# 130-02-69 5:130 NOTRE AMI VÉNÉRÉ L'ABBÉ V.-A. BERTO *est mort dans l'après-midi du 17 décembre 1968.* *Secouant notre chagrin, nous préparons l'hommage public qui lui est dû. Ce prêtre de Jésus-Christ ce témoin de Dieu, ce romain fidèle était l'exemple vivant, et non point parlé, de* «* l'Église des pauvres *» *: selon l'Évangile et non selon la Révolution. Cet exemple doit être dit aux jeunes prêtres. Nous le dirons.* *Toute vie, à mesure qu'elle avance, voit augmenter sans cesse la cohorte des défunts dont la mémoire doit être gardée et transmise. Qu'ils soient nos intercesseurs : Henri Pourrat, Joseph Hours, Georges Dumoulin, Antoine Lestra, Charles de Koninck, Henri Barbé, Dom Aubourg, et l'Abbé V.-A. Berto.* 6:130 ## ÉDITORIAL ### Le catéchisme des plus petits L'ATELIER D'ART GRAPHIQUE ([^1]), *qui nous avait donné en volume les* LETTRES A UNE MÈRE SUR LA FOI, *du Père Emmanuel* ([^2]), *vient de publier, du même auteur :* LE CATÉCHISME DES PLUS PETITS ENFANTS*. Cet ouvrage, comme le pré­cédent,* S'ADRESSE D'ABORD AUX MÈRES CHRÉTIENNES. *Le but du P. Emmanuel, dans ce* « *catéchisme *», *est, nous dit-il, de* « *former la mère chrétienne à la science de première catéchiste de ses enfants *». *Nous reproduisons ci-après la préface des éditeurs.* L'abbé Louis Émile Ernest ANDRÉ, célèbre sous son nom religieux de PÈRE EMMANUEL, naquit en 1825. Il fut nommé curé du Mesnil-Saint-Loup pour Noël 1849 et le resta cinquante-trois ans jus­qu'à sa mort en 1903. Par l'intervention de la T. S. Vierge, il convertit sa paroisse, qui devint exemplaire et le demeure. Il y fonda deux com­munautés bénédictines qui se rattachèrent à la congrégation olivétaine. 7:130 Nous avons publié au début de cette année, pour célébrer l'année de la foi ainsi que le demandait Sa Sainteté Paul VI, les *Lettres à une mère sur la Foi*. Voici maintenant le *Catéchisme des tout petits enfants.* L'éducation de l'enfance par les mères chrétiennes est fondamentale. Si on laisse un jeune arbre pousser n'importe comment, il sera jusqu'à sa fin mal conformé. Il en est de même pour les hommes. Les femmes sont les édu­catrices de l'humanité. Aussi le père Emmanuel estimait nécessaire la formation précoce des en­fants à la vie chrétienne et à la connaissance de la vérité révélée. Il l'écrit dans ses lettres sur la Foi : « *Dieu ayant par le baptême versé dans l'âme de l'enfant une disposition permanente à la Foi, il s'en suit infailliblement que cette âme a une incli­nation très puissante pour les vérités de la foi et un besoin très pressant, de les recevoir... *» Le catéchisme des tout petits fut publié en 1879, dès que l'Évêché eut autorisé le Père Emma­nuel à publier un *Bulletin de l'œuvre de N.-D. de la Sainte-Espérance au Mesnil-Saint-Loup.* Le père Emmanuel avait alors cinquante-trois ans et trente ans de ministère paroissial. Il approchait cependant de la limite de ses forces. L'épidémie de grippe (dite *influenza*) l'attei­gnit en 1890 et ses forces déclinèrent rapidement. 8:130 En 1897 il fut atteint de paralysie partielle de la main et de la langue, et ne prêcha plus que rare­ment. Il obtint un vicaire qui fut le père Bernard MARÉCHAUX qui écrivit par la suite la vie de son maître. Mais en 1901 la loi inique vint dissoudre les deux communautés religieuses. Le Père Em­manuel était sur la croix, tant par la maladie que par la douleur que lui causait l'effondrement de son œuvre monastique. Mais la sainte Espérance du ciel n'avait pas faibli dans son âme, et il avait tellement à cœur cette instruction des enfants que ce fut le dernier effort de son zèle sacerdotal. Le Dimanche de *Læ­tare* 1902, son vicaire qui chantait la messe se pré­parait à donner le prône lorsque le père monta en chaire -- ce fut sa dernière prédication -- pour dire : « Mes frères, je voudrais vous entretenir des Joies de Jérusalem, mais j'ai autre chose à vous dire, j'ai un *mea culpa* à faire devant vous... », et il s'accusa d'avoir négligé l'instruction des tout petits ! « *de ceux qui quittent les bras de leur mère pour marcher tout seuls, qui commencent à écouter et à parler. *» Dès le jeudi suivant, mamans ou grandes sœurs amenèrent les tout petits, le Père donna son caté­chisme. Il expliqua que le bon Dieu était ce qu'il y avait de meilleur, meilleur que papa et maman... Dans les catéchismes suivants il expliqua com­ment, il les avait baptisés, il répéta les signes de croix du baptême, il souffla sur eux, ce qui les amusa beaucoup... On admirait l'ingéniosité du Père qui proportionnait ses dires à la capacité de ces chers petits... Jamais peut-être ne s'était mieux révélée sa rare puissance d'éducateur. 9:130 Le Père Emmanuel continua ce petit catéchisme jusqu'à la fin de l'année 1902, jusqu'à ce que ses forces le trahissent complètement. Il mourut le 31 mars 1903. Puissent les mères chrétiennes, pour leur tâche si délicate et si difficile, puiser un réconfort dans le zèle de ce grand serviteur de Dieu donnant ce qui restait de ses dernières forces à les aider dans cette sainte besogne de former des chrétiens. 10:130 ## CHRONIQUES 11:130 ### Une imposture : Ronchamp par Henri Charlier NOUS AVIONS VU depuis longtemps des reproduc­tions de la chapelle élevée par Le Corbusier sur la hauteur de Ronchamp. Deux églises successives avaient été détruites par les guerres en ce lieu de pèlerinage. L'archevêque de Besançon offrit à cet architecte, ouvertement sans foi mais célèbre, d'en construire une nouvelle. Cela nous rappelle qu'avant 1914 le clergé de la Marne avait confié l'érection d'une nouvelle église à un archi­tecte protestant qui déclarait : « *Aujourd'hui ce n'est pas de la mystique qu'il faut dans une église, ce sont des dégagements. *» Le résultat fut deux salles des pas perdus de chaque côté d'une nef paraissant étroite au regard de ses bas-côtés. L'architecte s'était inspiré, disait-il, d'une très belle église villageoise de la région. Il faut croire que son architecte avait pensé à autre chose qu'aux « dégagements », car l'église était petite et tout y respirait la grandeur et la paix. La nouvelle église était très vaste, mais tout ce qui devait compter le plus était sacrifié. \*\*\* 12:130 Nous n'avions pas d'opinion sur la chapelle de Ronchamp tant que nous n'avions pu la voir, mais seule­ment des craintes. Elles se sont tristement transformées en certitudes et indignation. Et aussi en affliction. On paye pour entrer, ce qui est normal en dehors des pèle­rinages, car il faut bien acquitter la note des entrepre­neurs, et cette construction est énorme et coûteuse. L'affliction vient de ce qu'on est reçu par d'excellents chrétiens qui se dévouent avec gentillesse, avec charité même pour les vieillards, afin de fournir des fonds au diocèse (à quoi ils réussissent, et c'est tant mieux), mais avec la conviction manifeste qu'ils sont les gardiens d'une grande œuvre, d'un trésor, les apôtres d'une réno­vation de la pensée religieuse et d'un message universel. Que Dieu bénisse leur bonne volonté. \*\*\* Or nous sommes en présence d'une imposture. La chapelle est construite sur un plateau entouré de petites vallées, au milieu des premiers contreforts des Vosges. L'emplacement est magnifique et l'architecte a su donner à son bâtiment le volume matériel qui con­venait au site. Mais l'intérieur de la chapelle, l'abri du Dieu vivant, son solennel séjour, « la maison de Dieu et la porte du ciel » de notre liturgie, n'est qu'un reste, une salle de débarras entre des bâtiments désordonnés où le plafond penche d'un côté, une salle n'offrant aucune direction à l'œil, pleine de recoins prétendument fonc­tionnels, excuse commode de tous ceux qui ne veulent pas soumettre la matière à l'esprit. L'autel n'est pas dans l'axe, un côté de la salle plus haute que l'autre ; une tour comme défoncée sert d'abri à un petit autel et son immense élévation extérieure ne sert strictement à rien. Un autre recoin est occupé par un escalier gros­sier, béton et bois et d'aspect provisoire malgré sa lourdeur. Il prend cinq ou six fois la place utile pour mener à un simple petit balcon donnant sur l'endroit où se célèbrent les messes en plein air. 13:130 Enfin le plafond de cet abri du Dieu vivant est une immense gouttière, faisant un ventre prononcé qui pend à l'intérieur de la chapelle. Pourquoi ? Pour faire le contraire de ce que demande le bon sens, car une voûte, si tendue que soit sa flèche, si grand que soit son rayon, pèse bien moins que cette énorme gouttière pendante, obligeant à des ancrages très coûteux dans le sol. Et c'est pourquoi l'un des murs, très épais, est en pente à l'extérieur et ne présente que des trous pour l'éclairage. C'est ainsi que pour paraître original on sacrifie l'inté­rieur d'un bâtiment à une sottise qui devient « fonction­nelle ». Ajoutons à cela que cette chapelle étant très visitée, nous avons pu entendre une chorale de jeunes Alle­mandes qui a voulu ajouter son appoint à la beauté du lieu. Hélas ! ce ciment, ce ventre de ciment, ces recoins donnent des échos ; la note se répète avec celles qui suivent pour donner une bouillie sonore inaudible. Il est impossible de chanter en ce lieu. L'architecte a dû prévoir un abri pour l'autel lors des messes en plein air. Il est sur l'un des flancs de la chapelle intérieure. Cet abri est haut et vaste, il fait vraiment partie de l'ensemble. Il n'y a rien à en dire. Les proportions sont correctes mais les détails sont gros­siers et dessinés sans soin. \*\*\* 14:130 Réfléchissant sur tout ce que je voyais, sur l'incom­préhension profonde de l'architecte pour ce que demande une église, mais aussi sur son ignorance des vrais moyens de l'architecture pour créer des formes vivantes et spirituelles, je refis le tour du bâtiment à plusieurs reprises et je compris LE RÉSULTAT atteint par Le Corbusier : *il avait construit une ruine.* Vous avez vu de ces églises isolées, bâties sur un mamelon, parfois entre deux villages. Ce peut être aussi la chapelle d'un ancien château détruit qui sert au village voisin. Il y a une tour qui reste au flanc de l'église, un grand toit qui pend, le reste d'une muraille utilisée comme support d'un hangar. Tout cela est fort pittoresque. Le Corbusier a vu mainte église de ce genre, tout comme moi. Voilà quel a été son modèle. *Plaise à Dieu que cet incroyant n'ait pas eu la pensée perverse de présenter l'Église moderne comme une ruine ; c'est* pourtant ce qu'il a réalisé. Il n'est pas le seul. \*\*\* Ce voyage et cette expérience m'ont fait souvenir du monastère des Dominicains près de Lyon qu'a construit le même architecte. L'imposture est ici bien expliquée car l'architecte a parlé : « Mon couvent descend du ciel, dit-il, bâti à flanc de coteau, il ne pouvait prendre son assise sur le sol... L'œil des moines ne peut saisir que le ciel, l'oreille que le chant des oiseaux. » Que veut dire ce verbiage prétentieux ? Car une construction est bien forcée de prendre son assise sur le sol. Le Corbusier a choisi lui-même son emplacement ; nous ignorons si c'était le meilleur ; peut-être l'a-t-il choisi pour le pittoresque, pour la possibilité qu'il offrait de lâcher bride à la fantaisie. « *Mon couvent descend du ciel *» veut dire tout simplement que, ne pouvant disposer d'une aire plate, il ne pouvait y placer le cloître ; il l'a donc mis sur la terrasse, et disposé aux étages supérieurs les cellules pour une centaine de religieux et puis au-dessous les salles communes, la chapelle, réservant le bas de ce terrain inégal à la cuisine, aux communs, à l'outillage. Il avait tout à fait le droit de penser ainsi. La logique dans les arts plastiques est sans avant, ni après. Le plan dépend de la voûte et la voûte dépend du plan ; c'est la parfaite expression de l'interdépendance des causes. 15:130 C'est ce que Le Corbusier n'a pas fait ; le plan par terre n'a pas été pensé et *l'aspect extérieur est aussi celui d'un bâtiment menaçant ruine* qu'on a étayé suivant les nécessités, et je soupçonne de grands courants d'air entre ces piliers et la cour intérieure. Suivons les progrès de l'imposture. Au sommet du couvent le mur entourant la terrasse a deux mètres de haut, afin qu'on n'y voie que le ciel. « *Vous avez vu combien c'est beau sur le toit ?* a dit Le Corbusier aux Dominicains. *C'est beau parce qu'on ne voit rien. Vous savez, avec moi, vous aurez des paradoxes tout le temps. *» « *J'ai eu un moment l'idée de mettre le cloître sur le toit. Mais j'ai craint que les moines ne fassent une évasion, peut-être périlleuse, pour leur vie intérieure. Votre vie magnifique, courageuse, est très dure. Les délices du ciel et des nuages pourront paraître parfois faciles. *» Le Corbusier a renoncé à faire de la terrasse un cloître réel à cause du vent, des intempéries, et de la complication qu'eut exigée sa protection. Or il faut aux occupants un lieu où se dégourdir les jambes. Ce lieu est à l'intérieur du bâtiment. Le Corbusier veut faire croire qu'il aide à la vie religieuse. Or cette aide est une tromperie pour suggérer la sublimité de ses conceptions. D'abord ce mot, « le ciel », est équivoque. Le ciel qu'on voit d'une terrasse bien close n'est pas celui d'où descend « la Jérusalem céleste, brillante de clarté ». Il est ce qu'il y a de plus changeant sur la terre (dans nos régions) ; les formes s'y renouvellent de seconde en seconde, la plupart du temps. 16:130 Rien de moins stable dans la nature. Rien qui permette davantage le dévergondage de l'imagination. Heureusement ce prétexte : « les moines ne voient que le ciel » est un simple attrape-nigauds, car chacune des cellules sur deux étages est agrandie d'une loggia assez profonde et bien close, donnant sur l'extérieur ; le religieux y peut paresser à l'aise, s'il veut, voir des champs et des arbres, s'apercevoir qu'il y a quelque chose de stable dans ce qui change, enfin, éviter de devenir fou. Car Le Corbusier qui semblait ne vouloir mettre les religieux qu'en présence du ciel se contredit de la plus heureuse façon en disant : « Le problème essentiel se résume ainsi : loger cent moines dans la solitude mais en contact avec la nature. » Au-dessous des deux étages de cellules sont placés réfectoire, bibliothèque, salles de cours. Leur mur extérieur est tout en plaques de verre, avec des volets d'aération ; car il est bien impossible, sans très gros frais, d'ouvrir de tels panneaux. L'architecte, avec une science consommée de la fumisterie, présente la nécessité pratique de cette immobilité comme une pensée spirituelle profonde : « *Le couvent doit être un monde enclos, isolé du monde. Il ne faut pas qu'une fenêtre puisse être ouverte ou fermée *» ; du moins c'est ce qu'a compris le journaliste recueillant les propos de l'architecte. Mais on peut se promener sur la terrasse et ouvrir la porte-fenêtre de sa loggia. La chapelle est haute (16 mètres), vaste et de bonnes proportions. Le fond, derrière l'autel, est à peu près dans la proportion *racine de deux : c'est* très bien, mais ce n'est pas bien neuf, car telle est la proportion générale de beaucoup de constructions égyptiennes, de tout l'art byzantin et roman ; mais il y a dans le sanctuaire, sur le côté, de petites guérites en béton dont l'existence en ce lieu est fort insolite. 17:130 Enfin, à l'extérieur du grand quadrilatère que forme l'ensemble du monastère, on a construit une petite chapelle basse accolée à la grande. Elle sert, dit le journaliste, « aux messes individuelles que le religieux dit seul, *pour lui-même,* chaque matin ». Cette chapelle est éclairée d'en haut par trois cheminées de transatlantique ayant des orientations différentes. J'ai compté six autels, tous à des niveaux différents sur de grossiers cubes de béton. On pourrait croire qu'on a suivi pour la disposition des autels la pente du terrain : or elle est inverse. Cette disposition est le comble de l'incohérence ; elle est accrue par la stupidité du plan de ce petit bâtiment. Le mur qui eût pu être rectiligne ne l'est pas, probablement pour diversifier ce volume de celui de la grande chapelle qui est tout plat. Mais ce fut fait avec une telle paresse, un tel sans-gêne, une telle insolence vis-à-vis du jugement commun et de la raison que ce mur est simplement gondolé comme une muraille prête à s'effondrer. Et l'intérieur prenait un aspect tellement stupide qu'il a fallu le cacher. \*\*\* L'architecture, certes, doit être fonctionnelle ; cela veut dire que *les divers éléments utiles de la construc­tion doivent être la source des formes visibles.* On peut dire que notre architecture du Moyen Age est le type d'une architecture fonctionnelle ; et l'ornement lui-même n'est pas surajouté, comme le sont les placages de marbre de l'architecture romaine. C'est l'arc lui-même, soutenant la voûte, le chapiteau soutenant l'arc qui deviennent ornement. Dans cette véritable architecture, les éléments utiles à la construction sont disposés *en vue d'une expression spirituelle,* et cela est si vrai que deux monuments de même époque, construits suivant les habitudes du temps avec les mêmes procédés, peuvent avoir une expression spirituelle très différente, 18:130 car le choix d'un même système de proportions, qui crée l'unité, laisse toutes possibilités utiles à l'invention et au génie de l'artiste ; l'emploi d'un système de proportions est varié par les dimensions et les dispositions des membres dans la proportion choisie. Pour avoir une pensée originale il n'est pas besoin d'être extravagant ; ce qui est le recours de ceux qui ont un petit don et beaucoup d'ambition. Des âges moins barbares que le nôtre mettaient rapidement de côté de tels malappris. Malheureusement, le ciment armé permet de tout faire, même l'absurde. Le Corbusier n'y a pas manqué. Il appelle clocher une petite boîte rectangulaire placée en porte-à-faux dans sa longueur à l'angle d'une muraille. Je crois bien qu'elle ne porte que sur le tiers de sa superficie. « Il y a là », dit un religieux, « une note d'humour ». C'est tout simplement se moquer du monde. Henri Charlier. 19:130 *Après l'échec des Maisons de la Culture* ### La Révolution retourne à l'école par Marie-Claire Gousseau APRÈS avoir tenté, jusqu'ici, de suivre la route de la « culture » à travers les sinuosités de son histoire depuis le Rapport Condorcet sur l'Instruction permanente (1792) jusqu'à « l'Action Culturelle » qui passe, entre autres chemins, par les Maisons de la Culture ([^3]), nous continuons tout simplement à suivre la piste au moment où elle semble faire un retour sur elle-même et où la « Culture » paraît devoir retourner à l'École d'où elle sortit naguère. Comment l'opération se présente-t-elle ? -- Du côté des « Maisons de la Culture ». -- Au-delà des « Maisons de la Culture ». -- Dans le mécanisme de la Révolution culturelle enclenché en mai 68. -- Dans l'Université culturelle de demain. 20:130 ##### *Du côté des Maisons de la Culture.* Pour le moment, le « virage » affecte tout spécialement les Maisons de la Culture : « Les Maisons de la Culture à la recherche de leur voie » interrogeait le *Figaro* du 1^er^ octobre 1968. « Il semble que les Maisons de la Culture viennent trop tard » remarquait M. Claude André Tabard dans les *Études* (juillet 1968). « La Maison de la Culture de Caen a virtuellement cessé d'exister » déclare le *Monde* du 28 août 1968. « Fermeture de la Maison de la Culture de Thonon-les-Bains », annonce *Combat* en date du 8 octobre 1968. A Bourges, le conseil municipal aurait refusé de recon­duire la subvention à la Maison de la Culture, et Combat en date du 21 octobre 1968 annonçait la réunion d'un « comité des sages » le 30 novembre pour statuer sur l'avenir de cette dernière. « Malaise à Amiens » (*Figaro* du 1^er^ octobre 1968). « Maisons de la Culture -- Le deuxième musée imagi­naire d'André Malraux tombe en ruines avant d'avoir dix ans. » (*Témoignage Chrétien* du 31 octobre 1968.) La crise que nous avions laissé prévoir aux lecteurs d'*Itinéraires* dès mars 1968 paraît avoir évolué très rapi­dement en quelques mois. Comment les choses se sont-elles passées ? La crise qui paraît conduire à la disparition de la Maison de la Culture se déroule partout selon le même schéma, à peu de choses près. La municipalité qui a construit la Maison de la Culture en partageant les frais par moitié avec l'État, et qui la plupart du temps, a fait don du terrain, se rend compte que si l'opération construction lui a coûté cher, l'opération fonc­tionnement lui coûte chaque année davantage. A titre d'exemple : 90 millions d'A.F. nécessaires pour l'exercice 1969 à Thonon. Or, si la part des municipalités augmente sans cesse, celle de l'État, faute d'extension des crédits « culturels » ne change pas. En principe le fonction­nement d'une Maison de la Culture est assuré pour 1/3 par l'État, 1/3 par la municipalité, 1/3 par les adhérents... Les municipalités acceptaient jusqu'ici que, de fait, ce partage à trois se réduise à un partage à deux ; entre elles et le ministère des Affaires culturelles. Or cette année, leur partici­pation financière au fonctionnement devient généralement supérieure à celle dont se charge l'État. 21:130 Le fait ne pouvait-il se laisser prévoir ? Les municipa­lités semblent avoir envisagé cette situation, dès le début de l'opération, et en avoir accepté le risque. Mais celles qui avaient demandé à ce que s'érige en leurs murs une Maison de la Culture -- car n'oublions pas qu'elles l'ont demandé -- l'avaient fait avec l'espoir que cette opération apporterait à leur ville un lustre, une auréole incontestés et incontestables, ce qui créerait ainsi un courant alimentant une véritable vie locale. Chaque fois que M. André Malraux inaugurait une nou­velle Maison de la Culture et déclarait la disparition pro­chaine « du terme hideux de province », chaque cité con­cernée par ce discours se voyait déjà hissée au rang de rivale de la capitale. De cette situation découlait un élan certain vers la Maison de la Culture. Les habitants de Bour­ges, Amiens. Caen, etc. jouiraient enfin des mêmes spectacles que les Parisiens ! On verrait s'éteindre encore un « privilège » ! Or la désillusion vint rapidement. En effet si le public parisien dispose du Théâtre National Populaire, du Théâtre de France, du Théâtre de l'Est Parisien, du Théâtre de la commune d'Aubervilliers ou du Théâtre des Amandiers de Nanterre, il peut s'il est fatigué de Brecht, Genêt, Arrabal... et de l'Anti-théâtre, trouver un autre registre dans les Théâtres des Boulevards, à l'Opéra ou à l'Opéra comique. Mais le pauvre provincial est bel et bien condamné à ne jamais s'en fatiguer ou à ne plus fréquenter la Maison de la Culture, c'est-à-dire à se voir privé à nouveau de toute distraction théâtrale. « Nous pensions que la Maison de la Culture serait l'oc­casion d'une décentralisation de la vie artistique parisienne. En fait nous assistons surtout à des échanges entre éta­blissement identiques. Et un grand nombre d'Amiénois ne sont pas satisfaits des spectacles présentés. » Soupire M. Alavoine, adjoint au maire d'Amiens (*Figaro*, 1-10-68). « Ah ! les Cloches de Corneville, les Pêcheurs de Perles ! Sacha Guitry ; Feydeau ! » ironise le même *Figaro* en met­tant ces regrets dans la bouche des « bourgeois » de Caen... 22:130 Le résultat pratique et immédiat de cette situation est la diminution progressive du nombre de spectateurs, ce qui met la Maison de la Culture dans une situation financière difficile ; d'où la nécessité pour la municipalité de supporter à part entière l'accroissement du montant des subventions nécessaires, puisque celles de l'État ne peuvent augmenter. Or cet effort supplémentaire leur est demandé au moment précis où le public se lasse et se plaint. C'est alors que les autorités communales déclarent insupportables les charges financières qui leur incombent et retirent soit leur subvention soit, comme cela s'est passé à Caen, l'usage de la salle de Théâtre qui fut municipal avant de se voir intégré dans la Maison de la Culture. La Maison de la Culture de Caen est ainsi redevenue un Centre National Dramatique, dirigé par M. Jo Tréhard, ancien directeur de la Maison de la Culture. Mais il paraît peu probable que cette situation puisse durer. L'on imagine mal un ancien directeur, hébergé dans ce qui fut son domaine propre durant quatre ans, et réduit à inscrire ses productions à l'affiche après approbation de ceux auxquels il les imposait jusqu'ici. Ces exemples illustrent parfaitement « le malaise général qui règne actuellement dans la plupart des Maisons de la Culture et des problèmes que posent leur gestion et la définition de leur politique culturelle » (*Combat*, 16-10-68). L'origine de ce malaise procède d'une situation fort simple : le ministère des Affaires culturelles a tout simplement voulu faire payer par les communes sa propre politique culturelle en espérant que celles-ci en accepteraient la charge avec joie, en échange de la fierté de posséder une Maison de la Culture. \*\*\* Rappelons-nous les définitions de la Maison de la Culture données par M.E.J. Biasini qui appartint au Ministère Malraux jusqu'en 1964 et qui préside maintenant aux destinées de « l'Action culturelle » à l'O.R.T.F. et plus spécialement à la Télévision : « Une Maison de la Culture n'est pas la salle des fêtes, le centre culturel communal, le siège des associations, ou le foyer tant attendu par les vaillantes cohortes littéraires ou musicales de l'endroit, elle n'est pas le local rêvé par les comédiens amateurs, les professeurs de cours du soir, les peintres du dimanche ou les sociétés folkloriques, ni le conservatoire dont-on-a-un-cruel-besoin, ni même l'espace culturel jumeau de l'espace vert, sans lesquels les plans d'urbanisme ne seraient pas tout à fait ce qu'ils sont. » 23:130 Tandis que M. Durafour, maire de Saint-Étienne et président de la Fédération des Centres Culturels communaux, lui oppose cette définition qui semble peu à peu devenir celle qu'adoptent les municipalités : « La Maison de la Culture est la maison des Associations culturelles. Je souhaite que toutes les associations préexistantes de qualité soient autorisées à participer activement à l'élaboration et à la réalisation des programmes. Nous n'allons pas financer des associations culturelles, leur payer des salles, si elles ne peuvent pas se produire à la Maison de la Culture qui est la leur... Nous voulons que cette Maison de la Culture soit un lieu de rencontre de la cité en dehors des Maîtres à penser de métier. » Tel est l'aspect le plus extérieur du malaise. ##### *Au-delà des Maisons de la Culture.* Au-delà des manifestations externes de ce malaise se dissimule cependant une menace beaucoup plus grave encore. Notons en passant cette fort pertinente remarque de M. Claude André Tabart dans les *Études* d'avril 1968 : « Bien qu'elles soient nées de la IV^e^ République, le paradoxe des Maisons de la Culture, c'est d'être l'œuvre du gaullisme tout en portant des fruits progressistes... » Il nous souvient d'un jour de juin 1968 où M. Capitant bougonnait devant le micro d'Europe 1 : « Je suis un gaulliste de gauche et d'ailleurs le gaullisme de gauche, c'est le gaullisme de De Gaulle. » M. Claude André Tabart attribue à ce paradoxe une cause que nous estimerons partielle : la personnalité de M. André Malraux. A l'origine du problème, son influence paraît incontestable. Il demeurera un des témoins les plus lucides de son temps, car il semble qu'à présent le relais soit pris et que son influence « culturelle » doive se limiter à ce témoignage. Un de ses derniers grands discours, celui de l'inauguration de la Maison de la Culture de Grenoble en février 1968, offre quelques formules qui résument sa pensée : 24:130 « *Dans presque toutes les grandes civilisations du passé... la figure supérieure de l'homme, celle qui l'exalte, a été ordonnée par la religion... Nous savons qu'à l'affaiblissement de la foi se substituait depuis la Renaissance l'étendue de plus en plus grande prise par ce qu'on appelait l'humanisme. Mais il semblait évident que l'humanisme créerait son type d'homme ; qu'il substituerait son imaginaire à l'imaginaire chrétien. Or voici l'un des faits décisifs de notre siècle : la civilisation des machines et de la science, la plus puissante que le monde ait connue, n'a été capable de créer ni un temple, ni un tombeau. Ni, ce qui est plus étrange, son propre imaginaire. *» Enfin cet aveu : « *Le rationalisme, limité à lui-même, a échoué partout à créer un type d'homme qui succédât au type chrétien, même à un type chrétien bien inférieur à celui du saint ou du chevalier. *» En accélérant la mise en place des Maisons de la Culture, le ministre tentait de faire échapper notre civilisation des machines aux machines à rêves -- depuis le Club Méditerranée jusqu'aux trusts qui livrent au marché toutes les semaines une nouvelle vedette de la chanson, saignante ou cuite à point, vite consommée et... remplacée. Mais avant M. Cl. A. Tabart, qui se pose la question dans l'article déjà cité, nous n'avions pas craint d'affirmer que l'opération « Maison de la Culture » n'était qu'une mauvaise greffe d'organe et qu'à plus ou moins brève échéance, l'organisme malade de notre société rejetterait cet organe artificiel. Or c'est à l'opération de rejet que nous assistons en ce moment. ##### *Des Maisons de la Culture à la Révolution de mai.* Hasard ou non, la greffe donne des signes sévères d'échec l'année même de la tentative d'accélération de la Révolution culturelle que furent les événements de mai-juin 1968. 25:130 Dans cette ligne, l'occupation du Théâtre de France par les « étudiants » prend la valeur d'un signe et peut-être même peut-elle se considérer comme le symbole d'un relais. Après avoir quitté le cadre scolaire dans lequel elle naquit en 1792 des « œuvres » de Condorcet, la « culture » semble devoir y retourner ou plus exactement elle y retourne en ayant franchi une étape, puisque *c'est dans le cadre de l'Université qu'elle va tenter de réussir ce qui a échoué avec les Maisons de la Culture.* Mais nous ne serons plus d'accord avec M. CI. A. Tabart, quand il affirme : « *Les Maisons de la Culture* sont venues trop tard. » Non, elles sont bien au contraire *venues trop tôt.* Elles pourront revenir jouer le rôle qui leur fut assigné, quand tout l'organisme social sera bâti pour vivre avec elles. Pour l'heure, les Maisons de la Culture ne jouent que le rôle de corps étrangers, inopportuns et à rejeter. Quand nous verrons refleurir les printemps des Maisons de la Culture, ne nous y trompons pas, la Révolution Culturelle aura cessé de paraître un terme abscons ou de servir de drapeau à des enragés qui ne savent pas souvent ce qu'ils agitent : alors la Révolution culturelle sera bel et bien une réalité. Installer la « culture » par le biais de l'Université, c'est prendre une voie plus naturelle. Pourquoi la « Culture » ne prit-elle donc pas tout de suite ce chemin-là ? Parce que l'Université était jusqu'ici une respectable dame à l'égard de laquelle tout un chacun gardait encore ses distances. Il fallait auparavant supprimer ces distances et arracher à la dame sa respectabilité ; ce fut l'œuvre de la Révolution de mai 1968. Ne reculons pas devant la brutalité d'une formule : les jeunes révolutionnaires de mai ont tenté de secouer le cocotier pour en faire choir « les vieux » et les « vieilleries ». Certes, tout n'est pas tombé mais assurément un processus est en route, même s'il a dépassé les phases violentes de son déroulement. Les conceptions de base de la « culture » demeurent les thèmes en vogue. « *Je ne dis pas qu'un homme est cultivé lorsqu'il connaît Racine ou Théocrite, mais lorsqu'il dispose du savoir et des méthodes qui lui permettent de comprendre sa situation dans le monde. *», (J.-P. Sartre.) 26:130 « *La vraie culture apparaît comme une volonté de faire l'histoire avec les autres hommes. *» (Jean Lacroix.) « *Sur le plan culturel, nous voici arrivés à l'époque de Jules Ferry. *» « *De même qu'on est passé au siècle dernier du stade de précepteurs pour fils de seigneurs au stade de l'instruction obligatoire pour tous, de même nous devons aujourd'hui passer de la culture pour privilégiés à la culture pour tous. *» (De Baecques.) Toutes ces idées-forces bien ressassées se sont retrou­vées dans la vague de fond qui a déferlé sur l'Université. La vague se retire, et c'est alors qu'on découvre les débris apportés par le flux. Démocratisation de l'enseignement, considérée comme l'abolition d'un privilège -- volonté de ne plus enseigner par des cours magistraux, mais « découverte collective » -- suppression des examens qui créent des inégalités -- autant d'idées « culturelles » que des années d'effort ne parve­naient que difficilement à accréditer et qui maintenant... « passent ». Mais ces slogans présentent de réels dangers car, comme toute erreur profonde, ils sont des « idées justes devenues folles ». L'accès du plus grand nombre au savoir, le droit de tous à l'éducation, un enseignement « incarné », les rapports humains entre enseignants et enseignés, un cou­ronnement justifié des efforts et du travail, il n'est per­sonne qui en nierait le bien fondé. Mais le moyen de « réa­liser » ces buts à atteindre ne seront pas forcément : « tout le monde à la Faculté ! un technicien est un ingénieur raté ! un ouvrier un technicien raté ! etc. ». Exploiter toute forme de jalousie que le cœur humain garde toujours cachée en un de ses recoins est une opéra­tion qui paie toujours, sur le moment du moins. Il faut reconnaître que sur ce point les réactions de nos contempo­rains ne manquent pas de puérilité, mais d'une puérilité qui n'étonne même plus. Ainsi lorsque les habitants de Seine-Inférieure, Charen­te-Inférieure et Loire-Inférieure demandèrent le retrait du qualificatif dégradant et humiliant d' « inférieure », la France, si elle n'avait été si malade, aurait dû partir d'un grand éclat de rire. Comment se fait-il d'ailleurs que lors de la création des nouveaux départements parisiens l'appellation de « Hauts de Seine » ait pu être acceptée ! Pour qui vont donc se prendre ses habitants par rapport à ceux de la Seine, tout court ! 27:130 Peut-être vaut-il mieux de temps à autre plaisanter devant ces gamineries qui révèlent cependant les signes des temps. Mais que l'on nous pardonne cette digression pour en revenir à ce qui nous occupe ici, et tout d'abord à l'image du cocotier que secouent les jeunes pour en faire tomber les vieux. Histoire ancienne que celle des conflits de génération ! Mais la nouveauté c'est que la « culture » en soit l'enjeu. Or la connexion de la culture et du cocotier a mis en route la phase active de la Révolution Culturelle. ##### *Le mécanisme de la révolution culturelle.* Nous en emprunterons la description du montage à *Per­manences,* décembre 1968 : « Dans la mesure où notre *société française contempo­raine franchit les étapes du socialisme, la Révolution voit ses moteurs traditionnels peu à peu se mettre à tourner à vide : lutte des classes, décolonisation... la Révolution se fait alors culturelle :* la culture pour tous, le droit à la culture, plus de culture de classe, etc. ! « Mais toute acquisition de biens par de nouvelles cou­ches sociales tend à reformer de nouvelles couches bour­geoises. L'acquisition de la culture comme l'acquisition des biens matériels suscite le même phénomène d'embourgeoi­sement. Pour l'empêcher de se produire, il faut à tout prix susciter une « contestation permanente ». Or qui mieux que la jeunesse étudiante jouera ce rôle d'inépuisable source contestataire ? Elle ne possède rien encore, pas même le savoir, objet de ses aspirations, comme le fut jadis « la terre » aux premiers temps des révolutions russe et chinoise. « Ainsi l'éducation permanente, aspect de l'action cul­turelle, n'a-t-elle aucun but philanthropique, elle relève purement et simplement de la même manœuvre que celle du conflit de générations et de la contestation permanente des « structures » par une jeunesse, sans cesse renouvelée. Pour empêcher l'adulte de s'embourgeoiser, il faut le maintenir dans un état de prolétariat intellectuel, « d'étudiant à vie ». 28:130 « Mais il est par ailleurs évident que l'étudiant révolu­tionnaire de mai, parvenu à l'âge de trente ans, n'admettra plus l'état contestataire de son cadet de 20 ans, ainsi la relève se trouve-t-elle assurée : il faut bien être deux pour contester... La révolution culturelle est ainsi parvenue à sa période de maturité. » La machine est là, sous pression, prête à partir. Il reste cependant à la mettre sur rails. ##### *Les voies nouvelles de la* «* culture *»*.* M. Biasini soulignait déjà dans le rapport sur l'Action culturelle 1961-62 que par la création des Maisons de la Culture, l'État reconnaissait une obligation transcendant celle qu'il assume depuis longtemps déjà dans le domaine de l'enseignement : l'engagement de fournir à tous les Français les moyens d'accéder au monde vivant de leur époque, celui d'une culture vécue. Or cette affirmation semble bien dépassée par les évé­nements. Cette mission de permettre aux Français l'acces­sion à la « culture » dite vécue sera désormais assurée par deux voies : -- *La première, celle de la Télévision :* « L'O.R.T.F. va devenir la plus importante des Maisons de la Culture » déclarait récemment M. Marc NETTER, ancien directeur de la Maison de la Culture du Havre et collaborateur de M. E.-J. Biasini au quai Kennedy. Cette Maison de la Culture là n'aura à craindre ni les démêlés avec les municipalités ni les contestations -- directes du moins -- des usagers. Il s'agit donc d'habituer peu à peu le public à ces fameux programmes de « culture » vécue. -- *La seconde, celle de l'Université et de l'École :* La relance de la Révolution culturelle en mai a mis les étudiants sur la voie de cette « culture » vécue et la mise en place de la Loi d'orientation de l'enseignement supé­rieur, dite Plan Faure, lui donne une forme légale. C'est en ce sens de « culture vécue » qu'il faut entendre l'introduc­tion de la politique à l'Université. 29:130 A l'occasion du Festival d'Avignon en août 1967, M. Claude Roy n'affirmait-il pas déjà : « Qu'est-ce que la politique ? L'art de faire vivre heu­reux les gens ensemble. Qu'est-ce que le théâtre ? L'art de faire vivre heureux pendant trois heures, des hommes et des femmes sur un plateau et d'autres dans une salle ensemble. Le théâtre, comme la politique, est un travail sur le péris­sable, en pleine pâte de vie vivante, fugitive éphémère, la création d'instants heureux... « S'il s'agit de *changer de vie* (souligné dans le texte) je tiens en définitive que Jean Vilar, Armand Gatti ou Roger Planchon, Sorge Lavelli, Ariane Mnouchkine ou Antoine Bourseiller ont plus de chances d'être compétents là-dessus que Jacques Baumel, Chaban-Delmas ou Antoine Pinay... « On a donné ou laissé prendre dans l'histoire le pou­voir aux sorciers, aux sacerdotes, aux vieillards, aux tirés au sort et aux tireurs d'élite, aux technocrates et aux déma­gocrates... Si on essayait maintenant de le donner aux gens de théâtre ? » Ne prenons pas trop vite pour simple boutade la fort significative question que pose M. Caude Roy. Le projet, qui semble avorter pour le moment, de couvrir la France de Maisons de la Culture apparaît, vu dans cette ligne, comme tout autre chose qu'une entreprise de loisirs. Son échec actuel équivaut à l'échec d'une tentative de prise du pou­voir. Mais ce n'est qu'une fausse manœuvre à coup sûr. De nouvelles voies sont ouvertes. D'ailleurs quand M. Francis Jeanson, directeur de la Maison de la Culture de Chalon-sur-Saône en construction, ex-animateur de réseau de soutien du F.L.N., expliquait pourquoi il avait apparemment changé de voie, s'engageant dans la « culture » après avoir abandonné celle de la « politique » directe, voire du terrorisme, sa pensée ressemblait fortement à celle de M. Claude Roy : « La seule action politique que j'entrevois aujourd'hui est une forme d'action culturelle... la politisation des consciences est devenue plus ou moins passive... Je crois que l'action culturelle peut lui ouvrir des possibilités nouvelles, j'y verrais assez bien une espèce de propédeutique à l'action politique. Disons, si vous préférez que le but est de changer les structures mais qu'il faut aussi que les hommes soient en mesure de vouloir ce changement... » (*Profil-Bourgogne*, mai 1967.) 30:130 Changer la vie, changer les structures... ce slogan ne fit-il pas florès en mai-juin 1968 ? « La célébration du chan­gement » ne remplace-t-elle pas par ailleurs en certains groupes de jeunes catholiques les structures liturgiques dépassées ? Là, le théâtre « rejoint » la religion après avoir « rejoint » la politique. Mais le tableau le plus complet du cadre du combat culturel, nous le trouvons dans cette profession de foi de M. Roger Garaudy (*L'homme chrétien, l'homme marxiste,* la Palatine 1964) : « Nous ne connaissons pas d'autres sanctuaires que la société des hommes, pas d'autre prière que le travail, pas d'autre culte que la culture, c'est-à-dire la prise de conscience de ce qu'il y a en nous de spécifique­ment humain : l'infinité de notre combat pour l'homme total et l'exigence de lutte pour faire de chaque homme un homme. Pas d'autre sacrement que cette création continue de l'homme par l'homme, par la connaissance, par le com­bat militant, par la création artistique. » L'homme réduit à lui-même devient bien, véritablement, le singe de Dieu. Voilà l'inversion totale, qui faisait dire en 1966, à M. Gilbert Mury, des animateurs des « Cercles marxistes-léninistes » pro-chinois : « Pour la Révolution actuelle chinoise, l'objectif est de changer l'homme, de contribuer à créer un homme nouveau. » La Révolution culturelle française procède de la même ambition : créer un homme nouveau. ##### *Les humanités nouvelles.* Le décret constitutif du ministère d'État chargé des Affaires Culturelles (1959) a donné pour mission essen­tielle à celui-ci de « rendre accessible les œuvres capitales de l'humanité, et d'abord de la France, au plus grand nombre possible de Français, d'assurer la plus vaste au­dience au patrimoine culturel et de favoriser la création des œuvres de l'art et de l'esprit qui l'enrichissent ». Qui n'applaudirait à un tel programme ? Mais, citant ce texte, M. André de Baecque (*Les Maisons de la Culture,* Seghers 1967) y ajoute : « Autrement dit, en créant ce nouveau ministère d'État le gouvernement s'est reconnu une charge nouvelle *consistant à rendre les biens de la culture accessibles à tous les Français par des voies autres que celles de la connaissance *» (ce dernier membre de phrase appartient au décret lui-même). 31:130 Et voici donc les humanités nouvelles : celles qui s'acquièrent par des voies autres que celle de la con­naissance et qui façonneront un homme nouveau. Les milieux culturels appellent ces humanités nouvelles, les humanités esthétiques. Elles succèdent aux huma­nités classiques, puis aux humanités scientifiques, qui auraient dû créer un humanisme rationaliste dont M. André Malraux n'a pas craint d'enregistrer l'échec. Nous retrou­vons là, d'ailleurs, une fois de plus, la révolte estudiantine de mai. Car cette université sclérosée avec laquelle il était aisé de mettre les étudiants en état de contestation, n'est-elle pas une espèce de femme à deux têtes, puisqu'elle prétend dispenser encore les humanités classiques sans produire les hommes de la civilisation chrétienne, en même temps que les humanités scientifiques, procédant du ratio­nalisme moderne et destinées à former les hommes de la civilisation de consommation ? ([^4]) Rappelons-nous en effet que les « Réflexions pour 1985 -- Travaux pour le V^e^ Plan » -- souhaitaient déjà en 1963-64 : « *Il semble qu'ils* (les processus de formation dans l'enseignement) *aient tendu seulement à faire des hommes de bons producteurs... il conviendrait aussi que les hommes soient formés pour être de bons consommateurs. *» Or n'avons-nous pas assisté en mai dernier au rejet de la civi­lisation de consommation ? Le mouvement vers la mise en place des humanités esthétiques a commencé, il y a une vingtaine d'années, dans les milieux « culturels » extra­scolaires et commence à s'introduire à l'école et à l'uni­versité ; c'est un aspect particulier de ce retour de la « cul­ture » à l'école, qui nous occupe. Comme d'habitude, ces « humanités esthétiques » se définissent rarement en elles-mêmes mais s'imposent au nom du « Progrès » ou même à la faveur de réformes péda­gogiques nécessaires. 32:130 Il est incontestable, par exemple, que l'enseignement artistique n'a pas la place qui lui revient à l'école. A la faveur de cette constatation la nouvelle pédagogie substitue progressivement à l'enseignement traditionnel qui cher­chait à faire appel à l'intelligence et à la mémoire dans le cadre éducateur de la volonté et du cœur, des méthodes éducatrices de la seule sensibilité. Il est aisé d'y retrouver tous les postulats de la psycho­logie dite moderne et des freudismes plus ou moins con­formes à l'original. De même, de l'utilité complémentaire des techniques audio-visuelles on tire l'école intégralement audio-visuelle telle qu'elle fonctionne déjà en certains établissements pilotes et l'on nous laisse prévoir l'école presse-bouton. Tous ces détails pédagogiques issus d'une conception d'ensemble de la même pédagogie ne sont-ils pas, en fin de compte de nouveaux avatars de l'histoire du nominalisme et de l'idéalisme ? M. Marcel De Corte, dans *Itinéraires* de novembre 1968, sous le titre « Telle est la loi », livrait à notre ré­flexion le commentaire de la définition de la loi selon saint Thomas. Au cours de ce long et puissant exposé, quelques lieues nous ont frappé, éclairant soudain le sujet qui nous occupe, à savoir ces fameuses « humanités esthétiques » : sources de « culture. », par des moyens autres que ceux de la connaissance et usant de la sensibilité, comme le passé issu du christianisme et de la sagesse antique, usa de l'intelligence. Le nominalisme et l'idéalisme qui animent la « cul­ture » devaient provoquer inévitablement cette rupture. Peut-être la dernière d'une longue histoire ? M. Marcel De Corte constate en effet : « Le nominalisme et l'idéalisme présupposent un sujet humain scindé en deux parties étanches : une sensibilité qui le met en relation avec les données fluentes du monde sensible et un esprit qui, de l'extérieur, vient dicter à ces données immédiates leur signification et les capturer dans les filets de la science qu'il tisse. » Cette « sensibilité qui le met en relation avec les don­nées fluentes du monde sensible » ne nous rappelle-t-elle pas cette « culture qui permet à chaque homme de com­prendre sa situation dans le monde » selon M. J.-P. Sartre ? Voilà donc pourquoi la sensibilité devient la faculté à édu­quer, *essentielle* en même temps que lui est attribuée en pédagogie la fonction impartie, jusqu'ici, à l'intelligence. 33:130 Et comment dans cet « esprit qui, de l'extérieur, vient dicter à ces données immédiates leur signification et les capturer dans les filets de la science qu'il tisse » ne pas reconnaître la Révolution, ou si l'on préfère l'esprit de la Révolution. Le nominalisme et l'idéalisme se devaient nécessaire­ment d'aboutir à la Révolution culturelle qui prend forme sous nos yeux. ##### *Prenons garde.* Par son retour à l'école et à l'université, les chances de succès de la « culture » s'accroissent considérablement. L'entreprise culturelle s'est développée jusqu'ici, selon des thèmes et méthodes artificiels qui ont limité ses effets. Ainsi le constatèrent les Directeurs des Maisons de la Cul­ture et des Centres Dramatiques Nationaux réunis durant trois semaines à Villeurbanne, du 21 mai au 11 juin 1968 : « Il existe une immensité humaine composée de tous ceux qui n'ont encore aucun accès, ni aucune chance d'accéder prochainement au phénomène culturel, sous les formes qu'il persiste à revêtir dans la presque totalité des cas. » (Extrait de la plate-forme de Villeurbanne, en vente à « Té­moignage Chrétien ».) Le seul moyen de sortir la « Culture » de l'impasse est de la faire passer par l'école où... tout le monde va. Édu­quée selon les humanités esthétiques la population fran­çaise d'ici dix ans formera le public idéal pour les Maisons de la Culture que l'on pourra alors réouvrir « pour donner de l'extérieur à ces données immédiates (acquises par la sensibilité durant la vie scolaire) leur signification ». M. Francis Jeanson, qui dans un tout autre registre, risque de jouer à long terme, un rôle comparable à celui de M. André Malraux qui paraît désormais, appartenir au passé, a donné ses impressions sur l'actuelle crise, à « Té­moignage chrétien » du 31 octobre 1968. Si M. Francis Jeanson nous paraît comparable à M. An­dré Malraux c'est pour la lucidité avec laquelle il juge la situation « culturelle ». 34:130 A la différence près que M. A. Malraux juge les siècles passés et « bute » en quelque sorte sur le présent, tandis que M. Francis Jeanson avec une souplesse et une finesse remar­quables, analyse et va de l'avant. Certes l'échec des Maisons de la Culture est patent, avoue M. Francis Jeanson, mais cela prouve seulement qu'il faut changer la formule et il en propose une nouvelle et fort précise : « Nous ne pensons pas que soit valable un certain mili­tantisme culturel qui consiste à utiliser des stéréotypes pour s'adresser aux gens. « ...Pour Chalon par exemple, j'aurais préféré per­sonnellement que l'on renonce à la Maison de la Culture, telle qu'elle était prévue. Je concevais une maison très dif­férente, plus simple et moins chère et qui aurait été une maison éclatée. Il y aurait eu un centre bien sûr, mais si je peux m'exprimer ainsi, un centre de centralisation, un petit équipement pour lequel j'aurais demandé le luxe absolu, c'est-à-dire *des communications par fil privé le reliant sans passer par les P.T.T. aux six ou huit locaux essaimés dans Chalon* et qui auraient été des lieux de ren­contre effective. Cela serait devenu le centre nerveux à partir duquel tout aurait été coordonné au fur et à mesure... » Voilà une organisation fort pratique et judicieuse pour de prochains « jours de mai ». A quelque point d'évolution que se trouve la Révolution culturelle, la susdite description risquerait en effet de produire des effets remarquables. Quel merveilleux moyen pour tenir en laisse tout un peuple, préalablement éduqué selon les nouvelles méthodes culturelles ! Dans chaque ville, un centre, totalement indépendant du pouvoir puisque relié à ses succursales par fil indépendant des P.T.T. qui « de l'extérieur vient dicter aux données immédiates de la sensibilité leur signification ». Prenons garde, il y a là plus qu'une image, une menace réelle. Le seul moyen de la faire échouer est d'empêcher la « Culture » de retourner à l'école où elle veut se fabriquer le public des temples futurs de la Révolution permanente. Marie-Claire Gousseau. 35:130 ### Le carré magique (IX) *L'Ane et la Croix* (*suite*) par Alexis Curvers TERTULLIEN, qui argumente à peu près comme Minucius Félix, mais avec plus de force et moins d'aca­démisme, a rapproché, lui aussi, dans le cha­pitre XVI de son *Apologétique,* les deux calomnies rela­tives à l'âne et à la croix. Touchant la première, il la définit comme un rêve, une histoire à dormir debout, mise en circulation par Tacite, qu'il a fort bien lu et dont il relève les contradictions. Il ne dit pas que Tacite l'ait inventée, mais qu'il est cause que les soupçons de ce genre ont pris corps dans l'opinion publique : *Hanc C. Tacitus suspicionem ejusmodi inseruit* (*ejusmodi* marque bien qu'il courait toute sorte de soup­çons ayant pour fondement commun l'imaginaire *caput asini* de Jérusalem). Il raconte ensuite que tout récemment (*proxime*), à Car­thage (*in ista civitate*), un mercenaire du cirque, de ceux qui se louaient pour combattre les fauves, a exposé une image du Christ à oreilles d'âne, à pied de corne ([^5]), vêtu de la toge et tenant un livre à la main : c'est le sujet même de la terre cuite de Naples. 36:130 Le fait nouveau que Tertul­lien signale n'est pas l'image elle-même (puisqu'il en rat­tache l'origine au récit de Tacite, antérieur d'environ un siècle, et Tacite à l'histoire de Moïse), mais qu'elle ait en­fin reparu à Carthage. Nous sommes en province, où les plaisanteries de la métropole se réchauffent et font fureur avec quelque retard. Le fait nouveau n'est pas l'image, mais sa réédition en Afrique : *Nova jam Dei nostri in ista proxime civitate editio publicata est*. Aussi les chrétiens, loin de crier au sacrilège, se contentent-ils de souligner l'absurdité du trait déjà bien émoussé. « Nous avons ri du nom et de l'image », dit Tertullien. *Risimus*. Telle était aussi la réaction de Minucius Félix. Mais quel était ce nom ? L'inscription plus que le ta­bleau semble avoir frappé Tertullien ; il la mentionne une seconde fois au chapitre XIV du livre I^er^ de son ouvrage *Ad nationes* (écrit en 197), où l'anecdote est enrichie de quelques détails supplémentaires. Nous y apprenons d'abord que le mercenaire caricaturiste et insulteur du Christ était un Juif, d'ailleurs renégat, et qu'il avait non seulement exposé, mais promené par la ville, avec grand succès, son tableau. Or le tableau était rehaussé d'un écriteau : *Deus christianorum Onochoetes* (« Le dieu des chrétiens, né de l'accouplement d'un âne »). Cette fois, Tertullien ne rit pas. Sa voix tremble d'indi­gnation. Il a mesuré au retentissement de l'opération la perfidie de ses instigateurs. Leur malignité éclate non dans l'image, qui n'avait plus l'attrait de la nouveauté, mais dans la légende qui la pimente et en ravive le venin. 37:130 « Et le vul­gaire, dit-il, en a cru ce Juif ([^6]). Car quelle autre race est contre nous semeuse d'infamie ? Depuis, il n'est bruit que d'*Onochoetes* dans toute la ville. » C'est le nom, ici, qui pique la curiosité et remue l'opinion. Il ne s'agissait dans l'*Apologétique* que d'une *nova editio* de l'image ; il s'agit ici d'une *nova fama de Deo nostro *: d'une nouvelle déno­mination diffamatoire du Christ. Dans l'intervalle des deux rédactions, Tertullien a expérimenté que le mot commenté a fait plus de mal que la chose aperçue. « Le dieu des chrétiens, né de l'accouplement d'un âne » : voilà l'injure ordurière, et sans précédent, que les Juifs de Carthage, à la fin du II^e^ siècle, se sont avisés d'ajou­ter au répertoire déjà si fourni de la satire anti-chrétienne. On avait jusque là exploité les thèmes de la tête d'âne, de l'âne enseignant, de l'âne crucifié, de l'âne thaumaturge, de l'âne divinisé. Il ne restait plus qu'à souiller le Christ dans sa naissance, en le présentant comme la postérité adultérine d'un âne. *Onochoetes* vient du grec *onos*, *âne,* et *koitè,* *couche, litière :* littéralement*,* fruit de la couche­rie d'un âne. Le mot n'apparaît nulle part ailleurs. C'est un néologisme forgé pour la circonstance. Dans sa bassesse même, l'injure révèle, outre une con­naissance du grec peu commune à Carthage, une informa­tion théologique très sûre, apparemment très supérieure à celle d'un mercenaire du cirque. Celui-ci a été choisi en raison de son indignité, pour exécuter la vile besogne dont des gens plus malins et mieux placés que lui l'auront chargé sans s'y commettre. Amuser la racaille d'une ville médi­terranéenne par une copie et une exhibition de la vétuste caricature d'un dieu onocéphale, rien de plus facile pour un artiste de foire ou un homme sandwich. Mais *Ono­choetès* est une trouvaille d'intellectuel. 38:130 Les chrétiens professant que Jésus, fils de Dieu et homme né d'une vierge, réunissait en lui les deux natures divine et humaine, quel blasphème était plus tentant pour ses ennemis jurés que de l'apparenter à un animal hybride né de père inconnu ([^7]) ? Les Juifs lettrés de Carthage durent s'étonner qu'on n'y eût pas pensé plus tôt ([^8]) : l'antique fable de l'âne-Dieu, dont Israël avait si bien réussi à transmettre aux chrétiens le honteux apanage, s'offrait à point nommé pour fournir de la christologie une traduc­tion grotesque et métaphoriquement exacte. Comme on avait accusé les Juifs d'adorer un âne, ils accusèrent les chrétiens d'adorer l'enfant d'une jument fécondée par ce dieu. Dans le foisonnement des fables injurieuses qui s'ébau­chèrent sur ce thème pendant les deux premiers siècles, nous voyons le type du mulet, imputé en propre aux chré­tiens, supplanter progressivement le type de l'âne, origi­nellement imputé aux Juifs. La substitution est achevée dans l'inscription du tableau décrit par Tertullien. Comme l'animal crucifié du Palatin était un outrage au mystère de la Rédemption, le mulet de Carthage en est un à celui de l'Incarnation. Le thème ainsi traité est parvenu au terme de son développement. Il est dès lors épuisé. L'intelligentsia anti-chrétienne ne pouvait plus rien inventer de mieux qu'*Onochoetès*. Elle excitera désormais sur d'autres sujets l'hostilité gouailleuse de la plèbe. Mais l'*Onochoetès* était déjà contenu dans le MULUS débutant de Pompéi, dont il n'est que la paraphrase tardive, explicite et savante. \*\*\* 39:130 On reproche souvent à l'Église d'avoir détruit maints textes hérétiques ou païens dont elle ne nous a conservé que des bribes sans consistance. Le contraire est encore plus vrai. Bien des aspects de l'histoire de l'Église, et non des moindres, nous sont connus par le témoignage de ses ennemis, même quand ce témoignage nous est lui-même connu par les démentis qu'elle y a opposés. Mais les démen­tis, presque toujours assourdis par une espèce de pudeur, sont généralement moins forts que les attaques auxquelles ils répondent moins volontiers qu'ils ne les esquivent. L'Église a trop négligé de se défendre, ou de se défendre sérieusement. Si bien que l'Église, n'écrivant pas elle-même son histoire, l'a laissé sur bien des points écrire par ses ennemis, à travers lesquels nous sommes réduits à essayer de reconstituer malgré eux la vérité qu'ils réfractent. Remarquez bien qu'il en va toujours de même. La posté­rité jugera de l'affaire Galilée et du règne de Pie XII sur la foi de deux mélodrames communistes dont très peu d'esprits se donneront la peine d'éventer l'ineptie. On continuera de s'y référer par le souvenir, alors que les derniers exem­plaires des documents historiques parcimonieusement édi­tés par la Typographie vaticane dormiront parmi les rats, sous des couches de poussière encore plus épaisses que celles qui recouvriront à plus juste titre les œuvres com­plètes de Teilhard de Chardin. Il est stupéfiant que presque personne n'ait osé crever dans l'œuf les billevesées promulguées par Renan comme autant de dogmes qu'elles sont devenues : c'était à la portée d'un bachelier d'intelligence moyenne. De cette fadaise qu'est sa Vie de Jésus, Mgr Freppel a bien fait la critique la plus serrée, la plus pertinente, la mieux pensée et par conséquent la mieux écrite qui soit, d'un style en tout cas beaucoup meilleur que le style délavé, doucereux et relâché de Renan. Peine perdue. Qui sait seulement le nom de Mgr Freppel, parmi les catholiques qui acceptent que celui de Renan soit célébré à son de trompe, quand ils ne le claironnent pas eux-mêmes ? Il est vrai qu'ils ne lisent pas Renan davantage, et pour cause : c'est le meilleur moyen d'épargner son prestige. 40:130 Dans cette passivité des chrétiens insouciants des véri­tés dont ils ont la garde, il entre une part de surnaturelle confiance en Dieu par qui la vérité triomphera pour finir ; mais une part aussi de cette imprudence humaine qui con­siste à mépriser l'adversaire au point d'en tolérer le men­songe ou l'erreur. Car à ce jeu l'adversaire gagne d'usurper des positions de plus en plus inexpugnables, au pied des­quelles la vérité dépose bientôt les armes, armes au demeu­rant déjà rouillées ; et le mépris alors se tourne en révé­rence, le culte du vainqueur l'emportant définitivement sur le respect des vérités trahies. Je n'ai jamais compris pour­quoi les gens qui ont raison tremblent tellement devant les gens qui trichent. La Providence veut certes que nous mettions au service de la vérité les secours de sa grâce, mais d'abord les ressources du bon sens dont elle nous a dotés. Il est vraiment dommage que Minucius Félix et même Tertullien, au lieu de traiter à fond la question de l'âne et de la croix, se soient bornés à répondre en substance aux païens : « Vous aussi, vous avez vos dieux à visages d'ani­maux, vos trophées et autres objets en forme de croix, et vos idoles n'ont rien à envier à celles que vous nous repro­chez. » Ils n'avaient pas prévu que les modernistes s'em­pareraient un jour de cette excuse facile, de cette échappa­toire, pour prétendre que ces apologistes chrétiens, s'ils n'ont rien répondu de mieux, c'est qu'ils n'avaient rien de mieux à répondre, et que leur théologie, à la fin du II^e^ siè­cle, était encore dans l'enfance. C'est comme les catholiques qui plaident qu'on peut par­donner son « silence » à Pie XII en raison de sa « bonne foi », puisque, disent-ils, personne pendant la guerre n'a parlé ni agi plus que lui en faveur des Juifs persécutés. Ces accommodations faiblardes et fausses n'ont d'autre effet que de laisser le champ libre à la calomnie. Il fallait pro­clamer bien haut, parce que telle est la vérité, que Pie XII, seul dans le monde, a parlé et agi selon son devoir, non seulement en faveur des persécutés, juifs et autres, mais contre la cause et le principe même de toute persécution. 41:130 Il fallait proclamer bien haut, à l'exemple de saint Paul, que la croix des chrétiens n'a rien de commun avec les croix païennes mais qu'elle est d'une tout autre essence, non décorative, non enrubannée de prétextes, qu'elle est réelle­ment la croix des scélérats et des esclaves, adorable et adorée depuis que l'Homme-Dieu est mort sur elle pour notre salut. Il fallait en un mot, jadis comme aujourd'hui, justifier les chrétiens non parce qu'ils sont comme tout le monde, mais parce qu'ils sont autrement que tout le monde. Ainsi, plutôt que de plier leur foi à tant de précau­tions et de verbeuses ripostes sur des apparences et des simulacres dont les païens n'étaient d'ailleurs pas dupes, les premiers apologistes auraient mieux employé leur temps et le nôtre à retracer ouvertement la vraie genèse de la croix chrétienne, au lieu de s'en remettre aux objections des adversaires pour nous marquer les points de repère de son avènement historique. Il est fort peu probable que beaucoup de païens aient désiré le baptême parce qu'après tout la croix chrétienne ne différait pas trop des croix inoffensives qu'on leur disait transparaître dans le mât de navire ou dans le trophée. Tandis que beaucoup tom­bèrent à genoux au pied des croix du cirque où les chrétiens mouraient comme le Christ. Et comme cette divulgation de la croix non déguisée convertissait les païens, elle aurait coupé court aux chicanes de nos modernistes qui cherchent l'origine de la croix du Calvaire dans ses déguisements. \*\*\* La théologie de Tertullien n'est pourtant pas dans l'en­fance, tant s'en faut. Elle est parfaitement adulte, complète et vigoureuse dans toutes ses données essentielles, celles dont les modernistes ne s'embarrassent guère. Ils préfèrent s'appesantir sur les détails qui, chez Tertullien comme chez tous les théologiens, portent la marque du temps ; et telles sont justement, chez lui comme chez tant d'autres, les « réponses aux objections ». 42:130 Ces réponses sont le point faible de toute apologétique, lorsque l'auteur, n'osant les formuler en clair, croit habile d'adapter sa pensée aux préjugés grégaires, aux limitations, aux habitudes confor­mistes de l'époque. Toute pensée « adaptée » est amoindrie et faussée dans la mesure même où elle est vraie, puisque, si elle est vraie, c'est nécessairement à l'erreur qu'elle s'adapte, et à l'erreur d'un moment. De cette composition du vrai avec le faux, de l'éternel avec le passager, de la foi avec la mode, Tertullien n'a pas moins pâti que nos modernes partisans du « dialogue », et cela se remarque à la puérilité de ses conciliantes « réponses », presque tou­jours plus pâles que les objections qu'elles évoquent sans les rencontrer. Et non seulement par là il s'est trompé lui-même et n'a dispensé qu'une demi-lumière aux objec­teurs auxquels il s'adressait, mais il a induit ses futurs lecteurs modernistes à imaginer que la théologie au I^er^ siècle en était encore aux balbutiements, ou n'était déjà qu'une théologie de situation. Confondre la théologie avec l'apologétique n'est ni la moindre ni la plus involontaire des erreurs modernistes ([^9]). 43:130 Mais autant l'apologétique de Tertullien nous paraît souvent médiocre et mondaine, autant sa théologie, quand il la professe librement et sans égard aux circonstances, s'élève jusqu'au ciel avec l'ampleur et la solidité d'un monument trop achevé pour avoir été bâti seulement de main d'homme, identique d'ailleurs à celui qui se dresse déjà par-dessus l'horizon humain dans les Épîtres de saint Paul, et dont l'Évangile seul avait proposé à la terre le supra-terrestre modèle. Ce n'est pas quand il dispute assez piteusement avec les païens sur l'âne et sur la croix, au chapitre XVI de son *Apologétique,* que Tertullien donne la vraie mesure de la foi chrétienne, c'est dans les chapitres suivants, particulièrement dans le chapitre XXI, où, cédant à l'inspiration, il expose sans précaution et sans contrainte les mystères du Verbe incarné, et c'est là qu'il faut chercher ses plus profondes et pertinentes réponses aux objections païennes qui n'y sont plus présentes, comme aux objections modernistes qu'il était loin de prévoir. Il écrit par exemple : « ...Ainsi ce qui est sorti de Dieu est Dieu et Fils de Dieu, et tous deux ne font qu'un... Et donc ce rayon de Dieu, selon ce que les anciens prophètes avaient constamment annoncé, étant descendu dans une vierge et ayant pris forme de chair dans son sein, est né homme mêlé de Dieu ; la chair animée par l'Esprit se nourrit, croît, parle, enseigne, opère, et c'est le Christ. » Voilà qui résume fidèlement et impeccablement la doctrine traditionnelle de l'Incarnation, immuable, telle que l'avaient énoncée l'évangile de Luc et le prologue de Jean, et que l'énonceront le symbole de Nicée et toute la théologie future. Mais Tertullien ajoute aussitôt cette phrase révélatrice : « *Recipite interim hanc fabulam, similis est vestris, dum ostendimus quomodo Christus probetur*. Acceptez pour le moment cette fable, elle est semblable aux vôtres, jusqu'à ce que nous montrions comment elle s'applique en toute certitude au Christ. » Phrase extraordinaire à plus d'un titre. Tertullien croit-il donc que l'Incarnation soit une fable, pareille à celles de la mythologie païenne ? Assurément non. Il demande seulement aux païens de l'envisager provisoire­ment comme telle, nous dirions aujourd'hui de l'admettre provisoirement (*interim*) comme hypothèse de travail. 44:130 Son raisonnement implicite est que, si les païens veulent bien ramener l'Incarnation du Christ au rang des métamorpho­ses dont leur mythologie est pleine, elle cessera de les étonner, et qu'il n'y aura plus alors qu'à leur prouver que le Verbe devenu homme est originellement Fils de Dieu. Ce raisonnement pèche par la base, car aucune des métamorphoses mythologiques n'est comparable à l'Incar­nation du Christ. Les païens concevaient qu'il existât des demi-dieux, comme Énée ou Hercule, ou qu'un dieu revêtît une forme humaine occasionnelle, comme dans l'Iliade, mais nullement que les deux natures divine et humaine pussent coexister pleinement dans un même être : c'est justement cette anomalie prodigieuse qui les scandalisait dans le christianisme (et scandalisait plus encore les Juifs). Aucun dieu, aucun héros antique n'est à la fois tout dieu et tout homme, aucun n'est né *homo mixtus Deo*, comme Tertullien, dans la phrase précédente, a défini magnifiquement le Christ. C'est que Tertullien, dans cette première phrase, ensei­gnait en théologien, tandis que dans la seconde il argumente en apologiste. Autrement dit, par une transition abrupte, se rappelant qu'il est en train d'expliquer un mystère non pas à des chrétiens déjà initiés, mais à des païens censés incapables de l'entendre, il se ravise et baisse brusquement le ton : il parlait de l'Homme-Dieu, il ne parle plus que d'une métamorphose ; il proclamait la doctrine immuable, il ne propose plus qu'une doctrine *adaptée,* une fable suppo­sée opportune et croyable. Or cette habileté se retourne contre lui, car elle n'inspire confiance ni aux chrétiens, qui savent que l'Incarnation n'est pas une fable, ni aux païens, qui savent que l'Incarnation n'est pas une métamorphose, mais constitue bel et bien une invraisemblable dualité de nature. Mais cette fausse habileté a l'avantage de nous éclairer sur la méthode dialectique de Tertullien. Son langage varie selon qu'il laisse jaillir sa foi toute pure, ou qu'il la vulgarise et l'altère à l'usage des païens. 45:130 Ainsi se tire-t-il d'affaire au sujet de l'âne et de la croix quand il feint que les païens n'aient rien à redire à l'un, puisqu'ils adorent des dieux zoomorphes, ni à l'autre, puisqu'ils honorent des objets cruciformes. Il sait très bien que les païens ont raison, qui ont dû lui répondre que « ce n'est pas la même chose ». Il sait très bien que le Verbe incarné n'a rien de commun avec les demi-dieux hybrides de la mythologie, et que la crucifixion du Christ, qu'il raconte exactement d'autre part comme un fait historique, n'a rien de commun avec les semblants de croix que les païens regardent sans déplaisir. Mais il ne s'aper­çoit pas que l'injurieux *Onochoetès* est la traduction litté­rale, en langue anti-chrétienne, de son admirable *Homo mixtus Deo*, et que l'horreur de la croix est chez les non*-*chrétiens un sentiment tout à fait naturel et insurmontable. Au fond, les Juifs et les païens font aux mystères chrétiens qu'ils outragent plus d'honneur que lui quand il les édul­core. Car comment ne pas répudier l'Incarnation et la croix du Christ, à moins de les contempler avec les yeux de la foi ? Or les païens n'ont pas encore la foi, ils n'en ont pas reçu la grâce, et le moyen de les y disposer n'est certaine­ment pas de rabaisser jusqu'à eux les mystères, mais au contraire de les leur jeter d'abord à la face sous leur aspect le plus irrecevable et le plus révoltant. L'apologétique adap­tée n'a jamais converti personne. Tandis que la théologie héroïquement intransigeante a suscité les martyrs et les saints. \*\*\* *Credo quia absurdum*, dira saint Augustin. Vient un moment dans la vie de tout homme où, non sans raison, il juge absurde la fatalité qui le voue à l'erreur, au péché, à l'inaccomplissement, à l'insatisfaction définitive, à l'échec, l'amertume, à la douleur et à la mort. Toute la sagesse antique, au degré même où elle nous émerveille par ses plus hauts chefs-d'œuvre, aboutit lucidement et logique­ment au désespoir, ou ne s'en console que par la beauté qu'elle crée, parce qu'à travers cette beauté elle entrevoit le Dieu inconnu dont le visage, s'il sortait de l'inconnaissa­ble, dissiperait les ténèbres. C'est à ce moment de la vie de l'homme, comme de l'histoire du monde, que survient le Christ avec sa croix, apportant la lumière. La croix est la seule réponse que les hommes aient reçue, et ils ne l'ont reçue que du Christ. 46:130 Mais si la croix est la réponse, ce mot de l'énigme est lui-même une énigme, cette solution d'un problème dont les données sont absurdes apparaît elle-même comme une suprême absurdité, et ce remède à tous les maux du monde est lui-même le comble des maux. Et pourtant il n'y a ja­mais en d'autre remède, d'autre solution ni d'autre lumière. Les païens ont très intelligemment chanté sur tout les tons l'absurdité de la vie, dont les plus heureux se ven­geaient par des plaisirs rapides ; elle n'éclate pas moins dans leurs chansons à boire que dans leurs tragédies qui d'ailleurs en sont nées. Leurs moralistes leur ont conseillé tantôt le divertissement passager, tantôt le raidissement orgueilleux, et dans les deux cas une prompte soumission au sort inévitable et inintelligible. Même l'Ecclésiaste hésite sur l'attitude à prendre dans une vie où tout n'est que vanité et poursuite du vent. Le Romain sacrifie délibéré­ment le destin individuel au destin collectif, à la fois diver­tissement et orgueil non moins absurdes que le reste. La grandeur de leur effort à tous tient à leur disgrâce même : ces anciens ignoraient le Christ, quelques-uns seulement l'attendaient. Les modernes l'ont rejeté, et c'est pourquoi chez eux le sentiment de l'absurde est plus tenace, plus virulent et plus vindicatif. En vain tentent-ils d'endormir leur angoisse par des chimères d'autant plus meurtrières que savantes. Leur réclamation s'envenime d'un obscur remords. Ils ont tué le Christ pour affranchir l'homme, et l'homme affranchi du Christ est un esclave plus triste que jamais. Plus ils ratiocinent sur le monde qu'ils nous façonnent, moins ils se lassent de crier que nous vivons dans un monde absurde. C'est beaucoup d'optimisme. Nous vivons, plus modeste­ment, dans un monde d'imbéciles. 47:130 Le Christ vient et dit : « Si quelqu'un veut marcher derrière moi, qu'il se renonce lui-même, qu'il soulève ([^10]) sa croix chaque jour, et me suive. » Ce langage est sans équivoque. Les Douze qui l'enten­dirent, eux toujours si prompts à interrompre et à interro­ger le Maître, gardèrent cette fois le silence, faute sans doute d'en croire leurs oreilles. *Durus est sermo*. C'était la première fois qu'on osait exhorter des hommes à embras­ser la croix, à s'en charger volontairement ; non pas une croix figurée et ornementale, couronnée de fleurs ou drapée de symboles, mais la vraie, l'horrible, l'innommable, celle qui pèse, qui meurtrit, qui torture, qui tue, et qui dégrade. La croix, *stauros, crux *: le mot propre, au sens propre. Muets de stupeur, les disciples ne firent ni question ni réplique. Mais les événements parlèrent. 48:130 Après ce discours, selon Matthieu (XI), on vit arriver deux disciples dépêchés par Jean-Baptiste, qui demandèrent à Jésus : « Êtes-vous celui qui doit venir ? » Et « six jours après » selon Matthieu (XVII) et Marc (IX), « environ huit jours après » selon Luc (IX, 28-36), ce fut la Transfiguration en présence de Pierre, Jacques et Jean, et la réponse tombée du ciel : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le. » Ce Jésus qui annonçait la croix, il était bien le Messie, aussitôt reconnu par le dernier des prophètes et proclamé par Dieu. De même, à Gethsémani, Pierre, Jacques et Jean sont témoins de l'agonie qui s'achèvera sur la croix du Calvaire ; et Pierre et Jean encore, au matin de la Résurrection, entreront dans le tombeau vide. Ils sont le petit nombre à qui se dévoilent, d'abord en paroles, puis en actes, les deux faces du mystère unique : sa face douloureuse et sa face glorieuse. (Jacques est absent du matin de Pâques, remplacé peut-être par Madeleine et les femmes qui d'ail­leurs devançant tout le monde, avaient été les premières à savoir.) Donc à l'annonce de la croix succède immédiatement l'exaltation du Messie transfiguré, et au supplice de la croix sa victoire sur la mort. Impossible de mieux signifier que sur le chemin du Christ la croix n'est pas un malheur, un obstacle imprévu, un accident absurde, mais au contraire la condition *sine qua non,* le syndrome efficace et comme le visage du salut. Tout le christianisme se spécifie par ce sublime paradoxe. (Paradoxe : opinion contraire à l'opinion commune.) Réjouissez-vous quand le monde vous persécutera, c'est alors que vous serez dans la bonne voie. Cette doctrine fait violence à la nature, qui cependant n'en a jamais essayé d'autre avec quelque semblant de succès. Elle resplendit dans l'Évangile. Saint Paul l'en a dégagée et Tertullien ne l'a pas moins comprise, quand il rappelle aux Juifs celles de leurs prophéties qui postulaient le salut par la croix et qui ne se vérifient que dans le Christ : « Si tu as lu dans le Psalmiste : le *Seigneur a régné du haut du bois,* j'attends l'explication de ce texte. Car tu ne pré­tendras pas qu'il s'agisse peut-être de quelque roi des Juifs terminant ses jours sur le gibet, plutôt que de Jésus-Christ qui a régné ensuite en triomphant de la mort par la passion de la croix. 49:130 De même nous lisons dans Isaïe : *Un enfant nous est né.* Mais qu'y a-t-il là de nouveau, si ce n'est pas à propos du Fils de Dieu lui-même qu'il poursuit : *Un fils nous a été donné, qui porte sur ses épaules le signe de sa souveraineté ?* ([^11]) Parle ! où est le monarque qui porte sur ses épaules le signe de la souveraineté, au lieu d'un diadème sur sa tête, ou d'un sceptre dans sa main, ou de quelque autre marque distinctive dans ses habits ? Mais le roi nouveau des siècles nouveaux, Jésus-Christ, a seul porté sur ses épaules la puissance d'une gloire nouvelle et la preuve de sa grandeur, c'est-à-dire la croix, afin que, con­formément à la prophétie précédente, *le Seigneur régnât du haut du bois *»*.