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## LA FRANCE 1918-1968
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Il n'y a pas de sociétés sans remparts même intérieurs. Mais le rempart n'est qu'une condition matérielle de l'ordre vrai. Il ne peut protéger qu'une réalité vivante. *Tout ce que nous avons perdu depuis un demi-siècle exactement, 1918-1968, nous l'avons perdu d'abord dans les cœurs, dans les consciences, dans la réalité spirituelle de la vie intérieure, avant de le perdre sur le terrain.* Défendre maintenant sur le sol national, contre le socialisme totalitaire, notre droit aux libertés naturelles est une bataille perdue d'avance, et la Révolution l'emportera immanquablement tôt ou tard, si nous n'apprenons pas à être ce que nous sommes, et à faire vivre nos libertés d'abord en les vivant.
(*Itinéraires*, juin 1968.)
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Le crime majeur de la société française depuis dix ans, et depuis vingt-cinq ans, est celui qui est commis chaque jour contre la jeunesse. Son droit principal est le droit à l'éducation intellectuelle et morale. C'est le fondement du lien social : qui avant d'être une solidarité entre égaux, est un agencement organique de droits et de devoirs dissymétriques, de dettes insolvables et de tendresses gratuites, où le perfectionnement de chaque individu est reçu avant d'être assumé. Quand manque ce fondement, quand disparaît ce « contrat social » qui n'est conclu par personne mais qui s'impose à tous, la subversion est déjà réalisée.
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Dans les sociétés animales, les petits reçoivent la vie physique, et puis s'en vont très vite chacun de son côté, ou entrent automatiquement dans la ruche ou la fourmilière. Dans la société humaine, les enfants reçoivent en outre la vie morale et l'éducation, qui comporte toutes les formes d'apprentissage et d'instruction, et qui est principalement l'éducation de la liberté. Car on apprend à devenir libre : il y faut des maîtres et des disciplines. La liberté de l'âme est une conquête difficile et longue, où l'enfant est d'abord strictement conduit, puis souplement aidé, puis discrètement étayé : au bout de quoi, au bout seulement, il commence à s'intégrer par lui-même à une civilisation tout en y faisant éventuellement un apport original.
Quelles vérités, quelles mœurs, quels livres, quels journaux, quel cinéma, quels loisirs, quels travaux notre société a-t-elle offerts aux jeunes depuis dix ans, depuis vingt-cinq ans. La jeunesse vit pour apprendre et pour se perfectionner, dans les livres ou sans livres, dans la famille et dans la cité, dans les écoles ou dans les métiers, a quels apprentissages dignes de l'homme avonsnous conduit la jeunesse. On la gavait d'ordure et de néant. Elle a vomi le néant et vomi l'ordure. Comme elle a pu. Elle a bien fait. Et c'est bien fait.
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L'Université rationaliste et scientiste, devenue en outre marxiste, nymphomane, audio-visuelle, analphabète et délirante, s'est effondrée. Il n'en reste rien.
-- Alors, il faut pardonner leurs violences aux étudiants ?
-- Quels étudiants ? L'information disait : « les » étudiants, mensonge automatique et consubstantiel des techniques informatives. Il y avait en mai 1968 plusieurs catégories d'étudiants qui étaient diversement révolutionnaires et plusieurs catégories qui diversement ne l'étaient pas. Il y eut l'installation violente d'une minorité décidée. (Mais il en est toujours plus ou moins ainsi.) Les étudiants révolutionnaires, il faut les combattre comme n'importe quels révolutionnaires, et au même titre. Ils ont pris leurs responsabilités, qui comportent des risques. Les responsabilités de la révolution violente appellent sur ceux qui les prennent les risques de toutes les contre-offensives opportunes de la légitime défense. Mais leur pardonner ? *Nous n'avons rien à leur pardonner*. Ils ne sont pas coupables. Dans leur conscience individuelle et devant Dieu, personne n'en sait rien. Mais devant la société, ils sont d'abord des victimes. Des victimes, à Paris comme à Rome, à Louvain comme à Berlin, du plus grand crime de nos sociétés occidentales qui ne savent plus quoi enseïgner à leur jeunesse, et dont les Universités n'enseignaient plus, indirectement ou même directement, que la Révolution.
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Jamais peut-être à ce point d'exactitude une jeunesse étudiante n'avait été fidèle et conforme à ce qui lui était enseigné par l'ensemble de la classe intellectuelle en place, de l'éditorialiste du *Figaro* à l'animateur culturel en passant par toutes les catégories de professeurs, de philosophes, de bavards, de clercs : le néant, l'ordure intellectuelle, la subversion.
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Aucune mesure administrative, aucune réforme administrative n'y changera rien. On ne réforme pas les intelligences par décret. C'est toute l' « intelligentzia » française qui est sous le régime mental de la révolution permanente, prêtres et professeurs, journalistes et cinéastes, romanciers et philosophes. Nous le disions ici depuis douze ans. Mais les plus grands esprits de notre pays, et les plus divers, de Maurras à Péguy, de Claudel aux Charlier, annoncent depuis plus d'un demi-siècle la nécessité d'une réforme intellectuelle, ce qui veut dire la réforme *des* intellectuels *par* les intellectuels. Cette réforme, même un Charlemagne ne pourrait la faire par les moyens d'État : il pourrait seulement la favoriser plus ou moins dans l'ordre de la causalité matérielle.
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Les intellectuels dégradés en techniciens de l'information, en animateurs culturels ou spirituels, en psycho-sociologues et radio-parleurs, en charlatans de toute sorte, détiennent toujours les moyens de communication sociale et maintiennent l'opinion publique en état de somnambulisme. C'est toujours le même verbalisme, le même cinéma, le même univers fantomatique, névrosé, éroto-publicitaire, le même académisme et le même conformisme de la dégradation mentale. Du *Figaro* à *l'Humanité,* de l'O.R.T.F. aux soviets de la Sorbonne, il n'y a AUCUNE DIFFÉRENCE FONDAMENTALE, car les rôles divers qu'ils détiennent sont tous pour la Révolution. Je l'entends de la même manière qu'il n'y avait aucune différence fondamentale entre les Feuillants, les Girondins, les Montagnards : tous ayant, dans des rôles distincts, servi à différents stades la Révolution de 1789 à 1795, avant d'en être, chacun à son tour et selon un processus logique, les victimes nécessaires.
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Car la Révolution, implacable pour ses ennemis, l'est tout autant pour ses serviteurs conscients ou inconscients. Qui tous la servent sans le vouloir : il y a ceux qui la servent en croyant la modérer ou l'apaiser, du *Figaro* aux Feuillants, des Girondins aux Mendès ; et il y a ceux qui, la servant volontairement, servent en fait, toujours, *une autre* Révolution que celle qu'ils avaient imaginée. Le cas de Lénine, réalisant et maîtrisant à peu près la Révolution qu'il avait voulue, est à la fois unique et superflu. Il n'y a eu aucun Lénine pour la Révolution de 1789 : tous sont allés là où ils ne savaient pas qu'ils allaient, guillotine comprise. La Révolution a son processus sociologique, plus fort que la volonté des hommes qui s'y sont engagés.
La classe intellectuelle tout entière, telle qu'elle est aujourd'hui, sert constamment la Révolution. Les exceptions y sont individuelles, et d'ailleurs peu nombreuses...
(*Itinéraires*, Juin 1968.)
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LA FRANCE DE 1918, UN DEMI-SIÈCLE PLUS TARD, SE RETROUVE EN 1968 AYANT PRESQUE TOUT PERDU : passée en cinquante années du premier rang parmi les nations, un instant retrouvé, à un rang tellement incertain que son existence même est menacée de disparition. Mais menacée d'abord dans son âme. Les générations nouvelles, celles qui ont quatorze, dix-huit ou vingt ans, ont été élevées, notamment par les prêtres, dans l'ignorance de la réalité française et des devoirs envers la patrie. C'est ici la racine de l'existence nationale. Quand une nation ne sait plus transmettre et éduquer l'amour de la patrie, quand toute une jeunesse grandit dans l' « impiété naturelle » que distillent les écoles, les lycées, les collèges, les Universités, les Facultés profanes et les Facultés catholiques,
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le cinéma, les radios, les journaux, les livres, la soi-disant « culture » comme la soi-disant « pastorale », -- quand toutes les idéologies, toutes les propagandes, tous les apostolats parlent à jet continu de toutes les communautés sociales sauf une la communauté nationale, alors cette communauté nationale voit sa réalité disparaître, son être se défaire. La « construction européenne », certes nécessaire, n'y pourrait rien : associer des morts ne leur rendrait pas la vie. L'Europe sera une conjonction de piétés nationales devenues fraternelles les unes pour les autres. Si elle était un conglomérat de sauvages et d'impies, elle ne serait elle-même qu'impiété et sauvagerie. Partout où le communisme a implanté sa domination totalitaire, c'est le sentiment national (joint au sentiment religieux) qui a le mieux résisté à la tyrannie et au lavage de cerveau. Une France qui ne sait plus ce qu'elle est, une France dépossédée du sentiment d'elle-même, ne résisterait pas longtemps à la Révolution, et risquerait de n'y pas survivre non plus.
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D'autre part, la religion chrétienne en tant que transmise à travers une histoire, c'est-à-dire la Chrétienté, est atteinte elle aussi à sa racine même, quand l'enseignement du catéchisme est désintégré comme il l'est aujourd'hui.
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« Il faut que France, il faut que Chrétienté continuent. »
A tous nos amis, nous avons lancé et nous lançons un double mot d'ordre :
1° S'ORGANISER POUR FAIRE FACE A LA RÉVOLUTION PAR L'ÉDUCATION DU SENTIMENT NATIONAL.
2° S'ORGANISER POUR FAIRE EN SORTE QUE LE CATÉCHISME CATHOLIQUE CONTINUE.
Deux actions distinctes ; deux actions conjointes ; pour lesquelles chacun doit, s'il ne l'est déjà, se mobiliser sans retard.
Non certes que chacun ait forcément à être mobilisé pour ces deux actions simultanément et au même titre.
Chacun est mobilisé là où il est, selon sa situation, ses capacités, sa vocation.
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Les uns se donneront davantage à l'action nationale ; d'autres davantage à l'action catholique d'autres aux deux à la fois.
La méthode fondamentale d'organisation est la même pour cette action catholique et pour cette action nationale, car c'est une méthode polyvalente : elle consiste à constituer partout et toujours de petites communautés d'entraide, de soutien mutuel, d'étude, d'autodéfense politique ou spirituelle.
Ces communautés inter-familiales, locales, amicales, éventuellement professionnelles, composent une réalité vivante, spontanée, démultipliée, insaisissable, qui par nature est apte aussi bien à faire face au pire qu'à profiter du meilleur.
Cette réalité vivante prolonge, amplifie, fait fructifier les grandes actions spectaculaires à dimension nationale quand celles-ci sont possibles ; elle permet de s'en passer quand les circonstances y contraignent. Elle correspond parfaitement au double impératif technique des temps révolutionnaires : 1° NE PAS ÊTRE SEUL, 2° NE TRAVAILLER QU'AVEC CEUX QUE L'ON CONNAÎT DÉJA, qu'il s'agisse d'action catholique ou d'action nationale. Elle rend possible soit de conjuguer étroitement, soit d'articuler souplement, soit de séparer l'une de l'autre ces deux formes d'action, selon les nécessités locales ou conjoncturelles.
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Elle s'adapte à tout ce qui est utile, ne nuit à rien de ce qui est bon, ne concurrence aucune entreprise raisonnable, aide spontanément toutes celles qui doivent être aidées ; et elle répond en particulier aux conditions spéciales créées par l'absence ou la défaillance des chefs temporels et spirituels. Quand Charles VII est encore à Chinon et Cauchon déjà traître à la patrie, elle prépare une armée et un peuple pour Jeanne d'Arc.
Il faut que France, il faut que Chrétienté continuent.
Même et surtout quand on sait, comme maintenant nous le savons tous très bien, que nous avons été trahis.
(*Itinéraires*, juillet 1968.)
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### La victoire de 1918
par Paul Auphan
IL ME PARAÎT TRÈS DIFFICILE de rendre intelligible aux générations montantes, victimes du scepticisme et de l'anarchie d'aujourd'hui, le sentiment de pureté radieuse qui caractérisa pour nous, combattants français de 14-18, l'armistice du onze novembre.
Rien de commun psychologiquement avec la « Libération » de 1945, son cortège d'épurations, son refus d'union.
La guerre avait été cruelle, harassante, terriblement sanglante : les longues listes des monuments aux morts de nos plus petits villages en témoignent. Mais, en gros, elle avait été relativement propre et loyale, ne dépassant pas dans ses pièges et ses coups bas, voire dans quelques accès démentiels, ce que l'on avait toujours vu.
Le parti communiste ne devait naître qu'en 1920, à Tours. L'instruction publique avait hérité du passé un esprit resté national. La société conservait un minimum de sens patriotique et moral. On n'avait pas encore tué en elle tout sens du sacré. Malgré le fléchissement de 1917 la propagande défaitiste révolutionnaire avait avorté. Aucune guerre civile n'avait divisé les Français. Dans les tranchées, égaux devant la mort, tous les milieux s'étaient mêlés, y compris les religieux revenus d'exil à l'appel de leur patrie.
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Le « cessez-le-feu » du onze novembre rapprochait les cœurs sans arrière-pensées. Foch, catholique pratiquant, dont le régime s'était méfié autrefois, et Clemenceau, l'ancien persécuteur des « curés », maintenant unis, étaient acclamés du même élan. Les survivants se comptaient, décidés à faire en sorte que cette effroyable boucherie humaine fut la dernière.
Dire pourquoi il n'en a pas été ainsi n'entre pas aujourd'hui dans mon propos.
Je voudrais simplement en ce cinquantenaire d'une victoire où nous commémorons le sacrifice des meilleurs d'entre nous, qui ont ensuite tant manqué au pays, tirer des événements deux brèves leçons, l'une stratégique et politique, l'autre morale.
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Le sens du Français moyen est beaucoup plus tourné vers ce qui se passe à terre, sur le continent, que vers la mer.
A cause de la perméabilité de nos frontières septentrionales d'où sont venues tant d'invasions, nous n'avons d'yeux que pour les grandes plaines du Nord-Est, le cours du Rhin, la « ligne bleue des Vosges ».
Il n'est pas étonnant que la manière dont l'histoire est enseignée chez nous porte le re flet de cette préoccupation. Mais, du même coup et jointe à l'ignorance habituelle du terrien pour les choses de la mer, elle empêche d'apprécier à sa valeur le poids de la puissance maritime dans la destinée d'un peuple. Et cela peut conduire à de graves erreurs de jugement.
Apprenant les péripéties de la Grande Guerre de manière presque aussi scolaire que s'il s'agissait de celle de Cent ans, les Français retiennent surtout de cet enseignement les oscillations du front qui pendant quatre ans a balafré le pays, les « poches » dont il se creusait, les « colmatages » opérés à coups de divisions lancées dans la fournaise. Les batailles navales, la guerre sous-marine ne sont présentées que comme des pièces rapportées sans lien direct avec les phases successives de la bataille continentale ainsi schématisée :
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offensive téméraire de Charleroi, retraite, retournement miraculeux de la Marne, longue guerre d'usure marquée par le siège de Verdun et la contre-offensive de la Somme, attaque manquée de 1917, coups de boutoir allemands de 1918 portés avec les troupes ramenées du front russe et, pour finir, orchestration géniale par le maréchal Foch de l'offensive refoulant partout les Allemands sans leur laisser reprendre haleine tandis que l'armée de Salonique, participant à la manœuvre générale, crevait le front des Balkans.
Cette manière de voir n'est pas inexacte. Mais elle est incomplète et surtout elle n'explique rien puisque l'explication est, en grande partie, sur mer et outre mer.
En 1914 la suprématie navale, celle des grandes flottes de surface, permettait aux pays qui la détenaient, en l'espèce l'Angleterre et la France, d'exploiter la mer à leur profit en interdisant à l'adversaire, bloqué dans ses ports, d'en faire autant.
Mais le blocus est une arme à effet lent, percée au surplus comme une écumoire de nombreuses fuites à travers les pays neutres. Pendant que les croisières alliées s'organisaient, les Allemands, sur terre, croyaient avoir tout le temps, avant de se retourner contre les Russes, de régler son compte à l'armée française (comme ils l'avaient fait en 1870 et devaient le refaire en 1940). C'est ce qu'ils essayèrent en nous tournant par la Belgique. En vain : la victoire de la Marne empêcha le « knock-out » et figea les adversaires face à face pour quatre ans.
Enterré dans ses tranchées, derrière ses réseaux de barbelés, aucun des deux camps n'avait les moyens matériels de percer. Toutes les fois que l'un d'eux le tenta, ce furent des hécatombes. Si l'on ne voulait pas continuer, faute de matériel, à opposer des poitrines humaines aux éclats d'obus et aux mitrailleuses, il fallait accumuler des munitions, usiner des canons, construire des chars, développer l'aviation, compenser notre infériorité numérique par l'apport des colonies et des pays atlantiques.
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Dès lors l'issue allait indirectement dépendre de la mer. Pour s'équiper, les Alliés pouvaient, par les océans, se ravitailler à la terre entière. L'industrie française, a écrit Joffre, fit des prodiges, mais avec des matières premières importées de l'extérieur. Dès 1915, sur dix coups de canon tirés sur le front français, quatre -- plus exactement les éléments de quatre -- venaient d'Amérique. Les Britanniques ne pouvaient vivre sans d'énormes importations alimentaires. La mer devint une fourmilière sillonnée de convois. Le jeu allemand était dès lors tout tracé : couper ou au moins étrangler ces courants de ravitaillement. La flotte de surface allemande ayant été rapidement éliminée ou refoulée à jamais dans ses ports (batailles d'Heligoland, des Falkland et surtout du Jutland), il ne restait plus que les sous-marins pour attaquer les communications maritimes alliées.
Pour notre salut, les Allemands commirent la même erreur qu'ils devaient refaire en 1940 et qui, chaque fois, les perdit : se lancer dans un type de guerre utilisant une arme nouvelle sans avoir eu la patience de réunir auparavant des moyens assez nombreux pour exploiter la surprise.
En 1914 les Alliés n'avaient pratiquement aucun moyen de défense contre les sous-marins. Si, à bord du croiseur où j'étais embarqué, on apercevait un périscope de sous-marin, on ne pouvait guère qu'essayer de l'aborder ou de l'accrocher avec son ancre. Mais les premiers torpillages de cargos ou de paquebots sans que l'attaquant puisse évidemment recueillir les rescapés émurent tellement l'opinion mondiale que le Kaiser fut obligé d'adoucir son contre-blocus tandis que, d'urgence, l'Angleterre et la France se mettaient à armer des milliers de petits navires anti-sous-marins.
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Si bien qu'en 1917, lorsque Verdun se fut avéré pour les Allemands un échec définitif et que la guerre sous-marine fut reprise par eux sans restriction comme seul moyen possible d'emporter la victoire, la réaction alliée était prête.
L'année 1917 fut pourtant une année très difficile où les Alliés et les neutres travaillant pour eux perdirent le chiffre fantastique de sept millions de tonnes de navires, soit le quart du tonnage mondial d'alors (beaucoup plus, relativement que dans la guerre 1939-45). A la fin, les pertes mensuelles s'abaissèrent à 300 000 tonnes (contre 860 000 dans le seul mois d'avril), à peu près compensées par l'entrée en service de bateaux neufs rapidement construits en Amérique. L'économie de guerre alliée était sauvée. La victoire devenait possible.
Au plan de la stratégie générale, l'utilisation intensive de la Méditerranée malgré les sous-marins permit d'accumuler à Salonique en deux longues années assez de troupes et de matériel pour percer le front adverse et lézarder l'édifice des empires centraux bien avant l'offensive générale dans la métropole. Il ne faut pas oublier en effet qu'au moment où les plénipotentiaires allemands se préparaient à aller demander à Rethondes les conditions d'armistice des Alliés, la cavalerie française galopait déjà dans les plaines de Hongrie. C'est par l'Orient et grâce à la mer que la « forteresse Europe », comme on devait dire plus tard, a commencé à craquer.
Mais l'apport le plus spectaculaire de la mer à la victoire commune, celui qui psychologiquement emporta la décision, fut l'arrivée en masse de l'armée américaine.
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En 1917, avant que les États-Unis n'entrassent dans le conflit, la marine de guerre américaine ne comptait que 69 000 officiers et marins, l'armée plafonnait à 200 000 hommes. Or en dix-huit mois les États-Unis portèrent leur marine de guerre à 500 000 hommes avec les bateaux correspondants ; ils accrurent leur marine de commerce de trois à neuf millions de tonnes de navires ; ils mobilisèrent et armèrent quatre millions de soldats. Sur ces quatre millions, deux étaient déjà à pied d'œuvre en Europe au moment de l'armistice sans avoir subi aucune perte en mer. Parfois cinquante mille hommes débarquaient à Brest en une seule journée. C'est la vision de cette avalanche qui persuada le haut commandement allemand que le mieux pour le Reich était de traiter le plus tôt possible.
Certes, il avait fallu la bravoure du soldat français et de son camarade britannique pour tenir le front pendant quatre ans avec des moyens inférieurs à ceux de l'adversaire. Mais, faute de réserves, avant l'arrivée des Américains on ne voyait pas trop comment ou pourrait gagner la guerre. Cette impasse fut une des raisons de la démoralisation et des mutineries de l'été de 1917. Le maréchal Pétain raconte dans le rapport qu'il fit sur la manière dont il parvint à redresser le moral de l'Armée qu' « il faisait toucher du doigt (aux hommes de troupes) la certitude de vaincre et montrait à l'horizon le flot américain qui s'enfle, prêt à déferler, innombrable, vers les côtes de France ».
Deux fois en un quart de siècle les Américains sont ainsi venus à notre secours. Chaque fois deux ou trois ans trop tard ; mais enfin ils sont tout de même venus avec leurs énormes moyens... Prenons garde qu'une politique machiavélique ne les dégoûte pour longtemps de recommencer.
Il ne faudrait pas croire que, sous prétexte que les fusées enjambent maintenant les océans, la mer ait perdu l'importance qu'elle avait autrefois et dont je viens de souligner l'influence décisive dans la victoire de 1918. Tous les pondéreux (phosphates, minerais, pétrole brut ou raffiné, gaz liquéfié, céréales, oléagineux... etc.) transitent toujours par voie maritime. La mer sera de plus en plus sillonnée de convois. D'autre part l'espèce humaine, débordant des continents dont elle épuise rapidement les ressources minières, tend à exploiter le sous-sol marin.
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Il y a déjà des puits de pétrole en pleine mer, bientôt sans doute des extractions de minerais. On projette d'édifier des îles artificielles. Ce ne sont que les premiers balbutiements d'une ère nouvelle. L'exploitation des richesses de la mer en est encore au stade où se trouvaient, sur la terre ferme, la chasse et la cueillette sauvage à l'époque préhistorique, avec cette circonstance aggravante que les procédés modernes de pêche ravagent les fonds. Il faut chercher autre chose. L'imagination entrevoit comme en rêve la culture d'algues comestibles, la domestication de certaines espèces...
Non, rien ne permet de croire actuellement que la puissance de la mer doive avoir moins de poids qu'autrefois dans la destinée des peuples et dans l'issue des conflits internationaux, petits ou grands. Même si nous la négligeons en nous privant de l'appui naval américain, seul capable de dominer une flotte soviétique en pleine expansion, -- la leçon stratégique de l'armistice victorieux de 1918 demeure.
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Mais, à mon avis, la plus grande leçon est d'ordre moral.
Nous avons gagné la Grande Guerre parte que jamais, en dépit de fléchissements momentanés ou limités, le commandement et les exécutants sous ses ordres n'ont désespéré du succès final.
La patrie, je l'ai dit plus haut, signifiait encore quelque chose pour le plus grand nombre des citoyens. Bien avant la guerre, dès l'âge de onze ans, au collège de l'Assomption de Nîmes où j'étais pensionnaire, on m'avait mis un fusil entre les mains un vrai fusil Gras avec baïonnette et cartouchière et nos sorties se passaient à pratiquer une sorte de scoutisme militaire où se cultivaient les valeurs qui devaient permettre à notre génération de supporter les épreuves à venir. J'ai noté dans mes lettres qu'en 1906 -- j'avais alors douze ans -- on nous fit une conférence sut le drapeau et ses origines.
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Existe-t-il aujourd'hui un établissement laïc ou religieux où l'on pense encore, en s'appuyant sur le Décalogue, à mettre pareil sujet à la portée des enfants ? La victoire de 1918 est en grande partie le fruit d'une éducation qui, dans la laïque comme à l'école chrétienne, n'était pas encore artificielle et infectée.
Psychologiquement, en 1914, on est parti gagnant, toutes classes sociales mêlées, ayant fait d'avance à sa patrie le sacrifice de sa vie. En 1939, où j'ai suivi la mobilisation d'un poste plus élevé, la masse est partie, je ne dirais pas perdante, mais résignée, la plupart pensant surtout à peiner le moins possible dans l'espoir que le conflit se résorbe sans qu'on ait trop à en souffrir. C'était même l'arrière-pensée du gouvernement qui, s'étant lancé dans la guerre sans réflexion ni plan, espérait dans son subconscient -- malgré les dénégations que nous, les marins, lui opposions -- que le blocus naval de l'Allemagne suffirait à faire plier celle-ci sans qu'on ait à se battre sérieusement.
Je ne me rappelle plus qui a proposé d'instituer une « prime de risque » comme une nouvelle case dans la grille des salaires. En revanche, je me souviens très bien de ce qu'on nous a répondu, à l'Amirauté française, quand, inquiets de voir la guerre sous-manne se rallumer dès 1939 aussi violemment qu'en 1917, nous avons demandé, par précaution, l'établissement de cartes individuelles de rationnement, quitte à ne fixer aucun plafond dans l'immédiat. Ce serait, nous a-t-on objecté, démoraliser la population qui n'était pas préparée à supporter de tels sacrifices. Et puis, ajoutait-on, quelle tête ferait le gouvernement dont la propagande ne cessait d'ironiser sur les tickets de rationnement acceptés avec stoïcisme par les Allemands dès le temps de paix ?
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La mobilisation morale d'un peuple se prépare autant que sa mobilisation industrielle ou militaire. Comme elle se fait par l'éducation, elle constitue une œuvre de longue haleine qui forme, ou devrait former, le soubassement moral de la politique. A cet égard ce n'est pas sans effroi que je constate que depuis vingt-quatre ans le pouvoir ne parle plus jamais à ce pays que de la satisfaction de besoins matériels en faisant silence, comme l'Église d'ailleurs, sur les vertus d'abnégation, de patriotisme, de sacrifice sans lesquelles grandeur, liberté, ou indépendance risquent de n'être que des mots. Les journées révolutionnaires de mai 1968 que nous venons de vivre sont le fruit normal de cette carence. Une patrie, une civilisation ne survivent que si l'on est prêt à se faire tuer pour elles.
Pour l'emporter dans n'importe quel conflit, il faut : 1° en avoir les moyens ; 2° savoir les utiliser ; 3°, être prêt à s'imposer les sacrifices nécessaires ; 4° enfin et surtout croire inébranlablement à la victoire finale en dépit des échecs momentanés ou des périodes de langueur, sinon ce n'est pas la peine de se battre.
Bataille = lutte de deux volontés, a écrit Foch.
Il n'y a pas à opposer la force mécanique à la force morale, l'idée de défensive à celle d'offensive, la pensée de Foch à celle de Pétain... La guerre étant essentiellement un drame humain exige et exigera toujours, chez les chefs comme chez les exécutants, des qualités d'intelligence, de cœur, de caractère. Cependant, à elles seules, ces qualités ne sauraient suffire. Sous prétexte d'audace ou de courage, il ne sert à rien d'aller se casser le nez contre plus fort que soi. Il y a dans toute guerre des moments où il faut se borner à se défendre, prêt à saisir les occasions ; en attendant d'avoir les moyens matériels d'attaquer et c'est alors que les forces morales doivent empêcher le découragement. Mais seule l'offensive, fruit d'un moral resté intact dans l'épreuve, permet d'ébranler l'adversaire et d'emporter en définitive la décision.
Telle est l'explication morale de l'armistice victorieux de 1918.
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En vérité, ces réflexions -- j'allais écrire ces lieux communs -- vont beaucoup plus loin que l'événement que nous commémorons. Elles ont une valeur permanente. Elles s'appliquent à tous les affrontements, qu'ils soient militaires, politiques ou moraux, notamment au combat d'idées auquel sont acculés aujourd'hui les catholiques dans la défense de leur foi.
Certes, en ce domaine, le combat est d'abord surnaturel et nous ne pouvons rien sans la prière et sans la grâce. Mais, pour ce qui ne dépend que de nous, qui avons reçu intelligence et volonté pour nous décider librement dans la vie temporelle, il faut se dire avec Jeanne d'Arc que « les hommes d'armes combattent et Dieu donne la victoire ». C'est par les hommes que la Providence agit sur le cours des événements. Si peu que chacun de nous puisse faire, nul n'a le droit de se dérober aux responsabilités plus ou moins hautes du poste qu'il occupe dans la société, de jeter un peu lâchement le manche après la cognée, de ne pas faire fructifier les « talents », même les plus modestes, qui lui ont été donnés.
Cramponnés dans la brume à la rampe de la morale et des vérités immuables, nous sommes sûrs qu'un jour le brouillard se dissipera et que le soleil luira à nouveau sur nous ou nos descendants restés forts dans la foi.
Pas plus que de 1914 à 1918, nous ne livrons un combat d'arrière-garde, une sorte de baroud d'honneur sans espoir. Certes, comme le flot écumant des grandes marées d'équinoxe, le mal s'enfle et semble vouloir tout emporter. Devant sa violence révolutionnaire, nos moyens de résistance paraissent ridicules. Mais tout cela peut se renverser par des voies que Dieu seul connaît, sans doute pas sans quelque nouveau cataclysme puisque nous n'avons pas retenu la leçon des précédents. L'excès du mal provoquera une réaction. Attendons, comme en 1918, le moment d'une riposte qu'il faudra savoir rendre compréhensive et charitable. Nous ne combattons pas pour la satisfaction de l'esprit ou par vaine gloriole, mais pour défendre la vérité, et il n'y a que le dernier quart d'heure qui compte.
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André Maurois, un des meilleurs témoins de la guerre 14-18, a écrit dans ses « Dialogues sur le commandement » : « J'ai vu huit jours avant la victoire de 1918 un régiment d'artillerie si découragé que, du colonel au dernier canonnier, personne ne pensait même à l'envisager. Ils disaient : nous sommes fichus, nous n'avons plus un canon sur deux, pas de munitions, pas de transports ; quand un canon tombe dans un fossé, les hommes l'y laissent par fatigue. Beaucoup de généraux imploraient un repos pour leur division. »
Moralement, dans le combat que nous menons, notre situation n'est pas pire que celle de ces artilleurs dans le combat militaire d'alors. Elle est même bien meilleure puisque nous ne sommes nullement découragés et que ce ne sont pas les « munitions » qui manquent...
Or, vous avez bien lu : c'était huit jours avant la victoire.
Paul Auphan.
Ancien secrétaire d'État à la marine.
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### 1918 : souvenirs d'un "deuxième classe"
par Henri Charlier
JE FUS RENVOYÉ DU FRONT à l'arrière pour Noël 1917 ; je passai donc l'année 1918 au dépôt du régiment, et sans l'arrivée en masse des troupes américaines en cette année là nous eussions été triés à nouveau pour retourner dans la zone des armées. Nous formions des petits groupes chargés de veiller à l'ordre ici ou là ; il y avait une station-magasin où travaillaient des musulmans d'Afrique du Nord, qui de temps en temps s'entretuaient. Ils approvisionnaient en bois les boulangeries ; et les boulangers nous disaient : « Qu'on nous donne ce qu'ils gagnent et nous ferons tout l'ouvrage nous-mêmes. » Nous avions cinq sous par jour et les « Sidi » en avaient cent.
Les technocrates ont toujours été semblables ; le blé était taxé, le prix de l'avoine et de l'orge était libre : nous donnions le blé à nos poules, et vendions l'orge et l'avoine en nous promettant d'en semer davantage l'année suivante. Le vin de Chablis était réquisitionné tout comme le vin d'Algérie. On se doute qu'il n'allait pas au front. Pour ceux qui en revenaient, le spectacle de l'arrière était profondément démoralisant s'ils n'étaient pas chrétiens. Pour ceux-ci, c'était le monde tout simplement.
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Ce fut l'époque aussi de la grippe espagnole. Les gens de tout âge mouraient comme des mouches, davantage certainement qu'au front en dehors des attaques. Par peur les civils se cloîtraient ; on était considéré comme un héros pour aller voir un ami malade de la grippe. A l'église on ne sonnait plus les morts. Cela eût duré tout le jour et une partie de la nuit... Si bien qu'on devenait insoucieux de la mort comme au front.
Il y eut une grève dans une usine où l'on tournait des obus. Le quartier fut consigné et les grévistes n'étaient pas bien vus. Les « bonhommes » disaient : « Comment ! ils sont payés et couchent avec leur femme tous les soirs ! Et ils font grève ! Attends voire (*vere*) s'ils bougent ! » Heureusement Clemenceau était au pouvoir. Les grévistes furent ramassés par des camions et sous bonne escorte partirent pour le Front réparer les routes, à cinq sous par jour.
L'hiver avait été très rude. En Lorraine avant mon retour à l'arrière, la terre était gelée sur 0,80 m de profondeur, et il était impossible d'enterrer les morts. Quand le printemps fut installé sur la terre, les champs appelèrent à l'aide et il fallut trouver la main-d'œuvre nécessaire. Les soldats des dépôts furent appelés. Ils ne demandaient pas mi-eux ; l'oisiveté pesait à ces paysans habitués à la sévère discipline du travail des champs. Discipline non tant de l'homme, mais du temps, de l'heure, et du moment. D'ailleurs, si vous vouliez avoir une permission pour labourer vos vignes, il fallait aussi partir en équipe agricole chez les autres. C'est ainsi que j'allai piocher des vignes dans l'Auxerrois, faucher des prés en Puisaye, moissonner aux portes d'Auxerre. Au milieu de ces travaux nous apprenions la percée faite par les Allemands jusqu'à la Marne, nous voyions arriver de nouveaux émigrés avec leurs charrettes et leurs chevaux, se demandant ce qu'ils devaient faire, aller plus loin ? Chercher une ferme où s'employer ? Mais on voyait bien que ce saillant allemand était très vulnérable, qu'il serait le premier à écoper d'une contre-attaque. Et je leur disais : dans trois mois vous serez retournés chez vous.
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Ce qui arriva. Par leur attaque bien préparée et masquée Mangin et les petits chars Renault percèrent aisément les lignes et ramassèrent des Allemands partant en moisson la faux sur l'épaule. Car eux aussi songeaient à manger.
On sentait approcher la victoire et les pertes d'amis et d'inconnus devenaient quasi plus douloureuses de les voir advenir après quatre ans de batailles et si proches de la paix.
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Enfin l'Allemagne abattue prit la résolution de négocier ; et les pourparlers commencèrent. Mais jusqu'à la dernière minute les combats continuèrent tenant toujours les familles dans l'angoisse : qui serait la dernière victime ? Aussi quand le Onze Novembre fut annoncée la signature de l'armistice, bien des sanglots montèrent dans les poitrines, car ces décisions, ces événements dépassaient les hommes, ceux-là même qui en paraissaient les auteurs. Il fut décidé que les cloches de la ville sonneraient à quatre heures de l'après-midi. Nous avions quartier libre et nous décidâmes avec quelques amis de mettre en branle le gras bourdon de la cathédrale d'Auxerre. Cela se fait au pied et non à la corde. Au faîte de la tour une longue pédale est fixée au chapeau en bois de la cloche. Un pied sur le plancher et se tenant à une rambarde on appuie de l'autre cinq ou six, en cadence, sur la pédale dans le vide de la tour. Le bourdon finit par sonner, de plus en plus fort ; il n'y a plus qu'à maintenir la cadence.
Le son des cloches est exaltant et nous songions qu'au loin dans les campagnes tout le monde frémissait à cette voix grave venant du ciel, qui annonçait la fin d'une longue et dure épreuve morale, et qui était aussi un chant d'espérance. Car, il nous semblait qu'un esprit avait vaincu un autre esprit. Jamais aucun Français n'avait gravé sur son ceinturon : la France par-dessus tout. Nos drapeaux disaient : HONNEUR ET PATRIE, dans cet ordre.
Jamais l'honneur ne devait avoir à se plaindre de la patrie, jamais la patrie ne nous demanderait quoi que ce fût contre l'honneur. Il n'y avait en 1914 aucune animosité en France, contre les Allemands, mais seulement de la crainte contre la démesure de leur orgueil.
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Ceux même (c'était mon cas) qui avaient combattu comme ils l'avaient pu leur philosophie destructrice de l'être et de la pensée et leur musique non moins délétère, ne détestaient pas du tout les Allemands. Il leur manquait une case, voilà tout, ce n'était peut-être pas de leur faute. Et aujourd'hui où nous souhaitons que se refasse l'union de la chrétienté, nous savons bien que cette case manque toujours à nos voisins et qu'il faudra bien nous en accommoder. N'avons-nous pas par esprit d'indépendance, manqué d'ouverture pour la pensée de nos pères ? N'avons-nous pas, par vanité de se croire très intelligents, montré trop de complaisance depuis Mme de Staël et les romantiques pour celle de nos voisins plus confuse que profonde, plus passionnée que vraiment intuitive ?
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Nous sonnâmes tant qu'il fallut et laissâmes s'apaiser tranquillement le bourdon, regrettant déjà cet éphémère instant de gloire. Du haut de la cathédrale, par les abat-son nous voyions bien du pays. La journée avait été très belle. Le soleil maintenant était bas. La vallée de l'Yonne descendait au Nord vers Paris. La rivière était un fleuve d'or qui ondulait dans la plaine entre des collines boisées dans la verdure bleutée du soir.
Nous songions que le sort de ce beau pays venait de changer. Pour combien de temps ? Et cela dépendrait de nous. Les légions de Labienus et de César avaient remonté ces vallées, fuyant la révolte générale pour se concentrer vers Alésia où Vercingétorix barrait la route. L'armée du roi de France aussi était passé là pour se faire battre à Cravant par les Bourguignons des Sires de Chatelux. L'*Icauna* de César, l'Yonne de nos pères, la « *Grand Rivié *» de mes grands-parents coulait toujours à la même place vers les mers lointaines.
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Cinquante ans ont passé. Nous savons aujourd'hui que nous avons tout perdu par notre faute. Déjà pendant la guerre, les éternels diviseurs des nations, les esprits sataniques, qui depuis longtemps dominaient la France, craignant pour leur pouvoir devant l'union sacrée, devant tant de sacrifices et de grandeur spirituelle si étrangères à leurs préoccupations politiques habituelles, s'étaient bien placés pour conserver ce pouvoir usurpé. Les socialistes avaient en Avril 1914 fait leur campagne électorale sur la « folie des armements ». Leur affiche était encore sur la porte d'une grange dans mon village en 1920. Elle représentait un cuirassier et des canons. Mais dès Août 14 le ministère de l'armement était confié à un socialiste (un normalien), pourquoi ? Pour garer dans les usines des électeurs socialistes. En 1917 dans les régiments d'infanterie il y avait 92 % de paysans. Déjà en 1916 le ministre de l'intérieur favorisait en sous-main les anti-militaristes. Les mutineries de 1917 en furent la conséquence. Les parlementaires vivent de la division des Français et ne cherchent qu'à l'entretenir ; ils craignent comme le feu toutes les ententes de citoyens en dehors des partis et s'ils le peuvent s'efforcent de les politiser. Ils y ont réussi pour les syndicats ouvriers.
Ils gardèrent sans difficulté le pouvoir après la guerre. Pourquoi ? Jamais il n'y eut en France d'armée plus unie, plus aguerrie, plus puissante qu'en ce Novembre 1918. Tous ces hommes connaissaient la nécessité de l'union, de l'ordre, de la hiérarchie, du commandement. En trois ans, voyant l'inutilité de ce qu'ils avaient souffert et supporté, voyant tout remis en question par la lâcheté et la faiblesse de nos gouvernants, ils devinrent anarchistes et ne s'occupèrent plus que de remettre en état leurs affaires abandonnées pendant quatre ans. Et puis, il y avait trop de morts. L'élite de notre jeunesse avait disparu. Les jeunes hommes qui restaient disponibles pour le travail intellectuel étaient en petit nombre, impuissants et sans moyen social d'action.
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Lorsque je fus démobilisé en Mars 19 j'eus de l'ouvrage presqu'aussitôt et j'eus aussi le temps de peindre un portrait pour le premier salon des artistes démobilisés qu'organisèrent les Indépendants. Quand j'arrivai devant le bureau du comité, je le vis présidé par un de mes anciens camarades de chez Jean-Paul Laurens. Dès qu'il me vit, il s'écria : « Ah ! Charlier ! qu'est-ce que tu faisais donc. ? Il y a un siècle qu'on ne t'a vu ? -- Mais mon vieux, j'étais à l'armée. -- Ah ! je t'avais cru intelligent. » Tout haut devant cent cinquante personnes dont aucune ne pipa. J'enregistrai. C'était un document. J'appris plus tard que ce camarade était catholique. Voilà comme nous fûmes reçus ; il en était de même dans les ateliers professionnels ; de par la loi le démobilisé y entrait, mais comme un intrus. Les places étaient prises. Dans les arts, par des métèques qui ont complètement détourné de son sens l'admirable réforme plastique de nos grands devanciers, avec l'aide des pouvoirs publics.
Nous nous aperçûmes bientôt qu'une victoire aussi chèrement achetée était un châtiment. Les antipatriotes, les antimilitaristes, les anticléricaux qui avaient triomphé en 1901 en chassant les religieux, en 1904 en dépouillant l'Église, étaient revenus au pouvoir et dès 1924, Herriot voulut recommencer la persécution religieuse. C'est alors que le P. Doncœur commença sa campagne : « *Nous ne partirons pas. *» Le gouvernement recula : il y avait trop d'anciens soldats qui n'avaient pas plus peur d'un gendarme que d'un Allemand.
Nos politiciens ne pensaient qu'à jouir de la victoire dans le laisser-aller des petites intrigues de couloir à la Chambre, ce qui étaient leur occupation naturelle. Que les grands esprits soucieux de la vérité, du bien, de l'honneur, en aient souffert, en voici un témoignage insoupçonné de beaucoup.
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Lorsqu'en 1939, en la fête de Jeanne d'Arc, ses anciens amis firent placer une plaque commémorative sur la maison où se trouvait la boutique de Péguy, Bergson, infirme, envoya une lettre qui fut lue par Daniel Halévy. C'est la plainte des vainqueurs de 1914 devant l'affreux spectacle des débris de leur victoire :
« *Grande, et admirable figure !* disait Bergson, *elle était taillée dans l'étoffe dont Dieu se sert pour faire les héros et les saints. Les héros, car dès sa première jeunesse Péguy n'eut d'autre souci que de vivre héroïquement. Les saints aussi, ne fût-ce que parce qu'il partageait avec eux la conviction qu'il n'y a pas d'acte insignifiant, que toute action humaine est grave et retentit dans le monde moral tout entier. Tôt ou tard, il devait venir à Celui qui prit à son compte les péchés et les souffrance de tout le genre humain...*
« *Que n'eût-il fait pour nous s'il avait vécu ! Dans les ténèbres où nous marchons à tâtons depuis vingt ans, je me suis plus d'une fois interrogé sur ce point, et toujours je me répondais à moi-même que les grands cœurs, les hommes qui transcendent l'humain, doivent laisser quelque chose qu'ils ont imprégné de leur esprit, qui reste vivant et redeviendra agissant... *»
Voilà qui est certain.
Bergson mourut au milieu du plus grand désastre de notre histoire. Ce qui eût pu être sauvé de notre civilisation en 1919, ce qui eût dû l'être, un grand citoyen, le maréchal Pétain, dans les pires conditions, essaya d'en reprendre la restauration. Pour l'unique profit de nos anciens alliés, une voix venue de l'étranger recommença la besogne de diviser les Français, et la même tourbe de politiciens professionnels et d'esprits faux que forme sans se lasser notre Université, revint au pouvoir, Le mensonge reprit la place triomphale qu'il occupait depuis les luttes électorales du Second Empire.
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Tous les pacifistes à outrance dont l'idéal est de se disputer en paix sans avoir à craindre les coups, les antimilitaristes, premiers soldats des guerres civiles, ceux qui avaient toujours dénigré le passé de la France -- sauf ses folies -- tous ceux qui vivaient de ses divisions, revinrent en force comme s'ils en étaient les libérateurs. Tremblants d'avoir failli perdre le pouvoir dont ils vivaient ils s'empressèrent de se venger de ceux qui l'avaient assumé par nécessité et par devoir devant la fuite des hommes qui avaient amené le désastre. Et au milieu d'une Terreur rouge, deux grands citoyens, deux grands esprits, Pétain et Maurras quittèrent la vie l'un en prison, l'autre par *grâce médicale* en résidence obligatoire.
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Aujourd'hui, à l'occasion d'un cinquantenaire, remontant sur la tour de la cathédrale d'Auxerre, nous voyons tout au bas l'emplacement du monastère fondé par saint Germain l'Auxerrois, patron de la paroisse des rois de France, qui chassait les ennemis au chant d' « *Alleluia !* » et cette même vallée que nous contemplions le 11 novembre 1918. Les légions romaines avaient passé en ces mêmes lieux en un moment tragique de notre histoire. Et voilà que par notre faute nous nous trouvons dans une situation analogue à celle de nos ancêtres.
Les divisions des Gaulois les rendaient incapables de défendre leur indépendance. Une levée en masse comme celle de Vercingétorix ne peut remplacer une armée aguerrie et organisée par un État fort et prudent. La Gaule était entre les Germains et Rome. Elle avait été incapable de résister aux premiers. Cinquante ans avant César, les Cimbres et les Teutons s'étaient promenés à travers le pays, battant même les Romains à Orange. Alors Marius réforma complètement l'armée romaine, il en fit une armée de métier et deux ans après il écrasa les envahisseurs auprès d'Aix-en-Provence. Cinquante ans plus tard les Gaulois appelaient César pour les débarrasser des Helvètes (Celtes aussi) qui voulaient s'installer en Saintonge, et d'Arioviste, le Germain, installé en Lorraine.
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Devant leurs propres divisions, les Gaulois soucieux du possible ne pouvaient que choisir entre l'un de ces deux maîtres : Arioviste ou César. Les hommes avisés d'entre eux eussent choisi de s'entendre avec César aux moindres frais. César ne désirait qu'une réussite et une armée pour dominer Rome. Le peuple suivit Vercingétorix ; la guerre fut très dure pour César et il devint impitoyable. Il fit couper le poignet à tous les défenseurs d'Avaricum et, pour finir, 400 000 esclaves gaulois s'en allèrent loin des leurs, sur toutes les routes de l'empire.
L'Europe désunie est dans une situation analogue à celle de la Gaule, entre deux États très puissants qui savent s'entendre (momentanément) derrière notre dos, sur notre dos. La moindre défaillance de l'un sera utilisée par l'autre. Certains pays de l'Europe ont déjà choisi (sans le dire) entre la domination d'Arioviste ou celle de César.
Nous ne voulons ni d'Arioviste, ni de César. Les Gaulois pouvaient opter pour la civilisation la meilleure : car celle de César était manifestement supérieure. Mais nous avons à défendre une civilisation dont ni Arioviste ni César ne sont capables. Ce n'est pas la civilisation du frigidaire, du « tout-à-l'égout », de l'électronique et de la course à la lune, mais celle d'un équilibre social qui permette aux hommes de penser à leur âme et de trouver ce qu'il y a de possible bonheur sur la terre dans la possession d'eux-mêmes. Cet équilibre a existé ; nous en avons vu les restes de nos yeux dans nos campagnes. Il faut le retrouver dans les conditions nouvelles qui se présentent et dérivent de l'abandon systématique et désordonné de l'ancien. Il ne peut être fondé que sur l'observation de la loi morale naturelle, condensée dans le Décalogue.
Et si l'union de l'Europe est nécessaire pour cette grande tâche, celle des Français est une condition indispensable de celle de l'Europe. Le chef actuel de l'État a cru rendre inoffensifs les parlementaires en les domestiquant (ils gagnent beaucoup sans avoir un travail épuisant).
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Il a vu depuis deux ans qu'il n'en était rien. Sans qu'ils aient aucun titre pour cela, ils remplacent les élites sociales naturelles et leur but est la conquête des places fructueuses dans l'État ; ils sont prêts à tout pour réussir et leur moyen est d'exciter l'envie des électeurs les uns contre les autres. Ils avilissent le peuple et leur système, nocif par lui-même, a causé la décadence de toute l'Europe...
Un éclair de bon sens fait rechercher aujourd'hui quelle serait l'organisation naturelle d'un État où les hommes *ayant fait leurs preuves dans tous les corps de métiers* seraient appelés à donner leur avis et même à s'administrer eux-mêmes. Comme toutes les occasions ont été manquées depuis cent cinquante ans, peut-être entre-t-on cette fois dans le bon chemin ?
Voici ce qu'il y a cent ans disait à ce sujet Fustel de Coulanges dans ses *Leçons à l'Impératrice* (p. 86) :
« *Ce qui fait la force des États, ce n'est pas le chiffre de la population, ce n'est pas même le courage, ce sont les institutions. De même qu'un corps humain est fort ou faible non suivant la force ou la faiblesse de ses muscles, mais suivant la force ou la faiblesse de l'esprit qui l'anime et qui met l'unité dans tous ses muscles, de même une nation est puissante ou impuissante suivant que ses institutions lui font, pour ainsi dire, une âme forte ou une âme faible. *»
En ces moments même où un grand citoyen, Salazar, s'apprête à rendre son âme à Dieu, nous pouvons voir au Portugal une application de ces principes.
Qu'avons-nous à faire ? Observer, réfléchir, agir ? Sans doute, mais aussi, avant tout, prier et faire pénitence. La Sainte Vierge nous l'a répété en France même depuis plus de cent ans, et comme nous faisons semblant de ne pas entendre, elle le redit aujourd'hui dans le monde entier inlassablement. Un homme, au Portugal, celui qui meurt en ce moment, l'a écoutée et il a réussi.
Henri Charlier.
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### Le prêtre et la Révolution (1918-1968)
par R.-Th. Calmel, o.p.
A CEUX QUI CHERCHENT une évocation puissante de la perversion révolutionnaire, de ses causes et de ses dégâts, je ne me lasse pas de recommander la conclusion du livre de Bernanos *La Grande Peur des Bien-Pensants* ([^1]) autrement dit : *Démission de la France* selon l'exergue implacable qui figure en haut de chacune des pages. Vision trop encombrée, trop tumultueuse diront certains, ou bien trop sombre et trop chargée d'angoisse ; il se peut ; en tout cas vision d'un chrétien qui a gardé l'espérance, même si les paroles d'espérance sont comme étranglées par les sanglots de la détresse ou les rugissements de la colère. La vision de Bernanos nous rend extraordinairement sensible la monstruosité de ce monde moderne où Dieu a voulu que nous ayons à vivre ; assurément pour rendre un meilleur témoignage de foi et de charité. Que la société se soit dégradée à ce point n'est pas l'effet d'une contingence naturelle, pareille à l'alternance des saisons ou au dépérissement de la rose d'avril.
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Si la société chrétienne, la chrétienté, en est venue sous l'effet du poison de la Réforme et de la Révolution à un degré de pourrissement qui soulève le cœur, la faute en revient pour une part aux fidèles et aux prêtres médiocres. Je précise : pour une part, car je n'ignore pas la terrible gratuité des forces du mal ; il s'en faut de beaucoup que tout le mal soit la faute des baptisés. *Odio habuerunt me gratis...* Il reste que la responsabilité des fidèles relâchés et des prêtres *mondains,* au sens évangélique du mot, mérite la plus attentive considération. Ayons le courage de voir le mal dans son horreur et nous désirerons plus ardemment le remède.
**I. -- **Bernanos, qui avait été mobilisé pendant toute la guerre de 1914-1918, qui savait la somme d'héroïsme chrétien qui s'était dépensé pendant quatre ans, au fond des tranchées boueuses ou dans les attaques terriblement meurtrières, Bernanos revenu du front n'a jamais admis le silence ou l'aveuglement de ceux qui auraient dû comprendre et parler. C'était le devoir des « bien-pensants » et des prêtres de montrer le visage chrétien de tant de sacrifices et de mettre en accusation le système qui était à l'origine de ces hécatombes. Le jacobinisme d'État imposé à la France et, partiellement, à la plupart des autres pays par la Révolution de 89, la conception totalitaire de l'État a rendu possible la conscription universelle, la mobilisation de peuples entiers et des tueries sans précédent. Tout cela était impensable sous une monarchie chrétienne. -- Il ne suffisait pas d'ailleurs de dénoncer la Révolution ; il fallait aussi, et plus encore, dire hautement que la mort héroïque de tant de soldats que Jeanne d'Arc eût avoués comme ses compagnons avait une signification chrétienne : signification obscure chez beaucoup et très consciente chez les meilleurs. Chez les meilleurs, la mort sur le champ de bataille avait la portée d'une immolation volontaire pour les iniquités de la France et d'une intercession auprès de Dieu pour que la patrie se détourne de ses maîtres d'erreur et de péché et qu'elle fasse pénitence.
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Péguy, Psichari, Pierre Dupouey, Augustin Cochin, Pierre Villard et des frères d'armes par centaines de mille, qui étaient baptisés et portaient dans leurs veines quinze siècles d'hérédité chrétienne, avaient donné leur vie « pour que chrétienté continue ». Mais les rhéteurs officiels qui péroraient sur l'estrade pavoisée de drapeaux, lors des inaugurations de monuments aux morts, n'hésitaient pas à déclarer que tant de sang noblement, chrétiennement versé devait hâter le triomphe des plus froides abstractions et de la dévorante idéologie laïciste : démocratie, progrès, liberté. Il n'est pas jusqu'à la mort de Psichari, le merveilleux tertiaire de notre Ordre, qui n'ait dû subir cette sorte de confiscation et de détournement. Un de ses amis célèbre ne s'est-il pas avisé, sur le tard il est vrai, de nous expliquer que *le centurion* est tombé le chapelet au poignet tout près de sa pièce de 75, pour « l'émancipation humaine », selon la *Déclaration des Droits de l'Homme* ([^2])*,* comme si le converti du désert mauritanien n'avait pas écrit et répété : « Nous savons bien, nous autres, que notre mission est de racheter la France par le sang. » (*Les Voix*, p. 189.) Qu'y a-t-il de commun entre cette affirmation directement inspirée de l'Apôtre et la charte maçonnique des Droits de l'homme ? (Il est vrai que, pour notre malheur, une fraction des chrétiens de France inspirée de La Mennais voudrait, depuis un siècle, nous obliger à reconnaître dans la charte de 1789 un développement homogène de la Révélation de Jésus-Christ, Verbe de Dieu, notre Rédempteur.)
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A l'église de l'ossuaire de Douaumont, dans la chapelle du Saint-Sacrement, un petit vitrail ([^3]) nous livre avec limpidité la vérité la plus profonde sur Verdun et sur l'héroïsme de nos soldats. L'aumônier est représenté offrant le Saint-Sacrifice dans un abri de fortune ; les soldats vêtus de l'uniforme bleu horizon sont agenouillés autour de l'autel improvisé, leurs fusils posés à côté d'eux. Ils inclinent la tête dans une attitude de foi recueillie, simple, solide, pendant que l'aumônier élève pieusement la sainte hostie après la consécration. Ici le drame de la guerre est intériorisé, enveloppé dans la douceur vraiment divine du sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; le mystère du salut de la patrie, qui peut demander à l'homme de verser son propre sang, est illuminé et apaisé par le mystère du sacrifice eucharistique qui restera parmi nous jusqu'à la Parousie, non pour faire disparaître la souffrance mais pour la sanctifier.
*Et moi-même le sang que j'ai versé pour eux*
*C'était leur propre sang et du sang de la terre...*
*Le sang que j'ai versé le jour de la promesse*
*Le sang que j'ai versé sur le premier autel ; *
*Et le sang que je verse aux tables de la messe,*
*Le sang inépuisable et le sacramentel.*
*Le sang que je versai le lendemain du jour*
*Que je fus embrassé par un* *malheureux traître ;*
*Et ce sang d'un égal et d'un nouvel amour*
*Que je verse et refais aux mains d'un nouveau prêtre.* ([^4])
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Comme l'écrit le biographe de saint Pie X : Pendant la guerre de 1914 « ...sur tout le front de bataille que nous connaissons le mieux, le nôtre, il se passa des scènes extraordinaires. Quels spectacles nouveaux. Des hommes qui vont se battre communient à toute heure de jour et de nuit... Les hommes de seconde ligne ou ceux de l'arrière, dans les campements, les églises ruinées, les « cagnas » assistent à un salut, à une messe, se confessent à un prêtre-soldat, à un aumônier militaire, reçoivent la sainte communion. Que de témoins ont raconté de pareilles scènes dignes de nos plus grandes époques de foi. L'un d'eux (l'abbé Thellier de Poncheville) terminait son récit par ces mots : « ...S'ils assistaient à ces scènes émouvantes, ils seraient heureux de leur œuvre, ceux qui eurent pitié de la foule et lui donnèrent du pain. Le cœur de Pie X tressaillerait d'allégresse à constater que sa grande réforme se propage. » ([^5])
Or ce n'est pas de la valeur chrétienne du sacrifice de tant de soldats obscurément uni au sacrifice de la Messe qu'un certain clergé, au goût du monde, se préoccupa d'entretenir les fidèles, une fois la guerre finie et la France provisoirement sauvée.
Ce clergé mondain fit surtout des variations sur la paix perpétuelle, le désarmement et la promotion sociale.
Cependant, qui aura vraiment prié dans l'un de nos grands cimetières de guerre, au milieu des centaines de petites croix qui s'alignent indéfiniment, toutes pareilles, celui-là ne pourra guère conserver d'illusions sur la paix et comprendra le lien entre la paix, la croix et la conversion du cœur. Pour conjurer la guerre et sa puissance de destruction hallucinante comment imaginer, surtout au milieu d'un cimetière de guerre, qu'il suffirait des sessions et des rapports de je ne sais quel organisme international, humanitaire et maçonnique ? Comme si de telles institutions qui ignorent de parti pris le Prince de la paix étaient capables de faire reculer le diable et sa haine de notre espèce, al-ors qu'elles sont tout juste inventées pour favoriser sournoisement son action. La paix, la juste paix, toujours instable et fragile, est un pur don de Dieu ; et Dieu évidemment ne l'accorde que si les peuples se convertissent à sa loi et à son amour.
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C'est Notre-Seigneur, appelé le Prince de la paix, qui est le dispensateur de la paix, de même qu'il est le maître de l'issue des batailles ; et la victoire est infiniment plus dans ses mains qu'aux mains des généraux. Il suffit pour en avoir, l'évidence de lire par exemple le Journal de Fayolle ([^6]).
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Cependant, après l'autre guerre, trop de prêtres oubliant qu'ils étaient messagers de la Révélation divine n'hésitèrent pas à voiler la transcendance de la vérité surnaturelle. -- Dépositaires du seul messianisme véritable, celui de l'Église, celui qui n'existe que par les sacrements, les vertus théologales et la sainte Croix, les prêtres au goût du monde en sont venus progressivement à vouloir fusionner le messianisme proprement surnaturel du *Royaume qui n'est pas de ce monde* avec le messianisme révolutionnaire de la maçonnerie ou du communisme. Ces prêtres sont entrés dans le jeu de César qui, depuis la Révolution de 89, aspire plus que jamais à se substituer à Dieu, faire croire qu'il va éliminer, la faute originelle et ses conséquences, assurer une paix et un développement qui seront le tout de l'homme. Les prêtres au goût de la Révolution enseignent avec une insistance croissante depuis plus de vingt ans que la paix du Christ se confond avec la paix politique selon l'O.N.U., et se résorbe toute en elle, comme si celui dont nous sommes les ministres n'avait pas dit : *Je vous donne ma paix je ne vous la donne pas comme le monde la donne.* (Jo. XIV, 27.) De même ils veulent nous faite admettre que la charité du Christ, la charité théologale, ne doit pas être distinguée du développement des peuples et de la fameuse lutte pour supprimer la pauvreté et la faim dans le monde,
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sans tenir le moindre compte de la grande parole de Jésus, lorsque Marie-Madeleine « gaspille » en témoignage d'adoration un parfum très précieux au lieu de le négocier pour les pauvres : *Des pauvres vous en aurez toujours parmi vous.* (Et encore : *Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et, sa justice et le reste vous sera donné par surcroît*.)
Quelle est la vérité révélée, la sentence évangélique que n'aient pas trahie, déformée, corrompue ceux des prêtres du Seigneur qui sont devenus les serviteurs honteux ou les prédicateurs fanatiques du messianisme de César ? Ayant délibérément détourné le regard de leur âme des premières vérités révélées : la grâce, le péché, la croix, Jésus-Christ consubstantiel au Père, -- toutes les illusions et toutes les corruptions sont devenues possibles. Nous en sommes à l'illuminisme et à la gnose du Père Teilhard, lequel est dûment patronné par un confrère fameux, et aux diverses proclamations d'apostasie de petits sophistes intarissables, regardés parfois de travers par leurs grands aînés mais gentiment défendus par leurs supérieurs ([^7]). Chez les initiateurs retentissants comme chez les encombrants épigones nous trouvons la même aberration d'une Église immanente au devenir historique, la dissolution de l'Église dans le temporel ; et bien entendu un temporel totalitaire et communiste. (Si le temporel était vu tel qu'il est, dans sa modestie et conformément aux lois du Créateur, la liquéfaction de l'Église dans le temporel, la liquidation de l'Église serait impensable.)
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En entendant parler ces prêtres qui se sont laissés instruire et égarer par *le père du mensonge,* on apprend que les propositions du diable, inexorablement repoussées par le Seigneur Jésus lors de la tentation au désert, devraient devenir maintenant le programme de la sainte Église. Le messianisme spirituel, surnaturel, de Jésus-Christ devrait se transformer dans le messianisme terrestre et sacrilège qui confond la vie selon Dieu avec l'assouvissement des appétits de domination et de confort. -- Satan ne disait-il pas en substance au Fils de l'homme : ton rôle de Messie consiste à changer les pierres en pain et à dominer, avec mon concours, sur tous les royaumes de ce monde.
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Il reste que les sophismes de cette église invertie sont aussi palpables que répugnants. Ces nouveaux prêtres parlent de vie spirituelle et la vie spirituelle qu'ils annoncent bannit tout acte de piété, sous prétexte que les pratiquants risquent de se borner à des pratiques pieuses qui n'ont guère d'influence dans les rapports avec le prochain. Ils parlent de morale mais ils bannissent de la morale l'observation d'une loi divine précise et objective, sous prétexte que l'accomplissement de la loi peut dégénérer en légalisme. Ils veulent une doctrine, mais les formules en sont dictées par les événements et par le mouvement de l'histoire, bien loin de traduire une Révélation irréformable, gardée par un Magistère infaillible ; cela parce que la fidélité aux dogmes peut aller de pair avec la somnolence intellectuelle ou le sectarisme, si du moins l'esprit est paresseux et le cœur sans humilité.
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Ils réclament l'obéissance mais ils ne veulent pas porter le poids et courir le risque d'exercer personnellement l'autorité sous prétexte d'éviter l'abus de pouvoir ; comme si les abus de pouvoir des comités et des commissions n'étaient pas les pires de tous et les plus difficiles à éviter. Bref, parce que la faiblesse et la malice humaine abusent un jour ou l'autre des actes du culte, de la pratique de la loi, des formules dogmatiques et de la discipline, ils prêchent une religion sans dogme ni morale, sans piété ni discipline.
Pourtant ce n'est pas cette religion chimérique qui leur tient à cœur. S'ils attaquent furieusement, à coups de gros sophismes, la religion véritable, c'est qu'ils sont pressés de donner corps à leur rêve d'une religion inversée : sans Dieu créateur et transcendant, sans Verbe de Dieu réellement incarné et consubstantiel au Père, sans Église qui soit une société surnaturelle au niveau de la vie même de Dieu et de la croix de Jésus. Ils appellent de leurs vœux forcenés une religion de la terre qui cependant donnerait un semblant de satisfaction aux élans religieux du cœur de l'homme, une négation de la religion qui s'appellerait encore religion et non pas apostasie. *Le Dieu sans dieu, l'athéisme chrétien* des prêtres imposteurs du néo-modernisme. Confusion diabolique. Irréalisable tentative. Car *le Prince de ce monde est dès maintenant jugé et les Portes de l'Enfer ne prévaudront pas contre la Cité de Dieu.*
C'est pour cela qu'au milieu même d'une des répétitions générales (peut-être la dernière) de la grande apostasie nous admirons les plus magnifiques exemples de fidélité à la foi et à la morale de toujours. Et puissions-nous ne pas être de simples admirateurs. -- Quant à la répétition générale de la grande apostasie elle sera accompagnée, elle est accompagnée déjà, d'une monstruosité que Bernanos, avec toute sa puissance de divination, n'avait quand même pas prévue : la guerre subversive, cette forme de guerre vraiment satanique, parce qu'elle entend échapper à toute règle morale, parce qu'elle travaille à casser les énergies de la vie intérieure par le terrorisme et la propagande.
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On la voit s'acharner simultanément à dépersonnaliser l'homme individuel et à détruire les cellules de base de toute société : famille, école, profession. La première guerre mondiale qui savait encore distinguer entre civils et combattants, qui n'aspirait point à remodeler les âmes, se tenait en deçà du seuil sacré, n'avait point tenté de franchir la porte de la vie intérieure. La guerre subversive ne connaît plus aucun interdit. -- Qu'importe cependant ses prétentions démesurées ! Le Seigneur lui mesurera la puissance et le temps. Son pouvoir sera amoindri et ses jours seront abrégés, *à cause des élus* et parce que le pied de l'Immaculée écrase la tête du Dragon.
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Le prêtre au goût du monde, le prêtre « mondain » c'est l'homme de l'Eucharistie qui, à force de lâcheté, de compromis et d'équivoques s'est ravalé jusqu'à devenir l'homme du messianisme terrestre. Les dégâts qu'il fait sont incalculables. Abusant de la confiance qu'on lui accorde il scandalise les âmes et il précipite la Révolution dans la cité, lorsqu'il dit équivalemment : le socialisme est un mouvement qui tend à réaliser l'Évangile parmi les hommes ; ou encore : l'évolution indéfinie du monde et la mise en accusation de tout le passé est une traduction exacte de l'Évangile que nous avons fini par découvrir après vingt siècles de recherche.
Par instinct de domination, ou par manque de foi dans sa dignité, ou pour se tromper lui-même sur les réclamations d'un vide intérieur qui seraient comblées certes par le ministère, car ce ministère est proprement mystique -- m'ais c'est justement pourquoi il l'a pris en dégoût -- bref parce qu'il n'aime pas le Seigneur dont il est le ministre, le prêtre mondain s'est fait le complice du César moderne. Sans lui que ferait, que pourrait faire César ? Comment entreprendre sa manœuvre prodigieuse, la plus abominable de toutes : non pas rejeter l'Évangile mais essayer de persuader que l'Évangile coïncide avec le monde ?
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Ainsi la décomposition de la cité est aidée considérablement par la trahison des prêtres. De façon inverse, le relèvement ne peut s'accomplir sans la fidélité des prêtres. Non parce qu'ils auront fait du salut de la cité leur préoccupation première, mais parce qu'ils auront voulu, selon toutes ses exigences, leur mise à part à cause de Dieu, leur séparation du monde et des choses profanes, enfin la perfection de leur état sacerdotal : célébrer la Messe, donner les sacrements avec toute la sainteté possible, annoncer hardiment la foi des Apôtres. Ils obtiendront ainsi par surcroît à la cité terrestre de retrouver les lois de l'honneur chrétien, en finir avec le faux messianisme, et non pas tenter ; de faire disparaître la pauvreté ou la douleur mais accueillir avec piété les affligés et les pauvres.
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**II. -- **Ministres du Christ crucifié osons dévoiler aux hommes la signification de la douleur en leur prêchant la rédemption par la croix. A cette prédication le monde qui s'est fait serviteur de Satan et pour lequel Jésus-Christ n'a point prié, le monde se bouche les oreilles, se met à blasphémer ou à se divertir, ou enfin s'abandonne au rêve effrayant de déployer un jour en plénitude l'orgueil et les passions, sans le rappel à l'ordre d'aucune souffrance, sur une planète enfin totalement dominée. Il a fallu toutefois attendre notre siècle pour que ce rêve insensé commence à prendre corps avec les vastes organisations qui prétendent venir à bout de la faim, régler mathématiquement les naissances grâce à la propagande universelle des contraceptifs, neutraliser, avec le concours du psychiatre et du policier, les êtres encore libres qui se montrent irréductiblement réfractaires aux disciplines d'un enfer climatisé. Donc à la demande : *quelle est la signification de la douleur*, le monde moderne a répondu : *aucune signification*, nous sommes en train de la faire disparaître ; elle est tout juste la rançon qu'il faut encore payer pour l'aménagement d'une terre où l'humanité n'aura plus à souffrir.
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Ce sont là des utopies sacrilèges. Nous répondrons que la douleur ne sera jamais enlevée de ce monde et qu'elle trouve sa signification dans la croix du Christ ; elle est la voie ouverte sur la rédemption du péché et la sanctification de l'âme, à condition d'avoir la foi au Verbe incarné, mort et ressuscité pour nous. Ce sens de la douleur demeure invariable. ; il sera pour les hommes de la veille de la Parousie ce qu'il était pour notre premier père et notre première, mère, au jour de leur bannissement du jardin d'Eden. Simplement depuis l'Incarnation du Verbe de Dieu, depuis la Passion qu'il a soufferte pour nous et l'institution du sacrifice de la Messe, depuis ces jours bénis nos épreuves ont reçu leur signification plénière, bien loin d'avoir été supprimées ou d'être en voie de suppression. Les prétentions du vingtième siècle ne prévaudront pas contre ce sens divin de la croix et ne parviendront pas à le changer. Ce que les hommes attendent du prêtre, surtout dans une époque où l'on détourne le sens de la croix et de la rédemption, c'est qu'il annonce purement le Christ crucifié, qu'il n'ait pas honte d'une telle prédication, qu'il n'essaie pas de l'accommoder aux illusions prométhéennes que fait naître de nos jours le développement inouï des techniques et des organisations.
*A peste, fame et bello libera nos Domine*. Depuis bientôt un millénaire et demi la procession des rogations s'est déroulée, à la fin du temps pascal, le long des chemins et des sentiers de nos hameaux au milieu de la nature renaissante. Curés et paroissiens ont lancé vers le ciel les grandes implorations : *libera nos Domine, te rogamus audi nos*. -- *De la peste, de la famine et de la guerre, délivrez-nous Seigneur. -- Afin que vous daignez donner et conserver les fruits de la terre, nous vous en supplions exaucez-nous.*
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En un mot, curés et paroissiens ont présenté leurs requêtes suppliantes au Créateur de la terre et des cieux et à son Fils unique Jésus-Christ afin que la terre nous soit clémente, que les peines inévitables héritées du premier Adam n'atteignent pas une certaine démesure, et de toute façon afin que nous ayons toujours la force de faire face. Les invocations relatives au temporel : *a peste, fame et bello libera nos Domine* se couronnaient par les invocations purement spirituelles : *afin que vous daignez élever nos cœurs aux désirs des biens célestes, nous vous en supplions exaucez-nous. Par votre Passion et votre Résurrection délivrez-nous Seigneur.* Or, ni les curés, ni les paysans qui priaient ainsi aux croix des villages et à travers les champs et les prairies n'avaient la moindre idée que, du fait des rogations, la foudre serait définitivement conjurée, la gelée blanche ne brûlerait jamais plus les tendres bourgeons, les pluies persistantes ou la grêle ne gâteraient jamais plus les blés mûrs. Ils croyaient seulement, ces curés de campagne, ces sages aïeux, ces aïeules décentes comme des moniales dans leurs pauvres atours, qu'il fallait supplier le Seigneur puisqu'il était le Créateur et le Maître et qu'il fallait aussi lui demander, en union avec le Christ crucifié, la force de supporter nos misères avec patience et piété. J'écris tout cela au passé parce qu'une telle foi et une telle pratique commencent à se faire rares. Trop peu de curés font maintenant les rogations. Et le plus grave c'est qu'ils ne sont pas loin d'adopter les sentiments matérialistes de certains paysans ; ils estiment qu'avec les méthodes nouvelles de culture et d'élevage, la prospérité des récoltes et la santé des troupeaux n'ont plus rien à voir avec la prière de l'homme et la bénédiction de Dieu. Ils en viennent à croire, ces prêtres sans prière, que les processions n'ont plus leur raison d'être. Ce qui importe désormais c'est de travailler à la construction d'un univers qui, parvenu à l'âge adulte, fera éclater l'ancienne chrysalide des oraisons et des rites, de la mortification et des sacrements. Cependant certains prêtres plus timides s'efforcent à un compromis et juxtaposent, vaille que vaille, à la prédication et aux pratiques traditionnelles le faux évangile de la transformation prométhéenne de notre monde.
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Comment faire comprendre à ces ministres de Jésus-Christ, égarés dans l'irréligion moderne, que par révérence pour Notre-Seigneur, par pitié pour leurs frères et par respect de leur dignité sacerdotale ils doivent invariablement prêcher Jésus-Christ et, Jésus-Christ crucifié, maintenir ces rites qui nous rappellent notre condition dépendante de créatures, ne pas s'engager dans ces liturgies suspectes qui trahissent ou profanent la dignité des mystères surnaturels.
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Plus d'un million et demi de jeunes chrétiens de France auront donné leur vie de 1914 à 1918 et les prêtres selon le monde, témoins hébétés de cette hécatombe sans précédent, n'auront pas été capables d'en saisir la signification, de comprendre que, si nous ne faisons retour à Dieu, des fléaux encore pires nous attendent (notamment la guerre subversive) -- et toutes les super-organisations pacifistes ne les arrêteront pas. Ils n'auront pas su, ou pas voulu dire, ces prêtres mondains, que si la conversion elle-même ne met pas à l'abri des guerres et des dévastations, du moins rend-elle ces fléaux supportables en les unissant à la croix du Rédempteur. Ils auront entendu parler d'une abomination, inouïe jusqu'au vingtième siècle, les camps d'extermination communistes ou nazis et ils n'auront pas voulu y reconnaître le châtiment de Dieu sur un monde qui rejette Dieu. L'État français, après avoir fait ce qu'il faut pendant un siècle pour empêcher l'évangélisation de l'Algérie, aura finalement, dans un parjure atroce, livré la nation algérienne au terrorisme systématique et aux agents des Soviets et devant cela des prêtres, n'auront rien fait d'autre (ou peu s'en faut) que de palabrer sur la majorité des peuples. Ils auront été les témoins des plus grandes persécutions subies par l'Église depuis ses origines et ils seront demeurés indifférents au témoignage des martyrs. La Vierge Marie aura pris la peine de se manifester à Fatima avec un déploiement extraordinaire de merveilles et ils n'y auront attaché aucune importance.
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Ils assistent au raz-de-marée hérétique qui s'est abattu sur le peuple chrétien, et ils continuent de raconter que le salut nous viendra par ces parlements nationaux d'évêques en collégialité, avec les autorités parallèles des commissions et sous-commissions et la nouvelle religion des catéchismes hérétiques.
Que faudra-t-il pour leur ouvrir les yeux ? De quelle façon faudra-t-il que le Seigneur s'y prenne pour que les prêtres selon le monde s'aperçoive enfin de leur trahison ? -- Pour nous, en tout cas, que notre résolution soit nette : persévérer dans la religion de toujours durant la longue vigile où le Seigneur nous fait attendre sa venue ; persévérer surtout à l'heure elle-même de sa venue lorsque sa colère éclatera pour préparer le chemin à sa miséricorde.
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Le César foncièrement révolutionnaire de cette seconde moitié du vingtième siècle a le plus grand besoin d'évêques, de prédicateurs, et de publicistes qui proclament : la Révolution ne nous fait pas peur, et qui se chargent de démontrer que le Royaume de Dieu s'appelle désormais Révolution.
En vérité la Révolution doit être appelée péché et organisme de péché, mais ces clercs n'ont aucune envie de le dire, ni même de le savoir car d'une façon générale ils n'ont aucune envie de se souvenir que le péché existe et que le démon est toujours à l'œuvre. S'ils acceptaient, serait-ce avec un minimum de sérieux, une pareille doctrine, ils devraient aussitôt, par une conséquence inéluctable, admettre la nécessité des préceptes de prière, pénitence, union à la croix de Jésus. Ils n'y tiennent pas du tout. Ils ont choisi d'ignorer le péché avec ses organisations modernes ; de la sorte, et à la faveur d'énormes équivoques, ils se mettent à la remorque de mouvements subversifs et athéistes dont ils attendent faveur et prestige.
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Ils ambitionnent de passer aux yeux du pouvoir civil d'aujourd'hui ou de demain pour les promoteurs avisés et les discrets initiateurs d'une mutation de l'Église ; l'Église est voulue par eux comme devant apporter un appoint considérable à un aménagement de la planète qui est une profanation parce qu'il prétend dépasser le dogme et la morale chrétienne. César, du moins en apparence, est reconnaissant à ces clercs pour leur entreprise criminelle de faire basculer hors de l'Église véritable un grand nombre de chrétiens abusés ou désemparés. En réalité César se chargera de liquider ces clercs une fois que leur besogne de falsification sera avancée suffisamment, sinon menée à terme (ce qui est impossible). César, le César qui s'est voulu instrument du diable pour asservir les pays et les âmes, est ainsi dans son rôle. Mais que ces malheureux clercs ne s'aperçoivent pas qu'ils sont à la fois esclaves et dupes de César voilà qui est étrange. Ils imaginent avoir rendu à l'Église le service considérable de prendre sans heurt le dangereux tournant d'une mutation historique sans exemple. Es espèrent que, grâce à leurs bons offices, l'Église va découvrir enfin cette forme absurde de charité qui consisterait à ne plus condamner doctrines ou mouvements, parce que l'on aurait découvert qu'il n'existe plus de péchés mais seulement des malentendus ; on se serait également aperçu qu'il n'existerait plus d'institutions chrétiennes à promouvoir ou à défendre, parce que des institutions de ce genre nous couperaient de la masse et nous détourneraient de la grande poussée de fraternisation universelle. Ainsi la charité devient l'acquiescement compréhensif aux propositions « positives » du monde et de Satan.
Notre devoir serait-il d'aller trouver, pour discuter leurs propos, ces clercs de tout grade ou ces publicistes qui ont immergé l'Évangile dans la Révolution ? Mais nous l'avons fait. Vainement. Le moyen du reste de nous faire entendre d'un interlocuteur qui a faussé le sens de tous les termes du dialogue ? Là où nous disons : refus de Dieu et apostasie, ils traduisent recherche maladroite mais valable. Là où nous disons : péché, ils entendent retard dans l'évolution.
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Si nous prononçons les mots de loi naturelle ou institutions sociales conformes à une loi naturelle objective, ils repoussent nos expressions et ne veulent connaître que des moments indéfiniment dépassables d'une humanité qui se cherche. Ce qui est pour nous définition dogmatique irréformable devient pour eux expression approximative, temporaire et transitoire, toujours sujette à révision. Nous parlons de vie éternelle, de damnation éternelle et ils interprètent : avènement d'un monde aux structures absolument différentes de toutes les structures antérieures. Là où nous réclamons la défense du troupeau fidèle par leurs pasteurs officiels, ils nous répondent que, pour les pasteurs de maintenant, tous sont considérés comme fidèles y compris et surtout ceux qui dévastent le troupeau. Le pasteur selon les impératifs de la nouvelle église estime périmée et dépassée la distinction entre les loups et les agneaux ; l'exercice de sa charge pastorale lui demande non plus de donner sa vie pour défendre les agneaux contre des loups qui n'existent pas, mais simplement d'écouter ceux que nous appelons des loups et de « dialoguer » avec eux.
Comment parvenir à nous faire comprendre par ces clercs qui ont appelé ténèbres la lumière et lumière les ténèbres ? -- Nous pensons surtout à d'autres clercs impressionnés par l'ampleur du Mouvement de falsification, par l'impunité et non seulement par l'impunité mais par les privilèges scandaleux dont les sectateurs de ce mouvement sont devenus bénéficiaires. Nous disons à ces clercs, encore fidèles, mais troublés et désemparés : Continuons d'appeler péché la compromission avec le monde, avec le César moderne. Et comprenons que, dans ce domaine, le plus grave péché est de ne plus admettre que l'enseignement du Verbe incarné, gardé sans défection par l'Église, est non seulement d'une gravité souveraine, mais encore il est intangible. L'explicitation homogène est une chose ; les combinaisons et mutations une chose différente et même opposée. La doctrine de deux mille ans de christianisme ne demande, pour continuer de sauver les âmes, aucune « ré-interprétation », mais seulement l'humble adhésion et la méditation intelligente et pieuse.
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Ne nous laissons pas émouvoir lorsque des théologiens atteints d'épilepsie intellectuelle ou lorsque des dignitaires ecclésiastiques prétendent nous démontrer que maintenir le dogme dans son inflexibilité c'est faire preuve de sectarisme et porter un contre-témoignage qui détourne les âmes.
Ils nous expliquent encore ces faux-apôtres que les anathèmes sont indignes de l'Évangile, même quand c'est Jésus qui proclame : « celui qui ne croira pas sera condamné », et que le meilleur moyen d'enseigner les vérités du salut c'est de n'en définir aucune et par suite de ne porter aucun anathème. Ne nous inquiétons pas de leurs dires. Ne soyons pas dupes de leur papelardise qui met en avant le fameux « dialogue » avec l'homme moderne pour légitimer une « ré-interprétation » du dogme.
Nous n'avons garde de nous laisser mystifier par leurs manœuvres retorses qui pour obtenir une « ré-interprétation » conservent la plupart des vocables chrétiens en leur juxtaposant une phraséologie et une idéologie évolutionnistes qui les vident de tout contenu. C'est ainsi que dans les lettres ou les discours de beaucoup d'hommes d'église, contemporains, les premières phrases qui nomment Dieu et son Christ et citent fidèlement les textes sacrés sont bientôt suivies de développements inconciliables, où les versets de l'Écriture allégués au début servent à couvrir des mouvements politiques et des actes en opposition avec Dieu et son Église. Finalement la personne du Christ se dissout en un mythe humanitaire nébuleux et protéiforme qui légitime les succès du plus fort. Nous apprenons avec dégoût que désormais confesser Notre-Seigneur devant les hommes ne consiste plus à affirmer, serait-ce au prix de notre sang, les vérités de la foi ; il s'agit bien plutôt de promouvoir la transformation du monde, en dehors de toute religion, ou, ce qui revient au même, en les fusionnant toutes ensemble, car nulle d'entre elles n'a droit de revendiquer pour soi la vérité absolue, la Révélation surnaturelle infaillible.
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L'exemple vient de haut. Tel ecclésiastique éminent fait répondre à peu près ceci à un groupe de journalistes ([^8]) : bien entendu le *Monitum* du Saint-Office qui condamne l'œuvre du Père Teilhard comme étant « toute bourrée d'erreurs » est toujours d'actualité ; toutefois « avec les précautions requises » le gnostique jésuite « peut compléter, mais jamais remplacer, saint Thomas » ([^9]) ; sans doute comme Luther compléterait saint Augustin, Hegel compléterait saint Paul et les ouvrages de Lénine l'encyclique *Divini Redemptoris.* On pourrait aussi bien dire que l'adultère peut compléter le mariage sans le remplacer ; ou bien que l'immonde cuisine des contraceptifs peut compléter heureusement, sans prétendre la remplacer dans tous les cas, la continence vertueuse.
Des sophismes aussi palpables n'ont aucun intérêt en eux mêmes. Ils sont proférés par des personnages en vue pour le quart d'heure et c'est par là qu'ils risquent d'impressionner des chrétiens sans défense. C'est la seule raison pour laquelle je mentionne ces sophismes. Que les chrétiens qui font naturellement confiance à leurs supérieurs osent quand même ne pas leur faire confiance contre la foi qu'ils ont apprise, contre l'instinct de la foi et contre le Pape lorsque, du moins, il engage son autorité de Pape. Pour ce qui est de Teilhard nous attendrons, pour trouver dans sa pensée aberrante un complément du thomisme, que le Saint-Office batte son mea culpa et révoque solennellement le *Monitum* solennel du 30 juin 1962.
