homme inédit dans l'histoire, qui prend pour de la liberté la rupture de ses liens avec la nature et avec le Principe mystérieux de celle-ci, et qui ne reçoit ses limites que du dehors, d'un réseau proliférant de lois et de règlements qui le mécanisent et des contraintes sociales (plutôt socialisantes) dont il porte bénévolement l'avilissant fardeau. On comprend alors que, dans ce monde urbain dépourvu de présences, fait de représentations figées, où l'homme ne rencontre que l'idée infatuée qu'il a de son empire sur les choses, le Dieu transcendant du paysan « néolithique » dont Teilhard de Chardin se gausse et dont il veut exorciser la persistante influence au cœur du christianisme, fasse piètre figure, soit considéré comme incongru et doive céder la place au « dieu de l'En-Avant », projection des exigences d'un type humain né de la science qui l'a nanti du pouvoir de modifier indéfiniment son milieu et, par là, de se faire pour ainsi dire indéfiniment soi-même, parce que la métamorphose de son environnement entraîne la sienne et réciproquement dans une dialectique sans terme.
En ce sens, le marxisme, qui trouve son terrain d'élection dans la *Mégapolis* contemporaine et dans la société de masses a fait preuve d'un flair indéniable en fondant son idéologie sur le matérialisme dit « scientifique », en vouant la classe paysanne à l'extermination ou en réduisant ses membres à la condition d'ouvriers agricoles. Axé sur la conquête du monde, fanatiquement athée, opiniâtre en son dessein d'extirper les moindres racines qui -- pourraient rappeler à l'homme sa condition humaine et sa dépendance à l'égard de l'Absolu, le marxisme s'est lancé dans la révolution permanente parce que les rejetons de ce qu'il hait repoussent sans cesse et, à ce titre, il a dû lier son sort à la science qui « renouvelle la face de la terre » lorsqu'elle est abandonnée à elle-même.
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Il est astreint à parasiter la science, à en développer à l'extrême l'artificialisme et à en étendre l'influence sur les nouvelles structures sociales qu'il crée. Le totalitarisme de la *praxis* marxiste (qui est une poésie sous un autre nom) répond, par sa volonté de substituer les créations de l'homme à la Création de Dieu, au totalitarisme de la science qui, pour s'être détachée de la métaphysique et de la morale, ne connaît plus de limites à l'expansion de sa structure épistémologique qui la condamne à la transformation de l'univers et de l'homme.
**19. -- **On ramène souvent le problème de la maîtrise que la science possède sur les choses à celui de l'ambiguïté de cette maîtrise, branchée à la fois sur la promesse d'un avenir merveilleux et sur la sombre perspective d'une puissance destructive effarante. « Toute augmentation de notre pouvoir d'action sur la nature augmente nécessairement notre pouvoir de nuire », écrit Louis de Broglie, et l'homme, ayant su « montrer la force de son intelligence dans l'œuvre de la science », doit maintenant, « s'il veut survivre à ses propres succès, montrer la sagesse de sa volonté ». De tels propos, qui se couronnent souvent d'un appel facile au « beau risque » que l'humanité doit désormais courir, ou d'une adjuration pathétique au fameux « supplément d'âme » que propose vainement Bergson, nous paraissent bien académiques.
Le problème n'est pas dans le bon ou le mauvais usage que nous pouvons faire de la science, ou s'il l'est, c'est très superficiellement. Il se situe exactement dans l'incapacité où se trouve l'homme moderne, dans la mesure où il a brisé ses attaches traditionnelles et s'immerge dans la société urbaine de masses, de s'apercevoir de cette ambivalence et de pouvoir la dirimer. L'être humain a toujours exercé une action sur la nature parce qu'il la dépasse autant qu'il en fait partie. Toute la civilisation consiste précisément dans un effort constamment renouvelé, et précaire, pour donner à la nature un visage humain, pour la domestiquer, la rendre habitable, en faire la demeure où l'homme puisse devenir ce qu'il est et transmettre son œuvre à ses descendants.
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L'homme des sociétés paysannes traditionnelles ou des cités qui en prolongent les cadences et en avivent le mouvement, sait d'instinct, avant tout raisonnement, avant tout discours et toute exhortation morale que son aménagement de la nature a des bornes qu'il ne peut dépasser sans dommage. Parce que les peupliers ne grimpent pas indéfiniment vers le ciel même si l'on parvenait à étirer leurs branches, il pense que la mesure est la reine de toutes choses. La nature n'étant pas son œuvre à lui ni la création de ses mains ni celle de son esprit, il devine qu'elle opposera tôt ou tard une résistance à ses desseins, qui, franchie, se retournera contre lui. Se sachant dépendant des dieux ou de Dieu, comme la nature elle-même, son souci d'agencer la nature ne va jamais que jusqu'à un certain point au delà duquel surgit l'horreur du sacrilège.
Tout cela est vécu beaucoup plus que pensé en lui. Du reste, le frein qu'il fait jouer, le *non* qu'il profère silencieusement lorsque la tentation de la démesure dans la possession de la nature l'étreint, sont consécutifs à une tendance orientée dans un autre sens, à un oui clairement et fortement articulé, jaillissant des profondeurs de son être, qui affirme l'existence d'une loi *supérieure* à tout savoir et à toute technique, à toute volonté arbitraire : même les dieux sont soumis à la *Moira* chez Homère et leurs caprices apparents rentrent dans la norme qui confère à chaque être, quel qu'il soit, son lot inaliénable dans l'univers.
Les Grecs, qui ont inventé l'outil mathématique de la science moderne auraient pu -- on l'a remarqué mille fois -- découvrir la connaissance *poétique* et la dilater en possession du monde. Ils ne l'ont pas fait, *tout simplement* parce que leurs préoccupations étaient ailleurs et que, leurs âmes tournées vers la contemplation, ils ne plaçaient pas seulement la mesure dans les choses mesurables, mais en eux-mêmes.
Le problème de la maîtrise de l'homme sur la nature et de ses limites a donc déjà été résolu. Il n'est pas inédit dans l'histoire humaine. Ce qui ne s'est jamais vu, c'est la conviction, répandue par des millions de voix, proclamée par les élites, même religieuses, même chrétiennes, que l'homme, par la science, par la science seule, a franchi une étape décisive de son histoire et qu'il est désormais virtuellement maître de soi comme de l'univers.
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Ce qui est nouveau, c'est précisément cette résolution d'établir toute connaissance, quelle qu'elle soit, et toute activité, fut-elle à première vue réfractaire à ce dessein, sur le socle apparemment inébranlable, ou d'après le patron d'une validité spécieusement proclamée universelle, de la science telle que l'esprit moderne l'a définie et hissée au suprême degré du savoir.
**20. -- **Cette prétention, de plus en plus dogmatique, de moins en moins soumise à l'épreuve de la critique, est aujourd'hui si communément répandue qu'elle constitue l'Indubitable premier et majusculaire de toute démarche intellectuelle ou spirituelle, de toute action en quelque domaine que ce soit. Le comportement mental de « l'homme du passé » était secrètement ou consciemment régi par l'évidence métaphysique du principe d'identité, loi suprême du réel, du sens commun comme de la pensée pure. Toutes les conduites de « l'homme moderne » sont gouvernées par le primat inconditionnel de la science dont la physique mathématique est le modèle, tant par sa méthode que par ses triomphes, et justifiables de la décision du savant qui les concerne. Elles sont suspendues à l'évidence première du succès remporté par les concepts opérationnels mis en œuvre et par les constructions que la pensée scientifique a élaborées. Elles sont jaugées selon un modèle qui a fait ses preuves dans des secteurs voisins et qu'il suffira d'ajuster au cas en cause pour qu'il trouve une heureuse issue. De même qu'une œuvre d'art est dite réussie lorsqu'elle est conforme aux règles qui la font bonne en son ordre, une conduite sera réussie et déclarée parfaite lorsqu'elle correspondra aux méthodes scientifiques qui lui impriment son élan et la font bonne dans son espèce. La science est reine et nous sommes entrés dans une ère de scientisme.
Marcellin Berthelot avait déjà remarqué que « les sciences expérimentales créent leur objet » et que « les êtres artificiels qu'elle crée, existent au même titre, avec la même stabilité que les êtres naturels », à cette réserve près que « le jeu des forces nécessaires pour leur donner naissance ne s'est pas rencontré dans la nature ». Connaissant exactement « le sens et le jeu des forces éternelles et immuables qui président dans la nature aux métamorphoses de la matière... » nous devenons les maîtres du mécanisme naturel et nous le faisons fonctionner à notre gré ».
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« Cette méthode -- cette connaissance poétique, dirions-nous -- qui résout chaque jour les problèmes du monde matériel et industriel est la seule qui puisse résoudre et qui résoudra tôt ou tard tous les autres problèmes fondamentaux. » « La puissance qu'elle donne à l'homme sur le monde et sur lui-même est sa plus solide garantie. » Aussi « la science réclame-t-elle aujourd'hui, à la fois, la direction matérielle et la direction morale des sociétés ». « Elle métamorphose l'humanité, à la fois en améliorant la condition matérielle des individus, si humbles et si misérables qu'ils soient ; en développant leur intelligence, en détruisant à mesure les organismes économiques transitoires qui les oppriment, et auxquels on avait prétendu les enchaîner ; enfin et surtout, en imprimant dans toutes les consciences la conviction morale de la solidarité universelle et le devoir impératif de la justice. La science domine tout : elle rend seule des services définitifs. Nul homme, nulle institution désormais n'aura une autorité durable, s'il ne se conforme à ses enseignements. » Son étude excluant du monde « l'intervention de toute volonté particulière, c'est-à-dire l'élément surnaturel et la métaphysique », il est désormais possible de concevoir que l'humanité est perpétuellement en état de croissance et que « la somme du bien va toujours en augmentant à mesure que la somme de vérité augmente et que l'ignorance diminue dans l'humanité ». La notion de science et celle de progrès sont indissolublement liées. « L'esprit scientifique ne s'arrête jamais ; il va toujours de l'avant et il excite une activité sans cesse plus intense dans les intelligences et les industries ; il a commencé déjà à transformer et il transformera avec une vitesse croissante la répartition des richesses et la figure des sociétés humaines. » Ainsi, la science émancipatrice et directrice se dirige-t-elle infailliblement vers la création d'un type d'homme idéal qui se concrétisera peu à peu dans l'existence. « Quiconque a goûté de ce fruit ne saurait plus s'en détacher. Tous les esprits réfléchis sont ainsi gagnés sans retour, à mesure que s'efface la trace des vieux préjugés, et il se constitue dans les régions les plus hantes de l'humanité un ensemble de convictions qui ne seront plus jamais renversées. »
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Vers la même époque, lors de la célébration du centenaire de la Révolution, une sociétaire de la Comédie Française, costumée en déesse Raison, s'adressait à la foule massée dans le théâtre en ces termes lyriques : « Homme, qui, par moi, deviens Dieu ! »
Renan ne fera qu'orchestrer ce thème de l'autodivinisation de l'homme par la science ou celui d'une Raison, dont le seul paradigme est humain. Cette Raison, grâce à la Science, est coexistensive à la totalité du réel. Se retrouvant en toutes choses, elle s'éprouve *causa sui* et se déifie. Le moment est venu où, selon la formule de l'*Avenir de la Science*, « la connaissance égalera le monde, et où, le sujet et l'objet étant identifiés, Dieu sera complet ». Ce n'est plus la divinité qui condescend à l'humanité, c'est l'humanité qui se sublime en divinité, point Oméga de la science.
Les textes à cet égard sont nombreux : « Savoir, c'est s'initier à Dieu. » « La science est donc ma religion. » « Les choses intellectuelles sont toutes également saintes. » « Ma religion, c'est toujours le progrès de la raison, c'est-à-dire de la science », écrit encore Renan en 1890.
**21. -- **Les origines du scientisme et de la religion de la science sont claires. Renan, une fois de plus, a vu juste : « Le grand progrès de la réflexion moderne a été de substituer la catégorie du *devenir* à la catégorie de l'*être*, la conception du relatif à la conception de l'absolu, le mouvement à l'immobilité ». La grande crise du christianisme qui commence à la Renaissance et qui n'est pas encore terminée, le discrédit des théologies scolastiques, le déclin de la métaphysique et la disparition du sens de la mesure ont tari en l'homme l'acte spécifique de son intelligence : l'abstraction des essences intelligibles immanentes aux réalités de l'univers sensible où il est, de naissance et par nature, corporellement et intellectuellement plongé.
On en revient toujours là, à cette explication simple, aussi simple qu'une loi physique -- si l'intelligence humaine est incapable de saisir ce qui est, c'est-à-dire les déterminations profondes qui persistent en deçà de toute modification superficielle et qui font que la chose ne peut être autre que ce qu'elle est, il ne reste plus alors devant elle, en dehors d'elle, et foncièrement inabordable, impénétrable par elle, que le phénomène sensible dont elle *se construira* une représentation qui tentera de le capter et de s'y ajuster aussi adéquatement que possible, sinon de se substituer à sa réalité fluente.
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Mais comme il est rigoureusement impossible à un appareil qui serait exclusivement intellectuel de rejoindre l'expérience sensible comme telle, l'idée que la raison *se fait* de celle-ci *devra se lester de ce qui se rapproche le plus du sensible, sans la faire sortir de son immanence, à savoir l'imaginaire*. La raison pourra se figurer que la science n'est que le déploiement de son énergie créatrice et qu'elle atteint le réel en atteignant le rationnel dont elle est la mère, il reste que ce rationalisme ne peut s'accomplir pleinement *qu'en recourant en secret aux puissances de l'imagination*. La raison, dans son acte d'insubordination à l'égard de l'être, est acculée à tirer tout d'elle-même. Comme sa faculté créatrice est limitée à la forme à imprimer dans une matière quelconque préexistante, à la manière de l'artiste, ainsi que nous l'avons vu plus haut, il lui faut faire appel aux ressources de la faculté imaginative dans son effort pour se rapprocher de l'objet concret. Une représentation concrète construite par l'activité de l'esprit n'est autre en effet qu'une image. C'est la définition qu'en donne tout bon dictionnaire philosophique. Kant a très bien vu à cet égard que les catégories de l'entendement ne peuvent être directement appliquées aux objets d'expérience. Pour jeter un pont entre la raison et la sensation, il faut une activité intermédiaire qu'il appelle « schématisme transcendantal » : l'imagination produit des « schèmes », des représentations mentales intermédiaires entre l'esprit et l'intuition sensible, dans le cadre desquelles viennent se ranger nos perceptions.
**22. **-- « Penser, c'est donc schématiser », écrit Goblot, car « nous n'avons pas d'autre moyen de comprendre les choses que de les reconstruire d'après des vues théoriques ». S'il en est ainsi, *penser, c'est imaginer*. L'acte de la raison et l'acte de l'imagination se confondent.
De fait, il en est ainsi dans la science physico-mathématique. Pour atteindre l'aspect mesurable, en tant que mesurable, des phénomènes sensibles, il faut imaginer des mesures, des appareils, des machines, des symboles, des signes, des modèles, des théories qui sont des représentations mentales,
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des êtres de raison qui n'existent que dans l'intelligence qui les forme, mais qui se prolongent en représentations concrètes de la réalité physique, autrement dit en images, dès que l'on veut dépasser le pur formalisme mathématique et reprendre contact avec l'expérience qui a donné le branle au processus scientifique d'explication. Le mesurable est précisément le lieu d'élection de l'imagination. Il est impossible de mesurer sans imaginer. « Une grandeur, écrit justement Duhem, n'est point simplement définie par un nombre abstrait, mais par un nombre joint à la connaissance concrète d'un étalon. » Cette connaissance concrète est le fruit d'une création de l'esprit et répond donc adéquatement à la définition de l'image. Le physicien qui admet l'existence d'une réalité physique indépendante de l'observateur ne peut pas ne pas user de son imagination pour s'en rapprocher.
L'immense difficulté où s'enlise la microphysique contemporaine est, comme le note Louis de Broglie, qu'elle entraîne « un abandon complet des représentations concrètes de la réalité physique à très petite échelle ». Elle tend ainsi « à abandonner la notion même d'objectivité. L'atome n'est plus qu'un système d'équations, a dit un jour un théoricien qualifié... C'est là un point de vue qui, poussé à l'extrême, irait rejoindre l'idéalisme... ». Mais outre que cette conception recèle bon nombre de contradictions (par exemple, « on repousse les images concrètes et on se sert constamment de conceptions tirées de ces images, telles que position d'un corpuscule, quantité de mouvement, etc. conceptions dont notre esprit ne peut se passer ») le formalisme ultramathématique de la microphysique actuelle aboutit à ériger les créations de l'esprit que sont les symboles en principes d'explication des phénomènes qu'ils absorbent en quelque sorte. Or, si abstrait en apparence que soit un symbole, il reste le produit de l'imagination. Le symbole P de la pression dans la loi de Mariotte par exemple implique un acte de l'imagination qui rassemble en lui des théories, des instruments, des artifices de mensuration, etc. Il en est de même de tous les symboles utilisés dans les équations. Si l'on admet avec Heisenberg que les formules mathématiques de la microphysique ne représentent plus les corpuscules, mais la connaissance que nous en avons, et que l'idéalisme est ainsi la philosophie qui lui est immanente, on retrouvera l'imagination à l'œuvre dans tous les signes qui figurent dans les équations.