* ([^12]) Ainsi le génie de Tertullien, balayant d'un seul coup le faux antagonisme aperçu par le monde entre la croix et la vocation de l'homme, réconcilie au contraire l'une avec l'autre par l'exemple du Christ ; bien plus, il les élève en­semble à la même dignité suprême, l'une et l'autre étant aussi inséparables que l'envers et l'endroit du tissu de la destinée surnaturelle que le Christ engage tous les hommes à partager avec lui : la puissance et la gloire se définissent par la croix et se confondent avec elle. 50:130 Le monde enseigne à éviter la croix pour atteindre à la gloire. Le Christ, saint Paul, Tertullien enseignent de commun accord que la croix seule dispense la gloire et, par surcroît, la béatitude et l'immortalité. C'est la négation radicale de toutes les philosophies inventées par le monde pour illusionner l'homme sur les mirages d'un salut qu'elles ne lui procurent jamais. Et c'est encore la réponse de l'Évangile aux philosophies modernes du désespoir, de l'absurde et de la révolte : ce qu'elles appellent absurde est justement la clef de la porte qui, au fond de leurs impasses, ouvre sur la lumière. La souffrance, le renoncement et la mort, qu'elles maudissent comme absurdes, ces philosophies n'auraient qu'à se régler sur le Christ pour les recevoir comme une bénédiction qu'ils seraient en effet. L'accepta­tion de l'absurde, ou du moins de ce qui paraît tel après que la raison a épuisé tous ses recours, est le dernier mot de la sagesse. C'est même l'unique sagesse possible et ex­périmentalement vérifiée. *Credo quia absurdum* signifie : *Credo quia necessarium*. Car la croix n'est pas seulement ce qui nous promet le ciel pour demain, elle nous y intronise à l'instant même où nous la supportons. Que de fois nous perdons notre vie et nos peines en vains efforts pour nous débarrasser d'elle ! A quiconque la rejette, la croix pèse plus lourd que s'il l'avait bravement empoignée. On fuit l'absurde, en ce cas, pour y sombrer. Qui refuse la couronne d'épines pour se couronner de roses gardera tout de même les épines, dont la moindre ne sera pas de constater que les roses pour­rissent vite. Nos misères, pourvu que nous y consentions, sont ce qui nous aide le mieux à vivre, c'est-à-dire à nous en guérir. Chacune des morts que nous subissons quoti­diennement nous ressuscite d'entre les morts. Les croix que nous endurons bon gré mal gré, non seulement les grandes, les tragiques, les inéluctables, qui surgissent sur notre chemin à plus ou moins longs intervalles, ou qui, une fois rencontrées, nous accompagnent sans répit jusqu'à la tombe, mais les petites, les triviales, les lancinantes, les agaçantes, les dérisoires, les imaginaires, les inavouées, les honteuses, qui entretiennent nos gémissements inutiles et nos blessures toujours à vif, sont la matière même des grâces que Dieu nous prodigue. Parmi tant d'autres far­deaux plus séduisants dont nous nous encombrons pour notre malheur, la croix est le seul qui contienne sa propre récompense. \*\*\* 51:130 Le christianisme passe pour une école de la résigna­tion. Mais c'est précisément dans cette vertu que lui seul, entre toutes les religions, puise le courage de ne pas se résigner au mal évitable, et de surmonter le mal inévitable. Lui seul a su, aux hommes, imposer le devoir, inspirer la volonté, donner la force et suggérer quelques moyens de remédier aux douleurs, même terrestres, et de travailler au bonheur, même terrestre, de leurs frères infortunés. Les résignés se connaissent à leur sourire, presque toujours à leur bonté, assez souvent à leur énergie. Pendant que les révoltés déclament, les résignés sont ceux qui luttent. Il n'est pas jusqu'aux utopies matérialistes, ces « idées chré­tiennes devenues folles », comme a dit Chesterton, qui n'aient pris racine au pied de la croix, dans la même terre impure où elle s'est plantée et que féconde le sang du Christ. La terre ne respire que si on la sacrifie au royaume des cieux. Les vraies joies de ce monde fleurissent à l'ombre de la croix obéie. Parlant de Jésus (dans sa lettre *Notre charge apostolique,* du 25 août 1910, sur le Sillon), saint Pie X écrivait : « Par ses leçons et par ses exemples, il a tracé le chemin du bonheur possible sur terre et du bonheur parfait dans le ciel -- la voie royale de la croix. » Cette doctrine se recommande par deux caractères bien remarquables : elle ne ressemble à aucune autre, et elle n'a jamais varié pendant au moins dix-neuf siècles ; alors que l'erreur « évolue » sans repos. Entre Tertullien et Pie X, et depuis l'Évangile jusqu'à ces derniers temps, l'idée catholique de la croix bienfaisante a brillé sans altération, sans compromission et sans éclipse. Elle s'est fixée toujours identique, mais revêtue d'une beauté rare, dans l'*Imitation de Jésus-Christ* (II, XII) 52:130 5\. « Si vous portez de bon cœur la croix, elle-même vous portera et vous conduira au terme désiré, où vous ces­serez de souffrir ; mais ce ne sera pas en ce monde. » (Néan­moins, déjà en ce monde, c'est la croix qui « vous portera et vous conduira ».) « Si vous la portez à regret, vous en augmentez le poids, vous rendez votre fardeau plus dur, et cependant il vous faut la porter. « Si vous rejetez une croix, vous en trouverez certaine­ment une autre, et peut-être plus pesante. 8\. « Cependant celui que Dieu éprouve par tant de peines n'est pas sans consolations qui les adoucissent, parce qu'il sent s'accroître les fruits de sa patience à porter sa croix. « Car lorsqu'il s'incline volontairement sous elle, l'afflic­tion qui l'accablait se change tout entière en une douce confiance qui le console. « Et plus la chair est affligée et brisée, plus l'esprit est fortifié intérieurement par la grâce... 9\. « ...Si vous ne regardez que vous, vous ne pouvez rien de tout cela. « Mais si vous vous confiez dans le Seigneur, la force vous sera donnée d'en haut, et vous aurez pouvoir sur la chair et sur le monde. « Vous ne craindrez pas même le démon, votre ennemi, si vous êtes armé de la foi et marqué de la croix de Jésus-Christ. 10\. « ...Buvez avec joie le calice du Sauveur, si son amour vous est cher, et si vous désirez avoir part à sa gloire... 11\. « Lorsque vous en serez venu à trouver la souffrance douce, et à l'aimer pour Jésus-Christ, alors estimez-vous heureux, parce que vous avez trouvé le paradis sur la terre. « Mais tant que la souffrance vous sera amère et que vous la fuirez, vous vivrez dans le trouble ; et la tribula­tion que vous fuirez vous suivra partout. 53:130 12\. « Si vous vous appliquez à être ce que vous devez être, à souffrir et à mourir, bientôt vos peines s'adouciront, et vous aurez la paix... 14\. « ...Nul n'est propre à comprendre les choses du ciel, s'il ne se soumet à supporter les adversités pour Jésus-Christ... 15\. « ...S'il y avait eu pour l'homme quelque chose de meilleur et de plus utile que de souffrir, Jésus-Christ nous l'aurait appris par ses paroles et par son exemple... » (« Par ses leçons et par ses exemples » : ce seront les propres termes de Pie X.) *O crux, ave, spes unica* ([^13]). Cette prodigieuse alliance de mots, cette synonymie de la croix et de l'espérance, qui défie tous les préjugés humains, ne nous étonne plus au­tant qu'elle stupéfia les auditeurs du Christ et qu'elle dé­concertait encore les lecteurs de Tertullien. Peu attentifs à la croix et peu portés à l'espérance, nous le sommes moins encore à cette bouleversante conjonction des extrêmes, tout familiarisés que nous sommes inconsciem­ment avec elle par de séculaires prières chrétiennes dont elle fait le fond, et que nous ne récitons plus, quand nous les récitons, que par habitude. Ces prières pourtant n'ont rien perdu de leur richesse et nous restituent toujours le même éblouissant mystère, merveilleusement résumé, par exemple, dans la Préface de la sainte Croix : « ...Dieu éternel, qui avez établi dans le bois de la croix (*constituisti in ligno crucis*) le salut du genre humain, afin que le point de départ de la mort fût aussi le lieu d'où rejaillît la vie, et que celui qui trouvait sa victoire dans le bois y trouvât aussi sa défaite, par le Christ notre Seigneur... » (Le diable n'est pas nommé, mais c'est évidemment lui qui, vainqueur d'Adam par l'arbre de la science du bien et du mal, est à son tour vaincu par le Christ au moyen de l'arbre de la croix, dont le fruit est entièrement bon.) 54:130 Même conception, sous une forme encore plus ramas­sée, dans l'oraison de l'angelus : « *Ut... per passionem ejus et crucem ad resurrectionis gloriam perducamur* (« afin que par la passion du Christ et par sa croix nous soyons con­duits à la gloire de la résurrection »). *Per crucem* et non pas *post crucem*. La gloire ne vient pas après la croix, elle coïncide avec elle et transparaît à travers elle. Nous accé­dons directement à la gloire par le moyen et l'intermé­diaire de la croix qui n'en est que la figure visible. Mais cette ascension soudaine n'est accordée qu'aux âmes qui, devant la croix offerte, ont répondu à l'ange, avec Marie : « Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole », et à Dieu, avec Jésus agonisant : « Que votre volonté soit faite et non la mienne. » Sur ce double *Fiat*, prononcé au commencement et à la fin de la plus grande histoire du monde, se fonde la gloire du chrétien. (*A suivre*[^14]) Alexis Curvers. 55:130 ### La qualité industrielle par Georges Laffly A. -- Je viens de lire un ouvrage sur Bugatti, le cons­tructeur d'autos ([^15]). J'ignore tout de l'automobile, mais ce nom est fameux. C'est d'ailleurs de la préface que je veux parler. Elle est de M. Louis Armand. Une expression qu'il emploie m'a frappé. Il dit : « La qualité... est un sous-produit de la quantité. » Il précise : aujourd'hui, grâce aux méthodes de fabrication industrielle. B. -- Ah, ces académiciens. M. Armand doit avoir de bonnes raisons d'écrire cela. Pour moi, je vois plutôt le rapport inverse. N'avez-vous jamais pensé à ceci : le Londres de Shakespeare, de Marlowe, de cette époque éliza­bhétaine foisonnante en génies comptait deux cent mille habitants. Et Paris, au XVII^e^ siècle, trois ou quatre cent mille. Au nombre desquels Racine, Molière, Boileau, La Fontaine. Si l'on se fiait aux statistiques, nous devrions compter vingt Molière, vingt La Fontaine. J'exagère. Mais comparons les populations de la France, alors et aujour­d'hui : nous devrions posséder deux fois plus de grands hommes. A. -- Ne vous fiez pas trop à ces calculs. Mais ce n'est pas ce que dit M. Armand. Ce n'est pas parce que nous fabriquons plus d'objets que nous devons en avoir un plus grand nombre de bonne qualité (et puis il parle des objets, non des hommes, ne trichons pas). Il ne s'agit pas d'une proportion fixe d'objets de qualité. 56:130 M. Armand dit propre­ment que la qualité s'améliore parce que la production en série le permet. Et cette qualité meilleure, supérieure, appartient à tous les objets produits. La qualité est le fait de tous, elle est égale en tous : tous les verres de lunette, tous les systèmes de freins, tous les presse-purée. Voilà l'avantage du machinisme. Tous les produits sont sem­blables, étant fabriqués dans le même temps, à partir des mêmes matières, par les mêmes machines. On a calculé qu'ils devaient posséder telles caractéristiques de forme, de résistance ou de souplesse, et ils sont tous également fidèles à ces normes. On en a fini avec les incertitudes de l'artisan, avec l'erreur possible, la fatigue, l'inattention. Vous vous rap­pelez le vieux poème : un régiment défile sur un pont, et le pont, ébranlé, se brise. L'histoire de cette poutre de fer qui avait une paille, si j'ose dire. N'était-ce pas de Fran­çois Coppée ? Le coupable était un forgeron négligent. Le jour où il avait forgé cette poutre, il pensait peut-être à sa femme malade, ou il avait trop bu la veille. Aujourd'hui cela n'est plus possible. Voilà pourquoi « la qualité est un sous-produit de la quantité ». B. -- Sans doute. Il me semble, je ne sais trop pourquoi, qu'il y a une antinomie entre ces deux termes. A. -- Vue passéiste. Vous êtes un nostalgique, un attardé, un dépassé. Dans les temps de pénurie (vous savez que le monde ancien, le monde pré-industriel, se définit par la pénurie ; c'est ce que disent tous les gens sérieux... B. --... et le nôtre par l'abondance, je sais.) A. --... dans les temps de pénurie, donc, il fallait réser­ver à quelques-uns le bel objet, le chef-d'œuvre, finement travaillé dans une matière excellente. L'épée de Roland. La qualité était rare. Mais nous avons changé tout cela. Nous obtenons la même qualité pour tous, puisque nous fabriquons en série, et cette qualité peut être bonne, car la production en grand nombre abaisse le prix de revient. On ne forge plus spécialement d'épée pour Roland, mais tous nos pistolets-mitrailleurs sont du même acier sans défaut. 57:130 B. -- On faisait baigner des troncs d'arbres pendant un demi-siècle dans l'eau, avant de les laisser sécher pendant d'autres longues années. Le bois devenait dur comme la pierre. On y taillait des poutres, des mâts, des piliers, indestructibles. Nous voyons encore des halles, des églises dont la charpente de bois a défié les siècles. Il me semble que c'est un peu cela, la qualité. A. -- Pour vous, elle ne va pas sans la durée ? B. -- Oui, cela me semble capital. Et ne me traitez pas de passéiste. Dans le métro, l'autre jour, je suis passé devant une série d'affiches : « Pourquoi les machines à laver X sont-elles bien accueillies en France ? Parce que X ne transige pas sur la qualité, la seule valable, celle qui dure. » A. -- La firme X veut-elle insinuer que les firmes Y et Z vendent une ferraille qui tombe en morceaux à la fin de l'année de garantie ? B. -- La modestie, l'aménité ne sont pas des vertus publicitaires. Mais on pourra dire tout le mal qu'on veut des gens de la publicité, on ne peut dire qu'ils parlent en l'air. Ils s'appuient sur une psychologie sommaire, mais efficace. S'ils ont lancé ce slogan, c'est qu'ils connaissent chez les hommes un besoin de durée, un besoin ou une habitude très ancienne, que les choses fassent long usage. Et que c'est là, pour une part, ce qu'on appelle la qualité. A. -- Mais les produits industriels le donnent, ce long usage. Votre machine à laver en est la meilleure preuve. B. -- Il est certain que l'industrie s'adressant aux gens de 1969, encore pleins de pensée sauvage et de préjugés héréditaires, souligne la solidité de ses produits. Il n'est pas du tout certain qu'elle voie dans la durée un objectif essentiel. Et pour une bonne raison. Toute la vie du sys­tème industriel, tout ce qu'on appelle l'expansion, le dyna­misme, est fondé sur le nombre toujours plus grand des objets produits et sur la nouveauté des modèles. Si je fabrique des machines à coudre, il faut que j'en vende plus chaque année, sinon mon entreprise périclite. Je dois donc créer un besoin de machines à coudre, c'est-à-dire susciter le désir d'en acheter chez des gens qui n'y pensaient pas, et proposer mes machines à des prix assez bas pour que tous ceux qu'elles intéressent puissent les acheter. Si je vends des machines inusables, tout acheteur est un client perdu. Si je vends des machines qui s'usent, le même client m'achètera au cours de sa vie plusieurs machines. 58:130 A. -- Votre résumé est bien partial. Le souci de progrès pousse les industriels à proposer des produits sans cesse meilleurs. Ce n'est pas parce qu'un objet n'est bon qu'à mettre au rebut qu'on l'abandonne, c'est parce qu'un mo­dèle plus pratique, plus efficace l'a détrôné. Il y a là une sorte de course, mais à cette concurrence nous devons le confort et la puissance dont nous jouissons. B. -- Je veux bien vous croire. Mais vous me donnez rai­son : la durée ne peut être un objectif moderne. Le cas est particulièrement clair pour l'auto (je prends exprès un exemple très commun). L'auto est un outil que l'on envisage de renouveler dès le moment où on l'achète. On pense qu'elle durera deux ans, ou cinq ans, on sait qu'il faudra penser assez vite à la suivante. Sans cesse de nouveaux types ap­paraissent sur le marché, et sans cesse on améliore les types existants. L'auto se démode, l'auto se déclasse même si elle reste dans un garage sur cales, sans s'user. Par le seul fait que le temps passe. Par le seul fait qu'elle « vieil­lit », verbe qui signifie ici, au mieux : rester ce qu'elle est, tandis qu'apparaissent d'autres modèles plus puissants, plus confortables, plus sûrs. Les vins se bonifient en vieillissant, les autos non. Il a fallu changer les esprits, et je ne vois pas si c'est fait, pour leur faire admettre, dans des pays comme le nôtre, qu'un objet était destiné à un usage intense et bref, qu'il fallait le remplacer ensuite. C'était une chose nouvelle. J'ai vu une vieille femme, à la campagne, laver les assiettes en carton d'un pique-nique, en disant qu'elles pourraient resservir. C'est le mouvement même du progrès technique que je vous décris, n'est-ce pas ? Nous sommes dans une période de changements rapides. On dit : de plus en plus rapides. Chaque année de nouvelles inventions, nouveaux alliages, nouveaux moteurs. Chaque année, on peut faire mieux : On peut obtenir une meilleurs qualité. Il suffit de changer le modèle de l'an dernier pour celui de l'année en cours. Dans ces conditions, pourquoi voudrait-on qu'un objet dure. Plus il a duré, plus il est périmé. On aimait ce qui était vieux, qui avait subi l'épreuve du temps, qui avait fait ses preuves. Mais ce qui est vieux, dans notre système, c'est ce qui a été « dépassé » : on a fait mieux depuis, c'est donc sans intérêt. L'objet n'est pas plus précieux parce qu'il a duré : il est déprécié. 59:130 Comme on nous corne cela aux oreilles, comme on fait appel à notre sens de l'économie bien entendue, à notre vanité (ne pas se contenter de vieilleries, de modèles dont personne ne veut plus), à notre badauderie (il faut essayer ce qui est nouveau, il faut faire comme les autres), nous courons après le dernier bateau, qui deux ou trois ans plus tard sera à son tour démodé. Ainsi nous manifestons en même temps sens de l'éco­nomie, vanité, badauderie et encore notre foi au progrès. Bons citoyens parce que nous consommons, aidant au dé­veloppement de l'industrie nationale, au renom de nos firmes et de nos chercheurs, et citoyens heureux puisque cette consommation nous dote d'un bien-être, d'un confort, d'une capacité de vitesse qui auraient épaté nos arrière-grands-parents. Et nous épatent nous-mêmes. La vertu est récompensée par l'acte vertueux lui-même. Récompensée matériellement. Tel est l'avantage de la vertu moderne. Nous sommes persuadés que l'auto, la machine à laver et le moulin à café d'aujourd'hui sont meilleurs que ceux de 1950 et moins bons que ceux de 1970. Tout notre monde est bâti là-dessus. A. -- Et de fait, ils sont meilleurs. Vous voyez bien que votre souci de la durée est un élément seulement sentimen­tal. Il y a des De Dion-Bouton inusables qui roulent encore. Mais avouez que les modèles récents valent mieux. B. -- Il est bien certain que les entreprises industrielles ne peuvent à la fois rechercher à grands frais l'amélioration de leurs produits et les fabriquer de telle manière qu'ils soient inusables. On ne peut atteindre deux objectifs aussi contradictoires. A. -- On n'a même pas envie de les atteindre. C'est vous qui vous attachez à une vertu d'ailleurs stérilisante. Vou­driez-vous qu'une firme, si elle a mis au point un modèle révolutionnaire (on dit : « révolutionnaire » pour dire : « nouveau et meilleur »), s'en tienne là, et renvoie ses ingé­nieurs, ferme ses laboratoires. Si l'on vous écoutait, les hommes s'en seraient tenus aux premiers silex grossière­ment taillés, plus épais, plus durables sans doute. La fragi­lité, toute relative d'ailleurs... 60:130 B. -- Un instant. La fragilité, c'est autre chose. Des lustres de Venise, des assiettes de porcelaine sont fragiles : leur matière l'est, mais ces objets sont conçus comme s'ils devaient être éternels. A. -- L'éphémérité, si vous voulez, n'est pas un défaut si l'on envisage que le destin normal de l'objet est d'être remplacé très vite par un autre, supérieur. B. -- Tout ce que je voulais dire, c'est que nous sommes engagés dans une voie d'améliorations constantes et qu'elles excluent la perfection. C'est assez paradoxal, dit ainsi. Nos avions volent sans cesse plus vite et plus haut, nos lampes sont plus éclatantes, nos radios donnent un son plus pur... A. -- et un sens plus impur aux mots de la tribu... B. -- et en même temps, il semble exclu que nous abou­tissions à l'avion ou au poste de radio parfaits, ceux qui rem­pliraient si bien leur office, qui répondraient si complète­ment à ce qu'on attend d'eux qu'il ne serait plus question d'en changer. Nous sommes condamnés aux essais perpé­tuels, à l'approximation toujours renouvelée sans nous fixer jamais, sans jamais nous satisfaire. A. -- Vous voyez bien qu'il y a là deux notions opposées de la qualité. L'une vise des normes sans cesse meilleures, des performances toujours améliorables : chaque modèle bat le record du précédent. L'autre prétend à une perfec­tion, est statique, et comme l'objet n'est plus améliorable, la supériorité ne dépend que du plus ou moins long usage. Il est peut-être des classes d'objets à qui convient la pre­mière sorte, et à d'autres la seconde. B. -- Je devrais me rendre. Cependant... j'ai insisté sur la durée, mais notez que par une sorte, de loi qui allie aux formes longtemps cherchées, longtemps éprouvées, la sim­plicité, la nudité, la classe d'objets dont je vous parle pos­sédait le plus souvent une autre vertu : la beauté. Et enco­re : vous parliez de l'épée de Roland. Elle était spécialement forgée pour lui. Comme l'arc d'Ulysse que lui seul pouvait bander. L'objet était fait pour quelqu'un, non pour n'im­porte qui. A. -- Je ne vous répondrai pas que l'esthétique de nos objets fait elle aussi l'objet de recherches -- avouez que nous avons progressé de ce côté -- ni que nous savons « personnaliser ». Mais n'y aurait-il pas, dans votre méfiance à l'égard de la technique, et de la consommation, un préjugé, très à la mode, contre le capitalisme, la société de consommation, etc. 61:130 B. -- Pas du tout. Le « capitalisme » est ce qu'il est, mais le « socialisme » d'après tout ce que nous en savons, produit insuffisamment, des objets peu variés en de médio­cre qualité. A. -- Sauf leurs fusées. B. -- Et leurs bombes. Avez-vous remarqué que l'en­grenage des recherches nouvelles joue encore mieux pour les armées que pour le confort. Un avion n'est pas encore en service qu'on étudie le modèle qui le remplacera. Mais le premier modèle, qui est presque achevé, sortira et sera utilisé le temps nécessaire pour amortir les dépenses enga­gées pour lui. L'armée n'a pas ces soucis d'amortissement. Le souci de la défense est trop important : un matériel démodé dès son apparition (cela peut arriver) est démoli, et on met en chantier d'autres armes. Le souci de la renta­bilité peut ralentir notre système de changement. Dans le domaine militaire, ce souci n'existe pas, l'efficacité est la seule vertu. L'armée a donc une espèce d'harmonie, avec le progrès technique. A. -- On pourrait envisager des petites guerres pour essayer, éprouver, utiliser enfin, le nouveau matériel. Est-ce invraisemblable ? Avouez qu'un monde technique et com­merçant peut n'être pas plaisant, mais qu'un monde tech­nique et guerrier serait pire. B. -- N'oublions pas que le matériel démodé est vendu aux nations moins riches. Mais revenons à notre propos. Je ne parle pas de « socialisme » et de « capitalisme », mais de société industrielle, quelle que soit sa forme sociale. Dans les deux cas, nous avons la recherche du progrès indéfini. La seule différence, c'est que le socialisme est boiteux. J'en reviens au goût de la perfection. J'ai l'idée, peut-être folle, que pour tous les objets dont l'homme peut avoir besoin, il existe des formes, des normes, des dimensions, telles que ces objets ne laissent rien à désirer. C'est ce que j'appelle la perfection. La durée doit en être un attribut : si l'objet répond au besoin, il faut le souhaiter durable. Il existe des formes parfaites de barques. Et de cisailles. De faulx. (En fait, tous les outils traditionnels). Je tiens aussi que cette perfection entraîne la beauté de l'objet. 62:130 Et je dis encore que les améliorations constantes des performances de nos outils, de nos machines n'ont pas pour but une telle perfection. Peut-être n'est-elle concevable que dans un monde stable. Si je parle d'un objet qui répond parfaitement à un besoin, on peut me répondre : pour quel homme ? Imaginez l'impossible : un monde technique qui créerait l'auto parfaite. Les accidents, les goûts changeants feraient bien qu'il faudrait les remplacer de temps à autre. Mais la production telle que nous la concevons ne serait plus pos­sible. A. -- Vous voulez augmenter le chômage ! B. -- Pas du tout. Je vous montre que ce n'est pas possible. Il faudrait concevoir un monde tout différent. C'est bien la preuve que je ne m'égare pas : la perfection est impossible dans la société technique. Revenons enfin à vos classes d'objets : pour un certain nombre d'entre eux nous sommes encore habitués à la durée. Elle nous paraît toute naturelle. Je crois d'ailleurs que la durée, la stabilité, la permanence sont un besoin pour les hommes. Mais nous y reviendrons. Cette habitude de la durée n'importe quel homme tech­nique (c'est une nouvelle variété d'homme, qui prétend descendre du singe) vous le dira, n'est qu'un préjugé. Par­lons des maisons, par exemple. On bâtissait pour longtemps, dans notre civilisation. On ne bâtissait pas pour soi seule­ment mais pour ses arrière-neveux. *Passe encor de bâtir.* Cela n'est plus vrai. Les Américains, qui sont plus conscients que nous de vivre dans la société industrielle, qui l'ont acceptée plus clairement, affirment qu'ils bâtissent pour une période de trente-cinq ans environ. Au bout de ce temps, il faut changer la ville : d'autres besoins sont apparus, les goûts ont changé, de nouveaux matériaux sont apparus. On a déjà détruit, parce qu'ils étaient trop vieux, des gratte-ciel édifiés après la première guerre. A. -- Les petits-enfants de la Tour Eiffel ? 63:130 B. -- Oui. La grand-mère reste solide : elle est au pays des préjugés. Et pourtant, sa construction elle-même niait un autre préjugé, bien ancré, qui nous portait à croire que nos constructions ont un but pour nous ou pour Dieu. Les cathédrales, les palais, les hôtels de villes, les halles, les simples maisons étaient bâtis en fonction de nos besoins : la prière, la beauté, la splendeur d'un règne, l'administra­tion d'une ville, la protection contre les intempéries. La Tour Eiffel est bâtie pour la prouesse technique qu'elle représente. Elle n'a d'autre but qu'elle-même. A. -- Voulez-vous détruire la Tour Eiffel ? Elle inaugure une ère. B. -- C'est sans doute pour cela que la grand-mère vivra longtemps, bien longtemps après ses petits-enfants. Mais la loi commune est la disparition. Les Américains ont la logique du progrès. Puisqu'on peut faire mieux, bâtir quelque chose de plus grand, de mieux agencé, il faut détruire ce qui existe (et puis, le prix du terrain est si élevé dans les villes). En France, croyez-moi, il en est de même. Nos grands ensembles devront être jetés bas d'ici une gé­nération : délités, affreux, barbares dans leur conception, personne n'en voudra plus. Simplement nous feignons de ne pas le savoir. A. -- Nous voilà loin des châteaux que chantait Mal­herbe : *Beaux et grands bâtiments d'éternelle structure.* Mais ces châteaux étaient enfermés, glacés impraticables. Si des matériaux nouveaux permettent des habitations agréables, vive le nouveau. Je rêve de ces plans futuristes ou l'on voit des grappes d'appartements fixés à une tour, chacun isolé, chacun exposé au soleil, au-dessus d'un parc. Cela ne vaut peut-être pas Chambord, mais cela vaut mieux que nos casernes. B. -- Certainement. Et vous ne me ferez pas dire que nos immeubles représentent la perfection. Mais vos maisons en grappe ne seront pas conçues non plus comme durables. Elles mourront avant vous. Tout ce qu'une maison suppo­sait de durée, de passé concentré en un lieu, d'intimité, voilà ce qui est rare aujourd'hui et sera demain introu­vable. Et là, on touche vraiment à un fond, à un besoin enraciné. Parce que la maison était, devait être, l'image de la famille. Elle abritait les générations successives et cha­cune la marquait à sa manière. Son souvenir y vivait. 64:130 Mais on ne se soucie plus de cela. La famille est réduite au couple nous dit-on. La durée, là aussi, n'a pas survécu au choc du monde moderne. Une suite d'instants à peine liés entre eux, au lieu de ce développement vivant que résumait un nom. Quelque chose comme la pellicule d'un film. Cha­que image est la suite de la précédente, à peine modifiée. Mais l'ensemble, ennuyeux, figé, sans signification quand on regarde image après image, prend vie, retrouve son sens quand le film est projeté à la vitesse voulue. La maison, une vraie maison, c'était comme un appareil de projection : une famille y développait ses qualités propres, s'y expliquait. A. -- Et chacun de ses membres y perdait en liberté. A nous d'inventer à chaque fois, à chacun de créer sa voie... B. -- et de s'égarer. Nos capacités d'invention sont moins grandes qu'on ne dit. Rien de plus rituel que l'anticonfor­misme. Pour ne parler que de l'art, regardez comme l'art moderne piétine. Le pop art retrouve glorieusement les négations de Marcel Duchamp, nos enragés se remettent à Dada, on découvre toujours la sculpture nègre, comme en 1910. Nous bégayons. A. -- Nous voilà loin de la qualité « sous-produit ». B. -- Je vous disais tout à l'heure qu'il y a, chez tout homme, un goût, un besoin, de la stabilité, de la permanence, des retours réguliers des mêmes éléments. Nous faisons partie de la création, après tout, et nous aimons nous sou­mettre à son ordre. Et cet ordre a ses rythmes, accordés à des lois : retour régulier des saisons, temps de la croissance et du vieillissement. Mais nous sommes engagés dans un engrenage de changements, dans une machinerie de nou­veautés qui se détruisent l'une l'autre, qui se chassent l'une l'autre et dont nous sommes les spectateurs ahuris. Cela se voit particulièrement dans le règne des objets (car ils forment bien un quatrième règne, à côté des trois autres que nous offre la nature). Métamorphose in­cessante et prolifération, voilà les traits principaux. Une auto dure cinq ans. Une maison cinquante. Assiettes en carton que l'on jette. Bouteilles en plastie que l'on jette. Mouchoirs en papier. Je m'étonne que les conserves ne soient pas vendues dans des étuis qui serviraient de cou­vert, avec une fourchette sur le côté. On jetterait après usage. Cela viendra, sans doute. 65:130 Cette voie du transitoire, de l'usage éphémère, de la mode instantanée offre des aspects plaisants et commodes. Elle présente aussi des inconvénients. En particulier, cette roue qui doit tourner de plus en plus vite ne tourne qu'en excitant sans cesse nos appétits. La publicité et le crédit nous aiguillonnent. Mais cela n'est pas de mon ressort. Ce qui m'intéresse, c'est le gaspillage : tant d'efforts humains, tant d'ingéniosité pour des créations si éphémères. Je sais bien que nous avons renoncé au vieil orgueil de vaincre le temps (même les poètes, si faibles devant la tentation, ne croient plus à la gloire), mais une telle humi­lité m'étonne. Non seulement nous ne visons pas à créer des palais ou des tabourets qui nous survivraient, mais nous acceptons de durer plus que nos créations. Est-ce que nous l'acceptons vraiment ? N'y a-t-il pas autre chose qu'une humilité, bien nouvelle ? Peut-être un mouvement de dé­goût, une sorte de lassitude. Avons-nous vraiment renoncé à la durée, ou son besoin demeure-t-il au fond de nous, brimé, non oublié. Et le gaspillage des matières. La terre est sans doute une mine inépuisable pour nous. Au besoin, les planètes voisines nous serviront. Mais ce parasitisme destructeur ne semble pas bien sage. L'homme dévore le sol, par l'éro­sion, par l'extraction. Il a fallu des millions d'années, nous dit-on, pour former la houille. En deux siècles, l'Angleterre a mis ses réserves à sec. On déséquilibre l'ordre naturel : déséquilibre biologique par la destruction des forêts, par les produits chimiques. Pollution des eaux. Pollution de l'air. La quantité de gaz carbonique dans l'atmosphère a aug­menté de 14 % en un siècle. D'où réchauffement, fonte des calottes glaciaires, modification du climat, changement du niveau des océans. Se sont là des périls lointains, pense-t-on (quelques siècles). A ceux qui vivront alors de se dé­brouiller. Quand on pense à tout cela, le mot de consommation, dont on abuse, prend tout son sens. Nous consommons non seulement ce que nous produisons, mais les réserves accumulées par des siècles de siècles. C'est le moment de la fête, où l'on dépense en quelques heures les richesses patiemment amassées. A. -- Vous détestez vraiment trop cette société indus­trielle. Ce n'est pas sain de refuser ainsi le monde où l'on vit. 66:130 B. -- Est-ce que je le refuse ? Si c'est vrai, je ne suis guère logique, puisque nous sommes engagés dans une aventure passionnante. Je veux bien. Une aventure com­porte ses périls, et une incertitude sur la fin. Elle peut réussir ou échouer. Pour nous rassurer, on veut absolument nous faire croire que cette aventure tournera bien, qu'elle ne peut pas mal finir. C'est un peu simple. Et quelle gran­deur y trouverait-on, alors ? Je réclame le droit de montrer les périls, d'évaluer ce qu'on est en train de perdre, ou ce que l'on risque de perdre. Le droit de dire que la fin sera peut-être pitoyable. Et puisque chacun dessine l'avenir à sa guise, je rêve, moi aussi. Je rêve que cette société en vienne à s'accomplir dans des objets qui garderaient leur sens, leur usage, leur beauté, bien après la mort de leurs créateurs, au lieu de s'épuiser dans des essais toujours recommencés, jamais satisfaits. C'est rêver un peu fort, mais j'imagine la réconciliation de la société technique et de la perfection. Chaque civilisation, jusqu'à la nôtre, a laissé ses traces, ses empreintes. Ces temps de pénurie, malgré les destruc­tions du temps et des hommes, regardez ce qu'ils nous ont laissé : leurs monuments, leurs tombeaux, leurs outils et objets familiers, dont la beauté nous réjouit encore. Un vase grec, une chaise Louis XIII gardent un sens. Une auto de 1910 n'en a plus que grâce à l'humour. A. -- Vous me l'avez dit vous-même, c'est impossible. Cette perfection suppose une certaine idée de l'homme et de sa place dans l'univers. Un accord sur ses limites. Mais il n'y a pas de limites à nos désirs. L'aventure nie toutes les limites -- ou veut les oublier. B. -- C'est bien cela. On veut même oublier la mort. Il ne reste presque rien dans notre décor, dans notre entou­rage familier, des formes qui plaisaient au début du siècle. Nos murs se sont dénudés, nos meubles simplifiés. Quant aux tableaux, n'en parlons pas. Mais notre art funéraire n'a pas bougé. Ce sont les mêmes monuments, souvent laids, et l'on voit toujours les affreuses couronnes de perles, les effrayants bouquets de céramique, résultats de la conjonc­tion contre nature de la piété, du mauvais goût et de l'in­dustrie. Cela reste intact. Les bouleversements de la sensi­bilité n'y ont pas touché. Pourquoi est-on conservateur dans ce seul domaine, pourquoi la laideur est-elle là, intouchable ? 67:130 Pour rendre la mort plus hideuse ? Parce qu'au fond le goût n'a pas changé autant qu'on croit ? Ou parce que la persistance de cette laideur trahit notre éloignement de la mort, notre refus violent d'y penser. Elle a son terrain, elle a son heure, mais tout le reste de l'espace, tout le reste du temps doivent y être étrangers. Dans toutes les civilisa­tions l'art funéraire est en accord avec l'art qui crée pour les vivants. Aujourd'hui, l'un et l'autre sont sans relations. L'art d'aujourd'hui ne sait que faire pour les morts. Ils n'ont pas leur place dans le monde de l'expansion et de l'outre­passement des limites, puisqu'ils sont le signe négatif qui rappelle une limite, qui brise l'enchantement. On les punit en les oubliant. Georges Laffly. 68:130 ### Le bal masqué par Jean-Baptiste Morvan IL VIENT TOUJOURS UNE HEURE où l'écrivain chrétien se demande quel peut être exactement son droit à la fiction. Peut-il en conscience écrire un roman passion­nel, une élégie amoureuse, ou bien encore porter sur la scène les noirceurs de l'âme humaine ? Débat intérieur, sou­vent pénible, à la fin duquel il éprouve le sentiment que l'état de commis épicier ou de balayeur serait préférable. Le pire de tous les sorts n'est-il pas celui de l'homme de lettres qui redoute l'hypocrisie et qui se demande s'il est plus hypocrite en fabriquant du divertissement littéraire avec les sujets purs et élevés, ou en élaborant en lui-même, et presque malgré lui, le dessin littéraire d'une intrigue amoureuse ou violente, alors que l'opinion des lecteurs veut le représenter comme un dévot aux mains jointes ? Est-il possible de constituer une sorte de théologie mo­rale de la littérature ? Depuis des siècles les rapports de la littérature et de la religion sont marqués d'une ambi­guïté apparemment irréductible. Aucune position ne paraît vraiment claire et satisfaisante, ou même souvent simple­ment cohérente. Pascal et Bossuet condamnent le théâtre tandis que Boileau, tout janséniste qu'il veuille être, combat les rigoristes en défendant la littérature dramatique, mais y interdit les sujets chrétiens et condamne aussi le surna­turel religieux dans l'épopée. Au contraire de fort honnêtes gens admettent tout et n'importe quoi quand il s'agit de littérature et affirment comme un dogme qu'un roman est bien fait ou mal fait, mais qu'il n'a pas à se préoccuper de la morale. D'autre part une littérature chrétienne ou qui aspire à l'être, exista toujours. En transposant l'image connue, nous dirions volontiers que nous tenons les deux bouts de la chaîne. Nous ne pouvons exclure la fiction, mais nous n'arrivons pas à la justifier. Et il s'agit non seulement de la fiction romanesque ou proprement littéraire, mais de tout ce qui touche au théâtre, au cinéma, aux genres indécis ou naissants créés par la télévision. 69:130 Si la littérature n'intéressait que le littérateur, on devrait encore se poser cette question : Comment un homme peut-il accepter d'être habité par la fiction ? Quelle est cette nécessité de feindre et de mentir à laquelle les peuples ont toujours attaché une immense considération, même dans leurs éléments sociaux peu passionnés de lecture ? Et par quel paradoxe le public semble-t-il en attendre un supplé­ment de vérité ? Auteur et lecteur sont unis dans cette interrogation, plus nécessaire aujourd'hui que jamais, à l'heure où la « culture » semble prônée à l'égal d'une reli­gion, et dans l'esprit de certains, sournoisement destinée à la remplacer. La Varende conclut « Nez-de-Cuir » par cette conclusion en forme de prière : « Seigneur ! Tous nous portons un masque, par orgueil ou par crainte, par pudeur ou par lâcheté. Béni celui qui peut y cacher pareille blessure, car, dans Ta Vérité éternelle, voudras-Tu donc, Seigneur, lui pardonner. » J'ai souvent rêvé à la signification du masque, et particulièrement aux alentours des Mardi-Gras et des Mi-Carême. Le masque appartient à ce trésor assez réduit d'images indispensables à la poésie universelle, à cause du halo de poésie qui entoure les mots ; économe et conserva­teur, l'esprit poétique s'enrichit peu et lentement au cours des âges, mais le legs antique lui paraît encore suffire à tout, avec les symboles familiers de la faucille, du gouver­nail, du flambeau, des balances. Le masque cependant fait exception, car le masque ancien, comique ou tragique, était l'élément d'un costume uniforme, l'accessoire obligé de l'acteur, la carapace fonctionnelle d'un rôle, d'un « em­ploi » théâtral figé dans le rire ou les pleurs. En notre monde, le masque du carnaval semble devenu un symbole intérieur. Arme de mensonge en face du monde ambiant, ou tout au moins expression d'un refus, il correspond aussi à un désir de l'âme de ne plus être le personnage qui se regarde dans le miroir et que tant d'autres hommes ont ainsi contemplé, un visage qu'ils ont chargé de leurs incompré­hensions et de leurs jugements superficiels. 70:130 Le masque auquel je songe, c'est le loup vénitien, celui qui peut sym­boliser non le rôle, comme le masque antique, mais l'absence de rôle, la volonté d'être déchargé du rôle que nous inflige notre visage trop connu, et finalement, la négation momentanée de notre personnalité jugée par nous-mêmes, de notre bonne ou mauvaise conscience. Ces masques de Carnaval ou de bal costumé, avec le domino, le collant bariolé de l'Arlequin, la somptueuse enveloppe du Turc, se rapprochent sans doute du masque du preneur de dili­gences, mais paradoxalement aussi des cagoules de péni­tents. Ils symbolisent la fiction, avec la transposition d'exis­tence, le divertissement peut-être, l'attitude agressive, la malveillance même parfois -- mais aussi avec un besoin intense et profond de renouvellement personnel. J'ai longtemps cherché dans quelles zones de la littéra­ture on pourrait plaider le plus facilement, sinon l'inno­cence de la fiction, du moins un effort conscient orienté vers des buts autres que l'intoxication ou l'intimidation morale du lecteur, reproches trop souvent possibles dans le cas de la littérature dramatique et romanesque. La littéra­ture fondée sur la fantaisie semble plus transparente au regard de la conscience ; elle se regarde au miroir quand elle est en train de placer le masque, d'ajuster le domino, d'apprendre le rôle, d'essayer la fiction. Au sens de cette littérature de fantaisie, le thème de la « fête galante » offre un échantillon assez bien caractérisé, malgré ses apparences futiles et ses contours nébuleux. Empruntant beaucoup de ses personnages au théâtre italien, lui-même constitué en rituel élémentaire et traditionnel, fait d'un monde limité de costumes, de gestes et d'attitudes, situé de plus dans un cadre classique de pare ou de palais passé à l'état de décor, le thème de la fête galante est la plupart du temps réductible à la mascarade. Il apparaît dans les intervalles de lassitude ménagés dans le romantisme structural et doctrinaire. Nerval l'es­quisse déjà dans le texte curieux où Sylvie et son compa­gnon revêtent d'anciens costumes trouvés dans le grenier de la tante. Les poèmes consacrés par Théophile Gautier au Carnaval de Venise, la « Fête chez Thérèse » de V. Hugo, le recueil de Verlaine, les Pierrots évoqués par Laforgue illustrent ce domaine d'inspiration qui se traduit chez Musset en maints endroits, et notamment dans « Fan­tasio ». 71:130 A mesure qu'on avance dans le XIX^e^ siècle on trouve une formule voisine dans la peinture des « gens du voyage » : le clown du « Saut du Tremplin » de Banville prélude aux baladins d'Apollinaire. La peinture de Rouault et de Seurat, de bien d'autres encore, reprend le clown sans oublier le pierrot, avec une insistance obsédante et révélatrice. Et le « Grand Meaulnes » orchestre ces thèmes divers à la veille de la grande catastrophe. La fantaisie repense les sujets classiques dans la pers­pective d'un retour vers l'enfance. Cet univers de jeu uti­lise indifféremment et conjointement la Renaissance, la Préciosité, l'éternelle Pastorale, toujours avec un humour teinté d'une légère intention parodique, à peine sensible parfois comme les réminiscences du « style troubadour » dans la célèbre romance d' « Éviradnus » de Hugo. Ce morceau témoigne d'une grande liberté dans les associa­tions d'images, d'une spontanéité insolite dans les méta­phores, mais reste contrôlé par une tendresse ironique et donne l'impression que le poète fait de son style personnel et bien connu une sorte de « commedia dell' arte ». Verlaine utilise de même les réminiscences du madrigal classique. Le lecteur dans cette parodie nuancée doit pouvoir recon­naître les procédés, et sentir qu'ils ne sont que le prétexte et l'accession à un plus profond mystère : le clown a tout exprès manque son tour et la danseuse a mal attaché son masque. Clichés et poncifs ne sont que les éléments d'un jeu, les préparatifs d'une fiction qui peut se limiter à ces préparatifs mêmes, l'aveu d'une littérature qui reconnaît que pour jouer son rôle de signification humaine, elle ne peut tout à fait se prendre au sérieux. Durant ces manœuvres et ces hésitations, l'âme est trans­parente, translucide tout au moins, laissant pressentir son mystère : *Votre âme est un paysage choisi* *Que vont charmant masques et bergamasques...* Cette âme, c'est la nôtre ; par orgueil ou par vanité, elle peut fuir vers les roseaux, mais comme la bergère de Virgile, en désirant tout d'abord être vue. Ame de l'auteur, âme du lecteur. Mais tout homme est ainsi auteur. Le rite du bal masqué peut alors nous rendre plus précautionneux à l'égard de qui nous rencontrons. La dialectique du masque est toujours ambiguë. La loi divine ne peut approuver le manquement à la vérité quand il consiste « à parler contre sa pensée avec l'intention de tromper » ; 72:130 et la théologie de l'Être nous permettrait-elle d'attacher quelque prix à la pratique de la fiction qui, tout en n'étant pas mensonge agressif et malveillant, reste cependant une tentation d'erreur offerte à autrui quant à la réalité générale des choses ? Bossuet, dans les « Maximes et réflexions sur la Comédie », insistait sur le précepte « que nous rendrons compte de toute parole vaine ». Mais le problème se com­plique dans la mesure où notre intention de vérité peut aboutir aussi à la brutalité du jugement téméraire, aux approximations hâtives génératrices de dangereuses demi-vérités, au pharisaïsme intellectuel et moral. Alors la pra­tique littéraire de la fiction, pour le lecteur comme pour l'auteur, au lieu d'être à l'égard d'autrui charlatanesque, intimidante et aliénatrice, aurait quelque chance de se révéler salutaire ; elle encouragerait à ménager l'intervalle, même minime, d'une suspension provisoire du juge­ment, qui pourtant ne serait pas indifférence : en quelque sorte, un élément de prudence intérieure. Revêtir le masque, c'est déjà apprivoiser par un geste rituel la tendresse vorace de l'âme. Nous avons souvent souffert, comme d'un choc ou d'une blessure, et même d'un mensonge, en lisant l'expression de certaines sincérités. On regrette que les « Confessions » de Rousseau n'aient pas revêtu le masque de la fiction. Paradoxalement, l'immédiate crudité des confidences nous paraît plus insuffisante, plus décevante à l'égard de la vérité que des révélations triées, élaborées ou transposées. Nous sommes bien obligés de convenir qu'une certaine forme de sincérité ne nous satisfait pas, qu'elle tend à nous asservir. Celui qui nous dit : « Soyez sincère ! Soyez simple ! » laisse trop souvent percer dans son ton de voix le désir à peine voilé de réduire notre être intérieur à sa propre commodité, à son propre intérêt, voire à sa propre inertie mentale. Le « Soyez sincère avec vous-même ! » n'y change rien ; il aggrave plutôt le sentiment trop visible des bons conseilleurs. Nous percevons en nous-mêmes une multiplicité d'aspirations que l'enfant épanche grâce aux ressources du jeu, en élaborant pour lui-même une per­sonnalité seconde ou tierce. Ces côtés rêvés de l'existence intérieure ne sont pas forcément des déchets moraux et servent parfois à assurer la vie réelle en sa dignité. L'adulte ne peut plus jouer, mais garde le besoin d'une plasticité intérieure. 73:130 Quelqu'un joue pour lui : Si ce n'est l'écrivain, ce sera l'animateur du petit cercle social, le conteur primitif de récits simplement oraux. Ainsi la littérature est-elle appa­rue comme le défenseur et le garant de la liberté, et cela d'une façon souvent abusive, quand la simple présence du narrateur de fictions est conçue à elle seule comme garan­tie, indépendamment des sujets mêmes qu'il peut déve­lopper. Nous tenons à ce que l'on ne nous réduise pas à notre image présente et isolée ; nous voulons être le person­nage en qui il reste toujours quelque chose à deviner. Mais nous voulons être considérés ainsi non seulement par autrui, mais aussi par nous-mêmes. Le masque peut être le symbole d'un élément inconnaissable de notre person­nalité. Le porter c'est faire une cure de jouvence. Cet in­connaissable est relatif, préalable à une meilleure connais­sance, par Quelqu'un qui nous connaîtra mieux. Nos véri­tables traits sont plus compromis qu'au temps jadis par la connaissance d'autrui ; du moins le croyons-nous volon­tiers. Tout le monde a été plus ou moins photographié, l'état civil et la police font de notre effigie un grand usage. Ce n'est plus le masque qui est pour nous le seul sym­bole trompeur. Il est certainement le symbole du jeu, mais d'un jeu sérieux avec soi-même. Ce masque artistique, ce loup de velours noir, c'est le masque que nous avons choisi et qui couvre notre dialogue intérieur. Nous rusons avec le temps, nous ouvrons un intervalle dans la contexture de l'univers. Nous estimons avoir le droit aux alibis dans la mesure où nous pensons avoir le droit de laisser, en nous-mêmes, à l'idée ou à l'événement le temps de mûrir : Ce qu'un monde hâtif et brutal ne nous permet guère. Les gens sont habiles à défaire le cordon de nos masques ; sur l'oreille nous voulons le serrer plus fort. Si l'écrivain choi­sit le thème classique, déjà souvent traité, voire le bien commun et le cliché, il se donne et donne à son lecteur l'alibi et le masque souhaités. Le profane au moins nous laissera en paix, se disant simplement : « J'ai vu déjà par­tout ce loup vénitien avec ses yeux anonymes et ses franges noires. » 74:130 Mais en contrepartie nous aspirons, auteur ou lecteur, à la confidence. Nous souhaitons apparaître comme porteur d'un secret. Ce secret, souvent mal formulé, et que le pro­fane ramène volontiers à une anecdote unique, mourrait de ne trouver personne comme terme de sa confidence. L'his­toire de l'écrivain, et celle de tout homme et de toute destinée, est toujours celle du barbier du roi Midas. Il semble con­damné, comme ce perruquier mythologique, à confier naïvement à la terre des secrets que les roseaux sont prêts à transmettre aux vents, et les vents à l'univers. Au moins souhaite-t-il de la retarder le plus longtemps possible. Mais le temps où il vit avec sa pensée précieuse et secrète est aussi le temps où il a conscience de vivre en accord pro­fond avec le plus grand nombre de ses concitoyens de cette terre. Autrui est notre compagnon dans le bal mas­qué général. Chaque existence se déroule dans une straté­gie astucieuse et naïve, à la recherche d'alibis souvent illusoires, de fictions bouclées à triple tour dont on se hâte de livrer la clef. Un secret peut servir à en étayer un autre -- masque sur masque, et les biographies d'auteurs en donne­raient maint exemple. Défense en profondeur de soi-même, mais on attend minuit, l'heure bénie où tous les masques tombent et d'abord celui que l'on porte. Tartuffes ? ou esclaves éternels d'une vérité bien-aimée ? L'existence terrestre finira sans doute sans qu'on ait réussi à se don­ner à soi-même la réponse. Nous ne saurons pas non plus -- ou fort mal -- si le soulagement opéré dans nos âmes par la création d'une fiction est un simple « défoulement » ou une libération véritable. Il est naïf ou dangereux d'attendre de la litté­rature un secours absolu, autant qu'il serait vain et illu­soire de la juger entièrement inutile. Certains écrivains composent comme s'ils étaient seuls et si leur papier ne devait être lu par personne. Jadis, pour le théâtre, on a nié ou affirmé la réalité d'une « purgation des passions » la « Katharsis ». On la retrouve de nos jours en l'assimilant à ce que les psychiatres nomment en leurs techniques un « psychodrame ». La difficulté est que dans ce « psycho­drame » le spectateur ne joue pas, ne s'use pas, et qu'il en repart avec un reliquat d'aspirations non satisfaites et de plus dangereusement précisées, simplifiées, orientées. Tra­duire « Katharsis » par « purgation des passions », c'est d'ailleurs se contenter d'une métaphore assez moliéresque et passablement simpliste. L'attitude du spectateur et du lecteur trouverait plutôt dans le sujet traité la suggestion de certaines approches psychologiques, recommandables ou non, à l'égard de l'événement réel. Il bénéficierait aussi d'un réflexe de défense intellectuelle, en apprenant déjà à discuter l'événement, à ne pas subir la catastrophe dans une perspective de fatalité, et à toujours chercher une autre voie. 75:130 C'est un jeu masqué à l'égard de ce que la vie garde de rude, de brutal et d'intimidant. Mais si lecteurs et spectateurs doivent subir le choc de la fiction comme celui de la réalité, il est à penser que l'auteur a trahi ou qu'il a perdu son temps. Et de tels abus en notre temps nous font souhaiter la multiplication d'autres formes de fiction que le théâtre et le roman dans leurs formes coutu­mières. La mascarade de la « fête galante » porte son « memen­to mori » dans l'essence même de sa nature littéraire ; elle se sait masquée, et sans lendemain ; elle ne fait pas perdre de vue la condition humaine et le lecteur trouve mieux sa place pour jouer le « psychodrame » avec honneur. Le masque ne doit point coller au visage, disait à peu près Montaigne. Le problème essentiel de la fiction littéraire consiste à renoncer à un pouvoir total d'envoûtement et d'aliénation, à admettre que le lecteur joue son rôle. Les brutales aliénations de l'âme renaissent en littérature aux périodes de décadence, et sans doute en celles où la poésie s'exténue. C'est peut-être ce qui nous a valu de voir na­guère surgir une revue consacrée à l'éloge de la violence par des surréalistes fatigués épaulés par des agitateurs : la couverture représentait un poing écrasant un visage. Ainsi certains apôtres ou faux prophètes de la « sincé­rité » travaillent en fait à une décadence de la culture. La culture, c'est peut-être la conscience du bal masqué : un jeu qui ne peut trouver de fécondité que s'il est connu à la fois dans sa profondeur et dans sa futilité. Le devoir du littérateur chrétien est difficile, et sans doute impossible à définir exactement. Il n'est pas de tuer la fiction, mais à chaque génération de la doubler chez ses lecteurs d'une assez forte dose de participation personnelle et de conscience critique, en dehors des œuvres fictives ou grâce à leur contexture même : ce qui implique une croyance per­sistante aux vertus de l'art en une époque où des graffiti mal orthographiés ont proclamé sa mort. Jean-Baptiste Morvan. 76:130 ### La baronne d'Oberkirch *La giroflée blanche du XVIII^e^ siècle* par Jacques Dinfreville LA BARONNE D'OBERKIRCH nous a laissé des *Mémoires* ([^16]) rédigés en 1789. De ce livre, aujourd'hui bien injus­tement oublié, Barbey d'Aurevilly a écrit : « L'im­pression qu'on en reçoit est une espèce de justification des hautes classes (si coupables pourtant alors), puisqu'on trou­vait encore à leur sommet des âmes aussi droites que la sienne, et parmi tant de ruines, des giroflées de cette blancheur. » ##### *Une française d'Alsace.* Henriette-Louise de Waldner est née, le 5 juin 1754, au château de Schweighausein, non loin de Thann, sur la terre d'Alsace, ce lumineux couloir entre le Rhin et les Vosges auquel, autant que la nature, le caractère de ses habitants a donné son originalité. C'est à juste titre que les Alsaciens s'enorgueillissent de leurs campagnes plantu­reuses et de leurs villes opulentes. Ce sont eux qui, tout au long des ans, ont façonné ce somptueux décor à la fran­çaise, tracé ce lacis de canaux, dessiné ce carrelage de champs et de prairies, étagé ces vignobles sur les pentes des Vosges. 77:130 Comme les maisons cossues des paysans, les riches demeures bourgeoises proclament la joie de vivre des Alsaciens, leur industrie, leur goût du travail bien fait. A la fin du XVII^e^ siècle, en mettant la dernière main à l'érec­tion de magnifiques monuments aussi fleuris que sa faïence, les habitants de Strasbourg manifestent avec éclat la pré­sence française au voisinage du Rhin, sans renoncer pour autant à leur particularisme. Pénétrée de la beauté de cette féerie alsacienne, fière de sa province, attachée à sa singu­larité férue de son passé tumultueux, Mme d'Oberkirch peut écrire alors : « Ô mon cher pays d'Alsace ! Rien n'est comparable à la splendeur de votre nature. Je conçois les enthousiasmes pour une telle patrie ; elle donne tout à ses enfants. » Mlle de Waldner a perdu sa mère, une Berckeim de la branche de Rigeauvillé, quatre ans après sa naissance. Quoique choyée, elle manquera toujours de cette féminité, de cette douceur que seule une maman peut donner à sa fille. Ses premiers souvenirs évoquent une éducation sé­rieuse, dispensée surtout par des hommes. Tous appar­tiennent à l'aristocratie guerrière de l'époque, se targuent de leurs nobles ascendances : « Je me suis peut-être éten­due trop longuement sur ma famille et je ne m'en repens pas, écrit-elle. J'ai d'abord voulu qu'on sût parfai­tement de quelle souche je suis sortie... J'ai la faiblesse, si c'en est une, de priser ce que les héros d'aujourd'hui appellent des niaiseries. » Chaque jour l'enfant côtoie des soldats de l'armée de l'ancien régime qui est aussi une armée européenne. Les Suisses, les Allemands, les Irlandais abondent dans ses rangs. Maurice de Saxe, le vainqueur de Fontenoy, le fas­tueux châtelain de Chambord, en a été le chef le plus brillant. Ce vigoureux Allemand, qui brisait un écu avec ses doigts, écrivait bien entendu en français son livre de stratégie : *Mes rêveries.* Comme Turenne, il a défendu victorieusement l'Alsace et son corps repose à Strasbourg. Élevée dans le sérail militaire, notre héroïne en con­naît le langage et s'émerveille du décorum des régiments étrangers que commandent son père et ses oncles : Royal-suédois, Waldner-suisse, Bouillon : « Qu'il était beau, ce régiment de Bouillon ! Quelle discipline admirable ! Quelle tenue ! Quelle valeur brillante ! Ma petite imagination s'en frappa... On me rendait des hommages infinis, et je me croyais un personnage devant ces vieilles moustaches qui me saluaient militairement. 78:130 Mon oncle me paraissait ma­gnifique avec cet habit bleu à revers noirs, ornés de huit agréments d'argent (je les ai comptés) ; le collet est aussi garni d'un galon d'argent à crépines. J'avais douze ans à cette époque et je le vois encore... » Comment la jeune demoiselle, dans une telle ambiance, aurait-elle pu être dépourvue d'humeur guerrière ? Toute sa vie, elle aimera le panache et, quoique fort distinguée, sera sujette à ces crises du gros rire alsacien, entraînant comme le cours du Rhin. Enfant, le prénom de son oncle Dagobert, « avec toutes ses conséquences », la fait s'esclaffer. Elle se nour­rit d'adages tels que *noblesse oblige.* Plutôt qu'aux sciences exactes, elle s'adonne aux études historiques, se passionne pour les chroniques provinciales, s'emplit la cervelle de légendes locales, de tableaux chronologiques, car elle a bonne mémoire. On l'appelle la *comtesse Henriette,* car elle appartient à un chapitre protestant d'Allemagne dont les chanoinesses portent ce titre. Elle demeurera toujours fidèle à la religion réformée. Son père va de temps à autre à Versailles, à la cour de Louis XV ; ses titres de noblesse lui donnent le droit d'en recevoir *les honneurs.* Mais, tout en montant dans les carrosses du roi, il déplore les mœurs d'un monarque « entièrement livré à ses maîtresses pour le malheur de la France ». Il préfère fréquenter dans son voisinage la famille de Montbéliard-Wurtemberg, qui règne sur le comté de Montbéliard. « Leurs altesses sérénissimes acca­blent de bontés » Henriette, chérissent la petite orphe­line qu'ils surnomment *Lane,* puis Lanele, après l'avoir un jour déguisée en catalane. Bientôt leur fille, la princesse Dorothée, se lie avec elle d'une profonde amitié. Cette ami­tié, loin de s'atténuer, ne cessera de s'aviver, lorsque Doro­thée épousera le grand-duc Paul, fils de Catherine II, et deviendra Marie Féodorowna, impératrice de toutes les Russie. En dépit de son particularisme alsacien et de ses grandes relations européennes, Mlle de Waldner n'en est pas moins une excellente Française, fort chatouilleuse tou­chant l'honneur national. La réception à Strasbourg, le 7 mai 1770, de Marie-Antoinette, épouse du dauphin, le futur roi Louis XVI, donne l'occasion à notre Henriette de mani­fester son enthousiasme. Ses sentiments sont à l'unisson de ceux de la foule alsacienne, « ivre de joie ». 79:130 Ce mariage raffermit l'alliance autrichienne, ce chef-d'œuvre -- tant critiqué -- de la politique de Louis XV. Outre qu'elle assure l'équilibre européen, cette alliance consacre en fait la pré­dominance de notre influence en Europe et va permettre à la France de prendre sur l'Angleterre sa revanche de la désastreuse guerre de Sept ans. Lanele se plaît fort dans le milieu alsacien qui demeure en contact étroit avec les pays de langue germanique. Elle connaît Goethe, ancien élève de l'Université de Strasbourg, fréquente les officiers de la garnison, « commence à aimer les fêtes », danse, adopte les modes française, les couleurs « cuisse de puce, ventre de puce, dos de puce », chères à Marie-Antoinette. Elle épouse le baron Siegfrid d'Oberkirch, protestant comme elle, ancien capitaine au Royal-Deux-Ponts, devenu conseiller noble de la Chambre des Quinze de la ville libre de Strasbourg. Son mariage ne provoque de la part de Lanele que des commentaires discrets. A l'époque où Jean-Jacques Rousseau écrivait ses *Confessions,* certains protes­tants de haute lignée restaient réservés, convaincus de la nécessité de « suivre les lois de l'honneur et de la sainteté du mariage ». Un an après, en 1777, Henriette met au mon­de une fille. Les nombreux prénoms de l'enfant, Marie-Philippine -- Frédérique -- Dorothée -- Françoise rappel­lent ceux de ses illustres parrains et marraines : la prin­cesse Marie Féodorowna, le duc et la duchesse de Wurtem­berg-Montbéliard, la princesse de Hesse-Cassel. Fort galant homme, le baron d'Oberkirch ne joue qu'un rôle assez effacé dans sa province comme à la cour. Sa femme, au contraire, ne cesse d'accroître son champ d'ob­servation. Elle accompagne, au cours de leurs randonnées en Europe occidentale, Marie Féodorowna et son mari le grand duc Paul, qui voyagent sous le nom du comte et de la comtesse du Nord. Elle devient l'amie de la duchesse de Bourbon, sœur du duc d'Orléans, le futur Philippe Égalité. Ainsi grâce à sa situation mondaine, Henriette n'ignore rien de ce qui se passe en Europe durant le dernier tiers du XVIII^e^ siècle. On conçoit que cette femme cultivée et si bien renseignée n'ait pu résister au démon d'écrire. 80:130 Profondément attachée aux traditions de l'ancien ré­gime, qui sauvegardait le particularisme provincial et faisait rayonner sur l'Europe la culture française, elle a voulu, au moment où s'annonce sa disparition, brosser le tableau de son époque. Elle compose ses *Mémoires* au début de la Révolution, en 1789, dans la fleur de l'âge, à trente-cinq ans. « Les événements lui arrachent la plume des mains. » Elle meurt encore jeune, en 1803. ##### *La giroflée blanche.* Cette grande dame a une réelle personnalité. Ce serait la diminuer que de l'accuser de snobisme : elle est tout au plus *collet-monté ;* elle a de la branche. Bien qu'elle ne dédaigne nullement les artifices de la toilette et les excentricités vestimentaires de l'époque, son goût demeure très sûr et sa conduite n'est jamais équivo­que. Cette femme distinguée, ni pudibonde, ni aguicheuse, sait conserver ses distances, éviter toute imprudence. Elle côtoie impunément les roués et les philosophes qui donnent le ton à sa génération. Sans être bégueule, elle se refuse à être accommodée et mangée à la sauce Richelieu ou du Barry. Alors que tant de femmes participent à la ronde, sautent le pas, franchissent allègrement tous les seuils, deviennent vicieuses après avoir été voluptueuses, notre Henriette, si elle prend part aux fêtes de son temps, si elle goûte à ses plaisirs, conserve le jugement sain et la tête froide. Jamais une gouttelette de boue corruptrice ne tachera ses souliers de satin. Elle évite la moindre compromission. Elle regarde la coupe de cristal, la fait tinter, respire le parfum du breuvage, fait mine d'y tremper ses lèvres plutôt qu'elle ne les y trempe. En tous cas elle ne s'enivre pas. Ce serait indigne de sa race. Détachée de la volupté, du moins en apparence, elle ressemble davantage à Juliette Récamier qu'à la marquise de Sévigné. En admettant que sa froideur ait été pour elle une armure, et qu'il ne lui en ait guère coûté de rester honnête, elle n'a point cherché à s'entourer de victimes, à provoquer des passions, dûment abritée derrière ses hautes murailles. 81:130 Lanele est trop bonne pour jouer ce vilain jeu. Fidèle dans ses affections, pleine d'indulgence à l'égard de ses amies, elle tend l'oreille à leurs confidences, même s'il s'agit « d'énormités ». Elle plaint la duchesse de Bour­bon de ses malheurs, consacre tout un chapitre de ses *Mémoires* à raconter les aventures de la belle duchesse de Kingston sans la qualifier d'aventurière, parce qu'elle la juge sincère dans ses amours. Sensible mais dénuée d'agres­sivité, d'animosité, elle évite soigneusement d'être mau­vaise langue. De Louis XV, elle écrit : « Ce roi si bon, égaré par de perfides conseils. » Elle se refuse longtemps à tenir pour vraies les médisances dont on accable le duc d'Orléans après sa conduite au combat naval d'Ouessant : « un Bour­bon ne peut manquer de courage... ». Elle préfère garder le silence sur certains esclandres, et le plus souvent tait le nom des grandes dames dont elle narre les frasques. Quand parfois elle condamne, rend son verdict, elle l'accompagne de circonstances atténuantes. Insensible à l'envie, elle vante volontiers la beauté, l'élégance des femmes dont elle fustige l'inconduite. Cette honnête femme n'est ni prude ni naïve. Une giroflée, mais pas une oie blanche. Elle ne résiste jamais au plaisir de colporter quelque bonne histoi­re, d'aborder un sujet risqué, faisant en sorte de ne point choquer le lecteur par quelque mot trop crû : « M. le comte d'Artois, écrit-elle, ayant en une indigestion de biscuit de *Savoie,* a pris du *Thé.* » Nul n'ignorait l'infidélité du prince pour sa femme -- une princesse savoyarde -- et sa passion pour la sculpturale comédienne Mlle Duthé. Quand le cardinal de Rohan est relevé de ses fonctions sacerdotales, à la suite de l'affaire du collier de la Reine, elle ne craint pas de rapporter les lazzi dont le couvre le peuple de Strasbourg : « Le cardinal n'est pas *franc du col­lier...* C'est le dernier coup de *collier* que donne la maison de Rohan... » On le voit, cette protestante dont les convictions sont solides, ne déteste pas les bagatelles. Autre contraste de sa personnalité, cette femme réaliste, cette *conscience* est attirée par l'extraordinaire. Elle est hantée par des pres­sentiments ; elle croit aux prophéties, aux sciences occul­tes, alors fort en vogue. Elle considère l'engouement du public pour les magiciens (le plus souvent des charlatans) comme une preuve de la foi des hommes dans l'autre vie. Elle subit le charme de Cazotte, de Mesmer, le père du ma­gnétisme, et même de Cagliostro qu'elle avoue l'avoir fascinée. 82:130 ##### *Un portraitiste de talent.* Toujours sincère, Lanele a aussi la préoccupation d'être objective : « Ce que peut, écrit-elle, ce que doit faire un esprit impartial, essayant de peindre ce qu'il voit, c'est de tout dire, de tout montrer, laissant à la postérité le jugement que nous ne pouvons rendre. » Ce souci suffirait à lui assurer une place honorable parmi les mémorialistes. Mais elle a d'autres mérites. Plus spontanée que Mme de Sévigné, jamais affectée, toujours lucide, elle relate ses souvenirs avec simplicité, ne recherche aucun effet de style, connaît les finesses de la langue du XVIII^e^ siècle, sait conter. Barbey d'Aurevilly est en droit de lui décerner ces louanges : « Mme d'Oberkirch est un de ces écrivains qui jaillissent d'une société élevée comme l'eau d'une source jaillit du sol, qui se sont donné la peine de naître et très peu celle d'écrire, et qui ont écrit cependant facilement, simplement, avec des puretés et des élégances que la société à laquelle ils appartenaient mit sous leur plume comme elles les avaient mises sur leurs lèvres. » Les multiples portraits que l'on trouve dans les Mémoi*res* de Mme d'Oberkirch sont bons. Ils doivent plaire à notre époque de culture audio-visuelle, car Lanele sait non seulement regarder autour d'elle mais écouter. Voici un témoignage de son aptitude à enregistrer les sons : « On dit, écrit-elle, que le peuple parle très purement le français à Blois. Je ne sais si c'est un préjugé ou si ce sont mes oreilles alsaciennes, je trouve au contraire aux Blésois un parler chantant et fort désagréable. Je préfère de beaucoup l'accent parisien. » Le portrait qu'elle trace de Marie-Antoinette, par touches successives, à travers les pages de ses souvenirs, est le meilleur de la reine que nous connaissions : « Grande et bien faite, quoique un peu mince. Elle n'a que très peu changé depuis ; c'est toujours ce même visage allongé et régulier, ce nez aquilin bien que pointu du bout, ce front haut, ces yeux bleus et vifs. Sa bouche, très petite, semblait déjà légèrement dédaigneuse. Elle avait *la lèvre autrichienne* plus prononcée qu'aucun de ceux de son illustre maison. Rien ne peut donner une idée de l'éclat de son teint, bien à la lettre, de lis et de roses. Ses cheveux, d'un blond cendré, n'avaient alors qu'un petit œil de poudre. Son port de tête, la majesté de sa taille, l'élégance et la grâce de toute sa personne étaient ce qu'ils sont aujourd'hui. 83:130 Enfin tout en elle respirait la grandeur de la race, la douceur et la noblesse de son âme ; elle appelait les cœurs. » Henriette rend pleinement justice à Marie-Antoinette, fait fi des calomnies et des clabaudages dont l'infortunée souveraine a été l'objet. Celle que d'odieux diffamateurs appelaient *l'Autrichienne,* elle nous la restitue sous son vrai jour de reine, de France, vantant les charmes de la Seine, interrompant à Strasbourg un orateur qui la haranguait en allemand : « Ne parlez pas allemand, Messieurs, je n'entends plus d'autre langue que le français... » Toujours sensible aux sons, Lanele revient plusieurs fois sur ce sujet : « Mme d'Oberkirch, me dit la reine, parlez-moi donc un peu allemand ? que je sache si je m'en souviens... C'est une belle langue que l'allemand mais le français ! Il me semble, dans la bouche de mes enfants, l'idiome le plus doux de l'univers. » La narratrice nous fait valoir tour à tour l'horreur de la reine pour l'étiquette, le soin qu'elle prend de l'éducation de ses enfants, la bienveillance de son accueil. Henriette est évidemment très attachée à la famille royale. Pourtant elle n'a nullement manqué à la vérité historique en portraiturant Louis XVI : « Le prince le meilleur, le plus bienveillant qui existe, dont l'âme a une sérénité qui rayonne. » Il faut tenir compte à la panégyriste de l'ambiance de l'époque, du respect infini qu'inspirait alors la personne royale. Henriette n'a pas caché les défauts du monarque : sa timidité, son indécision, sa propension à la distraction, ses goûts simples qui trahissent son peu d'aptitude à saisir les grands ensembles. Il faut savoir lire entre les lignes si l'on veut comprendre l'exclamation de Lanele : « Un si grand roi, s'occuper de si petites choses ! » (de travaux de serrurerie). L'art de Lanele réside plus dans le dessin que dans la couleur. Elle effleure le sujet, trace la silhouette de ses personnages, sans jamais appuyer sur le crayon. Cependant, qu'il s'agisse de femmes, d'hommes politiques ou de soldats, elle a toujours le mot juste pour les peindre. Elle égratigne Mme Necker, « la plus détestable pédante du monde », ne ménage pas non plus sa fille, Mme de Staël, à laquelle cependant elle reconnaît du génie. Manifestement elle n'a aucune sympathie pour la famille. Du ministre elle écrit : « M. Necker est détesté. Il a fait tant de mal avec ses systèmes. » 84:130 Mme de Genlis, gouverneur des enfants de Philippe Égalité, ne trouve pas davantage grâce à ses yeux : « Un ridi­cule immense de cette femme masculine, c'est sa harpe ; elle la porte partout, elle en parle lorsqu'elle ne l'a point, elle joue sur une croûte de pain et s'exerce avec une ficelle. Quand on la regarde, elle arrondit le bras, pince la bouche, prend un air sentimental, un regard analogue et remue les doigts. Mon Dieu, que le naturel est une belle chose ! » Lorsque Lanele a affaire aux grands responsables, elle impose le silence à ses antipathies. Elle rend justice à l'habileté diplomatique de Vergennes, qu'elle n'aime pas. Elle prend la défense de M. de Saint-Germain, ministre de la guerre, tête de turc de tant d'historiens mal informés et partiaux. Le penchant que Mme d'Oberkirch a pour la cho­se militaire la fait s'arrêter sur tous les soldats de son épo­que. Elle n'en oublie aucun : ni le comte d'Estaing, ni La Motte-Piquet « qui a capturé à George Rodney vingt-six vaisseaux », ni Broglie « brusque et peu agréable », ni le maréchal d'Harcourt « un homme d'une grande bonté, un cœur sensible comme celui d'une femme ». Elle s'étend sur les succès du bailli de Suffren, « une des gloires de la France, un illustre guerrier », ce héros qui a l'accent pro­vençal « d'une façon extravagante ». Elle n'aurait certes pas écrit, comme Montesquieu : « La France se perdra par les gens de guerre. » Tous les autres personnages du temps défilent dans les *Mémoires* de Mme d'Oberkirch. Parmi ces grandes ou pe­tites figures, beaucoup retiennent l'attention : l'émouvante princesse de Lamballe, dont la tête au bout d'une pique m'a fait haïr dès l'enfance les paltoquets de la Révolution française ; le jeune duc d'Enghien, fils de la duchesse de Bourbon, déjà plein de promesses ; le fastueux et naïf car­dinal de Rohan ; Voltaire vaniteux, mordant, susceptible et volontiers bénisseur ; le duc de Choiseul, serviteur intran­sigeant du prestige de la France ; l'abbé Terray, le minis­tre des finances, « la bête noire de la France », dont le per­roquet crie : au voleur ! ##### *Les petites grandes choses.* Cette galerie de portraits -- rassemblée dans huit cents pages -- n'est évidemment pas comparable à celle de Saint-Simon, étalée dans quarante volumes. Elle n'en constitue pas moins une contribution importante à l'Histoire. 85:130 Et ce n'est pas là le seul apport de la baronne d'Ober­kirch. Elle trace un tableau complet de la vie de la société française à la fin du XVIII^e^ siècle. Ce tableau fait honneur au goût de l'écrivain, à son sens de la beauté. Peut-être sa philosophie pèche-t-elle même par un excès de pancalisme. La cour n'a pour elle aucun mystère. Elle nous initie à ses usages, à ses hiérarchies, à l'étiquette, « ce rempart dont le trône de France est entouré ». Elle connaît aussi bien que Saint-Simon les règles de la préséance, les listes de la pairie, des ducs héréditaires ou non, des grands d'Es­pagne. Certains chapitres de ses *Mémoires* ont une valeur de témoignage irrécusable. On peut la consulter sur les *honneurs* de la cour, le *tabouret,* le droit de *draper.* Les arcanes de la noblesse, le dédale des familles et des alliances n'ont pour elle aucun mystère. Elle s'intéresse à toutes « ces petites grandes choses », qu'elle appelle aussi avec humour « les choses sérieuses » : les coteries et les ridicules, les jeux et les caprices, l'anglomanie et l'américanisme. Moyens de locomotion, progrès de l'éclairage (dus à M. Quinquet), durée et composition des repas, habitat (*folies* ou *ermitages* de ces messieurs), dernier cri du mobilier, elle n'oublie rien dans ces passionnants *Mémoires* qui nous changent des habituelles monographies. Deux sujets féminins par excellence retiennent par­ticulièrement son attention : les modes et le théâtre. Elle nous décrit les coiffures si élevées que l'on est obligé de se courber en deux dans les carrosses, les robes à petit panier et à petites queues (détachables) ; les grandes toi­lettes terribles et ennuyeuses, les éventails, le rouge de ces dames. Les hommes n'ont rien à envier aux femmes en ce qui concerne l'extravagance. Ils portent des gilets à la dou­zaine, brodés « avec des sujets de chasse, des combats de cavalerie et même des combats sur mer ». Sur les pas de Lanele, nous pénétrons chez Léonard, le coiffeur de Marie-Antoinette et chez Mlle Bertin, sa modiste. « Gonflée de son importance, traitant d'égale à égale avec les princesses », celle-ci daigne s'occuper de ses clients et fait « une banque­route de grande dame ». (Deux millions de passif.) 