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Prêtres du Seigneur, nous n'avons pas à nous excuser d'être non seulement des hommes à part comme tout chrétien doit l'être, mais encore d'être des chrétiens à part au milieu des chrétiens ; nous n'avons pas à nous faire pardonner d'être avant tout les hommes de l'Eucharistie parce que nous n'avons pas à faire pardonner au Seigneur Jésus de nous avoir constitués et « ordonnés » tels que nous sommes ; nous n'avons pas à nous faire accepter en acceptant les compromis que le monde espère, parce que nous avons mission pour annoncer l'Évangile véritable et non une « foi rectifiée » comme disait Teilhard ([^10]), et parce que l'acceptation de l'Évangile dépend de la grâce toute-puissante (et de notre fidélité) et non pas du mensonge des hommes. Le prêtre fidèle est la première digue, et au fond la seule infranchissable, où vienne se briser la prétention de César à remplacer le vrai Dieu. Le prêtre fidèle par la vertu de l'Évangile qu'il transmet selon l'Église, par l'efficacité du sacrifice qu'il offre dans une liturgie pure est la réfutation invincible des allégations des faux-prophètes : « César c'est déjà Dieu ; le développement du monde c'est déjà l'éternité ; les nouveaux horizons que contemple César ne nous effraient pas du tout, car c'était déjà les nôtres, mais nous ne l'avions pas encore compris. »
Le prêtre fidèle est la réfutation vivante de tous ces mensonges officiels, parfois des mensonges en armes, parce qu'il est le ministre de l'Église sainte et infaillible ; tiré du milieu des chrétiens il est ordonné aux choses de Dieu : offrir le Saint-Sacrifice, prêcher, donner les sacrements. Sans illusion au sujet du monde et de César, de leurs astuces et de leurs roueries, il ne doute pas que si le monde a reçu le Seigneur il recevra son ministre, et s'il a persécuté son Seigneur comment lui-même serait-il mieux traité ? Accomplissant l'œuvre propre de l'Église, il favorise de surcroît la restauration d'une cité juste, d'une cité selon les lois de l'honneur chrétien. Il est l'humble serviteur de la Mère immaculée de l'unique Prêtre : Celle qui écrase la tête du Serpent et qui est *victorieuse de toutes les batailles de Dieu.*
R.-Th. Calmel, o. p.
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### Mémorial pour le 11 novembre
par André Charlier
SANS DOUTE n'est-il pas facile de comprendre comment les hommes ont pu déchaîner un tumulte aussi énorme et cruel que la guerre de 1914, la première guerre qui fut « mondiale », -- étrange progrès d'un triste siècle ; ni comment un jour, après quatre années de combats, sur tous les fronts de bataille, un clairon qui sonna comme la voix même de Dieu, fit cesser ce tumulte et imposa la paix aux hommes. Les combattants d'ordinaire n'aiment pas se raconter, parce qu'ils estiment que ce qu'ils ont vécu n'est pas matière à faire des livres : c'est qu'il y a certains événements dans la vie qui doivent être recouverts par le silence, un silence qui seul peut leur conférer la grandeur qui leur revient. Éclairons un peu ce mystère.
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Il faut dire qu'au moment où la guerre de 1914 éclatait, un grand nombre d'entre nous étaient encore des enfants, et qu'ils étaient à peine sortis de l'enfance quand ils furent dévorés par cette guerre *qui* eut le temps d'anéantir plusieurs générations de jeunes hommes. J'étais élève au lycée Louis-le-Grand et je me rappelle les propos que nous échangions en tournant autour des cours, de récréation.
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Il y avait une grande exaltation dans ces propos, mais j'y discerne surtout un profond besoin d'accomplir des choses grandes. Nous étions pleins de désirs encore obscurs pour nous-mêmes ; nous pressentions que nous étions marqués pour un destin grandiose. Je ne crains pas de le dire : ces garçons qui m'entouraient et dont je partageais l'ardeur avaient sur le visage cet éclat mystérieux qu'on voit sur le visage des héros. J'écris ce mot « héros » dans la simplicité de mon cœur, comme si c'était un mot banal, sans la moindre prétention moi-même à l'héroïsme.
Il n'est pas facile de faire comprendre cela, de faire sentir le climat dans lequel nous sommes passés de l'enfance à l'adolescence, puis dans lequel nous avons revêtu nos âmes d'hommes. Il n'est pas facile de dire ce passage, à la fois mystérieux et fulgurant, qui nous donnait l'impression d'entrer dans un monde entièrement nouveau, un monde qui gardait du passé tout ce qui paraissait précieux et même incompris, mais que nous sentions prêt à recevoir de nous une forme nouvelle qui serait notre vraie expression. Nous entendions demeurer fidèles à tout le plus pur de notre race à la fois dans le passé et dans le présent. Naturellement nous nous opposions de toutes nos forces au culte que l'on rendait dans nos familles au positivisme, au scientisme, au laïcisme, à toutes les idoles par où s'exprimait la moderne religion du progrès. Il nous fallait retrouver des chemins perdus dans les broussailles et où personne ne passait plus jamais -- Dois-je le dire ? L'air qu'on respirait à Paris dans les années qui ont précédé immédiatement 1914 était un air médiocre et étouffant : nulle passion de grandeur n'y soufflait, on n'y aspirait qu'à une vie bourgeoise et sans histoire. Il y avait encore peu d'années, les hommes qui parlaient au nom de la France s'appelaient Taine, Renan, Anatole France ; mais ces hommes parlaient le langage d'un rationalisme étroit, ils n'éveillaient aucun écho dans nos âmes, ils ne nous apportaient rien qui correspondît à nos besoins. Pourtant un philosophe nous parlait un langage nouveau (j'ai toujours regretté, de ne l'avoir connu que par ses livres) et secouait le matérialisme dont la société était alors infectée : c'était Henri Bergson.
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D'autre part un romancier avait transporté dans les lettres politiques la passion qui l'animait et son culte de la patrie : c'était Maurice Barrès. Mais Barrès n'aboutissait à rien sinon à un vague mysticisme fondé sur le culte de la patrie, et cela était loin de nous suffire. Nous cherchions des raisons de vivre et de mourir avec une exigence que peu de jeunesses ont connues. Deux hommes alors nous ont enseigné la France : Maurras et Péguy. L'un et l'autre nous ont appris que la France avait existé avant 1789, et c'était une découverte extraordinaire. Ma famille était abonnée au *Radical *: c'est dire qu'on n'y lisait pas *l'Action Française.* Nous étions encore abonnés aux *Cahiers de la Quinzaine* de Charles Péguy. Le lien entre nous et les *Cahiers* étant constitué par l'Affaire Dreyfus. Mais le capitaine Dreyfus appartenait déjà pour nous à l'histoire ancienne. Péguy se découvrait à la fois poète et philosophe chrétien, ce qui paraissait bien étrange à mon père, pour qui tout mysticisme ne pouvait être qu'une illusion. Il n'a jamais compris ce que pouvait être notre réalisme ; car à nos yeux c'était lui et ses pareils qui se nourrissaient d'illusions. Personne à la maison ne lisait plus Péguy, personne ne coupait même plus les pages des *Cahiers*. C'était moi qui les lisais. Et dans Péguy j'apprenais à connaître la France, non pas seulement la France royale et classique, mais la France chrétienne, celle de saint Louis et de Jeanne d'Arc, que je n'ignorais pas moins. Nous trouvions dans Péguy la condamnation la plus sévère du monde moderne et la plus grave aussi parée qu'elle mettait à nu la racine du mal ; mais en même temps elle nous apportait les raisons les plus sûres d'espérer, et ces raisons résonnaient profondément dans notre âme. « Misérables modernes, faisait-il dire à CLIO, la déesse de l'Histoire. Leur infirmité est-elle assez profonde. Leur infirmité est-elle assez achevée. Leur vient-elle assez de toutes parts. Leur vient-elle assez de toutes mains.
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Est-elle assez organique même, c'est-à-dire tenante, liée par la mémoire et dans la remémoration à l'articulation même du mécanisme organique. Est-il assez évident que ces malheureux ont voulu laïciser la communion et qu'ils en ont fait cette misérable solidarité historique... Oui, ce monde moderne a tout fait pour éliminer hermétiquement de soi toute chrétienté. Mais il y a des reports. Et il y a l'éternelle attention. Tant d'ignorance, que nous avons vue, est déjà un commencement, déjà un commencement d'innocence, tant de gaucherie, tant de maladresse, une métaphysique si imbécile, une si rare, une si louable incompétence. Ce n'est pas impunément que Dieu rend un siècle aussi mais. Il faut qu'il y ait quelque chose là dessous. Quand une certaine détresse, quand un certain goût d'une certaine détresse apparaît dans l'histoire du monde, c'est que la chrétienté revient... »
Cette détresse était la nôtre. Normalement une jeunesse reçoit de ses pères sa formation spirituelle et intellectuelle ; c'est dans l'ordre. Et nous, nous nous voyions obligés de repousser la nourriture que nous recevions d'eux pour chercher notre aliment par-dessus les siècles auprès de ceux dont le langage nous était plus qu'un autre accessible parce que nous éprouvions qu'il était plus vrai. Quels arrachements cela suppose, mais aussi quelles découvertes ! Quel tremblement nous saisissait lorsque nous lisions dans l'Argent de Péguy ces lignes que nous sentions faites pour nous :
« Rien n'est aussi poignant, je le sais, que le spectacle de tout un peuple qui se lève et veut son relèvement et poursuit son relèvement. Et rien n'est aussi poignant que le spectacle d'une jeunesse qui se révolte, je le sais. Si je ne le dis pas plus souvent, c'est que j'ai horreur de : tout ce qui est excitation et de tout ce qui est romantisme, et d'un enthousiasme qui n'est point ceinturé. Mais enfin il est permis d'en parler, pourvu qu'on en parle sérieusement. Rien n'est aussi anxieusement beau que le spectacle d'un peuple qui se relève d'un mouvement intérieur par un ressourcement profond de son antique orgueil et par un rejaillissement des instincts de sa race.
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Mais plus cette rétorsion est poignante, plus il serait tragique de la livrer aux mêmes maîtres des mêmes capitulations. Plus elle est précieuse, plus il serait vil de la livrer. Plus elle est unique et presque inattendue, et plus elle passe toute espérance, plus il serait désespérant de la livrer. Plus elle est jeune et forcément naïve et ignorante et innocente, plus il serait criminel, plus il serait inique, plus il serait fou de la livrer. Oui, l'heure est poignante, c'est entendu, et nul ne le sait plus que nous. Mais elle deviendrait aisément tragique si on remettait toutes ces nouveautés aux vieilles mains de toutes ces vieilles hontes. »
Quand on est une fois entré dans Péguy, on ne peut plus en sortir. Je souhaiterais que dans toutes les écoles de France on commémore l'armistice du 11 novembre 1918 en lisant Péguy : le choix est facile.
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Dieu sait les innombrables souvenirs qui se pressent dans mon esprit quand j'évoque ce temps tragique. A quiconque me demanderait si je regrette de l'avoir vécu, je répondrais : non. Pourtant il nous fallut passer à travers des choses si inhumaines qu'on peut à peine les dire. Tant de souffrances. Tant de déchirements. L'homme rendu insensible à la mort des êtres, ce qui est bien le scandale le plus dramatique, parce que, quand il n'y a plus de respect de la vie et que le spectacle de la mort est devenu banal, il ne reste plus grand chose d'humain dans l'homme. Mais nous avions des choses saintes à défendre. Lors de ma première blessure, que je reçus dans le paysage le plus désolé, dans une nature vraiment ennemie, -- et c'étaient les hommes qui l'avaient réduite à cet état ; le train sanitaire me transporta directement de Châlons à Pau. De mon brancard je vis le jour se lever sur les bords de la Loire, ce spectacle m'émut jusqu'aux larmes. Tandis que les vers de Ronsard et de du Bellay affluaient à ma mémoire, je me disais qu'un pareil pays valait bien la peine qu'on meure pour lui.
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Un an plus tard je revenais au front comme jeune officier. Je reçus alors une blessure beaucoup plus grave. Nous venions de sabler le champagne du 14 juillet au P.C. du bataillon avant de partir pour l'assaut. Les positions de l'ennemi enlevées, la nuit était tombée et la lune dans son plein éclairait un décor sinistre. Pour moi, j'étais étendu dans un boyau allemand, la poitrine traversée de part en part, attendant un secours quelconque, -- et je formais des vœux pour que le secours me vînt des Français. Mais ce fut une compagnie allemande qui prit position dans cette tranchée auparavant perdue par elle. Le lieutenant vint se présenter à moi, se mettant au garde à vous et me saluant ; après quoi il s'empressa de commander aux brancardiers de m'emporter, ce qu'ils firent aussitôt. Encore maintenant je pense souvent à ce lieutenant allemand qui, au milieu d'un terrain labouré par les obus, dans cette fin de combat avec tout ce qu'il pouvait comporter d'horrible, sauvait l'honneur avec simplicité, parce qu'il croyait à l'honneur des hommes.
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Le onze novembre me trouva dans un camp de Bavière où j'étais prisonnier. Laissons de côté l'anecdote : je ne dirai point de quels chants nous fîmes retentir les galeries du fort qui me tenait captif, ni combien il nous était doux de respirer l'air de la liberté. Nous avions défendu ce qui était à défendre, peut-être sauvé ce qui méritait d'être sauvé. Après cette sombre lutte qui nous avait coûté si cher, quand je tournais mes regards pour considérer de quel prix nous avions dû payer notre victoire, je pleurais sur nos morts, mais j'estimais simplement que nous avions payé le prix fort pour conserver le droit d'être Français : c'est un droit dont nous avions appris la valeur durant ces longues années de guerre.
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Je me suis toujours dit que, lorsqu'on porte dans son sac un tel bagage de richesse et de grandeur, on n'est pas malheureux et on ne peut pas l'être, quels que soient les sacrifices qui nous soient demandés en échange. C'est un sentiment qui habitait les cœurs de tous, y compris le plus humble des soldats de deuxième classe.
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On m'a dit que le maréchal Lyautey, lorsqu'il apprit que la guerre était déclarée entre la France et l'Allemagne, s'écria : « Les malheureux 1. Ils vont faire une guerre civile. » En effet nos sentiments étaient purs de toute haine à l'égard des Allemands ; nous estimions seulement que nous étions victimes d'une agression injuste. Ce cinquantenaire de l'Armistice trouve en nous des dispositions assez sereines pour que l'Europe se fasse enfin. Garder le monde dans la paix est sans doute plus difficile que de faire la guerre. Il y faut des vertus contradictoires : le courage et la prudence, la loyauté et l'habileté, la rigueur et la pitié. Mais construire la paix, n'est-ce pas la tâche la plus essentielle du monde d'aujourd'hui ?
André Charlier.
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### La véritable Histoire de France
par Henri Pourrat
Henri Pourrat fut l'un des quatre, pas un de plus, qui m'avaient promis leur collaboration régulière lors de la fondation d' « Itinéraires » en 1956. (Voir notre numéro 100, page 1.) Il fut avec nous jusqu'à sa mort en juillet 1959.
Le texte qu'on va lire sera prochainement édité en volume par l' « Atelier d'art graphique Dominique Morin ».
J. M.
L'HISTOIRE DE FRANCE aurait pu faire l'économie de beaucoup de généraux, de rois, et de ministres : elle n'aurait pas pu se passer de ses saints.
Au bout du compte, ce sont ceux qui ont le mieux tenu la ligne, la voie qui monte du verger de Jehanne ou du pré de Bernadette vers ce monde que le Christ tiendra entre ses mains, dans la vérité, la charité et la lumière. Malgré les manquements, parfois, de ses Français, la France a tâché de marcher vers la grande amitié que Dieu attend des hommes. Plus qu'une autre peut-être, ou du moins plus clairement, elle a eu le sens humain. Sa vraie histoire n'est-elle pas de ce qu'elle a fait pour que le Règne arrive ?
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Parce qu'ils savent qu'une seule chose est nécessaire, et qu'ils ne veulent savoir que cela, les saints sont les plus simples des êtres. Et cependant les plus étonnants. Quelle galerie que celle des saints de France. Il y a ceux qui ont changé les pentes de leur âge, renouvelé l'air, fait rebondir la flamme et monter la lumière : S. Martin, Charlemagne, S. Louis, Jehanne d'Arc, S. Vincent de Paul, ceux enfin qui ont marqué dans l'histoire.
D'autres y ont si peu marqué qu'ils n'ont été connus que dans leur canton, par quelques moines ou quelques paysans. Et il fallait pourtant parler de certains de ceux-là : parce qu'à travers eux on entrevoit les tempêtes qui ont assailli le siècle, les questions qui se sont posées, les souffles qui se sont levés et qui ont empêché de prévaloir les Portes de l'Enfer.
Il en est donc que l'histoire a ignorés. Ils sont morts inconnus, on n'a su qu'après coup... Et il s'est trouvé que telle petite bergère, telle petite moniale a apporté un message qui est de portée immense. -- A ne voir les choses qu'humainement, cette sainte, qui n'a rien été qu'une sainte en fin finale, a plus d'importance dans les chroniques que tel chef de guerre ou que tel homme d'État.
Obscurément, on sentait bien qu'il le fallait. Qu'une revanche sur la superficielle notoriété était due à la vérité profonde. Que ce qui importe vraiment vient silencieusement et se lève dans les âmes pour n'apparaître que peu à peu. Que la véritable histoire est histoire cachée.
Au fond, il s'agit toujours du Règne et de savoir s'il arrivera. Du moins pour des Français. Et même, peut-on supposer, pour ceux qui ne veulent croire qu'au matérialisme historique. La vraie histoire de la France est celle de ses saints.
#### L'ANGE DE LA NATION
Le ciel, du fond du soir, nous arrive dessus. Un ciel de septembre, -- qu'il est étrange, -- fait de nuées poussées, pressées les unes par les autres, tressées comme des nattes. Des souffles passent, encore chauds ; il va pleuvoir. Les odeurs sont de grande force : odeurs de ces sablons qu'on vient de labourer, odeurs de fanes, de fougères sèches, de fleurettes âcres, -- les labiées jaunes et blanches qui poussent sur les chaumes.
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Demain la Saint-Michel. Pour les vieux pères païens, les grandes fêtes du calendrier, c'étaient les solstices et les équinoxes, les quatre fêtes naturelles qui ouvrent les saisons. Noël, Pâques, la Saint-Jean et la Saint-Michel sont venues les remplacer. La Michalée était quelque chose autrefois : la fête des bergers, quand ils redescendent des montagnes.
De ce plateau, on a devant soi tout un pays. Du Sud au Nord, de bout en bout de l'espace, les buttes et leurs bois ondoient comme les versets d'un psaume. Sous leurs guirlandes montant et descendant, la pente plonge vers le val de l'Allier. Et par delà toute une étendue d'air, fait d'air aussi, de bleu, de gris, de brumes et de lignes, s'étale l'autre remblai avec ses tables et ses tertres, ses coupoles et ses cornes. Sur tout le couchant, de la Cévenne au Bourbonnais, il chante, lui aussi, comme de lointains répons.
Vers le Nord, mêlé aux nuées, le Puy de Dôme, on dirait d'une main dressée : salut, appel ou témoignage « fidélité devant une Présence, au fond de tout ce ciel.
Les Gaulois l'avaient bien senti, qu'il y a là un signe, un sanctuaire de la terre : ils avaient fait de ce grand puy le château de leur dieu le plus grand : Mercure. -- De tous les démons qu'il a eu à chasser des temples et de la coutume, C'est Mercure qui a donné le plus de mal à S. Martin.
Mercure, ou Hermès, ne fait qu'un avec Terme. A lui sont les flèches de roc et les montagnes élancées, sur lesquelles il s'abat d'en haut ; car il est le messager des dieux ; il vient prendre et il emporte les âmes. Donc à lui les pierres dressées, les bornes, les régions frontières où ont lieu palabres, trafics, compétitions sportives, fêtes d'alliance, -- brigandages aussi. Mercure, c'est le génie des commerces humains.
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Le Mercure du Dôme devait être en grand honneur. On a retrouvé au bord du Rhin des inscriptions votives à Mercurius Dumias. Par Zénodore, sculpteur considérable qui vivait dans leur ville, les Arvernes lui firent élever une statue colossale ; -- il en coûta quatre cent mille sesterces et dix années de travail.
Probablement, Chrocus, le roi des Alamans, la mit en pièces et les morceaux en furent versés à la récupération des métaux non-ferreux ? Grégoire de Tours dit qu'il a vu les restes du temple de Vasso-Galate. Et Vasso-Galate, dans le langage du pays, le celtique du VI^e^ siècle, il semble que ce soit « le bonhomme gaulois », Mercure. Où était ce temple ? Grégoire de Tours ne le dit pas, -- chose singulière, si c'était un lieu aussi marquant que le sommet du puy. Reste que le Mercure du Dôme avait là-haut un sanctuaire ; ses ruines, avec mosaïques, marbres rares, répondent à ce qu'a décrit Grégoire de Tours.
Le moment venu, -- les lentes préparations sont nécessaires, Michel, le messager céleste, qui pèse les âmes et les conduit à Dieu, remplacera Mercure. On lui donnera les lieux hauts, comme le dyke d'Aiguilhe et le Mont Saint-Michel. -- Comment ne lui a-t-on pas donné le puy de Dôme ? Les bergers-sorciers l'ont gardé pour leur idée païenne. Les chapelles élevées là-haut, il les ont toujours démolies.
Mercure est l'homme gaulois, l'ingénieux, la personnification de l'adresse, de l'astuce et de l'art de persuader, d'humaniser : l'homme déifié, qui par les ressources de son esprit et l'habileté de ses mains, ses techniques et sa bonne humeur opère son propre salut. Il semblerait donc s'opposer à l'Ange de la confiance, celui dont le cri est : *Quis ut Deus ?* qui serait comme Dieu ? -- c'est cela que signifie ce nom de Michael. -- S'opposer au chef de la milice céleste dont les chrétiens attendent qu'il les défende « par la vertu divine ». Car leur prière est : *Exsurge, Domine, non prævaleat homo *: levez-vous, Seigneur, que l'homme ne triomphe pas. Mercure, c'est l'humanisme, le recours à soi ; Michel, c'est le mysticisme, le recours à Dieu.
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Il ne faut rien forcer. Le paganisme n'a pas été un anti-christianisme. Ce sont ses philosophes qui ont été antichrétiens. La religion naturelle préparait la Révélation. Cela s'est bien vu pour les simples gens et pour les poètes. Mercure est le précurseur de Michel. Et Mercure, grand dieu des Gaulois, cela signifie surtout que les Gaulois ont donné le prix le plus haut au sens humain. C'est le trait des Gaules, puis de la France, le trait même des Français.
Oui, les simples ont toujours senti qu'il leur fallait être d'abord Mercure, -- ingénieux, laborieux, amicaux, -- pour mériter de voir Michel descendre à leur secours. Le mot que Jehanne a le plus répété, n'est-il pas celui des paysans : *Aide-toi, le ciel t'aidera ?* Et elle, elle a su voir l'archange, au jardin de son père : « Je vis S. Michel et ses anges des yeux de mon corps aussi bien que je vous vois... » Comme elle, d'autres saints les ont vus, de siècle en siècle, et en témoignent avec la même mystérieuse autorité.
Avant de les fêter comme anges gardiens, dans trois jours, le 2 octobre, -- l'Église les fête aujourd'hui, le 29 septembre, avec S. Michel.
S. Michel est le grand intercesseur, dit, d'après Daniel, Denis l'Aréopagite : celui qui soutenait en leur cause les enfants d'Israël. De protecteur du peuple élu, il est devenu le patron des Français : le grand saint français, S. Georges étant le saint anglais. -- Mais les Français vénèrent en S. Georges le premier évêque du Puy, cité sainte de la France ; et les Anglais en S. Michel le patron de l'Angleterre : ces guides sacrés sont pour le rapprochement, non pour la division des peuples... -- En l'honneur de S. Michel, Louis XI instituera son fameux ordre de chevalerie. Et tant d'abbayes lui ont été vouées, tant de pèlerinages !
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La France n'aurait-elle pas dû lui donner son grand puy central, le puy de Dôme ? Comme on y vit le colossal Mercure, qu'on y voie, aussi haut qu'une tour de cathédrale, l'archange dressé qui remet l'épée au fourreau. Michel a rejeté le dragon dans l'abîme. Aux jours derniers, il l'y précipitera à n'en plus revenir. Il combat pour le Règne. Et la vocation de la France, n'est-ce pas de travailler à ce qu'arrivent les temps de l'amitié humaine et divine, l'avènement de Dieu ?
Là-bas, signe d'appel à l'Archange monte le puy de Dôme. La terre même, couchée, liée, plissée en puissants allongements, ne peut hausser vers la vague, la vaste question que profère en ces fonds la géante figure ?
Une sorte d'humilité retient pourtant l'imagination. Ces choses sont si simples : la terre, ses masses permanentes sous les mouvements houlants des nuages... Devant elles, ce qui pourrait sembler idéologies prend une curieuse incertitude. Et cependant, sur cette patiente face du pays en attente, il faut bien lire l'énorme question qui se pose : *A quoi va tout cela ?*
Tout notre effort humain, notre œuvre de peuple, aménageant, humanisant sa terre, inventant le ménage des champs, les métiers et les arts ? Est-ce que tout ne monte pas, ne cherche pas la paix, le respect et l'entente, ne cherche pas l'amitié ? En fin de compte, que veulent d'autre les routes, leurs rumeurs, les fumées et les bourgs, l'avion qui progresse, sur la gauche, là-haut, avec une lenteur qu'on sait si rapide, l'immense ensemble de vie lointainement organisée en un million de peines, de pensées, de secrètes histoires, faite de tant de vies ? Ne faudrait-il pas que ce tout sût aboutir à quelque chose, avant que notre monde se défît dans l'éther ?
Devant les chaumes en terrasses et les bosquets de pins, devant tant d'horizons, tant d'ondes devinées aussi, on croit voir d'une vue tout cet éveil des siècles : les Ligures, les premières vieilles petites communautés paysannes, s'essayant à cultiver le seigle, avec le bâton coudé, dans ces sablons des montagnes ; et les artisans, ceux qui façonnent le bois, la terre glaise, le cuivre, les Celtes venus de l'Est, les Romains, venus du Sud.
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Puis ces quelques hommes d'Orient qui apportent les évangiles... Et voilà que solairement, tout s'oriente, le sens de la Création est trouvé. Ils entendent le vœu profond : la vérité est là ; naturelle, surnaturelle. Les villages coiffés de paille, les rondes églises et les châteaux sur les pitons, les gradins de vignes, les bonnes villes tassées, les allées de chênes et les belles dispositions des domaines, le faire-valoir campagnard et l'équipement urbain, toute la cité humaine, enfin, ne peut avoir qu'un mot final : c'est l'amitié.
D'ici, dans les genêts, sous une douzaine de pins, on est devant toute la France centrale. Ces monts, houle sur houle, en allés vers la nue, c'est bien la terre même soulevée vers le ciel. Et on se dit que ce pays français tient un poste à peu près unique sur la planète. Cela aussi, d'ici, on croit le voir d'une vue. -- Très loin, très loin, dans les distances du couchant, pas plus grosses que des fleurs de bruyère, des nues rosissent, mêlées d'obliques averses. Ouverte sur quatre mers et assise à la pointe de l'Europe, entre Nord et Midi, là-bas, à l'Ouest, la France regarde vers le grand large. Jérusalem, Athènes, Rome ont été les foyers d'où les destins pouvaient prendre de plus en plus d'ampleur. C'était pour les temps de la Méditerranée, de la mer lumineuse. Pour les temps de tout le globe, sur les cinq continents, quel poste vaudrait celui de la France ?
Le soir tombe, l'ombre remonte. Mais cette France n'a pas fini d'être la Fille Aînée. Ceux qui connaissent le plan de Dieu, les anges, d'âge en âge, sont venus, ont parlé à des saints, les ont mis dans la voie. De par son poste et son génie, elle est vouée à l'universel. Sa raison d'être, c'est de travailler à ce que l'espèce humaine soit enfin une et la terre enfin ronde.
Du bord de la montagne et à l'heure où le soir a tout simplifié, elle apparaît bien celle qui doit sans cesse avoir cette pensée du Règne. Le pays de S. Michel, qui déjà dans le gris de l'aube était celui de Mercure.
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L'ordre de Dieu veut que tout monte vers sa lumière. Mais les natures ne s'élèvent que guidées, attirées par des natures plus hautes : tout l'univers est assistance et amitié. C'est la vision qu'a eue Denis, l'évêque venu d'Athènes pour éclairer Lutèce. Et les humains ne sauraient monter s'ils ne suivent les saints, devant eux. Et les saints s'ils ne sont appelés par les anges.
Le vent passe, sur le rose et gris immense des espaces. Peut-être dans le vent quelque ange a-t-il passé.
« Ils viennent très souvent, a dit Jehanne, avec une assurance souveraine, et très souvent je les ai vus parmi les chrétiens. »
#### LE CIEL DE DEMAIN
L'orage menace. On entend dans les bois changer le bruit des branches. Un grondement roule tout loin, tout bas, dans les distances. Les buttes, les bouquets de pins, là devant, sous le bord du plateau, s'assombrissent, tandis que par là-bas pâlissent ces plans, ces crans, d'assises et de tables, de couloirs embrumés, de rampes et de crêtes, dont le déroulement aérien, irréel, court sur tout le front d'horizon.
Des espaces arrivent, d'un vol, comme de singulières créatures séparées ou rejointes, les grands nuages. Leurs gris se sont faits dans le soir curieusement velouteux ; et ils commencent de prendre les tons des roses de l'automne, rose jaune, rose crème, rose-rose.
Sous cette espèce d'incantation du couchant, la campagne se donne une autre figure, dans une belle sauvagerie de couleurs. Il faut s'arrêter, regarder. Pour se sentir plus proche de ces choses, il faut cueillir dans le pacage les fleurs de fin septembre : comme de petits chardons bleus, en balles grenues, et de petites tulipes d'un blanc filigrané de givre, les globulaires, les parnassies. Puis s'y ajoutent, seules touches vives de la haie, des branchettes d'églantier, aux baies d'un rouge d'aurore.
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Ces dragées, ces globules, ces coques, cela fait un bouquet d'un relief étonnant, et il se trouve que ce rouge de braise, ce blanc de vitre en décembre, ce bleu de forêt magique se marient de la plus rare façon, et la plus ravissante.
Gargantua dit bien : le blanc, c'est la couleur de la candeur et de la joie, la couleur des Français. Le bleu, c'est la couleur de leurs rois : avec ses fleurs de lis, -- au vrai des fleurs d'iris, leur forme et leur jaune d'or le montrent, -- c'est le fleuve, le flot, le commerce, les liaisons, l'universel. Le rouge, c'est l'oriflamme, la couleur des martyrs et de l'Esprit Saint. -- Et peut-être en est-il de ces blasons de couleurs, comme des figures qu'on prête aux nuages : leur prêter ce sens, n'est pour la France que démêler son propre vœu obscur, sa vocation.
Quel sera demain le destin du pays qui porte bleu, qui porte blanc, qui porte rouge ? Ce globe, à quoi court-il, à travers les orages roulant, grondant, et les bolides, et les comètes ? Il y a déjà un peu trop de tremblements de terre, de famines, de guerres et de pestes...
Sans cesse depuis cent vingt ans Marie est revenue annoncer la calamité près de s'abattre, -- et c'est à des enfants-bergers, comme si eux seuls pouvaient l'entendre quand elle demande à la terre de changer de mœurs. La fumée monte du puits de l'abîme. Des sauterelles en sortent, celles qu'a vues S. Jean, pareilles à des chevaux dans leurs cuirasses de fer, et le bruit de leurs ailes est comme un bruit de chars qui courent au combat. Du feu pleuvra d'en haut sur les villes. La terre se desséchera, avec ses fleuves et ses arbres ; et la mer deviendra comme le sang d'un mort. Temps de la grande apostasie des nations, perdues de désir, et de tristesse, et de terreur, mais incapables de revenir.
Tout cela, ne le voit-on pas monter, comme monte du Nord jusqu'au Midi sur la barre des montagnes le violet de l'orage ? N'est-ce pas l'Apocalypse qui nous arrive dessus ?
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Mais il se peut que Marie vienne en médiatrice, elle que Bernadette et Thérèse ont vu un matin leur sourire. Le sourire a suffi : les peines, les souffrances, ensuite, n'ont rien été pour elles.
« Je donne toujours », a dit Marie au P. Lamy. Et il ajoutait : « Elle s'occupe de toutes choses. » Un soir, il bêchait quelque carré de légumes. Le souci de sa paroisse le poignait particulièrement ce soir-là. Du milieu d'un dénuement évangélique, il se débrouillait, a noté Jacques Maritain, « comme sait le faire un curé français, avec le secours des saints anges ». Tout de même, si las, au fond de son jardin, il ne sut se tenir de murmurer : « Je n'en peux plus... » « Moi, je suis toujours sur la brèche », dit à côté de lui Quelqu'Un. C'était Marie.
Comme elle lui avait fait voir cinq ans d'avance la guerre de 1914, elle lui a montré l'avenir de la France : le travail de la terre repris, la paix rendue au monde après bien des difficultés, un grand effort à donner pour la conversion des hommes raréfiés, une époque magnifique de foi et de rayonnement. Le P. Lamy n'aimait pas parler de l'avenir. « Il ne faut pas bâtir son existence sur des visions. » Mais il disait : « Satan joue son va-tout. Il faut prier avec espérance malgré son tapage... On sentira encore davantage cruelle est la délicatesse de bonté de la Très Sainte Vierge. »
D'autres ont dit les mêmes choses. Une voyante lorraine, Catherine Filiung, morte en 1915 -- le livre écrit sur elle a paru en 1931, -- avait annoncé que la capitale de la France serait pour plusieurs années une petite ville du Centre, que toute une armada arriverait d'Amérique, que l'Allemagne partagée ne serait plus à craindre, beaucoup de faits alors invraisemblables. Et elle voyait tout un renouveau refleurissant de France...
Les saints se sont trompés quelquefois. -- Le significatif, c'est même cette part d'erreur : comme si au lieu d'avoir la vue directe d'un avenir mécaniquement monté, ils voyaient en tableaux moins réels que symboliques la réalité future mise à leur portée par des esprits qui les dépassent.
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Puis aussi la liberté n'est pas qu'un mot. Si les Ninivites font pénitence, Ninive peut ne pas être détruite.
Qui donc a dit que Dieu s'est tourné vers trois grands peuples ? Aux Hébreux, son peuple élu, il a donné la voie de la vraie vie : et ils l'ont mené au Golgotha. Aux Romains, il a donné la majesté du droit bien codifié, de l'empire bien assis : ils l'ont mené au Colisée. Aux Grecs, il a donné le génie du naturel, du précis, du parfait : ils l'ont mené à Byzance.
Dira-t-on qu'il s'est tourné vers les Français en leur donnant le sens humain : et ils ont séparé les vérités chrétiennes du Christ, ils en ont fait des idéologies parties dans le vent, dans la guerre pour mettre en l'air ce monde.
Des Annamites, des Congolais, deviendront-ils le peuple de choix qui témoigne de la lumière ?
La France aurait besoin de saints. Peut-être les a-t-elle, inconnus, au fond de quelque petit logement parisien, ou de quelque ferme de pierre bise, dans les collines. On dit même qu'en aucun temps, autant qu'on peut le savoir, ils n'auraient été plus nombreux ?
...L'orage n'éclatera peut-être pas. En attendant de tomber sur un sentier, nous marchons à travers les pacages... Quelqu'un reparle du Père Lamy, qui n'est mort qu'en 1931. Pierre Termier l'avait choisi pour confesseur. Erik Satie revint sous sa bénédiction à la pratique religieuse. Il avait de grands dons de sagacité, de finesse, de surnaturelle énergie. -- Son évêque lui déclarait même d'un ton rude qu'il n'y avait que deux hommes à Troyes : « J'en connais un, et vous connaissez l'autre. » Surtout le favorisaient des grâces extraordinaires.
Il était né paysan, au Pailly, diocèse de Langres ; et, comme le curé d'Ars, il avait désespéré d'être ordonné prêtre. Il ne le fut qu'à trente-trois ans. « Je ne me porte pas théologien », disait-il. Mais depuis son enfance, berger dans les pâtis, il était au contact, il avait une grande familiarité avec les anges. « Si nous ne les voyons pas, il s'en faut de bien peu. C'est comme une pellicule qui nous sépare d'eux. »
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En 1918, à La Courneuve, -- où il était le curé des chiffonniers, -- comme il nettoyait les vitraux de son église, il entendit les anges s'entredire qu'il faisait là besogne bien inutile. Il demanda alors à la Sainte Vierge de sauver les vies... -- De fait, l'explosion fit neuf cents blessés et pas un mort. Dans le tabernacle arraché, le saint ciboire resta sur le corporal, et le corporal en l'air...
Et quelques-uns de ceux qui l'ont approché, son biographe même, ont entendu les anges s'entretenir avec lui. Les enfants du patronage, à Troyes, ont vu pour lui s'animer le Christ de la grande croix. -- « Le Jésus ! Le Jésus qui est avec le curé ! » -- Dans l'église de Gray, le petit servant a vu venir la Vierge...
De Notre-Dame, de Notre-Seigneur, le P. Lamy a pu parler avec la même précision directe qu'il aurait fait de personnes tantôt venues dans son presbytère. La familiarité du vocabulaire ne dérangeait d'ailleurs point la délicatesse, la noblesse naturelle de ces propos. Et l'attention paysanne au détail des choses se mariait à l'intelligence mystique de tels moments. Le revêtait alors, a dit Jacques Maritain, une majesté incomparable.
Un jour, ne pouvant se contenir sous la pression de ce réel invisible : « On devrait mettre les choses au net, et prévenir les gens », s'est écrié le P. Lamy. Comme ceux d'Emmaüs reconnaissaient N.-S. à son geste, et Jehanne sainte Catherine à sa manière de saluer, le Père, dans la statue de la rue du Bac, disait retrouver quelque chose de particulier à la Vierge. Ce n'est pas la géométrie qui est au plus haut du monde : elle n'en est, à la base, que l'ordre splendide : au plus haut fleurit la personne.
« Je viens dans la familiarité », a dit la Vierge au P. Lamy. C'était un vieil homme rustique et timide. Dans l'église de Gray, en 1909, voyant approcher la Vierge, il se trouble : elle, alors, prenant entre ses doigts le bord de la chasuble, qui paraissait très riche, -- le sacristain avait donné au Père les ornements préparés pour un prélat qui n'était pas venu : -- « Je savais bien que c'était du faux », dit-elle en le rassurant d'un sourire...
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Un jour, à La Courneuve, il nettoyait son église, à genoux par terre, en tablier bleu. La Vierge vient à lui, dans tout un cortège, et il faut que l'archange l'avertisse, lui, qui, si confus alors de se trouver en pareille posture, fait un mouvement du coude comme pour dire : « Allons donc ! Voyez plutôt comme je suis fait ! » Et la Vierge, en souriant : « Il a l'humilité un peu farouche... »
De tels textes, inimaginables, passent tout en hardiesse. Ils expriment si directement une présence...
Si l'on entend ces témoignages, -- après ceux de tant d'autres saints, -- quel renversement de valeurs. D'un coup l'histoire, en son opéra trop orchestré, se décharge de sa grandeur fausse. La grandeur, elle ne peut être que dans la vie la plus vivante, c'est-à-dire la vie la plus chargée de sens humain. Et on se dit que Notre-Seigneur a défini le ciel la Maison du Père... Et l'on songe qu'il faudrait faire de ce pays-ci le pays des maisons...
Qu'a-t-elle fait de la vie, la malheureuse planète ? De quelle histoire sort-elle, et elle n'en est pas encore sortie ? On n'a même pas osé tout dire, on ne peut pas tout dire. Et demain...
L'Ouest se lève au nom de la démocratie, l'Est au nom du socialisme. Mais ne sont-ils pas menés tous par la vision d'un monde collectivisé et motorisé ? Il n'y a pas de démocrates ni de socialistes : il n'y a que des ingénieurs. On prétend qu'aux U.S.A., avec de beaux sentiments idéalistes, ils seraient matérialistes dans la pratique ; et en U.R.S.S., sous des dirigeants matérialistes jusqu'à s'en faire une sorte d'idéalisme, le peuple serait resté obscurément chrétien ? Peut-être valent-ils tous mieux que nous. Mais si nous avons le sens humain, nous avons ce dont le monde a le plus besoin aujourd'hui.
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Les nuages se sont peints d'un jaune dont l'éclat donne aux yeux. Un jaune qui fait l'herbe en bourre des pacages d'un vert étrange sous le reflet que la nue lui envoie. L'odeur d'une fumée de fanes arrive, mêlée au craquètement de son feu. Il faut regarder tout cela, ce fond de montagnes aux gradins bousculés, courant sur trois cents kilomètres en développement immense. Et dans un tel plein air, on ne voudrait pas, même à mi-voix, parler de « valeurs spirituelles », ou de « vocation française ». On voudrait seulement se recueillir ensemble, se sentir les uns avec les autres, comme si l'on était déjà dans la petite salle où ce bouquet bleu et rouge trempera dans un verre d'eau. Être ensemble devant l'énorme énigme. Quelqu'un a ouvert une porte. L'odeur arrive de la première soupe aux raves de l'arrière-saison. Pour un moment encore les uns proche des autres, avant d'être séparés...
Ce bouquet fait de fleurs en boules et de baies, cette touffe aux tons si vifs de feu, de gel et de lointain orage, c'est comme une pensée qu'on démêlerait mal. Peut-être une promesse ? Pourquoi nous a-t-il fallu prendre avec nous ces choses éclatantes et d'un contour parfait ? Il y aura un jour une moisson du monde ! : le monde est fait pour aboutir à quelques fleurs, quelques baies d'écarlate, les âmes saintes que Dieu prendra avec lui, dans sa maison. Ce sera la réponse à ces millénaires de lentes peines. Ces fleurs, à leur mystérieuse façon, promettent un aboutissement. Et ce grand monde si beau, avec ces pins balançant, ces genêts qui jettent leur odeur amère dans le soir, ces longs pays au loin de lignes et de nuées, sous les autres nues qui apportent leurs pluies et leurs surprises, leurs passionnants lendemains, ce grand monde de même promet un paradis.
Sur le plateau, l'herbe est encore extraordinairement verte. La terre est-elle faite pour le bonheur ? Difficilement, les cités humaines organisent leur civilisation.
Puis d'un coup, tout se disloque, dans le bruit, la fureur. Le monde n'est plus que cette histoire, vociférée par un idiot.
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La bête humaine reprend tout son poil, et, avec une espèce de bonne conscience ; elle ne veut plus rien entendre que la voix épaisse de la tripe et du sang. Dans la guerre le droit revient d'être des brutes, de ne plus s'attendre qu'à ce que tout chavire vers la grande subversion de l'abîme.
Silencieusement, pourtant, les fleurs témoignent. Elles ont cet avantage de faire obscurément sentir que la Création est plus géniale que les civilisations. A bien voir, cette globulaire couleur de lavande ou cette parnassie sont beaucoup plus étonnantes qu'une superforteresse, ou qu'une pile atomique. Elles se sont fabriquées de l'intérieur et chacun de leurs minuscules rouages est lui-même rosace vivante pour répondre au soleil.
Si l'on pense bien à cela... Mais aujourd'hui, qui donc y pense. ?
Qui, devant les cités flamboyant au néon, ou la fulguration prochaine de la bombe ? Il y a pourtant devant nous, autrement vaste, autrement géniale, cette entreprise de vie, et il faudrait voir qu'elle monte.
Du minéral, au végétal, à l'animal, de prodige en prodige, tout monte. Chaque nature s'aide des œuvres qu'ont réalisées les natures inférieures, -- ces combinaisons d'atomes, ces hormones, -- et de nature en nature la vie se fait plus riche, plus particulière. Jusqu'à l'homme, qui atteint, lui, à une sorte d'infinitude, comme si sa destination était de vaincre enfin l'égoïsme originel, de sortir de soi, de répondre par l'amitié à l'amitié du Créateur, de lui tendre ce par quoi et pour quoi il a créé le monde.
Et c'est vrai ! C'est vrai, tout cela est devant les yeux des humains. La vie, c'est vrai, et la montée, c'est vrai. La Révélation, c'est cela : Dieu a envoyé son Fils dire aux hommes qu'ils sont faits pour la vie supérieure, celle où ils s'entr'aimeront et aimeront le Père. Et les saints, ce sont ceux qui ont su cela par-dessus tout.
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Peut-être est-ce par la douleur qu'on va à cette vie plus haute, comme ce n'est que par les obscures gestations et les sanglants passages que s'opèrent les métamorphoses. Mais la croyance des saints, c'est qu'au bout de tout s'ouvre un monde de lumière où il n'y aura plus ni larmes ni douleurs. C'est la croyance de ces petits bergers, à deux genoux dans l'herbe, dans le silence des matinées ; celle de ces vieux hommes au fond de leur cellule blanche, qui prenaient en pitié ce qu'ils avaient écrit, et ne voulaient plus savoir que la charité de Dieu.
Nous, comment oserions-nous dire ? Avec sa cargaison humaine, la terre vole par l'espace. A ce monde ensauvagé, que tente et qu'épouvante la guerre, la France rapprendra-t-elle le sens de la simple amitié humaine, le sens de la montée ?
L'ombre monte, de seconde en seconde. La couleur jaune s'efface du nuage, l'herbe n'a plus cet éclat de verdeur. Mais demain, de l'autre côté des pacages, reparaîtra l'aurore. Il faut croire au matin de par delà les nuits, et il faut être avec les saints dans l'attente et dans l'espérance.
Henri Pourrat.
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## CHRONIQUES
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### Pages de journal
par Alexis Curvers
CHAQUE FOIS que les gens d'Église ont assez désaimé les choses du ciel pour s'acoquiner à l'un ou à l'autre des partis qui se disputent les choses de la terre, ils n'en ont pas été seuls punis par la justice du ciel, ils ont infailliblement entraîné au désastre le parti même qu'ils avaient embrassé sur la terre.
On ne peut attendre que des hommes capables de trahir leur vocation céleste ne trahissent pas à plus forte raison leurs engagements terrestres ; ni que leur inaptitude aux affaires d'un monde dont Dieu les a séparés ne porte pas malheur à tout ce qu'ils y favorisent.
Cette loi de l'histoire ne souffre aucune exception. Au siècle où des confesseurs jésuites dictèrent à Louis XIV les plus glorieuses erreurs de sa politique, succéda le siècle où abbés philosophes et prélats francs-maçons, héritiers du même esprit d'intrigue, fomentèrent le renversement de la monarchie, non sans préparer du même coup le sanglant échec de la Révolution qu'ils tramaient. Ainsi la nouvelle alliance des prêtres et des communistes fait trembler encore plus pour l'avenir du communisme que pour celui de l'Église.
Peut-être un jour comprendrons-nous que Dieu ne s'est jamais plus efficacement servi de son Église, pour anéantir enfin le communisme, qu'en permettant que celui-ci la pervertisse au point de s'en assurer le malencontreux concours.
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ON NOUS ENSEIGNAIT AU COLLÈGE que « *poser un acte *» était un belgicisme. Cet heureux temps n'est plus. Ce barbarisme, comme tant d'autres, s'introduit dans la langue française par le canal du progressisme.
Dans le *Figaro* du 4 juin 1968, l'abbé René Laurentin écrit une fois *poser un acte *; une fois que *l'œcuménisme de la base pose des initiatives et des actes *; deux fois, *poser un geste *; deux fois, qu'*un problème se pose *; deux fois, *poser des problèmes* ou *un problème,* le sujet du verbe étant l'objet du problème (alors que ce devrait être l'auteur de l'énoncé du problème, celui-ci pouvant d'ailleurs être bien ou mal posé). Le reste de l'article, fond et forme, est à l'avenant.
De quoi s'agit-il ? Voici : « Le jour de la Pentecôte, dans une maison particulière de la rive gauche, un groupe de chrétiens catholiques et protestants, laïques, prêtres et pasteurs ont célébré ensemble une Eucharistie commune : liturgie de la parole, offertoire, canon et communion sous les deux espèces. L'assemblée (prêtres compris) a prononcé les paroles du Christ : *Ceci est mon corps... *»
Point de consécration donc, et pour cause. Il est encore heureux que les laïques et les protestants aient admis des prêtres à participer avec eux à cette parodie de messe qui s'appelle maintenant, fort improprement, « une Eucharistie ».
Les convives avaient « ressenti l'impérieux besoin » de se réunir « dans le cadre d'une liturgie domestique proche de leur vie, dans l'habitation de l'un d'entre eux, autour d'une table ». Comme ils étaient au nombre de soixante-dix, on devine que la maison capable d'une telle tablée n'était pas une chaumière. La qualité des hôtes n'exigeait pas moins un certain décorum : il y avait là un philosophe, professeur à Nanterre, un membre de l'Institut, sept pasteurs et huit prêtres, deux polytechniciens, plusieurs médecins, et les inévitables sociologues de service. Rassurons-nous cependant : tout ce beau monde était de gauche et, pour le prouver, coudoyait fraternellement « des gens de la base » (sic) : « une secrétaire, deux infirmières, de jeunes étudiants et ouvriers, etc. » -- catégories sociales à qui, n'est-ce pas ? le clergé embourgeoisé d'autrefois fermait au nez la porte des églises. Quelle ouverture ! Quel progrès !
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On comprend que l'abbé Laurentin n'ait que du bien à dire d'une innovation si heureuse, résultat, selon lui, d'une véritable « lame de fond ». Sa conclusion est que, « si on ne trouve pas une réponse adaptée à cette lame de fond, l'abandon qui se manifeste dans la jeunesse ira très loin ». Il faut donc, pour que la jeunesse n'abandonne pas le christianisme, « faire place, à l'intérieur des structures de l'Église, qui appellent un ordre et une discipline, aux charismes dont on a parlé au Concile, c'est-à-dire à des initiatives qui parfois bousculent les formes établies ». Autrement dit, faire de la messe une momerie hérétique, ce n'est que bousculer les formes, et cette profanation s'inspire d'un « charisme » reconnu tel par le Concile. L'Église aurait donc mauvaise grâce à ne pas la recevoir dans ses « structures liturgiques encore artificielles » (sic), puisqu'il y va du salut de la jeunesse.
Le seul point où l'abbé Laurentin trouve à redire est que « cette Eucharistie commune a été réalisée sans autorisation ». Autorisation que sans doute les bénéficiaires du charisme ont eu tort de ne pas demander, car elle leur eût permis de bousculer le fond sans bousculer les formes, mais que l'Église, bien plus gravement encore, aurait eu tort de ne pas leur accorder. « Sous ce rapport, dit-il, le fait est regrettable. » Sous ce rapport seulement. Il n'aurait pas regretté que la messe fût singée avec autorisation.
Il y a déjà longtemps que je me suis juré de ne plus polémiquer avec l'abbé Laurentin, type d'esprit faux et de faux bonhomme. Mais le mélange de caramel et de venin qu'il secrète est si irritant que je me laisse toujours prendre à la furieuse envie de lui mettre le nez dedans. C'est d'ailleurs peine perdue : il trouve que ça sent bon. Ce médiocre pince-sans-rire n'ira jamais se pendre.
Ainsi me suis-je encore une fois distrait de mon propos, qui n'était que grammatical. Je voulais montrer que le belgicisme « *poser un acte *», nouveau venu dans la langue française, y tombe à pic pour la commodité des progressistes.
On dit en français *faire un acte*, ce qui implique que le sujet du verbe est l'auteur et l'exécutant responsable de l'acte, et que celui-ci n'existe comme tel qu'en tant qu'il est organiquement produit par une opération humaine et suscité par la volonté de l'opérateur.
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Au contraire, *poser un acte*, comme on pose un vêtement, un fardeau ou une bombe, sous-entend que l'acte existe indépendamment de son auteur et lui reste extérieur. Vous prenez un acte quelque part (mais où ?) et vous le déplacez de manière à le mettre en évidence et en valeur. Vous n'êtes plus l'auteur de l'acte, vous n'êtes que l'instrument de sa manifestation. Vous n'êtes donc pas responsable de l'événement qu'il constitue, ni encore moins de sa nature ou de sa qualité. Entre ses causes mystérieuses et ses effets incoercibles, vous n'avez servi que d'intermédiaire.
Toute la dialectique progressiste (ou, en l'occurrence, laurentine) se ramène à cela : feindre que les actions soient de purs phénomènes, non provoqués mais subis, émanés d'on ne sait quelle fatalité préalable. De là l'Évolution, le sens de l'Histoire et autres balivernes.
Ainsi les soixante-dix jobards qui à Paris, illuminés par une Pentecôte de leur invention, ont mimé *inter pocula* une caricature non sacramentelle de la messe, n'auraient pas fait là un acte qui est bel et bien délictueux, subversif et irrégulier *sous tous les rapports* : ils auraient simplement posé un acte neutre, sans qualification morale, puisqu'ils n'en ont été que les manipulateurs et n'ont pas eu part à sa causalité. Ils ont obéi à des forces irrésistibles, cédé à quelque impulsion venue d'ailleurs, à la pression des circonstances, ils disent aussi aux « signes » ou aux « exigences » du temps, à des « lames de fond », en un mot aux « charismes » que véhicule nécessairement toute idée qui leur passe par la tête. La paternité d'un tel acte, né de père inconnu, ne leur est pas imputable. L'autorité religieuse pourra donc tout au plus, à l'exemple de l'abbé Laurentin, « regretter » qu'il ait eu lieu, mais non pas le blâmer, encore moins l'interdire.
Cette même tendance à la dépersonnalisation des actes se marque dans tous les tours du jargon progressiste. Elle aboutit à dégrader l'activité humaine en passivité pure, comme il se voit très bien aussi par l'emploi généralisé du verbe passif sans complément d'agent. « *Poser un acte *» revient à dire que cet acte n'est fait par personne. Or tout acte est fait par quelqu'un, et généralement avec d'autant plus d'intention, d'énergie et de suite que ses auteurs se déclarent moins.
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Qui donc a imaginé, élaboré, propagé ce rite nouveau d'une « Eucharistie commune », cette « démarche eucharistique » dont l'abbé Laurentin nous apprend lui-même qu'on l'expérimente en maints endroits, voire « hypocritement et clandestinement » ? Faut-il croire que, réglée partout sur le même modèle, elle se reproduise en France comme en Hollande par génération spontanée, ou par miraculeuse ubiquité d'un même charisme étranger et hostile aux « structures » de l'Église ?
LE DANSEUR MAURICE BÉJART, participant avec sa troupe au festival Gulbekian de Lisbonne, crut devoir déclarer en scène que l'assassinat du sénateur Robert Kennedy était l'œuvre du « fascisme ». Immédiatement expulsé par la police portugaise, il se signala dès son retour en Belgique par des lamentations dont l'hebdomadaire *Pan* du 12 juin 1968 a fait justice en un court article intitulé *L'impromptu de Versailles*. On sait que dans cette pièce Molière a donné à l'acteur Béjart le rôle d'un « homme qui fait le nécessaire ». *Pan* explique en note : « Faire le nécessaire : se donner des airs importants, se mêler avec empressement inopportun aux affaires d'autrui. (Dictionnaire Larousse.) » Voici le texte de l'article, qui dit parfaitement en peu de mots tout ce qu'il y a à dire de l'incident :
« En acceptant de se rendre à Lisbonne, Maurice Béjart ignorait sans doute que les Portugais sont soumis à un régime totalitaire. Sinon, vous pensez bien, il aurait décliné l'invitation et refusé de présenter ses « Ballets du vingtième siècle » à des fascistes. Mais comme il était là, il allait leur dire sa façon de penser, et comme son ancêtre du grand siècle, Maurice allait « faire le nécessaire ». La mort de Bob Kennedy, victime du fascisme (car sur ce point Béjart possède des informations sûres qui pourraient être fort utiles au F.B.I.), survint fort opportunément pour lui fournir le prétexte de dire leur fait aux méchants : l'occasion était tentante : Béjart sauta dessus et, du même coup, se mit Salazar à dos.
« Comme il s'était mis à dos Gomulka et Ulbricht, quand, à Varsovie et à Berlin-Est, il avait si courageusement proclamé son aversion pour les régimes de dictature où la liberté est étouffée.
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« Comme il s'était mis à dos le capitaliste Gulbekian en repoussant fièrement l'or impur que lui offrait le magnat arménien enrichi par la sueur du peuple... Vous vous rappelez ?
« Reste à voir comment il faut appeler le monsieur qui accepte une invitation chez Rothschild, qui lui déclare, la bouche pleine de caviar : « Les Youpins, je ne peux pas les blairer... » et qui se fait éjecter par les larbins ? »
\*\*\*
Suite, d'après *Pan* du 19 juin 1968.
La Fondation Gulbekian (capital : 300 millions de dollars) organise régulièrement le Festival de Lisbonne (prix des places : une trentaine de francs belges), finance au Portugal trois cents bibliothèques ambulantes et une demi-douzaine d'écoles de musique.
« Le docteur et Mme José de Azevedo Perdigao, qui dirigent la Fondation, avaient à différentes reprises obtenu du gouvernement de M. Salazar des visas pour les artistes des pays de l'Est, ou très politiquement engagés comme Béjart. Aussi le docteur et son épouse sont-ils empoisonnés par l'éclat du danseur. »
Autre conséquence : cet éclat ne va-t-il pas compromettre le projet de fonder à Bruxelles, grâce aux capitaux de la fondation Gulbekian, la « grande école internationale de danse » dont la direction aurait été confiée à Béjart ?
\*\*\*
Enfin, épilogue (provisoire).
A peine remis de ses émotions portugaises, M. Béjart, jouant de malheur, devait essuyer les horions des enragés du festival d'Avignon. Lui et M. Jean Vilar n'en sont pas encore revenus, pas plus d'ailleurs qu'à Paris M. Jean-Louis Barrault, stupéfait qu'on s'avisât de lui jouer *les Paravents* dans la salle. Leur faire ça, à eux ! Ainsi le duc d'Orléans s'étonna de voir le Palais-Royal occupé, et de se voir ensuite couper la tête par ces sans-culottes qu'il avait si longtemps réchauffés dans son sein. Un bel apologue à écrire : *Les contestants contestés*.
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ON LIT DANS *La Libre Belgique* du 31 août 1968, à la page 4, l'insolente déclaration de l'épiscopat belge sur l'encyclique *Humanæ vitæ*. Et, à la page 18, la petite annonce que voici :
« PÈRE EXASPÉRÉ *cherche pour éducation de ses filles institut où valeurs et vertus traditionnellement chrétiennes sont enseignées, sans influence néo-moderniste. -- Écrire 12040 bur. du jnal*. »
Pour les lecteurs d'*Itinéraires* qui voudraient répondre, voici l'adresse de *La Libre Belgique *: 12, Montagne-aux-Herbes-Potagères, Bruxelles 1.
UNE DES PREUVES de la divinité de Jésus-Christ, c'est l'indignité de son Église. Il était impossible que l'Évangile ne fût pas trahi par les hommes, spécialement par des hommes que devait achever de corrompre, à moins de les sanctifier, le privilège d'avoir à gérer ici-bas le dépôt de cette révélation divine.
ON APPELLE MAINTENANT *lavage de cerveaux* ce qu'on appelait naguère *bourrage de crânes*, les deux métaphores désignant exactement la même opération. On ne vide les têtes qu'afin de les remplir, et on ne les remplit pas qu'on ne les ait vidées.
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LES ARTS DU SPECTACLE sont toujours le foyer d'infection par où la civilisation tout entière commence à pourrir. Cela se voit à la décadence du théâtre grec, aux exhibitions du bas-empire, aux débordements carnavalesques du Moyen Age finissant, et mieux encore aux mornes singeries qui font les beaux soirs de nos contemporains. Ne me dites pas que la scène est le miroir de la réalité. Elle en est au contraire le modèle. Ne me dites pas que la peinture de Picasso reflète le monde moderne. Elle l'inspire.
« VOCABULAIRE RACISTE ». -- Dix experts de l'UNESCO, réunis à Paris, ont proscrit du vocabulaire des honnêtes gens (enseignants, journalistes, etc.) une série de mots qu'ils déclarent « méprisants, injustes ou inappropriés ». La liste comprend les mots nègre, primitif, sauvage, arriéré, non civilisé, homme de couleur, qui sont, paraît-il, « un produit de la mentalité colonialiste ».
Cependant, de quels termes nouveaux et non colonialistes aurons-nous à user pour désigner les primitifs, les sauvages ou les hommes de couleur qui peuplent encore le monde, et dont les experts de l'UNESCO semblent heureusement moins pressés d'abolir l'existence que d'en prohiber l'appellation ? Tout le monde sera-t-il arriéré au point que cela aille sans dire ? La civilisation fleurit-elle en tous lieux par les soins de l'UNESCO ?
Si le nom de *nègre*, autre forme de *noir*, a fini par se colorer d'une idée péjorative, c'est par une toute récente invention des anti-colonialistes. Littré le définit, en pleine ère coloniale : « Nom qu'on donne en général aux habitants noirs de l'Afrique. » Qu'y a-t-il là d'injurieux ? Les premiers occupants de l'Amérique s'offensaient-ils qu'on les nommât *Peaux-Rouges *? Et leurs conquérants, *Visages Pâles *?
Je me fis naguère insolemment apostropher et presque écharper dans la rue par un étudiant noir qui, moins docile aux leçons de ses professeurs de français qu'à celles de l'UNESCO, entendit par hasard une conversation où je disais à quelqu'un, avec l'étourderie de l'innocence, que j'avais travaillé comme un nègre. Je prenais cela pour un compliment, que d'ailleurs je m'adressais à moi-même. Raison me fut donnée peu après par un cinéaste amateur d'extrême-gauche, lequel se vanta dans la presse d'avoir, lui aussi, *travaillé comme un nègre*, encore qu'à un film de propagande anti-colonialiste.
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Les experts continuent : « Le mot *race* lui-même doit être employé avec prudence, parce que sa valeur scientifique est contestable et qu'il sert souvent à perpétuer des préjugés. »
Rien de tel contre ces préjugés, et contre ceux de l'UNESCO, que le discours de saint Paul devant l'aréopage athénien : « Le Dieu qui a fait le monde et tout ce qu'il renferme, étant le Seigneur du ciel et de la terre, (...) lui qui donne à tous la vie, le souffle et toutes choses, a fait toute la race (*ethnos, genus*) des hommes, issue d'un seul, habiter sur toute la surface de la terre, en délimitant les temps marqués et les frontières de leur habitation, en sorte qu'ils tendent vers Dieu, soit qu'ils le cherchent fût-ce en tâtonnant, soit qu'ils le trouvent, encore qu'il ne soit pas très loin de chacun d'entre nous... » (*Actes*, XVII, 24-27.)
Peut-on mieux dire ? Peut-on mieux trancher le faux problème racial ? On ne le résoudra pas en le niant, moins encore en dissimulant, par des escamotages de vocabulaire, ses données les plus évidentes. La seule solution est celle de saint Paul, qui affirme à la fois la diversité du genre humain, compte tenu des époques, des lieux et des dons répartis par Dieu entre les races, et son unité, puisque toutes, quels qu'en soient le mode d'existence, le passé, l'expérience, le savoir, le climat, la couleur de peau et le degré de civilisation, sont nées du même Adam et aspirent au même Dieu. Telle est justement la merveille du christianisme, d'admettre les différences et les inégalités qui affectent les accidents de la nature humaine, et de proclamer en même temps l'identité de substance qui fait de tout homme l'enfant de Dieu et le prochain de ses frères. Voulue par Dieu, la distinction des races ne fait nullement obstacle à la vocation qui les attire à Dieu, puisque cette vocation est individuelle. Ce n'est pas à une race plutôt qu'à une autre que Dieu se révèle. C'est à chaque homme en particulier, selon sa dignité personnelle, qu'il apparaît, qu'il parle et qu'il se livre.
Non contents de supprimer les races, « les experts suggèrent que le mot *tribu* soit utilisé le moins possible, parce que la plupart des « groupes démographiques » désignés par ce terme ont depuis longtemps cessé d'être des tribus, ou sont en train de perdre leur caractère tribal ». On s'en aperçoit de reste, au Biafra comme ailleurs.
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« Autres recommandations : il vaut mieux dire *habitant* qu'*indigène *» (mais ce n'est pas du tout la même chose), «* animiste* que *païen *» (mais ce n'est pas du tout la même chose), «* savane* que *jungle *» (mais ce n'est pas du tout la même chose), « et *en voie de développement* que *sous-développé. *»
Ce n'est pas du tout la même chose, car on peut très bien être sous-développé sans être en voie de développement. On peut aussi, étant plus ou moins développé, être en voie de sous-développement. L'UNESCO par exemple, et la langue française à sa suite, marchent manifestement à grands pas dans la voie du sous-développement intellectuel. Quant à ses experts, la première chose à faire serait de leur offrir, à supposer qu'ils sachent encore lire, sinon les œuvres de saint Paul, du moins un exemplaire du petit Larousse illustré.
Refuser d'appeler les choses par leur nom, c'est une étrange manière de remédier aux malheurs du monde, alors que ces malheurs résultent précisément de ce qu'on a détourné les mots du sens propre qu'il faudrait leur rendre.
Et il est non moins étrange que les mêmes gens qui veulent ignorer la pluralité des races veulent aussi que l'humanité, au lieu de provenir d'un seul Adam créé par Dieu, ait eu pour ancêtres plusieurs espèces de singes. Ce polygénisme conduit nécessairement au racisme. Comment concilier l'UNESCO avec le teilhardisme ? Tous deux s'accordent, il est vrai, sur un point capital, qui est que les hommes ne doivent rien à Dieu, ni l'unité de leur espèce, ni la multiplicité de leurs races.
#### Fragments du prophète Malachie
Un homme honore son père, et un serviteur son maître. Or, si je suis père, où est l'honneur qui m'appartient ? Et si je suis Seigneur, où est la crainte qui m'est due ? dit Jéhovah des armées, à vous, prêtres qui méprisez mon nom.
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Vous dites « En quoi avons-nous méprisé ton nom ? » (...) En ce que vous dites : « La table de Jéhovah est chose vile. » (I, 6-7.)
......
Que l'un d'entre vous ne ferme-t-il plutôt les portes, pour que vous n'embrasiez pas mon autel en pure perte ! Je ne prends aucun plaisir en vous, dit Jéhovah des armées, et je n'agrée aucune offrande de votre main. Car du levant au couchant mon nom est grand parmi les nations, et en tout lieu on offre à mon nom de l'encens et des sacrifices, une oblation pure... (...) Car je suis un grand roi, dit Jéhovah des armées, et mon nom est redouté chez les nations. (I, 10,14.)
......
Maintenant donc, c'est pour vous qu'est ce décret, ô prêtres. Si vous n'écoutez pas, et si vous ne prenez à cœur de donner gloire à mon nom, dit Jéhovah des armées, j'enverrai contre vous la malédiction, et je maudirai vos bénédictions, et déjà je les ai maudites, parce que vous ne rentrez pas en vous-mêmes. Je défendrai à la semence de germer pour vous, je répandrai des excréments sur vos visages, les excréments de vos victimes, et on vous fera disparaître avec eux. Vous saurez alors que j'ai porté contre vous ce décret, afin que mon alliance avec Lévi demeure stable, dit Jéhovah des armées. Mon alliance avec Lévi était une alliance de vie et de paix. (...) La loi de vérité était dans sa bouche et il ne se trouvait pas d'iniquité sur ses lèvres ; il marchait avec moi dans la paix et dans la droiture, et il détourna du mal un grand nombre d'hommes. Car les lèvres du prêtre sont les gardiennes de la science, et c'est de sa bouche qu'on réclame la doctrine, parce qu'il est l'ange de Jéhovah des armées. Mais vous, vous vous êtes écartés de la voie, vous en avez fait trébucher plusieurs contre la loi, vous avez perverti l'alliance... Et moi, à mon tour, je vous ai rendus méprisables et vils aux yeux de tout le peuple. (II, 1-9.)
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LA LIBERTÉ RELIGIEUSE (ou pluralisme, ou tolérance, ou neutralité) dont se réclament nos maîtres à penser se réduit dans la pratique à ceci : que les non-catholiques sont libres de faire de la propagande anti-catholique, et que les catholiques sont libres de faire de la propagande marxiste.
\*\*\*
« ...Tant la religion put inspirer de maux. » Sans doute. Mais le poète ne voyait pas ce que nous avons vu : que l'irréligion peut à son tour inspirer tant de maux qu'on dirait aujourd'hui avec plus de vérité :
*Tantum irreligio potuit suadere malorum*.
La métrique même du vers serait sauve, la quantité des syllabes étant la même dans *tantum religio* et dans *tantum irreligio*, où le *um* s'élide devant *i*.
Mais il faudrait un autre vers, et combien d'autres, pour exprimer ce que nous avons de vraiment nouveau à découvrir : que la somme des maux les plus épouvantables résultera d'une religion irréligieuse.
« LES CHOSES COMME ELLES SONT dureront bien autant que moi ».
Ce mot qu'on prête à Louis XV est évidemment d'un cynique ; mais aussi d'un esprit juste, qui ne se dissimule pas que les choses comme elles sont, si on les laisse aller comme elles vont quand elles vont mal, iront nécessairement de mal en pis.
Louis XV ne se berçait pas de l'espoir que la situation s'arrangerait d'elle-même par une heureuse rencontre ; que la machine à vapeur, par exemple, viendrait à point nommé remédier à l'embarras de ses successeurs, à la crise économique ou aux difficultés de la circulation des carrosses. Il voyait fort bien que le dénouement inévitable serait de supprimer les carrosses, de généraliser la misère et de couper la tête au roi. Il se flattait seulement que tout cela n'arriverait pas de son vivant.
93:127
Les songe-creux du XX^e^ siècle se persuadent que non seulement eux-mêmes esquiveront à temps les conséquences du cours des choses, mais que les choses après eux continueront d'y échapper indéfiniment par une suite de hasards, et que tout finira par des chants et des apothéoses.
Chacun de nous sait de science sûre que le désordre et le délire contemporains auront pour terme l'immense désastre qu'ils préfigurent et qu'ils préparent ; que la nature violentée aura sa revanche, et que les automobiles ne rouleront pas toujours.
Mais qu'importe ? Nos penseurs attitrés nous garantissent que le monde sera sauvé par l'énergie atomique, que de nouvelles machines suppléeront à nos défaillances, et des ordinateurs à l'imbécillité cérébrale que notre foi dans les machines a rendue incurable. Personne ne croit un mot de ces contes de fées. Mais force nous étant de faire semblant d'y croire, nous ne cherchons à nos maux que des remèdes qui les aggravent, et aux malheurs auxquels nous condamnons la postérité que des excuses qui les précipitent.
« ...*Cette énorme ville sans\
beauté, sans eaux, sans oiseaux, où\
les gens ont des têtes d'assassins... *»\
MICHEL DE GHELDERODE**.**
C'EST DEPUIS que la ville de Bruxelles s'est prodigieusement enlaidie et défigurée que la Belgique a cessé de s'y reconnaître et de s'aimer elle-même.
Que reste-t-il de la charmante capitale brabançonne et lorraine où Flamands et Wallons se mêlèrent, des siècles durant, sans encombre ? Telle la chantait encore Odilon-Jean Périer :
Voici pour mon repos la place Stéphanie
Dans sa robe d'argent comme une vieille amie
Votre haute fontaine, ô Porte de Namur !
Et les jardins du roi traversés par l'azur...
94:127
Repos, robe d'argent, fontaines et jardins, cathédrale et palais ont disparu, engloutis à jamais dans la morne grisaille du béton fonctionnel. Les grands politiques qui ont voulu ce changement ont pensé à tout : aux affaires, à l'administration, au charroi, au progrès, au prestige, aux « exigences du monde moderne », etc. Ils n'ont oublié qu'une seule chose, et c'est justement la plus importante : la beauté, liée à cette douceur de vivre, à ce miel des souvenirs et des joies, à ce pain quotidien dont se nourrit en secret l'âme d'une patrie. Une ville où plus personne ne va se promener par plaisir ne mérite pas plus d'amitié qu'elle n'en montre. Comment inspirerait-elle l'amitié mutuelle à des hommes qui ne s'y rencontrent que sous l'empire de la nécessité et de la fatigue, pressés de se fuir autant que de la quitter ?
Deux guerres mondiales avaient moins ravagé la Belgique que n'ont fait les « grands travaux » qu'elle s'est infligés depuis. Et les politiciens réussiraient moins facilement à la détruire enfin, s'ils n'avaient d'abord entraîné sa capitale au suicide, au suicide par l'urbanisme.
DE TOUTES LES INEPTIES que la nouvelle théologie a érigées en dogmes, la moins impertinente n'est assurément pas la distinction qu'il y aurait lieu de marquer, d'après elle, entre « le Christ de l'histoire » et « le Christ de la foi ».
Mais le comble du ridicule est atteint, et même dépassé, par certains étourneaux du type Daniélou, qui, jouant de cette distinction en trompe l'œil comme d'un attrape-nigauds où s'attraper eux-mêmes, feignent d'y trouver le moyen de concilier l'orthodoxie à quoi ils se raccrochent et le vernis scientifique dont ils rougiraient de se décrasser. Ils n'arrivent qu'à outrager tout d'un coup, dans leur propre personne, et la véritable science de la foi et le simple bon sens.
Du prétendu « Christ de l'histoire », nous ne savons absolument rien d'autre que ce que nous en apprennent les quatre évangélistes, lesquels ont écrit sous l'empire de la foi.
Et du prétendu « Christ de la foi » nous ne savons absolument rien d'autre que ce que nous en apprennent les historiens, témoins des événements où s'est manifestée la foi chrétienne.
95:127
Il suit de là que le Christ de l'histoire et le Christ de la foi ne font qu'un, indissociablement, et qu'on peut ou les accepter ou les récuser tous les deux, non pas séparément mais ensemble, parce qu'ils se confirment ou s'annulent inévitablement et solidairement l'un l'autre.
Selon que vous avez ou n'avez pas la foi, l'historicité du Christ est une évidence ou ne tient pas debout.
Selon que vous admettez ou que vous contestez le témoignage de l'histoire, la foi dans le Christ est une conséquence nécessaire ou c'est une folie.
Vous n'avez la foi que si vous croyez à l'histoire du Christ, et vous ne croyez à cette histoire que dans la mesure où vous avez la foi.
Un M. Oraison nous a expliqué que l'Incarnation du Verbe éternel est digne de créance, mais que l'annonce que l'ange Gabriel en fit à la Vierge mère ne l'est pas. C'est reculer les limites de la bêtise humaine que d'enseigner qu'un Dieu capable de se faire homme et de naître d'une vierge ne le serait pas d'avoir créé et d'envoyer un ange.
Beaucoup meilleur logicien dans la divagation fut ce docteur Couchoud qui, tenant l'Évangile pour un tissu de fables controuvées, conclut en déniant au Fils de Dieu toute existence terrestre.
Ou bien le Christ est Dieu et nul miracle n'est trop grand pour lui être imputable. Ou bien les évangélistes sont des imposteurs et sa biographie croule dans l'invraisemblance totale. Il faut l'adorer comme Dieu pour qu'il prenne figure d'homme, ou le mettre au rebut de l'histoire pour qu'il cesse d'être Dieu. Il n'y a pas de moyen terme. D'après tout ce que nous connaissons de lui par la foi et par l'histoire, un Christ qui n'aurait été qu'un homme est infiniment plus inconcevable que le Verbe incarné, seul objet sur qui l'histoire et la foi s'accordent entre elles et avec la raison.
« Est-ce que le Christ est divisé ? » demande saint Paul aux Corinthiens (1, 1, 13). Et saint Jean, dans sa première épître : « Tout esprit qui divise Jésus n'est pas de Dieu. » (*Divise, dissout :* dans la Vulgate, *solvit*.) Ces écrivains sacrés semblent avoir prévu le distinguo moderniste.
96:127
*L'Associated Press* mande de Jérusalem, le 25 juillet 1968 :
« *Un squelette datant du premier siècle, avec un clou enfoncé dans le pied -- indiquant que la personne avait été crucifiée -- a été découvert près du mont Scopus, dans l'ancienne Jérusalem.*
« *Le département israélien des antiquités qui a donné jeudi* (25 juillet) *cette information, a ajouté que les archéologues ont aussi trouvé quelques millimètres d'une matière qui pourrait bien être du bois et avait été utilisée pour maintenir le clou dans le pied*. »
Quelle bonne, quelle apéritive nouvelle pour ceux de nos modernistes qui, pariant pour le seul « Christ de l'histoire », cherchent désespérément à réduire à d'insaisissables dimensions humaines un Christ qui serait né de la terre et n'aurait jamais cessé de lui appartenir ! Quelle aubaine en perspective pour ceux-là qui, relevant enfin à proximité du Calvaire les vestiges d'une crucifixion suivie de mort et de sépulture, n'attendaient que ces vagues indices pour fortifier leurs doutes sur la double nature d'un Christ selon la foi, ressuscité le troisième jour et dont le corps est monté au ciel ! (Les mêmes pourtant se montrent beaucoup plus difficiles devant les indices précis et autrement probants d'une sépulture de Pierre dans le sous-sol du Vatican. C'est que, subsistant jusqu'à nos jours, la dépouille de Pierre à Rome les gêne, autant que celle de Jésus à Jérusalem affermirait leur dessein d'ébranler le catholicisme dans ses premiers fondements.)
Mais quelle menace pour les tenants du seul « Christ de la foi », que voilà mis en péril de renoncer peut-être à leur idée d'un Christ qui, n'ayant mené qu'une vie légendaire au ciel et dans l'esprit des hommes, n'aurait donc pu laisser de traces sur la terre !
La découverte du mont Scopus, et l'exploitation multiple qu'on s'apprête à en faire, ne servira qu'à mettre en lumière l'impossibilité de choisir entre les deux faces mutilées du Christ vrai Dieu et vrai homme, le seul qui ne soit pas absurde ; et le désarroi des étourneaux qui prétendent séparer l'une et l'autre pour les mieux concilier. Car comment réunir le pseudo « Christ de l'histoire » hypothétiquement enterré depuis deux mille ans sur le mont Scopus, et le pseudo « Christ de la foi », le même dont Thomas a touché les plaies et qui est assis depuis deux mille ans à la droite du Père ?
97:127
La suite de la dépêche de l'*Associated Press* a dû achever de provoquer au sein du clan moderniste ce qu'on appelle des mouvements en sens divers :
« *La découverte a été faite il y a trois semaines, à l'endroit où se trouvait déjà une tombe du premier siècle sur laquelle était indiqué en hébreu :* « *Simon, bâtisseur du Temple. *»
(Ici, le clan moderniste dresse l'oreille et reprend espoir. S'il y avait chance que ce Simon fût Simon-Pierre ? Et que ce *Temple* désignât l'Église ? Il y aurait alors apparence que Pierre, enterré sur le mont Scopus, ne fût jamais allé à Rome, et que le pape de Rome ne fût pas l'héritier légitime de la primauté. Ce serait toujours cela de gagné sur la tradition.) Mais la dépêche continue :
« *L'annonce a été retardée, a déclaré un porte-parole, parce que les archéologues désiraient enquêter un peu plus et éviter les spéculations hâtives, selon lesquelles l'homme crucifié pourrait être le Christ.*
« *Il n'y a aucune preuve en faveur de ce point de vue, a-t-il, ajouté, la crucifixion étant une méthode romaine courante, d'exécution.*
« *Il a ajouté que, sur la tombe de l'homme, une inscription indiquait en hébreu : Jean, fils de Jézéquiel. *»
Bénis soient les archéologues israéliens d'avoir consacré trois semaines de réflexion à prévenir les SPÉCULATIONS HATIVES qui sont tout le programme des catholiques modernistes. Ce n'est pas la première fois que des savants juifs, comme on l'a vu dans la charlatanesque affaire des manuscrits de la mer Morte, donnent une leçon de religion, de prudence et de sérieux aux docteurs dégénérés de l'Église d'aujourd'hui. Quels que soient leurs motifs, ils contribuent exemplairement par là à rétablir entre la cause du Christ et la science humaine une concordance que la complicité des traîtres et des sots n'a qu'un instant troublée.
Et, soit dit en passant, cela fait bien augurer du baptême final que tant de prophètes unanimes ont promis à Israël. Juif ou Gentil, tout homme qui rend témoignage à la vérité, fût-elle purement profane, est déjà converti dans son cœur, engagé secrètement au service et marchant dans les voies du Seigneur Jésus qui est la Vérité. Il n'est si infime partie du vrai qui ne soit de la substance du sacré. Le plus banal fait divers, s'il est relaté avec exactitude, est une parcelle du corps du Christ.
Alexis Curvers.
98:127
### Lettre de Suisse
par Luce Quenette
SAMEDI, à la clinique suisse : détente. La dame chef des prises de sang, des électrocardiogrammes, des audiogrammes, etc., a terminé ses rapports de semaine. Il est cinq heures, les malades ne seront plus tourmentés jusqu'à lundi, les médecins apparaissent l'un après l'autre en veston et prennent congé du seul jeune de garde.
-- Restez, me dit-on, on a le temps, nous allons causer.
Causer, et causer avec une Française : avec quelle grâce, quelle gentillesse, ils vous y invitent -- un Français pour eux, *a priori*, est intelligent !
Nous voici dans une de ces petites salles d'examens avec ses armoires laquées, ses piles de pansements, ses flacons, ses tubes, ses fiches, ses seringues, ses bocaux, ses petites machines nickelées ; et, tout de même, au mur, près du téléphone, quelques cartes postales de vacances : un bouquet, un lac, un sommet blanc, deux roses dans un vase. Que de malades ont souffert dans cette petite salle, et que de compassion s'y est exprimée ! Comme un crucifix serait bon en face du lit d'examen, une image de la Mère Aimable au-dessus du bureau où se classent les résultats d'analyses ! Mais la seule croix est celle de la fenêtre, ou celle d'un petit drapeau suisse égaré, piqué près de l'annuaire.
C'est ici, je le sais par la jeune chef laborantine, dans ce petit antre carrelé, ripoliné, que se tiennent les conversations et les discussions métaphysiques. Chacun y passe : médecins, malades, infirmiers, la petite pièce fonctionnelle est centre d'âmes.
99:127
Aujourd'hui, cette dame chef laborantine, que nous appellerons Madame V., est bouleversée :
-- Voyez, me dit-elle, les malades sont souvent angoissés ; quand je fais les prises de sang, ils me disent leurs craintes -- des craintes aux idées -- des idées aux professions de foi, ou d'athéisme...
Mme V. est une Valaisanne ; catholique, sensible, fervente.
-- Nous avions un malade artiste, poursuit-elle, du goût, de l'enthousiasme pour toute beauté, 45 ans, femme, enfants, cancer du poumon, et *athée.* Je lui disais : c'est l'œuvre de Dieu que vous admirez sans le savoir. Il se moquait et il voulait vivre, et il craignait la mort. La veille de son opération, je lui dis : au revoir, Monsieur, « que Dieu vous garde » comme on dit encore dans nos villages du Valais. -- Merci, dit-il, mais je n'ai pas besoin de Dieu. Je l'ai supplié ; il a ri. Eh bien, il est mort pendant l'opération.
L'habitude lui avait enlevé la crainte...
Ces jours-ci, dans mon domaine, j'ai défendu le Pape et l'*Humanæ Vitæ.* Certains protestants sont enragés -- ainsi que le jeune Pasteur. Je lui dis : puisque vous êtes protestants, que vous importe le Pape -- tenez-vous tellement à son approbation que vous ne pouvez vous en passer pour votre conduite ?
Du couloir, le chef de clinique, protestant, fin, profond, a entendu :
-- Eh bien ! moi, dit-il, j'aurais pu avertir Paul VI, tout de suite de ce que, Pape, il devait dire, il y a quatre ans ; il ne pouvait pas parler autrement. Il n'a dit que la doctrine catholique !... le malheur c'est qu'il ait attendu quatre ans !
-- Voyez, me dit-elle, voilà comme il parle, il a en tout le sens catholique, mais le gros jeune qui vient de passer, c'est un « catholique dans le vent », celui-là insulte le Pape -- il a dit hier que l'Église Catholique était fichue, que ce Pape s'encroûtait comme les autres et qu'il était temps que le marxisme vienne renouveler la morale -- il est sûr que la Russie est un paradis -- je lui ai dit : Mais pour vous, qu'est-ce que le communisme ? Il n'a pas osé me répéter ce qu'il a l'habitude de répondre : le communisme, c'est le respect des libertés. La Tchécoslovaquie l'en a empêché. Mais je vous assure que tout gauchard suisse pense ainsi du socialisme. C'est l'aveuglement helvétique ! Quand les Russes sont entrés à Prague, quelqu'un de bien suisse a crié devant la télévision : « Mais c'est contre le droit des gens ! »
100:127
Pour *Humanæ Vitæ,* tandis que je défendais le Pape, l'aumônier catholique qui est un bon curé vaudois a passé et dit à mes contradicteurs : « Mais Messieurs, voyons, saint Paul n'a-t-il pas écrit ceux qui se marient auront les tribulations de la chair... c'est une parole qu'on ne cite jamais ! »
Tandis que nous devisions, pénètre l'infirmier italien, yeux vifs, joli, prodigieusement adroit de toute sa personne, drolatique et discourant :
-- Sans la Madona, pas la religion, sans les genoux par terre, pas de piouses personnes. Mariage ! mort ! dans leur coulte, toujours debout. Le gangster d'Italie, loui, pious. Celoui qui aime le Fils, il saloue la Mère, si saloue pas la Mère, adore pas le Fils...
Son compère, solide Vaudois, le plus compatissant des infirmiers, qui plaint le malade et vous enfile un tuyau dans l'œsophage avec des : Pauvre Madame ! Pauvre Madame ! s'en vient par là...
-- Ah ! dit-il lentement, d'un air convaincu, une belle messe, bien chantée, c'est bien beau !
-- Mais, lui dis-je, vous êtes protestant ?
-- Ouê, mais une Messe bien chantée, comme autrefois, c'est bien beau. Ouê, ouê...
*Ouê, Ouê*, dit Mme V., pour un Vaudois, ça veut dire : je garde mes idées. Et une petite infirmière allemande, tête de linotte, soutient :
-- Moi, à Noël, je n'aurais pas l'idée d'aller au culte. Noël c'est « une Messe de minuit ». Seulement, cette année, ça ne comptait pas, c'était tout en français, j'ai dormi !