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Du reste, l'idéalisme est la philosophie par excellence de l'imagination puisqu'il assigne à l'intelligence comme objet non point la présence de l'être, mais la représentation que s'en forge l'esprit. A moins de verser dans l'acosmisme radical, la représentation de l'univers concret sera elle-même concrète et, comme telle, œuvre de l'imagination rationnelle.
De toute manière, à plus ou moins fortes doses, l'imagination est partout présente dans la physique et dans les sciences qui calquent sur elle leur allure. Ce n'est pas que les entités imaginées ou imaginaires employées ne correspondent à rien : le mesurable est une réalité, sans être la réalité essentielle des choses. Mais elles oscillent et ne peuvent que balancer sans cesse entre un mouvement qui les rapproche de l'expérience sensible et un mouvement qui les attire, en sens inverse, vers la raison. Nous retrouvons ici, sous un autre point de vue, le roulis qui agite la physique contemporaine et dont nous avons parlé plus haut. Il est clair qu'il s'agit, dans la plupart des cas, d'une question de plus ou de moins. Le physicien est contraint de vérifier les résultats de son enquête au contact de l'expérience. Il ne peut s'installer à demeure dans « ce monde d'ombres » que tissent ses équations. Il doit retrouver le monde quotidien sous sa formalité mesurable qui est propre à son savoir et qui ne peut se passer de l'imagination.
Aussi longtemps que le savant ne franchit pas les bornes du mesurable qui déterminent l'objet de son savoir, la méthode qu'il utilise pour tourner l'obstacle que dresse devant lui le rejet ou l'oubli de la philosophie de l'être et l'option délibérée pour le devenir qui caractérise l'univers sensible s'adapte à la réalité. Il n'y a pas d'autre moyen de saisir les phénomènes sensibles toujours changeants et, comme tels, insaisissables que de les soumettre à la mesure. La chaleur des corps varie sans cesse et son appréciation par le sens davantage encore. Pour l'atteindre, il faut imaginer un appareil qui la mesure selon la hauteur d'une ligne de mercure dans un tube de verre. Pour en comprendre ce que le physicien appelle « la nature » et qui n'est en aucune façon son essence, son « être en soi », mais sa représentation mentale, il faut *imaginer* un modèle dit « réel » où les atomes s'entrechoquent et où la chaleur se définit par le nombre que détermine cette agitation ou bien encore *imaginer* un modèle dit « nominal »,
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comme Fourier, où la chaleur se définit plus géométriquement par les surfaces du corps et par des coefficients mathématiques, mais qui reste tributaire de la représentation mentale concrète en dépit de son caractère plus abstrait puisqu'il doit faire intervenir un aspect concret du corps : la finesse de son poli. De toute façon, l'imagination scientifique se trouve en dernière analyse soumise à l'aspect mesurable de la réalité pris en tant que mesurable. Elle est domptée. Elle ne s'évade pas à l'aventure hors du réel.
**23. -- **Mais ce qui fait la force de la science en fait aussi la faiblesse (comme, du reste, de la philosophie de la nature dans un autre plan, et de tout ce qui est humain). Dès que la science se libère de son objet propre -- nous disons bien de *son objet propre :* le mesurable en tant que mesurable ; les constructions de l'imagination qui font partie intégrante de sa structure épistémologique et du type de connaissance poétique qu'elle incarne se détachent de la réalité dont elles sont la représentation, ne sont plus réglées par des déterminations indépendantes de leur architecture mentale, envahissent l'esprit tout entier et l'univers. C'est le moment de répéter le mot de Pascal, qui s'y connaissait en la matière, sur « l'imagination, maîtresse d'erreur, d'autant plus qu'elle ne l'est pas toujours ». L'imagination émancipée entraîne dans son sillage la raison et l'être, objet de l'intelligence. Une nouvelle métaphysique, qui n'ose pas dire son nom -- et dont le scientisme du siècle dernier est l'esquisse ; une nouvelle morale -- à l'usage de ceux qui n'en ont plus ou qui n'en ont pas, mais qui doivent feindre d'en avoir une -- remplacent alors la métaphysique issue du sens commun et la morale greffée sur la mesure propre à la condition de l'homme que la tradition de l'humanité a élaborées et que l'Occident a portées à son point de perfection.
Il faut redire ici ce que nous avons déjà longuement exposé plus haut, parce que rien n'est plus méconnu : le vide creusé par l'éviction de la métaphysique et de la morale a d'autant plus induit la science nouvelle à se proclamer connaissance exhaustive de la nature que la volonté de puissance qui travaille tout homme se trouvait déchaînée par ce changement capital de l'histoire humaine.
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La distance qui sépare la maîtrise des phénomènes mesurables, en tant que mesurables, par la physique, et celle de la nature même des choses dont l'aspect quantitatif est concrètement inséparable, fut d'autant plus vite franchie que la science avait évincé la philosophie de la nature et en avait occupé la place, sans se soucier de ses propres limites. Le sens des limites est essentiellement philosophique et relève de la sagesse : *sapientis est ordinare*.
Il en est résulté un déséquilibre dans l'ordre du savoir dont les tentatives de classification des sciences depuis Descartes jusqu'à Comte et la brutale réduction opérée par le scientisme au profit d'un seul type de connaissance ne donnent qu'une lointaine idée. La désorganisation de la hiérarchie du savoir n'est d'ailleurs que le reflet de la désorganisation de la hiérarchie de nos facultés et celle-ci la conséquence du bouleversement opéré dans la hiérarchie de l'être par l'intrusion de la science moderne avec sa prétention totalitaire, larvée ou avérée selon le tempérament du savant, Une physique qui aurait capté par ses mensurations et ses représentations le devenir des choses en sachant ce qu'elle faisait et en occupant sa place propre dans l'ensemble du savoir humain, aurait dû admettre l'existence d'essences immuables dont les lois qu'elle découvre dans la succession des phénomènes sont par ailleurs l'indice. Mais une physique dont l'expansion est métaphysique ne peut concevoir l'univers et tout ce qu'il renferme que sous l'aspect unique et exclusif d'un *devenir* dont elle se rend maître par ses opérations. Elle est ainsi contrainte de valoriser -- sans le dire et en la camouflant en raison -- l'imagination au détriment des autres facultés. Celle-ci s'enfle à la dimension même du savoir universel que la science nouvelle veut être. Elle englobe l'univers dans le fantastique filet de représentations et de perspectives qu'elle tisse inlassablement.
Une fois qu'on a compris que *le devenir ne peut être saisi que par l'imagination* parce que la simple perception sensible ne l'atteint qu'en son moment présent et que l'intelligence le dépasse au bénéfice de son objet propre : l'être, on a compris du coup la plus importante des conséquences que la science moderne a déclenchée dans l'esprit humain en sortant hors de ses gonds : *si tout est devenir, tout est imaginaire*, tout est fictif, tout est l'œuvre de l'homme.
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Le propre de l'homme est de se faire une image des choses et de la faire, de se faire une image de lui-même et de se faire, dans un progrès perpétuel, dans un dépassement continu de soi. L'homme est un animal fabricateur de chimères qui se réalisent et qui le réalisent dans une dialectique qui n'a pas de fin ou, si elle en a une, qui ne peut être que son apothéose toujours renouvelée. *Mundus est fabula*, le monde est une fable racontée par le savant, disait déjà Descartes avec lucidité.
**24. -- **Tel est le nouveau scientisme qui s'est fait jour à travers l'élaboration, depuis la Renaissance jusqu'au XIX^e^ siècle, de son prototype : la science donne à l'homme le moyen de dépasser l'homme et d'accéder au surhumain en réalisant dans le devenir l'image qu'il se fait du monde et de lui-même et en la perfectionnant toujours. Il n'y a aucun arrêt dans cette Évolution. L'Évolution est la loi suprême de l'univers et de l'humanité qu'elle entraîne vers le meilleur, car l'homme est le seul animal qui puisse se représenter l'avenir du monde et le sien propre, c'est-à-dire les imaginer. Ce schème est ascendant et progressif. Il est le seul possible puisque le progrès indéniable d'un moyen indissociable de sa fin, d'une connaissance indépendante de l'être et fabricatrice de son objet, ne peut pas être régression, sauf en apparence et selon une perspective statique périmée. Le monde est l'avenir du monde. L'homme est l'avenir de l'homme. A l'encontre de l'ancien scientisme pour qui la perspective de l'avenir n'était encore qu'un idéal, pour le nouveau scientisme, elle est *une évidence,* quelque chose qui est vu en image, mais qui se trouve être déjà réalité par *le fait même,* au sens le plus fort du mot :
*Toute l'affreuse histoire, atroce et déformée,*
*Sur l'horizon désert fuit comme une fumée.*
*Les temps sont venus...*
Le temps du romantisme scientifique est venu.
Si l'on définit le romantisme comme un déséquilibre, comme une désorganisation de l'esprit humain, le primat du devenir et la précellence de l'imagination, pénétrée ou non de rationalité « scientifique », sur l'intelligence dévalorisée pour péché de soumission à l'être sont surabondamment romantiques.
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Le romantisme est, selon le mot profond de Goethe, une maladie, un renversement de la hiérarchie organique des facultés propres au composé humain, une révolution qui invertit leurs relations mutuelles. A cet égard, et sans le moindre paradoxe, la science moderne est de fond en comble romantique lorsqu'elle s'abandonne à elle-même et qu'elle n'est pas purifiée de ses démons originels par le bon sens et par la métaphysique implicite du savant.
Ce n'est tout de même pas par hasard que le savant est aujourd'hui considéré comme un mage par la plupart des hommes et qu'il exerce à leurs yeux la fonction naguère encore attribuée par Hugo au poète. Ce n'est pas davantage par hasard que des expressions telles que « miracles », « merveilles », « prodiges » de la science sont aujourd'hui monnaie courante. Même si l'on tient compte de l'inflation du langage à l'époque actuelle, ces formules témoignent d'un état d'esprit que l'impact de l'imagination scientifique a provoqué dans l'imagination de nos contemporains. Le savant est nanti d'un pouvoir occulte. Il a le pouvoir de saisir ce qui est caché aux autres hommes. Ayant le savoir, il a le pouvoir et, possédant ce dernier, il est capable de prévoir l'avenir puisqu'il peut le faire. Il détient la première place dans la société moderne d'où il a évincé le prêtre et, s'il ne l'occupe pas, c'est en raison d'une injustice qui se perpétue indûment et qu'il importe d'éliminer. Il est capable de donner satisfaction à toutes les aspirations de l'homme, pourvu qu'on lui accorde le temps et les moyens.
Nous ne sommes encore qu'au « matin des magiciens ». Une *mutation* inouïe est en train de s'opérer dans les cerveaux scientifiques, qui, de proche en proche, va gagner l'espèce humaine tout entière. Nous assistons à une accélération progressive, dans le monde entier, des facultés mentales, correspondant d'ailleurs à celle des facultés physiques. Le phénomène est si net que le docteur Sydney Pressey, de l'Université d'Ohio, vient d'établir un plan pour l'instruction des enfants précoces, susceptibles, selon lui, de fournir trois cent mille hautes intelligences par an... D'autre part, quand les principes de la science seront propagés de façon massive dans tous les pays, quand il y aura cinquante ou cent fois plus de chercheurs, la multiplication des idées nouvelles, leur fécondation mutuelle, leurs rapprochements multipliés, produiront le même effet qu'une augmentation du nombre des génies...
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Au sein d'un catholicisme ouvert à la réflexion scientifique, Teilhard de Chardin a affirmé qu'il croyait « en une dérive capable de nous entraîner vers quelque forme d'Ultra-Humain ».
Le nom de Teilhard revient sans cesse sous la plume des savants et des écrivains qui influencent l'opinion publique par les moyens publicitaires dont ils disposent et qui visent délibérément à transformer la science en anthroposophie et en théosophie, souvent assaisonnées de sexologie et de collectivisme. Il suffit de parcourir, avec les précautions d'usage, les écrits d'Haldane, de sir Julian Huxley, d'Henri Laborit, de Jacques Dartan, de Jacques Bergier, d'Henri Pauwels (sic), et *tutti quanti*, et de feuilleter la revue *Planète*, sans parler, bien entendu, de ces articles, scintillants de toutes les verroteries d'une « science » de troisième main, dus à des ecclésiastiques. La faveur et l'aveuglement de leurs supérieurs les a hissés à des postes où ils diffusent la foi chrétienne selon les plus sûres méthodes des propagandes idéologiques. Ils répandent ainsi les pires insanités, pourvu qu'elles servent et que le public soit disposé à les accueillir.
**25. -- **Des laïcs leur font pendant avec des connaissances philosophiques et religieuses qui les classeraient, en dépit de toute leur science, parmi les débiles mentaux, en des temps moins infortunés que le nôtre où un battage publicitaire et caricatural de l'Évangile transforme allègrement les derniers en premiers. C'est le cas de Leprince-Ringuet, magistralement analysé ici même par Jean Madiran. Son titre de chef de file des intellectuels catholiques français, sans compter les honneurs dont il est comblé -- au pluriel ! au pluriel ! comme disait Péguy -- vaut la peine qu'on s'y arrête un instant.
Voici quatre décennies, le *Dictionnaire apologétique de la Foi Catholique* se contentait de montrer, à l'usage de ses lecteurs, la « compossibilité » de la science et de la foi, leur situation dans des plans différents du réel et la vanité de toute tentative de les opposer l'une à l'autre. Il énumérait des noms d'une foule de savants qui n'hésitaient pas à subordonner leur science à un savoir supérieur qui s'appelle la Révélation chrétienne.
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L'apologétique nouvelle, pareille à la médecine moquée par Molière -- et qui dilatera la rate de nos petits-enfants si sa platitude leur a laissé quelque esprit -- a changé tout cela. Elle ne prend aucun détour pour faire cautionner la religion par la Science, la Science majeure, majestueuse et majusculaire. Comme une telle Divinité ne peut avoir pour siège qu'un cerveau de savant en route vers l'hyperhominisation chère à Teilhard nous voyons nos Tertulliens du XX^e^ siècle se précipiter à la recherche d'un catholique de renom qui daignerait autoriser la religion chrétienne à occuper une petite place dans un coin de son esprit encombré de connaissances géniales :
*Dures grenades entr'ouvertes*
*Cédant à l'excès de vos grains,*
*Je crois voir des fronts souverains,*
*Éclatés de leurs découvertes !*
Les vrais savants n'inclinent guère à l'histrionisme. Ils fuient les tréteaux. Aussi nos « défenseurs » contemporains de la foi -- il faudrait dire nos « offenseurs » -- retombent-ils toujours sur les mêmes greluchons de la gloire que dispense généreusement le monde à ceux qui se plient à ses injonctions. Dans cette mascarade, Leprince-Ringuet se détache. Il ne lui suffit pas d'être un physicien honnête -- je l'imagine du moins ; il lui faut être un Père de l'Église-en-voie-de-mutation, il lui faut déverser les bénédictions de la Science -- de Sa science ! -- sur la religion nouvelle conforme à « l'esprit » de Vatican II. On le rencontre partout. Sa pensée évidemment adulte condescend même à instruire les jeunes, les tout-jeunes catholiques français de *Club-Inter.* On ne connaît pas homme plus « ouvert aux problèmes de son époque ». Le « grand cerveau souriant », comme disent nos bons Pères sans la moindre frivolité, est une cahute balayée par tous les vents du siècle. Et il ne s'enrhume jamais.
Si je suis si sévère envers Leprince-Ringuet, c'est qu'il représente le type parfait du savant dont la fatuité s'est incorporée à ce point à l'être qu'elle ne s'aperçoit plus elle-même. On peut être poseur, plastronneur, gobeur. C'est humain. Mais ne plus s'en aviser, être tellement empêtré dans sa suffisance qu'on devient incapable de mesurer la dose d'ostentation qu'on doit projeter pour éblouir le monde, est assurément le propre du médiocre. Le frein de l'intelligence jouait encore naguère chez l'intellectuel vaniteux.
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Le souci même de ménager ses effets l'incitait à la modération dans l'amour-propre. Leprince-Ringuet n'a plus de ces manières précautionneuses. Il est le modèle de ces savants sans modestie dont je vois depuis un demi-siècle la horde envahir les Facultés, les Académies, les Instituts, les compagnies de tout genre, et d'autant plus ignorants dans tous les vastes domaines où ils paradent qu'ils se sont taillé dans un secteur étroit du savoir une place qui correspond moins à leur compétence qu'à leur art de faire illusion.