86:130 Comme ceux de Bachaumont, les *Mémoires* de la ba­ronne d'Oberkirch constituent une véritable chronique du théâtre. Outre ses impressions, Lanele nous confie les bruits qui circulent dans les coulisses. Elle nous tient au courant des incidents de la querelle des gluckistes et des picci­nistes, des amours des comédiennes avec les grands sei­gneurs. De tout cela elle caquète gentiment, aussi bavarde que les cigognes de son pays natal, quoique moins mono­tone dans son propos. Cette futilité n'est qu'apparente. Beaumarchais la séduit ; elle reconnaît ses qualités, admire le *Mariage de Figaro* « qui restera au répertoire, amusera toujours ». Mais elle considère l'homme comme un vaurien. « Les grands seigneurs, écrit-elle, en applaudissant la pièce, ont ri à leurs dépens, et ce qui est pire encore, ils ont fait rire les autres. Ils se sont donné un soufflet sur leur propre joue. » Cet esprit supérieur anticipe le développement de Paris et les migrations de la société à travers la capitale. Elle constate que le quartier du Marais est passé de mode : « La magistrature seule y reste et quelques débris de l'ancienne cour. Les idées nouvelles et les airs évaporés d'au­jourd'hui n'y vont point. » On habite rue de Varenne, rue du Faubourg Saint-Honoré, sur les boulevards de plus en plus peuplés... « Bientôt, dit-elle, le boulevard, ce sera le plus beau quartier de Paris... » Son tour d'horizon ne se limite pas à la capitale. Elle nous promène en Alsace, dans tout l'ouest de la France, à travers les pays de la Loire. Ses remarques sont souvent amusantes, toujours pertinentes. Elle se montre horrifiée par les Bas-Bretons, « habillés de peaux qui rappellent au grand-duc Paul ses Tartares, et dont la langue est plus éloignée du français que le patois alsacien du pur saxon ». ##### *Une grande dame de l'Europe.* Le cadre des *Mémoires* de Mme d'Oberkirch déborde largement celui de la France. A cause de l'amitié que lui témoigne la grande-duchesse de Russie, Lanele est en fait un diplomate officieux. Ce rôle elle le joue avec tact, sans jamais dépasser les limites du domaine qui lui est imparti : tout ce qui a trait aux *grandes petites choses.* Que cette grande dame connaît bien l'Europe ! Non qu'elle ait tellement voyagé : elle n'a parcouru que les régions voisines du Rhin. 87:130 Mais ses lectures, ses relations, la vie de société lui ont donné des notions sérieuses sur le milieu européen. Ses *Mémoires* sont un almanach de Gotha et même plus : un *Who is who*. Y figurent non seulement les grands souve­rains étrangers, Catherine II, Paul I^er^, Joseph II, Fré­déric II, Gustave III, mais encore les princes allemands (Dieu sait s'il y en a !), les diplomates notables, toutes les personnalités de l'Europe, Kaunitz et Starhemberg, la belle Mme Pater aimée de Louis XV, le désinvolte prince de Ligne, le comte de Romanoff, favori de la Grande Catherine, le bon roi Stanislas Leszczynski, Gœthe et Wie­land. Lanele entretient des relations suivies avec l'auteur de *Werther* qui lui envoie ses livres. Elle rêve parfois de jouer le rôle de mécène international. Elle en aurait eu l'étoffe intellectuelle, l'envergure morale. Elle réprouve la Révocation de l'Édit de Nantes, qui a appauvri la France, et rend grâce au libéralisme de Louis XVI qui a restitué leurs droits aux protestants. Elle ne témoigne aucune sympathie aux insurgés d'Amérique « dont elle ne se soucie guère ». Leur cuisine est détes­table ! Et à quoi bon « ce donquichottisme » pour des rebelles ? « Je ne suis point politique, écrit-elle, mais il me semble que le roi a commis une grande faute en les sou­tenant. » Elle redoute que les « grands partisans des Amé­ricains » ne propagent en France les idées nouvelles. Sans doute n'a-t-elle pas eu tout à fait tort. Mme d'Oberkirch suit de près le déroulement des évé­nements. Elle s'inquiète des prodromes de la Révolution, en mesure toute l'importance. Au lendemain du 14 juillet 1789, elle écrit : « Le jour de la prise de la Bastille a vu tomber l'ancienne monarchie. La nouvelle que l'on veut fonder n'a point de racines et ne prendra jamais en France. » Lanele est davantage qu'un bon témoin. Elle est un sage moraliste. Le prouvent des pensées comme celle-ci : « Il faut toujours que les Français se moquent des fautes de leurs maîtres et même des leurs, quand ils ne peuvent faire autrement. » Le ton mélancolique de la fin des souvenirs de Mme d'Oberkirch rappelle certains passages des *Mémoires d'Outre-Tombe :* « Je n'en puis dire davantage. J'ai la douleur dans l'âme et la mort dans le cœur. Tout ce que je vénère succombe ; ce que j'aime est menacé... Et pour rien dans le monde je ne voudrais éterniser le souvenir de ces affreux jours. » Le talent de Mme d'Oberkirch nous fait regretter ce silence. 88:130 Une grande mutation se prépare. Elle va mettre fin en France à l'Ancien Régime, à une « Belle époque », pleine de goût, de vie intense et facile, à « ces grandes petites choses » que Lanele nous a si bien racontées. Il y a plus grave. La Révolution va emporter dans sa tourmente l'Eu­rope des cours, l'Europe à laquelle la France donnait le ton, où elle tenait sans conteste la première place. De la longue marche, de l'interminable piétinement des armées révolutionnaires et impériales vers l'Est, aux accents de la Marseillaise, que résultera-t-il en fin de compte ? A l'Eu­rope des souverains succédera l'Europe des nationalités. De ce nouveau système la France va éprouver les dangers, sentir le poids sur ses frontières. Après le feu d'artifice napoléonien, notre influence ne cessera de décroître dans une Europe qui ne sera plus européenne. En lisant les *Mémoires* de Mme d'Oberkirch, on regrette le temps où Montesquieu écrivait : ... « Si je savais quelque chose utile à ma patrie, et qui fut préjudiciable à l'Europe et au genre humain, je le regarderais comme un crime. » Jacques Dinfreville. 89:130 ### Histoire de la Révolution en Argentine par Jean-Marc Dufour LES DÉNOMINATIONS GÉOGRAPHIQUES sont trompeuses et trompeurs les noms imposés aux États. Les pro­vinces du Rio de la Plata représentaient, à la fin du dix-huitième siècle, tout autre chose que les territoires bordant le fleuve, bien autre chose même que le territoire actuel de la République Argentine. Elles englobaient, d'après la cédule royale du 8 août 1776 qui créait la Vice-Royauté de ce nom, ce qui forme aujourd'hui : la République Argen­tine, l'Uruguay, le Paraguay, la Bolivie et la province bré­silienne du Rio Grande. « *Ce territoire,* écrit l'écrivain argentin L.-L. Domin­guez, *équivalait au quart de l'Amérique du Sud, il compre­nait le plus beau système fluvial du monde, et pouvait rivaliser en fertilité, richesse et beauté avec le plus bel empire de l'univers. Il était pourvu de six des sept climats ou zones isothermes en lesquels Humboldt a divisé le globe ; depuis la région où fleurissent la cannelle et les épices jus­qu'au-delà de celle des céréales ; de telle manière qu'il produisait ce dont l'homme a besoin pour sa subsistance, sa commodité ou son plaisir. Un navire qui eût levé l'ancre dans le Haut-Paraguay ou dans la partie supérieure du Bermejo, eût pu recueillir les plus riches productions de la terre : café, quinquina, coton, argent, cuivre, blé, indigo, bois de toute sorte, vins et produits de l'élevage et de l'agriculture. *» ([^17]) 90:130 Ce territoire immense était aussi le pays le moins peu­plé de l'Amérique espagnole. 25 habitants au mille carré contre 67 au Pérou, 94 au Mexique, 171 au Chili ([^18]). Cette population était d'ailleurs inégalement répartie : sur le demi-million d'habitants que comptaient les provinces qui forment aujourd'hui l'Argentine, plus de 40 000 étaient groupés dans la ville de Buenos Aires et une forte propor­tion dans les provinces les plus voisines. L'arrière-pays était pratiquement désert, ou simplement peuplé d'indiens nomades. Cette différence de densité dans la population devait ajouter aux autres motifs qui dresseront, après l'in­dépendance, les populations de l'intérieur contre la minorité « éclairée » de la capitale. Elle allait, pour le moment, rendre plus facile le ralliement de ces mêmes populations aux idées d'indépendance : « *Les déserts,* dira plus tard Bolivar, *conviennent à l'indépendance. *» \*\*\* La création de la Vice-Royauté du Rio de la Plata (qui existait depuis moins de cinquante ans) avait été rendue nécessaire par la pression que faisaient peser sur ces ter­ritoires les Portugais installés au Brésil. Il était impos­sible de défendre un territoire constamment menacé en dépendant d'un Vice-Roi installé à Lima, par qui devaient obligatoirement passer, à l'aller, les demandes adressées à Madrid, et les décisions prises par la Cour d'Espagne, au retour. L'installation de la Vice-Royauté s'était accompagnée de l'implantation d'une nouvelle administration : les inten­dances. C'était là un modèle administratif inconnu en Espagne et aux Amériques espagnoles. Son existence était liée à l'origine française de la nouvelle dynastie des Bour­bons d'Espagne. Cette nouvelle administration était en fait bicéphale. Dépendant du Vice-Roi pour tout ce qui touchait à la police, à la justice et au culte, les intendants relevaient d'un super-intendant dans le domaine écono­mique. Il s'ensuivit une confusion extrême « rendant im­possible le jeu régulier de tous ces ressorts compliqués et l'harmonisation des bureaux respectifs », écrit Vicente F. Lopez. 91:130 Il ajoute d'ailleurs : « Sous le régime moderne, il reste seulement l'arbitraire et l'occasionnel comme règle de fonctionnement de l'administration publique dans les provinces et même dans la capitale ; parce que la vérité c'est que personne n'a eu le courage de se reconnaître dans ce labyrinthe, de même que personne n'est actuelle­ment capable de le comprendre et de l'organiser. » ([^19]) A cette confusion venaient s'ajouter la vénalité et la bruta­lité des fonctionnaires subalternes, les seuls que connais­saient souvent les populations des provinces. La société coloniale était divisée. Ce n'est pas tant qu'elle fût composée d'individus de races différentes, et les classi­fications savantes que firent les théoriciens du mélange des races n'empêchèrent pas de voir, lors des invasions an­glaises de 1806 et 1807, « le riche marchant aux côtés du pauvre et l'esclave près de son maître, qui lui donnait la liberté pour la défense d'une juste cause ». Les plans de clivage les plus importants étaient autres. ([^20]) « *Les lois espagnoles,* écrit Humboldt, *défendent l'en­trée des possessions américaines à tout Européen qui n'est point né dans la péninsule. Les mots d'* « *européen *» *et d'* « *espagnol *» *sont devenus synonymes, au Mexique et au Pérou. Aussi les habitants des provinces éloignées ont de la peine à concevoir qu'il y ait des Européens qui ne parlent pas leur langue. Ils considèrent cette ignorance comme une marque d'une basse extraction, parce qu'autour d'eux il n'y a que la dernière classe du peuple qui ne sache pas l'espagnol. Connaissant plus l'histoire du XVI^e^ siècle que celle de notre temps, ils s'imaginent que l'Espagne continue à exercer une large prépondérance sur le reste de l'Europe. La Péninsule leur paraît le centre de la civili­sation européenne.* 92:130 « *Il n'en est pas ainsi des Américains qui habitent les capitales. Ceux qui ont la les ouvrages de la littérature française et anglaise tombent facilement dans le défaut contraire : ils ont une idée défavorable de la métropole. Ils préfèrent aux Espagnols les étrangers des autres pays ; ils aiment à croire que la culture intellectuelle a fait des pro­grès plus rapides dans les colonies que dans la Pénin­sule. *» ([^21]) Il faut ajouter à ce schéma, que Humboldt a tracé en s'inspirant des observations qu'il avait faites dans la partie nord de l'Amérique hispanique -- mais qui peut sans aucun doute s'appliquer aux provinces du Rio de la Plata, -- quelques traits particuliers à cette région, relatifs surtout à la partie provinciale de la population. Du fait même de sa dispersion au travers de cet immense espace vide qu'était la Vice-Royauté du Rio de la Plata, la population jouissait en réalité d'une liberté quasi-totale, elle acceptera par la suite les idées de la révolution de mai 1810 « comme les conséquences d'une vie libre, d'un ample horizon, d'une nature ouverte et sans clôture ». ([^22]) \*\*\* Cette société est mûre pour une révolution. Mieux, pour certains auteurs, la révolution est déjà faite avant que de commencer ; elle n'aura plus qu'à éclater pour s'accomplir. Déjà les divisions sont inscrites au sein même des familles car, souvent, les « Américains », les « Créoles » ne sont que les fils d'Espagnols venus d'Europe. Et l'on ne peut sans doute mieux décrire l'état d'esprit des meilleurs et des plus lucides d'entre eux qu'en rappelant ce que con­fessait un jeune Chilien qui, à la lecture du poème d'Alon­zo de Ercilla glorifiant les Indiens Araucans, se sentait à la fois fier d'être le descendant des conquistadors, mais aussi, et tout autant, d'être le compatriote des fiers Araucans. ([^23]) 93:130 Cette contradiction interne pouvait conduire jusqu'à la guerre ouverte ou larvée entre les diverses générations d'une même famille. Elle entretenait surtout dans l'en­semble de la population une incertitude, un doute sur la fidélité nécessaire, ou plutôt un doute sur l'objet de cette fidélité : la lointaine monarchie espagnole ou la naissante patrie américaine ? Un autre signe de cette incertitude peut être relevé dans le fait que, si la révolution argentine débuta en 1810 ce ne fut qu'en 1816, lors du Congrès de Tucuman, que l'indépendance fut formellement proclamée. Durant cinq ans, la révolution progressa « con la mascara de Ferdi­nando VII » ; et si, selon Mitre, des événements de mai 1810 à l'indépendance, « il n'y avait qu'un pas » ([^24]), il fallut cinq ans pour le franchir. #### Les événements extérieurs : Révolution américaine -- Révolution française -- Guerre Hispano-anglaise -- Les expéditions anglaises de 1806 et 1807. Il paraît difficile de prêter aux événements d'Amé­rique du Nord une influence directe dans l'indépendance de l'Amérique hispanique. Par la suite, les « Treize Pro­vinces » devenues indépendantes jouèrent leur rôle dans cette émancipation, mais l'événement lui-même n'eut qu'un léger impact en Amérique Latine. Ce qui, en revanche, laissa des traces plus profondes, fut l'attitude adoptée par la Cour de Madrid à l'occasion du soulèvement des futurs États-Unis. Madrid suivit Paris en cette affaire et déclara la guerre à Londres. Cette décision n'était pas, en principe, plus scandaleuse que celle de François I^er^ de s'allier au Grand Turc, mais elle allait avoir bien d'autres conséquences : le fait même que deux monarchies absolues -- la française et l'espagnole -- aient cru juste de soutenir la cause des « insurgents » justifiait à l'avance tout autre soulèvement en quelque point d'Amérique qu'il se pro­duise. Il devenait aussi légitime pour les Américains de combattre son prince que de le servir, ce qui était une assez importante révolution dans les systèmes des idées généralement admises à l'époque. 94:130 « Les Espagnols, qui, peu de temps auparavant, s'étaient refusés à tirer l'épée en faveur des hérétiques au cours de la Guerre de Sept Ans, écrit Gervinus, l'empoignèrent à l'époque dont nous parlons, en faveur des archi-hérétiques d'Amérique du Nord. Carlos III parut pressentir qu'à sauter ce pas il abdi­quait pour ainsi dire, et transportait les prétentions de l'émancipation dans ses propres colonies. » ([^25]) Quant à l'influence de la révolution française, il faut distinguer : si l'influence française fut immense, l'influence de la révolution fut très limitée. Montesquieu, Rousseau et son Contrat social, l'abbé Raynal furent à l'évidence les maîtres à penser du groupe « éclairé » de Créoles et d'Espagnols qui existait à Buenos Aires. Le chanoine Jean-Baltazar Maciel, Manuel Belgrano, Mariano Moreno propa­gèrent les doctrines des philosophes et des physiocrates. Le cercle de propagation en fut sans doute restreint, et l'habi­tant des Pampas ne se levait pas, le petit matin, en récitant l'Émile ou le Vicaire Savoyard ; ce furent cependant ceux qu'elle atteignit qui firent la révolution de mai 1810. « Il se forma alors des groupements révolutionnaires de gens excellents au sens de la hiérarchie sociale par rapport à leurs fonctions, ascendance et fortune ; des « gens sains » comme on disait alors. » ([^26]) Ces groupes se constituent tout naturellement sous l'in­fluence de « gens excellents » comme M. le Président de Montesquieu ou M. Helvétius. En revanche, la révolution française, avec son cortège d'émeutes et d'exécutions, sou­lèvera -- après une première flambée d'enthousiasme au moment de la prise de la Bastille -- la réprobation dans cette même partie de la population, encore profondément monarchiste. 95:130 Cependant, il ne faut pas croire que cette influence ait été « chimiquement pure », qu'elle ait été, à elle seule, décisive. Les intellectuels de Buenos Aires qui formeront le « groupe éclairé » sont avant tout des Espagnols. Ils reçoivent les idées de philosophes français de la même manière que les appréhendent les libéraux de la métro­pole espagnole ; ils ne les connaissent souvent que par les traductions faites en Espagne. Le Contrat social sera édité en 1810 à Buenos Aires par Mariano Moreno : ce sera la reproduction de la traduction faite par Jovellanos, dé­pouillée de tout ce qui, dans le texte original, touchait à la religion civile. En définitive, jusqu'à la révolution de mai qui produisit ce que Mariano Moreno nommera « une heu­reuse révolution des idées », les intellectuels seront plus proches des libéraux d'Espagne que des doctrinaires de la Révolution française. L'orientation de ce groupe « éclairé » est sensible lorsque l'on examine les titres des premiers journaux publiés à Buenos Aires : après « *El Telegrafo mercantil, rural, politico, economico y historografico *» de Juan Jose Castelli, « avocat, colonel et premier écrivain politique de ces provinces et du royaume du Pérou », viennent « *El Semanario de Agricultura *», puis « *El Correo de Comercio *» que dirigea M. Belgrano en 1810. « *La caractéristique du mouvement libéral inspiré par les Bourbons*, écrit Jose Luis Romero, *fut de limiter son action rénovatrice à l'intérieur d'un domaine qui ne blessait pas les fondements du pouvoir royal ; mais il ne faut pas s'y tromper, la pensée libérale constituait une doctrine, et celui qui était atteint par son influence ne pouvait s'empê­cher qu'à grand-peine d'étendre l'analyse aux phénomènes politiques, les examinant du même point de vue que les phénomènes économiques*. » ([^27]) Aussi, lorsque l'on offrira à Manuel Belgrano, retour d'Europe, de devenir le secrétaire du Tribunal Consulaire de Buenos Aires nouvellement créé, il acceptera d'enthou­siasme, car de tels corps « n'ont d'autre objet que pallier l'absence des sociétés économiques en traitant d'agricul­ture, d'industrie et de commerce » ; mais, en même temps, les idées de « liberté, propriété, sécurité s'emparèrent de lui, et il ne voyait que des tyrans dans ceux qui s'oppo­saient à ce que l'homme, où qu'il « fût né, ne jouit pas d'un de ces droits que Dieu et la Nature lui ont concédés... ». ([^28]) 96:130 Telle qu'elle était, la société hispano-américaine eût pu sans doute subsister de longues années, si elle n'avait été soumise à une série de secousses et à l'action d'éléments dissolvants. Les secousses furent essentiellement : la guerre avec l'Angleterre, déclarée en 1798, puis les deux expédi­tions anglaises de 1806 et 1807. La guerre contre l'Angleterre eut des effets multiples : elle rendit plus difficile l'importation d'articles européens, dont certains de première importance comme le mercure employé dans les mines d'argent, ou l'acier ; d'autres, comme les vins et les liqueurs d'Espagne, ayant aussi leur utilité. Les conséquences de cette situation furent de trois ordres principaux : d'abord, l'augmentation du coût de la vie, puis le développement de la contrebande, enfin l'accrois­sement du commerce intérieur et les efforts de toute sorte pour fabriquer en Amérique ce qui ne pouvait plus venir d'Europe. L'élévation du prix des marchandises européennes fut immédiat et il n'y a pas lieu de s'étendre sur un effet aussi naturel du blocus dont souffraient les colonies espa­gnoles. La contrebande se fit principalement avec le Brésil portugais. Elle occupait une quarantaine d'embarcations, de 250 à 400 tonneaux, qui faisaient la navette entre Rio ou Bania et Montevideo, ou la côte orientale et Buenos Aires, important des produits anglais et allemands, et « exportant » des cuirs achetés (ou volés) dans la cam­pagne uruguayenne. Les répercussions de cette activité furent de deux sortes : d'abord, la corruption de l'administration s'accrut, certaines opérations de contrebande ne pouvant s'effec­tuer -- et ne s'effectuant -- qu'avec la complicité de ceux qui étaient chargés de s'y opposer ; ensuite, les commerçants s'habituèrent à sortir des voies d'échange tradition­nelles. 97:130 Le développement des productions locales rempla­çant les marchandises importées fut très important : le Pérou, par exemple, pallia l'absence des importations de tissus européens en accroissant la production de ses tis­sages de coton : en une seule année, plus d'un million de balles de tissus venant de Mojos et de Chiquitos fut vendu à Buenos Aires ; des vignes furent plantées dans la région de Cuyo et une industrie de distillation se créa, etc. Autre conséquence : le développement du commerce intérieur. En définitive, les événements enseignèrent aux Américains qu'ils dépendaient moins de la Péninsule qu'ils ne l'avaient cru jusqu'alors. Dans cette première crise, la population de la Vice-Royauté de Rio de la Plata n'avait joué qu'un rôle passif : elle avait souffert de la stagnation des exportations et avait essayé, tandis que les cuirs et salaisons s'entassaient dans les ports américains, de remplacer au mieux les impor­tations absentes. Dans la crise qui va suivre, cette même population tiendra le premier plan de la scène et jouera son rôle avec un héroïsme certain. L'invasion du Rio de la Plata par les forces de Sa Gracieuse Majesté Britannique constituait, pourrait-on dire, un exercice d'école pour les stratèges londoniens. Ils en avaient, entre autres, discuté avec leur principal interlo­cuteur en ce qui concernait les affaires d'Amérique hispa­nique : le vénézuélien Francisco de Miranda. Celui-ci avait soumis un certain nombre de plans d'opérations aux divers pays capables de l'aider à porter la révolution dans sa patrie. Il avait tour à tour offert ses services aux jeunes États-Unis d'Amérique, à la naissante Révolution française -- et Brissot ne jurait que par lui -- ([^29]), au gouverne­ment anglais aussi. 98:130 Parmi les interlocuteurs de Miranda se trouvait un certain sir Home Riggs Popham. Le portrait que fit de lui le peintre Matthews nous conserve cette silhouette sinueuse, ce visage ironique et légèrement féminin, le nez long, la bouche large, l'œil surmonté d'un sourcil abondant, le menton pointu. Sous la perruque de cour, sir Home Popham présente l'apparence de ces garçons indolents à l'indolence desquels il ne faut guère se fier. En l'occurrence, il ne s'agissait pas du premier venu. Officier de marine, Popham avait ses entrées auprès de Pitt et de lord Melville, tout comme Miranda lui-même. Il fut séduit par les assurances du Vénézuélien. Le 14 octobre 1804, il présente au gouvernement britan­nique un plan d'action prévoyant un débarquement au Rio de la Plata. D'accord sur le principe -- Popham l'assura du moins, lors du procès qu'on lui fit par la suite -- Pitt objecta que la Russie était opposée à une telle opération. Sur ces entrefaites, Popham partit pour le Cap. Y appre­nant la défaite des Russes à Austerlitz, il se persuada que rien ne s'opposait plus à l'aventure américaine. On discute encore pour savoir si sir Home Popham décida de sa propre autorité ou agit sur instructions secrètes. Cette dispute paraît assez vaine : en effet, si la première expédition fut peut-être le coup de tête d'un en­fant perdu de la politique anglaise -- ce qui semble déjà assez étonnant -- celle qui suivit fut indubitablement déci­dée par le gouvernement britannique. Ayant convaincu le général Barid, qui commandait les troupes anglaises stationnées au Cap, Popham se fit « prê­ter » le 71^e^ Régiment d'Infanterie, quelques Dragons et quelques Artilleurs ; il mit à la voile vers le milieu d'avril 1806 à la tête de six navires de guerre et de cinq trans­ports de troupes -- le tout se trouvant sous les ordres du général de brigade Beresford, qui devait devenir le gou­verneur des territoires conquis. Une tempête s'étant élevée, Popham gagna Sainte-Hélène où il obtint qu'on lui « prêta » encore quelques renforts (100 artilleurs, 150 fantassins et leurs officiers, plus le navire marchand « Justina », ce qui portait à 13 le nombre des vaisseaux anglais)... 99:130 Le 18 juin 1806, l'escadre anglaise se trouva en face du cap Santa-Maria ; là fut capturé un vaisseau espagnol naviguant sous pavillon portugais. L'interrogatoire de l'équi­page convainquit sir Home Popham de la facilité de son entreprise et amena le changement du plan de débar­quement. Il se trouvait, en effet, à bord du bateau espagnol, un certain Russel, d'origine écossaise, fixé depuis quinze ans au Rio de la Plata, naturalisé espagnol et pilote de la Flotte royale d'Espagne. Il ne fit aucune difficulté pour révéler qu'il y avait à Buenos Aires un trésor, arrivé du Pérou et des Philippines, dont le montant dépassait un million de pesos. Il ajouta que la ville était dégarnie de troupes et serait, pendant les fêtes du Corpus Christi « le théâtre d'une orgie généralisée ». Délaissant Montevideo, son premier objectif, la flotte cingla donc vers Buenos Aires. Au début, tout alla bien. Le Vice-Roi, marquis de Sobremonte, avait concentré ses troupes à Montevideo, et ce fut sur Buenos Aires que se dirigèrent les 1635 hommes et les quatre pièces d'artillerie qui formaient l'ensemble des forces anglaises débarquées sur la côte de Quimes le 25 juin 1806. Le lendemain, quelques décharges d'artillerie suffirent à mettre en fuite les mille hommes que comman­dait Don Pedro de Arce ; les milices urbaines tentèrent de résister, puis s'enfuirent à leur tour. Le Vice-Roi estima alors que le plus urgent était de soustraire sa personne aux incertitudes de la guerre : il s'enfuit vers les provinces de l'intérieur ([^30]). Il avait passé les dernières heures précé­dant l'arrivée des troupes anglaises à la « Casa de Come­dias », écoutant une pièce dont l'aimable titre était « Le « oui » des jeunes filles. » 100:130 Le 27 juin 1806, à trois heures de l'après-midi, les An­glais prenaient possession du Fort, faisaient la garnison prisonnière, mettant la main sur 1 438 514 *pesos fuertos* dont une partie fut incontinent expédiée à la Banque d'An­gleterre à Londres, où elle fut reçue en grande pompe. Contrairement à ce que croyait sir Home Popham, l'arri­vée des Anglais ne rencontra pas l'assentiment de toute la population. Des groupes se formèrent pour repousser ceux qui, pensant être accueillis en libérateurs, faisaient figure d'envahisseurs. Divers groupes se donnèrent donc pour tâche de les rejeter à la mer. Certains caressaient des pro­jets chimériques et périlleux, comme de creuser et faire exploser des mines sous le Fort et la Rancheria où étaient cantonnées les troupes anglaises. D'autres étaient plus sérieux. Parmi ceux-ci, les frères Puyrredon, qui regrou­paient à proximité de la capitale des volontaires venus des diverses provinces ; et, dans la ville même, Don Martin de Alzaga, notable commerçant espagnol, et Don Jose Forne­guera préparaient le soulèvement. Ils obtinrent les autori­sations nécessaires pour faire venir de Montevideo le capi­taine de vaisseau Santiago Liniers y Brémond, gentil­homme français, depuis trente ans au service de l'Espagne. 101:130 Ils lui offrirent de prendre la tête du mouvement. Il ne s'engagea pas, mais, de retour à Montevideo, demanda des troupes au général Pascal Ruiz Huidobro ; et, le 3 août 1806, il débarqua à La Colonia à la tête de 1300 hommes, parmi lesquels 73 marins français appartenant à l'équi­page du corsaire Mordeille. ([^31]) Les volontaires regroupés par Puyrredon n'avaient pas attendu le débarquement pour passer à l'attaque. Défaits à l'escarmouche du Perdiel, leurs débris vinrent renforcer les troupes de Liniers qui, à la tête de 2 000 hommes attaqua les Anglais le 11 août. Après deux jours de combat, Beresford se rendit. Il avait eu 300 tués et blessés et laissait aux mains des vainqueurs, en plus de ses drapeaux et étendards, 1200 prisonniers, 35 canons, 4 mortiers, 29 pièces de campagne, 1600 fusils. Les lendemains de la victoire furent, du point de vue politique, plus importants que la victoire elle-même. La paix revenue, le Vice-Roi Sobremonte refit apparition, les corps constitués se réinstallèrent dans leurs anciens palais « dont ils n'avaient pu réparer les brèches ouvertes dans les voûtes par la commotion de la conquête », écrit Paul Groussac ([^32]). Dès le 14 août 1806, la foule envahit les alentours de la Plazza Mayor ; l'assemblée des citoyens demanda que fût déterminé le nombre des recrues qui seraient levées, et que l'on décidât des moyens de les entretenir. La *Real Audiencia,* dont les fonctions étaient à la fois politiques et judiciaires, refusa de céder à la pres­sion populaire et proposa que l'affaire soit résolue par une Junta de guerre. Le *Cabildo* -- ou municipalité -- se ralliait à cette proposition, lorsque les acclamations de la foule proclamèrent Santiago de Liniers chef d'armes de la cité et de la Vice-Royauté. Cette réunion tumultueuse allait être la première d'une longue série qui marqua les soubresauts de la révolution dans le Rio de la Plata. Ces assemblées sont connues sous le nom de « Cabildo abierto » et semblent se rattacher à une très ancienne tradition espagnole. C'est une sorte d'assemblée des notables, ou, suivant la terminologie locale, des « *vecinos* », des voisins. 102:130 « La qualité de *vecino* s'acquiert en faisant constater par le Cabildo que le requé­rant possède une résidence et une maison habitée dans la localité, des armes et des chevaux, qu'il a servi dans les milices. Cela constaté, le Cabildo le fait inscrire dans un registre spécial » ([^33]). Cette définition du « *vecino* » per­met d'imaginer à quoi se réduisent les « foules et multi­tudes » qui concourent aux tumultes populaires. Bien que, souvent, des éléments étrangers au « vecindario » se mêlent à l'assemblée, ce ne sont pas les gens des bas quartiers -- manolos, orilleros, gauchos ou charretiers des bar­rières -- que l'on trouve autour de la Plazza Mayor. C'est une société, écrit Juan de Ganter, fondée sur les concepts de « *vecino* », de propriétaire foncier ou « *afincado* », et de chef de famille ([^34]). L'assemblée populaire qui mit fin au mandat du Vice-Roi Sobremonte, quoiqu'elle portât le nom de « Cabildo abier­to » se distinguait essentiellement de tout ce qui avait précédemment existé sous ce nom. Ce n'étaient plus les « *vecinos* *afincados* » seuls qui y participaient. « La secousse violente et inattendue que produisit la première invasion anglaise, écrit Luis V. Varela dans son *Histoire constitutionnelle de la République Argentine* ([^35]), changea complètement le caractère de ces « cabildos abuer­tos » en ce qui concerne la ville de Buenos Aires. Celui qui se réunit le 14 août 1806, déposa le Vice-Roi Sobre­monte et acclama Liniers, s'il prit le nom de « cabildo abierto », fut un véritable soulèvement populaire où ne furent respectés ni les lois ni les coutumes coloniales. » En exigeant le départ du Vice-Roi, cette assemblée po­pulaire adoptait une attitude nettement révolutionnaire ; et, lorsque celui-ci fit remarquer que « Il n'était pas possi­ble d'user de la « vox populi » contre les droits du souverain », les graves magistrats de la Real Audiencia ne trou­vèrent d'autre solution que de déguiser en une prétendue maladie du Vice-Roi les exigences des citoyens. 103:130 Autre conséquence d'une importance sans égale : Li­niers organisa des corps de milices. Les provinces du Rio de la Plata comptèrent bientôt : le corps des *Arribenos*, originaires des provinces de l'intérieur et fort de 450 hommes ; celui des *Patriotas de la Union*, 455 hommes, affecté au Corps Royal d'Artillerie volante ; celui des *In­dios, Pardos y Morenos*, affecté à l'Artillerie lourde ; trois escadrons indépendants de *Husares *; l'escadron des *Cara­biniers de Carlos IV *; une *Compania de Granaderos *; le *Cuerpo de Quinteros *; le *Cuerpo de Esclavos*, armée de lances et de couteaux ; et surtout le *Regimiento de los Patricios*, fort de trois bataillons et comptant 1200 hom­mes, qui sera le fer de lance de la révolution ; il ne rece­vait dans ses rangs que « ceux qui sont nés dans la capi­tale ». Tous ces corps de milices -- forts de 9 000 hommes en tout -- allaient se signaler lors de la seconde expédition anglaise. En effet, dès la prise de Buenos Aires, sir Home Riggs Popham avait envoyé des dépêches et des circulaires en Angleterre. Ces circulaires, destinées aux principales cités marchandes et manufacturières, exposaient les mé­rites de l'expédition et la valeur des marchés qui venaient ainsi de s'ouvrir au commerce anglais. Les dépêches, adres­sées au gouvernement, demandaient des renforts. Et ces renforts arrivèrent. Il vint ! 400 hommes du Cap, une pre­mière armée de 4 300 hommes arriva d'Angleterre, suivie d'une seconde de 4 300 hommes sous les ordres de Sir Samuel Auchmuty ; enfin 1500 hommes, commandés par le Lieutenant Général John Whitelocke, qui devait prendre le commandement en chef de toutes ces forces. Les Anglais, cette fois-ci, débarquèrent sur l'autre rive du Rio de la Plata. Après un siège de 17 jours, ils se rendi­rent maîtres de Montevideo (3 février 1807) qui devint leur base d'opérations. Dès le début des événements, le Vice-Roi Sobremonte avait pris -- de nouveau -- le chemin des provinces intérieures ; comme le fait remarquer un aima­ble historien argentin, cet homme « manquait indubitable­ment de courage militaire ». De son côté, le général anglais, Beresford, qui avait commandé la première expédition, et était interné à Lujan, avait pris langue avec un certain Saturnino Rodriguez Peña, qui se trouvait être le corres­pondant de Francisco Miranda à Buenos Aires. 104:130 Il n'eut au­cune peine à convaincre son interlocuteur des beautés de l'indépendance sous protectorat anglais et, avec l'aide d'un nord-américain nommé William White, Beresford s'évada et rejoignit Montevideo. A Montevideo, Auchmuty croyait encore que la conquê­te de Buenos Aires serait une promenade militaire et qu'il serait reçu avec enthousiasme par les habitants enfin libé­rés du joug des Bourbons. Il faisait éditer, pour soutenir sa propagande, un journal bilingue -- une colonne en espa­gnol, une colonne en anglais -- qui répondait au double titre de *La Estrella del Sur, The Southern Star* ([^36]) -- ce nom sera celui d'une Loge maçonnique fondée par les An­glais pendant leur seconde occupation de Buenos Aires, et à laquelle appartiendra Saturnino Rodriguez Peña. L'arri­vée de Beresford, le récit qu'il fit de son équipée enlevèrent ses espoirs à Auchmuty, qui se résolut à conquérir Buenos Aires par la force des armes. Au mois de mai 1807, près de 12 000 soldats anglais se trouvaient réunis à proximité de Buenos Aires. La première escarmouche se produisit le 2 juillet ; les Anglais ayant ma­nœuvré les troupes de Liniers, celui-ci ne peut que se replier. Le 4 juillet, 8 500 soldats britanniques avancèrent vers la capitale, la sommant de se rendre. Dans la ville, tout le monde se préparait au combat ; les édifices placés en des points stratégiques étaient fiévreusement fortifiés ; des tranchées étaient creusées dans les six principales rues ; les femmes préparaient de l'eau bouillante pour asperger les assaillants ; les hommes s'approvisionnaient en grena­des et projectiles divers. L'attaque fut déclenchée le 5 au matin. Des trois colon­nes de troupes anglaises qui pénétrèrent dans la ville, deux, assaillies de toutes parts, se rendirent rapidement ; la troi­sième, retranchée dans le Couvent de Saint-Dominique, résista jusqu'à trois heures et demie de l'après-midi. En une journée, les Anglais avaient perdu 74 officiers, 1084 soldats morts ou blessés ; le nombre des prisonniers s'élevait à 94 officiers et 1118 hommes. 105:130 Le soir même, Liniers envoyait à Whitelocke une note dans laquelle il lui proposait, s'il se rembarquait -- éva­cuant Montevideo et le territoire qu'il occupait -- de lui rendre non seulement les prisonniers qu'il venait de faire, mais aussi ceux de la première invasion. Après quelques discussions, il en fut ainsi décidé. Le triomphe de ses armes remplit Buenos Aires d'une allégresse sans égale. Les poètes chantèrent sa gloire : « Sparte fait taire sa vertu, Et sa grandeur Rome fait taire Silence : qu'au monde apparaisse La grande capitale du Sud ! », écrivait entre autres Vincente Lopez y Planes. On célébra des Te Deum. On libéra 70 esclaves qui s'étaient particu­lièrement distingués au cours des combats. On décida des pensions à attribuer aux veuves et aux orphelins. La Cour d'Espagne décerna à la ville le titre d' « Excellence ». #### Liniers Vice-Roi par intérim -- La tentative de coup d'État du 1^er^ janvier 1809 -- Arrivée du Vice-Roi Don Baltazar de Cisneros. L'année 1807 avait vu le triomphe des armées du Rio de la Plata. Le grand vainqueur était Liniers -- il fut fait maréchal ; le grand vaincu, le Vice-Roi Sobremonte, qui fut arrêté et renvoyé en Espagne avec l'accord unanime de la population et des autorités. L'encre était à peine sèche au bas des capitulations anglaises que Liniers adressait à Napoléon une lettre, sinon enflammée, du moins élogieu­se, où il lui faisait gloire des victoires remportées à Buenos Aires : « *Il faut bien aussi que les succès constants et toujours admirables de vos armes aient électrisé un peuple jusqu'alors si paisible. Je n'en doute pas, Monsieur, et je ne m'applau­dis pas plus des services qu'en cette occasion j'ai pu rendre à mon souverain, que je ne m'enorgueillis d'appartenir à l'illustre Nation que vous gouvernez avec une sagesse et un succès que seule peut égaler votre gloire immor­telle *» ([^37]). 106:130 L'époque n'était pas aux compliments délicats ; ceux-ci durent plaire. D'ailleurs, il ne faut pas croire que Liniers, Vice-Roi de la Couronne d'Espagne, se soit caché pour expé­dier sa missive : il la transmit au gouvernement de Madrid, n'en fit mystère ni devant la *Real Audiencia,* ni devant le *Cabildo,* et personne ne trouva rien à redire ; la France et l'Espagne n'étaient-elles pas alliées ? Pourtant, à Buenos Aires, malgré l'ivresse du triomphe, la situation intérieure était plus mauvaise qu'avant les campagnes victorieuses. « La jeunesse, écrit Juan Canter, petit à petit, avait perdu les habitudes régulatrices du travail. Les circonstances avaient conduit les jeunes créoles à se sentir militaires et hommes d'importance. Ils arboraient orgueilleusement le plumage de leurs galons, et gonflaient leurs poitrines sanglées dans leurs dolmans à brande­bourgs. Leurs pas s'annonçaient par le cliquetis des épe­rons et du sabre pesant » ([^38]). De cela, le nouveau Vice-Roi avait parfaitement conscience : « Les milices, déclara-t-il à plusieurs reprises, ce sont elles qui commandent. » Pour compléter le tableau, ajoutons que les Anglais, au cours de la brève période où ils avaient été internés, avaient été assez bien reçus. « Les Anglais, individuellement, furent particulièrement distingués par les meilleures familles de la cité, écrit Ignacio Nuñez, et leurs généraux se prome­naient dans les rues au bras des Marcos, Escaladas et Sarra­tea. » Le même auteur fait remarquer que ce fut à cette occasion que « pour la première fois dans ce pays se fondèrent et s'établirent des Loges maçonniques » ([^39]). Les difficultés ne vinrent pas tout de suite du côté dont on eût pu les attendre. Ce ne fut point l'élément pré-révo­lutionnaire qui se manifesta le premier, mais les éléments les plus « hispanisants » de la colonie et la situation devînt très difficile pour le Vice-Roi, français d'origine, après la mission du marquis Bernard de Sassenay. 107:130 M. de Sassenay était un officier d'ancien régime ; il re­présenta même la noblesse de Châlons-sur-Marne aux États-Généraux ; mais il comprit très vite ce que la Révolution française voulait faire des gens de son rang ; il émigra, se retrouva à l'Armée de Condé, quitta le service, courut le monde, vécut à Buenos Aires, où il lia d'excellentes rela­tions avec Liniers ; puis, la Terreur passée, il demanda que son nom fût rayé de la liste des émigrés et revint en France couler des jours paisibles. Du moins le pensait-il. Au mois de mai 1808, M. de Sassenay fut tiré de son repos et reçut l'ordre de gagner Bayonne. Il y rencontra l'Empereur Napoléon I^er^ qui était en train d'escamoter la couronne d'Espagne. De la bouche même de l'Empereur, M. de Sassenay reçut l'ordre de faire ses préparatifs en vingt-quatre heures, d'embarquer à bord du brigantin *Le Conso­lateur* à destination du Rio de la Plata..., et le conseil de faire son testament. En pleine mer, il ouvrit le pli cacheté qui lui avait été remis, lut les instructions secrètes qui s'y trouvaient. La consternation s'empara de lui. C'est ce qu'il affirme dans ses mémoires. On ne connaît pas les instructions secrètes de Sassenay ; plusieurs historiens ont fait des hypothèses ; Paul Groussac, le biographe de Liniers, pense qu'il s'agissait soit d'annon­cer un débarquement français à Buenos Aires, soit de sommer Liniers de reconnaître le Roi Joseph. La première hypothèse est renforcée par une lettre qu'à la même épo­que, Napoléon envoyait à Murat : il y parlait d'expédier six frégates et trois mille hommes « qui, débarqués à Buenos Aires, mettront l'Amérique à l'abri de toute entrepri­se » ; ce qui était une vue assez cavalière de la question. Les instructions officielles, en revanche, sont connues : Sassenay devait remettre ses dépêches, informer de l'état dans lequel se trouvait l'Europe, l'Espagne et la France ; faire connaître la gloire et la puissance de la France et la satisfaction des Espagnols à changer de dynastie. En cours de route, *le Consolateur* fut intercepté par la marine britannique, mais celle-ci se contenta de s'appro­prier la cave et laissa les 400 fusils qui reposaient dans les soutes. Puis, son navire s'étant échoué sur les côtes américaines, Sassenay arriva à Montevideo le 9 août 1808. Il y fut reçu par le gouverneur Javier de Elio, qui prépa­rait les cérémonies de prestation de serment à Ferdinand VII. 108:130 Sassenay le mit au courant d'au moins une partie de sa mission, lui demanda de retarder le serment -- ce qu'Elio refusa ; et partit pour Buenos Aires, non sans que son hôte lui ait fait part des regrets que lui inspi­raient les agissements de Napoléon. On peut penser qu'Elio, qui n'aimait guère ce français de Liniers -- et moins encore depuis qu'il avait été nommé Vice-Roi -- se fit un malin plaisir de lui envoyer un compatriote dont la pré­sence ne pouvait que lui causer des tracas. Parti le 11 août de Montevideo, Sassenay arriva le 13 à Buenos Aires. Il y fut bien reçu grâce à une erreur : les Argentins n'étaient pas au courant des événements d'Es­pagne et il circulait dans la ville une Résolution du Conseil Suprême de Castille, qui menaçait des pires sanctions ceux qui voudraient rompre l'amitié de la France et de l'Espagne ; elle présentait les victimes du Dos de Mayo comme des fauteurs de troubles à châtier sans pitié. Aussi, y eut-il des manifestations dans les rues de Buenos Aires, au cours desquelles les Espagnols de la ville se promenèrent aux flambeaux en criant « Vive Napoléon » ! Et ce avec d'autant plus d'ardeur qu'ils savaient que Bernard de Sassenay avait apporté des armes pour leur permettre de lutter contre les Anglais. Le jour même, Sassenay fut reçu par Liniers. Celui-ci avait convoqué le Cabildo et la Real Audiencia, et c'est par tous les pouvoirs réunis que fut accueilli l'envoyé de la Fran­ce. Il ouvrit ses valises, et remit ses dépêches. On y trouvait l'abdication de Ferdinand VII en faveur de son père Char­les IV, la renonciation de toute la famille royale espagnole (Ferdinand VII, Charles IV et les enfants Don Carlos et Don Antonio) en faveur de Napoléon, l'élection de Joseph Bonaparte, la convocation des Cortes de Bayonne -- nou­velles qu'ignoraient en partie les interlocuteurs de Sasse­nay. La forme de ces textes était surprenante ; certaines cir­culaires n'étaient pas signées ; les renonciations étaient imprimées en France avec l'autorisation du ministère fran­çais des Affaires Étrangères. Après la stupeur, ce fut la consternation. En l'absence de Sassenay, on décida de garder le secret sur tout cela. Puis on introduisit à nouveau l'envoyé dans la salle des séances, on lui signifia de repartir aussitôt pour l'Europe et de garder secrètes les nouvelles dont il était porteur. Il confessa qu'il avait parlé de tout à Montevideo, et avoua « ne plus avoir d'argent pour reprendre 1^e^ bateau. Tout ce qu'il possédait, en effet, s'était perdu à la suite de l'échouage du brigantin qu'il l'avait porté aux Amériques. Liniers le rassura : « L'Espagne, affirma-t-il, n'a jamais manqué aux devoirs qu'impose l'humanité ». 109:130 Bernard de Sassenay ne put partir le jour même, à cause de la tempête. Il fut logé au Fort, dîna avec Liniers et sa famille, s'entretint avec lui ; le lendemain, 14 août, il partit pour Montevideo ; il y arriva le 19 et fut incontinent arrêté par le gouverneur Elio. Il resta en prison jusqu'en décembre 1809, puis fut expédié à Cadix, où on le mit sur le ponton Castilla ; il tenta de s'en évader, fut repris, et, finalement, compris dans un échange de prisonniers, il re­gagna la France en 1810. « Comme on peut le voir, écrivait-il alors au ministre des Affaires Étrangères, ma mission n'a pas eu de succès, et, quant à moi, j'ai fait une mauvaise affaire. » Le 15 août 1808, Liniers publia un communiqué don­nant une version officielle des événements d'Espagne. Il demandait que cessent les manifestations ; suivaient quel­ques demi-vérités : Napoléon, disait-il, avait dû reconnaître l'indépendance absolue de la monarchie espagnole et de ses possessions ; de même, il avait dû s'engager à maintenir l'unité religieuse, à sauvegarder la propriété, le respect des lois et usages « qui assureraient à l'avenir la prospérité de la Nation » ; « bien que ne soit pas encore décidé entière­ment du sort de la monarchie », des Cortes avaient été convoqués à Bayonne. Napoléon, ajoutait le Vice-Roi, ap­plaudissait au succès de Buenos Aires. « J'ai répondu que la fidélité de ce peuple à son légitime souverain était ce qui le caractérisait le mieux, et que je recevrais avec satisfac­tion toute sorte d'aide, en armes, en munitions et troupes espagnoles. » Il demandait aux Argentins de « suivre l'exemple de leurs prédécesseurs » qui surent si bien ne pas prendre parti pendant la guerre de Succession, et « d'attendre le sort de la monarchie pour obéir à l'autorité légitime qui occupera le pouvoir ». Enfin, la proclamation se terminait par la « cadence » de rigueur sur « l'inexpu­gnable bastion de l'Amérique méridionale ». Ce texte ne satisfit pas tout le monde. Les Espagnols y virent la preuve d'un penchant de Liniers pour Napoléon. C'était d'ailleurs l'avis de Bernard de Sassenay. 110:130 Racontant son aventure et donnant sa version des confidences de Li­niers, il assure que celui-ci lui déclara que « n'ayant pas de troupes de ligne sous ses ordres, il dépendait de l'opinion et qu'il perdrait tout son prestige du moment qu'il paraî­trait s'écarter de ce qui semblait être le vœu général ». « La dépendance dans laquelle je le trouvai vis-à-vis du Cabildo le prouve », aurait ajouté Sassenay. Au nombre de ceux qui ne furent pas absolument con­vaincus de l'entière sincérité de Liniers, il faut compter le gouverneur de Montevideo -- Elio. Si la réponse qu'il en­voya à son supérieur lui donne un accord de principe, elle contient un avertissement tout à fait clair : « *Votre Excellence croit que, pour prendre parti, il faut attendre le terme des événements d'Espagne, et je ne suis pas d'un avis différent. Je n'ai jamais douté des fidèles et généreux Espagnols ; je les connais bien.* (...) *Mais si, par malheur l'Espagne ou quelque partie d'elle-même était d'une autre opinion, je déclarerais la guerre à cette même Espagne comme à toute province et à tout individu qui, ne ferait pas guerre et guerre au monstre unique qui a brisé à tel point les lois humaines. *» Elio était d'ailleurs soutenu par le délégué de la Junta de Séville à Montevideo Goyeneche, qui estimait le commu­niqué de Liniers « un papier aussi scandaleux qu'offensant pour l'Amérique ». A Buenos Aires, certains étaient tout prêts à accueillir des soupçons contre la sincérité du Vice-Roi. La « Recon­quête » et la « Résistance » -- ainsi se nommaient les deux campagnes qui aboutirent au départ des Anglais avaient porté au premier rang de la popularité : d'une part Liniers, de l'autre Don Martin de Alzaga. Don Martin de Alzaga était le modèle de tout ce qui allait être écrasé par la révolution de mai et les événements qui la suivront. Espagnol, il représentait la fidélité incondi­tionnelle à la couronne de Castille ; commerçant, il était le correspondant de ces marchands de Cadix ennemis de tout libre commerce dans les ports d'Amérique. Sa fonction d'*Alcade de primer vote* de Buenos Aires se rattachait à une longue tradition de franchises municipales que met­taient en péril les nouveautés « françaises » importées en Amérique depuis que les Bourbons régnaient en Espagne. Magistrat, il avait des prérogatives attachées à son poste une idée si haute qu'elle le fit taxer d'arrogance. 111:130 Au début, tout alla pour le mieux entre le Vice-Roi par intérim et l'*Alcade de primer voto* -- soit l'équivalent d'un bourgmestre. Tous deux avaient en principe, des domaines bien définis, mais Don Martin de Alzaga eût été assez sa­tisfait que l'on tînt compte des avis du premier magistrat de « Son Excellence la Cité de Buenos Aires ». Un premier conflit les sépara à propos de la nomination d'un envoyé auprès de la Cour de Portugal réfugié au Brésil, poste des plus délicats en raison des prétentions de la Princesse Carlotta au gouvernement des provinces du Rio de la Plata. Liniers fit clairement comprendre que l'Alcade devait s'occuper de son administration municipale et non de haute politique. Un nouvel incident surgit lorsqu'un cadet empêcha l'Al­cade de pénétrer dans les appartements du Vice-Roi. Le cadet fut mis aux arrêts, mais très vite relâché, et il y eut des gens pour dire -- et d'autres pour répéter -- qu' « il avait eu raison d'arrêter l'Alcade et d'humilier son arro­gance ». Elio et Alzaga se trouvèrent d'accord pour estimer sus­pecte la proclamation de Liniers. Il existait un troisième pouvoir : la *Real Audiencia.* Cours de justice dont seules les décisions les plus impor­tantes étaient susceptibles d'appel auprès du Conseil des Indes, les Audiences Royales, ou Chancelleries Royales, étaient en communication directe avec le souverain, qu'elles devaient informer de tous les événements qui pouvaient l'intéresser ; elles avaient le droit de suggérer les mesures et réformes propres à améliorer l'administration des ré­gions placées sous leur contrôle. , La Real Audiencia de Buenos Aires écrivit au roi une lettre fort bien balancée où elle s'affirmait convaincue de la fidélité de Liniers, mais trouvait fort pénible que « le commandement supérieur de ces provinces fut confié à un étranger originaire d'une nation qui supporte aujourd'hui la haine de la nôtre » ; elle poursuivait en dénonçant « les illusions et soupçons populaires » qui voyaient en Liniers un serviteur infidèle de la Couronne. C'était là beaucoup dire sans se prononcer. 112:130 Le 10 septembre 1808, la Real Audiencia reçut un pli envoyé par Elio. Celui-ci indiquait que ce message devait être ouvert, hors de la présence de Liniers, par l'Audiencia assistée de l'Évêque et de l'inspecteur des Troupes. C'était une dénonciation en règle du Vice-Roi. On somma Elio de venir s'expliquer ; il refusa de se rendre à Buenos Aires. Liniers, alors, le déposa et nomma à sa place, un certain Juan Angel Michelena, capitaine de frégate. Celui-ci partit pour Montevideo, y fut d'abord reçu et allait s'installer lorsque Elio convoqua un « Cabildo abier­to » qui chassa Michelena (lequel n'eut plus qu'à retourner à Buenos Aires) et installa à sa place une Junta, avec la­quelle il gouverna la ville. Les hostilités juridiques se succèdent alors sans répit le 13 septembre, le Cabildo de Buenos Aires demande à la Junta de Séville le remplacement de Liniers accusé de corruption ; le 15 octobre, c'est la protection qu'il accorde à William P. White, sujet américain qui aida Beresfort à répandre ses proclamations d'indépendance, et aussi ses relations avec une Mme O'Gorman, qui sont incriminées : « *Cette femme avec laquelle le Vice-Roi maintient une amitié qui est le scandale du peuple, qui ne sort pas sans escorte, qui a une garde à sa maison de jour et de nuit, qui emploie les troupes en service aux travaux de sa propriété de campagne... est l'arbitre du gouvernement et même de notre sort. *» Les juristes de la Real Audiencia, quels qu'aient été leurs sentiments, commençaient à trouver que les choses allaient trop loin ; aussi rejetèrent-ils les charges accumu­lées contre Liniers et décidèrent-ils de dissoudre la Junta de Montevideo. Le Cabildo, -- ou mieux Don Martin de Al­zaga -- voyant les recours juridiques interdits, pensa qu'il convenait d'en venir à l'émeute. Un premier coup, prévu pour le 17 octobre 1808, fut déjoué ; et l'on arriva ainsi à la fin de l'année et au renou­vellement du Cabildo. Le 31 décembre, le Cabildo -- qui se trouvait en litige avec le Vice-Roi pour une affaire de no­mination -- fit savoir à la Real Audiencia que l'élection des nouveaux *regidores* était impossible : le Vice-Roi s'était mis en contravention avec une loi formelle des Indes, son pouvoir était donc caduc et les nouveaux élus ne pouvaient se voir confirmer leur charge par un pouvoir qui, en droit, n'existait plus. La Audiencia ordonna que l'on fit des élec­tions, quitte à examiner les plaintes individuelles s'il y en avait. 113:130 Le 1^er^ janvier 1809, le Cabildo se réunit avant 9 heures du matin pour procéder aux élections. Le Vice-Roi, prudent, avait consigné les troupes dans les casernes. En l'appre­nant, le Cabildo proteste contre cette « nouveauté scanda­leuse » qui l'offense et offense les « *vecinos* ». Ce n'était pourtant ni nouveau, ni scandaleux, et le Vice-Roi fit sa­voir que le vote devait se dérouler normalement. Cependant, des soldats gagnés au Cabildo se réunissent sur la Plaza Mayor et la cloche du Cabildo se met à sonner, appelant le peuple à se réunir, « moyen dont on avait déjà usé les 14 août 1806 et 6 février 1807 » ; lorsque le commandant de la Compagnie de Gardes voudra faire arrêter cette sonne­rie, « certains qui semblent être des Miñones » (corps de milice formé en principe de Catalans) le mettront en joue avec leurs carabines, du haut des escaliers de la tour du Cabildo. Les élections terminées, une délégation traverse la Plaza Mayor pour se rendre à la Forteresse, et présenter les ré­sultats à Liniers. Tout se passe dans un espace extrême­ment limité : le Fort et les bâtiments municipaux se font face, la Cathédrale est sur l'un des côtés de la même place ; et il suffit de six rues pour quadriller le centre vital de la cité. Le Corps des Patricios qui, au tumulte, s'était rendu au Fort, reçoit l'ordre de regagner ses cantonnements. Il re­fuse de sortir par la porte du « Socorro », et c'est drapeau en tête et tambours battants, que, après avoir prévenu le Corps des Arribeños de se tenir prêt à venir à son aide, il traverse la Plaza Mayor et la foule. Liniers fit remarquer à la délégation que c'était par commisération « qu'il n'avait pas réduit en cendres (avec les canons du Fort) ceux qui s'étaient rassemblés sur la place », puis il confirma les élections et les députés retra­versèrent la Plaza Mayor en sens inverse, au milieu d'une foule de plus en plus excitée, qui criait : « Nous voulons une Junta. A bas Liniers le français ! », et poussait le cri habituel des tumultes latino-américains : « Viva el Cabil­do ! Y muera el mal Gobierno ! » « Vive le Cabildo ! Et mort au mauvais Gouvernement. » Ses pouvoirs validés, le Cabildo s'empresse de convoquer un « Cabildo abierto ». A cet effet, il fait venir l'Évêque Luc ; Pascal Ruiz Huidobro, représentant la Junta de Galice ; Joaquin Molina, représentant celle de Séville ; le président du Tribunal Consulaire et Commandant du Tercio de Biscaye, Ignacio Rezaval ; le consul en second, Sergent-Major du Tercio de Galice, Jocobo A. Varela ; un officier de Marine, et le Docteur Mariano Moreno, qui sera, avec Julian de Leivo, secrétaire de la Junta qui se forme. 114:130 Il faut prévenir le Vice-Roi. Joaquin Molina, Martin de Alzaga, l'Évêque Luc traversent la Plaza Mayor et se rendent chez Liniers, au travers d'une foule toujours plus menaçante. Liniers ne s'oppose pas à l'établissement de la Junta, mais il demande que les membres élus du Cabildo, les *regidores* et les « *vecinos de distinction *» viennent au Fort pour discuter de la forme de ce nouveau gouverne­ment, et de la manière dont il sera établi. Dès que les notables sont réunis au Fort, la situation change. L'Évêque Luc et les membres de la Real Audiencia s'opposent à ce que Liniers donne sa démission comme il l'offre. Les pourparlers durent, Liniers quitte à plusieurs reprises la salle de délibérations ; on entend brusquement des éclats de voix dans la Salle des Portraits, où le Vice-Roi vient de se rendre. Il rentre, mais il n'est point seul : le Commandant du Corps des Patricios, celui du Corps de l'Union, celui des Grenadiers de Liniers, le Commandant des Montañeses, le Sergent-Major de la Place, celui de l'Artillerie et d'autres officiers l'accompagnent. « Devant ce tableau macabre » (sic), dira un historien argentin, « Martin de Alzaga, hébété, ne fait que répéter machinale­ment : « Il avait raison » ; ce que ses voisins ne compren­nent pas. Celui qui « avait raison », c'était l'archiviste du Cabildo qui l'avait secrètement fait prévenir que Liniers alertait le Corps des Patricios. « Commencèrent alors à pénétrer sur la Plaza Mayor, par la rue San-Francisco, les trois bataillons de Patricios et celui des Montañeses, qui se formèrent en bataille sur le parapet, face à la maison municipale, tandis que des sol­dats d'infanterie légère occupaient le haut de ce parapet et les terrasses de la maison d'Escalda. Par la même rue, pénétrèrent le régiment de Castas, celui d'Infanterie légère, qui se placèrent face au nord ; et de la Forteresse sortirent les Grenadiers de Liniers et une partie du Bataillon des Arribeños, qui occupèrent la chaussée devant la Cathé­drale. » ([^40]). 115:130 L'affaire était jouée. Il ne restait plus qu'à en tirer les conséquences. Girardo Esteve y Llac, commandant du Corps de l'Union, qui avait en maille à partir avec le Cabildo pour des questions de service, s'écriait : « Maintenant, on va voir qui est le plus vaurien, de moi ou du Cabildo de Buenos Aires ! » Saavedra prenait le bras de Liniers et le menait à la fenêtre : « Allons, Señor, que Son Excellence se présente au peuple et entende de sa bouche quelle est sa volonté. » Et, incontinent, le peuple se mit à crier : « Vive Liniers ! » Le lendemain, le Vice-Roi distribuait les peines et les récompenses. Les principaux conjurés étaient saisis, em­barqués et conduits -- en habits d'été -- jusqu'en Patago­nie, où, affirmait le Vice-Roi, ils pourraient former un Ca­bildo. Leurs maisons, de plus, furent pillées. Quant aux fidèles : « *Le Vice-Roi a accordé un grade supplémentaire à tous ceux qui se trouvaient sur la place pour prendre sa défense. Il a fait deux généraux de brigade, des colonels comme s'il en pleuvait, les capitaines et lieutenants sont si nombreux qu'il n'y a chat ni chien qui n'ait ses épaulettes ; en revan­che, il a dégradé tous ceux qui n'ont pas concouru à sa défense... *» ([^41]) Parmi les témoins des événements, se trouvait l'en­voyé de la Junta de Séville, Joaquin de Molina. Contrai­rement à l'envoyé de cette même Junta à Montevideo, Goye­neche, il avait, jusqu'à ce jour, tenté de calmer les esprits et de prêcher à Javier de Elio l'obéissance qu'il devait à son supérieur. Les lettres s'étaient croisées entre Molina et Elio, le premier demandant que soit dissoute « au plus tôt » la Junta de Montevideo, l'autre répondant qu'il ne croyait pas qu'une telle mesure fût bonne pour l'ordre public et qu'il ne céderait qu'à la force. Les tumultes de Buenos Aires convainquirent Molina que la médecine était inefficace et qu'il fallait en venir à la chirurgie. Aussi écrivit-il à la Junta, convenant qu'il fallait déposer Liniers. 116:130 « *Pour la tranquillité et le bon gouvernement de la Colonie, il faut qu'arrive un Vice-Roi énergique, capable de dominer le peuple, de désarmer les Corps des Milices, soumettre le Cabildo et réformer l'administration. *» ([^42]) Le 27 avril 1809, Javier de Elio était remplacé par le général Vigodet ; la Junta de Montevideo était dissoute en juillet de la même année. Quant à Liniers, il avait déjà été destitué. La Junta Suprême décida qu'il devait regagner l'Espagne pour passer en jugement. Après de pénibles négociations, il lui fut accordé de rester en Argentine. Il se retira à Cordova. Son successeur, Don Baltazar Hidalgo de Cisneros, quitta Cadix le 2 mars 1809. Celui qui allait être le dernier Vice-Roi du Rio de la Plata embarqua à bord de *La Proserpine.* Ce nom ne l'effraya pas. Un Romain, pourtant, serait resté chez lui. #### La Révolution de 1810. Don Martin de Alzaga ne demeura pas longtemps en Patagonie. Un mois après son exil de Buenos Aires, un navire envoyé par Elio venait le chercher et le conduisait à Montevideo, ville dans laquelle le nouveau Vice-Roi devait arriver le 30 juin 1809, en route pour Buenos Aires où ils parviendra le 15 juillet. La situation avait beaucoup évolué depuis que, les Anglais vaincus, Liniers avait été porté par les Milices à la tête des Provinces Unies. Un détail donnera une idée du changement politique intervenu. Après le tumulte du 1^er^ janvier 1809, Liniers avait fait enlever le battant de la cloche du Cabildo, marquant ainsi qu'il retirait à la municipalité le droit traditionnel de convoquer le peuple. Dans l'oubli général qui suivit l'avènement de Cisneros, personne ne songea à remettre en place le « corps du délit » détenu à la Citadelle. C'est que l'importance réelle de la municipalité avait fortement diminué. La création des Milices et l'intervention de celles-ci dans la vie politique du pays avaient achevé de ruiner l'influence du Cabildo, déjà ébranlée par les réformes des Bourbons. 117:130 Sans doute le Cabildo servira-t-il de paravent lors des consultations de mai 1810 ; il sera toutefois très rapidement écarté, et seules resteront en présence : les Milices, d'une part, et les « sociétés de pensée », de l'autre. Les Milices, ce sont avant tout le Corps des Patricios et leur chef, Don Cornelio de Saavedra. Les sociétés de pensée, ce seront d'abord les Loges maçonniques comme *La Estrella del Sur* déjà nommée, *les Fils de Hiram,* d'autres, tant à Buenos Aires que dans les provinces, nées au contact des officiers britanniques internés de 1806 à 1807. Il ne faut pas croire, pourtant, qu'à ce moment de la révolution -- alors qu'elle est pratiquement faite, mais que l'occasion d'éclater ne lui a pas été offerte -- les groupes aient dejà atteint une structure solide, se soient organisés et hiérarchisés. Au moment de l'arrivée du nouveau Vice-Roi, les hommes se cherchent et se brouillent : Puyrredon, Belgrano, Saavedra, Saturnino Rodriguez Peña, Castelli, Mariano Moreno, Trench, et tous ceux dont les noms reviendront dans l'histoire, se réunissent en groupements éphémères ; toutefois, une trame se constitue, sur laquelle pourront se fixer des groupements mieux organisés. Ce sera le travail des plus sages, et particulièrement de Saavedra, de concilier les inconciliables, de calmer les uns et d'inciter les autres à se montrer plus résolus ; en fin de compte, les groupes civils opposés et ennemis finiront tous par transiger avec les militaires. Ainsi se formera une conjuration, dont B. Mitre dira : « *Une société secrète était le foyer invisible de ce mouvement* (*...*)* ; ses membres se réunissaient quelquefois à la fabrique de Vieytes, ou dans la propriété d'Orma, mais le plus souvent dans celle de Rodriguez Peña, qui était le nerf de cette association. *» ([^43]) Cette effervescence n'avait pas été sans inquiéter la Junta de Séville, qui avait nommé Cisneros. Dans ses instructions, il était prévu qu'il devait sonder l'ambiance, surveiller les suspects, éviter la propagation des désirs d'indépendance, découvrir et châtier sévèrement les coupables, en finir avec les discordes, adopter toute espèce de précautions et « dissoudre la Junta de Montevideo, car les Juntas sont des organismes pernicieux pour l'Amérique ». 118:130 Parmi les difficultés qui attendaient le nouveau Vice-Roi, toutes n'étaient pas politiques. L'économie de la Vice-Royauté du Rio de la Plata était, elle aussi, atteinte. D'abord, du fait de l'hétérogénéité de son territoire et de sa population : Buenos Aires était surtout un port, vivant du commerce extérieur, et les principales recettes de la Vice-Royauté étaient fournies par la Douane. Le régime commercial antérieur à l'arrivée de Cisneros -- définissable comme un protectionnisme monopoliste tempéré par la contrebande était, en train de s'assouplir. Cela mécontentait bien des gens, des contrebandiers jusqu'aux commerçants monopolistes de Cadix, en passant par leurs correspondants de Buenos Aires. Il ne faut pas négliger les contrebandiers : des opérations qui portaient quelquefois sur des chargements entiers demandaient de hautes complicités, et la corporation avait ses entrées partout. Quant aux « monopolistes » de Cadix, il serait faux de croire que leurs vues aient été guidées uniquement par l'intérêt et le goût d'un profit immodéré : la « Représentation » qu'ils présentèrent au Vice-Roi par l'intermédiaire de leur correspondant de Buenos Aires, Pedro de Aguerro, souligne que le libre commerce avec l'Angleterre et les États-Unis porterait un coup fatal aux industries des provinces : Cochabamba, Cordova, Santiago del Estero et Salta ; que la mesure comporte des dangers politiques « à concéder le commerce aux Anglais, il est fort à craindre qu'au bout de peu de temps nous voyions rompus les liens qui nous unissent avec la Péninsule espagnole » ; et enfin les dangers religieux, « à fréquenter des hérétiques ». Face aux partisans du *statu quo*, le groupe libre-échangiste comprenait le Vice-Roi et les consommateurs, les « *hacendados *»*,* cultivateurs et éleveurs. Le Vice-Roi, parce que le chiffre du revenu des Douanes étaient un éloquent avocat. La libéralisation progressive du régime avait fait passer les entrées de 53 725 pesos en 1778, à 458 850 en 1792 après la concession de la traite des Noirs, puis, en 1802, grâce à la Paix d'Amiens, à 857 702 pesos ; enfin, à un million en 1804 et en 1805. Les invasions anglaises devaient, en revanche, ramener ce chiffre à 400 000, puis 215 000 pesos en 1806 et 1807. 119:130 Aussi, les différents Vice-Rois penchaient-ils pour l'ouverture des ports au trafic anglais. Liniers y était décidé, et il avait fallu l'annonce de la nomination de Cisneros pour qu'il n'en prît pas la décision, afin de ne pas placer son successeur devant le fait accompli. La décision de Cisneros fut emportée par un libelle du Dr Mariana Moreno, *La Représentacion de los Hacendados,* qui, répondant aux arguments de Pedro de Aguerro, devint la charte des libre échangistes de l'Amérique du Sud. ([^44]) La liberté du commerce fut décidée en 1809 ; en 1810, les Douanes de Buenos Aires produisirent 2 600 000 pesos. Cependant, ni les difficultés économiques, ni l'émotion que souleva la révolte du Haut-Pérou et la répression qui suivit ([^45]) n'eussent été suffisantes pour fournir à la société secrète que composait le « groupe éclairé » de Buenos Aires un tremplin tel qu'elle fût en mesure d'abattre le régime. Ce sont les événements d'Espagne qui sonneront le glas de la Vice-Royauté. La nouvelle de la chute de la Junta de Séville fut connue grâce à une frégate anglaise venant de Gibraltar, la *Juan Paris.* Déjà, devant la tournure des événements, Cisneros avait pris un certain nombre de mesures. Il avait ordonné aux autorités de Montevideo de retenir toute embarcation venant d'Espagne et d'éviter la propagation des nouvelles dont elles pourraient être porteuses ; il avait envoyé le 27 avril une circulaire aux autorités des provinces, leur demandant de prendre toutes dispositions nécessaires en vue du maintien de l'ordre. Il avait également ordonné, à la fin de mars 1810, aux commandants des Corps de Milices de ne garder que les armes et les munitions indispensables, et de remettre les autres aux magasins royaux. Pourtant, les signes d'une nouvelle effervescence étaient visibles. Le Regidor Tomas Manuel de Anchorena avait prononcé devant le Cabildo un discours où il brossait un tableau extrêmement sombre de la situation politique de l'Espagne, et avait demandé à l'assemblée municipale de « prendre des mesures » pour le cas où la métropole suc­comberait. Le 13 mai, arriva « la nouvelle tant attendue par les patriotes » ([^46]), celle de la défaite des armées espagnoles. 120:130 Le 18 mai, le Vice-Roi publie un communiqué sur les événements d'Espagne ; il présente la situation comme grave, espère que l'Espagne restera sous le gouvernement des Rois catholiques, mais prévoit déjà le pire et dit que, si la Péninsule devait être perdue, « il ne prendrait pas de détermination définitive sans être auparavant d'accord avec tous les représentants de cette capitale, auxquels se joindraient postérieurement ceux des provinces, et en accord avec les autres Vice-Royautés, pour que s'établisse une représentation de la souveraineté de Ferdinand VII ». Il est certain que le Vice-Roi ne pouvait guère faire autre chose : la position sur laquelle il se trouvait était minée et contreminée de tous côtés. La force militaire était entre les mains des partisans de l'indépendance, ces Corps de Milices formés par Liniers, qui avait lui-même reconnu dans une conversation avec Don Jose Maria Salazar, repré­sentant de l'Amirauté à Montevideo : « *J'ai fait une grande erreur en levant ces Corps, et je l'ai dit à Sa Majesté. Mais ce fut une erreur nécessaire, en attendant les troupes européennes que j'ai demandées instamment ; le jour de leur venue, je les réformerai tous. *» Une fois les événements terminés, Cisneros devait d'ail­leurs déclarer : « *Ma garde était du même parti* (celui de l'indépen­dance) ; *elle était prévenue de mes mouvements et avait même les clefs des entrées principales du Fort Royal. Toutes ces machinations, les menaces de nombreux officiers et soldats du Corps de Saavedra, le nombre considé­rable d'inconnus, enveloppés de capotes et armés de pis­tolets et de sabres, circulant autour de la place, faisaient reculer les* « *vecinos *»*, qui, craignant les insultes, la mo­querie et même la violence, refusèrent d'assister aux débats malgré la convocation du Cabildo *»*.* 121:130 Le chef qui eût pu prendre la tête de la résistance aux indépendants était absent : Martin de Alzaga était prison­nier, sur une dénonciation assez surprenante d'avoir prêché la rupture avec l'Espagne ([^47]) ; il se trouvait dans une cellule du couvent des Bethlémites. Enfin, et surtout, la position politique du Vice-Roi se trouvait singulièrement mise en péril par la déclaration du *Conseil de Régence d'Es­pagne et des Indes,* datée du 14 février 1810. Cette déclaration émanait de l'autorité qui avait succédé à la Junta de Séville ; elle avait été rédigée par « l'illustre poète Quitana », auteur du vers immortel « Vierge du monde, innocente Amérique ». Elle demandait aux Amé­ricains d'élire leurs représentants et ajoutait : « *Depuis cet instant, Espagnols d'Amérique, vous êtes élevés à la condition d'hommes libres ; vous n'êtes plus les mêmes qu'avant, courbés sous un joug d'autant plus pesant que vous étiez loin de la source du pouvoir, regardés avec indifférence, opprimés par l'avidité, et détruits par l'ignorance. Ayez présent à l'esprit qu'en prononçant ou écrivant le nom de celui qui va venir vous représenter au Congrès National, votre destin ne dépend plus maintenant ni de ministres, ni de Vices-Rois, ni de gouverneurs ; il est entre vos mains... *» Un historien écrit que Cisneros ne semblait pas assuré de la validité de son pouvoir ; après un pareil poulet, on le comprend. A peine le Vice-Roi avait-il publié son communiqué, que les membres de la « société secrète » se réunissaient chez Martin Rodriguez. Le lendemain, ils se rencontraient à nouveau, chez Saturnino Rodriguez Peña, et mettaient au point le plan qu'ils allaient opposer à celui de Cisneros. 122:130 Puisque celui-ci cherchait à gagner du temps et à réunir les délégués des provinces, il fallait que ces mesures fussent prises avant cette réunion. Ils décidèrent donc d'aller trouver *l'Alcade de primer voto* Juan Jose Lezica et de lui demander l'accord du Cabildo pour réclamer du Vice-Roi la convocation, selon une habitude maintenant établie, d'un « Cabildo abierto ». Selon Groussac, certains pensèrent même à établir dès cet instant une « Junta de gouvernement et de vigilance », mais la majorité des membres de la secte trouva que c'était aller trop vite en besogne. Le 20 mai, Lezica rencontre Cisneros. Celui-ci hésite à donner son autorisation. Lezica revient à la charge. Cisneros convoque les Commandants des Corps militaires, leur expose la situation ; mais le principal d'entre eux, Saavedra, « manifesta son inclination à la nouveauté ». Toujours le 20 mai, les patriotes se réunissent à nouveau, chez Martin Rodriguez, puis chez Rodriguez Peña. Ils désignent Castelli et Rodriguez pour se rendre chez le Vice-Roi, qui reçoit le même jour « les délégués du peuple » et les chefs de corps d'armée. Nouvelle discussion, à la fin de laquelle Cisneros, à bout de forces, finit par s'écrier : « Faites ce que vous voulez ! » En lisant ces mots, on se demande si Cisneros savait que c'était l'indépendance qu'il accordait déjà ou s'il pensait n'autoriser que la tenue du « Cabildo abierto ». Les deux jours suivants, on prépare le Cabildo abierto. La municipalité va demander officiellement au Vice-Roi l'autorisation ; celui-ci l'accorde, on établit les listes d'invités ; on imprime les invitations et, comme le directeur de l'Imprimerie Royale des Enfants Trouvés -- où était exécuté ce travail --, Donato, est un membre de la « secte », on imprime une série d'invitations supplémentaires, pour pouvoir, à coup sûr, faire entrer les amis. Pour preuve : Don Pedro de Aguerro reçut *deux invitations,* ce qui ne laissa pas de le surprendre. Sur 45 000 habitants que comptait alors Buenos Aires, on dénombrait environ 4 000 « *vecinos* » ; parmi ceux-ci, 3 000 « *vecinos de distinction y nombre *» ; le Cabildo, pour le 23 mai, envoya 450 invitations, il vint 250 personnes, sur lesquelles 224 votèrent. 123:130 Cela n'avait d'ailleurs plus aucune importance : la réunion du Cabildo abierto n'était qu'un signe extérieur et la justification légale de la révolution. Celle-ci se fait sur la place même ; ce sont les troupes du maintien de l'ordre qui s'en chargent : « La réception des participants était assurée, écrit Juan Canter, par des gardes mis sous le commandement d'officiers révolutionnaires, qui devaient intercepter ou laisser passer selon ce qui était convenu ou indiqué. » A l'intérieur de la salle, il y eut des discours et des votes. Le premier à prendre la parole fut l'Évêque Luc, qui se distingua par le manque de discernement et la maladresse de ses propos. « Tant qu'il existera en Espagne un morceau de terre gouverné par des Espagnols, ce morceau doit commander aux Amériques, s'écria-t-il ; et tant qu'il existe un seul Espagnol aux Amériques, cet Espagnol doit commander aux Américains, le commandement ne pouvant tomber aux mains des fils du pays que lorsqu'il n'y aura plus un seul Espagnol sur celui-ci. » Le porte-parole des révolutionnaires les plus exaltés était le Dr Castelli. Selon lui, « Le pouvoir de l'Espagne sur l'Amérique est devenu caduc, et, avec lui, celui des autorités qui en émanent. Il incombe donc au peuple d'assumer la souveraineté monarchique et de mettre en place un gouvernement qui veille sur sa sécurité. » Après lui, parla l'homme qui représentait le plus exactement la pensée du Vice-Roi : le Procureur Villota. Il accepta le point de départ de Castelli : la souveraineté espagnole était caduque, mais une seule province ne pouvait décider du sort de toutes, et la majorité du peuple n'était pas représentée par la population de Buenos Aires. Il conseilla donc de repousser le vote jusqu'à ce que les provinces aient pu désigner leurs représentants. Enfin, parmi les interventions les plus importantes, celle du Dr Juan J, ose Paso ; il donna raison à Villota : tous les peuples devaient être consultés. Mais, ajouta-t-il, cette consultation devra être libre, et comment pourrait-elle l'être si, au pouvoir, se trouvent ceux qui ont intérêt à l'empêcher ? « La situation étant nouvelle, les moyens à employer doivent l'être aussi. » Et puis, on vota. Comme on avait beaucoup parlé, il était tard ; on remit au lendemain le dépouillement du scrutin. 