On va, on vient. Maintenant, j'ai devant moi l'autre laborantine que j'appellerai Mme Douce. C'est l'amoureuse de De Gaulle -- il est son Prince, l'homme à poigne qui a délivré les chers Français. Parfois on s'est amusé à me faire parler « du grand » devant elle, mais j'ai vu des larmes dans ses très doux yeux et je n'ai pas continué. Elle s'est dévouée, en France, comme infirmière, pendant toute la guerre, son fiancé, un Français, a été tué au front. Poétique, passionnée de la France, elle soupire :
101:127
« Si je m'étais mariée, je n'aurais pas embarrassé ma nouvelle famille avec une autre religion, je me serais faite sûrement catholique pour ne pas être importune. » -- « Mais, dit la fervente Valaisanne, ce n'est pas une conversion cela, c'est une complaisance ! » -- « Et quel mal à être complaisant quand on aime son mari. Enfin, moi, je pense à la religion, à la confession, mais l'Église catholique vraie, c'est dur ! Ce qui me plaît, c'est Taizé, il me semble que voilà mon affaire, ils sont presque catholiques et sans les inconvénients. »
-- C'est ça, dit le Vaudois, vous voulez une crème, un mélange, un ni l'un ni l'autre.
-- Mademoiselle, lui dis-je, si vous choisissez Taizé, vous aurez les plus grandes amitiés de nos progressistes, à condition que ce Taizé n'en vienne jamais à la Vérité catholique. Tout le succès s'envolerait. Ce serait la grande déception.
-- Ah, dit la Valaisanne, j'ai vu autour de moi, autrefois, beaucoup de conversions, je n'en vois plus. J'ai une cousine convertie il y a quelques années. Elle me disait dimanche dernier : « Et moi qui suis sortie du protestantisme pour trouver l'*Église qui ne change jamais,* j'en suis à me demander à chaque Messe : *que va-t-il arriver *? »
Une tête sympathique de jeune médecin s'encadre dans la porte :
-- Vous savez, la question religieuse !... quand on a une mère catholique et un père protestant ! ça perd beaucoup de son sérieux !
Je l'ai regardé sans sourire, il disparaît -- puis soudain, repasse la tête souriante par la porte et avec un soupir : « Je suis superficiel, vous savez ! » prononce-t-il.
On m'entreprend sur les Sacrements :
-- N'avons-nous pas été baptisés au nom de la Sainte Trinité ? dit Mlle Douce, d'où vient que lorsqu'un protestant se fait catholique, l'Église catholique le fait rebaptiser ?
-- Le terme n'est pas juste, dis-je, l'Église baptise « sous condition ». Elle suppose le cas où le baptême protestant est valide.
-- L'Église catholique reconnaît donc au protestant le droit de baptiser ?
102:127
-- Elle le reconnaît à tout homme, à condition qu'il administre avec l'eau, au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit -- et à condition qu'il ait l'intention de baptiser.
-- Alors, sauf sous condition, nous sommes baptisés comme vous ?
Les visages étaient si sympathiques, le goût de Dieu, l'attrait de l'unité, le désir d'une Foi immuable si visible et l'amitié si chaude que j'ai osé dire :
-- Alors, en effet, tout petit enfant protestant est baptisé catholique, la Grâce que nous appelons sanctifiante vient en lui avec le germe de la Foi, vertu surnaturelle ; et il peut ainsi, loyalement, être attiré, en dépit de son éducation, vers l'Église romaine.
Personne ne m'en voulut, et personne ne me demanda d'explication. J'avais parlé avec une timide amitié, fidèle à mon Credo, mais tremblant, je l'avoue, de leur faire de la peine.
Il n'en fut rien... une nostalgie, un désir montait comme une prière commune où personne ne trahissait rien.
J'ai eu, pendant mon séjour en Suisse, bien des conversations analogues, j'ai entendu d'admirables récits de conversion, j'ai entendu beaucoup de réflexions intelligentes et peu de bêtises, je me suis étonnée tout fort de ce que nous parlions si facilement de Dieu et de religion. Les Suisses ont ri : « Vous ne pourriez guère avec les protestants français, m'ont-ils dit, ils n'aiment pas, et se fâchent parfois, peut-être sont-ils plus protestants que nous ! »
-- J'ai médité sur le baptême, j'ai médité sur cet attrait que notre vraie Mère l'Église exerce sur toute âme de bonne volonté...
Luce Quenette.
103:127
### Courrier du "Tiers-Monde"
par Norbert Raymond
#### I. -- Considérations sur le "socialisme africain"
Il y a de multiples raisons à la lenteur du développement qu'on déplore à peu près dans tous les pays d'Afrique parvenus depuis dix ou quinze ans à l'indépendance nationale, et sans doute l'expérience prouve-t-elle avant tout qu'on s'était mépris sur les causes du sous-développement de ces contrées, qu'on en avait trop vite attribué la responsabilité à la mauvaise volonté des puissances colonisatrices et que, sur la foi d'une propagande idéologiquement intéressée, on s'était imaginé, fort naïvement, qu'il suffisait de mettre fin à la colonisation pour que l'Afrique se couvrît d'entreprises et débordât de richesses. Nous avons donc été invités par les faits à réapprendre qu'on ne peut pas brûler toutes les étapes et qu'en dépit de l'accélération de l'histoire, nul ne peut faire en dix ans ce qu'ailleurs on a fait en un siècle, ailleurs encore en deux ou en dix.
Cette considération modeste, mais irrécusable, fut à ce qu'il nous semble complètement absente des commentaires qui entourèrent l'encyclique *Populorum progressio*. On peut aussi se demander sans aucun irrespect, -- aucune encyclique ne pouvant tout dire à elle seule, -- si celle-ci n'aurait pas à être éventuellement complétée sur ce point.
104:127
A moins de considérer sagement qu'elle avait été complétée en quelque sorte « d'avance », par l'enseignement antérieur de l'Église, dont il n'est jamais raisonnable de faire abstraction, comme si chaque nouveau document ecclésiastique avait pour intention et pour fonction de décréter une doctrine nouvelle, abolissant tout ce qui avait été enseigné auparavant.
A l'occasion de l'encyclique *Populorum progressio*, on nous a beaucoup parlé des « exigences de la justice » : et assurément l'on n'aurait jamais raison de taire ces « exigences ». Mais on se trompe beaucoup sur la nature de l'*exigence* dont on parle (trop souvent sans connaître exactement les faits). On se trompe beaucoup sur la manière dont s'opère, en de telles matières, le passage de l'abstrait au concret. Pie XII enseignait (discours du 10 octobre 1953) :
« *Les exigences de la justice sociale sont partout les mêmes dans leur formulation abstraite, mais leur forme concrète dépend aussi des circonstances de temps, de lieu et de culture. *»
Cet axiome trop oublié aurait mérité de retrouver place dans les débats autour de *Populorum progressio*.
Et aussi, à coup sûr, cet autre enseignement de Pie XII (Message de Noël 1956) :
« *Quand il s'agit de réalités sociales, le désir de créer des choses entièrement nouvelles se heurte à un obstacle insurmontable, à savoir la société humaine avec ses organismes consacrés par l'histoire. La vie sociale, en effet, est une réalité qui est venue à l'existence de façon lente et à travers de nombreux efforts, et par l'accumulation, en quelque sorte, des contributions positives fournies par les générations précédentes. C'est seulement en appuyant les nouvelles fondations sur ces couches solides qu'il est possible de construire encore quelque chose de nouveau. La domination de l'histoire sur les réalités sociales du présent et de l'avenir est donc incontestable, et ne peut être négligée de quiconque veut y mettre la main pour les améliorer ou les adapter aux temps nouveaux. *»
De toutes façons, l'indépendance nationale était un problème ; le développement économique et social en était un autre. Il eût été trop beau qu'on résolut le second en résolvant le premier.
On peut se demander toutefois, si, sous l'influence de ces mêmes idéologies qui confondaient indépendance nationale et développement, les jeunes États africains n'ont pas compliqué terriblement leur tâche en prétendant « construire le socialisme » en même temps que la nation.
105:127
Ils y sont encouragés notamment par les marxistes-chrétiens. Mais Karl Marx lui-même était arrivé à la conviction qu'on ne peut réaliser le socialisme là où le capitalisme n'a pas d'abord réalisé l'industrialisation : c'est dire qu'il accueillerait avec une vive réprobation les affirmation de ceux qui, tout en se prétendant ses disciples, assurent qu'on peut dès maintenant réaliser le socialisme en Afrique. Il est vrai cependant que l'on peut au moins réaliser le « socialisme de la misère » : et c'est ce qui arrive le plus souvent.
Les États africains ont pour tâche primordiale de créer ou de consolider les nations qu'ils gouvernent. Nulle part, les populations ne possèdent encore une véritable conscience nationale, et il y a fort à faire pour amener les individus et les groupes à considérer que l'intérêt de la nation passe avant celui de la tribu, du clan, de l'ethnie. L'État pour cela est obligé d'exiger des sacrifices, moraux autant et plus que matériels, d'user quelquefois de contrainte. Or, voilà qu'en même temps, sous prétexte de construire le socialisme, il est obligé d'exiger d'autres sacrifices, encore plus grands, d'user de contraintes, et de contraintes encore pires. Dans des pays où l'État jouissait déjà d'un grand prestige et ne voyait plus contester la légitimité de son pouvoir, en Russie et dans l'Europe de l'Est, il a cependant fallu user de la dictature, et la plus violente, pour imposer aux hommes un système économique et social qui fait violence à la nature humaine. Aucun État africain n'est assez fort pour se livrer au même despotisme que Lénine ou que Staline. Il n'empêche que là où l'on a choisi d'aller vers le socialisme en entendant par là une forme étatique de l'économie, l'État ajoute aux contraintes qui sont celles de l'État politique d'autres contraintes qui sont celles de l'État-patron.
Qu'on ne s'étonne point après cela si, dans tant de ces pays, ceux qui exercent le pouvoir d'État sont si souvent en butte à tant d'hostilités ; ils multiplient vraiment les raisons de leur impopularité, et sans profit pour personne.
106:127
#### II. -- Formose et l'Afrique
Commencée en 1960, la politique d'aide et de coopération de la République de Chine (Formose) en Afrique n'a fait que progresser. Alors que les activités subversives voire de guérilla des communistes chinois sont non seulement condamnées mais aussi combattues par la forte majorité des États africains, la présence de la Chine nationaliste est aujourd'hui considérée avec une sympathie très vive dans de nombreuses capitales africaines.
Actuellement la République de Chine (Formose) entretient des relations diplomatiques avec les pays suivants : Libye, Sierra Leone, Libéria, Côte d'Ivoire, Togo, Dahomey, Cameroun, Haute-Volta, Niger, Tchad, Centrafrique, Gabon, Congo-Kinshasa, Malawi, Madagascar, Botswana, Afrique du Sud, Lesotho, Rwanda. Des techniciens agricoles de Formose participent au développement de la culture du riz au Sénégal. Plusieurs dirigeants du Kenya ont visité récemment la République de Chine. Enfin, depuis la chute de N'Krumah, les relations entre Taïpeh et Accra se sont sérieusement améliorées. Tout porte à croire que la présence de la Chine nationaliste ne fera que croître dans les prochaines années en Afrique.
Il ne se passe guère de mois sans qu'un responsable politique, un dirigeant de jeunesse ou des syndicats, un journaliste africain vienne visiter l'île de Formose et puisse se rendre compte des progrès extraordinaires accomplis ces dernières années en Chine nationaliste : mais bien sûr la presse européenne, tantôt par ignorance et tantôt par parti pris, passe complètement cela sous silence.
Le programme d'aide et de coopération de Formose à l'Afrique est défini par les caractéristiques suivantes :
1\) Convier des personnalités et des techniciens africains à effectuer des voyages d'études à Formose, et en même temps envoyer en Afrique des missions spéciales en vue de promouvoir les échanges d'idées propres à contribuer à une meilleure compréhension mutuelle ;
2\) Organiser à l'intention des techniciens africains des « séminaires » sur les techniques agricoles ;
3\) Envoyer en Afrique des équipes de démonstration agricole, des missions agricoles ou d'autres techniques.
107:127
Depuis que ce programme a été défini, 700 à 800 Africains, venant d'une quarantaine de pays, ont été les hôtes du gouvernement de Taïpeh. Huit « séminaires » fonctionnent à Formose où des centaines d'agents agricoles africains ont été formés. Grâce aux efforts de M. H.K. Yang, vice-ministre des Affaires étrangères chargé des affaires africaines, l'aide et la coopération de Formose à l'Afrique connaît aujourd'hui des résultats très appréciables dont bénéficient les États africains.
#### III. -- La situation du Laos
Les guérilleros communistes du Pathet-Lao, appuyés par des unités Nord-Vietnamiennes, et Viet-congs, occupent aujourd'hui les 2/3 du territoire laotien. Il s'agit, en général, de régions pauvres, montagneuses, où les populations sont peu nombreuses. Des postes, tenus par les forces royales, subsistent toujours dans ces régions mais ne peuvent être ravitaillés que par avions ou hélicoptères. En fait, depuis le déclenchement des hostilités au Vietnam, Hanoi a transformé le royaume laotien en une base logistique qui lui permet, via la fameuse piste Ho Chi-minh, d'amener du matériel de guerre et des hommes au Sud-Vietnam.
L'indépendance du Laos, « garantie » par les accords de Genève de 1954 et de 1962, devient de plus en plus précaire.
Dans la préface d'un « *Livre Blanc *» que le gouvernement laotien a rendu public, le prince Souvanna Phouma, premier ministre laotien écrit : « *Nous espérons que le monde voudra bien admettre désormais que la guerre du Vietnam s'est également étendue au Laos, et cela depuis plus de vingt ans, et qu'elle s'amplifie tous les jours en raison de l'ambition du gouvernement de Hanoï de voir un jour le Royaume Lao devenir un satellite du Nord-Vietnam, et servir éventuellement de base pour d'autres conquêtes. *»
108:127
Ces quelques mots du prince Souvanna Phouma définissent parfaitement la situation du Laos dont l'avenir dépend étroitement, de l'évolution du conflit vietnamien. Alors que les conversations américano-nord-vietnamiennes se poursuivent à Paris, il apparaît de plus en plus qu'il n'est guère imaginable de voir s'ébaucher une solution au conflit vietnamien sans qu'on s'occupe en même temps du sort du Laos. Or, il n'est pas possible de savoir quelles ambitions nourrissent d'ores et déjà les dirigeants de Hanoi à l'égard du Royaume Lao. Si les Nord-Vietnamiens acceptent la perspective de voir le Laos rester un « État *tampon *» neutre, comme le prévoyaient les accords de Genève de 1962, l'issue du conflit au Sud-Vietnam pourrait éventuellement (?) être trouvée dans un compromis honorable. Par contre, si Hanoi veut faire du Laos un satellite, une situation très grave sera créée dans cette région car jamais le gouvernement thaïlandais, directement intéressé, n'acceptera de voir s'installer sur l'autre rive du Mékong un régime authentiquement communiste, inspiré et dirigé en fait par Hanoi.
Norbert Raymond.
109:127
### Cosas de la Revolucion
par Jean-Marc Dufour
#### I. -- Le discours de Fidel Castro
Il s'agit du discours prononcé, le 23 août dernier, au sujet de l'occupation de la Tchécoslovaquie par les troupes des pays du Pacte de Varsovie. On sait que Fidel Castro a approuvé l'action des blindés soviétiques et de leurs alliés. On connaît moins, la plupart du temps, les explications et accusations dont a été accompagnée cette approbation.
##### A. -- L'approbation de l'invasion soviétique.
C'est une approbation complète. Fidel Castro refuse même les « feuilles de vigne » dont les Soviétiques ont cru bon de masquer l'aspect illégal de leur intervention. Il note au passage que l'on ne connaît pas le nom de ceux qui auraient appelé à leur secours les troupes du Pacte de Varsovie et souligne « dans la foulée » qu'il s'agissait d'une minorité révolutionnaire menacée par une majorité de contre-révolutionnaires.
110:127
Pourquoi approuve-t-il la présence de blindés soviétiques sur le territoire tchécoslovaque ? Parce qu'il s'agit avant tout de sauver la révolution ; et, définissant une sorte de doctrine de Monroe à l'envers au bénéfice des pays socialistes, Castro proclame un droit, supérieur à la légalité, qui permet de s'opposer en toutes circonstances au retour de la « réaction » et aux revanches de l'impérialisme.
« *Ce que l'on ne trouvera pas ici, c'est l'affirmation que la souveraineté de l'État tchécoslovaque n'ait pas été violée. Ce serait une fiction et un mensonge. Et, de plus, la violation a été flagrante.* (...)
« *Du point de vue légal, cela ne peut être justifiable. C'est parfaitement clair. A notre avis, la décision prise en Tchécoslovaquie peut s'expliquer seulement d'un point de vue politique et non d'un point de vue légal. Elle n'a aucune apparence de légalité, franchement, absolument aucune. *»
Telle est la majeure ; voici maintenant la mineure :
« *Ce qui est essentiel, -- qui s'accepte ou se rejette c'est de savoir si le camp socialiste pouvait ou non permettre le développement d'une situation politique qui conduisait au désengagement d'un pays socialiste et à sa chute dans les bras de l'impérialisme. A notre point de vue, cela ne peut être permis et le camp socialiste a le droit de l'empêcher d'une manière ou d'une autre. *»
Conclusion du syllogisme : Les Russes ont eu raison.
##### B. -- La culpabilité tchécoslovaque.
C'est, il faut bien le dire, le point le plus faible du discours. Selon son habitude, Fidel Castro étaye son raisonnement de citations tirées de journaux ou de câbles d'agences de presse. Ce ne sont pas là des cautions très bourgeoises et vouloir s'appuyer sur une citation de l'hebdomadaire allemand *Der Spiegel,* pour justifier une prise de position aussi importante, a quelque chose de risible.
Cette partie du discours peut se résumer ainsi : « Les impérialistes sont des diables méchants qui rôdent autour des faibles créatures du socialisme pour les inciter au péché. Or la Tchécoslovaquie allait pécher. Elle voulait réclamer aux Yanquis l'or que les nazis avaient dérobé et que détiennent les nord-américains. Pis : elle allait -- d'après *Der Spiegel --* discuter avec le diable allemand de l'ouest de questions économiques ! »
111:127
Ce qui suffit à démontrer que :
« *Le régime tchécoslovaque se dirigeait vers le capitalisme et se dirigeait inexorablement vers l'impérialisme. Sur cela, nous n'avions pas le moindre doute. *»
##### C. -- Il n'y a plus de vertu révolutionnaire dans l'Europe de l'Est.
Ce n'est pas un hasard si les « *campagnes des impérialistes en faveur du mode de vie de la société industrielle développée *» rencontrent un accueil favorable auprès des populations des pays de l'Europe de l'Est, y compris l'U.R.S.S. : la vertu socialiste est en déclin. Les boursiers cubains qui reviennent de ces pays corrompus en peuvent témoigner :
« *Là-bas,* -- disent-ils -- *la jeunesse n'est pas éduquée selon les idéaux communistes, là-bas, la jeunesse n'est pas éduquée selon les principes de l'internationalisme ; là-bas, la jeunesse est fortement influencée par toutes les idées et tous les goûts des pays d'Europe occidentale : là-bas, dans de nombreux endroits, on ne parle que d'argent, que de stimulants de tel ou tel type, de stimulants matériels de toute sorte, de bénéfices, de salaires. Et réellement il ne se développe pas une conscience communiste, une conscience internationaliste. *»
Il y a plus grave :
« *Certains nous disent épouvantés :* « *Eh bien, le travail volontaire n'existe pas ; le travail volontaire se paie. Le paiement du travail volontaire est une pratique générale ; on en est presque à penser que le travail simplement volontaire est une hérésie du point de vue marxiste. *»
Telle est la perversion des pays de l'Europe de l'Est, les bons Cubains en sont, nous affirme Castro « traumatisés ». La faute en vient des agents de l'impérialisme, et des théories économiques erronées qui se sont manifestées à Moscou depuis quelques années.
##### D. -- Du mauvais usage du pacifisme.
« *Avec tout cela, les prédications en faveur de la paix. Au sein des pays socialistes ce fut une campagne incessante et vaste. Et nous nous demandons où conduisent toutes ces campagnes. *»
112:127
Disons tout de suite que Fidel Castro se défend d'être un apologiste de la guerre. Mais il pense simplement que les campagnes pacifistes doivent se développer dans les pays « impérialistes », à New York ou à Washington, mais elles ne font qu'amollir la volonté des pays socialistes :
« *Quand les peuples savent que les réalités du monde, l'indépendance du pays, les devoirs internationaux nécessitent des investissements et des sacrifices pour fortifier la défense du pays, les masses sont bien mieux préparées à travailler dans ce sens avec enthousiasme, à faire des sacrifices et en comprendre la nécessité en ayant conscience des périls, qu'elles n'ont de disposition à le faire lorsque les âmes sont excitées à la rébellion et amollies par une incessante, insensée et inexplicable campagne en faveur de la paix. *»
Nous n'insisterons pas sur ce point.
##### E. -- Des mauvais procédés dont Cuba fut victime.
Cet appât du gain, ce mercantilisme socialiste, Cuba en fut la victime dès les premières années de la révolution, et l'un des pays qui exploita la jeune révolution cubaine fut justement la Tchécoslovaquie. Remarquons que les reproches de Fidel Castro ne s'adressent pas, et pour cause, au régime de M. Dubcek. Non, ce sont les précédents gouvernants de la Tchécoslovaquie, staliniens forcenés qui -- à ce que raconte aujourd'hui le dictateur de La Havane -- se sont conduits comme de vulgaires mercantis, revendant les armes qu'ils avaient capturées aux Allemands, ou « fourguant » comme « usines » des tas de vieilles ferrailles. Au passage, les « experts » soviétiques, qui surveillaient « l'industrialisation » de Cuba aux temps héroïques de la révolution, voient du même coup leur honnêteté ou leur compétence mise en cause, parce qu'enfin c'étaient eux qui dirigeaient pratiquement le ministère de l'Industrie au moment où les pays de l'Est livraient de la ferraille pour des usines ; mieux : ce sont eux qui ont par la suite critiqué ces Cubains incapables de s'industrialiser, et ce Guevara -- ministre de l'Industrie à l'époque -- qui ne faisait que rêver à des choses impossibles.
113:127
##### F. -- Du grand diable yougoslave.
Tous ces mauvais procédés ne sont rien à côté des intrigues et méchancetés de Tito. Cet homme c'est le mal, et la prétendue Ligue des Communistes Yougoslaves un ramassis d'agents de l'impérialisme. Aussi, lorsqu'à Cuba on sut que Tito avait été reçu triomphalement à Prague, des conclusions en furent tirées aussitôt quant à la perversité de la politique de Dubcek.
« *Maintenant même, en relation avec les événements de Tchécoslovaquie, le principal moteur de toute cette politique bourgeoise, le principal défenseur et le principal agent fut la soi-disant* Ligue des Communistes Yougoslaves*. Ils applaudissent des deux mains à toutes ces réformes libérales, à toutes ces idées en vertu desquelles le parti cessera d'être l'instrument du pouvoir révolutionnaire, et le pouvoir cessera d'être une des fonctions du Parti, parce que tout cela est intimement lié aux conceptions de la* Ligue des Communistes Yougoslaves*. Tous ces critères d'ordre économique sont étroitement liés à l'idéologie de la* Ligue des Communistes Yougoslaves*. *»
Puis viennent les preuves de la nature diabolique de cette ligue. D'abord ils ont refusé -- ou mis tant de retards et de conditions que cela équivalait à un refus -- de vendre des armes à Fidel Castro lorsqu'il arriva au pouvoir. Ensuite, les Barbudos ont trouvé dans les archives de Batista une lettre qui tendrait à prouver que l'ambassadeur yougoslave à Mexico offrait de vendre à ce même Batista toutes les armes que celui-ci voulait, et cela le 13 décembre 1958 ! soit moins d'un mois avant sa chute. Signalons au passage que ces armes « *nous seraient cédées à des conditions très économiques, écrit l'attaché militaire cubain du moment, étant donné qu'ils utilisent une main-d'œuvre très bon marché... *»
C'est beau, le marxisme.
##### G. -- De la vertu cubaine.
De tout cela, il ressort que Cuba est le seul modèle de vertu révolutionnaire. Ce n'est pas chez nous que les agents de l'impérialisme viendraient tenter de débaucher le pauvre monde ! s'écrie en substance Fidel.
114:127
Ce qui lui permet de distribuer des leçons à la ronde, y compris à l'U.R.S.S. « *Les institutions ont corrompu les hommes *» répétait avant la guerre l'Action Française après le Duc d'Orléans ; et Charles Maurras, pour expliquer la survie de la France malgré la dégradation qu'entraînaient de telles institutions, forgeait la théorie du « pays réel et du pays légal ». En deux phrases, Castro résume cet enseignement de l'Action Française :
« *Car je ne me suis pas référé aux hommes, s'écrie-t-il en parlant des hérésies extérieures, mais je me réfère aux institutions et surtout aux institutions qui ont déformé les hommes. Mais nonobstant l'existence de ces institutions déformant les hommes, malgré cela, nous avons vu de nombreuses fois des hommes qui ont résisté à l'épreuve... *»
Il est bien évident qu'à Cuba, où les institutions sont, sinon parfaites, du moins les meilleures, les hommes ont mieux résisté et l'enthousiasme révolutionnaire « se fait plus constant et croît au lieu de diminuer. »
##### H. -- Le Viet-nam, la Corée, et Cuba.
Ayant ainsi distribué le blâme et l'éloge, Fidel en vient à poser une question gênante, et dont les répercussions sont en définitive plus étendues qu'il ne semble l'avoir soupçonné lui-même. Pour commencer, il cite un communiqué de l'*agence Tass :*
« *Les pays frères opposent fermement et résolument leur solidarité inébranlable à toute menace extérieure. Jamais il ne sera permis à personne d'arracher un seul maillon de la communauté des États socialistes. *»
Puis il demande :
« *Cette déclaration s'applique-t-elle au Vietnam ? Cette déclaration s'applique-t-elle à la Corée ? Cette déclaration s'applique-t-elle à Cuba ? *»
Bien sûr, ces questions n'appellent pas de réponses. La manière même dont elles sont formulées en écarte l'idée. Pourtant, en ce qui concerne le Vietnam, il est bien clair que les troupes du pacte de Varsovie ne sont pas près d'aller combattre entre Danang et Pleiku, il est même certain qu'il n'a jamais été question qu'elle y allassent, même lorsque Moscou brandissait sa menace de « volontaires ».
115:127
Deux conclusions peuvent en être tirées : ou bien les gens du pacte de Varsovie ne considèrent pas la République du Nord Vietnam comme « un maillon de la communauté des États socialistes », ou bien ils n'ont jamais pensé que ce maillon ait été en danger ; dans ce cas, la guerre menée par la R.D.V.N. au Sud Vietnam est une guerre d'agression pure et simple.
##### I. -- Des intellectuels.
Pour en finir avec l'examen de ce discours, il faut dire un mot des exhortations que Castro adresse aux intellectuels.
Il y a un an à peu près, à l'occasion du *Congrès Culturel de La Havane*, il avait chanté les louanges de ces mêmes intellectuels. Che Guevara venait de mourir et Castro s'écriait, à l'occasion de cette mort :
« *Quels furent ceux qui brandirent son drapeau ? Quels furent ceux qui se mobilisèrent, dessinèrent des inscriptions et organisèrent des manifestations dans toute l'Europe ? Dans quel secteur la mort de Che Guevara produisit-elle l'impact le plus puissant ? Ce fut précisément chez les travailleurs intellectuels ! Ce ne fut pas dans les organisations, ni dans les partis. Ce furent ces hommes et ces femmes honnêtes, sensibles* (...) »
Aujourd'hui le ton a changé.
« *Pour des milliers de millions* (*sic*) *d'êtres humains qui vivent pratiquement dans une situation de faim et de misère, sans aucune espèce d'espoir, il y a des questions qui les intéressent plus que le problème de savoir s'ils peuvent ou non se laisser pousser la perruque ; ce pourrait être une question à discuter, mais elle ne fait pas partie des problèmes qui préoccupent ceux qui se demandent s'ils pourront ou non espérer manger. *»
116:127
Autrement dit, les intellectuels cubains et autres sont priés de passer chez le coiffeur et de ne pas ennuyer les gens avec leurs « problemas ». Cela fait une certaine différence avec les propos tenus l'an dernier. Il est vrai qu'au cours du même congrès et pendant le même discours Fidel Castro affirmait que :
« *le marxisme avait besoin de se développer, de sortir d'une certaine ankylose, d'interpréter dans un sens objectif et scientifique les réalités d'aujourd'hui, de se comporter comme une force révolutionnaire et non comme une église pseudo révolutionnaire. *»
La « force révolutionnaire » attendue, ce doit être celle du corps d'occupation soviétique.
##### J. -- Pour servir de conclusion.
En commençant le discours dont nous venons d'examiner un certain nombre de passages, Fidel Castro prévient ses auditeurs que ses paroles vont choquer la sensibilité d'un certain nombre d'entre eux. N'étant pas à Cuba, nous ne pouvons savoir comment ce discours a été réellement accueilli. Pourtant une sorte de preuve indirecte nous est fournie par la presse cubaine, plus exactement par le « résumé hebdomadaire » du quotidien *Granma* (organe officiel du comité central du parti communiste cubain).
Ce qui frappe, à sa lecture, c'est que *Granma* ait non seulement publié dans son édition quotidienne les lettres et messages d'approbation reçus par Fidel Castro après et à l'occasion de son discours, mais qu'on ait accordé à ces missives une place importante dans les deux résumés hebdomadaires qui ont suivi le discours. Si l'on examine quels sont les organismes dont les messages sont publiés, on trouve : la Centrale Syndicale Cubaine, les Comités de Défense de la Révolution, l'Association des Femmes Cubaines, l'Association des Petits agriculteurs, l'Union des Jeunes Communistes. Mais aucune organisation de ces intellectuels cubains si prompts à signer des manifestes ou à se grouper en « ateliers » pour chanter les « consignes » révolutionnaires.
C'est là une première constatation. Et puis, on ne peut s'empêcher de penser que si un discours a besoin de tant d'approbations officielles, c'est qu'il lui manque l'accord intime de ceux à qui il était adressé.
117:127
#### II. -- Le "Journal de Bolivie" de Che Guevara
Le *Journal de Bolivie* de Che Guevara a été publié simultanément par six maisons d'édition plus une. Les six maisons d'édition ont publié le texte qui leur a été fourni par le gouvernement cubain. La sixième a édité un texte en provenance directe de Bolivie. Nous n'avons pu nous procurer que les textes émanant de Cuba et nous le regrettons fort. Déjà, un examen suivi de ceux-ci -- nous avons comparé l'édition française de François Maspéro et le texte espagnol publié par *Ruedo Iberico* -- est passionnant. Les délais de livraison de l'édition américaine ne nous ont pas permis d'avoir en main la leçon d'origine bolivienne. On nous affirme que le texte est dans l'ensemble identique. Nous aurions bien voulu pouvoir le vérifier.
##### 1. -- Les différents éditeurs.
Le gouvernement cubain a *donné* le texte de ce journal à six éditeurs. Nous insistons bien sur ce point ; la dernière page de couverture de l'édition française indique à ce sujet : « *Précisons que ce texte n'a fait l'objet d'aucune tractation commerciale, d'aucune* « *vente *». »
C'est donc un *cadeau* du gouvernement cubain à des amis ou des alliés. Il y a d'abord en France les *Éditions Maspéro*, cela ne surprendra personne ; en Italie les *Éditions Feltrinelli*, en Allemagne *Trikont Verlag* qui est la maison d'édition de la Conférence Tricontinentale c'est-à-dire de Cuba ; en France encore *Ruedo Iberico,* maison d'édition des « républicains » espagnols ; au Chili, *Punto Final,* que nous ne connaissons pas ; reste enfin l'Amérique. « Aux États-Unis, écrit Fidel Castro dans son introduction, à la revue *Ramparts *».
La revue *Ramparts* -- à moins qu'il n'y en ait deux du même nom ce qui nous étonnerait -- est une revue *catholique* de gauche ; c'est elle qui a publié les articles de Mgr Illitch, vicaire général de Cuernavaca, où il exposait ses conceptions de l'Église. Entre autres.
118:127
Nous ne sommes pas surpris que Fidel Castro ait choisi une revue catholique pour faire publier ce texte au sujet duquel il affirme :
« *Du point de vue révolutionnaire, la publication du journal du Che en Bolivie n'admet pas d'hésitation. *»
Nous sommes encore moins surpris qu'une revue catholique ait accepté de l'éditer. Mais nous sommes intéressés par cette conjonction, et cet aveu public de connivence.
C'est là tout ce que nous avons à dire sur les éditeurs.
##### 2. -- Sur un fait particulièrement troublant.
Le journal de Che Guevara -- sauf semble-t-il les premières pages -- a été rédigé sur un agenda. Chaque page de cet agenda fabriqué en Allemagne correspond à un jour, et Che Guevara l'a utilisé normalement. La preuve en est que les éditeurs ont reproduit les photocopies de diverses de ses pages. Plus précisément : le journal commençant le 7 novembre 1966, les photocopies de toutes les pages correspondant au 7 de chaque mois. Jusque là, rien à dire.
En plus des pages correspondant aux différents jours de chaque mois, l'agenda comprend aussi des pages récapitulatives, une par mois. Elles sont marquées en allemand : « *Termin-Zubersicht *» avec l'indication du mois, et en espagnol, de la main de Che Guevara : « *Analisis del mes *».
Répétons que tous cela se suit normalement, et qu'il n'est indiqué nulle part qu'une quelconque difficulté se soit élevée pour la remise en ordre des photocopies des pages de ce journal.
Dans ces conditions, il est troublant, et jusqu'à plus amples explications incompréhensible, que le texte de la photocopie de l'*Analisis del mes* d'août (page 160 de l'édition Maspéro) corresponde dans la traduction à « l'analyse » du mois de juillet (page 144, même édition).
Je ne dis pas que l'on a truqué le texte, je ne dis pas que nous sommes en présence d'un faux. Je dis que cela est incompréhensible, et que le texte fourni par le gouvernement cubain est un texte douteux, dont nous nous servons uniquement parce que c'est le seul que nous ayons entre les mains pour le moment.
119:127
##### 3. -- Le cas de Régis Debray.
Avant d'aborder ce qui fait l'intérêt primordial du *Journal,* les conditions de la vie et de la mort de Che Guevara et de ses hommes ; débarrassons-nous des « cas annexes » comme celui de Régis Debray.
« *Le Français a apporté des nouvelles déjà connues au sujet de Monje, Kolly, Simon Reyes, etc. Il vient pour rester, mais je lui ai demandé de retourner organiser un réseau de soutien en France et de passer par Cuba, ce qui correspond à ses désirs car il veut se marier et avoir un enfant de sa compagne. Je dois écrire une lettre à Sartre et à B. Russell pour qu'ils organisent une collecte internationale d'aide au mouvement de libération bolivien. Il doit en outre parler avec un ami qui organisera tout ce qui concerne l'aide : essentiellement argent, médicaments et électronique, c'est-à-dire l'envoi d'un ingénieur électronicien et des équipements correspondants. *»
Ainsi, dès le début, le rôle de Debray est parfaitement indiqué : c'est un complice, venu en mission soit pour se joindre aux maquisards, soit pour organiser un réseau de soutien et non un journaliste venu faire un reportage.
Et puis, tout se gâte. Une patrouille de l'armée est tombée dans une embuscade, le mauvais camping se transforme en guérilla pour de bon, et R. Debray commence à n'être pas satisfait :
27 mars : « *Le départ des visiteurs devient maintenant très difficile. J'ai l'impression que ça n'a pas fait du tout plaisir à Danton* (*Debray*) *quand je le lui ai dit. *»
28 mars : « *Le Français a exposé avec trop de véhémence combien il pourrait être utile à l'extérieur. *»
Nous passerons sur la mauvaise humeur de Debray, signalée à plusieurs reprises. Il quitte le maquis le 19 avril, porteur d'un message (n° 4) pour Manila, c'est-à-dire pour Cuba. Il est immédiatement arrêté. Le résumé du mois d'avril nous apporte le jugement de Guevara sur cette partie de l'opération :
« *Danton et Carlos ont été victimes de leur précipitation, de leur envie presque désespérée de partir, et de mon manque d'énergie pour les empêcher ; si bien que les communications sont coupées aussi avec Cuba* (*Danton*) *et que le plan d'action en Argentine est perdu* (*Carlos*)*. *»
120:127
Après quoi, c'est un presque complet silence ; deux indications désagréables : la première, le 30 juin, à propos de déclarations du général Ovando :
« *Il se fonde sur les déclarations de Debray qui semble avoir parlé plus qu'il n'aurait fallu, bien que nous ne puissions pas savoir exactement ce que ça représente, ni dans quelles circonstances il a dit ce qu'il semble avoir dit. *»
Puis, le 10 juillet :
« *Par ailleurs les déclarations de Debray et d'El Pelado ne sont pas bonnes ; surtout, ils ont reconnu le but continental de la guérilla, ce qu'ils n'avaient pas à faire. *»
Enfin, la dernière, où l'on sent que Debray ayant retrouvé son « climat » de discussion sorbonnarde se sent de nouveau à l'aise :
« *On a entendu un interview de Debray, très courageux, face à un étudiant provocateur. *»
##### 4. -- Les "contrats de maquis".
C'est ainsi que l'abbé Camilo Torres nommait les accords passés entre le gouvernement cubain et certains groupements ou individus qu'il subventionnait à condition qu'ils forment des maquis. Sur ce point, le journal de Che Guevara apporte de telles précisions que Fidel Castro sent bien qu'il faut s'expliquer sur la publication de ces passages. Dans l'introduction il précise :
« *Comme ce journal indique à plusieurs reprises les relations de la Révolution cubaine avec le mouvement guérillero, certains pourront prétendre qu'en le publiant nous nous livrons à un acte de provocation pouvant fournir des arguments aux ennemis de la Révolution, aux impérialistes yankees et à leurs alliés, les oligarques d'Amérique latine pour renforcer leurs projets d'isolement et d'agression de Cuba. *»
Les passages qui indiquent la part prise par Cuba dans les activités subversives en Amérique latine ne sont pas très nombreux, mais significatifs. Il y a d'abord le résumé d'une conversation de Che Guevara avec « El Chino » qui doit être un péruvien :
121:127
« *J'ai eu une conversation avec El Chino. Il demande 5 000 dollars par mois pendant 10 mois et on lui dit de La Havane d'en discuter avec moi.* (...) *Je lui ai dit qu'en principe j'étais d'accord à condition qu'il prenne le maquis dans les six mois. Il pense le faire avec 15 hommes et lui comme chef, dans la région d'Ayacucho. *» (20 mars 1967).
Voilà qui est clair et net.
Puis il y a la reprise en main des chefs communistes boliviens de passage à La Havane : Kolle, Simon Rodriguez et Ramirez.
« *On déchiffre un long message de La Havane dont l'essentiel est la nouvelle de l'entretien avec Kolle. Celui-ci a dit, là-bas, qu'on ne l'avait pas informé de l'ampleur continentale de la tâche, que, dans ce cas, ils sont prêts à collaborer dans des conditions dont ils veulent discuter avec moi* (...) » (14 février 1967.)
Disons tout de suite que cette tentative de La Havane n'aboutira à rien.
Ensuite il y a l'aveu de l'existence d'un réseau cubain à La Paz : ce sont là choses qui se font mais ne se disent pas d'habitude.
« *Tout semble indiquer que Tania a été identifiée, ce qui représente deux ans de bon et patient travail perdu. *» (27 mars 1967.)
Voilà les points principaux. Il faut y ajouter l'aveu de liaisons avec les mouvements subversifs d'Argentine, et surtout, le fait que les « guérillas boliviennes » sont, ainsi que nous allons le voir, surtout composées de Cubains importés.
##### 5. -- La composition de la guérilla.
La guérilla se scinde rapidement en deux groupes : celui de Che Guevara et celui de Joaquin. Ces deux-groupes se retrouvent puis se séparent de nouveau.
Sur la composition de la guérilla, nous avons deux indications qui semblent se rapporter au groupe de Che Guevara.
122:127
12 juin 1967 : « *Un autre communiqué* (...) *donne la composition étrangère de la guérilla : 17 Cubains, 14 Brésiliens, 4 Argentins, 3 Péruviens. Pour ce qui est des Cubains et des Péruviens, cela correspond à la vérité ; il faut savoir comment ils ont appris cela. *»
Et dans le résumé du même mois de Juin :
« ...*nous en sommes réduits aux 24 hommes que nous sommes* (...) »
Puisque les chiffres avancés par la Radio Bolivienne sont exacts pour les Cubains et les Péruviens, cela fait 17 plus 3 soit vingt, ajoutons Che Guevara (Argentin), vingt et un ; sur vingt-quatre hommes, restent trois places pour les Boliviens dans cette « Armée de Libération de Bolivie » ([^11]). C'est une chance, il aurait pu ne pas s'en trouver.
##### 6. -- La première installation.
Nous abordons ici un domaine déconcertant. Alors qu'on nous a présenté Che Guevara comme un théoricien et un expert de la guerre de guérilla, nous le voyons se débattre comme un pauvre malheureux à son premier camping.
La guérilla de Bolivie nous apparaît rapidement comme une entreprise de « dingues » organisée par une équipe de fous. On en vient à penser que si la guérilla cubaine a réussi à s'implanter dans les montagnes de l'Oriente, ce n'est dû ni au génie de Fidel Castro, ni à l'excellence des théories de Guevara sur la guerre de maquis, mais au fait qu'ils ont rencontré rapidement un homme qui leur a facilité la tâche : Crescencio Pérez, homme de main et garde du corps des politiciens « avancés » de la région, sorte de tyranneau local ; il mit au service des *barbudos* le réseau de ses amis et complices. Cela leur permit de survivre.
En Bolivie, rien de tel. Il y a bien un Bolivien qui semble, en principe, avoir dû jouer le même rôle : Coco Peredo. C'est lui qui a acheté la ferme qui servira de premier cantonnement et de point de départ aux groupes de guérilleros. Mais c'est une catastrophe.
123:127
Avant même que les futurs insurgés soient arrivés sur place, et nous en trouvons l'indication à la première page du journal du Che, tout le monde se méfie de ces nouveaux venus, un propriétaire du voisinage chuchote que leur entreprise se livre peut-être à la fabrication de la cocaïne. On reste confondu. Et stupéfait de l'insouciance de Guevara qui note le fait mais ne semble pas y attacher d'importance ; il commence à occuper ses troupes en faisant creuser à proximité de cette ferme des grottes -- las cuevas -- dans lesquelles il dissimulera par la suite « *ce qui peut être compromettant *».
Bien entendu l'armée bolivienne découvrira ces caches dans les deux mois qui suivront le début des hostilités et présentera à la presse les « journaux » les photographies-souvenirs, dont celles de Che Guevara.
##### 7. -- Au sein d'un pays inconnu.
Le journal de Guevara débute le jour de son arrivée sur le terrain : le 7 novembre 1966. Le 1^er^ février 1967 il écrit : « Maintenant commence l'étape de guérilla proprement dite... » Trois mois se sont écoulés. La première escarmouche a lieu le 23 mars 1967, deux mois plus tard. Ce qui frappe à la lecture du journal, c'est que jamais les guérilleros n'ont su où ils allaient, s'il existait des moyens de communication dans la région où ils s'engageaient. A chaque moment, ils s'aperçoivent que les cartes qu'ils ont à leur disposition sont fausses, ils ne savent pas le nom des fleuves qu'ils rencontrent ; ils n'ont aucun guide connaissant la région.
Nous autres pauvres citadins, peu au courant des tactiques perfectionnées des guérilleros cubains nous pensions ingénument qu'avant de s'engager, ceux-ci avaient fait explorer le terrain par des émissaires camouflés. Non.
Nous pensions que ces cinq mois d'organisation devaient être consacrés à reconnaître la région de manière à pouvoir s'y déplacer sans hésitations. Non. Les cinq mois en question seront utilisés à creuser des « cuevas » qui seront découvertes par l'armée les unes après les autres, et à transporter un matériel d'un poids imposant, qui s'avérera inutile dès qu'il faudra se déplacer.
J'ai connu une histoire identique au Venezuela, dans la région d'Humocaro Alto, lorsque se créa le premier maquis.
124:127
Les rebelles transportèrent un poste radio tellement lourd qu'ils abandonnèrent leur ravitaillement pour le porter, puis abandonnèrent le poste radio pour pouvoir se déplacer rapidement.
##### 8. -- Une guérilla isolée et perdue.
Dans ce pays inconnu, ces hommes sont coupés de tout. Il y a d'abord l'action du Parti Communiste Bolivien. Son secrétaire Mario Monje vient faire un petit tour, pose des condition que Guevara rejette, s'en va en proclamant qu'il va démissionner de son poste pour pouvoir se joindre aux combattants ; par la suite, il se distinguera :
« *Mario Monje, écrit Guevara, a parlé à trois arrivants de Cuba et les a dissuadés de rejoindre la guérilla. *»
« L'abstention » du P.C.B., la capture de Debray et de Bustos, la mort de « Tania », tout cela tisse autour des guérilleros un voile de silence et tous les résumés mensuels reprendront la même plainte :
Avril 67 « *Par ailleurs l'isolement demeure total* (...) »
Mai 67 « *Absence de contact avec Manila* (*Cuba*)*, La Paz et Joaquin, ce qui nous réduit aux 25 hommes qui constituent ce groupe. *»
Juin 67 : « *Le manque de contact est toujours total* (...) »
Juillet 67 : « *L'absence totale de contact continue. *»
Août 67 : « *Nous sommes toujours sans aucune espèce de contact et sans espoir d'en établir prochainement. *»
Et en septembre une note désespérée où s'avoue l'échec de la guérilla :
« *La tâche la plus importante est de s'enfuir et de chercher des zones plus propices ; ensuite des contacts, bien que tout le réseau soit démantelé à La Paz où nous avons aussi été durement frappés. *»
Cela, c'est pour les contacts extérieurs ; mais, sur place, les guérilleros sont tout autant isolés. Les belles théories sur le soutien paysan s'effondrent. Dès le résumé du mois d'avril Che Guevara écrit :
« (...) *la base paysanne ne se développe toujours pas, bien qu'il semble que nous finirons par obtenir la neutralité du plus grand nombre au moyen de la terreur organisée* (*mediante el terror planificado lograremos la neutralidad de los mas*) ; *le soutien viendra ensuite*. »
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Seulement, voilà : la terreur organisée ne donne pas toujours des fruits agréables, et quelques jours avant sa mort Che Guevara notera (résumé de septembre) :
« (...) *la masse paysanne ne nous aide en rien et les paysans se transforment en dénonciateurs*. »
Et huit mois plus tard, un compagnon de Che Guevara échappé au massacre : -- Inti Peredo -- devait formuler la condamnation la plus radicale de l'aventure :
« *Le peuple et principalement les paysans n'appuient pas quelque chose qui, pour eux, n'existe pas. Attendre l'appui du paysan pour une lutte armée lorsque celle-ci n'existe pas c'est jouer à l'insurrection comme le font certains* « *théoriciens *» *de la lutte armée qui exigent auparavant l'appui massif de la paysannerie*. » ([^12])
##### 9. -- Quels soldats étaient-ce là ?
Le 26 février 1967, mourut Benjamin. Ce fut le premier mort de la guérilla. Il était arrivé de Cuba le mois précédent. Cette mort n'aurait rien que de naturel si Benjamin avait été tué dans un engagement avec l'armée bolivienne : la guerre et la guérilla sont ainsi faites qu'on y tue et qu'on y est tué. Mais tel n'est pas le cas.
Je pensais que les Cubains qui avaient rejoint Che Guevara dans une entreprise aussi gigantesque -- rien de moins que la révolution à l'échelle d'un continent -- avaient été triés sur le volet, et que Fidel Castro avait eu à cœur d'envoyer à son second des combattants éprouvés ayant subi un entraînement de commando sévère.
Plaisanterie. Voyons ce qu'écrit Che Guevara sur la mort de Benjamin :
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« *Benjamin était resté en arrière, ayant eu des difficultés avec son sac à dos, et épuisé physiquement ; quand il nous a rejoints, je lui ai donné l'ordre de continuer, ce qu'il a fait ; il a marché 50 m et il a manqué la prise ; il s'est mis à la chercher au-dessus d'une pierre plate ; quand j'ai donné l'ordre à Urbano de lui dire qu'il se trompait, il a fait un mouvement brusque et il est tombé à l'eau.* Il ne savait pas nager. *Le courant était très fort et il l'a entraîné alors qu'il avait encore pied ; nous avons couru pour lui porter secours mais au moment où nous enlevions nos vêtements il a disparu dans un trou d'eau.* (...) C'était un garçon faible et absolument malhabile *avec une grande volonté de vaincre ; l'épreuve a été plus forte que lui, son physique ne l'a pas aidé et nous avons maintenant notre baptême de la mort au bort du Rio Grande, et de façon absurde*. »
Voilà les troupes de choc expédiées de Cuba pour aider Guevara à conquérir l'Amérique latine : « *c'était un garçon faible et absolument malhabile, ne sachant pas nager *» ([^13])*.* Qu'on ne croie pas qu'il s'agisse là d'une exception. La phase de guérilla véritable commence, d'après Che lui-même, au début du mois de février : « *Maintenant commence l'étape proprement guerillera *» (résumé du mois de janvier). Et, dès le résumé de février, nous trouvons : « *Les hommes sont encore faibles... *»
Le 17 mars, c'est un autre guérillero, Carlos qui se noie, et Che écrit : « *Braulio a réussi à atteindre la rive et a vu Carlos qui était emporté sans offrir la moindre résistance. *»
Et le 9 mai cette notation stupéfiante même lorsque l'on sait que la nourriture manque ou se fait insuffisante depuis seulement trois jours :
« *Les hommes sont faibles et déjà plusieurs ont de l'œdème. *»
Mais il n'y a pas que du point de vue physique que la guérilla de Che Guevara laisse à désirer. Qu'il arrive un événement imprévu, qu'ils subissent le moindre revers, et ces hommes sont perdus, affolés, ne savent que faire.
Dès le 20 mars, après un incident mineur, Guevara note : « *Tout donne l'impression d'un terrible chaos ; ils ne savent pas quoi faire. *»
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Le 29 mars : « (...) *mais, ces derniers jours, il est arrivé plusieurs fois qu'on n'exécute pas les ordres que je donne. *»
Le 31 mars, dans une discussion qui l'oppose à un guérillero nommé Loro, ce dernier n'hésitera pas à parler « *d'une décomposition générale de la guérilla. *»
Dès lors, on comprend mieux ce que dira Régis Debray dans sa prison de Camiri. Debray était justement avec Guevara dans cette période de « terrible chaos ».
« *Le* « *Che *», dit-il, *voulait en finir avec tout. Pessimiste quant à l'issue du combat qu'il entreprenait, déçu par la façon dont évoluait la cause révolutionnaire en Amérique latine, Guevara a voulu, en quelque sorte, jeter le manche après la cognée.* »
Mais ce que Debray n'a pas voulu ou pu dire, c'est qu'un des responsables de ce pessimisme était justement ce chef du gouvernement cubain qui se drapera par la suite dans le linceul de Che Guevara.
Jean-Marc Dufour.
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### Le nouvel État industriel
**Un essai de John Kenneth Galbraith\
sur le système économique américain**
par Louis Salleron
LES ÉTUDES que produisent les Américains sur la vie économique de leur pays offrent pour nous un triple intérêt. En premier lieu, elles nous renseignent sur la puissance des États-Unis. En second lieu, elles nous font connaître les réflexions que suscite, chez les Américains eux-mêmes, le spectacle de cette puissance. En troisième lieu, elles constituent un avertissement pour nos pays. Les sociétés industrielles, en effet, évoluent, sinon de manière identique, du moins dans le même sens. En connaissant les États-Unis qui sont très en avance sur nous, nous connaissons l'image de notre possible avenir. A nous d'en peser les avantages et les inconvénients pour tâcher de retenir les avantages et d'éviter les inconvénients.
John Kenneth Galbraith, qui s'est déjà fait connaître au monde par des ouvrages sur le capitalisme américain (*American Capitalism*), sur l'ère de l'opulence (*The Affluent Society*), sur l'heure des libéraux (*The Liberal Hour*)*,* publie aujourd'hui un « essai sur le système économique américain » auquel il donne pour titre : « Le Nouvel État industriel » (*The New Industrial State*) ([^14])*.*
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C'est une thèse. Une thèse où l'on trouve une analyse détaillée des structures actuelles de l'économie américaine, l'affirmation que ces structures comportent un danger grave, et un exposé de l'orientation qui permettra de parer au danger. J.K. Galbraith poursuit un but. Il estime que les fins supérieures de l'homme sont menacées par un système industriel dont la puissance, associée à celle de l'État, fait le « nouvel État industriel ». « Mon propos », dit-il, « est de suggérer les grandes lignes d'un plan de libération » (p. 20). Indiquons tout de suite que c'est dans le développement des activités intellectuelles désintéressées qu'il aperçoit le « pouvoir compensateur » capable de rendre à la société américaine un équilibre pleinement humain.
#### Le système industriel américain
L'Amérique, pour nous (et pour les Américains eux-mêmes), c'est le capitalisme. Et le capitalisme, c'est l'individualisme, le libéralisme, la concurrence, le marché, les crises, la course au profit, les capitaines d'industries, Ford, Carnegie, Rockefeller, etc.
L'image n'est pas fausse. Seulement c'est celle du XIX^e^ siècle et du début du XX^e^. Depuis la grande dépression et surtout depuis la fin de la guerre, l'économie a évolué si profondément qu'on peut parler d'une mutation.
Le système industriel américain se caractérise, de nos jours, par des traits complètement nouveaux, qui sont ceux que Galbraith met en valeur.
Passons-les en revue.
1° -- *La grande entreprise.* -- L'économie américaine est dominée par la grande entreprise. C'est la constatation que fait tout de suite Galbraith : « Les cinq cents plus grandes sociétés produisent plus de la moitié de tous les biens et services disponibles chaque année aux États-Unis ». (p. 1.4)
Quelques chiffres détaillent cet empire : « En 1962, les cinq plus grandes firmes industrielles des États-Unis avaient des actifs cumulés de plus de 36 milliards de dollars et possédaient plus de 12 p. 100 du capital global utilisé par l'industrie. Les cinquante plus grandes sociétés détenaient un tiers des actifs américains.
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Les cinq cents plus grandes en possédaient largement plus des deux tiers (...) En 1960, quatre grandes sociétés ont totalisé à elles seules 22 p. 100 de toutes les dépenses de recherches et de développement de l'industrie américaine ; trois cent quatre-vingt-quatre sociétés employant 5 000 travailleurs ou plus ont totalisé 85 p. 100 de ces dépenses, tandis que les deux cent soixante mille firmes employant moins de 1000 personnes participaient pour 7 p. 100 seulement aux dépenses de recherche et de développement. » (p. 86)
Les chiffres d'affaires sont à proportion. « En 1965, trois mastodontes de l'industrie, la General Motors, la Standard Oil of New Jersey et la Ford Motors Company ont eu un revenu brut supérieur à celui de toutes les exploitations agricoles du pays. Le revenu de la General Motors, soit 20,7 milliards de dollars, a égalé à peu près celui des trois millions d'entreprises agricoles les plus petites du pays, soit environ 90 p. 100 de toutes les exploitations agricoles. Les revenus bruts de chacune des trois mêmes sociétés dépassent de loin ceux de n'importe lequel des quarante-neuf États. Les revenus de la General Motors en 1963 ont été cinquante fois ceux du Nevada, huit fois ceux de l'État de New York et n'ont été que légèrement inférieurs au cinquième de ceux du Gouvernement fédéral. » (p. 87)
2°) -- *Le pouvoir ne procède plus de la propriété du capital mais de la compétence. --* Dès avant la guerre, Berle avait souligné la dissociation qu'on observait, dans l'entreprise, entre le pouvoir et la propriété. Cette dissociation n'a fait que s'accentuer. Le manager n'est plus le propriétaire et le management, considéré dans son ensemble, n'est même pas sous la dépendance du capital, réparti en d'innombrables mains. On pourrait objecter qu'il suffit à un individu ou à un groupe de posséder une fraction du capital pour disposer du pouvoir. C'est vrai en partie, mais aux yeux de Galbraith le phénomène est sans importance. Dans la mesure où il existe, il masque cette réalité plus profonde que le pouvoir appartient désormais à ceux qui prennent les décisions et qui sont des gens issus du complexe industriel. Pour Galbraith, le pouvoir a appartenu jadis aux possesseurs de la terre, puis, à partir du XVIII^e^ siècle, aux possesseurs du capital ; il appartient maintenant aux possesseurs de la compétence. Pourquoi ? Parce que « le pouvoir s'associe à l'agent de production qui est le plus difficile à obtenir ou le plus difficile à remplacer » (p. 67).
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3°) -- *Le pouvoir n'appartient plus à l'individu mais au groupe. --* De même que le pouvoir est passé au possesseur de la compétence, de même il est passé de l'individu au groupe. Au XIX^e^ siècle, l'industriel c'est à la fois le capitaliste et le patron. On connaît le nom de Dupont de Nemours ; qui pourrait dire aujourd'hui le nom de celui qui a le pouvoir dans la société Dupont de Nemours ? On sait qui était Ford, et il y eut une dynastie de Ford ; mais est-on sûr que ce soit encore un Ford qui gouverne la Ford Motors Company ? Et qui gouverne la General Motors ?
Ce n'est donc pas seulement la compétence qui a le pouvoir maintenant, c'est la compétence en groupe, c'est l'intelligence organisée. L'entrepreneur a cédé la place non pas tant au « manager » qu'au « management ».
4°) *L'avènement de la Technostructure. -- Cette* promotion du groupe dans le phénomène du pouvoir paraît si importante à Galbraith qu'il la baptise d'un nom nouveau. « Il n'y a pas de nom pour l'ensemble de ceux qui participent aux prises de décision du groupe ni pour l'organisation qu'ils constituent. Je propose d'appeler cette organisation la Technostructure. » (page 82.)
Il ne s'agit pas là d'une image, mais au contraire de la réalité la plus profonde. « Ce ne sont pas les dirigeants qui décident : le pouvoir effectif de décision se situe en profondeur, parmi les techniciens, les équipes de planification et autres personnels spécialisés. » (pp. 79-80.) Le directeur général de la General Motors et celui de la General Electrie « n'ont que des pouvoirs modestes de décision » (pp. 80-81). Il ne faudrait pas même croire que les grands patrons ont le pouvoir dans le domaine des décisions suprêmes. Au contraire, « ces choix de haute politique, s'ils existent, sont par excellence ceux qui requièrent les informations spécialisées du groupe » (p. 81).
5°) -- *L'industrie et l'État vivent en symbiose. --* La Technostructure, par son importance, devient un phénomène politique. On passe de la *société* industrielle à l'*État* industriel. D'où le titre du livre. Toujours croissantes, les *dépenses* de l'État représentent, évidemment, (pour une bonne part du moins), des *ventes* de la Technostructure.
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« En 1929, les dépenses fédérales en biens et services de toute sorte se montaient à 3,5 milliards de dollars ; en 1939, elles étaient passées à 12,5 milliards, en 1965, elles atteignaient approximativement 57 milliards » (p. 235). Là-dessus, les dépenses militaires représentent le gros morceau : quelque 50 milliards en 1965 (p. 236). (Ces chiffres concordent mal, mais peu importe.)
En logique pure, on pourrait en déduire que l'industrie vit sous la dépendance complète de l'État. Mais la réalité est plus complexe. A ce degré de relation, l'État dépend autant de l'industrie que l'industrie de l'État. D'autant qu'il ne faut pas oublier qu'à la différence des pays européens l'État n'était pas, en Amérique, une réalité préexistant à l'économie. La Société américaine est née et s'est développée comme une réalité politico-économique, avec une nette domination du phénomène économique. Les hommes passent d'un secteur à l'autre de la manière la plus naturelle. Ce qui fait que la distinction entre secteur privé et secteur public n'a concrètement presque aucun sens. Quand on sait que Boeing vend 65 p. 100 de sa production à l'État, la General Dynamics 65 p. 100 également, Raytheon 70 p. 100, Lockheed 81 p. 100 et la Republic Dynamics 100 p. 100, on comprend qu'il s'agit effectivement d'un État industriel. Ce n'est pas le communisme puisque la propriété privée reste la règle, mais c'est une imbrication intégrale de la réalité économique et de la réalité politique.
6°) -- *Le marché fait place à la planification industrielle. --* Les mêmes causes qui ont provoqué la concentration produisent la planification. Le délai qui court entre la conception d'un produit et son achèvement, les énormes capitaux nécessaires à sa production et à sa vente, toute l'organisation qui en résulte nécessairement débouchent dans une programmation qui va finalement jusqu'à la planification.
Le phénomène est le résultat de la technologie. Il est indépendant de l'idéologie. On le voit donc aux États-Unis comme en U.R.S.S., avec cette différence qu'aux États-Unis c'est la Technostructure qui planifie, tandis qu'en U.R.S.S. c'est encore théoriquement l'État. Mais capitalisme et socialisme vont à la rencontre l'un de l'autre, car dans le premier on monte de l'entreprise vers l'État et dans le second on descend de l'État vers l'entreprise.
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La jonction se fait à la Technostructure quoique, à cause de ses origines, elle demeure plus capitaliste aux U.S.A. et plus socialiste en U.R.S.S. « Il en résulte qu'à l'étrangeté d'un capitalisme sans contrôle du capitaliste répond celle d'un socialisme sans contrôle de la société » (P. 108).
7°) -- *La Technostructure assure la régulation de l'Économie. --* Au temps de l'entrepreneur et de la concurrence, le marché assurait la régulation de l'économie. C'était le règne de la loi de l'offre et de la demande. L'équilibre était réalisé à travers des crises douloureuses. Ce temps est révolu. La Technostructure ne peut se payer le luxe de crises qui seraient des catastrophes. S'adaptant à une demande qu'elle est en mesure de connaître et, en grande partie, de déterminer, elle assume la régulation de l'Économie.
8°) -- *Les buts de la Technostructure : survivre et croître.* -- Le but de l'entrepreneur, c'était le profit. Le but de la Technostructure, c'est d'abord la survie. Cette survie implique le profit, mais un profit relativement mesuré. L'important, c'est de ne pas perdre, afin d'éviter l'effondrement. « En 1957, année de récession légère aux États-Unis, il n'y a pas eu une seule des cent grandes sociétés industrielles qui n'ait été bénéficiaire ; et parmi les deux cents plus importantes, une seule a fini l'année par un déficit. Sept ans plus tard, en 1.964, année que l'on s'accorde à tenir pour une année prospère, les cent plus grandes firmes industrielles se sont retrouvées bénéficiaires ; parmi les deux cents plus importantes, deux seulement ont eu des pertes, et sept seulement dans le bataillon des cinq cents plus importantes » (p. 93).
Pour atteindre une telle sécurité, il faut que les entreprises soient de plus en plus grandes, ce qui leur permet d'accroître leur pouvoir sur leurs fournisseurs et leurs acheteurs ; ce qui leur permet aussi de diversifier leur activité et de réaliser ainsi une assurance interne. D'autre part, il faut que ces grandes entreprises soient assez nombreuses pour que leur intérêt commun les pousse à des réactions identiques. La Technostructure réalise ainsi un oligopole que respecte le gouvernement qui, par ailleurs, condamne les monopoles. Au total, le public en profite, car la loi de la plus grande vente est celle des plus bas prix, que rend possibles la dimension des entreprises.
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« En résumé, les deux buts prioritaires de la Technostructure sont un niveau de bénéfices assuré et un taux maximum de croissance lui permettant d'autofinancer tous les investissements nécessaires » (p. 183).
En ce qui concerne l'autofinancement, il est réalisé à cent pour cent. L'épargne devient de plus en plus collective. « En 1965, l'épargne des ménages a été de 25 milliards de dollars ; l'épargne des entreprises, c'est-à-dire principalement des grosses sociétés, a été de 83 milliards de dollars, soit plus de trois fois supérieure. Par rapport au début des années 1950, l'épargne des ménages a augmenté d'environ 50 p. 100 : l'épargne des sociétés a presque triplé « (p. 48).
#### Les conséquences du système industriel
Le caractère le plus frappant du système industriel -- de la Technostructure -- c'est son aptitude à résoudre tous les problèmes de la société économique.
Il résout aussi, sinon à la perfection du moins de manière satisfaisante, le problème de *l'emploi.* C'est une conséquence de sa capacité à réaliser la croissance. Pour pouvoir distribuer plus de revenus, il a besoin de plus de travailleurs, et non pas de n'importe quelle espèce de travailleurs mais de ceux qui précisément sont requis par le progrès de la technologie et de l'organisation : des spécialistes et des « cols blancs ». Ceux-ci augmentent en plus grand nombre que ne diminuent relativement les « cols bleus » dont la machine et l'automation n'ont plus besoin. Dans les dix-huit années qui se sont écoulées de 1947 à 1965, le nombre des cols blancs aux États-Unis a augmenté de 9,6 millions, tandis que celui des cols bleus diminuait de 4 millions. « En 1965, le nombre des cols blancs dépassait de près de 8 millions celui des cols bleus, soit 44,5 millions contre 36,7 millions » (p. 273). En 1975, l'effectif des cols blancs constituera 48 p. 100 de la main-d'œuvre, contre 34 p. 100 des cols bleus (p. 244). Ces pourcentages ne comprennent pas les travailleurs des services (12,9 p. 100) et les travailleurs agricoles (5,9 p. 100).
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Le problème du *syndicalisme* a été résolu du même coup. Nous entendons par problème du syndicalisme l'état de tension qui peut exister entre les travailleurs et le patronat, du fait d'une insatisfaction des travailleurs qui trouve son arme dans le syndicalisme. Dans le régime du XIX^e^ siècle, l'entrepreneur avait deux adversaires : ses concurrents et les syndicats. La Technostructure, sans abolir complètement ces deux sources de difficulté, les a considérablement réduites. L'intérêt commun unit dirigeants et salariés comme il unit les concurrents. Une « règle du jeu » des intérêts opposés remplace la bataille au couteau. L'accroissement du nombre des cols blancs diminue la combativité des syndicats dont les effectifs, d'ailleurs, stagnent ou régressent. Le syndicalisme enrichi, embourgeoisé, bureaucratisé, est un rouage de la Technostructure, bien plus qu'un caillou dans les rouages. Il n'est pas faible, il est au contraire très puissant, mais sa puissance s'insère dans le système et n'entend nullement l'abattre.
La raison de cette évolution du syndicalisme, c'est l'évolution même (qu'il a provoquée, ou favorisée) de la condition de vie des salariés, et plus spécialement des ouvriers. La Technostructure paye de hauts *salaires* parce que sa productivité remarquable le lui permet et qu'en fin de compte elle a intérêt à faire participer à son succès propre tous les éléments qui la composent, ceux-ci se rendant compte, d'autre part, qu'ils perdraient à ébranler le système.
Cependant quand l'effet réciproque des salaires sur les prix et des prix sur les salaires a terminé sa course bénéfique en réalisant, dans la dimension maximale de la Technostructure, l'équilibre des plus hauts salaires et des plus bas prix, on ne peut poursuivre la hausse des salaires qu'en mordant sur les autres secteurs. C'est déjà ce qui commence à se voir aux États-Unis et ce qui ne va pas tarder à poser des problèmes. L'État devrait intervenir, mais est-il en mesure de le faire ? « Parmi les divers ajustements de la politique officielle de la planification du système industriel, constate J.-K. Galbraith, c'est le contrôle des salaires et des prix qui est le moins sûr », (p. 263). Si ceux qui sont à l'intérieur du système « sont assurés contre toute perte de revenu réel, les autres non » (p. 261). Il y a des gens qui ne sont pas garantis contre l'inflation. « Les pauvres -- tous les tests possibles le démontrent -- sont à l'extérieur du système industriel » (p. 322).
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Cet état de choses n'est-il pas perceptible à l'opinion ? Il ne l'est guère, pour la bonne raison que la Technostructure dont les intérêts sont, d'ailleurs, ceux de la majorité de la population est, de plus, à même de diriger l'opinion. C'est là une des conséquences les plus frappantes du système industriel. Le plus grand nombre étant intéressé au développement de la prospérité, une sorte de morale sociale en résulte. C'est comme un devoir pour tous et pour chacun de produire plus et de consommer plus. « L'identité du progrès social et du niveau de vie est un article de foi » (p. 172). La Technostructure n'a donc pas seulement bonne conscience, elle se considère plus ou moins comme responsable du destin de la nation.
Il en résulte finalement une perversion collective de la mentalité américaine. La raison de vivre de tout un peuple devient purement économique. Les finalités supérieures de l'homme sont perdues de vue ou étouffées.
D'où un malaise latent et un esprit de révolte chez ceux qui sont à l'extérieur du système industriel, notamment chez les intellectuels. Dans l'ombre se profile ainsi un pouvoir compensateur, un contrepoids à l'omnipotence de la Technostructure. Galbraith y voit une raison d'espérer pour l'Amérique de demain. N'oublions pas que c'est un « plan de libération » qu'il entend proposer.
#### Le chemin de la libération
Nous avons vu que Galbraith estime que le pouvoir économique appartient aujourd'hui et appartiendra de plus en plus à ceux qui détiennent la compétence, c'est-à-dire aux scientifiques, aux chercheurs, aux techniciens.
Or cette caste du savoir est engendrée par ceux qui sont en possession du savoir et qui sont à même de le transmettre, c'est-à-dire aux enseignants. Le pouvoir-premier, le pouvoir-source réside donc dans l'enseignement. Tandis que, après les propriétaires terriens et les capitalistes, les syndicats (dont on aurait pu croire qu'ils succéderaient aux capitalistes) « sont relégués dans l'ombre, on assiste au développement rapide d'une nouvelle collectivité : celle des éducateurs et des spécialistes de la recherche scientifique » (p. 288).
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L'enseignement devient une affaire gigantesque. « Les établissements d'enseignement supérieur qui occupaient 24.000 professeurs en 1900 et 49.000 en 1920, en compteront 480.000 à la fin de la décennie en cours (...) En 1900, on ne dénombrait dans ces mêmes établissement que 258.000 étudiants contre 3.377-000 en 1959 et, d'après les prévisions, on en comptera 6.700.000 en 1969. Dans les lycées, il y avait 669.000 élèves en 1900, contre 9.271.000 en 1959 ; on en prévoit 14.600.000 en 1969 » (p. 290).
Si l'école et l'université sont payées, directement ou indirectement, par le système industriel, leur vie propre se déroule en dehors du système. Il en résulte une mentalité différente.
Cette mentalité n'est pas parfaitement homogène, et Galbraith confond plus ou moins deux courants. Car il y a, d'une part, ceux qui enseignent les futurs managers et d'autre part, ceux qui sont confinés dans des études ou des activités dont le domaine est extérieur à l'économie. Disons qu'il y a les « scientifiques » et les « littéraires ». Les premiers, qui ne profitent pas, dans l'ensemble, du système industriel, se rendent compte, peu à peu, qu'ils le dominent. Les seconds ont tendance à y être hostiles. Mais les uns et les autres poursuivent, personnellement, des fins désintéressées. A un degré plus ou moins élevé, ils contredisent à la loi de la Technostructure. En langage marxiste, on pourrait dire qu'ils constituent une classe. L'importance de cette classe va croissant et son pouvoir peut être libérateur. Car, dans le domaine économique, elle pourra revaloriser les secteurs d'utilité commune qui se situent en dehors du cycle production-consommation et, dans la société, elle redonnera leur place aux valeurs esthétiques et spirituelles qui sont seules de nature à justifier l'existence individuelle et la politique nationale. Ainsi, d'une part, au-delà de la planification industrielle, il y aura une planification étatique, sans laquelle quantité de services improductifs ne seraient pas correctement assurés, et d'autre part, au-delà de cette double planification il y aura un épanouissement des facultés supérieures de l'homme qui lui permettront d'atteindre à ses véritables finalités.
Éducateurs et intellectuels doivent prendre pleinement conscience de leur pouvoir. Ils le doivent d'autant plus que les jeunes l'espèrent obscurément. « La jeune génération manifeste, sans cohérence ni but précis, une attitude de refus vis-à-vis des objectifs proclamés avec tant d'assurance par le système industriel et ses porte parole. Cette dissidence n'attend qu'une chose : qu'on en prenne la tête » (p. 385).
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J.K. Galbraith multiplie observations et réflexions pour que nous comprenions bien où se situe le chemin de la libération. Citons quelques phrases où sa pensée se manifeste d'une manière particulièrement claire :
« Le danger qui menace la liberté réside dans la subordination des croyances aux exigences du système industriel. Sur ce point, l'État et le système industriel sont partenaires (...) Si nous continuons à croire que les fins du système industriel -- l'expansion de la production et l'accroissement concomitant, de la consommation, l'avance technologique, la propagation dans le public des images qui lui servent de points d'appui -- ne font qu'un avec notre vie, alors notre vie sera tout entière au service de ces fins. » (p. 403.)
« Par contre, si le système industriel n'est qu'une partie, et une partie décroissante, de notre vie, alors nous aurons beaucoup moins de raisons d'être inquiets. Les fins esthétiques seront mises au pinacle ; ceux qui sont à leur service ne seront pas subordonnés aux objectifs du système industriel, car celui-ci devra lui-même se soumettre aux impératifs de ces dimensions de la vie. La formation intellectuelle sera une fin en soi, et non un moyen de mieux servir le système industriel.
« ...Si les fins économiques étaient réellement les seules fins de la société, alors il serait naturel que le système industriel domine l'État et que l'État serve ses fins.
« Si l'on sait imposer énergiquement les autres fins, alors on verra le système industriel reprendre sa véritable place qui est celle d'un bras détaché de l'État, d'une unité qui, pour être autonome, n'en est pas moins sensible aux fins supérieures de la société.
« Nous savons maintenant où est la chance de salut. A l'inverse des systèmes économiques qui l'ont précédé, le système industriel formule de hautes exigences intellectuelles et scientifiques. Pour y satisfaire, il donne naissance à une collectivité qui saura, espérons-le, lui refuser le monopole auquel il prétend sur les objectifs de notre société. » (p. 404)
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On voit donc bien la thèse de Galbraith. S'il admet que la Technostructure remplit correctement sa mission propre, il estime que le système industriel ne doit pas sortir du domaine qui est le sien. Ce système risque de devenir un cancer de la société. L'État industriel doit redevenir l'État politique. L'immense communauté intellectuelle, quoique plus ou moins investie par le système industriel, qui la paye, représente une force considérable susceptible de constituer un véritable pouvoir politique si elle prend conscience de cette force. Cette évolution est nécessaire pour remettre le système industriel à sa place et rendre à l'homme une vision de ses fins les plus hautes -- vision sans laquelle la société finirait par s'asphyxier.
#### Que vaut la thèse de Galbraith ?
Le « Nouvel État industriel » connaît, paraît-il, un grand succès aux États-Unis. Ce n'est pas pour nous surprendre. Le livre a toutes les qualités pour plaire. Il se lit aisément. Il est mordant. Il est savant, quoiqu'écrit sur un ton de vulgarisation. Il manifeste la puissance, américaine, tout en la critiquant et en exaltant des fins spirituelles apparemment très élevées. Tout cela est très séduisant.
Ajoutons que Galbraith est fort habile et qu'il sait, d'instinct, comment on prend le public. Il cite abondamment des faits et des chiffres -- impressionnants. Il simplifie. Il répète. Il exagère. A le lire, chacun se sent intelligent et se découvre une belle conscience. Enfin et surtout, il est « dans le vent ». Il capte les idées qui sont « dans l'air ». Il correspond à l'attente confuse de ses concitoyens. Il ne les inquiète que pour les rassurer. Il est scientifique et moral, positiviste et prophétique, d'allure très dégagée et pourtant « conforme » (on n'ose dire conformiste). C'est ce que demande tout lecteur, et sans doute le lecteur américain plus qu'aucun autre.
Mais que faut-il penser de ses idées ?
On notera d'abord la contradiction foncière qui éclate entre son spiritualisme apparent et son matérialisme latent. Il veut « libérer » l'homme et la société de la pesanteur de l'État industriel, mais c'est à travers une philosophie qui rappelle le marxisme.
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Il tient à affirmer que « ce sont les impératifs de la technologie et de l'organisation et non les conceptions idéologiques qui déterminent la forme de la société économique » (p. 19). C'est vrai pour une bonne part, et on le sait depuis Aristote. Mais ce qu'il appelle l'idéologie, disons plutôt l'intelligence et la volonté humaine entrent en contact, voire en conflit avec la technologie et l'organisation pour donner sa -- forme à la société économique. Aussi bien qu'entend-il par « société économique » ? Est-ce l'ensemble de la société -- dont la dominante serait économique ? ou est-ce, au sein de la société globale, le secteur de la production et de la consommation ? En ce cas, y aurait-il une loi de la société économique différente de celle ou de celles qui régissent la société non-économique ?
Galbraith insiste sur les ressemblances qu'il observe entre l'économie soviétique et l'économie américaine. Mais ces ressemblances ne lui apparaissent-elles pas précisément à cause des différences qui les opposent ? Et ces différences ne sont-elles pas le résultat des idéologies ?
En réalité, Galbraith n'est qu'un nouvel exemple de la tournure d'esprit propre à tous les prophètes des temps modernes. Ils se veulent strictement scientifiques et matérialistes, et ils projettent dans l'avenir des vues purement hypothétiques et toujours baignées d'une noblesse toute spirituelle. Marx, à cet égard, est caractéristique. Teilhard de Chardin ne l'est guère moins. Galbraith est de leur lignée, quoique ses anticipations soient beaucoup plus modestes et à beaucoup plus court terme. Il indique une voie à suivre plutôt qu'il ne prédit ce qui va arriver. Mais c'est tout de même ce qu'il escompte. Et comment ne l'escompterait-il pas s'il pense que l'avenir est déterminé par la technologie et que cet avenir ne peut être le suicide de la société ?
La faiblesse d'une telle philosophie est manifeste, mais elle s'accorde assez bien au simplisme de beaucoup des assertions fondamentales qui étayent la thèse de Galbraith. C'est ainsi que le passage du pouvoir des mains des possesseurs de la terre aux mains des possesseurs du capital puis des possesseurs de la compétence est une explication qui frappe l'imagination mais qui fait fi de la complexité de l'histoire aussi bien que de celle du pouvoir. Galbraith n'a pas le moindre souci de la nuance. Il s'étend au contraire longuement sur l'insignifiance de la réalité actuelle de la propriété capitaliste.
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On s'étonne qu'il soit incapable de voir que c'est le régime juridique de la propriété qui donne à l'économie américaine cette vitalité et cette puissance dont lui-même, au fond, n'est pas peu fier. Son insistance à montrer les points de convergence entre l'industrie de son pays et celle de l'U.R.S.S. lui masque les faiblesses éclatantes de l'économie soviétique ; et pas un instant il ne songe à se demander si l'abolition de la propriété privée ne serait pas pour quelque chose dans ces faiblesses. C'est de la même façon qu'il identifie plus ou moins la planification américaine à la Planification soviétique. Il voit bien que celle-ci demeure étatique dans son essence, mais il estime qu'elle évolue dans le sens de la Technostructure. Les points de départ ont été opposés. La rencontre est fatale. Mais où ?
C'est ce que nous aimerions savoir. Si Galbraith pense que l'industrie américaine *monte* du régime de l'entreprise privée (fonctionnant dans le cadre du marché), vers la planification de Technostructure (où elle se situe aujourd'hui), tandis que l'industrie soviétique *descend* du régime de la planification étatique (fixant les prix et les quantités) vers, également, la planification de la Technostructure (où elle atteint *presque*, aujourd'hui), devons-nous croire que chaque économie va continuer sa course (pour rejoindre la position de départ de l'autre) ou qu'au contraire le point de jonction est atteint ? Et en ce cas, comment se fait-il que, dans la réalité, les deux économies soient si profondément différentes ? Vraiment, les régimes juridiques n'y sont pour rien ? Ni les idéologies ?
L'inconvénient des grossissements énormes, c'est de masquer des réalités qui ne sont ni moins massives, ni moins évidentes que celles qu'on met en valeur. Car on peut dire : « *Au fond,* le pouvoir industriel est le même en U.R.S.S. qu'aux U.S.A. », comme on peut dire : « *Au fond,* toutes les industries, toutes les agricultures, toutes les armées, toutes les bureaucraties sont les mêmes dans tous les pays du monde, à un certain degré de technique. » Ce n'est vraiment pas dire grand chose. Autant dire que tous les hommes se ressemblent. Plus intéressantes, et plus dignes de l'observation scientifique, sont les différences. Car pourquoi cet écart entre les salaires américains et les salaires soviétiques ? Pourquoi cette relative pénurie de l'économie de consommation en U.R.S.S. face à l'abondance américaine ? Pourquoi ces résultats désastreux de l'agriculture soviétique quand l'agriculture américaine ne sait que faire de ses surplus ?
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Contrairement à ce que prétend Galbraith, ce qui crève les yeux c'est que la technologie *identifie* à la base et que l'idéologie *différencie* au sommet. Devant la même machine, un ouvrier russe ressemble à s'y méprendre à un ouvrier américain -- ou français, ou allemand, ou de n'importe quelle nationalité. Deux usines d'automobiles commencent déjà à se singulariser. Deux secteurs professionnels, puis deux économies, puis deux sociétés politiques différent du tout au tout. La Technologie cesse de déterminer la société globale, et même la société économique, à mesure qu'elle rencontre l'homme pensant et voulant dans de plus vastes ensembles, car elle se heurte au droit, à la morale, à la philosophie, à la religion dont les effets sont manifestement considérables sur l'organisation de la vie collective comme aussi bien de la vie individuelle. Ce qui nous eût intéressé, c'est que Galbraith nous dise comment il voyait l'évolution prochaine des deux technostructures, l'américaine et la soviétique, et si vraiment la technologie devait les identifier, en identifiant du même coup les deux sociétés économiques et les deux sociétés politiques.
C'est peut-être ce qui arrivera. Mais si c'est ce qui doit arriver, ne sera-ce pas parce qu'une même philosophie matérialiste assignera la même place à la technologie ? Cependant, tel ne semble pas être le vœu de Galbraith puisqu'il veut « libérer » les États-Unis de la prédominance des fins matérielles du système industriel. Son « idéologie » libératrice est-elle à ce point déterminée par la technologie qu'on verra la même en U.R.S.S. ?
Et les deux pays auront-ils même droit, même morale, même philosophie et même religion ? Si oui, pourquoi parler de liberté ? Pourquoi parler de fins supérieures de l'homme ? Rien n'est plus faible et plus contradictoire que ce spiritualisme des matérialistes.
De même que les simplifications et les grossissements auxquels se complait Galbraith arrivent à le rendre aveugle aux réalités subsistantes de la libre initiative, de la concurrence, du marché et du régime de la propriété privée qui supportent l'édifice de la planification industrielle au niveau de la Technostructure, de même le phénomène contemporain de la compétence organisée et de la direction collégiale l'obnubile sur le rôle du chef. Selon lut il n'y a plus de « patron » individuel. Les décisions sont collectives.
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L'autorité suprême ne s'incarne plus dans un homme mais dans un groupe. Cette erreur gigantesque provient d'une analyse inexacte du pouvoir qui, malheureusement, devient (dans son inexactitude) un lieu commun de la pensée moderne.
On a tendance à considérer le pouvoir comme absolu et arbitraire. Mais le pouvoir est toujours « tempéré », c'est-à-dire qu'il est toujours limité par des réalités matérielles ou spirituelles qui lui assignent une fonction précise. Dans toute société, et davantage à mesure qu'elle est plus vaste et plus complexe, le pouvoir « suprême » n'existe que comme un pouvoir « organisé », c'est-à-dire ne s'exerçant qu'au sommet d'un réseau de pouvoirs hiérarchiques et fonctionnels qui ne lui laissent qu'une étroite marge d'action. Tout titulaire d'un pouvoir suprême se sent en quelque sorte sans pouvoir, parce qu'une société bien organisée fonctionne normalement par la vertu de l'organisation, c'est-à-dire des innombrables pouvoirs qui la composent et l'animent. Cependant l'infime pouvoir suprême est un pouvoir considérable, parce que c'est celui qui, en permanence, assure l'orientation générale de la collectivité et, dans les cas graves, prend la responsabilité des décisions qui influent profondément sur la marche ou même sur la vie de cette collectivité. Quand tout va bien, le pouvoir suprême peut être apparemment ou même réellement collectif. Quand la vie du groupe est en cause, c'est toujours et sans aucune exception un homme seul dont l'autorité s'impose.
Galbraith oppose le pouvoir collectif des grosses affaires modernes au précédent pouvoir individuel des Ford, des Carnegie et des Rockefeller. La vérité C'est que l'ampleur et la complexité des affaires modernes y multiplient les pouvoirs, rendant ainsi le pouvoir « suprême » moins apparent. Mais celui-ci existe toujours. Si, en régime de croisière, on ne le voit pas, dissimulé qu'il est par l'importance des pouvoirs les plus élevés qui se concertent et décident éventuellement en commun, il fait sa réapparition brutale quand les choses vont mal et qu'il faut remettre sur pied l'affaire. Alors ce n'est pas un groupe à qui on fait appel, mais un homme. Car c'est toujours un cerveau et une volonté qui crée, ou qui recrée une collectivité organisée.