Depuis que les compagnies sont devenues peuple, il ne suffit plus d'être savant pour être docte et docteur. Il faut aussi flatter. A partir du XVIII^e^ siècle, les groupements d'intellectuels ont prétendu régenter le monde et l'arrivisme s'est déchaîné au détriment de l'intelligence. Les savants véritables ont méprisé cette foire d'empoigne. Les médiocres y ont vu l'occasion non-pareille de transformer à bon compte leur insignifiance en génie, par la simple application de recettes et d'expédients que la fréquentation assidue des clans, clubs et chapelles développe au plus sublime degré. Le savoir et le caractère n'ont plus guère d'affinités. De leur séparation est né le « pontife » qui trône avec d'autant plus d'ostentation dans le monde qu'il a moins de personnalité. Perpétuellement en scène comme un acteur qui prétendrait mimer tous les personnages qu'il n'est pas, son être est dévoré par le paraître.
On ne se figure pas jusqu'à quel point cette démangeaison de paraître sévit chez les « intellectuels » depuis que l'art de gouverner les peuples a été évincé au profit de la Science et de la Technique associées, seuls instruments qui soient de la politique lorsque les communautés naturelles et leurs chefs traditionnellement admis ne jouent plus aucun rôle dans la vie sociale. Ajoutons à cela le primat de la connaissance poétique propre à un savoir qui, débordant au-delà de ses limites, fait presque toujours basculer les têtes savantes dans la passion de tout connaître et de tout diriger. Dans le vocabulaire net et sans bavures de l'École, nous dirions que la Science devenue *univoque* s'est muée en un immense marécage aux eaux étales où croassent toutes les grenouilles qui veulent se faire aussi grosses que le bœuf. Leprince-Ringuet en est l'insurpassable exemple.
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Selon lui, « il y a le pôle scientifique qui est universel et qui n'a pas de barrières », et « le pôle humain » avec tous ses particularismes, ses fractionnements, ses divisions, notamment religieuses, qui est de toute évidence inférieur au premier et dont l'attraction s'affaiblit à mesure que la science progresse. La plupart des problèmes religieux seront éliminés « dans cent ans », lorsqu' « on connaîtra mieux certains mécanismes de l'être humain ». L'éminent physicien, juché au sommet de sa pyramide scientifique comme Dieu le Père sur le Sinaï, consent toutefois à faire une exception : « L'amour évangélique restera. »
Mais attention, il ne s'agit pas de l'Évangile, de tout l'Évangile ! Il s'agit de « l'esprit de l'Évangile », « esprit d'amour et de fraternité », qui ignore à son tour Dieu et les frontières et qui rejoint l'universalité de la Science. Le savant catholique d'aujourd'hui ne peut plus admettre « les formules doctrinales » de la foi. Il balance dans la superstition le prologue de l'Évangile de saint Jean, sans parler des miracles qu'il passe dédaigneusement sous silence, ni de la Résurrection de Notre-Seigneur que sa superbe ignore. « Des Évangiles en général » ne demeure que l'amour de l'humanité. Les vérités dogmatiques ont « quelque chose d'irréel » et constituent « des problèmes pour lesquels nous n'avons pas toujours, nous scientifiques chrétiens, de positions parfaitement définies. » « Tout cela est en évolution » et Leprince-Ringuet « trouve que c'est épatant d'être dans ce monde en évolution ». « L'Église catholique s'en aperçoit actuellement fort bien et c'est très heureux. » « La science vous laisse la liberté de penser » ce que vous en voulez, jusqu'au moment où son progrès en décidera autrement.
Quintessence de scientisme le plus étincelant des feux conjugués de l'outrecuidance et de la niaiserie, la « pensée » de Leprince-Ringuet, si l'on peut encore employer ici ce mot, tombe sous le coup du diagnostic que formulait Étienne Gilson dans *Christianisme et Philosophie *: « L'un des maux les plus graves dont souffre aujourd'hui le catholicisme, particulièrement en France, c'est que les catholiques n'y sont plus assez fiers de leur foi... Au lieu de dire en toute simplicité ce que nous devons à notre Église et à notre foi, au lieu de montrer ce qu'elles nous apportent et que nous n'aurions pas sans elles, nous croyons de bonne politique, ou de bonne tactique, dans l'intérêt de l'Église même, de faire comme si, après tout, nous ne nous distinguions en rien des autres. Quel est le plus grand éloge que beaucoup d'entre nous puisse espérer ? Le plus grand que puisse leur donner le monde : *c'est un catholique, mais il est vraiment très bien ; on ne croirait pas qu'il l'est*. »
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Ce n'est peut-être pas assez dire. Naguère encore, le catholique qui mendiait l'approbation du monde dissimulait autant que possible sa qualité de catholique. Maintenant il l'exhibe, mais en vidant son catholicisme de toute sa substance et en n'en laissant que la surface extérieure, tournée précisément vers le monde et dont il ravive sans cesse l'éclat factice.
« Le monde est humanitaire ? Rien de plus humanitaire que le christianisme ! Le monde adore Éros ? Mais la sexualité fait partie de l'ordre humain et donc de l'ordre chrétien : nous en mettons partout ! Le monde devient socialiste, collectiviste, communiste ? Personne ne l'est plus que nous ! Entre Kossyguine et Mao, notre choix est fait ! Le monde ne croit plus qu'à la Science, et à la Technique ? Mais nous aussi, et bien davantage ! Nous répudions tout christianisme prégaliléen. Saint Thomas, Aristote ? Allons donc ! C'est Teilhard qu'il nous faut ! A un monde en évolution nous proposons un catholicisme en évolution. Toutes les exigences du monde, notre foi les assume, les comble, sans exception. Le Christ est le fond même de la subjectivité. Le *Moi* est Dieu. Le *Nous* est Dieu. L'univers est Dieu. Comment le christianisme et le monde ne s'accorderaient-ils pas entre eux ? Ils sont *identiques.* La science a éliminé de la foi toutes les aberrations philosophiques et théologiques issues de la naïveté et de l'ignorance humaine ! Il faut tout de même que les responsables de la barque de Pierre se rendent compte une fois pour toutes et à jamais qu'un Leprince-Ringuet ne peut plus s'accommoder d'un christianisme de Fatima et qu'une humanité scientifiquement formée et informée où les petits et grands Leprince-Ringuet vont pulluler en vertu de la loi du progrès ne peut davantage adhérer à un *Credo* qui date de Nicée, que diable ! Le christianisme n'a plus à nous sauver. La science suffit à cet égard. Nous avons toutefois à sauver l'essence du christianisme en la passant au crible du savoir scientifique afin de satisfaire le goût du religieux qui nous travaille encore et qui nous fait espérer d'être un jour comme des dieux. Ce qui en reste, Teilhard l'a magnifiquement nommé *Métachristianisme*. Les épousailles de la science et de cette foi enfin purgée de son obscurantisme nous ouvrent un avenir radieux. »
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C'est exactement le contraire de ce que l'Église a toujours enseigné : « Le progrès des sciences et le succès à éviter ou réfuter les erreurs misérables de notre époque, écrivait Pie IX, pertinemment cité par Étienne Gilson encore, dépendent entièrement de notre adhésion intime aux vérités révélées que l'Église nous enseigne... C'est en s'appuyant sur cette vérité que de vrais et sages catholiques ont pu cultiver en sûreté les sciences, les exposer, les rendre utiles et certaines. C'est ce qu'il est impossible d'obtenir à moins que la raison humaine, même à l'intérieur de ses limites et poursuivant l'étude de ces vérités, qu'elle peut atteindre par ses propres forces et facultés, ne révère suprêmement, comme il convient, la lumière infaillible et incréée de l'intellect divin, qui brille merveilleusement de toutes parts dans la révélation chrétienne. Bien qu'en effet ces disciplines se fondent sur leurs principes propres tels que la raison les con naît, il faut pourtant que les catholiques qui les cultivent aient devant les yeux la révélation divine comme une étoile conductrice. »
La *stella rectrix* proposée aux catholiques d'aujourd'hui n'est plus la révélation : c'est « le grand cerveau souriant » de Leprince-Ringuet. Qu'on en soit arrivé là dans l'Église est l'indice que les plus hautes facultés de l'homme sont atteintes en leur racine. Si la foi chancelle, c'est que l'intelligence vacille et, si la raison branle, c'est qu'elle est privée de sa nourriture naturelle et se contente des succédanés que la creuse idole de la fausse science lui prodigue inlassablement pour calmer sa boulimie.
Ces produits de remplacement abondent. Une véritable industrie s'est constituée qui les diffuse partout.
**26. -- **J'avoue qu'il m'a fallu surmonter bien des nausées pour lire cette littérature auprès de laquelle les miasmes de la « science-fiction » sont de suaves senteurs. La décomposition de l'esprit, le pourrissement de la sensibilité qui se manifestent en ce domaine sont des phénomènes qui détruisent la différence spécifique de l'homme et provoquent en lui la pire des déchéances : la dégradation camouflée en promotion. Mais, comme disait Bloy, quand on veut être vidangeur, il faut avoir le nez solide.
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Lorsque le mathématicien allemand Gotthard Guntner proclame crânement par exemple que les mathématiques actuelles vont nous permettre « de voyager en quelque sorte par-dessus l'espace » et qu'un autre avance, avec la même intrépidité que, « pour devenir un bon mathématicien créateur, il faut commencer par avoir une forte névrose », on est fixé. Si l'on ajoute le texte suivant d'un certain Arthur C. Clarke, on est cloué : « Puisque la structure seule importe, l'esprit et l'intelligence ne peuvent-ils exister et travailler sans le truchement de la matière ? Ne peuvent-ils exister dans le rapport entre de pures entités comme les circuits électroniques et les paquets de radiations ? Ainsi l'intelligence, qui s'est formée dans les interactions de la matière, et qui a utilisé la matière comme véhicule pendant si longtemps pourrait un jour s'en arracher comme le papillon de sa chrysalide. Et comme le papillon pesant vers le ciel d'été, l'intelligence peut s'élancer vers des expériences dont l'ordre serait sans commune mesure avec celui de ses anciennes métamorphoses. » Décidément, qui fait la bête, fait l'ange.
Un biologiste français, Morand, inventeur, paraît-il, des tranquillisants -- il en avait bien besoin ! -- écrit froidement que cette mutation de l'humanité a eu des précédents sporadiques : « Les mutants se nommèrent, entre autres, Mahomet, Confucius, Jésus-Christ... » La mutation est désormais collective, ajoute-t-il. Une Conscience universelle, évidemment majusculaire, est en train de naître, de l'éclatement des cerveaux particuliers sans doute. Le vieux rêve de Marx : l'individu s'identifiant à l'Espèce, repris et orchestré par Mounier dans sa « philosophie » personnaliste et communautaire, à l'usage des catholiques éblouis par la Parousie de l'Humanité dont ils contemplent la vision en leur tête, est en train de s'achever sous nos yeux. Il est indubitable qu'une « race supérieure » s'élabore dans les cornues de l'Histoire. Les généticiens peuvent du reste en sélectionner les membres. « La production d'un tel être « artificiel » à partir de cellules de personnes de valeur reconnue, écrit sans sourciller Haldane, pourrait ouvrir à l'évolution humaine des perspectives fantastiques. »
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« Il est probable, ajoute-t-il sans rire, que les grands mathématiciens, poètes ou peintres passeraient très utilement leur vie, à partir de cinquante ans, à éduquer leur propre descendance « artificielle ». Les mathématiques vont ailleurs permettre à l'homme d'analyser les informations que contient tel ou tel message génétique donné. Ainsi, rêve un physicien pourra-t-on non seulement rendre l'humanité plus intelligente, mais plus belle. « On trouvera certainement, en alliant le génie humain et le pouvoir des grandes machines à calculer, des formules qui définiront la beauté génétique. » Les instituts de beauté, les coiffeurs, les esthéticiens, etc. devront subir évidemment une reconversion radicale.
Rien n'est plus impossible ni dans le domaine de l'esprit ni dans celui de la matière. Alors que la pensée primitive était monovalente, que la pensée grecque restait bivalente (l'auteur ajoute que ces formules « auraient besoin de commentaires », mais passe outre, le lecteur ayant reçu sa dose de poudre aux yeux), la pensée scientifique, la pensée moderne, la pensée tout court est *infinivalente*. « On peut imaginer -- bien sûr ; écrit un autre Diafoirus, le bond que fera la Connaissance quand les langages des mathématiques, de la physique, de la biologie, de la psychologie, de la philosophie, réussiront à supprimer les barrières qui leur interdisent de communiquer dans une grande synthèse d'ensemble ; sans doute, c'est cela que réalisera l'Humanité future. Elle parviendra à articuler harmonieusement les différents langages l'un avec l'autre. Elle aura su franchir l'étape divisante des simples langages pour passer à l'étape unifiante d'un langage des langages. Elle aura su effectuer une généralisation de la Connaissance humaine vers un Savoir planétaire. Elle aura atteint l'étape de cette « noosphère » dont Teilhard de Chardin a si bien su apercevoir les signes avant-coureurs. » Grâce à « l'Université permanente », aux périodes de « recyclage » auxquelles on procède partout (les vieux curés d'Ars reviennent au séminaire pour se faire laver le cerveau de leur sénilité par des spécialistes, notamment par des sexologues diplômés), grâce à une éducation, un endoctrinement, un bourrage de crânes qui ne cessent pas, c'est l'Humanité tout entière qui participe « psychiquement » à l'Évolution.
302:126
« Grâce à l'information planétisée, profère un autre docteur Pangloss, à peu près tous les groupes humains ont franchi un certain seuil d'humanisation. » Mais grâce à une science flambant-neuf, aussi resplendissante que les étoiles *Super-novae* qui jaillissent dans le ciel des astronomes : la « sémiotique » généralisée, un nouveau seuil est franchi : celui de la Super-hominisation de la conscience individuelle coextensive à la Conscience universelle, du moins chez les grands savants et penseurs contemporains. Nous voyons se profiler derrière leurs tentatives la réalité la plus fantastique qui soit : la Science en laquelle toutes les connaissances scientifiques se dépassent par une sorte de poussée interne, la Science qui totalise toutes les sciences et les englobe en un seul et même langage, celui des machines à cartes perforées capables non seulement d'inventorier, de classer et de conserver le savoir humain dans des « armoires magiques », mais aussi de le faire progresser en travaillant sur des masses nombreuses et complexes de documents et en y découvrant les rapports simples qui en unissent les éléments les plus éloignés, c'est-à-dire de nouvelles lois scientifiques.
On peut *imaginer* désormais la machine conduisant une entreprise, une administration, un peuple, et exerçant sur la planète une sorte de gouvernement électronique infaillible. Puisque la science pourra bientôt « produire en abondance, avec de l'eau et de la craie, des aliments pour les animaux et les hommes, des carburants, des matières plastiques », il est clair que la distribution la plus équitable pourra s'en faire par le calcul automatique des machines. Alors, prophétise un savant bien assis en son fauteuil. « tous les autres problèmes -- nous disons bien : *tous* -- pourront être résolus ». « La machine économique à planifier le développement des ressources alimentaires du globe » sera la rallonge de notre conscience devenue ainsi totale : elle en recevra et traduira, dans toutes les langues vernaculaires, les évaluations que l'homme a de ses créations. « Elle livrera par le jeu complexe et subtil de ses courants la meilleure solution logique de ces problèmes humainement posés. Et jamais cette solution ne pourra être inhumaine puisque l'homme en aura estimé toutes les données. »
303:126
Et voilà pourquoi l'homme est l'avenir de l'homme. Les coups de sonde de la science dans l'avenir sont innombrables et nous avons dû nous borner. « Un nouveau romantisme, un romantisme cosmique », tissé par la Science d'un bout à l'autre de l'univers et au-delà de toutes les galaxies, « touche aujourd'hui les consciences ». C'est comme on vous le dit. Les savants que je cite ne délirent pas. Ils sont lucides. La transcendance n'est plus l'attribut de Dieu, mais celui de l'Homme qui se dépasse sans cesse.
**27. -- **S'il est vrai que le romantisme se définit par la démesure, l'imagination scientifique, amputée de son objet : le mesurable en tant que tel, qui la charge de réalité, et qui lui ouvre, dans son ordre, la perspective d'inventions fécondes, ne connaît plus de bornes.