124:130 Par 155 voix contre 69, le mandat du Vice-Roi fut déclaré terminé. On fit le décompte des opinions émises -- car chaque vote s'accompagnait d'explications -- ; on en dé­duisit que l'Excellentissime Cabildo devait se charger du gouvernement et nommer, de la façon qui lui conviendrait, une Junta pour gouverner « jusqu'à la réunion des députés des provinces intérieures, qui devront être convoqués pour établir la forme de gouvernement souhaitable ». La révolution semblait avoir triomphé ; la journée du 24 mai sera toutefois marquée par la dernière tentative de résistance des institutions traditionnelles. Elle viendra du Cabildo, qui se voit investi de l'autorité suprême, et, fort innocemment, semble croire qu'il en peut user pour faire autre chose que ce qui est attendu par la faction « éclairée » de ses mandants. Cette velléité de réaction est à la fois maladroite et provocante. Le Cabildo nomme, en effet, comme président de la Junta « l'Excellentissime Señor Vice-Roi Don Baltazar Hidalgo de Cisneros ». Peu importe que la suite de la décision associe à l'ex-Vice-Roi des personnalités aussi liées au mouvement révolutionnaire que Saavedra, Sola, Castelli, Inchaurregui. La seule pré­sence de Cisneros rend la solution inviable. De plus, le Cabildo rédige un règlement constitutionnel en 13 points, dont les dispositions prévoient, entre autres : l'incompati­bilité du mandat de membre de la Junta et l'exercice de fonctions judiciaires ; la publication d'un état de finances le premier de chaque mois ; la contresignature des ordres du Vice-Roi par les membres de la Junta, faute de quoi ils ne pourraient être exécutés ; il s'arroge le droit de nom­mer des remplaçants à cette même Junta en cas de mort, maladie, absence ; et annonce qu'une amnistie serait pro­clamée pour les événements du 22 mai, ce qui laisse tout de même planer quelques doutes sur l'extrême régu­larité des conditions dans lesquelles s'était déroulé le « Cabildo abierto ». Cette attitude du Cabildo de Buenos Aires est facilement explicable. Les objectifs des deux groupes qui avaient con­couru à la réunion du « Cabildo abierto » n'étaient nulle­ment identiques. Pour le Cabildo, il s'agissait, une fois le Vice-Roi écarté, de reprendre la direction des affaires poli­tiques ; pour le « groupe éclairé », ou la « société secrète » il s'agissait d'évincer à la fois le Vice-Roi et le Cabildo. Cette dernière opération ne pouvait réussir qu'en donnant le champ libre aux éléments qui faisaient la force du « groupe éclairé » : le Corps des Milices et leur chef, Don Cornello de Saavedra. 125:130 Aussi, dès le lendemain, les « députés du peu­ple » vinrent faire connaître au Cabildo que le peuple était « inquiet et excité » et en aucune manière d'accord avec l'élection à la présidence de la Junta de l'Excellentissime Señor Don Baltazar Hidalgo de Cisneros, et *encore moins avec le fait qu'il fût chargé du commandement militaire.* ([^48]) En réalité, dans la nuit du 24 au 25 mai, une réunion des chefs révolutionnaires avait eu lieu dans la maison de S. Rodriguez Peña, au cours de laquelle les différents groupes s'étaient distribué les places de manière à ce que tous fussent représentés dans la Junta à former. Dans les rues de Buenos Aires, les groupes activistes menaient grand tapage. French -- que les rapports des agents secrets espagnols dépeignaient comme le chef des jacobins -- appe­lait à l'insurrection ; des discours incendiaires étaient tenus sous les fenêtres même de l'Hôtel de Ville ; les casernes des Milices se remplissaient de citoyens en alerte. Des dé­marches étaient tentées auprès du Vice-Roi pour qu'il donnât sa démission ; Saavedra lui décrivait l'agitation extrême de la ville. Cisneros consentit enfin à se démettre. La Junta qu'il présidait depuis la veille demanda au Cabil­do que ses membres fussent remplacés « en raison de l'agi­tation et l'effervescence », elle devait considérer que « son pouvoir était remis ». Le Cabildo tenta une ultime résistance. Il fit savoir à la Junta qu'elle n'avait pas faculté de se démettre, qu'au­cune « partie du peuple ne devait imposer la moindre inno­vation, et que, ayant le commandement des armes, elle (la Junta) était tenue de réprimer par la force cette frac­tion mécontente ». Durant ce temps, des groupes d'agitateurs avaient envahi les couloirs de l'Hôtel de Ville. On discuta avec eux. On leur rappela que le « Cabildo abierto » avait donné les pleins pouvoirs au Cabildo pour résoudre la crise. Les agitateurs se retirèrent, suppliant qu'on ne perde pas un instant, par crainte du pire. Alors, on convoqua les Commandants des Corps des Milices. 127:130 Ce fut le coup de grâce. Les chefs militaires firent connaître que le dégoût était général dans le peuple et dans l'armée ; que certains d'entre eux avaient travaillé toute la nuit à calmer les esprits, et que « non seulement ils ne pouvaient soutenir le gouvernement établi, mais même pas se maintenir eux-mêmes, car on les tiendrait pour suspects, et même pas éviter les insultes à l'Excellentissime Cabildo ». Le Cabildo céda. Il envoya deux membres demander sa démission à Cisneros, qui l'accorda ; et la pression recom­mença. « Quelques individus du peuple, et au nom de celui-ci » vinrent présenter une pétition affirmant que le Cabildo avait outrepassé ses pouvoirs, qu'ils savaient de source certaine que les membres de la Junta avaient démis­sionné ; que, dès lors, le « peuple avait réassumé la tota­lité de ses pouvoirs » ; ils exigeaient que fût nommée une junta dont ils fixaient la composition : celle décidée la précé­dente nuit dans la maison de S. Rodriguez Peña. Le Cabildo demanda que la pétition lui fût présentée par écrit « sans causer de scandale tumultueux », et se retira pour délibérer. Sur ces entrefaites, la Junta envoya au Cabildo une note signée de ses quatre membres acceptant le départ du Vice-Roi, demandant au Cabildo de nommer le remplaçant, et annonçant qu'elle allait publier un communiqué pour notifier à la population ce qu'il se passait. Le Cabildo pria la Junta de suspendre la publication du communiqué « en raison des ultimes circonstances ». Il était midi trente. Quelques instants plus tard, la pétition écrite était présentée, suivie d'un nombre important, mais invérifiable, de signatures : French avait signé « pour lui et au nom de six cents ». Peu après, le Procurateur sortit sur le balcon constatant le petit nombre de gens rassemblés sur la place, il demanda « où était le peuple ? ». Il lui fut répondu « qu'à cette heure inopportune, les gens étaient rentrés chez eux ; qu'on n'avait qu'à faire sonner la cloche du Cabildo ; et que si, par faute de battant, on ne pouvait le faire, qu'on ordonnât de battre la générale ; alors les casernes s'ouvri­raient, en quel cas la cité souffrirait de ce que, jusque là, on était parvenu à lui éviter ». Il y eut encore quelques résistances de forme. Le Cabil­do maintint le règlement en treize points qu'il avait rédigé, mais dût le modifier en partie. 127:130 Puis, la nouvelle Junta, présidée par Saavedra, prêta serment à Ferdinand VII, avant de se rendre à la Forte­resse, traversant la place « au milieu d'un immense con­cours de sonneries de cloches et de salves d'artillerie ». Quelques escarmouches allaient encore se produire entre le Cabildo et la Junta. Elles se terminèrent rapide­ment. Le 23 juin, la Junta faisait arrêter et embarquer le Vice-Roi et les auditeurs de la Real Audiencia sur un bateau anglais cinglant vers Gibraltar ; le 27 juillet, elle destituait les membres « réactionnaires » du Cabildo, et, de sa propre autorité, les remplaçait par d'autres, dévoués à la cause révolutionnaire. Ainsi s'achevait la première partie de la révolution argentine. Jean-Marc Dufour. 128:130 ### Octobre rouge par Michel de Saint Pierre Voici, encore inédits, d'importants extraits du tome II du « Drame des Romanov », qui paraîtra en librairie le mois prochain (le tome I a paru en octobre 1967, Laffont éd.). Ce tome II va de 1825 à 1918. Nous donnons ci-après : 1° La partie de l'ouvrage qui concerne la révolution de 1917 ; 2° La conclusion générale de cette grande fresque histo­rique. INLASSABLEMENT, les *Bolchéviks* poursuivent leur cam­pagne de calomnies et d'intoxication : dans leurs feuilles clandestines (que les ouvriers et les soldats s'arrachent) ils accusent Alexandre Kerenski d'être un complice du général Kornilov ([^49]) -- car le mensonge est le climat de la dialectique. Les extrémistes persistent égale­ment à railler le tsar (« *Nicolas le Béni *»*,* « *Nicolas le San­glant *»)*,* à diffamer l'impératrice. La moralité publique n'y gagne rien. Mais c'est ainsi que la Révolution s'avance, entre deux rangées d'ordures. 129:130 Vladimir Ilitch, réfugié en Finlande, continue d'en­voyer ses textes et de frapper à grands coups de marteau l'enclume révolutionnaire. En s'opposant au lieu de s'unir, Kornilov et Kerenski ont redonné sa chance à Lénine dis­crédité. L'alerte du Putsch aura des conséquences incal­culables : prise en main définitive, par les soviets, de la révolte du peuple ; réarmement de la population de Pe­trograd ; essor nouveau de la propagande bolchévique ; massacres d'officiers sous prétexte de « kornilovisme » ; reconstitution de la Garde Rouge. *Il ne reste déjà plus rien des victoires libérales de juillet.* Jusqu'au bout, le nom de Kornilov sera invoqué par Lénine et ses amis pour les besoins de leur sempiternelle politique de dénonciation. Ils conjugueront avec jouissance le verbe « kornilover » ; leur technique est au point ; et pour un oui ou pour un non, ils feront planer sur les masses populaires envoûtées *la menace de la dictature militaire.* Le 31 août -- 13 septembre 1917 ([^50]), pour la pre­mière fois, le *Soviet* de Petrograd accorde la majorité aux *Bolchéviks.* Le glissement va s'accélérer -- sous les yeux de Keren­ski, président du Conseil, qui semble depuis quelque temps se mouvoir dans un rêve, inconscient comme un somnam­bule. La popularité du redoutable Trotski ne fait que croître et embellir. Les *Bolchéviks* prennent littéralement posses­sion du Smolny ([^51]) (où siège le *Soviet* de Petrograd). On observe des phénomènes analogues en province, aux ar­mées, partout. Quant à Lénine, dès le 13-26 septembre, il adresse au Comité Central deux *lettres historiques,* par lesquelles il revendique à grands cris « le pouvoir de l'État » pour les *Bolchéviks.* Mais cette fois encore, l'état-major d'Ilitch trouve qu'il va trop vite. Il faudra que Lénine exilé, au fond de sa tanière de Finlande, argumente, peine et lutte pour imposer à ses propres partisans son inflexible volonté -- laquelle peut se résumer en quelques mots : 130:130 *-- Nous devons prendre le pouvoir sans délai, car le fruit est mûr.* *-- Or cette prise du pouvoir ne peut s'obtenir que par l'insurrection.* Le 11-24 octobre, à l'issue d'un vote mémorable, *l'état-major bolchévique est définitivement acquis aux thèses extrémistes de Lénine...* A compter de ce jour, le Parti révolutionnaire sera dominé entièrement par un « tandem » remarquable, sans doute unique dans l'histoire humaine : celui de Vladimir Ilitch Lénine et de Léon Bronstein, dit Trotski. Il est à tout le moins exceptionnel qu'une même génération pro­duise en un même temps, au service de la même cause et dans le même pays, deux authentiques génies qui soient merveilleusement accordés et merveilleusement complémentaires deux chefs qui ne se portent pas ombrage l'un à l'autre, deux personnalités puissantes qui s'appuient mutuellement -- et parfois s'épaulent en s'opposant -- et qui parviennent à vivre dans une symbiose fraternelle, donnant l'impulsion au plus néfaste mouvement des temps modernes... Ce Vladimir Ilitch est un étonnant bonhomme. Le voici d'abord à la tribune, vu par son compère Trotski (la meil­leure plume de la Révolution) : « J'aperçois un homme soli­dement construit, un corps d'une grande souplesse inté­rieure, et j'entends une voix égale, coulante, très rapide, qui grasseye quelque peu, qui ne s'arrête pas, dont le discours n'a point ou presque point de pauses, et qui est, au début, sans particulière intonation. « Habituellement, les premières phrases expriment les idées générales ; le ton est celui d'un homme qui tâte son auditoire ; le corps de l'orateur semble ne pas avoir trouvé son équilibre ; le geste manque de précision ; le regard est absorbé dans la pensée intérieure ; la face est plutôt morose et comme un peu dépitée ; l'idée cherche le moyen d'atteindre l'assistance Alors, de dessous, de la puissante saillie du front et du crâne, se détachent les yeux de Lénine... 131:130 « L'auditeur, même le plus indifférent, lorsqu'il avait surpris ce regard, se mettait sur ses gardes et attendait la suite. Les pommettes anguleuses s'éclairaient et s'adoucissaient à de tels moments d'une indulgence sagace, der­rière laquelle on devinait une grande connaissance des hommes, des rapports sociaux, de la situation, connaissance allant jusqu'à la dernière profondeur. La partie inférieure du visage, au poil roussâtre, grisonnant, restait en quelque sorte dans l'ombre. La voix s'adoucissait, devenait d'une grande souplesse, et, par moments, malicieusement insi­nuante » ([^52]). Orateur de premier ordre, Lénine « condamne l'adver­saire, le tourne en dérision ou le cloue au pilori selon l'homme à qui il a affaire et selon l'occasion, avant même de l'avoir rebuté. (...) Ensuite, s'ouvre l'offensive logique. La main gauche se replace soit à l'entournure du gilet, soit, plus souvent, dans la poche du pantalon. La droite suit le mouvement de la démonstration et en marque le rythme. Dans les instants où cela devient nécessaire, la gauche vient à l'aide de la droite. L'orateur fonce sur l'auditoire, atteint le bord de l'estrade, se penche en avant, et par des mouvements arrondis des bras, travaille sa propre matière verbale. Cela signifie que Lénine est arrivé à l'expression de sa pensée centrale, au point essentiel de tout son discours ([^53]). » Quant à l'humour d'Ilitch, le même Trotski nous dit qu'il est « tout aussi simple que ses autres procédés, si l'on peut ici parler de procédés. Mais on ne trouvera pas dans les discours de Lénine ce qu'on appelle « de l'esprit » et encore moins « de pointes » : il a la plaisanterie savou­reuse, intelligible pour la masse, populaire dans le véri­table sens du mot. Si les circonstances politiques n'ins­pirent pas d'inquiétude particulière, si l'auditoire se com­pose en majorité de « fidèles », l'orateur ne répugne pas à un certain « batifolage ». L'auditoire entend avec plaisir telle facétie malicieusement naïve, telle « charge » plai­samment impitoyable ; on sent bien qu'il ne s'agit pas seulement de faire des mots et de rire, mais que tout cela conduit au même but. 132:130 « Si l'orateur recourt à la plaisanterie, la partie infé­rieure du visage devient plus saillante, surtout la bouche, dont le rire est contagieux. Les traits du front et du crâne semblent s'estomper ; le regard, cessant de vriller, s'éclaire de gaieté, le grasseyement s'accentue ; la tension vigoureuse de la mâle pensée s'amollit en belle humeur, en riante bonhomie. » Et lorsqu'enfin Lénine a terminé son discours, « l'ora­teur a l'air d'un ouvrier qui sort épuisé de sa tâche, mais qui est heureux d'avoir mené à bien la besogne. Sur le crâne dénudé où apparaissent des gouttelettes de sueur, il passe, de temps en temps, la main ». Henri Guilbeaux, lui aussi, a bien observé Vladimir Ilitch ([^54]). Il nous le montre comme « *un homme sain, un homme à qui la constante bonne santé transmet l'opti­misme, la force de caractère, la résistance et la ténacité. Magnifique œuvre* *d'acier. Moteur puissant et sans défaut de construction. *» Et Guilbeaux ajoute. « ...Théoricien, polémiste redoutable, orateur prenant, tout ensemble, il s'occupe, chaque jour, de mille et une choses. On sollicite son opinion sur des questions sans nombre, et, à toutes, il répond après longue réflexion. Il réconforte, tonifie, aiguillonne, stimule les amis, les cama­rades, que débilite une lutte difficile. Comme tous les hom­mes intelligents, il sait écouter, n'interrompt pas et vérifie scrupuleusement ce qu'on lui dit. » Trait sympathique et reconnu par tous : Lénine est orgueilleux, *mais il a horreur des flatteurs et de la flat­terie...* Il sait triompher des intellectuels, soit par la persuasion, soit par la brutalité ; il sait aussi convaincre les foules hirsutes. Charles de Chambrun l'a vu à l'œuvre en ces temps troublés ; dans un chapitre de ses Souvenirs ([^55]), il nous décrit Lénine s'adressant à de nombreux « camarades déserteurs » : 133:130 -- « Mes amis, s'écrie Lénine, voulez-vous des bottes ? -- *Da, da.* Oui, oui. *-- *Alors n'hésitez pas, camarades, allez les chercher, entrez dans la première maison venue, prenez la paire qui vous conviendra ! Les bottes des bourgeois sont à votre taille. Voulez-vous de l'argent ? -- *Da, da.* Allez à la banque, prenez des roubles plein vos po­ches. Dépêchez-vous, il y en a pour tout le monde ! » Mais Lénine, ce petit homme impitoyablement pratique, efficace comme l'enfer, donne parfois des signes de faiblesse humaine. Au temps de son exil et de sa vie errante, il a connu avec Lise de K... ([^56]) une liaison de neuf années. Cette Lise est musicienne -- alors que Vladimir Ilitch considère la musique d'un point de vue marxiste, comme il considère tout le reste. Un jour, Lise se met au piano devant Lénine. Elle joue longtemps, dira-t-elle plus tard, pour cet « auditeur de glace » ironique et attentif. Et tout à coup, Ilitch manifeste « un enthousiasme surpre­nant » dont son amie lui demande la raison : -- Je ne sais pas, répond Lénine. Il me semble que le passage est réussi, *que cela signifie quelque chose...* A cette sensibilité, pervertie par la dialectique, il faut en effet *une signification, une utilisation possible.* C'est bien ici le désert de l'efficacité... En matière de peinture et d'arts plastiques, les connais­sances d'Ilitch semblent nulles. Son amie Lise lui ayant adressé quelques mots sur une carte représentant la Jo­conde ([^57]), Lénine lui répond aussitôt par une lettre dont voici le post-scriptum : -- « Dis-moi qui était cette Joconde ; ni son aspect ni son costume ne me renseignent. Je sais qu'il y a un opéra ainsi appelé, et paraît-il, une œuvre de d'Annunzio. Mais cette machine que tu m'envoies, qu'est-ce que c'est ? Je n'en sais rien ! » 134:130 Clara Zetkin ([^58]), de son côté, nous a transmis quelques-unes des théories puissamment sommaires de Lénine sur l'art : « *Dans une société fondée sur la propriété privée, l'artiste produit des marchandises pour le marché. Il lui faut des acheteurs. Notre Révolution a libéré les artistes du poids que faisait peser sur eux ce trop prosaïque état de choses* (...) *Mais naturellement nous sommes des communistes. Nous n'avons pas le droit de nous croiser les bras et de laisser le chaos fermenter à sa guise... *» Pauvres artistes et pauvres écrivains de la future République soviétique ! Mais Lise de K... nous révèle ([^59]) enfin le côté vulnérable de Vladimir Ilitch, par quoi nous pouvons chercher à mieux comprendre cet homme étrange en oubliant de le juger : « Il aimait à se trouver seul avec moi (...) Je ne pouvais me dissimuler pourtant que je lui plaisais beaucoup, moins sans doute que la mission à la fois éperdue et méthodique à laquelle il était enchaîné, *mais je suis sûre d'avoir compté infiniment dans sa vie aride et secrète*, où l'on ne souriait jamais de toute son âme, cette vie qu'il ne se résignait à retrouver qu'à la dernière minute, après avoir allongé encore le temps des recommandations et des adieux. » \*\*\* En face de Lénine, à côté de Lénine, Trotski s'impose à l'attention de l'histoire. Les témoins sauront nous dire quelle place éminente il occupe dans les vastes remous de l'époque. Pour sa part, Bruce Lockhart, le consul général de Grande-Bretagne à Moscou, a été séduit par la personnalité hors série de Léon Trotski ([^60]) : 135:130 « C'est un esprit d'une merveilleuse rapidité ; il a une voix basse et harmonieuse. Avec sa poitrine large, son vaste front couronné par une épaisse chevelure noire, son regard énergique et courageux et ses lèvres épaisses, c'est tout à fait le révolutionnaire des caricaturistes bourgeois ([^61]). Il est habillé très correctement ; il porte un col souple, d'une grande propreté, et ses ongles sont soigneusement faits. » Et cette note encore, où l'humour britannique reprend ses droits : « Il me produit l'effet d'un homme qui mourrait volontiers en combattant pour la Russie pourvu qu'il y eût un nombre suffisant de spectateurs pour le voir mourir. » Au demeurant, les rapports de Trotski avec Lénine font parfois crépiter de vives étincelles. Trotski : « *Il nous arrivait d'avoir, Lénine et moi, de rudes heurts, car dans les cas où j'étais en désaccord avec lui sur une question grave, je menais la lutte jusqu'au bout. *» ([^62]) Mais la figure fascinante de Trotski est, par certains aspects, *démoniaque.* Anet ([^63]) : « Il y a quelque chose de méchant dans le regard, et de rusé aussi, quand Trotski parle et s'anime. Et j'y trouve ce que je pensais y trouver : l'inquiétude. L'œil est toujours en mouvement, il cherche, il est d'une mobilité extrême. Il se dégage de ce visage pâle, de ce front puissant, de cet œil dur sous le lorgnon, une impression de force et d'autorité. On sent en lui un maître jaloux de son autorité, qui ne souffre aucune contradiction. Il est en pleine possession de ses facultés. Il a en lui-même confiance entière et pour les autres un mépris latent, mais total, qu'il cache mal (...) Il faut noter encore un trait de Trotski : la nervosité. Ce n'est pas une force sereine, mais agitée. Il tire, sans cesse, sa moustache, d'une main fine et blanche, jamais en repos. Il va de groupe en groupe, ne s'arrêtant nulle part. Il doit avoir des colères soudaines, des moments de désespoir, des joies vives et aiguës... « *Tel quel, Trotski est* (...) *le seul homme, avec Lénine, que la Révolution russe ait révélé. A côté de lui, les autres sont des fantômes ombreux. *» 136:130 Et Staline, à son tour, juge Léon Trotski, ce rival que plus tard il expédiera en exil avant de le faire assas­siner ([^64]). Il dénonce « la mentalité aristocratique et impi­toyable de Trotski » -- son esprit de vengeance inhumain, tel « qu'il écœure souvent Lénine par ses agissements », sa cruauté qui deviendra « proverbiale, célèbre jusqu'à l'étranger ([^65]) ». Car Staline -- comme presque tous les autres -- a peur de Léon, Trotski... Même son de cloche, de la part de l'ambassadeur de France Joseph Noulons, qui gardera de Trotski « une image ineffaçable ([^66]) » : « Ce qui frappait en lui tout d'abord, c'était une expression de volonté, un air de domination et de confiance en soi (...) Les yeux grands et noirs tachés de sang à l'angle interne des paupières concouraient à la dureté de cette physionomie. J'avais devant moi un despote oriental dont le visage trahissait un absolutisme cruel. *C'était bien l'homme qui, un mois plus tard, devait proclamer que la révolution russe se maintiendrait par une terreur comme le monde n'en avait jamais connu. *» Cependant, même s'il nous faut fouiller dans les profondeurs, nous ne pouvons nous garder d'une certaine émotion en évoquant l'amitié de Trotski et d'Ilitch, qui jette sur leurs mains sanglantes une ombre de mystère et de miséricorde. Lénine : « *Il n'y a pas de meilleur Bolchévik que Trotski ! *» Et Léon Trotski lui-même : « *Il me semble que Lénine me regardait avec d'autres yeux. Il savait s'éprendre des gens quand ils se montraient à lui sous un certain aspect. Dans l'attention excitée avec la quelle il m'écoutait, il y avait de cet aspect d'homme épris... *» \*\*\* 137:130 En ce mois d'octobre 1917, grâce à l'action inlassable de Lénine et de Trotski, l'insurrection est dans l'air. Kerenski donne à chacun le spectacle d'un homme traqué, d'un homme épuisé, qui ne sait plus vers qui ni vers quoi se tourner. Le pouvoir des *soviets,* contrôlés par les *Bolchéviks,* se fait de plus en plus exigeant, de plus en plus insolent. Il bat ouvertement en brèche le gouvernement et ce qui reste à Kerenski de prestige et d'autorité. La campagne d'agitation et de contestation redouble -- à l'usine, sur le front, dans les campagnes et dans la rue. Au *Smolny,* les extrémistes organisent réunion sur réunion et conférence sur conférence. Trotski parvient (10 octobre 1^er^ novembre) à faire basculer la forteresse Pierre-et-Paul du côté des *Bolchéviks.* En face de cette marée montante, les malheureux socialistes au pouvoir se laissent enfermer dans l'alternative redoutable que leurs adversaires ne cessent pas un instant d'exploiter contre eux, avec la logique apparente, et les rigueurs de la dialectique : *ou bien la Révolution bolchévique, ou bien la Contre-Révolution et la dictature militaire.* Les extrémistes continuent de brandir à qui mieux mieux le spectre de Kornilov qui leur sert à diffamer le jeune président du Conseil. En vérité, « pour fonder en l'absence de traditions politiques cette démocratie parlementaire mi-bourgeoise mi-populaire dont rêvaient Kérenski et les socialistes de droite, une imagination exceptionnelle aurait été requise. Or, les *Bolchéviks détenaient seuls le monopole de l'imagination* dans ce pays où la démocratie, ne pouvait guère être -- statiquement, sociologiquement et psychologiquement parlant -- que populaire ([^67]) ». \*\*\* 138:130 John Reed -- un journaliste américain devenu plus extrémiste que Lénine et Trotski réunis -- restera le témoin inoubliable et partisan de la Révolution d'Octobre. Dans son ouvrage célèbre intitulé : « *Dix jours qui ébranlèrent le monde *» ([^68]), il brosse avec talent le portrait d'une Russie « grosse de la Révolution », avant son douloureux accouchement. « La situation devenait de jour en jour plus chaotique. Les soldats, qui désertaient le front par centaines de milliers, refluaient comme une vaste marée et erraient sans but à travers tout le pays. Les paysans des gouvernements de Tambov et Tver, fatigués d'attendre leurs terres et exaspérés par les mesures répressives du gouvernement, incendiaient les châteaux et massacraient les propriétaires terriens. Des lock-out et des grèves immenses secouaient Moscou, Odessa et le district minier du Donetz. Les transports étaient paralysés, l'armée mourait de faim et les grandes villes manquaient de pain... » Les Bolchéviks perçoivent que la victoire est à portée de leurs mains. Ce qui semblait hier, à Lénine et à Trotski eux-mêmes, appartenir au domaine du rêve, *est devenu possible.* Les autres chefs extrémistes prennent eux aussi conscience de cette « accélération » prodigieuse. Et la masse des ouvriers et des soldats -- à Petrograd, à Moscou, dans la plupart des villes de Russie -- est soulevée d'un immense espoir. John Reed se rend au *Smolny,* quartier général du Soviet de Petrograd, sous contrôle des *Bolchéviks :* « Dans les longs corridors voûtés, éclairés de loin en loin par des ampoules électriques, circulait une foule affairée d'ouvriers et de soldats, quelques-uns ployant sous le fardeau d'énormes paquets de journaux, de proclamations, de propagande imprimée de tout genre. Le bruit de leurs lourdes bottes sur le plancher ressemblait à un incessant grondement de tonnerre. 139:130 Partout étaient apposées des inscriptions : « *Camarades ! dans l'intérêt de votre propre santé, observez la propreté ! *» A chaque étage en haut des escaliers ainsi que sur les paliers étaient installées de longues tables où l'on vendait des monceaux de brochures et de publications politiques ». La Révolution, on peut déjà la toucher du doigt. Lénine est rentré de Finlande. Il vit depuis plusieurs jours à Petrograd, dans une clandestinité qui ne l'empêche pas d'agir avec intensité, avec méthode, avec force. Humant de son nez gourmant l'atmosphère de la capitale, il la trouve bonne. Kroupskaïa : « Les rues offraient alors un spectacle palpitant : partout de petits groupes se rassemblaient qui menaient des débats passionnés sur les événements du jour. Entendre ces discussions improvisées était une chose curieuse. Un soldat était assis, et, autour de lui, des cuisiniers, des femmes de chambre des maisons voisines et je ne sais quels jeunes gens... » Et John Reed encore : « J'entrai au palais Marie pour savoir ce qui se passait au Conseil de la république. Débat acharné sur la politique étrangère de Térechtchenko (ministre de Kerenski). Tous les diplomates étaient présents, sauf l'ambassadeur d'Italie, anéanti, disait-on, par le désastre du Carso. Quand j'arrivai, le socialiste révolutionnaire de gauche Karéline donnait lecture d'un éditorial du *Times* de Londres, où il était dit : « *Le remède contre le bolchevisme, ce sont les balles. *» Se tournant vers les cadets, il leur lança : -- C'est votre opinion à vous aussi ! A droite, des voix approuvèrent : -- Parfaitement, parfaitement ! -- Oui, c'est ce que vous pensez, reprit Karéline avec chaleur. Seulement, vous n'avez pas le courage d'agir (...). 140:130 « Térechtchenko monta à la tribune aux cris de « Dé­mission, démission ! » de la gauche Il parla de la restauration de la discipline de l'armée, de la guerre jusqu'à la victoire... mais la salle devint tumultueuse et, devant l'opposition opiniâtre et bruyante de la gauche, le Conseil de la république passa à l'ordre du jour pur et simple. « Les bancs bolchéviques étaient vides ; depuis le premier jour, leurs occupants, quittant le Conseil, en avaient emporté avec eux la vie. » Alexandre Kerenski semble frappé de cécité. L'ambassadeur de France Noulens ([^69]) racontera plus tard : « Kerenski se rendait si peu compte de la gravité de la situation que, trois ou quatre jours avant la descente des *Bolchéviks* en armes dans la rue, il se déclarait sûr de triompher d'eux et se préparait à partir en tournée de propagande dans les gouvernements provinciaux, pour y « déchaîner l'enthousiasme », suivant sa propre expression... » Mais le 23 octobre -- 5 novembre, le président du Conseil doit enfin se rendre à l'évidence : les préparatifs des *Bolchéviks* s'accélèrent ; ils s'arment, ils déversent des tonnes de tracts virulents sur la ville -- comme de l'huile sur un feu de braise. L'expectative, le double jeu, la politique de bascule ne sont donc plus de mise. Dans la nuit du 23 au 24 octobre, Kerenski engage des poursuites contre le Comité Militaire Révolutionnaire ; il rappelle sur Petrograd les « troupes fidèles »*, junkers* de Tsarskoié-Sélo, détachements d'artillerie de Pavlovsk. Il réclame à la Stavkoli des renforts -- lesquels, d'ailleurs, n'arriveront jamais. Il interdit enfin les journaux bolchéviques et fait apposer des scellés sur les presses du journal extrémiste « *Le Soldat *»*.* Trop tard : les scellés sont brisés par une section de révolutionnaires en armes. C'est la rupture. Les *Bolchéviks* se déchaînant aussitôt : alerte à la forteresse Pierre-et-Paul, dont la garnison leur est acquise ; mise en place de mitrailleuses et de blindés ; distribution d'armes aux ouvriers par camions entiers ; contrôle des ponts. Kerenski s'est rendu au Palais Marie pour y chercher des appuis : en vain. Tout le monde l'abandonne. Il attend anxieusement les renforts demandés au front : en vain. Il cherche à mobiliser les rares « contingents sûrs » qu'il ait sur place : en vain. 141:130 Dans la nuit du 24 au 25 octobre (6 au 7 novembre) 1917 des milliers de gardes rouges, de matelots et de soldats commencent l'occupation de Petrograd. Le gouvernement n'a presque rien à leur opposer : c'est l'effondrement brutal des rêves de Kerenski ; son parti, sans qu'il s'en doutât, a été littéralement vidé de l'intérieur, pareil au hanneton creux de Fabre, qui continue d'agiter les pattes. Dans la soirée, les insurgés prennent possession des derniers ponts, de la poste centrale, du télégraphe. Vers deux heures du matin, les gares, les centrales électriques, les imprimeries sont investies. On ouvre les prisons aux *Bolchéviks* arrêtés en juillet. Dès l'aube, la défaite du pouvoir libéral est chose acquise, et Kerenski ne peut même plus correspondre avec l'État-Major ([^70]). Seul le Palais d'Hiver, siège du gouvernement, résiste encore : canonné par le croiseur « *Aurore *», il tombera 24 heures plus tard. \*\*\* Sans perdre un instant, les soviets se réunissent en Congrès. C'est la prise officielle du pouvoir par les *Bolchéviks,* devenus comme par enchantement très fortement majoritaires. John Reed : « Il était exactement huit heures quarante du matin, quand un tonnerre d'acclamations annonça l'entrée du bureau dans la salle du Congrès, avec Lénine, le grand Lénine. Une silhouette courte, ramassée, une grosse tête ronde et chauve enfoncée dans les épaules, de petits yeux, un nez camus, la bouche large et généreuse, le menton lourd. *142*:130 Il était complètement rasé pour sa fuite en Finlande, mais déjà sa barbe, si connue autrefois, et maintenant éternelle, commençait à hérisser son visage. Son costume était râpé, son pantalon beaucoup trop long. *Peu fait, physiquement, pour être l'idole de la foule, il fut aimé et vénéré comme peu de chefs au cours de l'Histoire.* Un étrange chef populaire, chef par la seule puissance de l'esprit. (...) Intransigeant et détaché, sans aucune particularité pittoresque, *mais ayant le pouvoir d'expliquer des idées profondes en termes simples,* d'analyser concrètement des situations et possédant la plus grande audace intellectuelle. » Après une intervention de Kamenev, Lénine monte à la tribune. Nouvelle ovation, immense, qui fait trembler les murs. Ilitch déclare alors d'une voix forte, sans émotion apparente : « Le gouvernement considère comme une paix équitable ou démocratique telle que la désire l'immense majorité des ouvriers et des classes laborieuses épuisés, accablés et martyrisés par la guerre dans tous les pays belligérants paix que les ouvriers et les paysans russes ont réclamée de la façon la plus catégorique et la plus opiniâtre après le renversement de la monarchie tsariste -- une *paix immédiate sans* annexion (c'est-à-dire sans conquête de territoires étrangers, sans incorporation violente de peuples étrangers) *et sans indemnité.* « (...) Le gouvernement abolit la diplomatie secrète ; il exprime pour sa part la ferme intention qu'il a de mener les pourparlers tout à fait ouvertement devant le peuple entier... « (...) Le gouvernement invite tous les gouvernements et les peuples de tous les pays en guerre à conclure immédiatement un armistice. » 143:130 Les membres du Congrès, l'un après l'autre, donnent à Lénine entière approbation, dans une ambiance d'enthousiasme croissant qui touche au délire. Lénine lit alors le décret sur *la répartition des terres :* « 1. La grande propriété foncière est abolie immédiatement, sans aucune indemnité. « 2. Les domaines des propriétaires fonciers, de même que toutes, les terres des apanages, des couvents, de l'Église, avec tout leur cheptel mort et vif, leurs bâtiments et toutes leurs dépendances, passent à la disposition des comités agraires de canton et des *Soviets* des députés paysans de district, *jusqu'à ce que la question soit réglée par l'Assemblée constituante.* « 3. Toute dégradation des biens confisqués, qui appartiennent dorénavant au peuple tout entier, est proclamée crime grave, punissable par le tribunal révolutionnaire. « 4. Les terres des simples paysans et des simples cosaques ne sont pas confisquées. » Vladimir Ilitch Lénine est élu président du Conseil du nouveau gouvernement bolchévique, qui prend le nom de *Conseil des Commissaires du Peuple.* Son ministre des Affaires Étrangères est Léon Trotski. \*\*\* Les ministres de Kerenski sont arrêtés. Ils viennent de faire à ce sujet une noble déclaration, que le vent d'automne emporte déjà : « Les membres du Gouvernement Provisoire se soumettent à l'acte de violence et se rendent pour éviter une effusion de sang. » Dans la foule éclate la fureur contre les vaincus : « *Fusillez-les ! A mort ! *» Des soldats frappent les ministres... John Reed : « A la forteresse, dans l'étroit local du club de la garnison éclairé par une puante lampe à pétrole -- l'électricité, ce jour-là, refusait de servir -- s'entassent quelques dizaines d'hommes. Antonov procède, en présence du commissaire de la forteresse, à l'appel des ministres. 144:130 Ils sont au nombre de dix-huit, en comptant les sous-secrétaires d'État. Les dernières formalités sont accomplies, les prisonniers sont conduits dans les cellules de l'historique bastion Troubetskoy. De la défense, personne n'est arrêté ; les officiers et les junkers sont relaxés sur parole qu'ils n'agiront point contre le pouvoir soviétique. Peu nombreux, parmi eux, furent ceux qui tinrent leur promesse. » \*\*\* Les ministres sont en prison -- mais Alexandre Kerenski, lui, se trouve hors de Petrograd ([^71]) : il a quitté la ville le 25 octobre -- 7 novembre au matin, pour aller à la rencontre des troupes qu'il attend et qui ne sont pas venues. Avec une audace incroyable -- cependant que les Gardes rouges occupaient déjà toutes les rues autour du Palais d'Hiver, et que des postes de contrôle bolchéviques étaient installés un peu partout sur les routes de Tstarskoïé-Sélo, de Gatchina et de Pskov -- Alexandre Kerenski a décidé de traverser la ville, accompagné de son seul aide de camp : installé à l'arrière de sa rapide voiture habituelle, vêtu de sa simple tunique de coupe militaire, le jeune président du Gouvernement Provisoire s'est contenté, en passant devant les postes et les sentinelles, de porter deux doigts à la visière de sa casquette ainsi qu'il à coutume de le faire. Pris de vitesse, non seulement les révolutionnaires ébahis l'ont laissé passer, mais ils lui ont présenté les armes ! 145:130 Dans la matinée du 26 octobre -- 8 novembre, Kerenski est à Ostrov. Il y lève une troupe de cosaques -- et le 27, son détachement occupe Gatchina ([^72]), sans coup férir. Certains généraux essaient de lui envoyer des troupes qu'ils prélèvent directement sur les effectifs du front : mais les *Bolchéviks* se sont emparés des gares, ce qui leur permet de surveiller, voire de stopper les transports de soldats ; ils ont pris, d'autre part, possession du plus puissant émetteur de la Russie -- grâce à quoi ils vont déverser un flot de propagande sur le pays, achevant la « démoralisation » des soldats en ligne et la décomposition générale. Dans le même temps, le Congrès des Soviets lance son fameux appel en faveur d'une paix « démocratique ». Pour la dernière fois, Kerenski va montrer de quels sursauts il est capable. Il donne au général Krasnov ([^73]) commandant les « forces gouvernementales » -- c'est-à-dire, une minuscule armée -- l'ordre de marcher sur Petrograd ([^74]). Malheureusement Krasnov mystifie son chef, hésite, et parvenu devant Tsarskdié-Sélo, il perd des heures précieuses : Tsarskoïé-Sélo est occupé par les dernières troupes de Kerenski dans la matinée du 29 octobre -- 11 novembre, alors que déjà elles devraient être à Petrograd car ce jour-là, une émeute anti-bolchévique prévue et montée par les amis de Kerenski se produit dans la capitale. Si les deux mouvements (entrée des cosaques de Krasnov à Petrograd, révolte à l'intérieur de la ville) se fussent produits en même temps, le cours de l'histoire pouvait encore changer. Mais civils et militaires ont continué de se trahir mutuellement jusqu'au bout, pour le seul bénéfice de Lénine. \*\*\* 146:130 Du côté bolchévique, on se démène frénétiquement... Lénine a été -- de Finlande, puis de son repaire clan­destin à Petrograd -- l'âme de la préparation psychologique révolutionnaire. Quant à Léon Trotski, homme d'action doué d'un courage physique exceptionnel, il a monté per­sonnellement les rouages de l'insurrection armée ; il reste l'animateur en chef des « grandes journées d'octobre ». Lorsque Lénine s'inquiète, c'est lui qui le rassure. Les deux hommes n'oublieront jamais ces journées-là. Et Trotski lui-même écrira, dans un mouvement attendri qui ne lui est pas familier ([^75]) : « L'attitude de Lénine à mon égard fut manifeste, chaleureuse, intimement affectueuse lors du coup d'État, quand, allongés sur les planches, dans la pénombre d'une chambre vide, nous nous reposions en­semble... » Mais les *Bolchéviks* ont senti passer le vent du boulet. Ce Kerenski est tout de même un diable d'homme ; il paraît s'endormir et soudain, on le retrouve à la tête d'une bande de cosaques dont on peut craindre qu'ils n'entrent tout bonnement dans Petrograd après un galop de quinze kilo­mètres, pour donner la main aux *Junkers* soulevés contre la Révolution. Georges Soria ([^76]) nous livre à cet égard les réflexions de Padvoïski, président du Comité Militaire Révolutionnaire lequel raconte la chose par le menu : « La situation était extrêmement grave. Malgré l'enthou­siasme révolutionnaire, *l'avance de Kerenski ne rencon­trait, à cause de notre mauvaise direction, presque pas de résistance organisée* ([^77]). La difficulté principale résidait en ce que les soldats, grisés par la victoire qu'ils venaient de remporter, ne voulaient pas voir le danger... 147:130 Les régiments estimaient que leur mission était terminée ; les troupiers se prenaient pour des héros ; ils étaient prêts tout au plus à reconnaître que la défense de Petrograd contre les enne­mis intérieurs était pour eux un devoir sacré. Mais il y avait longtemps que les ordres -- au sens militaire du terme -- avaient cessé de produire sur eux quelque effet. *Les soldats avaient pris l'habitude de décider eux-mêmes ce qu'il fallait faire et ce qu'il ne fallait pas faire... *» En vain Podvoïski et son compère Krylenko vont-ils essayer par tous les moyens de mobiliser contre les troupes de Kerenski la garnison de Petrograd : résistance passive. La majorité des soldats refusent d'aller se battre, fût-ce pour leur chère Révolution. C'est alors que paraît Lénine. Apprenant les dernières nouvelles, Ilitch -- nous dit Podvoïski -- « entra dans une fureur extraordinaire ; il devint méconnaissable ; son regard me transperça littéralement. Sans élever la voix, mais sur un ton tel que j'avais l'impression qu'il criait, il me dit : -- Si les troupes ne partent pas immédiatement, vous en répondrez devant le Comité Central. Immédiatement, com­prenez-vous ? Puis le même Prodvoïski ([^78]) nous décrit une scène vraiment extraordinaire : l'arrivée inopinée de Lénine à l'état-major révolutionnaire. Ilitch va montrer qu'il est tout aussi capable que Léon Trotski de mener une action directe il étudie la carte, avec le malheureux camarade Antonov Ovséenko, commandant des forces révolutionnaires de Petrograd -- un intellectuel à lunettes, au visage fin, au vaste front, aux cheveux fous, qui donne des signes mani­festes d'épuisement. Lénine écoute avec attention le rapport qui lui est fait ; puis brusquement il se déchaîne, bombar­dant son collègue de questions : « Pourquoi ce point n'était-il pas protégé ? Avait-on tenu compte de l'impor­tance stratégique de cette gare ? Quelles considérations avaient dicté cette mesure ? Pour quelles raisons n'avait-on pas apporté une aide à Cronstadt, Vyborg et Helsingfors ? Pourquoi cette position n'avait-elle pas été aménagée ? Pourquoi ce passage n'avait-il pas été fermé ? » Peut-être à cause de son extrême fatigue, Antonov-Ovséenko ne fait que des réponses insuffisantes. On l'envoie se coucher. « Le mal­heur », avoue Podvoïski, « c'est que nous n'avions pas de commandant en chef ». 148:130 Lénine est exaspéré. Un peu plus tard, ayant chargé Podvoïski de prendre le commandement et de redresser la situation contre les troupes de Kerenski, Ilitch revient à l'état-major ([^79]), fait installer dans le bureau du nouveau chef une table de travail pour lui-même. Kerenski, l'adversaire, ne dispose que d'un train blindé, d'un régiment d'infanterie venu du front, d'un petit nombre de canons de campagne et de sept cents cosaques. En face, les *Bolchéviks* alignent 12 000 hommes -- mais ces hommes-là ont perdu le goût d'obéir avec celui de risquer leur peau ; ils manquent d'officiers expérimentés ; ils sont dépourvus de cavalerie. Podvoïski nous livre cette confidence qui en dit long sur le génie multiforme de Lénine ([^80]). « Vladimir Ilitch. Lénine, peu à peu, commença à don­ner directement des ordres. Il lui semblait que tout allait trop lentement, que l'on manquait de résolution et d'énergie ; il convoqua les représentants de diverses organisations, de diverses usines, s'informa du nombre d'ouvriers aptes à porter les armes, des moyens techniques disponibles, de l'apport de telle ou telle usine à la défense ; il donna l'ordre aux ouvriers de l'usine Poutilov de blinder les locomotives et les plates-formes, d'y installer les canons disponibles et de les conduire vers le front. Ordre fut également donné aux autorités de l'arrondissement de Narva de réquisitionner, chez les cochers, chevaux et harnachements afin de trans­porter au front les quarante pièces d'artillerie. » Estimant que Lénine empiète sur ses propres fonctions, Podvoïski, fort irrité, s'adresse à lui « d'un ton cassant » pour exiger d'être relevé de ses fonctions. Alors, nous dit-il, Lénine s'emporte comme jamais cela ne lui était arrivé, criant : 149:130 -- *Je vous ferai juger par le parti, nous vous fusillerons ! Je vous ordonne de poursuivre votre travail et de me laisser faire le mien...* L'acte final entre les forces révolutionnaires et les troupes d'Alexandre Kerenski se joue le 30 octobre près de Poulkov, dans une plaine marécageuse et sinistre -- sous la pluie qui a transformé le terrain en fondrière. « *Comme autrefois *», dit encore Podvoïski, « *nos propagandistes jouèrent un rôle de premier plan dans l'écrasement de Krasnov. S'infiltrant dans les rangs de l'ennemi, ils dévoi­laient aux Cosaques les buts véritables des deux parties aux prises dans la guerre qui commençait... Après cinq jours de combats, usés par nos attaques dont la puissance crois­sait constamment, les Cosaques se rendirent *». \*\*\* Les Cosaques du général Krasnov ont en réalité obtenu des *Bolchéviks* la promesse qu'ils pourront retourner dans la région du Don, avec leurs armes et leurs chevaux. En échange, ils ont accepté de livrer Kerenski, lequel se trouve alors au Palais de Gatchina, presque seul -- à l'exception d'un petit groupe de partisans fidèles qui le renseignent sur le cours des pourparlers. D'heure en heure, les soup­çons se confirment et la trahison des cosaques devient réa­lité. Kerenski ([^81]) : « Je ne voulais garder auprès de moi que mon aide de camp personnel, N.-V. Vinner : nous étions décidés à ne pas être pris vivants. Nous avions l'intention de nous loger une balle dans la tête, après nous être retirés dans les pièces du fond, tandis que les Cosaques et les marins nous cher­cheraient dans celles de devant. En cette matinée du 14 novembre 1917, cette décision paraissait parfaitement lo­gique et inévitable. » 150:130 A ce moment, la porte s'ouvre ; Alexandre Kerenski voit apparaître sur le seuil deux hommes -- un civil qu'il connaît et un marin qu'il n'a jamais vu. Ils viennent le sauver des *Bolchéviks ;* en un tour de main, on déguise Kerenski en marin, on le coiffe d'un béret enrubanné qui lui tient à peine sur la tête ; on l'affuble d'une paire de lunettes. En cet équipage qu'il estime « plutôt grotesque », le chef de l'ex-Gouvernement Provisoire descend avec ses guides, franchit la Cour du Palais, remplie d'une foule armée qui hurle par instants : -- A mort, Kerenski ! Puis les trois hommes s'engouffrent dans une voiture qui les attend ; ils s'enfuient, ayant décidé de se défendre à coups de grenades en cas de poursuite. Mais leur avance est désormais suffisante. Et c'est une demi-heure plus tard -- une demi-heure trop tard -- que les cosaques et les matelots pénètrent en foule dans la salle du Palais qu'Alexandre Kerenski vient de quitter ([^82]). Ainsi disparaît de la scène mondiale cet homme jeune, prodigieusement doué, qui par l'alternance de fautes et de coups d'éclats -- de calculs tortueux et de gestes chevaleresques -- d'optimisme aveugle et d'inquiétude -- nous semble une incarnation de l'âme russe. Kerenski le rhéteur est à coup sûr le bouc émissaire de la Révolution russe, « l'homme le plus bafoué par tous les partis et tous les historiens ([^83]) ». Et souvent, il a été bafoué à tort. Si les mémorialistes de la Révolution d'Octobre affectent à son égard un tel mépris haineux, *c'est qu'il leur a fait peur.* Il y a d'ailleurs une autre raison à cette exécration passionnée envers Alexandre Kerenski : ses livres, fort répandus malgré tout, et constamment cités, représentent le réquisitoire le plus éloquent et le plus complet qui ait jamais été prononcé contre la Révolution bolchévique -- d'autant plus persuasif, au demeurant, qu'il est plus tolérant, plus mesuré, plus serein. « La narration de M. Kerenski », écrit Bernard Parès ([^84]), « est remarquable par son manque complet d'hostilité contre des personnages que pendant toute sa vie il avait rigoureusement combattus ». 151:130 La faute essentielle de Kerenski est de n'avoir pas été jusqu'au bout de ses desseins, en une période qui ne s'accommodait pas des demi-mesures. Par exemple, résolu de continuer la guerre, il n'aurait jamais dû consentir à la création des *soviets* de soldats ; ayant mesuré le péril bolchévique, il eût été bien inspiré de s'allier avec les militaires au lieu de les discréditer ; etc. Comment nier, enfin, qu'Alexandre Kerenski reste malgré tout « le *symbole de la social-démocratie verbeuse et coupée du réel ?* ([^85]) Il nous paraît incarner ce qu'on appellerait aujourd'hui le « progressisme » ([^86]), à cette réserve près (et elle nous semble d'importance) que la fibre nationale la plus sincère vibrait en lui. Les « progressistes », nous le savons, ont toujours existé. Ils ont toujours, en s'attaquant pêle-mêle aux institutions périmées et aux valeurs durables, en s'abusant sur le mot « progrès », en jouant les apprentis-sorciers, favorisé les extrémistes dont ils sont devenus les victimes. Avec des paroles plus ou moins folles et de plus ou moins bonnes intentions, les Kerenski ont toujours ouvert la route aux Lénine, aux Trotski, aux Staline... Certes (et les historiens militaires le lui ont assez reproché) Kerenski eût été à même, juste avant les journées d'octobre, d'envoyer une poignée d'hommes sûrs et fidèles au *Smolny :* avec un peu de chance, d'un seul coup de gomme, il pouvait effacer en totalité l'état-major révolutionnaire, y compris Lénine et Trotski. Mais Bruce Lockhart écrit très justement à ce sujet ([^87]) qu'Alexandre Kerenski appartient à « ce type de chef qui ne fusille pas ses adversaires ». Dans un monde voué désormais à la sinistre efficacité, nous prenons cela pour un hommage à sa personne. \*\*\* Jacques Sadoul, capitaine français, ami de Trotski et de Lénine -- et qui n'est pas suspect d'être un homme de droite -- fait l'immédiat et premier bilan de l'action révolutionnaire ([^88]) : « La journée de dimanche a coûté cher aux deux partis. Plus de 2 000 morts à Petrograd, dit-on. Un nombre plus élevé encore à Moscou où la bataille se poursuit avec une sauvagerie effroyable. Des dépôts d'alcool auraient été mis à sac. Des bandes d'ivrognes, de malfaiteurs, *la lie des faubourgs, pille, brûle, assassine* pendant que les troupes ci-devant gouvernementales et bolchéviques s'égorgent. 152:130 « ...Les nouvelles sont bonnes pour les *Bolchéviks.* Le Palais d'Hiver a été canonné, pris, puis pillé. *Tous les objets d'art,* meubles, tapisseries, tableaux, *ont été détruits sauvagement.* Le bataillon des femmes qui le défendait a été fait prisonnier, emmené dans une caserne, *où les mal­heureuses auraient été violées autant qu'on peut l'être. *» ([^89]) On arrête, on emprisonne, on fusille pour un « oui » ou pour un « non ». Une simple dénonciation devient souvent un arrêt de mort ; il n'y a pas de recours contre la force ; les plus humbles initiatives personnelles sont brisées. De Moscou, Ludovic Naudeau enregistre -- avec une horreur qu'il ne cherche pas à déguiser -- les signes croissants de l'arbitraire et de la violence révolutionnaires, qui prennent la forme d'une sorte de dictature barbare ([^90]) : « *La seule contemplation des rues de Moscou, écrit-il, renseigne un observateur attentif et l'aide à comprendre la contrainte effroyable subie actuellement par tous ceux qui seraient tentés de résister aux usurpateurs... *» Or les journées d'octobre, il ne faut jamais oublier qu'elles ont été menées *au nom de la liberté...* *-- *La liberté ! Quelle liberté ? s'écrie à cette époque Vladimir Ilitch Lénine devant une amie. Où avez-vous lu que le peuple demande la liberté ? ([^91]) Et comme cette amie insiste, Lénine précise sa pensée : « Le peuple n'a pas besoin de liberté, car la liberté est une des formes de la dictature bourgeoise ! *Dans un État digne de ce nom, il n'y a pas de liberté... *» 153:130 Ludovic Naudeau parvient, non sans peine, à rencon­trer Ilitch aux lendemains des journées d'octobre. Le grand chef lui apparaît sous les espèces d'un « brave homme au-delà de l'inimaginable, ondoyant, doux et le visage éclairé par un sourire ([^92]) ». -- Qu'y a-t-il dans cet être ? Une foi mystique, une monotonie ardente qui le rend insensible aux scrupules ? Et avec cela, symptôme contradictoire pourtant, une rare habileté manœuvrière, une astuce qui pétille souvent à l'étroit guichet de ses paupières bridées. Lénine, bon enfant, déclare à Naudeau en un français excellent : -- « Il est clair que nous sommes incapables de dévelop­per, par nos seuls moyens, les immenses ressources de ce pays. Dans ces conditions, et bien que cela ne nous soit pas agréable, il nous faut admettre que nos principes, vala­bles actuellement à l'intérieur de nos frontières, doivent, hors de nos frontières, faire place à des accords politiques qui nous permettent de vivre. » Quant à l'avenir du monde, Vladimir Ilitch croit le percevoir, dévoilant son ambition suprême avec une effrayan­te conviction : « Je ne suis pas prophète. Mais ce qui est sûr, c'est que l'État des capitalistes et du *free trade,* comme par exemple l'était naguère l'Angleterre, cet État se meurt. *L'État futur monopolisera tout, achètera tout, vendra tout. L'évolution du monde le conduit inévitablement vers le socialisme,* à travers diverses formes transitoires, diverses variantes, di­verses phases d'une évolution qui tend vers un but uni­que (...) *En Allemagne et en France,* où les armatures anciennes sont énormément plus solides qu'elles ne l'étaient chez nous, *une révolution est beaucoup plus ardue à com­mencer que ce ne fut le cas en Russie.* Mais, en revanche, si un régime socialiste s'établissait en France ou en Alle­magne, il serait bien plus facile que chez nous de le perpé­tuer dans ces pays. C'est que le socialisme trouverait spon­tanément en Occident des cadres, des capacités, des organis­mes, toute sorte d'auxiliaires intellectuels et matériels qui nous font défaut ici (...) 154:130 « Une grande vérité apparaît éclatante : *le vieux monde ne pourra plus longtemps exister.* La situation économique engendrée par la guerre va inexorablement précipiter son effondrement (...) *Quant à essayer d'empêcher l'État de devenir le patron, il n'y a rien à tenter dans ce sens.* L'iné­vitable s'accomplit et il s'accomplira pour ainsi dire par son propre poids. Dites tout ce que vous voudrez, par exemple, contre les tartes à la crème, cela n'empêchera pas que leur goût savoureux n'ait besoin d'aucune démonstration, car suivant le proverbe anglais (M. Lénine cite un proverbe que je ne connais pas) : « La meilleure preuve que les tartes à la crème sont bonnes, c'est que tout le monde les mange... » Tous les peuples mangent et mangeront, de plus en plus, la tarte socialiste... » Il est vrai que le même Lénine, qui est injuste et mépri­sant à l'égard du peuple, déclarera un autre jour à son ami Léon Trotski ([^93]) : -- Le Russe est une nouille, une lavette... C'est une bouillie que nous avons ! \*\*\* Quelques semaines après les journées d'octobre, les *Bolchéviks* au pouvoir créent l'organisme policier qui por­tera devant l'histoire le nom de *Tcheka.* Un ingénieur révolutionnaire d'origine polonaise, Dzerjinski ([^94]) en prend la tête. Et le réseau de police le plus dense, le plus serré du monde va s'étendre sur tout le pays. « Quelle liberté ? » disait Lénine. Dzerjinski, lui, se contentera de décréter à la *Tcheka* de Moscou ([^95]) : « *Fusiller d'après les listes tous les cadets, les gendar­mes, les représentants de l'ancien régime et n'importe quels princes et comtes qui se trouvent dans toutes les maisons de détention à Moscou, dans toutes les prisons et les camps. *» Puis il affirmera, pour expliquer son attitude : 155:130 « Je me trouve en plein feu dans la lutte (...) Tout mon temps n'est qu'une seule, incessante action, afin d'accomplir mon devoir... Ma pensée m'oblige d'être impitoyable, et j'ai la ferme volonté de suivre ma pensée jusqu'au bout... » ([^96]) A la même époque (fin de l'année 1917), les paysans réu­nis en congrès ont tendance à se montrer indociles : aussi­tôt, sur l'ordre de la *Tchéka,* des matelots et des Gardes-Rouges armés pénètrent dans la salle du Congrès, exigeant que les membres de cette assemblée quittent le local ([^97]) : -- Au nom de qui imposez-vous cela ? demandent les paysans. -- Au nom de la Flotte Baltique ! répondent les mate­lots. Après de longues palabres, les paysans sont fouillés par les *Bolchéviks* armés de fusils et de grenades ; puis ils sont poussés brutalement dehors, dans la nuit glacée de Petrograd. Et lorsque l'on demande à ces Gardes rouges, à ces matelots, pourquoi ils se livrent à de tels abus, pour­quoi ils attentent aux libertés élémentaires du peuple, ils répondent grossièrement : -- C'est l'ordre ! Pas besoin de causer... ([^98]) \*\*\* Petrograd, la belle ville, dans les mois qui suivent la Révolution d'octobre, est devenue « *un lieu sinistre où la neige s'entasse, une ville blanche, funèbre, où la haine ne monte même plus comme une mauvaise fièvre, mais se tapit comme une bête peureuse.* « Le vent du nord venu de la mer souffle sa bise glacée sur les façades obscures des maisons, s'engouffre dans les rues désertes, dans les appartements aux vitres brisées d'où s'est échappée toute trace de chaleur, de confort, de bonheur. « Dans la capitale même du luxe pour tous ceux qui ne sont pas ouvriers et soldats, les jours anciens sont abolis. Finies les bousculades d'une foule allègre, unie, bruyante, parfois enfantine même dans ses débordements. Finis égale­ment les badauds, les discours en plein air, les boutiques, la lumière, la chaleur, la nourriture. 156:130 « De rares tramways circulent, chargés de grappes hu­maines qui s'accrochent aux marchepieds, rampent, à peine visibles, entre deux talus de neige. » ([^99]) Nous avons devant les yeux, tandis que nous écrivons, une série de photographies de l'époque nous montrant des scènes passablement lugubres : hommes, femmes et en­fants, emmitouflés, grelottants, attendant la distribution de la soupe populaire ; soldats russes mendiant, pieds nus dans la neige ; officiers supérieurs ou généraux vendant des journaux, pour vivre, dans les rues de Petrograd -- et la nuée des « camarades-déserteurs » prenant un train d'as­saut, ou vautrés sur le toit des wagons. Et puis, la ma­gnifique perspective Nevski transformée en un lac de boue, jonchée de ces débris épars qui sont l'écume de la révolu­tion et que la vague d'un peuple fou, gonflé de colère, a laissés en se retirant... Il n'a pas fallu plus de quelques semaines pour que l'une des plus nobles ville de l'Europe devienne « grisâtre » et dépérisse -- comme si déjà le typhus imminent l'avait atteinte au cœur. « La nuit, chaque maison encore occupée se replie dans la peur, des hommes et des femmes en pelisse marchent dans leurs appartements en se battant les épaules pour lutter contre le froid. « La nuit encore, les rares passants traversent en cou­rant les rues tandis que des coups de feu éclatent, tirés au hasard soit par des bandits, soit par des bandes d'anar­chistes, soit encore par ces hommes de « l'ordre », le chef couvert d'un bonnet pointu orné d'une étoile sanglante, le fusil renversé en bandoulière. » ([^100]) 157:130 On tue son camarade pour le voler ; on étouffe ceux qui n'ont pas trouvé de gîte et qui dorment dans les cours ou les rues, afin de les dépouiller de leur bonnet, de leur cape, de leurs bottes. « Il n'y a plus qu'une meute qui dé­truit par haine, *coupe par plaisir les jarrets des chevaux,* brûle ce qui a appartenu aux riches, car elle ne peut encore imaginer que ces biens puissent lui appartenir. Peut-on voler une icône dans une église ? *Non*, *mais on peut la profaner.* Peut-on emporter un stock d'alcool ? Non, mais on peut le boire sur place et détruire ce qui reste... » ([^101]). La misère et l'anarchie se développent dans les villes russes -- en particulier dans la belle cité de Petrograd, méconnaissable. La situation économique est désespérée : dans la capitale, pour deux millions cinq cent mille habi­tants, il n'y a plus que trois wagons de farine en réserve. Un cornet de sucre est vendu au prix exorbitant de 75 rou­bles, on se bat pour un morceau de pain ; et la chasse aux harengs pourris mobilise une grande partie de l'activité de centaines de milliers d'hommes. Quant au reste, les bu­reaucrates (souvent opposés d'une manière larvée au bolchevisme) organisent le sabotage, en déployant le génie destructeur qui fait partie de l'âme russe. Le froid est terrible. Pour se chauffer, pour faire bouil­lir le thé traditionnel en Russie, et pour se remonter le moral, les gens de toutes conditions ont recours aux petits poêles russes de fortune que l'on appelle « abeilles ». Et comme on n'a plus rien à brûler, c'est tout le mobilier de Petrograd qui s'en va en fumée. Rien ne surprend plus : ni les « lynchages » quotidiens, ni le spectacle des membres les plus authentiques de la vieille noblesse vendant n'importe quoi à n'importe qui pour vivre, ni celui d'anciens généraux qui ont gardé telle ou telle pièce de leur uniforme et qui ramassent le crottin dans les rues comblées de neige boueuse. Les désordres et les violences de la rue empirent de jour en jour -- et la moindre promenade, la nuit tombée, dans les quartiers obscurs de Petrograd et des autres villes, devient infiniment dangereuse. « *Chaque nuit, les exploits des anarchistes, des bandits, prennent un aspect plus terrifiant.* Traverser de nuit les ponts interminables sur la Néva, c'est être assuré d'un mauvais coup. Ces gredins ne savent plus qu'inven­ter ! Toute la ville est pleine de terrifiants récits sur la bande de « spectres » qui, en cette période sinistre, pous­sent des cris terrifiants, vêtus de suaires flottants, sautant à des hauteurs incroyables, probablement parce qu'ils ont des ressorts de matelas fixés sous leurs semelles... » ([^102]) 158:130 Une telle misère, un tel chaos, les sinistres tableaux de la vie quotidienne en Russie, depuis les journées d'octobre et l'avènement de la Révolution, tout cela frappe de tristesse et de stupeur les témoins. A Moscou, la situation continue d'être aussi éprouvante qu'à Petrograd. « *Quelles ressources trouver dans une ville où le commerce est mort et où l'industrie agonise ?* Pas une banque n'est ouverte, sinon à de rares instants et pour des versements dérisoires ne permettant aucune transaction. *Pas un seul journal n'est imprimé, hormis les organes du Soviet.* Il n'y a plus un seul café qui fonctionne ni un seul restaurant à l'exception des réfectoires populaires et d'un petit nombre de tables d'hôtes végétariennes. Plus un seul hôtel non plus, sauf quelques *traktirs,* quelques auberges des faubourg qui ont dû leur sauvegarde à l'effervescence de leur vermine. » ([^103]) Ce qui n'empêche pas, dans cette étrange Russie, les théâtres de refuser du monde : « Karsavina dansait dans un nouveau ballet au Théâtre Marie : toute la Russie, qui raffole de la danse, courait la voir, Chaliapine chantait. Au Théâtre Alexandre, on reprenait la *Mort d'Ivan le Terrible* dans la mise en scène de Meyerhold ; je me souviens d'avoir remarqué à l'une de ces représentations un élève de l'École des Pages impériaux, en uniforme de parade, qui, après chaque acte, se mettait correctement au garde-à-vous face à la loge impériale, déserte et privée de ses aigles... » ([^104]) \*\*\* L'anarchie russe révolutionnaire atteint son plus haut degré, confinant presque à la poésie. 159:130 Sur le plan des affaires publiques, les apprentis-sorciers pullulent -- ce qui donne en Russie des résultats plus biscornus que partout ailleurs : tel jour, au *Soviet* de Petrograd, on discute fort sérieusement l'arrestation éventuelle de tous les diplomates étrangers, pour obliger les peuples à faire la paix. Telle autre fois, on décrète que les enfants des lycées éliront dorénavant leurs professeurs. Pourquoi pas ? Les soldats élisent bien leurs officiers ! ([^105]) Un peu plus tard, c'est un projet bien savoureux de « *nationalisation des femmes *» qui est publié, ([^106]) montrant jusqu'où peut descendre la morale en temps de révolution : « *Toutes les jeunes filles âgées de dix-huit ans devront être inscrites dans des bureaux de l'amour libre, dépendant du commissariat de l'Assistance publique. Ces bureaux établiront des listes d'hommes sur lesquelles les jeunes filles auront le droit de choisir un concubin. *» Comme le remarque Jean Mistler, ([^107]) il n'y manque plus que l'ordinateur. Ces folies mêmes ont pu d'abord séduire -- à Moscou, à Petrograd et ailleurs -- certains beaux esprits. D'autres se sont montrés « charmés » par la spontanéité de la populace, par la camaraderie bourrue des soldats, par un certain mélange capiteux de sentiments « traditionnels » et de prurits révolutionnaires -- par ce qu'ils croyaient être, enfin, l'innocence brutale des nouveaux maîtres. Et les diplomates étrangers n'ont pas toujours échappé à ses aberrations. Le *Journal d'un diplomate en Russie, 1917-1918*, de Louis de Robien, nous en fournit un exemple frappant. Robien est à cette époque secrétaire d'ambassade auprès de Maurice Paléologue : c'est un jeune aristocrate de très vieille souche, pétri d'illusions et de générosités, rempli d'une verve pétulante qui déborde à chaque instant ; au demeurant, un homme de cœur et de talent, courageux, et doué d'une honnêteté intellectuelle hors de pair. L'évolution même de son attitude à l'égard des *Bolchéviks* au pouvoir, nous semble révélatrice d'un état d'esprit plus répandu qu'on ne le pense... Voici d'abord les illusions. Louis de Robien ([^108]) écrit dans son *Journal,* le 9 novembre (style grégorien) 1917 : 160:130 « Autant je détestais la révolution qui a eu pour seul effet d'installer un cabotin miteux ([^109]) au Palais d'Hiver au lieu d'y laisser tout simplement l'empereur, *autant je me sens porté vers les Bolchéviks qui rêvent pour l'humanité d'un avenir de paix et de fraternité.* Ce qui me paraît le plus haïssable, c'est le régime hybride des républiques bourgeoises qui font une politique impériale. Si l'autocratie a fait son temps, si l'aristocratie doit disparaître parce qu'elle n'a pas su remplir sa mission, que ce soit au profit d'une démocratie universelle où tous les peuples seront frères, où les biens seront justement répartis et que le nouvel état de choses marque un progrès pour le bonheur des hommes... *Mais rien n'est plus odieux que la voyoucratie à panache...* Kerenski dans le lit d'Alexandre. *Lénine au moins,* comme jadis le Christ *apporte quelque chose de nouveau* et parle un langage différent des gouvernements actuels... Ce sont peut-être des rêveurs, mais j'aime mieux leur rêve que le réalisme grossier des « ôte-toi de là que je m'y mette » de la première révolution. » Lesdites illusions se confirment le 16 novembre, et Robien écrit encore : « Puisque l'Internationale de l'Église a fait faillite, que celle de l'intelligence est trop faible pour se faire entendre, mettons notre espérance dans celle de la démocratie, tout en regrettant le bon vieux temps de l'Internationale aristocratique et la solution élégante qui consistait à arrêter les massacres par le mariage d'une princesse. » Mais dès le 5 décembre 1917, les yeux du jeune diplomate se dessillent : « Les *Bolchéviks* prennent maintenant une mentalité d'autocrates et brisent impitoyablement tout ce qui leur résiste. La *douma* municipale ayant refusé d'obéir à leur décret de dissolution, ils ont arrêté le maire et les principaux conseillers. Il n'y a plus de liberté pour la presse... » A partir de cet instant, les déceptions vont s'accumuler, jusqu'à provoquer les plus saines et vigoureuses colères de Robien, ponctuées d'un humour qui ne l'abandonne jamais : 161:130 « Les *tovaritchs* (camarades) ont pillé la nuit dernière les caves du Palais d'Hiver où il y avait des milliers de bouteilles. Bien entendu les buveurs ont manifesté leur joie par des coups de fusil, *puisque tous ces gens-là se promènent toute la journée avec leur fusil et leur baïonnette, et ce sont là des jouets assez dangereux, maniés par des ivrognes.* On a tout de même trouvé quelques pompiers de bonne volonté pour briser ce qui restait de bouteilles et noyer la cave afin d'empêcher de nouvelles tentatives. Un certain nombre de *tovaritchs* sont restés étendus dans cette « abondance » et y ont péri. C'est navrant de voir perdre tant de bonnes choses : il y avait du tokay du temps de la Grande Catherine et il a été lampé par ces buveurs de vodka. » Certaines pages du même *Journal* sont pleines d'anecdotes horribles telles que cette histoire toute simple et qui fait -- hélas -- partie du « quotidien » révolutionnaire : « Hier, au coin de la Liteiny et de la Fourchtadskaia, deux soldats marchandaient des pommes à une vieille marchande de la rue. Trouvant le prix trop élevé, l'un d'eux lui a tiré un coup de fusil dans la tête, tandis que l'autre lui passait sa baïonnette au travers du corps. Bien entendu, personne n'a osé toucher aux deux soldats assassins qui ont continué tranquillement leur chemin, au milieu de la foule indifférente, en croquant les pommes qu'ils ont eues à si bon marché et sans plus penser à la pauvre vieille dont le cadavre est resté une partie de la journée sur la neige, près de son petit éventaire de pommes vertes. » Le diplomate-mémorialiste note, en passant, que le coût de la vie à décuplé ; que les contrôles rouges se multiplient ; que le *tribunal révolutionnaire* siège en quasi permanence, formé de juges élus qui changent presque chaque jour et qui sont pour la plupart des soldats et des matelots, parfaitement ignorants en matière juridique... Voici, enfin, le point d'orgue : « Que de scènes de sauvagerie quand ces brutes sont déchaînées ! A Tachkent, les soldats ont assommé un général qui essayait de rétablir l'ordre et l'ont exposé dans une chambre où pour trente kopecks *on achetait le droit d'assister à son agonie et de cracher dessus.* 162:130 Les Russes ont même perdu le respect traditionnel pour les morts. Lors d'une grève récente, des employés des pompes funèbres se sont battus autour d'un corbillard que l'on menait au cimetière, ont sorti le défunt et l'ont jeté dans la rue. » \*\*\* Vladimir Ilitch Lénine, cependant, ne semble pas accablé par les malheurs de son pays en tant que tels ; il considère les désordres de la fourmilière bolchévique un peu comme un entomologiste qui se pencherait sur des insectes sociaux. A la terre russe, au peuple russe, à l'âme russe, il préférera toujours la Révolution mondiale. Cette Révolution enferme à elle seule toutes ses amours ; il la vénère et la protège comme un être vivant. Février 1918. Trois mois seulement ont donc passé depuis les journées d'octobre. L'œuvre révolutionnaire de Lénine, son enfant chéri, n'a vécu encore que ces douze semaines. Ilitch, d'ailleurs, ne se fait guère d'illusion ; les *Bolchéviks* manquent de « capacités », de responsables -- et même de militants dignes de ce nom. Car il n'y a pas eu, à proprement parler, de « Révolution d'octobre » ; cette terminologie pompeuse n'est qu'un article de propagande. Il y a eu la volonté de Lénine, apte à saisir l'occasion prodigieuse et fugitive -- et le secours de Léon Trotski, personnalité hors-série. Un point c'est tout. Le reste -- les Kamenev, les Zinoviev, les Antonov-Ovséenko, les Dybenko, les Rykov, les Soloviev, les Sverdlov, les Krylenko -- ne sont que des comparses, marchant à la menace et à la flatterie alternées. Quant à la masse, elle ne veut rien, elle ne comprend rien, et c'est Lénine lui-même qui le reconnaît et qui l'affirme ([^110]). De fait, il n'existe pas, à proprement parler, de « mouvement révolutionnaire ». Il existe un peuple au cœur vague, tour à tour féroce et attendri, prompt à se lasser, à se décourager, à fuir sa destinée -- un peuple que l'on fait avancer vaille que vaille à coups d'espoirs et de slogans : « *Lève-toi, soulève-toi, peuple travailleur, espèce affamée ! *» 163:130 Lénine sait mieux que personne à quoi s'en tenir sur cette fameuse Révolution d'octobre, légende, mythe et mensonge ([^111]) : les historiens de l'avenir appelleront de ce nom ce qui fut la simple prise de pouvoir par lui, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, « à la suite d'un coup d'État admirablement conçu et parfaitement réalisé par lui seul ». Lui seul, avec Trotski, son âme damnée. On n'a pu enregistrer, durant les célèbres journées, ni la véritable adhésion du peuple, ni même le consentement du petit clan des *Bolchéviks,* pratiquement ignorés de la masse. Il a bien fallu que Lénine brusque les gens et les choses, et mette les discutailleurs au pied du mur. La soi-disant Révolution d'Octobre n'a été qu' « *un putsch réussi, rien de plus* ([^112]) ». Et la chose est tellement vraie que les élections législatives de Novembre n'ont donné au Parti bolchévique, au Parti de la « Révolution d'Octobre » que 25 % des voix. Mais on sait qu'Ilitch n'a aucun égard pour les volontés du peuple russe : c'est pourquoi il a dissout purement et simplement l'Assemblée Constituante élue, et jeté ses membres en prison. Et maintenant, après avoir sciemment provoqué les désordres et le chaos -- unique terrain possible de révolutions -- Lénine se trouve placé devant un nombre sans cesse accru de problèmes à résoudre. Il s'y épuisera... Tendu vers le même but inaccessible, dans un effort surhumain, il continue à ne point avoir de vie privée. Ilitch, plus austère et sobre que jamais, habite au Smolny. C'est là qu'on a dû lui aménager un « appartement » : petit salon, salle à manger, chambre à coucher. Lénine « reçoit » dans une pièce fort modeste -- qui est l'ancien vestiaire-lavabo des dames surveillantes de l'Institut. Son cabinet de travail s'orne en tout et pour tout d'une table, d'un canapé râpeux et gémissant, de quatre sièges et d'un buffet. Mal avisé, l'intendant du bâtiment a eu l'idée d'y faire porter un tapis et une descente de lit. « L'effet produit sur Lénine fut tel que le trop zélé fonctionnaire s'empressa de les faire enlever immédiatement ([^113]). » 164:130 Levé à neuf heures, Lénine commence à recevoir d'innombrables visiteurs (pourtant filtrés avec sévérité par un secrétariat rudimentaire). « De plus en plus, l'habitude se répandait de s'adresser directement à Lénine : ouvriers, paysans, intellectuels, militaires, bourgeois victimes du nouveau régime, tout le monde venait lui apporter ses do­léances. Il les écoutait patiemment, vêtu de son pardessus d'hiver (on manquait de charbon pour chauffer les bureaux), griffonnait des notes sur des petits bouts de papier. Il avait une manière bien personnelle de se débarrasser des bavards et des importuns en les poussant, sans en avoir l'air, vers la porte ([^114]). » Lénine consulte volontiers Léon Trotski. Leur amitié est plus profonde, plus fidèle, plus efficace que jamais ; ils ne font rien l'un sans l'autre -- ce qui ne veut pas dire, loin de là, qu'ils soient toujours du même avis. Trotski ([^115]) : « Le cabinet de Lénine et le mien, à l'institut Smolny, étaient reliés, ou plutôt séparés, aux deux extrémités du bâtiment, par un corridor si long que Lénine, plaisantant, proposait d'établir la communication par bicyclette. Nous avions entre nous le téléphone. Plusieurs fois par jour, je parcourais l'interminable couloir, une vraie fourmilière, pour rejoindre Lénine dans son cabinet et m'entendre avec lui. Un jeune matelot, qu'on appelait le secrétaire de Lénine, courait constamment pour m'apporter les notes du chef, lesquelles consistaient en deux ou trois phrases solidement bâties, où les mots les plus importants étaient soulignés deux ou trois fois ; et chaque note se terminait par une question posée carrément. Souvent les petits papiers étaient accompagnés de projets de décrets qui exigeaient, d'ur­gence, une appréciation. Dans les archives du Soviet des commissaires du peuple subsiste une importante quantité de documents de ce temps, écrits en partie par Lénine, en partie par moi, les textes de Lénine où j'ai fait des correc­tions, mes propositions complétées par lui... » 165:130 A 16 heures, dîner de Lénine. Puis conférences avec les membres du gouvernement, réunions des commissions et comités divers -- qui presque toujours se prolongent jusqu'à l'aube. Ilitch en sort harassé ([^116]). Mais rentré dans son appartement, il ne parvient pas à s'endormir. Selon sa compagne Kroupskaïa elle-même ([^117]), il se lève à chaque instant, bondit de son lit, court au téléphone, prend des notes, ré­clame des précisions, donne des ordres. Et lorsqu'enfin il dort, on l'entend discuter encore avec des interlocuteurs invisibles. \*\*\* Parmi ses innombrables « soucis », figure le sort des membres de la famille impériale. Lénine se fait tenir au courant de la situation. Implacable -- et sans que l'on puisse relever sous sa plume ni dans ses propos le moindre indice de pitié ou même d'intérêt à l'égard des cinq enfants innocents de cette malheureuse tribu -- il songe à ouvrir un immense procès retentissant où tout le peuple russe aura le sentiment d'as­signer et de juger « Nicolas le Sanglant »... En attendant cet heureux jour, la propagande bolchévique a soin d'entretenir la haine du peuple contre les souverains déchus. Louis de Robien, dans une page éton­nante, nous décrit une masse de plusieurs milliers de mani­festants qui attendent sous le froid, dans la neige, indéfi­niment l'heure de s'ébranler en cortège. Pour se réchauf­fer, ils chantent. Leurs chefs sont là, qui les encouragent et leur donnent le ton. « Pillons, tuons, égorgeons, le tsar à la potence ! », psalmodie la foule docile. Et quand un couplet s'achève, on se repose dix minutes, pour recommencer à un nouveau signal : « Le tsar à la potence, pillons, tuons... » \*\*\* Aux yeux de Lénine, la priorité des problèmes, en im­portance et en urgence, appartient à la guerre contre les Allemands. 