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Si Galbraith étudiait l'organisation de cette énorme collectivité qui s'appelle l'État industriel américain, il devrait bien confesser que celui qui est le Président y exerce tout de même une sorte de pouvoir qui est le pouvoir suprême. A chaque fois, c'est peut-être un *brains trust* qui décide, ou bien les experts du Pentagone, ou bien encore tels et tels hommes politiques, et le pouvoir du Président peut apparaître égal à zéro. Mais finalement l'immense masse américaine est gouvernée par un homme, et nul ne met en doute que la valeur du Président est de grande importance pour la politique des États-Unis. *Mutatis mutandis*, il en va de même dans la Technostructure. Le management y est de plus en plus collectif. La valeur du manager n'en a que plus de poids. Le peu de pouvoir dont il dispose fait l'énormité de ce pouvoir. La pesanteur de l'organisation ressemble à la contrainte de la recherche opérationnelle : ce que le chef conserve de liberté pour gouverner, c'est-à-dire choisir et décider, est irréductible au fait du groupe comme à celui de la machine.
Nous pourrions multiplier les observations de ce genre, mais elles reviendraient toujours aux deux points suivants : d'une part, la philosophie matérialiste de Galbraith contredit ses aspirations spiritualistes, d'autre part la puissance de la grande industrie américaine et des « règles du jeu » économique qu'elle est en mesure d'instituer lui dissimule le cadre juridique dans lequel elle se développe et même l'esprit qui l'anime. Ce qui fait qu'au total la liberté qu'il prétend défendre nous paraît menacée au moins autant par sa philosophie personnelle que par la pesanteur du système industriel qu'il dénonce. Ses analyses sont d'une vigueur saisissante, ses intentions sont d'une noblesse certaine, mais la voie qu'il indique pour libérer l'homme américain est une impasse. Toute société comporte des secteurs d'activités diverses, mais c'est une même inspiration qui doit la traverser tout entière pour l'orienter vers ses fins supérieures. Le royaume de l'esprit n'est pas le pouvoir compensateur du royaume de la matière.
#### Des leçons pour nous
Tout ce que nous venons de dire sur « le nouvel État industriel » permet à chacun d'en tirer l'enseignement qu'il veut. Mais nous noterons pour notre part quelques points qui nous frappent.
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En premier lieu, le livre de Galbraith offre cet intérêt considérable de nous instruire. Il n'est pas la première étude qui nous permette de connaître l'économie américaine. Mais celle-ci, outre qu'elle est récente, est particulièrement remarquable. En dehors de la thèse qu'elle présente, elle fourmille d'observations et de réflexions incidentes très stimulantes pour l'esprit. C'est ainsi que l'analyse des « motivations » des membres de la Technostructure, aux niveaux divers où s'exerce leur collaboration, est pleine de finesse et d'intelligence : plus généralement le tableau du système industriel américain nous est un enseignement perpétuel parce que, dix fois ou cent fois plus puissant que le nôtre, il nous éclaire à la fois sur les virtualités de notre croissance et sur les qualités et les défauts de notre pays. Si, par exemple, nous pouvons nous flatter (mais ne nous en flattons pas trop) d'un plus grand « humanisme » économique, nous devons constater que la liberté sous-jacente et inhérente à l'économie américaine -- liberté que ne voit plus Galbraith -- nous fait terriblement défaut. L'État, aux États-Unis, est peut-être aussi mêlé qu'en France à la production, mais il ne l'est pas de la manière qui pèse si lourdement sur nos activités. On pourrait dire, schématiquement, que chez nous c'est l'État qui assume les défaillances du secteur privé ou qui entend exercer les activités normales de celui-ci, tandis qu'aux États-Unis c'est l'inverse. A cet égard, on compléterait utilement le livre de Galbraith par l'article de juillet-août 1968 de la Harvard Business Review que signale « Le Monde » du 20 août. L'auteur de cet article, Hazel Henderson, observe et apprécie « la prise en charge par les entreprises privées des responsabilités écrasantes que le secteur public abdique progressivement. » Des exemples ? La Michigan Bell Telephone Company a pris en charge un lycée de Detroit, après des émeutes en 1967. Le maire de New York a fait appel à un cabinet privé pour résoudre le problème de la pollution de l'air. A New York encore, la régulation de la circulation a été confiée à la société Sperry Rand puis à I.B.M., etc. Aussi bien, tout le monde sait que, continuellement, l'État américain choisit de grands managers industriels pour en faire des ministres ou leur confier des services publics importants. Chez nous, c'est rare.
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Si donc on peut parler d'étatisme ou de socialisme américain, c'est plutôt dans le sens où l'économie envahit l'État, et lui impose ses règles de productivité, tandis que les mêmes mots signifient chez nous le contraire, c'est-à-dire l'invasion de l'économie par l'État et par ses manières de faire bureaucratiques. Cette constatation est très importante, car s'il est vrai que l'économie devient de plus en plus « politique », en ce sens qu'elle devient de plus en plus complexe et que son importance dans la vie sociale oblige l'État à en assurer la direction générale, il est indispensable d'avoir une vue précise de ce que peuvent être les rapports du politique et de l'économique et de ce que peut être, au-delà de la « société industrielle », un éventuel « État industriel ». A nos oreilles, l'expression « État industriel » sonne fâcheusement. L'État est l'État, et il n'a pas à se confondre avec l'industrie. C'est certain, mais on peut réfléchir à la nature de l'État industriel dans le même sens où l'on parlait couramment, autrefois, de « monarchies agricoles » ou de « républiques marchandes ». Ces expressions signifient simplement qu'un type prédominant d'activité économique dans un pays influe nécessairement sur les formes politiques de ce pays. Un État n'est ni agricole, ni commerçant, ni industriel ; mais le fait que l'agriculture, le commerce ou l'industrie soit l'activité principale du pays et comme la substance économique de sa vie propre lui donne une configuration particulière.
La chance des États-Unis, c'est qu'ils sont nés, comme État, en même temps que l'industrie et même qu'ils en procèdent directement. La république américaine est une république économique, et l'économie y étant essentiellement industrielle, l'État s'est trouvé industriel du même coup. En France, nous avons eu à convertir une monarchie agricole en république industrielle, mais dans un contexte où l'industrie elle-même n'est devenue que tout récemment l'activité principale -- car l'agriculture, l'artisanat, le commerce et les professions libérales, composaient, jusqu'au milieu du XX^e^ siècle, la trame sociale de notre pays. Notre État était (et demeure) un système politique de légistes qui règlent par les voies lentes de la bureaucratie toutes les activités du pays. A lire Galbraith, on apprend donc beaucoup de choses sur le fonctionnement d'un État moderne La leçon qu'il nous donne est une leçon politique. Mais telle que nous la recevons, elle est différente de celle que nous propose.
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Galbraith, nous l'avons dit, demande aux savants, aux universitaires, aux intellectuels, aux artistes de prendre conscience de leur puissance politique afin qu'ils fassent contrepoids à l'omnipotence du système industriel qui, la publicité aidant, finit par façonner l'opinion publique de telle sorte que les idéaux économiques -- production, consommation, abondance, revenu national, croissance -- deviennent la préoccupation presque exclusive de tous les Américains. Noble souci, mais qui n'inspire à Galbraith que des réflexions hésitantes. On voit mal s'il veut suggérer aux détenteurs de la science de prendre le pouvoir, ou s'il espère que le désintéressement du chercheur tempérera la passion du profit chez l'homme d'affaires, ou encore s'il pense à la nécessité d'une meilleure organisation des loisirs. A la vérité, toutes ces idées, et d'autres encore, s'entremêlent dans son esprit. Elles perdent, du coup, une grande part de leur force, car elles sont très différentes et parfois contradictoires. Telle ou telle d'entre elles, poussée à son terme, peut même apparaître singulièrement dangereuse. Quand il écrit, par exemple, que c'est du « corps des éducateurs et des scientifiques » que doit venir « l'initiative politique requise » (p. 385), on voit poindre une république des savants qui a de quoi faire trembler. Et s'il joint aux éducateurs et aux scientifiques l'ensemble des intellectuels, ce n'est guère plus rassurant. Nous savons ce que signifie la puissance de l'*intelligentsia* dans le domaine politique. C'est toujours le totalitarisme qui est au bout de ses rêves de liberté. Mais Galbraith, est un « libéral », c'est-à-dire un homme de gauche ou d'extrême gauche, et il fait ses délices des idées « avancées », qui sont les mêmes dans son pays que dans le nôtre, mais qui outre-Atlantique sont encore incapables d'ébranler la vigueur de l'État industriel. Aussi bien, il ne semble pas souhaiter la révolution. Le « plaisir esthétique » est plutôt ce qu'il recherche. De belles villes et de beaux musées l'attireraient plus encore que de belles idées -- ce dont on ne saurait trop le féliciter. Mais tout de même, à lire les derniers chapitres de son livre, ceux qui traitent des voies et moyens de la « libération » de l'*homo americanus,* on a un peu l'impression que c'est un mélange, ou une addition, de C.N.R.S. et de Saint-Germain-des-Prés à quoi il songe -- portés, bien sûr, à l'échelle de son pays -- pour faire pièce à la pesanteur et à l'épaisseur du système industriel : on ne peut s'empêcher de trouver le remède un peu insuffisant. Nous sommes payés pour le savoir.
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Le vrai problème est métaphysique, ou religieux. S'il s'agit réellement d'organiser une société telle que l'homme y puisse trouver un accès plus aisé à ses « fins supérieures », on doit d'abord s'accorder sur ces fins. A la suite de quoi on peut rechercher le meilleur moyen d'aménager une société moderne qui les favorisera tout en se développant à la mesure des possibilités scientifiques actuelles et à venir. Galbraith ne s'aventure pas sur le terrain philosophique. Signe de modestie, sans doute, puis peut-être aussi répugnance, puisqu'il laisse maintes fois apercevoir des convictions matérialistes de type marxiste. Bâtir une philosophie des superstructures spiritualistes de la cité des hommes lui paraît moins urgent qu'à un Garaudy. Il lui suffit de baigner dans cette vague spiritualité qui est celle de tous ses compatriotes et qui n'a besoin ni d'un credo religieux ni d'une cohérence philosophique. N'aurait-il pas tout de même le sentiment d'une certaine dérobade ? On peut se le demander à la lecture des deux phrases suivantes : « Nous (les Américains) avons jusqu'ici proposé des solutions calvinistes sans avancer d'un pas. Les choses iront mieux si nous adoptons des solutions catholiques qui, si elles procurent des satisfactions moins profondes à l'âme calviniste, pourraient avoir l'avantage de la faire durer plus longtemps ici-bas » (p. 342). Ces phrases sont d'autant plus curieuses qu'elles ne sont précédées, ni suivies, d'aucunes autres qui puissent les éclairer. Galbraith a jeté l'idée en passant. C'est au moins signifier qu'il a conscience du problème. Pour des raisons qu'on n'aperçoit pas certainement, il n'a pas voulu examiner ce problème -- à la différence de beaucoup d'autres, et notamment d'Adolf A. Berle qui y consacre plusieurs pages dans sa « Réorganisation de l'Économie américaine » (*The American Economic Republic*). Pour nous Français, il s'agit là d'un point capital. Coincés comme nous sommes entre le capitalisme et le communisme, entre l'éthique protestante et l'éthique marxiste, nous avons à forger un État industriel original qui, assurant toutes leurs chances à la science et à la technique, devra s'inscrire dans l'ordre du catholicisme et des fins supérieures qui sont les siennes. Tenter d'y atteindre en tempérant le capitalisme par le communisme et l'éthique protestante par l'éthique marxiste serait aussi vain que, pour les États-Unis, d'essayer de tempérer le matérialisme de la Technostructure Par le spiritualisme de la communauté intellectuelle et artistique.
\*\*\*
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Arrêtons là ces réflexions. Elles suffisent à montrer l'intérêt du livre de Galbraith. Nos critiques portent sur ses orientations profondes, mais ses soucis sont les nôtres et la qualité de son information et de ses analyses est exceptionnelle. A qui veut prendre une vue d'ensemble de l'économie américaine et des problèmes qu'elle pose aux Américains et par contrecoup à nous tous, on ne saurait conseiller une meilleure source de méditation.
Louis Salleron.
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### Vie de Jésus (XI)
par Marie Carré
##### *L'Agonie. *(*Jn XVIII, 1*) * *(*Luc XXII, 39-42*) * *(*Mc XIV, 26-36*) * *(*Mt XXVI, 36-39*)
Après avoir chanté des Psaumes, Jésus et Ses disciples sortirent pour aller au Mont des Oliviers. Arrivés à un domaine nommé Gethsémani, Jésus dit à ses disciples :
-- « Asseyez-vous ici pendant que j'irai plus loin pour prier. » Et, ayant pris avec lui, Pierre, Jacques et Jean, Il commença à ressentir tristesse et angoisse. Alors Il leur dit : « Mon âme est triste à en mourir ; demeurez ici et veillez avec Moi. »
Hélas, les disciples avaient sommeil et Jésus, étant allé prier un peu plus loin, ils s'endormirent. Jésus priait en ces termes :
-- « Mon Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de Moi ! Cependant non pas comme je veux, mais comme Tu veux. »
Ainsi Jésus n'avait pas envie ni de souffrir ni de mourir, parce qu'Il était homme aussi, et que la douleur et la mort sont abominables.
Ces heures d'agonie commencent à nous donner la mesure de l'Amour que Jésus nous porte. Car enfin Celui qui avait apaisé la tempête et ressuscité Lazare, alors qu'il sentait déjà mauvais, Celui-là pouvait très facilement dire non à la Douleur et à la Mort.
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Il ne le dit pas, Il se refuse de le dire, Il exprime son désir de le dire, car ce désir brûle en Lui et le déchire intérieurement avec une violence qui fera éclater toutes les petites veines de son corps et répandre une sueur de sang, Il exprime ce désir dans une plainte déchirante à Dieu Son Père tout en ajoutant :
-- « Mais que Ta Volonté se fasse et non la mienne ! »
La volonté humaine, toute volonté humaine, n'a donc qu'un chemin à suivre, celui de Jésus, celui qui consiste à vouloir faire la Volonté du Père. Ce chemin n'est pas toujours facile, nul n'en ignore. Mais Dieu n'est pas un tyran sanguinaire et Sa Grâce est merveilleusement consolante.
Ceux qui ont voulu s'acharner à suivre leur volonté propre, à quoi ont-ils abouti ? Un Judas s'est pendu et a crevé par le milieu. Un Napoléon a ensanglanté l'Europe pour finir dans une solitude aggravée de rares mesquineries. Un Nietzsche a fini fou. Un Staline ne put maintenir sa propre volonté qu'à force d'assassinats et il n'est pas le seul. Généralement, pour faire régner sa propre volonté, ou simplement la faire respecter, il faut abaisser ou même détruire un certain nombre de gens. Ce qui gêne le plus les hommes, dans leur farouche désir d'indépendance, ce n'est pas d'abord Dieu mais d'abord les autres hommes. Dieu Seul est capable de remettre l'harmonie au milieu de ces désordres car Lui Seul aime tous les hommes, assassins et prostituées compris, d'un amour immense et éternel. Lui Seul est capable d'aimer d'un amour intelligent, c'est-à-dire d'un amour qui connaît toutes choses et qui connaît d'avance les conséquences possibles de toutes choses.
La peur que les hommes ont de la Volonté de Dieu est donc très insensée. Dieu veut toujours ce qu'il y a de mieux pour nous, Parfois c'est la croix mais ce n'est pas uniquement la croix, et c'est toujours une croix allégée par toute sorte de grâces, douces et puissantes. Du reste nul n'osera me dire que les chrétiens seuls reçoivent des croix. Ces précieuses épreuves atteignent aussi les autres, parce que Dieu est juste. La différence, la seule, est que les autres ne savent pets pourquoi les croix leur sont envoyées, qu'ils ne savent pas comment les porter, ne cherchent qu'à s'en débarrasser, souvent à n'importe quel prix, c'est-à-dire au prix de n'importe quel péché.
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Certaines croix sont d'un tel poids que nous aussi nous sommes à l'agonie, criant notre angoisse et pleurant et suppliant et appelant même la mort à grands cris. Mais si nous mourrions, la croix serait encore plus lourde, pour certains de ceux qui resteraient et sur lesquels elle retomberait de tout son poids, parce que nous aurions refusé de la porter. Quand la croix est trop lourde, et que tout l'être crie d'une douleur qui ne se contente pas d'être morale mais s'empare également de tout notre pauvre corps, il faut se souvenir que Jésus a Lui-même supporté ce genre d'agonie et il faut L'appeler au secours car Il connaît, Il sait, Il compatit et Il ne permettra pas que nous restions seuls comme Lui l'a été ; non, Il viendra et se tiendra à nos côtés.
##### *Veillez et priez. *(*Luc XXII, 43-46*) * *(*Mc XIV, 37-41*) * *(*Mt XXVI, 40-46*)
Et pourtant, quand Il revint vers ses disciples, Il les trouva endormis. Et Il dit à Pierre :
-- « Simon, tu dors ?... Tu n'as pas pu veiller une heure ? Veillez et priez afin de ne pas entrer en tentation l'esprit est prompt mais la chair est faible. »
Donc les prières un peu prolongées doivent éloigner ou atténuer les tentations. La prière est donc tout autre chose que ce qu'un vain peuple pense. Certains considèrent la prière comme une corvée, et d'autres comme une faiblesse, alors qu'elle est une force, une puissance, une richesse constamment mises à notre portée. Beaucoup peuvent dire que telle ou telle vertu leur paraît trop difficile, qu'ils n'ont pas la force et cela est vrai, mais personne ne peut dire que la prière soit une action trop difficile ou trop fatigante. Deux mille ans d'expérience nous enseignent que ceux qui ont voulu servir Dieu ont beaucoup plus prié qu'ils n'ont agi. Tout le secret de la sainteté est là.
Bien sûr, pour prier, Jésus se retirait dans la solitude et les Évangiles nous apprennent qu'Il priait des nuits entières. Mais, même au milieu du bruit (et Dieu sait si le bruit s'acharne contre nous comme s'il voulait réellement nous détruire) ; au milieu de nos multiples bruits, nous pouvons arriver très fréquemment à nous envelopper de solitude.
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Mais il est quand même évident que les bruits de la vie moderne sont un obstacle nouveau à la prière. A qui la faute ? Dieu nous avait mis en garde contre toute parole oiseuse dont il faudra rendre compte au Jour Définitif, et voilà que nous avons inventé des petites boîtes qui sont chargées de lancer dans les airs, 24 heures sur 24, une multiplication par X millions de paroles puissamment oiseuses. On dirait que toute notre science est tournée vers la destruction des âmes.
Si nos savants avaient l'esprit de prière, certaines entreprises n'auraient jamais pu voir le jour. Ainsi nous n'aurions pas vu des médecins acharnés à découvrir des microbes résistants à tous les remèdes et susceptibles d'être facilement répandus sur les territoires ennemis. Nous n'aurions pas vu une petite bombe détruire cent mille personnes en deux secondes et rendre en plus affreusement malades quelques milliers d'autres pour le restant de leurs jours, tout en obligeant les moins atteints à donner naissance à des monstres. Nous n'aurions jamais vu cette petite bombe multipliée à plusieurs milliers d'exemplaires soigneusement emmagasinés. Nous n'aurions jamais vu des hommes proclamer à la face de Dieu que la race de Jésus de Nazareth doit être complètement anéantie et il ne se serait pas trouvé des hommes pour exécuter cet ordre.
Non, si nos savants, si ceux auxquels Dieu a donné une intelligence plus vive et plus puissante avaient l'esprit de prière, il est des monstruosités que nous ne verrions pas. Ainsi nous ne verrions pas les trois quarts de l'humanité rester là silencieux et affamés, pendant que quelques prétentieux savants dépensent des milliards et des milliards pour faire quelques sauts de puce dans l'espace. Non, si ces hommes-là priaient, ils n'auraient jamais pu succomber à toutes ces tentations. Ils ne seraient peut-être pas devenus des saints ; comme tout le monde ils auraient quand même commis des péchés personnels, peut-être même des péchés graves, mais jamais ils n'auraient songé à mettre leurs cerveaux au service de l'abêtissement ou de l'anéantissement de l'homme.
-- « Veillez et priez afin de ne pas entrer en tentation ! »
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La prière met l'âme en contact avec Dieu, surtout si elle est humble, et aimante, et ce contact donne à l'homme de vouloir ce que Dieu veut. Que peut le démon contre un homme dont la volonté est comme irriguée par celle de Dieu ? Bien sûr, comme pour le Curé d'Ars par exemple, le démon peut faire du tintamarre pour effrayer et fatiguer le serviteur de Dieu, mais c'est là une entreprise dérisoire et qui ne fait que confirmer la Puissance et la Bonté de Dieu.
##### *L'arrestation de Jésus. *(*Luc XXII, 47-53*) * *(*Mc XIV, 43-52*) * *(*Mt XXVI, 47-56*) * *(*Jn XVIII, 1-11*)
Pour la troisième fois, Jésus revint vers ses disciples, leur disant :
-- « Levez-vous. Voici que celui qui me livre est tout près. »
Comme Il parlait encore, arrive Judas avec une foule munie de glaives et de bâtons, envoyée par les Grands Prêtres, les Scribes et les Anciens du Peuple. Or le traître avait convenu d'un signe, disant :
-- « Celui que je baiserai, c'est Lui ; arrêtez-Le et emmenez-Le sous bonne garde. » Et aussitôt arrivé, il s'approche de Jésus, disant : -- « Salut, Rabbi ! » et il Le baisa. Jésus lui dit : -- « Ami, c'est par un baiser que tu livres le Fils de l'Homme ? » Puis Jésus s'avança, disant : -- « Qui cherchez-vous ? » -- « Jésus de Nazareth ». -- « C'est Moi ». Quand Jésus eut dit : « C'est Moi », ils reculèrent et tombèrent à terre ».
Tellement forte était la Puissance de Jésus, que ces hommes armés, devant cet homme calme et désarmé, tombèrent à terre ; ce qui laisse grandement à espérer que trois jours après, ils se convertirent.
155:127
« Il leur demanda de nouveau « Qui cherchez-vous ? » -- « Jésus de Nazareth ». -- « Je vous dis que c'est Moi. Si donc c'est Moi que vous cherchez, laissez ceux-là partir ». Alors, Simon-Pierre qui portait un glaive en frappa un serviteur du Grand Prêtre et lui trancha l'oreille. Ce serviteur s'appelait Malchus. Jésus dit à Pierre : -- « Remets ton glaive dans le fourreau, car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. La coupe que m'a donnée mon Père, ne la boirai-je pas ? »
Ainsi toute l'horreur de la Passion de Jésus qui vient de commencer par une sueur de sang et le baiser de Judas, toute cette horreur était nécessaire pour expier nos abominables péchés. Il ne faut par fermer les yeux ou se boucher les oreilles. Tous ceux qui ont fait mourir Jésus, dans de si effrayantes souffrances, c'est nous, c'est simplement nous.
Alors Jésus, toujours plein de compassion pour les pauvres hommes et leurs misères, Jésus toucha l'oreille de Malchus et le guérit. C'est son dernier miracle avant sa mort, miracle qui marque bien à quel point cette arrestation est librement consentie. Cette liberté, Jésus l'affirme non seulement par le miracle de l'oreille mais par ses Paroles que la foule fut obligée d'entendre :
-- « Comme contre un brigand, vous vous êtes mis en campagne avec des glaives et des bâtons pour m'arrêter. Quand chaque jour j'étais avec vous dans le Temple, vous n'avez pas porté la main sur Moi. Mais c'est maintenant votre heure et celle de la Puissance des Ténèbres, pour que les Écritures soient accomplies. »
C'est alors que tous les disciples l'abandonnèrent et s'enfuirent. Cet abandon est un des événements les plus importants de la Vie de Jésus. Trouvez-moi une autre religion où les fondateurs parcourent le monde pour raconter à quel point ils se sont montrés lâches et méprisables quand leur Maître eut à souffrir la haine des bien-pensants. Cet abandon a quelque chose de divin, (en un sens), car il prouve que la naissance de l'Église, son expansion et sa perpétuité n'ont rien d'humain. Ce qui est humain dans cette Histoire, c'est la haine, la lâcheté et la cruauté, et ce qui est divin C'est que la Victime est volontaire par amour pour tous ceux qui ne sont que haine, lâcheté et cruauté.
Deux mille ans après, cette Victime continue l'extravagance de Ses Dons parce que les hommes continuent l'extravagance de leurs méchancetés.
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##### *Le reniement de Pierre. *(*Luc XXII, 54-62*) * *(*Mc XIV, 53-72*) * *(*Mt XXVI, 57-75*) * *(*Jn XVIII, 12-27*)
Jésus fut conduit chez Caïphe, le Grand Prêtre, où les Scribes et les Anciens se réunirent. Pierre suivait de loin et, étant entré dans la cour, s'assit avec les valets qui se chauffaient autour d'un feu de braises. Une servante le regarda, disant :
-- « Toi aussi, tu étais avec Jésus le Nazaréen. » Mais il ma devant tous en disant : -- « Je ne sais pas ce que tu dis. » Une autre le vit et dit : -- « Celui-là était avec Jésus le Nazaréen. » Et il ma encore avec serment : -- « Je ne connais pas cet homme. » Peu après, ceux qui étaient là se rapprochèrent, disant : -- « Vraiment toi aussi tu en es, car ta façon de parler te fait connaître. » Alors il se mit à faire des imprécations et à jurer : -- « Je ne connais pas l'homme dont vous parlez. » Et aussitôt un coq chanta. Et Pierre se ressouvint de la Parole du Seigneur : -- « Avant que le coq ait chanté aujourd'hui deux fois, tu me renieras trois fois. Et, étant sorti dehors, il pleurait amèrement. »
Le reniement de Pierre est un des événements les plus importants des Évangiles. Car, si chacun se savait capable du même reniement, beaucoup de drames seraient évités. Mais, quand les hommes renient, ils s'acharnent à prouver que Jésus ou l'Église, ce qui est la même chose, avaient tort et qu'eux, ont raison. Que peut faire Dieu contre des hommes qui ont toujours raison !
Il y a deux mille ans, Pierre parcourut tout le bassin méditerranéen pour raconter comment il renia son Maître avec imprécations et serment. Si Jésus avait été seulement un homme extraordinaire et non pas le Fils de Dieu, Simon-Pierre, son envoyé, eût agi en homme ordinaire et eût soigneusement caché aux foules cette faiblesse indigne d'un grand Chef. Mais Simon-Pierre, envoyé du Fils de Dieu, Simon-Pierre, Premier Souverain Pontife d'une Église qui doit durer jusqu'à la fin des temps, Simon-Pierre agit avec la Force surnaturelle qui lui aura été accordée à la Pentecôte. Et cette Force tranquille lui donne le goût de raconter tout tranquillement sa faiblesse naturelle.
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Aucun fondateur de religion n'eut jamais cette merveilleuse audace. Le reniement de Pierre contresigne la divinité d'une Église dont l'équilibre terrestre repose justement sur l'immuable infaillibilité de ce même Pierre, qui se perpétue en la personne de celui que nous nommons toujours : notre Pape bien-aimé.
Mais hélas, trois fois hélas, en plus de ceux qui ont choisi de renier Dieu, il y a ceux qui se vantent de renier Pierre ; qui se vantent d'être chrétiens en reniant Pierre, qui se vantent d'être meilleurs chrétiens parce qu'ils renient Pierre. Tous les jours, avant que le coq chante, ils vont répétant : Je ne connais pas cet homme et ne veux pas le connaître... Et cet homme leur dit : Je suis Simon-Pierre et je vous aime tous, plus que vous ne pouvez l'imaginer ; je vous aime parce que vous ne m'aimez pas, je vous aime parce que vous êtes mon tourment, je vous aime parce que le Christ a désiré qu'il n'y eût qu'un seul Troupeau sous un Seul Pasteur. Je suis ce Seul Pasteur et chaque fois qu'un chrétien me renie, mon cœur se déchire et pleure amèrement. Je vous en supplie, joignez vos larmes aux miennes et le Seigneur Tout Puissant et Très Miséricordieux se penchera sur nous. Et, tel que nous Le connaissons, vous et moi, nous savons qu'Il ne pourra pas s'empêcher de nous consoler.
##### *Les premiers outrages. *(*Luc XXII, 63-65*) * *(*Mc XIV, 65*) * *(*Mt XXVI, 67-68*) * *(*Jn XVIII, 19-23*)
Pendant que Simon-Pierre reniait, la soldatesque jouait et bien sûr, elle jouait avec le prisonnier. Car il est beaucoup plus amusant de faire souffrir un homme, que de jouer aux des ou à la pétanque. Aujourd'hui et demain, il continuera d'en être ainsi. Quand un homme sera prisonnier pour tout de bon ; c'est-à-dire sans aucune protection extérieure, il se trouvera des hommes pour « jouer » avec lui, pour le faire souffrir de mille manières, en veillant à ne pas le tuer mais en s'efforçant de l'avilir au maximum. Le goût de la torture (physique et morale) est le jeu humain qui nous distingue des animaux.
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Cette nuit-là, les hommes qui gardaient Jésus, se mirent à cracher sur Lui, à Le frapper au visage en ironisant :
-- « Prophétise-nous, Christ, qui t'a frappé ? »
##### *La Condamnation. *(*Luc XXI, 66-71*) * *(*MC XIV, 55 XV, 1*) * *(*Mt XXVI, 59 à XXVII, 1*) * *(*Jn XVIII, 19-23*)
Le matin venu, tous les Grands Prêtres et les Anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus pour le faire mourir. Car il fallait qu'Il meure puisque c'était la seule façon de Le faire taire. Mais il fallait aussi prouver au monde et se prouver à soi-même qu'on avait raison de Le faire mourir. « Avoir raison » est à l'origine de nombreuses calamités. Il serait pourtant simple de se dire qu'il n'y aura en réalité qu'une seule façon d'avoir raison et que ce sera celle que Dieu approuvera au Jugement Dernier. (Heureusement pour nous il y aura aussi toutes celles qu'Il pardonnera.)
Le Grand Prêtre interrogea donc Jésus sur ses disciples et sur sa doctrine. Jésus lui répondit :
-- « J'ai parlé ouvertement au monde, j'ai toujours enseigné à la synagogue et dans le Temple où tous les Juifs s'assemblent et je n'ai rien dit en secret. Pourquoi m'interroges-tu ? Interroge ceux qui ont entendu ce que je leur ai dit ; eux savent bien ce que d'ai dit. »
Mais le Grand Prêtre et ses amis avaient décidé depuis longtemps de ne pas entendre. Ce caractère de « sourd volontaire » revivra perpétuellement. Et si on examine un peu attentivement ce phénomène, on s'apercevra souvent que cette surdité vient du désir de persévérer dans un quelconque péché qu'on a pris grand soin de déguiser en vertu. Pour flatter Caïphe, le Grand Prêtre, un des soldats donna un soufflet à Jésus en disant :
-- « C'est ainsi que tu réponds au Grand Prêtre ? » Jésus lui répondit : -- « Si j'ai mal parlé, montre ce qu'il y a de mal ; mais si j'ai bien parlé pourquoi me frappes-tu ? »
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Les Grands Prêtres et le Sanhédrin tout entier cherchèrent ensuite un faux témoignage contre Jésus, car beaucoup d'hommes se servent du mensonge comme d'une valeur sûre et solide, alors que le mensonge n'est jamais qu'une sottise sans consistance. Le mensonge n'entrera pas au Paradis, donc c'est du temps perdu que d'essayer de lui donner une vie factice et passagère. Bien entendu, beaucoup de faux témoins se présentèrent car on trouve toujours des gens prêts à flatter les grands, pour avoir un petit avancement ou une petite faveur.
Car le mensonge est aussi une marchandise, mais C'est une marchandise qui se retourne souvent contre son fabricant ou contre le fabricant concurrent. Quand le mensonge veut faire la guerre à la Vérité, il est d'abord obligé de faire la guerre à d'autres mensonges. C'est ce qui arriva à ceux qui voulurent témoigner contre Jésus. Leur témoignage semble n'avoir porté que sur un seul point : La destruction du Temple de Jérusalem et sa reconstruction après trois jours.
Il était assez astucieux de présenter Jésus comme un fauteur de trouble qui se serait vanté de vouloir détruire le Temple Saint. On sent tout de suite une vertueuse indignation pénétrer l'âme de ces hauts dignitaires et les envahir d'une sainte colère, propre à leur donner la force de lutter jusqu'au bout pour la plus grande gloire de Dieu. Ils tenaient le prétexte, mais Jésus se taisait. Alors le Grand Prêtre, se levant, lui dit :
-- « Tu ne réponds rien, Qu'est-ce que ceux-ci témoignent contre Toi ? » Mais Jésus se taisait toujours. Le Grand Prêtre Lui dit : -- « Je T'adjure par le Dieu Vivant de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu. » Et Jésus dit : « Je le suis. »
Car Dieu ne dit pas de mensonges et Jésus est le seul homme du monde à n'avoir jamais menti. Il dit donc : « Je suis le Fils de Dieu », sachant parfaitement bien que c'était justement ce qu'on ne voulait pas qu'Il fût. Car les Juifs attendaient le Messie, depuis des milliers d'années, mais ils avaient décidé quelles qualités il était désirable qu'Il eût. Ils voulaient bien qu'il fût un grand roi, un grand guerrier, un grand Conquérant, ils voulaient bien qu'il s'attribue une royauté universelle, transformant les méprisables peuplades non-sémites en vils esclaves, mais, qu'il fût le Fils du Dieu Vivant jamais.
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Ils avaient décidé que Dieu n'avait pas le droit de s'engendrer un Fils, qu'Il devait rester l'éternellement Seul. Et devant ce Messie Fils de Dieu, ils sont comme aveuglés par la jalousie.
Jésus qui vient de proclamer sa propre divinité, ajoute :
-- « D'ailleurs, je vous le déclare, désormais vous verrez le Fils de l'Homme siéger à la droite de la Puissance et venir sur les nuées du Ciel. » Alors le Grand Prêtre déchira ses vêtements en disant : -- « Il a blasphémé, ! Qu'avons-nous encore besoin de témoins ! Vous avez entendu le blasphème. Que vous en semble ? » Ils répondirent : -- « Il mérite la mort. »
Ils étaient heureux, car ils avaient réussi à transformer un crime en vertu, et c'est une opération que les hommes affectionnent particulièrement.
##### *Le désespoir de Judas. *(*Mt XXVII, 3-10*) * *(*Act. I, 16-20*)
« Alors Judas, qui L'avait livré, voyant qu'Il avait été condamné, fut pris de remords et rapporta les trente pièces d'argent aux Grands Prêtres et aux Anciens, disant : -- « J'ai péché en livrant l'Innocent. » Ils répliquèrent : -- « Que nous importe ! A toi de voir. » Jetant alors les pièces dans le sanctuaire, il se retira et alla se pendre, et s'étant pendu, il creva par le milieu et toutes ses entrailles se répandirent. »
Solution plus imbécile que le suicide, il n'y en a pas, puisque c'est la seule solution qui perpétue éternellement le désir de se suicider, car la mort, en fait, n'existe pas. Si Judas avait eu seulement deux grains de bon sens, il se serait précipité, non pas chez ses complices, mais aux pieds de sa Victime. C'est à Jésus qu'il fallait dire cette vérité : j'ai péché en vous livrant, vous l'Innocent... Et Jésus aurait pardonné, parce qu'Il ne peut pas faire autrement, son Cœur est ainsi fait qu'il ne peut pas dire « non » quand on Lui demande pardon.
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Mais Judas ne pleurait pas réellement son péché, comme Simon-Pierre pleura son reniement. Judas était seulement vexé d'avoir commis cet horrible péché. Il aurait voulu ne pas l'avoir commis, ne pas avoir à supporter cette honte. C'est pourquoi il lance les trente pièces d'argent à la figure de ses complices. Mais cela n'effaçait pas sa trahison. Cela ne faisait qu'ajouter un geste de colère orgueilleuse au plus grand crime de tous les temps. Si Judas avait demandé pardon, il serait aujourd'hui le plus grand Saint du calendrier romain.
Les complices, bien entendu, se moquaient pas mal du désespoir de Judas. Eux, dans leur vertueuse entreprise, avaient été contraints d'employer quelques malhonnêtes gens, mais il ne fallait surtout pas que ces vulgaires personnages souillent leurs mains ou leur Temple. Cet argent, qui était le prix du Sang, ne pouvait être versé au trésor du Temple. Non, non, c'eût été un horrible sacrilège que ces très saintes personnes n'auraient jamais pu commettre. Vertueusement donc, avec cet argent, ils achetèrent un champ pour servir de sépulture aux étrangers.
##### *Jésus devant Pilate. *(*Luc XXIII, 1-7*) * *(*Mc XV, 1-3*) * *(*Mt XXVII, 14*) * *(*Jn XVIII, 28-38*)
Comme il ne leur était pas permis de mettre à mort personne, les Juifs, ayant lié Jésus, Le conduisirent devant Ponce-Pilate, gouverneur romain. Ponce-Pilate était honni des Juifs en tant que représentant de la puissance colonisatrice et Ponce-Pilate détestait les Juifs en tant qu'exaltés dont on ne pouvait espérer que des ennuis.
Les Juifs qui ne voulaient surtout pas se souiller, n'entrèrent pas au prétoire avec Jésus mais restèrent dehors. Ainsi ils étaient sûrs de ne pas déplaire au Tout-Puissant et de rester purs pour manger la Pâque.
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Dans le prétoire, les mains liées, le visage déjà marqué des premiers coups reçus, se tient Celui qui est venu enseigner au monde que Dieu est Amour et que la religion qui doit nous lier à Lui ne peut être qu'Amour ; sur la place se tiennent toutes les autorités religieuses de ce temps, qui s'évertuent à servir Dieu au moyen de plusieurs centaines de règlements compliqués dont mille deux cent soixante-dix-neuf rien que pour le repos sacré du sabbat. Ponce-Pilate qui, n'étant pas Sémite, n'y connaît rien de rien, est invité à juger ce conflit. Pilate sortit donc dehors vers eux et leur dit :
-- « Quelle accusation portez-vous contre cet homme ? » -- Ils lui répondirent : -- « Si celui-ci n'était pas un malfaiteur, nous ne te l'aurions pas livré. » Pilate donc leur dit : « Prenez-Le vous mêmes, et jugez-Le selon votre Loi. »
Pilate avait déjà certainement entendu parler de Jésus. Sa fonction l'obligeait à faire surveiller les agitateurs possibles. Or Jésus, qui depuis trois ans, attirait des foules de plusieurs milliers de personnes, Jésus qui donnait lieu à des discussions passionnées, Jésus qui enseignait, prophétisait, guérissait, Jésus n'était pas un inconnu pour Ponce-Pilate. Et si Pilate commence par dire : « Jugez-Le vous-mêmes selon votre Loi », c'est qu'il sait parfaitement bien qu'il ne s'agit là que d'une querelle religieuse qui ne le regarde en rien. Et si elle ne le regarde pas, c'est qu'il estime que Jésus n'est pas dangereux. Les enseignements de ce Prophète ne lui paraissent pas susceptibles de troubler l'ordre public. En quoi du reste il se trompe lourdement, car la haine proprement satanique, qui voudra essayer de tuer à nouveau Jésus tout le long des âges, sera comme un glaive toujours suspendu sur la tête des chrétiens.
Jésus, qui est venu semer l'Amour, récolte à la fois l'Amour et la haine mais cette haine ne sert en définitive qu'à grandir l'Amour. La haine est vaincue d'avance, cependant elle s'obstine, ce qui donne à l'Amour une dimension du Martyre.
Les Juifs, affolés à l'idée que Pilate pourrait refuser de s'occuper de leur accusé répondent :
-- « Il ne nous est pas permis de mettre à mort personne. »
Pilate a compris. On veut lui mettre un meurtre sur le dos. Il va donc essayer de sauver l'Innocent. Il rentre dans le prétoire et appelle Jésus. Il Lui dit :
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-- « Tu es le Roi des Juifs ? »
Pour poser une telle question, Pilate savait que Jésus était fils du Roi. David et que beaucoup avaient espéré le voir monter sur le trône. Il savait aussi que Jésus s'était dérobé. Cette histoire de royauté lui paraissait le seul point digne d'être éclairci, le seul point susceptible de porter ombrage à la puissance romaine, Jésus répondit :
-- « Dis-tu cela de toi-même ou d'autres te l'ont-ils dit de Moi ? » Pilate répondit : -- « Est-ce que je sais Juif, moi ! Ta nation et les Grands Prêtres font livré à moi. Qu'as-tu fait ? » Jésus répondit : -- « La Royauté qui est la mienne n'est pas de ce monde. Si ma Royauté était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour que je ne fusse pas livré aux Juifs. Mais mon Royaume n'est pas de ce monde. »
Voilà Pilate rassuré pour le temporel, mais pas pour le spirituel. Pour le temporel, Rome n'a rien à craindre du Roi Jésus et donc lui, Pilate peut espérer garder sa situation mais... pour le spirituel, il s'inquiète, Jésus aurait-Il une origine surnaturelle et divine ?... Il questionne :
-- « Alors, tu est Roi tout de même ? » Jésus répondit : « Tu le dis : je suis Roi. Je suis né pour ceci, et je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage la Vérité. Quiconque procède de la Vérité écoute ma voix. »
Alors, pauvre Ponce-Pilate qui avait frôlé la Vérité, qui l'avait presque saisie mais en lui déniant, en bon romain, son caractère d'Unité, Pilate ironise :
-- « Qu'est-ce que la Vérité ? »
Autrement dit : Il n'y a pas de Vérité Unique, il n'y a que des parcelles de Vérité qui se contredisent et que l'homme peut enseigner, mais pas aimer. Pilate, un court instant, a craint que Jésus ne fût un de ces dieux qui jouent à faire enrager les mortels, et qu'il est prudent d'apaiser d'une façon ou d'une autre mais, dès que Jésus se fut présenté comme l'Unique, Pilate qui se pense plus intelligent que tous les Juifs réunis, Pilate refuse, Pilate rit.
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Des dieux capricieux et vindicatifs, à la rigueur, Pilate leur offrira quelques hommages conventionnels, mais un Dieu Unique qui ne pourrait ni se contredire, ni se dédire et qu'il faudrait servir comme si tout lui appartenait, et comme si tout lui était dû ; non, un dieu aussi peu respectueux de l'intelligence humaine, Pilate n'en veut pas. Il retourne vers les Juifs, disant :
-- « Je ne trouve en Lui aucun motif de condamnation. » Alors, les Grands Prêtres et les Anciens se mirent à porter contre Lui beaucoup d'accusations. Mais Jésus se taisait. Pilate Lui dit : -- « Tu n'entends pas combien de témoignages on porte contre Toi ? » Mais Jésus ne répondit plus rien, de sorte que Pilate fut dans l'étonnement. Il dit aux Grands Prêtres et à la foule : -- « Je ne trouve rien de criminel en cet homme. » Mais eux insistaient avec force, disant : -- « Il soulève le peuple, enseignant dans toute la Judée, depuis la Galilée où Il a commencé, jusqu'ici. » Pilate demanda si Jésus était Galiléen. Et apprenant qu'Il était sujet d'Hérode, il Le renvoya à Hérode, qui était lui-même à Jérusalem en ces jours-là. »
Pilate devait être enchanté de lui-même, car il venait de faire coup double ; d'abord il s'était débarrassé d'un accusé innocent, plutôt sympathique, et ensuite il faisait à Hérode une gracieuseté propre à le réconcilier avec ce roitelet prétentieux.
##### *Jésus devant Hérode. *(*Luc XXIII, 4-12*) * *(*Luc IX, 7-9*) * *(*Mc VI, 14-16*) * *(*Mt XIV, 1-2*) * *(*Luc XIII, 31-33*)
En voyant Jésus, Hérode éprouva une grande joie car, depuis assez longtemps, il voulait le voir pour ce qu'il avait entendu dire de Lui et il espérait lui voir faire quelque miracle.
Depuis près de trois ans, Hérode se tourmentait en se disant : Qui est ce Jésus ; ne serait-il pas Jean-Baptiste ressuscité ? ce Jean à qui j'ai fait trancher la tête pour plaire à deux femmes perverses... Et il avait peur.
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Et il avait horriblement peur. Il avait si peur qu'il prit même un jour la résolution de faire assassiner Jésus. Et à cette époque-là ce sont des Pharisiens qui avertirent Jésus du danger qu'Il courait, L'invitant à se cacher. Mais Jésus avait répondu :
-- « Allez dire à ce renard : Voici, aujourd'hui et demain je chasse des démons et j'accomplis des guérisons, et le troisième jour je suis consommé. Cependant aujourd'hui et demain je dois être en route car il ne convient pas qu'un Prophète périsse en dehors de Jérusalem. »
Et voici maintenant qu'à Jérusalem même, Hérode le Renard reçoit le présent merveilleux d'un Jésus enchaîné et livré à sa merci ! Hérode Lui posa de nombreuses questions mais Il ne répondit rien. Les Grands Prêtres et les Scribes étaient là, L'accusant avec force. Comme Jésus ne répondait rien et ne faisait pas de miracles, Hérode se joua de Lui avec ses soldats et Le fit revêtir d'un vêtement blanc éclatant, en signe de dérision, pour le renvoyer à Pilate.
Pourquoi Hérode chercherait-il à sauver un homme qui lui a toujours fait peur ? Non, l'homme est vaincu et la peur aussi, par voie de conséquence. L'homme est bafoué et la peur est vengée. Hérode fut tellement content qu'il se réconcilia avec Pilate.
(*A suivre.*)
Marie Carré.
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### La crise de la foi
LA FOI est profondément atteinte dans le peuple de France et depuis quatre-vingts ans on peut très certainement en accuser l'enseignement laïque. Sous couleur d'une neutralité qui n'était qu'hypocrisie, il a systématiquement présenté d'une manière naturaliste l'histoire et la science et le progrès comme une condamnation de ce qu'il appelait les anciennes superstitions.
Mais la foi est atteinte aussi chez beaucoup de ceux qui pensent l'avoir gardée, et cela vient aussi de l'enseignement, mais de l'enseignement religieux. Comment cela est-il possible ? Les récentes controverses au sujet du nouveau catéchisme en donnent la raison. On croit faire merveille en appliquant à la foi les méthodes pédagogiques qui servent à enseigner les rudiments de notre savoir profane.
Il est bien évident qu'il faut attendre l'âge de raison pour enseigner aux enfants à combiner les nombres ou étudier la logique verbale. Mais c'est un grave manque de foi de penser qu'il en va de même pour la religion.
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La foi est un pur don de Dieu, entièrement gratuit, dont le germe est inséré, en nous par le baptême. Bien u'en fait elle satisfasse pleinement l'intelligence qui l'a reçues elle n'en dépend pas, mais d'une Révélation qui fut *scandale pour les Juifs, folie pour les Gentils*, tant que le Père ne les a pas donnés à son Fils.
Mais ce germe de la foi reçu au baptême avec les facultés nécessaires à sa croissance, peut s'étioler et périr, s'il n'est pas nourri et entretenu. Or c'est à quoi se refuse le nouveau catéchisme pour se conformer aux méthodes naturalistes d'enseignement.
Les petits enfants croient tout ce que leur disent leurs parents, car leur nourriture, leur repos, leur sommeil en dépendent ; de même les débuts et la direction de leur petite expérience : « C'est chaud, tu vas te brûler » et l'enfant se brûle s'il n'obéit pas. « Tu va tomber » et si l'enfant insiste, il tombe. Il croira au Chat botté, au petit Poucet, au petit Chaperon rouge.
Mais il croira aussi et bien plus fortement aux vérités de notre histoire religieuse parce qu'une grâce est jointe à leur enseignement, et les enfants ont un goût très marqué pour l'histoire sainte. Pourquoi ? Le Père Emmanuel l'explique au début de ses *Lettres sur la Foi* ([^15]) :
« Des sujets baptisés ! Qu'est-ce à dire ? Cela veut dire qu'un enfant baptisé ayant reçu de Dieu à son baptême des grâces qui ont puissamment modifié les conditions de son intelligence, il faut de ce fait tenir le plus grand compte quand on veut parler à cette intelligence ainsi modifiée.
« Nous nous expliquons, et nous disons que Dieu ayant par le baptême versé dans l'âme de l'enfant un habitus ou disposition permanente à la foi, il s'en suit infailliblement que cette âme a une inclination très puissante pont les vérités de la foi et un besoin très pressant de les recevoir pour se les assimiler, s'en nourrir et passer, dans la foi, de l'habitude à l'acte.
168:127
« ...Et ceci doit être la règle invariable de l'instruction, soit dans la famille, soit dans les écoles, tant grandes et supérieures soient-elles... »
\*\*\*
Ces propos sont conformes à la doctrine des Pères. S. Ambroise dans un sermon sur la parabole de l'enfant prodigue, explique pourquoi le père donne à l'enfant sa Part d'héritage : « Vous voyez que le patrimoine divin est donné à celui qui le demande. Ne croyez pas que le père a fait une faute en le donnant à un adolescent ; aucun âge ne manque de capacité pour le royaume de Dieu (*nulla Dei regno infirma aetas*) et les années n'augmentent pas la charge (le contenu) de la foi (*nec fides gravatur annis*)*. *»
Comment donc une erreur de pédagogie surnaturelle semblable à celle de ce fameux *Fonds obligatoire* est-elle possible ? Elle est le dernier aboutissement d'une longue épreuve de l'Église qui depuis plus de cent ans est attaquée en son sein par le libéralisme d'abord qui s'est tourné en naturalisme pour aboutir au modernisme. Voilà pourquoi on veut calquer l'enseignement d'une foi surnaturelle sur celui de l'enseignement de la règle de trois et de l'extraction des racines carrées.
Or nous savons par l'observation que de petits enfants peuvent vivre en présence de Dieu, ce qui est le fond de toute vie spirituelle. Oui, dans leurs jeux mêmes ils peuvent penser à Dieu -- à leur manière enfantine mais entière et complète. Et on oserait les priver d'une instruction qui est le vrai bien de leur âme ? Comment pourrait-il se faire que Jésus, né volontairement dans une grotte comme les enfants des plus anciens hommes que nous connaissons, qui passa sa première nuit dans la mangeoire des agneaux, comment croire qu'il n'a pas attribué à la plus petite enfance elle-même les mérites de ses premiers jours ? Parmi les bambins de son âge il eut même la délicatesse de former des martyrs, les Saints Innocents. L'histoire de beaucoup de saints et saintes confirme la doctrine de S. Ambroise qu'aucun âge ne manque de capacité pour le royaume de Dieu.
169:127
Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus avait des souvenirs qui remontaient à sa deuxième année, ce qui n'est pas extraordinaire. On a aussi des lettres de sa mère datant de cette petite enfance. La petite disait à sa mère : « *Oh, que je voudrais que tu mourrais, ma pauvre petite mère ! *» On la gronde, elle dit : « *C'est pourtant pour que tu ailles au ciel* (...). » Elle souhaite de même la mort à son père quand elle est dans ses excès d'amour. » Cette lettre est datée du 5 décembre 1875. L'enfant avait deux ans et deux mois.
Et la Sainte écrivit par ordre de la supérieure ses souvenirs d'enfance. Elle avait alors sept ans de vie au Carmel et rappelle ce passage de Marc (III, 13). « Puis il monte à la montagne, et il appelle auprès de Lui *ceux qu'il voulait *; et ils vinrent à Lui », et elle ajoute : « Voilà bien le mystère de ma vocation (...) j'ai compris alors que l'Amour de Notre-Seigneur se révèle aussi bien dans l'âme la plus simple qui ne résiste en rien à sa grâce que dans l'âme la plus sublime. »
\*\*\*
Comment refuser aux enfants tout le savoir possible dès leurs plus jeunes années, quand la grâce fait tout en ce mystérieux savoir ? Les auteurs du « Fonds obligatoire » ont sans doute une expérience intellectuelle d'un enseignement purement intellectuel de la religion ; ce n'est pas l'enseignement de la foi. Le P. Emmanuel dit qu'il y a trois méthodes d'enseigner là religion. La première fait appel à la mémoire ; la seconde à l'intelligence ; « la troisième enfin, celle qui va droit de votre foi à sa foi ». « La première règne dans bien des écoles, la seconde également ; la troisième est aujourd'hui le privilège presque exclusif et le grand honneur des mères chrétiennes. »
170:127
« L'intelligence (de l'enfant baptisé) réclame quelque chose que tous les livres du monde ne sauraient lui donner. *La lettre tue,* dit S. Paul dans son langage divinement énergique. A cette chère âme baptisée, il faut faire entendre ce que le même S. Paul appelle *verbum fidei*... La FOI PARLÉE. L'enfant réclame d'abord la parole, non le livre. Le livre viendra en son temps... dites votre foi à votre enfant ; il est baptisé pour vous écouter, il vous écoutera, il croira par la grâce de son baptême et son âme dira : *J'ai mon pain, je vis. *»
La petite Thérèse Martin avait à deux ans une foi parfaite, et les petits Juifs de Bethléem prenaient part aux bénédictions multipliées de la vie quotidienne des Juifs. Parents, ne l'oubliez pas : c'est à la famille que revient cette éducation première. Comment l'Église pourrait-elle se refuser à les aider ? et prendre prétexte pour ce refus des exemples d'une pédagogie étrangère au surnaturel ?
Quand le livre devient nécessaire, la foi parlée ne l'est pas moins, sinon davantage car C'est l'exemple de la foi qui, avec la grâce de Dieu, transmet la foi. Mais il devient douteux, à les voir employer des méthodes naturalistes, se méfier, des puissances de la grâce ; éliminer tous les catéchistes qui n'emploient pas leurs méthodes, que nos technocrates actuels aient une foi très assurée, c'est l'impression qu'ils donnent, en dehors de tout jugement, bien entendu.
\*\*\*
Comment croit-on ? Quel est d'après l'Évangile la raison qui s'y oppose ? Notre-Seigneur lui-même le dit (S. Jean V. 42, 44) :
« *Je suis venu au nom de mon Père et vous ne me recevez pas. Lorsqu'un autre* (*Arius, Luther, Calvin, l'Antéchrist*) *viendra en son propre nom, vous le recevrez. *»
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« COMMENT POUVEZ-VOUS CROIRE, VOUS QUI RECHERCHEZ LA GLOIRE QUE VOUS VOUS DONNEZ LES UNS AUX AUTRES, ET QUI NE CHERCHEZ PAS LA GLOIRE QUI VIENT DE DIEU SEUL ? »
Et Jésus disait encore (VII, 16) :
« *Ma doctrine ne vient pas de moi, mais de celui qui m'a envoyé.*
« ...*Celui qui parle par soi-même cherche sa propre gloire ; mais celui qui cherche la gloire de celui qui l'a envoyé est véritable, et il n'y a point d'injustice en lui. *»
Or les Juifs en convenaient : « *Lorsque le Christ viendra, fera-t-il plus de miracles que celui-ci ? *» (J. VII, 31).
Jésus demandait la foi pure et simple devant les preuves de sa puissance surnaturelle. On lui demandait : « *Que devons-nous faire pour faire les œuvres de Dieu ? *» et il répondait : « *L'œuvre de Dieu est que vous croyez en celui qu'il a envoyé *» (VI, 29) et plus loin : « *La volonté de mon Père qui m'a envoyé, est que quiconque connaît le Fils et croit en Lui, ait la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour. *» (VI, 40).
Et, le Mardi Saint, Jean se souvenant des paroles de Jésus (en V, 44) et malgré l'aveuglement des Juifs, raconte (XII, 42) : « *Toutefois plusieurs même d'entre les principaux des Juifs, crurent en lui ; mais à cause des Pharisiens, ils ne le confessaient pas, de peur d'être chassés de la Synagogue.*
*Car ils aimèrent plus la gloire des hommes que la gloire de Dieu. *»
Tel est l'esprit du monde. Tous les chrétiens peuvent et doivent lui offrir la foi, la plupart d'entre eux par l'exemple, mais il ne faut pas sous prétexte d'offrir la foi au monde se transformer en mondain. Sans doute celui qui, parti en apôtre, se transforme en mondain sera chaleureusement accueilli mais « *l'amour du Père n'est plus en lui *» et c'est lui qui s'est converti au monde, et les louangeurs qu'il croyait toucher ne sont pas convertis à Dieu.
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Car dit S. Jean : « *N'aimez pas le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui : car tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l'orgueil de la vie n'est pas du Père, mais du monde. Or le monde passe, ainsi que la convoitise, mais la volonté de Dieu demeure pour l'éternité. *»
Les mères de famille ont cette admirable mission de former les générations futures en enseignant à leurs enfants baptisés toutes les richesses de la gloire de la grâce. Elles sont obligées d'une obligation très particulière pour cette tâche de s'éloigner de l'esprit du monde et de ne « *pas rechercher la gloire qu'elles peuvent se donner les unes aux autres *». On sait qu'elle consiste surtout dans les vanités de la toilette et dans leurs agréments physiques. En ce moment on peut mesurer l'état spirituel à la longueur des jupes. N'est-ce pas un scandale de ne pouvoir distinguer les chrétiennes par la modestie de leur toilette ? Ne songent-elles pas aux trois concupiscences dont parle S. Jean ? Les ont-elles aussi ? celle de la chair, celle des yeux et l'orgueil de la vie ? Ont-elles l'intention de les exciter ? Comment alors pourraient-elles croire et former leurs enfants à la foi ?
Le Christ est en agonie mystique jusqu'à la fin des temps, et la Vierge Marie, à l'imitation de son Fils, jusqu'à la fin des temps, et en ce moment même, verse des larmes mystiques à la vue de nos péchés. Les enfants de la Salette les ont vu couler tout le temps que la Sainte Vierge leur parlait, et disparaître « comme des étincelles de lumière ».
Que la Vierge Marie daigne verser sur le cœur de nos chrétiennes quelques-unes de ces larmes qui leur apporteront la douceur du repentir, la grâce de la conversion, avec la possibilité de concourir au relèvement des générations futures, car telle est leur mission.
D. Minimus.
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## Le drame du catéchisme en France
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### La riposte s'organise
■ Nous versons au dossier du drame spirituel épouvantablement profond qui est imposé aux catholiques de France, deux nouvelles pièces de première importance :
-- une lettre ouverte de l'abbé V.-A. Berto ;
-- une étude de Luce Quenette.
On les lira aux pages ci-après, avec toute l'attention studieuse et précise qu'elles appellent.
■ Quelques mots, en préambule, pour faire le point de la nation. Nous étions au plus bas : mais nous avons pris les moyens de surmonter le drame et de faire en sorte que, quoi qu'il arrive, le catéchisme catholique continue. *L'agression contre la foi chrétienne est, au niveau de l'enseignement catéchétique, maintenant générale et systématique*. La riposte s'organise pour être à la hauteur de l'agression et à la mesure des besoins.
■ Ce que nous vivons n'a point eu de précédent : l'interdiction cléricale de tous catéchismes antérieurs, le monopole imposé de la dernière et exécrable nouveauté, ce qui aboutit en fait à ce que tous les catéchismes catholiques soient, en France, retirés de la circulation.
Des catéchismes estimables, vénérables, saints, ce n'est pas ce qui a manqué : aucun d'entre eux ne fut administrativement imposé dans l'Église à l'exclusion de tous les autres.
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Il est vrai qu'ils étaient des catéchismes catholiques. Et que le nouveau national-catéchisme ne l'est pas. La différence de contenu explique la différence d'attitude et la différence de procédé.
■ Le seul FONDS OBLIGATOIRE véritable du catéchisme catholique est le Catéchisme du Concile de Trente (attesté et cité trois fois par l'encyclique HUMANÆ VITAÆ) : si recommandable et recommandé qu'il ait été, et qu'il demeure, personne n'avait imaginé que sa diffusion supposait ou entraînait la suppression de tous les catéchismes préexistants. *Ce n'était pas nécessaire :* il enseignait la même chose qui avait toujours été enseignée dans l'Église. C'est seulement un catéchisme enseignant UNE AUTRE RELIGION qui a de toute nécessité besoin d'être accompagné et soutenu par une interdiction portée à l'encontre de tous les catéchismes antérieurs.
A lui seul déjà, ce procédé arbitrairement exclusif apparaît tout à fait étranger aux mœurs catholiques.
■ La seule chose qui soit « obligatoire » au catéchisme, c'est d'enseigner les connaissances nécessaires au salut. Ces connaissances obligatoires se ramènent à quatre points fondamentaux et indispensables
I. -- L'explication du Credo.
II\. -- L'explication du Pater.
III\. -- L'explication des Commandements.
IV\. -- La doctrine des sept Sacrements.
Sous la seule condition que renseignement de ces quatre points soit assuré authentiquement et intégralement, la loi du catéchisme, comme de tout enseignement, est la liberté du maître qui enseigne. La condition unique mais absolue étant respectée, le maître catéchiste choisit sa manière, et l'ordre d'exposition, et les manuels. L'évêque a charge et devoir de garantir que l'unique condition est respectée, et de veiller à ce qu'elle le soit.
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L'oppression présente nous impose le contraire : l'unique condition n'est pas respectée, le national-catéchisme ne contient plus les connaissances nécessaires au salut. Ayant pris cette licence exorbitante et criminelle, l'actuelle oppression supprime d'autre part la saine liberté du maître catéchiste. Il le faut bien, puisqu'il s'agit d'imposer par tous les moyens une nouvelle religion.
■ D'une manière le plus souvent occulte et sournoise, par des démarches d'ordre administratif et commercial, une tyrannie cléricale sans précédent s'efforce en ce moment :
1° D'amener chaque diocèse français à réputer *périmés ou interdits tous les catéchismes catholiques existants*. Des notes en ce sens, anonymes mais feignant d'être impératives, paraissent dans les Bulletins diocésains : elles n'ont aucune autorité canonique, ce n'est que tyrannie de fait et tentative d'intimidation, Mais elles font impression sur les faibles.
2° Simultanément, de *détourner les éditeurs de rééditer les catéchismes catholiques*. Ceux qui restaient encore en stock ont été retirés de la vente. Ce fut semble-t-il la condition posée aux éditeurs catholiques pour avoir accès au droit de co-éditer les nouveaux manuels, -- et pour avoir part ainsi aux bénéfices de cette colossale opération commerciale : toute la littérature catéchétique à renouveler d'un coup et partout, quelle affaire, quelles ventes, ça ne s'était jamais vu.
On ne trouve donc plus en librairie aucune édition française du *Catéchisme du Concile de Trente*.
On ne trouve pas davantage d'édition française du *Catéchisme de S. Pie X*, -- sauf l'édition qu'en a procurée la revue ITINÉRAIRES.
On ne trouve plus chez les éditeurs et libraires catholiques *aucun catéchisme catholique.*
Les responsables d'une telle situation attirent sur leur tête une singulière malédiction. Au jour du Jugement, ils comparaîtront en face de millions d'âmes baptisées qui, par eux, auront été privées du catéchisme.
177:127
■ Cette année scolaire sera la plus dure, car presque tout manque encore. Nous n'étions pas matériellement organisés pour faire face tout de suite et partout à un déficit aussi total.
Nous avons dû improviser et parer au plus pressé. A mesure que les semaines passeront, et avec la grâce de Dieu, nous serons en état de fournir aux familles chrétiennes, au clergé, aux catéchistes, *toute la littérature catéchétique nécessaire*. Un premier problème consiste à l'éditer. Un second problème consiste à faire savoir efficacement qu'elle est éditée. Dieu aidant, il y aura *tout ce qu'il faut* pour la rentrée d'octobre 1969.
Nous serons d'autant mieux en mesure d'y pourvoir que, *première condition à réaliser*, TOUTES LES FAMILLES CHRÉTIENNES auront été alertées. *Il importe de donner à cette mise en alerte l'ampleur la plus grande*. C'est la base indispensable pour la formation et le fonctionnement des réseaux qui diffuseront les catéchismes catholiques. Vous avez d'ores et déjà, tous et chacun, les moyens de cette mise en alerte.
■ LES MOYENS : le premier d'entre eux, le commencement de toute action, est le communiqué de l'Amiral de Penfentenyo. Il se suffit à lui-même. *IL FAUT LE DISTRIBUER PARTOUT, TOUT AU LONG DE CETTE ANNÉE DE TRANSITION ET D'APPEL A LA MOBILISATION DE TOUS*. Par delà toutes les controverses et démonstrations, d'ailleurs nécessaires à leur niveau, le communiqué, bref, clair, complet, décisif, parle directement à l'esprit de foi, il réveille et il invoque l'évidence surnaturelle de la foi.
En voici à nouveau le texte :
*Toute la doctrine chrétienne se ramène à quatre points principaux :*
*I. -- L'explication du Credo.*
*II. -- L'explication du Pater.*
*III. -- L'explication des Commandements.*
*IV. -- La doctrine des sept Sacrements.*
*L'explication de ces quatre points constitue en tout temps et en tout lieu le* «* fonds obligatoire *» *de tout catéchisme catholique.*
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*Tel est le contenu impératif du Catéchisme du Concile de Trente, qui est le seul catéchisme romain, les Conciles suivants, pas plus Vatican II que Vatican I, n'ayant ordonné la rédaction d'un nouveau catéchisme.*
*Nous prenons acte du fait que l'explication de ces quatre points est désormais absente du nouveau* « *fonds obligatoire *» *du catéchisme français.*
*En conséquence, nous appelons l'ensemble des fidèles à* « *exiger *» *des autorités religieuses le rétablissement de ces quatre points à tous les niveaux du catéchisme et de l'enseignement catholique.*
*Nous invitons les parents et tuteurs, premiers responsables, à prendre toutes mesures pour que l'enseignement de ces quatre points soit assuré aux enfants dont ils ont la responsabilité, et à notifier leur décision aux éducateurs.*
Communiqué à recopier, à reproduire, à faire circuler et à afficher en tous lieux.
Pour contribuer à sa diffusion, nous l'avons pour notre part édité en une feuille volante, ou « tract » : nous en fournissons sur demande toutes les quantités que l'on voudra ([^16]). *Il doit être distribué sans trêve ni répit dans toutes les assemblées catholiques, dans toutes les réunions paroissiales et scolaires, à la sortie des messes, et remis en permanence sur toutes les tables de presse ou* «* présentoirs *».
■ Comme PREMIÈRE DOCUMENTATION pour les chrétiens ainsi alertés et qui veulent commencer à s'instruire, nous proposons notre courte brochure : *Commentaire du communiqué* ([^17]). On y trouvera les premières explications indispensables ; le rappel succinct des documents pontificaux établissant que le vrai « Fonds obligatoire » de tout catéchisme catholique est constitué par les quatre points du Catéchisme du Concile de Trente ; on y trouvera aussi *les indications de base sur les actions à entreprendre* pour que le catéchisme catholique continue quoi qu'il arrive.
179:127
■ A TOUS LES CHRÉTIENS AINSI ÉVEILLÉS ET ÉCLAIRÉS PAR CETTE PREMIÈRE INSTRUCTION, il faut alors *procurer des catéchismes catholiques *: « livres du maître » et « livres de l'élève ». Nous y travaillons. Voici ce qui est déjà à la disposition des familles, du clergé et des catéchistes ; il faut méthodiquement leur faire savoir que cela existe et en organiser la diffusion :
**1. **POUR LES FAMILLES ET LES CATÉCHISTES : Un opuscule du Père Emmanuel, les *Lettres sur la foi* ([^18]). Petit volume de formation et de méditation à l'intention de tous ceux (à commencer par les mères chrétiennes) qui ont d'une manière ou d'une autre à faire le catéchisme.
**2. **POUR TOUS : le *Catéchisme de S. Pie X*. L'édition que nous en avons procurée, telle qu'elle est, est plus directement utilisable comme « livre du maître » que comme manuel pour enfants : en effet, c'est un seul volume de 400 pages réunissant les « premières notions », le « petit catéchisme », le « grand catéchisme », l' « instruction sur les fêtes » et l' « histoire de la religion ». La revue ITINÉRAIRES n'est pas équipée pour faire elle-même de l'édition à proprement parler : et ce volume-là n'est rien d'autre qu'un numéro spécial de la revue. Nous avons ainsi remis en circulation, dès octobre 1967, l'ensemble de ce catéchisme qui était devenu introuvable en langue française (alors qu'il est toujours édité, en italien, par la Libreria Editrice Vaticana). Nous avons bon espoir que tel on tel éditeur prendra le relais au cours de cette année scolaire, en rééditant, dans un format plus maniable et séparément, le « petit catéchisme » et le « grand catéchisme ».
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**3. **POUR LES ENFANTS : le *Catéchisme du diocèse de Paris* -- (antérieur au premier catéchisme « national » de 1937). Excellente réédition, pratique et peu coûteuse. Il est diffusé par le ROC ([^19]) et par les Éditions Saint-Michel ([^20]).
**4. **POUR L'EXPLICATION DU PATER : l'explication du Pater est l'un des quatre points obligatoires de tout catéchisme catholique. Nous avons édité en traduction française le Commentaire du Pater fait par saint Thomas d'Aquin ([^21]). *Ce n'est pas un ouvrage de* «* théologie *» : en ce sens que ce sont des SERMONS faits par le saint Docteur AU PEUPLE CHRÉTIEN. Il n'est donc aucun besoin d'être un « savant » pour y avoir accès. Ce petit ouvrage est à utiliser comme « livre du maître ». Il répond à un besoin actuel : vous remarquerez en effet que *l'explication du Pater* (ce qu'il faut désirer : vertu théologale d'espérance) *est celui des quatre points obligatoires qui aurait commencé le premier à disparaître peu à peu de nos catéchismes, même avant 1937*. Ce qui vérifie, comme nous l'avons plusieurs fois expliqué, que le monde moderne en général, et le communisme en particulier, portent leur attaque la plus directe et la plus spécifique d'abord contre l'Espérance ([^22]). Il faut remettre pleinement en vigueur l'explication du Pater : cette explication est, dans l'ordre catéchétique, le moyen propre de réveiller, d'instruire et d'éduquer l'espérance chrétienne.
■ Tels sont donc les QUATRE PREMIERS OUVRAGES qui sont dès maintenant à votre disposition pour travailler à ce que CONTINUE LE CATÉCHISME CATHOLIQUE.
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■ Il y en aura d'autres. Par nos soins ou par les soins de nos amis paraîtront au cours de cette année scolaire, entre autres :
-- l'explication du Credo ;
-- l'explication des Commandements, l'une et l'autre par saint Thomas d'Aquin (il s'agit, comme pour l'explication du Pater, de sermons au peuple chrétien, donc accessibles à tous, et constituant un inégalable « livre du maître » pour les parents et pour les catéchistes) ;
-- le « catéchisme des tout petits » et le « catéchisme de la famille chrétienne » composés par le Père Emmanuel ;
-- la Vie de Jésus de Marie Carré, actuellement en cours de publication dans la revue, sera publiée en volume.
Et d'autres encore, dans la sainte liberté des enfants de Dieu : cette liberté, comme les autres, se défend d'abord par son exercice fier et assuré.
■ Aidez par vos prières la prompte réalisation de ces entreprises nécessaires. Vous serez ici même tenus au courant, bien entendu, de tout ce qui, se fait et de l'évolution de la situation. N'allez pas vous dire que vous ne connaissez pas grand'chose au catéchisme, ou que vous l'avez largement oublié : si c'est vrai, c'est un tort certain, c'est un tort grave, mais immédiatement réparable. Apprenez votre catéchisme : c'est le moment ou jamais. Apprenez-le pour vous mêmes. Apprenez-le à fond pour vos enfants, qui souvent n'auront plus que vous pour le leur enseigner.
La sainte Église a aujourd'hui besoin de chacun de vous pour sauver le catéchisme, pour défendre l'âme des petits, pour maintenir et transmettre la foi.
Courage. Au travail. Tenez bon.
J. M.
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### Lettre ouverte à Mgr l'Archevêque de Bourges Cardinal-Prêtre de la sainte Église romaine
par V.-A. Berto
AVE MARIA
Éminentissime et Révérendissime Seigneur,
Si déplaisant qu'il soit à un prêtre, sujet d'une Église fille et disciple, de s'opposer publiquement à un Archevêque, Prêtre-Cardinal de l'Église Mère et Maîtresse, la détresse, le désarroi, ou la révolte où se trouvent jetés des dizaines de milliers de catholiques par la publication des premiers nouveaux *catéchismes,* accompagnée de la prétention exorbitante, et d'une tyrannie à la lettre sans exemple dans l'Église, de les rendre obligatoires, réclament de moi que je me joigne à ceux qui ne s'accommodent pas d'une pareille iniquité. Je m'adresse à Votre Éminence Révérendissime, parce que c'est Elle qui, par deux actes publics, s'est Elle-même constituée le janissaire de l'oppression.
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**1. -- **Votre Éminence a blâmé les écrivains qui, dès les premières semaines de la présente année, ont exprimé contre le *Fonds national obligatoire* ([^23]) des griefs non négligeables. Elle les a blâmés calomnieusement et en mauvais français, en écrivant qu' « *on a voulu ignorer délibérément etc. *» ([^24]). Il fallait : « on a voulu délibérément ignorer », l'adverbe portant évidemment sur la volonté et non sur l'ignorance. Je laisse cela, il y a longtemps que nous savons que, *délibérément* ou non, les évêques, pour la plupart, n'écrivent plus ; ils patoisent.
*Délibérément ?* DEUX hommes seulement, à l'époque où fut publiée la première note de Votre Éminence, avaient hautement parlé contre le *Fonds national obligatoire *: MM. Salleron et Madiran. Non pas dix, ni cinq, ni trois deux ; ces deux-là. Qu'ils aient « voulu ignorer délibérément », comme dit Votre Éminence, ou « voulu délibérément ignorer », comme dit la grammaire, est une accusation grave à leur encontre. « *On *» est un subterfuge de casuistique qui ne peut laisser en paix qu'une conscience archiépiscopale ; sous ce pronom couard, les noms propres étaient très lisibles. D'autre part il apparaissait à la première inspection des textes que MM. Salleron et Madiran avaient lu le *Fonds national obligatoire*, en avaient perçu la portée et les intentions prétendument pédagogiques, et, loin d'avoir « voulu ignorer délibérément » ou « voulu délibérément ignorer » ce qu'ils critiquaient, parlaient en pleine connaissance de cause ([^25]).
184:127
Une grave accusation démontrée fausse est une grave calomnie, et le calomniateur est obligé à réparation. Nous n'avons point vu que Votre Éminence Révérendissime se soit acquittée de ce devoir de *justice.* MM. Salleron et Madiran ne m'ont pas chargé de les défendre, ils sont de taille à le faire eux-mêmes, s'ils le jugent à propos. Cela aussi n'est donc dit qu'en passant, mettons, pour le repos de ma propre conscience, et parce que le saint Évangile déclare « bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice ».
**2. **Votre Éminence Révérendissime, dans une deuxième note, a improuvé la traduction du *Catéchisme hollandais.* Non pas, hélas, quant au fond, mais pour la seule raison que cette traduction est « prématurée ». En français, et, qui sait ? peut-être aussi en berrichon d'archevêque, *prématuré* veut dire « qui n'est pas encore mûr », mais qui, sauf accident, est destiné à mûrir. Il doit donc venir une heure où la traduction du *Catéchisme hollandais,* enfin mûre, sera inoffensive, et où les oreilles pies auront tort de s'en trouver offensées ? Une heure où cette traduction qui *aura été* « un acte d'indiscipline », se trouvera, sans qu'un mot y soit changé, l'acte légitime d'un traducteur qui n'aura eu que le tort d'avoir raison trop tôt ?
185:127
Ou bien Votre Éminence entend-elle ce « prématuré » d'une traduction faite avant qu'aient été opérées les corrections réclamées par le Siège romain ? Ce serait une deuxième fois se mettre la conscience en paix à trop bon marché. Qui croira qu'une maffia qui se piète depuis près de deux ans à *ne pas faire* ces corrections, va enfin obéir ? La Première Chaire est maîtresse de sa mansuétude comme de sa sévérité. Mais il crève les yeux de tout le monde que cette maffia entend triompher d'elle comme que ce soit, et que la traduction « prématurée » en français, après la traduction « prématurée » en anglais, n'est qu'un épisode calculé d'une scandaleuse rébellion, en face de laquelle il est à peine croyable qu'un Prêtre-cardinal de l'Église romaine, outragée comme Mère, bafouée comme Maîtresse, ne trouve d'autres accents que cet incolore « prématuré ».
**3. **Ceci m'amène au vif de ma querelle (*querela*, en latin, c'est une plainte, Votre Éminence Révérendissime ne peut l'avoir oublié) qui n'est point du *Catéchisme hollandais* mais de l'apparition des premiers ouvrages dérivés du *Fonds national obligatoire.* Plusieurs questions se posent à ce sujet :
*a*) Votre Éminence perçoit-Elle une différence substantielle entre la traduction française du *Catéchisme hollandais* jugée par Elle au moins prématurée, et lesdits ouvrages, jugés par Elle au moins mûrs ?
*b*) Votre Éminence ne perçoit-Elle pas une différence substantielle entre la Confession de Foi du Souverain Pontife régnant, d'une part, et d'autre part, le *Catéchisme hollandais* traduit ou non, et les ouvrages fabriqués à partir du *Fonds national obligatoire ?*
186:127
Dans la négative à la question *a,* c'est-à-dire, si Elle ne perçoit nulle différence substantielle entre le *Catéchisme hollandais* et les ouvrages dérivés du *Fonds national obligatoire,* comment peut-Elle juger « prématurée » la publication en français de l'un et mûre la publication des autres ? Des différences mineures n'expliquent pas la différence des positions prises par Votre Éminence à l'égard de ces deux affaires, les blâmes inversement distribués au traducteur du *Catéchisme hollandais* et aux critiques du *Fonds national obligatoire.*
Dans l'affirmative à la question *a,* c'est-à-dire, si Votre Éminence perçoit une différence substantielle entre le *Catéchisme hollandais* et les ouvrages dérivés du *Fonds national obligatoire,* comme cette différence substantielle n'est pas un allant-de-soi, comment Votre Éminence s'y prendra-t-Elle pour la montrer ? Car ce qui saute aux yeux, c'est que les ouvrages dérivés du *Fonds national*, s'ils sont pédagogiquement nuls, comme adaptation de la doctrine catholique, sont au contraire une parfaite adaptation pédagogique du *Catéchisme hollandais *: même anthropocentrisme éperdu, même naturalisme forcené.
Dans l'affirmative à la question *b,* tout est dit : le *Catéchisme hollandais* est anathème, comme enseignant une religion substantiellement différente de la religion catholique romaine, et les ouvrages censés dériver du *Fonds national obligatoire*, mais qui dérivent beaucoup plus certainement du *Catéchisme hollandais*, doivent être déclarés au moins impropres à enseigner aux enfants la religion catholique romaine.
Dans la négative à la question *b,* c'est-à-dire si Votre Éminence ne perçoit pas de différence substantielle entre la Confession de Foi de Paul VI et les ouvrages qui procèdent du *Fonds national obligatoire* (ou beaucoup plus probablement qui procèdent, comme le *Fonds national obligatoire* lui-même, du *Catéchisme hollandais*) alors cette cécité pose un autre problème. Supposons un lecteur ignorant de toutes les controverses présentes, et en la seule possession de la Confession de foi romaine, et de « *Qui es-tu, Seigneur ?* » ([^26]), il ne lui viendra pas à l'esprit qu'il puisse s'agir de la même religion.
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D'un côté, l'usage normal, sain, et d'ailleurs nécessaire de l'intelligence exprimant *ce qu'elle croit *; de l'autre, le refus morbide, la phobie du « notionnel », refus d'ailleurs radicalement impraticable et ruineux, puisque notre pensée est par nature conceptuelle, et que les auteurs mêmes de « *Qui es-tu Seigneur ? *» conceptualisent comme un chacun quoiqu'ils en aient se trouvant décorés d'une figure humaine ; d'un côté, des jugements clairs, fermes, arrêtés, et qui lors même que le *lien* entre le sujet et le « prédicat » demeure surintelligible, sont exprimés en *termes* dont chacun est parfaitement définissable ; de l'autre, des propositions floues, pâteuses, inconsistantes, impropres à fixer l'esprit ; d'un côté un ordre admirable, une synthèse où tout se tient ; de l'autre un vrac de poubelle, où une vache ne trouverait pas son veau ; d'un côté une continuité millénaire, une sérénité qui sort des entrailles d'une tradition précieuse ; de l'autre des propositions erratiques, sans racines, disloquées, qui sautillent brusquement à la surface du nadir, ne se soutenant pas au-dessus d'un vide infini. Je pourrais continuer, mais si ce que j'ai dit ne constitue pas pour Votre Éminence une différence substantielle, et cent différences substantielles cela fait problème. Quelle qu'ait pu être l'inégalité de nos « carrières » respectives, Votre Éminence et moi avons vécu ensemble sous le même toit du Séminaire Pontifical français, nous avons eu les mêmes maîtres, suivi les mêmes cours, étudié dans les mêmes livres, subi les mêmes examens. *Le Fonds national obligatoire* rend-il à Ses oreilles le même son authentiquement romain que les conférences spirituelles du P. Le Floch et du P. Voegtl, que l'enseignement du P. Lazzarini, du P. Cappello, du P. Vermeersh ? Elle ne le soutiendra pas ; cela ferait crier les pierres, les pierres de Santa-Chiara, les pierres de la vieille Grégorienne que nous avons fréquentée ensemble. Un catéchisme pour enfants n'est pas un cours de théologie, non. Mais il doit n'être pas *hétérogène* à la théologie, ne devant être que l'exposé des principes de la théologie, qui sont les dogmes de la foi, la morale catholique, les sacrements catholiques, la prière catholique, et encore quelque chose de plus.
188:127
Car un catéchisme ne doit pas présenter seulement le squelette de la doctrine catholique réduite à sa plus sèche expression, mais sa chair et son visage. Il y a une vision catholique du monde, un sens catholique, un esprit catholique que le plus humble catéchisme doit inculquer.
Le *Catéchisme hollandais,* encore qu'il ne soit pas humble, mais enflé de la plus insupportable suffisance, tombe en plein sous ce reproche, et les critiques innombrables qu'on en peut faire se ramènent à une seule, c'est qu'il n'est pas catholique. Encore s'adresse-t-il à des adultes, mais les catéchismes pour les enfants, qui se donnent pour procéder du *Fonds national obligatoire*, ne valent pas mieux : c'est le figuier stérile, ou le pain moisi par le mauvais levain. C'est une de ces œuvres visiblement maudites de Dieu où les entreprises les plus longuement pourpensées pourrissent dans la main des ouvriers.
Car enfin, Éminentissime Seigneur, il faut en venir à ce prétexte pédagogique dont on a couvert la funeste besogne. Votre Éminence était déjà revêtue de l'épiscopat en 1957, lorsque la sage volonté du Siège Apostolique réprima le premier essai de « *Catéchisme progressif *», et c'est s'infliger à soi-même un bien déshonorant démenti que d'approuver aujourd'hui ce qu'on a soi-même improuvé avant-hier ; car nulle cavillation, nulle subtilité, ne viendra à bout de montrer que les sous-produits du *Fonds national obligatoire* sont d'un autre esprit que le « *Catéchisme progressif *» de 1957 : il n'y a de l'un à l'autre qu'une très palpable aggravation.
Mais à tenir pour non avenue l'affaire de 1957, à ne considérer que les nouveaux textes, et à ne les considérer que sous leur aspect pédagogique, le ridicule saute aux yeux par la disproportion entre les prétentions « pédagogiques » des auteurs, et la nullité pédagogique de leurs efforts, après avoir, paraît-il, tant ahané. De parti pris, ou par impuissance ou par châtiment, la niaiserie éclate à toutes les pages. Et c'est ce qu'on a le front de nous présenter comme le dernier mot de la pédagogie catéchistique ?
189:127
« Défense à Dieu d'entrer dans ce laboratoire » où, à des enfants préalablement décrétés incapables d'en comprendre davantage, on se livre à la sinistre volupté de comprimer la cervelle, afin qu'ils deviennent effectivement bêtes, à force d'avoir été bêtifiés. Heureusement, ils ne se laisseront pas faire ; mais malheureusement, d'une religion aussi anti-pédagogiquement proposée ils se débarrasseront d'urgence, pour n'en plus vouloir ouïr parler de leur vie. Malheureusement ? Il est vrai que le malheur ne sera pas grand, puisqu'ils ne se déferont que d'un pseudo-catholicisme radicalement différent du vrai ; Seulement le travail sera à refaire, et pour beaucoup l'occasion ne se représentera plus. Petits agneaux pitoyables non seulement errants, mais fourvoyés par de mauvais bergers, que votre sort tirerait de larmes, si le Pasteur véritable ne gardait la puissance de vous ramener à Lui, par des voies que Lui seul connaît ?
Éminentissime Seigneur, j'ai fait toute ma vie le catéchisme, à la seule exception de mes années d'enseignement au Grand Séminaire ; je l'ai fait comme vicaire de paroisse, je l'ai fait comme aumônier de pensionnat, je le fais encore tous les jours ouvrables, et depuis vingt-trois ans, à des enfants privés de famille. Je l'ai fait à des enfants de tous les âges, de toutes les couches sociales, surtout des plus humbles et des plus ignorantes. Et je dis que prétendre que les enfants de neuf à onze ans ne sont susceptibles que du long verbiage qu'on leur inflige accompagné, dans un encadrement entre filets maigres, d'un « par cœur ». (d'ailleurs difforme et véreux) qui tiendrait sur le seul recto d'une feuille de format commercial, c'est une imposture éhontée.