N'allons pas croire qu'il s'agisse là de cas isolés. Ce romantisme de la science pénètre partout et jusque dans les milieux les plus réfractaires à son influence. Depuis la Renaissance, sauf la brève période de classicisme, de santé intellectuelle et spirituelle, d'équilibre mental, du XVII^e^ siècle, quand fut atteint ce « point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature », dont parle La Bruyère, nous n'avons pas cessé d'être en proie à la fièvre romantique. Le cordon sanitaire tendu par l'Église catholique n'est plus et c'est peut-être au sein d'un certain clergé que cette fureur de l'avenir promis et construit par la science sévit avec le plus d'intensité.
Lorsqu'on fera le compte de ce que le modernisme et le progressisme, qui sont les rejetons du culte de la science, auront laissé d'intact dans la Foi, que restera-t-il ? La croyance en Dieu et en Jésus-Christ, son Fils unique ? C'est peu certain. Elle présuppose, en effet, la portée réaliste de l'intelligence, la capacité qu'a l'esprit humain de saisir l'être des choses et l'évidence du principe d'identité. Notre pensée ne peut atteindre Dieu, au niveau de la nature s'entend, que si elle est objective, que si elle atteint des réalités qui subsistent indépendamment de la connaissance qu'elle en a. Le devenir comme tel est inintelligible. S'appuyer sur lui équivaut rigoureusement à ne s'appuyer sur rien. Le devenir séparé de l'être n'est pas. Il n'existe qu'en imagination.
Dès lors, quand l'image du devenir chasse la réalité de l'être hors d'un esprit, on peut être sûr que cet esprit, ne disposant plus que de sa subjectivité et de ses représentations mentales, est mûr pour l'athéisme. Sans doute cet athéisme ne se déclare-t-il pas toujours avec virulence. Il n'en délite pas moins la Foi.
304:126
Il est en effet impossible à la Foi, sauf miracle permanent, ce qui est contradictoire, de se maintenir dans l'esprit de l'homme sans les certitudes préalables de l'intelligence objective. Ce qui reste encore d'elle, une fois privée des démonstrations antérieures implicites ou explicites de la raison naturelle, c'est une conviction sans objet, une créance subjective : on croit croire en Dieu, on ne croit plus en Dieu. Le romantisme de la science a paradoxalement provoqué chez les gens d'Église qui en sont frappés l'apparition d'un type de religion inédit dans l'histoire : une religion sans Dieu, où Dieu n'est plus que le prétexte nominal des déferlements de la subjectivité.
**28. -- **La conception de l'Évolution universelle procède de l'extension à tous les phénomènes sensibles de l'imagination scientifique émancipée de toute soumission à la réalité mesurable en tant que mesurable et de toute relation aux faits. Son succès autant que le caractère religieux qu'elle revêt s'expliquent par là.
C'est une erreur de penser qu'elle est purement et simplement issue d'une généralisation -- légitime, nous assure-t-on -- de l'évolution restreinte aux phénomènes de la vie dont les sciences biologiques ont démontré -- paraît-il encore -- l'existence et la fécondité.
En fait, c'est l'inverse qui est vrai. Comme l'a remarqué Cassirer, le monde de la culture historique, dont l'Évolution est le thème dominant et que le romantisme se flatte d'avoir découvert, ne s'est dévoilé dans son universelle ampleur qu'à la lumière de la philosophie du XVIII^e^ siècle et de la volonté, propre à l'*Aufklärung*, de tourner le dos à la métaphysique et à la morale traditionnelles. « C'est le XVIII^e^ siècle, en effet, qui a mis en question les conditions de possibilité de l'histoire comme il avait mis en question les conditions de possibilité de la physique... Le romantisme a méconnu ce travail de pionnier décisif... » Il suffit du reste de lire Leibniz, Lessing, Herder, Diderot, et tant d'autres encore, pour s'apercevoir immédiatement que le 18^e^ siècle rompt avec le principe d'identité. Pour eux, l'histoire ne cesse d'enfanter de nouvelles créatures. Le domaine de l'histoire est celui de la création perpétuelle et recouvre la totalité de ce qui existe. La monade leibnizienne confond son être dans son dynamisme et dans son développement, lesquels sont inséparables du dynamisme et du développement du Tout.
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On peut déjà dire que l'essence de l'être s'évapore ici dans la temporalité. Lessing conçoit la religion comme un plan divin d'éducation. Il élabore « une théodicée de l'histoire, c'est-à-dire un système de justifications qui apprécie la religion non en fonction d'un être stable, donné au commencement des temps, mais en fonction de son devenir et de la finalité de ce devenir ». « L'historique ne s'oppose pas au rationnel : il est la voie de sa réalisation, le lieu authentique, le seul lieu, à vrai dire, de son accomplissement... La religion, selon Lessing, est la manifestation de l'infini dans le fini, de l'éternel rationnel dans le devenir temporel. » Teilhard n'a rien inventé.
Toute la carrière de Lamarck, le créateur du transformisme appliqué tant aux phénomènes géologiques qu'aux phénomènes biologiques, et, à ce double titre, le premier qui ait eu l'idée de l'Évolution universelle, se déploie dans cette atmosphère surchauffée, attisée par la hantise du changement radical à opérer dans les mentalités et dans les mœurs, survoltée par la Révolution. Il importe de souligner fortement, avec Maurice Caullery, que, si la théorie de Lamarck est très cohérente, elle ne repose aucunement ni sur des faits ni sur des expériences. Le point de départ de Lamarck est le refus de la notion linnéenne de la réalité absolue de l'espèce. Pour lui, il n'est que des individus. Or, comme la stabilité propre à l'espèce disparaît à ses yeux avec l'espèce elle-même, comme l'individu n'est objet que de sensation, comme une suite d'individus qui descendent les uns des autres ne peut être qu'imaginée, il suit de là que le transformisme lamarckien est une construction et une représentation mentales, antérieures à toute expérience et dont l'expérience reçoit le moule. La preuve de l'évolution par la transmission des caractères acquis, loin d'en être une, est une conséquence déduite du principe de l'évolution *posé a priori.*
Il en est de même de l'origine des espèces que Darwin explique par la sélection naturelle. Il faut *d'abord* imaginer l'Évolution pour affirmer *ensuite* que la sélection est capable d'engendrer un caractère nouveau ou de majorer un ancien. Par elle-même, à elle seule, la sélection ne peut que renforcer et stabiliser l'espèce. Pour lui faire jouer un rôle différenciateur, il faut au *préalable* la placer dans le cadre d'une évolution qu'on imagine.
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Quant au mutationnisme, il faut du toupet pour affirmer qu'un phénomène dont on constate qu'il affaiblit la vitalité de l'organisme soit la cause d'un progrès biologique. Ici encore, on saisit sur le vif qu'il faut imaginer une Évolution universelle ascendante pour conférer aux mutations, qui sont presque toujours létales ou anormales, un pouvoir de transformation qui ferait progresser la vie.
Le dogme de l'Évolution universelle possède donc une incontestable priorité vis-à-vis de ce qu'on a coutume d'appeler les théories transformistes. Celles-ci n'en sont que les prolongements. « On ne comprend rien à notre théorie de l'évolution, écrivait Haeckel, si on lui demande de fournir ses preuves expérimentales. » « Je reconnais sans peine, avouait Delage, que l'on n'a jamais vu une espèce en engendrer une autre, ni se transformer en une autre, et que l'on n'a aucune observation absolument formelle démontrant que cela ait jamais eu lieu. Je considère cependant l'évolution comme aussi certaine que si elle était démontrée objectivement. »
**29. -- **Il ne pouvait en être autrement. L'esprit humain frustré de son issue métaphysique normale vers l'être, ayant franchi les bornes qui limitent sa science physique au mesurable en tant que mesurable, se trouve devant un devenir universel dont il n'a plus qu'une connaissance poétique pure et simple : Il doit d'abord se faire une image de l'Évolution totale, puis la projeter dans l'existence comme fait l'artiste de l'image de son œuvre. La connaissance poétique qui caractérise la science passe ici à la limite. Elle ne rencontre rien dans la réalité qui puisse être comparé à l'aspect mesurable des choses, sauf un devenir indéfiniment malléable, susceptible d'être informé au gré de l'auteur. L'immense variété des fallacieux arbres phylogéniques dressés par les évolutionnistes en est la preuve. Avec leurs troncs successivement abattus par la critique, on pourrait replanter une forêt entière, s'ils avaient des racines.
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L'Évolution est donc un *mythe.* Elle est au sens le plus fort du terme un *mot.* Elle est l'expression de l'esprit mythologique à l'état le plus fruste : celui où le mot, loin d'être le signe de la chose, est pour lui la chose même. Encore un coup, le diagnostic est fatal : une représentation mentale qui, loin d'être suscitée par la réalité, est forgée de toutes pièces par l'imagination, ne peut avoir d'autre existence que verbale. Déjà Poincaré constatait que « le savant crée, dans le fait, le langage dans lequel il l'énonce ». Le fait toutefois existe : c'est le mesurable, et le mesurable, quelle que soit la forme du langage dans laquelle se coule la mesure, existe antérieurement au langage, car la physique ne peut se passer d'un recours à l'expérience. La science exige le concept de chose, concluait Meyerson au bout d'une enquête célèbre. Mais ici le devenir généralisé est fantomatique et l'Évolution qui prétend le saisir ressemble à une ombre de filet qui tenterait de saisir l'ombre d'un poisson. On comprend alors pourquoi les écrits des évolutionnistes à tous crins, tel Teilhard, abondent en néologismes, se hérissent de superlatifs, se gonflent de redondances. Ce sont là des œdèmes de carence qui compensent l'absence de réalité. On comprend alors pourquoi Teilhard majusculise la plupart de ses concepts : il leur insuffle de la sorte une personnalité, il les transforme en principes actifs, il les hypostasie. « Les savants vivent par la nomenclature » notait déjà Balzac avec sagacité en 1840. C'est exactement chez les évolutionnistes le phénomène du *nomen-numen* et de l'extraordinaire catalogue des noms des dieux chez les Romains.
Ce mythe de l'Évolution, comme toute représentation imaginaire, est voué à s'incarner au dehors dans une œuvre : c'est la loi fondamentale de la connaissance poétique. Le visionnaire ne serait pas visionnaire s'il ne croyait à la réalité de sa vision. Teilhard s'est toujours étonné que les autres ne vissent pas ce qu'il voyait. L'halluciné perçoit un chat quand il n'y a pas un chat. L'Évolution est ainsi une sorte de projection de l'esprit qui ne rencontre jamais que soi et qui, ne dépendant de rien d'autre, est voué à s'absolutiser. Elle est un système de pensée clos sur lui-même et autosuffisant.
**30. -- **D'où les deux caractères essentiels de tout évolutionnisme généralisé, quel qu'il soit : l'Évolution est l'œuvre de l'esprit ; l'Évolution est une foi, une nouvelle religion destinée à rassembler et à remplacer toutes les autres.
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C'est derechef inévitable : le propre de l'illusion scientifique est d'être scientifique, c'est-à-dire cohérente, faute d'être vraie et adéquate au réel. « Le fou n'est pas l'homme qui a perdu la raison, disait Chesterton dans sa critique du rationalisme, il est celui qui a tout perdu, sauf la raison. » Puisqu'il est incapable d'être *ontologique,* l'évolutionnisme sera *logique* et l'Évolution à son terme découvrira ce qui se trouve en elle dès le commencement.
L'Évolution doit donc aboutir à l'Esprit, qu'il soit humain ou divin, parce qu'elle part de l'esprit -- qui l'imagine ! Aussi l'esprit ne s'introduit pas du dehors dans la matière, selon Teilhard. Il est présent dans la matière, aussi loin que nous remontions dans le passé de celle-ci et il en active constamment la puissance génératrice. Pour Teilhard, comme pour les cosmogonies les plus archaïques, une déesse-mère -- la matière -- engendre un fils -- l'esprit qui, alors, la féconde et déclenche le mouvement évolutif. « La matière est la matrice de l'esprit », mais l'esprit engage à son tour la matière dans « un processus de complexité croissante ». Teilhard retrouve ainsi dans la matière l'élément féminin et maternel que son esprit fertilise. Il ne peut « penser » la matière sans esprit parce que son esprit ne se distingue pas d'elle. La matière n'existe pas indépendamment de sa « pensée ». Elle en est indissociable. Il n'a pas rompu le cordon ombilical qui le lie à elle. La matière engendre son esprit et son esprit l'engendre. Aussi peut-il écrire avec passion : « En fait, et même au plus élevé de ma trajectoire spirituelle, je ne me serai jamais senti à l'aise que baigné dans un océan de matière. » Son panpsychisme est tout uniment la conséquence de l'incapacité où il est de prendre un certain recul vis-à-vis de l'objet, en quoi consiste précisément l'acte de juger et de penser -- et de sa prodigieuse force d'imagination : à ce dernier niveau, l'objet (la matière) ne se distingue pas du sujet (l'esprit) et le visionnaire lui-même de sa vision.
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Le cas de l'évolutionnisme de Teilhard, le plus total et le plus totalitaire qui soit apparu dans l'histoire, s'éclaire alors dans tous ses coins et recoins. Teilhard n'est qu'imagination. Son esprit n'a jamais atteint aucune réalité. *L'autre en tant qu'autre* n'existe pas pour lui et ne peut pas exister. Le postulat du devenir universel est en effet le postulat de l'imagination déréistique puisque le devenir n'existe qu'en image et dans un acte de l'esprit qui additionne des sensations successives. Dès lors, toutes les réalités de la foi se transforment chez lui en entités mentales que son imagination malaxe et informe à son gré. Lui-même l'avoue en ses rares moments de lucidité où il s'effraie des distorsions qu'il fait subir aux concepts fondamentaux du christianisme. Le Christ en particulier se mue, de personne en chair et en os, apparu à un moment unique de l'histoire, en une entité fluente que son imagination amalgame au devenir du cosmos. Henri Rambaud a raison : en dépit des efforts désespérés de certains Pères de la Compagnie, Teilhard n'est pas chrétien. Être chrétien, c'est croire en une Présence. Teilhard ne croit qu'en une Représentation : la divine Évolution, qui n'a d'autre existence qu'imaginaire.
Son pendant, du côté athée, sir Julian Huxley a exactement la même mentalité : la représentation qui chez lui a éliminé la présence du réel s'est dépouillée simplement des éléments en provenance du christianisme que Teilhard a syncrétisés dans la sienne. Il s'agit ici des résidus d'une formation intellectuelle et spirituelle différente de celle de Teilhard. L'imagination des deux évolutionnistes ne travaille pas sur rien : des représentations mentales, des habitudes de pensée, des réflexes dus à l'éducation, un langage qu'on utilise depuis l'enfance, etc. tous ces facteurs sont réemployés dans les deux cas pour fabriquer la vision du devenir. Chez Huxley, elle est humanitaire et socialisante, selon la tradition anglo-saxonne. C'est l'humanité qui évolue dans l'univers et qui permet à l'homme, grâce à la science, d'assumer sa destinée et celle de l'univers à l'époque actuelle. L'évolutionnisme aboutit à l'humanisme intégral.
**31. -- **L'évolutionnisme, qu'il soit restreint ou généralisé, n'étant fondé ni sur l'expérience ni sur la démonstration, est évidemment un objet de foi et constitue une religion. Teilhard ne s'en cache pas. Sir Julian Huxley ne le cèle pas davantage.
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Tous deux participent à cette forme de religion, si répandue aujourd'hui, particulièrement dans les milieux intellectuels -- et aussi ecclésiastiques, hélas ! -- qu'est la religion sans Révélation, la religion du modernisme le plus extrémiste, la religion propre à tous les esprits qui substituent à la présence des êtres et des choses les représentations internes qu'ils s'en distillent dans le laboratoire de leur imagination. La Révélation chrétienne est celle de la Présence : *Et Verbum caro factum est et habitavit in nobis*. Cette Présence ne se laisse pas manipuler selon nos fantaisies. Il faut donc, d'une manière ou d'une autre, radicale ou subreptice, mais qui se ramène toujours à son remplacement par une représentation plastique par nature, l'éliminer du réel. Ainsi l'esprit ne rencontrera-t-il plus que lui-même : *Moi seul, et c'est assez*.
Une telle mentalité est d'autant plus répandue que l'homme contemporain est plongé dans une société de masses pour laquelle la connaissance poétique immanente à la science moderne fabrique inlassablement des objets artificiels qui sont l'œuvre de l'homme lui-même et qui lui renvoient sa propre image. Le Moi n'a jamais plus d'objet que le Moi lorsque l'homme s'enferme ou se trouve enfermé dans une telle atmosphère. L'esprit n'y saisit jamais plus que l'esprit dans son activité ouvrière. L'homme se trouve perpétuellement en face de l'homme occupé à sa propre édification.