166:130 La dissolvante action des *Soviets* aux armées a si bien rempli son rôle que les troupes n'obéissent plus, remplacent le combat par le *meeting* et réservent leurs balles plus volontiers à leurs propres officiers qu'à l'ennemi. Or Ilitch (sans abandonner son rêve de Révolution universelle) veut gagner du temps, pour consolider son nouveau régime. Et d'abord, il veut « faire la paix » -- c'est-à-dire un traité avec l'Allemagne, en abandonnant à leur triste sort les Alliés de la Russie... Dix mois auparavant, en mai 1917, le même camarade Lénine, tonnant du haut de la tribune, déclarait : -- *Nous protestons contre l'ignoble calomnie que les capitalistes font courir sur le compte de notre parti, à savoir que nous aspirerions à une paix séparée avec l'Allemagne !* ([^118]) Il est vrai que ses propres contradictions et mensonges persistent à ne pas gêner le moins du monde Vladimir Ilitch Lénine. Au terme de pourparlers interminables avec les représentants germaniques et non sans avoir éprouvé, dans son gouvernement, de violentes oppositions (car certains de ses collaborateurs ont gardé quelque sens de l'honneur) -- Lénine signe la paix avec Berlin, à la grande indignation des puissances occidentales. Le traité est paraphé à Brest-Litovsk le 3 mars 1918 -- et les conditions imposées par les Allemands au gouvernement des *Soviets* sont les plus humiliantes et les plus draconiennes de toute l'histoire de la Russie évacuation par les Russes de l'Ukraine et de la Finlande installation de « forces de police » allemandes en pays baltes ; soumission de la Pologne russe au joug allemand ; cession de territoires à la Turquie ; énorme tribut de guerre... C'est bien « *la sale paix de Brest-Litovsk *» selon le mot du camarade Boukharine lequel est un révolutionnaire bolchévique. \*\*\* 167:130 Vers la même époque, on peut lire dans la *Novaïa Jizn* (*La Vie Nouvelle*)*,* journal du grand écrivain russe Maxime Gorki -- rallié corps et âme à la Révolution d'Octobre -- ces lignes qui donnent à réfléchir ([^119]) et qui montrent à quel degré nouveau d'intensité les *Bolchéviks* ont su porter la haine de l'Occident : « *La France n'est qu'une tuberculeuse épuisée, je crache dessus. *» Conclusion générale Au mois de novembre 1915, le vieux prince Viazemski disait à l'ambassadeur de France Maurice Paléologue. « Le peuple russe est le plus docile de tous quand il est sévèrement commandé ; mais *il est incapable de se gouverner lui-même.* Aussitôt qu'on lui lâche la bride, il tombe dans l'anarchie. Toute notre histoire le prouve. Il a besoin d'un maître, d'un maître absolu : il ne marche droit que lorsqu'il sent au-dessus de sa tête une poigne de fer. La moindre liberté le grise. Vous ne changerez pas sa nature : il y a des gens qui sont ivres pour avoir bu un verre de vin. Nous tenons peut-être cela de la longue domination tartare. Mais c'est ainsi ! On ne nous gouvernera jamais par les méthodes anglaises... » Le même Viazemski achevait cyniquement sa pensée : « *Le knout ?* C'est aux Tartares que nous le devons, *et c'est ce qu'ils nous ont laissé de mieux...* Quant à la Sibérie, croyez-moi : ce n'est pas sans motif que Dieu l'a placée aux portes de la Russie. » 168:130 Comment ne pas évoquer en écho les rugissements de Pierre le Grand : « Avec les autres peuples européens, on peut aboutir à de bons résultats par la clémence et la douceur. Il n'en va pas de même pour la Russie ! *Car si je n'agissais point par la sévérité, il y a longtemps que je ne serais plus le tsar* J'ai souvent affaire non à des gens, mais à des bêtes ! » Nous entendons un autre écho, celui de Lénine apostrophant ses compatriotes, les traitant de « nouilles », de « lavettes », de « moutons incurables » et de « peuple en bouillie »... Et la phrase de Dostoïevski nous remonte en mémoire : « *Nous autres Russes, nous sommes tous des nihilistes. *» On pense à l'âme enfantine et rêveuse du *moujik *; à son esprit qui ne sait pas se fixer, errant à l'aventure ; à ses possibilités infinies de compassion, à son évangélique charité -- au poids de son inertie -- à la violence de ses réveils sexuels et sanguinaires. On pense à l' « *A quoi bon *» général*,* au *Nitchevo,* à la retombée du fatalisme oriental imprégnant un esprit, une race où le péché se mêle si intimement à la vertu, le crime au renoncement, et le fanatisme à la miséricorde. On pense au « goût de la chute » au « besoin de négation », au « refus de progrès » dont parlaient Tchadaïev, Tchekhov, Tolstoï -- aux désespérés, aux résignés, aux ratés dont la littérature russe écume et déborde. Et voici que nous revient au cœur le « tout est inutile » du malheureux Nicolas II -- cependant que s'élève la question martelée de Vladimir Ilitch Lénine, qui, lui, ne renonçait jamais : « *Que faire ?* » \*\*\* Oui, que faire d'un peuple pareil, si riche, si fuyant, si malléable ? Les tsars autocrates rassemblèrent pour ce peuple une terre immense où planter ses rêves ; ils lui forgèrent vaille que vaille une machine administrative et des lois ; ils allumèrent dans son cœur une conscience nationale immortelle : ils laissèrent s'accumuler pendant des siècles, à portée de sa main, les trésors spirituels de l'Église orthodoxe -- dont la hiérarchie était souvent asservie au Pouvoir, mais dont la foi fut infiniment respectée. 169:130 Puis, dans un monde en pleine évolution, les derniers Romanov se mirent au travail sur le chantier russe, opiniâtrement, sérieusement, héroïquement. Leur dynastie était devenue, pour les neuf dixièmes, de race allemande, et cependant elle restait russe de cœur, d'amour et d'intention. En Sainte Russie, les Nicolas I^er^ ; Alexandre II, Alexandre III voulurent de toutes leurs forces accomplir le « temple inachevé » de Pierre le Grand. Mais il y avait beaucoup de manières de suivre la voie de Pierre, et les derniers Romanov le firent à leur façon, qui était d'empoigner le Russe par le col ou par la barbe et de l'obliger à vivre. Il est certain que l'ascendance germanique de ces tsars leur donnait un goût de l'ordre indispensable à l'empire ; malheureusement, il est non moins certain que les Romanov du dix-neuvième siècle prétendaient fonder en Russie un État-Régiment (avec son double, un État-Police), dont le moins qu'on puisse dire est qu'il restait parfaitement étranger à l'âme de ce pays. Administration, peuple, Cour, société, littérature, les derniers tsars voulaient que tout marchât, vécût sur le rythme imposé, au pas d'une cadence prussienne. Et lorsque survînt Nicolas II, le seul maillon faible de la chaîne, alors le « charme » se rompit -- et l'éclatement fut prodigieux. Encore y fallut-il un concours de circonstances que le pessimiste le plus excessif ne pouvait prévoir : maladie du *tsarévitch,* hystérie de l'impératrice, règne inimaginable du *moujik* Raspoutine, passivité croissante et caractérielle de Nicolas II, grande guerre et désastre militaire jusqu'alors sans équivalents dans l'histoire. Mais l'incarnation de la Russie par le tsarisme devait rester -- presque jusqu'au bout -- si puissante que la phrase rêveuse de Napoléon s'applique ici encore de tout son poids : « *Quand on sait à combien peu tout cela a tenu... *» \*\*\* 170:130 La monarchie russe est morte. Pourquoi donc l'État-Régiment persiste-t-il en Russie, plus dur, plus exigeant, plus tyrannique et possessif que jamais ? Nul, à ce jour -- il faut le répéter -- n'a fourni la preuve qu'un régime libéral pût être appliqué aux Russes. Sur le plan de l'autocratie, *la Révolution n'a guère fait jusqu'ici que prolonger à sa manière, en l'amplifiant jus­qu'à la démesure, la politique des tsars.* Il faut bien, touchant cet aspect du problème, lui accorder quelques excuses. Car il entre dans le caractère russe d'exiger des réformes, puis de leur tourner le dos de brûler ce que l'on adore et d'adorer ce que l'on brûle de se rapprocher de la civilisation et de la pensée occidentales avant de retour­ner brutalement à l'Asie mongole ; de se soulever jus­qu'au soleil pour retomber, de tout son poids, dans la nuit -- et de se complaire si profondément à ces jeux mortels que le peuple de Russie en devient « *ingouver­nable *» : point sur lequel Pierre le Grand et Lénine sont bizarrement d'accord, à travers Catherine II et Nicolas I^er^... Catherine, Alexandre I^er^, Alexandre II ont multiplié leurs efforts pour élargir le carcan autour du cou russe, pour libérer le paysan, pour associer le peuple au pouvoir ; et chaque fois, une véritable conjuration des éléments actifs de la nation -- ou bien, la menace extérieure -- les ont fait reculer. Au dernier des Romanov, à Nicolas II on adresse volontiers devant l'Histoire -- non sans les plus apparentes raisons -- le reproche de n'avoir pas octroyé la véritable Constitution, de ne s'être point rapproché des représentants du peuple à la *Douma,* et de n'avoir pas tenu les promesses de 1906 ni respecté les « lois fondamentales ». Mais s'il eût continué de régner dans les conditions où régna Lénine -- avec les séquelles d'une guerre perdue -- qui peut dire vers quel destin se fût acheminée la monarchie ? Quant à Lénine (et à Staline son successeur), après une période singulièrement brève de « relâchement » et de concessions, au terme de promesses mille fois plus libérales que celles de Nicolas II, ils ont reconstitué un État-Régiment bien pire que celui des derniers tsars, et porté l'État-Police à son degré de perfectionnement actuel qui n'a pas de rival dans l'histoire russe ; 171:130 ils ont créé de toutes pièces *une classe nouvelle dans la société qui est celle des détenus politiques et des camps de travail.* (Au temps de Staline six à huit millions de travailleurs forcés -- et les statistiques d'aujourd'hui nous font défaut) ([^120]) Ils ont aliéné, enfin, des libertés (individuelles, communales, religieuses) auxquelles les tyrans les plus redoutables du passé n'avaient jamais osé toucher, même en rêve. \*\*\* Reparlons un peu des promesses de Lénine... Il avait soulevé ce pauvre pays, ce grand pays, ce beau pays russe en annonçant le pain, la terre, la paix, la liberté. Le « *pain *» promis par Lénine, c'est la nourriture et le standard de vie. Or, cinquante années d'expérience écono­mique révolutionnaire ont abouti notamment à ces faits précis que l'alimentation du peuple soviétique n'atteint son niveau normal en calories que depuis les toutes der­nières années, restant qualitativement et de beaucoup infé­rieure à celle dont jouissent les masses des pays occiden­taux ([^121]) ; que le nombre de têtes de bétail par habitant ([^122]) a diminué en Russie de 20 à 30 % depuis l'époque du tsa­risme ; que la superficie de logement disponible par habitant en Russie est descendue de neuf mètres carrés sous les tsars à huit mètres carrés dans ces dernières années ([^123]) ; que si les progrès en matière d'industrie lourde et d'armement sont indéniables, on compte seulement aujourd'hui, en 1969, une voiture par 450 individus en U.R.S.S. contre une pour 2,5 aux États-Unis ([^124]) -- un téléphone par 520 fa­milles en U.R.S.S. contre *un par famille* aux États-Unis -- 270 kwh de consommation d'électricité par tête en Russie contre 2400 aux États-Unis ([^125]) ; qu'il existe actuellement, en tout et pour tout, 70 hôtels de tourisme dans l'ensemble de l'U.R.S.S. pour 230 millions d'habitants ([^126]) ; que les primes dites de sécurité sociale et d'allocations familiales sont inférieures de très loin, en U.R.S.S., à celles que l'on alloue dans les pays capitalistes ; 172:130 qu'enfin et surtout, avec son salaire journalier, le travailleur soviétique d'aujourd'hui peut se procurer approximativement deux fois et demie moins d'aliments et cinq fois moins de produits manufacturés que son camarade vivant en Europe occidentale ([^127]). Pitoyable bilan d'un demi-siècle de planification centralisée -- fruit d'une révolution sanglante et d'un régime d'esclavage dont la Russie aurait pu faire l'économie ; résultats navrants qui ne justifient en rien le rataplan glorieux de la propagande soviétique : voilà pour le « pain » et le standard de vie. La « *terre *» a été donnée aux paysans par Lénine mais elle leur a été bien vite reprise au profit d'une « collec­tivisation » imposée dans les larmes et dans le sang ; et la faculté de posséder de petits lopins privés n'a été -- elle n'est encore -- qu'une bien maigre consolation pour le *moujik,* en regard de son immense déception ([^128]). Car le paysan russe d'aujourd'hui est « réduit à la condition de prolétaire travaillant dans des exploitations à l'air libre, sous les ordres de bureaucrates nommés par le Pouvoir » ([^129]) voilà pour la terre. La Russie, après avoir connu de 1941 à 1945 la guerre la plus atroce de ses Annales, consacre dans les temps actuels une écrasante part de son budget aux armements atomiques, à ses campagnes d'agitation révolutionnaire dans les cinq continents, au boute-feu permanent et au maintien de sa politique impérialiste : voilà pour *la paix.* L'Union des Républiques Soviétiques tient depuis près de vingt-cinq années de nombreux pays sous la hotte, derrière ce qu'on appelle le rideau de fer. Elle continue d'y menacer tout ce qui veut bouger, respirer, vivre, en appliquant ses menaces plus ou moins rigoureusement selon les exigences de la conjoncture internationale. Elle y maintient comme sur son propre territoire les règles de fer du *Stakhanovisme,* les sanctions les plus sévères (allant jusqu'à la peine capitale) contre la grève qui est strictement interdite ([^130]). 173:130 Elle y perpétue l'esclavage du travailleur qui n'a pas le moindre mot à dire dans la gestion de l'entreprise, relevant d'un directeur omnipotent nommé par l'État et souverain seigneur. Elle y charge de chaînes les écrivains libres, les intellectuels indépendants, les poètes qui cherchent dans le ciel autre chose que l'étoile rouge ([^131]). Elle y persécute enfin les églises avec une ingéniosité inépuisable ([^132]) -- renforçant, partout où elle le peut, un régime policier unique au monde : voilà pour la *liberté.* Mais quand l'étau se relâchera-t-il ? \*\*\* Aux quelques indices d'apaisement, d'adoucissement, de libéralisme qui de temps à autre nous parvenaient de Russie, nous n'accordions depuis longtemps qu'un mince crédit limité par notre expérience de la tactique subversive. « Deux pas en avant, un pas en arrière. » Le nouvel et récent « coup de Prague » n'est certes pas fait pour nous incliner davantage à la confiance. Et l'Occident chrétien se méfiera du régime soviétique aussi longtemps qu'il sera dominé par la double énergie de l'impérialisme révolutionnaire et de l'idéologie marxiste ([^133])... Une chose est pourtant certaine -- et l'historien Boris Mouraviev ([^134]) a raison de la souligner expressément : « *Les progrès rapides de la technique* (...) *comblent chaque jour davantage le fossé qui sépare les deux systèmes économiques en tant que tels : capitalisme et communisme. *» Il est trop clair que le capitalisme devient planificateur -- et que de son côté, progressivement, le communisme fait entrer dans ses calculs l'irremplaçable émulation du profit, de l'autonomie et de la propriété privée ([^135]). A la limite, si les systèmes ennemis tendent un jour à se rapprocher « asymptotiquement » dans une même vision rationaliste, si les peuples s'engagent sur la voie d'un même standard de vie, unique et planifié, si les vieux chauvinismes sacrés et les jeunes patriotismes agressifs finissent par céder, les uns après les autres, 174:130 à l'approche d'une sorte de démocratie économique universelle -- alors, c'est peut-être en pays russe que l'on pourra chercher les derniers ferments de la révolte spirituelle et du nationalisme jaloux. Certains historiens nous ouvrent largement ces perspectives. Ils imaginent où peut nous conduire ce nouveau rationalisme de temps modernes, appuyé sur l'essor de l'automatisation et sur le règne international du Plan. Mais, comme l'écrit encore Mouraviev, « *l'homme russe n'est pas fait pour vivre avec un cœur froid *». Et nous ne voulons pas, quant à nous, en achevant notre ouvrage, prendre congé de l'immense pays que nous avons appris à aimer sans nous poser la question essentielle du proche avenir : *pour quoi, et pour qui, brûlera le cœur russe ?* \*\*\* Il nous est impossible de répondre. Mais nous savons du moins que ce cœur brûlera pour sa terre natale comme il a toujours brûlé... Récemment, un écrivain russe déclarait : « *La Russie a tellement soif d'une parole intelligente, elle languit après le verbe et l'action ! *» Mais le même écrivain, déçu par le régime, prenait soin d'ajouter ([^136]) : « Si cruel que soit notre pays, si difficile qu'il soit d'y vivre, si grandes les chances de tomber en chemin, écartelés dans notre sang, de souffrir offenses et douleurs imméritées, *nous sommes tous attachées à cette terre* et aucun de nous jamais ne la trahira et ne l'abandonnera pour courir en quête d'un confort sans âme (...). Russie insensée et sage, cruelle Russie, mon amour, tu luis aussi pour moi après toutes les pertes affreuses que j'ai subies, après tant d'amères désillusions, après trente-sept ans d'une vie double, imbécile et sans but, tu luis pour moi et tu me consoles, toi que rien n'a pu noircir à mes yeux. Sans cette lumière éternelle de la vérité et du bien, qui est la tienne, j'aurais depuis longtemps passé autour de mon cou la corde des pendus... » 175:130 Cet auteur russe est une femme -- réfugiée aux États-Unis depuis plusieurs années. Elle est baptisée selon le rite orthodoxe. Son nom est Svetlana Alliluyeva. Elle est la fille de Staline. \*\*\* La forme suprême du véritable amour pour la terre natale, n'est-ce pas le sacrifice des combattants ? Svetlana nous dit encore : « Les gens de ma génération ont vécu une vie beaucoup plus intéressante que la mienne. Ceux qui ont cinq ou six ans de plus que moi forment le plus admirable des peuples ; ce sont les étudiants qui, au sortir des amphithéâtres, sont partis pour la guerre patriotique, la tête brûlante, le cœur en feu. Peu en ont réchappé et sont revenus, *mais ceux-là sont la fleur de notre époque.* Ce sont nos futurs décabristes : ils nous apprendront encore à vivre, à nous tous. Ils auront encore leur mot à dire, j'en suis persuadée... » En vérité, ce patriotisme russe nous fascine. Il est indestructible c'est un sentiment à part dans le monde, un sentiment unique d'essence primitive et complexe à la fois. Le Russe vibre plus que tout autre à l'appel des chants martiaux il reste cocardier, puérilement sensible à l'orgueil des fastes militaires -- en même temps qu'amoureux du plus modeste paysage familier ; il défendra en y risquant sa peau le foyer de sa maison et les frontières du territoire national ; il se montrera solidaire du peuple immense dont il fait partie, où tant de passions frémissent comme des souffles sur un champ de blé. Retrouvant son pays après l'exil ou la prison, il baisera la terre russe -- comme nous le dit Tolstoï -- cherchant à l'étreindre, les deux bras étendus. Il se battra pour la religion orthodoxe ou pour les mythes brumeux du paradis marxiste -- et pour « les pauvres honneurs des maisons paternelles » qui pèseront toujours d'un grand poids dans son destin. 176:130 Mais le patriotisme du Russe est bien autre chose en­core, exprimant *le dernier effort de l'amour filial.* Ce n'est pas assez dire que le Russe aime sa Patrie : *il l'adore.* C'est elle, « *Matouschka *»*,* qu'il découvre sur les traits de la Vierge Marie, fondus dans l'or des vieilles icônes ; c'est elle qu'il cherche encore dans les vagues symboles de la faucille et du marteau croisés. La Russie était sainte sous les tsars, elle restera sainte sous Lénine et ses héritiers sainte, d'une sainteté qui purifie aux yeux du Russe la boue et la crasse des siècles. Elle exige tout, elle obtient tout, elle justifie tout. Elle est bien « l'État-Temple » dont nous par­lent ses historiens. Elle continue d'engendrer -- en dépit du matérialisme dialectique et des Écoles d'Athéisme -- la foi dans des millions d'âmes, comme si la foi était un grain de blé semé en terre russe de toute éternité ([^137]). Elle est ainsi la consolatrice, la nourricière du corps et de l'es­prit, *la mère des mères.* Jadis, les tsars autocrates ne voulaient être que ses man­dataires et ses Premiers Serviteurs -- d'ailleurs remplis de cette passion filiale, de cette passion patriotique infinie qui confondait dans un même rêve le prince et le moujik. Au nom d'un tel amour, il n'y avait rien d'impossible, exactement rien -- *et les choses à cet égard sont restées ce qu'elles étaient.* Et tous ceux qui se sont risqués à violer la terre russe l'ont appris à leurs dépens : le patriotisme un peu fou dont il est question -- après avoir si souvent brûlé dans l'Histoire, au temps d'Alexandre Nevski sur les bords de la Néva, puis à Poltava sous Pierre-le-Grand, à Kuners­dorf sous Élisabeth, à Borodino, à Sébastopol -- flambait hier à Stalingrad, contre les blindés d'Adolf Hitler, de la flamme la plus violente et la plus pure. Il y a bien des choses dans le cœur russe, disait Pouchkine, mais l'essen­tiel de ce que j'y cherche, vous ne le trouverez pas ailleurs. Michel de Saint Pierre. 177:130 \[Références d' « Octobre Rouge » et\ de la « Conclusion générale »,\ figurant ci-dessus en notes de base de page\] 185:130 ### Pages de journal par Alexis Curvers TOUT CE QUI COMPTE EN EUROPE depuis vingt siècles parle ou pense en latin. Le programme de la Révolution qui vise à détruire la civilisation en décivilisant l'Europe qui en est le siège était donc tout tracé : il a pour premier point l'abolition du latin, espoir suprême et suprême pensée de tous ceux qui, depuis Condorcet, trouvent que la subversion de l'Europe et l'agonie de la civilisation ne vont pas assez vite. On peut être sûr que le dernier coup sera porté en même temps à la civilisation, à l'Europe et au latin, et par les mêmes hommes. Nous voyons déjà que l'Europe ne sait presque plus s'exprimer. Quand elle aura tout à fait oublié le latin, elle ne saura plus du tout penser, ni par conséquent exister. Nous marchons à grands pas vers ce dénouement. C'est ce qui est arrivé une première fois au V^e^ siècle, quand les civilisés fatigués de l'être se laissèrent gagner aux syntaxes barbares. La civilisation dégénérée s'écrou­la dans une horreur sans nom. Victime désignée de ce désastre, l'Église n'en était pas moins grandement res­ponsable, en la personne de beaucoup de ses pasteurs séduits au « sens de l'histoire » et contaminés par les dissolvants de l'hérésie, qui est l'âme de toute barbarie. Mais l'Église, ou ce qui en restait, se ressaisit miraculeu­sement sur le bord de l'abîme et sauva l'essentiel. 186:130 Il n'y a pas de civilisations barbares. Mais il y eut des barbares assez intelligents pour attendre de l'Église qu'elle leur rapprît à parler latin, à penser juste, à re­faire l'Europe, puis le monde, sous l'invocation de Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme. Il n'y eut pas une nou­velle civilisation, puisque par définition la civilisation est une, toujours et partout de même nature. Il y eut seulement, par la grâce de Dieu et le secours de l'Église, un idéal plus pur, un plus haut degré de civilisation, et de nouveaux civilisés qui poursuivirent après l'avoir détruite, l'œuvre de leurs prédécesseurs défaillants. Ce miracle n'est plus possible au XX^e^ siècle, à moins que Dieu ne tienne encore en réserve, dans quelque re­fuge ignoré, un reste d'Église invisible, survivante et fidèle, *Mater et Magistra* temporairement évincée. Car, quant à l'Église qui n'est que trop visible, contemptrice du latin, hardiment adonnée à tous les jargons de la décadence et à toutes les modes de Babel, elle donne aujourd'hui le branle aux forces destructrices dont elle était seule parvenue à retarder jusqu'ici le commun assaut et la victoire finale. Voilà le fait historique entièrement nouveau, la décisive trahison des clercs. *Vous avez fait disparaître la clef.* La clef du savoir dont vous aviez la garde. La clef du savoir divin, liée à celle du savoir humain. La clef des vérités révélées, et la clef des vérités que Dieu avait permis aux meilleurs des hommes de découvrir par eux-mêmes. L'instrument de la foi et de la raison, sans lequel tout est perdu. \*\*\* EX ORE INFANTIUM. -- Déjà l'écrivain mexicain Helena Garro avait mis en cause « cinq cents lâches intellectuels et professeurs » qu'elle tient pour responsables des trou­bles qui viennent d'ensanglanter son pays : c'est ce que *le Monde* du 26 octobre 1968 appelle une « campagne de délation ». 187:130 Le même journal nous apprend qu'à son tour la fille de cet écrivain, Mlle Helena Paz, âgée de vingt ans, in­tervient dans le débat par une lettre ouverte qu'a publiée *l'Universal* du 25, où elle prend à partie les professeurs et les intellectuels de la génération de son père : « En effet, écrit-elle, vous nous avez enseigné la lutte des classes plutôt que l'amour de Dieu, vous faisant les pro­pagandistes des fausses idéologies de vieillards de 80 ans comme Althusser, Marcuse, Lévi-Strauss, qui avec les Rudi Dutschke, Cohn Bendit, les Beatles et les « hip­pies », sont le naufrage de la civilisation occidentale... A côté des 50 morts et des cent blessés qu'il y a eu au Mexique, il y avait au même moment l'assassinat d'un pays tel que la Tchécoslovaquie, les procès à Moscou de Larissa Daniel et de Pavel Litvinov... » Et de désigner nommément, comme ayant été les mauvais maîtres de la jeunesse mexicaine, recteur de l'Université, professeurs, économistes, écrivains, artistes et autres (parmi lesquels on s'étonne de ne pas rencon­trer des prêtres), « qui après avoir armé les étudiants, les avoir transformés en terroristes, les ont abandonnés, les dénonçant à la police, et les envoyant se faire tuer le 2 octobre sur la place des Trois-Cultures... » Cette jeune fille ne fait là que décrire avec précision l'état de choses qui prévaut actuellement dans l'univer­sité et l'intelligentsia non seulement du Mexique, mais de tous les pays où ne règne pas encore la dictature communiste qui rétablira l'ordre. N'en déplaise au *Monde,* ce n'est pas de la délation que d'être seul à dire tout haut la vérité que tout le monde sait fort bien. C'est plutôt du courage. Quant à la phrase accusatrice : « Vous nous avez enseigné la lutte des classes plutôt que l'amour de Dieu », c'est tout simplement du génie. *Felix qui potuit rerum cognoscere causas*. \*\*\* 188:130 La seule faute que je relève dans les déclarations de Mlle Paz, c'est ce terme funeste de « civilisation occiden­tale » qu'elle répète comme tout le monde sans y penser, sans voir que ce barbarisme intellectuel est précisément à l'origine du « naufrage » qu'elle déplore avec raison. Car le naufrage de la civilisation commence au moment où l'on croit, feint de croire ou fait croire qu'il existerait une autre ou plus d'une autre civilisation, plusieurs civilisations de remplacement entre lesquelles nous n'au­rions que l'embarras du choix. Énorme sottise que les imposteurs du langage ont mise en circulation, égarant nombre d'esprits assez naïfs pour ne sentir aucune différence entre la prétendue « civilisation occidentale » et ce qui est tout au plus *la forme occidentale de la civilisation,* et pour ne pas redouter les catastrophes dont une telle confusion est grosse. Il n'y a pas plus de civilisation occidentale que d'orien­tale, de moderne que d'ancienne, etc. Pas plus qu'il n'y a ni ne peut y avoir de triangle isocèle médiéval ou de circonférence japonaise. Il n'y a que la civilisation tout court, la même en Occident et en Orient, dans le passé et dans l'avenir, car elle se définit en tous temps et en tous lieux par un même esprit qui l'anime et un même ordre à quoi elle tend. Les hommes, les sociétés, les pays, les époques la conçoivent, la méritent, la réalisent ou s'en détournent plus ou moins sous quelque rapport, mais sans que jamais elle-même change de nature. Seul varie le mode selon lequel ils y participent. Elle pro­gresse ou décline dans ses applications, nullement dans son essence. La restreindre à l'une de ses formes, fût-ce la moins imparfaite, c'est déroger à l'universalité qui en est justement le principe fondamental. 189:130 Tout ce qui la limite la tue. Supposé qu'une circonférence, en tant que japonaise, occidentale ou autre, se spécifiât par un seul de ses points qui ne fût pas à égale distance de son centre, ce ne serait pas une circonférence. Et qu'une prétendue civilisation contrevienne délibérément à une seule des normes qui régissent l'état civilisé, par là précisément elle verse dans la barbarie. Toute société est partiellement civilisée. Aucune ne l'est entièrement, tant s'en faut. Chacune constitue par conséquent non pas une civilisation distinctive, mais seu­lement un essai, un degré, une approximation plus ou moins heureuse de la civilisation. Tous les peuples qui furent ou seront dignes du nom de civilisés ne sont que les dépositaires ou les intendants plus ou moins actifs d'une seule et même civilisation. Sous quelques modali­tés qu'ils l'honorent, l'expérimentent et la développent, c'est par les même caractères et par les mêmes raisons qu'ils se qualifient comme civilisés, encore qu'ils le soient diversement, selon la mesure de leur accession et de leur fidélité à l'idéal commun, -- commun par exemple à l'homme de ces cavernes qui peint la paroi de son gîte, au paysagiste chinois qui peint l'éventail et à Michel-Ange qui peint la Sixtine : les procédés seuls diffèrent, qui ne sont rien ; mais dans ces trois cas de civilisation les lois de la beauté, le respect du vrai, le don de soi et l'adoration sont exactement les mêmes. \*\*\* Le mot civilisation ne comporte donc ni épithète ni pluriel. C'est moins par étourderie que par une élégance d'écrivain trop assuré d'être compris que Valéry a osé l'ellipse fameuse : « *Nous autres, civilisations... *» 190:130 Toute son œuvre proteste qu'il ne pensait pas que la civilisation fût mortelle ni multiple, mais bien et seule­ment les sociétés qui pour un temps la détiennent. Il voulait et devait donc dire : « Nous autres, sociétés humaines, héritières et porteuses de la civilisation... » C'eût été beaucoup moins joli. Le poète ne se doutait pas qu'on le prendrait au mot, ni que par suite de cette erreur, si la civilisation elle-même serait un jour en danger de mort, ce serait pour avoir cessé de se savoir unique. La civilisation ne meurt pas avec les sociétés qui la trahissent, et qui meurent de cette défaillance. Elle les quitte pour aller s'il se peut en habiter d'autres, qui vivront de ce privilège. \*\*\* CONTRIBUTION AU DIALOGUE. -- « *Nous vivons à une époque de lutte de classes aiguë sur l'arène internationa­le. Les communistes ont déclenché une lutte idéologique acharnée contre les pays libres et tentent de rendre plus actives leurs menées subversives à l'intérieur du bloc atlantique.* « *Nos ennemis déploient de grands efforts pour ten­ter d'influencer notre jeunesse et celle des autres pays démocratiques. Ils se couvrent du masque d'* « *amis de la jeunesse *» *et tentent d'attirer vers eux les jeunes gens politiquement instables, d'affaiblir leur vigilance et d'ai­guiser les passions.* « *La lutte sans pitié contre l'idéologie adverse doit être la riposte à l'activité de nos ennemis, quelle que soit la forme sous laquelle elle se manifeste.* (...) *Le cours des événements dans le monde a démontré l'ur­gente opportunité de ces tâches. *» 191:130 Quel réactionnaire délirant, quel revanchard fasciste ou néo-nazi, quel colonel grec a osé tenir en public ces propos d'autant plus intolérables qu'ils sont d'ailleurs l'expression de la pure vérité ? Qui n'a pas craint d'at­taquer ainsi de front les principes mêmes de la coexis­tence pacifique ? Ne cherchez pas. Remplacez *communistes* par *impé­rialistes ; libres* et *démocratiques* par *socialiste ; bloc atlantique* par *bloc socialiste ;* et vous aurez sous les yeux, restitué mot pour mot, le discours prononcé par M. Brejnev à Moscou le 25 octobre 1968, tel qu'il est cité sans commentaire à la première page du *Monde* du 26. \*\*\* DE QUELQUES ÉTONNEMENTS. -- S'étant découronné de la tiare qui le distinguait des autres évêques, le pape se déclare douloureusement surpris de n'avoir plus d'auto­rité dans l'Église. Non seulement en effet l'Église est en pleine anarchie, mais la règle d'obéissance et les fonde­ments de la doctrine même y sont tous les jours impuné­ment battus en brèche par les prélats et les docteurs les mieux en cour. Tout un public s'étonne que la jeunesse mette en pra­tique les enseignements révolutionnaires que ses maîtres les plus patentés lui inoculent ouvertement depuis vingt ans et plus. Des pédagogues et des parents qui, bannissant de l'éducation toute notion de règlement, de discipline, d'apprentissage, de contrainte, et jusqu'au nom du de­voir, ont élevé les enfants dans l'idée que tout ce qui demande modestie, réflexion, volonté, contrôle, persé­vérance, victoire sur la nature ou sur la difficulté, que tout effort en un mot est ridicule et nuit à « l'épanouisse­ment de la personnalité », ces pédagogues et ces parents s'étonnent et se plaignent que tant de garçons et de filles à peine sortis de l'enfance, loin de se convertir spontanément à l'étude, au travail régulier, à la maîtrise de soi, continuent de s'épanouir en toute innocence à l'aide de ces nouveaux jouets que sont pour eux les copains, les voitures, l'érotisme, l'alcool, les drogues, la délin­quance et quelquefois le crime. 192:130 Les peuples soi-disant civilisés s'étonnent que les peuples soi-disant décolonisés retournent à l'état sau­vage, d'où la seule colonisation, malgré toutes ses tares, les avait quelque peu tirés. Les gouvernements bourgeois s'étonnent que les États soient menacés de destruction par les mille artifices d'une propagande subversive, laquelle ne tient que d'eux sa liberté d'action, son crédit, ses immenses ressources. M. Jean-Louis Barrault s'étonne que ses plus dociles admirateurs viennent lui rejouer *les Paravents* dans la salle. Et M. André Malraux ministre s'étonne que M. Bar­rault, à la ville comme à la scène, règle sa conduite sur les mêmes consignes loyalistes qu'il avait reçues de M. Malraux romancier. Les gens de gauche expriment tout à coup leur « stu­peur » devant un pays envahi par les armées russes, alors que celles-ci, aux applaudissements de ces mêmes gens de gauche, s'organisent depuis cinquante ans dans le dessein hautement proclamé et plus qu'à demi exé­cuté d'asservir tous les pays du monde. (Dans ce concert de stupéfactions bien imitées, la palme revient sans conteste à la revue *U.S. News and World Report* dont M. Roger Massip, dans *le Figaro* des 19-20 octobre 1968, cite un article intitulé : « *La Russie : de nouveau un danger. *» Ce titre est véritablement une trouvaille de génie, un des sommets de la dialectique et de la littéra­ture de tous les temps. Impossible de mieux synthétiser cinquante ans de sottise, d'imposture, de trahison et de propagande anti-occidentales que par ce petit adverbe -- *de nouveau, again,* qui signifie que la Russie n'était plus un danger et que les gens qui nous faisaient croire qu'elle avait cessé d'en être un restent dignes de créance. C'est comme si le berger, parce que le loup aurait croqué quelques moutons de plus, avertissait le troupeau que le loup est *de nouveau* carnivore.) 193:130 Il est également vrai que les gens de droite, si long­temps et si justement célèbres pour leur avarice, leur morgue, la dureté de leur cœur, leur cynisme, leur hypo­crisie, leur aveuglement, leur frivolité, leur incroyable niaiserie (vertus que d'ailleurs s'empressent de leur dis­puter victorieusement leurs successeurs de gauche), ne trouvent à s'en corriger un peu qu'à la lumière de leur défaite, et par cette naïveté qu'ils ont de s'étonner des progrès du communisme, dont ils ont été les premiers artisans. Tous ces étonnements reviennent au même : l'hom­me moderne s'étonne de voir les effets sortir des causes qu'il a lui-même le plus favorisées. Et cette inconséquence universelle résulte elle-même d'une cause dont nos contemporains ne laissent pas de trouver étonnant qu'elle ait produit son effet nécessaire, cause qui ne peut être et n'est autre qu'une prodigieuse recrudescence de la bêtise humaine. Quant à ce dernier phénomène, le comble de l'in­conséquence serait de douter que ce triomphe de la bêtise ait à son tour une cause, et de s'étonner que celle-ci l'ait engendré. Après avoir expulsé Dieu de ce monde, l'homme moderne constate avec étonnement que ce monde sans Dieu est l'empire du diable. Mais il n'est plus en état de comprendre que la bêtise qui le fait s'en étonner est le plus bel ouvrage du diable. Un vieux jésuite dur à cuire, comme il y en avait encore du temps que j'étais écolier, résumait prophéti­quement tout cela dans le style le plus simple : « Il y a des gens qui ch... dans leur culotte, et puis ils s'étonnent quand ça sent mauvais. » \*\*\* 194:130 JE PROPOSE que tous les États civilisés adoptent immédiatement et de commun accord une loi ainsi conçue : « Article premier. -- A dater de ce jour, les bâtiments d'utilité publique, tels que locaux universitaires et autres, ainsi que les biens meubles qui y sont contenus, cessent d'être des propriétés d'État. « Article I bis. -- N'appartenant plus à l'État, il va de soi que lesdits bâtiments échappent ipso facto, quelques désordres qui s'y produisent, à tout droit de tutelle, de contrôle, de surveillance ou de simple regard dont se prévaudraient les autorités jusqu'ici constituées pour y faire respecter des règlements désormais abolis. « Article II. -- Les lieux une fois violés deviennent inviolables. Il suffit de s'y installer pour bénéficier du droit d'asile. N'importe qui aura le droit d'occuper lesdits bâtiments sans limite de temps, de s'en assurer de jour comme de nuit la jouissance pleine et entière, d'en exclure les ci-devant usagers et d'y exercer un pouvoir discrétionnaire à toutes fins. « Article III. -- Les nouveaux occupants auront le droit de se répandre sur les voies publiques circonvoisines, de les dépaver, d'y empêcher la circulation, d'y élever des barricades, d'y abattre les arbres ainsi que tous édicules et poteaux, d'y briser vitres et vitrines, d'y allumer des incendies, notamment en mettant le feu aux voitures en stationnement, etc. « Article IV. -- Toute action tendant à entraver le libre exercice de ces droits sera jugée et traitée comme une provocation. Dans les cas d'incendie, il sera permis de faire obstacle à l'intervention des pompiers et de les mettre en fuite au moyen de projectiles généralement quelconques. L'usage des cocktails Molotov sera tout spécialement permis, et même recommandé, contre les forces dites de l'ordre. 195:130 « Article V. -- Toute intervention de la police est illégale et interdite. Sa seule présence sur le théâtre des opérations sera considérée comme un juste motif de représailles et de violences accrues contre ce qu'il sera dès lors légitime d'appeler les brutalités policières. « Article VI. -- En conséquence, les personnes qui auront participé à ces manifestations et déprédations diverses ne seront passibles d'aucune sanction. En particulier, les étudiants qui s'y seront signalés seront dispensés de subir les examens prévus par les législations antérieures sur la collation des grades académiques, et obtiendront sans formalités ni frais, sur simple demande, moyennant avis favorable de leurs camarades, les diplômes de médecin, d'ingénieur, de juriste, de professeur, etc., qui leur paraîtront utiles pour assumer sans délai dans la société les fonctions rémunérées auxquelles ils se seront ainsi préparés. « Article VII. -- La présente loi entre en vigueur immédiatement avec effet rétroactif, et, pour commencer, dans tous les pays d'Amérique et d'Europe, y compris la Russie. » Je crois que ces dispositions légales répondraient parfaitement aux vœux de tous ceux que nous voyons embrasser le parti, les principes et les méthodes de la « contestation ». On s'étonne seulement qu'ils n'aient pas encore formulé en clair des revendications si raisonnables. C'est pourquoi je le fais pour eux. Alexis Curvers. 196:130 ### Éclaircissements sur la notion d' « hérésie » » par Jean Madiran LA DÉCLARATION de la Commission cardinalice sur le catéchisme hollandais ([^138]) « ne prononce aucune con­damnation et le mot d'hérésie n'y figure à aucun moment », a déclaré Mgr Fausto Vallainc, « chef de la salle de presse du Saint-Siège » ([^139]). Le mot hérésie n'étant pas dans la Déclaration cardina­lice, plusieurs journaux en ont conclu qu'il n'y a aucune hérésie dans le catéchisme hollandais. Personne apparemment ne se soucie de savoir au juste ce que signifient en droit et en fait les termes de *condamna­tion* et *d'hérésie.* \*\*\* 197:130 Quand Mgr Vallainc remarque que la Déclaration « ne prononce aucune condamnation », ou bien cette remarque n'a point de sens, ou bien elle implique que la Commission cardinalice *aurait pu* en prononcer une et qu'elle ne l'a pas fait : et donc, qu'elle a équivalemment prononcé un *acquittement.* Une Commission pontificale ayant reçu pouvoir de juger et de condamner, si elle ne condamne point c'est qu'elle acquitte. Mais si, comme nous le croyons, cette Commission n'avait pas reçu pouvoir et mission d'instruire un procès et de prononcer éventuellement une condamna­tion, alors il n'est pas exact de dire : « Elle ne prononce aucune condamnation ». Il fallait dire, si l'on voulait être vrai : « Elle n'avait ni mission ni pouvoir de condamner ». Et en ce cas, l'absence de condamnation n'a plus valeur d'acquittement. Mgr Vallainc, chargé des *publics-relations* avec la pres­se (avec la presse actuelle !), s'exprime en conséquence à l'intention de ceux qui emploient n'importe quels mots pour dire n'importe quoi : il est souvent à la hauteur de cette tâche. Mais par suite, ses déclarations apportent ordinai­rement peu de lumières à ceux qui continuent à utiliser le langage articulé comme un instrument intelligible, stable et précis pour communiquer une pensée non équivoque : ce qui devrait demeurer possible au moins à l'intérieur de l'Église, où les termes et les notions conservent, en droit sinon en fait, un usage déterminé, selon des définitions fixes et connues. \*\*\* A supposer que la Commission cardinalice ait eu le pou­voir et l'intention de déclarer « hérétiques » certaines pro­positions du catéchisme hollandais, un de ses membres, le plus éminent, et presque le seul qui soit un véritable théolo­gien, s'y serait opposé. Il s'y serait opposé pour des raisons de principe. On le savait d'avance, parce qu'il l'a dit. Seule­ment il l'a dit en certains chapitres d'un ouvrage dont les deux tomes comptent au total plus de deux mille deux cents pages, ce n'est évidemment pas une lecture pour les chargés de presse et les informateurs religieux. 198:130 Le cardinal Journet est résolument partisan de ne plus employer les thermes *hérétique* et *hérésie* qu'au sens qu'ils avaient chez saint Thomas : c'est-à-dire en un sens plus restreint non seulement que le sens aujourd'hui courant, mais même que l'usage moderne qu'en a fait le Magistère. Connaissant l'avis du cardinal Journet sur ce sujet, on connaît la raison (supplémentaire) pour laquelle une Commission cardinalice dont il est le membre en quelque sorte principal avait toutes chances de faire une déclaration où « le mot hérésie ne figure à aucun moment ». C'est une occasion de donner à nos lecteurs quelques éclaircissements sur les diverses significations du terme *hérésie.* Profitons-en, car ce terme, nous en aurons de plus en plus besoin. Nous allons commencer par rappeler en détail l'ensei­gnement de saint Thomas : non point au titre de son origi­nalité supposée, mais en raison de son caractère de doctrine commune. Nous examinerons ensuite les thèses du cardinal Journet. Nous terminerons par quelques observations d'ac­tualité. #### I. -- La notion d'hérésie selon saint Thomas L'hérésie pour saint Thomas est une certaine catégorie d'ignorance et d'erreur, une certaine sorte de choix, une certaine espèce d'infidélité : elle est ces trois choses à la fois, constituant le péché d'hérésie ; mais il faut bien les exposer, comme lui-même, successivement : en se souvenant qu'on ne parle point à chaque chapitre d'une réalité diffé­rente, mais d'un aspect distinct d'une seule et même réalité. ##### 1. -- L'hérésie en tant qu'ignorance et erreur. L'hérésie se situe au quatrième degré du non-savoir. Il y a en effet, expose saint Thomas dans le *De Malo* ([^140]) : 199:130 1°) La simple absence de connaissance (*nescientia*). 2°) L'ignorance, qui est le fait de ne pas connaître ce que l'on peut ou ce que l'on doit savoir. 3°) L'erreur, qui ajoute à l'ignorance une adhésion de l'esprit au contraire de la vérité. 4°) L'hérésie, qui ajoute à l'erreur : a) le fait d'être une erreur en matière de foi ; b) la « pertinacité » (*pertinacia *: opiniâtreté, obstination, entêtement) avec laquelle cette erreur est soutenue ([^141]). « C'est la pertinacité, précise ici saint Thomas, et il le répétera ailleurs sous diverses formes, c'est la pertinacité qui seule constitue l'hérétique ; elle vient de l'orgueil ; car il faut un orgueil énorme pour préférer son sentiment pro­pre à la vérité divinement révélée. » Saint Thomas traitait en cet endroit des sept vices capi­taux. Il se faisait l'objection : l'hérésie, quand elle provient d'une simple ignorance, ne paraît pas relever de l'un des sept vices énumérés ; il y en a donc un huitième ? Et il répond : « L'hérésie provenant d'une simple igno­rance, si elle est un péché, relève de l'un des vices capitaux. *C'est en effet un péché de ne point se soucier d'apprendre ce que l'on est tenu de savoir. *» ([^142]) \*\*\* 200:130 On rapprochera cet enseignement de celui que saint Thomas donne d'autre part sur l'ignorance ([^143]) : L'ignorance (*ignorantia*) n'est pas n'importe quel non-savoir (*nescientia*). Il y a des choses que même les anges ne savent pas : *nescientia* et non pas *ignorantia*. L'ignorance implique une privation de connaissance dans le cas de choses que l'on est naturellement apte à connaître. Et parmi ces choses, il y en a que l'on est tenu de savoir, celles sans la connaissance desquelles on ne peut correctement faire son devoir. Tout le monde est tenu de connaître les vérités de la foi et les préceptes universels de la loi morale natu­relle ; et chacun en particulier est tenu de connaître ce qui concerne son état de vie ou sa fonction. -- Négliger d'avoir ou de faire ce que l'on est tenu d'avoir ou de faire est manifestement un péché d'omission. En revanche il n'y a pas négligence à ne pas savoir ce que l'on est incapable de savoir : dans ce cas l'ignorance est dite invincible parce qu'aucune étude n'est susceptible de la dissiper. Une telle ignorance échappe au pouvoir de la volonté, elle n'est pas un péché. Tandis que l'ignorance vincible : 1°) est un péché si elle porte sur ce que l'on est tenu de savoir ; 2°) n'en est pas un si elle porte sur ce que l'on n'est pas tenu de savoir. -- Il en est du péché d'ignorance comme des autres péchés d'omission : le péché n'est actuel qu'au moment où un précepte positif oblige. L'ignorant ne pèche pas continuellement de façon actuelle mais seulement lors­que c'est le moment pour lui d'acquérir le savoir auquel il est tenu. -- Enfin ([^144]), si l'ignorance est telle qu'elle en vienne à exclure complètement l'usage de la raison, alors il n'y a aucun péché, comme on le voit chez les tous et chez les idiots (*in furiosis et amentibus*). 201:130 Il semble bien qu'ainsi saint Thomas ait passé en revue tous les cas possibles, sans exception, de l'ignorance épisco­pale sous laquelle nous sommes aujourd'hui accablés. ##### 2. -- *L'hérésie en tant que choix.* Dans son commentaire de l'*oportet haereses esse* ([^145]), saint Thomas expose : « Selon saint Jérôme, « hérésie » est un mot grec qui signifie « choix » : quelqu'un choisit lui-même la doctrine qu'il juge la meilleure. L'hérésie consiste donc : 1°) en ce que l'on suit une doctrine particulière, selon son choix personnel, au lieu de suivre la doctrine commune transmise divinement 2°) en ce qu'on adhère avec pertinacité à cette doctrine particulière. La notion de choix implique ici une ferme adhésion. L'hérétique est celui qui, rejetant la doc­trine de la foi divinement transmise, suit *pertinaciter* sa propre erreur ». Saint Thomas distingue alors ce qui concerne directe­ment la foi et ce qui la concerne indirectement. Ce qui la concerne directement, ce sont les « articles de foi ». Une erreur à leur sujet, si elle est suivie avec pertinacité, ne peut s'excuser par l'ignorance, car l'Église les a solennel­lement définis et ils sont communément prêchés aux fidèles (à cette époque du moins...) : « le mystère de la Sainte Tri­nité, la nativité du Christ *et alia hujusmodi *». -- Ce qui con­cerne indirectement la doctrine de la foi, ce sont les choses auxquelles on doit croire non point pour elles-mêmes, mais parce que leur négation aurait logiquement des conséquen­ces contraires à la foi. Par exemple, nier qu'Isaac est le fils d'Abraham amènerait nécessairement à penser que la Sainte Écriture contient des erreurs. En de telles matières, pour prononcer que quelqu'un est hérétique, il faudra constater qu'il persévère dans son erreur avec pertinacité même après avoir vu quelles en sont les conséquences. « Et ainsi donc, *ce qui fait l'hérétique c'est la pertinacité avec laquelle on refuse de se soumettre au jugement de l'Église* dans les choses qui relèvent directement ou indirectement de la foi. Une telle pertinacité provient de l'orgueil par lequel on préfère son sens propre à celui de l'Église. » \*\*\* 202:130 La distinction entre ce qui relève directement de la doctrine de la foi et ce qui en relève indirectement est reprise en termes parallèles dans la *Somme de théologie* ([^146]) : « Une chose peut concerner la foi de deux manières : 1°) Directement comme ce qui nous vient par tradition divine, par exemple le mystère de la Trinité et celui de l'Incarna­tion. Une opinion fausse en une telle matière est une hérésie, surtout si l'on y met de la pertinacité. 2°) Indirec­tement : les propositions qui ont des conséquences con­traires à la foi. Dire par exemple que Samuel n'était pas le fils d'Helcana aurait pour conséquence la fausseté de la Sainte Écriture. En cette seconde matière, l'opinion fausse n'est pas hérésie, tant que l'on n'a pas aperçu, ou qu'il n'a pas été défini, que cette opinion entraîne une conséquence contraire à la foi : surtout si l'on n'y met point de pertinacité. Mais quand il est manifeste, et surtout quand il est défini par l'Église, qu'une erreur entraîne une consé­quence contraire à la foi, on ne peut plus s'y tromper sans hérésie. C'est pourquoi beaucoup d'opinions sont maintenant réputées hérétiques, qui ne l'étaient pas antérieurement : parce que maintenant leurs conséquences apparaissent mieux. » ##### 3. -- L'hérésie en tant qu'infidélité, ou péché contre la foi. L' « infidélité » est le nom donné au contraire de foi ([^147]) : « La foi est une vertu dont le contraire est l'infi­délité ; donc l'infidélité est un péché ». 203:130 N'étudiant pas ici l'infidélité en elle-même, mais seule­ment dans la mesure nécessaire pour y situer l'hérésie, nous noterons au passage, sans nous y arrêter autrement, que pour saint Thomas on peut être infidèle du seul fait que l'on n'a pas la foi, comme chez ceux qui n'en ont jamais entendu parler -- en ce sens purement négatif, l'infidélité n'est pas un péché mais plutôt un châtiment, une telle ignorance des choses divines est une conséquence du péché d'Adam. -- L'infidélité en tant que péché s'entend d'une opposition à la foi : lorsqu'on refuse de l'accueillir, selon la parole d'Isaïe (53, 1). « Qui a cru à ce que nous annon­çons ? » L'infidélité provient de l'orgueil, par lequel on refuse de se soumettre aux règles de la foi et aux interpré­tations de la doctrine traditionnelle. L'acte propre de l'infidélité est de refuser son assen­timent ([^148]) : tout comme l'acte de donner son assentiment, c'est un acte de l'intelligence mue par la volonté. Il existe trois espèces d'infidèles ([^149]) 1°) ceux qui refusent leur assentiment à la foi, ne l'ayant point reçue précédemment, c'est l'infidélité des païens ; 2°) ceux qui refusent leur assentiment à la foi chrétienne alors qu'ils l'avaient précédemment reçue *in figura,* c'est l'infidélité des juifs ; 3°) ceux qui refusent leur assentiment à la foi chré­tienne alors qu'ils l'avaient précédemment reçue *in ipsa manifestatione veritatis*, c'est l'infidélité des chrétiens, celle des hérétiques. Saint Thomas rappelle ([^150]) les axiomes de saint Augustin (« l'hérétique est celui qui crée ou qui suit des opinions fausses ou nouvelles ») et de saint Jérôme (« l'hérésie est le choix par lequel on décide soi-même quelle doctrine est la meilleure »). Et il précise : 204:130 Celui qui a droitement la foi chrétienne est celui qui adhère volontairement au Christ dans ce qui fait vraiment partie de la doctrine chrétienne. De cette rectitude de la foi, on peut s'écarter de deux manières : 1°) Si l'on n'a point la volonté d'adhérer au Christ lui-même : c'est l'infidélité des païens et des juifs ; 2°) Si, tout en ayant la volonté d'adhérer au Christ, on choisit non point ce qui est vérita­blement la tradition du Christ, mais ce que suggère le sens propre. Ainsi *l'hérésie est cette sorte d'infidélité qui pro­fesse la foi au Christ mais qui en corrompt les dogmes.* Il y faut la pertinacité. Saint Thomas y revient avec insistance ; notamment à partir d'un enseignement de saint Augustin repris dans les Décrétales ([^151]) : « Ceux qui défendent leur opinion, même fausse et fu­neste, sans esprit de pertinacité, s'ils cherchent la vérité avec un soin prudent et s'ils sont prêts à se corriger dès qu'ils l'auront trouvée, il ne faut absolument pas les comp­ter au nombre des hérétiques. » En effet, commente saint Thomas, ceux-là ne choisissent pas d'être en contradiction avec la doctrine de l'Église : ils s'y trouvent sans le savoir. Ainsi les anciens docteurs eux-mêmes ont pu s'opposer entre eux en matière de foi, sur des points qui n'étaient pas encore définis par l'Église : mais quand l'autorité de l'Église universelle a tranché, si quel­qu'un s'oppose avec pertinacité à un tel arrêt, il doit être réputé hérétique. Cette autorité de l'Église, ajoute saint Thomas, réside principalement dans le Souverain Pontife : contre l'autorité pontificale, ni saint Jérôme, ni saint Augustin ni aucun des saints docteurs n'a soutenu une opinion personnelle. Saint Jérôme faisait cette profession de foi : « Telle est, *papa Beatissime*, la foi que nous avons apprise dans la catholique Église. Si d'aventure il y a dans cette foi quelque position qui soit moins exacte ou peu prudente, nous désirons être amendés par toi qui tiens la foi et le siège de Pierre. » \*\*\* 205:130 Il suffit, pour être hérétique, de rejeter ou de mettre en doute coupablement un seul article de foi. Mais il faut bien comprendre comment l'entend saint Thomas et la raison qu'il en donne ([^152]). De la même manière, dit-il, qu'un seul péché mortel est incompatible avec la charité, le refus de croire un seul article de foi est incompatible avec la foi théologale. La charité ne demeure pas en celui qui a commis un péché mortel : de même la foi ne peut demeurer en celui qui refuse de croire un seul article de foi. Explication : il s'agit d'adhérer, comme à une règle infaillible et divine, à la doctrine de l'Église qui découle de la Vérité première révélée dans les Saintes Écritures. La vertu théologale de foi consiste en cela. Le *motif formel* de la foi, ou son *objet formel,* c'est de croire Dieu parce qu'il est Dieu et l'Église parce qu'elle est l'Église de Dieu. *L'objet matériel* de la foi, c'est *ce que* Dieu a révélé, ce sont les articles de foi : nous les croyons, de foi théologale, non point en vertu des motifs de crédibilité propres à chacun (et tels qu'ils peuvent apparaître à notre esprit), mais en vertu de *l'objet formel* de la foi : en vertu de la révélation divine. L'hérésie n'est pas essentiellement le refus des motifs de crédibilité propres à un article de foi, elle est essentiellement le refus de *l'objet formel.* Il faut croire à tout ce qui est révélé par Dieu : si l'on ne croit qu'à une partie de la révélation, si l'on y fait un *choix* personnel, c'est que l'on ne croit plus à la révélation en tant que révélation ; c'est que l'on ne tient plus la doctrine révélée pour une règle infaillible et divine. Dès lors, remarque saint Thomas ([^153]) si l'hérétique con­tinue à professer certaines vérités de foi -- et il continue à en professer, sans quoi il ne serait plus seulement héré­tique, mais entièrement apostat -- c'est *autrement que par la foi théologale* qu'il continue à les professer. Car celui qui adhère à la doctrine de l'Église comme à une règle infail­lible donne son assentiment à tout ce que l'Église enseigne en matière de foi : sinon, ce n'est plus à la doctrine de l'Église en tant que règle infaillible qu'il adhère, c'est à son jugement particulier, à son sens propre, à sa volonté per­sonnelle. 206:130 L'hérétique qui, avec pertinacité, refuse de croire un seul article de foi montre ainsi qu'il n'est pas décidé à suivre la doctrine de l'Église. Quand on est hérétique sur un article de foi, on n'a plus du tout la foi théologale pour les autres articles que l'on continue à professer, on ne les conserve alors que par une certaine opinion dépendant d'un choix individuel : on ne les conserve plus par adhésion à l'objet formel de la foi. Au passage, saint Thomas précise incidemment : *si non pertinaciter, jam non est haereticus, sed solum errans*. Celui qui doute d'un article de foi (ou qui le refuse) sans y mettre de pertinacité n'est pas encore un hérétique, il est seule­ment quelqu'un qui se trompe (*solum errans*). Autrement dit : l'erreur en matière de foi ne devient une hérésie que lorsqu'elle devient un péché, par le fait que le dissident contredit, indirectement ou directement, une vérité de foi dont on lui montre suffisamment qu'elle appartient bien à la doctrine de l'Église. ##### 4. -- Faut-il pardonner le péché d'hérésie ? Pour être pardonné, l'hérétique doit d'abord se corriger et se repentir. Nous n'entrerons pas dans tous les cas et toutes des dispositions pratiques qu'envisageait saint Tho­mas. Mais nous retiendrons l'enseignement que voici ([^154]) : -- Le Seigneur commande à Pierre de pardonner le péché d'un frère soixante-dix fois sept fois, ce qui veut dire, selon l'interprétation de saint Jérôme, qu'il faut pardonner à quelqu'un autant de fois qu'il aura péché... -- Le Seigneur parle à Pierre du péché commis contre lui Pierre : ce péché-là, toujours il faut le remettre et, quand un frère nous revient, lui pardonner. Mais cela ne s'applique point au péché contre le prochain ou contre Dieu. Il ne nous appartient pas, dit saint Jérôme, de le pardonner à notre gré : il faut dans ce cas une mesure établie par la loi selon ce qui convient à l'honneur de Dieu et à l'utilité du prochain. 207:130 ##### 5. -- L'utilité des hérésies. *Oportet haereses esse, ut et qui probati sunt manifestati fiant in vobis* (I Cor., XI, 19) : il faut qu'il y ait des hérésies, afin que les chrétiens éprouvés se trouvent mis en évidence au milieu de vous. Saint Thomas commente ([^155]) : « L'utilité des hérésies est en dehors de l'intention des hérétiques. Elle consiste en ce que la constance des fidèles s'en trouve éprouvée, comme dit l'Apôtre ; et *les hérésies font que nous secouons la paresse et pénétrons avec plus de soin les divines Écritures,* comme dit saint Augustin. » Secouons donc notre paresse et mettons-nous à l'étude du catéchisme catholique. Telle sera l'utilité de l'hérésie du XX^e^ siècle. #### II. -- Les thèses du cardinal Journet Au second tome de son *Église du Verbe incarné* ([^156]), à deux reprises ([^157]), le cardinal Journet traite de la notion ancienne et de la notion moderne d'hérésie ([^158]). La doctrine de saint Thomas, que nous venons de rap­peler, est pour l'essentiel celle de tous les scolastiques : l'hérésie est un péché, l'hérétique est un pécheur. Il ne s'agit pas seulement d'une erreur en matière de foi, mais d'une erreur coupable, une répudiation consciente, volontaire d'un ou plusieurs points de la doctrine de la foi enseignée par l'Église. 208:130 De l'erreur en matière de foi, dit le cardinal Journet, l'Église juge avec une certitude spéculative et infaillible. Du péché, dont Dieu est le juge ultime et le seul absolument infaillible, les juges ecclésiastiques ne peuvent avoir qu'une certitude morale, faillible, en se fondant sur les signes exté­rieurs, selon une jurisprudence recueillie par les canonistes. Mais la terminologie a évolué : le mot hérésie en est venu chez les modernes, et dans l'usage même du Magis­tère, à désigner une erreur en matière de foi, que cette erreur soit coupable ou non. La culpabilité ne change rien à la nature de l'erreur ; la notion de pertinacité devient extérieure à la notion d'hérésie ; une proposition est définie comme hérétique en elle-même, indépendamment du point de savoir si elle est soutenue par un chrétien (sans quoi elle n'est plus une hérésie au sens scolastique), et si elle est soutenue avec pertinacité (sans quoi elle n'est plus un péché). Si bien que dans la terminologie moderne, « hérésie » peut désigner : 1°) soit une proposition (ou une doctrine contraire à la foi catholique ; 2°) soit le péché qui consiste à professer coupablement une doctrine qui est hérétique au sens précédent. Dans l'acte lui-même de professer une hérésie, la termi­nologie moderne distingue : a\) cet acte quand il n'est pas coupable : « hérésie ma­térielle » ; b\) cet acte quand il est coupable : « hérésie formelle ». « Les scolastiques, rappelle le cardinal Journet, pen­saient unanimement que, lorsqu'un chrétien professait une doctrine directement contraire à la foi, il le faisait ou bien avec pertinacité, et alors il était hérétique, ou bien sans pertinacité, et alors il n'était pas hérétique. La distinction entre des hérétiques coupables et des hérétiques non coupa­bles leur aurait semblé aussi inacceptable que la distinction entre des menteurs coupables et des menteurs non cou­pables. 209:130 Cette manière de voir s'est conservée dans le Code de Droit canon, can. 1325, § 2 : « Si, *après* réception du baptême, quelqu'un, retenant le nom chrétien, nie ou met en doute *avec pertinacité* une des vérités qui doivent être crues de foi divine et catholique, il est hérétique... » Il est évident, selon cette perspective, qu'une *proposition* ne peut être en elle-même et à elle seule *hérétique* : pour la déclarer telle, il faut s'assurer qu'elle est soutenue par un baptisé, et qu'elle l'est avec pertinacité ; il faut encore s'assurer que celui qui la soutient continue à se dire « chré­tien », sans quoi il n'y aurait plus seulement « hérésie », mais cette forme extrême de l'hérésie qu'est l' « apostasie ». Ce n'est donc point au sens strict mais par figure de rhétorique qu'une *proposition* peut être dite hérétique. Cela est contraire à la *doctrine* des scolastiques, cela n'était point entièrement étranger à leur *usage.* Quand ils expo­sent en doctrine ce qu'est l'hérésie, ils en font obligatoire­ment un péché ; mais il leur arrive déjà, et à saint Thomas lui-même, d'employer le terme d' « hérésie » pour désigner une simple erreur contre la foi. Le cardinal Journet ne l'ignore pas ; il l'explique en supposant qu'il y a en ce cas une hypothèse implicite : « Il est vrai que saint Thomas appelle souvent hérésie l'erreur ([^159]) touchant une matière de foi définie par l'Église. Mais c'est toujours parce que, dans sa pensée, le fait de passer (sciemment) par-dessus la définition de l'Église est un signe de pertinacité (...). Le *Qu'il soit anathème,* adressé par les Conciles d'une manière personnelle à celui qui nie une vérité de foi divine et catho­lique, ne vaut, pareillement, que dans l'hypothèse de sa pertinacité. » La terminologie actuelle la plus courante distingue des *hérétiques formels,* coupables de péché contre la foi ; et des *hérétiques matériels,* non coupables, qui professent une doctrine contraire à la foi faute que leur ait été suffisam­ment proposée la vérité révélée. 210:130 Le cardinal Journet rappelle et commente quelques exemples historiques : « Du fait que les textes d'Arius sont condamnés comme hérétiques, il est certain d'une part, d'une *certitude spécu­lative et infaillible,* qu'ils sont contraires à la foi chrétienne (...) ; et il est certain d'autre part, d'une certitude *morale et canonique,* que leur auteur et ses sectateurs étaient vrai­ment coupables du péché d'hérésie. S'agit-il des textes de Jansénius, l'Église, en les déclarant hérétiques, a défini, et cela est de certitude absolue, qu'entendus comme les enten­dait Jansénius, ils sont contraires à la foi ; elle n'a pas porté de jugement sur la culpabilité de l'auteur alors mort depuis quinze ans, mais la condamnation implique que les chré­tiens qui s'obstineraient à professer les cinq propositions jansénistes pourraient, avec une *certitude morale,* être jugés coupables d'hérésie. » « Quand Innocent X condamne les cinq propositions de Jansénius comme *hérétiques,* ce mot est pris selon la terminologie moderne ; il désigne les *erreurs* de Jansénius, qui sont déclarées contraires aux énoncés formels de la foi divine, non les *péchés* de Jansénius. Denz., numéros 1092-1096. Alexandre VII précise que les cinq propositions, tirées quant à leur substance de l'*Augustinus,* sont condamnées an sens visé par Jansénius dans son livre ; il ne définit pas que Jansénius est tombé dans le péché d'hérésie en les formu­lant. Denz., n° 1098. » « Dans un entretien qu'il eut avec le Pape Pie IX, le 30 janvier 1852, au sujet de l'*Association de prières pour la conversion de l'Angleterre,* le P. Ignace Spencer, un passion­niste anglais, demanda qu'en désignant ses compatriotes on s'abstînt de les appeler *hérétiques *: -- Je ne me reconnais pas coupable, dit-il au Pape, d'hérésie volontaire avant ma conversion, et je n'en reconnais pas coupables mes compa­triotes en général. -- Ah ! que dites-vous ? répliqua le Pape. Mais, après un instant de réflexion, il consentit, par un gracieux signe de tête, à la demande du P. Spencer. C'est pourquoi, dans la lettre que la Propagande ([^160]) délivra à ce dernier, on ne lit pas *haereticorum*, mais tout simplement *acatholicorum*. » 211:130 Ayant rapporté cet épisode ([^161]), le cardinal Journet ajoute : « Le Père Spencer ne voulait pas de la nouvelle terminologie. Mais comment entendre la courte surprise que res­sentit le Pape ? Ne vient-elle pas de ce qu'il s'est vu sou­dain mis en demeure de revenir à l'ancienne termi­nologie ? » C'est ici et à ce propos qu'il faut relire un enseignement de saint Augustin que le cardinal Journet cite par ailleurs. C'est l'enseignement de saint Augustin allégué par saint Thomas, comme nous l'avons vu plus haut ([^162]). Mais saint Thomas le citait d'après les Décrétales ; la citation plus complète éclaire parfaitement le sens de la requête du P. Spencer à Pie IX, et probablement la raison pour laquelle Pie IX consentit à cette requête : « Ceux, enseignait saint Augustin ([^163]), qui défendent leur opinion, même fausse et funeste, sans esprit de pertinacité, *surtout lorsqu'elle est non pas le fruit de leur audace et de leur présomption, mais l'héritage de parents séduits et tombés dans l'erreur,* s'ils cherchent la vérité avec un soin prudent et s'ils sont prêts à se corriger quand ils l'auront trouvée, il ne faut absolument pas les compter au nombre des hérétiques. » Le cardinal Journet souhaite vivement que l'on revienne à cette ancienne terminologie. On éviterait alors de dire qu'une proposition est en elle-même « hérétique » : on déclarerait « contraire à la foi ». Car pour être hérétique, il faudrait en outre qu'elle soit professée avec pertinacité par un chrétien commettant ainsi le péché d'hérésie : « On ne devra parler d'hérétiques et d'hérésies qu'à propos d'une doctrine : l°) contraire à la foi divine et catholique, 2°) soutenue par un chrétien, 3°) avec pertinacité. 212:130 Le premier point est tranché par le magistère ecclésiastique qui peut déclarer infailliblement que telle doctrine, avec le sens qu'elle a dans tel ouvrage, est contraire à la foi divine et catholique. Le second point sera souvent le plus aisé à déterminer. C'est le troisième point surtout qui fera diffi­culté. Il s'ensuit que le critère de l'héréticité sera finalement le critère de la pertinacité, ou en d'autres termes de la culpabilité. On est donc rejeté sur le plan du probable et du vraisemblable. Même dans les cas les plus nets on ne dé­passera pas les assurances de l'ordre moral ([^164]). Un tel jugement ne saurait relever du magistère infaillible. L'hom­me qui se comporte comme un hérétique, et qui est selon toute vraisemblance un hérétique, n'est peut-être au vrai qu'un psychopathe. C'est Dieu qui juge les consciences, non les canonistes. Ils n'échappent pas à l'erreur judiciaire. Ils le savent. » L'intention déclarée qui meut le cardinal Journet est la suivante : dans la terminologie moderne, le mot *hérésie* désigne de plus en plus une *erreur,* mais le même mot continue inévitablement à désigner aussi un *péché ;* il conserve une « note infamante », même dans les cas où l'on n'a aucun motif de porter une accusation d'infamie. « Beaucoup de malentendus, d'offenses, de rancunes pour­raient être évités si l'on prenait soin de définir exactement en quel sens on emploie soit les mots abstraits comme l'hérésie, le schisme, l'infidélité, soit les mots concrets comme les hérétiques, les schismatiques, les infidèles. » Souci parfaitement adéquat à nos relations avec des chré­tiens séparés de Rome, dont le cas était prévu en substance par saint Augustin déjà : ceux qui soutiennent une opinion fausse qui « n'est pas le fruit de leur audace et de leur présomption, mais l'héritage de parents tombés dans l'er­reur ». Nous n'avons aucune lumière sur le chapitre de leur culpabilité individuelle aujourd'hui, nous présumons volon­tiers que dans la plupart des cas ils n'en ont aucune, et non moins volontiers, à l'exemple de Pie IX, nous nous abstenons de les qualifier personnellement « hérétiques » ou « schismatiques ». 213:130 Mais il est bon que ce soit de notre part mieux qu'une attitude de courtoisie extérieure. C'est une attitude fondée : sur une théologie qui, en cette matière aussi, est accordée au bon sens. #### III. -- L'importance décisive du "motif formel" La doctrine de saint Thomas et les thèses du très tho­miste cardinal Journet mettent en lumière le rôle du *motif formel* de la foi, par laquelle celle-ci se distingue radicale­ment d'une conclusion de la raison naturelle. C'est le *motif formel* de la foi qu'exprime l' « acte de foi » tel qu'on l'apprenait au catéchisme : « Je crois fermement, *parce que* Dieu, l'infaillible vérité, l'a révélé à la sainte Église catholique, et par elle nous le révèle aussi à nous... » ([^165]) Ou bien : « Mon Dieu, je crois fermement toutes les vérités que vous nous avez révélées et que vous nous enseignez par votre Église, parce que vous ne pouvez ni vous tromper ni nous tromper. » ([^166]) Quelqu'un peut, surtout aujourd'hui, être *matériellement* induit en erreur sur ce que l'Église enseigne en matière de foi, tout en conservant la volonté (et l'illusion) de croire ce que l'Église enseigne : il ne pèche pas contre la foi. De même, un baptisé élevé dans une église chrétienne dissi­dente peut croire qu'elle est la véritable Église, prononcer l' « acte de foi » et ne point pécher contre la foi. 214:130 En revanche, il arrive qu'un catholique, un prêtre catholique, un évêque catholique, avec une entière conviction subjective, donne son assentiment à une erreur qu'il tient pour une vérité, tout en sachant qu'il contredit ainsi la doctrine de l'Église en matière de foi : il a rejeté le *motif formel* de la foi ; s'il n'est pas psychopathe, il est hérétique. Quel que soit le niveau de connaissance ou d'ignorance théologique de chaque esprit, ce que la foi demande aux ignorants et aux savants, c'est l'assentiment en raison du *motif formel :* je crois, mon Dieu, tout ce que vous nous enseignez par votre sainte Église, parce que vous ne pouvez ni vous tromper ni nous tromper. #### IV. -- Hérésie et apostasie L'apostasie ne se distingue pas de l'hérésie selon l'es­pèce ([^167]) : elle est en somme une hérésie universelle, un refus de tous les articles de foi, elle a pour conséquence normale que l'apostat rejette jusqu'au nom de chrétien. On a pu dire que l'hérésie de notre temps est une « apostasie immanente » : elle ne renonce pas au nom chrétien, mais elle ne garde que le nom, la nature de son erreur ayant pour conséquence de vider *l'objet matériel* de la foi de tout son contenu, ou d'en pervertir intégralement la signification. Le rejet de la loi (morale) naturelle en tant que telle est une hérésie. La conséquence de cette hérésie-là est inévi­tablement une apostasie « immanente », tous les articles de foi sans exception en sont vidés de leur substance et trans­formés en un creux verbalisme qui, même lorsqu'il demeure fidèle à la lettre, est ployable en tous sens. Apostasie *imma­nente* : c'est-à-dire non déclarée, puisqu'elle conserve le nom chrétien, voire des fonctions épiscopales. Concernant ce que nous avons nommé l'hérésie du XX^e^ siècle, on peut à notre avis parler à aussi bon droit d'hérésie ou d'apostasie (immanente). 215:130 #### V. -- Observations conjointes Quand nous-même parlons de « l'hérésie du XX^e^ siècle », nous parlons directement d'une *hérésie matérielle.* Comme on le voit, nous analysons des textes, des propositions, des documents souvent épiscopaux, sans pouvoir ni moyen d'instruire pour leurs auteurs un procès en règle capable de les condamner pour péché d'hérésie, ou de les acquitter. Nous parlons *d'erreurs en matière de foi,* sans nous pro­noncer et sans avoir à nous prononcer sur le point de savoir si leurs hérésies matérielles sont en réalité des hérésies formelles. Ce qui nous importe, en matière de foi, c'est de com­battre *l'erreur* que plusieurs épiscopats tentent d'imposer par voie d'autorité au peuple chrétien ; et de restaurer la vérité qu'ils défigurent ou dissimulent. Sans rien retrancher ou modifier aux deux alinéas ci-dessus, qui situent et définissent l'objet même de nos travaux actuels, nous ne pouvons taire une remarque qui devient de moins en moins latérale : on fait en ce moment subir d'étranges violences à la simple et modeste *vrai­semblance.