190:127
Ces enfants n'ont pas en main que le catéchisme. Ils ont des livres d'histoire, de géographie, d'arithmétique, de textes choisis. Il n'y a qu'à comparer ce que le moins bien fait de ces manuels, le plus rébarbatif, le plus indigeste, leur apportera, entre neuf et onze ans, de connaissances encore élémentaires, mais ordonnées et méthodiques, avec ce qu'ils pourront tirer pour leur vie catholique de pages imposées par un monopole violent et dénué des formes canoniques les plus nécessaires. Du vent, moins que du vent, un vide de cloche pneumatique. Comme on ne respire pas dans le vide, les enfants se hâteront de s'évader de cette inconfortable prison, et le résultat infaillible sera qu'ils auront de plus en plus d'estime pour les sciences dites profanes, de plus en plus de mépris pour la religion catholique, ou ce qu'on leur aura persuadé être la religion catholique, au grand risque qu'ils ne se dépêtrent jamais de cette confusion. Tel sera le succès déplorable de l'entreprise. Ni Votre Éminence ni moi ne le verrons, mais il est infaillible, encore une fois, si l'on s'obstine dans la voie où l'on s'est engagé avec un aveuglement qui, à ce degré, ne peut être que volontaire.
Je ne relèverai pas une à une les erreurs, sottises, truquages et fraudes des nouveaux textes, je me bornerai entre cent à un seul point où il me semble qu'un Prêtre-cardinal doit percevoir mieux que tout autre la fureur antiromaine. Dans la « définition » de l'Église par les diverses notes de son unité, une seule est omise : l'unité de gouvernement. « *No Popery *» ! On le dira plus tard ? D'abord pourquoi pas tout de suite ? Est-ce encore en vertu des règles de la super-pédagogie des auteurs ? Mais quelle difficulté particulière y a-t-il donc pour des enfants de neuf à onze ans, à comprendre que le Pontife Romain est le chef suprême de l'Église ? Ensuite, à le taire maintenant, à le renvoyer à un « plus tard » indéterminé, ce nouvel élément ne paraîtra plus que surajouté, plaqué du dehors, facultatif. On nous parle de l'unité de foi. L'unité de foi s'est-elle conservée, se conserve-t-elle toute seule ? Peut-elle se passer d'un Gardien divinement établi ? Ou bien veut-on laisser à penser que le « pluralisme » s'étend jusqu'aux dogmes, qu'on peut être catholique romain en croyant à la Présence réelle ou en n'y croyant pas, en croyant aux Anges ou en n'y croyant pas, à la perpétuelle virginité de Marie ou en n'y croyant pas ?
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Un ancien catéchisme épiscopal, celui de Lille je crois, enseignait tout uniment que « l'Église est la société des chrétiens soumis au Pape ». Rien de plus net, rien de plus concis, rien de plus aisé à comprendre ; point de critère plus simple pour discerner le catholicisme d'avec ce qui n'est pas lui. On remplace cette définition limpide, exacte, par un fatras, où l'on omet le plus facile et le plus nécessaire. Et on ne l'aurait pas fait exprès ? Et cette « omission » criminelle peut se prévaloir de la protection de votre Pourpre ? Invinciblement, Éminentissime Seigneur, ma pensée se reporte à nos communs maîtres, si romains ! -- ils n'ont pas élevé Votre Éminence pour une telle prévarication, d'ailleurs inexplicable, car, s'il m'est permis d'emprunter une phrase du langage familier, « cela ne vous ressemble pas ».
Une « lettre ouverte » ne peut avoir les dimensions d'un article, c'est un cri. Je finirais ici, si je ne devais mettre sous les yeux de Votre Éminence un extrait de la *Vie diocésaine de Paris* ainsi conçu :
« *Des accords ont été conclus entre l'Association Épiscopale catéchistique, les éditeurs, les auteurs et les libraires. Ils permettent d'apporter un soutien aux organismes catéchétiques diocésains et nationaux, tout en maintenant un prix normal par la réduction des marges bénéficiaires habituelles. Les libraires ne pourront donc pas consentir de remise sur les prix des nouveaux manuels, même par quantité. *»
Quelle intolérable odeur de soufre, et que cela pue l' « Église des pauvres » ! Des écritures calamiteuses que des chiffonniers achèteraient à peine au poids du papier, on les décrète « obligatoires » pour des centaines de milliers d'enfants baptisés, dont on fera des ariens qui s'ignorent, des nestoriens qui s'ignorent, des modernistes qui s'ignorent, ou n'importe quoi, les cochons de parents dûment avertis qu'ils n'ont à espérer aucune réduction « même par quantité », moyennant quoi on se partagera simoniaquement entre compères plusieurs centaines de millions par an !
192:127
« Ce que vous avez reçu pour rien, donnez-le pour rien, *quod gratis accepistis, gratis date*. » C'est l'Évangile de Jésus-Christ. Mammon dit : « Ce que vous avez reçu pour rien, vendez-le très cher » et c'est Mammon qui triomphe ! Éminentissime Seigneur, quand tout ce que j'ai dit plus haut ne serait qu'un amas de sophismes, les lignes que je viens de transcrire, *à elles seules,* démontrent que nous sommes en présence d'une « religion » qui n'est pas celle de Jésus-Christ. Elles suintent la faim maudite de l'or, *auri sacra fames*. La seule idée qu'un catéchisme doit rivaliser en illustrations, en artifices typographiques, en reliure et bagatelles de ce genre, avec les autres livres scolaires, est une idée mondaine -- ce n'est pas une idée catholique. A ce niveau, le catéchisme est battu d'avance ; sa vraie grandeur est d'un autre ordre, sa vraie transcendance n'est point relevée, mais abaissée par ces ornements ; utiles ou agréables ailleurs tant qu'on voudra, ici futiles, nuisibles, et laids, comme est laide toute partie qui n'est pas en harmonie avec son tout : *turpis est pars universo suo non congruens*, dit saint Augustin. Le catéchisme, et notamment le catéchisme pour les enfants, doit être un livret humble, un livret austère, un livret pauvre, un livret *bon marché*, ou bien il n'annonce pas Jésus-Christ, il n'attache pas à Jésus-Christ, il trahit Jésus-Christ, et il est réprouvé de Jésus-Christ.
Je suis, Éminentissime Seigneur, de Votre Éminence Révérendissime, le très respectueux serviteur.
*Manécanterie Saint Pie X*
*Septembre 1968*
L'abbé V.-A. Berto.
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### L'esprit de l'hérésie
par Luce Quenette
OMETTRE une seule vérité de la Foi, ce n'est pas avoir la Foi entière moins une partie, ce n'est plus avoir la Foi du tout.
*L'hérétique* (hairesis = choix, opinion particulière) choisit -- s'il choisit c'est qu'il a opposé son sens propre, son opinion à la soumission de la Foi.
Avoir la Foi, c'est croire parce que Jésus-Christ l'a révélé et que l'Église l'enseigne.
Être hérétique, c'est accepter les vérités selon qu'elles conviennent aux vues propres et personnelles.
« Le juste qui vit de la Foi » :
1\) a vu l'évidence *des motifs* de croire,
*2*) *accepte* avec soumission les vérités enseignées,
*3*) *les médite* et les approfondit pour qu'elles pénètrent son intelligence bien qu'elles la dépassent.
L'hérétique ne se soumet pas à l'évidence des motifs, se faite juge des vérités divines qui lui conviennent, d'où, non seulement un choix, mais *un esprit d'hérésie*.
\*\*\*
*Tout le Nouveau catéchisme respire un esprit d'hérésie.* Les vérités qui semblent communes au nouveau et à l'ancien catéchisme sont déformées dans le nouveau. Ce ne sont plus les mêmes. Elles ont passé dans le vent de l'hérésie.
194:127
D'avoir été *choisies* les a *corrompues*. Sans doute, c'est la loi générale de l'hérésie. Tout hérétique, consciemment ou non, construit Dieu selon son propre jugement. Mais, plus ou moins aussi, il se soumet instinctivement à l'intuition du Dieu transcendant et parfait que lui fournissent sa raison ; la tradition ; la morale, l'habitude, la vertu ; s'il est loyal, il cherche l'absolu, il est avide d'obéissance et la Foi est au bout de sa loyauté. Beaucoup de protestants convertis reconnaîtront cette humble voie.
L'hérésie est révolte contre l'absolu, mais que d'hérétiques de famille ou de nation *n'ont pas l'esprit de l'hérésie*, gardant le désir obscur d'un « désaveu » de leur jugement propre. Il n'en est pas ainsi de l'apostasie du Nouveau catéchisme. L'Homme y est Dieu, et de l'intérieur de la religion catholique où il entend rester et d'où il entend œuvrer, il se soumet Dieu.
\*\*\*
C'est effroyable et je vais m'efforcer de le montrer clairement. Tâche difficile, car les mots, les termes sont tantôt communs à la Tradition et à la Trahison parce qu'on leur donne un autre sens -- ou bien on emploie des termes nouveaux dont le sens reste à la fois séduisant et obscur.
Le devoir le plus pénible d'un père et d'une mère devant une telle situation du langage, *c'est de faire très* attention, de scruter, d'étudier. Et rares ceux qui le font. Je connais un médecin protestant dont toute l'humeur, le flair est catholique, l'intuition catholique -- il lui faudrait, voyons, une grande après-midi d'attention soutenue pour abjurer mentalement le protestantisme et entrer dans la voie d'une allègre conversion. Eh bien, comme vont les choses, quand il aura cette grande après-midi, il ira promener ses enfants et, hors une grâce « Stop » extraordinaire, il restera un frère séparé sympathique.
Les parents, par profession, jusqu'à aujourd'hui et en général, et parce qu'ils ont la confiance héréditaire et catholique dans le prêtre, ne font pas attention *à fond.*
D'autre part, pour être très attentif à la subtilité de l'erreur (d'autant plus meurtrière qu'elle est mieux déguisée) il faut être soi-même *très forts* en catéchisme, fameusement « fortes in fide ». Ça prend du temps. Alors, au risque de me répéter, je dis : *faites bien attention, étudiez !*
\*\*\*
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Pour nous angoisser davantage, il y a *le ton* de ce Nouveau catéchisme. C'est un *ton* d'eau de rose, de dévotion presque « bonne sœur » (comme on disait) tout ce qu'il y a de mielleux, d'ecclésiastique, de suranné, ça endort la méfiance, ça fait mystique, ça veut être mystique. Autant despotique et obscur que flatteur.
Et c'est « tout plein d'amour ».
Et l'ennemi qui est la Vérité traditionnelle est coiffé, dans le « Fonds Obligatoire », des affreux noms de « légalisme, moralisme, observance extérieure » et surtout condamné comme «* abstrait *».
Remarquez comme on déforme une vérité avec une terminaison ; prenez : moral, moral*isme* et moral*isant*,
tradition « morale » : vous êtes édifié ;
tradition « de moralisme » : quelle étroitesse !
tradition « moralisante » : fi ! c'est dépassé !
et tant d'autres trucs de dialectique auxquels on ne fait pas attention.
L'ancien est abstrait : ça sent l'irréel, l'inaccessible, le détaché de la vie ; le nouveau est concret : ça sent le vrai, le pratique, le savoureux.
Quelle duperie !...
Pour déjouer et mettre en relief sous vos yeux l'esprit d'hérésie du Nouveau catéchisme, je vais procéder par questions et réponses comme dans tous les catéchismes, comme dans votre catéchisme auquel votre âme est encore habituée. J'use ici de deux études sur le Nouveau catéchisme : l'étude de l'Abbé de Nantes, qu'il qualifie lui-même de longue et difficile, -- alors j'essaie de mettre en relief les points qui saisiront plus aisément le bon sens et la mémoire, et j'use aussi du travail de M. Madiran intitulé dans *Itinéraires*, n° 125 : « La septième proposition ». Vous avez là, sur le « commandement nouveau » en particulier, une leçon où je vous renvoie. Ce que je dis, je sais bien que c'est partiel et incomplet, mais nous voulons *éveiller* l'intérêt puissant de la Foi pour les vérités de la Foi et ainsi fortifier, aiguiser l'esprit de discernement qui fait savourer la Vérité et se préserver de l'erreur.
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Ainsi, éclairés les uns par une explication, les autres par une autre, nous sentirons grandir en nous un besoin de lumière, d'instruction religieuse, un besoin de catéchisme authentique qui sera notre défense et la défense de nos enfants.
Question I : Une idée peut-elle être « concrète » ?
Non une idée ne peut être « concrète ». Est concret ce qui tombe sous les sens. L'idée d'une chose, tirée par l'intelligence des aspects sensibles de cette chose, est donc abstraite (tirée de) et intelligible, par conséquent, non concrète.
Une « idée sensible » ou « concrète » est une notion contradictoire.
Question II : Comment convient-il de diviser les idées ?
Il convient de diviser les idées en : idées vraies et idées fausses.
Les fausses idées ont un contenu absurde qui n'apparaît pas toujours à notre raison, trompée par l'imagination et les préjugés. Par exemple : « le progrès fatal » de l'humanité est une idée fausse dont la contradiction nous est cachée par les préjugés révolutionnaires.
En effet : « progrès » pour l'homme, signifie avant tout amélioration de l'essentiel.
Or l'essentiel dans l'homme, c'est la raison et la volonté libre. Le progrès est donc avant tout moral, mais le progrès moral est libre. Donc progrès fatal = idée fausse.
Question III : Quel est donc le rôle du concret par rapport aux idées ?
Le concret ou images sensibles incarne les idées et rend visibles leurs applications et leurs conséquences, ainsi les miracles de Jésus rendent visible sa divinité.
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Or ils sont presque tous passés sous silence dans le Nouveau catéchisme.
Question IV : Quels sont les fruits des idées justes ?
Les fruits des idées justes sont les bonnes actions -- l'enrichissement de l'intelligence -- la prospérité temporelle. Les idées justes qui nous viennent par la Foi ont comme fruit la Sainteté.
Question V : Quels sont les fruits des idées fausses ?
La stérilité, les péchés, les guerres, les révolutions et l'ennui.
Question VI : Cette idée : « Dieu est Amour » n'est-elle pas vraie pour la raison et pour la foi ?
Cette idée « Dieu est Amour » est vraie en effet pour la raison et pour la foi.
Mais Dieu infini, tout puissant a pour l'homme un amour parfait, infiniment pur, et qui se *rapporte à Lui-même.* Car aimer, c'est vouloir le Bien ; et le Bien pour l'homme c'est de servir Dieu et par ce moyen obtenir la vue de Dieu. Dieu n'est pas n'importe quel amour. Si je dis 2 = 4/2 je peux dire 4/2 = 2 ; mais si je dis *Dieu est amour,* je ne peux dire *l'Amour = Dieu,* car il faut distinguer entre l'Amour parfait qu'est Dieu et l'Amour tel que peut se le figurer et le pratiquer l'homme. Dans le langage humain, le mot Amour est confus.
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Or l'esprit du nouveau catéchisme est que *Tout amour est Dieu. L'Amour est Dieu* signifie :
1\) que tout sentiment d'amour, quel qu'il soit, est agréé de Dieu : ce qui est faux ;
2\) que Dieu travaille au bonheur de l'homme, à son bien-être, sans pouvoir s'en empêcher en quelque sorte, parce que l'homme Le séduit : Il est enchaîné à l'homme, Dieu répare, arrange, pour que l'homme arrive au bonheur.
Rien n'est plus faux.
Dieu est infiniment parfait, est donc infiniment *juste.*
Sa bonté accorde son amour à l'homme *qui lui obéit*, c'est-à-dire qui répond volontairement à son amour en gardant ses commandements.
Dieu fera le bonheur de l'homme, si l'homme fait ce qu'il faut pour le mériter. Dieu infini n'a pas besoin des hommes. Il n'a besoin de personne ; dans la Sainte Trinité se trouvent comblés son bonheur et son amour. Si l'homme ne remplit pas les conditions infiniment sages imposées par Dieu, *Dieu sera toujours amour, mais l'homme ne sera pas aimé.*
Question VII : N'est-il pas beau, cependant, d'enseigner aux enfants que Dieu étant amour veut ABSOLUMENT leur bonheur ?
Non, cela n'est pas beau, parce que ce n'est pas vrai. Dieu ne veut absolument que Dieu.
Et l'homme a pour devoir de vouloir absolument la Volonté de Dieu. Sinon la justice de Dieu fera que l'homme sera absolument malheureux. Dieu a créé l'homme libre pour que l'homme fasse librement ce que Dieu veut.
Question VIII : Quelles sont les conséquences de cette erreur : « L'amour est Dieu », ou : « Dieu veut absolument le bonheur de l'homme » ?
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a\) D'abord remarquons que cette erreur est d'autant plus dangereuse que son expression est séduisante : Dieu est tout amour, Il transforme en union à Lui toutes les actions de l'homme, tous ses efforts et même dans Sa miséricorde, tous ses péchés. C'est à pleurer d'émotion -- et c'est un langage qui se fait prendre pour *mystique.*
b\) Cette erreur trompe sur la *nature de Dieu,* Son infinie Majesté, Son infinie Perfection, Son infinie Justice. C'est-à-dire ce qu'on doit appeler Sa Transcendance. C'est l'homme qui devient la tentation, le séducteur de Dieu. Dieu devient le serviteur de l'homme.
c\) Cette erreur trompe sur la *nature de l'homme :* il n'est pas un agent moral duquel Dieu exige une libre obéissance. Il n'est plus qu'un être indéfinissable, sans raison ni volonté, jouet passif et irresponsable.
d\) Cette erreur *fausse les rapports entre Dieu et l'homme.* La religion et la morale pour l'homme ne consistent plus qu'à croire que Dieu l'aime, qu'Il travaille à son bonheur, indépendamment de la valeur et du mérite de ses actions, que Dieu est bien trop content d'œuvrer ainsi dans l'homme qui n'a qu'à Le laisser faire.
Question IX : Mais ne dit-on pas des grands saints qu'ils n'ont eu qu'à se laisser conduire par Dieu passivement ?
Les saints qui s'abandonnent à la divine Volonté sont de *grande obéissants* qui ont vaincu leurs passions en les soumettant héroïquement aux Commandements de Dieu et même arrivés à ce degré d'obéissance, ils doivent encore lutter activement pour que la Grâce de Dieu soit souveraine en eux.
Tandis que l'esprit de ce catéchisme est un esprit de *vanité passive.*
Question X : Que faut-il, selon la foi, pour être uni à Dieu ?
Pour être uni à Dieu, il faut être en *état de grâce*, c'est-à-dire avoir reçu la Grâce sanctifiante au baptême et ne pas l'avoir perdue par un péché mortel, ou bien l'avoir recouvrée par le Sacrement de Pénitence avec le ferme propos de ne plus transgresser les Commandements de Dieu et de l'Église.
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Question XI : Cet état de grâce est-il sensible et accompagné de révélations intimes ?
Cet état de grâce n'est pas ordinairement ressenti. La conscience témoigne seulement qu'on a fait ce qu'il faut pour le posséder.
Question XII : Est-ce ainsi que le Nouveau catéchisme enseigne l'union à Dieu ?
Le Nouveau catéchisme enseigne que « la formation de la conscience religieuse éveille dans les enfants le sens théologal du comportement chrétien ».
Question XIII : Que signifie cette proposition ?
Cette proposition utilise des termes dont le sens est obscur.
Il s'agit d'une expérience de Dieu que l'on sentirait en soi, que l'enfant *verrait* se dérouler en lui -- un acte quelconque étant toujours une « réponse à Dieu », dans une intimité avec Jésus et avec nos frères, intimité et expérience qui restent *étrangères à la loi morale*, qui se prétendent *supérieures*, parce que *intérieures*, directement venues de l'Esprit Saint et non « du dehors » ; poussant à la sainteté sans légalisme, « à travers les commandements ». Et ainsi l'enfant est mis en relation avec les mystères chrétiens et le service de tous les hommes.
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Question XIV : Quels sont les dangers d'une telle vie morale ?
Le principal danger c'est que cette vie n'est pas morale.
1\) La vie morale est une mise en œuvre active par la Grâce, de toutes nos facultés pour l'accomplissement des Commandements, la pratique des vertus, la soumission *précise* et *nette* à l'Église.
2\) Cette erreur montre son absurdité parce qu'elle est incompréhensible. *Il est impossible d'éclairer les enfants sur ce qu'ils doivent penser et ce qu'ils doivent faire par un langage si obscur et si loin des exigences de la conscience et du bon sens*. Rien n'est moins adapté à l'enfance.
3\) Il en résultera : que la plupart, ne comprenant rien et ne *retenant rien*, n'auront ni piété ni foi -- l'ennui seulement ; que les expressions dont on se sert créeront dans certains la sentimentale conviction que tout ce qu'ils sentent vient de Dieu, les inspirations des vices et des mauvais penchants comme le reste (impression fortifiée par l'initiation sexuelle). Enfin, tous seront persuadés que la loi, le péché, le permis, le défendu, le bien et le mal, tout est indifférent et confondu.
Question XV : Cet enseignement n'est-il pas dangereux pour la société ?
Cet enseignement fabrique des visionnaires humanitaires, des faux mystiques, avec tendances communistes, et désir de destruction d'un ordre moral légal qu'on leur a appris à mépriser. Des esprits imperméables au réel, donc cruels.
Question XVI : Comment le Nouveau catéchisme apprend-il à l'enfant le mépris de la loi morale ?
Le Nouveau catéchisme apprend à l'enfant le mépris de la Loi morale parce qu'il en parle toujours d'un ton et avec des expressions méprisantes.
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Exemples :
1\) On grogne sans cesse, dans le « Fonds Obligatoire », contre le *légalisme,* le *moralisme,* la *tentation moralisante* de l'ancien catéchisme ;
-- on déplore que l'enfant « *se satisfasse d'une obéissance un peu légaliste *» (?) ;
*-- *on « ne propose pas tout l'enseignement moral » ;
-- on qualifie les applications morales quotidiennes de « *multitude de détails où on se perd *» *;*
*-- *on ira « *au-delà de la matérialité* des actions » ; on évitera « un enseignement abstrait de la nature humaine » ; on ne fera pas trop de division claire entre le corps et l'âme. En revanche on présentera l'humanité comme féminin et masculin, etc., etc. Et cela qui résume tout : « *on ne devra pas s'arrêter au niveau de la conscience morale qui est assurée par ailleurs* (?) *en famille, à l'école* » !!
Belle désinvolture pour l'*accessoire.*
2\) Au contraire, on isole la « conscience religieuse » de la conscience morale ; le péché n'arrête pas la bonté inconditionnelle de Dieu. La mort est oubliée et le châtiment. On parle du « Mal » en général. « Le mystère du mal ». Dieu nous ramène sans cesse à Lui, nous pardonne, nous sauve, nous baptisés ou non baptisés. Le but est l'épanouissement, pas de « limitation de vie », aspiration à « une vie plus grande » !?
3\) De ce double langage, il ressort que la Loi, l'obligation, la morale, les commandements, forment un ensemble piteux, anémique, vilain, flétri, dépassé... bon pour la famille rangée aussi dans le même sac.
La nature et ses penchants, la concupiscence seront vite complices de ces « facilités », de ces « épanouissements ».
Question XVII : Mais n'est-il pas vrai que la Loi morale nous reste extérieure ? qu'elle peut produire le formalisme ? Tandis qu'au contraire la Loi d'Amour, tout intime, installe en nos cœurs la familiarité avec Dieu et la confiance en Lui ?
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Cette objection utilise des notions confuses. Elle a sa source « non plus dans l'ordre de l'être ni de la pensée, mais dans le seul verbiage ». C'est un « verbalisme chrétien » : non une lumière pour l'intelligence, mais une description imaginative de l'irréel.
En effet : erreur 1) sur la nature de la Loi morale, 2) sur la nature de la Loi d'Amour.
Dire que « la loi morale nous est extérieure » *ne veut rien dire du tout.* Car « extérieur » est un terme d'espace et « intérieur » aussi qui ne *définit* pas mais *figure* la vie morale.
La Loi morale, c'est le Décalogue. Il s'impose à l'homme parce que c'est *l'expression de la Volonté de Dieu.*
Or la Volonté de Dieu s'impose comme *supérieure* (on peut, si l'on veut, dire que ce qui est supérieur est extérieur à l'inférieur, mais c'est une expression vaine).
La Volonté de Dieu, souveraine et transcendante, s'impose et s'accomplit toujours.
Mais elle ne s'impose pas de même à toutes les créatures.
La Volonté de Dieu s'impose aux créatures inanimées par les lois de la physique par exemple. Et ces lois imposées sont entrées en elles comme constitutives de leur nature. Elles ne peuvent s'y dérober. Mais, naturellement, Dieu peut les suspendre par le miracle.
La Volonté de Dieu s'impose aux animaux sous forme de lois inscrites aussi dans leur nature, lois de l'instinct auxquelles ils ne peuvent non plus se dérober.
La Volonté de Dieu s'impose aux créatures intelligentes et libres *comme un ordre* auxquels elles *doivent librement obéir*. Cet ordre s'exprime dans leur nature même par la raison, cette raison faite à la ressemblance de Dieu est idée de Dieu, idée d'une volonté supérieure à laquelle l'homme est *obligé* d'obéir parce qu'elle est excellente (même si elle nous gêne) et qu'on ne se moque pas de Dieu.
Donc la Loi est à la fois saisie comme émanée d'un Être souverain, supérieur, indépendant (c'est le seul sens clair d' « extérieur ») et à la fois voix intérieure puisque la raison découvre et ratifie l'excellence de cet ordre divin.
Il ne peut pas en être autrement, car l'être spirituel seul trouve dans sa propre nature l'expression de cette Volonté transcendante.
204:127
Alors, rien n'est plus faux, plus obscur et plus trompeur que d'employer le qualificatif d' « extérieur » pour la Loi divine dans le sens de pouvoir « étranger, formel, contraignant » et, pour en finir : inerte ou artificiel, accessoire.
Mais cette loi est écrite. Saint Paul nous dit pourquoi : « à cause des transgressions » car les hommes par leurs passions, leur imagination et leurs péchés ont obscurci leur voie et Dieu voulut inscrire cette Loi qui vient de Lui pour l'homme, dans la pierre, pour qu'il se souvînt du dictamen inscrit dans sa raison, maintenant obscurcie. C'est la Loi naturelle et c'est le Décalogue.
De dire que cette loi est légale et moralisante, c'est ou bien une vérité de La Palisse, un pléonasme, comme on dirait : un Roi royal gouvernant ; ou bien c'est une malice perverse par le sens péjoratif qu'on attache à « légal et moralisant ».
Dire qu'elle est « formelle » relève de la même évidence, puisque Dieu a voulu qu'elle fut révélée, formulée sur des tables de pierre... et de la même perversité, si on entend qu'elle est uniquement « formelle » c'est-à-dire une formule inerte ou morte, car la Loi naturelle est notre vivante vie d'âme en nous, puisque notre raison, quand elle est droite, la découvre inscrite dans notre nature ; et en dehors de nous c'est-à-dire au-dessus de nous d'abord parce que Dieu l'a révélée à Moise -- mais aussi parce que si notre conscience l'exprime, *ce n'est pas nous qui l'avons faite.* C'est Dieu.
La loi naturelle marque notre absolue dépendance de la parole de Dieu : nous sommes *obligés* -- et non « autonomes ».
Donc, nature, raison, loi morale sont la base, la condition, le terrain indispensable de l'Amour de Dieu. Aimer Dieu, c'est accomplir la Loi, non s'en dispenser.
L'Amour de Dieu nous impose les Commandements et les Commandements imposent l'amour de Dieu et aussi le commandement d'aimer notre prochain pour l'amour de Dieu, c'est-à-dire comme l'ordonnent les commandements qui regardent le prochain. Donc « le Décalogue ôté, il n'y a plus de charité réelle ». « Les préceptes de la charité sont l'accomplissement et non l'abolition des dix commandements de la Loi... » « Ceux-ci ont la Charité pour principe et la Charité pour fin. » On ne peut satisfaire aux préceptes de la Charité sans accomplir les commandements du Décalogue. « Pédagogiquement, quand on enseigne les préceptes de la Charité sans enseigner les dix commandements de la Loi, en réalité, on n'enseigne plus les préceptes de la Charité. »
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D'où : la Loi d'Amour inclut la Loi morale ou naturelle ou Décalogue.
Elle la dépasse, mais ne peut exister que sur elle, en elle.
« Je ne suis pas venu abolir la Loi, mais l'accomplir jusqu'à un iota et un point. »
Voici donc la réponse à notre question 17 : La Loi morale nous est essentielle, imposée par Dieu, elle est inscrite dans notre nature, lui obéir est la base même de la vie d'amour. « Celui qui m'aime, c'est celui qui obéit à mes commandements. » La vie de confiance et d'intimité avec Jésus exige d'abord la fidélité aux commandements de la Loi.
Le Nouveau catéchisme *invente* donc une opposition dialectique entre Justice, Loi, Commandements, Obligation d'une part et Amour, Charité, Intimité, présence, expérience de Dieu, d'autre part ; et par cette opposition inventée, on discrédite la justice, la Loi, les Commandements, l'obligation ; et on enlève tout sens réel à l'Amour, la Charité, l'intimité, la présence, l'expérience de Dieu. On y substitue une vague et infiniment dangereuse priorité du sentiment.
C'est l'esprit de l'hérésie moderniste -- c'est l'esprit d'une nouvelle religion.
#### Apprendre aux enfants à aimer le Décalogue
Nous n'avons donné là que des aperçus pour dissiper les illusions et le trouble que nous manifestent encore des éducateurs qui feuillettent le Nouveau catéchisme et se laissent prendre à ce persiflage contre la conscience morale et à ce verbiage d'amour, de révélations personnelles, « d'interventions senties » qui laisseront les intelligences de nos enfants dans la confusion, leur cœur dans l'incertitude et la vanité.
Les anciens auteurs nous recommandent de cueillir après notre méditation :
ou un bouquet spirituel,
ou un fruit spirituel,
206:127
je propose les chants d'amour de la Loi que l'Église met sur nos lèvres dans les psaumes. David, pourtant coupable, condamné par la Loi et pardonné à cause de son repentir et des mérites de Celui qui sortirait de sa race, David chante justement ce qu'il nous faut apprendre aux enfants : *l'Amour de la Loi -- les Délices des Commandements.*
Je saisis au hasard, car tous les psaumes sont l'enchantement de la Loi. Mais le psaume CXVIII est l'hymne propre des saints commandements :
*Beati immaculati in via, qui ambulant in lege Domini.*
Heureux ceux qui marchent immaculés dans la voie, ceux qui marchent dans la loi du Seigneur.
Heureux ceux qui scrutent (scrutantur) ses enseignements.
Ceux qui commettent l'iniquité ne marchent pas dans Ses voies.
*Tu mandasti mandata tua custodiri nimis*.
Vous avez commandé que vos commandements soient gardés avec excès.
Puissent mes voies être dirigées dans l'observation de vos commandements.
Alors je ne serai pas confondu tant que j'enfoncerai (perspexero) mon regard dans tous vos commandements...
Je vous rends grâces dans la droiture de mon cœur de ce que j'ai appris les jugements de votre justice.
Comment l'adolescent corrige-t-il sa voie ? C'est en gardant votre parole.
Sur mes lèvres j'ai prononcé tous les jugements de votre bouche...
Ouvrez mes yeux pour que je contemple les merveilles de votre Loi...
Mon âme se consume chaque jour à désirer votre loi... (et la suite).
Leur apprendre à aimer le Décalogue.
« Il répondit : j'ai gardé cette loi depuis mon enfance...
« Alors Jésus le regarda jusqu'au fond et l'aima. »
Luce Quenette.
207:127
## Après l'encyclique "Humanae vitae"
208:127
L'humanité est déséquilibrée à l'endroit du sexe et la santé véritable ne lui est permise que dans la sainteté.
Chesterton.
209:127
## ÉDITORIAL
### L'âge mental de King Kong
■ L'encyclique HUMANÆ VITÆ a heurté de plein fouet « la conscience collective de l'humanité » en son état actuel d'aveuglement et d'autosuffisance. État provoqué par le recul général de l'*éducation* des consciences et par la montée simultanée des moyens techniques de *manipulation* des esprits. Individuelle ou « collective », la conscience humaine n'est ni infaillible, ni spontanément adulte. Elle a besoin d'être éclairée ; il lui appartient de se former ; il lui arrive aussi d'être artificiellement conditionnée. Éduquée ou fabriquée, elle est fragile, vulnérable, variable. Elle n'est, par elle-même, ni la loi morale, ni le fondement de la loi.
■ L'opinion catholique, celle qui est formée ou fabriquée par le verbiage des journaux et la rumeur des machineries audio-visuelles, ne s'attendait pas aux prescriptions d'HUMANÆ VITÆ *:* elle y avait été « *très mal préparée *», elle était dans l'illusion, « *la presse n'en a pas été peu responsable *», et en outre « rien (*n'avait*) *été fait, du côté de l'Église, pour dissiper* (*cette*) *illusion *»*.* Ces remarques sont du journal *Le Monde* ([^27]) *:* on ne voit pas comment dans l'ordre de la constatation des faits, il serait possible de récuser leur évidente exactitude.
L'aveuglement des consciences, la désintégration des esprits ont été « testés » par l'accueil fait à HUMANÆ VITÆ. La nature aberrante des arguments que des docteurs catholiques ont opposés à l'encyclique témoigne d'un état mental et moral profondément dégradé. Les optimistes qui attribuaient au récent Concile le mérite d'un renouveau spirituel *déjà effectif* peuvent constater à quel point ils s'étaient trompés.
211:127
■ HUMANÆ VITÆ rappelle la loi à une conscience collective qui est erronée et qui a besoin d'être rectifiée. Mais l'Église a-t-elle donc le droit ou le pouvoir d'éclairer et rectifier la conscience humaine ?
Pour la mentalité moderne, il n'y a pas de « loi naturelle ». Ou bien, ce que l'on peut à la rigueur nommer ainsi n'est rien d'autre que « l'expression de la conscience collective de l'humanité ». On peut donc concevoir une « autorité morale » comme celle du Pape, à condition qu'elle ait pour fonction d'*exprimer* d'une manière plus élaborée ce que la conscience collective de l'humanité ressent plus ou moins confusément : l'exprimer, le mettre en ordre et en forme, l'encadrer des dernières maximes tirées de l'anthropologie et des autres sciences. Mais non point prétendre à rectifier ou à contredire la conscience de l'humanité.
Telle est la nouvelle philosophie morale, explicite ou implicite.
■ Au printemps dernier, on enseignait avec autorité aux catholiques français que *l'Église se réfère au droit naturel en tant qu'il est l'expression de la conscience collective de l'humanité* ([^28])*.* Dans la perspective d'une telle doctrine, il est inconcevable que l'Église aille contredire cette conscience collective ; et si elle prétend le faire au nom du droit naturel, c'est alors un non-sens absurde. Le domaine de la « loi naturelle » est celui où il est le plus nécessaire que *la foi écoute le monde* ([^29]) : l'Église dira le droit naturel en se tenant « à l'écoute » de la conscience collective de l'humanité.
D'où il apparaît que si l'opinion catholique n'avait pas été préparée à recevoir HUMANÆ VITÆ*,* en revanche elle avait été fort bien préparée aux arguments qui s'opposent à l'encyclique.
212:127
Ces arguments identifient ou soumettent la loi naturelle à la « conscience collective de l'humanité ». Ils reviennent tous à dire que la conscience moderne ne *peut* pas ou ne *doit* pas accepter les prescriptions d'HUMANÆ VITÆ*.* Les motifs invoqués sont variables dans le détail et par leurs points de vue, mais ils se ramènent tous à mettre « la conscience » à la place ou au-dessus de « la loi morale ».
■ Le comique, triste comique, mais vraiment comique, est que les opposants à HUMANÆ VITÆ protestent qu'ils ne veulent pas être « ramenés en arrière », à une « vieille conception de la loi naturelle ». *Vieille,* c'est certain : mais eux-mêmes ne sont pas *en progrès* sur cette *vieille* conception, ils ne l'ont pas *dépassée*, ils demeurent *en deçà.* Ils font des objections dites « modernes », qui sont encore plus « vieilles » et qui ont été élucidées depuis des siècles. Mais ils n'en savent rien. Ils croient que leurs objections sont tirées du dernier état de la science moderne : elles sont aussi anciennes que l'humanité. Le péché d'Adam n'était pas autre chose que de mettre la conscience humaine à la place ou au-dessus de la loi divine. La décadence philosophique des docteurs installés atteint un point tel qu'ils en sont maintenant au balbutiement. Ils sont *antérieurs* au Décalogue d'une part, à Platon et Aristote, Eschyle et Sophocle d'autre part ; ignorants parlant à des ignorants, intellectuellement situés en deçà des premiers tâtonnements de la pensée humaine, ils n'en assurent pas moins qu'ils ont compris ce que l'humanité entière n'avait jamais compris encore, ils proclament en substance ou en propres termes : « *Aucune époque autant que la nôtre n'a été en mesure de comprendre... *» ([^30])
■ Nos docteurs catholiques installés font aujourd'hui, à l'égard de la loi naturelle, *l'inverse* de ce que fit le Christ.
Le Christ Notre-Seigneur a bien, si l'on veut ainsi parler, « dépassé » la loi naturelle : mais sans en abolir un iota. Il y a ajouté ; il n'en a rien retranché.
213:127
Nos docteurs la « dépassent » dans l'autre sens. Au nom tantôt de la science moderne et tantôt de l'esprit évangélique, l'un et l'autre abusivement invoqués, ils ont aboli chaque iota et tous les termes de la loi naturelle. Abolissant aussi du même coup, par le fait même, et sans le savoir, tout l'ordre surnaturel. Ils nagent dans le néant.
■ Le monde moderne, et le monde catholique moderne, ne connaissent plus la loi naturelle : elle est pour eux comme si elle n'existait pas. Ils ne l'ont pas *dépassée,* ils l'ont *perdue.*
■ Voyez le docteur catholique Marc Oraison : docteur en théologie médicale et simultanément docteur en médecine théologique. Parlant de la « nature » qu'évoque la « loi naturelle », il trouve moyen d'en écrire ces lignes admirables ([^31]) :
« Par définition la « nature » est ce qui n'est pas « surnaturé ». C'est ce que nous pouvons connaître du monde et de la réalité humaine sans la révélation. C'est ce qui n'est pas révélé explicitement. »
Ce docteur en théologie ignore donc ce que savaient les petits enfants du catéchisme quand il y avait encore un catéchisme.
Il ignore que le Décalogue, tout en étant loi naturelle, et accessible à la raison humaine, a bien été, néanmoins, *révélé explicitement.*
Il ignore d'autre part que si la loi morale naturelle est en principe accessible à la raison, elle ne l'est pas toujours en fait. Il ignore que la Révélation divine est « moralement nécessaire » pour que les vérités naturelles d'ordre moral soient toutes réellement connues par tous, sans difficulté et sans mélange d'erreur. C'est une très « vieille » doctrine, récemment rappelée au chapitre II du *De Fide catholica* du premier Concile œcuménique du Vatican et au § 3 de l'encyclique *Humani generis* de Pie XII.
-- Pourquoi, dira-t-on, prétendre que le docteur Marc Oraison « ignore » ces doctrines ? Il ne les accepte plus : il les a dépassées...
214:127
-- Pas du tout : il les *ignore,* soit qu'il les ait oubliées, soit qu'il ne les ait jamais comprises. S'il connaissait leur existence, leur contenu, regardez bien, il n'écrirait pas ce qu'il écrit. Il s'exprimerait autrement. Mais il ne sait pas, ou il ne sait plus, que pour l'Église le Décalogue est la loi morale NATURELLE, et que cette loi a été explicitement RÉVÉLÉE par Dieu. Les lignes citées de Marc Oraison ne peuvent pas être de quelqu'un qui connaîtrait la doctrine catholique et la rejetterait : elle sont manifestement la bourde d'un âne qui patauge.
■ Après quoi, le docteur en théologie Marc Oraison reproche à HUMANÆ VITÆ de se référer « *à une notion de* « *nature *» *qui date en fait de plusieurs siècles *». Le malin que voilà, le gros malin. Encore un effort, et il va bientôt s'apercevoir que toutes les notions naturelles et surnaturelles « datent en fait de plusieurs siècles » : elles ne sont pas tombées sur nous avec la dernière pluie. Ni la Révélation divine ni la pensée humaine ne datent d'aujourd'hui. Je vais découvrir au docteur Marc Oraison une épouvantable vérité, je vais la lui découvrir dans toute son étendue : ce n'est pas une fois, c'est toujours que l'Église se réfère à des notions qui datent de plusieurs siècles, et même de vingt siècles, et même davantage. Elle se réfère au Nouveau et à l'Ancien Testament ; et aux Pères grecs et latins ; et aux saints docteurs. Elle ne fait jamais autre chose. Il n'y a aucune chance pour qu'elle change de références.
La notion de « docteur en théologie », elle aussi, « date en fait de plusieurs siècles » : il faudrait bien la modifier, car telle qu'elle est, elle est trop incompatible avec les bourdes du docteur Marc Oraison, lesquelles illustrent à ravir la proposition V. de la religion de Saint-Avold.
Il devrait être rigoureusement interdit à un tel bavard d'écrire, comme il le fait jusque dans *Le Monde*, en qualité invoquée, affichée, agitée, assénée de « docteur en théologie ». Cela devrait lui être interdit non point par quelque censure : mais par l'effet de la décence, de la pudeur, du sens du ridicule.
215:127
■ Or cela ne l'est point. Au contraire. Protégé, encouragé, couvert, défendu, fêté, sollicité, écouté, consulté, diffusé, honoré, le docteur Oraison se pavane en tous lieux, théologiques, sexuels et autres, avec les signes extérieurs du contentement de soi qu'incarne au cinéma le monstrueux King Kong se frappant la poitrine de ses poings énormes pour manifester son autosatisfaction bestiale et son sentiment de puissance. Le docteur Marc Oraison est en cela le baromètre du climat intellectuel et religieux. La pensée catholique moderne située en deçà de la loi naturelle, est à l'âge de King Kong.
■ L'évolutionnisme nous avait bien dit que l'on passe de King Kong au docteur moderne sans aucune solution de continuité. Mais cela n'explique nullement l'apparition de l'homme : car tout au long de l'évolution qui va de King Kong au docteur moderne, l'homme n'est point encore apparu. Il n'y a pas d'homme sans pensée humaine, et il n'y a pas de pensée humaine là où n'existe pas au moins un premier sentiment de la loi morale naturelle.
A quel point le dessein de Satan est de *défaire l'homme,* il n'est que de contempler nos DOCTEURS SANS LOI pour en avoir une idée.
■ Mœurs catholiques post-conciliaires : les journaux de cet été ont multiplié les informations de ce genre :
« *A X..., l'abbé* (*le Révérend Père*) *professeur de morale* (*ou de sexualité, ou de n'importe quoi*) *au Grand Séminaire* (*ou à la Faculté de théologie*) *a démissionné parce que* (*ou : n'envisage pas de démissionner quoique*) *l'encyclique Humanæ vitæ ne concorde pas avec l'enseignement qu'il donnait. *»
L'enseignement donné par ces éminents professeurs ne « concordait » pas avec HUMANÆ VITÆ, qui n'a fait que rappeler la doctrine en vigueur sans y rien changer.
C'est-à-dire que l'enseignement donné ne « concordait » pas avec la doctrine que ces docteurs et professeurs avaient charge et mission de nous enseigner.
Au nom de l'Église et par ordre de leurs supérieurs, ils enseignaient une doctrine contraire à la doctrine en vigueur dans l'Église.
216:127
De leur propre autorité ils avaient changé la doctrine. Ils enseignaient la doctrine changée. Car il ne s'agit pas de leurs éventuelles « recherches » personnelles. Il s'agit bel et bien de leur enseignement.
Ils enseignaient le contraire de la doctrine de l'Église, mais ils l'enseignaient *de par* l'autorité de l'Église. Ils enseignaient avec l'autorité dont l'Église les avait revêtus. Ils imposaient leurs doctrines au nom du principe d'autorité dont ils s'étaient eux-mêmes affranchis. Cela s'appelle escroquerie, abus de confiance et forfaiture. Mais cela était jugé tout naturel par leurs supérieurs, qui trop souvent, maintenant, les encouragent à continuer avec seulement un peu plus de discrétion.
On ne se moque pas à ce point de la confiance des fidèles sans provoquer parmi eux la mise en œuvre vigilante d'une méfiance légitime -- quasiment illimitée.
■ Le scandale public, prolongé et permanent des *docteurs en théologie*, qui est le scandale propre de beaucoup d'entre eux, est aussi (semble-t-il ?) celui de la carence de l'autorité à leur endroit. Voici ce qu'il y a quatre ans déjà l'abbé Berto écrivait ici ([^32]), déjà précisément à propos du docteur Oraison et de l'abus qu'il fait de son titre de « docteur en théologie » :
« Il doit savoir que le doctorat en théologie n'est pas que la sanction ultérieure d'études antérieures, mais aussi et principalement la garantie canonique antérieure d'un enseignement ultérieur ; il doit savoir que le doctorat en théologie emporte présomption de vérité en faveur de l'enseignement du docteur ; il doit savoir que le doctorat n'a pas été inventé pour l'enflure des docteurs, mais pour la sécurité des disciples. Et celui qui se trouve investi de cette prérogative doctrinale, inférieure infiniment à celle du Pape et à celle de tout évêque, mais la première après la leur, s'il est exposé à induire en erreur les fidèles que son grade l'oblige doublement à ne nourrir que de vérité, avec quelle hâte, avec quelle jalousie, avec quelle reconnaissance doit-il se corriger dès qu'il en est averti ! Que s'il ne le fait, il encourt grief de prévarication car, à laisser courir sous la couverture de son grade des vues que réprouve l'autorité qui ne le lui a conféré que pour communiquer authentiquement les siennes, il trahit le devoir propre, le devoir primitif, le devoir essentiel du rang auquel il a été élevé et autant qu'il est en lui, il rend la chaire Apostolique, de laquelle seule, dans toute l'Église, les Facultés de théologie tiennent pouvoir de conférer le doctorat, complice de la diffusion du faux. »
217:127
Le scandale public, prolongé et permanent des *docteurs en théologie* est celui d'hommes qui se parjurent chaque fois qu'ils opposent une autre théologie à la théologie dite par eux « vaticane ». Car s'ils sont docteurs en théologie, c'est qu'ils ont prononcé avec serment les paroles suivantes : « *Je reconnais la sainte, catholique et apostolique Église romaine pour Mère et Maîtresse de toutes les Églises... *»
■ On a pu voir rapportée dans *Le Monde* ([^33]) l'opinion selon laquelle HUMANÆ VITÆ est « *une encyclique pour rien *»*,* parce qu'elle «* répète strictement les enseignements de Pie XI et de Pie XII *».
C'est donner enfin le critère définitif de ce qui est, selon la rumeur du monde et des journaux, une encyclique « pour rien » ou « négative » : à savoir, une encyclique qui « rappelle les enseignements de l'Église ».
Une encyclique ou une constitution conciliaire sont jugées « positives » quand on croit qu'au lieu de rappeler les enseignements de l'Église, elles les bouleversent, les annulent ou les modifient.
Avec quoi, on *fait marcher* des hommes d'Église qui ont plus de bonnes intentions que de discernement.
Par esprit soi-disant « pastoral » et « pédagogique », on s'est donné beaucoup de mal pour ne plus rien faire de « négatif » ; on s'efforçait d'énoncer seulement du « positif ». Ce qui pouvait avoir un sens *en soi,* dans l'ordre de l'*être.* Mais ce qui est une absurde duperie dans l'ordre du *paraître* où on l'a entendu. On a voulu paraître « positif » et non pas « négatif » à l'opinion, aux journaux, à la rumeur du monde contemporain. On avait omis de s'aviser que *le monde moderne a une fois pour toutes décidé de réputer* NÉGATIF *tout ce qui est* CATHOLIQUE.
Et de louer comme « positif » tout ce qui lui paraît susceptible de ruiner le catholicisme.
218:127
■ Il en va de même pour les « condamnations », que la sensibilité moderne ne serait, paraît-il, plus capable de supporter. On veut donc faire du positif « sans aucune condamnation ». Cela peut aussi (éventuellement) avoir un sens *en soi.* Mais point aux yeux du monde : car le monde, systématiquement, répute « condamnation » médiévale et inquisitoriale tout ce qui lui est contraire.
L' « esprit évangélique » n'a rien à y voir. L'*anathème* n'est pas une invention des Dominicains de l'Inquisition : l' « anathème » est tout ce qu'il y a de plus biblique, évangélique, scripturaire ; il est, à bon escient, naturellement et surnaturellement nécessaire.
On n'a pas voulu *condamner* le catéchisme hollandais : on n'a pas voulu se rendre coupable à son égard d'une « condamnation ». On y est allé en douceur, en nuances (si bien que l'on n'en est pas encore sorti), pour ne pas S'entendre reprocher d'avoir « condamné comme au Moyen-Age »...
Eh ! bien, on n'a rien évité du tout. Les douceurs n'y auront rien fait. Tout autant que s'il avait été « condamné » en bonne et due forme, Jean-Marie Paupert parle en propres termes du « *matraquage du catéchisme hollandais *» ([^34])*.*
■ Si le catéchisme hollandais avait été « condamné », Jean-Marie Paupert et ses amis n'auraient rien dit ni pu dire de plus. Mais on aurait empêché ce que révèle Marcel Clément ([^35]) : *c'est trop souvent le catéchisme hollandais qui sert clandestinement de* « *livre du maître *» *dans l'enseignement du national-catéchisme français.*
■ Jean-Marie Paupert, déjà nommé, est peut-être le plus intelligent des sectateurs de la religion nouvelle. Son article contre HUMANÆ VITÆ ([^36]) est celui des articles de cette catégorie qui a le mieux vu, sur plusieurs points fondamentaux, ce qui est mis en cause par l'encyclique :
219:127
1° Il était « *vain de promulguer solennellement la collégialité *», écrit Paupert, si c'est pour que le Pape puisse encore, quelques mois plus tard, se prononcer « *seul *» et « *contre le sentiment du collège des évêques ou en dehors de lui *».
De fait, la « collégialité », non pas celle qui a été « solennellement promulguée », car il n'en a été promulgué aucune ([^37]), mais celle qu'on nous a prêchée prétendument au nom du Concile, a pour but de faire du Pape une sorte de prisonnier. Son esprit est d'imposer au Saint-Siège l'obligation d'être en communion avec le collège épiscopal, -- au lieu de l'obligation ancienne, et inverse, des évêques d'être en communion avec le Saint-Siège.
2° Il était « *vain de parler de renouveau théologique *», ajoute Paupert, si c'était pour se prononcer ensuite contre « *l'avis du consensus plus que majoritaire des théologiens *».
Exact : le renouveau théologique tel qu'on le parle a pour but de nous imposer le gouvernement du « consensus majoritaire des théologiens ».
Renouveau et promotion de la fonction théologienne en ce qu'elle s'empare du pouvoir clérical. L'analogue dans l'Église de ce que serait dans la cité le gouvernement des intellectuels, des professeurs et des idéologues.
3° Il était « *vain de parler d'œcuménisme *» si c'était, dit encore Paupert, pour « *continuer à croire qu'on possède à soi seul, sur la contraception comme sur tout le Credo, toute la vérité *».
Mais oui. Voilà bien quelle est la prétention d'un soi-disant œcuménisme, aussi faux que sociologiquement triomphant : faire admettre à l'Église catholique qu'elle ne détient pas, ou qu'elle ne détient plus ; en tant qu'Église catholique, toute la vérité religieuse et morale.
220:127
■ Adversaire d'HUMANÆ VITÆ, Paupert en est donc un adversaire clairvoyant, probablement le plus clairvoyant. Il a compris que l'encyclique s'oppose à la religion nouvelle *beaucoup plus directement* que la Profession de foi catholique prononcée par Paul VI le 30 juin 1968.
Ce « Credo de Paul VI », Jean-Marie Paupert assure qu'il est « *en soi anodin *» et que « *chaque catholique peut* (*le*) *confesser *».
Anodin ? Non pas « en soi ». Mais du point de vue de l'hérésie : qui « peut le confesser ». En face du Credo, les sectateurs de la religion nouvelle se sont en substance déclarés *ni pour ni contre*. Ils veulent bien accepter cette « formulation », tout en souhaitant en voir naître une autre, plus « moderne ». En vérité, ils ne se sentent pas clairement concernés. Oui, ils peuvent « confesser » le Credo catholique, sans y changer un mot, -- parce que subrepticement ils donnent aux termes employés une interprétation idéaliste ou mythique. Et au fond ils ne s'y intéressent pas vraiment : ils s'intéressent non point aux définitions dogmatiques concernant la Sainte Trinité, mais à la « construction du monde de demain » et à l' « édification du socialisme ». L'hérésie du XX^e^ siècle, selon nous, porte directement sur la loi naturelle. Et c'est pourquoi ils n'ont pas pu se déclarer *ni pour ni contre* en face d'HUMANÆ VITÆ.
■ Bien entendu, la nature et la valeur de leur adhésion *intérieure* au Credo font question : mais une question qui relève seulement du for interne et du jugement de Dieu. Les sectateurs de la religion nouvelle ne sont pas gênés outre mesure par une adhésion *extérieure* aux « formulations » du « Credo de Paul VI ». En revanche, il leur est impossible d'adhérer, fût-ce extérieurement, à « la conception de la loi naturelle » qui est celle d'HUMANÆ VITÆ.
C'est là une leçon expérimentale qui devrait permettre de mieux cerner en quoi consiste l'hérésie du XX^e^ siècle.
■ Pratiquement : dans l'état actuel de la société religieuse et de la société profane, rien n'est aussi urgent qu'un enseignement *chrétien* de la *loi naturelle.* A tous les niveaux depuis celui du petit catéchisme jusqu'à celui du doctorat en théologie.
221:127
La loi naturelle fait partie de l'économie du salut. C'est cette partie-là surtout qui s'est effondrée dans les consciences, et c'est sa chute qui entraîne tout le reste dans la ruine.
J. M.
PRÉCISIONS COMPLÉMENTAIRES. -- Plus encore que des attaques contre l'encyclique, la santé morale des catholiques souffre des apologies qui sont fondées sur de mauvaises raisons.
Voici trois propositions qui -- apparemment dans la bonne intention d'expliquer et de défendre HUMANÆ VITÆ ont été mises en circulation par l'évêché de Strasbourg :
1\. -- Certains voudraient réduire la morale chrétienne à un règlement de douane.
2\. -- La décision ultime revient à la conscience, à condition qu'elle soit droite et éclairée.
3\. -- La loi morale ne peut jamais se substituer à la conscience.
Disons en toute simplicité pourquoi nous trouvons déplorable un tel enseignement.
**1. **Pour la fausse fenêtre d'une symétrie fausse, on croit rhétoriquement habile de crier haro sur une prétendue « interprétation légaliste » qui n'existe nulle part chez les chrétiens. Semblablement, l'archevêché de Toulouse met en garde contre l' « attitude infantile » qui consiste à « adhérer passivement (à l'encyclique), sans réflexion et sans discernement ». -- Ne nous arrêtons pas outre mesure aux caricatures encore plus grossières, où l'on voit Rouen déplorer « la joie sauvage » de ceux qui donnent une « adhésion totale » à HUMANÆ VITÆ, ni à la confession assez... originale de Créteil : « J'avoue être gêné par les trop enthousiastes... Je suis plus à l'aise avec les protestataires... ». La presse est pleine, depuis des semaines, de telles... bizarreries. Dans tous les registres, on met beaucoup d'insistance à répéter indéfiniment un discours qui, en substance, revient à ceci :
222:127
-- *Vous, les chrétiens qui vous efforcez d'être fidèles, et d'adhérer pleinement à la doctrine de l'Église, faites donc attention, cessez d'être des imbéciles passifs, sans réflexion ni discernement...*
C'est encourageant...
Nous voyons bien sans doute qu'il s'agit là surtout d'une clause rhétorique passée en habitude, et par laquelle on pense se montrer « ouvert » et « compréhensif ». Mais c'est à la fois profondément absurde et profondément dommageable car c'est en permanence, une diffamation publique des chrétiens ; et par qui !
Même en faisant la part de la verve polémique strasbourgeoise, c'est quand même passer la mesure que d'accuser « certains » chrétiens de vouloir *réduire la morale chrétienne à un règlement de douane.* Une exagération aussi injuste, on eût préféré ne point la trouver sous une plume épiscopale.
**2. **Surtout quand il apparaît d'autre part que cette plume n'est pas très sûre de sa doctrine : « La décision ultime revient à la conscience *à condition* qu'elle soit droite et éclairée » ? Mais non. Ce n'est pas une « condition ». Il arrive très souvent que cette prétendue « condition » ne soit pas remplie : c'est-à-dire que la conscience soit erronée. La décision ne cesse pas pour autant de lui appartenir : ce que nie, à tort, la proposition strasbourgeoise. Dire que la décision appartient à la conscience à *condition* qu'elle soit droite et éclairée, c'est dire que la décision n'appartient plus à une conscience qui n'est ni droite ni éclairée : ce qui est faux.
La doctrine catholique (avec le bon sens) est au contraire que la « décision » revient *toujours* à la conscience de celui qui agit ; quo l'on *doit* toujours agir selon sa conscience ; et qu'agir *contre* sa conscience (fût-elle erronée) est certainement une *faute* morale.
Ce qui est vrai, c'est que la conscience a le devoir de s'éclairer, de se former, de se conformer librement à la loi morale. Elle commet une faute si elle ne le fait pas : mais cette faute (grave, et éventuellement la plus grave) ne suspend, aucunement le devoir d'agir dans tous les cas selon sa conscience. *Il serait d'ailleurs, en fait, et par définition, impossible au sujet agissant d'agir moralement en agissant contre sa conscience.*
223:127
La doctrine catholique et l'autorité de l'Église ne disent jamais à personne :
-- Agissez contre votre conscience.
Elles disent au contraire :
-- Votre conscience est erronée. Même dans ce cas, *vous avez raison* de suivre votre conscience, vous avez toujours raison de toujours suivre votre conscience, -- *mais vous devez* l'éclairer et la conformer à la loi.
Elles ajoutent :
-- Si votre conscience est erronée, c'est *peut-être* par votre faute, et peut-être non : cela dépend des circonstances de votre éducation (etc.). Une conscience, selon les cas, est soit coupable soit innocente du fait d'être erronée. Mais dans les deux cas, la conscience a *le devoir de se réformer.*
L'obéissance à la loi morale passe par la conscience : au point que celui qui obéirait matériellement à la loi morale, mais contre le sentiment de sa conscience (erronée), ne commettrait pas en cela un acte moralement bon, mais un acte moralement mauvais.
Cela étant clairement établi, il faut encore ajouter, comme l'ajoutent l'autorité de l'Église et la doctrine catholique :
-- Mais la loi *oblige*.
Ce qui ne retire rien à ce qui vient d'être dit. Tout ce qui précède, en effet, ne signifie pas que la loi n'édicterait point une *obligation *: mais que cette obligation est de nature *morale.*
C'est l'essence même de l'*obligation morale* qu'estompent en ce moment tels épiscopats consciemment on inconsciemment dissidents : ils font des stipulations de la loi un « idéal », notion vague et éventuellement laxiste en catimini. La loi agit en éclairant la conscience, nous l'avons dit, mais elle l'éclaire en qualité de *précepte* et non de *conseil.* Parler d' « idéal » permet de laisser dans l'ombre le point de savoir si l'on est en présence d'un « conseil » ou d'un « précepte » : cette distinction est comme abolie, en tous cas oubliée, et insensiblement, subrepticement, *la loi morale quitte la catégorie du précepte pour entrer dans celle du conseil*. C'est une manière de supprimer la loi en tant que loi, tout en l'assurant de sa considération (distinguée) et de son admiration (lointaine). -- Pour une conscience erronée, *se réformer* ne veut pas dire : reconnaître que la loi propose un bel idéal de la catégorie du conseil), mais comprendre qu'elle édicte une obligation morale (de la catégorie du précepte).
224:127
Ces vérités absolument certaines, et parfaitement connues et vécues par toutes les générations chrétiennes pendant dix-neuf siècles (L'Inquisition elle-même les professait), sont à peu près complètement oubliées dans la barbarie présente ; l'ignorance religieuse bat tous les records, et là même où elle est la plus paradoxale.
**3. **Personne jamais n'a voulu *substituer* la loi morale à la conscience. Ce serait d'ailleurs, répétons-le, impossible en fait. A partir du moment où la loi morale se substituerait à la conscience, il n'y aurait plus de loi morale : une loi *morale* n'a de sens et d'existence qu'à l'égard d'une *conscience libre*. Affirmer une loi morale est du même coup et nécessairement affirmer la liberté de la conscience et lui reconnaître le pouvoir, le droit, le devoir de décider elle-même.
S'en aller prêcher que *la loi morale ne peut se substituer à la conscience* est entièrement inadéquat à notre situation intellectuelle et morale.
La conscience n'est aucunement menacée aujourd'hui par quelque projet (absurde), par quelque entreprise (irréalisable) de substituer la loi à la conscience : personne n'y songe, personne ne le pourrait.
Ce qui menace, ce qui pervertit la conscience moderne est tout autre chose, et en un sens l'inverse. Il n'y a aucun danger de voir la loi se substituer à la conscience : il y a au contraire le fait que la conscience moderne s'est substituée à la loi.
La conscience moderne s'imagine qu'affirmer l'*existence* d'une loi qui lui est *extérieure* (sous un rapport) et *supérieure* est à soi seul un attentat intolérable contre elle-même ([^38]). La conscience moderne ne reconnaît plus que la loi morale existe *objectivement,* qu'elle existe aussi et d'abord en dehors d'elle et au-dessus d'elle : que la loi est sa règle et sa lumière.
225:127
Par suite, la conscience moderne *ressent* toute affirmation d'une loi morale objective *comme* un empiètement abusif sur son autonomie et *comme* une volonté perverse de substituer cette loi à sa propre souveraineté. *Ce sentiment est une illusion.* Illusion qu'il faut « prendre au sérieux » en ce sens qu'il est nécessaire, difficile, délicat de la guérir. Mais non point la prendre au sérieux en ce sens qu'on la prendrait pour l'expression d'une réalité, et qu'on irait se joindre à la conscience moderne pour protester avec elle contre un empiètement qui est en vérité inexistant.
Il est vain, mais c'est en outre un contresens, un divertissement et une aberration, de s'en aller aider la conscience moderne à se défendre contre les méchants supposés qui poursuivraient l'entreprise d'ailleurs irréalisable de « substituer la loi morale à la conscience ». La réalité, c'est au contraire que la conscience moderne, comme celle d'Adam lors du premier péché, entend *se fixer à elle-même sa loi morale *; elle prétend en avoir le droit ; elle s'imagine que ce droit est constitutif d'elle-même en tant que conscience. Elle se conçoit comme une *autonomie souveraine*. Elle s'imagine en outre, au moment où elle s'enfonce ainsi dans *le plus vieux péché de l'humanité*, qu'elle atteint enfin à un niveau supérieur, inédit, nouveau de la dignité humaine.
Certes, il est souvent malaisé de faire comprendre aux esprits modernes la doctrine catholique de la conscience et de la loi. Mais la difficulté augmente infiniment si cette doctrine n'est quasiment plus exposée nulle part d'une manière explicite, précise et correcte.
Nous apportons en permanence notre contribution à un tel exposé. On ne peut pas dire que nous soyons présentement beaucoup aidés, en France, par ceux qui devraient être les premiers à le faire.
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### Lueurs d'espérance
par Mgr. Marcel Lefebvre
CE N'EST PAS DE l'Encyclique « Humanæ vitæ » que je vous entretiendrai au cours de ces quelques lignes. Pourquoi ? Parce que je n'ai jamais pu comprendre comment il était possible que le Concile laissât une porte entr'ouverte sur ce sujet et pourquoi cette porte a tant tardé à être fermée, puisqu'elle l'avait toujours été avant le Concile pour les mêmes raisons que celles qui ont été développées dans l'Encyclique.
Hélas que de portes entr'ouvertes dans le Concile qui n'ont pas été refermées ou même qui ont été forcées depuis, comme celle de la Liturgie, et qui étaient demeurées fermées pendant vingt siècles pour des raisons encore valables aujourd'hui.
Cet engouement pour l'ouverture au monde et pour un œcuménisme qui couvre aimablement une ouverture à l'hérésie, engouement qui s'est manifesté tout au long du Concile, ne venait pas de l'Esprit Saint. Il faut bien que tôt ou tard les désordres qui s'ensuivirent amènent le Saint-Père à fermer ces ouvertures comme il vient de le faire courageusement par sa Profession de foi et par l'Encyclique « Humanæ vitæ ».
Les désordres de mai à Paris et de tout cet été dans les Universités de nombreux pays doivent aussi quelque chose aux ouvertures du Concile et de l'après-concile : on ne ruine pas l'autorité par le dialogue et la contestation, la participation, impunément. Or aucune notion, aucune réalité n'a été battue en brèche dans le Concile comme celle de l'autorité : l'autorité de Dieu, l'autorité du Pape, celle des Évêques, celle des parents et celle des Chefs d'État. Il serait aisé de le montrer. Les conséquences, nous les vivons.
227:127
Mais c'est précisément parce que l'Esprit Saint se manifeste aujourd'hui d'une manière particulièrement consolante qu'il me paraît indispensable de le signaler afin de rendre courage à ceux qui auraient tendance à désespérer ou même à se décourager.
En premier lieu, rappelons-nous les exemples de l'histoire, comme saint Paul le fait admirablement dans son épître aux hébreux (ch. IX à XII). C'est toujours au moment des épreuves, dans l'obscurité la plus profonde que luit l'Étoile, que surgit la nuée lumineuse, que se lèvent des géants de la foi qui restaurent le Royaume de Notre-Seigneur.
C'est dans la Croix et la souffrance qu'à la suite de Notre-Seigneur se trouvent la vie et la résurrection. « Jésus Christus heri, hodie et in saecula » ; rien du monde, de la construction du monde, en Jésus-Christ, mais bien « ædificatio Corporis Christi » aujourd'hui comme hier. On voudrait nous inventer une nouvelle religion, nous ne connaissons que celle à laquelle le Pape a fait écho dans sa Profession solennelle.
Ces raisons suffiraient à nous garder fermes et inébranlables dans notre optimisme. Encore faut-il que nous nous employions chacun de nous à imiter Notre-Seigneur Jésus-Christ dans sa passion, son obéissance, son humilité.
Mais outre ces motifs immuables de notre optimisme, nous voyons de mois en mois se lever une jeunesse nouvelle, visiblement désireuse de connaître les raisons profondes de la vitalité réelle de l'Église, désireuse de marcher dans les pas de ceux qui, en fils dévots de l'Église, ont compris qu'elle seule avait non seulement la doctrine susceptible de remettre le monde dans l'ordre individuel, familial, social, économique, politique, mais aussi la force divine invisible mais indispensable à la réalisation de cet ordre qui finit dans l'éternité : ordre dont seul Notre-Seigneur nous a donné et la lumière et la grâce.
Ces jeunes sont comme tous les jeunes passionnés de leur découverte, enthousiasmés et décidés à poursuivre et leur recherche et leur action. Ils s'aperçoivent que la seule vraie richesse de leur intelligence et de leur cœur leur a été cachée, alors que c'est elle qui a transformé le monde. Ils découvrent la véritable histoire de l'Église, la véritable histoire de la civilisation chrétienne et cela, désormais, c'est leur vie, leur vie intérieure, leur vie en société, leur idéal. Ils ne l'abandonnent plus.
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De ces groupes de jeunes, il y en avait des centaines au Congrès de Lausanne, cette année. De ces groupes il en naît partout comme une génération spontanée, au Brésil, en Argentine, au Chili, en Italie, en Angleterre, aux U.S.A., en France et dans d'autres pays.
Ce qui est remarquable, c'est la même orientation, ce sont les mêmes désirs qui animent ces groupes : connaissance de la Vérité à la place de l'erreur qui leur a été enseignée surtout dans le domaine de l'histoire et de la philosophie ; discipline de la vie morale en réaction contre le relâchement actuel des mœurs ; profonde piété et dévotion mariale. Or chose admirable, qui ne peut s'expliquer sans une grâce particulière, ils sont généralement non seulement peu ou pas encouragés par le clergé, mais hélas plus souvent méprisés et rejetés parce que ce progrès ne concorde pas avec le progressisme à la mode.
Bien plus : dans ce milieu fervent et généreux germent de nombreuses et excellentes vocations, en un temps où l'on parle de diminution de vocations. Là se trouve le véritable espoir de rénovation de l'Église.
Évidemment la presse ne s'intéresse pas à cette nouvelle jeunesse. Cependant le 10 août le journal « Il Tempo » édité à Rome donnait sous la plume de Marino Bon Valsassina un article qui vaudrait la peine d'être reproduit en entier pour la consolation et la joie des lecteurs d'*Itinéraires*. Son titre est significatif : « Les chants de la Vendée sur les montagnes de l'Émilie » son sous-titre ne l'est pas moins : « En une localité des Apennins passe les vacances un groupe d'universitaires de retour des « combats » pour libérer des maoïstes l'Université catholique et l'Université d'État de Milan -- les jeunes alternent la récitation du chapelet avec un débat idéologique et des exercices physiques -- un philosophe règne sur la cuisine... »
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L'auteur conclut son article : « Pour qui n'est plus jeune d'âge et fatalement un peu refroidi par les désillusions, pour qui est amenuisée la confiance, sinon la foi, une si admirable jeunesse fait revivre le don divin de l'espérance. Tandis que les tentes enlevées, s'éteignait le dernier feu et que nous commencions à descendre vers la vallée en chantant, une strophe effleurait la mémoire du plus âgé d'entre eux, le plus fatigué physiquement de tous les campeurs, mais aussi le plus heureux de cette expérience inconcevable et réconfortante. Me revenaient sans cesse à l'esprit les vers d'un poète tombé il y a vingt-trois ans sous les balles de la démocratie pour délit d'opinion, les beaux vers de Robert Brasillach en face de la débâcle de sa génération et l'évanouissement de ses rêves : « Que nous importent les déroutes, nous aurons bien d'autres matins ; je sais que déjà nous écoute, demain. »
Raisons humaines d'espérer, non, raisons divines parce que cela ne peut être que l'œuvre de l'Esprit Saint, comme ne peuvent que venir de l'Esprit Saint la Profession de foi de Paul VI et l'Encyclique « Humanæ vitæ ».
Raison d'espérer au milieu des effroyables conséquences de cette ouverture à l'hérésie, à l'immoralité et à la révolte qui a contaminé le Concile et nous a valu le post-Concile avec les mariages des prêtres, les révoltes dans les séminaires, dans les paroisses, dans les sociétés religieuses, sans parler des catéchismes hérétiques. En effet la Lumière commence à briller dans cette abominable confusion. L'Encyclique « Humanæ vitæ » marque sans doute une date importante à ce sujet, car elle a donné l'occasion de se manifester ostensiblement à ceux qui ne croient plus, aux hérétiques et aux schismatiques qui sont dans l'Église.
On les découvre facilement, car ils s'efforcent de dévaloriser l'Encyclique s'ils ne la contredisent, et insistent sur la conscience des époux. Heureusement les termes de l'Encyclique sont tellement clairs qu'ils ne peuvent s'appuyer en aucune façon sur les textes. On en revient alors à l'Esprit du Concile, au progrès de l'humanité, etc. Mais tout cela est faux, désormais ceux-là doivent choisir : ou rentrer dans l'obéissance ou sortir de l'Église.
Par contre la Profession de foi du Saint-Père et l'Encyclique « Humanæ vitæ » feront venir à l'Église catholique beaucoup plus de protestants que tout l'œcuménisme pratiqué jusqu'ici, qui n'est qu'un dialogue de sourds. Telles sont nos raisons d'espérer se résumant en une seule : « Unus Deus, una fides, unum baptisma, unus Deus et Pater omnium, qui est super omnes et per omnia et in omnibus nobis. » (Éphés. IV, 5.)
230:127
Cette foi et cette espérance que nous devons garder fermement à l'image de tous ceux qui nous ont précédé dans la Sainte Église et qui ont obtenu la récompense éternelle, ne doit pas suffire pour tranquilliser notre conscience.
Elles appellent le zèle, le dévouement à la cause de l'Église, et elles nous demandent un certain renoncement, une certaine discipline. Tous ceux qui ont gardé la vraie foi telle que le Pape l'a proclamée, doivent se soutenir mutuellement dans la prière, dans les exercices spirituels, dans les pèlerinages, où se manifeste publiquement la dévotion à la Sainte Eucharistie, à la Vierge Marie.
Elles demandent un exercice véritable de la charité entre tous ceux qui, selon leur charisme ou leur grâce particulière, s'efforcent de maintenir la foi dans toute son intégrité.
Elles réclament le soutien efficace des œuvres de vraie rénovation spirituelle. Car il est préférable de construire, d'édifier plutôt que de vouloir uniquement opposer à l'hérésie et à la subversion des remparts que le flot du progressisme tend à contourner. Dans la mesure où des institutions nouvelles faites, soit par des laïcs convaincus, soit par des prêtres ou des religieux décidés à retrouver les inspirations chrétiennes à leur vraie source, arriveront à forcer le respect et l'estime des fidèles et des pasteurs, dans cette mesure l'Église retrouvera une nouvelle jeunesse. Nous vivons à une période où il faut à l'Église des Saints et auprès d'eux des fidèles qui les encouragent, les suivent et se sanctifient avec eux et auprès d'eux.
Or de saintes initiatives se font jour : les nouvelles facultés de droit et bientôt peut-être de lettres, qui s'ouvrent a Paris à la sainte et généreuse initiative de laïcs profondément croyants en est un exemple, qui peut se multiplier dans tous les domaines.
Nous devons tout faire pour que cette nouvelle jeunesse, digne des croisés d'antan, soit aidée, encouragée. C'est d'elle que sortiront les Ignace, les François d'Assise, les Louis de Gonzague, les François Xavier, qui rénoveront vraiment l'Église, non pas selon les principes du siècle, mais selon les principes puisés dans le cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
231:127
C'est de la sainteté des personnes que vient la sainteté du Peuple de Dieu. C'est le grand mérite de l'Encyclique « Humanæ vitæ » de le rappeler fortement. Tous les chrétiens qu'ils soient mariés ou non, et à plus forte raison les religieux et les prêtres sont appelés à vaincre en eux l'esprit du monde, à lutter contre la concupiscence. C'est en revenant aux principes qui ont fait la chrétienté et la civilisation chrétienne, que l'ordre, la justice et la paix règneront à nouveau. L'Encyclique a posé un jalon important sur cette voie.
*Rome. En la fête de l'Assomption de la*
*Bienheureuse Vierge Marie.*
Marcel Lefebvre.
Arch. tit. de Synnada
232:127
### Barrage au messianisme moderne
par R.-Th. Calmel, o.p.
LE PAPE VIENT DE HEURTER DE FRONT le messianisme du monde moderne : un faux messianisme capable, dans une certaine mesure, de faire craquer la nature humaine parce qu'il dispose de moyens techniques et financiers à peu près inconnus des anciens faux messianismes : celui des Pharisiens ou celui de l'empire romain divinisé. Par la condamnation formelle des pratiques, contraceptives le Pape a inauguré une attaque frontale du moderne messianisme : il l'a frappé au point le plus sensible, dans sa prétention à procurer le bonheur universel, par-delà le bien et le mal, grâce au progrès de ses techniques biologiques. La réaction ne s'est pas fait attendre ; immédiatement le monde moderne a éclaté en cris de colère et en paroles de mépris.
Le Pape avait déjà défendu le mystère de la présence réelle par transsubstantiation au Saint Sacrement de l'autel ; il avait publié son encyclique en plein Concile, pendant que cette vaste assemblée pastorale semblait ne pas se préoccuper outre-mesure du premier office du pasteur qui est de défendre la foi du troupeau commis à sa garde. Le Pape avait donc publié *Mysterium Fidei* de sa propre autorité et sans en avoir été prié par les Pères du Concile ; il y eut des opposants mais ils ne firent point d'éclat.
233:127
Même réaction lors du grand discours où il avait repris les termes du Concile de Trente sur le péché originel et le monogénisme. L'encyclique *Sacerdotatis coelibatus* avait été encore enterrée dans le silence presque complet ; la solennelle profession de foi du 30 juin dernier n'avait pas fait grand bruit, malgré sa solennité et sa préoccupation si visible de s'opposer formellement, par des expressions exactement calculées, aux grandes erreurs à la mode. Avec *Humanæ, vitæ* ce fut tout différent. Je ne diminuerai certes pas l'importance et le poids des adhésions formelles. Mais à peine le Vicaire du Christ avait-il achevé sa phrase décisive : « est absolument à exclure, comme moyen licite de régulation des naissances, l'interruption directe du processus de génération déjà engagé... est pareillement à exclure la stérilisation directe... est exclue également toute action qui, soit en prévision de l'acte conjugal, soit dans son déroulement, soit dans le développement de ses : conséquences naturelles se proposerait comme but ou comme moyen de rendre impossible la procréation » ; à peine le Vicaire du Christ avait-il fini de formuler cette triple interdiction qu'une immense clameur de critique et de refus retentissait aux quatre coins de la planète. Les termes en général restaient polis. Il n'y avait pourtant pas d'illusion à se faire, sous les euphémismes de convention on aperçoit sans peine, pour peu que l'on soit attentif, les stridences et les sifflements de l'orgueil furieux ou de la haine à peine déguisée. On écrit équivalemment que Paul VI est un esprit sommaire et borné, qu'il n'a rien compris aux découvertes modernes des sciences sociologiques, psychologiques et biologiques ; c'est un pontife anachronique qui a gardé sur le mariage et la procréation les idées que l'on avait au temps de Jésus-Christ et de l'Évangile.
Mais justement *c'est toujours le temps de Jésus-Christ.* Le temps de l'Évangile, quels que soient les progrès techniques, ne sera pas remplacé par une ère nouvelle. Simplement ce temps fleurira, après la Parousie (il fleurit déjà pour chacun des élus après leur mort), dans l'éternité de la vision face-à-face qui révèlera en plénitude ce que nous possédons dès maintenant dans le temps de la foi et de l'amour crucifié. Il resté que nous sommes à jamais dans le temps de l'Évangile. Nous n'allons pas entrer, comme le monde moderne voudrait nous le faire croire, dans l'âge enfin révolu de son messianisme technique.
\*\*\*
234:127
Le pouvoir étonnant que détient le monde moderne de faire illusion aux faibles hommes est dû pour une grande part à son progrès matériel.
« Vous voyez bien, dit-il en substance, au sujet de la génération, ce domaine que depuis des millénaires vous aviez cru intangible et sacré, nous l'avons forcé victorieusement et nous y intervenons à notre guise. Dissocier le plaisir d'avec la procréation, notre intelligence y est désormais parvenue avec une rigueur mathématique. Pourquoi vous laisser impressionner encore par d'obscures craintes héréditaires et des interdits ancestraux ? Vous avez tort de vous embarrasser d'antiques préjugés sur la dignité de la femme ou la noblesse de l'amour. Laissez-vous plutôt convaincre par les nouveaux théologiens qui nous ont offert leurs bons offices et qui excellent là expliquer les grandes thèses de la nouvelle morale, en conformité avec une théorie de la nature humaine à jamais indéterminée et, du reste impossible à connaître avec précision : suivez donc leurs raisonnements. Ils vous exposent que l'épouse est bien mieux honorée lorsque, tout en lui permettant d'user du mariage, on la préserve scientifiquement de devenir mère ; de même l'amour est-il encore plus noble lorsque, suivant le gré des conjoints, il est rendu techniquement stérile. Comprenez enfin que l'intelligence ne vous est pas donnée pour vous courber sous le joug d'une prétendue morale naturelle mais pour vous aider à suivre l'appel invincible à vous réaliser pleinement, par delà ce que vous appeliez avec une grande naïveté le bien et le mal. Depuis des siècles et des siècles les couples humains insuffisamment évolués voyaient l'appétit de jouissance contrecarré par les lois implacables de la génération ; ils appelaient divin un obstacle qu'ils étaient trop ignorants pour écarter ; mais ce qui est divin au contraire c'est de briser toutes les barrières, de n'en plus reconnaître aucune. Jouissez désormais sans appréhension.
235:127
De même que dans l'ordre social, nous avons renversé maints obstacles qui provenaient de ce que vous appeliez à tort communautés naturelles, de même dans l'union entre l'homme et la femme nous sommes venus à bout des lois de la procréation que vous aviez supposées divines. Saluez l'avènement de l'homme pleinement évolué, maître absolu de son destin ; admettez l'insuffisance de vos credos élaborés pour une humanité encore mal réveillée du lourd sommeil préhistorique et comprenez que le vrai Dieu ne saurait différer de l'homme parvenu au sommet de sa puissance. »
\*\*\*
Ainsi parle le messianisme moderne. Son langage, adapté à notre époque de progrès technique, de colossales organisations financières et de totalitarisme étatique n'est autre que le langage du faux messianisme de toujours : rassembler les hommes au niveau de leur appétit de domination et de jouissance, tenter par la propagande et la contrainte de leur procurer le bonheur à ce niveau, arriver si possible à les persuader, en leur faussant l'esprit et leur gâtant le cœur, qu'en cela même consiste la religion.
Le messianisme juif s'imaginait déjà que le Messie religieux des Écritures serait en même temps le César omnipotent des rêves les plus grandioses de domination et de revanche ; à l'exception du *petit reste* très saint, l'ensemble de la nation juive avait dévoilé le secret, longtemps retenu, de son faux messianisme dans la grande clameur déicide du vendredi-saint : *nous n'avons pas d'autre roi que César. --* Le messianisme de la Rome impériale, fort de la puissance des légions et du sens politique des préfets et des proconsuls, prétendait résorber dans le culte de Rome et de l'Empereur toutes les aspirations religieuses de l'homme, tous les autres cultes sans excepter le culte chrétien. -- Le messianisme de la chrétienté décadente ne parvint pas à la pleine réalisation mais il cherchait simultanément à établir la souveraineté universelle d'une seule nation chrétienne et à courber l'autorité du Pontife suprême devant l'autorité du Concile lequel eût été manœuvré lui-même par le pouvoir séculier. Il semble bien que telle fut l'ambition de l'Angleterre du XV^e^ siècle, encore que le conciliarisme ne fut pas le fait de la seule Angleterre. -- Le messianisme moderne est visiblement plus radical que tous ceux qui l'ont précédé ; les Écritures ne l'intéressent guère ni le culte des idoles ;
236:127
mais tenant en ses mains des moyens incroyablement perfectionnés de faire éclater les cellules sociales naturelles et d'agir à l'intime de la physiologie et de la psychologie de l'homme, il prétend résorber toute religion et toute loi morale, le bien et le mal, le juste et l'injuste dans l'évolution de l'espèce humaine et dans sa transmutation éventuelle. C'est sans doute l'ultime prétention du faux messianisme ayant atteint son apogée. L'Église cependant continue de lui tenir tête, et mystérieusement, de le terrasser.
Paul VI en effet, après une longue attente de labeur, de prière et d'angoisse, pendant laquelle les démons de la sophistique pseudo-théologienne se sont donné libre cours, s'est enfin résolu à jeter à la face du monde moderne l'irrévocable parole de Jean-Baptiste à Hérode tétrarque : *tibi non lîcet* ; tu n'as pas le droit. « Est exclue toute action qui, soit en prévision de l'acte conjugal, soit dans son déroulement, soit dans le développement de ses conséquences naturelles, se proposerait comme but ou comme moyen de rendre impossible la procréation. » Paul VI vient d'attaquer le monde moderne sur un terrain où il se croyait inexpugnable : la procréation qui serait régie, pensait-il, au moyen de la technique selon le bon plaisir de l'homme, par-delà le bien et le mal et sans être effleurée par la moindre préoccupation morale. A l'entrée de ce défilé, fiévreusement défendu car il fallait assurer l'asservissement diabolique de notre race, le Pape Paul VI vient de paraître et il proclame fermement revêtu de la majesté unique du Vicaire du Christ : c'est ici un domaine sacré, un lieu réservé au Créateur et au Rédempteur de par la Loi éternelle qui est aussi la loi naturelle. Vous ne passerez pas. -- Le monde moderne n'en finit pas de rugir, mais il sait qu'il ne franchira pas le seuil interdit ; il sait que sa tentative vient d'échouer de persuader les hommes que la mise en œuvre des techniques se situe au-delà de la loi naturelle. Le faux-messianisme moderne ne passera pas.
Le faux-messianisme juif n'a point passé. Sans doute a-t-il crucifié le Seigneur notre Dieu ; mais notre Rédempteur, nous ayant par sa mort obtenu toute grâce est sorti glorieux du sépulcre et il a envoyé le Saint-Esprit à son Église. -- Le messianisme romain n'est point passé : des martyrs par mille et par mille ont rougi de leur sang les amphithéâtres de l'Empire mais les idoles ont été brisées.
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Le messianisme d'une chrétienté en décadence a essayé vainement de s'imposer, il n'y a jamais réussi ; il a brûlé vive la Pucelle d'Orléans, *la fille* de Dieu, mais l'Anglais a été chassé hors de France et le roi légitime, dûment sacré, s'est entendu dire une fois de plus qu'il devait gouverner *de par le Roy du Ciel. --* Le messianisme moderne ne risque pas, lui non plus, de l'emporter parce que l'Esprit de Dieu suscite toujours des docteurs, des vierges et des martyrs, et parce que les grands anathèmes du chef de l'Église restent toujours en vigueur : après le *Syllabus* de Pie IX, le *Motu Proprio* de Pie X, *Divini Redemptoris* de Pie XI, *Humani Generis* de Pie XII, voici les formelles interdictions de Paul VI dans *Humanæ vitæ*. -- Le messianisme moderne disait : que Paul VI défende à la rigueur le dogme de la présence réelle ou du péché d'origine ou qu'il fasse une grande déclaration de foi ; après tout ça le regarde et chacun s'occupe à ce qui l'intéresse. Mais surtout qu'il ne se mêle pas de mes propres affaires et mon affaire à moi c'est la technique sans loi morale, c'est la maîtrise sans conteste de la cité, de la psychologie, des ressorts biologiques même, par-delà ce que vous croyiez être un droit naturel objectif, absolu, ayant Dieu pour auteur. C'est là mon domaine et que nul n'ait l'audace de me le disputer. Le Pape Paul VI a eu cette audace. Il proclame que dans la génération, même le bien etle mal demeurent ce qu'ils furent toujours et la technique n'y peut rien changer. Elle est d'un autre ordre, inférieur et subordonné : l'ordre de l'arrangement des choses ; mais c'est ici l'ordre infiniment supérieur de la fidélité de l'âme, de l'honneur et de la sainteté.
*Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu*
*Et les pauvres honneurs des maisons paternelles.*
Au temps de vos pharmacopées infâmes, de vos produits à la progestérone et de vos drogues stérilisantes, les honneurs des maisons paternelles demeurent ce qu'ils étaient depuis le jour, béni entre les jours, où le Fils de Dieu né de la Vierge rétablit le mariage dans la dignité où il fut institué par le Créateur. Au temps d'une mode et d'une presse qui sont le déshonneur de la femme et son avilissement, les *honneurs des maisons paternelles* demeurent ce qu'ils étaient au temps de la reine Marguerite épouse de saint Louis et de l'humble paysanne Isabelle Romée la mère de Jeanne d'Arc.
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Il y a toujours honneur et déshonneur. Le mariage est toujours conclu à la face de Dieu. L'œuvre de chair toujours accomplie en présence de Celui qui fait naître et qui fait mourir. Les conjoints n'ont pas à fausser l'acte d'amour par lequel il a plu au Père du Ciel de leur donner part à sa générosité créatrice. Il n'existe pas de droit contre le droit naturel, la loi éternelle, les commandements de Dieu.
\*\*\*
Mais je me heurte contre ces commandements, ne cesse de gémir au cours des âges la détresse des humains et la fragilité spirituelle des créatures déchues. Combien de pauvres diables à qui répugne foncièrement le messianisme moderne implorent cependant du fond du cœur que la loi ne soit pas inflexible. Leur propre chair est trop peu pacifiée, la société trop pervertie, la luxure trop obsédante maintenant qu'elle a gagné le tissu social en presque toutes ses fibres, enfin la veulerie du clergé et des religieux est trop généralisée : non vraiment, se disent-ils, nous ne pouvons surmonter les tentations du dedans et les scandales du dehors ; la loi naturelle et chrétienne du mariage n'est point pour nous. -- *Mon joug est doux et mon fardeau léger* nous répond le Seigneur. *Jugum meum suave est*. -- Implorons du Seigneur, non de faire fléchir la loi, mais de nous donner la grâce toute-puissante qui rendra notre faible force égale à sa loi inflexible. Tous tant que nous sommes nous risquons de perdre beaucoup de temps à nous apitoyer sur notre impuissance au lieu de lever les yeux vers le Tout-Puissant et vers la croix de Jésus qui donne la victoire. *Levavi oculos meos in montes unde veniet auxilium mihi* ([^39]). Nous ne méditerons jamais assez sur la manière simple et abrupte avec laquelle le Seigneur prescrit l'héroïsme. *Si quelqu'un veut sauver sa vie qu'il la perde à cause de moi*... *Si ton œil te scandalise arrache-le... Qui ne renonce pas à tout ne peut être mon disciple*.
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Ces paroles seraient intolérables si celui qui les a annoncées aux enfants d'Adam n'avait pas le pouvoir de nous faire renaître par l'eau et l'Esprit et ne nous avait pas aimés au point de nous nourrir de sa propre chair. -- Cette doctrine sur l'inflexibilité de la loi de Dieu et sur la possibilité d'y être fidèle a été longuement développée par la tradition chrétienne et notamment par saint Thomas le docteur commun ; elle se résume en quatre grandes thèses complémentaires : la loi naturelle est divine, objective, immuable ; -- la Révélation surnaturelle est moralement requise pour la bien connaître ; -- cette loi reste impraticable *dans son intégrité* à notre nature déchue ; mais elle est parfaitement praticable avec le secours de la grâce qui dérive de la croix et la grâce suffit toujours ; -- or dans la loi nouvelle, où nous sommes définitivement établis depuis l'Incarnation, *ce qui est principal c'est justement la grâce du Saint-Esprit*. -- L'Homme qui se fie vraiment au Seigneur est donc assuré de la victoire sur lui-même, sur le monde et le démon, pour parvenir à pratiquer les commandements divins. (Ia-IIae qu. 106, 107 et 108).
Dans ces conditions, -- ces conditions de la loi nouvelle, du *Testament nouveau et éternel*, -- pourquoi des prêtres et des évêques sont-ils réticents au sujet des interdictions portées dans Humanæ vitæ ? Ou bien imaginent-ils par hasard que le Seigneur qui nous a baptisés dans son Saint-Esprit et qui se fait lui-même substantiellement et personnellement notre nourriture aurait dû se montrer hésitant et indécis pour demander à l'homme pécheur de pratiquer ce qui est naturellement au-dessus de ses forces ? Comme si l'homme pécheur n'était pas racheté et régénéré. Vraiment on ne parvient pas à comprendre qu'un prêtre de Jésus-Christ, si du moins il a foi dans les sacrements qu'il donne et la Messe qu'il célèbre, en vienne à faire droit aux lâches réclamations de certains fidèles et ose leur suggérer de tourner la loi de Dieu. Par ailleurs comment un prêtre qui a pris au sérieux son vœux de chasteté (ce vœu qui n'est sans doute : pas inhumain mais vraiment surhumain) se laisse jamais aller à chuchoter aux chrétiens, dans le creux de l'oreille, que la loi du mariage n'est pas à prendre au sérieux.
Je ne crois pas possible qu'un prêtre qui non seulement observe correctement ses obligations mais garde son vœu *in conepectu Domini*, qui fait ainsi l'expérience de la profondeur d'abnégation requise et de la victoire de la grâce sur les attraits de la nature, je ne pense pas qu'un prêtre portant le poids de cette expérience puisse laisser entendre aux fidèles que la loi du mariage est intenable.
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A constater cependant le laxisme de tant de prédications ou d'exhortations on n'évite pas de se dire que les prêtres de Jésus-Christ qui se sont laissé marquer jusqu'au fond d'eux-mêmes par la grâce de leur vœu sont devenus trop rares.
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Le messianisme du Prince de ce monde, même avec la puissance formidable qu'il a acquise dans le monde moderne, pensant venir à bout de re-modeler la nature et d'absorber l'Église, -- le messianisme de Satan, situé au niveau des convoitises et du péché, est condamné par avance dans chacune de ses phases, serait-ce la phase moderne. *Jam judicatus est* (Jo. XVI, 11.) Le messianisme de Jésus-Christ, situé au niveau de la grâce et des sacrements et qui de surcroît fait fleurir une civilisation qui honore la nature ne cesse pas d'étendre sa victoire. Il peut souvent paraître écrasé et dominé par le pseudo-messianisme. Ce n'est qu'une apparence ; il continue malgré tout de remporter la victoire au secret des cœurs droits et dans la société visible de l'Église catholique, même quand celle-ci est dépeuplée, persécutée, resserrée dans les limites d'un *petit troupeau.* Si le messianisme de Jésus-Christ est nécessairement victorieux c'est qu'il procède tout entier de la grâce et de l'Esprit Saint ; la grâce toute-puissante, et l'Esprit Saint qui *fait la preuve que le monde est dans son tort et que le Prince de ce monde est déjà jugé* ([^40])*.*
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« Dominez la terre et soumettez-la ». Mais à qui ? Aux démons de l'orgueil qui vous affolent, à votre volonté sans frein de puissance et de jouissance, aux trusts gigantesques qui ne connaissent d'autre règle que celle de passions féroces sans aucune règle ? Ou bien, tout au contraire soumettez la terre au service de votre âme d'abord soumise à Dieu ?
241:127
C'est toute la question. Pour nous aider à préciser la réponse, le texte inspiré poursuit ([^41]) : Dieu les mit dans le jardin d'Eden pour le travailler et le garder, mais il leur fit ce précepte : ne touchez pas au fruit de la science du bien et du mal. En d'autres termes : faites rapporter le jardin, mais dans un esprit de dépendance et d'adoration filiales. Pour signifier votre adoration recevez de plein cœur mon précepte restrictif. -- Ceci avant le premier péché. Mais depuis la faute originelle et notamment depuis que le Verbe s'est fait Chair pour réparer cette faute, les Saintes Écritures sachant a quel point l'homme est avide de soumettre la terre avant d'être lui-même préalablement soumis à Dieu, ou plutôt afin d'éviter cette soumission préalable, les textes sacrés nous répètent en substance, surtout dans le Nouveau Testament : que vous servira de dominer la terre si vous perdez votre âme ? A quoi bon la productivité accrue du jardin terrestre si vous laissez mourir ou si vous tuez directement votre âme dans cette obsession de rendement, organisation, efficacité et développement ? *Que donnerez-vous donc en échange de votre âme ?... Une seule chose est nécessaire... Cherchez d'abord le Royaume de Dieu* (qui n'est pas de ce monde).
Il est incroyable quand on y pense que des prêtres versés dans les Écritures, des théologiens dont l'office propre est de méditer et d'exposer les paroles de la Révélation se soient emparés du texte de la Genèse *subjicite terram* pour justifier le messianisme technique de l'homme moderne. Cette sentence n'a tout de même pas été énoncée comme un absolu, comme un enseignement sur notre fin dernière, sans nulle subordination de la technique à la vie intérieure et de la vie intérieure à Dieu. -- *Omnia vestra sunt, vos autem Christi, Christus autem Dei* ([^42]). Le prêtre qui commentait ce verset de l'Apôtre à nos dix-huit ans étonnés, sinon toujours dociles, pour nous démontrer que la religion était large et s'accommodait sans peine de toutes les aspirations de l'homme moderne : *Omnia vestra sunt*, ce prêtre n'avait quand même pas regardé de bien près à la restriction inflexible *vos autem Christi*.
242:127
Si l'homme est du Christ, du Christ qui garde éternellement les cicatrices de la Passion, -- et l'homme est bien du Christ ainsi glorifié -- alors la terre et ses royaumes ne doivent être en son pouvoir que dans les limites de l'observation de la loi du Christ : loi de l'amour crucifié loi des huit béatitudes par la mortification des convoitises. En ce qui touche notamment le mariage, le *vos autem Christi* implique nécessairement *mortificate membra vestra quae sunt super terram ; glorificate et portate Deum in corpore vestro* ([^43])*.* C'est tout l'opposé d'un usage du corps en vue de la seule jouissance grâce aux techniques abominables qui dans l'union conjugale empêchent irrémédiablement la génération.
*Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste*
*Qui devant nos pouvoirs osent parler de Dieu ?*
*Notre religion comme une autre est auguste*
*La technique se rit de l'enfer et des cieux.*
*Tout ce qui est possible est permis à nos vœux.*
Transposant le poète on pourrait ainsi exprimer le rugissement insensé du messianisme technique. Sa clameur de défi se répercute sur la terre entière, fait trembler les assises millénaires de la famille. Et c'est pour justifier ses prétentions inspirées par Satan ou pour amadouer le monstre que de graves théologiens se torturent l'esprit à la recherche d'argumentations inédites. Ils confient discrètement au Prince de ce monde : « Depuis le Concile, vous nous voyez tout disposés à entrer dans vos vues. » Mais le *moderne Léviathan,* comme disait Pie XII, se moque bien des confidences à mi-voix de ces gringalets apeurés et ratiocineurs. -- Cependant l'Église sainte et son chef suprême, le Vicaire de Jésus-Christ infailliblement assisté, garde la Révélation divine... Il vient de déclarer, ce frêle pontife, élevé une fois de plus dans son encyclique à la majesté des plus grands par le sentiment aigu de sa charge unique et surnaturelle : la loi de Dieu ne change pas en fonction des découvertes et des techniques. « ...Nous ne sommes pas les maîtres, de la vie humaine mais plutôt ses ministres... il faut nécessairement reconnaître des limites infranchissables au pouvoir de l'homme sur son corps et sur ses fonctions. »
243:127
Hypocrisie de notre monde : Hitler liquide scientifiquement les tarés et les mal bâtis : aussitôt les vertueuses nations démocratiques se voilent la face. Peu après les Soviets écrasent la moitié de l'Europe sous le joug de l'esclavage le plus implacable ou mettent au point des camps d'extermination, et les mêmes démocraties affectent pudiquement de ne pas savoir. Maintenant les États-Unis et quelques grands trusts, financés par l'argent anonyme et vagabond, prennent des mesures efficaces pour faire vendre les produits qui empêcheront infailliblement des millions d'enfants de venir au monde et les démocraties, plus vertueuses que jamais, ne trouveront rien à redire. Si la technique extermine les malheureux c'est une abomination. Mais si la technique supprime la fécondité du sang et de la race c'est une entreprise humanitaire hautement recommandable. -- Hypocrisie et absurdité direz-vous. Mais c'est d'une absurdité un peu semblable que je trouve frappée la casuistique des pseudo-théologiens promoteurs de la contraception scientifique. Pour ce nui est d'empêcher la fécondité, disent-ils, vous avez toute licence, en vertu de nos théories sur une nature humaine jamais encore nettement définie. En revanche, pour ce qui est de l'extermination des malheureux, nous maintenons des limites définies. Il faudrait quand même savoir si le maître de la fécondité et de la mortalité c'est Dieu même ; et s'il en est ainsi, pourquoi il serait défendu d'usurper techniquement sur son domaine souverain en ce qui touche la mortalité, alors que ce serait permis en ce qui touche la fécondité.
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*Dominez sur les bêtes de la terre* dit l'Écriture. Mais ici encore il est requis de compléter ce texte par beaucoup d'autres qui disent équivalemment : soumettez premièrement votre âme au Créateur. Vous n'avez pas le droit de dominer sur les bêtes pour satisfaire les caprices de votre orgueil. Ce qui est voulu de Dieu c'est qu'elles soient domestiquées -- mises au service de la *domus*, de la maison de famille -- rendues participantes en quelque sorte, dans leurs facultés obscures, de la lumineuse intelligence de l'homme pour subvenir dans la sagesse à ses nombreuses nécessités.
244:127
Mais il n'est point permis par Dieu que les bêtes sans raison soient domestiquées pour des usages contraires à la sage raison : soit pour dévorer les chrétiens dans les cirques comme au temps des persécutions antiques, soit comme en notre époque de découvertes biologiques sans âme pour fournir ces aliments sophistiqués et vénéneux, obtenus avec le plus de rapidité possible, à coup d'ingrédients chimiques, qui iront propager parmi des milliers de convives sans défense des maladies étranges et jusqu'à notre temps inconnues des humains.
*Quid non mortalia pectora cogis, auri sacra fames ?* Soif maudite de l'or à quels crimes ne pousses-tu pas le cœur des mortels ? Cette soif monstrueuse conduit l'homme moderne à une domestication de la nature qui est contre nature pour le plus grand développement de la banque et de l'industrie. Mais cela Dieu le réprouve. Et nous en revenons toujours à la seule exégèse honnête et chrétienne du texte fameux de Moïse, à l'exégèse qui reconnaît la primauté de la contemplation, le respect de la loi naturelle dans l'action et, par là même, la nécessité de la mortification et de la pénitence.
*Subjicite terram, sed anima prius subjecta Domino* ([^44])*.* La domestication de la flore et de la faune est voulue par Dieu pour le service de l'homme honnête, de l'honnête *domus*, non pour assouvir une convoitise *insatiable*, ni pour accroître sans fin les finances fabuleuses des énormes trusts apatrides.
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Quant aux droits de l'être humain sur sa propre nature il faut dire que les techniques de régulation de la fécondité n'ont aucun droit contre la loi naturelle de la génération, pas plus que les techniques d'atténuation de la souffrance ou de guérison des infirmités n'ont le plus petit droit contre la loi naturelle de la mortalité. C'est pourquoi la suppression artificielle de la fécondité est aussi formellement interdite par le Maître de la vie et de la mort, et aussi abominable à ses yeux, que l'euthanasie des pitoyables infirmes ou la mise à mort des dégénérés.
R.-Th. Calmel, o. p.
P. S. -- L'un des sophismes les plus courants en matière de morale conjugale est celui-ci : emploi des moyens anticonceptionnels ou méthode dite des températures c'est tout pareil ; des deux côtés on veut éviter l'enfant. Il faut répondre non, ce n'est pas du tout pareil. Ce que l'on veut en effet dans la méthode des températures, *c'est l'union conjugale comme Dieu la veut, donc avec sa marge d'infécondité* plus ou moins étendue ; nulle intervention artificielle pour éviter l'enfant, mais utilisation de cette marge naturelle, voulue par Dieu, et du reste pas infaillible. *Ce que l'on veut au contraire et ce que l'on obtient avec les contraceptifs, c'est l'union conjugale comme Dieu ne la veut pas ; par un artifice infaillible*, indépendamment de toute marge naturelle, on évite l'enfant. D'un côté, et pour une raison légitime, l'intelligence utilise naturellement une latitude naturelle laissée par le Créateur. D'un autre côté, l'intelligence invente un obstacle artificiel qui empêche toute génération. D'un côté soumission au Créateur ; d'un autre côté usurpation sur le Créateur. -- Sur ces questions je me permets de renvoyer le lecteur à mon article « Immuable nature humaine » (*Itin*., avril 64) et *Résumé Aide-mémoire*, page 339. (Y a-t-il compatibilité, etc.) (*Itin*., nov. 64.)
*R.-TH. C., O.P.*
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### L'accueil américain
par Thomas Molnar
LORSQU'AVAIT PARU *Mater et Magistra,* l'encyclique de Jean XXIII, M. William Buckley, rédacteur en chef de la revue de droite *National Review,* et catholique proéminent, avait publié un éditorial sous le titre « Mater si, magistra no ! », faisant une fine distinction entre le respect dû au texte du pape et le contenu, qu'il jugea socialisant, de ce texte. Ce fut tout de suite une levée de boucliers : la revue des jésuites, *America*, le rappela à l'ordre, le traita d'insolent et de mauvais catholique, expliqua longuement que la distinction entre Église-mère et Église-enseignante n'était pas valable. En même temps la revue des jésuites annonçait que dorénavant elle n'accepterait pas d'imprimer la publicité, évidemment payée, de la *National Review*.
C'était également la réaction des autres revues catholiques. Puis intervinrent les changements que l'on sait, et pour ne pas dire davantage, on ne reconnaît plus ces revues qui, toutes, ont l'air d'être publiées par et pour les sécularistes les plus indomptables et rigoureux. Leur attitude envers les textes pontificaux n'est même plus irrespectueuse : l'impatience se mêle à la vulgarité dans leurs commentaires, le ton devient brutal, le rappel à l'ordre (séculier-marxiste) catégorique. En 1965 (et pourtant nous sommes déjà très loin même de cette date-là !) la revue progressiste *Commonweal* a démontré que l'encyclique *Mysterium Fidei* ne vaut pas le papier sur lequel elle est écrite. Celle sur le célibat des prêtres a été injuriée, directement dans « l'analyse » qu'on en a faite, et indirectement, à l'aide d'enquêtes parmi les prêtres, enquêtes truquées et démontrant ce qu'il fallait démontrer...
247:127
On s'imagine donc le vacarme créé par *Humanæ Vitæ*. Le lecteur français comprend bien ce que peuvent être les réactions ; il faut pourtant remettre le phénomène dans son contexte américain afin de jeter plus de lumière sur le comportement des prêtres et laïques insurgés, et sur celui de la hiérarchie.
Les États-Unis sont et restent puritains. L'explosion de la sexualité est symbolique de la volonté de détruire une société au nom de la liberté effrénée, car le puritain ne supporte pas la tension entre sa méfiance à l'égard de la nature et la confrontation nue avec les abîmes de son âme. Le puritain ne peut accepter tranquillement la dialectique du péché et du pardon, comme le peut le catholique. Il se voile la face et se réfugie soit dans une attitude pharisienne, soit dans le dévergondage. Dans l'état normal des choses, c'est-à-dire quand il peut éluder le choix, il vit dans l'hypocrisie, qui est à la fois une vertu et un vice chez les Anglo-saxons ; s'il lui faut se prononcer, c'est le drame : la tension se rompt, c'est la panique.
Or*,* l'abîme aujourd'hui entre puritanisme et sexualisme est si large, que le pont qui représente la civilisation toujours précaire en Amérique s'effondre. Cet effondrement affecte aussi le prêtre catholique qui vit en milieu protestant. (Et comme les pays industriels d'Europe sont en train de protestantiser leur style de vie, cette remarque devient valable pour le prêtre catholique en général). Bien entendu, il ne se dit pas obsédé par la sexualité (bien que les revues catholiques le soient déjà !) mais il se réfugie dans des déclarations pseudo-nobles sur la liberté de conscience. Ainsi il est assuré d'un large écho chez les protestants, juifs et libre penseurs, sans qu'il soit dit qu'il s'agit d'une sexualité souterraine. Les prêtres qui s'insurgent contre *Humanæ Vitæ* au nom de la liberté de conscience ont ainsi la double satisfaction d'ouvrir le barrage de leur sexualité et de n'en rien montrer à un peuple puritain qui exalte le droit de chaque individu de ne reconnaître comme maître qui que ce soit, y compris ce souverain étranger qu'est le Pape.
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Deux médecins catholiques, les Dr. Joseph Noonan et John Rock, ont pris, depuis 1963, la tête du mouvement pour libéraliser la législation sur les naissances dans l'Église américaine. Depuis 1963, car la découverte de la pilule avait la prétention de changer les données de la situation. En vérité, le milieu protestant en pays anglo-saxons avait fait le pas depuis au moins 1930 quand la Conférence des Églises anglicanes à Lambeth (Angleterre) opina qu'en dehors de l'abstinence, d'autres méthodes de contrôler les naissances sont également permises. Le cardinal-primat de la Grande-Bretagne, le Cardinal Bourne, s'est tout de suite élevé contre cette décision, et a peut-être influencé Pie XI qui réaffirma, peu après, la doctrine de l'Église en la matière dans *Casti Connubii*. Dans un livre paru justement en 1963, deux prêtres américains, professeurs de théologie morale (*Contemporary Moral Theology*) ont réaffirme qu'une vérité déjà promulguée d'une façon infaillible n'a pas besoin d'être répétée de la même façon pour qu'elle reste une vérité infaillible. C'est une réponse anticipée, si l'on veut, à ceux qui déclarent aujourd'hui, devant *Humanæ Vitæ*, que l'encyclique n'a pas valeur d'infaillibilité, que, partant, on peut s'y opposer en toute bonne conscience.
Les prêtres et théologiens rebelles n'ont pas attendu, bien sûr, la publication de la présente encyclique pour faire pression sur Paul VI. Déjà en 1967, le *National Catholic Reporter*, journal récemment fondé mais jouant déjà le rôle d'un *Témoignage Chrétien*, a révélé d'une façon sensationnelle que la majorité -- on disait déjà 80 % -- des membres de la commission papale sur la régulation des naissances avait émis une opinion favorable à la « libéralisation ». Depuis cet article, pas un jour n'est passé sans au moins un article dans la presse dite catholique tenant pour acquise la « révolution sexuelle » et encourageant par là-même les couples catholiques à agir dans le sens d'une décision anticipée. Les jeux étaient donc faits : on a tout fait pour que la décision pontificale fût favorable aux insurgés ; mais on a également laissé entendre que si cette décision ne leur donnait pas entière satisfaction, ils passeraient outre et agiraient selon leur « conscience ».
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Comme la machine de guerre était toute préparée, il n'est pas étonnant qu'elle se soit mise en marche dès le moment de la publication de l'encyclique. *America* la traita tout de suite avec une désinvolture allant jusqu'au mépris, sans prendre en considération une circulaire du R.P. Arrupe exhortant les fidèles à se soumettre. Les autres revues se mirent également à vociférer, sûres de l'écho faussement objectif et détaché du *New York Times* et autres journaux de gauche qui se déclarèrent surpris et peinés de cette décision anti-progressiste et autoritaire. Le Dr Michael Ramsey, archevêque de Cantorbery, expliqua, avec une mauvaise foi qui peut nous faire douter de la sincérité de son désir de dialoguer avec Rome, que ce n'est pas tellement la nature de la décision pontificale qui le gêne mais l'attitude autoritaire du Pape ! Le pauvre homme : il paraît qu'à Cantorbery on n'a jamais, entendu parler de la nature de la papauté -- ce qui, au fond, n'étonne pas car on y a laissé tranquillement disparaître les fameux 39 articles, lesquels, depuis Élisabeth I, constituèrent le seul et maigre fondement doctrinal de l'anglicanisme. Bien sûr, il y a des préoccupations plus pressantes, comme par exemple prêcher la croisade contre la Rhodésie...
Ce qui nous intéresse davantage c'est que dès le lendemain de la promulgation d'*Humanæ vitæ*, près de 500 prêtres et théologiens américains ont marqué leur désaccord avec la doctrine réaffirmée. L'argumentation revient à peu de chose. L'encyclique n'engage pas le vœu d'obéissance, il faut donc que chacun suive sa conscience. Le nombre des rebelles s'est élevé entre-temps à 509, comme l'a proclamé triomphalement le *National Catholic Reporter*. Avec leur objectivité respectueuse, les journaux de gauche se hâtent de reproduire ce chiffre et sans faire leur propre recherche acceptent, avec la même objectivité de désigner comme « grands théologiens » les chefs de file des insurgés. Le phénomène est connu : la presse de gauche, la catholique et l'autre, idéologiquement unie se donne le beau rôle d'informatrice du public en se citant l'une l'autre comme si les nouvelles et leur interprétation venaient de sources différentes.
250:127
Comme le cri d'horreur des prêtres progressistes était prévisible, ce qui nous intéresse surtout ce ne sont pas les « arguments » qu'ils proposent, mais la réaction de la hiérarchie et la confrontation qui suit et suivra. Car si l'argumentation de la désobéissance est identique dans toutes les Églises nationales (évidemment, car elle est nourrie par le même réseau de communications, et ce réseau, à son tour, est motivé par la même pensée hérétique), le tempérament et la situation des corps des évêques varient d'un pays à l'autre. Je l'ai déjà dit ici, les évêques américains ne se sentent pas représentatifs d'une bourgeoisie et d'une mentalité bourgeoise vouées, en France, à la géhenne ; ils ont conscience de ce qu'ils font partie du peuple et qu'ils n'ont aucunement à se faire pardonner les péchés imaginaires de leur « classe ». Leurs déclarations ne comportent pas, par conséquent, les propos rituels d'abaissement devant l'idéologie de la classe ouvrière, et elles sont totalement exemptes de tout appel à la lutte de classe, à la guerre civile, à la violence. Ainsi, leur timidité n'étant pas plus grande que celle de leurs collègues européens, ils sont, somme toute, plus libres de parler le langage de l'autorité. Ils sont plus libres, ajoutons-le tout de suite, lorsqu'ils sentent derrière eux, au-dessus d'eux, l'autorité du Pape les encourageant, les affermissant.
C'est ce qui explique que devant l'insurrection des « 500 », quatre des six cardinaux, en compagnie du nonce apostolique et de deux évêques, ont pris le chemin de Rome où ils se sont entretenus avec le Souverain Pontife. A leur retour ils n'ont pas révélé le sujet des entretiens, mais quelques actions, prises depuis, servent quand même d'indication suffisante de certaines, décisions prises en commun. Il est à noter, d'ailleurs, que l'un des évêques du voyage est John Wright, de Pittsburgh, le prélat « intellectuel », homme cultivé parlant français, assez jeune pour devenir un jour porte-parole de l'Église américaine.
Voilà ce qui se passe depuis le retour du Vatican de cette délégation auguste : le cardinal Patrick O'Boyle, de Washington, a non seulement lu (dans la cathédrale de la capitale) et fait lire dans son diocèse une lette pastorale de totale obéissance à l'encyclique, mais il a également signifié aux Pères Curran et Hunt, insurgés de la *Catholic University* de Washington (dont le Cardinal est Recteur) qu'ils devront mettre fin à leur enseignement contraire à celui du Pape et retirer leur signature du document dit des « 500 ». Or, le P. Charles Curran est celui-là même qui, l'an dernier, causa un scandale retentissant dans son université (faculté de théologie morale) avec ses idées sur la contraception, le mariage, la sexualité et l'obéissance.
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Devant l'hésitation du Cardinal, Curran et ses acolytes (précédemment prêts à se soumettre devant un rappel à l'ordre sévère -- comme ils l'ont avoué par la suite) déclenchèrent un mouvement de grève et menacèrent même de faire fermer toute l'université (la première université catholique aux États-Unis, fondée il y a plus de 100 ans) en encourageant les autorités à n'y plus trouver respectée la liberté académique ! Le Cardinal s'inclina et accepta même que Curran soit promu à un rang supérieur dans la hiérarchie universitaire.
Cette fois-ci c'est le Cardinal O'Boyle qui menace de fermer les facultés de théologie et de philosophie s'il n'obtient pas satisfaction. Ce courage soudain lui vient, sans doute, d'une décision concertée avec les autres évêques, car voici que les autres aussi se mettent à agir d'une façon plus ferme. Mentionnons quatre exemples, illustrant un vent nouveau qui souffle : l'évêque Mc Nulty de Buffalo qui avait des difficultés avec une douzaine de ses prêtres, s'est servi finalement de leur opposition à l'encyclique pour les déloger de positions où ils s'occupaient de questions d'information et pour les envoyer dans des paroisses moins voyantes. L'évêque Fulton Sheen, « prélat de la télévision » auparavant, mais de Rochester depuis l'an dernier, vient de faire une déclaration admirable, rappelant aux fidèles que le pape sera maintenant crucifié par le Monde et même par des ecclésiastiques, bien qu'il aurait pu choisir de devenir l'homme le plus populaire de ce même Monde s'il avait consenti de lui donner « le contrôle du commencement de la vie ». Ceux qui prétendent que malgré leur opposition à certains aspects de l'Église, ils sont fils de son Pasteur, ont à présent l'occasion, a dit l'évêque Sheen, de prouver leur fidélité. L'évêque John Wright mentionne dans sa Lettre les pressions multiples qu'a fait tout le monde afin de faire fléchir le pape. Des hommes de moindre envergure auraient fléchi, déclare Mgr Wright, devant la flatterie de la modernité. L'archevêque Robert Lucey de San Antonio dans le Texas, parle des « petits hommes à la foi vacillante » attaquant l'Église depuis des années. Si ces hommes l'emportaient, dit l'archevêque, l'Église serait détruite, -- et il rappelle, combien opportunément, que l'Église catholique est la dernière qui condamne, l'interférence avec la vie comme péché. Raison de plus pour rester inébranlable.
252:127
Le Cardinal O'Boyle lui-même reste d'une fermeté et d'une charité admirables, malgré les provocations les plus basses. Des 60 prêtres rebelles de son diocèse, 9 se soumirent dès le premier avertissement. A l'égard des 50 « irréductibles » le Cardinal use d'un langage paternel et nuancé, et qui contraste avec la vulgarité des manifestes de la NAL (Association Nationale des Laïcs) derrière laquelle s'abritent les rebelles. Je traduis une phrase d'une déclaration NAL : « Ça va, saint Pierre n'a pas pratiqué le contrôle des naissances, mais sûrement il a pratiqué la collégialité. » Non seulement les auteurs du manifeste, mais les théologiens de choc, aux aussi, adoptent le même style, qui met en évidence, avant tout, leurs maigres connaissances. Les arguments reviennent à un seul : le Pape n'a pas le droit de s'opposer à la liberté de conscience. A quoi le Cardinal O'Boyle, citant Mgr Wright, répète : « Cette attaque n'est pas, au fond, dirigée contre l'encyclique. Elle est dirigée contre l'autorité, n'importe quelle autorité. »
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Bref, il est évident que la hiérarchie américaine, pressée, dans un milieu protestant-millénariste, de passer du côté de « l'avenir » et du « progrès », pressée par « l'opinion publique » de donner son accord aux lois libéralisant l'avortement, a attendu cette encyclique précisément pour prononcer son *non possumus*. Encore une fois : en milieu puritain, le problème de la sexualité se trouve, tacitement, au centre des préoccupations. Une décision pontificale en sens inverse, ce qui est proprement inconcevable, aurait démoli jusqu'aux fondements l'Église américaine et aurait transformé, les « bonnes volontés » de l'extérieur aidant, les universités catholiques en lupanars. (Cela arrive déjà et on connaît des prêtres exaltant la sexualité dans l'obscurité des parcs publics -- à Chicago, par exemple, lors de la convention du parti démocrate -- à côté des couples faisant l'amour). Une « réforme » de l'Église en Amérique aurait brûlé les étapes « philosophiques » et aurait débouché dans la sexualité sous couleur de la liberté de conscience. Les catholiques ainsi « émancipés » auraient apporté l'élément « amour du prochain » à l'éthos froid du protestantisme, en accentuant, bien entendu, l'amour et ses côtés existentiels.
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Je pense que nos évêques ont ainsi compris tout de suite la signification, pour l'Amérique, de *Humanæ Vitæ.* Car, entre autres, cette encyclique concrétise admirablement le problème de la liberté de conscience, argument-massue des progressistes en milieu protestant, donc argument difficilement réfutable là où la culture philosophique est peu développée. Preuve de cette dernière affirmation est l'aventure de mes collègues de notre revue. *Triumph*. M*.* Michael Lawrence, jeune philosophe perspicace, ainsi que mon autre collègue, M. Brent Bozell, ont cherché récemment à amener un auditoire de catholiques progressistes (à propos de l'encyclique) à la compréhension de la notion catholique de liberté qui dépend d'une entité supérieure à elle, notamment la vérité. La liberté, c'est l'assentiment à la vérité, ont-ils dit, après Saint Jean. L'auditoire, m'ont-ils raconté, a réagi par un murmure hostile ; la liberté, c'est évidemment agir comme on veut, précisant, comme le fait l'épais Dr John Robinson, que l'amour y ait sa part.
A la fermeté que nos évêques semblent avoir reconquise, répond le désarroi (du moins momentané) dans les milieux progressistes. Il y a, bien sûr, le ricanement, la dénonciation d'un pape « médiéval ». Déjà comme réaction au Credo du 30 juin, le magazine *Time*, primitif sous sa façade et son style sophistiqués, n'a publié, contre son usage de doser les lettres de ses correspondants, que des lettres hostiles, blasphématoires et stupides. L'une d'elles, signée d'un certain Murphy (nom irlandais, partant catholique), signifia au Pape que devant cet acte arbitraire (le Credo), lui, Murphy, se déclare non plus catholique *romain,* mais catholique *américain*. C'est que le *Time* se préparant à se joindre aux loups dépeçant l'Église ou ce qui en restera après que les *sex experts* (genre Oraison) y passent, a eu la veulerie de danser la danse cannibale avant l'heure.
Cependant, les gens plus subtils ne s'y trompent guère. Ainsi M. John Cogley, publiciste catholique depuis une génération, ancien rédacteur de *Commonweal*, progressiste notoire et encore assez civilisé, est tellement consterné par *Humanæ Vitæ* qu'il annonce publiquement ne plus, faire paraître ses articles hebdomadaires dans les journaux diocésains. En tant que *gentleman,* M. Cogley se montre d'une décence exemplaire ; en tant que catholique, il déclare la guerre aux évêques, au Pape, à l'Église car il tient l'encyclique pour la dernière goutte faisant déborder le vase de sa patience. Avec cette Église ultra et rétrograde, écrit Cogley entre les lignes, plus moyen de dialoguer, plus moyen de la guider vers le grand Monde.
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Ce qui est, significatif, c'est que ce publiciste a compris que *Humanæ Vitæ* marque une période. D'un coup, le pape a tranché bien plus qu'il n'en a l'air : car le Monde, aux yeux de nos Teilhard, nos Robinson, nos Oraison et nos Cardonnel, c'est le naturalisme sans limites, ou plutôt dont la limite est l'animalité et le sexe. C'est Sade. Presque sans le vouloir (car ce n'est pas lui qui a choisi le terrain de la « contestation ! »), Paul VI a mis l'épée du Christ au cœur même de ses ennemis. Et je dis « cœur » par euphémisme.
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Tout autre est l'avis de M. Buckley, qui écrit dans la *National Review* que le Vatican finira par regretter cette encyclique, tout comme il en est venu à regretter la publication du *Syllabus*. Aux yeux de Buckley (qui rappelle à l'attention de la gauche catholique les attaques dont il fut l'objet lors de la controverse sur *Mater et Magistra*), l'actuelle encyclique est le produit du désespoir de Paul VI, qui, par un acte de défi plutôt que d'autorité légitime, cherche à s'imposer d'une façon personnelle à l'ensemble de l'Église. Comme le courage du pape n'a pas suffi pour le faire ex cathedra il aurait déversé sa mélancolie sur un monde dont il désespère.
Il suffit de LIRE *Humanæ Vitæ* pour s'apercevoir que la vérité n'est pas du côté de M. Buckley, pourtant bon catholique et respectueux de l'Église. Comme le note Brent Bozell dans *Triumph*, Paul VI n'a pas hésité si longtemps parce qu'il avait des doutes sur la doctrine de l'Église (le pape cite un passage décisif de l'allocution de Pie XII en 1951, passage que ce dernier a repris de *Casti Connubii*), mais parce qu'il fallait savoir si la doctrine, telle qu'elle est, est valable également pour la nouvelle invention qu'est la pilule.
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Quant à la remarque de M. Buckley que, rempli d'amertume, le pape désespère du monde, il faut la contredire également. *Humanæ Vitæ* réaffirme l'existence, l'être, la vie contre les progressistes qui prétendent dire « Oui à la vie ». Ils sont peut-être des chercheurs impatients, jamais satisfaits, avides de nouveautés à la surface de l'existence mais pour cette raison même moroses négateurs, voulant enfermer l'homme dans des limites à l'avance calculables ; inquiets, mais pas ouverts ; égoïstes et froids sacrificateurs sur les autels d'une Utopie planifiée. Contre leur idéologie, le pape, en un siècle fou d'efficacité et de bonheur scientifiquement dosé, admet que l'homme n'est pas Dieu, qu'il est appelé à souffrir, à faire des sacrifices, à suivre Celui qu'il ne comprendra jamais entièrement. « L'Église, dit-il, proclame avec une humble fermeté la loi morale, la loi naturelle, la loi des Évangiles. L'Église n'est pas l'auteur de ces lois, elle n'en est pas l'arbitre, seulement l'interprète. L'Église ne peut déclarer licite ce qui ne l'est pas. » Il faut avoir l'esprit mal tourné pour trouver dans ces propos autre chose que le glorieux espoir du Christ, même si l'évolution de l'affaire de *Humonæ Vitæ* laisse bien augurer pour l'avenir, il est évident que la phalange progressiste ne désarmera pas pour autant. Quelque chose est, cependant, devenu plus clair, du moins dans le « contexte » américain. *La hiérarchie, malgré le lancement publicitaire de l'idée de collégialité, reste hésitante aussi longtemps que Rome s'interdit de se prononcer avec toute l'autorité requise.* J'ai retiré la même conviction de mon voyage récent en Amérique du Sud, et je pense que cette observation est valable pour les pays européens aussi. L'idée de collégialité a été justement lancée par les progressistes afin de *séparer* les Églises nationales de Rome, ou bien, disons-le sans ambages, afin de créer la « lutte de classe » à l'intérieur de l'Église. Restés « indépendants » de Rome, les évêques d'une même nation se mettraient à se quereller, car dans n'importe quel groupe humain certains veulent s'imposer, tandis que d'autres acceptent, soit par peur, soit par lassitude, de se soumettre. Dans le cas qui nous occupe, ceux qui aimeraient s'imposer seraient alors pris en main par l'avant-garde progressiste locale. Le reste est facile à deviner.
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Ainsi, nous voyons que les évêques agissent dans le sens de l'orthodoxie dès qu'ils en ont le moyen. Mais l'instrument de l'action leur doit être fourni par Rome. Autrement, ils se sentent isolés, et cet isolement les affaiblit, car la terreur des « communications media » est infiniment plus cruelle que les lois d'un Dioclétien ou d'un commissaire aux affaires religieuses.
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L'autre observation qui s'impose est que devant la fermeté des évêques les progressistes n'ont, finalement, d'autre choix que la fuite en avant (à moins qu'ils ne se soumettent, mais ici nous parlons des fortes têtes). D'abord, parce que les prêtes et les fidèles sont, eux aussi, raffermis par les évêques et par le pape. Ensuite, parce que le catholique progressiste, après tant de gages de loyauté aux forces anti-chrétiennes, est soumis de la part de celles-ci à un chantage toujours plus fort. « Quoi ! Tu as donc peur de ces vieillards superstitieux ? » -- lui lancent les représentants de ce Monde. Et comme l'enfant devant un défi, le progressiste répond par plus d'impudeur dans sa persécution de ces vieillards.
Thomas Molnar.
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### L'enseignement de l'encyclique
par Noël Barbara
VOICI QUE CET ENFANT est posé pour la ruine et la résurrection d'un grand nombre en Israël et comme un signe en butte à la contradiction afin que soit révélé le fond des cœurs d'un grand nombre. (Lc. II, 34-35.)
C'est cette prédiction du vieillard Siméon qui nous est venue à l'esprit en lisant, dans la presse, toutes les réactions suscitées par l'encyclique HUMANÆ VITAÆ sur « la propagation de la vie humaine ».
Après un premier moment d'étonnement nous avons trouvé la chose, en quelque sorte, normale. Ce Jésus, au sujet duquel le Saint Vieillard a prophétisé, a dit, de lui-même, qu'il était « la Vérité ».
Dans l'encyclique H. V. le Vicaire du Christ n'a fait qu'exprimer la Vérité. N'en doutons pas, c'est parce que ce document dit la Vérité « au monde catholique et à tous les hommes de bonne volonté », qu'il s'est trouvé posé pour la ruine et la résurrection d'un grand nombre « en Chrétienté » et comme un signe en butte à la contradiction afin que fût révélé le fond des cœurs d'un grand nombre.
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Pour être révélé, le fond des cœurs et des consciences d'un grand nombre l'a été véritablement. Et beaucoup de ceux qui se donnaient pour des « Pères de l'Église » et qu'on croyait vraiment être devenus tels, tellement ils agissaient avec assurance, -- ils étaient de toutes les commissions, depuis la commission nommée par le Pape, jusqu'aux conseils des vicaires chargés de la préparation des fiancés au mariage, en passant par les organismes diocésains, inter-diocésains ou nationaux, et sans oublier ceux de doyenné et de zone. Il y avait des médecins, des sages-femmes et des « ménages-pilotes », et surtout, bien évidemment, des clercs de tous grades. Et, lorsqu'on les surprenait à dire quelque énormité, leurs supporteurs s'empressaient de nous tranquilliser en nous assurant qu'ils étaient « membres de la « Commission pontificale pour les problèmes de la famille » que « leur enseignement n'était pas celui d'un isolé » et, enfin, « qu'ils s'en étaient toujours ouverts au Pape » et donc, beaucoup de ces nouveaux « Pères de l'Église », placés en face de la Vérité, ont été contraints par elle à dévoiler le fond de leur cœur et leurs pensées les plus secrètes.
Nous allons essayer d'expliquer le pourquoi de ces réactions, chez les laïcs d'abord, puis chez les clercs.
Celles des laïcs s'expliquent parfaitement, nous semble-t-il, par le fait que de mauvais pasteurs, en désobéissance flagrante avec le Magistère suprême, les ont trompés et bernés en les entretenant dans de fallacieuses promesses. Nous soulignerons pourtant que la plupart de ces laïcs ne furent bernés que parce qu'ils le voulurent bien.
Pour les clercs, ce fut tout différent. Pour eux, c'est dans une double erreur qu'il faut rechercher la principale raison de leurs réactions : erreur philosophique et erreur théologique.
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Ces clercs qui parlent de l'homme et des problèmes humains savent-ils ce qu'est la nature humaine et l'ordre naturel ?
Ils apprécient ils jugent, ils critiquent le Magistère, mais savent-ils seulement ce qu'est l'Église ?
Après l'explication des remous suscités par l'Encyclique, nous essaierons de montrer quel est exactement le vrai problème soulevé par HUMANÆ VITÆ -- Nous rappellerons ensuite la portée de cet enseignement et l'attitude que les catholiques se doivent d'adopter en conscience, devant ce document du Magistère. -- Nous dirons enfin où se situe la charité des prêtres, pasteurs ou confesseurs vis-à-vis des fidèles mariés. -- Pour terminer, nous traiterons de ce qu'on appelle les cas tragiques.
##### *Chez les laïcs remous suscités par l'encyclique*
« Le plus grand dérèglement, disait Bossuet, est de vouloir que les choses soient, non pas ce qu'elles sont, mais ce qu'on veut qu'elles soient. »
Jamais probablement ce « dérèglement » ne s'est autant généralisé qu'à l'occasion du dernier Concile. Alors, les spécialistes de la subversion en ont profité pour tout remettre en question et beaucoup de catholiques ont pensé que de nombreux problèmes, qui semblaient insolubles jusque là, allaient trouver une solution car, leur affirmait-on, l'Église allait « enfin sortir, de son immobilisme », « s'ouvrir au Monde » et se laisser emporter dans l'irrésistible « vent de l'histoire ».
Désormais, les divorcés, pourraient se remarier religieusement, les mal-mariés pourraient tenter une nouvelle expérience nuptiale, l'onanisme conjugal, sans devenir une vertu, ne serait plus un péché et la « pilule » -- que les catholiques d'un pays voisin appellent du nom de leur cardinal -- résoudrait les derniers problèmes qui pourraient encore se présenter, aux époux chrétiens.
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Il n'est aucune de ces énormités qui n'ait été proposée et soutenue dans l'aula conciliaire (de Vatican II). Toute la presse, même la prétendue catholique, n'a pas manqué, bien sûr, de propager en les amplifiant ces idées folles qui ont fait naître des espoirs insensés. Et lorsque le 27 juillet dernier, le Magistère s'est prononcé en rappelant l'immuable vérité, ce fut la terrible déception de tous ceux qui avaient été bernés.
Il faut le redire, cette duperie du public a été possible à cause de ce grand « dérèglement » dont parlait Bossuet. Vouloir que les choses soient, non pas ce qu'elles sont, mais ce qu'on veut qu'elles soient, c'est fermer les yeux à la réalité pour vivre dans un rêve.
Cette duperie a été possible, également, à cause de la grande ignorance des catholiques au sujet des choses de la religion et enfin, à cause de la baisse de la foi chez la plupart.
Nos catholiques « adultes » sont, en grande majorité, des « enfants » quant à la science religieuse. Leur ignorance est telle que les premiers venus ont pu les abuser et le vicaire de la dernière pluie leur a fait croire n'importe quoi. Leur foi, anémiée par le climat de la société moderne, les prédisposait à tous les abandons ; aussi, est-ce avec empressement qu'ils se sont embarqués dans tous les bateaux qu'on leur a montés.
Ces laïcs ne sont donc pas des irresponsables. Pourtant, quelle que soit leur culpabilité, elle est sans proportion avec la trahison des clercs, de ceux du moins qui ont induit les laïcs en erreur.
##### *Réactions chez les clercs*
Nous ne nous occuperons pas de leurs intentions qui, peut-être, ont pu être bonnes. Les intentions relèvent de Dieu et son Christ nous a interdit de les juger.
Nous ne parlerons ici que du comportement extérieur de ces clercs, de l'enseignement qu'ils ont distribué, des consignes qu'ils ont données et des positions qu'ils ont prises, sachant très bien que leur enseignement, leurs consignes, leurs positions rompaient avec la Tradition de l'Église Catholique et se propageaient dans la désobéissance formelle au Magistère Suprême.
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Nous parlerons de tout cela, car tout cela a été public ; et nous en parlerons pour nous demander comment tout cela a pu se faire.
##### *Leur désobéissance*
Elle a été formelle, c'est-à-dire que ces clercs ont désobéi en sachant très bien qu'ils désobéissaient.
Nous avons eu l'occasion de l'écrire dans cette revue *Itinéraires* (numéro de mars 1967) et dans le *Nouvelliste du Rhône* (numéro des 7 et 8 janvier 1967), à propos de l'un d'entre eux : S. E. Mgr Reuss ; évêque auxiliaire de Mayence et membre de la Commission pontificale pour les problèmes de la famille.
Rappelons les faits. Le 23 juin 1964, comme pour prévenir toute initiative privée contraire à la pensée de l'Église, le Pape Paul VI, après avoir rappelé que les normes promulguées par son prédécesseur, Pie XII, n'étaient pas dépassées et obligeaient toujours, déclarait : « que personne ne s'arroge actuellement le droit de se prononcer en termes qui ne sont pas conformes à la norme en vigueur ».
Le 7 décembre 1965, le Pape publiait la Constitution *Gaudium et spes*. Ce document, ne l'oublions pas, a été signé, comme tous les documents conciliaires, par tous les Pères ; il a donc été signé par Mgr Reuss. Ce document déclare, entre autre chose, « en ce qui concerne la régulation des naissances, il n'est pas permis aux enfants de l'Église, fidèles à ses principes, d'emprunter des voies que le Magistère, dans l'explication de la loi divine, désapprouve ». Et une note 14 de ce document renvoie à l'enseignement de Pie XI, à celui de Pie XII et à l'avertissement de Paul VI.
Remarquons-le : quand, dans l'avertissement précité, Paul VI disait : « Que personne ne s'arroge le droit... », « *personne *» excluait même l'évêque auxiliaire de Mayence. Et l'évêque auxiliaire de Mayence pouvait d'autant moins ignorer l'avertissement de Paul VI et l'enseignement de ses prédécesseurs, qu'il faisait partie de la Commission pontificale.
Malgré cette défense, qu'il connaissait, l'évêque Reuss s'est arrogé le droit de se prononcer en termes qui ne sont pas conformes à la norme en vigueur ; et il a donné, aux prêtres et aux fidèles d'un peu partout, des directives contraires à l'enseignement traditionnel.
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En octobre 1966, par Mgr Vallainc, directeur du bureau de presse au Vatican, le S. Père faisait préciser : « L'enseignement de l'Église catholique en ce domaine (la régulation des naissances) reste toujours valable ; on ne peut pas dire qu'il existe dans l'intervalle un état de doute. »
Comment peut-on imaginer, chez un évêque, membre de la Commission pontificale, l'ignorance de cette dernière précision ? On le peut d'autant moins que, quelques jours après, recevant des gynécologues italiens, le S. Père faisait, à nouveau, la même mise en garde : « L'enseignement donné jusqu'à maintenant par l'Église... doit être fidèlement et généreusement observé. On ne peut pas considérer qu'il n'oblige plus en disant que le Magistère de l'Église est aujourd'hui dans le doute. »
C'est sous le fallacieux prétexte d'un « doute positif et raisonnable » que l'évêque Reuss, rompant avec l'enseignement de l'Église catholique en ce domaine, a donné « ses propres directives » d'abord au clergé du diocèse de Mayence, puis, en cette même année 1966, « aux prêtres venus de toute l'Allemagne, au Katholikentag de Bamberg ».
Ses directives personnelles, qui rompaient avec la Tradition catholique, l'évêque Reuss, malgré la précision de Mgr Vallainc, malgré la Constitution qu'il avait signée, et malgré l'interdiction du Pape régnant, les laissa ou les fit publier par la revue *Diakonia* qui les diffusa en « des tirés à part à des dizaines de milliers d'exemplaires, répandus en Allemagne, en Autriche et en Suisse Alémanique ». Et *Choisir*, la revue genevoise des RR. PP. Jésuites par laquelle nous avons appris tous ces détails, deux mois après la mise en garde du Pape, vantait l'initiative de l'auxiliaire de Mayence et entreprenait d'en propager les idées dans la Suisse d'expression française. A moins de tenir l'évêque Reuss et le Directeur de *Choisir,* le R.P. Raymond Bréchet pour des irresponsables, on doit dire qu'ils ont désobéi en sachant qu'ils désobéissaient.
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Nous venons de citer le cas de l'auxiliaire de Mayence et de la revue *Choisir*. Il aurait fallu rappeler les propos du cardinal. Doepfner ; ceux de très nombreux ecclésiastiques, en particulier du français Marc Oraison et du belge Pierre de Locht, qui ont passé toutes les mesures ; les exposés de combien -- de Centres de préparation des fiancés au mariage et la presque totalité de la Presse vendue dans les églises.
Eux aussi ont rompu avec l'enseignement traditionnel de l'Église sur ce point et se sont arrogés le droit de se prononcer en termes qui ne sont pas conformes à la norme en vigueur.
Qui pourrait soutenir honnêtement que tous ces clercs ainsi que les Centres qu'ils dirigent et la presse qu'ils colonisent ne se rendaient pas compte que « leur » enseignement rompait avec la Tradition catholique ?
Qui pourrait soutenir honnêtement qu'ils ne se rendaient pas compte que « leur » enseignement transgressait les consignes formelles de Paul VI ?
Personnellement, nous avons envoyé à l'évêque Reuss et l'article paru dans *Itinéraires*, et les deux articles publiés dans *Le Nouvelliste du Rhône*, et le tiré à part qui en a été fait. Dans ces articles, nous avons qualifié de « scandaleuse » la désobéissance de cet évêque. Cet évêque ne nous a jamais répondu, ne serait-ce que pour nous dire qu'il était en droit d'agir comme il avait agi.
Pourquoi ? Parce qu'il savait très bien qu'il n'en avait pas le droit.
C'est donc en sachant qu'ils désobéissaient que tous ces clercs, et ces revues, et ces organismes, distribuaient leur enseignement donnaient leurs consignes et prenaient des positions qui rompaient avec l'enseignement traditionnel catholique.
COMMENT CELA A-T-IL PU SE FAIRE ?
Comme nous l'avons déjà dit, nous pensons, que c'est dans une double erreur philosophique et théologique qu'il faut rechercher la raison de l'égarement de ces clercs.
#### A. -- Erreur philosophique
Pour parler de l'homme et des problèmes humains, la première condition, sans laquelle on ne peut que se fourvoyer, c'est de savoir ce qu'est *l'homme *; *la nature humaine*, et, même, la *nature* tout court. Car, pour toute chose, il y a un *ordre naturel*.
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Or, c'est précisément la nature des êtres que ces clercs ne veulent plus connaître ([^45]).
A dire vrai, comment la connaîtraient-ils, ceux qui ont rejeté avec mépris la philosophie thomiste qui est justement la philosophie du sens commun, celle de l'être et de la nature des choses ? Ce qu'est la nature ? Mais c'est ce qui constitue un être dans son espèce propre. C'est l'essence de cet être ; c'est sa définition ; c'est ce qui fait qu'il est ce qu'il est.
Pour l'homme, ce qui fait qu'il est un homme, ce qui distingue l'espèce humaine des autres espèces animales, c'est la « rationalité ». Sa nature sera donc d'être un « animal-raisonnable ». En conséquence, est contre nature, pour l'homme, tout ce qui est contre l'homme en tant que « rationnel » et non en tant qu' « animal ».
« Raisonnable », l'homme est donc un animal capable de connaître et sa qualité de créature totalement dépendante de Dieu-Créateur, et la finalité de son être tout entier orienté vers Dieu, qui est sa fin, et la finalité de ses organes, qui ont chacun une fonction particulière, déterminée par leur structure propre mais rapportée, elle aussi, à la fin totale et suprême de l'homme, qui est Dieu.
Dépendant de Dieu et orienté vers lui, l'homme, tout en étant responsable de ses actes libres, n'est pas son maître absolu. Il dépend de la volonté et du bon plaisir de Dieu qui est son Maître. Il doit donc chercher à connaître cette volonté et ce bon plaisir pour les accomplir dans le but de réaliser sa fin.
Ce souverain domaine de Dieu sur l'homme fait sa dignité et constitue sa protection.
Alors que, pour tout le reste de la création, Dieu a délégué son domaine à l'homme -- « Et Dieu les bénit, et il leur dit : « croissez et multipliez-vous, remplissez la terre, et *assujettissez-la* et *dominez sur* les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur toutes les bêtes qui se remuent sur la terre » (Gen. I, 28) -- pour l'homme, Dieu s'est réservé d'en être le seul maître.
265:127
Et c'est parce que nous avons reçu la « domination » sur toutes les bêtes, qui ont été créées pour nous, que nous pouvons faire, sur les bêtes, ce que nous voulons. Ayant reçu de Dieu l'ordre de les « assujettir », et de « dominer sur elles », elles sont à notre service. C'est là leur finalité. Elles ont été créées pour cela.
Et, de fait, pour notre bon plaisir, pour notre amusement, ou pour notre utilité, nous prenons des animaux que nous emprisonnons à vie (volières, cages, aquariums, parcs zoologiques), que nous torturons (salles d'expérimentation des instituts de recherches scientifiques), que nous abattons.
Dans nos élevages, nous décidons absolument quels individus seront castrés, engraissés, puis sacrifiés et quels individus serviront à la reproduction du cheptel en attendant d'être, à leur tout, sacrifiés.
En agissant ainsi, nous ne faisons aucune faute, nous ne commettons aucune injustice. Les animaux, ayant été créés pour nous, nous en faisons ce qui nous plait ; nous sommes leurs maîtres et eux n'ont d'autre finalité que d'être à notre service.
Ces mêmes actions, que nous exerçons sur les animaux, pratiquées sur des hommes, sont des fautes qui révoltent la conscience. Pour quelle raison ? Parce que l'homme n'a pas été créé pour l'homme, il a été créé pour Dieu. Il n'a donc qu'un maître, Dieu. C'est inscrit dans sa nature d'homme, animal raisonnable, à l'image de Dieu.
Ne pas admettre cela équivaudrait à justifier toutes les aberrations des camps nazis. Car, disons-le tout net, en dehors de ce droit exclusif de Dieu sur l'homme, qui le protège depuis le premier moment de sa conception dans le sein maternel jusqu'à sa mort comprise, quelle raison avons-nous pour défendre l'homme contre les abus, contre les tyrans et contre lui-même ? Aucune.
Évidemment, cette dépendance de l'homme, qui découle de sa nature, n'est pas une doctrine à la mode ; elle n'est pas dans « le sens de l'histoire » et il faut un vrai courage pour la proclamer de nos jours. Ce sera une des gloires de l'Église d'avoir défendu l'ordre naturel contre les nouveaux barbares.
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Nature et finalité de l'homme. Nature et finalité aussi de ses organes qui ont chacun une fonction particulière mais qui concourent tous à la fin totale de l'homme.
La finalité de chacun de nos organes se trouve inscrite, elle aussi, dans leur nature, dans ce qui fait qu'ils sont ce qu'ils sont, dans leur structure même.
Voilà pourquoi, dès la première question de notre « Catéchèse catholique du mariage », parlant de la procréation et de l'éducation des enfants, fin première du mariage, nous disions qu'elle a été marquée, cette fin, par la nature, dans la différence et la complémentarité des sexes. Et, citant Dom Boissard, nous ajoutions : « La chose paraîtra plus claire si l'on considère la structure merveilleuse du corps humain et des organes génitaux ainsi que la nature de l'acte où ils entrent en jeu. Rien de plus manifeste que leur destination ; si l'œil est fait pour voir, l'oreille pour l'audition, l'aile pour le vol, tout, dans la disposition de l'appareil sexuel et dans son activité, est visiblement ordonné, chez l'homme comme chez l'animal, à la reproduction. Le mariage, où chacun des conjoints reconnaît à l'autre le pouvoir sur son propre corps et spécialement le droit d'user de ces organes, le mariage milieu unique où cet usage soit légitime, le mariage, qui ne serait pas valide sans la concession du droit à cet usage, porte donc dans son essence même une orientation nécessaire à cette fin de reproduction. »
Et c'est pour avoir ignoré cet ordre naturel, qui est inscrit dans les organes sexuels, dans l'institution matrimoniale et dans la nature de l'homme, que ces clercs se sont fourvoyés...
Ils ont bien essayé de se payer de mots en parlant de « paternité consciente », de « sexualité rationalisée » et en disant partout que les époux devaient se servir de leur raison même dans leur vie sexuelle.
C'est vrai que les époux doivent se servir de leur raison également dans leur vie sexuelle, mais à condition de ne pas oublier que se servir de sa raison ne signifie pas fouler aux pieds la nature et faire échouer artificiellement ses tendances. Se servir de la raison veut dire marcher dans les voies indiquées par la nature et la conscience ; « une conscience conforme à la loi divine interprétée de façon autorisée par l'Église ».
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#### B. -- Erreur théologique
Avant de quitter les siens, Jésus leur donna une dernière consigne : « Toute puissance, leur dit-il, m'a été donnée au ciel et sur la terre. Allez donc enseigner toutes les nations, baptisant au nom du Père et du Fils et du S. Esprit, leur enseignant à *pratiquer tout ce que je vous ai commandé*. Et voici que je suis avec vous, en tout temps, jusqu'à la consommation des siècles. » (Mt. 28, 18-20). Et saint Marc précise : « Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé ; *celui qui ne croira pas sera condamné*. » (16, 16.)
Comment ne pas comprendre, en lisant cette ultime consigne du Maître, que le premier problème à résoudre, par quiconque se réclame du Christ, est le problème de l'Église.
Il serait absolument contraire à tout ce que nous savons de Jésus de penser seulement que, pour une affaire aussi grave puisqu'elle conditionne notre salut éternel, -- celui qui ne croira pas sera condamné ; le Maître n'aurait pas laissé à ses fidèles un Magistère revêtu de son autorité et chargé de leur enseigner sans crainte d'erreur *tout ce qu'il a commandé*.
Et, de -- fait, c'est sur cette question du Magistère que tous ceux qui se réfèrent au Christ sont divisés.
Il y a trois grands groupes : les Orthodoxes, les Protestants et les Catholiques.
Pour les Orthodoxes, le Magistère, chargé de nous enseigner au nom du Christ tout ce qu'il a commandé, serait le Saint Synode ou Concile œcuménique.
Pour les Protestants, le Magistère, chargé de nous enseigner au nom du Christ, tout ce qu'il a commandé, serait la seule Écriture comprise par le libre examen de chaque chrétien éclairé par l'Esprit Saint.
Pour nous Catholiques, le Magistère, chargé de nous enseigner au nom du Christ tout ce qu'il a commandé, est une Église visible, hiérarchique et infaillible, fondée sur Pierre, et dirigée par le Souverain Pontife, évêque de Rome, et par les Évêques en communion avec le Pape.
Pour nous, Catholiques, c'est par cette Hiérarchie visible que nous est proposé *tout ce que le Seigneur a prescrit de croire et de pratiquer*. Et si nous voulons demeurer en vie, dans cette sainte Église, *nous devons écouter et croire tout ce qu'elle nom enseigne et nous devons pratiquer tout ce qu'elle nous prescrit*.
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C'est à cette Église visible et hiérarchique que Jésus disait : « Celui qui vous écoute, m'écoute ; celui qui vous méprise, me méprise. Et celui qui me méprise, méprise celui qui m'a envoyé. » (Luc X, 16.)
Qu'en est-il à notre époque de l'attitude des Catholiques envers leur Église ?
Le 4-XI-64, recevant un groupe de pèlerins, le Pape Paul VI leur disait : « Un peut partout s'est répandue *la mentalité du protestantisme et du modernisme*, qui nie le besoin et l'existence légitime d'une autorité intermédiaire dans les rapports de l'âme avec Dieu. » Puis le Pape rappelait que « l'autorité dans l'Église et par conséquent dans la religion, ne s'est pas constituée d'elle-même, mais a été instituée par le Christ ; -- c'est sa pensée, sa volonté, son œuvre. En conséquence, affirmait le Saint-Père, *devant l'autorité de l'Église, nous devons nous sentir comme en présence du Christ*. »
Voilà la phrase, ou plutôt la vérité, que tous les Catholiques et, combien plus encore, les ecclésiastiques n'auraient jamais dû oublier. A sa lumière relisez les déclarations faites dans la presse, rappelez-vous celles que vous ont apportées la radio et la T.V. et classez ces déclarations.
Pour l'une ou l'autre d'authentiquement catholique, que de déclarations « protestantes et modernistes », faites par des clercs qui se croient encore catholiques mais qui, en fait, n'en ont plus la mentalité.
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QUELLE EST LA VALEUR ET, PARTANT, LA FORCE CONTRAIGNANTE DE L'ENCYCLIQUE « HUMANÆ VITÆ » ?
Pour répondre à cette question, nous emprunterons la déclaration franchement catholique de S.E. Mgr Adam, évêque de Sion (Suisse). « Une encyclique est un acte solennel du Souverain Pontife, qui oblige en conscience tous les catholiques. Le dernier Concile Vatican II nous le rappelle clairement : « Les fidèles doivent s'attacher à la pensée que leurs évêques expriment, au nom du Christ, en matière de foi et de mœurs, et ils doivent lui donner l'assentiment religieux de leur esprit.
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Cet assentiment religieux de la volonté et de l'intelligence est dû, A UN TITRE SINGULIER, au SOUVERAIN PONTIFE, en son magistère authentique, même lorsqu'il ne parle pas ex cathedra, ce qui implique la reconnaissance respectueuse de son suprême magistère et l'adhésion sincère à ses affirmations, en conformité à ce qu'il manifeste de sa pensée et de sa volonté... (Lumen Gentium, n° 25). »
C'est là la doctrine traditionnelle dans l'Église du Christ. « Il ne faut pas estimer non plus, déclarait Pie XII, que ce qui est proposé dans les encycliques ne demande pas de soi l'assentiment puisque les Papes n'y exercent pas le pouvoir suprême de leur magistère... et la plupart du temps ce qui est exposé dans les encycliques appartient déjà d'autre part à la doctrine catholique. » Et Pie XII rappelait alors une vérité catholique élémentaire : « Si les Papes portent expressément dans leurs actes un jugement sur une matière qui était jusque là controversée, *tout le monde comprend que cette matière dans la pensée et la volonté du Souverain Pontife n'est plus désormais à considérer comme question libre entre les théologiens*. » (Humani generis.)
Ceci vaut pour toutes les encycliques ; mais combien plus pour HUMANÆ VITÆ !
A-t-on songé sérieusement à l'origine tellement spéciale de ce document qui lui donne une valeur et, partant, une force contraignante hors pair ?
Dans la véritable Église du Christ, celle que Jésus appelle « Mon » Église (Mt. XVI, 19), l'autorité suprême réside dans le Pape. Celui-ci est supérieur même au Concile œcuménique. C'est là doctrine catholique.
Et donc, qu'on le veuille ou non, qu'on le dise ou qu'on le taise, c'est en tant que Chef suprême de l'Église, Supérieur au Concile œcuménique, « en vertu du mandat que le Christ lui a confié » ([^46]), que, le 27 juillet dernier, le Pape a donné son enseignement sur ce problème qu'il s'était réservé. Qui ne comprend, dès lors, la valeur hors pair du document qui nous donne cet enseignement ?
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De plus, tout le monde, même les opposants à l'encyclique, tous sont d'accord pour reconnaître que par cette encyclique le Saint-Père ne fait que *redire la doctrine traditionnelle dans l'Église.* Celle-ci est, de ce fait, *l'enseignement authentique du Christ, lequel est infaillible.*
Les « contestataires » ou « néo-protestants » oublient complètement que l'authenticité de l'enseignement du Christ ne nous est pas garantie uniquement par les jugements ex cathedra du Pontife Romain ou par les décisions infaillibles des Conciles œcuméniques. L'authenticité de l'enseignement du Christ nous est garantie aussi d'autres façons.
Lorsqu'une doctrine est enseignée par tous les Évêques qui sont en communion avec Rome, les fidèles ont la certitude que cette doctrine est authentiquement la doctrine du Christ. Autrement, les Portes de l'enfer auraient prévalu contre « Son » Église, puisque « tous ses Pasteurs » seraient tombés dans l'erreur. Ce qui n'est pas possible. (Lire Matthieu, XVI, 18).
De même, lorsqu'une doctrine se retrouve dans l'enseignement ordinaire des Papes. A supposer, même, qu'un Pape se trompe en proposant une doctrine à croire ou à pratiquer, on ne peut pas admettre l'erreur, sur cette même doctrine, chez plusieurs Papes sans confesser du même coup que les Portes de l'enfer ont prévalu contre la Foi de Pierre. Ce qui n'est pas possible, non plus.
Or, si la doctrine exposée dans HUMANÆ VITÆ est celle de Paul VI, elle est aussi celle de Jean XXIII, celle de Pie XII et celle de Pie XI. Et ce dernier, dans un document officiel, nous a donné cette doctrine, comme ayant été « transmise depuis le commencement et toujours fidèlement gardée » (Casti connubii).
Comment admettre encore la divinité de l'Église si, « depuis le commencement et toujours », elle s'est trompée et a induit en erreur ses fidèles sur un problème aussi important que celui des relations, conjugales et de la régulation des naissances ?
Mais si elle ne s'est pas trompée, -- et elle ne s'est pas trompée, notre foi catholique nous le garantit ; son enseignement celui du Christ, celui de Dieu lui-même (Jean VII-16).
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Dès lors, tout catholique, fût-il évêque ou cardinal, doit accepter en conscience l'enseignement contenu dans l'encyclique HUMANÆ VITÆ et de plus, ceux des catholiques qui sont engagés dans les liens du mariage doivent s'efforcer avec la grâce de Dieu de mettre cet enseignement en pratique s'ils veulent assurer leur salut. N'oublions pas l'ordre de Jésus : « apprenez-leur *à pratiquer* tout ce que je vous ai commandé ».
Comme l'a écrit encore Mgr Adam, nous pensons que « *Celui qui ne veut pas se soumettre n'est plus catholique.* Tout homme est libre de croire ou de ne pas croire ; Jésus lui-même nous l'enseigne dans l'Évangile, quand il invite à partir ceux qui ne veulent pas accepter sa doctrine du « Pain de Vie » (Jean 6, 67). En d'autres termes, il faut suivre sa conscience et prendre les décisions qui s'imposent. En tant que catholiques, nous devons, en matière de foi et de mœurs, obéir au Souverain Pontife, successeur de Pierre, vicaire du Christ. *Si nous nous y refusons, ayons la loyauté et le courage de sortir de l'Église*. »
Voilà la seconde raison de l'égarement des clercs, une erreur théologique sur l'Église.
Ces clercs ne savent plus, en tout cas ils ont agi comme s'ils n'admettaient plus qu'il faut croire de foi divine et catholique, non seulement ce qui est contenu dans la parole de Dieu écrite ou transmise, et qui est proposé par l'Église dans un jugement solennel, mais aussi ce qui est proposé par l'Église dans son magistère ordinaire et universel.
Ces clercs ne savent plus, en tout cas ils ont agi comme s'ils n'admettaient plus que, en dehors des définitions solennelles des Conciles œcuméniques ou du Pape parlant « ex cathedra », il y a dans l'Église du Christ des vérités de Foi, qu'on ne peut nier sans hérésie, bien qu'elles n'aient jamais été définies.
Ces clercs ne savent plus, en tout cas ils ont agi comme s'ils n'admettaient plus que, dans l'Église de Jésus-Christ, le suffrage universel ou « consensus » des fidèles, fussent-ils théologiens, n'est absolument pas nécessaire à l'Autorité suprême pour énoncer la vérité d'un enseignement qui lie les consciences devant Dieu.
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Ces clercs ne savent plus, en tout cas, ils ont agi comme s'ils n'admettaient plus, que c'est une doctrine moderniste condamnée par l'Église que de prétendre que « un document pontifical n'a pleine valeur que s'il exprime vraiment un certain niveau de prise de conscience de l'Église. » ([^47]).
S'ils avaient su cela, du moins s'ils l'avaient cru d'une foi efficace, jamais ces clercs n'auraient eu les réactions qu'ils ont eues à la publication, par Rome, de l'encyclique H.V. et jamais un certain Marc Oraison, qui se donne encore pour prêtre catholique, n'aurait fait siens, à la radio d'Europe n, 1, les propos modernistes que nous venons de rapporter.
Comme elle était malheureusement vraie la constatation du Pape que nous rapportions plus haut : « Un peu partout s'est répandue la mentalité du protestantisme et du modernisme. »
Ceux qui se buteraient dans cette mentalité protestante et moderniste, cesseraient d'être catholiques. Prions, pour que Dieu les en préserve.
Quel est, en somme, le vrai problème contre lequel achoppent tous ceux qui regimbent contre l'encyclique H.V ?
C'est que le Pape, Vicaire du Christ et Pasteur des Pasteurs, après avoir mûrement considéré le problème sous tous ses aspects, s'est refusé à déclarer licites des moyens qui, en fait, sont intrinsèquement déshonnêtes parce que contre nature, et il les a condamnés. Voilà pourquoi cette encyclique fait problème pour certains.
Elle aurait probablement été acceptée par tous, si elle n'avait pas comporté le paragraphe 14.
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Mais elle comporte le paragraphe 14.
Le paragraphe 14 qui est, comme ils disent, « négatif » c'est celui qui les condamne.
Les lois du langage humain et de la raison naturelle n'ayant pas encore changé, et deux négations valant toujours une affirmation, on peut dire en toute vérité que ce paragraphe 14 de l'encyclique HUMANÆ VITÆ, qui condamne les erreurs, est le plus positif de tous les paragraphes du document ; le plus dans la pédagogie du Christ et dans celle des Apôtres. Il suffit de connaître le Nouveau Testament pour en être convaincu.
Relisons donc ce paragraphe 14 de l'encyclique. Pour aider à le mieux comprendre nous l'avons divisé en quatre paragraphes, imprimés en caractères gras ; et nous avons fait précéder chaque paragraphe par une brève explication imprimée en italiques.
14\. MOYENS ILLICITES DE RÉGULATIONS DES NAISSANCES.
a\. -- *Sont condamnés, la pratique volontaire de l'onanisme, le fait de* « *tricher *»*, de* « *prendre des précautions *»*. Toute pratique qui, après l'acte conjugal, empêcherait la nature de faire son œuvre. Enfin l'avortement sous toutes ses formes.*
« En conformité avec ces points fondamentaux de la conception humaine et chrétienne du mariage, nous devons encore une fois déclarer qu'est absolument à exclure, comme moyen licite de régulation des naissances, l'interruption directe du processus de génération déjà engagé, et surtout l'avortement directement voulu et procuré, même pour des raisons thérapeutiques. »
b\. -- *Est aussi condamnée la stérilisation directement voulue et par quelque moyen que ce soit.*
« Est pareillement à exclure, comme le Magistère de l'Église l'a plusieurs fois déclaré, la stérilisation directe, qu'elle soit perpétuelle ou temporaire, tant chez l'homme que chez la femme. »
c*. -- Sont également condamnées les lotions vaginales spermicides avant ou après l'acte et l'usage des préservatifs et des contraceptifs.*
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« Est exclue également toute action qui, soit en prévision de l'acte conjugal, soit dans son déroulement, soit dans le développement de ses conséquences naturelles, se proposerait comme but ou comme moyen de rendre impossible la procréation. »
d*. -- Enfin sont condamnées les fausses notions de l'amour conjugal et de sa spiritualité.*
« On ne peut invoquer comme raisons valables, pour justifier des actes conjugaux rendus intentionnellement inféconds, le moindre mal ou le fait que ces actes constitueraient un tout avec les actes féconds qui ont précédé ou qui suivront et dont ils partageraient l'unique et identique bonté morale. En vérité, s'il est parfois licite de tolérer un moindre mal moral afin d'éviter un mal plus grand ou de promouvoir un bien plus grand, il n'est pas permis, même pour de très graves raisons, de faire le mal afin qu'il en résulte un bien, c'est-à-dire de prendre comme objet d'un acte positif de volonté ce qui est intrinsèquement un désordre et par conséquent une chose indigne de la personne humaine, même avec l'intention de sauvegarder ou de promouvoir des biens individuels, familiaux ou sociaux. C'est donc une erreur de penser qu'un acte conjugal rendu volontairement infécond, et par conséquent intrinsèquement déshonnête, puisse être rendu honnête par l'ensemble d'une vie conjugale féconde. »
Soulignons-le, le Saint-Père n'a pas parlé de la pilule.
Mais alors, la pilule n'est donc pas condamnée ?
La « pilule », comme on l'appelle, est une synthèse chimique, connue sous le nom générique de « progestogènes » : cette synthèse est moralement neutre, elle n'a en soi aucune moralité. C'est un produit indifférent, un produit pouvant servir et au bien et au mal, tout comme la strychnine, ou la quinine, ou la poudre, ou l'atome. C'est donc l'intention de ceux qui utilisent cette synthèse qui en fera une action licite ou illicite. Pour quelle raison prenez-vous cette pilule ? Si c'est dans une bonne intention et pour une fin bonne c'est-à-dire, précise l'encyclique, « *comme moyen thérapeutique vraiment nécessaire pour soigner une maladie de l'organisme *» ([^48]), même si l'on prévoit qu'il en résultera un empêchement à la procréation, pourvu que cet empêchement ne soit pas, pour quelque motif que ce soit, directement voulu son usage n'est nullement illicite. Dans ce cas il est permis aux catholiques de prendre la pilule.
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Si la pilule est prise, non comme moyen thérapeutique, mais dans le but de rendre impossible la procréation, alors cet usage est condamné comme « un désordre et par conséquent une chose indigne de la personne humaine » rendant l'acte conjugal « intrinsèquement déshonnête » (n° 14).
La raison de cette condamnation se comprend beaucoup mieux quand on sait tous les effets que ces synthèses ont sur l'organisme féminin.
Voici ce que nous avons relevé sur un dépliant réclame envoyé aux pharmaciens pour souligner la merveilleuse efficacité de ces synthèses. Ce dépliant est édité par la « Schering A.G. Berlin » qui fabrique la pilule « XXX ».
« XXX » assure une triple action préventive de la conception : par l'inhibition de l'ovulation, par des modifications morphologiques de l'endomètre et par l'influence qu'il exerce sur le mucus cervical. »
Ce qui veut dire, qu' « XXX » assure une triple action préventive de la conception :
-- *Par inhibition de l'ovulation*. L'ovule ne se détache pas de l'ovaire, il ne peut donc être fécondé.
-- *Par modifications morphologiques de l'endomètre*. L'endomètre est le nom de la muqueuse qui tapisse l'utérus. Les modifications apportées à la texture de cette paroi rendent impossible la nidation de l'ovule fécondé.
-- *Par influence sur le mucus cervical*. L'entrée du col de l'utérus est gardée par des secrétions qu'on appelle mucus cervical. Modifiées, ces sécrétions empêchent la semence virile de pénétrer dans l'utérus.
Voilà donc en quoi consiste la triple action préventive assurée par la pilule. Premièrement elle inhibe l'ovulation ; elle a donc un effet stérilisant. Puis elle empêche le liquide séminal de pénétrer dans l'utérus ; elle produit donc l'effet d'un préservatif. Enfin, si par impossible, un ovule s'était malgré tout détaché et si la semence avait réussi à passer le col et à féconder l'ovule, la pilule, en modifiant l'endomètre, empêcherait cet ovule fécondé de s'accrocher à la matrice, cet ovule fécondé serait alors expulsé. Stérilisante, contraceptive et abortive, voilà plus qu'il en faut pour que la pilule soit absolument exclue comme moyen licite de régulation des naissances ([^49]).
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Remarquons également que la condamnation portée par l'encyclique H.V. n'est pas nouvelle. Seuls des gens de mauvaises foi pourraient le prétendre.
Il est évident qu'avant qu'on ait découvert le mécanisme du cycle féminin et avant qu'on soit arrivé à déterminer les périodes de stérilité et les temps de fécondité, l'Église n'eut pas, et pour cause, à se prononcer sur les rapports conjugaux dans les périodes agénésiques. De même, avant la mise au point, par les chimistes, des progestérones de synthèse, capables d'inhiber momentanément ou de bloquer pendant tout un cycle l'ovulation, l'Église n'eut pas à se prononcer sur l'usage de ces synthèses qui n'étaient pas encore découvertes.
Ce qui est nouveau, ce sont les acquisitions scientifiques. Une fois ces découvertes acquises et mises à la disposition de l'homme se pose, alors, à la conscience des catholiques, la question de la valeur morale de leur utilisation. L'Église, sans rien inventer confronte ces découvertes avec les règles de morale que son Seigneur lui a confiées et, forte de l'assistance du Saint-Esprit qui la garde de toute erreur dans la conduite de ses fils, elle porte un jugement et nous dit : l'utilisation du mariage dans les seules périodes agénésiques n'est pas contre nature. Et donc -- « s'il existe, pour espacer les naissances, de sérieux motifs, dus soit aux conditions physiques ou psychologiques des conjoints, soit à des circonstances extérieures, il est alors permis de tenir compte des rythmes naturels, inhérents aux fonctions de la génération, pour user du mariage dans les seules périodes infécondes et régler ainsi la natalité sans porter atteinte aux principes moraux que nous venons de rappeler » (n° 16 § 3).
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Elle nous dit aussi : -- l'acte conjugal rendu volontairement infécond étant intrinsèquement déshonnête et ne pouvant être rendu honnête par l'ensemble d'une vie conjugale honnête (n° 14), ces nouveaux produits, qui rendent infécond l'acte conjugal, ne sauraient être utilisés par quiconque les prend dans l'intention directe d'empêcher la conception.
Quoi de nouveau dans tout cela ?
L'Église est-elle chargée de nous dire la Loi de Dieu ou d'inventer des nouveautés au goût du jour ? Les découvertes scientifiques ont-elles quelque influence sur la Volonté de Dieu ? Peuvent-elles changer sa loi ? N'est-ce pas en vertu du 5^e^ commandement que l'Église a toujours défendu de tuer ? « Tu ne tueras pas », ni avec une arme blanche, ni avec une arme à feu, ni avec une arme atomique. Et c'est aussi en vertu de ce cinquième commandement que l'Église autorise la légitime défense. C'est en vertu du septième commandement, « tu ne voleras point » que l'Église, aujourd'hui comme autrefois, condamne l'usure, prêt à intérêt « injustifié » et qu'elle permet le prêt à un « juste » intérêt. C'est en vertu du sixième commandement, qui impose à tous la chasteté de leur état, que l'Église interdit les relations conjugales en dehors d'un mariage valide et qu'elle les bénit dans le mariage tout en précisant aux époux, de la part de Dieu, les limites de leurs droits conjugaux.
Nous comprenons parfaitement que cet enseignement soit refusé, rejeté et même ridiculisé par des gens qui ne savent pas ce qu'est l'Église du Christ. Mais nous ne comprenons absolument pas que cet enseignement soit contesté par ceux qui se veulent catholiques.
Certes nous comprenons fort bien que des catholiques, par faiblesse ou de propos délibéré, transgressent cette loi, comme ils en transgressent malheureusement tant d'autres. Ces catholiques se savent pécheurs et, bien que pécheurs, ils demeurent catholiques.
Ce que nous ne comprenons pas c'est que des catholiques contestent à l'Église le droit de leur parler au nom du Christ dans les choses du mariage et prétendent ainsi demeurer dans l'Église alors que par cette contestation, ils s'en sont eux-mêmes retranchés.
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LES DÉFENSES PORTÉES PAR CETTE ENCYCLIQUE « HUMANÆ VITÆ » OBLIGENT-ELLES LES CATHOLIQUES EN CONSCIENCE ?
Sur le plan pratique, voilà ce qui intéresse le plus les fidèles. C'est du reste la question très nette qui a été posée au nom de milliers d'auditeurs, par le speaker d'Europe n° 1, le 3 août dernier. « Est-ce que chaque fidèle catholique est lié par la décision du Souverain Pontife et doit maintenant se plier à cette discipline telle qu'elle a été définie par le Pape dans cette lettre encyclique ? »
Sans aucune hésitation, nous répondons oui.
Comme nous, l'avons montré plus haut, la doctrine donnée par le Pape dans ce document officiel étant une doctrine traditionnelle dans l'Église, elle est donc *authentiquement* l'enseignement du Christ, c'est-à-dire la parole de Dieu même. A ce titre, elle lie les consciences et, comme le disait Pie XI dans *Casti Connubii,* à propos de la désobéissance aux lois du mariage, ceux qui transgressent volontairement cet enseignement « se souillent d'une faute grave ».
A ce sujet, voici quelques précisions que nous suggérons à la pastorale des personnes mariées.
1° -- Le péché est un acte de la volonté, il ne réside ni dans la sensibilité, ni dans l'affectivité. Sachant qu'une chose est défendue, *la volonté décide* de la faire quand même.
2° -- Parmi les péchés graves, qui nous font perdre la charité, c'est-à-dire la vie divine, l'état de grâce, certains sont des péchés de faiblesse, d'autres sont des péchés de malice.
*Le péché de malice* est le péché où l'esprit entre pour une plus grande part ; c'est le péché qui se commet, en quelque sorte, à froid. C'est le péché du Pharisien qui refuse de se reconnaître pécheur, qui veut justifier son péché. C'est le péché de l'esprit.
*Le péché de faiblesse* est celui où le tempérament entre pour une plus grande part ; c'est le péché dans lequel on est, en quelque sorte, emporté mais tout en le voulant aussi. Le type de cette sorte de péché est celui de Simon Pierre, qui renia le Maître sachant ce qu'il faisait mais comme emporté par son tempérament à la fois généreux et pusillanime.
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Le propre des péchés de faiblesse est que, avec la grâce de Dieu, bien évidemment, on peut en sortir aussi facilement qu'on y est tombé.
Tous les péchés de la chair sont généralement des péchés de faiblesse.
3° -- il faut savoir distinguer *le* ou *les péchés* de *l'état de péché.*
*Le péché,* avons-nous dit, est un acte de la volonté. Un acte qui a été voulu en connaissance de cause. Un acte qui a pu malheureusement se répéter, mais duquel on sort chaque fois que, avec la grâce de Dieu, reconnaissant qu'on a offensé le Seigneur en transgressant sa loi, on se convertit par la pénitence.