Or la seule idole que l'homme puisse substituer à Dieu est le Moi. Toutes les autres n'en sont que les métamorphoses grossières ou subtiles. Lorsque Dieu est mort, l'absolu ne se transfère qu'en lui, seul être de la nature capable de le tuer *en imagination* et, dès lors, d'en faire passer la toute-puissance dans son imagination et, par un effort sans cesse avorté, dans sa propre réalité. Mais comme il répugne au Moi de se proclamer dieu, le Moi se dissimule derrière le *Nous*, le Social, le Collectif, l'Humanité, etc. L'idolâtrie du Moi se camoufle en religion de l'Humanité, autosuffisante chez Huxley, tendue vers un Point Oméga dont un panthéisme avoué, chez Teilhard, ne peut l'en distinguer. L'évolutionnisme est ainsi une religion sans Dieu, une religion athée et le communisme en est à la fois l'expression la plus parfaite et le véhicule. Aussi voyons-nous toutes les autres formes de l'évolutionnisme -- Teilhard et Huxley en tête -- en subir l'attraction et considérer le matérialisme « scientifique » comme un essai, qu'il s'agit d'améliorer, du véritable humanisme. Teilhard et Huxley sont dupes là encore de leur imagination et ne parviennent pas à voir dans le marxisme badigeonné de « science » et d'évolutionnisme dialectique ce qu'il est réellement.
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**32. -- **Comme tous ceux qui sont dupes, ils dupent les autres pour échapper à leur mensonge intérieur. Je l'ai dit mille fois et je le redis parce que le spectacle du monde contemporain est éloquent à cet égard : quand tout le monde est dupe, personne n'est dupe. Aussi, les évolutionnistes ont-ils une âme d'apôtre. Teilhard a passé sa vie à se convaincre, et, indivisiblement, à convaincre les autres que sa « pensée » allait apporter au christianisme une vie nouvelle et un épanouissement non pareil. Ses thuriféraires célèbrent en lui un nouvel Aristote, un nouveau saint Thomas, et même un nouveau saint Paul, sinon un autre Christ. Il va jusqu'à proclamer haut et clair que, s'il venait à perdre la Foi chrétienne, il garderait sa foi en l'Évolution du monde. Il est mort en trahissant le vœu d'obéissance fait son ordre qui devait être son seul héritier et en ayant pris soin que tous ses écrits pussent être diffusés après sa mort. Les avertissements pontificaux, l'encyclique *Humani generis,* la lettre du T.R.P. Janssens, général de la Compagnie de Jésus (dont la publicité fut réduite à l'extrême et qu'*Itinéraires* a révélée), toute une série de mesures qui le visaient particulièrement sont restées sans effet sur la mission d'évangélisation évolutionniste dont il se croyait investi. Il en est de même de ses disciples dont le *Monitum* du Saint-Office n'a pas arrêté le zèle et qui ont mis au point le plus remarquable appareil de propagande que l'on connaisse dans le monde depuis Lénine et Goebbels. Dès que la vente des livres de Teilhard fléchit, des cercles fondés pour diffuser le message du « Maître » s'affairent, des équipes de conférenciers, laïcs et ecclésiastiques, se mettent en route pour pallier cette chute, au nez et à la barbe des évêques médusés ou complices. Il faudra un jour approfondir ce phénomène sociologique de la pénétration du teilhardisme dans l'Église et hors de l'Église.
Contentons-nous d'en souligner ici, d'un trait rapide, l'élément essentiel.
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L'évolutionnisme teilhardien s'infiltre avec la plus grande facilité dans la mentalité de tout homme qui appartient, quel que soit son niveau social, à la société de masses. Un tel homme est incapable de contrôler les affirmations catégoriques, orchestrées par une publicité adéquate, de l'évolutionnisme « mystique » et mystificateur. Il est établi dans une sorte de monde imaginaire, fait de lectures hâtivement amalgamées d'ouvrages de seconde ou de troisième main, de « digests », de journaux, d'auditions de radios ou de visions de Tévé, où n'entre jamais la moindre dose d'expérience personnelle. Un tel homme est d'une invraisemblable crédulité ; sa faculté de croire est proprement sans limites. Plus une allégation est sujette à caution, plus elle a de chances d'être reçue par lui avec faveur, pourvu qu'elle s'enveloppe d'un langage « scientifique » : l'autorité de la « science » en garantit alors « la réalité ». L'univers de fictions dans lequel cet homme se complaît se trouve ainsi renforcé. Il s'y enferme comme dans une citadelle qu'aucune argumentation ne peut emporter.
L'homme moderne se nourrit de mots dont il est incapable de vérifier la correspondance aux réalités qu'ils signifient. « Évolution » en est un, et des plus efficaces. Son influence est en raison directe de son caractère verbal, de sa vacuité substantielle. Il correspond aux besoins de changement, à l'état d'insatisfaction continue du Moi à l'endroit de lui-même. Le propre de l'idole est en effet d'être décevante. Le Moi séduit, mais leurre sans cesse le Moi. Le Moi se laisse ainsi emporter dans un mouvement sans arrêt, dans une aspiration infinie vers son image toujours changeante. L'Évolution en est la justification euphorisante qui soustrait le Moi à son malaise foncier, à l'angoisse qu'il éprouve devant son vide intérieur. Elle bourre d'optimisme son inquiétude. L'Évolution est le « tranquillisant » spirituel par excellence qui attise les revendications du Moi sans que jamais la note à payer ne lui soit présentée. Elle les « absolutise » en les insérant dans la ligne de son progrès « inéluctable ». Toutes les requêtes du Moi doivent être exaucées. C'est une loi universelle. Et quiconque s'y oppose est un « sale réactionnaire » qui sera balayé par l'Histoire.
\*\*\*
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On voit de quelle force prodigieuse de mystification est douée l'Évolution. Elle investit les faibles, les médiocres, les incapables, d'une volonté de puissance indéfinie. On ne remarquera jamais assez que, dès qu'on croit à l'Évolution, en se situe immédiatement à la tête de son cours. Il est impossible alors d'être dépassé, d'être laissé en arrière, d'être entraîné. On précède, on guide, on mène. L'Évolution transforme ainsi les ratés et les mécontents d'eux-mêmes en meneurs. L'humanité est entre leurs mains telle que leur imagination se la représente : une masse fluide où ils impriment leur propre image toujours transformée. Car pour garder sa place au sommet de l'Évolution, il importe de changer sans cesse ou, ce qui revient au même, d'être insaisissable, évanescent, sybillin, de parler pour ne rien dire, le propre de la Parole qui ne signifie rien et qu'on se dispose à trahir aussitôt étant de voler, de couler, de fluer comme l'Évolution elle-même. Le bavardage, la verbosité, le verbiage sont toujours les caractères dominants des fanatiques de l'Évolution. Lorsqu'un homme s'abuse sur ses dispositions et en vient à occuper dans la hiérarchie de l'être la place que ses aptitudes, ses dons, son être même ne lui destinent pas, on peut être sûr qu'il deviendra tôt ou tard un adepte de l'Évolution généralisée. Pour ne pas confesser son intolérable erreur, il lui faut être guide, chef, apôtre. A cet égard, la plupart des prêtres qui ont manqué leur vocation et qui substituent le dieu de leur imagination au Dieu de l'Évangile sont guettés par le teilhardisme : ils y succombent presque tous. L'Évolution leur communique une bonne conscience du pouvoir dont ils disposent sur les âmes. Ils s'appliquent à les pétrir, à les façonner, à les adapter à l'Évolution *qui est aussi leur volonté de puissance, leur prurit de domination, l'expression totalitaire de leur Moi, l'épanchement triomphal de leur subjectivité.* Tous sont atteints d' « apostolite » aiguë. Ils sacrifient tous allègrement la vérité à l'efficacité, c'est-à-dire à eux-mêmes.
L'Évolutionnisme est la religion de Narcisse en extase devant son image reflétée dans le devenir universel.
Marcel De Corte.
Professeur à l'Université de Liège.
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## DOCUMENTS
### La lettre de Marcel Clément au général de Gaulle
« L'Homme nouveau » du 7 juillet a publié une lettre ouverte de Marcel Clément au général de Gaulle. En voici la reproduction intégrale.
2 juillet 1968.
MONSIEUR
Que ce début ne vous blesse point. Je l'entends dans le sens qu'on lui donne sous la Coupole du quai de Conti. Par delà les honneurs civils, le génie, la gloire militaire, ou la pourpre, c'est le nom qui convient pour saluer l'entrée de ceux que la simple espérance des vivants propose à l'immortalité. Immortel, au sens où l'entendait le Cardinal fondateur de cette Compagnie, vous l'êtes, Monsieur. C'est à ce titre que, si vous le permettez, je m'adresse à vous.
Si vous le permettez... Car vous n'êtes point homme facile. Je ne l'évoque ni par clause de style, ni par crainte. Je ne l'évoque, non plus, avec l'ironie de ceux qui, tenant une plume, se croient tout permis. Mais pour parler, tout haut et simplement, et avoir une chance, même discrète, d'être entendu, il convient que vous le permettiez, votre consentement fût-il hautain, circonspect ou indifférent. Car l'heure sonne, me semble-t-il, de vous dire ce que la France, immanente et mystérieuse, mais présente et lumineuse, pense de vous.
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Non point le Français que je suis, qui n'a que le poids de son âme. Non point les Français d'un parti, fidèle, hostile ou rallié, mais la France, bel et bien, la France pensée divine, la France, motif et mesure de votre propre vocation. Car vous êtes né pour elle.
Vous êtes né pour la France, Monsieur, et non point seulement pour elle, d'ailleurs, vous le savez. Cette conviction ou cette science, vous les partagez avec les hommes de votre Patrie qui se sont reconnus en vous, ou qui ne peuvent vous pardonner de les en empêcher. Vous les partagez avec tous les hommes du monde. Votre destin n'est point seulement hors-série. Il est l'une des illustrations les plus marquantes de ce dialogue dans l'invisible entre des dons et une vocation, entre la libre mise en œuvre des dons et la réponse à cette vocation.
\*\*\*
Car il est là, le problème que, depuis une génération -- je veux dire : un tiers de siècle -- la France, motif et mesure de votre vocation, se pose à votre endroit. Elle ne doute pas des dons que le Ciel vous a départis. Elle ne doute pas de l'instinct fidèle qui vous a conduit à correspondre aux circonstances, et souvent à les diriger. Elle ne doute pas de la légitimité des espérances qu'elle a, en plusieurs occasions extraordinaires, placées en votre personne. Vos adversaires, vos ennemis les plus farouches eux-mêmes, n'en doutent pas. Qui donc, au vrai, doué de lucidité et d'expérience, pourrait nier l'assemblement des talents, informés par le génie, dont vous aurez à rendre compte au dernier jour. Ils sonnent clair et fort, spécialement aux heures décisives pour la Patrie.
La profondeur, quoique secrète, de la pensée n'exclut pas en vous la simplicité des vues et des desseins. Vous avez un sens inné de ce qui, chez les sages, germe en prudence, je veux dire de ces noces, au long des jours, du désirable et du possible. La patience vous appartient, autant que la passion. Vous savez attendre et bondir. Quant à la puissance de votre parole, sans lui prêter une vertu magique, elle vient encore d'étonner, près de trente ans plus tard.
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Vos contemporains constatent, sans toujours en pénétrer le sens intime, que chez vous, le tranchant du verbe est finalement plus incisif que le fil de l'épée. Vous avez la force, à travers tous les abattements, et conservez l'autorité à travers toutes les révoltes. Vous savez feindre et cependant suivre vos desseins. L'invention du style elle-même ne vous a pas été refusée. Elle vous égale aux plus grands, lorsque la circonstance, ou quelque estime accidentelle, vous élève au-dessus de la formulation d'évidences qui heurtent même les simples.
D'aucuns trouveront exagérés, voire hyperboliques, les termes d'une semblable admiration pour les dons que vous avez reçus. De toutes manières, ces termes expriment ma pensée, je veux dire celle d'un homme qui avait vingt ans en 1940 et qui appartient donc à une génération qui n'a pas cessé de considérer votre personne et vos actes, depuis cette sorte d'insurrection que vous fîtes, alors, dans l'histoire de la France.
Mais l'admiration pour les dons remonte légitimement jusqu'à leur Cause, et la France, en ces premiers jours de juillet 1968, ne peut point s'empêcher de songer à l'usage que, dans votre liberté, vous avez fait de ces dons. Ils étaient à vous, non point pour vous. Ils vous prédestinaient à la servir, à l'incarner peut-être, pour mener à bien un plan qui n'est point le vôtre, mais celui du Dieu vivant, du Dieu personnel et proche, du Dieu de Clotilde et de Rémy, de Geneviève et de Jeanne, et qui est votre Dieu, aussi.
\*\*\*
Las ! L'Histoire, la vôtre, déjà se simplifie et voilà que les images qui surgissent en notre esprit ne vous mettent point à l'abri des reproches ; c'est à une heure où ils peuvent encore, peut-être, vous atteindre, si vous voulez les accueillir.
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Car il est vrai qu'en 1940, vous étiez appelé à ne point prendre votre parti de la défaite. Et vous avez assumé les risques d'une telle vocation. Mais dès ce moment se dessine en vous comme l'écho de la faute majeure de Bonaparte, qui se couronna lui-même. Vous n'avez pas su dépasser cette tentation, n'ayant que trop de prétextes politiques de la considérer comme inéluctable. Vous avez voulu transformer trop vite une légitimité morale en légitimité juridique. Ce faisant, vous condamniez non point seulement celui qui était alors l'image de la France impuissante et malheureuse, mais tous ceux qui, en pleine droiture de conscience, l'avaient suivi, acclamé, et lui avaient obéi. Cette condamnation, elle vous a conduit à refuser à la France cette unité dans la réconciliation à laquelle elle aspirait aux heures de sa libération. Quelle n'eut pas été, Monsieur, l'allégresse indicible jaillie des poitrines françaises, si, donnant l'exemple de l'humilité à l'heure de la victoire, vous aviez accepté alors, dans la grandeur, et publiquement, l'hommage d'une amitié ancienne et de ranimer, de la même épée tenue par deux mains renouées, la flamme du souvenir, qui est aussi celle du sacrifice et de l'amour.
Faute d'avoir compris ou accepté, alors, qu'un tel acte, posé par vous, pourrait changer pour longtemps le cœur des Français, exorciser -- au sens propre du terme -- les démons de la division et fonder l'unité nationale, vous avez par le fait même aggravé des fractures. Et lorsque, mystérieusement déçu par les hommes que vous n'aviez pas su appeler au dépassement, vous avez pris le chemin de votre village, la France vous laissa partir.
Les épreuves, qui ne vous furent point épargnées au long de cet exil, étaient-elles, à leur manière, disposées par la Providence, pour vous permettre de prendre leçon de la bataille perdue ? C'est le secret de Dieu et il nous est commandé de le respecter. Une chose est certaine. C'est que de même qu'en juin 1940, vous aviez rencontré le visage du Destin, en juin 1958, ce visage, à nouveau, se tournait vers vous. Oui, ce 4 juin 1958, à Alger, c'était l'âme d'un peuple qui, une deuxième fois, s'adressait à votre âme pour en être compris.
\*\*\*
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Et pour la deuxième fois la France, la France entière se tournait vers vous et vous faisait confiance. La Providence, ici encore, avait tout préparé pour vous permettre d'être l'artisan d'une grande et belle réconciliation. Il y avait un pressentiment légitime dans le rêve d'un État qui se serait étendu de Dunkerque à Tamanrasset : celui d'une alliance des chrétiens et des musulmans et de leurs deux églises, dans un État fédéral qui aurait constitué comme le noyau de la Communauté. Des officiers, sur ordre, ont engagé leur honneur sur une telle orientation de notre destin. Leur révolte y trouve, vous le savez, Monsieur, son explication profonde. Vous avez, dans l'immédiat, mis en œuvre une stratégie victorieuse. Mais l'Algérie, aujourd'hui, est dans la misère. Et quant à la Communauté, elle est morte sans phrase.
Or, elle aurait vécu, et se serait fortifiée, si la France était demeurée présente en Afrique. Ici encore, comment ne pas évoquer l'allégresse qui déjà jaillissait de la grande réconciliation des chrétiens et des musulmans... Dix ans plus tard, la Communauté et le modèle de fraternité humaine qu'elle devait réaliser sont effacés des mémoires et la jeunesse française, qui aurait dû trouver dans cette solidarité étroite avec les peuples d'Afrique les occasions d'une exigence, d'un dépassement, d'un héréisme et d'une foi, éclate de sa médiocrité spirituelle, de son avilissement moral. Elle dépave les rues et dresse des barricades.
Car on ne saurait écarter, d'une phrase négligente, le fait qu'au bout de dix ans de stabilité politique, la France, superficiellement calme et prospère, se soit trouvée, en quelques jours, au bord du chaos. Sans doute, la révolte de la jeunesse est un phénomène mondial. Mais dans le monde entier, il a des causes. Sans doute, le malaise social a pris des proportions artificielles du fait de la volonté du parti communiste de ne pas se laisser déborder par ceux qu'il appelle les gauchistes. Mais la puissance de l'appareil du parti communiste en France après dix ans de stabilité politique a, aussi, des causes.