* Quand Mgr Paul-Joseph Schmitt est tombé sous le coup d'un anathème du premier Concile du Vatican ([^168]), il n'en savait probablement rien, on peut lui faire confiance là-dessus. Mais il est peu *vraisemblable* qu'il ne le sache toujours point aujourd'hui. Il a été renseigné par nos soins. Il n'a pas négligé de vérifier : une telle négligence eût été manifestement coupable. Il n'est pas *vraisemblable* non plus qu'il ignore tout à fait quel est en pareil cas le devoir : ce n'est pas un devoir mystérieux, il tombe sous le sens : le devoir de se rétracter, comme d'ailleurs je l'y ai expressé­ment invité ([^169]). Il n'en a rien fait. 216:130 Et quand le scrupuleux Fabrègues, faisant mine de n'avoir rien compris à ce qui s'est passé, s'en va faire un éloge dithyrambique de la doc­trine de Mgr Schmitt, où il trouve des « *phrases-clés *» et des « *mots de lumière *», -- et un éloge non moins dithyram­bique de SON RAPPORT TOUT ENTIER à l'Assemblée de no­vembre 1968, de son rapport AVANT LES CORRECTIONS, de ce rapport qui « *dessine avec profondeur et le terrain sur lequel se situent aujourd'hui nos devoirs, et l'orientation dans laquelle ils doivent être assumés *», il n'est pas *vrai­semblable* que le directeur de *La France catholique* ignore tout à fait comment les Anglais, par soumission indue a leurs évêques sont devenus anglicans. *Phrases-clés, paroles de lumière,* et cetera : comme auteur de ce paradoxe ef­froyable, Fabrègues sera immortel, sinon Académicien ([^170]). Quand l'épiscopat hollandais met solennellement en doute la conception virginale du Christ Notre-Seigneur ([^171]), la *vraisemblance* n'est pas qu'il l'ait fait par une ignorance invincible de la doctrine infaillible de l'Église en matière de foi. Quant l'épiscopat français « esquive » la loi (morale) naturelle tout entière, et se refuse à en maintenir l'ensei­gnement, il n'est pas *vraisemblable* qu'il puisse ignorer que cette loi naturelle fait partie de la Révélation et de l'économie du salut. Quand le même épiscopat, dans une « Note pastorale » qui restera tristement fameuse, commet précisément la PRÉVARICATION qui avait été dénoncée comme telle, et en propre terme, par Pie XI dans l'encyclique *Casti connubii*, la vraisemblance n'est pas qu'il aurait pu agir ainsi par simple distraction. Ces évêques, ces épiscopats entiers ne sont pas tombés dans une hérésie qui serait « l'héritage de leurs parents ». Ils ont été élevés dans la foi catholique. Ils ont été ins­truits, au moins un peu, au séminaire. Ils ont reçu le sacre­ment de l'ordre. Plusieurs d'entre eux, ô comble de dérision, ont été élevés au crade de docteur en théologie. Ils ont été minutieusement choisis, de préférence à beaucoup d'autres, pour la consécration épiscopale. 217:130 Ils ont prêté serment de fidélité à l'Église de Rome, *mater et magistra omnium ecclesiarum*, mère et maîtresse de toutes les Églises. Où est leur excuse ? Je ne prononce point qu'ils n'en ont aucune : je dis qu'il n'est guère *vraisemblable* qu'ils puis­sent en avoir une, ou qu'elle puisse être absolutoire. Mais, dira-t-on, l'ignorance ? Bien sûr, l'ignorance. Elle donne les signes extérieurs d'être quasiment illimitée, encyclopédique, désarmante. Ils écrivent comme on écrit dans les magazines illustrés, ils parlent comme on parle sur les antennes de la radio, leur science est à ce niveau, ou plus exactement un peu au-dessous. Plutôt que de feindre qu'ils prononcent des « mots de lumière », nous élevons en direction du Saint-Siège une plainte filiale, une plainte légitime : pourquoi nous avoir donné ou nous avoir laissé des évêques ignorants, et à ce point, en matière de foi ? L'ignorance, dit saint Thomas, nous l'avons vu, n'est pas innocente quand elle porte sur ce que, par état et fonction, l'on est tenu de savoir. D'ailleurs, leur ignorance n'est rien d'autre, après tout, que l'hypothèse la plus bienveillante. Mais cette ignorance, si ignorance il y a, ne les incite point à la modération, à la modestie, à l'abstention. Ils imposent administrativement de fausses doctrines avec une violence d'autocrates ; ils sont agressifs et oppresseurs. Ils ont ravagé en France la liturgie romaine, détruit le catéchisme, « recyclé » ceux des prêtres qui se sont laissé faire par cette entreprise de lavage de cerveau, organisé le ralliement progressif à la Révolution marxiste de tous ceux qui les suivent les yeux fermés. Ils ont conduit le catholicisme français à un désastre total... Le peuple chrétien est trompé, il est trahi par ceux qui avaient charge de l'éduquer et le protéger. *Nous sommes en situation de légitime dé­fense.* Alors, s'il nous faut prendre des gants pour faire face à leur agression contre la foi, ce n'est en tout cas point des gants de velours que nous prendrons. Jean Madiran. 218:130 ### Lettre à un jésuite par Albert Garreau VOUS N'IGNOREZ PAS, Révérend Père, que nous som­mes tentés, humbles fidèles du troupeau, quelque­fois très fort, d'écrire de nouvelles *Provinciales*, qui seraient peut-être plus tragiques que les premières, car elles seraient plus solidement justifiées. Nous nous souve­nons alors que saint Ignace aurait demandé pour ses disciples des persécutions jusqu'à la fin des temps et il nous répugne de faire l'œuvre du diable, même par ricochet, en essayant de la combattre. Nous ne prétendons pas non plus vous accuser des excès et des extravagances de quelques-uns vos confrères, remuants, bruyants et très au fait des méthodes publicitaires les plus modernes. Une famille, naturelle ou religieuse, n'est jamais, depuis la Loi nouvelle, responsable des fautes de quelques-uns de ses membres. \*\*\* Vos confrères sont parmi nos tyranneaux les plus intel­ligents, les plus violents, les plus agités, aussi serions-nous disposés à les tenir pour les plus coupables. L'impudence n'est-elle pas réputée nécessaire pour réussir selon le siècle ? Mais vous savez bien que le succès ne justifie pas tout, que la fin ne justifie pas les moyens. Il reste que si vous avez des confrères au cœur du mouvement de sub­version actuel, ils ne sont pas les seuls impliqués et que le malaise est assez général pour qu'il puisse en être parlé sans que vous vous trouviez directement visés. 219:130 De quoi s'agit-il ? Le principal instrument de la tradition de l'Église, enseignait Bossuet, est renfermé dans ses priè­res. Ce point concerne les clercs. Mais, en ce qui concerne les fidèles, ceux-ci peuvent-ils se permettre de dire qu'ils sont déroutés par les innovations -- ou ressourcements, dites-vous -- liturgiques et autres qui ont été apportées à la prière publique depuis quelques années, par ce mélange intime de ce que vous appelez pastorale, et qui semble être l'enseignement élémentaire du catéchisme, à la liturgie, par ces discours infinis et interminables en français approxi­matif, par ces chants que l'on n'ose qualifier et qui nous font regretter amèrement les plus sots de nos vieux canti­ques. Par la laideur et l'inefficacité de tout cela. Peuvent-ils se permettre de dire qu'ils sont inquiets de voir la liturgie romaine disparue de nos églises ? Peuvent-ils se permettre de dire que, dans cette entreprise d'avilissement de tout ce qui nous entoure en France, ils sont navrés de voir leurs clercs pendre part, consciemment ou inconsciemment, à la destruction d'un héritage du passé que nous avions lieu de croire sacré ? Non, ils ne peuvent même pas le murmurer a voix basse, tant les promoteurs du mouvement sont décidés à ne tenir compte d'aucune critique et à briser férocement toute résistance. Sommes-nous donc si grossiers et si bêtes que l'on doive nous accommoder ainsi ? \*\*\* Supposons parfaitement naïfs et de bonne foi ceux qui nous tyrannisent et nous déconcertent. Ils veulent à tout prix remédier à l'apostasie du monde où nous vivons, ren­dre à ce monde la vieille religion accessible, toucher les nouveaux barbares qui nous submergent, les convertir tout au moins à l'essentiel du christianisme. Il faut donc non seulement adopter le langage, mais les préjugés, les com­portements de ces barbares. Cela est d'autant plus aisé que les nouveaux apôtres ont reçu avec dilection l'empreinte, la formation de ce monde qu'ils veulent évangéliser. 220:130 En 1907 déjà, Lady Blennerhassett, grande dame cosmopolite pénitente de Mgr Dupanloup et de Doellinger, libérale à la limite de l'hérésie d'alors, entendant un jeune prêtre français développer quelques opinions sur les transforma­tions du sentiment religieux, notait : « Plus de traditions, plus de respect pour le passé, une foi ardente dans un avenir détaché de toutes les conditions historiques et sociales dont la France est sortie et qui l'avaient faite ! -- C'est curieux, mais c'est triste et je me sens bien rococo, bien éliminée du monde actuel en écoutant ce jeune iconoclaste. Je me demande si cette évolution sortie des entrailles de la révolution sera définitive ? Alors fermons les annales de l'histoire et vive la démocratie ! » La démocratie ? N'est-elle pas dépassée ? Nos jeunes apôtres, qui professent que l'Église a manqué le tournant du XIX^e^ siècle -- Dieu seul sait ce que cela veut dire -- sont bien résolus à lui faire réussir celui du communisme. Amé­ricains et Russes ont en effet les mêmes idées sur la vie les mêmes aspirations, la seule différence étant que les uns sont riches et que les autres veulent le devenir. La four­milière qu'ils organisent ici-bas peut-elle être nommée autrement que communiste ? Aujourd'hui donc tout se passe comme si, dédaignant les querelles doctrinales, provisoirement, parce qu'il a été vaincu, le modernisme recherchait ses triomphes dans l'or­ganisation pratique de la vie. Toutefois, il a réussi, en une première étape, à faire admettre le péché ou l'hérésie d'inté­grisme. Prétendez-vous défendre ce qui vous fut enseigné comme essentiel, dans votre famille et à votre vieux caté­chisme, vous passerez pour un maniaque, une mauvaise nature, un dangereux imbécile ou un criminel, une bête venimeuse à réduire au silence le plus vite possible et par tous les moyens. Vous deviendrez chez les vôtres un corps étranger à expulser. Un odieux pharisien. Si vous n'existiez plus les mécréants se convertiraient paraît-il beaucoup plus facilement. Dans cette immense kermesse fraternelle du monde nouveau, vous seul n'êtes pas un frère. Comme si les humains ne pourraient plus jamais avoir la tête et la volonté assez fortes pour voir l'Église et son enseignement tels qu'ils sont. 221:130 Comme s'il était nécessaire de leur « conditionner » une religion à eux, toute facile et accessible, toute « moderne » et « progres­sive », qui, toujours en devenir, serait néanmoins la seule bonne, la seule vraie. La religion de notre belle jeunesse qui monte et qui sans doute ne vieillira jamais, celle d'au­jourd'hui et de demain, qui ne deviendront jamais à leur tour du passé, celle de l'épanouissement, avec le rire de toutes les dents, du bel animal humain, celle de la produc­tivité et des loisirs. Ce haro contre l'intégrisme, qu'il soit le fait des fidèles ou des clercs, témoigne qu'il existe des zones plus ou moins christianisées, qui ont fait leur petit choix dans la doctrine et dans la morale, pour pratiquer comme bon leur semble et que, telles quelles, elles prétendent représenter à elles seules et, c'est cas de le dire, dans son intégrité, l'Église du Christ. Leurs pasteurs sont prêts à beaucoup de sacrifices, de silence doctrinaux pour les conserver groupées, car ces troupes font nombre et elles seront de tous temps plus grandes que les minorités qui souhaitent choisir la voie étroite. Ce souci pastoral est respectable ; mais ne fait-il pas souvent perdre de vue que l'intégrisme doctrinal est logique, conséquent avec lui-même et qu'il n'interdit pas, au contraire, la charité et le respect des personnes ? Tous ceux qui récitent le Credo ancien en y croyant mot pour mot ne sont pas obligatoirement des esprits étroits ou mal informés et la distinction entre la thèse et l'hypothèse est souvent bien subtile et couvre bien des défaites. On s'acharne certes d'autant plus à garder les brebis plus ou moins capricieuses ou divagantes, que devient plus grande l'indifférence ou l'hostilité des foules. C'est à leur usage tout d'abord que l'on entreprend d'établir cette bonne petite religion acceptable, réduite à peu de créances et à des pratiques faciles, s'exprimant dans le patois de tous les jours, cette religion *basique,* comme les Anglo-Saxons ont imaginé un anglais et un français basiques, ânonnés par les garçons coiffeurs et les garçons de café du monde entier. Minimum qui serait au grand maximum ce que le monde d'aujourd'hui est capable de supporter en fait de religion. Et pourtant si, dans ce domaine, c'était tout ou rien ? 222:130 Nos foules ont-elles encore le sens religieux ? Il semble que ce soit de moins en moins. L'indifférence est complète ; on ne parle plus de Dieu, on n'y pense plus ; on n'a pas besoin. Il ne s'agit que de s'installer confortablement dans la vie, courte et bonne, sans au-delà, personne n'en est revenu pour dire s'il y avait encore quelque chose. Jouir existentiellement. Cette philosophie, implicite ou explicite, est la plus répandue ; elle facilite les usurpations et les dictatures, ne lésant que la dignité, l'honneur, la vérité, la charité, dont nul ne se soucie. Depuis plus d'un siècle l'enseignement, l'éducation, l'exemple ont fait entrer dans les mœurs comme une réalité la fameuse loi des trois états d'Auguste Comte. Qui doute encore que nous vivions dans le troisième ? Les foules re­fusent donc de prendre au sérieux les religions à miracles et à mystères. Elles tiennent le merveilleux biblique pour des contes de fées. Bon pour quelques illuminés, dont il con­vient de se méfier, pour des mais sans raison ou pour des malins qui s'entendent à utiliser la puissance de l'Église d'une façon ou d'une autre. Talleyrand disait : je crois à la Bible, parce que je suis évêque d'Autun d'abord, et en­suite parce que je n'y comprends rien. \*\*\* Le second obstacle majeur est celui de la morale chré­tienne dans sa pureté. On taira la doctrine ; quant à la morale on l'assouplira à l'extrême limite du possible. Ne faisons pas les farauds, nous sommes tous des pécheurs et nous avons tous besoin de l'indulgence des casuistes. Ce n'est qu'une question de plus ou moins, de degrés. L'Évangile est moins rigoriste que nous, dit-on. Quant aux tradi­tions, c'est de l'histoire ancienne à jeter par-dessus bord. Les sectes protestantes nous ont don-né l'exemple. Gardons donc sur les vieux principes, avant de les réviser, un silence si complet qu'ils n'effarouchent plus personne, tâchons de prendre au piège le plus possible d'âmes ; nous verrons ensuite à leur donner le goût de la perfection. Fermons les yeux en particulier sur les pratiques sexuelles du monde d'aujourd'hui, en attendant de les canoniser. Ce qui compte, c'est le succès et la puissance qu'il confère. \*\*\* 223:130 Voici donc une « religion basique » sans miracles, avec la morale rationnelle que le siècle admet. Est-ce une première étape ou une position définitive ? Ménage-t-on les enseignements traditionnels comme un ésotérisme réservé aux forts ? On n'en dit rien. Venez, mes petits agneaux, venez, nous ne soufflerons mot de ce qui vous déplait ; il ne sera question que de ce qui déjà nous unit ; nous nous arrangerons pour avoir le maximum d'idées et d'usages communs. Peut-être, par la suite, arriverons-nous à vous faire avaler quelques pilules. En attendant, tant pis si les vieux catholiques se trouvent un peu décatholicisés par nos flots d'éloquence. Pas d'omelettes sans casser d'œufs. Et puis nous ne pouvons juger que sur les apparences le for interne nous échappe. La seule marque de catholicité sera donc de bien et docilement nous obéir, de manœuvrer comme un seul homme à tous nos ordres. Les nouveaux apôtres satisfont ainsi sans nul doute leur vanité, leur be­soin de domination. Tiennent-ils suffisamment compte des sentiments et des besoins réels des pauvres gens qui échouent dans leurs églises ? Il n'est pas de péché plus grand, plus irrémissible, nous le savons, que de lever les yeux sur nos clercs, que de les critiquer. Pourtant s'il est un miracle quotidien, c'est bien que notre catholicité puisse durer, encombrée de politiciens, choisis et mis en place pour des raisons politiques. Révé­rend Père, je respecte infiniment votre vocation, votre habit, quand vous le portez, vos fonctions ; mais de grâce, si je ne suis pas de votre avis, ne me le faites pas à l'influence, cela ne prend plus. Je sais que je n'ai rien compris aux finesses de la situation, et qu'il est inutile de discuter avec un im­bécile, doublé d'un entêté, qui mériterait l'excommunica­tion pure et simple. J'ai entendu dire par un de vos Pères, j'espère avec un grain d'ironie, que la multitude des imbéciles était une preuve de la bonté de Dieu, car, quand on est bête, on ne se pose pas de questions dangereuses et il est beaucoup plus facile de se sauver en obéissant aveuglément. 224:130 Un autre, de robe blanche, plus aristocrate, bien que com­munisant, et plus aristotélicien que thomiste, considérait que les multitudes d'êtres humains stupides et à peine éveil­lés à la vie consciente n'appartiennent pas tout à fait à l'humanité et que leur destin est d'errer indéfiniment dans les lieux bas. Ces théologiens altiers se tiennent pour seuls cons­titués en autorité. Mais il suffit souvent de leur donner sa­tisfaction par une docilité absolue en apparence, par une fidélité de clan ; d'ingénieuses flatteries faisant passer le reste. Comment peuvent-ils, par ces méthodes tatillonnes et autoritaires, espérer attirer, retenir, des hommes plus que jamais avides d'indépendance intellectuelle, ou de ce qui y ressemble ? Sans doute, les organisations totalitaires sont à la mode. Non seulement nous sommes habitués à une grossière domestication, mais celle-ci devient pour nous une espèce de besoin. Il nous faut donc des sergents de ville, des brigadiers, des adjudants et des C.R.S. spirituels, au-dessous des préfets et des ministres bien en cour. Plus que jamais les meneurs d'hommes efficaces sont des méchants, choisis pour ce motif, par cooptation, et qui s'imposent grâce à leur férocité. Le fondement de l'autorité légitime n'étant plus assez solide, ils se maintiennent en pla­ce au-dessus du troupeau, en le terrorisant. Mœurs adminis­tratives. On se dit peut-être que les masses dressées ainsi par la vie sociale entreront d'autant plus facilement dans des moules de vie religieuse bâtis sur le même modèle pour les­quels elles ont déjà été façonnées. Le temps presse, il s'a­git d'abattre rapidement de la grosse besogne. Si vous n'êtes pas content, disparaissez ; du reste la mort aura rapide­ment raison des derniers récalcitrants et les nouveaux venus qui n'auront jamais connu autre chose que nos belles ma­nières, en seront pleinement satisfaits. 225:130 D'autres l'ont déjà dit : toute vénération et obéissance sont dues aux grands sorciers. Un conseil aux naïfs qui se­ront tentés de se convertir : qu'ils retardent le plus longtemps possible leur soumission définitive ; qu'ils demeurent jusqu'à l'avant-dernière minute sur la rive ; on les admirera, on les respectera, on les cajolera. Si au contraire on est assuré de leur complète fidélité, on leur fera payer très cher et très durement ce qui ne sera même pas des fautes. A moins qu'ils ne soient des puissants de ce monde. Si on ne nous change pas la religion, tout au moins on nous la ridiculise. La rumeur publique veut que cette trans­formation soit l'œuvre d'une toute petite équipe de religieux farouchement décidés et qui ont entrepris d'agir par étapes accélérées, brisant impitoyablement tous les obstacles, terro­risant les bureaux et les autorités officielles, leur remon­trant que si elles résistaient, elles ne comprendraient rien à la situation et ne manqueraient à tous leurs devoirs. Il en résulte une sorte de protestantisme, plus lugubre encore que le vrai et plus laid, grâce auquel ils espèrent remplir à craquer leurs filets de pécheurs d'âmes. Il est difficile, dans le feu de l'action, de dire : j'irai jusqu'ici et pas plus loin ; leur route est déjà jonchée de défroqués. Et sans pousser au noir, après avoir, durant des années, reproché son laïcisme à la société civile, n'entreprennent-ils pas de laïciser la société religieuse ? Les voici qui se promènent déguisés en clergymen, pour nous faire plaisir ; qu'ils se détrompent, le plaisir n'est pas pour nous. Ils nous disent que la vocation ne doit pas se préjuger à l'habit ; soit, mais alors pourquoi en ont-ils changé ? Pourquoi ont-ils voulu encore une fois se distin­guer de Rome et adopter des modes anglo-saxonnes ? Sa­vent-ils que, s'ils se séparent de Rome, ils ne nous intéres­seront plus ? Nul doute que l'État athée soit satisfait de leur esprit d'obéissance : après les curés, les bonnes sœurs ; cet État qui aurait une prédilection pour une bonne Église schismatique, et dont certains représentants ne cachent pas qu'ils songent, à longue échéance, à marier les prêtres. Voyez, disent les anticléricaux, comme les curés ont eu vite fait de sortir leurs costumes civils ; le moment venu, quand ils recevront l'ordre, ils sortiront tout aussi vite leurs petites poules et leurs lardons. 226:130 Et les filles délurées : oui, comme ça, ils sont moins intimidants, on peut leur dire des choses qu'on ne leur aurait pas dites avec la soutane ; et puis, ils ont fait vœu de célibat, ça n'a rien de commun avec le vœu de chasteté ! Voilà ce qu'on gagne, à être mêlé au monde. Parfois, ils ont un peu moins de cœur que le commun des hommes : leurs études, leur isolement, leurs déceptions y prédisposent ; mais le mariage n'y changerait rien, qui ajouterait à tout cela les soucis et l'égoïsme familial. \*\*\* Étrange spectacle que celui d'une religion qui se vide de son caractère sacré par la volonté de quelques-uns de ses ministres, pour devenir une espèce de prêchi-prêcha mora­lisant, vulgaire, monotone, avec des instant de « liturgies » nouvelles, déclamatoires, et d'une sensiblerie ridicule, cal­quées sur les chœurs parlés socialistes et communistes. Religion politique, tyrannique et haineuse pour cette raison, et dont les promesses à courte ou à longue échéance atti­reront toujours moins que celles de la religion communiste, qui promet tout pour demain matin. Et comment les plus naïfs pourraient-ils ignorer où nous voulons les mener, si nous sommes conséquents avec nous-mêmes ? La prière publique ne s'adresse plus guère à Dieu ; elle est devenue surtout un enseignement élémentaire. Ce mé­lange inextricable de liturgie et de pastorale, comme on dit aujourd'hui, se fait aux dépens de l'une comme de l'autre. On ne suit pas, et parfois cela vaut mieux : que comprendre par exemple à la lecture hâtive en langue vulgaire de certaines Épîtres de saint Paul ? On ne prie pas non plus, ce qui est plus grave, parce qu'on en est sans cesse diverti par les bavardages et les manœuvres à faire. En dépit des beaux discours sur la dignité de la personne humaine, tout ce qui dépasse l'alignement reçoit sur la tête ou sur les doigts des coups de crosse et de houlette, ce qui n'est particulièrement encourageant ni pour prier ni pour agir. 227:130 Avec le sens du sacré s'amoindrit celui du péché. Nous ne sommes plus jansénistes, Dieu merci. La communion est fréquente : un de nos nouveaux docteurs légiférait : pas de messe sans communion, pas de communion sans messe ; mais la confession l'est beaucoup moins ; il arrive qu'on communie comme on prendrait de l'eau bénite, cette dernière étant du reste volontiers considérée comme en­tachée de superstition. Des filles d'œuvres ont avorté trois et quatre fois avant d'aboutir au mariage, ce qui ne les empêche pas de devenir ensuite d' « admirables » mères de familles nombreuses. Le sens du péché originel a disparu en même temps que celui du péché actuel. L'homme étant essentiellement bon, il n'y a plus de coupables, il n'y a que des malades, que la psychanalyse est fort propre à tirer d'affaire. Je me trompe, il y a une seule espèce de coupables, à condamner sans rémission et à détruire : les intégristes. Marcel De Corte imagine qu'ayant perdu la direction de la majorité des âmes et des esprits, bien des clercs ont la faiblesse de vouloir, par compensation, exercer de petites tyrannies de détail plus ou moins ridicules : tout prétexte leur est bon pour nous faire filer en chiens couchants ; cela les ragaillardit. Et cela ne déplait pas à l'État qui, depuis Napoléon 1^er^, voit dans le clergé sa gendarmerie morale la plus efficace et ne peut qu'approuver des procédés semblables aux siens. Périssent le décor, les rites surannés, plutôt que la foi d'un seul de ces petits. Cela est fort émouvant à dire. Mais ce décor, ces rites vont beaucoup plus loin et plus profond qu'il n'y paraît. Outre la beauté à laquelle vous êtes insen­sibles, ils sont riches d'enseignements, de souvenirs ; ils permettent le recueillement en commun, la méditation, la prière silencieuse. Ce ne sont pas des lectures déclamatoires faites par des gamins ou des intellectuels échauffés, ni des rapsodies bêlées « tous ensemble » sous la baguette d'or­chestre de maritornes, qui les remplaceront. M. Malbois, vers 1920, avait innové à l'église Saint-Sulpice le dialogue à haute voix avec ses pénitentes au cours de sa messe basse ; il en était fort blâmé, mais nul ne lui interdisait cette satis­faction. Aujourd'hui le libéralisme est moins grand, la n'esse basse paraît interdite, tant pis si vous ne pouvez pas suivre l'office communautaire. Plus d'enfants de chœur. A leur place, on embauche toute l'assistance, affirmant même que telle est la seule « célébration valable » c'est-à-dire que celles que suivaient nos pieuses mères ne valaient rien, qu'elles n'y participaient pas effectivement. 228:130 La sainte et immuable liturgie ayant bougé, il n'y avait pas de raison aux yeux des gens de progrès pour que la morale n'en fit pas autant. On entend souvent dire -- cela était bon au Moyen Age, aux époques d'absolutisme, cela n'est plus de saison. Quoi donc ? Décalogue ? Bien sûr on ne l'apprend plus au catéchisme, tout exercice de mémoire étant d'ailleurs rétrograde et entaché d'intégrisme. Mais enfin, le bruit courait jusqu'à ces derniers temps que la Loi nouvelle n'était pas venue abroger l'ancienne. La Loi la plus nouvelle de toutes serait-elle dorénavant celle qui s'élabore dans les écoles de médecine, les communautés protestantes et les loges maçonniques ? \*\*\* Votre témoignage chrétien est du reste beaucoup plus politique que dogmatique. Il ne peut être question de faire de la théologie du matin au soir ; mais chacun ne devrait-il pas demeurer libre, sans menaces d'excommunication, d'appliquer sa foi selon sa conscience aux circonstances quotidiennes de sa vie ? Cela, même dans le domaine politique. Aujourd'hui, sans doute pour compenser ce qui s'est passé naguère, seule la voie progressiste a des « feux verts ». Au temps du maréchal Pétain, l'Église étant à la mode, bien des enfants ont été envoyés au catéchisme par des parents qui ne s'en seraient pas soucié auparavant ; pour ne rien dire de ces Juifs qui se faisaient baptiser à tout hasard. Ces recrues n'ont sans doute pas été excellentes. Mais on doute qu'un État progressiste envoie tout son monde au catéchisme et en donne de meilleures. Le matérialisme dialectique ne nous a fait jusqu'ici aucune concession et c'est étrangement s'égarer que de lui faire des avances. \*\*\* 229:130 Jusqu'où peut aller la démangeaison de nouveautés, en fait de rites de substitution, un journal hebdomadaire vient de nous l'apprendre, avec photographies à l'appui. Un curé de la banlieue de Bruxelles, âgé de vingt-six ans, dont l'église demeurait déserte, a imaginé, pour la veillée de Noël, de donner dans le chœur un spectacle de twist religieux, quarante jeunes filles en collant noir dansant sous sa direction. Il a eu foule et son évêque l'a approuvé. \*\*\* Dieu étant infiniment bon, l'enfer n'existe pas, ou si peu que ce n'est pas la peine d'en parler. C'est un épouvantail pour gens grossiers, une légende de sauvages. Les infractions à la morale ne sont que de légères erreurs d'aiguillage. Les statistiques estiment dans nos pays le nombre des avortements à quatre à cinq cent mille par an. Les vicaires spécialisés dans les mariages évaluent à quarante pour cent les couples qui régularisent leur situation ; ce qui n'empêche qu'on se marie en blanc, avec communions solennelles ; on s'engage à prendre tous les enfants qui viendront ; le lendemain on a oublié, ou bien après trois ou quatre on en a assez. On s'occupe avec prédilection de la jeunesse ; au point que les malades et les mourants, ces déchets inutilisables, ne sont plus visités. Et l'on s'étonne qu'ils meurent sans sacrements. Est-il besoin de recevoir le sacrement de l'Ordre pour organiser des colonies de vacances, des séances de cinéma et des promenades en auto-car ? Pour placer au-dessus de toutes les vertus un « dynamisme » qui n'est souvent que le goût du remue-ménage et du désordre, que l'on confond avec le progrès et même avec la vie, un besoin maladif de changements que l'on baptise épanouissement de la personne humaine. Des critiques malveillants pourraient penser parfois que votre calcul est le suivant : la démagogie triomphe ; soit, nous allons faire mieux encore que les autres dans ce sens et vous prouver que les gens de la démocratie chrétienne n'ont été que des mazettes. 230:130 Vexés de vous voir freinés par Rome, vous avez précipité vos « réformes », et simultanément vous avez pris position comme les seuls interprètes autorisés des autorités supérieures. Vous vous êtes assez bien arrangés pour n'avoir pas d'autres maîtres que vous-mêmes. Étonnez-vous ensuite que nous hésitions à vous obéir, à vous qui nous avez donné vingt fois l'exemple de la désobéissance la plus flagrante. Vous à qui il est arrivé de faire dire aux autorités les plus hautes le contraire de ce qu'elles disaient, qui était ce que vous vouliez. Procédé qui porte paraît-il en casuistique un nom très savant, mais qui humainement s'appelle trahison assez vilaine. Nous avons pu voir ces jours-ci deux jeunes prêtres sortis d'une maison illustre, organisant une cérémonie à laquelle assistait un vieux Monseigneur ; ils ont multiplié à son égard les témoignages de la plus éclatante insolence, lui tournant le dos, refusant de l'aider à coiffer sa mitre, échangeant des clins d'œil railleurs. C'était une bonne farce. Ils étaient très maigres, très bruns, mal rasés, avec des visages de bagnards. Par défi, ils lançaient à tue-tête les prières secrètes, comme l'avaient voulu les Jansénistes. L'un d'eux parlait sans arrêt aux fidèles et commandait : debout ! assis ! L'autre nous bénit avec des gestes et une expression du visage qui avaient l'air de maudire. En donnant à penser que la religion ne consiste qu'en parades foraines, rodomontades et propos de circonstance moralisants et politisants, vous n'avez pas l'air de vous prendre au sérieux vous-mêmes ; comment voulez-vous que les autres vous y prennent ? Dans cette société, comme vous dites, désacralisée, vous entreprenez d'expulser le sacré du culte sous prétexte que la foule le confond avec des incantations magiques. Vous n'y réussissez que trop, rendant douteuse la Pénitence, banale l'Eucharistie ; reniant dans les formes extérieures le sacrement de l'Ordre dont vous êtes marqués, chaque fois que vous le pouvez. Où va notre société sans religion, sans lettres et sciences, sans arts véritablement libres ? Espérez-vous conditionner des chrétiens par un bon lavage de cerveau, suivi d'un bourrage de crâne ad hoc ? Bientôt il ne vous restera plus à leur exhiber qu'une espèce de protestantisme libéral avec des mises en scène plus bruyantes, des enseignements plus ostentatoires, par des professionnels patentés de la vertu. 231:130 Mais vous gênerez encore beaucoup de monde. Les membres de l'Académie des sciences morales et les Parlementaires estimeront que vous leur faites une concurrence déloyale. Et le peuple achèvera de se détourner de pasteurs mariés, pères de famille, inscrits aux assurances sociales, il délaissera définitivement leurs temples glacés. La vie continuera sans nous. La bonne nature, dit Rabelais, demeure la plus forte. La maladie, la mort, incidents fâcheux mais inévitables, on en bannit la pensée, pour s'épanouir sans contrainte. S'épanouir, c'est ça la vie, gloussent avec délices vos dévotes nouvelle vague. A quoi bon s'embarrasser de doctrines là où les instincts s'en tirent si bien ? Chacun pour soi ; pour soi et sa petite famille, qui étend l'influence personnelle dans le présent et la prolonge dans l'avenir, seule forme d'immortalité à peu près assurée. Le fond solide étant celui-là, on ne voit pas l'avantage de la tactique progressiste, qui consiste à se faire soi-même communiste pour convertir ensuite ce monde, bon et excellent en lui-même, de l'intérieur. Un résultat à peu près assuré est qu'à force de se prêter à tant d'adaptations la religion s'amenuise au point de disparaître. Car le matérialisme, lui, n'admet pas de concessions ; c'est une foi d'autant plus sûre d'elle-même qu'elle se présente comme immédiatement payante. Vous autres, pauvres catholiques, vous ne pouvez même pas donner le pain quotidien à vos fidèles : ils sont obligés de le demander au Père. Dans la radieuse société de demain, nous aurons beau faire, nous serons donc des arriérés inutiles. Et des trouble-fête, avec nos préjugés d'un autre âge. Ce sera peut-être le devoir du citoyen vraiment conscient de nous faire disparaître. Il subsistera quelques crypto-catholiques, en nombre infime, se terrant, tout aises quand on les laissera mourir en paix. Déjà, dans nos administrations, ils ne sont tolérés qu'en infimes minorités, à condition qu'ils soient plus loyalement progressistes que les autres et sans influence réelle. 232:130 Étrange organisation sociale qui méprise les forces spirituelles, canalisant soigneusement les forces intellec­tuelles dans les directions qui conviennent et épuisant les forces physiques des pauvres jusqu'à la liquidation à l'hô­pital. Peut-être un jour se mêlera-t-on aussi de canaliser la piété et la sainteté : le dispositif, comme ils disent, est en place ; communautaire, ne dites pas encore communiste, s'il vous plait, encadrements, troupes de choc, manœuvres de masses, décervelages, discipline de fer. A ces lamentations on objecte que nous ne sommes pas constructifs. Certes nous ne tentons pas de construire une maison inhabitable. Mais il nous semble que, tous, tant que nous sommes, nous perdons une occasion unique de confes­ser notre Dieu et notre foi, celle-ci dans sa pureté et dans sa perfection, de la placer sous les yeux des passants, disait Chesterton, comme le bec de gaz dans la rue, qui éclaire et qu'on est bien obligé de voir, même quand on est ivre. De leur faire soupçonner ce qu'est l'Église dans son mystère de vérité, de beauté, de charité. L'Église qui sera mêlée de bons et de méchants jusqu'au dernier jour. Ce serait respecter notre religion et aussi respecter les gens de bonne volonté qui viennent à nous. Ce serait nous placer dans des conditions propres à conquérir des âmes, avec la grâce de Dieu ; et non simplement des recrues. \*\*\* CETTE LETTRE N'A PAS ÉTÉ ENVOYÉE. Car, non seulement je n'ai jamais cru aux vertus du dialogue et de la contestation, mais je savais d'avance que je serais accueilli par des sourires sibyllins et dé­daigneux, signifiant : vous n'y entendez rien, c'est notre affaire et non la votre ; et puis : cause toujours, nous tenons tout en mains, nous ferons ce qui nous plaît et les imbéciles tels que toi finiront bien par disparaître. Au­jourd'hui on nous dit en clair : la maison est à nous, c'est à vous d'en sortir ; et aussi : Rome est avec nous, ce que nous faisons, c'est le Pape qui l'exige. 233:130 Nul doute qu'il y ait eu un plan longtemps concerté, puis discrètement et enfin indiscrètement mis en œuvre. Caché au profane aussi longtemps que le succès n'a pas été certain ; à part quelques maladresses. En 1949, un vieil et très cher ami m'avait invité à déjeuner avec son fils séminariste. Ce garçon devait sa vocation à un jésuite de Fourvière, qui le dirigeait. Il venait de faire, pendant ses vacances d'Issy, un stage de terrassier en banlieue. Il était si monté qu'il prit la parole dès le début du repas et la garda jusqu'à la fin. Dans dix ans, pro­clamait-il, triomphant, on dira la messe n'importe où, n'importe quand, en français, habillé comme tout le monde et elle ne durera pas plus d'un quart d'heure. Parmi d'autres propos hautement théologiques, je retins que l'enfer, les limbes, le purgatoire, le paradis, « ça n'existait pas », que saint Thomas était ridicule pour les gens d'aujourd'hui, que le catéchisme du concile de Trente était une vieillerie cartésienne et que nous n'avions pas besoin de Rome (de c't Italien-là) pour être chrétiens. Il ne daigna pas m'expliquer tout cela, me jugeant sans doute trop bête pour comprendre. Ces prédictions, qui me laissaient pantois, se sont pourtant réalisées, avec quatre ou cinq ans seulement de retard. Pour être complet je dois ajouter que ce jeune homme est devenu un prêtre honnête et vertueux, mais assez étonnant : il n'a jamais porté soutane et, bien qu'il ait été et soit encore vicaire de paroisse, il n'agit qu'en dehors des structures et des organisations existantes. Il promène les enfants, joue avec eux et les catéchise ainsi, en plein air, leur disant la messe n'importe où. Il organise et « anime » de petits groupes, d'intermi­nables parlotes, le soir de préférence, après le travail, jusqu'à deux heures du matin. Il meurt de sommeil et de tuberculose. Il ne se soucie pas de théologie, acceptant sur ce point tout ce que ses supérieurs lui disent. 234:130 Son apostolat est uniquement moral. Il est lui-même le modèle des fils et des frères. Il appartient à une vieille famille bourgeoise, très austère, et c'est la morale qui lui a été enseignée dès l'enfance qu'il transmet dans toute sa rigidité. Les siens sont tombés dans une pauvre­té voisine de la misère et il a le mérite de ne pas être communisant ; il est d'ailleurs aussi indifférent à l'argent qu'à la politique. Il ne se trouble pas de voir ses maîtres accéder aux grandes places et aux sinécures et ne plus penser à lui. Sa conception de la hiérarchie est pourtant curieuse : nous nous sommes trouvés ensemble une fois à une assemblée présidée par un évêque ; je me suis agenouillé pour baiser l'anneau ; le jeune clerc s'est contenté de dévisager assez insolemment le grand personnage et de lui dire : bonjour monsieur. Il m'a expliqué ensuite que c'était un ambitieux pour qui on ne peut pas avoir d'estime. A quoi j'ai répondu que c'était la hiérarchie et non l'homme que j'honorais. Il m'a avoué dernièrement que son apostolat auprès des jeunes mé­nages -- son grand souci étant de former et de dévelop­per la famille chrétienne -- le décevait un peu ; il a une dizaine de recrues, toujours les mêmes et qui tournent en rond dans leurs palabres. Quant à lui, il y épuise ses dernières forces. Au cours de ces années 1950, la fille d'un de nos amis, très ébranlée dans sa foi, venait nous confier son désar­roi. Elle appartenait à un groupe d'étudiants, garçons et filles, dirigé par un jeune Père Dominicain. On y com­muniait en plein vent, les filles demi-nues ; le Père disait : Jacqueline ou Pascale, je te donne le Christ, à quoi elles répondaient : merci Étienne... Je fis part de mon étonnement à un vieux camarade Dominicain qui, tout de suite, prit très mal ma critique ; il me dit d'un ton furieux et dominateur : « Ce sont des expériences très délicates, très intéressantes qu'il est odieux de voir compromettre par vos racontars. » 235:130 J'aurais bien voulu savoir ce qui devait faire l'objet d'expérimentations dans la façon de distribuer la communion, mais je n'avais plus que la permission de me taire. L'aumônier, au lieu de commenter saint Thomas à ses filles, préférait leur expliquer que la parthénogenèse, est chose admise par la science la plus moderne, de sorte que le temps est proche où l'enfantement virginal de Marie ne sera plus consi­déré comme un miracle. Du reste il régnait dans ce groupe une atmosphère d'érotisme suffocante, aussi dangereuse pour les filles et les garçons que pour leurs religieux. Ainsi nous avons vu se propager, avec l' « accéléra­tion de l'histoire », tous les us et coutumes, tous les modes de pensée et de prière condamnés depuis le concile de Pistoia, la constitution civile du clergé, le Mennai­sianisme, et encore par les Papes Pie XII, Jean XXIII et même Paul VI. Au point que si nous ouvrons les livres de l'abbé Emmanuel Barbier, ex-s. j., non pour y reprendre de vieilles polémiques, mais comme des recueils de morceaux choisis les plus caractéristiques des modernistes condamnés de son temps, nous y trou­vons, décrites exactement et dans tous leurs détails, les pratiques préconisées ou brutalement imposées d'au­jourd'hui. Comment cela a-t-il pu se faire ? Outre la complicité ironique de l'État athée, divers facteurs y ont concouru. Ressentiment contre la hiérarchie mise en place par Pie X sans autre souci que celui du bien spiri­tuel, dont les vues étaient considérées comme trop étroites et le comportement comme tyrannique -- ceux qui ont aujourd'hui la main si lourde songent-ils que demain ils se trouveront eux aussi « dépassés et qu'ils accumulent par leurs injustices et leur bon plaisir des rancœurs dont souffriront plus tard leurs partisans ? Habitude invétérée de l'obéissance aveugle et grégaire, tenue pour la principale et parfois l'unique vertu du chrétien catholique. 236:130 Recrutement pendant des années, à tout prix, d'un clergé dont on craignait de manquer : le caractère, l'intelligence et même la piété sont devenus rares partout. Amour du changement pour le change­ment même, snobisme de l'ouverture au monde : vous, progressistes, au moins vous comprenez, vous êtes les plus intelligents. Indifférence des masses qui vont à l'église par habitude, se disant que ce qui s'y passe, c'est l'affaire des curés. Osons avouer que ce qui s'y passe aujourd'hui nous plonge dans l'angoisse et le doute. Et l'on nous fait savoir que ce n'est pas fini. Cette célébration eucharis­tique écourtée, devant une table, en français, les prières du canon proférées à voix haute, osons encore le dire, est confondante, si vraiment on y prête attention. Dans quelle mesure tant de hâte, d'irrespect, de grandilo­quence, d'incorrection, de laideur, se concilient-ils avec la présence réelle ? Le prêtre, selon la vieille formule du catéchisme, veut sans doute faire ce que fait l'Église, mais il s'agit de l'Église d'aujourd'hui et non pas, cer­tainement, de celle d'hier. On méprise non seulement notre sensibilité, de formation historique et traditionnelle, mais aussi le travail et la prière de plus de quinze siècles chrétiens. Sans compter les inexactitudes des traductions qui ont échappé aux uns et qui peut-être ont été voulues par les autres. Henri Bremond, moderniste, admirait fort un petit livre du liturgiste anglais E. Bishop, intitulé *Le génie du rit romain.* Celui-ci écrit : « S'il fallait indiquer en deux mots les caractères essentiels qui distinguent par-dessus tout le génie du rit romain, on pourrait dire que ce sont la sobriété et le bon sens. », Certes, c'est bien ce qui de prime abord manque le plus à nos nouveaux rites. Sans parler de la beauté et de la poésie qui sont lettre morte pour tant de nos contemporains. Ni de la plénitude théo­logique. 237:130 Quelle outrecuidance pourtant d'avoir imaginé qu'on élaborerait en quelques mois, à condition de rompre avec le passé, des prières plus belles que celles que nous ont léguées toutes les générations de chrétiens, de théolo­giens, d'artistes ? Quel mépris pour nous autres, pauvres d'esprit, qu'on prétend maintenir en esclavage et évan­géliser par la laideur, la bêtise et la méchanceté. On ne respecte rien et on veut être respecté comme des dieux. On réduit le culte public, sciemment, à un pseudo-cal­vinisme et on taxe d'aberrantes toutes les dévotions per­sonnelles. Un moderniste, auteur d'un gros livre sur la messe, hier encore condamné, aujourd'hui porté aux nues, résu­mait avec humour ses thèses en disant : « Si le Christ avait vécu dans l'extrême nord au lieu de la Méditer­ranée, on célébrerait l'eucharistie avec de l'huile de phoque et de la graisse de baleine, en consacrant en esquimau. » On ne saurait mieux dire que nous devons faire fi de l'histoire, notre histoire et celle du Sauveur qui l'anime et en établit les perspectives. A nous alors de retourner aux modernistes l'un des reproches ma­jeurs qu'ils nous font : que reste-t-il du sacrifice eucha­ristique sinon une espèce de tour de magie enrobé de vains et inconsistants bavardages ? Que reste-t-il de la religion sinon, comme le voulait Luther à la fin de ses jours, la prière de deux ou trois, réunis ensemble dans le secret de leur foyer ? Albert Garreau. 238:130 ### Le livre de Poitiers par Joseph Thérol ON SAIT que Jeanne d'Arc, avant de se voir confier le corps de troupe et le convoi avec lesquels elle allait ravitailler et délivrer Orléans, fut soumise à Poitiers, durant trois semaines environ (mars-avril 1429) à des interrogatoires serrés ([^172]) devant un jury composé d'évêques, de théologiens et de maîtres *in utroque jure*. Grâce à certains témoins entendus au Procès de réhabilita­tion (1456) on connaît quelques-unes des questions qui lui furent alors posées et les réponses qu'elle y fit (voir en par­ticulier les dépositions de Gobert Thibault, François Gari­vel, Séguin de Séguin). En même temps une enquête était effectuée dans son pays d'origine (déposition Jean Barbin). Et tout cela fut enregistré dans un « livre ». Ce « livre de Poitiers », c'est Jeanne elle-même qui en a révélé l'existence dans quelques réponses qu'elle fit deux ans plus tard à ses juges de Rouen (1431) et qu'il est facile de retrouver dans le Procès de condamnation. Nous les cite­rons plus loin. Du « Livre de Poitiers » nous possédons les conclu­sions ([^173]) mais, hélas ! tout le reste est perdu. Des fantaisistes ont affirmé qu'il en existe une copie dans les fonds secrets de la Bibliothèque vaticane, copie qu'il est interdit de commu­niquer -- parce que d'après eux elle prouverait la bâtardise de la Pucelle -- mais dont Édouard Schneider aurait pu prendre connaissance. Les bibliothécaires du Vatican, et M. Édouard Schneider lui-même (par lettres des 9 et 12 février 1960) ont démenti en termes très durs. 239:130 Jusqu'à pré­sent toutes les recherches sont restées sans résultat ([^174]). Au­rons-nous jamais la chance de retrouver ce document, le plus précieux de l'Histoire de France, l'un des plus précieux de l'Histoire de l'Église et de la Geste de Dieu ? En atten­dant peut-être n'est-il pas impossible de faire, non pas certes une réplique exacte -- on n'invente pas une répartie de Jeanne, dont le langage direct et plein est inimitable -- mais une reconstitution vraisemblable ? \*\*\* Les prélats et les maîtres réunis à Poitiers en 1429 ne constituaient pas, comme ceux de Rouen deux ans plus tard, un Tribunal d'Inquisition chargé de juger une fille que Cauchon qualifia préalablement de « véhémentement sus­pecte d'hérésie ». Cette Jeanne qu'ils avaient à examiner par ordre de Charles VII n'était nullement soupçonnée de tentatives contre la foi. Le roi voulait seulement être assuré qu'elle méritait la confiance qu'il se sentait prêt à lui accor­der. L'enjeu avait trop d'importance pour le royaume et pour lui. En dépit des renseignements recueillis auprès de ceux de ses fidèles qui avaient amené Jeanne de Vaucou­leurs à Chinon et des témoins de la vie exemplaire de cette mystérieuse Pucelle depuis son arrivée, quelqu'excellente que fût sa réputation, ce qu'elle annonçait comme ordonné par Dieu était si extraordinaire qu'il fallait, au prince bé­néficiaire de pareilles promesses, l'avis de gens d'Église habitués à scruter les voies de la Providence. Puisque Jeanne affirmait qu'elle agissait par comman­dement de Dieu, l'affaire touchait tout de même à la Foi. Elle entraînait par conséquent la mise en application du grand principe *Probate spiritus, si ex Deo sunt* (Éprouvez les esprits pour voir s'ils viennent de Dieu). C'est ce que confirment les conclusions de Poitiers. La Pucelle se disant envoyée de Dieu... « pour lui (le Roi) donner secours, nonobstant que les promesses faites par elle soient œuvres humaines, il (le roi) ne doit pas croire en elle de suite et légèrement. 240:130 Mais suivant la Sainte Écriture il la doit éprouver par deux manières, à savoir par prudence humaine en s'enquérant de sa vie, de ses mœurs et de son intention, comme dit l'Apôtre : *Probate spiritus si ex Deo sunt *; et il doit par dévote oraison requérir un signe de quelque œuvre ou manifestation par quoi on puisse juger qu'elle est venue de la volonté de Dieu ». Les examinateurs de Poitiers ne manquèrent pas de requérir le signe. Témoin ce passage de la déposition en 1456 de l'un d'entre eux, le dominicain Séguin de Séguin : « Et alors je dis à Jeanne que Dieu ne voulait pas qu'on crût en elle si quelqu'autre chose ne manifestait avec évidence qu'on devait la croire, et que sur sa seule as­sertion nous ne conseillerions pas au roi de lui confier des gens d'armes qui seraient exposés au danger, à moins qu'elle ne dit autre chose. » Elle répondit : « En nom Dieu, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire signes ; mais menez-moi à Orléans et je vous montrerai les signes pour lesquels je suis envoyée. » Quant aux questions que la prudence humaine fit poser à Jeanne et aux réponses qu'elle y fit, c'est justement ce qui fut consigné dans le Livre de Poitiers. On y ajouta peut-être les rapports des Frères Mineurs dépêchés à Domrémy, et les dépositions de divers témoins de Chinon et de Poitiers. Toutefois il se peut que ces derniers aient été consignés à part, car ceci ressort des conclusions que nous citerons plus loin -- c'est dès son arrivée que, sur l'ordre du roi, Jeanne fut observée et éprouvée, et même interro­gée par certains « maîtres » dont plusieurs siégèrent ensuite à Poitiers. Dans ce cas, un premier registre, le « Livre de Chinon », aurait été établi, puis soumis aux examinateurs de Poitiers, qui en auraient étudié la teneur, mais se se­raient contentés d'enregistrer dans leur livre à eux, le Livre de Poitiers, leurs propres questions et les réponses correspondantes de Jeanne. En sorte qu'à chercher un livre perdu nous en venons à nous demander s'il n'y en aurait pas eu un troisième. Revenons à notre propos. A quel esprit obéissait la Pucelle ? Pour s'en faire idée, il fallait dans sa naissance, sa famille, sa personne, son comportement antérieur et actuel et jusque dans le fond de sa pensée et de sa volonté, repérer les indices qui permettraient de lui faire confiance ou les éléments défavorables qui infirmeraient ses préten­tions. 241:130 Comment les examinateurs de Poitiers s'y prirent-ils ? Si rien de ce qu'ils enregistrèrent ne nous est parvenu, hormis les conclusions, un autre texte nous est parvenu grâce auquel nous pouvons présumer celui qui est perdu. Quel est cet autre texte ? Hé bien ! celui du Procès de condamnation, ou Livre de Rouen. \*\*\* Quoique mené dans un esprit tout différent par des « ennemis capitaux » fermement décidés à rejeter tout ce qui serait en faveur de la Pucelle, le Procès de Rouen fut ins­truit, lui aussi, par des clercs et des prélats, théologiens et juristes et suivant le même principe *Probate spiritus si ex Deo sunt*. Dans les deux cas l'instruction s'articula autour de la vie, des mœurs et de l'intention. Quand on a à interroger quelqu'un sur sa vie, on commence tout naturellement par lui poser deux questions : « Qui êtes-vous ? D'où êtes-vous ? » auxquelles s'ajoutent plus ou moins de questions subsidiaires ; les réponses de l'interrogé seront ou non confirmées par les rapports des commissions rogatoires -- et tout comme ceux de Poitiers, les magistrats de Rouen envoyèrent au pays de Jeanne (Dé­positions Nicolas Bailly, Jean Jaquard, Michel Lebuin au Procès de réhabilitation). Quant aux mœurs, ainsi qu'à Poitiers la reine Yolande, à Rouen Anne de Bourgogne, duchesse de Bedford, fut chargée de s'assurer de la virginité de Jeanne -- preuve de moralité en elle-même suffisante mais qui corroborait les rapports des enquêteurs que Cauchon escamota. Au regard de l'intention, il n'était plus besoin à Rouen de s'en enquérir ; les Anglais et leurs séides ne la connais­saient que trop depuis qu'ils avaient été obligés de déguer­pir d'Orléans. Mais, tandis que Cauchon et ses assesseurs, tout autant que Bedford et Warwick, voulaient en attribuer l'inspiration au mauvais Esprit pour faire de Jeanne une le Parlement de Poitiers avait mission et volonté de juger en toute impartialité. Sur ce troisième point il y a différence : la question « Pourquoi êtes-vous venue ? » était hors de propos à Rouen, et la question « Qui vous envoie ? » y devint « Qui vous a envoyée ? » 242:130 Jeanne ayant du mensonge une horreur absolue, dans les deux cas ses réponses furent les mêmes, sinon pour la forme, du moins pour l'essentiel. Et par conséquent le texte du Livre de Rouen fournit sur ces questions l'essen­tiel de celui de Poitiers. Il fournit même davantage. Il indique précisément que certains sujets furent traités en détail à Poitiers, ceux-là à propos desquels Jeanne a renvoyé ses juges de Rouen au livre aujourd'hui perdu. Voici les textes. *Procès de condamnation, séance du 27 février.* « C'était la voix de Sainte Catherine et de Sainte Marguerite. Et leurs figures sont couronnées de belles couronnes moult riches et précieuses. Cela, j'ai de Dieu licence de le dire. Si pourtant vous en faites doute, envoyez à Poitiers où au­trefois j'ai été interrogée. » *Même séance.* -- « Lesdites saintes sont-elles vêtues de même étoffe ? » -- « Je ne vous en dirai rien d'autre à présent, je n'ai pas licence de le révéler. Si vous ne me croyez pas, allez à Poitiers. » *Même date.* -- « Laquelle vous est la première appa­rue ? » -- « Je ne les ai pas reconnues tout de suite ; je l'ai bien su autrefois mais je l'ai oublié ; si j'en avais licen­ce, je vous le dirais volontiers ; c'est consigné dans le re­gistre qui est à Poitiers. » *Même date.* -- « Je n'ai pas licence de révéler ce que saint Michel m'a dit (pour le roi). Je voudrais bien que celui qui m'interroge eût copie de ce livre qui est à Poi­tiers ([^175]), pourvu que Dieu en fût content. » *Même date.* -- « Pendant trois semaines, j'ai été inter­rogée par les clercs à Chinon et à Poitiers ; et mon roi a en signe de mes faits avant de croire en moi. Et les clercs de mon parti furent de l'avis qu'il leur semblait qu'il n'y avait que bien dans mon fait. » 243:130 *3 mai.* -- « La première fois que vous avez approché votre roi, vous a-t-il demandé si c'est par révélation que vous avez changé d'habit ? » -- « Je vous ai répondu à ce sujet ; mais je ne me rappelle plus si cela m'a été de­mandé. C'est écrit dans la ville de Poitiers. » -- « Vous rappelez-vous si les maîtres de l'autre obédience qui vous ont interrogée, les uns pendant un mois, les autres pendant trois semaines ([^176]) vous ont questionnée sur ce changement d'habit ? » -- « je ne me rappelle pas ; pourtant ils m'ont demandé où j'avais pris cet habit d'homme, et je leur répondis que je l'avais pris à Vaucouleurs. » -- « Les maî­tres susdits vous ont-ils demandé si vous l'aviez pris par ordre de vos voix ? » -- « Je ne me rappelle pas. » *15 mars.* -- « Quelle doctrine vous enseigna saint Mi­chel ? » -- « Sur toutes choses que je fusse bon enfant et que Dieu m'aiderait. Et entre autres choses que je vinsse au secours du roi de France. Et une plus grande partie de ce que l'Ange m'enseigna est dans ce livre. Et l'Ange me contait la pitié qui était en royaume de France. » *2 mai.* -- A propos de la témérité dans la foi et de la présomption dans la divination des choses futures, Jeanne répond : « Quant à cela je m'en rapporte à mon juge, c'est-à-dire Dieu, et à ce que j'ai autrefois répondu et qui est écrit dans le livre ([^177]). » Des textes qui précèdent il ressort clairement que le Livre de Poitiers contenait des questions et des réponses sur sainte Catherine et sainte Marguerite, sur saint Michel et sa doctrine, sur la décision de Jeanne de se vêtir en homme, sur le signe montré au roi, sur les choses futures que la Pucelle prédisait ([^178]). Et encore une fois, Jeanne n'a pu répondre à Poitiers autrement qu'à Rouen. 244:130 Enfin de certains autres passages du Procès de condam­nation on peut déduire que le Livre de Poitiers contenait des précisions sur des faits antérieurs à la comparution de Jeanne. Un exemple : le 10 mars 1431, un des juges de Rouen, Jean de la Fontaine, demanda à l'accusée : « Quand le signe vint à votre roi... vint-il de par Dieu ? » Et elle répondit : « Je remerciai Notre-Seigneur de m'avoir déli­vrée de la peine des clercs qui arguaient contre moi... Les clercs cessèrent de me arguer quant ils eurent su le si­gne ([^179]). » Il est donc probable que lorsqu'il fut question de cette « deuxième manière de probation » -- le signe à requérir -- les greffiers de Poitiers eurent à enregistrer quelques échos de ces arguments et arguties-là. Une fois admis ce qui précède, et avec l'aide des dépo­sitions recueillies pour la réhabilitation, ne pourrait-on pas, tantôt avec exactitude, tantôt avec assez de vraisem­blance, reconstituer, en partie du moins, le texte du Livre de Poitiers ? Il ne sera pas possible de le répartir en cha­pitres suivant les séances qui furent tenues pendant ces trois semaines de mars-avril 1429. On ignore combien il y en eut et à plus forte raison quelle date il faudrait attribuer à chacune. Une seule date est connue : celle de la première lettre aux Anglais que, durant une séance -- peut-être la première, étant donnée l'impatience de Jeanne à obéir à ses voix -- la Pucelle dicta à Jean Erault (déposition Go­bert Thibault). Cette lettre, qui commence par « Roi d'An­gleterre, et vous, duc de Bedfort qui vous dites régent le royaume de France... » se termine en effet ainsi : « Écrit le mardi de la Grande Semaine » (ou semaine sainte), soit d'après Quicherat (V, 95) le 22 mars 1429 (calendrier julien) ou 3 avril (calendrier actuel). 245:130 Le travail de reconstitution à faire est tâche d'archivis­tes et d'historiens qualifiés. Quant à l'audacieux qui tente ci-après un essai très sommaire, il n'a d'autre prétention que de signaler une piste qui peut réserver de belles sur­prises. #### Essai de reconstitution Question -- Le roi nous a chargés de vous interroger sur votre vie et votre intention. Réponse -- Je sais bien sur quoi vous voulez m'interro­ger, mais il y a des choses sur lesquelles je ne vous répon­drais pas. De mon père et de ma mère, de mes actions avant que je vinsse en France, de ma mission, je vous répondrai bien volontiers. Quant à certaines révélations et aux secrets qui ne vont qu'au Dauphin je ne vous dirai rien, car je serais parjure. Q. -- Pourquoi dites-vous le dauphin en parlant du roi ? R. -- Je ne lui donnerai pas le nom de roi avant qu'il ait été sacré à Reims où j'ai mission de le conduire ([^180]). Q. -- Voulez-vous prêter serment de dire la vérité sur les questions qui vous seront posées ? R. -- Sur tout ce que j'ai, de mon Conseil licence de vous dire je prêterai volontiers serment. On tend un missel à Jeanne. Elle s'age­nouille et, posant les deux mains sur le livre, elle jure de dire la vérité autant qu'elle saura et pourra. Puis elle se relève et soudain, s'adressant à Maître Jean Erault -- Avez-vous un « plume et de l'encre ? -- N'ayez crainte, Jeanne. Tout ce que vous nous direz sera fidèlement reporté dans ce livre. -- Ceci n'est pas pour vous mais pour les Anglais. Écrivez ce que je vais vous dire. « Vous, Suffort, Classidas et La Poule, je vous somme de par le Roi des cieux que vous en alliez en Angleterre ([^181]). » Écrivez parce que Dieu veut qu'avant de combattre je somme les Anglais de s'en aller dans leur pays. 246:130 Q. -- Vous mettrez cela en forme tout à l'heure avec les secrétaires. Mais d'abord vos nom et surnom. R. -- Dans mon pays on m'appelle Jeannette. Mon sur­nom, je ne le connais pas. Q. -- De quel pays êtes-vous ? R. -- De Domremy qui ne fait qu'un avec Greux. L'égli­se principale est à Greux. Q. -- Comment s'appellent votre père et votre mère ? R. -- Mon père s'appelle Jacques d'Arc et ma mère Isabelle. Q. -- Quel âge avez-vous ? R. -- Autour de dix-sept ans. Q. -- Où avez-vous été baptisée ? R. -- Dans l'église de Domremy. Q. -- Quel prêtre vous a baptisée ? R. -- Maître Jean Minet, à ce que je crois. Q. -- Vit-il encore ? R. -- Oui, je crois. Envoyez près de lui, il vous dira quels sont mes parrains et marraines et ils vous garantiront mon baptême. Je suis bonne chrétienne, bien baptisée autant que vous. Q. -- Qu'avez-vous appris dans votre jeune temps ? R. -- J'ai appris à filer et à coudre, et pour cela je ne crains femme de Poitiers ou d'ailleurs. Je m'occupais aussi des affaires du ménage ; quelquefois j'aidais mon père à la charrue ; je n'allais pas habituellement aux champs avec les moutons et les autres bêtes. Pour le reste je ne sais ni A ni B. Q. -- Quelles prières savez-vous et dites-vous ? R. -- De ma mère j'ai appris le Pater... Q. -- Voulez-vous réciter le Pater noster ? 247:130 *Jeanne récite très pieusement le Pater et d'elle-même y ajoute l'Ave Maria et le Credo. Puis :* -- C'est de ma mère que j'ai appris à prier, d'elle et de nul autre je tiens ma créance. Désignez un prêtre en qui vous ayez confiance et il m'entendra en confession afin que vous soyez bien informés de moi ([^182]). Q. -- Confessiez-vous chaque année vos péchés ? R. -- Oui, à Monsieur le Curé. S'il était empêché, à un autre prêtre avec sa permission. Je me confesse le plus souvent que je peux et le mieux que je sais. Désignez-moi un confesseur et je lui dirai tout ce qu'il voudra savoir, afin qu'il puisse se porter garant de moi. Et pour Pâques, et aussi le plus souvent que je peux, je reçois le sacrement de l'Eucharistie. Q. -- Jeanne, êtes-vous sûre d'être en état de grâce ? R. -- Si je n'y suis Dieu m'y mette. Si j'y suis Dieu m'y tienne. Je serais la plus dolente du monde si je savais n'y pas être. D'ailleurs mes voix ne viendraient pas à moi si je n'étais en la grâce de Dieu. Q. -- Vos voix, comme vous dites, vous croyez donc qu'elles viennent de Dieu. R. -- Bien sûr que je le crois ! Q. -- Il peut arriver que le mauvais esprit se déguise en esprit de lumière. Dans votre jeune temps, n'alliez-vous pas jouer avec les autres filles ? R. -- Pourquoi me tourmentez-vous de questions pa­reilles ? Vous aussi, vous avez joué dans votre jeune temps. Q. -- N'alliez-vous pas jouer et danser sous un arbre qui est près de votre village ? Vous savez, cet arbre des fées ? R. -- Ah ! Je vois ce que vous voulez que je vous dise. Oui près de Domremy, devant le Bois-Chênu, il y a un arbre qu'on appelle le beau mai ou l'arbre des fées. Mon frère a raconté que j'ai pris mon fait sous cet arbre. C'est faux, je le lui ai dit et, selon mon serment, je vous le dis aussi à vous. 248:130 Quant au Bois lorsque je vins devers le dauphin, des gens m'ont demandé s'il existait bien et si on l'appelait le Bois-Chênu, parce que de là, suivant des prophéties, doit venir une fille qui fera des miracles. Moi, Jeanne, je n'y crois pas, à ces prophéties. Q. -- Sous cet arbre, avez-vous vu des fées ? R. -- Vous croyez donc qu'il y en a ? Moi je n'en ai jamais vu et je n'y crois pas jusqu'à ce que vous m'en montriez. Cessez de me tourmenter. Vous perdez votre temps et celui du royaume. Qu'on me mette vite en œuvre car je ne durerai pas longtemps. Q. -- Pourquoi donc avez-vous quitté vos parents et votre village ? R. -- Vous le saurez si vous me croyez. Q. -- Mais encore. R. -- Dois-je vous le dire ? Q. -- Le roi veut que nous lui fassions savoir si l'on peut croire en ces révélations qui vous ont été faites par vos voix, à ce que vous dites. R. -- Je vous réponds donc car c'est bon à savoir. Quand j'eus autour de treize ans, j'eus une voix venant de Dieu pour m'aider à me gouverner ([^183]) et cette fois j'eus grand peur. C'était un jour d'été dans le jardin de mon père ; la voix vint vers l'heure de midi. Je n'étais pas à jeun et je n'avais pas jeûné la veille ([^184]). J'ai entendu une voix à droite du côté de l'église. Il y avait une grande lumière du côté de la voix. Après l'avoir entendue trois fois ([^185]) je compris que c'était la voix d'un ange. Q. -- L'avez-vous entendue d'autres fois depuis ? R. -- Je l'ai entendue souvent et toujours une clarté vient avec elle. La voix est de bonne audience et je sais qu'elle me vient de par Dieu. Q. -- Pourquoi croyez-vous que c'était voix d'ange ? R. -- Parce qu'elle me donnait de bons conseils pour le salut de mon âme. 249:130 Q. -- Quels conseils ? R. -- De me bien conduire, de fréquenter l'église. Q. -- Quel langage parle cette voix ? R. -- Meilleur que le vôtre ([^186]). Q. -- Cette voix, Jeanne, vous nous dites que c'est celle d'un ange. Savez-vous de quel ange ? R. -- La première fois qu'il m'apparut ([^187]), c'est saint Michel que je vis devant mes yeux. Il n'était pas seul, mais bien accompagné d'anges du ciel ([^188]). Q. -- Les avez-vous vus réellement, en chair et en os ([^189]) ? R. -- Je les ai vus des yeux de mon corps, comme je vous vois. Q. -- Sous quelle forme, grandeur, apparence et habit voyez-vous saint Michel ? R. -- Je ne le vois pas très souvent. Il est en forme de très vrai prud'homme. De l'habit et autres choses, je ne vous dirai rien. Q. -- Était-il nu ? R. -- Pensez-vous que Notre-Seigneur n'a pas de quoi le vêtir ? De son vêtement je ne sais rien. Q. -- Portait-il une couronne ? R. -- Je ne lui ai pas vu de couronne. 250:130 Q. -- A-t-il des cheveux ? R. -- Pourquoi les lui aurait-on coupés ? Q. -- Portait-il sa balance ? ([^190]) R. -- Je ne m'en suis pas inquiétée ni ne m'en inquiète. Car à le voir j'ai grande joie. Il me semble, quand je le vois, que je ne suis pas en péché mortel, autrement il ne viendrait pas à moi. Q. -- Saint Michel et les anges ont-il figures humaines ? R. -- Je les ais vus, de mes yeux vus, et je crois que ce sont eux aussi fermement que Dieu existe. Q. -- Comment avez-vous su que c'était saint Michel ? R. -- Par le parler et le langage des anges ([^191]). Q. -- Et comment avez-vous pu comprendre le langage des anges ? R. -- Je l'ai bientôt cru et j'ai eu volonté de le croire. \*\*\* Q. -- Que vous a-t-il dit, saint Michel ? R. -- La première fois que je l'ai vu, je doutai d'abord que ce fût lui ([^192]). J'étais enfant et j'avais grand peur. En­suite il m'a enseigné et montré tant de choses que je crus fermement que c'était lui. Q. -- Quelle doctrine vous a-t-il enseignée ? R. -- Surtout que je fusse bon enfant et que Dieu m'ai­derait. Il me dit que sainte Catherine et sainte Marguerite viendraient à moi et que je fasse selon leurs conseils, qu'elles avaient reçu l'ordre de me conduire et de me conseiller, que moi je les devais croire parce qu'ainsi le voulait Notre-Seigneur. Oui, je crois les dits et faits de saint Michel qui m'est apparu aussi fermement que je crois que Notre-Sei­gneur a souffert mort et passion pour nous. 251:130 Q. -- Mais si le mauvais esprit, l'Ange des ténèbres, vous apparaissait en forme d'ange de lumière, comment pourriez-vous le reconnaître ? R. -- Je connaîtrais bien si c'est saint Michel. Ce qui m'y conduit, c'est le bon conseil, confort et doctrine qu'il m'a donnés ([^193]). Q. -- Que vous a-t-il dit encore ? R. -- Il m'a conté la grande pitié qui est en royaume de France. Il m'a dit qu'il fallait que moi, Jeannette, je vinsse au secours du roi de France. Alors, j'ai pleuré. Je lui ai dit que j'étais une pauvre fille qui ne savait pas che­vaucher ni mener la guerre. La Voix me dit d'aller trouver Robert de Baudricourt à Vaucouleurs, qu'il me baillerait des gens pour me mener au dauphin. Quand j'arrivai à Vau­couleurs, je reconnus Robert et pourtant je ne l'avais jamais vu, c'est la voix qui me le désigna. Je dis à Robert qu'il fallait que j'allasse en France, que Dieu le comman­dait. Deux fois il m'a repoussée et la troisième il m'a donné des hommes. Q. -- La voix vous a-t-elle dit cela une fois ou plusieurs ? R. -- Deux ou trois fois la semaine elle me le disait et je ne pouvais durer où j'étais. Elle me disait que je ferai lever le siège d'Orléans, et que je conduirai le dauphin à Reims pour y recevoir son digne sacre. Q. -- Et vous vous croyez capable d'une telle besogne ? R. -- Soyez bien sûrs que j'aimerais mieux être tirée à quatre chevaux que d'être venue en France sans comman­dement de Notre-Seigneur. De moi-même, n'était la grâce de Dieu, je ne saurais que faire. Q. -- Mais enfin croyez-vous que Dieu ne pourrait choisir un autre instrument que vous ? R. -- Il plait à Dieu faire ainsi par une simple pucelle. Q. -- Nous savons que Dieu aime se servir des faibles pour confondre les puissants. Mais enfin, quant à vous, il faut d'autres preuves de sa volonté que vos paroles. R. -- Demandez-les à Notre-Seigneur, il vous les donne­ra, s'il lui plaît. Q. -- Parlez-nous de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Et d'abord pourquoi elles plutôt que d'autres saintes ou bienheureux ? R. -- Je n'en sais rien. Je m'en rapporte à Dieu. 252:130 Q. -- Comment vous apparaissent-elles ? R. -- Leurs chefs sont couronnés de belles couronnes, moult riches et précieuses. Q. -- Comment savez-vous que ce sont ces deux saintes-là ? Les distinguez-vous l'une de l'autre ? R. -- Bien sûr que je le sais que ce sont elles ! Bien sûr que je les distingue ! Q. -- Comment ? R. -- Par le salut qu'elles me font. Je ne les ai pas reconnues tout de suite. Voilà bien cinq ans qu'elles sont venues à moi pour me gouverner. Et je les connais aussi parce qu'elles se nomment à moi. Q. -- Quel signe donnez-vous qui prouve que ce sont ces saintes-là et qu'elles viennent de Dieu ? R. -- Croyez-moi si vous voulez. Je ne suis venue en France que par commandement de Notre-Seigneur. Q. -- Croyez-vous vraiment en Dieu ? R. -- Mieux que vous ([^194]) qui doutez de ce que je vous dis de par lui. Q. -- Hé bien ! Dieu ne veut pas que l'on croit en vous si vous ne donnez signe évident qu'il convient de vous croire. Sur votre seule assertion, nous autres nous ne pou­vons pas conseiller au roi de vous bailler des gens d'armes et de les exposer au danger. Donnez autre signe que vos paroles. R. -- En nom Dieu, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire signes ; mais menez-moi à Orléans et je vous montrerai les signes pour lesquels je suis envoyée. Qu'on me donne des hommes en tel nombre que l'on voudra ! si les Anglais ne veulent pas faire la paix, ils seront battus, le siège d'Orléans sera levé et la ville délivrée, le dauphin sera sacré à Reims, Paris rentrera dans l'obédience du roi et le bon duc d'Orléans reviendra d'Angleterre ([^195]). Tout cela j'ai de Dieu mandat de vous le dire. Q. -- Nous voudrions vous croire mais vos paroles ne nous peuvent suffire. R. -- Je vous les dis de par Dieu. Ne faut-il pas que, vous aussi, vous fassiez acte de foi ? 253:130 Q. -- Sainte Catherine et sainte Marguerite, les voyez-vous toujours avec le même habit ? R. -- Toujours sous la même forme. De leurs robes je ne sais rien. Q. -- Laquelle vous est apparue la première ? R. -- Je vous ai déjà dit que je ne les ai pas reconnues tout de suite. Laquelle la première ? Je l'ai oublié. Q. -- Ce qui vous apparaît, comment distinguez-vous si c'est homme ou femme ? R. -- Hé ! Je les reconnais à leurs voix et aux révéla­tions qu'elles me font. Q. -- Quel genre de figure voyez-vous ? R. -- Le visage. Q. -- Ces saintes qui vous apparaissent, ont-elles des cheveux ? R. -- Il est bon de savoir qu'elles en ont. Q. -- Entre les couronnes et les cheveux, n'y a-t-il pas quelqu'autre chose ? ([^196]) R. -- Vous vous mettez bien en peine. Non ! Il n'y a rien. Q. -- Les cheveux sont-ils longs et pendants ? ([^197]) B -- Je n'en sais rien. Je ne sais pas non plus s'il y a apparence de bras ou d'autres membres. Q. -- Comment peuvent-elles parler si elle n'ont pas de membres ? R. -- Elles parlent très distinctement et moi je les en­tends très bien. La voix est douce et humble, elle parle le langage de France. Q. -- Vous sont-elles apparues sous cet arbre, vous savez, l'arbre des fées ? R. -- Pourquoi me tourmentez-vous encore avec cela ? Lisez votre livre, j'ai déjà répondu. Q. -- Alors, était-ce à la fontaine qui coule auprès de cet arbre ? 254:130 R. -- Oui, là je les ai entendues, mais je ne me rappelle pas ce qu'elles m'ont dit en cet endroit. Q. -- Là ou ailleurs, quelles promesses vous ont-elles faites ? R. -- Combien de fois faudra-t-il que je vous le dise ? Que le dauphin recouvrera son royaume, ses ennemis le veuillent ou non. Et je sais qu'il gagnera le royaume de France aussi sûr que je sais que vous êtes là devant moi. Q. -- Saint Michel et les anges, croyez-vous que Dieu les a créés sous l'aspect que vous leur avez vu. R. -- Je n'en sais rien, je ne le leur ai pas demandé, et je m'en rapporte à Dieu leur créateur et le nôtre. \*\*\* Q. -- Quand vous avez abordé le roi pour la première fois, vous a-t-il demandé si c'était par révélation de vos voix que vous avez pris ce costume d'homme ? R. -- Allez donc vous en enquérir auprès de lui. Q. -- Où l'avez-vous pris ce costume ? R. -- A Vaucouleurs. Q. -- Ne craignez-vous pas d'avoir commis péché mor­tel en prenant pareil habit, vous une femme ? R. -- Je l'ai fait par ordre de Dieu. S'il m'ordonne de me vêtir autrement, je le ferai tout de suite parce que je l'aime de tout mon cœur et que je ferai toujours selon son bon plaisir. Q. -- La Sainte Écriture défend à la femme de s'habiller en guise d'homme et saint Paul défend qu'elle ait les che­veux coupés comme les hommes. R. -- Il y a ès livres de Notre-Seigneur plus que ès vôtres ([^198]). Q. -- Quand il vous fut révélé de prendre habit d'homme, fut-ce par la voix de saint Michel ou des saintes Catherine et Marguerite ? R. -- Je ne me rappelle pas, mais je ne fais rien que pour obéir à Notre-Seigneur dont je ferai toujours la volon­té, quoi qu'il m'en doive coûter. Et puisqu'il m'ordonne de faire la guerre avec des hommes, n'est-il pas plus séant que je sois habillée comme eux. 255:130 Q. -- Mais pourquoi la Voix ne parle-t-elle au roi plutôt qu'à vous ? R. -- Le dauphin a eu bon signe de me croire. Q. -- Quel signe ? R. -- je ne vous en dirai pas plus. Allez le lui deman­der, il vous répondra ce qu'il voudra. Pour moi j'aimerais bien, pourvu que Dieu en fût content, que la voix se révèle à vous et que vous cessiez de me harceler. Q. -- Quand l'ange et vos saintes vous quittent, vous laissent-ils joyeuse ou effrayée ? ([^199]) R. -- Ils ne me laissent jamais en peur ni effrayée. Quand ils me quittent je m'en irais volontiers avec eux, je veux dire mon âme. Q. -- Vos voix ne se sont-elles pas quelquefois contre­dites ? R. -- Jamais. Q. -- Cela est bon signe, mais il nous en faut un autre que de votre parole. R. -- Je vous ai déjà répondu là-dessus et ne vous en dirai autre chose. Croyez d'abord et vous les verrez, les signes. Q. -- Quand les voix viennent à vous, y a-t-il de la lumière ? R. -- La lumière vient toujours avec la voix, je vous l'ai dit. Et s'il plaisait à Notre-Seigneur, je serais bien aise qu'il vous en vint un peu aussi, à vous. Q. -- Jeanne, vous nous avez dit que Dieu veut délivrer le royaume de la calamité où il est. Hé bien ! si telle est sa volonté, il n'a pas besoin de soldats. R. -- En nom Dieu, les hommes d'armes batailleront et Dieu donnera victoire. 