*L'état de péché* c'est, en quelque sorte, un péché qui dure. C'est une transgression de la loi, de laquelle le pécheur refuse de sortir, dans laquelle il s'installe.
De ces trois précisions les fidèles doivent savoir :
-- que les péchés du mariage, étant des péchés de la chair, sont généralement des péchés de faiblesse ; ceux qui ont eu le malheur d'y tomber peuvent facilement en obtenir le pardon à condition, bien sûr, de reconnaître leur péché et de le regretter ;
-- que ces péchés de la chair peuvent aussi se doubler d'un péché de malice, comme il arrive chez ceux qui, refusant de reconnaître la culpabilité de leur désordre, veulent justifier leur faute. Ces péchés-là sont plus difficilement pardonnés. La difficulté du pardon ne provient pas de Dieu ; elle provient de la mauvaise disposition de l'esprit du pécheur qui, porté à se justifier, se détourne d'en demander pardon ;
-- que ceux qui s'installent dans le péché, ceux qui décident que la loi est pour eux impossible et qui ne veulent pas essayer d'en sortir, ce péché de faiblesse étant, malgré tout, un péché grave, exposent leur salut éternel en vivant en état de damnation. Car il faut avoir le courage de sa foi et le dire tout net : de même que celui qui pratique la loi prouve par là son amour pour Dieu et se met dans la disposition de posséder en lui la présence de la Très Sainte Trinité, donc d'être en état de grâce, en état de vie divine, en état de Ciel, celui qui refuse de pratiquer la loi refuse, par le fait même, son amour à Dieu ; il se sépare de la Très Sainte Trinité et se met ainsi en état de damnation. C'est la doctrine exposée par saint Jean (XIV, 21-24).
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Dans cette perspective de foi catholique, OÙ SE SITUE LA CHARITÉ DES PASTEURS VIS-A-VIS DES GENS MARIÉS ?
La charité, dans une âme, est la présence, dans cette âme du Saint-Esprit qui lui est donné. Cette présence du Saint-Esprit porte l'âme ainsi habitée à aimer Dieu par-dessus tout et le prochain comme elle-même pour l'amour de Dieu.
La charité du Pasteur (évêque, curé, confesseur) le portera donc, -- s'il le faut même au péril de sa vie (S. Jean X, 11-12), *a fortiori* au risque de passer pour « vieux jeu », « rétrograde » ou « intégriste », -- à tout faire, à tout entreprendre, pour que les âmes dont il a la charge comprennent leur devoir, et se décident à l'accomplir. Dans ce but les pasteurs éclaireront leurs fidèles, leur faisant connaître la volonté de Dieu sur eux, volonté rappelée par l'encyclique, et les exhorteront, les reprendront, les menaceront, les encourageront avec une grande patience et beaucoup de persévérance (II Timothée, IV, 1-2).
Voilà où se situe la charité pastorale vis-à-vis des personnes mariées. C'est du reste l'enseignement traditionnel de l'Église ; enseignement que le Pape Pie XI a opportunément rappelé et justement à propos de la conduite des gens mariés. « En vertu de Notre suprême autorité et de la charge que nous avons de toutes les âmes, nous avertissons les prêtres qui sont attachés au ministère de la confession et tous ceux qui ont charge d'âmes, *de ne point laisser dans l'erreur touchant cette très grave loi de Dieu, les fidèles qui leur sont confiés*, et bien plus encore de se prémunir eux-mêmes contre les fausses opinions de ce genre et de ne pactiser en aucune façon avec elles. Si d'ailleurs, un confesseur, ou un pasteur d'âmes -- ce qu'à Dieu ne plaise -- induisait en ces erreurs les fidèles qui lui sont confiés, ou si du moins, soit par une approbation, soit par un silence calculé, il les y confirmait, qu'il sache qu'il aura à rendre à Dieu, le Juge suprême, un compte sévère de sa prévarication ; qu'il considère comme lui étant adressées ces paroles du Christ ; ce sont des aveugles, et ils sont les chefs des aveugles ; or si un aveugle conduit un aveugle ils tombent tous deux dans la fosse. » (*Casti Connubii*)
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Cet enseignement du Pape peut paraître sévère et il l'est en réalité ; seulement il est l'enseignement que l'Église a reçu de son Seigneur. Écoutez le Saint-Esprit l'instruisant par le Prophète : « Fils d'homme, je t'ai fait sentinelle pour la maison d'Israël. Lorsque tu entendras une parole de ma bouche, tu les avertiras de ma part. Si je dis au méchant : Tu vas mourir, et que tu ne l'avertisses pas, si tu ne parles pas pour avertir le méchant d'abandonner sa conduite mauvaise, afin qu'il vive, c'est lui, le méchant qui mourra de son péché, mais *c'est à toi que je demanderai compte de son sang*. Si au contraire tu avertis le méchant et qu'il ne se convertisse pas de sa méchanceté et de sa mauvaise conduite, il mourra, lui de son péché, mais toi, tu auras sauvé ta vie. » Relisez tout ce beau passage d'Ézéchiel aux chapitres 3 (17 à 21) et 33 (7 à 9) ([^50]).
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UNE INSTANCE. -- Dans l'administration du sacrement de pénitence le prêtre confesseur doit-il « respecter les décisions prises en conscience et de façon responsable par les fidèles » ([^51])qui s'adressent à lui, si lui les juge dans l'erreur ?
Le jugement sur l'opportunité d'une nouvelle transmission de la vie appartient en dernier ressort aux époux eux-mêmes. C'est évident et il en a toujours été ainsi. Cette doctrine de bon sens, rappelée par la constitution « Gaudium et Spes », n'a pas été découverte par les Pères de Vatican II. Pour s'en convaincre, il suffit d'interroger ses parents, ses grands-parents et tous les anciens, pour apprendre d'eux que jamais aucun pasteur, même de l'époque « triomphaliste » et « constantinienne », n'a déterminé le nombre d'enfants que devait avoir chacun de ses paroissiens.
Mais autrefois, du temps où on ne parlait pas pour ne rien dire, du moins dans l'Église, les fidèles « non adultes du point de vue de la malice mais adultes parfaits, pour ce qui concerne le jugement » (S. Paul, 1^e^ aux Corinthiens, XIV-20), savaient très bien, lorsqu'ils avaient jugé inopportun la transmission d'une nouvelle vie, qu'ils devaient s'abstenir de l'activité qui allait à l'encontre de leur décision.
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Ils savaient aussi, ces « adultes, pour ce qui concerne le jugement religieux », que s'ils contrevenaient à leur décision en trichant, ils faisaient un péché. Autrement dit, honnêtement, ils ne cherchaient pas à concilier les inconciliables, la transgression de la loi de Dieu avec l'amour de Dieu.
Donc, c'est un fait connu de tous, il appartient aux époux de décider s'ils doivent oui ou non transmettre une nouvelle vie.
Mais ce qu'on s'obstine à ne pas vouloir dire en clair aux fidèles, c'est que :
-- 1° Il n'appartient nullement aux époux de décider de la moralité des moyens employés par eux pour transmettre la vie ou pour empêcher qu'elle se transmettre.
-- 2° Il appartient au prêtre confesseur d'assurer la validité des sacrements qu'il administre, car il aura à rendre compte à Dieu, non seulement des absolutions qu'il aura refusées mais aussi de celles qu'il aura accordées. Malheur au prêtre s'il refuse l'absolution quand il doit la donner, -- il sera jugé, dit le Seigneur, avec la même rigueur avec laquelle il aura jugé les autres (Luc VI, 38) ; mais aussi malheur à lui s'il l'accorde quand il doit la refuser. C'est le Seigneur, lui-même, qui l'en avertit et par son Prophète et par son Vicaire (relisez les passages d'Ézéchiel et de *Casti connubii* indiqués plus haut).
Ces éclaircissements étant apportés, nous répondons ainsi à l'instance qui a été faite.
Si le confesseur juge dans l'erreur le pénitent qui s'adresse à lui, le confesseur ne peut laisser ce pénitent dans son erreur que si se trouvent réalisées les trois conditions suivantes :
*Première condition*. Le pénitent est dans une erreur invincible, c'est-à-dire dans la bonne foi totale.
*Deuxième condition*. Le confesseur doute prudemment que, s'il éclaire ce pénitent, celui-ci n'en continuera pas moins à pécher ; et ses fautes, jusque là matérielles à cause de sa bonne foi, seront désormais des fautes formelles, c'est-à-dire des fautes plus offensantes pour Dieu.
*Troisième condition*. Le fait de laisser ce pénitent pécher matériellement en le laissant dans sa bonne foi, n'entraîne aucun inconvénient pour le bien général.
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Voilà à quelles conditions un confesseur peut respecter la conscience d'un pénitent et le laisser commettre des péchés purement matériels en ne le sortant pas de son ignorance invincible. Mais si une de ces trois conditions n'est pas réalisée, le confesseur doit instruire le pénitent et le sortir de sa bonne foi. Et le confesseur doit agir ainsi même s'il prévoit que ce pécheur ne s'amendera pas pour autant. Cette règle de pastorale vaut pour tous les péchés, elle vaut donc aussi pour conduire les gens mariés dans la voie du salut, *n'en déplaise à ceux qui ont intérêt à penser le contraire*.
Quand il s'agit, pour la régulation des naissances, des moyens condamnés par la loi naturelle et rappelés par HUMANÆ VITÆ, l'erreur sur ces moyens met en péril le bien général ; aussi le Pape Pie XI, en vertu de sa Suprême Autorité, a-t-il averti les prêtres qui sont attachés au ministère de la confession, *de ne point laisser dans l'erreur, touchant cette très grave loi de Dieu, les fidèles qui leur sont confiés* (Casti connubii).
C'est donc une erreur de prétendre, à propos des lois du mariage, qu'un confesseur doit respecter les décisions prises en conscience et de façon responsable par les fidèles qui s'adressent à lui, quand il les juge dans l'erreur. Ceci vaut également quand le pénitent est dans l'ignorance invincible, c'est-à-dire dans la bonne foi.
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##### *Cas tragique*
Dans son allocution aux sages-femmes italiennes, le 20 octobre 1951, le Pape Pie XII leur disait entre autres ceci : « Si à votre jugement sûr et expérimenté, les conditions réclament absolument un « non », c'est-à-dire l'exclusion de la maternité, ce serait une erreur et un tort d'imposer ou de conseiller un « oui »... Même dans ces cas extrêmes, toute manœuvre préventive et tout attentat direct à la vie et au développement du germe sont défendus en conscience et exclus ; une seule voie demeure ouverte, à savoir celle de l'abstention de toute activité complète de la faculté naturelle. »
284:127
Voilà ce que nous appelons le « cas tragique » ou, pour mieux dire, la Croix.
La Croix ! Scandale pour les juifs, folie pour les gentils. Les gentils, c'est-à-dire les non-croyants. Ignorant tout du mystère, de la Rédemption, il leur est impossible de comprendre la Croix qui, de ce fait, ne peut être pour eux qu'une folie. Quant aux juifs, c'est-à-dire aux croyants, la Croix sera toujours pour eux un « scandalum », une occasion de chute, de péché, de révolte ou, s'ils la portent, une source de salut.
Lorsque des époux chrétiens se trouvent devant la Croix, qui se présente à eux sous la forme du cas tragique, quel peut être leur comportement ?
Trois hypothèses sont alors possibles.
*Première hypothèse.* Les deux époux se révoltent devant la Croix : « Ça n'est pas possible que Dieu nous demande un tel sacrifice ! ». « Ça n'est pas juste ! » etc.
Ne devant plus avoir d'enfant et ne voulant pas se priver pour autant, ces époux décident de « tricher », de « prendre des précautions », pour éviter une nouvelle conception. Ils s'installent ainsi dans un « état de péché ».
*Deuxième hypothèse.* Les deux époux acceptent la Croix et décident loyalement de s'abstenir de toute activité complète de la faculté naturelle. Dans leur foi, ces époux savent que Dieu ne commande jamais l'impossible ; ils savent aussi que, s'il permet que cette Croix tombe sur leur foyer, c'est qu'il est là, avec des secours particuliers, pour les aider à la porter ; aussi les lui demandent-ils par une vie plus chrétienne et une prière plus humblement confiante. Ces époux sont entrés dans la voie de la sainteté. Et là, notre ministère sacerdotal nous permet de porter témoignage, de tels foyers ne sont pas hypothétiques, nous en connaissons de tous âges et de toutes conditions sociales car ils existent par la Grâce de Dieu.
Quand nous disons que de tels foyers sont entrés dans la voie de la sainteté, nous ne voulons pas dire qu'il ne pourra pas leur arriver, une fois ou l'autre, emportés par quelque désir, de tomber dans une faute. Étant donnée l'orientation profonde de leurs volontés, cette faute ne sera jamais pour eux qu'un péché de faiblesse dont ils se relèveront toujours promptement.
285:127
*Troisième hypothèse.* Un des deux époux accepte la Croix, l'autre se révolte et exige l'acte conjugal qu'il accomplira en trichant.
Dans cette troisième hypothèse, deux cas peuvent alors se présenter pour le conjoint disposé à accepter la Croix.
*Premier cas.* Son conjoint demande l'acte et l'accomplit dans l'ordre, jusqu'au moment où il se soustrait ou se retire pour empêcher l'union d'être féconde. Dans ce cas, l'activité conjugale commençant et se déroulant normalement, l'époux fidèle peut s'y prêter activement. Si l'acte se termine frauduleusement, toute la faute en revient au seul coupable ; l'autre reste absolument innocent de ce péché « qu'il subit », nous dit le Pape, et « ne commet pas » (*Casti connubii*).
*Deuxième cas.* L'activité conjugale est viciée dès le début par l'usage d'un préservatif ou d'un contraceptif ; dès le début elle est intrinsèquement malhonnête ; dès lors l'époux fidèle doit s'y refuser absolument et dès le début. Cette pastorale peut paraître sévère ; elle est pourtant strictement évangélique. Le lecteur pourra la contrôler dans S. Matthieu : « Celui qui aime (quelqu'un) plus que Moi, n'est pas digne de Moi. » (X, 37)
\*\*\*
CONCLUSION. Cet exposé de la doctrine de l'Église du Christ, au sujet des problèmes que pose la transmission de la vie, serait, non seulement incomplet, mais, en quelque sorte, faussé, si on n'avait présent à l'esprit qu'*il n'y a pas de mariage valide pour les chrétiens qui ne soit en même temps sacrement.*
Mais au juste pourquoi y a-t-il un sacrement de mariage ?
Avez-vous songé qu'il n'y a pas de sacrement pour être religieux ou religieuse, alors qu'il y a un sacrement pour être prêtre et un sacrement pour être époux chrétiens ? Pourquoi ?
La raison en est simple.
286:127
Pour faire son salut dans la vie religieuse, il n'y a pas de difficultés particulières inhérentes à cet état. Cet état étant, par lui-même, un état qui conduit à la perfection, le Seigneur n'a pas eu besoin d'instituer un sacrement spécial pour que ceux qui ont la générosité de s'y engager puissent y parvenir.
Il en va tout autrement dans le sacerdoce et dans le mariage. Dans ces deux états de vie, le Seigneur demande des choses impossibles à la nature humaine.
Au jeune homme qu'il appelle pour être prêtre, le Seigneur demande de remettre les péchés, de changer le pain et le vin en son corps et en son sang ; autant d'activités impossibles à la nature humaine. Alors, du moment qu'il lui en donne l'ordre, le Seigneur lui en donne le pouvoir ; et voilà pourquoi il y a un sacrement de l'Ordre.
C'est pour une raison semblable qu'il y a un sacrement de mariage pour faire les époux chrétiens. Là encore, dans l'institution conjugale, le Seigneur demande, aux époux chrétiens, des choses impossibles à la nature humaine déchue. « Maris, possédez vos femmes », déclare saint Paul ; mais il précise aussitôt : « pas comme les païens qui ne connaissent pas, Dieu ». « Femmes, soyez soumises à vos maris, mais comme l'Église est soumise au Christ. »
Et dans la pensée du Maître, bien que le mariage expose aux « tribulations de la chair » (I Cor. VII, 28), la sainteté des unions chrétiennes, doit être telle qu'elle représentera, aux yeux de ceux qui ne les connaissent pas, l'union que lui, le Verbe, a réalisée avec la nature humaine, et aussi celle que lui, le Verbe incarné, réalise avec l'Église qui est son corps.
Alors, là aussi, du moment qu'il voulait tant de grandeur et de sainteté pour les foyers de ses fidèles, Il se devait de leur donner les moyens d'y parvenir.
Et le Seigneur les leur a donnés en faisant de leur propre union un sacrement c'est-à-dire non seulement quelque chose de saint, de sacré, mais encore quelque chose qui par soi-même produirait la grâce qu'elle représente et tous les secours nécessaires pour vivre saintement dans cet état.
287:127
Voilà la raison du sacrement de mariage. Le Seigneur ne l'a pas inventé, ce grand sacrement, comme certains voudraient nous le faire croire, pour que les époux chrétiens puissent, sous couvert d'amour, jouir un peu plus que les autres. Non ! Il l'a inventé pour donner aux époux chrétiens, et pour leur donner à domicile, si l'on peut dire, dans leur propre vie et jusque dans leur activité strictement conjugale (procréation) et de parents (éducation), tous les secours, toutes les grâces qui leur sont nécessaires pour accomplir, et même avec une certaine facilité, tous les devoirs, toutes les obligations qui découlent de leur union. *C'est dans cet état, et par les grâces qu'il leur donne, que les chrétiens engagés dans le mariage peuvent résoudre tous les problèmes qui se posent à eux du fait de leur union.*
Noël Barbara.\
Prêtre.
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### Telle est la loi
par Marcel De Corte
LE TEXTE qu'on lira ci-dessous est le commentaire de la fameuse définition que saint Thomas donne de la Loi : « La Loi est une ordonnance de la raison, en vue du bien commun, promulguée par celui qui a la charge de la communauté. »
Nous pensons que sa publication peut trouver place dans l'ensemble d'études que la revue *Itinéraires* consacre à *Humanæ vitæ.* Rédigé au début de cette année, ce texte répondait à l'avance aux critiques incroyables dont cette Encyclique est l'objet de la part de prêtres, de théologiens, de membres mêmes de la hiérarchie, nombreux et décidés à saper jusqu'en ses fondements divins la plus haute Autorité de l'Église, gardienne de la Foi *et des Mœurs,* pour accroître leur empire personnel ou collectif sur la masse des fidèles, enfler leur superbe et exhiber leur suffisance.
Toutes ces attaques, qui ne sont pas toujours doucereuses, prétendent se fonder sur « les exigences souveraines et imprescriptibles de la conscience » en matière de morale. Il est bien vrai que ma conscience est « la règle prochaine des mœurs » et que c'est elle qui décide en fin de compte de l'action que je vais accomplir. Personne ne peut se substituer à elle et m'imposer de force ses arrêts. La conscience individuelle porte toujours la responsabilité de l'acte. Mais cette conscience n'est pas la conscience nue, livrée à ses seules lumières, c'est *la conscience éclairée*, ouverte à l'expérience, à la tradition, aux raisons tirées de la réalité objective, aux conseils, aux avertissements et aux décisions de ceux qu'on appelait jadis « les Sages », et dont il semble que le nom soit oublié aujourd'hui dans l'Église au même titre que celui des Saints. L'offensive qui se développe contre l'Encyclique, avec un art consommé de l'équivoque, substitue le premier type de conscience au second et permet de la sorte à l'individu de s'insurger, au nom de son « autonomie », contre la Loi morale.
289:127
Avec une sagesse grave et solennelle, Paul VI vient d'éclairer la conscience des chrétiens et de tous les hommes obscurcie par la nuit du subjectivisme. Il indique à la conscience la voie qu'elle doit suivre pour être capable de diriger la conduite morale dont elle a la responsabilité : respecter la finalité de la nature quant à la transmission de la vie. Autrement dit, il vient de rappeler que la loi morale se situe dans le prolongement de la loi naturelle qui, par essence, échappe à l'arbitraire humain et au changement.
Les raisons sur lesquelles l'Encyclique s'appuie, le souci qu'elle a de l'homme réel et de sa fin naturelle et surnaturelle, le bien commun de l'humanité qui est la transmission de la vie et dont elle défend l'existence, les circonstances qui précédèrent et entourèrent sa promulgation montrent que Paul VI agit ici en législateur soucieux d'obéir lui-même à la définition de la loi.
L'Encyclique montre également que l'aspect moral de la loi et son aspect juridique sont inséparables : c'est en tant que successeur de Pierre, responsable du salut de l'humanité tant au niveau du surnaturel qu'à celui de la nature, c'est « en vertu du mandat que le Christ lui a confié », que Paul VI rappelle et édicte à nouveau la loi. Le Pape sait que la promulgation de la loi est le seul moyen dont dispose la plupart des hommes pour diriger leurs conduites, atteindre leur fin dernière, devenir ce qu'ils sont par nature et par grâce.
En nous réapprenant cette évidence que les exigences les plus profondes de la conscience subjective coïncident avec les impératifs objectifs de la loi morale qui prolonge et explicite la loi naturelle, Paul VI a bien mérité de l'humanité.
A l'inverse, tous ceux qui spéculent honteusement sur la conscience erronée ou mal informée des hommes pour leur déclarer qu'elle reste autonome et libre après comme avant l'Encyclique, et qui leur insinuent, avec une arrogance à Peine feutrée, que l'Encyclique, n'étant pas infaillible, inclut une possibilité d'erreur dont leur conscience, bien « formée » cette fois par ces singuliers éducateurs, peut et doit tenir compte en ses décisions, tous ceux-là font glisser l'humanité sur la pente de l'animalité.
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Leur perte du sens de la nature et de la grâce les condamne à n'être plus que les pasteurs d'un troupeau de bêtes. C'est du reste ce que désire, avec une secrète fureur, leur volonté de puissance que « la mentalité post-conciliaire » livre à la démesure.
Ne nous leurrons pas d'espérances vaines. *Humanæ vitæ* aura, dans l'immédiat, le même sort qu'*Humani generis* dont elle est l'exact pendant. De même que les prescriptions de Pie XII dans l'ordre spéculatif sont restées lettre morte pour une bonne partie du haut et du bas clergé, la loi promulguée par Paul VI dans l'ordre pratique n'atteindra guère les intelligences ténébreuses, les volontés débiles, les cœurs mous des uns, ni les intelligences fourbes, les volontés de puissance raidies, les cœurs grossiers des autres.
Il reste que leurs subtilités, leurs tergiversations, leurs équivoques, leurs machiavélismes, leur orgueil, leur insensibilité ou leur lâcheté devant le monde, sont désormais dénoncés clairement par ce vigoureux rappel au réalisme de la Loi. Le point auquel touche l'Encyclique est capital. Il est lié, pour peu qu'on y fasse attention, à tous les autres points du dogme, de la foi et de la conception traditionnelle des êtres et des choses, que menace la monstrueuse coalition des impuissants et des puissants nouée pour détruire l'Église et pour ravaler l'humanité.
La lente remontée du fond de l'abîme du subjectivisme et du narcissisme commence.
A nous de faire en sorte que cette Encyclique émerge au-dessus de la contestation ouverte ou larvée qui la mine et qu'elle subsiste intégralement jusqu'à l'heure choisie par Dieu pour guérir son Église.
\*\*\*
C'est pour cette urgente raison que nous avons confié ces pages à *Itinéraires*, sans rien y changer. Dans notre intention, bien antérieure à l'Encyclique, elles n'étaient pas destinées à la publication. Elles rassemblent des notes de cours que nous avons rédigées pour notre usage personnel d'abord, pour celui de nos étudiants ensuite. Nous n'avons recherché nullement l'originalité ! Au contraire ! Nous avons simplement rappelé et peut-être approfondi la conception de la philosophie traditionnelle en matière de définition de la Loi.
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C'est dire que nous avons utilisé de nombreux auteurs et que nous avons puisé abondamment dans leurs œuvres. Il nous est même arrivé de leur reprendre des formules entières lorsqu'elles nous semblaient exprimer exactement notre pensée. Nous ne les avons pas mises en relief dans notre texte. Que le lecteur érudit nous le pardonne s'il est sourcilleux ! Un texte parlé n'obéit pas sans pédantisme aux mêmes règles qu'un texte spécialement écrit pour être publié. Le remanier pour signaler toutes nos références et tous nos emprunts, nous a paru à la réflexion inutile. Indiquer globalement que nous les avons incorporés à notre interprétation de la nature de la Loi, nous paraît en l'occurrence, suffisant. Si, comme nous l'espérons, nous publions un jour un traité des rapports de la Morale et du Droit, il est clair que nous remanierons entièrement ce texte et que nous désignerons nos sources.
Au surplus, comme l'assure humblement Goethe, à la suite de nos classiques qui prenaient leur bien où ils le trouvaient, tout ce qui est vrai a déjà été dit, mais il faut le redire encore une fois.
ÉVITONS DÈS L'ABORD TOUTE ÉQUIVOQUE. Le terme *loi* peut être employé dans des sens très différents. Il importe de fixer la signification qu'il revêt en matière de morale.
On peut immédiatement remarquer qu'il n'est pas utilisé dans le sens qu'il a en physique, dans les sciences naturelles et, en général, dans les sciences positives, y compris l'histoire et la sociologie. Dans le domaine mathématisable de la science, comme dans son domaine non mathématisable, la loi est un rapport stable entre des phénomènes, envisagés là au point de vue quantitatif, ici dans leur consécution. Dans cette conception, la loi *constate* l'existence d'un rapport stable entre phénomènes que la pensée isole, par abstraction, dans un *secteur* de la réalité : c'est ainsi qu'on parlera de la loi de la chute des corps, de la loi de Mariotte ou de la loi d'Ohm, etc. La science n'implique à cet égard ni n'exclut le point de vue universel de la philosophie.
292:127
On se rapproche du sens que le terme *loi* possède en morale lorsqu'on s'aperçoit qu'il revêt également une signification *impérative.* La loi est alors la règle à laquelle obéissent certaines catégories *particulières* d'actions pour atteindre leur fin propre. C'est ainsi qu'on parlera des lois de la logique, des lois de l'esthétique, des lois de la technique, etc.
Au sens strict du terme, la loi est la norme qui vise une fin générale ou commune et qui régit, non plus des catégories particulières d'actions, mais l'ensemble des opérations qui s'accomplissent dans l'univers, dans le monde moral ou dans la société civile, et qui s'orientent à leur manière vers la fin universelle de l'être.
Dans le monde moral que nous explorons, la loi est la règle qui ordonne à l'homme d'orienter ses actes vers sa fin dernière, qui est le bonheur ou le Souverain Bien. Elle est une norme non seulement prescriptive, mais impérative, non seulement régulatrice ou directrice, mais *ordonnatrice* au double sens du verbe *ordonner*, mettre en ordre et commander.
La définition thomiste de la loi va nous permettre d'éclairer la nature de la loi et, par là-même, les relations entre la morale et le droit. La voici : *lex nihil aliud est quam quaedam rationis ordinatio ad bonum commune ab eo, qui curam communitatis habet, promulgata*. La loi est une ordonnance de la raison, en vue du bien commun, promulguée par celui qui a la charge de la communauté.
Notons immédiatement la surprise que nous éprouvons devant cette définition célèbre et classique. La loi y est définie comme une réalité sociale, par le bien commun, fin de la loi. Elle est même présentée comme une réalité juridique, par l'idée de la promulgation. Qu'est-ce que cela veut dire ? Le moral, le social et le juridique seraient-ils ici confondus ? La personne, la société, le droit et ses espèces formeraient-ils un tout indiscernable ? La morale n'est-elle pas chose éminemment personnelle et le droit n'est-il pas au contraire l'ensemble des règles qui ordonnent les relations sociales ? La société ne s'oppose-t-elle pas à l'individu et inversement ? Dès lors si l'on veut à toute force garder le mot *loi* en morale et parler de *loi morale*, il convient d'abandonner cette définition périmée et de concevoir la loi morale comme la règle que la personne se donne à elle-même pour diriger ses conduites tant individuelles que sociales. La loi morale, ainsi présentée sous sa forme moderne, devient l'expression de la volonté du sujet, tant dans le domaine de l'éthique que dans ceux de la société et du droit.
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Elle sera, dans l'ordre même de ses qualifications, « personnaliste et communautaire », « personnaliste » en son principe et, par un sophisme qui cache mal la contradiction sur laquelle se fonde cette nouvelle conception de la loi, « communautaire » en sa fin, mais de manière à réaliser l'identité de l'individu et de l'espèce, de la personne et de l'humanité. Qu'il s'agisse du marxisme ou du teilhardisme ou des nombreuses aberrations dans lesquelles sombre le christianisme contemporain depuis que la mentalité postconciliaire a substitué le primat de l'action et de l'efficacité à celui de la contemplation et de la vérité, on se trouve devant une conception volontariste et subjective de la loi qui s'oppose radicalement à la conception rationnelle et objective qui fut celle de l'humanité depuis ses origines et depuis la forme parfaite qu'elle reçut dans les différents courants -- grec, latin et juif -- dont la civilisation occidentale se compose. A la limite, comme nous le verrons, cette conception aboutit à une subversion complète de la notion de loi dans tous, les domaines -- mœurs, société, politique -- et à l'autodestruction de l'homme.
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Reprenons un à un les termes de la définition de la loi.
1\) *La loi est une ordonnance*, elle est une disposition ordonnée, un arrangement de parties -- en l'occurrence, d'actions ou d'opérations -- combinées entre elles de manière à former un tout régulier et harmonieux et qui, à cette fin, doivent être soumises à l'ordre qui régit cet ensemble. La loi ne peut pas ne pas être une ordonnance, une mise en ordre, et celle-ci est inséparable de la notion de rapport constant, de succession régulière de termes au plan chronologique, de l'idée de cette succession cohérente ou de la perception de degrés d'ordre, c'est-à-dire des relations intelligibles qui déterminent au plan logique la position d'un terme par rapport aux autres d'une manière permanente, et des raisons d'être qui causent un tel arrangement et qui dépendent de la nature même des choses au plan ontologique. L'ordre de succession, l'ordre du discours, l'ordre de raisons ne peut être à cet égard quelconque.
294:127
Ils procèdent d'un ensemble antérieur aux parties, d'une fin antérieure aux actions, d'un ordre qui ne dépend pas de nous, antérieur à l'ordre qui dépend de nous. La notion d'ordonnance implique qu'il existe un ordre *naturel* antérieur à l'intelligence et à la volonté de l'homme, sinon l'ordre n'étant que création de l'homme ou convention préalable ne serait justifié par rien que par l'arbitraire toujours révocable des rencontres entre volontés humaines indépendantes l'une de l'autre. Comment un tout cohérent pourrait-il naître de la mise en ordre de parties préalablement séparées, sinon par la force ? Si le tout n'est pas antérieur aux parties, comment peut-il y avoir un ordre, une organisation, une entente, une communion vivante ? On n'aura jamais qu'un agrégat, un tas d'éléments juxtaposés, une masse inorganique. La remarque vaut pour la convention elle-même : elle ne naît pas de l'accord des parties, autrement dit de la rencontre de deux ou plusieurs subjectivités qui restent indépendantes les unes des autres, mais *de l'objet même* sur lequel tombe leur accord et qui se soumet, comme un tout qui leur est commun, les parties en cause et les articule les unes aux autres aussi longtemps qu'il persiste. L'adage juridique : *pacta sunt servanda* prend ici tout son sens : *l'objet* qui a valeur de tout *commande* les parties.
C'est d'ailleurs pourquoi la loi a toujours un aspect impératif : elle est une ordonnance au sens second, elle est une requête, une *sommation d'être*. La loi oblige l'homme à devenir ce qu'il est, un certain être de la nature qui aspire, comme tous les êtres de la nature, à devenir *en plénitude* ce qu'il est et qui y parvient à sa manière propre, par ses facultés spécifiques, la raison et la volonté, qui l'orientent vers sa béatitude subjective, celle qui constitue *un tout* ne laissant rien à désirer et qui est elle-même subordonnée à une fin ultime : la béatitude objective ou Dieu dont l'Être scelle l'être humain en sa totalité à son leur objective.
La raison pour laquelle la loi est pour l'homme d'une nécessité absolue est que son être ne lui est pas donné d'un seul coup, en son *actualité* d'être, en son *achèvement*. Certes, dès sa naissance, l'homme est un homme, mais sa nature d'animal raisonnable, volontaire et capable de choix, est loin encore d'être en sa fleur. Pour réaliser la totalité de son être, il dispose, au même titre que les autres êtres de la nature, d'un *axe de direction* qui l'astreint à devenir -- bien ou mal ou médiocrement -- ce qu'il est par nature et par naissance, et qui lui interdit, malgré tous les efforts qu'il pourra déployer en ce sens, à devenir ce qu'il n'est pas.
295:127
L'homme qui s'avilit jusqu'à l'animalité conserve encore quelques lueurs de raison et de spiritualité, comme celui qui prétend faire l'ange ne peut se dépouiller totalement du poids de la matière en lui. C'est *en fonction de sa finalité ontologique* qu'il ordonne les actes humains qui le font devenir ce qu'il est et qui ne peuvent, étant des actes, que se déployer *dans le temps selon un certain ordre*. La fin ultime, encore une fois, de sa nature commande la direction de l'axe et permet de situer, dans un certain arrangement, les diverses étapes qui seront *les moyens partiels* d'y parvenir et qui ne prendront *leur sens* que par rapport à cette fin elle-même. Les moyens, ou les fins intermédiaires, ainsi disposés sont la réalisation partielle de la fin. Ils s'échelonnent et s'articulent les uns aux autres dans des rapports de subordination, d'extension et de compréhension croissantes. Des fins particulières -- celles qui réalisent l'être biologique par exemple -- on passe à des fins plus générales qui les subsument dans des fins plus vastes et plus riches, lesquelles correspondent à l'ouverture plus large de l'être humain où l'on est parvenu. Celles-ci aboutissent à la fin universelle et unique, à l'Être premier, terme de la quête de l'animal raisonnable, volontaire et capable de choix ainsi réalisé dans l'ordre.
On comprend ainsi pourquoi *l'ordre ou la loi est le besoin le plus impérieux de la nature humaine*. Sans l'ordre ni la loi, il n'est point d'être humain, il n'est même point d'être, mais un je ne sais quoi qui n'a de nom dans aucune langue puisque le simple fait de nommer désigne quelque être qui jouit au moins de la propriété d'être dans le langage et qui y trouve son ordre et sa loi. Comme l'écrit admirablement Malebranche, en dépit ou peut-être à cause -- par réaction -- du subjectivisme latent qu'il a hérité de Descartes, « l'amour de l'ordre n'est pas seulement la principale des vertus morales, c'est l'unique vertu, la vertu mère, fondamentale, universelle ». En ce sens, il faut même ajouter que l'obéissance à la loi est la première exigence de l'être humain et que l'accomplissement du devoir n'est autre que l'accomplissement même de l'être. Le refus de la loi est le refus de l'être et la conséquence de la substitution de l'apparence à l'accomplissement de notre réalité totale d'homme en nous, ordonnée du plan de la vie au niveau de la raison. A cette profondeur, l'obligation n'est plus ressentie de l'extérieur comme un fardeau avec notre être en route vers sa plénitude.
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Le signe même de l'immaturation de l'être humain, de son inaptitude à devenir ce qu'il est et à liquider sa crise d'adolescence ontologique, est la rébellion contre l'ordre et le désir *insensé* de mettre en lieu et place de l'ordre objectif de la nature l'ordre imaginaire conçu par un *moi* qui a rompu toutes ses attaches à la réalité et meurt exsangue en pleine apothéose théâtrale. Le monde abonde aujourd'hui de ces hommes « blets » qui ne mûrissent que verbalement. Revendiquant sans cesse le titre d' « adulte » qui masque leur infantilisme persistant, ils s'enivrent du mot faute de pouvoir jouir de la chose. L'insupportable prétention de ces éternels éphèbes à la maturité est la preuve même de leur impuissance : dans l'ordre des choses naturelles, on parle de ce qu'on n'a pas ou de ce que l'on n'est pas : ainsi le malade de la santé qui lui manque et dont l'homme bien portant n'aperçoit même pas en lui la présence. Ils propagent le trouble de leur âme impubère afin de rendre leur immaturité universelle et perceptible à personne. Un état pathologique, une fois généralisé, devient aussi normal et aussi naturel que la santé elle-même : au royaume des aveugles, il n'y a plus que des voyants lorsque les mots remplacent les choses.
A la racine de cette complexion aujourd'hui communément répandue, on découvre aisément, comme dans toutes les déviations et perversions morales, *le subjectivisme.* Le rejet de la loi est le rejet *de l'objet* de la loi et de la réalité humaine, telle qu'elle est en elle-même et dans sa relation avec l'Absolu dont son être dépend, que l'homme a le devoir d'accomplir pour devenir ce qu'il est et atteindre sa fin dernière effective. Le moi s'érige frauduleusement en fin ultime de l'ordre humain. Au lieu de se soumettre à la réalité totale de son être et au réseau d'appartenances aux réalités qui le dépassent, le *moi* prétend exercer son hégémonie sur le monde et sur lui-même. Sa répudiation de la loi est l'aspect négatif de la positivité absolue qu'il se confère avec une libéralité non-pareille. Son anomie est la doublure de son « autonomie ».
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Une fois engagé sur cette voie, le *moi* n'a d'autre ressource que de jouer au démiurge, au Prométhée et à Dieu. Pauvre jeu au demeurant, car la pièce de théâtre est jouée par un acteur qui est en même temps spectateur de lui-même, qui ne sort pas de sa subjectivité et, ne réglant plus ses actes que selon son arbitraire, s'installe à demeure dans l'aliénation et, à la limite, dans l'aliénation mentale. L'être humain en proie au subjectivisme s'aliène dans la représentation irréelle qu'il se forge de son être et qu'il substitue à son être. Il est un sot qui emploie son intelligence à le devenir et qui, au terme de l'entreprise, se retrouve *dément,* au sens le plus radical du mot, son outil brisé, animé de la seule passion sauvage de détruire tout ce qui est.
Le même subjectivisme s'observe, sans le moindre paradoxe, dans le comportement pharisaïque de l'homme qui professe l'idolâtrie de la loi et pratique à son égard un culte spectaculairement extérieur. Plus habile que le blanc-bec qui se prétend pubère et adulte dans son mépris de la loi et de son ordonnance, Tartufe dissimule sa subjectivité sans frein sous une carapace de légalisme. Il vide la loi de son contenu objectif et de sa relation à l'Absolu pour y introduire son *moi* déifié. La loi devient le masque de son refus de la loi et l'institution la consécration juridique de l'anarchie et du désordre latents. La tartuferie sociale est à cet égard bien plus répandue encore que la tartuferie individuelle. « Au nom de l'humanité, disait le Conventionnel Lepeletier de Saint-Fargeau à l'un de ses confrères en terrorisme, je te conjure d'être inexorable ». Les juristes latins s'en étaient déjà aperçus, eux qui savaient que *summum jus summa injuria* et qu'une loi dépouillée de sa finalité objective au bénéfice de la seule contrainte extérieure qui lui reste est la négation même de la loi.
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2\) *La loi est une ordonnance de la raison.* On vient de voir le rapport entre la loi et l'ordre. Il convient maintenant de découvrir le fondement de ce rapport. Il n'est point besoin d'un long raisonnement pour le trouver en la raison. La loi est en effet norme et mesure de l'être et de l'agir qui suit l'être. C'est elle qui détermine l'ordre de subordination des parties au tout dans le domaine de l'être et des moyens à la fin dans celui de l'action.
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La saisie de ces relations et leur mise en œuvre est la fonction même de l'intelligence. Seule l'intelligence, faculté du réel, peut atteindre l'être des choses et celui des actes et tirer de leur réalité respective les relations multiples de leurs composants qu'elle englobe. Seule, elle est capable d'objectivité tant au plan de la connaissance théorique qu'à celui de la connaissance pratique. De même en effet que la connaissance vraie des choses se suspend à la nation d'être sans laquelle il n'y aurait aucune connaissance possible dans l'ordre du savoir spéculatif, de même la connaissance objective des actions et de leur sens réel dépend de la connaissance de la fin suprême, le bien réel, principe régulateur du savoir pratique. Pour atteindre cette fin réelle, il faut disposer objectivement les moyens que son obtention exige. Autrement dit, il faut adapter objectivement les moyens objectifs à la fin objective de l'homme. C'est là l'office même de l'intelligence. La norme de l'être et celle de l'action que nous appelons *loi* nous sont ainsi révélées par la *raison* qui est seule capable de découvrir *l'ordre objectif des raisons* tant dans l'ordination des parties au tout que dans celle des moyens à la fin. C'est le propre même de la raison d'adapter les moyens à la fin et d'ordonner de la sorte l'action : *rationis est enim ordinare ad finem qui est principium in agendis*. Aucune autre faculté humaine ne peut la remplacer en cette tâche. La loi relève donc de la raison.
Il ne faudrait toutefois pas s'imaginer que cette raison dont relève la loi est la raison « autonome », libre de toute attache au réel, suprême « créatrice » des valeurs. Il faut le redire sans lassitude : une telle raison est un mythe et une déraison. Elle est un mythe parce qu'une raison qui ne reçoit pas de la nature des choses son contenu intelligible *est contrainte* d'en *imaginer* un, pour se donner un objet *fictif,* fabriqué par elle. Aucune raison ne peut fonctionner sans objet. Une raison dépourvue d'objet sommeille. Si la raison ne reçoit pas de l'univers des êtres et des choses son objet réel, indépendant d'elle-même, elle n'a d'autre ressource que de se donner un objet qui n'existe qu'en elle-même, une entité mentale, une abstraction qu'elle projettera ensuite dans la réalité comme une forme dans une matière malléable. C'est proprement là le *mythe,* fruit de l'activité, constructive ou « poétique » (*poiein* = faire, *facere*, distinct de *prattein* = agir, *agere*) de l'esprit.
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Et c'est là déraison, car il est extravagant de quitter le chemin de l'objet réel propre à la raison pour s'engager dans celui de l'objet imaginaire qui lui est impropre et qui -- fait rétrograder l'intelligence humaine au niveau de l'imagination. Aussi bien la différence entre les lois de la nature et la loi morale n'est-elle pas aussi profonde que certains le veulent depuis Kant. Une telle opposition est non seulement factice, car elle sépare l'homme de l'ordre universel par un pur décret dogmatique de l'esprit, mais elle présuppose que la loi humaine ne peut avoir d'autre fondement que la volonté de celui qui la proclame : *sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas*. Si la loi humaine ne provient pas de la nature de l'homme et ne se situe pas dans le prolongement des lois physiques qui régissent ses tendances naturelles, elle ne peut naître que de la volonté sans objet, séparée de tout ce qui n'est pas elle, se déployant comme une force aveugle dont l'élan ne peut être freiné que par d'autres forces aussi aveugles qu'elle-même. Que si l'on accorde que la volonté arrive quand même à savoir ce qu'elle veut en s'adjoignant le monde de la représentation et l'employant à son service, on doit se demander si cette représentation est conforme à la nature de l'homme et à la nature des choses dont elle dépend pour être vraie ou si elle n'est qu'une construction derechef arbitraire de l'esprit. Dans le premier cas, l'opposition entre la nature et la loi humaine tombe. Dans le second, elle n'isole pas seulement la volonté du réel, mais également la raison, et comme la volonté et la raison sont les facultés d'un sujet individuel, elle emprisonne celui-ci dans un subjectivisme intégral dont il ne peut s'évader que verbalement. En réalité, les lois de la nature sont les expressions rationnelles de ce que Claude Bernard appelait « les idées directrices » immanentes aux phénomènes de la nature et qui apparaissent sous forme d'affinités, de concordances, de relations, de propriétés, de proportions, de structures, de caractères, etc. qui sont propres à chacun d'eux et qui les déterminent tant dans leur être que dans leur activité respective. L'homme, à son tour, a son « idée directrice » qu'il n'a pas faite, qui provient de sa nature et qui se traduit dans les mouvements premiers, originels et spontanés de son être, dans ses appétits et ses tendances, dans les diverses formes que revêt en lui sa finalité interne, dans ses vœux de perfection, dans son désir de vivre et de bien-vivre, dans ses relations avec autrui et avec le monde, bref dans le dynamisme naturel qui l'anime à devenir ce qu'il est.
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C'est en ce « vouloir de nature » que prend naissance la loi humaine. Car l'homme est doué de raison et le propre de la raison est de perfectionner, de surélever, de purifier, de critiquer, de hiérarchiser, d'amplifier, ou de restreindre selon le cas, d'achever aussi complètement que possible les indications impliquées dans les premiers mouvements de la nature et, par une direction et une sorte de dressage éclairé, de les exhausser au niveau de lois de l'agir humain. La loi est un *dictamen rationis*, une « dictée de la raison », parce que la raison en lit et en interprète, *conformément à la nature humaine* dont elle est la fonction spécifique, les données élémentaires inscrites dans ladite nature. Elle est le naturel de l'homme exhaussé à la hauteur de l'intelligence par l'intelligence elle-même et qui devient ainsi la règle et la mesure des actes humains. Plus la raison de l'homme s'empare de ces linéaments tracés par la nature, non pas d'une manière extérieure et formelle, en leur imprimant son moule logique, mais au contraire en épousant toutes les valeurs incluses à l'état inchoatif et latent dans les premiers mouvements spontanés de l'être humain de manière à les amener à leur point de maturité, de souplesse et d'harmonie organique par un effort éclairé, plus elle devient naturelle et plus la nature à son tour devient raisonnable, dans tous ses appétits comme en toutes ses passions. La raison ainsi incarnée dans la nature humaine dont elle est l'expression la plus haute n'est autre que la loi de perfectionnement qui nous ordonne à notre fin dernière : l'accomplissement de cette nature et de ses aspirations dans la quête de sa béatitude objective. Cette loi est la mère de toutes les lois qui régissent les actes humains.
Cela signifie qu'il y a au fond même de la nature humaine, comme au fond de toutes les natures, une rectitude inflexible, une orientation droite au bien rationnel qui se prête nativement aux sollicitations intimes de la raison : *in anima est aliquid perpetuae rectitudinis scilicet synderesis*, et qui impose sa détermination aux activités personnelles de l'homme. Le mal n'est pas premier en l'homme. La raison n'est pas en lui une faible lueur incapable de guider ses actions.
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Pour fixer dans sa rectitude « le vouloir de la nature », « l'idée directrice » de l'homme, sa finalité naturelle, elle a sans doute besoin des apports d'éducation et des secours de la vie sociale, comme nous allons bientôt le voir. Mais ces apports et ces secours sont déjà préfigurés dans la nature de l'homme lui-même, dans la culture qui en est inséparable et qui se charge de vie à son contact au point de se transformer par elle en une spontanéité d'une espèce supérieure. La raison est un pouvoir constructeur de l'être humain et de ses tendances les plus foncières. Elle les précise et les canalise vers le bien rationnel. Bref, elle élève l'homme et de *l'animal* raisonnable où domine encore une sorte de connaissance instinctive et confuse du bien, elle fait un animal raisonnable qui prend une connaissance ferme et droite de la loi de nature qui l'oriente vers l'épanouissement de son être et qui, par cette prise de connaissance même transforme la loi de nature en un *dictamen rationis*, en une loi de la raison.
En un mot comme en cent, seule la raison, par sa correspondance au réel, peut faire de la loi qui est son ordonnance autre chose qu'un principe extérieur d'action et du dynamisme des tendances qu'elle ordonne, autre chose qu'un pur déploiement d'énergies irrationnelles. La volonté elle-même du bien ne devient efficace que par son intervention et par sa régulation. Si elle n'est pas imprégnée de raison, et de raison objective, capable de connaître les rapports des vrais moyens à la vraie fin, si elle n'érige cette connaissance en loi de son pouvoir d'exécution, la volonté n'engendrerait qu'une loi nominale, c'est-à-dire une prescription tyrannique.
Aussi la loi ne relève-t-elle point formellement de la volonté. Nous nous heurtons ici à la théorie rousseauiste du *Contrat Social* qui a envahi la conception moderne de la loi par l'intermédiaire des constitutions et des régimes politiques qu'elle inspire. Il n'est pas exagéré de dire que le volontarisme a envahi les domaines connexes de l'éthique et du droit, non sans doute par le canal des lois particulières qui sont précédées d'un « exposé des motifs » plus ou moins rationnellement fondés, mais par le truchement de ce qu'on appelle depuis Rousseau « la volonté générale », plus simplement « le verdict de la majorité » ou encore l'omnipotence conventionnellement et sophistiquement attribuée aux entités factices, prénommées « peuple » ou « nation ».
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On en a des exemples, au plan des mœurs, dans la marée d'érotisme qui submerge les sociétés de type occidental et qui déferle au nom d'une « liberté » sexuelle de type volontariste, et, au plan politique, chez nous, dans le prétendu « droit du sol », dont l'inspiration volontariste est patente. Le *sic volo* des modes précontraintes et des majorités préfabriquées s'y exprime sans vergogne. En fait, comme nous allons le voir, il s'agit moins là de la volonté au sens propre, toujours pénétrée de raison chez l'homme normal, que des pulsions des instincts animaux auxquelles la raison amputée de ses rapports avec la réalité ajoute *après coup* ses « justifications » fallacieuses.
Pour comprendre la théorie de Rousseau qui est sous-jacente à l'éthique et au droit contemporains, il est nécessaire d'en faire précéder l'exposé par de brèves considérations épistémologiques et historiques.
Les philosophes se partagent, quant à la portée et à la valeur de la connaissance, en deux grands groupes qui n'ont jamais cessé de s'affronter au cours de l'histoire, avec des alternatives et sous des dénominations diverses, sur la signification des concepts universels que l'intelligence utilise inévitablement dans toutes ses activités proprement intellectuelles, à quelqu'ordre qu'elles appartiennent. Comment en effet l'intelligence, faculté de l'universel, peut-elle atteindre la réalité toujours singulière des choses ?
La réponse à cette question est liée à la conception qu'on se fait de l'homme. Si l'on admet que le seul sujet connaissant est l'être humain en chair et en os, doué d'une intelligence et d'une sensibilité indivisiblement unies en lui, il est facile de comprendre qu'il saisit l'existence singulières des choses par sa sensibilité, tandis qu'il appréhende, par l'abstraction intellectuelle, un aspect intelligible des choses en question. Il parachève ensuite sa connaissance de la réalité en attribuant, dans un jugement, ce qu'il en a conçu par l'intelligence à ce qu'il en a perçu par ses sens. Il n'y a aucune opposition entre les deux actes de conception et de perception. De soi, le contenu intelligible de la réalité n'est en effet ni universel ni singulier : il exprime simplement *ce que* la chose est, son essence ou un aspect de cette essence. Seulement, ce contenu intelligible existe dans la pensée sous un *mode* universel et dans l'être extramental sous un *mode* singulier.
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Ce n'est pas l'universel comme tel qui est rapporté au singulier. La tentative est vouée d'avance à l'échec. C'est le contenu intelligible de la chose qui, dans le jugement, est uni par le sujet indivisiblement connaissant à la réalité perçue.
Aussi comprend-on comment un jugement du type : « Socrate (un singulier) est homme (un universel) » est possible. Le sujet connaissant tire, par l'abstraction intellectuelle, de l'individu « Socrate », une essence qui existe réellement en Socrate sous un mode singulier, et lui restitue, par le jugement, acte où se parfait la connaissance, cette même essence qui existe en sa pensée sous un mode universel. C'est le même sujet concevant et percevant qui rend cette opération possible, comme c'est le même objet réel existant en toute sa singularité et contenant en soi de quoi être conçu par l'intelligence, qui constitue le fondement de la connaissance.
A l'opposé de ce courant réaliste, on trouve le courant nominaliste et idéaliste qui refuse d'attribuer une existence quelconque au contenu des concepts. « Qu'est-ce au fond que la réalité qu'une idée générale et abstraite a dans notre esprit, se demande Condillac ? Ce n'est qu'un nom, ou, si elle est autre chose, elle cesse nécessairement d'être abstraite et générale ». Aussi le concept n'est-il qu'un nom propice à de commodes classements des faits particuliers, un moyen de rassemblement et de coordination, et la science, ainsi que la philosophie, dans la mesure où il en reste, un système de signes et de signes de signes qui permettent d'introduire de l'ordre et de la cohérence dans les données sensibles toujours changeantes. C'est ce que Condillac appelle « une langue bien faite ». Or quel peut être l'auteur de cette technique, de cette méthode de connaître dans laquelle il n'est point de savoir puisque celui-ci ne peut se réduire à une simple classification de faits, sinon l'esprit de l'homme ? Au lieu d'être mesuré par les choses, comme l'affirme le réalisme, l'esprit humain désormais les mesure et les capte dans le réseau conventionnel de significations qu'il crée de son propre fonds. L'esprit humain engendre ainsi de lui-même les idées générales, les formes universelles qu'il impose au monde extérieur comme un moule à une matière malléable. Il exerce sa prépotence sur l'univers. Si l'on appelle *idéalisme* le système qui a comme principe le primat de la pensée sur l'être, on aperçoit immédiatement les rapports étroits qui l'unissent au nominalisme dont il est le prolongement.
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On aperçoit également que le nominalisme et l'idéalisme présupposent un sujet humain scindé en deux parties étanches : une sensibilité qui le met en relation avec les données fluentes du monde sensible, et un esprit qui, de l'extérieur, vient dicter à ces données immédiates leur signification et les capturer dans les filets de la science qu'il tisse.
A la limite, on se trouve en présence d'un type d'homme dont l'esprit « planant sur les eaux » comme le Dieu créateur de la Genèse, *rationalise* du haut de sa transcendance toutes ses sensations *irrationnelles*, externes ou internes, ses perceptions du monde comme ses pulsions émotives ou les poussées de son inconscient : l'idéologie qu'il a construite de toutes pièces engendre un « monde nouveau », un « homme nouveau », une « société nouvelle », dont il essaie en vain d'arrêter la perpétuelle remise en question qu'exigé la refonte jamais radicale de la nature des êtres et des choses, et de la fixer en une « orthodoxie ». Ce travail de Sisyphe l'entraîne, avec sa complicité tacite, dans « le mouvement de l'Histoire », baptisé pour la cause « Progrès » majusculaire et divinisé. Une telle « Évolution » n'est autre qu'une révolution permanente, une fièvre consomptive, une insolvabilité morale et sociale dont l'aboutissement inhumain est « la parfaite et définitive fourmilière » que prévoyait Valéry.
La pensée de Rousseau est profondément marquée par le nominalisme et par l'idéalisme qu'il a hérités, comme la plupart des penseurs modernes, d'Ockam, de Descartes, de Grotius et de Puffendorf, dont les doctrines se sont répandues à l'état diffus dans les esprits en Europe au cours du Siècle des Lumières. Elle est surtout remarquable par l'extraordinaire clarification qu'il leur a fait subir. Avec Rousseau, nous sommes en présence d'un nominalisme, d'un idéalisme et d'un volontarisme à l'état pur, sans mélange, sans altération en provenance d'autres courants philosophiques, et qui se montrent, -- nous allions dire : qui s'exhibent -- au grand jour, *en leur source et dans toutes leurs conséquences*. Car Rousseau ne tergiverse pas. Les expressions qu'il utilise pour traduire sa pensée ne lui servent pas ou guère à la voiler. Sa logique est impitoyable, et ce rêveur, ce sentimental est doué de la pensée la plus suivie, la plus cohérente qui soit, *une fois admis son point de départ*.
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On connaît ce point de départ : « L'homme est né libre et partout il est dans les fers. » Autrement dit, l'état originel de l'homme est « l'état de nature » où, jouissant d'une indépendance et d'une autonomie parfaites, dégagé de toute contrainte, ne se trouvant soumis à personne et ne se soumettant personne davantage, il jouit d'un bonheur parfait. On a trop rarement souligné qu'un tel homme est simplement *le moi*, l'individu séparé de tous les autres êtres, sinon de l'univers entier, replié sur son être propre et se contemplant dans le miroir de la prise de conscience qu'il a de sa parfaite plénitude. La pensée de Rousseau, comme du reste celle de tous ceux qu'elle a inspirés et inspire encore, est imprégnée de narcissisme jusqu'à la moelle.
C'est pourquoi l'homme est pour Rousseau « naturellement bon ». Il s'agit du *moi*, de l'individu qui n'obéit qu'à lui-même*, sans aucune finalité qui l'astreigne et l'oblige*. Comme l'homme ne peut se passer de fin suprême de ses actions dans la réalité, *il faut donc que son moi s'érige en fin dernière et condense en lui-même tout le bien que cette fin possède*. La bonté par excellence n'est plus celle de la fin dernière de l'être humain, le Souverain Bien, elle est celle du *moi*. Au principe de la morale, il n'y a plus l'attraction universelle du bien, le bien étant ce que toutes choses désirent, il y a le *moi* qui rapporte tout à lui-même, il y a le *moi* infiniment désirable, le *moi* finalisé par le *moi*, le *moi* dont la subjectivité est l'objet propre de toutes ses entreprises.
Il est peu de révolutions ou de subversions plus radicales de l'ordre. Sous le couvert d'un « état de nature » qui est aussi peu naturel que possible, Rousseau est contraint, par les prémisses qu'il s'est données, de renoncer à l'ordre et à la loi, de s'abandonner à l'anarchie la plus totale qui soit, puisque chaque univers constitue *à soi seul* sa propre fin, son propre univers, son propre Souverain Bien. La seule ressource qui reste à Rousseau et à ses sectateurs est d'essayer, malgré tout, de *construire artificiellement* une société afin de satisfaire à l'instinct de conservation qui prescrit à l'homme de vivre avec ses semblables afin de pouvoir durer. Le problème que Rousseau va tenter de résoudre -- et, à sa suite, tous les moralistes et les juristes modernes -- sera le suivant :
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« Comment créer une société qui serait composée d'individus décidés à rester strictement asociaux ? » Autrement dit, comment résoudre le problème de la quadrature du cercle et dessiner un rond-carré ?
Il le faut cependant. La voie de la nature, de la vraie nature qui tend de soi vers le bien et dont l'intelligence, après en avoir déchiffré l'orientation, prolonge celle-ci en un *devoir*, est barrée. « L'homme est né libre ». Rien, rigoureusement rien ne peut être pour lui un *devoir*, une obligation, une contrainte, une loi. Pour Rousseau, il n'y a pas de devoir qui ne soit servitude parce qu'il n'est que le *moi* et que le *moi* lui-même est proprement créateur de son être et devient, non pas ce qu'il est, mais ce qu'il lui plaît. Le devoir, c'est pour Rousseau l'arbitraire d'autrui. Toute moralité, toute société fondée sur l'être n'est qu'un esclavage qui n'ose pas dire son nom. Il n'y a pas de morale ni de société qui réponde aux vœux de la nature. La seule nature est le *moi*. Il n'y en a pas d'autre. Les morales et les sociétés humaines ont donc été jusqu'à présent des violences faites au moi pour l'introduire dans des « attroupements forcés ». L'humanité gémit dans l'aliénation. Il faut la délivrer. Aussi la première tâche est-elle la proclamation de l'état de nature, c'est-à-dire des droits de l'homme, et le renversement de la société existante. Il faut faire table rase Pour « trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque société, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant ». Garder tous les privilèges et la primauté absolue qui s'attachent au *moi* tout en sauvegardant les avantages et l'excellence de l'association, « tel est le problème fondamental ».
Rousseau le résout aisément. Il s'engage dans la seule direction qui lui reste ouverte. Puisqu'il n'y a ni devoir ni être, ni intelligence qui découvre l'être et ordonne le devoir, il ne reste plus que la libre volonté de s'associer ou non. Puisqu'il n'y a pas de morale ni de société qui soient l'expression d'une nature que l'homme n'a point faite et qui ne dépend pas du vouloir humain, il ne reste plus, pour sauver le *moi* de l'aliénation, qu'une morale et une société *conventionnelles*, *artificiellement construites*, dans lesquelles chaque associé préserve sa liberté et son égalité originelles (son narcissisme constitutif).
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Celles-ci sont immunisées contre toute perte de substance, par « le pacte social » où chacun se donne totalement à la communauté ainsi créée par la volonté respective des associés, puisque « en se donnant à tous, chacun ne se donne à personne (chacun garde sa liberté) et que « en se donnant tout entier, la condition est égale pour tous ». Sans être asservi à un autre que lui-même, le *moi* de chacun se soumet aux conventions qu'il agrée. « Il n'obéit ainsi à personne, mais seulement à sa propre volonté » en obéissant à « la volonté générale ». La volonté du *moi* et la volonté de tous coïncident. Le *moi* individuel et le *moi* collectif ne font qu'un. La personne et la communauté s'identifient.
Comment ? En *imagination* et par le *totalitarisme* le plus dictatorial qui soit.
En dépit de l'assurance avec laquelle Émile Bréhier nous affirme que le pacte social est « une véritable conversion », une métamorphose, une « mutation » de l'homme comme on dit aujourd'hui, et qu'il fait passer ses partenaires de la liberté prise comme spontanéité à la liberté réfléchie, de la vie à la conscience et de la nature à la moralité et à la sociabilité volontaires, il faut admettre à moins d'être aveugle, qu'un tel pacte n'a jamais existé et n'existera jamais. *Le propre de la société conçue par Rousseau est de n'exister pas*. Elle est une chimère, une utopie extravagante qui, dès l'abord, nie la loi fondamentale de la pensée et du réel : le principe d'identité. Il est rigoureusement impossible que le *moi* asocial par définition, puisse devenir social tout en subsistant comme tel : ou bien le *moi* et les autres individus subsistent, et il n'y a pas de société qui en provienne, *sauf verbalement* et comme un décor artificiel de théâtre où ils déploient leur anarchie incohérente, ou bien le *moi* et ses semblables s'immergent dans la collectivité qui les absorbe complètement et qui veut à leur place, et il n'y a pas davantage de société, mais une communauté fictive, dont la prétendue volonté générale n'est qu'un leurre, puisque seul l'être humain en chair et en os est capable de vouloir, et dont la voix de ventriloque est celle des volontés particulières (ou de la volonté particulière) qui se substituent à l'opinion publique qu'elles fabriquent. La « société » que Rousseau et ses émules prétendent fonder par le pacte social est une *dissociété* dont les éléments étanches *s'imaginent* vivre les uns avec les autres ou une *collectivité géante, imaginée* comme un individu immense ou comme un *moi* commun,
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dont les volontés de puissance particulières projettent le fantôme sur les autres anesthésiées et mystifiées, accaparant pour elles-mêmes « la volonté du peuple », sous laquelle grouillent les mêmes éléments séparés les uns des autres. On ne jette pas un pont entre l'état d'insociabilité et l'état de sociabilité, pas plus qu'on n'en jette un de la pensée à l'être. Dès que l'on part du *moi* ou de la pensée coupée du réel, il est impossible de rejoindre l'être. *Il n'y a pas de pont*, sauf imaginaire, sauf par hallucination interne ou provoquée du dehors.
La doctrine de Rousseau est la plus formidable escroquerie morale que l'histoire ait jamais connue. Elle n'est qu'un être de raison, qui n'a d'autre existence que dans l'esprit qui le pense et l'imagine, mais ses conséquences sont réelles, terriblement réelles. Comme l'anarchie est insoutenable à l'homme parce qu'elle est contre l'ordre naturel qui ne dépend pas de la volonté humaine, la morale devient *automatiquement* un mode à la fois précaire et tyrannique, un conformisme éphémère et effréné, tandis que le droit se transforme en réglementation buissonnante et tatillonne, en un filet de textes, qui enveloppe et emprisonne le citoyen du berceau au tombeau, dans son souci totalitaire de lui communiquer un *ersatz* de vie sociale. Il en résulte une excroissance monstrueuse de tout ce que l'art humain élabore en matières morale et sociale pour compléter l'œuvre de la nature et, corrélativement, un épuisement de la vitalité naturelle dans ces domaines d'une importance essentielle pour l'existence de l'homme : l'enflure extraordinaire de l'État (qui naguère encore était le simple couronnement que le génie de l'homme ajoute à ses tendances sociales pour les parfaire rationnellement), sa prolifération cancéreuse dans tous les domaines, les métastases cancéreuses qu'il lance partout et parfois jusqu'au cœur des âmes, n'ont point d'autre origine que le développement de la doctrine de Rousseau selon laquelle le principe de la moralité et de la sociabilité n'est plus la loi en tant qu'expression de la droite raison conforme aux fins réelles et objectives de la nature humaine, mais la loi comme expression d'une volonté pure et simple, qui vaut absolument et par soi, quel que soit la portée, le sens et le contenu bon ou mauvais de son commandement, du fait qu'elle est volonté générale. Cette volonté est infaillible et elle crée, dès qu'elle s'exprime, le droit et la moralité.
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« La limiter, c'est la détruire », écrit Rousseau, et il ne peut qu'abonder en ce sens dès que la volonté n'est plus spécifiée, définie et donc limitée par l'objet que lui présente l'intelligence. Dès lors, ajoute-t-il, « le pacte social donne au corps politique *un pouvoir absolu sur tous les siens *». La conséquence de la doctrine de Rousseau, comme le montre le jacobinisme toujours renaissant depuis le 18^e^ siècle, est de donner toute licence aux tyrannies totalitaires, en confiant le pouvoir de diriger par la loi les conduites morales et sociales de l'homme, à une idole acéphale, au « monstre froid » dont parle Nietzsche, à un mécanisme étatique anonyme, dont les volontés de puissance des mystificateurs de la prétendue volonté générale détiennent les leviers de commande. A la limite de cette socialisation totale et totalitaire de la vie humaine, les tendances les plus élémentaires comme les plus hautes de la nature humaine sont impitoyablement extirpées : sous prétexte de sauvegarder l'indépendance de l'homme vis-à-vis d'autrui et de supprimer toutes ses « aliénations », on le rend esclave d'un « tout » qui n'a de nom dans aucune langue. Il sombre « dans l'abîme où tend à le jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrible image du Léviathan deviendrait une horrible réalité », comme l'écrivait Pie XII.
On comprend ainsi le sens de la fameuse conversation d'Ermenonville rapportée par Stanislas de Girardin : « Arrivé dans l'île des Peupliers, le Premier Consul s'est arrêté devant le tombeau de Jean-Jacques et a dit : -- *Il aurait mieux valu pour le repos de la France que cet homme n'eût pas existé !* -- Et pourquoi, citoyen Consul ? demandai-je. C'est lui qui a préparé la Révolution française. Je croyais, citoyen Consul, que ce n'était pas à vous de vous plaindre de la Révolution. -- *Eh bien !* répliqua-t-il, *l'avenir apprendra s'il n'eût pas mieux valu, pour le repos de la terre, que ni Rousseau, ni moi, n'eussions jamais existé.* »
L'avenir est aujourd'hui le temps présent. Il est inutile d'insister sur les leçons de l'expérience : peu les entendent. Nous sommes tellement en proie au narcissisme qu'il nous paraît difficile, sinon impossible, d'admettre que la loi relève, d'une manière primordiale, de la raison, c'est-à-dire du principe le plus profond et le plus immanent de notre être pris dans sa concordance avec le réel et dans sa conformité au vrai bien de notre nature.
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Il nous paraît intolérable que la loi provienne d'une raison qui soit dépendante de réalités autres que celle de notre *moi*. Il n'y a donc point de loi que celle que notre *moi* se donne en pleine liberté et en pleine souveraineté à lui-même, dans une totale autonomie. « L'enfer, c'est les autres », tout ce qui est autre que le *moi*. Le *moi* est la béatitude. Il faut donc organiser le monde et l'humanité de manière à ce qu'ils correspondent aux exigences de chaque moi, dans un *aggiornamento* perpétuel, à travers un « mouvement dialectique » sans fin. Rien ne limite la volonté du moi, ni en lui, ni en dehors de lui. Aucune structure naturelle ne la définit. Le *moi*, les lois morales, les lois sociales qu'il instaure sont d'une plasticité radicale. Le *moi*, l'éthique, le droit sont toujours « en situation ». Tout se relativise. Il n'y a de bien et de mal, de vrai ou de faux que dans l'instant où le *moi* le décrète et dont il se libère l'instant suivant. Tout change.
Il n'y a donc plus de loi ni morale ni sociale puisqu'il n'y a ni moralité ni droit sans obligation et que toute obligation fixe, lie, repose sur un rapport permanent. Sans certaines permanences, il n'y a point d'ordre moral ni d'ordre juridique. La morale comme le droit les plus sensibles à l'évolution des mœurs et des sociétés ne s'en réfèrent pas moins à des données invariantes et à des principes immuables. Comment y aurait-il moralité sans tendance au bien ? Même si le bien changeait à chaque instant, encore y a-t-il un lien entre tous ces biens instantanés qui les ramène à un bien situé au-delà de l'instant. Comment y aurait-il contrat sans référence au principe fondamental : *pacta sunt servanda *?
Voilà où l'on va, voilà où nous sommes dès que nous abandonnons la voie de la raison. Aussi longtemps que nous ne l'aurons pas retrouvée, il n'y aura plus de morale ou de droit qu'issus des réserves accumulées par les générations antérieures et qui sont près d'être épuisées. Disons donc et redisons que la loi ne relève pas formellement de la volonté, mais de la raison. Étant règle de l'agir, comme elle est norme de l'être, la loi implique toujours la perception et la détermination de rapports entre une fin poursuivie et les moyens de l'atteindre. Or saisir et définir une relation est toujours un acte de l'intelligence.
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De même, commander est toujours un acte de la raison, car celui qui commande ordonne celui qui est commandé à une certaine fin en la lui intimant. Or ordonner à une fin appartient toujours à nouveau à la raison. Si le caractère moteur de la volonté s'ajoute à l'ordonnance pour la compléter, c'est en s'y subordonnant et en suivant la directive prescrite.
Telle est notre conclusion : la loi est une ordonnance de la raison.
\*\*\*
3\) *La loi est une ordonnance de la raison en vue du bien commun*.
Le simple énoncé de cette proposition, comme aussi tout ce qui l'a précédé, nous montre que la morale n'est point colloquée dans la sphère de la conscience individuelle, ainsi que les nominalistes, les idéalistes et les volontaristes sont contraints de l'admettre, creusant de la sorte un fossé de plus, et tout aussi infranchissable que celui entre le singulier et l'universel, entre la pensée et l'être, entre l'état de nature et l'état de société, entre une raison sans objet et une volonté arbitraire, mais cette fois entre la morale et le droit. En effet, la loi ordonnance de la raison -- laquelle est toujours liée à un sujet -- est désormais spécifiée par son objet propre : le *bien commun*, dont le nom seul affirme le caractère social et la référence à la justice qui règle les relations de l'homme avec ses semblables. Nous sommes dans un domaine moral et explicitement juridique, puisque le droit (*jus*) est *ce qui est juste* (*id quod justum est*).
Ordonnance de la raison, la loi impliquait déjà par l'universalité de la raison elle-même le dépassement du subjectivisme tant dans la sphère morale que dans celle du droit. Mais cette universalité de la raison n'est pas la résultante de la seule raison vide de tout objet, comme le prétendent les héritiers de Rousseau, Kant en particulier. Le volontarisme est en effet contraint de recourir *après coup* à la raison et à son universalité pour justifier l'autonomie originelle du sujet créateur de la morale et du droit.
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Il faut que « la maxime individuelle » de l'action puisse être érigée en loi universelle pour revêtir une valeur morale et sociale. Sans cette note d'universalité, il n'y aurait ni morale ni droit possible, mais pur arbitraire et privilège pur. Aussi le volontarisme réintroduit-il subrepticement dans la loi la rationalité que celle-ci exige, mais en la dépouillant de ce qui en fait précisément l'essence : *la réalité objective* vers laquelle convergent toutes les raisons individuelles qui s'y conforment et qui, dans la mesure même où elles s'y conforment, sont vraies et voient leurs jugements affectés du caractère universel propre à la vérité. C'est le *vrai* bien saisi par la raison pratique qui confère à la loi son universalité. L'universalisation de la maxime particulière opérée par la volonté individuelle autonome n'est nullement la garantie de sa rationalité. Comment, d'abord, être sûr de cette universalisation autrement qu'en recourant à l'imagination ? Comment la volonté, serve à tant d'égards, esclave de tant de passions, peut-elle se proclamer sans rire « législatrice universelle » ? Comment enfin un mal, une fois universalisé, pourrait-il revêtir un caractère moral ?
Le *moi* qui se camoufle ainsi sous l'universel pour se conférer les apparences de la raison et se faire une bonne conscience, n'en patauge pas moins en plein arbitraire et en pleine irrationalité. Il ne franchit pas les bornes de la subjectivité où il s'enferme : un *moi* dilaté aux dimensions de la planète n'en est que davantage un *moi*. Seule la raison droite, accordée à la fin suprême de la nature humaine et poursuivant ainsi le vrai bien, peut revêtir un caractère universel, précisément parce qu'elle est axée sur le bien universel. La loi qu'elle édicte participe de ce fait à son caractère et vise *le bien commun*.
Qu'est-ce que le bien commun ? Cette notion est aujourd'hui si profondément méconnue qu'il faut déployer un grand effort pour la comprendre.
En premier lieu, le bien commun n'est pas la somme pure et simple des biens particuliers, sinon il ne serait plus commun, le bien particulier étant par définition le bien propre à chaque individu et se révélant comme tel incommunicable. En ce cas, il ne serait qu'une collection de biens particuliers sans autre relation entre eux que leur juxtaposition.
En second lieu, le bien commun n'est pas un bien qui, n'étant le bien propre d'aucun être particulier, serait celui de la collectivité envisagée comme une sorte d'individu colossal. En ce cas, il ne serait en rien un bien *commun*, il serait le bien particulier de la personne collective. N'étant pas au surplus le bien des particuliers, comment pourrait-il leur être commun ?
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Le bien commun est un bien et comme tel il est englobé dans la définition du bien : ce que toutes choses désirent en tant qu'elles désirent leur achèvement et leur perfection. Cette plénitude est pour chaque être qui tend à devenir ce qu'il est, son bien personnel. Dès lors, le bien propre ne s'oppose pas au bien commun. Au contraire, le bien commun est le meilleur bien des êtres singuliers. Il est la cause finale qui meut les individus, l'accomplissement de leur nature spécifique et, dans le cas de l'homme, animal *raisonnable,* dirige l'intelligence vers l'être universel qui est son objet même et la volonté ainsi que vers le bien universel qui suit l'être et qui est son objet propre. « Puisque le désir suit la connaissance, note saint Thomas, plus une connaissance est universelle, plus le désir qui en découle se porte vers le bien commun ». Inversement « plus une connaissance est particulière, plus le désir qui en découle se porte vers le bien privé. C'est ainsi qu'en nous l'amour du bien privé suit la connaissance sensible », mais puisque l'homme, par son intelligence, émerge au-dessus de l'animalité, et grâce à son activité intellectuelle, s'accomplit comme homme, la connaissance intellective engendrera l'amour du bien commun, lequel sera d'autant meilleur que le bien privé que l'animal raisonnable se situe au-dessus dg la brute. Chaque fois que l'homme agit en homme et qu'il pose un acte humain, il ne peut agir qu'en vue du bien commun et son acte humain ne peut avoir d'autre cause que le bien commun lui-même. C'est lorsque l'homme n'agit pas en homme qu'il se détourne du bien commun et il n'agit pas en homme lorsqu'il se porte d'une manière exclusive vers son bien privé, lequel suit la connaissance sensible qu'il partage avec les animaux.
Lorsque l'homme parvient à se hisser au niveau où il agit en homme, il s'aperçoit immédiatement que le bien commun est en soi et pour lui-même plus aimable et plus désirable que tous les biens privés auxquels il aspire. Il agit alors selon sa *nature* d'homme et il aime *naturellement* le bien commun davantage que son bien particulier. Il se saisit non pas comme un *moi* autonome, replié sur lui-même, mais comme relié à d'autres êtres, et, à la limite, à la totalité de l'être et au Principe suprême dont il dépend.
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Il comprend, en agissant en homme, qu'il fait partie de divers ensembles et, en particulier de la famille où il est né, de la cité qui en a fait un être civilisé, de la création tout entière et qu'il est porté vers le Bien universel absolu que nous avons dit être le Souverain Bien. Son amour du bien commun devient alors le moteur et le régulateur de l'amour de son bien propre qu'il rectifie. « La bonté de toute partie se prend dans son rapport à son tout. C'est pourquoi Augustin dit que toute partie est mauvaise qui n'est pas conforme à son tout. Donc, comme tout homme est partie de la cité, il est impossible qu'un homme soit bon s'il n'est pas parfaitement proportionné au bien commun, et le tout lui-même ne peut exister comme il lui convient si ce n'est moyennant des parties qui lui sont proportionnées ». Son ordination au bien commun fait que l'homme poursuit adéquatement son bien propre, « car la bonne disposition de la partie se prend de son rapport au tout ».
Aussi est-ce une grande erreur, note Charles De Koninck, « de considérer le bien commun comme un bien étranger, comme un *bonum alienum* opposé au *bonum suum *: on limite alors le *bonum suum* au bien singulier de la personne singulière. Dans cette position, la subordination du bien privé au bien commun voudrait dire subordination du bien le plus parfait de la personne à un bien étranger ; le tout et la partie seraient étrangers l'un à l'autre : le tout de la partie ne serait pas son tout ».
Le bien commun est donc le bien le plus profond de l'homme pris comme tel. Il l'est à un tel degré que l'individu qui en prend conscience est amené à lui sacrifier tous les biens qui lui sont inférieurs, y compris sa vie propre, s'il vient à être menacé. De même que la main risque l'amputation pour défendre le bien commun du corps, ainsi l'homme n'hésite pas à braver la mort pour protéger le bien de l'ensemble dont il fait partie.
L'expérience témoigne du reste à suffisance que le bien commun est le meilleur bien de l'homme. Il est trop évident, en effet, que l'homme ne peut, par ses propres ressources et en recourant aux seules capacités de son moi, assurer le développement de son être et de ses facultés. Il a besoin du premier secours de la famille. Mais celle-ci ne suffit pas pour lui donner de *bien* vivre. Il lui faut encore le concours d'un milieu social plus large où tous les biens communs confluent pour qu'il puisse acquérir la perfection dont il est susceptible.
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Ce milieu social peut prendre au cours des âges des formes diverses : de la Cité antique à la société nationale ou à la fédération d'États, en passant par toute une série intermédiaire. Il importe peu d'ailleurs de savoir quelle est ici la meilleure et la plus utile. Il faut toujours la chercher dans le cas donné, dans tel lieu et dans tel temps donnés. Mais quelles que soient ces circonstances, il reste que seule la société supra-familiale est capable d'assurer cet ensemble d'utilités communes qui permettent à l'homme de développer ses facultés et particulièrement les plus hautes : l'intelligence et la volonté, de pratiquer les vertus morales, d'accéder à la culture qui en favorise le développement et de jouir d'une organisation économique qui en rende plus facile l'exercice.
Il est clair que ce bien commun dont la cité est la dispensatrice n'est pas une chose toute faite et qu'il résulte de la collaboration entre les membres de la communauté. Il est le fruit de l'effort de tous, selon les aptitudes de chacun. Mais du fait que le bien commun est le résultat de la coopération de tous les membres de la communauté ou de leur convergence vers lui, il s'ensuit que le bien commun implique irréductiblement en son essence même la notion d'*ordre*. On peut assurer, sans crainte d'erreur, que le bien commun consiste dans l'ordre puisque l'ordre n'est autre que la disposition concordante des parties d'un tout et qu'au niveau humain cet ordre ne s'obtient ou n'est atteint que par *l'ordination de la raison*. L'ordre est donc la cause finale et le principe de la coordination de tous les actes humains par la raison. Mettre de l'ordre entre toutes les parties de la vie humaine est le propre même de la raison. Il ne s'agit pas de nouveau ici d'une raison qui se plaquerait mécaniquement du dehors sur la vie de l'homme. La raison en cause s'ajoute de l'intérieur à la nature humaine dont elle est la différence spécifique et ordonne cette nature à sa fin suprême et aux fins intermédiaires qui en jalonnent les dispositions et les orientations originelles. Dès sa naissance, l'être humain est mis en relation avec d'innombrables réalités qui font comme lui partie de divers ensembles échelonnés du groupe familial à l'univers, et dans lesquels se dessine un ordre que l'intelligence découvre ou dont elle prolonge les lignes. Être inclus à titre de partie dans des ensembles et, à la limite, dans l'univers, signifie pour l'homme qu'il est soumis à l'obligation de s'y ordonner et d'achever par l'ordination de sa raison l'ordre esquissé par la nature.
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Ni l'ordre ni le bien commun ne sont donc des entités accomplies. C'est dans la mesure même ou l'homme y prend part par ses actes humains, raisonnables et volontaires, qu'ils se font. Plus l'homme se soumet par ses actes à la loi de coordination des parties au tout et des parties entre elles, plus il y a d'ordre et de bien commun. C'est par l'obéissance à l'ordre que l'ordre s'instaure. C'est par la poursuite du bien commun que le bien commun se développe. L'ordre et le bien commun se constituent ainsi par les *relations dynamiques* des parties au tout et des parties entre elles. Ce ne sont pas des choses, ni des êtres au sens de substances ou de réalités qui existent en soi, par soi et pour soi. Ce sont des *rapports*. Dès qu'il y a des actes humains ordonnés à la fin suprême de l'homme, il y a ordre et bien commun.
On comprend de la sorte pourquoi l'ordre et le bien commun sont des réalités précaires, toujours menacées, et qu'il faille veiller constamment sur elles dans l'embrasure du rempart. L'être de relation est l'*ens tenuissimum*, le plus fragile qui soit, disaient les Scolastiques. Les relations des parties au tout et des parties entre elles doivent demeurer congruentes, sous peine de voir le tout se décomposer en un pur agglomérat de parties sans lien ni avec lui-même ni entre elles, mais, d'autre part, elles sont sujettes à toutes les vicissitudes de la vie, aux heurs et malheurs qui affectent l'espèce humaine et les individus humains, aux innombrables déviations qui détournent les actes humains de leur finalité. Aussi longtemps qu'il ne s'agit que de *vivre*, la nature suffit *presque* à les soutenir : ainsi en est-il de l'ordre et du bien commun dans la famille. Mais dès qu'il s'agit de *bien vivre*, d'élever l'homme au-dessus du niveau biologique et de le faire accéder à l'état supérieur qui fait de lui un « animal politique », un *dzôon politicon*, la nature ne donne que l'élan originel qui reste informe et que l'art humain doit compléter. La raison doit suppléer aux faiblesses de la nature, et la raison elle-même, étant humaine, unie à un corps et aux passions des sens, est également fragile.
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La tentation est immense alors de bâtir de toutes pièces, avec les données abstraites de la raison pure, amputée de sa relation au corps et par elle au monde extérieur, à autrui, au Principe transcendant de l'être, une Néphélococcygie, une Cité des Nuées, une société parfaite dont le seul défaut est de n'exister point parce que ses membres devraient être eux-mêmes parfaits, l'intégrité du tout dépendant de l'intégrité des parties, comme la santé du corps de celle des organes. C'est l'aventure dans laquelle le monde s'est engagé à la suite de Rousseau, et qui transforme fatalement la société en un Absolu, en un succédané du Divin, en faisant d'elle un individu géant, détenteur de l'ordre et du bien commun, qui exige des citoyens une soumission totale et un culte idolâtrique et qui leur redistribue ses « bienfaits » à son gré. L'ordre et le bien commun ne sont plus ici des relations, mais, comme « la société » elle-même dont ils sont « l'âme », un tout substantiel, existant par soi et pour soi, dont les citoyens sont les parasites si l'État qui les couronne est faible, et dont ils sont les esclaves chichement nourris si l'État est fort et sous la coupe d'un clan ou de clans décidés à en utiliser la puissance pour eux-mêmes sous le couvert d'une libération de toute « aliénation » sans cesse reportée dans un avenir lointain. Rien n'est plus destructeur de l'ordre que ce mécanisme de coercition des parties qui demeurent sans communication les unes avec les autres et avec le tout, dont Rousseau a formulé l'archétype. La caricature de l'ordre est aussi nocive que le désordre, la déformation du bien commun aussi mortelle que son absence. Le mieux est l'ennemi du bien, dit excellemment le proverbe. Le régime parfait est le régime des parfaits, c'est-à-dire d'hommes qui s'illusionnent dangereusement sur eux-mêmes, se mystifient et mystifient les autres.
Aussi faut-il considérer avec la plus grande circonspection et rejeter avec la résolution la plus nette les théories dites « personnalistes et communautaires » mises à la mode par Mounier, Maritain, Teilhard et consorts, selon lesquelles l'ordre, le bien commun et la cité sont faits pour « l'épanouissement de l'homme » et que, si l'individu se subordonne à la cité, la cité à son tour est subordonnée à la personne humaine. En termes clairs, selon le personnalisme (et son double : le communisme), le bien commun de la cité existe pour le bien privé de l'homme, il doit être subordonné au bien de la personne et servir à réaliser ses aspirations propres.
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Le personnalisme est établi sur un sophisme. Il est vrai de dire que le bien commun est le bien de la personne et que la personne peut le dire *sien* au sens le plus fort du terme. Il est même vrai de dire que le bien commun est *pour* la personne dont il est le meilleur bien et le lien le plus intime et le plus noble avec autrui. Mais il est faux de dire que le bien commun soit pour la personne *prise comme fin*. Prétendre que le bien commun est pour la personne prise comme fin, c'est en faire le bien particulier de chaque individu membre de la communauté. La personne n'est en effet rien d'autre, selon la célèbre définition de Boèce, que « la substance individuelle de la nature raisonnable », et, comme telle, elle est indissociable de l'être humain individuel. Or, il est impossible que le bien commun devienne le bien particulier des individus membres de la communauté sans qu'il ne se particularise. Il subsiste alors non plus au titre de bien commun, mais au titre de bien particulier de la société, de l'État qui couronne celle-ci, des détenteurs effectifs du pouvoir dans ledit État. Le bien commun se singularise. Il devient un bien et un pouvoir d'une force et d'une amplitude immenses dans les mains de gouvernants et au regard desquels le bien privé et le pouvoir propre des individus qui composent la société sont dérisoires. L'État lui-même est alors semblable à une personne physique qui, par sa puissance et son extension, absorbe les personnes physiques des individus en son sein qui ne peuvent se défendre contre lui.