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Or, la prudence politique ne saurait s'appuyer principalement sur une stratégie brillante aux heures du péril. Elle demande une vision profonde de la vie spirituelle d'un peuple. A ce niveau aussi, il est vrai que gouverner, c'est prévoir.
La révolte de la jeunesse a des causes. Elles ne sont point si difficiles à découvrir.
Depuis la libération, une génération est née, dont les aînés ont près de vingt-cinq ans, et qui a grandi en même temps que s'effectuait la seconde révolution industrielle. Cette génération a reçu plus qu'aucune autre dans l'ordre du confort, de l'imagination, de la sensation. Elle a reçu moins que toutes les autres dans l'ordre spirituel, intellectuel, et moral. Car elle a été formée à posséder l'univers plutôt qu'à se donner. Elle a été formée à la jouissance plutôt qu'à la générosité. Elle cherche l'absolu dans la captation plutôt que dans l'oblation. Mais comment pourrait-il en être autrement dans cette société qui, en France, depuis dix ans, a multiplié les signes de sa décadence.
La société qui est en train de crouler est un défi à la foi en Dieu et à la nature de l'homme. C'est la société dont l'Université, entreprise abominable de pourriture morale, met Sartre, Mao et Marcuse dans l'esprit et dans le cœur des filles et des garçons de vingt ans. C'est la société où les classes sociales sont closes et coexistent sans même se connaître. C'est la société où la routine, l'administration, la technocratie remplacent la liberté, l'adaptation vivante, la coopération active. C'est la société du film érotique, de la publicité pour névrosés, de la mini-jupe, des contraceptifs et de l'avortement. C'est la société de la chanson sauvage, de la musique concrète et de l'art abstrait. C'est la société qui édifie des écoles sans former de professeurs, qui fabrique des fusées, mais ne construit pas de maisons. C'est la société où, sur vingt millions de moins de vingt ans, trois millions sont des inadaptés psychiques, physiques ou sociaux. C'est la société où le droit est radicalement détaché de la morale, et où, finalement, le fait est radicalement détaché du droit. C'est la société où la télévision, après avoir offert comme « idole » Johnny Hallyday, s'aperçoit de son erreur, et présente Cohn Bendit. C'est la société où les meilleurs sont si bien élevés que la vertu d'indignation les a abandonnés depuis longtemps.
320:126
Dira-t-on que la finalité de la politique ne saurait avoir cure de ces choses ? Ou bien qu'un régime démocratique doit suivre le courant des appétits pour reposer sur une base solide ? Ce serait détacher indûment le bien commun de la cité du bien total de l'homme. Ce serait, aussi, faire peu de cas des dons que je disais tout à l'heure, et que Dieu n'a point adaptés à une mission indifférente à l'ordre spirituel. Et même si le phénomène est mondial, n'appartient-il pas à la France, dans sa vocation de fille aînée de l'Église, de le comprendre, de le prévenir s'il se peut, ou, de toute sorte d'y pourvoir ?
Le développement des appareils de la révolution -- terroriste chez ceux qui modèlent leur action sur la révolution culturelle, plus soucieux d'apparence démocratique chez les dirigeants du parti communiste, -- ce développement, depuis dix ans, a, aussi des causes. Il a été le prix de certaines orientations prises, tant en politique intérieure qu'en politique extérieure. Le temps n'est pas oublié où le parti communiste organisait la grève générale pour préparer les voies à l'abandon de l'Algérie. La présence d'une ambassade de la révolution culturelle dans nos murs, sans être une explication suffisante à elle seule, ne saurait être distraitement oubliée.
C'est l'orientation entière de la conception du rôle et des alliances de la France qui est en jeu. Son indépendance et sa grandeur sont des objectifs sains. Mais à la condition que cette indépendance soit conçue, en tout premier lieu, face au réseau mondial de la Révolution. Et que sa grandeur soit fondée sqr des valeurs naturelles et chrétiennes que la politique ne saurait mépriser plus longtemps sans voir se reproduire, mais cette fois de manière irréversible, ce que nous avons dans la stupeur et l'effroi, découvert dans les jours de mai. Car la distinction du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, dans sa nature, requiert que l'ordre de la cité soit, profondément, ordonné aux requêtes de la Foi. Depuis nombre d'années, mais plus encore depuis dix ans, l'ordre de la cité a été ordonné aux requêtes des passions, des appétits et des évasions.
321:126
Deux fois, la France vous a été confiée. Deux fois, votre mission était spirituelle autant que politique. Deux fois, il fallait réconcilier des hommes et des communautés qui ne s'aimaient pas. Deux fois, vous avez agi en partisan malgré vos dons d'homme d'État. Deux fois, ceux qui se tournaient vers vous pour être compris, ont été repoussés. Ce qui est peu dire.
\*\*\*
Étrangement, la main des événements aujourd'hui vous ramène à la politique qui se proposait à vous voilà dix ans. Il s'agissait alors de puiser dans l'inspiration chrétienne une doctrine sociale fraternelle. Il s'agissait, en outre, de lutter, négativement et positivement, contre les diverses formes de la révolution. Ces deux tâches, vous les avez écartées, alors qu'elles étaient pour ainsi dire ébauchées. Vous avez préféré donner au peuple du pain et des jeux, remplacer l'armée des hommes par la force de frappe et livrer l'Université et les ondes aux docteurs de la subversion spirituelle, morale et politique. Et voilà que la logique des événements vous ramène à ce qui était, en 1958, votre point de départ.
Le résultat des élections de juin vous met, pour la troisième fois, et sans doute pour la dernière, en face d'un choix. Pour la troisième fois dans votre vie, la France vous est confiée.
Pour elle, tout est à retrouver : la loi de Dieu, la loi naturelle, la méthode intellectuelle, la maîtrise des sens, l'ordre social, la collaboration des classes, la conscience dans le travail, l'usage de la propriété, l'exemple dans l'éducation, et un minimum de santé morale et mentale dans la culture.
Immanente et mystérieuse même dans les plus humbles de ses fils, la France aspire à ce que la sève chrétienne la vivifie à nouveau, sans laquelle, l'expérience en témoigne, elle se disloque elle-même. Elle aspire à l'élévation de son niveau de vie, non point d'abord matériel, mais d'abord spirituel. Elle aspire à la reconstitution des valeurs naturelles fondamentales, spécialement de ses familles.
322:126
Elle aspire à la réconciliation vraie de ses classes sociales. Elle aspire à ce que ses universités commencent enfin à former des hommes, et non plus des intellectuels exaspérés. Elle aspire à ce que les corps intermédiaires, municipaux, provinciaux, les grands corps de l'État retrouvent vitalité et indépendance. Elle aspire à ce que l'on ne flatte pas ses instincts, en la livrant à une culture populaire destructrice, mais à ce que l'on fasse appel à son héroïsme, à sa capacité de sacrifice. Elle aspire à ce que les fautes qui ont pu être commises contre la loyauté, contre la charité, soient réparées, dans la mesure humainement et prudemment possible. Elle aspire à ce que la participation s'instaure dans des cadres de droit public sans que pour autant les libertés du droit privé s'évanouissent. Elle aspire à ce que le refus qu'elle a marqué à l'égard du communisme soit efficace dans l'ordre de la politique intérieure par une politique extérieure adaptée. Elle aspire, enfin, à ce que l'ordre social soit en réalité, et non simplement dans les mots, fondé sur la justice, -- et la communauté humaine plus, beaucoup plus, sur les dix commandements.
Car il n'y a que deux amours : l'amour de soi, ou l'amour de Dieu. Et chacun d'eux contient en germe une autre France, un autre rôle de la France dans le monde.
Pour la dernière fois, Monsieur, ce germe est déposé au secret de votre liberté, à la racine de votre intention.
Il ne nous appartient pas d'agir à votre place. Mais nous prierons pour vous.
Marcel Clément.
323:126
### Le naufrage des « Études »
Dans notre numéro 125, nous affirmions au courant de la plume que la vieille revue *Études* des Jésuites de la rue Monsieur est devenue l'officine de la plupart des subversions à la mode, intellectuelles et religieuses, sociales et politiques, et qu'à ce point elle est devenue insignifiante, sans aucune importance, ayant perdu toute autorité morale.
Nous n'y revenons que pour *prouver* cette affirmation. Nous la prouvons par le numéro des *Études* daté de « juin-juillet 1968 » et paru aux environs du 4 juillet, numéro que nous n'avions pas encore en main au moment où nous-mêmes composions notre numéro 125 de juillet-août.
\*\*\*
Ce numéro des *Études* s'ouvre par une proclamation de M. Bruno Ribes, directeur de la revue et religieux de la Compagnie de Jésus.
Une telle proclamation découvre d'un seul coup ce qui était plus souvent insinué depuis des années dans cette publication.
Nous recopions en son entier cette proclamation. Il nous suffira d'y intercaler quelques commentaires non exhaustifs, notamment pour souligner au passage les prises de position par lesquelles le directeur des *Études,* au nom de la revue, s'engage -- cette fois à visage découvert -- au service de la Révolution.
Voici donc ce texte, qui se veut définitif, et qui l'est en effet :
324:126
« L'ampleur de la crise que nous traversons nous déconcerte tous. De quoi sera fait demain ? En ce début de juin, les questions en suspens nous cernent de toutes parts et le pire est à craindre : que l'espoir libéré par ce grand tressaillement de notre pays soit injustement frustré. Notre devoir, semble-t-il, et de veiller à ce qu'on n'étouffe pas les revendications de fond. »
\[La Révolution communiste de mai 1968 est pour les *Études* un « grand tressaillement » et le pire serait que « l'espoir libéré », chez les jésuites, par cette tentative de Révolution soit « injustement frustré ».
*L'espoir* de ces jésuites est dans la Révolution communiste. On le pressentait. Maintenant, ils l'ont proclamé.\]
« Et d'abord *tenter de comprendre.* Même si le discernement s'avère malaisé. Les principaux articles de ce numéro (celui-ci pourra-t-il paraître ?)... »
\[A la date du 2 juin, les jésuites de la rue Monsieur n'avaient pas encore *compris* que leur numéro paraîtrait normalement : c'est-à-dire que la Révolution avait été arrêtée le 30 mai. Ils croyaient, comme le P.S.U., qui est le nouveau et en fait le seul « parti catholique » officiel -- c'est le parti dont la problématique et la formulation coïncident avec celles des évêques et celles des jésuites -- que la Révolution allait continuer du même pas. Ils ont aperçu l' « ampleur » de la Révolution. Ils n'ont pas aperçu, manifestée dès le 30 mai, *l'ampleur encore plus grande et plus vigoureuse du refus de la Révolution* exprimé par le peuple français. -- Certes, la Révolution garde ses chances futures, dont *la principale* est celle qui lui est fournie par le fait que les évêques et les jésuites français (et les dominicains et tonte sorte d'aumôniers) ont basculé dans son sein. -- Mais l'ampleur et la vigueur du sentiment contre-révolutionnaire, qui sont aussi des faits, ils n'en peuvent rien apercevoir, aveuglés par leur passion subversive.\]
325:126
« ...essaient d'apporter quelques premiers éclaircissements pour amorcer des réflexions plus poussées.
« Ensuite définir *notre position.* La génération d'après-guerre -- la principale initiatrice du sursaut actuel -- essaie de s'arracher à l'emprise des structures politiques, sociales et économiques devenues écrasantes. Étudiants ou salariés, ces jeunes se lancent aveuglément *à la reconquête de leur dignité d'hommes,* stimulant leurs aînés. Nous prendrons rang à leur côté. »
\[Experts déjà en une infinité d'acrobaties, les jésuites de la rue Monsieur sont devenus en outre experts en subversion. Tout s'apprend. Les voici praticiens orthodoxes du mensonge subversif : c'est « *la *» génération*, toute la* génération d'après-guerre, disent ces menteurs, qui a fait la Révolution de mai 1968... M. Bruno Ribes sait parfaitement que cela est un mensonge.
M. Bruno Ribes et ses jésuites *prennent rang au côté* des révolutionnaires de mai 1968, qui étaient ivres et drogués de Marx, de Mao et de Marcuse...
Dont acte.\]
« Qu'elle qu'ait pu être jusqu'ici l'action des « experts en subversion » ou de ces groupuscules qu'on livrera en boucs émissaires à notre vindicte, le processus en cours... »
\[car il croit ce même *processus* toujours *en cours* à la date du 2 juin : c'est pourquoi il se démasque, par peur de « manquer le train » et d'arriver trop tard...\]
326:126
« ...a surgi d'une tout autre profondeur que celle à laquelle ont pu forer les divers « comités d'action » (même s'ils ont le mérite d'avoir secoué l'inertie -- mais quel fut leur programme ?). »
\[Comme si Marx, Mao et Marcuse n'était pas un « programme » ! Comme s'il n'avait rien vu, rien entendu...\]
« Il est clair d'autre part que les forces libérées échappent aux catégories des politiciens chevronnés. Nous refusons dès lors le dilemme... »
\[Comme le montre le contexte, il veut dire, en traduction française : *l'alternative...*\]
« ...dans lequel, à droite ou à gauche, on cherche à tout enfermer : ordre ou désordre, gaullisme ou opposition, démocratie ou totalitarisme. Ces simplifications abusives ne peuvent avoir d'autres effets que de couper la France en deux, aggravant les mésententes et le danger, à court ou à long terme, d'affrontements violents. »
\[Pour que la France ne soit pas « coupée en deux », la recette était donc d'aller tous « prendre rang au côté » des drogués de Marx et de Mao...
Quand se déclenche l'agression d'une Révolution communiste, c'est une lâcheté et c'est un mensonge de dire alors qu'il faut éviter l' « affrontement » et la « coupure ».
327:126
Car il faut au contraire se battre pour éviter que la Révolution ne l'emporte.
Ce prétexte de vouloir éviter l'affrontement n'est au demeurant qu'une grimace hypocrite de la part de ceux qui *prennent rang* *au côté* de l'agression révolutionnaire. Ils ne cherchent ainsi qu'à intimider ou décourager toute résistance.\]
« Nous sommes pour cette violence que chacun doit se faire à soi-même pour s'ouvrir à l'autre. »
\[Mensonge : il ne s'ouvre pas à *l'autre*. Il prend rang au côté de la faction marxiste-maoïste.
*L'autre,* pour M. Ribbes, ce n'est pas le révolutionnaire communiste, puisqu'il en est, et qu'il a pris rang à son côté.
Pour lui, *l'autre* réel, *c'est l'anti-communiste*. On ne l'a vu se faire aucune « violence », ni même tenter le plus mince effort, pour « s'ouvrir » à l'immense mouvement anti-communiste qui s'est manifesté en France à partir du 30 mai.\]
« Mais nous concevons que la question soit largement posée : à la violence occulte, la violence déclarée a-t-elle le droit de répondre ? Aux étreintes feutrées, l'empoignade farouche ? Pourtant, ici encore, nous refusons cette antinomie qui joue sur l'aveuglement des uns et la misère des autres. La détermination peut être autrement personnelle, clairvoyante, inventive, efficace. »
\[Cela, c'est le verbiage sentencieux, d'apparence volontairement mystérieuse, inséré pour faire impression sur les imbéciles, mais qui est entièrement insignifiant.\]
328:126
« Pour l'immédiat, il nous paraît que le risque majeur est celui de mésuser de notre liberté. A un triple niveau. La liberté d'expression, dans les entreprises et les amphithéâtres, a permis à chacun de s'affirmer et a enrichi d'une manière durable les rapports à la base. »
\[La *liberté d'expression* dans *les entreprises et les amphithéâtres !* La liberté des soviets et des piquets de grève : telle est donc la « liberté » de M. Ribes. Quand il affirme que cette liberté dans les entreprises et les amphithéâtres « a permis *à chacun*, de s'affirmer », il ment d'un mensonge énorme, à la Goebels, à la Staline.