256:130 #### En attendant mieux Il n'y a là, nous l'avons dit, qu'un essai très sommaire bâti sur une hypothèse que nous soumettons aux historiens qualifiés. S'ils veulent bien s'y intéresser, il leur sera facile de compléter, de préciser, de placer autrement questions et réponses, d'accentuer la vraisemblance. Ils connaissent mieux que nous les documents qui les aideront dans ce travail de reconstitution. Mieux que nous aussi, ils con­naissent l'époque « calamiteuse » qui vit l'intervention de celle que le Dictionnaire Universel du XIX^e^ siècle (que par ailleurs le mélange de rationalisme et de bonne volonté a rempli d'âneries à l'article Darc) appelle « la plus grande héroïne dont la France s'honore » les mœurs et la menta­lité des gens d'alors, la doctrine et les méthodes des com­missions d'enquête ecclésiastique de ce temps-là. Pour ce qui est du discernement des Esprits, il n'est pas besoin de leur rappeler que, cent ans avant saint Ignace, les mé­moires pour la réhabilitation de Jeanne -- ceux de Robert Cybole et d'Élie de Bourdeilles, par exemple -- et la *Recol­lectio* de Jean Bréhal exposaient déjà longuement les « symptômes » que l'on retenait alors, et que l'on retient encore aujourd'hui, pour établir un « diagnostic spirituel ». Enfin les conclusions du Livre de Poitiers montrent assez dans quel dessein, sinon de quelle manière dans le détail des interrogatoires, fut examinée la Pucelle. Le texte en est si beau, et tellement ignoré du grand public, que nous le citons pour terminer. Résumé des conclusions données par les docteurs\ réunis à Poitiers (mars-avril 1429) C'est l'oppinion des docteurs que le roy a demandé tou­chant le fait de la Pucelle envoyée de par Dieu. Le roy, attendue (la) nécessité de luy et de son royaulme, et considéré les continues prières de son povre peuple en­vers Dieu et tous autres amans paix et justice, ne doit point déboutter ne dejetter la Pucelle, qui se dit estre en­voyée de par Dieu pour luy donner secours, non obstant que ces promesses soyent seules œuvres humaines ; ne aussy ne doit croire en lui tantost et légièrement. 257:130 Mais en sui­vant la Saincte Escripture la doit esprovier par deux ma­nières : c'est assavoir par prudence humaine, en enquérant de sa vie, de ses meurs et de son entencion, comme dit saint Paul l'Apostre, *Probate spiritus, ex Deo sunt *; et par devote oroison, requérir signe d'aucune euvre ou sperance divine, par quoy en puisse juger que elle est venue de la volenté de Dieu. Aussy commanda Dieu à Achaaz, qu'il demanda signe, quant Dieu luy faisoit promesse de vic­toire, en luy disant : *Pete signum a Domino* ([^200])*,* et sembla­blement fist Gédéon, qui demanda signe, et plusieurs autres, etc. Le roy, depuis la venue de laditte Pucelle, a observées et tenues euvres et les deux meurs dessusdittes : c'est assa­voir probation par prudence humaine et par oroison, en demandant signe de Dieu. Quant à la première, qui est par prudence humaine, il a fait esprouver la ditte Pucelle de sa vie, de sa naissance, de ses meurs, de son entencion, et l'a fait garder avec luy, bien par l'espace de six semaines, (pour) à toutes gens la desmontrer, soyent clercs, gens d'église, gens de devocion, gens d'armes, femmes, veufves et autres. Et pupliquement et secrettement elle a conversé avec toutes gens ; mais en elle on ne trouve point de mal, fors que bien, humilité, virginité, dévocion, honnesteté, simplesse ; et de sa naissance et de sa vie, plusieurs choses merveilleuses sont dittes comme vrayes. Quant à la seconde manière de probacion, le roy lui demande signe, auquel elle respont que devant la ville d'Orléans elle le montrera, et non par ne en autre lieu : car ainsi luy est ordonné de par Dieu. Le roy, attendu la probacion faicte de ladicte Pucelle, en tant que luy est possible, eu nul mal ne treuve en elle, et considérée sa responce, qui est de démonstrer signe divin devant Orléans ; veue sa constance et persévérance en son propos, et ses requestes instantes d'aller à Orléans, pour y monstrer le signe de divin secours, ne la doit point empes­cher d'aler à Orléans avec ses gens d'armes, mais la doit faire conduire honnestement, en sperant en Dieu. Car la doubter ou delaissier sans apparance de mal, seroit repu­gner au Saint Esperit, et se rendre indigne de l'aide de Dieu, comme dist Gamaliel en ung conseil des Juifs au regart des Apostres. » \*\*\* 258:130 La suite a montré que les « clercs de Poitiers » ont eux-mêmes obéi aux bons Esprits. En deux mois et huit jours (délivrance d'Orléans, 8 mai -- sacre de Charles VII, 17 juillet) Jeanne a prouvé qu'en effet Dieu voulait délivrer la France, non seulement de l'envahisseur, mais de l'anar­chie dont celui-ci profitait. Grâce au sacre la hiérarchie politique, cette autre échelle de Jacob, communiqua de nouveau par sa cime avec le ciel d'où la vie lui revint. Voilà qui est particulièrement actuel. Aussi pour en con­clure nous-mêmes, citerons-nous trois textes. « Les familles, les cités, les nations sont soumises de haut à des constantes d'hygiène, à des lois de salut, qui règlent leur durée et leur prospérité. Les substances vi­vantes, les corps physico-chimiques, même les arts humains ont leurs conditions de stabilité et de progrès. Les sociétés s'élèvent ou s'abaissent suivant qu'elles se conforment ou non à cet ordre divin. » Cela est de Charles Maurras. Et voici du célèbre abbé Péreyve, dans son panégyrique de Jeanne d'Arc, le 8 mai 1862 à Orléans : « De grâce croyons à la France, à sa voca­tion, à ses destinées. Surtout appuyons notre foi nationale sur la foi de nos pères au Dieu qui les a sauvés. » Et voici la parole souveraine, le précepte de Notre-Seigneur : « Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît. » Joseph Thérol. 259:130 ### L'homme de Dieu contre Dieu par Marcel De Corte Texte remanié, en vue de la publication, d'une conférence prononcée à Lucerne sous les auspices d' « Una Voce Helvetica », le 3 novembre 1968. NOTRE ÉPOQUE diffère de toutes celles qui l'ont précédée par de nombreux aspects au nombre desquels il faut compter le socialisme, la science et la technique. Elle en diffère davantage encore, et *essentiellement,* en ce qu'elle tourne délibérément le dos à Dieu. \*\*\* Ce caractère se manifeste dans les mille et une formes de mépris dans lequel l'homme moderne tient tout ce qui le dépasse et particulièrement la Transcendance divine. Il est tellement significatif de notre temps qu'on ne l'aper­çoit même plus. Pareil à l'air que nous respirons sans le savoir, l'oubli et la négation de Dieu imprègnent tous les comportements de nos contemporains. Ils sont même par­venus à s'infiltrer dans l'acte fondamental par lequel l'homme se distingue de tous les animaux, dans la *religion* elle même. 260:130 Qu'il surgisse depuis deux ou trois siècles des religions *sans Dieu,* des religions séculières, vouées à l'exaltation d'entités profanes telles que le Peuple, la Race, la Classe, le Prolétariat, l'Humanité, etc. le phénomène n'a plus besoin d'être démontré. Il se déploie sous nos yeux avec une virulence monotone qui submerge les derniers îlots de résistance à sa fureur. Il a fini par pénétrer le christianisme lui-même dont le noyau le plus dur, le catholicisme, s'amollit sous son im­prégnation. Depuis la dernière décennie, les débordements de cette folie dans la religion catholique ne se comptent plus. Sous des formes les plus diverses, avec une opiniâ­treté qui ne se cache plus et que les moyens planétaires de communication multiplient à l'infini, une religion catholi­que nouvelle nous est prêchée où l'homme se dresse contre Dieu ! Ce diagnostic de la présence de l'athéisme au sein même du christianisme n'a rien de paradoxal. Il est porté par le Pape lui-même. « *Nous vivons, vient-il de dire, en un temps de contestations, dont la plus radicale est la contestation de la foi en l'existence même de Dieu *». Aux adeptes des religions temporelles s'ajoutent aujourd'hui les prédicateurs d'un christianisme nouveau, « *les théologiens de la mort de Dieu *» dont les idées « *se répandent aussi dans le monde catholique *». « *Ces idées,* continue le Pape, *submergent comme des vagues effrayantes la foi de nombreux hommes... elles sont graves et compliquées, assumant des dénomi­nations nouvelles et étranges : sécularisation, démythisa­tion, désacralisation, contestation globale et -- finale­ment -- athéisme ou antithéisme. *» Si nous considérons la vogue extraordinaire de ces vocables : sécularisation, démythisation, désacralisation, contestation globale, dans des zones de plus en plus larges du catholicisme contemporain et jusqu'au sein même des séminaires où leur édulcoration n'exerce que plus de rava­ges, si nous remarquons qu'ils se répandent dans tous les milieux ecclésiastiques dits « progressistes » que la menta­lité dite « postconciliaire » éperonne, il n'est pas un seul instant douteux que le catholicisme soit en train de virer -- *finalement,* comme dit le Pape, car c'est là son terme inéluctable -- à l'*athéisme* ou à l'*antithéisme.* 261:130 Cette « mutation », car c'en est une -- MORTELLE COMME TOUTE MUTATION BIOLOGIQUE, ainsi que le prouve le veau à deux têtes ou le mouton à cinq pattes --, cette sub­version du catholicisme est telle que, pour la première fois depuis le Concile de Nicée où l'arianisme universellement vainqueur fut contenu, un Pape a dû rappeler aux fidèles l'ensemble des articles fondamentaux de la foi catholique. Et encore a-t-il dû subir en l'occurrence les remon­trances sardoniques des nouveaux théologiens et des nouveaux prêtres mués, selon le mot dur et exact du Père Daniélou, en « assassins de la foi ». Il a dû entendre également le silence complice de bon nombre d'évêques confus de professer un *Credo* aussi peu conforme à l'esprit de notre temps. N'est-il pas inouï de constater qu'il n'est pas un seul article de cette profession de foi pontificale qui ne subisse aujourd'hui l'assaut de ce qu'il faut rigoureuse­ment appeler « le jacobinisme clérical » et que leur né­gation ait gagné de proche en proche, depuis la « très discutable » résurrection des morts et la vie du siècle à venir convertie en un « Royaume de Dieu purement terrestre », le sommet lui-même de notre croyance : *Credo in unum Deum, Patrem omnipotentem*, relégué au rang des représentations « néolithiques » par Teilhard et ses acolytes ? Voilà où nous en sommes : l'homme de Dieu se dresse contre Dieu. Avec une naïve crédulité qui nous fait maintenant honte et honneur à la fois, nous avions estimé inconcevable que des prêtres puissent ne plus croire en Dieu. Si nous avions ouvert les yeux cependant, nous aurions pu voir qu'il est ainsi parce qu'il en a toujours été ainsi. L'Évangile en témoigne déjà dans le cas extrême de Judas. L'histoire de l'Église ne manque pas d'exem­ples. Au contraire. \*\*\* 262:130 Péguy le remarquait avec force au début de ce siècle ([^201]) « Que les curés ne croient à rien, ne croient plus à rien, c'est la formule courante aujourd'hui, la formule généra­lement adoptée, et malheureusement elle n'est injuste que pour quelques uns. Et l'on ne sait combien sont réellement modernistes. Peut-être les cinq septièmes et peut-être plus. Ils disent : « c'est le malheur des temps ». C'est une for­mule. C'est même une formule commode... Commode pour masquer la paresse, pour dérober aux autres, à tout le monde, peut-être surtout pour se dérober à soi-même leurs effroyables responsabilités... Il n'y a point de malheur des temps. Il y a le malheur des clercs. Tous les temps appar­tiennent à Dieu. Tous les clercs malheureusement ne lui appartiennent pas. On est épouvanté des énormes respon­sabilités qu'ils auront à soutenir ; et ils sont peut-être les seuls qui auront à porter, qui soient engagés dans les res­ponsabilités extrêmes. Voilà ce qu'ils ne veulent pas voir... Ce n'est un secret pour personne, et dans l'enseignement même, on ne peut plus cacher, sinon peut-être dans l'en­seignement des séminaires, que toute cette déchristiani­sation, que toute la déchristianisation est venue du clergé, Tout le dépérissement du tronc, le dessèchement de la cité spirituelle ne vient aucunement des laïcs. Il vient unique­ment des clercs. Ils veulent faire faire des progrès au chris­tianisme. Qu'ils se méfient, qu'ils se méfient. Ils veulent faire faire au christianisme des progrès qui pourraient leur coûter, qui leur coûteraient cher. Le christianisme n'est nullement une religion de progrès ; ni (peut-être moins encore si possible) du progrès. C'est la religion du salut. » \*\*\* Ce que Péguy disait du modernisme qui avait profon­dément altéré, en son temps, la foi en Dieu chez les clercs, nous pouvons légitimement le dire de ce néo-moder­nisme qui sévit ouvertement dans l'Église contemporaine et le Pape a justement nommé *modernismus redivivus*. Ses ravages ne s'étendent chez la plupart des laïcs que par l'intermédiaire des clercs qui en diffusent la puissance des­tructrice dans tous les domaines de la religion : le dogme, la liturgie, la pastorale, à l'articulation même du spirituel et du temporel. 263:130 Ne nous étonnons pas de cette vésanie chez les clercs. La fonction du prêtre, étant la plus haute qui soit, est perpétuellement menacée de perdre son équilibre. L'abîme côtoie sans cesse la cime et le risque de chute accom­pagne en permanence l'ascension. Il ne faut jamais oublier que le prêtre est tenté sans relâche par la volonté de puissance en raison de la posi­tion élevée qu'il occupe. Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, le Prêtre par excellence, a voulu subir cette épreu­ve terrible : l'Ange des Ténèbres le transporta *in montem excelsum valde* d'où il put contempler tous les royaumes de la terre dont la splendeur lui était offerte : *Haec omnia tibi dabo, si* CADENS *adoraveris me*. Nous connaissons la réponse de notre Sauveur : *Vade, Satana, scriptum est enim : Dominum Deum tuum adorabis, et illi soli servies*. En un temps, où nous voyons les clercs élaborer les théologies les plus aberrantes, depuis la théologie d'un Monde promu à l'apothéose par la grâce de l'Évolution et de la Socialisation, jusqu'aux théologies de la Violence, de la Révolution et du Sexe, en rejetant délibérément la seule théologie qui soit : le discours sur Dieu tel qu'Il s'est révélé et dont l'Église définit les normes, -- en ce temps d'opprobre et de pitié où nous sommes -- il est souverai­nement bon de rappeler à ceux qui ont la charge de notre salut qu'il n'est qu'un seul moyen d'écarter la tentation de la puissance : croire en Dieu, l'adorer, c'est-à-dire sou­mettre radicalement son être à l'Être transcendant, et Le servir LUI SEUL, *illi soli*, dans une sainte et totale humi­lité. Or c'est là le refus, le grand refus du monde moderne dont les conséquences ne s'épuiseront que dans le feu et le sang et l'horreur de la Fin. Si l'on veut définir le monde moderne par rapport à ceux qui l'ont précédé, on s'aperçoit que sa caractéristique se ramasse tout entière dans le fait que l'homme refuse désormais de soumettre sa pensée et sa volonté aux injonc­tions du réel *et par conséquent au Principe du réel et à Dieu.* On peut interpréter de mille manières les trois grands phénomènes qui ouvrent l'époque moderne : la Renaissance, la Réforme et la Révolution, elles se ramènent toutes à un seul et même signe distinctif : le *subjectivisme.* Kant n'a fait que consacrer cette subversion radicale de l'esprit hu­main en l'appelant « révolution copernicienne ». 264:130 L'intelligence n'a plus à se conformer à la réalité des êtres et des choses qui peuplent l'univers, c'est à la réalité des êtres et des choses de se couler dans les formes que l'intelligence imprime en elle pour la rendre intelligible. Ce n'est plus l'objet qui fait que les intelligences concordent entre elles dans la réception d'une même réalité indépendante d'elles-mêmes, c'est l'intelligence qui, présente en chaque sujet pensant, projette dans le monde extérieur ses exigences rationnelles et se retrouve identique à elle-même dans cha­que objet qu'elle façonne et construit. Ainsi le sujet humain devient-il selon la formule de Protagoras la mesure de toutes choses parce qu'il vise à introduire en toutes choses sa rationalité et parce qu'il en expulse tout ce qui ne concorde pas avec son dessein. Il en résulte que tout ce qui ne tombe pas sous les prises de la raison ainsi définie n'existe pas au regard de la raison. Dieu n'est donc pas un être dont l'intelligence humaine puisse découvrir l'existence dans sa tentative de connaître l'univers et de se connaître soi-même. *Caeli* NON *enarrant gloriam Dei*. « Je n'ai pas rencontré Dieu dans les espaces sidéraux », déclara, avec une satisfaction non dissimulée, Gagarine, l'astronaute soviétique qui, le premier, tourna autour de la terre. Quels sont les savants, les philosophes et les théologiens qui sortent de leur pen­soir pour contempler la voûte céleste ? Le *noverim me, noverim te* de saint Augustin n'est pareillement qu'une illusion : le sujet humain, en se repliant sur soi, ne retrou­ve jamais que l'image de soi-même qu'il introduit dans les êtres et dans les choses. Dieu ne peut donc être que l'image de l'homme chimériquement agrandie. C'est ainsi que l'homme moderne, en s'érigeant en cen­tre du monde et en subordonnant toutes choses à sa subjectivité, encourt, d'une manière plus foudroyante en­core, le jugement que saint Paul portait sur l'homme païen de son temps : « En effet, la colère de Dieu éclate du haut du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes qui, par leur injustice, retiennent la vérité captive. Car ce qui peut se connaître de Dieu est manifeste parmi eux (*quia quod notum est Dei, manifestum est in illis*). Dieu le leur a manifesté (*Deus enim illis manifestavit*). En effet, ses perfections invisibles, son éternelle puissance et sa divinité sont, depuis la création du monde, rendues visibles à l'intelligence par le moyen de ses œuvres (*per ea quae facta sunt intellecta conspiciuntur*). 265:130 Ils sont inex­cusables (*ita ut sint inexcusabiles*), puisque, ayant connu Dieu, ils ne l'ont pas glorifié et ne lui ont pas rendu grâces ; mais ils sont devenus vains dans leurs pensées (*sed evanuerunt in cogitationibus suis*) et leur cœur sans intelligence s'est enveloppé de ténèbres (*et obscuratum est insipiens cor eorum*). Se vantant d'être sages, ils sont deve­nus fous, et ils ont échangé la majesté de Dieu incorruptible pour des images représentant l'homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles » (Ad Rom. I, 18-23). Le processus que saint Paul nous décrit et qui conduit l'homme à se détourner de Dieu s'est aujourd'hui bien ag­gravé. L'homme païen dont la raison naturelle paralysée ne connaissait plus la réalité ni, en celle-ci, Dieu qui s'y manifeste, tirait inconsciemment de sa subjectivité des re­présentations du divin auxquelles il vouait un culte idolâtre. L'homme moderne, quant à lui, refuse délibérément, par un acte positif de son intelligence et de sa volonté, de sou­mettre sa raison à la réalité et au Principe de l'univers. Le seul principe qu'il reconnaisse est sa raison autonome, ne relevant que d'elle-même. Il ne peut plus même tirer de sa subjectivité des représentations anthropomorphiques de son être, des dieux de chair et d'os qui lui ressemblent ou qui ressemblent aux réalités du monde extérieur : aux sour­ces, aux arbres, aux animaux, etc. Le seul être vers le­quel l'instinct religieux qui ne cesse malgré tout de tra­vailler puisse le porter est lui-même et lui seul, *ipse solus*. En vertu de l'orientation qu'il s'est donnée, l'homme mo­derne est contraint de substituer à Dieu son propre moi. Tel est LE PRINCIPE DE L'ORDRE NOUVEAU : il n'y a pas d'autre Dieu que l'homme ; l'homme est pour l'homme le seul être digne d'adoration. Alors que l'homme païen fabriquait naïvement des idoles qu'il croyait, en sa simplicité, formellement distinctes de lui, l'homme moderne n'a d'autre Dieu que soi. Entre lui-même et son idole, il n'est point de distance. Il est Narcisse contemplant, magnifiant et chérissant sa propre image dans le miroir de ses œuvres. A travers une prise de conscience de plus en plus radicale de son pouvoir créateur, il se déifie. 266:130 Depuis le discours de Pic de la Mi­randole sur la dignité de l'homme établi au centre du monde et fabricateur de sa demeure terrestre selon les seules règles qu'il se donne à lui-même, jusqu'à la déclaration de Marx qui reconnaît dans « la conscience humaine comme la plus haute divinité » et affirme que « l'homme est pour l'homme l'être suprême » qui se fait lui-même en trans­formant le monde, le mouvement est ininterrompu. C'est toujours l'homme qui se détourne de Dieu et qui se tourne vers l'homme. C'est toujours l'homme qui, au lieu de gra­viter autour de Dieu, se meut, selon une autre formule de Marx, « autour de soi-même comme autour de son véritable soleil. » Il ne pouvait en être autrement. Dès que l'homme quitte la voie austère du réalisme et de l'objectivité, qui conduit à Dieu, il n'a plus en face de soi que soi-même : le pur sujet qu'il se veut être, le moi qu'il érige en fin suprême de tous ses actes, le moi qu'il est forcé de diviniser. La logique du Tentateur est implacable : si vous vous tournez vers vous-mêmes, si vous jetez sur vous un regard nocturne de com­plaisance, vous serez comme des dieux, *eritis sicut dei*. Le moi est la seule idole que l'homme puisse substituer à Dieu. Toutes les autres idoles ne sont que les extériorisations du moi protéiforme sous lesquelles le moi se dissimule. Il faut en effet une force de caractère peu commune, pour que le moi tente de se proclamer Dieu. Nietzsche en a fait la terrible expérience. Nul ne peut se déclarer Dieu sans sombrer dans la folie. L'absolu qui s'introduit dans le relatif fait éclater celui-ci comme une baudruche. Aussi le moi use-t-il d'un subterfuge que Platon avait déjà dénon­cé : le moi s'embusque derrière le nous, l'homme derrière ce « gros animal » qu'est le monde, l'individu derrière la collectivité, le meneur derrière la masse dont il condi­tionne le comportement. N'imaginons pas que cette manipulation du nous par le moi soit une anomalie occasionnellement visible dans les régimes totalitaires et dans le chef d'un Lénine, d'un Staline, d'un Hitler ou d'un Mussolini. Le phénomène est en train de s'étendre sur la planète tout entière, à mesure que l'atta­chement de l'homme aux communautés naturelles de la naissance et de la vocation s'est peu à peu dénoué, laissant l'être humain seul en face d'autres êtres humains livrés à la même enseigne et dont l'unification ne peut plus être dès lors obtenue que par l'artifice. 267:130 On ne comprend rien au monde dit moderne aussi longtemps qu'on n'a pas constaté que l'Ancien Régime, fondé sur les communautés naturelles de la famille, de la profes­sion, de la région, etc. et que le coup de boutoir de la Révolution française a détruit, n'a été remplacé par aucun autre. Depuis près de trois cent ans, l'homme occidental n'est plus en société. Il est en dissociété. Et il a propagé son mal sur la terre habitée. \*\*\* Les débris, solides encore malgré la terrible épreuve, des communautés naturelles qui subsistent encore comme des oasis de fertilité dans le désert social nous ont voilé longtemps l'extraordinaire ampleur du désastre. Ils sont aujourd'hui en voie de complète disparition. La communau­té naturelle la plus vigoureuse, la famille, s'effrite partout sous les chocs aujourd'hui combinés de la loi, de l'érotisme et de « la pilule ». Le mot de Tocqueville : « La Révolution française re­commence, et c'est toujours la même » reste profondément vrai. Nous somme ; en plein dans la Révolution permanente prônée par Trotski. Ce principe de dissolution sociale n'a pas encore épuisé tous ses effets. De guerre en guerre, de révolution en révo­lution, il étend ses ravages, il les enfonce jusqu'à la plus fine pointe de la racine terrestre -- et de la racine céleste de l'homme. Le temps vient, s'il n'est déjà venu, de ce que Valéry appelait « la multiplication des seuls ». Mais l'homme ne peut pas vivre sans société. Ce serait pour lui la mort physique, morale, intellectuelle, ontologi­que. Ainsi se précipite-t-il afin de survivre, dans des commu­nautés artificielles, construites à grand renfort de rêves, d'utopies, de mirages, de paroles, de mots, de salive, d'encre, bref grâce aux innombrables moyens dont se servent les illusionnistes pour duper les masses et pour leur faire pren­dre des vessies pour des lanternes. Les techniques de la propagande sous toutes ses formes sont parvenues à cet égard à un point inouï de perfection. Nos contemporains sont persuadés que « la réforme des structures » comme ils disent en leur jargon, les fera entrer dans un nouveau Pa­radis terrestre. Jamais la formule de Tacite : *ruunt in servitutem* n'a été plus vraie. 268:130 L'esclave en vient non plus à ché­rir son esclavage, mais à en adopter avec enthousiasme, un plus lourd encore. La libération totale engendre la ser­vitude totale. L'État moderne, ce Léviathan dont parle Pie XII, immen­se et prodigieuse machine, est le résultat de ce processus. L'État moderne, à l'encontre de l'État de style ancien qui couronnait l'aspiration à l'unité des multiples communautés naturelles rassemblées par l'histoire, est un État sans socié­té sous-jacente, qui englobe ses ressortissants dans une espèce de moule gigantesque, formé d'un réseau de lois et de réglementations de plus en plus serré, ne laissant rien échapper à sa contrainte et à son mécanisme de la vie de l'être humain depuis le berceau jusqu'à la tombe. On conçoit que le pouvoir inouï et virtuellement illi­mité dont l'État moderne est pourvu, à l'expansion duquel les communautés naturelles n'offrent plus de résistance, pas plus que les individus réduits à leur malingre subjec­tivité, suscite de fantastiques convoitises. Toute l'histoire du monde, depuis la Révolution française, est une lutte sans merci pour la possession de ce pouvoir démesuré en comparaison duquel les régimes les plus absolutistes du passé apparaissent libéraux. Il suffit de comparer ici les pouvoirs d'un Louis XIV, physiquement et moralement li­mités, à ceux de la plupart des chefs d'État contemporains... La puissance de l'État moderne, on ne l'oublie que trop, va jusqu'à modeler un homme nouveau, une société nou­velle, un univers qui sortira de sa volonté comme la création des mains du Créateur. C'est la promesse qu'il fait aux hommes dans le communisme où il est parvenu au sommet de sa puissance. L'État est désormais le Démiurge du *Timée* et des plus antiques cosmogonies qui façonne le monde à son gré. Péguy prévoyait : *L'argent devenu maître à la place de Dieu* C'est aujourd'hui : *L'État devenu maître à la place de Dieu,* dont nous percevons l'ubiquitaire présence. Qui possède la chambre des machines de l'État et ses leviers de com­mande dont les techniques de plus en plus perfectionnées de maniement et de gouverne pénètrent jusqu'au centre de décision des conduites humaines et se substituent à lui, possède un pouvoir absolu. 269:130 Les communautés naturelles arrêtaient naguère l'expansion du pouvoir. L'État était contenu en ses justes limites. Rien ne lui résiste désormais : le citoyen réduit à sa subjectivité, ayant rompu les liens qui l'unissaient à toutes les réalités solides et coriaces de l'univers et de la société, est l'être le plus débile, le plus manœuvrable, le plus malléable qui soit. L'expérience le manifeste avec éclat. Il suffit de per­suader à l'homme qu'il s'aliène en tout ce qui n'est pas lui pour s'en rendre maître. Marx, Lénine, Staline, Mao et *tutti quanti* sont à cet égard des virtuoses. Ils dépouillent ra­dicalement l'être humain de tout ce qu'il a, de tout ce qu'il est. Ils anéantissent tout ce en quoi l'être humain pourrait prendre appui pour s'opposer à leur action. Mao a vu, avec l'acuité du génie, que l'homme devait être réduit à rien pour être disponible. C'est ce qu'il appelle la révolution cul­turelle. Cinquante millions d'enfants et d'adolescents sont lancés à l'assaut de tout ce qui rappelle d'une manière quelconque la civilisation chinoise. Cette énorme masse détruit tout sur son passage. Il ne reste rien devant elle que l'omnipotence de celui qui la dirige et l'enferme dans le piège de l'État totalitaire. L'homme passe ainsi de la désorganisation totale à l'organisation totale. Il renonce intégralement à tout acte humain d'intelligence et de volonté. Il adhère complètement à l'intelligence et à la volonté de Mao. Il devient une matière infiniment obéissante entre les mains du maître qu'il s'est donné. C'est l'inversion monstrueuse et la carica­ture diabolique de l'expérience mystique chrétienne dans la­quelle le dépouillement total de soi-même sous le feu de la grâce divine coïncide avec la présence totale de Dieu au sein de l'âme. César a remplacé Dieu. Il n'est pas exagéré de prétendre que les émeutes qui explosent un peu partout dans le monde et qui lancent impétueusement contre les derniers restes de l'ordre sociale des foules d'être humains que leur IMMATURATION CONS­TITUTIVE, tels les étudiants, ou HISTORIQUE, tels les hommes de couleur, *plonge dans une crise d'adolescence qui risque de se perpétuer indéfiniment,* sont le prélude d'un embra­sement général de la planète. Nous en arrivons à ce point de dépérissement des forces vitales qui soutiennent une civilisation, dont Tite-Live a décrit, en une formule tra­gique, le caractère mortel : « nous ne pouvons plus suppor­ter ni nos maux, ni leurs remèdes ». Malgré de beaux ré­pits, c'était là, prophétiquement, la condamnation de l'Em­pire. C'est la nôtre. 270:130 A deux différences près cependant qu'il est impossi­ble de sous-estimer : d'abord, que la pression exercée par les Barbares sur le monde romain affaibli par ses dissen­sions internes s'exerçait surtout *horizontalement,* du dehors au dedans, tandis que nous assistons à une invasion *verticale* des Barbares surgis de la décomposition de notre dissociété, ensuite, et selon le mot profond de Péguy encore, que « *cette pourriture romaine était pleine de germes et n'avait pas les promesses de stérilité que la nôtre détient aujourd'­hui *». Partout, le nihilisme social s'insinue qui désagrège les dernières défenses naturelles de l'être humain. Or la nature a horreur du vide, plus encore dans l'ordre social que dans l'ordre physique. Puisque le subjectivisme de l'homme moderne lui interdit d'agir, librement dans un corps social organisé selon les communautés naturelles, comme nos organes fonctionnent librement dans notre corps physique s'il est sain et bien constitué, la conséquence suit, implacable et inéluctable : l'homme moderne se transfor­mera en un rouage de l'énorme machine pseudo-sociale que sa débilité même construit, et deviendra la proie docile des volontés de puissance ameutées par ce fantastique pou­voir qui les sollicite. L'homme moderne se mue en un pan­tin dont les princes de ce monde -- sous l'impulsion de leur Coryphée -- manœuvrent à leur gré les mécanismes. Telle est en vérité la MUTATION, l'unique et mortelle mu­tation dans laquelle l'homme contemporain s'engage sous nos yeux, sécrétant de toutes ses faiblesses, l'énorme pou­voir de l'État moderne qui l'intègre peu à peu dans « une parfaite et définitive fourmilière ». L'observation la plus rudimentaire de ce prodigieux phénomène révèle qu'il ne se perpétue qu'à l'aide des doses massives de subjectivisme que les volontés de puissance au pouvoir ou celles qui en sont les rivales, inoculent cons­tamment à nos contemporains. Plus ceux-ci seront incités à manifester les innombrables exigences subjectives qui les démangent une fois qu'ils sont coupés du réel, plus ils s'épuiseront en cette entreprise sans issue et plus ils tom­beront sous la coupe des volontés de puissance qui con­voitent de dominer le monde. 271:130 L'exemple classique et tou­jours méconnu est celui du mal dont nous souffrons : plus nous requérons de liberté, ou selon la formule marxiste, plus nous voulons abolir nos « aliénations », plus nous som­brons dans la licence dont le propre est de nous affaiblir et de nous livrer, pieds et poings liés, aux marchands d'illusions qui aspirent à étendre sur nous leur empire et à nous diriger selon leur arbitraire. On mène les hommes par l'imagination, écrivait Napoléon, comme par le bout du nez. Tous les conquérants modernes et contemporains du pouvoir dans l'état de dissociété où nous sommes utili­sent cette recette très simple : attiser sans cesse les exigences subjectives des hommes, toujours informes puisqu'elles sont par définition sans objet ; inventer des techniques d'affouillement de la subjectivité humaine qui surclassent celles des autres compétiteurs ; en arriver même, à force d'astuce et de propagande, à faire prendre conscience aux hommes d'aspirations imaginaires, cons­truites de toutes pièces, en d'autres mots porter la subjec­tivité humaine à son plus haut exposant et affirmer sans vergogne que c'est là l'homme authentique dont il importe de découvrir la réalité au-delà de toutes les aliénations dont la société et ses tabous le recouvrent, voilà le facile moyen qu'emploient toutes les volontés de puissance de ce bas monde pour conquérir et pour maintenir leur pouvoir. Le communisme est maître de cette technique. Il la manie effrontément aux acclamations terrorisées de l'univers. L'affaire du Vietnam, et celle de la Tchécoslovaquie en sont la preuve : toutes les subjectivités affolées des hommes d'aujourd'hui, en particulier des « intellectuels », approu­vent ouvertement ou tacitement la position communiste en la matière, sans le moindre égard pour la réalité humaine qu'elle piétine ni pour l'objectivité historique qu'elle viole. \*\*\* C'est à ce point de vue qu'il faut se placer pour comprendre la crise que traverse actuellement l'Église. 272:130 On inculpe d'ordinaire l'Église de constituer un *ghetto* dans la société moderne et de n'avoir plus aucune relation vivante avec l'homme contemporain. *Le prêtre est* « *coupé des masses *», ajoute-t-on. Le message évangélique dont il est porteur et qu'il a pour mission de publier ne rencontre plus d'audience. Il est urgent que l'Église secoue sa torpeur, brise les liens qu'elle a noués avec un Ancien Régime et un « constantinisme » depuis belle lurette écroulés, fasse sa révolution et s'adapte aux « exigences de l'homme mo­derne ». Se renouveler ou disparaître, voilà l'inéluctable dilemme ! Le Concile a frayé la voie. L'Église est désormais « en état de Concile » permanent. Il s'agit pour elle de prolonger « l'ouverture au monde » jusqu'à sa conséquence logique : s'insérer au titre d'élément moteur et d'énergie animatrice dans la « nouvelle société en gestation ». Voilà ce dont nous avons les oreilles battues et rebattues depuis des années par les voix de plus en plus tonitruantes de clercs de plus en plus nombreux dont les clameurs orchestrées avec une technique très sûre de la publicité par des organes de presse et d'information qui constituent une hiérarchie parallèle dans l'Église, paralysant, conditionnant et même supplantant la Hiérarchie véritable médusée ; se répandent dans les masses chrétiennes et les font peu à peu basculer dans l'ornière d'une hérésie qui n'ose pas dire son nom. Le malheur est que *cette soumission inconditionnelle de l'homme de Dieu aux exigences de l'homme contemporain* équivaut à un reniement et, dans certains cas-limites, à une apostasie. Obéir aux requêtes de l'homme contemporain, c'est en effet embrasser le subjectivisme qui caractérise son acte de naissance et tourner le dos à l'enseignement constant de l'Évangile, de la Tradition et de l'Église fondé sur la croyan­ce en la vérité *objective* de la Révélation à laquelle notre in­telligence se soumet : *in captivitatem redigentes omnem in­tellectum in obsequium Christi*, comme l'écrit splendidement saint Paul aux Corinthiens. Nous savons que « la foi est avant tout le *oui* de notre intelligence, de notre discerne­ment, de notre volonté, de notre personnalité entière, à tout ce que Dieu nous a révélé. De même qu'il n'y a pas de révé­lation sans un *objet* qui se révèle, ni un enseignement sans *quelque chose* qu'on enseigne, de même il n'y a pas de foi sans *quelque chose* qu'on croit », commente avec courage -- car il faut du courage pour affirmer cette vérité simple -- Mgr l'évêque de Fribourg-en-Brisgau. 273:130 Le contenu de l'acte de foi ne dépend en aucune manière de nos dispositions sub­jectives, de nos humeurs, de nos revendications, ni des caprices du temps ou de l'espace, ni de la soi-disant « struc­ture mentale de l'homme contemporain ». « Toute vérité authentique, poursuit Mgr Schaüfele, est valable partout et toujours, pour tous les hommes et pour tous les temps. La vérité élève l'homme au-dessus de la temporalité et le fait participant de Dieu qui est la vérité immuable et l'éter­nelle fidélité. Le Christ n'est pas une fois oui, une fois non. Il est le grand oui ». Si l'on ne s'en tient pas solidement, indéfectiblement, à cet axe essentiel de notre foi, on dégringolera fatalement la pente qui va du subjectivisme à son terme inéluctable : la négation de Dieu, en passant par tous les points de chute intermédiaires. \*\*\* Il est impossible d'énumérer ici, moins encore d'analyser, toutes les phases de cette culbute gigantesque. Nous nous contenterons de souligner celles qui nous paraissent les plus importantes. La première et sans doute aussi la moins généralement aperçue est ce prurit de l'action qui démange bon nombre de clercs d'aujourd'hui et qui les excite à répandre, parfois avec frénésie, les opinions les plus révolutionnaires ou les plus tragiquement bouffonnes. La confusion du Christ avec la cause des peuples opprimés ou, plus universellement, avec « le mouvement de l'Histoire » inspire aujourd'hui la plupart des homélies des « nouveaux prêtres ». On ne comprendra rien à ces étranges déclamations aussi longtemps qu'on n'a pas saisi leur cause. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures pour la découvrir. Lorsque le prêtre s'abandonne au subjectivisme qui carac­térise la dissociété moderne, il lui est impossible d'adhérer complètement à la plénitude objective du *donné* révélé et d'éclairer les diverses voies où s'engage son action apos­tolique. Sans doute, peut-il le faire, d'une manière méca­nique et formelle, mais tôt ou tard, il s'apercevra que son action, n'étant plus réglée d'en haut par l'objet même de sa croyance, n'a d'autre régulateur que lui-même et sa propre volonté. 274:130 Ce n'est que dans les cas très rares, tel celui que Bernanos a décrit dans *L'Imposture*, qu'il débouchera consciemment sur la perte totale de la foi et sur l'athéisme. Le plus souvent, il renversera le mouvement normal qui va des vérités de la foi à l'action qui engage autrui à les mettre en pratique, et il ne retiendra d'elles que ce qui s'adapte aux nécessités de l'action. C'est l'action elle-même qui déterminera sa croyance. Comme l'action est, d'une part, toujours liée à l'espace et au temps, au *hic et nunc*, et que d'autre part, elle varie selon les circonstances et les êtres à qui elle s'adresse, la vérité qu'elle charrie se conformera à ces caractères : elle dépendra de l'espace, du temps, des circonstances ; elle changera avec eux ; elle sera entraînée dans le devenir de l'action ; elle se relativisera. N'est-il pas vrai que *l'aggiornamento* « postconciliaire » relève le plus souvent de cette primauté inconditionnelle de l'action et qu'il tombe sous le coup du décret *Lamentabili* ? Au début du siècle, saint Pie X censurait avec énergie les propositions suivantes aujourd'hui communément répan­dues : *Proposition* 26 : « Les dogmes de la foi doivent être retenus uniquement selon le sens pratique, c'est-à-dire comme une norme qui commande l'action, et non pas comme une règle de croyance » ; *proposition* 58 : « La vérité n'est pas plus immuable que l'homme lui-même, car elle évolue avec lui, en lui et par lui ; *proposition* 59 : Le Christ n'a pas enseigné un corps de doctrine applicable à tous les temps et à tous les hommes, mais il a plutôt ébauché un mouvement religieux qui peut ou doit être adapté aux divers temps ou lieux ». Les exemples de cette accommodation de la foi « au goût du jour » ne manquent pas, hélas ! Il suffit d'ouvrir son journal, de parcourir une revue, de lire un livre, d'ouvrir ses oreilles et ses yeux aux voix et aux images qui nous transmettent la figure de l'Église actuelle, pour s'aper­cevoir que la capitulation devant les exigences subjectives du monde est devenue la règle de la plupart des clercs qui détiennent les leviers de commande des moyens de commu­nication et qui ont, par là, l'audience des fidèles dociles à leur ruineuse mainmise, sinon celle de la Hiérarchie elle-même. Il n'est que peu d'exceptions. Dès qu'un clerc emploie une des techniques modernes de conditionnement des masses, on peut être sûr que la tentation l'assaille de sacri­fier la vérité de sa foi à l'efficacité de son action et à conformer celle-là aux impératifs de celle-ci. 275:130 Le motif allégué est toujours le même : l'homme mo­derne est incapable de comprendre les termes dans lesquels la foi se formule encore aujourd'hui. Il importe donc de couler le contenu de la foi dans un langage accessible à nos contemporains. Disons-le tout net : nous ne connaissons pas de sottise plus pyramidale que celle-là ! Le langage de nos contem­porains est entaché du même subjectivisme que les autres aspects de leur « civilisation » et verser la substance objec­tive du dogme dans le moule d'un langage subjectivisé à l'extrême est non seulement tracer un rond-carré, mais encore édifier une tour de Babel théologique promue, com­me celle dont elle amplifie la vaniteuse présomption, à a ruine totale. Il suffit tout de même de lire deux journaux de tendances différentes pour s'apercevoir que les mots qu'ils emploient, sous leur identité formelle, ont des sens différents, voire hétérogènes ou antagonistes. Si l'on n'est point convaincu par cette épreuve, je conseille au sceptique de se rendre à un Congrès de philosophes ou de théologiens contemporains. Qu'il existe dans la formulation d'une réalité quelconque un point de perfection et de maturité comme il en est chez tous les êtres de la nature, est une évidence communément méconnue de tous ceux qui pataugent dans le subjectivisme. Il n'y a en fin de compte qu'une seule formule qui con­vienne, après toute sorte d'essais et de tâtonnements, à telle ou telle réalité, à savoir la formule que cette réalité exige. Il y en a mille, tout aussi incohérentes et incontrô­lables les unes que les autres, pour traduire l'inconsistance d'une pensée repliée sur elle-même et acculée au bredouil­lage ou au vagissement. 276:130 Comprend-on maintenant pourquoi la pastorale postconciliaire est en train d'élaborer, sous nos yeux ahuris, des théologies justificatrices de leurs insanités qui sont autant d'hérésies ? Pareil à Victor Hugo -- moins le génie bien sûr -- qui clamait : *J'ai mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire,* « le nouveau prêtre » dont l'action n'est plus commandée par le souci de l'immuable Vérité exténue la signification surnaturelle du langage évangélique, la repétrit en quelque sorte et en fait un instrument de la révolution mondiale. Il suffit de réfléchir un instant pour s'en convaincre. L'Évangile renvoie en effet à des réalités surnaturelles devant lesquelles l'esprit doit s'incliner et dont les principales sont le Christ, sauveur des hommes, et l'Église qu'Il a fondée pour continuer l'œuvre de sa Rédemption. Si l'esprit envoûté par les prestiges du subjectivisme moderne s'y refuse, le Christ et l'Église n'en subsistent pas moins en lui, *mais de réels qu'ils sont ils deviennent imaginaires :* l'esprit les a déréalisés de fond en comble et, à la limite, il les a transformés en un homme divin et en une humanité divine. C'était la conception de Renan. C'était celle de Loisy et du modernisme. C'est elle qui triomphe dans le christianisme contemporain et jusqu'au bout de sa folle logique : l'homme divin, c'est « l'homme nouveau », l'humanité divine, c'est « la société nouvelle » dont le marxisme est gros. « Le nouveau prêtre » en est le médiateur. Il n'est plus l'homme de Dieu. Il est l'homme de l'homme et de l'humanité. A ce titre, il doit se dépouiller de tout ce qui le fait homme de Dieu, non seulement de ses habits ecclésiastiques, mais de sa mentalité cléricale et devenir un « homme comme les autres », conscient de la « mutation » dont l'humanité est le siège, y contribuant de toutes ses forces, comme « un levain dans la pâte ». Une fois lancé sur cette pente, on ne s'arrête plus : c'est « la sécularisation, la démythisation, la désacralisation, la contestation globale et finalement l'athéisme ou l'antithéisme », dont parle Paul VI. On en arrive à dépouiller la Révélation de tout son contenu historique, objectif, à nier les miracles, à évaporer la Résurrection, à diluer le surnaturel dans le sociologique, à délayer le Christ dans une humanité amorphe et spectrale, à identifier l'Église au fer de lance de la Révolution, et à édifier les théologies les plus aberrantes pour justifier ses chutes et camoufler ses apostasies. Au terme de l'aventure, on se trouve en face d'une religion nouvelle dont Dieu est évacué au bénéfice de l'homme. 277:130 Il n'y a pas, répétons-le inlassablement à l'usage des sourds, d'autre issue à cette entreprise unique dans l'histoire de l'Église : adopter le subjectivisme, c'est, en conservant sophistiquement et, j'ose le dire, diaboliquement, les concepts fondamentaux de l'Évangile, les transformer en explosifs qui détruisent non seulement les relations surnaturelles de l'homme à Dieu reçues par là voie de l'Église, mais les rapports naturels de l'homme au monde et an Principe de l'Univers. Autrement dit, l'issue de l'entreprise est le nihilisme. Lorsque l'homme de Dieu en vient à ne plus croire au Dieu de la Révélation ni aux vérités surnaturelles objectivement proposées à son assentiment par l'Évangile et par l'Église, lorsqu'il remplace ces réalités par les chimères que sa subjectivité a élaborées sous prétexte de rejoindre la subjectivité de l'homme moderne, il débouche, d'un seul coup, sans transition dans le collectivisme. Que dis-je ? Il met le pseudo-Christ dont il s'est forgé l'image caricaturale an service de la subversion. Rien de réel n'arrête plus désormais sa donquichottesque chevauchée à travers les élucubrations de son esprit. Il récuse toute autorité qui le rappellerait à l'ordre. Il n'écoute plus que « sa conscience », « immortelle et céleste voix ». Il n'entend plus que soi. La vérité est son œuvre à lui. Elle est ce qui coïncide avec lui-même, avec sa vie et sa créativité. Il lui faut donc *créer une nouvelle religion* qui taraudera, de l'intérieur, l'ancienne, jugée « archaïque », « dépassée », et qui, peu à peu, la remplacera complètement. Lorsque le moi s'est enfermé dans sa subjectivité, il ne lui reste plus, pour feindre, je dis bien pour feindre, d'en sortir, que de fabriquer de toutes pièces une religion postiche dont il est le maître parce qu'elle est son œuvre et, pour parodier une parole de l'Apôtre, « l'effigie de sa substance ». De même, pour simuler cette sortie hors de soi, il lui faudra bâtir, de toutes pièces également, une société factice, dont la réalisation sera toujours reportée dans l'avenir et dont les membres, sans jamais s'aliéner, sans rien perdre de leur moi, auront néanmoins tout en commun. Ce n'est pas seulement là, comme on peut le croire, la définition du rond-carré -- déjà présente dans le Contrat Social de Rousseau ; mais celle du communisme. Marx lui-même le proclame : « Le communisme est la fin de la querelle entre l'individu et l'espèce ». C'est le système où le moi de chacun coïncide avec l'humanité toute entière. 278:130 On le voit : *à une religion imaginaire correspond une société imaginaire,* et inversement, comme on pourrait le prouver, le communisme s'inquiétant peu d'une divinité qui n'existe que dans l'imagination de ses fidèles et dont la moindre prise de conscience chassera le fantôme. Dès lors, le néo-modernisme et le marxisme auront entre eux des affinités certaines et des attirances réciproques. Je ne crois pas qu'il y ait un seul clerc progressiste au monde qui refuse de conter fleurette au marxisme. Il y flaire un sub­jectivisme identique au sien. L'athéisme du système ne l'effraie nullement. Au contraire, il y voit une purification radicale des représentations mythiques de la divinité, ainsi qu'une étape nécessaire dans la voie de la religion véritable, débarrassée de ses tabous et de ses aliénations historiques. Voilà, devant nous, largement ouvert, l'abîme où nous entraînent « la mentalité postconciliaire » et les nouveaux catéchismes nationaux qui s'en inspirent et qui vont y précipiter les jeunes générations. Il suffit ici d'évoquer la préface de l'un d'eux : « *La réalité du dogme est recherchée, non pas dans le miracle objectivement contrôlable, mais dans l'attitude vitale de l'Homme qui vit ces vérités de foi *». Tout ce que le subjectivisme de l'homme moderne trouve intolérable d'admettre parce que son affirmation l'obligerait à se nier lui-même, telle la virginité de la Mère de Dieu, les évangiles de l'Enfance, la résurrection, la transsubstan­tiation, est éliminé de la nouvelle pédagogie chrétienne... Il en est exactement de même de « la nouvelle liturgie ». Elle est une création de la subjectivité des clercs d'au­jourd'hui. Il ne s'agit plus de chanter les *magnalia* inépuisables et transcendants de Dieu, mais d'adapter le rituel à la men­talité de l'homme contemporain, toute pétrie de subjec­tivisme. \*\*\* 279:130 C'est pourquoi nous avons autant de liturgies que de prêtres, chacun interprétant à sa guise « les exigences » de leurs ouailles qui n'en peuvent mais. C'est pourquoi nous n'avons plus de liturgie latine dont les formules renvoient toujours aux réalités surnaturelles qu'elles signifient et résistent à toute transformation dans un sens subjectif. C'est pourquoi nous n'aurons bientôt plus, si nous n'y prenons garde, que des cultes en langue vulgaire dont le vocabulaire a subi en profondeur le conditionnement sub­jectiviste de la culture dite moderne. C'est pourquoi nous n'entendrons bientôt plus ce chant grégorien dont le puis­sant réalisme fait sortir l'âme de son réduit subjectif et l'élève vers Dieu. C'est pourquoi nous entendrons seulement des mélopées qui engourdissent l'âme ou des musiques qui l'hébètent : le fidèle se repliera sur lui-même, s'enlisera dans sa subjectivité et se dissoudra dans la masse. C'est pourquoi, enfin, l'assaut du progressisme est mené sur ce point précis de la liturgie avec une particulière vi­gueur. Comme un membre du Conseil de la Liturgie l'a déclarée sans ambages, « la liturgie forme le caractère, la mentalité des hommes qui sont affrontés aux problèmes de la pilule, de la bombe et des pauvres... La réforme liturgi­que est dans un sens très profond la clé de *l'aggiornamento...* Ne vous y trompez pas : *c'est là que commence la Révo­lution *»*.* La transformation de la Sainte Messe, de participation au Sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ en « repas communautaire », voire en assemblée pure et simple des fidèles et en *meeting* politico-religieux, illustre étonnam­ment cette subvention radicale de la liturgie, non moins que la parallèle et extraordinaire prolifération cancéreuse de ce qu'on appelle « la liturgie de la parole ». Nous assistons à un renversement complet de la réalité. Dans la conception traditionnelle, la Présence de Dieu est donnée d'abord, l'union des fidèles vient après, fondée sur cette Vérité objective, en laquelle chacun communie. Dans la nouvelle conception, la foi partagée ne détermine plus le fait social de l'union, c'est le fait social de l'union qui entraîne la foi. Il faut d'abord s'assembler, se joindre, faire masse pour prier. Ce ne sont pas prières personnelles qui, convergeant toutes vers Dieu, engendrent l'union. C'est la fraternité qui fait la foi et engendre la prière authentique. 280:130 Mon curé, qui est péremptoire, n'hésite pas à proclamer, malgré les nombreux *oremus* qui subsistent -- jusqu'à quand ? -- dans l'office divin, qu' « on ne vient pas à la Messe pour prier, mais pour s'assembler ! ». On en arrive ainsi à prétendre que la Présence de Dieu résulte d'un travail collectif préalable. On n'est pas loin d'affirmer que Dieu est la création de la collectivité : une Messe sans assistance n'en est pas une ! C'est exactement la transposition, au plan liturgique, du principe fonda­mental du marxisme athée qui érige la collectivité en absolu. On pourrait dire que l'Église, prise comme assem­blée de fidèles dont il n'importe pas qu'ils adhèrent au même Dieu, a littéralement pris la place de Dieu lui-même. Les offices religieux interconfessionnels prennent tout leur sers dans cette perspective : ce sont des subjectivités amalgamées en un Moi collectif que se substitue à Dieu. La conséquence infaillible de l'invasion du subjectivisme dans l'Église est le déferlement de la volonté de puissance, l'apparition d'un cléricalisme inédit dans l'histoire, la naissance d'un nouveau constantinisme où l'homme de Dieu se fait l'homme de la collectivité, le héraut de ses aspi­rations terrestres, le messager de ses exigences temporelles, le meneur des forces obscures qui la travaillent, la conscience de son inconscience. Le propre du Moi est en effet de dominer, et le propre du clerc qui n'a pas dépouillé son Moi devant le Dieu réel de l'Évangile, de la Tradition et de l'Église, est de dominer au nom de la divinité imaginaire que sa subjectivité a construite. Il exercera ainsi le pouvoir le plus usurpé et le plus totalitaire qui soit sur les subjectivités plus faibles et plus dociles qu'il se soumet et il exclura de la nouvelle « Église » ainsi édifiée tous les fidèles qui résistent à ce caporalisme en s'accrochant aux réalités transcendantes. Pour dissoudre les obstacles qui entravent encore cette volonté de puissance démesurée, on introduira dans l'Église des changements continuels qui la rendent malléable à merci. « Je crois, dit un évêque acquis à la théologie de la violence révolutionnaire, que la fonction de l'Église est de participer joyeusement, consciemment, à toutes les formes de changement, *de n'importe quel changement, même à la socialisation progressive d'un pays.* Nous voulons aujour­d'hui une Église dont la principale fonction soit *la célé­bration du changement *»*.* 281:130 Nous sommes ici en présence du phénomène capital de notre temps : la mise en application, par une partie non négligeable de l'Église catholique, du principe essentiel du communisme énoncé par Marx dans ses *Thèses sur Feuer­bach :* « IL NE S'AGIT PLUS DE CONNAITRE LE MONDE, MAIS DE LE CHANGER ». On comprend alors la publicité fantastique faite autour de « la pensée » (si l'on peut employer ce mot) de Teilhard de Chardin par le clan progressiste. Cette philosophie du devenir, qui vise à supplanter la philosophie de l'être, traditionnelle dans l'Église, et qui rassemble en elle tous les aspects du subjectivisme moderne, du matérialisme intégral à l'idéalisme intégral, ouvre largement la porte au marxis­me. Lorsque Teilhard et ses prosélytes déclarent que « le Dieu chrétien de l'En-Haut et le Dieu marxiste de l'En-Avant » doivent finalement coïncider, cela veut dire que le totalitarisme athée et le totalitarisme pseudo-chrétien con­sommeront leur alliance dans une tyrannie monstrueuse qui soumettra les âmes et les corps à un *Zusammenmarschierung* mystico-économique au prix duquel la légende du grand Inquisiteur de Dostoïevski fera figure de conte de fées. Cette collusion de la caricature de l'Église et de la cari­cature de la société est le point d'aboutissement des subjec­tivismes qui ravagent l'esprit moderne. S'il est vrai que la fin que l'on poursuit est la cause par excellence : *causa causarum*, nous tenons là l'explication de la révolte de l'homme de Dieu contre Dieu. La philosophie de l'ouverture inconditionnelle au monde qui est celle du clerc progressiste conduit à l'adoption du subjectivisme caractéristique du monde moderne. Le subjectivisme est un refus de la réalité tant naturelle que surnaturelle. Cette philosophie du *non serviam* est une philosophie de la rébellion contre l'ordre de la nature et celui de la grâce dont le fruit empoisonné est le changement perpétuel, autre­ment dit la Révolution permanente. L'insolente et perfide promesse du Tentateur se renou­velle. L'homme de Dieu entend derechef la parole fa­meuse : *Haec omnia tibi dabo*, « engage-toi dans le monde et je m'engage à te donner le monde ». 282:130 Mais nous savons d'avance comment s'accomplira la promesse : faire du monde essentiellement relatif l'Absolu essentiel, c'est le bourrer d'un explosif qui l'anéantira. \*\*\* Et maintenant que faire ? Rien d'autre que pratiquer la vertu évangélique de l'*hypoméné*, de l'endurance, que Notre-Seigneur réclame sans cesse de nous et qui fut la sienne. Si l'Église est Jésus-Christ répandu et communiqué, elle doit passer par la même épreuve et la même mort que le Sau­veur : « Jésus est en agonie jusqu'à la fin des siècles. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. » Il faut résister. *Vos autem resistite fortes in fide*. Tout est là : malgré tous les outrages que notre foi subit, maintenir notre foi sans défaillance. Dieu nous y aide, la Mère de Dieu et tous les Saints ! Marcel De Corte. Professeur à l'Université de Liège. 283:130 ### La loi nouvelle par R.-Th. Calmel, o.p. ATTRISTÉ et parfois écœuré par les déclarations de certaines assemblées épiscopales touchant le mariage et la loi naturelle j'ai relu *l'épître aux Romains* sur la loi et la grâce ; j'ai de nouveau prêté l'oreille à cet accent de l'Apôtre, unique de hardiesse et de calme dans l'affirmation de la victoire de la grâce, dans la proclamation de l'aptitude du fidèle à mettre en pratique la loi de nature et la loi de grâce ou de charité. -- Ensuite j'ai repris, à la fin de la Prima Secundæ le grand traité *de la loi* ([^202]) : lumineux, solide, aérien comme chacun des traités de la *Somme de Théologie *; il est une sorte d'équivalent doctrinal de la cathédrale de Chartres avec ses portails, ses nefs et ses verrières. Voici les réflexions qui me sont venues en écoutant la parole révélée dans saint Paul et le raisonnement scolastique dans saint Thomas ([^203]). 284:130 Existe-t-il une loi naturelle, la même pour tous les hommes, dans tous les temps et tous les pays ? Assurément puisqu'il existe une même nature, commune à tous les fils d'Adam. Et les philosophes ou les sophistes qui mettent en doute cette vérité ne laissent pas, dans la pratique courante, de la tenir pour incontestable autant que tout un chacun. L'une des preuves est celle-ci : alors qu'ils argumentent contre la communauté de na­ture entre les humains ils estiment cependant que leur argumentation demeure valable pour tous ; c'est même pour cela qu'ils la produisent dans le public. Leur doute théorique est réfuté par une façon de faire qui se fonde sur une certitude vécue, impossible à étouffer. Maintenant, que cette loi de nature, non en elle-même mais dans la connaissance que prennent les hommes de ses diverses déterminations, que cette loi naturelle soit sujette à corruptions, renversements, sombres éclipses, pour se rendre compte de ce malheur il n'est pas besoin d'une très large expérience ni d'une fréquentation assi­due des historiens et des ethnologues. Le commerce de la société, surtout lorsque la société est détraquée et sophistiquée comme la nôtre, ne tarde pas à nous édi­fier sur ce point. -- Par ailleurs, que cette loi de notre nature, prise dans son ensemble, soit réellement impra­ticable à l'être humain lorsqu'il ne dispose en tout et pour tout que de ses forces et vertus humaines, c'est un dogme de foi ; et il faut convenir que, sur ce point comme sur les autres, l'observation et l'étude attentive de l'homme loin de contredire les enseignements de la foi ([^204]) incline à les adopter. \*\*\* 285:130 Dirons-nous que la loi naturelle cesse d'avoir force de loi et de lier la conscience lorsque sa mise en pratique présente trop de difficultés ? Devant cette lâche proposition l'instinct de droiture qui est en nous, et tout ce que nous avons de noblesse innée se révolte sponta­nément. Du fait par exemple que dans certaines circons­tances il soit très difficile pour les enfants de s'occuper de leurs vieux parents, diminués et malades, nous ne déclarerons pas qu'il est légitime de les abandonner sans soin, dans leurs pitoyables infirmités, alors surtout qu'ils éprouvent la détresse de la vie qui se retire avec les humiliations et les mesquines nécessités insoupçon­nées des bien-portants. -- De même parce qu'une jeune fille sera devenue enceinte avant le mariage, à la fois par découragement devant la vie, par inexpérience et naïveté, et peut-être un peu par passion, nous n'allons pas déclarer, cédant à une pitié illusoire à la vue de cette faute qui est aussi un malheur que la jeune fille n'a pas le devoir de garder dans son sein le petit inno­cent qu'elle porte. De même enfin nous ne dirons pas à l'époux tenté et malchanceux qu'il devient légitime de trahir sa femme lorsque celle-ci est malade ou pénible à vivre, celle du voisin provocante et les réclamations de l'instinct charnel particulièrement impérieuses. Il faut que l'homme ait tué ce qu'il porte en lui de plus saint, qu'il ait éteint les premières clartés levées dans son âme et son esprit pour en venir à déclarer que, dans les cas extrêmes, le mal cesse d'être un mal et se trouve alors permis. L'homme, à moins d'avoir faussé sa propre conscience, d'avoir sombré dans une veulerie peut-être sans remède, sait très bien que la loi naturelle reste en­core obligatoire, commande encore sa liberté, même lorsque pour l'observer c'est l'héroïsme qui s'impose. -- Des ouvrages comme les *Provinciales* ou le *Tartuffe* sont immortels parce qu'ils font droit, avec une rare vigueur, à ce sens de la droiture que porte en soi tout ho même bien né, à cette horreur profonde de tricher avec la lumière, de fausser les idées et les mots, de se mentir à soi-même et de se forcer véritablement, dans une contorsion hor­rible où les suggestions du diable ne sont pas étran­gères, à appeler mal le bien et bien le mal. 286:130 Ce qui fait le tragique de notre condition c'est que tout être humain, serait-il le plus droit, le plus fonciè­rement révolté par les subterfuges d'une casuistique hypocrite n'en demeure pas moins démuni, un jour ou l'autre, quand il s'agit d'accorder ses actions avec la lumière intérieure. Est-il capable d'héroïsme pour pratiquer la loi natu­relle en tel précepte déterminé il lui faut bien avouer, un jour ou l'autre, qu'il ne trouve plus en lui la vertu indispensable pour observer tel autre précepte où l'hé­roïsme était encore nécessaire. Tel supérieur qui aura pris ses hommes en charge avec une abnégation con­fondante sera tellement poussé à bout par des méchan­cetés tenaces et des oppositions calculées qu'il deviendra méchant à son tour ; un filet de haine empoisonnera les mesures de répression qu'il sera obligé de prendre. Pa­reillement, telle jeune fille qui se sera dévouée sans ménager sa peine pour une mère malade et de surcroît dure et tyrannique, ne poussera pas l'oubli d'elle-même jusqu'à refuser toute compensation coupable et se priver d'un amour interdit ([^205]). ... *Nos plus beaux sentiments* *Ne durent jamais plus que l'espace d'un jour.* *Et l'amour le plus ferme et le plus dur amour* *Ne dure jamais plus que de quelques moments.* ([^206]) 287:130 Ainsi la loi naturelle, immuable, venue de Dieu, a beau resplendir d'un éclat magnétique, il reste qu'à certains jours elle devient un vrai supplice. Un jour ou l'autre même chez les meilleurs l'effort pour la pratiquer est sur le point d'aboutir au désespoir. Notre situation est tragique. Qui se fera notre libérateur en nous confé­rant une énergie à la mesure d'une fidélité qui est tou­jours requise mais n'est pas toujours en notre pouvoir ? « Qui me délivrera du corps de cette mort ? Grâce soit rendue à Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur. » (Rom. VII, 24-25.) Du tragique de notre condition Pascal a témoigné en des pages brûlantes. Le plus grand éloge qu'on puisse lui décerner est évidemment que, dans ses Pensées, il est un écho fidèle non seulement de saint Augustin mais de saint Paul. Personne aussi fortement que le Pharisien converti sur le Chemin de Damas, le persécuteur intraitable devenu un disciple doux et modeste, n'aura évoqué le conflit torturant, naturellement sans issue, entre l'accep­tation loyale des préceptes de la loi et l'incapacité de les observer dans certaines circonstances ; personne n'aura tracé un tableau aussi poignant du bouleversement et de la honte de l'homme droit et honnête qui se cogne à des préceptes inflexibles qu'il ne cesse d'admirer alors qu'il défaille dans leur observation. « La loi est spiri­tuelle, mais moi je suis charnel, vendu au péché ; je ne sais pas ce que je fais ; ce que je veux je ne le fais pas, ce que je hais je le fais... j'ai la volonté, non le pou­voir de faire le bien ; car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux pas... Je me com­plais dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur, mais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de mon entendement, et qui me rend captif de la loi du péché qui est dans mes membres. Misérable que je suis ! Qui me délivrera du corps de cette mort ? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur. » (Rom. VII.) 288:130 Il convient de noter ici que nos classiques, poètes et moralistes du XVII^e^ et du XX^e^ siècles, un Pascal, un Cor­neille, un Bossuet, un Péguy ou un Bernanos ([^207]) ne sont si grands que parce qu'ils ont su traduite admirable­ment à la fois notre grandeur, qui est de reconnaître la loi morale dans son élévation et son absolu, et notre infirmité à vivre selon la justice ; cette infirmité qui est trop radicale pour que de nous-même nous parve­nions à la surmonter toujours. Ces classiques cependant ont en général une moindre vigueur pour exprimer la délivrance qui nous est apportée par la grâce du Christ ; c'est leur principale limite. Ils savent dire, avec une im­placable lucidité, à quel point, même après nos résolu­tions les meilleures, nous ne sommes jamais à l'abri de nous échapper par quelque endroit. Ils n'ont pas vu avec un regard aussi pénétrant que le Seigneur est venu, qu'il nous a délivrés par sa Passion, qu'il a répandu dans nos cœurs sa grâce et son Esprit Saint ; dès lors, parce que l'amour du Christ habite en nous, il est juste de dire aux hommes droits mais encore impuissants dans leur bonne volonté : *paix aux hommes de bonne volonté.* Paix, parce que la grâce avec sa vertu divine surélève et guérit la volonté qui la reçoit. Non que les préceptes de la loi naturelle formulés dans le décalogue ([^208]) aient été en quelque mesure édul­corés ou atténués avec la promulgation de l'Évangile c'est-à-dire de la LOI NOUVELLE qui est inséparable de la grâce ; au contraire ils ont été précisés et intériorisés comme on le voit dans le *Sermon sur la montagne* et le *Discours après la Cène.* 289:130 Par rapport à son objet, la loi naturelle n'est donc pas devenue moins exigeante, mais la grâce ayant été répandue dans l'âme des fidèles ceux-ci se sont trouvés enfin capables de faire face aux obligations de la loi naturelle et de garder en même temps les préceptes proprement surnaturels qui font corps avec la charité. Alors que la loi naturelle, quand elle est seule ([^209]), gouverne et ordonne une nature tombée au-dessous d'elle-même, débilitée et corrompue, la loi nouvelle qui est donnée en même temps que la grâce gouverne et ordonne une nature qui sans doute n'est pas guérie complètement, mais qui a retrouvé une vigueur suffisante pour l'essentiel. La raison a cessé d'être aveu­glée pour connaître Dieu et sa loi, de même que la volonté a cessé d'être incapable d'aimer Dieu par-dessus tout. Les vieilles blessures ralentissent encore notre marche mais sans nous immobiliser ; comme l'expliquent les décrets du Concile de Trente la convoitise, après le baptême et le don de la grâce, a fini d'être invincible. C'en est fait de la situation, aussi étrange qu'universel­lement répandue, où l'homme, même fidèle jusqu'à l'héroïsme à tel point de la loi, n'évitait pas de fléchir sur un autre, ne s'élevant jamais au-dessus d'une fidélité partielle. Maintenant l'heure est venue de la fidélité intégrale, de la sainteté. *L'heure est venue et c'est main­tenant où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité.* Désormais l'homme dans la grâce, parce qu'il agit en vertu d'une inclination d'amour surnatu­rel, est capable d'être fidèle dans tous les domaines sans reprendre sur un point ce qu'il donne sur un autre ; il est devenu capable par exemple d'être fidèle et même héroïque en dévouement sans manquer à l'humilité, on la chasteté ; 290:130 capable d'exercer l'autorité avec un cou­rage indéfectible sans pour autant céder à l'orgueil ni aux poussées de l'ambition. Il ne se cogne plus contre la loi, impuissant et désespéré ; mais se trouvant accordé à la loi par la grâce, délivré par la grâce de toute oppo­sition foncière à la loi, il obéit paisiblement à tous ses ordres. La prière du psalmiste se réalise pour lui : *inclina cor meum Deus in testimonia tua et non in avaritiam*... Ces principes classiques de la vie chrétienne dont le simple rappel est si réconfortant ne parviennent pas toutefois à faire oublier que, même dans la loi nouvelle, même ayant reçu la grâce avec la loi de charité, le fidèle demeure défectible et, de fait, il tombe souvent ; d'ail­leurs un sacrement a été institué pour consacrer son repentir et le faire fructifier. Cependant quand il s'agit de la loi, nouvelle ce qui est premier, caractéristique, propre et réservé, c'est la grâce sans laquelle cette loi n'aurait ni signification ni existence ; la grâce qui divi­nise et qui guérît, qui rend capable d'observer à la fois la loi nouvelle de charité théologale et toute la loi naturelle. Ce qui fait nouvelle la loi nouvelle c'est la suréléva­tion à un autre ordre que celui de la nature, l'ordre de la vie intime de Dieu, avec les obligations d'amour parfait qui s'ensuivent ; c'est en même temps la guérison de la nature par la grâce avec l'aptitude qui en découle d'observer toute la loi de nature, non seulement par in­clination de nature mais par inclination surnaturelle. \*\*\* 291:130 Telles étant les propriétés merveilleuses et inamis­sibles de la loi nouvelle il convient de l'appeler loi de liberté, de légèreté et de vérité. Liberté parce que, en vertu des forces insoupçonnées que nous confère notre surélévation à la vie de la grâce, les préceptes de la loi ne nous font plus l'effet d'une contrainte, d'un joug odieux impossible à soulever sinon de loin en loin, mais sous lequel nous ployons la plupart du temps, tantôt en gémissant comme une compagnie de galériens à leur banc de chiourme, tantôt en nous révoltant comme une bande d'esclaves qui réclament à grands cris leur émancipation inconditionnelle. Au contraire, en suivant les prescriptions de la loi nous suivons les inclinations puissantes, harmonieuses et nobles que la grâce a mises en nous, inclinations qui transcendent les attraits les plus beaux de la nature, mais les pénètrent et les puri­fient. Est-ce que j'exagère, est-ce que je trace un tableau irréel ? Mais regardons plutôt vivre et mourir les saints, eux qui sont entrés parfaitement dans l'état de la loi nouvelle, qui vivent en plénitude leur état de grâce. Voyons avec quelle liberté ils suivent les ordonnances ou les invitations du Seigneur. Ils rediraient tous comme la petite Thérèse en proie aux affres de l'agonie : « Une victime d'amour ne peut jamais trouver affreux ce que son Époux lui envoie. » Rien qui ressemble à l'irritation de l'esclave qui se courbe malgré lui parce que son cœur n'y est pas. Loi non d'esclavage mais de liberté, la loi nouvelle est aussi loi de légèreté. C'est qu'en effet nos forces défaillantes sont habitées par la vertu surhumaine, pro­prement divine, de « l'Esprit Saint qui est donné avec la grâce. De là cette parole du Seigneur : *Prenez sur vous mon joug... mon joug est doux et mon fardeau léger* (Matth. XI, 28-30). Cependant il nous commande de nous *arracher l'œil*, lorsque celui-ci devient une occasion de scandale, de n'avoir aucune crainte de ceux qui veulent nous faire mourir à cause de son nom, de pardonner à tous nos ennemis. Ainsi le joug du Seigneur, à le consi­dérer non seulement par rapport aux convoitises mais encore par rapport aux inclinations simplement natu­relles, même droites, est-il rugueux et pesant ; 292:130 il n'est point fait de carton, ni de contre-plaqué ; il reste vrai­ment un joug de gros bois, même si la Providence mater­nelle interpose un bout de pauvre toile entre ce gros bois et notre nuque trop sensible. Mais le joug du Sei­gneur, *à le considérer par rapport à ce que nous sommes devenus par la grâce* est doux et suave ; car par la grâce nous avons été refaits à l'intime de nous-même, nous sommes inclinés à manifester notre amour à n'im­porte quel prix et en souffrant tout ce qu'il plaira au Seigneur, en conformité avec sa Passion. -- *Je vous refe­rai *: telle est sa promesse. *Ego reficiam vos*. Vous serez refaits à l'intime de votre nature par la grâce qui dé­coule de mes saintes plaies avec mon sang et c'est parce que vous serez refaits que vous trouverez doux mon joug et léger mon fardeau. Nous serons refaits par Celui qui a dit : *Nul ne con­naît le Fils sinon le Père et nul ne connaît le Père sinon le Fils et celui à qui le Fils l'a voulu révéler* (Matt. XI, 26-27). C'est dire de façon équivalente que *lui et le Père ne font qu'un *; que *le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu* dès le commencement sans commencement, que le Fils est *consubstantiel au Père*. C'est donc parce que le Fils de Dieu s'est fait chair et qu'il nous a donné part à la grâce qu'il possède en plénitude que son joug est doux, son fardeau léger et sa loi une loi de liberté. Mais si le Fils de Dieu s'est fait chair les prophéties qui l'annonçaient ont donc trouvé en lui leur accomplisse­ment. Les préfigurations qui le désignaient de loin au peuple juif pendant les longs siècles de l'attente ont cessé d'avoir leur raison d'être. Ce n'est plus le temps des images et des symboles puisque la vérité est désor­mais présente. 293:130 A cause de cette réalisation plénière, de cette apparition définitive de la vérité, la loi nouvelle reçoit le titre de loi de vérité par opposition à la loi de Moïse qui était une loi de figuration et de préparation. *Omnia in figuris contingebant illis*. \*\*\* Ces considérations, même rapides, sur la loi nouvelle permettent d'entrevoir, nous l'espérons, la transcen­dance d'une telle loi et non pas son opposition mais son irréductibilité à la loi naturelle. Elle est au-dessus de la loi naturelle, non pas contre ; elle l'enveloppe, la précise et la fait accomplir. Sans doute l'une et l'autre loi répondent-elles à la définition générale : ordination de l'esprit en vue du bien commun, promulguée par celui qui a charge de la communauté ([^210]). Mais il existe entre l'une et l'autre loi des différences fondamentales et irré­ductibles : l'une appartient à l'ordre de la nature ; de plus c'est à une nature courbée sous le péché et qui ne peut se redresser par elle-même qu'elle impose ses obligations ; l'autre appartient à l'ordre de la vie de Dieu, l'ordre surnaturel de la grâce ; d'autre part ses prescriptions sont données à quelqu'un qui possède ce qu'il faut pour les accomplir, du fait d'avoir la grâce au dedans de lui ; dès lors il est à même de répondre aux obligations d'amour théologal particulières à cette loi ; il est à même également de répondre aux obliga­tions inhérentes à sa nature, parce que la grâce nous guérit selon la vie naturelle en même temps qu'elle nous fait participer à la vie de Dieu. \*\*\* 294:130 Ce qui frappe beaucoup dans *Humanæ vitæ* comme du reste dans *Casti connubii*, c'est, en même temps qu'une émouvante compréhension de la fragilité hu­maine, la hardiesse et l'assurance dans la façon de décla­rer le bien et le mal. Nulle concession à la lâcheté ou même à la faiblesse, nulle hésitation pour condam­ner ce qui est toujours mal, quelles que soient les cir­constances. Le texte du Vicaire de Jésus-Christ coupe court aux artifices possibles d'une conscience qui cher­cherait à se duper comme d'une casuistique menteuse et divagante. Noble intransigeance, assurance inflexible qui ne doivent quand même pas étonner si l'on fait atten­tion à ceci : celui qui proclame les préceptes de la loi naturelle et de la loi nouvelle est le même qui est établi et assisté pour proclamer la divinité de Jésus-Christ et tout le dogme chrétien. Or parce que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu vivant, Dieu comme le Père, *rempli de grâce et de vérité,* la Passion qu'il a soufferte dans sa chair nous a mérité toute grâce et, après sa résurrec­tion, il a envoyé le Saint-Esprit qui a répandu la Charité dans nos cœurs ; dès lors la mise en pratique des pré­ceptes de la loi de charité comme de la loi naturelle est vraiment à notre portée. -- L'enchaînement est rigoureux entre les vérités chrétiennes et la pratique chrétienne : divinité de Jésus-Christ, efficacité de la Rédemption, grâce et charité répandus dans notre cœur, aptitude à observer toute la loi et même à suivre les conseils ([^211]). Il est donc très normal que le Pasteur suprême, qui maintient à travers les vicissitudes des siècles et malgré les résistances ou les défections des fidèles ou parfois des évêques, le dogme de la divinité du Christ et tous les autres dogmes, maintienne égale­ment sans atténuation ni « réinterprétation » les pré­ceptes immuables de la morale naturelle et de la morale évangélique. 