Le totalitarisme de l'État moderne vient de là, ainsi que son athéisme larvé ou effectif. Un bien singulier aussi énorme ne peut que s'agglomérer tous les autres biens particuliers, exactement comme une planète ne peut qu'attirer et confondre en elle-même les corps satellites, disproportionnés à sa masse, qui gravitent autour d'elle. Tout ce qu'il y a de singulier dans l'individu, et jusqu'à la conscience elle-même, ainsi qu'en témoignent des scènes d'hystérie collective récentes, est pour ainsi dire pompé par l'État ou par celui qui s'approprie le bien commun comme sien. « Le culte de la personnalité » ne sévissait pas seulement aux temps de la décadence de l'Empire romain : il brille au terme de la théorie personnaliste fidèle à ses principes.
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Il en est de même de l'athéisme. Non seulement l'athéisme se situe au cœur même du personnalisme (il n'y a pas d'autre substitut de Dieu que le *moi* individuel ou collectif), mais il en est l'âme et le principe moteur : la négation du bien commun dans tous les domaines est négation de la fin dernière de l'homme, négation du Souverain Bien essentiellement communicable, apothéose du Moi en qui s'incarne le bien commun singularisé et qui s'érige en fin ultime de l'univers. *Eritis sieut dei *: le *moi* de chacun se reconnaît dans ce *Moi* supérieur et transcendant qui lui promet la même déification. On est en pleine imposture, et il faut que l'hallucination se perpétue, car le moindre retour au réel signifierait l'écroulement du système de mystification. L'homme se trouve ainsi entraîné dans un mouvement qui ruine son être à mesure où il s'imagine Dieu. C'est la perfection même de l'aliénation : l'homme s'aliène dans son image dilatée aux limites de l'univers dont il est désormais le Principe, mais cette image détruit ce dont elle est l'image et le dieu imaginaire tue le Narcisse réel qui se mire en lui. « La mort de Dieu » est la mort de l'homme.
Pour comprendre la nature du bien commun, il importe de se placer au niveau de la raison qui nous fait homme. Le bien singulier, pris comme tel, ne peut être que le bien des sens et de l'imagination. A ce niveau, tous les prétendus conflits entre l'homme et la société, entre la personne et la communauté, disparaissent. L'homme s'éprouve *partie* de divers ordres compris dans l'ordre universel de la nature et dépendant du Principe même de la nature. L'intelligence est *ordonnée* à ces divers biens communs et au Bien commun ultime de l'univers qui exercent à son égard la fonction de « tout ». Pour devenir ce qu'il est par nature, l'homme a besoin de se soumettre à ces biens communs et au Bien Commun universel. Il deviendra d'autant plus ce qu'il est que sa faculté propre, sa raison, orientera sa nature vers eux par ses ordonnances. Sa dignité d'homme est exactement corrélative à son respect des ordonnances de la raison en vue du bien commun, c'est-à-dire à son respect de la loi. Sans la loi, l'homme est une bête ou un dieu, plus exactement une bête qui se croit dieu.
\*\*\*
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4\) La loi est une ordonnance de la raison en vue du bien commun *promulguée par celui qui a soin de la communauté.*
La promulgation est l'acte par lequel le législateur porte la loi à la connaissance des agents intelligents qui doivent l'observer. Elle est une des notes les plus nécessaires, et pourtant la plus méconnue, de la loi. Le propre de l'agent intelligent est en effet de connaître et, dans le cas donné, de connaître la norme de ses actes. Comment pourrait-il la connaître si l'on ne la lui fait pas connaître ? par lui-même et par lui seul, en scrutant sa propre raison ? Nous en revenons par ce biais à l'autonomie, au volontarisme déguisé, à son arbitraire, à ses conséquences. Il est inutile d'en répéter ici la critique que nous en avons déjà faite. Qu'il nous suffise de rappeler que la volonté ne peut se décider à l'acte sans un jugement de raison, qu'un jugement de raison, s'il est moral, ne peut pas ne pas se conformer à la fin dernière de l'homme, et que cette connaissance pratique de la finalité des actes humains, pour être inscrite inchoativement dans les premières démarches de la nature, ne laisse pas d'être déficiente chez la plupart des hommes.
Prise en elle-même, en son état brut, la nature est hors d'état à se dépasser. Il faut qu'elle soit *éduquée.* Il faut qu'elle soit *enseignée*. Il y a toujours dans l'homme un ferment de révolte de la sensibilité et de la passion contre la raison, auquel il faut sans cesse et expressément opposer la loi. Sans la proclamation réitérée du « il faut », « il convient », « il sied », « il est nécessaire », « il y a lieu », « on doit », etc., l'homme deviendrait le pire des animaux, en s'abandonnant à ses emportements, à ses concupiscences, à ses convoitises. La nature de l'homme devient raisonnable par une discipline à l'origine de laquelle il y a un ordre promulgué. La force obligatoire qui est l'attribut propre de la loi n'acquiert sa pleine efficacité que si elle est portée à la connaissance de tous ceux qu'elle se soumet.
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Cette promulgation n'est pas une simple condition préalable à l'observance de la loi par les sujets qui en prennent connaissance. Elle a un sens dynamique. Elle est la cause motrice ou le principe de l'observance. Comme l'écrit saint Thomas, de même que, dans l'ordre physique, les agents naturels impriment à leurs effets un principe interne d'activité, ainsi, dans l'ordre moral, la promulgation de la loi grave un principe instigateur et directif d'action dans la raison de ceux qui doivent s'y soumettre. Il ne s'agit pas d'un pur principe extrinsèque. Au contraire, la promulgation de la loi rencontre le vœu même de la nature rationnelle de l'homme, le précise et le porte à son terme. Il est clair en effet que la nature rationnelle de l'homme l'incite à connaître *d'une manière explicite* l'orientation à laquelle ses actes doivent obéir. Il ne lui suffit pas de se soumettre aux pressions de la coutume ni à l'autorité tacite des usages. La raison demande que la chose prescrite soit *énoncée d'une manière formelle* afin qu'il ne subsiste en elle aucun doute sur l'orientation à prendre et qu'elle sache qu'elle est dans la rectitude de la vérité.
Ici encore, comme partout en morale, la notion de finalité domine, souveraine : c'est pour que la fin même de l'acte humain, à savoir le bien commun, puisse être pleinement et effectivement atteinte, que la promulgation est requise.
Comme le bien commun est par lui-même sans voix, il faut que la loi qui le vise soit promulguée par celui qui a le soin et la charge de la communauté. Ce n'est pas à n'importe qui qu'il revient de porter des lois. Redisons en effet que la loi a d'abord et principalement pour fin le bien commun et que l'ordre qu'elle établit en le visant émane de la raison rectifiée par sa fin. Or la raison qu'elle soit pratique ou spéculative est toujours la raison de quelqu'un, en chair et en os, pourvu d'un nom propre, même si ce législateur n'apparaît pas à première vue comme tel. Il est impossible que la loi -- entendons bien la loi conforme à sa définition objective et rationnelle, non la loi qui s'en écarte, ainsi que c'est trop souvent le cas -- provienne de la collectivité prise comme telle puisque celle-ci est manifestement privée de raison. Si la loi -- la loi authentique encore -- émane d'aventure de la communauté, ce sera d'une communauté unanime dont tous les membres, doués quant à eux de raison, visent le bien commun. Ce n'est possible que dans des communautés restreintes dont les parties ont tendance à s'ajuster spontanément entre elles et au tout, parce qu'elles se connaissent *effectivement* et connaissent leur tout d'une manière qui n'est pas imaginaire. Toute connaissance réelle naissant de l'expérience, il est clair que cette condition n'est remplie qu'en des cas relativement peu nombreux.
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Aussi, le régime démocratique est-il celui qui correspond le plus malaisément à la définition de la loi. A mesure où le nombre des membres d'une communauté augmente, le risque de désaccords sur le bien commun augmente à son tour, parce que les risques de méconnaissance de la fin poursuivie se multiplient. Il n'est pas exagéré de dire que la démocratie n'est pas le régime qui convient à des grandes sociétés ou à des grands États et que le caractère moral des lois qui y sont promulguées y est très aléatoire dès que le système dépasse certaines limites. La proposition d'Alfred Sauvy de développer l'information pour pallier les déficiences trop patentes des grandes démocraties où la raison du citoyen est sans cesse ballottée entre la torpeur et l'effervescence en passant par « la poudre aux yeux » généralisée, se heurte à un obstacle majeur : quelle garantie peut-on avoir que l'information soit véridique alors que ses moyens de diffusion sont d'une puissance telle qu'ils peuvent obtenir l'adhésion des citoyens à n'importe quoi et qu'ils se situent au delà du vrai et du faux, au delà du bien et du mal ?
Cette situation est d'autant plus grave que la loi, ordonnance de la raison, est destinée à orienter les membres du groupe social -- et nous le sommes tous -- vers le bien commun qui est leur bien le plus profond et qui fait corps avec leur être. Dès lors, l'effet lointain de la loi qui est de rendre vertueux les êtres raisonnables qu'elle se soumet (car c'est par la vertu que l'homme peut atteindre sa fin et son bien), devient problématique puisque la raison, mère des actes humains et de la vertu qui en dérive, ne trouve plus à s'exercer et que la morale dont elle est grosse lorsqu'elle est rectifié vers sa fin dégénère en bavardage et en battage publicitaire. Son effet plus immédiat même, qui consiste à contraindre le sujet de la loi, c'est-à-dire l'être raisonnable, à l'obligation et au devoir, devient à son tour incertain. La loi lie en effet d'une manière absolue, mais elle ne peut atteindre la source même du consentement qu'est la raison, si celle-ci est incapable de s'exercer faute de réalité à épouser et à parfaire. Il suit de là que la loi oblige le sujet de la loi à ne lui donner qu'une adhésion irrationnelle qui se présentera fatalement à lui, parce qu'il est un être raisonnable, sous les apparences et sous le déguisement de la raison. Le pharisaïsme de la plupart des démocraties ou plus exactement des régimes qui en usurpent le nom trouve là son explication. Il est comble lorsque l'unanimité est prétendument atteinte dans une grande société.
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Si l'autorité ou l'ensemble des pouvoirs dans une société donnée n'émane de la communauté qu'à des conditions bien définies, il résulte de la définition même de la loi qu'elle se définit par le bien commun lui-même, sans laquelle il n'est point de loi. Cette finalité de l'autorité en détermine à la fois la nécessité et les limites.
L'autorité est nécessaire. Sans elle, il n'est pas possible, il n'est *réellement* pas possible d'unir *activement* les membres d'une société en vue du bien commun. L'autorité est de droit naturel. Elle est exigée par la nature même de l'activité morale qui, étant de soi orientée vers le bien, n'atteint le *vrai* bien que sous la directive d'une raison *rectifiée* vers sa fin et donc soumise à l'autorité d'une raison *rectifiante.* Le relâchement des mœurs qui se produit dès que l'autorité est affaiblie en est un témoignage entre mille. Du reste, dès qu'il s'agit de diriger vers une même fin commune un certain nombre, plus ou moins grand d'individus, il faut une autorité directrice. Sans elle, il est peut-être possible qu'un petit nombre de personnes, pourvues d'une bonne disposition naturelle ou par faveur divine, comme le dit Platon, atteignent leur fin, mais il est manifeste que la plupart des hommes, enclins qu'ils sont au vice ou incités à la poursuite de biens fallacieux -- des plaisirs, notamment -- ne peuvent y parvenir. La force ou la crainte de la loi sont requises pour les y contraindre, de telle sorte qu'ils se trouvent conduits par l'habitude que l'observation de la loi leur impose, à faire volontairement ce qu'ils accomplissaient naguère encore par peur et devenir ainsi vertueux. Il est trop clair que la crainte de la loi est pour beaucoup le commencement de la sagesse. Il suffit à cet égard que nous observions nos propres comportements. Sans autorité, il n'y a que démesure, destruction du tout par les parties et ruine des parties elles-mêmes. La fable de Ménénius Agrippa est éternelle.
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L'autorité, comme la loi, est finalisée par le bien commun. Elle lui est donc subordonnée au même titre : elle est un moyen en vue de cette fin. On peut dire sans erreur qu'elle est un service et que celui qui l'exerce est un serviteur. Il est serviteur d'une maîtresse exigeante qui ne souffre pas que le moyen soit inadapté à la fin, soit par défaut soit par excès. C'est le bien commun que vise l'autorité. Elle ne sera juste que si elle le poursuit, l'assure, le respecte. Aussi le Prince, comme on disait jadis, qui tourne son autorité à sa propre cupidité ou à sa gloire et qui en fait l'instrument de son bien privé, n'établit des lois qui n'en ont que le nom. « De telles lois n'obligent pas dans le for intérieur, disent à bon droit les moralistes, si ce n'est peut-être pour éviter le scandale et le désordre. » Une autorité qui prescrirait le culte du « gros animal » dont parle Platon, ne doit être même en aucun cas obéie. Autrement dît, de par sa finalité même, l'autorité n'appartient jamais en propre à une personne privée prise comme telle. Sans doute est-elle toujours exercée par un être humain de chair et d'os, par une personne, mais cette personne dépose pour ainsi dire son caractère privé pour n'être plus qu'une personne publique, exerçant dès lors l'autorité dans les limites de l'ordre *objectif* propre au bien commun. Son pouvoir vise dès lors en principe les situations générales et, par exception rare, les cas particuliers (lorsqu'il faut, par exemple, récompenser ou punir tel ou tel individu). « Ce n'est pour aucun avantage privé -- ni le sien ni celui d'autres -- que le législateur exerce son pouvoir, écrit justement Isidore de Séville, mais pour l'utilité générale des citoyens. » De ce fait, l'autorité ne commande pas tous les actes humains, mais seulement ceux qui peuvent concourir au bien général, soit immédiatement (la défense de la patrie par exemple), soit médiatement (en instaurant certaines disciplines qui incitent les citoyens au respect du bien commun, dans l'éducation des enfants par exemple). Sans le moindre paradoxe, il est permis de dire que le caractère général de l'autorité (qui vaut aussi pour les vices dont elle ne prohibe que les plus graves) est ce qui en trace les bornes. Tout ce qui est en dessous de l'ordre général dans une société donnée et qui appartient à l'ordre de communautés particulières ou à l'ordre des conduites personnelles échappe à l'autorité du législateur. Ce sont alors des autorités subsidiaires et, dans de cas de la conduite personnelle, la raison personnelle elle-même, qui assument l'autorité, limitant de la sorte l'autorité supérieure et lui conférant par sa canalisation même toute sa force et toute son efficacité.
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Une autorité tatillonne qui quitte la voie royale du bien commun pour se perdre dans les lacis inextricables des directions de plus en plus particulières à imposer, a tôt fait de s'affaiblir ou, si elle ne s'effrite pas, elle doit alors s'entourer d'un carcan policier et coercitif qui, par la résistance qu'il provoque, l'énerve d'une autre manière. En ce cas, le bien commun, qui est le bien le plus digne de l'homme et de son activité morale, en subit les conséquences désastreuses.
C'est encore la finalité de la loi qui détermine le ou les détenteurs de l'autorité. Sauf le cas de communautés restreintes dont tous les membres connaissent par expérience le bien commun et qui possèdent alors de ce fait le pouvoir de légiférer, c'est aux hommes les plus doués de raison -- de raison pratique, s'entend -- dans une société donnée que revient en droit l'autorité légitime. En fait, l'examen attentif de l'autorité qui s'exerce montre qu'elle est indivisible en raison même de son objet : diriger vers une fin commune les personnes et les groupements qui constituent le corps social. Si l'on est plusieurs pour imprimer cette direction, il est manifeste que telle autorité se rallie les autres soit par persuasion, soit par ruse, soit par contrainte, soit par n'importe quel autre moyen, pour exercer ce pouvoir. L'autorité est toujours en dernière analyse « monarchique », même dans les assemblées. Il se peut qu'elle change souvent de titulaire, mais il n'importe. La nature même de la loi axée sur le bien commun indivisible (car s'il est divisible, il faudra en coordonner les éléments et le rendre indivisible) impose l'indivisibilité de l'autorité.
D'où la redoutable responsabilité morale du législateur : c'est par un acte humain, et donc moral, dont il est responsable, qu'il coordonne les activités des membres d'une société en vue du bien commun qui est le meilleur bien des êtres singuliers qui la composent et qui, comme tel, est plus hautement *moral*. Les Anciens allaient jusqu'à le dire divin en ce sens qu'étant de soi diffusif et communicable à plusieurs dont il est le meilleur bien, « il est plus semblable à Dieu qui est la cause ultime de tous les biens » : *dicitur hoc autem esse divinius, eo quod magis pertinet ad Dei similitudinem qui est ultima causa omnium bonorum*. Sans doute, le législateur n'a pas à se préoccuper d'enrichir la conscience des individus ni de perfectionner leur être intime.
326:127
Ce n'est pas de l'intérieur qu'il atteint la vie humaine. Mais en promouvant le bien commun, il engendre la condition générale de toute vertu privée : sous la contrainte de la loi, l'individu prend l'habitude de bien agir et devient vertueux. Si la fin morale de l'homme est la béatitude, celle-ci dépend, pour être et pour être vraie, du législateur.
Le législateur n'est donc pas seulement le premier moteur de l'ordre social en tant que celui-ci préscinde ([^52]) l'ordre moral, mais des deux ordres associés. Il transmet de proche en proche à tous les membres de la société l'impulsion de la loi dont il est l'auteur responsable. Il engendre de la sorte à tous les degrés de l'échelle sociale où s'exercent des autorités subordonnées ou subsidiaires une suite de responsabilités analogues à la sienne. C'est à la responsabilité qu'assument à leur niveau propre tous ses organes que se mesure la perfection humaine d'une société et, par là, sa valeur morale. Plus il y a de responsabilité tant chez ceux qui commandent que chez ceux qui obéissent, plus il y aura en cette société une vie morale et une vie sociale.
Cette longue analyse nous montre combien la notion de loi est *capitale* et qu'elle recouvre le champ entier de l'existence humaine à tous ses niveaux : au niveau physique, cela va de soi ; au niveau de la vie végétative et de la vie animale, cela va de soi encore ; au niveau de la différence spécifique de l'homme ou de sa raison ; au niveau de la relation entre sa raison et l'accomplissement de son être ; au niveau de la relation entre sa raison et le bien commun ; au niveau de la relation entre sa raison et le Souverain Bien ou Dieu ; bref au niveau de toutes les parties constitutives de l'être humain et de ses causes, au niveau de la nature humaine en tous ses tenants et aboutissants. De la nécessité physique à la nécessité morale, la contingence de l'homme est soutenue au-dessus du néant par la Loi. Pindare a ramassé dans une admirable formule cette universalité de la Loi : *ho nomos pantôn basileus*, la Loi est la reine de toutes choses.
Marcel De Corte.
Professeur à l'Université de Liège.
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## NOTES CRITIQUES
### Notules et informations
**Après la mort du Padre Pio. --** « Une personnalité controversée », écrit *Le Monde* du 25 septembre, où un « J. N. » qui est vraisemblablement le correspondant sous-informé Jacques Nobécourt nous révèle :
-- que le cardinal Ottaviani était opposé au Padre Pio (!!!)
-- que, selon *L'Osservatore romano* (habilement cité), les miracles du P. Pio ne venaient probablement pas de Dieu, mais plutôt « de son adversaire », c'est-à-dire du Diable ;
-- que les fidèles du P. Pio formaient en réalité « une véritable secte » ;
-- que le P. Pio « avait été pris pour symbole (!?) par les éléments les plus conservateurs de l'Église italienne ».
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Nos abonnés, eux du moins, avaient immédiatement sous la main tout l'essentiel de la documentation nécessaire :
1° Quatre articles d'Ennemond Boniface sur la biographie et la spiritualité du P. Pio, parus en 1966 dans *Itinéraires *: numéros 102, 103, 104 et 105.
2° Notre compte rendu détaillé du livre d'Ennemond Boniface : « Un livre terrible sur le Padre Pio », compte rendu paru dans *Itinéraires*, numéro 110 de février 1967, pages 292 et suivantes.
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Nous redisons que la lecture du livre d'Ennemond Boniface est très recommandée à nos lecteurs avertis.
Ce livre s'intitule : *Padre Pio de Pietrelcina ***;** il a paru aux Éditions de la Table ronde.
Bien sûr, on le trouve très difficilement chez les libraires, et encore plus difficilement chez les libraires qui se disent « catholiques ».
Mais on peut se le procurer au Club du Livre civique, 49, rue Des Renaudes, Paris XVII^e^.
Dans les « Documents » du présent numéro, à l'intention de nos nouveaux abonnés, nous reproduisons notre compte rendu du livre d'Ennemond Boniface.
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**Le texte LATIN des nouvelles « prières eucharistiques ». --** On sait que trois nouveaux « Canons » de la Messe ont été répandus depuis le 15 août dernier *en version française*.
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Leur texte latin n'a pas été diffusé dans le clergé, du moins en France, ce qui est une manière évidemment radicale d'imposer pratiquement l'emploi du seul vernacu. Cela ne fait qu'une de plus dans la longue liste des mesures obliques et arbitraires machinées par le totalitarisme clérical. Mais le bulletin « Discours du Pape et chronique romaine » vient de prendre l'heureuse initiative d'éditer en brochure ces textes *latins*, accompagnés d'une traduction littérale que l'on pourra comparer avec la « traduction approuvée » qui est souvent « assez large ». Cette utile brochure s'intitule : *Prières eucharistiques et préfaces*. Il est en général inutile de la demander chez les libraires, surtout s'il s'agit de libraires dits « catholiques ». On se la procurera aux « Éditions Saint-Michel », 53 -- Saint-Céneré.
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**« Nous ne pouvons plus faire confiance à des pasteurs qui ne disent pas la vérité ».** -- Le bulletin « Una Voce », dans son numéro 21 de juillet-août, a publié le rapport moral de l'Association « Una Voce » de France, fait par M. Cerbeloud-Salagnac. On peut demander cet important document à « Una Voce », B.P. 174, Paris XVII^e^.
De ce rapport où tout est à lire attentivement, nous extrayons le passage suivant :
« Nous avons trop souvent l'impression d'être les victimes du mensonge et de l'hypocrisie. Et cela, nous ne pouvons pas, nous ne pouvons plus le supporter. Prétendre que les textes conciliaires signifient le contraire de ce qu'ils disant est un mensonge. Refuser une messe en latin pour un enterrement, pour un mariage, pour un anniversaire, sous prétexte que le Concile ne le permet plus, est un mensonge. Dire que le pape, que les évêques, interdisent dorénavant l'emploi de la langue latine et du chant grégorien, est un mensonge. Prétendre, dans un rapport officiel au Saint-Siège, que la grande majorité des catholiques de France est parfaitement satisfaite des formes nouvelles de la liturgie, et qu'une certaine opposition n'est le fait que d'une minorité obéissant à des options politiques ou sociales, est un mensonge. Nous ne pouvons plus faire confiance à des pasteurs qui ne disent pas la vérité. »
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Ainsi, l'Association Una Voce, qui a été si strictement respectueuse, soumise et modérée, en vient elle aussi à de telles constatations, après avoir poursuivi pendant des années ses efforts héroïquement patients pour un « dialogue » où elle a été constamment dupée, trompée, bafouée par « des pasteurs qui ne disent pas la vérité ».
Telle est bien la situation. Il est très utile que l'Association Una Voce en ait fait l'expérience jusqu'au bout, sur un point particulier mais essentiel. C'est une preuve supplémentaire.
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**Les Apparitions de Notre-Dame de Lourdes.** -- Sous ce titre, c'est l'ouvrage classique et fondamental d'Henri Lasserre qui vient d'être réédité : le résumé, fait par l'auteur lui-même, des travaux historiques et critiques qui lui avaient valu l'approbation complète de Pie IX (par le Bref du 4 septembre 1869).
Sur *l'histoire authentique des Apparitions de Lourdes*, il n'existe pas d'ouvrage que nous puissions recommander de préférence à celui-là.
Comme il est malheureusement probable que vous ne le trouverez pas chez les libraires (surtout si ce sont des libraires qui se disent catholiques), demandez-le chez l'éditeur : Maisonneuve, 386, route de Verdun, 57 -- Sainte-Ruffine.
\*\*\*
**« Permanences » nouvelle formule **: à partir de son numéro 52 d'août-septembre. Les différents articles sont désormais « autonomes » : on fait sauter l'agrafe centrale du fascicule, et chaque article constitue alors un dossier séparé, ayant sa propre pagination.
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**Extravagances liturgiques et faux œcuménisme **: sous ce titre, un livre de Michel Demange, paru aux Éditions du Club de la culture française (42, rue d'Ulm à Paris).
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**Le fameux pluralisme des titres.** -- Le quotidien catholique de Lille, *La Croix du Nord*, est en septembre devenu hebdomadaire.
Commentaire du quotidien parisien intitulé « Le journal la croix », numéro du 18 septembre :
«* Cette décision traduit les difficultés insurmontables des petits quotidiens régionaux face à un marché de l'information et de la publicité monopolisée par les titres leaders. Le pluralisme des titres, fondement du droit à l'information et condition nécessaire de la liberté, reçoit un nouveau coup. *»
330:127
Voilà qui est fort bien dit.
Mais «* Le journal la croix *» conclut, en sens contraire, en appelant ses lecteurs à... soutenir et renforcer le monopole de fait du «* Journal la croix *», seul quotidien catholique, afin qu'ainsi «* s'exprime un courant de pensée chrétienne *».
Oui, mais : et *les autres* courants de pensée chrétienne ?
Les autres, eh ! bien, il se passeront de la « nécessaire condition de la liberté » et du « droit à l'information ».
Dans la presse quotidienne catholique, en France, « le pluralisme des titres, fondement du droit à l'information et condition nécessaire de la liberté », n'est pas respecté.
Il y avait plusieurs quotidiens catholiques à Paris avant la guerre.
Il y a plusieurs quotidiens catholiques en Italie.
Le monopole actuel du «* Journal la croix *» ne vient pas seulement ni d'abord de difficultés matérielles. Il vient surtout de privilèges politiques et religieux. Ce journal est par exemple le seul, parmi ceux qui continuèrent à paraître sous l'occupation allemande jusqu'en 1944, à avoir été autorisé à reparaître après la libération. Et cetera, et cetera. Ce monopole a été *voulu.* Aucun baratin ne parviendra jamais à faire oublier l'anomalie et l'injustice d'une telle situation.
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**Le mensonge de l' « information ».** -- On lisait dans le quotidien parisien intitulé «* Le journal la croix *», numéro du 18 septembre :
« France-soir publie les résultats d'un sondage de l'I.F.O.P. qui a posé à un échantillon représentatif de l'ensemble des Français les questions : «* Les catholiques, après Humanæ vitæ, devraient-ils suivre les directives du Pape sur la pilule anti-conceptionnelle ? et les suivront-ils en fait ? *»
50 % répondent « non » à la première question, 61 % répondent « non » à la seconde.
A cela, «* Le journal la croix *» ajoute une phrase de commentaire :
«* Ce sondage ne permet pas de distinguer entre l'opinion des catholiques et ce que les non-catholiques pensent des catholiques. *»
Commentaire discret, commentaire timide, mais fort judicieux. Il met en lumière ce que l'on pourrait appeler poliment le caractère radicalement « non-scientifique » de tels sondages. Le lendemain, dans le même journal, Pierre Limagne reprenait la même idée d'une manière plus vigoureuse et explicite.
Or c'est cette méthode trompeuse qui a été employée à satiété pendant le Concile, notamment à propos des « innovations liturgiques » : et c'est ainsi que l'on a induit en erreur l'opinion, les évêques et certains organes du Saint-Siège. On ne trouvait que dix ou vingt pour cent de défenseurs de le liturgie traditionnelle : mais on interrogeait tous ceux qui « avaient entendu parler » de changements liturgiques (au lieu de faire un sondage parmi ceux qui vont régulièrement à la messe dominicale). A l'époque, *La Croix* ne s'était pas aperçue de la supercherie, ou du moins ne l'avait pas signalée.
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331:127
**Le Cardinal avait « fait du chemin ».** -- Les I.C.I., dans leur supplément d'août 1968, citent en page VI une « opinion » du cardinal Suenens, exprimée en ces termes :
« *Nous avons fait du chemin depuis Aristote. Nous avons découvert la complexité du réel, où le biologique interfère avec le psychologique... *»
Selon l'auteur de cette « opinion » mirifique, Aristote n'avait donc aucun sentiment de la complexité du réel ; et il ne s'était pas aperçu que le biologique interfère avec le psychologique.
Des bourdes semblables manifestent à quel point le niveau intellectuel des grands de ce monde « a fait du chemin » : il a fait du chemin en marche arrière.
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Faut-il en croire les I.C.I. ? Faut-il tenir leur citation pour authentique ? Le cardinal Suenens a-t-il vraiment pu proférer une aussi extraordinaire... étrangeté ?
Mais oui. Sa fameuse déclaration nous a été assénée pendant des années par toutes les feuilles religieuses. *L'Ami du clergé* la reproduit encore dans son numéro du 12 septembre. C'est la déclaration que le cardinal Suenens avait faite le 29 octobre 1963 au cours de la III^e^ session du Concile dont il était, misère, l'un des quatre « modérateurs ». Si l'on doute, non sans raison, des I.C.I., on peut en croire le texte donné par *L'Ami du clergé.* Le cardinal Suenens disait notamment :
« *Nous avons fait du chemin depuis Aristote, et nous avons découvert la complexité du réel où le biologique interfère avec le psychologique, le conscient avec le subconscient. De nouvelles possibilités sont constamment découvertes dans l'homme en son pouvoir de diriger le cours de la nature. D'où il ressort une connaissance plus profonde de l'unité de l'homme* (...)* ; il s'ensuit également une estimation plus exacte de son pouvoir raisonnable sur le monde qui lui est confié. Qui ne voit que, ainsi, nous serons peut-être amenés à des recherches ultérieures sur la question de ce qui est* « *selon la nature *». *Nous suivrons le progrès de le science. ***»**
Il y a effectivement un progrès des connaissances scientifiques, qui normalement croissent et se multiplient. Mais il en va autrement des connaissances morales, qui peuvent régresser, comme le manifeste, entre autres, l'exemple du cardinal Suenens.
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On raconte qu'après « Humanæ vitæ » le cardinal aurait décidé de déposer sa pourpre.
Mais la nouvelle attendue n'est pas encore sérieusement confirmée.
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332:127
**Cinéma « catholique ».** -- L'Office « catholique » international du cinéma a décerné son « Grand Prix » à un film du marxiste Pasolini intitulé « Teorema ».
D'autre part, ce film a été saisi par les autorités judiciaires italiennes, qui déclarent qu'il contient « différentes scènes de rapprochement charnel, dont certaines sont particulièrement lascives et libidineuses, ainsi que des descriptions de rapports sexuels entre un invité et un membre de la famille qui l'accueille. »
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**L'esthétisme décadent**. -- Dans « Le journal la croix » du 3 octobre, page 12, à propos d'un film où apparaissent Gabin et Funès, ce jugement (c'est nous qui soulignons, en capitales) :
« Il ne s'agit pas davantage de cinéma moralement répréhensible ou douteux. Non : c'est, PLUS GRAVEMENT, le goût qu'on déforme... »
Ainsi parle notre unique quotidien catholique. La « déformation du goût » y est jugée plus grave que le « moralement répréhensible ».
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**Encouragements.** -- Dans le quotidien parisien intitulé « Le journal la croix », numéro du 13 septembre, en page 9, à propos de l'encyclique « Humanæ vitæ » :
1° Une déclaration de Mgr Provenchères, évêque de Créteil :
« *J'avoue être gêné par les trop enthousiastes, car je ne peux négliger la grande déception de nombreuses âmes sincères, je ne peux oublier que ce sont les petits, les pays insuffisamment développés qui restent le plus difficilement devant leurs problèmes. Je suis plus à l'aise avec les protestataires... *»
2° Une déclaration de Mgr Pailler, archevêque de Rouen et inoubliable auteur du célèbre schisme de décembre 1965, -- schisme sur lequel on peut se reporter ou numéro 95 d' « Itinéraires » : « Un schisme pour décembre » -- de Mgr Pailler lui-même, donc, cette déclaration **:** « *Je suis un peu inquiet devant la joie sauvage avec laquelle un de mes correspondants apporte à cette encyclique* « *admirable *» *une* «* adhésion totale et inconditionnelle *» *qu'il refusait hier à d'autres encycliques du même Paul VI et, évidemment, aux textes conciliaires*. »
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**« Originalité ».** -- Un chroniqueur du journal « Le Monde », partant d'une « présentation » de l'encyclique *Humanæ vitæ* faite par un archevêque français, déclare le 3 octobre que cette présentation « exclut toute argumentation de type philosophique, théologique ou juridique ». Et il ajoute aussitôt : « *C'est là d'ailleurs l'originalité de la plupart des commentaires publiés par des évêques français. *»
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**Le style hypocrite.** -- Dans les « Études » d'octobre 1968, page 443, sous la signature du directeur Bruno Ribes (c'est nous qui soulignons, en capitales)
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« A première vue, il peut paraître que l'encyclique nous enfermerait dans une morale stoïcienne ou, plus précisément, NATURALISTE, simplement recouverte par une surmotivation religieuse. Ceci ne me paraît pas TOTALEMENT exact. »
Pas totalement exact, non donc partiellement exact.
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**Interrogation.** -- Propos d'un « député gaulliste » rapporté par Noël Copin en première page du *Journal la croix* du 13 septembre :
« Notre inquiétude vient de ce que nous nous demandons si nous n'allons pas connaître ce que nous ayons déjà connu autrefois, après avoir été élus pour garder l'Algérie française. Nous avons été élus cette foi-ci contre une révolution : mais cette révolution, ne s'apprête-t-on pas à nous la faire faire ? »
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### Bibliographie
#### Marguerite Yourcenar L'œuvre au noir (Gallimard)
Les alchimistes sont à la mode, peut-être parce qu'ils nous consolent de bien des choses, et qu'il est doux de rêver aux découvreurs de pierre philosophale dans un temps qui, pour les problèmes essentiels de l'homme, a l'amère conscience de ne point avoir trouvé le symbolique fil à couper le beurre. Le procès et la mort de l'alchimiste constituaient déjà le début des aventures d' « Angélique » chère au public populaire ; nul inconvénient à cela, et Hugo lui-même reprit souvent aussi les thèmes et la manière des feuilletons de son temps. « L'œuvre au noir » est un ouvrage fort travaillé, d'un style dense, d'une démarche ferme et assez vive pour supporter une érudition abondante et minutieuse. Il y a quelque chose d'intrépide à placer un roman sous une référence à Pic de la Mirandole, et à vouloir faire tenir tout le XV^e^ siècle dans une biographie. Le héros imaginaire, Zénon, médecin et philosophe athée, ne réussit pas complètement à soutenir le poids de l'édifice ; il n'a pas un don suffisant de sympathie, et n'est pas tout à fait convaincant. Le thème sodomite (pour lequel Marguerite Yourcenar manifestait déjà dans les « Mémoires d'Hadrien » une propension qu'on serait presque tenté de qualifier d'ingénue) ne fait qu'accentuer bizarrement la nature didactique du personnage et le caractère pléthorique de sa psychologie : un « homme complet » selon l'enseignement du paganisme, et où l'authentique nature humaine se perd.
334:127
Car c'est bien une apologie du paganisme que véhicule l'histoire du médecin alchimiste, jusqu'à son suicide à l'antique pour éviter le bûcher ; et malgré le réalisme des scènes violentes, guerrières, familières, souvent inspiré des tableaux de Breughel, le roman dégage une sorte de lourd vertige à cause d'une prolifération d'idées si accablantes que la connaissance en paraît peu souhaitable et qu'elles font désirer une science plus authentique ; Socrate s'élevait ainsi contre les « physiciens » de son temps. S'il est vrai que l'alchimie ne se contentait point de ses cornues et de ses fourneaux, si le travail qu'elle entreprenait devait aboutir à cette désagrégation confuse de l'humain, on arrive à comprendre les méfiances qu'elle éveilla, et même si on n'en approuve pas les applications, les sévérités dont elle fut l'objet. « L'œuvre au noir » est un roman assez bien en accord avec les problèmes intellectuels et moraux de notre temps, mais le surhomme dont le livre est manifestement l'éloge ne séduit pas ; l'ensemble donne l'impression, plus encore que d'une biographie imaginaire, d'une sorte de bréviaire romancé d'illuminisme maçonnique écrit avec un talent aussi certain qu'il est épais.
J.-B. Morvan.
#### Roger Bésus : Le Maître (Plon)
Roger Bésus doit une part de sa méthode d'investigation à Bernanos, au moins dans l'orchestration de ce paradoxe de la foi qui, à travers une intrigue courte pour sa chronologie exacte et en même temps longuement torturante dans ses harmoniques, renforce la confiance en une mission supérieure dans les âmes du philosophe Sommery, du publiciste chrétien Despérant, et de quelques autres encore autour d'eux. Une certaine parenté avec Léon Bloy apparaît aussi dans la façon dont est situé le personnage de Despérant. Mais autour de l'anecdote centrale d'un meurtre presque « gratuit », le climat général comporte une présence toujours sensible de l'actualité politique de 1954, qui n'influe pas sur le fait central, mais qui apparente le drame à une angoisse plus générale : cette inquiétude du temps, C'est au personnage réel de Georges Bidault que l'auteur a donné mission de l'exprimer, du début et à la fin du roman. Souvent, des allusions, des coupures de presse nous remettent en mémoire après quinze années ce qui nous parut alors essentiel et que nous avons oublié, ce drame politique de l'Indochine qui depuis n'a fait que passer à d'autres.
335:127
Les interférences des personnages et des existences, savamment organisées sous une apparence d'abord hétéroclite et irrationnelle, donnent au roman un aspect touffu, souvent difficile, d'autant plus que le style de R. Bésus s'applique à un commentaire inlassable et minutieux des épisodes : non sans valeur dramatique, comme pour l'interminable odyssée, sans doute symbolique, des trois personnages dans le métro. Quelques thèmes essentiels dominent. La misère de l'homme prévaut dans son état corporel : pantins désarticulés, du fait de la drogue pour Dachnine, de l'âge chez le Baron Bourgain, des déficiences physiques essentielles chez Despérant. Cette humanité ne saurait prétendre à être « bien dans sa peau », même au temps des nudités sportives et des bronzages estivaux, elle est restituée dans son équilibre véritable. Un thème baudelairien s'y ajoute, les parfums chers du Baron, les odeurs fétides des escaliers et des arrière-cours. Beaudelairien sans le savoir, ce monde perverti est mis en demeure de ne plus croire à sa propre ingénuité, illusion inhérente à son paganisme. Mais cette clairvoyance sans concessions, peu soucieuse d'approches et de précautions, n'apparaîtra-t-elle pas au public de la jeune génération comme surtout littéraire, et finalement rassurante ?
Le problème essentiel est celui du « Maître. », et il est piquant de voir l'idée développée en cette année 1968 où les maîtres sont précisément mis en contestation. Ce que le personnage de Sommery doit à l'exemple réel d'Alain recule effectivement le climat du roman quinze ou vingt ans en arrière, quand l'idée d'une communauté empreinte de vénération, réunissant maîtres et disciples, gardait un prestige indiscuté, en particulier dans les « Khâgnes » comme la classe imaginaire de Sommery, située au Lycée Henri IV. Mais dans le roman, le magistère intellectuel du philosophe tient-il à sa fonction universitaire, ou à ce rôle que lui procure fortuitement une rencontre avec la tragédie du fait divers ? Despérant est lui aussi un « maître », avec plus d'angoisse et d'humilité -- Bourgain, à certains moments, semble investi du même rôle. Les vrais magistères obéissent aux volontés secrètes de la Providence, ils ont quelque chose de spontané, de malhabile et d'efficace tout à la fois. Un certain optimisme se dégage sans doute, celui qu'on peut fonder sur une personnalité riche et équilibrée comme celle de Sommery, mais cette autorité est plutôt conçue dans une perspective d'espérance et de devenir que comme une valeur acquise. « Le Maître » est un roman souvent déconcertant et qui ne peut être abordé sans une formation préalable suffisante ; malgré des longueurs d'utilité contestable, il offre une abondante matière à la discussion et à la réflexion.
*J.-B. M*.
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#### Roland Gaucher : L'opposition en U.R.S.S. 1917-1968 (Albin Michel)
Impossible de résumer en quelques lignes un ouvrage pareil, bâti de rapports, de témoignages, d'aventures policières et de récits épiques. Contentons-nous de citer le bilan que l'auteur dresse lui-même en conclusion :
« Une guerre civile implacable, aux atrocités sans nombre, responsable de millions de morts et de centaines de milliers d'orphelins abandonnés à eux-mêmes, guerre immédiatement suivie par la révolte de Cronstadt ; l'annexion par les armes de la Géorgie en 1921 et une révolte brisée dans ce pays en 1924 ; l'écrasement des révoltes et des guérillas au Turkestan, au Tadjikistan et en Bachkirie ; la longue bataille contre les koulaks (précédée de nombreux actes de terrorisme contre les membres du parti) qui fit, elle aussi, des millions de victimes, s'accompagna d'une vaste persécution religieuse et engendra une effroyable famine ; les purges dans le parti, l'armée, les nationalités, les sans parti, qui touchèrent encore sans doute des millions de citoyens ; les défections de la Deuxième guerre Mondiale qui donnèrent naissance à l'armée Vlassov, les combats acharnés des partisans ukrainiens, lituaniens, lettons, estoniens ; les déportations de populations entières : Tchetchènes-Ingouches, Kabardiens, Allemands de la Volga, etc. ; de nouvelles purges qui se dessinent au moment où Staline va mourir.
« Tout cela engendra et entretint le monstrueux système concentrationnaire qui, en cinquante ans a pu absorber entre vingt et trente millions de détenus. Cependant, dans cet Empire si durement éprouvé, où le pouvoir mena d'incessantes batailles d'extermination, à peine Staline est-il mort que de nouvelles oppositions renaissent. »
Les 480 pages du livre donnent assez de détails pour prouver que ce bilan résume exactement l'histoire vraie de l'U.R.S.S.
Ah ! c'est vraiment un beau paradis que le paradis des Soviets ! Les incessantes oppositions s'y appuient sur « trois grandes lignes de résistance : la langue, la terre, la foi ».
La langue : dernier exemple entre tant d'autres, le procès Siniavski-Daniel, coupables de vouloir que la littérature ne soit pas seulement un instrument de propagande politique. La terre : chacun sur son lopin, quel que pauvre qu'il soit, préfère la misère libre à la pénurie collectiviste. La foi, qui survit en veilleuse à la fermeture des églises et à toutes les menées des sans-Dieu.
« Il serait hasardeux de prévoir quand et sous quelle forme, les forces d'opposition en Union Soviétique pourront l'emporter. Il l'est beaucoup moins de prédire que les dirigeants soviétiques ne réussiront pas à créer cette société communiste dont rêvait Lénine et que la terreur stalinienne n'a pas réussi à imposer. »
J. Thérol.
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#### Jean-François Revel Lettre ouverte à la droite (Albin Michel)
L'auteur avait redouté par-dessus tout qu'elle lui fût renvoyée avec la mention « Inconnu ». Un de ses griefs essentiels contre la droite est qu'elle n'accepte pas volontiers de se reconnaître comme telle. Ce gibier de choix est-il toujours vivant, après tout ? Et n'en est-il pas de la droite comme du « Rapide », le lièvre mythique de Tarascon, dont les chasseurs de casquettes entretenaient pieusement le souvenir ? Du moins, pour consoler l'auteur, à sa question : « Qui ose aujourd'hui se dire ouvertement de droite ? » Un lecteur, professeur de Faculté de droit, répondit : « Mais moi-même, Monsieur, pour vous servir. » « C'était gentil, mais j'étais déjà servi » répond Revel (et je saisis mal le sel de la plaisanterie). Il est donc superflu que je me propose en seconde place après l'éminent juriste. Mais quelle définition donne de la droite J.F. Revel ? Ce n'est pas le Croquemitaine : « Les pires erreurs, les pires crimes sont commis aussi bien par les démocraties que par les dictatures » ; mais « ce qui est du droite, c'est l'archaïsme politique lui-même, C'est l'infantilisme des hommes que cet archaïsme porte tout naturellement au pouvoir ». La gauche, au contraire, serait de plain-pied avec les conditions nouvelles des sociétés. A vrai dire, on imagine mal MM. Deferre, Mollet et quelques autres sous l'aspect d'ordinateurs électroniques et c'est d'ailleurs tant mieux pour eux. Et comment un accord parfait avec les techniques de l'ère présente n'amènerait-il pas un « despotisme éclairé » que Revel baptiserait difficilement « de gauche », du moins on l'espère ? On se demande si l'auteur, en proie à la crainte de ne trouver la Droite nulle part, ne va pas la trouver partout, malgré la prédilection qui la lui fait imaginer sous les traits du Général. Livre assez terne en ses indignations mêmes, et dont on regrette, du point de vue littéraire, qu'il ne respecte pas la loi du genre, à peu près conservée jusqu'ici par les écrivains de cette collection. Le fait que l'auteur n'arrive pas à dessiner la silhouette de l'interlocuteur et à trouver le ton épistolaire est assez inquiétant pour la valeur de conviction de la thèse.
*J.-B. Morvan.*
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#### Jean Piaget : Le structuralisme (Coll. Que sais-je ?)
La vulgarisation peut être un mythe : bien souvent les ouvrages que l'on croit conçus dans cette intention développent en fait des thèses personnelles et originales, ou bien vous offrent une quintessence des problèmes qui n'est assimilable que pour des lecteurs fortement initiés. Le livre de J. Piaget ne serait véritablement accessible qu'à des esprits documentés à la fois sur les mathématiques nouvelles, la méthode des sciences physiques, la linguistique, et possédant le triple vocabulaire spécialisé qui leur correspond. Encore faut-il ajouter la sociologie, mais ici le terrain est plus connu. De plus, l'auteur renâclant visiblement devant certains aspects ou certaines prétentions du structuralisme, la densité de l'ouvrage se trouve encore renforcée par une polémique certes intéressante, mais dans l'ensemble pareille concentration tient de la gageure et ne va pas sans obscurité.
De cette obscurité, le structuralisme n'est-il pas bénéficiaire ? Se référant aux mathématiques, à la biologie, à la physique, à la linguistique, à la sociologie politique et intellectuelle, Il apparaît comme impressionnant, et à la réflexion seulement comme insuffisant peut-être. La multiplicité de ses origines en fait une sorte de colosse aux pieds d'argile : le caractère de science industrielle dont son vocabulaire se pare souvent nous donne à craindre que ses constructions intellectuelles ne reposent en fait sur un mécanisme essentiel de constatations anciennes et d'évidences. J. Piaget lui reconnaît la valeur d'une méthode mais lui dénie en même temps la possibilité de constituer une doctrine cohérente et unique. Ceci n'est point pour nous déplaire, non plus que l'aigreur assez sensible dans la partie polémique de l'ouvrage. Nous avons la sensation que les structuralistes ont piétiné quelques plates-bandes et bousculé quelques potiches, et que certains pères nobles de la philosophie progressiste en sont irrités, qu'ils se montrent pressés de voir le retour de brebis égarées et la réconciliation des enfants prodigues.
En effet, après les analyses explosives et désarticulantes de l'âme humaine, nous voyons dans le mystérieux substrat psychologique supposé par Lévi-Strauss, quelque chose qui rappelle les idées innées de Descartes, et en même temps une sorte de masse essentielle qui ne paraît pas vouloir fondre dans le flux vital de l'évolutionnisme. Les structuralistes vont-ils se trouver affrontés aux burgraves de la philosophie officielle comme Rousseau se heurta à Voltaire et à la « Coterie holbachique » ? Il est à croire qu'on observera des accords tacites, de singuliers ménagements amicaux et des arrangements Intellectuels qui permettront à la plupart, en toute cordialité externe et en toute quiétude Interne, de réunir le chou existentialiste, la chèvre marxiste et le jeune loup structuraliste.
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Lévi-Strauss, Althusser et Foucault, dans la figuration élémentaire qui est celle du grand public -- et même du public étudiant, se situent « à gauche » tout comme les fossiles staliniens ou M. Sartre. Le conflit ne peut être que temporaire et localisé -- comme celui du leader « étudiant » Cohn-Bendit et de M. le Recteur Grappin. Il faudra bien finir par s'embrasser un jour ; et en attendant ne pas trop permettre à la réaction de mesurer la profondeur des zizanies familiales ou des querelles autour du râtelier.
En évoquant le ou les structuralismes, les fidèles de La Fontaine pensent tantôt au « bloc enfariné » et tantôt à ce bloc de marbre dont on ne sait s'il sera « dieu, table ou cuvette ». Que le structuralisme soit encore hétéroclite, c'est si évident que j'ai entendu des amis espérer qu'on pourrait tout simplement s'y installer en « squatters » et l'annexer à le Contre-révolution intellectuelle. Mais des puissances tutélaires ne se proposent-elles pas aussi d'exploiter les aspects « rassurants » de ce mouvement intellectuel qui, à de certains égards peut ressembler à un conservatisme nouveau pour un monde de robots et d'ordinateurs ?
Son pédantisme repose sur une classification des disciplines intellectuelles qui accroît démesurément l'importance de quelques-unes et élimine les autres par une silencieuse omission. Une « politique de l'esprit » songe peut-être qu'il est temps de rendre les enfants sages, selon la vieille devise de l'illuminisme révolutionnaire : « Solve, coagula. » Le temps des dissolutions serait considéré comme achevé, et toute nouvelle outrance ne pourrait que gâcher le métier et compromettre la situation acquise : ainsi s'expliqueraient les réticences et les froncements de sourcils provoqués par le nihilisme de l'enfant terrible du Structuralisme, Michel Foucault, l'ère « coagulative » commencerait avec l'offre d'un structuralisme de monoprix sur lequel les bourgeois et les cadres de la nouvelle classe ne manqueraient pas de se précipiter notons qu'à l'audition le mot « structuralisme » est sérieux et rassurant... Est-il besoin de dire que nous ne tenons pas, nous autres, à être « coagulés » par les pontifes solennels, imbéciles et paternels d'un marxisme qui, pour être devenu honorifique et ventripotent, ne nous répugne pas moins qu'autrefois ? Quand ils auront prononcé le « coagula ! » nous pourrions bien à notre tour proclamer notre « Solve ! » « Solve vincla reis -- Profer lumen caecis... »
*J.-B. M.*
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#### Gaston Monnerville Clemenceau (Fayard)
J'entendais un jour un ami d'esprit acerbe s'irriter des lieux communs chers aux vieilles gens du peuple, au moins dans la contrée. « Sur trois sujets, me disait-il, leurs louanges sont intarissables : le bon petit froid sec, Poincaré et Clemenceau. Et chaque hiver pourtant, le froid sec fait périr beaucoup d'entre eux. J'en arrive à mettre aussi en cause la réputation de Poincaré et de Clemenceau ». Il est certain que, vivant ou mort, Clemenceau n'éveilla pas que des sympathies et qu'il pratiqua en virtuose l'art de se faire des ennemis même par-delà la tombe. L'important ouvrage consacré par le Président Monnerville au « Tigre » vise essentiellement à nous présenter un Clemenceau sérieux et laborieux, attentif au détail des réalités, en particulier au cours des années de guerre et lors des séances secrètes du parlement ; une documentation abondante et précise constitue le grand mérite du livre. Il était légitime que l'auteur proposât de réagir contre un portrait trop souvent tracé, celui de l'homme qui pratiquait comme un sport la démolition des ministères et qui excellait dans l'invention de formules féroces ; dirais-je toutefois que nous regrettons un peu de ne pas trouver ici, ou rarement, ce Clemenceau boulevardier ?... Cette biographie est une thèse, et M. Monnerville avait parfaitement le droit de la concevoir ainsi. Mais il ne nous convainc pas toujours absolument, d'abord à propos de Panama et de Cornélius Herz ; moins encore quand il justifie Clemenceau d'avoir publié et par conséquent anéanti les négociations entreprises au nom de l'Empereur Charles par le Prince sixte de Bourbon ; la raison donnée est faible : « ...de même aurait-il pu se dire « le premier soldat de France ». Or un soldat se bat et ne se laisse pas engluer dans des combinaisons diplomatiques ». Un étrange passage aussi que ce lui qui concerne à la fois Caillaux, Malvy et Clemenceau : M. Monnerville, grand-prêtre du radicalisme et représentant l'ancien fief électoral de Malvy, arrive à justifier les trois hommes par des raisons différentes. Et bien que le pamphlet soit visiblement un genre littéraire étranger au style grave de M. Monnerville, l'insistance avec laquelle il nous dépeint un Clemenceau très respectueux du parlementarisme (en dépit des apparences), et la place qu'il réserve à l'alliance américaine, aux influences et expériences américaines chez Clemenceau, sont visiblement dirigées contre quelqu'un. L'antithèse suggérée n'est pas non plus très probante, et le lecteur malin confrontant Clemenceau avec celui pour qui M. Monnerville n'éprouve aucune tendresse serait peut-être plus frappé par certaines ressemblances de caractère et de style !...
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Dans l'ensemble, ce qui ressort de l'existence de Clemenceau, c'est la silhouette d'un personnage stendhalien, et finalement assez solitaire s'accordant mal avec l'image d'Épinal du « Père la Victoire », vraie aussi pourtant, d'un autre point de vue. L'athéisme résolu, définitif, assez rageur de Clemenceau confère une sécheresse inévitable au portrait, même si l'on retrace ses origines terriennes et le retour à la Vendée natale dans les dernières années ; Clemenceau n'est pas un personnage d'Henry Bordeaux, même pas un héros balzacien. Le monde d'incertitudes où se déroula son existence est peut-être le meilleur titre à une indulgence et à une sympathie au moins relative ; il en avait d'ailleurs jugé les lacunes et pressenti la faillite. « Retroussez vos manches et faites votre destinée », conseillait-il aux lycéens nantais au soir de sa vie. Si nous sommes un certain nombre de la génération de 40 à avoir suivi le conseil et tiré les conclusions aux dépens d'un républicanisme originel dont il passait pour une des figures symboliques, il y a là un fait qu'il n'eût pas approuvé, mais que son intelligence dédaigneuse et mordante eût probablement compris.
*J.-B. M.*
#### Jean Gabriel Présence de la Sainte Vierge à San Damiano (Nouvelles Éditions Latines)
Kérizinen en Bretagne, Garabandal en Espagne, et maintenant San Damiano en Italie. La T. S. Vierge ne ménage pas ses efforts.
Au cours de l'année 1961, tandis que les quatre fillettes de Garabandal s'entendaient dire : « Voici les derniers avertissements », une humble paysanne de San Damiano, près de Plaisance, recevait une première visite de la Reine du ciel ; beaucoup d'autres allaient suivre et ces visites se renouvellent encore chaque semaine. Toutes confirment ce qu'ont entendu les voyantes espagnoles et se peuvent résumer en ce message du 29 octobre 1966 « Réveillez-vous ! Il est temps Les châtiments de Dieu sont imminents. » Les avertissements de San Damiano, sont-ils donc les derniers avant la grande punition ?
Que seront ces châtiments auxquels les hommes doivent s'attendre puisque -- la Vierge répète ici ce qu'Elle a dit à La Salette -- Ils ne « veulent pas faire cas de mes paroles ». S'agit-il du déluge de l'eau et du déluge du sang ? Sur ce point la seule réponse que la curiosité trouve à San Damiano, c'est que ces châtiments seront terribles, et que nous pouvons encore, par les moyens qu'indique la T. S. Vierge, obtenir de Dieu qu'Il les retarde ou les adoucisse.
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Mais pourquoi la T. S. Vierge multiplie-t-elle ainsi depuis quelques années ses visites à la terre ? Elle le révèle Elle-même : parce que Satan livre en ce moment le combat suprême et fait d'énormes ravages dans les âmes, parce que Dieu ne veut plus supporter le mépris croissant des hommes pour le sang de son Fils, et parce que Mère de Tous les hommes, même des pécheurs, la mère du Sauveur ne peut pas ne pas voler au secours de ses enfants. Avec quelle insistance, sans craindre de nous fatiguer de ses plaintes et de ses larmes, elle nous supplie chaque vendredi, à San Damiano, de nous épargner les malheurs d'ici-bas et les peines éternelles. Et pour nous émouvoir davantage, elle ne multiplie pas seulement les conseils, les recommandations, les avertissements, elle multiplie aussi les signes et les prodiges. Nombreux sont les pèlerins qui nous ont confirmé ce que raconte cet ouvrage et l'authenticité des étonnantes photos qu'on y trouve. S'ils étaient entièrement retranscrits, les messages célestes transmis par la voyante de San Damiano Rosa Quattrini dite Mamma Rosa, occuperaient des milliers de pages. Par bonheur, après en avoir cité tout au long quelques-uns à titre d'exemples, les témoins qui signent Jean Gabriel en ont extrait ce qu'il importe essentiellement de retenir et de pratiquer. Ces extraits, ils les ont classés suivant les thèmes sur lesquels insiste la T. S. Vierge : la jeunesse, les mamans, les Prêtres (« Je vous veux saints, saints, saints -- ne pensez pas tant aux choses matérielles »), le pape, le secours de saint Michel et des anges gardiens, le Rosaire, la Foi, la présence Réelle, l'Eucharistie, la Messe, les fins dernières, etc. Tel est l'essentiel en effet. -- Mais quoi ! objecteront les incroyants et les tièdes. Encore du catéchisme ! Certes, et du meilleur, celui dont justement certains nous voudraient priver. Avec illustrations et signes prodigieux à l'appui. C'est pourquoi, probablement, San Damiano aura aussi ses détracteurs. Mais quel catéchiste a jamais fourni tant de preuves sensibles de la vérité de son enseignement, de la nécessité de s'y conformer ? cet ouvrage en reproduit quelques-unes, surprenantes au plus haut point.
Voici donc ce qui s'est passé, ce qui se passe encore à San Damiano. Voici le pays, la Voyante, les faits, les fruits, les phénomènes humainement inexplicables. Voici la Cour céleste autour de la Reine du ciel et de la terre ; on y voit parfois, parmi d'autres bienheureux, les enfants de La Salette, ceux de Fatima, les trois derniers papes. Voici même Paul VI. Voici les messages pressants de saint Michel, de la « Maman céleste », et de Notre-Seigneur dont les accents sont brûlants d'amour. Quelle que soit la décision de l'Église, ce sont là des événements historiques d'une importance primordiale.
Et s'ils n'engagent pas la Foi, téméraire et bien imprudent celui qui se boucherait les oreilles et fermerait les yeux.
J. Thérol.
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#### Rudolf Bultmann : Jésus (Le Seuil)
Les éditions du Seuil ont publié, au début de 1968, un « Jésus », de Bultmann, avec une préface de Paul Ricœur.
Il s'agit de deux études, l'une « Jésus et son enseignement », datant de 1926 (traduite de l'allemand « Jésus. »), l'autre « Jésus-Christ et la mythologie » datant de 1951 (traduite de l'anglais « Jesus Christ and Mythology »). Paul Ricœur nous dit qu'elles sont « significatives ». On peut le penser, sans quoi l'éditeur (ou peut-être Paul Ricœur lui-même) ne les eût pas choisies. C'est donc bien sinon toute la pensée de Bultmann, du moins un aspect essentiel de sa pensée qui nous est présenté. De fait nous y retrouvons tout ce que nous avions cru saisir chez Robinson, Marlé et les autres. Disons tout de suite, que c'est absolument *déconcertant* (je prends le mot le plus faible et le plus courtois qui me vienne à l'esprit).
Pour en parler savamment il faudrait utiliser des mots eux-mêmes savants. Mais le fond de la question est parfaitement simple. Les textes de la Bible, selon Bultmann, s'offrent à nous dans un contexte qui, du point de vue de la science, est mythologique. Ainsi en est-il pour l'Ancien Testament, ainsi en est-il également pour le Nouveau. Donc rien d'historique dans tout cela, rien même de doctrinal, mais la Parole de Dieu, cachée. Il faut écouter la Parole, mais en ne retenant son support que comme un signe qu'il nous appartient d'interpréter. Nous ne savons rien de Jésus. L'Évangile, les Épîtres, les Actes des Apôtres sont une prédication qui est déjà une interprétation, et nous avons, à notre tour, à interpréter cette interprétation. Comme l'intelligence ne conserve plus grand chose à appréhender dans ces décantations successives, il nous appartient de prendre notre décision. La foi, c'est la décision de croire. De croire à qui, et à quoi ? On ne le sait plus très, bien, puisque, nous nageons dans le mythe. Mais enfin tel est le christianisme : la justification par la foi sans qu'il y ait d'objet de foi. Il s'agit donc, au total, d'une philosophie subjective, existentialiste, éventualiste et libertaire sur laquelle vient se plaquer l'élément religieux d'une foi inconditionnelle que rien ne fonde.
Que ce luthéranisme modernisé exerce un grand attrait sur les clercs de notre époque, on doit le constater. Mais les raisons de cet attrait me demeurent mystérieuses. Peut-être certains trouvent-ils une sécurité dans l'idée qu'ils conservent la foi au moment où ils ne croient pratiquement plus à rien. Pauvre recours vraiment !
L. Salleron.
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### Note sur Bernanos
*L'incantation du désespoir\
La mélodie du Divin Amour*
Ce qu'il y a de redoutable dans Bernanos, d'insidieux et pour ainsi dire d'ensorcelant, c'est sa faculté extraordinaire de capter et de rendre perceptibles les moments ou les crises de désespoir -- ces heures terribles où le dévouement aux causes les plus nobles, la soif de justice, la fidélité la plus héroïque semblent inutiles, à jamais vaines et creuses, cassées, rejetées au néant.
On ne peut reprocher à l'écrivain de la *Grande Peur* d'avoir rendu sensible avec une telle intensité ces heures terribles, puisque tout homme qui assume droitement sa condition d'homme n'évite pas, un jour ou l'autre, d'en faire l'expérience. Ce sentiment de vertige n'est que trop réel, mais malheur à nous s'il n'est pas enlevé dans l'envol d'une prière d'enfant ; soulevé, allégé, emporté dans une oraison qui monte droit comme le cri d'un oiseau qui prend son vol. A moins de redevenir comme un petit enfant, on n'évite pas à certaines heures, le vertige du désespoir. Eh ! bien la limite de Bernanos c'est de tarder longuement, très longuement, à refuser le vertige, à rebondir du fond de l'abîme ; du moins à rebondir dans la prière. Je sais, il y a l'arrêt brusque, le sursaut, le raidissement de tout l'être qui refuse de sombrer, fait face, ne renonce pas au combat ; mais cette attitude héroïque n'est pas encore la prière ; d'ailleurs elle n'est pas tenable longtemps et l'âme s'y briserait très vite à moins de s'élever vers le Seigneur dans une prière véritable. Or dans Bernanos, l'incantation du désespoir, qui est toujours fière, demeure trop souvent à peu près fermée. Vous respirez à peine et vous sentez que vous allez étouffer.
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C'est entendu : chrétiens d'ancienne chrétienté nous sommes trahis ; Français d'une France chrétienne nous sommes à la dernière extrémité. Bernanos ne nous permet pas d'éluder ces constatations écrasantes, à supposer que nous en ayons quelque désir. Quel chrétien, quel Français, à moins d'être devenu inconscient, lui en ferait grief ? Nous voudrions seulement que l'écrivain du *Crépuscule des Vieux* sache nous atteindre au vif de notre âme, à ce point où la blessure est la plus atroce, pour nous dire que la blessure ne s'infectera pas et même que nous sommes déjà guéris, *et plus que vainqueurs en Jésus qui nous a aimés. --* Nos combats sont des combats d'arrière-garde ; des attaques limitées et très meurtrières qui partent de nos positions de repli. Nous le savons assez. Mais nous savons encore plus que nos combats sont bénis de Dieu, qu'ils permettent à quelques âmes de respirer encore, qu'ils mesurent l'espace où un petit reste de chrétienté ne meurt pas.
Bernanos n'exagère rien de l'immense gâchis de l'après-guerre 1914-18, du matérialisme insolent de l'après-guerre de 1939-1945. La chape de mort qui s'est abattue, non seulement sur la France, mais sur tant et tant d'hommes d'Église n'est pas moins lourde qu'il ne le dit ; ni moins bien ajustée par les démons de l'imbécillité méthodique, du reniement et du ricanement universels. L'écrivain qui n'avait pas eu le bonheur de tomber dans les assauts de Champagne, ou d'Artois comment n'aurait-il pas été, dans son âme, meurtri et torturé à la limite du tolérable par le triomphe impavide de l'absurdité et de la décomposition ? Rentrer vivant du front de bataille pour trouver un pays victorieux qui se vautre dans l'imposture, une église apparente accrochée comme un vampire aux flancs de la seule Église véritable, -- comment faire alors pour apaiser ces sanglots qui vous étranglent, ces larmes qui vous brûlent les yeux ? C'est bien impossible à moins de se blottir dans la solitude du divin amour, de communier à l'agonie de Jésus jusqu'à ce qu'il lui plaise de faire luire en nous, comme un rayon d'éternité, la décision tranquille de consentir à toutes les tribulations dans la lutte, toutes les dérisions et tous les mépris dont on accable ceux qui ont refusé de porter *le signe de la Bête.*
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Dans les conditions actuelles du combat chrétien le désespoir est la tentation perpétuellement renaissante. Elle n'est jamais invincible. Bien plus, quoi qu'il y paraisse, elle est terrassée d'avance par cette prière simple, cette prière de petit enfant que l'Esprit de Jésus-Christ murmure dans le cœur fidèle. On poursuit la lutte sans désemparer ; une lutte qui est rythmée non par l'incantation du désespoir mais par l'ineffable mélodie de l'amour ; une lutte dont on accepte qu'elle n'ait point ici-bas de dénouement visible, mais où la victoire, même inapparente, *n'est jamais incertaine*, parce que Jésus-Christ est ressuscité ; parce que Notre-Dame, elle-même ressuscitée, règne à jamais avec lui dans les cieux. *Regina Cœli Lætare*.
R.-Th. Calmel, o. p.
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## DOCUMENTS
### Un livre terrible sur le Padre Pio
L'immense flot de sottises déversé par le presse au moment de la mort du Padre Pio n'aura pas, du moins, submergé nos abonnés : ils n'ont eu qu'à reprendre leur collection de le revue « Itinéraires » et à se reporter à tout ce que nous avions publié ici en 1966 et en 1967.
Mais depuis lors le nombre de nos abonnés a considérablement augmenté.
C'est à l'intention de ces nouveaux abonnés que nous redonnons ci-dessous l'article paru dans notre numéro 110.
\[cf. n° 110, pp. 292-297.\]
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### Sur les Frères des Écoles chrétiennes
Dans « La Contre-Réforme catholique », numéro 12 de septembre, l'abbé Georges de Nantes écrit notamment :
Les Frères des Écoles Chrétiennes, où je garde de bons vieux maîtres atterrés de la ruine, viennent de décider en Chapitre Général puis National leur « aggiornamento », à dire vrai leur dissolution. Pour parachever l'ouvrage, ne voilà-t-il pas que leurs supérieurs français envisagent de les soumettre, *sans qu'ils s'en doutent*, à une Étude psychosociologique menée par un institut spécialisé, le COMES, qui doit détecter leurs aspirations et pulsions profondes !!! L' « analyse » portera sur 30 « échantillons » puis sur 300 « sujets » ; elle permettra de connaître... scientifiquement les orientations que le Saint-Esprit veut donner à l'institut !
Le coût de l'opération sera de 69 800 fr., autant dire honnêtement : sept millions ! Une bagatelle pour l' « Église des pauvres »...
On épargnerait cette vaine dépense à l'Institut, très facilement, en lui annonçant tout de suite les résultats prévisibles de cette enquête. Le COMES parviendra aux conclusions scientifiques suivantes. Les Frères se répartissent en deux groupes : celui des *antédiluviens*, conservateurs, d'une psychologie refoulée, caractérisée par l'angoisse, sujets âgés ou inadaptés, marquant une tendance incontrôlée à la piété, au devoir d'état, au sacrifice, avec un désir infantile du « Ciel » ; et celui des *postconciliaires*, d'une psychologie dynamique, épanouie, ouverte, marquant une adaptation positive au Monde et à ses valeurs, d'un équilibre sexuel libéré, avec prédominance des tendances à l'action, au service, à l'engagement dans la contestation.
354:127
Les orientations qui devront être prises à la suite de cette savante analyse des groupes seront les suivantes : l'abandon total et obligatoire de l'habit religieux, la suppression de l'école confessionnelle, l'engagement dans les structures d'enseignement public et autres activités socio-culturelles laïques ; enfin, de nécessité urgente, le mariage. Ce sera la rénovation de l'Institut !
D'ailleurs les décisions prises au chapitre National vont déjà très avant dans la déclergisation de l'Institut. Comment les Frères des Écoles Chrétiennes peuvent-ils ainsi accepter la démolition de leur magnifique Institut, une « Note du Frère Michel Sauvage » (...) nous l'explique (...) : « *Quelle est la nouvelle conception du Monde qui permet de nous y insérer ? *» (...)
Il s'agit de construire le monde avec le concours de tous les hommes de bonne volonté :
« Une question peut se poser ici : ne verse-t-on pas dans l'anthropocentrisme ? Ne réduit-on pas le message chrétien à une sorte de recette pour le succès de la terre ? Que l'on me permette ici une petite anecdote. Durant le Chapitre Général, à un certain stade de rédaction de la Déclaration, une phrase qui figure actuellement au n° 10,4 du texte capitulaire était rédigée comme suit : « *L'Église reconnaît que tout sur terre doit être ordonné à l'homme comme à son centre et à son sommet *». Lorsqu'on discuta ce passage en commission, plusieurs le trouvèrent inacceptable, parce que trop anthropocentrique : c'est à Dieu et non à l'homme que tout doit être ordonné. Pourtant, le responsable de cette petite hérésie put s'expliquer : volontiers il reconnut son erreur, tout en faisant remarquer qu'elle ne se trouvait pas où l'on pensait. Simplement, il avait omis de mettre des guillemets et d'indiquer la référence de cette phrase, tirée à la lettre de *Gaudium et Spes*, n° 12,1. Les réticences ne disparurent totalement que lorsqu'on eût amené le texte latin de la Constitution conciliaire ».
Cette anecdote illustre bien le malaise et l'inquiétude que l'on peut éprouver devant cette nouvelle religion, cette religion de l'homme et de la terre. Mais tout ce qui a été dit ici rend évident qu'il ne s'agit pas des élucubrations d'un démagogue ou d'un original en mal de « sécularisation », mais de la pure doctrine du Concile...
355:127
... « La plus pure doctrine du Concile »...
Oui. Et la pure doctrine de saint Paul disant aux hommes : « Tout est à vous ». La pure doctrine de saint Thomas commentant ce passage de saint Paul.
Ce n'est là ni une nouvelle religion, ni une nouvelle philosophie. Tout ce qui est sur la terre est pour l'homme et ordonné à l'homme.
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Mais -- voici le point -- saint Paul dit (I Cor., III, 22-23) « Tout est à vous, MAIS vous, vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu. »
Omettre ce « mais » et taire ce qu'il précise (qui est non seulement une adjonction mais aussi une condition), c'est en effet présenter au moins une apparence d' « anthropocentrisme » ; et pis encore. Il n'est écrit nulle part, bien au contraire, que tout sur terre doive être ordonné par exemple à l'homme impie ; à l'homme communiste ; à l'homme persécuteur des chrétiens...
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« Tout (sur terre) est à vous » : dans le plan de Dieu, celui de la Création et celui de la Rédemption. Si vous sortez de ce plan, si vous vous élevez contre lui, vous ne pouvez plus vous prévaloir des titres qu'il vous donnait.
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N'importe quelle proposition conciliaire n'a de sens légitime que dans le contexte de l'ensemble de la doctrine de l'Église et en conformité à cet ensemble.
Toute interprétation d'un texte de Vatican II prétendant aller contre la doctrine de l'Église est nulle de plein droit, même si elle paraît grammaticalement fondée.
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Ce qui est étrange, ce n'est point que les opposants du Chapitre général aient maintenu leurs justes réticences jusqu'à la production du texte latin : c'est qu'ils se soient alors inclinés devant cette phrase isolée comme devant un oracle, -- au lieu d'exiger par exemple qu'on y joigne la phrase entière de saint Paul.
\*\*\*
Au demeurant, la Constitution conciliaire « Gaudium et Spes » s'est voulue « pastorale » et non « doctrinale ».
Vouloir fonder sur elle une nouvelle doctrine est donc, par définition, contraire à cette. Constitution elle-même.
Vouloir fonder sur « Gaudium et Spes » une « nouvelle conception du monde » (pas moins !) est interdit par la nature déclarée et l'intention proclamée de « Gaudium et Spes ».
Les auteurs du « Fonds obligatoire » du national-catéchisme français ont voulu, eux, fonder sur « Gaudium et Spes » rien de moins qu'une nouvelle théologie de l'Esprit Saint (voir notamment page 134 du « Fonds obligatoire », et pages 34 à 38 de notre brochure : « Le nouveau catéchisme P).
Les uns et les autres usent et abusent de certaines particularités de la rédaction de ce document. Hélas. Il n'est nullement contraire aux lois de l'Église de constater, le cas échéant, que la rédaction de cette Constitution « pastorale » n'est pas en tous points l'œuvre d'un Bossuet...
357:127
\[Avis pratiques\]
============== fin du numéro 127.
[^1]: -- (1). Éditions Grasset à Paris.
[^2]: -- (1). Préface au *Voyage du Centurion*, p. VII, dans l'édition de 1946. Dans toutes les éditions antérieures nous avions la Préface de Paul Bourget qui introduisait très convenablement ce grand livre. (J'ignore si on trouve encore les œuvres de Psichari chez le premier éditeur : Louis Conard, 17, boulevard de la Madeleine, Paris).
[^3]: -- (1). Vitrail de G. Desvalières. (Voir l'excellente monographie d'Albert Garreau sur *G.* Desvalières, 1942. (Librairie Paillard, 1, place Alphonse Deville, Paris 6^e^).
[^4]: -- (2). Péguy, Ève.
[^5]: -- (1). R. BAZIN, Pie X*,* chez Flammarion à Paris, 1928, pp. 183 sq.
[^6]: -- (1). Maréchal FAYOLLE, *Cahiers secrets de la Grande Guerre*, édités à Paris chez Plon, en 1964.
[^7]: -- (1). On ne saurait oublier que les épigones les plus bruyants et les plus enragés sont les héritiers naturels de graves professeurs de théologie imbus de la majesté de leur fonction. Effrayés par la logique de leurs disciples compromettants ils en sont venue à les désavouer, ils font figure d'incendiaires qui rallient les pompiers. Mais ce qu'ils ne désavouent pas, ce qui reste sacro-saint et intangible ce sont leurs livres et leurs théories. Comme ils prennent soin au contraire de cultiver leur célébrité et de soigner les éditions, rééditions et bibliographies de leurs fameux travaux scientifiques. Quand donc le Père qui déplorait à Toronto en 1967 *l'apostasie immanente* s'est-il jamais repenti d'avoir travaillé à la fortune de celui qui en est l'un des maîtres principaux : Teilhard de Chardin ? Quand donc tels autres Pères, qui ont tant remué à Vatican II, ont-ils désavoué les ambiguïtés de leurs théories sur les rapports entre l'Église et le monde, ces théories qui conduisent au défrocage et à la ruine spirituelle nombre de prêtres et de religieuses.
[^8]: -- (1). Documentation Catholique, 2 juin 1968, colonnes 1054 et 1055.
[^9]: -- (2). Non pas : « la réfutation de Teilhard peut obliger quelqu'un à approfondir le thomisme », mais bien : le système de Teilhard, adopté avec quelques précautions, complète le thomisme (fort incomplet sans cela, je suppose).
[^10]: -- (1). L'avenir de l'homme (aux édit. du Seuil à Paris), page 349.
[^11]: -- (1). Nom adopté le 25 mars 1967.
[^12]: -- (1). Proclamation de Inti Peredo, publiée par Granma, 20 juillet 1968. Inti Peredo est le frère de Coco Peredo tué pendant la tentative de Guevara.
[^13]: -- (2). Ce n'était pas le seul. 15 mars : « *Nous emmenions avec nous* (*en radeau*) *3 hommes ne sachant pas nager *»*.*
[^14]: -- (1). Gallimard 1968, 422 pages.
[^15]: -- (1). Les Lettres sur la foi du P. Emmanuel ont été reproduites dans nos numéros 117 et 118. Elles ont été rééditées en un volume par l'Atelier d'art graphique Dominique Morin (27, rue du Maréchal Joffre, 92 -- Colombes).
[^16]: -- (1). Prière d'envoyer quelques timbres pour les petites quantités, et une libre participation aux frais pour les quantités plus importantes.
[^17]: -- (2). A nos bureaux : 1 F franco l'exemplaire.
[^18]: -- (3). Ce sont les lettres sur la foi qui ont paru dans nos numéros 117 et 118. Elles ont été éditées en volume par l' « Atelier d'art graphique Dominique Morin », 27, rue Maréchal Joffre, 92-Colombes.
[^19]: -- (4). 14, rue Sainte-Sophie, 78 -- Versailles.
[^20]: -- (5). Saint-Céneré, Mayenne (53).
[^21]: -- (6). Aux Nouvelles Éditions Latines, 1, rue Palatine, Paris VI^e^.
[^22]: -- (7). Voir notre ouvrage : *La vieillesse du monde*, essai sur le communisme (Nouvelles Éditions Latines, 1966), pages 212 à 217.
[^23]: -- (1). « *Fonds obligatoire à l'usage des auteurs d'adaptations. Catéchisme français du cours moyen. *» Ordinairement dénommé, en abrégé par la « Commission épiscopale de l'enseignement religieux » : « *Fonds Obligatoire du Catéchisme national du cours moyen *»*. -- *Les nouveaux catéchismes mis entre les mains des enfants sont revêtus d'un « Visa de conformité au Fonds Obligatoire du Catéchisme national du cours moyen, délivré par la Commission épiscopale de l'Enseignement religieux ».
[^24]: -- (2). « On veut ignorer délibérément que ce programme ne représente pas la totalité de l'enseignement donné aux enfants de France, mais seulement une étape qui sera suivie du catéchisme pour les classes ultérieures. » (Communiqué du cardinal Lefebvre daté du 28 février 1968 ; publié dans Le journal la croix du 1^er^ mars ; et dans la Documentation catholique du 17 mars, col. 576.)
[^25]: -- (3). Comparons les textes accusés et le texte accusateur :
-- M. Madiran (21 janvier 1968) : « Avec le cours moyen, il s'agit de l'étape intermédiaire du catéchisme, etc. ». M. Madiran donne la citation du texte lui-même du « Fonds obligatoire » exposant le système et la division des « étapes de l'enseignement religieux ».
-- M. Salleron (20 février 1968) : « L'enseignement du catéchisme étant prévu pour six ans, il y aura un cycle corresponda*nt aux classes de 10^e^ et de 9^e^, un second aux classes de 8^e^ et 7^e^, et un troisième aux classes de 6^e^ et 5^e^. Le* « *Fonds obligatoire *» *qui vient de paraître correspond au cycle Intermédiaire* (*8^e^ et 7^e^*) concernant les enfants d'une dizaine d'années. »
-- Le cardinal Lefebvre (28 février 1968) : « On veut ignorer délibérément que ce programme ne représente pas la totalité de l'enseignement donné aux enfants de France, mais seulement une étape, etc. »
[^26]: -- (4). « Livre de l'élève » ; l'une des sept adaptations dû Fonds obligatoire : « *Adaptation pour des situations pastorales diverses en milieu urbain et rural. *»
[^27]: -- (1). Numéro du 1^er^ août.
[^28]: -- (2). Voir *Itinéraires*, numéro 125 de Juillet-août 1968 : « La septième proposition ».
[^29]: -- (3). Proposition III de la religion de Saint-Avold.
[^30]: -- (4). Proposition V de la religion de Saint-Avold.
[^31]: -- (5). *Le Monde* du 7 septembre, page 10.
[^32]: -- (6). *Itinéraires*, numéro 86 de septembre-octobre 1964, pp. 162-165.
[^33]: -- (7). Numéro du 15 août.
[^34]: -- (8). *Le Monde* du 11 août.
[^35]: -- (9). Dans *L'Homme nouveau* du 1^er^ septembre, page 4.
[^36]: -- (10). *Le Monde* du 11 août.
[^37]: -- (11). Ni la notion ni le terme de « *collégialité *» ne figurent à aucun moment dans la Constitution conciliaire *Lumen gentium* ni dans aucun autre document conciliaire promulgué. Cf. à ce sujet V.-A. BERTO **:** « Le terme et la notion de collégialité », dans *Itinéraires*, numéro 115 de juillet-août 1967.
[^38]: -- (1). Comment, pourquoi ce sentiment est-il devenu inhérent à la conscience moderne : si l'on veut le rechercher, on trouvera quelques indications à ce sujet dans le « Préambule philosophique » de notre ouvrage : *L'hérésie du XX^e^ siècle* (Nouvelles Éditions Latines).
[^39]: -- (1). J'ai levé les yeux vers les montagnes, (vers la montagne du Calvaire) d'où me viendra le secours. Ps. 120 (Vêpres du lundi).
[^40]: -- (1). Sur l'inéluctable victoire de Jésus-Christ on peut lire nos réflexions au chap. III (fin) de Théologie de l'Histoire : *Itinéraires* de sept-oct. 1966, pp. 63-64.
[^41]: -- (1). Le chapitre premier de la Genèse, l'œuvre créatrice des six jours ne saurait être isolé ; il est expressément précisé et complété par les chap. II et III : la tentation, le péché, la promesse d'un Rédempteur.
[^42]: -- (2). I Cor. III, 22-23.
[^43]: -- (1). Mortifiez vos membres avec leurs emportements charnels (Col. III, 5) ; glorifiez et portez Dieu jusque dans votre corps (I Cor. VI, 20).
[^44]: -- (1). Soumettez la terre, mais que d'abord l'âme soit soumise à Dieu ; d'abord au sens d'une priorité de nature, plus encore que d'une priorité chronologique. Car dans le déroulement concret des choses la domestication de la nature et la soumission de l'âme à Dieu. peuvent aller de pair, à la condition expresse toutefois que la volonté d'adoration et de mortification soit bien arrêtée et fasse sentir son effet sur l'effort de domestication ; à la condition expresse de n'employer que des moyens purs et de consacrer un temps suffisant à la prière.
[^45]: -- (1). D'après *Le journal la croix* du 12-9-68, p. 10, au cours de la « 38^e^ Semaine internationale de missiologie de Louvain », qui vient de se tenir à Namur, le P. Loffeld déclara qu'en fait il n'existe pas de « nature commune à tous les hommes ».
[^46]: -- (1). Voici les paroles mêmes du Pape Paul VI (n° 6 de l'encyclique) : « Nous allons maintenant, en vertu du mandat que le Christ Nous a confié, donner Notre réponse à ces graves questions. » C'est donc bien le Docteur universel qui parle ; et il parle pour trancher une question sur laquelle, récemment, les évêques étaient divisés ; et il parle en vertu du « mandat » que le Christ lui a confié de « confirmer ses frères », saint Luc, XXII, 32.
[^47]: -- (1). Le 29-7-68, sur les ondes d'Europe n° 1, l'abbé Marc Oraison déclarait textuellement : « C'est malheureusement un document qui n'est pas du tout en accord avec la prise de conscience générale de l'Église. Alors ça pose un très grave problème. Par la force des choses, c'est un document dont on sera amené à ne pas tenir compte. »
« Il ne faut pas se faire une opinion archaïque et monolithique de l'obéissance, n'est-ce pas », a dit encore M. Oraison qui ajouta : « Il me semble qu'un document pontifical n'a pleine valeur que s'il exprime vraiment certain niveau de prise de conscience de l'Église. »
[^48]: -- (1). Remarquons le complément de nom -- maladie de l'organisme -- qui, en précisant quelle « maladie » peut être licitement soignée par ces synthèses, en limite l'usage thérapeutique.
[^49]: -- (1). Dans Le journal la croix du 13-9-68, en p. 2, le Dr Paul Chauchard dénonce les dangers que constituent pour la femme la « pilule » et le « stérilet » : « *Il faut absolument que les couples sachent qu'il n'existe pas d'artifices contraceptifs non dangereux... L'équilibre de la femme est un équilibre cyclique auquel la contraception hormonale s'attaque, déséquilibrant tout son organisme... Quant à l'appareil intra-utérin, la simple honnêteté devrait obliger le médecin à préciser à la femme que l'utérus est un organe bien plus fragile que le vagin et que l'appareiller ainsi est un grave risque, notamment d'hémorragie, et que c'est la transformer en machine à avorter. *»
[^50]: -- (1). Vous pouvez le lire à la page 247 de la Catéchèse du Mariage.
[^51]: -- (2). Directive des évêques d'Allemagne, rapportée par « Le journal la croix » du 4-9-68.
[^52]: **\*** -- Préscinder : faire abstraction de (Larousse du XX^e^ s.)