*La Croix* elle-même, sous la plume de M. Pierre Limagne, notait le 25 juin : « Bien des salariés étaient sortis mécontents d'une grève longue, *dans laquelle on les avait entraînés ou maintenus contre leur gré*, en refusant des votes à bulletin secret. »
Si le mouvement anti-communiste a été si puissant, notamment aux élections du 23 et du 30 juin, dans une France pourtant si peu préparée, si peu instruite, si peu éduquée -- (la France de mai et juin 1968, si peu instruite du péril communiste par ses journalistes, par ses jésuites, par ses évêques) -- c'est parce que chacun, presque partout, avaient *personnellement* senti quelles *tyrannies* à tous les niveaux installaient ces trois semaines de Révolution communiste : « dans les amphithéâtres et dans les entreprises », oui. Une faction révolutionnaire imposait ses contraintes arbitraires, par la prolifération de soviets locaux. M. Ribes et ses jésuites font donc partie de cette faction : ils ont « pris rang à son côté », et c'est au nom de la « liberté d'expression » telle qu'ils la conçoivent qu'ils l'ont fait. Nous en prenons bonne note.\]
329:126
« L'exercice de l'autorité s'en trouvera modifié, de même que les modalités du travail (c'est aussi ce qui rend difficile sa reprise pure et simple). Mais la contrepartie s'affiche : généralisées, il arrive que les contestations demeurent stériles. Le problème se repose alors de la nécessité et de la représentativité des corps intermédiaires (même si l'action menée par ceux qui survivaient s'est avérée plus que critiquable durant cette crise) et des minorités agissantes. »
\[« Durant cette crise », il y a tout de même eu une action critiquable, et même « plus que critiquable » aux yeux de M. Ribes. Ce n'était pas celle des factions révolutionnaires communistes. C'était celle des corps intermédiaires.\]
« Question grave en période d'élection et de remembrement du Parlement ».
\[On ne saura sans doute jamais ce que M. Ribes voulait annoncer ou prophétiser, le 2 juin, par « remembrement du Parlement ». Toujours est-il qu'en fait d' « élection », il a été servi par les élections du 23 et du 30 juin : qui lui auront au moins montré qu'il a *pris rang au côté* d'une gauche révolutionnaire qui est tout entière vomie par le pays, quand le pays est libre de s'exprimer.\]
« Question d'autant plus grave que nous menacent, dans le désarroi actuel -- et plus encore dans quelques mois, quand s'appesantira la crise économique -- et en l'absence de tout « projet » politique avoué et cohérent, le vertige du fascisme ou d'autres formes de totalitarisme de droite ou de gauche. »
\[Le bon apôtre : il fait mine de rejeter tout « totalitarisme ». *Sauf le sien *: le totalitarisme de la Révolution communiste de mai 1968, « au côté » duquel il a « pris rang ».\]
330:126
« Dans cette perspective qui n'est, hélas, nullement chimérique, nous nous proposons de dénoncer -- si nous sommes capables d'analyses rigoureuses -- ce qui nous paraîtrait hypothéquer, fût-ce pour un temps, « les droits de l'homme ».
\[On ne saura pas pourquoi il met « les droits de l'homme » entre guillemets. Il y croit ou il n'y croit pas ? S'il y croit, pourquoi les mettre entre guillemets, et s'il n'y croit pas, pourquoi s'en réclame-t-il ? Et lesquels ? Et qu'est-ce qu'il en connaît ? Il appelle -- voir plus haut -- *liberté d'expression dans les entreprises et les amphithéâtres* ce qui était la tyrannie d'une faction révolutionnaire : mais la faction au côté de laquelle il a pris rang. Sans doute voit-il *les droits de l'homme* dans l'omnipotence de sa propre faction : et sans doute encore est-ce pour cette raison qu'il les met tout de même entre guillemets... \]
« Il est des démissions dont l'histoire a montré qu'elles donnent cours à des torrents de haine et de sang, et des intolérances qui sont effectivement des démissions. Mais il est aussi une dictature de l'immobilisme dégradante pour la société et complice parfois de l'injustice déjà confirmée. De l'injustice naissante : certains événements -- ceux que nous venons de vivre -- en modifiant la conjoncture et en permettant des prises de conscience collectives, peuvent rendre désormais intolérable ce qui, peu auparavant, n'était pas encore reconnu ni même dévoilé comme tel. »
\[Ce paragraphe, vous pouvez, si vous le voulez, le relire trois fois, ou trente fois. Il n'a aucun sens. C'est un nouvel exemple, encore plus fortiche que le précédent, du verbiage sentencieux et insignifiant par lequel on croit se donner l'air d'un oracle profond.\]
331:126
« Sur ces quelques résolutions cardinales, nous avons cru devoir donner notre sentiment sans retard, puisque au cours des prochaines semaines les choix politiques s'annoncent déterminants. »
\[Qu'ils n'aillent plus prétendre maintenant qu'ils se tiennent « en dehors » ou « au-dessus » des *choix politiques.* Ils y courent à toutes jambes, craignant seulement d'arriver trop tard et de « manquer le train ».\]
« Ce faisant nous ne prétendons pas imposer nos options, mais éclairer en toute loyauté nos lecteurs. »
\[On ne voit pas d'ailleurs comment ils pourraient *imposer* leurs « options » par le simple moyen du papier imprimé. -- Mais on a très bien vu quel était leur idéal de « liberté d'expression ».
Pour le : « *en toute loyauté *»*,* trois remarques :
1° Voir les mensonges accumulés ci-dessus par M. Ribes.
2° Parler d'une Révolution qui se réclamait ouvertement de Marx et de Mao en feignant de ne pas savoir qu'il s'agissait d'une Révolution communiste, c'est une « loyauté » qu'on laissera à ces jésuites.
3° Mais *le manque fondamental de loyauté,* quand on est jésuite, est de faire ce que fait la revue *Études.* Vouloir *à la fois* demeurer jésuite et prendre parti pour la Révolution communiste, c'est une duplicité insupportable. Prétendre *simultanément* continuer à passer pour des religieux catholiques et prendre rang au côté des marxistes, c'est plus qu'une tartuferie. C'est une sorte de forfaiture et un abus de confiance.
332:126
Leur habit, qu'ils ne portent plus guère, leur fonction, leur sacerdoce, leurs vœux solennels leur font obligation de nous enseigner en quoi et pourquoi le communisme est intrinsèquement pervers. Obligation de nous donner la doctrine catholique. Ils ne le font pas. Ils font le contraire. « En toute loyauté » ? Ce n'est pas soutenable.\]
« Ceux surtout qui nous seront fidèles dans les mois à venir. Ceux très particulièrement qui, comme nous, souhaitent que le mouvement déclenché soit irréversible... »
\[Le *mouvement déclenché,* qu'ils *souhaitent* irréversible, c'est la Révolution communiste de mai 1968. -- Mais, « en toute loyauté », les termes de COMMUNISME et de COMMUNISTE, de MARXISTE et de MAOÏSTE ne sont même pas prononcés par M. Ribes.\]
« ...même s'il requiert notre vigilance, s'il doit nous obliger à vérifier nos convictions les plus profondes, s'il est à prévoir qu'il éprouvera -- il éprouve déjà -- les assises de toutes les institutions, y compris celles de l'Église. »
\[Relisez, depuis : « Ceux surtout... » Reprenez le mouvement et la suite de la pensée. Vous verrez que M. Ribes :
1° souhaite irréversible
2° un mouvement qui éprouvera (qui éprouve déjà) les assises de toutes les institutions,
3° y compris les assises des institutions de l'Église.
333:126
Il n'a pas dit : qui éprouvera les superstructures, les modalités, les formes accidentelles des institutions de l'Église. Il a bien dit : LES ASSISES, c'est-à-dire les bases, le fondement, le roc, la pierre angulaire. *Qui sont quoi, en ce qui concerne l'Église ?* -- On aime à supposer que M. Ribes l'a oublié, ou ne l'a jamais su, ou n'y croit plus, et qu'il écrit ici n'importe quoi. -- Mais on n'en donnerait pas sa tête à couper.\]
« Quelque chose est à naître, qui s'annonce dans l'écartèlement de toute une société, bientôt peut-être de toute l'Europe. Quelque chose de fragile et qu'il faut protéger. »
\[Cela finit ainsi, par un nouveau coup de verbiage, non plus seulement sentencieux, mais s'efforçant au lyrisme.\]
C'est signé : *Bruno Ribes,* un nom encore inconnu, mais un nom à retenir, il fera carrière si la Révolution revient. Pour le moment il est le directeur de cette « revue mensuelle fondée en 1856 par des Pères de la Compagnie de Jésus ». Il a jeté un masque qui depuis quelques années n'était plus, rue Monsieur, très bien attaché. Voilà donc les *Études* qui PRENNENT RANG AU CÔTÉ de la subversion. Au vrai, elles ne sont pas « au côté ». Elles sont dedans : immergées à une profondeur qui, à vues humaines, est maintenant sans remède. Les naufrages aussi, les naufrages surtout, peuvent être « irréversibles ».
\*\*\*
Pour l'honneur de la Compagnie de Jésus -- dans l'hypothèse où par une sorte de miracle elle renaîtrait de sa désintégration actuelle -- nous souhaitons que la revue *Études,* telle qu'elle est devenue, tombe rapidement dans le néant, qui est sa vraie place, et dans l'oubli, dont on lui fera la charité. Et que viennent d'autres « Pères de la Compagnie », des vrais, comme les fondateurs, pour fonder à nouveau une « revue mensuelle » qui soit digne et loyale.
334:126
### Dans les églises, pour vos enfants
Obéissez au « Conseil permanent » les yeux fermés. Il destine à vos enfants le journal « catholique » intitulé CLUB-INTER, publié par la « Maison de la Bonne Presse ». Vous le trouvez dans toutes les églises : du moins, dans toutes celles que nous n'avez pas encore nettoyées vous-mêmes.
Voici donc CLUB-INTER, numéro 17-18 de juin-juillet 1968, voici ce que l'on enfourne dans le crâne de vos enfants, pour les distraire et pour les instruire.
« La révolution est ratée. Peut-être. Mais quelle révolution ? La révolution socialiste. En France, on la disait dépassée. Le temps était, paraît-il, à la consommation et à la réforme. Les travailleurs pensaient à leurs traites de voiture et de frigidaire, et ne s'occupaient pas de renverser le capitalisme. La Révolution des ouvriers et des paysans était morte. Il fallait qu'une autre prenne le relais. Avec les mêmes chants, les mêmes drapeaux, les mêmes doléances, mais plus dures, plus brutales, plus jeunes. Cette Révolution, nous l'avons vu éclater au mois de mai 1968. C'était celle des gavroches. Celle de toute une génération (*sic !*) (...) Celle qui conteste en bloc l'autorité, le pouvoir, le paternalisme et la niaiserie de la société de consommation (...). Il n'est pas possible, ou du moins pas encore possible, de dire qu'elle est ratée. Elle ne fait que commencer... » (page V).
335:126
« Jacques SAUVAGEOT : vice-président de l'U.N.E.F. Jeune, 23 ans, il a du charme et impressionne par son calme et sa mesure (*sic*). Il parle doucement. Il répète inlassablement les mêmes choses. Il est à la fois opiniâtre et diplomate. Licencié de droit et de lettres, il prépare un troisième cycle d'histoire de l'art. C'est un révolutionnaire tranquille (*sic*). Il y a seulement quatre ans, les slogans qu'il défend si calmement (*sic*) lui auraient fait porter la redoutable étiquette d' « aventuriste ».
« Alain GEISMAR : ex-secrétaire général du S.N.E.S. Sup. Il vient à peine de franchir la barrière qui sépare étudiants et professeurs. Il est jeune, fougueux, mais dégage une grande autorité. Petit, il n'a pas besoin de monter sur un tabouret quand il s'adresse à une foule. Sa voix suffit. Une voix un peu éraillée, sourde, prenante. Il sait parler doucement, posément. Mais tout à coup se fâcher, s'enflammer, crier. C'est un peu le Danton du mouvement universitaire. Il a secoué les traditions syndicales des professeurs, ces professeurs qui avaient toujours refusé toutes les réformes de l'Université, s'étouffant dans les traditions vieilles de cent cinquante ans. Alain Geismar est un scientifique. Il ne s'intéresse pas à la tradition.
« Daniel COHN-BENDIT : Petit, roux (sauf quand il passe les frontières clandestinement et qu'il se fait teindre les cheveux en noir), volubile, cet étudiant en première année de sociologie étonne par sa maturité et son intelligence. C'est à la fois un théoricien et un homme d'action. On a voulu faire de lui un bouc émissaire, il est devenu une vedette. Il n'est nullement impressionné par cette soudaine publicité faite autour de son, nom. Il l'utilise tout comme il utilise son intelligence et ses connaissances : pour la cause révolutionnaire à laquelle il se consacre tout entier. C'est un des principaux fondateurs du « Mouvement du 22 mars ». (Page VI).
Tels sont donc les nouveaux héros, les nouveaux saints qui sont proposés à l'admiration et à l'imitation de vos enfants.
\*\*\*
336:126
N'en soyez pas surpris : ce n'est pas aujourd'hui que CLUB-INTER se révèle comme un journal pro-communiste en politique, anti-catholique en religion : nous l'avions prouvé sur textes, il y a environ un an, dans notre brochure : MISE EN GARDE CONTRE CLUB-INTER.
\*\*\*
Si vous choisissez la lâcheté, vous pouvez évidemment tout subir, former les yeux et ne rien faire.
337:126
### Le Credo catholique
On sait comment Mgr de Beauvais nous a incités à faire des citations de l'abbé Georges de Nantes. Ou, si on ne le sait pas, on le saura en se reportant aux pages 346 à 349 de notre numéro 125 de juillet-août 1968.
Voici la plus grande partie du premier commentaire que l'abbé Georges de Nantes a fait du Credo professé par Paul VI le 30 juin (extrait le « La Contre-Réforme catholique au XX^e^ siècle », numéro de juillet). ([^46])
Le 30 juin, pour la clôture de l'Année de la Foi, Sa Sainteté le Pape Paul VI a prononcé une Profession de foi d'une importance capitale. Quels qu'en soient les effets pratiques ou le retentissement dans l'opinion publique, ce CREDO a été déclaré à la face de toute l'Église. Il demeure. Il proclame non seulement la foi du Pape, mais la foi des Évêques en communion avec lui et celle de tout le peuple catholique.
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Le Pape a parlé en notre nom à tous, avec l'intention de nous engager tous, sinon encore de nous obliger. Quoiqu'il ne s'agisse pas, aux dires mêmes du Souverain Pontife, d'un corps de définitions infaillibles émanées de son Magistère solennel, ce Credo est revêtu d'une autorité singulière, en tant qu'il énonce sous une forme précise, sans équivoque, adaptée à notre temps et tranchant ses doutes, la Tradition immuable et infaillible de l'Église. En proclamant chacun de ces dogmes qui font partie du Credo de Nicée, en y insérant de nouvelles propositions qui ont fait dans le passé l'objet de définitions pontificales ou conciliaires infaillibles, en ajoutant de sa propre initiative certaines conséquences directes de notre foi, contestées par les Novateurs, le Pape a posé un acte de son Suprême Magistère qui ne peut plus être révoqué. Si le caractère ultime d'une infaillibilité absolue ne lui a pas été donné C'est, à mon sens, pour deux raisons. La première est qu'avec prudence Paul VI autorise ainsi les remarques qui pourront lui être adressées, en vue d'améliorations formelles, d'amendements ou de compléments désirables, proposés par des évêques. Ce premier jet, déjà très élaboré, pourra donc l'être encore avant que sa forme infaillible en soit arrêtée pour les siècles. La deuxième raison relève de la psychologie du Pape régnant et de la difficile conjoncture postconciliaire. Paul VI voudrait que son acte de foi ait plus valeur d'exemple à imiter que de formulaire obligatoire à recevoir d'autorité. Plutôt que d'imposer la Vérité dont il a la garde, le Pape souhaiterait entraîner Évêques, prêtres, peuples, dans ce même élan de fidélité à Dieu dont son Credo est le fruit. C'est donc une PAROLE pontificale, mais qu'on ne s'y trompe pas, CETTE PAROLE EST UN ACTE et il faudra bien que, cette fois l'Autorité s'ajuste à ce Ministère de la Charité et que l'obéissance de tous souscrive à la Foi jurée de Celui-là seul que Dieu a placé en tête pour régir toute son Église.
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Quel écho a suscité cet Acte du Magistère Suprême, acte plus important à lui seul, selon la théologie classique, que tous les Actes conciliaires réunis et que toutes les Encyclique des papes au moins depuis *Humani Generis*, ou *Pascendi,* acte qui touche à l'infaillible de plus près encore que le Syllabus ? Un écho dérisoire. Quelques télégrammes de félicitations, des articles incolores, quand ils n'étaient pas empoisonnés. Seul, le Cardinal Felici en a bien écrit, semble-t-il (cf. *La Croix*, 10 juillet). Maints journaux ou revues n'en ont même pas informé leurs lecteurs. On a décidé de faire à ce Credo le même sort qu'à cette Année de la Foi dont il est le terme : on laissera tomber, avec respect.
Il y a plus audacieux. Le P. Ehlinger ose éditer en français ces jours-ci le Catéchisme hollandais pour adultes, notoirement erroné. Il a le toupet de publier dans « un fascicule annexe » les demandes de corrections exigées par l'autorité romaine mais constamment refusées par l'Épiscopat hollandais ; et puis, tenez-vous bien, « d'autre part, le dossier contient la récente profession de foi de Paul VI au 30 juin de cette année » (*La Croix*, 17 juillet). C'est énorme ! La foi du Pape, en annexe du Catéchisme (hérétique) de Hollande !!!