295:130 L'assurance du Pape Paul VI dans *Humanæ vitæ* est la conséquence normale de sa fermeté dans la *Profession de Foi.* Et l'on peut penser que si l'assemblée épiscopale de Lourdes, en novembre 1968, avait professé le *Credo* avec la même fermeté, avait énoncé aussi nette­ment sa foi dans tout l'ordre surnaturel, elle n'aurait jamais approuvé le paragraphe 16 de la *note pastorale.* En lisant ce paragraphe sophistique sur les soi-disant « conflits de devoirs », on a envie de demander aux évêques : oui ou non les chrétiens ont-ils reçu la grâce ? Oui ou non sommes-nous sous le régime de la loi nou­velle et le mariage est-il un sacrement de cette loi ? Si c'est oui, la loi naturelle, notamment en ce qui touche l'union conjugale, est praticable sans tergiversation ni échappatoires hypocrites, parce que la loi nouvelle, inséparable de la grâce, nous donne le pouvoir d'obser­ver tous les préceptes, qu'ils soient naturels ou surnaturels. J'ai souvent dénoncé le faux-messianisme et ses aberrations. Alors que le messianisme de Jésus-Christ, le seul vrai, apporte aux hommes la paix et la béatitude au niveau de la grâce et dans la participation à la croix ; alors que le vrai messianisme rassemble les hommes au niveau de la vie spirituelle et fait naître par surabon­dance, dans les choses temporelles, une union magni­fique, bien que toujours incomplète et menacée, le messianisme de Satan et *du monde,* tout au contraire ayant commencé par nier la distinction entre le spirituel et le temporel, prétend rassembler les hommes au niveau de la satisfaction de leurs appétits terrestres, leur pro­curer le bonheur à ce niveau, arriver si possible à les persuader, en leur faussant l'esprit et leur gâtant le cœur, qu'en cela même consiste la religion. 296:130 Dans les perspectives de ce faux-messianisme, qu'il soit ou non évolutif, la grâce n'a pas de sens et pas davantage une loi nouvelle définitive appartenant à l'ordre surnaturel ; tout se ramène en effet à la domination ou à la transformation de la planète, d'une planète standardisée et d'une espèce humaine que l'on voudrait refabriquer. La loi naturelle elle-même n'est plus reconnue comme intangible ; elle doit plier devant cette frénésie d'orgueil sans mesure. *Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste ?* *Qui devant nos pouvoirs ose parler de Dieu ?* *Tout ce qui est possible est permis à nos vœux.* Eh bien ! c'est d'un tel messianisme que les évêques de l'assemblée lourdaise ont subi la fascination, peut-être à leur insu, pour en venir à rédiger, approuver et publier leur paragraphe 16 ; car ce texte fait droit, finalement, à la volonté de puissance de l'homme moderne avec ses prétentions monstrueuses et ses techniques effrayantes. Il reste que le messianisme de l'homme moderne est illusoire, stérile et voué nécessairement à l'échec, comme le diable qui l'a inspiré. En face de lui se dresse, indestructible, le messianisme du Royaume de Jésus-Christ et la loi nouvelle du Royaume de grâce. Que cette loi soit aujourd'hui rejetée de toutes parts ne l'empêche point de briller du même éclat. Que le messianisme du vrai Messie soit méprisé et combattu ne l'empêche pas de rallier les âmes de bonne volonté, de les remplir de paix, de leur faire goûter la liberté dans l'acquiescement heureux à la loi de l'Évangile, loi de grâce et d'amour, loi de conformité à Jésus, crucifié et victorieux. R.-Th. Calmel, o. p. 297:130 ## NOTES CRITIQUES ### Dialogue œcuménique Monsieur le Pasteur, ce soir, est venu me voir. On lui a dit que je suis une catholique non évoluée. Cela le pique. Et il vient, loyal, dans l'euphorie de son œcuménisme. Lui. -- Jamais je n'ai tant œuvré, me dit-il, avec les catholiques en toute amitié. Je suis enchanté de ce Concile Vatican II. Et vous Madame ? Moi. -- Monsieur le Pasteur, il est certain que vous êtes mon frère séparé et pour moi, séparé veut dire hérétique. Je ne sais ce qui vous réjouit dans Vatican II, mais c'est certainement ce qui m'afflige. (Le mot « hérétique » a percuté, je l'offre à Notre-Seigneur pour le bien de M. le Pasteur. Il le reçoit et passe outre.) Lui. -- A Vatican II, Madame, les Protestants ont été très consultés. C'est la revanche des définitions polémiques et juridiques du Concile de Trente. « Vos » théologiens confrontent maintenant les dogmes de Trente avec l'Évangile pur que nous avons gardé. Et ils remettent en question les formules adoptées. Moi. -- Je vois, M. le Pasteur, comment vous vous représentez Vatican II. Mais ces théologiens ne sont plus *nos* théologiens. Ce sont *vos* conquêtes. Ils sont protestants. Les propositions de Trente sont définitives, intangibles, infaillibles. Elles s'accordent exactement avec l'Évangile pur. Quiconque les confronte ou les discute est, sur l'heure, protestant. Lui. -- Position respectable. Moi. -- Position catholique obligatoire. Je crois en toutes les propositions de tous les conciles qui ont voulu *définir* et *condamner* jusqu'à Vatican II qui n'a voulu ni définir ni condamner et qui vous semble par là avoir rouvert la porte à votre hérésie. 298:130 Lui. -- Mais n'y aurait-il pas une position plus « haute » admettant que la réalité est vivante, donc changeante... et *qu'au-delà des dogmes* nous puissions communier avec le Christ. Moi. -- Cette position n'existe pas. Pour être clair : vous m'assurez comme tous vos frères que vous voulez vous entendre avec moi sans me convertir. Moi, je ne peux vouloir m'entendre avec vous qu'en vous convertissant. Lui. -- Souhaitons que, lorsque nous serons au ciel, ces différences nous paraissent enfin sans importance. Moi. -- Vous, M. le Pasteur, vous pouvez faire ce souhait dans votre protestantisme. A moi, la seule pensée en est interdite. Et *vous le savez bien.* Lui. -- Oui, je comprends. Et, cependant, ce sont ces différences qui ont causé d'atroces souffrances et des victimes dans les deux églises. Moi. -- On satisfait des passions au nom de Jésus Christ. Comme nos révolutionnaires ont souillé Paris au nom de la justice. Les crimes ne changent rien à la Vérité. L'hérésie va jusqu'au sang et réveille toutes les passions. Lui. -- Mais *au moins* n'appréciez-vous pas cet *effort* de faire l'Eucharistie entre pasteur et prêtre pour communier a Jésus Christ au-delà des rites, d'une manière mystérieuse pour tous ? Moi. -- C'est un *sacrilège* (le mot terrible, mon Dieu, je le dis pour Vous adorer et pour l'âme du pasteur). Prions ensemble, M. le Pasteur, autant que faire se peut, car vous croyez à l'existence de Dieu. Lui. -- (Soudain gêné et très gentil). Mais je vais Lui dire Tu. Vous ne lui parlez pas ainsi. Et je lus dans ses yeux qui si j'avais été une catholique du nouveau Notre Père, il eût été déçu. « Nos » théologiens dessèchent la Grâce au cœur des frères séparés ; hérétiques au dedans, ils durcissent l'hérésie au dehors. Luce Quenette. 299:130 #### Bibliographie #### Maurice Druon : L'avenir en désarroi (Plon) M. Druon, de l'Académie Française, a été traumatisé par les événements de Mai. Il y a peut-être lieu de composer une prière pour le bon usage des traumatisations, et notre académicien livre ici quelques propos qu'il eût autrement gardés pour son dialogue intérieur. A l'égard de l'Église, sa malveillance essentielle s'exprime en des formules à méditer : « Peu d'époques auront, autant que la nôtre, été privées du sens du sacré. Pour se mettre au « goût du jour » (cela me semble l'exacte traduction d' « aggiornamento »), l'Église romaine n'a-t-elle pas contribué à accentuer ce manque ?... En mettant l'accent sur le comportement dans le monde plutôt que sur les permanences transcendantes, en assouplissant la règle pour essayer de rajeunir les apparences, l'Église a cédé sur l'essentiel au profit de l'existentiel... » Nous pouvons sourire en entendant le « manager » des « Rois Maudits » parler de la « minceur », de la faiblesse du « contenu philosophique » des textes des offices liturgiques ; mais nous nous serions bien passés de voir l'Église offrir des prétextes plausibles au dédain d'un auteur soucieux de l'enterrer ! On trouve ailleurs des appréciations bien senties sur l'existentialisme sartrien : « L'homme sartrien est moins athée finalement que parfaitement démoniaque, il ne nie Dieu que pour se substituer à lui » ; au sur l'aboutissement printanier du scientisme marxiste : « Par les porches et sur les parvis du savoir, l'homme est ressorti de la caverne ». Il arrive même à M. Druon de louer la tradition médiévale à propos des universités britanniques : « L'étudiant, en même temps qu'il s'intègre à une communauté véritable, à une société, s'inscrit dans une tradition ininterrompue depuis le Moyen Age et à laquelle chaque génération fait ses apports... Ce système d'enseignement est-il aussi archaïque, aristocratique, sclérosé qu'on le prétend ? Dans les universités britanniques le quart des étudiants aujourd'hui est issu de familles ouvrières, alors que dans les effectifs de notre Université, qui se veut égalitaire, les enfants des mêmes milieux ne comptent pas pour le dixième. » 300:130 Mais n'attendons pas que la révision déchirante soit totale Ccmme bien d'autres, M. Druon joue ici le rôle du « Réaction­naire malgré lui ». Le co-auteur de la rhapsodie franco-russe inti­tulée « Le Chant des Partisans » souffre « entre diverses douleurs, de ne pas pouvoir se sentir soli­daire ni même approbateur, de cette flambée révolutionnaire ». Il tient cependant à garder une belle largeur d'esprit : « Que vous uriniez sous l'Arc de Triomphe, bon ; c'est affaire d'humeur. Le nationalisme, le militarisme, les fanfares... vous n'êtes pas la pre­mière jeunesse que cela irrite un moment et vous ne serez pas la dernière. Mais lacérer le nom de Jean Cavaillès est une autre af­faire. » Je ne saurais reprocher à l'auteur de protester contre le remplacement du nom d'un ré­sistant au fronton d'un « amphi » par un autre nom -- je crois, celui de Guévara. « Cavaillès, c'était la résistance à la honte ». Mais le Soldat Inconnu, pour la génération précédente ? Comment M. Druon convaincra-t-il les En­ragés que la Résistance, n'était pas un nationalisme d'hier, s'il admet que la guerre de 14 fut un nationalisme d'avant-hier ? Tout son livre, malgré une apparente clarté, n'est, qu'une discussion volontairement confuse sur des problèmes mal posés. Le mouve­ment de Mai se réduit ainsi à une psychose d'enfant gâté. « Ja­mais jeunesse ne fut plus libre, et jamais ne se plaignit si fort d'être opprimée. » Et si cette liberté même opprimait, refrénait et écrasait le plus précieux de l'âme ? Et si cette jeunesse, obscurément et soudainement, le découvrait ? A propos des graffiti révolutionnaires : « Ce qui est stupéfiant, c'est le peu d'espérance que révèlent de telles propositions. » Nous aurions, nous, de bonnes raisons d'être stupéfaits du contraire. « La France s'ennuie : ce titre d'un éditorial du « Monde » a fait, a posteriori, fortune et son auteur est assuré d'entrer dans le dictionnaire des citations ». Il me semblait bien que le mot était déjà de Lamartine, mais passons ; comment une excellente critique de la morose usine à pensées de Nanterre (peut-être consciemment voulue comme telle dans le cadre d'un collectivisme orienté) amène-t-elle d'aussi médiocres conclusions ? Ce ne sont pas les coups d'encensoirs prodigués à M. Robert Merle (qui visiblement pendant la crise s'est senti rajeunir) qui pourront nous satisfaire. Que propose M. Druon en fin de compte, pour mot d'ordre, pour exemple et pour symbole ? L'ancienne Égypte ! Isis et Osiris ont toujours été, il est vrai, en faveur dans les loges... La crise nous semble trop grave et trop profonde pour que l'on s'en tienne à ce piteux recours aux momies. Merci, très peu pour nous ! J.-B. Morvan. 301:130 #### Albert Cohen : Belle du Seigneur (Gallimard) L'amour est sans doute un sujet inépuisable. Mais les 845 pages de ce roman, même « enrichies » d'un nombre appréciable de monologues intérieurs sans ponctuation, ne sont pas uniquement l'histoire d'une passion. Autour du héros, Solal, très importante personnalité de la Société des Nations, grouille un univers de papier, d'illusions et de vanités, dont sa propre parenté représente l'élément exemplaire, cynique, goguenard, résolument tribal et tenacement folklorique : le picaresque juif, introduit dans la Genève calviniste et diplomatique, donne de jolies scènes, comme cette apparition officielle de Mangeclous, Saltiel et autres cousins, hilares, arrivistes, illusionnistes conscients et menteurs humoristes, en une mascarade fort étudiée et fort réjouissante. On imagine un épisode analogue en l'actuelle O.N.U. et cela donne fort à penser... Ces israélites orientaux, tricheurs et picaresques, restent fidèles à leur formalisme rituel, aux psaumes, aux châles de prière. Hypocrisie, ou simplement dédain marqué pour tout ce qui est extérieur ? Après tout, le milieu de la S.D.N. étant lui-même bourré d'hypocrisie variées, on s'amuse de leur verve, et ce n'est pas cette dérision-là qui nous indignerait. C'est en profondeur que nous sentons quelque gêne, en voyant la tradition biblique, qui est aussi la nôtre, incorporée à ces compromissions farfelues. Et quand il s'agit de Solal lui-même, le grand homme, nous pouvons nous demander si M. Albert Cohen a voulu dresser la critique intérieure d'un certain esprit juif pour qui Bergson lui-même avait eu des mots très durs, ou bien s'il ne fournit pas imprudemment à d'autres, pour l'avenir, la matière d'une analyse sans bienveillance : d'autant plus que l'importance du thème israélite prend dans l'actualité littéraire un développement qui paraîtra fatalement encombrant quelque jour. Encombrant, tel est Solal, et il est visiblement exalté par l'auteur. Cela ne va pas sans une certaine inconscience. On trouvera piquant, en vérité, le tableau de la bourgeoisie protestante de Genève, d'où est issue Ariane, épouse d'un médiocre diplomate belge, et que Solal entraînera dans la grande aventure passionnelle meurtrissante et finalement meurtrière. Cette société, incarnée par la tante Valérie d'Auble, n'est pas plus fermée que la tribu Solal. La seule différence, c'est qu'elle est fixée : n'est-ce pas le grief essentiel ? De même pour la société britannique bien-pensante, représentée par l'épisodique et caricaturale Miss Wilson. Catholiques et Français, nous ne sentons pas le besoin de choisir entre ces structures protestantes et le clan israélite des Solal ; mais s'il fallait absolument choisir... 302:130 Solal est un dominateur ; il domine par des moyens intellec­tuels qui semblent être une malé­diction de l'esprit : un illusion­nisme plus raffiné que celui du cousin Mangeclous, mais non moins certain. Sa longue théorie ironique de la séduction, déve­loppée devant Ariane, est des­tinée à séduire : manipulation de prestidigitateur où les mots servent de gobelets et de cha­peaux truqués. On est étourdi, hypnotisé par cette dissertation violente et narquoise sur le thème du couple, où l'élément masculin se justifie au nom de la vérité, mais dans une tromperie à la deuxième puissance. Donner à la partenaire éventuelle l'impression qu'on la juge digne d'un autre discours que ses pareilles, ce n'est qu'un raffinement supplémentaire. Le Don Juan de Molière faisant la cour à la paysanne Charlotte, en usait un peu plus simplement, mais le procédé était au fond le même. Solal représente assez bien le « juif charnel », si intellectuel qu'il soit. Charnelle, l'œuvre l'est du reste, et combien ! L'érotisme est assez abondamment offert et s'il comporte des réminiscence du « Cantique des Cantiques » cela n'y change rien. La tendresse inquiète du poème biblique suggérait un appel. Nous retombons dans un « Cantique de Cantiques » rabaissé au niveau des magazines spécialisés, ou presque. L'équivoque et le porte-à-faux sont la loi intérieure de ce roman. Est-il « moral » ? l'amant à son tour trompé, le sadisme et le masochisme des scènes de ménage (de faux mé­nage !), l'agonie douloureuse et le suicide d'Ariane constituent certes un tableau sans ménage­ments de l'humaine misère, une intrigue à l'enchaînement pathé­tique. Mais la passion, heureuse ou malheureuse, reste le bien suprême. Un romantisme foncier supporte la prolixe virtuosité de ce gros livre. On songe parfois au « Tout est Trop ! » de Sartre. « Vanité des vanités » disait aussi l'Ecclésiaste. Un univers plétho­rique d'illusions, dont le labyrin­the de la S.D.N. peut constituer le symbole, ne semble comporter ni sens de la faute, ni sens du rachat. Le consentement implicite et continuel, dans la critique même, à cette abondance inondante ne permet pas à l'homme de lire le sens de sa destinée. Un Bossuet trouverait de quoi illustrer l'épître de saint Jean : « car tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, et la convoitise des yeux et le faste de la vie, ne vient pas du Père, mais du monde »*...* ce mon­de où le « seigneur » est l'homme Solal : pauvre seigneur ! Ce mon­de n'a pas lu saint Jean. Ni le sens critique exacerbé, ni l'amer­tume ne manquent. Mais c'est un Ancien Testament qui refuserait essentiellement le Nouveau, et une analyse qui ne peut aboutir à une conclusion. *J.-B. M.* 303:130 #### « Un certain choix de poèmes » Tome I : 1935-1965 (Éditions Points et Contrepoints) Si nous estimons indispensable de reconquérir notre liberté in­tellectuelle, de dresser par une analyse critique un panorama de la littérature contemporaine en fonction de nos besoins spirituels, nous ne saurions omettre la poé­sie. Des classements orientés par les modes politiques ou philoso­phiques, une anarchie de la for­me et du vocabulaire désormais considérée comme un dogme, pourraient incliner à reléguer définitivement la poésie au nom­bre des succursales de la dialec­tique révolutionnaire, ou à la considérer dédaigneusement com­me une activité puérile et gra­tuite, dépourvue de toute signi­fication. Ce serait oublier injus­tement tant d'auteurs qui méri­tent, bien plus que maint romancier en vogue, de nourrir notre esprit, d'en tisser la trame con­tinue, de constituer tout au moins une toile de fond qui ne soit pas indigne de nos aspirations religieuses. Depuis trente années, la revue « Points et Contrepoints » s'efforce de défendre une poésie où le rêve nous soit possible sans folie ni blasphème, et où l'art conserve tous ses droits. On re­trouvera ici, parmi bien d'autres nuances poétiques, le mystère du songe avec P. de La Tour du Pin, la spiritualité familière de Marie Noël, la mystique terrienne de Le Quintrec, le lyrisme altier de Maurras, la délicatesse de Musel­li, la fantaisie bonhomme et pre­nante de Paul Fort et de Fom­beure. Du lyrisme religieux ou passionné jusqu'à la fine parodie, ce recueil est digne de figurer en bonne place dans nos bibliothèques. La préface de Jean Loisy est un texte auquel ne saurait rester indifférent un lecteur dési­reux d'une culture éclairée par la spiritualité, même si la poésie n'est pas son souci majeur et ordinaire. (Points et Contre­points, 13, rue Gérando, Paris-9^e^). *J.-B. M.* #### Aurelio Cannizzaro : Aventures en Indonésie (Nouvelles Éditions Latines) Un critique, qui ne signe pas, a consacré dans « La Libre Bel­gique » 14 lignes à cet ouvrage. Il est évident qu'il ne l'a pas lu. Autrement il ne se demanderait pas ce que les primitifs en question gagneraient à accepter ce que leur apportent les mission­naires européens. 304:130 Ils y ont déjà beaucoup gagné, et, par exemple -- outre la con­naissance du vrai Dieu, ce qui sans doute n'intéresse guère la *Libre Belgique* -- des écoles, des hôpitaux, une vie sociale plus har­monieuse et plus stable. Et le gouvernement d'Indonésie en est si satisfait qu'il favorise de tout son pouvoir l'action de ces mis­sionnaires, pour qui les Men­tawaêns eux-mêmes ont de tout autres yeux que la *Libre Belgique*. Heureusement le P. Cannizzaro et ses confrères de l'Institut Xavérien de Parme pour les Missions étrangères ne se sont pas de­mandé, lorsqu'il ont obéi à l'ordre d'aller enseigner toutes les na­tions, s'ils plairaient à ce mon­sieur qui ne signe pas. Au risque de leur santé et de leur vie, ils sont partis prêcher le Christ dans ces pays qui, grâce à eux, sont maintenant « en voie de développement », même matériel. A eux aussi s'applique le beau mot de Louis Veuillot parlant d'un évêque Oblat du Grand Nord Canadien : « L'Évangile avance chez les nations à naître sur les traces de leurs pieds saignants. » J. Thérol. #### En souvenir de Dom Aubourg Les amis de Dom Aubourg éditent une plaquette à la mé­moire de l'éminent bénédictin. Cette plaquette qui aura 124 pages environ et quatre photos hors-texte est imprimée à mille exemplaires hors commerce et sera publiée au début du printemps 1969. Elle sera réservée aux souscripteurs au prix de 12 F franco. Préfacée par le Pro­fesseur Kouribsky, elle comprend essentiellement des textes inédits de Dom Aubourg, où apparaissent les traits de sa pen­sée la plus personnelle, des échappées de ses sentiments les plus enfouis, une lueur de son « secret », au sens où chacun porte son secret. Ceux qui ont connu personnellement Dom Aubourg et ceux qui se sont intéressés à sa pensée à travers les articles qu'il a donnés à *Itinéraires* et son livre, *Entretiens sur les choses de Dieu*, publié aux Nouvelles Éditions Latines dans la « Collec­tion Itinéraires » sont priés d'écrire à Louis Salleron, aux bons soins d'*Itinéraires*, s'ils désirent souscrire à la plaquette. Qu'ils n'envoient pas d'argent, Louis Salleron leur fera parvenir un bulletin de souscription. 305:130 \[Avis pratiques : Pour le catéchisme ...\] ============== fin du numéro 130. [^1]:  -- (1). *Atelier d'Art graphique*, 27 rue Maréchal Joffre, 92 - Colombes. -- Le même éditeur va faire paraître dans quelques semaines le *Catéchisme de la famille chrétienne* du P. Emmanuel. [^2]:  -- (2). Ces *Lettres* ont été publiées dans *Itinéraires,* numéros 117 et 118. [^3]:  -- (1). Voir nos précédents articles : « Planification de la culture » (numéro 110 de février 1967) ; « Qu'est-ce que la culture ? » (numéro 118 de décembre 1967) ; « Les Maisons de la Culture » (numéro 121 de mars 1968). [^4]:  -- (1). Étant entendu que les humanités classiques n'ont pas à être confondues avec les seules humanités littéraires, dont celles-ci ne représentent qu'une fraction. Les sciences exactes ne peuvent elles-même se couper des autres disciplines, de la philosophie en parti­culier. [^5]:  -- (1). *Allero pede ungulatus*, soit que le seul pied visible fût un sabot d'équidé, soit que l'autre fût un pied d'homme. Le caractère hybride des faunes et des satyres se marque à ce qu'ils ont un corps d'homme sur des jambes d'animal. Une hybridation plus accusée se marque dans toute la peinture traditionnelle par un pied d'homme associé à un pied d'animal, l'un ou l'autre pouvant être découvert ou caché, selon l'intention du peintre. Certains peintres ont osten­siblement dénudé un seul pied et soigneusement recouvert l'autre, chez tel personnage humain, voire angélique, dont ils voulaient à la fois suggérer et tenir secrète la dualité de nature. Souvent, les anges ont les deux pieds nus, pour indiquer qu'étant du ciel ils ne risquent pas de se blesser aux aspérités de la terre, mais aussi pour manifester qu'ils ne sont pas des démons travestis. [^6]:  -- (1). *Et credidit vulgus... Iudaeo*. Le texte offre entre les deux derniers mots, une lacune à laquelle certains éditeurs ont suppléé par un adjectif à vrai dire inutile -- *illi, vili* ou *infami Iudaeo*. Suite du texte : *Quod enim aliud genus seininarium est infamiae nostrae ? Inde in tota civitate Onochoetes praedicatur*. [^7]:  -- (1). *Né de père inconnu *: cette périphrase s'est trouvée être la définition de Jésus, dans un problème de mots croisés que proposait a ses lecteurs un quotidien parisien du 26 juillet 1968. Ce numéro du journal est, paraît-il, épuisé. [^8]:  -- (2). La veille de Noël 1967, à 19 heures 30, dans un des entretiens radiophoniques qu'il donne à Europe 1, le P. Daniélou ne craignit pas de signaler un autre racontar très ancien, également d'origine juive : que le Nazaréen était fils d'une prostituée et d'un soldat romain. Et d'ajouter textuellement pour tout commentaire : « *C'est une hypothèse difficile à admettre. *» Certains auditeurs en furent scandalisés jusqu'aux larmes, et l'un d'eux envoya là-dessus à *la Libre Belgique* une protestation très digne, que ce journal publia le 5 janvier 1968. (*Note critique* sur le même sujet dans la revue *Itinéraires* de mars 1968.) [^9]:  -- (1). Ni la moins tenace, car en 1909 le P. Maumus signalait déjà la même confusion, dans son magistral ouvrage *Les Modernistes* (Beauchesne, éd.) : « Pour eux, la doctrine chrétienne aura subi toutes les vicissitudes et toutes les variations des opinions humaines, et cela leur paraîtra tout naturel, car telle est, en effet, la loi de ce qui ne porte pas le sceau d'une main divine. Et ils prouveront l'évolu­tion doctrinale du fait chrétien par les méthodes diverses d'apologies qui ont été successivement employées. Comme si les formes extérieures dont les apologistes ont, suivant les temps, revêtu la doctrine, en affectaient la substance et en changeaient le fond. » L'auteur se réfère au *Programme des modernistes,* réplique des modernistes italiens à l'encyclique *Pascendi* de saint Pie X. Ce *Programme* (dont une traduction française fut éditée par la librairie E. Nourry) n'a rien perdu de son actualité : on pourrait le republier 60 ans plus tard sans y changer un mot, comme le manifeste du progressisme post-conciliaire. Il faut avouer que le progressisme progresse peu, malgré l'énormité des renforts, teilhardiens et autres, dont il bénéficie depuis qu'il a repris le flambeau du modernisme. [^10]:  -- (1). *Aratô*, impératif aoriste de *airô, lever, soulever*, à ne pas confondre avec *haireô, prendre*. Le verbe est identique dans les trois synoptiques (Matthieu, XVI, 24 ; Marc, VIII, 34 ; Luc, IX, 23) ; en latin : *tollat*. Même idée et même sens dans un autre passage de Luc (XIV, 27) : « Quiconque ne porte pas sa croix (*bastazô, soulever un fardeau, porter sur ses épaules *; en latin, *bajulare*, *porter à bras* ou *sur le dos*) et ne marche pas à ma suite ne peut être mon disciple », et dans le passage correspondant de Matthieu (X, 38) : « Celui qui ne prend pas sa croix (*lambanô*, *prendre *; en latin, *qui non accipit*) pour me suivre, n'est pas digne de moi. » Le P. Daniélou se moque effrontément du monde quand, ne retenant que ce seul dernier verbe de Matthieu, il lui prête un sens figuré, et s'en autorise pour falsifier entièrement la parole si claire du Christ par le honteux contresens qu'il emprunte à Dinkler : « Cette formule peut comporter une allusion liturgique à la croix marquée sur le front. » Comme si les trois évangélistes, dans au moins quatre passages sur cinq, avaient prescrit à tout bon chrétien de *soulever* et de *porter sur ses épaules* un signe marqué sur son front, et comme s'ils n'auraient pas plutôt employé, dans ce cas, un verbe tel qu'écrire ou tracer. Mais il s'agit toujours d'insinuer que le signe de croix a précédé la croix du Christ, et que la liturgie a enfanté l'Évangile. Les symboles chrétiens primitifs sont revêtus d'un double imprimatur, sous le couvert duquel le P. Daniélou véhicule impu­nément en France les délirants attrape-nigauds de l'école bultma­nienne. Cela nous vaut un festival international et permanent de la cuistrerie sous-primaire, un véritable feu d'artifice de l'esbroufe scientifique, dont les auteurs se déshonorent encore plus comme rationalistes que comme gens d'Église. [^11]:  -- (1). Tertullien sollicite légèrement le texte : « Un enfant nous est né, un fils nous a été donné ; la souveraineté a *été posée sur ses épaules,* et on le nomme Conseiller admirable, Héros divin, Père du siècle futur, Prince de la paix. » (Isaïe, IX, 5). A *la souveraineté* Tertullien substitue *le signe de la souveraineté,* précisément parce qu'il y voit réellement et matériellement prophétisée la croix que le Christ a portée sur ses épaules. *Poser la souveraineté sur les épaules de quelqu'un* est une image n'excluant ni le sens figuré que les Juifs lui attribuent dans l'attente du Messie, ni le sens propre que Tertullien lui restitue à la lumière du récit évangélique. [^12]:  -- (2). *Adversus Judaeos*, X*.* Ce traité s'intitulerait mieux *Pour les Juifs*, que Tertullien s'efforce non de combattre, mais de convaincre par des raisons tirées de leurs propres Écritures. Admirons une fois de plus la souplesse de sa dialectique. Aux païens, effarouchés par le réalisme de la croix, il parle dans l'*Apologétique* pour ne presque rien dire, comme à des enfants. Ici, au peuple élu et instruit par Dieu en vue de la Révélation, il fait l'honneur de ne rien cacher. [^13]:  -- (1). Hymne *Vexilla Regis*, des vêpres du dimanche des Rameaux, composée par saint Fortunat au VI^e^ siècle. Cette strophe s'y est ajoutée au X^e^ siècle. [^14]: **\*** -- mais non. [^15]:  -- (1). Aux éditions de La Table Ronde. [^16]:  -- (1). Publiés par son petit-fils le comte de Montbrison. Charpentier 1853. [^17]:  -- (1). L. L. DOMINGUEZ, *Historia de Argentina.* [^18]:  -- (2). Le Paraguay, aussi surprenant que cela paraisse, était plus peuplé : 71 habitants au mille carré. [^19]:  -- (3). Vincente L. LOPEZ, *Historia de la Republica Argentina.* [^20]:  -- (4). Le sizain suivant, tiré du poème « gaucho » de *Martin Fierro,* donne une juste idée populaire sur la question raciale « Dieu fit le blanc et le noir Sans dire quel était le meilleur Leur donna égales douleurs En dessous d'une même Croix Mais il fit aussi la lumière Pour qu'on distingue les couleurs » [^21]:  -- (5). Humboldt. [^22]:  -- (6). Juan CANTER, *Historia de la Nacion Argentina* (t. V/I, p. 234) (ouvrage collectif rédigé par l'Académie d'Histoire d'Argentine). [^23]:  -- (7). Il s'agit de Don Francisco Antonio Pinto, cité par Francisco Encina, *Historia de Chile*. [^24]:  -- (8). B. MITRE, *Compilaciones Historicas,* I^e^ partie. [^25]:  -- (9). Cité par Martin GARCIA MEROU, *Historia de la Republica Ar­gentina,* t. 11, p. 17 : « L'Angleterre sera vengée de votre attitude lorsque votre gouvernement sera jugé et condamné selon les principes qui se professent à Philadelphie et qu'on applaudit dans votre capitale. » (Lettre d'un auteur anglais à Louis XVI, 1778, texte cité par ENCINA, *Historia de Chile.*) [^26]:  -- (10). Juan CANTER, loc. cit. [^27]:  -- (11). Jose Luis ROMERO, *La ideas politicas en Argentina*, p. 53. [^28]:  -- (12). Ces sociétés économiques recouvraient, selon Salvador de Madariaga, tout autre chose qu'une simple étude du marché et de ses lois. « Deux groupes de faits contribuèrent à répandre les idées de Rousseau dans le monde espagnol ; l'un fut la création des « sociétés économiques des amis du pays » (...) elles durent leur origine à Altuna, le premier ami espagnol de Rousseau. Elles débutèrent en 1764 dans les provinces basques et furent bientôt imitées à Madrid, Séville, Cadix et d'autres villes encore. Tous leurs chefs étaient au courant des doctrines de Rousseau. Le Séminaire Royal de Vergara, un établissement d'éducation qui forma la génération suivante de nobles basques, fut même entre les mains de disciples de Rousseau et de traducteurs de ses œuvres. » Salvador DE MADARIAGA, *Le déclin de l'empire espagnol d'Amérique,* Albin Michel, Paris. [^29]:  -- (13). Le 22 novembre 1792, Brissot écrivait à Dumouriez : « Le succès de cette dernière révolution (celle des colonies espagnoles) dépend d'un homme. Vous le connaissez, l'estimez et l'aimez : c'est Miranda. Dernièrement, les ministres cherchèrent qui remplacerait Desparbès à Saint-Domingue. Un rayon de lumière m'éclaira et je dis : nommez Miranda. Miranda, avant tout pacifiera les misérables disputes des colonies ; il mettra très rapidement à la raison ces blancs si turbulents, et se convertira en idole des gens de couleur. Mais, après, avec quelle facilité il pourra fomenter la rébellion, soit dans les îles espagnoles, soit dans les continents qu'ils possèdent, à la tête de 12 000 hommes qui se trouvent actuellement à Saint-Domingue, et de 10 000 à 15 000 braves mulâtres que lui fourniront les colonies... » [^30]:  -- (14). Voici comment Paul Groussac décrit la dernière soirée de Sobremonte avant l'arrivée des Anglais. Le Vice-Roi a fiancé sa fille Mariquita à son aide de camp Marin. « La représentation suivait son cours trébuchant. Fini le premier acte, dont les péripéties avaient un peu refroidi un auditoire de « demi-carême », le second com­mençait avec plus de succès. On achevait de saluer d'applaudis­sements la harangue pathétique du jeune galant (un petit mulâtre amateur, d'un immense avenir, qui zézayait tous les « s » pour paraître espagnol : « Beauté, quelle douce ezpérance m'anime. Une zeule parole de zette bouche... ») Et comme, involontairement, les regards attendris se tournaient vers la loge officielle, on vit un aide de camp tendre deux plis au Vice-Roi couvert de galons. Celui-ci en donna un à Marin et l'autre à Mariquita pour qu'ils les ouvrissent, tandis que Doña Juana lui tendait son face à main, et le marquis se mit à lire. Les premières lignes lues, il froissa le papier en marmottant un juron contre « ce lourdaud de pyrénéen de la Ense­nada ». Mais il s'était levé pour sortir, et sa famille avec lui. Alors, ce fut un grand tohu-bohu. Une explosion de paroles et d'interpel­lations accompagna la sortie des militaires aussitôt la nouvelle sue. L'héroïne de Moratin continua de s'attendrir devant des dos en fuite ; et le rideau tomba. Et voila comme Buenos Aires n'entendit jamais la pochade dramatique du plus inspiré des admirateurs des finances de la Vice-Royauté. Mais le poète devait se venger cruellement de ces Anglais intempestifs ; peu de temps après, il leur décocha une mitraille de strophes qui ne laissera aucun Britannique avec la tête sur les épaules : « La phalange d'Albion titube déjà Cède enfin au poignard habilement manié Et courbe la nuque... » > (Paul GROUSSAC, *Santiago de Liniers*.) [^31]:  -- (15). Mordeille mourut en combattant les Anglais à Montevideo, lors de la seconde invasion. [^32]:  -- (16). Paul GROUSSAC, *Santiago de Liniers*. [^33]:  -- (17). Une pétition de Diego Lopez de Salazar au Cabildo de Buenos Aires, en date de mai 1632, s'exprime en ces termes : « Vecino je suis, qui en toutes circonstances qui se sont présentées pour le service royal, ai accouru en personne avec armes, et cheval, à mes frais, sans salaire aucun, en plus de quoi j'ai toujours pris part aux gardes et rondes ordinaires qui se font pour la défense et la surveillance de la cité. » [^34]:  -- (18). Juan CANTER, *op. cit.*, p. 232. [^35]:  -- (19). Luis V. VARELA, *Historia constitucional de la Republica Argentina* (p. 156), cité par Carlos SANCHEZ VICEMONTE, *Historia insti­tucional de Argentina*. [^36]:  -- (20). *La Estrella del Sur -- The Southern Star* porte les deux titres et, entre les deux, le blason britannique. Quatre pages 43 29 cm. Une colonne en anglais et une en espagnol. Est éditée « avec la permission et sous la protection de S. M. Britannique en Amérique du Sud. » La rédaction espagnole est dirigée par Cabello, ex-directeur *du Telegrafo Mercantil*, et Manuel Aniceto Padilla. [^37]:  -- (21). Archives du ministère des Affaires Étrangères (Paris), (France-Espagne 1806 à 1824, fol. 91). [^38]:  -- (22). Juan CANTER, loc. cit. [^39]:  -- (23). Ignacio NUNEZ, *Noticias Historicas de la Reipublicu Argentina*. [^40]:  -- (24). Ricardo LEVENE, *Historia de la Nacion Argentina*. [^41]:  -- (25). « *Lettre d'un vecino de Buenos Aires à un autre... de Asuncion de Paraguo sur les événements de 1810 *», citée par R. LEVENE, *op. cit.* [^42]:  -- (26). Emillo RAVIGNANI, *Historia de la Nacion Argentina*. [^43]:  -- (27). B. MITRE, *Histoire de Belgrano.* Voici la liste des principaux membres de cette « société secrète » : Belgrano, Nicolas Rodriguez Peña, Agustin Donado, Manuel Alberti, Vieytes, Terrada, Darragueira, Chielana, Irrigoyen, Castelli, French, Beruti, Viamonte, Guido, « et autres jeunes également enthousiastes ». [^44]:  -- (28). Le texte de Moreno ne fut pas publié immédiatement. Lorsqu'il le fut, sa traduction en portugais fut presque immédiatement répandue au Brésil. [^45]:  -- (29). Pour les événements du Haut-Pérou, se reporter au chapitre suivant. [^46]:  -- (30). Saavedra avait calmé les jeunes excités qui voulaient se soulever lorsque fut connue la répression de la révolte libérale du Haut-Pérou, en leur disant que le mouvement était prématuré, et qu'il fallait attendre les nouvelles d'Espagne qui favoriseraient son succès. [^47]:  -- (31). Martin de Alzaga avait été dénoncé par Juan Trigo, ancien militaire, pour avoir dit à la Plaza de Toros : « Ce qu'il pensait, c'était de voir comment pourrait se secouer le joug ; puisque l'Espagne savait bien que l'Amérique n'avait besoin d'elle en rien ». « Alzaga, écrit Ricardo Levene (*op. cit.*) exposa au cours de son procès les innombrables preuves de sa loyauté au Roi. Il fit état de la résis­tance qu'il opposa aux actives menées anglaises, qui, depuis la première invasion, avaient essayé de le compromettre dans un plan d'indépendance ». Il est certain, surtout lorsque l'on songe qu'Alzaga mourra fusillé pour sa fidélité monarchique, que toute cette affaire sent le coup monté. [^48]:  -- (32). Cette citation et les suivantes sont tirées de l'*Acte d'Accord* rédigé après le 25 mai par le Cabildo et la Junta. Cité par Carlos Sanchez Viamonte, *Historia Constitucional de Argentina*, p. 82. [^49]:  -- (\*) Kornilov, ex-généralissime des Armées russes, anti-bolcheviste, et auteur d'un putsch manqué contre le Gouvernement Provisoire de Kerenski (jugé par lui trop faible et trop conciliant à l'égard du Parti de Lénine). [^50]:  -- (\*) On sait que le calendrier russe orthodoxe, en usage jusqu'en 1918, était en retard de 13 jours sur notre calendrier grégorien d'Occident. [^51]:  -- (\*\*) L'Institut *Smolny* était sous l'ancien régime un célèbre pen­sionnat pour jeunes filles nobles ; il comprenait plus de cent vastes pièces, blanches et nues, desservies par de longs corridors. [^52]:  -- (1). Léon TROTSKY : *Lénine*, Librairie du Travail, Paris, 1925. \[Les références bibliographiques et toutes les notes qui ne sont pas appelées par astérisque dans l'original y figurent à la suite de l'article, pp 177 à 184 (supprimées ici). -- note de 2002\] [^53]:  -- (2). *Ibid.* [^54]:  -- (3). Henri GUILBEAUX : *Le portrait authentique de Vladimir Ilitch Lénine*, Librairie de l'*Humanité*, Paris, 1924. [^55]:  -- (4). Charles DE CHAMBRUN : *Lettres à Marie*, Plon, Paris, 1941. [^56]:  -- (5). Cité par Richard KOHN : *La Révolution russe*, Julliard, Paris, 1963. [^57]:  -- (6). *Ibid.* [^58]:  -- (7). Clara ZETKIN : *Souvenirs sur Lénine*, Bureau d'Éditions, Paris, 1926. [^59]:  -- (8). Richard KOHN, *op. cit.* [^60]:  -- (9). Bruce LOCKART : *Mémoires d'un agent britannique à Mos­cou*, Payot, Paris, 1933. [^61]:  -- (\*) Léon Trotsky, de même qu'Alexandre Kerenski, a reçu d'innombrables lettres d'amour. [^62]:  -- (10). Léon TROTSKY : *Ma Vie*, Rieder, Paris, 1930. -- Ne pas négliger *Vie et Mort de Trotsky* par Victor Serge (Amiot-Dumont, Paris, 1951). [^63]:  -- (11). Claude ANET : *La Révolution russe*, Payot, Paris, 1919. [^64]:  -- (\*) Trotsky, fondateur et organisateur de l'Armée Rouge, sera massacré en exil au Mexique le 20 août 1940, par des agents staliniens. Avant de mourir il aura amplement le temps de répandre aux quatre coins du monde, par des livres universellement connus, sa propre opinion sur Staline -- à l'égard duquel il distille une haine capiteuse. [^65]:  -- (12). Joseph STALINE : *Ma Vie*, Éd. Caractères, Paris, 1956. [^66]:  -- (13). Joseph NOULENS : *Mon ambassade en Russie soviétique*, Plon, Paris, 1933. [^67]:  -- (14). François-Xavier COQUIN : *La Révolution russe*, Presses Universitaires de France, Paris 1962. [^68]:  -- (15). John REED : « Dix jours qui ébranlèrent le monde », Union Générale d'Éditions, Paris (Préface de Lénine et Kroupskaïa). Toutes nos citations de John Reed se réfèrent expressément à ce livre. Noter que le corps de l'auteur repose aujourd'hui au pied de la Muraille rouge du Kremlin. -- Le livre de John Reed doit être la avec la circonspection qu'imposent les passions visibles de l'auteur et son manque absolu de sérénité. [^69]:  -- (16). Joseph NOULENS : *Mon ambassade en Russie soviétique,* Plon, Paris, 1933. [^70]:  -- (\*) Cependant, le colonel de Courcy, qui est à Petrograd, note dans ses Carnets (25 octobre -- 7 novembre) : « Il y a ici plusieurs régiments de Cosaques, tous dévoués et courageux. Sur un ordre, ils remettraient tout le monde à sa place. Mais qui donnera l'ordre ? A mon avis, avec un chef et une trique, on ferait beaucoup. Mais où est la trique ? » (Archives privées.) [^71]:  -- (\*) Le Saint-Pétersbourg de Pierre-le-Grand, appelé Petrograd de 1914 à 1924, portera le nom de Uningrad à partir de cette date. Il cédera, dès l'année 1918, son titre de « capitale » à Moscou. [^72]:  -- (\*) Gatchina, non loin de Petrograd, avait été la résidence préférée des tsars. [^73]:  -- (\*\*) Krasnov est un ancien collaborateur de l'ex-généralissime Kornilov. [^74]:  -- (\*\*\*) « Kérenski marche sur Petrograd. La garnison se serait rendue... On croit que tout se terminera par la rentrée du Gouvernement Provisoire, plus on moins pacifique. Personne n'a envie de se battre ; les plus faibles cèdieront, voilà tout ! Mais Kerenski n'a pas assez d'énergie ; c'est un jouisseur. On craint qu'il ne prenne aucune sanction... ». (*Carnets du Colonel de Coureg,* *28 oct.-10 nov., Archives Privées*).  [^75]:  -- (17). Léon TROTSKY *Lénine*, Librairie du Travail, Paris, 1925. [^76]:  -- (18). Georges SORIAC : « Les 300 Jours de la Révolution russe »*, op. cit.* [^77]:  -- (\*) Ici et plus loin, c'est nous qui soulignons. [^78]:  -- (19). *Ibid.* [^79]:  -- (\*) C'est-à-dire au Smolny. [^80]:  -- (20). *Ibid.* [^81]:  -- (21). Alexandre KERENSKI : *La Russie au tournant de l'histoire*, *op. cit.* [^82]:  -- (\*) Depuis lors, l'existence de Kerenski, qui est encore vivant à l'heure où nous écrivons, s'est déroulée comme celle des Russes exilés. Son œuvre de mémorialiste et d'historien est abondante, variée, captivante. [^83]:  -- (22). Lucien REBATET -- « *Pour le cinquantenaire du bolchevisme *», *Rivarol*, 6 juillet 1967. [^84]:  -- (23). Bernard Parès, professeur d'histoire russe à l'Université de Londres, a bien connu Alexandre Kerenski en exil. Témoin im­partial, il nous livre à son sujet cette autre réflexion, digne d'être retenue : « J'ai fréquenté M. Kerenski durant de longues années. *Je ne vois pas d'autre homme politique aussi durement traité au cours de l'histoire*. Jeune avocat d'une trentaine d'années, sans aucune expé­rience administrative, dont la vie était consacrée jusqu'alors à l'une des missions les plus périlleuses et les plus chevaleresques, je veux dire à celle de défenseur de prisonniers politiques, il s'était vu porter soudain, par la grande vague de fond révolutionnaire. à une fonction lui permettant d'exercer une influence prépondérante. La chose n'eût pas été possible, s'il n'avait, dans plus d'une crise d'importance cardinale, démontré qu'il possédait, mieux que tout autre, la faculté de discerner et l'énergie de suivre la voie qui, pour le moment du moins, était seule susceptible de maintenir dans une union d'intérêt national, les partis en lutte l'un contre l'autre. » [^85]:  -- (24). Lucien REBATET, *op. cit.* [^86]:  -- (25). Voir le « Robespierre Rouge qui sauva le bolchevisme », par V.L. Borin, *Permanences*, mars 1968. [^87]:  -- (26). R. H. Bruce LOCKART : « Mémoires d'un agent britannique à Moscou », *op. cit.* [^88]:  -- (27). Jacques SADOUL : *Notes sur la Révolution bolchévique*, La Sirène, Paris, 1919. On pourra lire aussi de lui : *Naissance de l'U.R.S.S.*, Charlot, Paris, 1946. [^89]:  -- (\*) « Les femmes qui ont défendu le Palais d'Hiver ont été em­menées par les soldats du régiment Pavlovski, lesquels en ont fait ce qu'on peut penser. L'ambassadeur d'Angleterre a réclamé et obtenu leur mise en liberté, mais au bout de 3 jours ! Il a parlé ferme, on a eu peur, et on a cédé. » (*Carnets du Colonel de Coureg,* Petrograd, 1917 -- *Archives Privées*)*.* [^90]:  -- (28). Ludovic NAUDEAU, correspondant du Temps à Pétrograd : *Les dessous du chaos russe*, Hachette, Paris, 1921. [^91]:  -- (29). Rapporté par Grégoire Alexinski, député social-démocrate, qui fut un ami de Lénine avant de devenir son adversaire : *Sou­venirs d'un condamné à mort*, A. Colin, Paris, 1923. [^92]:  -- (30). NAUDEAU, *op. cit.* [^93]:  -- (31). Léon TROTSKY : *Journal d'Exil.* [^94]:  -- (32). Voir de DZERJINSKI : *Articles et discours choisis*, (1908-1926), Édit. d'État de Littérature politique, Moscou, 1947. [^95]:  -- (33). *Ibid.* [^96]:  -- (34). DZERJINSKI, *Lettre à femme*, ibid. [^97]:  -- (35). Inna RAKITNIKOFF, socialiste-révolutionnaire russe : *Rap­port au bureau socialiste international, 29 juin 1918*. [^98]:  -- (36). Ibid. [^99]:  -- (37). Jean MAIRIBINI : *La Vie quotidienne en Russie*, Hachette. [^100]:  -- (38). Ibid. [^101]:  -- (39). Ibid. [^102]:  -- (40). Ibid. [^103]:  -- (41). Ludovic NAUDEAU : *Les dessous du chaos russe, op. cit.* [^104]:  -- (42). John REED : *Dix Jours qui ébranlèrent le monde, op. cit.* [^105]:  -- (43). On trouvera ces exemples de chaos administratif -- et bien d'autres -- dans les souvenirs de Maurice Paléologue et de Charles de Chambrun, déjà cités, ainsi que dans le *Journal d'un diplomate en Russie*, 1917-1918 », de Louis de Robien. [^106]:  -- (44). Ce projet de nationalisation des femmes a été publié en avril 1918 par les *Izvestia*. [^107]:  -- (45). Jean MISTLER : *L'Aurore*, 18 avril 1967. [^108]:  -- (46). Pour ces citations de Louis de Robien et les suivantes, voir *Journal d'un diplomate en Russie, 1917-1918*, Albin Michel, Paris, 1967. [^109]:  -- (\*) Il s'agit ici de Kérenski, à l'égard duquel Louis de Robien se montre d'une extrême sévérité. [^110]:  -- (47). Léon TROTSKY : *Journal d'Exil, op. cit.* [^111]:  -- (48). On lira sur ce point l'opinion d'un témoin de la Révolution d'octobre, Paul C. Berger, exprimée dans un article intitulé : « Il n'y a jamais eu de Révolution d'octobre » (*Rivarol*, octobre 1967). [^112]:  -- (49). Ibid. [^113]:  -- (50). Gérard WALTER : *Lénine*, Gallimard. [^114]:  -- (51). Ibid. [^115]:  -- (52). Léon TROTSKY, *Ma Vie*, Rieder, Paris, 1930. [^116]:  -- (\*) Un tel excès de travail, une telle absence de détente et de haltes humaines dans sa vie, auront raison de Lénine : très fatigué dès le début de l'année 1922, il succombera le 21 janvier 1924, à sa troisième attaque de paralysie -- après avoir vécu pendant huit mois une existence de ruine humaine. [^117]:  -- (53). Voir à ce sujet, de Nadejda KROUPSKAÏA : *Souvenirs sur Lénine*, Bureau d'Éditions, Paris, 1930 -- et *Ma vie avec Lénine*, Payot, Paris, 1933. [^118]:  -- (54). Cité par Bernard BOIRINGE : « La sale paix de Brest-Litovsk », *Historia*, hors série 5 (Paris, 2^e^ trimestre 1967). [^119]:  -- (55). Maxime Gorki s'appelait en réalité Alexis Piechkov. Le pseudonyme « Gork » signifie « Amer », ce qui est en soi tout un programme. [^120]:  -- (\*) Voir à ce sujet « *Les Camps de travail forcé *», par David J. DALLIN, *Historia,* hors série 5, « 1917-1939, de Lénine à Staline ». [^121]:  -- (1). Suzanne LABIN : *Cinquante années de communisme, octobre 1917, octobre 1967*, Berger-Levrault, Paris, 1967. [^122]:  -- (2). Selon le propre aveu des autorités soviétiques. [^123]:  -- (3). Suzanne LABIN, *op. cit.* [^124]:  -- (4). Voir à ce sujet le compte rendu de V. Lavrouk et G. Pokhvisnev sur la « table ronde » consacrée récemment par les « officiels » soviétiques à la place de l'automobile de tourisme en Russie (*Troud*, 31 mars 1968, traduit en français dans *Articles et Documents*).  On ne peut, en étudiant ce rapport, que vérifier l'extraordinaire indigence de l'industrie soviétique de l'automobile. En particulier, D.V. Lialine, chef du service technique à la direction générale « tourisme » du Ministère de l'industrie automobile de l'U.R.S.S., fait la déclaration suivante, qui est un aveu : « La difficulté réside dans le retard pris par ce que j'appellerais les « arrières » de l'industrie (...) Tous les secteurs annexes sont insuffisamment spécialisés et fort mal adaptés... » [^125]:  -- (5). Ces chiffres sont indiqués par Suzanne Labin, *op. cit.* [^126]:  -- (6). Chiffres officiels. D'autre part, P. Oldak, docteur ès-Sciences économiques en Russie soviétique, a publié en l'année 1968 un rap­port sur le tourisme russe. En 1966, d'après Oldak, la Russie n'a reçu qu'un million cinq cent mille touristes étrangers. Pour fixer les idées, ces chiffres représentent environ la moitié des touristes accueillis en 1967 aut Portugal -- lequel est cependant vingt cinq fois moins peuplé que l'U.R.S.S. (moins de 10 millions d'habitants contre 230 millions). Le rapport des touristes étrangers reçus par les deux pays (en regard de leurs populations respectives) est donc de ! à 50 en faveur du Portugal ! [^127]:  -- (7). Chiffres fournis par Suzanne Labin, *op. cit.* [^128]:  -- (8). Sur les plans quinquennaux, la collectivisation des campagnes et l'organisation des Kolkhozes, voir aussi : *L'Époque contem­poraine* (Presse Universitaire de France) de Maurice Grouzet. L'économie agricole est dirigée en fonction des exigences du Plan. Les machines agricoles elles-mêmes, propriétés de l'État, sont concentrées dans des stations collectives. Quant au Kolkhoze (qui est de beaucoup la forme prédominante de l'exploitation agricole en Russie contemporaine), il possède collectivement terre, bâtiments, machines et outils, bétail. A l'intérieur du Kolkhoze, les « normes de travail » sont élaborées par un Conseil d'administration -- lequel relève lui-même, bien entendu, de l'État. Voir aussi *Du Régime soviétique* par Louis Fischer (Julliard, Paris, 1968). On y trouvera notamment cette affirmation, qui répond strictement à la vérité historique : « Dans le système soviétique, le politique et l'économique sont perpétuellement engrenés l'un à l'autre. La population soviétique a payé un prix astronomique en vies humaines, en angoisses, en ca­rences de toute sorte la politique agricole des gouvernants... » [^129]:  -- (\*) La formule est de Suzanne Labin. [^130]:  -- (9). D'après un décret publié par les *Izvestia*, le 31 janvier 1932, non seulement le droit de grève est formellement refusé aux ouvriers soviétiques, mais les faits de grève sont assimilés à des crimes et punis comme tels. [^131]:  -- (10). Voir à ce sujet le livre de Louis FISCHER déjà cité : *Du Régime soviétique*. Il convient, d'autre part, de ne pas oublier les récentes décla­rations de Svetlana Staline, lors d'une conférence de presse à New York, le 26 avril 1967 : « Les gens ne vivent pas seulement de pain. Ils veulent quelque chose d'autre. Et je savais, moi, qu'être écrivain ne me serait jamais possible en Union Soviétique ». Et comme on demandait à Svetlana si beaucoup d'écrivains russes désiraient quitter l'U.R.S.S. pour retrouver la liberté : -- Je ne sais pas, répondit-elle. Tout ce que je peux dire, c'est que beaucoup d'entre eux, ne sont jamais publiés. Il existe un nombre considérable de poèmes, de nouvelles et de romans de qualité que nous ne connaissons que par leurs titres, parce que ces ouvrages de littérature moderne ne sont pas publiés... [^132]:  -- (11). L'implacable combat contre toute religion, qui persiste et même s'amplifie en pays européens sous contrôle communiste -- démentant les benoîtes illusions de certains « progressistes », et le mensonge des autres -- prend les formes les plus diverses. La presse occidentale de bonne foi s'est faite l'écho, à cet égard, de la protes­tation de certains prélats éminents d'Europe centrale, qui ont eux-mêmes été odieusement traités -- voire incarcérés par leurs gouver­nants marxistes. En Pologne, S.E. le cardinal Wyszynski dénonçait, voici quelques années la véritable nature et les buts de l'agence PAX, laquelle se présentait à l'étranger comme un mouvement des catholiques progressistes polonais. « En réalité, affirmait le Document du cardinal, PAX n'est pas un mouvement, mais un organe de l'appareil policier strictement articulé, qui relève directement du Ministère de l'intérieur et exécute avec une obéissance aveugle les directives de la police secrète, l'U.B. » (Voir, au sujet de l'activité subversive de l'organisation PAX : *L'Église catholique en Pologne*, par Pierre LÉNERT (Bonne Presse, Centurion), notre ouvrage *Sainte colère*, paru aux Éditions de la Table Ronde -- et « *L'Affaire Pax en France *» supplément n° 88 de la revue *Itinéraires* \[voir \\Itin\\Extraits\]. En Hongrie et dans d'autres pays sous la botte, ce combat communiste contre les Églises a pris souvent (en 1956 et 1957, par exemple) des aspects sanglants. Quant à la lutte anti-religieuse dans la Russie soviétique elle-même, elle va de l'asservissement des clercs les plus dociles à l'incarcération on même à la liquidation des laïcs et des membres du clergé fidèles à leur foi, en passant par le développement des « Écoles d'Athéisme ». C'est ainsi qu'on peut lire dans la Pravda du 18 avril 1968, sous la plume de V. Drougov, secrétaire du comité régional de Volgograd, cette déclaration sans ambiguïté : « Le comité régional du parti a récemment demandé aux orga­nisations de base de réunir des conférences consacrées à l'éducation athéiste et les résultats concrets ont été nombreux. On peut également faire l'éloge *des écoles* de conférenciers athéistes, dont le cycle scolaire couvre deux ans. En règle générale, ces écoles forment des maîtres qualifiés de la propagande athéiste. » Ce n'est pas en vain que Lénine a écrit : « *Nous devons lutter contre la* religion... A supposer que Dieu existe, ce serait pour les communistes un motif supplémentaire de le combattre. » [^133]:  -- (12). Les « énergies » dont il est question n'ont pas manqué de créer, en Russie soviétique, des courants divergents -- parfois même opposés. Quiconque s'intéresse à l'histoire de la Russie -- à son évolution -- pourra lire avec profit l'étonnante *Histoire du Bolchevisme* par le communiste Arthur ROSENBERG. L'auteur de ce livre publié en Allemagne à la fin de l'année 1932 était un homme totalement engagé -- mais intègre et solitaire. Refusant de suivre dans ses contradictions la pensée des maîtres suprêmes du Parti, il s'est défini lui-même comme un marxiste indépendant. Certes, Rosenberg est resté jusqu'au bout déterminé par ses options intellec­tuelles et politiques, mais on ne peut refuser à cet analyste profond, à ce chercheur curieux et passionné, la sympathie qui s'attachera -toujours et partout -- au courage et à l'honnêteté. (Voir l'excellente réédition de ce livre, traduit par Armand Pierhal, avec une préface et des notes de Georges Haupt, Bernard Grasset, Paris, 1967).  Dans son intéressante préface, Georges Haupt nous décrit avec netteté le développement du communisme depuis la Révolution d'Oc­tobre 1917. Il nous montre ce qu'a été, pour l'esprit clairvoyant de Rosenberg, la double évolution de la Russie -- en tant qu'État moderne, d'une part, en tant que modèle et maîtresse de la révolution mondiale d'autre part. Nous ne pouvons résister à la tentation de donner ici quelques extraits de ces analyses : « Le mot d'ordre de Lénine, le but qu'il poursuivait, c'était la « dictature démocratique révolutionnaire des ouvriers et des paysans », idée marxiste conséquente qui avait déjà perdu. de son importance en Occident, mais gagnait en actualité en Russie. C'est à cette conception que Lénine s'attache jusqu'en 1917. Alors intervient une brusque rupture : le développement après la Révolution d'octobre tend -- tout à fait à l'encontre des prévisions initiales de Lénine et contrairement à tous ses plans -- à « l'édification d'un État socialiste ». Mais par ce fait la conception léniniste initiale subit une transformation et se rapproche de la théorie et de la politique que Trotsky avait formulées dès 1905 : « dictature du prolétariat » et passage immédiat à une révolution socialiste. Ainsi Lénine fut amené à élargir la conception de la révolution européenne de 1848 aux dimensions d'une entreprise planétaire. En Russie, passer à la révolu­tion socialiste n'était concevable que dans le cadre d'une révolution mondiale. Après l'insurrection d'octobre 1917, faire triompher le plus vite possible -- tout au moins dans quelques-uns des principaux pays européens -- la révolution prolétarienne semblait aux Bolchéviks une nécessité vitale et une condition sine qua non de la réussite de leur entreprise. Lénine, résolument internationaliste et intrinsèquement révolutionnaire, s'y employa. L'Internationale communiste était desti­née à réaliser cet objectif. Elle tenta d'élaborer un concept révolution­naire dans ses modalités concrètes, unissant la révolution prolétarienne et la lutte de libération des peuples coloniaux dans un unique projet. Ceci déboucha sur une stratégie communie, encore que cette stratégie conservât son ambiguïté du fait qu'elle avait été élaborée à partir d'une théorie et d'une praxis qui tenaient peu compte des réalités de l'Occident. Mais Rosenberg souligne que Lénine ne revendiquait pas une vocation internationale pour le bolchevisme. Selon les termes de Rosa Luxembourg, l'Octobre russe « a énoncé les premiers mots d'ordre pour la révolution mondiale » et lui a fourni une base, mais pas un centre ni une doctrine toute faite. » Georges Haupt nous montre que le tournant intervint en 1921. Dès lors, comme l'écrit Rosenberg lui-même, Lénine « *ne croyait plus à une victoire rapide de la révolution mondiale soviétique isolée au sein du monde capitaliste *». Nouvel exemple du réalisme de Vladimir Ilitch Lénine... Mais la retraite tactique de Lénine allait devenir, pour ses successeurs, une assez rude réalité. *La révolution mondiale, telle que la rêvait Lénine, sera le grand échec de son œuvre et de sa pensée.* Staline proclamera « le socialisme dans un seul pays » ; et comme le note Georges Haupt, il n'aura plus « le soin de concilier la vocation nationale et le devoir international du bolchevisme ». Bien sûr Staline continuera de proclamer la valeur internationale de la révolution russe, la signification universelle du léninisme ; mais il s'emploiera uniquement à faire de la Russie un État moderne. Il est certain que tout cela débouche, aujourd'hui, à l'heure où nous écrivons, sur une difficulté -- disons même, une impossibilité à laquelle se heurte l'actuelle U.R.S.S. : On ne voit pas comment elle pourrait désormais concilier le développement intrinsèque de la patrie socialiste russe avec une stratégie générale. fondée sur la révolution mondiale... Lire aussi, touchant ces problèmes à la fois si brûlants et si complexes : Simone WEIL, *Oppression et Liberté*, Paris, 1955 Michel TATU, *Le Pouvoir en U.R.S.S.*, Grasset, Paris, 1966 sans oublier un curieux interview de Staline par le journaliste américain Roy HOWARD (*Pravda*, 5 mars 1935).  En ce qui concerne l'œuvre même de Joseph Staline -- et la direction donnée par lui à l'évolution révolutionnaire -- on pourra lire, outre les ouvrages que nous avons déjà cités : *Staline le Terrible*, par Suzanne LABIN -- et *Sur Staline*, par Emmanuel D'ASTIER. [^134]:  -- (\*) Privat-Docent à l'Université de Genève. Voir de Boris MOURAVIEV, *La Monarchie russe,* Payot, Paris, 1962. [^135]:  -- (13). Le problème du « planisme » et de la « bureaucratie » tient une place essentielle dans l'histoire de la Russie depuis cent ans. Nous disons bien « depuis cent ans ». Car enfin, cette épineuse question se posait déjà sous les derniers tsars. Le successeur immédiat de Nicolas II, Lénine, hérita de lui le souci majeur créé par la domination des technocrates et fonctionnaires omnipotents, qu'il allait fustiger dans ses derniers articles, attaquant de plein fouet « cette bureaucratie russe à peine badigeonnée d'un vernis sovié­tique ». C'est le même Vladimir Ilitch Lénine qui haussait encore le ton, peu de temps avant sa mort, pour mettre au pilori « ce chauvin, ce gredin, cet oppresseur qu'est au fond le bureaucrate russe typique »... De nos jours, en U.R.S.S., l'affrontement subsiste. Certes, il n'y a plus de Lénine. Mais au bureaucrate russe d'aujourd'hui s'opposent, au centre même du pouvoir soviétique, des « gestionnaires » de l'économie -- et leur conflit a trouvé ses répercussions, notamment dans la récente et tragique affaire tchécoslovaque. L'*Économie* du 15 septembre 1968 vient de publier à cet égard un article remarquable de Michel Poniatowski, intitulé : « Le 29 août à la nuit... » -- et nous ne saurions mieux faire, pour mettre en valeur ce nouvel aspect de l'évolution soviétique, que d'en donner ici les extraits les plus significatifs : « En U.R.S.S. les bureaucrates, Shelest, Brejnev, Kirilenko, Pelsche, représentent le Clergé du parti, les *apparatchiki*. Ils ont une vision totalitaire de l'État dominé et géré par le parti communiste russe. L'U.R.S.S. constitue le noyau d'un ensemble d'États politiquement et économiquement intégrés. Unie planification économique décidée à Moscou spécialise chaque nation dans certaines productions et leur impose une association politique étroite. La défense de l'ortho­doxie marxiste et de l'hégémonie russe se trouvent confondues. La moindre atteinte portée à ce monde intégré, ébranle tout l'édifice. « Les gestionnaires représentés par Kossyguine, Polyanski, Gvi­chiani, gendre de Kossyguine, Mazarov, Souslov, estiment que le succès du socialisme se réalisera à travers un certain libéralisme politique et par une transformation progressive des méthodes écono­miques. La gestion moderne de l'économie exige selon eux efficacité, compétition, autonomie des entreprises, suppression de la paperasserie et de la machinerie aveugle et pesante du Plan. Ils constatent que les méthodes présentes font prendre à l'économie de l'U.R.&&S. un retard croissant dans les secteurs de pointe : pétrochimie, automa­tion, ordinateurs, recherche, etc. qui conditionnent les progrès ultérieurs de l'économie de l'U.R.S.S. « Les gestionnaires cherchent un succès à long terme du marxisme dans une forme renouvelée et moderne d'un socialisme politiquement libéral et économiquement dominé par la compétition à l'intérieur entre les unités de production autonomes et avec l'étranger. « Les bureaucrates voient à court terme la plus grave des menaces dans une libéralisation économique et donc administrative et politi­que qui ébranlerait toutes les assises du système soviétique à l'intérieur et à l'extérieur. » A moins d'un éclatement à court terme -- et mal prévisible ‑ du système soviétique tout entier, il est vraisemblable que la force des choses entraînera les gestionnaires et les bureaucrates à trouver vaille que vaille un terrain d'entente. Un homme comme Liberman, maître à penser des tenants de la « gestion » en Russie, devrait aider à ce rapprochement difficile -- lui qui s'est taillé récemment la réputation d'un prophète en retrouvant, devant les Russes ébahis, les mérites de la concurrence et l'efficacité du profit. Il n'est pas impossible, enfin, que la Tchécoslovaquie soit l'un des laboratoires choisis pour tenter -- dans un avenir plus ou moins proche -- cette synthèse épineuse. [^136]:  -- (14). Svetlana ALLILUYEVA : *Vingt lettres à un ami*, Le Seuil -- Paris-Match, Paris 1967. [^137]:  -- (15). Le Père Werenfried von Straaten écrit à ce sujet (Bulletin *Aide à l'Église en détresse*, juillet-août 1968) : « Des traditions religieuses, que l'on croyait écrasées sous le rouleau compresseur de la dictature, revivent. Le jour de la liberté s'annonce. » Et ceci n'est pas le simple reflet de l'optimisme d'un homme d'Église. Dans la *Pravda* du 18 avril 1968, V. Drougov (déjà cité) exprime la plus vive inquiétude en ce qui touche non seulement la survivance de la foi religieuse en U.R.S.S. -- mais son dynamisme : « On a depuis longtemps remarqué que le fléchissement de l'action athéiste offrait aux ecclésiastiques et aux chefs des diverses sectes l'occasion d'accentuer leur influence. Il est impossible de méconnaître les nouvelles tendances dans la propagande religieuse moderne. La religion cherche à fournir des réponses aux « inconnues » que pose la science, et affirme être seule à pouvoir doter l'homme d'une conception cohérente et « globale » du monde (...) *A vrai dire, la religion est loin d'être aussi inoffensive qu'on le pense parfois de nos jours ; en effet, il lui arrive de passer à l'offensive*. C'est bien pourquoi l'attitude tolérante d'une partie des communistes à son égard est inquiétante... » [^138]:  -- (1). Traduction française dans *Le journal la croix* du 3 décembre 1968 et dans l'édition hebdomadaire en langue française de *L'Osser­vatore romano* du 6 décembre. -- La Déclaration a été publiée, ou plutôt promulguée en latin, dans les *Acta Apostolicae Sedis* des 28-30 novembre, pp. 685 à 691. -- On notera que ce numéro des *Acta*, dans son « *index huius fasciculi *», remet en usage l'appellation de « *Beatissimus Pater *» pour désigner le Souverain Pontife. [^139]:  -- (2). *Le journal la croix*, 3 décembre. [^140]:  -- (1). Question 8, art. 1, ad 7. *Quaestiones disputatae*, tome II, édition Marietti 1953, pp. 595-596. [^141]:  -- (1). Plusieurs auteurs, et par exemple le cardinal Journet, gardent en français le terme latin *pertinacia* en disant *pertinacité*. Si nous le faisons aussi, c'est parce que les termes français habituellement correspondants (*opiniâtreté, obstination, entêtement*) ne sont pas ici pleinement satisfaisants : ils impliquent ou insinuent une durée, une notion de temps. L'opiniâtreté est une « persévérance tenace ». L'obstiné s'attache « d'une manière durable ». L'entête­ment est « le fait de persister dans un comportement volontaire sans tenir compte des circonstances ». Comme en le verra, cette notion de durée n'intervient pas dans l'analyse que fait saint Thomas du péché d'hérésie (bien que les hérétiques soient souvent, en outre, des opiniâtres, des entêtés, des obstinés au sens français de ces termes). La « pertinacité » du péché d'hérésie peut être instan­tanée ; elle consiste à maintenir son propre jugement même quand on se rend compte qu'il est contraire à la doctrine de la foi authen­tiquement définie par l'Église. [^142]:  -- (2). Péché qui révèle du vice d' « acédie », que dans notre liste des péchés capitaux nous avons remplacé par la « paresse ». L'acédie est si l'on veut une paresse spirituelle, ou une dépression psychique. *Cf. Somme de théologie,* II-II, question 35. [^143]:  -- (1). *Somme de théologie,* I-II, 76, 2. [^144]:  -- (2). *Loc. cit.,* art. 3, ad 3. [^145]:  -- (1). I Cor., XI, 19. -- *Super Epistolas S. Pauli*, tome I, édition Marietti 1953, p. 352 (§ 627). [^146]:  -- (1). 1, 32, 4. [^147]:  -- (2). *S. de théol.,* II-II, 10, 1. [^148]:  -- (1). Art. 2. [^149]:  -- (2). Art. 5. [^150]:  -- (3). Question 11, art. 1 et 2. [^151]:  -- (1). Nom ancien des documents pontificaux. [^152]:  -- (1). *S. de théol.,* II-II, 5, 3. [^153]:  -- (2). Nous suivons toujours la question 5 citée (art. 3) : mais nous y avons introduit plus explicitement, à l'alinéa précédent, des consi­dérations tirées de II-II, 1, 1. [^154]:  -- (1). *S. de théol.,* II-II, 11, 4, ad 2. [^155]:  -- (1). Même question, art. 3, ad 2. [^156]:  -- (2). Deuxième édition revue et augmentée, Desclée de Brouwer 1962. [^157]:  -- (3). Pages 708 et suiv. et pp. 818 et suiv. [^158]:  -- (4). Et aussi de schisme et d'infidélité. Nous en retenons seulement ce qui concerne l'hérésie. [^159]:  -- (1). Le cardinal Journet veut dire ici : la simple erreur de celui qui est *solum errans, non jam haereticus*. [^160]:  -- (1). C'est-à-dire la Congrégation de la Propagation de la Foi. [^161]:  -- (1). Cité, dit le cardinal Journet, dans Martin Jugie, *Theologia dogmatica orientalium*, Paris 1926, t. i, p. 29. [^162]:  -- (2). *S. de théol.,* II-II, 11, 2, ad 3. [^163]:  -- (3). *Epist.* 43, cap. 1. [^164]:  -- (1). Le cardinal Journet veut dire : l'ordre de la certitude morale, distinct de l'ordre de la certitude spéculative. [^165]:  -- (1). *Catéchisme de S. Pie X,* « *Premières notions *», édition de la revue *Itinéraires*, p. 17. [^166]:  -- (2). Formule de l' « acte de foi » la plus couramment enseignée en France. [^167]:  -- (1). Cf. *S. de théol.,* II-II, 12, 1. [^168]:  -- (1). Cf. L'hérésie du XX^e^ siècle, p. 189. [^169]:  -- (2). Même ouvrage, pp. 210-211. -- Et précédemment dans *Itiné­raires*, numéro 119 de janvier 1968, p. 67 : il y a maintenant plus d'un an... [^170]:  -- (1). *Jean* DE FABRÈGUES, *La France catholique* du 22 novembre 1968. [^171]:  -- (2). Lettre collective de l'épiscopat hollandais, *Documentation catholique* du 23 juin 1968, col. 1105. [^172]:  -- (1). Voir Procès de condamnation (10 mars) : « Elle mercia Notre-Seigneur de ce qui la délivra de la peine des clercs de par delà qui arguaient contre elle... les clercs de par delà cessèrent de la arguer... » [^173]:  -- (2). Quicherat, Procès, 111, 391. [^174]:  -- (1). Régine Pernoud, qui a tant et si bien étudié Jeanne d'Arc, est allée en Angleterre consulter les archives Warwick. Elle n'y a trouvé ni l'original ni la copie. [^175]:  -- (1). On peut tirer de ces mots deux déductions : ou bien que les juges de Rouen n'avaient pas de copie du Livre de Poitiers, ou bien ils en avaient une et Jeanne demandait qu'elle fût passée au clerc qui l'interrogeait alors. Le Livre de Poitiers étant favorable à la Pucelle, Cauchon, s'il en avait une copie, la tenait soigneusement cachée. Nous savons en effet par deux des juges de Rouen, les dominicains Ysambart et Bardin de la Pierre, que cet étrange évêque défendait d'enregistrer ce qui était en faveur de l'accusée et com­mandait de ne retenir que ce qui la desservait. Nous savons aussi qu'un des enquêteurs envoyés par lui en Lorraine s'entendit à son retour traiter de traître et de méchant homme et se vit refuser toute indemnité parce que son rapport était favorable. [^176]:  -- (1). Jeanne n'avait parlé que de trois semaines le 27 février. Les juges ici font donc état d'autres renseignements. Ils pouvaient les tenir de plusieurs sources, mais aussi d'une copie du Livre de Poitiers et Peut-être d'un « Livre de Chinon ». A ce sujet voir Plus haut., [^177]:  -- (2). *Le* et non pas *ce* livre. Notant cette différence, certains bio­graphes y voient une preuve qu'il y avait à Rouen une copie du Livre de Poitiers. Et l'adverbe autrefois (dans le texte latin : *alias*, qui peut aussi signifier ailleurs) n'est pas fait pour leur donner tort. [^178]:  -- (1). Sur ce dernier point Séguin de Séguin donne des précisions dans sa déposition de 1456 (Quicherat, III, 205). [^179]:  -- (2). C'est-à-dire soit après la délivrance d'Orléans, soit après que Charles VII le leur eût révélé. [^180]:  -- (1). Déposition François Garivel. [^181]:  -- (2). C'est, 27 ans plus tard, ce que Gobert Thibault se rappelait de la lettre dictée par Jeanne. Voir le texte de cette lettre dans Quicherat I, 240, et V, 95. Il est beaucoup plus long. Laissa-t-on sur le moment à la Pucelle le temps de la dicter et au scripteur celui de l'écrire. Nous aimerions penser que les examinateurs, enthousiasmés par la conviction de Jeanne et la vertu d'espérance qui émanait d'elle, eurent la patience d'attendre. Il est plus raisonnable de croire que la lettre fut dictée et mise en forme hors séance. [^182]:  -- (1). A Rouen aussi Jeanne demandera un confesseur. Il faut comprendre qu'elle était toute disposée à tout dire de ce qui lui serait demandé sous le sceau de la confession, tant elle avait de respect pour le sacrement et de confiance dans la sincérité et la loyauté de ses ministres. [^183]:  -- (1). Quel admirable condensé de doctrine en ces quelques mots si simples. La grâce aide la volonté, mais celle-ci reste libre. Chacun garde la responsabilité, et par conséquent le mérite, de se bien con­duire, la grâce ne faisant jamais défaut à la « bonne » volonté, [^184]:  -- (2). Ce n'était donc pas un samedi, puisque le vendredi était jour de jeûne, ni un dimanche, car le ! samedi était alors très souvent « jeûné ». [^185]:  -- (3). Le même jour. [^186]:  -- (1). Déposition de Séguin de Séguin. [^187]:  -- (2). D'après ces mots et ce qui précède, il semble qu'une première fois Jeanne ait seulement entendu une voix dans une lumière, avant de voir réellement Saint Michel un autre jour. [^188]:  -- (3). Des gens de mauvaise foi ont soutenu qu'à La Salette une femme, Mlle de Lamerlière, aurait joué le rôle de la Sainte Vierge. Cette réponse de Jeanne interdit, en ce qui concerne ses visions, une objection aussi insensée : il aurait fallu, autour du personnage capable de si bien jouer Saint Michel, une foule de figurants que Jeanne n'aurait pu reconnaître et qui auraient été, eux aussi, capables de ne pas se trahir dans des rôles aussi difficiles. Et pourtant les questions montrent quel désir à Rouen, quelle crainte sans doute à Poitiers, les examinateurs avaient de rencontrer l'imposture en ce Mystère. [^189]:  -- (4). Pourquoi cette question, posée par des théologiens à propos de purs esprits ? Puis, un peu. plus loin, la question sur des cheveux ? Jeanne paraissait-elle donc si « simplette » qu'on pût croire qu'on l'embarrasserait sur des articles du catéchisme aussi rudimentaires ? Elle montrera bien que non par sa réponse ironique à propos des cheveux. [^190]:  -- (1). Attribut purement symbolique. Pour peser les mérites et les griefs, saint Michel n'a nullement besoin de balance. Jeanne replace immédiatement la question sur le plan surnaturel. [^191]:  -- (2). Probablement s'adressant, devant Jeanne, à l'Archange leur chef. [^192]:  -- (3). Pas d'hallucination par conséquent. Cette voyante conserve son sens critique. [^193]:  -- (1). Voir en Saint Ignace, *Exercices* Spirituels, les Règles pour le discernement des esprits. [^194]:  -- (1). Déposition Séguin, de Séguin. [^195]:  -- (2). *Ibid.* [^196]:  -- (1). Question posée à Rouen. L'interrogateur craignait sans doute ici, désirait là, qu'il y eût entre couronne et chevelure de quoi faire penser a des cornes de diables. [^197]:  -- (2). Comme des cheveux de sorcières. Ou bien parce que, d'après saint Paul (voir plus loin) les femmes -- et à plus forte raison des saintes -- ne doivent pas se couper les cheveux. [^198]:  -- (1). Déposition de Marguerite La Touroulde. [^199]:  -- (1). Cette question et celle qui suit viennent tout naturellement à qui cherche à discerner les esprits. Voir saint Ignace, *Exercices Spirituels.* [^200]:  -- (1). Demande un signe au Seigneur. [^201]:  -- (1). Ainsi que le rappelle Jean Madiran dans son livre sur *L'Hérésie du XX^e^ siècle* (Nouvelles Éditions Latines), où se trouve cité cet admirable texte qui nous poigne. [^202]:  -- (1). Questions 90 à 108, mais surtout questions 106, 107, 108. [^203]:  -- (2). Notre article était rédigé avant la parution du livre de Jean Madiran, *L'hérésie du XX^e^ siècle* qui contient, entre autres, de péné­trantes élucidations *sur la nature et la loi naturelle.* Nous y renvoyons expressément le lecteur. [^204]:  -- (1). Voir Concile d'Orange et Concile de Trente sur le Péché Originel et la Justification. [^205]:  -- (1). Sur ces questions de « compensation » on peut lire l'article de Thibon, *Caractère*, dans le Dictionnaire de Spiritualité (chez Beauchesne). [^206]:  -- (2). *Ève* de Péguy. Tout le début de *Ève* est une évocation poi­gnante de la grandeur et de la détresse de l'homme sous la loi, sans la grâce. [^207]:  -- (1). Ce ne sont que des indications ; pas du tout une énumération. [^208]:  -- (2). Il serait évidemment nécessaire pour avoir une vue complète des choses de confronter l'ancienne loi (la loi de Moïse, la loi écrite) avec la loi nouvelle. Nous espérons entreprendre cette confrontation dans un autre article, en nous attachant plus particulièrement à l'épître aux Romains. Il suffit de rappeler pour notre propos que la loi ancienne (loi écrite, loi mosaïque) non seulement expri­mait la loi naturelle mais établissait un régime religieux, provi­soire sans doute et figuratif, mais voulu par le Seigneur lui-même, qui préparait directement au régime définitif de l'Incarnation et de la loi nouvelle. [^209]:  -- (1). Noter que l'homme reçoit toujours assez de visites de la grâce (la grâce actuelle) pour accéder à la justification, à l'état de grâce, à la loi nouvelle. Car le Verbe est la vraie lumière qui éclaire lotit homme venant en ce monde. [^210]:  -- (1). Ia-IIae qu. 90, art. 4. [^211]:  -- (1). Car la loi nouvelle, loi de grâce, d'amour et de liberté, pro­pose naturellement des conseils en vue d'atteindre plus vite la perfection de l'amour : Ia-IIae, qu. 107, art. 4.