Autre signe de l'accueil fait à ce Credo, cette réflexion du Docteur Ramsey que *La Croix* rapporte sans émotion : « Au sujet des déclarations du Pape sur la foi, le Dr Ramsey estime qu'elles n'auront pas grand effet sur le mouvement œcuménique, les tendances conservatrices et libérales coexistant là comme dans les autres Églises » (11 juil.). Ainsi ceux du dehors comme ceux du dedans qui sont en contradiction patente avec le Credo du Pape refusent de prendre la chose au sérieux. Ils ne peuvent attaquer de front. Ils se taisent. Mais leur inertie, si Rome ne la trouble pas, tendra à persuader que le Credo du 30 juin n'est qu'une option libre, la « spiritualité » personnelle du Pape, dans la ligne d'une « théologie » conservatrice à laquelle il reste attaché. Il n'y aura rien de plus grave que ce respectueux mépris (...)
Notre Catéchisme français s'imprime tandis que, dit-on, les éditeurs ont reçu l'ordre de « l'Épiscopat » de mettre au pilon toutes leurs réserves d'anciens manuels. Si c'est vrai c'est un crime, qui ne lui sera pardonné ni en ce monde ni en l'autre. Le Cardinal Lefebvre écrit sa « réprobation » pour la parution « prématurée » (!) du « Catéchisme hollandais » sans autorisation, et il proteste que nos Évêques en « éprouvent le plus vif regret ».
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Mais le livre est diffusé sans entraves et nulle sanction n'en frappe l'auteur. Ainsi l'apostasie immanente s'accélère, et l'anarchie s'étend à tout et partout sans jamais être réprimée par quiconque. Le simulacre eucharistique de la rue de Vaugirard demeure impuni (...). Alors, à Upsal, « un religieux hollandais a communié et a expliqué son geste comme une impulsion spirituelle à laquelle il n'a pu se soustraire » !!! Le lendemain, l'ont imité « un petit groupe de catholiques, nous a-t-on dit, et même des prêtres » (*La Croix*, 9-10 juil.). Point de sanction, un demi-acquiescement, et voilà qui porte atteinte mortelle non plus à la discipline mais à la foi. D'ailleurs, au même moment où le Pape proclamait son Credo, l'Église par la voix autorisée du P. Tucci multipliait les avances au C.O.E. pour y être invitée comme « Église membre » et « même 30 juin, la Lettre du Cardinal Cicognani à la Semaine Sociale d'Orléans reprenait les billevesées révolutionnaires, les chimères sanglantes du Messianisme temporel dont le Credo du Pape voulait paraître la condamnation, voire la rétractation.
*Alors, ce Credo n'est rien que bavardage, vain plaidoyer pour la Vérité, ? Je proteste. Ce Credo est un acte !* Il nous assure le droit de vivre, de parler, de lutter au centre de l'Église, là même où ceux qui nous persécutent n'ont plus leur place, à moins de conversion et de rétractation publique. Le Pape Lui-même a dû vaincre de fortes oppositions pour proclamer ainsi sa foi, la foi de l'Église à laquelle il s'identifiait alors dans sa charge de Pasteur Suprême. Il ne pourra plus indéfiniment retarder la suite nécessaire de ce premier acte. Le premier devoir du Magistère est de définir la foi, c'est fait. Reste l'autre, qui est semblable au premier, d'imposer la vérité et de bannir l'erreur, cela doit venir. En ce qui nous concerne, cette proclamation du véritable « Fonds obligatoire », comme dit fort bien Édith Delamare dans *Rivarol* du 11 juillet, doit conduire à l'interdiction de notre détestable « Fonds obligatoire » français qui en est la contradiction.
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« Que votre langage soit oui si c'est oui, non si c'est non. Elle est à rejeter l'opinion selon laquelle le chrétien pourrait jouer sur les mots, user de duplicité dans ses paroles, tromper son prochain dans une bonne intention. Le manteau de la religion ne saurait jamais couvrir l'hypocrisie », enseignait le Pape aux pèlerins du 17 juillet, à Saint-Pierre...
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\[Avis pratiques\]
============== fin du numéro 126.
[^1]: -- (1). Ces textes sont tirés des ouvrages du R.P. PHILIPPE de la Trinité..
[^2]: -- (1). Étienne Gilson : *L'être et l'essence,* Vrin 1948 ; deuxième édition revue et augmentée 1962.
[^3]: -- (1). Dans ce bref ouvrage «* Si tu aimes la liberté *» (Nouvelles Éditions latines) l'analyse de notre état social forme la première partie. Elle est claire et convaincante, elle explique le malaise profond qui a permis les évènements de mal. Nous en conseillons vivement la lecture et nous rédigerons à part une note sur l'œuvre d'Hyacinthe Dubreuil.
[^4]: -- Le style « oral » de ce texte s'explique par son origine : c'est le « Rapport introductif » au Congrès de Lausanne 1968, avec quelques compléments. \[en encadré page 45 dans l'original\].
[^5]: -- (1). Étienne GILSON, *Le philosophe et la théologie*, Vrin 1960, 226-227.
[^6]: -- (1). Elle peut en constater les résultats naturellement visibles et poser le problème comme une énigme : elle ne peut en découvrir l'explication.
[^7]: -- (1). Voir par exemple : R.-Th. CALMEL, o.p., *Théologie de l'histoire*, numéro spécial de la revue *Itinéraires* (numéro 106 de septembre-octobre 1966).
[^8]: -- (1). Chap. II et chap. III de son ouvrage : *Pour une philosophie de l'histoire* (édition française, traduite de l'américain par Charles Journet, Le Seuil 1957) -- 1. -- Loi du double progrès contrastant ; 2. -- loi de fructification historique du bien et du mal ; 3. -- loi de la signification mondiale des événements de portée historique ; 4. -- loi de prise de conscience ; 5. -- loi de la hiérarchie des moyens ; 6. -- loi du passage de l'état magique à l'état logique dans l'histoire de la culture ; 7. -- loi du progrès de la conscience morale ; 8. -- loi du passage des civilisations sacrales aux civilisations profanes ; 9. -- loi d'accession du peuple à la majorité en matière politique et sociale.
[^9]: -- (1). Dictionnaire Robert, au terme « sens », V, 1, in fine (tome VI, p. 393, col. 2 en haut).
[^10]: -- (1). Le « moderne », c'est le récent et c'est le contemporain (du latin *modernus*, issu lui-même de *modo*, « récemment »). Vint un temps où les « modernes » *s'opposèrent sous ce nom* aux « anciens », et se crurent enfin arrivés, pour la première fois et définitivement, à une époque. épatante, l'*époque moderne*. Mais ce temps lui-même passa comme les autres. Si bien que pour les historiens, l' « époque moderne » désigne celle qui commence en 1453 (chute de Constantinople, fin du moyen âge) et qui se termine en 1789, début de l' « époque contemporaine » : laquelle à son tour doit être en train de finir... Ce charabia est le signe d'un désordre de l'esprit, celui-là même que nous analysons ici.
[^11]: -- (1). Julien BENDA, *La trahison des clercs*, p. 116.
[^12]: -- (1). Dans quelle mesure peut-on sans la grâce être fidèle au Décalogue : voir sur ce point notre « rapport introductif sur la loi naturelle », VI partie (*Actes du Congrès de Lausanne* 1967, pp. 17 et suiv.).
[^13]: -- (1). Éditions du Seuil, 1968.
[^14]: -- (1). Projet de déclaration des droits et des devoirs de la presse libre établi, le 24 novembre 1945, par la Fédération nationale de la Presse. -- Cité p. 72.
[^15]: -- (1). Du moins en existait-il dix-neuf en avril 1968. Deux nouvelles se sont créées, en Alsace, au mois de mai (*Le Monde*, 23 mai 1968). D'autres depuis, probablement.
[^16]: -- (2). Pour le *Figaro*, v. le *Monde* des 11 et 12-13 mai 1968. -- Nous avons consacré un article au « cas d'*Ouest-France *» dans le n° 110 (février 1967) d'*Itinéraires*.
[^17]: -- (1). Voir ce qu'écrit M. Schwoebel aux pages 163 et 164 de son livre et cf. de ce que nous disons de la formule coopérative en général dans *L'organisation du pouvoir dans l'entreprise* (Entreprise moderne d'édition), pp. 79 et S.
[^18]: -- (1). « Comment informer honnêtement », publié dans le compte rendu du Congrès de Lausanne 1965 par l'Office international. Tout ce congrès était consacré à « L'information ». On y trouve les communications de Jean Madiran, M. de Penfentenyo, M. De Corte, A. Charlier, G. Thibon etc.
[^19]: -- (1). D'une part, *Six études sur la Propriété collective* (1947) et *Diffuser la propriété* (1964), aux Nouvelles éditions latines (1 rue Palatine, Paris 6^e^) ; d'autre part *Le fondement du pouvoir dans l'entreprise* (1965), avec préface de Marcel Demonque, et *L'organisation du pouvoir dans l'entreprise* (1966) à l'Entreprise moderne d'édition (4, rue Cambon, Paris 1^er^).
[^20]: -- (1). Jacques VIER : « Deux anniversaires : Maurras et Chateaubriand. » dans *Aspects de la France* du 2 juin 1968.
[^21]: -- (1). Voir *le Mythe du Phénix*, par Jean HUBEAUX et Maxime LEROY (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, Paris, « Les Belles Lettres », 1939). -- C'est à ce passé légendaire que, d'après ce que nous disait Jean Huhaux, les cygnes de Bruges doivent leur origine. Le 17 février 1454, Philippe le Bon avait prononcé le *vœu du faisan*, projet d'une expédition en Terre sainte qui avait pour but secret la conquête du saint Graal, source d'immortalité. En souvenir de quoi les Brugeois célèbrent toujours une procession du Saint-Sang. La croisade n'eut jamais lieu. Le grand duc d'Occident se contenta d'importer d'Orient les cygnes qui ornent encore les antiques canaux de sa Venise flamande. Et le fait est que, sous la protection de ces oiseaux magiques, Bruges n'est pas morte, mais survit pareille à elle-même, sûre de ne pas déchoir aussi longtemps qu'elle gardera ses cygnes ; les cygnes, comme le faisan, s'apparentent au phénix.
[^22]: -- (1). Page 138.
[^23]: -- (1). FIORELLI, *Pompeianarum antiq. historia*, t. 1, p. 160.
[^24]: -- (1). Livre XIV, chapitre XII de la traduction Ruchon (1836) ; chapitre VII, I, dans les éditions anciennes du texte ; section 105 et suivantes, dans les éditions Niese (Berlin, 1887), Loeb (1957), etc.
[^25]: -- (1). *Immensae opulentiae templum* (Tacite, Histoires, V, VIII).
[^26]: -- (1). Même par Gaston Borissier qui, en 1880, dans ses *Promenades archéologiques, Rome et Pompéi*, osait encore écrire : « Au moment même où les artistes décoraient à profusion les villes campaniennes de ces images de dieux et de héros, le christianisme commençait à se répandre dans l'empire. Saint Paul venait précisément de passer tout près de ces rivages, en se rendant de Pouzzoles à Rome, et l'on a quelques raisons de croire que la coquette et voluptueuse ville que le Vésuve allait engloutir avait reçu la visite de quelques chrétiens. Ils prêchaient leur doctrine et célébraient leurs mystères dans ces maisons dont les murs leur rappelaient à tout moment un culte ennemi. » En note : « On y a trouvé une inscription tracée au charbon sur une muraille blanche où l'on a cru lire le mot *Christianus*. *Corp. inscr. lat*. IV, 679.) » Mais on n'avait pas *cru lire* le mot *Christianus*, on l'avait lu. Le ton un peu réticent marque le début d'une influence renanienne qui cependant n'avait pas encore force de loi. Comme de Rossi, Boissier accepte fort bien que des chrétiens « prêchaient leur doctrine et célébraient leurs mystères » à Pompéi, activités qui dépassent de beaucoup « la visite de quelques chrétiens ». Et il évoque leur présence *dans des maisons*, non dans une de ces boutiques de marchands de vin qu'il décrit si bien par ailleurs.
[^27]: -- (1). En réalité, Fiorelli n'avait été nommé directeur des fouilles de Pompéi qu'en 1863, soit un an après la découverte de l'inscription ; c'est peut-être pourquoi il n'avait pas été le premier à la publier. Il n'en était pas moins compétent. Gaston Boissier, en 1880, saluait en lui « un des archéologues les plus distingués de l'Italie » et louait sa direction comme « une bonne fortune rare et qui a produit les plus heureux résultats ».
[^28]: -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 92 d'avril 1965.
[^29]: -- (1). Par exemple chez les mollusques et les mammifères.
[^30]: -- (1). J. MADAULE, « Teilhard s'explique » -- Dans *Témoignage chrétien*, du 17 mars 1966. Critique d'un livre *Teilhard de Chardin, je m'explique*, par le docteur Demoulin.
[^31]: -- (2). C. CUÉNOT. *Teilhard de Chardin. Vocabulaire *; p. 184.
[^32]: -- (3). *L'énergie humaine *; p. 26.
[^33]: -- (4). Voir, à propos de l' hylozoïsme, l'article de L. JUGNET, dans « Supplément de la Revue des cercles d'études d'Angers » ; janvier-février 1963.
[^34]: -- (5). SCHRÖDINGER. *Qu'est-ce que la vie ?* (Éd. du Club français du livre) ; p. 80.
[^35]: -- (6). HEISENBERG. *Physique et philosophie*.
[^36]: -- (7). L. BRILLOUIN. *Vie, Matière et Observation *; pp. 23-24.
[^37]: -- (8). Voir la « Réponse de Jean ROSTAND » (aux questions posées au sujet de Teilhard) -- Dans *Itinéraires* sept-oct. 1965, n° 96 ; pp. 107-124.
[^38]: -- (9). BOSSUET. *De la connaissance de Dieu et de soi-même -- *Ch. I. De l'âme, XVI. Ce que c'est que bien juger ; quels en sont les moyens et quels en sont les empêchements. -- *Œuvres complètes* de Bossuet. Éd. Gauthier. Paris 1828 ; tome XIII^e^ Le passage cité se trouve à la page 112 de cette édition.
Ajoutons que tout ce paragraphe mériterait d'être cité. L'ouvrage fut composé par Bossuet en vue de l'éducation de Monseigneur le Dauphin. C'est actuellement un très grand dommage que nos modernes « conducteurs » soient obsédés de l'ouverture au monde, au point de négliger toute réflexion sur les principes qui seuls, toujours et en tout lieu, ont permis de diriger le monde.
[^39]: -- (1). Nos précédentes « Notes sur la science », ont paru dans *Itinéraires*, numéro 84 d'avril 1964.
[^40]: -- (1). Malgré le style souvent télescopé, parfois jusqu'au bord du galimatias, -- défaut habituel de notre Auteur.
[^41]: -- (1). cf. R.J. MOLNAR, *Science de l'évolution*, 355 pages, Casterman, 1965. Et mon article « Évolution, transformisme évolutionnisme », dans le *Bulletin du Cercle thomiste S. Nicolas de Caen*, n° 24, mars 1963, p. 48.
[^42]: -- (1). Voir comment Léon Brillouin retrouve la notion de valeur en biologie : *Vie, matière et observation*, pp. 104 et suiv. (Albin Michel, 1959).
[^43]: -- (1). Voir l'échange de vues entre le Docteur CHAUCHARD et M.A. ASTIER dans *Recherches et débats*, n° 41, et la Table Ronde n'a 174, 175, débat qui continue dans le n° suivant de Recherches et Débat.
[^44]: -- (2). On sait que là où Comte parlait d' « états » de l'esprit humain, Léon Brunschvicg parlait des « âges de l'intelligence ».
[^45]: -- (1). Mais non sans référence très consciente à la « vie ». Léon Brillouin, *Vie, matière et observation*, Albin Michel, 1959.
[^46]: -- (1). Le Credo professé par Paul VI est connu en France par une traduction établie sur la traduction italienne. Même la *Documentation catholique* (cf. numéro du 21 juillet, col. 1249, en note) a omis de revoir cette traduction d'après l'original latin, selon la (bonne) habitude qu'elle en avait naguère. Avec raison cette profession de foi a été diffusée de diverses manières : notamment par une brochure : *La profession* de foi de Pierre au nom de tout le peuple de Dieu, publié par les Éditions du Cèdre, 13, rue Mazarine, Paris VI^e^. Pour apporter notre contribution à cette diffusion, nous travaillons à mettre au point une traduction du texte latin, qui est le texte officiel et le texte effectivement prononcé par le Souverain Pontife ; nous espérons pouvoir la donner à nos lecteurs dans notre prochain numéro.